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Title: La petite Ville - Paysages
Author: Gourmont, Remy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La petite Ville - Paysages" ***


images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  REMY DE GOURMONT

  La petite Ville
  Paysages

  PARIS
  MERCVRE DE FRANCE
  MCMXIII



Tiré à petit nombre, dont cent vingt exemplaires sont mis en vente.

Ex. Nº 130



LA PETITE VILLE


_La petite ville est agréable à contempler. On la voit de partout et
c'est toujours la même île de pierres accumulées émergeant d'une mer de
verdure. D'entre les pierres il surgit quelques rocs sveltes et
dentelés, ce sont les flèches de ses églises, jadis phares des âmes. De
toutes ces pierres, à des heures, tombe la voix des cloches, l'air
limpide se résout en musique, comme, l'hiver, l'air gris se fond en
pluie. Les ondes se sont dispersées; rassuré, le silence recommence sa
promenade éternelle le long des rues mortes._


LES COQUELICOTS

Depuis Paris jusqu'à la mer, au fond de la Normandie, le fleuve rouge
des coquelicots vous accompagne. Il déborde çà et là et s'étend comme un
lac sur les champs de blé. On se demande si les cultivateurs ne vont pas
récolter autant de gerbes de coquelicots que de gerbes de blé. Au moins
ce sera très mêlé. En certains champs, c'est même le rouge qui domine et
l'emporte sur l'or. C'est à croire que la fleurette a été semée
intentionnellement avec le grain. Non, car je ne pense pas que le
charmant mélange de la couleur des blés mûrissants et du coquelicot ait
beaucoup de charme pour les paysans. Ils ne voient pas les choses comme
nous, qui passons, et je crains que, pour eux, la fleur qui amuse notre
oeil ne soit que de la mauvaise herbe. Hélas! dans la nature, presque
tout ce qui est joli, éclatant ou doux, n'est que de la mauvaise herbe,
et si rien n'est plus utile, rien n'est plus monotone et plus terne
qu'un champ de betteraves. Nous n'avons guère de ces cultures du Midi ou
de l'Orient aux belles couleurs et même dans le Midi les champs
orgueilleux de garance ont disparu. Autrefois, la Normandie ne se
fleurissait pas seulement des pavots, mais du lin bleu de ciel et du
sarrasin tout blanc, cher aux abeilles. Le lin a presque disparu. C'est
dommage pour l'oeil; car c'était une fête que ces champs d'azur, et le
sarrasin devient plus rare. Il reste en été le coquelicot, et au
printemps le bleuet, plus timide et assez vite étouffé par la végétation
des céréales. Aussi je souhaite que la petite graine noire, qui
ressemble à des grains de poudre, continue de se mêler follement au blé
et à prospérer. Au fond cela ne lui fait pas grand mal et c'est une
parure.


LA GARE

Je ne sais quel était autrefois le centre de la petite ville, le centre
social, ni s'il y en avait un; aujourd'hui, c'est la gare, bien qu'elle
soit assez loin et que cela soit une corvée d'en remonter vers la haute
ville. On y va en promenade, on s'y rencontre, les diverses classes s'y
mêlent, c'est un endroit neutre et presque le seul lieu de
divertissement. C'est par là qu'arrivent les journaux et le peu de
littérature dont la ville a besoin, et ni les feuilles ni les livres ne
remontent dans l'ancienne petite cité. On va les chercher à la gare. La
bibliothèque de la gare a tué les autres libraires. Il y en avait trois
autrefois: une librairie générale, où on trouvait toutes les nouveautés,
avec un fonds assez solide de classiques anciens et modernes; une
librairie pieuse où se débitait la littérature édifiante ou modérée;
enfin une bouquinerie, où je me souviens d'avoir acheté mes premiers
livres curieux. Seule, la librairie pieuse subsiste, mais on y vend
peut-être plus de chapelets et d'eucologes que d'ouvrages académiques.
La petite ville est dans une profonde décadence intellectuelle. On s'y
intéresse de moins en moins aux questions stables et c'est la gare qui
lui fournit la littérature passagère. Il y a d'autres causes à cette
déchéance qui est générale dans les petites villes de province, mais je
ne veux noter ici que les observations extérieures. Bien que la ville
n'ait tous les jours aucun commerce apparent, la gare est assez animée.
C'est le seul organe par où elle remue et manifeste quelque vie. Il est
curieux qu'on ne rencontre presque personne dans ses rues et qu'on en
rencontre beaucoup à la gare. C'est que c'est un point de concentration:
la petite ville ne retrouve que hors d'elle-même des motifs d'activité.


LE PETIT CHEMIN DE FER

Il dévale de la gare, passe entre les jambes du viaduc et s'en va en
titubant du côté de la mer. Il ne va pas vite et il souffle beaucoup,
quoique tout jeune. D'abord, il longe un vieux canal où il pousse maints
roseaux et où fleurissent à foison les reines des prés. Autrefois, ce
canal charriait les charbons de Hull et les sapins de Norvège vers la
ville qui en était fière, mais on se lasse de tout. Cependant le petit
chemin de fer divague maintenant parmi les campagnes et s'enfonce
résolument à travers les avoines, les coquelicots et les pommes de
terre. Voici les sables, voici la mer. Des gens descendent et gagnent la
petite plage où les vagues déferlent aux sons du piano. Deux hommes se
baignent, un enfant joue avec un chien, deux dames se promènent. «Tout
est loué, me dit avec fierté la servante du petit café en bois découpé.
Dame! Depuis que nous avons le chemin de fer!» Cependant le petit chemin
de fer a eu le temps de faire un tour vers des régions plus lointaines.
Il revient. On le voit traverser les dunes comme une grosse chenille
noire, il s'arrête et nous repartons vers la vieille petite ville tassée
sur son rocher autour de ses églises. On y est moins isolé, depuis que
l'on sent la mer si près de soi, grâce au petit chemin de fer. La mer
est une compagne qui ne vous lasse jamais, et quoique sa voix soit
monotone, on y trouve une diversité singulière. Elle se plie si bien à
la qualité de la rêverie, elle se fait si bien plaisante ou triste selon
les mouvements de votre âme! Malgré leurs chalets suisses, leurs casinos
et leur musique ridicule, les hommes n'ont pu encore en détruire le
charme. La mer est invincible. C'est pourquoi il faut bénir les petits
et les grands chemins de fer qui nous permettent d'aller à elle
directement, nous jeter, d'un bond, dans ses bras.


