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Title: Aline et Valcour - Le Roman Philosophique
Author: Sade, Donatien-Alphonse-Francois de
Language: French
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Nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.



ALINE ET VALCOUR,

_OU_

LE ROMAN

PHILOSOPHIQUE.

________________________________________

TOME III.
________________________________________

CINQUIÈME PARTIE.



[Illustration: _Fuis, lache! dès que tu es assez vil pour nous refuser tes
services, fuis et ne nous outrage point._]



ALINE ET VALCOUR,

_OU_

LE ROMAN

PHILOSOPHIQUE.

_Écrit à la Bastille un an avant la Révolution
de France._

ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.

________________________________________

_À PARIS,_
Chez la Veuve GIROUARD, Libraire
maison Égalité, Galerie de Bois, n°. 196.

________________________________________

1795.

________________________________________

ALINE ET VALCOUR,

________________________________________

LETTRE TRENTE-SIXIÈME,

_Déterville à Valcour._

Verfeuille, le 17 Novembre.

N'est-ce donc point une chose odieuse, mon cher Valcour, qu'un malheureux
jeune homme, uniquement coupable du sentiment qui fait naître les
vertus. . . . Après avoir parcouru la terre, après avoir bravé tous les
périls qui peuvent s'affronter, ne rencontre d'écueils, de tourmens; de
malheurs, qu'à la porte de sa patrie: et bientôt au centre de cette même
Patrie, qu'il ne peut revoir qu'en la maudissant . . . Oui, j'ose le dire,
ces fatalités font naître bien des réflexions, et j'aime mieux les taire que
les dévoiler. L'amitié qu'inspire l'infortuné Sainville y répandroit trop
d'amertume.

C'était Aline et lui, Valcour, c'était tous deux que ce train avait pour
objet . . . Aline et lui, t'entends-je dire? Eh quelle bisarrerie les
rassemble? écoute, et tout va s'éclaircir.

Il est inutile de te peindre la frayeur de nos dames quand elles ont vu la
maison se remplir d'exempts, d'espions, de gardes, de toute cette dégoûtante
canaille, dont le despotisme effraye l'humanité aux dépens de la justice et
de la raison, comme s'il fallait au gouvernement d'autres sûretés que des
vertus, et à l'homme d'autre lien que l'honneur. . . . Je n'ai pas besoin de
te dire ce que toute cette charmante société est devenue, quand on a vu
paraître, au milieu du trouble général, un petit homme laid, court et gros,
bien hébêté, bien tremblant, l'épée d'une main, le pistolet de l'autre,
s'intitulant _conseiller du Roi_, et de plus, _officier supérieur_ du
tribunal de la sûreté de Paris; disant que pour la sûreté de l'État, il
fallait qu'il s'assurât d'un officier, sous le nom de Sainville, nom qu'il
usurpait, comme on le verrait par l'ordre, dont il était porteur, que ledit
sieur de Sainville étant de présent au Château de Verfeuille, près d'Orléans;
il lui était enjoint à lui, _Nicodême Poussefort_, officier supérieur,
d'arrêter ledit militaire dans ledit Château, ainsi qu'une demoiselle
qu'avait enlevée cet officier, et qu'il faisait passer pour sa femme, le tout
à l'effet de les conduire l'un et l'autre au lieu de sûreté que son ordre
indiquait [1].

Tu devines, à ce préambule, ce que chacun a pu penser, il ne s'agit que de
t'apprendre et ce qui a suivi, et la part singulière qu'a le président à tout
ceci.

Le compliment débité, le petit homme suant, palpitant, infectant comme un
capucin qui descend de chaire; nos dames revenues à elles à force de soins,
le malheureux Sainville et sa femme confondant leurs larmes et leurs
gémissemens. Le comte de Beaulé s'est avancé vers l'exempt et lui ordonnant
avec cet air de noblesse et de supériorité qu'il avait en menant autrefois
les Français aux ennemis, lui ordonnant, dis-je, de remettre ses armes au
repos, et de faire sortir ses gens du salon, il lui a demandé; comment il
s'avisait de s'introduire avec aussi peu de formalités dans le Château d'une
femme honnête. À cette demande, à l'air de maître, dont elle était faite, aux
titres, aux décorations qui la soutenaient, _Nicodême Poussefort_, officier
supérieur de la sûreté de Paris, a répondu avec un peu de confusion, qu'il
s'était cru autorisé dans ses démarches, et par son ordre, et par les
différentes consignes particulières qu'il avait reçues de ceux que cela
concernait; mais le comte après lui avoir lavé la tête une seconde fois, et
lui avoir dit que les ordres de parens ne s'annonçaient pas comme ceux de
Mandrin, mais se signifiaient par l'organe des officiers préposés dans chaque
généralité à cet effet, la prépondérance _chimérique_ ou l'autorité
_illusoire_ du tribunal de la sûreté de Paris ne s'étendant pas au-delà des
barrières, lui a demandé encore s'il savait de qui venait l'ordre, et à la
sollicitation de qui il était obtenu. . . . Pour toute réponse, l'exempt lui
a remis ses papiers et le comte les ayant reçu, lui a dit avant que d'ouvrir,
soyez tranquille monsieur, je me charge de tout. . . . puis s'adressant à
monsieur et madame de Sainville, vous voilà l'un et l'autre mes prisonniers,
leur a-t-il dit, donnez-moi vos paroles d'honneur de ne point vous écarter de
cette maison sans moi. . . . Vous vous trompez monsieur, a dit précipitamment
l'officier de police, cette dame dont vous exigez la parole, n'est point la
personne que je dois arrêter, celle que mon signalement indique, a-t-il
poursuivi, en montrant Aline, est la demoiselle que voilà. Et c'est elle qui
doit être madame de Sainville . . . Vous seul commettez l'erreur, a repris le
comte, ou votre signalement est faux; la jeune personne que vous désignez,
est la fille de madame de Blamont. --Et montrant Léonore. . . . Celle-ci
seule est madame de Sainville, . . . Monsieur le comte, a répondu l'exempt,
la chose est d'autant moins probable, que ce signalement dont je m'autorise,
est l'ouvrage même de monsieur le président de Blamont, m'aurait-il ordonné
d'arrêter sa fille? Confrontons monsieur, le voilà.

Assurément, il était difficile de mieux peindre Aline, et comme aucun trait
ne la rapproche de Léonore, il était impossible de s'y méprendre. . . . Ah!
je démêle tout, a dit impétueusement madame de Blamont, puis, s'adressant à
l'exempt: achevez, monsieur, achevez de jetter du jour sur ceci; aviez-vous
quelqu'ordre particulier relatif à cette jeune personne. . . . Celui de la
laisser au couvent des bénédictines, en passant à Lyon, madame, a répondu
l'exempt; de lui dire quelle attendit là sa famille, qui viendrait bientôt en
disposer, et de poursuivre ma route avec monsieur de Sainville jusqu'aux
isles Sainte-Marguerite, où il devait être enfermé dix ans. --Et quelles
personnes vous ont expliqué ces différentes commissions, a repris madame de
Blamont? --J'ai d'abord reçu, madame, a répondu l'exempt, un ordre général et
vague du magistrat, de me conformer à tout ce qui me serait prescrit par le
père de monsieur de Sainville, lequel n'a pas voulu prendre sur lui de faire
arrêter son fils chez madame de Blamont, où il le savait, sans se concerter
avec monsieur le président; en conséquence de cette délicatesse, rien ne se
terminant le même jour, on m'a indiqué un second rendez-vous pour le
lendemain au matin; là j'ai trouvé réunis les deux personnes auxquelles
j'avais affaire, et j'ai reçu d'elles différents détails, qui m'étaient
utiles pour agir.

Voilà, mon cher Valcour, tout ce que nous avons pu savoir sur cette partie,
et comme rien n'en est encore éclairci, j'imagine qu'avant d'achever la
lecture de ma lettre, tu vas te livrer à mille combinaisons; formons-en donc
quelqu'unes avec toi, quelqu'interruption qu'il en doive résulter aux choses
intéressantes qu'il me reste encore à t'apprendre.

Il paraît d'abord assez clairement, que monsieur de Blamont s'est confié au
père de Sainville, qu'il lui a demandé sans doute avec instance, de laisser
profiter sa fille, bien plus coupable que Léonore, de la lettre de cachet
destinée à cette Léonore; que celle-ci n'étant actuellement réclamée par
personne, il se chargeait d'en répondre, que l'important était de la séparer
de Sainville, objet qui se trouvait également rempli, puisque madame de
Blamont la retiendrait vraisemblablement chez elle, et que sous peu, il irait
la chercher lui-même, pour la placer dans quelque couvent, où elle serait
toujours en état d'être représentée aussitôt qu'elle serait requise; que le
père de Sainville prenant peu d'intérêt à cette Léonore, et ne désirant que
de la séparer de son fils, a tout accordé au président, pourvu que celui-ci
permît de faire arrêter le jeune homme dans le Château de Verfeuille. . . .
Définitivement qu'Aline, ainsi arrêtée, ainsi conduite à Lyon, y serait
bientôt devenue la femme de Dolbourg, avec lequel le président n'aurait pas
manqué de l'aller joindre; voilà mes conjectures mon ami, voilà celles de
toute la société; revenons maintenant à des détails qui ne peuvent plus
souffrir de retard.

Vous pouvez sortir monsieur, a dit le comte à l'exempt, dès que ses
éclaircissemens ont été donnés; retournez dire à ceux qui vous ont envoyé,
que le comte de Beaulé, commandant dans l'Orléanais et lieutenant-général des
armées, se charge de vos prisonniers, vous en dégage, et vous donne sa parole
de les conduire sous trois jours, au ministre. Monsieur le comte, a dit
l'exempt en se prosternant jusqu'à terre, j'obéis sans réplique assurément,
mais vous connaissez nos places, je risque de perdre la mienne, si vous
n'avez la bonté de me faire un reçu; le général a demandé un écritoire, et a
signé sans difficulté ce que l'exempt désirait. Après quoi, l'alguasil et sa
troupe ont déguerpi le Château, non sans escamoter, filouter, voler suivant
l'usage de ces coquins-là, tout ce qui a pu tomber sous leurs mains [2].

À peine partis, qu'avant même d'ouvrir l'ordre, on a raisonné prodigieusement
sur les manœuvres sourdes et infâmes du président; mais comme tout ce qui a
été dit, n'est que ce que je viens de placer en résultat de nos combinaisons
tout-à-l'heure, je passe rapidement aux suites essentielles de cette
aventure.

Tout étant calme, toutes les réflexions étant faites, le comte a ouvert
l'ordre; et après avoir parcouru rapidement quelques lignes. . . . Quoi!
monsieur, a-t-il dit avec surprise à Sainville, vous êtes _le comte de
Karmeil_? Je connais beaucoup votre père; _le comte de Karmeil_, s'est écrié
madame de Blamont toute troublée. . . . Avez-vous bien lu, ne vous trompez-
vous point?. . . . Ciel . . . Léonore, non je ne résiste point à ces coups
multipliés du sort. . . . Malheureux enfant . . . Ouvre tes bras . . .
reconnais ta mère, et trop émue de tout ce qui venait de précéder . . . trop
attendrie d'une scène si touchante, elle s'est évanouie sur le sein même de
Léonore. Grand Dieu, a dit celle-ci, les bontés de cette aimable dame
l'abusent assurément, que veut-elle dire? . . . Moi, sa fille! Ah plût au
ciel que cela eût été! Vous l'êtes, mademoiselle, ai-je dit alors, secourons
madame de Blamont . . . elle est bien loin d'être dans l'erreur; nous avons
tout ce qu'il faut pour vous convaincre. . . . Sainville, aidez-nous à rendre
à votre femme la plus adorable des mères.

Je te laisse à juger le trouble universel; le comte nullement au fait, ne
savait lui-même où il en était. Madame de Senneval plus instruite, assurait
Léonore qu'on ne se trompait pas, enfin, madame de Blamont vivement secourue
par Aline, qui ne savait à qui voler, a repris l'usage de ses sens, elle
s'est rejetée une seconde fois dans les bras de Léonore, tout s'est éclairci,
j'ai produit d'un côté la lettre du chevalier de Meilcourt, de l'autre les
dépositions du pré Saint-Gervais, et toutes ces pièces s'enchaînant, se
prêtant mutuellement des forces, il est devenu impossible à Claire de
Blamont, à qui nous conservons le nom de Léonore pour l'intelligence de cette
histoire, il lui est devenu impossible, dis-je, de pouvoir plus long-tems
s'aveugler sur sa naissance. . . . Et voilà donc pourquoi j'étais haïe de
madame de Kerneuil, a dit cette jeune personne, en se jettant aux pieds de sa
véritable mère; voilà donc pourquoi on me détestait. Oh! madame, a-t-elle
continué, mais avec plus de manière que de véritable sentiment: (c'est un
trait de son caractère qu'il ne faut pas perdre de vue)! oh, madame, laissez-
moi vous demander à genoux des sentimens que mon malheureux sort ne m'a
jamais permis de connaître; mon ame était faite pour les sentir, et la plus
barbare des femmes lui en a toujours refusé la jouissance. Sainville, viens
te précipiter, comme moi, aux genoux de cette tendre mère; demandes-lui
pardon de nos égaremens, et ne songe plus à m'obtenir que de son aveu. Alors,
cet intéressant jeune homme, bien plus vraiment affecté que sa femme, a
arrosé les pieds de madame de Blamont de ses pleurs; et prosterné devant
elle, oh! madame, lui a-t-il dit, daignerez-vous me pardonner mon crime?
. . . . des crimes! . . . Ô grand Dieu, a dit promptement cette mère délicate
et sensible! vous n'en avez point commis, tout votre tort est de l'avoir
aimée; je l'aurais aimée comme vous; levez-vous Sainville. . . . La voilà, je
veux que vous la receviez de ma main . . . Je ne t'esquisserai point la
situation de cette femme adorable, au milieu de ce couple charmant . . .
Aline embrassant tour-à-tour, et sa mère et sa sœur. . . . Non, mon ami, non,
c'est avec les couleurs de la nature même qu'il faut essayer de rendre ce
tableau, l'art ne réussirait pas à le tracer.

