Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Le capitaine Fracasse
Author: Gautier, Théophile
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le capitaine Fracasse" ***


                             LE CAPITAINE

                               FRACASSE



                      ŒUVRES DE THÉOPHILE GAUTIER

              PUBLIÉES DANS LA _BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER_

                         à 3 fr. 50 le volume.


  POÉSIES COMPLÈTES (1830 vol.-1872 vol.)                              2 vol.
  ÉMAUX ET CAMÉES. Édition définitive, ornée d’une eau-forte par
       J. JACQUEMART                                                   1 vol.
  MADEMOISELLE DE MAUPIN (Édition définitive)                          1 vol.
  LE CAPITAINE FRACASSE (Édition définitive)                           2 vol.
  LE ROMAN DE LA MOMIE                                                 1 vol.
  SPIRITE, nouvelle fantastique                                        1 vol.
  VOYAGE EN RUSSIE                                                     1 vol.
  VOYAGE EN ESPAGNE (_Tras los montes_)                                1 vol.
  VOYAGE EN ITALIE (_Italia_)                                          1 vol.
  ROMANS ET CONTES                                                     1 vol.
  NOUVELLES                                                            1 vol.
  TABLEAUX DE SIÈGE.--Paris (1870 vol.-1871 vol.)                      1 vol.
  THÉATRE.--Mystères, Comédies et Ballets                              1 vol.
  LES JEUNES FRANCE, Romans goguenards suivis de CONTES
       HUMORISTIQUES                                                   1 vol.
  HISTOIRE DU ROMANTISME                                               1 vol.
  PORTRAITS CONTEMPORAINS                                              1 vol.
  L’ORIENT                                                             2 vol.
  FUSAINS ET EAUX-FORTES                                               1 vol.
  TABLEAUX A LA PLUME                                                  1 vol.
  LES VACANCES DU LUNDI                                                1 vol.
  CONSTANTINOPLE (Nouvelle édition)                                    1 vol.
  LOIN DE PARIS                                                        1 vol.
  LES GROTESQUES (Nouvelle édition)                                    1 vol.
  PORTRAITS ET SOUVENIRS LITTÉRAIRES                                   1 vol.
  LE GUIDE DE L’AMATEUR AU MUSÉE DU LOUVRE                             1 vol.
  SOUVENIRS DE THÉATRE, D’ART ET DE CRITIQUE                           1 vol.
  CAPRICES ET ZIGZAGS                                                  1 vol.
  UN TRIO DE ROMANS.--Les Roués innocents.--Militona.--Jean
      et Jeannette                                                     1 vol.
  PARTIE CARRÉE                                                        1 vol.
  LA NATURE CHEZ ELLE.--La Ménagerie intime                            1 vol.
  ENTRETIENS, SOUVENIRS ET CORRESPONDANCES, recueillis par
       E. BERGERAT                                                     1 vol.



                    PETITE BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

                      FORMAT PETIT IN-32 DE POCHE

                          à 4 fr. le volume.

_Chaque volume orné de deux ou plusieurs eaux-fortes par les principaux
                              artistes._

  Reliure pleine, veau grenat, poli, tranches dorées      8 »
    --   ½ cuir de Russie, coins, tête dorée              7 »
    --   ½ veau, tranches dorées                          6 50

 MADEMOISELLE DE MAUPIN, avec 4 dessins de GIRAUD, gravés par CHAMPOLLION 2 vol.
 FORTUNIO, avec 2 dessins originaux de Th. GAUTIER                        1 vol.
 LES JEUNES FRANCE, avec 2 dessins de Th. GAUTIER                         1 vol.
 MADEMOISELLE DAFNÉ, avec 2 eaux-fortes de JEANNIOT                       1 vol.
 ÉMAUX ET CAMÉES, avec 2 dessins et un portrait de l’auteur gravés à l’eau-forte
   d’après les aquarelles de Mᵐᵉ la princesse MATHILDE                     1 vol.
 LE ROMAN DE LA MOMIE, avec 2 dessins de LECOMTE-DU-NOUY, gravés à l’eau-forte
   par JASINSKI                                                           1 vol.


                 4113-13.--CORBEIL. Imprimerie CRÉTÉ.



                           THÉOPHILE GAUTIER

                             LE CAPITAINE

                               FRACASSE

                        ILLUSTRÉ DE 60 DESSINS

                                  DE

                             GUSTAVE DORÉ

                     TIRÉS EN PLANCHES HORS TEXTE

                           NOUVELLE ÉDITION

                                 PARIS
                  LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
                       EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
                        11, RUE DE GRENELLE, 11

                                 1913

           [Illustration: LE CHATEAU DE LA MISÈRE (Page 1.)]



                                  LE

                          CAPITAINE FRACASSE



I.

LE CHATEAU DE LA MISÈRE.


Sur le revers d’une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes,
entre Dax et Mont-de-Marsan, s’élevait, sous le règne de Louis XIII, une
de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois
décorent du nom de château.

Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir, flanquaient les
angles d’un bâtiment, sur la façade duquel deux rainures profondément
entaillées trahissaient l’existence primitive d’un pont-levis réduit à
l’état de sinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un
aspect assez féodal, avec leurs échauguettes en poivrière et leurs
girouettes à queue d’aronde. Une nappe de lierre enveloppant à demi
l’une des tours tranchait heureusement par son vert sombre sur le ton
gris de la pierre déjà vieille à cette époque.

Le voyageur qui eût aperçu de loin le castel dessinant ses faîtages
pointus sur le ciel, au-dessus des genêts et des bruyères, l’eût jugé
une demeure convenable pour un hobereau de province; mais, en
approchant, son avis se fût modifié. Le chemin qui menait de la route à
l’habitation s’était réduit, par l’envahissement de la mousse et des
végétations parasites, à un étroit sentier blanc semblable à un galon
terni sur un manteau râpé. Deux ornières remplies d’eau de pluie et
habitées par des grenouilles témoignaient qu’anciennement des voitures
avaient passé par là; mais la sécurité de ces batraciens montrait une
longue possession et la certitude de n’être pas dérangés.--Sur la bande
frayée à travers les mauvaises herbes, et détrempée par une averse
récente, on ne voyait aucune empreinte de pas humain, et les brindilles
de broussailles, chargées de gouttelettes brillantes, ne paraissaient
pas avoir été écartées depuis longtemps.

De larges plaques de lèpre jaune marbraient les tuiles brunies et
désordonnées des toits, dont les chevrons pourris avaient cédé par
place; la rouille empêchait de tourner les girouettes, qui indiquaient
toutes un vent différent; les lucarnes étaient bouchées par des volets
de bois déjeté et fendu. Des pierrailles remplissaient les barbacanes
des tours; sur les douze fenêtres de la façade, il y en avait huit
barrées par des planches; les deux autres montraient des vitres
bouillonnées, tremblant, à la moindre pression de la bise, dans leur
réseau de plomb. Entre ces fenêtres, le crépi, tombé par écailles comme
les squammes d’une peau malade, mettait à nu des briques disjointes, des
moellons effrités aux pernicieuses influences de la lune; la porte,
encadrée d’un linteau de pierre, dont les rugosités régulières
indiquaient une ancienne ornementation émoussée par le temps et
l’incurie, était surmontée d’un blason fruste que le plus habile héraut
d’armes eût été impuissant à déchiffrer et dont les lambrequins se
contournaient fantasquement, non sans de nombreuses solutions de
continuité. Les vantaux de la porte offraient encore, vers le haut,
quelques restes de peinture sang de bœuf et semblaient rougir de leur
état de délabrement; des clous à tête de diamant contenaient leurs ais
fendillés et formaient des symétries interrompues ça et là. Un seul
battant s’ouvrait et suffisait à la circulation des hôtes évidemment peu
nombreux du castel, et contre le jambage de la porte s’appuyait une roue
démantelée et tombant en javelle, dernier débris d’un carrosse défunt
sous le règne précédent. Des nids d’hirondelles oblitéraient le faîte
des cheminées et les angles des fenêtres, et, sans un mince filet de
fumée qui sortait d’un tuyau de briques et se tortillait en vrille comme
dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur la marge de
leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis inhabité: maigre
devait être la cuisine qui se préparait à ce foyer, car un soudard avec
sa pipe eût produit des flocons plus épais. C’était le seul signe de vie
que donnât la maison, comme ces mourants dont l’existence ne se révèle
que par la vapeur de leur souffle.

En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cédait pas sans
protester et tournait avec un évidente mauvaise humeur sur ses gonds
oxydés et criards, on se trouvait sous une espèce de voûte ogivale plus
ancienne que le reste du logis, et divisée par quatre boudins de granit
bleuâtre se rencontrant a leur point d’intersection à une pierre en
saillie ou se revoyaient, un peu moins dégradées, les armoiries
sculptées à l’extérieur, trois cigognes d’or sur champ d’azur, ou
quelque chose d’analogue, car l’ombre de la voûte ne permettait pas de
les bien distinguer. Dans le mur étaient scellés des éteignoirs en tôle
noircis par les torches, et des anneaux de fer où s’attachaient
autrefois les chevaux des visiteurs, événement bien rare aujourd’hui, à
en croire la poussière qui les souillait.

De ce porche, sous lequel s’ouvraient deux portes, l’une conduisant aux
appartements du rez-de-chaussée, l’autre à une salle qui avait pu jadis
servir de salle des gardes, on débouchait dans une cour triste, nue et
froide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments noirs par
les pluies d’hiver. Dans les angles de la cour, parmi les gravats tombés
des corniches ébréchées, poussaient l’ortie, la folle avoine et la
ciguë, et les pavés étaient encadrés d’herbe verte.

Au fond, une rampe côtoyée de garde-fous en pierre ornés de boules
surmontées de pointes, menait à un jardin situé en contrebas de la cour.
Les marches rompues et disjointes faisaient bascule sous le pied ou
n’étaient retenues que par les filaments des mousses et des plantes
pariétaires; sur l’appui de la terrasse avaient crû des joubarbes, des
ravenelles et des artichauts sauvages.

Quant au jardin lui-même, il retournait doucement à l’état de hallier ou
de forêt vierge. A l’exception d’un carré où se pommelaient quelques
choux aux feuilles veinées et vert-de-grisées, et qu’étoilaient des
soleils d’or au cœur noir, dont la présence témoignait d’une sorte de
culture, la nature reprenait ses droits sur cet espace abandonné et en
effaçait les traces du travail de l’homme qu’elle semble aimer à faire
disparaître.

Les arbres non taillés projetaient en tous sens des branches gourmandes.
Les buis, destinés à marquer le dessin des bordures et des allées,
étaient devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis longues
années. Des graines apportées par le vent avaient germé au hasard et se
développaient avec cette robustesse vivace, particulière aux mauvaises
herbes, à la place qu’avaient occupée les jolies fleurs et les plantes
rares. Les ronces, aux ergots épineux, se croisaient d’un bord à l’autre
des sentiers et vous accrochaient au passage pour vous empêcher d’aller
plus loin et vous dérober ce mystère de tristesse et de désolation. La
solitude n’aime pas être surprise en déshabillé et sème autour d’elle
toutes sortes d’obstacles.

Pourtant, si l’on eût persisté, sans redouter les égratignures des
broussailles et les soufflets des branches, à suivre jusqu’au bout
l’antique allée devenue plus obstruée et plus touffue qu’une sente dans
les bois, on serait arrivé à une espèce de niche de rocaille figurant un
antre rustique. Aux plantes semées jadis entre l’interstice des roches,
telles qu’iris, glaïeuls, lierre noir, il s’en était ajouté d’autres,
persicaires, scolopendres, lambruches sauvages qui pendaient comme des
barbes, et voilaient à demi une statue de marbre représentant une
divinité mythologique, Flore ou Pomone, laquelle avait dû être fort
galante en son temps et faire honneur à l’ouvrier, mais qui était
camarde comme la Mort, ayant le nez cassé. La pauvre déesse portait en
sa corbeille, au lieu de fleurs, des champignons moisis et d’aspect
vénéneux; elle-même semblait avoir été empoisonnée, car des taches de
mousse brune tigraient son corps jadis si blanc. A ses pieds
croupissaient, sous une couche verte de lentilles d’eau dans une conque
de pierre, une flaque brune, résidu des pluies; car le mufle de lion,
qu’on pouvait encore discerner au besoin, ne vomissait plus d’eau, n’en
recevant pas des conduits bouchés ou détruits.

Ce cabinet grotesque, comme on disait alors, témoignait, tout ruiné
qu’il était, d’une certaine aisance disparue et du goût pour les arts
des anciens possesseurs du castel. Convenablement décrassée et
restaurée, la statue eût laissé voir le style florentin de la
Renaissance à la manière des sculpteurs italiens venus en France à la
suite de maître Roux ou du Primatice, époque probable des splendeurs de
la famille maintenant déchue.

La grotte s’appuyait à une muraille verdie et salpêtrée, où
s’entre-croisaient encore des restes de treillages rompus, et destinés
sans doute à masquer les parois du mur, lors de sa construction, sous
un rideau de plantes grimpantes et feuillues. Cette muraille, à peine
visible à travers les frondaisons désordonnées des arbres démesurément
grandis, fermait le jardin de ce côté. Au delà s’étendait la lande avec
son horizon triste et bas, pommelé de bruyères.

En revenant vers le castel, on apercevait la façade opposée plus ravagée
et plus dégradée que celle qui vient d’être décrite, les derniers
maîtres ayant tâché de garder au moins l’apparence, et concentré leurs
faibles ressources sur ce côté.

Dans l’écurie, où vingt chevaux eussent pu tenir à l’aise, un maigre
bidet, dont la croupe saillait en protubérances osseuses, tirait d’un
râtelier vide quelques brins de paille du bout de ses dents jaunes et
déchaussées, et de temps en temps tournait vers la porte un œil enchâssé
dans une orbite au fond de laquelle les rats de Montfaucon n’eussent pas
trouvé le plus léger atome de graisse. Au seuil du chenil, un chien
unique, flottant dans sa peau trop large où ses muscles détendus se
dessinaient en lignes flasques, sommeillait le museau posé sur
l’oreiller peu rembourré de ses pattes; il paraissait tellement habitué
à la solitude du lieu, qu’il avait renoncé à toute surveillance, et ne
s’inquiétait point, comme les chiens, même assoupis, ont coutume de le
faire, au moindre bruit qui se fait entendre.

Lorsqu’on voulait pénétrer dans l’habitation, on rencontrait un énorme
escalier à rampe de bois taillée en balustre. Cet escalier n’avait que
deux paliers, le logis ne renfermant pas plus de deux étages.--Il était
en pierre jusqu’au premier, en briques et en bois à partir de là. Sur
les murs, des grisailles dévorées par l’humidité semblaient avoir voulu
simuler le relief d’une architecture richement ornée, avec les
ressources du clair-obscur et de la perspective. On y devinait encore
une suite d’Hercules terminés en gaîne supportant une corniche à
modillons d’où partait, en s’arrondissant, un berceau de feuillages
festonnés de pampres laissant apercevoir un ciel passé de couleur et
géographie d’îles inconnues par l’infiltration des eaux de la pluie.
Entre les Hercules, dans des niches peintes, se pavanaient des bustes
d’empereurs romains et autres personnages illustres de l’histoire; mais
tout cela si vague, si fané, si détruit, si disparu, que c’était plutôt
le spectre d’une peinture qu’une peinture réelle, et qu’il en faudrait
parler avec des ombres de mots, les vocables ordinaires étant trop
substantiels pour cela. Les échos de cette cage vide semblaient tout
étonnés de répéter le bruit d’un pas.

Une porte verte, dont la serge avait jauni et n’était plus retenue que
par quelques clous dédorés, donnait passage dans une pièce qui avait pu
servir de salle à manger aux temps fabuleux où l’on mangeait dans ce
logis désert. Une grosse poutre divisait le plafond en deux
compartiments rayés de soliveaux apparents dont l’interstice avait été
revêtu autrefois d’une couche de couleur bleue effacée par la poussière
et les toiles d’araignée que la tête de loup n’allait jamais troubler à
cette hauteur. Au-dessus de la cheminée de forme antique, un massacre de
cerf dix cors épanouissait son bois, et le long des murailles
grimaçaient sur les toiles rembrunies des portraits enfumés représentant
des capitaines cuirassés ayant leur casque à côté d’eux ou tenu par un
page, et fixant sur vous des yeux profondément noirs seuls vivants dans
leurs figures mortes des seigneurs en simarre de velours, la tête posée
sur des rotondes roides d’empois comme des chefs de saint Jean-Baptiste
sur des plats d’argent; des douairières en costume à la vieille mode,
effrayantes de lividité et prenant par la décomposition des couleurs,
des apparences de stryges, de lamies et d’empouses. Ces peintures,
faites par des barbouilleurs de province, prenaient de la barbarie même
du travail un aspect hétéroclite et formidable. Quelques-unes étaient
sans cadre; d’autres avaient des bordures d’un or terni et rougi. Toutes
portaient à leur angle le blason de la famille et l’âge du personnage
représenté; mais, que le chiffre fût bas ou élevé, il n’existait pas une
différence bien appréciable entre ces têtes aux lumières jaunes, aux
ombres carbonisées, enfumées de vernis et saupoudrées de poussière; deux
ou trois de ces toiles chancies et couvertes d’une fleur de moisissure
présentaient des tons de cadavre en décomposition, et prouvaient, de la
part du dernier descendant de ces hommes de race et d’épée, une
indifférence complète à l’endroit des effigies de ses nobles aïeux. Le
soir, cette galerie muette et immobile devait se transformer, aux
reflets incertains des lampes, en une file de fantômes terrifiants et
ridicules à la fois. Rien n’est plus triste que ces portraits oubliés
dans ces chambres désertes; reproductions à demi effacées elles-mêmes de
formes depuis longtemps dissoutes sous terre.

Tels qu’ils étaient, ces fantômes peints étaient des hôtes bien
appropriés à la solitude désolée du logis. Des habitants réels eussent
paru trop vivants pour cette maison morte.

Au milieu de la salle figurait une table en poirier noirci, aux pieds
tournés en spirales comme des colonnes salomoniques, que les tarets
avaient piquée de milliers de trous, sans être troublés dans leur
travail silencieux. Une fine couche grise, sur laquelle le doigt eût pu
tracer des caractères, en couvrait la surface, et montrait qu’on n’y
mettait pas souvent le couvert.

Deux dressoirs ou crédences de même matière, ornés de quelques
sculptures et probablement achetés en même temps que la table à des
époques plus heureuses, se faisaient pendants d’un côté de la salle à
l’autre; des faïences égueulées, des verreries disparates et deux ou
trois rustiques figulines de Bernard Palissy représentant des anguilles,
des poissons, des crabes et des coquillages émaillés sur un fond de
verdure, garnissaient misérablement le vide des planches.

Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui avait pu jadis être
incarnadin, mais que les années et l’usage rendaient d’un roux pisseux,
laissaient échapper leur bourre par les déchirures de l’étoffe et
boitaient sur des pieds impairs comme des vers scazons ou des soudards
écloppés s’en retournant chez eux après la bataille. A moins d’être un
esprit, il n’eût point été prudent de s’y asseoir, et, sans doute, ces
siéges ne servaient que lorsque le conciliabule des ancêtres sortis de
leurs cadres venaient prendre place à la table inoccupée, et devant un
souper imaginaire causaient entre eux de la décadence de la famille
pendant les longues nuits d’hiver si favorables aux agapes de spectres.

De cette salle on pénétrait dans une autre un peu moins grande. Une de
ces tapisseries de Flandre appelées «verdures» garnissait les murailles.
Que ce mot tapisserie n’éveille en votre imagination aucune idée de luxe
inopportun. Celle-ci était usée, élimée, passée de ton; les lés décousus
faisaient cent hiatus et ne tenaient plus que par quelques fils et la
force de l’habitude. Les arbres décolorés étaient jaunes d’un côté et
bleus de l’autre. Le héron, debout sur une patte au milieu des roseaux,
avait considérablement souffert des mites. La ferme flamande, avec son
puits festonné de houblon, ne se discernait presque plus, et, de la
figure blafarde du chasseur à la poursuite des halbrans, la bouche
rouge et l’œil noir, apparemment d’un meilleur teint que les autres
nuances, avaient seuls conservé le coloris primitif, comme un cadavre à
la pâleur de cire dont on a vermillonné la bouche et ravivé les
sourcils. L’air jouait entre le mur et le tissu détendu et lui imprimait
des ondulations suspectes. Hamlet, prince de Danemark, s’il eût causé
dans cette chambre, eût tiré son épée et piqué Polonius derrière la
tapisserie en criant: Un rat! Mille petits bruits, imperceptibles
chuchotements de la solitude, qui rendent le silence plus sensible,
inquiétaient l’oreille et l’esprit du visiteur assez hardi pour pénétrer
jusque-là. Les souris grignotaient faméliquement quelques bouts de laine
à l’envers de la basse lisse. Les vers râpaient le bois des poutres avec
un bruit de lime sourde, et l’horloge de la mort frappait l’heure sur
les panneaux des boiseries.

Quelquefois un ais de meuble craquait inopinément, comme si la solitude
ennuyée étirait ses jointures, et vous causait, malgré vous, un
tressaillement nerveux. Un lit à colonnes en quenouille, fermé par des
rideaux de brocatelle coupés à tous leurs plis et dont les ramages verts
et blancs se confondaient dans une même teinte jaunâtre, occupait un
coin de la pièce, et l’on n’eût osé en relever les pentes de peur d’y
trouver dans l’ombre quelque larve accroupie ou quelque forme roide
dessinant, sous la blancheur du drap, un nez pointu, des pommettes
osseuses, des mains jointes et des pieds placés comme ceux des statues
allongées sur des tombeaux; tant les choses faites pour l’homme et d’où
l’homme est absent prennent vite un air surnaturel! On eût pu supposer
aussi qu’une jeune princesse enchantée y reposait d’un sommeil séculaire
comme la Belle au bois dormant, mais les plis avaient une rigidité trop
sinistre et trop mystérieuse pour cela et s’opposaient à toute idée
galante.

Une table en bois noir avec les incrustations de cuivre qui se
détachaient, un miroir trouble et louche, dont le tain avait coulé, las
de ne pas refléter de figure humaine, un fauteuil de tapisserie au petit
point, ouvrage de patience et de loisir mené à fin par quelque aïeule,
mais qui ne laissait plus discerner que quelques fils d’argent parmi les
soies et les laines déteintes, complétaient l’ameublement de cette
chambre, à la rigueur habitable pour un homme qui n’eût craint ni les
esprits ni les revenants.

Ces deux pièces répondaient aux deux fenêtres non condamnées de la
façade. Un jour blême et verdâtre y descendait à travers les vitres
dépolies dont le dernier nettoyage remontait bien à cent ans et qui
semblaient étamées en dehors. De grands rideaux, fripés dans leurs
cassures et qui se seraient déchirés si on eût voulu les faire glisser
sur leurs tringles dévorées de rouille, diminuaient encore cette lumière
de crépuscule et ajoutaient à la mélancolie du lieu.

En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cette dernière chambre,
on tombait en pleines ténèbres, on abordait le vide, l’obscur et
l’inconnu. Peu à peu, cependant, l’œil s’habituait à cette ombre
traversée de quelques jets livides filtrant à travers les jointures des
planches qui bouchaient les fenêtres, et découvrait confusément une
enfilade de chambres délabrées, au parquet disjoint, semé de vitres
brisées, aux murailles nues ou à demi couvertes de quelques lambeaux de
tapisserie effrangée, aux plafonds laissant paraître les lattes et
passer l’eau du ciel, admirablement disposés pour les sanhédrins de rats
et les états généraux de chauves-souris. En quelques endroits, il n’eût
pas été sûr de s’avancer, car le plancher ondulait et pliait sous le
pas, mais jamais personne ne s’aventurait dans cette Thébaïde d’ombre,
de poussière et de toiles d’araignée. Dès le seuil, une odeur de relent,
un parfum de moisissure et d’abandon, le froid humide et noir
particulier aux lieux sombres, vous montait aux narines comme lorsqu’on
lève la pierre d’un caveau et qu’on se penche sur son obscurité
glaciale. En effet, c’était le cadavre du passé qui tombait lentement en
poudre dans ces salles où le présent ne mettait pas le pied, c’étaient
les années endormies qui se berçaient comme dans des hamacs aux toiles
grises des encoignures.

Au-dessus, dans les greniers, gîtaient, pendant le jour, les hiboux, les
chouettes et les choucas avec leurs oreilles de plume, leurs têtes de
chat et leurs rondes prunelles phosphorescentes. Le toit effondré en
vingt endroits laissait entrer et sortir librement ces aimables oiseaux,
aussi à l’aise là que dans les ruines de Montlhéry ou du château
Gaillard. Chaque soir, l’essaim poudreux s’envolait en piaulant et en
poussant des clameurs qui eussent ému les superstitieux, pour aller
chercher au loin une nourriture qu’il n’eût pas trouvée dans cette tour
de la faim.

Les pièces du rez-de-chaussée ne contenaient rien qu’une demi-douzaine
de bottes de paille, des râpes de maïs et quelques menus instruments de
jardinage. Dans l’une d’elles se voyait une paillasse gonflée de
feuilles sèches de blé de Turquie, avec une couverture de laine bise qui
paraissait être le lit de l’unique valet du manoir.

Comme le lecteur doit être las de cette promenade à travers la solitude,
la misère et l’abandon, menons-le à la seule pièce un peu vivante du
château désert, à la cuisine, dont la cheminée envoyait au ciel ce léger
nuage blanchâtre mentionné dans la description extérieure du castel.

Un maigre feu léchait de ses langues jaunes la plaque de la cheminée, et
de temps en temps atteignait le fond d’un coquemar de fonte pendu à la
crémaillère, et sa faible réverbération allait piquer dans l’ombre une
paillette rougeâtre au bord des deux ou trois casseroles attachées au
mur. Le jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu’au toit, sans
faire de coude, s’assoupissait sur les cendres en teintes bleuâtres et
faisait paraître le feu plus pâle, en sorte que dans cet âtre froid la
flamme même semblait gelée. Sans la précaution du couvercle il eût plu
dans la marmite, et l’orage eût allongé le bouillon.

L’eau lentement échauffée avait fini par se mettre à gronder, et le
coquemar râlait dans le silence comme une personne asthmatique: quelques
feuilles de choux, débordant avec l’écume, indiquaient que la portion
cultivée du jardin avait été prise à contribution pour ce brouet plus
que spartiate.

Un vieux chat noir, maigre, pelé comme un manchon hors d’usage et dont
le poil tombé laissait voir par place la peau bleuâtre, était assis sur
son derrière aussi près du feu que cela était possible sans se griller
les moustaches, et fixait sur la marmite ses prunelles vertes traversées
d’une pupille en forme d’I avec un air de surveillance intéressée. Ses
oreilles avaient été coupées au ras de la tête et sa queue au ras de
l’échine, ce qui lui donnait la mine de ces chimères japonaises qu’on
place dans les cabinets parmi les autres curiosités, ou bien encore de
ces animaux fantastiques à qui les sorcières, allant au sabbat, confient
le soin d’écumer le chaudron où bouillent leurs philtres.

Ce chat tout seul, dans cette cuisine, semblait faire la soupe pour
lui-même, et c’était sans doute lui qui avait disposé sur la table de
chêne une assiette à bouquets verts et rouges, un gobelet d’étain,
fourbi sans doute avec ses griffes tant il était rayé, et un pot de grès
sur les flancs duquel se dessinaient grossièrement, en traits bleus, les
armoiries du porche, de la clef de voûte et des portraits.

Qui devait s’asseoir à ce modeste couvert apporté dans ce manoir sans
habitants? peut-être l’esprit familier de la maison, le _genius loci_,
le Kobold fidèle au logis adopté, et le chat noir à l’œil si
profondément mystérieux attendait sa venue pour le servir la serviette
sur la patte.

La marmite bouillait toujours, et le chat restait immobile à son poste,
comme une sentinelle qu’on a oublié de relever. Enfin un pas se fit
entendre, pas lourd et pesant, celui d’une personne âgée; une petite
toux préalable résonna, le loquet de la porte grinça, et un bonhomme,
moitié paysan, moitié domestique, fit son entrée dans la cuisine.

A l’apparition du nouveau venu, le chat noir, qui semblait lié de longue
date avec lui, quitta les cendres de l’âtre et se vint frotter
amicalement contre ses jambes, arquant le dos, ouvrant et refermant ses
griffes, en faisant sortir de sa gorge ce murmure enroué qui est le plus
haut signe de satisfaction chez la race féline.

«Bien, bien, Béelzébuth, dit le vieillard en se courbant pour passer à
deux ou trois reprises sa main calleuse sur le dos pelé du chat, afin de
n’être pas en reste de politesse avec un animal; je sais que tu m’aimes,
et nous sommes assez seuls ici, mon pauvre maître et moi, pour n’être
pas insensibles aux caresses d’une bête dénuée d’âme, mais qui pourtant
semble vous comprendre.»

Ces mutuelles politesses achevées, le chat se mit à marcher devant
l’homme en le guidant du côté de la cheminée, comme pour lui remettre la
direction de la marmite qu’il regardait d’un air de convoitise famélique
le plus attendrissant du monde, car Béelzébuth commençait à vieillir, il
avait l’oreille moins fine, l’œil moins perçant, la patte moins leste
qu’autrefois, et les ressources que lui offrait jadis la chasse aux
oiseaux et aux souris diminuaient sensiblement; aussi ne quittait-il pas
de la prunelle ce ragoût dont il espérait avoir sa part, et qui lui
faisait se pourlécher les babines par anticipation.

Pierre, c’était le nom du vieux serviteur, prit une poignée de bourrées,
la jeta sur le feu à demi mort; les brindilles craquèrent et se
tordirent, et bientôt la flamme, poussant un flot de fumée, se dégagea
vive et claire au milieu d’une joyeuse mousqueterie d’étincelles. On eût
dit que les salamandres prenaient leurs ébats et dansaient des
sarabandes dans les flammes. Un pauvre grillon pulmonique, tout réjoui
de cette chaleur et de cette clarté, essaya même de battre la mesure
avec sa timbale, mais il n’y put parvenir et ne produisit qu’un son
enroué.

Pierre s’assit sous le manteau de la cheminée, festonnée d’un vieux
lambrequin de serge verte découpé à dents de loup et tout jauni par la
fumée, sur un escabeau de bois, ayant Béelzébuth à côté de lui.

Le reflet du feu éclairait sa figure, que les années, le soleil, le
grand air et les intempéries des saisons avaient boucanée pour ainsi
dire et rendue plus foncée que celle d’un Indien caraïbe; quelques
mèches de cheveux blancs, s’échappant de son béret bleu et plaquées sur
les tempes, faisaient encore ressortir les tons de brique de son teint
basané; des sourcils noirs contrastaient avec sa chevelure de neige.
Comme les gens de la race basque, il avait la figure allongée et le nez
en bec d’oiseau de proie. De grandes rides perpendiculaires et
semblables à des coups de sabre sillonnaient ses joues de haut en bas.

Une sorte de livrée aux galons déteints, et d’une couleur qu’un peintre
de profession aurait eu de la peine à définir, recouvrait à demi sa
veste de chamois miroitée et noircie par endroits au frottement de la
cuirasse, ce qui produisait sur le fond jaune de la peau des teintes
comme celles qui verdissent au ventre d’une perdrix faisandée; car
Pierre avait été soldat, et quelques restes de son harnais militaire
étaient utilisés dans sa toilette civile. Ses grègues demi-larges
laissaient voir la trame et la chaîne d’une étoffe aussi claire qu’un
canevas à broder, et il eût été impossible de savoir si elles avaient
été en drap, en ratine ou en serge. Toute villosité avait disparu dès
longtemps de ses culottes chauves; jamais menton d’eunuque ne fut plus
glabre. Des reprises assez visibles, et faites par une main plus
habituée à tenir l’épée que l’aiguille, fortifiaient les endroits
faibles, et témoignaient du soin qu’apportait le possesseur de ce
vêtement à en pousser la longévité jusqu’aux dernières limites.
Pareilles à Nestor, ces grègues séculaires avaient vécu trois âges
d’homme. De fortes probabilités portent à croire qu’elles avaient été
rouges, mais ce point important n’est pas absolument prouvé.

Des semelles de corde rattachées par des lacets bleus à un bas de laine
dont le pied était coupé servaient de chaussure à Pierre et rappelaient
les alpargatas espagnoles. Ces grossiers cothurnes avaient sans doute
été choisis comme plus économiques que le soulier à bouffette ou la
botte à pont-levis; car une stricte, froide et propre pauvreté se
trahissait dans les moindres détails de l’ajustement du bonhomme et
jusque dans sa pose d’une résignation morne. Le dos appuyé au pan
intérieur de la cheminée, il avait croisé au-dessus de son genou ses
grosses mains rougies de tons violacés comme des feuilles de vigne à la
fin de l’automne, et faisait un pendant immobile au chat. Béelzébuth,
accroupi dans la cendre, en face de lui, d’un air famélique et piteux,
suivait avec une attention profonde le bouillonnement asthmatique de la
marmite.

«Le jeune maître tarde bien à venir aujourd’hui, murmura Pierre, en
voyant à travers les vitres enfumées et jaunes de l’unique fenêtre qui
éclairât la cuisine diminuer et s’éteindre la dernière barre lumineuse
du couchant au bord d’un ciel rayé de nuages lourds et gros de pluie.
Quel plaisir peut-il trouver à se promener seul ainsi dans les landes?
Il est vrai que ce château est si triste, qu’on ne saurait s’ennuyer
davantage ailleurs.»

Un aboi joyeusement enroué se fit entendre; le cheval frappa du pied
dans son écurie et fit grincer sur le bord de sa mangeoire la chaîne qui
l’attachait; le chat noir interrompit le bout de toilette qu’il faisait
en passant sa patte humectée préalablement de salive sur ses bajoues et
au-dessus de ses oreilles écourtées, et fit quelques pas vers la porte
en animal affectueux et poli qui connaît ses devoirs et s’y conforme.

Le battant s’ouvrit; Pierre se leva, ôta respectueusement son béret, et
le nouveau venu fit son apparition dans la salle, précédé du vieux chien
dont nous avons déjà parlé, et qui essayait une gambade et retombait
lourdement, appesanti par l’âge. Béelzébuth ne témoignait pas à Miraut
l’antipathie que ses pareils professent d’ordinaire pour la gent canine.
Il le regardait au contraire fort amicalement, en roulant ses prunelles
vertes et en faisant le gros dos. On voyait qu’ils se connaissaient de
longue main et se tenaient souvent compagnie dans la solitude du
château.

Le baron de Sigognac, car c’était le jeune seigneur de ce castel
démantelé qui venait d’entrer dans la cuisine, était un jeune homme de
vingt-cinq ou vingt-six ans, quoique au premier abord on lui en eût
attribué peut-être davantage, tant il paraissait grave et sérieux. Le
sentiment de l’impuissance, qui suit la pauvreté, avait fait fuir la
gaieté de ses traits et tomber cette fleur printanière qui veloute les
jeunes visages. Des auréoles de bistre cerclaient déjà ses yeux
meurtris, et ses joues creuses accusaient assez fortement la saillie des
pommettes; ses moustaches, au lieu de se retrousser gaillardement en
crocs, portaient la pointe basse et semblaient pleurer auprès de sa
bouche triste; ses cheveux, négligemment peignés, pendaient par mèches
noires au long de sa face pâle avec une absence de coquetterie rare dans
un jeune homme qui eût pu passer pour beau, et montraient une
renonciation absolue à toute idée de plaire. L’habitude d’un chagrin
secret avait fait prendre des plis douloureux à une physionomie qu’un
peu de bonheur eût rendue charmante, et la résolution naturelle à cet
âge y paraissait plier devant une mauvaise fortune inutilement
combattue.

Quoique agile et d’une constitution plutôt robuste que faible, le jeune
baron se mouvait avec une lenteur apathique, comme quelqu’un qui a donné
sa démission de la vie. Son geste était endormi et mort, sa contenance
inerte, et l’on voyait qu’il lui était parfaitement égal d’être ici ou
là, parti ou revenu.

Sa tête était coiffée d’un vieux feutre grisâtre, tout bossué et tout
rompu, beaucoup trop large, qui lui descendait jusqu’aux sourcils, et le
forçait, pour y voir, à relever le nez. Une plume, que ses barbes rares
faisaient ressembler à une arête de poisson, s’adaptait au chapeau, avec
l’intention visible d’y figurer un panache, et retombait flasquement par
derrière comme honteuse d’elle-même. Un col d’une guipure antique, dont
tous les jours n’étaient pas dus à l’habileté de l’ouvrier et auquel la
vétusté ajoutait plus d’une découpure, se rabattait sur son justaucorps
dont les plis flottants annonçaient qu’il avait été taillé pour un homme
plus grand et plus gros que le fluet baron. Les manches de son pourpoint
cachaient les mains comme les manches d’un froc, et il entrait jusqu’au
ventre dans ses bottes à chaudron, ergotées d’un éperon de fer. Cette
défroque hétéroclite était celle de feu son père, mort depuis quelques
années, et dont il achevait d’user les habits, déjà mûrs pour le fripier
à l’époque du décès de leur premier possesseur. Ainsi accoutré de ces
vêtements, peut-être fort à la mode au commencement de l’autre règne, le
jeune baron avait l’air à la fois ridicule et touchant; on l’eût pris
pour son propre aïeul. Quoiqu’il professât pour la mémoire de son père
une vénération toute filiale et que souvent les larmes lui vinssent aux
yeux en endossant ces chères reliques, qui semblaient conserver dans
leurs plis les gestes et les attitudes du vieux gentilhomme défunt, ce
n’était pas précisément par goût que le jeune Sigognac s’affublait de la
garde-robe paternelle. Il ne possédait pas d’autres vêtements et avait
été tout heureux de déterrer au fond d’une malle cette portion de son
héritage. Ses habits d’adolescent étaient devenus trop petits et trop
étroits. Au moins il tenait à l’aise dans ceux de son père. Les paysans,
habitués à les vénérer sur le dos du vieux baron, ne les trouvaient pas
ridicules sur celui du fils, et ils les saluaient avec la même
déférence; ils n’apercevaient pas plus les déchirures du pourpoint que
les lézardes du château. Sigognac, tant pauvre qu’il fût, était toujours
à leurs yeux le seigneur, et la décadence de cette famille ne les
frappait pas comme elle eût fait les étrangers; et c’était cependant un
spectacle assez grotesquement mélancolique que de voir passer le jeune
baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagné de son
vieux chien, comme ce chevalier de la Mort de la gravure d’Albert Durer.

Le Baron s’assit en silence devant la petite table, après avoir répondu
d’un geste de main bienveillant au salut respectueux de Pierre.

Celui-ci détacha la marmite de la crémaillère, en versa le contenu sur
son pain taillé d’avance dans une écuelle de terre commune qu’il posa
devant le Baron; c’était ce potage vulgaire qu’on mange encore en
Gascogne, sous le nom de garbure; puis il tira de l’armoire un bloc de
miasson tremblant sur une serviette saupoudrée de farine de maïs et
l’apporta sur la table avec la planchette qui la soutenait. Ce mets
local avec la garbure graissée par un morceau de lard dérobé, sans
doute, à l’appât d’une souricière, vu son exiguïté, formait le frugal
repas du Baron, qui mangeait d’un air distrait entre Miraut et
Béelzébuth, tous deux en extase et le museau en l’air de chaque côté de
sa chaise, attendant qu’il tombât sur eux quelques miettes du festin. De
temps à autre le Baron jetait à Miraut, qui ne laissait pas arriver le
morceau à terre, une bouchée de pain à laquelle il avait fait toucher la
tranche de lard pour lui donner au moins le parfum de la viande. La
couenne échut au chat noir, dont la satisfaction se traduisit par des
grondements sourds et une patte étendue en avant, toutes griffes dehors,
comme prête à défendre sa proie.

Ce maigre régal terminé, le Baron parut tomber dans des réflexions
douloureuses, ou tout au moins dans une distraction dont le sujet
n’avait rien d’agréable. Miraut avait posé sa tête sur le genou de son
maître et fixait sur lui des yeux voilés par l’âge d’une fleur bleuâtre,
mais que semblait vouloir percer une étincelle d’intelligence presque
humaine. On eût dit qu’il comprenait les pensées du Baron et cherchait à
lui témoigner sa sympathie. Béelzébuth faisait ronfler son rouet aussi
bruyamment que Berthe la filandière, et poussait de petits cris
plaintifs pour attirer vers lui l’attention envolée du Baron. Pierre se
tenait debout à quelque distance, immobile comme ces longues et roides
statues de granit qu’on voit aux porches des cathédrales, respectant la
rêverie de son maître et attendant qu’il lui donnât quelque ordre.

Pendant ce temps la nuit s’était faite, et de grandes ombres
s’entassaient dans les recoins de la cuisine, comme des chauves-souris
qui s’accrochent aux angles des murailles par les doigts de leurs ailes
membraneuses. Un reste de feu, qu’avivait la rafale engouffrée dans la
cheminée, colorait de reflets bizarres le groupe réuni autour de la
table avec une sorte d’intimité triste qui faisait ressortir encore la
mélancolique solitude du château. D’une famille jadis puissante et riche
il ne restait qu’un rejeton isolé, errant comme une ombre dans ce manoir
peuplé par ses aïeux; d’une livrée nombreuse il n’existait plus qu’un
seul domestique, serviteur par dévouement, qui ne pouvait être remplacé;
d’une meute de trente chiens courants il ne survivait qu’un chien
unique, presque aveugle et tout gris de vieillesse, et un chat noir
servait d’âme au logis désert.

Le Baron fit signe à Pierre qu’il voulait se retirer. Pierre, se

[Illustration: Ce maigre régal terminé, le baron parut tomber dans des
réflexions douloureuses... (Page 16.)]

baissant au foyer, alluma un éclat de bois de pin enduit de résine,
sorte de chandelle économique qu’emploient les pauvres paysans, et se
mit à précéder le jeune seigneur; Miraut et Béelzébuth se joignirent au
cortége: la lueur fumeuse de la torche faisait vaciller sur les
murailles de l’escalier les fresques pâlies et donnait une apparence de
vie aux portraits enfumés de la salle à manger dont les yeux noirs et
fixes semblaient lancer un regard de pitié douloureuse sur leur
descendant.

Arrivé à la chambre à coucher fantastique que nous avons décrite, le
vieux serviteur alluma une petite lampe de cuivre à un bec dont la mèche
se repliait dans l’huile comme un ténia dans l’esprit-de-vin à la montre
d’un apothicaire, et se retira suivi de Miraut. Béelzébuth, qui
jouissait de ses grandes entrées, s’installa sur un des fauteuils. Le
Baron s’affaissa sur l’autre, accablé par la solitude, le désœuvrement
et l’ennui.

Si la chambre avait l’air d’une chambre à revenants pendant le jour,
c’était encore bien pis le soir à la clarté douteuse de la lampe. La
tapisserie prenait des tons livides, et le chasseur, sur un fond de
verdure sombre, devenait, ainsi éclairé, un être presque réel. Il
ressemblait, avec son arquebuse en joue, à un assassin guettant sa
victime, et ses lèvres rouges ressortaient plus étrangement encore sur
son visage pâle. On eût dit une bouche de vampire empourprée de sang.

La lampe saisie par l’atmosphère humide grésillait et jetait des lueurs
intermittentes, le vent poussait des soupirs d’orgue à travers les
couloirs, et des bruits effrayants et singuliers se faisaient entendre
dans les chambres désertes.

Le temps était devenu mauvais, et de larges gouttes de pluie, poussées
par la rafale, tintaient sur les vitres secouées dans leurs mailles de
plomb. Quelquefois le vitrage semblait près de ployer et de s’ouvrir,
comme si l’on eût fait une pesée à l’extérieur. C’était le genou de la
tempête qui s’appuyait sur le frêle obstacle. Parfois, pour ajouter une
note de plus à l’harmonie, un des hiboux, nichés sous la toiture,
exhalait un piaulement semblable au cri d’un enfant égorgé, ou,
contrarié par la lumière, venait heurter à la fenêtre avec un grand
bruit d’ailes.

Le châtelain de ce triste manoir, habitué à ces lugubres symphonies,
n’y faisait aucune attention. Béelzébuth seul, avec l’inquiétude
naturelle aux animaux de son espèce, agitait à chaque bruit les racines
de ses oreilles coupées et regardait fixement dans les angles obscurs,
comme s’il y eût aperçu, de ses prunelles nyctalopes, quelque chose
d’invisible à l’œil humain. Ce chat visionnaire, au nom et à la mine
diaboliques, eût alarmé un moins brave que le Baron; car il avait l’air
de savoir bien des choses apprises dans ses courses nocturnes, à travers
les galetas et les chambres inhabitées du castel; plus d’une fois il
avait dû faire, au bout d’un corridor, des rencontres qui eussent
blanchi les cheveux d’un homme.

Sigognac prit sur la table un petit volume dont la reliure ternie
portait estampé l’écusson de sa famille, et se mit à en tourner les
feuilles d’un doigt nonchalant. Si ses yeux parcouraient exactement les
lignes, sa pensée était ailleurs ou ne prenait qu’un intérêt médiocre
aux odelettes et aux sonnets amoureux de Ronsard, malgré leurs belles
rimes et leurs doctes inventions renouvelées des Grecs. Bientôt il jeta
le livre et se mit à déboutonner son pourpoint lentement comme un homme
qui n’a pas envie de dormir et se couche, de guerre lasse, parce qu’il
ne sait que faire et veut essayer de noyer l’ennui dans le sommeil. Les
grains de poussière tombent si tristement dans le sablier par une nuit
noire et pluvieuse au fond d’un château ruiné qu’entoure un océan de
bruyères, sans un seul être vivant à dix lieues à la ronde!

Le jeune Baron, unique survivant de la famille Sigognac, avait, en
effet, bien des motifs de mélancolie. Ses aïeux s’étaient ruinés de
différentes manières, soit par le jeu, soit par la guerre ou par le vain
désir de briller, en sorte que chaque génération avait légué à l’autre
un patrimoine de plus en plus diminué.

Les fiefs, les métairies, les fermes et les terres qui relevaient du
château s’étaient envolés pièce à pièce; et le dernier Sigognac, après
des efforts inouïs pour relever la fortune de la famille, efforts sans
résultats parce qu’il est trop tard pour boucher les voies d’eau d’un
navire lorsqu’il sombre, n’avait laissé à son fils que ce castel lézardé
et les quelques arpents de terre stérile qui l’entouraient; le reste
avait dû être abandonné aux créanciers et aux juifs.

La pauvreté avait donc bercé le jeune enfant de ses mains maigres, et
ses lèvres s’étaient suspendues à une mamelle tarie. Privé tout jeune
de sa mère morte de tristesse dans ce château délabré, en songeant à la
misère qui devait peser plus tard sur son fils et lui fermer toute
carrière, il ne connaissait pas les douces caresses et les tendres soins
dont la jeunesse est entourée, même dans les familles les moins
heureuses. La sollicitude de son père, qu’il regrettait pourtant, ne
s’était guère traduite que par quelques coups de pied au derrière, ou
l’ordre de lui donner le fouet. En ce moment, il s’ennuyait si fort
qu’il eût été heureux de recevoir une de ces admonestations paternelles
dont le souvenir lui faisait venir les larmes aux yeux; car un coup de
pied de père à fils, c’est encore une relation humaine, et, depuis
quatre ans que le Baron dormait allongé sous sa dalle dans le caveau de
famille des Sigognac, il vivait au milieu d’une solitude profonde. Sa
jeune fierté répugnait à paraître parmi la noblesse de la province aux
fêtes et aux chasses sans l’équipage convenable à sa qualité.

Qu’eût-on dit, en effet, de voir le baron de Sigognac accoutré comme un
gueux de l’Hostière ou comme un cueilleur de pommes du Perche? Cette
considération l’avait empêché d’aller offrir ses services comme
domestique à quelque prince. Aussi beaucoup de gens croyaient-ils que
les Sigognac étaient éteints, et l’oubli, qui pousse sur les morts
encore plus vite que l’herbe, effaçait cette famille autrefois
importante et riche, et bien peu de personnes savaient qu’il existât
encore un rejeton de cette race amoindrie.

Depuis quelques instants, Béelzébuth paraissait inquiet, il levait la
tête comme s’il subodorait quelque chose d’inquiétant; il se dressait
contre la fenêtre et appuyait ses pattes aux carreaux, cherchant à
percer le noir sombre de la nuit rayé de hachures pressées de pluie; son
nez se fronçait et s’agitait. Un hurlement prolongé de Miraut s’élevant
au milieu du silence vint bientôt confirmer la pantomime du chat; il se
passait décidément quelque chose d’insolite aux environs du castel,
d’ordinaire si tranquille. Miraut continuait d’aboyer avec toute
l’énergie que lui permettait son enrouement chronique. Le Baron, pour
être prêt à tout événement, reboutonna le pourpoint qu’il allait quitter
et se dressa sur ses pieds.

«Qu’a donc Miraut, lui qui ronfle comme le chien des Sept-Dormants, sur
la paille de sa niche, dès que le soleil est couché, pour faire un
pareil vacarme? Est-ce qu’un loup rôderait autour des murailles?» dit
le jeune homme en ceignant une épée à large coquille de fer qu’il
détacha du mur et dont il boucla le ceinturon à son dernier trou, car la
bande de cuir coupée pour la taille du vieux baron eût fait deux fois le
tour de celle du fils.

Trois coups frappés assez violemment à la porte du castel retentirent à
intervalles mesurés et firent gémir les échos des chambres vides.

Qui pouvait à cette heure venir troubler la solitude du manoir et le
silence de la nuit? Quel voyageur malavisé heurtait à cette porte qui ne
s’était pas ouverte depuis si longtemps pour un hôte, non par manque de
courtoisie de la part du maître, mais par l’absence de visiteurs? Qui
demandait à être reçu dans cette auberge de la famine, dans cette cour
plénière du Carême, dans cet hôtel de misère et de lésine?



II.

LE CHARIOT DE THESPIS.


Sigognac descendit l’escalier, protégeant sa lampe avec sa main contre
les courants d’air qui menaçaient de l’éteindre. Le reflet de la flamme
pénétrait ses phalanges amincies et les teignait d’un rouge diaphane, en
sorte que, quoique ce fût la nuit et qu’il marchât suivi d’un chat noir
au lieu de précéder le soleil, il méritait l’épithète appliquée par le
bon Homère aux doigts de l’Aurore.

Il abaissa la barre de la porte, entr’ouvrit le battant mobile, et se
trouva en face d’un personnage au nez duquel il porta sa lampe. Éclairée
par ce rayon, une assez grotesque figure se dessina sur le fond d’ombre:
un crâne couleur de beurre rance luisait sous la lumière et la pluie.
Des cheveux gris plaqués aux tempes, un nez cardinalisé de purée
septembrale, tout fleuri de bubelettes, s’épanouissant en bulbe entre
deux petits yeux vairons recouverts de sourcils très-épais et
bizarrement noirs, des joues flasques, martelées de tons vineux et
traversées de fibrilles rouges, une bouche lippue d’ivrogne et de
satyre, un menton à verrue où s’implantaient quelques poils revêches et
durs comme des crins de vergette, composaient un ensemble de physionomie
digne d’être sculptée en mascaron sous la corniche du Pont-Neuf. Une
certaine bonhomie spirituelle tempérait ce que ces traits pouvaient
présenter de peu engageant au premier coup d’œil. Les angles plissés des
yeux et les commissures des lèvres remontées vers les oreilles
indiquaient d’ailleurs l’intention d’un sourire gracieux. Cette tête de
fantoche, servie sur une fraise de blancheur équivoque, surmontait un
corps pendu dans une souquenille noire qui saluait en arc de cercle avec
une affectation de politesse exagérée.

Les saluts accomplis, le burlesque personnage, prévenant sur les lèvres
du Baron la question qui allait en jaillir, prit la parole d’un ton
légèrement emphatique et déclamatoire:

«Daignez m’excuser, noble châtelain, si je viens frapper moi-même à la
poterne de votre forteresse sans me faire précéder d’un page ou d’un
nain sonnant du cor, et cela à une heure avancée. Nécessité n’a pas de
loi et force les gens du monde les plus polis à des barbarismes de
conduite.

--Que voulez-vous? interrompit assez sèchement le Baron ennuyé par le
verbiage du vieux drôle.

--L’hospitalité pour moi et mes camarades, des princes et des
princesses, des Léandres et des Isabelles, des docteurs et des
capitaines qui se promènent de bourgs en villes sur le chariot de
Thespis, lequel chariot, traîné par des bœufs à la manière antique, est
maintenant embourbé à quelques pas de votre château.

--Si je comprends bien ce que vous dites, vous êtes des comédiens de
province en tournée et vous avez dévié du droit chemin?

--On ne saurait mieux élucider mes paroles, répondit l’acteur, et vous
parlez de cire. Puis-je espérer que Votre Seigneurie m’accorde ma
requête?

--Quoique ma demeure soit assez délabrée et que je n’aie pas grand’chose
à vous offrir, vous y serez toujours un peu moins mal qu’en plein air
par une pluie battante.»

Le Pédant, car tel paraissait être son emploi dans la troupe, s’inclina
en signe d’assentiment.

Pendant ce colloque, Pierre, éveillé par les abois de Miraut, s’était
levé et avait rejoint son maître sous le porche. Mis au fait de ce qui
se passait, il alluma une lanterne, et tous trois se dirigèrent vers la
charrette embourbée.

Le Léandre et le Matamore poussaient à la roue, et le Roi piquait les
bœufs de son poignard tragique. Les femmes, enveloppées de leurs
manteaux, se désespéraient, geignaient et poussaient de petits cris. Ce
renfort inattendu, et surtout l’expérience de Pierre, eurent bientôt
fait franchir le mauvais pas au lourd chariot, qui, dirigé sur un
terrain plus ferme, atteignit le château, passa sous la voûte ogivale et
fut rangé dans la cour.

Les bœufs dételés allèrent prendre place à l’écurie à côté du

[Illustration: Ce renfort inattendu, et surtout l’expérience de Pierre,
eurent bientôt fait franchir le mauvais pas au lourd chariot.... (Page
22.)]

bidet blanc; les comédiennes sautèrent à bas de la charrette, faisant
bouffer leurs jupes fripées, et montèrent, guidées par Sigognac, dans la
salle à manger, la pièce la plus habitable de la maison. Pierre trouva
au fond du bûcher un fagot et quelques brassées de broussailles qu’il
jeta dans la cheminée et qui se mirent à flamber joyeusement. Quoiqu’on
ne fût encore qu’au début de l’automne, un peu de feu était nécessaire
pour sécher les vêtements humides de ces dames; d’ailleurs la nuit était
fraîche et l’air sifflait par les boiseries disjointes de cette pièce
inhabitée.

Les comédiens, bien qu’habitués par leur vie errante aux gîtes les plus
divers, regardaient avec étonnement cet étrange logis que les hommes
semblaient avoir abandonné depuis longtemps aux esprits et qui faisait
naître involontairement des idées d’histoires tragiques; pourtant ils
n’en témoignaient, en personnes bien élevées, ni terreur ni surprise.

«Je ne puis vous donner que le couvert, dit le jeune Baron, mon
garde-manger ne renferme pas de quoi faire souper une souris. Je vis
seul en ce manoir, ne recevant jamais personne, et vous voyez, sans que
je vous le dise, que la fortune n’habite pas céans.

--Qu’à cela ne tienne, répliqua le Pédant; si, au théâtre, l’on nous
sert des poulets de carton et des bouteilles de bois tourné, nous nous
précautionnons, pour la vie ordinaire, de mets plus substantiels. Ces
viandes creuses et ces boissons imaginaires iraient mal à nos estomacs,
et, en qualité de munitionnaire de la troupe, je tiens toujours en
réserve quelque jambon de Bayonne, quelque pâté de venaison, quelque
longe de veau de Rivière, avec une douzaine de flacons de vin de Cahors
et de Bordeaux.

--Bien parlé, Pédant, exclama le Léandre; va chercher les provisions,
et, si ce seigneur le permet et daigne souper avec nous, dressons ici
même la table du festin. Il y a dans ces buffets assez de vaisselle, et
ces dames mettront le couvert.»

Au signe d’acquiescement que fit le Baron tout étourdi de l’aventure,
l’Isabelle et la donna Sérafina, assises toutes deux près de la
cheminée, se levèrent et rangèrent les plats sur la table préalablement
essuyée par Pierre et recouverte d’une vieille nappe usée, mais blanche.

Le Pédant reparut bientôt portant un panier de chaque main, et plaça
triomphalement au milieu de la table une forteresse de pâté aux
murailles blondes et dorées, qui renfermait dans ses flancs une garnison
de becfigues et de perdreaux. Il entoura ce fort gastronomique de six
bouteilles, pour ouvrages avancés, qu’il fallait emporter avant de
prendre la place. Une langue de bœuf fumée et une tranche de jambon
complétèrent la symétrie.

Béelzébuth, qui s’était perché sur le haut d’un buffet et suivait
curieusement de l’œil ces préparatifs extraordinaires, tâchait de
s’approprier, au moins par l’odorat, toutes ces choses exquises étalées
en abondance. Son nez couleur de truffe aspirait profondément les
émanations parfumées; ses prunelles vertes jubilaient et scintillaient,
une petite bave de convoitise argentait son menton. Il aurait bien voulu
s’approcher de la table et prendre sa part de cette frairie à la
Gargantua si en dehors des sobriétés érémitiques de la maison; mais la
vue de tous ces nouveaux visages l’épouvantait et sa poltronnerie
combattait sa gourmandise.

Ne trouvant pas la lueur de la lampe suffisamment rayonnante, le
Matamore était allé chercher dans la charrette deux flambeaux de
théâtre, en bois entouré de papier doré et munis chacun de plusieurs
bougies, renfort qui produisit une illumination assez magnifique. Ces
flambeaux, dont la forme rappelait celle du chandelier à sept branches
de l’Écriture, se plaçaient ordinairement sur l’autel de l’hyménée, au
dénoûment des pièces à machines, ou sur la table du festin, dans la
_Marianne_ de Mairet et l’_Hérodiade_ de Tristan.

A leur clarté et à celle des bourrées flambantes, la chambre morte avait
repris une espèce de vie. De faibles rougeurs coloraient les joues pâles
des portraits, et si les douairières vertueuses, engoncées dans leurs
collerettes et roides sous leur vertugadin, prenaient un air pincé à
l’aspect des jeunes comédiennes folâtrant dans ce grave manoir, en
revanche, les guerriers et les chevaliers de Malte semblaient leur
sourire du fond de leur cadre et se trouver heureux d’assister à
pareille fête, à l’exception de deux ou trois vieilles moustaches grises
boudant obstinément sous leur vernis jaune, et gardant, malgré tout, les
mines rébarbatives dont le peintre les avait dotées.

Un air plus tiède et plus vivace circulait dans cette vaste salle, où
l’on ne respirait habituellement que l’humidité moisie du sépulcre. Le
délabrement des meubles et des tentures était moins visible, et le
spectre pâle de la misère semblait avoir abandonné le château pour
quelques instants.

Sigognac, à qui cette surprise avait d’abord été désagréable, se
laissait aller à une sensation de bien-être inconnue. L’Isabelle, donna
Sérafina, et même la soubrette, lui troublaient doucement l’imagination
et lui faisaient l’effet plutôt de divinités descendues sur la terre que
de simples mortelles. C’étaient, en effet, de fort jolies femmes et qui
eussent préoccupé de moins novices que notre jeune baron. Tout cela lui
produisait l’effet d’un rêve, et il craignait à tout moment de se
réveiller.

Le Baron donna la main à donna Sérafina, qu’il fit asseoir à sa droite.
Isabelle prit place à gauche, la soubrette se mit en face, la duègne
s’établit à côté du Pédant, Léandre et le Matamore s’assirent où ils
voulurent. Le jeune maître du château put alors étudier tout à son aise
les physionomies de ses hôtes vivement éclairées et ressortant avec un
plein relief. Son examen porta d’abord sur les femmes, dont il ne serait
pas hors de propos de tirer ici un léger crayon, tandis que le Pédant
pratique une brèche aux remparts du pâté.

La Sérafina était une jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à
qui l’habitude de jouer les grandes coquettes avait donné l’air du monde
et autant de manége qu’à une dame de cour. Sa figure, d’un ovale un peu
allongé, son nez légèrement aquilin, ses yeux gris à fleur de tête, sa
bouche rouge, dont la lèvre inférieure était coupée par une petite raie,
comme celle d’Anne d’Autriche, et ressemblait à une cerise, lui
composaient une physionomie avenante et noble à laquelle contribuaient
encore deux cascades de cheveux châtains descendant par ondes au long de
ses joues, où l’animation et la chaleur avaient fait paraître de jolies
couleurs roses. Deux longues mèches, appelées moustaches et nouées
chacune par trois rosettes de ruban noir, se détachaient capricieusement
des crêpelures et en faisaient valoir la grâce vaporeuse comme des
touches de vigueur que donne un peintre au tableau qu’il termine. Son
chapeau de feutre à bord rond, orné de plumes dont la dernière se
contournait en panache sur les épaules de la dame, et les autres se
recroquevillaient en bouillons, coiffait cavalièrement la Sérafina; un
col d’homme rabattu, garni d’un point d’Alençon et noué d’une bouffette
noire, de même que les moustaches, s’étalait sur une robe de velours
vert à manches crevées, relevées d’aiguillettes et de brandebourgs, et
dont l’ouverture laissait bouillonner le linge; une écharpe de soie
blanche, posée en bandoulière, achevait de donner à cette mise un air
galant et décidé.

Ainsi attifée, Sérafina avait une mine de Penthésilée et de Marphise
très-propre aux aventures et aux comédies de cape et d’épée. Sans doute
tout cela n’était pas de la première fraîcheur, l’usage avait miroité
par place le velours de la jupe, la toile de Frise était un peu fripée,
les dentelles eussent paru rousses au grand jour; les broderies de
l’écharpe, à les regarder de près, rougissaient et trahissaient le
clinquant; plusieurs aiguillettes avaient perdu leurs ferrets, et la
passementerie éraillée des brandebourgs se défilait par endroits; les
plumes énervées battaient flasquement sur les bords du feutre, les
cheveux étaient un peu défrisés, et quelques fétus de paille, ramassés
dans la charrette, se mêlaient assez pauvrement à leur opulence.

Ces petites misères de détail n’empêchaient pas donna Sérafina d’avoir
un port de reine sans royaume. Si son habit était fané, sa figure était
fraîche, et, d’ailleurs, cette mise paraissait la plus éblouissante du
monde au jeune baron de Sigognac, peu habitué à de pareilles
magnificences, et qui n’avait jamais vu que des paysannes vêtues d’une
jupe de bure et d’une cape de callemande. Il était, du reste, trop
occupé des yeux de la belle pour faire attention aux éraillures de son
costume.

L’Isabelle était plus jeune que la donna Sérafina, ainsi que l’exigeait
son emploi d’ingénue; elle ne poussait pas non plus aussi loin la
braverie du costume et se bornait à une élégante et bourgeoise
simplicité, comme il convient à la fille de Cassandre. Elle avait le
visage mignon, presque enfantin encore, de beaux cheveux d’un châtain
soyeux, l’œil voilé par de longs cils, la bouche en cœur et petite, et
un air de modestie virginale, plus naturel que feint. Un corsage de
taffetas gris, agrémenté de velours noir et de jais, s’allongeait en
pointe sur une jupe de même couleur; une fraise, légèrement empesée, se
dressait derrière sa jolie nuque où se tordaient de petites boucles de
cheveux follets, et un fil de perles fausses

[Illustration: LE SCAPIN, LE MATAMORE ET LE TYRAN. (Page 30.)]

entourait son col; quoiqu’au premier abord elle attirât moins l’œil que
la Sérafina, elle le retenait plus longtemps. Si elle n’éblouissait pas,
elle charmait, ce qui a bien son avantage.

La soubrette méritait en plein l’épithète de _morena_ que les Espagnols
donnent aux brunes. Sa peau se colorait de tons dorés et fauves comme
celle d’une gitana. Ses cheveux drus et crespelés étaient d’un noir
d’enfer, et ses prunelles d’un brun jaune pétillaient d’une malice
diabolique. Sa bouche, grande et d’un rouge vif, laissait luire par
éclairs blancs une denture qui eût fait honneur à un jeune loup. Du
reste, elle était maigre et comme consumée d’ardeur et d’esprit, mais de
cette maigreur jeune et bien portante qui ne fait point mal à voir. À
coup sûr, elle devait être aussi experte à recevoir et à remettre un
poulet à la ville qu’au théâtre; mais elle devait bien compter sur ses
charmes, la dame qui se servait d’une pareille Dariolette! En passant
par ses mains, plus d’une déclaration d’amour n’était pas arrivée à son
adresse, et le galant oublieux s’était attardé dans l’antichambre.
C’était une de ces femmes que leurs compagnes trouvent laides, mais qui
sont irrésistibles pour les hommes et semblent pétries avec du sel, du
piment et des cantharides, ce qui ne les empêche pas d’être froides
comme des usuriers lorsqu’il s’agit de leurs intérêts. Un costume
fantasque, bleu et jaune avec un bavolet de fausse dentelle, composait
sa toilette.

Dame Léonarde, la mère noble de la troupe, était vêtue tout de noir
comme une duègne espagnole. Des coiffes d’étamine encadraient sa figure
grasse à plusieurs mentons, pâlie et comme usée par quarante ans de
fard. Des tons d’ivoire jauni et de vieille cire blémissaient son
embonpoint malsain, venu plutôt de l’âge que de la santé. Ses yeux, sur
lesquels descendaient une paupière molle, avaient une expression
d’astuce, et faisaient comme deux taches noires dans sa figure blafarde.
Quelques poils commençaient à obombrer les commissures de ses lèvres,
quoiqu’elle les arrachât soigneusement avec des pinces. Le caractère
féminin avait presque disparu de cette figure, dans les rides de
laquelle on eût retrouvé bien des histoires, si l’on eût pris la peine
de les y chercher. Comédienne depuis son enfance, dame Léonarde en
savait long sur une carrière dont elle avait successivement rempli tous
les emplois jusqu’à celui de duègne, accepté si difficilement par la
coquetterie, toujours mal convaincue des ravages du temps. Léonarde
avait du talent, et toute vieille qu’elle était, savait se faire
applaudir, même à côté des jeunes et jolies, toutes surprises de voir
les bravos s’adresser à cette sorcière.

Voilà pour le personnel féminin. Les principaux emplois de la comédie
s’y trouvaient représentés, et, s’il manquait un personnage, on
raccolait en route quelque comédien errant ou quelque amateur de
théâtre, heureux de se charger d’un petit rôle, et d’approcher ainsi des
Angéliques et des Isabelles. Le personnel mâle se composait du Pédant
déjà décrit, et sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir, du
Léandre, du Scapin, du Tyran tragique et du Tranche-montagne.

Le Léandre, obligé par état de rendre douces comme brebis les tigresses
les plus hyrcaniennes, de duper les Truffaldins, d’écarter les Ergastes
et de passer à travers les pièces toujours superbe et triomphant, était
un garçon de trente ans que les soins excessifs qu’il prenait de sa
personne faisaient paraître beaucoup plus jeune. Ce n’est pas une petite
affaire que de représenter, pour les spectatrices, l’amant, cet être
mystérieux et parfait, que chacun façonne à sa guise d’après l’Amadis ou
l’Astrée. Aussi messer Léandre se graissait-il le museau de blanc de
baleine, et s’enfarinait-il chaque soir de poudre de talc; ses sourcils,
dont il arrachait avec des pinces les poils rebelles, semblaient une
ligne tracée à l’encre de Chine, et finissaient en queue de rat. Des
dents, brossées à outrance et frottées d’opiat, brillaient comme des
perles d’Orient dans ses gencives rouges, qu’il découvrait à tout
propos, méconnaissant le proverbe grec qui dit que rien n’est plus sot
qu’un sot rire. Ses camarades prétendaient que, même à la ville, il
mettait une pointe de rouge pour s’aviver l’œil. Des cheveux noirs,
soigneusement calamistrés, se tordaient au long des joues en spirales
brillantes un peu alanguies par la pluie, ce dont il prenait occasion
pour leur redonner du tour avec le doigt, et montrer ainsi une main fort
blanche, où scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour être vrai.
Son col rabattu laissait voir un cou rond et blanc rasé de si près que
la barbe n’y paraissait pas. Un flot de linge assez propre bouillonnait
entre sa veste et ses chausses tuyautées d’un monde de rubans, dont la
conservation paraissait l’occuper beaucoup. En regardant la muraille, il
avait l’air de mourir d’amour, et ne demandait point à boire sans
pâmer. Il ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des
choses les plus indifférentes, des clins d’yeux, des airs penchés et des
mines à crever de rire; mais les femmes trouvaient cela charmant.

Le Scapin avait une tête de renard, futée, pointue, narquoise: ses
sourcils remontaient sur son front en accent circonflexe, découvrant un
œil émerillonné toujours en mouvement, et dont la prunelle jaune
tremblotait comme une pièce d’or sur du vif-argent; des pattes d’oie de
rides malignes se plissaient à chaque coin de ses paupières pleines de
mensonges, de ruses et de fourberies; ses lèvres, minces et flexibles,
remuaient perpétuellement, et montraient, à travers un sourire
équivoque, des canines aiguës d’aspect assez féroce; et, quand il ôtait
sa barrette rayée de blanc et de rouge, ses cheveux coupés en brosse
accusaient les contours d’une tête bizarrement bossuée. Ces cheveux
étaient fauves et feutrés comme du poil de loup, et complétaient le
caractère de bête malfaisante répandu sur sa physionomie. On était tenté
de regarder aux mains de ce drôle pour voir s’il ne s’y trouvait pas des
calus causés par le maniement de la rame, car il avait bien l’air
d’avoir passé quelques saisons à écrire ses mémoires sur l’Océan avec
une plume de quinze pieds. Sa voix fausse, tantôt haute, tantôt basse,
procédait par brusques changements de tons et glapissements bizarres,
qui surprenaient et faisaient rire sans qu’on en eût envie; ses
mouvements inattendus et comme déterminés par la détente subite d’un
ressort caché, présentaient quelque chose d’illogique et d’inquiétant,
et paraissaient servir plutôt à retenir l’interlocuteur qu’à exprimer
une pensée ou un sentiment. C’était la pantomime du renard évoluant avec
rapidité, et faisant cent tours de passe-passe sous l’arbre du haut
duquel le dindon fasciné le regarde avant de se laisser choir.

Il portait une souquenille grise par-dessus son costume, dont on
entrevoyait les zébrures, soit qu’il n’eût pas eu le temps de se
déshabiller après sa dernière représentation, soit que sa garde-robe
exiguë ne lui permît pas d’avoir habit de ville et habit de théâtre au
grand complet.

Quand au Tyran, c’était un fort bon homme que la nature avait doué, sans
doute par plaisanterie, de tous les signes extérieurs de la férocité.
Jamais âme plus débonnaire ne revêtit une enveloppe plus rébarbative.
De gros sourcils charbonnés, larges de deux doigts, noirs comme s’ils
eussent été en peau de taupe, se rejoignant à la racine du nez, des
cheveux crépus, une barbe épaisse montant jusqu’aux yeux, et qu’il ne
taillait point pour n’avoir pas à s’en adapter une postiche lorsqu’il
jouait les Hérodes et les Polyphontes, un teint basané comme un cuir de
Cordoue, lui faisaient une physionomie truculente et formidable comme
les peintres aiment à en donner aux bourreaux et à leurs aides dans les
écorchements de saint Barthélemy ou les décollations de saint
Jean-Baptiste. Une voix de taureau à faire trembler les vitres et remuer
les verres sur la table, ne contribuait pas peu à entretenir la terreur
qu’inspirait cet aspect de Croquemitaine rehaussé par un pourpoint de
velours noir d’une mode surannée; aussi obtenait-il un succès
d’épouvante en hurlant les vers de Garnier et de Scudéry. Il était, du
reste, entripaillé comme il faut, et capable de bien remplir un trône.

Le Tranche-montagne, lui, était maigre, hâve, noir et sec comme un pendu
d’été. Sa peau semblait un parchemin collé sur des os; un grand nez
recourbé en bec d’oiseau de proie, et dont l’arête mince luisait comme
de la corne, élevait sa cloison entre les deux côtés de sa figure
aiguisée en navette, et encore allongée par une barbiche pointue. Ces
deux profils collés l’un contre l’autre avaient beaucoup de peine à
former une face, et les yeux pour s’y loger se retroussaient à la
chinoise vers les tempes. Les sourcils à demi rasés se contournaient en
virgule noire au-dessus d’une prunelle inquiète, et les moustaches,
d’une longueur démesurée, poissées et maintenues à chaque bout par un
cosmétique, remontaient en arc de cercle et poignardaient le ciel; les
oreilles écartées de la tête figuraient assez bien les deux anses d’un
pot, et donnaient de la prise aux croquignoles et aux nasardes. Tous ces
traits extravagants, tenant plutôt de la caricature que du naturel,
semblaient avoir été sculptés par une fantaisie folâtre dans un manche
de rebec ou copiés d’après ces coquecigrues et chimères pantagruéliques
qui tournent le soir aux lanternes des pâtissiers; ses grimaces de
matamore étaient devenues, à la longue, sa physionomie habituelle, et,
sorti de la coulisse, il marchait fendu comme un compas, la tête rejetée
en arrière, le poing sur la hanche et la main à la coquille de l’épée.
Un justaucorps jaune, bombé en cuirasse, agrémenté de vert et tailladé
de crevées à l’espagnole disposées dans le sens des côtes, une golille
empesée soutenue de fils de fer et de carton, large comme la table ronde
et où les douze pairs eussent pu prendre leurs repas, des
hauts-de-chausses bouillonnés et rattachés d’aiguillettes, des bottes de
cuir blanc de Russie, où ses jambes de coq ballottaient comme des flûtes
dans leur étui quand le ménétrier les remporte, une rapière démesurée
qu’il ne quittait jamais, et dont la poignée de fer, fenestrée à jour,
pesait bien cinquante livres, formaient l’accoutrement du drôle,
accoutrement sur lequel il drapait, pour plus de braverie, une
couverture dont son épée relevait le bord. Disons, pour ne rien omettre,
que deux pennes de coq, bifurquées comme un cimier de cocuage,
adornaient grotesquement son feutre gris allongé en chausse à filtrer.

L’artifice de l’écrivain a cette infériorité sur celui du peintre, qu’il
ne peut montrer les objets que successivement. Un coup d’œil suffirait à
saisir dans un tableau où l’artiste les aurait groupées autour de la
table les diverses figures dont le dessin vient d’être donné; on les y
verrait avec les ombres, les lumières, les attitudes contrastées, le
coloris propre à chacun et une infinité de détails d’ajustement qui
manquent à cette description, cependant déjà trop longue, bien qu’on ait
tâché de la faire le plus brève possible; mais il fallait vous faire
lier connaissance avec cette troupe comique tombée si inopinément dans
la solitude du manoir de Sigognac.

Le commencement du repas fut silencieux; les grands appétits sont muets
comme les grandes passions! mais, les premières furies apaisées, les
langues se dénouèrent. Le jeune Baron, qui peut-être ne s’était pas
rassasié depuis le jour où il avait été sevré, bien qu’il eût la
meilleure envie du monde de paraître amoureux et romanesque devant la
Sérafine et l’Isabelle, mangeait ou plutôt engloutissait avec une ardeur
qui n’eût pas laissé soupçonner qu’il eût soupé déjà. Le Pédant, que
cette fringale juvénile amusait, empilait sur l’assiette du sieur de
Sigognac des ailes de perdrix et des tranches de jambon, aussitôt
disparues que des flocons de neige sur une pelle rouge. Béelzébuth,
emporté par la gourmandise, s’était déterminé, malgré ses terreurs, à
quitter le poste inattaquable qu’il occupait sur la corniche du
dressoir, et s’était fait ce raisonnement triomphal, qu’il serait
difficile de lui tirer les oreilles, puisqu’il n’en possédait pas, et
qu’on ne pourrait se livrer sur lui à cette plaisanterie vulgaire de lui
affûter une casserole au derrière, puisque la queue absente interdisait
ce genre de facétie plus digne de polissons que de gens de bonne
compagnie, comme le paraissaient les hôtes réunis autour de cette table
chargée de mets d’une succulence et d’un parfum inusités. Il s’était
approché, profitant de l’ombre, ventre à terre, et tellement aplati, que
les jointures de ses pattes formaient des coudes au-dessus de son corps,
comme une panthère noire guettant une gazelle, sans que personne eût
pris garde à lui. Parvenu jusqu’à la chaise du baron de Sigognac, il
s’était redressé, et, pour attirer l’attention du maître, il lui jouait
sur le genou un air de guitare avec ses dix griffes. Sigognac, indulgent
pour l’humble ami qui avait souffert de si longues famines à son
service, le faisait participer à sa bonne fortune en lui passant sous la
table des os et des reliefs accueillis avec une reconnaissance
frénétique. Miraut, qui avait trouvé moyen de s’introduire dans la salle
du festin sur les pas de Pierre, eut aussi plus d’un bon lopin pour sa
part.

La vie semblait revenue à cette habitation morte; il y avait de la
lumière, de la chaleur et du bruit. Les comédiennes, ayant bu deux
doigts de vin, pépiaient comme des perruches sur leurs bâtons et se
complimentaient sur leurs succès réciproques. Le Pédant et le Tyran
disputaient sur la préexcellence du poëme comique et du poëme tragique;
l’un soutenant qu’il était plus difficile de faire rire les honnêtes
gens que de les effrayer par des contes de nourrice qui n’avaient de
mérite que l’antiquité; l’autre prétendant que la scurrilité et la
bouffonnerie dont usaient les faiseurs de comédies ravalaient fort leur
auteur. Le Léandre avait tiré un petit miroir de sa poche, et se
regardait avec autant de complaisance que feu Narcissus le nez dans sa
source. Contrairement à l’usage du Léandre, il n’était pas amoureux de
l’Isabelle; ses visées allaient plus haut. Il espérait, par ses grâces
et ses manières de gentilhomme, donner dans l’œil à quelque inflammable
douairière, dont le carrosse à quatre chevaux viendrait le prendre à la
sortie du théâtre et le conduire à quelque château où l’attendrait la
sensible beauté, dans le négligé le plus galant, en face d’un régal des
plus délicats. Cette vision s’était-elle réalisée quelquefois? Léandre
l’affirmait... Scapin le niait, et c’était entre eux le sujet de
contestations interminables. Le damné valet, malicieux comme un singe,
prétendait que le pauvre homme avait beau jouer de la prunelle, lancer
des regards assassins dans les loges, rire de façon à montrer ses
trente-deux dents, tendre le jarret, cambrer sa taille, passer un petit
peigne dans les crins de sa perruque et changer de linge à chaque
représentation, dût-il se passer de déjeuner pour payer la lavandière,
mais qu’il n’était pas parvenu encore à donner la plus légère envie de
sa peau à la moindre baronne, même âgée de quarante-cinq ans, couperosée
et constellée de signes moustachus.

Scapin, voyant Léandre occupé à cette contemplation, avait adroitement
remis cette querelle sur le tapis, et le bellâtre furieux offrit d’aller
chercher parmi ses bagages un coffre rempli de poulets flairant le musc
et le benjoin, à lui adressés par une foule de personnes de qualité,
comtesses, marquises et baronnes, toutes folles d’amour, en quoi le fat
ne se vantait pas tout à fait, ce travers de donner dans les histrions
et les baladins régnant assez par les morales relâchées du temps.
Sérafine disait que si elle était une de ces dames, elle ferait donner
les étrivières au Léandre, pour son impertinence et son indiscrétion; et
Isabelle jurait par badinerie que s’il n’était pas plus modeste, elle ne
l’épouserait pas à la fin de la pièce. Sigognac, quoique la male honte
le tînt à la gorge, et qu’il n’en laissât sortir que des phrases
embrouillées, admirait fort l’Isabelle, et ses yeux parlaient pour sa
bouche. La jeune fille s’était aperçue de l’effet qu’elle produisait sur
le jeune Baron, et lui répondait par quelques regards langoureux, au
grand déplaisir du Tranche-montagne, secrètement amoureux de cette
beauté, quoique sans espoir, vu son emploi grotesque. Un autre plus
adroit et plus audacieux que Sigognac eût poussé sa pointe; mais notre
pauvre Baron n’avait point appris les belles manières de la cour dans
son castel délabré, et quoiqu’il ne manquât ni de lettres ni d’esprit,
il paraissait en ce moment assez stupide.

Les dix flacons avaient été religieusement vidés, et le Pédant renversa
le dernier, en faisant rubis sur l’ongle; ce geste fut compris par le
Matamore, qui descendit à la charrette chercher d’autres bouteilles. Le
Baron, quoiqu’il fût déjà un peu gris, ne put s’empêcher de porter à la
santé des princesses un rouge-bord qui l’acheva.

Le Pédant et le Tyran buvaient en ivrognes émérites qui, s’ils ne sont
jamais tout à fait de sang-froid, ne sont non plus jamais tout à fait
ivres; le Tranche-montagne était sobre à la façon espagnole, et eût vécu
comme ces hidalgos qui dînent de trois olives pochetées et soupent d’un
air de mandoline. Cette frugalité avait une raison: il craignait, en
mangeant et en buvant trop, de perdre la maigreur phénoménale qui était
son meilleur moyen comique. S’il engraissait, son talent diminuait, et
il ne subsistait qu’à la condition de mourir de faim, aussi était-il
dans des transes perpétuelles, et regardait-il souvent à la boucle de
son ceinturon pour s’assurer si, d’aventure, il n’avait pas grossi
depuis la veille. Volontaire Tantale, abstème comédien, martyr de la
maigreur, anatomie disséquée par elle-même, il ne touchait aux mets que
du bout des dents, et s’il eût appliqué des jeûnes à un but pieux, il
eût été en paradis comme Antoine et Macaire. La duègne s’ingurgitait
solides et liquides d’une manière formidable; ses flasques bajoues et
ses fanons tremblaient au branle d’une mâchoire encore bien garnie.
Quant à la Sérafina et à l’Isabelle, n’ayant pas d’éventail sous la
main, elles bâillaient à qui mieux mieux, derrière le rempart diaphane
de leurs jolis doigts. Sigognac, quoiqu’un peu étourdi par les fumées du
vin, s’en aperçut et leur dit:

«Mesdemoiselles, je vois, bien que la civilité vous fasse lutter contre
le sommeil, que vous mourez d’envie de dormir. Je voudrais bien pouvoir
vous donner à chacune une chambre tendue avec ruelle et cabinet, mais
mon pauvre castel tombe en ruine comme ma race dont je suis le
dernier... Je vous cède ma chambre, la seule à peu près où il ne pleuve
pas; vous vous y arrangerez toutes deux avec madame; le lit est large,
et une nuit est bientôt passée. Ces messieurs resteront ici, et
s’accommoderont des fauteuils et des bancs... Surtout, n’allez pas avoir
peur des ondulations de la tapisserie, ni des gémissements du vent dans
la cheminée, ni des sarabandes des souris; je puis vous certifier que,
quoique le lieu soit assez lugubre, il n’y revient point de fantômes.

--Je joue les Bradamante et ne suis pas poltronne. Je rassurerai la
timide Isabelle, dit la Sérafina en riant; quant à notre duègne, elle
est un peu sorcière, et si le diable vient, il trouvera à qui parler.»

Sigognac prit une lumière, et conduisit les dames dans la

[Illustration: La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur
d’Isabelle causée par Béelzébuth... (Page 35.)]

chambre à coucher, qui leur parut, en effet, très-fantastique d’aspect,
car la lampe tremblotante, agitée par le vent, faisait vaciller des
ombres bizarres sur les poutres du plafond, et des formes monstrueuses
semblaient s’accroupir dans les angles non éclairés.

«Cela ferait une excellente décoration pour un cinquième acte de
tragédie,» dit la Sérafina, en promenant ses regards autour d’elle,
tandis qu’Isabelle ne pouvait comprimer un frisson, moitié de froid,
moitié de terreur, en se sentant enveloppée par cette atmosphère de
ténèbres et d’humidité. Les trois femelles se glissèrent sans se
déshabiller sous la couverture. Isabelle se mit entre la Sérafina et la
duègne pour que si quelque patte pelue de fantôme ou d’incube sortait de
dessous le lit, elle rencontrât d’abord une de ses camarades. Les deux
braves s’endormirent bientôt, mais la craintive jeune fille resta
longtemps les yeux ouverts et fixés sur la porte condamnée, comme si
elle eût pressenti au delà des mondes de fantômes et de terreurs
nocturnes. La porte ne s’ouvrit cependant pas, et aucun spectre n’en
déboucha vêtu d’un suaire et secouant ses chaînes, quoique des bruits
singuliers se fissent entendre parfois dans les appartements vides; mais
le sommeil finit par jeter sa poudre d’or sous les paupières de la
peureuse Isabelle, et son souffle égal se joignit bientôt à celui plus
accentué de ses compagnes.

Le Pédant dormait à poings fermés, le nez sur la table, en face du Tyran
qui ronflait comme un tuyau d’orgue et grommelait, en rêvant, quelques
hémistiches d’alexandrins. Le Matamore, la tête appuyée sur le rebord
d’un fauteuil et les pieds allongés sur les chenets, s’était roulé dans
sa cape grise, et ressemblait à un hareng dans du papier. Pour ne pas
déranger sa frisure, Léandre tenait la tête droite et dormait tout d’une
pièce. Sigognac s’était campé dans un fauteuil resté vacant, mais les
événements de la soirée l’avaient trop agité pour qu’il pût s’assoupir.

Deux jeunes femmes ne font pas ainsi irruption dans la vie d’un jeune
homme sans la troubler, surtout lorsque ce jeune homme a vécu jusque-là
triste, chaste, isolé, sevré de tous les plaisirs de son âge par cette
dure marâtre qu’on appelle la misère.

On dira qu’il n’est pas vraisemblable qu’un garçon de vingt ans ait vécu
sans amourette; mais Sigognac était fier, et, ne pouvant se présenter
avec l’équipage assorti à son rang et à son nom, il restait chez lui.
Ses parents, dont il eût pu réclamer les services sans honte, étaient
morts. Il s’enfonçait tous les jours plus profondément dans la retraite
et l’oubli. Il avait bien quelquefois, pendant ses promenades
solitaires, rencontré Yolande de Foix, montée sur sa blanche haquenée,
qui courait le cerf en compagnie de son père et de jeunes seigneurs.
Cette étincelante vision passait bien souvent dans ses rêves; mais quel
rapport pouvait jamais exister entre la belle et riche châtelaine et
lui, pauvre hobereau ruiné et mal en point? Loin de chercher à être
remarqué d’elle, il s’était, lors de ses rencontres, effacé le plus
qu’il avait pu, ne voulant pas donner à rire par son feutre bossué et
piteux, son plumet mangé des rats, ses habits passés et trop larges, son
vieux bidet pacifique, plus propre à servir de monture à un curé de
campagne qu’à un gentilhomme; car rien n’est plus triste, pour un cœur
bien situé, que de paraître ridicule à ce qu’il aime, et il s’était
fait, pour étouffer cette passion naissante, tous les froids
raisonnements qu’inspire la pauvreté. Y avait-il réussi?..... C’est ce
que nous ne pouvons dire. Il le croyait, du moins, et avait repoussé
cette idée comme une chimère; il se trouvait assez malheureux, sans
ajouter à ses douleurs les tourments d’un amour impossible.

La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur de l’Isabelle causée
par Béelzébuth, qui s’était pelotonné sur sa poitrine, en manière de
Smarra, et ne voulait point se retirer, trouvant le coussin fort doux.

Quant à Sigognac, il ne put fermer l’œil, soit qu’il n’eût point
l’habitude de dormir hors de son lit, soit que le voisinage de jolies
femmes lui fantasiât la cervelle. Nous croirions plutôt qu’un vague
projet commençait à se dessiner dans son esprit et le tenait éveillé et
perplexe. La venue de ces comédiens lui semblait un coup du sort et
comme une ambassade de la Fortune pour l’inviter à sortir de cette
masure féodale où ses jeunes années moisissaient dans l’ombre et
s’étiolaient sans profit.

Le jour commençait à se lever, et déjà des lueurs bleuâtres filtrant par
les vitres à mailles de plomb, faisaient paraître la lumière des lampes
près de s’éteindre d’un jaune livide et malade. Les visages des dormeurs
s’éclairaient bizarrement à ce double reflet et se découpaient en deux
tranches, de couleurs différentes, comme

[Illustration: Quant à Sigognac, il ne put fermer l’œil... (Page 36.)]

les surcots du moyen âge. Le Léandre prenait des tons de cierge jauni et
ressemblait à ces Saint-Jean de cire emperruqués de soie et dont le fard
est tombé malgré la montre de verre. Le Tranche-montagne, les yeux
fermés exactement, les pommettes saillantes, les muscles des mâchoires
tendus, le nez effilé comme s’il eût été pincé par les maigres doigts de
la mort, avait l’air de son propre cadavre. Des rougeurs violentes et
des plaques apoplectiques marbraient la trogne du Pédant; les rubis de
son nez s’étaient changés en améthystes, et sur ses lèvres épaisses
s’épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes de sueur, roulant
à travers les ravines et les contrescarpes de son front, s’étaient
arrêtées aux broussailles de ses sourcils grisonnants; les joues molles
pendaient flasquement. L’hébétation d’un sommeil lourd rendait hideuse
cette face qui, éveillée et vivifiée par l’esprit, paraissait joviale;
incliné ainsi sur le bord de la table, le Pédant faisait l’effet d’un
vieil égipan crevé de débauche au revers d’un fossé à la suite d’une
bacchanale. Le Tyran se maintenait assez bien avec sa figure blafarde et
sa barbe de crin noir; sa tête d’Hercule bonasse et de bourreau paterne
ne pouvait guère changer. La soubrette supportait aussi passablement la
visite indiscrète du jour; elle n’était point trop défaite. Ses yeux
cerclés d’une meurtrissure un peu plus brune, ses joues martelées de
quelques marbrures violâtres trahissaient seuls la fatigue d’une nuit
mal dormie. Un lubrique rayon de soleil, se glissant à travers les
bouteilles vides, les verres à demi pleins et les victuailles
effondrées, allait caresser le menton et la bouche de la jeune fille
comme un faune qui agace une nymphe endormie. Les chastes douairières de
la tapisserie au teint bilieux tâchaient de rougir sous leur vernis à la
vue de leur solitude violée par ce campement de bohèmes, et la salle du
festin présentait un aspect à la fois sinistre et grotesque.

La soubrette s’éveilla la première sous ce baiser matinal; elle se
dressa sur ses petits pieds, secoua ses jupes comme un oiseau ses
plumes, passa la paume de ses mains sur ses cheveux pour leur redonner
quelque lustre, et, voyant que le baron de Sigognac était assis sur son
fauteuil, l’œil clair comme un basilic, elle se dirigea de son côté, et
le salua d’une jolie révérence de comédie.

«Je regrette, dit Sigognac en rendant le salut à la soubrette, que
l’état de délabrement de cette demeure, plus faite pour loger des
fantômes que des êtres vivants, ne m’ait pas permis de vous recevoir
d’une façon plus convenable; j’aurais voulu vous faire reposer entre des
draps de toile de Hollande sous une courtine de damas des Indes, au lieu
de vous laisser morfondre sur ce siége vermoulu.

--Ne regrettez rien, monsieur, répondit la soubrette; sans vous nous
aurions passé la nuit dans un chariot embourbé, à grelotter sous une
pluie battante, et le matin nous aurait trouvés fort mal en point.
D’ailleurs, ce gîte que vous dédaignez est magnifique à côté des granges
ouvertes à tous les vents, où nous sommes souvent forcés de dormir sur
des bottes de paille, tyrans et victimes, princes et princesses,
Léandres et soubrettes, dans notre vie errante de comédiens allant de
bourgs en villes.»

Pendant que le Baron et la soubrette échangeaient ces civilités, le
Pédant roula par terre avec un fracas d’ais brisés. Son siége, las de le
porter, s’était rompu, et le gros homme, étendu à jambes rebindaines, se
démenait comme une tortue retournée en poussant des gloussements
inarticulés. Dans sa chute, il s’était rattrapé machinalement au bord de
la nappe et avait déterminé une cascade de vaisselle dont les flots
rebondissaient sur lui. Ce fracas éveilla en sursaut toute la compagnie.
Le Tyran, après s’être étiré les bras et frotté les yeux, tendit une
main secourable au vieux comique et le remit en pied.

«Un pareil accident n’arriverait pas au Matamore, dit l’Hérode avec une
sorte de grognement caverneux qui lui servait de rire; il tomberait dans
une toile d’araignée sans la rompre.

--C’est vrai, répliqua l’acteur ainsi interpellé en dépliant ses longs
membres articulés comme des pattes de faucheux, tout le monde n’a pas
l’avantage d’être un Polyphème, un Cacus, une montagne de chair et d’os
comme toi, ni un sac à vin, un tonneau à deux pieds comme Blazius.»

Ce vacarme avait fait apparaître sur le seuil de la porte l’Isabelle, la
Sérafina et la duègne. Ces deux jeunes femmes, quoiqu’un peu fatiguées
et pâlies, étaient charmantes encore à la lumière du jour. Elles
semblèrent à Sigognac les plus rayonnantes du monde, bien qu’un
observateur méticuleux eût pu trouver à reprendre à leur élégance un peu
fripée et défraîchie; mais que signifient quelques rubans fanés,
quelques lés d’étoffe éraillés et miroités, quelques misères et
quelques incongruités de toilette lorsque celles qui les portent sont
jeunes et jolies? D’ailleurs, les yeux du Baron, accoutumés au spectacle
des choses vieillies, poussiéreuses, passées de ton et délabrées,
n’étaient pas capables de discerner de pareilles vétilles. La Sérafina
et l’Isabelle lui paraissaient attifées superbement au milieu de ce
château sinistre, où tout tombait de vétusté. Ces gracieuses figures lui
donnaient la sensation d’un rêve.

Quant à la duègne, elle jouissait, grâce à son âge, du privilége d’une
immuable laideur; rien ne pouvait altérer cette physionomie de buis
sculpté, où luisaient des yeux de chouette. Le soleil ou les bougies lui
étaient indifférents.

En ce moment, Pierre entra pour remettre la salle en ordre, jeter du
bois dans la cheminée, où quelques tisons consumés blanchissaient sous
une robe de peluche, et faire disparaître les restes du festin, si
répugnants la faim satisfaite.

La flamme qui brilla dans l’âtre, léchant une plaque de fonte aux armes
de Sigognac peu habituée à de pareilles caresses, réunit en un cercle
toute la bande comique, qu’elle illuminait de ses lueurs vives. Un feu
clair et flambant est toujours agréable après une nuit sinon blanche, du
moins grise, et le malaise, qui se lisait sur toutes les figures en
grimaces et en meurtrissures plus ou moins visibles, s’évanouit
complétement, grâce à cette influence bienfaisante. Isabelle tendait
vers la cheminée les paumes de ses petites mains, teintes de reflets
roses, et, vermillonnée de ce léger fard, sa pâleur ne se voyait pas.
Donna Sérafina, plus grande et plus robuste, se tenait debout derrière
elle, comme une sœur aînée qui, moins fatiguée, laisse s’asseoir sa
jeune sœur. Quant au Tranche-montagne, perché sur une de ses jambes
héronnières, il rêvait à demi éveillé comme un oiseau aquatique au bord
d’un marais, le bec dans son jabot, le pied replié sous le ventre.
Blazius, le pédant, passant sa langue sur ses lèvres, soulevait les
bouteilles les unes après les autres pour voir s’il y restait quelque
perle de liqueur.

Le jeune Baron avait pris à part Pierre pour savoir s’il n’y aurait pas
moyen d’avoir dans le village quelques douzaines d’œufs pour faire
déjeuner les comédiens, ou quelques poulets à qui on tordrait le col, et
le vieux domestique s’était éclipsé pour s’acquitter de la commission au
plus vite, la troupe ayant manifesté l’intention de partir de bonne
heure pour faire une forte étape et ne pas arriver trop tard à la
couchée.

«Vous allez faire un mauvais déjeuner, j’en ai bien peur, dit Sigognac à
ses hôtes, et il faudra vous contenter d’une chère pythagoricienne; mais
encore vaut-il mieux mal déjeuner que de ne pas déjeuner du tout, et il
n’y a pas, à six lieues à la ronde, le moindre cabaret ni le moindre
bouchon. L’état de ce château vous dit que je ne suis pas riche, mais,
comme ma pauvreté ne vient que des dépenses qu’ont faites mes ancêtres à
la guerre pour la défense de nos rois, je n’ai point à en rougir.

--Non, certes, monsieur, répondit l’Hérode de sa voix de basse, et tel
qui se targue de ses biens serait embarrassé d’en dire la source. Quand
le traitant s’habille de toile d’or, la noblesse a des trous à son
manteau, mais par ces trous on voit l’honneur.

--Ce qui m’étonne, ajouta Blazius, c’est qu’un gentilhomme accompli,
comme paraît l’être monsieur, laisse ainsi se consumer sa jeunesse au
fond d’une solitude où la Fortune ne peut venir le chercher, quelque
envie qu’elle en ait; si elle passait devant ce château, dont
l’architecture pouvait avoir fort bonne mine il y a deux cents ans, elle
continuerait son chemin, le croyant inhabité. Il faudrait que monsieur
le Baron allât à Paris, l’œil et le nombril du monde, le rendez-vous des
beaux esprits et des vaillants, l’Eldorado et le Chanaan des Espagnols
français et des Hébreux chrétiens, la terre bénite éclairée par les
rayons du soleil de la cour. Là, il ne manquerait pas d’être distingué
selon son mérite, et de se pousser, soit en s’attachant à quelque grand,
soit en faisant quelque action d’éclat dont l’occasion se trouverait
infailliblement.»

Ces paroles du bonhomme, malgré l’amphigouri et les phrases burlesques,
réminiscences involontaires de ses rôles de pédant, n’étaient pas
dénuées de sens. Sigognac en sentait la justesse, et il s’était dit
souvent tout bas, pendant ses longues promenades à travers les landes,
ce que Blazius lui disait tout haut.

Mais l’argent lui manquait pour entreprendre un si long voyage, et il ne
savait comment s’en procurer. Quoique brave, il était fier, et avait
plus peur d’un sourire que d’un coup d’épée. Sans être bien au courant
des modes, il se sentait ridicule dans ses accoutrements délabrés et
déjà vieux sous l’autre règne. Selon l’usage des gens rendus timides
par la pénurie, il ne tenait aucun compte de ses avantages et ne voyait
sa situation que par les mauvais côtés. Peut-être aurait-il pu se faire
aider de quelques anciens amis de son père en les cultivant un peu, mais
c’était là un effort au-dessus de sa nature, et il serait plutôt mort
assis sur son coffre, mâchant un cure-dent comme un hidalgo espagnol, à
côté de son blason, que de faire une demande quelconque d’avance ou de
prêt. Il était de ceux-là qui, l’estomac vide devant un excellent repas
où on les invite, feignent d’avoir dîné, de peur d’être soupçonnés de
faim.

«J’y ai bien songé quelquefois, mais je n’ai point d’amis à Paris, et
les descendants de ceux qui ont pu connaître ma famille lorsqu’elle
était plus riche et remplissait des fonctions à la cour, ne se
soucieront pas beaucoup d’un Sigognac hâve et maigre, arrivant avec bec
et ongles du haut de sa tour ruinée pour prendre sa part de la proie
commune. Et puis, je ne vois pas pourquoi je rougirais de le dire, je
n’ai point d’équipage, et je ne saurais paraître sur un pied digne de
mon nom; je ne sais même, en réunissant toutes mes ressources et celles
de Pierre, si je pourrais arriver jusqu’à Paris.

--Mais vous n’êtes pas obligé, répliqua Blazius, d’entrer triomphalement
dans la grande ville, comme un César romain monté sur un char traîné par
un quadrige de chevaux blancs. Si notre humble char à bœufs ne révolte
pas l’orgueil de Votre Seigneurie, venez avec nous à Paris, puisque
notre troupe s’y rend. Tel brille présentement qui a fait son entrée
pédestrement, avec son paquet au bout de sa rapière et tenant ses
souliers à la main de peur de les user.»

Une faible rougeur monta aux pommettes de Sigognac, moitié de honte,
moitié de plaisir. Si, d’une part, l’orgueil de race se révoltait en lui
à l’idée d’être l’obligé d’un pauvre saltimbanque, de l’autre, sa
naturelle bonté de cœur était touchée d’une offre faite franchement et
qui répondait si bien à son secret désir. Il craignait, en outre, s’il
refusait Blazius, de blesser l’amour-propre du comédien, et peut-être de
manquer une occasion qui ne se représenterait jamais. Sans doute la
pensée du descendant des Sigognac pêle-mêle dans le chariot de Thespis
avec des histrions nomades, avait quelque chose de choquant en soi qui
devait faire hennir les licornes et rugir les lions lampassés de gueules
de l’armorial; mais, après tout, le jeune Baron avait suffisamment
boudé contre son ventre derrière ses murailles féodales.

Il flottait, incertain entre le oui et le non, et pesait ces deux
monosyllabes décisifs dans la balance de la réflexion, lorsque Isabelle,
s’avançant d’un air gracieux et se plaçant devant le Baron et Blazius,
dit cette phrase qui mit fin aux incertitudes du jeune homme:

«Notre poëte, ayant fait un héritage, nous a quittés, et monsieur le
Baron pourrait le remplacer, car j’ai trouvé, sans le vouloir, en
ouvrant un Ronsard qui était sur la table, près de son lit, un sonnet
surchargé de ratures, qui doit être de sa composition; il ajusterait nos
rôles, ferait les coupures et les additions nécessaires, et, au besoin,
écrirait une pièce sur l’idée qu’on lui donnerait. J’ai précisément un
canevas italien où se trouverait un joli rôle pour moi, si quelqu’un
voulait donner du tour à la chose.»

En disant cela, l’Isabelle jetait au Baron un regard si doux, si
pénétrant, que Sigognac n’y put résister. L’arrivée de Pierre, apportant
une forte omelette au lard et un quartier assez respectable de jambon,
interrompit ces propos. Toute la troupe prit place autour de la table et
se mit à manger de bon appétit. Quant à Sigognac, il toucha, par pure
contenance, les mets placés devant lui; sa sobriété habituelle n’était
pas capable de repas si rapprochés, et, d’ailleurs, il avait l’esprit
préoccupé de plusieurs façons.

Le repas terminé, pendant que le bouvier tournait les courroies du joug
autour des cornes de ses bœufs, Isabelle et Sérafine eurent la fantaisie
de descendre au jardin, qu’on apercevait de la cour.

«J’ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pour franchir les
marches descellées et moussues, que vous ne laissiez quelques morceaux
de votre robe aux griffes des ronces, car si l’on dit qu’il n’y a pas de
rose sans épines, il y a, en revanche, des épines sans rose.»

Le jeune Baron disait cela de ce ton d’ironie mélancolique qui lui était
ordinaire lorsqu’il faisait allusion à sa pauvreté; mais, comme si le
jardin déprécié se fût piqué d’honneur, deux petites roses sauvages,
ouvrant à demi leurs cinq pétales autour de leurs pistils jaunes,
brillèrent subitement sur une branche transversale qui barrait le chemin
aux jeunes femmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment à
l’Isabelle et à la Sérafine, en disant: «Je ne

[Illustration: Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela...
(Page 43.)]

croyais pas mon parterre si fleuri que cela; il n’y pousse que de
mauvaises herbes, et l’on n’y peut faire que des bouquets d’ortie et de
ciguë; c’est vous qui avez fait éclore ces deux fleurettes, comme un
sourire sur la désolation, comme une poésie parmi les ruines.»

Isabelle mit précieusement l’églantine dans son corsage, en jetant au
jeune homme un long regard de remercîment qui prouvait le prix qu’elle
attachait à ce pauvre régal. Sérafine, mâchant la tige de la fleur, la
tenait à sa bouche, comme pour en faire lutter le rose pâle avec
l’incarnat de ses lèvres.

On alla ainsi jusqu’à la statue mythologique dont le fantôme se
dessinait au bout de l’allée, Sigognac écartant les frondaisons qui
auraient pu fouetter au passage la figure des visiteuses. La jeune
ingénue regardait avec une sorte d’intérêt attendri ce jardin en friche
si bien en harmonie avec ce château en ruine. Elle songeait aux tristes
heures que Sigognac avait dû compter dans ce séjour de l’ennui, de la
misère et de la solitude, le front appuyé contre la vitre, les yeux
fixés sur le chemin désert, sans autre compagnie qu’un chien blanc et
qu’un chat noir. Les traits plus durs de Sérafine n’exprimaient qu’un
froid dédain masqué de politesse; elle trouvait décidément ce
gentilhomme par trop délabré, quoiqu’elle eût un certain respect pour
les gens titrés.

«C’est ici que finissent mes domaines, dit le Baron, arrivé devant la
niche de rocaille où moisissait Pomone. Jadis, aussi loin que la vue
peut s’étendre du haut de ces tourelles lézardées, le mont et la plaine,
le champ et la bruyère appartenaient à mes ancêtres; mais il m’en reste
juste assez pour attendre l’heure où le dernier des Sigognac ira
rejoindre ses aïeux dans le caveau de famille, désormais leur seule
possession.

--Savez-vous que vous êtes lugubre de bon matin! répondit Isabelle,
touchée par cette réflexion qu’elle avait faite elle-même, et prenant un
air enjoué pour dissiper le nuage de tristesse étendu sur le front de
Sigognac; la Fortune est femme, et, quoiqu’on la dise aveugle, du haut
de sa roue, elle distingue parfois dans la foule un cavalier de
naissance et de mérite; il ne s’agit que de se trouver sur son passage.
Allons, décidez-vous, venez avec nous, et peut-être, dans quelques
années, les tours de Sigognac, coiffées d’ardoises neuves, restaurées et
blanchies, feront une aussi fière figure qu’elles en font une piteuse,
et puis, vraiment, cela me chagrinerait de vous laisser dans ce manoir à
hiboux,» ajouta-t-elle à mi-voix, assez bas pour que Sérafine ne pût
l’entendre.

La douce lueur qui brillait dans les yeux d’Isabelle triompha de la
répugnance du Baron. L’attrait d’une aventure galante déguisait à ses
propres yeux ce que ce voyage fait de la sorte pouvait avoir
d’humiliant. Ce n’était pas déroger que de suivre une comédienne par
amour et de s’atteler comme soupirant au chariot comique; les plus fins
cavaliers ne s’en fussent pas fait scrupule. Le dieu porte-carquois
oblige volontiers les dieux et les héros à mille actions et déguisements
bizarres: Jupiter prit la forme d’un taureau pour séduire Europe;
Hercule fila sa quenouille aux pieds d’Omphale; Aristote le prud’homme
marchait à quatre pattes, portant sur son dos sa maîtresse, qui voulait
aller à philosophe (plaisant genre d’équitation!), toutes choses
contraires à la dignité divine et humaine. Seulement Sigognac était-il
amoureux d’Isabelle? Il ne cherchait pas à approfondir la chose, mais il
sentit qu’il éprouverait désormais une horrible tristesse à rester dans
ce château, vivifié un moment par la présence d’un être jeune et
gracieux.

Aussi eut-il bien vite pris son parti, il pria les comédiens de
l’attendre un peu, et, tirant Pierre à part, il lui confia son projet.
Le fidèle serviteur, quelque peine qu’il eût à se séparer de son maître,
ne se dissimulait pas les inconvénients d’un plus long séjour à
Sigognac. Il voyait avec peine s’éteindre cette jeunesse dans ce repos
morne et cette tristesse indolente, et quoiqu’une troupe de baladins lui
semblât un singulier cortége pour un seigneur de Sigognac, il préférait
encore ce moyen de tenter la fortune à l’atonie profonde qui, depuis
deux ou trois ans surtout, s’emparait du jeune Baron. Il eut bientôt
rempli une valise du peu d’effets que possédait son maître, réuni dans
une bourse de cuir les quelques pistoles disséminées dans les tiroirs du
vieux bahut, auxquelles il eut soin d’ajouter, sans rien dire, son
humble pécule, dévouement modeste dont peut-être le Baron ne s’aperçut
pas, car Pierre, outre les divers emplois qu’il cumulait au château,
avait encore celui de trésorier, une véritable sinécure.

Le cheval blanc fut sellé, car Sigognac ne voulait monter dans la
charrette des comédiens qu’à deux ou trois lieux du château, pour
dissimuler son départ; il avait, de la sorte, l’air d’accompagner ses
hôtes; Pierre devait suivre à pied et ramener la bête à l’écurie.

Les bœufs étaient attelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leur
front, de relever leurs mufles humides et noirs, d’où pendaient des
filaments de bave argentée; l’espèce de tiare de sparterie rouge et
jaune dont ils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui
les enveloppaient en manière de chemise, pour les préserver de la piqûre
des mouches, leur donnaient un air fort mithriaque et fort majestueux.
Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un
pâtre de la campagne romaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon,
dans une pose qui rappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros
grecs sur les bas-reliefs antiques. Isabelle et Sérafine s’étaient
assises sur le devant du char pour jouir de la vue de la campagne; la
Duègne, le Pédant et le Léandre occupaient le fond, plus curieux de
continuer leur sommeil que d’admirer la perspective des landes. Tout le
monde était prêt; le bouvier toucha ses bêtes, qui baissèrent la tête,
s’arc-boutèrent sur leurs jambes torses et se précipitèrent en avant; le
char s’ébranla, les ais gémirent, les roues mal graissées crièrent, et
la voûte du porche résonna sous le piétinement lourd de l’attelage. On
était parti.

Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut, comprenant qu’il se
passait quelque chose d’insolite, allaient et venaient d’un air effaré
et soucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d’animaux à se
rendre compte de la présence de tant de gens dans un lieu ordinairement
si désert. Le chien courait vaguement de Pierre à son maître, les
interrogeant de son œil bleuâtre et grommelant après les inconnus. Le
chat, plus réfléchi, flairait d’un nez circonspect les roues, examinait
d’un peu plus loin les bœufs, dont la masse lui imposait et qui, par un
mouvement de corne imprévu, lui faisaient prudemment exécuter un saut en
arrière; puis il allait s’asseoir sur son derrière, en face du vieux
cheval blanc avec lequel il avait des intelligences, et semblait lui
faire des questions; la bonne bête penchait sa tête vers le chat, qui
levait la sienne, et brochant ses barres grises hérissées de longs
poils, sans doute pour broyer quelque brin de fourrage engagé entre ses
vieilles dents, semblait véritablement parler à son ami félin. Que lui
disait-il? Démocrite, qui prétendait traduire le langage des animaux,
eût pu seul le comprendre; toujours est-il que Béelzébuth, après cette
conversation tacite, qu’il communiqua à Miraut par quelques clignements
d’œil et deux ou trois petits cris plaintifs, parut être fixé sur le
motif de ce remue-ménage. Quand le Baron fut en selle et eut rassemblé
les courroies de la bride, Miraut prit la droite et Béelzébuth la gauche
du cheval, et le sire de Sigognac sortit du château de ses pères entre
son chien et son chat. Pour que le prudent matou se fût décidé à cette
hardiesse si peu habituelle à sa race, il fallait qu’il eût deviné
quelque résolution suprême.

Au moment de quitter cette triste demeure, Sigognac se sentit le cœur
oppressé douloureusement. Il embrassa encore une fois du regard ces
murailles noires de vétusté et vertes de mousse dont chaque pierre lui
était connue; ces tours aux girouettes rouillées qu’il avait contemplées
pendant tant d’heures d’ennui de cet œil fixe et distrait qui ne voit
rien; les fenêtres de ces chambres dévastées qu’il avait parcourues
comme le fantôme d’un château maudit, ayant presque peur du bruit de ses
pas; ce jardin inculte où sautelait le crapaud sur la terre humide, où
se glissait la couleuvre parmi les ronces; cette chapelle au toit
effondré, aux arceaux croulants, qui obstruait de ses décombres les
dalles verdies, sous lesquelles reposaient côte à côte son vieux père et
sa mère, gracieuse image, confuse comme le souvenir d’un rêve, à peine
entrevue aux premiers jours de l’enfance. Il pensa aussi aux portraits
de la galerie qui lui avaient tenu compagnie dans sa solitude et souri
pendant vingt ans de leur immobile sourire; au chasseur de halbrans de
la tapisserie, à son lit à quenouilles, dont l’oreiller s’était si
souvent mouillé de ses pleurs; toutes ces choses vieilles, misérables,
maussades, rechignées, poussiéreuses, somnolentes, qui lui avaient
inspiré tant de dégoût et d’ennui, lui paraissaient maintenant pleines
d’un charme qu’il avait méconnu. Il se trouvait ingrat envers ce pauvre
vieux castel démantelé qui pourtant l’avait abrité de son mieux et
s’était, malgré sa caducité, obstiné à rester debout pour ne pas
l’écraser de sa chute, comme un serviteur octogénaire qui se tient sur
ses jambes tremblantes tant que le maître est là; mille amères douceurs,
mille tristes plaisirs, mille joyeuses mélancolies lui revenaient en
mémoire; l’habitude, cette lente et pâle compagne de la vie, assise sur
le seuil accoutumé, tournait vers lui ses yeux noyés d’une tendresse
morne en murmurant d’une voix irrésistiblement faible un refrain
d’enfance, un refrain de nourrice, et il lui sembla, en franchissant le
porche, qu’une main invisible le tirait par son manteau pour le faire
retourner en arrière. Quand il déboucha de la porte, précédant le
chariot, une bouffée de vent lui apporta une fraîche odeur de bruyères
lavées par la pluie, doux et pénétrant arome de la terre natale; une
cloche lointaine tintait, et les vibrations argentines arrivaient sur
les ailes de la même brise avec le parfum des landes. C’en était trop,
et Sigognac, pris d’une nostalgie profonde, quoiqu’il fût à peine à
quelques pas de sa demeure, fit un mouvement pour tourner bride; le
vieux bidet ployait déjà son col dans le sens indiqué avec plus de
prestesse que son âge ne semblait le permettre; Miraut et Béelzébuth
levèrent simultanément la tête, comme ayant conscience des sentiments de
leur maître, et suspendant leur marche, arrêtèrent sur lui des prunelles
interrogatrices. Mais cette demi-conversion eut un résultat tout
différent de celui qu’on eût pu attendre, car il fit rencontrer le
regard de Sigognac avec celui d’Isabelle, et la jeune fille chargea le
sien d’une langueur si caressante et d’une muette prière si
intelligible, que le Baron se sentit pâlir et rougir; il oublia
complétement les murs lézardés de son manoir, et le parfum de la
bruyère, et la vibration de la cloche, qui cependant continuait toujours
ses appels mélancoliques, donna une brusque saccade de bride à son
cheval, et le fit se porter en avant d’une vigoureuse pression de
bottes. Le combat était fini; Isabelle avait vaincu.

Le chariot s’engagea dans la route dont on a parlé à la première de ces
pages, faisant fuir des ornières pleines d’eau les rainettes effarées.
Quand on eut rejoint la route et que les bœufs, sur un terrain plus sec,
purent faire mouvoir lentement la lourde machine à laquelle ils étaient
attelés, Sigognac passa de l’avant-garde à l’arrière-garde, ne voulant
pas marquer une assiduité trop visible auprès d’Isabelle, et peut-être
aussi pour s’abandonner plus librement aux pensées qui agitaient son
âme.

Les tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachées à demi derrière
les touffes d’arbres; le Baron se haussa sur sa selle pour les voir
encore, et, en ramenant les yeux à terre, il aperçut Miraut et
Béelzébuth, dont les physionomies dolentes exprimaient toute la douleur
que peuvent montrer des masques d’animaux. Miraut, profitant du temps
d’arrêt nécessité par la contemplation des tourelles du manoir, roidit
ses vieux jarrets étendus et essaya de sauter jusqu’au visage de son
maître, afin de le lécher une dernière fois. Sigognac, devinant
l’intention de la pauvre bête, le saisit à hauteur de sa botte, par la
peau trop large de son col, l’attira sur le pommeau de sa selle, et
baisa le nez noir et rugueux comme une truffe de Miraut, sans essayer de
se soustraire à la caresse humide dont l’animal reconnaissant lustra la
moustache de l’homme. Pendant cette scène, Béelzébuth, plus agile et
s’aidant de ses griffes acérées encore, avait escaladé de l’autre côté
la botte et la cuisse de Sigognac, et présentait au niveau de l’arçon sa
tête noire essorillée, faisant un ronron formidable et roulant ses
grands yeux jaunes; il implorait aussi un signe d’adieu. Le jeune Baron
passa deux ou trois fois sa main sur le crâne du chat, qui se haussait
et se poussait pour mieux jouir du grattement amical. Nous espérons
qu’on ne rira pas de notre héros, si nous disons que les humbles preuves
d’affection de ces créatures privées d’âme, mais non de sentiment, lui
firent éprouver une émotion bizarre, et que deux larmes montées du cœur
avec un sanglot, tombèrent sur la tête de Miraut et de Béelzébuth et les
baptisèrent amis de leur maître, dans le sens humain du terme.

Les deux animaux suivirent quelque temps de l’œil Sigognac qui avait mis
sa monture au trot pour rejoindre la charrette, et, l’ayant perdu de vue
à un détour de la route, reprirent fraternellement le chemin du manoir.

L’orage de la nuit n’avait pas laissé, sur le terrain sablonneux des
landes, les traces qui dénotent les pluies abondantes dans des campagnes
moins arides; le paysage, rafraîchi seulement, offrait une sorte de
beauté agreste. Les bruyères, nettoyées de leur couche de poudre par
l’eau du ciel, faisaient briller au bord des talus leurs petits
bourgeons violets. Les ajoncs reverdis balançaient leurs fleurs d’or;
les plantes aquatiques s’étalaient sur les mares renouvelées; les pins
eux-mêmes secouaient moins funèbrement leur feuillage sombre et
répandaient un parfum de résine; de petites fumées bleuâtres montaient
gaiement du sein d’une touffe de châtaigniers trahissant l’habitation de
quelque métayer, et sur les ondulations de la plaine déroulée à perte de
vue, on apercevait, comme des taches, des moutons disséminés sous la
garde d’un berger rêvant sur ses échasses. Au bord de l’horizon,
pareils à des archipels de nuages blancs ombrés d’azur, apparaissent les
sommets lointains des Pyrénées à demi estompés par les vapeurs légères
d’une matinée d’automne.

Quelquefois la route se creusait entre deux escarpements dont les flancs
éboulés ne montraient qu’un sable blanc comme de la poudre de grès, et
qui portaient sur leur crête des tignasses de broussailles, des
filaments enchevêtrés fouettant au passage la toile du chariot. En
certains endroits le sol était si meuble qu’on avait été obligé de le
raffermir par des troncs de sapin posés transversalement, occasion de
cahots qui faisaient pousser des hauts cris aux comédiennes. D’autres
fois il fallait franchir, sur des ponceaux tremblants, les flaques d’eau
stagnante et les ruisseaux qui coupaient le chemin. A chaque endroit
périlleux, Sigognac aidait à descendre de voiture Isabelle plus timide
ou moins paresseuse que Sérafine et la duègne. Quant au Tyran et à
Blazius, ils dormaient insouciamment ballottés entre les coffres, en
gens qui en avaient bien vu d’autres. Le Matamore marchait à côté de la
charrette pour entretenir, par l’exercice, sa maigreur phénoménale dont
il avait le plus grand soin, et à le voir de loin levant ses longues
jambes, on l’eût pris pour un faucheux marchant dans les blés. Il
faisait de si énormes enjambées qu’il était souvent obligé de s’arrêter
pour attendre le reste de la troupe; ayant pris dans ses rôles
l’habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme un
compas, il ne pouvait se défaire de cette allure ni à la ville, ni à la
campagne, et ne faisait que des pas géométriques.

Les chars à bœufs ne vont pas vite, surtout dans les landes, où les
roues ont parfois du sable jusqu’au moyeu, et dont les routes ne se
distinguent de la terre vague que par des ornières d’un ou deux pieds de
profondeur; et quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se
poussassent courageusement contre l’aiguillon du bouvier, le soleil
était déjà assez haut monté sur l’horizon, qu’on n’avait fait que deux
lieues, des lieues de pays, il est vrai, aussi longues qu’un jour sans
pain, et pareilles aux lieues qu’au bout de quinze jours durent marquer
les stations amoureuses des couples chargés par Pantagruel de poser des
colonnes milliaires dans son beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui
traversaient la route, chargés d’une botte d’herbe ou d’un fagot de
bourrée, devenaient moins nombreux, et la lande s’étalait dans sa nudité
déserte aussi sauvage qu’un despoblado d’Espagne ou qu’une pampa
d’Amérique. Sigognac jugea inutile de fatiguer plus longtemps son pauvre
vieux roussin, il sauta à terre et jeta les guides au domestique, dont
les traits basanés laissaient apercevoir à travers vingt couches de hâle
la pâleur d’une émotion profonde. Le moment de la séparation du maître
et du serviteur était arrivé, moment pénible, car Pierre avait vu naître
Sigognac et remplissait plutôt auprès du Baron le rôle d’un humble ami
que celui d’un valet.

«Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s’inclinant sur la
main que lui tendait le Baron, et lui fasse relever la fortune des
Sigognac; je regrette qu’elle ne m’ait pas permis de l’accompagner.

--Qu’aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cette vie inconnue
où je vais entrer? Avec si peu de ressources, je ne puis véritablement
charger le hasard du soin de deux existences. Au château, tu vivras
toujours à peu près; nos anciens métayers ne laisseront pas mourir de
faim le fidèle serviteur de leur maître. D’ailleurs, il ne faut pas
mettre la clef sous la porte du manoir des Sigognac et l’abandonner aux
orfraies et aux couleuvres comme une masure visitée par la mort et
hantée des esprits; l’âme de cette antique demeure existe encore en moi,
et, tant que je vivrai, il restera près de son portail un gardien pour
empêcher les enfants de viser son blason avec les pierres de leur
fronde.»

Le domestique fit un signe d’assentiment, car il avait, comme tous les
anciens serviteurs attachés aux familles nobles, la religion du manoir
seigneurial, et Sigognac, malgré ses lézardes, ses dégradations et ses
misères, lui paraissait encore un des plus beaux châteaux du monde.

«Et puis, ajouta en souriant le Baron, qui aurait soin de Bayard, de
Miraut et de Béelzébuth?

--C’est vrai, maître,» répondit Pierre; et il prit la bride de Bayard,
dont Sigognac flattait le col avec des plamussades en manière de caresse
et d’adieu.

En se séparant de son maître, le bon cheval hennit à plusieurs reprises,
et longtemps encore Sigognac put entendre, affaibli par l’éloignement,
l’appel affectueux de la bête reconnaissante.

Sigognac, resté seul, éprouva la sensation des gens qui s’embarquent et
que leurs amis quittent sur la jetée du port; c’est peut-être le moment
le plus amer du départ; le monde où vous viviez se retire, et vous vous
hâtez de rejoindre vos compagnons de voyage, tant l’âme se sent dénuée
et triste, et tant les yeux ont besoin de l’aspect d’un visage humain:
aussi allongea-t-il le pas pour rejoindre le chariot qui roulait
péniblement en faisant crier le sable où ses roues traçaient des sillons
comme des socs de charrue dans la terre.

En voyant Sigognac marcher à côté de la charrette, Isabelle se plaignit
d’être mal assise et voulut descendre pour se dégourdir un peu les
jambes, disait-elle, mais en réalité dans la charitable intention de ne
pas laisser le jeune seigneur en proie à la mélancolie et de le
distraire par quelques joyeux propos.

Le voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognac se déchira
comme un nuage traversé d’un rayon de soleil, lorsque la jeune fille
vint réclamer l’appui de son bras afin de faire quelques pas sur la
route unie en cet endroit.

Ils cheminaient ainsi l’un près de l’autre, Isabelle récitant à Sigognac
quelques vers d’un de ses rôles dont elle n’était pas contente et
qu’elle voulait lui faire retoucher, lorsqu’un soudain éclat de trompe
retentit à droite de la route dans les halliers, les branches
s’ouvrirent sous le poitrail des chevaux abattant les gaulis, et la
jeune Yolande de Foix apparut au milieu du chemin dans toute sa
splendeur de Diane chasseresse. L’animation de la course avait amené un
incarnat plus riche à ses joues, ses narines roses palpitaient, et son
sein battait plus précipitamment sous le velours et l’or de son corsage.
Quelques accrocs à sa longue jupe, quelques égratignures aux flancs de
son cheval prouvaient que l’intrépide amazone ne redoutait ni les
fourrés ni les broussailles: quoique l’ardeur de la noble bête n’eût pas
besoin d’être excitée, et que les nœuds de veines gonflées d’un sang
généreux se tordissent sur son col blanc d’écume, elle lui chatouillait
la croupe du bout d’une cravache dont le pommeau était formé d’une
améthyste gravée à son blason, ce qui faisait exécuter à l’animal des
sauts et des courbettes, à la grande admiration de trois ou quatre
jeunes gentilshommes richement costumés et montés, qui applaudissaient à
la grâce hardie de cette nouvelle Bradamante. Bientôt Yolande, rendant
la main à son cheval, fit cesser ces semblants de défense et passa
rapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomber un regard tout
chargé de dédain et d’aristocratique insolence.

«Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux qui galopaient après elle,
le baron de Sigognac qui s’est fait chevalier d’une bohémienne!»

Et le groupe passa avec un éclat de rire dans un nuage de poussière.
Sigognac eut un mouvement de colère et de honte, et porta vivement la
main à la garde de son épée; mais il était à pied, et c’eût été folie de
courir après des gens à cheval, et d’ailleurs il ne pouvait provoquer
Yolande en duel. Une œillade langoureuse et soumise de la comédienne lui
fit bientôt oublier le regard hautain de la châtelaine.

La journée s’écoula sans autre incident, et l’on arriva vers les quatre
heures au lieu de la dînée et de la couchée.

La soirée fut triste à Sigognac; les portraits avaient l’air encore plus
maussade et plus rébarbatif qu’à l’ordinaire, ce qu’on n’eût pas cru
possible; l’escalier retentissait plus sonore et plus vide, les salles
semblaient s’être agrandies et dénudées. Le vent piaulait étrangement
dans les corridors, et les araignées descendaient du plafond au bout
d’un fil, inquiètes et curieuses. Les lézardes des murailles bâillaient
largement comme des mâchoires distendues par l’ennui; la vieille maison
démantelée paraissait avoir compris l’absence du jeune maître et s’en
affliger.

Sous le manteau de la cheminée, Pierre partageait son maigre repas entre
Miraut et Béelzébuth, à la lueur fumeuse d’une chandelle de résine, et
dans l’écurie on entendait Bayard tirer sa chaîne et tiquer contre sa
mangeoire.

[Illustration: La soirée fut triste à Sigognac... (Page 52.)]



III.

L’AUBERGE DU SOLEIL BLEU.


C’était un pauvre ramassis de cahutes, qu’en tout autre lieu moins
sauvage on n’eût pas songé à baptiser du nom de hameau, que l’endroit où
les bœufs fatigués s’arrêtèrent d’eux-mêmes, secouant d’un air de
satisfaction les longs filaments de bave pendant de leurs mufles
humides.

Le hameau se composait de cinq ou six cabanes éparses sous des arbres
d’une assez belle venue, dont un peu de terre végétale, accrue par les
fumiers et les détritus de toutes sortes, avait favorisé la croissance.
Ces maisons faites de torchis, de pierrailles, de troncs à demi
équarris, de bouts de planches, couvertes de grands toits de chaume
brunis de mousse et tombant presque jusqu’à terre, avec leurs hangars où
traînaient quelques instruments aratoires déjetés et souillés de boue,
semblaient plus propres à loger des animaux immondes que des créatures
façonnées à l’image de Dieu; aussi quelques cochons noirs les
partageaient-ils avec leurs maîtres sans montrer le moindre dégoût, ce
qui prouvait peu de délicatesse de la part de ces sangliers intimes.

Devant les portes se tenaient quelques marmots au gros ventre, au teint
fiévreux, vêtus de chemises en guenilles, trop courtes par derrière ou
par devant, ou même d’une simple brassière lacée d’une ficelle, nudité
qui ne paraissait gêner leur innocence non plus que s’ils eussent habité
le paradis terrestre. A travers les broussailles de leur chevelure
vierge du peigne brillaient, comme des yeux d’oiseaux de nuit à travers
les branchages, leurs prunelles phosphorescentes de curiosité. La
crainte et le désir se disputaient dans leur contenance; ils auraient
bien voulu s’enfuir et se cacher derrière quelque haie, mais le chariot
et son chargement les retenait sur place par une sorte de fascination.

Un peu en arrière sur le seuil de sa chaumine, une femme maigre, au
teint have, aux yeux bistrés, berçait entre ses bras un nourrisson
famélique. L’enfant pétrissait de sa petite main déjà brune une gorge
tarie un peu plus blanche que le reste de la poitrine et rappelant
encore la jeune femme dans cet être dégradé par la misère. La femme
regardait les comédiens avec la fixité morne de l’abrutissement, sans
paraître bien se rendre compte de ce qu’elle voyait. Accroupie à côté de
sa fille, la grand’mère, plus courbée et plus ridée qu’Hécube, l’épouse
de Priam, roi de l’Ilion, rêvassait le menton sur les genoux et les
mains entre-croisées sur les os des jambes, en la position de quelque
antique idole égyptiaque. Des phalanges formant jeu d’osselets, des
lacis de veines saillantes, des nerfs tendus comme des cordes de
guitare, faisaient ressembler ses pauvres vieilles mains tannées à une
préparation anatomique anciennement oubliée dans l’armoire par un
chirurgien négligent. Les bras n’étaient plus que des bâtons sur
lesquels flottait une peau parcheminée, plissée aux articulations de
rides transversales pareilles à des coups de hachoir. De longs bouquets
de poils hérissaient le menton; une mousse chenue obstruait les
oreilles; les sourcils, comme des plantes pariétaires à l’entrée d’une
grotte, pendaient devant la caverne des orbites où sommeillait l’œil à
demi voilé par la flasque pellicule de la paupière. Quant à la bouche,
les gencives l’avaient avalée, et sa place n’était reconnaissable que
par une étoile de rides concentriques.

A la vue de cet épouvantail séculaire, le Pédant, qui marchait à pied,
se récria:

«Oh! l’horrifique, désastreuse et damnable vieille! A côté d’elle les
Parques sont des poupines; elle est si confite en vétusté, si obsolète
et moisie, qu’aucune fontaine de Jouvence ne la pourrait rajeunir. C’est
la propre mère de l’Éternité; et quand elle naquit, si jamais elle vint
au monde, car sa nativité a dû précéder la création, le Temps avait déjà
la barbe blanche. Pourquoi maître Alcofribas Nasier ne l’a-t-il pas vue
avant de pourtraire sa sibylle de Panzoust ou sa vieille émouchetée par
le lion avec une queue de renard? il eût su alors ce qu’une ruine
humaine peut contenir de rides, lézardes, sillons, fossés,
contrescarpes, et il en eût fait une magistrale description. Cette
sorcière a été sans doute belle en son avril, car ce sont les plus
jolies filles qui font les plus horribles vieilles. Avis à vous,
mesdemoiselles, continua Blazius en s’adressant à l’Isabelle et à la
Sérafina qui s’étaient rapprochées pour l’entendre; quand je songe qu’il
suffirait d’une soixantaine d’hivers jetés sur vos printemps pour faire
de vous d’aussi ordes, abominables et fantasmatiques vieilles que cette
momie échappée de sa boîte, cela m’afflige en vérité et me fait aimer ma
vilaine trogne, qui ne saurait être muée ainsi en larve tragique, mais
dont, au contraire, les ans perfectionnent comiquement la laideur.»

Les jeunes femmes n’aiment pas qu’on leur présente, même dans le
lointain le plus nuageux, la perspective d’être vieilles et laides, ce
qui est la même chose. Aussi les deux comédiennes tournèrent-elles le
dos au Pédant avec un petit haussement d’épaules dédaigneux, comme
accoutumées à de pareilles sottises, et, se rangeant près du chariot
dont on déchargeait les malles, parurent-elles fort occupées du soin
qu’on ne brutalisât point leurs effets; il n’y avait pas de réponse à
faire au Pédant. Blazius, en sacrifiant d’avance sa propre laideur,
avait supprimé toute réplique. Il usait souvent de ce subterfuge pour
faire des piqûres sans en recevoir.

La maison devant laquelle les bœufs s’étaient arrêtés avec cet instinct
des animaux qui n’oublient jamais l’endroit où ils ont trouvé provende
et litière, était une des plus considérables du village. Elle se tenait
avec une certaine assurance sur le bord de la route d’où les autres
chaumines se retiraient honteuses de leur délabrement, et masquant leur
nudité de quelques poignées de feuillages comme de pauvres filles laides
surprises au bain. Sûre d’être la plus belle maison de l’endroit,
l’auberge semblait vouloir provoquer les regards, et son enseigne
tendait les bras en travers au chemin, comme pour arrêter les passants
«à pied et à cheval.»

Cette enseigne, projetée hors de la façade par une sorte de potence en
serrurerie à laquelle au besoin on eût pu pendre un homme, consistait en
une plaque de tôle rouillée grinçant à tous les vents sur sa tringle.

Un barbouilleur de passage y avait peint l’astre du jour, non avec sa
face et sa perruque d’or, mais avec un disque et des rayons bleus à la
manière de ces «ombres de soleil» dont l’art héraldique parsème
quelquefois le champ de ses blasons. Quelle raison avait fait choisir
«le soleil bleu» pour montre de cette hôtellerie? Il y a tant de soleils
d’or sur les grandes routes qu’on ne les distingue plus les uns des
autres, et un peu de singularité ne messied pas en fait d’enseigne. Ce
motif n’était pas le véritable, quoiqu’il pût sembler plausible. Le
peintre qui avait tracé cette image ne possédait plus sur sa palette que
du bleu, et pour se ravitailler en couleur il eût fallu qu’il fît un
voyage jusques à quelque ville d’importance. Aussi prêchait-il la
précellence de l’azur au-dessus des autres teintes, et peignait-il en
cette nuance céleste des lions bleus, des chevaux bleus et des coqs
bleus sur les enseignes de diverses auberges, de quoi les Chinois
l’eussent loué, qui estiment d’autant plus l’artiste qu’il s’éloigne de
la nature.

L’auberge du _Soleil bleu_ avait un toit de tuiles, les unes brunies,
les autres d’un ton vermeil encore qui témoignaient de réparations
récentes, et prouvaient qu’au moins il ne pleuvait pas dans les
chambres.

La muraille tournée vers la route était plâtrée d’un crépi à la chaux
qui en dissimulait les gerçures et les dégradations, et donnait à la
maison un certain air de propreté. Les poutrelles du colombage, formant
des X et des losanges, étaient accusées par une peinture à la mode
basque. Pour les autres faces l’on avait négligé ce luxe, et les tons
terreux du pisé apparaissaient tout crûment. Moins sauvage ou moins
pauvre que les autres habitants du hameau, le maître du logis avait fait
quelques concessions aux délicatesses de la vie civilisée. La fenêtre de
la belle chambre avait des vitres, chose rare à cette époque et en ce
pays; les autres baies contenaient un cadre tendu de canevas ou de
papier huilé, ou se bouchaient d’un volet peint du même rouge
sang-de-bœuf que les charpentes de la façade.

Un hangar attenant à la maison pouvait abriter suffisamment les coches
et les bêtes.--D’abondantes chevelures de foin passaient entre les
barreaux des crèches comme à travers les dents d’un peigne énorme, et de
longues auges, creusées dans de vieux troncs de sapins plantés sur des
piquets, contenaient l’eau la moins fétide qu’avaient pu fournir les
mares voisines.

C’était donc avec raison que maître Chirriguirri prétendait qu’il
n’existait pas à dix lieues à la ronde une hôtellerie si commode en
bâtiments, si bien fournie en provisions et victuailles, si flambante de
bon feu, si douillette en couchers, si assortie en draperies et
vaisselles, que l’hôtellerie du _Soleil bleu_; et en cela il ne se
trompait pas et ne trompait personne, car la plus proche auberge était
éloignée de deux journées de marche au moins.

Le baron de Sigognac éprouvait malgré lui quelque honte à se trouver
mêlé à cette troupe de comédiens ambulants, et il hésitait à franchir le
seuil de l’auberge; car, pour lui faire honneur, Blazius, le Tyran, le
Matamore et le Léandre lui laissaient l’avantage du pas, lorsque
l’Isabelle, devinant l’honnête timidité du Baron, s’avança vers lui avec
une petite mine résolue et boudeuse:

«Fi! monsieur le Baron, vous êtes à l’endroit des femmes d’une réserve
plus glaciale que Joseph et qu’Hippolyte. Ne m’offrirez-vous point le
bras pour entrer dans cette hôtellerie?»

Sigognac, s’inclinant, se hâta de présenter le poing à l’Isabelle, qui
appuya sur la manche râpée du Baron le bout de ses doigts délicats, de
manière à donner à cette légère pression la valeur d’un encouragement.
Ainsi soutenu, le courage lui revint, et il pénétra dans l’auberge d’un
air de gloire et de triomphe;--cela lui était égal que toute la terre le
vît. En ce plaisant royaume de France, celui qui accompagne une jolie
femme ne saurait être ridicule et ne fait que jaloux.

Chirriguirri vint au-devant de ses hôtes et mit son logis à la
disposition des voyageurs avec une emphase qui sentait le voisinage de
l’Espagne. Une veste de cuir à la façon des Marégates, cerclée aux
hanches par un ceinturon à boucle de cuivre, faisait ressortir les
formes vigoureuses de son buste; mais un bout de tablier retroussé par
un coin, un large couteau plongé dans une gaîne de bois, tempéraient ce
que sa mine pouvait avoir d’un peu farouche, et mêlaient à l’ancien
_contrabandista_ une portion de cuisinier rassurante, de même que son
sourire bénin balançait l’effet inquiétant d’une profonde cicatrice qui,
partant du milieu du front, s’allait perdre sous des cheveux coupés en
brosse. Cette cicatrice que Chirriguirri, en se penchant pour saluer le
béret à la main, présentait forcément aux regards, se distinguait de la
peau par une couleur violacée et une dépression des chairs qui
n’avaient pu combler tout à fait l’horrible hiatus.--Il fallait être un
solide gaillard pour n’avoir point laissé fuir son âme par une semblable
fêlure; aussi Chirriguirri était-il un gaillard solide, et son âme, sans
doute, n’était point pressée d’aller voir ce que lui réservait l’autre
monde. Des voyageurs méticuleux et timorés eussent trouvé peut-être le
métier d’aubergiste bien pacifique pour un hôtelier de cette tournure;
mais, comme nous l’avons dit, le _Soleil bleu_ était la seule hôtellerie
logeable dans ce désert.

La salle dans laquelle pénétrèrent Sigognac et les comédiens n’était pas
aussi magnifique que Chirriguirri l’assurait: le plancher consistait en
terre battue, et, au milieu de la chambre, une espèce d’estrade formée
de grosses pierres composait le foyer. Une ouverture pratiquée au
plafond, et barrée d’une tringle de fer d’où pendait une chaîne
s’agrafant à la crémaillère, remplaçait la hotte et le tuyau de
cheminée, de sorte que tout le haut de la pièce disparaissait à demi
dans le brouillard de fumée dont les flocons prenaient lentement le
chemin de l’ouverture, si par hasard le vent ne les rabattait pas. Cette
fumée avait recouvert les poutres de la toiture d’un glacis de bitume
pareil à ceux qu’on voit dans les vieux tableaux, et contrastant avec le
crépi de chaux tout récent des murailles.

Autour du foyer, sur trois faces seulement, pour laisser au cuisinier la
libre approche de la marmite, des bancs de bois s’équilibraient sur les
rugosités du plancher calleux comme la peau d’une monstrueuse orange, à
l’aide de tessons de pots ou de fragments de brique. Çà et là flânaient
quelques escabeaux formés de trois pieux s’ajustant dans une planchette
que l’un d’eux traversait, de manière à soutenir un morceau de bois
transversal qui pouvait à la rigueur servir de dossier à des gens peu
soucieux de leurs aises, mais qu’un sybarite eût assurément regardé
comme un instrument de torture. Une espèce de huche, pratiquée dans une
encoignure, complétait cet ameublement où la rudesse du travail n’avait
d’égale que la grossièreté de la matière. Des éclats de bois de sapin,
plantés dans des fiches de fer, jetaient sur tout cela une lumière rouge
et fumeuse dont les tourbillons se réunissaient à une certaine hauteur
aux nuages du foyer. Deux ou trois casseroles accrochées le long du mur
comme des boucliers aux flancs d’une trirème, si cette comparaison n’est
pas trop noble et trop héroïque pour un pareil sujet, s’illuminaient

[Illustration: CHIQUITA (p. 59).]

vaguement à cette lueur et lançaient à travers l’ombre des reflets
sanguinolents. Sur une planche, une outre à demi dégonflée s’affaissait
dans une attitude flasque et morte comme un torse décapité. Du plafond
tombait sinistrement au bout d’un croc une longue flèche de lard, qui,
parmi les flocons de fumée montant de l’âtre, prenait une alarmante
apparence de pendu.

Certes le taudis, malgré les prétentions de l’hôte, était lugubre à
voir, et un passant isolé aurait pu, sans être précisément poltron, se
sentir l’imagination travaillée de fantaisies maussades et craindre de
trouver dans l’ordinaire du lieu quelqu’un de ces pâtés de chair humaine
faite aux dépens des voyageurs solitaires; mais la troupe des comédiens
était trop nombreuse pour que de semblables terreurs pussent venir à ces
braves histrions accoutumés d’ailleurs, par leur vie errante, aux plus
étranges logis.

A l’angle d’un des bancs, lorsque les comédiens entrèrent, sommeillait
une petite fille de huit à neuf ans, ou du moins qui ne paraissait avoir
que cet âge, tant elle était maigre et chétive. Appuyée des épaules au
dossier du banc, elle laissait choir sur sa poitrine sa tête, d’où
pleuvaient de longues mèches de cheveux emmêlés qui empêchaient de
distinguer ses traits. Les nerfs de son col mince comme celui d’un
oiseau plumé se tendaient et semblaient avoir de la peine à empêcher la
masse chevelue de rouler à terre. Ses bras abandonnés pendaient de
chaque côté du corps, les mains ouvertes, et ses jambes, trop courtes
pour atteindre le sol, restaient en l’air un pied croisé sur l’autre.
Ces jambes, fines comme des fuseaux, étaient devenues d’un rouge brique
par l’effet du froid, du soleil et des intempéries. De nombreuses
égratignures, les unes cicatrisées, les autres fraîches, révélaient des
courses habituelles à travers les buissons et les halliers. Les pieds,
petits et délicats de forme, avaient des bottines de poussière grise, la
seule chaussure sans doute qu’ils eussent jamais portée.

Quant au costume, il était des plus simples et se composait de deux
pièces: une chemise de toile si grossière que les barques en ont de plus
fine pour leur voilure, et une cotte de futaine jaune à la mode
aragonaise, taillée jadis dans le morceau le moins usé d’une jupe
maternelle. L’oiseau brodé de diverses couleurs qui orne d’ordinaire ces
sortes de jupons faisait partie du lé levé pour la petite, sans doute
parce que les fils de la laine avaient soutenu un peu l’étoffe délabrée.
Cet oiseau ainsi posé produisait un effet singulier, car son bec se
trouvait à la ceinture et ses pattes au bord de l’ourlet, tandis que son
corps, fripé et dérangé par les plis, prenait des anatomies bizarres et
ressemblait à ces volatiles chimériques des bestiaires ou des vieilles
mosaïques byzantines.

L’Isabelle, la Sérafine et la soubrette prirent place sur ce banc, et
leur poids réuni à celui bien léger de la petite fille suffisait à peine
pour contre-balancer la masse de la Duègne, assise à l’autre bout. Les
hommes se distribuèrent sur les autres banquettes, laissant par
déférence un espace vide entre eux et le baron de Sigognac.

Quelques poignées de bourrée avaient ravivé la flamme, et le pétillement
des branches sèches qui se tordaient dans le brasier réjouissait les
voyageurs, un peu courbaturés de la fatigue du jour, et ressentant à
leur insu l’influence de la mal’aria qui régnait dans ce canton entouré
d’eaux croupies que le sol imperméable ne peut résorber.

Chirriguirri s’approcha d’eux courtoisement et avec toute la bonne grâce
que lui permettait sa mine naturellement rébarbative.

«Que servirai-je à Vos Seigneuries? Ma maison est approvisionnée de tout
ce qui peut convenir à des gentilshommes. Quel dommage que vous ne soyez
pas arrivés hier, par exemple! J’avais préparé une hure de sanglier aux
pistaches si délicieuse au fumet, si confite en épices, si délicate à la
dégustation, qu’il n’en est malheureusement pas resté de quoi mastiquer
une dent creuse!

--Cela est en effet bien douloureux, dit le Pédant en se pourléchant les
babines de sensualité à ces délices imaginaires; la hure aux pistaches
me plaît sur tous autres régals; bien volontiers je m’en serais donné
une indigestion.

--Et qu’eussiez-vous dit de ce pâté de venaison dont les seigneurs que
j’hébergeai ce matin ont dévoré jusqu’à la croûte après avoir mis à sac
l’intérieur de la place, sans faire quartier ni merci?

--J’eusse dit qu’il était excellent, maître Chirriguirri, et j’aurais
loué comme il convient le mérite non pareil du cuisinier; mais à quoi
sert de nous allumer cruellement l’appétit par des mets fallacieux
digérés à l’heure qu’il est, car vous n’y avez pas épargné le poivre,
le piment, la muscade et autres éperons à boire. Au lieu de ces plats
défunts dont la succulence ne peut être révoquée en doute, mais qui ne
sauraient nous sustenter, récitez-nous les plats du jour, car l’aoriste
est principalement fâcheux en cuisine, et la faim aime à table
l’indicatif présent. Foin du passé! c’est le désespoir et le jeûne; le
futur, au moins, permet à l’estomac des rêveries agréables. Par pitié,
ne racontez plus ces gastronomies anciennes à de pauvres diables affamés
et recrus comme des chiens de chasse.

--Vous avez raison, maître, le souvenir n’est guère substantiel, dit
Chirriguirri avec un geste d’assentiment; mais je ne puis m’empêcher
d’être aux regrets de m’être ainsi imprudemment dégarni de provisions.
Hier mon garde-manger regorgeait, et j’ai commis, il n’y a pas plus de
deux heures, l’imprudence d’envoyer au château mes six dernières
terrines de foies de canard; des foies admirables, monstrueux! de vraies
bouchées de roi!

--Oh! quelle noce de Cana et de Gamache l’on ferait de tous les mets que
vous n’avez plus et qu’ont dévorés des hôtes plus heureux! Mais c’est
trop nous faire languir; avouez-nous sans rhétorique ce que vous avez,
après nous avoir si bien dit ce que vous n’aviez pas.

--C’est juste. J’ai de la garbure, du jambon et de la merluche, répondit
l’hôtelier essayant une pudique rougeur, comme une honnête ménagère
prise au dépourvu à qui son mari amène trois ou quatre amis à dîner.

--Alors, s’écria en chœur la troupe famélique, donnez-nous de la
merluche, du jambon et de la garbure.

--Mais aussi, quelle garbure! poursuivit l’hôtelier reprenant son aplomb
et faisant sonner sa voix comme la fanfare d’une trompette; des croûtons
mitonnés dans la plus fine graisse d’oie, des choux frisés d’un goût
ambroisien, tels que Milan n’en produit jamais de meilleurs, et cuits
avec un lard plus blanc que la neige au sommet de la Maladetta; un
potage à servir sur la table des dieux!