LA CATHÉDRALE

La cathédrale domine, écrase, dévore la petite ville nichée à ses pieds
et qui semble en découler comme une source de pierre. Cet amas
harmonieux de sculptures, de flèches, de dômes, de porches, n'a pas
suffi à rassasier l'activité constructive des siècles qui précédèrent la
Renaissance et dont le nom ici ne se comprend plus, car ce fut une mort
et non un renouveau: deux autres églises, encore vastes et belles
s'élevèrent à ses côtés et plus loin dans les campagnes, au bord des
rivières, à la lisière des landes, des abbayes surgissaient riches et
fleuries, et l'on se demande comment purent être conçues et créées, en
un temps assez bref, tant de prodigieuses architectures. Il y a une
telle disproportion entre les ressources artistiques actuelles du pays
et les anciennes réalisations! Aujourd'hui, non seulement il ne pourrait
achever ces merveilles, mais à peine pourrait-il en avoir l'idée et il
serait même embarrassé pour les maintenir en bon état. Il faut que cela
soit un gouvernement sans religion qui veille sur l'intégrité de ces
monuments religieux. Abandonnés aux mains des fidèles, ils seraient
depuis longtemps de belles ruines. La foi qui les construisit n'a plus
assez de force pour les soutenir. Ceux-même qui les admirent sont
devenus incapables d'une admiration active et ceux qui y prient ne
voudraient pas se priver d'un déjeuner pour contribuer à la réfection
d'une seule de ces pierres sculptées. Ils sauraient pleurer, ils ne
sauraient faire que cela. Dans le petit poème qui raconte la
construction de la cathédrale de Chartres, on voit la population tout
entière travailler matériellement au charroi et à la pose des matériaux.
Elle est, et toutes les autres, le fruit de l'élan de tout le peuple qui
voulait, qui savait vouloir. Les catholiques d'aujourd'hui ne sont même
plus capables de nourrir leur clergé et de lui acheter des surplis.


LE COLIMAÇON

Ce n'est pas un mollusque, c'est une sorte d'édifice en verdure, un
labyrinthe de charmille qui s'élève dans un coin du jardin des plantes.
On en voit parfois de tels dans les vieilles estampes. Celui-là, qui
date du XVIIIe siècle, est fort beau. Les Anglais viennent le voir. Il
figure dans les guides et sur les cartes postales. Ce n'est d'ailleurs
qu'une des curiosités du jardin des plantes, célèbre dans le monde
touriste. Il se glorifie aussi d'un cèdre gigantesque, d'un tas d'arbres
de la plus belle venue, d'un _menneken-piss_ à peine plus décent que
celui de Bruxelles et d'un choix de palmiers, cédratiers, orangers avec
leurs oranges, camélias en pleine terre et autres arbustes rares qui
s'accommodent d'un climat extrêmement doux. Mais la verdure y vient si
bien qu'elle est comme une prison pour les fleurs. C'est le paradis des
arbres. Une branche plantée en terre y prend aussitôt racine et devient
en quelques saisons arbre à son tour. Toutes les nuances du vert s'y
rencontrent et brodent sur le ciel les plus belles tapisseries. J'écris
près d'une fenêtre donnant sur cette tapisserie mouvante que le vent
fait vaciller avec un bruit très doux de vagues. Comme ces constructions
d'arbres sont émouvantes, mais aussi, comme elles sont accablantes! Au
temps de ma jeunesse on découvrait du haut du colimaçon, un horizon
assez vaste et assez plaisant vers de proches collines pleines de
moissons. Maintenant les arbres ont envahi tout le champ de la vision:
on est un peu plus près de leur cime, voilà tout. Ils témoignent du
moins de la fécondité de cette terre et rappellent les temps anciens, où
tout ce pays n'était qu'une vaste forêt, à peine pénétrable. Et puis,
vraiment, rien n'est plus beau. Ah! que je plains les régions sans
arbres.


MUSÉES

M. Uzanne appelait l'autre jour les musées des «écoles de simulation et
de pastiche», et cela m'a semblé bien près de la vérité, sinon la vérité
même. Il n'est pas douteux que les musées, répandus maintenant partout,
ont développé outre mesure cette manie de l'imitation, qui est presque
tout le génie humain. Mais il est des musées innocents, ceux des petites
villes. La petite ville a son musée. C'est, à l'entrée du jardin des
plantes, une vieille maison du dix-huitième siècle, dont une moitié est
pleine de mauvaise peinture et dont le reste abrite des plantes
délicates. Du dehors, on ne sait où commence la peinture, car la façade
est tapissée par une magnifique glycine qui mêle ses grappes violettes
aux fleurs charnelles d'un rosier grimpant. Rien n'est plus charmant que
ces roses qui pendent de toutes parts et s'effeuillent en pluie
odorante, cependant que se gonfle de l'autre côté de la cour un énorme
massif de camélias qui proclame la douceur un peu humide du climat.
Avant que les roses ne soient ouvertes, les rouges camélias décorent à
merveille la sombre verdure. Quelle opulente entrée de musée! Il n'en
est pas peut-être derrière laquelle on rêve un art plus délicat, plus
intime, plus provincial, plus traditionnel, mais il en est bien peu qui
mènent vers un tel néant! Musée, pourquoi faire? Est-ce que toute la
ville n'est pas un musée vivant, avec ses églises aux pierres sculptées,
ses vieilles rues désertes, ses vieux hôtels resserrés entre ses vieux
jardins? Un musée spécial, quelle dérision! Comme une fausse notion de
l'art a déformé les esprits! Mais ce musée du moins a ce mérite de ne
pousser ni à la copie, ni à l'imitation. Plus heureux que le Louvre, il
ne contient aucun chevalet et on n'y a jamais vu deux fois le même
visiteur. Il n'est coupable d'aucune fausse vocation. Il jette même un
certain ridicule sur l'art et sur les artistes. Mais il enchante le
promeneur solitaire. C'est un musée innocent.