Pendant ce tems, nous expliquions, le plus succinctement qu'il nous était
possible, toute l'histoire au comte de Beaulé. --Voilà des aventures bien
singulières, a-t-il dit, en s'approchant de madame de Blamont; ma chère et
ancienne amie, continuait-il en lui prenant les mains, en vérité, elles
m'intéressent aux larmes, . . . Mais vous êtes d'un mystère. . . . Pourquoi
donc ne m'avoir pas dit?. . . . Le voilà devenu mon fils, maintenant ce cher
Sainville. . . . Et cette malheureuse Aline à qui l'on en voulait aussi.
. . . Quelle horreur! Allons, allons, que tout se calme, je les prends tous
trois sous mon aîle, et si la moindre infortune les menace encore, j'y expose
plutôt ma tête que de les en voir accablés l'un ou l'autre; et tous les bras
unanimement, se sont tournés vers ce tendre et honnête militaire; on l'a
entouré, on l'a remercié, caressé; madame de Blamont dans l'excès de sa joie,
lui a sauté au col, et lui a dit: «Ô mon cher comte, oui, ou vous ne m'avez
jamais aimée, ou vous arracherez au malheur ces trois intéressantes
créatures.»--J'en donne ma parole, a répondu le comte tout ému, et comment ne
l'entreprendrais-je pas, quand je vois autour de moi, l'hymen, l'amour et
l'amitié m'en conjurer au nom de tous leurs droits; Karmeil est mon ami
depuis trente ans, nous avons _guerroyé_ ensemble en Allemagne, en Corse.
. . . Ce sont les cent mille écus qui le désespèrent. . . . Mais vous vous
étiez donc fait passer tous deux pour morts, a-t-il continué en s'adressant à
monsieur et à madame de Sainville? . . . Il est vrai, monsieur, reprit le
jeune amant de Léonore, c'est une des circonstances de notre histoire que
j'avais cru devoir taire; Léonore avait écrit à ses parens que ne pouvant
résister à l'horreur de sa situation, elle s'était d'abord sauvée de son
cloître, pour se réunir à l'objet de ses vœux; qu'ensuite retenue par la
décence, elle n'avait osé achever une telle démarche, que se trouvant par sa
conduite entre la perte de tout ce qu'elle aimait, et le deshonneur, elle
avait pris le parti d'abréger ses jours, pour qu'on doutât moins de ce
qu'elle annonçait, elle avait placé ce billet au fond d'une boëte, arrangé
dans une de ses robes, et nous avions envoyé jetter le tout dans la rivière.
On aura retrouvé le paquet, on aura reconnu l'habit, lu la lettre, soupçonné
sans doute le corps dévoré, et il ne doit plus être resté dans la province de
doutes sur sa mort. Pour moi, j'écrivis à mon père que je passais en Russie,
guidé par le désespoir, et qu'il n'entendrait jamais parler de celui qu'il
voulait rendre sa victime; pour mieux constater ma perte totale, dans le
dessein d'anéantir les recherches, je priai un ami que j'avais dans ce pays-
là, d'apprendre au bout de trois mois ma mort au comte de Karmeil; j'ai su
qu'il l'avait fait, et que mon père s'en était beaucoup plutôt consolé que
des cent mille écus que je lui ravissais. --Et voilà donc, reprit le comte,
ce qui légitime la lettre du chevalier de Meilcourt; courage, courage, mon
ami, ajouta le général, avec cet air franc qui lui assure tous les cœurs,
. . . courage, nous reviendrons de tout ceci; tenez, je vous le dis encore,
il n'y a que les maudits cent mille écus qui désolent votre père; morbleu! si
nous pouvions ravoir seulement la moitié des lingots laissés à l'Inquisition.
. . . Comme je serais sûr de le faire changer d'avis. . . . Mais je ne
renonce pas à ces lingots, en vérité je n'y renonce pas, je parlerai au
ministre. . . . Il faut qu'on écrive, . . . c'est une infamie; il faut que le
Roi d'Espagne la répare . . . il le doit. Et se retournant vers Aline, ô pour
toi, mon enfant, point d'inquiétude, tu es assurément des trois, celle qui
doit en prendre le moins; le moyen du président est un subterfuge qui tombe
dès que la faute est reconnue, il n'y a aucune lettre de cachet pour toi, la
seule qui existe, est contre madame de Sainville, ainsi tu n'as donc rien à
redouter, le signalement donné dans les bureaux, est une erreur qui tombe à
l'examen; les dangers n'existent donc plus que pour Léonore, . . . et j'en
réponds. Les effusions de la reconnaissance recommencèrent à s'épancher ici
de nouveau, et l'heure du souper étant venue, on a été se mettre à table, où
bientôt l'espérance réveillant dans toutes les ames les sentimens que tant
d'évènemens fâcheux venaient d'absorber, a fait renaître la tranquillité et
la joie sur tous les visages.

Le lendemain, il a été décidé qu'on cacherait soigneusement au président tout
ce qui regardait Léonore; que jamais cette jeune personne ne devait passer
dans le public, pour autre que pour la fille de madame la comtesse de
Kerneuil; qu'elle avait été élevée par elle, qu'elle en portait le nom,
qu'elle en devait réclamer les biens; qu'après avoir arrangé à Versailles,
l'histoire de la lettre de cachet, ce que le comte supposait être au plus
l'histoire de vingt-quatre heures, on chercherait un homme d'affaires,
intelligent et sûr, qui partirait avec les jeunes gens, pour aller à Rennes,
travailler à la reddition des biens de Léonore; que votre conscience soit en
paix, a dit le comte à madame de Blamont, voyant qu'elle répugnait à cet
arrangement; je conçois votre délicatesse et je la crois hors de saison;
entre deux maux inévitables, l'homme sage doit toujours préférer le moindre;
ou il faut que Léonore soit déclarée votre fille, ce qui est impraticable
avec un homme comme le président, qui, après avoir déjà comploté dès le
berceau contre le bonheur de cette malheureuse, ne la retrouverait que pour
la tourmenter de quelque autre manière; ou il faut qu'elle se fasse
reconnaître pour ce qu'on a toujours cru qu'elle était, et dans ce cas, il
faut qu'elle réclame les biens. Mais si parmi les héritiers de madame de
Kerneuil, a dit madame de Blamont, il se trouvait quelques malheureux que
ceci aille ruiner. --Ce serait un malheur, a dit le comte, mais un malheur
très-aisé à réparer par des sacrifices que Léonore ferait assurément, et dans
tous les cas, un beaucoup moindre mal que de rendre Léonore au président.
Songez-vous, a-t-il continué, à la multitude d'explications indécentes, qu'il
faudrait donner au public si nous prenions ce parti? Le président n'a aucun
besoin, d'avoir encore une fille; il s'en croit une dans Sophie, il en a
abusé pour des horreurs; n'éveillons rien de plus dans cette ame perverse;
que Léonore déjà malheureuse avec une mère chimérique, ne la devienne pas
davantage avec un père réel. . . . Et quelle fortune d'ailleurs feriez-vous à
cette jeune femme? Savez-vous à quel point elle m'intéresse? Croyez-vous que
je souffrirais, que vous endommageassiez la dot de votre Aline, cette dot qui
doit faire la fortune de notre cher Valcour, du plus honnête et du meilleur
des hommes! . . .

Oh! monsieur, s'est écrié Aline, que cette considération ne vous arrête pas;
ce n'est pas mon bien que Valcour desire, et ce bien je n'en veux pas moi-
même, si on ne le partage avec ma sœur. . . . Non, a repris le comte, Léonore
n'accepterait cette offre obligeante de son aînée, que dans le cas où elle
n'aurait pas une autre fortune; mais elle a de quoi vivre sans vous, il faut
qu'elle réclame l'héritage de madame de Kerneuil, et qu'elle en jouisse;
rapportez vous en à ce que je vous dis, laissons les choses comme on les
croit, cela vaut mieux que comme elles sont. . . . Mais ces héritiers que
nous dépossédons me tracassent, a repris encore une fois l'honnête présidente
. . . Eh bien! morbleu, a dit le comte, eh bien! nous leur donnerons des
délégations sur les lingots de Madrid. Cette saillie a fait rire, et tout le
monde revenant enfin à cet avis, on est unanimement convenu des trois points
suivans: 1°. Qu'il fallait s'occuper d'abord, de la levée de l'ordre, sans
avoir aucune sorte d'inquiétude pour Aline, que cet ordre ne regarde que par
une supercherie trop grossière, pour ne pas être anéantie au plus petit
mouvement de réflexion; que pour l'honneur du président, il était même sage
de taire cette ruse damnable, bien assuré qu'il serait le premier à la cacher
sans doute avec le plus grand soin, dès qu'il apprendrait son peu de succès;
2°. Qu'il fallait faire approuver au comte de Karmeil le mariage de
Sainville et de Léonore, et le revêtir aussitôt des formalités religieuses et
civiles, par le défaut desquelles, il ne se trouvait nullement valide. 3°.
Qu'il fallait prouver qu'Elisabeth de Kerneuil, crue morte, n'avait été
qu'enlevée par celui qui l'épouse, et la faire à l'instant paraître comme
héritière légitime des biens du comte et de la comtesse de Kerneuil.

Ces résolutions prises, les lettres préparatoires écrites, quelques
réflexions unanimement faites sur la singularité de la fortune de Léonore,
proscrite dès sa naissance par son père, et ne revoyant pour-ainsi dire, un
nouveau jour, que pour retomber une seconde fois dans les pièges de ce
scélérat; toutes les marques d'attachement, de tendresse et de
reconnaissance, délicieusement données de part et d'autre; on ne s'est plus
occupé que du plaisir d'écouter les aventures de la belle Léonore,
lesquelles, si tu le veux bien, vu la quantité de choses qu'on me fait écrire
relativement à tout ceci, ne te parviendront que dans ma première lettre.

[Footnote 1. Tout ce qui est barbare a conservé l'idiôme de la barbarie. Il
semble que nous ne devions nécessairement parler que la langue de nos cruels
ancêtres, chaque fois que nous imitons leurs attroces coutumes. Voyez le
style des arrêts, des monitoires, des assignations, des lettres-de-cachet; il
est heureusement impossible de tuer ou d'enfermer un homme, en bon français.]

[Footnote 2. Et voilà ce qu'on appelle en France de la civilisation; c'est à
ce prix que nous n'allons plus chercher notre nourriture dans les bois; c'est
au prix d'une multitude de crimes tolérés, autorisés, récompensés, que le
Gouvernement achète la punition de deux ou trois délinquants, qui seraient
bien confus d'avoir autant d'horreurs à se reprocher, que les scélérats qui
viennent les arracher du sein de leur famille. . . . Oui, voilà ce que dans
notre patrie, on appelle le bon ordre, la sûreté, . . . la police. . . . Ô
vertu, comme tes autels s'en honorent, et comme les français s'entendent à te
servir! (_note de l'auteur._).

Il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit ici que du gouvernement ancien. (_note
de l'éditeur._)]



LETTRE TRENTE-SEPTIÈME,

_Le président de Blamont à Dolbourg._

Paris, ce 18 novembre.


Eh bien, Dolbourg? malgré tes faux systêmes, malgré tes absurdes
raisonnemens, conviendras-tu que le ciel favorise souvent ce que tu appelles
le crime, et qu'il abandonne fréquemment ce que tu nommes la vertu? Où diable
avais-tu pris le contraire? En honneur, tu as encore de certains préjugés de
classe, qui me font rougir pour toi tous les jours. J'ai beau dire que tu es
mon élève, on ne le croit pas dès qu'on t'entend. Dernièrement je te mene en
bonne compagnie, avec des académiciens, avec des sectatrices du Licée, je te
produis au milieu des Socrates et des Aspasies du siècle. . . . Ne te vois-je
pas prêt à monter en chaire pour nous prouver l'existence de Dieu. . . . On
se mit à rire, on me regarda. . . . Vieux comme Hérode, je ne pus
malheureusement pas t'excuser sur ton âge; je pris le parti de te renier.
. . . Mais forme-toi, je t'en prie. . . . Guerre ouverte et déclarée à
toutes les sottes chimères qui t'offusquent encore, et ne m'expose plus à des
avances de cette espèce.

Quoi qu'il en soit, dis-moi si tu vis jamais rien de plus plaisant que
l'arrivée de cette jolie aventurière chez ma femme; que la sainte et
touchante hospitalité que lui accorde la bonne et chère épouse; que la
manière subite dont je suis averti de tout cela; que ce père, que ce bon
gentilhomme Breton, qui sollicite mon agrément, pour faire enlever son fils
chez ma femme, où la renommée lui apprend qu'il existe, et que cette occasion
singulière, enfin, de faire tout naturellement capturer notre charmante
Aline, au lieu de la dulcinée du fils de notre gentilhomme en colère.
Hein . . . qu'ose-tu dire? . . . Ose tu prétendre à présent, que ce n'est pas
une main divine, qui vient mettre à la fois dans nos lacs ces deux touchantes
créatures.