--L’eau m’en vient à la bouche. Mais servez vite, car je crève de male
rage de faim, dit le Tyran avec un air d’ogre subodorant la chair
fraîche.

--Zagarriga, dressez vite le couvert dans la belle chambre, cria
Chirriguirri à un garçon peut-être imaginaire, car il ne donna pas
signe de vie, malgré l’intonation pressante employée par le patron.

--Quant au jambon, j’espère que Vos Seigneuries en seront satisfaites;
il peut lutter contre les plus exquis de la Manche et de Bayonne; il est
confit dans le sel gemme, et sa chair, entrelardée de blanc et de rose,
est la plus appétissante du monde.

--Nous le croyons comme précepte d’Évangile, dit le Pédant exaspéré;
mais déployez vivement cette merveille jambonique, ou bien il va se
passer ici des scènes de cannibalisme comme sur les galions et
caravelles naufragés. Nous n’avons pas commis de crimes ainsi que le
sieur Tantalus pour être torturés par l’apparence de mets fugitifs.

--Vous parlez comme de cire, reprit Chirriguirri du ton le plus
tranquille. Holà! ho! toute la marmitonnerie, qu’on se démène, qu’on
s’évertue, qu’on se précipite! Ces nobles voyageurs ont faim et ne
sauraient attendre!»

La marmitonnerie ne bougea non plus que le Zagarriga susnommé, sous le
prétexte plus spécieux que valable qu’elle n’existait pas et qu’elle
n’avait jamais existé. Tout le domestique de l’auberge consistait en une
grande fille hâve et déchevelée, nommée la Mionnette; mais cette
valetaille idéale qu’interpellait sans cesse maître Chirriguirri
donnait, selon lui, bon air à l’auberge, l’animait, la peuplait, et
justifiait le prix élevé de l’écot. A force d’appeler par leurs noms ces
serviteurs chimériques, l’aubergiste du _Soleil bleu_ était parvenu à
croire à leur existence, et il s’étonnait presque qu’ils ne réclamassent
point leurs gages, discrétion dont il leur savait gré d’ailleurs.

Devinant au sourd chaplis de vaisselle qui se faisait dans la pièce
voisine que le couvert n’était pas encore mis, l’hôtelier, pour gagner
du temps, entreprit l’éloge de la merluche, thème assez stérile, et qui
demandait certains efforts d’éloquence. Heureusement Chirriguirri était
accoutumé à faire valoir les mets insipides par les épices de sa parole.

«Vos Grâces pensent sans doute que la merluche est un régal vulgaire, et
en cela elles n’ont pas tort; mais il y a merluche et merluche. Celle-ci
a été pêchée sur le banc même de Terre-Neuve par le plus hardi marin du
golfe de Gascogne. C’est une merluche de choix, blanche, de haut goût,
point coriace, excellente dans une friture d’huile d’Aix, préférable au
saumon, au thon, au poisson-épée. Notre Saint-Père le pape, puisse-t-il
nous accorder ses indulgences, n’en consomme pas d’autre en carême; il
en use aussi les vendredis et les samedis, et tels autres jours maigres
quand il est fatigué de sarcelles et de macreuses. Pierre Lestorbat, qui
m’approvisionne, fournit aussi Sa Sainteté. De la merluche du
Saint-Père, cela, Capdédious! n’est pas à mépriser, et Vos Seigneuries
sont gens à n’en pas faire fi! autrement elles ne seraient pas bonnes
catholiques.

--Aucun de nous ne tient pour la vache à Colas, répondit le Pédant, et
nous serions flattés de nous ingurgiter cette merluche papale; mais,
Corbacche! que ce mirifique poisson daigne sauter de la friture dans
l’assiette, ou nous allons nous dissiper en fumée comme larves et
lémures quand chante le coq et retourne le soleil.

--Il ne serait point décent de manger la friture avant le potage, ce
serait mettre culinairement la charrue devant les bœufs, fit maître
Chirriguirri d’un air de suprême dédain, et Vos Seigneuries sont trop
bien élevées pour se permettre des incongruités semblables. Patience, la
garbure a besoin encore d’un bouillon ou deux.

--Cornes du diable et nombril du pape! beugla le Tyran, je me
contenterais d’un brouet lacédémonien s’il était servi sur l’heure!»

Le baron de Sigognac ne disait rien et ne témoignait aucune impatience;
il avait mangé la veille! Dans les longues disettes de son château de la
faim, il s’était de longue main rompu aux abstinences érémitiques, et
cette fréquence de repas étonnait son sobre estomac. Isabelle, Sérafine
ne se plaignaient pas, car la montre de voracité ne sied point aux
jeunes dames, lesquelles sont censées se repaître de rosée et suc de
fleurs comme avettes. Le Matamore, soigneux de sa maigreur, semblait
enchanté, car il venait de resserrer son ceinturon d’un point, et
l’ardillon de la boucle claquait librement dans le trou du cuir. Le
Léandre bâillait et montrait les dents. La Duègne s’était assoupie, et
sous son menton penché regorgeaient en boudins trois plis de chair
flasque.

La petite fille, qui dormait à l’autre bout du banc, s’était réveillée
et redressée. On pouvait voir son visage qu’elle avait dégagé de ses
cheveux qui semblaient avoir déteint sur son front tant il était fauve.
Sous le hâle de la figure perçait une pâleur de cire, une pâleur mate et
profonde. Aucune couleur aux joues, dont les pommettes saillaient. Sur
les lèvres bleuâtres, dont le sourire malade découvrait des dents d’une
blancheur nacrée, la peau se fendillait en minces lamelles. Toute la vie
paraissait réfugiée dans les yeux.

La maigreur de sa figure faisait paraître ses yeux énormes, et la large
meurtrissure de bistre qui les entourait comme une auréole leur donnait
un éclat fébrile et singulier.--Le blanc en paraissait presque bleu,
tant les prunelles y tranchaient par leur brun sombre, et tant la double
ligne de cils était épaisse et fournie. En ce moment ces yeux étranges
exprimaient une admiration enfantine et une convoitise féroce, et ils se
tenaient opiniâtrement fixés sur les bijoux de l’Isabelle et de la
Sérafine, dont la petite sauvage, sans doute, ne connaissait pas le peu
de valeur. La scintillation de quelque passementerie d’or faux, l’orient
trompeur d’un collier en perles de Venise, l’éblouissaient et la
tenaient comme dans une sorte d’extase. Évidemment elle n’avait, de sa
vie, rien vu de si beau. Ses narines se dilataient, une faible rougeur
lui montait aux joues, un rire sardonique voltigeait sur ses lèvres
pâles, interrompu de temps à autre par un claquement de dents fiévreux,
rapide et sec.

Heureusement personne de la compagnie ne regardait ce pauvre petit tas
de haillons secoué d’un tremblement nerveux, car on eût été effrayé de
l’expression farouche et sinistre imprimée sur les traits de ce masque
livide.

Ne pouvant maîtriser sa curiosité, l’enfant étendit sa main brune,
délicate et froide comme une main de singe, vers la robe d’Isabelle,
dont ses doigts palpèrent l’étoffe avec un sentiment visible de plaisir
et une titillation voluptueuse. Ce velours fripé, miroité à tous ses
plis, lui semblait le plus neuf, le plus riche et le plus moelleux du
monde.

Quoique le tact eût été bien léger, Isabelle se retourna et vit l’action
de la petite, à qui elle sourit maternellement. Se sentant sous un
regard, l’enfant avait repris subitement une niaise physionomie puérile
n’indiquant qu’une stupeur idiote, avec une science instinctive de
mimique qui eût fait honneur à une comédienne consommée dans la pratique
de son art, et, d’une voix dolente, elle dit en son patois:

«C’est comme la chape de la Notre-Dame sur l’autel!»

Puis, baissant ses cils dont la frange noire lui descendait jusque sur
les pommettes, elle appuya ses épaules au dossier de la banquette,
joignit ses mains, croisa ses pouces et feignit de s’endormir comme
accablée par la fatigue.

Mionnette, la grande fille hagarde, vint annoncer que le souper était
prêt, et l’on passa dans la salle voisine.

Les comédiens firent de leur mieux honneur au menu de maître
Chirriguirri, et, sans y trouver les exquisités promises, assouvirent
leur faim, et surtout leur soif par de longues accolades à l’outre
presque désenflée, comme une cornemuse d’où le vent serait sorti.

Ils allaient se lever de table, lorsque des abois de chiens et un bruit
de pieds de chevaux se firent entendre près de l’auberge. Trois coups
frappés à la porte avec une autorité impatiente signalèrent un voyageur
qui n’avait pas l’habitude de faire le pied de grue. La Mionnette se
précipita vers l’huis, tira le loquet, et un cavalier, lui jetant
presque le battant à la figure, entra au milieu d’un tourbillon de
chiens qui faillirent renverser la servante et se répandirent dans la
salle sautant, gambadant, cherchant les reliefs sur les assiettes
desservies, et en une minute accomplissant avec leurs langues la besogne
de trois laveuses de vaisselle.

Quelques coups de fouet vigoureusement appliqués sur l’échine, sans
distinction d’innocents ou de coupables, calmèrent comme par
enchantement cette agitation; les chiens se réfugièrent sous les bancs,
haletants, tirant la langue, posèrent leurs têtes sur leurs pattes ou
s’arrondirent en boule, et le cavalier, faisant bruyamment résonner les
mollettes de ses éperons, entra dans la chambre où mangeaient les
comédiens avec l’assurance d’un homme qui est toujours chez lui quelque
part qu’il se trouve. Chirriguirri le suivait, le béret à la main, d’un
air obséquieux et presque craintif, lui qui cependant n’était pas
timide.

Le cavalier, debout sur le seuil de la chambre, toucha légèrement le
bord de son feutre et parcourut d’un œil tranquille le cercle des
comédiens qui lui rendaient son salut.

Il pouvait avoir trente ou trente-cinq ans; des cheveux blonds frisés en
spirale encadraient sa tête sanguine et joviale, dont les tons roses
tournaient au rouge sous l’impression de l’air et des exercices
violents. Ses yeux, d’un bleu dur, brillaient à fleur de tête; son nez,
un peu retroussé du bout, se terminait par une facette nettement coupée.
Deux petites moustaches rousses, cirées aux pointes et tournées en croc,
se tortillaient sous ce nez comme des virgules, faisant symétrie à une
royale en feuille d’artichaut. Entre les moustaches et la royale
s’épanouissait une bouche dont la lèvre supérieure un peu mince
corrigeait ce que l’inférieure, large, rouge et striée de lignes
perpendiculaires, aurait pu avoir de trop sensuel. Le menton se
rebroussait brusquement, et sa courbe faisait saillir le bouquet de
poils de la barbiche. Le front qu’il découvrit en jetant son feutre sur
un escabeau présentait des tons blancs et satinés, préservé qu’il était
habituellement des ardeurs du soleil par l’ombre du chapeau, et
indiquait que ce gentilhomme, avant qu’il eût quitté la cour pour la
campagne, devait avoir le teint fort délicat. En somme, la physionomie
était agréable, et la gaieté du franc compagnon y tempérait à propos la
fierté du noble.

Le costume du nouveau venu montrait par son élégance que du fond de la
province le marquis, c’était son titre, n’avait pas rompu ses relations
avec les bons faiseurs et les bonnes faiseuses.

Un col de point coupé dégageait son col et se rabattait sur une veste de
drap couleur citron agrémentée d’argent, très-courte et laissant
déborder entre elle et le haut-de-chausses un flot de linge fin. Les
manches de cette veste, ou plutôt de cette brassière, découvraient la
chemise jusqu’au coude; le haut-de-chausses bleu, orné d’une sorte de
tablier en canons de rubans paille, descendait un peu au-dessous du
genou, où des bottes molles ergotées d’éperons d’argent le rejoignaient.
Un manteau bleu galonné d’argent, posé sur le coin de l’épaule, et
retenu par une ganse, complétait ce costume, un peu trop coquet
peut-être pour la saison et le pays, mais que nous justifierons d’un
mot: le marquis venait de suivre la chasse avec la belle Yolande, et il
s’était adonisé de son mieux, voulant soutenir son ancienne réputation
de braverie, car il avait été admiré au Cours-la-Reine parmi les
raffinés et les gens du bel air.

«La soupe à mes chiens, un picotin d’avoine à mon cheval, un morceau de
pain et de jambon pour moi, un rogaton quelconque à mon piqueur,» dit le
marquis jovialement en prenant place au bout de la table, près de la
Soubrette, qui, voyant un beau seigneur si bien nippé, lui avait
décoché une œillade incendiaire et un sourire vainqueur.

Maître Chirriguirri plaça une assiette d’étain et un gobelet devant le
marquis;--la Soubrette, avec la grâce d’une Hébé, lui versa une large
rasade, qu’il avala d’un trait. Les premières minutes furent consacrées
à réduire au silence les abois d’une faim de chasseur, la plus féroce
des faims, égale en âpreté à celle que les Grégeois nomment _boulimie_;
puis le marquis promena son regard autour de la table, et remarqua parmi
les comédiens, assis près d’Isabelle, le baron de Sigognac, qu’il
connaissait de vue, et qu’il avait croisé en passant avec la chasse
devant le char à bœufs.

Isabelle souriait au Baron, qui lui parlait bas, de ce sourire
languissant et vague, caresse de l’âme, témoignage de sympathie plutôt
qu’expression de gaieté, auquel ne sauraient se méprendre ceux qui ont
un peu l’habitude des femmes, et cette expérience ne manquait pas au
marquis. La présence de Sigognac dans cette troupe de bohèmes ne le
surprit plus; et le mépris que lui inspirait l’équipement délabré du
pauvre Baron diminua de beaucoup. Cette entreprise de suivre sa belle
sur le chariot de Thespis à travers le hasard des aventures comiques ou
tragiques lui parut d’une imaginative galante et d’un esprit délibéré.
Il fit un signe d’intelligence à Sigognac pour lui marquer qu’il l’avait
reconnu et comprenait son dessein; mais en véritable homme de cour il
respecta son incognito, et ne parut plus s’occuper que de la Soubrette,
à qui il débitait des galanteries superlatives, moitié vraies, moitié
moqueuses, qu’elle acceptait de même avec des éclats de rire propres à
montrer jusqu’au gosier sa denture magnifique.

Le marquis, désireux de pousser une aventure qui se présentait si bien,
jugea à propos de se dire tout à coup fort épris du théâtre et bon juge
en matière de comédie.--Il se plaignit de manquer en province de ce
plaisir propre à exercer l’intellect, affiner le langage, augmenter la
politesse et perfectionner les mœurs, et, s’adressant au Tyran qui
paraissait le chef de la troupe, il lui demanda s’il n’avait pas
d’engagements qui l’empêchassent de donner quelques représentations des
meilleures pièces de son répertoire au château de Bruyères, où il serait
facile de dresser un théâtre dans la grand’salle ou dans l’orangerie.

Le Tyran, souriant d’un air bonasse dans sa large barbe de crin,
répondit que rien n’était plus facile, et que sa troupe, une des plus
excellentes qui courussent la province, était au service de Sa
Seigneurie, depuis le roi jusqu’à la soubrette, ajouta-t-il avec une
feinte bonhomie.

«Voilà qui tombe on ne peut mieux, répondit le marquis, et pour les
conditions il n’y aura point de difficulté; vous fixerez vous-même la
somme; on ne marchande point avec Thalie, laquelle est une muse fort
considérée d’Apollon, et aussi bien vue à la cour qu’à la ville et en
province, où l’on n’est pas si Topinambou qu’on affecte de le croire à
Paris.»

Cela dit, le marquis, après un coup de genou significatif à la Soubrette
qui ne s’en effaroucha point, quitta la table, enfonça son feutre
jusqu’au sourcil, salua la compagnie de la main, et repartit au milieu
des jappements de sa meute; il prenait les devants pour préparer au
château la réception des comédiens.

Il se faisait déjà tard, et l’on devait repartir le matin de très-bonne
heure, car le château de Bruyères était assez éloigné, et si un cheval
barbe peut, par les chemins de traverse, franchir aisément une distance
de trois ou quatre lieues, un chariot pesamment chargé et traîné sur une
grande route sablonneuse, par des bœufs déjà fatigués, y met un espace
de temps beaucoup plus considérable.

Les femmes se retirèrent dans une espèce de soupente, où l’on avait jeté
des bottes de paille; les hommes restèrent dans la salle, s’accommodant
du mieux qu’ils purent sur les bancs et les escabeaux.



IV.

BRIGANDS POUR LES OISEAUX.


Retournons maintenant à la petite fille que nous avons laissée endormie
sur le banc d’un sommeil trop profond pour ne pas être simulé. Son
attitude nous semble à bon droit suspecte, et la féroce convoitise, avec
laquelle ses yeux sauvages se fixaient sur le collier de perles
d’Isabelle demande à ce qu’on surveille ses démarches.

En effet, dès que la porte se fut refermée sur les comédiens, elle
souleva lentement ses longues paupières brunes, promena son regard
inquisiteur dans tous les coins de la chambre, et quand elle se fut bien
assurée qu’il n’y avait plus personne, elle se laissa couler du rebord
de la banquette sur ses pieds, se dressa, rejeta ses cheveux en arrière
par un mouvement qui lui était familier, et se dirigea vers la porte,
qu’elle ouvrit sans faire plus de bruit qu’une ombre. Elle la referma
avec beaucoup de précaution, prenant garde que le loquet ne retombât
trop brusquement, puis elle s’éloigna à pas lents jusqu’à l’angle d’une
haie qu’elle tourna.

Sûre alors d’être hors de vue du logis, elle prit sa course, sautant les
fossés d’eau croupie, enjambant les sapins abattus et bondissant sur les
bruyères comme une biche ayant une meute après elle. Les longues mèches
de sa chevelure lui flagellaient les joues comme des serpents noirs, et
parfois, retombant du front, lui interceptaient la vue; alors, sans
ralentir la rapidité de son allure, elle les repoussait avec la paume de
la main derrière son oreille et faisait un geste d’impatience mutine;
mais ses pieds agiles semblaient n’avoir pas besoin d’être guidés par la
vue, tant ils connaissaient le chemin.

L’aspect du lieu, autant qu’on pouvait le démêler à la lueur livide
d’une lune à moitié masquée et portant pour touret de nez un nuage de
velours noir, était particulièrement désolé et lugubre. Quelques sapins,
que l’entaille destinée à leur soutirer la résine rendait semblable à
des spectres d’arbres assassinés, étalaient leurs plaies rougeâtres sur
le bord d’un chemin sablonneux, dont la nuit ne parvenait pas à éteindre
la blancheur. Au delà, de chaque côté de la route, s’étendaient les
bruyères d’un violet sombre, où flottaient des bancs de vapeurs
grisâtres auxquelles les rayons de l’astre nocturne donnaient un air de
fantômes en procession, bien fait pour porter la terreur en des âmes
superstitieuses ou peu habituées aux phénomènes de la nature dans ces
solitudes.

L’enfant, accoutumée sans doute à ces fantasmagories du désert, n’y
faisait aucune attention et continuait sa course. Elle arriva enfin à
une espèce de monticule couronné de vingt ou trente sapins qui formaient
là comme une sorte de bois. Avec une agilité singulière, et qui ne
trahissait aucune fatigue, elle franchit l’escarpement assez roide et
gagna le sommet du tertre. Debout sur l’élévation, elle promena quelque
temps autour d’elle ses yeux pour qui l’ombre ne semblait pas avoir de
voiles, et, n’apercevant que l’immensité solitaire, elle mit deux de ses
doigts dans sa bouche et poussa, à trois reprises, un de ces sifflements
que le voyageur, traversant les bois la nuit, n’entend jamais sans une
angoisse secrète, bien qu’il les suppose produits par des chats-huants
craintifs ou toute autre bestiole inoffensive.

Une pause séparait chacun des cris, que sans cela l’on eût pu confondre
avec les ululations des orfraies, des bondrées et des chouettes, tant
l’imitation était parfaite.

Bientôt un monceau de feuilles parut s’agiter, fit le gros dos, se
secoua comme une bête endormie qu’on réveille, et une forme humaine se
dressa lentement devant la petite.

«C’est toi, Chiquita, dit l’homme. Quelle nouvelle? Je ne t’attendais
plus et faisais un somme.»

L’homme qu’avait réveillé l’appel de Chiquita était un gaillard de
vingt-cinq ou trente ans, de taille moyenne, maigre, nerveux et
paraissant propre à toutes les mauvaises besognes; il pouvait être
braconnier, contrebandier, faux-saunier, voleur et coupe-jarret,
honnêtes industries qu’il pratiquait les unes après les autres ou toutes
à la fois, selon l’occurrence.

Un rayon de lune tombant sur lui d’entre les nuages, comme le jet de
lumière d’une lanterne sourde, le détachait en clair du fond sombre des
sapins, et eût permis, s’il se fût trouvé là quelque spectateur,
d’examiner sa physionomie et son costume d’une truculence
caractéristique. Sa face, basanée et cuivrée comme celle d’un sauvage
caraïbe, faisait briller par le contraste ses yeux d’oiseau de proie et
ses dents d’une extrême blancheur, dont les canines très-pointues
ressemblaient à des crocs de jeune loup. Un mouchoir ceignait son front
comme le bandeau d’une blessure, et comprimait les touffes d’une
chevelure drue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet de la
tête; un gilet de velours bleu, décoloré par un long usage et agrémenté
de boutons faits de piécettes soudées à une tige de métal, enveloppait
son buste; des grègues de toile flottaient sur ses cuisses, et des
alpargatas faisaient s’entre-croiser leurs bandelettes autour de ses
jambes aussi fermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costume était
complété par une large ceinture de laine rouge montant des hanches aux
aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l’estomac,
une bosse indiquait le garde-manger et le trésor du malandrin; et, s’il
se fût retourné, on eût pu voir dans son dos, dépassant les deux bords
de la ceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas
allongées en poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de
cuivre, et porte sur son acier autant de stries rouges que le brave dont
elle est l’arme a commis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja
d’Agostin comptait de cannelures écarlates, mais à la mine du drôle il
était permis, sans manquer à la charité, de les supposer nombreuses.

Tel était le personnage avec qui Chiquita entretenait des relations
mystérieuses.

«Eh bien! Chiquita, dit Agostin en passant avec un geste amical sa rude
main sur la tête de l’enfant, qu’as-tu remarqué à l’auberge de maître
Chirriguirri?

--Il est venu, répondit la petite, un chariot plein de voyageurs; on a
porté cinq grands coffres sous le hangar, qui semblaient assez lourds,
car il fallait deux hommes pour chacun.

--Hum! fit Agostin, quelquefois les voyageurs mettent des cailloux dans
leurs bagages pour se créer de la considération auprès des hôteliers;
cela s’est vu.

--Mais, répondit Chiquita, les trois jeunes dames qui sont avec eux ont
des galons en passementeries d’or sur leurs habits. L’une d’elles, la
plus jolie, a autour du coup un rang de gros grains blancs d’une couleur
argentée, et qui brillent à la lumière; oh! c’est bien beau! bien
magnifique!

--Des perles! bon cela, dit entre ses dents le bandit, pourvu qu’elles
ne soient pas fausses! On travaille d’un si merveilleux goût à Murano,
et les galants du jour ont des morales si relâchées!

--Mon bon Agostin, poursuivit Chiquita d’un ton de voix câlin, si tu
coupes le cou à la belle dame, tu me donneras le collier.

--Cela t’irait bien, en effet, et congruerait merveilleusement à ta
tignasse ébouriffée, à ta chemise en toile à torchon et à ta jupe
jaune-serin.

--J’ai fait si souvent le guet pour toi, j’ai tant couru afin de
t’avertir quand le brouillard s’élevait de terre, et que la rosée
mouillait mes pauvres pieds nus. T’ai-je jamais fait attendre ta
nourriture dans tes cachettes, même lorsque la fièvre me faisait claquer
du bec comme une cigogne au bord d’un marécage et que je pouvais à peine
me traîner à travers les halliers et les broussailles?

--Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle; mais nous ne le
tenons pas encore, ce collier. Combien as-tu compté d’hommes?

--Oh! beaucoup. Un gros et fort, avec une large barbe au milieu du
visage; un vieux, deux maigres, un qui a l’air d’un renard et un autre
qui semble un gentilhomme, bien qu’il ait des habits mal en point.

--Six hommes, fit Agostin devenu rêveur en supputant sur ses doigts.
Hélas! ce nombre ne m’eût pas effrayé autrefois; mais je reste seul de
ma bande. Ont-ils des armes, Chiquita?

--Le gentilhomme a son épée et le grand maigre sa rapière.

--Pas de pistolets, ni d’arquebuse?

--Je n’en ai pas vu, reprit Chiquita, à moins qu’ils ne les aient
laissés dans le chariot, mais Chirriguirri ou la Mionnette m’aurait fait
signe.

--Allons, risquons le coup, et dressons l’embuscade, dit Agostin en
prenant sa résolution. Cinq coffres, des broderies d’or, un collier de
perles. J’ai travaillé pour moins.»

Le brigand et la petite fille entrèrent dans le bois de sapins;

[Illustration: Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle... (Page
72.)]

et, parvenus à l’endroit le plus secret, ils se mirent activement à
déranger des pierres et des brassées de broussailles, jusqu’à ce qu’ils
eussent mis à nu cinq ou six planches saupoudrées de terre. Agostin
souleva les planches, les jeta de côté, et descendit jusqu’à mi-corps
dans la noire ouverture qu’elles laissaient béante. Était-ce l’entrée
d’un souterrain ou d’une caverne, retraite ordinaire du brigand? la
cachette où il serrait les objets volés? l’ossuaire où il entassait les
cadavres de ses victimes?

Cette dernière supposition eût paru la plus vraisemblable au spectateur,
si la scène eût eu d’autres témoins que les choucas perchés dans la
sapinière.

Agostin se courba, parut fouiller au fond de la fosse, se redressa
tenant entre les bras une forme humaine d’une roideur cadavérique, qu’il
jeta sans cérémonie sur le bord du trou. Chiquita ne parut éprouver
aucune frayeur à cette exhumation étrange, et tira le corps par les
pieds à quelque distance de la fosse, avec plus de force que sa frêle
apparence ne permettait d’en supposer. Agostin, continuant son lugubre
travail, sortit encore de cet Haceldama cinq cadavres que la petite
fille rangea auprès du premier, souriant comme une jeune goule prête à
faire ripaille dans un cimetière. Cette fosse ouverte, ce bandit
arrachant à leur repos les restes de ses victimes, cette petite fille
aidant à cette funèbre besogne, tout cela sous l’ombre noire des sapins,
composait un tableau fait pour inspirer l’effroi aux plus braves.

Le bandit prit un des cadavres, le porta sur la crête de l’escarpement,
le dressa, et le fit tenir debout en fichant en terre le pieu auquel le
corps était lié. Ainsi maintenu, le cadavre singeait assez à travers
l’ombre l’apparence d’un homme vivant.

«Hélas! à quoi en suis-je réduit par le malheur des temps, dit Agostin
avec un han de saint Joseph. Au lieu d’une bande de vigoureux drôles,
maniant le couteau et l’arquebuse comme des soldats d’élite, je n’ai
plus que des mannequins couverts de guenilles, des épouvantails à
voyageurs, simples comparses de mes exploits solitaires! Celui-ci,
c’était Matasierpes, le vaillant Espagnol, mon ami de cœur, un garçon
charmant, qui avec sa navaja traçait des croix sur la figure des
gavaches aussi proprement qu’avec un pinceau trempé dans du rouge; bon
gentilhomme d’ailleurs, hautain comme s’il était issu de la propre
cuisse de Jupiter, présentant le coude aux dames pour descendre de coche
et détroussant les bourgeois d’une façon grandiose et royale! Voilà sa
cape, sa golille et son sombrero à plume incarnadine que j’ai pieusement
dérobés au bourreau comme des reliques, et dont j’ai revêtu l’homme de
paille qui remplace ce jeune héros digne d’un meilleur sort. Pauvre
Matasierpes! cela le contrariait d’être pendu, non qu’il se souciât du
trépas, mais comme noble, il prétendait avoir le droit d’être décapité.
Par malheur, il ne portait pas sa généalogie dans sa poche, et il lui
fallut expirer perpendiculairement.»

Retournant près de la fosse, Agostin prit un autre mannequin coiffé d’un
béret bleu:

«Celui-là, c’est Isquibaïval, un fameux, un vaillant, plein de cœur à
l’ouvrage, mais il avait quelquefois trop de zèle et se laissait aller à
tout massacrer: il ne faut pas détruire la pratique, que diable! Du
reste, peu âpre au butin, toujours content de sa part. Il dédaignait
l’or et n’aimait que le sang; brave nature! Et quelle belle attitude il
eut sous la barre du tortionnaire, lorsqu’il fut roué en pleine place
d’Orthez! Régulus et saint Barthélemy ne firent pas meilleure contenance
dans les tourments. C’était ton père, Chiquita, honore sa mémoire et dis
une prière pour le repos de son âme.»

La petite fit un signe de croix, et ses lèvres s’agitèrent comme
murmurant les paroles sacrées.

Le troisième épouvantail avait le pot en tête et rendait entre les bras
d’Agostin un bruit de ferraille. Un plastron de fer luisait vaguement
sur son buffle en lambeaux, et des targettes brimballaient sur ses
cuisses. Le bandit fourbit l’armure de sa manche pour lui rendre son
éclat.

«Un éclair de métal qui flamboie dans l’ombre inspire parfois une
terreur salutaire. On croit avoir affaire à des gens d’armes en vacance.
Un vieux routier, celui-là! travaillant sur le grand chemin comme sur le
champ de bataille, avec sang-froid, méthode et discipline. Une pistolade
en pleine figure me le ravit. Quelle irréparable perte! Mais je vengerai
bien sa mort!»

Le quatrième fantôme, drapé d’un manteau en dents de scie, fut comme les
autres honoré d’une oraison funèbre. Il avait rendu l’âme à la question,
ne voulant pas convenir, par modestie, de ses hauts faits, et refusant
avec une constance héroïque de livrer les noms de ses camarades à la
justice trop curieuse.

Le cinquième, représentant Florizel de Bordeaux, n’obtint pas de
myriologie d’Agostin, mais un simple regret mêlé d’espérance. Florizel,
la main la plus légère de la province pour tirer sur les ponts la soie
ou la laine, ne se balançait pas comme les autres, moins heureux, aux
chaînes du gibet, lavé de la pluie et piqué des corbeaux. Il voyageait
aux frais de l’État sur les galères du roi dans les mers océanes et
méditerranées. Ce n’était qu’un filou parmi des brigands, un renard dans
une bande de loups; mais il avait des dispositions, et, perfectionné à
l’école de la chiourme, il pouvait devenir un sujet d’importance; on
n’est pas parfait du premier coup. Agostin attendait impatiemment que
cet aimable personnage s’échappât du bagne et lui revînt.

Gros et court, vêtu d’une souquenille cerclée par une large ceinture de
cuir, coiffé d’un chapeau à larges bords, le sixième mannequin fut
planté un peu en avant des autres comme un chef d’escouade.

«Tu mérites cette place d’honneur, fit Agostin en s’adressant à
l’épouvantail, patriarche du grand chemin, Nestor de la tire, Ulysse de
la pince et du croc, ô grand Lavidalotte, mon guide et mon maître, toi
qui me reçus parmi les chevaliers de la belle Étoile, et qui, de mauvais
écolier que j’étais, me fis bandit émérite. Tu m’appris à parler le
narquois, à me déguiser de vingt manières diverses, comme feu Protéus
quand il était pressé des gens; à ficher le couteau dans le nœud d’une
planche à trente pas de distance; à moucher une chandelle d’un coup de
pistolet; à passer comme la bise à travers les serrures; à me promener
invisible par les logis, de même que si j’eusse eu une main de gloire en
ma possession; à trouver les cachettes les plus absconses, et cela sans
baguette de coudrier! Que de bonnes doctrines j’ai reçues de toi, grand
homme! et comme tu me fis voir, par raisons éloquemment déduites, que le
travail était fait pour les sots! Pourquoi faut-il que la fortune
marâtre t’ait réduit à mourir de faim dans cette caverne, dont les
issues étaient gardées et où les sergents n’osaient pénétrer; car nul ne
se soucie, pour brave qu’il soit, d’affronter le lion en son antre même;
mourant, il peut encore abattre cinq ou six compagnons, de sa griffe ou
de sa dent! Allons, toi à qui, indigne, j’ai succédé, commande sagement
cette petite troupe chimérique et fallote, ces mannequins spectres des
braves que nous avons perdus, et qui, bien que défunts, rempliront
encore, comme le Cid mort, leur office de vaillants. Vos ombres,
glorieux bandits, suffiront à détrousser ces bélîtres.»

Sa besogne terminée, le bandit alla se planter sur la route pour juger
de l’effet de la mascarade. Les brigands de paille avaient l’air
suffisamment horrifique et féroce, et l’œil de la peur pouvait s’y
tromper dans l’ombre de la nuit ou le crépuscule du matin, à cette heure
louche où les vieux saules, avec leurs tronçons de branches, prennent au
rebord des fossés la physionomie d’hommes vous montrant le poing ou
brandissant des coutelas.

«Agostin, dit Chiquita, tu as oublié d’armer tes mannequins!

--C’est vrai, répondit le brigand. A quoi donc pensais-je? Les plus
beaux génies ont leurs distractions; mais cela peut se réparer.»

Et il mit au bout de ces bras inertes de vieux fûts d’arquebuses, des
épées rouillées, ou même de simples bâtons couchés en joue; avec cet
arsenal, la troupe avait au bord des talus un aspect suffisamment
formidable.

«Comme la traite est longue du village à la dînée, ils partiront sans
doute à trois heures du matin; et quand ils passeront devant
l’embuscade, l’aube commencera à poindre, instant favorable, car il ne
faut à nos hommes ni trop de lumière, ni trop d’ombre. Le jour les
trahirait, la nuit les cacherait. En attendant, faisons un somme. Le
grincement des roues non graissées du chariot, ce bruit qui met en fuite
les loups épouvantés, s’entend de loin et nous réveillera. Nous autres
qui ne dormons jamais que d’un œil comme les chats, nous serons bien
vite sur pied.»

Cela dit, Agostin s’étendit sur quelques jonchées de bruyères. Chiquita
s’allongea près de lui pour profiter de la _capa de muestra_ valencienne
qu’il s’était jetée dessus comme couverture, et procurer un peu de
chaleur à ses pauvres petits membres tremblants de fièvre. Bientôt la
tiédeur l’envahit, ses dents cessèrent de claquer, et elle partit pour
le pays des songes. Nous devons avouer que dans ses rêves enfantins ne
voletaient pas de beaux chérubins roses cravatés d’ailes blanches, ne
bêlaient pas des moutons savonnés et ornés de faveurs, ne s’élevaient
pas des palais de caramel à colonnes d’angélique. Non, Chiquita voyait
la tête coupée d’Isabelle qui tenait entre ses dents le collier de
perles, et, sautant par bonds désordonnés et brusques, cherchait à le
dérober aux mains tendues de l’enfant. Ce rêve agitait Chiquita, et
Agostin, à demi réveillé aux soubresauts, murmurait parmi un ronflement:

«Si tu ne te tiens pas tranquille, je t’envoie, d’un coup de pied, au
bas du talus, gigoter avec les grenouilles.»

Chiquita, qui savait Agostin homme de parole, se le tint pour dit et ne
bougea plus. Le souffle de leurs respirations égales fut bientôt le seul
bruit qui trahît la présence d’êtres vivants dans cette morne solitude.

Le brigand et sa petite complice buvaient à pleines gorgées à la coupe
noire du sommeil, au milieu de la lande, quand à l’auberge du _Soleil
bleu_ le bouvier, frappant le sol de son aiguillon, vint avertir les
comédiens qu’il était temps de se mettre en route.

On s’arrangea comme on put dans le chariot, sur les malles qui formaient
des angles désordonnés, et le Tyran se compara au sieur Polyphème,
couché sur une crête de montagne, ce qui ne l’empêcha pas de ronfler
bientôt comme un chantre; les femmes s’étaient blotties au fond, sous la
banne, où les toiles ployées des décors représentaient une espèce de
matelas, comparativement moelleux. Malgré le grincement affreux des
roues, qui sanglotaient, miaulaient, rauquaient, râlaient, tout le monde
s’endormit d’un sommeil pénible, entremêlé de rêves incohérents et
bizarres, où les bruits du chariot se transformaient en ululations de
bêtes féroces ou en cris d’enfants égorgés.

Sigognac, l’esprit agité par la nouveauté de l’aventure et le tumulte de
cette vie bohémienne, si différente du silence claustral de son château,
marchait à côté du char. Il songeait aux grâces adorables d’Isabelle,
dont la beauté et la modestie semblaient plutôt d’une demoiselle née que
d’une comédienne errante, et il s’inquiétait de savoir comment il s’y
prendrait pour s’en faire aimer, ne se doutant pas que la chose était
déjà faite, et que la douce créature, touchée au plus tendre de l’âme,
n’attendait pour lui donner son cœur autre chose, sinon qu’il le lui
demandât. Le timide Baron arrangeait dans sa tête une foule d’incidents
terribles ou romanesques, de dévouements comme on en voit dans les
livres de chevalerie pour amener ce formidable aveu dont la pensée
seule lui serrait la gorge; et cependant cet aveu qui lui coûtait tant,
la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix, ses soupirs mal
étouffés, l’empressement un peu gauche dont il entourait Isabelle, les
réponses distraites qu’il faisait aux comédiens, l’avaient déjà prononcé
de la façon la plus claire. La jeune femme, quoiqu’il ne lui eût pas dit
un mot d’amour, ne s’y était pas trompée.

Le matin commençait à grisonner. Une étroite bande de lumière pâle
s’allongeait au bord de la plaine, dessinant en noir d’une manière
distincte, malgré l’éloignement, les bruyères frissonnantes et même la
pointe des herbes. Quelques flaques d’eau, égratignées par le rayon,
brillaient çà et là comme les morceaux d’une glace brisée. De légers
bruits s’éveillaient, et des fumées montaient dans l’air tranquille,
révélant à de grandes distances la reprise de l’activité humaine au
milieu de ce désert. Sur la zone lumineuse, dont la teinte tournait au
rose, une forme bizarre se profilait, qui de loin ressemblait à un
compas tenu par un géomètre invisible et mesurant la lande. C’était un
berger monté sur ses échasses, marchant à pas de faucheux à travers les
marécages et les sables.

Ce spectacle n’était pas nouveau pour Sigognac, et il y faisait peu
d’attention, mais, si fort qu’il fût enfoncé dans sa rêverie, il ne put
s’empêcher d’être préoccupé par un petit point brillant qui scintillait
sous l’ombre encore fort noire du bouquet de sapins où nous avons laissé
Agostin et Chiquita. Ce ne pouvait être une luciole; la saison où
l’amour illumine les vers luisants de son phosphore était passée depuis
plusieurs mois. Était-ce l’œil d’un oiseau de nuit borgne? car il n’y
avait qu’un point lumineux. Cette supposition ne satisfaisait pas
Sigognac; on eût dit le pétillement d’une mèche d’arquebuse allumée.

Cependant le chariot marchait toujours, et, en se rapprochant de la
sapinière, Sigognac crut démêler sur le bord de l’escarpement une rangée
d’êtres bizarres plantés comme en embuscade et dont les premiers rayons
du soleil levant ébauchaient vaguement les formes; mais, à leur parfaite
immobilité, il les prit pour de vieilles souches et se prit à rire en
lui-même de son inquiétude, et il n’éveilla pas les comédiens comme il
en avait d’abord eu l’idée.

Le chariot fit encore quelques tours de roue. Le point brillant

[Illustration: La bourse ou la vie! (Page 79.)]

sur lequel Sigognac tenait toujours les yeux fixés se déplaça. Un long
jet de feu sillonna un flot de fumée blanchâtre; une forte détonation se
fit entendre, et une balle s’aplatit sous le joug des bœufs, qui se
jetèrent brusquement de côté, entraînant le chariot qu’un tas de sable
retint heureusement au bord du fossé.

A la détonation et à la secousse, toute la troupe s’éveilla en sursaut;
les jeunes femmes se mirent à pousser des cris aigus. La vieille seule,
faite aux aventures, garda le silence et prudemment glissa deux ou trois
doublons serrés dans sa ceinture entre son bas et la semelle de son
soulier.

Debout, à la tête du char d’où les comédiens s’efforçaient de sortir,
Agostin, sa cape de Valence roulée sur son bras, sa navaja au poing,
criait d’une voix tonnante:

«La bourse ou la vie! toute résistance est inutile; au moindre signe de
rébellion ma troupe va vous arquebuser!»

Pendant que le bandit posait son ultimatum de grand chemin, le Baron,
dont le généreux cœur ne pouvait admettre l’insolence d’un pareil
maroufle, avait tranquillement dégainé et fondait sur lui l’épée haute.
Agostin parait les bottes du Baron avec son manteau et épiait l’occasion
de lui lancer sa navaja; appuyant le manche du couteau à la saignée, et,
balançant le bras d’un mouvement sec, il envoya la lame au ventre de
Sigognac, à qui bien en prit de n’être pas obèse. Une légère retraite de
côté lui fit éviter la pointe meurtrière; la lame alla tomber à quelques
pas plus loin. Agostin pâlit, car il était désarmé, et il savait que sa
troupe d’épouvantail ne pouvait lui être d’aucun secours. Cependant,
comptant sur un effet de terreur, il cria: «Feu! vous autres!» Les
comédiens, craignant l’arquebusade, firent un moment de retraite et se
réfugièrent derrière le chariot, où les femmes piaillaient comme des
geais plumés vifs. Sigognac lui-même, malgré son courage, ne put
s’empêcher de baisser un peu la tête.

Chiquita, qui avait suivi toute la scène, cachée par un buisson dont
elle écartait les branches, voyant la périlleuse situation de son ami,
rampa comme une couleuvre sur la poudre du chemin, ramassa le couteau
sans qu’on prît garde à elle, et, se redressant d’un bond, remit la
navaja au bandit. Rien n’était plus fier et plus sauvage que
l’expression qui rayonnait sur la tête pâle de l’enfant; des éclairs
jaillissaient de ses yeux sombres, ses narines palpitaient comme des
ailes d’épervier, ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir deux rangées
de dents féroces comme celles qui luisent dans le rictus d’un animal
acculé. Toute sa petite personne respirait indomptablement la haine et
la révolte.

Agostin balança une seconde fois le couteau, et peut-être le baron de
Sigognac eût-il été arrêté au début de ses aventures, si une main de fer
n’avait saisi fort opportunément le poignet du bandit. Cette main,
serrant comme un étau dont on tourne la vis, écrasait les muscles,
froissait les os, faisait gonfler les veines et venir le sang dans les
ongles. Agostin essaya de se débarrasser par des secousses désespérées;
il n’osait se retourner, car le Baron l’eût lardé dans le dos, et il
parait encore les coups de son bras gauche, et pourtant il sentait que
sa main prise s’arracherait de son bras avec ses nerfs s’il persistait à
la délivrer. La douleur devint si violente, que ses doigts engourdis
s’entr’ouvrirent et lâchèrent l’arme.

C’était le Tyran qui, passant derrière Agostin, avait rendu ce bon
office à Sigognac. Tout à coup il poussa un cri:

«Mordions! est-ce qu’une vipère me pique; j’ai senti deux crocs pointus
m’entrer dans la jambe.»

En effet, Chiquita lui mordait le mollet comme un chien pour le faire
retourner; le Tyran, sans lâcher prise, secoua la petite fille et
l’envoya rouler à dix pas sur le chemin. Le Matamore, reployant ses
longs membres articulés comme ceux d’une sauterelle, se baissa, ramassa
le couteau, le ferma et le mit dans sa poche.

Pendant cette scène, le soleil émergeait petit à petit de l’horizon; une
portion de son disque d’or rose se montrait au-dessus de la ligne des
landes, et les mannequins, sous ce rayon véridique, perdaient de plus en
plus leur apparence humaine.

«Ah çà! il paraît, dit le Pédant, que les arquebuses de ces messieurs
ont fait long feu à cause de l’humidité de la nuit. En tout cas, ils ne
sont guère braves, car ils laissent leur chef dans l’embarras et ne
bougent non plus que des Termes mythologiques!

--Ils ont de bonnes raisons pour cela, répliqua le Matamore en
escaladant le talus, ce sont des hommes de paille habillés de guenilles,
armés de ferrailles, excellents pour éloigner les oiseaux des cerises et
des raisins.»

En six coups de pied il fit rouler au milieu de la route les six
grotesques fantoches qui s’épatèrent sur la poudre avec ces gestes
irrésistiblement comiques de marionnettes dont on a abandonné les fils.
Ainsi disloqués et aplatis, les mannequins parodiaient d’une façon aussi
bouffonne que sinistre les cadavres étalés sur les champs de bataille.

«Vous pouvez descendre, mesdames, dit le Baron aux comédiennes, il n’y a
plus rien à craindre; ce n’était qu’un péril en peinture.»

Désolé du mauvais succès d’une ruse qui habituellement lui réussissait,
tant est grande la couardise des gens, et tant la peur grossit les
objets, Agostin penchait la tête d’un air piteux. Près de lui se tenait
Chiquita effarée, hagarde et furieuse comme un oiseau de nuit surpris
par le jour. Le bandit craignait que les comédiens, qui étaient en
nombre, ne lui fissent un mauvais parti ou ne le livrassent à la
justice; mais la farce des mannequins les avait mis en belle humeur, et
ils s’esclaffaient de rire comme un cent de mouches. Le rire n’est point
cruel de sa nature; il distingue l’homme de la bête, et il est, suivant
Homérus, l’apanage des dieux immortels et bienheureux qui rient
olympiennement tout leur saoul pendant les loisirs de l’éternité.

Aussi le Tyran, qui était bonasse de sa nature, desserra-t-il les
doigts, et tout en maintenant le bandit, lui dit-il de sa grosse voix
tragique, dont il gardait parfois les intonations dans le langage
familier:

«Drôle, tu as fait peur à ces dames, et pour cela tu mériterais d’être
pendu haut et court; mais si, comme je le crois, elles te font grâce,
car ce sont de bonnes âmes, je ne te conduirai pas au prévôt. Le métier
d’argousin ne me ragoûte pas; je ne tiens pas à pourvoir la potence de
gibier. D’ailleurs, ton stratagème est assez picaresque et comique.
C’est un bon tour pour extorquer des pistoles aux bourgeois poltrons.
Comme acteur expert aux ruses et subterfuges, je l’apprécie, et ton
imaginative m’induit à l’indulgence. Tu n’es point platement et
bestialement voleur, et ce serait dommage de t’interrompre en une si
belle carrière.

--Hélas! répondit Agostin, je n’ai pas le choix d’une autre, et suis
plus à plaindre que vous ne pensez; il ne reste plus que moi de ma
troupe aussi bien composée naguère que la vôtre; le bourreau m’a pris
mes premiers, seconds et troisièmes rôles; il faut que je joue tout seul
ma pièce sur le théâtre du grand chemin, affectant des voix diverses,
habillant des mannequins pour faire croire que je suis soutenu par une
bande nombreuse. Ah! c’est un sort plein de mélancolie! Avec cela il ne
passe personne sur ma route, elle est si mal famée, si coupée de
fondrières, si dure aux piétons, chevaux et carrosses; elle ne vient de
nulle part et ne mène à rien; mais je n’ai pas le moyen d’en acheter une
meilleure. Chaque chemin un peu fréquenté a sa compagnie. Les fainéants
qui travaillent s’imaginent que tout est rose dans la vie du voleur; il
y a beaucoup de chardons. Je voudrais bien être honnête; mais comment me
présenter aux portes des villes avec une mine si truculente et une
toilette si sauvagement déguenillée! Les dogues me sauteraient aux
jambes et les sergents au collet, si j’en avais un. Voilà mon coup
manqué, un coup bien machiné, monté bien soigneusement, qui devait me
faire vivre deux mois et me donner de quoi acheter une capeline à cette
pauvre Chiquita. Je n’ai pas de bonheur, et suis né sous une étoile
enragée. Hier, j’ai dîné en serrant ma ceinture d’un cran. Votre courage
intempestif m’ôte le pain de la bouche, et puisque je n’ai pu vous
voler, au moins faites-moi l’aumône.

--C’est juste, répondit le Tyran, nous t’empêchons d’exercer ton
industrie, et nous te devons un dédommagement. Tiens, voilà deux
pistoles pour boire à notre santé.»

Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d’étoffe dont elle fit
présent à Chiquita. «Oh! c’est le collier de grains blancs que je
voudrais,» dit l’enfant avec un regard d’ardente convoitise. La
comédienne le défit et le passa au cou de la petite voleuse éperdue et
ravie. Chiquita roulait en silence les grains blancs sous ses doigts
brunis, penchant la tête et tâchant d’apercevoir le collier sur sa
petite poitrine maigre, puis elle releva brusquement sa tête, secoua ses
cheveux en arrière, fixa ses yeux étincelants sur Isabelle, et dit avec
un accent profond et singulier:

«Vous êtes bonne; je ne vous tuerai jamais!»

D’un bond, elle franchit le fossé, courut jusqu’à un petit tertre où
elle s’assit, contemplant son trésor.

Pour Agostin, après avoir salué, il ramassa ses mannequins
démantibulés, les reporta dans la sapinière, et les inhuma de nouveau
pour une meilleure occasion. Le chariot que le bouvier avait rejoint,
car à la détonation de l’arquebuse il s’était bravement enfui, laissant
ses voyageurs se débrouiller comme ils l’entendraient, se remit
pesamment en marche.

La Duègne retira les doublons de ses souliers et les réintégra
mystérieusement au fond de sa pochette.

«Vous vous êtes conduit comme un héros de roman, dit Isabelle à
Sigognac, et sous votre sauvegarde on voyage en sûreté; comme vous avez
bravement poussé ce bandit que vous deviez croire soutenu par une bande
bien armée!

--Ce péril était bien peu de chose, à peine une algarade, répondit
modestement le Baron; pour vous protéger je fendrais des géants du crâne
à la ceinture, je mettrais en déroute tout un ost de Sarrasins, je
combattrais parmi des tourbillons de flamme et de fumée des orques, des
endriagues et des dragons, je traverserais des forêts magiques, pleines
d’enchantements, je descendrais aux enfers comme Énéas et sans rameau
d’or. Aux rayons de vos beaux yeux tout me deviendrait facile, car votre
présence ou votre pensée seulement m’infuse quelque chose de surhumain.»

Cette rhétorique était peut-être un peu exagérée, et, comme dirait
Longin, asiatiquement hyperbolique, mais elle était sincère. Isabelle ne
douta pas un instant que Sigognac n’accomplît en son honneur toutes ces
fabuleuses prouesses, dignes d’Amadis des Gaules, d’Esplandion et de
Florimart d’Hyrcanie. Elle avait raison; le sentiment le plus vrai
dictait ces emphases au Baron, d’heure en heure plus épris. L’amour ne
trouve jamais pour s’exprimer de termes assez forts. Sérafine, qui avait
entendu les phrases de Sigognac, ne put s’empêcher de sourire, car toute
jeune femme trouve volontiers ridicules les protestations d’amour qu’on
adresse à une autre, et qui, en changeant de route, lui sembleraient les
plus naturelles du monde. Elle eut un instant l’idée d’essayer le
pouvoir de ses charmes et de disputer Sigognac à son amie; mais cette
velléité dura peu. Sans être précisément intéressée, Sérafine se disait
que la beauté était un diamant qui devait être enchâssé dans l’or. Elle
possédait le diamant, mais l’or manquait, et le Baron était si
désastreusement râpé, qu’il ne pouvait fournir ni la monture, ni même
l’écrin. La grande coquette rengaîna donc l’œillade préparée, se disant
que de telles amourettes étaient bonnes seulement pour des ingénues, et
non pour des premiers rôles, et elle reprit sa mine détachée et sereine.

Le silence s’établit dans le chariot, et le sommeil commençait à jeter
du sable sous les paupières des voyageurs, lorsque le bouvier dit:

«Voilà le château de Bruyères!»



V.

CHEZ MONSIEUR LE MARQUIS.


Aux rayons d’une belle matinée, le château de Bruyères se développait de
la façon la plus avantageuse du monde. Les domaines du marquis, situés
sur l’ourlet de la lande, se trouvaient en pleine terre végétale, et le
sable infertile poussait ses dernières vagues blanches contre les
murailles du parc. Un air de prospérité, formant un parfait contraste
avec la misère des alentours, réjouissait agréablement la vue dès qu’on
y mettait le pied; c’était comme une île Macarée au milieu d’un océan de
désolation.

Un saut-de-loup, revêtu d’un beau parement de pierre, déterminait
l’enceinte du château sans le masquer. Dans un fossé miroitait en
carreaux verts une eau brillante et vive dont aucune herbe aquatique
n’altérait la pureté, et qui témoignait d’un soigneux entretien. Pour la
traverser se présentait un pont de briques et de pierre assez large pour
que deux carrosses y pussent rouler de front, et garni de garde-fous à
balustres. Ce pont aboutissait à une magnifique grille en fer battu,
vrai monument en serrurerie que l’on aurait cru façonné du propre
marteau de Vulcain. Les portes s’accrochaient à deux piliers de métal
quadrangulaires, travaillés et fouillés à jour, simulant un ordre
d’architecture et portant une architrave au-dessus de laquelle
s’épanouissait un buisson de rinceaux contournés, d’où partaient des
feuillages et des fleurs se recourbant avec des symétries antithétiques.
Au centre de ce fouillis ornemental rayonnait le blason du marquis, qui
portait d’or à la fasce bretessée et contre-bretessée de gueules, avec
deux hommes sauvages pour support. De chaque côté de la grille se
hérissaient sur des volutes en accolades pareilles a ces traits de
plume que les calligraphes tracent sur le vélin, des artichauts de fer
aux feuilles aiguës, destinés à empêcher les maraudeurs agiles de sauter
du pont sur le terre-plein intérieur par les angles de la grille.
Quelques fleurs et quelques ornements dorés, se mêlant d’une manière
discrète à la sévérité du métal, ôtaient à cette serrurerie son aspect
défensif pour ne lui laisser qu’une apparence de richesse élégante.
C’était une entrée presque royale, et quand un valet à la livrée du
marquis en eut ouvert les portes, les bœufs qui traînaient le chariot
hésitèrent à la franchir, comme éblouis par ces magnificences et honteux
de leur rusticité. Il fallut une piqûre d’aiguillon pour les décider.
Ces braves bêtes trop modestes ne savaient pas que labourage est
nourricier de noblesse.

En effet, par une grille semblable, il n’eût dû entrer que des carrosses
à trains dorés, à caisses drapées de velours, à portières avec glaces de
Venise ou mantelets en cuir de Cordoue; mais la comédie a ses
priviléges, et le char de Thespis pénètre partout.

Une allée sablée de la largeur du pont conduisait au château, traversant
un jardin ou parterre planté selon la dernière mode. Des bordures de
buis rigoureusement taillées y dessinaient des cadres ou se déployaient,
comme sur une pièce de damas, des ramages de verdure d’une symétrie
parfaite. Les ciseaux du jardinier ne permettaient pas à une feuille de
dépasser l’autre, et la nature, malgré ses rébellions, était obligée de
s’y faire l’humble servante de l’art. Au milieu de chaque compartiment,
se dressait dans une attitude mythologique et galante, une statue de
déesse ou de nymphe en style flamand italianisé. Des sables de diverses
couleurs servaient de fond à ces dessins végétaux qu’on n’eût pas plus
régulièrement tracés sur le papier.

A la moitié du jardin une allée de même largeur se croisait avec la
première, non pas à angles droits, mais en aboutissant à une sorte de
rond-point dont le centre était occupé par une pièce d’eau, ornée d’une
rocaille servant de piédestal à un Triton enfant qui soufflait une fusée
de cristal liquide avec sa conque.

Sur les côtés du parterre régnaient des charmilles palissadées, tondues
à vif et que l’automne commençait à dorer. Une industrie savante avait
fait de ces arbres, qu’il eût été difficile de reconnaître pour tels, un
portique à arcades qui laissaient par leurs baies apercevoir des
perspectives et des fuites ménagées à souhait pour le plaisir des yeux
sur les campagnes environnantes.

Le long de l’allée principale, des ifs taillés en pyramides, en boules,
en pots à feu, alternés de distance en distance, découpaient leur
feuillage sombre toujours vert et se tenaient rangés comme une haie de
serviteurs sur le passage des hôtes.

Toutes ces magnificences émerveillaient au plus haut degré les pauvres
comédiens, qui, rarement, avaient été admis en de pareils séjours.
Sérafine, guignant ces splendeurs du coin de l’œil, se promettait bien
de couper l’herbe sous le pied à la Soubrette et de ne pas permettre à
l’amour du marquis de déroger; cet Alcandre lui semblait revenir de
droit à la grande coquette. Depuis quand voit-on la suivante avoir la
préséance sur la dame? La Soubrette, sûre de ses charmes, niés des
femmes mais reconnus des hommes sans conteste, se regardait déjà presque
comme chez elle, non sans raison; elle se disait que le marquis l’avait
particulièrement distinguée, et que d’une œillade assassine adressée en
plein cœur lui venait subitement ce goût de comédie. Isabelle, qu’aucune
visée ambitieuse ne préoccupait, tournait la tête vers Sigognac assis
derrière elle dans le chariot, où une sorte de pudeur l’avait fait se
réfugier, et de son vague et charmant sourire elle cherchait à dissiper
l’involontaire mélancolie du Baron. Elle sentait que le contraste du
riche château de Bruyères et du misérable castel de Sigognac devait
produire une impression douloureuse sur l’âme du pauvre gentilhomme,
réduit par la mauvaise fortune à suivre les aventures d’une charretée de
comédiens errants, et avec son doux instinct de femme, elle jouait
tendrement autour de ce brave cœur blessé, digne en tout point d’une
meilleure chance.

Le Tyran remuait dans sa tête, comme des billes dans un sac, le chiffre
des pistoles qu’il demanderait pour gage de sa troupe, ajoutant un zéro
à chaque tour de roue. Blazius le Pédant, passant sa langue de Silène
sur ses lèvres altérées d’une soif inextinguible, songeait
libidineusement aux muids, quartauts et poinçons de vin des meilleurs
crus que devaient contenir les celliers du château. Le Léandre,
raccommodant d’un petit peigne d’écaille l’économie un peu compromise de
sa perruque, se demandait, avec un battement de cœur, si ce féerique
manoir renfermait une châtelaine. Question d’importance! Mais la mine
hautaine et bravache, quoique joviale du marquis, modérait un peu les
audaces qu’il se permettait déjà en imagination.

Rebâti à neuf sous le règne précédent, le château de Bruyères se
déployait en perspective au bout du jardin dont il occupait presque
toute la largeur. Le style de son architecture rappelait celui des
hôtels de la place Royale de Paris. Un grand corps de logis et deux
ailes revenant en équerre, de façon à former une cour d’honneur,
composaient une ordonnance fort bien entendue et majestueuse sans ennui.
Les murs de briques rouges reliés aux angles de chaînes en pierre
faisaient ressortir les cadres des fenêtres également taillés dans une
belle pierre blanche. Des linteaux de même matière accusaient la
division des étages au nombre de trois. Au claveau des fenêtres, une
tête de femme sculptée, à joues rebondies, à coiffure attifée
coquettement, souriait d’un air de bonne humeur et de bienvenue. Des
balustres pansus soutenaient l’appui des balcons. Les vitres nettes,
brillantes, laissaient, à travers la scintillation du soleil levant
qu’elles réfléchissaient, transparaître vaguement d’amples rideaux de
riches étoffes.

Pour rompre la ligne du corps de logis central, l’architecte, habile
élève d’Androuet du Cerceau, avait projeté en saillie une sorte de
pavillon plus orné que le reste de l’édifice et contenant la porte
d’entrée où l’on accédait par un perron. Quatre colonnes couplées
d’ordre rustique, aux assises alternativement rondes et carrées, ainsi
qu’on en voit dans les peintures du sieur Pierre-Paul Rubens, si
fréquemment employé par la reine Marie de Médicis, supportaient une
corniche blasonnée, comme la grille, des armes du marquis et formant la
plate-forme d’un grand balcon à balustrade de pierre, sur lequel
s’ouvrait la maîtresse fenêtre du grand salon. Des bossages vermiculés à
refends ornaient les jambages et l’arcade de la porte fermée de deux
vantaux de chêne curieusement sculpté et verni dont les ferrures
luisaient comme de l’acier ou de l’argent.

Les hauts toits d’ardoises délicatement imbriquées et papelonnées
traçaient sur le ciel clair des lignes agréablement correctes,
qu’interrompaient avec symétrie de grands corps de cheminées, sculptés
sur chaque face de trophées et autres attributs. De gros bouquets de
plomb d’un enjolivement touffu se dressaient à chaque

[Illustration: C’était le parc qui s’étendait au loin, vaste, ombreux,
seigneurial.... (Page 89.)]

angle de ces toits d’un bleu violâtre, où par places luisait joyeusement
le soleil. Des cheminées, quoiqu’il fût de bonne heure et que la saison
n’exigeât pas encore rigoureusement du feu, s’échappaient de petites
vrilles de fumée légère, témoignant d’une vie heureuse, abondante,
active. Dans cette abbaye de Thélème les cuisines étaient déjà
éveillées. Montés sur des chevaux robustes, des gardes-chasse
apportaient du gibier pour le repas du jour; les tenanciers amenaient
des provisions que recevaient des officiers de bouche. Des laquais
traversaient la cour, allant porter ou exécuter des ordres.

Rien n’était plus gai à l’œil que l’aspect de ce château, dont les murs
de briques et de pierres neuves semblaient avoir les couleurs dont la
santé fleurit un visage bien portant. Il donnait l’idée d’une prospérité
ascendante, en plein accroissement, mais non subite comme il plaît aux
caprices de la Fortune, en équilibre sur sa roue d’or qui tourne, d’en
distribuer à ses favoris d’un jour. Sous ce luxe neuf se sentait une
richesse ancienne.

Un peu en arrière du château, de chaque côté des ailes, s’arrondissaient
de grands arbres séculaires, dont les cimes se nuançaient de teintes
safranées, mais dont le feuillage inférieur gardait encore de
vigoureuses frondaisons. C’était le parc qui s’étendait au loin, vaste,
ombreux, profond, seigneurial, attestant la prévoyance et la richesse
des ancêtres. Car l’or peut faire pousser rapidement des édifices, mais
il ne saurait accélérer la croissance des arbres, dont peu à peu les
rameaux s’augmentent comme ceux de l’arbre généalogique des maisons
qu’ils couvrent et protègent de leur ombre.

Certes le bon Sigognac n’avait jamais senti les dents venimeuses de
l’envie mordre son honnête cœur et y infiltrer ce poison vert qui
bientôt s’insinue dans les veines, et, charrié avec le sang jusqu’au
bout des plus minces fibrilles, finit par corrompre les meilleurs
caractères du monde. Cependant il ne put refouler tout à fait un soupir
en songeant qu’autrefois les Sigognac avaient le pas sur les Bruyères,
pour être de noblesse plus antique et déjà notoire au temps de la
première croisade. Ce château frais, neuf, pimpant, blanc et vermeil
comme les joues d’une jeune fille, adorné de toutes recherches et
magnificences, faisait une satire involontairement cruelle du pauvre
manoir délabré, effondré, tombant en ruine au milieu du silence et de
l’oubli, nid à rats, perchoir de hiboux, hospice d’araignées, près de
s’écrouler sur son maître désastreux qui l’avait quitté au dernier
moment, pour ne pas être écrasé sous sa chute. Toutes les années d’ennui
et de misère que Sigognac y avait passées défilèrent devant ses yeux,
les cheveux souillés de cendre, couvertes de livrées grises, les bras
ballants, dans une attitude de désespérance profonde et la bouche
contractée par le rictus du bâillement. Sans le jalouser, il ne pouvait
s’empêcher de trouver le marquis bien heureux.

En s’arrêtant devant le perron, le chariot tira Sigognac de cette
rêverie qui n’avait rien de fort réjouissant. Il chassa du mieux qu’il
put ces mélancolies intempestives, résorba, par un effort de courage
viril, une larme qui germait furtivement au coin de son œil, et sauta à
terre d’une façon délibérée pour tendre la main à l’Isabelle et aux
comédiennes embarrassées de leurs jupes que le vent matinal faisait
ballonner.

Le marquis de Bruyères, qui de loin avait vu venir le cortége comique,
était debout sur le perron du château, en veste de velours tanné et
chausses de même, bas de soie gris et souliers blancs à bout carré, le
tout galamment passementé de rubans assortis. Il descendit quelques
marches de l’escalier en fer à cheval, comme un hôte poli qui ne regarde
pas de trop près à la condition de ses invités; d’ailleurs la présence
du baron de Sigognac dans la troupe pouvait à la rigueur justifier cette
condescendance. Il s’arrêta au troisième degré, ne jugeant pas digne
d’aller plus loin, il fit de là, aux comédiens, un signe de main amical
et protecteur.

En ce moment la Soubrette présenta à l’ouverture de la banne sa tête
maligne et futée, qui se détachait du fond obscur étincelante de
lumière, d’esprit et d’ardeur. Ses yeux et sa bouche lançaient des
éclairs. Elle se penchait, à demi sortie du chariot, appuyée des mains à
la traverse de bois, laissant voir un peu de sa gorge par le pli relâché
de sa guimpe, et comme attendant que l’on vînt à son secours. Sigognac,
occupé d’Isabelle, ne faisait pas attention au feint embarras de la
rusée coquine, qui leva vers le marquis un regard lustré et suppliant.

Le châtelain de Bruyères entendit cet appel. Il franchit vivement les
dernières marches de l’escalier et s’approcha du chariot pour accomplir
ses devoirs de cavalier servant, le poing tendu, le pied

[Illustration:... la Soubrette s’élança au bord du char.... (Page
91.)]

avancé en danseur. D’un mouvement leste et coquet comme celui d’une
jeune chatte, la Soubrette s’élança au bord du char, hésita un instant,
feignit de perdre l’équilibre, entoura de son bras le col du marquis et
descendit à terre avec une légèreté de plume, imprimant à peine sur le
sable ratissé la marque de ses petits pieds d’oiseau.

«Excusez-moi, dit-elle au marquis, en simulant une confusion qu’elle
était loin d’éprouver, j’ai cru que j’allais tomber et je me suis
retenue à la branche de votre col; quand on se noie ou qu’on tombe, on
se rattrape où l’on peut. Une chute, d’ailleurs, est chose grave et de
mauvais augure pour une comédienne.

--Permettez-moi de considérer ce petit accident comme une faveur,»
répondit le seigneur de Bruyères, tout ému d’avoir senti contre son sein
la poitrine savamment palpitante de la jeune femme.

Sérafina, la tête à demi tournée sur l’épaule et la prunelle glissée
dans le coin externe de l’œil, avait vu cette scène presque de dos, avec
cette perspicacité jalouse des rivales à qui rien n’échappe, et qui vaut
les cent yeux d’Argus. Elle ne put s’empêcher de se mordre la lèvre.
Zerbine (c’était le nom de la Soubrette), par un coup familièrement
hardi, s’était poussée dans l’intimité du marquis et se faisait, pour
ainsi dire, faire les honneurs du château au détriment des grands rôles
et des premiers emplois; énormité damnable et subversive de toute
hiérarchie théâtrale! «Ardez un peu cette moricaude, il lui faut des
marquis pour l’aider à descendre de charrette,» fit intérieurement la
Sérafine dans un style peu digne du ton maniéré et précieux qu’elle
affectait en parlant; mais le dépit, entre femmes, emploie volontiers
les métaphores de la halle et de la grève, fussent-elles duchesses ou
grandes coquettes.

«Jean, dit le marquis à un valet qui sur un geste du maître s’était
approché, faites remiser ce chariot dans la cour des communs et déposer
les décorations et accessoires qu’il contient bien à l’abri sous quelque
hangar; dites qu’on porte les malles de ces messieurs et de ces dames
aux chambres désignées par mon intendant et qu’on leur donne tout ce
dont ils pourraient avoir besoin. J’entends qu’on les traite avec
respect et courtoisie. Allez.»

Ces ordres donnés, le seigneur de Bruyères remonta gravement le perron,
non sans avoir lancé, avant de disparaître sous la porte, un coup d’œil
libertin à Zerbine qui lui souriait d’une façon beaucoup trop avenante
au gré de donna Sérafina, outrée de l’impudence de la Soubrette.

Le char à bœufs accompagné du Tyran, du Pédant et du Scapin, se dirigea
vers une arrière-cour, et avec l’aide des valets du château on eut
bientôt extrait du coffre de la voiture une place publique, un palais et
une forêt sous forme de trois longs rouleaux de vieille toile; on en
sortit aussi des chandeliers de modèle antique pour les hymens, une
coupe de bois doré, un poignard de fer-blanc rentrant dans le manche,
des écheveaux de fil rouge destinés à simuler le sang des blessures, une
fiole à poison, une urne à contenir des cendres et autres accessoires
indispensables aux dénoûments tragiques.

Un chariot comique contient tout un monde. En effet, le théâtre n’est-il
pas la vie en raccourci, le véritable microcosme que cherchent les
philosophes en leurs rêvasseries hermétiques? Ne renferme-t-il pas dans
son cercle l’ensemble des choses et les diverses fortunes humaines
représentées au vif par fictions congruantes? Ces tas de vieilles hardes
usées, poussiéreuses, tachées d’huile et de suif, passementées de faux
or rougi, ces ordres de chevalerie en paillon et cailloux du Rhin, ces
épées à l’antique au fourreau de cuivre, à la lame de fer émoussé, ces
casques et diadèmes de forme grégeoise ou romaine ne sont-ils pas comme
la friperie de l’humanité où se viennent revêtir de costumes pour
revivre un moment, à la lueur des chandelles, les héros des temps qui ne
sont plus? Un esprit ravalé et bourgeoisement prosaïque n’eût fait qu’un
cas fort médiocre de ces pauvres richesses, de ces misérables trésors
dont le poëte se contente pour habiller sa fantaisie et qui lui
suffisent avec l’illusion des lumières jointe au prestige de la langue
des dieux à enchanter les plus difficiles spectateurs.

Les valets du marquis de Bruyères, en laquais de bonne maison aussi
insolents que des maîtres, touchaient du bout des doigts et avec un air
de mépris ces guenilles dramatiques qu’ils aidaient à ranger sous le
hangar, les plaçant d’après les ordres du Tyran, régisseur de la troupe;
ils se trouvaient un peu dégradés de servir des histrions, mais le
marquis avait parlé; il fallait obéir, car il n’était pas tendre à
l’endroit des rébellions, et il se montrait d’une générosité asiatique
en fait d’étrivières.

D’un air aussi respectueux que s’il eût eu affaire à des rois et
princesses véritables, l’intendant vint, la barrette à la main, prendre
les comédiens et les conduire à leurs logements respectifs. Dans l’aile
gauche du château se trouvaient les appartements et chambres destinés
aux visiteurs de Bruyères. Pour y parvenir, on montait de beaux
escaliers aux marches de pierre blanche poncée avec paliers et repos
bien ménagés; on suivait de longs corridors dallés en quadrillage blanc
et noir, éclairés d’une fenêtre à chaque bout sur lesquels s’ouvraient
les portes des chambres désignées d’après la couleur de leur tenture que
répétaient les rideaux de la portière extérieure pour que chaque hôte
pût aisément reconnaître son gîte. Il y avait la chambre jaune, la
chambre rouge, la chambre verte, la chambre bleue, la chambre grise, la
chambre tannée, la chambre de tapisserie, la chambre de cuir de Bohême,
la chambre boisée, la chambre à fresques et telles autres appellations
analogues qu’il vous plaira d’imaginer, car une énumération plus longue
serait par trop fastidieuse et sentirait plutôt son tapissier que son
écrivain.

Toutes ces chambres étaient meublées fort proprement et garnies
non-seulement du nécessaire, mais encore de l’agréable. A la soubrette
Zerbine échut la chambre de tapisserie, une des plus galantes pour les
amours et mythologies voluptueuses dont la haute lice était historiée;
Isabelle eut la chambre bleue, cette couleur seyant aux blondes; la
rouge fut pour Sérafine, et la tannée reçut la Duègne, comme assortie à
l’âge de la compagnonne par la sévérité renfrognée de la nuance.
Sigognac fut installé dans la chambre tendue en cuir de Bohême non loin
de la porte d’Isabelle, attention délicate du marquis; ce logis assez
magnifique ne se donnait qu’aux hôtes d’importance, et le châtelain de
Bruyères tenait à traiter particulièrement parmi ces baladins un homme
de naissance, et à lui prouver qu’il en faisait estime, tout en
respectant le mystère de son incognito. Le reste de la troupe, le Tyran,
le Pédant, le Scapin, le Matamore et le Léandre, furent distribués dans
les autres logis.

Sigognac mis en possession de son gîte où l’on avait déposé son mince
bagage, tout en réfléchissant à la bizarrerie de sa situation, regardait
d’un œil surpris, car jamais il ne s’était trouvé en pareille fête,
l’appartement qu’il devait occuper pendant son séjour au château. Les
murailles, comme le nom de la chambre l’indiquait, étaient tapissées de
cuir de Bohême gaufré de fleurs chimériques et de ramages extravagants
découpant sur un fond de vernis d’or leurs corolles, rinceaux et
feuilles enluminées de couleurs à reflets métalliques luisant comme du
paillon. Cela formait une tenture aussi riche que propre descendant de
la corniche, jusqu’à un lambris de chêne noir très-bien divisé en
panneaux, losanges et caissons.

Les rideaux des fenêtres étaient de brocatelle jaune et rouge rappelant
le fond de la tenture et la couleur dominante des fleurs. Cette même
brocatelle formait la garniture du lit, dont le chevet s’appuyait au mur
et dont les pieds s’allongeaient dans la salle de manière à former
ruelle de chaque côté. Les portières ainsi que les meubles étaient d’une
étoffe semblable et de nuances assorties.

Des chaises à dossier carré, à pieds tournés en spirale, étoilées de
clous d’or et frangées de crépine; des fauteuils ouvrant leurs bras bien
rembourrés s’étalaient le long des boiseries dans l’attente de visiteurs
et marquaient auprès de la cheminée la place des causeries intimes.
Cette cheminée, en marbre sérancolin blanc et tacheté de rouge, était
haute, ample et profonde. Un feu réjouissant par cette fraîche matinée y
flambait fort à propos, éclairant de son reflet joyeux une plaque aux
armes du marquis de Bruyères. Sur le chambranle, une petite horloge,
figurant un pavillon dont le timbre simulait le dôme, indiquait l’heure
sur son cadran d’argent niellé, évidé au milieu et laissant voir la
complication intérieure des rouages.

Une table, à pieds tordus en colonnes salomoniques et recouverte d’un
tapis de Turquie, occupait le centre de la chambre. Devant la fenêtre
une toilette inclinait son miroir de Venise à biseaux sur une nappe de
guipure garnie de tout le coquet arsenal de la galanterie.

En se considérant dans cette pure glace, curieusement encadrée d’écaille
et d’étain, notre pauvre baron ne put s’empêcher de se trouver fort mal
en point et dépenaillé d’une manière lamentable. L’élégance de la
chambre, la nouveauté et la fraîcheur des objets dont il était entouré
rendaient encore plus sensibles le ridicule et le délabrement de son
costume déjà hors de mode avant le meurtre du feu roi. Une faible
rougeur, quoiqu’il fût seul, passa sur les joues maigres du Baron.
Jusqu’alors il n’avait trouvé sa misère que déplorable, maintenant elle
lui semblait grotesque et pour la première fois il en eut honte.
Sentiment peu philosophique, mais excusable chez un jeune homme.

Voulant s’ajuster un peu mieux, Sigognac défit le paquet où Pierre avait
renfermé les minces hardes que possédait son maître. Il déplia les
diverses pièces de vêtement qu’il contenait, et ne trouva rien à sa
guise. Tantôt le pourpoint était trop long, tantôt le haut-de-chausses
trop court. Les saillies des coudes et des genoux, offrant plus de prise
aux frottements, se marquaient par des plaques râpées jusqu’à la corde.
Entre les morceaux disjoints les coutures riaient aux éclats et
montraient leurs dents de fil. Des reprises perdues, mais retrouvées
depuis longtemps, bouchaient les trous avec des grillages compliqués
comme ceux des judas de prison ou de portes espagnoles. Fanées par le
soleil, l’air et la pluie, les couleurs de ces guenilles étaient
devenues si indécises qu’un peintre eût eu de la peine à les désigner de
leur nom propre. Le linge ne valait guère mieux. Des lavages nombreux
l’avaient réduit à l’expression la plus ténue. C’étaient des ombres de
chemises plutôt que des chemises réelles. On les eût dites taillées dans
les toiles d’araignée du manoir. Pour comble de malheur, les rats, ne
trouvant rien au garde-manger, en avaient rongé quelques-unes des moins
mauvaises, y pratiquant avec leurs incisives autant de jours qu’à un
collet de guipure, ornement intempestif dont se fût bien passé la
garde-robe du pauvre Baron.

Cette inspection mélancolique absorbait si fort Sigognac qu’il
n’entendit pas un coup discrètement frappé à la porte qui
s’entre-bâilla, livrant passage d’abord à la tête enluminée, puis au
corps obèse de messer Blazius, lequel pénétra dans la chambre avec force
révérences exagérées et servilement comiques ou comiquement serviles,
dénotant un respect moitié réel, moitié feint.

Quand le Pédant arriva près de Sigognac, celui-ci tenait par les deux
manches et présentait à la lumière une chemise fenestrée comme la rose
d’une cathédrale, et il secouait la tête d’un air piteusement découragé.

«Corbache! dit le Pédant, dont la voix fit tressaillir le Baron surpris,
cette chemise a la mine vaillante et triomphale. On dirait qu’elle est
montée à l’assaut de quelque place forte sur la propre poitrine du dieu
Mars, tant elle est criblée, perforée, ajourée glorieusement par
mousquetades, carreaux, dards, flèches et autres armes de jet. Il n’en
faut pas rougir, Baron; ces trous sont des bouches par lesquelles se
proclame l’honneur, et telle toile de Frise ou de Hollande toute neuve
et godronnée à la dernière mode de la cour cache souvent l’infamie d’un
bélître parvenu, concussionnaire et simoniaque; plusieurs héros
considérables, dont l’histoire rapporte au long les gestes, n’étaient
point trop bien fournis en linge, témoin Ulysse, personnage grave,
prudent et subtil, lequel se présenta, vêtu seulement d’une poignée
d’herbes marines, à la tant belle princesse Nausicaa, comme il appert en
l’Odyssée du sieur Homérus.

--Par malheur, répondit Sigognac au Pédant, mon cher Blazius, je ne
ressemble à ce brave Grec, roi d’Ithaque, que par le manque de chemises.
Mes exploits antérieurs ne compensent point ma misère présente.
L’occasion a fait défaut à ma vaillance, et je doute que je sois jamais
chanté des poëtes, en vers hexamétriques. J’avoue que cela me fâche
étrangement, bien que l’on ne doive pas avoir vergogne d’une pauvreté
honorable, de paraître ainsi accoutré parmi cette compagnie. Le marquis
de Bruyères m’a bien reconnu, quoiqu’il n’en ait fait montre, et il peut
trahir mon secret.

--Cela est, en effet, on ne peut plus fâcheux, répliqua le Pédant, mais
il y a remède à tout, fors à la mort, comme dit le proverbe. Nous
autres, pauvres comédiens, ombres de la vie humaine et fantômes des
personnages de toute condition, à défaut de l’_être_, nous avons au
moins le _paraître_, qui lui ressemble comme le reflet ressemble à la
chose. Quand il nous plaît, grâce à notre garde-robe où sont tous nos
royaumes, patrimoines et seigneuries, nous prenons l’apparence de
princes, hauts barons, gentilshommes de fière allure et de galante mine.
Pour quelques heures nous égalons en bravoure d’ajustements ceux qui
s’en piquent le plus: les blondins et petits-maîtres imitent nos
élégances empruntées que de fausses ils font réelles, substituant le
drap fin à la serge, l’or au clinquant, le diamant à la marcassite, car
le théâtre est école de mœurs et académie de la mode. En ma qualité de
costumier de la troupe, je sais faire d’un pleutre un Alexandre, d’un
pauvre diable recru de fortune un riche seigneur, d’une coureuse une
grande dame, et, si vous ne le trouvez point mauvais, j’userai de mon
industrie à votre endroit. Puisque vous avez bien voulu suivre notre
sort vagabond, usez du moins de nos ressources. Quittez cette livrée de
mélancolie et de misère qui obombre vos avantages naturels et vous
inspire une injuste défiance de vous-même. J’ai précisément en réserve
dans un coffre un habit fort propre en velours noir avec des rubans feu,
qui ne sent point son théâtre et que pourrait porter un homme de cour,
car c’est aujourd’hui une fantaisie fréquente chez les auteurs et les
poëtes de mettre à la scène des aventures du temps, sous noms supposés,
qui exigent des habits d’honnêtes gens et non de baladins extravagamment
déguisés à l’antique ou à la romanesque. J’ai la chemisette, les bas de
soie, les souliers à bouffettes, le manteau, tous les accessoires du
costume qui semble taillé exprès sur votre moule comme par prévision de
l’aventure. Rien n’y manque, pas même l’épée.

--Oh! pour cela, il n’est besoin, dit Sigognac, avec un geste hautain où
reparaissait toute la fierté du noble qu’aucune infortune ne peut
abattre. J’ai celle de mon père.

--Conservez-la précieusement, répondit Blazius, une épée est une amie
fidèle, gardienne de la vie et de l’honneur de son maître. Elle ne
l’abandonne pas en désastres, périls et mauvaises rencontres, comme font
les flatteurs, vile engeance parasite de la prospérité. Nos glaives de
théâtre n’ont ni fil ni pointe, car ils ne doivent porter que de feintes
blessures dont on se guérit subitement à la fin de la pièce, et cela
sans onguent, charpie ou thériaque. Celle-là vous saura défendre au
besoin comme elle l’a déjà fait quand le bandit aux mannequins fit cette
équipée de grande route effroyable et risible. Mais souffrez que j’aille
chercher les nippes au fond de la malle qui les cèle; il me tarde de
voir la chrysalide se muer en papillon.»

Ces paroles débitées avec l’emphase grotesque qui lui était habituelle
et qu’il transportait de ses rôles dans la vie ordinaire, le Pédant
sortit de la chambre et revint bientôt portant entre les bras un paquet
assez volumineux enveloppé d’une serviette et qu’il posa
respectueusement sur la table.

«Si vous voulez accepter un vieux pédant de comédie pour valet de
chambre, dit Blazius en se frottant les mains d’un air de contentement,
je vais vous adoniser et calamistrer de la belle façon. Toutes les dames
raffoleront de vous incontinent; car, soit dit sans faire injure à la
cuisine de Sigognac, vous avez assez jeûné dans votre Tour de la Faim
pour avoir la vraie physionomie d’un mourant d’amour. Les femmes ne
croient qu’aux passions maigres; les ventripotents ne les persuadent
point, eussent-ils en la bouche les chaînes dorées, symboles
d’éloquence, qui suspendaient nobles, bourgeois, manants, aux lèvres
d’Ogmios, l’Hercule gaulois. C’est pour cette raison et non pour une
autre que j’ai médiocrement réussi auprès du beau sexe et me suis rejeté
de bonne heure sur la dive bouteille, laquelle ne fait point tant la
renchérie et accueille favorablement les gros hommes, comme muids de
capacité plus vaste.»

C’est ainsi que l’honnête Blazius tâchait d’égayer, tout en l’habillant,
le baron de Sigognac, car la volubilité de sa langue n’ôtait rien à
l’activité de ses mains; même au risque d’être taxé de bavard ou de
fâcheux, il préférait étourdir le jeune gentilhomme d’un flux de paroles
à le laisser sous le poids de réflexions pénibles.

La toilette du Baron fut bientôt achevée, car le théâtre, exigeant des
changements rapides de costume, donne beaucoup de dextérité aux
comédiens en ces sortes de métamorphoses. Blazius, content de sa
besogne, mena par le bout du petit doigt, comme on mène une jeune
épousée à l’autel, le Baron de Sigognac devant la glace de Venise posée
sur la table et lui dit: «Maintenant daignez jeter un coup d’œil sur
Votre Seigneurie.»

Sigognac aperçut dans le miroir une image qu’il prit d’abord pour celle
d’une autre personne, tant elle différait de la sienne. Involontairement
il retourna la tête et regarda par-dessus son épaule pour voir s’il n’y
avait pas par hasard quelqu’un derrière lui. L’image imita son
mouvement. Plus de doute, c’était bien lui-même: non plus le Sigognac
hâve, triste, lamentable, presque ridicule à force de misère, mais un
Sigognac jeune, élégant, superbe, dont les vieux habits abandonnés sur
le plancher ressemblaient à ces peaux grises et ternes que dépouillent
les chenilles lorsqu’elles s’envolent vers le soleil, papillons aux
ailes d’or, de cinabre et de lapis. L’être inconnu, prisonnier dans
cette enveloppe de délabrement, s’était dégagé soudain et rayonnait sous
la pure lumière tombant de la fenêtre comme une statue dont on vient
d’enlever le voile en quelque inauguration publique. Sigognac se voyait
tel qu’il s’était quelquefois apparu en rêve, acteur et spectateur d’une
action imaginaire se passant dans son château rebâti et orné par les
habiles architectes

[Illustration: LE PÉDANT. (Page 99.)]

du songe pour recevoir une infante adorée arrivant sur une haquenée
blanche. Un sourire de gloire et de triomphe voltigea quelques secondes
comme une lueur de pourpre sur ses lèvres pâles, et sa jeunesse enfouie
si longtemps sous le malheur reparut à la surface de ses traits
embellis.

Blazius, debout près de la toilette, contemplait son ouvrage, se
reculant pour mieux jouir du coup d’œil, comme un peintre qui vient de
donner la dernière touche à un tableau dont il est satisfait.

«Si, comme je l’espère, vous vous poussez à la cour et recouvrez vos
biens, donnez-moi pour retraite le gouvernement de votre garde-robe,
dit-il en singeant la courbette d’un solliciteur devant le Baron
transformé.

--Je prends note de la requête, répondit Sigognac avec un sourire
mélancolique; vous êtes, messer Blazius, le premier être humain qui
m’ayez demandé quelque chose.

--On doit, après le dîner qui nous sera servi particulièrement, rendre
visite à M. le marquis de Bruyères pour lui montrer la liste des pièces
que nous pouvons jouer, et savoir de lui dans quelle partie du château
nous dresserons le théâtre. Vous passerez pour le poëte de la troupe,
car il ne manque pas par les provinces de beaux esprits qui se mettent
parfois à la suite de Thalie, dans l’espoir de toucher le cœur de
quelque comédienne; ce qui est fort galant et bien porté. L’Isabelle est
un joli prétexte, d’autant qu’elle a de l’esprit, de la beauté et de la
vertu. Les ingénues jouent souvent plus au naturel qu’un public frivole
et vain ne le suppose.»

Cela dit, le Pédant se retira, quoiqu’il ne fût pas fort coquet, pour
aller vaquer à sa propre toilette.

Le beau Léandre, pensant toujours à la châtelaine, s’adonisait de son
mieux, dans l’espoir de cette aventure impossible qu’il poursuivait
toujours, et qui, au dire de Scapin, ne lui avait jamais valu que des
déceptions et des étrivières. Quant aux comédiennes, à qui M. de
Bruyères avait galamment envoyé quelques pièces d’étoffe de soie pour y
lever, s’il était besoin, les habits de leurs rôles, on pense qu’elles
eurent recours à toutes les ressources dont l’art se sert pour parer la
nature, et se mirent sur le grand pied de guerre autant que leur pauvre
garde-robe d’actrices ambulantes le leur permettait. Ces soins pris, on
se rendit à la salle où le dîner était servi.

Impatient de sa nature, le marquis vint avant la fin du repas trouver
les comédiens à table; il ne souffrit pas qu’ils se levassent, et quand
on leur eut donné à laver, il demanda au Tyran quelles pièces il savait.

«Toutes celles de feu Hardy, répondit le Tyran de sa voix caverneuse, la
_Pyrame_ de Théophile, la _Silvie_, la _Chriséide_ et la _Sylvanire_, la
_Folie de Cardenio_, l’_Infidèle Confidente_, la _Philis de Scyre_, le
_Lygdamon_, le _Trompeur puni_, la _Veuve_, la _Bague de l’oubli_, et
tout ce qu’ont produit de mieux les plus beaux esprits du temps.

--Depuis quelques années je vis retiré de la cour et ne suis pas au
courant des nouveautés, dit le marquis d’un air modeste; il me serait
difficile de porter un jugement sur tant de pièces excellentes, mais
dont la plupart me sont inconnues; m’est avis que le plus expédient
serait de m’en fier à votre choix, lequel, appuyé de théorie et de
pratique, ne saurait manquer d’être sage.

--Nous avons souvent joué une pièce, répliqua le Tyran, qui peut-être ne
souffrirait pas l’impression, mais qui, pour les jeux de théâtre,
reparties comiques, nasardes et bouffonneries, a toujours eu ce
privilége de faire rire les plus honnêtes gens.

--N’en cherchez point d’autres, dit le marquis de Bruyères, et comment
s’appelle ce bienheureux chef-d’œuvre?

--Les _Rodomontades du capitaine Matamore_.

--Bon titre, sur ma foi! la Soubrette a-t-elle un beau rôle? fit le
marquis en lançant un coup d’œil à Zerbine.

--Le plus coquet et le plus coquin du monde, et Zerbine le joue au
mieux. C’est son triomphe. Elle y fut toujours claquée, et cela sans
cabale ni applaudisseurs appostés.»

A ce compliment directorial, Zerbine crut qu’il était de son devoir de
rougir quelque peu, mais il ne lui était pas facile d’amener un nuage de
vermillon sur sa joue brune. La modestie, ce fard intérieur, lui
manquait totalement. Parmi les pots de sa toilette, il n’y avait pas de
ce rouge-là. Elle baissa les yeux, ce qui fit remarquer la longueur de
ses cils noirs, et elle leva la main comme pour arrêter au passage des
paroles trop flatteuses pour elle, et ce mouvement mit en lumière une
main bien faite, quoiqu’un peu bise, avec un petit doigt coquettement
détaché et des ongles roses qui luisaient comme des agates, car ils
avaient été polis à la poudre de corail et à la peau de chamois.

Zerbine était charmante de la sorte. Ces feintes pudicités donnent
beaucoup de ragoût à la dépravation véritable; elles plaisent aux
libertins, bien qu’ils n’en soient pas dupes, par le piquant du
contraste. Le marquis regardait la Soubrette d’un œil ardent et
connaisseur, et n’accordait aux autres femmes que cette vague politesse
de l’homme bien élevé qui a fait son choix.

«Il ne s’est pas seulement informé du rôle de la grande coquette,
pensait la Sérafine outrée de dépit; cela n’est pas congru, et ce
seigneur, si riche de bien, me semble terriblement dénué du côté de
l’esprit, de la politesse et du bon goût. Décidément il a les
inclinations basses. Son séjour en province l’a gâté, et l’habitude de
courtiser les maritornes et les bergères lui ôte toute délicatesse.»

Ces réflexions ne donnaient pas l’air aimable à la Sérafine. Ses traits
réguliers, mais un peu durs, qui avaient besoin pour plaire d’être
adoucis par la mignardise étudiée des sourires et le manége des clins
d’yeux, prenaient, ainsi contractés, une sécheresse maussade. Sans doute
elle était plus belle que Zerbine, mais sa beauté avait quelque chose de
hautain, d’agressif et de méchant. L’amour eût peut-être risqué
l’assaut. Le caprice effrayé rebroussait de l’aile.

Aussi le marquis se retira-t-il sans essayer la moindre galanterie
auprès de dona Sérafina, ni d’Isabelle, qu’il regardait d’ailleurs comme
engagée avec le baron de Sigognac. Avant de franchir le seuil de la
porte, il dit au Tyran: «J’ai donné des ordres pour qu’on débarrassât
l’orangerie, qui est la salle la plus vaste du château, afin d’y établir
le théâtre; on a dû y porter des planches, des tréteaux, des
tapisseries, des banquettes, et tout ce qui est nécessaire pour arranger
une représentation à l’improviste. Surveillez les ouvriers, peu experts
en pareils travaux; disposez-en comme un Comite de galère de sa
chiourme. Ils vous obéiront comme à moi-même.»

Le Tyran, Blazius et Scapin furent conduits à l’orangerie par un valet.
C’étaient eux qui prenaient d’ordinaire ces soins d’arrangements
matériels. La salle s’accommodait on ne peut mieux à une représentation
théâtrale par sa forme oblongue, qui permettait de placer la scène à
l’une de ses extrémités et de disposer par files dans l’espace vacant
des fauteuils, chaises, tabourets et banquettes, selon le rang des
spectateurs et l’honneur qu’on voulait leur faire. Les murailles en
étaient peintes de treillages verts sur fond de ciel, simulant une
architecture rustique avec piliers, arcades, niches, dômes,
culs-de-four, le tout fort bien en perspective et guirlandé légèrement
de feuillages et de fleurs pour rompre la monotonie des losanges et
lignes droites. Le plafond demi-cintré représentait le vague de l’air
zébré de quelques nuages blancs et virgulé d’oiseaux à couleurs vives;
ce qui formait une décoration on ne peut mieux appropriée à la nouvelle
destination du lieu.

Un plancher légèrement en pente fut posé sur des tréteaux à l’un des
bouts de la salle. Des portants de bois destinés à soutenir les
coulisses se dressèrent de chaque côté du théâtre. De grands rideaux de
tapisseries, jouant sur des cordes tendues, devaient servir de toile, et
en s’ouvrant se masser à droite et à gauche comme les plis d’un manteau
d’arlequin. Une bande d’étoffe découpée à dents, comme la garniture d’un
ciel de lit, composait la frise et achevait le cadre de la scène.

Pendant que le théâtre se bâtit, occupons-nous des habitants du château,
sur lesquels il serait bon de donner quelques détails. Nous avons oublié
de dire que le marquis de Bruyères était marié; il s’en souvenait si peu
lui-même que cette omission doit nous être pardonnée. L’amour, comme on
le pense bien, n’avait pas présidé à cette union. Un même nombre de
quartiers de noblesse, des terres qui se convenaient admirablement
l’avaient décidée. Après une très-courte lune de miel, se sentant peu de
sympathie l’un pour l’autre, le marquis et la marquise, en gens comme il
faut, ne s’étaient pas acharnés bourgeoisement à poursuivre un bonheur
impossible. D’un accord tacite, ils y avaient renoncé et vivaient
ensemble séparés à l’amiable, de la façon la plus courtoise du monde et
avec toute la liberté que comportent les bienséances. N’allez pas croire
d’après cela que la marquise de Bruyères fût une femme laide ou
désagréable. Ce qui rebute le mari peut encore faire le régal de
l’amant. L’amour porte un bandeau, mais l’hymen n’en a pas. D’ailleurs
nous allons vous présenter à elle, afin que vous en puissiez juger par
vous-même.

La marquise habitait un appartement séparé, où le marquis n’entrait pas
sans se faire annoncer. Nous commettrons cette incongruité dont les
auteurs de tous les temps ne se sont pas fait faute, et sans rien dire
au petit laquais qui serait allé prévenir la camériste, nous pénétrerons
dans la chambre à coucher, sûr de ne déranger personne. L’écrivain qui
fait un roman porte naturellement au doigt l’anneau de Gygès, lequel
rend invisible.

C’était une pièce vaste, haute de plafond et décorée somptueusement. Des
tapisseries de Flandre, représentant les aventures d’Apollon,
recouvraient les murailles de teintes chaudes, riches et moelleuses. Des
rideaux de damas des Indes cramoisi tombaient à plis amples le long des
fenêtres, et, traversés par un gai rayon de lumière, prenaient une
transparence pourprée de rubis. La garniture du lit était de la même
étoffe dont les lés accusés par des galons formaient des cassures
régulières, miroitées de reflets. Un lambrequin pareil à celui des dais
en entourait le ciel, orné aux quatre coins de gros panaches de plumes
incarnadines. Le corps de la cheminée faisait une assez forte saillie
dans la chambre, et il montait visible jusqu’au plafond enveloppé par la
haute lice. Un grand miroir de Venise enrichi d’un cadre de cristal,
dont les tailles et les carres scintillaient, illuminées de bluettes
multicolores, se penchait de la moulure vers la chambre pour aller
au-devant des figures. Sur les chenêts, formés comme par une suite de
renflements étranglés et surmontés d’une énorme boule de métal poli,
brûlaient en petillant trois bûches qui eussent pu servir de bûches de
Noël. La chaleur qu’elles répandaient n’était pas superflue, à cette
époque de l’année, dans une pièce de cette dimension.

Deux cabinets d’une curieuse architecture, avec colonnettes de
lapis-lazuli, incrustations de pierres dures, et tiroirs à secrets, où
le marquis ne se fût pas avisé de mettre le nez, eût-il su la manière de
les ouvrir, se faisaient symétrie de chaque côté d’une toilette devant
laquelle madame de Bruyères était assise sur un de ces fauteuils
particuliers au règne de Louis XIII, dont le dossier présente, à la
hauteur des épaules, une sorte de planchette rembourrée et garnie de
crépines.

Derrière la marquise se trouvaient deux femmes de chambre qui
l’accommodaient, l’une offrant une pelote d’épingles et l’autre une
boîte de mouches.

La marquise, bien qu’elle n’avouât que vingt-huit ans, pouvait avoir
dépassé le cap de la trentaine, que les femmes ont une si naïve
répugnance à franchir, comme beaucoup plus dangereux que le cap des
Tempêtes dont s’épouvantent les matelots et les pilotes. De combien?
personne n’eût su le dire, pas même la marquise, tant elle avait
ingénieusement introduit la confusion dans cette chronologie. Les plus
experts historiens en l’art de vérifier les dates n’y eussent fait que
blanchir.

Madame de Bruyères étant une brune dont l’embonpoint qui succède à la
première jeunesse avait éclairci le teint; chez elle, les tons olivâtres
de la maigreur, combattus jadis avec le blanc de perles et la poudre de
talc, faisaient place à une blancheur mate, un peu maladive le jour,
mais éclatante aux bougies. L’ovale de son visage s’était empâté par la
plénitude des joues, sans toutefois perdre de sa noblesse. Le menton se
rattachait au col au moyen d’une ligne grassouillette assez gracieuse
encore. Trop busqué peut-être pour une beauté féminine, le nez ne
manquait pas de fierté, et séparait deux yeux à fleur de tête, couleur
tabac d’Espagne, auxquels des sourcils en arc assez éloignés des
paupières donnaient un air d’étonnement.

Ses cheveux abondants et noirs venaient de recevoir les dernières façons
des mains de la coiffeuse, dont la tâche avait dû être assez compliquée,
à en juger par la quantité de papillotes de papier brouillard qui
jonchaient le tapis autour de la toilette. Une ligne de minces boucles
contournées en accroche-cœur encadraient le front et frisaient à la
racine d’une masse de cheveux ramenés en arrière vers le chignon, tandis
que deux énormes touffes aérées, soufflées et crespées à coups de
peignes nerveux et rapides, bouffaient le long des joues qu’elles
accompagnaient avec grâce. Une cocarde de rubans passementée de jayet
étoffait la lourde boucle nouée sur la nuque. Les cheveux étaient une
des beautés de la marquise, qui suffisait à toutes les coiffures sans
avoir recours aux postiches et artifices de perruque, et pour cette
cause se laissait volontiers approcher des dames et des cavaliers à
l’heure où ses femmes l’ajustaient.

Cette nuque conduisait le regard par un contour plein et renflé à des
épaules fort blanches et potelées, que laissait à découvert l’échancrure
du corsage et où se trouaient dans l’embonpoint deux fossettes
appétissantes. La gorge, sous la pression d’un corps de baleine, tendait
à rapprocher ces demi-globes que les flatteurs poëtes, faiseurs de
madrigaux et sonnets s’obstinent à nommer les frères ennemis, bien
qu’ils se soient trop souvent réconciliés, moins farouches en cela que
les frères de la Thébaïde.

Un cordonnet de soie noire, passant à travers un cœur de rubis et
soutenant une petite croix de pierreries, entourait le col de la
marquise, comme pour combattre les sensualités païennes éveillées par la
vue de ces charmes étalés, et défendre au désir profane l’entrée de
cette gorge mal fortifiée d’un frêle rempart de guipure.

Sur une jupe de satin blanc madame de Bruyères portait une robe de soie
grenat foncé, relevée de rubans noirs et de pasquilles en jayet, avec
des poignets ou parements renversés comme des gantelets de gens d’armes.

Jeanne, une des femmes de la marquise, lui présenta la boîte à mouches,
dernier complément de toilette indispensable à cette époque pour
quelqu’un qui se piquait d’élégance. Madame de Bruyères en posa une vers
le coin de la bouche et chercha longtemps la place de l’autre, celle
qu’on nomme assassine, parce que les plus fiers courages en reçoivent
des atteintes qu’ils ne sauraient parer. Les femmes de chambre, semblant
comprendre combien c’était chose grave, restaient immobiles et
retenaient leur souffle pour ne pas troubler les coquettes réflexions de
leur maîtresse. Enfin le doigt hésitant se fixa, et un point de
taffetas, astre noir sur un ciel de blancheur, moucheta comme un signe
naturel la naissance du sein gauche. C’était dire en galants
hiéroglyphes qu’on ne pouvait arriver à la bouche qu’en passant par le
cœur.

Satisfaite d’elle-même, après un dernier coup d’œil jeté au miroir de
Venise penché sur la toilette, la marquise se leva et fit quelques pas
dans la chambre; mais, se ravisant bientôt, car elle s’était aperçue
qu’il lui manquait quelque chose, elle revint et prit dans un coffret
une grosse montre, un œuf de Nuremberg, comme on disait alors,
curieusement émaillée de diverses couleurs, constellée de brillants, et
suspendue à une chaîne terminée par un crochet qu’elle agrafa dans sa
ceinture, près d’un petit miroir à main encadré de vermeil.

«Madame est en beauté aujourd’hui, dit Jeanne d’une voix câline; elle
est coiffée à son avantage, et sa robe lui sied on ne peut mieux.

--Tu trouves? répondit la marquise, traînant ses paroles avec une
nonchalance distraite; il me semble au contraire que je suis laide à
faire peur. J’ai les yeux cernés, et cette couleur me grossit. Si je me
mettais en noir? Qu’en penses-tu, Jeanne? le noir fait paraître mince.

--Si madame le désire, je vais lui passer sa robe de taffetas
queue-de-merle ou fleur-de-prune, ce sera l’affaire d’un instant, mais
je crains que madame ne gâte une toilette bien réussie.

--Ce sera de ta faute, Jeanne, si je mets les Amours en fuite et si je
ne fais pas ce soir ma récolte de cœurs. Le Marquis a-t-il invité
beaucoup de monde à cette comédie?

--Plusieurs messagers sont partis dans diverses directions. La compagnie
ne saurait manquer d’être nombreuse: on viendra de tous les châteaux des
environs. Les occasions de divertissement sont si rares en ce pays!

--C’est vrai, dit la marquise en soupirant; on y vit dans une terrible
frugalité de plaisirs. Et ces comédiens, les as-tu vus, Jeanne? En
est-il parmi eux qui soient jeunes, de belle mine et de prestance
galante?

--Je ne saurais trop dire à madame; ces gens-là ont plutôt des masques
que des visages; la céruse, le fard, les perruques leur donnent de
l’éclat aux chandelles et les font paraître tout autres qu’ils ne sont.
Cependant il m’a semblé qu’il y en avait un point trop déchiré et qui
prend des airs de cavalier; il a de belles dents et la jambe assez bien
faite.

--Ce doit être l’amoureux, Jeanne, dit la marquise; on choisit pour cela
le plus joli garçon de la troupe, car il serait malséant de débiter des
cajoleries avec un nez en trompette et de se jeter sur des genoux
cagneux pour faire une déclaration.

--Cela serait en effet fort vilain, dit en riant la suivante. Les maris
sont comme ils peuvent, mais les amants doivent être sans défauts.

--Aussi j’aime ces galants de comédie, toujours fleuris de langage,
experts à pousser les beaux sentiments, qui se pâment aux pieds d’une
inhumaine, attestent le ciel, maudissent la fortune, tirent leur épée
pour s’en percer la poitrine, jettent feux et flammes comme volcans
d’amour, et disent de ces choses à ravir en extase les plus froides
vertus; leurs discours me chatouillent agréablement le cœur, et il me
semble parfois que c’est à moi qu’ils s’adressent. Souvent même les
rigueurs de la dame m’impatientent, et je la gourmande à part moi de
faire ainsi languir et sécher un si parfait amant.

--C’est que madame a l’âme bonne, répliqua Jeanne, et ne se plaît point
à voir souffrir. Pour moi, je suis d’humeur plus féroce, et cela me
divertirait de voir quelqu’un mourir d’amour tout de bon. Les belles
phrases ne me persuadent point.

--Il te faut du positif, Jeanne, et tu as l’esprit un peu enfoncé dans
la matière. Tu ne lis pas comme moi les romans et pièces de théâtre. Ne
me disais-tu pas tout à l’heure que le galant de la troupe était joli
garçon?

--Madame la marquise peut en juger elle-même, dit la suivante, debout
près de la fenêtre: le voilà précisément qui traverse la cour, sans
doute pour se rendre à l’orangerie, où l’on dresse le théâtre.»

La marquise s’approcha de la croisée et vit le Léandre marchant à petits
pas, d’un air songeur, comme quelqu’un absorbé par une passion profonde.
A tout hasard, il affectait cette attitude mélancolique dont les femmes
se préoccupent, devinant quelque peine de cœur à consoler. Arrivé sous
le balcon, il leva la tête avec un certain mouvement, qui donna à ses
yeux un lumineux particulier, fixa sur la croisée un regard long, triste
et chargé de désespérance de l’amour impossible, bien qu’exprimant aussi
l’admiration la plus vive et la plus respectueuse. Apercevant la
marquise, dont le front s’appuyait à la vitre, il ôta son chapeau de
façon à balayer la terre avec la plume, et fit un de ces saluts profonds
comme on en fait aux reines et aux déités, et qui marquent la distance
de l’Empyrée au néant. Puis il se couvrit d’un geste plein de grâce,
reprenant avec un air superbe son arrogance de cavalier, abjurée un
moment aux pieds de la beauté. Ce fut net, précis et bien fait. Un
véritable seigneur rompu au monde, usagé en la cour, n’eût pas mieux
saisi la nuance.

Flattée de ce salut à la fois discret et prosterné, où l’on rendait si
bien à son rang ce qu’on lui devait, la marquise de Bruyères ne put
s’empêcher d’y répondre par une faible inclination de tête accompagnée
d’un imperceptible sourire.

Ces signes favorables n’échappèrent point au Léandre, et sa fatuité
naturelle ne manqua pas de s’en exagérer la portée. Il ne douta pas un
seul instant que la marquise ne fût amoureuse de lui, et son imagination
extravagante se mit à bâtir là-dessus tout un roman chimérique. Il
allait enfin accomplir le rêve de toute sa vie, avoir une aventure
galante avec une vraie grande dame, dans un château quasi princier, lui,
pauvre comédien de province, plein de talent sans doute, mais qui
n’avait point encore joué devant la cour. Rempli de ces billevesées, il
ne se sentait pas d’aise; son cœur se gonflait, sa poitrine se dilatait,
et, la répétition finie, il rentra chez lui pour écrire un billet du
style le plus hyperbolique, qu’il comptait bien faire parvenir à la
marquise.

Comme tous les rôles de la pièce étaient sus, dès que les invités du
marquis furent arrivés, la représentation des _Rodomontades du capitaine
Matamore_ put avoir lieu.

L’orangerie, transformée en salle de théâtre, offrait le plus charmant
coup d’œil. Des bouquets de bougies, fixées aux murailles par des bras
ou des appliques, y répandaient une clarté douce, favorable aux parures
des femmes, sans nuire à l’effet de la scène. En arrière des
spectateurs, sur des planches formant gradins, on avait placé les
orangers, dont les feuillages et les fruits, échauffés par la tiède
atmosphère de la salle, dégageaient une odeur des plus suaves, se mêlant
aux parfums du musc, du benjoin, de l’ambre et de l’iris.

Au premier rang, tout près du théâtre, sur des fauteuils massifs,
rayonnaient Yolande de Foix, la duchesse de Montalban, la baronne
d’Hagémeau, la marquise de Bruyères et autres personnes de qualité, dans
des toilettes d’une richesse et d’une élégance décidées à ne pas se
laisser vaincre. Ce n’étaient que velours, satins, toiles d’argent ou
d’or, dentelles, guipures, cannetilles, ferrets de diamants, tours de
perles, girandoles, nœuds de pierreries qui petillaient aux lumières et
lançaient de folles bluettes; nous ne parlons pas des étincelles bien
plus vives que jetaient les diamants des yeux. A la cour même, on n’eût
pu voir réunion plus brillante.

Si Yolande de Foix n’eût pas été là, plusieurs déesses mortelles
auraient fait hésiter un Pâris chargé d’accorder la pomme d’or, mais sa
présence rendait toute lutte inutile. Elle ne ressemblait pourtant pas
à l’indulgente Vénus, mais bien plutôt à la sauvage Diane. La jeune
châtelaine était d’une beauté cruelle, d’une grâce implacable, d’une
perfection désespérante. Son visage, allongé et fin, ne semblait pas
modelé avec de la chair, mais découpé dans l’agate ou l’onyx, tant les
traits en étaient purs, immatériels et nobles. Son col amenuisé,
flexible comme celui d’un cygne, s’unissait, par une ligne virginale, à
des épaules encore un peu maigres et à une poitrine juvénile d’une
blancheur neigeuse, que ne soulevaient pas les battements du cœur. Sa
bouche, ondulée comme l’arc de la chasseresse, décochait la moquerie
même lorsqu’elle restait muette, et son œil bleu avait des éclairs
froids à déconcerter l’aplomb des hardiesses. Cependant son attrait
était irrésistible. Toute sa personne, insolemment étincelante, jetait
au désir la provocation de l’impossible. Nul homme n’eût vu Yolande sans
en devenir amoureux, mais être aimé d’elle était une chimère que bien
peu se permettaient de caresser.

Comment était-elle habillée? Il faudrait plus de sang-froid que nous
n’en possédons pour le dire. Ses vêtements flottaient autour de son
corps comme une nuée lumineuse où l’on ne discernait qu’elle. Nous
pensons cependant que des grappes de perles se mêlaient aux crespelures
de ses cheveux blonds scintillants comme les rayons d’une auréole.

Sur des tabourets et des banquettes étaient assis, derrière les femmes,
les seigneurs et les gentilshommes, pères, maris ou frères de ces
beautés. Les uns se penchaient gracieusement sur le dos des fauteuils,
murmurant quelque madrigal à une oreille indulgente, les autres
s’éventaient avec le panache de leurs feutres, ou, debout, une main sur
la hanche, campés de manière à faire voir leur belle prestance,
promenaient sur l’assemblée un regard satisfait. Un bruissement de
conversations voltigeait comme un léger brouillard au-dessus des têtes,
et l’attente commençait à s’impatienter, lorsque trois coups
solennellement frappés retentirent et firent aussitôt régner le silence.

Les rideaux se séparèrent lentement, et laissèrent voir une décoration
représentant une place publique, lieu vague, commode aux intrigues et
aux rencontres de la comédie primitive. C’était un carrefour, avec des
maisons aux pignons pointus, aux étages en saillie, aux petites fenêtres
maillées de plomb, aux cheminées d’où s’échappait naïvement un
tire-bouchon de fumée allant rejoindre les nuages d’un ciel auquel un
coup de balai n’avait pu rendre toute sa limpidité première. L’une de
ces maisons, formant l’angle des deux rues qui tâchaient de s’enfoncer
dans la toile par un effort désespéré de perspective, possédait une
porte et une fenêtre _praticables_. Les deux coulisses qui rejoignaient
à leur sommet une bande d’air çà et là géographié d’huile, jouissaient
du même avantage, et, de plus, l’une d’elles avait un balcon où l’on
pouvait monter au moyen d’une échelle invisible pour le spectateur,
arrangement propice aux conversations, escalades et enlèvements à
l’espagnole. Vous le voyez, le théâtre de notre petite troupe était
assez bien machiné pour l’époque. Il est vrai que la peinture de la
décoration eût semblé à des connaisseurs un peu enfantine et sauvage.
Les tuiles des toits tiraient l’œil par la vivacité de leurs tons
rouges, le feuillage des arbres plantés devant les maisons était du plus
beau vert-de-gris, et les parties bleues du ciel étalaient un azur
invraisemblable; mais l’ensemble faisait suffisamment naître l’idée
d’une place publique chez des spectateurs de bonne volonté.

Un rang de vingt-quatre chandelles soigneusement mouchées jetait une
forte clarté sur cette honnête décoration peu habituée à pareille fête.
Cet aspect magnifique fit courir une rumeur de satisfaction parmi
l’auditoire.

La pièce s’ouvrait par une querelle du bon bourgeois Pandolphe avec sa
fille Isabelle, qui, sous prétexte qu’elle était amoureuse d’un jeune
blondin, se refusait le plus opiniâtrement du monde à épouser le
capitaine Matamoros, dont son père était entiché, résistance dans
laquelle Zerbine, sa suivante, bien payée par Léandre, la soutenait du
bec et des ongles. Aux injures que lui adressait Pandolphe, l’effrontée
soubrette, prompte à la riposte, répondait par cent folies, et lui
conseillait d’épouser lui-même Matamore s’il l’aimait tant. Quant à
elle, jamais elle ne souffrirait que sa maîtresse devînt la femme de ce
veillaque, de ce visage à nasardes, de cet épouvantail à mettre dans les
vignes. Furieux, le bonhomme voulant entretenir Isabelle seule, poussait
Zerbine pour la faire rentrer au logis; mais elle cédait de l’épaule aux
bourrades du vieillard, tout en restant en place avec un mouvement de
corsage si élastique, un tordion de hanche si fripon, un froufrou de
jupes si coquet, qu’une ballerine de profession n’eût pu mieux faire,
et à chaque tentative inutile de Pandolphe, elle riait, sans se soucier
de paraître avoir la bouche grande, de ses trente-deux perles d’Orient,
plus étincelantes encore aux lumières, à faire se dérider les
mélancolies d’Héraclite. Une lueur diamantée luisait dans ses yeux,
allumés par une couche de fard posée sous la paupière. Le carmin avivait
ses lèvres, et ses jupes toutes neuves, faites avec les taffetas donnés
par le marquis, se lustraient aux cassures de frissons subits, et
semblaient secouer des étincelles.

Ce jeu fut applaudi de toute la salle, et le seigneur de Bruyères se
disait tout bas qu’il avait eu le goût bon en jetant son dévolu sur
cette perle des soubrettes.

Un nouveau personnage fit alors son entrée, regardant à droite et à
gauche, comme s’il craignait d’être surpris. C’était Léandre, la bête
noire des pères, des maris, des tuteurs, l’amour des femmes, des filles
et des pupilles; l’amant, en un mot, celui qu’on rêve, qu’on attend et
qu’on cherche, qui doit tenir les promesses de l’idéal, réaliser la
chimère des poëmes, des comédies et des romans, être la jeunesse, la
passion, le bonheur, ne partager aucune misère de l’humanité, n’avoir
jamais ni faim, ni soif, ni chaud, ni froid, ni peur, ni fatigue, ni
maladie; mais toujours être prêt la nuit, le jour, à pousser des
soupirs, à roucouler des déclarations, à séduire les duègnes, à soudoyer
les suivantes, à grimper aux échelles, à mettre flamberge au vent en cas
de rivalité ou de surprise, et cela, rasé de frais, bien frisé, avec des
recherches de linge et d’habit, l’œil en coulisse, la bouche en cœur
comme un héros de cire! Métier terrible qui n’est pas trop récompensé
par l’amour de toutes les femmes.

Apercevant Pandolphe là où il ne comptait rencontrer qu’Isabelle,
Léandre s’arrêta dans une pose étudiée devant les miroirs, et qu’il
savait propre à mettre en relief les avantages de sa personne: le corps
portant sur la jambe gauche, la droite légèrement fléchie, une main sur
la garde de son épée, l’autre caressant le menton de manière à faire
briller le fameux solitaire, les yeux pleins de flammes et de langueurs,
la bouche entr’ouverte par un faible sourire qui laissait voir l’émail
des dents. Il était vraiment fort bien: son costume, rafraîchi par des
rubans neufs, son linge éblouissant de blancheur, bouillonnant entre le
pourpoint et les chausses, ses souliers étroits, hauts de talons, ornés
d’une large cocarde, contribuaient à lui donner l’air d’un parfait
cavalier. Aussi réussit-il complétement auprès des dames; la railleuse
Yolande elle-même ne le trouva point trop ridicule. Profitant de ce jeu
muet, Léandre lança par-dessus la rampe son regard séducteur et le
reposa sur la marquise avec une expression passionnée et suppliante qui
la fit rougir malgré elle; puis il le reporta sur Isabelle, éteint et
distrait, comme pour bien marquer la différence de l’amour réel à
l’amour simulé.

A la vue de Léandre, la colère de Pandolphe devint de l’exaspération. Il
fit rentrer au logis sa fille et la soubrette, mais non pas si
rapidement que Zerbine n’eût eu le temps de glisser dans sa poche un
billet à l’adresse d’Isabelle, billet demandant un rendez-vous nocturne.
Le jeune homme, resté avec le père, lui assura le plus poliment du monde
que ses intentions étaient honnêtes et ne tendaient qu’à serrer le plus
sacré des nœuds, qu’il était de bonne naissance, avait l’estime des
grands et quelque crédit à la cour, et que rien, pas même la mort, ne
pourrait le détourner d’Isabelle, qu’il aimait plus que la vie; paroles
charmantes, que la fille écoutait avec délices, penchée de son balcon,
et faisant au Léandre de jolis petits signes d’acquiescement. Malgré
cette éloquence melliflue, Pandolphe, avec une infatuation obstinée et
sénile, jurait ses grands dieux que le seigneur Matamore serait son
gendre, ou que sa fille entrerait au couvent. De ce pas il allait
chercher le tabellion pour conclure la chose.

Pandolphe éloigné, Léandre adjurait la belle, toujours à la fenêtre, car
le vieillard avait fermé la porte à double tour, de consentir, pour
éviter de telles extrémités, à ce qu’il l’enlevât et la menât à un
ermite de sa connaissance, qui ne faisait pas de difficulté de marier
les jeunes couples empêchés dans leurs amours par la volonté tyrannique
des parents. A quoi la demoiselle répondait modestement, tout en avouant
qu’elle n’était pas insensible à la flamme de Léandre, que l’on devait
du respect à ceux de qui l’on tient le jour, et que cet ermite ne
possédait peut-être pas toutes les qualités qu’il faut pour bien marier
les gens; mais elle promettait de résister de son mieux et d’entrer en
religion plutôt que de mettre sa main dans la patte du Matamore.

L’amoureux se retirait pour aller dresser ses batteries avec

[Illustration: Ce type favori avait le don de faire rire les plus
moroses. (Page 113.)]

l’aide d’un certain valet, drôle retors, personnage fertile en
fourberies, ruses et stratagèmes autant que le sieur Polyen. Il devait
revenir le soir sous le balcon et rendre compte à sa maîtresse du succès
de ses entreprises.

Isabelle fermait sa fenêtre, et le Matamore, avec cet esprit d’à-propos
qui le caractérise, faisait son entrée. Son apparition attendue
produisit un grand effet. Ce type favori avait le don de faire rire les
plus moroses.

Quoique rien ne nécessitât une action si furibonde, Matamore, ouvrant
les jambes en compas forcé et faisant des pas de six pieds, comme les
mots dont parle Horace, arriva devant les chandelles et s’y planta dans
une pose cambrée, outrageuse et provocante, de même que s’il eût voulu
porter un défi à la salle entière. Il filait sa moustache, roulait de
gros yeux, faisait palpiter sa narine et soufflait formidablement, comme
s’il étouffait de colère pour quelque injure méritant la destruction du
genre humain.

Matamore, en cette occasion solennelle, avait tiré du fond de son coffre
un costume presque neuf qu’il ne mettait qu’aux beaux jours, et dont sa
maigreur de lézard faisait ressortir encore la bizarrerie comique et
l’emphase grotesquement espagnole. Ce costume consistait en un pourpoint
bombé comme un corselet, et zébré de bandes diagonales alternativement
jaunes et rouges qui convergeaient vers une rangée de boutons, en
manière de chevrons renversés. La pointe du pourpoint descendait fort
bas sur le ventre. Les bords et les entournures en étaient garnis d’un
bourrelet saillant, aux mêmes couleurs; des rayures semblables à celles
du pourpoint décrivaient des spirales bizarres autour des manches et de
la culotte, donnant aux bras et aux cuisses un air risible de flûte à
l’oignon. Si l’on s’avisait de chausser un coq de bas rouges, on aurait
l’idée des tibias du Matamore. D’énormes bouffettes jaunes
s’épanouissaient comme des choux sur ses souliers à crevés rouges; des
jarretières à bouts flottants serraient au-dessus du genou ses jambes
aussi dénuées de mollets que les pattes échassières d’un héron. Une
fraise montée sur carton, dont les plis empesés dessinaient une série de
8, lui cerclait le cou et le forçait à relever le menton, attitude
favorable aux impertinences du rôle. Sa coiffure consistait en une sorte
de feutre à la Henri IV, retroussé par un bord et accrêté de plumes
rouges et blanches. Une cape déchiquetée en barbe d’écrevisse, des
mêmes couleurs que le reste du costume, flottait derrière les épaules,
burlesquement retroussée par une immense rapière, à laquelle le poids
d’une lourde coquille faisait relever la pointe. Au bout de ce long
estoc, qui eût pu servir de brochette à dix Sarrasins, pendait une
rosace ouvrée délicatement en fils d’archal fort ténus, représentant une
toile d’araignée, preuve convaincante du peu d’usage que faisait
Matamore de ce terrible engin de guerre. Ceux d’entre les spectateurs
qui avaient les yeux bons eussent même pu distinguer la petite bestiole
de métal, suspendue au bout de son fil avec une quiétude parfaite et
comme sûre de n’être pas dérangée dans son travail.

Matamore, suivi de son valet Scapin, que menaçait d’éborgner le bout de
la rapière, arpenta deux ou trois fois le théâtre, faisant sonner ses
talons, enfonçant son chapeau jusqu’au sourcil, et se livrant à cent
pantomimes ridicules qui faisaient pâmer de rire les spectateurs; enfin,
il s’arrêta, et se posant devant la rampe, il commença un discours plein
de hâbleries, d’exagérations et de rodomontades, dont voici à peu près
la teneur, et qui aurait pu prouver aux érudits que l’auteur de la pièce
avait lu le _Miles gloriosus_ de Plaute, aïeul de la lignée des
Matamores.

«Pour aujourd’hui, Scapin, je veux bien quelques instants laisser au
fourreau ma tueuse, et donner aux médecins le soin de peupler les
cimetières dont je suis le grand pourvoyeur. Quand on a comme moi
détrôné le Sofi de Perse, arraché par sa barbe l’Armorabaquin du milieu
de son camp et tué de l’autre main dix mille Turcs infidèles, fait
tomber d’un coup de pied les remparts de cent forteresses, défié le
sort, écorché le hasard, brûlé le malheur, plumé comme un oison l’aigle
de Jupin qui refusait de venir sur le pré à mon appel, me redoutant plus
que les Titans, battu le fusil avec les carreaux de la foudre, éventré
le ciel du croc de sa moustache, il est, certes, loisible de se
permettre quelques récréations et badineries. D’ailleurs, l’univers
soumis n’offre plus de résistance à mon courage, et la parque Atropos
m’a fait savoir que ses ciseaux s’étant ébréchés à couper le fil des
destinées que moissonnait ma flamberge, elle avait été obligée de les
envoyer au rémouleur. Donc, Scapin, il me faut tenir à deux mains ma
vaillance, faire trêve aux duels, guerres, massacres, dévastations, sacs
de villes, luttes corps à corps avec les géants, tueries de monstres à
l’instar de Thésée et d’Hercule à quoi j’occupe ordinairement les
férocités de mon indomptable bravoure. Je me repose. Que la mort
respire! Mais à quels divertissements le seigneur Mars, qui près de moi
n’est qu’un bien petit compagnon, passe-t-il ses vacances et congés?
Entre les bras blancs et poupins de la dame Vénus, laquelle, comme
déesse de bon entendement, préfère les gens d’armes à tous autres, fort
dédaigneuse de son boiteux et cornard de mari. C’est pourquoi j’ai bien
voulu condescendre à m’humaniser, et voyant que Cupidon n’osait se
hasarder à décocher sa flèche à pointe d’or contre un vaillant de mon
calibre, je lui ai fait un petit signe d’encouragement. Même pour que
son dard pût pénétrer en ce généreux cœur de lion, j’ai dépouillé cette
cotte de mailles faite des anneaux donnés par les déesses, impératrices,
reines, infantes, princesses et grandes de tous pays, mes illustres
amantes, dont la trempe magique me préserve en mes plus folles
témérités.

--Cela signifie, dit le valet qui avait écouté cette fulgurante tirade
avec les apparences d’une contention d’esprit extrême, autant que mon
faible entendement peut comprendre une éloquence si admirable en
rhétorique, si enjolivée de termes à propos et métaphores à l’asiatique,
que votre Vaillantissime Seigneurie a la fantaisie férue pour quelque
jeune tendron de la ville; _aliàs_, que vous êtes amoureux comme un
simple mortel.

--Vraiment, répliqua Matamore avec une bonhomie nonchalante et superbe,
tu as donné du nez droit dans la chose, et tu ne manques pas
d’intelligence pour un valet. Oui, j’ai cette infirmité d’être amoureux;
mais ne crains pas qu’elle amollisse mon courage. Cela est bon pour
Samson, de se laisser tondre, et pour Alcide, de filer la quenouille.
Dalila n’eût osé me toucher le poil. Omphale m’eût tiré les bottes. Au
moindre signe de révolte je lui aurais fait décrotter sur la table la
peau du lion néméen comme une cape à l’espagnole. Dans mon loisir, cette
réflexion humiliante pour un grand cœur, m’est venue. J’ai vaincu, il
est vrai, le genre humain, mais je n’en ai réduit que la moitié. Les
femmes, par leur faiblesse, échappent à mon empire. Il ne serait pas
décent de leur couper la tête, de leur tailler bras et jambes, de les
fendre en deux jusqu’à la ceinture, comme j’ai l’habitude de le faire
avec mes ennemis masculins. Ce sont là brutalités martiales, que
repousse la politesse. La défaite de leur cœur, la reddition à volonté
de leur âme, la mise à sac de leur vertu me suffisent. Il est vrai que
j’en ai soumis un nombre plus grand que les sablons de la mer et les
étoiles du ciel, que je traîne après moi quatre coffres pleins de
poulets, billets doux et missives, et que je dors sur un matelas composé
de boucles brunes, châtaines, blondes, rousses, dont les plus pudiques
m’ont fait le sacrifice. Junon même m’a fait des avances que j’ai
rebutées parce que son immortalité était un peu trop mûre, bien qu’elle
se refasse vierge toutes les années en la fontaine de Canathos; mais
tous ces triomphes, je les compte comme défaites et ne veux point d’une
couronne de laurier à laquelle manque une seule feuille; mon front en
serait déshonoré. La charmante Isabelle ose me résister, et quoique
toutes les audaces soient bienvenues près de moi, je ne saurais souffrir
cette impertinence, et je veux qu’elle-même, sur un plat d’argent,
m’apporte les clefs d’or de son cœur, à genoux, déchevelée, demandant
grâce et merci. Va sommer cette place de se rendre. J’accorde trois
minutes de réflexion: pendant cette attente, le sablier tremblera dans
la main du Temps effrayé.»

Et là-dessus, Matamore se campait dans une pose extravagamment
anguleuse, dont sa maigreur excessive faisait encore ressortir le
ridicule.

La fenêtre resta close aux sommations moqueuses du valet. Sûre de la
bonté de ses murailles, et ne craignant pas qu’on ouvrît la brèche, la
garnison, composée d’Isabelle et de Zerbine, ne donna pas signe de vie.
Matamore, qui ne s’étonne de rien, s’étonna pourtant de ce silence.

«Sangre y fuego! Terre et ciel! Foudres et canonnades! s’écria-t-il en
faisant hérisser le poil de sa lèvre comme la moustache d’un chat fâché.
Ces bagasses ne bougent non plus que chèvres mortes. Qu’on arbore le
drapeau, qu’on batte la chamade, ou je jette bas la maison d’une
chiquenaude! Ce serait bien fait si la cruelle restait écrasée sous les
ruines. Comment, Scapin, mon ami, t’expliques-tu cette défense
hyrcanienne et sauvage contre mes charmes qui, comme on sait, n’ont
point de rivaux en ce globe terraqué ni même en l’Olympe habité des
dieux!

--Je me l’explique fort naturellement. Un certain Léandre, moins beau
que vous, sans doute, mais tout le monde n’a pas le goût bon, s’est
ménagé des intelligences dans la place; votre valeur s’attaque à une
forteresse prise. Vous avez séduit le père, Léandre a séduit la fille.
Voilà tout.

--Léandre! as-tu dit? Oh! ne répète pas ce nom exécrable et exécré, ou
je vais, de male rage, décrocher le soleil, éborgner la lune, et,
prenant la terre par les bouts de son essieu, la secouer de façon à
produire un cataclysme diluvial comme celui de Noé ou d’Ogygès. Faire à
ma barbe la cour à Isabelle, la dame de mes pensées! damnable
godelureau, ruffian patibulaire, galantin de sac et de corde, où es-tu,
que je te fende les naseaux, que je t’écrive des croix sur la figure,
que je t’embroche, que je te larde, que je te crible, que je t’effondre,
que je te désentraille, que je te piétine, que je te jette au bûcher et
disperse tes cendres? Si tu paraissais pendant le paroxysme de ma
fureur, le tonnerre de mes narines suffirait à t’envoyer au delà des
mondes parmi les feux élémentaires; je te lancerais si haut que tu ne
retomberais jamais. Marcher sur mes brisées, je frémis moi-même à l’idée
de ce qu’une pareille audace peut amener de maux et de désastres sur la
pauvre humanité. Je ne saurais punir dignement un tel crime sans
fracasser du coup la planète. Léandre rival de Matamore! Par Mahom et
Tervagant! Les mots épouvantés reculent et se refusent à venir exprimer
une pareille énormité. On ne peut les joindre ensemble; ils hurlent
quand on les prend au collet pour les rapprocher, car ils savent qu’ils
auraient affaire à moi s’ils se permettaient cette licence. D’ores et en
avant Léandre, ô ma langue! pardon de te faire prononcer ce nom infâme,
peut se considérer comme défunt et aller lui-même commander son monument
au tailleur de pierre, si toutefois j’ai la magnanimité de lui accorder
les honneurs de la sépulture.

--Par le sang de Diane! dit le valet, voilà qui tombe comme de cire, le
seigneur Léandre traverse précisément la place à pas comptés. Vous allez
bellement lui dire son fait, et ce sera un magnifique spectacle que la
rencontre de deux si fiers courages; car je ne vous cacherai pas que,
parmi les maîtres d’armes et prévôts de la ville, ce gentilhomme a la
renommée d’être assez bon gladiateur. Dégainez; pour moi, je ferai le
guet, quand vous en serez aux mains, de peur que les sergents ne vous
dérangent.

--Les étincelles de nos épées leur feront prendre le large, et ils
n’oseraient, les bélîtres, entrer dans ce cercle de flammes et de sang.
Reste tout près de moi, mon bon Scapin; si, d’aventure, j’étais
fâcheusement navré de quelque estafilade, tu me recevrais en tes bras,
répondit Matamore qui aimait beaucoup à être interrompu dans ses duels.

--Plantez-vous bravement devant lui, dit le valet en poussant son
maître, et barrez-lui le passage.»

Voyant qu’il n’y avait pas moyen de faire une reculade, Matamore
s’enfonça son feutre jusque sur les yeux, retroussa sa moustache, mit la
main à la poignée de son immense rapière et s’avança vers Léandre, qu’il
toisa des pieds à la tête, le plus insolemment qu’il put; mais c’était
bravade pure, car on entendait claquer ses dents et l’on voyait
flageoler et trembler ses minces jambes comme des roseaux au vent de
bise. Il ne lui restait plus qu’un espoir, c’était d’intimider Léandre
par des éclats de voix, des menaces et des rodomontades, des lièvres
étant souvent cachés sous des peaux de lion.

«Monsieur, savez-vous que je suis le capitaine Matamoros, appartenant à
la célèbre maison Cuerno de Cornazan, et allié à la non moins illustre
famille Escobombardon de la Papirontonda? Je descends d’Antée par les
femmes.

--Eh! descendez de la lune si cela vous amuse, répondit le Léandre avec
un dédaigneux haussement d’épaules; que m’importent ces billevesées?

--Tête et ventre! monsieur; cela vous importera tout à l’heure; il est
encore temps, videz la place et je vous épargne. Votre jeunesse me
touche. Regardez-moi bien. Je suis la terreur de l’univers, l’ami de la
Camarde, la providence des fossoyeurs; où je passe, il pousse des croix.
C’est à peine si mon ombre ose me suivre, tellement je la mène en des
endroits périlleux. Si j’entre, c’est par la brèche; si je sors, c’est
par un arc de triomphe; si j’avance, c’est pour me fendre; si je recule,
c’est pour rompre; si je couche, c’est mon ennemi que j’étends sur le
pré; si je traverse une rivière, elle est de sang, et les arches du pont
sont faites avec les côtes de mes adversaires. Je me roule, avec délice,
au milieu des mêlées, tuant, hachant, massacrant, taillant d’estoc et de
taille, perçant de la pointe. Je jette les chevaux en l’air avec leurs
cavaliers, je brise comme fétus de paille les os des éléphants. Aux
assauts j’escalade les murs, en m’aidant de deux poinçons, et je plonge
mon bras dans la gueule des canons pour en retirer les boulets. Le vent
seul de mon épée renverse les bataillons comme gerbes sur l’aire. Quand
Mars me rencontre sur un champ de bataille, il fuit, de peur que je ne
l’assomme, tout dieu de la guerre qu’il est; enfin, ma vaillance est si
grande, et l’effroi que j’inspire est tel, que jusqu’à présent,
apothicaire du Trépas, je n’ai pu voir les braves que par le dos.

--Eh bien! vous allez en voir un en face,» dit Léandre, en appliquant
sur un des profils du Matamore un énorme soufflet, dont l’écho burlesque
retentit jusqu’au fond de la salle. Le pauvre diable pivota sur
lui-même, près de tomber; un second soufflet non moins vigoureusement
appliqué que le premier, mais sur l’autre joue, le remit d’aplomb.

Pendant cette scène, Isabelle et Zerbine avaient reparu au balcon. La
malicieuse soubrette se tenait les côtes de rire, et sa maîtresse
faisait un signe de tête amical à Léandre. Du fond de la place
débouchait Pandolphe, accompagné du tabellion et qui, les dix doigts
écarquillés et les yeux ronds de surprise, regardait Léandre battre le
Matamore.

«Écailles de crocodile et cornes de rhinocéros! vociféra le fanfaron, ta
fosse est ouverte, malandrin, veillaque, gavache, et je vais t’y
pousser. Mieux eût valu pour toi tirer la moustache aux tigres et la
queue aux serpents dans les forêts de l’Inde. Agacer Matamore! Pluton,
avec sa fourche, ne s’y risquerait pas. Je le déposséderais de l’enfer
et j’usurperais Proserpine. Allons, ma tueuse, au vent, montrez-vous,
brillez au soleil, et que votre éclair prenne pour fourreau le ventre de
ce téméraire. J’ai soif de son sang, de sa moelle, de sa fressure, et je
lui arracherai l’âme d’entre les dents.»

En disant cela, Matamore, avec des tensions de nerfs, des roulements de
prunelles, des clappements de langue, semblait faire les plus prodigieux
efforts pour extraire la lame rebelle de sa gaîne. Il en suait d’ahan,
mais la prudente tueuse voulait garder les logis ce jour-là, sans doute
pour ne pas ternir son acier poli à l’air humide.

Fatigué de ces contorsions burlesques, le galant envoya d’un coup de
pied rouler le fanfaron à l’autre bout du théâtre, et se retira après
avoir salué Isabelle avec une grâce exquise.

Matamore, tombé sur le dos, remuait ses membres grêles comme une
sauterelle retournée. Quand, avec l’aide de son valet et de Pandolphe,
il se fut dressé sur ses pieds, et bien assuré que Léandre était parti,
il s’écria d’une voix haletante et comme entrecoupée par la rage:

«De grâce, Scapin, cercle-moi avec des bardes de fer; je crève de
fureur, je vais éclater comme une bombe! Et toi, lame perfide, qui
trahis ton maître au moment suprême, est-ce ainsi que tu me récompenses
de t’avoir toujours abreuvée du sang des plus fiers capitaines et des
plus vaillants duellistes! Je ne sais à quoi il tient que je ne te brise
en mille morceaux sur mon genou, comme lâche, parjure et félonne; mais
tu m’as voulu faire comprendre que le vrai guerrier doit rester sur la
brèche, et ne pas s’oublier en des Capoues d’amour. En effet, cette
semaine je n’ai défait aucune armée, je n’ai combattu ni orque, ni
dragon, je n’ai pas fourni à la mort sa ration de cadavres, et la
rouille est venue à mon glaive: rouille de honte, soudure d’oisiveté!
Sous les propres yeux de ma belle ce béjaune me nargue, m’insulte et me
provoque. Leçon profonde! enseignement philosophique! apologue moral!
Désormais je tuerai deux ou trois hommes avant de déjeuner, pour être
sûr que ma rapière joue librement. Fais-m’en souvenir.

--Léandre n’aurait qu’à revenir, dit Scapin; si nous essayions à nous
tous de tirer du fourreau cet acier formidable?»

Matamore, s’arc-boutant contre un pavé, Scapin s’attelant à la coquille,
Pandolphe au valet et le tabellion à Pandolphe, après quelques secousses
la lame céda à l’effort des trois fantoches, qui allèrent rouler d’un
côté les quatre fers en l’air, tandis que le fanfaron tombait de l’autre
à jambes rebindaines, tenant encore à pleines mains le fourreau de la
colichemarde.

Relevé aussitôt, il reprit la rapière, et dit avec emphase: «Maintenant
Léandre a vécu; il n’a de ressource pour éviter la mort que d’émigrer en
quelque planète lointaine. S’enfonçât-il au cœur de la terre, je le
ramènerai à la surface pour le transpercer de mon glaive, à moins qu’il
ne soit changé en pierre par mon œil horrifique et méduséen.»

[Illustration:... il le lâcha subitement et le laissa tomber sur le
ventre. (Page 121).]

Malgré cet échec, aucun doute ne vint à l’obstiné vieillard Pandolphe
sur l’héroïsme du Matamore, et il persista dans l’idée saugrenue de
donner pour mari à sa fille ce magnifique seigneur. Isabelle se prit à
pleurer et à dire qu’elle préférait le couvent à un tel hymen; Zerbine
défendit de son mieux le beau Léandre, et jura par sa vertu, ô le beau
serment! que ce mariage ne se ferait pas. Matamore attribua cet accueil
glacé à un excès de pudeur, la passion, chez les personnes bien élevées,
n’aimant pas à se laisser voir. D’ailleurs il n’avait pas encore fait sa
cour, il ne s’était pas montré dans toute sa gloire, imitant en cela la
discrétion de Jupiter envers Sémélé, qui, pour avoir voulu connaître son
amant divin avec l’éclat de sa puissance, tomba brûlée et réduite en un
petit tas de cendre.

Sans l’écouter davantage, les deux femmes rentrèrent au logis. Matamore,
se piquant de galanterie, fit chercher une guitare par son valet, appuya
son pied sur une borne, et commença à chatouiller le ventre de son
instrument pour le faire rire. Puis il se mit à miauler un couplet de
seguidille, en andalous, avec des portements de voix si bizarres, des
coups de gosier si étranges, des notes de tête si impossibles, qu’on eût
dit la sérénade de Rominagrobis sous la gouttière de la chatte blanche.

Un pot d’eau versé par Zerbine, sous le malicieux prétexte d’arroser des
fleurs, n’éteignit pas sa furie musicale.

«Ce sont larmes d’attendrissement tombées des beaux yeux d’Isabelle, dit
le Matamore; le héros chez moi est doublé du virtuose, et je manie la
lyre comme l’épée.»

Malheureusement, inquiété par ce bruit de sérénade, Léandre, qui rôdait
aux environs, reparut, et, ne souffrant pas que ce faquin fît de la
musique sous le balcon de sa maîtresse, arracha la guitare des mains du
Matamore, stupide d’épouvante. Puis il lui en donna si fort sur le
crâne, que la panse de l’instrument creva, et que le fanfaron, passant
la tête au travers, resta pris par le col comme dans une cangue
chinoise. Léandre, ne lâchant pas le manche de la guitare, se mit à
tirer de çà, de là, avec brusques saccades, le pauvre Matamore, le
cognant aux coulisses, l’approchant des chandelles à le roussir, ce qui
formait des jeux de théâtre aussi ridicules qu’amusants. S’en étant bien
diverti, il le lâcha subitement et le laissa tomber sur le ventre. Jugez
de l’air qu’avait en cette posture l’infortuné Matamore, qui semblait
coiffé d’une poêle à frire.

Ses misères ne se bornèrent pas là. Le valet de Léandre, avec sa
fertilité d’imagination bien connue, avait machiné des stratagèmes pour
empêcher le mariage d’Isabelle et du Matamore. Apostée par lui, une
certaine Doralice fort coquette et galante se produisit accompagnée d’un
frère spadassin représenté par le Tyran, armé de sa mine la plus féroce
et portant sous le bras deux longues rapières qui dessinaient une croix
de Saint-André d’aspect assez terrifiant. La demoiselle se plaignit
d’avoir été compromise par le sieur Matamoros et délaissée pour Isabelle
la fille de Pandolphe, outrage qui demandait une réparation sanglante.

«Dépêchez vite ce coupe-jarret, dit Pandolphe à son futur gendre, ce ne
sera qu’un jeu pour votre incomparable valeur que n’effrayerait pas tout
un camp de Sarrasins.»

Bien à contre-cœur Matamore se mit en garde après mille divertissantes
simagrées, mais il tremblait comme un peuplier, et le spadassin, frère
de Doralice, lui fit sauter l’épée des mains au premier choc du fer et
le chargea du plat de la rapière jusqu’à lui faire crier grâce.

Pour achever le ridicule, dame Léonarde, vêtue en douegna espagnole,
parut épongeant ses yeux de chouette d’un ample mouchoir, poussant des
soupirs à fendre le roc et agitant sous le nez de Pandolphe une promesse
de mariage paraphée du seing contrefait de Matamore. Un nouvel orage de
coups creva sur le misérable convaincu de perfidies si compliquées, et
d’une voix unanime il fut condamné à épouser la Léonarde en punition de
ses hâbleries, rodomontades et couardises. Pandolphe, dégoûté de
Matamore, ne fit plus difficulté d’accorder la main de sa fille à
Léandre, gentilhomme accompli.

Cette bouffonnade, animée par le jeu des acteurs, fut vivement
applaudie. Les hommes trouvèrent la soubrette charmante, les femmes
rendirent justice à la grâce décente d’Isabelle, et Matamore réunit tous
les suffrages; il était difficile d’avoir mieux le physique de l’emploi,
l’emphase plus grotesque, le geste plus fantasque et plus imprévu.
Léandre fut admiré des belles dames, quoique jugé un peu fat par les
cavaliers. C’était l’effet qu’il produisait d’ordinaire, et, à vrai
dire, il n’en souhaitait pas d’autre, plus soucieux de sa personne que
de son talent. La beauté de Sérafine ne manqua pas d’adorateurs, et plus
d’un jeune gentilhomme, au risque de déplaire à sa belle voisine, jura
sur sa moustache que c’était là une adorable fille.

Sigognac, caché derrière une coulisse, avait joui délicieusement du jeu
d’Isabelle, bien qu’il se fût quelquefois intérieurement senti jaloux de
la voix tendre qu’elle prenait en répondant à Léandre, n’étant pas
encore habitué à ces feintes amours du théâtre qui cachent souvent des
aversions profondes et des inimitiés réelles. Aussi, la pièce finie, il
complimenta la jeune comédienne d’un air contraint dont elle s’aperçut
et n’eut pas de peine à deviner la cause.

«Vous jouez les amoureuses d’une admirable sorte, Isabelle, et l’on
pourrait s’y méprendre.

--N’est-ce pas mon métier, répondit la jeune fille en souriant, et le
directeur de la troupe ne m’a-t-il pas engagée pour cela?

--Sans doute, dit Sigognac; mais comme vous aviez l’air sincèrement
éprise de ce fat qui ne sait rien que montrer ses dents comme un chien
qu’on agace, tendre le jarret et faire parade de sa belle jambe!

--C’était le rôle qui le voulait; fallait-il pas rester là comme une
souche avec une mine disgracieuse et revêche? n’ai-je pas d’ailleurs
conservé la modestie d’une personne bien née? Si j’ai manqué en cela,
dites-le-moi, je me corrigerai.

--Oh! non. Vous sembliez une pudique demoiselle, soigneusement élevée
dans la pratique des bonnes mœurs, et l’on ne saurait rien reprendre à
votre jeu si juste, si vrai, si décent, qu’il imite, à s’y tromper, la
nature même.

--Mon cher Baron, voici que les lumières s’éteignent. La compagnie s’est
retirée et nous allons nous trouver dans les ténèbres. Jetez-moi cette
cape sur les épaules et veuillez bien me conduire à ma chambre.»

Sigognac s’acquitta sans trop de gaucherie, quoique les mains lui
tremblassent un peu, de ce métier nouveau pour lui de cortejo d’une
femme de théâtre, et ils sortirent tous deux de la salle où il ne
restait plus personne.

L’orangerie était située à quelque distance du château un peu sur la
gauche dans un grand massif d’arbres. La façade qu’on apercevait de ce
côté n’était pas moins magnifique que l’autre. Comme le terrain du parc
était plus bas de niveau que celui du parterre, elle se déployait par
une terrasse garnie d’une rampe à balustres pansus, et coupée de
distance en distance par des socles supportant des vases en faïence
blanche et bleue qui contenaient des arbustes et des fleurs, les
dernières de la saison.

Un escalier à double rampe descendait au parc, faisant saillie sur le
mur de soutènement de la terrasse composé de grands panneaux de briques
encadrés de pierre. Cette ordonnance était fort majestueuse.

Il pouvait être à peu près neuf heures. La lune s’était levée. Une
vapeur légère semblable à une gaze d’argent, tout en adoucissant les
contours des objets, n’empêchait point de les discerner. On voyait
parfaitement la façade du château, dont quelques fenêtres s’éclairaient
d’une lueur rouge, tandis que certaines vitres, frappées par les rayons
de l’astre nocturne, scintillaient brusquement comme des écailles de
poisson. A cette lueur, les tons roses de la brique prenaient une nuance
lilas d’une extrême douceur, et les assises de pierre, des teintes gris
de perle. Sur l’ardoise neuve des toits, comme sur de l’acier poli,
glissaient des reflets blancs, et la dentelle noire de la crête se
découpait sur un ciel d’une transparence laiteuse. Des gouttes de
lumière tombaient dans les feuilles des arbustes, rejaillissaient de
l’émail des vases, et constellaient de diamants éparpillés la pelouse
qui s’étendait devant la terrasse. Si l’on regardait au loin, spectacle
non moins enchanteur, on découvrait les allées du parc se perdant, comme
les paysages de Breughel de Paradis, en des fuites et brumes d’azur, au
bout desquelles brillaient parfois des lueurs argentées provenant d’une
statue de marbre ou d’un jet d’eau.