LE LYCÉE

Il n'est pas douteux que, dans la plupart des petites villes de cette
région, où d'ailleurs il n'y en a pas de grandes, l'Université ne soit
en profonde décadence. Non pas que le corps des professeurs ait diminué
de valeur, mais ce sont les élèves qui ont diminué en nombre. Ici, le
lycée, où il y eut, de mon temps, jusqu'à trois cents élèves internes,
n'en compte plus guère qu'une soixantaine. Cependant, la population
écolière est abondante dans la région. On n'émigre vers Paris qu'après
les études faites. Les hommes sont moins nombreux, mais les enfants et
les adolescents pullulent, les familles y étant toujours fort fécondes.
Où donc toute cette jeune population fait-elle son éducation? Dans les
établissements ecclésiastiques qui, jadis assez dédaignés, ont retrouvé
depuis quelques années une belle clientèle. Je n'en rechercherai pas les
causes, je constate le fait, qui est patent; l'enseignement de l'Etat
subit en province une crise dont il se relèvera difficilement. C'est en
vain que toutes sortes d'améliorations y ont été apportées. Sans les
boursiers que l'administration envoie de tous côtés, le lycée serait
presque vide; le personnel est sans proportion avec la population
scolaire, les bâtiments de l'internat s'y font de plus en plus déserts;
on dirait qu'une épidémie a passé par là. Ce n'est pas que les habitants
soient devenus plus réactionnaires, plus cléricaux, mais il semble que
les méthodes universitaires leur plaisent de moins en moins. S'il y a eu
campagne contre l'Université, nulle part elle n'a mieux réussi.
Pourtant, la petite ville est encore un centre d'études, mais surtout
primaires et féminines. Il y a un lycée où on fait des cours pour les
jeunes filles, mais ce gain compense assez mal la désertion du grand
lycée, où l'on formait les hommes.


LE CIRQUE

_Australian Circus_! Et d'immenses affiches illustrées ont couvert les
murs de la petite ville. Tous les ans, pendant les mois d'été, de
pareilles troupes la visitent. C'est même à peu près le seul spectacle
qu'elle connaisse, car son petit théâtre est fort délaissé et les
tournées l'ignorent; elle les bouderait d'ailleurs, la coutume défendant
à la «société» de fréquenter ce bouis-bouis. Le cirque, au contraire,
fait ce miracle de réunir tout le monde. Dès quatre heures, tous les
enfants de la ville sont réunis sur la place et surveillent le montage
de la salle de toile, jettent des regards curieux vers les voitures où
grouillent les animaux, où les paillettes luisent comme des poissons
dans un filet. Quelquefois, pour allumer la curiosité, le cirque fait
par les rues étroites une promenade de parade. L'_Australian Circus_ n'a
pas suivi cet usage, confiant dans l'extravagance de ses affiches. Il a
eu raison, car, dès huit heures, on se presse sur les banquettes de la
vaste tente. C'est un cirque pareil à tous les cirques ambulants, d'une
bonne tenue et d'une suffisante variété: aussi son succès est-il
considérable. Je pense qu'il n'a d'australien que le nom; son personnel
est anglais, français et japonais. Ses acrobates japonais sont
admirables et réalisent des prodiges d'équilibre dangereux. Je ne
regrette pas d'avoir vu la petite Japonaise, menue et gentille comme une
poupée, qui grimpait si gaillardement à une échelle sans appui. Ces
Japonais, sans lesquels il n'y a plus de fête de ce genre, sont d'une
adresse admirable, mesurée et calme, prudente quoique très hardie. Ils
résolvent moins des tours de force que des problèmes de mécanique. La
municipalité fait d'autres prodiges, qui sont des prodiges d'économie,
et c'est dans l'obscurité absolue d'une nuit sans lune qu'il nous faut
regagner notre domicile, en butant sur les mauvais pavés. Mais les
habitants ne murmurent pas. Ils sont heureux. Ils sortent de
l'_Australian Circus_!


LES RUINES

La maison que j'habite ici a des parties du XVe siècle. Elle a un grand
escalier de pierre, à voûtes et à pilastres de granit. Il y en a
beaucoup d'autres dans la ville, qui a gardé aussi plusieurs ruelles et
des tourelles de cette époque. C'est très inconfortable, mais cela a une
allure assez belle dans le silence. On sent qu'aux siècles passés la vie
y était assez semblable à ce qu'elle est maintenant, seulement plus
ramassée encore, plus tassée sur elle-même. C'était une ville
ecclésiastique. Moines et prêtres y abondaient et il est probable qu'une
partie des maisons leur appartenait. Les prêtres y ont laissé la
cathédrale et les deux églises dont j'ai parlé. Les moines ont disparu
sans autres traces de leur domination qu'un aqueduc. Sise sur une
hauteur, la ville fait venir son eau d'assez loin. Au temps jadis il y
en avait grande pénurie, et un capucin érudit, ayant connu les
merveilleux travaux d'eau des anciens Romains, engagea son couvent à
imiter leur exemple. Cela fait qu'ils construisirent un aqueduc, dont on
voit encore quelques travées enfoncées sous les lierres, dans le bas de
la ville. Comme c'était une oeuvre considérable, dès le dix-septième
siècle, on l'attribuait aux Romains et c'est sans doute grâce à cette
antiquité légendaire qu'on en a respecté les ruines. Ce n'est même que
tout récemment que j'ai appris la véritable origine de cet aqueduc
romain. Ses arcades sont d'ailleurs de forme ogivale et un peu de
réflexion aurait dû nous renseigner plus vite. Mais la manie romaine
sévit si durement dans le pays! C'est au dix-septième siècle qu'elle
commença à régner. On découvrit partout des camps de César. Il y en a un
dans les environs, naturellement, et comme on y a découvert des
hachettes de pierre, l'attribution a paru longtemps certaine. C'est une
noblesse qu'il a fallu abandonner. César n'a point campé là et il n'a
point construit un aqueduc pour une cité qui n'existait pas encore.


LE MARCHÉ

J'aurais encore bien des tableaux à esquisser pour indiquer seulement le
plan de la petite ville en me bornant aux traits généraux: le marché est
de ceux-là. C'est le seul jour où la moitié de ses rues présentent une
véritable animation. Les paysans des environs l'ont envahie, venus les
uns à pied, les autres par le chemin de fer, la plupart dans leur
carriole, souvent conduite par une femme. Elles mènent fort mal, quoique
avec beaucoup d'aplomb. D'ailleurs, leurs chevaux sont dociles.
Surveillant les menus produits de la ferme, elles tiennent à venir les
vendre elles-mêmes et on les voit le long des rues, alignées avec le
panier de beurre, d'oeufs, l'éventaire de légumes, la cage à poules ou à
lapins. Après les premières transactions, un bruit continu monte de cet
amas de femmes et les exclamations patoises s'entrecroisent par-dessus
la tête des acheteurs. Le dialecte bas-normand se parle là selon cinq ou
six nuances différentes. L'expression _chez nous_, par exemple, s'y
prononce: _cé nous_, _ci nous_, _ceux nous_, _cheuz nous_, _çu nous_, et
peut-être encore d'autre façon. C'est une véritable carte linguistique
en miniature, que la fréquentation des écoles n'a nullement entamée. La
lecture des journaux n'a fait qu'introduire dans le parler d'étranges
déformations. Si un paysan vous dit que tous ses chênes sont _juifs_,
entendez _gélifs_, sorte de pourriture que l'on attribuait à la gelée.
Je note cela pour obliger les linguistes, car le mot est d'usage récent.
Le marché s'achève dans les cabarets et vers quatre heures tout le monde
a disparu. Cependant on a bu force cafés, boisson plus nationale encore,
dirait-on, que le cidre. A ce propos, voici encore une curieuse
expression assez déroutante. La tasse de café s'appelle un sou de café,
et elle ne change pas de nom en s'adjoignant plus ou moins d'eau-de-vie.
De là l'expression: «un sou de café de deux sous, un sou de café de cinq
sous.» Après cette dernière mixture, la bonne femme et son cheval ont
chance de finir la journée dans un des fossés de la route. Tel est le
revers de ces fêtes, que les femmes en reviennent avec un goût de
l'alcool, qui les fait semblables à des hommes, oui, trop semblables à
des hommes ivres.