Or, comme on est maintenant aux prises, et que je ne doute nullement de la
réussite, il est à-propos que je t'indique la marche, et que je t'esquisse le
plan de nos projets.

Suivant mon calcul, Aline sera le 21 ou le 23 aux bénédictines de Lyon. Comme
j'ai écrit à l'abbesse, qui est de mes amies, pour qu'on la tienne très-à-
l'étroit jusqu'à notre arrivée, nous la laisserons une semaine ou deux, pour
nous assurer de l'autre; le vieux comte Breton m'a eu l'air de se soucier, on
ne sauroit moins, de cette demoiselle de Kerneuil, qu'il a plu à son fils
d'enlever. Pourvu que je l'en débarrasse, il est content, et pourvu qu'il
n'ait point de pension à payer, il est aux nues. Cette jolie fille est ce
qu'on appelle une vraie créature abandonnée; ni père, ni mère. . . . Crue
morte dans sa patrie . . . , une mauvaise conduite . . . , aucun appui
. . . , tu m'entends . . . , n'est-ce pas là, dans toutes les règles, une
jolie petite anguille jettée dans nos filets? . . . N'y aurait-il pas de
l'injustice à n'en pas profiter. Quand le ciel nous l'abandonne aussi
constamment? . . . et avec cela jolie comme un ange, 18 ans  . . . Point de
prémices, j'en conviens, mais il y a tant de façons de s'en dédommager, il
est une sorte de libertins aux yeux desquels toutes ces misères-là doivent
être indifférentes. N'est-on pas toujours sûr de voluptés nouvelles et
piquantes, quand on en a soi-même à proposer que de cette espèce?

Afin d'éviter l'air du trop grand empressement, nous ne nous rendrons donc à
Verfeuil que dans quatre ou cinq jours, et là, avec toute la décence
imaginable, avec toutes les politesses requises, nous enléverons la chère
Léonore de Kerneuil, qu'inévitablement ma femme, très-étonnée de la méprise,
aura gardée par bienséance, et nous la conduirons sur-le-champ dans la petite
maison de Montmartre, où la victime restera en dépôt jusqu'à ce qu'il plaise
aux sacrificateurs d'en offrir l'hommage à Vénus.

Il y aura encore une scène à Verfeuil, tu le comprends, j'espère, et la
Senneval qui clabaudera, et le vertueux Déterville qui froncera le sourcil
gauche en élevant la lèvre inférieure sur l'autre, et la présidente qui
pleurera . . . qui me redemandera sa fille, qui m'appellera son tyran,
son . . . Et toutes les jolies épithètes que les dames prodiguent quand nos
fantaisies ou nos goûts ne s'arrangent pas à la stupide monotonie des
leurs . . .

Et quelle est ton intention ici. . . . Feindre. . . . À quoi bon? . . . Le
chasseur tend-il encore des pièges quand le gibier, sous la dent du chien,
n'attend plus que sa main pour le saisir? Il fallait que ce mariage se fît,
dirai-je très-résolument, vous y mettez sans cesse de nouveaux obstacles,
j'ai dû les vaincre. . . . Votre fille n'est pas morte, vous la reverrez
. . . Mais ce ne sera plus que sous le nom de _madame Dolbourg_. . . . Qu'on
crie, qu'on pleure, qu'on fasse après tout ce qu'on voudra, très-peu importe,
nous tenons, voilà l'important.

Ces soins remplis, la demoiselle de Kerneuil en sûreté, . . . déjà à nous,
même si tu veux, nous volons à Lyon, le mariage s'y fait, et l'acte se
consomme dans mon impénétrable château de Blamont, où, des bords frais et
fleuris du Rhône, nous accourrons tout d'une traite. Eh bien! le projet te
plait-il? Le trouve-tu bien raisonné? Par ces nouveaux arrangemens, la
demoiselle Augustine, des dispositions de laquelle je commençais à être fort
content, nous devient assez inutile comme tu vois; n'importe, c'est un sujet
à ménager, il peut survenir tout plein de cas dans la vie où l'on ait besoin
d'une fille sûre comme celle-là; une scélérate accomplie n'est jamais un
meuble inutile à deux libertins comme nous. Tu n'imagines pas, mon ami, à
quel point j'ai la belle Bretonne dans la tête, je ne sais, mais j'éprouve
pour elle quelque chose de beaucoup plus vif que pour une autre femme, et
sans la connaître, sans l'avoir vue, une voix secrette semble assurer mon
cœur que jamais volupté sensuelle n'aura sû le délecter autant. C'est une
chose bien plaisante que les inspirations de la nature; un philosophe qui
s'attacherait à les scruter toutes, en trouverait de bien extraordinaires,
n'est-il pas déjà très-singulier qu'elle nous chatouille intérieurement,
d'une manière inexprimable, rien qu'au désir d'un mal projetté; que
deviennent donc les loix des hommes si la nature nous délecte au seul projet
de les enfraindre.

Eh bien, toujours un peu de morale; il y aurait de la gloire avec un autre,
mais avec toi c'est peine perdue; tu as la moitié moins de plaisir à faire le
mal, parce que tu ne le raisonnes pas, et qu'il n'est vraiment délicieux que
quand on le combine et le savoure; c'est seulement alors qu'il laisse de
voluptueux souvenirs dont on jouit mille ans encore après qu'il est commis.

Ne t'imagine pas que tous ces projets me fassent oublier Sophie, jamais de
nouveaux désirs n'absorbent en moi les anciens; je flotte indifféremment dans
les plus doux; comme l'abeille au milieu des fleurs, je souille et profane
tout ce qui se trouve le plus à ma portée, je laisse le reste pour les heures
du désœuvrement, et m'arrange toujours de manière à les rendre rares. On
cherche, on guette et l'on découvrira, sois en sûr, cette charmante fugitive.

Une fois trouvée, tu t'imagines bien qu'il faut _pour l'exemple_, qu'elle
soit traitée à toute rigueur; je tiens étonnamment à l'exemple, moi . . . je
te l'avoue; j'ai donné plus de vingt fois dans ma vie, mon opinion, pour
faire périr des malheureux, dans le seul dessein de faire des exemples. Je
trouve que rien n'est profitable à la société comme _l'exemple_; que de
corrections depuis qu'on roue et pend tous les jours; il n'y a que sur nous
que ce maudit exemple est muet; en sais-tu la raison? . . . C'est qu'on ne
nous pend point, c'est qu'on n'ose pas même nous accuser, il naît de là, une
impunité bien délicieuse pour des ames comme les nôtres [1].

Il me paraît d'ailleurs essentiel de punir sévèrement la compatissante madame
de Blamont, d'accorder ainsi l'hospitalité à tout ce qu'il pleut par an de
jeunes filles dans la province, on finirait par en jaser, et tout honnête
époux, avec sa propre réputation, a encore celle de sa femme à ménager.

Oh! pour le coup, adieu tout de bon, il est deux heures du matin et je tombe
de sommeil.

[Footnote 1. Il est certain que si l'on condamnoit les juges qui se trompent
quand il s'agit de mort, au même supplice que celui qu'ils prononcent, on ne
verrait plus tant d'infamie, moins de sang s'éleveroit contre ces bourreaux;
et pour une ou deux tignasses au gibet, ce qui ne faisait qu'amuser
infiniment le peuple, on conserverait la vie à mille innocens.]



LETTRE TRENTE-HUITIÈME,

_Déterville à Valcour._

Verfeuille, le 16 Novembre.


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_Suite de l'Histoire de SAINVILLE et de LEONORE._

HISTOIRE DE LEONORE.

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SI quelque chose peut excuser, madame, dit cette belle fille en s'adressant à
madame de Blamont, la démarche hazardée que m'a fait faire monsieur de
Karmeil, auquel vous permettrez que je continue de donner le nom de
Sainville, plus connu dans nos aventures, si, dis-je, quelque chose peut me
valoir votre indulgence, j'ose la réclamer en raison des traitemens odieux
que j'avais toujours reçus de madame de Kerneuil; c'est une faible excuse
sans doute; une fille doit tout endurer de ses parens, je le sais, mais quand
rien ne dédommage des duretés, quand la femme qu'on croit sa mère, nous dit à
tout instant qu'elle ne nous est rien, qu'elle a été trompée, qu'on a changé
son enfant en nourrice, que celle qu'on lui a rendue à la place, n'est que la
fille d'une paysanne, et qu'à de tels propos se joignent des menaces et des
coups, la patience échappe, vous le concevez; quand à la suite de cela, on se
voit enlevée à un homme qu'on adore, pour être sacrifiée à celui qu'on
déteste, qu'on a quinze ans et ma tête, on doit faire bien des étourderies.

Votre tête, dit madame de Blamont? --Oui madame, reprit Léonore, je vais vous
donner trop de preuves de sa vivacité, pour ne pas vous prévenir avant tout
d'en vouloir bien pardonner les écarts.

Je ne vous répéterai point, madame, poursuivit notre héroïne, ce que vous
savez du commencement de mon histoire, je vois trop combien vous désirez
d'apprendre quel fut l'événement affreux qui me sépara de Sainville à Venise,
pour ne pas en venir tout d'un coup au développement de cette catastrophe.

Une prudence mal-entendue, et que je me suis reprochée bien des fois depuis,
devint la seule cause de ce malheur. Le noble Fallieri, qui troubla si
cruellement notre union, ne m'avait point caché ses projets; je les avais
appris dans une lettre signée de lui, qu'il m'avait fait tenir par un de nos
gondoliers; et m'étant contentée de dire à cet émissaire, qu'il pouvait
assurer celui qui le faisait agir, qu'il perdait et son tems et ses peines;
pour éviter des querelles et des éclaircissemens; j'avais déchiré ce billet
sans jamais en parler à Sainville, puis sans rien revéler de mes motifs,
j'avais engagé mon époux à congédier, comme suspects, tous les gens qui nous
entouraient. Il le fit, tout fut inutile; le complot était trop bien formé;
Fallieri était trop riche, et avait trop de monde à ses ordres, pour que sa
proie pût lui échapper. Et quel était l'homme, grand Dieu! quel était le
monstre qui voulait me ravir à mon amant! Je ne saurais vous le peindre sans
dégoût, ni me le rappeller sans horreur. Tout ce que la nature peut réunir de
traits difformes, elle l'avait à plaisir rassemblé, pour en composer cet
homme effrayant; et si quelque chose pouvait l'emporter encore sur ce
physique épouvantable, c'étoit et l'esprit et le cœur de ce libertin de
profession. Ne vous imaginez point que l'amour eût part aux démarches de ce
vilain homme; il avouait hautement qu'il ne l'avait jamais connu. Guidé par
son intempérance, n'aspirant qu'à la contenter, tout ce qui avait quelques
attraits, devenait égal à ses yeux; le billet que j'avais reçu était un écrit
circulaire, dont le style était toujours le même, et après lequel on
employait d'autres moyens, si celui-là ne réussissait pas.

Ce fut quatre jours après la mauvaise réponse que lui avait valu son impudent
écrit, que Sainville imagina de me laisser seule au jardin des figues de
l'isle de Malamoco, de noirs pressentimens m'agitaient sans que je pusse en
démêler la cause; vingt fois je fus tentée d'arrêter Sainville, tantôt je
voulais lui tout avouer, l'instant d'après je voulais lui inspirer de la
jalousie, sans lui dévoiler mes motifs. . . . Je chancelais . . . je
balbutiais, mes pleurs l'inondaient malgré moi, sa vertueuse sécurité
n'entendait rien, et il partit sans que j'eusse trouvé le courage de lui
dévoiler ce perfide secret. Il ne fût pas plutôt éloigné, que je sentis
l'horreur de ma position, et qu'un mouvement involontaire m'avertit que
j'allais bientôt y succomber.

La malheureuse propriétaire de ce jardin que nous supposions honnête, avait
elle-même donné les plus sûrs renseignemens de nos démarches, elle seule
avait persuadé à Fallieri, que l'enlèvement, (mon époux même y fût-il),
devenait dans son enclos la chose du monde la plus aisée.

Elle m'aborda dès que Sainville fût loin, et quittant l'air respectueux
qu'elle avait toujours eu jusqu'alors, elle m'avertit insolemment ou de
partir, ou d'entrer dans sa maison si je ne voulais pas être vue, ainsi que
je lui en avais témoigné le désir, parce que d'autres personnes allaient
arriver pour se promener dans son jardin.

Ce discours, le ton dont il était prononcé, l'air de celle qui me
l'adressait, tout me fît frémir de colère et d'effroi, eh! comment donc
madame, dis-je à cette arrogante créature, ne vous rappelez-vous point de nos
conventions? C'est l'affaire d'un instant, mon mari va revenir. Oh! parbleu,
oui p . . . . Ton mari, répondit-elle, des maris comme cela se trouvent
partout, et je vais t'en donner un qui vaudra mieux . . . À ces cruelles
paroles une sueur froide me saisit, je me vis perdue sans ressource. . . . Je
me laisse tomber à genoux les mains élevées vers elle. . . . Oh madame!
m'écriai-je, ô! ma chère dame, voulez-vous m'abandonner. . . . Voulez-vous
donc me livrer vous-même, j'ose vous implorer comme ma protectrice. . . . Ne
sacrifiez pas l'innocence . . . Mais il n'était plus tems. . . . Elle était
déjà loin de moi, six hommes m'entourent aussitôt et me portent
presqu'évanouie dans une gondole, qui s'éloignant de l'isle avec rapidité,
gagne le canal de la Brenta [1], et aborde après quatre heures de marche, au
pied d'un palais solitaire, où m'attendait mon ravisseur.