Isabelle et Sigognac montèrent l’escalier, et, charmés par la beauté de
la nuit, firent quelques tours sur la terrasse avant de regagner leur
chambre. Comme le lieu était découvert, en vue du château, la pudeur de
la jeune comédienne ne conçut aucune alarme de cette promenade nocturne.
D’ailleurs, la timidité du Baron la rassurait, et bien que son emploi
fût celui d’ingénue, elle en savait assez sur les choses d’amour pour ne
pas ignorer que le propre de

[Illustration: Isabelle et Sigognac montèrent l’escalier, et, charmés
par la beauté de la nuit... (Page 124.)]

la passion vraie est le respect. Sigognac ne lui avait pas fait d’aveu
formel, mais elle se sentait aimée de lui et ne craignait de sa part
aucune entreprise fâcheuse à l’endroit de sa vertu.

Avec le charmant embarras des amours qui commencent, ce jeune couple, se
promenant au clair de lune côte à côte, le bras sur le bras, dans un
parc désert, ne se disait que les choses les plus insignifiantes du
monde. Qui les eût épiés eût été surpris de n’entendre que propos
vagues, réflexions futiles, demandes et réponses banales. Mais si les
paroles ne trahissaient aucun mystère, le tremblement des voix, l’accent
ému, les silences, les soupirs, le ton bas et confidentiel de
l’entretien, accusaient les préoccupations de l’âme.

L’appartement d’Yolande, voisin de celui de la marquise, donnait sur le
parc, et comme, après que ses femmes l’eurent défaite, la belle jeune
fille regardait distraitement à travers la croisée la lune briller
au-dessus des grands arbres, elle aperçut sur la terrasse Isabelle et
Sigognac qui se promenaient sans autre accompagnement que leur ombre.

Certes, la dédaigneuse Yolande, fière comme une déesse qu’elle était,
n’avait que mépris pour le pauvre baron Sigognac, devant qui parfois à
la chasse elle passait comme un éblouissement dans un tourbillon de
lumière et de bruit, et que dernièrement même elle avait presque
insulté; mais cela lui déplut de le voir sous sa fenêtre, près d’une
jeune femme à laquelle sans doute il parlait d’amour. Elle n’admettait
pas qu’on pût ainsi secouer son servage. On devait mourir
silencieusement pour elle.

Elle se coucha d’assez mauvaise humeur et eut quelque peine à
s’endormir; ce groupe amoureux poursuivait son imagination.

Sigognac remit Isabelle à sa chambre, et comme il allait rentrer dans la
sienne, il aperçut au fond du corridor un personnage mystérieux drapé
d’un manteau couleur de muraille, dont le pan rejeté sur l’épaule
cachait la figure jusqu’aux yeux; un chapeau rabattu dérobait son front,
et ne permettait pas de distinguer ses traits non plus que s’il eût été
masqué. En voyant Isabelle et le Baron, il s’effaça de son mieux contre
le mur; ce n’était aucun des comédiens, retirés déjà dans leur logis. Le
Tyran était plus grand, le Pédant plus gros, le Léandre plus svelte; il
n’avait la tournure ni du Scapin ni du Matamore, reconnaissable
d’ailleurs à sa maigreur excessive que l’ampleur de nul manteau n’eût pu
dissimuler.

Ne voulant pas paraître curieux et gêner l’inconnu, Sigognac se hâta de
franchir le seuil de son logis, non sans avoir remarqué toutefois que la
porte de la chambre des tapisseries où demeurait Zerbine restait
discrètement entre-bâillée, comme attendant un visiteur qui ne voulait
point être entendu.

Quand il fut enfermé chez lui, un imperceptible craquement de souliers,
le faible bruit d’un verrou fermé avec précaution, l’avertirent que le
rôdeur, si soigneusement embossé dans sa cape, était arrivé à bon port.

Une heure environ après, le Léandre ouvrit sa porte très-doucement,
regarda si le corridor était désert, et, suspendant ses pas comme une
bohémienne qui exécute la danse des œufs, gagna l’escalier, le descendit
plus léger et plus muet en sa marche que ces fantômes errants dans les
châteaux hantés, suivit le mur en profitant de l’ombre, et se dirigea du
côté du parc vers un bosquet ou salle de verdure dont le centre était
occupé par une statue de l’Amour discret tenant le doigt appliqué sur la
bouche. A cet endroit, sans doute désigné d’avance, Léandre s’arrêta et
parut attendre.

Nous avons dit que Léandre, interprétant à son avantage le sourire dont
la marquise avait reconnu le salut qu’il lui avait fait, s’était enhardi
à écrire à la dame de Bruyères une lettre que Jeanne, séduite par
quelques pistoles, devait secrètement poser sur la toilette de sa
maîtresse.

Cette lettre était conçue ainsi, et nous la recopions pour donner une
idée du style qu’employait Léandre en ces séductions de grandes dames où
il excellait, disait-il.

«Madame, ou plutôt déesse de beauté, ne vous en prenez qu’à vos charmes
incomparables de la mésaventure qu’ils vous attirent. Ils me forcent,
par leur éclat, à sortir de l’ombre où j’aurais dû rester enseveli, et à
m’approcher de leur lumière, de même que les dauphins viennent du fond
de l’océan aux clartés que jettent les falots des pêcheurs, encore
qu’ils doivent y trouver le trépas et périr, sans pitié, sous les dards
aigus des harpons. Je sais trop bien que je rougirai l’onde de mon sang,
mais comme aussi bien je ne puis vivre, il m’est égal de mourir. C’est
là une audace bien étrange, que d’élever cette prétention, réservée aux
demi-dieux, de recevoir au moins le coup fatal de votre main. Je m’y
risque, car, étant désespéré d’avance, il ne peut m’arriver rien de pis,
et je préfère votre courroux à votre mépris ou dédain. Pour donner le
coup de grâce, il faut regarder la victime, et j’aurai, en expirant sous
vos cruautés, cette douceur souveraine d’avoir été aperçu. Oui, je vous
aime, madame, et si c’est un crime, je ne m’en repens point. Dieu
souffre qu’on l’adore; les étoiles supportent l’admiration du plus
humble berger; c’est le sort des hautes perfections comme la vôtre de ne
pouvoir être aimées que par des inférieurs, car elles n’ont point
d’égales sur la terre: elles en ont à peine aux cieux. Je ne suis,
hélas! qu’un pauvre comédien de province, mais quand même je serais duc
ou prince, comblé de tous les dons de la fortune, ma tête n’atteindrait
pas vos pieds, et il y aurait tout de même entre votre splendeur et mon
néant la distance du sommet à l’abîme. Pour ramasser un cœur, il faudra
toujours que vous vous baissiez. Le mien est, j’ose le dire, madame,
aussi fier que tendre, et qui ne le repousserait pas trouverait en lui
l’amour le plus ardent, la délicatesse la plus parfaite, le respect le
plus absolu, et un dévouement sans bornes. D’ailleurs, si une telle
félicité m’arrivait, votre indulgence ne descendrait peut-être pas si
bas qu’elle se l’imagine. Bien que réduit par le destin adverse et la
rancune jalouse d’un grand à cette extrémité de me cacher au théâtre
sous le déguisement des rôles, je ne suis pas d’une naissance dont il
faille rougir. Si j’osais rompre le secret que m’imposent des raisons
d’État, on verrait qu’un sang assez illustre coule en mes veines. Qui
m’aimerait ne dérogerait pas. Mais j’en ai déjà trop dit. Je ne serai
toujours que le plus humble et le plus prosterné de vos serviteurs, lors
même que, par une de ces reconnaissances qui dénouent les tragédies,
tout le monde me saluerait comme fils de Roi. Qu’un signe, le plus
léger, me fasse comprendre que ma hardiesse n’a pas excité en vous une
trop dédaigneuse colère, et j’expirerai sans regret, brûlé par vos yeux,
sur le bûcher de mon amour.»

Qu’aurait répondu la marquise à cette brûlante épître, qui peut-être
avait servi plusieurs fois? Il faudrait connaître bien à fond le cœur
féminin pour le savoir. Par malheur, la lettre n’arriva pas à son
adresse. Entiché de grandes dames, Léandre ne regardait point les
soubrettes et n’était point galant avec elles. En quoi il avait tort,
car elles peuvent beaucoup sur les volontés de leurs maîtresses. Si les
pistoles eussent été appuyées de quelques baisers et lutineries, Jeanne,
satisfaite en son amour-propre de femme de chambre, qui vaut bien celui
d’une Reine, eût mis plus de zèle et de fidélité à s’acquitter de sa
commission.

Comme elle tenait négligemment la lettre de Léandre à la main, le
marquis la rencontra et lui demanda par manière d’acquit, n’étant pas de
sa nature un mari curieux, quel était ce papier qu’elle portait ainsi.

«Oh! pas grand’chose, répondit-elle, une missive de M. Léandre à madame
la marquise.

--De Léandre, l’amoureux de la troupe, celui qui fait le galant dans les
_Rodomontades du capitaine Matamore_! Que peut-il écrire à ma femme?
Sans doute il lui demande quelque gratification.

--Je ne pense point, répondit la rancunière suivante; en me remettant ce
poulet, il poussait des soupirs et faisait des yeux blancs comme un
amoureux pâmé.

--Donne cette lettre, fit le marquis, j’y répondrai. N’en dis rien à la
marquise. Ces baladins sont parfois impertinents, et, gâtés par les
indulgences qu’on a, ne savent point se tenir en leur place.»

En effet, le marquis, qui aimait assez à se divertir, fit réponse au
Léandre dans le même style avec une grande écriture seigneuriale, sur
papier flairant le musc, le tout cacheté de cire d’Espagne parfumée et
d’un blason de fantaisie, pour mieux entretenir le pauvre diable en ses
imaginations amoureuses.

Quand Léandre rentra dans sa chambre après la représentation, il trouva
sur sa table, au lieu le plus apparent, un pli déposé par une main
mystérieuse et portant cette suscription: «A monsieur Léandre.» Il
l’ouvrit tout tremblant de bonheur et lut les phrases suivantes:

«Comme vous le dites trop bien pour mon repos, les déesses ne peuvent
aimer que des mortels. A onze heures, quand tout dormira sur la terre,
ne craignant plus l’indiscrétion des regards humains, Diane quittera les
cieux et descendra vers le berger Endymion. Ce ne sera pas sur le mont
Latmus, mais dans le parc, au pied de la statue de l’Amour discret où
le beau berger aura soin de sommeiller pour ménager la pudeur de
l’immortelle, qui viendra sans son cortége de nymphes, enveloppée d’un
nuage et dépouillée de ses rayons d’argent.»

Nous vous laissons à penser quelle joie folle inonda le cœur du Léandre
à la lecture de ce billet, qui dépassait ses plus vaniteuses espérances.
Il répandit sur sa chevelure et ses mains un flacon d’essence, mâcha un
morceau de macis pour avoir l’haleine fraîche, rebrossa ses dents,
tourna la pointe de ses boucles afin de les faire mieux friser et se
rendit dans le parc à l’endroit indiqué, où, pour vous raconter ceci,
nous l’avons laissé faisant le pied de grue.

La fièvre de l’attente et aussi la fraîcheur nocturne lui causaient des
frissons nerveux. Il tressaillait à la chute d’une feuille, et tendait
au moindre bruit une oreille exercée à saisir au vol le murmure du
souffleur. Le sable criant sous son pied lui semblait faire un fracas
énorme qu’on dût entendre du château. Malgré lui, l’horreur sacrée des
bois l’envahissait et les grands arbres noirs inquiétaient son
imagination. Il n’avait pas peur précisément, mais ses idées prenaient
une pente assez lugubre. La marquise tardait un peu, et Diane laissait
trop longtemps Endymion les pieds dans la rosée. A un certain instant il
lui sembla entendre craquer une branche morte sous un pas assez lourd.
Ce ne pouvait être celui de sa déesse. Les déesses glissent sur un rayon
et elles touchent terre sans faire ployer la pointe d’une herbe.

«Si la marquise ne se hâte pas de venir, au lieu d’un galant plein
d’ardeur, elle ne trouvera plus qu’un amoureux transi, pensait Léandre;
ces attentes où l’on se morfond ne valent rien aux prouesses de
Cythère.» Il en était là de ses réflexions lorsque quatre ombres
massives, se dégageant d’entre les arbres et de derrière le piédestal de
la statue, vinrent à lui d’un mouvement concerté. Deux de ces ombres qui
étaient les corps de grands marauds, laquais au service du marquis de
Bruyères, saisirent les bras du comédien, les lui maintinrent comme ceux
des captifs qu’on veut lier, et les deux autres se mirent à le bâtonner
en cadence. Les coups résonnaient sur son dos comme les marteaux sur
l’enclume. Ne voulant point par ses cris attirer du monde et faire
connaître sa mésaventure, le pauvre fustigé supporta héroïquement sa
douleur. Mucius Scévola ne fit pas meilleure contenance le poing dans
le brasier, que Léandre sous le bâton.

La correction finie, les quatre bourreaux lâchèrent leur victime, lui
firent une profonde salutation et se retirèrent sans avoir sonné mot.

Quelle chute honteuse! Icare tombant du haut du ciel n’en fit pas une
plus profonde. Contusionné, brisé, moulu, Léandre, clopin-clopant,
regagna le château courbant le dos, se frottant les côtes; mais la
vanité chez lui était si grande, que l’idée d’une mystification ne lui
vint pas. Son amour-propre trouvait plus expédient de donner à
l’aventure un tour tragique. Il se disait que, sans doute, la marquise,
épiée par un mari jaloux, avait été suivie, enlevée avant d’arriver au
rendez-vous, et forcée, le poignard sur la gorge, à tout avouer. Il se
la représentait à genoux, échevelée, demandant grâce au marquis forcené
de colère, répandant des pleurs à foison et promettant pour l’avenir de
mieux résister aux surprises de son cœur. Même tout courbaturé de
bastonnade, il la plaignait de s’être mise en tel péril à cause de lui,
ne se doutant pas qu’elle ignorait l’histoire et reposait à cette heure
fort tranquillement entre ses draps de toile de Hollande, bassinés au
bois de santal et à la cannelle.

En longeant le corridor, Léandre eut cette contrariété de voir Scapin
dont la tête passait par l’hiatus de la porte entre-bâillée et qui
ricanait malicieusement. Il se redressa du mieux qu’il put, mais la
maligne bête ne prit pas le change.

Le lendemain, la troupe fit ses préparatifs de départ. On abandonna le
char à bœufs comme trop lent, et le Tyran, largement payé par le
marquis, loua une grande charrette à quatre chevaux pour emmener la
bande et ses bagages. Léandre et Zerbine se levèrent tard, pour des
raisons qu’il n’est pas besoin d’indiquer davantage, seulement l’un
avait la mine dolente et piteuse, quoiqu’il essayât de faire à mauvais
jeu bon visage; l’autre rayonnait d’ambition satisfaite. Elle se
montrait même bonne princesse envers ses compagnes, et la Duègne,
symptôme grave, se rapprochait d’elle avec des obséquiosités patelines
qu’elle ne lui avait jamais montrées. Scapin, à qui rien n’échappait,
remarqua que la malle de Zerbine avait doublé de poids par quelque
sortilége magique. Sérafine se mordait les lèvres en murmurant le mot
«créature!» que la Soubrette

[Illustration:... et l’on quitta cet hospitalier château de
Bruyères... (Page 131.)]

ne fit pas semblant d’entendre, contente pour le moment de l’humiliation
de la grande coquette.

Enfin, la charrette s’ébranla, et l’on quitta cet hospitalier château de
Bruyères, que tous regrettaient, excepté Léandre. Le Tyran pensait aux
pistoles qu’il avait reçues; le Pédant, aux excellents vins dont il
s’était largement abreuvé; Matamore, aux applaudissements qu’on lui
avait prodigués; Zerbine, aux pièces de taffetas, aux colliers d’or et
autres régals; Sigognac et Isabelle ne pensaient qu’à leur amour, et,
contents d’être ensemble, ne retournèrent pas même la tête pour voir
encore une fois à l’horizon les toits bleus et les murs vermeils du
château.



VI.

EFFET DE NEIGE.


Comme on peut le penser, les comédiens étaient satisfaits de leur séjour
au château de Bruyères. De telles aubaines ne leur advenaient pas
souvent dans leur vie nomade; le Tyran avait distribué les parts, et
chacun remuait avec une amoureuse titillation de doigts quelques
pistoles au fond de poches habituées à servir souvent d’auberge au
diable. Zerbine, rayonnant d’une joie mystérieuse et contenue, acceptait
de bonne humeur les brocards de ses camarades sur la puissance de ses
charmes. Elle triomphait, ce dont la Sérafine pensait enrager. Seul
Léandre, tout rompu encore de la bastonnade nocturne qu’il avait reçue,
ne semblait pas partager la gaieté générale, bien qu’il affectât de
sourire, mais ce n’était que ris de chien et du bout des dents, pour
ainsi dire. Ses mouvements étaient contraints, et les cahots de la
voiture lui arrachaient parfois des grimaces significatives. Quand il
jugeait qu’on ne le regardait point, il se frottait de la paume les
épaules et les bras; manœuvres dissimulées qui pouvaient donner le
change aux autres comédiens, mais n’échappaient pas à la narquoise
inquisition de Scapin, toujours à l’affût des mésaventures de Léandre,
dont la fatuité lui était particulièrement insupportable.

Un heurt de la roue contre une pierre assez grosse que le charreton
n’avait pas vue fit pousser au galant un Aïe! d’angoisse et de douleur,
sur quoi Scapin entama la conversation en feignant de le plaindre.

«Mon pauvre Léandre, qu’as-tu donc à geindre et à te lamenter de la
sorte? Tu sembles tout moulu comme le chevalier de la Triste-Figure,
lorsqu’il eut cabriolé tout nu dans la Sierra-Morena par pénitence
amoureuse, à l’imitation d’Amadis sur la Roche Pauvre. On dirait que ton
lit était fait de bâtons croisés et non de matelas douillets avec
courtes-pointes, oreillers et carreaux, en somme plus propice à rompre
les membres qu’à les reposer, tant tu as la mine battue, le teint
maladif et l’œil poché. De tout ceci, il appert que le seigneur Morphée
ne t’a pas visité cette nuit.

--Morphée peut être resté en sa caverne, mais le petit dieu Cupidon est
un rôdeur qui n’a pas besoin de lanterne pour savoir trouver une porte
dans un corridor, répondit Léandre, espérant détourner les soupçons de
son ennemi Scapin.

--Je ne suis qu’un valet de comédie et n’ai point l’expérience des
choses galantes. Jamais je n’ai fait l’amour aux belles dames; mais j’en
sais assez pour n’ignorer point que le dieu Cupidon, d’après les poëtes
et faiseurs de romans, se sert de ses flèches à l’endroit de ceux qu’il
veut navrer, et non pas du bois de son arc.

--Que voulez-vous dire, se hâta d’interrompre Léandre, inquiet du tour
que prenait l’entretien, par ces subtilités et déductions mythologiques?

--Rien, sinon que tu as là sur le col, un peu au-dessus de la clavicule,
bien que tu t’efforces de la cacher avec ton mouchoir, une raie noire
qui demain sera bleue, après-demain verte, et ensuite jaune, jusqu’à ce
qu’elle s’évanouisse en couleur naturelle, raie qui ressemble
diantrement au paraphe authentique d’un coup de bâton signé sur une peau
de veau ou vélin, si tu aimes mieux ce vocable.

--Sans doute, répondit Léandre, de pâle devenu rouge jusqu’à l’ourlet de
l’oreille, ce sera quelque beauté morte, amoureuse de moi pendant sa
vie, qui m’aura baisé en songe tandis que je dormais. Les baisers des
morts impriment en la chair, comme chacun sait, des meurtrissures dont
on s’étonne au réveil.

--Cette beauté défunte et fantasmatique vient bien à point, répondit
Scapin; mais j’aurais juré que ce vigoureux baiser avait été appliqué
par des lèvres de bois vert.

--Mauvais raillard et faiseur de gausseries que vous êtes, dit Léandre,
vous poussez ma modestie à bout. Pudiquement je mets sur le compte des
mortes ce qui pourrait être à meilleur droit revendiqué par les
vivantes. Tout indocte et rustique que vous affectiez d’être, vous avez
sans doute entendu parler de ces jolis signes, taches, meurtrissures,
marques de dents, mémoire des folâtres ébats que les amants ont coutume
d’avoir ensemble?

--_Memorem dente notum_, interrompit le Pédant, joyeux de citer Horace.

--Cette explication me semble judicieuse, répondit Scapin, et appuyée
d’autorités convenables. Pourtant la marque est si longue, que cette
beauté nocturne, morte ou vivante, devait avoir en la bouche cette dent
unique que les Phorkyades se prêtaient tour à tour.»

Léandre, outré de fureur, voulut se jeter sur Scapin et le gourmer, mais
le ressentiment de la bastonnade fut si vif dans ses côtes endolories et
sur son dos rayé comme celui d’un zèbre, qu’il se rassit, remettant sa
vengeance à un temps meilleur. Le Tyran et le Pédant, accoutumés à ces
querelles dont ils se divertissaient, les firent se raccommoder. Scapin
promit de ne jamais faire d’allusion à ces sortes de choses. «J’ôterai,
dit-il, de mon discours le bois sous toute forme, bois grume, bois
marmenteau, bois de lit et même bois de cerf.»

Pendant cette curieuse altercation, la charrette cheminait toujours, et
bientôt on arriva à un carrefour. Une grossière croix de bois fendillé
par le soleil et la pluie, soutenant un Christ dont un des bras s’était
détaché du corps, et, retenu d’un clou rouillé, pendait sinistrement,
s’élevait sur un tertre de gazon et marquait l’embranchement de quatre
chemins.

Un groupe composé de deux hommes et de trois mules était arrêté à la
croisée des routes et semblait attendre quelqu’un qui devait passer. Une
des mules, comme impatiente d’être immobile, secouait sa tête empanachée
de pompons et de houppes de toutes couleurs avec un frisson argentin de
grelots. Quoique des œillères de cuir piquées de broderies
l’empêchassent de porter ses regards à droite et à gauche, elle avait
senti l’approche de la voiture; les nutations de ses longues oreilles
témoignaient d’une curiosité inquiète, et ses lèvres retroussées
découvraient ses dents.

«La colonelle remue ses cornets et montre ses gencives, dit l’un des
hommes, le chariot ne doit pas être loin maintenant.»

En effet, la charrette des comédiens arrivait au carrefour. Zerbine,
assise sur le devant de la voiture, jeta un coup d’œil rapide sur le
groupe de bêtes et de gens dont la présence en ce lieu ne parut pas la
surprendre.

«Pardieu! voilà un galant équipage, dit le Tyran, et de belles mules
d’Espagne à faire leurs quinze ou vingt lieues dans la journée. Si nous
étions ainsi montés, nous serions bientôt arrivés devers Paris. Mais qui
diable attendent-elles donc là? C’est sans doute quelque relais préparé
pour un seigneur.

--Non, reprit la Duègne, la mule est harnachée d’oreillers et
couvertures comme pour une femme.

--Alors, dit le Tyran, c’est un enlèvement qui se prépare, car ces deux
écuyers en livrée grise ont l’air fort mystérieux.

--Peut-être, répondit Zerbine avec un sourire d’une expression
équivoque.

--Est-ce que la dame serait parmi nous? fit le Scapin; un des deux
écuyers se dirige vers la voiture, comme s’il voulait parlementer avant
d’user de violence.

--Oh! il n’en sera pas besoin, ajouta Sérafine jetant sur la Soubrette
un regard dédaigneux que celle-ci soutint avec une tranquille impudence;
il est des bonnes volontés qui sautent d’elles-mêmes entre les bras des
ravisseurs.

--N’est pas enlevée qui veut, répliqua la Soubrette; le désir n’y suffit
pas, il faut encore l’agrément.»

La conversation en était là, quand l’écuyer, faisant signe au charreton
d’arrêter ses chevaux, demanda, le béret à la main, si mademoiselle
Zerbine n’était pas dans la voiture.

Zerbine, vive et preste comme une couleuvre, sortit sa petite tête brune
hors du tendelet et répondit elle-même à l’interrogation; puis elle
sauta à terre.

«Mademoiselle, je suis à vos ordres,» dit l’écuyer d’un ton galant et
respectueux.

La Soubrette fit bouffer ses jupes, passa le doigt autour de son
corsage, comme pour donner de l’aisance à sa poitrine, et, se tournant
vers les comédiens, leur tint délibérément cette petite harangue:

«Mes chers camarades, pardonnez-moi si je vous quitte ainsi. Parfois
l’Occasion vous contraint à la saisir en vous présentant sa mèche de
cheveux devant la main, et de façon si opportune, que ce serait sottise
pure de ne pas s’y accrocher à pleins doigts; car, lâchée, elle ne
revient point. Le visage de la Fortune, qui jusqu’à présent ne s’était
montré pour moi que rechigné et maussade, me fait un ris gracieux. Je
profite de sa bonne volonté, sans doute passagère. En mon humble état de
soubrette, je ne pouvais prétendre qu’à des Mascarilles ou Scapins. Les
valets seuls me courtisaient, tandis que les maîtres faisaient l’amour
aux Lucindes, aux Léonores et aux Isabelles; c’est à peine si les
seigneurs daignaient, en passant, me prendre le menton et appuyer d’un
baiser sur la joue le demi-louis d’argent qu’ils glissaient dans la
pochette de mon tablier. Il s’est trouvé un mortel de meilleur goût,
pensant que, hors du théâtre, la soubrette valait bien la maîtresse, et
comme l’emploi de Zerbine n’exige pas une vertu très-farouche, j’ai jugé
qu’il ne fallait pas désespérer ce galant homme que mon départ
contrariait fort. Or donc, laissez-moi prendre mes malles au fond de la
voiture, et recevez mes adieux. Je vous retrouverai un jour ou l’autre à
Paris, car je suis comédienne dans l’âme, et je n’ai jamais fait de bien
longues infidélités au théâtre.»

Les hommes prirent les coffres de Zerbine, et les ajustèrent, se faisant
équilibre sur la mule de bât; la Soubrette, aidée par l’écuyer qui lui
tint le pied, sauta sur la colonelle aussi légèrement que si elle eût
étudié la voltige en une académie équestre, puis frappant du talon le
flanc de sa monture, elle s’éloigna faisant un petit geste de main à ses
camarades.

«Bonne chance, Zerbine, crièrent les comédiens, à l’exception de
Sérafine qui lui gardait rancune.

--Ce départ est fâcheux, dit le Tyran, et j’aurais bien voulu retenir
cette excellente soubrette; mais elle n’avait d’autre engagement que sa
fantaisie. Il faudra ajuster dans les pièces les rôles de suivante en
duègne ou chaperon, chose moins plaisante à l’œil qu’un minois fripon;
mais dame Léonarde a du comique et connaît à fond les tréteaux. Nous
nous en tirerons tout de même.»

La charrette se remit en marche d’une allure un peu plus vive que celle
du char à bœufs. Elle traversait un pays qui contrastait par son aspect
avec la physionomie des landes. Aux sables blancs avaient succédé des
terrains rougeâtres fournissant plus de sucs nourriciers à la
végétation. Des maisons de pierre, annonçant quelque

[Illustration: Le Matamore avait pris l’avance... (Page 137.)]

aisance, apparaissaient çà et là, entourées de jardins clos par des
haies vives déjà effeuillées où rougissait le bouton de l’églantier
sauvage, et bleuissait la baie de la prunelle. Au bord de la route, des
arbres d’une belle venue dressaient leurs troncs vigoureux et tendaient
leurs fortes branches dont la dépouille jaunie tachetait l’herbe
alentour ou courait au caprice de la brise devant Isabelle et Sigognac,
qui, fatigués de la pose contrainte qu’ils étaient obligés de garder
dans la voiture, se délassaient en marchant un peu à pied. Le Matamore
avait pris l’avance, et dans la rougeur du soir on l’apercevait sur la
crête de la montée dessinant en lignes sombres son frêle squelette qui,
de loin, semblait embroché dans sa rapière.

«Comment se fait-il, disait tout en marchant Sigognac à Isabelle, que
vous qui avez toutes les façons d’une demoiselle de haut lignage par la
modestie de votre conduite, la sagesse de vos paroles et le bon choix
des termes, vous soyez ainsi attachée à cette troupe errante de
comédiens, braves gens, sans doute, mais non de même race et acabit que
vous?

--N’allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grâce qu’on me voit,
me croire une princesse infortunée ou reine chassée de son royaume,
réduite à cette misérable condition de gagner sa vie sur les planches.
Mon histoire est toute simple, et puisque ma vie vous inspire quelque
curiosité, je vais vous la conter. Loin d’avoir été amenée à l’état que
je fais par catastrophes du sort, ruines inouïes ou aventures
romanesques, j’y suis née, étant, comme on dit, enfant de la balle. Le
chariot de Thespis a été mon lieu de nativité et ma patrie voyageuse. Ma
mère, qui jouait les princesses tragiques, était une fort belle femme.
Elle prenait ses rôles au sérieux, et même hors de la scène elle ne
voulait entendre parler que de rois, princes, ducs et autres grands,
tenant pour véritables ses couronnes de clinquant et ses sceptres de
bois doré. Quand elle rentrait dans la coulisse, elle traînait si
majestueusement le faux velours de ses robes, qu’on eût dit que ce fût
un flot de pourpre ou la propre queue d’un manteau royal. Avec cette
superbe, elle fermait opiniâtrément l’oreille aux aveux, requêtes et
promesses de ces galantins qui toujours volètent autour des comédiennes
comme papillons autour de la chandelle. Un soir même, en sa loge, comme
un blondin voulait s’émanciper, elle se dressa en pied, et s’écria comme
une vraie Thomyris reine de Scythie: «Gardes! qu’on le saisisse!» d’un
ton si souverain, dédaigneux et solennel, que le galant, tout interdit,
se déroba de peur, n’osant pousser sa pointe. Or, ces fiertés et
rebuffades étranges en une comédienne toujours soupçonnée de mœurs
légères étant venues à la connaissance d’un très-haut et puissant
prince, il les trouva de bon goût, et se dit que les mépris du vulgaire
profane ne pouvaient procéder que d’une âme généreuse. Comme son rang
dans le monde équipollait à celui de reine au théâtre, il fut reçu plus
doucement et d’un sourcil moins farouche. Il était jeune, beau, parlait
bien, était pressant et possédait ce grand avantage de la noblesse. Que
vous dirai-je de plus? Cette fois la reine n’appela pas ses gardes, et
vous voyez en moi le fruit de ces belles amours.

--Cela, dit galamment Sigognac, explique à merveille les grâces sans
secondes dont on vous voit ornée. Un sang princier coule dans vos
veines. Je l’avais presque deviné!

--Cette liaison, continua Isabelle, dura plus longtemps que n’ont
coutume les intrigues de théâtre. Le prince trouva chez ma mère une
fidélité qui venait de l’orgueil autant que de l’amour, mais qui ne se
démentit point. Malheureusement des raisons d’État vinrent à la
traverse; il dut partir pour des guerres ou ambassades lointaines.
D’illustres mariages qu’il retarda tant qu’il put furent négociés en son
nom par sa famille. Il lui fallut céder, car il n’avait pas le droit
d’interrompre, à cause d’un caprice amoureux, cette longue suite
d’ancêtres remontant à Charlemagne, et de finir en lui cette glorieuse
race. Des sommes assez fortes furent offertes à ma mère pour adoucir
cette rupture devenue nécessaire, la mettre à l’abri du besoin et
subvenir à ma nourriture et éducation. Mais elle ne voulut rien
entendre, disant qu’elle n’acceptait point la bourse sans le cœur, et
qu’elle aimait mieux que le prince lui fût redevable que non pas elle
redevable au prince; car elle lui avait donné, en sa générosité extrême,
ce que jamais il ne lui pourrait rendre. «Rien avant, rien après,» telle
était sa devise. Elle continua donc son métier de princesse tragique,
mais la mort dans l’âme, et depuis ne fit que languir jusqu’à son
trépas, qui ne tarda guère. J’étais alors une fillette de sept ou huit
ans; je jouais les enfants et les amours et autres petits rôles
proportionnés à ma taille et à mon intelligence. La mort de ma mère me
causa un chagrin au-dessus de mon âge, et je me souviens qu’il me
fallut fouetter ce jour-là pour me forcer à jouer un des enfants de
Médée. Puis cette grande douleur s’apaisa par les cajoleries des
comédiens et comédiennes qui me dorlotaient de leur mieux et comme à
l’envi, me mettant toujours quelques friandises en mon petit panier. Le
Pédant, qui faisait partie de notre troupe et déjà me semblait aussi
vieux et ridé qu’aujourd’hui, s’intéressa à moi, m’apprit la récitation,
l’harmonie et mesure des vers, les façons de dire et d’écouter, les
poses, les gestes, physionomies congruantes au discours, et tous les
secrets d’un art où il excelle, quoique comédien de province, car il a
de l’étude, ayant été régent de collége, et chassé pour incorrigible
ivrognerie. Au milieu du désordre apparent d’une vie vagabonde, j’ai
vécu innocente et pure, car pour mes compagnons qui m’avaient vue au
berceau, j’étais une sœur ou une fille, et pour les godelureaux j’ai
bien su d’une mine froide, réservée et discrète, les tenir à distance
comme il convient, continuant, hors de la scène, mon rôle d’ingénue,
sans hypocrisie ni fausse pudeur.»

Ainsi, tout en marchant, Isabelle racontait à Sigognac charmé l’histoire
de sa vie et aventures.

«Et le nom de ce grand, dit Sigognac, le savez-vous ou l’avez-vous
oublié?

--Il serait peut-être dangereux pour mon repos de le dire, répondit
Isabelle, mais il est resté gravé dans ma mémoire.

--Existe-t-il quelque preuve de sa liaison avec votre mère?

--Je possède un cachet armorié de son blason, dit Isabelle, c’est le
seul joyau que ma mère ait gardé de lui à cause de sa noblesse et
signification héraldique qui effaçait l’idée de valeur matérielle, et si
cela vous amuse, je vous le montrerai un jour.»

Il serait par trop fastidieux de suivre étape par étape le chariot
comique, d’autant plus que le voyage se faisait à petites journées, sans
aventures dont il faille garder mémoire. Nous sauterons donc quelques
jours, et nous arriverons aux environs de Poitiers. Les recettes
n’avaient pas été fructueuses et les temps durs étaient venus pour la
troupe. L’argent du marquis de Bruyères avait fini par s’épuiser, ainsi
que les pistoles de Sigognac, dont la délicatesse eût souffert de ne pas
soulager, dans les mesures de ses pauvres ressources, ses camarades en
détresse. Le chariot, traîné par quatre bêtes vigoureuses au départ,
n’avait plus qu’un seul cheval, et quel cheval! une misérable rosse qui
semblait s’être nourrie, au lieu de foin et d’avoine, avec des cercles
de barriques, tant ses côtes étaient saillantes. Les os de ses hanches
perçaient la peau, et les muscles détendus de ses cuisses se dessinaient
par de grandes rides flasques; des éparvins gonflaient ses jambes
hérissées de longs poils. Sur son garrot, à la pression d’un collier
dont la bourre avait disparu, s’avivaient des écorchures saigneuses et
les coups de fouet zébraient comme des hachures les flancs meurtris du
pauvre animal. Sa tête était tout un poëme de mélancolie et de
souffrance. Derrière ses yeux se creusaient de profondes salières qu’on
aurait crues évidées au scalpel. Ses prunelles bleuâtres avaient le
regard morne, résigné et pensif de la bête surmenée. L’insouciance des
coups produite par l’inutilité de l’effort s’y lisait tristement, et le
claquement de la lanière ne pouvait plus en tirer une étincelle de vie.
Ses oreilles énervées, dont l’une avait le bout fendu, pendaient
piteusement de chaque côté du front et scandaient, par leur oscillation,
le rhythme inégal de la marche. Une mèche de la crinière, de blanche
devenue jaune, entremêlait ses filaments à la têtière, dont le cuir
avait usé les protubérances osseuses des joues mises en relief par la
maigreur. Les cartilages des narines laissaient suinter l’eau d’une
respiration pénible et les barres fatiguées faisaient la moue comme des
lèvres maussades.

Sur son pelage blanc, truité de roux, la sueur avait tracé des filets
pareils à ceux dont la pluie raye le plâtre des murailles, agglutiné
sous le ventre des flocons de poil, délavé les membres inférieurs et
fait avec la crotte un affreux ciment. Rien n’était plus lamentable à
voir, et le cheval que monte la Mort dans l’Apocalypse eût paru une bête
fringante propre à parader aux carrousels à coté de ce pitoyable et
désastreux animal dont les épaules semblaient se disjoindre à chaque
pas, et qui, d’un œil douloureux, avait l’air d’invoquer comme une grâce
le coup d’assommoir de l’équarisseur. La température commençant à
devenir froide, il marchait au milieu de la fumée qu’exhalaient ses
flancs et ses naseaux.

Il n’y avait dans le chariot que les trois femmes. Les hommes allaient à
pied pour ne pas surcharger le triste animal, qu’il ne leur était pas
difficile de suivre et même de devancer. Tous, n’ayant à exprimer que
des pensées désagréables, gardaient le silence et marchaient isolés,
s’enveloppant de leur cape du mieux qu’ils pouvaient.

Sigognac, presque découragé, se demandait s’il n’eût pas mieux fait de
rester au castel délabré de ses pères, sauf à y mourir de faim à côté de
son blason fruste dans le silence et la solitude, que de courir ainsi
les hasards des chemins avec des bohèmes.

Il songeait au brave Pierre, à Bayard, à Miraut et à Béelzébuth, les
fidèles compagnons de son ennui. Son cœur se serrait quoi qu’il fît, et
il lui montait de la poitrine à la gorge ce spasme nerveux qui
d’ordinaire se résout en larmes; mais un regard jeté sur Isabelle,
pelotonnée dans sa mante et assise sur le devant de la charrette, lui
raffermissait le courage. La jeune femme lui souriait; elle ne
paraissait pas se chagriner de cette misère; son âme était satisfaite,
qu’importaient les souffrances et les fatigues du corps?

Le paysage qu’on traversait n’était guère propre à dissiper la
mélancolie. Au premier plan se tordaient les squelettes convulsifs de
quelques vieux ormes tourmentés, contournés, écimés, dont les branches
noires aux filaments capricieux se détaillaient sur un ciel d’un gris
jaune très-bas et gros de neige qui ne laissait filtrer qu’un jour
livide; au second, s’étendaient des plaines dépouillées de culture, que
bordaient près de l’horizon des collines pelées ou des lignes de bois
roussâtres. De loin en loin, comme une tache de craie, quelque chaumine
dardant une légère spirale de fumée apparaissait entre les brindilles
menues de ses clôtures. La ravine d’une rigole sillonnait la terre d’une
longue cicatrice. Au printemps, cette campagne, habillée de verdure, eût
pu sembler agréable; mais, revêtue des grises livrées de l’hiver, elle
ne présentait aux yeux que monotonie, pauvreté et tristesse. De temps en
temps passait, hâve et déguenillé, un paysan ou quelque vieille courbée
sous un fagot de bois mort, qui, loin d’animer ce désert, en faisait au
contraire ressortir la solitude. Les pies, sautillant sur la terre brune
avec leur queue plantée dans leur croupion comme un éventail fermé, en
paraissaient les véritables habitantes. Elles jacassaient à l’aspect du
chariot comme si elles se fussent communiqué leurs réflexions sur les
comédiens et dansaient devant eux d’une façon dérisoire, en méchants
oiseaux sans cœur qu’elles étaient, insensibles à la misère du pauvre
monde.

Une bise aigre sifflait, collant leurs minces capes sur le corps des
comédiens, et leur souffletant le visage de ses doigts rouges. Aux
tourbillons du vent se mêlèrent bientôt des flocons de neige, montant,
descendant, se croisant sans pouvoir toucher la terre ou s’accrocher
quelque part, tant la rafale était forte. Ils devinrent si pressés,
qu’ils formaient comme une obscurité blanche à quelques pas des piétons
aveuglés. A travers ce fourmillement argenté, les objets les plus
voisins perdaient leur apparence réelle et ne se distinguaient plus.

«Il paraît, dit le Pédant, qui marchait derrière le chariot pour
s’abriter un peu, que la ménagère céleste plume des oies là-haut et
secoue sur nous le duvet de son tablier. La chair m’en plairait
davantage, et je serais bien homme à la manger sans citron ni épices.

--Voire même sans sel, répondit le Tyran; car mon estomac ne se souvient
plus de cette omelette dont les œufs piaillaient quand on les cassa sur
le bord du poêlon et que j’ai avalée sous le titre fallacieux et
sarcastique de déjeuner, malgré les becs qui la hérissaient.»

Sigognac s’était aussi réfugié derrière la voiture, et le Pédant lui
dit: «Voilà un terrible temps, monsieur le Baron, et je regrette pour
vous de vous voir partager notre mauvaise fortune, mais ce sont
traverses passagères, et quoique nous n’allions guère vite, cependant
nous nous rapprochons de Paris.

--Je n’ai point été élevé sur les genoux de la mollesse, répondit
Sigognac, et je ne suis point homme à m’effrayer pour quelques flocons
de neige. Ce sont ces pauvres femmes que je plains, obligées, malgré la
débilité de leur sexe, à supporter des fatigues et des privations comme
routiers en campagne.

--Elles y sont de longue main habituées, et ce qui serait dur à des
femmes de qualité ou à des bourgeoises ne leur semble pas autrement
pénible.»

La tempête augmentait. Chassée par le vent, la neige courait en blanche
fumée rasant le sol, et ne s’arrêtant que lorsqu’elle était retenue par
quelque obstacle, revers de tertre, mur de pierrailles, clôture de haie,
talus de fossé. Là, elle s’entassait avec une prodigieuse vitesse,
débordant en cascade de l’autre côté de la digue temporaire. D’autres
fois elle s’engouffrait dans le tournant d’une trombe et remontait au
ciel en tourbillons pour en retomber par masses, que l’orage dispersait
aussitôt. Quelques minutes avaient suffi pour poudrer à blanc, sous la
toile palpitante de la charrette, Isabelle, Sérafine et Léonarde,
quoiqu’elles se fussent réfugiées tout au fond et abritées d’un rempart
de paquets.

Ahuri par les flagellations de la neige et du vent, le cheval n’avançait
plus qu’à grand’peine. Il soufflait, ses flancs battaient, et ses sabots
glissaient à chaque pas. Le Tyran le prit par le bridon, et, marchant à
côté de lui, le soutint un peu de sa main vigoureuse. Le Pédant,
Sigognac et Scapin poussaient à la roue. Léandre faisait claquer le
fouet pour exciter la pauvre bête: la frapper eût été cruauté pure.
Quant au Matamore, il était resté quelque peu en arrière, car il était
si léger, vu sa maigreur phénoménale, que le vent l’empêchait d’avancer,
quoi qu’il eût pris une pierre en chaque main et rempli ses poches de
cailloux pour se lester.

Cette tempête neigeuse, loin de s’apaiser, faisait de plus en plus rage,
et se roulait avec furie dans les amas de flocons blancs qu’elle agitait
en mille remous comme l’écume des vagues. Elle devint si violente, que
les comédiens furent contraints, bien qu’ils eussent grande hâte
d’arriver au village, d’arrêter le chariot et de le tourner à l’opposite
du vent. La pauvre rosse qui le traînait n’en pouvait plus; ses jambes
se roidissaient; des frissons couraient sur sa peau fumante et baignée
de sueur. Un effort de plus, et elle tombait morte; déjà une goutte de
sang perlait dans ses naseaux largement dilatés par l’oppression de la
poitrine, et des lueurs vitrées passaient sur le globe de l’œil.

Le terrible dans le sombre n’est pas difficile à concevoir. Les ténèbres
logent aisément les épouvantes, mais l’horreur blanche se fait moins
comprendre. Cependant rien de plus sinistre que la position de nos
pauvres comédiens, pâles de faim, bleus de froid, aveuglés de neige et
perdus en pleine grande route au milieu de ce vertigineux tourbillon de
grains glacés les enveloppant de toutes parts. Tous s’étaient blottis
sous la toile de la bâche pour laisser passer la rafale, et se
pressaient les uns contre les autres afin de profiter de leur chaleur
mutuelle. Enfin l’ouragan tomba, et la neige, suspendue en l’air, put
descendre moins tumultueusement sur le sol. Aussi loin que l’œil pouvait
s’étendre, la campagne disparaissait sous un linceul argenté.

«Où donc est Matamore, dit Blazius; est-ce que par hasard le vent
l’aurait emporté dans la lune?

--En effet, ajouta le Tyran, je ne le vois point. Il s’est peut-être
blotti sous quelque décoration au fond de la voiture. Hohé! Matamore!
secoue tes oreilles si tu dors, et réponds à l’appel.»

Matamore n’eut garde de sonner mot. Aucune forme ne s’agita sous le
monceau de vieilles toiles.

«Hohé! Matamore! beugla itérativement le Tyran de sa plus grosse voix
tragique et d’un ton à réveiller dans leur grotte les sept dormants avec
leur chien.

--Nous ne l’avons pas vu, dirent les comédiennes, et comme les
tourbillons de neige nous aveuglaient, nous ne nous sommes point
autrement inquiétées de son absence, le pensant à quelques pas de la
charrette.

--Diantre! fit Blazius, voilà qui est étrange! pourvu qu’il ne lui soit
point arrivé malheur.

--Sans doute, dit Sigognac, il se sera, pendant le plus fort de la
tourmente, abrité derrière quelque tronc d’arbre, et il ne tardera pas à
nous rejoindre.»

On résolut d’attendre quelques minutes, lesquelles passées, on irait à
sa recherche. Rien n’apparaissait sur le chemin, et de ce fond de
blancheur, quoique le crépuscule tombât, une forme humaine se fût
aisément détachée même à une assez grande distance. La nuit qui descend
si rapide aux courtes journées de décembre était venue, mais sans amener
avec elle une obscurité complète. La réverbération de la neige
combattait les ténèbres du ciel, et par un renversement bizarre il
semblait que la clarté vînt de la terre. L’horizon s’accusait en lignes
blanches et ne se perdait pas dans les fuites du lointain. Les arbres
enfarinés se dessinaient comme les arborisations dont la gelée étame les
vitres, et de temps en temps des flocons de neige secoués d’une branche
tombaient pareils aux larmes d’argent des draps mortuaires, sur la
tenture de l’ombre. C’était un spectacle plein de tristesse; un chien se
mit à hurler au perdu comme pour donner une voix à la désolation du
paysage et en exprimer les navrantes mélancolies. Parfois il semble que
la nature, se lassant de son mutisme, confie ses peines secrètes aux
plaintes du vent ou aux lamentations de quelque animal.

On sait combien est lugubre dans le silence nocturne cet aboi désespéré
qui finit en râle et que semble provoquer le passage de fantômes
invisibles pour l’œil humain. L’instinct de la bête, en communication
avec l’âme des choses, pressent le malheur et le déplore avant qu’il
soit connu. Il y a dans ce hurlement mêlé de sanglots, l’effroi de
l’avenir, l’angoisse de la mort et l’effarement du surnaturel. Le plus
ferme courage ne l’entend pas sans en être ému, et ce cri fait dresser
le poil sur la chair comme ce souffle dont parle Job.

L’aboi, d’abord lointain, s’était rapproché, et l’on pouvait distinguer
au milieu de la plaine, assis le derrière dans la neige, un grand chien
noir qui, le museau levé vers le ciel, semblait se gargariser avec ce
gémissement lamentable.

«Il doit être arrivé quelque chose à notre pauvre camarade, s’écria le
Tyran, cette maudite bête hurle comme pour un mort.»

Les femmes, le cœur serré d’un pressentiment sinistre, firent avec
dévotion le signe de la croix. La bonne Isabelle murmura un commencement
de prière.

«Il faut l’aller chercher sans plus attendre, dit Blazius, avec la
lanterne dont la lumière lui servira de guide et d’étoile polaire s’il
s’est égaré du droit chemin et vague à travers champs; car en ces temps
neigeux qui recouvrent les routes de blancs linceuls, il est facile
d’errer.»

On battit le fusil, et le bout de chandelle allumé au ventre de la
lanterne jeta bientôt à travers les minces vitres de corne une lueur
assez vive pour être aperçue de loin.

Le Tyran, Blazius et Sigognac se mirent en quête. Scapin et Léandre
restèrent pour garder la voiture et rassurer les femmes, que l’aventure
commençait à inquiéter. Pour ajouter au lugubre de la scène, le chien
noir hurlait toujours désespérément, et le vent roulait sur la campagne
ses chariots aériens, avec de sourds murmures, comme s’il portait des
esprits en voyage.

L’orage avait bouleversé la neige de façon à effacer toute trace ou du
moins à en rendre l’empreinte incertaine. La nuit rendait d’ailleurs la
recherche difficile, et quand Blazius approchait la lanterne du sol, il
trouvait parfois le grand pied du Tyran moulé en creux dans la poussière
blanche, mais non le pas de Matamore, qui, fût-il venu jusque-là, n’eût
marqué non plus que celui d’un oiseau.

Ils firent ainsi près d’un quart de lieue, élevant la lanterne pour
attirer le regard du comédien perdu et criant de toute la force de leurs
poumons: «Matamore, Matamore, Matamore!»

A cet appel semblable à celui que les anciens adressaient aux défunts
avant de quitter le lieu de sépulture, le silence seul répondait ou
quelque oiseau peureux s’envolait en glapissant avec une brusque
palpitation d’ailes pour s’aller perdre plus loin dans la nuit. Parfois
un hibou offusqué de la lumière piaulait d’une façon lamentable. Enfin,
Sigognac, qui avait la vue perçante, crut démêler à travers l’ombre, au
pied d’un arbre, une figure d’aspect fantasmatique, étrangement roide et
sinistrement immobile. Il en avertit ses compagnons, qui se dirigèrent
avec lui de ce côté en toute hâte.

C’était bien, en effet, le pauvre Matamore. Son dos s’appuyait contre
l’arbre et ses longues jambes étendues sur le sol disparaissaient à demi
sous l’amoncellement de la neige. Son immense rapière, qu’il ne quittait
jamais, faisait avec son buste un angle bizarre, et qui eût été risible
en toute autre circonstance. Il ne bougea pas plus qu’une souche à
l’approche de ses camarades. Inquiété de cette fixité d’attitude,
Blazius dirigea le rayon de la lanterne sur le visage de Matamore, et il
faillit la laisser choir, tant ce qu’il vit lui causa d’épouvante.

Le masque ainsi éclairé n’offrait plus les couleurs de la vie. Il était
d’un blanc de cire. Le nez pincé aux ailes par les doigts noueux de la
mort luisait comme un os de seiche; la peau se tendait sur les tempes.
Des flocons de neige s’étaient arrêtés aux sourcils et aux cils, et les
yeux dilatés regardaient comme deux yeux de verre. A chaque bout des
moustaches scintillait un glaçon dont le poids les faisait courber. Le
cachet de l’éternel silence scellait ces lèvres d’où s’étaient envolées
tant de joyeuses rodomontades, et la tête de mort sculptée par la
maigreur apparaissait déjà à travers ce visage pâle, où l’habitude des
grimaces avait creusé des plis horriblement comiques, que le cadavre
même conservait, car c’est une misère du comédien, que chez lui le
trépas ne puisse garder sa gravité.

Nourrissant encore quelque espoir, le Tyran essaya de secouer la main de
Matamore, mais le bras déjà roide retomba tout d’une pièce avec un bruit
sec comme le bras de bois d’un automate dont on

[Illustration: C’était bien, en effet, le pauvre Matamore. (Page
146.)]

abandonne le fil. Le pauvre diable avait quitté le théâtre de la vie
pour celui de l’autre monde. Cependant, ne pouvant admettre qu’il fût
mort, le Tyran demanda à Blazius s’il n’avait pas sur lui sa gourde. Le
Pédant ne se séparait jamais de ce précieux meuble. Il y restait encore
quelques gouttes de vin, et il en introduisit le goulot entre les lèvres
violettes du Matamore; mais les dents restèrent obstinément serrées, et
la liqueur cordiale rejaillit en gouttes rouges par les coins de la
bouche. Le souffle vital avait abandonné à jamais cette frêle argile,
car la moindre respiration eût produit une fumée visible dans cet air
froid.

«Ne tourmentez pas sa pauvre dépouille, dit Sigognac, ne voyez-vous pas
qu’il est mort?

--Hélas! oui, répondit Blazius, aussi mort que Chéops sous la grande
pyramide. Sans doute, étourdi par le chasse-neige et ne pouvant lutter
contre la fureur de la tempête, il se sera arrêté près de cet arbre, et
comme il n’avait pas deux onces de chair sur les os, il aura bientôt eu
les moelles gelées. Afin de produire de l’effet à Paris, il diminuait
chaque jour sa ration, et il était efflanqué de jeûne plus qu’un lévrier
après les chasses. Pauvre Matamore, te voilà désormais à l’abri des
nasardes, croquignoles, coups de pied et de bâton à quoi t’obligeaient
tes rôles! Personne ne te rira plus au nez.

--Qu’allons-nous faire de ce corps? interrompit le Tyran, nous ne
pouvons le laisser là sur le revers de ce fossé pour que les loups, les
chiens et les oiseaux le déchiquètent, encore que ce soit une piteuse
viande où les vers mêmes ne trouveront pas à déjeuner.

--Non certes, dit Blazius; c’était un bon et loyal camarade, et comme il
n’est pas bien lourd, tu vas lui prendre la tête, moi je lui prendrai
les pieds, et nous le porterons tous deux jusqu’à la charrette. Demain
il fera jour, et nous l’inhumerons en quelque coin le plus décemment
possible; car, à nous autres histrions, l’Église marâtre nous ferme
l’huis du cimetière, et nous refuse cette douceur de dormir en terre
sainte. Il nous faut aller pourrir aux gémonies comme chiens crevés ou
chevaux morts, après avoir en notre vie amusé les plus gens de bien.
Vous, monsieur le Baron, vous nous précéderez et tiendrez le fallot.»

Sigognac acquiesça d’un signe de tête à cet arrangement. Les deux
comédiens se penchèrent, déblayèrent la neige qui recouvrait déjà
Matamore comme un linceul prématuré, soulevèrent le léger cadavre qui
pesait moins que celui d’un enfant, se mirent en marche précédés du
Baron, qui faisait tomber sur leur route la lumière de la lanterne.

Heureusement personne à cette heure ne passait par le chemin, car c’eût
été pour le voyageur un spectacle assez effrayant et mystérieux que ce
groupe funèbre éclairé bizarrement par le reflet rougeâtre du fallot, et
laissant après lui de longues ombres difformes sur la blancheur de la
neige. L’idée d’un crime ou d’une sorcellerie lui fût venue sans doute.

Le chien noir, comme si son rôle d’avertisseur était fini, avait cessé
ses hurlements. Un silence sépulcral régnait au loin dans la campagne,
car la neige a cette propriété d’amortir les sons.

Depuis quelque temps Scapin, Léandre et les comédiennes avaient aperçu
la petite lumière rouge se balançant à la main de Sigognac et envoyant
aux objets des reflets inattendus qui les tiraient de l’ombre sous des
aspects bizarres ou formidables, jusqu’à ce qu’ils se fussent évanouis
de nouveau dans l’obscurité. Montré et caché tour à tour, à cette lueur
incertaine, le groupe du Tyran et de Blazius, reliés par le cadavre
horizontal du Matamore, comme deux mots par un trait d’union, prenait
une apparence énigmatiquement lugubre. Scapin et Léandre, mus d’une
inquiète curiosité, allèrent au-devant du cortége.

«Eh bien! qu’y a-t-il? dit le valet de comédie, lorsqu’il eut rejoint
ses camarades; est-ce que Matamore est malade que vous le portez de la
sorte, tout brandi comme s’il eût avalé sa rapière?

--Il n’est pas malade, répondit Blazius, et jouit même d’une santé
inaltérable. Goutte, fièvre, catarrhe, gravelle, n’ont plus prise sur
lui. Il est guéri à tout jamais d’une maladie pour laquelle aucun
médecin, fût-ce Hippocrate, Galien ou Avicenne, n’ont trouvé de remède,
je veux dire la vie, dont on finit toujours par mourir.

--Donc il est mort! fit le Scapin avec une intonation de surprise
douloureuse en se penchant sur le visage du cadavre.

--Très-mort, on ne peut plus mort, s’il y a des degrés en cet état, car
il ajoute au froid naturel du trépas le froid de la gelée, répondit
Blazius d’une voix troublée qui trahissait plus d’émotion que n’en
comportaient les paroles.

--Il a vécu! comme s’exprime le confident du prince au récit final des
tragédies, ajouta le Tyran. Mais relayez-nous un peu, s’il vous plaît.
C’est votre tour. Voilà assez longtemps que nous portons le cher
camarade sans espoir de bonne-manche ou de paraguante.»

Scapin se substitua au Tyran, Léandre à Blazius, quoique cette besogne
de corbeau ne fût guère de son goût, et le cortége reprit sa marche. En
quelques minutes on eut rejoint le chariot arrêté au milieu de la route.
Malgré le froid, Isabelle et Sérafine étaient sautées à bas de la
voiture, où la seule Duègne accroupie ouvrait tous grands ses yeux de
chouette. A l’aspect de Matamore, pâle, roidi, glacé, ayant sur le
visage ce masque immobile à travers lequel l’âme ne regarde plus, les
comédiennes poussèrent un cri d’épouvante et de douleur. Deux larmes
jaillirent même des yeux purs d’Isabelle, promptement gelées par l’âpre
bise nocturne. Ses belles mains rouges de froid se joignirent
pieusement, et une fervente prière pour celui qui venait de s’engloutir
si subitement dans la trappe de l’éternité, monta sur les ailes de la
foi dans les profondeurs du ciel obscur.

Qu’allait-on faire? La position ne laissait pas d’être embarrassante. Le
bourg où l’on devait coucher était encore éloigné d’une ou deux lieues,
et quand on y arriverait toutes les maisons seraient fermées depuis
longtemps et les paysans couchés; d’autre part, on ne pouvait rester au
milieu du chemin, en pleine neige, sans bois pour allumer du feu, sans
vivres pour se réconforter, dans la compagnie fort sinistre et maussade
d’un cadavre, à attendre le jour qui ne se lève que très-tard pendant
cette saison.

On résolut de partir. Cette heure de repos et une musette d’avoine
donnée par Scapin avaient rendu un peu de vigueur au pauvre vieux cheval
fourbu. Il paraissait ragaillardi et capable de fournir la traite.
Matamore fut couché au fond du chariot, sous une toile. Les comédiennes,
non sans un certain frisson de peur, s’assirent sur le devant de la
voiture, car la mort fait un spectre de l’ami avec lequel on causait
tout à l’heure, et celui qui vous égayait vous épouvante comme une larve
ou une lémure.

Les hommes cheminèrent à pied, Scapin éclairant la route avec la
lanterne dont on avait renouvelé la chandelle, le Tyran tenant le bridon
du cheval pour l’empêcher de butter. On n’allait pas bien vite, car le
chemin était difficile; cependant au bout de deux heures on commença à
distinguer, au bas d’une descente assez rapide, les premières maisons du
village. La neige avait mis des chemises blanches aux toits, qui les
faisaient se détacher, malgré la nuit, sur le fond sombre du ciel.
Entendant sonner de loin les ferrailles du chariot, les chiens inquiets
firent vacarme, et leurs abois en éveillèrent d’autres dans les fermes
isolées, au fond de la campagne. C’était un concert de hurlements, les
uns sourds, les autres criards, avec solos, répliques et chœurs où toute
la chiennerie de la contrée faisait sa partie. Aussi, quand la charrette
y arriva, le bourg était-il en éveil. Plus d’une tête embéguinée de ses
coiffes de nuit se montrait encadrée par une lucarne ou le vantail
supérieur d’une porte entr’ouverte, ce qui facilita au Pédant les
négociations nécessaires pour procurer un gîte à la troupe. L’auberge
lui fut indiquée, ou du moins une maison qui en tenait lieu, l’endroit
n’étant pas très-fréquenté des voyageurs, qui d’ordinaire poussaient
plus avant. C’était à l’autre bout du village, et il fallut que la
pauvre rosse donnât encore un coup de collier; mais elle sentait
l’écurie, et dans un effort suprême, ses sabots, à travers la neige,
arrachèrent des étincelles aux cailloux. Il n’y avait pas à s’y tromper;
une branche de houx, assez semblable à ces rameaux qui trempent dans les
eaux lustrales, pendait au-dessus de la porte, et Scapin, en haussant sa
lanterne, constata la présence de ce symbole hospitalier. Le Tyran
tambourina de ses gros poings sur la porte, et bientôt un clappement de
savates descendant un escalier se fit entendre à l’intérieur. Un rayon
de lumière rougeâtre filtra par les fentes du bois. Le battant s’ouvrit,
et une vieille, protégeant d’une main sèche qui semblait prendre feu la
flamme vacillante d’un suif, apparut dans toute l’horreur d’un négligé
peu galant. Ses deux mains étant occupées, elle tenait entre les dents
ou plutôt entre les gencives les bords de sa chemise en grosse toile,
dans l’intention pudique de dérober aux regards libertins des charmes
qui eussent fait fuir d’épouvante les boucs du sabbat. Elle introduisit
les comédiens dans la cuisine, planta la chandelle sur la table, fouilla
les cendres de l’âtre pour y réveiller quelques braises assoupies qui
bientôt firent pétiller une poignée de broussailles; puis elle remonta
dans sa chambre pour revêtir un jupon et un casaquin. Un gros garçon, se
frottant les yeux de ses mains crasseuses, alla ouvrir les portes de la
cour, y fit entrer la voiture, ôta le harnais du cheval et le mit à
l’écurie.

«Nous ne pouvons cependant pas laisser ce pauvre Matamore dans la
voiture comme un daim qu’on rapporte de la chasse, dit Blazius; les
chiens de basse-cour n’auraient qu’à le gâter. Il a reçu le baptême,
après tout; et il faut lui faire sa veille mortuaire comme à un bon
chrétien qu’il était.»

On prit le corps du comédien défunt, qui fut étendu sur la table et
respectueusement recouvert d’un manteau. Sous l’étoffe se sculptait à
grands plis la rigidité cadavérique et se découpait le profil aigu de la
face, peut-être plus effrayante ainsi que dévoilée. Aussi, lorsque
l’hôtelière rentra, faillit-elle tomber à la renverse de frayeur à
l’aspect de ce mort qu’elle prit pour un homme assassiné dont les
comédiens étaient les meurtriers. Déjà, tendant ses vieilles mains
tremblotantes, elle suppliait le Tyran, qu’elle jugeait le chef de la
troupe, de ne point la faire mourir, lui promettant un secret absolu,
même fût-elle mise à la question. Isabelle la rassura, et lui apprit en
peu de mots ce qui était arrivé. Alors la vieille alla chercher deux
autres chandelles et les disposa symétriquement autour du mort,
s’offrant de veiller avec dame Léonarde, car souvent dans le village
elle avait enseveli des cadavres, et savait ce qu’il y avait à faire en
ces tristes offices.

Ces arrangements pris, les comédiens se retirèrent dans une autre pièce,
où, médiocrement mis en appétit par ces lugubres scènes, et touchés de
la perte de ce brave Matamore, ils ne soupèrent que du bout des lèvres.
Pour la première fois peut-être de sa vie, quoique le vin fût bon,
Blazius laissa son verre demi-plein, oubliant de boire. Certes, il
fallait qu’il fût bien navré dans l’âme, car il était de ces biberons
qui souhaitaient d’être enterrés sous le baril, afin que la canelle leur
dégoutte dans la bouche, et il se fût relevé du cercueil pour crier
«masse» à un rouge-bord.

Isabelle et Sérafine s’arrangèrent d’un grabat dans la chambre voisine.
Les hommes s’étendirent sur des bottes de paille que le garçon d’écurie
leur apporta. Tous dormirent mal, d’un sommeil entrecoupé de rêves
pénibles, et furent sur pied de bonne heure, car il s’agissait de
procéder à la sépulture de Matamore.

Faute de drap, Léonarde et l’hôtesse l’avaient enseveli dans un lambeau
de vieille décoration représentant une forêt, linceul digne d’un
comédien, comme un manteau de guerre d’un capitaine. Quelques restes de
peinture verte simulaient, sur la trame usée, des guirlandes et
feuillages, et faisaient l’effet d’une jonchée d’herbes semée pour
honorer le corps, cousu et paqueté en la forme de momie égyptienne.

Une planche posée sur deux bâtons, dont le Tyran, Blazius, Scapin et
Léandre tenaient les deux bouts, forma la civière. Une grande simarre de
velours noir, constellée d’étoiles et demi-lunes de paillon, servant
pour les rôles de pontife ou de nécroman, fit l’office de drap mortuaire
avec assez de décence.

Ainsi disposé, le cortége sortit par une porte de derrière donnant sur
la campagne, pour éviter les regards et commérages des curieux, et pour
gagner un terrain vague que l’hôtesse avait désigné comme pouvant servir
de sépulture au Matamore sans que personne s’y opposât, la coutume étant
de jeter là les bêtes mortes de maladie, lieu bien indigne et malpropre
à recevoir une dépouille humaine, argile modelée à la ressemblance de
Dieu; mais les canons de l’Église sont formels, et l’histrion excommunié
ne peut gésir en terre sainte, à moins qu’il n’ait renoncé au théâtre, à
ses œuvres et à ses pompes, ce qui n’était pas le cas de Matamore.

Le Matin, aux yeux gris, commençait à s’éveiller, et les pieds dans la
neige descendait le revers des collines. Une lueur froide s’étalait sur
la plaine, dont la blancheur faisait paraître livide la teinte pâle du
ciel. Étonnés par l’aspect bizarre du cortége que ne précédaient ni
croix ni prêtre, et qui ne se dirigeait point du côté de l’église,
quelques paysans allant ramasser du bois mort s’arrêtaient et
regardaient les comédiens de travers, les soupçonnant hérétiques,
sorciers ou parpaillots, mais cependant ils n’osaient rien dire. Enfin,
on arriva à une place assez dégagée, et le garçon d’écurie, qui portait
une bêche pour creuser la fosse, dit qu’on ferait bien de s’arrêter là.
Des carcasses de bêtes à demi recouvertes de neige bossuaient le sol
tout alentour. Des squelettes de chevaux, anatomisés par les vautours et
les corbeaux, allongeaient au bout d’un chapelet de vertèbres leurs
longues têtes décharnées aux orbites creuses, et ouvraient leurs côtes
dépouillées de chair comme les branches d’un éventail dont on a déchiré
le papier. Des touches de neige fantasquement posées ajoutaient encore à
l’horreur de ce spectacle charogneux en accusant les saillies et les
articulations des os. On eût dit ces animaux chimériques

[Illustration: LES FUNÉRAILLES DE MATAMORE. (Page 153.)]

que chevauchent les Aspioles ou les Goules aux cavalcades du sabbat.

Les comédiens déposèrent le corps à terre, et le garçon d’auberge se mit
à bêcher vigoureusement le sol, rejetant les mottes noires parmi la
neige, chose particulièrement lugubre, car il semble aux vivants que les
pauvres défunts, encore qu’ils ne sentent rien, doivent avoir plus froid
sous ces frimas pour leur première nuit de tombeau.

Le Tyran relayait le garçon, et la fosse se creusait rapidement. Déjà
elle ouvrait les mâchoires assez largement pour avaler d’une bouchée le
mince cadavre, lorsque les manants attroupés commencèrent à crier au
huguenot et firent mine de charger les comédiens. Quelques pierres même
furent lancées, qui n’atteignirent heureusement personne. Outré de
colère contre cette canaille, Sigognac mit flamberge au vent et courut
sus à ces malotrus, les frappant du plat de sa lame et les menaçant de
la pointe. Au bruit de l’algarade, le Tyran avait sauté hors de la
fosse, saisi un des bâtons du brancard, et s’en escrimait sur le dos de
ceux que renversait le choc impétueux du Baron. La troupe se dispersa en
poussant des cris et des malédictions, et l’on put achever les obsèques
de Matamore.

Couché au fond du trou, le corps cousu dans son morceau de forêt avait
plutôt l’air d’une arquebuse enveloppée de serge verte qu’on enfouit
pour la cacher que d’un cadavre humain qu’on enterre. Quand les
premières pelletées roulèrent sur la maigre dépouille du comédien, le
Pédant, ému et ne pouvant retenir une larme qui, du bout de son nez
rouge, tomba dans la fosse comme une perle du cœur, soupira d’une voix
dolente, en manière d’oraison funèbre, cette exclamation qui fut toute
la nénie et myriologie du défunt: «Hélas! pauvre Matamore!»

L’honnête Pédant, en disant ces mots, ne se doutait pas qu’il répétait
les expresses paroles d’Hamlet, prince de Danemark, maniant le test
d’Yorick, ancien bouffon de cour, ainsi qu’il appert de la tragédie du
sieur Shakspeare, poëte fort connu en Angleterre, et protégé de la reine
Élisabeth.

En quelques minutes la fosse fut comblée. Le Tyran éparpilla de la neige
dessus pour dissimuler l’endroit, de peur qu’on ne fît quelque affront
au cadavre, et, cette besogne terminée:

«Or çà, dit-il, quittons vivement la place, nous n’avons plus rien à
faire ici; retournons à l’auberge. Attelons la charrette et prenons du
champ; car ces maroufles, revenant en nombre, pourraient bien nous
affronter. Votre épée et mes poings n’y sauraient suffire. Un ost de
pygmées vient à bout d’un géant. La victoire même serait inglorieuse et
de nul profit. Quand vous auriez éventré cinq ou six de ces bélîtres,
votre los n’en augmenterait point, et ces morts nous mettraient dans
l’embarras. Il y aurait lamentation de veuves, criaillement d’orphelins,
chose ennuyeuse et pitoyable dont les avocats tirent parti pour
influencer les juges.»

Le conseil était bon et fut suivi. Une heure après, la dépense soldée,
le chariot se remettait en route.



VII.

OU LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE.


On marcha d’abord aussi vite que le permettaient les forces du vieux
cheval restaurées par une bonne nuit d’écurie, et l’état de la route
couverte de la neige tombée la veille. Les paysans malmenés par Sigognac
et le Tyran pouvaient revenir à la charge en plus grand nombre, et il
s’agissait de mettre entre soi et le village un espace suffisant pour
rendre la poursuite inutile. Deux bonnes lieues furent parcourues en
silence, car la triste fin de Matamore ajoutait de funèbres pensées à la
mélancolie de la situation. Chacun songeait qu’un beau jour il pourrait
ainsi être enterré sur le bord du chemin, parmi les charognes, et
abandonné aux profanations fanatiques. Ce chariot poursuivant son voyage
symbolisait la vie, qui avance toujours sans s’inquiéter de ceux qui ne
peuvent suivre et restent mourants ou morts dans les fossés. Seulement
le symbole rendait plus visible le sens caché, et Blazius, à qui la
langue démangeait, se mit à moraliser sur ce thème avec forces
citations, apophthegmes et maximes que ses rôles de pédant lui
suppéditaient en la mémoire.

Le Tyran l’écoutait sans sonner mot et d’un air refrogné. Ses
préoccupations suivaient un autre cours, si bien que Blazius, remarquant
la mine distraite du camarade, lui demanda à quoi il songeait.

«Je songe, répondit le Tyran, à Milo Crotoniate qui tua un bœuf d’un
coup de poing et le mangea dans une seule journée. Cet exploit me plaît,
et je me sens capable de le renouveler.

--Par malheur il manque le bœuf, fit Scapin en s’introduisant dans la
conversation.

--Oui, répliqua le Tyran, je n’ai que le poing... et l’estomac. Oh!
bienheureuses les autruches qui se sustentent de cailloux, tessons,
boutons de guêtres, manches de couteaux, boucles de ceinture et telles
autres victuailles indigestes pour les humains. En ce moment,
j’avalerais tous les accessoires du théâtre. Il me semble qu’en creusant
la fosse de ce pauvre Matamore, j’en ai creusé une en moi-même tant
large, longue et profonde que rien ne la saurait combler. Les anciens
étaient fort sages, qui faisaient suivre les funérailles de repas
abondants en viandes, copieux en vins pour la plus grande gloire des
morts et meilleure santé des vivants. J’aimerais en ce moment accomplir
ce rite philosophique très-idoine à sécher les pleurs.

--En d’autres termes, dit Blazius, tu voudrais manger. Polyphème, ogre,
Gargantua, Gouliaf, tu me dégoûtes.

--Et toi, tu voudrais bien boire, répliqua le Tyran. Sable, éponge,
outre, entonnoir, barrique, siphon, sac à vin, tu excites ma pitié.

--Qu’une fusion à table des deux principes serait douce et profitable!
dit Scapin d’un air conciliateur. Voici sur le bord de la route un petit
bois taillis merveilleusement propre à une halte. On y pourrait
détourner le chariot, et s’il y reste encore quelques provisions de
bouche, déjeuner tant bien que mal, abrités de la bise, derrière ce
paravent naturel. Cet arrêt donnera au cheval le temps de se reposer et
nous permettra de confabuler, tout en grignotant nos bribes, sur les
résolutions à prendre pour l’avenir de la troupe, qui me paraît
diablement chargé de nuages.

--Tu parles d’or, ami Scapin, dit le Pédant, et nous allons exhumer des
entrailles du bissac, hélas! plus plat et dégonflé que la bourse d’un
prodigue, quelques reliefs, restes des splendeurs d’autrefois: murailles
de pâtés, os de jambon, pelures de saucisses et croûtes de pain. Il y a
encore dans le coffre deux ou trois flacons de vin, les derniers d’une
vaillante troupe. Avec cela on peut non pas satisfaire, mais bien
tromper sa faim et sa soif. Quel dommage que la terre de ce canton
inhospitalier ne soit pas comme cette glaise dont certains sauvages
d’Amérique se lestent le jabot lorsque la chasse et la pêche ont été
malheureuses!»

On détourna la voiture, on la remisa dans le fourré, et le cheval dételé
se mit à chercher sous la neige de rares brins d’herbe qu’il arrachait
avec ses longues dents jaunes. Un tapis fut étendu sur une place
découverte. Les comédiens s’assirent autour de cette nappe improvisée à
la mode turque, et Blazius y disposa symétriquement les rogatons tirés
de la voiture, comme s’il se fût agi d’un festin sérieux.

«O la belle ordonnance, fit le Tyran réjoui de cet aspect. Un majordome
de prince n’eût pas mieux disposé les choses. Blazius, bien que tu sois
un merveilleux Pédant, ta véritable vocation était celle d’officier de
bouche.

--J’ai bien eu cette ambition, mais la fortune adverse l’a contrariée,
répondit le Pédant d’un air modeste. Surtout, mes petits bedons, n’allez
pas vous jeter gloutonnement sur les mets. Mastiquez avec lenteur et
componction. D’ailleurs je vais vous tailler les parts, comme cela se
pratique sur les radeaux dans les naufrages. A toi, Tyran, cet os
jambonique auquel pend encore un lambeau de chair. De tes fortes dents
tu le briseras et en extrairas philosophiquement la moelle. A vous,
mesdames, ce fond de pâté enduit de farce en ses encoignures et
bastionné intérieurement d’une couche de lard fort substantielle. C’est
un mets délicat, savoureux et nutritif à n’en pas vouloir d’autre. A
vous, baron de Sigognac, ce bout de saucisson; prenez garde seulement
d’avaler la ficelle qui en noue la peau comme cordons de bourse. Il faut
la mettre à part pour le souper, car le dîner est un repas indigeste,
abusif et superflu que nous supprimerons. Léandre, Scapin et moi, nous
nous contenterons avec ce vénérable morceau de fromage, sourcilleux et
barbu comme un ermite en sa caverne. Quant au pain, ceux qui le
trouveront trop dur auront la faculté de le tremper dans l’eau et d’en
retirer les bûchettes pour se tailler des cure-dents. Pour le vin,
chacun a droit à un gobelet, et comme sommelier je vous prie de faire
rubis sur l’ongle, afin qu’il n’y ait déperdition de liquide.»

Sigognac était accoutumé de longue main à cette frugalité plus
qu’espagnole, et il avait fait dans son château de la Misère plus d’un
repas dont les souris eussent été embarrassées de grignoter les miettes,
car il était lui-même la souris. Cependant il ne pouvait s’empêcher
d’admirer la bonne humeur et verve comique du Pédant, qui trouvait à
rire là où d’autres eussent gémi comme veaux et pleuré comme vaches. Ce
qui l’inquiétait, c’était Isabelle. Une pâleur marbrée couvrait ses
joues, et, dans l’intervalle des morceaux, ses dents claquaient en
manière de castagnettes avec un mouvement fiévreux qu’elle cherchait en
vain à réprimer. Ses minces vêtements la défendaient mal contre l’âpre
froidure, et Sigognac, assis près elle, lui jeta, bien qu’elle s’en
défendît, la moitié de sa cape sur les épaules, l’attirant près de son
corps pour la refociller et lui communiquer un peu de chaleur vitale.
Près de ce foyer d’amour, Isabelle se réchauffa, et une faible rougeur
reparut sur son visage pudique.

Pendant que les comédiens mangeaient, un bruit assez singulier s’était
fait entendre, auquel d’abord ils n’avaient prêté nulle attention, le
prenant pour un effet du vent qui sifflait à travers les branches
dépouillées du taillis. Bientôt le bruit devint plus distinct. C’était
une espèce de râle enroué et strident, à la fois bête et colère, dont il
eût été difficile d’expliquer la nature.

Les femmes manifestèrent quelque frayeur. «Si c’était un serpent!
s’écria Sérafine; j’en mourrais, tant ces affreuses bêtes m’inspirent
d’aversion.

--Par cette température, dit Léandre, les serpents sont engourdis et
dorment plus roides que bâtons au fond de leurs repaires.

--Léandre a raison, fit le Pédant, ce doit être autre chose; quelque
bestiole bocagère que notre présence effraye ou dérange. N’en perdons
pas un coup de dents.»

A ce sifflement, Scapin avait dressé son oreille de renard, qui pour
être rouge de froid n’en était pas moins fine, et il regardait d’un œil
émerillonné du côté d’où venait le son. Des brins d’herbe bruissaient en
se déplaçant comme sur le passage de quelque animal. Scapin fit signe de
la main aux comédiens de rester immobiles, et bientôt du fourré déboucha
un magnifique jars, le col tendu, la tête haute, et se dandinant avec
une stupidité majestueuse sur ses larges pattes palmées. Deux oies, ses
épouses, le suivaient confiantes et naïves.

«Voici un rôt qui s’offre de lui-même à la broche, dit Scapin à mi-voix,
et que le ciel touché de nos affres faméliques nous envoie fort à
propos.»

Le rusé drôle se leva et s’écarta de la troupe, décrivant un demi-cercle
si légèrement que la neige ne fit pas entendre un seul craquement sous
ses pieds. L’attention du jars était fixée par le groupe des comédiens
qu’il regardait avec une défiance mêlée de curiosité, et dont, dans son
obscur cerveau d’oison, il ne s’expliquait pas la présence en ce lieu
ordinairement désert. Le voyant si occupé en cette contemplation,
l’histrion, qui semblait avoir l’habitude de ces maraudes, s’approcha du
jars par derrière et le coiffa de sa cape d’un mouvement si juste, si
dextre et si rapide, que son action dura moins de temps qu’il n’en faut
pour la décrire.

La bête encapuchonnée, il s’élança sur elle, la saisit par le col sous
la cape que les palpitations d’ailes du pauvre animal qui suffoquait
eurent vitement fait envoler. Scapin, en cette pose, ressemblait à ce
groupe antique tant admiré qu’on appelle l’_Enfant à l’oie_. Bientôt le
jars, étranglé, cessa de se débattre. Sa tête retomba flasquement sur le
poing crispé de Scapin. Ses ailes ne donnèrent plus de saccades. Ses
pattes bottées de maroquin orange s’allongèrent avec une trépidation
suprême. Il était mort. Les oies, ses veuves, redoutant un sort pareil,
poussèrent en manière d’oraison funèbre un gloussement lamentable et
rentrèrent dans le bois.

«Bravo, Scapin, voilà un tour bien joué, exclama le Tyran, et qui vaut
tous ceux que tu pratiques au théâtre. Les oies sont plus difficiles à
surprendre que les Gérontes et les Truffaldins, étant de leur nature
fort vigilantes et sur leurs gardes, comme il appert de l’histoire où
l’on voit que les oies du Capitole sentirent l’approche nocturne des
Gaulois et par ainsi sauvèrent Rome. Ce maître oison nous sauve d’une
autre manière, il est vrai, mais qui n’en est pas moins providentielle.»

L’oison fut saigné et plumé par la vieille Léonarde. Pendant qu’elle
arrachait de son mieux le duvet, Blazius, le Tyran et Léandre,
éparpillés dans le taillis, ramassaient du bois mort, en secouaient la
neige et le disposaient en tas sur une place sèche. Scapin taillait de
son couteau une baguette qu’il dépouillait d’écorce et qui devait servir
de broche. Deux branches fourchues coupées au-dessus du nœud furent
plantées en terre en guise de supports et de landiers. Grâce à une
poignée de paille prise au chariot, sur laquelle on battit le fusil, le
feu s’alluma vite et brilla bientôt joyeusement, colorant de ses flammes
l’oison embroché et ranimant par sa chaleur vivifiante la troupe assise
en cercle autour du foyer.

Scapin, d’un air modeste et comme il convient au héros de la situation,
se tenait à sa place, l’œil baissé, la mine confite, retournant de temps
à autre l’oison, qui, à l’ardeur des braises, prenait une belle couleur
dorée, très-appétissante à voir, et répandait une odeur d’une succulence
à faire tomber en extase ce Cataligirone qui, de Paris la grand’ville,
n’admirait rien tant que les rôtisseries de la rue aux Oües.

Le Tyran s’était levé et marchait à grands pas pour se distraire,
disait-il, de la tentation de se jeter sur le rôt à moitié cuit et de
l’avaler avec la broche. Blazius était allé au chariot retirer d’un
coffre un grand plat d’étain qui servait aux festins de théâtre. L’oie y
fut solennellement déposée, répandant autour d’elle, sous le couteau, un
jus sanguinolent du plus délicieux fumet.

Le volatile fut dépecé en parts égales, et le déjeuner recommença sur de
nouveaux frais. Cette fois ce n’était plus une nourriture chimérique et
fallacieuse. Personne, la faim faisant taire la conscience, n’eut de
scrupule sur la manière dont Scapin avait agi. Le Pédant, qui était un
homme ponctuel en cuisine, s’excusa de n’avoir pas de bigarades à mettre
coupées en tranches sous l’oison, ce qui est un condiment obligatoire et
régulier, mais on lui pardonna de grand cœur ce solécisme culinaire.

«Maintenant que nous voilà rassasiés, dit le Tyran en s’essuyant la
barbe de la main, il serait à propos de ratiociner quelque peu sur ce
que nous allons faire. Il me reste à peine trois ou quatre pistoles au
fond de mon escarcelle, et mon emploi de trésorier est bien près de
devenir une sinécure. Notre troupe a perdu deux sujets précieux, Zerbine
et le Matamore, et d’ailleurs nous ne pouvons donner la comédie en plein
champ pour l’agrément des corbeaux, des corneilles et des pies. Ils ne
payeraient pas leur place, ne possédant pas d’argent, à l’exception
peut-être des pies, qui, dit-on, volent les monnaies, bijoux, cuillers
et timbales. Mais il ne serait pas sage de compter sur une telle
recette. Avec le cheval de l’Apocalypse qui agonise entre les brancards
de notre charrette, il est impossible d’arriver à Poitiers avant deux
jours. Ceci est fort tragique, car d’ici là nous courons risque de
crever de faim ou de froid au rebord de quelque fossé. Les oies ne
sortent pas tous les jours des buissons toutes rôties.

--Tu exposes fort bien le mal, fit le Pédant, mais tu n’en dis pas le
remède.

--M’est avis, répondit le Tyran, de nous arrêter au premier village que
nous rencontrerons; les travaux des champs sont terminés. C’est le temps
des longues veillées nocturnes. On nous prêtera bien quelque grange ou
quelque étable. Scapin battra la caisse devant la porte, promettant un
spectacle extraordinaire et mirifique aux patauds ébahis avec cette
facilité de payer leur place en nature. Un poulet, un quartier de jambon
ou de viande, un broc de vin, donneront droit aux premières banquettes.
On acceptera pour les secondes un couple de pigeons, une douzaine
d’œufs, une botte de légumes, un pain de ménage ou toute autre
victuaille analogue. Les paysans, avaricieux d’argent, ne le sont pas de
provisions qu’ils ont en leur huche et qui ne leur coûtent rien,
suppéditées par la bonne mère nature. Cela ne nous remplira pas la
bourse, mais bien le ventre, chose importante, car de Gaster dépend
toute l’économie et santé du corps, comme le faisait sagement remarquer
Ménénius. Ensuite il ne nous sera pas difficile de gagner Poitiers, où
je sais un aubergiste qui nous fera crédit.

--Mais quelle pièce jouerons-nous, dit Scapin, au cas où le village se
rencontrerait à propos? Notre répertoire est fort détraqué. Les
tragédies et tragi-comédies seraient du pur hébreu pour ces rustiques
ignorants de l’histoire et de la fable, et n’entendant pas même le beau
langage français. Il faudrait quelque bonne farce réjouissante,
saupoudrée non de sel attique, mais de sel gris, avec force bastonnades,
coups de pied au cul, chutes ridicules et scurrilités bouffonnes à
l’italienne. _Les Rodomontades du capitaine Matamore_ eussent
merveilleusement convenu. Par malheur Matamore a vécu, et ce n’est plus
qu’aux vers qu’il débitera ses tirades.»

Lorsque Scapin eut dit, Sigognac fit signe de la main qu’il voulait
parler. Une légère rougeur, dernière bouffée envoyée du cœur aux joues
par l’orgueil nobiliaire, colorait son visage pâle ordinairement, même
sous l’âpre morsure de la bise. Les comédiens restèrent silencieux et
dans l’attente.

«Si je n’ai pas le talent de ce pauvre Matamore, j’en ai presque la
maigreur. Je prendrai son emploi et le remplacerai de mon mieux. Je suis
votre camarade et veux l’être tout à fait. Aussi bien j’ai honte
d’avoir profité de votre bonne fortune et de vous être inutile en
l’adversité. D’ailleurs, qui se soucie des Sigognac au monde? Mon manoir
croule en ruine sur la tombe de mes aïeux. L’oubli recouvre mon nom
jadis glorieux, et le lierre efface mon blason sur mon porche désert.
Peut-être un jour les trois cigognes secoueront-elles joyeusement leurs
ailes argentées, et la vie reviendra-t-elle avec le bonheur à cette
triste masure où se consumait ma jeunesse sans espoir. En attendant,
vous qui m’avez tendu la main pour sortir de ce caveau, acceptez-moi
franchement pour l’un des vôtres. Je ne m’appelle plus Sigognac.»

Isabelle posa sa main sur le bras du Baron comme pour l’interrompre;
mais Sigognac ne prit pas garde à l’air suppliant de la jeune fille et
il continua:

«Je plie mon titre de baron et le mets au fond de mon portemanteau,
comme un vêtement qui n’est plus de mise. Ne me le donnez plus. Nous
verrons si, déguisé de la sorte, je serai reconnu par le malheur. Donc
je succède à Matamore et prends pour nom de guerre: le capitaine
Fracasse!

--Vive le capitaine Fracasse! s’écria toute la troupe en signe
d’acceptation, que les applaudissements le suivent partout!»

Cette résolution, qui d’abord étonna les comédiens, n’était pas si
subite qu’elle en avait l’air. Sigognac la méditait depuis longtemps
déjà. Il rougissait d’être le parasite de ces honnêtes baladins qui
partageaient si généreusement avec lui leurs propres ressources, sans
lui faire jamais sentir qu’il fût importun, et il jugeait moins indigne
d’un gentilhomme de monter sur les planches pour gagner bravement sa
part que de l’accepter en paresseux, comme aumône ou sportule. La pensée
de retourner à Sigognac s’était bien présentée à lui, mais il l’avait
repoussée comme lâche et vergogneuse. Ce n’est pas au temps de la
déroute que le soldat doit se retirer. D’ailleurs, eût-il pu s’en aller,
son amour pour Isabelle l’eût retenu, et puis, quoiqu’il n’eût point
l’esprit facile aux chimères, il entrevoyait dans de vagues perspectives
toutes sortes d’aventures surprenantes, de revirements et de coups de
fortune auxquels il eût fallu renoncer en se confinant dans sa
gentilhommière.

Les choses ainsi réglées, on attela le cheval au chariot et l’on se
remit en route. Ce bon repas avait ranimé toute la troupe, et tous, à

[Illustration: Le pauvre vieux cheval n’avançait qu’avec une peine
extrême... (Page 163.)]

l’exception de la Duègne et de Sérafine, qui ne marchaient pas
volontiers, suivaient la voiture à pied, soulageant d’autant la pauvre
rosse. Isabelle s’appuyait sur le bras de Sigognac, vers qui furtivement
elle tournait parfois ses yeux attendris, ne doutant pas que ce ne fût
pour l’amour d’elle qu’il eût pris cette décision de se faire comédien,
chose si contraire à l’orgueil d’une personne bien née. Elle eût voulu
lui en faire reproche, mais elle ne se sentit pas la force de le gronder
de cette preuve de dévouement qu’elle l’aurait empêché de donner si elle
eût pu la prévoir, car elle était de ces femmes qui s’oublient en aimant
et ne voient que l’intérêt de l’aimé. Au bout de quelque temps, se
trouvant un peu lasse, elle remonta dans le chariot et se pelotonna sous
une couverture à côté de la Duègne.

De chaque côté du chemin, la campagne blanche s’étendait déserte à perte
de vue; aucune apparence de bourg, village ou hameau.

«Voilà notre représentation bien aventurée, dit le Pédant après avoir
promené ses regards autour de l’horizon, les spectateurs n’ont pas l’air
d’affluer beaucoup, et la recette de petit salé, de volailles et de
bottes d’oignons dont le Tyran allumait notre appétit me paraît fort
compromise. Je ne vois pas fumer une cheminée. Aussi loin que ma vue
porte, pas un traître clocher qui montre son coq.

--Un peu de patience, Blazius, répondit le Tyran, les habitations
vicient l’air et il est salubre d’espacer les villages.

--A ce compte, les gens de ce pays n’ont pas à craindre les épidémies,
pestes noires, caquesangues, trousse-galants, fièvres malignes et
confluentes, qui, au dire des médecins, proviennent de l’entassement du
populaire en mêmes lieux. J’ai bien peur, si cela continue, que notre
capitaine Fracasse ne débute pas de sitôt.»

Pendant ces propos, le jour baissait rapidement, et sous un épais rideau
de nuages plombés on distinguait à peine une faible lueur rougeâtre
indiquant la place où le soleil se couchait, ennuyé d’éclairer ce
paysage livide et maussade ponctué de corbeaux.

Un vent glacial avait durci et miroité la neige. Le pauvre vieux cheval
n’avançait qu’avec une peine extrême; à la moindre pente ses sabots
glissaient, et il avait beau roidir comme des piquets ses jambes
couronnées, s’affaisser sur sa croupe maigre, le poids de la voiture le
poussait en avant, bien que Scapin marchant près de lui le soutînt de
la bride. Malgré le froid, la sueur ruisselait sur ses membres débiles
et ses côtes décharnées, battue en écume blanche par le frottement des
harnais. Ses poumons haletaient comme des soufflets de forge. Des
effarements mystérieux dilataient ses yeux bleuâtres qui semblaient voir
des fantômes, et parfois il essayait de se détourner comme arrêté par un
obstacle invisible. Sa carcasse vacillante et comme prise d’ivresse
donnait tantôt contre un brancard, tantôt contre l’autre. Il élevait la
tête découvrant ses gencives, puis il la baissait comme s’il eût voulu
mordre la neige. Son heure était arrivée, il agonisait debout en brave
cheval qu’il avait été. Enfin il s’abattit, et lançant une faible ruade
défensive à l’adresse de la Mort, il s’allongea sur le flanc pour ne
plus se relever.

Effrayées par cette secousse subite qui faillit les précipiter à terre,
les femmes se mirent à pousser des cris de détresse. Les comédiens
accoururent à leur aide et les eurent bientôt dégagées. Léonarde et
Sérafine n’avaient aucune blessure, mais la violence du choc et la
frayeur avaient fait s’évanouir Isabelle, que Sigognac enleva inerte et
pâmée entre ses bras, tandis que Scapin, se baissant, tâtait les
oreilles du cheval aplati sur le sol comme une découpure de papier.

«Il est bien mort, dit Scapin se relevant d’un air découragé, l’oreille
est froide et le pouls de la veine auriculaire ne bat plus.

--Nous allons donc être obligés, s’écria piteusement Léandre, de nous
atteler à des cordages comme bêtes de somme ou mariniers qui halent une
barque, et de tirer nous-mêmes notre chariot. Oh! la maudite fantaisie
que j’eus de me faire comédien!

--C’est bien le temps de geindre et de se lamenter! beugla le Tyran
ennuyé de ces jérémiades intempestives, avisons plus virilement et en
gens que la fortune ne saurait étonner, à ce qu’il faut faire, et
d’abord regardons si cette bonne Isabelle est grièvement navrée; mais
non, la voici qui rouvre l’œil, et reprend ses esprits, grâce aux soins
de Sigognac et de dame Léonarde. Donc, il faut que la troupe se divise
en deux bandes. L’une restera près du chariot avec les femmes, l’autre
se répandra par la campagne en quête de secours. Nous ne sommes pas des
Russiens accoutumés aux frimas scythiques pour hiverner ici jusqu’à
demain matin, le derrière dans la neige. Les fourrures nous manquent
pour cela, et l’aurore nous trouverait tous perclus, gelés et blancs de
givre, comme fruits confits de sucre. Allons, capitaine Fracasse,
Léandre et toi Scapin, qui êtes les plus légers et avez des pieds
rapides comme Achille Péliade; haut la patte! courez en chats maigres et
ramenez-nous vivement du renfort. Blazius et moi, nous ferons
sentinelles à côté du bagage.»

Les trois hommes désignés se disposaient à partir, quoique n’augurant
pas grand succès de leur expédition, car la nuit était noire comme la
bouche d’un four, et la seule réverbération de la neige permettait de se
guider; mais l’ombre, si elle éteint les objets, fait ressortir les
lumières, et une petite étoile rougeâtre se mit à scintiller au pied
d’un côteau à une assez grande distance de la route.

«Voilà, dit le Pédant, l’astre sauveur, l’étoile terrestre aussi
agréable aux voyageurs perdus que l’étoile polaire aux nautoniers _in
periculo maris_. Cette étoile aux rayons bénins est une chandelle ou une
lampe placée derrière une vitre; ce qui suppose une chambre bien close
et bien chaude faisant partie d’une maison habitée par des êtres humains
et civilisés plutôt que par des Lestrygons sauvages. Sans doute il y a
en la cheminée un feu flambant clair, et sur ce feu une marmite où cuit
une grasse soupe; ô plaisante imagination dont ma fantaisie se pourlèche
les babines et que j’arrose, en idée, avec deux ou trois bouteilles
tirées de derrière les fagots et drapées à l’antique de toiles
d’araignée!

--Tu radotes, mon vieux Blazius, fit le Tyran, et le froid congelant ta
pulpe cérébrale sous ton crâne chauve te fait danser des mirages devant
les yeux. Cependant il y a cela de vrai dans ton délire, que cette
lumière suppose une maison habitée. Ceci change notre plan de campagne.
Nous allons nous diriger tous vers ce phare de salut. Il n’est guère
probable qu’il passe des voleurs, cette nuit, sur cette route déserte
pour nous dérober notre forêt, notre place publique et notre salon.
Prenons chacun nos hardes. Le paquet n’est pas bien lourd. Nous
reviendrons demain chercher le chariot. Aussi bien, je commence à
transir et à ne plus sentir le bout de mon nez.»

Les comédiens se mirent en marche, Isabelle appuyée au bras de Sigognac,
Léandre soutenant Sérafine, Scapin traînant la Duègne, Blazius et le
Tyran formant l’avant-garde. Ils coupèrent à travers champs, droit à la
lumière, empêchés quelquefois par des buissons ou fossés, et s’enfonçant
dans la neige jusqu’au jarret. Enfin, après plus d’une chute, la troupe
parvint à une sorte de grand bâtiment entouré de longs murs, avec porte
charretière, qui avait l’apparence d’une ferme, autant qu’on pouvait en
juger à travers l’ombre.

Dans le mur noir la lampe découpait un carré lumineux et faisait voir
les vitres d’une petite fenêtre dont le volet n’était pas encore fermé.

Ayant senti l’approche d’étrangers, les chiens de garde se mirent à
s’agiter et à donner de la voix. On les entendait, au milieu du silence
nocturne, courir, sauter et se tracasser derrière la muraille. Des pas
et des voix d’homme se mêlèrent à leurs clabauderies. Bientôt toute la
ferme fut en éveil.

«Restez là, vous autres, à quelque distance, fit le Pédant, notre nombre
effrayerait peut-être ces bonnes gens qui nous prendraient pour une
bande de malandrins voulant envahir leurs pénates rustiques. Comme je
suis vieux et de mine paterne et débonnaire, je vais seul heurter à
l’huis et entamer les négociations. On n’aura point peur de moi.»

Le conseil était sage et fut suivi. Blazius avec le doigt index
recroquevillé frappa contre la porte qui s’entre-bâilla, puis s’ouvrit
toute grande. Alors, de la place où ils étaient plantés, les pieds dans
la neige, les comédiens virent un spectacle assez inexplicable et
surprenant. Le Pédant et le fermier qui haussait sa lampe pour éclairer
au visage l’homme qui le dérangeait ainsi, se mirent, après quelques
mots échangés que les acteurs ne pouvaient entendre, à gesticuler d’une
manière bizarre et à se ruer en accolades comme cela se pratique au
théâtre pour les reconnaissances.

Encouragés par cette réception à laquelle ils ne comprenaient rien, mais
que d’après sa pantomime chaleureuse ils jugeaient favorable et
cordiale, les comédiens s’étaient rapprochés timidement, prenant une
contenance piteuse et modeste, comme il convient à des voyageurs en
détresse qui implorent l’hospitalité.

«Holà, vous autres! s’écria le Pédant d’une voix joyeuse, arrivez sans
crainte; nous sommes chez un enfant de la balle, un mignon de Thespis,
un favori de Thalia, muse comique, en un mot chez le célèbre Bellombre,
naguère tant applaudi de la cour et de

[Illustration: Ils coupèrent à travers champs... (Page 166.)]

la ville, sans compter la province. Vous connaissez tous sa gloire
insigne. Bénissez le hasard qui nous adresse juste à la retraite
philosophique où ce héros du théâtre se repose sur ses lauriers.

--Entrez, mesdames et messieurs, dit Bellombre en s’avançant vers les
comédiens avec une courtoisie pleine de grâce et sentant un homme qui
n’a pas oublié les belles manières sous ses habits à la paysanne. Le
vent froid de la nuit pourrait enrouer vos précieux organes, et quelque
modeste que soit ma demeure, vous y serez toujours mieux qu’en plein
air.»

Comme on le pense bien, les compagnons de Blazius ne se firent pas prier
et ils entrèrent dans la ferme fort charmés de l’aventure, qui, du
reste, n’avait d’extraordinaire que l’à-propos de la rencontre. Blazius
avait fait partie d’une troupe où se trouvait Bellombre, et comme leurs
emplois ne les mettaient pas en rivalité, ils s’appréciaient et étaient
devenus fort amis, grâce à un goût commun pour la dive bouteille.
Bellombre, qu’une vie fort agitée avait jeté dans le théâtre, s’en était
retiré, ayant hérité à la mort de son père de cette ferme et de ses
dépendances. Les rôles qu’il jouait exigeant de la jeunesse, il n’avait
pas été fâché de disparaître avant que les rides vinssent écrire son
congé sur son front. On le croyait mort depuis longtemps et les vieux
amateurs décourageaient les jeunes comédiens avec son souvenir.

La salle où pénétrèrent les acteurs était assez vaste et, comme dans la
plupart des fermes, servait à la fois de chambre à coucher et de
cuisine. Une cheminée à large hotte, dont une pente de serge verte
jaunie festonnait le manteau, occupait une des parois. Un arc de brique
s’arrondissant dans la muraille bistrée et vernissée indiquait la gueule
du four fermée en ce moment d’une plaque de tôle. Sur d’énormes chenets
de fer dont les demi-boules creuses pouvaient contenir des écuelles,
brûlaient avec une crépitation réjouissante quatre ou cinq énormes
bûches ou plutôt troncs d’arbre. La lueur de ce beau feu éclairait la
chambre d’une réverbération si vive que la lumière de la lampe eût été
inutile; les reflets du brasier allaient chercher dans l’ombre un lit de
forme gothique paisiblement endormi derrière ses rideaux, glissaient en
filets brillants sur les poutres rembrunies du plafond, faisaient
projeter aux pieds de la table placée au milieu de la chambre de longues
ombres d’un dessin bizarre, et allumaient de brusques paillettes aux
saillies des vaisselles et des ustensiles rangés sur le dressoir ou
accrochés aux murailles.

Dans le coin près de la fenêtre, deux ou trois volumes jetés sur un
guéridon de bois sculpté montraient que le maître du logis n’était pas
devenu tout à fait paysan et qu’il occupait à des lectures, souvenirs de
son ancienne profession, les loisirs des longues soirées d’hiver.

Réchauffée par cette tiède atmosphère et cet accueil hospitalier, toute
la troupe éprouvait un profond sentiment de bien-être. Les roses
couleurs de la vie reparaissaient sur les visages pâles et les lèvres
gercées de froid. La gaieté illuminait les yeux naguère atones, et
l’espoir relevait la tête. Ce dieu louche, boiteux et taquin qu’on
appelle le Guignon, se lassait enfin de persécuter la compagnie errante,
et, apaisé sans doute par le trépas de Matamore, il voulait bien se
contenter de cette maigre proie.

Bellombre avait appelé ses valets, qui couvrirent la nappe d’assiettes
et de pots à large panse, à la grande jubilation de Blazius altéré de
naissance, dont la soif était toujours éveillée, même aux heures
nocturnes.

«Tu vois, dit-il au Tyran, combien mes prévisions à propos de la petite
lumière rouge étaient logicalement déduites. Ce n’étaient point mirages
ni fantômes. Une grasse fumée s’élève en tourbillonnant du potage
abondamment garni de choux, navets et autres légumes. Le vin rouge et
clair, tiré de frais, petille dans les brocs couronné de mousse rose. Le
feu flambe d’autant plus vif qu’il fait froid dehors. Et, de plus, nous
avons pour hôte le grand, l’illustre, le jamais assez loué Bellombre,
fleur et crème des comédiens passés, présents et futurs, soit dit sans
vouloir rabaisser le talent de personne.

--Notre bonheur serait parfait si le pauvre Matamore était là, soupira
Isabelle.

--Que lui est-il donc survenu de fâcheux? dit Bellombre qui connaissait
Matamore de réputation.»

Le Tyran lui raconta l’aventure tragique du capitaine resté dans la
neige.

«Sans la rencontre heureuse que nous avons faite d’un ancien et brave
camarade, il nous en pendait autant cette nuit au bout du nez, dit
Blazius. On nous eût trouvés gelés comme matelots dans les ténèbres et
frimas cimmériens.

--C’eût été dommage, reprit galamment Bellombre en lançant une œillade à
Isabelle et à Sérafine; mais ces jeunes déesses eussent sans nul doute
fait fondre la neige et dégelé la nature aux feux de leurs prunelles.

--Vous attribuez trop de pouvoir à nos yeux, répondit Sérafine; ils
eussent été incapables même d’échauffer un cœur en cette obscurité
lugubre et glaciale. Les larmes du froid y eussent éteint les flammes de
l’amour.»

Tout en soupant, Blazius informa Bellombre de l’état où se trouvait la
troupe. Il n’en parut nullement surpris.

«La fortune théâtrale est encore plus femme et plus capricieuse que la
fortune mondaine, répondit-il; sa roue tourne si vite qu’à peine s’y
peut-elle tenir debout quelques instants. Mais si elle en tombe souvent,
elle y remonte d’un pied adroitement léger et retrouve bientôt son
équilibre. Demain, avec des chevaux de labour, j’enverrai chercher votre
chariot et nous dresserons un théâtre dans la grange. Il y a, non loin
de la ferme, un assez gros bourg qui nous fournira de spectateurs assez.
Si la représentation ne suffit pas, au fond de ma vieille bourse de cuir
dorment quelques pistoles de meilleur aloi que les jetons de comédie et,
par Apollon! je ne laisserai pas mon vieux Blazius et ses amis dans
l’embarras.

--Je vois, dit le Pédant, que tu es toujours le généreux Bellombre, et
que tu ne t’es pas rouillé en ces occupations rurales et bucoliques.

--Non, répondit Bellombre, tout en cultivant mes terres je ne laisse pas
mon cerveau en friche; je relis les vieux auteurs, au coin de cette
cheminée, les pieds sur les chenets, et je feuillette les pièces des
beaux esprits du jour que je puis me procurer du fond de cet exil.
J’étudie par manière de passe-temps les rôles à ma convenance, et je
m’aperçois que je n’étais qu’un grand fat au temps où l’on
m’applaudissait sur les planches parce que j’avais la voix sonore, le
port galant et la jambe belle. Alors je ne me doutais pas de mon art et
j’allais à travers tout, sans réflexion, comme une corneille qui abat
des noix. La sottise du public fit mon succès.

--Le grand Bellombre seul peut parler ainsi de lui-même, dit le Tyran
avec courtoisie.

--L’art est long, la vie est courte, continua l’ancien acteur, surtout
pour le comédien obligé de traduire ses conceptions au moyen de sa
personne. J’allais avoir du talent, mais je prenais du ventre, chose
ridicule en mon emploi de beau ténébreux et d’amoureux tragique. Je ne
voulus point attendre que deux garçons de théâtre me vinssent lever sous
les bras lorsque la situation me forcerait de me jeter à genoux devant
la princesse pour lui déclarer ma flamme avec un hoquet asthmatique et
des roulements d’yeux larmoyants. Je saisis l’occasion de cet héritage,
et je me retirai dans ma gloire, ne voulant point imiter ces
obstinations qui se font chasser des tréteaux à grand renfort de
trognons de pomme, d’écorces d’orange et d’œufs durs.

--Tu fis sagement, Bellombre, fit Blazius, bien que ta retraite ait été
prématurée et que tu eusses pu rester dix ans encore au théâtre.»

En effet, Bellombre, quoique hâlé par l’air de la campagne, avait gardé
fort grande mine; ses yeux accoutumés à exprimer les passions
s’animaient et se remplissaient de lumière au feu de l’entretien. Ses
narines palpitaient larges et bien coupées. Ses lèvres en s’entr’ouvrant
laissaient voir une denture dont une coquette se fût fait honneur. Son
menton frappé d’une fossette se relevait avec fierté; une chevelure
abondante où brillaient quelques rares filets d’argent se jouait en
boucles épaisses jusque sur ses épaules. C’était encore un fort bel
homme.

Blazius et le Tyran continuèrent à boire en compagnie de Bellombre. Les
comédiennes se retirèrent en une chambre où les valets avaient fait un
grand feu. Sigognac, Léandre et Scapin se couchèrent en un coin de
l’étable sur quelques fourchées de paille fraîche, bien chaudement
garantis du froid par l’haleine des bêtes et le poil des couvertures à
chevaux.

Pendant que les uns boivent et que les autres dorment, retournons vers
la charrette abandonnée, et voyons un peu ce qu’elle devient.

Le cheval gisait toujours entre ses brancards. Seulement ses jambes
s’étaient roidies comme des piquets et sa tête s’allongeait à plat sur
le sol parmi les mèches d’une crinière dont la sueur, au vent froid de
la nuit, s’était figée en cristaux de glace. La salière enchâssant
l’œil vitreux s’approfondissait de plus en plus et la joue maigre
semblait disséquée.

L’aube commençait à poindre; le soleil d’hiver montrait entre deux
longues bandes de nuages sa moitié de disque d’un blanc plombé et
versait sa lumière pâle sur la lividité du paysage où se dessinaient en
lignes d’un noir funèbre les squelettes des arbres. Dans la blancheur de
la neige sautillaient quelques corbeaux qui, guidés par le flair, se
rapprochaient prudemment de la bête morte, redoutant quelque danger,
embûche ou piége, car la masse immobile et sombre du chariot les
alarmait, et ils se disaient en leur langue croassante que cette machine
pouvait bien cacher un chasseur à l’affût, un corbeau ne faisant
mauvaise figure dans un pot-au-feu. Ils avançaient en sautant enfiévrés
de désir; ils reculaient chassés en arrière par la crainte, exécutant
une sorte de pavane bizarre. Un plus hardi se détacha de l’essaim,
secoua deux ou trois fois ses lourdes ailes, quitta la terre et vint
s’abattre sur la tête du cheval. Il penchait déjà le bec pour piquer et
vider les yeux du cadavre lorsqu’il s’arrêta tout à coup, hérissa ses
plumes et parut écouter.

Un pas lourd faisait craquer la neige au loin sur la route, et ce bruit
que l’oreille humaine n’eût peut-être pas saisi résonnait distinctement
à l’ouïe fine du corbeau. Le péril n’était pas pressant et l’oiseau noir
ne quitta pas la place, mais il se tint aux aguets. Le pas se
rapprochait et bientôt la forme vague d’un homme portant quelque chose
s’ébaucha dans la brume matinale. Le corbeau jugea prudent de se
retirer, et il prit son vol en poussant un long croassement pour avertir
ses compagnons du péril.

Toute la bande s’envola vers les arbres voisins avec des cris rauques et
stridents. L’homme était arrivé près de la voiture, et, surpris de
rencontrer au milieu de la route un chariot sans maître attelé d’une
bête qui, comme la jument de Roland, avait pour principal défaut d’être
morte, il s’arrêta, jetant autour de lui un regard furtif et
circonspect.

Pour mieux examiner la chose, il déposa son fardeau à terre. Le fardeau
se tint debout tout seul et se mit à marcher, car c’était une fillette
d’une douzaine d’années environ, que la longue mante qui l’enveloppait
des pieds à la tête pouvait, lorsqu’elle était ployée sur l’épaule de
son compagnon, faire prendre pour une valise ou bissac de voyage. Des
yeux noirs et fiévreux brillaient d’un feu sombre sous le pli de
l’étoffe dont elle était coiffée, des yeux absolument pareils à ceux de
Chiquita. Un fil de perles mettait quelques points lumineux dans l’ombre
fauve de son cou, et des chiffons tortillés en cordelettes, formant
contraste avec cet essai de luxe, s’enroulaient autour de ses jambes
nues.

C’était, en effet, Chiquita elle-même, et le compagnon n’était autre
qu’Agostin, le bandit aux mannequins: las d’exercer sa noble profession
sur des chemins déserts, il se rendait à Paris où tous les talents
trouvent leur emploi, marchant la nuit et se cachant le jour, comme font
toutes les bêtes de meurtre et de rapine. La petite, harassée de fatigue
et saisie du froid, n’avait pu, malgré tout son courage, aller plus
loin, et Agostin, cherchant un abri quelconque, la portait comme Homérus
ou Bélisaire leur guide, à cette différence près en la comparaison,
qu’il n’était point aveugle et jouissait au contraire d’une vue de lynx,
lequel, à ce que prétend Pline l’Ancien, voit les objets à travers les
murs.

«Que signifie ceci? dit Agostin à Chiquita, ordinairement nous arrêtons
les voitures, et c’est maintenant une voiture qui nous arrête; prenons
garde qu’elle ne soit pleine de voyageurs qui nous demandent la bourse
ou la vie.

--Il n’y a personne, répondit Chiquita qui avait glissé sa tête sous la
banne du chariot.

--Peut-être y aura-t-il quelque chose, continua le bandit; nous allons
procéder à la visite;» et, fouillant dans les plis de sa ceinture, il en
tira un briquet, une pierre et de l’amadou; s’étant procuré du feu, il
alluma une lanterne sourde qu’il portait toujours avec lui pour ses
explorations nocturnes, car le jour n’éclairait pas encore l’intérieur
sombre de la voiture. Chiquita, à qui l’espoir du butin faisait oublier
sa fatigue, s’introduisit dans le chariot, dirigeant le jet de lumière
sur les paquets dont il était encombré; mais elle ne vit que de vieilles
toiles peintes, que des accessoires en carton, et quelques guenilles de
nulle valeur.

«Cherche bien, ma bonne Chiquita, disait le brigand tout en faisant le
guet, fouille les poches et les musettes pendues aux ridelles.

--Il n’y a rien, absolument rien qui vaille la peine d’être

[Illustration: Les loups ne se mangent pas entre eux, mon petit... (Page
173.)]

emporté. Ah! si: voilà un sac qui bruit avec un son de métal.

--Donne-le vite, fit Agostin, et approche la lanterne, que j’examine la
trouvaille. Par les cornes et la queue de Lucifer! nous jouons de
malheur! j’avais espéré monnaie de bon aloi et ce ne sont que jetons de
cuivre et de plomb doré. A tout le moins, tirons de notre rencontre ce
profit de nous reposer un peu, abrités du vent de bise par le tendelet
du chariot. Tes pauvres chers pieds tout saignants ne peuvent plus te
porter, tant le chemin est rude et le voyage long. Couchée sous les
toiles, tu dormiras une heure ou deux. Pendant ce temps je veillerai, et
s’il survient quelque alerte, nous serons vitement prêts.»

Chiquita se blottit de son mieux au fond de la voiture, ramenant sur
elle les vieux décors pour se procurer un peu de chaleur, et bientôt
elle s’endormit. Agostin resta sur le devant, sa navaja ouverte près de
lui et à portée de sa main, inspectant les alentours avec ce long regard
du bandit auquel n’échappe aucun objet suspect. Le plus profond silence
régnait dans la campagne solitaire. Sur la pente des coteaux lointains
des touches de neige se détachaient et brillaient aux rayons blafards de
l’aube, comme des fantômes blancs ou des marbres dans un cimetière. Mais
tout cela gardait l’immobilité la plus rassurante. Agostin, malgré sa
volonté et sa constitution de fer, sentait le sommeil lui venir.
Plusieurs fois déjà ses paupières s’étaient abaissées, et il les avait
relevées avec une résolution brusque; les objets commençaient à se
brouiller entre ses cils, et il perdait la notion des choses, lorsqu’à
travers une ébauche incohérente de rêve il lui sembla qu’un souffle
humide et tiède lui donnait au visage. Il se réveilla; et ses yeux en
s’ouvrant rencontrèrent deux prunelles phosphorescentes.

«Les loups ne se mangent pas entre eux, mon petit, murmura le bandit, tu
n’as pas la mâchoire assez bien endentée pour me mordre.»

Et d’un mouvement plus prompt que la pensée, il étreignit la gorge de
l’animal avec sa main gauche, et de la droite ramassant sa navaja, il la
lui plongea dans le cœur jusqu’au manche.

Cependant Agostin, malgré sa victoire, ne jugea pas la place bonne, et
il éveilla Chiquita qui ne témoigna nulle frayeur à la vue du loup mort,
étendu sur la route.

«Il vaut mieux, dit le brigand, gagner au pied. Cette charogne attire
les loups, lesquels sont principalement enragés de faim en temps de
neige où ils ne trouvent rien à manger. J’en tuerai bien quelques-uns
comme j’ai fait de celui-ci; mais ils peuvent venir par douzaines et, si
je m’endormais, il me serait désagréable de me réveiller dans l’estomac
d’une bête carnassière. Moi croqué, ils ne feraient qu’une bouchée de
toi, mauviette, qui as les os tendres. Sus donc, détalons au plus vite.
Cette carcasse les occupera. Tu peux marcher à présent, n’est-ce pas?

--Oui, répondit Chiquita qui n’était pas un enfant gâté élevé dans du
coton, ce court sommeil m’a rendu mes forces. Pauvre Agostin, tu ne
seras plus obligé de me porter comme un paquet embarrassant. D’ailleurs,
quand mes pieds refuseront le service, ajouta-t-elle avec une énergie
sauvage, coupe-moi le cou de ton grand couteau et jette-moi au fossé, je
te dirai merci.»

Le bandit aux mannequins et la petite fille s’éloignèrent d’un pas
rapide, et au bout de quelques minutes ils s’étaient perdus dans
l’ombre. Rassurés par leur départ, les corbeaux descendirent des arbres
voisins, s’abattirent sur la rosse crevée et commencèrent leur festin
charogneux. Deux ou trois loups arrivèrent bientôt pour prendre leur
part de cette franche lippée, sans s’étonner des battements d’aile, des
croassements, et des coups de bec de leurs noirs commensaux. En peu
d’heures, tant ils travaillaient de bon courage, quadrupèdes et
volatiles, le cheval, nettoyé jusqu’aux os, apparut aux clartés du
matin, à l’état de squelette préparé comme par des chirurgiens
vétérinaires. Il n’en restait que la queue et les sabots.

Le Tyran vint, quand il fit grand jour, avec un garçon de ferme pour
chercher le chariot. Il heurta du pied la carcasse du loup à demi rongée
et vit entre les brancards, sous les harnais, que les crocs ni les becs
n’avaient entamés, l’anatomie de la pauvre bête. Le sac de jetons
répandait sa fausse monnaie sur la route, et la neige montrait
soigneusement moulées des empreintes, les unes grandes, les autres
petites, qui aboutissaient à la charrette, puis s’en éloignaient.

«Il paraît, dit le Tyran, que le chariot de Thespis a reçu cette nuit
des visites de plus d’un genre. O bienheureux accident, qui nous as
forcés d’interrompre notre odyssée comique, je ne saurais trop te
bénir! Grâce à toi, nous avons évité les loups à deux pieds et à quatre
pattes, non moins dangereux, sinon davantage. Quel régal eût été pour
eux la chair tendre de ces poulettes, Isabelle et Sérafine, sans compter
notre vieille peau coriace!»

Pendant que le Tyran syllogisait à part lui, le valet de Bellombre
dégageait le chariot et y attelait le cheval qu’il avait amené, quoique
l’animal renâclât de peur à l’aspect terrifiant pour lui du squelette et
à l’odeur fauve du loup dont le sang tachait la neige.

La charrette fut remisée dans la cour de la ferme sous un hangar. Il
n’en manquait rien, et même il s’y trouvait quelque chose de plus: un
petit couteau, de ceux qu’on fabrique à Albaceite, tombé de la poche de
Chiquita pendant son court sommeil, et qui portait sur sa lame aiguë
cette menaçante devise en espagnol:

    Cuando esta vivora pica,
    No hay remedio en la botica.

Cette trouvaille mystérieuse intrigua beaucoup le Tyran et fit tomber en
rêverie Isabelle, qui était un peu superstitieuse et tirait volontiers
des présages, bons ou funestes, d’après ces petits incidents inaperçus
des autres ou sans valeur à leurs yeux. La jeune femme hâblait le
castillan comme toutes les personnes un peu instruites à cette époque,
et le sens alarmant de l’inscription ne lui échappait point.

Scapin était parti pour le bourg revêtu de son beau costume zébré de
rose et de blanc, sa grande fraise dûment tuyautée et godronnée, la
toque sur les yeux, la cape au coin de l’épaule, l’air superbe et
triomphant. Il marchait repoussant sa caisse du genou avec un mouvement
automatique et rhythmé qui sentait fort son soldat; en effet, Scapin
l’avait été devant qu’il se fût rendu comédien. Quand il eut gagné la
place de l’Église, déjà escorté de quelques polissons qu’émerveillait
son accoutrement bizarre, il assura sa toque, se piéta, et attaquant la
peau d’âne de ses baguettes, il produisit un roulement si bref, si
magistral, si impératif, qu’il eût éveillé les morts aussi bien que la
trompette du jugement dernier. Jugez de l’effet qu’il fit sur les
vivants. Toutes les fenêtres et les portes s’ouvrirent comme mues par un
même ressort. Des têtes embéguinées s’y montrèrent plongeant des regards
curieusement effarés sur la place. Un second roulement, petillant comme
une mousquetade et grave comme un tonnerre, vida les maisons, où ne
demeurèrent que les malades, les grabataires et femmes en gésine. Au
bout de quelques minutes, tout le village réuni formait un large cercle
autour de Scapin. Pour mieux fasciner son public, le rusé drôle exécuta
sur sa caisse plusieurs batteries et contre-batteries d’une façon si
vive, si juste et si dextre que les baguettes disparaissaient dans la
rapidité, quoique les poignets ne semblassent point bouger. Dès qu’il
vit les bouches ouvertes toutes grandes des bons villageois affecter
cette forme d’O qui, d’après les maîtres peintres, en leurs cahiers de
caractères, est la suprême expression de l’étonnement, il arrêta tout
d’un coup son vacarme; puis, après un court silence, il commença d’une
voix glapissante, dont il variait fantasquement les intonations, cette
harangue emphatique et burlesque:

«Ce soir, occasion unique! grand spectacle! représentation
extraordinaire! les illustres comédiens de la troupe déambulatoire,
dirigée par le sieur Hérode, qui ont eu l’honneur de jouer devant des
têtes couronnées et des princes du sang, se trouvant de passage dans ce
pays, donneront pour cette fois seulement, car ils sont attendus à
Paris, où la cour les désire, une pièce merveilleusement amusante et
comique, intitulée _les Rodomontades du capitaine Fracasse_! avec
costumes neufs, jeux de scène inédits et bastonnades réglées, les plus
divertissantes du monde. A la fin du spectacle, mademoiselle Sérafine
dansera la morisque, augmentée de passe-pieds, tordions et cabrioles au
dernier goût du jour, en s’accompagnant du tambour de basque dont elle
joue mieux qu’aucune gitana d’Espagne. Ce sera très-plaisant à voir. La
représentation aura lieu dans la grange de maître Bellombre, disposée à
cet effet et abondamment pourvue de banquettes et luminaires.
Travaillant plutôt pour la gloire que pour le profit, nous accepterons
non-seulement l’argent, mais encore les denrées et provisions de bouche
en faveur de ceux qui n’auraient pas de monnaie. Qu’on se le dise!»

Ayant terminé son discours, Scapin tambourina si furieusement, par
manière de péroraison, que les vitres de l’église en tremblèrent dans
leur réseau de plomb et que plusieurs chiens s’enfuirent en hurlant,
plus effrayés que s’ils eussent eu des poêlons d’airain attachés à la
queue.

A la ferme, les comédiens, aidés par Bellombre et ses valets, avaient
déjà travaillé. Dans le fond de la grange, des planches posées sur des
tonneaux formaient le théâtre. Trois ou quatre bancs empruntés au
cabaret remplissaient l’office de banquettes; mais, pour le prix, on ne
pouvait exiger qu’elles fussent rembourrées et couvertes de velours. Les
araignées filandières s’étaient chargées de décorer le plafond, et les
larges rosaces de leurs toiles se suspendaient d’une poutre à l’autre.
Quel tapissier, fût-il de la cour, eût pu produire une tenture plus
fine, plus délicate et aériennement élaborée, même en satin de Chine?
Ces toiles pendantes ressemblaient à ces bannières armoriées qu’on voit
aux chapitres des chevaleries et ordres royaux. Spectacle fort noble
pour qui eût pu jouir, en imaginative, de ce rapprochement.

Les bœufs et vaches, dont on avait proprement relevé la litière,
s’étonnaient de ce remue-ménage insolite et souvent détournaient la tête
de leur crèche, jetant de longs regards vers le théâtre où les comédiens
s’agitaient, répétant la pièce, afin de montrer à Sigognac les entrées
et les sorties.

«Mes premiers pas sur la scène, dit en riant le Baron, ont pour
spectateurs des veaux et des bêtes à cornes; il y aurait de quoi
humilier mon amour-propre, si j’en avais.

--Et ce ne sera pas, répondit Bellombre, la dernière fois que vous aurez
un tel public; il y a toujours dans la salle des imbéciles et des
maris.»

Pour un novice Sigognac ne jouait point trop mal, et l’on sentait qu’il
se formerait vite. Il avait la voix bonne, la mémoire sûre, et
l’imagination assez lettrée pour ajouter à son rôle ces répliques qui
naissent de l’occasion et donnent de la vivacité au jeu. La pantomime le
gênait davantage, étant fort entremêlée de coups de bâton, lesquels
révoltaient son courage, encore qu’ils ne vinssent que de bourrelets de
toile peinte remplis d’étoupes; ses camarades, sachant sa qualité, le
ménageaient autant que possible, et cependant il se courrouçait malgré
lui, faisant terribles grimaces, horrifiques froncements de sourcils et
regards torves.

Puis, se rappelant tout à coup l’esprit de son rôle, il reprenait une
physionomie lâche, effarée et subitement couarde.

Bellombre, qui le regardait avec l’attention perspicace d’un vieux
comédien expert et passé maître, lui cria de sa place: «Gardez de
corriger en vous ces mouvements qui viennent de nature; ils sont
très-bons et produiront une variété nouvelle de Matamore. Quand vous
n’éprouverez plus ces bouillons colérés et indignations furieuses,
feignez-les par artifice: Fracasse, qui est le personnage que vous avez
à créer, car qui marche derrière les autres n’est jamais que le second,
voudrait bien être brave; il aime le courage, les vaillants lui
plaisent, et il s’indigne lui-même d’être si poltron. Loin du danger, il
ne rêve qu’exploits héroïques, entreprises surhumaines et gigantesques;
mais, quand vient le péril, son imagination trop vive lui représente la
douleur des blessures, le visage camard de la mort, et le cœur lui
manque; il se rebiffe d’abord à l’idée de se laisser battre, et la rage
lui enfielle l’estomac, mais le premier coup abat sa résolution. Cette
méthode vaut mieux que ces titubations de jambes, écarquillements d’yeux
et autres grimaces plus simiesques qu’humaines par lesquelles les
mauvais comédiens sollicitent le rire du public et perdent l’art.»

Sigognac suivit les conseils de Bellombre et régla son jeu d’après cette
idée, si bien que les acteurs l’applaudirent et lui prophétisèrent un
succès.

La représentation devait avoir lieu à quatre heures du soir. Une heure
avant, Sigognac revêtit le costume de Matamore que Léonarde avait élargi
en défaisant les remplis nécessités par les amaigrissements successifs
du défunt.

En s’introduisant dans cette défroque, le Baron se disait qu’il eût été
sans doute plus glorieux de se barder de buffle et de fer comme ses
ancêtres que de se travestir à l’histrionne pour représenter un faux
brave, lui qui était un véritable vaillant capable de prouesses et de
coups de main héroïques; mais la fortune adverse le réduisait en ces
extrémités fâcheuses, et il n’avait pas d’autre moyen d’existence.

Déjà le populaire affluait et s’entassait dans la grange. Quelques
lanternes suspendues aux poutrelles soutenant le toit jetaient une
lumière rougeâtre sur toutes ces têtes brunes, blondes, grisonnantes,
parmi lesquelles se détachaient quelques blanches coiffes de femme.

D’autres lanternes avaient été placées en guise de chandelles sur le
bord du théâtre, car il fallait prendre garde de mettre le feu à la
paille et au foin.

La pièce commença et fut attentivement écoutée. Derrière les acteurs,
car le fond de la scène n’était pas éclairé, se projetaient de grandes
ombres bizarres qui semblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire
tous leurs mouvements avec des allures disloquées et fantasques; mais ce
détail grotesque ne fut pas remarqué par ces spectateurs naïfs, tout
occupés de l’affabulation de la comédie et du jeu des personnages,
lesquels ils tenaient pour véritables.

Quelques vaches, que le tumulte empêchait de dormir, regardaient la
scène avec ces grands yeux dont Homérus, le poëte grégeois, fait une
épithète louangeuse à la beauté de Junon, et même, un veau, dans un
moment plein d’intérêt, poussa un gémissement lamentable qui ne
détruisit pas la robuste illusion de ces braves patauds, mais qui
faillit faire éclater de rire les comédiens sur leurs planches.

Le capitaine Fracasse fut applaudi à plusieurs reprises, car il
remplissait fort bien son rôle, n’éprouvant pas devant ce public
vulgaire l’émotion qu’il eût ressentie ayant affaire à des spectateurs
plus difficiles et plus lettrés. D’ailleurs il était sûr que, parmi ces
manants, nul ne le connaissait. Les autres comédiens, aux bons endroits,
furent vigoureusement claqués par ces mains calleuses qui ne se
ménageaient point, et avec beaucoup d’intelligence, selon Bellombre.

Sérafine exécuta sa morisque avec une fierté voluptueuse, des poses
cambrées et provocantes, entremêlées de sauts pleins de souplesse, de
changements de pieds rapides et d’agréments de toutes sortes qui eussent
fait pâmer d’aise même des personnes de qualité et des courtisans. Elle
était charmante surtout lorsque, agitant au-dessus de sa tête son
tambour de basque, elle en faisait bruire les plaquettes de cuivre, ou
bien encore quand, frottant du pouce la peau brunie, elle en tirait un
sourd ronflement avec autant de dextérité qu’une _panderera_ de
profession.

Cependant, le long des murailles, dans le manoir délabré de Sigognac,
les vieux portraits d’ancêtres prenaient des airs plus rébarbatifs et
refrognés que de coutume. Les guerriers poussaient des soupirs qui
soulevaient leurs plastrons de fer, et ils hochaient mélancoliquement la
tête; les douairières faisaient une moue dédaigneuse sur leurs fraises
tuyautées, et se roidissaient dans leurs corps de baleine et leurs
vertugadins. Une voix basse, lente, sans timbre, une voix d’ombre,
s’échappait de leurs lèvres peintes, et murmurait: «Hélas! le dernier
des Sigognac a dérogé!»

A la cuisine, assis tristement entre Béelzébuth et Miraut, qui
attachaient sur lui de longs regards interrogateurs, Pierre songeait. Il
se disait: «Où est maintenant mon pauvre maître?...» et une larme,
essuyée par la langue du vieux chien, coulait sur la joue brune du vieux
serviteur.



VIII.

LES CHOSES SE COMPLIQUENT.


Bellombre, le lendemain de la représentation, tira Blazius à part, et
desserrant les cordons d’une longue bourse de cuir, en fit couler dans
sa main comme d’une corne d’abondance cent belles pistoles qu’il rangea
en pile à la grande admiration du Pédant, qui restait contemplatif
devant ce trésor étalé, roulant des yeux pleins de lubricité métallique.

Avec un geste superbe, Bellombre enleva les pistoles d’un seul coup et
les plaqua dans la paume de son vieil ami: «Tu penses bien, dit-il, que
je ne déploie pas cette monnaie pour irriter et titiller tes convoitises
à la mode de Tantale. Prends cet argent sans scrupule. Je te le donne ou
te le prête si tes fiertés se hérissent à l’idée de recevoir un régal
d’un ancien camarade. L’argent est le nerf de la guerre, de l’amour et
du théâtre. D’ailleurs ces pièces étant faites pour rouler, vu qu’elles
sont rondes, s’ennuient de rester couchées à plat dans l’ombre de cette
escarcelle où, à la longue, elles se couvriraient de barbe, rouille et
fongosités. Ici je ne dépense rien, vivant à la rustique et tétant à la
mamelle de la terre, nourrice des humains. Donc cette somme ne me fera
pas faute.»

Ne trouvant rien à répondre à cette rhétorique, Blazius empocha les
pistoles et donna une cordiale accolade à Bellombre. L’œil vairon du
Pédant brillait plus que de coutume entre ses paupières clignotantes. La
lumière s’y baignait dans une larme, et les efforts que le vieil
histrion faisait pour retenir cette perle de reconnaissance imprimaient
à ses sourcils en broussailles les mouvements les plus comiques. Tantôt
ils remontaient jusqu’au milieu du front parmi un reflux de rides
plissées, tantôt ils s’abaissaient presque jusqu’à voiler le regard. Ces
manœuvres n’empêchèrent cependant pas la larme de se détacher et de
rouler le long d’un nez chauffé au rouge cerise par les libations de la
veille, sur la paroi duquel elle s’évapora.

Décidément, le vent de mauvaise fortune qui soufflait sur la troupe
avait changé. La recette de la représentation, jointe aux pistoles de
Bellombre, formait un total assez rondelet, car aux victuailles se
trouvaient mêlées une certaine quantité de monnaies, et le chariot de
Thespis, si dénué naguère, était maintenant grassement avitaillé. Pour
ne pas faire les choses à demi, le généreux Bellombre prêta aux
comédiens deux robustes chevaux de labour harnachés fort proprement,
avec colliers peinturlurés et clarinés de grelots qui tintinnabulaient
le plus agréablement du monde au pas ferme et régulier de ces braves
bêtes.

Nos comédiens réconfortés et gaillards firent donc à Poitiers une entrée
non pas si magnifique que celle d’Alexandre en Babylone, mais assez
majestueuse encore. Le garçon qui devait ramener les chevaux se tenait à
leur tête et modérait leur allure, car ils hâtaient le pas, subodorant
de loin le chaud parfum de l’écurie. A travers les rues tortueuses de la
ville, sur le pavé raboteux les roues grondaient, les fers sonnaient
avec un bruit gai qui attirait le monde aux fenêtres et devant la porte
de l’auberge; pour se faire ouvrir, le conducteur exécuta une joyeuse
mousquetade de coups de fouet, à laquelle les bêtes répondirent par de
brusques frissons qui mirent en branle le carillon de leurs sonnettes.

Cela ne ressemblait pas à la façon piteuse, misérable et furtive dont
les comédiens abordaient naguère les plus maussades bouchons. Aussi
l’hôtelier des _Armes de France_ comprit-il, à ce triomphant vacarme,
que les nouveaux venus avaient de l’argent, et courut-il lui-même ouvrir
à deux battants la porte charretière.

L’hôtel des _Armes de France_ était la plus belle auberge de Poitiers et
celle où s’arrêtaient volontiers les voyageurs bien nés et riches. La
cour où pénétra le chariot avait fort bon air. Des bâtiments
très-propres l’entouraient, ornés sur les quatre façades d’un balcon
couvert ou corridor en applique et soutenu par des potences en fer,
disposition commode permettant d’accéder aux chambres dont les fenêtres
prenaient jour à l’extérieur et facilitant le service des laquais.

[Illustration: MAITRE BILOT. (Page 183.)]

Au fond de la cour une arcade s’ouvrait, donnant passage sur les
communs, cuisines, écuries et hangars.

Un air de prospérité régnait sur tout cela. Récemment crépies, les
murailles égayaient l’œil; le bois des rampes, les balustres des
galeries n’avaient pas un grain de poussière. Les tuiles neuves, dont
les cannelures conservaient encore quelques minces filets de neige,
brillaient gaiement au soleil d’hiver avec leur teinte d’un rouge vif.
Des cheminées montaient en spirale des fumées de bon augure. Au bas du
perron, son bonnet à la main, se tenait l’aubergiste, gaillard de vaste
corpulence, faisant l’éloge de sa cuisine par les trois plis de son
menton, et celui de son cellier par la belle teinte pourpre de sa face,
qui semblait frottée de mûres comme le masque de Silène, ce bon ivrogne,
précepteur de Bacchus. Un sourire qui allait de l’une à l’autre oreille
ballonnait ses joues grasses et rapetissait ses yeux narquois dont
l’angle externe disparaissait dans une patte d’oie de rides facétieuses.
Il était si frais, si gras, si vermeil, si ragoûtant, si bien à point,
qu’il donnait envie de le mettre à la broche et de le manger arrosé de
son propre jus!

Quand il vit le Tyran, qu’il connaissait de longue date et savait bonne
paye, sa belle humeur redoubla, car les comédiens attirent du monde, et
les jeunes gens de la ville se mettent en dépense de collations,
festins, soupers et autres régals pour traiter les actrices et gagner
les bonnes grâces de ces coquettes par friandises, vins fins, dragées,
confitures et telles menues délicatesses.

«Quelle bonne chance vous amène, seigneur Hérode? dit l’hôtelier; il y a
longtemps qu’on ne vous a vu aux _Armes de France_.

--C’est vrai, répondit le Tyran, mais il ne faut pas toujours faire ses
singeries sur la même place. Les spectateurs finissent par connaître
tous vos tours et les exécuteraient eux-mêmes. Un peu d’absence est
nécessaire. L’oublié vaut le neuf. Y a-t-il en ce moment beaucoup de
noblesse à Poitiers?

--Beaucoup, seigneur Hérode, les chasses sont finies et l’on ne sait que
faire. On ne peut pas toujours manger et boire. Vous aurez du monde.

--Alors, dit le Tyran, faites apporter les clefs de sept ou huit
chambres, ôter de la broche trois ou quatre chapons, retirer de
derrière les fagots une douzaine de bouteilles de ce petit vin que vous
savez, et répandez par la ville ce bruit: que l’illustre troupe du
seigneur Hérode est débarquée aux _Armes de France_ avec un nouveau
répertoire, se proposant de donner plusieurs représentations.»

Pendant que le Tyran et l’aubergiste dialoguaient de la sorte, les
comédiens étaient descendus de voiture. Des valets s’emparèrent de leurs
bagages et les portèrent aux chambres désignées. Celle d’Isabelle se
trouva un peu écartée des autres, les plus proches se trouvant occupées.
Cet éloignement ne déplut point à cette pudique jeune personne
qu’embarrassait parfois cette promiscuité bohémienne à quoi force la vie
errante des comédiens.

Bientôt toute la ville, grâce à la faconde de maître Bilot, sut que des
comédiens étaient arrivés, qui devaient jouer les pièces des plus beaux
esprits du temps aussi bien qu’à Paris, sinon mieux. Les muguets et les
raffinés s’informèrent de la beauté des actrices, en retroussant le bout
de leur moustache avec un air de gloire et de fatuité parfaitement
ridicule. Bilot leur faisait, en les accompagnant de grimaces
significatives, des réponses discrètes et mystérieuses propres à tourner
la cervelle et à enrager la curiosité de ces jeunes veaux.

Isabelle ayant fait ranger ses hardes sur les planches de l’armoire, qui
formait, avec un lit à pentes, une table à pieds tors, deux fauteuils et
un coffre à bois, le mobilier de sa chambre, vaqua à ces soins de
toilette que nécessite pour une jeune femme délicate et soignée de sa
personne une longue route accomplie en compagnie d’hommes. Elle déploya
ses longs cheveux plus fins que soie, les démêla, les peigna, y versa
quelques gouttes d’essence à la bergamote, et les rattacha avec des
non-pareilles bleues, couleur bienséante à son teint de rose pâle. Puis
elle changea de linge. Qui l’eût vue ainsi aurait cru apercevoir une
nymphe de Diane s’apprêtant, ses vêtements déposés sur la rive, à mettre
le pied dans l’eau, en quelque vallon bocager de la Grèce. Mais ce ne
fut qu’un éclair. Sur sa blanche nudité s’abattit subitement un jaloux
nuage de toile, car Isabelle était chaste et pudibonde même en la
solitude. Ensuite elle revêtit une robe grise ornée d’agréments bleus,
et se regardant au miroir elle sourit de ce sourire que s’accorde la
femme la moins coquette qui se trouve à son avantage.

Sous l’influence d’une température plus douce, la neige avait fondu et
il n’en restait de trace que dans les endroits exposés au nord. Un rayon
de soleil brillait. Isabelle ne put résister à la tentation d’ouvrir la
fenêtre et de mettre un peu son joli nez dehors pour examiner la vue
qu’on découvrait de sa chambre, fantaisie d’autant plus innocente que la
croisée donnait sur une ruelle déserte, formée d’un côté par l’auberge
et de l’autre par un long mur de jardin que dépassaient les cimes
dépouillées des arbres. Le regard plongeait dans le jardin et pouvait y
suivre le dessin d’un parterre marqué par des ramages de buis; au fond
s’élevait un hôtel dont les murailles noircies attestaient l’ancienneté.

Deux cavaliers s’y promenaient le long d’une charmille, jeunes tous deux
et de bonne mine, mais non égaux de condition, à voir la déférence dont
l’un faisait montre à l’endroit de l’autre, se tenant un peu en arrière
et cédant le haut de l’allée toutes les fois qu’il fallait revenir sur
ses pas. En ce couple amical le premier était Oreste et le second
Pylade. Oreste, donnons-lui ce nom puisque nous ne connaissons pas
encore le véritable, pouvait avoir de vingt à vingt-deux ans. Il avait
le teint pâle, les yeux et les cheveux fort noirs. Son pourpoint de
velours tanné faisait valoir sa taille souple et svelte: un manteau
court de même couleur et de même étoffe que le pourpoint, bordé d’un
triple galon d’or, lui pendait de l’épaule, retenu par une ganse dont
les glands retombaient sur la poitrine; des bottes molles en cuir blanc
de Russie chaussaient ses pieds, que plus d’une femme eût jalousés pour
leur petitesse et leur cambrure que faisait ressortir encore le talon
haut de la botte. A l’aisance hardie de ses mouvements, à l’altière
sécurité de son maintien, on devinait un grand seigneur, sûr d’être bien
reçu partout et devant qui la vie s’ouvrait sans obstacles. Pylade, roux
de cheveux et de barbe, vêtu de noir de la tête aux pieds, n’avait pas à
beaucoup près, quoique assez joli garçon de sa personne, la même
certitude triomphante.

«Je te dis, mon cher, que Corisande m’assomme, fit Oreste en retournant
au bout de l’allée et continuant une conversation commencée avant
qu’Isabelle n’eût ouvert la fenêtre; je lui ai fait défendre ma porte et
je vais lui renvoyer son portrait aussi maussade que sa personne, avec
ses lettres plus ennuyeuses encore que sa conversation.

--Cependant Corisande vous aime, objecta timidement Pylade.

--Qu’est-ce que cela me fait si je ne l’aime point? répliqua Oreste avec
une sorte d’emportement. Il s’agit bien de cela! Dois-je la charité
d’amour à toutes les pécores et donzelles qui ont la fantaisie de
s’énamourer de moi? Je suis trop bon. Je me laisse aller à ces yeux de
carpe pâmée, à ces pleurnicheries, à ces soupirs, à ces jérémiades, et
je finis par être embéguiné, tout en maugréant de ma débonnaireté et
couardise. Désormais je serai d’une férocité hyrcanienne, froid comme
Hippolyte et fuyard des femmes, ainsi que Joseph. Adroite la Putiphar
qui mettra la griffe sur le bord de mon manteau! Je me déclare, d’ores
et en avant, misogyne, c’est-à dire ennemi du cotillon, qu’il soit de
camelot ou de taffetas. Foin des duchesses et des courtisanes, des
bourgeoises et des bergères! qui dit femme dit tracasseries, mécomptes
ou aventures maussades. Je les hais de la coiffe au patin, et je vais me
confire en chasteté comme un moinillon en sa capuce. Cette Corisande
maudite m’a dégoûté de son sexe à tout jamais. J’y renonce...»

Oreste en était là de son discours, lorsque, levant la tête comme pour
prendre le ciel à témoin de sa résolution, il aperçut par hasard
Isabelle à la fenêtre. Il poussa le coude à son compagnon et lui dit:

«Avise là-bas, à cette croisée, fraîche comme l’Aurore à son balcon
d’Orient, cette adorable et délicieuse créature qui semble déité plutôt
que femme, avec ses cheveux châtain-cendré, son clair visage et ses doux
yeux. Qu’elle a bonne grâce, ainsi accoudée et un peu penchée en avant,
ce qui fait voir à l’avantage, sous la gaze de la chemisette, les
rondeurs de sa gorge ivoirine! Je gage qu’elle a le meilleur caractère
et ne ressemble point aux autres femelles. Son esprit doit être modeste,
aimable et poli, son entretien agréable et charmant!

--Malpeste! répondit Pylade en riant, quels bons yeux vous avez de
découvrir tout cela d’ici! moi, je ne vois rien, sinon une femme à sa
fenêtre, assez gentille pour dire vrai, mais qui n’a sans doute pas les
incomparables perfections dont vous la dotez si libéralement.

--Oh! je l’aime déjà tout plein. J’en suis féru; il me la faut et je
l’aurai, dussé-je pour y parvenir user des inventions les plus subtiles,
vider mes coffres et pourfendre cent rivaux.

--Là, là, ne vous échauffez pas ainsi dans votre harnois, dit Pylade,
vous pourriez en gagner une pleurésie. Mais qu’est devenue cette belle
haine du sexe que vous affichiez tout à l’heure avec tant de jactance?
Il a suffi du premier minois pour la mettre en déroute.

--Quand je parlais et invectivais de la sorte, je ne savais point que
cet ange de beauté existât, et tout ce que j’ai dit n’est que blasphème
damnable, hérésie pure et monstruosité, que je supplie Vénus, déesse des
amours, de me vouloir bien pardonner.

--Elle vous pardonnera, n’en doutez pas, car elle est indulgente aux
amoureux fols dont vous êtes digne de porter la bannière.

--Je vais ouvrir la campagne, fit Oreste, et déclarer courtoisement la
guerre à ma belle ennemie.»

Cela disant, il s’arrêta, planta son regard droit sur Isabelle, ôta
d’une façon aussi galante que respectueuse son feutre, dont la longue
plume balaya la terre, et envoya du bout des doigts un baiser dans la
direction de la fenêtre.

La jeune comédienne, qui vit l’action, prit un air froid et composé
comme pour faire comprendre à cet insolent qu’il se trompait, referma la
fenêtre et rabattit le rideau.

«Voilà l’Aurore cachée par un nuage, dit Pylade, cela n’est pas de bon
augure pour le reste de la journée.

--Je regarde, au contraire, comme un signe favorable que la belle se
soit retirée. Quand le soldat se dérobe derrière le créneau de la tour,
cela veut dire que la flèche de l’assiégeant a porté. Elle en a dans
l’aile, te dis-je, et ce baiser la forcera de penser à moi toute la
nuit, ne fût-ce que pour m’injurier et me taxer d’effronterie, défaut
qui ne déplaît pas aux femmes. Il y a maintenant quelque chose entre moi
et cette inconnue. C’est un fil bien ténu, mais que j’enforcerai de
manière à faire une corde pour monter au balcon de l’infante.

--Vous savez à merveille les théories et stratagèmes d’amour, dit Pylade
respectueusement.

--Je m’en pique quelquefois, répondit Oreste, et maintenant rentrons, la
belle effarouchée ne reparaîtra pas de sitôt. Ce soir, je mettrai mes
grisons en campagne.»

Les deux amis remontèrent lentement les marches du vieil hôtel et
disparurent. Revenons maintenant à nos acteurs.

Il y avait non loin de l’auberge un jeu de paume merveilleusement propre
à établir une salle de spectacle. Les comédiens le louèrent, et un
maître menuisier de la ville, sous la direction du Tyran, l’eut bientôt
accommodé à sa nouvelle destination. Un peintre-vitrier, qui se mêlait
de barbouiller des enseignes et de blasonner des armoiries sur les
carrosses, rafraîchit les décorations fatiguées et déteintes, et même en
peignit une avec assez de bonheur. La chambre où se déshabillaient et se
rhabillaient les joueurs de paume, fut disposée en foyer pour les
comédiens avec des paravents qui entouraient les toilettes des actrices
et formaient des espèces de loges. Toutes les places marquées étaient
retenues d’avance, et la recette promettait d’être bonne.

«Quel dommage, disait le Tyran à Blazius en énumérant les pièces qu’il
serait bon de jouer, quel dommage que Zerbine nous manque! Une soubrette
est à vrai dire le grain de sel, _mica salis_, et le piment des
comédies. Sa gaieté étincelante illumine la scène: elle ravive les
endroits languissants, et force le rire qui ne veut point se décider, en
montrant ses trente-deux perles orlées de carmin vif. Par son caquetage,
son impertinence et sa lascivité, elle fait valoir les afféteries
pudiques, mollesses de langage et roucoulements de l’amoureuse. Les
couleurs tranchées de sa cotte hardie amusent l’œil, et elle peut
découvrir jusqu’aux jarretières, ou peu s’en faut, une jambe fine moulée
dans un bas rouge à coins d’or, perspective agréable aux jeunes comme
aux vieux, aux vieux surtout dont elle réveille la salacité endormie.