UNE VIEILLE ABBAYE

C'est un pays de landes et de marais, un pays pauvre et qui le fut
encore plus avant qu'on n'eût trouvé le moyen de l'adapter à la culture.
Jadis, il ne produisait guère que d'un côté des ajoncs et de l'autre des
sables; çà et là, de maigres pâturages mal défendus du vent et de la
mer, de ce vent qui dessèche tout. Heureusement qu'il y pleut souvent,
car c'est la seule ressource contre la dureté de son sol. Cependant au
milieu de ce pays sans richesse et sans beauté, sur le bord d'une petite
rivière qui trace comme un sillon étroit de fécondité, s'élève une des
plus anciennes et des plus majestueuses abbayes de l'ancienne France.
Elle date du XIe siècle et ressemble beaucoup, mais avec plus de
sévérité, plus de pauvreté aussi à Saint-Germain-des-Prés, qui doit être
de la même époque. Mais on y voit mieux qu'à la noble église de Paris
toute la sécheresse orgueilleuse du style roman. Partout, c'est la
pierre nue sans aucun décor, sans aucun enjolivement, même sculptural,
une pierre grise, comme mouillée, qui donne une grande sensation
d'accablement. C'est un immense sépulcre où les très rares ornements
modernes font comme des taches de moisissures et, par conséquent, n'en
gâtent pas l'ensemble. Il y a bien sur les murs les tableautins d'un
chemin de croix issu de la rue Saint-Sulpice, mais il est comme dévoré
par l'immensité des nefs. On a la sensation que ce sont des toiles
d'araignées oubliées là. Il faut la voir ainsi, cette belle architecture
romane, réduite à ses sévères lignes de pierre, pour se rendre compte
combien elle surpasse le gothique par le génie de l'expression. Ce n'est
que de la maçonnerie, mais qui parle plus haut que l'art le plus
délicat. C'est barbare et c'est grand.


LE SAVANT DE PROVINCE

C'est un homme considérable dans sa petite ville et souvent un homme qui
ferait bonne figure dans les milieux parisiens. Tout ce qui concerne sa
province, ou du moins sa région, lui est familier, histoire,
archéologie, biographie, généalogie. Il déchiffre les chartes anciennes,
connaît les fastes de chaque famille et sait ce que raconte chaque
pierre des vieux monuments. Il est précieux d'être son ami quand on
séjourne ou seulement quand on passe dans le pays. Les choses lui
parlent et il traduit leurs paroles en des discours passionnés. S'il est
un peu partial, c'est qu'à force d'étudier les choses de son petit pays,
il a été naturellement amené à leur attribuer une grande importance. Il
connaît l'origine lointaine des institutions locales et des coutumes. Il
sait à qui appartenait une seigneurie avant la guerre de Cent Ans et en
quelles mains elle passa sous la domination anglaise. Ses recherches
généalogiques ne sont pas du goût de tout le monde, parce qu'il dévoile
avec sévérité les mystères de la transmission des propriétés et qu'il
sait que telle fortune a eu des débuts frauduleux, que tel titre de
noblesse est purement fantaisiste. Vivant à l'écart des partis,
connaissant mieux le maniement des archives que celui des intrigues, il
ne sollicite nulle faveur et n'en reçoit aucune. Sa maison, son jardin,
ses livres et ses savantes recherches emplissent sa vie. Sa parole fait
autorité dans la discussion historique et, quoique traditionnaliste par
instinct historique, il ne la mêle pas aux querelles locales, ce qui le
fait un peu mépriser par les ambitieux. Il s'en console, car la science
historique lui suffit, et les compétitions politiques ne le tentent pas.
Il connaît trop les dessous de l'histoire pour être tenté de s'y mêler.


LES PETITS SUJETS

Voici cinq ou six articulets sur un petit sujet qui n'intéresse guère
les Parisiens, sur une petite ville que je ne veux même pas nommer, mais
si je devais m'en excuser, ce serait pour dire que je n'aime à écrire
que sur ce qui frappe directement mes yeux. J'ajouterais aussi qu'il ne
doit pas y avoir pour l'écrivain, ni non plus pour le lecteur habitué à
sa manière, de petits sujets. Les choses au milieu desquelles on vit et
auxquelles on participe, prennent aussitôt une importance qui les
rendrait presque dignes de l'histoire. Je passerais une saison dans le
désert que je décrirais les choses du désert, même si ces choses
n'étaient rien du tout. J'aimerais à raconter le néant. Mais je ne puis
me persuader, philosophiquement, que là où je vis, puisse régner le
néant. Les choses sont ce qu'un esprit les considère. Elles ont de
l'importance, puisqu'elles l'occupent présentement, à l'exclusion du
reste du monde. Il n'y a que les imbéciles, et tout de même je ne me
range pas parmi eux, qui croient que les grands sujets font la grande
littérature ou la grande peinture. Qu'ils se détrompent. Il vaut mieux
être le Chardin d'un chaudron, que le raté d'une épopée. Un homme qui
dit sincèrement ce qu'il voit, et seulement les choses qu'il voit, n'est
jamais ridicule. C'est pourtant cette sincérité qui semble si facile et
si engageante où il semble que nos contemporains répugnent le plus. Cela
s'est toujours passé ainsi d'ailleurs, ce qui fait qu'à peine écrite, la
littérature tombe en poussière. Il avait bien raison celui qui prenait
pour devise: l'humble vérité. Je ne sais plus qui. Mais j'espère qu'il
ne croyait pas à _la_ vérité, mais à _sa_ vérité. Dire _sa_ vérité,
humble ou orgueilleuse, il n'y a que cela de digne.