On m'apporta à ses pieds, plus morte que vive, et quelque fût l'excès de son
libertinage, quelque peu de délicatesse qui put rester dans cette ame
grossière, il comprit bien pourtant que mon état ne lui permettait point de
satisfaire ses desirs; que pour leur intérêt même, il était bon d'attendre
quelques heures, afin de pouvoir exciter au moins des sensations quelconques
dans l'objet malheureux qu'il immolait aux siennes. Il ordonna qu'on me fît
mettre au lit, etc. . . .

Ici Léonore balbutia et rougit extraordinairement. . . . Madame, reprit-elle
toute confuse, s'adressant toujours à la présidente, vous m'avez ordonné de
ne rien vous cacher, j'ose tout avouer pour vous obéir, j'ai été sage tant
que je l'ai pu, mais vous ne me condamnerez pas au moins pour des larcins qui
tournent tous à la honte des ennemis de ma pudeur, sans qu'il y ait une seule
faiblesse de ma part.

Eh! mais vraiment, qui ne connait pas ces choses là, a dit le vieux général,
on sait bien qu'une fille abandonnée ou évanouie, ne peut pas se garantir de
l'impudence d'un homme, il n'y a pas dans tout cela pour votre compte le
soupçon même d'un péché véniel, une femme n'est jamais coupable que par
volonté, tout ce que la force lui enlève, est à la charge du ravisseur et
jamais de sa conscience; mais il y a de ces coquins-là, qui ne se soucient
point du tout d'un tort de plus ou de moins, et qui, pourvu qu'ils ayent ce
qu'ils désirent, ne sont nullement difficiles sur la manière dont ils
l'obtiennent.

Hélas! monsieur, reprit Léonore, ce libertin sans doute était du nombre de
ceux dont vous parlez. . . . Il obligea une femme entre les mains de qui je
venais d'être confiée, de me mettre au lit devant lui, et tout ce que ses
yeux purent découvrir, il leur permit de le dévorer. . . . On vous mit nue,
dit le comte? . . . Et Léonore rougissant. --Monsieur. --Oh! nous lui faisons
grace de ces détails, dit Madame de Senneval, en vérité comte, vous êtes trop
curieux, vous voyez bien que ce vénitien est un impudent qui se permet tout,
excepté ce qu'il croit devoir attendre pour le plus grand intérêt de son
plaisir. . . . C'est cela, n'est-ce pas ma belle? . . . Oui, madame, reprit
Léonore, votre adroite honêteté dit tout en m'en épargnant la honte, c'est le
comble de l'esprit et de la délicatesse. . . . Il y a pourtant encore quelque
chose que je voudrais savoir, dit le comte. . . . Et que vous ne saurez
pourtant pas, interrompit madame de Blamont, voyez comme vous faites rougir
toutes ces jeunes personnes, poursuivez, poursuivez Léonore, vous avez assez
peint le personnage pour que nous devinions ce qu'il peut faire.

La révolution que j'avais éprouvé, reprit notre belle aventurière, le chagrin
dévorant qui me consumait, les larmes que je ne cessais de répandre, tout
rendit bientôt mon état plus grave que ne l'avait cru Fallieri, et lorsqu'il
se présenta le lendemain, pour jouir du succès de sa criminelle entreprise,
il me trouva dans une telle agitation, tourmentée d'une fièvre si violente,
qu'il lui devint encore impossible de remplir l'objet de ses désirs; cet
accident lui inspirant beaucoup plus d'humeur que d'intérêt, il se retira en
grumelant, en pestant contre les Françaises qui, plus mignonnes ou plus
délicates que les autres, lui faisaient, disait-il, toujours de pareilles
scènes. Qu'on ne m'en amène plus, ajoutait-il, je ne puis souffrir ces prudes
qui s'évanouissent de douleur, pour une chose qui ferait accourir les autres,
et il disparut, laissant des ordres, pour qu'on l'avertit dès que ma santé
serait meilleure.

On prétend que c'est dans l'excès de l'infortune, que le génie trouve les
plus sûres ressources contre le sort qui nous tourmente, je m'y confiai, et
n'eus pas à m'en repentir.

Dolcini, c'était le nom du chirurgien qui me soignait, était un homme
d'environ trente ans, d'une belle figure et d'un caractère doux et honnête;
sitôt que je crus m'apercevoir que son ame s'ouvrait en ma faveur, que non-
seulement il plaignait ma situation, mais qu'il s'attendrissait même sur les
maux qui devaient suivre mon rétablissement, je lui peignis ma reconnaissance
avec des termes si vifs, que les expressions pénétrant son cœur, finirent
bientôt par l'embrâser. . . . Dolcini devint amoureux. --Je m'en aperçus, je
lui permis de me parler de sa passion, je fis tout ce que je pus pour lui
faire croire que je n'y étais pas insensible; me sortir à quelque prix que ce
dût être, du danger éminent où j'étais, me paraissait d'abord la chose la
plus essentielle, si la providence me tire de celui-ci, me disais-je, elle ne
m'abandonnera pas dans un autre, elle m'inspirera d'autant plus aisément ce
qu'il faut, pour sortir du plus faible, qu'elle ne m'aura pas refusé son
secours quand il fallait s'affranchir du plus grand, et je trouverai sans
doute, toujours bien plutôt à m'échapper des mains de cet homme-ci que de
l'autre.

Daignez prendre garde à cette manière de raisonner de ma part, dit Léonore en
s'interrompant, toute sophistique qu'elle peut vous paraître, c'est elle qui
m'a toujours guidée et je n'ai jamais craint de me précipiter dans un second
péril, pour éviter le sort du premier.

Sitôt que Dolcini me vit approuver sa flamme, il ne s'occupa plus que des
moyens qui pouvaient l'assurer de m'y voir répondre encore mieux.

L'essentiel serait de vous tirer d'ici, me dit-il, un jour avec empressement.
--Hélas! c'est tout ce que je desire. --Cela n'est pas aussi facile que vous
l'imaginez . . . pas si aisé que je le voudrais, nous sommes entourés
d'espions, cette femme qui vous soigne en est un . . . que nous ne devons
même pas penser à pouvoir écarter, quant à moi . . . que le coup réussisse ou
non, sur la seule entreprise, je suis perdu sans ressource, moyennant quoi le
plus sûr, si réellement vous avez un peu d'amitié pour moi, est de consentir
à passer en Sicile, ma patrie, où je vous donne ma parole de vous épouser
aussitôt que nous y serons, mais pour y passer, comment faire? --Si vous
m'aimez réellement, devez-vous me le demander? Votre tendresse ne doit-elle
pas applanir toutes les difficultés qui vous effarouchent? --Ah! croyez qu'il
faut qu'elles soient insurmontables, puisqu'elles m'arrêtent un moment. Puis
au bout d'un peu de réflexion. --Je ne vois qu'une chose, c'est de profiter
de votre maladie même, pour réussir à nous évader. --Et de quel secours
prétendez-vous donc qu'un tel accident puisse nous être? --Écoutez-moi, et
surtout ne vous effrayez pas du moyen, il est affreux sans doute, mais c'est
le seul possible au milieu de tout ce qui nous environne. --Expliquez-vous.
--Nous allons changer les nouvelles de votre état, et les simptômes de votre
maladie, je vais dire que vous êtes dans le plus grand danger, je vais vous
supposer à l'agonie, peu-à-peu vous empirerez . . . Vous aurez enfin l'air de
mourir; moi seul recevrai votre dernier soupir. Je suis bien sûr que votre
ravisseur ne laissera pénétrer ici, ni d'autres gens de l'art que moi, ni de
prêtres pour vous exhorter: nous n'aurons plus que votre garde à éblouir.
. . . Nous ne l'éloignerons pas . . . mais nous la tromperons; je réponds
presque de cette circonstance. . . . Vous, morte, ou du moins crue telle, je
serai seul chargé du soin de vous faire enterrer dans la paroisse voisine de
ce Château. Le fossoyeur est un drôle qui m'a des obligations; il vous
placera dans un caveau dont je serai maître. La même nuit j'irai vous en
retirer, et nous gagnerons promptement la Sicile. . . . Mon projet vous
répugne-t-il? --Il est un peu violent. . . . Un malheur imprévu . . . un
oubli. . . . --Ô juste ciel! tous ces cas sont-ils présumables avec l'amour
que vous m'inspirez. . . . Seroit-ce pour vous laisser là, que
j'entreprendrai une telle chose? J'irai vous en arracher, tous les périls
possibles dussent-ils se présenter à moi. --Soit, mais il faut tout prévoir
en pareille aventure, une fois déposée dans ce caveau, s'il vous arrive un
accident à vous même, l'infortune est toujours sur la tête des hommes, elle y
peut cheoir à tout moment, possédant seul votre secret, vous voyez bien que
je risque tout. --Le fossoyeur ne sera-t-il pas dans la confidence? Est-il
possible qu'il n'y soit pas, et s'il m'arrivait quelque chose dans cet
intervalle, n'irait-il pas vous délivrer? --Eh bien! je me livre, je
m'abandonne, et ma parfaite confiance en vous, détruit absolument toutes mes
craintes. --Mais belle Léonore, reprit amoureusement Dolcini en se
précipitant à mes pieds, daignerez-vous récompenser au moins tant d'amour et
de zèle? À ces mots je lui tendis la main et détournai la tête, de peur que
mon visage ne vînt à trahir les sentimens de mon cœur: il accabla cette main
des plus tendres caresses, et sortit à l'instant pour tout préparer.

Il revint le même soir, j'arrive, me dit-il, de commander dans la ville même,
une bierre à jour, rembourrée à trois pouces d'épaisseur de crins et de
plumes, doublée de satin blanc, et dans l'un des coins de laquelle, j'ai fait
pratiquer deux tiroirs, dont l'un contiendra des sels, des eaux spiritueuses,
et l'autre quelques confitures sèches, des biscuits et du vin d'Espagne, vous
y respirerez à l'aise, vous aurez sous votre main tout ce qu'il faut pour
vous secourir et vous sustenter vingt-quatre heures: et vous y serez aussi
mollement que dans une chaise longue. Cette bierre faite par un ouvrier de
mes amis, s'enverra chez un de mes parens à Padoue, et c'est là que j'irai la
chercher pour la porter ici pendant la nuit, afin que les espions se trouvent
déroutés par cette manœuvre, et que rien ne puisse se découvrir jamais. Votre
courage est-il toujours le même . . . ne chancelez-vous point? --Non, lui
dis-je, vos délicates attentions me convainquent trop bien des sentimens de
votre cœur, je me livre entièrement à vos soins, comptez sur ma
reconnaissance. Dolcini qu'enflammaient ces paroles, me remercia mille et
mille fois, et me protesta qu'il se rendrait toujours digne des sentimens que
je lui accordais, je ne suis qu'un pauvre chirurgien, me dit-il, mais je suis
honnête homme . . . confus . . . humilié, plein de remords de servir depuis
si long-tems les fantaisies grossières du maître où m'a placé mon étoile, et
trop heureux de trouver une telle occasion de le quitter à jamais. Ô Léonore,
quel changement dans ma fortune! j'étais hier l'esclave et l'agent du vice,
je deviens aujourd'hui le vengeur et le soutien de la vertu!

De ce moment: les bulletins que Fallieri envoyait prendre chaque jour,
changèrent absolument de style, ma maladie devenait dangereuse, elle pouvait
tourner mal, il était impossible de répondre de ma vie, et Dolcini bien sûr
d'être refusé, demandait l'assistance d'un médecin. . . . Ne m'en parlez
plus, répondit enfin le cruel Fallieri, (tant il est vrai que le libertinage
étouffe tous les sentimens de la nature;) [2] quand elle sera morte vous la
ferez secrètement enterrer, et vous direz au curé qu'il ait à se taire, à
recevoir son argent, et à réciter quelques patenôtres pour l'ame de cette
pauvre créature, que je n'ai pas même eu le plaisir d'envoyer en enfer.

Voyez quelle ame, me dit Dolcini, en me faisant voir ce fatal billet, il
aurait obtenu vos dernières faveurs, qu'il n'eût pas pensé différemment,
enfin, vous avez la permission de mourir, n'est-ce pas beaucoup pour un tel
monstre?

Il s'agissait maintenant de tromper ma garde, elle était fine, adroite. . . .
c'était une surveillante dangereuse; mais je remplis mon rôle avec tant
d'art, j'imitai si bien les syncopes, les frissons, les angoisses, les
évanouissemens, que je la rendis totalement ma dupe. Une dernière crise eut
l'air de m'enlever tout-à-fait. Dolcini lui déclara que j'étais morte, et
qu'il allait en conséquence exécuter les ordres de son maître; il lui
recommanda le plus grand silence; la bierre fut apportée, tous deux
m'ensevelirent. . . . Allez vous reposer, dit alors Dolcini à la garde; votre
devoir est rempli; on viendra la prendre au milieu de la nuit, et nous
l'enterrerons . . . un seul homme et moi pour que le secret soit plus
exact. . . . Allez.

La bonne femme qui ne demandait pas mieux que d'avoir son congé, se retira,
et délivré d'elle, Dolcini put m'arranger plus à l'aise dans le cercueil
qu'il avait fait préparer.