--Certes, répondit Blazius, la soubrette est un condiment précieux, une
boîte aux épices qui saupoudre à propos la fadeur des comédies du temps.
Mais il faut bien nous en passer. Ni Isabelle, ni Sérafine ne peuvent
remplir ce rôle. D’ailleurs nous avons besoin d’une amoureuse et d’une
grande coquette. Le diable soit de ce marquis de Bruyères qui nous a
enlevé la perle, le phénix et le parangon des soubrettes en la personne
de l’incomparable Zerbine!»

La conversation entre les deux comédiens en était là, quand une sonnerie
argentine de grelots se fit entendre devant le porche de l’hôtel;
bientôt des pas vifs et cadencés tintèrent sur le pavé de la cour, et
les causeurs, s’accoudant à la balustrade de la galerie où ils se
promenaient, aperçurent trois mules harnachées à l’espagnole, avec
plumets sur la tête, broderies, houppes de laine, grappes de clochettes
et couvertures rayées. Le tout fort propre et magnifique, ne sentant en
rien la bête de louage.

Sur la première était monté un maraud de laquais, en livrée grise,
portant le couteau de chasse à la ceinture et l’arquebuse en travers de
l’arçon, l’air insolent comme un grand seigneur et qui autrement vêtu
eût bien pu passer pour maître. Il tirait après lui par une longe
entortillée autour de son bras la seconde mule chargée de deux énormes
paquets équilibrés de chaque côté du bât et recouverts d’une cape de
muestra valencienne.

La troisième mule, de meilleure mine et de plus fière allure encore que
les deux autres, portait une jeune femme chaudement embossée dans un
manteau garni de fourrures et coiffée d’un chapeau de feutre gris à
plume rouge rabattu sur les yeux.

«Hé, dit Blazius au Tyran, ce cortége ne te rappelle-t-il point quelque
chose? Il me semble que ce n’est pas la première fois que j’entends
tinter ces grelots.

--Par saint Alipantin! répondit le Tyran, ce sont les propres mules qui
vinrent enlever Zerbine au carrefour de la Croix. Quand on parle du
loup...

--On en voit la plume, interrompit Blazius; ô jour trois et quatre fois
heureux, notable à la craie blanche! c’est bien la señora Zerbine
elle-même; elle saute à bas de sa monture avec ce mouvement coquin de
hanches qui n’appartient qu’à elle et jette sa mante au bras du laquais.
La voilà qui ôte son feutre et secoue ses cheveux comme un oiseau ses
plumes. Allons au-devant d’elle et dégringolons les montées quatre à
quatre.»

Blazius et le Tyran descendirent dans la cour et rencontrèrent Zerbine
au bas du perron. La joyeuse fille sauta au col du Pédant et lui prenant
la tête:

«Il faut, s’écria-t-elle en joignant l’action à la parole, que je
t’accole et baise ton vieux masque à pleine bouche avec le même cœur que
si tu étais un joli garçon, pour la joie que j’ai à te revoir. Ne sois
pas jaloux, Hérode, et ne fronce pas tes gros sourcils noirs comme si tu
allais ordonner le massacre des Innocents. Je vais t’embrasser aussi.
J’ai commencé par Blazius parce que c’est le plus laid.»

Zerbine accomplit loyalement sa promesse, car c’était une fille de
parole et qui avait de la probité à sa manière. Donnant une main à
chacun des deux acteurs, elle monta dans la galerie où maître Bilot lui
fit préparer une chambre. A peine entrée, elle se jeta sur un fauteuil,
et se mit à respirer bruyamment comme une personne débarrassée d’un
grand poids.

«Vous ne sauriez imaginer, dit-elle aux deux comédiens, après un moment
de silence, le plaisir que j’éprouve à me retrouver avec vous; n’allez
pas croire pour cela que je sois amoureuse de vos vieux museaux usés par
la céruse et le rouge. Je n’aime personne, Dieu merci! Ma joie tient à
ce que je rentre dans mon élément, et l’on est toujours mal hors de son
élément. L’eau ne convient pas aux oiseaux non plus que l’air aux
poissons. Les uns s’y noient et les autres y étouffent. Je suis
comédienne de nature et le théâtre est mon atmosphère. Là, seulement, je
respire à mon aise; l’odeur des chandelles fumeuses me vaut mieux que
civette, benjoin, ambre gris, musc et peau d’Espagne. Le relent des
coulisses flaire à mon nez comme baume. Le soleil m’ennuie et la vie
réelle me semble plate. Il me faut des amours imaginaires à servir et
pour déployer mon activité le monde d’aventures romanesques qui
s’agitent dans les comédies. Depuis que les poëtes ne me prêtent plus
leurs voix, je me fais l’effet d’être muette. Donc, je viens reprendre
mon emploi. J’espère que vous n’avez engagé personne pour me remplacer.
On ne me remplace pas d’ailleurs. Si cela était, j’aurais bientôt mis
les griffes au visage de la gaupe et je lui casserais les quatre dents
de devant sur le rebord des tréteaux. Quand on empiète sur mes
priviléges, je suis méchante comme un diable.

--Tu n’auras pas besoin, dit le Tyran, de te livrer à aucun carnage.
Nous n’avons pas de soubrette. C’était Léonarde qui jouait tes rôles
envieillis et tournés à la duègne, métamorphose assez triste et
maussade, à quoi nous obligeait la nécessité. Si par quelqu’un de ces
onguents magiques dont parle Apulée tu t’étais muée tout à l’heure en
oiseau et fusses venue, te posant au bord du toit, écouter la
conversation que je tenais avec Blazius, il te serait arrivé cette chose
rare pour les absents, d’entendre ton éloge sur le mode lyrique,
pindarique et dithyrambique.

--A la bonne heure, répondit Zerbine, je vois que vous êtes toujours
les bons compagnons d’autrefois et que votre petite Zerbinette vous
manquait.»

Des garçons d’auberge entrèrent dans la chambre et y déposèrent des
paquets, des boîtes, des valises, dont la comédienne fit la revue et
qu’elle ouvrit, en présence de ses deux camarades, avec plusieurs
petites clefs passées dans un anneau d’argent.

C’étaient de belles nippes, du fin linge, des guipures, des dentelles,
des bijoux, des pièces de velours et de satin de la Chine: tout un
trousseau aussi galant que riche. Il y avait, en outre, un sac de peau
long, large, lourd, bourré de pécune jusqu’à la gueule, dont Zerbine
dénoua les cordons et qu’elle fit ruisseler sur la table. On eût dit le
Pactole monnayé. La Soubrette plongeait ses petites mains brunes dans le
tas d’or, comme une vanneuse dans un tas de blé, en soulevait ce que
pouvaient contenir ses paumes réunies en coupes, puis les ouvrait et
laissait retomber les louis en pluie brillante, plus épaisse que celle
dont fut séduite Danaé, fille d’Acrise, en sa tour d’airain. Les yeux de
Zerbine scintillaient d’un éclat aussi vif que celui des pièces d’or,
ses narines se dilataient et un rire nerveux découvrait ses dents
blanches.

«Sérafine crèverait de male rage si elle me voyait tant d’argent, dit la
Soubrette à Hérode et à Blazius; je vous le montre pour vous prouver que
ce n’est pas la misère qui me ramène au bercail, mais le pur amour de
l’art. Quant à vous, mes vieux, si vous êtes bas percés, plongez vos
pattes là-dedans et prenez-en tant que vos cinq doigts en pourront
tenir, et même mettez-y le pouce, à la mode d’Allemagne.»

Les comédiens la remercièrent de sa générosité, affirmant qu’ils
n’avaient besoin de rien.

«Eh bien! dit Zerbine, ce sera pour une autre fois, je vous le garderai
en ma cassette comme fidèle trésorière.

--Tu as donc abandonné ce pauvre marquis, dit Blazius d’un air de
componction; car tu n’es pas de celles qu’on délaisse. Le rôle d’Ariane
ne te va point, mais bien celui de Circé. C’était pourtant un magnifique
seigneur, bien fait de sa personne, ayant l’air de la cour, spirituel et
digne en tout point d’être aimé plus longtemps.

--Mon intention, répondit Zerbine, est bien de le garder comme une bague
à mon doigt et le plus précieux joyau de mon écrin. Je ne l’abandonne
nullement, et si je l’ai quitté, c’est afin qu’il me suivît.

--_Fugax sequax, sequax fugax_, reprit le Pédant; ces quatre mots latins
à consonnance cabalistique, qui semblent un coassement de batraciens
emprunté à la comédie des _Grenouilles_ du sieur Aristophane, poëte
athénien, contiennent la moelle des théories amoureuses et peuvent
servir de règle de conduite pour le sexe tant viril que féminin.

--Et que chante ton latin, vieux Pédant? fit Zerbine, tu as négligé de
le translater en français, oubliant que tout le monde n’a pas été comme
toi régent de collége et distributeur de férules.

--On le pourrait traduire, répondit Blazius, par deux carmes ou
versiculets en cette teneur:

    Fuyez, on vous suivra;
    Suivez, on vous fuira.

--Voilà, dit Zerbine en riant, de la vraie poésie pour la flûte à
l’oignon et les cornets en pâte sucrée qu’on enfonce dans les biscuits.
Cela doit aller sur l’air de Robin et Robine.»

Et la folle créature se mit à chanter les vers du Pédant à pleine gorge,
d’une voix si claire, si argentine et si perlée, que c’était plaisir de
l’entendre. Elle accompagnait son chant de mines tellement expressives,
tantôt riantes, tantôt fâchées, qu’on croyait voir la poursuite et la
retraite de deux amants, l’un enflammé, l’autre dédaigneux.

Quand elle eut bien lâché la bride à sa folâtrerie, elle se rasséréna et
devint sérieuse.

«Écoutez mon histoire. Le marquis m’avait fait conduire par ce valet et
ce garçon de mules qui me vinrent prendre au carrefour de la Croix à un
petit castel ou pavillon de chasse qu’il possède en un de ses bois, fort
retiré et difficile à découvrir, à moins de savoir qu’il existe, car une
noire rangée de sapins le masque. C’est là que ce bon seigneur va faire
la débauche avec quelques amis francs compagnons. On y peut crier _tope_
et _masse_ sans que personne vous entende autre qu’un vieux domestique
qui renouvelle les flacons. C’est là aussi qu’il abrite ses amours et
fantaisies galantes. Il s’y trouve un appartement fort propre tapissé en
verdures de Flandre, meublé d’un lit à l’antiquaille, mais large,
moelleux, bien garni de coussins et rideaux; d’une toilette dressée où
ne manque rien de ce qui est nécessaire à une femme, fût-elle duchesse,
peignes, éponges, flacons d’essence, opiats, boîtes à mouches, pommades
pour les lèvres, pâtes d’amande; de fauteuils, chaises et pliants
rembourrés à souhait, et d’un tapis turc si épais qu’on peut tomber
partout sans se faire mal. Ce retrait occupe mystérieusement le second
étage du pavillon. Je dis mystérieusement, car du dehors il est
impossible d’en soupçonner les magnificences. Le temps a noirci les murs
qui sembleraient près de tomber en ruines sans un lierre qui les
embrasse et les soutient. En passant devant le castel on le croirait
inhabité; les volets et tentures des fenêtres empêchent, le soir, la
lumière des cires et du feu de se répandre sur la campagne.

--Ce serait là, interrompit le Tyran, une belle décoration pour un
cinquième acte de tragi-comédie. On pourrait s’égorger à loisir en une
telle maison.

--L’habitude des rôles tragiques, dit Zerbine, te rembrunit
l’imagination. C’est au contraire un logis fort joyeux, car le marquis
n’est rien moins que féroce.

--Poursuis ton récit, Zerbine, dit Blazius avec un geste d’impatience.

--Quand j’arrivai près de ce manoir sauvage, continua Zerbine, je ne pus
me défendre d’une certaine appréhension. Je n’avais pas à craindre pour
ma vertu, mais j’eus un instant l’idée que le marquis voulait me
claquemurer là dans une espèce d’oubliette, d’où il me tirerait de temps
à autre au gré de son caprice. Je n’ai aucun goût pour les donjons à
soupiraux grillés et ne souffrirais pas la captivité, même pour être
sultane favorite de Sa Hautesse le Grand Seigneur; mais je me dis, je
suis soubrette de mon métier, et j’ai, en ma vie, tant fait évader
d’Isabelles, de Léonores et de Doralices, que je saurai bien trouver une
ruse pour m’échapper moi-même, si, toutefois, on me veut retenir. Il
serait beau qu’un jaloux fît Zerbine prisonnière! J’entrai donc
bravement, et fus surprise de la plus agréable manière du monde, en
voyant que ce logis refrogné qui faisait la grimace aux passants,
souriait aux hôtes. Délabrement en dehors, luxe en dedans. Un bon feu
flambait dans la cheminée. Des bougies roses reflétaient leurs clartés
aux miroirs des appliques, et sur la table avec force cristaux,
argenterie et flacons, un souper aussi abondant que délicat était servi.
Au bord du lit, négligemment jetées, des pièces d’étoffes fripaient dans
leurs plis des reflets de lumière. Des bijoux posés sur la toilette,
bracelets, colliers, pendants d’oreilles, lançaient de folles bluettes
et de brusques scintillements d’or. Je me sentais tout à fait rassurée.
Une jeune paysanne, soulevant la portière, vint m’offrir ses services et
me débarrassa de mon habit de voyage pour m’en faire prendre un plus
convenable qui se trouvait tout préparé dans la garde-robe; bientôt
arriva le marquis. Il me trouva charmante en mon déshabillé de taffetas
flambé de blanc et de cerise, et il jura que vraiment il m’aimait à la
folie. Nous soupâmes, et quoiqu’il en coûte à ma modestie, je dois
avouer que je fus éblouissante. Je me sentais un esprit du diable; les
saillies me jaillissaient, les rencontres me venaient, parmi
d’étincelantes fusées de rire; c’était un entrain, une verve, une furie
joyeuse qu’on n’imagine pas. Il y avait de quoi faire danser les morts
et flamber les cendres du vieux roi Priam. Le marquis ébloui, fasciné,
enivré, m’appelait tantôt ange et tantôt démon; il me proposait de tuer
sa femme et de m’épouser. Le cher homme! il l’aurait fait comme il le
disait, mais je ne voulus point, disant que ces tueries étaient choses
fades, bourgeoises et communes. Je ne crois pas que Laïs, la belle
Impéria, et madame Vannoza qui fut maîtresse d’un pape, aient jamais
plus galamment égayé une médianoche. Ce fut ainsi pendant plusieurs
jours. Peu à peu cependant le marquis devint rêveur, il semblait
chercher quelque chose dont il ne se rendait pas compte et qui lui
manquait. Il fit quelques courses à cheval, et même il invita deux ou
trois amis comme pour se distraire. Le sachant vaniteux, je m’attifai à
mon avantage et redoublai de gentillesses, grâces et minauderies devant
ces hobereaux qui jamais ne s’étaient trouvés à pareille fête: au
dessert, me faisant des castagnettes avec une assiette de porcelaine de
Chine cassée, j’exécutai une sarabande si folle, si lascive, si enragée,
qu’elle eût damné un saint. C’était des bras pâmés au-dessus de la tête,
des jambes luisant comme un éclair dans le tourbillon des jupes, des
hanches plus frétillantes que vif-argent, des reins cambrés à toucher le
parquet des épaules, une gorge qui battait la campagne, le tout incendié
de regards et de sourires à mettre le feu à une salle si jamais je
pouvais danser un tel pas sur un théâtre. Le marquis rayonnait, en sa
gloire, fier comme un roi d’avoir une pareille maîtresse; mais le
lendemain il fut morne, languissant, désœuvré. J’essayai de mes philtres
les plus forts, hélas! ils n’avaient plus de puissance sur lui. Cet état
paraissait l’étonner lui-même. Parfois, il me regardait fort
attentivement comme étudiant sous mes traits la ressemblance d’une autre
personne. M’aurait-il prise, pensais-je, pour servir de corps à un
souvenir et lui rappellerais-je un amour perdu? Non, me répondais-je,
ces fantaisies mélancoliques ne sont pas dans sa nature. De telles
rêvasseries conviennent aux bilieux hypocondriaques et non point à ces
joyeux qui ont la joue vermeille et l’oreille rouge.

--N’était-ce point satiété? dit Blazius, car d’ambroisie même on se
dégoûte, et les dieux viennent manger sur la terre le pain bis des
humains.

--Apprenez, monsieur le sot, répondit Zerbine en donnant une petite tape
sur les doigts du Pédant, qu’on n’est jamais las de moi, vous me l’avez
dit tout à l’heure.

--Pardonne-moi, Zerbine, et dis-nous ce qui fantasiait l’humeur de M. le
marquis; je grille de l’apprendre.

--Enfin, reprit la Soubrette, à force d’y rêver je compris ce qui
chagrinait le marquis dans son bonheur, et je découvris quel était le
pli de rose dont soupirait ce Sybarite sur sa couche de volupté. Il
avait la femme, mais il regrettait la comédienne. Cet aspect brillant
que donnent les lumières, le fard, les costumes, la diversité et
l’action des rôles s’était évanoui comme s’éteint la splendeur factice
de la scène quand le moucheur souffle les chandelles. En rentrant dans
la coulisse j’avais perdu pour lui une partie de mes séductions. Il ne
lui restait plus que Zerbine; ce qu’il aimait en moi c’était Lisette,
c’était Marton, c’était Marinette, l’éclair du sourire et de l’œil, la
réplique alerte, le minois effronté, l’ajustement fantasque, le désir et
l’admiration du public. Il cherchait, à travers mon visage de ville, mon
visage de théâtre, car nous autres actrices, quand nous ne sommes pas
laides, nous possédons deux beautés, l’une composée et l’autre
naturelle; un masque et une figure. Souvent c’est le masque qu’on
préfère, encore que la figure soit jolie. Ce que souhaitait le marquis,
c’était la soubrette qu’il avait vue dans les _Rodomontades du capitaine
Matamore_, et que je ne lui représentais qu’à demi. Le caprice qui
attache certains seigneurs à des comédiennes est beaucoup moins sensuel
qu’on ne pense. C’est une passion d’esprit plutôt que de corps. Ils
croient atteindre l’idéal en étreignant le réel, mais l’image qu’ils
poursuivent leur échappe; une actrice est comme un tableau qu’il faut
contempler à distance et sous le jour propice. Si vous approchez, le
prestige se dissipe. Moi-même je commençais à m’ennuyer. J’avais bien
souvent désiré d’être aimée d’un grand, d’avoir de riches toilettes, de
vivre sans souci dans les richesses et les délicatesses du luxe, et
souvent il m’était arrivé de maudire ce sort rigoureux qui me forçait
d’errer de bourg en ville, sur une charrette, suant l’été, gelant
l’hiver, pour faire mon métier de baladine. J’attendais une occasion
d’en finir avec cette vie misérable, ne me doutant pas que c’était ma
vie propre, ma raison d’être, mon talent, ma poésie, mon charme et mon
lustre particulier. Sans ce rayon d’art qui me dore un peu, je ne serais
qu’une drôlesse vulgaire comme tant d’autres. Thalie, déesse vierge, me
sauvegarde de sa livrée, et les vers des poëtes, charbons de feu,
touchant mes lèvres, les purifient de plus d’un baiser lascif et
mignard. Mon séjour dans le pavillon du marquis m’éclaira. Je compris
que ce brave gentilhomme n’était pas épris seulement de mes yeux, de mes
dents, de ma peau, mais bien de cette petite étincelle qui brille en moi
et me fait applaudir. Un beau matin je lui signifiai tout net que je
voulais reprendre ma volée et que cela ne me convenait point d’être à
perpétuité la maîtresse d’un seigneur: que la première venue pouvait
bien le faire et qu’il m’octroyât gracieusement mon congé, lui affirmant
d’ailleurs que je l’aimais bien et que j’étais parfaitement
reconnaissante de ses bontés. Le marquis parut d’abord surpris mais non
fâché, et après avoir réfléchi quelque peu, il dit: «Qu’allez-vous
faire, mignonne?» Je lui répondis: «Rattraper en route la troupe
d’Hérode ou la rejoindre à Paris si elle y est déjà. Je veux reprendre
mon emploi de soubrette, il y a longtemps que je n’ai dupé de Géronte.»
Cela fit rire le marquis. «Eh bien! dit-il, partez en avant avec
l’équipage de mules que je mets à votre disposition. Je vous suivrai
sous peu. J’ai quelques affaires négligées qui exigent ma présence à la
cour, et il y a longtemps que je me rouille en province. Vous me
permettrez bien de vous applaudir, et si je gratte à la porte de votre
loge, vous m’ouvrirez, je pense.» Je pris un petit air pudibond mais
qui n’avait rien de désespérant. «Ah! monsieur le marquis, que me
demandez-vous là!» Bref, après les adieux les plus tendres, j’ai sauté
sur ma mule et me voici aux _Armes de France_.

--Mais, dit Hérode, d’un ton de doute, si le marquis ne venait pas, tu
serais furieusement attrapée.»

Cette idée parut si bouffonne à Zerbine qu’elle se renversa dans son
fauteuil et se mit à rire à gorge déployée, en se tenant les côtes. «Le
marquis ne pas venir! s’écria-t-elle lorsqu’elle eut repris son
sang-froid, tu peux faire retenir son appartement d’avance. Toute ma
crainte était qu’en son ardeur il ne m’eût dépassée. Ah çà! tu doutes de
mes charmes, Tyran aussi imbécile que cruel. Décidément les tragédies
t’abrutissent. Tu avais plus d’esprit autrefois.»

Léandre, Scapin, qui avaient appris par les valets l’arrivée de Zerbine,
entrèrent dans la chambre et la complimentèrent. Bientôt parut dame
Léonarde dont les yeux de chouette flamboyèrent à la vue de l’or et des
bijoux étalés sur la table. Elle se montra auprès de Zerbine de
l’obséquiosité la plus basse. Isabelle vint aussi et la Soubrette lui
fit cadeau gracieusement d’une pièce de taffetas. Sérafine seule resta
enfermée chez elle. Son amour-propre n’avait pu pardonner à sa rivale
l’inexplicable préférence du marquis.

On dit à Zerbine que Matamore avait été gelé en route, mais qu’il était
remplacé par le baron de Sigognac, lequel prenait pour nom de théâtre le
titre, bien accommodé à l’emploi, de capitaine Fracasse.

«Ce me sera un grand honneur de jouer avec un gentilhomme dont les aïeux
allèrent aux croisades, dit Zerbine, et je tâcherai que le respect
n’étouffe point en moi la verve. Heureusement que je suis maintenant
habituée aux personnes de qualité.»

Sur ce, Sigognac entra dans la chambre.

Zerbine plia le jarret de manière à faire bouffer amplement ses jupes,
lui adressa une belle révérence de cour bien proportionnée et
cérémonieuse.

«Ceci, dit-elle, est pour monsieur le baron de Sigognac, et voici pour
le capitaine Fracasse mon camarade,» ajouta-t-elle en le baisant fort
vivement sur les deux joues, ce qui faillit décontenancer Sigognac peu
accoutumé encore à ces libertés de théâtre et que troublait d’ailleurs
la présence d’Isabelle.

Le retour de Zerbine permettait de varier agréablement le répertoire, et
toute la troupe, à l’exception de Sérafine, était on ne peut plus
satisfaite de la revoir.

Maintenant que la voilà bien installée dans sa chambre, au milieu de ses
joyeux camarades, informons-nous d’Oreste et de Pylade que nous avons
laissés rentrant chez eux après leur promenade au jardin.

Oreste, c’est-à-dire le jeune duc de Vallombreuse, car tel était son
titre, ne mangea que du bout des dents et plus d’une fois oublia sur la
table le verre que le laquais venait de remplir, tant il avait
l’imagination préoccupée de la belle femme aperçue à la fenêtre. Le
chevalier de Vidalinc son confident essayait vainement de le distraire;
Vallombreuse ne répondait que par monosyllabes aux plaisanteries
amicales de son Pylade.

Dès que le dessert fut enlevé, le chevalier dit au duc:

«Les plus courtes folies sont les meilleures; pour que vous ne pensiez
plus à cette beauté, il ne s’agit que de vous en assurer la possession.
Elle sera bientôt à l’état de Corisande. Vous avez le naturel de ces
chasseurs qui du gibier n’aiment que la poursuite et, la pièce tuée, ne
la ramassent même point. Je vais aller faire faire une battue pour vous
rabattre l’oiseau vers vos filets.

--Non pas, reprit Vallombreuse, j’irai moi-même; comme tu l’as dit, la
poursuite seule m’amuse et je suivrais jusqu’au bout du monde la plus
chétive bête de poil ou de plume, de remise en remise jusqu’à tomber
mort de fatigue. Ne m’ôte pas ce plaisir. Oh! si j’avais le bonheur de
trouver une cruelle, je crois que je l’adorerais, mais il n’en existe
pas sur le globe terraqué.

--Si l’on ne savait vos triomphes, dit Vidalinc, on pourrait sur ce
propos vous taxer de fatuité, mais vos cassettes pleines de billets
doux, portraits, nœuds de rubans, fleurs séchées, mèches de cheveux
noirs, blonds ou roux, et tels autres gages d’amour, montrent bien que
vous êtes modeste en parlant ainsi. Peut-être allez-vous être servi à
souhait, car la dame de la fenêtre me semble sage, pudique et froide à
merveille.

--Nous verrons bien. Maître Bilot cause volontiers; il écoute aussi et
sait l’histoire des personnes qui logent en son auberge. Allons boire
chez lui un flacon de vin des Canaries. Je le ferai causer, et il nous
renseignera sur cette infante en voyage.»

Quelques minutes après, les deux jeunes gens entraient aux _Armes de
France_ et demandaient maître Bilot. Le digne aubergiste, connaissant la
qualité de ses hôtes, les conduisit lui-même en une chambre basse bien
tendue où brillait dans une cheminée à large manteau un feu petillant et
clair. Il prit des mains du sommelier la bouteille grise de poussière et
tapissée de toile d’araignée, la décoiffa de son casque de cire avec des
précautions infinies, extirpa du goulot, sans secousse, le bouchon
tenace, et d’une main aussi ferme que si elle eût été coulée en bronze
versa un fil de liqueur blond comme la topaze dans les verres de Venise
à pied en spirale que lui tendaient le duc et le chevalier. En faisant
ce métier d’échanson, Bilot affectait une religieuse gravité; on eût dit
un prêtre de Bacchus officiant et célébrant les mystères de la dive
bouteille; il ne lui manquait que d’être couronné de lierre ou de
pampre. Ces cérémonies augmentaient la valeur du vin qu’il servait,
lequel était réellement fort bon et plus digne d’une table royale que
d’un cabaret.

Il allait se retirer quand Vallombreuse d’un clin d’œil mystérieux
l’arrêta sur le seuil:

«Maître Bilot, lui dit-il, prenez un verre au dressoir et buvez à ma
santé une rasade de ce vin.»

Le ton n’admettait pas de réplique, et d’ailleurs Bilot ne se faisait
pas prier pour aider un hôte à consommer les trésors de son cellier. Il
éleva son verre en saluant et en vida le contenu jusqu’à la dernière
perle. «Bon vin,» dit-il avec un friand clappement de langue contre le
palais, puis il resta debout la main appuyée au rebord de la table, les
yeux fixés sur le duc, attendant ce qu’on voulait de lui.

«As-tu beaucoup de monde dans ton auberge? dit Vallombreuse, et de
quelle sorte?...» Bilot allait répondre, mais le jeune duc prévint la
phrase de l’hôtelier et continua. «A quoi bon finasser avec un vieux
mécréant tel que toi? Quelle est la femme qui habite cette chambre dont
la fenêtre donne sur la ruelle en face l’hôtel Vallombreuse, la
troisième croisée en partant de l’angle du mur? Réponds vite, tu auras
une pièce d’or par syllabe.

--A ce prix, dit Bilot avec un large rire, il faudrait être bien
vertueux pour employer le style laconique tant estimé des anciens.
Cependant, comme je suis tout dévoué à Votre Seigneurie, je n’userai que
d’un seul mot: Isabelle!

--Isabelle! nom charmant et romanesque, dit Vallombreuse; mais n’use pas
de cette sobriété lacédémonienne. Sois prolixe et raconte-moi par le
menu tout ce que tu sais de cette infante.

--Je vais me conformer aux ordres de Sa Seigneurie, répondit maître
Bilot en s’inclinant. Mon cellier, ma cuisine, ma langue, sont à sa
disposition. Isabelle est une comédienne qui appartient à la troupe du
seigneur Hérode présentement logé à l’hôtel des _Armes de France_.

--Une comédienne, dit le jeune duc avec un air de désappointement, je
l’aurais plutôt prise à sa mine discrète et réservée pour une dame de
qualité ou bourgeoise cossue que pour une baladine errante.

--On peut s’y tromper, continua Bilot, la demoiselle a des façons fort
décentes. Elle joue le rôle d’ingénue au théâtre et le continue à la
ville. Sa vertu, quoique fort exposée, car elle est jolie, n’a reçu
aucune brèche et aurait le droit de se coiffer du chapeau virginal. Nul
ne sait mieux éconduire un galant par une politesse exacte et froide qui
ne laisse pas d’espoir.

--Ceci me plaît, fit Vallombreuse, je ne hais rien tant que ces
facilités trop ouvertes et ces places qui battent la chamade, demandant
à capituler devant même qu’on ait donné l’assaut.

--Il en faudra plus d’un pour emporter cette citadelle, dit Bilot,
quoique vous soyez un hardi et brillant capitaine peu habitué à
rencontrer de résistance, d’autant qu’elle est gardée par la sentinelle
vigilante d’un amour pudique.

--Elle a donc un amant, cette sage Isabelle! s’écria le jeune duc d’un
ton à la fois triomphant et dépité, car d’une part il ne croyait guère à
la vertu des femmes, et de l’autre cela le contrariait d’apprendre qu’il
avait un rival.

--J’ai dit amour et non pas amant, continua l’aubergiste avec une
respectueuse insistance, ce n’est pas la même chose. Votre Seigneurie
est trop experte en matière de galanterie pour ne point apprécier cette
différence bien qu’elle ait l’air subtil. Une femme qui a un amant peut
en avoir deux, comme dit la chanson, mais une femme qui a un amour est
impossible ou du moins fort malaisée à vaincre. Elle possède ce que vous
lui offrez.

--Tu raisonnes là-dessus, dit Vallombreuse, comme si tu eusses étudié
les cours d’amour et les sonnets de Pétrarque. Je ne te croyais docte
qu’en fait de sauces et de vins. Et quel est l’objet de cette platonique
tendresse?

--Un comédien de la troupe, répondit Bilot, que j’imaginerais volontiers
engagé par amourette, car il ne me semble pas avoir les allures d’un
histrion vulgaire.

--Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc à son ami, vous devez être
content. Voilà des obstacles imprévus qui se présentent. Une comédienne
vertueuse, cela ne se rencontre pas tous les jours, et c’est affaire à
vous. Cela vous reposera des grandes dames et des courtisanes.

--Tu es sûr, continua le jeune duc poursuivant sa pensée, que cette
chaste Isabelle n’accorde aucune privauté à ce fat que je déteste déjà
de toute mon âme?

--On voit bien que vous ne la connaissez point, reprit maître Bilot;
c’est une hermine qui aimerait mieux mourir qu’avoir une tache en son
blanc pelage. Quand la comédie exige des embrassades, on la voit rougir
à travers son fard et parfois s’essuyer la joue avec le dos de la main.

--Vivent les beautés altières, farouches et rebelles au montoir! s’écria
le duc, je la cravacherai si bien qu’il faudra qu’elle prenne le pas,
l’amble, le trot, le galop, et fasse toutes les courbettes à ma volonté.

--Vous n’en obtiendrez rien de cette manière, monsieur le duc,
permettez-moi de vous le dire, fit maître Bilot en faisant un salut
empreint de la plus profonde humilité, comme il convient à un inférieur
qui contredit un supérieur séparé de lui par tant de degrés de l’échelle
sociale.

--Si je lui envoyais dans un bel étui de chagrin des pendeloques à
grosses perles, un collier d’or à plusieurs rangs avec fermoirs, en
pierreries, un bracelet en forme de serpent ayant deux gros rubis balais
pour yeux!

--Elle vous renverrait toutes ces richesses en répondant que vous la
prenez sans doute pour une autre. Elle n’est point intéressée comme la
plupart de ses compagnes, et ses yeux, chose rare pour une femme, ne
s’allument pas aux feux de la joaillerie. Elle regarde les diamants les
mieux enchâssés comme si c’étaient nèfles sur paille.

--Que voilà un étrange et fantasque échantillon du sexe féminin! dit le
duc de Vallombreuse un peu étonné; sans doute, elle veut par ces
semblants de sagesse se faire épouser de ce maraud, lequel doit être
abondamment pourvu de biens. Le caprice prend quelquefois à ces
créatures de faire souche d’honnêtes gens et de s’asseoir aux assemblées
parmi les prudes femmes, l’œil baissé sur la modestie, avec un air de
Sainte N’y touche.

--Eh bien, épousez-la, fit Vidalinc en riant, s’il n’y a pas d’autre
moyen. Ce titre de duchesse humanise les plus revêches.

--Tout beau! tout beau! reprit Vallombreuse, n’allons pas si vite en
besogne; il faut d’abord parlementer. Cherchons pour aborder la belle
quelque stratagème qui ne l’effarouche pas trop.

--Cela est plus facile que de s’en faire aimer, dit maître Bilot; il y a
ce soir au jeu de paume répétition de la pièce qu’on doit jouer demain;
quelques amateurs de la ville seront admis, et vous n’avez qu’à vous
nommer pour que la porte s’ouvre à deux battants devant vous. D’ailleurs
j’en toucherai deux mots au seigneur Hérode, qui est fort de mes amis et
n’a rien à me refuser; mais, selon ma petite science, vous auriez mieux
fait d’adresser vos vœux à mademoiselle Sérafine, qui n’est pas moins
jolie qu’Isabelle et dont la vanité se fût pâmée de plaisir à cette
recherche.

--C’est d’Isabelle que je suis affolé, fit le duc d’un petit ton sec
qu’il savait prendre admirablement et qui tranchait tout, d’Isabelle et
non d’une autre, maître Bilot; et, plongeant la main dans sa poche, il
répandit négligemment sur la table une assez longue traînée de pièces
d’or: Payez-vous de votre bouteille et gardez le reste de la monnaie.»

L’hôtelier ramassa les louis avec componction et les fit glisser l’un
après l’autre au fond de son escarcelle. Les deux gentilshommes se
levèrent, enfoncèrent leur feutre jusqu’au sourcil, jetèrent leur
manteau sur le coin de leur épaule et quittèrent la salle. Vallombreuse
fit plusieurs tours dans la ruelle, levant le nez chaque fois qu’il
passait devant la bienheureuse fenêtre, mais ce fut peine perdue.
Isabelle, désormais sur ses gardes, ne se montra point. Le rideau était
baissé, et l’on eût pu croire qu’il n’y avait personne en la chambre.
Las de faire le pied-de-grue dans cette ruelle déserte fort rafraîchie
du vent de bise, posture à laquelle il n’était pas accoutumé, le duc de
Vallombreuse se lassa bientôt d’une attente vaine et reprit le chemin de
sa demeure, maugréant contre l’impertinente pruderie de cette pecque
assez assurée pour faire languir ainsi un duc jeune et bien fait. Il
pensa même avec quelque complaisance, à cette bonne Corisande naguère si
dédaignée, mais l’amour-propre bientôt lui dit à l’oreille qu’il
n’aurait qu’à paraître pour triompher comme César. Quant au rival, s’il
le gênait trop, il le supprimerait au moyen de quelques estafiers ou
coupe-jarrets à gages; la dignité ne permettant pas de se commettre avec
un pareil drôle.

Il est vrai, Vallombreuse n’avait pas aperçu Isabelle retirée au fond de
son appartement, mais pendant sa faction dans la ruelle un œil jaloux
l’épiait à travers la vitre d’une autre fenêtre, celui de Sigognac à qui
les allures et menées du personnage déplaisaient fort. Dix fois le Baron
fut tenté de descendre et d’attaquer le galant l’épée haute, mais il se
contint. Il n’y avait rien d’assez formel dans l’action de se promener
le long d’une muraille pour justifier une semblable agression, qu’on eût
taxée de folle et ridicule. L’éclat en eût pu nuire à la renommée
d’Isabelle, tout innocente de ces regards levés en haut toujours au même
endroit. Il se promit toutefois de surveiller de près le galantin et en
grava les traits dans sa mémoire pour le reconnaître quand besoin
serait.

Hérode avait choisi pour la représentation du lendemain, annoncée et
tambourinée par toute la ville, _Lygdamon et Lydias, ou la
Ressemblance_, tragi-comédie d’un certain Georges de Scudéry,
gentilhomme, qui, après avoir servi aux gardes françaises, quittait
l’épée pour la plume et ne se servait pas moins bien de l’une que de
l’autre, et _les Rodomontades du capitaine Fracasse_, où Sigognac devait
débuter devant un véritable public, n’ayant encore joué que pour les
veaux, les bêtes à cornes et les paysans, dans la grange de Bellombre.
Tous les comédiens étaient fort affairés à apprendre leurs rôles; la
pièce du sieur de Scudéry était nouvellement mise en lumière, ils ne la
connaissaient point. Rêveurs et brochant des babines comme singes disant
leurs patenôtres, ils se promenaient sur la galerie, tantôt marmottant,
tantôt poussant de grands éclats de voix. Qui les eût vus les eût pris
pour gens forcenés et hors de sens. Ils s’arrêtaient tout court, puis
repartaient à grands pas, agitant les bras comme moulins démanchés.
Léandre surtout, qui devait jouer Lygdamon, cherchait des poses,
essayait des effets et se démenait comme un diable dans un bénitier. Il
comptait sur ce rôle pour réaliser son rêve d’inspirer de l’amour à une
grande dame et prendre sa revanche des coups de bâton reçus au château
de Bruyères, coups de bâton qui lui étaient restés plus longtemps encore
sur le cœur que sur le dos. Ce rôle d’amant langoureux et transi,
poussant les beaux sentiments aux pieds d’une inhumaine, en vers d’un
assez bon tour, prêtait à des clins d’yeux, à des soupirs, à des pâleurs
et à toutes sortes d’afféteries attendrissantes, à quoi excellait
principalement le sieur Léandre, un des meilleurs amoureux de la
province, malgré ses prétentions et ses ridicules.

Sigognac, dont Blazius s’était institué le professeur, étudiait dans sa
chambre avec le vieux comédien et se façonnait à cet art difficile du
théâtre. Le type qu’il représentait par son caractère extravagamment
outré s’éloignait du naturel, et cependant il fallait que sous
l’exagération on sentit la vérité et qu’on démêlât l’homme à travers le
fantoche. Blazius lui donnait des conseils en ce sens et lui enseignait
à commencer par un ton simple et vrai pour arriver à des intonations
bizarres, ou bien à rentrer dans la diction ordinaire après des cris de
paon plumé vif, car il n’est personnage si affecté qui le soit toujours.
D’ailleurs cette inégalité est le propre des lunatiques et dévoyés de
cervelle; elle existe aussi dans leurs gestes détraqués qui ne
concordent pas exactement au sens des paroles, désaccord dont l’artiste
habile peut tirer des effets comiques. Blazius était d’avis que Sigognac
prit le demi-masque, c’est-à-dire cachant le front et le nez, pour
garder la tradition de la figure et mêler sur son visage le fantasque au
réel, grand avantage en ces sortes de rôles moitié faux, moitié vrais,
caricatures générales de l’humanité dont elle ne se fâche point comme
d’un portrait. Entre les mains d’un comédien vulgaire un tel rôle peut
n’être qu’une plate bouffonnade propre à divertir la canaille et à faire
hausser les épaules aux honnêtes gens, mais un acteur de mérite peut y
introduire des traits de nature et représentant mieux la vie que s’ils
étaient concertés.

L’idée du demi-masque souriait assez à Sigognac. Le masque lui assurait
l’incognito et lui donnait le courage d’affronter la foule. Ce mince
carton lui faisait l’effet d’un heaume à visière baissée à travers
laquelle il parlerait d’une voix de fantôme. Car le visage est la
personne même, le corps n’a pas de nom, et la face cachée ne se peut
connaître: cet arrangement conciliait le respect de ses aïeux et les
nécessités de sa position. Il ne s’exposait plus devant les chandelles
d’une façon matérielle et directe. Il n’était ainsi que l’âme inconnue
vivifiant une grande marionnette, _nervis alienis mobile lignum_;
seulement il habitait l’intérieur de cette marionnette au lieu d’en
tirer extérieurement les fils. Sa dignité n’avait rien à souffrir de ce
jeu.

Blazius, qui aimait fort Sigognac, modela lui-même le masque de façon à
lui composer une physionomie de théâtre tout à fait différente de sa
physionomie de ville. Un nez rehaussé, constellé de verrues et rouge du
bout comme une guigne, des sourcils circonflexes et dont le poil se
rebroussait en virgule, une moustache aux pointes effilées et se
recourbant comme les cornes de la lune, rendaient méconnaissables les
traits réguliers du jeune baron; cet appareil disposé comme un chanfrein
ne couvrait que le front et la protubérance nasale, mais tout le reste
du visage en était changé.

On se rendit à la répétition, qui devait être en costume pour qu’on pût
bien se rendre compte de l’effet général. Pour ne pas traverser la ville
en carême prenant, les comédiens avaient fait porter leurs habits au jeu
de paume et les actrices s’accommodaient dans la salle que nous avons
décrite. Les gens de condition, les galantins, les beaux esprits de
l’endroit avaient fait rage pour pénétrer dans ce temple ou plutôt
sacristie de Thalia où les prêtresses de la Muse se revêtaient de leurs
ornements pour célébrer les mystères. Tous faisaient les empressés
auprès des comédiennes. Les uns leur présentaient le miroir, les autres
approchaient les bougies afin qu’elles se vissent mieux. Celui-ci
donnait son opinion sur la place d’un nœud de ruban, celui-là tendait la
boîte à poudre; un autre plus timide restait assis sur un coffre,
branlant les jambes, sans dire mot et filant sa moustache par manière de
contenance.

Chaque comédienne avait son cercle de courtisans dont les yeux goulus
cherchaient fortune dans les trahisons et les hasards de la toilette.
Tantôt le peignoir glissant à propos découvrait un dos lustré comme un
marbre; tantôt c’était un demi-globe de neige ou d’ivoire qui
s’impatientait des rigueurs du corset et qu’il fallait mieux coucher
dans son nid de dentelles, ou bien encore un beau bras qui, se relevant
pour ajuster quelque chose à la coiffure, se montrait nu jusqu’à
l’épaule. Nous vous laisserons à penser que de madrigaux, de compliments
et de fadeurs mythologiques arrachèrent à ces provinciaux la vue de
pareils trésors; Zerbine riait comme une folle d’entendre ces sottises;
Sérafine, plus vaniteuse que spirituelle, s’en délectait; Isabelle ne
les écoutait point et sous les yeux de tous ces hommes s’arrangeait avec
modestie, refusant d’un ton poli mais froid les offres de service de ces
messieurs.

Vallombreuse, suivi de son ami Vidalinc, n’avait eu garde de manquer
cette occasion de voir Isabelle. Il la trouva plus jolie encore de près
que de loin, et sa passion s’en accrut d’autant. Ce jeune duc s’était
adonisé pour la circonstance, et de fait il était admirablement beau. Il
portait un magnifique costume de satin blanc, bouillonné et relevé
d’agréments et de nœuds cerise attachés par des ferrets de diamants. Des
flots de linge fin et de dentelles débordaient des manches du pourpoint;
une riche écharpe en toile d’argent soutenait l’épée; un feutre blanc à
plume incarnadine se balançait à la main emprisonnée dans un gant à la
frangipane.

Ses cheveux noirs et longs, frisés en minces boucles, se contournaient
le long de ses joues d’un ovale parfait et en faisaient valoir la chaude
pâleur. Sous sa fine moustache ses lèvres brillaient rouges comme des
grenades et ses yeux étincelaient entre deux épaisses franges de cils.
Son col blanc et rond comme une colonne de marbre supportait fièrement
sa tête et sortait dégagé d’un rabat en point de Venise du plus grand
prix.

Cependant il y avait quelque chose de déplaisant dans toute cette
perfection. Ces traits si fins, si purs, si nobles, étaient déparés par
une expression antihumaine, si l’on peut employer ce terme. Évidemment
les douleurs et les plaisirs des hommes ne touchaient que fort peu le
porteur de ce visage impitoyablement beau. Il devait se croire et se
croyait en effet d’une espèce particulière.

Vallombreuse s’était placé silencieusement près de la toilette
d’Isabelle, son bras appuyé sur le cadre du miroir de manière à ce que
les yeux de la comédienne, obligée de consulter la glace à chaque
minute, dussent souvent le rencontrer. C’était une manœuvre savante et
de bonne tactique qui eût réussi, sans doute, avec toute autre que notre
ingénue. Il voulait, avant de parler, frapper un coup par sa beauté, sa
mine altière et sa magnificence.

Isabelle, qui avait reconnu le jeune audacieux de la ruelle et que ce
regard d’une ardeur impérieuse gênait, gardait la plus extrême réserve
et ne détournait pas sa vue du miroir. Elle ne semblait pas s’être
aperçue qu’il y avait devant elle planté un des plus beaux seigneurs de
la France, mais c’était une singulière fille qu’Isabelle.

Ennuyé de cette pose, Vallombreuse prit son parti brusquement et dit à
la comédienne:

«N’est-ce pas vous, mademoiselle, qui jouez Silvie dans la pièce de
_Lygdamon et Lydias_ de M. de Scudéry?

--Oui, monsieur, répondit Isabelle qui ne pouvait se soustraire à cette
question habilement banale.

--Jamais rôle n’aura été mieux rempli, continua Vallombreuse. S’il est
mauvais, vous le rendrez bon; s’il est bon, vous le ferez excellent.
Heureux les poëtes qui confient leurs vers à ces belles lèvres!»

Ces vagues compliments ne sortaient pas des galanteries que les gens qui
ont de la politesse adressent d’habitude aux comédiennes, et Isabelle
dut les accepter, en remerciant le duc d’une faible inclination de tête.

Sigognac ayant, avec l’aide de Blazius, achevé de s’habiller en la
logette du jeu de paume réservée aux comédiens, rentra dans la chambre
des actrices pour attendre que la répétition commençât. Il était masqué
et avait déjà bouclé le ceinturon de la grande rapière à lourde
coquille, terminée par une toile d’araignée, héritage du pauvre
Matamore. Sa cape écarlate déchiquetée en barbe d’écrevisse flottait
bizarrement sur ses épaules et le bout de l’épée en relevait le bord.
Pour se conformer à l’esprit de son rôle, il marchait la hanche en avant
et fendu comme un compas, d’un air outrageant et provoquant comme il
sied à un capitaine Fracasse.

«Vous êtes vraiment très-bien, lui dit Isabelle qu’il vint saluer, et
jamais capitan espagnol n’eut mine plus superbement arrogante.»

Le duc de Vallombreuse toisa avec la plus dédaigneuse hauteur ce nouveau
venu à qui la jeune comédienne parlait d’un ton si doux: Voilà
apparemment le faquin dont on la prétend amoureuse, se dit-il à
lui-même, tout enfiellé de dépit, car il ne concevait point qu’une femme
pût hésiter un instant entre le jeune et splendide duc de Vallombreuse
et ce ridicule histrion.

Au reste, il fit semblant de ne pas s’apercevoir que Sigognac fût là. Il
ne comptait pas plus sa présence que celle d’un meuble. Pour lui ce
n’était pas un homme, mais une chose, et il agissait devant le Baron
avec la même liberté que s’il eût été seul, couvant Isabelle de ses
regards enflammés qui s’arrêtaient sur une naissance de gorge laissée à
découvert par l’échancrure de la chemisette.

Isabelle, confuse, se sentait rougir, malgré elle, sous ce regard
insolemment fixe, chaud comme un jet de plomb fondu, et elle se hâtait
de terminer sa toilette pour s’y dérober, d’autant plus qu’elle voyait
la main de Sigognac, furieux, se crisper convulsivement sur le pommeau
de sa rapière.

Elle se posa une mouche au coin de la lèvre et fit mine de se lever pour
passer sur le théâtre, car le Tyran, avec sa voix de taureau, avait déjà
crié plusieurs fois: Mesdemoiselles, êtes-vous prêtes?

«Permettez, mademoiselle, dit le duc; vous oubliez de mettre une
assassine.»

Et Vallombreuse, plongeant un doigt dans la boîte à mouches posée sur la
toilette, en retira une petite étoile de taffetas noir.

«Souffrez, continua-t-il, que je vous la pose; ici, tout près du sein;
elle en relèvera la blancheur et paraîtra comme un grain de beauté
naturel.»

L’action accompagna le discours si vite, qu’Isabelle, effarouchée de
cette outrecuidance, eut à peine le temps de se renverser le dos sur sa
chaise pour éviter l’insolent contact; mais le duc n’était pas de ceux
qui s’intimidaient aisément, et son doigt moucheté allait effleurer la
gorge de la jeune comédienne lorsqu’une main de fer s’abattit sur son
bras et le maintint comme dans un étau.

Le duc de Vallombreuse, transporté de rage, retourna la tête et vit le
capitaine Fracasse campé dans une pose qui ne sentait point son poltron
de comédie.

«Monsieur le duc, dit Fracasse en tenant toujours le poignet de
Vallombreuse, mademoiselle pose ses mouches elle-même. Elle n’a besoin
des services de personne.»

Cela dit, il lâcha le bras du jeune seigneur, dont le premier mouvement
fut de chercher la garde de son épée. En ce moment Vallombreuse, malgré
sa beauté, avait une tête plus horrible et formidable que celle de
Méduse. Une pâleur affreuse couvrait son visage, ses noirs sourcils
s’abaissaient sur ses yeux injectés de sang. La pourpre de ses lèvres
prenait une couleur violette et blanchissait d’écume; ses narines
palpitaient comme aspirant le carnage. Il s’élança vers Sigognac, qui ne
rompit pas d’une semelle, attendant l’assaut; mais, tout à coup, il
s’arrêta. Une réflexion soudaine éteignit, comme une douche d’eau
glacée, sa bouillante frénésie. Ses traits se remirent en place; les
couleurs naturelles lui revinrent, il avait complétement repris
possession de lui-même, et son visage exprimait le dédain le plus
glacial, le mépris le plus suprême qu’une créature humaine puisse
témoigner à une autre. Il venait de penser que son adversaire n’était
pas né et qu’il avait failli se commettre avec un histrion. Tout son
orgueil nobiliaire se révoltait à cette idée. L’insulte partie de si bas
ne pouvait l’atteindre; se bat-on avec la boue qui vous éclabousse?
Cependant il n’était pas dans sa nature de laisser une offense impunie
d’où qu’elle vînt, et, se rapprochant de Sigognac, il lui dit: «Drôle,
je te ferai rompre les os par mes laquais!

--Prenez garde, monseigneur, répondit Sigognac du ton le plus tranquille
et de l’air le plus détaché du monde, prenez garde, j’ai les os durs et
les bâtons s’y briseront comme verre. Je ne reçois de volée que dans les
comédies.

--Quelque insolent que tu sois, maraud, je ne te ferai pas l’honneur de
te battre moi-même. C’est une ambition qui passe tes mérites, dit
Vallombreuse.

--C’est ce que nous verrons, monsieur le duc, répliqua Sigognac.
Peut-être bien, ayant moins de fierté, vous battrai-je de mes propres
mains.

--Je ne réponds pas à un masque, fit le duc en prenant le bras de
Vidalinc qui s’était rapproché.

--Je vous montrerai mon visage, duc, en lieu et en temps opportun,
reprit Sigognac, et je crois qu’il vous sera plus désagréable encore que
mon faux nez. Mais brisons là. Aussi bien j’entends la sonnette qui
tinte, et je courrais risque en tardant davantage de manquer mon
entrée.»

Les comédiens admiraient son courage, mais, connaissant la qualité du
Baron, ne s’en étonnaient pas comme les autres spectateurs de cette
scène, interdits d’une telle audace. L’émotion d’Isabelle avait été si
vive que le fard lui en était tombé, et que Zerbine, voyant la pâleur
mortelle qui les couvrait, avait été obligée de lui mettre un pied de
rouge sur les joues. A peine pouvait-elle se tenir sur ses jambes, et si
la Soubrette ne lui eût soutenu le coude, elle aurait piqué du nez sur
les planches en entrant en scène. Être l’occasion d’une querelle était
profondément désagréable à la douce, bonne et modeste Isabelle, qui ne
redoutait rien tant que le bruit et l’éclat qui se font autour d’une
femme, la réputation y perdant toujours; d’ailleurs, quoique résolue à
ne lui point céder, elle aimait tendrement Sigognac, et la pensée d’un
guet-apens, ou tout au moins d’un duel, à quoi il était exposé, la
troublait plus qu’on ne saurait dire.

Malgré cet incident, la répétition marcha son train, les émotions
réelles de la vie ne pouvant distraire les comédiens de leurs passions
fictives. Isabelle même joua très-bien, quoiqu’elle eût le cœur plein de
souci. Quant à Fracasse, excité par la querelle, il se montra étincelant
de verve. Zerbine se surpassa. Chacun de ses mots soulevait des rires et
des battements de mains prolongés. Du coin de l’orchestre partait avant
tous les autres un applaudissement qui ne cessait que le dernier et dont
la persistance enthousiaste finit par attirer l’attention de Zerbine.

La Soubrette feignant un jeu de scène s’avança près des chandelles,
allongea le col avec un mouvement d’oiseau curieux qui passe sa tête
entre deux feuilles, plongea le regard dans la salle et découvrit le
marquis de Bruyères tout rouge de satisfaction et dont les yeux
petillants de désir flambaient comme des escarboucles. Il avait retrouvé
la Lisette, la Marton, la Sméraldine de son rêve! Il était aux anges.

«Monsieur le marquis est arrivé, dit tout bas Zerbine à Blazius qui
jouait Pandolfe, dans l’intervalle d’une demande à une réplique avec
cette voix à bouche close que les acteurs savent prendre lorsqu’ils
causent entre eux sur le théâtre et ne veulent point être entendus par
le public; vois comme il jubile, comme il rayonne, comme il est
passionné! Il ne se tient pas d’aise, et n’était la vergogne, il
sauterait par-dessus la rampe pour me venir embrasser devant tout le
monde! Ah! monsieur de Bruyères, les soubrettes vous plaisent. Eh bien!
l’on vous en fricassera avec sel, piment et muscade.»

A partir de cet endroit de la pièce, Zerbine fit feu des quatre pieds et
joua avec une verve enragée. Elle semblait lumineuse à force de gaieté,
d’esprit et d’ardeur. Le marquis comprit qu’il ne pourrait plus se
passer désormais de cette âcre sensation. Toutes les autres femmes dont
il avait eu les bonnes grâces, et qu’il opposait en souvenir à Zerbine,
lui parurent ternes, ennuyeuses et fades.

La pièce de M. de Scudéry qu’on répéta ensuite fit plaisir quoique moins
amusante, et Léandre, chargé du rôle de Lygdamon, y fut charmant; mais
puisque nous sommes sur le talent de nos comédiens, laissons-les à leurs
affaires et suivons le duc de Vallombreuse et son ami Vidalinc.

Outré de fureur après cette scène où il n’avait pas eu l’avantage, le
jeune duc était rentré à l’hôtel Vallombreuse avec son confident,
méditant mille projets de vengeance; les plus doux ne tendaient à rien
moins qu’à faire bâtonner l’insolent capitaine jusques à le laisser pour
mort sur la place.

Vidalinc cherchait en vain à le calmer; le duc se tordait les mains de
rage et courait par la chambre comme un forcené, donnant des coups de
poing aux fauteuils qui tombaient comiquement les quatre fers en l’air,
renversant les tables et faisant, pour passer sa fureur, toutes sortes
de dégâts; puis il saisit un vase du Japon et le lança contre le
parquet, où il se brisa en mille morceaux.

«Oh! s’écriait-il, je voudrais pouvoir casser ce drôle comme ce vase, et
le piétiner, et en balayer les restes aux ordures! Un misérable qui ose
s’interposer entre moi et l’objet de mon désir! S’il était seulement
gentilhomme, je le combattrais à l’épée, à la dague, au pistolet, à
pied, à cheval, jusqu’à ce que j’aie posé le pied sur sa poitrine et
craché à la face de son cadavre!

--Peut-être l’est-il, fit Vidalinc, je le croirais assez à son
assurance; maître Bilot a parlé d’un comédien qui s’était engagé par
amour et qu’Isabelle regardait d’un œil favorable. Ce doit être
celui-là, si j’en juge à sa jalousie et au trouble de l’infante.

--Y penses-tu? reprit Vallombreuse, une personne de condition se mêler à
ces baladins, monter sur les tréteaux, se barbouiller de rouge,
recevoir des nazardes et des coups de pied au derrière! Non, cela est
par trop impossible.

--Jupiter s’est bien mué en bête et même en mari pour jouir de
mortelles, répondit Vidalinc, dérogation plus forte à la majesté d’un
dieu olympien que jouer la comédie à la dignité d’un noble.

--N’importe, dit le duc en appuyant le pouce sur un timbre, je vais
d’abord punir l’histrion, sauf à châtier plus tard l’homme, s’il y en a
un derrière ce masque ridicule.

--S’il y en a un! n’en doutez pas, reprit l’ami de Vallombreuse; ses
yeux brillaient comme des lampes, sous le crin de ses sourcils
postiches, et malgré son nez de carton barbouillé de cinabre, il avait
l’air majestueux et terrible, chose difficile en cet accoutrement.

--Tant mieux, dit Vallombreuse, ma vengeance ainsi ne donnera pas de
coups d’épée dans l’eau et rencontrera une poitrine devant ses coups.»

Un domestique entra, s’inclina profondément, et dans une immobilité
parfaite attendit les ordres du maître.

«Fais lever, s’ils sont couchés, Basque, Azolan, Mérindol et Labriche,
dis-leur de s’armer de bons gourdins et d’aller attendre à la sortie du
jeu de paume, où sont les comédiens d’Hérode, un certain capitaine
Fracasse. Qu’ils l’assaillent, le gourment et le laissent sur le
carreau, sans le tuer pourtant; on pourrait croire que j’en ai peur! Je
me charge des suites. En le bâtonnant qu’on lui crie: De la part du duc
de Vallombreuse; afin qu’il n’en ignore.»

Cette commission, d’une nature assez farouche et truculente, ne parut
pas surprendre beaucoup le laquais, qui se retira en assurant à monsieur
le duc que ses ordres allaient être exécutés sur l’heure.

«Cela me contrarie, dit Vidalinc, lorsque le valet se fut retiré, que
vous fassiez traiter de la sorte ce baladin, qui, après tout, a montré
un cœur au-dessus de son état. Voulez-vous que sous un prétexte ou
l’autre j’aille lui chercher querelle et que je le tue? Tous les sangs
sont rouges quand on les verse, quoiqu’on dise que celui des nobles soit
bleu. Je suis de bonne et ancienne souche, mais non d’un rang si grand
que le vôtre, et ma délicatesse ne craint pas de se commettre. Dites un
mot et j’y vais. Ce capitaine me semble plus digne de l’épée que du
bâton.

--Je te remercie, répondit le duc, de cette offre qui me prouve la
fidélité parfaite avec laquelle tu entres dans mes intérêts, mais je ne
saurais pourtant l’accepter. Ce faquin a osé me toucher. Il convient
qu’il expie ignominieusement ce crime. S’il est gentilhomme, il trouvera
à qui parler. Je réponds toujours quand on m’interroge avec une épée.

--Comme il vous plaira, monsieur le duc, dit Vidalinc en allongeant ses
pieds sur un tabouret, comme un homme qui n’a plus qu’à laisser aller
les choses. A propos, savez-vous que cette Sérafine est charmante! Je
lui ai dit quelques douceurs, et j’en ai déjà obtenu un rendez-vous.
Maître Bilot avait raison.»

Le duc et son ami, retombant dans le silence, attendirent le retour des
estafiers.



IX.

COUPS D’ÉPÉE, COUPS DE BATON

ET AUTRES AVENTURES.


La répétition était finie. Retirés dans leurs loges, les comédiens se
déshabillaient et prenaient leurs habits de ville. Sigognac en fit
autant, mais il garda, s’attendant à quelque assaut, son épée de
Matamore. C’était une bonne vieille lame espagnole, longue comme un jour
sans pain, avec une coquille de fer ouvragé qui enveloppait bien le
poignet, et qui, maniée par un homme de cœur, pouvait parer des coups et
en porter de solides, sinon de mortels, car elle était épointée et
mousse selon l’usage des gens de théâtre, mais cela suffisait bien pour
la valetaille que le duc avait chargée de sa vengeance.

Hérode, robuste compagnon aux larges épaules, avait emporté le bâton qui
lui servait à frapper les levers de rideau, et avec cette espèce de
massue, qu’il manœuvrait comme si c’eût été un fétu de paille, il se
promettait de faire rage contre les marauds qui attaqueraient Sigognac,
cela n’étant pas dans son caractère de laisser ses amis en péril.

«Capitaine, dit-il au Baron, lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue,
laissons filer les femelles, dont les piaillements nous assourdiraient,
sous la conduite de Léandre et de Blazius: l’un n’est qu’un fat, poltron
comme la lune; l’autre est par trop vieil, et la force trahirait son
courage; Scapin restera avec nous, il passe le croc-en-jambe mieux que
pas un, et en moins d’une minute il vous aura étendu sur le dos, plats
comme porcs, un ou deux de ces maroufles, si tant est qu’ils nous
assaillent; en tout cas, mon bâton est au service de votre rapière.

--Merci, brave Hérode, répondit Sigognac, l’offre n’est pas de refus,
mais prenons bien nos dispositions, de peur d’être attaqués à
l’improviste. Marchons les uns derrière les autres à un certain
intervalle, juste au milieu de la rue; il faudra que ces coquins
apostés, qui s’appliquent à la muraille dans l’ombre, s’en détachent
pour arriver jusqu’à nous, et nous aurons le temps de les voir venir.
Çà, dégaînons l’épée; vous, brandissez votre massue, et que Scapin fasse
un plié de jarret pour se rendre la jambe souple.»

Sigognac prit la tête de la petite colonne, et s’avança prudemment dans
la ruelle qui menait du jeu de paume à l’auberge des _Armes de France_.
Elle était noire, tortueuse, inégale en pavés, merveilleusement propre
aux embuscades. Des auvents s’y projetaient redoublant l’épaisseur de
l’ombre, et prêtant leur abri aux guet-apens. Aucune lumière ne filtrait
des maisons endormies, et il n’y avait pas de lune cette nuit-là.

Basque, Azolan, Labriche et Mérindol, les estafiers du jeune duc,
attendaient déjà depuis plus d’une demi-heure le passage du capitaine
Fracasse, qui ne pouvait rentrer à son auberge par un autre chemin.
Azolan et Basque s’étaient tapis dans l’embrasure d’une porte, d’un côté
de la rue; Mérindol et Labriche, effacés contre la muraille, avaient
pris position juste en face, de manière à faire converger leurs bâtons
sur Sigognac, comme les marteaux des cyclopes sur l’enclume. Le groupe
des femmes conduit par Blazius et Léandre les avait avertis que Fracasse
ne pouvait tarder, et ils se tenaient piétés, les doigts repliés sur le
gourdin, prêts à s’acquitter de leur besogne, sans se douter qu’ils
allaient avoir affaire à forte partie, car d’habitude les poëtes,
histrions et bourgeois que les grands daignent faire bâtonner, prennent
la chose en douceur et se contentent de courber le dos.

Sigognac, dont la vue était perçante, bien que la nuit fût fort noire,
avait depuis quelques instants déjà découvert les quatre escogriffes à
l’affût. Il s’arrêta, et fit mine de vouloir rebrousser chemin. Cette
feinte détermina les coupe-jarrets, qui voyaient leur proie s’échapper,
à quitter leur embuscade pour courir sus au capitaine. Azolan s’élança
le premier, et tous crièrent: «Tue! tue! Au capitaine Fracasse de la
part de monseigneur le duc!» Sigognac avait enveloppé à plusieurs tours
son bras gauche de son manteau, qui formait, ainsi roulé, une sorte de
manchon impénétrable; de ce manchon, il para le coup de gourdin que lui
assénait Azolan, et lui porta de sa rapière une botte si violente en
pleine poitrine, que le misérable tomba au beau milieu du ruisseau le
bréchet effondré, les semelles en l’air et le chapeau dans la boue. Si
la pointe n’eût été mornée, le fer lui eût traversé le corps et fût
sorti entre les deux épaules. Basque, malgré le mauvais succès de son
compagnon, s’avança bravement, mais un furieux coup de plat d’épée sur
la tête lui fracassa le moule du bonnet, et lui montra trente-six
chandelles en cette nuit plus opaque que poix. La massue d’Hérode fit
voler en éclats le bâton de Mérindol, qui, se voyant désarmé, prit la
fuite, non sans avoir le dos froissé et meurtri par le formidable bois,
si prompt qu’il fût à tirer ses guêtres. L’exploit de Scapin fut tel: il
saisit Labriche à bras-le-corps d’un mouvement si prompt et si vif, que
celui-ci, à demi étouffé, ne put faire aucun usage de son gourdin; puis,
l’appuyant sur son bras gauche et le poussant de son bras droit de
manière à lui faire craquer les vertèbres, il l’enleva de terre par un
croc-en-jambe sec, nerveux, irrésistible comme la détente d’un ressort
d’arbalète, et l’envoya rouler sur le pavé dix pas plus loin. La nuque
de Labriche porta contre une pierre, et le choc fut si rude, que
l’exécuteur des vengeances de Vallombreuse resta évanoui sur le champ de
bataille, avec toutes les apparences d’un cadavre.

Désormais la rue était libre, et la victoire demeurait aux comédiens.
Azolan et Basque, rampant sur leurs poignets, tâchaient de gagner
quelque auvent pour reprendre leurs esprits. Labriche gisait comme un
ivrogne en travers du ruisseau. Mérindol, moins grièvement navré, avait
pris la poudre d’escampette sans doute pour que quelqu’un survécût au
désastre, et le pût raconter. Cependant, en approchant de l’hôtel
Vallombreuse, il ralentit le pas, car il allait se trouver en face de la
colère du jeune duc, non moins redoutable que le gourdin d’Hérode. A
cette idée la sueur lui coulait du front, et il ne sentait plus la
douleur de son épaule luxée, après laquelle pendait un bras inerte et
flasque comme une manche vide.

A peine était-il rentré à l’hôtel que le duc, impatient de savoir le
succès de l’algarade, le fit appeler. Mérindol parut avec une
contenance

[Illustration: Désormais la rue était libre et la victoire demeurait aux
comédiens. (Page 216.)]

embarrassée et gauche, car il souffrait beaucoup de son bras. Sous le
hâle de son teint se glissaient des pâleurs verdâtres, et une fine sueur
lui perlait sur le front. Immobile et silencieux, il se tenait au seuil
de la chambre, attendant un mot d’encouragement ou une question de la
part du duc qui se taisait.

«Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc voyant que Vallombreuse regardait
Mérindol d’un air farouche, quelles nouvelles apportez-vous? Mauvaises,
sans doute, car vous n’avez pas la mine fort triomphante.

--Monsieur le duc, répondit Mérindol, ne peut douter de notre zèle à
exécuter ses ordres; mais cette fois la fortune a mal servi notre
valeur.

--Comment cela? fit le duc avec un mouvement de colère; à vous quatre,
vous n’avez pas réussi à bâtonner cet histrion?

--Cet histrion, répondit Mérindol, passe en vigueur et en courage les
Hercules fabuleux. Il s’est rué si furieusement contre nous que,
d’assailli devenu assaillant, il a couché en moins de rien Azolan et
Basque sur le carreau. Sous ses coups ils sont tombés comme capucins de
cartes, et pourtant ce sont de rudes compagnons. Labriche a été mis bas
par un autre baladin au moyen d’un tour subtil de gymnastique, et sa
nuque maintenant sait combien est dur le pavé de Poitiers. Moi-même j’ai
eu mon bâton cassé sous la massue du sieur Hérode, et l’épaule froissée
de façon à ne pas me servir de mon bras d’ici à quinze jours.

--Vous n’êtes que des veaux, des gavaches et des ruffians sans adresse,
sans dévouement et sans courage! s’écria le duc de Vallombreuse outré de
fureur. Une vieille femme vous mettrait en fuite avec sa quenouille.
J’ai eu bien tort de vous sauver de la potence et des galères! autant
vaudrait avoir d’honnêtes gens à son service: ils ne seraient ni plus
gauches ni plus lâches! Puisque les bâtons ne suffisaient pas, il
fallait prendre les épées!

--Monseigneur, reprit Mérindol, avait commandé une bastonnade et non un
assassinat. Nous n’aurions osé prendre sur nous d’outre-passer ses
ordres.

--Voilà, dit en riant Vidalinc, un coquin formaliste, ponctuel et
consciencieux. J’aime cette candeur dans le guet-apens; qu’en
dites-vous? Cette petite aventure s’emmanche d’une façon assez
romanesque et qui doit vous plaire, Vallombreuse, puisque les facilités
vous rebutent et que les obstacles vous charment. Pour une comédienne,
l’Isabelle me paraît de laborieuse approche; elle habite une tour sans
pont-levis et gardée, comme dans les histoires de chevalerie, par des
dragons soufflant feu et flamme. Mais voici notre armée en déroute qui
revient.»

En effet, Azolan, Basque et Labriche, remis de son évanouissement, se
montrèrent à la porte du salon tendant vers le duc des mains
suppliantes. Ils étaient livides, hagards, souillés de boue et de sang,
bien qu’ils n’eussent d’autres blessures que des contusions, mais la
violence des coups avait déterminé des hémorragies nasales, et des
plaques rougeâtres tigraient hideusement le cuir jaune de leurs buffles.

«Rentrez dans vos chenils, canailles! s’écria le duc qui n’était pas
tendre, à la vue de cette troupe écloppée. Je ne sais à quoi tient que
je ne vous fasse donner les étrivières pour votre imbécillité et
couardise; mon chirurgien va vous visiter, et me dira si les horions
dont vous vous prétendez navrés sont de conséquence, sinon je vous ferai
écorcher vifs comme anguilles de Melun. Allez!»

L’escouade déconfite se le tint pour dit et disparut comme si elle eût
été ingambe, tant le jeune duc inspirait de terreur à ces spadassins,
gens de sac et de corde, qui n’étaient pourtant pas fort timides de
nature.

Quand les pauvres diables se furent retirés, Vallombreuse se jeta sur
une pile de carreaux, et garda un silence que Vidalinc respecta. Des
pensées tempétueuses se succédaient dans sa cervelle comme les nuages
noirs poussés par un vent furieux sur un ciel d’orage. Il voulait mettre
le feu à l’auberge, enlever Isabelle, tuer le capitaine Fracasse, jeter
à l’eau toute la troupe de comédiens. Pour la première fois de sa vie il
rencontrait une résistance! il avait ordonné une chose qui ne s’était
pas faite! Un baladin le bravait! Des gens à lui s’étaient enfuis rossés
par un capitan de théâtre! Son orgueil se révoltait à cette idée, et il
en éprouvait comme une sorte de stupeur. Cela était donc possible que
quelqu’un lui tînt tête? Puis il songeait que, revêtu d’un costume
magnifique, constellé de diamants, paré de toutes ses grâces, dans tout
l’éclat de son rang et de sa beauté, il n’avait pu obtenir un regard
favorable d’une fille de rien, d’une actrice ambulante, d’une poupée
exposée chaque soir aux sifflets du premier croquant, lui que les
princesses accueillaient le sourire aux lèvres, pour qui les duchesses
se pâmaient d’amour, et qui n’avait jamais rencontré de cruelle. Il en
grinçait des dents de rage, et sa main crispée froissait le splendide
pourpoint de satin blanc qu’il n’avait pas quitté encore, comme s’il eût
voulu le punir de l’avoir si mal secondé en ses projets de séduction.

Enfin il se leva brusquement, fit un signe d’adieu à son ami Vidalinc,
et se retira, sans toucher au souper qu’on venait de lui servir, dans sa
chambre à coucher où le Sommeil ne vint pas fermer les rideaux de damas
de son lit.

Vidalinc, à qui l’idée de Sérafine tenait joyeusement compagnie, ne
s’aperçut pas qu’il soupait seul et mangea de fort bon appétit. Bercé de
fantaisies voluptueuses où figurait toujours la jeune comédienne, il
dormit tout d’un somme jusqu’au lendemain.

Quand Sigognac, Hérode et Scapin rentrèrent à l’auberge, ils trouvèrent
les autres comédiens fort alarmés. Les cris: Tue! tue! et le bruit de la
rixe étaient parvenus, à travers le silence de la nuit, aux oreilles
d’Isabelle et de ses camarades. La jeune fille avait manqué défaillir,
et sans Blazius qui lui soutenait le coude, elle se fût affaissée sur
les genoux. Pâle comme une cire et toute tremblante, elle attendait sur
le seuil de sa porte pour savoir des nouvelles. A la vue de Sigognac
sans blessure, elle poussa un faible cri, leva les bras au ciel et les
laissa retomber autour du col du jeune homme, se cachant la figure
contre son épaule avec un adorable mouvement de pudeur; mais, dominant
promptement son émotion, elle se dégagea bientôt de cette étreinte,
recula de quelques pas et reprit sa réserve habituelle.

«Vous n’êtes pas blessé, au moins? dit-elle avec sa voix la plus douce.
Que de chagrins j’aurais, si, à cause de moi, il vous était arrivé le
moindre mal! Aussi, quelle imprudence! aller braver ce duc si beau et si
méchant, qui a le regard et l’orgueil de Lucifer, pour une pauvre fille
comme moi! Vous n’êtes pas raisonnable, Sigognac; puisque vous êtes
maintenant comédien comme nous, il faut savoir souffrir certaines
insolences.

--Je ne laisserai jamais, répondit Sigognac, personne insulter en ma
présence à l’adorable Isabelle, encore que j’aie sur la figure le masque
d’un capitan.

--Bien parlé, capitaine, dit Hérode, bien parlé et mieux agi! Tudieu!
quelles rudes estocades! Bien en a pris à ces drôles que l’épée de
défunt Matamore n’eût pas le fil, car vous les eussiez fendus du crâne
au talon, comme les chevaliers errants faisaient des Sarrasins et des
enchanteurs.

--Votre bâton travaillait aussi bien que ma rapière, répliqua Sigognac,
rendant à Hérode la monnaie de son compliment, et votre conscience doit
être tranquille, car ce n’étaient point des innocents que vous
massacriez cette fois.

--Oh! non, répondit le Tyran riant d’un pied en carré dans sa large
barbe noire, la fine fleur des bagnes, de vrais gibiers de potence!

--Ces besognes, il faut en convenir, ne peuvent être faites par les plus
gens de bien, dit Sigognac; mais n’oublions pas de célébrer comme il
convient la vaillance héroïque du glorieux Scapin, lequel a combattu et
vaincu sans armes autres que celles suppéditées par la nature.»

Scapin, qui était bouffon, fit le gros dos, comme gonflé de la louange,
mit la main sur son cœur, baissa les yeux, et exécuta une révérence
comique confite en modestie.

«Je vous aurais bien accompagné, fit Blazius; mais le chef me branle
pour mon vieil âge, et je ne suis plus bon que le verre au poing, en des
conflits de bouteilles et batailles de pots.»

Ces propos achevés, les comédiens, comme il se faisait tard, se
retirèrent chacun en sa chacunière, à l’exception de Sigognac qui fit
encore quelques tours en la galerie, comme méditant un projet: le
comédien était vengé, mais le gentilhomme ne l’était pas. Allait-il
jeter le masque qui assurait son incognito, dire son vrai nom, faire un
éclat, attirer peut-être sur ses camarades la colère du jeune duc? La
prudence vulgaire disait non, mais l’honneur disait oui. Le Baron ne
pouvait résister à cette voix impérieuse, et il se dirigea vers la
chambre de Zerbine.

Il gratta doucement à la porte, qui s’entre-bâilla et s’ouvrit toute
grande lorsqu’il eut dit son nom. Une vive lumière brillait dans la
chambre; de riches flambeaux chargés de bougies roses étaient placés
sur une table recouverte d’une nappe damassée à plis symétriques, où
fumait un délicat souper servi en vaisselle plate. Deux perdrix
cuirassées d’une barde de lard doré se prélassaient au milieu d’un
cercle de rouelles d’oranges; des blanc-manger et une tourte aux
quenelles de poisson, chef-d’œuvre de maître Bilot, les accompagnaient.
Dans un flacon de cristal moucheté de fleurettes d’or étincelait un vin
couleur de rubis, auquel, dans un flacon pareil, faisait pendant un vin
couleur de topaze. Il y avait deux couverts, et lorsque Sigognac entra,
Zerbine faisait raison d’un rouge-bord au marquis de Bruyères, dont le
regard flambait d’une double ivresse, car jamais la maligne soubrette
n’avait été plus séduisante, et d’autre part le marquis professait cette
doctrine que sans Cérès et sans Bacchus, Vénus se morfond.

Zerbine fit à Sigognac un gracieux signe de tête où se mélangeaient
habilement la familiarité de l’actrice pour le camarade et le respect de
la femme pour le gentilhomme.

«C’est bien charmant à vous, fit le marquis de Bruyères, de venir nous
surprendre dans notre nid d’amoureux. J’espère que sans crainte de
troubler le tête-à-tête, vous allez souper avec nous. Jacques, mettez un
couvert pour monsieur.

--J’accepte votre gracieuse invitation, dit Sigognac, non que j’aie
grand’faim, mais je ne veux pas vous troubler dans votre repas, et rien
n’est désagréable pour l’appétit comme un témoin qui ne mange pas.»

Le Baron prit place sur le fauteuil que lui avança Jacques en face du
marquis et à côté de Zerbine. M. de Bruyères lui découpa une aile de
perdrix et lui remplit son verre sans lui faire aucune question, en
homme de qualité qu’il était, car il se doutait bien qu’une circonstance
grave amenait le Baron, d’ordinaire fort réservé et sauvage.

«Ce vin vous plaît-il ou préférez-vous le blanc? dit le marquis; moi je
bois des deux, pour ne pas faire de jaloux.

--Je suis fort sobre de nature et d’habitude, dit Sigognac, et je
tempère Bacchus par les nymphes, comme disaient les anciens. Le vin
rouge me suffit; mais ce n’est pas pour banqueter que j’ai commis
l’indiscrétion de pénétrer dans la retraite de vos amours à cette heure
incongrue. Marquis, je viens vous requérir d’un service qu’un
gentilhomme ne refuse point à un autre. Mademoiselle Zerbine a dû sans
doute vous conter qu’au foyer des actrices, M. le duc de Vallombreuse
avait voulu porter la main à la gorge d’Isabelle, sous prétexte d’y
poser une mouche, action indigne, lascive et brutale, que ne justifiait
aucune coquetterie ou avance de la part de cette jeune personne, aussi
sage que modeste, pour qui je fais profession d’une estime parfaite.

--Elle la mérite, fit Zerbine, et quoique femme et sa camarade, je ne
saurais en dire du mal quand même je le voudrais.

--J’ai arrêté, continua Sigognac, le bras du duc dont la colère a
débordé en menaces et invectives auxquelles j’ai répondu avec un
sang-froid moqueur, abrité par mon masque de Matamore. Il m’a menacé de
me faire bâtonner par ses laquais; et en effet, tout à l’heure, comme je
rentrais à l’hôtel des _Armes de France_ en suivant une ruelle obscure,
quatre coquins se sont précipités sur moi. Avec quelques coups de plats
d’épée, j’ai fait justice de deux de ces drôles; Hérode et Scapin ont
accommodé les deux autres de la bonne façon. Bien que le duc s’imaginât
n’avoir affaire qu’à un pauvre comédien, comme il se trouve un
gentilhomme dans la peau de ce comédien, un tel outrage ne saurait
demeurer impuni. Vous me connaissez, marquis; quoique jusqu’à présent
vous ayez respecté mon incognito, vous savez quels furent mes ancêtres,
et vous pouvez certifier que le sang des Sigognac est noble depuis mille
ans, pur de toute mésalliance, et que tous ceux qui ont porté ce nom
n’ont jamais souffert une tache à leurs armoiries.

--Baron de Sigognac, dit le marquis de Bruyères en donnant pour la
première fois à son hôte son véritable nom, j’attesterai sur mon honneur
devant qui vous le souhaiterez l’antiquité et la noblesse de votre race.
Palamède de Sigognac fit merveille à la première croisade, où il menait
cent lances sur un dromon équipé à ses frais. C’était à une époque où
bien des nobles qui font aujourd’hui les superbes n’étaient pas même
écuyers. Il était fort ami de Hugues de Bruyères, mon aïeul, et tous
deux couchaient sous la même tente comme frères d’armes.»

A ces glorieux souvenirs, Sigognac relevait la tête; il sentait palpiter
en lui l’âme des aïeux, et Zerbine, qui le contemplait, fut surprise de
la beauté singulière, et pour ainsi dire intérieure, qui illuminait
comme une flamme la physionomie habituellement triste du Baron. «Ces
nobles, se dit la Soubrette, ont l’air d’être sortis de la propre cuisse
de Jupiter; au moindre mot, leur orgueil se dresse sur les ergots, et
ils ne peuvent, comme les vilains, digérer l’insulte. C’est égal, si le
Baron me regardait avec ces yeux-là, je ferais bien, en sa faveur, une
infidélité au marquis. Ce petit Sigognac flambe d’héroïsme.»

«Donc, puisque telle est votre opinion sur ma famille, dit le Baron au
marquis, vous défierez en mon nom M. le duc de Vallombreuse et lui
porterez le cartel?

--Je le ferai, répondit le marquis d’un ton grave et mesuré qui
contrastait avec son enjouement ordinaire, et de plus je mets comme
second mon épée à votre service. Demain je me présenterai à l’hôtel
Vallombreuse. Le jeune duc, s’il a le défaut d’être insolent, n’a pas
celui d’être lâche, et il ne se retranchera pas derrière sa dignité dès
qu’il saura votre véritable condition. Mais en voilà assez sur ce sujet.
N’ennuyons pas plus longtemps Zerbine de nos querelles d’homme. Je vois
ses lèvres purpurines se contracter malgré la politesse, et il faut que
ce soit le rire et non le bâillement qui nous montre les perles dont sa
bouche est l’écrin. Allons, Zerbine, reprenez votre gaieté et versez à
boire au Baron.»

La Soubrette obéit avec autant de grâce que de dextérité. Hébé versant
le nectar ne s’y fût pas mieux prise. Elle faisait bien tout ce qu’elle
faisait.

Il ne fut plus question de rien pendant le reste du souper. La
conversation roula sur le jeu de Zerbine, que le marquis accablait de
compliments auxquels Sigognac pouvait joindre les siens sans nulle
complaisance ou galanterie, car la Soubrette avait montré un esprit, une
verve et un talent incomparables. On parla aussi des vers de M. de
Scudéry, un des plus beaux esprits du temps, que le marquis trouvait
parfaits, mais légèrement soporifiques, préférant à _Lygdamon et Lydias_
les _Rodomontades du capitaine Fracasse_. C’était un homme de goût que
ce marquis!

Dès qu’il put le faire, Sigognac prit congé et se retira en sa chambre
dont il poussa le verrou. Puis il sortit d’un étui de serge qui
l’entourait de peur de la rouille, une épée ancienne, celle de son père,
qu’il avait emportée avec lui comme une amie fidèle. Il la tira
lentement du fourreau et en baisa respectueusement la poignée. C’était
une belle arme, riche sans ornementation superflue, une arme de combat
et non de parade. Sur la lame d’acier bleuâtre, relevée de quelques
minces filets d’or, se voyait imprimée la marque d’un des plus célèbres
armuriers de Tolède. Sigognac prit un chiffon de laine et le passa à
plusieurs reprises sur ce fer pour lui rendre tout son brillant. Il tâta
du doigt le fil et la pointe, et l’appuyant contre la porte, il courba
la lame presque jusqu’à son poignet afin d’en éprouver la souplesse. Le
noble fer subit vaillamment ces essais et fit voir qu’il ne trahirait
pas son homme sur le pré. Animé par l’éclat poli de l’acier, sentant la
garde bien à la main, Sigognac se mit à tirer au mur, et vit qu’il
n’avait rien oublié des leçons que Pierre, ancien prévôt de salle, lui
donnait pendant ses longs loisirs au château de la Misère.

Ces exercices auxquels il s’était livré avec son vieux domestique, faute
de pouvoir suivre les académies comme il eût été convenable pour un
jeune gentilhomme, avaient développé sa force, corroboré ses muscles,
augmenté sa souplesse naturelle. N’ayant rien autre chose à faire, il
s’était pris d’une sorte de passion à l’endroit de l’escrime et avait
profondément étudié cette noble science; bien qu’il ne se crût encore
qu’un écolier, il était depuis longtemps passé maître, et il lui
arrivait souvent, dans les assauts qu’ils faisaient ensemble, de
moucheter d’un point bleuâtre le plastron de buffle dont Pierre se
couvrait la poitrine. Il est vrai qu’en sa modestie il se disait que le
bon Pierre faisait exprès de se laisser toucher, pour ne pas le
décourager toujours avec des parades invincibles. Il se trompait en
cela: le vieux prévôt n’avait caché à son élève chéri aucun des secrets
de son art. Pendant des années entières il l’avait tenu aux principes,
quoique Sigognac parfois témoignât de l’ennui de ces exercices si
longuement répétés, en sorte que le jeune Baron possédait une solidité
égale à celle de son maître, mais la jeunesse lui donnait plus de
souplesse et de rapidité; sa vue aussi était meilleure, en sorte que
Pierre, quoique sachant une riposte à toute botte, ne parvenait pas
aussi régulièrement qu’autrefois à écarter le fer du Baron. Ces
défaites, qui eussent aigri un maître d’armes ordinaire, car ces
gladiateurs de profession ne se laissent pas volontiers vaincre, même
par leurs plus chers, réjouissaient et remplissaient

[Illustration: LE BARON DE SIGOGNAC ET LE MARQUIS DE BRUYÈRES.

(Page 225.)]

d’orgueil le cœur du brave domestique, mais il cachait sa joie, de peur
que le Baron ne se négligeât, croyant avoir atteint le but et emporté la
palme.

Ainsi en ce siècle de raffinés, de fendeurs de naseaux, de gens campés
sur la hanche, de duellistes et de bretteurs fréquentant les salles des
maîtres espagnols et napolitains pour apprendre des bottes secrètes et
des coups de Jarnac, notre jeune Baron, qui n’était jamais sorti de sa
tourelle que pour chasser, à la queue de Miraut, un maigre lièvre sur la
bruyère, se trouvait être, sans en avoir la conscience, une des plus
fines lames de l’époque, et capable de se mesurer avec les épées les
plus célèbres. Peut-être n’avait-il pas l’élégance insolente, la pose
délibérée, la forfanterie provocatrice de tel ou tel gentilhomme renommé
pour ses prouesses sur le pré, mais bien habile eût été le fer capable
de pénétrer dans le petit cercle où sa garde l’enfermait.

Content de lui et de son épée qu’il posa près de son chevet, Sigognac ne
tarda pas à s’endormir dans une sécurité parfaite, comme s’il n’avait
pas chargé le marquis de Bruyères de provoquer le puissant duc de
Vallombreuse.

Isabelle ne put fermer l’œil: elle comprenait que Sigognac n’en
resterait pas là, et elle redoutait pour son ami les suites de la
querelle, mais il ne lui vint pas à l’idée de s’interposer entre les
combattants. Les affaires d’honneur étaient en ce temps choses sacrées,
que les femmes ne se fussent point avisées d’interrompre ou de gêner par
leurs pleurnicheries.

Sur les neuf heures, le marquis, déjà tout habillé, alla trouver
Sigognac dans sa chambre, pour régler avec lui les conditions du combat,
et le Baron voulut qu’il prît, en cas d’incrédulité ou de refus de la
part du duc, les vieilles chartes, les antiques parchemins auxquels
pendaient de larges sceaux de cire sur queue de soie, les diplômes
cassés à tous les plis et paraphés de signatures royales dont l’encre
avait jauni, l’arbre généalogique aux rameaux touffus chargés de
cartels, toutes les pièces enfin qui attestaient la noblesse des
Sigognac. Ces illustres paperasses, dont l’écriture gothiquement
indéchiffrable eût demandé des lunettes et la science d’un bénédictin,
étaient enveloppées pieusement d’un morceau de taffetas cramoisi dont la
couleur passée avait pris une teinte pisseuse. On eût dit un morceau de
la bannière qui conduisait jadis les cent lances du baron Palamède de
Sigognac contre l’ost des Sarrasins.

«Je ne crois pas, dit le marquis, qu’il soit besoin, en cette
occurrence, de faire vos preuves comme devant un héraut d’armes; il
suffira de ma parole dont personne n’a jamais douté. Cependant comme il
se peut que le duc de Vallombreuse, par extravagant dédain et folle
outrecuidance, feigne de ne voir en vous que le capitaine Fracasse,
comédien aux gages du sieur Hérode, je vais toujours prendre ces pièces
que mon valet portera au cas qu’il les faille produire.

--Vous ferez ce que vous jugerez à propos, répondit Sigognac; je m’en
fie à votre sagesse et je remets mon honneur entre vos mains.

--Il n’y périclitera pas, répondit M. de Bruyères, soyez-en sûr, et nous
aurons raison de ce duc outrageux dont les façons altières me choquent
plus qu’assez. Le tortil du baron, les feuilles d’ache et les perles du
marquis valent bien les pointes de la couronne ducale, quand la race est
ancienne et la filiation pure de tout mélange. Mais c’est assez parler,
il faut agir. Les paroles sont femelles, les actions mâles, et la
lessive de l’honneur ne se coule qu’avec du sang, comme disent les
Espagnols.»

Là-dessus le marquis appela son valet, lui remit la liasse de papiers,
et sortit de l’auberge pour aller à l’hôtel de Vallombreuse s’acquitter
de sa mission.

Il ne faisait pas encore jour chez le duc, qui, agité et coléré par les
événements de la veille, ne s’était assoupi que fort tard. Aussi quand
le marquis de Bruyères dit au valet de chambre de Vallombreuse de
l’annoncer à son maître, les yeux du maraud s’écarquillèrent-ils à cette
demande énorme. Réveiller le duc! entrer chez lui avant qu’il n’eût
sonné! Autant eût valu pénétrer dans la cage d’un lion de Barca ou d’un
tigre de l’Inde. Le duc, même quand il s’était couché de bonne humeur,
n’avait pas le réveil gracieux.

«Monsieur ferait mieux d’attendre, dit le laquais tremblant à l’idée
d’une telle audace, ou de revenir plus tard. Monseigneur n’a pas encore
appelé, et je n’ose prendre sur moi...

--Annonce le marquis de Bruyères, cria le protecteur de Zerbine d’une
voix où la colère commençait à vibrer, ou j’enfonce la porte et je
m’introduis moi-même; il faut que je parle à ton maître sur-le-champ
pour des choses qui sont d’importance et intéressent l’honneur.

--Ah! monsieur vient pour un duel? dit le valet de chambre subitement
radouci. Que ne le disiez-vous tout de suite? Je vais aller porter votre
nom à monseigneur; il s’est couché hier de si féroce humeur qu’il sera
enchanté d’être réveillé par une querelle et d’avoir un prétexte de se
battre.»

Et le laquais, d’un air résolu, pénétra dans l’appartement après avoir
prié le marquis de vouloir bien patienter quelques minutes.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant et en se refermant, Vallombreuse,
qui ne dormait que d’un œil, s’éveilla tout à fait, et d’un saut si
brusque, que le bois du lit en craqua, se mit sur son séant, cherchant
quelque objet à jeter à la tête du valet de chambre.

«Que le diable embroche de sa corne le triple oison qui interrompt mon
sommeil! cria-t-il d’une voix irritée. Ne t’avais-je point ordonné de ne
point entrer qu’on ne t’appelât? Je te ferai donner cent coups
d’étrivières par mon majordome pour m’avoir désobéi. Comment vais-je me
rendormir maintenant? J’ai eu peur un instant que ce ne fût la trop
tendre Corisande!

--Monseigneur, répondit le laquais avec un respect prosterné, peut me
faire périr sous le bâton si cela lui convient, mais si j’ai osé
transgresser la consigne, ce n’est pas sans de bonnes raisons. Monsieur
le marquis de Bruyères est là qui voudrait parler à monsieur le duc pour
affaire d’honneur, à ce que j’ai compris. Monsieur le duc ne se cèle
point en ces occasions, et reçoit toujours ces sortes de visites.

--Le marquis de Bruyères! fit le duc, est-ce que j’ai eu quelque
querelle avec lui? je ne m’en souviens point; et d’ailleurs il y a fort
longtemps que je ne lui ai parlé. Peut-être s’imagine-t-il que je veux
lui souffler Zerbine, car les amoureux se figurent toujours qu’on en
veut à leur objet. Allons, Picard, donne-moi ma robe de chambre et
rabats les rideaux du lit, qu’on ne voie point le désordre de la
couchette. Il ne faut point faire attendre ce brave marquis.»

Picard présenta au duc une magnifique simarre à la vénitienne qu’il alla
prendre dans une garde-robe, et dont le fond d’or se ramageait de
grandes fleurs noires veloutées; Vallombreuse en serra les cordons sur
ses hanches, de manière à faire voir sa taille fine, s’assit dans un
fauteuil, prit un air d’insouciance et dit au laquais: «Maintenant fais
entrer.

--Monsieur le marquis de Bruyères, fit Picard en ouvrant la porte à deux
battants.

--Bonjour, marquis, dit le jeune duc de Vallombreuse en se soulevant à
demi de son fauteuil, et soyez le bienvenu, quel que soit le sujet qui
vous amène. Picard, avance un siége à monsieur. Excusez-moi si je vous
reçois dans cette chambre en désordre et sous ce déshabillé matinal; n’y
voyez pas un manque de civilité, mais une marque d’empressement.

--Pardonnez, répliqua le marquis, l’insistance sauvage que j’ai mise à
troubler votre sommeil, occupé peut-être de quelque rêve délicieux, mais
je suis chargé près de vous d’une mission qui ne souffre pas de retard
entre gentilshommes.

--Vous me piquez la curiosité au vif, répondit Vallombreuse; je ne
devine point quelle peut être cette affaire urgente.

--Sans doute, monsieur le duc, dit le marquis de Bruyères, vous avez
oublié certaines circonstances de la soirée d’hier. De si minces détails
ne sont point faits pour se graver en votre souvenir. Aussi vais-je
aider votre mémoire, si vous le permettez. Au foyer des comédiennes,
vous avez daigné honorer d’une attention particulière une jeune personne
qui joue les ingénues: Isabelle, je crois. Et par une badinerie que,
pour ma part, je ne trouve pas blâmable, vous lui voulûtes poser une
assassine sur le sein. Ce procédé, que je ne qualifie pas, choqua fort
un comédien, le capitaine Fracasse, qui eut la hardiesse de vous arrêter
la main.

--Marquis, vous êtes le plus fidèle et le plus consciencieux des
historiographes, interrompit Vallombreuse. Tout cela est vrai de point
en point, et, pour finir l’anecdote, je promis à ce drôle, insolent
comme un noble, une volée de bois vert, châtiment approprié à un
maroufle de sa sorte.

--Il n’y a pas grand mal à faire bâtonner un histrion ou un grimaud de
lettres dont on n’est pas content, dit le marquis d’un air de parfaite
insouciance; ces espèces ne valent pas les cannes qu’on leur rompt sur
le dos; mais ici le cas est différent. Sous le capitaine Fracasse, qui,
du reste, a rossé vos estafiers de la belle manière, il y a le baron de
Sigognac, un gentilhomme de vieille roche et de la meilleure noblesse
qui soit en Gascogne. Personne n’a rien à dire sur son compte.

--Que diable allait-il faire parmi cette troupe de baladins? répondit le
jeune duc de Vallombreuse en jouant avec les cordons de sa robe de
chambre; pouvais-je soupçonner un Sigognac sous cet accoutrement
grotesque et derrière ce faux nez barbouillé de carmin?

--Quant à votre première question, dit le marquis, j’y répondrai par un
mot. Entre nous, je crois le Baron fort épris de l’Isabelle; ne la
pouvant retenir en son château, il s’est engagé dans la troupe pour
suivre ses amours. Ce n’est pas vous qui trouverez ce pourchas galant de
mauvais goût, puisque la dame de ses pensées excite votre fantaisie.

--Non; j’admets tout ceci. Mais vous conviendrez que je ne pouvais
deviner ce roman, et que l’action du capitaine Fracasse fut
impertinente.

--Impertinente venant d’un comédien, reprit M. de Bruyères, naturelle
venant d’un gentilhomme jaloux de sa maîtresse. Aussi le capitaine
Fracasse jette-t-il son masque et vient-il, comme baron de Sigognac,
vous proposer le cartel par mon entremise et vous demander raison de
l’insulte que vous lui avez faite.

--Mais qui me dit, fit Vallombreuse, que ce prétendu Sigognac, qui joue
les Matamores dans une compagnie de bouffons, ne soit pas un intrigant
de bas étage usurpant un nom honorable pour avoir l’honneur de faire
toucher sa batte d’histrion par mon épée?

--Duc, répliqua le marquis de Bruyères d’un ton plein de dignité, je ne
servirais pas de témoin et de second à quelqu’un qui ne serait point né.
Je connais personnellement le baron de Sigognac, dont le castel n’est
qu’à quelques lieues de mes terres. Je me porte son garant. D’ailleurs,
si vous doutez encore de sa qualité, j’ai là toutes les pièces qu’il
faut pour rassurer vos scrupules. Voulez-vous me permettre d’appeler mon
laquais qui attend dans l’antichambre et vous remettra les parchemins?

--Il n’en est nul besoin, répondit Vallombreuse; votre parole me suffit,
j’accepte le duel; M. le chevalier de Vidalinc, mon ami, sera mon
second. Veuillez vous entendre avec lui. Toutes armes et toutes
conditions me sont bonnes. Aussi bien ne serais-je pas fâché de voir si
le baron de Sigognac sait aussi bien parer les coups d’épée que le
capitaine Fracasse les coups de bâton. La charmante Isabelle couronnera
le vainqueur du tournoi, comme aux beaux temps de la chevalerie. Mais
souffrez que je me retire. M. de Vidalinc, qui occupe un appartement
dans l’hôtel, va descendre, et vous vous entendrez avec lui du lieu, de
l’arme et de l’heure. Sur ce, _beso a vuestra merced la mano,
caballero_.»

En disant ces mots, le duc de Vallombreuse salua avec une courtoisie
étudiée le marquis de Bruyères, souleva une lourde portière de
tapisserie et disparut.

Quelques instants après, le chevalier de Vidalinc vint rejoindre le
marquis; les conditions furent bientôt réglées. On choisit l’épée, arme
naturelle des gentilshommes, et la rencontre fut fixée au lendemain,
Sigognac ne voulant pas, s’il était blessé ou tué, faire manquer la
représentation annoncée par toute la ville. Le rendez-vous fut pris à un
certain endroit hors des murs, dans un pré fort apprécié des duellistes
de Poitiers pour sa solitude, fermeté de terrain et commodité naturelle.

Le marquis de Bruyères retourna à l’auberge des _Armes de France_ et
rendit compte de sa mission à Sigognac, qui le remercia chaleureusement
d’avoir si bien arrangé les choses, car il avait sur le cœur les regards
insolents et libertins du jeune duc à l’endroit d’Isabelle.

La représentation devait commencer à trois heures, et depuis le matin,
le crieur de la ville se promenait par les rues battant la caisse et
annonçant le spectacle, dès qu’il s’était formé autour de lui un cercle
de curieux. Le drôle avait les poumons de Stentor, et sa voix, habituée
à promulguer les édits, donnait aux titres des pièces et aux noms des
acteurs une redondance emphatique la plus majestueuse du monde. Les
vitres en tremblaient aux fenêtres et les verres vibraient à l’unisson
sur les tables dans l’intérieur des logis. Il possédait, en outre, une
manière automatique de remuer le menton en prononçant ses phrases qui le
faisait ressembler à un casse-noisette de Nuremberg et mettait en joie
tous les polissons. Les yeux n’étaient pas moins sollicités que les
oreilles, et ceux qui n’avaient pas entendu l’annonce pouvaient voir aux
carrefours les plus fréquentés, sur les murailles du jeu de paume et
contre la porte des _Armes de France_ de grandes affiches placardées
où, en majuscules rouges et noires savamment alternées, figuraient
_Lygdamon et Lydias_ et les _Rodomontades du capitaine Fracasse_, tracés
au pinceau par Scapin, le calligraphe de la troupe. Ces affiches étaient
disposées en style lapidaire, à la façon romaine, et les délicats
n’eussent rien trouvé à y reprendre.

Un valet de l’auberge, qu’on avait affublé en portier de comédie, avec
une souquenille mi-partie vert et jaune, un large baudrier supportant
une épée en verrouil, un feutre à grands bords enfoncé jusqu’aux yeux et
surmonté d’une plume longue à balayer les toiles d’araignée au plafond,
contenait la foule à la porte qu’il barrait d’une sorte de pertuisane,
ne laissant passer quiconque qu’il n’eût craché au bassinet dans un
plateau d’argent posé sur une table, c’est-à-dire payé le prix de sa
place ou à tout le moins montré un billet d’entrée en la forme convenue.
Vainement quelques petits clercs, écoliers, pages ou laquais essayèrent
de pénétrer en fraude et de se glisser sous la redoutable pertuisane, le
vigilant cerbère les renvoyait d’une bourrade au milieu de la rue, où
d’aucuns tombèrent dans le ruisseau à jambes rebindaines, grand sujet
d’hilarité pour les autres, qui s’esclaffaient de rire et se tenaient
les côtés à les voir se relever tout punais et contaminés de fange.

Les dames arrivaient en chaises à porteurs dont les brancards étaient
tenus par de vigoureux manants courant sous cette charge légère.
Quelques hommes venus à cheval ou à mule jetaient les brides de leurs
montures à des laquais apostés pour cet office. Deux ou trois carrosses
à dorures rougies et à peintures fanées, tirés de la remise en cette
occasion solennelle, s’approchèrent de la porte au pas de lourds
chevaux, et il en sortit, comme de l’arche de Noé, toutes sortes de
bêtes provinciales d’aspect hétéroclite et caparaçonnées d’habits à la
mode sous le défunt roi. Cependant ces carrosses, tout délabrés qu’ils
fussent, ne laissaient pas que de faire impression sur la foule accourue
pour voir entrer le monde à la comédie, et rangés les uns à côté des
autres sur la place, ils produisaient un effet assez respectable.

Bientôt la salle fut pleine à n’y pouvoir introduire un cure-dent. De
chaque côté de la scène on avait disposé des fauteuils pour les
personnes de marque; chose, certes, nuisible à l’illusion théâtrale et
au jeu des acteurs, mais dont l’habitude empêchait de sentir le
ridicule. Le jeune duc de Vallombreuse, en velours noir tout passementé
de jais, tout inondé de dentelles, y figurait près de son ami le
chevalier de Vidalinc, vêtu d’un charmant costume en satin couleur de
scabieuse relevé d’agréments d’or. Quant au marquis de Bruyères, pour
être plus libre d’applaudir Zerbine sans trop se compromettre, il avait
pris un siége à l’orchestre derrière les violons.

Des espèces de loges en planches de sapin, recouvertes de serge ou de
vieilles verdures de Flandre, avaient été pratiquées sur les côtés de la
salle, dont le milieu formait le parterre, où se tenaient debout les
petits bourgeois, courtauds de boutique, clercs de procureur, apprentis,
écoliers, laquais et autres canailles.

Dans les loges s’établissaient, en faisant bouffer leurs jupes et en
passant le doigt par l’échancrure de leur corsage pour mieux faire
valoir les trésors de leur blanche poitrine, les femmes aussi
superbement parées que le permettait leur garde-robe de province, un peu
arriérée sur les modes de la cour. Mais croyez bien que chez plusieurs
la richesse remplaçait avantageusement l’élégance, du moins aux yeux peu
connaisseurs du public poitevin. Il y avait là de bons gros diamants de
famille qui, pour être sertis dans de vieilles montures encrassées, n’en
avaient pas moins leur prix; d’antiques dentelles, un peu jaunes, il est
vrai, mais de grande valeur; de longues chaînes d’or à vingt-quatre
carats, fort lourdes et précieuses, quoique de travail ancien; des
brocarts et des soieries léguées par les aïeules, comme on n’en tisse
plus à Venise ni à Lyon. Il y avait même de charmants visages frais,
roses, reposés, qu’on eût fort prisés à Saint-Germain et à Paris, malgré
leur physionomie un peu trop innocente et naïve.

Quelques-unes de ces dames, ne voulant pas sans doute être connues,
avaient gardé leur touret de nez, ce qui n’empêchait pas les plaisantins
du parterre de les nommer et de raconter leurs aventures plus ou moins
scandaleuses. Pourtant, toute seule dans une loge avec une femme qui
paraissait sa suivante, une dame masquée plus soigneusement que les
autres et se tenant un peu en arrière pour que la lumière ne tombât
point sur elle, déjouait la sagacité des curieux. Un voile de dentelles
noires, noué sous le menton, lui couvrait la tête et ne permettait pas
qu’on discernât la nuance de sa chevelure. Le reste de son vêtement, de
riche étoffe, mais de couleur foncée, se confondait avec l’ombre où elle
s’enfonçait, à l’encontre des autres femmes, qui cherchaient les feux
des bougies pour se mettre en évidence. Parfois même elle élevait à la
hauteur de ses yeux, comme pour les garantir des clartés trop vives, un
éventail en plumes noires au centre duquel était enchâssée une petite
glace qu’elle ne consultait point.

Les violons, en jouant une ritournelle, ramenèrent l’attention générale
vers le théâtre, et personne ne prit plus garde à cette beauté
mystérieuse qu’on eût pu prendre pour la _dama tapada_ de Calderon.

On commença par _Lygdamon et Lydias_. La décoration, représentant un
paysage bocager tout verdoyant d’arbres, tapissé de mousse, arrosé de
claires fontaines, et se terminant au loin par une fuite de montagnes
azurées, disposa favorablement le public par son agréable aspect.
Léandre, qui jouait Lygdamon, était vêtu d’un habit zinzolin rehaussé de
quelques broderies vertes à la mode pastorale. Ses cheveux calamistrés
se tordaient en boucles sur sa nuque, où un ruban les rattachait de la
façon la plus galante. Une collerette légèrement godronnée dégageait son
col aussi blanc que celui d’une femme. Sa barbe, rasée au plus près,
colorait sa joue et son menton d’une imperceptible teinte bleuâtre et
les veloutait comme d’une fleur de pêche, comparaison que rendait plus
exacte encore la fraîcheur vermeille du fard étendu discrètement sur les
pommettes. Ses dents, avivées par le carmin des lèvres et brossées à
outrance, étincelaient comme des perles qu’on tire du son. Un trait
d’encre de Chine avait régularisé les pointes de ses sourcils, et une
autre ligne d’une ténuité extrême, lui bordant les paupières, prêtait au
blanc de ses yeux un éclat extraordinaire.

Un murmure de satisfaction parcourut l’assemblée: les femmes se
penchèrent l’une vers l’autre en chuchotant, et une jeune personne,
récemment sortie du couvent, ne put s’empêcher de dire avec une naïveté
qui lui valut une semonce de sa mère: «Il est charmant!»

Cette petite fille, en sa candeur, exprimait l’idée secrète des femmes
plus usagées, et peut-être de sa propre mère. Elle devint toute rouge à
la remontrance, ne sonna plus mot, et tint les yeux fixés sur la pointe
de son busc, non cependant sans les relever d’une façon furtive quand on
ne la surveillait point.

Mais certes, la plus émue parmi toutes, c’était la dame masquée. La
palpitation précipitée de sa gorge, qui soulevait ses dentelles, le
léger tremblement de l’éventail dans sa main, la pose penchée qu’elle
avait prise sur le rebord de sa loge pour ne rien perdre du spectacle
eussent trahi l’intérêt qu’elle portait au Léandre, si quelqu’un eût
pris le loisir de l’observer. Heureusement, tous les yeux étaient
tournés vers la scène, ce qui lui donna le temps de se remettre.

Lygdamon, comme chacun sait, car il n’est personne qui ignore les
productions de l’illustre Georges de Scudéry, ouvre la scène par un
monologue fort touchant et pathétique, où l’amant rebuté de Sylvie agite
cette question importante de savoir comment il mettra fin à une
existence que les rigueurs de sa belle lui rendent insupportable.
Choisira-t-il, pour terminer ses tristes jours, le licol ou l’épée? Se
précipitera-t-il du haut d’une roche? Fera-t-il un plongeon dans la
rivière, afin de noyer sa flamme sous l’onde? Il hésite au bord du
suicide et ne sait à quoi se résoudre. Ce vague espoir, qui n’abandonne
les amoureux qu’à la dernière extrémité, le retient à la vie. Peut-être
l’inhumaine s’adoucira-t-elle et se laissera-t-elle fléchir par une
adoration si obstinée? Il faut l’avouer, Léandre débita cette tirade en
comédien consommé, avec des alternatives de langueur et de désespoir les
plus attendrissantes du monde. Il faisait trembler sa voix comme
quelqu’un que la douleur étouffe, et qui, en parlant, contient à
grand’peine ses sanglots et ses larmes. Quand il poussait un soupir, il
semblait le tirer du fond de son âme, et il se plaignait des cruautés de
son amante d’un ton si doux, si tendre, si soumis, si pénétré, que
toutes les femmes dans la salle se dépitaient contre cette méchante et
barbare Sylvie, prétendant qu’à sa place elles n’auraient point été si
sauvagement farouches que de réduire au désespoir, et peut-être au
trépas, un berger d’un tel mérite.

A la fin de cette tirade, pendant qu’on l’applaudissait à rompre les
banquettes, Léandre promena son regard sur les femmes de la salle,
s’arrêtant à celles qui lui paraissaient titrées; car, malgré de
nombreuses déceptions, il n’abandonnait pas son rêve d’être aimé d’une
grande dame pour sa beauté et son talent de comédien. Il vit plus d’un
bel œil brillanté d’une larme, plus d’une gorge blanche qui palpitait
d’émotion. Sa vanité en fut satisfaite, mais ne s’en étonna point. Le
succès ne surprend jamais un acteur; mais sa curiosité fut vivement
excitée par la _dama tapada_ qui se tenait rencognée dans sa loge. Ce
mystère sentait l’aventure. Léandre devina tout de suite sous ce masque
une passion que les bienséances forçaient de se contraindre, et il
détacha vers l’inconnue une brûlante œillade, pour lui marquer qu’elle
avait été comprise.

Le trait décoché porta, et la dame fit à Léandre un signe de tête
imperceptible, comme pour le remercier de sa pénétration. Le rapport
était établi, et désormais, quand l’action de la pièce le permettait,
des regards s’échangeaient entre la loge et le théâtre. Léandre
excellait en ces sortes de manéges, et il savait diriger sa voix et
lancer une tirade amoureuse de façon qu’une personne de la salle pouvait
croire qu’il la disait pour elle seule.

A l’entrée de Sylvie, représentée par Sérafine, le chevalier de Vidalinc
ne se fit pas faute d’applaudir, et le duc de Vallombreuse, voulant
favoriser les amours de son ami, ne dédaigna pas de rapprocher trois ou
quatre fois les paumes de ses mains blanches, dont les doigts étaient
chargés de bagues aux pierres étincelantes. Sérafina salua d’une
demi-révérence le chevalier et le duc, et se prépara à commencer avec
Lygdamon ce joli dialogue que les connaisseurs jugent un des endroits
les mieux touchés de la pièce.

Comme l’exige le rôle de Sylvie, elle fit quelques pas sur le théâtre
d’un air préoccupé et songeur, pour motiver la demande de Lygdamon:

    A ce coup je vous prends dedans la rêverie.

Elle avait fort bonne grâce en cette attitude nonchalante, la tête un
peu penchée, un bras pendant et l’autre ramené sur sa ceinture. Sa cotte
était d’un vert d’eau glacé d’argent et retroussée par des nœuds de
velours noir. Elle avait en les cheveux piquées quelques fleurettes des
champs, comme si sa main distraite les eût cueillies et placées là sans
y penser. Cette coiffure, au reste, lui seyait à merveille et mieux que
diamants, bien que ce ne fût pas son avis, mais l’indigence de son écrin
l’avait forcée d’être de bon goût et de ne point orner une bergère comme
une princesse. Elle dit d’une manière charmante toutes ces phrases
poétiques et fleuries sur les roses, sur les zéphyrs, sur la hauteur des
bois, sur le chant des oiseaux, par lesquelles Sylvie empêche
malicieusement Lygdamon de lui parler de sa flamme, quoique cet amant
trouve dans chaque image qu’emploie la belle un symbole d’amour et une
transition pour revenir à l’idée qui l’obsède.

A travers cette scène, Léandre, pendant que Sylvie parlait, eut l’art de
diriger quelques soupirs du côté de la loge mystérieuse, et il en fit de
même jusqu’à la fin de la pièce, qui s’acheva au bruit des
applaudissements. Il est inutile d’en dire plus long sur un ouvrage qui
est maintenant entre toutes les mains. Le succès de Léandre fut complet,
et chacun s’étonna qu’un comédien de ce mérite n’eût point encore paru
devant la cour. Sérafine avait aussi ses partisans, et sa vanité blessée
se consola par la conquête du chevalier de Vidalinc, qui, s’il ne valait
pas comme fortune le marquis de Bruyères, était jeune, à la mode, et en
passe de parvenir.

Après _Lygdamon et Lydias_ on joua _les Rodomontades du capitaine
Fracasse_, qui eurent leur effet accoutumé et soulevèrent d’immenses
éclats de rire. Sigognac, bien stylé par Blazius et servi par une
intelligence naturelle, fut de la plus réjouissante extravagance dans le
rôle du capitan. Zerbine semblait frottée de lumière, tant elle
étincelait, et le marquis, hors de sens, l’applaudissait comme un
furieux. Le vacarme qu’il faisait attira même l’attention de la dame
masquée. Elle haussa légèrement les épaules, et sous le velours de son
touret de nez, un sourire ironique releva le coin de ses lèvres. Quant à
l’Isabelle, la présence du duc de Vallombreuse, assis à droite de la
scène, lui causait un certain malaise qui eût été visible pour le public
si elle eût été une comédienne moins exercée. Elle redoutait de sa part
quelque incartade insolente, quelque marque de désapprobation
outrageuse. Mais sa crainte ne fut pas réalisée. Le duc ne chercha pas à
la déconcerter par un regard trop fixe ou trop libre; même il
l’applaudit avec décence et réserve quand elle le méritait. Seulement,
lorsque les situations de la pièce amenaient pour le capitaine Fracasse
nasardes, chiquenaudes et coups de bâton, une singulière expression de
dédain contenu se peignait sur les traits du jeune duc. Sa lèvre se
rebroussait orgueilleusement, comme s’il eût dit tout bas: Fi donc! Mais
il ne témoigna rien des sentiments qui pouvaient l’agiter
intérieurement, et il conserva tout le temps du spectacle sa pose
indolente et superbe. Quoique violent de sa nature, le duc de
Vallombreuse, sa fureur passée, était trop gentilhomme pour se rien
permettre contre les lois de la courtoisie à l’endroit d’un adversaire
avec lequel il devait se battre le lendemain: jusque-là les hostilités
étaient suspendues, et c’était comme une trêve de Dieu.

La dame masquée s’était retirée un peu avant la fin de la seconde pièce,
pour éviter de se trouver parmi la foule, et pouvoir regagner sans être
vue la chaise à porteurs qui l’attendait à quelques pas du jeu de paume.
Sa disparition intrigua beaucoup Léandre, qui de l’angle d’une coulisse
surveillait la salle et suivait les mouvements de la femme mystérieuse.

Jetant à la hâte un manteau sur son costume de berger du Lignon, Léandre
se précipita vers la porte des acteurs pour suivre l’inconnue. Le fil
léger qui les liait l’un à l’autre allait se rompre s’il ne faisait
diligence. La dame, sortie de l’ombre un instant, y rentrait pour
toujours, et l’intrigue, à peine formée, avortait. Bien qu’il se fût
hâté jusqu’à perdre le souffle, Léandre, lorsqu’il arriva dehors,
n’aperçut autour de lui que les maisons noires et les ruelles profondes
où tremblotaient quelques lanternes portées par des valets escortant
leurs maîtres, et dont le reflet miroitait dans les flaques de pluie. La
chaise, enlevée par de vigoureux porteurs, avait déjà tourné l’angle
d’une rue qui la dérobait aux regards du passionné Léandre.

«Je suis stupide, se dit-il à lui-même avec cette franchise dont on use
quelquefois envers soi-même dans les moments désespérés. J’aurais dû
sortir après la première pièce, revêtir un costume de ville et attendre
mon inconnue à la porte du théâtre, qu’elle restât ou non pour voir _les
Rodomontades du capitaine Fracasse_. Ah! animal, ah! faquin! une grande
dame, car c’en était une à coup sûr, te fait les yeux doux et se pâme
sous son masque à te voir jouer, et tu n’as pas l’esprit de courir après
elle? Tu mérites d’avoir toute ta vie pour maîtresses des caillettes,
des gaupes, des Gothon, des Maritornes aux mains rendues calleuses par
le balai.»

Léandre en était là de sa harangue intérieure, quand une espèce de petit
page, vêtu d’une livrée brune et sans galons, coiffé d’un chapeau
rabattu sur les yeux, se dressa subitement devant lui comme une
apparition, et lui dit d’une voix au timbre enfantin qu’il cherchait à
grossir pour la déguiser:

«Est-ce vous qui êtes monsieur Léandre, celui qui, tout à l’heure,
faisait le berger Lygdamon dans la pièce de M. de Scudéry?

--C’est moi-même, répondit Léandre. Que voulez-vous de moi et que
puis-je faire pour vous servir?

--Oh! merci, dit le page, je ne désire rien de vous; je suis seulement
chargé de vous répéter une phrase, si toutefois vous êtes disposé à
l’entendre, une phrase de la part d’une dame masquée.

--De la part d’une dame masquée? s’écria Léandre, oh! dites-la tout de
suite! je meurs d’impatience!

--La voici mot pour mot, dit le page: «Si Lygdamon est aussi courageux
qu’il est galant, il n’a qu’à se trouver près de l’église à minuit: un
carrosse l’attendra; qu’il y monte et se laisse conduire.»

Avant que Léandre étonné eût eu le temps de répondre, le page s’était
éclipsé, le laissant fort perplexe sur ce qu’il devait faire. Si le cœur
lui bondissait de joie à l’idée d’une bonne fortune, les épaules lui
frissonnaient au souvenir de la bastonnade reçue dans certain parc, au
pied de la statue de l’Amour discret. Était-ce encore un piége tendu à
sa vanité par quelque bourru jaloux de ses charmes? Allait-il trouver au
rendez-vous quelque mari forcené, l’épée à la main, prêt à le meurtrir
et à lui couper la gorge? Ces réflexions glaçaient prodigieusement son
enthousiasme, car, nous l’avons dit, Léandre ne craignait rien, sinon
les coups et la mort, comme Panurge. Cependant, s’il ne profitait pas de
l’occasion qui se présentait si favorable et si romanesque, elle ne
reviendrait peut-être jamais, et avec elle s’évanouirait le rêve de sa
vie, ce rêve qui lui avait tant coûté en pommades, cosmétiques, linge et
braveries. Puis la belle inconnue, s’il ne venait pas, le soupçonnerait
de lâcheté, chose par trop horrible à penser, et qui donnerait du cœur
au ventre des plus couards. Cette idée insupportable détermina Léandre.
«Mais, se dit-il, si cette belle pour qui je vais m’exposer à me faire
rompre les os et jeter en quelque oubliette, allait être une douairière
plâtrée de fard et de céruse, avec des cheveux et des dents postiches?
Il ne manque pas de ces chaudes vieilles, de ces goules d’amour qui,
différentes des goules de cimetière, aiment à se

[Illustration: La voici mot pour mot, dit le page!... (Page 238.)]

repaître de chair fraîche. Ho! non; elle est jeune et pleine d’appas,
j’en suis sûr. Ce que j’apercevais de son col et de sa gorge était
blanc, rond, appétissant, et promettait merveille pour le reste! Oui,
j’irai, certes! je monterai dans le carrosse. Un carrosse! rien n’est
plus noble et de meilleur air!»

Cette résolution prise, Léandre retourna aux _Armes de France_, ne
toucha que du bout des dents au souper des comédiens, et se retira dans
sa chambre où il s’adonisa de son mieux, n’épargnant ni le linge fin à
broderies fenestrées, ni la poudre d’iris, ni le musc. Il prit aussi une
dague et une épée, bien qu’il ne fût guère capable de s’en servir à
l’occasion, mais un amant armé impose toujours plus de respect aux
fâcheux jaloux. Puis il rabattit son chapeau sur ses yeux, s’embossa à
l’espagnole dans un manteau de couleur sombre, et sortit de l’hôtel à
pas de loup, ayant eu ce bonheur de ne point être aperçu du malicieux
Scapin, qui ronflait à poings tendus dans sa logette à l’autre bout de
la galerie.

Les rues étaient désertes depuis longtemps, car Poitiers se couchait de
bonne heure. Léandre ne rencontra âme qui vive, sauf quelques chats
efflanqués qui rôdaient mélancoliquement et au bruit de ses pas
disparaissaient comme des ombres sous une porte mal jointe ou par un
soupirail de cellier. Notre galant débouchait sur la place de l’église
comme le dernier coup de minuit sonnait, faisant à son tintement lugubre
envoler les hiboux de la vieille tour. La vibration sinistre de la
cloche au milieu du silence de la nuit causait en l’âme peu rassurée de
Léandre une horreur religieuse et secrète. Il lui semblait entendre son
propre glas. Un instant il fut sur le point de rebrousser chemin et
d’aller prudemment s’allonger seul entre ses deux draps au lieu de
courir les aventures nocturnes; mais il vit le carrosse attendant à la
place désignée, et le petit page, messager de la dame masquée, qui,
debout sur le marchepied, tenait la portière ouverte. Il n’y avait plus
moyen de reculer, car peu de gens ont le courage d’être lâches devant
témoins. Léandre avait été aperçu par l’enfant et le cocher; il s’avança
donc d’un air délibéré que démentait intérieurement un fort battement de
cœur, et il monta dans la voiture avec l’intrépidité apparente d’un
Galaor.

A peine Léandre fut-il assis, que le cocher toucha ses chevaux qui
prirent un trot soutenu. Une obscurité profonde régnait dans le
carrosse; outre qu’il faisait nuit, des mantelets de cuir étaient
rabattus le long des glaces, et ne permettaient pas de rien distinguer
au dehors. Le page était resté debout sur le marchepied, et l’on ne
pouvait engager de conversation avec lui ni en tirer le moindre
éclaircissement. Il paraissait, du reste, fort laconique et peu disposé
à dire ce qu’il savait, s’il savait quelque chose. Notre comédien tâtait
les coussins, qui étaient de velours piqué de bouffettes; il sentait
sous ses pieds un tapis épais, et il aspirait un faible parfum d’ambre
dégagé par l’étoffe de la garniture intérieure, témoignage d’élégance et
de recherche. C’était bien chez une personne de qualité que ce carrosse
le voiturait si mystérieusement! Il essaya de s’orienter, mais il
connaissait peu Poitiers; cependant il lui sembla, au bout de quelque
temps, que le bruit des roues n’était plus répercuté par des murailles
et que l’équipage ne coupait plus de ruisseaux. On roulait hors la
ville, dans la campagne, vers quelque retraite propice aux amours et aux
assassinats, pensa Léandre avec un léger frisson et en portant la main à
sa dague, comme si quelque mari sanguinaire ou quelque frère féroce fût
assis devant lui dans l’ombre.

Enfin la voiture s’arrêta. Le petit page ouvrit la portière; Léandre
descendit, et se trouva en face d’une haute muraille noirâtre qui lui
parut être la clôture de quelque parc ou jardin. Bientôt il y distingua
une porte que son bois fendillé, bruni et couvert de mousse faisait
d’abord confondre avec les pierres du mur. Le page pressa fortement un
des clous rouillés qui fixaient les planches, et la porte s’entr’ouvrit.

«Donnez-moi la main, dit le page à Léandre, que je vous guide; il fait
trop sombre pour que vous me puissiez suivre à travers ces labyrinthes
d’arbres.»

Léandre obéit, et tous deux marchèrent pendant quelques minutes dans un
bois encore assez touffu, quoique fort dépouillé par l’hiver, et dont
les feuilles sèches craquaient sous leurs pieds. Au bois succéda un
parterre dessiné par des buis, et orné d’ifs taillés en pyramide qui
prenaient, dans l’obscurité, de vagues apparences de spectres ou
d’hommes en sentinelle, chose plus effrayante encore pour le peureux
comédien. Le parterre traversé, Léandre et son guide montèrent la rampe
d’une terrasse sur laquelle s’élevait un pavillon d’ordre rustique
coiffé d’un dôme et orné de pots à feu à ses angles. Ces détails furent
observés par notre galant à cette lueur obscure que répand toujours le
ciel de la nuit dans un endroit découvert. Ce pavillon eût paru
inhabité, si une faible rougeur tamisée par un épais rideau de damas
n’eût empourpré l’une des fenêtres découpant son embrasure sur le fond
sombre de la masse.

C’était sans doute derrière ce rideau qu’attendait la dame masquée,
émue, elle aussi, car, en ces équipées amoureuses, les femmes risquent
leur bonne réputation, et parfois leur vie, tout de même que les
galants, pour peu que leurs maris apprennent la chose et se trouvent
d’humeur brutale. Mais en ce moment Léandre n’avait plus peur; l’orgueil
satisfait lui cachait le danger. Le carrosse, le page, le jardin, le
pavillon, tout cela sentait la grande dame, et l’intrigue se nouait
d’une façon qui n’avait rien de bourgeois. Il était aux anges, et ses
pieds ne touchaient pas la terre. Il aurait voulu que ce méchant
raillard de Scapin le vît en cette gloire et ce triomphe.

Le page poussa une grande porte vitrée et se retira, laissant Léandre
seul dans le pavillon qui était meublé avec beaucoup de goût et de
magnificence. La voûte formée par le dôme représentait un ciel bleu
turquin léger, où flottaient de petits nuages roses et voletaient des
Amours en diverses attitudes pleines de grâce. Une tapisserie historiée
de scènes empruntées à _l’Astrée_, roman de M. Honoré d’Urfé, revêtait
moelleusement les parois des murailles. Des cabinets incrustés en
pierres dures de Florence, des fauteuils de velours rouge à crépines,
une table couverte d’un tapis de Turquie, des vases de la Chine pleins
de fleurs, malgré la saison, montraient assez que la maîtresse du lieu
était riche et de haut lignage. Des bras de nègre en marbre noir,
jaillissant d’une manche dorée, formaient candélabres, et jetaient la
clarté de leurs bougies sur ces magnificences. Ébloui de ces splendeurs,
Léandre ne remarqua pas d’abord qu’il n’y avait personne dans ce salon;
il se débarrassa de son manteau, qu’il posa avec son feutre sur un
pliant, redonna, devant une glace de Venise, un meilleur tour à une de
ses boucles, dont l’économie était compromise, prit la pose la plus
gracieuse de son répertoire, et se dit en promenant ses yeux autour de
lui:

«Eh mais! où donc est la divinité de ces lieux? je vois bien le temple,
mais non l’idole. Quand va-t-elle sortir de son nuage et se révéler,
vraie déesse par sa démarche, selon l’expression de Virgile?»

Léandre en était là de sa phraséologie galante intérieure, quand le pli
d’une portière en damas des Indes incarnadin se dérangea, ouvrant
passage à la dame masquée admiratrice de Lygdamon. Elle avait encore son
loup de velours noir, ce qui inquiéta notre comédien.

«Serait-elle laide? pensa-t-il, cet amour du masque m’alarme.» Sa
crainte dura peu, car la dame, s’avançant au milieu du salon où se
tenait respectueusement Léandre, défit son touret de nez et le jeta sur
la table, découvrant aux lueurs des bougies une figure assez régulière
et agréable où brillaient deux beaux yeux couleur de tabac d’Espagne,
enflammés de passion et où souriait une bouche bien meublée, rouge comme
une cerise et coupée d’une petite raie à la lèvre inférieure. Autour de
ce visage frisaient d’opulentes grappes de cheveux bruns qui
s’allongeaient jusque sur des épaules blanches et grasses et se
hasardaient même à baiser le contour de certains demi-globes dont le
frémissement des dentelles qui les voilaient trahissait les
palpitations.

«Madame la marquise de Bruyères! s’écria Léandre surpris au dernier
point et quelque peu inquiet, le souvenir de la bastonnade lui revenant,
est-ce possible? suis-je le jouet d’un rêve? oserai-je croire à ce
bonheur inespéré?

--Vous ne vous trompez pas, mon ami, dit la marquise, je suis bien
madame de Bruyères et j’espère que votre cœur me reconnaît comme le font
vos yeux.

--Oh! votre image est là gravée en traits de flamme, répondit Léandre
avec un ton pénétré, je n’ai qu’à regarder en moi pour l’y voir parée de
toutes les grâces et de toutes les perfections.

--Je vous remercie, dit la marquise, d’avoir gardé ce bon souvenir de
moi. Cela prouve une âme bien faite et généreuse. Vous avez dû me croire
cruelle, ingrate et fausse. Hélas! mon faible cœur n’est que trop
tendre, et j’étais loin d’être insensible à la passion que vous me
marquiez. Votre lettre, remise à une suivante infidèle, est tombée aux
mains du marquis. Il y fit la réponse que vous reçûtes et qui vous
abusa. Plus tard M. de Bruyères, riant de ce qu’il appelait un bon tour,
me fit lire cette missive où éclatait l’amour le plus vif et le plus
pur, comme une pièce d’un parfait ridicule. Mais il ne produisit pas
l’effet qu’il attendait. Le sentiment que j’avais pour vous ne fit que
s’accroître, et je résolus de vous récompenser des peines que vous aviez
endurées pour moi. Sachant mon mari occupé à sa nouvelle conquête, je
suis venue à Poitiers; cachée sous ce masque, je vous entendis exprimer
si bien l’amour fictif que je voulus voir si vous seriez aussi éloquent
en parlant pour vous-même.

--Madame, dit Léandre en s’agenouillant sur un carreau aux pieds de la
marquise, qui s’était laissée tomber entre les bras d’un fauteuil, comme
épuisée par l’effort que l’aveu qu’elle venait de faire avait coûté à sa
pudeur, madame, ou plutôt reine et déité, que peuvent être des paroles
fardées, des flammes contrefaites, des concetti imaginés à froid par des
poëtes qui se rongent les ongles, de vains soupirs poussés aux genoux
d’une comédienne barbouillée de rouge et dont les yeux distraits errent
parmi le public, à côté de mots jaillis de l’âme, de feux qui brûlent
les moelles, des hyperboles d’une passion à laquelle tout l’univers ne
saurait fournir d’assez brillantes images pour parer son idole, et des
élans d’un cœur qui voudrait s’élancer de la poitrine où il est contenu
pour servir de coussin aux pieds de l’objet adoré? Vous daignez trouver,
céleste marquise, que j’exprime avec chaleur l’amour dans les pièces de
théâtre, c’est que je n’ai jamais regardé une actrice, et que mon idée
va toujours au delà, vers un idéal parfait, quelque dame belle, noble,
spirituelle comme vous, et c’est elle seule que j’aime sous les noms de
Silvie, de Doralice et d’Isabelle, qui lui servent de fantômes.»

En disant cela, Léandre, trop bon acteur pour oublier que la pantomime
doit accompagner le débit, se penchait sur une main que la marquise lui
abandonnait et la couvrait de baisers ardents. La marquise laissait
errer ses doigts blancs, longs et chargés de bagues dans la chevelure
soyeuse et parfumée du comédien, et regardait sans les voir, à demi
renversée dans son fauteuil, les petits Amours ailés au plafond bleu
turquin.

Tout à coup la marquise repoussa Léandre et se leva en chancelant.

«Oh! finissez, dit-elle d’une voix brève et haletante, finissez,
Léandre, vos baisers me brûlent et me rendent folle!»

Et, s’appuyant de la main à la muraille, elle gagna la porte par où
elle était entrée et souleva la portière, dont le pli retomba sur elle
et sur Léandre qui s’était approché pour la soutenir.

Une aurore d’hiver soufflait dans ses doigts rouges, quand Léandre, bien
enveloppé de sa cape et dormant à demi dans le coin du carrosse, fut
ramené à la porte de Poitiers. Ayant soulevé le coin du mantelet pour
reconnaître sa route, il aperçut de loin le marquis de Bruyères qui
marchait à côté de Sigognac et se dirigeait vers l’endroit fixé pour le
duel. Léandre rabattit le rideau de cuir pour n’être pas vu par le
marquis que le carrosse effleura presque. Un sourire de vengeance
satisfaite erra sur ses lèvres. Les coups de bâton étaient payés!

L’endroit choisi était abrité du vent par une longue muraille qui avait
aussi l’avantage de cacher les combattants aux voyageurs passant sur la
route. Le terrain était ferme, bien battu, sans pierres, ni mottes, ni
touffes d’herbe qui pussent embarrasser les pieds, et offrait toutes les
facilités pour se couper correctement la gorge entre gens d’honneur.

Le duc de Vallombreuse et le chevalier Vidalinc, suivis d’un
barbier-chirurgien, ne tardèrent pas à arriver. Les quatre gentilshommes
se saluèrent avec une courtoisie hautaine et une politesse froide, comme
il sied à des gens bien élevés qui vont se battre à mort. Une complète
insouciance se lisait sur la figure du jeune duc, parfaitement brave, et
d’ailleurs sûr de son adresse. Sigognac ne faisait pas moins bonne
contenance, quoique ce fût son premier duel. Le marquis de Bruyères fut
très-satisfait de ce sang-froid et en augura bien.

Vallombreuse jeta son manteau et son feutre, et défit son pourpoint,
manœuvres qui furent imitées de point en point par Sigognac. Le marquis
et le chevalier mesurèrent les épées des combattants. Elles étaient de
longueur égale.

Chacun se mit sur son terrain, prit son épée et tomba en garde.

«Allez, messieurs, et faites en gens de cœur, dit le marquis.

--La recommandation est inutile, fit le chevalier de Vidalinc; ils vont
se battre comme des lions. Ce sera un duel superbe.»

Vallombreuse, qui, au fond, ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu
Sigognac et s’imaginait de ne rencontrer qu’un faible adversaire, fut
surpris, lorsqu’il eut négligemment tâté le fer du Baron,

[Illustration: LE DUEL. (Page 244.)]

de trouver une lame souple et ferme qui déjouait la sienne avec une
admirable aisance. Il devint plus attentif, puis essaya quelques feintes
aussitôt devinées. Au moindre jour qu’il laissait, la pointe de Sigognac
s’avançait, nécessitant une prompte parade. Il risqua une attaque; son
épée, écartée par une riposte savante, le laissa découvert et, s’il ne
se fût brusquement penché en arrière, il eût été atteint en pleine
poitrine. Pour le duc, la face du combat changeait. Il avait cru pouvoir
le diriger à son gré, et après quelques passes, blesser Sigognac où il
voudrait au moyen d’une botte qui jusque-là lui avait toujours réussi.
Non-seulement il n’était plus maître d’attaquer à son gré, mais il avait
besoin de toute son habileté pour se défendre. Quoi qu’il fît pour
rester de sang-froid, la colère le gagnait; il se sentait devenir
nerveux et fébrile, tandis que Sigognac, impassible, semblait, par sa
garde irréprochable, prendre plaisir à l’irriter.

«Ne ferons-nous rien pendant que nos amis s’escriment? dit le chevalier
de Vidalinc au marquis de Bruyères; il fait bien froid ce matin,
battons-nous un peu, ne fût-ce que pour nous réchauffer.

--Bien volontiers, dit le marquis, cela nous dégourdira.»

Vidalinc était supérieur au marquis de Bruyères en science d’escrime, et
au bout de quelques bottes, il lui fit sauter l’épée de la main par un
lié sec et rapide. Comme aucune rancune n’existait entre eux, ils
s’arrêtèrent de commun accord, et leur attention se reporta sur Sigognac
et Vallombreuse.

Le duc, pressé par le jeu serré du Baron, avait déjà rompu de plusieurs
semelles. Il se fatiguait, et sa respiration devenait haletante. De
temps en temps des fers froissés rapidement jaillissait une étincelle
bleuâtre, mais la riposte faiblissait devant l’attaque et cédait.
Sigognac qui, après avoir lassé son adversaire, portait des bottes et se
fendait, faisait toujours reculer le duc.

Le chevalier de Vidalinc était fort pâle et commençait à craindre pour
son ami. Il était évident, aux yeux des connaisseurs en escrime, que
tout l’avantage appartenait à Sigognac.

«Pourquoi diable, murmura Vidalinc, Vallombreuse n’essaye-t-il pas la
botte que lui a enseignée Girolamo de Naples et que ce Gascon ne doit
pas connaître?»

Comme s’il lisait dans la pensée de son ami, le jeune duc tâcha
d’exécuter la fameuse botte, mais au moment où il allait la détacher
par un coup fouetté, Sigognac le prévint et lui porta un coup droit si
bien à fond qu’il traversa l’avant-bras de part en part. La douleur de
cette blessure fit ouvrir les doigts au duc, dont l’épée roula sur
terre.

Sigognac, avec une courtoisie parfaite, s’arrêta aussitôt, quoiqu’il pût
doubler le coup sans manquer aux conventions du duel, qui ne devait pas
s’arrêter au premier sang. Il appuya la pointe de sa lame en terre, mit
la main gauche sur la hanche et parut attendre les volontés de son
adversaire. Mais Vallombreuse, à qui, sur un geste d’acquiescement de
Sigognac, Vidalinc remit l’épée en main, ne put la tenir et fit signe
qu’il en avait assez.

Sur quoi Sigognac et le marquis de Bruyères saluèrent le plus poliment
du monde le duc de Vallombreuse et le chevalier de Vidalinc, et
reprirent le chemin de la ville.



X.

UNE TÊTE DANS UNE LUCARNE.


Le duc de Vallombreuse fut assis avec précaution dans une chaise à
porteurs, le bras bandé par le chirurgien et soutenu d’une écharpe. Sa
blessure, quoiqu’elle le mît hors d’état de manier l’épée de quelques
semaines, n’était point dangereuse; sans léser artère ni nerf, la lame
avait traversé seulement les chairs. Assurément sa plaie le faisait
souffrir, mais son orgueil saignait bien davantage. Aussi, aux
contractions légères que la douleur imprimait parfois aux sourcils noirs
du jeune duc, se mêlait une expression de rage froide, et sa main valide
égratignait de ses doigts crispés le velours de la chaise. Souvent,
pendant le trajet, il pencha sa tête pâle pour gourmander les porteurs,
qui cependant marchaient de leur pas le plus égal, cherchant les
endroits unis pour éviter le moindre cahot, ce qui n’empêchait pas le
blessé de les appeler «butors,» et de leur promettre les étrivières, car
ils le secouaient, disait-il, comme salade en panier.

Rentré chez lui, il ne voulut point se mettre au lit, et se coucha
adossé à des carreaux sur une chaise longue, les pieds recouverts d’une
courte-pointe de soie piquée qu’apporta Picard, le valet de chambre fort
surpris et perplexe de voir revenir son maître navré, cas qui n’était
point ordinaire, vu l’habileté à l’escrime du jeune duc.

Assis sur un pliant près de son ami, le chevalier de Vidalinc lui
présentait de quart d’heure en quart d’heure une cuillerée d’un cordial
prescrit par le chirurgien. Vallombreuse gardait le silence, mais il
était visible qu’une sourde colère bouillonnait en lui, malgré le calme
qu’il affectait. Enfin son courroux déborda en ces paroles violentes:

«Conçois-tu, Vidalinc, que cette maigre cigogne déplumée, envolée de la
tour en ruine de son castel pour n’y pas mourir de faim, m’ait ainsi
perforé de son long bec? moi qui me suis mesuré avec les plus fines
lames du temps et qui suis toujours revenu du pré sans une égratignure,
y laissant au contraire quelque galant pâmé et tournant de l’œil entre
les bras de ses témoins?

--Les plus heureux et les plus adroits ont comme cela leurs jours de
guignon, répondit sentencieusement Vidalinc. Le visage de dame Fortune
n’est pas toujours le même; tantôt elle sourit et tantôt fait la moue.
Jusqu’à présent, vous n’avez point eu à vous plaindre d’elle, qui vous a
mignoté en son giron comme son enfant le plus cher.

--N’est-il pas honteux, continua Vallombreuse en s’animant, que ce
fantoche ridicule, que ce hobereau grotesque, qui reçoit des volées et
gourmades sur les tréteaux dans d’ignobles farces, ait eu raison du duc
de Vallombreuse jusqu’alors invaincu? Il faut que ce soit quelque
gladiateur de profession caché dans la peau d’un saltimbanque.

--Vous savez sa qualité véritable dont le marquis de Bruyères se porte
garant, fit Vidalinc; toutefois, sa force nonpareille à l’épée m’étonne,
elle passe les habiletés connues. Girolamo ni Paraguante, les célèbres
maîtres d’armes, n’ont un jeu plus serré. Je l’ai bien observé en cette
rencontre, et nos plus fameux duellistes n’y feraient que blanchir. Il a
fallu toute votre adresse et les leçons du Napolitain pour n’être point
féru grièvement. Votre défaite est encore une victoire. Marcilly et
Duportal, qui pourtant se piquent d’escrime, et comptent parmi les
bonnes lames de la ville, seraient à n’en douter pas, restés sur le
terrain avec un semblable adversaire.

--Il me tarde que ma blessure soit fermée, reprit le duc après un moment
de silence, pour le provoquer de nouveau et prendre ma revanche.

--Ce serait une entreprise hasardeuse et que je ne vous conseillerais
point, dit le chevalier; il pourrait vous rester au bras quelque
faiblesse qui diminuerait vos chances de victoire. Ce Sigognac est un
antagoniste redoutable auquel il ne faut pas se frotter imprudemment.
Il connaît maintenant votre jeu, et l’assurance que donne un premier
avantage doublera ses forces. L’honneur est satisfait de la sorte, la
rencontre a été sérieuse. Restez-en là.»

Vallombreuse intérieurement sentait la justesse de ces raisons. Il avait
lui-même assez étudié l’escrime, où il croyait exceller, pour comprendre
que son épée, quelque habile qu’elle fût, n’atteindrait point la
poitrine de Sigognac défendue par cette garde impénétrable contre
laquelle s’étaient brisés tous ses efforts. Il s’avouait, bien qu’il
s’en indignât, cette étonnante supériorité. Il était même contraint de
dire tout bas que le Baron, ne voulant pas le tuer, lui avait fait
précisément une blessure qui le mettait hors de combat. Cette
magnanimité, dont un caractère moins orgueilleux eût été touché,
irritait sa superbe et envenimait ses ressentiments. Être vaincu! une
semblable idée le forcenait. Il acquiesça en apparence aux conseils de
son ami, mais à l’air sombre et farouche de son visage on eût pu deviner
que quelque noir projet de vengeance s’ébauchait déjà dans sa cervelle,
projet qui voulait être couvé par la rancune pour être mené à bien.

«Je ferai maintenant belle figure devant Isabelle, dit-il en s’efforçant
de rire, mais il riait jaune, avec ce bras transpercé par son galant.
Cupidon invalide ne réussit guère près des Grâces.

--Oubliez cette ingrate, fit Vidalinc. Après tout, elle ne pouvait
prévoir qu’un duc aurait le caprice de s’enamourer d’elle. Reprenez
cette bonne Corisande qui vous aime de toute son âme et pleure des
heures entières à votre porte comme un chien renvoyé.

--Ne prononce pas ce nom, Vidalinc, s’écria le duc, si tu veux que nous
restions amis. Ces lâches tendresses, qu’aucun outrage ne rebute, me
dégoûtent et m’excèdent. Il me faut des froideurs hautaines, des fiertés
rebelles, des vertus imprenables! Comme elle me semble adorable et
charmante, cette dédaigneuse Isabelle! Comme je lui sais gré de mépriser
mon amour qui sans doute serait déjà passé s’il eût été accueilli!
Certes, elle ne doit point avoir une âme basse et commune, pour refuser,
en sa condition, des avances d’un seigneur qui la distingue et qui n’est
pas mal fait de sa personne, s’il faut en croire les dames de la ville.
Il entre dans ma passion une sorte d’estime que je n’ai pas l’habitude
d’accorder aux femmes; mais comment écarter ce damné gentillâtre, ce
Sigognac, de malheur que le diable confonde?

--La chose ne sera pas aisée, dit Vidalinc, à présent qu’il est sur ses
gardes. Mais quand même on parviendrait à le supprimer, il resterait
toujours l’amour d’Isabelle à son endroit, et vous savez mieux que
personne, pour en avoir maintes fois souffert, combien les femmes ont le
sentiment têtu.

--Oh! si je pouvais tuer le Baron, continua Vallombreuse que les
arguments du chevalier ne convainquaient point, j’aurais bientôt réduit
la donzelle malgré ses airs de prude et de vertueuse. Rien ne s’oublie
plus vite qu’un galant défunt.»

Ce n’était point l’avis du chevalier de Vidalinc, mais il ne jugea pas à
propos d’entamer sur ce sujet une controverse qui eût pu aigrir l’humeur
irritable de Vallombreuse.

«Guérissez-vous d’abord et nous aviserons ensuite; ces discours vous
fatiguent. Tâchez de prendre quelque repos et de ne point vous tracasser
ainsi; le chirurgien me tancerait et me taxerait de mauvais garde-malade
si je ne vous recommandais la tranquillité tant d’esprit que de corps.»

Le blessé, se rendant à cette observation, se tut, ferma les yeux et ne
tarda pas à s’endormir.

Sigognac et le marquis de Bruyères étaient tranquillement revenus à
l’hôtel des _Armes de France_, où, en gentilshommes discrets, ils ne
sonnèrent mot du duel; mais les murailles qu’on dit avoir des oreilles
ont aussi des yeux: elles voient pour le moins aussi bien qu’elles
entendent. Dans ce lieu solitaire en apparence, plus d’un regard
inquisiteur épiait les diverses fortunes du combat. L’oisiveté de la
province fait naître beaucoup de ces mouches invisibles ou peu
remarquées qui voltigent aux endroits où il doit se passer quelque
chose, et qui, bourdonnant des ailes, vont ensuite en répandre la notice
partout. A son déjeuner, tout Poitiers savait déjà que le duc de
Vallombreuse avait été blessé en une rencontre par un adversaire
inconnu. Sigognac, vivant fort retiré à l’hôtel, n’avait montré au
public que son masque et non sa figure. Ce mystère irritait fort la
curiosité, et les imaginations travaillaient avec activité pour
découvrir le nom du vainqueur. Il est inutile de rapporter les
suppositions bizarres qui se firent. Chacun construisit laborieusement
la sienne, s’étayant des inductions les plus frivoles et les plus
ridicules, mais personne n’eut l’idée incongrue que le véritable
triomphateur fût le capitaine Fracasse, dont on avait tant ri la veille.
Un duel entre un seigneur de cette qualité et un baladin eût semblé
chose par trop énorme et trop monstrueuse pour que le soupçon en pût
naître. Plusieurs gens du beau monde envoyèrent à l’hôtel Vallombreuse
pour savoir des nouvelles du duc, comptant tirer quelque indice de
l’indiscrétion ordinaire des valets; mais les valets restèrent
taciturnes comme des muets du sérail par la bonne raison qu’ils
n’avaient rien à dire.