RITES FUNÉRAIRES

Au retour, le hasard m'a fait découvrir, dans la banlieue d'une cité
quasi maritime, un extraordinaire cimetière. D'abord, en entrant, des
deux côtés de la grande allée, ce ne sont que des tombes d'enfants; on
dirait que la population de ce faubourg ne meurt pas, mais qu'elle
déverse là une progéniture innombrable. Ensuite, ces tombeaux minuscules
sont ainsi ordonnés par les inconsolables parents: figurez-vous une
sorte d'armoire en bois découpé dont trois panneaux sont vitrés, une
vitrine économique dans laquelle sont entassées, sur des étagères en
forme d'autel, des figurines en porcelaine peinte, représentant des
enfants au berceau, des anges, des saints, des bonnes Vierges, des
fleurs, une quantité de bibelots. Au milieu de tout cela pend à un fil
de fer un angelot, partout le même, la cuisse ceinte d'un brassard rose
et qui sourit. Sur le devant de la vitrine, il y a généralement la
photographie du gosse en grande toilette et dans le fond, si c'était une
fillette, sa poupée. La profusion des bibelots de tout genre est
incroyable et quelques-uns sont inattendus, ainsi, par exemple, une
boîte oblongue à poudre dentifrice! Les angelots suspendus dans
l'armoire représentent certainement l'âme en route vers le ciel; les
bibelots recèlent des intentions pieuses, quoique énigmatiques, et leur
profusion atteste probablement la générosité des parents. Au reste, la
plupart de ces monuments sont dans un état de vétusté absolu et
quelques-uns commencent à tomber en poussière, laissant éparses les
petites figurines. L'âme sur le chemin du ciel est retombée sur la
terre, où l'a laissée choir l'oubli. On dirait, en somme, le cimetière
d'une tribu barbare, ayant quelques notions de céramique et de
menuiserie.


AU PAYS DE FLAUBERT

Pour la première fois, depuis que je passe en bateau devant le village
de Croisset, j'ai vu un passager se souvenir qu'un homme, nommé Gustave
Flaubert, vécut là. En voyant le pavillon, les tilleuls, restes d'un
jardin, quelqu'un s'est écrié près de moi: «Le gueuloir!» Mais c'était
un enfant d'une douzaine d'années qui s'adressait à sa mère. La mère a
fait répéter le mot et, ne comprenant pas, a pris tout de même un air
scandalisé. Cette allée de tilleuls, où Flaubert essayait à haute voix
la cadence de ses phrases, semble bien avoir été plantée depuis la mort
de l'écrivain, mais son verbe légendaire ne continue pas moins d'y
retentir entre la Seine et les collines de Canteleu. La Seine! Qu'elle a
changé sur cette rive et sur l'autre! Les quais de Rouen, qui s'avancent
comme un long serpent de pierre, sont en train d'atteindre Croisset,
comme, de l'autre bord, le bruyant Quevilly. Flaubert aurait beau
«gueuler» maintenant les lamentations de saint Antoine, on ne
l'entendrait plus, il ne s'entendrait plus lui-même. Le ronronnement de
la papeterie de Croisset, le vacarme des marteaux de Quevilly
couvriraient sa voix. Il n'y a pas bien des années, ce coin de terre
était encore paisible comme une thébaïde et la Seine coulait là dans un
silence de Nil. De grands vapeurs où s'entassent les forêts de Norvège
et de noirs pétroliers jettent l'ancre devant le pavillon, où régnait la
solitude et d'où montait la méditation. C'est bien ainsi. Ce contraste
ne laisse pas que d'être saisissant entre le souvenir d'une pensée qui
ne pourrait plus vivre là et le spectacle d'une activité d'où s'élèvera
peut-être quelque jour une autre pensée également riche et féconde.



PAYSAGES


MUSIQUE DES SAISONS

Je vis hier un café du bois de Boulogne fermer faute de clients. Nous
étions dans le jardin. A sept heures et demie, on nous prévint qu'on
allait éteindre le gaz. Il faisait froid, l'automne se glissait déjà
sous les arbres. Il aurait fallu des fourrures pour s'y tenir avec
agrément. Et ce désaccord entre la saison vraie et la saison
traditionnelle mettait dans l'âme comme une désharmonie. Il y avait
quelque chose de rompu entre les désirs naturels de plein air et la
rigueur du moment. Nous en étions à l'été finissant et la saison
chantait à l'unisson du frais automne. Qui est-ce qui nous a enseigné,
qui a inscrit dans nos nerfs qu'il doit faire chaud en été, froid en
hiver, frais aux deux autres saisons? Ce n'est pas assurément la nature
de notre pays qui est fort incertaine: ou du moins, malgré quelques
essais de régularité, elle n'y aurait pas suffi. C'est sans doute que
nous associons certains états de température avec certains mots, et
c'est moins notre sensation qui proteste que notre raison, quand juillet
est pluvieux ou janvier très doux. Presque à notre insu, nous disposons
notre vie à tel moment pour la chaleur, à tel autre pour le froid et
nous sommes régulièrement très surpris, quand les saisons réelles ne
répondent pas à ce que nous en attendons. Même, quand nous nous
reportons vers le passé, nous croyons très sincèrement que les
incertaines saisons s'y succédaient avec une régularité parfaite et que
le désordre n'est que dans le présent. Cela tient à ce que la vie
s'écoule beaucoup moins selon la réalité, si difficile à percevoir, que
selon la représentation que nous nous en faisons. Et cette
représentation, pour être perçue à son tour, doit se construire
logiquement. Sans cela, nous n'y reconnaîtrions plus rien et cela serait
pour nous un grand désarroi. Les saisons doivent donc s'écouler selon
une musique nettement rythmée et qui les différencie absolument l'une de
l'autre. L'homme est toujours l'enfant qui va se promener et que la
pluie surprend. Oh! il pleut! Ce n'est pas juste!