Il était impossible d'être mieux, excepté ce que l'esprit pouvait avoir à
souffrir dans une telle situation, le corps assurément, s'y trouvait à l'abri
de tous maux, on y était commodément couché, on y respirait à merveille, mais
je ne sais quoi de lugubre, rendait quoiqu'il en fut la position cruelle.

L'instant du départ arriva, Dolcini qui n'avait pu remplir les derniers soins
nécessaires à notre embarquement avant que d'être tout-à-fait sûr de moi, me
demanda seize heures pour y vaquer, nos montres se réglèrent l'une sur
l'autre, on m'emportait à quatre heures du matin le lundi, je devais donc
être délivrée le même jour à 8 heures du soir, on compte les minutes dans une
telle situation, le fossoyeur qui s'était bien assuré que j'étais en vie, et
à qui j'avais fait promettre de me secourir au bout des 16 heures justes, que
Dolcini fut ou non de retour, prit une des clefs de la boîte, mon amant
l'autre, et ils m'enlevèrent. Le curé, suivant ses ordres, m'attendait sans
cérémonie à la porte de l'église, le caveau préparé s'ouvre, on m'y descend,
il se referme, et me voilà vivante dans l'abîme des morts.

On avait eu soin de pratiquer de légères ouvertures dans le caveau, qui,
communiquant un peu d'air par les trous faits à mon cercueil, me procurait la
facilité de respirer , mais en même-tems ils me donnèrent du froid; et
quoique Dolcini m'eût fait prendre un deshabiller, chaud, pas encore
rétablie, je me sentis prise d'un frisson violent; la frayeur s'en mêla, mon
imagination se noircit; je me crus prête à perdre connoissance; heureusement
je pense aux cordiaux, j'entrouvre un des tiroirs que m'avait indiqué
Dolcini. . . . Juste ciel! quel est mon étonnement quand au lieu des secours
que je crois y trouver, ma froide main ne saisit qu'un poignard.

Si jamais je me suis crue au dernier moment de ma vie, je puis bien assurer
que c'est dans cette cruelle circonstance; hélas! me dis-je, je suis trahie,
je suis abandonnée, cette arme m'est offerte pour m'en servir, c'est encore
un service que me rend la barbarie de ce monstre, il ne veut pas que je meure
de désespoir; ne balançons pas, toute autre mort serait affreuse, celle-ci
l'est moins. . . . Un instant de réflexions me ramena pourtant, je voyais des
soins décidés, était-il présumable qu'ils fussent pris pour un être qu'on
sacrifiait? Cette bierre faite avec tant d'art, ces jours si bien ménagés,
tout cela pouvait-il s'allier au dessein de me faire périr si misérablement?
L'effroi que j'avais ressenti à cette affreuse découverte, m'avait fait
revenir de cette défaillance dans laquelle j'étais tombé d'abord, . . . un
peu plus de forces me fit faire de nouvelles recherches, je sondai la boîte
encore une fois, un tiroir s'ouvrit à l'instant, il était rempli de toutes
les provisions que m'avait annoncées Dolcini. . . . Oh! dis-je, je suis
rassurée, plus je verrai de preuves d'attentions, plus j'acquerrerai la
certitude qu'on n'a pas voulu me perdre; c'est un oubli que ce poignard,
quelle apparence qu'il soit placé pour moi. Je pris en même tems un petit
flacon de vin d'Espagne, et en ayant avalé quelques gouttes, je me sentis en
état d'attendre l'heure indiquée par mon ravisseur. . . . Mais elle sonna
cette heure fatale, elle sonna par-tout et rien ne parut. . . . Oh ciel! n'en
doutons plus, m'écriai-je, c'est ici ma dernière demeure, je vais recevoir la
mort dans toute son horreur, elle va me frapper au milieu de son temple, déjà
en proie aux reptiles de cet affreux caveau, peut-être vont-ils me dévorer
vive, ah! prévenons cette fin épouvantable, hâtons-en l'instant,
périssons. . . . Ressaisissant le poignard, j'en essayais la pointe, je la
présentais sur mon cœur, et des larmes amères coulaient de mes yeux en
abondance, ô! Sainville, continuai-je au désespoir, à quel âge t'est enlevée
celle que tu aimais? Combien d'années eût-elle pu faire encore ta félicité et
la voilà perdue pour toi. --Déplorable confiance, nation traîtresse . . .
mais mon malheur est ma propre faute, je ne dois m'en prendre qu'à moi.

Je m'anéantissais dans ces cruelles réflexions . . . quand tout à coup,
j'entends lever la pierre. . . . non, rien ne peut rendre la multiplicité des
mouvemens qui vinrent m'assaillir alors, espoir . . . inquiétude . . .
joie . . . frayeur, tous ces sentimens contraires vinrent bouleverser mon
cœur à la fois, sans qu'il me fût possible de démêler, lequel m'affectait
avec le plus d'empire. . . . On enlève la bierre, et Dolcini paraît. . . .
pressons-nous, me dit-il, votre garde s'est aperçue de quelque chose, elle a
donné avis au noble, nous sommes perdus si nous ne nous hâtons. . . . tout
est prêt, la felouque nous attend à cent pas d'ici, le fossoyeur et moi nous
allons vous transporter dans cette même bierre, il faudra vous y tenir
pendant notre route, cette toile que j'apporte va donner à notre caisse l'air
d'un ballot de marchandise, et notre projet ainsi déguisé, ne peut manquer de
réussir. --Non, non, cruel, je ne pars point que vous ne m'ayez expliqué ce
poignard. . . . quel était donc votre projet, à quel dessein était-il là?
--Oh! Ciel, il vous a effrayé. . . . fatale étourderie, que ne vous prévenai-
je. . . . dans mon premier projet, vous deviez sortir d'ici en homme, cette
arme vous devenait nécessaire, je l'avais préparé à cet effet! . . . Ô!
coupable imprudence . . . que d'excuses. --Mais partons, Léonore, éloignons-
nous, chaque instant perdu peut nous coûter la vie, je réponds de vos
jours. . . . j'ai fait serment de les garantir, ne me faites point, par
d'inutiles retards, enfreindre une promesse dont mon cœur est garant.

On m'emporte de nouveau, je suis placée dans un coin de la felouque, et l'on
met sur-le-champ à la voile.

Trois fois le jour, sous le prétexte de prendre quelque chose dans une de ces
caisses, Dolcini ouvrait le cercueil, me donnait de l'air, renouvellait mes
provisions, et me consolait par quelques paroles tendres, de tout ce que la
crainte qu'il avait d'être poursuivi, l'obligeait à me faire souffrir.

Un orage épouvantable s'éleva sur la fin du quatrième jour, c'était le même
qui jetta Sainville sur la côte de Malthe, et qui nous y précipita également;
mais le roulis de la felouque, entièrement sur le côté, et qui fit plus de 80
lieues dans cette situation, m'avait tellement harassée, que j'avais perdu
connoissance; et voilà qui vous explique la scène que Sainville vous a peint.
Voilà qui vous éclaircit l'histoire de la bierre emportée dans une chambre,
les regrets de l'homme qui l'ouvrit, n'y croyant plus trouver qu'un cadavre.
Sa joie quand il s'aperçut que je n'étais qu'évanouie, et les secours qu'il
allait me donner, quand Sainville partit, et s'éloigna de moi pour me
chercher.

Dolcini me saigna, je repris promptement l'usage de mes sens, le même vent
qui fit partir Sainville, nous fit également remettre à la voile, et mon
amant certain de n'avoir plus rien à redouter, me fit enfin, quitter ma
fatale demeure.

Nous avions été plus loin que nous ne voulions; il s'agissait de regagner
_Catane_; mais malheureusement le tems favorable ne fut qu'apparent pour
nous, comme pour Sainville, bientôt un vent d'Est s'élevant avec fureur, nous
rejetta dans la mer d'Afrique; en cet instant fatal, un corsaire de Tripoli,
voyant notre détresse, fond sur nous avec impétuosité, infiniment trop foible
pour penser à la moindre résistance, il ne faut songer qu'à nous voir
enchaîner ou périr. Dolcini, que l'amour enflamme, ose un instant disputer sa
conquête: il perd la vie en me défendant; on lui abbat la tête à mes côtés,
et nous passons sur le bord africain.

Le vent qui s'opposait à notre retour en Sicile, devenant favorable pour
toucher l'Afrique, nous y fumes bientôt. Le Corsaire à qui j'appartenais,
espérant de me bien vendre, me donnait le moins de chagrin qu'il lui était
possible; et je reçus de ce bon turc, par intérêt ou par pitié, bien plus de
consolation que je n'en devais attendre.

Nous arrivâmes le lendemain de bonne heure à _Tripoli_; le Consul de France,
qui se trouvait sur le port quand nous débarquâmes, me reconnut sur le champ
pour être de sa nation; il s'informa de mes aventures, me témoigna le désir
de m'être utile, et pour m'en convaincre, conclud le marché de ma vente à
l'instant avec le corsaire. Vous voilà dégagée, belle Léonore, me dit-il, en
venant sur le champ m'offrir la main pour me conduire chez lui: puisse le
nouveau sort que je vous offre, vous devenir plus agréable que celui que vous
quittez. Hélas! monsieur, répondis-je, bien humiliée, il ne pouvait en être
de plus cruel pour moi que celui auquel votre générosité m'arrache: croyez
que ma reconnaissance en doit être éternelle; il ne tiendra qu'à vous de me
le prouver, dit Duval, quand on vous ressemble, et qu'on a une dette de cette
nature à acquitter, il n'est pas difficile d'imaginer de quelle manière on
doit satisfaire au payement.

Je reconnus bientôt au ton leste de Duval, que si je changeais de maître, que
si du sérail d'un turc où j'étais à la veille d'entrer, je passais dans la
maison d'un français, ce ne serait pas sur un pied très-différent, et qu'en
général dans quelques mains qu'une femme de mon âge vînt à tomber, il y avait
toujours à-peu-près les mêmes risques.

Cette réflexion . . . bien cruelle pour une femme délicate, qui n'aspire qu'à
se conserver pure à l'unique objet qu'elle adore, me fit répandre des larmes
que _Duval_ surprit bientôt; il me demanda mon secret, je ne le lui cachai
pas. Consolez-vous belle Léonore, me dit-il, quoique sur les côtes d'Afrique
vous n'êtes pas tombée chez un barbare, j'ai pour vous tous les sentimens que
votre figure inspire, mais je ne ferai point violence aux vôtres, les mériter
sera ma seule étude, vous ne me verrez travailler qu'à cela. . . . Hélas!
monsieur, répondis-je, émue de l'apparence d'un procédé qui me trompa,
qu'espéreriez-vous du tems, puisque ma main ni mon cœur ne sont plus à moi,
soyez généreux jusqu'à la fin, daignez vous faire informer du sort de
l'époux, dont j'ai été si cruellement séparée à Venise; faites lui dire que
je suis dans vos mains, il vous remettra sur-le-champ, soyez en bien sûr, la
somme que vous venez de débourser pour moi, et vous aurez fait trois heureux.
--Trois? --Oui trois, monsieur, je le répète, et je crois votre ame trop
belle, pour que je ne vous place pas au nombre de ceux, dont une telle action
doit faire le bonheur. _Duval_, plus animé de cette saillie, me répondit que
j'entendais mal mes intérêts, et que quand on voulait dégoûter un homme de
soi, il ne fallait pas lui montrer tant d'esprit. N'imaginez pas, continua-t-
il, que les sentimens que vous avez fait naître en moi puissent me permettre
ce désintéressement que vous semblez vouloir m'inspirer, je ne ferai point
valoir les droits que j'ai sur vous, mais je n'y renoncerai pourtant point
jusqu'à vous céder à mon rival; je n'ai plus que vingt-quatre heures à rester
dans cette ville, je suis nommé au consulat d'_Alexandrie_, mille fois plus
avantageux et plus agréable pour moi que celui-ci, j'espère que vous voudrez
bien m'y suivre, je vous laisse à vos réflexions jusques-là; mais à mon
arrivée dans cette ville d'Égypte, quelque soit le parti que vous ayiez pris,
je vous préviens qu'il y faudra soutenir la qualité de femme que mon
intention est de vous donner. . . . Oh! monsieur, dis-je, confondue, et vous
venez de me promettre de ne point abuser de vos droits. --Sans doute, reprit
impérieusement _Duval_, en abuser, serait vous traiter en esclave . . . ; en
profiter est vous prier de me donner la main. --Quel subterfuge! . . . Cruel!
--N'imaginez pas que je change; je vous laisse y penser. --Et vous jugez si
ce dernier propos prononcé du ton d'un homme qui n'avait pas envie d'entendre
de nouveaux refus . . . ; vous jugez, dis-je, et de l'effet qu'il fit sur
moi, et de l'affreuse manière dont il me replongea dans toute ma
tristesse. . . . Hélas! me disai-je, douloureusement, peut-être ai-je perdu
au change; peut-être eussai-je obtenu plus de pitié du barbare qui m'avait
enlevée. Ô! malheureuse Léonore, quel sort affreux le ciel te réserve-t-il
donc?

Je déguisai mon trouble, il le fallait; et toujours d'après mes premiers
principes, je me déterminai à me livrer aveuglément à ce danger, pleine
d'espoir, d'en trouver bientôt un autre qui m'affranchirait de celui-là.