Vallombreuse, pour sa richesse, sa hauteur, sa beauté et ses succès près
des femmes, excitait bien des haines jalouses qui n’osaient se produire
ouvertement, mais dont sa défaite flattait la malignité obscure. C’était
le premier échec qu’il subissait, et tous ceux que son arrogance avait
froissés se réjouissaient de ce coup porté au plus tendre de son
amour-propre. Ils ne tarissaient pas, quoiqu’ils ne l’eussent point vu,
sur la bravoure, adresse et grande mine de l’adversaire. Les dames, qui
avaient toutes plus ou moins à se plaindre des procédés du jeune duc à
leur endroit, car il était de ces sacrificateurs dont le méchant caprice
souille l’autel où ils ont brûlé l’encens, se sentaient pleines
d’enthousiasme pour celui qui vengeait leurs affronts secrets. Elles
l’eussent volontiers couronné de lauriers et de myrtes: nous exceptons
du nombre la tendre Corisande, qui pensa devenir folle à cette nouvelle,
pleura publiquement, et, au risque des plus dures rebuffades, parvint à
forcer la consigne et à voir non pas le duc, trop bien gardé pour cela,
mais le chevalier de Vidalinc, plus doux et pitoyable, lequel eut
grand’peine à rassurer cette amante plus sensible qu’il ne fallait aux
malheurs d’un ingrat.

Cependant, comme rien en ce globe terraqué et sublunaire ne peut rester
caché, l’on sut de maître Bilot, qui le tenait de Jacques, le valet du
marquis, présent à l’entretien de Sigognac et de son maître au souper de
Zerbine, que le héros inconnu, vainqueur du jeune duc de Vallombreuse,
était à n’en point douter le capitaine Fracasse, ou pour mieux dire un
baron engagé par amour dans la troupe ambulante d’Hérode. Quant au nom,
Jacques l’avait oublié. C’était un nom qui finissait en gnac, désinence
commune au pays de Gascogne, mais il était sûr de la qualité.

Cette histoire vraie, quoique romanesque, eut beaucoup de succès dans
Poitiers. On s’intéressa à ce gentilhomme si brave et si bonne lame, et,
quand au théâtre parut le capitaine Fracasse, des applaudissements
prolongés témoignèrent, même avant qu’il eût ouvert la bouche, de la
faveur qu’on lui portait. Des dames, parmi les plus grandes et les plus
huppées, ne craignirent pas d’agiter leurs mouchoirs. Il y eut aussi
pour Isabelle des claquements de mains plus sonores qu’à l’ordinaire qui
faillirent embarrasser cette jeune personne et lui firent monter aux
joues, sous le fard, le naturel incarnat de la pudeur. Sans interrompre
son rôle, elle répondit à ces marques de faveur par une révérence
modeste et une gracieuse inclinaison de tête.

Hérode se frottait les mains de joie, et sa large face blême
s’épanouissait comme une pleine lune, car la recette était superbe et la
caisse risquait de crever par suite d’une pléthore monétaire, tout le
monde ayant voulu voir ce fameux capitaine Fracasse, acteur et
gentilhomme, que n’effrayaient ni bâtons ni épées, et qui ne craignait
pas, valeureux champion de la beauté, de se mesurer avec un duc, terreur
des plus braves. Blazius, lui, n’augurait rien de bon de ce triomphe; il
redoutait, non sans raison, l’humeur vindicative de Vallombreuse qui
trouverait bien moyen de prendre sa revanche et de jouer quelque mauvais
tour à la troupe. Les pots de terre devaient, disait-il, éviter, encore
qu’ils n’eussent pas été rompus au premier choc, de se heurter aux pots
de fer, le métal étant plus dur que l’argile. Sur quoi Hérode, confiant
en l’appui de Sigognac et du marquis, l’appelait poltron, trembleur et
claquedents.

Si le Baron n’eût été épris sincèrement d’Isabelle, il eût pu lui faire
aisément une infidélité et même deux, car plus d’une beauté lui souriait
d’un air fort tendre, malgré son costume extravagant, son nez de carton
enluminé de cinabre, et son rôle ridicule qui ne prêtait point aux
illusions romanesques. Le succès de Léandre en fut même compromis. En
vain il faisait belle jambe, se rengorgeait comme un pigeon pattu,
tournait du doigt les boucles de sa perruque, montrait son solitaire et
découvrait ses dents jusqu’aux gencives; il ne produisait plus d’effet,
et il eût pensé enrager de dépit, si _la Dama tapada_ n’eût été à son
poste, le couvant du regard, répondant aux clins d’yeux qu’il lui
adressait par de petits coups d’éventail sur le bord de la loge et
autres signes d’intelligence amoureuse. Sa récente bonne fortune versait
du baume sur cette petite plaie d’amour-propre, et les plaisirs que la
nuit lui promettait le consolaient de ne pas être l’astre de la soirée.

Les comédiens revinrent à l’auberge, et Sigognac reconduisit Isabelle
jusqu’à sa chambre, où la jeune actrice, contre son habitude, le laissa
entrer. Une femme de chambre alluma une chandelle, remit du bois au feu,
et se retira discrètement. Quand la portière fut retombée, Isabelle prit
la main de Sigognac qu’elle serra avec plus de force qu’on n’aurait pu
en supposer à ces doigts frêles et délicats, et d’un ton de voix que
l’émotion altérait, elle lui dit:

«Jurez de ne plus vous battre pour moi. Jurez-le, si vous m’aimez comme
vous le dites.

--C’est un serment que je ne puis faire, dit le Baron; si quelque
audacieux ose vous manquer de respect, je le châtierai, certes, comme je
le dois, fût-il duc, fût-il prince.

--Songez, reprit Isabelle, que je ne suis qu’une pauvre comédienne,
exposée aux affronts du premier venu. L’opinion du monde, trop
justifiée, hélas! par les mœurs du théâtre, est que toute actrice se
double d’une courtisane. Quand une femme a mis le pied sur les planches,
elle appartient au public; les regards avides détaillent ses charmes,
scrutent ses beautés, et l’imagination s’en empare comme d’une
maîtresse. Chacun, parce qu’il la connaît, croit en être connu, et, s’il
est admis dans les coulisses, étonne sa pudeur par la brusquerie d’aveux
qu’elle n’a point provoqués. Est-elle sage? on prend sa vertu pour
simagrée pure ou calcul intéressé. Ce sont choses qu’il faut souffrir
puisqu’on ne peut les changer. Désormais fiez-vous à moi pour repousser
par un maintien réservé, une parole brève, un air froid, les
impertinences des seigneurs, des robins et des fats de toutes sortes qui
se penchent sur ma toilette ou grattent du peigne, entre les actes, à la
porte de ma loge. Un coup de busc sec sur les doigts qui s’émancipent
vaut bien un coup de votre rapière.

--Permettez-moi de croire, charmante Isabelle, dit Sigognac, que l’épée
du galant homme peut appuyer à propos le busc de l’honnête femme, et ne
me retirez pas cet emploi d’être votre champion et chevalier.»

Isabelle tenait toujours la main de Sigognac, et fixait sur lui ses yeux
bleus pleins de caresses et de supplications muettes pour arracher le
serment désiré; mais le Baron ne l’entendait pas de cette oreille-là, il
était intraitable comme un hidalgo sur le point d’honneur, et il eût
bravé mille morts plutôt que de souffrir qu’on manquât de respect à sa
maîtresse; il voulait qu’Isabelle, sur les planches, fût estimée comme
une duchesse en un salon.

«Voyons, promettez-moi, fit la jeune comédienne, de ne plus vous exposer
ainsi pour de frivoles motifs. Oh! dans quelle inquiétude et quelle
angoisse j’ai attendu votre retour! je savais que vous alliez vous
battre contre ce duc, dont chacun ne parle qu’avec terreur. Zerbine
m’avait tout conté. Méchant que vous êtes, me torturer le cœur de la
sorte! Ces hommes, ils ne songent guère aux pauvres femmes quand leur
orgueil est en jeu; ils vont sans entendre les sanglots, sans voir les
larmes, sourds, aveugles, féroces. Savez-vous que si vous aviez été tué,
je serais morte?»

Les pleurs qui brillaient dans les yeux d’Isabelle à l’idée seule du
danger que Sigognac avait couru, et le tremblement nerveux de sa voix
montraient que la douce créature disait vrai.

Touché plus qu’on ne saurait dire de cette passion sincère, le baron de
Sigognac, enveloppant la taille d’Isabelle de sa main restée libre,
l’attira sur sa poitrine sans qu’elle fît résistance, et ses lèvres
effleurèrent le front penché de la jeune femme, dont il sentait contre
son cœur la respiration haletante.

Ils restèrent ainsi quelques minutes silencieux, dans une extase qu’un
amant moins respectueux que Sigognac eût sans doute mise à profit, mais
il lui répugnait d’abuser de ce chaste abandon produit par la douleur.

«Consolez-vous, chère Isabelle, dit-il d’une voix tendrement enjouée, je
ne suis pas mort, et j’ai même blessé mon adversaire quoiqu’il passe
pour assez bon duelliste.

--Je sais que vous êtes un brave cœur et une main ferme, reprit
Isabelle, aussi je vous aime et ne crains pas de vous le dire, sûre que
vous respecterez ma franchise et n’en tirerez point avantage. Quand je
vous ai vu si triste et si abandonné en ce château lugubre où se fanait
votre jeunesse, je me suis senti une tendre et mélancolique pitié à
votre endroit. Le bonheur ne me séduit pas, son éclat m’effarouche.
Heureux, vous m’auriez fait peur. Dans cette promenade au jardin, où
vous écartiez les ronces devant moi, vous m’avez cueilli une petite rose
sauvage, seul cadeau que vous puissiez me faire; j’y ai laissé tomber
une larme avant de la mettre dans mon sein, et, silencieusement, je vous
ai donné mon âme en échange.»

En entendant ces douces paroles, Sigognac voulut baiser les belles
lèvres qui les avaient dites; mais Isabelle se dégagea de son étreinte
sans pruderie farouche, mais avec cette fermeté modeste qu’un galant
homme ne doit pas contrarier.

«Oui, je vous aime, continua-t-elle, mais ce n’est pas à la façon des
autres femmes; j’ai votre gloire pour but et non mon plaisir. Je veux
bien qu’on me croie votre maîtresse, c’est le seul motif qui puisse
excuser votre présence parmi cette troupe de baladins. Qu’importent les
méchants propos pourvu que je garde ma propre estime et que je me sache
vertueuse? Une tache me ferait mourir. C’est sans doute le sang noble
que j’ai dans les veines qui m’inspire ces fiertés, bien ridicules,
n’est-ce pas? chez une comédienne, mais je suis faite ainsi.»

Bien que timide, Sigognac était jeune. Ces charmants aveux qui n’eussent
rien appris à un fat, le remplissaient d’une ivresse délicieuse et le
troublaient au dernier point. Une vive rougeur montait à ses joues
ordinairement si pâles; il lui semblait que des flammes passaient devant
ses yeux; les oreilles lui tintaient et il sentait jusque dans sa gorge
les palpitations de son cœur. Certes, il ne mettait point en doute la
vertu d’Isabelle, mais il croyait qu’un peu d’audace triompherait de ses
scrupules; il avait entendu dire que l’heure du berger une fois sonnée
ne revient plus. La jeune fille était là devant lui dans toute la gloire
de sa beauté, rayonnante, lumineuse pour ainsi dire, âme visible, ange
debout sur le seuil du paradis d’amour; il fit quelques pas vers elle et
l’entoura de ses bras avec une ardeur convulsive.

Isabelle n’essaya pas de lutter; mais, se penchant en arrière pour
éviter les baisers du jeune homme, elle fixa sur lui un regard plein de
reproche et de douleur. De ses beaux yeux bleus jaillirent des larmes
pures, vraies perles de chasteté qui roulèrent le long de ses joues
subitement décolorées jusque sur les lèvres de Sigognac; un sanglot
comprimé gonfla sa poitrine, et tout son corps s’affaissa comme si elle
eût été près de s’évanouir.

Le Baron éperdu la posa sur un fauteuil et, s’agenouillant devant elle,
lui prit les mains qu’elle lui abandonnait, implorant son pardon,
s’excusant sur une fougue de jeunesse, sur un moment de vertige dont il
se repentait et qu’il expierait par la soumission la plus parfaite.

«Vous m’avez fait bien mal, dit enfin Isabelle avec un soupir. J’avais
tant de confiance en votre délicatesse! l’aveu de mon amour eût dû vous
suffire et vous faire comprendre par sa franchise même que j’étais
résolue à n’y point céder. J’aurais cru que vous m’auriez laisse vous
aimer à ma fantaisie sans inquiéter ma tendresse par des transports
vulgaires. Vous m’avez ôté cette sécurité; je ne doute pas de votre
parole, mais je n’ose plus écouter mon cœur. Il m’était cependant si
doux de vous voir, de vous entendre, de suivre vos pensées dans vos
yeux! C’étaient vos peines que je souhaitais partager, laissant les
plaisirs à d’autres. Parmi tous ces hommes grossiers, libertins,
dissolus, il en est un, me disais-je, qui croit à la pudeur et sait
respecter ce qu’il aime. J’avais fait ce rêve, moi, fille de théâtre,
poursuivie sans cesse par une odieuse galanterie, d’avoir une affection
pure. Je ne demandais qu’à vous conduire jusqu’au seuil du bonheur et à
rentrer ensuite au fond de mon ombre. Vous voyez que je n’étais pas bien
exigeante.

--Adorable Isabelle, chaque mot que vous dites, s’écria Sigognac, me
fait sentir davantage mon indignité; j’ai méconnu ce cœur d’ange; je
devais baiser la trace de vos pas. Mais ne craignez plus rien de moi;
l’époux saura contenir les fougues de l’amant. Je n’ai que mon nom, il
est pur et sans tache comme vous. Je vous l’offre si vous daignez
l’accepter.»

Sigognac était toujours à genoux devant Isabelle: à ces mots la jeune
fille se baissa vers lui et, lui prenant la tête avec un mouvement de
passion délirant, elle imprima sur les lèvres du Baron un baiser rapide;
puis, se levant, elle fit quelques pas dans la chambre.

«Vous serez ma femme, dit Sigognac, enivré au contact de cette bouche
fraîche comme une fleur, ardente comme une flamme.

--Jamais, jamais, répondit Isabelle avec une exaltation extraordinaire;
je me montrerai digne d’un tel honneur en le refusant. Oh, mon ami, en
quel ravissement céleste nage mon âme! vous m’estimez donc? vous oseriez
donc me conduire la tête haute dans ces salles où sont les portraits de
vos aïeux, dans cette chapelle où est le tombeau de votre mère! Je
supporterais sans crainte le regard des morts qui savent tout, et la
couronne virginale ne mentirait pas sur mon front!

--Eh quoi! s’écria le Baron, vous dites que vous m’aimez et vous ne
voulez m’accepter ni comme amant, ni comme mari?

--Vous m’avez offert votre nom, cela me suffit. Je vous le rends, après
l’avoir gardé une minute dans mon cœur. Un instant j’ai été votre femme
et je ne serai jamais à un autre. Tout le temps que je vous embrassais,
j’ai dit oui en moi-même. Je n’avais pas droit à tant de bonheur sur
terre. Pour vous, ami cher, ce serait une grande faute d’embarrasser
votre fortune d’une pauvre comédienne comme moi, à qui l’on reprocherait
toujours sa vie de théâtre quoique honorable et pure. Les mines froides
et compassées dont les grandes dames m’accueilleraient vous feraient
souffrir, et vous ne pourriez provoquer ces méchantes en duel. Vous êtes
le dernier d’une noble race, et vous avez pour devoir de relever votre
maison, abattue par le sort adverse. Lorsque d’un coup d’œil tendre je
vous ai décidé à quitter votre manoir, vous songiez à quelque amourette
et galanterie: c’était bien naturel; moi, devançant l’avenir, je pensais
à tout autre chose. Je vous voyais revenant de la cour, en habit
magnifique, avec quelque bel emploi. Sigognac reprenait son ancien
lustre; en idée j’arrachais le lierre des murailles, je recoiffais
d’ardoises les vieilles tours, je relevais les pierres tombées, je
remettais les vitres aux fenêtres, je redorais les cigognes effacées de
votre blason, et, vous ayant mené jusqu’aux limites de vos domaines, je
disparaissais en étouffant un soupir.

--Votre rêve s’accomplira, noble Isabelle, mais non pas tel que vous le
dites, le dénoûment en serait trop triste. C’est vous qui la première,
votre main dans ma main, franchirez ce seuil d’où les ronces de
l’abandon et de la mauvaise fortune auront disparu.

--Non, non, ce sera quelque belle, noble et riche héritière, digne de
vous en tous points, que vous pourrez montrer avec orgueil a vos amis,
et dont nul ne dira avec un mauvais sourire: «Je l’ai sifflée ou
applaudie à tel endroit.»

--C’est une cruauté de se montrer si adorable et si parfaite en vous
désespérant, dit Sigognac; ouvrir le ciel et le fermer, rien de plus
barbare. Mais je fléchirai cette résolution.

--Ne l’essayez pas, reprit Isabelle avec une fermeté douce, elle est
immuable. Je me mépriserais en y renonçant. Contentez-vous donc d’un
amour le plus pur, le plus vrai, le plus dévoué qui ait jamais fait
battre le cœur d’une femme, mais ne prétendez pas autre chose. Cela est
donc bien pénible, ajouta-t-elle en souriant, d’être adoré d’une ingénue
que plusieurs ont le mauvais goût de trouver charmante? Vallombreuse
lui-même en serait fier!

--Se donner et se refuser si complétement, mettre dans la même coupe
cette douceur et cette amertume, ce miel et cette absinthe, il n’y avait
que vous qui fussiez capable d’un pareil contraste.

--Oui, je suis une fille bizarre, reprit Isabelle, je tiens de ma mère
en cela; mais comme je suis il faut me prendre. Si vous insistiez et me
tourmentiez, je saurais bien me dérober en quelque asile où vous ne me
trouveriez jamais. Ainsi c’est convenu; et comme il se fait tard, allez
en votre chambre et m’accommodez ces vers d’un rôle qui ne vont ni à ma
figure ni à mon caractère dans la pièce que nous devons jouer
prochainement. Je suis votre petite amie, soyez mon grand poëte.»

En disant cette phrase, Isabelle cherchait au fond d’un tiroir un
rouleau noué d’une faveur rose qu’elle remit au baron de Sigognac.

«Maintenant, embrassez-moi et partez, dit-elle en lui tendant la joue.
Vous allez travailler pour moi, et tout labeur mérite salaire.»

De retour chez lui, Sigognac fut longtemps à se remettre de l’émotion
que lui avait causée cette scène. Il était à la fois désolé et ravi,
radieux et sombre, au ciel et dans l’enfer. Il riait et pleurait, en
proie aux sentiments les plus tumultueux et les plus contradictoires; la
joie d’être aimé d’une si belle personne et d’un si noble cœur le
faisait exulter, et la certitude de n’en rien obtenir jamais le jetait
dans un accablement profond. Peu à peu ces folles vagues s’apaisèrent et
le calme lui revint. Sa pensée reprit une à une pour les commenter les
phrases d’Isabelle, et le tableau du château de Sigognac reconstruit,
qu’elle avait évoqué, se présenta à son imagination échauffée avec les
couleurs les plus vives et les plus fortes. Il eut tout éveillé comme
une sorte de rêve:

La façade du castel rayonnait blanche au soleil, et les girouettes
dorées à neuf brillaient sur le fond du ciel bleu. Pierre, revêtu d’une
riche livrée, debout entre Miraut et Béelzébuth sous la porte armoriée,
attendait son maître. Des cheminées si longtemps éteintes montaient de
joyeuses fumées, montrant que le château était peuplé par une
domesticité nombreuse et que l’abondance y était revenue.

Il se voyait lui-même vêtu d’un habit aussi galant que magnifique dont
les broderies scintillaient et papillotaient, menant vers le manoir de
ses ancêtres Isabelle qui portait un costume de princesse blasonné
d’armoiries dont les émaux et les couleurs semblaient appartenir à une
des plus grandes maisons de France. Une couronne ducale brillait sur son
front. Mais la jeune femme n’en paraissait pas plus fière. Elle gardait
son air tendre et modeste et tenait à la main la petite rose, présent de
Sigognac, auquel le temps n’avait rien fait perdre de sa fraîcheur, et
tout en marchant elle en respirait le parfum.

Quand le jeune couple s’approcha du château, un vieillard de l’aspect le
plus vénérable et le plus majestueux, sur la poitrine duquel
étincelaient plusieurs ordres, et dont la physionomie était totalement
inconnue à Sigognac, fit quelques pas hors du porche comme pour
souhaiter la bienvenue aux jeunes époux. Mais ce qui surprit fort le
Baron, c’est que près du vieillard se tenait un jeune homme de la plus
fière tournure dont il ne distinguait d’abord pas bien les traits, mais
qui bientôt lui parut être le duc de Vallombreuse. Le jeune homme lui
souriait amicalement et n’avait plus son expression hautaine.

Les tenanciers criaient: «Vive Isabelle, vive Sigognac» avec les
démonstrations de la joie la plus vive. A travers le tumulte des
acclamations, une fanfare de chasse se fit entendre; bientôt du milieu
d’un taillis déboucha sur la clairière, cravachant son palefroi rebelle,
une amazone dont les traits ressemblaient beaucoup à ceux d’Yolande.
Elle flatta de la main le col de son cheval, le mit à une allure plus
modérée, et passa lentement devant le manoir: Sigognac suivait, malgré
lui, des yeux la superbe chasseresse dont la jupe de velours s’enflait
comme une aile, mais plus il la regardait, plus la vision pâlissait et
se décolorait. Elle prenait des diaphanéités d’ombre, et à travers ces
contours presque effacés on distinguait plusieurs détails du paysage.
Yolande s’évanouissait comme un souvenir confus devant la réalité
d’Isabelle. Le vrai amour faisait envoler les premiers rêves de
l’adolescence.

En effet, dans ce manoir ruiné, où les yeux n’avaient à se repaître que
du spectacle de la désolation et de la misère, le Baron avait vécu,
morne, somnolent, inanimé, plus semblable à une ombre qu’à un homme,
jusqu’au jour de sa première rencontre avec Yolande de Foix en chasse
sur la lande déserte. Il n’avait encore vu que des paysannes cuites par
le hâle, que des bergères crottées, des femelles et non des femmes; il
garda de cette vision un éblouissement comme ceux qui contemplent le
soleil. Toujours il voyait danser devant ses yeux, même quand il les
fermait, cette figure radieuse qui lui semblait appartenir à une autre
sphère. Yolande, il est vrai, était incomparablement belle et bien faite
pour fasciner de plus usagés qu’un pauvre hobereau se promenant sur un
bidet étique dans les habits trop larges de son père. Mais, au sourire
provoqué par son accoutrement grotesque, Sigognac avait senti combien il
lui serait ridicule de nourrir la moindre espérance à l’endroit de cette
insolente beauté. Il évitait Yolande, ou s’arrangeait pour la voir sans
en être aperçu, derrière quelque haie ou tronc d’arbre sur les chemins
qu’elle avait l’habitude de prendre avec sa suite de galants qu’en son
mépris de soi-même il trouvait tous cruellement beaux, merveilleusement
vêtus, superbement aimables. Ces jours-là, le cœur enfiellé d’une amère
tristesse, il revenait au château, pâle, défait, abattu, comme un homme
qui relève de maladie, et il restait silencieux des heures entières,
assis, le menton dans la main, à l’angle de la cheminée.

L’apparition d’Isabelle au château avait donné un but à ce vague besoin
d’aimer qui tourmente la jeunesse et dans l’oisiveté s’attache à des
chimères. Les grâces, la douceur, la modestie de la jeune comédienne,
avaient touché Sigognac au plus tendre de l’âme, et il l’aimait
réellement beaucoup. Elle avait guéri la blessure faite par le mépris
d’Yolande.

Sigognac, après s’être laissé aller à ces rêvasseries fantasmagoriques,
se tança de sa paresse et parvint, non sans peine, à fixer son attention
sur la pièce qu’Isabelle lui avait confiée pour en retoucher quelques
passages. Il retrancha certains vers qui ne congruaient pas à la
physionomie de la jeune comédienne, il en ajouta certains autres; il
refit la déclaration d’amour du galant, comme froide, prétentieuse,
guindée et sentant son phébus. Celle qu’il substitua était, certes, plus
naturelle, plus passionnée, plus chaude; il l’adressait, en idée, à
Isabelle même.

Ce travail l’amena fort tard dans la nuit, mais il s’en tira à son
avantage et satisfaction, et fut récompensé, le lendemain, par un
gracieux sourire d’Isabelle, qui se mit tout de suite à apprendre les
vers que son poëte, comme elle l’appelait, avait arrangés. Ni Hardy ni
Tristan n’eussent mieux fait.

A la représentation du soir, la foule fut encore plus considérable que
la veille, et peu s’en fallut que le portier ne restât étouffé dans la
presse des spectateurs qui voulaient tous entrer en même temps à la
comédie, craignant, bien qu’ils eussent payé, de n’y trouver place. La
réputation du capitaine Fracasse, vainqueur de Vallombreuse, grandissait
d’heure en heure et prenait des proportions chimériques et fabuleuses;
on lui eût attribué volontiers les travaux d’Hercule et les prouesses
des douze pairs de la table ronde. Quelques jeunes gentilshommes,
ennemis du duc, parlaient de rechercher l’amitié de ce vaillant
gladiateur et de l’inviter à faire carousse avec eux au cabaret, à six
pistoles par tête. Plus d’une dame méditait un poulet, d’un tour galant,
à son adresse, et avait jeté au feu cinq ou six brouillons mal venus.
Bref, il était à la mode. On ne jurait plus que par lui. Il se souciait
assez peu de ce succès qui le tirait de l’obscurité où il aurait voulu
rester, mais il ne lui était pas possible de s’y soustraire; il fallait
le subir; un moment, il eut la fantaisie de se dérober et de ne point
paraître en scène. L’idée du désespoir qu’en aurait le Tyran, tout
émerveillé des énormes recettes qu’il encaissait, l’empêcha de le faire.
Ces honnêtes comédiens, qui l’avaient secouru en sa misère, ne
devaient-ils pas profiter de la vogue inopinée dont il jouissait? Aussi,
se résignant à son rôle, il s’adapta son masque, boucla son ceinturon,
drapa sa cape sur son épaule et attendit que l’avertisseur lui vînt dire
que c’était son tour.

Les recettes étant belles et la compagnie nombreuse, Hérode, en
directeur généreux, avait fait doubler le luminaire, de sorte que la
salle resplendissait d’un éclat aussi vif qu’un spectacle de cour. Dans
l’espérance de séduire le capitaine Fracasse, des dames de la ville
s’étaient mises sous les armes, et comme on dit à Rome, _in fiocchi_.
Pas un diamant ne restait dans les écrins, et tout cela brillait et
scintillait sur des poitrines plus ou moins blanches, sur des têtes plus
ou moins jolies, mais qu’animait un vif désir de plaire.

Une seule loge était encore vide, la mieux placée, la plus en vue de la
salle, et les yeux se tournaient curieusement de ce côté. Le peu
d’empressement de ceux qui l’avaient louée étonnait les gentilshommes et
bourgeois de Poitiers, à leur poste depuis plus d’une heure. Hérode,
entre-bâillant le rideau, semblait attendre pour frapper les trois coups
sacramentels que ces dédaigneux arrivassent, car rien n’est maussade en
les comédies comme ces tardives et trop fâcheuses entrées de
spectateurs, qui remuent leurs siéges, s’installent bruyamment et
détournent l’attention.

Comme le rideau se levait, une jeune femme prit place dans la loge, et à
côté d’elle s’assit péniblement un seigneur ayant l’apparence vénérable
et patriarcale. De longs cheveux blancs dont le bout se roulait en des
boucles argentées tombaient des tempes encore bien garnies du vieux
gentilhomme, tandis que le haut de la tête laissait voir un crâne à tons
ivoirins. Ces mèches accompagnaient des joues martelées de couleurs
violentes qui prouvaient l’habitude de vivre au grand air et peut-être
un culte rabelaisien de la dive bouteille. Les sourcils restés noirs et
fort touffus ombrageaient des yeux dont l’âge n’avait pas éteint la
vivacité et qui petillaient encore par moments dans leurs cercles de
rides brunes. Des moustaches et une royale auxquelles on eût pu
appliquer cette épithète de _grifaigne_ que les vieux romans de gestes
attribuent invariablement à la barbe de Charlemagne, se hérissaient en
virgules autour de sa bouche sensuelle et lippue: un double menton
rattachait sa figure à son col replet, et l’apparence générale eût été
assez commune sans le regard qui relevait tout cela et ne permettait pas
de mettre en doute la qualité du personnage. Un collet en point de
Venise se rabattait sur sa veste de brocart d’or, et son linge d’une
blancheur éblouissante soulevé par un abdomen assez proéminent débordait
et couvrait la ceinture d’un haut-de-chausses en velours tanné; un
manteau de même couleur, galonné d’or, jeté négligemment, se drapait au
dos du siége. Il était facile de deviner en ce vieillard un
oncle-chaperon, réduit à l’état de duègne par une nièce adorée malgré
ses caprices; on eût dit, à les

[Illustration:... Une jeune femme prit place dans la loge... (Page
262.)]

voir tous deux, elle, svelte et légère, lui, pesant et refrogné, Diane
menant en laisse un vieux lion demi-privé qui eût aimé mieux dormir en
son antre qu’être ainsi promené de par le monde, mais qui cependant s’y
résigne.

Le costume de la jeune fille prouvait par son élégance la richesse et le
rang de celle qui le portait. Une robe de vert glauque, de cette nuance
que les blondes les plus sûres de leur teint peuvent seules affronter,
faisait valoir la blancheur neigeuse d’une poitrine chastement
découverte, et le col d’une transparence alabastrine jaillissait comme
le pistil de la corolle d’une fleur, d’une collerette empesée et
découpée à jour. La jupe, en toile d’argent, se glaçait de lumière, et
des points brillants marquaient l’orient des perles qui bordaient la
robe et le corsage. Les cheveux, imprégnés de rayons et tournés en
petites boucles sur le front et les tempes, ressemblaient à de l’or
vivant; pour les blasonner ce n’eût pas été trop d’une vingtaine de
sonnets avec tous les concetti italiens et les agudezzas espagnoles.
Déjà la salle entière était éblouie de cette beauté, bien qu’elle n’eût
pas encore ôté son masque, mais ce qu’on en voyait répondait du reste;
le menton délicat et pur, la coupe parfaite de la bouche dont les
rougeurs de framboise gagnaient au voisinage du velours noir, l’ovale
allongé, gracieux et fin de la figure, la perfection idéale d’une
mignonne oreille qu’on eût pu croire ciselée dans l’agate par Benvenuto
Cellini, attestaient assez des charmes enviables des déesses mêmes.

Bientôt, incommodée sans doute par la chaleur de la salle ou peut-être
voulant faire aux mortels une générosité dont ils ne sont guère dignes,
la jeune déité ôta l’odieux morceau de carton qui éclipsait la moitié de
sa splendeur. On vit alors ses yeux charmants dont les prunelles
translucides brillaient comme des pierres de lazulite entre de longs
cils d’or bruni, son nez, demi-grec, demi-aquilin, et ses joues nuancées
d’un imperceptible carmin qui eût fait paraître terreux le teint de la
plus fraîche rose. C’était Yolande de Foix. La jalousie des femmes se
sentant menacées dans leur succès et réduites à l’état de laiderons ou
d’antiquailles l’avait bien reconnue avant quelle ne se fût démasquée.

Promenant un regard tranquille sur la salle émue, Yolande s’accouda au
rebord de la loge, la main appuyée contre la joue dans une pose qui eût
fait la réputation d’un sculpteur et tailleur d’images, si un ouvrier,
fût-il grégeois ou romain, pouvait inventer une attitude de cette grâce
distraite et de cette élégance naturelle.

«Surtout, mon oncle, n’allez pas dormir, dit-elle à demi-voix au vieux
seigneur qui aussitôt écarquilla les yeux et se redressa sur son siége,
cela ne serait pas aimable pour moi, et contraire aux lois de l’ancienne
galanterie que vous vantez toujours.

--Soyez tranquille, ma nièce, quand les fadaises et billevesées que
débitent ces baladins dont les affaires m’intéressent fort peu,
m’ennuieront par trop grièvement, je vous regarderai et soudain
j’ouvrirai l’œil clair comme basilic.»

Pendant ces propos d’Yolande et de son oncle, le capitaine Fracasse,
marchant comme une paire de ciseaux forcée, s’avançait jusque près des
chandelles, roulant des yeux furibonds et faisant la mine la plus
outrageuse et la plus outrecuidante du monde.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent de toutes parts à l’entrée
de l’acteur favori, et l’attention se détourna un moment d’Yolande. A
coup sûr, Sigognac n’était point vaniteux et son orgueil de gentilhomme
méprisait ce métier de baladin à quoi la nécessité l’obligeait.
Cependant nous ne voudrions pas affirmer que son amour-propre ne fût
quelque peu chatouillé de cette approbation chaude et bruyante. La
gloire des histrions, gladiateurs, pantomimes, a parfois rendu jaloux
des personnages haut situés, des empereurs romains et Césars, maîtres du
monde qui ne dédaignèrent point de disputer, dans le cirque ou sur le
théâtre, des couronnes de chanteurs, mimes, lutteurs et cochers, quand
ils en avaient déjà tant d’autres sur le chef, témoin Ænobarbus Néro,
pour ne parler que du plus célèbre.

Quand les battements de mains eurent cessé, le capitaine Fracasse
promena dans la salle ce regard que ne manque pas d’y jeter l’acteur
pour s’assurer que les banquettes sont bien garnies et deviner l’humeur
joyeuse ou farouche du public sur quoi il modèle son jeu, se donnant ou
se refusant des libertés.

Tout à coup le Baron eut un éblouissement; les lumières s’élargirent
comme des soleils, puis lui semblèrent devenues noires sur un fond
lumineux. Les têtes des spectateurs qu’il démêlait confusément à ses
pieds se fondirent en une espèce de brouillard informe. Une sueur
brûlante, aussitôt glacée, le mouilla de la racine des cheveux au talon.
Ses jambes plus molles que coton ployèrent sous lui, et il crut que le
plancher du théâtre lui montait à la ceinture. Sa bouche desséchée,
aride, n’avait plus de salive; un carcan de fer étreignait sa gorge
comme le _garote_ espagnol fait d’un criminel, et de sa cervelle les
mots qu’il devait prononcer s’envolaient effarés, tumultueux, se
heurtant et s’enchevêtrant comme des oiseaux qui fuient de leur cage
ouverte. Sang-froid, contenance, mémoire, tout était parti à la fois. On
eût dit qu’un foudre invisible l’avait frappé, et peu s’en fallût qu’il
ne tombât mort, le nez sur les chandelles. Il venait d’apercevoir
Yolande de Foix, tranquille et radieuse en sa loge qui fixait sur lui
ses beaux yeux pers!

O honte! ô rage! ô mauvais tour du sort! ô contre-temps par trop fâcheux
pour une âme noble! être vu, sous un accoutrement grotesque en cette
fonction indigne et basse de divertir la canaille avec des grimaces, par
une dame si hautaine, si arrogante, si dédaigneuse, devant qui, pour
l’humilier et lui rabattre la superbe, on n’eût voulu faire qu’actions
magnanimes, héroïques, surhumaines! Et ne pouvoir se dérober,
disparaître, s’engloutir dans les entrailles de la terre! Sigognac eut
un instant l’idée de s’enfuir, de s’élancer par la toile du fond en y
faisant un trou avec sa tête comme une baliste; mais il avait aux pieds
ces semelles de plomb dont on prétend qu’usent certains coureurs en
leurs exercices pour être plus légers ensuite; il ne pouvait se détacher
du plancher et il restait là éperdu, béant, stupide, au grand étonnement
de Scapin, qui, s’imaginant que le capitaine Fracasse manquait de
mémoire, lui soufflait, à voix basse, les premiers mots de la tirade.

Le public crut que l’acteur, avant de commencer, désirait une seconde
salve d’applaudissements, et il se mit à battre des mains, à trépigner,
à faire le plus triomphant vacarme qu’on ait jamais ouï en un théâtre.
Cela donna le temps à Sigognac de reprendre ses esprits. Il fit un
suprême effort de volonté et rentra violemment dans la possession de ses
moyens: «Ayons au moins la gloire de notre infamie, se dit-il en se
raffermissant sur ses jambes; il ne manquerait plus que d’être sifflé
devant elle et de recevoir en sa présence une grêle de pommes crues et
d’œufs durs. Peut-être ne m’a-t-elle point reconnu derrière cet ignoble
masque. Qui supposerait un Sigognac sous cet habit de singe savant,
bariolé de rouge et de jaune! Allons, du courage, à la rescousse!
Faisons feu des quatre pieds. Si je joue bien, elle m’applaudira. Ce
sera, certes, un beau triomphe, car elle est outrageuse assez.»

Ces réflexions, Sigognac les fit en moins de temps que nous n’en mettons
à les écrire, la plume ne pouvant suivre les rapidités de la pensée,
tandis qu’il débitait sa grande tirade avec des éclats de voix si
singuliers, des intonations si inattendues, une furie comique si
endiablée, que le public éclata en bravi, et qu’Yolande elle-même, bien
qu’elle témoignât ne prendre point de goût à ces farces, ne put
s’empêcher de sourire. Son oncle, le gros commandeur était parfaitement
éveillé et heurtait les paumes de ses mains goutteuses en signe de
satisfaction. Le malheureux Sigognac au désespoir, par l’exagération de
son jeu, l’outrance de ses bouffonneries, la folie de ses rodomontades,
semblait vouloir se bafouer lui-même et pousser la dérision de son sort
jusques à la limite extrême où elle pouvait aller; il jetait à ses pieds
dignité, noblesse, respect de soi, souvenir des ancêtres; et il
trépignait dessus avec une joie délirante et féroce! «Tu dois être
contente, Fortune adverse, je suis assez humilié, assez profondément
enfoncé dans l’abjection, pensait-il tout en recevant les nasardes,
croquignoles et coups de pied, tu m’avais fait misérable! tu me rends
ridicule! tu me forces par un lâche tour à me déshonorer devant cette
fière personne! Que te faut-il de plus?»

Parfois la colère le prenait et il se redressait sous le bâton de
Léandre d’un air si formidable et dangereux que celui-ci reculait de
peur; mais, revenant par un brusque soubresaut à l’esprit de son rôle,
il tremblait de tout son corps, claquait des dents, flageolait sur ses
jambes, bégayait et donnait, au grand plaisir des spectateurs, tous les
signes de la plus lâche poltronnerie.

Ces extravagances, qui eussent paru ridicules dans un rôle moins chargé
que celui de Matamore, étaient attribuées par le public à la verve de
l’acteur tout à fait entré dans la peau du personnage, et ne laissaient
pas que de produire un bon effet. Isabelle seule avait deviné ce qui
causait le trouble du Baron: la présence dans la salle de cette
insolente chasseresse dont les traits ne lui étaient que trop restés
dans la mémoire. Tout en jouant son rôle, elle tournait à la dérobade
les yeux vers la loge où trônait, avec l’orgueil dédaigneux et
tranquille d’une perfection sûre d’elle-même, l’altière beauté que, dans
son humilité, elle n’osait appeler sa rivale. Elle trouvait une amère
douceur à constater intérieurement cette supériorité inéluctable, et se
disait que nulle femme n’eût pu lutter d’appas contre une telle déesse.
Ces charmes souverains lui firent comprendre les amours insensés
qu’excitent parfois chez des marauds du peuple la grâce nonpareille de
quelque jeune reine apparue en un triomphe ou cérémonie publique, amours
suivis de folie, prisons et supplices.

Quant à Sigognac, il s’était promis de ne pas regarder Yolande de peur
d’être saisi par un transport soudain, et la raison perdue, de faire
publiquement quelque incartade bizarre qui le déshonorât. Il tâchait, au
contraire, de se calmer en tenant sa vue attachée, lorsque le rôle le
permettait, sur cette douce et bonne Isabelle. Ce charmant visage,
empreint d’une légère tristesse qu’expliquait la fâcheuse tyrannie d’un
père qui, dans la comédie, la voulait marier contre son gré, redonnait à
son âme un peu de repos; l’amour de l’une le consolait du mépris de
l’autre. Il reprenait de l’estime pour lui-même et trouvait la force de
continuer son jeu.

Ce supplice eut un terme enfin. La pièce s’acheva, et lorsque, rentré
dans la coulisse, Sigognac, qui étouffait, défit son masque, ses
camarades furent frappés de l’altération étrange de ses traits. Il était
livide et se laissa tomber comme un corps sans vie sur un banc qui se
trouvait là. Le voyant près de pâmer, Blazius lui apporta un flacon de
vin, disant que rien n’était efficace en ces occurrences comme une
lampée ou deux du meilleur. Sigognac fit signe qu’il ne voulait que de
l’eau.

«Condamnable régime, dit le Pédant, grave erreur diététique; l’eau ne
convient qu’aux grenouilles, poissons et sarcelles, nullement aux
humains; en bonne pharmacie, on devrait écrire sur les carafes: «Remède
pour usage externe.» Je mourrais subitement tout vif si j’avalais une
goutte de cette humidité fade.»

Le raisonnement de Blazius n’empêcha point le Baron d’avaler un pot
d’eau tout entier. La fraîcheur du breuvage le remit tout à fait, et il
commença à promener autour de lui des regards moins effarés.

«Vous avez joué d’une façon admirable et fantasque, dit Hérode en
s’approchant du Capitaine, mais il ne faut point se livrer de la sorte.
Un tel feu vous consumerait bientôt. L’art du comédien est de se ménager
et de ne présenter que les apparences des choses. Il doit être froid en
brûlant les planches et rester tranquille au milieu des plus grandes
furies. Jamais acteur n’a représenté si au vif l’emphase, l’impertinence
et la folie du Matamore, et si vous pouviez retrouver ces effets
d’improvisation, vous emporteriez dessus tous autres la palme comique.

--N’est-ce point, répondit amèrement le Baron, que j’ai bien rempli mon
personnage? Je me sentais moi-même fort burlesque et fort bouffon dans
la scène où ma tête passe à travers la guitare que Léandre me casse sur
le crâne.

--De vrai, vous faisiez, reprit le Tyran, la mine la plus
hétéroclitement furibonde et risible qui se puisse imaginer.
Mademoiselle Yolande de Foix, cette belle personne si fière, si noble,
si sérieuse, a daigné en sourire. Je l’ai bien vu.

--Ce m’est un grand honneur, fit Sigognac, dont les joues
s’empourprèrent subitement, d’avoir diverti cette beauté.

--Pardon, dit le Tyran qui s’aperçut de cette rougeur. Ce succès qui
nous enivre, nous autres, pauvres baladins de profession, doit être
indifférent à une personne de votre qualité, bien au-dessus des
applaudissements, même illustres.

--Vous ne m’aviez point fâché, brave Hérode, dit Sigognac en tendant la
main au Tyran; il faut faire bien tout ce qu’on fait. Mais je ne pouvais
m’empêcher de songer que ma jeunesse avait espéré d’autres triomphes.»

Isabelle, qui s’était habillée pour l’autre pièce, passa près de
Sigognac et lui jeta, avant d’entrer en scène, un regard d’ange
consolateur, si chargé de tendresse, de sympathie, de passion, qu’il en
oublia tout à fait Yolande et ne se sentit plus malheureux. Ce fut un
baume divin qui cicatrisa les plaies de son orgueil pour un moment du
moins, car ces plaies-là se rouvrent et saignent toujours.

Le marquis de Bruyères était à son poste, et quelque occupé qu’il fût
d’applaudir Zerbine pendant la représentation, il ne laissa pas que
d’aller saluer Yolande qu’il connaissait et dont parfois il suivait la
chasse. Il lui conta, sans nommer le Baron, le duel du capitaine
Fracasse avec le duc de Vallombreuse dont il savait mieux que personne
les détails, ayant été témoin de l’un des deux adversaires.

«Vous faites mal à propos le discret, répondit Yolande, j’ai bien deviné
que le capitaine Fracasse n’est autre que le baron de Sigognac. Ne
l’ai-je pas vu partir de sa tour à hiboux en compagnie de cette
péronnelle, de cette bohémienne qui joue les ingénues d’un air si
confit, ajouta-t-elle avec un ris un peu forcé, et n’était-il pas en
votre château à la suite des comédiens? A sa mine niaise je n’eusse pas
cru qu’il fût si parfait baladin et si vaillant compagnon.»

Tout en causant avec Yolande, le marquis promenait ses regards dans la
salle dont il saisissait mieux l’aspect que de la place qu’il occupait
ordinairement, tout près des violons, pour mieux suivre le jeu de
Zerbine. Son attention se porta sur la dame masquée qu’il n’avait point
aperçue jusqu’alors, puisque lui-même, assis au premier rang, tournait
presque toujours le dos aux spectateurs dont il désirait n’être pas trop
remarqué. Bien qu’elle fût comme ensevelie sous ses dentelles noires, il
crut reconnaître dans la tournure et l’attitude de cette beauté
mystérieuse quelque chose qui lui rappelait vaguement la marquise sa
femme. «Bah! se dit-il, elle doit être au château de Bruyères, où je
l’ai laissée.» Cependant elle faisait scintiller, à l’annulaire de la
main qu’elle tenait coquettement posée sur le bord de la loge, comme
pour se dédommager de ne point montrer son visage, un assez gros diamant
que la marquise avait l’habitude de porter, et, cet indice lui troublant
la fantaisie, il prit congé d’Yolande et du vieux seigneur dans l’idée
de s’aller assurer du fait avec une civilité assez brusque, mais non pas
si prompte qu’il ne trouvât, quand il parvint au but, le nid sans
l’oiseau. La dame, alarmée, était partie. Ce dont il resta fort perplexe
et désappointé, quoiqu’il fût mari philosophe. «Serait-elle amoureuse de
ce Léandre? murmura-t-il; heureusement j’ai fait bâtonner le fat par
avance et je suis en règle de ce côté-là.» Cette pensée lui rendit sa
sérénité et il alla derrière le rideau rejoindre la Soubrette qui
s’étonnait déjà de ne le point voir accourir et le reçut avec la
mauvaise humeur simulée dont ces sortes de femmes agacent les hommes.

Après la représentation, Léandre, inquiet de ce que la marquise avait
disparu subitement au milieu du spectacle, se rendit sur la place de
l’église à l’endroit où le page venait le prendre avec le carrosse. Il
trouva le page tout seul qui lui remit une lettre accompagnée d’une
petite boîte fort lourde, et disparut si rapidement dans l’ombre que le
comédien eût pu douter de la réalité de l’apparition s’il n’eût eu entre
les mains la missive et le paquet. Appelant un laquais qui passait avec
un falot pour aller chercher son maître en quelque maison voisine,
Léandre rompit le cachet d’une main hâtive et tremblante, et, approchant
le papier de la lanterne que le valet lui tenait à hauteur du nez, il
lut les lignes suivantes:

     «Cher Léandre, je crains bien que mon mari ne m’ait reconnue à la
     comédie, malgré mon masque; il fixait les yeux avec une telle
     insistance sur ma loge, que je me suis retirée en toute hâte pour
     ne pas être surprise. La prudence, si contraire à l’amour, nous
     prescrit de ne pas nous voir, cette nuit, au pavillon. Vous
     pourriez être épié, suivi, tué peut-être, sans parler des dangers
     que moi-même je puis courir. En attendant des occasions plus
     heureuses et plus commodes, veuillez bien porter cette chaîne d’or
     à trois tours que mon page vous remettra. Puisse-t-elle, toutes les
     fois que vous la mettrez à votre col, vous faire souvenir de celle
     qui ne vous oubliera jamais et vous aimera toujours.

     «Celle qui, pour vous, n’est que Marie.»

«Hélas! voilà mon beau roman fini, se disait Léandre en donnant quelque
monnaie au laquais dont il avait emprunté le falot; c’est dommage! Ah!
charmante marquise, comme je vous eusse aimée longtemps! continua-t-il
quand le valet fut éloigné, mais les destins jaloux de mon bonheur ne
l’ont point permis; soyez tranquille, madame, je ne vous compromettrai
point par des flammes indiscrètes. Ce brutal de mari me navrerait sans
pitié et plongerait le fer en votre blanche poitrine. Non, non, point de
ces tueries sauvages, mieux faites pour les tragédies que pour la vie
commune. Dût mon cœur en saigner, je ne chercherai point à vous revoir,
et me contenterai de baiser cette chaîne moins fragile et plus pesante
que celle qui nous a un instant unis. Combien peut-elle valoir? Mille
ducats pour le moins, à en juger par sa lourdeur! Comme j’ai raison
d’aimer les grandes dames! elles n’ont d’inconvénients que les coups de
bâton et les coups d’épée qu’on risque à leur service. En somme,
l’aventure s’arrête au bel endroit, ne nous plaignons pas.» Et curieux
de voir à la lumière briller et chatoyer sa chaîne d’or, il se rendit à
l’hôtel

[Illustration: DAME LÉONARDE. (Page 271.)]

des _Armes de France_ d’un pas assez délibéré pour un amant qui vient de
recevoir son congé.

En rentrant dans sa chambre, Isabelle trouva au milieu de la table une
cassette placée de manière à forcer le regard le plus distrait de la
voir. Un papier plié était posé sous un des angles de la boîte qui
devait contenir des choses fort précieuses, car elle était déjà un joyau
elle-même. Le papier n’était point scellé et contenait ces mots d’une
écriture tremblée et péniblement formée comme celle d’une main dont
l’usage n’est pas libre: «Pour Isabelle.»

Une rougeur d’indignation monta aux joues de la comédienne à l’aspect de
ces présents dont plus d’une vertu eût été ébranlée. Sans même ouvrir la
cassette par curiosité féminine, elle appela maître Bilot qui n’était
point couché encore, préparant un souper pour quelques seigneurs, et lui
dit d’emporter cette boîte pour la remettre à qui de droit, car elle ne
la voulait pas souffrir une minute de plus en sa possession.

L’aubergiste fit l’étonné et jura son grand sacredieu, serment aussi
solennel pour lui que le Styx pour les Olympiens, qu’il ignorait qui
avait mis là cette boîte, bien qu’il se doutât de sa provenance. En
effet, c’était dame Léonarde à laquelle le duc s’était adressé, pensant
qu’une vieille femme réussit là où le diable échoue, qui avait
frauduleusement posé ces joyaux sur la table, en l’absence d’Isabelle.
Mais, ici, la damnable matrone avait vendu ce qu’elle ne pouvait livrer,
présumant trop de la force corruptrice des pierreries et de l’or qui
n’agit que sur les âmes viles.

«Tirez cela d’ici, dit Isabelle à maître Bilot, rendez cette boîte
infâme à qui l’envoie, et surtout ne sonnez mot de la chose au
Capitaine; quoique ma conduite ne soit en rien coupable, il pourrait
entrer en des furies et faire des esclandres dont souffrirait ma
réputation.»

Maître Bilot admira le désintéressement de cette jeune comédienne qui
n’avait pas même regardé des bijoux à tourner la tête d’une duchesse, et
les renvoyait dédaigneusement, comme des dragées de plâtre ou des noix
creuses, et, en se retirant, il lui fit un salut des plus respectueux,
celui qu’il eût adressé à une reine, tant cette vertu le surprenait.

Agitée, enfiévrée, Isabelle, après le départ de maître Bilot, ouvrit la
fenêtre pour éteindre, à la fraîcheur de la nuit, les feux de ses joues
et de son front. Une lumière brillait à travers les branches des arbres
sur la façade noire de l’hôtel Vallombreuse, sans doute au logis du
jeune duc blessé. La ruelle semblait déserte. Cependant Isabelle, de
cette ouïe fine de la comédienne habituée à saisir au vol le murmure du
souffleur, crut entendre une voix très-basse qui disait: «Elle n’est pas
encore couchée.»

Très-intriguée de cette phrase, elle se pencha un peu, et il lui sembla
démêler dans l’ombre, au pied de la muraille, deux formes humaines
enveloppées de manteaux et se tenant immobiles comme des statues de
pierre au porche d’une église; à l’autre bout de la ruelle, malgré
l’obscurité, ses yeux dilatés par la peur découvrirent un troisième
fantôme qui paraissait faire le guet.

Se sentant observés, les êtres énigmatiques disparurent ou se cachèrent
plus soigneusement, car Isabelle ne distingua ni n’entendit plus rien.
Fatiguée de faire vedette, et croyant avoir été le jouet d’une illusion
nocturne, elle referma doucement sa fenêtre, poussa le verrou de sa
porte, posa la lumière près de son lit, et se coucha avec une vague
angoisse que ne pouvaient calmer les raisonnements qu’elle se faisait.
En effet, qu’avait-elle à craindre en une auberge pleine de monde, à
deux pas de ses amis, dans sa chambre bien et dûment verrouillée et
fermée à triple tour? Quel rapport pouvaient avoir avec elle ces ombres
entrevues au bas de la muraille et qui étaient sans doute quelques
tire-laines attendant une proie et gênés par la lumière de sa fenêtre?

Tout cela était logique, mais ne la rassurait pas: un pressentiment
anxieux lui serrait la poitrine. Si elle n’eût craint d’être raillée,
elle se fût levée et réfugiée chez une compagne, mais Zerbine n’était
pas seule, Sérafine ne l’aimait guère, et la duègne lui causait une
répugnance instinctive. Elle resta donc en proie à d’inexprimables
terreurs.

Le moindre craquement de la boiserie, le plus léger grésillement de la
chandelle dont la mèche, non mouchée, se coiffait d’un noir champignon,
la faisait tressaillir et s’enfoncer sous les couvertures, de peur de
voir dans les angles obscurs quelque forme monstrueuse; puis elle
reprenait courage, inspectant du regard l’appartement où rien n’avait
l’air suspect ou surnaturel.

[Illustration:... et se laissa tomber sur le plancher... (Page 273.)]

Dans le haut d’une des murailles était pratiqué un œil-de-bœuf destiné
sans doute à donner du jour à quelque cabinet obscur. Cet œil-de-bœuf
s’arrondissait sur la paroi grisâtre, aux faibles reflets de la lumière,
comme l’énorme prunelle noire d’un œil cyclopéen, et semblait espionner
les actions de la jeune femme. Isabelle ne pouvait pas s’empêcher de
regarder fixement ce trou profond et sombre, grillé, au reste, de deux
barreaux de fer en croix. Il n’y avait donc rien à craindre de ce côté;
pourtant, à un certain moment, Isabelle crut voir au fond de cette ombre
briller deux yeux humains.

Bientôt une tête basanée, à longs cheveux noirs, ébouriffés, s’engagea
dans un des étroits compartiments dessinés par l’intersection des
barreaux; un bras maigre suivit, puis les épaules passèrent, se
froissant au rude contact du fer, et une petite fille de huit à dix ans,
se cramponnant de la main au rebord de l’ouverture, allongea tant
qu’elle put son corps chétif le long de la muraille et se laissa tomber
sur le plancher sans faire plus de bruit qu’une plume ou qu’un flocon de
neige qui descendent à terre.

A l’immobilité d’Isabelle, pétrifiée et médusée de terreur, l’enfant
l’avait crue endormie, et quand elle s’approcha du lit, pour s’assurer
si ce sommeil était profond, une surprise extrême se peignit sur son
visage couleur de bistre.

«La dame au collier! dit-elle en touchant les perles qui bruissaient à
son col maigre et brun, la dame au collier!»

De son côté, Isabelle, à demi morte de peur, avait reconnu la petite
fille rencontrée à l’auberge du _Soleil bleu_ et sur la route de
Bruyères en compagnie d’Agostin. Elle essaya d’appeler au secours, mais
l’enfant lui mit la main sur la bouche.

«Ne crie pas, tu ne cours aucun danger; Chiquita a dit qu’elle ne
couperait jamais le col à la dame qui lui a donné les perles qu’elle
avait envie de voler.

--Mais que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? fit Isabelle,
reprenant quelque sang-froid à la vue de cet être faible et débile qui
ne pouvait être bien redoutable, et d’ailleurs manifestait certaine
reconnaissance sauvage et bizarre à son endroit.

--Ouvrir le verrou que tu pousses tous les soirs, reprit Chiquita du ton
le plus tranquille et comme n’ayant aucun doute sur la légitimité de son
action; on m’a choisie pour cela parce que je suis agile et mince comme
une couleuvre. Il n’y a guère de trous par où je ne puisse passer.

--Et pourquoi voulait-on te faire ouvrir le verrou? Pour me voler?

--Oh non, répondit Chiquita d’un air dédaigneux; c’était pour que les
hommes pussent entrer dans la chambre et t’emporter.

--Mon Dieu, je suis perdue, s’écria Isabelle en gémissant et en joignant
les mains.

--Non pas, dit Chiquita, puisque je laisserai le verrou fermé. Ils
n’oseraient forcer la porte, cela ferait du bruit, on viendrait et on
les prendrait; pas si bêtes!

--Mais j’aurais crié, je me serais accrochée aux murs, on m’aurait
entendue.

--Un bâillon étouffe les cris, dit Chiquita avec l’orgueil d’un artiste
qui explique à un ignorant un secret du métier, une couverture roulée
autour du corps empêche les mouvements. C’est très-facile. Le valet
d’écurie était gagné et il devait ouvrir la porte de derrière.

--Qui a tramé cette machination odieuse? dit la pauvre comédienne, tout
effarée du péril qu’elle avait couru.

--C’est le seigneur qui a donné de l’argent, oh! beaucoup d’argent!
comme ça, plein les mains! répondit Chiquita dont les yeux brillèrent
d’un éclat cupide et farouche; mais c’est égal, tu m’as fait cadeau des
perles; je dirai aux autres que tu ne dormais pas, qu’il y avait un
homme dans ta chambre et que c’est un coup manqué. Ils s’en iront.
Laisse-moi te regarder; tu es belle, et je t’aime, oui, beaucoup,
presque autant qu’Agostin. Tiens! fit-elle en avisant sur la table le
couteau trouvé dans la charrette, tu as là le couteau que j’ai perdu, le
couteau de mon père. Garde-le, c’est une bonne lame.

    Quand cette vipère vous pique,
    Pas de remède en la boutique.

Vois-tu, on tourne la virole ainsi et puis on donne le coup comme cela;
de bas en haut, le fer entre mieux. Porte-le dans ton corsage, et quand
les méchants te voudront contrarier, paf! tu leur fendras le ventre.» Et
la petite commentait ses paroles de gestes assortis.

Cette leçon du couteau, donnée, la nuit, dans cette situation étrange
par cette petite voleuse hagarde et demi folle, produisait sur Isabelle
l’effet d’un de ces cauchemars qu’on essaye en vain de secouer.

«Tiens le couteau dans ta main de la sorte, les doigts serrés. On ne te
fera rien. Maintenant, je m’en vais. Adieu, souviens-toi de Chiquita!»

La petite complice d’Agostin approcha une chaise du mur, y monta, se
haussa sur les pieds, saisit le barreau, se courba en arc et appuyant
les talons à la muraille par un soubresaut nerveux, eut bientôt gagné le
rebord de l’œil-de-bœuf, par où elle disparut en murmurant comme une
sorte de vague chanson en prose: «Chiquita passe par les trous de
serrures, danse sur la pointe des grilles et les tessons de bouteille
sans se faire mal. Bien malin qui la prendra!»

Isabelle attendit le jour avec impatience, sans pouvoir fermer l’œil
tant cet événement bizarre l’avait agitée; mais le reste de la nuit fut
tranquille.

Seulement quand la jeune fille descendit dans la salle à manger, ses
compagnons furent frappés de sa pâleur et du cercle marbré qui entourait
ses yeux. On la pressa de questions et elle raconta son aventure
nocturne. Sigognac, furieux, ne parlait de rien moins que de saccager la
maison du duc de Vallombreuse à qui il attribuait, sans hésiter, cette
tentative scélérate.

«M’est avis, dit Blazius, qu’il serait urgent de ployer nos décorations,
et d’aller nous perdre ou plutôt nous sauver en cet océan de Paris. Les
choses se gâtent.»

Les comédiens se rangèrent à l’opinion du Pédant, et le départ fut fixé
pour le lendemain.



XI.

LE PONT-NEUF.


Il serait long et fastidieux de suivre étape par étape le chariot
comique jusqu’à Paris, la grand’ville; il n’arriva point pendant la
route d’aventure qui mérite d’être racontée. Nos comédiens avaient la
bourse bien garnie et marchaient rondement, pouvant louer des chevaux et
faire de bonnes traites. A Tours et à Orléans la troupe s’arrêta pour
donner quelques représentations dont la recette satisfit Hérode plus
sensible en sa qualité de directeur et de caissier au succès monnayé
qu’à tout autre. Blazius commençait à se rassurer et à rire des terreurs
que lui avait inspirées le caractère vindicatif de Vallombreuse.
Cependant Isabelle tremblait encore à cette idée d’enlèvement qui
n’avait pas réussi, et plus d’une fois en songe, quoique dans les
auberges elle fît chambre commune avec Zerbine, elle crut revoir la tête
hagarde et sauvage de Chiquita sortir d’une lucarne à fond noir en
montrant toutes ses dents blanches. Effrayée par cette vision, elle se
réveillait poussant des cris, et sa compagne avait de la peine à la
calmer. Sans témoigner autrement d’inquiétude, Sigognac couchait dans la
chambre la plus voisine, l’épée sous le chevet et tout habillé en cas
d’algarade nocturne. Le jour, il cheminait le plus souvent à pied, au
devant du chariot, en éclaireur, surtout lorsque près de la route
quelques buissons, taillis, pans de murs ou chaumines ruinées, pouvaient
servir de retraite à une embuscade. S’il voyait un groupe de voyageurs à
mine suspecte, il se repliait vers la charrette où le Tyran, Scapin,
Blazius et Léandre représentaient une respectable garnison, encore que
de ces deux derniers l’un fût vieil et l’autre craintif comme un lièvre.
D’autres fois, en bon général d’armée qui sait prévenir les feintes de
l’ennemi, il se tenait à l’arrière-garde, car le péril pouvait aussi
bien venir de ce côté. Mais ces précautions furent inutiles et
surérogatoires. Aucune attaque ne vint surprendre la troupe, soit que le
duc n’eût point eu le temps de la combiner, soit qu’il eût renoncé à
cette fantaisie, ou bien encore que la douleur de sa blessure lui retînt
le courage.

Quoiqu’on fût en hiver, la saison n’était pas trop rigoureuse. Bien
nourris, et s’étant précautionnés à la friperie de vêtements chauds et
plus épais que la serge des manteaux de théâtre, les comédiens ne
souffraient pas du froid, et la bise n’avait d’autre inconvénient que de
faire monter aux joues des jeunes actrices un incarnat un peu plus vif
que de coutume et qui parfois même s’étendait jusque sur leur nez
délicat. Ces roses d’hiver, quoique un peu déplacées, ne leur allaient
point mal, car tout sied à de jolies femmes. Quant à dame Léonarde, son
teint de duègne usé par quarante ans de fard était inaltérable. La bise
et l’aquilon n’y faisaient que blanchir.

Enfin l’on arriva vers quatre heures du soir, tout près de la grande
ville, du côté de la Bièvre dont on passa le ponceau, en longeant la
Seine, ce fleuve illustre entre tous, dont les flots ont l’honneur de
baigner le palais de nos rois et tant d’autres édifices renommés par le
monde. Les fumées que dégorgeaient les cheminées des maisons formaient
au bas du ciel un grand banc de brume rousse à demi transparent,
derrière lequel le soleil descendait tout rouge et dépouillé de ses
rais. Sur ce fond de lumière sourde se dessinait en gris violâtre le
contour des bâtiments privés, religieux et publics, que la perspective
permettait d’embrasser de cet endroit. On apercevait de l’autre côté du
fleuve, au delà de l’île Louviers, le bastion de l’Arsenal, les
Célestins, et plus en face de soi la pointe de l’île Notre-Dame. La
porte Saint-Bernard franchie, le spectacle devint magnifique. Notre-Dame
apparaissait en plein, se montrant par le chevet avec ses arcs-boutants
semblables à des côtes de poissons gigantesques, ses deux tours carrées
et sa flèche aiguë plantée sur l’intersection des nefs. D’autres
clochetons plus humbles trahissant au-dessus des toits des églises ou
des chapelles enfouies dans la cohue des maisons, mordaient de leurs
dents noires la bande claire du ciel, mais la cathédrale attirait
surtout les regards de Sigognac, qui n’était jamais venu à Paris, et que
la grandeur de ce monument étonnait.

Le mouvement des voitures chargées de denrées diverses, le nombre des
cavaliers et des piétons qui se croisaient tumultueusement sur le bord
du fleuve ou dans les rues qui le longent et où s’engageait parfois le
chariot pour prendre le plus court, les cris de toute cette foule
l’éblouissaient et l’étourdissaient, lui, accoutumé à la vaste solitude
des landes et au silence mortuaire de son vieux château délabré. Il lui
semblait qu’une meule de moulin tournât dans sa tête et il se sentait
chanceler comme un homme ivre. Bientôt l’aiguille mignonnement ouvrée de
la Sainte-Chapelle s’élança par-dessus les combles du palais pénétrée
par les dernières lueurs du couchant. Les lumières qui s’allumaient
piquaient de points rouges les façades sombres des maisons, et la
rivière réfléchissait ces lueurs en les allongeant comme des serpents de
feu dans ses eaux noires.

Bientôt se dessina dans l’ombre, le long du quai, l’église et le cloître
des Grands-Augustins, et sur le terre-plein du Pont-Neuf, Sigognac vit à
sa droite s’ébaucher à travers l’obscurité croissante la forme d’une
statue équestre, celle du bon roi Henri IV; mais le chariot tournant
l’angle de la rue Dauphine nouvellement percée sur les terrains du
couvent fit bientôt disparaître le cavalier et le cheval.

Il y avait dans le haut de la rue Dauphine, près de la porte de ce nom,
une vaste hôtellerie où descendaient parfois les ambassades des pays
extravagants et chimériques. Cette auberge pouvait recevoir à
l’improviste de nombreuses compagnies. Les bêtes y étaient toujours
sûres de trouver du foin au râtelier et les maîtres n’y manquaient
jamais de lits. C’était là qu’Hérode avait fixé, comme en un lieu
propice, le campement de sa horde théâtrale. Le brillant état de la
caisse permettait ce luxe; luxe utile d’ailleurs, car il relevait la
troupe en montrant qu’elle n’était point composée de vagabonds, escrocs
et débauchés, forcés par la misère à ce fâcheux métier d’histrions de
province, mais bien de braves comédiens à qui leur talent faisait un
revenu honnête, chose possible comme il appert des raisons qu’en donne
M. Pierre de Corneille, poëte célèbre, en sa pièce de l’_Illusion
comique_.

La cuisine où les comédiens entrèrent en attendant qu’on préparât leurs
chambres était grande à y pouvoir accommoder à l’aise le dîner de
Gargantua ou de Pantagruel. Au fond de l’immense cheminée qui s’ouvrait
rouge et flamboyante, comme la gueule représentant

[Illustration: L’HOTELLERIE DE LA RUE DAUPHINE. (Page 278.)]

l’enfer dans la grande diablerie de Douai, brûlaient des arbres tout
entiers. A plusieurs broches superposées, que faisait mouvoir un chien
se démenant comme un possédé à l’intérieur d’une roue, se doraient des
chapelets d’oies, de poulardes et de coqs vierges, brunissaient des
quartiers de bœuf, roussissaient des longes de veaux, sans compter les
perdrix, bécassines, cailles et autres menues chasses. Un marmiton à
demi cuit lui-même et ruisselant de sueur, bien qu’il ne fût vêtu que
d’une simple veste de toile, arrosait ces victuailles avec une cuillère
à pot qu’il replongeait dans la lèchefrite dès qu’il en avait versé le
contenu: vrai travail de Danaïde, car le jus recueilli s’écoulait
toujours.

Autour d’une longue table de chêne, couverte de mets en préparation,
s’agitait tout un monde de cuisiniers, prosecteurs, gâte-sauces, des
mains desquels les aides recevaient les pièces lardées, troussées,
épicées, pour les porter aux fourneaux qui, tout incandescents de braise
et pétillants d’étincelles, ressemblaient plutôt aux forges de Vulcain
qu’à des officines culinaires, les garçons ayant l’air de cyclopes à
travers cette brume enflammée. Le long des murs brillait une formidable
batterie de cuisine de cuivre rouge ou de laiton: chaudrons, casseroles
de toutes grandeurs, poissonnières à faire cuire le léviathan au court
bouillon, moules de pâtisseries façonnés en donjons, dômes, petits
temples, casques et turbans de forme sarrasine, enfin toutes les armes
offensives et défensives que peut renfermer l’arsenal du dieu Gaster.

A chaque instant arrivait de l’office quelque robuste servante, aux
joues colorées et mafflues comme les peintres flamands en mettent dans
leurs tableaux, portant sur la tête ou la hanche des corbeilles pleines
de provisions.

«Passez-moi la muscade, disait l’un! un peu de cannelle, s’écriait
l’autre! Par ici les quatre épices! remettez du sel dans la boîte! les
clous de girofle! du laurier! une barde de lard, s’il vous plaît, bien
mince! soufflez ce fourneau; il ne va pas! éteignez cet autre, il va
trop et tout brûlera comme châtaignes oubliées en la poêle! versez du
jus dans ce coulis! allongez-moi ce roux, car il épaissit! battez-moi
ces blancs d’œufs en père fouetteur, ils ne moussent pas! saupoudrez-moi
ce jambonneau de chapelure! tirez de la broche cet oison, il est à
point! encore cinq ou six tours pour cette poularde! Vite, vite,
enlevez le bœuf! il faut qu’il soit saignant. Laissez le veau et les
poulets:

    Les veaux mal cuits, les poulets crus,
    Font les cimetières bossus.

Retenez cela, galopin. N’est pas rôtisseur qui veut. C’est un don du
ciel. Portez ce potage à la reine au numéro 6. Qui a demandé les cailles
au gratin? Dressez vivement ce râble de lièvre piqué!» Ainsi se
croisaient dans un gai tumulte les propos substantiels et mots de gueule
justifiant mieux leur titre que les mots de gueule gelés entendus de
Panurge à la fonte des glaces polaires, car ils avaient tous rapport à
quelque mets, condiment ou friandise.

Hérode, Blazius et Scapin, qui étaient sur leur bouche et gourmands
comme chats de dévote, se pourléchaient les babines à cette éloquence si
grasse, si succulente et si bien nourrie qu’ils disaient hautement
préférer à celle d’Isocrate, Démosthène, Eschine, Hortensius, Cicéro et
autres tels bavards dont les phrases ne sont que viandes creuses et ne
contiennent aucun suc médullaire. «Il me prend des envies, dit Blazius,
de baiser sur l’une et l’autre joue ce gros cuisinier, gras et
ventripotent comme moine, qui gouverne toutes ces casseroles d’un air si
superbe. Jamais capitaine ne fut plus admirable au feu!»

Au moment où un valet venait dire aux comédiens que leurs chambres
étaient prêtes, un voyageur entra dans la cuisine et s’approcha de la
cheminée, c’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille,
mince, vigoureux, de physionomie déplaisante quoique régulière. Le
reflet du foyer bordait son profil d’un liseré de feu, tandis que le
reste de sa figure baignait dans l’ombre. Cette touche lumineuse
accusait une arcade sourcilière assez proéminente abritant un œil dur et
scrutateur, un nez d’une courbure aquiline dont le bout se rabattait en
bec crochu sur une moustache épaisse, une lèvre inférieure très-mince
que rejoignait brusquement un menton ramassé et court comme si la
matière eût manqué à la nature pour achever ce masque. Le col que
dégageait un rabat de toile plate empesée laissait voir dans sa maigreur
ce cartilage en saillie que les bonnes femmes expliquent par un quartier
de la pomme fatale resté au gosier d’Adam et que quelques-uns de ses
fils n’ont pas avalé encore. Le costume se composait d’un pourpoint en
drap gris-de-fer agrafé sur une veste de buffle, d’un haut-de-chausses
de couleur brune et de bottes de feutre remontant au-dessus du genou et
se plissant en vagues spirales autour des jambes. De nombreuses
mouchetures de boue, les unes sèches, les autres fraîches encore,
annonçaient une longue route parcourue, et les mollettes des éperons
rougies d’un sang noirâtre disaient que, pour arriver au terme de son
voyage, le cavalier avait dû solliciter impérieusement les flancs de sa
monture fatiguée. Une longue rapière, dont la coquille de fer ouvragé
devait peser plus d’une livre, pendait à un large ceinturon de cuir
fermé par une boucle en cuivre et sanglant l’échine maigre du compagnon.
Un manteau de couleur sombre qu’il avait jeté sur un banc avec son
chapeau complétait l’accoutrement. Il eût été difficile de préciser à
quelle classe appartenait le nouveau venu. Ce n’était ni un marchand, ni
un bourgeois, ni un soldat. La supposition la plus plausible l’eût fait
ranger dans la catégorie de ces gentilshommes pauvres ou de petite
noblesse qui se font domestiques chez quelque grand et s’attachent à sa
fortune.

Sigognac, qui n’avait pas l’âme à la cuisine comme Hérode ou Blazius et
que la contemplation de ces triomphantes victuailles n’absorbait point,
regardait avec une certaine curiosité ce grand drôle dont la physionomie
ne lui semblait pas inconnue, bien qu’il ne pût se rappeler ni en quel
endroit, ni en quel temps il l’avait rencontrée. Vainement il battit le
rappel de ses souvenirs, il ne trouva pas ce qu’il cherchait. Cependant
il sentait confusément que ce n’était pas la première fois qu’il se
trouvait en contact avec cet énigmatique personnage qui, peu soucieux de
cet examen inquisitif dont il paraissait avoir conscience, tourna tout à
fait le dos à la salle en se penchant vers la cheminée sous figure de se
chauffer les mains de plus près.

Comme sa mémoire ne lui fournissait rien de précis et qu’une plus longue
insistance eût pu faire naître une querelle inutile, le Baron suivit les
comédiens, qui prirent possession de leurs logis respectifs, et après
avoir fait un bout de toilette se réunirent dans une salle basse où
était servi le souper auquel ils firent fête en gens affamés et altérés.
Blazius, clappant de la langue, proclama le vin bon et se versa de
nombreuses rasades, sans oublier les verres de ses camarades, car ce
n’était point un de ces biberons égoïstes qui rendent à Bacchus un culte
solitaire; il aimait presque autant faire boire que boire lui-même; le
Tyran et Scapin lui rendaient raison; Léandre craignait, en s’adonnant à
de trop fréquentes libations, d’altérer la blancheur de son teint et de
se fleurir le nez de bourgeons et bubelettes, ornements peu convenables
pour un amoureux. Quant au Baron, les longues abstinences subies au
château de Sigognac lui avaient donné des habitudes de sobriété
castillane dont il ne se départait qu’avec peine. Il était d’ailleurs
préoccupé du personnage entrevu dans la cuisine et qu’il trouvait
suspect sans pouvoir dire pourquoi, car rien n’était plus naturel que
l’arrivée d’un voyageur dans une hôtellerie bien achalandée.

Le repas était gai: animés par le vin et la bonne chère, joyeux enfin
d’être à Paris, cet Eldorado de tous les gens à projets, imprégnés de
cette chaude atmosphère si agréable après de longues heures passées au
froid dans une charrette, les comédiens se livraient aux plus folles
espérances. Ils rivalisaient en idée avec l’hôtel de Bourgogne et la
troupe du Marais. Ils se voyaient applaudis, fêtés, appelés à la cour,
commandant des pièces aux plus beaux esprits du temps, traitant les
poëtes en grimauds, invités à des régals par les grands seigneurs, et
bientôt roulant carrosse. Léandre rêvait les plus hautes conquêtes, et
c’est tout au plus s’il consentait à ne pas usurper la reine. Quoiqu’il
n’eût pas bu, sa vanité était ivre. Depuis son aventure avec la marquise
de Bruyères, il se croyait décidément irrésistible, et son amour-propre
ne connaissait plus de bornes. Sérafine se promettait de ne rester
fidèle au chevalier de Vidalinc que jusqu’au jour où se présenterait un
plumet mieux fourni et plus huppé. Pour Zerbine, elle avait son marquis
qui la devait bientôt rejoindre, et elle ne formait point de projets.
Dame Léonarde étant mise hors de cause par son âge et ne pouvant servir
que d’Iris messagère, ne s’amusait pas à ces futilités et ne perdait pas
un coup de dent. Blazius lui chargeait son assiette et lui remplissait
son gobelet jusqu’au bord avec une rapidité comique, plaisanterie que la
vieille acceptait de bonne grâce.

Isabelle, qui depuis longtemps avait cessé de manger, roulait
distraitement entre ses doigts une boulette de mie de pain à laquelle
elle donnait la forme d’une colombe et reposait sur son cher Sigognac,

[Illustration:... les femmes se retirèrent, laissant le trio
d’ivrognes émérites... (Page 283.)]

assis à l’autre bout de la table, un regard tout baigné de chaste amour
et de tendresse angélique. La chaude température de la salle avait fait
monter une délicate rougeur à ses joues naguère un peu pâlies par la
fatigue du voyage. Elle était adorablement belle de la sorte, et si le
jeune duc de Vallombreuse eût pu la voir ainsi, son amour se fût
exaspéré jusqu’à la rage.

De son côté, Sigognac contemplait Isabelle avec une admiration
respectueuse; les beaux sentiments de cette charmante fille le
touchaient autant que les attraits dont elle était abondamment pourvue,
et il regrettait que par excès de délicatesse elle l’eût refusé pour
mari.

Le souper fini, les femmes se retirèrent, ainsi que Léandre et le Baron,
laissant le trio d’ivrognes émérites achever les bouteilles en vidange,
procédé qui sembla trop soigneux au laquais chargé de servir à boire,
mais dont une pièce blanche de bonne-main le consola.

«Barricadez-vous bien dans votre réduit, dit Sigognac en reconduisant
Isabelle jusqu’à la porte de sa chambre, il y a tant de gens en ces
hôtelleries, qu’on ne saurait trop prendre de sûretés.

--Ne craignez rien, cher Baron, répondit la jeune comédienne, ma porte
ferme par une serrure à trois tours qui pourrait clore une prison. Il y
a de plus un verrou long comme mon bras; la fenêtre est grillée, et nul
œil-de-bœuf n’ouvre au mur sa prunelle sombre. Les voyageurs ont souvent
des objets qui pourraient tenter la cupidité des larrons, et leurs
logements doivent être clos de façon hermétique. Jamais princesse de
conte de fée menacée d’un sort n’aura été plus en sûreté dans sa tour
gardée par des dragons.

--Parfois, répliqua Sigognac, tous les enchantements sont vains et
l’ennemi pénètre en la place malgré les phylactères, les tétragrammes et
les abracadabras.

--C’est que la princesse, reprit Isabelle en souriant, favorisait
l’ennemi de quelque complicité curieuse ou amoureuse, s’ennuyant d’être
ainsi recluse, encore que ce fût pour son bien; ce qui n’est point mon
cas. Donc, puisque je n’ai point peur, moi qui suis de nature plus
timide qu’une biche oyant le son du cor et les abois de la meute, vous
devez être rassuré, vous qui égalez en courage Alexandre et César.
Dormez sur l’une et l’autre oreille.»

Et en signe d’adieu, elle tendit aux lèvres de Sigognac une main fluette
et douce dont elle savait préserver la blancheur, aussi bien qu’eût pu
le faire une duchesse, avec des poudres de talc, des pommades de
concombres et des gants préparés. Quand elle fut rentrée, Sigognac
entendit tourner la clef dans la serrure, le pêne mordre la gâchette et
le verrou grincer de la façon la plus rassurante; mais comme il mettait
le pied au seuil de sa chambre, il vit passer sur la muraille, découpée
par la lumière du falot qui éclairait le corridor, l’ombre d’un homme
qu’il n’avait pas entendu venir et dont le corps le frôla presque.
Sigognac retourna vivement la tête. C’était l’inconnu de la cuisine se
rendant sans doute au logis que l’hôte lui avait assigné. Cela était
fort simple; cependant le Baron suivit du regard, jusqu’à ce qu’un coude
de corridor le dérobât à sa vue, en faisant mine de ne pas rencontrer
tout d’abord le trou de la serrure, ce personnage mystérieux dont la
tournure le préoccupait étrangement. Une porte retombant avec un bruit
que le silence qui commençait à régner dans l’auberge rendait plus
perceptible, lui apprit que l’inconnu était rentré chez lui, et qu’il
habitait une région assez éloignée de l’auberge.

N’ayant pas envie de dormir, Sigognac se mit à écrire une lettre au
brave Pierre, comme il lui avait promis de le faire dès son arrivée à
Paris. Il eut soin de former bien distinctement les caractères, car le
fidèle domestique n’était pas grand docteur et n’épelait guère que la
lettre moulée. Cette épître était ainsi conçue:

     «Mon bon Pierre, me voici enfin à Paris, où, à ce qu’on prétend, je
     dois faire fortune et relever ma maison déchue, quoiqu’à vrai dire
     je n’en voie guère le moyen. Cependant quelque heureuse occasion
     peut me rapprocher de la cour, et si je parviens à parler au roi,
     de qui toutes grâces émanent, les services rendus par mes aïeux aux
     rois ses prédécesseurs me seront sans doute comptés. Sa Majesté ne
     souffrira pas qu’une noble famille qui s’est ruinée dans les
     guerres s’éteigne ainsi misérablement. En attendant, faute d’autres
     ressources, je joue la comédie, et j’ai, à ce métier, gagné
     quelques pistoles dont je t’enverrai une part dès que j’aurai
     trouvé une occasion sûre. J’eusse mieux fait peut-être de m’engager
     comme soldat en quelque compagnie; mais je ne voulais pas
     contraindre ma liberté, et d’ailleurs quelque pauvre qu’il soit,
     obéir répugne à celui dont les ancêtres ont commandé et qui n’a
     jamais reçu d’ordres de personne. Et puis la solitude m’a fait un
     peu indomptable et sauvage. La seule aventure de marque que j’aie
     eue en ce long voyage, c’est un duel avec un certain duc fort
     méchant et très-grand spadassin, dont je suis sorti à ma gloire,
     grâce à tes bonnes leçons. Je lui ai traversé le bras de part en
     part, et rien ne m’était plus facile que de le coucher mort sur le
     pré, car sa parade ne vaut pas son attaque, étant plus fougueux que
     prudent et moins ferme que rapide. Plusieurs fois il s’est
     découvert, et j’aurais pu le dépêcher au moyen d’un de ces coups
     irrésistibles que tu m’as enseignés avec tant de patience pendant
     ces longs assauts que nous faisions dans la salle basse de
     Sigognac, la seule dont le plancher fût assez solide pour résister
     à nos appels de pieds, afin de tuer le temps, de nous dégourdir les
     doigts et de gagner le sommeil par la fatigue. Ton élève te fait
     honneur, et j’ai beaucoup grandi en la considération générale après
     cette victoire vraiment trop facile. Il paraît que je suis
     décidément une fine lame, un gladiateur de premier ordre. Mais
     laissons cela. Je pense souvent, malgré les distractions d’une
     nouvelle vie, à ce pauvre vieux château dont les ruines s’écroulent
     sur les tombes de ma famille et où j’ai passé ma triste jeunesse.
     De loin, il ne me paraît plus si laid ni si maussade; même il y a
     des moments où je me promène en idée à travers ces salles désertes
     regardant les portraits jaunis qui, si longtemps, ont été ma seule
     compagnie et faisant craquer sous mon pied quelque éclat de vitre
     tombé d’une fenêtre effondrée, et cette rêverie me cause une sorte
     de plaisir mélancolique. Cela me ferait aussi une vive joie de
     revoir ta bonne vieille face brunie par le soleil, éclairée à mon
     aspect d’un sourire cordial. Et, pourquoi rougirais-je de le dire?
     je voudrais bien entendre le rouet de Béelzébuth, l’aboi de Miraut
     et le hennissement de ce pauvre Bayard, qui rassemblait ses
     dernières forces pour me porter, bien que je ne fusse guère lourd.
     Le malheureux que les hommes délaissent donne une part de son âme
     aux animaux plus fidèles que l’infortune n’effraye pas. Ces braves
     bêtes qui m’aimaient vivent-elles encore, et paraissent-elles se
     souvenir de moi et me regretter? As-tu pu, du moins, en cet
     habitacle de misère, les empêcher de mourir de faim et prélever sur
     ta maigre pitance un lopin à leur jeter? Tâchez de vivre tous
     jusqu’à ce que je revienne pauvre ou riche, heureux ou désespéré,
     pour partager mon désastre ou ma fortune, et finir ensemble, selon
     que le sort en disposera, dans l’endroit où nous avons souffert. Si
     je dois être le dernier des Sigognac, que la volonté de Dieu
     s’accomplisse! Il y a encore pour moi une place vide dans le caveau
     de mes pères.

                                                   «BARON DE SIGOGNAC.»



Le Baron scella cette lettre d’une bague à cachet, seul bijou qu’il
conservât de son père et qui portait gravées les trois cigognes sur
champ d’azur; il écrivit l’adresse et serra la missive dans un
portefeuille pour l’envoyer quand partirait quelque courrier pour la
Gascogne. Du château de Sigognac, où l’idée de Pierre l’avait
transporté, son esprit revint à Paris et à la situation présente.
Quoique l’heure fût avancée, il entendait vaguement bruire autour de lui
ce murmure sourd d’une grande ville qui, de même que l’Océan, ne se tait
jamais alors même qu’elle semble reposer. C’était le pas d’un cheval, le
roulement d’un carrosse s’éteignant dans le lointain; quelque chanson
d’ivrogne attardé, quelque cliquetis de rapières froissées l’une contre
l’autre, un cri de passant assailli par les tire-laines du Pont-Neuf, un
hurlement de chien perdu ou toute autre rumeur indistincte. Parmi ces
bruits, Sigognac crut distinguer dans le corridor un pas d’homme botté
marchant avec précaution comme s’il ne voulait pas être entendu. Il
éteignit sa lumière pour que le rayon ne le décelât point, et,
entr’ouvrant sa porte, il vit dans les profondeurs du couloir un
individu soigneusement embossé d’une cape de couleur sombre, qui se
dirigeait vers la chambre du premier voyageur, dont la tournure lui
avait paru suspecte. Quelques instants après, un autre compagnon, dont
la chaussure craquait, bien qu’il s’efforçât de rendre sa démarche
légère, prit le même chemin que le premier. Une demi-heure ne s’était
pas écoulée qu’un troisième gaillard d’une mine assez truculente apparut
sous le reflet douteux de la lanterne près de s’éteindre et s’engagea
dans le couloir. Il était armé comme les deux autres, et un long estoc
relevait par derrière le bord de sa cape. L’ombre que projetait sur son
visage le bord d’un feutre à plume noire ne permettait pas d’en
distinguer les traits.

Cette procession d’escogriffes sembla par trop intempestive et bizarre à
Sigognac, et ce nombre de quatre lui rappela le guet-apens

[Illustration: Sigognac se tenait debout sur le seuil... (Page 287.)]

dont il avait failli être victime dans la ruelle de Poitiers, au sortir
du théâtre, après sa querelle avec le duc de Vallombreuse. Ce fut un
trait de lumière pour lui, et il reconnut dans l’homme qui l’avait tant
intrigué à la cuisine le faquin dont l’agression eût pu lui être fatale
s’il ne s’y était attendu. C’était bien celui qui avait roulé les quatre
fers en l’air, le chapeau enfoncé jusqu’aux épaules, sous les coups de
plat d’épée que le capitaine Fracasse lui administrait de bon courage.
Les autres devaient être ses compagnons vaillamment mis en déroute par
Hérode et Scapin. Quel hasard, ou, pour mieux parler, quel complot les
réunissait juste à l’auberge où la troupe avait pris ses quartiers et le
soir même de son arrivée? Il fallait qu’ils l’eussent suivi étape par
étape. Et cependant Sigognac avait bien surveillé la route; mais comment
démêler un adversaire dans un cavalier qui passe d’un air indifférent et
ne s’arrête point, vous jetant à peine ce regard vague qu’excite, en
voyage, toute rencontre? Ce qu’il y avait de sûr, c’est que la haine et
l’amour du jeune duc ne s’étaient point endormis et cherchaient à se
satisfaire tous les deux. Sa vengeance tâchait d’envelopper dans le même
filet Isabelle et Sigognac. Très-brave de sa nature, le Baron ne
redoutait pas pour lui les entreprises de ces drôles gagés que le vent
de sa bonne lame eût mis en fuite, et qui ne devaient pas être plus
courageux avec l’épée qu’avec le bâton; mais il redoutait quelque lâche
et subtile machination à l’encontre de la jeune comédienne. Il prit donc
ses précautions en conséquence, et résolut de ne pas se coucher.
Allumant toutes les bougies qui se trouvaient dans sa chambre, il ouvrit
sa porte de façon à ce qu’une masse de clarté se projetât sur la
muraille opposée du corridor à l’endroit même où donnait l’huis
d’Isabelle; puis il s’assit tranquillement après avoir tiré son épée
ainsi que sa dague, pour les avoir prêtes à la main s’il arrivait
quelque chose. Il attendit longtemps sans rien voir. Déjà deux heures
avaient sonné au carillon de la Samaritaine et à l’horloge plus voisine
des Grands-Augustins, lorsqu’un léger frôlement se fit entendre, et
bientôt dans le cadre lumineux découpé sur le mur apparut incertain,
hésitant et l’air fort penaud, le premier individu, qui n’était autre
que Mérindol, l’un des bretteurs du duc de Vallombreuse. Sigognac se
tenait debout sur le seuil, l’épée au poing, prêt à l’attaque et à la
défense, avec une mine si héroïque, si fière et si triomphante, que
Mérindol passa sans mot dire et baissant la tête. Les trois autres,
venant à la file et surpris par ce flot de brusque lumière au centre de
laquelle flamboyait terriblement le Baron, s’esquivèrent le plus
lestement qu’ils purent, et même le dernier laissa tomber une pince,
destinée sans doute à forcer la porte du capitaine Fracasse pendant son
sommeil. Le Baron les salua d’un geste dérisoire, et bientôt un bruit de
chevaux qu’on tirerait de l’écurie se fit entendre dans la cour. Les
quatre coquins, leur coup manqué, détalaient à toute bride.

Au déjeuner, Hérode dit à Sigognac: «Capitaine, la curiosité ne vous
point-elle pas d’aller visiter un peu cette ville, une des principales
de ce monde, et dont on fait tant de récits? Si cela vous est agréable,
je vous servirai de guide et de pilote, connaissant de longue main, pour
les avoir pratiqués en mon adolescence, les récifs, écueils, bas-fonds,
Euripes, Charybdes et Scyllas de cette mer périculeuse aux étrangers et
provinciaux. Je serai votre Palinurus, et ne me laisserai point choir le
nez dans l’onde, comme celui dont parle Virgilius Maro. Nous sommes ici
tout portés pour voir le spectacle, le Pont-neuf étant pour Paris ce
qu’était la voie Sacrée pour Rome, le passage, rendez-vous et galerie
péripatétique des nouvellistes, gobe-mouches, poëtes, escrocs,
tire-laines, bateleurs, courtisanes, gentilshommes, bourgeois, soudards
et gens de tous états.

--Votre proposition m’agrée fort, brave Hérode, répondit Sigognac, mais
prévenez Scapin qu’il reste à l’hôtel, et de son œil de renard surveille
les allants et venants dont les façons ne seraient pas bien claires.
Qu’il ne quitte pas Isabelle. La vengeance de Vallombreuse rôde autour
de nous, cherchant à nous dévorer. Cette nuit j’ai revu les quatre
marauds que nous avons si bien accommodés en la ruelle de Poitiers. Leur
dessein était, je l’imagine, de forcer ma porte, de me surprendre au
milieu de mon sommeil et de me faire un mauvais parti. Comme je veillais
avec l’idée de quelque embûche à l’endroit de notre jeune amie, leur
projet n’a pu s’effectuer, et, se voyant découverts, ils se sont sauvés
dare dare sur leurs chevaux, qui les attendaient tout sellés à l’écurie
sous prétexte qu’ils voulaient matinalement partir.

--Je ne pense pas, répondit le Tyran, qu’ils osent rien tenter de jour.
L’aide viendrait au moindre appel, et ils doivent d’ailleurs avoir
encore le nez cassé de leur déconvenue. Scapin, Blazius et Léandre
suffiront bien à garder Isabelle jusqu’à notre rentrée au logis. Mais de
crainte de quelque querelle ou algarade par les rues, je vais prendre
mon épée pour appuyer la vôtre au besoin.»

Cela dit, le Tyran boucla son majestueux abdomen d’un ceinturon
soutenant une longue et solide rapière. Il jeta sur le coin de son
épaule un petit manteau court qui ne pouvait embarrasser ses mouvements,
et il enfonça jusqu’au sourcil son feutre à plume rouge; car il faut se
méfier, quand on passe les ponts, du vent de bise ou de galerne, lequel
a bientôt fait d’envoyer un chapeau à la rivière, au grand ébaudissement
des pages, laquais et galopins. Telle était la raison que donnait Hérode
de cette coiffure ainsi rabattue, mais l’honnête comédien pensait que
cela pourrait peut-être nuire plus tard à Sigognac gentilhomme d’avoir
été vu publiquement avec un histrion. C’est pourquoi il dissimulait
autant que possible sa figure trop connue du populaire.

A l’angle de la rue Dauphine, Hérode fit remarquer à Sigognac, sous le
porche des Grands-Augustins, les gens qui venaient acheter la viande
saisie chez les bouchers les jours défendus et se ruaient pour en avoir
quelque quartier à bas prix. Il lui montra aussi les nouvellistes,
agitant entre eux les destins des royaumes, remaniant à leur gré les
frontières, partageant les empires et rapportant de point en point les
discours que les ministres avaient tenus seuls en leurs cabinets. Là se
débitaient les gazettes, les libelles, écrits satiriques et autres
menues brochures colportées sous le manteau. Tout ce monde chimérique
avait la mine hâve, l’air fou et le vêtement délabré.

«Ne nous arrêtons pas, dit Hérode, à écouter leurs billevesées, nous
n’en aurions jamais fini; à moins pourtant que vous ne teniez à savoir
le dernier édit du sophi de Perse ou le cérémonial usité à la cour du
Prêtre-Jean. Avançons de quelques pas et nous allons jouir d’un des plus
beaux spectacles de l’univers, et tels que les théâtres n’en présentent
point dans leurs décorations de pièces à machines.»

En effet, la perspective qui se déploya devant les yeux de Sigognac et
de son guide, lorsqu’ils eurent franchi les arches jetées sur le petit
cours de l’eau, n’avait pas alors et n’a pas encore de rivale au monde.
Le premier plan en était formé par le pont lui-même avec les gracieuses
demi-lunes pratiquées au-dessus de chaque pile. Le Pont-Neuf n’était pas
chargé, comme le pont au Change et le pont Saint-Michel, de deux files
de hautes maisons. Le grand monarque qui l’avait fait bâtir n’avait pas
voulu que de chétives et maussades constructions obstruassent la vue du
somptueux palais où résident nos rois, et qu’on découvre de ce point en
tout son développement.

Sur le terre-plein formant la pointe de l’île, avec l’air calme d’un
Marc-Aurèle, le bon roi chevauchait sa monture de bronze au sommet d’un
piédestal où s’adossait à chaque angle un captif de métal se contournant
dans ses liens. Une grille en fer battu, à riches volutes, l’entourait
pour préserver sa base des familiarités et irrévérences de la plèbe;
car, parfois, enjambant la grille, les polissons se risquaient à monter
en croupe du débonnaire monarque, surtout les jours d’entrée royale ou
d’exécution curieuse. Le ton sévère du bronze se détachait en vigueur
sur le vague de l’air et le fond des coteaux lointains qu’on apercevait
au delà du pont Rouge.

Du côté de la rive gauche, au-dessus des maisons, jaillissait la flèche
de Saint-Germain des Prés, la vieille église romane, et se dressaient
les hauts toits de l’hôtel de Nevers, grand palais toujours inachevé. Un
peu plus loin, la tour, antique reste de l’hôtel de Nesle, trempait son
pied dans la rivière, au milieu d’un monceau de décombres, et quoique
depuis longtemps à l’état de ruine, gardait encore une fière attitude
sur l’horizon. Au delà, s’étendait la Grenouillère, et dans une vague
brume azurée l’on distinguait au bord du ciel les trois croix plantées
au haut du Calvaire ou mont Valérien.

Le Louvre occupait splendidement la rive droite éclairée et dorée par un
gai rayon de soleil, plus lumineux que chaud, comme peut l’être un
soleil d’hiver, mais qui donnait un singulier relief aux détails de
cette architecture à la fois noble et riche. La longue galerie
réunissant le Louvre aux Tuileries, disposition merveilleuse qui permet
au roi d’être tour à tour, quand bon lui semble, dans sa bonne ville ou
dans la campagne, déployait ses beautés nonpareilles, fines sculptures,
corniches historiées, bossages vermiculés, colonnes et pilastres à
égaler les constructions des plus habiles architectes grecs ou romains.

A partir de l’angle où s’ouvre le balcon de Charles IX le bâtiment
faisait une retraite, laissant place à des jardins et à des
constructions parasites, champignons poussés au pied de l’ancien
édifice. Sur le quai, des ponceaux arrondissaient leurs arcades, et un
peu plus en aval que la tour de Nesle s’élevait une cour, reste du vieux
Louvre de Charles V, flanquant la porte bâtie entre le fleuve et le
palais. Ces deux vieilles tours, couplées à la mode gothique, se faisant
face diagonalement, ne contribuaient pas peu à l’agrément de la
perspective. Elles rappelaient le temps de la féodalité, et tenaient
leur place parmi les architectures neuves et de bon goût, comme une
chaire à l’antique ou quelque vieux dressoir en chêne curieusement ouvré
au milieu de meubles modernes plaqués d’argent et de dorures. Ces
reliques des siècles disparus donnent aux cités une physionomie
respectable, et l’on devrait bien se garder de les faire disparaître.

Au bout du jardin des Tuileries, où finit la ville, on distinguait la
porte de la Conférence, et le long du fleuve, au delà du jardin, les
arbres du Cours-la-Reine, promenade favorite des courtisanes et
personnes de qualité qui vont là faire montre de leurs carrosses.

Les deux rives, dont nous venons de tirer un crayon rapide, encadraient
comme deux coulisses la scène animée que présentait la rivière sillonnée
de barques allant d’un bord à l’autre, obstruée de bateaux amarrés et
groupés près de la berge, ceux-là chargés de foin, ceux-ci de bois et
autres denrées. Près du quai, au bas du Louvre, les galiotes royales
attiraient l’œil par leurs ornements sculptés et dorés et leurs
pavillons aux couleurs de France.

En ramenant le regard vers le pont, on apercevait par-dessus les faîtes
aigus des maisons semblables à des cartes appuyées l’une contre l’autre,
les clochetons de Saint-Germain l’Auxerrois. Ce point de vue
suffisamment contemplé, Hérode conduisit Sigognac devant la Samaritaine.

«Encore que ce soit le rendez-vous des nigauds qui restent là de longs
espaces de temps à attendre que le clocheteur de métal frappe l’heure
sur le timbre de l’horloge, il y faut aller et faire comme les autres.
Un peu de badauderie ne messied point au voyageur nouveau débarqué. Il y
aurait plus de sauvagerie que de sagesse à mépriser avec rebuffades
sourcilleuses ce qui fait le charme du populaire.»

C’est en ces termes que le Tyran s’excusait près de son compagnon
pendant que tous deux faisaient pied de grue au bas de la façade du
petit édifice hydraulique, et regardaient, attendant aussi que
l’aiguille arrivât à mettre en branle le joyeux carillon, le Jésus de
plomb doré parlant à la Samaritaine accoudée sur la margelle du puits,
le cadran astronomique avec son zodiaque et sa pomme d’ébène marquant le
cours du soleil et de la lune, le mascaron vomissant l’eau puisée au
fleuve, l’Hercule à gaîne supportant tout ce système de décoration, et
la statue creuse servant de girouette comme la Fortune à la Dogana de
Venise et la Giralda à Séville.

La pointe de l’aiguille atteignit enfin le chiffre X; les clochettes se
mirent à tintinnabuler le plus joyeusement du monde avec leurs petites
voix grêles, argentines ou cuivrées, chantant un air de sarabande; le
clocheteur leva son bras d’airain, et le marteau descendit autant de
fois sur le timbre qu’il y avait d’heures à piquer. Ce mécanisme,
ingénieusement élaboré par le Flamand Lintlaer, amusa beaucoup Sigognac,
lequel, bien que spirituel de nature, était fort neuf en beaucoup de
choses, n’ayant jamais quitté sa gentilhommière au milieu des landes.

«Maintenant, dit Hérode, tournons-nous de l’autre côté; la vue n’est du
tout si magnifique par là. Les maisons du pont au Change la bornent trop
étroitement. Les bâtisses du quai de la Mégisserie ne valent rien;
cependant cette tour Saint-Jacques, ce clocher de Saint-Méderic et ces
flèches d’églises lointaines annoncent bien leur grande ville. Et sur
l’île du palais, au quai du grand cours de l’eau, ces maisons régulières
de briques rouges, reliées par des chaînes de pierre blanche, ont un
aspect monumental que termine heureusement la vieille tour de l’Horloge
coiffée de son toit en éteignoir, qui souvent perce à propos la brume du
ciel. Cette place Dauphine ouvrant son triangle en face du roi de
bronze, et laissant voir la porte du Palais, peut se ranger parmi les
mieux ordonnées et les plus propres. La flèche de la Sainte-Chapelle,
cette église à deux étages, si célèbre par son trésor et ses reliques,
domine de façon gracieuse ses hauts toits d’ardoises percés de lucarnes
ornementées et qui luisent d’un éclat tout neuf, car il n’y a pas
longtemps que ces maisons sont bâties, et en mon enfance j’ai joué à la
marelle sur le terrain qu’elles occupent; grâce à la munificence de nos
rois, Paris s’embellit tous les jours à la grande admiration des
étrangers, qui, de retour dans leur pays, en racontent merveilles, le
trouvant amélioré, agrandi et quasi neuf à chaque voyage.

--Ce qui m’étonne, répondait Sigognac, encore plus que la grandeur,
richesse et somptuosité des bâtiments tant publics que privés, c’est le
nombre infini des gens qui pullulent et grouillent en ces rues, places
et ponts comme des fourmis dont on vient de renverser la fourmilière, et
qui courent éperdus de çà, de là, avec des mouvements dont on ne peut
soupçonner le but. Il est étrange à penser que parmi les individus qui
composent cette inépuisable multitude, chacun a une chambre, un lit bon
ou mauvais, et mange à peu près tous les jours, sans quoi il mourrait de
malemort. Quel prodigieux amas de victuailles, combien de troupeaux de
bœufs, de muids de farine, de poinçons de vin il faut pour nourrir tout
ce monde amoncelé sur le même point, tandis qu’en nos landes on
rencontre à peine un habitant de loin en loin!»

En effet, l’affluence du populaire qui circulait sur le Pont-Neuf avait
de quoi surprendre un provincial. Au milieu de la chaussée se suivaient
et se croisaient des carrosses à deux ou quatre chevaux, les uns
fraîchement peints et dorés, garnis de velours avec glaces aux portières
se balançant sur un moelleux ressort, peuplés de laquais à
l’arrière-train et guidés par des cochers à trognes vermeilles en grande
livrée, qui contenaient à peine, parmi cette foule, l’impatience de leur
attelage; les autres moins brillants, aux peintures ternies, aux rideaux
de cuir, aux ressorts énervés, traînés par des chevaux beaucoup plus
pacifiques dont la mèche du fouet avait besoin de réveiller l’ardeur et
qui annonçaient chez leurs maîtres une moindre opulence. Dans les
premiers, à travers les vitres, on apercevait des courtisans
magnifiquement vêtus, des dames coquettement attifées; dans les seconds
des robins, docteurs et autres personnages graves. A tout cela se
mêlaient des charrettes chargées de pierre, de bois ou de tonneaux,
conduites par des charretiers brutaux à qui les embarras faisaient
renier Dieu avec une énergie endiablée. A travers ce dédale mouvant de
chars, les cavaliers cherchaient à se frayer un passage et ne
manœuvraient pas si bien qu’ils n’eussent parfois la botte effleurée et
crottée par un moyeu de roue. Les chaises à porteurs, les unes de
maîtres, les autres de louage, tâchaient de se tenir sur les bords du
courant pour n’en être point entraînées, et longeaient autant que
possible les parapets du pont. Vint à passer un troupeau de bœufs, et le
désordre fut à son comble. Les bêtes cornues, nous ne voulons pas parler
des bipèdes mariés qui lors traversaient le Pont-Neuf, mais bien des
bœufs, couraient çà et là, baissant la tête, effarés, harcelés par les
chiens, bâtonnés par les conducteurs. A leur vue les chevaux
s’effrayaient, piaffaient et faisaient des pétarades. Les passants se
sauvaient de peur d’être encornés, et les chiens se glissant entre les
jambes des moins lestes les écartaient du centre de gravité et les
faisaient choir plats comme porcs. Même une dame fardée et mouchetée,
toute passequillée de jayet et de rubans couleur de feu, qui semblait
quelque prêtresse de Vénus en quête d’aventure, trébucha de ses hauts
patins et s’étala sur le dos, sans se faire mal, comme ayant habitude de
telles chutes, ne manquèrent pas à dire les mauvais plaisants qui lui
donnèrent la main pour se relever. D’autres fois, c’était une compagnie
de soldats se rendant à quelque poste, enseignes déployées et tambour en
tête, et il fallait bien que la foule fît place à ces fils de Mars
accoutumés à ne point rencontrer de résistance.

«Tout ceci, dit Hérode à Sigognac que ce spectacle absorbait, n’est que
de l’ordinaire. Tâchons de fendre la presse et de gagner les endroits où
se tiennent les originaux du Pont-Neuf, figures extravagantes et falotes
qu’il est bon de considérer de plus près. Nulle autre ville que Paris
n’en produit de si hétéroclites. Elles poussent entre ses pavés comme
fleurs ou plutôt champignons difformes et monstrueux auxquels aucun sol
ne convient comme cette boue noire. Eh! tenez, voici précisément le
Périgourdin du Maillet, dit le poëte crotté, qui fait la cour au roi de
bronze. Les uns prétendent que c’est un singe échappé de quelque
ménagerie; d’autres affirment que c’est un des chameaux ramenés par M.
de Nevers. On n’a pas encore résolu le problème: moi je le tiens pour
homme à sa folie, à son arrogance, à sa malpropreté. Les singes
cherchent leur vermine et la croquent par esprit de vengeance et
représailles; lui ne prend pas un tel soin; les chameaux se lissent le
poil et s’aspergent de poussière comme de poudre d’iris; ils ont
d’ailleurs plusieurs estomacs

[Illustration: Eh! tenez, voici le Périgourdin du Maillet, dit le poète
crotté... (Page 294.)]

et ruminent leur nourriture: ce que celui-ci ne saurait faire, car il a
toujours le jabot vide comme la tête. Jetez-lui quelque aumône; il la
prendra en maugréant et en vous maudissant. C’est donc bien un homme,
puisqu’il est fol, sale et ingrat.»

Sigognac tira de son escarcelle une pièce blanche qu’il tendit au poëte
qui, d’abord, enfoncé dans une rêverie profonde comme sont d’habitude
ces gens blessés de cervelle et fantastiques d’humeur, ne voyait pas le
Baron planté devant lui. Il l’aperçut enfin, et sortant de sa méditation
creuse, il prit la pièce d’un geste brusque et fou et la plongea dans sa
pochette en grommelant quelques vagues injures, puis, le démon des vers
s’emparant de nouveau de lui, il se mit à brocher des babines, à rouler
des yeux, à faire des grimaces aussi curieuses au moins que celles des
mascarons sculptés par Germain Pilon sous la corniche du Pont-Neuf,
accompagnant le tout de mouvements de doigts pour scander les pieds du
vers qu’il murmurait entre ses dents, qui le rendaient semblable à un
joueur de mourre, et réjouissaient les polissons réunis en cercle autour
de lui.

Ce poëte, il faut le dire, était plus singulièrement accoutré que
l’effigie de Mardi-Gras, quand on la mène brûler au mercredi des
Cendres, ou qu’un de ces mannequins qu’on suspend dans les vergers ou
dans les vignes pour effrayer la gourmandise des oiseaux. On eût dit, à
le voir, que le clocheteur de la Samaritaine, le petit More du
Marché-Neuf ou le Jacquemard de Saint-Paul se fussent allés vêtir à la
friperie. Un vieux feutre roussi par le soleil, lavé par la pluie, ceint
d’un cordon de graisse, accrété, en guise de plumet, d’une plume de coq
rongée aux mites, plus comparable à une chausse à filtrer d’apothicaire
qu’à une coiffure humaine, lui descendait jusqu’au sourcil, le forçant à
relever le nez pour voir, car les yeux étaient presque occultés sous ce
bord flasque et crasseux. Son pourpoint, d’une étoffe et d’une couleur
indescriptibles, paraissait de meilleure humeur que lui, car il riait
par toutes les coutures. Ce vêtement facétieux crevait de gaieté et
aussi de vieillesse, ayant vécu plus d’années que Mathusalem. Une
lisière de drap de frise lui servait de ceinture et de baudrier, et
soutenait en guise d’épée un fleuret démoucheté dont la pointe, comme un
soc de charrue, creusait le pavé derrière lui. Des grègues de satin
jaune, qui jadis avait déguisé les masques à quelque entrée de ballet,
s’engloutissaient dans des bottes, l’une de pêcheur d’huîtres, en cuir
noir, l’autre à genouillère, en cuir blanc de Russie, celle-ci à pied
plat, l’autre à pied tortu, ergotée d’un éperon, et que sa semelle
feuilletée eût abandonnée depuis longtemps sans le secours d’une ficelle
faisant plusieurs tours sur le pied comme les bandelettes d’un cothurne
antique. Un roquet de bourracan rouge, que toutes les saisons
retrouvaient à son poste, complétait cet ajustement qui eût fait honte à
un cueilleur de pommes du Perche, et dont notre poëte ne semblait pas
médiocrement fier. Sous les plis du roquet, à côté du pommeau de la
brette chargée sans doute de le défendre, un chignon de pain montrait
son nez.

Plus loin, dans une des demi-lunes pratiquées au-dessus de chaque pile,
un aveugle, accompagné d’une grosse commère qui lui servait d’yeux,
braillait des couplets gaillards, ou, d’un ton comiquement lugubre,
psalmodiait une complainte sur la vie, les forfaits et la mort d’un
criminel célèbre. A un autre endroit, un charlatan, revêtu d’un costume
en serge rouge, se démenait, un pélican à la main, sur une estrade
enjolivée par des guirlandes de dents canines, incisives ou molaires,
enfilées dans des fils de laiton. Il débitait aux badauds attroupés une
harangue où il se faisait fort d’enlever sans douleur (pour lui-même)
les chicots les plus rebelles et les mieux enracinés, d’un coup de sabre
ou de pistolet, au choix des personnes, à moins, cependant, qu’elles ne
préférassent être opérées par les moyens ordinaires. «Je ne les arrache
pas... s’écriait-il d’une voix glapissante. Je les cueille! Allons, que
celui d’entre vous qui jouit d’une mauvaise denture entre dans le cercle
sans crainte, et je vais le guérir à l’instant!»

Une espèce de rustre, dont la joue ballonnée témoignait qu’il souffrait
d’une fluxion, vint s’asseoir sur la chaise, et l’opérateur lui plongea
dans la bouche la redoutable pince d’acier poli. Le malheureux, au lieu
de se retenir aux bras du fauteuil, suivait sa dent, qui avait bien de
la peine à se séparer de lui, et se soulevait à plus de deux pieds en
l’air, ce qui amusait beaucoup la foule. Une saccade brusquement donnée
finit son supplice, et l’opérateur brandit au-dessus des têtes son
trophée tout sanglant!

Pendant cette scène grotesque, un singe attaché sur l’estrade par une
chaînette rivée à un ceinturon de cuir qui lui sanglait les

[Illustration:... je vais le guérir à l’instant! (Page 296.)]

reins, contrefaisait d’une façon comique les cris, gestes et contorsions
du patient.

Ce spectacle ridicule ne retint pas longtemps Hérode et Sigognac, qui
s’arrêtèrent plus volontiers aux marchands de gazettes et aux
bouquinistes installés sur les parapets. Même le Tyran fit remarquer à
son compagnon un gueux tout déguenillé qui s’était établi en dehors du
pont, sur l’épaisseur de la corniche, sa béquille et son écuelle auprès
de lui, et de là haussant le bras, mettait son chapeau crasseux sous le
nez des gens penchés pour feuilleter un livre ou regarder le cours de
l’eau, afin qu’ils y jetassent un double ou un teston, ou plus s’il leur
plaisait, car il ne refusait aucune monnaie, étant bien capable de faire
passer la fausse.

«Chez nous, dit Sigognac, il n’y a que les hirondelles qui logent aux
corniches, ici ce sont les hommes!

--Vous appelez ce maraud un homme! dit Hérode, c’est bien de la
politesse, mais chrétiennement il ne faut mépriser personne. Au reste,
il y a de tout sur ce pont, peut-être même d’honnêtes gens, puisque nous
y sommes. D’après le proverbe, on n’y saurait passer sans rencontrer un
moine, un cheval blanc et une drôlesse. Voici précisément un frocard qui
se hâte faisant claquer sa sandale, le cheval blanc n’est pas loin; eh!
pardieu regardez devant vous; cette rosse qui fait la courbette comme
entre les piliers. Il ne manque plus que la courtisane. Nous
n’attendrons pas longtemps. Au lieu d’une il en vient trois, la gorge
découverte, fardées en roue de carrosse, et riant d’un rire affecté pour
montrer leurs dents. Le proverbe n’a pas menti.»

Tout à coup un tumulte se fit entendre à l’autre bout du pont, et la
foule courut au bruit. C’étaient des bretteurs qui s’escrimaient sur le
terre-plein au pied de la statue, comme en l’endroit le plus libre et le
plus dégagé. Ils criaient: _Tue! tue!_ et faisaient mine de se charger
avec furie. Mais ce n’étaient qu’estocades simulées, que bottes retenues
et courtoises comme dans les duels de comédie, où, tant tués que
blessés, il n’y a jamais personne de mort. Ils se battaient deux contre
deux, et paraissaient animés d’une rage extrême, écartant les épées
qu’interposaient leurs compagnons pour les séparer. Cette feinte
querelle avait pour but de produire un rassemblement pour que, parmi la
foule, les coupe-bourses et les tire-laines pussent faire leurs coups
tout à l’aise. En effet, plus d’un curieux qui était entré dans le
groupe un beau manteau doublé de panne sur l’épaule, et la pochette bien
garnie, sortit de la presse en simple pourpoint, et ayant dépensé son
argent sans le savoir. Sur quoi les bretteurs, qui ne s’étaient jamais
brouillés, s’entendant comme larrons en foire qu’ils étaient, se
réconcilièrent et se secouèrent la main avec grande affectation de
loyauté, déclarant l’honneur satisfait. Ce qui n’était vraiment pas
difficile; l’honneur de tels maroufles ne devait point avoir de bien
sensibles délicatesses.

Sigognac, sur l’avis d’Hérode, ne s’était pas trop approché des
combattants, de sorte qu’il ne pouvait les voir que confusément à
travers les interstices que laissaient au regard les têtes et les
épaules des curieux. Cependant il lui sembla reconnaître dans ces quatre
drôles les hommes dont il avait, la nuit précédente, surveillé les
mystérieuses allures à l’auberge de la rue Dauphine, et il communiqua
son soupçon à Hérode. Mais déjà les bretteurs s’étaient prudemment
éclipsés derrière la foule, et il eût été plus malaisé de les retrouver
qu’une aiguille en un tas de foin.

«Il est possible, dit Hérode, que cette querelle n’ait été qu’un coup
monté pour vous attirer sur ce point, car nous devons être suivis par
les émissaires du duc de Vallombreuse. Un des bretteurs eût feint d’être
gêné ou choqué de votre présence, et, sans vous laisser le temps de
dégainer, il vous eût porté comme par mégarde quelque botte assassine,
et, au besoin, ses camarades vous auraient achevé. Le tout eût été mis
sur le dos d’une rencontre et rixe fortuite. En de telles algarades,
celui qui a reçu les coups les garde. La préméditation et le guet-apens
ne se peuvent prouver.

--Cela me répugne, répondit le généreux Sigognac, de croire un
gentilhomme capable de cette bassesse de faire assassiner son rival par
des gladiateurs. S’il n’est pas satisfait d’une première rencontre, je
suis prêt à croiser de nouveau le fer avec lui, jusqu’à ce que la mort
de l’un ou de l’autre s’ensuive. C’est ainsi que les choses se passent
entre gens d’honneur.

--Sans doute, répliqua Hérode, mais le duc sait bien, quelque enragé
qu’il soit d’orgueil, que l’issue du combat ne pourrait manquer de lui
être funeste. Il a tâté de votre lame et en a senti la pointe. Croyez
qu’il conserve de sa défaite une rancune diabolique,

[Illustration: Vous appelez ce maraud un homme! dit Hérode... (Page
297.)]

et ne sera pas délicat sur les moyens d’en tirer vengeance.

--S’il ne veut pas l’épée, battons-nous à cheval au pistolet, dit
Sigognac, il ne pourra ainsi arguer de ma force à l’escrime.»

En discourant de la sorte, les deux compagnons gagnèrent le quai de
l’École, et là un carrosse faillit écraser Sigognac, encore qu’il se fût
rangé promptement. Sa taille mince lui valut de n’être pas aplati sur la
muraille, tant la voiture le serrait de près, bien qu’il y eût de
l’autre côté assez de place, et que le cocher, par une légère inflexion
imprimée à ses chevaux, eût pu éviter ce passant qu’il semblait
poursuivre. Les glaces de ce carrosse étaient levées, et les rideaux
intérieurs abaissés; mais qui les eût écartés eût vu un seigneur
magnifiquement habillé, dont une bande de taffetas noir plié en écharpe
soutenait le bras. Malgré le reflet rouge des rideaux fermés, il était
pâle, et les arcs minces de ses sourcils noirs se dessinaient dans une
mate blancheur. De ses dents, plus pures que des perles, il mordait
jusqu’au sang sa lèvre inférieure, et sa moustache fine, roidie par des
cosmétiques, se hérissait avec des contractions fébriles comme celle du
tigre flairant sa proie. Il était parfaitement beau, mais sa physionomie
avait une telle expression de cruauté, qu’elle eût plutôt inspiré
l’effroi que l’amour, du moins en ce moment, où des passions haineuses
et mauvaises la décomposaient. A ce portrait, esquissé en soulevant le
rideau d’une voiture qui passe à toute vitesse, on a sans doute reconnu
le jeune duc de Vallombreuse.

«Encore ce coup manqué, dit-il, pendant que le carrosse l’emportait le
long des Tuileries vers la porte de la Conférence. J’avais pourtant
promis à mon cocher vingt-cinq louis, s’il était assez adroit pour
accrocher ce damné Sigognac et le rouer contre une borne comme par
accident. Décidément mon étoile pâlit; ce petit hobereau de campagne
l’emporte sur moi. Isabelle l’adore et me déteste. Il a battu mes
estafiers, il m’a blessé moi-même. Fût-il invulnérable et protégé par
quelque amulette, il faut qu’il meure, ou j’y perdrai mon nom et mon
titre de duc.

«Humph! fit Hérode en tirant une longue aspiration de sa poitrine
profonde, les chevaux de ce carrosse semblent avoir l’humeur de ceux de
Diomède, lesquels couraient sus aux hommes, les déchiraient et se
nourrissaient de leur chair. Vous n’êtes pas blessé, au moins? Ce cocher
de malheur vous voyait fort bien, et je gagerais ma plus belle recette
qu’il cherchait à vous écraser, lançant son attelage de propos délibéré
contre vous, pour quelque dessein ou vengeance occulte. J’en suis
certain. Avez-vous remarqué s’il y avait quelque armoirie peinte sur les
portières? En votre qualité de gentilhomme, vous connaissez la noble
science héraldique, et les blasons des principales familles vous sont
familiers.

--Je ne saurais le dire, répondit Sigognac; un héraut d’armes même, en
cette conjoncture, n’aurait pas discerné les émaux et couleurs d’un écu,
encore moins ses partitions, figures et pièces honorables. J’avais trop
affaire d’esquiver la machine roulante pour voir si elle était historiée
de lions léopardés ou issants, d’alérions ou de merlettes, de besans ou
de tourteaux, de croix cléchées ou vivrées, ou de tous autres emblèmes.

--Cela est fâcheux, répliqua Hérode; cette remarque nous eût mis sur la
trace et fait trouver peut-être le fil de cette noire intrigue; car il
est évident qu’on cherche à se défaire de vous, _quibuscumque viis_,
comme dirait le pédant Blazius en son latin... Quoique la preuve manque,
je ne serais nullement étonné que ce carrosse appartînt au duc de
Vallombreuse, qui voulait se donner le plaisir de faire passer son char
sur le corps de son ennemi.

--Quelle pensée avez-vous là, seigneur Hérode? fit Sigognac; ce serait
une action basse, infâme et scélérate, par trop indigne d’un gentilhomme
de grande maison comme est, après tout, ce Vallombreuse. D’ailleurs, ne
l’avons-nous pas laissé en son hôtel de Poitiers, assez mal accommodé de
sa blessure? comment se trouverait-il déjà à Paris, où nous ne sommes
arrivés que d’hier?

--Ne nous sommes-nous point arrêtés assez longtemps à Orléans et à
Tours, où nous avons donné des représentations, pour qu’il ait pu, avec
les équipages dont il dispose, nous suivre et même nous devancer? Quant
à sa blessure, soignée par les plus excellents médecins, elle a dû
bientôt se fermer et se cicatriser. Elle n’était pas, d’ailleurs, de
nature assez dangereuse pour empêcher un homme jeune et plein de vigueur
de voyager tout à son aise en carrosse ou en litière. Il faut donc, mon
cher Capitaine, vous bien tenir sur vos gardes, car on cherche à vous
monter quelque coup de Jarnac ou à vous faire tomber en quelque embûche
sous forme d’accident. Votre mort livrerait sans défense Isabelle aux
entreprises du duc. Que pourrions-nous contre un si puissant seigneur,
nous autres pauvres histrions? S’il est douteux que Vallombreuse soit à
Paris, ses émissaires, du moins, l’y remplacent, puisque cette nuit
même, si vous n’aviez pas veillé sous les armes, ému d’un juste soupçon,
ils vous auraient gentiment égorgillé en votre chambrette.»

Les raisons qu’alléguait Hérode étaient trop plausibles pour être
discutées; aussi le Baron n’y répondit-il que par un signe
d’assentiment, et porta-t-il la main sur la garde de son épée, qu’il
tira à demi, afin de s’assurer qu’elle jouait bien et ne tenait point au
fourreau.

Tout en causant, les deux compagnons s’étaient avancés le long du Louvre
et des Tuileries jusqu’à la porte de la Conférence, par où l’on va au
Cours-la-Reine, lorsqu’ils virent devant eux un grand tourbillon de
poussière où papillotaient des éclairs d’armes et des luisants de
cuirasse. Ils se rangèrent pour laisser passer cette cavalerie qui
précédait la voiture du roi, qui revenait de Saint-Germain au Louvre.
Ils purent voir dans le carrosse, car les glaces étaient baissées et les
rideaux écartés, sans doute pour que le populaire contemplât tout son
soûl le monarque arbitre de ses destinées, un fantôme pâle, vêtu de
noir, le cordon bleu sur la poitrine, aussi immobile qu’une effigie de
cire. De longs cheveux bruns encadraient ce visage mort attristé par un
incurable ennui, un ennui espagnol, à la Philippe II, comme l’Escurial
seul peut en mitonner dans son silence et sa solitude. Les yeux ne
semblaient pas réfléchir les objets; aucun désir, aucune pensée, aucun
vouloir n’y mettait sa flamme. Un dégoût profond de la vie avait relâché
la lèvre inférieure, qui tombait morose avec une sorte de moue boudeuse.
Les mains blanches et maigres posaient sur les genoux, comme celles de
certaines idoles égyptiennes. Cependant il y avait encore une majesté
royale dans cette morne figure qui personnifiait la France, et en qui se
figeait le généreux sang de Henri IV.

La voiture passa comme un éblouissement, suivie d’un gros de cavaliers
qui fermaient l’escorte. Sigognac resta tout rêveur de cette apparition.
En son imagination naïve, il se représentait le roi comme un être
surnaturel, rayonnant dans sa puissance au milieu d’un soleil d’or et de
pierreries, fier, splendide, triomphal, plus beau, plus grand, plus fort
que tous les autres; et il n’avait vu qu’une figure triste, chétive,
ennuyée, souffreteuse, presque pauvre d’aspect, dans un costume sombre
comme le deuil, et ne paraissant pas s’apercevoir du monde extérieur,
occupée qu’elle était de quelque lugubre rêverie. «Eh quoi! se disait-il
en lui-même, voilà le roi, celui en qui se résument tant de millions
d’hommes, qui trône au sommet de la pyramide, vers qui tant de mains se
tendent d’en bas suppliantes, qui fait taire ou gronder les canons,
élève ou abaisse, punit ou récompense, dit «grâce» s’il le veut, quand
la justice dit «mort», et peut changer d’un mot une destinée! Si son
regard tombait sur moi, de misérable je deviendrais riche, de faible
puissant; un homme inconnu se développerait salué et flatté de tous. Les
tourelles ruinées de Sigognac se relèveraient orgueilleusement; des
domaines viendraient s’ajouter à mon patrimoine rétréci. Je serais
seigneur du mont et de la plaine! Mais comment penser que jamais il me
découvre dans cette fourmilière humaine qui grouille vaguement à ses
pieds et qu’il ne regarde pas? Et quand même il m’aurait vu, quelle
sympathie peut-il se former entre nous?»

Ces réflexions, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de
rapporter, occupaient Sigognac, qui marchait silencieusement à côté de
son compagnon. Hérode respecta cette rêverie, se divertissant à regarder
les équipages aller et venir. Puis il fit observer au Baron qu’il allait
être midi, et qu’il était temps de diriger l’aiguille de la boussole
vers le pôle de la soupe, rien n’étant pire qu’un dîner froid, si ce
n’est un dîner réchauffé.

Sigognac se rendit à ce raisonnement péremptoire, et ils reprirent le
chemin de leur auberge. Rien de particulier n’avait eu lieu en leur
absence. Il ne s’était passé que deux heures. Isabelle, tranquillement
assise à table devant un potage étoilé de plus d’yeux que le corps
d’Argus, accueillit son ami avec son doux sourire habituel en lui
tendant sa blanche main. Les comédiens lui adressèrent des questions
badines ou curieuses sur son excursion à travers la ville, lui demandant
s’il possédait encore son manteau, son mouchoir et sa bourse. A quoi
Sigognac répondit joyeusement par l’affirmative. Cette aimable causerie
lui fit bientôt oublier ses sombres préoccupations, et il en vint à se
demander en lui-même s’il n’était pas la dupe d’une imagination
hypocondriaque qui ne voyait partout qu’embûches.

Il avait raison cependant, et ses ennemis, pour quelques tentatives
avortées, ne renonçaient point à leurs noirs projets. Mérindol, menacé
par le duc d’être rendu aux galères d’où il l’avait tiré s’il ne le
défaisait de Sigognac, se résolut à requérir l’aide d’un brave de ses
amis, à qui nulle entreprise ne répugnait, quelque hasardeuse qu’elle
fût, si elle était bien payée. Il ne se sentait pas de force à venir a
bout du Baron, qui d’ailleurs le connaissait maintenant, ce qui en
rendait l’approche difficile, vu qu’il était sur ses gardes.

Mérindol alla donc à la recherche de ce spadassin qui demeurait place du
Marché-Neuf, près du Petit-Pont, endroit peuplé principalement de
bretteurs, filous, tireurs de laine et autres gens de mauvaise vie.

Avisant parmi les hautes maisons noires, qui s’épaulaient comme ivrognes
ayant peur de tomber, une plus noire, plus délabrée, plus lépreuse
encore que les autres, dont les fenêtres, débordant d’immondes
guenilles, ressemblaient à des ventres ouverts laissant couler leurs
entrailles, il s’engagea dans l’allée obscure qui servait d’entrée à
cette caverne. Bientôt le jour venant de la rue s’éteignit, et Mérindol,
tâtant les murailles suantes et visqueuses comme si des limaçons les
eussent engluées de leur bave, trouva parmi l’ombre la corde tenant lieu
de rampe à l’escalier, corde qu’on pouvait croire détachée d’un gibet et
suiffée de graisse humaine. Il se hissa comme il put par cette échelle
de meunier, trébuchant à chaque pas sur les bosses et callosités
qu’avait formées à chaque marche la vieille boue entassée là, couche à
couche, depuis le temps où Paris s’appelait Lutèce.

Cependant, à mesure que Mérindol avançait dans son ascension périlleuse,
les ténèbres se faisaient moins intenses. Une lueur blafarde et
brouillée pénétrait à travers les vitres jaunes des jours de souffrance
pratiqués pour éclairer l’escalier, et qui donnaient sur une cour noire
et profonde comme un puits de mine. Enfin, il arriva au dernier étage à
demi suffoqué par les vapeurs méphitiques s’exhalant des plombs. Deux ou
trois portes s’ouvraient sur le palier dont le plafond en plâtre sale
était enjolivé d’arabesques obscènes, de tire-bouchons et de mots plus
que rabelaisiens tracés par la fumée des chandelles, fresques bien
dignes d’une pareille bicoque.

L’une de ces portes était entre-bâillée. Mérindol la poussa d’un coup
de pied, ne voulant y toucher de la main, et pénétra sans plus de
cérémonie dans l’unique chambre composant le Louvre du bretteur
Jacquemin Lampourde.

Une âcre fumée lui piqua les yeux et le gosier, si bien qu’il se prit à
tousser comme un chat qui avale des plumes en croquant un oiseau, et
qu’il se passa bien deux minutes avant qu’il pût parler. Profitant de la
porte ouverte, la fumée se répandit sur le palier, et le brouillard
devenant moins épais, le visiteur put discerner à peu près l’intérieur
de la chambre.

Ce repaire mérite une description particulière, car il est douteux que
l’honnête lecteur ait jamais mis le pied dans un taudis pareil, et il ne
saurait se faire l’idée d’un tel dénûment.

Le bouge était meublé principalement de quatre murs le long desquels les
infiltrations du toit avaient dessiné des îles inconnues et des fleuves
qu’on ne rencontre en aucune carte géographique. Aux endroits à portée
de la main, les locataires successifs du taudis s’étaient amusés à
graver au couteau leurs noms incongrus, baroques ou hideux, par suite de
ce penchant qui pousse les plus obscurs à laisser une trace de leur
passage en ce monde. A ces noms souvent était accolé un nom de femme,
Iris de carrefour, que surmontait un cœur percé d’une flèche semblable à
une arête de poisson. D’autres, plus artistes, avec un bout de charbon
retiré des cendres, avaient essayé de croquer quelque profil grotesque,
une pipe entre les dents, ou quelque pendu tirant la langue et gambadant
au bout d’une potence.

Sur le bord de la cheminée, où fumaient en bavant les branches d’un
cotret volé, s’entassait dans la poussière un monde d’objets bizarres:
une bouteille ayant, plantée dans le goulot, une chandelle à demi
consumée, dont le suif avait coulé en larges nappes sur le verre, vrai
flambeau d’enfant prodigue et de biberon; un cornet de tric-trac, trois
dés plombés, les _Heures_ de Robert Besnières, à l’usage du lansquenet,
un fagot de bouts de vieilles pipes, un pot en grès à mettre du pétun,
un chausson renfermant un peigne édenté, une lanterne sourde
arrondissant sa lentille comme une prunelle d’oiseau de nuit, des
paquets de clefs, sans doute fausses, car il n’y avait en la chambre
aucun meuble à ouvrir, un fer à relever la moustache, un angle de miroir
au tain rayé comme par les griffes d’un diable, où l’on ne pouvait se
voir qu’un œil à la fois, encore ne fallait-il pas que cet œil
ressemblât à celui de Junon, qu’Homère appelle Βοῶπις et mille autres
brimborions fastidieux à décrire.

En face de la cheminée, sur un pan de muraille moins humide que les
autres et tendu d’ailleurs d’un lambeau de serge verte, rayonnait un
faisceau d’épées soigneusement fourbies, d’une trempe à l’épreuve et
portant sur leur acier la marque des plus célèbres armuriers d’Espagne
et d’Italie. Il y avait là des lames à deux tranchants, des lames
triangulaires, des lames évidées au milieu pour laisser égoutter le
sang; des dagues à large coquille, des coutelas, des poignards, des
stylets et autres armes de prix dont la richesse faisait un singulier
contraste avec le délabrement du bouge. Pas une tache de rouille, pas un
grain de poussière ne les souillaient, c’étaient les outils du tueur, et
dans un arsenal princier ils n’eussent pas été mieux entretenus, frottés
d’huile, épongés de laine et conservés en leur état primitif. On eût dit
qu’ils sortaient tout frais émoulus de la boutique. Lampourde, si
négligent pour le reste, y mettait son amour-propre et sa curiosité.
Cette recherche, quand on pensait au métier qu’il faisait, prenait un
caractère horrible, et sur ces fers si bien polis, des reflets rouges
semblaient flamboyer.

De siéges, il n’y en avait point, et l’on était libre de se tenir debout
pour grandir, à moins qu’on ne préférât, si l’on ne voulait ménager la
semelle de ses souliers, s’asseoir sur un vieux panier défoncé, une
malle, ou un étui de luth qui traînait dans un coin.

La table se composait d’un volet abattu sur deux tréteaux. Elle servait
aussi de lit. Après avoir fait carousse, le maître du logis s’y
allongeait et, prenant le coin de la nappe, qui n’était autre que la
panne de son manteau, dont il avait vendu le dessus pour se doubler la
panse, il faisait demi-tour du côté de la muraille pour ne plus voir les
bouteilles vides, spectacle singulièrement mélancolique aux ivrognes.

C’est dans cette position que Mérindol trouva Jacquemin Lampourde
ronflant comme la pédale d’un tuyau d’orgue, bien que toutes les
horloges des environs eussent sonné quatre heures de l’après-midi.

Un énorme pâté de venaison, qui montrait dans ses ruines vermeilles des
marbrures de pistaches, gisait éventré sur le carreau, et plus qu’à
moitié dévoré, comme un cadavre attaqué des loups au fond d’un bois, en
compagnie d’un nombre fabuleux de flacons dont on avait sucé l’âme, et
qui n’étaient plus que des fantômes de bouteilles, des apparences
creuses bonnes à faire du verre cassé.

Un compagnon, que Mérindol n’avait pas aperçu d’abord, dormait à poings
tendus sous la table, tenant encore au bec, entre ses dents, le tuyau
cassé d’une pipe, dont le fourneau avait roulé à terre tout bourré d’un
pétun qu’en son ivresse il avait oublié d’allumer.

«Hé, Lampourde! dit l’estafier de Vallombreuse, c’est assez dormir comme
cela; ne me regarde pas avec ces yeux plus ronds que billes. Je ne suis
point un commissaire ou un agent qui te vient querir pour te mener au
Châtelet. Il s’agit d’une affaire importante: tâche de repêcher ta
raison noyée au fond des pots, et de m’écouter.»

Le personnage ainsi interpellé se souleva avec une lenteur somnolente,
se mit sur son séant, développa, en s’étirant, de longs bras, dont les
poings touchaient presque aux deux murs de la chambre, ouvrit une bouche
immense dentée de crocs pointus, et, se tordant la mâchoire, dessina un
bâillement formidable, semblable au rictus d’un lion ennuyé, le tout
accompagné de gloussements inarticulés et gutturaux.

Ce n’était point un Adonis que Jacquemin Lampourde, bien qu’il se
prétendît favorisé des femmes autant que pas un, et même, à l’entendre,
des plus hautes et mieux situées. Sa grande taille dont il tirait
fierté, ses maigres jambes héronnières, son échine efflanquée, sa
poitrine osseuse et cardinalisée à la boisson, qu’on voyait en ce moment
par sa chemise entr’ouverte, ses bras de singe assez longs pour qu’il
pût nouer ses jarretières sans presque se baisser, ne composaient pas un
physique bien agréable; quant à sa figure, un nez prodigieux qui
rappelait celui de Cyrano de Bergerac, prétexte de tant de duels, y
occupait la place la plus importante. Mais Lampourde s’en consolait avec
l’axiome populaire: «Jamais grand nez n’a gâté visage.» Les yeux,
quoique brouillés encore d’ivresse et de sommeil, avaient dans leurs
prunelles de froids éclairs d’acier annonçant le courage et la
résolution. Sur les joues décharnées deux ou trois rides
perpendiculaires, pareilles à des coups d’épée, dessinaient

[Illustration: S’il s’agit de tuer, je suis votre homme... (Page
306.)]

leurs lignes rigides qui n’étaient pas précisément des nids d’amours.
Une tignasse de cheveux noirs fort emmêlée pleuvait autour de cette
physionomie bonne à sculpter sur un manche de violon et dont personne
cependant n’avait envie de se moquer, tant l’expression en était
inquiétante, narquoise et féroce.

«Que le Maulubec trousse l’animal qui me vient ainsi troubler en mes
joies et patauger parmi mes rêves anacréontiques! J’étais heureux; la
plus belle princesse de la terre m’accueillait gracieusement. Vous avez
fait envoler mon songe.

--Trêve de billevesées, fit Mérindol avec impatience, prête-moi deux
minutes ton ouïe et ton attention.

--Je n’écoute personne quand je suis gris, répondit majestueusement
Jacquemin Lampourde en s’étayant sur le coude. D’ailleurs j’ai de
l’argent, beaucoup d’argent. Nous avons cette nuit détroussé un mylord
anglais tout cousu de pistoles, je suis en train de manger et de boire
ma part. Mais avec un petit tour de lansquenet ce sera bientôt fini. A
ce soir donc les affaires sérieuses. Trouvez-vous à minuit sur le
terre-plein du Pont-Neuf au pied du cheval de bronze. J’y serai, frais,
limpide, alerte, jouissant de tous mes moyens. Nous accorderons nos
flûtes et conviendrons des sommes, lesquelles doivent être
considérables, car j’aime à croire qu’on ne dérange pas un brave comme
moi pour des friponneries subalternes, des vols insignifiants ou autres
menues peccadilles. Décidément le vol m’ennuie, je ne fais plus que
l’assassinat, c’est plus noble. On est un carnassier léonin, et non une
bête de rapine. S’il s’agit de tuer, je suis votre homme, et encore
faut-il que l’attaqué se défende. Les victimes sont si lâches parfois,
que cela me dégoûte. Un peu de résistance donne du cœur à l’ouvrage.

--Oh! pour cela sois tranquille, répondit Mérindol avec un mauvais
sourire. Tu trouveras à qui parler.

--Tant mieux, fit Jacquemin Lampourde, il y a longtemps que je ne me
suis escrimé avec quelqu’un de ma force. Mais en voilà assez. Sur ce,
bonsoir, et laissez-moi dormir.»

Mérindol parti, Jacquemin Lampourde essaya de se rendormir, mais en
vain. Le sommeil interrompu ne revint pas. Le bretteur se leva, secoua
rudement le compagnon qui ronflait sous la table et tous deux s’en
allèrent dans un tripot où se jouaient le lansquenet et la bassette.
L’assistance était composée de plumets, de spadassins, de filous, de
laquais, de clercs, de quelques bourgeois naïfs conduits là par des
filles, pauvres pigeons destinés à être plumés vifs. On n’entendait que
le bruit des dés roulant dans le cornet et le froissement des cartes
battues, car les joueurs sont d’ordinaire silencieux, sauf, en cas de
perte, quelques interjections blasphématoires. Après des alternatives de
chance et de guignon, le vide, duquel la nature et l’homme surtout ont
horreur, fut hermétiquement pratiqué dans les pochettes de Lampourde. Il
voulut jouer sur parole, mais ce n’était pas une monnaie qui eût cours
en ce lieu, où les joueurs, en recevant leur gain, mordaient les pièces
par manière d’éprouvette, pour voir si les louis n’étaient point en
plomb doré et les testons en étain à fondre des cuillères. Force lui fut
de se retirer nu comme un petit saint Jean, après être entré gros
seigneur et remuant les pistoles à pleine main!

«Ouf! fit-il quand l’air frais de la rue le frappa au visage et lui
rendit son sang-froid, me voilà débarrassé; c’est drôle comme l’argent
me grise et m’abrutit! Je ne m’étonne plus que les traitants soient si
bêtes. Maintenant que je n’ai plus le sol, je me sens plein d’esprit;
les idées bourdonnent autour de ma cervelle comme abeilles autour d’une
ruche. De Laridon je redeviens César! Mais voici que le clocheteur de la
Samaritaine martèle douze heures; Mérindol doit m’attendre devant le roi
de bronze.»

Et il se dirigea vers le Pont-Neuf. Mérindol était à son poste, occupé à
regarder son ombre au clair de lune. Les deux spadassins, ayant bien
regardé autour d’eux pour voir si personne ne pouvait les entendre,
parlèrent cependant à voix basse pendant assez longtemps. Ce qu’ils
dirent, nous l’ignorons, mais en quittant l’agent du duc de
Vallombreuse, Lampourde faisait sonner de l’or dans ses poches avec une
impudence qui montrait combien il était redouté sur le Pont-Neuf.

[Illustration:... tous deux s’en allèrent dans un tripot où se
jouaient le lansquenet et la bassette. (Page 307.)]



XII.

LE RADIS COURONNÉ.


En quittant Mérindol, une incertitude travaillait Jacquemin Lampourde,
et lorsqu’il fut arrivé au bout du Pont-Neuf, il s’arrêta et demeura
quelque temps perplexe comme l’âne de Buridan entre ses deux mesures
d’avoine, ou, si cette comparaison ne vous plaît point, comme un fer
entre deux aimants d’égale force. D’une part le lansquenet exerçait sur
lui une attraction impérieuse avec son tintement lointain de pièces
d’or; de l’autre le cabaret se présentait orné de séductions non
moindres, faisant sonner son carillon de pots. Embarrassante
alternative! Bien que les théologiens fassent du libre arbitre la plus
belle prérogative de l’homme, Lampourde, maîtrisé par deux penchants
irrésistibles, car il était aussi joueur qu’ivrogne, et aussi ivrogne
que joueur, ne savait réellement à quoi se décider. Il fit trois pas
vers le tripot; mais les bouteilles pansues, couvertes de poussière,
drapées de toiles d’araignées, coiffées d’un rouge casque de cire,
apparurent à son imagination sous un rayon si vif, qu’il en fit trois
pas vers le cabaret. Alors le Jeu agita fantastiquement à ses oreilles
un cornet plein de dés plombés, et lui arrondit devant les yeux un
demi-cercle de cartes biseautées, diapré comme une queue de paon, vision
enchanteresse qui lui cloua les pieds au sol.

«Ah çà! est-ce que je vais rester là planté comme une idole, se dit à
lui-même le bretteur impatienté de ses propres tergiversations; je dois
avoir l’air d’un franc viédaze regardant voler des coquecigrues, avec ma
mine ahurie et quidditative. Pardieu! si je n’allais ni au cabaret ni au
tripot, et rendais visite à ma déesse, à mon Iris, à la nonpareille
beauté qui me retient en ses lacs? Mais peut-être, à cette heure,
sera-t-elle occupée à quelque bal ou festin nocturne, hors de son logis.
Et d’ailleurs la volupté amollit le courage, et les plus grands
capitaines se sont repentis de s’être trop adonnés aux femmes. Témoin
Hercule avec sa Déjanire, Samson avec sa Dalila, Marc-Antoine avec sa
Cléopâtre, sans compter les autres dont je ne me souviens pas, car on a
cueilli bien des fois les prunes depuis que j’ai fait mes classes. Donc,
renonçons à cette fantaisie lascive et vitupérable. Mais que faire
cependant entre ces deux charmants objets? Qui choisit l’un s’expose à
regretter l’autre.»

En minutant ce monologue, Jacquemin Lampourde, les mains plongées dans
ses poches, le menton appuyé sur sa fraise de manière à retrousser sa
barbiche, semblait pousser des racines entre les pavés et se pétrifier
en statue, comme cela arrive à plus d’un compagnon aux _Métamorphoses_
d’Ovide. Tout à coup il fit un soubresaut si brusque qu’un bourgeois
attardé qui passait par là s’en émut de peur et hâta le pas, croyant
qu’il allait l’assaillir et à tout le moins lui tirer la laine.
Lampourde n’avait aucune intention de détrousser ce nigaud, qu’en sa
rêverie distraite il ne voyait même point; mais une idée triomphante
venait de lui traverser la cervelle. Ses incertitudes étaient finies.

Il tira vivement un doublon de sa poche, le jeta en l’air après avoir
dit: «Pile pour le cabaret, face pour le tripot!»

La pièce pirouetta plusieurs fois, et, ramenée à terre par sa pesanteur,
retomba sur un pavé, faisant luire sa paillette d’or sous le rayon
d’argent qui s’échappait de la lune, en ce moment débarrassée de tout
nuage. Le bretteur s’agenouilla pour déchiffrer l’oracle rendu par le
hasard. La pièce avait répondu pile à la question posée. Bacchus
l’emportait sur la Fortune.

«C’est bien, je me griserai,» dit Lampourde en remettant le doublon,
dont il essuya la boue, en son escarcelle profonde comme l’abîme, étant
destinée à engloutir beaucoup de choses.

Et, faisant de grandes enjambées, il se dirigea vers le cabaret du
_Radis couronné_, sanctuaire habituel de ses libations au dieu de la
vigne. Le _Radis couronné_ présentait à Lampourde cet avantage d’être
situé à l’angle du Marché-Neuf, à deux pas de son logis qu’il regagnait
en quelques zigzags lorsqu’il s’était mis du vin jusqu’au nœud de la
gorge, à partir de la semelle de ses bottes.

[Illustration: Maintenant que je n’ai plus le sol, je me sens plein
d’esprit;... (Page 308.)]

C’était bien le plus abominable bouge qu’on pût imaginer. Des piliers
trapus, englués d’un rouge sanguinolent et vineux, supportaient l’énorme
poutre qui lui servait de frise et dont les rugosités affectaient de
certaines formes indiquant d’anciennes sculptures à demi effacées par le
temps. Avec beaucoup d’attention on parvenait à y démêler un enroulement
de ceps et de pampres, à travers lesquels gambadaient des singes tirant
des renards par la queue. Sur le claveau de la porte figurait un énorme
radis au naturel, feuillé de sinople et sommé d’une couronne d’or, le
tout fort terni, qui depuis des générations de buveurs servait
d’enseigne et de désignation au cabaret.

Les baies formées par l’espacement des piliers étaient closes, en ce
moment, de volets à lourdes ferrures capables de soutenir un siége, mais
non si hermétiquement joints qu’ils ne laissassent filtrer des raies de
lumière rougeâtre, et s’échapper une sourde rumeur de chansons et de
querelles; ces lueurs, s’allongeant sur le pavé miroité de boue,
produisaient un effet étrange dont Lampourde ne sentit pas le côté
pittoresque, mais qui lui indiqua qu’il y avait encore nombreuse
compagnie au _Radis couronné_.