L'AUTOMNE

Nous voici encore une fois entrés dans l'Automne, saison des nuances et
des désirs discrets, saison des violettes pâles et des chrysanthèmes
couleur de feuilles mortes. Il y a une poésie dans ce mot d'une sonorité
mélancolique, par ce qu'elle évoque de choses finissantes, de sourires
derniers, qu'on l'applique à l'année, qu'on l'applique à la vie. Il y en
a même trop, et qui s'épanche trop facilement. L'automne marche dans les
esprits, entouré d'un cortège de lieux communs, dont il est bien
difficile de le débarrasser. Mais peut-être ce serait-il dommage, car
c'est de cela qu'est faite sa beauté sensible. Il faut longtemps pour
que les hommes aperçoivent, pour qu'ils sentent surtout le charme de
certains vocables. Lentement, les générations les ont entourés de leurs
rêves, et ils ne nous arrivent que serrés dans des bandelettes
aromatiques, telles des momies qu'il ne faut pas démailloter. Comme la
petite chose, lorsqu'on l'ose, apparaît sèche, noire et ridée! L'automne
tout nu, c'est un orme à moitié chauve qui tremble au bord d'une route
que le vent bat. C'est l'herbe qui a déjà des pointes jaunes, c'est la
rudesse des chaumes où divaguent les oies, la haie à demi transparente,
les taches rousses et rouges sur le vert piqué des forêts. C'est la
fougère couleur d'amadou et les vignes couleur de rouille. L'automne nu
c'est la décomposition de la vie qui commence, ce sont nos amours qui se
putréfient et dont la phosphorescence nous fait croire qu'ils sont plus
vivants que jamais. N'importe, je l'aime ainsi, l'automne dépouillé de
tout ce qui ne lui est pas essentiel. Il me plaît par un air éploré
d'agonie. Dis, mon amie, nous irons le voir l'automne nu, dans les
grands bois où il déploie la soie mourante de ses ailes, à l'heure où le
soleil amer sourit, glisse et tombe?


JARDINS ET PAYSAGES

Est-ce qu'il ne va plus être permis d'aimer la nature, de l'étreindre,
de l'emporter dans son souvenir, de la garder dans ses yeux? Je connais
peu de paysages, mais je ne les en aime que plus profondément et ils me
sont toujours présents. Les jardins, au contraire, ne m'ont jamais
beaucoup enivré, qu'ils soient à l'anglaise, qu'ils soient à la
française. Le mur qui les emprisonne m'emprisonne aussi. Un jardin n'est
agréable que par contraste avec la rue. A Paris, c'est un peu de
bonheur. Dans les pays qui sont eux-mêmes un vaste et libre jardin, ils
sont peut-être un non sens de n'être pas potagers, fruitiers et
fleuristes, exclusivement. Les bosquets, les alignements d'arbres rares
et décoratifs ne valent pas le groupement de hasard des chênes, ormes,
hêtres et bouleaux de notre sol. Je ne prendrai donc point parti dans la
querelle des jardins français, qui sont des jardins d'architecture et
des jardins anglais qui sont des jardins d'imitation. A une grande
échelle, ils se ressemblent beaucoup et je ne vois pas pourquoi, quand
on se plaît au bois de Boulogne on se déplairait à Versailles: les deux
sites sont pareillement ordonnés et pareillement factices, et pour la
géométrie, il n'y en a pas moins dans les lignes courbes que dans les
lignes droites. Il y en a même davantage et de moins élémentaire. Elle y
est même assez compliquée pour dérouter au premier abord et faire croire
à une déraison, mais il est impossible à l'homme d'imiter la nature sans
la soumettre à des règles qui même cachées n'en restent pas moins des
règles. L'auteur de ce parc n'est pas célèbre, mais il n'en eut pas
moins du mérite et un mérite fort analogue à celui de Le Nôtre. Ni l'une
ni l'autre oeuvre ne sont la liberté spontanée de la nature, mais il est
vrai que l'une a voulu l'imiter et l'a déformée, et que l'autre a voulu
ne pas l'imiter et elle l'a réformée. Au risque de paraître rousseauiste
ou même roussiste, ce qui est le comble du mépris près de M. Maurras et
près de ses disciples, j'avouerai que les bords sauvages de l'Orne ou de
la Seine m'ont donné plus d'émotion que ceux du canal de Versailles ou
ceux des deux lacs, toutes circonstances sentimentales mises à part.
Mais, c'est une opinion déraisonnable. Je le sais et j'y persiste.


SAISON PERDUE

Différentes causes ont fait que, cette année, je n'ai pas du tout joui
de l'automne. J'ai vu par mes fenêtres le reflet de son pâle soleil,
mais je n'ai pu aller en respirer directement la lumière. On m'a apporté
des branches de feuillages roux, mais je n'ai pas foulé aux pieds ces
feuilles-fleurs éparses aux pieds des arbres. Et c'est une saison de
perdue pour la sensibilité. Perdre une saison de sa vie, c'est vraiment
sans compensation possible, car un automne ne ressemble jamais à un
autre automne, ni un été à un autre été. La vision des choses dépend de
notre état d'esprit, et nous ne l'avons jamais eu pareil au cours de ces
saisons qui reviennent avec une monotonie qui ne l'est qu'en apparence.
C'est notre esprit, ou plutôt notre sensibilité, qui colore les choses,
les saisons et les roses. Nous serions capables de les créer si elles
n'existaient pas. Pourquoi pas? Nous créons bien les êtres à mesure que
nous les aimons. Nous les modelons sur nous-mêmes, nous les sculptons
selon le creux de notre coeur, pour qu'ils y dorment mieux. Les pauvres
choses vraiment, et jusqu'aux plus rares, ne sont que des prétextes que
la joie ou le chagrin suscite ou abolit. Une grande joie parfois envahit
de son émotion tout un jardin et le submerge sous une présence plus
dominatrice, et la même joie, non absolument la même, hélas! le fait
resurgir et nous en signale la beauté. La grande peine a des effets
semblables. Parfois, elle nie les choses et parfois elle a besoin de
leur présence comme d'une consolation. Les saisons subissent les mêmes
apparences de vie et de mort, selon que nous les désirons ou que nous
sommes assez forts pour nous passer d'elles. Je me suis passé de cet
automne, mais je le désirais, et peut-être que je le regretterai
longtemps. Je l'ai bien récréé un peu en moi, mais c'était un fantôme.
Les fantômes n'ont pas d'odeur. J'ai besoin de la présence réelle.