Les vingt-quatre heures expirées, _Duval_ ayant fini ses affaires à Tripoli;
nous nous embarquâmes pour l'Égypte, mon nouvel amant joua l'indifférence
pendant la route, il crut peut-être affliger mon amour propre par cette
conduite; il ne se doutait pas que la tranquillité de mon cœur, y gagnait
bien plus que ne pouvait y perdre ma vanité, et que je préférais
l'humiliation à l'amour, dans le triste état où le ciel me plaçait, cherchant
enfin, toutes les manières de piquer mon orgueil; nous arriverons demain, me
dit-il, dans une ville où je suis attendu, et dans laquelle je vais jouer un
certain rôle, voilà ce me semble assez long-tems que vous me faites attendre
votre réponse, je ne veux plus d'incertitude; daignez prendre à l'instant un
titre dans ma maison, celui d'aventurière ne convient ni à l'un, ni à
l'autre, et n'acceptant point celui de mon épouse, il ne vous reste plus que
celui de domestique. --De domestique, m'écriai-je? --J'ai bien senti que ce
mot allait vous affecter; vous n'avez pourtant plus que le choix, où vous
êtes ma femme en arrivant à Alexandrie, ou vous n'êtes plus que mon esclave.
--Homme sans délicatesse, est-ce ainsi que vous savez aimer? Vous vouliez,
disiez-vous, mériter mes sentimens; sont-ce donc par de telles propositions
que vous croyez les obtenir? Ah! rendez-moi les fers que vous avez cru
briser; renvoyez-moi au milieu de ces pirates, dont votre pitié ne m'a sortie
que pour les intérêts de votre coupable passion, j'y trouverai des cœurs
moins durs; j'y serai moins malheureuse . . . , et mon désespoir m'aveuglant,
je m'élançai de la barque avec le dessein de m'abîmer dans les flots.
Arrêtez, me dit _Duval_ en me saisissant presque en l'air . . .; arrêtez, que
voulez-vous faire? --me jetter dans les bras de la mort, moins affreuse pour
moi que l'état que vous me destinez. --Ô Léonore! vous me haïssez donc bien?
--Je ne vous hais point, mais vous m'y réduirez si vous continuez de faire
violence à un cœur qui ne peut vous appartenir. --Eh bien! je ne vous
contrains plus, je vous laisse libre. . . . je ne demande plus qu'une grace,
et je l'implore à vos genoux, acceptez seulement le titre de ma femme, je
n'en exigerai les droits que quand j'aurai triomphé de votre éloignement,
. . . Ayant trop peu d'expérience, encore pour sentir où m'entraînait ce
qu'exigeait de moi le consul, je promis tout ce qu'il voulut, sous le serment
sacré qu'il me fit de n'en jamais exiger davantage, que mes répugnances ne
fussent vaincues, je sentais bien que je lui laissais de l'espoir; mais
j'achetais la tranquillité, et me dégageais du titre odieux où sa cruauté me
soumettait sans cela.

Nous arrivâmes; _Duval_ fut descendre chez un nommé Duprat, négociant
Français, auquel, suivant nos conventions, il me présenta comme sa femme, et
le lendemain nous fûmes nous établir dans le logis qui nous était destiné.

À Alexandrie, comme dans toutes les villes étrangères, les Européens se
réunissent autant qu'ils peuvent, pour jouir dans leurs assemblées d'un peu
plus d'agrémens que ne leur en offriraient celles du pays. Au bout d'un mois
le cercle de Duval fut principalement formé de ce Duprat dont je viens de
vous parler, du consul d'Espagne, de celui d'Angleterre, d'Hollande, de
Portugal, et de quelqu'autres fameux négocians; ils avaient tous leurs
femmes, dont je faisais également ma société; et qui, toutes me regardaient
comme l'épouse, en titre du consul de France.

Cependant _Duval_ m'aimait de plus en plus, et remplaçant les propos par des
procédés, il n'y avait plus rien qu'il n'entreprit pour réussir; ses
attentions se portaient même si loin, qu'on le raillait dans la société sur
ce qu'il venait donner en Égypte le spectacle plaisant, d'un époux amoureux
de sa femme.

Un jeune Portugais des colonies du Zanguébar, neveu du consul de sa nation et
envoyé en Égypte pour des affaires relatives au commerce, fut celui qui
s'apperçut le premier de cette plaisante intrigue et qui l'en persista le
plus agréablement. «Ne vous étonnez pas de cette passion, lui disait
quelquefois _Duval_, elle est en moi poussée à l'extrême, je l'avoue et suis
bien loin de m'en cacher; eh! n'imaginez pas que la jouissance puisse
éteindre la flamme quand elle est l'ouvrage de l'amour, plus une épouse alors
nous abandonne ses charmes, plus elle irrite notre ardeur; ce lien qu'on
badine quand on n'aime point sa femme, devient si doux quand on l'adore, il
est si délicieux d'accorder les mouvemens de son cœur aux vœux du ciel, des
loix et de la nature. . . . Non, non, il n'est aucune femme dans le monde qui
puisse valoir celle qui nous appartient, s'abandonnant avec liberté aux
transports ardents de son ame; on lui prodigue avec tant de délices, tous les
titres qui peuvent resserrer celui qu'elle a déjà; elle est à la fois notre
épouse, notre maîtresse, notre amie, notre confidente, notre sœur, notre
dieu; elle est tout ce qui peut contribuer à la félicité la plus piquante de
nos jours, toutes les passions s'échauffent, s'embrasent, se réunissent dans
elle et pour elle seule, on n'existe plus que par elle, on ne desire plus
qu'elle; ah! mon ami, tu ne sais pas ce que c'est que d'être epoux, il n'est
point de liens plus flatteurs, il n'est point de plaisirs qui vaillent ceux
de l'hymen, il n'en est pas un seul sur la terre dont les détails soient
aussi sensuels, malheur à qui ne les a pas connus, malheur à qui peut en
préférer d'une différente espèce; il aura tout effleuré dans la vie, sans
jamais avoir trouvé le bonheur.

Tels étaient les sentimens que Duval exprimait à Dom Gaspard, ce jeune
Portugais dont je viens de parler, et qui va bientôt jouer un rôle dans mes
aventures; c'est ainsi qu'en louant l'hymen, Duval s'excusait d'y mêler
l'amour; mais il n'en était encore qu'à l'amour, eût-il pensé de même s'il
eut réellement connu les plaisirs qu'il peignait, qui ne connaît pas
l'inconstance des hommes!

Quoiqu'il en soit, Duval, jeune, impétueux, aimable, irritant chaque jour sa
passion par ces riens d'une délicatesse infinie. --Par ces recherches
inconnues aux ames vulgaires et pésamment organisées, qui, peu faites pour la
subtilité des détails, ne connaissent comme les bêtes, que le matériel de la
jouissance . . . par ces larcins, en un mot, que la plus honnête des femmes,
ne saurait refuser à quelqu'un dans la maison duquel elle est obligée
d'habiter, parce que ces choses là se volent, se dévorent et ne se demandent
jamais; Duval, dis-je, chaque jour plus pressant, ne perdait aucune des
occasions qu'il croyait devoir lui assurer son triomphe.

Un jour, qu'épuisée des chaleurs du nouveau climat où je vivais, je m'étais
endormie dans un cabinet de jasmin; quel fut mon étonnement de me sentir
réveillée par Duval, et de me trouver presque nue dans ses bras. . . . Ciel!
m'écriai-je, en cherchant à fuir; est-ce donc ainsi que vous abusez. . . . Ô!
divinité de mon cœur, dit Duval, transporté d'amour et de désirs, en me
captivant d'une de ses mains, pendant que de l'autre . . . . maîtresse
idolâtrée, ne m'envie pas au moins ce que le hazard et mes yeux m'offrent ici
de jouissance; laisse . . . laisse-moi m'enyvrer de ces charmes dont tu me
refuses la possession. . . . laisse moi respirer à la fois dans chacun d'eux,
et l'amour et la volupté. . . . ne les soustraits pas au culte que je leur
rends. . . . je jouirai seul puisqu'il le faut, je t'abandonne, cruelle, tout
ce que je ne peux obtenir de toi; mais ne m'enlève pas ce que la fortune me
donne . . . que de graces, . . . que de fraîcheur, . . . _quels contours
savans_ et _délicieux_. --Ah! comme tout est beau, comme tout est délicat en
toi. --Ô! Léonore, es-tu l'ouvrage d'un dieu, . . . es-tu donc un dieu toi-
même --Ah! juste ciel, n'arrête pas ces effets brûlants d'un amour aveuglé,
tu les vois, tu les sens, perfide, le sacrifice est offert, et je n'en suis
que plus malheureux!

Quelque résistance que j'eusse pu opposer, il m'était devenu impossible de me
soustraire entièrement à cet hommage, mais je m'étais si bien débattue dans
les mains de cet amant forcené, qu'il n'eut même pas l'idée de la victoire,
et que si l'encens brûla, ce fut si loin des autels, qu'à peine le dieu pût-
il y croire, et fuyant aussi-tôt avec rapidité; traître, lui dis-je furieuse,
puisque tu es assez lâche pour abuser ainsi de ma situation, pour tromper
jusqu'à mon sommeil, je brise tous les liens chimériques qui m'unissent à
toi, je vais dire la vérité à tout le monde, et quitter à jamais ta maison.
Duval éperdu, vole sur mes pas, j'échappe et vais m'enfermer dans mon
appartement où je refuse de le voir de tout le jour.

De ce moment je fis les plus sérieuses réflexions sur les dangers que je
courais. --Hélas! me disais-je, je suis au bord du précipice. . . . Comment
me flatter de la victoire, le moyen de se dégager d'un homme si violent! je
le trouve par-tout sur mes pas; il ne me perd pas de vue, serais-je toujours
aussi heureuse qu'aujourd'hui? je n'ai d'autre parti que la fuite, hâtons
nous de nous y décider.

Remplie de ce projet, je jettai les yeux sur Dom Gaspard, ne voyant dans la
société que lui seul qui pût accomplir mes desseins; je commençai par lui
demander sans affectation, quelles étaient ses vues, il m'apprit qu'il devait
incessamment retourner au Monomotapa, mais que n'y tenant en rien, uniquement
obligé d'y aller pour rendre compte de la commission actuelle dont il était
chargé, il comptait redescendre au Cap et repasser tout de suite après en
Portugal, le plan me convint assez; le chemin du retour en Europe était un
peu long; mais quand on n'est pas libre, il importe peu quelle route on
prenne, pourvu que l'on arrive au but; résolue à me confier à ce jeune homme.
Je crus que le meilleur moyen de m'en faire entendre, était l'organe de ce
dieu puissant dont la voix unit tous les cœurs; rappellez-vous toujours de
mes principes et ne me blâmez pas de mes imprudences.

Je laissai donc parler mes yeux: Dom Gaspard vif, sémillant, jeune, plein
d'esprit, de candeur et d'honnêteté, comprit au mieux leur langage; les siens
m'assurèrent bientôt du sentiment le plus réciproque et le plus sincère; il
ne fut plus question que de nous arranger; Dom Gaspard m'écrivit en français,
qu'il parlait fort bien, . . . je lui répondis, nous convinmes enfin d'un
rendez-vous; là, je me confiai entièrement à ce jeune homme; je ne suis point
la femme de Duval, lui dis-je, une fâcheuse aventure m'a fait tomber dans ses
mains à Tripoli, il m'a rachetée, . . . il veut abuser de ses droits pour me
contraindre à accepter des liens, . . . qui me déplaisent; êtes vous homme à
me sortir de cet esclavage? Assurément, me dit Gaspard, j'entreprendrai tout
pour briser vos fers et plus généreux que Duval, je vous proteste et de vous
ramener en Europe, et de n'exiger que là, la récompense de mes soins. --Ô!
Dom Gaspard, je me fie à vous, je vous crois incapable de me tromper, vous
rendez la vie à une malheureuse, comptez sur ma reconnaissance, et dès
l'instant nous ne travaillâmes plus l'un et l'autre qu'à tout ce qui pouvait
assurer notre projet.

L'entreprise n'était pas aisée, indépendamment de la jalousie de Duval, nous
avions encore à redouter son crédit dans la ville et dans les environs; Dom
Gaspard pour passer d'Alexandrie au Monomotapa, n'avait que la facilité des
caravannes qui partent du Caire; il fallait d'abord remonter le Nil jusqu'à
cette capitale de l'Égypte, se joindre à la caravanne, la suivre, tout cela
était lent, le consul pouvait nous faire arrêter.

Nous imaginâmes donc un stratagême assez bisarre; le jeune Portugais avait à
son service un nègre à-peu-près de ma taille et de mon âge; nous convinmes
qu'au moyen d'une composition de laquelle Gaspard avait le secret, on me
noircirait le visage et les bras, et qu'ainsi peinte, je partirais
secrettement avec ce jeune nègre dont je passerais pour le frère, que tous
deux, nous remonterions le Nil, et irions attendre Gaspard au Caire qui s'y
rendrait exactement la veille du départ de la caravanne, que restant par ce
moyen après moi à Alexandrie, il serait à portée et de rompre les recherches
de Duval, et de me rendre compte des effets plaisans de ma fuite. Nous
décidâmes également qu'en partant secrettement pour le Caire, je ferais
recevoir une lettre à Duval, qui lui dirait que ne voulant point écouter son
amour, que ne le pouvant pas, je me déterminais à le fuir, que je me rendais
à _Damiète_, où un négociant de ma connaissance que j'avais interessée par
lettre depuis mon séjour en Égypte, m'offrait les moyens de repasser en
Europe, et qu'aussitôt que j'y serais, je lui ferais tenir l'argent qu'il
avait déboursé pour moi; par ce moyen, Duval inquiété sur deux endroits,
puisque assurément il soupçonnerait aussi mon évasion par le Caire, en
multipliant ses recherches, courrait risque d'en perdre le fruit; mais ses
poursuites eussent-elles même lieu du côté de la caravanne, quelle apparence
qu'il pût m'y découvrir sous le déguisement que je prenais!