Heurtant la porte avec le pommeau de son épée, le bretteur, par le
rhythme des coups qu’il frappa, se fit reconnaître pour un habitué de la
maison, et l’huis s’entre-bâilla afin de lui livrer passage.

La salle où se tenaient les buveurs avait assez l’air d’une caverne.
Elle était basse, et la maîtresse poutre qui traversait le plafond,
ayant fait ventre sous le tassement des étages supérieurs, semblait près
de rompre, encore qu’elle fût solide à porter un beffroi, pareille en
cela à la tour de Pise ou des Asinelli de Bologne qui penche toujours et
ne tombe jamais. Les fumées des pipes et des chandelles avaient rendu le
plafond aussi noir que l’intérieur des cheminées où l’on prépare les
harengs saurs, les boutargues et les jambons. Anciennement les murs
avaient été peints d’une couleur rouge, encadrée de sarments et
brindilles de vigne, par la brosse de quelque décorateur italien venu en
France à la suite de Catherine de Médicis. La peinture s’était conservée
dans le haut de la salle, quoique bien assombrie et ressemblant plus à
des plaques de sang figé qu’à cette réjouissante teinte écarlate dont
elle devait briller en sa fleur de nouveauté. L’humidité, le frottement
des dos, la crasse des têtes qui s’y appuyaient, en avaient gâté et
détruit tout le bas, où le plâtre apparaissait sale, éraillé et nu.
Jadis le cabaret avait été mieux hanté; mais peu à peu, aux courtisans
et aux capitaines, les mœurs devenant plus délicates, s’étaient
substitués des brelandiers, des aigrefins, des coupe-bourses et des
coupe-jarrets, toute une clientèle de truands hasardeux qui avaient
donné leur empreinte horrible au bouge, et fait de la gaie taverne un
repaire sinistre. Un escalier de bois conduisant à une galerie où
s’ouvraient les portes de réduits si bas, qu’on n’y pénétrait qu’en
rentrant les cornes et la tête comme un limaçon, occupait la paroi qui
faisait face à l’entrée. Sous la cage de l’escalier, à l’ombre de la
soupente, quelques futailles, les unes pleines, les autres en vidange,
étaient disposées dans une symétrie plus agréable aux ivrognes que toute
autre sorte d’ornement. Dans la cheminée à grande hotte, flambaient des
fagots de bourrée dont les bouts brûlaient jusque sur le plancher, qui,
n’étant fait que d’un carrelage de vieilles briques, ne courait pas
risque d’incendie. Ce feu illuminait de ses reflets l’étain d’un
comptoir placé vis-à-vis et où trônait le cabaretier, derrière un
rempart de pots, de pintes, de bouteilles et de brocs. Sa vive lueur,
éteignant les auréoles jaunes des chandelles qui grésillaient dans la
fumée, faisait danser le long des murailles les ombres des buveurs
dessinées en caricatures, avec des nez extravagants, des mentons de
galoche, des toupets de Riquet à la houppe et des déformations aussi
bizarres que celles des _Songes drolatiques_ de maître Alcofribas
Nasier. Ce sabbat de découpures noires, s’agitant et fourmillant
derrière les figures réelles, semblait s’en moquer et en faire
spirituellement la parodie. Les habitués du bouge, assis sur des bancs,
s’accoudaient sur des tables dont le bois tailladé d’estafilades,
chamarré de noms gravés au couteau, tatoué de brûlures, était gras de
sauces et de vins répandus; mais les manches qui l’essuyaient ne
pouvaient pour la plupart être salies, quelques-unes mêmes étant percées
au coude n’y compromettaient que la chair du bras qu’elles étaient
censées revêtir. Éveillées au tintamarre du cabaret, deux ou trois
poules, Lazares emplumés, qui à cette heure eussent dû être juchées sur
leur perchoir, s’étaient glissées dans la salle par une porte
communiquant avec la cour, et picoraient sous les pieds et entre les
jambes des buveurs les miettes tombées du festin.

[Illustration: LE CABARET DU RADIS COURONNÉ. (Page 313.)]

Quand Jacquemin Lampourde entra au _Radis couronné_, le plus triomphant
vacarme régnait dans l’établissement. Des gaillards à mine truculente,
tendant leurs pots vides, frappaient sur les tables des coups de poing à
tuer des bœufs et qui faisaient trembler les suifs emmanchés dans des
martinets de fer. D’autres criaient «tope et masse» en répondant à des
rasades. Ceux-ci accompagnaient une chanson bachique, hurlée en chœur
avec des voix aussi lamentablement fausses que celles de chiens hurlant
à la lune, d’un cliquetis de couteau sur les côtes de leurs verres et
d’un remuement d’assiettes tournées en meule. Ceux-là inquiétaient la
pudeur des Maritornes, qui, les bras élevés au-dessus de la foule,
portaient des plats de victuailles fumantes et ne pouvaient se défendre
contre leurs galantes entreprises, tenant plus à conserver leur plat que
leur vertu. Quelques-uns pétunaient dans de longues pipes de Hollande et
s’amusaient à souffler de la fumée par les naseaux.

Il n’y avait pas que des hommes dans cette cohue, le beau sexe y était
représenté par quelques échantillons assez laids; car le vice se permet
parfois de n’avoir pas le nez mieux fait que la vertu. Ces Philis, dont
le premier venu, moyennant la pièce ronde, pouvait être le Tircis ou le
Tityre, se promenaient par couples, s’arrêtant aux tables, et buvaient
comme colombes familières en la coupe de chacun. Ces copieuses lampées,
jointes à la chaleur du lieu, faisaient leurs joues cramoisies sous le
rouge de brique dont elles étaient enluminées, en sorte qu’elles
semblaient des idoles peintes à deux couches. Des cheveux faux ou vrais,
tournés en accroche-cœurs, étaient plaqués sur leurs fronts luisants de
céruse ou, calamistrés au fer, allongeaient leurs spirales jusque sur
des poitrines largement découvertes et passées au badigeon, non sans
quelque petite veine d’azur dessinée en leurs blancheurs postiches.
Leurs ajustements affectaient une braverie mignarde et galante. Ce
n’était que rubans, plumes, broderies, galons, ferrets, aiguillettes,
couleurs vives; mais il était aisé de voir que ce luxe, fait pour la
montre, n’avait rien de réel et sentait la friperie: les perles
n’étaient que verre soufflé, les bijoux d’or que cuivre, les robes de
soie que vieilles jupes retournées et reteintes; mais ces élégances de
mauvais aloi suffisaient à éblouir les yeux avinés des compagnons réunis
en ce bouge. Quant à l’odeur, si ces dames ne flairaient pas la rose,
elles sentaient le musc comme un terrier de putois, seule odeur assez
forte pour dominer les infectes exhalaisons du taudis, et qu’on trouvait
par comparaison plus suave que baume, ambroisie et benjoin. Quelquefois
un plumet échauffé de luxure et de boisson faisait asseoir sur son genou
une de ces beautés peu farouches, et lui chuchotait à l’oreille, dans un
gros baiser, des propositions anacréontiques reçues avec des rires
affectés et un «non» qui voulait dire «oui;» puis, au long de
l’escalier, on voyait des groupes qui montaient, l’homme le bras sur la
taille de la femme, la femme se retenant à la rampe et faisant de
petites façons enfantines, car même en la débauche la plus abandonnée il
faut encore quelques semblants de pudeur. D’autres redescendaient la
mine confuse, tandis que leur Amaryllis de rencontre faisait bouffer sa
jupe de l’air le plus détaché du monde.

Lampourde, habitué de longue main à ces mœurs qui, d’ailleurs, lui
paraissaient naturelles, ne prêtait aucune attention au tableau dont
nous venons de tirer un crayon rapide. Assis devant une table, le dos
appuyé au mur, il regardait d’un œil plein de tendresse et de
concupiscence une bouteille de vin des Canaries qu’une servante venait
d’apporter, une bouteille antique et recommandable, de derrière les
fagots et du tas réservé aux goinfres et biberons émérites. Quoique le
bretteur fût seul, deux verres avaient été placés sur la table, car on
savait son horreur pour l’ingurgitation solitaire des liquides, et d’un
moment à l’autre un compagnon de beuverie pouvait lui survenir. En
attendant ce convive fortuit, Lampourde élevait lentement, à la hauteur
de sa visée, le verre effilé de patte et tourné en clochette de liseron
où brillait, pailletée d’un point lumineux, la blonde et généreuse
liqueur. Puis, ayant satisfait le sens de la vue en admirant cette
chaude couleur de topaze brûlée, il passait au sens de l’odorat, et,
remuant le vin par une secousse ménagée qui lui imprimait une sorte de
rotation, il en humait l’arome à narines aussi béantes que les fosses
d’un dauphin héraldique. Restait le sens du goût. Les papilles du
palais, convenablement excitées, s’imprégnaient d’une gorgée de ce
nectar; la langue la promenait autour des badigoinces et l’envoyait
enfin au gosier avec un clappement approbatif. Ainsi maître Jacquemin
Lampourde, au moyen d’un seul verre, flattait-il trois des cinq sens que
l’homme possède, ce qui était le fait d’un épicurien consommé tirant des
choses jusqu’au dernier suc et quintessence de plaisir qu’elles
contiennent. Encore prétendait-il bien que le tact et l’ouïe pouvaient y
avoir leur part de jouissance: le tact, par le poli, la netteté et la
forme du cristal; l’ouïe, par la musique, vibration et parfait accord
qu’il rend lorsqu’on le choque avec le dos d’une lame ou qu’on promène
circulairement ses doigts mouillés sur le bord du verre. Mais ce sont là
paradoxes, billevesées et fantaisies d’un raffinement trop subtil, ne
prouvant rien pour vouloir trop prouver, sinon le vicieux raffinement de
ce maraud.

Notre bretteur était là depuis quelques minutes quand la porte du
cabaret s’entr’ouvrit; un quidam, vêtu de noir de la tête aux pieds,
n’ayant de blanc que son rabat et un flot de linge qui lui bouffait au
ventre, entre sa veste et son haut-de-chausses, fit son apparition dans
l’établissement. Quelques broderies de jayet, à moitié défilées, avaient
la velléité, non suivie d’effet, d’agrémenter le délabrement de son
costume, dont la coupe cependant trahissait un reste d’ancienne
élégance.

Ce personnage offrait la particularité d’avoir la face d’une blancheur
blafarde comme si elle avait été saupoudrée de farine, et le nez aussi
rouge qu’un charbon ardent. De petites fibrilles violettes le veinaient
et témoignaient d’un culte assidu pour la Dive Bouteille. Le calcul de
ce qu’il avait fallu de tonneaux de vin et de fiasques d’eau-de-vie
avant de l’amener à cette intensité d’érubescence effrayait
l’imagination. Ce masque bizarre ressemblait à un fromage où l’on aurait
planté une guigne. Pour achever la portraiture, il eût suffi de deux
pépins de pomme à la place des yeux et d’une mince estafilade
représentant la bouche fendue en tirelire. Tel était Malartic, l’ami de
cœur, le Pylade, l’Euryale, le _fidus Achates_ de Jacquemin Lampourde;
il n’était pas beau, certes, mais les qualités morales rachetaient bien
chez lui ces petits désagréments physiques. Après Jacquemin, à l’endroit
duquel il professait la plus profonde admiration, c’était la meilleure
lame de Paris. Au jeu, il retournait le roi avec un bonheur que personne
ne se permettait de trouver insolent; il buvait toujours sans paraître
jamais gris, et quoiqu’on ne lui connût point de tailleur, il était
mieux fourni de manteaux que le courtisan le mieux accommodé. Du reste,
homme délicat à sa manière, ayant toutes les probités de la caverne,
capable de se faire tuer pour soutenir un camarade et d’endurer, sans
desserrer les dents, estrapade, brodequins, chevalet, même la question
de l’eau, la plus tortionnaire pour un biberon de son calibre, plutôt
que de compromettre sa bande par un mot indiscret. Un fort charmant
sujet en son genre! aussi jouissait-il de l’estime générale dans le
monde où s’exerçait son industrie.

Malartic alla droit à la table de Lampourde, prit un escabeau, s’assit
en face de son ami, empoigna silencieusement le verre plein qui semblait
l’attendre et le vida d’un trait. Son système différait de celui de
Jacquemin, mais n’en était pas moins efficace, comme le prouvait la
pourpre cardinalesque de son nez. Au bout de la séance, les deux amis
comptaient le même nombre de marques à la craie sur l’ardoise de
l’hôtelier, et le bon père Bacchus, à cheval sur la barrique, leur
souriait sans préférence comme à deux dévots de culte divers, mais
d’égale ferveur. L’un dépêchait sa messe, l’autre la faisait durer; mais
toujours la messe était dite.

Lampourde, qui connaissait les mœurs du compagnon, lui remplit plusieurs
fois son verre jusqu’au bord. Ce manège nécessita l’apparition d’une
seconde bouteille, laquelle se trouva comme la première bientôt mise à
sec; celle-là fut suivie d’une troisième qui tint plus longtemps et fit
plus de façons pour se rendre. Après quoi, pour reprendre haleine, les
deux bretteurs demandèrent des pipes et se mirent à envoyer au plafond,
à travers le brouillard condensé au-dessus de leurs têtes, de longs
tire-bouchons de fumée pareils à ceux que les enfants mettent aux
cheminées des maisons qu’ils griffonnent sur leurs livres et leurs
cahiers d’étude. Après un certain nombre de bouffées aspirées et
rendues, ils disparurent à l’instar des dieux d’Homère et de Virgile,
dans un nuage où le nez de Malartic flamboyait seul comme un rouge
météore.

Enveloppés de cette brume, les deux compagnons isolés des autres buveurs
commencèrent une conversation qu’il eût été dangereux que le Chevalier
du Guet entendît; heureusement le _Radis couronné_ était un lieu sûr,
aucune mouche n’eût osé s’y risquer, et la trappe de la cave se fût
ouverte sous les pieds de l’exempt assez audacieux pour pénétrer dans ce
repaire. Il n’en serait sorti que haché menu comme chair à pâté.

«Comment vont les affaires? disait Lampourde à Malartic avec le ton d’un
marchand qui se renseigne sur le cours des denrées; nous sommes dans
une morte-saison. Le roi habite Saint-Germain où les courtisans le
suivent. Cela fait du tort au commerce; il n’y a plus à Paris que des
bourgeois et des gens de peu ou de rien.

--Ne m’en parle pas! répondit Malartic, c’est une indignité. L’autre
soir j’arrête sur le Pont-Neuf un gaillard d’assez bonne apparence, je
lui demande la bourse ou la vie; il me jette sa bourse, il n’y avait que
trois ou quatre pièces de six blancs, et le manteau qu’il me laissa
n’était que de serge avec un galon d’or faux. Au lieu d’être le voleur
j’étais le volé. Au tripot, on ne rencontre plus que des laquais, des
clercs de procureurs ou des enfants précoces qui ont pris dans le tiroir
paternel quelques pistoles pour venir tenter la fortune. En deux coups
de cartes et trois coups de dés on en a vu la fin. Il est outrageux de
déployer ses talents pour un si mince résultat! Les Lucindes, les
Dorimènes, les Cidalises, ordinairement si pitoyables aux braves, se
refusent à payer les billets et les notes, encore que nous les rossions
d’importance, sous prétexte que la cour n’étant plus ici, elles ne
reçoivent ni régals ni cadeaux, et sont obligées pour vivre de mettre
leurs nippes en gage. Sans un vieux cornard jaloux qui m’emploie à
bâtonner les amants de sa femme, je n’aurais pas gagné ce mois-ci de
quoi boire de l’eau, nécessité à laquelle nul dénûment ne me forcera, la
mort perpendiculaire me semblant cent fois plus douce. On ne m’a pas
commandé le moindre guet-apens, le plus léger rapt, le plus petit
assassinat. En quel temps vivons-nous, mon Dieu! Les haines mollissent,
les rancunes s’en vont à vau-l’eau, le sentiment de la vengeance se
perd; on oublie les insultes comme les bienfaits; le siècle embourgeoisé
s’énerve et les mœurs deviennent d’une fadeur qui me dégoûte.

--Le bon temps est passé, répliqua Jacquemin Lampourde; autrefois un
grand aurait pris nos courages à son service. Nous l’aurions aidé en ses
expéditions et besognes secrètes, maintenant il faut travailler pour le
public. Cependant il y a encore quelques bonnes aubaines.»

Et en disant ces mots il agitait des pièces d’or dans sa poche. Cette
sonnerie mélodieuse fit petiller étrangement l’œil de Malartic; mais
bientôt son regard reprit son expression placide, l’argent d’un camarade
étant chose sacrée; il se contenta de pousser un soupir qui pouvait se
traduire par ces mots: «Tu es bien heureux, toi!»

«Je pense d’ici à peu, continua Lampourde, pouvoir te procurer du
travail, car tu n’es pas paresseux à la besogne, et tu as bientôt fait
de retrousser ta manche lorsqu’il s’agit de détacher une estocade ou de
tirer un coup de pistolet. Homme d’ordre, tu exécutes les commandes
qu’on te fait dans le délai voulu, et tu prends sur toi les risques de
police. Je m’étonne que la Fortune ne soit point descendue de sa boule
de verre devant ta porte; il est vrai que cette guenippe, avec le
mauvais goût ordinaire aux femmes, comble de ses faveurs un tas de
freluquets et de béjaunes au détriment des gens de mérite. En attendant
que la drôlesse ait un caprice pour toi, passons le temps à boire,
_papaliter_, jusqu’à ce que le liége de nos semelles se gonfle.»

Cette résolution philosophique était trop incontestablement sage pour
que le compagnon de Jacquemin y fît la moindre objection. Les deux
bretteurs bourrèrent leurs pipes et remplirent leurs verres, s’accoudant
à la table comme des gens qui s’établissent dans leur bien-être et ne
veulent point qu’on les dérange de leur quiétude.

Ils en furent pourtant dérangés. Dans l’angle de la salle, une rumeur de
voix s’élevait d’un groupe qui entourait deux hommes posant entre eux
les conditions d’un pari à la suite de l’impossibilité chez l’un de
croire à un fait avancé par l’autre, à moins de le voir de ses propres
yeux.

Le groupe s’entr’ouvrit. Malartic et Lampourde, dont l’attention était
éveillée, aperçurent un homme de moyenne taille, mais singulièrement
alerte et vigoureux, hâlé de visage comme un More d’Espagne, les cheveux
noués d’un mouchoir, vêtu d’un caban de couleur marron qui en
s’entr’ouvrant permettait de voir un justaucorps de buffle et des
chausses brunes ornées sur la couture d’un rang de boutons de cuivre en
forme de grelots. Une large ceinture de laine rouge lui sanglait les
reins, et il en avait tiré une navaja valencienne qui, ouverte,
atteignait la longueur d’un sabre. Il en serra le cercle, en essaya la
pointe avec le bout du doigt et parut satisfait de son examen, car il
dit à son adversaire: «Je suis prêt,» puis, avec un accent guttural, il
siffla un nom bizarre que n’avaient jamais entendu les buveurs du _Radis
couronné_, mais qui a déjà figuré plus d’une fois dans ces pages:
«Chiquita! Chiquita!»

A la seconde appellation, une fillette maigre et hâve, endormie

[Illustration: La petite, accoutumée à ces exercices, ne témoignait ni
frayeur, ni surprise... (Page 319.)]

dans un coin sombre, se débarrassa de la cape dont elle s’était
soigneusement entortillée et qui la faisait ressembler à un paquet de
chiffons, s’avança vers Agostin, car c’était lui, et fixant sur le
bandit ses grands yeux étincelants, avivés encore par une auréole de
bistre, elle lui dit d’une voix grave et profonde qui contrastait avec
son apparence chétive:

«Maître, que veux-tu de moi? je suis prête à t’obéir ici comme sur la
lande, car tu es brave et ta navaja compte bien des raies rouges.»
Chiquita dit ces mots en langue eskuara ou patois basque, aussi
inintelligible pour des Français que du haut allemand, de l’hébreu ou du
chinois.

Agostin prit Chiquita par la main et la plaça debout contre la porte en
lui recommandant de se tenir immobile. La petite, accoutumée à ces
exercices, ne témoignait ni frayeur ni surprise; elle restait là, les
bras ballants, regardant devant elle avec une sérénité parfaite, tandis
qu’Agostin placé à l’autre bout de la salle, un pied avancé, l’autre en
retraite, balançait le long couteau dont le manche était appuyé sur son
avant-bras.

Une double haie de curieux formait une sorte d’allée d’Agostin à
Chiquita, et ceux des truands qui avaient la barrique proéminente, la
rentraient en retenant leur respiration, de peur qu’elle ne dépassât la
ligne. Les nez en flûtes d’alambic se reculaient prudemment pour n’être
pas tranchés au vol.

Enfin le bras d’Agostin se détendit comme un ressort, un éclair brilla
et l’arme formidable alla se planter dans la porte juste au-dessus de la
tête de Chiquita, sans lui couper un cheveu, mais avec une précision
telle qu’il semblait qu’on eût voulu prendre la mesure de sa taille.

Quand la navaja passa en sifflant, les spectateurs n’avaient pu
s’empêcher de baisser les yeux; mais l’épaisse frange de cils de la
jeune fille n’avait pas même palpité. L’adresse du bandit excita une
rumeur admirative parmi ce public difficile. L’adversaire même qui avait
douté que ce coup fût possible battit des mains plein d’enthousiasme.

Agostin détacha le couteau qui vibrait encore, retourna à son poste, et
cette fois fit passer la lame entre le bras et le corps de Chiquita
impassible. Si la pointe eût dévié de trois ou quatre lignes, elle
arrivait en plein cœur. Bien que la galerie criât que c’était assez,
Agostin recommença l’expérience de l’autre côté du buste pour montrer
que son adresse ne devait rien au hasard.

Chiquita, enorgueillie par ces applaudissements qui s’adressaient autant
à son courage qu’à la dextérité d’Agostin, promenait autour d’elle un
regard de triomphe; ses narines gonflées aspiraient l’air avec force, et
dans sa bouche entr’ouverte, ses dents pures comme celles d’un animal
sauvage brillaient d’une blancheur féroce. L’éclat de sa denture, les
paillettes phosphoriques de ses prunelles, mettaient à son visage
sombre, tanné par le grand air, trois points lumineux qui l’éclairaient.
Ses cheveux incultes se tordaient autour de son front et de ses joues en
longs serpents noirs, mal retenus par un ruban incarnadin que
débordaient et cachaient çà et là les boucles rebelles. A son col, plus
fauve que du cuir de Cordoue, luisaient comme des gouttes laiteuses les
perles du collier qu’elle tenait d’Isabelle. Quant à son costume, il
était changé sinon amélioré. Chiquita ne portait plus la jupe jaune
serin brodée d’un perroquet, qui lui eût donné à Paris l’aspect par trop
étrange et remarquable. Elle avait une courte robe bleu sombre, à petits
plis froncés sur les hanches, et une sorte de veste ou brassière en
bouracan noir que fermaient, à la naissance de la poitrine, deux ou
trois boutons de corne. Ses pieds, habitués à fouler la bruyère fleurie
et parfumée, étaient chaussés de souliers beaucoup trop grands pour
elle, car le savetier n’en avait pu trouver d’assez petits en son
échoppe. Ce luxe paraissait la gêner; mais il avait bien fallu faire
cette concession aux froides boues parisiennes. Elle était tout aussi
farouche qu’à l’auberge du _Soleil bleu_, cependant on voyait qu’un plus
grand nombre d’idées passaient à travers sa sauvagerie, et, dans
l’enfant, déjà pointait quelque nuance de la jeune fille. Elle avait vu
bien des choses depuis son départ de la lande, et de ces spectacles son
imagination naïve gardait comme un éblouissement.

Elle regagna le coin qu’elle occupait et, s’enveloppant de sa mante,
reprit son sommeil interrompu. L’homme qui avait perdu le pari paya les
cinq pistoles, montant de l’enjeu, au compagnon de Chiquita. Celui-ci
fit glisser les pièces dans sa ceinture et se rassit à sa table devant
le broc à demi vidé qu’il acheva lentement, car n’ayant pas de logis
déterminé, il préférait rester au cabaret à grelotter sous quelque
arche de pont ou quelque porche de couvent en attendant le jour, si long
à paraître en cette saison. Ce cas était celui de plusieurs autres
pauvres diables qui ronflaient à poings fermés, les uns sur les bancs,
les autres dessous, roulés dans leurs capes pour toute couverture.
C’était un spectacle drolatique que celui de toutes ces bottes qui
s’allongeaient sur le parquet comme des pieds de corps morts après la
bataille. Bataille, en effet, où les navrés de Bacchus gagnaient en
chancelant quelque angle obscur, et la tête appuyée à la muraille,
écorchaient piteusement le renard, moqués de leurs compagnons plus
robustes d’estomac, et versaient du vin au lieu de sang.

«Par la Sainsanbreguoy, dit Lampourde à Malartic, voilà un drôle qui
n’est pas manchot, et que je note pour le retrouver au besoin en des
expéditions difficiles. Ce coup de couteau à distance vaut mieux pour
les sujets d’approche farouche qu’une pistolade qui fait du feu, de la
fumée et du bruit et semble appeler les sergents à l’aide.

--Oui, répondit Malartic, c’est un joli travail et proprement exécuté;
mais si l’on manque son coup, on est désarmé et l’on reste quinaud. Pour
moi, ce qui me charme en cet exercice et montre d’adresse périlleuse,
c’est la bravoure de la jeune fille. Cette mauviette! cela n’a pas deux
onces de chair sur les os et cela loge dans l’étroite cage de sa maigre
poitrine un vrai cœur de lion ou de héros antique. Elle me plaît
d’ailleurs avec ses grands yeux charbonnés et fiévreux et sa mine
tranquillement hagarde. Au milieu de ces outardes, tadornes, oies et
autres oiseaux de basse-cour, elle a l’air d’un jeune faucon dans un
poulailler. Je me connais en femmes, et je puis juger la fleur d’après
le bourgeon. La Chiquita, comme l’appelle ce maraud basané, sera dans
deux ou trois ans d’ici un morceau de roi...

--Ou de voleur, continua philosophiquement Jacquemin Lampourde. A moins
que le sort ne concilie ces deux extrêmes en faisant de cette _morena_,
comme disent les Espagnols, la maîtresse d’un filou et d’un prince. Cela
s’est vu et ce n’est pas toujours le prince qu’on aime le plus, tant ces
drôlesses ont la fantaisie coquine et déréglée. Mais laissons là ces
discours superflus et venons aux choses sérieuses. J’aurais besoin
peut-être, d’ici à peu, de quelques braves à tout poil pour une
expédition qu’on me propose, non tant lointaine que celle des Argonautes
au pourchas de la toison d’or.

--Belle toison! fit Malartic le nez dans son verre dont le vin semblait
grésiller et bouillir au contact de ce charbon ardent.

--Expédition assez compliquée et dangereuse, poursuivit le bretteur; je
suis chargé de supprimer un certain capitaine Fracasse, baladin de son
métier, qui gêne à ce qu’il paraît les amours d’un fort grand seigneur.
Pour ce travail, j’y suffirai bien tout seul; mais il s’agit aussi
d’organiser le rapt de la donzelle aimée à la fois du grand et de
l’histrion, et qui sera disputée aux ravisseurs par sa compagnie;
dressons une liste d’amis solides et sans scrupules. Que te semble de
Piquenterre?

--Excellent! répondit Malartic, mais il n’y faut pas compter. Il
brandille à Montfaucon, au bout d’une chaîne de fer, en attendant que sa
carcasse déchiquetée des oiseaux tombe en la fosse du gibet, sur les
ossements des camarades qui l’ont précédé.

--C’est donc cela, dit Lampourde avec le plus beau sang-froid du monde,
qu’on ne le voyait pas depuis quelque temps. Ce que c’est que la vie! Un
soir, vous faites tranquillement carousse avec un ami dans un cabaret
d’honneur; puis vous allez chacun de votre côté à vos petites affaires.
Huit jours après quand vous demandez «que devient un tel?» on vous
répond: «Il est pendu.»

--Hélas! c’est comme cela, soupira l’ami de Lampourde en prenant une
pose tragiquement élégiaque ou élégiaquement tragique; ainsi que le dit
le sieur de Malherbe en sa consolation à Duperrier:

    _Il_ était de ce monde où les meilleures choses
            Ont le pire destin.

--Ne nous abandonnons pas à des pleurnichements féminins, dit le
bretteur. Montrons un mâle et stoïque courage et continuons à marcher
dans la vie, le chapeau enfoncé jusqu’au sourcil et le poing sur le
rognon, défiant la potence qui, après tout, fors l’honneur, n’est pas
beaucoup plus redoutable que le feu des canons, pierriers, coulevrines
et bombardes qu’affrontent les soldats et capitaines, sans compter les
mousquetades et l’arme blanche. A défaut de Piquenterre, qui doit être
en la gloire près du bon larron, prenons Cornebœuf. C’est un gaillard
râblé et trapu, bon pour les grosses besognes.

--Cornebœuf, répondit Malartic, est présentement en voyage le long des
côtes barbaresques sous le commandement de Cadet la Perle. Le roi le
tient en estime si particulière qu’il l’a fait blasonner d’une fleur de
lis à l’épaule pour le retrouver partout au cas qu’il se perdît. Mais,
par exemple, Piedgris, Tordgueule, La Râpée et Bringuenarilles sont
libres et «_a la disposicion de usted_.»

--Ces noms me suffisent; ils appartiennent à des braves et tu
m’aboucheras avec eux lorsqu’il en sera temps. Sur ce, achevons cette
quarte bouteille et tirons nos grègues d’ici. Le lieu commence à devenir
plus méphitique que le lac Averne, au-dessus duquel les oiseaux ne
peuvent voler sans tomber morts pour la malignité des exhalaisons. Cela
sent le gousset, l’écafignon, le faguenas et le cambouis. L’air frais de
la nuit nous fera du bien. A propos, où couches-tu ce soir?

--Je n’ai point envoyé en avant mon fourrier préparer mes logis,
répondit Malartic, et ma tente n’est dressée nulle part; je pourrais
frapper à l’hôtel de la Limace, mais j’y ai un mémoire long comme mon
épée, et rien n’est plus désagréable à voir au réveil que la mine
renfrognée d’un vieil hôte qui se refuse avec grognement à la moindre
dépense nouvelle et réclame son dû, agitant une poignée de notes
au-dessus de sa tête comme le sieur Jupin son foudre. L’apparition
subite d’un exempt me serait moins maussade.

--Pur effet nerveux, faiblesse compréhensible, car chaque grand homme a
la sienne, fit sentencieusement Lampourde; mais puisqu’il te répugne de
te présenter à la Limace, et que l’hôtel de la Belle-Étoile est un peu
trop réfrigérant par l’hiver qui court, je t’offre l’hospitalité antique
de mon taudis aérien et pour couche la moitié de mon tréteau.

--J’accepte, répondit Malartic, avec une reconnaissance bien sentie. O
trois et quatre fois heureux le mortel qui a des lares et des pénates et
peut faire asseoir à son foyer l’ami de son cœur!»

Jacquemin Lampourde avait accompli la promesse qu’il s’était faite après
la réponse de l’oracle en faveur du cabaret. Il était saoul comme grive
en vendange; mais personne n’était maître de sa boisson comme Lampourde.
Il gouvernait le vin et le vin ne le gouvernait pas. Pourtant quand il
se leva, il lui sembla que ses jambes pesaient comme saumons de plomb et
s’enfonçaient dans le plancher. D’un vigoureux coup de jarret il détacha
ses pieds alourdis et marcha résolument vers la porte, la tête haute et
tout d’une pièce. Malartic le suivit d’un pas assez ferme, car rien ne
pouvait ajouter à son ivresse. Plongez en la mer une éponge saturée
d’eau, elle n’en boira pas une goutte de plus. Tel était Malartic, à
cette différence près, que chez lui le liquide n’était pas eau, mais
bien pur jus de sarment. La sortie des deux camarades s’effectua donc
sans encombre, et ils parvinrent à se hisser, quoiqu’ils ne fussent pas
des anges, par l’échelle de Jacob montant de la rue au grenier de
Lampourde.

A cette heure, le cabaret présentait un aspect lamentablement ridicule.
Le feu s’éteignait dans l’âtre. Les chandelles, qu’on ne mouchait plus,
avaient un pied de nez, et leurs mèches balançaient de larges
champignons noirs. Des stalactites de suif en coulaient le long des
chandeliers où elles se figeaient en se refroidissant. La fumée des
pipes, des haleines et des mets s’était condensée près du plafond en un
épais brouillard; le plancher, couvert de débris et de boue, aurait eu
besoin pour le nettoyer qu’on y fît passer un fleuve comme dans les
étables d’Augias. Les tables étaient jonchées de reliefs, de carcasses
et d’os jamboniques qu’on eût dit déchiquetés par les crocs de mâtins
charogneux. Çà et là quelque broc renversé pendant le tumulte d’une
querelle épanchait un reste de vin, dont les gouttes tombant dans la
mare rouge qu’elles avaient formée, semblaient les gouttes de sang d’une
tête coupée reçues dans un bassin; le bruit de leur chute, intermittent
et régulier, scandait comme le tictac d’une horloge le ronflement des
ivrognes.

Le petit More du Marché-Neuf frappa quatre heures. Le cabaretier qui
s’était assoupi, la tête appuyée sur ses bras en croix, s’éveilla,
promena un regard inquisitif autour de la salle, et voyant que la
consommation s’était ralentie, il appela ses garçons et leur dit: «Il se
fait tard; balayez-moi ces marauds et ces coquines avec les épluchures:
aussi bien ils ne boivent plus!» Les garçons brandirent leurs balais,
jetèrent trois ou quatre seaux d’eau, et en moins de cinq minutes, à
grand renfort de bourrades, le cabaret fut vidé dans la rue.

[Illustration: A cette heure, le cabaret présentait un aspect
lamentablement ridicule. (Page 324.)]



XIII.

DOUBLE ATTAQUE.


Le duc de Vallombreuse n’était pas homme à négliger son amour plus que
sa vengeance. S’il haïssait mortellement Sigognac, il avait pour
Isabelle une de ces passions furieuses que surexcite le sentiment de
l’impossible chez ces âmes hautaines et violentes habituées à ce que
rien ne leur résiste. Triompher de la comédienne devenait la pensée
dominante de sa vie; gâté par les faciles victoires qu’il avait
remportées en sa carrière galante, il ne pouvait s’expliquer cette
défaite, et souvent il se disait, à travers les conversations, les
promenades, les exercices au théâtre comme au temple, à la ville comme à
la cour, pris d’un étonnement subit en sa rêverie profonde: «Comment se
fait-il qu’elle ne m’aime pas?»

En effet, cela était difficile à comprendre pour quelqu’un qui ne
croyait pas à la vertu des femmes, et encore moins à celle des actrices.
Il se demandait si la froideur d’Isabelle n’était pas un jeu concerté
pour obtenir de lui davantage, rien n’allumant le désir comme ces
pudicités feintes et mines de n’y vouloir toucher. Cependant la façon
dédaigneuse dont elle avait renvoyé le coffret à bijoux placé dans sa
chambre par Léonarde prouvait surabondamment qu’elle n’était pas de ces
femmes qui marchandent pour se vendre plus cher. Des parures encore plus
riches n’eussent pas produit meilleur effet. Puisque Isabelle n’ouvrait
même pas les écrins, que servait qu’ils continssent des perles et des
diamants à tenter une reine? L’amour épistolaire ne l’eût pas touchée
non plus, quelque élégance et passion que les secrétaires du jeune duc
eussent pu mettre à peindre la flamme de leur maître. Elle ne
décachetait pas les lettres. Ainsi prose et vers, tirades et sonnets
n’auraient fait que mollir. D’ailleurs ces moyens langoureux, bons pour
les galants transis, ne congruaient pas à l’humeur entreprenante de
Vallombreuse. Il fit appeler dame Léonarde, avec laquelle il n’avait
cessé d’entretenir des intelligences secrètes, étant toujours bon de
maintenir un espion dans la place, même fût-elle imprenable. Parfois la
garnison se relâche, et une poterne est bien vite ouverte, par quoi
s’insinue l’ennemi.

Léonarde, par un escalier dérobé, fut introduite en la chambre
particulière du duc, où il ne recevait que ses plus intimes amis et
fidèles serviteurs. C’était une pièce de forme oblongue, revêtue d’une
boiserie à pilastres cannelés d’ordre ionique, dont les
entrecolonnements étaient occupés par des cadres ovales d’un goût
luxuriant et touffu sculptés dans le bois plein et que semblaient
suspendre à la corniche d’un haut-relief des nœuds de rubans et des lacs
d’amour dorés d’une ingénieuse complication. Ces médaillons renfermaient
sous apparences de mythologies, telles que Flores, Vénus, Charites,
Dianes, nymphes chasseresses et bocagères, les maîtresses du jeune duc,
accoutrées à la grecque et montrant l’une sa gorge alabastrine, l’autre
sa jambe faite au tour, celle-ci des épaules à fossettes, celle-là des
charmes plus mystérieux avec un artifice si subtil, qu’on eût dit des
tableaux dus à la fantaisie du peintre plutôt que des portraits d’après
le vif. Les plus prudes avaient cependant posé pour ces peintures qui
étaient de Simon Vouet, célèbre maître du temps, croyant faire une
faveur unique et ne s’imaginant pas former une galerie.

Au plafond creusé en conque était figurée une toilette de Vénus. La
déesse se regardait du coin de l’œil, après avoir été attifée par ses
nymphes, à un miroir que lui présentait un grand Cupidon hors de page à
qui l’artiste avait donné les traits du duc, mais on voyait bien que son
attention était plus pour l’Amour que pour le miroir. Des cabinets
incrustés en pierres dures de Florence, bourrés de billets doux, de
tresses de cheveux, de bracelets et de bagues et autres témoignages de
passions oubliées; une table de même matière où sur un fond de marbre
noir se découpaient des bouquets de fleurs aux couleurs vives, muguetées
par des papillons ailés de pierreries; des fauteuils à pieds tournés en
bois d’ébène couverts d’une brocatelle saumon ramagée d’argent, un épais
tapis de Smyrne où peut-être s’étaient assises les sultanes, et rapporté
de Constantinople par l’ambassadeur de France, composaient
l’ameublement aussi riche que voluptueux de ce réduit, que Vallombreuse
préférait aux appartements d’apparat et qu’il habitait d’ordinaire.

Le duc fit de la main un signe de condescendance à Léonarde et lui
indiqua un placet pour s’asseoir. Léonarde était l’idéal de la douegna,
et ce luxe frais et jeune faisait encore ressortir son teint de vieille
cire jaune et sa laideur répulsive. Son costume noir passementé de jais,
ses coiffes rabattues lui donnaient d’abord un aspect sévère et
respectable; mais le sourire équivoque qui se jouait dans les bouquets
de poils obombrant les commissures de ses lèvres, le regard
hypocritement luxurieux de ses yeux cerclés de rides brunes;
l’expression basse, avide et servile de sa mine vous détrompaient
bientôt et vous disaient que vous n’aviez pas devant vous une dame
Pernelle, mais une dame Macette, de celles qui lavent les jeunes filles
pour le sabbat et qui chevauchent le samedi un balai entre les jambes.

«Dame Léonarde, dit le duc rompant le silence, je vous ai fait venir,
car je sais que vous êtes une personne fort experte aux choses d’amour
pour les avoir pratiquées en votre jeune temps et servies en votre
maturité, afin de me concerter avec vous sur les moyens de séduire cette
farouche Isabelle. Une duègne qui a été jeune première doit connaître
toutes les rubriques.

--Monsieur le duc, répondit la vieille comédienne d’un air de
componction, fait beaucoup d’honneur à mes faibles lumières et ne peut
douter de mon zèle à lui complaire en tout.

--Je n’en doute point, fit négligemment Vallombreuse; mais, cependant,
mes affaires n’en sont guère plus avancées. Que devient cette beauté
revêche? Est-elle toujours aussi entichée de son Sigognac?

--Toujours, répliqua dame Léonarde en poussant un soupir; la jeunesse a
de ces entêtements bizarres qui ne s’expliquent point. Isabelle,
d’ailleurs, ne semble point pétrie dans le limon ordinaire. Aucune
tentation ne mord sur elle, et dans le Paradis terrestre elle eût été
femme à ne point écouter le serpent.

--Comment donc, s’écria le duc avec un mouvement de colère, ce damné
Sigognac a-t-il pu se faire entendre de cette oreille si bien fermée aux
propos des autres? Possède-t-il quelque philtre, quelque amulette,
quelque talisman?

--Aucun, monseigneur, il était malheureux, et pour ces âmes tendres,
romanesques et fières, consoler est le plus grand bonheur qui soit;
elles préfèrent donner à recevoir, et la pitié, les yeux humides de
larmes, ouvre la porte à l’amour. C’est le cas d’Isabelle.

--Vous me dites des choses de l’autre monde; être maigre, sans le sol,
piteux, délabré, mal en point, ridicule, ce sont là, selon vous, des
raisons d’être aimé! les dames de la cour riraient bien d’une pareille
doctrine.

--En effet, elle n’est pas commune, heureusement, et l’on voit peu de
femmes donner dans ce travers. Votre Seigneurie est tombée sur une
exception.

--Mais c’est à devenir fou de rage, de penser que ce hobereau réussit là
où j’échoue et entre les bras de sa maîtresse se raille de ma
déconvenue.

--Votre Seigneurie peut s’épargner ce chagrin. Sigognac ne jouit point
de ses amours au sens que l’entend monsieur le duc. La vertu d’Isabelle
n’a reçu aucune brèche. La tendresse de ces parfaits amants, bien que
vive, est toute platonique et se contente de quelque baiser sur la main
ou sur le front. C’est pour cela qu’elle dure; satisfaite, elle
s’éteindrait toute seule.

--Dame Léonarde, êtes-vous bien sûre de cela? est-il croyable qu’ils
vivent ainsi chastement ensemble dans la licence des coulisses et des
voyages, couchant sous le même toit, soupant à la même table, rapprochés
sans cesse par les nécessités des répétitions et des jeux de scène? Il
faudrait qu’ils fussent des anges.

--Isabelle est à coup sûr un ange, et elle n’a pas l’orgueil qui fit
choir Lucifer du ciel. Quant à Sigognac, il obéit aveuglément à sa
maîtresse, et accepte tous les sacrifices qu’elle lui impose.

--S’il en est ainsi, dit Vallombreuse, que pouvez-vous faire pour moi?
Allons, cherchez dans quelque tiroir secret de votre boîte à malice un
vieux stratagème irrésistible, une fourberie triomphante, une
machination à rouages compliqués qui me donne la victoire; vous savez
que l’or et l’argent ne me coûtent rien.»

Et il plongea sa main, plus blanche et aussi délicate que celle d’une
femme, dans une coupe de Benvenuto Cellini, posée sur une table auprès
de lui et remplie de pièces d’or. A la vue de ces monnaies qui
bruissaient avec un tintement persuasif, les yeux de chouette de la
douegna s’allumèrent, perçant de deux trous lumineux le cuir basané de
sa face morte. Elle parut réfléchir profondément et resta quelques
instants muette.

Vallombreuse attendait avec impatience le résultat de cette rêverie;
enfin la vieille reprit la parole.

«A défaut de son âme, peut-être puis-je vous livrer son corps. Une
empreinte de serrure à la cire, une fausse clef et un bon narcotique
feraient l’affaire.

--Pas de cela! interrompit le duc, qui ne put se défendre d’un mouvement
de dégoût. Fi donc! posséder une femme endormie, un corps inerte, une
morte, une statue sans conscience, sans volonté, sans souvenir! avoir
une maîtresse qui au réveil vous regarderait les yeux étonnés comme
sortant d’un rêve, et reprendrait aussitôt son aversion pour vous avec
son amour pour un autre! être un cauchemar, un songe lubrique qu’on
oublie au matin! jamais je ne descendrai si bas.

--Votre Seigneurie a raison, dit Léonarde, la possession n’est rien si
l’on n’a le consentement, et je ne proposais cet expédient qu’à bout de
ressources. Je n’aime pas non plus ces moyens ténébreux, et ces
breuvages qui sentent la pharmacopée de l’empoisonneuse. Mais pourquoi
étant beau comme Adonis favori de Vénus, splendide en vos ajustements,
riche, puissant à la cour, ayant tout ce qui plaît aux femmes, ne
faites-vous pas tout simplement la cour à Isabelle?

--Eh! pardieu, la vieille a raison, s’écria Vallombreuse, en jetant un
regard de complaisance à un miroir de Venise supporté par deux amours
sculptés qui se tenaient en équilibre sur une flèche d’or, de telle
façon que la glace se penchait et se redressait à volonté pour qu’on pût
s’y voir plus à son aise. Isabelle a beau être froide et vertueuse, elle
n’est pas aveugle, et la nature n’a pas été pour moi si marâtre que ma
présence inspire l’horreur. Je lui ferai toujours bien l’effet d’une
statue ou d’un tableau qu’on admire, encore qu’on ne l’aime pas, mais
qui retient les yeux, et les charme par sa symétrie et son coloris
agréable. Et puis je lui dirai de ces choses à quoi les femmes ne
résistent point, avec ces regards qui fondent la glace des cœurs, et
dont le feu, soit dit sans fatuité, a incendié les belles les plus
hyperboréennes et les plus glacées de la cour; cette comédienne
d’ailleurs a de la fierté, et la poursuite d’un duc ne peut que flatter
son orgueil. Je l’appuierai à la Comédie et dresserai des cabales en sa
faveur. Ce sera miracle alors si elle pense encore à ce petit Sigognac
duquel je saurai bien me défaire.

--Monsieur le duc n’a rien à me dire de plus? fit dame Léonarde, qui
s’était levée et restait les mains croisées sur sa ceinture dans une
pose d’attente respectueuse.

--Non, répondit Vallombreuse, vous pouvez vous retirer, mais auparavant
prenez ceci (et il lui tendait une poignée de louis d’or), ce n’est pas
votre faute s’il se trouve en la troupe d’Hérode une pudicité
invraisemblable.»

La vieille remercia le jeune duc et se retira à la reculade jusque vers
la porte, sans se prendre les pieds dans ses jupes, avec une habitude
que lui avait donnée le théâtre. Là elle se retourna tout d’une pièce et
disparut bientôt dans les profondeurs de l’escalier. Resté seul,
Vallombreuse sonna son valet de chambre pour qu’il le vînt accommoder.

«Çà, Picard, dit le duc, il te faut surpasser et me faire une toilette
triomphante; je veux être plus beau que Buckingham s’efforçant de plaire
à la reine Anne d’Autriche. Si je reviens bredouille de ma chasse à la
beauté, tu recevras les étrivières, car je n’ai aucun défaut ou vice à
dissimuler postichement.

--Votre Seigneurie a la meilleure grâce du monde, répondit Picard, et
chez elle l’Art n’a qu’à mettre la Nature en son lustre. Si monsieur le
duc veut s’asseoir devant la glace et se tenir tranquille quelques
minutes, je vais le testonner et l’adoniser de telle sorte qu’il ne
rencontrera pas de cruelles.»

Ayant dit ces mots, Picard plongea des fers à friser dans une coupe
d’argent où, recouverts de cendre, des noyaux d’olive faisaient un feu
doux comme celui des braseros espagnols, et quand ils furent chauds au
degré juste, ce qu’il reconnut en les approchant de sa joue, il commença
à pincer par le bout ces belles boucles d’ébène dont la souplesse ne
demandait pas mieux que de se tourner mignardement en spirales.

Lorsque M. le duc de Vallombreuse fut coiffé, et qu’un cosmétique d’un
parfum suave mieux flairant que baume eut fixé ses fines moustaches
semblables à l’arc de Cupidon, le valet de chambre, satisfait de son
ouvrage, se renversa un peu en arrière pour le contempler, comme un
peintre qui regarde, en clignant l’œil, la dernière touche posée à son
tableau.

«Quel habit monsieur le duc désire-t-il mettre aujourd’hui? Si j’osais
risquer un avis à qui n’en a pas besoin, je conseillerais à Sa
Seigneurie le costume de velours noir à taillades et à bouffettes en
satin de la même couleur, avec les bas de soie et un simple col en point
de Raguse. Les brocarts, les satins brochés, les toiles d’or et
d’argent, les pierreries pourraient, par leur éclat intempestif,
distraire les regards qui se doivent porter uniquement sur la figure de
monsieur, dont les charmes ne furent jamais plus irrésistibles; le noir
relèvera cette pâleur délicate qui lui reste de sa blessure et lui donne
tant d’intérêt.

--Le drôle a le goût bon, et sait flatter aussi bien qu’un courtisan,
murmura intérieurement Vallombreuse; oui, le noir m’ira bien! Isabelle,
d’ailleurs, n’est point femme à s’éblouir devant des orfrois de brocart
et des bluettes de diamants. Picard, continua-t-il tout haut, passez-moi
le pourpoint et les chausses de velours, et donnez-moi l’épée d’acier
bruni. Maintenant, dites à la Ramée qu’il fasse mettre les chevaux au
carrosse, les quatre bais, et promptement. Je veux sortir dans un quart
d’heure.»

Picard disparut aussitôt pour faire exécuter les ordres de son maître.
Vallombreuse, en attendant la voiture, se promenait de long en large à
travers la chambre, jetant, toutes les fois qu’il passait devant, un
coup d’œil interrogatif au miroir de Venise, lequel, contre l’ordinaire
des miroirs, lui faisait à chaque demande une réponse flatteuse.

«Il faudrait que cette péronnelle fût diantrement superbe, revêche et
dégoûtée, pour ne pas devenir subitement toute vive amoureuse folle de
moi, malgré ses simagrées de vertu et ses langueurs platoniques avec le
Sigognac. Oui, ma toute belle, vous figurerez bientôt dans un de ces
cadres ovales, peinte au naturel, en Phœbé forcée malgré sa froideur de
venir baiser Endymion. Vous prendrez place parmi ces déités qui furent
d’abord non moins prudes, farouches et hyrcaniennes que vous ne l’êtes,
et qui sont plus grandes dames assurément que vous ne le serez jamais.
Votre défaite ne manquera pas longtemps à ma gloire; car sachez, ma
petite comédienne, que rien ne peut faire obstacle à la volonté d’un
Vallombreuse. _Frango nec frangor_, telle est ma devise!»

Un laquais vint annoncer que le carrosse était avancé. La distance qui
sépare la rue des Tournelles, où demeurait le duc de Vallombreuse, de la
rue Dauphine, fut bientôt franchie au trot de quatre vigoureux
mecklembourgeois touchés par un cocher de grande maison, qui n’eût pas
cédé le haut du pavé à un prince du sang, et qui coupait insolemment
toutes les voitures. Quelque hardi et sûr de lui-même que fût le duc,
pendant le trajet, il ne put se défendre d’une certaine émotion assez
rare chez lui. L’incertitude de savoir comment il serait reçu de cette
dédaigneuse Isabelle lui faisait battre le cœur un peu plus vite que de
coutume. Les sentiments qu’il éprouvait étaient de nature fort opposée.
Ils variaient de la haine à l’amour, selon qu’il s’imaginait la jeune
comédienne rebelle ou docile à ses vœux.

Quand le beau carrosse doré, traîné par des chevaux de prix et surchargé
de laquais aux livrées de Vallombreuse, entra dans l’auberge de la rue
Dauphine, dont les portes s’ouvrirent toutes grandes pour le recevoir,
l’hôtelier, le bonnet à la main, se précipita plutôt qu’il ne descendit
du haut du perron pour aller à la rencontre de ce magnifique visiteur,
et savoir ce qu’il désirait.

Si vite que l’hôtelier eût couru, Vallombreuse, sautant du carrosse à
terre sans l’aide du marchepied, s’avançait déjà vers l’escalier d’un
pas rapide. Le front de l’aubergiste, prosterné tout bas, lui heurta
presque les genoux. Le jeune duc, de cette voix stridente et brève qui
lui était familière lorsque quelque passion l’agitait, lui dit:

«Mademoiselle Isabelle demeure en cette maison. Je la voudrais voir.
Est-elle au logis à cette heure? Il n’est pas besoin de la prévenir de
ma visite. Donnez-moi seulement un laquais qui m’accompagne jusqu’à sa
porte.»

L’hôtelier avait répondu à ces questions par des respectueuses
inclinaisons de tête, et il ajouta:

«Monseigneur, laissez-moi la gloire de vous conduire moi-même; un tel
honneur n’est point fait pour un maraud de valet. A peine si le maître
de céans y suffit.

--Comme vous voudrez, dit Vallombreuse avec une nonchalance hautaine,
mais faites vite; voici déjà des têtes qui se mettent aux fenêtres et se
penchent pour me regarder comme si j’étais le Grand Turc ou
l’Amorabaquin.

--Je vais vous précéder pour vous montrer le chemin,» dit l’hôtelier,
tenant des deux mains son bonnet pressé sur son cœur.

L’escalier franchi, le duc et son guide s’engagèrent dans un long
corridor sur lequel s’ouvraient des portes comme dans un cloître de
couvent. Arrivé devant la chambre d’Isabelle, l’hôte s’arrêta et dit:

«Qui aurai-je l’honneur d’annoncer?

--Vous pouvez vous retirer maintenant, répondit Vallombreuse en mettant
la main sur la clef, je m’annoncerai moi-même.»

Isabelle, assise près de la fenêtre dans une chaise haute, en manteau du
matin, les pieds nonchalamment allongés sur un tabouret de tapisserie,
était en train d’étudier le rôle qu’elle devait remplir dans la pièce
nouvelle. Les yeux fermés, afin de ne pas voir les paroles écrites sur
son cahier, elle répétait à voix basse, comme un écolier sa leçon, les
huit ou dix vers qu’elle venait de lire plusieurs fois. La lumière de la
croisée, dessinant le contour velouté de son profil, piquait des
étincelles d’or aux petits cheveux follets qui se crespelaient sur sa
nuque, et faisait luire la nacre transparente de ses dents dans sa
bouche entr’ouverte. Un reflet tempérait par sa lueur argentée ce que
l’ombre, baignant les chairs et le vêtement, aurait eu de trop noir, et
produisait cet effet magique si recherché des peintres, qu’ils appellent
«clair-obscur» en leur langage. Cette jeune femme ainsi posée formait un
tableau charmant, qui n’eût eu besoin que d’être copié par un habile
homme pour devenir l’honneur et la perle d’une galerie.

Croyant que ce fût quelque fille de chambre qui entrât pour les besoins
du service, Isabelle n’avait pas relevé ses longues paupières dont les
cils, traversés du jour, ressemblaient à des fils d’or, et continuait
dans une somnolence rêveuse à débiter machinalement ses rimes comme on
égrène un chapelet, presque sans y penser. Elle n’avait d’ailleurs
aucune défiance, en plein jour, dans cette auberge toute pleine de
monde, tout près de ses camarades, et ne sachant pas que Vallombreuse
fût à Paris. Les tentatives contre Sigognac ne s’étaient pas
renouvelées, et la jeune comédienne, quelque timide qu’elle fût,
commençait à reprendre un peu d’assurance. Sa froideur avait sans doute
découragé le caprice du jeune duc, auquel en ce moment elle ne pensait
non plus qu’au prêtre Jean ou à l’empereur de la Chine.

Vallombreuse s’était avancé jusqu’au milieu de la chambre, suspendant
ses pas, retenant son haleine, pour ne pas déranger ce gracieux tableau
qu’il contemplait avec un ravissement bien concevable; en attendant
qu’Isabelle levât les yeux et l’aperçût, il avait mis un genou en terre
et tenait d’une main son feutre dont la plume balayait le plancher,
tandis qu’il appuyait l’autre main sur son cœur dans une pose qu’on
n’eût pu désirer plus respectueuse pour une reine.

Si la jeune comédienne était belle, Vallombreuse, il faut l’avouer,
n’était pas moins beau; la lumière donnait en plein sur sa figure d’une
régularité parfaite et semblable à celle d’un jeune dieu grec qui se
serait fait duc depuis la déchéance de l’Olympe. En ce moment, l’amour
et l’admiration qui s’y peignaient en avaient fait disparaître cette
expression impérieusement cruelle qu’on regrettait parfois d’y voir. Les
yeux jetaient des flammes, la bouche semblait lumineuse; à ses joues
pâles il montait du cœur comme une sorte de clarté rose. Des éclairs
bleuâtres passaient sur ses cheveux bouclés et lustrés de parfums comme
des frissons de jour sur du jayet poli. Son col, délicat et robuste à la
fois, prenait des blancheurs de marbre. Illuminé par la passion, il
rayonnait, il étincelait, et vraiment on comprenait qu’un duc fait de la
sorte ne pût admettre l’idée que déesse, reine ou comédienne lui
résistât.

Enfin Isabelle tourna la tête et vit le duc de Vallombreuse agenouillé à
six pas d’elle. Persée lui eût porté au visage le masque de Méduse,
enchâssé dans son bouclier et faisant la grimace de l’agonie au milieu
d’un éparpillement de serpenteaux, qu’elle n’eût pas éprouvé une stupeur
pareille. Elle resta glacée, pétrifiée, les yeux dilatés de terreur, la
bouche entr’ouverte et le gosier aride, sans pouvoir faire un mouvement
ni pousser un cri. Une pâleur de mort se répandit sur ses traits, son
dos s’emperla de sueur froide; elle crut qu’elle allait s’évanouir; mais
par un prodigieux effort de volonté, elle rappela ses sens pour ne pas
rester exposée aux entreprises de ce téméraire.

[Illustration: Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur,...
(Page 335.)]

«Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur, dit Vallombreuse
sans quitter sa position et de la voix la plus douce, que ma vue seule
vous produit un tel effet? Un monstre d’Afrique sortant de sa caverne,
la gueule rouge, les dents aiguisées et les griffes en arrêt vous eût,
certes, moins effrayée. Mon entrée, j’en conviens, a été un peu inopinée
et subite; mais il ne faut pas en vouloir à la passion des incivilités
qu’elle fait commettre. Pour vous voir, j’ai affronté votre courroux, et
mon amour, au risque de vous déplaire, se met à vos pieds suppliant et
timide.

--De grâce, monsieur le duc, relevez-vous, dit la jeune comédienne,
cette position ne vous convient point. Je ne suis qu’une pauvre actrice
de province, et mes faibles charmes ne méritent pas une telle conquête.
Oubliez un caprice passager et portez ailleurs des vœux que tant de
femmes seraient heureuses de combler. Ne rendez point les reines, les
duchesses et les marquises jalouses à cause de moi.

--Et que m’importent toutes ces femmes, fit impétueusement Vallombreuse
en se relevant, si c’est votre fierté que j’adore, si vos rigueurs ont
plus de charme à mes yeux que les faveurs des autres, si votre sagesse
m’enivre, si votre modestie excite ma passion jusqu’au délire, s’il faut
que vous m’aimiez ou que je meure! Ne craignez rien, ajouta-t-il en
voyant qu’Isabelle ouvrait la fenêtre comme pour se précipiter s’il se
portait à quelque violence, je ne demande autre chose sinon que vous
souffriez ma présence, que vous me permettiez de vous faire ma cour et
d’attendrir votre cœur, comme font les amants les plus respectueux.

--Épargnez-moi ces poursuites inutiles, répondit Isabelle, et j’aurai
pour vous, à défaut d’amour, une reconnaissance sans bornes.

--Vous n’avez ni père, ni mari, ni amant, dit Vallombreuse, qui se
puisse opposer à ce qu’un galant homme vous recherche et tâche de vous
agréer. Mes hommages ne sont pas une insulte. Pourquoi me repousser? Oh!
vous ne savez pas quelle vie splendide j’ouvrirais devant vous si vous
consentiez à m’accueillir. Les enchantements des féeries pâliraient à
côté des imaginations de mon amour pour vous plaire. Vous marcheriez
comme une déesse sur les nuées. Vos pieds ne fouleraient que de l’azur
et de la lumière. Toutes les cornes d’abondance répandraient leurs
trésors devant vos pas. Vos souhaits n’auraient pas le temps de naître,
je les surprendrais dans vos yeux et je les devancerais. Le monde
lointain s’effacerait comme un rêve, et d’un même vol, à travers les
rayons, nous monterions vers l’Olympe plus beaux, plus heureux, plus
enivrés que Psyché et l’Amour. Voyons, Isabelle, ne détournez pas ainsi
la tête, ne gardez pas ce silence de mort, ne poussez pas au désespoir
une passion qui peut tout, excepté renoncer à elle-même et à vous.

--Cette passion dont toute autre tirerait orgueil, répondit modestement
Isabelle, je ne saurais la partager. La vertu que je fais profession
d’estimer plus que la vie ne s’y opposerait pas, que je déclinerais
encore ce dangereux honneur.

--Regardez-moi d’un œil favorable, continua Vallombreuse, je vous
rendrai un objet d’envie pour les plus grandes et les plus haut situées.
A une autre femme je dirais: dans mes châteaux, dans mes terres, dans
mes hôtels, prenez ce qui vous plaira, saccagez mes cabinets pleins de
diamants et de perles, plongez vos bras jusqu’aux épaules au fond de mes
coffres, habillez votre livrée d’habits trop riches pour des princes,
faites ferrer d’argent fin les chevaux de vos carrosses, menez le train
d’une reine; éblouissez Paris qui pourtant ne s’étonne guère. Tous ces
appâts sont trop grossiers pour une âme de la trempe dont est la vôtre.
Mais cette gloire peut vous toucher d’avoir réduit et vaincu
Vallombreuse, de le mener captif derrière votre char de triomphe, de
nommer votre serviteur et votre esclave celui qui n’a jamais obéi, et
que nuls fers n’ont pu retenir.

--Ce prisonnier serait trop illustre pour mes chaînes, dit la jeune
actrice, et je ne voudrais pas contraindre une liberté si précieuse!»

Jusque-là le duc de Vallombreuse s’était contenu; il forçait sa violence
naturelle à une douceur feinte, mais la résistance respectueuse et ferme
d’Isabelle commençait à faire bouillonner sa colère. Il sentait un amour
derrière cette vertu, et son courroux s’augmentait de sa jalousie. Il
fit quelques pas vers la jeune fille qui mit la main sur la ferrure de
la fenêtre. Ses traits étaient contractés, il se mordait les lèvres et
l’air de méchanceté avait reparu sur son visage.

«Dites plutôt, reprit-il d’une voix altérée, que vous êtes folle

[Illustration: Au même instant la porte s’ouvrit. (Page 337.)]

de Sigognac! Voilà la raison de cette vertu dont vous faites montre.
Qu’a-t-il donc pour vous charmer de la sorte, cet heureux mortel? Ne
suis-je pas plus beau, plus noble, plus riche, aussi jeune, aussi
spirituel, aussi amoureux que lui?

--Il a du moins, répondit Isabelle, une qualité qui vous manque: celle
de respecter ce qu’il aime.

--C’est qu’il n’aime pas assez,» fit Vallombreuse en prenant dans ses
bras Isabelle dont le corps penchait déjà hors de la fenêtre, et qui,
sous l’étreinte de l’audacieux, poussa un faible cri.

Au même instant la porte s’ouvrit. Le Tyran, faisant des courbettes et
des révérences outrées, pénétra dans la chambre et s’avança vers
Isabelle, qu’aussitôt lâcha Vallombreuse avec une rage profonde d’être
ainsi interrompu en ses prouesses amoureuses.

«Pardon, mademoiselle, dit le Tyran en lançant au duc un regard de
travers, je ne vous savais pas en si bonne compagnie; mais l’heure de la
répétition a sonné à toutes les horloges, et l’on n’attend plus que vous
pour commencer.»

En effet, par la porte entre-bâillée on voyait le Pédant, Scapin,
Léandre et Zerbine, qui formaient un groupe rassurant pour la pudeur
menacée d’Isabelle. Le duc eut un instant l’idée de fondre l’épée en
main sur cette canaille et de la disperser, mais cela eût fait une
esclandre inutile; en tuant ou blessant deux ou trois de ces histrions
il n’aurait pas arrangé ses affaires: d’ailleurs ce sang était trop vil
pour qu’il y trempât ses nobles mains, il se contint donc, et saluant
avec une politesse glaciale Isabelle, qui, toute tremblante, s’était
rapprochée de ses amis, il sortit de la chambre, mais au seuil de la
porte il se retourna, fit un signe de la main, et dit: «Au revoir,
mademoiselle!» une phrase bien simple assurément, mais qui prenait du
son de voix dont elle était prononcée des signifiances menaçantes et
terribles. La tête de Vallombreuse, si charmante tout à l’heure, avait
repris son expression de perversité diabolique; Isabelle ne put
s’empêcher de frémir, bien que la présence des comédiens la mît à l’abri
de toute tentative. Elle eut ce sentiment d’angoisse mortelle de la
colombe au-dessus de laquelle le milan trace dans l’air des cercles de
plus en plus rapprochés.

Vallombreuse regagna son carrosse suivi par l’hôtelier qui se confondait
derrière lui en politesses impatientantes et superflues, et bientôt le
grondement des roues indiqua que le dangereux visiteur était enfin
parti.

Maintenant, voici comment s’explique le secours venu si à propos pour
Isabelle. L’arrivée du duc de Vallombreuse en carrosse doré à l’hôtel de
la rue Dauphine avait produit une rumeur d’étonnement et d’admiration
dans toute l’auberge, qui était bientôt parvenue aux oreilles du Tyran
occupé, comme Isabelle, à étudier dans sa chambre. En l’absence de
Sigognac, retenu au théâtre pour y essayer un costume nouveau, le brave
Hérode, connaissant les mauvaises intentions de Vallombreuse, s’était
bien promis de veiller au grain, et l’oreille appliquée au trou de la
serrure il écoutait, par une indiscrétion louable, cet entretien
hasardeux, sauf à intervenir lorsque la scène chaufferait trop. Sa
prudence avait ainsi sauvé la vertu d’Isabelle des entreprises de ce
méchant duc outrageux et pervers.

Cette journée devait être orageuse. Lampourde, on s’en souvient, avait
reçu de Mérindol la mission de dépêcher le capitaine Fracasse; aussi le
bretteur, guettant l’occasion de l’attaquer, faisait-il pied de grue sur
l’esplanade où s’élève le roi de bronze, car Sigognac, pour rentrer à
l’auberge, devait forcément prendre le Pont-Neuf. Jacquemin était là
déjà, depuis plus d’une heure, soufflant dans ses doigts pour ne pas les
avoir gourds au moment de l’action, et battant la semelle afin de se
réchauffer les pieds. Le temps était froid et le soleil se couchait
derrière le pont Rouge, au delà des Tuileries, dans des nuages
sanguinolents. Le crépuscule baissait rapidement, et déjà les passants
se faisaient rares.

Enfin Sigognac parut marchant d’un pas hâté, car une vague inquiétude
l’agitait à l’endroit d’Isabelle, et il se pressait de rentrer au logis.
Dans cette précipitation, il ne vit pas Lampourde qui, lui prenant le
bord du manteau, le lui tira d’un mouvement si sec et si brusque, que
les cordons en rompirent. En un clin d’œil, Sigognac se trouva en simple
pourpoint. Sans chercher à disputer sa cape à cet assaillant qu’il prit
d’abord pour un vulgaire tire-laine, il mit, avec la promptitude de
l’éclair, flamberge au vent et tomba en garde. De son côté, Lampourde
n’avait pas été moins prompt à dégainer. Il fut content de cette garde
et se dit: «Nous allons nous amuser un peu.» Les lames s’engagèrent.
Après quelques tâtonnements de part et d’autre, Lampourde essaya une
botte qui fut aussitôt déjouée, «Bonne parade, continua-t-il, ce jeune
homme a des principes.»

Sigognac lia avec son épée le fer du bretteur et lui poussa une
flanconnade que celui-ci para avec une retraite de corps, tout en
admirant le coup de son adversaire pour sa perfection et sa régularité
académique.

«A vous celle-ci,» s’écria-t-il, et son épée décrivit un cercle
étincelant, mais elle rencontra celle de Sigognac déjà revenu à son
poste.

Épiant un jour pour y pénétrer, les lames liées par les pointes
tournaient l’une autour de l’autre, tantôt lentes, tantôt rapides, avec
des malices et des prudences qui prouvaient la force des deux
combattants.

«Savez-vous, monsieur, dit Lampourde, ne pouvant contenir plus longtemps
son admiration pour ce jeu si sûr, si serré et si correct, savez-vous
que vous avez une méthode superbe!

--A votre service,» répondit Sigognac, en allongeant une botte à fond au
bretteur qui la détourna avec le pommeau de son épée par un coup de
poignet aussi roide que la détente d’un cranequin.

«Magnifique estocade, fit le bretteur de plus en plus enthousiasmé, coup
merveilleux! Logiquement j’aurais dû être tué. Je suis dans mon tort; ma
parade est une parade de raccroc, irrégulière, sauvage, bonne tout au
plus pour ne pas être embroché en un cas extrême. Je rougis presque de
l’avoir employée avec un beau tireur comme vous.»

Toutes ces phrases étaient entremêlées de froissements de fer, de
quartes, de tierces, de demi-cercles, de coupés, de dégagés qui
augmentaient l’estime de Lampourde pour Sigognac. Ce gladiateur ne
prisait au monde que l’escrime, et il réglait le cas qu’il devait faire
des gens d’après leur force aux armes. Sigognac prenait à ses yeux des
proportions considérables.

«Serait-ce une indiscrétion, monsieur, que de vous demander le nom de
votre maître? Girolamo, Paraguantes et Côte-d’Acier seraient fiers d’un
tel élève.

--Je n’ai eu pour professeur qu’un vieux soldat nommé Pierre, répondit
Sigognac, que ce babil étrange amusait; tenez, parez celle-là; c’est une
de ses bottes favorites.» Et le baron se fendit.

«Diable! s’écria Lampourde en rompant d’une semelle, j’ai failli être
touché; la pointe a glissé sous le bras. En plein jour vous m’auriez
perforé, mais vous n’avez pas encore l’habitude de ces combats
crépusculaires et nocturnes qui exigent des yeux de chat. N’importe!
c’était bien passé, bien allongé, bien porté. Maintenant, faites bien
attention, je ne vous prends pas en traître. Je vais essayer sur vous ma
botte secrète, le résultat de mes études, le _nec plus ultra_ de ma
science, l’élixir de ma vie. Jusqu’à présent ce coup d’épée infaillible
a toujours tué son homme. Si vous le parez, je vous l’apprends. C’est
mon seul héritage, et je vous le léguerai; sans cela, j’emporterai cette
botte sublime dans la tombe, car je n’ai encore rencontré personne
capable de l’exécuter, si ce n’est vous, admirable jeune homme! Mais
voulez-vous vous reposer un peu et reprendre haleine?»

En disant ces mots, Jacquemin Lampourde baissait la pointe de son épée.
Sigognac en fit autant, et au bout de quelques minutes le duel
recommença.

Après quelques passes, Sigognac, qui connaissait toutes les ruses de
l’escrime, sentit, au travail particulier de Lampourde, dont l’épée se
dérobait avec une rapidité éblouissante, que la fameuse botte allait
fondre sur sa poitrine. En effet, le bretteur s’aplatit subitement comme
s’il tombait sur le nez, et le Baron ne vit plus devant lui
d’adversaire, mais un éclair fouetté dans un sifflement lui arriva si
vite au corps, qu’il n’eut que le temps de le couper par un demi-cercle
qui cassa net la lame de Lampourde.

«Si vous n’avez pas le reste de mon épée dans le ventre, dit Lampourde à
Sigognac en se redressant et en agitant le tronçon qui lui restait dans
la main, vous êtes un grand homme, un héros, un dieu!

--Non, répondit Sigognac, je ne suis pas touché, et si je voulais je
pourrais même vous clouer contre un mur comme un hibou; mais cela
répugne à ma générosité naturelle, et d’ailleurs vous m’avez amusé par
votre bizarrerie.

--Baron, permettez-moi d’être désormais votre admirateur, votre esclave,
votre chien. On m’avait payé pour vous tuer. J’ai

[Illustration:... le bretteur s’aplatit subitement... (Page 340.)]

même reçu des avances que j’ai mangées. C’est égal! Je volerai pour
rendre l’argent.» Cela dit, il ramassa le manteau de Sigognac, le lui
remit sur les épaules en valet de chambre officieux, le salua
profondément et s’éloigna.

Les deux attaques du duc de Vallombreuse avaient manqué.



XIV.

LES DÉLICATESSES DE LAMPOURDE.


On peut aisément s’imaginer la fureur de Vallombreuse après l’échec que
lui avait fait subir la vertu d’Isabelle secourue si à propos par
l’intervention des comédiens. Quand il rentra à l’hôtel, l’aspect de son
visage, blême d’une rage froide, donna à ses domestiques des claquements
de dents et des sueurs d’agonie; car sa cruauté naturelle se livrait, en
ces exaspérations, à des emportements néroniens, aux dépens du premier
malheureux qui lui tombait sous la main. Ce n’était point un seigneur
commode que le duc de Vallombreuse, même quand il était de joyeuse
humeur; mais quand il était fâché, mieux eût valu se rencontrer nez à
nez, sur le pont d’un torrent, avec un tigre à jeun. Il referma derrière
lui toutes les portes qui s’ouvraient à son passage d’une telle
violence, qu’elles faillirent sauter hors des gonds, et que la dorure
des ornements se détacha par écailles.

Arrivé à sa chambre, il jeta son feutre à terre si rudement que sa forme
en resta tout aplatie et que la plume ébouriffée se brisa net. Pour
donner un peu d’air à sa furie, il se dégagea la poitrine sans prendre
garde aux boutons de diamant de son pourpoint qui sautaient à droite et
à gauche sur le parquet, comme des pois gris sur un tambour. Les
dentelles de sa chemise ne furent bientôt plus, sous les crispations de
ses doigts nerveux, qu’une charpie effiloquée, et d’un coup de pied il
envoya rouler les quatre fers en l’air un fauteuil qu’il avait rencontré
dans ses déambulations colériques, car il s’en prenait même aux objets
inanimés.

«L’impudente créature! s’écriait-il tout en se promenant avec une
agitation extrême, j’ai bien envie de la faire prendre par les sergents
et jeter en un cul de basse-fosse d’où elle ne sortirait que rasée et
fouettée pour aller à l’hôpital ou à quelque couvent de filles
repenties. Il ne me serait pas difficile d’obtenir l’ordre; mais non, sa
constance ne ferait que s’affermir de ces persécutions, et son amour
pour Sigognac s’augmenterait de toute la haine qu’elle prendrait à mon
endroit. Cela ne vaut rien; mais que faire?»

Et il continuait sa promenade forcenée d’un bout à l’autre du cabinet
comme une bête fauve en sa cage, sans fatiguer sa rage impuissante.

Pendant qu’il se démenait ainsi, sans prendre garde à la fuite des
heures qui passent toujours d’un pied égal, que nous soyons contents ou
furieux, la nuit était venue, et Picard, bien qu’on ne l’eût pas appelé,
prit sur lui d’entrer et d’allumer les bougies, ne voulant pas laisser
son maître se mélancolier dans l’ombre, mère des humeurs noires.

En effet, comme si les lumières des candélabres lui eussent éclairci
l’intellect, Vallombreuse, que distrayait son amour pour Isabelle, se
ressouvint de sa haine pour Sigognac.

«Mais comment se fait-il que ce gentillâtre de malheur n’ait pas encore
été dépêché? dit-il en s’arrêtant tout à coup; j’avais cependant donné
l’ordre formel à Mérindol de l’expédier lui-même ou au moyen de quelque
gladiateur plus habile et plus brave que lui s’il ne suffisait pas à la
besogne! «Morte la bête, mort le venin,» quoi qu’en dise Vidalinc. Le
Sigognac supprimé, l’Isabelle reste à ma merci, frémissante de terreur
et déliée d’une fidélité désormais sans objet. Sans doute elle ménage ce
bélître dans l’idée de s’en faire épouser, et c’est pour cela qu’elle se
livre à ces simagrées de pudeur hyrcanienne et de vertu inexpugnable,
repoussant l’amour des ducs les mieux faits comme s’ils fussent gueux de
l’Hostière. Seule, j’en aurai bientôt raison, et, en tous cas, je serai
vengé d’un arrogant par trop outrageux, qui m’a navré au bras et que je
trouve toujours comme un obstacle entre moi et mon désir. Çà, faisons
comparaître Mérindol et sachons où en sont les choses.»

Mérindol, appelé par Picard, se présenta devant le duc, plus pâle qu’un
voleur qu’on mène pendre, les tempes emperlées de sueur, la gorge sèche
et la langue empâtée; il lui eût été bon en ce moment d’angoisse
d’avoir un caillou dans la bouche comme Démosthènes, orateur athénien,
haranguant la mer, pour se donner de la salive, faciliter la
prononciation et délier la faconde, d’autant que la face du jeune
seigneur était plus tempestueuse que celle d’aucune mer ou assemblée de
peuple à l’Agora. Le malheureux, faisant effort pour se tenir droit sur
ses jarrets titubants comme s’il fût ivre, encore qu’il n’eût bu depuis
le matin de quoi noyer une mouche, tournait son chapeau devant sa
poitrine avec un décontenancement idiot; il n’osait lever les yeux vers
son maître dont il sentait le regard tomber sur lui comme une douche
alternativement de feu et de glace.

«Eh bien! animal, dit brusquement Vallombreuse, vas-tu rester longtemps
ainsi planté là avec cette mine patibulaire, comme si tu avais déjà au
cou la cravate de chanvre que tu mérites encore plus pour ta lâcheté et
maladresse que pour tes méfaits?

--J’attendais les ordres de monseigneur, fit Mérindol en essayant de
sourire. Monsieur le duc sait que je lui suis dévoué jusqu’à la corde
inclusivement, je me permets cette plaisanterie à cause de la gracieuse
allusion que vient de faire.....

--C’est bon, c’est bon, interrompit le duc, ne t’avais-je pas chargé de
nettoyer mon chemin de ce Sigognac maudit qui me gêne et m’obstrue? Tu
ne l’as pas fait, car j’ai bien vu à la joie et sérénité d’Isabelle, que
ce maraud respire encore, et que je n’ai point été obéi. En vérité,
c’est bien la peine d’avoir des bretteurs à ses gages pour être servi de
la sorte! Ne devriez-vous pas, sans que j’aie besoin de parler, deviner
mes sentiments à l’éclair de mes yeux, aux palpitations de mes cils, et
tuer silencieusement quiconque me déplaît? Mais vous n’êtes bons qu’à
vous ruer en cuisine, et vous n’avez de cœur que pour égorger des
poulets. Si vous continuez ainsi, je vous rendrai tous au bourreau qui
vous attend, abjectes canailles que vous êtes, scélérats timides,
gauches assassins, rebut et honte du bagne!

--Monsieur le duc, je le vois avec peine, objecta Mérindol d’un ton
humble et pénétré, méconnaît le zèle, et, j’oserai le dire, le talent de
ses fidèles serviteurs. Mais le Sigognac n’est point un de ces gibiers
ordinaires qu’on traque et qu’on abat au bout de quelques minutes de
chasse. A une première rencontre, peu s’en est fallu qu’il ne me fendît
le moule du bonnet jusqu’au menton, et si, n’avait-il qu’une épée de
théâtre, émoussée et mornée, dont bien me prit. Une seconde embûche le
trouva sur ses gardes, et tellement prêt à bien faire, que force me fut,
ainsi qu’à mes camarades, de m’éclipser sans risquer un combat inutile
où il eût été secouru et qui eût fait une esclandre fâcheuse. Maintenant
il connaît ma figure, et je ne saurais l’approcher qu’il ne mette
incontinent la main à la poignée de sa rapière. J’ai donc été obligé
d’aller chercher un spadassin de mes amis, la meilleure lame de la
ville, qui le guette et le dépêchera, sous prétexte de lui tirer la
laine, à la première occasion crépusculaire ou nocturne sans que le nom
de M. le duc puisse être prononcé en tout cela, comme il n’eût pas
manqué si le coup avait été fait par nous qui appartenons à Sa
Seigneurie.

--Le plan n’est pas mauvais, répondit négligemment Vallombreuse radouci,
et peut-être vaut-il mieux que les choses se passent de la sorte. Mais
tu es sûr du cœur et du bras de ce gladiateur? Il faut un brave pour
défaire Sigognac, lequel, je l’avoue, bien que je le haïsse, n’est point
lâche, puisqu’il a bien osé se mesurer contre moi-même.

--Oh! répliqua Mérindol avec importance et certitude, Jacquemin
Lampourde est un héros... qui a mal tourné. Il passe en valeur les
Achille de la fable et les Alexandre de l’histoire. Il n’est pas sans
reproche, mais il est sans peur.»

Picard, qui depuis quelques minutes rôdait par la chambre, voyant
l’humeur de Vallombreuse un peu rassérénée, ne feignit pas de lui dire
qu’un homme d’assez bizarre tournure était là qui demandait instamment à
lui parler pour chose d’importance.

«Fais entrer ce drôle, répondit le duc; mais malheur à lui s’il me
dérange pour des billevesées, je le ferai pelauder si rudement qu’il y
laissera son cuir.»

Le valet sortit afin d’introduire le nouveau visiteur, et Mérindol
allait se retirer discrètement, quand l’entrée d’un étrange personnage
lui cloua les pieds au plancher. Il y avait en effet de quoi rester
stupide d’étonnement, car l’homme conduit près de Vallombreuse par
Picard n’était autre que l’ami Jacquemin Lampourde, en personne
naturelle. Sa présence inattendue en un tel lieu devait faire supposer
quelque événement singulier et hors de toute prévision. Aussi Mérindol
était-il fort inquiet en voyant paraître ainsi, sans intermédiaire,
devant le maître, cet agent de seconde main, cette machine subalterne
dont la besogne devait s’accomplir dans l’ombre.

Jacquemin Lampourde, du reste, ne semblait nullement décontenancé; dès
la porte il avait même fait un petit clin d’œil amical à Mérindol, et il
se tenait à quelques pas du duc recevant en plein sur la figure la
lumière des bougies qui faisait ressortir les détails de son masque
caractéristique. Son front, où la pression habituelle du feutre avait
tracé une raie rougeâtre transversale, pareille à la cicatrice d’une
blessure, montrait par des gouttes de sueur, qui n’étaient pas séchées
encore, que le spadassin avait marché vite ou venait de se livrer à un
exercice violent; ses yeux, d’un gris bleuâtre mélangé de reflets
métalliques, se fixaient sur ceux du jeune duc avec une impudence
tranquille qui donnait le frisson à Mérindol. Quant à son nez, dont
l’ombre lui couvrait toute une joue, comme l’ombre de l’Etna couvre une
grande partie de la Sicile, ce promontoire de chair découpait
grotesquement son profil étrange et monstrueux, doré sur la crête par un
vif rayon de clarté qui le faisait reluire. Ses moustaches, poissées
d’un cosmétique grossier, ressemblaient à une brochette dont on lui eût
traversé la lèvre supérieure, et sa royale se retroussait comme une
virgule mise à l’envers. Tout cela lui composait une physionomie la plus
hétéroclite du monde, de celles que Jacques Callot aime à croquer de sa
pointe originale et vive.

Son costume consistait en un pourpoint de buffle, des chausses grises et
un manteau écarlate dont les galons d’or paraissaient avoir été
récemment décousus, comme l’indiquaient des raies de couleur plus
fraîche, visibles sur le fond un peu fané de l’étoffe. Une épée à lourde
coquille était suspendue à un large ceinturon brodé de cuivre, qui
cerclait la taille efflanquée mais robuste du maraud. Un détail
inexplicable préoccupait singulièrement Mérindol, c’est que le bras de
Lampourde, sortant de dessous son manteau comme une torchère à supporter
des bougies jaillissant d’une paroi de lambris, tenait au poing une
bourse dont la panse rondelette annonçait une somme respectable. Ce
geste d’offrir de l’argent au lieu d’en prendre était tellement en
dehors des habitudes physiques et morales de maître Jacquemin, que le
bretteur s’en acquittait avec une gaucherie emphatique, solennelle et
roide, tout à fait risible. Ensuite, cette idée que Jacquemin Lampourde
abordait le duc de Vallombreuse comme s’il eût voulu le rémunérer de
quelque service, était si monstrueusement en dehors de la vraisemblance,
que Mérindol en écarquillait les yeux et en ouvrait la bouche toute
ronde, ce qui, au dire des peintres et physionomistes, est la propre
expression de la surprise à son comble.

«Eh bien, maroufle, dit le duc, lorsqu’il eut assez considéré ce falot
personnage, est-ce que tu veux me faire l’aumône par hasard que tu me
mets cette bourse sous le nez, avec ton grand bras qu’on prendrait pour
un bras d’enseigne?

«D’abord, monsieur le duc, dit le bretteur après avoir imprimé aux
longues rides qui sabraient ses joues et les coins de sa bouche une
sorte de trépidation nerveuse, n’en déplaise à Votre Grandeur, je ne
suis pas un maroufle. Je m’appelle Jacquemin Lampourde, homme d’épée.
Mon état est honorable; aucun travail manuel, aucuns commerce ou
industrie ne m’ont dégradé. Je n’ai même point, en mes plus dures
infortunes, soufflé le verre, occupation qui n’emporte pas la qualité de
gentilhomme, car il y a péril, et les manants n’affrontent pas
volontiers la mort. Je tue pour vivre au risque de ma peau et de mon
col, car j’exerce toujours seul et j’avertis qui j’attaque, ayant
horreur de la traîtrise et lâcheté. Quoi de plus noble? Retirez donc
cette épithète de maroufle que je ne saurais accepter qu’à titre de
plaisanterie amicale; elle outrage par trop sensiblement les
délicatesses chatouilleuses de mon amour-propre.

--Soit, maître Jacquemin Lampourde, puisque vous y tenez, répondit le
duc de Vallombreuse, que les bizarreries formalistes de cet escogriffe
si campé sur la hanche amusaient malgré lui, maintenant expliquez-moi ce
que vous venez faire chez moi, une escarcelle au poing et secouant vos
écus comme un fou sa marotte ou un ladre sa cliquette.»

Jacquemin, satisfit de cette concessions à sa susceptibilité, inclina la
tête tout en restant le corps droit, et fit exécuter à son feutre
plusieurs passes qui constituaient, à son idée, un salut mêlant à la
mâle liberté du soldat la souplesse du courtisan.

«Voici la chose, monsieur le duc: j’ai reçu de Mérindol des avances pour
expédier un certain Sigognac, dit le capitaine Fracasse. Par des
circonstances indépendantes de ma volonté, je n’ai pu satisfaire à cette
commande, et comme j’ai de la probité dans mon industrie, je rapporte à
qui de droit l’argent que je n’ai point gagné.»

En disant ces mots il posa, avec un geste qui ne manquait pas de
dignité, la bourse sur un coin de la belle table incrustée en pierres
dures de Florence.

«Voilà bien, dit Vallombreuse, ces bravaches bons à figurer dans les
comédies, ces enfonceurs de portes ouvertes, ces soldats d’Hérode dont
la valeur se déploie à l’encontre des enfants à la mamelle, et qui
s’enfuient quand la victime leur montre les dents, ânes couverts d’une
peau léonine dont le rugissement est un braire. Allons, avoue-le de
bonne foi; le Sigognac t’a fait peur.

--Jacquemin Lampourde n’a jamais eu peur, reprit le spadassin d’un ton
qui, malgré l’apparence grotesque du personnage, n’était pas dénué de
noblesse, cela soit dit sans rodomontade et vantardise à l’espagnole ou
à la gasconne; dans aucun combat l’adversaire n’a vu la figure de mes
épaules; je suis inconnu de dos, et je pourrais être, incognito, bossu
comme Ésope. Ceux qui m’ont apprécié à l’œuvre savent que les besognes
faciles me dégoûtent. Le péril me plaît et j’y nage comme le poisson
dans l’eau. J’ai attaqué le Sigognac _secundum artem_, avec une de mes
meilleures lames de Tolède, un Alonzo de Sahagun le vieux.

--Que s’est-il passé, dit le jeune duc, dans ce combat singulier où tu
ne sembles pas avoir eu l’avantage puisque tu viens restituer les
sommes?

--Tant en duels qu’en rencontres et assauts, contre un ou plusieurs,
j’ai couché sur le carreau trente-sept hommes qui ne s’en sont pas
relevés; je néglige les estropiés ou navrés plus ou moins grièvement.
Mais le Sigognac est enfermé dans sa garde comme dans une tour d’airain.
J’ai employé contre lui toutes les ressources de l’escrime: feintes,
surprises, dégagements, retraites, coups inusités, il a parade et
riposte à chaque attaque, et quelle fermeté jointe à quelle vitesse!
quelle audace tempérée de prudence! quel beau sang-froid! quelle
imperturbable maîtrise! Ce n’est pas un homme, c’est un dieu l’épée à la
main. Au risque de me faire embrocher je jouissais de ce jeu si fin, si
correct, si supérieur. J’avais en face un partenaire digne de moi;
pourtant comme il fallait en finir, après avoir prolongé la lutte autant
que possible pour me donner le temps d’admirer cette magnifique
méthode, je pris mon temps et je risquai la botte secrète du Napolitain,
que je possède seul au monde, puisque Girolamo est mort maintenant et me
l’a léguée en héritage. Personne autre que moi n’est, d’ailleurs,
capable de l’exécuter en toute sa perfection, d’où dépend le succès. Je
la portai si bien et si à fond, que Giralomo lui-même n’eût pu mieux
faire. Eh bien! ce diable de capitaine Fracasse, ainsi qu’on le nomme, a
paré avec une vitesse éblouissante et d’un revers si ferme, qu’il ne m’a
laissé au poing qu’un tronçon d’épée dont je m’escrimais comme une
vieille femme qui menace un gamin d’une cuiller à pot. Tenez, voici ce
qu’il a fait de mon Sahagun.»

Là-dessus Jacquemin Lampourde tira piteusement du fourreau un bout de
rapière portant pour marque un S couronné, et montra au duc la cassure
nette et brillante de la lame.

«Ne voilà-t-il pas un coup prodigieux, continua le spadassin, qu’on
pourrait attribuer à la Durandal de Roland, à la Tisona du Cid, ou à la
Hauteclaire d’Amadis de Gaule? Tuer le capitaine Fracasse est au-dessus
de mes talents, je l’avoue en toute modestie. La botte que je lui ai
portée n’a eu jusqu’à présent que cette parade, la pire de toutes, celle
qui se fait avec le corps. Quiconque l’a essuyée a eu à son pourpoint
une boutonnière de plus par où l’âme s’est enfuie. En outre, comme tous
les vaillants, ce capitaine fut généreux: il me tenait au bout de son
épée, assez estomaqué et pantois de ma déconvenue, et il me pouvait
mettre à la brochette, comme un becfigue, rien qu’en étendant le bras,
il ne l’a point fait, ce qui est très-délicat de la part d’un
gentilhomme assailli à la brune, en plein Pont-Neuf. Je lui dois la vie,
et encore que ce ne soit pas grand’chose vu le cas que j’en fais, je lui
suis lié de reconnaissance; je n’entreprendrai plus rien contre lui, et
il m’est sacré. D’ailleurs, en eussé-je les moyens, je me ferais
scrupule de gâter ou détruire un si beau tireur, d’autant plus qu’ils se
font rares par ce temps de ferrailleurs vulgaires où l’on tient une épée
comme un manche à balai. C’est pourquoi je viens prévenir monsieur le
duc qu’il ne compte plus sur moi. J’aurais peut-être pu garder l’argent
comme dédommagement de mes risques et périls; mais ma conscience y
répugne.

--De par tous les diables, reprends ta somme au plus vite, dit
Vallombreuse d’un ton qui n’admettait pas de réplique, ou je te fais
jeter par les fenêtres sans les ouvrir, toi et ta monnaie. Je ne vis
jamais coquin si scrupuleux. Ce n’est pas toi, Mérindol, qui serais
capable de ce beau trait à insérer dans les exemples de la jeunesse.»

Comme il vit que le bretteur hésitait, il ajouta: «Je te donne ces
pistoles pour boire à ma santé.

--Cela, monsieur le duc, sera religieusement exécuté, répondit
Lampourde; cependant je pense que Sa Seigneurie ne serait pas désobligée
si j’en jouais quelques-unes.» En achevant ces mots, il fit un pas vers
la table, étendit son bras osseux, saisit la bourse avec une dextérité
d’escamoteur et la fit disparaître comme par enchantement dans la
profondeur de sa poche où elle heurta, en rendant un son métallique, un
cornet de dés et un jeu de cartes. Il était aisé de voir que ce geste
lui était beaucoup plus naturel que l’autre, tant il y mettait
d’aisance.

«Je me retire de l’affaire en ce qui concerne Sigognac, dit Lampourde,
mais elle sera reprise, s’il convient à Votre Seigneurie, par mon _alter
ego_, le chevalier Malartic, à qui l’on peut confier les entreprises les
plus hasardeuses, tant il est habile homme. Il a la tête qui conçoit et
la main qui exécute. C’est d’ailleurs l’esprit le plus dégagé de
préjugés et de superstitions qui soit. J’avais ébauché, pour
l’enlèvement de la comédienne à laquelle vous faites l’honneur de vous
intéresser, une sorte de plan qu’il achèvera avec ce fini et cette
perfection de détails qui caractérisent sa manière. Oh! plus d’un auteur
de comédie applaudi au théâtre en l’arrangement de ses pièces devrait
consulter Malartic pour la subtilité de ses intrigues, l’invention de
ses stratagèmes, le jeu de ses machines. Mérindol, qui le connaît, se
portera garant de ses rares qualités. Certes, monsieur le duc ne saurait
mieux choisir, et c’est un véritable cadeau que je lui fais. Mais je ne
veux pas abuser plus longtemps de la patience de Sa Seigneurie. Quand
elle sera décidée, elle n’a qu’à faire tracer par un homme à elle une
croix à la craie sur le pilier gauche du _Radis couronné_. Malartic
comprendra et, dûment déguisé, se rendra à l’hôtel Vallombreuse pour
prendre les derniers ordres et recorder ses flûtes.»

Ce triomphant discours achevé, maître Jacquemin Lampourde fit exécuter à
son feutre les mêmes évolutions qu’il avait déjà décrites en saluant le
duc au commencement de l’entretien, l’enfonça sur sa tête, rabattit le
bord sur ses yeux et sortit de la chambre à pas comptés et majestueux,
satisfait de son éloquence et de sa bonne tenue devant un si grand
seigneur.

Cette apparition bizarre, moins étrange cependant en ce siècle de
raffinés et de bretteurs qu’elle ne l’eût été à toute autre époque,
avait amusé et intéressé le jeune duc de Vallombreuse. Le caractère
original de Jacquemin Lampourde, honnête à sa façon, ne lui déplaisait
point; il lui pardonnait même de n’avoir pas réussi à tuer Sigognac.
Puisque le Baron avait résisté à ce gladiateur de profession, c’est
qu’il était réellement invincible, et la honte d’en avoir été blessé lui
était moins cuisante à l’amour-propre. Ensuite, quelque forcené que fût
Vallombreuse, cette action de faire assassiner Sigognac lui paraissait
un peu énorme, non par aucune tendresse ou susceptibilité de conscience,
mais parce que son ennemi était gentilhomme: car il ne se fût fait nul
scrupule de meurtre et trucider une demi-douzaine de bourgeois qui
l’eussent gêné, le sang de telles ribaudailles n’ayant de valeur à ses
yeux non plus que l’eau des fontaines. Il eût préféré dépêcher son rival
lui-même, sans la supériorité de Sigognac à l’escrime, supériorité dont
son bras, cicatrisé à peine, avait gardé le souvenir, et qui ne lui
permettait pas de risquer, avec des chances favorables, un nouveau duel
ou une attaque à main armée. Ses pensées se tournèrent donc vers
l’enlèvement d’Isabelle, qui lui souriait davantage par les perspectives
amoureuses qu’il ouvrait à son imagination. Il ne doutait pas que la
jeune comédienne, une fois séparée de Sigognac et de ses camarades, ne
s’humanisât et ne devînt sensible aux charmes d’un duc si bien fait de
sa personne, et dont raffolaient les plus hautes dames de la cour. La
fatuité de Vallombreuse était incorrigible, car jamais il n’en fut de
mieux fondée. Elle justifiait toutes ses prétentions, et ses plus
impertinentes vanteries n’étaient que vérités. Aussi, malgré l’échec
récemment subi près d’Isabelle, semblait-il au jeune duc illogique,
absurde, incroyable et outrageux de n’être point aimé.

«Que je la tienne, se disait-il, quelques jours en une retraite d’où
elle ne puisse m’échapper, et je saurai bien la réduire. Je serai si
galant, si passionné, si persuasif, qu’elle s’étonnera bientôt elle-même
de m’avoir si longtemps tenu rigueur. Je la verrai se troubler, muer de
couleur, baisser ses longues paupières à mon aspect, et, quand je la
tiendrai entre mes bras, pencher sa tête sur mon épaule pour y cacher sa
pudeur et sa confusion. Dans un baiser, elle me dira qu’elle m’a
toujours aimé, et que ses fuites n’étaient que pour m’enflammer mieux,
ou bien encore appréhensions et timidités de mortelle poursuivie par un
dieu, ou autres telles charmantes mignardises, que les femmes savent
trouver en ces rencontres, même les plus chastes. Mais quand j’aurai son
âme et son corps, ah! c’est alors que je me vengerai de ses anciennes
rebuffades.»



XV.

MALARTIC A L’ŒUVRE.


Si la colère du duc en rentrant chez lui avait été vive, celle du Baron
ne fut pas moindre en apprenant l’équipée de Vallombreuse à l’encontre
d’Isabelle. Il fallut que le Tyran et Blazius lui tinssent de longs
raisonnements pour l’empêcher de courir à l’hôtel de ce seigneur dans le
but de le provoquer à un combat qu’il eût certainement refusé, car
Sigognac n’étant ni le frère, ni le mari, ni le galant avoué de la
comédienne, il n’avait aucun droit à demander raison d’un acte qui
d’ailleurs s’excusait de lui-même. En France, il y a toujours eu liberté
de faire la cour aux jolies femmes. L’agression du spadassin sur le
Pont-Neuf était, à coup sûr, moins légitime; mais, bien qu’il fût
probable que le coup vînt de la part du duc, comment suivre les
ramifications ténébreuses qui reliaient cet homme de sac et de corde à
ce magnifique seigneur? Et, en supposant même qu’on les eût découvertes,
comment les prouver, et à qui demander justice de ces lâches attaques?
Aux yeux du monde, Sigognac, cachant sa qualité, était un vil histrion,
un farceur de bas étage qu’un gentilhomme comme Vallombreuse pouvait, à
sa fantaisie, faire bâtonner, emprisonner ou tuer, sans que personne y
trouvât à redire, s’il le fâchait ou le gênait en quelque chose.
Isabelle, pour sa résistance honnête, eût paru une mijaurée et une
bégueule; la vertu des femmes de théâtre comptant beaucoup de Thomas
incrédules et de Pyrrhons sceptiques. Il n’y avait donc pas moyen de
s’en prendre ouvertement au duc, ce dont enrageait Sigognac,
reconnaissant malgré lui la vérité des motifs qu’alléguaient Hérode et
le Pédant de faire les morts, mais l’œil ouvert et l’oreille au guet;
car ce damné seigneur, beau comme un ange et méchant comme un diable,
n’abandonnerait certes pas son entreprise, quoiqu’elle eût manqué sur
tous les points. Un doux regard d’Isabelle, qui prit entre ses blanches
mains les mains frémissantes de Sigognac, en l’engageant à dompter son
courage pour l’amour d’elle, pacifia tout à fait le Baron, et les choses
reprirent leur train habituel.

Les débuts de la troupe avaient obtenu beaucoup de succès. La grâce
pudique d’Isabelle, la verve étincelante de la Soubrette, la coquetterie
élégante de Sérafine, l’extravagance superbe du capitaine Fracasse,
l’emphase majestueuse du Tyran, les dents blanches et les gencives roses
de Léandre, la bonhomie grotesque du Pédant, l’esprit madré de Scapin,
la perfection comique de la Duègne, produisaient le même effet à Paris
qu’en province; il ne leur manquait plus, ayant celle de la ville, que
l’approbation de la cour, où sont les plus gens de goût et les plus fins
connaisseurs; il était question de les appeler même à Saint-Germain, car
le roi, sur le bruit qui s’en faisait, les désirait voir; ce qui
réjouissait fort Hérode, chef et caissier de la compagnie. Souvent des
personnes de qualité les demandaient pour donner la comédie en leur
hôtel, à l’occasion de quelque fête ou régal, à des dames curieuses de
voir ces acteurs qui balançaient ceux de l’hôtel de Bourgogne et de la
troupe du Marais.

Aussi Hérode ne fut-il pas surpris, accoutumé qu’il était à de
semblables requêtes, lorsqu’un beau matin, à l’auberge de la rue
Dauphine, se présenta une sorte d’intendant ou majordome, d’aspect
vénérable comme l’ont ces serviteurs vieillis dans la domesticité des
grandes maisons, qui demandait à lui parler de la part de son maître, le
comte de Pommereuil, pour affaires de théâtre.

Ce majordome, vêtu de velours noir de la tête aux pieds, avait au cou
une chaîne en or de ducats, des bas de soie et des souliers à larges
cocardes, carrés du bout, un peu amples, comme il convient à un
vieillard qui parfois a les gouttes. Un collet en forme de rabat étalait
sa blancheur sur le noir du pourpoint, et relevait le teint de la face
basanée par le grand air de la campagne où ressortaient, comme des
touches de neige sur une antique sculpture, les sourcils, les moustaches
et la barbiche. Ses longs cheveux tout chenus lui tombaient jusqu’aux
épaules et lui donnaient la physionomie la plus patriarcale et la plus
honnête. Ce devait être un de ces intendants dont la race est perdue,
qui soignent la fortune de leur maître plus âprement que la leur propre,
font des remontrances sur les dépenses folles et, aux époques des
revers, apportent leurs minces épargnes pour soutenir la famille qui les
a nourris en ses prospérités.

Hérode ne se pouvait lasser d’admirer la bonne mine et prud’homie de cet
intendant, qui, l’ayant salué, lui dit avec des paroles courtoises:

«Vous êtes bien cet Hérode qui gouverne, d’une main aussi ferme que
celle d’Apollon, la troupe des Muses, cette excellente compagnie dont la
renommée se répand par la ville, et en a déjà dépassé l’enceinte; car
elle est venue jusqu’au fond du domaine que mon maître habite.

--C’est moi qui ai cet honneur, répondit Hérode en faisant le salut le
plus gracieux que lui permît sa mine rébarbative et tragique.

--Le comte de Pommereuil, reprit le vieillard, désirerait fort, pour
divertir des hôtes d’importance, leur offrir la comédie en son château.
Il a pensé que nulle troupe mieux que la vôtre ne remplirait ce but, et
il m’envoie vous demander s’il vous serait possible d’aller donner une
représentation à sa terre, qui n’est distante d’ici que de quelques
lieues. Le comte, mon maître, est un seigneur magnifique qui ne regarde
pas à la dépense, et à qui rien ne coûtera pour posséder votre illustre
compagnie.

--Je ferai tout pour contenter un si galant homme, répondit le Tyran,
encore qu’il nous soit difficile de quitter Paris, fût-ce pour quelques
jours, au moment le plus vif de notre vogue.

--Trois journées suffiront bien, dit le majordome: une pour le voyage,
l’autre pour la représentation, et la dernière pour le retour. Il y a au
château un théâtre tout machiné où vous n’aurez qu’à poser vos
décorations; de plus, voici cent pistoles que le comte de Pommereuil m’a
chargé de remettre entre vos mains pour les menus frais de déplacement;
vous en recevrez autant après la comédie, et les actrices auront sans
doute quelque présent, bagues, épingles ou bracelets, à quoi est
toujours sensible la coquetterie féminine.»

Joignant l’action aux paroles, l’intendant du comte de Pommereuil tira
de sa poche une longue et pesante bourse, hydropique de monnaie, la
pencha et en fit couler sur la table cent beaux écus neufs de l’éclat le
plus engageant.

Le Tyran regardait ces pièces couchées les unes sur les autres, d’un air
de satisfaction, en caressant sa large barbe noire. Quand il les eut
assez contemplées, il les releva, les mit en pile, puis les jeta dans
son gousset avec un geste d’acquiescement.

«Ainsi donc, dit l’intendant, vous acceptez, et je puis dire à mon
maître que vous vous rendrez à son appel.

--Je suis à la disposition de Sa Seigneurie avec tous mes camarades,
répondit Hérode; maintenant désignez-moi le jour où doit avoir lieu la
représentation et la pièce que M. le comte désire, afin que nous
emportions les costumes et les accessoires nécessaires.

--Il serait bon, répondit l’intendant, que ce fût jeudi, car
l’impatience de mon maître est grande; quant à la pièce, il en laisse le
choix à votre goût et commodité.

--L’_Illusion comique_, dit Hérode, d’un jeune auteur normand qui promet
beaucoup, est ce qu’il y a de plus nouveau et de plus couru en ce
moment.

--Va pour l’_Illusion comique_: les vers n’en sont point méchants et il
y a un rôle de Matamore superbe.

--A présent, il ne reste plus qu’à nous indiquer, d’une façon précise à
ce que nous ne puissions errer, les site et plantation du château avec
le chemin à suivre pour y parvenir.»

L’intendant du comte de Pommereuil donna des renseignements si exacts et
si détaillés, qu’ils eussent suffi à un aveugle tâtant la terre de son
bâton; mais craignant sans doute que le comédien une fois en route ne se
rappelât plus bien nettement ces: allez devant vous, puis tournez à
droite et ensuite prenez à gauche, il ajouta: «Ne chargez pas votre
mémoire, obstruée des plus beaux vers de nos meilleurs poëtes, de si
vulgaires et prosaïques notions; j’enverrai un laquais, lequel vous
servira de guide.»

L’affaire ainsi conclue, le vieillard se retira avec force salutations
qu’Hérode lui rendait, et qu’après la courbette du comédien, il
réitérait en s’inclinant plus bas. Ils avaient l’air de deux parenthèses
prises de la danse de Saint-Guy, et se trémoussant l’une vis-à-vis
l’autre. Ne voulant pas être vaincu en ce combat de politesse, le Tyran
descendit l’escalier, traversa la cour et ne s’arrêta que sur le seuil,
d’où il adressa au bonhomme un salut suprême: le dos convexe, la
poitrine concave autant que son bedon le lui permettait, les bras
ballants et la tête touchant presque la terre.

Si Hérode eût suivi du regard l’intendant du comte de Pommereuil
jusqu’au bout de la rue, peut-être eût-il remarqué, chose contraire aux
lois de la perspective, que sa taille grandissait en raison inverse de
l’éloignement. Son dos voûté s’était redressé, le tremblement sénile de
ses mains avait disparu, et à la vivacité de son allure il ne semblait
du tout si goutteux; mais Hérode était déjà rentré dans la maison et ne
vit rien de tout cela.

Le mercredi au matin, comme des garçons d’auberge chargeaient les
décorations et paquets sur une charrette attelée de deux forts chevaux
et louée par le Tyran pour le transport de la troupe, un grand maraud de
laquais en livrée fort propre et chevauchant un bidet percheron, se
présenta faisant claquer son fouet à la porte de l’auberge, afin de
hâter le départ des comédiens et de leur servir de courrier. Les femmes,
qui sont toujours paresseuses au lit et longues à s’attifer, même les
comédiennes ayant l’habitude de s’habiller et de se déshabiller en un
clin d’œil pour les changements de costumes qu’exige le théâtre,
descendirent enfin et s’arrangèrent le plus commodément qu’elles purent
sur les planches rembourrées de paille qu’on avait suspendues aux
ridelles de la charrette. Le marmouset de la Samaritaine martelait huit
heures sur son timbre, quand la lourde machine s’ébranla et se mit en
marche. On eut en moins d’une demi-heure dépassé la porte Saint-Antoine
et la Bastille, mirant ses faisceaux de tours dans l’eau noire de ses
douves. L’on franchit ensuite le faubourg et ses vagues cultures semées
de maisonnettes, et l’on chemina à travers la campagne dans la direction
de Vincennes, qui montrait au loin son donjon derrière une légère gaze
de vapeur bleuâtre, reste de l’humidité nocturne se dissipant aux rayons
du soleil, comme une fumée d’artillerie que le vent disperse.

Bientôt, car les chevaux étaient frais et marchaient d’un bon pas, l’on
atteignit la vieille forteresse dont les défenses gothiques avaient
encore bonne apparence quoiqu’elles ne fussent plus capables de résister
aux canons et aux bombardes. Les croissants dorés qui surmontaient les
minarets de la chapelle bâtie par Pierre de Montereau, brillaient
joyeusement au-dessus des remparts comme s’ils eussent été fiers de se
trouver à côté de la croix, signe de rédemption. Ensuite, après avoir
admiré quelques minutes ce monument de l’ancienne splendeur de nos rois,
on entra dans le bois, où, parmi les halliers et les baliveaux,
s’élevaient majestueusement quelques vieux chênes, contemporains sans
doute de celui sous lequel saint Louis rendait la justice, occupation
bien séante à un monarque.

Comme la route n’était guère fréquentée, quelquefois des lapins
s’ébattant et se passant la patte sur les moustaches étaient surpris par
l’arrivée de la charrette qu’ils n’avaient point entendue, car elle
roulait à petit bruit, la terre étant molle et souvent tapissée d’herbe.
Ils détalaient grand’erre et comme s’ils eussent eu les chiens aux
trousses; ce qui divertissait les comédiens. Plus loin, un chevreuil
traversait la route tout effaré, et l’on pouvait suivre quelque temps de
l’œil sa fuite à travers les arbres dénués de feuillage. Sigognac
surtout s’intéressait à ces choses, ayant été élevé et nourri en la
campagne. Cela le réjouissait de voir des champs, des buissons, des
bois, des animaux en liberté, spectacle dont il était privé depuis qu’il
habitait la ville, où l’on ne voit que maisons, rues boueuses, cheminées
qui fument, l’œuvre des hommes, et non l’œuvre de Dieu. Il s’y serait
fort ennuyé s’il n’avait eu la compagnie de cette douce femme, dont les
yeux contenaient assez d’azur pour remplacer le ciel.

Au sortir du bois une petite côte à monter se présenta. Sigognac dit à
Isabelle: «Chère âme, pendant que le coche gravira lentement cette
pente, ne vous conviendrait-il point de descendre et de mettre votre
bras sur le mien pour faire quelques pas? Cela vous réchauffera les
pieds et dégourdira les jambes. La route est unie, et il fait un joli
temps d’hiver clair, frais et piquant, mais non trop froid.»

La jeune comédienne accepta l’offre de Sigognac, et, posant le bout de
ses doigts sur la main qu’il lui présentait, elle sauta légèrement à
terre. C’était un moyen d’accorder à son amant un innocent tête-à-tête
que sa pudeur lui eût refusé dans la solitude d’une chambre fermée. Ils
marchaient tantôt presque soulevés par leur amour, et rasant le sol
comme des oiseaux, tantôt s’arrêtant à chaque pas pour se contempler et
jouir d’être ensemble, côte à côte, les bras enlacés et les regards
plongés dans les yeux l’un de l’autre. Sigognac disait à Isabelle
combien il l’aimait; cette phrase, qu’il avait dite plus de vingt fois,
paraissait à la jeune femme nouvelle, comme dut l’être le premier mot
d’Adam essayant le verbe le lendemain de la création. Comme c’était la
personne du monde la plus délicate et la plus désintéressée en fait de
sentiments, elle tâchait par des fâcheries et des négations caressantes
de contenir dans les limites de l’amitié un amour qu’elle ne voulait pas
couronner, le jugeant nuisible à l’avenir du Baron.

Mais ces jolis débats et contestations ne faisaient qu’aviver l’amour de
Sigognac, qui ne songeait, en ce moment, à la dédaigneuse Yolande de
Foix non plus que si elle n’eût jamais existé.

«Quoi que vous fassiez, mignonne, disait-il à son aimée, vous ne
parviendrez pas à lasser ma constance. S’il le faut, j’attendrai que vos
scrupules se soient dissipés d’eux-mêmes jusqu’à ce que vos beaux
cheveux d’or se soient mués en cheveux d’argent.

--Oh! fit Isabelle, alors je serai un vrai remède d’amour et laide à
épouvanter le plus fier courage; j’aurais peur, en la récompensant, de
punir votre fidélité.

--Même à soixante ans vous garderez vos charmes comme la belle vieille
de Maynard, répondit galamment Sigognac, car votre beauté vient de
l’âme, qui est immortelle.

--C’est égal, reprit la jeune femme, vous seriez bien attrapé si je vous
prenais au mot, et vous promettais ma main pour l’époque où je compterai
seulement dix lustres d’âge. Mais, continua-t-elle en reprenant son
sérieux, cessons ces badineries; vous savez ma résolution,
contentez-vous d’être aimé plus que ne le fut jamais aucun mortel,
depuis que des cœurs palpitent sur la terre.

--Un si charmant aveu me devrait satisfaire, j’en conviens; mais, comme
mon amour est infini, il ne saurait souffrir la moindre barrière. Dieu
peut bien dire à la mer: «Tu n’iras pas plus loin,» et en être obéi. Une
passion telle que la mienne ne connaît pas de rivage et elle monte
toujours, encore que de votre voix céleste vous lui disiez: «Arrête-toi
là.»

--Sigognac, vous me fâchez par ces discours, dit Isabelle en faisant au
baron une petite moue plus gracieuse que le plus charmant sourire; car,
malgré elle, son âme était inondée de joie à ces protestations d’un
amour qu’aucune froideur ne rebutait.»

Ils firent quelques pas sans se parler; Sigognac, en insistant
davantage, craignait de déplaire à celle qu’il aimait plus que sa vie.
Tout à coup Isabelle lui quitta brusquement la main et courut vers le
bord de la route avec un cri d’enfant et une légèreté de biche. Elle
venait, sur le revers d’un fossé, au pied d’un chêne, parmi les feuilles
sèches entassées par l’hiver, d’apercevoir une violette, la première de
l’année à coup sûr, car on n’était encore qu’au mois de février; elle
s’agenouilla, écarta délicatement les feuilles mortes et les brins
d’herbe, coupa de son ongle la frêle tige et revint avec la fleurette
plus contente que si elle eût trouvé une agrafe de pierreries oubliée
dans la mousse par une princesse.

«Voyez, comme elle est mignonne, dit-elle en la montrant à Sigognac,
avec ses feuilles à peine dépliées à ce premier rayon de soleil.

--Ce n’est pas le soleil, répondit Sigognac, c’est votre regard qui l’a
fait éclore. Sa fleur a précisément la nuance de vos prunelles.

--Son parfum ne se répand pas, parce qu’elle a froid,» reprit Isabelle,
en mettant dans sa gorgerette la fleur frileuse. Au bout de quelques
minutes elle la reprit, la respira longuement, et la tendit à Sigognac,
après y avoir mis furtivement un baiser.

«Comme elle fleure bon, maintenant! la chaleur de mon sein lui fait
exhaler sa petite âme de fleur timide et modeste.

--Vous l’avez parfumée, répondit Sigognac, portant la violette à ses
lèvres pour y prendre le baiser d’Isabelle; cette délicate et suave
odeur n’a rien de terrestre.

--Ah! le méchant, fit Isabelle, je lui donne à la bonne franquette une
fleur à sentir, et le voilà qui aiguise des _concetti_ en style
marinesque, comme si, au lieu d’être sur un grand chemin, il coquetait
dans la ruelle de quelque illustre précieuse. Il n’y a pas moyen d’y
tenir; à toute parole, même la plus simple du monde, il répond par un
madrigal!»

Cependant, en dépit de cette bouderie apparente, la jeune comédienne
n’en voulait sans doute pas beaucoup à Sigognac, car elle lui reprit le
bras, et peut-être même s’y appuya-t-elle un peu plus que ne
l’exigeaient sa démarche, ordinairement si légère, et le chemin, uni en
cet endroit comme une allée de jardin. Ce qui prouve que la

[Illustration:... l’on ne voyait au bord du chemin qu’un aveugle
accompagné d’un jeune garçon... (Page 361.)]

vertu la plus pure n’est pas insensible à la louange et que la modestie
même sait récompenser une flatterie.

La charrette gravissait avec lenteur sur une pente assez roide, au bas
de laquelle quelques chaumines s’étaient accroupies, comme pour s’éviter
la peine de la monter. Les manants qui les habitaient étaient allés aux
champs pour quelques travaux de culture, et l’on ne voyait au bord du
chemin qu’un aveugle accompagné d’un jeune garçon, resté là, sans doute,
pour implorer la charité des voyageurs.

Cet aveugle, qui semblait accablé par l’âge, psalmodiait d’un ton
nasillard une espèce de complainte, où il déplorait sa cécité et
implorait la charité des passants, leur promettant ses prières et leur
garantissant le paradis en retour de leur aumône. Depuis longtemps déjà
sa voix lamentable parvenait aux oreilles d’Isabelle et de Sigognac,
comme un bourdonnement importun et fâcheux à travers leurs douces
causeries d’amour, et même le Baron s’en impatientait; car, lorsque le
rossignol chante près de vous, il est ennuyeux d’entendre au coin
croasser le corbeau.

Quand ils arrivèrent près du vieux pauvre, celui-ci, averti par son
guide, redoubla de gémissements et de supplications. Pour exciter leur
pitié aux largesses, d’un mouvement saccadé il secouait une sébile de
bois où tintaient quelques liards, deniers, blancs et autres pièces de
menue monnaie. Une guenille trouée lui entourait la tête, et sur son dos
courbé comme une arche de pont était jetée une grosse couverture de
laine brune fort rude et fort pesante, plutôt faite pour une bête de
somme que pour un chrétien, et qu’il avait sans doute héritée de quelque
mulet mort du farcin ou de la rogne. Ses yeux retournés ne montraient
que le blanc, et sur cette face brune et ridée produisaient un effet
hideux; le bas du visage s’ensevelissait dans une longue barbe grise,
digne d’un frère capucin ou d’un ermite, qui lui tombait jusqu’au
nombril, comme un antipode de chevelure. De tout son corps on ne voyait
que les mains qui sortaient tremblotantes par l’ouverture du manteau
pour agiter l’écuelle élémosinaire. En signe de piété et de soumission
aux décrets de la Providence, l’aveugle était agenouillé sur quelques
brins de paille plus triturés et pourris que l’antique fumier de Job. La
commisération, devant ce haillon humain, devait frissonner de dégoût, et
l’aumône lui jetait son obole en détournant la tête.

L’enfant, debout à côté de l’aveugle, avait une mine hagarde et
farouche. Son visage était à moitié voilé par les longues mèches de
cheveux noirs qui lui pleuvaient le long des joues. Un vieux chapeau
défoncé beaucoup trop grand pour lui, et ramassé au coin de quelque
borne, lui baignait d’ombre le haut du masque, ne laissant en lumière
que le menton et la bouche, dont les dents brillaient d’une blancheur
sinistre. Une espèce de sayon en grosse toile rapiécée formait tout son
vêtement et dessinait un corps maigre et nerveux, non sans élégance
malgré toute cette misère. Les pieds délicats et purs rougissaient sans
bas ni chaussure sur la terre froide.

Isabelle se sentit touchée à l’aspect de ce groupe pitoyable où se
réunissaient les infortunes de la vieillesse et de l’enfance, et elle
s’arrêta devant l’aveugle, qui débitait ses patenôtres avec une
volubilité toujours croissante accompagné par la voix aiguë de son
guide, cherchant dans sa pochette une pièce de monnaie blanche pour la
donner au mendiant. Mais elle ne trouva pas sa bourse, et, se retournant
vers Sigognac, le pria de lui prêter un teston ou deux, ce à quoi
s’accorda bien volontiers le Baron, quoique cet aveugle, avec ses
jérémiades, ne lui plût guère. En galant homme, pour éviter à Isabelle
d’approcher cette vermine, il s’avança lui-même et mit la pièce en la
sébile.

Alors, au lieu de remercier Sigognac de cette aumône, le mendiant si
courbé tout à l’heure se redressa, au grand effroi d’Isabelle, et
ouvrant les bras, comme un vautour qui, pour prendre l’essor, palpite
des ailes, déploya ce grand manteau brun sous lequel il semblait
accablé, le ramassa sur son épaule et le lança avec un mouvement pareil
à celui des pêcheurs qui jettent l’épervier dans un étang ou une
rivière. La lourde étoffe s’étala comme un nuage par-dessus la tête de
Sigognac, le coiffa, et retomba pesamment le long de son corps, car les
bords en étaient plombés comme ceux d’un filet, lui ôtant du même coup
la vue, la respiration, l’usage des mains et des pieds.

La jeune actrice, pétrifiée d’épouvante, voulut crier, fuir, appeler au
secours, mais avant qu’elle eût pu tirer un son de sa gorge, elle se
sentit enlevée de terre avec une prestesse extrême. Le vieil aveugle
devenu, en une minute, jeune et clairvoyant par un miracle plus infernal
que céleste, l’avait saisie sous les bras, tandis que le jeune garçon
lui soutenait les jambes. Tous deux gardaient le silence et
l’emportaient hors du chemin. Ils s’arrêtèrent derrière la masure où
attendait un homme masqué monté sur un cheval vigoureux.

Deux autres hommes, également à cheval, masqués, armés jusqu’aux dents,
se tenaient derrière un mur qui empêchait qu’on ne les vît de la route
prêts à venir en aide au premier, en cas de besoin.

Isabelle, plus qu’à demi morte de frayeur, fut assise sur l’arçon de la
selle, recouvert d’un manteau plié en plusieurs doubles, de façon à
former une espèce de coussin. Le cavalier lui entoura la taille d’une
courroie en cuir assez lâche pour l’environner lui-même à la hauteur des
reins et, les choses ainsi arrangées avec une dextérité rapide prouvant
une grande pratique de ces enlèvements hasardeux, il donna de l’éperon à
son cheval qui s’écrasa sous ses jarrets et partit d’un train à prouver
que cette double charge ne lui pesait guère: il est vrai que la jeune
comédienne n’était pas bien lourde.

Tout ceci se passa dans un temps moins long que celui nécessaire pour
l’écrire. Sigognac se démenait sous le lourd manteau du faux aveugle,
comme un rétiaire entortillé par le filet de son adversaire. Il
enrageait, pensant à quelque trahison de Vallombreuse, à l’endroit
d’Isabelle, et s’épuisait en efforts. Heureusement cette idée lui vint
de tirer sa dague et de fendre l’épaisse étoffe qui le chargeait comme
ces chapes de plomb que portent les damnés du Dante.

En deux ou trois coups de dague, il ouvrit sa prison, et, comme un
faucon désencapuchonné, parcourant la campagne d’un regard perçant et
rapide, il vit les ravisseurs d’Isabelle qui coupaient à travers champs,
et semblaient s’efforcer de gagner un petit bouquet de bois non loin de
là. Quant à l’aveugle et à l’enfant, ils avaient disparu, s’étant cachés
en quelque fossé ou sous quelque broussaille. Mais ce n’était point à ce
vil gibier qu’en voulait Sigognac. Jetant son manteau, qui l’eût gêné,
il se lança à la poursuite de ces coquins avec une furie désespérée. Le
Baron était alerte, bien découplé, taillé pour la course, et, en sa
jeunesse, il avait souvent lutté de vitesse contre les plus agiles
enfants du village. Les ravisseurs, en se retournant sur leur selle,
voyaient diminuer la distance qui les séparait du Baron, et l’un d’eux
lui lâcha même un coup de pistolet pour l’arrêter en sa poursuite. Mais
il le manqua, car Sigognac, tout en courant, sautait à droite et à
gauche, afin de ne pouvoir être ajusté sûrement. Le cavalier qui portait
Isabelle essayait de prendre les devants, laissant à son arrière-garde
le soin de se débrouiller avec Sigognac, mais la jeune femme placée sur
l’arçon ne lui permettait pas de conduire sa monture comme il l’eût
voulu, car elle se débattait et s’agitait, tâchant de glisser à terre.

Sigognac se rapprochait de plus en plus, le terrain n’étant plus
favorable aux chevaux. Il avait dégaîné, sans ralentir sa course, son
épée qu’il portait haute; mais il était à pied, seul, contre trois
hommes bien montés, et le vent commençait à lui manquer; il fit un
effort prodigieux, et en deux ou trois bonds joignit les cavaliers qui
protégeaient la fuite du ravisseur. Pour ne pas perdre de temps à lutter
contre eux, il piqua, à deux ou trois reprises, avec la pointe de sa
rapière, la croupe de leurs bêtes, comptant qu’aiguillonnées de la
sorte, elles s’emporteraient. En effet, les chevaux, affolés de douleur,
se cabrèrent, lancèrent des ruades et, prenant le mors aux dents,
quelques efforts que leurs cavaliers fissent pour les contenir, ils
gagnèrent à la main et se mirent à galoper comme si le diable les
emportait, sans souci des fossés ni des obstacles, si bien qu’en un
moment ils furent hors de vue.

Haletant, la figure baignée de sueur, la bouche aride, croyant à chaque
minute que son cœur allait éclater dans sa poitrine, Sigognac atteignit
enfin l’homme masqué qui tenait Isabelle en travers sur le garrot de sa
monture. La jeune femme criait: «A moi, Sigognac, à moi!»--«Me voici,»
râla le Baron d’une voix entrecoupée et sifflante, et de la main gauche
il se suspendit à la courroie qui reliait Isabelle au brigand. Il
s’efforçait de le tirer à bas, courant à côté du cheval comme ces
écuyers que les Latins nommaient _desultores_. Mais le cavalier serrait
les genoux, et il eût été aussi facile de dévisser le torse d’un
centaure que de l’arracher de sa selle; en même temps il cherchait des
talons le ventre de sa bête pour l’enlever, et tâchait de secouer
Sigognac qu’il ne pouvait charger, car il avait les mains occupées à
tenir la bride et à contraindre Isabelle. La course du cheval ainsi
tiraillé et empêché perdait de sa vitesse, ce qui permit à Sigognac de
reprendre un peu haleine; même il profita de ce léger temps d’arrêt pour
chercher à percer son

[Illustration: «Me voici,» râla le Baron.... (Page 364.)]

adversaire; mais la crainte de blesser Isabelle en ces mouvements
tumultueux fit qu’il assura mal son coup. Le cavalier, lâchant un
instant les rênes, prit dans sa veste un couteau dont il trancha la
courroie à laquelle Sigognac s’accrochait désespérément; puis il
enfonça, à en faire jaillir le sang, les molettes étoilées de ses
éperons dans les flancs du pauvre animal, qui se porta en avant avec une
impétuosité irrésistible. La lanière de cuir resta au poing de Sigognac,
qui n’ayant plus d’appui et ne s’attendant pas à cette feinte, tomba
fort rudement sur le dos; quelque agilité qu’il mît à se relever et à
ramasser son épée roulée à quatre pas de lui, ce court intervalle avait
suffi au cavalier pour prendre une avance que le Baron ne devait pas
espérer faire disparaître, fatigué comme il l’était par cette lutte
inégale et cette course furibonde. Cependant, aux cris de plus en plus
faibles d’Isabelle, il se lança de nouveau à la poursuite du ravisseur;
inutile effort d’un grand cœur qui se voit enlever ce qu’il aime! Mais
il perdait sensiblement du terrain, et déjà le cavalier avait gagné le
bois dont la masse, bien que dénuée de feuilles, suffisait par
l’enchevêtrement de ses troncs et de ses branches à masquer la direction
qu’avait prise le bandit.

Quoique forcené de rage et outré de douleur, il fallut bien que Sigognac
s’arrêtât, laissant son Isabelle si chère aux griffes de ce démon; car
il ne la pouvait secourir même avec l’aide d’Hérode et de Scapin qui, au
bruit de la pistolade, étaient sautés à bas de la charrette, bien que le
maraud de laquais tâchât à les retenir, se doutant de quelque algarade,
mésaventure ou guet-apens.

En quelques mots brefs et saccadés, Sigognac les mit au courant de
l’enlèvement d’Isabelle et de tout ce qui s’était passé.

«Il y a du Vallombreuse là-dessous, dit Hérode; a-t-il eu vent de notre
voyage au château de Pommereuil et nous a-t-il dressé cette embuscade?
ou bien cette comédie pour laquelle j’ai reçu des sommes n’était-elle
qu’un stratagème destiné à nous attirer hors de la ville où de
semblables coups sont difficiles et dangereux à faire? En ce cas, le
sacripant qui a joué le majordome vénérable est le plus grand acteur que
j’aie jamais vu. J’aurais juré que ce drôle était un naïf intendant de
bonne maison tout pétri de vertus et qualités. Mais maintenant que nous
voilà trois, fouillons en tous sens ce bocage pour trouver au moins
quelque indice de cette bonne Isabelle que j’aime, tout tyran que je
suis, plus que ma fressure et mes petits boyaux. Hélas! j’ai bien peur
que cette innocente abeille soit prise en la toile d’une araignée
monstrueuse qui ne la tue avant que nous ne puissions la dépêtrer de ses
réseaux trop bien ourdis.

--Je l’écraserai, dit Sigognac en frappant la terre du talon comme s’il
tenait l’araignée sous sa botte, je l’écraserai, la bête venimeuse!»

L’expression terrible de sa physionomie ordinairement si calme et si
douce montrait que ce n’était point là une vaine fanfaronnade et qu’il
le ferait comme il le disait.

«Çà, dit Hérode, sans perdre plus de temps en paroles, entrons dans le
bois et battons-le. Le gibier ne peut pas être encore bien loin.»

En effet, de l’autre côté de la futaie que Sigognac et les comédiens
traversèrent, en dépit des broussailles qui leur entravaient les jambes
et des gaulis qui leur fouettaient la figure, un carrosse à rideaux
fermés détalait de toute la vitesse que pouvait donner à quatre chevaux
de poste une mousquetade de coups de fouet. Les deux cavaliers dont
Sigognac avait piqué les montures, ayant réussi à les calmer, galopaient
près des portières, et l’un d’eux tenait en laisse le cheval de l’homme
masqué; car le compagnon était entré dans la voiture sans doute afin
d’empêcher qu’Isabelle ne soulevât les mantelets pour appeler au
secours, ou même n’essayât de sauter à terre au péril de sa vie.

A moins d’avoir les bottes de sept lieues que le Petit-Poucet ravit si
subtilement à l’Ogre, il était insensé de courir pédestrement après un
carrosse mené de ce train et si bien accompagné. Tout ce que purent
faire Sigognac et ses camarades, ce fut d’observer la direction que
prenait le cortége, bien faible indice pour retrouver Isabelle. Le Baron
essaya de suivre les traces des roues, mais le temps était sec et leurs
bandes n’avaient laissé que de légères marques sur la terre dure; encore
les marques s’embrouillaient-elles bientôt avec les sillons d’autres
carrosses et charrettes passés sur la route les jours précédents. Arrivé
à un carrefour où le chemin se divisait en plusieurs branches, le Baron
perdit tout à fait la piste et demeura plus embarrassé qu’Hercule entre
la Volupté et la Vertu. Force lui fut de retourner sur ses pas, un faux
jugement pouvant l’éloigner davantage de son but. La petite troupe
revint donc piteusement vers le chariot où les autres comédiens
attendaient avec assez d’inquiétude et d’anxiété l’éclaircissement de
tout ce mystère.

Dès l’engagement de l’affaire, le laquais conducteur avait pressé la
marche de la charrette pour ôter à Sigognac le secours des comédiens,
bien qu’ils lui criassent d’arrêter; et lorsque le Tyran et Scapin, au
bruit du pistolet, étaient descendus malgré lui, il avait piqué des deux
et, franchissant le fossé, gagné au large pour rejoindre ses complices,
se souciant peu, désormais, que la troupe comique atteignît ou non le
château de Pommereuil, si toutefois ce château existait: question au
moins douteuse, après ce qui venait de se passer.

Hérode s’enquit d’une vieille qui cheminait par là, un fagot de bourrée
sur sa bosse, si l’on était bien loin encore de Pommereuil: à quoi la
vieille répondit qu’elle ne connaissait aucune terre, bourg ou château
de ce nom, à plusieurs lieues à la ronde, quoiqu’elle eût, en son âge de
soixante-dix ans, battu depuis son enfance tout le pays d’alentour, son
industrie étant de quémander et chercher sa misérable vie par voies et
par chemins.

Il devenait de toute évidence que cette histoire de comédie était un
coup monté par des coquins subtils et ténébreux, au profit de quelque
grand, qui ne pouvait être que Vallombreuse, amoureux d’Isabelle, car il
avait fallu beaucoup de monde et d’argent pour faire jouer cette
machination compliquée.

Le chariot retourna vers Paris; mais Sigognac, Hérode et Scapin
restèrent à l’endroit même, ayant intention de louer, à quelque prochain
village, des chevaux qui leur permissent de se mettre plus efficacement
à la recherche et poursuite des ravisseurs.

Isabelle, après la chute du Baron, avait été portée dans une clairière
du bois, descendue de cheval et mise en carrosse, bien qu’elle se
débattît de son mieux, en moins de trois ou quatre minutes; puis la
voiture s’était éloignée dans un tonnerre de roues, comme le char de
Capanée sur le pont d’airain. En face d’elle était respectueusement
assis l’homme masqué qui l’avait emportée sur sa selle.

A un mouvement qu’elle fit pour mettre la tête à la portière, l’homme
avança le bras et la retint. Il n’y avait pas moyen de lutter contre
cette main de fer. Isabelle se rassit et se mit à crier, espérant être
entendue de quelque passant.

«Mademoiselle, calmez-vous, de grâce, dit le ravisseur mystérieux, avec
toutes les formes de la plus exquise politesse. Ne me forcez point à
employer la contrainte matérielle avec une si charmante et si adorable
personne. On ne vous veut aucun mal, peut-être même vous veut-on
beaucoup de bien. Ne vous obstinez pas à des révoltes inutiles: si vous
êtes sage, j’aurai pour vous les plus grands égards, et une reine
captive ne serait pas mieux traitée; mais si vous faites le diable, si
vous vous démenez et criez pour appeler un secours qui ne vous viendra
point, j’ai de quoi vous réduire. Ceci vous rendra muette et cela vous
fera rester tranquille.»

Et l’homme tirait de sa poche un bâillon fort artistement fabriqué et
une longue cordelette de soie roulée sur elle-même.

«Ce serait une barbarie, continua-t-il, d’adapter cette espèce de
muselière ou caveçon à une bouche si fraîche, si rose et si melliflue;
des cercles de corde iraient très-mal aussi, convenez-en, à des poignets
mignons et délicats faits pour porter des bracelets d’or constellés de
diamants.»

La jeune comédienne, quelque courroucée et désolée qu’elle fût, se
rendit à ces raisons qui, en effet, étaient bonnes. La résistance
physique ne pouvait servir à rien. Isabelle se réfugia donc dans l’angle
du carrosse et demeura silencieuse. Mais des soupirs gonflaient sa
poitrine et, de ses beaux yeux, des larmes roulaient sur ses joues
pâles, comme des gouttes de pluie sur une rose blanche. Elle pensait aux
risques que courait sa vertu et au désespoir de Sigognac.

«A la crise nerveuse, pensa l’homme masqué, succède la crise humide; les
choses suivent leur cours régulier. Tant mieux, cela m’eût ennuyé d’agir
brutalement avec cette aimable fille.»

Tapie dans son coin, Isabelle jetait de temps en temps un regard
craintif vers son gardien qui s’en aperçut et lui dit d’une voix qu’il
s’efforçait de rendre douce, quoiqu’elle fût naturellement rauque: «Vous
n’avez rien à redouter de moi, mademoiselle, je suis galant homme et
n’entreprendrai rien qui vous déplaise. Si la fortune m’avait plus
favorisé de ses biens, certes, honnête, belle et pleine de talent comme
vous l’êtes, je ne vous eusse point enlevée au profit d’un autre; mais
les rigueurs du sort obligent parfois la délicatesse à des actions un
peu bizarres.

--Vous convenez donc, dit Isabelle, qu’on vous a soudoyé pour me ravir,
chose infâme, abusive et cruelle!

--Après ce que j’ai fait, répondit l’homme au masque du ton le plus
tranquille, il serait tout à fait oiseux de le nier. Nous sommes ainsi,
sur le pavé de Paris, un certain nombre de philosophes sans passions,
qui nous intéressons pour de l’argent à celles des autres et les mettons
à même de les satisfaire en leur prêtant notre esprit et notre courage,
notre cervelle et notre bras; mais pour changer d’entretien, que vous
étiez charmante dans la dernière comédie! Vous avez dit la scène de
l’aveu avec une grâce à nulle autre seconde. Je vous ai applaudie à tout
rompre. Cette paire de mains qui sonnaient comme battoirs de
lavandières, c’était moi!

--Je vous dirai à mon tour: laissons là ces propos et compliments
déplacés. Où me menez-vous ainsi, malgré ma volonté, et en dépit de
toute loi et convenance?

--Je ne saurais vous le dire, et cela d’ailleurs vous serait
parfaitement inutile; nous sommes obligés au secret comme les
confesseurs et les médecins; la discrétion la plus absolue est
indispensable en ces affaires occultes, périlleuses et fantasques, qui
sont conduites par des ombres anonymes et masquées. Souvent, pour plus
de sûreté, nous ne connaissons pas celui qui nous fait agir et il ne
nous connaît pas.

--Ainsi, vous ne savez pas la main qui vous pousse à cet acte outrageant
et coupable d’enlever sur une grande route une jeune fille à ses
compagnons?

--Que je le sache ou que je l’ignore, la chose revient au même puisque
la conscience de mes devoirs me clôt le bec. Cherchez parmi vos amoureux
le plus ardent et le plus maltraité. Ce sera sans doute celui-là.»

Voyant qu’elle n’en tirerait rien de plus, Isabelle n’adressa plus la
parole à son gardien. D’ailleurs, elle ne doutait pas que ce ne fût
Vallombreuse l’auteur du coup: la façon menaçante dont il lui avait
jeté, du seuil de la porte, ces mots: «Au revoir, mademoiselle,» lors de
la visite à la rue Dauphine, lui était restée en mémoire, et avec un
homme de cette trempe, si furieux en ses désirs, si âpre en ses
volontés, cette simple phrase ne présageait rien de bon. Cette
conviction redoublait les transes de la pauvre comédienne, qui
pâlissait, en songeant aux assauts qu’allait avoir à subir sa pudicité,
de la part de ce seigneur altier, plus blessé d’orgueil encore que
d’amour. Elle espérait que le courage de Sigognac lui viendrait en aide.
Mais cet ami fidèle et vaillant parviendrait-il à la découvrir
opportunément en la retraite absconse où ses ravisseurs la conduisaient?
«En tout cas, se dit-elle, si ce méchant duc me veut affronter, j’ai
dans ma gorge le couteau de Chiquita, et je sacrifierai ma vie à mon
honneur.» Cette résolution prise lui rendit un peu de tranquillité.

Le carrosse roulait du même train depuis deux heures, sans autre arrêt
que quelques minutes pour changer de chevaux à un relais disposé
d’avance. Comme les rideaux baissés empêchaient la vue, Isabelle ne
pouvait deviner dans quel sens on l’entraînait ainsi. Bien qu’elle ne
connût pas cette campagne, si elle eût eu la faculté de regarder au
dehors, elle se fût orientée quelque peu d’après le soleil; mais elle
était emportée obscurément vers l’inconnu.

En sonnant sur les poutres ferrées d’un pont-levis, les roues du
carrosse avertirent Isabelle qu’on était arrivé au terme de la course.
En effet, la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit et l’homme masqué
offrit la main à la jeune comédienne pour descendre.

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle et vit une grande cour carrée
formée par quatre corps de logis en briques, dont le temps avait changé
la couleur vermeille en une teinte sombre assez lugubre. Des fenêtres
étroites et longues perçaient les façades intérieures, et derrière leurs
carreaux verdâtres on apercevait des volets clos, indiquant que les
chambres auxquelles elles donnaient du jour, étaient inhabitées depuis
longtemps. Un cadre de mousse sertissait chaque pavé de la cour, et vers
le pied des murailles quelques herbes avaient poussé. Au bas du perron
deux sphinx à l’égyptiaque allongeaient sur un socle leurs griffes
émoussées, et des plaques de cette lèpre jaune et grise qui s’attache à
la vieille pierre tigraient leurs croupes arrondies. Bien que frappé de
cette tristesse qu’imprime aux habitations l’absence du maître, le
château inconnu avait encore fort bon air et sentait sa seigneurie. Il
était désert, mais non abandonné et nul symptôme de ruine ne s’y faisait
remarquer. Le corps était intact, l’âme seule y manquait.

L’homme masqué remit Isabelle aux mains d’une sorte de laquais en livrée
grise. Ce laquais la conduisit, par un vaste escalier dont la rampe
très-ouvragée se tordait en ces enroulements et arabesques de serrurerie
de mode sous l’autre règne, à un appartement qui avait dû jadis sembler
le _nec plus ultra_ du luxe, et dont la richesse fanée valait bien les
élégances modernes. Des boiseries de vieux chêne recouvraient les
murailles de la première chambre, figurant des architectures avec des
pilastres, des corniches et des cadres en feuillages sculptés remplis
par des verdures de Flandre. Dans la seconde, également boisée de chêne,
mais d’une ornementation plus recherchée et rehaussée de quelque dorure,
des peintures remplaçaient les tapisseries et représentaient des
allégories dont le sens eût été assez difficile à découvrir sous les
fumées du temps et les couches de vernis jaune; les noirs avaient
repoussé, et seules les portions claires se distinguaient encore. Ces
figures de divinités, de nymphes et de héros, se dégageant à demi de
l’ombre et n’étant saisissables que par leur côté lumineux, produisaient
un effet singulier et qui, le soir, aux clartés douteuses d’une lampe,
pouvait devenir effrayant. Le lit occupait une alcôve profonde et se
drapait d’un couvre-pied en tapisserie au petit point, rayé de bandes de
velours; le tout fort magnifique, mais amorti de ton. Quelques fils d’or
et d’argent brillaient parmi les soies et les laines passées, et des
écrasements bleuâtres miroitaient la nuance autrefois rouge de l’étoffe.
Une toilette admirablement sculptée inclinait un miroir de Venise qui
fit voir à Isabelle la pâleur et l’altération de ses traits. Un grand
feu, montrant que la jeune comédienne était attendue, brûlait dans la
cheminée, vaste monument supporté par des Hermès à gaînes et tout chargé
de volutes, consoles, guirlandes et ornements d’une richesse un peu
lourde, au milieu desquels était enchâssé un portrait d’homme dont
l’expression frappa beaucoup Isabelle. Cette figure ne lui était pas
inconnue; il lui semblait se la rappeler comme au réveil une de ces
formes aperçues en rêve et qui, ne s’évanouissant pas avec le songe,
vous suivent longtemps dans la vie. C’était une tête pâle aux yeux
noirs, aux lèvres vermeilles, aux cheveux bruns, accusant une
quarantaine d’années et d’une fierté pleine de noblesse. Une cuirasse
d’acier bruni, rayée de rubans d’or niellés et traversée d’une écharpe
blanche, recouvrait la poitrine. Malgré les préoccupations et les
terreurs bien légitimes que lui inspirait sa situation, Isabelle ne
pouvait s’empêcher de regarder ce portrait et d’y reporter ses yeux
comme fascinée. Il y avait dans cette figure quelque ressemblance avec
celle de Vallombreuse; mais l’expression en était si différente que ce
rapport disparaissait bientôt.

Elle était dans cette rêverie quand le laquais en livrée grise qui
s’était éloigné quelques instants revint avec deux valets portant une
petite table à un couvert, et dit à la captive: «Mademoiselle est
servie.» Un des valets avança silencieusement un fauteuil, l’autre
découvrit une soupière en vieille argenterie massive, et il s’en éleva
un tourbillon de fumée odorante annonçant un bouillon plein de
succulence.

Isabelle, en dépit du chagrin que lui causait son aventure, se sentait
une faim qu’elle se reprochait, comme si jamais la nature perdait ses
droits; mais l’idée que ces mets renfermaient peut-être quelque
narcotique qui la livrerait sans défense aux entreprises l’arrêta, et
elle repoussa l’assiette où déjà elle avait plongé sa cuiller.

Le laquais en livrée grise parut deviner cette appréhension, et il fit
devant Isabelle l’essai du vin, de l’eau et de tous les mets placés sur
la table. La prisonnière, un peu rassurée, but une gorgée de bouillon,
mangea une bouchée de pain, suça l’aile d’un poulet et, ce léger repas
achevé, comme les émotions de la journée lui avaient donné un mouvement
de fièvre, elle approcha son fauteuil du feu et resta ainsi quelque
temps, le coude sur le bras de son siége, le menton dans la main, et
l’esprit perdu en une vague et douloureuse rêverie.

Elle se leva ensuite et s’approcha de la fenêtre pour voir quel horizon
l’on en découvrait. Il n’y avait aucune grille ou barreau, ni rien qui
rappelât une prison. Mais en se penchant elle vit, au pied de la
muraille, l’eau stagnante et verdie d’un fossé profond qui entourait le
château. Le pont-levis sur lequel avait passé le carrosse était ramené,
et à moins de franchir le fossé à la nage, tout moyen de communication
avec l’extérieur était impossible. Encore eût-il été bien difficile de
remonter à pic le revêtement en pierre de la douve. Quant à l’horizon,
une sorte de boulevard, formé d’arbres séculaires plantés autour du
manoir l’interceptait complétement. Des fenêtres on n’apercevait que
leurs branches entrelacées qui, même dépouillées de feuilles,
obstruaient la perspective. Il fallait renoncer à tout espoir de fuite
ou de délivrance, et attendre l’événement avec cette inquiétude nerveuse
pire peut-être que la catastrophe la plus terrible.

Aussi la pauvre Isabelle tressaillait-elle au plus léger bruit. Le
murmure de l’eau, un soupir du vent, un craquement de la boiserie, une
crépitation du feu lui faisaient perler dans le dos des sueurs froides.
A chaque instant elle s’attendait à ce qu’une porte s’ouvrît, à ce qu’un
panneau se déplaçât, trahissant un corridor secret, et que de ce cadre
sombre il sortît _quelqu’un_, homme ou fantôme. Peut-être même le
spectre l’eût-il moins effrayée. Avec le crépuscule qui allait
s’assombrissant ses terreurs augmentaient; un grand laquais entra
apportant un flambeau chargé de bougies, elle faillit s’évanouir.

Tandis qu’Isabelle tremblait de frayeur dans son appartement solitaire,
ses ravisseurs, en une salle basse, faisaient carousse et chère lie, car
ils devaient rester au château comme une sorte de garnison, en cas
d’attaque de la part de Sigognac. Ils buvaient tous comme des éponges,
mais un d’eux surtout déployait une remarquable puissance
d’ingurgitation. C’était l’homme qui avait emporté Isabelle en travers
de son cheval, et comme il avait déposé son masque, il était loisible à
chacun de contempler sa face blême comme un fromage où flambait un nez
chauffé au rouge. A ce nez couleur de guigne, on a reconnu Malartic,
l’ami de Lampourde.



XVI.

VALLOMBREUSE.