LES OISEAUX

On croit généralement que les oiseaux jouissent de l'infinie liberté de
l'air, qu'ils font des voyages de plaisance au-dessus des nuages, qu'ils
vont et qu'ils viennent selon leur fantaisie, et que leur fantaisie est
sans limite. Rien n'est plus faux. Les oiseaux sont les plus casaniers
des êtres et la licence qu'ils ont de voler partout est plutôt une
charge qu'un agrément. Ils y sont contraints par la nécessité où ils
sont de manger presque constamment ou de périr. Les oiseaux sont les
esclaves étroits de leur estomac ou plutôt de leur gésier. Tous ceux qui
ont des oiseaux privés savent quels soins nécessite l'alimentation de
ces petites bêtes ailées. Il y a bien les oiseaux migrateurs, mais ils
n'entreprennent pas pour leur plaisir ces vastes voyages, qui leur sont,
au contraire, très pénibles et, arrivés à leur nouveau domicile, ils
sont généralement encore plus casaniers que les autres. Toutes les bêtes
ont un gîte qu'elles cherchent à rendre invisible ou inaccessible aux
autres bêtes dont elles craignent d'être la proie. Les oiseaux très mal
armés pour la lutte, ne savent pas se cacher. Nuit et jour, ils sont
gibier pour d'autres oiseaux et pour quelques quadrupèdes. Ramenés à
chaque instant vers la terre par la nécessité de manger, ils y sont
mangés avec une facilité extraordinaire. Un seul chat suffit à dépeupler
d'oiseaux un vaste jardin, car l'oiseau, malgré toutes les menaces,
revient toujours à l'endroit où il a trouvé une fois quelques graines ou
quelques vermisseaux. La nuit venue, avec leur manie de percher toujours
au même endroit, de revenir même de très loin à leur branche favorite,
ils se font dévorer par les chouettes. Finalement on peut dire que ses
ailes ne servent pas à grand'chose à l'oiseau et qu'elles ne servent à
rien pour son plaisir. Elle les empêchent, et encore! de mourir de faim,
mais s'ils savaient courir, leurs pattes feraient le même office. Nous
admirons l'aile de l'oiseau. Pour lui, c'est un pauvre appendice qui
parfois le fait vivre et parfois le fait mourir.


A LA RAME

Quel hasard, non, quelle volonté a fait que je me suis trouvé, l'autre
soir à la tombée de la nuit, en bateau sur le lac du bois de Boulogne?
Je ne puis le dire, mais cette volonté m'était extérieure et je n'y
participai d'abord que très faiblement. Cela n'empêcha pas la promenade
de s'accomplir et mon imagination d'y prendre du plaisir. Comme il fit
bientôt nuit, que l'eau et les bords se confondaient, on pouvait se
croire égaré, à la recherche d'une crique favorable, sur des eaux
lointaines, habitées, il est vrai, par l'ombre docile des cygnes. Mais
pourquoi rêver d'autres patries? Y en a-t-il de lointaines, quand on s'y
trouve? Je savais très bien qu'on me promenait sur le grand lac factice
du bois de Boulogne et je n'en demandais pas plus. Mon goût pour les
aventures est modéré et d'ailleurs je sais jouir de l'heure présente,
tout en voyant plus loin qu'elle. Je sais aussi me souvenir des plus
humbles choses qui me furent en quelque partie charmantes, et même ne me
souvenir que de celles-là. On a tiré des romans de sources encore plus
humbles, mais peut-être que pour certains esprits rien n'est humble et
rien n'est banal, ni ton eau morte, ô lac! qui n'est qu'un étang sous
les arbres, ni tes cygnes blancs, qui sont aussi des canards. Les cygnes
blancs y poursuivent de leur haine un cygne noir égaré parmi leur
troupe. On peut toujours s'imaginer qu'on est ce cygne noir et que les
choses ont été combinées pour vous en faire comprendre le symbole. Je
rêvai un peu à cela, pendant que la barque glissait sous les rames, mais
peu, car les mouvements du rameur m'intéressaient bien davantage. J'y
vois particulièrement mal la nuit comme tous les myopes, mais je ne
désirais pas de plus longues perspectives ni plus de lumière que n'en
faisaient ses bras dans leur lent va-et-vient. C'est ainsi que nous
arrivâmes à la rive, après avoir fait le tour du lac et le tour d'une
pensée.


LA MAISON DES CHEVAUX

Si on n'était pas prévenu, découvrirait-on que l'aspect des monumentales
écuries de Chantilly est précisément celui qui convient à la maison des
chevaux? Je n'oserais l'affirmer et cependant c'est l'impression que
j'eus hier en revoyant cette architecture. Mais j'étais prévenu depuis
longtemps et j'avais pu méditer inconsciemment sur la logique de cette
oeuvre. La sérénité d'une journée déclinante sans soleil et cependant
limpide encore faisait clairement apparaître la disproportion entre la
demeure des hommes et celles des chevaux, et si le château n'avait pas
parlé par lui-même il n'y aurait encore eu aucune hésitation sur la race
à laquelle était destiné l'autre palais. Jonathan Swift eût été content,
car il n'aurait pu rêver une maison plus digne de ses nobles Houynhmums
(je n'aime pas à écrire ce mot, car il faut, chaque fois que je me lève
pour aller à ma bibliothèque en vérifier l'orthographe). Et en vérité,
ce domaine de Chantilly a presque l'air d'une illustration de
l'avant-dernier voyage du capitaine Gulliver, en ce sens que c'est
probablement le seul où l'on ait compris l'importance respective des
chevaux et des yahous, c'est-à-dire des hommes. Car si les écuries
paraissent toutes grandes, le château paraît tout petit, perdu au milieu
des eaux derrière l'immense perspective de la forêt. Nous y allions
enfin voir l'automne, mais la nuit vient déjà trop vite et nous ne vîmes
guère que ces constrastes qui allaient s'atténuant dans l'ombre.
Cependant l'humidité exaspérait l'odeur des feuilles mortes et sur la
route, aux environs d'Epinay, un faisan se promenait dédaigneux. J'ai
peur de me figurer jusqu'à l'année prochaine l'automne sous les espèces
d'un faisan. Et pourquoi pas? N'est-ce pas un oiseau automnal par son
plumage couleur de feuilles fauves? Oui, ce faisan domine la vision que
nous avons rapportée de cette excursion. Pourtant je me souviendrai
aussi de mes réflexions sur la maison des chevaux.