L'aventure était périllieuse, je le sentais, à supposer même que l'évasion se
fit sans aucun risque, quelle route j'allais entreprendre, était-il sûr que
le jeune Portugais dans lequel je plaçais toute ma confiance, en fut
certainement digne, ne pouvait-il pas abuser de ma situation? De l'empire que
je lui donnais sur moi. --Et si malheureusement je venais à le perdre, que
devenais-je seule, isolée, au milieu de cette caravanne, tout cela sans
doute, m'offrait de grands dangers; mais ils n'étaient qu'en
vraisemblance. . . . ceux que je courrais avec Duval étaient sûrs; un second
sommeil sous le berceau de jasmin, j'étais une femme perdue, je ne balançais
donc plus, et mes résolutions prises, je ne m'occupai que de l'exécution;
J'écrivis ma lettre; je décampai lestement le soir du logis de Duval, et fus
me cacher cette première nuit chez mon Portugais, qui, après m'avoir
renouvellé ses sermens d'attendre en Europe à exiger la récompense des soins
qu'il prenait de moi, me barbouilla le visage et les mains ainsi que nous
étions convenus, me revêtit d'habit de nègre, et me confia au sien avec
lequel je passai au Caire sans le plus petit inconvénient; cinq jours après,
Dom Gaspard arriva, me fit camper sur le chameau qui portait son bagage,
toujours comme un de ses gens, nous nous réunîmes au reste de la troupe et
nous avançâmes.

Chemin faisant, Gaspard m'apprit tout le train qu'avait fait ma fuite, il me
dit que Duval, furieux, ne doutant point du contenu de ma lettre, n'avait
tourné ses perquisitions que vers Damiète, malgré son désespoir, ajouta Dom
Gaspard, l'histoire n'en avait pas moins amusé toute la ville, les reproches
s'adressaient à lui, il fallait, disait-on, qu'il eut eu de mauvais procédés
pour moi; je paraissais trop douce pour avoir eu des torts la première, les
femmes me plaignaient, les hommes se moquaient de lui; mais abandonnons
totalement Alexandrie, et trouvez bon que j'entre dans quelques détails sur
la route singulière et peu fréquentée que je faisais.

Quoique cette multitude de voyageurs, rassemblés sous le nom de caravannes,
soit composée de gens de toutes sortes de pays et de religion, rien n'est
comparable pourtant à l'ordre qui y règne, une armée observe moins de
subordination, et c'est par le moyen de cette excellente police qu'on y est
en sûreté comme dans nos routes de France. Au seul chef appartient le droit
de décider sur le peu de différents qui s'élèvent, et ses jugemens sont
toujours équitables. On part ordinairement deux heures avant le jour, et
excepté une heure où l'on s'arrête aux environs de midi, la marche se
prolonge jusqu'à trois heures de nuit, les guides donnent les signaux sur une
timbale; tout alors doit être prêt en même tems; on n'excuse pas le moindre
retard, et personne n'est tenté de commettre une faute qui peut coûter la
vie; car il est très-difficile de rejoindre lorsqu'une fois on a eu le
malheur de se séparer. Quoiqu'on ne suive aucune route tracée, les
conducteurs sont si habiles qu'il ne leur arrive jamais d'égarer la
caravanne; les rangs indiqués le jour du départ s'observent toute la route
avec exactitude; mais le plus curieux, sans doute, est la patience des
animaux qui servent à ces entreprises, ils sont tempérans et infatigables;
ils semblent se prêter à tous les inconvéniens qui naissent du hasard, ou du
tems, et marchent s'il en est besoin plusieurs jours de suite sans prendre
aucune nourriture; cependant il en périt plusieurs; les ossemens qui jonchent
la route et servent souvent de remarques aux guides, sont une preuve sûre que
leur courage et leurs forces s'épuisent quelquefois à la longue.

Ce fut dans cet ordre que nous entrâmes le premier jour dans un désert
affreux; à peine y fûmes-nous, qu'il s'éleva un ouragan terrible, les sables
enlevés alors à la hauteur des nuës et retombant en pluie, non-seulement
aveuglèrent nos guides, mais leur firent même perdre absolument la trace
qu'ils devaient suivre, et les contraignirent à une halte qui dura jusqu'au
lendemain; cet événement m'inquiétait, quelqu'éloignée que je fus de Duval,
quel que fût mon déguisement, je craignais toujours qu'il ne nous fît suivre,
et qu'on ne vînt à me reconnaître; mais Dom Gaspard, attentif et prévenant,
ne cessait de me calmer et de me rassurer.

Après cette première aventure, nous continuâmes assez tranquillement notre
route jusqu'à Hélaoué, ville charmante et qui répond bien à son nom, dont la
signification est: _pays plein de douceur_, cette ville est la dernière qui
dépende du grand seigneur, on y voit des jardins délicieux arrosés de
ruisseaux, d'une fraîcheur bien précieuse pour ceux qui viennent de traverser
des déserts arides, où l'eau leur a souvent manqué, nous renouvellâmes nos
outres dans ce lieu, et y fîmes aussi quelques provisions de vins.

Entièrement revenue des craintes que m'avaient inspiré les poursuites de
Duval, ennuyée de mon déguisement, je proposai à Dom Gaspard de me laisser
reprendre ma première forme; mais il craignit que ce changement ne fit bruit
parmi les voyageurs, et il me pria pour plus grande sûreté de demeurer comme
j'étais jusqu'aux colonies Portugaises.

Au sortir de Hélaoué, nous traversâmes encore des déserts qui n'étaient pas
moins arides que ceux que nous quittions.

Léonore me dit un jour, Dom Gaspard en traversant tous ces affreux climats,
dans quel dessein croyez-vous que la divinité ait fait de si grandes fautes à
la contexture de notre planète? --Je serais bien en peine de le dire. --La
faute existe, elle est claire, est-elle faite exprès? ou l'est-elle par
inadvertance? Si elle est faite exprès, voilà un dieu méchant, si elle l'est
par inadvertance; voilà un dieu faible, et de toute façon un dieu qui a tort.
--Votre argument est sans réplique, je ne saurais comment y répondre, je m'en
tiens à la sensation produite par l'effet, et vous avoue qu'il est bien
difficile de s'enflammer pour la grandeur d'un être dont les torts sont aussi
réels. --Le pouvez-vous davantage, si le hasard vous place au milieu d'une
troupe de scélérats? --Assurément non. --Tout ce qui existe n'est donc pas
parfait, la seule perfection pourtant est digne de notre hommage; cependant
cette qualité ne se trouve pas dans les ouvrages de dieu. . . . dieu n'est
donc pas digne de nos hommages. Ô! Léonore, tirez vous de ce syllogisme,
c'est de toutes les manières de raisonner la plus sûre, retorquez, je vous
prie, celui-là.

Ces premiers élans de la philosophie de Gaspard, me firent voir que son
esprit mûri par l'étude, était bien loin d'adopter l'erreur, et mon estime
pour lui, en redoubla; peut-être aurai-je bientôt occasion de vous mieux
développer ces systèmes, continuons notre route maintenant.

De _Hélaoué_ nous fûmes à _Machou_, gros bourg situé sur le bord oriental du
Nil, qui forme en cet endroit deux isles remplies de palmiers, de Sené et de
Colloquinte; huit jours après, nous arrivâmes à _Dongola_, frontière de la
Nubie. À une lieue environ de largeur le pays est superbe, au-delà ce ne sont
que sables et que déserts, dont le seul aspect fait frémir. Le Nil traverse
cette plaine charmante, mais ici, ce ne sont plus ses débordemens périodiques
qui causent la fertilité des terres, cette abondance n'est due qu'à
l'industrie des habitans, qui forment des inondations artificielles par des
transports d'eau très-pénibles. Dom Gaspard me fit admirer la beauté des
chevaux de cette contrée bien supérieure à ceux qu'on vante le plus dans
notre Europe. Ces peuples, pour la plupart Mahomêtans, sont enclins à toutes
sortes de vices; un de ceux auquel ils sont le plus adonnés, est _le
blasphême_; ils ne prononcent pas un seul mot qui n'en soit entremêlés; il
est difficile de concevoir l'art qu'ils employent à les varier, ils étaient
autrefois chrétiens, mais cette loi beaucoup trop gênante pour leur mœurs,
leur a promptement déplu, et leur dérêglement rend leur culte actuel assez
difficile à démêler.

Le penchant étonnant de ces peuples au _blasphême_, donna occasion à Dom
Gaspard de me développer quelqu'uns de ses principes, je vais continuer de
vous les tracer. Comment est-il, me disait ce brave et honnête compagnon de
route, que les hommes ayent pu s'imaginer que l'être grand et supérieur
qu'ils érigent, que cet être sublime qu'ils regardent comme leur créateur,
puisse se trouver offensé des invectives qu'il leur plait de lui adresser?
Cet être qu'ils font auteur de tout, qu'ils regardent comme unique principe
des choses créées, n'est-il donc pas au-dessus des injures? Est-il jamais
présumable qu'elles puissent arriver jusqu'à lui? Mais ces imprécations que
lui adresse l'homme, souffrant ou malheureux, ne sont-elles donc pas
légitimes? Le premier mouvement de la nature n'est-il pas de se plaindre
quand on est lézé? N'est-il pas de s'en prendre à l'auteur de ses maux. En en
répandant une si grande quantité sur la terre, dieu ne savait-il pas qu'il
s'exposait aux reproches des hommes? En a-t-il pour cela suspendu ses fléaux?
S'il les a laissés cheoir, sachant bien que les hommes s'en vengeraient par
leurs plaintes, il s'est donc moqué de ces invectives, s'il les a méritées,
s'il les brave les ayant méritées, comment se peut-il qu'il s'en fâche? Quand
le fort offense le faible, il sait bien que celui-ci se dédommagera par des
injures; peut-il avoir craint des paroles qu'il savait bien que sa conduite
allait lui attirer? Si dieu avait pu être sensible à nos reproches, maître de
tout, n'eût-il pas créé l'univers de façon à ne mériter que des éloges? quand
il ne l'a pas fait, quand il n'a pas cru devoir le faire, quand il était bien
sûr que de ne le pas faire, devait lui valoir des blasphêmes, il est donc
certain que ces blasphêmes lui devenaient indifférens, il n'y a donc aucun
risque à lui en adresser, il les entend sans peine et sans courroux, très-
convaincu qu'on les lui doit, il rit de notre ignorance, de notre
impossibilité à découvrir ses vues, sans s'offenser de ce qui en résulte.
C'est une barbare absurdité de notre Europe, que de punir aussi sévèrement
qu'on le faisait autrefois et de regarder même encore aujourd'hui comme un
crime religieux, l'acte de la faiblaisse contre la puissance; tout ce qui
part du premier de ces états, s'émoussant avant d'arriver à l'autre, ne peut
plus devenir un outrage, c'est l'acte de la puissance sur la faiblesse qui
est dangereux; le contraire n'a jamais d'inconvénient; ne m'objectez pas que
le valet armé offense le maître qu'il frappe de son arme; dans le cas
supposé, ce n'est plus le maître qui est le fort, c'est le valet armé, la
puissance du maître n'est plus qu'illusoire ici, la seule réelle c'est celle
du valet; or, ce n'est plus cela dès qu'il s'agit de dieu, cet être est
toujours le plus fort, quelque soit l'arme dont nous osions le menacer, il
l'emportera toujours sur nous, et de ce moment ce que nous entreprenons,
n'étant plus que le frêle élan de la faiblesse sur la force, rien n'en
arrivera jusqu'à lui, il ne s'offensera donc point d'injures, qu'il mérite,
qu'il veut mériter, et qu'il s'est moqué de mériter. Ô! folie éternelle des
hommes, de vouloir toujours juger dieu sur eux-mêmes, ils se croyent offensés
d'un mot qui ne frappe que l'air, ils s'imaginent que dieu leur ressemble.
--Ah! cessons de faire de dieu un être matériel comme nous . . . courroucé de
nos invectives, sensible à nos éloges, facile à nos prières, nous voulons
toujours le regarder comme un monarque humain, et qui comme tel, doit nous
entendre et nous juger; voilà comme en rapetissant ses vues, le plus célèbre
adorateur de dieu, ne se trouve au fond qu'un idolâtre. Dieu est trop grand,
dieu est trop spirituel pour toutes ces choses humaines; nous livrant à la
faculté qu'il nous a laissée d'être bons ou méchans, de le connaître ou de le
nier, de l'adorer ou le haïr; d'après le genre d'organisation que nous avons
reçue de lui, il s'embarrasse fort peu du parti que nous prendrons sur l'une
ou l'autre de ces choses, indifférent à nos hommages, nullement touché de nos
blasphêmes, toujours trop au-dessus de nous, pour en être jamais atteint,
tout ce que nous faisons lui est égal, parce que tout est nécessité, et que
nous n'agissons que d'après ses loix; n'imaginons donc pas être plus
récompensé pour l'avoir prié, que molesté pour l'avoir maudit; il ne nous
accordera pas plus de graces pour l'un qu'il ne nous fera subir de tourmens
pour l'autre; n'est-ce pas une chose vraiment risible que de voir l'homme,
cet être chétif et faible auquel il serait impossible de changer un instant
le cours de la plus petite étoile; s'imaginer que ses injures ou ses prières
allant bien plus haut, irriteront ou disposeront en sa faveur l'artisan des
chefs-d'œuvre, qu'il n'a pas même la faculté de déranger. Étrange aveuglement
de sa vanité sans doute, de préférer à se supposer criminel, qu'à convenir de
sa faiblaisse; imbécile qu'il est, il aime mieux passer sa vie à trembler de
délits impossibles, que de s'affermir et se tranquilliser par la certitude
d'une impuissance, dont son orgueil serait humilié.