Isabelle, restée seule dans cette chambre inconnue où le péril pouvait
surgir d’un moment à l’autre sous une forme mystérieuse, se sentait le
cœur oppressé d’une inexprimable angoisse, quoique sa vie errante l’eût
rendue plus courageuse que ne le sont ordinairement les femmes. Le lieu
n’avait pourtant rien de sinistre dans son luxe ancien mais bien
conservé. Les flammes dansaient joyeusement sur les énormes bûches du
foyer; les bougies jetaient une clarté vive qui, pénétrant jusqu’aux
moindres recoins, en chassait avec l’ombre les chimères de la peur. Une
douce chaleur y régnait, et tout y conviait aux nonchalances du
bien-être. Les peintures des panneaux recevaient trop de lumière pour
prendre des aspects fantastiques, et, dans son cadre d’ornementations
au-dessus de la cheminée, le portrait d’homme remarqué par Isabelle
n’avait pas ce regard fixe et qui cependant semble vous suivre, si
effrayant chez certains portraits. Il paraissait plutôt sourire avec une
bonté tranquille et protectrice, comme une image de saint qu’on peut
invoquer à l’heure du danger. Tout cet ensemble de choses calmes,
rassurantes, hospitalières ne détendait point les nerfs d’Isabelle,
frémissants comme les cordes d’une guitare qu’on vient de pincer; ses
yeux erraient autour d’elle, inquiets et furtifs, voulant voir et
craignant de voir, et ses sens surexcités démêlaient avec terreur, au
milieu du profond repos de la nuit, ces bruits imperceptibles qui sont
la voix du silence. Dieu sait les significations formidables qu’elle
leur attribuait! Bientôt son malaise devint si fort qu’elle se résolut à
quitter cette chambre si éclairée, si chaude et si commode, pour
s’aventurer par les corridors du château, au risque de quelque rencontre
fantastique, à la recherche de quelque issue oubliée ou de quelque lieu
de refuge. Après s’être assurée que les portes de sa chambre n’étaient
point fermées à double tour, elle prit sur le guéridon la lampe que le
laquais y avait laissée pour la nuit, et l’abritant de sa main elle se
mit en marche.

D’abord elle rencontra l’escalier à la rampe de serrurerie compliquée
qu’elle avait monté sous l’escorte du domestique; elle le descendit,
pensant avec raison qu’aucune sortie favorable à son évasion ne se
pouvait trouver au premier étage. Au bas de l’escalier, sous le
vestibule, elle aperçut une grande porte à deux battants dont elle
tourna le bouton, et qui s’ouvrit devant elle avec un craquement de bois
et un grincement de gonds dont le bruit lui parut égal à celui du
tonnerre, encore qu’il fût impossible de l’entendre à trois pas. La
faible clarté de la lampe, grésillant dans l’air humide d’un appartement
longtemps fermé, découvrit ou plutôt fit entrevoir à la jeune comédienne
une vaste pièce, non pas délabrée, mais ayant ce caractère mort des
lieux qu’on n’habite plus; de grands bancs de chêne s’adossaient aux
murailles revêtues de tapisseries à personnages; des trophées d’armes,
gantelets, épées et boucliers, révélés par de brusques éclairs, y
étaient suspendus. Une lourde table à pieds massifs, contre laquelle la
jeune femme faillit se heurter, occupait le milieu de la pièce; elle la
contourna, mais quelle ne fut pas sa terreur quand, en approchant de la
porte qui faisait face à la porte d’entrée et donnait accès dans la
salle suivante, elle aperçut deux figures armées de pied en cap, qui se
tenaient immobiles en sentinelle de chaque côté du chambranle, les
gantelets croisés sur la garde de grandes épées ayant la pointe fichée
en terre: les cribles de leurs casques représentaient des faces
d’oiseaux hideux, dont les trous simulaient les prunelles, et le nasal
le bec; sur les cimiers, se hérissaient comme des ailes irritées et
palpitantes, des lamelles de fer ciselées en pennes; le ventre du
plastron frappé d’une paillette lumineuse se bombait d’une façon
étrange, comme soulevé par une respiration profonde; des genouillères et
des cubitières jaillissait une pointe d’acier recourbé en façon de serre
d’aigle, et le bout des pédieux s’allongeait en griffe. Aux clartés
vacillantes de la lampe qui tremblait à la main d’Isabelle, ces deux
fantômes de fer prenaient une apparence vraiment effrayante et bien
faite pour alarmer les plus fiers courages. Aussi le cœur de la pauvre
Isabelle palpitait-il si fort qu’elle en entendait les battements et en
sentait les trépidations jusque dans sa gorge. Croyez qu’elle regrettait
alors d’avoir quitté sa chambre pour cette aventureuse promenade
nocturne. Cependant, comme les guerriers ne bougeaient pas quoiqu’ils
eussent dû remarquer sa présence, et qu’ils ne faisaient pas mine de
brandir leurs épées pour lui barrer le passage, elle s’approcha de l’un
d’eux et lui mit la lumière sous le nez. L’homme d’armes ne s’en émut
nullement et conserva sa pose avec une insensibilité parfaite. Isabelle
enhardie et se doutant de la vérité, lui leva sa visière qui, ouverte,
ne laissa voir qu’un vide plein d’ombre comme les timbres dont on décore
les blasons. Les deux sentinelles n’étaient que des panoplies, des
armures allemandes curieuses, disposées là sur le squelette d’un
mannequin. Mais l’illusion était bien permise à une pauvre captive
errant la nuit dans un château solitaire, tant ces carapaces
métalliques, moulées sur le corps humain comme des statues de la guerre,
en rappellent la forme même lorsqu’elles sont vides, et la rendent plus
formidable par les rigueurs de leurs angles et les nodosités de leurs
articulations. Isabelle, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de
sourire en reconnaissant son erreur, et pareille aux héros des romans de
chevalerie, lorsqu’au moyen d’un talisman ils ont rompu le charme qui
défendait un palais enchanté, elle entra bravement dans la seconde salle
sans plus se soucier désormais des deux gardiens réduits à
l’impuissance.

C’était une vaste salle à manger comme en témoignaient de hauts
dressoirs en chêne sculpté, où luisaient vaguement des blocs
d’orfévrerie: aiguières, salières, boîtes à épices, hanaps, vases à
panses renflées, grands plats d’argent ou de vermeil, semblables à des
boucliers ou à des roues de char, et des verreries de Bohême et de
Venise, aux formes grêles et capricieuses, qui jetaient, surprises par
la lumière, des feux verts, rouges et bleus. Des chaises à dossier carré
rangées autour de la table paraissaient attendre des convives qui ne
devaient pas venir, et, la nuit, pouvaient servir à faire asseoir un
festin d’ombres. Un vieux cuir de Cordoue gaufré d’or et ramagé de
fleurs, tendu au-dessus d’un revêtement de chêne à mi-hauteur,
s’illuminait par places d’un reflet fauve au passage de la lampe, et
donnait à l’obscurité une richesse chaude et sombre. Isabelle, d’un coup
d’œil, entrevit ces vieilles magnificences et se hâta de franchir la
troisième porte.

[Illustration: Domptant ces terreurs chimériques, Isabelle continua son
chemin... (Page 377.)]

Cette salle, qui semblait le salon d’honneur, était plus grande que les
autres déjà fort spacieuses. La petite lumière de la lampe n’en
éclairait pas les profondeurs et son faible rayonnement s’éteignait, à
quelques pas d’Isabelle, en filaments jaunâtres comme les rais d’une
étoile parmi le brouillard. Si pâle qu’elle fût, cette clarté suffisait
pour rendre l’ombre visible et donner aux ténèbres des figurations
effrayantes et difformes, vagues ébauches que la peur achevait. Des
fantômes se drapaient avec les plis des rideaux; les bras des fauteuils
semblaient envelopper des spectres, et des larves monstrueuses
s’accroupissaient dans les coins obscurs, hideusement repliées sur
elles-mêmes ou accrochées par des ongles de chauve-souris.

Domptant ces terreurs chimériques, Isabelle continua son chemin et vit
au fond de la salle un dais seigneurial coiffé de plumes, historié
d’armoiries dont il eût été difficile de déchiffrer le blason, et
surmontant un fauteuil en forme de trône posé sur une estrade recouverte
d’un tapis où l’on accédait par trois marches. Tout cela éteint, confus,
baigné d’ombre et trahi seulement par quelque reflet, prenait du mystère
une grandeur farouche et colossale. On eût dit une chaire à présider un
sanhédrin d’esprits, et il n’eût pas fallu un grand effort d’imagination
pour y voir un ange sombre assis entre ses longues ailes noires.

Isabelle pressa le pas, et, quelque légère que fût sa démarche, les
craquements de ses chaussures acquéraient à travers ce silence des
sonorités terribles. La quatrième salle était une chambre à coucher
occupée en partie par un lit énorme dont les rideaux, en damas des
Indes, rouge sombre, retombaient pesamment autour de la couchette. Dans
la ruelle un prie-Dieu d’ébène faisait miroiter le crucifix d’argent qui
le surmontait. Un lit fermé a, même le jour, quelque chose d’inquiétant.
On se demande ce qu’il y a derrière ces voiles rabattus; mais la nuit,
dans une chambre abandonnée, un lit hermétiquement clos est effrayant.
Il peut cacher un dormeur comme un cadavre ou même encore un vivant qui
guette. Isabelle crut entendre derrière les rideaux le rhythme
intermittent et profond d’une respiration endormie; était-ce une
illusion ou une réalité? Elle n’osa pas s’en assurer en écartant les
plis de l’étoffe rouge et en faisant tomber sur le lit le rayon de sa
lampe.

La bibliothèque suivait la chambre à coucher; dans les armoires,
surmontées par des bustes de poëtes, de philosophes et d’historiens qui
regardaient Isabelle de leurs grands yeux blancs, de nombreux volumes
assez en désordre montraient leurs dos étiquetés de chiffres et de
titres, dont l’or se ravivait au passage de la lumière. Là, le bâtiment
faisait un retour d’équerre et l’on débouchait dans une longue galerie
occupant une autre façade de la cour. C’était la galerie où, par ordre
chronologique, se succédaient les portraits de famille. Une rangée de
fenêtres correspondait à la paroi où ils étaient accrochés dans des
cadres de vieil or rougi. Des volets percés dans le haut d’un trou ovale
fermaient ces fenêtres, et cette disposition produisait en ce moment un
effet singulier. La lune s’était levée, et par la découpure de ces trous
envoyait un rayon qui en reportait l’image sur la muraille opposée; il
arrivait parfois que la tache de lumière bleuâtre tombât sur le visage
d’un portrait et s’y adaptât comme un masque blafard. Sous cette lueur
magique, la peinture prenait une vie alarmante d’autant plus que, le
corps restant dans l’ombre, ces têtes aux pâleurs argentées avec leur
relief subit, paraissaient jaillir en ronde bosse de leur cadre comme
pour voir passer Isabelle. D’autres, que le reflet seul de la lampe
atteignait, conservaient sous le jaune vernis leur attitude
solennellement morte, mais il semblait que par leurs noires prunelles
l’âme des aïeux vînt regarder dans le monde comme à travers des
ouvertures ménagées exprès, et ce n’était pas les moins sinistres
effigies de la collection.

Ce fut pour le courage d’Isabelle une action aussi brave de traverser
cette galerie bordée de figures fantastiques, que pour un soldat de
marcher au pas devant un feu de peloton. Une froide sueur d’angoisse
mouillait sa chemisette entre les épaules, et elle s’imaginait que
derrière elle ces fantômes à cuirasses et à pourpoints ornés d’ordres de
chevalerie, ces douairières à hautes fraises et à vertugadins démesurés,
descendaient de leurs bordures et se mettaient à la suivre en procession
funèbre. Elle croyait même entendre leurs pas d’ombres frôler
imperceptiblement le parquet sur ses talons. Enfin elle atteignit
l’extrémité de ce large couloir et rencontra une porte vitrée qui
donnait sur la cour; elle l’ouvrit non sans se meurtrir les doigts sur
la vieille clef rouillée qui eut peine à tourner dans la serrure, et
après avoir eu soin d’abriter sa lampe pour la retrouver en revenant
sur ses pas, elle sortit de la galerie, séjour de terreurs et
d’illusions nocturnes.

A l’aspect du ciel libre où quelques étoiles, que n’atteignait pas tout
à fait la lueur blanche de la lune, brillaient avec une scintillation
d’argent, Isabelle se sentit une joie délicieuse et profonde comme si
elle revenait de la mort à la vie; il lui semblait que Dieu la voyait
maintenant de son firmament, tandis qu’il eût bien pu l’oublier
lorsqu’elle était perdue dans ces ténèbres intenses, sous ces plafonds
opaques, à travers ce dédale de chambres et de couloirs. Quoique sa
situation ne fût en rien améliorée, un poids immense était enlevé de
dessus sa poitrine. Elle continua ses explorations, mais la cour était
exactement fermée partout comme l’enceinte d’une forteresse, à
l’exception d’une poterne ou arcade de brique donnant probablement sur
le fossé, car Isabelle, en s’y penchant avec précaution, sentit la
fraîcheur humide de l’eau profonde lui monter à la figure comme une
bouffée de vent, et elle entendit le faible murmure d’une petite vague
se brisant au pied de la douve. C’était probablement par là qu’on
approvisionnait les cuisines du château; mais pour y arriver ou s’en
éloigner, il fallait une petite barque rangée, sans doute, au bas du
rempart, en quelque remise d’eau hors de la portée d’Isabelle.

L’évasion était donc impossible de ce côté comme des autres. C’est ce
qui expliquait la liberté relative laissée à la prisonnière. Elle avait
sa cage ouverte comme ces oiseaux exotiques qu’on transporte sur des
navires et qu’on sait bien être forcés de revenir se percher sur la
mâture après quelque courte excursion, car la terre la plus prochaine
est si éloignée encore que l’aile s’userait avant d’y arriver. Le fossé
autour du château faisait l’office de l’Océan autour du navire.

Dans un coin de la cour, une lueur rougeâtre filtrait à travers les
volets d’une salle basse, et, dans le silence de la nuit, une certaine
rumeur se dégageait de cet angle baigné d’ombre. La jeune fille se
dirigea vers cette lumière et ce bruit, mue d’une curiosité facile à
concevoir; elle appliqua son œil à la fente d’un volet moins
hermétiquement clos que les autres, et elle put aisément découvrir ce
qui se passait à l’intérieur de la salle.

Autour d’une table qu’éclairait une lampe à trois becs, suspendue au
plafond par une chaîne de cuivre, banquetaient des gaillards de mine
farouche et truculente, dans lesquels Isabelle, bien qu’elle ne les eût
vus que masqués, reconnut sans peine les hommes qui avaient concouru à
son enlèvement. C’étaient Piedgris, Tordgueule, la Râpée et
Bringuenarilles, dont le physique répondait à ces noms charmants. La
lumière tombant du haut faisait luire leur front, plongeait leurs yeux
dans l’ombre, dessinait l’arête de leur nez et se raccrochait à leurs
moustaches extravagantes, de manière à exagérer encore la sauvagerie de
ces têtes qui n’avaient pas besoin de cela pour paraître effrayantes. Un
peu plus loin, au bout de la table, était assis, comme brigand de
province ne pouvant aller de pair avec des spadassins de Paris, Agostin,
débarrassé de la perruque et de la fausse barbe qui lui avaient servi à
jouer l’aveugle. A la place d’honneur siégeait Malartic, élu roi du
festin à l’unanimité. Sa face était plus blême et son nez plus rouge
qu’à l’ordinaire; phénomène qui pouvait s’expliquer par le nombre de
bouteilles vides rangées sur le buffet comme des corps emportés de la
bataille, et par le nombre de bouteilles pleines que le sommelier
plantait devant lui avec une prestesse infatigable.

De la conversation confuse des buveurs, Isabelle ne démêlait que
quelques mots dont le sens lui échappait le plus souvent; car c’étaient
des vocables de tripot, de cabaret et de salle d’armes, quelquefois même
de hideux termes d’argot empruntés au dictionnaire de la cour des
Miracles, où se parlent les langues d’Égypte et de Bohême; elle n’y
trouvait rien qui l’éclairât sur le sort qu’on lui réservait, et un peu
saisie par le froid, elle allait se retirer lorsque Malartic donna sur
la table, pour obtenir le silence, un épouvantable coup de poing qui fit
chanceler les bouteilles comme si elles eussent été ivres, et cliqueter
les verres les uns contre les autres avec une sonnerie cristalline
donnant en musique _ut_, _mi_, _sol_, _si_. Les buveurs, quelque abrutis
qu’ils fussent, en sautèrent d’un demi-pied en l’air sur leur banc, et
toutes les trognes se tournèrent instantanément vers Malartic.

Profitant de cette trêve dans le vacarme de l’orgie, Malartic se leva et
dit, en élevant son verre dont il fit briller le vin à la lumière comme
un chaton de bague: «Amis, écoutez cette chanson que j’ai faite, car je
m’aide de la lyre aussi bien que de l’épée, une chanson bachique comme
il convient à un bon ivrogne. Les poissons, qui boivent de l’eau, sont
muets; s’ils buvaient du vin, ils chanteraient. Donc, montrons que nous
sommes des humains par une beuverie mélodieuse.

--La chanson! la chanson! crièrent Bringuenarilles, la Râpée, Tordgueule
et Piedgris,» incapables de suivre cette dialectique subtile.

Malartic se nettoya le gosier par quelques vigoureux hum! hum! et, avec
toutes les manières d’un chanteur appelé dans la chambre du roi, il
entonna d’une voix qui, bien qu’un peu rauque, ne manquait pas de
justesse, les couplets suivants:

    A Bacchus, biberon insigne,
    Crions: «Masse!» et chantons en chœur:
    Vive le pur sang de la vigne
    Qui sort des grappes qu’on trépigne!
    Vive ce rubis en liqueur!

    Nous autres prêtres de la treille,
    Du vin nous portons les couleurs.
    Notre fard est dans la bouteille
    Qui nous fait la trogne vermeille
    Et sur le nez nous met des fleurs.

    Honte à qui d’eau claire se mouille
    Au lieu de boire du vin frais!
    Devant les brocs qu’il s’agenouille!
    Ou soit mué d’homme en grenouille
    Et barbote dans les marais!

La chanson fut accueillie par des cris de joie, et Tordgueule, qui se
piquait de poésie, ne craignit point de proclamer Malartic l’émule de
Saint-Amand, avis qui prouvait combien l’ivresse faussait la judiciaire
du compagnon. On décréta un rouge-bord en l’honneur du chansonnier, et
quand les verres furent vidés, chacun fit rubis sur l’ongle pour montrer
qu’il avait bu consciencieusement sa rasade. Ce coup acheva les plus
faibles de la bande; la Râpée glissa sous la table, où il fit matelas à
Bringuenarilles. Piedgris et Tordgueule, plus robustes, laissèrent
seulement choir leurs têtes en avant et s’endormirent ayant pour
oreiller leurs bras croisés. Quant à Malartic, il se tenait droit dans
sa chaise le gobelet au poing, les yeux écarquillés et le nez enluminé
d’un rouge si vif qu’il semblait jeter des étincelles comme un fer tiré
de la forge; il répétait machinalement avec l’hébétude solennelle de
l’ivresse contenue, sans que personne fît chorus:

    A Bacchus, biberon insigne,
    Crions: «Masse!» et chantons en chœur...

Dégoûtée de ce spectacle, Isabelle quitta la fente du volet et
poursuivit ses investigations, qui l’amenèrent bientôt sous la voûte où
pendaient avec leur contre-poids les chaînes du pont-levis ramené vers
le château. Il n’y avait aucun espoir de mettre en branle cette lourde
machine, et, comme il fallait abattre le pont pour sortir, la place
n’ayant pas d’autre issue, la captive dut renoncer à tout projet
d’évasion. Elle alla reprendre sa lampe où elle l’avait laissée dans la
galerie des portraits, qu’elle parcourut cette fois avec moins de
terreur, car elle savait maintenant l’objet de son épouvante, et la peur
est faite d’inconnu. Elle traversa rapidement la bibliothèque, la salle
d’honneur et toutes les pièces qu’elle avait explorées avec une
précaution anxieuse. Les armures dont elle s’était si fort effrayée lui
parurent presque risibles, et d’un pas délibéré elle monta l’escalier
descendu tout à l’heure en retenant son souffle et sur la pointe du
pied, de peur d’éveiller le moindre écho assoupi dans la cage sonore.

Mais quel ne fut pas son effroi lorsque du seuil de sa chambre elle
aperçut une figure étrange assise au coin de sa cheminée! Ce n’était pas
un fantôme assurément, car la lumière des bougies et le reflet du foyer
l’éclairaient d’une façon trop nette pour qu’on pût s’y méprendre;
c’était bien un corps grêle et délicat, il est vrai, mais très-vivant
ainsi que l’attestaient deux grands yeux noirs d’un éclat sauvage, et
n’ayant nullement le regard atone des spectres, qui se fixaient sur
Isabelle, encadrée dans le chambranle de la porte, avec une tranquillité
fascinante. De grands cheveux bruns rejetés en arrière permettaient de
voir en tous ses détails une figure d’une teinte olivâtre, aux traits
finement sculptés avec une maigreur juvénile et vivace, et dont la
bouche entr’ouverte découvrait une denture d’une blancheur éclatante.
Les mains tannées au grand air, mais de forme mignonne, se croisaient
sur la poitrine montrant des ongles plus pâles que les doigts. Les pieds
nus n’atteignaient pas la terre, les jambes étant trop courtes pour
arriver du fauteuil au parquet. Par l’interstice d’une grossière
chemise de toile brillaient vaguement quelques grains d’un collier en
perles.

A ce détail du collier, on a sans doute reconnu Chiquita. C’était elle
en effet, non pas sous son costume de fille, mais encore travestie en
garçon, déguisement qu’elle avait pris pour jouer le conducteur du faux
aveugle. Cet habit, composé d’une chemise et de larges braies, ne lui
seyait point mal; car elle avait cet âge où le sexe est douteux entre la
fillette et le jouvenceau.

Dès qu’elle eut reconnu la bizarre créature, Isabelle se remit de
l’émotion que lui avait fait éprouver cette apparition inattendue.
Chiquita n’était pas par elle-même bien redoutable, et d’ailleurs elle
semblait professer, à l’endroit de la jeune comédienne, une sorte de
reconnaissance désordonnée et fantasque qu’elle avait prouvée à sa
manière dans une première rencontre.

Chiquita, tout en regardant Isabelle, murmurait à demi-voix cette espèce
de chanson en prose qu’elle avait fredonnée avec un accent de folie, le
corps engagé dans l’œil-de-bœuf, lors de la première tentative
d’enlèvement aux _Armes de France_: «Chiquita danse sur la pointe des
grilles, Chiquita passe par le trou des serrures.»

«As-tu toujours le couteau, dit cette singulière créature à Isabelle
lorsqu’elle se fut approchée de la cheminée, le couteau à trois raies
rouges?

--Oui, Chiquita, répondit la jeune femme, je le porte là, entre ma
chemisette et mon corsage. Mais pourquoi cette question? ma vie est-elle
donc en péril?

--Un couteau, dit la petite dont les yeux brillèrent d’un éclat féroce,
un couteau est un ami fidèle; il ne trahit pas son maître, si son maître
le fait boire; car le couteau a soif.

--Tu me fais peur, mauvaise enfant, reprit Isabelle que troublaient ces
paroles sinistrement extravagantes, mais qui, dans la position où elle
se trouvait, pouvaient renfermer un avertissement profitable.

--Aiguise la pointe au marbre de la cheminée, continua Chiquita, repasse
la lame sur le cuir de ta chaussure.

--Pourquoi me dis-tu tout cela? fit la comédienne toute pâle.

--Pour rien; qui veut se défendre prépare ses armes, voilà tout.»

Ces phrases bizarres et farouches inquiétaient Isabelle, et cependant,
d’un autre côté, la présence de Chiquita dans sa chambre la rassurait.
La petite semblait lui porter une sorte d’affection qui, pour être basée
sur un motif futile, n’en était pas moins réelle. «Je ne te couperai
jamais le col,» avait dit Chiquita; et, dans ses idées sauvages, c’était
une solennelle promesse, un pacte d’alliance auquel elle ne devait pas
manquer. Isabelle était la seule créature humaine qui, après Agostin,
lui eût témoigné de la sympathie. Elle tenait d’elle le premier bijou
dont se fût parée sa coquetterie enfantine, et, trop jeune encore pour
être jalouse, elle admirait naïvement la beauté de la jeune comédienne.
Ce doux visage exerçait une séduction sur elle, qui n’avait vu
jusqu’alors que des mines hagardes et féroces exprimant des pensées de
rapine, de révolte et de meurtre.

«Comment se fait-il que tu sois ici, lui dit Isabelle après un moment de
silence? As-tu pour charge de me garder?

--Non, répondit Chiquita; je suis venue toute seule où la lumière et le
feu m’ont guidée. Cela m’ennuyait de rester dans un coin pendant que ces
hommes buvaient bouteille sur bouteille. Je suis si petite, si jeune et
si maigre, qu’on ne fait pas plus attention à moi qu’à un chat qui dort
sous la table. Au plus fort du tapage, je me suis esquivée. L’odeur du
vin et des viandes me répugne, habituée que je suis au parfum des
bruyères et à la senteur résineuse des pins.

--Et tu n’as pas eu peur à errer sans chandelle, à travers ces longs
couloirs obscurs, ces grandes chambres pleines de ténèbres?

--Chiquita ne connaît pas la peur; ses yeux voient dans l’ombre, ses
pieds y marchent sans trébucher. Si elle rencontre une chouette, la
chouette ferme ses prunelles; la chauve-souris ploie ses membranes quand
elle approche. Le fantôme se range pour la laisser passer ou retourne en
arrière. La Nuit est sa camarade et ne lui cache aucun de ses mystères.
Chiquita sait le nid du hibou, la cachette du voleur, la fosse de
l’assassiné, l’endroit que hante le spectre; mais elle ne l’a jamais dit
au Jour.»

En prononçant ces paroles étranges, les yeux de Chiquita brillaient d’un
éclat surnaturel. On devinait que son esprit, exalté par la solitude, se
croyait une espèce de pouvoir magique. Les scènes de brigandage et de
meurtre auxquelles son enfance s’était mêlée avaient dû agir fortement
sur son imagination ardente, inculte et fébrile. Sa conviction agissait
sur Isabelle qui la regardait avec une appréhension superstitieuse.

«J’aime mieux, continua la petite, rester là, près du feu, à côté de
toi. Tu es belle, et cela me plaît de te voir; tu ressembles à la bonne
Vierge que j’ai vue briller sur l’autel; mais de loin seulement, car on
me chassait de l’église avec les chiens, sous prétexte que j’étais mal
peignée et que mon jupon jaune-serin aurait fait rire les fidèles. Comme
ta main est blanche! la mienne posée dessus a l’air d’une patte de
singe. Tes cheveux sont fins comme de la soie; ma tignasse se hérisse
comme une broussaille. Oh! je suis bien laide, n’est-ce pas?

--Non, chère petite, répondit Isabelle que cette admiration naïve
touchait malgré elle, tu as ta beauté aussi; il ne te manque que d’être
un peu accommodée pour valoir les plus jolies filles.

--Tu crois? pour être brave, je volerai de beaux habits, et alors
Agostin m’aimera.»

Cette idée illumina d’une lueur rose le visage fauve de l’enfant, et,
pendant quelques minutes, elle demeura comme perdue dans une rêverie
délicieuse et profonde.

«Sais-tu où nous sommes? reprit Isabelle, lorsque Chiquita releva ses
paupières frangées de longs cils noirs qu’elle avait tenues un instant
abaissées.

--Dans un château appartenant au seigneur qui a tant d’argent, et qui
voulait déjà te faire enlever à Poitiers. Je n’avais qu’à tirer le
verrou, c’était fait. Mais tu m’avais donné le collier de perles, et je
ne voulais pas te causer de la peine.

--Pourtant, cette fois, tu as aidé à m’emporter, dit Isabelle; tu ne
m’aimes donc plus, que tu me livres à mes ennemis?

--Agostin avait commandé; il fallait obéir. D’ailleurs un autre aurait
fait le conducteur de l’aveugle, et je ne serais pas entrée au château
avec toi. Ici, je puis te servir peut-être à quelque chose. Je suis
courageuse, agile et forte, quoique petite, et je ne veux pas qu’on te
fasse mal.

--Est-ce bien loin de Paris, ce château où l’on me tient prisonnière?
dit la jeune femme en attirant Chiquita entre ses genoux; en as-tu
entendu prononcer le nom par quelqu’un de ces hommes?

--Oui, Tordgueule a dit que l’endroit se nommait... comment donc déjà?
fit la petite, en se grattant la tête d’un air d’embarras.

--Tâche de t’en souvenir, mon enfant, dit Isabelle en flattant de la
main les joues brunes de Chiquita, qui rougit de plaisir à cette
caresse, car jamais personne n’avait eu pareille attention pour elle.

--Je crois que c’est Vallombreuse, répondit Chiquita, syllabe par
syllabe comme si elle écoutait un écho intérieur. Oui, Vallombreuse,
j’en suis sûre maintenant; le nom même du seigneur que ton ami le
capitaine Fracasse a blessé en duel. Il aurait mieux fait de le tuer. Ce
duc est très-méchant, quoiqu’il jette l’or à poignées comme un semeur le
grain. Tu le hais, n’est-ce pas? et tu serais bien contente si tu
parvenais à lui échapper.

--Oh! oui; mais c’est impossible, dit la jeune comédienne; un fossé
profond entoure le château, le pont-levis est ramené. Toute évasion est
impraticable.

--Chiquita se rit des grilles, des serrures, des murailles et des
douves; Chiquita peut sortir à son gré de la prison la mieux close et
s’envoler dans la lune aux yeux du geôlier ébahi. Si elle veut, avant
que le soleil se lève, le Capitaine saura où est cachée celle qu’il
cherche.»

Isabelle craignait, en entendant ces phrases incohérentes, que la folie
n’eût troublé le faible cerveau de Chiquita; mais la physionomie de
l’enfant était si parfaitement calme, ses yeux avaient un regard si
lucide, et le son de sa voix un tel accent de conviction, que cette
supposition n’était pas admissible; cette étrange créature possédait
certainement une partie du pouvoir presque magique qu’elle s’attribuait.

Comme pour convaincre Isabelle qu’elle ne se vantait point, elle lui
dit: «Je vais sortir d’ici tout à l’heure; laisse-moi réfléchir un
instant pour trouver le moyen; ne parle pas, retiens ta respiration; le
moindre bruit me distrait; il faut que j’entende l’Esprit.»

Chiquita pencha la tête, mit la main sur ses yeux afin de s’isoler,
resta quelques minutes dans une immobilité morte, puis elle releva le
front, ouvrit la fenêtre, monta sur l’appui et plongea dans l’obscurité
un regard d’une intensité profonde. Au bas de la muraille clapotait
l’eau sombre du fossé poussée par la bise nocturne.

«Va-t-elle, en effet, prendre son vol comme une chauve-souris?» se
disait la jeune actrice qui suivait d’un œil attentif tous les
mouvements de Chiquita.

En face de la fenêtre, de l’autre côté de la douve, se dressait un grand
arbre plusieurs fois centenaire, dont les maîtresses branches
s’étendaient presque horizontalement moitié sur la terre, moitié sur
l’eau du fossé; mais il s’en fallait de huit ou dix pieds que
l’extrémité du plus long branchage atteignît la muraille. C’était sur
cet arbre qu’était basé le projet d’évasion de Chiquita. Elle rentra
dans la chambre, elle tira d’une de ses poches une cordelette de crin,
très-fine, très-serrée, mesurant de sept à huit brasses, la déroula
méthodiquement sur le parquet; tira de son autre poche une sorte
d’hameçon de fer qu’elle accrocha à la corde; puis elle s’approcha de la
fenêtre et lança le crochet dans les branches de l’arbre. La première
fois l’ongle de fer ne mordit pas et retomba avec la corde en sonnant
sur les pierres du mur. A la seconde tentative, la griffe de l’hameçon
piqua l’écorce et Chiquita tira la corde à elle, en priant Isabelle de
s’y suspendre de tout son poids. La branche accrochée céda autant que la
flexibilité du tronc le permettait, et se rapprocha de la croisée de
cinq ou six pieds. Alors Chiquita fixa la cordelette après la serrurerie
du balcon par un nœud qui ne pouvait glisser et, soulevant son corps
frêle avec une agilité singulière, elle se pendit des mains au cordage,
et par des déplacements de poignets eut bientôt gagné la branche qu’elle
enfourcha dès qu’elle la sentit solide.

«Défais maintenant le nœud de la corde que je la retire à moi, dit-elle
à la prisonnière d’une voix basse mais distincte, à moins que tu n’aies
envie de me suivre, mais la peur te serrerait le col, et le vertige te
tirerait par les pieds pour te faire tomber dans l’eau. Adieu! je vais à
Paris et je serai bientôt de retour. On marche vite au clair de lune.»

Isabelle obéit, et l’arbre n’étant plus maintenu, reprit sa position
ordinaire, reportant Chiquita à l’autre bord du fossé. En moins d’une
minute, s’aidant des genoux et des mains, elle se trouva au bas du
tronc, sur la terre ferme, et bientôt la captive la vit s’éloigner d’un
pas rapide et se perdre dans les ombres bleuâtres de la nuit.

Tout ce qui venait de se passer semblait un rêve à Isabelle. En proie à
une sorte de stupeur, elle n’avait pas encore refermé la fenêtre, et
elle regardait l’arbre immobile qui dessinait en face d’elle les
linéaments noirs de son squelette sur le gris laiteux d’un nuage pénétré
d’une lumière diffuse par le disque de l’astre qu’il cachait à demi.
Elle frémissait en voyant combien était frêle à son extrémité la branche
à laquelle n’avait pas craint de se confier la courageuse et légère
Chiquita. Elle s’attendrissait à l’idée de l’attachement que lui
montrait ce pauvre être misérable et sauvage dont les yeux étaient si
beaux, si lumineux et si passionnés, yeux de femme dans un visage
d’enfant, et qui montrait tant de reconnaissance pour un chétif cadeau.
Comme la fraîcheur la saisissait et faisait s’entre-choquer avec une
crépitation fébrile ses petites dents de perles, elle referma la
croisée, rabattit les rideaux et s’arrangea dans un fauteuil, au coin du
feu, les pieds sur les boules de cuivre des chenets.

Elle était à peine assise, que le majordome entra suivi des deux mêmes
valets qui portaient une petite table couverte d’une riche nappe à
frange ouvragée, où était servi un souper non moins fin et délicat que
le dîner. Quelques minutes plus tôt, l’entrée de ces laquais eût déjoué
l’évasion de Chiquita. Isabelle, tout agitée encore de cette scène
émouvante, ne toucha point aux mets placés devant elle, et fit signe
qu’on les remportât. Mais le majordome fit placer près du lit un en-cas
de blancs-mangers et de massepains; il fit aussi déployer sur un
fauteuil une robe, des coiffes et un manteau de nuit tout garni de
dentelles et de la bonne faiseuse. D’énormes bûches furent jetées sur
les braises croulantes et l’on renouvela les bougies. Cela fait, le
majordome dit à Isabelle que si elle avait besoin d’une femme de chambre
qui l’accommodât, on allait lui en envoyer une.

La jeune comédienne ayant fait un geste de dénégation, le majordome s’en
alla, sur un salut le plus respectueux du monde.

Lorsque le majordome et les laquais furent retirés, Isabelle, ayant jeté
le manteau de nuit sur ses épaules, se coucha tout habillée sans se
mettre entre les draps, pour être promptement debout en cas d’alerte.
Elle sortit de son corsage le couteau de Chiquita, l’ouvrit, en tourna
la virole et le plaça près d’elle à portée de sa main. Ces précautions
prises, elle abaissa ses longues paupières avec la volonté de dormir,
mais le sommeil se faisait prier. Les événements de la journée avaient
agité les nerfs d’Isabelle, et les appréhensions de la nuit n’étaient
guère faites pour les calmer. D’ailleurs, ces châteaux anciens qu’on
n’habite plus ont, pendant les heures sombres, des physionomies
singulières; il semble qu’on y dérange quelqu’un, et qu’un hôte
invisible se retire à votre approche par quelque couloir secret caché
dans les murs. Toutes sortes de petits bruits inexplicables s’y
produisent inopinément. Un meuble craque, l’horloge de la mort frappe
ses coups secs contre la boiserie, un rat passe derrière la tenture, une
bûche piquée des vers éclate dans le feu comme un marron d’artifice et
vous réveille avec transes au moment même où vous alliez vous assoupir.
C’est ce qui arrivait à la jeune prisonnière; elle se dressait, ouvrait
des yeux effarés, promenait ses regards autour de la chambre, et, n’y
voyant rien que d’ordinaire, elle reposait sa tête sur l’oreiller. Le
somme finit cependant par l’envahir, de manière à la séparer du monde
réel dont les rumeurs ne lui parvenaient plus. Vallombreuse, s’il eût
été là, aurait eu beau jeu pour ses entreprises téméraires et galantes;
car la fatigue avait vaincu la pudeur. Heureusement pour Isabelle, le
jeune duc n’était point encore arrivé au château. Ne se souciait-il déjà
plus de sa proie la tenant désormais dans son aire, et la possibilité de
satisfaire son caprice l’avait-il éteint? Nullement; la volonté était
plus tenace chez ce beau et méchant duc, surtout la volonté de mal
faire; car il éprouvait, en dehors de la volupté, un certain plaisir
pervers à se jouer de toute loi divine et humaine; mais, pour détourner
les soupçons, le jour même de l’enlèvement, il s’était montré à
Saint-Germain, avait fait sa cour au roi, suivi la chasse, et, sans
affectation, parlé à plusieurs personnes. Le soir, il avait joué et
perdu ostensiblement des sommes qui eussent été importantes pour
quelqu’un de moins riche. Il avait paru de charmante humeur, surtout
depuis qu’un affidé venu à franc étrier s’était incliné en lui remettant
un pli. Ce besoin d’établir, en cas de recherches, un incontestable
alibi, avait sauvegardé cette nuit-là la pudicité d’Isabelle.

Après un sommeil traversé de rêves bizarres où tantôt elle voyait
Chiquita courir en agitant ses bras comme des ailes devant le capitaine
Fracasse à cheval, tantôt le duc de Vallombreuse avec des yeux
flamboyants pleins de haine et d’amour, Isabelle s’éveilla et fut
surprise du temps qu’elle avait dormi. Les bougies avaient brûlé
jusqu’aux bobèches, les bûches s’étaient consumées, et un gai rayon de
soleil pénétrant par l’interstice des rideaux s’émancipait jusqu’à jouer
sur son lit encore qu’il n’eût pas été présenté. Ce fut pour la jeune
femme un grand soulagement que le retour de la lumière. Sa position,
sans doute, n’en valait guère mieux; mais le danger n’était plus grossi
de ces terreurs fantastiques que la nuit et l’inconnu apportent aux
esprits les plus fermes. Pourtant sa joie ne fut pas de longue durée,
car un grincement de chaînes se fit entendre; le pont-levis s’abaissa:
le roulement d’un carrosse mené d’un grand train retentit sur le plateau
du tablier, gronda sous la voûte comme un tonnerre sourd et s’éteignit
dans la cour intérieure.

Qui pouvait entrer de cette façon altière et magistrale si ce n’est le
seigneur du lieu, le duc de Vallombreuse lui-même? Isabelle sentit à ce
mouvement qui avertit la colombe de la présence du vautour, bien qu’elle
ne le voie pas encore, que c’était bien l’ennemi et non un autre. Ses
belles joues en devinrent pâles comme cire vierge, et son pauvre petit
cœur se mit à battre la chamade dans la forteresse de son corsage
quoiqu’il n’eût aucune envie de se rendre. Mais bientôt faisant effort
sur elle-même, cette courageuse fille rappela ses esprits et se prépara
pour la défense. «Pourvu, se disait-elle, que Chiquita arrive à temps et
m’amène du secours!» et ses yeux involontairement se tournaient vers le
médaillon placé au-dessus de la cheminée: «O toi, qui as l’air si noble
et si bon, protége-moi contre l’insolence et la perversité de ta race.
Ne permets pas que ces lieux où rayonne ton image soient témoins de mon
déshonneur!»

Au bout d’une heure que le jeune duc employa à réparer le désordre
qu’apporte toujours dans une toilette un voyage rapide, le majordome
entra cérémonieusement chez Isabelle et lui demanda si elle pouvait
recevoir monsieur le duc de Vallombreuse.

«Je suis prisonnière, répondit la jeune femme avec beaucoup de dignité;
ma réponse n’est pas plus libre que ma personne, et cette demande, qui
serait polie en situation ordinaire, n’est que dérisoire en l’état où je
suis. Je n’ai aucun moyen d’empêcher monsieur le duc d’entrer dans cette
chambre d’où je ne puis sortir. Sa visite, je ne l’accepte point; je la
subis. C’est un cas de force majeure. Qu’il vienne s’il lui plaît de
venir, à cette heure ou à une autre: ce m’est tout un. Allez lui redire
mes paroles.»

Le majordome s’inclina, se retira à reculons vers la porte, car les
plus grands égards lui avaient été recommandés à l’endroit d’Isabelle,
et disparut pour aller dire à son maître que «mademoiselle» consentait à
le recevoir.

Au bout de quelques instants le majordome reparut, annonçant le duc de
Vallombreuse.

Isabelle s’était levée à demi de son fauteuil, où l’émotion la fit
retomber couverte d’une mortelle pâleur. Vallombreuse s’avança vers
elle, chapeau bas, dans l’attitude du plus profond respect. Comme il la
vit tressaillir à son approche, il s’arrêta au milieu de la chambre,
salua la jeune comédienne, et lui dit de cette voix qu’il savait rendre
si douce pour séduire:

«Si ma présence est trop odieuse maintenant à la charmante Isabelle, et
qu’elle ait besoin de quelque temps pour s’habituer à l’idée de me voir,
je me retirerai. Elle est ma prisonnière, mais je n’en suis pas moins
son esclave.

--Cette courtoisie vient tard, répondit Isabelle, après la violence que
vous avez exercée contre moi.

--Voilà ce que c’est, reprit le duc, que de pousser les gens à bout par
une vertu trop farouche. N’ayant plus d’espoir, ils se portent aux
dernières extrémités, sachant qu’ils ne peuvent empirer leur situation.
Si vous aviez bien voulu souffrir que je vous fisse ma cour, et montrer
quelque complaisance à ma flamme, je serais resté parmi les rangs de vos
adorateurs, essayant, à force de galanteries délicates, de magnificences
amoureuses, de dévouements chevaleresques, de passion ardente et
contenue, d’attendrir lentement ce cœur rebelle. Je vous aurais inspiré
sinon de l’amour, du moins cette pitié tendre qui parfois le précède et
l’amène. A la longue, peut-être, votre froideur se serait trouvée
injuste, car rien ne m’eût coûté pour la mettre dans son tort.

--Si vous aviez employé ces moyens si honnêtes, dit Isabelle, j’aurais
plaint un amour que je n’aurais pu partager, puisque mon cœur ne se
donnera jamais, et, du moins, je n’eusse pas été contrainte de vous
haïr, sentiment qui n’est point fait pour mon âme, et qu’il lui est
douloureux d’éprouver.

--Vous me détestez donc bien? fit le duc de Vallombreuse avec un
tremblement de dépit dans la voix. Je ne le mérite pas, cependant. Mes
torts envers vous, si j’en ai, viennent de ma passion même; et quelle
femme, pour chaste et vertueuse qu’elle soit, en veut sérieusement à un
galant homme de l’effet que ses charmes ont produit sur lui malgré elle?

--Certes, ce n’est point là un motif d’aversion lorsque l’amant se tient
dans les limites du respect et soupire avec une timidité discrète. La
plus prude le peut supporter; mais quand son impatience insolente se
livre tout d’abord aux derniers excès et procède par le guet-apens, le
rapt et la séquestration, comme vous n’avez pas craint de le faire, il
n’est pas d’autre sentiment possible qu’une invincible répugnance. Toute
âme un peu haute et fière se révolte quand on la prétend forcer.
L’amour, qui est chose divine, ne se commande ni ne s’extorque. Il
souffle où il veut.

--Ainsi, une répugnance invincible, voilà tout ce que je puis attendre
de vous, répondit Vallombreuse dont les joues étaient devenues pâles et
qui s’était mordu plus d’une fois les lèvres pendant qu’Isabelle lui
parlait avec cette fermeté douce qui était le ton naturel de cette jeune
personne aussi sage qu’aimable.

--Vous auriez un moyen de reconquérir mon estime et de gagner mon
amitié. Rendez-moi noblement la liberté que vous m’avez prise.
Faites-moi reconduire par un carrosse à mes compagnons inquiets qui ne
savent ce que je suis devenue et me cherchent éperdument, avec transes
mortelles. Laissez-moi reprendre mon humble vie de comédienne avant que
cette aventure, dont mon honneur pourrait souffrir, ne s’ébruite parmi
le public étonné de mon absence.

--Quel malheur, s’écria le duc, que vous me demandiez la seule chose que
je ne saurais vous accorder sans me trahir moi-même! Que ne désirez-vous
un empire, un trône, je vous le donnerais; une étoile, j’irais vous la
chercher en escaladant le ciel. Mais vous voulez que je vous ouvre la
porte de cette cage où vous ne rentreriez jamais une fois sortie. C’est
impossible! Je sais que vous m’aimez si peu que je n’ai d’autre
ressource pour vous voir que de vous enfermer. Quoiqu’il en coûte à mon
orgueil, je l’emploie; car je ne peux pas plus me passer de votre
présence qu’une plante de la lumière. Ma pensée se tourne vers vous
comme vers son soleil, et il fait nuit pour moi où vous n’êtes point. Si
ce que j’ai hasardé est un crime, il faut au moins que j’en profite, car
vous ne me le pardonneriez pas, quoique vous le disiez. Ici, du moins,
je vous tiens, je vous entoure, j’enveloppe votre haine de mon amour, je
souffle sur les glaçons de votre froideur la chaude haleine de ma
passion. Vos prunelles sont forcées de refléter mon image, vos oreilles
d’entendre le son de ma voix. Quelque chose de moi s’insinue malgré vous
dans votre âme; j’agis sur vous, ne fût-ce que par l’effroi que je vous
cause, et le bruit de mon pas dans l’antichambre vous fait tressaillir.
Et puis, cette captivité vous sépare de celui que vous regrettez et que
j’abhorre pour avoir détourné ce cœur qui eût été mien. Ma jalousie
satisfaite se résout à ce mince bonheur et ne veut point le jouer en
vous rendant cette liberté dont vous feriez usage contre moi.

--Et jusques à quand, dit la jeune femme, avez-vous la prétention de me
tenir en chartre privée, non pas comme seigneur chrétien, mais comme
corsaire barbaresque?

--Jusqu’à ce que vous m’aimiez ou que vous me le disiez, ce qui revient
au même,» répondit le jeune duc avec un sérieux parfait et de l’air le
plus convaincu du monde. Puis il fit à Isabelle le salut le plus
gracieux et opéra une sortie pleine d’aisance, comme un véritable homme
de cour qu’aucune situation n’embarrasse.

Une demi-heure après, un laquais apportait un bouquet, assemblage des
fleurs les plus rares, mêlant leurs couleurs et leurs parfums;
d’ailleurs, toutes étaient rares à cette époque de l’année, et il avait
fallu tout le talent des jardiniers et l’été factice des serres pour
déterminer ces charmantes filles de Flore à s’épanouir si précocement.
La queue du bouquet était serrée d’un bracelet magnifique et digne d’une
reine. Parmi les fleurs, un papier blanc plié en deux attirait l’œil.
Isabelle le prit, car dans sa situation, ces menus détails de galanterie
n’avaient plus la signifiance qu’ils auraient eue si elle eût été libre.

Ce papier était un billet de Vallombreuse conçu en ces termes et tracé
d’une écriture hardie congruant au caractère du personnage. La
prisonnière y reconnut la main qui avait écrit «pour Isabelle» sur la
cassette à bijoux laissée dans sa chambre à Poitiers:

          «Chère Isabelle,

     «Je vous envoie ces fleurs, quoique je sois certain qu’elles seront
     mal accueillies. Venant de moi, leur fraîcheur et nouveauté ne
     trouveront pas grâce devant vos rigueurs non pareilles. Mais, quel
     que soit leur sort, et ne vous occupiez-vous d’elles que pour les
     jeter par la fenêtre en signe de grand dédain, elles obligeront,
     par la colère même, votre pensée à s’arrêter un instant, ne fût-ce
     que pour le maudire, sur celui qui se déclare, en dépit de tout,
     votre opiniâtre adorateur.

                                                        «VALLOMBREUSE.»

Ce billet, d’une galanterie précieuse, mais qui révélait chez celui qui
l’avait écrit une ténacité formidable, et que rien ne saurait rebuter,
produisit en partie l’effet que le duc s’en était promis. Isabelle le
tenait à la main d’un air morne, et la figure de Vallombreuse se
présentait à son esprit sous une apparence diabolique. Les parfums des
fleurs, la plupart étrangères, posées près d’elle, sur le guéridon, où
le laquais les avait mises, se développaient à la chaleur de la chambre,
et leurs arômes exotiques s’épandaient puissants et vertigineux.
Isabelle les prit et les jeta dans l’antichambre, sans retirer le
bracelet de diamants qui entourait les queues, craignant quelles ne
fussent imprégnées de quelque philtre subtil, narcotique ou
aphrodisiaque, propre à troubler la raison. Jamais plus belles fleurs ne
furent plus maltraitées, et cependant Isabelle les aimait fort; mais
elle eût craint, si elle les eût conservées, que la fatuité du duc n’en
prit avantage; et d’ailleurs ces plantes aux formes bizarres, aux
couleurs étranges, aux parfums inconnus n’avaient pas le charme modeste
des fleurs ordinaires; leur beauté orgueilleuse rappelait celle de
Vallombreuse et lui ressemblait trop.

Elle avait à peine déposé le bouquet proscrit sur une crédence de la
pièce voisine, et s’était remise sur son fauteuil, qu’une fille de
chambre se présenta pour l’accommoder. Cette fille, assez jolie,
très-pâle, l’air triste et doux, avait dans son empressement quelque
chose d’inerte, et semblait brisée par une terreur secrète ou un
ascendant terrible. Elle offrit ses services à Isabelle, sans presque la
regarder, et d’une voix atone comme si elle eût craint d’être entendue
par l’oreille des murailles. Sur un signe affirmatif de la jeune femme,
elle lui peigna ses cheveux blonds tout en désordre, à la suite des
scènes violentes de la veille et des inquiétudes nerveuses de la nuit,
en noua les boucles soyeuses avec des nœuds de velours et s’acquitta de
sa besogne en coiffeuse qui sait son métier. Elle tira ensuite d’une
armoire pratiquée dans le mur plusieurs robes d’une richesse et d’une
élégance rares, qui semblaient coupées à la taille d’Isabelle, mais dont
la jeune actrice ne voulut point, encore que la sienne fût défraîchie et
fripée, car elle eût paru porter ainsi la livrée du duc, et son
intention bien formelle était de ne rien accepter qui vînt de lui, dût
sa captivité se prolonger plus qu’elle ne pensait.

La fille de chambre n’insista point et respecta ce caprice, de même
qu’on laisse faire aux personnes condamnées ce qu’elles veulent, dans
l’enceinte de leur prison. On eût dit aussi qu’elle évitait de se lier
avec sa maîtresse temporaire, de peur d’y prendre un intérêt inutile.
Elle se réduisait autant que possible à l’état d’automate. Isabelle, qui
pensait en tirer quelque lumière, comprit qu’il était superflu de
l’interroger, et s’abandonna à ses soins muets non sans une espèce de
terreur.

Quand la fille de chambre se fut retirée, on apporta le dîner, et,
malgré la tristesse de sa situation, Isabelle y fit honneur; la nature
réclame impérieusement ses droits même chez les personnes les plus
délicates. Cette réfection lui donna les forces dont elle avait grand
besoin, les siennes étant épuisées par ces émotions et assauts divers.
L’esprit un peu plus tranquille, la prisonnière se mit à songer au
courage de Sigognac, qui s’était si vaillamment conduit, et l’eût
arrachée aux ravisseurs, quoique seul, s’il n’eût perdu quelques minutes
à se désencapuchonner du manteau jeté par le traître aveugle. Il devait
être prévenu maintenant, et nul doute qu’il n’accourût à la défense de
celle qu’il aimait plus que sa vie. A l’idée des dangers auxquels il
allait s’exposer en cette entreprise périlleuse, car le duc n’était pas
homme à lâcher sa proie sans résistance, le sein d’Isabelle se gonfla
d’un soupir et une larme monta de son cœur à ses yeux; elle s’en voulait
d’être la cause de ces conflits, et maudissait presque sa beauté,
origine de tout le mal. Cependant elle était modeste, et par coquetterie
n’avait point cherché à exciter les passions autour d’elle, comme font
beaucoup de comédiennes et même de grandes dames ou bourgeoises.

Elle en était là de sa rêverie, lorsqu’un petit coup sec vint à sonner
contre la fenêtre dont un carreau s’étoila, comme s’il eût été frappé
d’un grêlon. Isabelle s’approcha de la croisée, et vit dans l’arbre en
face Chiquita qui lui faisait mystérieusement signe d’ouvrir la fenêtre,
et balançait la cordelette munie, à son extrémité, d’une griffe de fer.
La comédienne prisonnière comprit l’intention de l’enfant, obéit à son
geste, et le crampon, lancé d’une main sûre, vint mordre l’appui du
balcon. Chiquita noua l’autre bout de la corde à la branche, et s’y
suspendit comme la veille: mais elle n’était pas à moitié chemin, que le
nœud se défit, à la grande frayeur d’Isabelle, et se détacha de l’arbre.
Au lieu de tomber dans l’eau verte du fossé, comme on pouvait le
craindre, Chiquita dont cet accident, si c’en était un, n’avait pas
troublé la présence d’esprit, vint donner avec la corde retenue au
balcon par le crampon de fer contre la muraille du château, au-dessous
de la fenêtre qu’elle eut bientôt gagnée, en s’aidant des mains et des
pieds qu’elle appuyait contre la paroi. Puis elle enjamba le balcon et
sauta légèrement dans la chambre; et, voyant Isabelle toute pâle, et
presque évanouie, elle lui dit avec un sourire:

«Tu as eu peur et tu as cru que Chiquita allait rejoindre les
grenouilles du fossé. Je n’avais fait à la branche qu’un nœud coulant
pour pouvoir ramener la corde à moi. Au bout de cette ligne noire je
devais avoir l’air, maigre et brune comme je suis, d’une araignée qui
remonte après son fil.

--Chère petite, dit Isabelle en baisant Chiquita au front, tu es une
brave et courageuse enfant.

--J’ai vu tes amis, ils t’avaient bien cherchée; mais sans Chiquita, ils
n’auraient jamais découvert ta retraite. Le Capitaine allait et venait
comme un lion; sa tête fumait, ses yeux lançaient des éclairs. Il m’a
posée sur l’arçon de sa selle, et il est caché dans un petit bois non
loin du château avec ses camarades. Il ne faut pas qu’on les voie. Ce
soir, dès que l’ombre sera tombée, ils tenteront ta délivrance; il y
aura des coups d’épée et de pistolet. Ce sera superbe. Rien n’est beau
comme des hommes qui se battent; mais ne va pas t’effrayer et pousser
des cris. Les cris des femmes dérangent les courages. Si tu veux, je me
tiendrai près de toi pour te rassurer.

--Sois tranquille, Chiquita, je ne gênerai pas par de sottes frayeurs
les braves amis qui exposeront leur vie pour me sauver.

--C’est bien, reprit la petite, défends-toi jusqu’à ce soir avec le
couteau que je t’ai donné. Le coup doit se porter de bas en haut, ne
l’oublie pas. Pour moi, comme il ne faut pas qu’on nous voie ensemble,
je vais chercher quelque coin où je puisse dormir. Surtout, ne regarde
point par la fenêtre, cela inspirerait des soupçons et montrerait
peut-être que tu attends du secours de ce côté. Alors on ferait une
battue autour du château et l’on découvrirait tes amis. Le coup serait
manqué et tu resterais au pouvoir de ce Vallombreuse que tu détestes.

--Je n’approcherai pas de la croisée, répondit Isabelle, je te le
promets, quelque curiosité qui me pousse.»

Rassurée sur ce point important, Chiquita disparut et alla rejoindre
dans la salle basse les spadassins qui, noyés de boisson, appesantis par
un sommeil bestial, ne s’étaient même pas aperçus de son absence. Elle
s’adossa contre le mur, joignit les mains sur la poitrine, ce qui était
sa position favorite, ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir; car
ses petits pieds de biche avaient fait plus de huit lieues la nuit
précédente, entre Vallombreuse et Paris. Le retour à cheval, allure qui
ne lui était pas habituelle, l’avait peut-être fatiguée davantage.
Quoique son frêle corps eût la vigueur de l’acier, elle était rompue, et
son sommeil était si profond qu’elle semblait morte.

«Comme cela dort, ces enfants! dit Malartic qui s’était enfin éveillé;
malgré notre bacchanal, elle n’a fait qu’un somme! Holà! vous autres,
aimables brutes, tâchez de vous dresser sur vos pattes de derrière, et
allez dans la cour vous répandre un seau d’eau froide sur la tête. La
Circé de l’ivresse a fait de vous des pourceaux; redevenez hommes par ce
baptême, et ensuite nous irons faire une ronde pour voir s’il ne se
trame rien en faveur de la beauté dont le seigneur Vallombreuse nous a
confié la garde et la défense.»

Les bretteurs se soulevèrent pesamment et sortirent non sans dessiner
quelques crochets de la table à la porte, pour obtempérer aux
prescriptions si sages de leur chef. Quand ils furent à peu près rentrés
en leur sang-froid, Malartic prit avec lui Tordgueule, Piedgris et La
Râpée, se dirigea vers la poterne, ouvrit le cadenas qui fermait la
chaîne de la barque amarrée à la porte d’eau de la cuisine, et le
batelet, poussé par une perche et déchirant le manteau glauque des
lentilles aquatiques, aborda bientôt à un étroit escalier pratiqué dans
le revêtement de la douve.

«Toi, dit Malartic à La Râpée, quand ses hommes eurent monté sur le
revers du talus, tu vas rester là et garder la barque, en cas où
l’ennemi voudrait s’en emparer pour pénétrer dans la place. Aussi bien,
tu ne parais pas fort solide sur ton socle. Nous autres, nous allons
faire la patrouille et battre un peu les buissons, afin d’en faire
envoler les oiseaux.»

Malartic, suivi de ses deux acolytes, se promena autour du château
pendant plus d’une heure, sans rien rencontrer de suspect; et quand il
revint à son point de départ, il trouva La Râpée qui dormait debout
adossé à un arbre.

«Si nous étions une troupe régulière, lui dit-il en l’éveillant d’un
coup de poing, je te ferais passer par les armes pour avoir tapé de
l’œil en faction, chose contraire à toute bonne discipline martiale;
mais puisque je ne puis te faire arquebuser, je te pardonne et te
condamne seulement à boire une pinte d’eau.

--J’aimerais mieux, répondit l’ivrogne, deux balles dans la tête, qu’une
pinte d’eau sur l’estomac.

--Cette réponse est belle, fit Malartic, et digne d’un héros de
Plutarque. Ta faute t’est remise sans punition, mais ne pèche plus.»

La patrouille rentra, et la barque fut soigneusement rattachée et
cadenassée avec les précautions dont on use dans une place forte.
Satisfait de son inspection, Malartic se dit à lui-même: «Si la
charmante Isabelle sort d’ici, ou si le valeureux capitaine Fracasse y
entre, car il faut prévoir les deux cas, que mon nez devienne blanc ou
que ma face rougisse.»

Restée seule, Isabelle ouvrit un volume de l’_Astrée_, par le sieur
Honoré d’Urfé, qui traînait oublié sur une console. Elle essaya
d’attacher sa pensée à cette lecture. Mais ses yeux seuls suivaient
machinalement les lignes. L’esprit s’envolait loin des pages, et ne
s’associait pas un instant à ces bergerades déjà surannées. D’ennui,
elle jeta le volume et se croisa les bras dans l’attente des événements.
A force de faire des conjectures, elle s’en était lassée, et sans
chercher à deviner comment Sigognac la délivrerait, elle comptait sur
l’absolu dévouement de ce galant homme.

Le soir était venu. Les laquais allumèrent les bougies, et bientôt le
majordome parut annonçant la visite du duc de Vallombreuse. Il

[Illustration: Bouquets et visites seront inutiles... (Page 399.)]

entra sur les pas du valet et salua sa captive avec la plus parfaite
courtoisie. Il était vraiment d’une beauté et d’une élégance suprêmes.
Son visage charmant devait inspirer l’amour à tout cœur non prévenu. Une
veste de satin gris de perle, un haut-de-chausses de velours incarnadin,
des bottes à entonnoir en cuir blanc remplies de dentelles, une écharpe
de brocart d’argent soutenant une épée à pommeau de pierreries,
faisaient merveilleusement ressortir les avantages de sa personne, et il
fallait toute la vertu et constance d’Isabelle pour ne point en être
touché.

«Je viens voir, adorable Isabelle, dit-il en s’asseyant dans un fauteuil
près de la jeune femme, si je serai mieux reçu que mon bouquet; je n’ai
pas la fatuité de le croire, mais je veux vous habituer à moi. Demain,
nouveau bouquet et nouvelle visite.

--Bouquets et visites seront inutiles, répondit Isabelle, il en coûte à
ma politesse de le dire, mais ma sincérité ne doit vous laisser aucun
espoir.

--Eh bien, fit le duc avec un geste d’insouciance hautaine, je me
passerai de l’espoir et me contenterai de la réalité. Vous ne savez donc
pas, pauvre enfant, ce que c’est que Vallombreuse, vous qui essayez de
lui résister. Jamais désir inassouvi n’est rentré dans son âme; il
marche à ce qu’il veut sans que rien le puisse fléchir ou détourner: ni
larmes, ni supplications, ni cris, ni cadavres jetés en travers, ni
ruines fumantes; l’écroulement de l’univers ne l’étonnerait pas, et sur
les débris du monde il accomplirait son caprice. N’augmentez pas sa
passion par l’attrait de l’impossible, imprudente qui faites flairer
l’agneau au tigre et le retirez.»

Isabelle fut effrayée du changement de physionomie opéré sur le visage
de Vallombreuse pendant qu’il prononçait ces paroles. L’expression
gracieuse en avait disparu. On n’y lisait plus qu’une méchanceté froide
et une résolution implacable. Par un mouvement instinctif, Isabelle
recula son fauteuil et porta la main à son corsage pour y sentir le
couteau de Chiquita. Vallombreuse rapprocha son siège sans affectation.
Maîtrisant sa colère, il avait déjà fait reprendre à sa figure cet air
charmant, enjoué et tendre, qui jusque-là avait été irrésistible.

«Faites un effort sur vous-même; ne vous retournez pas vers une vie qui
doit être désormais comme un songe oublié. Abandonnez ces obstinations
de fidélité chimérique à un languissant amour indigne de vous, et songez
qu’aux yeux du monde vous m’appartenez dès à présent. Songez surtout que
je vous adore avec un emportement, une frénésie, un délire qu’aucune
femme ne m’a jamais inspirés. N’essayez pas d’échapper à cette flamme
qui vous enveloppe, à cette volonté inéluctable que rien ne peut faire
dévier. Comme un métal froid jeté dans un creuset où bout déjà du métal
en fusion, votre indifférence jetée dans ma passion y fondra en
s’amalgamant avec elle. Quoi que vous fassiez, vous m’aimerez de gré ou
de force, parce que je le veux, parce que vous êtes jeune et belle et
que je suis jeune et beau. Vous avez beau vous roidir et vous débattre,
vous n’ouvrirez pas les bras fermés sur vous. Donc, toute résistance
aurait mauvaise grâce, puisqu’elle serait inutile. Résignez-vous en
souriant; est-ce donc un si grand malheur, après tout, que d’être
éperdument aimée du duc de Vallombreuse! Ce malheur ferait la félicité
de plus d’une.»

Pendant qu’il parlait avec cet entraînement chaleureux qui enivre la
raison des femmes et fait céder leurs pudeurs, mais qui n’avait cette
fois aucune action, Isabelle, attentive à la moindre rumeur du dehors,
d’où lui devait venir la délivrance, croyait entendre un petit bruit
presque imperceptible arrivant de l’autre bord du fossé. Il était sourd
et rhythmique comme le froissement d’un travail régulier dirigé avec
précaution contre quelque obstacle. Craignant que Vallombreuse ne le
remarquât, la jeune femme répondit de manière à blesser la fatuité
orgueilleuse du jeune duc. Elle l’aimait mieux irrité qu’amoureux, et
préférait ses éclats à ses tendresses. Elle espérait d’ailleurs, en le
querellant, l’empêcher d’entendre.

«Cette félicité serait une honte à laquelle j’échapperais par la mort si
je n’avais pas d’autre moyen. Vous n’aurez jamais de moi que mon
cadavre. Vous m’étiez indifférent; je vous hais pour votre conduite
outrageuse, infâme et violente. Oui, j’aime Sigognac que vous avez
essayé à plusieurs reprises de faire assassiner.»

Le petit bruit continuait toujours, et Isabelle ne ménageant plus rien,
haussait la voix pour le couvrir.

A ces mots audacieux, Vallombreuse pâlit de rage, ses yeux lancèrent des
regards vipérins; une légère écume moussa aux coins de ses lèvres; il
porta convulsivement la main à la garde de son épée. L’idée de tuer
Isabelle lui avait traversé le cerveau comme un éclair; mais, par un
prodigieux effort de volonté, il se contint et se mit à rire d’un rire
strident et nerveux en s’avançant vers la jeune comédienne.

«De par tous les diables, s’écria-t-il, tu me plais ainsi; quand tu
m’injuries, tes yeux prennent un lumineux particulier, ton teint un
éclat surnaturel; tu redoubles de beauté. Tu as bien fait de parler
franc. Ces contraintes m’ennuyaient. Ah! tu aimes Sigognac! tant mieux!
il ne m’en sera que plus doux de te posséder. Quel plaisir de baiser ces
lèvres qui vous disent: «Je t’abhorre!» Cela a plus de ragoût que cet
éternel et fade «Je t’aime,» dont les femmes vous écœurent.»

Effrayée de la résolution de Vallombreuse, Isabelle s’était levée et
avait retiré de son corset le couteau de Chiquita.

«Bon! fit le duc en voyant la jeune femme armée, déjà le poignard au
vent! Si vous n’aviez oublié l’histoire romaine, vous sauriez, ma toute
belle, que madame Lucrèce ne se servit de sa dague qu’après l’attentat
de Sextus, fils de Tarquin le Superbe. Cet exemple de l’antiquité est
bon à suivre.»

Et sans plus se soucier du couteau que d’un aiguillon d’abeille, il
s’avança vers Isabelle qu’il saisit entre ses bras avant qu’elle eût eu
le temps de lever la lame.

Au même instant, un craquement se fit entendre, suivi bientôt d’un
fracas horrible; la fenêtre, comme si elle eût reçu par dehors le coup
de genou d’un géant, tomba avec un tintamarre de carreaux pulvérisés
dans la chambre, où pénétrèrent des masses de branches formant une sorte
de catapulte chevelue et de pont volant.

C’était la cime de l’arbre qui avait favorisé la sortie et la rentrée de
Chiquita. Le tronc, scié par Sigognac et ses camarades, cédait aux lois
de la pesanteur. Sa chute avait été dirigée de manière à jeter un trait
d’union au-dessus de l’eau de la berge à la fenêtre d’Isabelle.

Vallombreuse, surpris de l’irruption soudaine de cet arbre se mêlant à
une scène d’amour, lâcha la jeune actrice et mit l’épée à la main, prêt
à recevoir le premier qui se présenterait à l’assaut.

Chiquita, qui était entrée sur la pointe du pied, légère comme une
ombre, tira Isabelle par la manche, et lui dit: «Abrite-toi derrière ce
meuble, la danse va commencer.»

La petite disait vrai; deux ou trois coups de feu retentirent dans le
silence de la nuit. La garnison avait éventé l’attaque.



XVII.

LA BAGUE D’AMÉTHYSTE.


Montant les degrés quatre à quatre, Malartic, Bringuenarilles, Piedgris
et Tordgueule accoururent dans la chambre d’Isabelle pour soutenir
l’assaut et porter aide à Vallombreuse, tandis que La Râpée, Mérindol et
les bretteurs ordinaires du duc, qu’il avait amenés avec lui,
traversaient le fossé dans la barque afin d’opérer une sortie et de
prendre l’ennemi en queue. Stratégie savante et digne d’un bon général
d’armée!

La cime de l’arbre obstruait la fenêtre, d’ailleurs assez étroite, et
ses branches s’étendaient presque jusqu’au milieu de la chambre; on ne
pouvait donc présenter aux assaillants un assez large front de bataille.
Malartic se rangea avec Piedgris d’un côté contre la muraille, et fit
mettre de l’autre côté Tordgueule et Bringuenarilles pour qu’ils
n’eussent pas à supporter la première furie de l’attaque et fussent plus
à leur avantage. Avant d’entrer dans la place, il fallait franchir cette
haie de gaillards farouches qui attendaient l’épée d’une main et le
pistolet de l’autre. Tous avaient repris leurs masques, car nul de ces
honnêtes gens ne se souciait d’être reconnu au cas où l’affaire
tournerait mal, et c’était un spectacle assez effrayant que ces quatre
hommes au visage noir, immobiles et silencieux comme des spectres.

«Retirez-vous ou masquez-vous, dit Malartic d’une voix basse à
Vallombreuse, il est inutile qu’on vous voie en cette rencontre.

--Que m’importe? répondit le jeune duc, je ne crains personne au monde,
et ceux qui m’auront vu n’iront pas le dire, ajouta-t-il en agitant son
épée d’une façon menaçante.

--Emmenez au moins dans une autre pièce Isabelle, l’Hélène de cette
autre guerre de Troie, qu’une pistolade égarée pourrait gâter
d’aventure, ce qui serait dommage.»

Le duc trouvant le conseil judicieux, s’avança vers Isabelle qui se
trouvait abritée avec Chiquita derrière un bahut de chêne, et la prit
dans ses bras quoiqu’elle s’accrochât de ses doigts crispés aux saillies
des sculptures et fît aux efforts de Vallombreuse la résistance la plus
vive; cette vertueuse fille, surmontant les timidités de son sexe,
préférait rester sur le champ de bataille, exposée à des balles et
pointes d’épée qui n’eussent tué que sa vie, à demeurer seule avec
Vallombreuse abritée du combat, mais exposée à des entreprises qui
eussent tué son honneur.

«Non, non, laissez-moi,» s’écriait-elle en se débattant et en se
rattrapant d’un effort désespéré au chambranle de la porte, car elle
sentait que Sigognac ne pouvait être loin. Enfin le duc parvint à
entr’ouvrir le battant, et il allait entraîner Isabelle dans l’autre
pièce, lorsque la jeune femme se dégagea de ses mains et courut vers la
fenêtre; mais Vallombreuse la reprit, lui fit quitter la terre et
l’emporta vers le fond de l’appartement.

«Sauvez-moi, cria-t-elle d’une voix faible, se sentant à bout de force,
sauvez-moi, Sigognac!»

Un bruit de branches froissées se fit entendre, et une forte voix qui
semblait venir du ciel jeta dans la chambre ces mots: «Me voici!» et,
avec la vitesse de l’éclair, une ombre noire passa entre les quatre
bretteurs, poussée d’un tel élan qu’elle était déjà au milieu de la
pièce lorsque quatre détonations de pistolets éclatèrent presque
simultanément. Des nuages de fumée se répandirent en épais flocons qui
cachèrent quelques secondes le résultat de ce feu quadruple; quand ils
furent un peu dissipés, les bretteurs virent Sigognac, ou, pour mieux
dire, le capitaine Fracasse, car ils ne le connaissaient que sous ce
nom, debout, l’épée au poing et sans autre blessure que la plume de son
feutre coupée, les batteries à rouet des pistolets n’ayant pu partir
assez vite pour que les balles l’atteignissent en ce passage aussi
inattendu que rapide. Mais Isabelle et Vallombreuse n’étaient plus là.
Le duc avait profité du tumulte pour emporter sa proie à moitié
évanouie. Une porte solide, un verrou poussé s’interposaient entre la
pauvre comédienne et son généreux défenseur, déjà bien empêché par cette
bande qu’il avait sur les bras. Heureusement, vive et souple comme une
couleuvre, Chiquita, dans l’espérance d’être utile à Isabelle, s’était
glissée par l’entre-bâillement de la porte sur les pas du duc, qui, en
ce désordre d’une action violente, au milieu de ces bruits d’armes à
feu, ne prit pas garde à elle, d’autant plus qu’elle se dissimula bien
vite dans un angle obscur de cette vaste salle, assez faiblement
éclairée par une lampe posée sur une crédence.

«Misérables, où est Isabelle? cria Sigognac en voyant que la jeune
comédienne n’était pas là; j’ai tout à l’heure ouï sa voix.

--Vous ne nous l’avez pas donnée à garder, répondit Malartic avec le
plus beau sang-froid du monde, et nous sommes d’ailleurs d’assez
mauvaises duègnes.»

Et, en disant ces mots, il fondait l’épée haute sur le Baron, qui le
reçut de la belle manière. Ce n’était pas un adversaire à dédaigner que
Malartic; il passait, après Lampourde, pour le gladiateur le plus adroit
de Paris, mais il n’était pas de force à lutter longtemps contre
Sigognac.

«Veillez à la fenêtre pendant que je m’occupe avec ce compagnon,» dit-il
tout en ferraillant, à Piedgris, Tordgueule et Bringuenarilles, qui
rechargeaient leurs pistolets en toute hâte.

Au même instant un nouvel assiégeant débusqua dans la chambre en faisant
le saut périlleux. C’était Scapin, à qui son ancien métier de bateleur
et de soldat donnait des facilités singulières pour ces sortes
d’ascensions obsidionales. D’un coup d’œil rapide, il vit que les mains
des bretteurs étaient occupées à verser de la poudre et des balles dans
leurs armes, et qu’ils avaient déposé leurs épées à côté d’eux; aussi
prompt que l’éclair, il profita d’un moment d’incertitude chez l’ennemi
étonné de son entrée bizarre, ramassa les rapières et les jeta par la
fenêtre; puis il courut sur Bringuenarilles, le saisit à bras-le-corps
et se fit de son ennemi un bouclier, le poussant devant lui et le
tournant de manière à le présenter aux gueules des pistolets braqués sur
lui.

«De par tous les diables, ne tirez pas, hurlait Bringuenarilles à demi
suffoqué par les bras nerveux de Scapin, ne tirez pas. Vous me casseriez
les reins ou la tête, et cela me serait particulièrement dur d’être
meurtri par des camarades.»

Pour ne pas donner à Tordgueule et à Piedgris la facilité de le viser
par derrière, Scapin s’était prudemment adossé à la muraille, leur
opposant Bringuenarilles comme rempart; et, dans le but de changer le
point de mire, il secouait çà et là le bretteur, qui, encore que ses
pieds touchassent parfois la terre, ne reprenait pas de nouvelles forces
comme Antée.

Ce manége était fort judicieux; car Piedgris, qui n’aimait pas beaucoup
Bringuenarilles et se souciait de la vie d’un homme autant que d’un
fétu, cet homme fût-il son compagnon, ajusta la tête de Scapin dont la
taille dépassait un peu celle du spadassin; le coup partit, mais le
comédien s’était baissé, haussant Bringuenarilles pour se garantir, et
la balle alla trouer la boiserie, emportant l’oreille du pauvre diable,
qui se prit à hurler: «Je suis mort! je suis mort!» avec une vigueur qui
prouvait qu’il était bien vivant.

Scapin, qui n’était pas d’humeur à attendre un second coup de pistolet,
sachant bien que le plomb passerait pour l’atteindre à travers le corps
de Bringuenarilles, sacrifié par des amis peu délicats, et le pourrait
encore navrer grièvement, se servit du blessé comme d’un projectile et
le lança si rudement contre Tordgueule qui s’avançait abaissant le canon
de son arme, que le pistolet lui échappa de la main et que le bretteur
roula pêle-mêle sur le plancher avec son camarade, dont le sang lui
jaillissait au visage et l’aveuglait. La chute avait été si roide qu’il
en resta quelques minutes étourdi et froissé, ce qui donna le temps à
Scapin de repousser du pied le pistolet sous un meuble et de mettre sa
dague au vent pour recevoir Piedgris qui le chargeait avec furie, un
poignard au poing, enragé d’avoir manqué son coup.

Scapin se baissa, et de sa main gauche saisit au poignet le bras dont
Piedgris tenait le poignard et le força à rester en l’air, tandis que de
l’autre main armée d’une dague il portait à son ennemi un coup qui
certainement l’eût tué, sans l’épaisseur de son gilet en buffle. La lame
traversa pourtant le cuir, ouvrit les chairs, mais glissa sur une côte.
Quoiqu’elle ne fût ni mortelle ni même bien dangereuse, la blessure
étonna Piedgris et le fit chanceler; en sorte que le comédien, imprimant
au bras qu’il n’avait pas lâché une brusque saccade, n’eut pas de peine
à renverser son ennemi affaissé déjà sur un genou. Par surcroît de
précaution, il lui martela quelque peu la tête avec le talon pour le
faire tenir tout à fait tranquille.

[Illustration:... un grand corps, brisant les menues branches, fit son
entrée au milieu de la bataille,... (Page 407.)]

Pendant que ceci se passait, Sigognac s’escrimait contre Malartic avec
la furie froide d’un homme qui peut mettre une profonde science au
service d’un grand courage. Il parait toutes les bottes du spadassin, et
déjà il lui avait effleuré le bras, comme le témoignait une rougeur
subite à la manche de Malartic. Celui-ci, sentant que si le combat se
prolongeait il était perdu, résolut de tenter un suprême effort, et il
se fendit à fond pour allonger un coup droit à Sigognac. Les deux fers
se froissèrent d’un mouvement si rapide et si sec, que le choc en fit
jaillir des étincelles; mais l’épée du Baron, vissée à un poing de
bronze, reconduisit en dehors l’épée gauchie du bretteur. La pointe
passa sous l’aisselle du capitaine Fracasse, lui égratignant l’étoffe du
pourpoint sans en entamer le moule. Malartic se releva; mais, avant
qu’il se fût remis sur la défensive, Sigognac lui fit sauter la rapière
de la main, posa le pied dessus, et lui portant la lame à la gorge, lui
cria: «Rendez-vous, ou vous êtes mort!»

A ce moment critique, un grand corps brisant les menues branches, fit
son entrée au milieu de la bataille, et le nouveau venu avisant la
situation perplexe de Malartic, lui dit d’un ton d’autorité: «Tu peux te
soumettre, sans déshonneur, à ce vaillant; il a ta vie au bout de son
épée. Tu as loyalement fait ton devoir; considère-toi comme prisonnier
de guerre.»

Puis, se tournant vers Sigognac: «Fiez-vous à sa parole, dit-il, c’est
un galant homme à sa manière, et il n’entreprendra rien sur vous
désormais.»

Malartic fit un signe d’acquiescement, et le Baron abaissa la pointe de
sa formidable rapière. Quant au bretteur, il ramassa son arme d’un air
assez piteux, la remit au fourreau, et alla s’asseoir silencieusement
sur un fauteuil où il serra de son mouchoir son bras dont la tache rouge
s’élargissait.

«Pour ces drôles plus ou moins blessés ou morts, dit Jacquemin Lampourde
(car c’était lui), il est bon de s’en assurer, et nous allons, s’il vous
plaît, leur ficeler les pattes comme à des volailles qu’on porte au
marché la tête en bas. Ils pourraient se relever et mordre, ne fût-ce
qu’au talon. Ce sont de pures canailles capables de feindre d’être hors
de combat, afin de ménager leur peau qui pourtant ne vaut pas
grand’chose.»

Et, se penchant sur les corps gisants sur le plancher, il tira de son
haut-de-chausses des bouts de fine corde dont il lia avec une dextérité
merveilleuse les pieds et les mains de Tordgueule, qui fit mine de
résister, de Bringuenarilles, qui se mit à pousser des cris de geai
plumé vif, et même de Piedgris, quoiqu’il ne bougeât non plus qu’un
cadavre dont il avait la pâleur livide.

Si l’on s’étonne de voir Lampourde au nombre des assiégeants, nous
répondrons que le bretteur s’était pris d’une admiration fanatique à
l’endroit de Sigognac, dont la belle méthode l’avait tant charmé dans sa
rencontre avec lui sur le Pont-Neuf, et qu’il avait mis ses services à
la disposition du capitaine; services qui n’étaient pas à dédaigner en
ces circonstances difficiles et périlleuses. Il arrivait d’ailleurs
souvent que dans ces entreprises hasardeuses, des camarades, soldés par
des intérêts divers, se rencontrassent la flamberge ou la dague au vent,
mais cela ne faisait point scrupule.

On n’a pas oublié que La Râpée, Agostin, Mérindol, Azolan et Labriche,
franchissant le fossé dans la barque dès le commencement de l’attaque,
étaient sortis du château pour opérer une diversion et tomber sur les
derrières de l’ennemi. Ils avaient en silence contourné le fossé et
étaient arrivés à l’endroit où, détaché de son tronc, le grand arbre,
tombé en travers de l’eau, servait à la fois de pont volant et d’échelle
aux libérateurs de la jeune comédienne. Le brave Hérode, comme on le
pense bien, n’avait pas manqué d’offrir son bras et son courage à
Sigognac, qu’il prisait fort et qu’il eût suivi jusque dans la propre
gueule de l’enfer, quand bien même il ne se fût point agi de la chère
Isabelle, aimée de toute la troupe, et de lui particulièrement. Si on ne
l’a pas encore vu figurer au plus fort de la bataille, cela ne tient
nullement à sa couardise; car il avait du cœur, bien qu’histrion, autant
qu’un capitaine. Il s’était engagé sur l’arbre à califourchon, comme les
autres, se soulevant des mains et avançant par secousses aux dépens de
sa culotte dont le fond s’éraillait aux rugosités de l’écorce. Devant
lui chevauchait tant bien que mal le portier de la comédie, déterminé
gaillard habitué à jouer des poings et à se débattre contre les assauts
de la foule. Le portier, arrivé à l’endroit où les rameaux se
bifurquaient, empoigna une grosse branche et continua son ascension;
mais, parvenu au bout du tronc, Hérode, doué d’une corpulence de
Goliath, très-bonne aux rôles de tyran, mal propre aux escalades,
sentit le branchage plier sous lui et craquer d’une façon inquiétante.
Il regarda en bas et entrevit dans l’ombre, à une trentaine de pieds de
profondeur, l’eau noire du fossé. Cette perspective le fit réfléchir et
prendre son assiette sur une portion de bois plus solide, capable de
porter son corps.

«Humph! dit-il mentalement, il serait aussi sage à un éléphant de danser
sur un fil d’araignée, qu’à moi de me risquer sur ces brindilles que
ferait courber un moineau. Cela est bon à des amoureux, à des Scapins et
autres gens agiles forcés d’être maigres par leur emploi. Roi et tyran
de comédie, plus adonné à la table qu’aux femmes, je n’ai pas de ces
légèretés acrobatiques et funambulesques. Si je fais un pas de plus pour
aller au secours du Capitaine, qui doit en avoir besoin, car je
comprends aux détonations des pistolets et au martèlement des épées que
l’affaire doit être chaude, je tombe dans cette eau stygienne, épaisse
et noire comme encre, verdie de plantes visqueuses, fourmillante de
grenouilles et de crapauds, et je m’y enfonce en la vase jusque
par-dessus la tête, mort inglorieuse, tombeau fétide, fin du tout
misérable et sans profit aucun, car je n’aurai navré nul ennemi. Il n’y
a point de vergogne à retourner. Le courage ici ne peut rien. Fussé-je
Achille, Roland ou le Cid, je ne saurais m’empêcher de peser deux cent
quarante livres et quelques onces sur une branche grosse comme le petit
doigt. Ce n’est plus affaire d’héroïsme mais de statique. Donc,
volte-face; je trouverai bien quelque moyen subreptice de pénétrer en la
forteresse et d’être utile à ce brave Baron, qui doit présentement
douter de mon amitié, s’il a le temps de penser à quelqu’un ou à quelque
chose.»

Ce monologue achevé, avec la rapidité de la parole intérieure, plus
prompte cent fois que l’autre, à laquelle cependant le bon Homérus donne
l’épithète d’ailée, Hérode fit un brusque tête-à-queue sur son cheval de
bois, c’est-à-dire sur le tronc de l’arbre, et commença prudemment sa
descente. Tout à coup, il s’arrêta. Un léger bruit, comme d’un
frottement de genoux contre l’écorce, et d’une haleine d’homme
s’efforçant pour gravir parvenait à son oreille, et quoique la nuit fût
obscure et rendue plus opaque encore que l’ombre du château, il lui
semblait démêler une vague forme faisant une gibbosité à la ligne droite
de l’arbre. Pour n’être point aperçu, il se pencha, s’aplatit autant
que lui permettait son bedon majestueux, et laissa venir, immobile et
retenant son haleine. Il releva un peu la tête au bout de deux minutes,
et voyant l’adversaire tout près de lui, il se redressa soudainement
présentant sa large face au traître qui le pensait surprendre et frapper
dans le dos. Pour ne se point gêner les mains occupées à l’escalade,
Mérindol, le chef d’attaque, portait son couteau entre les dents, ce
qui, à travers l’ombre, lui donnait l’air d’avoir de prodigieuses
moustaches. Hérode, avec sa forte main, lui saisit le col, et lui serra
la gorge de telle sorte, que Mérindol, étranglé comme s’il eût eu la
tête passée dans le nœud de la hart, ouvrit le bec afin de reprendre son
vent et laissa choir son couteau qui tomba au fossé. Comme la pression à
la gorge continuait, ses genoux se desserrèrent, ses bras flottants
firent quelques mouvements convulsifs; et bientôt le bruit d’une lourde
chute résonna dans l’ombre, et l’eau du fossé rejaillit en gouttes
jusque sous les pieds d’Hérode.

«Et d’un, se dit le Tyran; s’il n’est pas étouffé, il sera noyé. Cette
alternative m’est douce. Mais poursuivons cette descente périlleuse.»

Il avança encore de quelques pieds. Une petite étincelle bleuâtre
tremblotait à une petite distance de lui, trahissant une mèche de
pistolet; le déclic du rouet joua avec un bruit sec, une lueur traversa
l’obscurité, une détonation se fit entendre, et une balle passa à deux
ou trois pouces au-dessus d’Hérode, qui s’était baissé dès qu’il avait
vu le point brillant et avait rentré la tête en ses épaules comme une
tortue en sa carapace, dont bien lui prit.

«Triple corne de cocu! grogna une voix rauque, qui n’était autre que
celle de La Râpée, j’ai manqué mon coup.

--Un peu, mon petit, répond Hérode, je suis pourtant assez gros; il faut
que tu sois diantrement maladroit; mais toi, pare celle-là.»

Et le Tyran leva un gourdin attaché à son poignet par un cordon de cuir,
arme peu noble, mais qu’il maniait avec une dextérité admirable, ayant
longtemps, en ses tournées, pratiqué les bâtonnistes de Rouen. Le
gourdin rencontra l’épée que le spadassin avait tirée de son fourreau,
après avoir remis le pistolet inutile dans sa ceinture, et la fit voler
en éclats comme verre, de sorte qu’il n’en demeura

[Illustration:... le bruit d’une lourde chute résonna dans l’ombre...
(Page 410.)]

que le tronçon au poing de La Râpée. Le bout du gourdin lui atteignit
même l’épaule et lui fit une contusion assez légère à la vérité, la
force du coup ayant été rompue.

Les deux ennemis se trouvant face à face, car l’un descendait toujours
et l’autre s’efforçait de monter, s’empoignèrent à bras-le-corps et
tâchèrent de se précipiter dans le gouffre du fossé noir et béant sous
eux. Quoique La Râpée fût un maraud plein de vigueur et d’adresse, une
masse comme celle du Tyran n’était pas facile à ébranler. Autant eût
valu essayer de déraciner une tour. Hérode avait entrelacé ses pieds
sous le tronc de l’arbre, et il y tenait comme avec des crampons rivés.
La Râpée, serré entre ses bras non moins musculeux que ceux d’Hercule,
suait et soufflait d’ahan. Presque aplati sur le large buste du Tyran,
il lui appuyait les mains sur les épaules, pour tâcher de se soustraire
à cette formidable étreinte. Par une feinte habile, Hérode desserra un
peu l’étau, et le spadassin se haussa aspirant une large et profonde
gorgée d’air, puis Hérode le lâchant tout à coup, le reprit plus bas au
défaut des flancs, et, l’élevant en l’air, lui fit quitter son point
d’appui. Maintenant il suffisait au Tyran d’ouvrir les mains pour
envoyer La Râpée faire un trou aux lentilles d’eau du fossé. Il ouvrit
les mains toutes grandes et le bretteur tomba; mais c’était un gaillard
leste et robuste, comme nous l’avons dit, et, de ses doigts crispés, il
se retint à l’arbre, faisant osciller son corps suspendu sur l’abîme,
pour tâcher de rattraper le tronc avec les pieds ou les jambes. Il n’y
réussit pas et resta allongé comme un I majuscule, le bras horriblement
tenaillé par le poids du reste. Les doigts, ne voulant pas lâcher prise,
s’enfonçaient dans l’écorce comme des griffes de fer, et les nerfs se
tendaient sur la main près de se rompre, ainsi que les cordes d’un
violon dont on tourne trop les chevilles. S’il eût fait clair, on eût pu
voir le sang jaillir des ongles bleuis.

La position n’était pas gaie. Accroché par un seul bras qu’étirait
affreusement le poids de son corps, La Râpée, outre la souffrance
physique, éprouvait la vertigineuse horreur de la chute mêlée
d’attirance qu’inspire la suspension au-dessus d’un gouffre. Ses yeux
dilatés regardaient fixement la profondeur sombre; ses oreilles
bourdonnaient; des sifflements traversaient ses tempes comme des
flèches; il avait des envies de se précipiter que réfrénait l’instinct
toujours vivace de la conservation: il ne savait pas nager, et, pour
lui, ce fossé c’était le tombeau.

Malgré son air farouche et ses sourcils charbonnés, au fond, Hérode
était assez bonasse. Il eut pitié de ce pauvre diable qui pendillait
dans le vide depuis quelques minutes longues comme l’éternité, et dont
l’agonie se prolongeait avec des angoisses atroces. Se penchant sur le
tronc d’arbre, il dit à La Râpée:

«Coquin, si tu me promets sur ta vie en l’autre monde, car en celui-ci
elle m’appartient, de rester neutre dans le combat, je vais te déclouer
du gibet d’où tu pends comme le mauvais larron.

--Je le jure, râla d’une voix sourde La Râpée à bout de forces; mais
faites vite, par pitié, je tombe.»

De sa poigne herculéenne, Hérode saisit le bras du maraud et remonta,
grâce à sa vigueur prodigieuse, le corps jusque sur l’arbre où il le mit
à cheval en face de lui, le maniant avec autant d’aisance qu’une poupée
de chiffon.

Quoique La Râpée ne fût pas une petite maîtresse sujette aux pâmoisons,
il était presque évanoui lorsque le brave comédien le retira de l’abîme,
où, sans la large main qui le soutenait, il serait retombé comme une
masse inerte.

«Je n’ai pas de sels à te faire respirer ni de plumes à te brûler sous
le nez, lui dit le Tyran en fouillant à sa poche; mais voici un cordial
qui te remettra, c’est de la pure eau-de-vie d’Hendayes, de la
quintessence solaire.»

Et il appliqua le goulot de la bouteille aux lèvres du bretteur
défaillant.

«Allons, tète-moi ce petit lait; deux ou trois gorgées encore et tu
seras vif comme un émerillon qu’on décapuchonne.»

Le généreux breuvage agit bientôt sur le spadassin, qui remercia Hérode
de la main et agita son bras engourdi pour lui faire reprendre sa
souplesse.

«Maintenant, dit Hérode, sans plus nous amuser à la moutarde, descendons
de ce perchoir où je n’ai pas toutes mes aises, sur le sacro-saint
plancher des vaches, qui sied mieux à ma corpulence. Va devant,»
ajouta-t-il, en retournant La Râpée et le mettant à califourchon dans
l’autre sens.

La Râpée se laissa glisser et le Tyran le suivit. Arrivé au bas de
l’arbre, ayant Hérode derrière lui, le spadassin discerna sur le bord du
fossé un groupe en sentinelle, composé d’Agostin, d’Azolan et de Basque.
«Ami,» leur cria-t-il à haute voix, et tournant la tête, il dit à voix
basse au comédien: «Ne sonnez mot et marchez sur mes talons.»

Quand ils eurent pris pied, La Râpée s’approcha d’Azolan et lui souffla
le mot d’ordre à l’oreille. Puis il ajouta: «Ce compagnon et moi nous
sommes blessés, et nous allons nous retirer un peu à l’écart pour laver
nos plaies et les bander.»

Azolan fit un signe d’acquiescement. Rien n’était plus naturel que cette
fable. La Râpée et le Tyran s’éloignèrent. Quand ils furent engagés sous
le couvert des arbres qui, bien que dénués de feuilles, suffisaient à
les cacher, la nuit aidant, le spadassin dit à Hérode: «Vous m’avez
généreusement octroyé la vie. Je viens de vous sauver de la mort, car
ces trois gaillards vous eussent assommé. J’ai payé ma dette, mais je ne
me regarde point comme quitte; si vous avez jamais besoin de moi, vous
me trouverez. Maintenant, allez à vos affaires. Je tourne par ici,
tournez par là.»

Hérode, resté seul, continua à suivre l’allée, regardant à travers les
arbres le maudit château où il n’avait pu pénétrer, à son grand regret.
Aucune lumière ne brillait aux fenêtres, excepté du côté de l’attaque,
et le reste du manoir était enseveli dans l’ombre et le silence.
Cependant, sur la façade en retour, la lune qui se levait commençait à
répandre ses molles lueurs et glaçait d’argent les ardoises violettes du
toit. Sa clarté naissante permettait de voir un homme en faction
promenant son ombre sur une petite esplanade au bord du fossé. C’était
Labriche, qui gardait la barque au moyen de laquelle Mérindol, La Râpée,
Azolan et Agostin avaient traversé le fossé.

Cette vue fit réfléchir Hérode. «Que diable peut faire cet homme tout
seul à cet endroit désert pendant que ses camarades jouent des couteaux?
Sans doute de peur de surprise ou pour assurer la retraite, il garde
quelque passage secret, quelque poterne masquée par où, peut-être, en
l’étourdissant d’un coup de gourdin sur la tête, je parviendrai à
m’introduire en ce damné manoir et montrer à Sigognac que je ne l’oublie
pas.»

En ratiocinant de la sorte, Hérode, suspendant ses pas et ne faisant
non plus de bruit que si ses semelles eussent été doublées de feutre,
s’approchait de la sentinelle avec cette lenteur moelleuse et féline
dont sont doués les gros hommes. Quand il fut à portée, il lui asséna
sur le crâne un coup suffisant pour mettre hors de combat, mais non pour
tuer celui qui le recevait. Comme on l’a pu voir, Hérode n’était point
autrement cruel et ne désirait point la mort du pécheur.

Aussi surpris que si la foudre lui fût tombée sur sa tête par un temps
serein, Labriche roula les quatre fers en l’air et ne bougea plus; car
la force du choc l’avait étourdi et fait se pâmer. Hérode s’avança
jusqu’au parapet du fossé et vit qu’à une étroite coupure du garde-fou
aboutissait un escalier diagonal taillé dans le revêtement de la douve,
et qui menait au fond du fossé ou du moins jusqu’au niveau de l’eau
clapotant sur ses dernières marches. Le Tyran descendit les degrés avec
précaution et se sentant le pied mouillé s’arrêta, tâchant de percer
l’obscurité du regard. Il démêla bientôt la forme de la barque, rangée à
l’ombre du mur, et l’attira par la chaîne qui l’amarrait au bas de
l’escalier. Rompre la chaîne ne fut qu’un jeu pour le robuste tragédien,
et il entra dans le bateau que son poids pensa faire tourner. Quand les
oscillations se furent apaisées et que l’équilibre se fut rétabli,
Hérode fit jouer doucement l’aviron unique placé en la poupe pour servir
à la fois de rame et de gouvernail. La barque, cédant à l’impulsion,
sortit bientôt de la tranche d’ombre pour entrer dans la tranche de
lumière, où sur l’eau huileuse tremblotaient comme des écailles
d’ablettes les paillons de la lune. La clarté pâle de l’astre découvrit
à Hérode, dans le soubassement du château, un petit escalier pratiqué
sous une arcade de brique. Il y aborda, et suivant la voûte, il parvint
sans encombre à la cour intérieure, complétement déserte en ce moment.

«Me voici donc au cœur de la place, se dit Hérode en se frottant les
mains; mon courage a meilleure assiette sur les larges dalles bien
cimentées que sur ce bâton à perroquet d’où je descends. Çà,
orientons-nous et allons rejoindre les compagnons.»

Il avisa le perron gardé par les deux sphinx de pierre et jugea fort
sainement que cette entrée architecturale conduisait aux plus riches
salles du logis, où sans doute Vallombreuse avait mis la jeune
comédienne et où devait s’agiter la bataille en l’honneur de cette

[Illustration: Hérode... s’approchait de la sentinelle... (Page 414.)]

Hélène sans Ménélas et vertueuse surtout pour Pâris. Les sphinx ne
firent pas mine de lever la griffe pour l’arrêter au passage.

La victoire semblait restée aux assaillants. Bringuenarilles, Tordgueule
et Piedgris gisaient sur le plancher comme veaux sur la paille.
Malartic, le chef de la bande, avait été désarmé. Mais en réalité les
vainqueurs étaient captifs. La porte de la chambre, fermée en dehors,
s’interposait entre eux et l’objet de leur recherche, et cette porte,
d’un chêne épais, historiée d’élégantes ferrures en acier poli, pouvait
devenir un obstacle infranchissable à des gens qui ne possédaient ni
haches ni pinces pour l’enfoncer. Sigognac, Lampourde et Scapin appuyant
l’épaule contre les battants s’efforçaient de la faire céder, mais elle
tenait bon et leurs vigueurs réunies y mollissaient.

«Si nous y mettions le feu, dit Sigognac qui se désespérait, il y a des
bûches enflammées dans l’âtre.

--Ce serait bien long, répondit Lampourde; le cœur de chêne brûle
malaisément; prenons plutôt ce bahut et nous en faisons une sorte de
catapulte ou bélier propre à effondrer cette barrière trop importune.»

Ce qui fut dit fut fait, et le curieux meuble ouvragé de délicates
sculptures, empoigné brutalement et lancé avec force, alla heurter les
solides parois, sans autre succès que d’en rayer le poli et d’y perdre
une jolie tête d’ange ou d’amour mignonnement taillée qui formait un de
ses angles. Le Baron enrageait, car il savait que Vallombreuse avait
quitté la chambre emportant Isabelle, malgré la résistance désespérée de
la jeune fille.

Tout à coup, un grand bruit se fit entendre. Les branchages qui
obstruaient la fenêtre avaient disparu et l’arbre tombait dans l’eau du
fossé avec un fracas auquel se mêlaient des cris humains, ceux du
portier de comédie qui s’était arrêté dans son ascension, la branche
étant devenue trop faible pour le supporter. Azolan, Agostin et Basque
avaient eu cette triomphante idée de pousser l’arbre à l’eau afin de
couper la retraite aux assiégeants.

«Si nous ne jetons bas cette porte, dit Lampourde, nous sommes pris
comme rats au piége. Au diable soient les ouvriers du temps jadis qui
travaillaient de façon si durable! Je vais essayer de découper le bois
autour de la serrure avec mon poignard pour la faire sauter,
puisqu’elle tient si fort. Il faut sortir d’ici à tout prix; nous
n’avons plus la ressource de nous accrocher à notre arbre comme les ours
à leur tronc dans les fossés de Berne en Suisse.»

Lampourde allait se mettre à l’œuvre, quand un léger grincement, pareil
à celui d’une clef qui tourne, résonna dans la serrure, et la porte
inutilement attaquée s’ouvrit d’elle-même.

«Quel est le bon ange, s’écria Sigognac, qui vient de la sorte à notre
secours? et par quel miracle cette porte cède-t-elle toute seule après
avoir tant résisté?

--Il n’y a ni ange ni miracle, répondit Chiquita en sortant de derrière
la porte et fixant sur le Baron son regard mystérieux et tranquille.

--Où est Isabelle?» cria Sigognac, parcourant de l’œil la salle
faiblement éclairée par la lueur vacillante d’une petite lampe.

Il ne l’aperçut point d’abord. Le duc de Vallombreuse, surpris par la
brusque ouverture des battants, s’était acculé dans un angle, plaçant
derrière lui la jeune comédienne à demi pâmée d’épouvante et de fatigue;
elle s’était affaissée sur ses genoux, la tête appuyée à la muraille,
les cheveux dénoués et flottants, les vêtements en désordre, les ferrets
de son corsage brisés, tant elle s’était désespérément tordue entre les
bras de son ravisseur, qui, sentant sa proie lui échapper, avait essayé
vainement à lui dérober quelques baisers lascifs, comme un faune
poursuivi entraînant une jeune vierge au fond des bois.

«Elle est ici, dit Chiquita, dans ce coin, derrière le seigneur
Vallombreuse; mais pour avoir la femme, il faut tuer l’homme.

--Qu’à cela ne tienne, je le tuerai, fit Sigognac en s’avançant l’épée
droite vers le jeune duc déjà tombé en garde.

--C’est ce que nous verrons, monsieur le capitaine Fracasse, chevalier
de bohémiennes,» répondit le jeune duc d’un air de parfait dédain.

Les fers étaient engagés et se suivaient en tournant autour l’un de
l’autre avec cette lenteur prudente qu’apportent aux luttes qui doivent
être mortelles les habiles de l’escrime. Vallombreuse n’était pas d’une
force égale à celle de Sigognac; mais il avait, comme il convenait à un
homme de sa qualité, fréquenté longtemps les académies, mouillé plus
d’une chemise aux salles d’armes, et travaillé

[Illustration: La victoire semblait restée aux assaillants. (Page
415.)]

sous les meilleurs maîtres. Il ne tenait donc pas son épée comme un
balai, suivant la dédaigneuse expression de Lampourde à l’adresse des
ferrailleurs maladroits qui, selon lui, déshonoraient le métier. Sachant
combien son adversaire était redoutable, le jeune duc se renfermait dans
la défensive, parait les coups et n’en portait point. Il espérait lasser
Sigognac déjà fatigué par l’attaque du château et son duel avec
Malartic, car il avait entendu le bruit des épées à travers la porte.
Cependant, tout en déjouant le fer du Baron, de sa main gauche il
cherchait sur sa poitrine un petit sifflet d’argent suspendu par une
chaînette. Quand il l’eut trouvé, il le porta à ses lèvres et en tira un
son aigu et prolongé. Ce mouvement pensa lui coûter cher; l’épée du
Baron faillit lui clouer la main sur la bouche; mais la pointe, relevée
par une riposte un peu tardive, ne fit que lui égratigner le pouce.
Vallombreuse reprit sa garde. Ses yeux lançaient des regards fauves
pareils à ceux des jettatores et des basilics, qui ont la vertu de tuer;
un sourire d’une méchanceté diabolique crispait les coins de sa bouche,
il rayonnait de férocité satisfaite, et sans se découvrir il avançait
sur Sigognac, lui poussant des bottes toujours parées.

Malartic, Lampourde et Scapin regardaient avec admiration cette lutte
d’un intérêt si vif d’où dépendait le sort de la bataille, les chefs des
deux partis opposés étant en présence et combattant corps à corps. Même
Scapin avait apporté les flambeaux de l’autre chambre pour que les
rivaux y vissent plus clair. Attention touchante!

«Le petit duc ne va pas mal, dit Lampourde appréciateur impartial du
mérite, je ne l’aurais pas cru capable d’une telle défense; mais s’il se
fend, il est perdu. Le capitaine Fracasse a le bras plus long que lui.
Ah! diable, cette parade de demi-cercle est trop large. Qu’est-ce que je
vous disais? voilà l’épée de l’adversaire qui passe par l’ouverture.
Vallombreuse est touché; non, il a fait une retraite fort à propos.»

Au même instant un bruit tumultueux de pas qui approchaient se fit
entendre. Un panneau de la boiserie s’ouvrit avec fracas, et cinq ou six
laquais armés se précipitèrent impétueusement dans la salle.

«Emportez cette femme, leur cria Vallombreuse, et chargez-moi ces
drôles. Je fais mon affaire du Capitaine;» et il courut sur lui l’épée
haute.

L’irruption de ces marauds surprit Sigognac. Il serra un peu moins sa
garde; car il suivait des yeux Isabelle tout à fait évanouie que deux
laquais, protégés par le duc, entraînaient vers l’escalier, et l’épée de
Vallombreuse lui effleura le poignet. Rappelé au sentiment de la
situation par cette éraflure, il porta au duc une botte à fond qui
l’atteignit au-dessus de la clavicule et le fit chanceler.

Cependant Lampourde et Scapin recevaient les laquais de la belle
manière; Lampourde les lardait de sa longue rapière comme des rats, et
Scapin leur martelait la tête avec la crosse d’un pistolet qu’il avait
ramassé. Voyant leur maître blessé qui s’adossait au mur et s’appuyait
sur la garde de son épée, la figure couverte d’une pâleur blafarde, ces
misérables canailles, lâches d’âme et de courage, abandonnèrent la
partie et gagnèrent au pied. Il est vrai que Vallombreuse n’était point
aimé de ses domestiques, qu’il traitait en tyran plutôt qu’en maître, et
brutalisait avec une férocité fantasque.

«A moi, coquins! à moi, soupira-t-il d’une voix faible. Laisserez-vous
ainsi votre duc sans aide et sans secours?»

Pendant que ces incidents se passaient, comme nous l’avons dit, Hérode
montait, d’un pas aussi leste que sa corpulence le permettait, le grand
escalier, éclairé, depuis l’arrivée de Vallombreuse au château, d’une
grande lanterne fort ouvragée et suspendue à un câble de soie. Il arriva
au palier du premier étage, au moment même où Isabelle échevelée, pâle,
sans mouvement, était emportée comme une morte par les laquais. Il crut
que pour sa résistance vertueuse le jeune duc l’avait tuée ou fait tuer,
et, sa furie s’exaspérant à cette idée, il tomba à grands coups d’épée
sur les marauds, qui, surpris de cette agression subite dont ils ne
pouvaient se défendre, ayant les mains empêchées, lâchèrent leur proie
et détalèrent comme s’ils eussent eu le diable à leurs trousses. Hérode,
se penchant, releva Isabelle, lui appuya la tête sur son genou, lui posa
la main sur le cœur et s’assura qu’il battait encore. Il vit qu’elle ne
paraissait avoir aucune blessure et commençait à soupirer faiblement,
comme une personne à qui revient peu à peu le sentiment de l’existence.

En cette posture, il fut bientôt rejoint par Sigognac, qui s’était
débarrassé de Vallombreuse, en lui allongeant ce furieux coup de pointe
fort admiré de Lampourde. Le Baron s’agenouilla près de son amie, lui
prit les mains et d’une voix qu’Isabelle entendait vaguement comme du
fond d’un rêve, il lui dit: «Revenez à vous, chère âme, et n’ayez plus
de crainte. Vous êtes entre les bras de vos amis, et personne,
maintenant, ne vous saurait nuire.»

Quoiqu’elle n’eût point encore ouvert les yeux, un languissant sourire
se dessina sur les lèvres décolorées d’Isabelle, et ses doigts pâles,
moites des froides sueurs de la pâmoison, serrèrent imperceptiblement la
main de Sigognac. Lampourde considérait d’un air attendri ce groupe
touchant, car les galanteries l’intéressaient, et il prétendait se
connaître mieux que pas un aux choses du cœur.

Tout à coup, une impérieuse sonnerie de cor éclata dans le silence qui
avait succédé au tumulte de la bataille. Au bout de quelques minutes
elle se répéta avec une fureur stridente et prolongée. C’était un appel
de maître auquel il fallait obéir. Des froissements de chaînes se firent
entendre. Un bruit sourd indiqua l’abaissement du pont-levis; un
tourbillonnement de roues tonna sous la voûte, et aux fenêtres de
l’escalier flamboyèrent subitement les lueurs rouges de torches
disséminées dans la cour. La porte du vestibule retomba bruyamment sur
elle-même, et des pas hâtifs retentirent dans la cage sonore de
l’escalier.

Bientôt parurent quatre laquais à grande livrée, portant des cires
allumées avec cet air impassible et cet empressement muet qu’ont les
valets de noble maison. Derrière eux, montait un homme de haute mine,
vêtu de la tête aux pieds d’un velours noir passementé de jayet. Un
ordre, de ceux que se réservent les rois et les princes, ou qu’ils
n’accordent qu’aux plus illustres personnages, brillait à sa poitrine
sur le fond sombre de l’étoffe. Arrivés au palier, les laquais se
rangèrent contre le mur, comme des statues portant au poing des torches,
sans qu’aucune palpitation de paupière, sans qu’un tressaillement de
muscles indiquât, en aucune façon, qu’ils aperçussent le spectacle assez
singulier pourtant qu’ils avaient sous les yeux. Le maître n’ayant point
encore parlé, ils ne devaient pas avoir d’opinion.

Le seigneur vêtu de noir s’arrêta sur le palier. Bien que l’âge eût mis
des rides à son front et à ses joues, jauni son teint et blanchi son
poil, on pouvait encore reconnaître en lui l’original du portrait qui
avait attiré les regards d’Isabelle en sa détresse, et qu’elle avait
imploré comme une figure amie. C’était le prince père de Vallombreuse.
Le fils portait le nom d’un duché, en attendant que l’ordre naturel des
successions le rendît à son tour chef de famille.

A l’aspect d’Isabelle, que soutenaient Hérode et Sigognac, et à qui sa
pâleur exsangue donnait l’air d’une morte, le prince leva les bras au
ciel en poussant un soupir. «Je suis arrivé trop tard, dit-il, quelque
diligence que j’aie faite,» et il se baissa vers la jeune comédienne
dont il prit la main inerte.

A cette main blanche comme si elle eût été sculptée dans l’albâtre,
brillait au doigt annulaire une bague, dont une améthyste assez grosse
formait le chaton. Le vieux seigneur parut étrangement troublé à la vue
de cette bague. Il la tira du doigt d’Isabelle avec un tremblement
convulsif, fit signe à un des laquais porteurs de torche de s’approcher,
et à la lueur plus vive de la cire déchiffra le blason gravé sur la
pierre, mettant l’anneau tout près de la clarté et l’éloignant ensuite
pour en mieux saisir les détails avec sa vue de vieillard.

Sigognac, Hérode et Lampourde suivaient anxieusement les gestes égarés
du prince, et ses changements de physionomie à la vue de ce bijou qu’il
paraissait bien connaître, et qu’il tournait et retournait entre ses
mains, comme ne pouvant se décider à admettre une idée pénible.

«Où est Vallombreuse, s’écria-t-il enfin d’une voix tonnante, où est ce
monstre indigne de ma race?»

Il avait reconnu, à n’en pouvoir douter, dans cette bague, l’anneau orné
d’un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu’il
écrivait à Cornélia mère d’Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il
au doigt de cette jeune actrice enlevée par Vallombreuse et de qui le
tenait-elle? «Serait-elle la fille de Cornélia, se disait le prince, et
la mienne? Cette profession de comédienne qu’elle exerce, son âge, sa
figure où se retrouvent quelques traits adoucis de sa mère, tout
concorde à me le faire croire. Alors, c’est sa sœur que poursuivait ce
damné libertin; cet amour est un inceste; oh! je suis cruellement puni
d’une faute ancienne.»

Isabelle ouvrit enfin les yeux, et son premier regard rencontra le
prince tenant la bague qu’il lui avait ôtée du doigt. Il lui sembla
avoir déjà vu cette figure, mais jeune encore, sans cheveux blancs ni
barbe grise. On eût dit la copie vieillie du portrait placé au-dessus de
la cheminée. Un sentiment de vénération profonde envahit à son aspect
le cœur d’Isabelle. Elle vit aussi près d’elle le brave Sigognac et le
bon Hérode, tous deux sains et saufs, et aux transes de la lutte succéda
la sécurité de la délivrance. Elle n’avait plus rien à craindre ni pour
ses amis, ni pour elle. Se soulevant à demi, elle inclina la tête devant
le prince, qui la contemplait avec une attention passionnée, et
paraissait chercher dans les traits de la jeune fille une ressemblance à
un type autrefois chéri.

«De qui, mademoiselle, tenez-vous cet anneau qui me rappelle certains
souvenirs; l’avez-vous depuis longtemps en votre possession? dit le
vieux seigneur d’une voix émue.

--Je le possède depuis mon enfance, et c’est l’unique héritage que j’aie
recueilli de ma mère, répondit Isabelle.

--Et qui était votre mère, que faisait-elle? dit le prince avec un
redoublement d’intérêt.

--Elle s’appelait Cornélia, repartit modestement Isabelle, et c’était
une pauvre comédienne de province qui jouait les reines et les
princesses tragiques dans la troupe dont je fais partie encore.

--Cornélia! Plus de doute, fit le prince troublé, oui, c’est bien elle;
mais, dominant son émotion, il reprit un air majestueux et calme, et dit
à Isabelle: Permettez-moi de garder cet anneau. Je vous le remettrai
quand il faudra.

--Il est bien entre les mains de Votre Seigneurie, répondit la jeune
comédienne, en qui, à travers les brumeux souvenirs de l’enfance,
s’ébauchait le souvenir d’une figure que, toute petite, elle avait vue
se pencher vers son berceau.

--Messieurs, dit le prince, fixant son regard ferme et clair sur
Sigognac et ses compagnons, en toute autre circonstance je pourrais
trouver étrange votre présence armée dans mon château; mais je sais le
motif qui vous a fait envahir cette demeure jusqu’à présent sacrée. La
violence appelle la violence, et la justifie. Je fermerai les yeux sur
ce qui vient d’arriver. Mais où est le duc de Vallombreuse, ce fils
dégénéré qui déshonore ma vieillesse?»

Comme s’il eût répondu à l’appel de son père, Vallombreuse, au même
instant, parut sur le seuil de la salle, soutenu par Malartic; il était
affreusement pâle, et sa main crispée serrait un mouchoir contre sa
poitrine. Il marchait cependant, mais comme marchent les spectres, sans
soulever les pieds. Une volonté terrible, dont l’effort donnait à ses
traits l’immobilité d’un masque en marbre, le tenait seule debout. Il
avait entendu la voix de son père, que, tout dépravé qu’il fût, il
redoutait encore, et il espérait lui cacher sa blessure. Il mordait ses
lèvres pour ne pas crier, et ravalait l’écume sanglante qui lui montait
aux coins de la bouche; il ôta même son chapeau, malgré la douleur
atroce que lui causait le mouvement de lever le bras, et resta ainsi
découvert et silencieux.

«Monsieur, dit le prince, vos équipées dépassent les bornes, et vos
déportements sont tels, que je serai forcé d’implorer du roi, pour vous,
la faveur d’un cachot ou d’un exil perpétuels. Le rapt, la
séquestration, le viol ne sont plus de la galanterie, et si je peux
passer quelque chose aux égarements d’une jeunesse licencieuse, je
n’excuserai jamais le crime froidement médité. Savez-vous, monstre,
continua-t-il en s’approchant de Vallombreuse et lui parlant à l’oreille
de façon à n’être entendu de personne, savez-vous quelle est cette jeune
fille, cette Isabelle que vous avez enlevée en dépit de sa vertueuse
résistance?--votre sœur!

--Puisse-t-elle remplacer le fils que vous allez perdre! répondit
Vallombreuse, pris d’une défaillance qui fit apparaître sur son visage
livide les sueurs de l’agonie; mais je ne suis pas coupable comme vous
le pensez. Isabelle est pure, je l’atteste sur le Dieu devant qui je
vais paraître. La mort n’a pas l’habitude de mentir, et l’on peut croire
à la parole d’un gentilhomme expirant.»

Cette phrase fut prononcée d’une voix assez haute pour être entendue de
tous. Isabelle tourna ses beaux yeux humides de larmes vers Sigognac, et
vit sur la figure de ce parfait amant qu’il n’avait pas attendu, pour
croire à la vertu de celle qu’il aimait, l’attestation _in extremis_ de
Vallombreuse.

«Mais qu’avez-vous donc? dit le prince en étendant la main vers le jeune
duc qui chancelait malgré le soutien de Malartic.

--Rien, mon père, répondit Vallombreuse d’une voix à peine articulée,...
rien... Je meurs; et il tomba tout d’une pièce sur les dalles du palier
sans que Malartic pût le retenir.

--Il n’est pas tombé sur le nez, dit sentencieusement Jacquemin
Lampourde, ce n’est qu’une pâmoison; il en peut réchapper encore. Nous
connaissons ces choses-là, nous autres hommes d’épée, mieux que les
hommes de lancette et les apothicaires.

[Illustration:... il tomba tout d’une pièce sur les dalles du
palier... (Page 422.)]

--Un médecin! un médecin! s’écria le prince, oubliant son ressentiment à
ce spectacle; peut-être y a-t-il encore quelque espoir. Une fortune à
qui sauvera mon fils, le dernier rejeton d’une noble race! Mais allez
donc! que faites-vous là? courez, précipitez-vous!»

Deux des laquais impassibles qui avaient éclairé cette scène de leurs
torches sans même faire un clignement d’œil, se détachèrent de la
muraille et se hâtèrent pour exécuter les ordres de leur maître.

D’autres domestiques, avec toutes les précautions imaginables,
soulevèrent le corps de Vallombreuse, et, sur l’ordre de son père, le
transportèrent à son appartement, où ils le déposèrent sur son lit.

Le vieux seigneur suivit d’un regard où la douleur éteignait déjà la
colère, ce cortége lamentable. Il voyait sa race finie avec ce fils aimé
et détesté à la fois, mais dont il oubliait en ce moment les vices pour
ne se souvenir que de ses qualités brillantes. Une mélancolie profonde
l’envahissait, et il resta quelques minutes plongé dans un silence que
tout le monde respecta.

Isabelle, tout à fait remise de son évanouissement, se tenait debout,
les yeux baissés, près de Sigognac et d’Hérode, rajustant d’une main
pudique le désordre de ses habits. Lampourde et Scapin, un peu en
arrière, s’effaçaient comme des figures de second plan, et dans le cadre
de la porte on entrevoyait les têtes curieuses des bretteurs qui avaient
pris part à la lutte et n’étaient pas sans inquiétude sur leur sort,
craignant qu’on ne les envoyât aux galères ou au gibet pour avoir aidé
Vallombreuse en ses méchantes entreprises.

Enfin le prince rompit ce silence embarrassant et dit: «Quittez ce
château à l’instant, vous tous qui avez mis vos épées au service des
mauvaises passions de mon fils. Je suis trop gentilhomme pour faire
l’office des archers et du bourreau; fuyez, disparaissez, rentrez dans
vos repaires. La justice saura bien vous y retrouver.»

Le compliment n’était pas fort gracieux; mais il eût été hors de propos
de montrer une susceptibilité trop farouche. Les bretteurs, que
Lampourde avait déliés dès le commencement de cette scène, s’éloignèrent
sans demander leur reste, avec Malartic leur chef.

Quand ils se furent retirés, le père de Vallombreuse prit Isabelle par
la main, et la détachant du groupe où elle se trouvait, la fit ranger
près de lui et lui dit: «Restez là, mademoiselle; votre place est
désormais à mes côtés. C’est bien le moins que vous me rendiez une fille
puisque vous m’ôtez un fils.» Et il essuya une larme qui, malgré lui,
débordait de sa paupière. Puis se retournant vers Sigognac avec un geste
d’une incomparable noblesse: «Monsieur, vous pouvez vous en aller avec
vos compagnons. Isabelle n’a rien à redouter près de son père, et ce
château sera dès à présent sa demeure. Maintenant que sa naissance est
connue, il ne convient pas que ma fille retourne à Paris. Je la paye
assez cher pour la garder. Je vous remercie, quoiqu’il m’en coûte
l’espoir d’une race perpétuée, d’avoir épargné à mon fils une action
honteuse, que dis-je, un crime abominable! Sur mon blason je préfère une
tache de sang à une tache de boue. Puisque Vallombreuse était infâme,
vous avez bien fait de le tuer; vous avez agi en vrai gentilhomme, et
l’on m’assure que vous l’êtes, en protégeant la faiblesse, l’innocence
et la vertu. C’était votre droit. L’honneur de ma fille sauvé rachète la
mort de son frère. Voilà ce que la raison me dit; mais mon cœur paternel
en murmure et d’injustes idées de vengeance pourraient me prendre dont
je ne serais pas maître. Disparaissez, je ne ferai aucune poursuite, et
je tâcherai d’oublier qu’une nécessité rigoureuse a dirigé votre fer sur
le sein de mon fils!

--Monseigneur, répondit Sigognac sur le ton du plus profond respect, je
fais à la douleur d’un père une part si grande, que j’eusse, sans sonner
mot, accepté les injures les plus sanglantes et les plus amères, bien
qu’en ce désastreux conflit ma loyauté ne me fasse aucun reproche. Je ne
voudrais rien dire, pour me justifier à vos yeux, qui accusât cet
infortuné duc de Vallombreuse; mais croyez que je ne l’ai point cherché,
qu’il s’est jeté de lui-même sur ma route et que j’ai tout fait, en plus
d’une rencontre, pour l’épargner. Ici même, c’est sa fureur aveugle qui
l’a précipité sur mon épée. Je laisse en vos mains Isabelle, qui m’est
plus chère que la vie, et me retire à jamais désolé de cette triste
victoire pour moi véritable défaite, puisqu’elle détruit mon bonheur.
Ah! que mieux eût valu que je fusse tué et victime au lieu de
meurtrier!»

Là-dessus, Sigognac fit au prince un salut, et lançant à Isabelle un
long regard chargé d’amour et de regret, descendit les marches de
l’escalier, suivi de Scapin et de Lampourde, non sans retourner plus
d’une fois la tête, ce qui lui permit de voir la jeune fille appuyée
contre la rampe de peur de défaillir, et portant son mouchoir à ses yeux
pleins de larmes. Était-ce la mort de son frère ou le départ de Sigognac
qu’elle pleurait? Nous pensons que c’était le départ de Sigognac,
l’aversion que lui inspirait Vallombreuse n’ayant point encore eu le
temps de se changer chez elle en tendresse à cette révélation de parenté
subite. Du moins le Baron, quelque modeste qu’il fût, en jugea ainsi,
et, chose étrange que le cœur humain, s’éloigna consolé par les larmes
de celle qu’il aimait.

Sigognac et sa troupe sortirent par le pont-levis, et tout en longeant
le fossé pour aller reprendre leurs chevaux dans le petit bois où ils
les avaient laissés, ils entendirent une voix plaintive s’élever du
fossé à l’endroit même que comblait l’arbre renversé. C’était le portier
de la comédie, qui n’avait pu se dégager de l’enchevêtrement des
branches, et criait piteusement à l’aide, n’ayant que la tête hors de
l’eau, et risquant d’avaler ce fade liquide qu’il haïssait plus que
médecine noire, toutes les fois qu’il ouvrait le bec pour appeler au
secours. Scapin, qui était fort agile et délié de son corps, se risqua
sur l’arbre et eut bientôt repêché le portier tout ruisselant d’eau et
d’herbes aquatiques.

Les chevaux n’avaient point bougé de leur couvert, et bientôt enfourchés
par leurs cavaliers, ils reprirent allégrement la route de Paris.

«Que vous semble, monsieur le Baron, de tous ces événements? disait
Hérode à Sigognac, qui cheminait botte à botte avec lui. Cela s’arrange
comme une fin de tragi-comédie. Qui se fût attendu au milieu de
l’algarade, à l’entrée seigneuriale de ce père précédé de flambeaux, et
venant mettre le holà aux fredaines un peu trop fortes de monsieur son
fils? Et cette reconnaissance d’Isabelle au moyen d’une bague à cachet
blasonné? Ne l’a-t-on pas déjà vue au théâtre? Après tout, puisque le
théâtre est l’image de la vie, la vie lui doit ressembler comme un
original à son portrait. J’avais toujours entendu dire dans la troupe
qu’Isabelle était de noble naissance. Blazius et Léonarde se souvenaient
même d’avoir vu le prince qui n’était encore que duc, lorsqu’il faisait
sa cour à Cornélia. Léonarde plus d’une fois avait engagé la jeune fille
à rechercher son père; mais celle-ci, douce et modeste de nature, n’en
avait rien fait, ne voulant pas s’imposer à une famille qui l’eût
rejetée peut-être, et s’était contentée de son modeste sort.

--Oui, je savais cela, répondit Sigognac; sans attacher autrement
d’importance à cette illustre origine, Isabelle m’avait conté l’histoire
de sa mère et parlé de la bague. On voyait bien d’ailleurs à la
délicatesse de sentiment que professait cette aimable fille, qu’il y
avait du sang illustre dans ses veines. Je l’aurais deviné quand même
elle ne me l’eût pas dit. Sa beauté chaste, fine et pure, révélait sa
race. Aussi mon amour pour elle a-t-il toujours été mêlé de timidité et
de respect, quoique volontiers la galanterie s’émancipe avec les
comédiennes. Mais quelle fatalité que ce damné Vallombreuse se trouve
précisément son frère! Il y a maintenant un cadavre entre nous deux; un
ruisseau de sang nous sépare, et pourtant je ne pouvais sauver son
honneur que par cette mort. Malheureux que je suis! j’ai moi-même créé
l’obstacle où doit se briser mon amour, et tué mon espérance avec l’épée
qui défendait mon bien. Pour garder ce que j’aime, je me l’ôte à jamais.
De quel front irai-je me présenter les mains rouges de sang, à Isabelle
en deuil? Hélas, ce sang, je l’ai versé pour sa propre défense, mais
c’était le sang fraternel! Quand bien même elle me pardonnerait et me
verrait sans horreur, le prince qui maintenant a sur elle des droits de
père, repoussera, en le maudissant, le meurtrier de son fils. Oh! je
suis né sous une étoile enragée.

--Tout cela sans doute est fort lamentable, répondit Hérode, mais les
affaires du Cid et de Chimène étaient encore bien autrement embrouillées
comme on le voit en la pièce de M. Pierre de Corneille, et cependant,
après bien des combats entre l’amour et le devoir, elles finirent par
s’arranger à l’amiable, non sans quelques antithèses et agudezzas un peu
forcées dans le goût espagnol, mais d’un bon effet au théâtre.
Vallombreuse n’est que d’un côté frère d’Isabelle. Ils n’ont point puisé
le jour au même sein, et ne se sont connus comme parents que pendant
quelques minutes, ce qui diminue fort le ressentiment. Et d’ailleurs
notre jeune amie haïssait comme peste ce forcené gentilhomme, qui la
poursuivait de ses galanteries violentes et scandaleuses. Le prince
lui-même n’était guère content de son fils, lequel était féroce comme
Néron, dissolu comme Héliogabale, pervers comme Satan, et qui eût été
déjà vingt fois pendu, n’était sa qualité de duc. Ne vous désespérez
donc point ainsi. Les choses prendront peut-être une meilleure tournure
que vous ne pensez.

--Dieu le veuille, mon bon Hérode, répondit Sigognac, mais naturellement
je n’ai point de bonheur. Le guignon et les méchantes fées bossues
présidèrent à ma nativité. Il eût été vraiment plus heureux pour moi
d’être tué, puisque, par l’arrivée de son père, la vertu d’Isabelle
était sauve sans la mort de Vallombreuse, et puis, il faut tout vous
dire, je ne sais quelle horreur secrète a pénétré avec un froid de glace
jusqu’à la moelle de mes os, lorsque j’ai vu ce beau jeune homme si
plein de vie, de feu et de passion, tomber tout d’une pièce, roide,
froid et pâle, devant mes pieds. Hérode, c’est une chose grave que la
mort d’un homme, et quoique je n’aie point de remords n’ayant pas commis
de crime, je vois là Vallombreuse étendu, les cheveux épars sur le
marbre de l’escalier et une tache rouge à la poitrine.

--Chimères que tout cela, dit Hérode, vous l’avez tué dans les règles.
Votre conscience peut être tranquille. Un temps de galop dissipera ces
scrupules qui viennent d’un mouvement fiévreux et du frisson de la nuit.
Ce à quoi il faut aviser promptement, c’est à quitter Paris et à gagner
quelque retraite où l’on vous oublie. La mort de Vallombreuse fera du
bruit à la cour et à la ville, quelque soin qu’on prenne de la celer.
Et, encore qu’il ne soit guère aimé, on pourrait vous chercher noise. Or
çà, sans plus discourir, donnons de l’éperon à nos montures et dévorons
ce ruban de queue qui s’étend devant nous, ennuyeux et grisâtre, entre
deux rangées de manches à balais, sous la lueur froide de la lune.»

Les chevaux, sollicités du talon, prirent une allure plus vive; mais
pendant qu’ils cheminent, retournons au château, aussi calme maintenant
qu’il était bruyant tout à l’heure, et entrons dans la chambre où les
domestiques ont déposé Vallombreuse. Un chandelier à plusieurs branches,
posé sur un guéridon, l’éclairait d’une lumière dont les rayons
tombaient sur le lit du jeune duc, immobile comme un cadavre, et qui
semblait encore plus pâle sur le fond cramoisi des rideaux et aux
reflets rouges de la soie. Une boiserie d’ébène, incrustée de filets en
cuivre, montait à hauteur d’homme et servait de soubassement à une
tapisserie de haute lice représentant l’histoire de Médée et de Jason,
toute remplie de meurtres et de magies sinistres. Ici, l’on voyait
Médée couper en morceaux Pélias, sous prétexte de le rajeunir comme
Éson. Là, femme jalouse et mère dénaturée, elle égorgeait ses enfants.
Sur un autre panneau, elle s’enfuyait, ivre de vengeance, dans son char
traîné par des dragons vomissant le feu. Certes, la tenture était belle
et de prix, et de main d’ouvrier; mais ces mythologies féroces avaient
je ne sais quoi de lugubre et de cruel qui trahissait un naturel
farouche chez celui qui les avait choisies. Dans le fond du lit, les
rideaux relevés laissaient voir Jason combattant les monstrueux taureaux
d’airain, défenseurs de la toison d’or, et on eût dit que Vallombreuse,
gisant inanimé au-dessous-d’eux, fût une de leurs victimes.

Des habits de la plus somptueuse élégance, essayés et dédaignés ensuite,
étaient jetés çà et là sur les chaises, et dans un grand cornet du
Japon, chamarré de dessins bleus et rouges, posé sur une table en ébène
comme tous les meubles de la chambre, trempait un magnifique bouquet
formé des fleurs les plus rares et destiné à remplacer celui qu’avait
refusé Isabelle, mais qui n’était pas arrivé à destination à cause de
l’attaque inopinée du château. Ces fleurs épanouies et superbes,
témoignage encore frais d’une préoccupation galante, faisaient un
contraste étrange avec ce corps étendu sans mouvement, et un moraliste
aurait trouvé là de quoi philosopher tout le saoul.

Le prince, assis dans un fauteuil auprès du lit, regardait d’un œil
morne ce visage aussi blanc que l’oreiller de dentelles qui ballonnait
autour de lui. Cette pâleur même en rendait encore les traits plus
délicats et plus purs. Tout ce que la vie peut imprimer de vulgaire à
une figure humaine y disparaissait dans une sérénité de marbre, et
jamais Vallombreuse n’avait été plus beau. Aucun souffle ne semblait
sortir de ses lèvres entr’ouvertes, dont les grenades avaient fait place
aux violettes de la mort. En contemplant cette forme charmante qui
bientôt allait se dissoudre, le prince oubliait que l’âme d’un démon
venait d’en sortir, et il songeait tristement à ce grand nom que les
siècles passés s’étaient respectueusement légué et qui n’arriverait pas
aux siècles futurs. C’était plus que la mort de son fils qu’il
déplorait, c’était la mort de sa maison: une douleur inconnue aux
bourgeois et aux manants. Il tenait la main glacée de Vallombreuse entre
les siennes, et y sentant un peu de chaleur, il ne réfléchissait pas
qu’elle venait de lui et se laissait aller à un espoir chimérique.

Isabelle était debout au pied du lit, les mains jointes et priant Dieu
avec toute la ferveur de son âme pour ce frère dont elle causait
innocemment la mort, et qui payait de sa vie le crime d’avoir trop aimé,
crime que les femmes pardonnent volontiers, surtout lorsqu’elles en sont
l’objet.

«Et ce médecin qui ne vient pas! fit le prince avec impatience, il y a
peut-être encore quelque remède.»

Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit et le chirurgien parut,
accompagné d’un élève qui lui portait sa trousse d’instruments. Après un
léger salut, sans dire une parole, il alla droit à la couche où gisait
le jeune duc, lui tâta le pouls, lui mit la main sur le cœur et fit un
signe découragé. Cependant, pour donner à son arrêt une certitude
scientifique, il tira de sa poche un petit miroir d’acier poli et
l’approcha des lèvres de Vallombreuse, puis il examina attentivement le
miroir; un léger nuage s’était formé à la surface du métal et le
ternissait. Le médecin étonné réitéra son expérience. Un nouveau
brouillard couvrit l’acier. Isabelle et le prince suivaient anxieusement
les gestes du chirurgien, dont le visage s’était un peu déridé.

«La vie n’est pas complétement éteinte, dit-il enfin en se tournant vers
le prince et en essuyant son miroir; le blessé respire encore, et tant
que la mort n’a pas mis son doigt sur un malade, il y a de l’espérance.
Mais, pourtant, ne vous livrez pas à une joie prématurée qui rendrait
ensuite votre douleur plus amère: j’ai dit que M. le duc de Vallombreuse
n’avait point exhalé le dernier soupir; voilà tout. De là à le ramener
en santé, il y a loin. Maintenant je vais examiner sa blessure, laquelle
peut-être n’est point mortelle puisqu’elle ne l’a point tué
sur-le-champ.

--Ne restez pas là, Isabelle, fit le père de Vallombreuse, de tels
spectacles sont trop tragiques et navrants pour une jeune fille. On vous
informera de la sentence que portera le docteur quand il aura terminé
son examen.»

La jeune fille se retira, conduite par un laquais qui la mena à un autre
appartement, celui qu’elle occupait étant encore tout en désordre et
saccagé par la lutte qui s’y était passée.

Aidé de son élève, le chirurgien défit le pourpoint de Vallombreuse,
déchira la chemise et découvrit une poitrine aussi blanche que l’ivoire
où se dessinait une plaie étroite et triangulaire, emperlée de quelques
gouttelettes de sang. La plaie avait peu saigné. L’épanchement s’était
fait en dedans; le suppôt d’Esculape débrida les lèvres de la blessure
et la sonda. Un léger tressaillement contracta la face du patient dont
les yeux restaient toujours fermés, et qui ne bougeait non plus qu’une
statue sur un tombeau, dans une chapelle de famille.

«Bon cela, fit le chirurgien en observant cette contraction douloureuse;
il souffre, donc il vit. Cette sensibilité est de favorable augure.

--N’est-ce pas qu’il vivra? fit le prince; si vous le sauvez, je vous
ferai riche, je réaliserai tous vos souhaits; ce que vous demanderez,
vous l’obtiendrez.

--Oh! n’allons pas si vite, dit le médecin, je ne réponds de rien
encore; l’épée a traversé le haut du poumon droit. Le cas est grave,
très-grave. Cependant comme le sujet est jeune, sain, vigoureux, bâti,
sans cette maudite blessure, pour vivre cent ans, il se peut qu’il en
réchappe, à moins de complications imprévues: il y a pour de tels cas
des exemples de guérison. La nature chez les jeunes gens a tant de
ressources! La séve de la vie encore ascendante répare si vite les
pertes et rajuste si bien les dégâts! Avec des ventouses et des
scarifications, je vais tâcher de dégager la poitrine du sang qui s’est
répandu à l’intérieur et finirait par étouffer M. le duc, s’il n’était
heureusement tombé entre les mains d’un homme de science, cas rare en
ces villages et châteaux loin de Paris. Allons, bélître, continua-t-il
en s’adressant à son élève, au lieu de me regarder comme un cadran
d’horloge avec tes grands yeux ronds, roule les bandes et ploie les
compresses, que je pose le premier appareil.»

L’opération terminée, le chirurgien dit au prince: «Ordonnez, s’il vous
plaît, monseigneur, qu’on nous tende un lit de camp dans un coin de
cette chambre et qu’on nous serve une légère collation, car moi et mon
élève, nous veillerons tour à tour M. le duc de Vallombreuse. Il importe
que je sois là, épiant chaque symptôme, le combattant s’il est
défavorable, l’aidant s’il est heureux. Ayez confiance en moi,
monseigneur, et croyez que tout ce que la science humaine peut risquer
pour sauver une vie, sera fait avec audace et prudence. Rentrez dans vos
appartements, je vous réponds de la vie de M. votre fils... jusqu’à
demain.»

Un peu calmé par cette assurance, le père de Vallombreuse se retira chez
lui, où toutes les heures un laquais lui venait apporter des bulletins
de l’état du jeune duc.

Isabelle trouva dans le nouveau logis qu’on lui avait assigné cette même
femme de chambre, morne et farouche, qui l’attendait pour la défaire;
seulement l’expression de sa physionomie était totalement changée. Ses
yeux brillaient d’un éclat singulier, et le rayonnement de la haine
satisfaite illuminait sa figure pâle. La vengeance arrivée enfin d’un
outrage inconnu et dévoré silencieusement dans la rage froide de
l’impuissance, faisait du spectre muet une femme vivante. Elle
arrangeait les beaux cheveux d’Isabelle avec une allégresse mal
dissimulée, lui passait complaisamment les bras dans les manches de sa
robe de nuit, s’agenouillait pour la déchausser, et paraissait aussi
caressante qu’elle s’était montrée revêche. Ses lèvres, si bien scellées
naguère, pétillaient d’interrogations. Mais Isabelle, préoccupée des
tumultueux événements de la soirée, n’y prit pas garde autrement, et ne
remarqua pas non plus la contraction de sourcils et l’air irrité de
cette fille lorsqu’un domestique vint dire que tout espoir n’était pas
perdu pour M. le duc. A cette nouvelle, la joie disparut de son masque
sombre, éclairé un instant, et elle reprit son attitude morne jusqu’au
moment où sa maîtresse la congédia d’un geste bienveillant.

Couchée dans un lit moelleux, bien fait pour servir d’autel à Morphée,
et que pourtant le sommeil ne se hâtait pas de visiter, Isabelle
cherchait à se rendre compte des sentiments que lui inspirait ce
revirement subit de destinée. Hier encore elle n’était qu’une pauvre
comédienne, sans autre nom que le nom de guerre par lequel la désignait
l’affiche aux coins des carrefours. Aujourd’hui, un grand la
reconnaissait pour sa fille; elle se greffait, humble fleur, sur un des
rameaux de ce puissant arbre généalogique dont les racines plongeaient
si avant dans le passé, et qui portait à chaque branche un illustre, un
héros! Ce prince si vénérable, et qui n’avait de supérieur que des têtes
couronnées, était son père. Ce terrible duc de Vallombreuse, si beau
malgré sa perversité, se changeait d’amant en frère, et s’il survivait,
sa passion, sans doute, s’éteindrait en une amitié pure et calme. Ce
château, naguère sa prison, était devenu sa demeure; elle y était chez
elle, et les domestiques lui obéissaient avec un respect qui n’avait
plus rien de contraint ni de simulé. Tous les rêves qu’eût pu faire
l’ambition la plus désordonnée, le sort s’était chargé de les accomplir
pour elle et sans sa participation. De ce qui semblait devoir être sa
perte, sa fortune avait surgi radieuse, invraisemblable, au-dessus de
toute attente.

Si comblée de bonheurs, Isabelle s’étonnait de ne pas éprouver une plus
grande joie; son âme avait besoin de s’accoutumer à cet ordre d’idées si
nouveau. Peut-être même, sans bien s’en rendre compte, regrettait-elle
sa vie de théâtre; mais ce qui dominait tout, c’était l’idée de
Sigognac. Ce changement dans sa position l’éloignait-il ou la
rapprochait-il de cet amant si parfait, si dévoué, si courageux? Pauvre,
elle l’avait refusé pour époux de peur d’entraver sa fortune; riche,
c’était pour elle un devoir bien cher de lui offrir sa main. La fille
reconnue d’un prince pouvait bien devenir la baronne de Sigognac. Mais
le Baron était le meurtrier de Vallombreuse. Leurs mains ne sauraient se
rejoindre par-dessus une tombe. Si le jeune duc ne succombait pas,
peut-être garderait-il de sa blessure et de sa défaite surtout, car il
avait l’orgueil plus sensible que la chair, un trop durable
ressentiment. Le prince, de son côté, était capable, quelque bon et
généreux qu’il fût, de ne pas voir de bon œil celui qui avait failli le
priver d’un fils; il pouvait aussi désirer pour Isabelle une autre
alliance; mais, intérieurement, la jeune fille se promit d’être fidèle à
ses amours de comédienne et d’entrer plutôt en religion, que d’accepter
un duc, un marquis, un comte, le prétendant fût-il beau comme le jour et
doué comme un prince des contes de fées.

Satisfaite de cette résolution, elle allait s’endormir, lorsqu’un bruit
léger lui fit rouvrir les yeux, et elle aperçut Chiquita, debout au pied
de son lit, qui la regardait en silence et d’un air méditatif.

«Que veux-tu, ma chère enfant? lui dit Isabelle de sa voix la plus
douce, tu n’es donc pas partie avec les autres? si tu désires rester
près de moi, je te garderai, car tu m’as rendu bien des services.

--Je t’aime beaucoup, répondit Chiquita; mais je ne puis rester avec
toi tant qu’Agostin vivra. Les lames d’Albacète disent: «_Soy de un
dueño_,» ce qui signifie: «Je n’ai qu’un maître,» une belle parole digne
de l’acier fidèle. Pourtant j’ai un désir. Si tu trouves que j’aie payé
le collier de perles, embrasse-moi. Je n’ai jamais été embrassée. Cela
doit être si bon!

--Oh! de tout mon cœur! fit Isabelle en prenant la tête de l’enfant et
en baisant ses joues brunes, qui se couvrirent de rougeur tant son
émotion était forte.

--Maintenant, adieu!» dit Chiquita, qui avait repris son calme habituel.

Elle allait se retirer comme elle était venue, lorsqu’elle avisa sur la
table le couteau dont elle avait enseigné le maniement à la jeune
comédienne pour se défendre contre les entreprises de Vallombreuse, et
elle dit à Isabelle:

«Rends-moi mon couteau, tu n’en as plus besoin.»

Et elle disparut.



XVIII.

EN FAMILLE.


Le chirurgien avait répondu jusqu’au lendemain de la vie de
Vallombreuse. Sa promesse s’était réalisée. Le jour, en pénétrant dans
la chambre en désordre, où traînaient sur les tables des linges
ensanglantés, avait trouvé le jeune malade respirant encore. Ses
paupières même s’entr’ouvraient, laissant errer un regard atone et
vitreux chargé des vagues épouvantes de l’anéantissement. A travers le
brouillard des pâmoisons, le masque décharné de la mort lui était
apparu, et par instant, ses yeux, s’arrêtant sur un point fixe,
semblaient discerner un objet effrayant invisible pour d’autres. Pour
échapper à cette hallucination, il abaissait ses longs cils dont les
franges noires faisaient ressortir la pâleur de ses joues envahies par
des tons de cire, et il les tenait obstinément fermés; puis la vision
s’évanouissait. Son visage reprenait alors une expression moins alarmée,
et sa vue de nouveau se mettait à flotter autour de lui. Lentement son
âme revenait des limbes, et son cœur, à petit bruit, sous l’oreille
appliquée du médecin, recommençait à battre: faibles pulsations,
témoignages sourds de la vie, que la science seule pouvait entendre. Les
lèvres entr’ouvertes découvraient la blancheur des dents et simulaient
un languissant sourire, plus triste que les contractions de la
souffrance; car c’était celui que dessine sur les bouches humaines
l’approche du repos éternel: cependant quelques légères nuances
vermeilles se mêlaient aux teintes violettes et montraient que le sang
reprenait peu à peu son cours.

Debout au chevet du blessé, maître Laurent le chirurgien observait ces
symptômes, si malaisément appréciables, avec une attention profonde et
perspicace. C’était un homme instruit que maître Laurent, et à qui, pour
être connu comme il méritait de l’être, il n’avait manqué jusque-là que
des occasions illustres. Son talent ne s’était exercé encore que _in
animâ vili_, et il avait guéri obscurément des manants, de petits
bourgeois, des soldats, des greffiers, des procureurs et autres bas
officiers de justice, dont la vie ou la mort ne signifiait rien. Il
attachait donc à la cure du jeune duc une importance énorme. Son
amour-propre et son ambition étaient en jeu également dans ce duel qu’il
soutenait contre la Mort. Pour se garder entière la gloire du triomphe,
il avait dit au prince, qui voulait faire venir de Paris les plus
célèbres médecins, que lui seul suffirait à cette besogne, et que rien
n’était plus grave qu’un changement de méthode dans le traitement d’une
telle blessure.

«Non, il ne mourra point, se disait-il, tout en examinant le jeune duc;
il n’a pas la face hippocratique, ses membres gardent de la souplesse,
et il a bien supporté cette angoisse du matin qui redouble les maladies
et détermine les crises funestes. D’ailleurs, il faut qu’il vive, son
salut est ma fortune; je l’arracherai des pattes osseuses de la camarde,
ce beau jeune homme héritier d’une noble race! Les sculpteurs attendront
encore longtemps pour tailler son marbre. C’est lui qui me tirera de ce
village où je végète. Tâchons d’abord, au risque de déterminer la
fièvre, de lui rendre un peu de force par quelque cordial énergique.»

Ouvrant lui-même sa boîte de médicaments, car son famulus, qui avait
veillé une partie de la nuit, dormait sur le lit de camp improvisé, il
en tira plusieurs petits flacons contenant des essences teintes
diversement, les unes rouges comme le rubis, les autres vertes comme
l’émeraude, celles-ci d’un jaune d’or, celles-là d’une transparence
diamantée. Des étiquettes latines abréviées et semblables, pour
l’ignorant, à des formules cabalistiques, étaient collées sur le cristal
des flacons. Maître Laurent, bien qu’il fût sûr de lui-même, lut à
plusieurs reprises le titre des fioles qu’il avait mises à part, en mira
le contenu à la lumière, profitant d’un rayon du soleil levant qui
filtrait à travers les rideaux, pesa les quantités qu’il empruntait à
chaque bouteille dans une éprouvette d’argent dont il connaissait le
poids, et composa du tout une potion d’après une recette dont il faisait
mystère.

Le mélange préparé, il réveilla son famulus et lui ordonna de hausser un
peu la tête de Vallombreuse, puis il desserra, au moyen d’une mince
spatule, les dents du blessé, et parvint à introduire entre leur double
rangée de perles le mince goulot du flacon. Quelques gouttes du liquide
pénétrèrent dans le palais du jeune duc, et leur saveur âcre et
puissante fit se contracter légèrement ses traits immobiles. Une gorgée
descendit dans la poitrine, bientôt suivie d’une autre, et la dose
entière, au grand contentement du médecin, fut absorbée sans trop de
peine. A mesure que Vallombreuse buvait, une imperceptible rougeur
montait à ses pommettes; une lueur chaude brillantait ses yeux, et sa
main inerte, allongée sur le drap, cherchait à se déplacer. Il poussa un
soupir et promena autour de lui, comme quelqu’un qui se réveille d’un
rêve, un regard où revenait l’intelligence.

«Je jouais gros jeu, fit maître Laurent en lui-même, ce médicament est
un philtre. Il peut tuer ou ressusciter. Il a ressuscité. Esculape,
Hygie et Hippocrate soient bénis!»