LE CIEL

Comme je revenais de chez les cubistes, en descendant les
Champs-Elysées, le ciel était si beau vers l'occident, d'un rouge si
doux, si riche et si profond, que je me retournais à chaque instant, au
risque de scandaliser les passants, tout entiers à leurs petites
affaires. Mais je ne suis pas indifférent aux spectacles du ciel. C'est
même une des rares choses que je regretterai, car le vrai ciel est sur
la terre et dans nos climats. A l'automne, quand l'air est humide, et il
en est presque toujours ainsi, les couchers de soleil, le long de la
vallée de la Seine, sont admirables. Je n'en ai vu de plus somptueux
qu'à l'extrême pointe de la Hollande. Rien que cela vaut peut-être la
peine de vivre. Tout l'occident donc était rouge, mais rouge comme du
cuivre rouge, et sur ce fond de plénitude et de sérénité, les ramilles
des branches faisaient de si fins dessins! On a vu cela bien souvent, on
l'a décrit, on l'a peint et l'impression qu'on retire du spectacle est
toujours aussi fraîche et aussi émouvante. Alors je me demandais si la
peinture était un art bien nécessaire et s'il était bien sensé d'aller
voir, à l'intérieur d'un monument, des tableaux, dont les meilleurs sont
une pauvre imitation de la nature qui resplendit à l'extérieur. Jamais
un tableau ne m'a donné le centième de l'émotion que j'ai ressentie
devant le paysage d'automne le plus coutumier. Et il en est de même pour
la représentation de la figure humaine et de la beauté féminine. L'art,
quelles que soient sa perfection relative et la bonne volonté de nos
admirations, y est à peu près impuissant, d'autant plus qu'il ne peut
nous offrir qu'une image immobile de choses dont la mobilité, le
changement perpétuel et insensible, est le plus puissant charme. La
conclusion est que si un art, la peinture, par exemple, pouvait se
constituer en dehors de la nature, outre que cela serait une conquête de
l'homme, cela serait un bienfait pour la nature, qui n'a peut-être pas
besoin que l'on refasse éternellement son portrait. Mais est-ce
possible? C'est toute la question du cubisme. Elle va loin.


LE CHAT ENDORMI

L'autre jour, en sortant de chez moi, je me suis arrêté, aussi longtemps
que la décence le permettait, devant une femme et devant un chat
endormi. C'est un tableau que je connais bien, mais jamais il ne m'avait
requis comme ce soir-là. Le chat est gros, d'ample fourrure et
appartient à quelqu'une de nos variétés indigènes, il n'a rien de
singulier. Il n'est ni japonais ni siamois. Sa beauté n'en est donc que
plus simple et plus frappante, pour celui qui sait distinguer la beauté
de la singularité. La femme est une de ces patientes ouvrières qui
témoignent à la vitrine des petits tailleurs de l'habileté de la maison
aux reprises invisibles. Le chat était presque couché sur son ouvrage,
ses oreilles touchaient sa main, effleurées toutes les secondes par le
passage de l'aiguille, et on sentait en ces deux êtres une si profonde
confiance et un tel bonheur d'être, l'une à coudre près de son ami,
l'autre à dormir près de son amie, que c'en était presque émouvant.
Comme tout spectacle d'amour, car c'était de l'amour, évidemment, de cet
amour qui prend tant de formes et qui ne se manifeste peut-être jamais
plus purement qu'entre un être humain et un animal. La place n'est pas
très favorable pour le chat. Elle est étroite et la table est dure. Elle
est éclairée intensément et le chat n'aime pas la lumière vive.
N'importe, il faut qu'il soit là, il n'est bien qu'à cet endroit
inconfortable, il ne se plaît pas ailleurs. Dans ce coin, il sent la
chaleur de son amie et perçoit sa respiration. Parfois il ouvre les yeux
et sans faire un autre mouvement, la regarde. Elle est là. Rassuré, il
reprend son somme. C'est, parmi les mystères de la sympathie, un des
plus curieux, que cette élection d'un être humain par un animal, qui en
prend possession, qui le veut pour soi, qui le surveille, qui aime sa
présence et rien que sa présence. Le chien en donne des exemples
indiscrets, maladifs. Le chat porte son amour avec sérénité.


LA LECTURE

Je connais une femme qui ne lit rien, ou plutôt qui ne lit que ce qui
est exquis, mais comme l'exquis est rare, cela revient au même, ou
quasi. Cinq ou six poètes français ou anglais, quelques écrivains d'hier
et d'aujourd'hui dont elle aime presque tout, et cela lui suffit comme
nourriture spirituelle. Qu'elle a d'esprit et que ne faisons-nous comme
elle! Pour moi qui ai la manie de lire souvent n'importe quoi, tout ce
qui me tombe sous la main, que j'en ai été puni! Il m'arrive de
m'embarquer dans un livre nouveau si plat ou si nauséeux que mon esprit
en ressent comme un dégoût et, comme on se lave les mains après avoir
touché quelque chose de sale, je suis forcé de lire quelques belles
pages pour me remettre le coeur. Il y a des lectures qui sont vraiment
purificatrices et, par le jeu des concordances, on pourrait leur
attribuer un parfum. Mais mieux encore, je les considérais comme des
cordiaux. Il faut toujours avoir quelqu'un de ces livres sous la main
quand une triste curiosité, presque toujours déçue, vous pousse à ce
périlleux exercice de la lecture sans choix. On peut aussi les prendre
comme antidote. Quelques pages de Spinoza, le commerce habituel de
Flaubert, de Mallarmé, neutralisent admirablement les effets de la
sottise en prose ou en vers. Mais l'inconvénient de ce procédé est qu'il
vous rend de plus en plus difficile pour les lectures nouvelles, et de
tel livre qu'on aurait lu jusqu'à la moitié, les premières pages
suffisent à vous dégoûter complètement. Mais aussi quelle joie lorsque,
l'esprit muni de cet antidote, qui est aussi une pierre de touche, on se
sent entrer sans répugnance, même avec un certain plaisir, dans la
connaissance d'une oeuvre nouvelle. On s'aperçoit alors que l'art n'est
pas tant de faire du nouveau (il n'y en a peut-être pas) que de faire
une oeuvre qui se soutienne auprès des belles oeuvres anciennes.



TABLE


  La petite ville.                              7
    Les coquelicots                             9
    La gare                                    13
    Le petit chemin de fer                     17
    La cathédrale                              21
    Le colimaçon                               25
    Musées                                     29
    Le lycée                                   34
    Le cirque                                  38
    Les ruines                                 43
    Le marché                                  48
    Une vieille abbaye                         53
    Le savant de province                      57
    Les petits sujets                          61
    Rites funéraires                           65
    Au pays de Flaubert                        69

  Paysages                                     73
    Musique des saisons                        75
    L'automne                                  80
    Jardins et paysages                        84
    Saison perdue                              89
    Les oiseaux                                94
    A la rame                                  99
    La maison des chevaux                     104
    Le ciel                                   109
    Le chat endormi                           114
    La lecture                                119


POITIERS

IMPRIMERIE G. ROY

7, rue Victor-Hugo.





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