En ce moment, une main écarta avec précaution la tapisserie de la
portière, et sous le pli relevé apparut la tête vénérable du prince,
fatiguée et plus vieillie par l’angoisse de cette nuit terrible, que par
dix années. «Eh bien! maître Laurent?» murmura-t-il d’une voix anxieuse.
Le chirurgien posa son doigt sur sa bouche, et de l’autre main lui
montra Vallombreuse, un peu soulevé sur l’oreiller, et n’ayant plus
l’aspect cadavérique; car la potion le brûlait et le ranimait par sa
flamme.

Maître Laurent, de ce pas léger habituel aux personnes qui soignent les
malades, vint trouver le prince sur le seuil de la porte et, le tirant
un peu à part, il lui dit: «Vous voyez, monseigneur, que l’état de
monsieur votre fils, loin d’avoir empiré, s’améliore sensiblement. Sans
doute, il n’est point sauvé encore; mais, à moins d’une complication
imprévue que je fais tous mes efforts pour prévenir, je pense qu’il s’en
tirera et pourra continuer ses destinées glorieuses comme s’il n’eût
point été blessé.»

Un vif sentiment de joie paternelle illumina la figure du prince; et
comme il s’avançait vers la chambre pour embrasser son fils, maître
Laurent lui posa respectueusement la main sur la manche et l’arrêta:
«Permettez-moi, prince, de m’opposer à l’accomplissement de ce désir si
naturel; les docteurs sont fâcheux souvent, et la médecine a des
rigueurs à nulle autre pareilles. De grâce, n’entrez pas chez le duc.
Votre présence chérie et redoutée pourrait, en l’affaiblissement où il
se trouve, provoquer une crise dangereuse. Toute émotion lui serait
fatale, et capable de briser le fil bien frêle dont je l’ai rattaché à
la vie. Dans quelques jours, sa plaie étant en voie de cicatrisation, et
ses forces revenues peu a peu, vous aurez tout à votre aise et sans
péril cette douceur de le voir.»

Le prince, rassuré, et se rendant aux justes raisons du chirurgien, se
retira dans son appartement, où il s’occupa de lectures pieuses jusqu’au
coup de midi, heure à laquelle le majordome le vint avertir «que le
dîner de monseigneur était servi sur table.»

«Qu’on prévienne la comtesse Isabelle de Lineuil, ma fille,--tel est le
titre qu’elle portera désormais,--de vouloir bien descendre dîner,» dit
le prince au majordome qui s’empressa d’obéir à cet ordre.

Isabelle traversa cette antichambre aux armures, cause de ses terreurs
nocturnes, et ne la trouva du tout si lugubre aux vives clartés du jour.
Une lumière pure tombait des hautes fenêtres que n’aveuglaient plus les
volets fermés. L’air avait été renouvelé. Des fagots de genévrier et de
bois odorant, brûlés à grande flamme dans les cheminées, avaient chassé
l’odeur de relent et de moisissure. Par la présence du maître, la vie
était revenue à ce logis mort.

La salle à manger ne se ressemblait plus, et cette table, qui la veille
paraissait dressée pour un festin de spectres, recouverte d’une riche
nappe où la cassure des plis dessinait des carrés symétriques, prenait
tout à fait bon air avec sa vieille vaisselle plate chargée de ciselures
et blasonnée d’armoiries, ses flacons en cristal de Bohême mouchetés
d’or, ses verres de Venise aux pieds en spirale, ses drageoirs à épices
et ses mets d’où montaient des fumées odorantes.

D’énormes bûches jetées sur des chenets formés de grosses boules de
métal poli superposées, envoyaient le long d’une plaque au blason du
prince de larges tourbillons de flamme mêlés de joyeuses crépitations
d’étincelles, et répandaient une douce chaleur dans la vaste pièce. Les
orfèvreries des dressoirs, les vernis d’or et d’argent de la tenture en
cuir de Cordoue prenaient à ce foyer, malgré la clarté du jour, des
reflets et des paillettes rouges.

Quand Isabelle entra, le prince était déjà en sa chaise dont le haut
dossier figurait une sorte de dais. Derrière lui se tenaient deux
laquais en grande livrée. La jeune fille adressa à son père une
révérence modeste qui ne sentait pas son théâtre, et que toute grande
dame eût approuvée. Un domestique lui avança un siége, et, sans trop
d’embarras, elle prit place en face du prince à l’endroit qu’il lui
désignait de la main.

Les potages servis, l’écuyer tranchant découpa sur une crédence les
viandes que lui portait de la table un officier de bouche, et que les
valets y reportaient disséquées.

Un laquais versait à boire à Isabelle, qui n’usait de vin que fort
trempé, en personne réservée et sobre qu’elle était. Tout émue des
événements de la journée et de la nuit précédentes, tout éblouie et
troublée par le brusque changement de sa fortune, inquiète de son frère
si grièvement navré, perplexe sur le sort de son bien-aimé Sigognac,
elle ne touchait non plus aux mets placés devant elle que du bout des
dents.

«Vous ne mangez ni ne buvez, comtesse, lui dit le prince; acceptez donc
cette aile de perdrix.»

A ce titre de comtesse prononcé d’une voix amicale et pourtant sérieuse,
Isabelle tourna vers le prince ses beaux yeux bleus étonnés avec un
regard timidement interrogatif.

«Oui, comtesse de Lineuil; c’est le titre d’une terre que je vous donne,
car ce nom d’Isabelle, tout charmant qu’il soit, ne saurait convenir à
ma fille, sans être quelque peu accompagné.»

Isabelle, cédant à un impétueux mouvement de cœur, se leva, passa de
l’autre côté de la table, et s’agenouillant près du prince, lui prit la
main et la baisa en reconnaissance de cette délicatesse.

«Relevez-vous, ma fille, reprit le prince d’un air attendri, et reprenez
votre place. Ce que je fais est juste. La destinée seule m’empêcha de le
faire plus tôt, et cette terrible rencontre qui nous a tous réunis a
quelque chose où je vois le doigt du ciel. Votre vertu a empêché qu’un
grand crime fût commis, et je vous aime pour cette honnêteté, dût-elle
me coûter la vie de mon fils. Mais Dieu le sauvera, pour qu’il se
repente d’avoir outragé la plus pure innocence. Maître Laurent m’a donné
bon espoir, et du seuil d’où je le contemplais en son lit, Vallombreuse
ne m’a point paru avoir sur le front ce cachet de la mort que nous
autres gens de guerre savons bien reconnaître.»

On donna à laver dans une magnifique aiguière de vermeil, et le prince,
jetant sa serviette, se dirigea vers le salon, où, sur un signe,
Isabelle le suivit. Le vieux seigneur s’assit près de la cheminée,
monument sculptural qui s’élevait jusqu’au plafond, et sa fille prit
place à côté de lui sur un pliant. Comme les laquais s’étaient retirés,
le prince prit tendrement la main d’Isabelle entre les siennes, et
contempla quelque temps en silence cette fille si étrangement retrouvée.
Ses yeux exprimaient une joie mêlée de tristesse. Car, malgré les
assurances du médecin, la vie de Vallombreuse pendait encore à un fil.
Heureux d’une part, il était malheureux de l’autre; mais le charmant
visage d’Isabelle dissipa bientôt cette impression pénible, et le prince
tint ce discours à la nouvelle comtesse:

«Sans doute, ma chère fille, en cet événement qui nous réunit d’une
façon bizarre, romanesque et surnaturelle, la pensée doit vous être
venue que, pendant tout ce temps écoulé depuis votre enfance jusqu’à ce
jour, je ne vous ai point cherchée, et que le hasard seul a remis
l’enfant perdu au père oublieux. Ce serait mal connaître mes sentiments,
et vous avez l’âme si bonne, que cette idée a dû être bientôt abandonnée
par vous. Votre mère Cornélia, vous ne l’ignorez pas, était d’humeur
arrogante et fière; elle prenait tout avec une violence extraordinaire,
et, lorsque de hautes convenances, je dirais presque des raisons d’État,
me forcèrent à me séparer d’elle, bien malgré moi, pour un mariage
ordonné par un de ces désirs suprêmes qui sont des ordres auxquels nul
ne résiste, outrée de dépit et de colère, elle refusa obstinément tout
ce qui pouvait adoucir sa situation et assurer la vôtre à l’avenir.
Terre, châteaux, contrats de rente, argent, bijoux, elle me renvoya tout
avec un outrageux dédain. Ce désintéressement que j’admirais ne me
trouva pas moins entêté, et je laissai chez une personne de confiance
les sommes et les titres renvoyés pour qu’elle les pût reprendre... au
cas où son caprice changerait. Mais elle persista dans ses refus et,
changeant de nom, passa à une autre troupe avec laquelle elle se mit à
courir en province, évitant Paris et les endroits où je me trouvais. Je
perdis bientôt sa trace, d’autant plus que le roi mon maître me chargea
d’ambassades et missions délicates qui me tinrent longtemps à
l’étranger. Quand je revins, par des affidés aussi sûrs
qu’intelligents, lesquels avaient questionné et fait jaser des comédiens
de divers théâtres, j’appris que Cornélia était morte depuis quelques
mois déjà. Quant à l’enfant, on n’en avait point entendu parler, et l’on
ne savait pas ce qu’il était devenu. Le voyage perpétuel de ces
compagnies comiques, les noms de guerre qu’adoptent les acteurs qui les
composent, et dont ils changent souvent par nécessité ou caprice,
rendent fort difficiles ces recherches à qui ne peut les faire lui-même.
Le frêle indice qui guiderait l’intéressé ne suffit pas à l’agent
qu’anime seulement un motif cupide. On me signala bien quelques petites
filles parmi ces troupes; mais le détail de leur naissance ne se
rapportait point à la vôtre. Même quelquefois des suppositions furent
hasardées par des mères peu soucieuses de conserver leur fruit, et je
dus me tenir en garde contre ces ruses. On n’avait point touché aux
sommes déposées. Évidemment la rancunière Cornélia avait voulu me
dérober sa fille et se venger ainsi. Je dus croire à votre mort, et
cependant un instinct secret me disait que vous existiez. Je me
rappelais combien vous étiez gentille et mignonne en votre berceau, et
comme de vos petits doigts roses vous tiriez ma moustache, noire alors,
quand je me penchais pour vous baiser. La naissance de mon fils avait
ravivé ce souvenir au lieu de l’éteindre. Je pensais, en le voyant
grandir au sein du luxe, couvert de rubans et de dentelles comme un
enfant royal, ayant pour hochets des joyaux qui eussent été la fortune
d’honnêtes familles, que peut-être, en ce moment, vêtue à peine de
quelque oripeau fané de théâtre, vous souffriez du froid et de la faim
sur une charrette ou dans une grange ouverte à tous les vents. Si elle
vit, me disais-je, quelque directeur de troupe la malmène et la bat.
Suspendue à un fil d’archal, elle fait, à demi morte de peur, les amours
et les petits génies dans les vols des pièces à machines. Ses larmes mal
contenues coulent sillonnant le fard grossier dont on a barbouillé ses
joues pâles, ou bien, tremblante d’émotion, elle balbutie à la fumée des
chandelles un petit bout de rôle enfantin qui lui a valu déjà bien des
soufflets. Et je me repentais de n’avoir pas, dès le jour de sa
naissance, enlevé l’enfant à la mère; mais alors je croyais ces amours
éternelles. Plus tard, ce furent d’autres tourments. En cette vie
errante et dissolue, belle comme elle promettait de l’être, que
d’attaques sa pudicité n’a-t-elle point à souffrir de la part de ces
libertins qui volent aux comédiennes comme papillons aux lumières, et
le rouge me montait à la figure à l’idée que mon sang qui coule dans vos
veines subissait ces outrages. Bien des fois, affectant plus de goût que
je n’en avais pour la comédie, je me rendais aux théâtres, cherchant à
découvrir parmi les ingénues quelque jeune personne de l’âge que vous
eussiez dû avoir et de la beauté que je vous supposais. Mais je ne vis
que mines attelées et fardées, et qu’effronterie de courtisane sous des
grimaces d’innocente. Aucune de ces péronnelles ne pouvait être vous.

«J’avais donc tristement renoncé à l’espoir de retrouver cette fille
dont la présence eût égayé ma vieillesse; la princesse ma femme, morte
après trois ans d’union, ne m’avait donné d’autre enfant que
Vallombreuse, qui, par son caractère effréné, me causait bien des
peines. Il y a quelques jours, étant à Saint-Germain auprès du roi, pour
devoirs de ma charge, j’entendis des courtisans parler avec faveur de la
troupe d’Hérode, et ce qu’ils en dirent me fit naître l’envie d’assister
à une représentation de ces comédiens, les meilleurs qui fussent venus
depuis longtemps de province à Paris. On louait surtout une certaine
Isabelle pour son jeu correct, décent, naturel et tout plein d’une grâce
naïve. Ce rôle d’ingénue qu’elle rendait si bien au théâtre, elle le
soutenait, assurait-on, à la ville, et les plus méchantes langues se
taisaient devant sa vertu. Agité d’un secret pressentiment, je me rendis
à la salle où récitaient ces acteurs, et je vous vis jouer à
l’applaudissement général. Votre air de jeune personne honnête, vos
façons timides et modestes, le son de votre voix si frais et si
argentin, tout cela me troublait l’âme d’étrange sorte. Il est
impossible même à l’œil d’un père de reconnaître dans la belle fille de
vingt ans l’enfant qu’il n’a pas vue depuis le berceau, et surtout à la
lueur des chandelles, à travers l’éblouissement du théâtre; mais il me
semblait que si un caprice de la fortune poussait sur les planches une
fille de qualité, elle aurait cette mine réservée et discrète tenant à
distance les autres comédiens, cette distinction qui fait dire à tout le
monde: «Comment se trouve-t-elle là?» Dans la même pièce figurait un
pédant dont la trogne avinée ne m’était point inconnue. Les années
n’avaient en rien altéré sa laideur grotesque, et je me souvins que déjà
il faisait les Pantalons et les vieillards ridicules dans la compagnie
où jouait Cornélia. Je ne sais pourquoi mon imagination établissait un
rapport entre vous et ce pédant jadis camarade de votre mère. La raison
avait beau alléguer que cet acteur pouvait bien avoir pris de l’emploi
en cette troupe, sans que pour cela vous y fussiez; il me semblait qu’il
tenait entre ses mains le bout du fil mystérieux à l’aide duquel je me
guiderais dans ce dédale d’événements obscurs. Aussi formai-je la
résolution de l’interroger, et l’aurais-je fait si, quand j’envoyai à
l’auberge de la rue Dauphine, on ne m’eût dit que les comédiens d’Hérode
étaient partis pour donner une représentation dans un château aux
environs de Paris. Je me serais tenu tranquille jusqu’au retour des
acteurs, si un brave serviteur ne me fût venu prévenir, craignant
quelque rencontre fâcheuse, que le duc de Vallombreuse, amoureux à la
folie d’une comédienne nommée Isabelle qui lui résistait avec la plus
ferme vertu, avait fait le projet de l’enlever pendant cette expédition
supposée, au moyen d’une escouade de spadassins à gages, action par trop
énorme et violente, capable de mal tourner, la jeune fille étant
accompagnée d’amis qui n’allaient pas sans armes. Le soupçon que j’avais
de votre naissance me jeta, à cet avertissement, dans une perturbation
d’âme étrange à concevoir. Je frémis à l’idée de cet amour criminel qui
se changeait en amour monstrueux, si mes pressentiments ne me trompaient
point, puisque vous étiez, au cas qu’ils fussent vrais, la propre sœur
de Vallombreuse. J’appris que les ravisseurs devaient vous transporter
en ce château, et je m’y rendis en toute diligence. Vous étiez déjà
délivrée sans que votre honneur eût souffert, et la bague d’améthyste a
confirmé ce que me disait à votre vue la voix du sang.

--Croyez, monseigneur et père, répondit Isabelle, que je ne vous ai
jamais accusé. Habituée d’enfance à cette vie ambulante de comédienne,
j’avais facilement accepté mon sort, n’en connaissant et n’en rêvant pas
d’autre. Le peu que je savais du monde me faisait comprendre que
j’aurais mauvaise grâce à vouloir entrer dans une famille illustre, que
des raisons puissantes forçaient sans doute à me laisser dans
l’obscurité et l’oubli. Le souvenir confus de ma naissance m’inspirait
parfois de l’orgueil, et je me disais, en voyant l’air dédaigneux que
prennent les grandes dames à l’endroit des comédiennes: «Moi aussi je
suis de noble race!» Mais ces légères fumées se dissipaient bientôt, et
je ne gardais que l’invincible respect de moi-même. Pour rien au monde
je n’aurais souillé le pur sang qui coulait dans mes veines. Les
licences des coulisses, et les poursuites dont sont l’objet les
actrices, même lorsqu’elles manquent de beauté, ne m’inspiraient que du
dégoût. J’ai vécu au théâtre presque comme en un couvent, car on peut
être sage partout, quand on le veut. Le Pédant était pour moi comme un
père, et certes Hérode eût brisé les os à quiconque eût osé me toucher
du doigt, ou seulement me dire une parole libre. Quoique comédiens, ce
sont de très-braves gens, et je vous les recommande s’ils se trouvent
jamais en quelque nécessité. Je leur dois en grande partie de pouvoir
présenter sans rougir mon front à vos lèvres, et me dire hautement votre
fille. Mon seul regret est avoir été la cause bien innocente du malheur
arrivé à M. le duc votre fils, et j’aurais souhaité entrer dans votre
famille sous de meilleurs auspices.

--Vous n’avez rien à vous reprocher, ma chère fille, vous ne pouviez
deviner ces mystères qui ont éclaté tout à coup par un concours de
circonstances qu’on trouverait romanesques si on les rencontrait en un
livre, et ma joie de vous revoir aussi digne de moi que si vous
n’eussiez pas vécu à travers les hasards d’une vie errante, et d’une
profession peu rigoureuse d’ordinaire, efface bien la douleur où m’a
jeté la fâcheuse blessure de mon fils. Qu’il survive ou succombe, je ne
saurais vous en vouloir. En tout cas, votre vertu l’a sauvé d’un crime.
Ainsi, ne parlons plus de cela. Mais, parmi vos libérateurs, quel était
ce jeune homme qui semblait diriger l’attaque, et qui a blessé
Vallombreuse? Un comédien, sans doute, quoiqu’il m’ait paru de bien
grand air et de hardi courage.

--Oui, mon père, répondit Isabelle dont les joues se couvrirent d’une
faible et pudique rougeur, un comédien. Mais s’il m’est permis de trahir
un secret, qui n’en est plus un déjà pour monsieur le duc, je vous dirai
que ce prétendu capitaine Fracasse (tel est son emploi dans la troupe)
cache sous son masque un noble visage, et sous son nom de théâtre un nom
de race illustre.

--En effet, répondit le prince, je crois avoir entendu parler de cela.
Il eût été étonnant qu’un comédien se risquât à cet acte téméraire de
contrecarrer un duc de Vallombreuse, et d’entrer en lutte avec lui. Il
faut un sang généreux pour de telles audaces. Un gentilhomme seul peut
vaincre un gentilhomme, de même qu’un diamant n’est rayé que par un
autre diamant.»

L’orgueil nobiliaire du prince éprouvait quelque consolation à penser
que son fils n’avait point été navré par quelqu’un de bas lieu. Les
choses reprenaient ainsi une situation régulière. Ce combat devenait une
sorte de duel entre gens de condition égale, et le motif en était
avouable; l’élégance n’avait rien à souffrir de cette rencontre.

«Et comment se nomme ce valeureux champion, reprit le prince, ce preux
chevalier défenseur de l’innocence?

--Le baron de Sigognac, répondit Isabelle d’une voix légèrement
tremblante, je livre son nom sans crainte à votre générosité. Vous êtes
trop juste pour poursuivre en lui le malheur d’une victoire qu’il
déplore.

--Sigognac, dit le prince, je pensais cette race éteinte. N’est-ce pas
une famille de Gascogne?

--Oui, mon père, son castel se trouve aux environs de Dax.

--C’est bien cela. Les Sigognac ont des armes parlantes; ils portent
d’azur à trois cigognes d’or, deux et une. Leur noblesse est fort
ancienne. Palamède de Sigognac figurait glorieusement à la première
croisade. Un Raimbaud de Sigognac, le père de celui-ci, sans doute,
était fort ami et compagnon de Henri IV en sa jeunesse, mais il ne le
suivit point à la cour; car ses affaires, dit-on, étaient fort
dérangées, et l’on ne gagnait guère que des coups sur les talons du
Béarnais.

--Si dérangées, que notre troupe, forcée par une nuit pluvieuse à
chercher un asile, trouva le fils dans une tourelle à hiboux tout en
ruines, où se consumait sa jeunesse, et que nous l’arrachâmes à ce
château de la misère, craignant qu’il n’y mourût de faim par fierté et
mélancolie; je n’ai jamais vu infortune plus vaillamment supportée.

--Pauvreté n’est pas forfaiture, dit le prince, et toute noble maison
qui n’a point failli à l’honneur peut se relever. Pourquoi, en son
désastre, le baron de Sigognac ne s’est-il pas adressé à quelqu’un des
anciens compagnons d’armes de son père, ou même au roi, le protecteur-né
de tous les gentilshommes?

--Le malheur rend timide, quelque brave qu’on soit, répondit Isabelle,
et l’amour-propre retient le courage. En venant avec nous, le Baron
comptait rencontrer à Paris une occasion favorable qui ne s’est point
présentée; pour n’être point à notre charge, il a voulu remplacer un de
nos camarades mort en route, et comme cet emploi se joue sous le masque,
il n’y pensait pas compromettre sa dignité.

--Sous ce déguisement comique, sans être sorcier, je devine bien un
petit brin d’amourette, dit le prince en souriant avec une maligne
bonté; mais ce ne sont point là mes affaires; je connais assez votre
vertu, et je ne m’alarme point de quelques soupirs discrets poussés à
votre intention. Il n’y a pas assez longtemps d’ailleurs que je suis
votre père, pour me permettre de vous sermonner.»

Pendant qu’il s’exprimait ainsi, Isabelle fixait sur le prince ses
grands yeux bleus, où brillaient la plus pure innocence et la plus
parfaite loyauté. La nuance rose dont le nom de Sigognac avait coloré
son beau visage s’était dissipée; sa physionomie n’offrait aucun signe
de honte ou d’embarras. Dans son cœur le regard d’un père, le regard de
Dieu même, n’eût rien trouvé de répréhensible.

L’entretien en était là quand l’élève de maître Laurent se fit annoncer;
il apportait un bulletin favorable de la santé de Vallombreuse. L’état
du blessé était aussi satisfaisant que possible; après la potion, une
crise heureuse avait eu lieu, et le médecin répondait désormais de la
vie du jeune duc. Sa guérison n’était plus qu’une affaire de temps.

A quelques jours de là, Vallombreuse, soutenu par deux ou trois
oreillers, paré d’une chemise à collet en point de Venise, les cheveux
séparés et remis en ordre, recevait dans son lit la visite de son fidèle
ami le chevalier de Vidalinc, qu’on ne lui avait pas encore permis de
voir. Le prince était assis dans la ruelle, regardant avec une profonde
joie paternelle le visage pâle et amaigri de son fils, mais qui
n’offrait plus aucun symptôme alarmant. La couleur était revenue aux
lèvres, et l’étincelle de la vie brillait dans les yeux. Isabelle était
debout près du chevet. Le jeune duc lui tenait la main entre ses doigts
fluets, et d’un blanc bleuâtre comme ceux des malades abrités du grand
air et du soleil depuis quelque temps. Comme il lui était défendu de
parler encore autrement que par monosyllabes, il témoignait ainsi sa
sympathie à celle qui était la cause involontaire de sa blessure, et lui
faisait comprendre combien il lui pardonnait de grand cœur. Le frère
avait chez lui remplacé l’amant, et la maladie, en calmant sa fougue,
n’avait pas peu contribué à cette transition difficile. Isabelle était
bien réellement pour lui la Comtesse de Lineuil, et non plus la
comédienne de la troupe d’Hérode. Il fit un signe de tête amical à
Vidalinc, et dégagea un moment sa main de celle de sa sœur pour la lui
tendre. C’était tout ce que le médecin autorisait pour cette fois.

Au bout de deux ou trois semaines, Vallombreuse, fortifié par de légers
aliments, put passer quelques heures sur une chaise longue et supporter
l’air d’une fenêtre ouverte, par où entraient les souffles balsamiques
du printemps. Isabelle souvent lui tenait compagnie et lui faisait la
lecture, fonction à laquelle son ancien métier de comédienne la rendait
merveilleusement propre, par l’habitude de soutenir la voix et de varier
à propos les intonations.

Un jour qu’ayant achevé un chapitre, elle allait en recommencer un autre
dont elle avait déjà lu l’argument, le duc de Vallombreuse lui fit signe
de poser le livre, et lui dit:

«Chère sœur, ces aventures sont les plus divertissantes du monde, et
l’auteur peut se compter parmi les plus gens d’esprit de la cour et de
la ville; il n’est bruit que de son livre dans les ruelles, mais j’avoue
que je préfère à cette lecture votre conversation charmante. Je n’aurais
pas cru tant gagner en perdant tout espoir. Le frère est auprès de vous
en meilleure posture que l’amant; autant vous étiez rigoureuse à l’un,
autant vous êtes douce à l’autre. Je trouve à ce sentiment paisible des
charmes dont je ne me doutais point. Vous me révélez tout un côté
inconnu de la femme. Emporté par des passions ardentes, poursuivant le
plaisir que me promettait la beauté, m’exaltant et m’irritant aux
obstacles, j’étais comme ce féroce chasseur de la légende que rien
n’arrête; je ne voyais qu’une proie dans l’objet aimé. L’idée d’une
résistance me semblait impossible. Le mot de vertu me faisait hausser
les épaules, et je puis dire sans fatuité à la seule qui ne m’ait point
cédé, que j’avais bien des raisons de n’y pas croire. Ma mère était
morte quand je ne comptais encore que trois ans; vous n’étiez pas
retrouvée, et j’ignorais tout ce qu’il y a de pur, de tendre, de délicat
dans l’âme féminine. Je vous vis; une irrésistible sympathie, où la voix
secrète du sang était sans doute pour quelque chose, m’entraîna vers
vous, et pour la première fois un sentiment d’estime se mêla dans mon
cœur à l’amour. Votre caractère, tout en me désespérant, me plaisait.
J’approuvais cette fermeté modeste et polie avec laquelle vous
repoussiez mes hommages. Plus vous me rejetiez, plus je vous trouvais
digne de moi. La colère et l’admiration se succédaient en moi, et
quelquefois y régnaient ensemble. Même en mes plus violentes fureurs, je
vous ai toujours respectée. Je pressentais l’ange à travers la femme, et
je subissais l’ascendant d’une pureté céleste. Maintenant je suis
heureux, car j’ai de vous précisément ce que je désirais de vous sans le
savoir, cette affection dégagée de tout alliage terrestre, inaltérable,
éternelle; je possède enfin une âme.

--Oui, cher frère, répondit Isabelle, vous la possédez, et ce m’est un
bien grand bonheur que de pouvoir vous le dire. Vous avez en moi une
sœur dévouée qui vous aimera double pour le temps perdu, surtout si,
comme vous l’avez promis, vous modérez ces fougues dont s’alarme notre
père, et ne laissez paraître que ce qu’il y a d’excellent en vous.

--Voyez la jolie prêcheuse, dit Vallombreuse en souriant; il est vrai
que je suis un bien grand monstre, mais je m’amenderai sinon par amour
de la vertu, du moins pour ne pas voir ma grande sœur prendre son air
sévère à quelque nouvelle escapade. Pourtant je crains d’être toujours
la folie, comme vous serez toujours la raison.

--Si vous me complimentez ainsi, fit Isabelle avec un petit air de
menace, je vais reprendre mon livre, et il vous faudra ouïr tout au long
l’histoire qu’allait raconter, dans la cabine de sa galère, le corsaire
barbaresque à l’incomparable princesse Aménaïde, sa captive, assise sur
des carreaux de brocart d’or.

--Je n’ai pas mérité une si dure punition. Dussé-je paraître bavard,
j’ai envie de parler. Ce damné médecin m’a posé si longtemps sur les
lèvres le cachet du silence et fait ressembler à une statue
d’Harpocrate!

--Mais ne craignez-vous pas de vous fatiguer? Votre blessure est
cicatrisée à peine. Maître Laurent m’a tant recommandé de vous faire la
lecture, afin qu’en écoutant vous ménagiez votre poitrine.

--Maître Laurent ne sait ce qu’il dit, et veut prolonger son importance.
Mes poumons aspirent et rendent l’air avec la même facilité
qu’auparavant. Je me sens tout à fait bien, et j’ai des envies de monter
à cheval pour faire une promenade dans la forêt.

--Il vaut mieux encore faire la conversation; le danger, certes, sera
moindre.

--D’ici à peu je serai remis sur pied, ma sœur, et je vous présenterai
dans le monde où votre rang vous appelle, et où votre beauté si parfaite
ne manquera pas d’amener à vos pieds nombre d’adorateurs, parmi lesquels
la comtesse de Lineuil pourra se choisir un époux.

--Je n’ai aucune envie de me marier, et croyez que ce ne sont point là
propos de jeune fille qui serait bien fâchée d’être prise au mot. J’ai
assez donné ma main à la fin des pièces où je jouais, pour n’être pas si
pressée de le faire dans la vie réelle. Je ne rêve pas d’existence plus
douce que de rester près du prince et de vous.

--Un père et un frère ne suffisent pas toujours, même à la personne la
plus détachée du monde. Ces tendresses-là ne remplissent pas tout le
cœur.

--Elles rempliront tout le mien, cependant, et si elles me manquaient un
jour, j’entrerais en religion.

--Ce serait vraiment pousser l’austérité trop loin. Est-ce que le
chevalier de Vidalinc ne vous paraît pas avoir tout ce qu’il faut pour
faire un mari parfait?

--Sans doute. La femme qu’il épousera pourra se dire heureuse; mais,
quelque charmant que soit votre ami, mon cher Vallombreuse, je ne serai
jamais cette femme.

--Le chevalier de Vidalinc est un peu rousseau, et peut-être êtes-vous
comme notre roi Louis XIII qui n’aime pas cette couleur, fort prisée des
peintres cependant. Mais ne parlons plus de Vidalinc. Que vous semble du
marquis de l’Estang, qui vint l’autre jour savoir de mes nouvelles et ne
vous quitta pas des yeux tant que dura sa visite? Il était si émerveillé
de votre grâce, si ébloui de votre beauté nonpareille, qu’il s’empêtrait
en ses compliments et ne faisait que balbutier. Cette timidité à part,
qui doit trouver excuse à vos yeux puisque vous en étiez cause, c’est un
cavalier accompli. Il est beau, jeune, d’une grande naissance et d’une
grande fortune. Il vous conviendrait fort.

--Depuis que j’ai l’honneur d’appartenir à votre illustre famille,
répondit Isabelle un peu impatientée de ce badinage, trop d’humilité ne
me siérait pas. Je ne dirai donc point que je me regarde comme indigne
d’une pareille union; mais le marquis de l’Estang demanderait ma main à
mon père, que je refuserais. Je vous l’ai déjà dit, mon frère, je ne
veux point me marier, et vous le savez bien, vous qui me tourmentez de
la sorte.

--Oh! quelle humeur virginale et farouche vous avez, ma sœur! Diane
n’est pas plus sauvage en ses forêts et vallées de l’Hémus. Encore s’il
faut en croire les mauvaises langues mythologiques, le seigneur Endymion
trouva-t-il grâce à ses yeux. Vous vous fâchez parce que je vous
propose, en causant, quelques partis sortables; si ceux-là vous
déplaisent, nous vous en découvrirons d’autres.

--Je ne me fâche pas, mon frère; mais décidément vous parlez trop pour
un malade, et je vous ferai gronder par maître Laurent. Vous n’aurez
pas, à votre souper, votre aile de poulet.

--S’il en est ainsi, je me tais, fit Vallombreuse avec un air de
soumission, mais croyez que vous ne serez mariée que de ma main.»

Pour se venger de la moquerie opiniâtre de son frère, Isabelle commença
l’histoire du corsaire barbaresque d’une voix haute et vibrante qui
couvrait celle de Vallombreuse.

«Mon père, le duc de Fossombrone, se promenait avec ma mère, l’une des
plus belles femmes, sinon la plus belle du duché de Gênes, sur le rivage
de la Méditerranée où descendait l’escalier d’une superbe villa qu’il
habitait l’été, quand les pirates d’Alger, cachés derrière des roches,
s’élancèrent sur lui, triomphèrent par le nombre de sa résistance
désespérée, le laissèrent pour mort sur la place et emportèrent la
duchesse, alors enceinte de moi, malgré ses cris, jusqu’à leur barque,
qui s’éloigna rapidement en faisant force de rames, et rejoignit la
galère capitaine abritée dans une crique. Présentée au dey, ma mère lui
plut et devint sa favorite...»

Vallombreuse, pour déjouer la malice d’Isabelle, ferma les yeux et sur
ce passage plein d’intérêt feignit de s’endormir.

Le sommeil que Vallombreuse avait d’abord feint devînt bientôt
véritable, et la jeune fille, voyant son frère endormi, se retira sur la
pointe du pied.

Cette conversation, où le duc semblait avoir voulu mettre une intention
malicieuse, troublait Isabelle quoi qu’elle en eût. Vallombreuse,
conservant une rancune secrète à l’endroit de Sigognac, bien qu’il n’en
eût pas encore prononcé le nom depuis l’attaque du château, cherchait-il
à élever par un mariage un obstacle insurmontable entre le Baron et sa
sœur? ou désirait-il simplement savoir si la comédienne transformée en
comtesse n’avait pas changé de sentiment comme de fortune? Isabelle ne
pouvait répondre à ces deux points d’interrogation que se posait
alternativement sa rêverie. Puisqu’elle était la sœur de Vallombreuse,
la rivalité de Sigognac et du jeune duc tombait d’elle-même; mais, d’un
autre côté, il était difficile de supposer qu’un caractère si altier, si
orgueilleux et si vindicatif, eût oublié la honte d’une première
défaite, et surtout celle d’une seconde. Quoique les positions fussent
changées, Vallombreuse, en son cœur, devait toujours haïr Sigognac.
Eût-il assez de grandeur d’âme pour lui pardonner, la générosité
n’exigeait pas qu’il l’aimât et l’admît dans sa famille. Il fallait
renoncer à l’espoir d’une réconciliation. Le prince, d’ailleurs, ne
verrait jamais avec plaisir celui qui avait mis en péril les jours de
son fils. Ces réflexions jetaient Isabelle en une mélancolie qu’elle
essayait vainement de secouer. Tant qu’elle s’était considérée dans son
état de comédienne comme un obstacle à la fortune de Sigognac, elle
avait repoussé toute idée d’union avec lui; mais maintenant qu’un coup
inopiné du sort la comblait de tous les biens qu’on souhaite, elle eût
aimé à récompenser par le don de sa main celui qui la lui avait demandée
quand elle était méprisée et pauvre. Elle trouvait une sorte de bassesse
à ne point faire partager sa prospérité au compagnon de sa misère. Mais
tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de lui garder une inaltérable
fidélité, car elle n’osait parler en sa faveur ni au prince ni à
Vallombreuse.

Bientôt le jeune duc fut assez bien pour pouvoir dîner à table avec son
père et sa sœur; il déployait à ces repas une déférence respectueuse
envers le prince, une tendresse ingénieuse et délicate à l’endroit
d’Isabelle, et montrait qu’il avait, malgré sa frivolité apparente,
l’esprit orné plus qu’on n’eût pu le supposer chez un jeune homme adonné
aux femmes, aux duels et à toutes sortes de dissipations. Isabelle se
mêlait modestement à ces conversations, et le peu qu’elle disait était
si juste, si fin et si à propos, que le prince en était émerveillé,
d’autant plus que la jeune fille, avec un tact parfait, évitait
préciosité et pédanterie.

[Illustration:... les deux chevaux partirent d’un train assez vif.
(Page 451.)]

Vallombreuse tout à fait rétabli proposa à sa sœur une promenade à
cheval dans le parc, et les deux jeunes gens suivirent au pas une longue
allée, dont les arbres centenaires se rejoignaient en voûte et formaient
un couvert impénétrable aux rayons du soleil; le duc avait repris toute
sa beauté, Isabelle était charmante, et jamais couple plus gracieux ne
chevaucha côte à côte. Seulement la physionomie du jeune homme exprimait
la gaieté et celle de la jeune fille la mélancolie. Parfois les saillies
de Vallombreuse lui arrachaient un vague et faible sourire, puis elle
retombait dans sa languissante rêverie; mais son frère ne paraissait pas
s’apercevoir de cette tristesse, et il redoublait de verve. «Oh! la
bonne chose que de vivre, disait-il; on ne se doute pas du plaisir qu’il
y a dans cet acte si simple: respirer! Jamais les arbres ne m’ont semblé
si verts, le ciel si bleu, les fleurs si parfumées! C’est comme si
j’étais né d’hier et que je visse la création pour la première fois.
Quand je songe que je pourrais être allongé sous un marbre et que je me
promène avec ma chère sœur, je ne me sens pas d’aise! ma blessure ne me
fait plus souffrir du tout, et je crois que nous pouvons risquer un
petit temps de galop pour retourner au château où le prince s’ennuie à
nous attendre.»

Malgré les observations d’Isabelle toujours craintive, Vallombreuse
chercha les flancs de sa monture, et les deux chevaux partirent d’un
train assez vif. Au bas du perron, en enlevant sa sœur de dessus la
selle, le jeune duc lui dit: «Maintenant me voilà un grand garçon, et
j’obtiendrai la permission de sortir seul.

--Eh quoi! vous voulez donc nous quitter à peine guéri, méchant que vous
êtes?

--Oui, j’ai besoin de faire un voyage de quelques jours, répondit
négligemment Vallombreuse.»

En effet, le lendemain il partit après avoir pris congé du prince, qui
ne s’opposa point à son départ, et dit à Isabelle d’un ton énigmatique
et bizarre: «Au revoir, petite sœur, vous serez contente de moi!»



XIX.

ORTIES ET TOILES D’ARAIGNÉE.


Le conseil d’Hérode était sage, et Sigognac se résolut à le suivre;
aucun attrait d’ailleurs, Isabelle devenue de comédienne grande dame, ne
le rattachait plus à la troupe. Il fallait disparaître quelque temps, se
plonger dans l’oubli, jusqu’à ce que le ressentiment causé par la mort
probable de Vallombreuse se fût apaisé. Aussi après avoir fait, non sans
émotion, ses adieux à ces braves acteurs qui s’étaient montrés si bons
camarades pour lui, Sigognac s’éloigna de Paris, monté sur un vigoureux
bidet, les poches assez convenablement garnies de pistoles, produit de
sa part sur les recettes. A petites journées, il se dirigeait vers sa
gentilhommière délabrée; car, après l’orage, l’oiseau retourne toujours
à son nid, ne fût-il que de bûchettes et de vieille paille. C’était le
seul gîte où il pût se réfugier, et dans ses désespérances, il éprouvait
une sorte de plaisir à retourner au pauvre manoir de ses pères, qu’il
eût peut-être mieux fait de ne pas quitter. En effet, sa fortune ne
s’était guère améliorée, et cette dernière aventure ne pouvait que lui
nuire. «Allons, se disait-il tout en cheminant, j’étais prédestiné à
mourir de faim et d’ennui entre ces murailles lézardées, sous ce toit
qui laisse passer la pluie comme un crible. Nul n’évite son sort et
j’accomplirai le mien: je serai le dernier des Sigognac.»

Il est inutile de décrire tout au long ce voyage qui dura une vingtaine
de jours et ne fut égayé d’aucune rencontre curieuse. Il suffira de dire
qu’un beau soir Sigognac aperçut de loin les deux tourelles de son
château, illuminées par le couchant et se détachant en clair du fond
violet de l’horizon. Un caprice de la lumière

[Illustration:... Un beau soir, Sigognac aperçut de loin les tourelles
de son château... (Page 452.)]

les faisait paraître plus rapprochées qu’elles ne l’étaient réellement,
et dans un des rares carreaux de la façade, le soleil encadrait une
scintillation rouge du plus vif éclat. On eût dit une monstrueuse
escarboucle.

Cette vue causa au Baron un attendrissement bizarre; certes, il avait
bien souffert dans ce castel en ruines, et cependant il éprouvait à le
retrouver l’émotion que procure au retour un ancien ami dont l’absence a
fait oublier les défauts. Sa vie s’était écoulée là pauvre, obscure,
solitaire, mais non sans quelques secrètes douceurs; car la jeunesse ne
peut être tout à fait malheureuse. La plus découragée a encore ses rêves
et ses espérances. L’habitude d’une peine finit par avoir son charme, et
l’on regrette certaines tristesses plus que certaines joies.

Sigognac donna de l’éperon à son cheval pour lui faire hâter l’allure et
arriver avant la nuit. Le soleil ayant baissé et ne laissant plus voir
au-dessus de la ligne brune tracée par la lande sur le ciel qu’un mince
segment de son disque échancré, la lueur rouge de la vitre s’était
éteinte, et le manoir ne formait plus qu’une tache grise se confondant
presque avec l’ombre; mais Sigognac connaissait bien la route, et
bientôt il s’engagea dans le chemin fréquenté jadis, désert maintenant,
qui conduisait au château. Les branches gourmandes de la haie lui
fouettaient les bottes, et devant les pas de son cheval, les reinettes
peureuses sautelaient à travers l’herbe humide de rosée; un faible et
lointain aboi de chien, quêtant tout seul comme pour se désennuyer, se
faisait entendre dans le silence profond de la campagne. Sigognac arrêta
sa monture pour mieux écouter. Il avait cru reconnaître la voix enrouée
de Miraut. Bientôt l’aboi se rapprocha et se changea en un jappement
réitéré et joyeux, entrecoupé par une course haletante; Miraut avait
éventé son maître, et il accourait de toute la vitesse de ses vieilles
pattes. Le baron siffla d’une certaine façon, et au bout de quelques
minutes, le bon et brave chien déboucha impétueusement par une brèche de
la haie, hurlant, sanglotant, poussant des cris presque humains. Quoique
essoufflé et pantelant, il sautait au nez du cheval, tâchait d’escalader
la selle pour parvenir jusqu’à son maître, et donnait les plus
extravagants témoignages de joie canine que jamais animal de son espèce
ait manifestés. Argus lui-même reconnaissant Ulysse chez Eumée n’était
pas si content que Miraut. Sigognac se baissa et lui flatta la tête de
la main pour calmer cette furie sympathique.

Satisfait de cet accueil, et voulant porter la bonne nouvelle aux
habitants du château, c’est-à-dire à Pierre, à Bayard et à Béelzébuth,
Miraut partit comme un trait et se mit à aboyer de telle sorte devant le
vieux serviteur assis dans la cuisine, que celui-ci comprit qu’il se
passait quelque chose d’extraordinaire.

«Est-ce que le jeune maître reviendrait?» se dit Pierre en se levant et
en marchant à la suite de Miraut, qui le tirait par le pan de son sayon.
Comme la nuit s’était faite, Pierre avait allumé au foyer où cuisait son
frugal souper un éclat de bois résineux, dont, à l’entrée du chemin, la
fumée rougeâtre illumina tout à coup Sigognac et son cheval.

«C’est vous, monsieur le Baron, s’écria joyeusement le brave Pierre à la
vue de son maître; Miraut me l’avait déjà dit en son honnête langage de
chien; car nous sommes si seuls ici que, bêtes et gens ne parlant
qu’entre eux, finissent par se comprendre. Cependant n’ayant point été
averti de votre retour, je craignais de me tromper. Attendu ou non,
soyez le bienvenu dans votre domaine; on tâchera de vous fêter le mieux
possible.

--Oui, c’est bien moi, mon bon Pierre, Miraut ne t’a pas menti; moi,
sinon plus riche, du moins sain et sauf; allons, marche devant avec la
torche et rentrons au logis.»

Pierre, non sans effort, ouvrit les battants de la vieille porte, et le
baron de Sigognac passa sous le portail éclairé d’une manière
fantastique par les reflets de la torche. A cette lueur les trois
cigognes sculptées sur le blason à la voûte parurent s’animer et
palpiter des ailes comme si elles eussent voulu saluer le retour du
dernier rejeton de la famille qu’elles avaient symbolisée pendant tant
de siècles. Un hennissement prolongé semblable à un clairon se fit
entendre. C’était Bayard qui du fond de son écurie sentait son maître et
tirait de ses vieux poumons asthmatiques cette fanfare éclatante!

«Bien, bien, je t’entends, mon pauvre Bayard, dit Sigognac en descendant
de cheval et en jetant les rênes à Pierre; je vais t’aller dire
bonjour.» Et il se dirigeait du côté de l’écurie lorsqu’il faillit
choir: une masse noirâtre s’enchevêtrait dans ses jambes miaulant,
ronronnant, faisant le gros dos. C’était Béelzébuth qui exprimait sa
joie avec tous les moyens que la nature a donnés à la race féline;
Sigognac le prit entre ses bras et l’éleva à la hauteur de son visage.
Le matou était au comble du bonheur; ses yeux ronds s’illuminaient de
lueurs phosphoriques; des frémissements nerveux lui faisaient ouvrir et
fermer ses pattes aux ongles rétractiles. Il s’étranglait à force de
filer vite son rouet et poussait avec une passion éperdue son nez, noir
et grenu comme une truffe, contre la moustache de Sigognac. Après
l’avoir bien caressé, car il ne dédaignait pas ces témoignages
d’affection d’humbles amis, le Baron remit délicatement Béelzébuth à
terre, et ce fut le tour de Bayard qu’il flatta, à plusieurs reprises,
en lui frappant du plat de la main le col et la croupe. Le bon animal
mettait sa tête sur l’épaule de son maître, grattait le sol de son pied
et de l’arrière-train essayait une courbette fringante. Il accueillit
poliment le bidet qu’on installa près de lui, se sentant sûr de
l’affection de Sigognac et peut-être satisfait d’entrer en relation avec
un animal de son espèce, ce qui ne lui était pas arrivé depuis
longtemps.

«Maintenant que j’ai répondu aux civilités de mes bêtes, dit Sigognac à
Pierre, il ne serait peut-être pas mal à propos d’aller voir à la
cuisine ce que contient ton garde-manger; j’ai mal déjeuné ce matin,
mais je n’ai pas dîné du tout, car je voulais arriver au but de mon
voyage devant qu’il fît nuit. A Paris, j’ai un peu perdu mes habitudes
de sobriété, et je ne serai pas fâché de souper, ne fût-ce que d’un
rogaton.

--Maître, il y a un reste de miasson, un peu de lard et du fromage de
chèvre. Ce sont des mets sauvages et rustiques que vous ne trouverez
peut-être plus mangeables depuis que vous avez tâté de la grande
cuisine. S’ils ne flattent pas le palais, ils empêchent du moins de
mourir de faim.

--C’est tout ce qu’un homme peut demander à la nourriture, répondit
Sigognac, et je ne suis point ingrat, comme tu sembles le penser, envers
les aliments simples qui ont soutenu ma jeunesse et m’ont fait sain,
alerte et vigoureux; sers ton miasson, ton lard et ton fromage avec la
fierté d’un maître d’hôtel qui apporterait sur un plat d’or un paon
faisant la roue.»

Rassuré sur sa cuisine, Pierre couvrit en hâte la table où d’habitude
Sigognac prenait son maigre repas, d’une nappe bise mais propre; il
plaça d’un côté le gobelet, de l’autre le pot de grès plein d’une
piquette acide pour faire symétrie au bloc de miasson et se tint debout
derrière son maître comme un majordome servant un prince. Selon
l’antique cérémonial, Miraut, assis à sa droite sur son derrière, et
Béelzébuth, accroupi à gauche, regardaient avec extase le baron de
Sigognac et suivaient les voyages que sa main faisait du plat à sa
bouche et de sa bouche au plat dans l’attente de quelque morceau qu’il
leur jetait impartialement.

Ce tableau bizarre était éclairé par l’éclat de bois résineux que Pierre
avait planté sur une fiche en fer, à l’intérieur de la cheminée, pour
que la fumée ne se répandît pas dans la chambre. Il répétait si
exactement la scène décrite au commencement de cette histoire, que le
Baron, frappé de cette ressemblance, s’imaginait avoir fait un rêve et
n’être jamais sorti de son château.

Le temps qui, à Paris, avait coulé si vite et si chargé d’événements,
semblait s’être arrêté au château de Sigognac. Les heures endormies ne
s’étaient pas donné la peine de retourner leur sablier plein de
poussière. Tout était à la même place. Les araignées sommeillaient
toujours aux encoignures dans leur hamac grisâtre, attendant la venue de
quelque mouche improbable. Quelques-unes même s’étaient découragées et
n’avaient point raccommodé leurs toiles, n’ayant plus assez de substance
pour tirer du fil de leur ventre; sur la cendre blanche de l’âtre un
charbon qui paraissait ne pas avoir brûlé depuis le départ du Baron
dégageait une petite fumée grêle comme celle d’une pipe près de
s’éteindre; seulement les orties et les ciguës avaient grandi dans la
cour, l’herbe qui encadrait les pavés était plus haute, une branche
d’arbre, n’arrivant jadis qu’à la fenêtre de la cuisine, y poussait
maintenant un jet feuillu par la maille d’un carreau cassé. C’était tout
ce qu’il y avait de nouveau.

Malgré lui, Sigognac se sentait repris par ce milieu. Ses anciennes
pensées lui revenaient en foule; et il se perdait en des rêveries
silencieuses que respectait Pierre et que n’osaient troubler Miraut et
Béelzébuth par des caresses intempestives. Tout ce qui s’était passé ne
lui faisait plus l’effet que d’aventures qu’il aurait lues dans un livre
et dont le souvenir lui serait vaguement resté. Le capitaine Fracasse,
déjà effacé à demi, ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme
un pâle spectre émané et détaché à tout jamais de lui-même. Son combat
avec Vallombreuse ne se dessinait en sa mémoire que sous forme d’une
gesticulation bizarre à laquelle sa volonté était demeurée étrangère.
Aucune des actions accomplies pendant cette période ne lui semblait
tenir à lui, et son retour au château avait rompu les fils qui les
rattachaient à sa vie. Seul son amour pour Isabelle ne s’était pas
envolé, et il le retrouvait toujours vivace en son cœur, mais plutôt
encore comme une aspiration de l’âme que comme une passion réelle,
puisque celle qui en était l’objet ne pouvait plus lui appartenir. Il
comprenait que la roue de son char un moment lancé sur une autre route
était retombée dans son ornière fatale, et il s’y résignait avec un
accablement tranquille. Seulement il se blâmait d’avoir eu quelques
minutes d’espérance et d’illusion. Pourquoi diable aussi les malheureux
veulent-ils être heureux? Quelle sottise!

Cependant il parvint à secouer cette torpeur, et comme il voyait dans
les yeux de Pierre pointer de timides interrogations, il narra
brièvement à ce digne serviteur les faits principaux qui pouvaient
l’intéresser dans cette histoire; au récit des deux duels de son élève
avec Vallombreuse, le bonhomme, fier d’avoir formé un tel disciple,
rayonnait d’aise et simulait contre la muraille, au moyen d’un bâton,
les coups que lui décrivait Sigognac.

«Hélas! mon brave Pierre, dit le Baron en soupirant, tu m’as trop bien
montré tous ces secrets d’escrime que personne ne possède comme toi.
Cette victoire m’a perdu et renvoyé pour longtemps, sinon pour toujours,
en ce pauvre et triste manoir. J’ai cette chance particulière que le
triomphe m’abat et ruine mes affaires au lieu de les accommoder. Il eût
mieux valu que je fusse blessé ou même tué en cette rencontre fâcheuse.

--Les Sigognac, fit sentencieusement le vieux serviteur, ne sauraient
être battus. Quoi qu’il arrive, maître, je suis content que vous ayez
tué ce Vallombreuse. La chose a dû être faite dans les règles, j’en suis
sûr, et c’est tout ce qu’il faut. Que peut objecter un homme qui meurt
d’un beau coup d’épée, étant en garde?

--Rien, certainement, répondit Sigognac, que la philosophie prévôtale du
vieux maître d’armes faisait sourire; mais je me sens un peu fatigué.
Allume la lampe et conduis-moi à ma chambre.»

Pierre obéit. Le Baron, précédé de son domestique et suivi de son chien
et de son chat, monta lentement le vieil escalier aux fresques éteintes
et passées de ton. Les Hercules à gaînes de plus en plus pâles faisaient
des efforts pour soutenir la feinte corniche dont le poids semblait les
écraser. Ils gonflaient désespérément leurs muscles appauvris, et
cependant n’avaient pu empêcher que quelques plaques de crépi ne se
détachassent du mur. Les empereurs romains ne valaient guère mieux, et
quoiqu’ils affectassent en leurs niches des mines de rodomonts et de
triomphateurs, ils avaient perdu qui leur couronne, qui leur sceptre,
qui leur pourpre. Le treillage peint de la voûte s’était défoncé en
maint endroit, et les pluies d’hiver, filtrant par les lézardes, avaient
géographié des Amériques nouvelles à côté des vieux continents et des
îles déjà tracées.

Ce délabrement auquel Sigognac, avant d’être sorti de sa gentilhommière,
n’était pas autrement sensible, le frappa et le jeta, tandis qu’il
montait, en des mélancolies profondes. Il y voyait l’inévitable et
fatale décadence de sa race et se disait: «Si cette voûte avait quelque
sentiment de pitié pour la famille qu’elle a jusqu’ici abritée, elle
devrait bien s’écrouler et m’écraser sur place!» Arrivé à la porte des
appartements, il prit la lampe des mains de Pierre, qu’il remercia et
renvoya, ne voulant pas lui laisser voir son émotion.

Sigognac traversa lentement la première salle où avait eu lieu, il y a
quelques mois, le souper des comédiens. Le souvenir de ce joyeux tableau
la rendait plus lugubre encore. Troublé un instant, le silence semblait
s’y être réinstallé à tout jamais plus morne, plus profond, plus
formidable. Dans ce tombeau, un grignotement de rat usant ses incisives
prenait des résonnances étranges. Éclairés par le faible jour de la
lampe, les portraits, accoudés sur leurs cadres d’or fané comme à des
balcons, devenaient inquiétants. On eût dit qu’ils voulaient s’arracher
de leur fond d’ombre et venir saluer leur malheureux rejeton. Une vie
spectrale animait ces antiques effigies: leurs lèvres peintes remuaient,
murmurant des paroles que l’âme entendait, à défaut de l’oreille; leurs
yeux se levaient tristement au plafond et, sur leurs joues vernies, la
sueur de l’humidité se condensait en grosses gouttes que la lumière
faisait briller comme des larmes. Les esprits des aïeux erraient,
certes, autour de ces images qui représentaient la forme terrestre
qu’ils avaient animée autrefois, et Sigognac sentait leur présence
invisible dans l’horreur secrète de cette demi-obscurité. Toutes ces
figures à cuirasses ou à vertugadins avaient l’air lamentable et désolé.
Seul, le dernier portrait, celui de la mère de Sigognac, semblait
sourire. La lumière tombait précisément dessus, et, soit que la peinture
plus récente et d’une meilleure main fît illusion, soit qu’en effet
l’âme vînt un instant vivifier cette apparence, le portrait avait un air
de tendresse confiante et gaie dont Sigognac s’étonna et qu’il prit pour
un favorable présage, car l’expression de cette tête lui avait toujours
paru mélancolique.

Enfin Sigognac entra dans sa chambre et posa la lampe sur la petite
table où gisait encore le volume de Ronsard, qu’il lisait lorsque les
comédiens vinrent frapper nuitamment à la porte du manoir. Le papier,
couturé de ratures, brouillon d’un sonnet inachevé, était toujours à la
même place. Le lit, qu’on n’avait pas refait, gardait moulée l’empreinte
des dernières personnes qui s’y étaient reposées. Isabelle avait dormi
là. Sa jolie tête s’était appuyée à cet oreiller, confident de bien des
rêves!

A cette pensée, Sigognac se sentit le cœur voluptueusement torturé par
une agréable douleur, si l’on peut joindre ensemble ces mots ennemis de
nature. Son imagination se représentait avec vivacité les appas de cette
adorable fille; sa raison, d’une voix importune et chagrine, lui disait
qu’Isabelle était à jamais perdue pour lui, et pourtant il lui semblait
voir par l’effet d’une fantasmagorie amoureuse ce pur et charmant visage
entre les plis des rideaux entr’ouverts comme celui d’une chaste épouse
qui attend le retour de l’époux.

Pour en finir avec ces visions qui lui amollissaient le courage, il se
déshabilla et se coucha, baisant la place autrefois occupée par
Isabelle; mais, malgré la fatigue, le sommeil fut long à venir, et ses
yeux errèrent plus d’une heure autour de la chambre délabrée, tantôt
suivant quelque bizarre reflet de lune sur les vitres dépolies, tantôt
regardant avec une fixité inconsciente le chasseur de halbrans dans la
forêt d’arbres bleus et jaunes, sujet de la vieille tapisserie.

Si le maître veillait, l’animal dormait. Béelzébuth, roulé en boule aux
pieds de Sigognac, ronflait comme le chat de Mahomet sur la manche du
prophète. La profonde quiétude de la bête finit par gagner l’homme, et
le jeune Baron partit pour le pays des rêves.

Quand vint l’aurore, Sigognac fut plus frappé qu’il ne l’avait été la
veille de l’état de dévastation où se trouvait son manoir. Le jour n’a
pas de compassion pour les ruines et les vieilleries; il en montre
cruellement les pauvretés, les rides, les taches, les décolorations, les
poussières, les moisissures; la nuit, plus miséricordieuse, adoucit tout
de ses ombres amies, et du pan de son voile essuie les larmes des
choses. Les chambres, si vastes jadis, lui paraissaient petites, et il
s’étonnait de les avoir gardées tellement grandes en son souvenir; mais
bientôt il reprit la mesure de son manoir et rentra dans sa vie ancienne
comme dans un vieil habit qu’on a quelque temps quitté pour en mettre un
neuf; il se sentait à l’aise dans ce vêtement usé dont ses habitudes
avaient formé les plis. Sa journée s’arrangeait ainsi. Il allait faire
une courte prière dans la chapelle en ruine où reposaient ses aïeux,
arrachait quelque ronce d’une tombe brisée, dépêchait son frugal repas,
tirait des armes avec Pierre, montait Bayard ou le bidet qu’il avait
conservé et, après une longue excursion, revenait au logis, silencieux
et morne comme autrefois, puis il soupait entre Béelzébuth et Miraut et
se couchait en feuilletant, pour s’endormir, un des volumes dépareillés
et déjà cent fois lus de sa bibliothèque dévastée par les rats
faméliques. Comme on voit, il ne survivait rien du brillant capitaine
Fracasse, du hardi rival de Vallombreuse; Sigognac était bien redevenu
le châtelain du château de la Misère.

Un jour, il descendit au jardin où il avait conduit les deux jeunes
comédiennes. Le jardin était plus inculte, plus désordonné et plus
touffu en mauvaises herbes que jamais; cependant, l’églantier, qui avait
fourni une rose pour Isabelle et un bouton pour Sérafine, afin qu’il ne
fût pas dit que deux dames sortissent d’un parterre sans être quelque
peu fleuries, semblait cette fois, comme l’autre, s’être piqué
d’honneur. Sur la même branche s’épanouissaient deux charmantes petites
roses, aux frêles pétales, ouvertes le matin et gardant encore dans leur
cœur deux ou trois perles de rosée.

Cette vue attendrit singulièrement Sigognac par le souvenir qu’elle
éveillait en lui. Il se rappela cette phrase d’Isabelle: «Dans cette
promenade au jardin où vous écartiez les ronces devant moi, vous m’avez
cueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous pussiez me faire;
j’y ai laissé tomber une larme avant de la mettre dans mon sein, et
silencieusement je vous ai donné mon âme en échange.»

Il prit la rose, en aspira passionnément l’odeur et mit ses lèvres sur
les feuilles, croyant que ce fussent les lèvres de son amie, non moins
douces, vermeilles et parfumées. Depuis qu’il était séparé d’Isabelle,
il ne faisait qu’y penser, et il comprenait combien elle était
indispensable à sa vie. Pendant les premiers jours, l’étourdissement de
toutes ces aventures accumulées, la stupeur de ces revirements de
fortune, la distraction forcée du voyage l’avaient empêché de se rendre
compte du véritable état de son âme. Mais, rentré dans la solitude, le
calme et le silence, il retrouvait Isabelle au bout de toutes ses
rêveries. Elle remplissait sa tête et son cœur. L’image même d’Yolande
s’était effacée comme une vapeur légère. Il ne se demandait même pas
s’il l’avait jamais aimée, cette beauté orgueilleuse: il n’y songeait
plus. «Et pourtant Isabelle m’aime,» se disait-il, après avoir
récapitulé pour la centième fois tous les obstacles qui s’opposaient à
son bonheur.

Deux ou trois mois se passèrent ainsi, et Sigognac était en sa chambre
cherchant la pointe finale d’un sonnet à la louange de son aimée,
lorsque Pierre vint annoncer à son maître qu’un gentilhomme était là qui
demandait à lui parler.

«Un gentilhomme qui veut me parler? fit Sigognac, tu rêves ou il se
trompe! Personne au monde n’a rien à me dire; cependant, pour la rareté
du fait, introduis ce mortel singulier. Quel est son nom, du moins?

--Il n’a pas voulu le décliner, prétendant que ce nom ne vous
apprendrait rien,» répondit Pierre en ouvrant la porte à deux battants.

Sur le seuil apparut un beau jeune homme, vêtu d’un élégant costume de
cheval en drap couleur noisette, agrémenté de vert, chaussé de bottes en
feutre gris aux éperons d’argent, et tenant en main un chapeau à larges
bords orné d’une longue plume verte, ce qui permettait de voir en pleine
lumière sa tête fière, délicate et charmante dont plus d’une femme eût
jalousé les traits corrects dignes d’une statue antique.

Ce cavalier accompli ne parut pas faire sur Sigognac une impression
agréable, car il pâlit légèrement, et d’un bond courut à son épée
suspendue au chevet du lit, la tira du fourreau et se mit en garde.

«Pardieu! monsieur le duc, je croyais vous avoir bien tué! Est-ce vous
ou votre ombre qui m’apparaissez ainsi?

--C’est moi-même, Hannibal de Vallombreuse, répondit le jeune duc,
moi-même en chair et en os, aussi peu décédé que possible; mais
rengaînez au plus tôt cette rapière. Nous nous sommes déjà battus deux
fois. C’est assez. Le proverbe dit que les choses répétées plaisent,
mais qu’à la troisième redite elles deviennent fastidieuses. Je ne viens
pas en ennemi. Si j’ai quelques petites peccadilles à me reprocher à
votre endroit, vous avez bien pris votre revanche. Partant nous sommes
quittes. Pour vous prouver mes bonnes intentions, voilà un brevet signé
du roi qui vous donne un régiment. Mon père et moi avons fait souvenir
Sa Majesté de l’attachement des Sigognac aux rois ses aïeux. J’ai voulu
vous apporter en personne cette nouvelle favorable; et maintenant, car
je suis votre hôte, faites tordre le col à n’importe quoi, mettez à la
broche qui vous voudrez; mais, pour Dieu, donnez-moi à manger. Les
auberges de cette route sont désastreuses, et mes fourgons, ensablés à
quelque distance d’ici, contiennent mes provisions de bouche.

--J’ai bien peur, monsieur le duc, que mon dîner ne vous paraisse une
vengeance, répondit Sigognac avec une courtoisie enjouée; mais
n’attribuez pas à la rancune la pauvre chère que vous ferez. Vos
procédés francs et cordiaux me touchent au plus tendre de l’âme, et vous
n’aurez pas désormais d’ami plus dévoué que moi. Bien que vous n’ayez
guère besoin de mes services, ils vous sont tout acquis. Holà! Pierre,
trouve des poulets, des œufs, de la viande, et tâche à régaler de ton
mieux ce seigneur qui meurt de faim et n’en a pas l’habitude comme
nous.»

Pierre mit en poche quelques-unes des pistoles envoyées par son maître
et qu’il n’avait pas touchées encore, enfourcha le bidet et courut bride
abattue au village le plus proche, en quête de provisions. Il trouva
quelques poulets, un jambon, une fiasque de vin vieux, et chez le curé
de l’endroit, qu’il détermina non sans peine à le lui céder, un pâté de
foies de canard, friandise digne de figurer sur la table d’un évêque ou
d’un prince.

Au bout d’une heure il fut de retour, confia le soin de tourner la
broche à une grande fille hâve et déguenillée qu’il avait rencontrée sur
la route et envoyée au château, et mit le couvert dans la salle aux
portraits, en choisissant parmi les faïences des dressoirs celles qui
n’avaient qu’une écornure ou qu’une étoile, car il ne fallait point

[Illustration: Le duc de Vallombreuse comprit la pensée du baron...
(Page 463.)]

penser à l’argenterie, la dernière pièce ayant été depuis longtemps
fondue. Cela fait, il vint annoncer à son maître «que ces messieurs
étaient servis.»

Vallombreuse et Sigognac s’assirent en face l’un de l’autre sur les
moins boiteuses des six chaises, et le jeune duc, que cette situation
nouvelle pour lui égayait, attaqua les mets réunis à grand’peine par
Pierre, avec une amusante férocité d’appétit. Ses belles dents blanches,
après avoir dévoré un poulet tout entier, lequel, il est vrai, semblait
mort d’étisie, s’enfonçaient joyeusement dans la tranche rose d’un
jambon de Bayonne, et faisaient, comme on dit, sauter les miettes au
plafond. Il proclama les foies de canard une nourriture délicate,
exquise, ambroisienne, et trouva que ce petit fromage de chèvre, jaspé
et persillé de vert, était un excellent éperon à boire. Il loua aussi le
vin, lequel était vieux et de bon cru, et dont la belle couleur
rougissait comme pourpre dans les anciens verres de Venise. Une fois
même, tant il était de bonne humeur, il faillit éclater de rire, à l’air
effaré de Pierre, surpris d’avoir entendu son maître appeler «M. le duc
de Vallombreuse» ce vivant réputé pour mort. Tout en tenant tête du
mieux qu’il pouvait au jeune duc, Sigognac s’étonnait de voir chez lui,
familièrement accoudé à sa table, cet élégant et fier seigneur, jadis
son rival d’amour, qu’il avait tenu deux fois au bout de son épée, et
qui avait essayé à plusieurs reprises de le faire dépêcher par des
spadassins.

Le duc de Vallombreuse comprit la pensée du Baron sans que celui-ci
l’exprimât, et quand le vieux serviteur se fut retiré, posant sur la
table un flacon de vin généreux et deux verres plus petits que les
autres, pour humer la précieuse liqueur, il fila entre ses doigts le
bout de sa fine moustache, et dit au Baron avec une amicale franchise:

«Je vois bien, mon cher Sigognac, malgré toute votre politesse, que ma
démarche vous semble un peu étrange et subite. Vous vous dites: «Comment
se fait-il que ce Vallombreuse, si hautain, si arrogant, si impérieux,
soit devenu, de tigre qu’il était, un agneau qu’une bergerette
conduirait au bout d’un ruban?» Pendant les six semaines que je suis
resté cloué au lit, j’ai fait quelques réflexions comme le plus brave en
peut se permettre en face de l’éternité; car la mort n’est rien pour
nous autres, gentilshommes, qui prodiguons notre vie avec une élégance
que les bourgeois n’imiteront jamais. J’ai senti la frivolité de bien
des choses, et me suis promis, si j’en revenais, de me conduire
autrement. L’amour que m’inspirait Isabelle changé en pure et sainte
amitié, je n’avais plus de raisons de vous haïr. Vous n’étiez plus mon
rival. Un frère ne saurait être jaloux de sa sœur; je vous sus gré de la
tendresse respectueuse que vous n’aviez cessé de lui témoigner quand
elle se trouvait encore dans une condition qui autorise les licences.
Vous avez le premier deviné cette âme charmante sous son déguisement de
comédienne. Pauvre, vous avez offert à la femme méprisée la plus grande
richesse que puisse posséder un noble, le nom de ses aïeux. Elle vous
appartient donc, maintenant qu’elle est illustre et riche. L’amant
d’Isabelle doit être le mari de la comtesse de Lineuil.

--Mais, répondit Sigognac, elle m’a toujours obstinément refusé
lorsqu’elle pouvait croire à mon absolu désintéressement.

--Délicatesse suprême, susceptibilité angélique, pur esprit de
sacrifice, elle craignait d’entraver votre sort et de nuire à votre
fortune; mais cette reconnaissance a renversé la situation.

--Oui, c’est moi qui maintenant serais un obstacle à sa haute position.
Ai-je le droit d’être moins dévoué qu’elle?

--Aimez-vous toujours ma sœur? dit le duc de Vallombreuse d’un ton
grave; j’ai, comme frère, le droit de vous adresser cette question.

--De toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon sang, répondit
Sigognac; autant et plus que jamais homme ait aimé une femme sur cette
terre, où rien n’est parfait, sinon Isabelle.

--En ce cas, monsieur le capitaine de mousquetaires, bientôt gouverneur
de province, faites seller votre cheval et venez avec moi à Vallombreuse
pour que je vous présente dans les formes au prince mon père et à la
comtesse de Lineuil ma sœur. Isabelle a refusé pour époux le chevalier
de Vidalinc, le marquis de l’Estang, deux fort beaux jeunes gens, ma
foi; mais je crois que, sans se faire trop prier, elle acceptera le
baron de Sigognac.»

Le lendemain, le duc et le baron cheminaient botte à botte sur la route
de Paris.



XX.

DÉCLARATION D’AMOUR DE CHIQUITA.


Une foule compacte garnissait la place de Grève, malgré l’heure assez
matinale encore que marquait le cadran de l’Hôtel de ville. Les grands
toits de Dominique Bocador se profilaient en gris violâtre sur un ciel
d’un blanc laiteux. Leur ombre froide s’allongeait jusqu’au milieu de la
place et enveloppait une charpente sinistre, dépassant d’un ou deux
pieds le niveau des fronts, et barbouillée d’un rouge sanguinolent. Aux
fenêtres des maisons quelques têtes paraissaient, qui rentraient
aussitôt, voyant que le spectacle n’était pas commencé. Une vieille
femme montra même sa face ridée à une lucarne de la tourelle située à
l’angle de la place d’où la tradition veut que madame Marguerite ait
contemplé le supplice de la Môle et de Coconnas: changement désastreux
d’une belle reine en laide sorcière! A la croix de pierre plantée au
bord de la déclivité qui descend au fleuve, un enfant, se hissant à
grand’peine, s’était suspendu, et il s’y tenait les bras passés
au-dessus de la traverse, les genoux et les jambes enserrant la tige,
dans une pose aussi pénible que celle du mauvais larron, mais qu’il
n’eût pas quittée pour une fouace ou un chausson aux pommes. De là, il
découvrait le détail intéressant de l’échafaud, la roue pour tourner le
patient, les cordelettes pour l’attacher, la barre pour lui briser les
os; toutes choses dignes d’être examinées.

Cependant si, parmi les spectateurs, quelqu’un se fût avisé d’étudier
d’un œil plus attentif cet enfant ainsi perché, il eût démêlé dans
l’expression de son visage un autre sentiment que celui d’une curiosité
vulgaire. Ce n’était point le féroce appât d’un supplice qui avait
amené là ce jeune être au teint bistré, aux grands yeux cernés de brun,
aux dents brillantes, aux longs cheveux noirs, dont les mains gantées de
hâle se crispaient sur les croisillons de pierre. La délicatesse de ses
traits semblait même indiquer un autre sexe que celui qu’accusaient ses
vêtements, mais personne ne regardait de ce côté, et toutes les têtes se
tournaient instinctivement vers l’échafaud ou vers le quai par lequel
devait déboucher le condamné.

Parmi les groupes apparaissaient quelques figures de connaissance; un
nez rouge au milieu d’une face pâle désignait Malartic, et il passait
assez du profil busqué de Jacquemin Lampourde par-dessus le pli d’un
manteau jeté sur l’épaule à l’espagnole pour qu’on ne pût douter de son
identité. Bien qu’il portât son chapeau enfoncé jusqu’au sourcil, afin
de cacher l’absence de son oreille coupée par la balle de Piedgris, il
était aisé de retrouver Bringuenarilles dans ce grand maraud assis sur
une borne et fumant une longue pipe de Hollande pour passer le temps.
Piedgris lui-même causait avec Tordgueule, et sur les marches de l’Hôtel
de ville se promenaient d’une façon péripatétique, causant de choses et
d’autres, plusieurs habitués du _Radis couronné_. La place de Grève où,
tôt ou tard, ils doivent fatalement aboutir, exerce sur les meurtriers,
les spadassins et les filous une fascination singulière. Cet endroit
sinistre, au lieu de les repousser, les attire. Ils tournent autour
traçant d’abord des cercles larges, ensuite plus étroits, jusqu’à ce
qu’ils y tombent; ils aiment à regarder le gibet où ils seront branchés;
ils en contemplent avidement la configuration horrible, et ils
apprennent dans les grimaces des patients à se familiariser avec la
mort; effet bien contraire à l’idée de la justice, qui est d’effrayer
les scélérats par l’aspect des tourments.

Ce qui explique en outre l’affluence de telles ribaudailles aux jours
d’exécution, c’est que le protagoniste de la tragédie est toujours un
parent, une connaissance, souvent un complice. On va voir pendre son
cousin, rouer son ami de cœur, bouillir ce galant homme dont on passait
la fausse monnaie. Manquer à cette fête serait une impolitesse. Pour un
condamné, il est agréable d’avoir autour de son échafaud un public de
figures connues. Cela soutient et ranime l’énergie. On ne veut pas être
lâche devant des appréciateurs du vrai mérite, et l’orgueil vient au
secours de la souffrance. Tel, ainsi entouré, meurt en Romain, qui
ferait la femmelette s’il était dépêché incognito au fond d’une cave.

Sept heures sonnèrent. L’exécution devait avoir lieu à huit heures
seulement. Aussi Jacquemin Lampourde, en entendant tinter l’horloge,
dit-il à Malartic: «Tu vois bien que nous aurions eu le temps de boire
encore une bouteille; mais tu es toujours impatient et nerveux. Si nous
retournions au _Radis couronné_? je m’ennuie de faire le pied de grue et
de croquer le marmot. Voir rouer un pauvre diable, cela vaut-il une si
longue attente? ce supplice est fade, bourgeois et commun. Si c’était
quelque bel écartèlement à quatre chevaux montés chacun par un archer de
la prévôté, quelque tenaillement avec pinces de fer rouge, quelque
application de poix bouillante et de plomb fondu, quelque chose
d’ingénieusement tortionnaire et de férocement douloureux, faisant
honneur à l’imagination du juge ou à l’habileté du bourreau; oh! alors,
je ne dis pas. Par amour de l’art, je resterais; mais, pour si peu, fi
donc!

--Je te trouve injuste à l’endroit de la roue, répondit sentencieusement
Malartic en frottant son nez plus cramoisi que jamais; la roue a du bon.

--On ne peut pas disputer des goûts. Chacun est entraîné par sa volupté
particulière, comme dit un auteur latin fort célèbre dont j’ai oublié le
nom, ma mémoire ne retenant volontiers que ceux des grands capitaines.
La roue te plaît; je ne te contrarierai pas là-dessus, et je te tiendrai
compagnie jusqu’à la fin. Conviens, cependant, qu’une décollation faite
avec une lame damasquinée, ayant dans le dos une rainure remplie de
vif-argent pour lui donner du poids, exige du coup d’œil, de la vigueur,
de la dextérité, et présente un spectacle aussi noble qu’attrayant.

--Oui, sans doute, mais cela passe trop vite, ce n’est qu’un éclair; et
puis la décapitation est réservée aux gentilshommes. Le billot est un de
leurs priviléges. Parmi les supplices roturiers, la roue me paraît
l’emporter sur la vulgaire pendaison, bonne tout au plus pour les
malfaiteurs subalternes. Agostin est plus qu’un simple voleur. Il mérite
mieux que la corde, et la justice a eu pour lui les égards qui lui sont
dus.

--Tu as toujours eu un faible pour Agostin, sans doute à cause de
Chiquita, dont la bizarrerie agaçait ton œil libertin; je ne partage pas
ton admiration à l’endroit de ce bandit, plus fait pour travailler sur
les grands chemins et dans les gorges de montagnes, comme un
_salteador_, que pour opérer avec la délicatesse convenable au sein
d’une ville civilisée. Il ignore les raffinements de l’art. Sa manière
est bourrue, hagarde et provinciale. Au moindre obstacle il joue des
couteaux et tue vaguement et sauvagement. Trancher le nœud gordien n’est
pas le dénouer, quoi qu’en dise Alexandre. En outre, il n’emploie pas
l’épée; ce qui manque de noblesse.

--La spécialité d’Agostin est la navaja, l’outil de son pays; il n’a
point comme nous ébranlé, pendant des années, le carreau des salles
d’armes. Mais son genre a de l’imprévu, de la hardiesse, de
l’originalité. Son coup lancé réunit l’agrément de la balistique à la
sûreté discrète de l’arme blanche. Le sujet est atteint, à vingt pas,
sans bruit. Je regrette fort que sa carrière soit interrompue sitôt. Il
allait bien; c’était un courage de lion.

--Moi, répondit Jacquemin Lampourde, je suis pour la méthode académique.
Sans les formes, tout se perd. Toutes les fois que j’attaque, je touche
mon homme sur l’épaule et lui laisse le temps de se mettre en garde; il
se défend s’il veut. C’est un duel, et ce n’est plus un meurtre. Je suis
un spadassin, non un assassin. Il est vrai que ma profonde science de
l’escrime m’assure des chances, et que mon épée est presque infaillible;
mais, savoir bien le jeu, ce n’est pas tricher. Je ramasse la bourse, la
montre, les bijoux et le manteau du mort; d’autres le feraient à ma
place. Puisque j’ai eu la peine, il convient que j’aie le profit. Quoi
que tu prétendes, ce travail au couteau me répugne; cela est bon à la
campagne, et avec des gens de bas lieu.

--Oh! toi, Jacquemin Lampourde, tu es ferré sur les principes; on ne
t’en ferait pas démordre; cependant, un peu de fantaisie ne messied pas
en art.

--J’admettrais une fantaisie savante, compliquée et délicate; mais cette
brutalité emportée et farouche me déplaît. D’ailleurs, Agostin se laisse
griser par le sang, et, dans son ivresse rouge, il frappe au hasard.
C’est une faiblesse: quand on boit à la coupe vertigineuse du meurtre,
il faut avoir la tête forte. Ainsi dans cette maison, où il s’est
introduit dernièrement pour y voler des sommes, il a tué le mari qui
s’était éveillé et la femme qui dormait; meurtre superflu, par trop
cruel et peu galant. Il ne faut tuer les femmes que quand elles crient,
encore vaut-il mieux les bâillonner; car, si l’on est pris, ces carnages
attendrissent les juges et le populaire, et l’on a l’air d’un monstre.

--Tu parles comme saint Jean Bouche d’or, répondit Malartic, d’une façon
si magistrale et si péremptoire, que je ne trouve rien à objecter; mais
que deviendra cette pauvre Chiquita?»

Jacquemin Lampourde et Malartic philosophaient de la sorte quand un
carrosse venant du quai déboucha sur la place et produisit sur la foule
des ondulations et des remous. Les chevaux piaffaient sans pouvoir
avancer, et parfois leurs sabots retombaient sur des bottes, ce qui
amenait entre les malandrins et les laquais des dialogues hargneux et
mêlés d’injures.

Les piétons ainsi foulés eussent volontiers assailli le carrosse si les
armes ducales blasonnées sur le panneau de la portière ne leur eussent
inspiré une sorte de terreur, bien que ce fussent gens à ne pas
respecter grand’chose. Bientôt les groupes devinrent si drus, que
l’équipage fut forcé de s’arrêter au milieu de la place, où de loin le
cocher, immobile sur son siége, semblait assis sur des têtes. Pour
s’ouvrir un chemin et passer outre, il eût fallu écraser trop de
canaille, et cette canaille, qui, à la Grève, était chez elle, ne se
serait peut-être pas laissé faire.

«Ces drôles attendent quelque exécution et ne laisseront le champ libre
que lorsque le patient sera expédié, dit un beau jeune homme
magnifiquement vêtu à un ami de très-belle mine aussi, mais en costume
plus modeste, placé à côté de lui dans le fond du carrosse. Au diable
l’imbécile qui va se faire rouer précisément à l’heure où nous
traversons la place de Grève! Ne pouvait-il pas remettre la chose à
demain?

--Croyez, répondit l’ami, qu’il ne demanderait pas mieux, et que
l’incident est encore plus fâcheux pour lui que pour nous.

--Ce que nous avons de mieux à faire, mon cher Sigognac, c’est de nous
résigner à tourner la tête de l’autre côté si le spectacle nous dégoûte,
chose difficile pourtant, lorsqu’il se passe près de soi quelque chose
de terrible; témoin saint Augustin, qui ouvrit les yeux dans le cirque,
quoiqu’il se fût bien promis de les tenir fermés, à un grand cri que
poussa le populaire.

--En tout cas, nous n’avons pas longtemps à attendre, répondit Sigognac,
voyez là-bas, Vallombreuse; la foule se sépare devant la charrette du
condamné.»

En effet, une charrette, traînée par une rosse que réclamait Montfaucon,
s’avançait, entourée de quelques archers à cheval, avec un bruit de
vieilles ferrailles, et traversait les groupes de curieux, se dirigeant
vers l’échafaud. Sur une planche jetée en travers des ridelles était
assis Agostin, auprès d’un capucin à barbe blanche qui lui présentait
aux lèvres un crucifix de cuivre jaune poli par les baisers d’agonisants
en bonne santé. Le bandit avait les cheveux entourés d’un mouchoir dont
les bouts noués lui pendaient derrière la nuque. Une chemise de grosse
toile et des grègues de vieille serge composaient tout son costume. Il
était en toilette d’échafaud; toilette succincte. Le bourreau s’était
déjà emparé de la défroque du condamné, comme c’était son droit, et ne
lui avait laissé que ces haillons, bien suffisants pour mourir. Un
système de cordelettes, dont le bout était tenu par l’exécuteur des
hautes œuvres, placé à l’arrière de la charrette, afin que le patient ne
le vît pas, maintenait Agostin, tout en lui laissant une liberté
apparente. Un valet de bourreau, assis de coté sur un des brancards de
la charrette, tenait les guides et fouettait à tour de bras la maigre
rosse.

«Eh mais, dit Sigognac dans le carrosse, c’est le bandit qui m’a
autrefois arrêté sur la grand’route en tête d’une troupe de mannequins;
je vous ai conté cette histoire pendant notre voyage à l’endroit où elle
s’était passée.

--Je m’en souviens, fit Vallombreuse, et j’en ai ri de bon cœur; mais,
depuis, il paraît que le drôle s’est livré à des exploits plus sérieux.
L’ambition l’a perdu; il fait d’ailleurs assez bonne contenance.»

Agostin, un peu pâli sous son teint naturellement hâlé, promenait sur la
foule un regard préoccupé et qui semblait chercher quelqu’un. En passant
auprès de la croix de pierre, il aperçut le jeune enfant perché dont il
a été question au commencement de ce chapitre et qui n’avait pas quitté
sa place.

A cette vue un éclair de joie brilla dans ses yeux, un faible sourire
entr’ouvrit ses lèvres; il fit de la tête un signe imperceptible, adieu
et testament à la fois, et dit à mi-voix, «Chiquita!»

«Mon fils, quel mot venez-vous de prononcer? fit le capucin en agitant
son crucifix; cela sonne comme un nom de femme: quelque Égyptienne sans
doute ou quelque fille folle de son corps. Pensez plutôt a votre salut;
vous avez le pied sur le seuil de l’éternité.

--Oui, mon père, et quoique j’aie les cheveux noirs, vous êtes plus
jeune que moi avec votre barbe blanche. Chaque tour de roue vers cette
charpente me vieillit de dix ans.

--Pour un brigand de province, que cela devrait intimider de mourir
devant des Parisiens, dit Jacquemin Lampourde, qui s’était rapproché de
l’échafaud en jouant des coudes à travers les badauds et les commères,
cet Agostin se comporte assez bien; il n’est point trop défait et n’a
pas par anticipation, comme d’aucuns, la mine cadavéreuse des
suppliciés. Sa tête ne ballotte pas; il la tient haute et droite; signe
de courage, il a regardé fixement la machine. Si mon expérience ne me
trompe, il fera une fin correcte et décente, sans geindre, sans se
débattre, sans demander à faire des aveux pour gagner du temps.

--Oh! pour cela, il n’y a pas de danger, dit Malartic; à la torture, il
s’est laissé enfoncer huit coins plutôt que de desserrer les dents et de
trahir un camarade.»

La charrette, pendant ces courts dialogues, était arrivée aux pieds de
l’échafaud, dont Agostin monta lentement les degrés, précédé du valet,
soutenu du capucin et suivi du bourreau. En moins d’une minute il fut
étalé et lié solidement sur la roue par les aides de l’exécuteur. Le
bourreau, ayant jeté son manteau rouge brodé à l’épaule d’une échelle en
galon blanc, avait tourné sa manche en bourrelet autour de son bras,
pour être plus libre et dégagé, et se baissait pour prendre la barre
fatale.

C’était l’instant suprême. Une curiosité anxieuse opprimait les
poitrines des spectateurs. Lampourde et Malartic étaient devenus
sérieux; Bringuenarilles lui-même n’aspirait plus la fumée de sa pipe,
qu’il avait ôtée de ses lèvres. Tordgueule, sentant qu’une aventure
semblable lui pendait à l’oreille, prenait un air mélancolique et
rêveur. Tout à coup un certain frémissement eut lieu parmi la foule.
L’enfant hissé sur la croix s’était laissé couler à terre, et se
faufilant comme une couleuvre à travers les groupes, avait atteint
l’échafaud, dont en deux bonds elle escaladait les marches, présentant
au bourreau étonné, qui levait déjà sa masse, une figure pâle,
étincelante, sublime, illuminée d’une telle résolution, qu’il s’arrêta
malgré lui et retint le coup prêt à descendre.

«Ote-toi de là, môme, s’écria le bourreau, ou ma barre va te briser la
tête.»

Mais Chiquita ne l’écoutait point. Il lui était bien égal d’être tuée.
Se penchant sur Agostin, elle le baisa au front et lui dit: «Je t’aime;»
puis, d’un mouvement plus prompt que l’éclair, elle lui plongea dans le
cœur la navaja qu’elle avait reprise à Isabelle. Le coup était porté
d’une main si ferme que la mort fut presque instantanée; à peine Agostin
eut-il le temps de dire: «Merci.»

   --Cuando esta vivora pica,
    No hay remedio en la botica,

murmura l’enfant avec un éclat de rire sauvage et fou, en se précipitant
à bas de l’échafaud, où l’exécuteur, stupéfait de l’aventure, abaissait
sa barre inutile, incertain s’il devait briser les os d’un cadavre.

«Bien, Chiquita, très-bien!» ne put s’empêcher de crier Malartic, qui
l’avait reconnue sous ses habits de garçon.

Lampourde, Bringuenarilles, Piedgris, Tordgueule et les amis du _Radis
couronné_, émerveillés de cette action, s’arrangèrent en haie compacte,
de façon à empêcher les soldats de courir après Chiquita. Les disputes
et les poussées, mêlées de horions, que fit naître cet embarras factice,
donnèrent le temps à la petite de gagner le carrosse de Vallombreuse,
arrêté au coin de la place. Elle grimpa sur le marchepied, et,
s’accrochant des mains à la portière, elle reconnut Sigognac et lui dit
d’une voix haletante: «J’ai sauvé Isabelle, sauve-moi.»

Vallombreuse, que cette scène bizarre avait fort intéressé, cria au
cocher: «A fond de train et passe, s’il le faut, sur le ventre de cette
canaille.» Mais le cocher n’eut besoin d’écraser personne. La foule
s’ouvrait avec empressement devant le carrosse et se refermait aussitôt
pour arrêter la molle poursuite des soudards. En

[Illustration:... à peine Agostin eut-il le temps de dire: «Merci.»
(Page 472.)]

quelques minutes, le carrosse eut atteint la porte Saint-Antoine, et,
comme le bruit d’une aventure si récente ne pouvait être parvenu
jusque-là, Vallombreuse ordonna au cocher de modérer son allure,
d’autant qu’un équipage, fuyant de cette vitesse, eût semblé, à bon
droit, suspect. Le faubourg dépassé, il fit entrer Chiquita dans la
voiture. Elle s’assit, sans mot dire, sur un carreau, en face de
Sigognac. Sous l’apparence la plus calme, elle était en proie à une
exaltation extrême. Aucun muscle de sa figure ne bougeait, mais un flot
de sang empourprait ses joues, ordinairement si pâles, et donnait à ses
grands yeux fixes, qui regardaient sans voir, un éclat surnaturel. Une
sorte de transfiguration s’était opérée dans Chiquita. Cet effort
violent avait déchiré la chrysalide enfantine où dormait la jeune fille.
En plongeant son couteau dans le cœur d’Agostin, elle avait du même coup
ouvert le sien. Son amour était né de ce meurtre; l’être bizarre,
presque insexuel, moitié enfant, moitié lutin, qu’elle avait été
jusque-là, n’existait plus. Elle était femme désormais, et sa passion
éclose en une minute devait être éternelle. Un baiser, un coup de
couteau, c’était bien l’amour de Chiquita.

La voiture roulait toujours, et l’on voyait déjà poindre derrière les
arbres les grands toits ardoisés du château. Vallombreuse dit à
Sigognac: «Vous viendrez dans mon appartement, et vous y ferez un bout
de toilette avant que je vous présente à ma sœur, qui ignore mon voyage
et votre arrivée; j’ai ménagé ce coup de théâtre dont j’espère le
meilleur effet. Abaissez le mantelet de votre côté pour qu’on ne vous
voie pas, que la surprise soit complète; mais qu’allons-nous faire de ce
petit démon?

--Ordonnez, dit Chiquita, qui, à travers sa rêverie profonde, avait
entendu la phrase de Vallombreuse, ordonnez qu’on me conduise à madame
Isabelle; qu’elle soit l’arbitre de mon sort.»

Rideaux baissés, le carrosse entra dans la cour d’honneur: Vallombreuse
prit Sigognac sous le bras et l’emmena dans son appartement, après avoir
dit à un laquais de conduire Chiquita chez la comtesse de Lineuil.

A la vue de Chiquita, Isabelle posa le livre qu’elle était en train de
lire et arrêta sur la jeune fille un regard plein d’interrogations.

Chiquita resta immobile et silencieuse jusqu’à ce que le laquais fût
retiré. Alors, avec une sorte de solennité singulière, elle s’avança
vers Isabelle, lui prit la main et dit:

«Le couteau est dans le cœur d’Agostin; je n’ai plus de maître, et je
sens le besoin de me dévouer à quelqu’un. Après lui, qui est mort, c’est
toi que j’aime le plus au monde; tu m’as donné le collier de perles et
tu m’as embrassée. Veux-tu de moi pour esclave, pour chien, pour gnome?
Fais-moi donner un haillon noir pour porter le deuil de mon amour; je
coucherai en travers sur le seuil de ta porte; cela ne te gênera pas du
tout. Quand tu me voudras, tu siffleras ainsi--et elle siffla--et je
paraîtrai tout de suite; veux-tu?»

Isabelle, pour toute réponse, attira Chiquita sur son cœur, lui effleura
le front des lèvres et accepta simplement cette âme qui se donnait à
elle.



XXI.

HYMEN, O HYMÉNÉE!


Isabelle, accoutumée aux façons énigmatiques et bizarres de Chiquita, ne
l’avait point interrogée, se réservant de lui demander des explications
quand cette étrange fille serait plus calme. Elle entrevoyait bien
quelque histoire terrible à travers tout cela; mais la pauvre enfant lui
avait rendu de tels services, qu’il fallait l’accueillir sans enquête en
cette situation évidemment désespérée.

Après l’avoir confiée à une femme de chambre, elle reprit sa lecture
interrompue, bien que le livre ne l’intéressât guère; au bout de
quelques pages, son esprit ne suivant plus les lignes, elle mit le
signet entre les pages et reposa le volume sur la table parmi des
ouvrages d’aiguille commencés. La tête appuyée sur la main, le regard
perdu dans l’espace, elle se laissa aller à la pente habituelle de sa
rêverie: «Qu’est devenu Sigognac, disait-elle, pense-t-il encore à moi,
m’aime-t-il toujours? Sans doute, il est retourné dans son pauvre
château, et, croyant mon frère mort, il n’ose donner signe de vie. Cet
obstacle chimérique l’arrête. Autrement, il eût essayé de me revoir; il
m’eût écrit tout au moins. Peut-être l’idée que je suis maintenant un
riche parti retient-elle son courage. S’il m’avait oubliée! Oh! non;
c’est impossible. J’aurais dû lui faire savoir que Vallombreuse était
guéri de sa blessure; mais il n’est pas séant à une jeune personne bien
née de provoquer ainsi un amant éloigné à reparaître: cela blesserait
toutes les délicatesses féminines. Souvent je me demande s’il n’eût pas
mieux valu pour moi rester l’humble comédienne que j’étais. Je pouvais
du moins le voir tous les jours, et, sûre de ma vertu comme de son
respect, savourer en paix la douceur d’être aimée. Malgré l’affection
touchante de mon père, je me sens triste et seule dans ce château
magnifique; encore si Vallombreuse était là, sa compagnie me
distrairait; mais son absence se prolonge, et je cherche en vain le sens
de cette phrase qu’il m’a jetée au départ avec un sourire: «Au revoir,
petite sœur, vous serez contente de moi.» Parfois, il me semble
comprendre, mais je ne veux pas m’arrêter à une telle pensée; la
déception serait trop douloureuse. Si c’était vrai, ah! j’en deviendrais
folle de joie!»

La comtesse de Lineuil, car il est peut-être un peu bien familier
d’appeler Isabelle tout court la fille légitimée d’un prince, en était
là de son monologue intérieur lorsqu’un grand laquais vint demander si
madame la comtesse pouvait recevoir M. le duc de Vallombreuse, qui
arrivait de voyage et demandait à la saluer.

«Qu’il vienne tout de suite, répondit la comtesse, sa visite me fera le
plus grand plaisir.»

Cinq ou six minutes s’étaient à peine écoulées que le jeune duc entrait
dans le salon le teint brillant, l’œil vif, la démarche assurée et
légère, avec cet air de gloire qu’il avait avant sa blessure; il jeta
son feutre à plume sur un fauteuil et prit la main de sa sœur qu’il
porta à ses lèvres d’un façon aussi respectueuse que tendre.

«Chère Isabelle, je suis resté plus longtemps que je ne l’aurais voulu,
car ce m’est une grande privation de ne pas vous voir, tant j’ai vite
pris la douce habitude de votre présence; mais je me suis bien occupé de
vous pendant mon voyage et l’espoir de vous faire plaisir me
dédommageait un peu.

--Le plus grand plaisir que vous eussiez pu me faire, répondit Isabelle,
c’eût été de demeurer au château près de votre père et de moi, et de ne
pas vous mettre en route, votre blessure à peine fermée, pour je ne sais
quelle fantaisie.

--Est-ce que j’ai été blessé? dit en riant Vallombreuse; ma foi, s’il
m’en souvient, il ne m’en souvient guère. Je ne me suis jamais mieux
porté, et cette petite excursion m’a fait beaucoup de bien. La selle me
vaut mieux que la chaise longue. Mais vous, bonne sœur, je vous trouve
un peu maigrie et pâlie; vous seriez-vous ennuyée? Ce manoir n’est pas
gai et la solitude ne convient pas aux jeunes filles. La lecture et la
broderie sont des passe-temps mélancoliques à la longue, et il y a des
instants où la plus sage, lasse de regarder par la fenêtre l’eau verte
du fossé, aimerait à voir le visage d’un beau cavalier.

--Que vous êtes fâcheusement badin, mon frère, et comme vous aimez à
taquiner ma tristesse par vos folies! N’avais-je pas la compagnie du
prince, si aimablement paternel et abondant en paroles instructives et
sages?

--Sans doute, notre digne père est un gentilhomme accompli, prudent au
conseil, hardi à l’action, parfait courtisan chez le roi, grand seigneur
chez lui, docte et disert en toutes sortes de sciences; mais le genre
d’amusement qu’il procure est un amusement grave, et je ne veux pas que
ma chère sœur consume sa jeunesse d’une façon solennelle et maussade.
Puisque vous n’avez pas voulu du chevalier de Vidalinc ni du marquis de
l’Estang, je me suis mis en quête, et, dans mes voyages, j’ai trouvé
votre affaire: un mari charmant, parfait, idéal, dont vous raffolerez,
j’en suis sûr.

--C’est une cruauté, Vallombreuse, de me persécuter de ces
plaisanteries. Vous n’ignorez pas, méchant frère, que je ne veux point
me marier; je ne saurais donner ma main sans mon cœur, et mon cœur n’est
plus à moi.

--Vous changerez de langage quand je vous présenterai l’époux que je
vous ai choisi.

--Jamais, jamais, répondit Isabelle d’une voix altérée par l’émotion; je
serai fidèle à un souvenir bien cher, car je ne pense pas que votre
intention soit de forcer ma volonté.

--Oh! non, je ne suis pas tyrannique à ce point; je vous demande
seulement de ne pas repousser mon protégé avant de l’avoir vu.»

Sans attendre le consentement de sa sœur, Vallombreuse se leva et passa
dans le salon voisin. Il en revint aussitôt amenant Sigognac, à qui le
cœur battait bien fort. Les deux jeunes gens, se tenant par la main,
restèrent quelque temps arrêtés sur le seuil, espérant qu’Isabelle
tournerait les yeux de leur côté, mais elle les baissait modestement,
regardant la pointe de son corsage et pensant à cet ami qu’elle ne
soupçonnait pas si près d’elle.

Vallombreuse, voyant qu’elle ne prenait point garde à eux et retombait
dans sa rêverie, avança de quelques pas vers sa sœur, conduisant le
Baron par le bout des doigts comme on mène une dame à la danse, et fit
un salut cérémonieux que répéta Sigognac. Seulement Vallombreuse
souriait et Sigognac pâlissait. Brave avec les hommes, il était timide
avec les femmes, comme tous les cœurs généreux.

«Comtesse de Lineuil, dit Vallombreuse d’un ton légèrement emphatique et
comme outrant à dessein l’étiquette, permettez-moi de vous présenter un
de mes bons amis que vous accueillerez favorablement, je l’espère: le
baron de Sigognac.»

A ce nom, qu’elle prit d’abord pour une raillerie de son frère, Isabelle
tressaillit pourtant et jeta un coup d’œil rapide au nouveau venu.
Reconnaissant que Vallombreuse ne la trompait point, elle ressentit une
émotion extraordinaire. D’abord elle devint toute blanche, le sang
affluant au cœur; puis, la réaction se faisant, une rougeur aimable lui
couvrit comme un nuage rose le front, les joues, et ce qu’on entrevoyait
de son sein sous la gorgerette. Sans dire un mot, elle se leva et se
jeta au col de Vallombreuse, cachant sa tête contre l’épaule du jeune
duc. Deux ou trois sanglots agitèrent le gracieux corps de la jeune
fille, et quelques larmes mouillèrent le velours du pourpoint à la place
où elle appuyait la tête. Par ce joli mouvement, si pudique et si
féminin, Isabelle montrait toute la délicatesse de son âme. Elle
remerciait Vallombreuse, dont elle avait compris l’ingénieuse bonté, et,
ne pouvant embrasser son amant, elle embrassait son frère.

Quand il pensa qu’elle avait eu le temps de se calmer, Vallombreuse se
dégagea doucement de l’étreinte d’Isabelle, et, lui écartant les mains
dont elle se voilait le visage pour cacher ses pleurs, il lui dit:
«Chère sœur, laissez-nous un peu voir votre figure charmante, ou mon
protégé croira que vous avez pour lui une insurmontable horreur.»

Isabelle obéit et tourna vers Sigognac ses beaux yeux éclairés d’une
joie céleste, malgré les perles brillantes qui tremblaient encore à ses
longs cils: elle lui tendit sa belle main, sur laquelle le Baron,
s’inclinant, appuya le baiser le plus tendre. La sensation en monta
jusqu’au cœur de la jeune fille, qui manqua défaillir; mais on se remet
vite de ces émotions délicieuses.

«Eh bien, n’avais-je pas raison, dit Vallombreuse, de soutenir que vous
recevriez bien le prétendu de mon choix? Cela est bon quelquefois de
s’opiniâtrer en sa fantaisie. Si je ne m’étais montré aussi entêté que
vous étiez résolue, le cher Sigognac serait reparti pour sa
gentilhommière sans vous avoir vue, et c’eût été dommage; convenez-en.

--J’en conviens, cher frère; vous avez été en tout cela d’une bonté
adorable. Vous seul pouviez, en cette circonstance, opérer la
réconciliation, puisque vous seul aviez souffert.

--Oui, dit Sigognac, M. le duc de Vallombreuse a fait preuve à mon
endroit d’une âme grande et généreuse; il a mis de côté des
ressentiments qui pouvaient sembler légitimes, et il est venu à moi la
main ouverte et le cœur sur la main. Du mal que je lui ai fait, il se
venge noblement en m’imposant une reconnaissance éternelle, fardeau
léger, et que je porterai avec joie jusqu’à la mort.

--Ne parlez pas de cela, mon cher Baron, répondit Vallombreuse; vous en
eussiez fait tout autant à ma place. Deux vaillants finissent toujours
par s’entendre; les épées liées lient les âmes, et nous devions former
tôt ou tard une paire d’amis, comme Thésée et Pirithoüs, comme Nisus et
Euryale, comme Pythias et Damon; mais ne vous occupez pas de moi. Dites
plutôt à ma sœur combien vous la regrettiez et pensiez à elle en ce
manoir de Sigognac, où j’ai pourtant fait un des meilleurs repas de ma
vie, quoique vous prétendiez que la règle est d’y mourir de faim.

--J’y ai aussi très-bien soupé, dit Isabelle en souriant, et j’en garde
un agréable souvenir.

--Vous verrez, répliqua Sigognac, que tout le monde aura fait des
festins de Balthazar dans cette tour de la famine; mais je ne rougis pas
de l’heureuse pauvreté qui m’a valu d’intéresser votre âme, chère
Isabelle; je la bénis; je lui dois tout.

--M’est avis, dit Vallombreuse, que je ferais bien d’aller saluer mon
père et de le prévenir de votre arrivée, à laquelle il s’attend un peu,
je l’avoue. Ah çà, comtesse, il est bien sûr que vous acceptez le baron
de Sigognac pour époux? je ne voudrais pas faire un pas de clerc. Vous
l’acceptez? c’est bien. Alors je puis me retirer: des fiancés ont
parfois à se dire des choses très-innocentes, mais que gênerait la
présence d’un frère; je vous laisse l’un à l’autre, certain que vous me
remercierez, et puis, le métier de duègne n’est pas mon affaire. Adieu;
je reviendrai bientôt prendre Sigognac pour le mener au prince.»

Après avoir jeté ces mots d’un air dégagé, le jeune duc se coiffa de son
feutre et sortit en laissant ces parfaits amants à eux-mêmes. Quelque
agréable que fût sa compagnie, son absence l’était encore davantage.

Sigognac se rapprocha d’Isabelle et lui prit la main qu’elle ne retira
point. Pendant quelques minutes le jeune couple se regarda avec des yeux
ravis. De tels silences sont plus éloquents que des paroles; privés si
longtemps du plaisir de se voir, Isabelle et Sigognac ne pouvaient se
rassasier l’un de l’autre; enfin le Baron dit à sa jeune maîtresse:

«J’ose à peine croire à tant de félicité. Oh! la bizarre étoile que la
mienne! vous m’avez aimé parce que j’étais pauvre et malheureux, et ce
qui devait consommer ma perte est cause de ma fortune. Une troupe de
comédiens me réservait un ange de beauté et de vertu; une attaque à main
armée m’a donné un ami, et votre enlèvement vous a fait reconnaître d’un
père qui vous cherchait en vain; tout cela parce qu’un chariot s’est
égaré dans les landes par une nuit obscure.

--Nous devions nous aimer, c’était écrit là-haut. Les âmes sœurs
finissent par se trouver quand elles savent s’attendre. J’ai bien senti,
au château de Sigognac, que ma destinée s’accomplissait; à votre vue,
mon cœur qu’aucune galanterie n’avait su toucher, éprouva une commotion.
Votre timidité fit plus que toutes les audaces, et dès ce moment je
résolus de n’appartenir jamais qu’à vous ou à Dieu.

--Et pourtant, méchante, vous m’avez refusé votre main quand je la
demandais à genoux: je sais bien que c’était par générosité; mais
c’était une générosité cruelle.

--Je la réparerai de mon mieux, cher Baron, et la voici cette main, avec
mon cœur que vous possédiez déjà. La comtesse de Lineuil n’est pas
obligée aux mêmes scrupules que la pauvre Isabelle. Je n’avais qu’une
peur, c’est que vous ne voulussiez plus de moi, par fierté. Mais, bien
vrai, en renonçant à moi, vous n’auriez pas épousé une autre femme? Vous
me seriez resté fidèle, même sans espérance? Ma pensée occupait la
vôtre lorsque Vallombreuse est allé vous relancer dans votre manoir?

--Chère Isabelle, le jour, je n’avais pas une idée qui ne volât vers
vous, et le soir, en posant ma tête sur l’oreiller effleuré une fois par
votre front pur, je suppliais les divinités du rêve de me représenter
votre charmante image dans leur miroir fantastique.

--Et ces bonnes divinités vous exauçaient-elles souvent?

--Elles n’ont pas trompé une fois mon attente, et le matin seul vous
faisait disparaître par la porte d’ivoire. Oh! la journée me paraissait
bien longue, et j’aurais voulu toujours dormir.

--Je vous ai vu aussi bien des nuits de suite. Nos âmes amoureuses se
donnaient rendez-vous dans le même songe. Mais, Dieu soit loué, nous
voici réunis pour longtemps, pour toujours, je l’espère. Le prince, avec
qui Vallombreuse doit être d’accord, car mon frère ne vous aurait pas
légèrement engagé dans cette démarche, accueillera, sans nul doute,
votre demande avec faveur. A plusieurs reprises, il m’a parlé de vous en
fort bons termes, tout en me jetant un regard singulier qui me troublait
extrêmement, et dont je n’osais alors comprendre la signification,
Vallombreuse n’ayant point dit encore qu’il renonçât à sa haine contre
vous.»

En ce moment le jeune duc revint et dit à Sigognac que le prince
l’attendait.

Sigognac se leva, salua Isabelle et suivit Vallombreuse à travers
plusieurs appartements au bout desquels se trouvait la chambre du
prince. Le vieux seigneur, vêtu de noir, décoré de ses ordres, était
assis près de la fenêtre dans un grand fauteuil, derrière une table
recouverte d’un tapis de Turquie et chargée de papiers et de livres. Sa
pose, malgré son air affable, était un peu composée comme celle d’un
homme qui attend une visite solennelle. La lumière, glissant sur son
front en luisants satinés, y faisait briller comme des fils d’argent
quelques cheveux détachés des boucles que le peigne du valet de chambre
avait disposées au long de ses tempes. Son regard était doux, ferme et
clair, et le temps qui avait laissé sur cette noble physionomie des
traces de son passage, lui rendait en majesté ce qu’il lui dérobait en
beauté. A l’aspect du prince, même eût-il été dénué des insignes de son
rang, il était impossible de ne pas éprouver un sentiment de vénération.
Le manant le plus inculte et le plus farouche eût reconnu en lui un
vrai grand seigneur. Le prince se souleva sur son fauteuil pour répondre
au salut de Sigognac et lui fit signe de s’asseoir.

«Monsieur mon père, dit Vallombreuse, je vous présente le baron de
Sigognac, autrefois mon rival, maintenant mon ami, mon parent bientôt si
vous y consentez. Je lui dois d’être sage. Ce n’est pas une mince
obligation. Le Baron vient respectueusement vous faire une requête qu’il
me serait bien doux de vous voir lui accorder.»

Le prince fit un geste d’acquiescement comme pour engager Sigognac à
parler.

Encouragé de la sorte, le Baron se leva, s’inclina et dit: «Prince, je
vous demande la main de madame la comtesse Isabelle de Lineuil, votre
fille.»

Comme pour se donner le temps de la réflexion, le vieux seigneur garda
quelques instants le silence, puis il répondit: «Baron de Sigognac,
j’accueille votre demande et consens à ce mariage en tant que ma volonté
paternelle s’accordera avec le bon plaisir de ma fille que je ne
prétends forcer en rien. Je ne veux point user de tyrannie, et c’est à
la comtesse de Lineuil qu’il appartient de décider sur ce point en
dernier ressort. Il la faut consulter. Les fantaisies des jeunes
personnes sont parfois bizarres.» Le prince dit ces mots avec la fine
malice et le sourire spirituel du courtisan comme s’il ne savait pas dès
longtemps qu’Isabelle aimait Sigognac; mais il était de sa dignité de
père de paraître l’ignorer, tout en laissant entrevoir qu’il n’en
doutait aucunement.

Il reprit après une pause: «Vallombreuse, allez chercher votre sœur, car
sans elle, vraiment, je ne puis répondre au baron de Sigognac.»

Vallombreuse disparut et revint bientôt avec Isabelle plus morte que
vive. Malgré les assurances de son frère, elle ne pouvait croire encore
à tant de bonheur; son sein palpitant soulevait son corsage, les
couleurs avaient quitté ses joues, et ses genoux se dérobaient sous
elle. Le prince l’attira près de lui, et elle fut obligée, tant elle
tremblait, de s’appuyer au bras du fauteuil pour ne pas choir tout de
son long à terre.

«Ma fille, dit le prince, voici un gentilhomme qui vous fait l’honneur
de me demander votre main. Je verrais cette union avec joie; car il est
de race ancienne, de réputation sans tache, et il me semble réunir
toutes les conditions désirables. Il me convient; mais a-t-il su vous
plaire? les têtes blondes ne jugent pas toujours comme les têtes grises.
Sondez votre cœur, examinez votre âme, et dites si vous acceptez
monsieur le baron de Sigognac pour mari. Prenez votre temps; en chose si
grave, il ne faut point de hâte.»

Le sourire bienveillant et cordial du prince faisait bien voir qu’il
badinait. Aussi Isabelle enhardie mit ses bras autour du col de son père
et lui dit d’une voix adorablement câline: «Il n’est pas nécessaire de
tant réfléchir. Puisque le baron de Sigognac vous agrée, mon seigneur et
père, j’avouerai avec une libre et honnête franchise que je l’aime
depuis que je l’ai vu et je n’ai jamais désiré d’autre époux. Vous obéir
sera mon plus grand bonheur.

--Eh bien, donnez-vous la main et embrassez-vous en signe de
fiançailles, dit gaiement le duc de Vallombreuse. Le roman se termine
mieux qu’on ne l’aurait pu croire d’après ses commencements embrouillés.
A quand la noce?

--Il faut bien, dit le prince, une huitaine de jours aux tailleurs pour
couper et assembler les étoffes, autant aux carrossiers pour mettre en
état les équipages; en attendant, Isabelle, voici votre dot: la comté de
Lineuil dont vous portez le titre et qui rend cinquante mille écus de
rente avec ses bois, prés, étangs et terres labourables (et il lui
tendit une liasse de papiers). Quant à vous, Sigognac, prenez cette
ordonnance royale qui vous nomme gouverneur d’une province. Nul mieux
que vous ne convient à cette place.»

Sur la fin de cette scène Vallombreuse s’était éclipsé, mais il reparut
bientôt suivi d’un laquais qui portait une boîte enveloppée d’une
chemise en velours rouge.

«Ma petite sœur, dit-il à la jeune fiancée, voici mon présent de noces,»
et il lui présenta la boîte. Sur le couvercle on lisait: «Pour
Isabelle.» C’était l’écrin qu’il avait jadis offert à la comédienne et
qu’elle avait vertueusement refusé. «Vous l’accepterez cette fois,
ajouta-t-il avec un charmant sourire, empêchez ces diamants d’une eau
magnifique et ces perles d’un orient parfait de faire une mauvaise fin.
Qu’ils restent aussi purs que vous!»

Isabelle, en souriant, prit un collier et le passa à son col, pour
prouver à ces belles pierres qu’elle ne leur gardait pas rancune.
Ensuite elle arrangea autour de son bras nacré un triple rang de perles,
puis elle suspendit à ses oreilles de riches pendeloques.

Qu’ajouter à cela? les huit jours passés, le chapelain de Vallombreuse
unit Isabelle et Sigognac, à qui le marquis de Bruyères servait de
témoin, dans la chapelle du château toute fleurie de bouquets, tout
étincelante de cierges. Des musiciens amenés par le jeune duc chantèrent
avec une voix qui semblait venir du ciel et y remonter un motet de
Palestrina. Sigognac était radieux, Isabelle adorable sous ses longs
voiles blancs, et jamais, à moins de le savoir, on n’eût pu soupçonner
que cette belle personne si noble et si modeste à la fois, qui
ressemblait à une princesse du sang, avait paru en des comédies, devant
des chandelles. Sigognac, gouverneur de province, capitaine de
mousquetaires, vêtu superbement, n’avait aucun rapport avec le
malheureux gentillâtre dont la misère a été décrite au commencement de
cette histoire.

Après un repas splendide où figuraient le prince, Vallombreuse, le
marquis de Bruyères, le chevalier de Vidalinc, le comte de l’Estang et
quelques vertueuses dames amies de la famille, les deux mariés
disparurent; mais il nous faut les abandonner sur le seuil de la chambre
nuptiale en chantant à mi-voix: «Hymen, ô Hyménée!» à la façon antique.
Les mystères du bonheur doivent être respectés, et d’ailleurs Isabelle
est si pudique qu’elle mourrait de honte si l’on ôtait indiscrètement
une épingle à son corsage.



XXII.

LE CHATEAU DU BONHEUR.

ÉPILOGUE.


On pense bien que la bonne Isabelle, devenue baronne de Sigognac,
n’avait pas oublié dans les grandeurs ses braves camarades de la troupe
d’Hérode. Ne pouvant les inviter à sa noce à cause de leur condition qui
ne congruait plus à la sienne, elle leur avait fait à tous des cadeaux
offerts avec une grâce si charmante qu’elle en doublait la valeur. Même,
jusqu’au départ de la compagnie, elle alla souvent les voir jouer, les
applaudissant à propos, comme quelqu’un qui s’y connaissait. Car la
nouvelle baronne ne célait point qu’elle eût été comédienne, excellent
moyen d’ôter aux mauvaises langues l’envie de le dire, comme elles n’y
auraient pas manqué, si elle en eût fait mystère. Du reste, le sang
illustre dont elle était imposait silence à tous, et sa modestie lui eut
bientôt conquis les cœurs, même ceux des femmes, qui s’accordèrent à la
trouver aussi grande dame que pas une à la cour. Le roi Louis XIII,
ayant entendu parler des aventures d’Isabelle, la loua fort de sa
sagesse et témoigna une particulière estime à Sigognac pour sa retenue,
n’aimant pas, en chaste monarque qu’il était, les jeunesses audacieuses
et débordées. Vallombreuse s’était notoirement amendé à la fréquentation
de son beau-frère, et le prince en ressentait beaucoup de joie. Les
jeunes époux menaient donc une charmante vie, toujours plus amoureux
l’un de l’autre et n’éprouvant pas cette satiété du bonheur qui gâte les
plus belles existences. Cependant, depuis quelque temps, Isabelle
semblait animée d’une activité mystérieuse. Elle avait des conférences
secrètes avec son intendant: un architecte venait la voir qui lui
soumettait des plans; des sculpteurs et des peintres avaient reçu
d’elle des ordres et étaient partis pour une destination inconnue. Tout
cela se faisait en cachette de Sigognac, de complicité avec
Vallombreuse, qui paraissait savoir le mot de l’énigme.

Un beau matin, après quelques mois écoulés, nécessaires sans doute à
l’accomplissement de son projet, Isabelle dit à Sigognac, comme si une
idée subite lui eût traversé la fantaisie: «Mon cher seigneur, ne
pensez-vous jamais à votre pauvre castel de Sigognac, et n’avez-vous pas
envie de revoir le berceau de nos amours?

--Je ne suis pas si ingrat, et j’y ai plus d’une fois songé; mais je
n’ai point osé vous engager à ce voyage, ne sachant pas s’il serait de
votre goût. Je ne me serais pas permis de vous arracher aux délices de
la cour dont vous êtes l’ornement, pour vous conduire à ce château
lézardé, séjour des rats et des hiboux, lequel je préfère pourtant aux
plus riches palais, comme étant la séculaire habitation de mes ancêtres
et le lieu où je vous vis pour la première fois, place à jamais sacrée
que volontiers je marquerais d’un autel.

--Pour moi, reprit Isabelle, je me suis demandé bien souvent si
l’églantier du jardin avait encore des roses.

--Il en a, dit Sigognac, j’en jurerais; ces arbustes agrestes sont
vivaces, et d’ailleurs, ayant été touché par vous, il doit toujours
produire des fleurs, même pour la solitude.

--A l’encontre des époux ordinaires, répondit en riant la baronne de
Sigognac, vous êtes plus galant après le mariage qu’avant, et vous
poussez des madrigaux à votre femme comme à une maîtresse. Puisque votre
désir s’accorde avec mon caprice, vous plairait-il de partir cette
semaine? La saison est belle, les fortes chaleurs sont passées, et nous
ferons agréablement le voyage. Vallombreuse viendra avec nous et
j’emmènerai Chiquita, à qui cela fera plaisir de revoir son pays.»

Les préparatifs furent bientôt faits. On se mit en route. Le voyage fut
rapide et charmant; Vallombreuse ayant fait disposer d’avance des relais
de chevaux, au bout de quelques jours on arriva à cet endroit où
s’embranchait, sur le grand chemin, l’allée conduisant au manoir de
Sigognac. Il pouvait être deux heures de l’après-midi, et le ciel
brillait d’une vive lumière.

Au moment où le carrosse tourna pour entrer dans l’allée et où la
perspective du château se découvrit tout d’un coup, Sigognac eut comme
un éblouissement; il ne reconnaissait plus ces lieux si familiers
pourtant à sa mémoire. La route aplanie n’offrait plus d’ornières. Les
haies élaguées laissaient passer le voyageur sans l’égratigner de leurs
griffes. Les arbres, taillés avec art, jetaient une ombre correcte, et
leur arcade encadrait une vue tout à fait nouvelle.

Au lieu de la triste masure dont on se rappelle la description
lamentable, s’élevait, sous un gai rayon de soleil, un château tout
neuf, ressemblant à l’ancien comme un fils ressemble à son père.
Cependant rien n’avait été changé dans sa forme. Il présentait toujours
la même disposition architecturale; seulement, en quelques mois, il
avait rajeuni de plusieurs siècles. Les pierres tombées s’étaient
remises en place. Les tourelles sveltes et blanches, coiffées d’un joli
toit d’ardoises dessinant des symétries, se tenaient fièrement, comme
des gardiennes féodales, aux quatre coins du castel, dressant dans
l’azur leurs girouettes dorées. Un comble orné d’une élégante crête en
métal avait fait disparaître le vieux toit effondré de tuiles lépreuses
et moussues. Aux fenêtres, désobstruées de leurs fermetures en planches,
brillaient des vitres neuves encadrées de plomb, formant des ronds et
des losanges; aucune lézarde ne bâillait sur la façade complétement
restaurée. Une superbe porte en chêne, soutenue de riches ferrures,
fermait le porche qu’autrefois laissaient ouvert deux vieux battants
vermoulus à la peinture délavée. Sur le claveau de l’arcade, au milieu
de ses lambrequins refouillés par un ciseau intelligent, rayonnaient les
armoiries des Sigognac: trois cigognes sur champ d’azur, avec cette
noble devise, naguère effacée, maintenant parfaitement lisible, en
lettres d’or: _Alia petunt_.

Sigognac garda quelques minutes le silence, contemplant ce spectacle
merveilleux, puis il se tourna vers Isabelle et lui dit: «C’est à vous,
gracieuse fée, que je dois cette transformation de mon manoir. Il vous a
suffi de le toucher de votre baguette pour lui rendre la splendeur, la
beauté et la jeunesse. Je vous sais un gré infini de cette surprise;
elle est charmante et délicieuse comme tout ce qui vient de vous. Sans
que j’aie rien dit, vous avez deviné le vœu secret de mon âme.

--Remerciez aussi, répondit Isabelle, un certain enchanteur qui m’a
beaucoup aidée en tout ceci;» et elle montrait Vallombreuse assis dans
un coin du carrosse.

Le Baron serra la main du jeune duc.

Pendant cette conversation, le carrosse était parvenu sur une place
régulière ménagée devant le château, dont les cheminées de briques
vermeilles envoyaient au ciel de larges tourbillons de fumée blanche,
prouvant qu’on attendait des hôtes d’importance.

Pierre, en belle livrée neuve, était debout sur le seuil de la porte,
dont il poussa les battants à l’approche de la voiture, qui déposa le
baron, la baronne et le duc au bas de l’escalier. Huit ou dix laquais,
rangés en haie sur les marches, saluèrent profondément ces nouveaux
maîtres qu’ils ne connaissaient pas encore.

Des peintres habiles avaient redonné aux fresques des murailles leur
fraîcheur disparue. Les hercules à gaîne soutenaient la fausse corniche
avec un air d’aisance dû à leurs muscles ronflants à la florentine. Les
empereurs romains se prélassaient dans leur pourpre d’un ton vif. Les
infiltrations de pluies ne géographiaient plus la voûte de leurs taches,
et le treillage simulé laissait voir un ciel exempt de nuages.

Une métamorphose semblable s’était opérée partout. Les boiseries et les
parquets avaient été refaits. Des meubles neufs, d’une forme pareille,
remplaçaient les anciens. Le souvenir se trouvait rajeuni et non
dépaysé. La verdure de Flandre avec le chasseur de halbrans tapissait
encore la chambre de Sigognac, mais un lavage savant en avait ravivé les
couleurs. Le lit était le même, seulement un patient sculpteur sur bois
avait bouché les piqûres de tarets, ajusté aux figurines de la frise les
nez et les doigts qui manquaient, continué les feuillages interrompus,
rendu leurs arêtes aux ornements frustes et remis le vieux meuble en son
intégrité primitive. Une brocatelle verte et blanche du même dessin que
l’autre se plissait entre les spirales des colonnes torses, bien cirées
et bien frottées.

La délicate Isabelle n’avait pas voulu se livrer à un luxe intempestif,
toujours facile quand on dispose de grosses sommes; mais elle avait
pensé à charmer l’âme d’un mari tendrement aimé, en lui rendant ses
impressions d’enfance dépouillées de leur misère et de leur tristesse.
Tout semblait gai dans ce manoir naguère si mélancolique. Les portraits
même des aïeux, débarbouillés de leur crasse, restaurés et vernis,
souriaient, dans leurs cadres d’or, avec un air juvénile. Les
douairières revêches, les chanoinesses prudes, ne faisaient plus, comme
autrefois, la moue à Isabelle, de comédienne devenue baronne; elles
l’accueillaient comme de la famille.

Il n’y avait plus dans la cour ni orties, ni ciguës, ni aucune de ces
mauvaises herbes que favorisent l’humidité, la solitude et l’incurie.
Les pavés, sertis de ciment, ne présentaient plus cette bordure verte
indice des maisons abandonnées. Par leurs vitres claires, les fenêtres
des chambres dont les portes étaient jadis condamnées, laissaient voir
des rideaux de riche étoffe qui montraient qu’elles étaient prêtes à
recevoir des hôtes.

On descendit au jardin par un perron dont les marches, raffermies et
dégagées de mousses, ne vacillaient plus sous le pied trop confiant. Au
bas de la rampe s’épanouissait, précieusement conservé, l’églantier
sauvage qui avait offert sa rose à la jeune comédienne, le matin du
départ de Sigognac. Il en portait encore une qu’Isabelle cueillit et mit
dans son sein, voyant là un présage heureux pour la durée de ses amours.
Le jardinier n’avait pas moins travaillé que l’architecte; grâce à ses
ciseaux, l’ordre s’était remis dans cette forêt vierge. Plus de branches
gourmandes barrant le chemin, plus de broussailles aux ongles acérés; on
y pouvait passer sans laisser sa robe aux épines. Les arbres avaient
repris l’habitude du berceau et de la charmille. Les buis retaillés
encadraient dans leurs compartiments toutes les fleurs que peut verser
la corbeille de Flore. Au fond du jardin, la Pomone, guérie de sa lèpre,
étalait sa blanche nudité de déesse. Un nez de marbre adroitement soudé
lui restituait son profil à la grecque. Il y avait en son panier des
fruits sculptés et non plus des champignons vénéneux. Le mufle de lion
vomissait dans sa vasque une eau abondante et pure. Des plantes
grimpantes, balançant des clochettes de toutes couleurs et accrochant
leurs vrilles à un treillage solide peint en vert, cachaient
pittoresquement la muraille de clôture et donnaient un air agréablement
rustique au cabinet de rocailles servant de niche à la statue. Jamais,
même en leurs beaux jours, le château ni le jardin n’avaient été
accommodés avec tant de richesse et de goût. La splendeur de Sigognac,
si longtemps éclipsée, brillait de tout son éclat!

Sigognac, étonné et ravi comme s’il marchait dans un rêve, serrait
contre son cœur le bras d’Isabelle et laissait couler sans honte, sur
ses joues, deux larmes d’attendrissement.

«Maintenant, dit Isabelle, que nous avons tout bien vu, il faut visiter
les domaines que j’ai rachetés sous main, pour reconstituer telle
qu’elle était ou peu s’en faut, l’antique baronnie de Sigognac.
Permettez-moi d’aller mettre un habit de cheval. Je ne serai pas longue,
ayant par mon premier métier l’habitude de changer prestement de
costume. Pendant ce temps, choisissez vos montures et faites-les
seller.»

Vallombreuse emmena Sigognac, qui vit dans l’écurie, naguère déserte,
dix beaux chevaux séparés par des stalles de chêne, et piétinant une
litière nattée. Leurs croupes fermes et polies brillaient d’une lueur
satinée et, entendant des visiteurs, les nobles bêtes tournèrent vers
eux leurs yeux intelligents. Un hennissement éclata soudain; c’était
l’honnête Bayard qui reconnaissait son maître et le saluait à sa façon;
ce vieux serviteur, qu’Isabelle n’avait eu garde de renvoyer, occupait
au bout de la file la place la plus chaude et la plus commode. Sa
mangeoire était pleine d’avoine moulue, pour que ses longues dents
n’eussent pas la peine de la triturer; entre ses jambes dormait son
camarade Miraut, qui se leva et vint lécher la main du Baron. Quant à
Béelzébuth, s’il n’avait pas paru encore, il n’en faut pas accuser son
bon petit cœur de chat, mais les habitudes prudentes de sa race, que
tout ce remue-ménage en un lieu jadis si tranquille effarouchait
singulièrement. Caché dans un grenier, il attendait la nuit pour se
produire et rendre ses devoirs à son maître bien-aimé.

Le Baron, après avoir flatté Bayard de la main, choisit un bel alezan,
qu’on sortit aussitôt de l’écurie; le duc prit un genet d’Espagne à tête
busquée, digne de porter un infant, et l’on mit pour la baronne, sur un
délicieux palefroi blanc dont le pelage semblait argenté, une riche
selle de velours vert.

Bientôt Isabelle parut habillée d’un costume d’amazone le plus galant du
monde, qui faisait valoir les avantages de sa taille faite au tour.
C’était une veste de velours bleu relevée de boutons, de brandebourgs et
de soutaches d’argent, avec des basques tombant sur une longue jupe en
satin gris de perle. Sa coiffure consistait en un chapeau d’homme, de
feutre blanc, ombragé d’une plume bleue frisée, s’allongeant par
derrière jusque sur le col. Pour que la rapidité de la course ne les
dérangeât point, les blonds cheveux de la jeune femme étaient serrés
dans un réseau d’azur à petites perles d’argent d’une coquetterie
charmante.

Ajustée ainsi, Isabelle était adorable et, devant elle, les beautés les
plus altières de la cour eussent été forcées d’amener pavillon. Cet
habit cavalier faisait ressortir, dans la grâce ordinairement si modeste
de la baronne, un côté fier qui sentait son origine illustre. C’était
bien toujours Isabelle, mais c’était aussi la fille d’un prince, la sœur
d’un duc, la femme d’un gentilhomme dont la noblesse datait d’avant les
croisades. Vallombreuse le remarqua et ne put s’empêcher de dire: «Ma
sœur, que vous avez aujourd’hui grande mine! Hippolyte, reine des
Amazones, n’était certes pas plus superbe et plus triomphante!»

Isabelle, à qui Sigognac tint le pied, se mit légèrement en selle; le
duc et le Baron enfourchèrent leurs montures, et la cavalcade déboucha
sur la place du château, où elle rencontra le marquis de Bruyères et
quelques gentilshommes du voisinage, qui venaient complimenter les
nouveaux époux. On voulait rentrer, comme la politesse l’exigeait, mais
les visiteurs prétendirent qu’ils ne seraient pas fâcheux jusqu’à
interrompre une promenade commencée, et firent tourner tête à leurs
chevaux, pour accompagner le jeune couple et le duc de Vallombreuse.

La chevauchée, grossie de cinq ou six personnes en habit de gala, car
les hobereaux s’étaient faits le plus braves qu’ils avaient pu, prenait
un air cérémonieux et magnifique. C’était un vrai cortège de princesse.
On parcourut, en suivant un chemin bien entretenu, des prés verdoyants,
des terres auxquelles la culture avait rendu la fertilité, des métairies
en plein rapport, des bois savamment aménagés. Tout cela appartenait à
Sigognac. La lande, avec les bruyères violettes, semblait s’être reculée
du château.

Comme on passait dans un bois de sapins, sur la limite de la baronnie,
des abois de chiens se firent entendre, et bientôt parut Yolande de
Foix, suivie de son oncle le commandeur et d’un ou deux galants. Le
chemin était étroit et les deux troupes se frôlèrent en sens inverse,
bien que chacune tâchât de faire place à l’autre. Yolande, dont le
cheval piaffait et se cabrait, effleura de sa jupe la jupe d’Isabelle.
Le dépit empourprait ses joues, et sa colère cherchait quelque insulte,
mais Isabelle avait une âme au-dessus des vanités féminines; l’idée de
se venger du regard dédaigneux qu’Yolande avait autrefois laissé tomber
sur elle avec ce mot: «bohémienne,» presque à cette même place, ne lui
vint seulement pas à l’esprit; elle pensa que ce triomphe d’une rivale
pouvait blesser, sinon le cœur, du moins l’orgueil d’Yolande, et d’un
air digne, modeste et gracieux, elle salua mademoiselle de Foix, qui fut
bien forcée, ce dont elle manqua enrager, de répondre par une légère
inclination de tête. Le baron de Sigognac lui fit, d’un air détaché et
tranquille, un salut parfaitement respectueux, et Yolande ne surprit pas
dans les yeux de son ex-adorateur une étincelle de l’ancienne flamme.
Elle cravacha son cheval et partit au galop entraînant sa petite troupe.

«Par les Vénus et les Cupidons, dit gaiement Vallombreuse au marquis de
Bruyères près duquel il chevauchait, voici une belle fille, mais elle a
l’air diablement revêche et farouche! Quels regards elle lançait à ma
sœur! C’était autant de coups de stylet.

--Quand on a été la reine d’un pays, répondit le marquis, on n’est pas
bien aise d’être détrônée, et la victoire reste décidément à madame la
baronne de Sigognac.»

La cavalcade rentra au château. Un somptueux repas, servi dans la salle
où jadis le pauvre Baron avait fait souper les comédiens avec leurs
propres provisions, n’ayant rien en son garde-manger, attendait les
hôtes, qui furent charmés de sa belle ordonnance. Une riche argenterie
aux armes de Sigognac étincelait sur une nappe damassée, dont la trame
montrait, parmi ses ornements, des cigognes héraldiques. Les quelques
pièces de l’ancien service qui n’étaient pas tout à fait hors d’usage
avaient été religieusement conservées et mêlées aux pièces récentes,
pour que ce luxe n’eût pas l’air trop récent, et que l’ancien Sigognac
contribuât un peu aux splendeurs du nouveau. On se mit à table. La place
d’Isabelle était la même qu’elle occupait dans cette fameuse nuit qui
avait changé le destin du Baron; elle y pensait, Sigognac aussi, car les
époux échangèrent un sourire d’amants, attendri de souvenir et lumineux
d’espérance. Près de la crédence sur laquelle l’écuyer tranchant
découpait les viandes, se tenait debout un homme de taille athlétique, à
large face pâle, entourée d’une épaisse barbe brune, vêtu de velours
noir et portant au cou une chaîne d’argent, qui, de temps à autre,
donnait des ordres aux laquais d’un air majestueux. Près d’un buffet
chargé de bouteilles, les unes pansues, les autres effilées,
quelques-unes nattées de sparterie, selon les provenances, se
trémoussait avec beaucoup d’activité, malgré son tremblement sénile, une
figure falotte, au nez rabelaisien tout fleuronné de bubelettes, aux
joues fardées de purée septembrale, aux petits yeux vairons pleins de
malice et surmontés d’un sourcil circonflexe. Sigognac, regardant par
hasard de ce côté, reconnut dans le premier le tragique Hérode, dans le
second le grotesque Blazius. Isabelle, voyant qu’il s’était aperçu de
leur présence, lui dit à l’oreille que, pour mettre désormais ces braves
gens à l’abri des misères de la vie théâtrale, elle avait fait l’un
intendant et l’autre sommelier de Sigognac, conditions fort douces et
n’exigeant pas grand travail; de quoi le Baron tomba d’accord et
approuva sa femme.

Le repas allait son train, et les flacons, activement remplacés par
Blazius, se succédaient sans interruption, lorsque Sigognac sentit une
tête s’appuyer sur un de ses genoux, et sur l’autre des griffes acérées
jouer un air de guitare bien connu. C’étaient Miraut et Béelzébuth qui,
profitant d’une porte entr’ouverte, s’étaient glissés dans la salle, et,
malgré la peur que leur inspirait cette splendide et nombreuse
compagnie, venaient réclamer de leur maître leur part du festin.
Sigognac opulent n’avait garde de repousser ces humbles amis de sa
misère; il flatta Miraut de la main, gratta le crâne essorillé de
Béelzébuth, et leur fit à tous deux une abondante distribution de bons
morceaux. Les miettes consistaient cette fois en lardons de pâté, en
reliefs de perdrix, en filets de poisson et autres mets succulents.
Béelzébuth ne se sentait pas d’aise et, de sa patte griffue, il
réclamait toujours quelque nouveau rogaton, sans lasser l’inaltérable
patience de Sigognac, que cette voracité amusait. Enfin, gonflé comme
une outre, marchant à pas écarquillés, pouvant, à peine filer son rouet,
le vieux chat noir se retira dans la chambre tapissée en verdure de
Flandre, et se roula en boule à sa place accoutumée, pour digérer cette
copieuse réfection.

Vallombreuse tenait tête au marquis de Bruyères, et les hobereaux ne se
lassaient pas de porter la santé des époux avec des rouges bords, à quoi
Sigognac, sobre de nature et d’habitude, répondait en trempant le bout
de ses lèvres dans son verre toujours plein, car il ne le vidait jamais.
Enfin les hobereaux, la tête pleine de fumées, se levèrent de table
chancelants, et gagnèrent, un peu aidés des laquais, les appartements
qu’on avait préparés pour eux.

Isabelle, sous prétexte de fatigue, s’était retirée au dessert.
Chiquita, promue à la dignité de femme de chambre, l’avait défaite et
accommodée de nuit, avec cette activité silencieuse qui caractérisait
son service. C’était maintenant une belle fille que Chiquita. Son teint,
que ne tannaient plus les intempéries des saisons, s’était éclairci,
tout en gardant cette pâleur vivace et passionnée que les peintres
admirent fort. Ses cheveux, qui avaient fait connaissance avec le
peigne, étaient proprement retenus par un ruban rouge dont les bouts
flottaient sur sa nuque brune; à son col, on voyait toujours le fil de
perles donné par Isabelle, et qui, pour la bizarre jeune fille, était le
signe visible de son servage volontaire, une sorte d’emprise que la mort
seule pouvait rompre. Sa robe était noire et portait le deuil d’un amour
unique. Sa maîtresse ne l’avait pas contrariée en cette fantaisie.
Chiquita, n’ayant plus rien à faire dans la chambre, se retira après
avoir baisé la main d’Isabelle, comme elle n’y manquait jamais chaque
soir.

Lorsque Sigognac rentra dans cette chambre où il avait passé tant de
nuits solitaires et tristes, écoutant les minutes longues comme des
heures, tomber goutte à goutte, et le vent gémir lamentablement derrière
la vieille tapisserie, il aperçut, à la lueur d’une lanterne de Chine
suspendue au plafond, entre les rideaux de brocatelle verte et blanche,
la jolie tête d’Isabelle qui se penchait vers lui avec un chaste et
délicieux sourire. C’était la réalisation complète de son rêve, alors
que, n’ayant plus d’espoir et se croyant à jamais séparé d’Isabelle, il
regardait le lit vide avec une mélancolie profonde. Décidément, le
destin faisait bien les choses!

Vers le matin, Béelzébuth, en proie à une agitation étrange, quitta le
fauteuil où il avait passé la nuit, et grimpa péniblement sur le lit.
Arrivé là, il heurta de son nez la main de son maître endormi encore, et
il essaya un ron-ron qui ressemblait à un râle. Sigognac s’éveilla et
vit Béelzébuth le regardant comme s’il implorait un secours humain, et
dilatant outre mesure ses grands yeux verts vitrés déjà et à demi
éteints. Son poil avait perdu son brillant lustré et se collait comme
mouillé par les sueurs de l’agonie; il tremblait et faisait pour se
tenir sur ses pattes des efforts extrêmes. Toute son attitude annonçait
la vision d’une chose terrible. Enfin il tomba sur le flanc, fut agité
de quelques mouvements convulsifs, poussa un sanglot semblable au cri
d’un égorgé, et se raidit comme si des mains invisibles lui distendaient
les membres. Il était mort. Ce hurlement funèbre interrompit le sommeil
de la jeune femme.

«Pauvre Béelzébuth, dit-elle en voyant le cadavre du chat, il a supporté
la misère de Sigognac, il n’en connaîtra pas la prospérité!»

Béelzébuth, il faut l’avouer, mourait victime de son intempérance. Une
indigestion l’avait étouffé. Son estomac famélique n’était pas habitué à
de telles frairies. Cette mort toucha Sigognac plus qu’on ne saurait
dire. Il ne pensait point que les animaux fussent de pures machines, et
il accordait aux bêtes une âme de nature inférieure à l’âme des hommes,
mais capable cependant d’intelligence et de sentiment. Cette opinion,
d’ailleurs, est celle de tous ceux qui, ayant vécu longtemps dans la
solitude en compagnie de quelque chien, chat, ou tout autre animal, ont
eu le loisir de l’observer et d’établir avec lui des rapports suivis.
Aussi, l’œil humide et le cœur pénétré de tristesse, enveloppa-t-il
soigneusement le pauvre Béelzébuth dans un lambeau d’étoffe, pour
l’enterrer le soir, action qui eût peut-être paru ridicule et sacrilège
au vulgaire.

Quand la nuit fut tombée, Sigognac prit une bêche, une lanterne, et le
corps de Béelzébuth, roide dans son linceul de soie. Il descendit au
jardin, et commença à creuser la terre au pied de l’églantier, à la
lueur de la lanterne dont les rayons éveillaient les insectes, et
attiraient les phalènes qui venaient en battre la corne de leurs ailes
poussiéreuses. Le temps était noir. A peine un coin de la lune se
devinait-il à travers les crevasses d’un nuage couleur d’encre, et la
scène avait plus de solennité que n’en méritaient les funérailles d’un
chat. Sigognac bêchait toujours, car il voulait enfouir Béelzébuth assez
profondément pour que les bêtes de proie ne vinssent pas le déterrer.
Tout à coup le fer de sa bêche fit feu comme s’il eut rencontré un
silex. Le Baron pensa que c’était une pierre, et redoubla ses coups;
mais les coups sonnaient bizarrement et n’avançaient pas le travail.
Alors Sigognac approcha la lanterne pour reconnaître l’obstacle, et vit,
non sans surprise, le couvercle d’une espèce de coffre en chêne, tout
bardé d’épaisses lames de fer rouillé mais très-solides encore; il
dégagea la boîte en creusant la terre alentour, et, se servant de sa
bêche comme d’un levier, il parvint à hisser, malgré son poids
considérable, le coffret mystérieux jusqu’au bord du trou, et le fit
glisser sur la terre ferme. Puis il mit Béelzébuth dans le vide laissé
par la boîte, et combla la fosse.

Cette besogne terminée, il essaya d’emporter sa trouvaille au château,
mais la charge était trop forte pour un seul homme, même vigoureux, et
Sigognac alla chercher le fidèle Pierre, pour qu’il lui vînt en aide. Le
valet et le maître prirent chacun une poignée du coffre et l’emportèrent
au château, pliant sous le faix.

Avec une hache, Pierre rompit la serrure, et le couvercle en sautant
découvrit une masse considérable de pièces d’or: onces, quadruples,
sequins, génovines, portugaises, ducats, cruzades, angelots et autres
monnaies de différents titres et pays, mais dont aucune n’était moderne.
D’anciens bijoux enrichis de pierres précieuses étaient mêlés à ces
pièces d’or. Au fond du coffre vidé, Sigognac trouva un parchemin scellé
aux armes de Sigognac, mais l’humidité en avait effacé l’écriture. Le
seing était seul encore un peu visible, et, lettre à lettre, le Baron
déchiffra ces mots: «Raymond de Sigognac.» Ce nom était celui d’un de
ses ancêtres, parti pour une guerre d’où il n’était jamais revenu,
laissant le mystère de sa mort ou de sa disparition inexpliqué. Il
n’avait qu’un fils en bas âge et, au moment de s’embarquer dans une
expédition dangereuse, il avait enfoui son trésor, n’en confiant le
secret qu’à un homme sûr, surpris sans doute par la mort avant de
pouvoir révéler la cachette à l’héritier légitime. A dater de ce Raymond
commençait la décadence de la maison de Sigognac, autrefois riche et
puissante. Tel fut, du moins, le roman très-probable qu’imagina le Baron
d’après ces faibles indices; mais ce qui n’était pas douteux, c’est que
ce trésor lui appartînt. Il fit venir Isabelle et lui montra tout cet or
étalé.

«Décidément, dit le Baron, Béelzébuth était le bon génie des Sigognac.
En mourant, il me fait riche, et s’en va quand arrive l’ange. Il n’avait
plus rien à faire, puisque vous m’apportez le bonheur.»


FIN.



TABLE DES CHAPITRES


                                                                   Pages
I.   Le château de la misère                                           1

II. Le chariot de Thespis                                             21

III. L’auberge du _Soleil Bleu_                                       53

IV. Brigands pour les oiseaux                                         69

V. Chez Monsieur le Marquis                                           85

VI. Effet de neige                                                   132

VII. Où le roman justifie son titre                                  155

VIII. Les choses se compliquent                                      181

IX. Coups d’épée, coups de bâton et autres aventures                 214

X.   Une tête dans une lucarne                                       247

XI. Le Pont-Neuf                                                     276

XII. Le _Radis couronné_                                             309

XIII. Double attaque                                                 325

XIV. Délicatesses de Lampourde                                       342

XV. Malartic à l’œuvre                                               353

XVI. Vallombreuse                                                    374

XVII. La bague d’améthyste                                           403

XVIII. En famille                                                    434

XIX. Orties et toiles d’araignée                                     452

XX. Déclaration d’amour de Chiquita                                  465

XXI. Hymen, ô hyménée!                                               475

XXII. Le château du bonheur                                          485



TABLE

ET CLASSEMENT DES GRAVURES.


Nᵒˢ                                                                 Pages

1 Le Château de la misère                                              1

2 Ce maigre régal terminé, le Baron parut tomber dans des
réflexions douloureuses                                               16

3 Ce renfort inattendu, et surtout l’expérience de Pierre,
eurent bientôt fait franchir le mauvais pas au lourd chariot          22

4 Le Scapin, le Matamore et le Tyran                                  30

5 La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur de
l’Isabelle causée par Béelzébuth                                      35

6 Quant à Sigognac, il ne put fermer l’œil                            36

7 Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela                   43

8 La soirée fut triste à Sigognac                                     52

9 Chiquita                                                            59

10 Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle                    72

11 La bourse ou la vie!                                               79

12 C’était le parc qui s’étendait au loin, vaste,
ombreux, seigneurial                                                  89

13 La Soubrette s’élança au bord du char                              91

14 Le Pédant                                                          99

15 Ce type favori avait le don de faire rire les plus moroses        113

16 Il le lâcha subitement et le laissa tomber sur le ventre          121

17 Isabelle et Sigognac montèrent l’escalier, et, charmés
par la beauté de la nuit                                             124

18 ... et l’on quitta cet hospitalier château de Bruyères            131

19 Le Matamore avait pris l’avance                                   137

20 C’était bien, en effet, le pauvre Matamore                        146

21 Les funérailles de Matamore                                       153

22 Le pauvre vieux cheval n’avançait qu’avec une peine extrême       163

23 Ils coupèrent à travers champs                                    166

24 Les loups ne se mangent pas entre eux, mon petit                  173

25 Maître Bilot                                                      183

26 Désormais la rue était libre, et la victoire demeurait
aux comédiens                                                        216

27 Le baron de Sigognac et le marquis de Bruyères                    225

28 La voici mot pour mot, dit le page                                238

29 Le duel                                                           244

30 Une jeune femme prit place dans la loge                           262

31 Dame Léonarde                                                     271

32 ... et se laissa tomber sur le plancher                           273

33 L’hôtellerie de la rue Dauphine                                   278

34 Les femmes se retirèrent, laissant le trio d’ivrognes émérites    283

35 Sigognac se tenait debout sur le seuil                            287

36 Eh! tenez, voici le Périgourdin du Maillet, dit le poëte crotté   294

37 Je vais le guérir à l’instant!                                    296

38 Vous appelez ce maraud un homme! dit Hérode                       297

39 S’il s’agit de tuer, je suis votre homme                          306

40 Tous deux s’en allèrent dans un tripot où se jouaient le
lansquenet et la bassette                                            307

41 Maintenant que je n’ai plus le sol, je me sens plein d’esprit     308

42 Le cabaret du _Radis couronné_                                    313

43 La petite, accoutumée à ces exercices, ne témoignait ni
frayeur ni surprise                                                  319

44 A cette heure, le cabaret présentait un aspect lamentablement
ridicule                                                             324

45 Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur               335

46 Au même instant la porte s’ouvrit                                 337

47 Le bretteur s’aplatit subitement                                  340

48 L’on ne voyait au bord du chemin qu’un aveugle accompagné
d’un jeune garçon                                                    361

49 «Me voici,» râla le Baron                                         364

50 Domptant ces terreurs chimériques. Isabelle continua son chemin   377

51 Bouquets et visites seront inutiles                               399

52 Un grand corps, brisant les menues branches, fit son entrée au
milieu de la bataille                                                407

53 Le bruit d’une lourde chute résonna dans l’ombre                  410

54 Hérode... s’approchait de la sentinelle                           414

55 La victoire semblait restée aux assaillants                       415

56 Il tomba tout d’une pièce sur les dalles du palier                422

57 Les deux chevaux partirent d’un train assez vif                   451

58 Un beau soir Sigognac aperçut de loin les tourelles
de son château                                                       452

59 Le duc de Vallombreuse comprit la pensée du Baron                 462

60 A peine Agostin eut-il le temps de dire «Merci.»                  472


                 4113-13.--CORBEIL. Imprimerie CRÉTÉ.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le capitaine Fracasse" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home