Ô! Léonore, prions ou blasphêmons, adorons ou profanons, tout est égal aux
yeux de l'être assez puissant pour avoir fait bien ou mal tout ce qui frappe
nos yeux; un dieu qu'attendriraient nos cultes, ou qu'offenseraient nos
erreurs, ne serait qu'un homme comme nous, et comment doué de toutes nos
passions, aurait-il l'énergie créatrice, qui ne peut être que le plus sublime
assemblage de toutes les vertus? si le blasphême, si cette faible injure, en
un mot, que nous adressons à la divinité, ou par colère, ou par ennui de
souffrir, ou par quel autre motif que ce puisse être, satisfait un instant
notre ame; livrons nous y sans nulle crainte, bien certain qu'il ne s'en
irritera point, qu'il est trop grand pour s'en venger, et qu'il nous aurait
privés de la faculté de voir ses fautes, ou qu'il n'en aurait pas commis,
s'il eût redouté les reproches que lui doit notre raison, et qu'elle peut lui
adresser en paix.

Il me semble, dis-je à dom Gaspard, que vos systêmes sur la religion sont
commodes et simples. . . . Sur la religion, me répondit Gaspard, vous vous
trompez, Léonore, mes systêmes sur la religion ne sont ni commodes ni
simples; ils sont nuls; j'ai secoué, toutes ces puérilités, dont on surcharge
l'esprit et la mémoire des jeunes gens, j'ai employé ce tems-là à
m'instruire, au-lieu de le passer à déraisonner, et je me suis fait quelques
principes, tant sur cela que sur quelques autres objets de morale, principes
constans dont je ne m'écarte point. J'adopte un agent quelconque assurément,
que ce soit la nature ou Dieu, il y a toujours un moteur, à ce qui frappe nos
regards, je l'admets, mais je ne le sers par aucun culte. Très-assuré qu'il
n'en exige nul, très-incertain s'il en mérite, de quel droit irais-je lui en
rendre? J'aime mieux employer à quelques vertus le temps que d'autres perdent
en prières, et cet agent, s'il est juste, me saura bien plus de gré d'être
utile aux hommes, qu'assidu aux pieds de ses autels; quand je verrai moins de
mal sur la terre, quand j'y rencontrerai moins de frippons et plus d'honnêtes
gens, peut-être supposerai-je alors, que l'auteur de cet univers, peut
mériter quelque reconnaissance; mais quand les maux m'assailliront de toute
parts, quand je ne trouverai que travers, cruauté, trahison, perfidie,
noirceur, et méchanceté chez les hommes, je croirai me restreindre dans des
bornes très-sages, en n'accablant point d'invectives, celui qui permet tant
de maux, je ne le fais point, mais je ris de la folie des systêmes religieux,
je me moque de la diversité des cultes, et n'écoutant que ma raison et mon
cœur, je reste dans l'indifférence sur un être à qui je ne dois rien . . . ou
que des reproches . . . que je tais par l'inutilité dont je les crois. --Mais
votre morale? --Elle est pure! eh quoi! faut-il absolument révérer des
chimères pour avoir le droit d'être honnête homme? J'aime mes frères, je les
soulage, la bienfaisance est le sentiment de mon cœur, je ne pleure ma
médiocrité, que parce qu'elle me prive du charme de faire des heureux; je
respecte les propriétés d'autrui, je ne ravirai jamais ni la femme ni le bien
de personne; croyez que je ne vous aurais pas enlevée à Duval, si je vous eu
crue son épouse. . . . je suis sensible à l'amour, c'est la jouissance des
honnêtes gens; je hais le vice, je suis enthousiaste de la vertu, et finirai
tranquillement mes jours dans ses maximes, sans désirer les joies ridicules
du paradis, et sans craindre les flammes absurdes de l'enfer.

Ces sentimens me plurent, je trouvais Gaspard estimable et résolus d'en faire
mon ami; cependant je voulus le connaître mieux, quelque périlleuse que fût
pour moi l'épreuve où je voulais le mettre, quelque peu favorables que
fussent les circonstances pour la hasarder, je me sentis pressée de voir si
ce jeune homme ayant secoué tant de freins, ne paraissant respecter que ceux
de l'honnête homme, tenait vraiment aux principes moraux qu'il affichait;
j'avais laissé de l'espoir à Gaspard, je lui avais caché mes nœuds avec
Sainville, et ma main d'après nos conventions, devait être le prix de ses
soins, sitôt que nous serions en Europe; je saisis l'occasion d'une halte,
peu après la conversation que nous venions d'avoir, et là, je lui avouai que
je l'avais trompé, . . . que je ne pourrais jamais m'acquitter envers lui,
que ma main n'était plus à moi, qu'il devenait d'après cela le maître de mon
sort, qu'il devait me punir d'avoir abusé de sa bonne foi, . . . m'abandonner
dans ces déserts . . . mais que s'il tenait sa parole, ce procédé, d'autant
plus généreux, qu'il devenait sans aucun intérêt, lui assurait à jamais toute
ma tendresse; j'aurais peut-être dû vous tromper jusqu'au bout, ajoutai-je,
mais la manière dont vous venez de vous faire connaître à moi, les sentimens
que vous m'avez montré, votre philosophie, votre mépris pour tous les faux
liens qui captivent les hommes, . . . tout, Gaspard, tout enfin me donne une
si haute opinion de vous, que j'ai cru ne devoir plus vous rien déguiser,
vous voilà maître de moi, je me livre.

Gaspard ému, me fixa d'abord avec étonnement,--et revenant tout de suite à
lui . . . Ô! Léonore, s'écria-t-il en me serrant dans ses bras! . . . Que je
vous dois de reconnaissance! je ne sacrifiais qu'à l'amour; j'aurai tout fait
pour la vertu, et me pressant d'accepter une bourse, que je me défendis de
prendre; que cela vous reste au moins, continua-t-il, si je venais à mourir
avant l'exécution de ma parole. . . . Quand je ne voyais en vous qu'une
maîtresse, je négligeais des soins dont j'imaginais que l'hymen devait
m'acquitter . . . mais je dois bien plus à l'amie.

Le premier mouvement de mon cœur fut, je l'avoue, de me laisser tomber aux
pieds de cet homme généreux, et j'y répandis un torrent de larmes avant de
souffrir qu'il me releva. . . . Généreux mortel, m'écriai-je, vous avez
absorbé dans vous toutes les chimères religieuses, mais si vous avez dégagé
votre esprit de ces fables inutiles à l'homme, ce n'est, je le vois bien, que
pour y laisser plus d'empire à tout ce qui doit faire la félicité de vos
semblables. Ah! Laissez moi vous offrir ma reconnaissance et mon cœur,
laissez moi vous regarder comme un ami, . . . comme un frère, . . . comme le
dieu même auquel vous refusez des vertus, . . . et qui ne serait vraiment
digne de nos hommages, que s'il avait celles de votre ame. Ô! Gaspard, je
n'eus pas trouvé ces sentimens dans un dévot.

Ici le caractère de Léonore, ou du moins sa façon de penser sur la religion,
se trouvant entièrement à découvert, madame de Blamont, quelqu'enthousiasmée
qu'elle fût, de l'action de Gaspard, ne put s'empêcher pourtant de faire
sentir à sa fille qu'elle était fâchée de lui voir ne soupçonner ce trait que
dans un ennemi de nos principes religieux; il était difficile que l'extrême
piété de cette femme honnête et sensible, ne s'allarma pas de ce qui venait
d'être dit . . . , Léonore fut calme aux reproches de sa mère. . . . Ô!
madame, lui dit-elle, vous avez exigé de moi de la sincérité, je la blessais
en vous cachant mes principes, je dois-donc en rester là s'ils vous
scandalisent, car je serai contrainte en avançant, de vous dévoiler des
choses plus fortes, et que vous condamnerez d'autant plus, qu'à la rigueur
j'aurais pu ne pas m'y prêter. Ce n'est ni à monsieur de Sainville, madame,
ni à dom Gaspard, ni aux autres personnes avec lesquelles vous allez me voir,
qu'il faut s'en prendre du peu de conformité de mes systêmes aux vôtres; mon
mari vous dira que dès l'âge de 13 ans, il reconnut en moi cette ferme
aversion pour toutes idées religieuses; et j'avais déjà lu à cet âge presque
tout ce qui a été écrit contre les opinions que vous adoptez; une amie de la
comtesse de Kerneuil me prêta ces livres; je les dévorai; elle en raisonnait
avec moi, m'affermissait dans les principes dont ces ouvrages m'offraient
l'analyse, me les expliquait avec soin, et se plut aussi pendant deux ans, à
nourrir mon ame d'une philosophie dont elle était enthousiaste; l'expérience,
mes malheurs, l'image du monde ont vivifié dans moi ces systêmes et me les
ont rendus si familiers, qu'il me serait bien difficile d'en adopter d'autres
aujourd'hui; je les crois compatibles à la plus saine vertu; la suite de mon
histoire vous en convaincra peut-être, je n'ai pourtant point anéanti l'idée
d'un dieu, ne l'imaginez pas madame, mais je crois ce dieu très-au-dessus de
tous les cultes, je suis fermement persuadée qu'il n'en mérite et n'en exige
aucun, et que de tous le moins raisonnable étant le nôtre, serait celui qui
devrait l'offenser le plus grièvement s'il se mêlait des folies humaines.
Malheureux enfant, dit madame de Blamont en pressant Léonore entre ses bras,
tu n'aurais pas couru tous ces risques sans les premiers malheurs de ton
enfance. --Ah! crois que les vertus morales ne sont que plus actives, étayées
par celles de la religion, et que celui qui sert bien son dieu, n'en aimera
que mieux ses semblables; . . . quelques larmes coulèrent ici des beaux yeux
de cette mère tendre, . . . ceux d'Aline se mouillèrent aussi, elle tenait
les mains de sa sœur, elle la regardait avec cette pitié douce qui s'allarme
pour tout ce qui ne lui ressemble pas; non, que cette chère fille s'imagine
être mieux qu'une autre; mais elle est persuadée de ses maximes, elle y croit
lié le bonheur présent et futur. L'être qui ne les adopte pas, lui présente
l'idée du malheur, et cet aspect afflige toujours une ame aussi délicate que
la sienne.

Le comte vit bien que sa médiation devenait nécessaire à rétablir la paix
dans les esprits; madame, dit-il à la présidente, les erreurs de Léonore ne
sont point vos fautes, elles ne doivent vous donner aucun remord, il faut la
plaindre sans essayer de l'en faire revenir, vous n'y réussirez pas, il n'y a
rien à quoi l'on tienne comme à ses idées sur la religion, vous savez que les
approches, même de la mort, n'en font point changer. --Oh! non certainement,
reprit Léonore avec vivacité, c'est pour assurer le calme de cet instant,
qu'on travaille à secouer de bonne heure ce qui peut le rendre horrible; il
s'en faut donc bien que je puisse renoncer à ce que je n'ai adopté que pour
mon bonheur, à ce qui, j'ose le dire, le fait uniquement après les sentimens
que je dois à ma mère et à mon époux, et que trouble seulement aujourd'hui le
chagrin qu'en ressent cette mère à qui je suis prête à faire tous les
sacrifices qui pourraient lui devenir de quelqu'utilité, aux seules
conditions qu'elle n'exigera pas ceux qu'elle ne souhaite que pour me rendre
à des liens que je ne prendrais qu'avec horreur.

Eh bien, dit le comte, cela posé, je crois que ce qu'il nous reste de mieux à
faire, est d'écouter la suite des aventures de Léonore, et de l'engager plus
que jamais à ne nous rien déguiser. Chères et charmantes amies, continua-t-
il, en s'adressant à madame de Blamont et à son Aline, quand on a votre
solidité, votre vertu, on peut tout entendre sans risques, et quand on a
votre sagesse et vos cœurs, on plaint et pardonne la faute sans cesser
d'aimer la coupable, et Léonore aussitôt embrassée par sa mère et sa sœur,
pressée par elles et par toute la société de continuer le fil de ses
aventures, en reprit le récit dans les termes suivans:

Quand nous arrivâmes aux environs de _Dongola_, le conducteur de notre
caravanne fut demander au roi la permission de traverser sa capitale, on la
lui accorda sur-le-champ, et en vérité la faveur n'était pas grande; rien de
plus affreux que cette ville, des maisons désertes ou mal bâties, des rues
embarassées de monceaux de sables entraînés par les lavanches, et partout
l'image de la désolation; un château assez mal fortifié se présente au milieu
de la ville; il est défendu par une garnison d'arabes pasteurs; Dom Gaspard
et moi, ainsi que quelques négocians Hollandois de la caravanne, eûmes
l'honneur de manger chez le roi de Dongola, à des tables séparées, mais aussi
bien servies que la sienne.

Le titre de domestique de Dom Gaspard n'avait duré qu'un jour, dès que nous
nous étions crus en sûreté, cet ami m'avait fait passer pour le neveu d'un
roi d'Afrique, qu'il ramenait à son oncle, et comme il m'avait appris le
Portugais, je ne m'exprimais plus que dans cette langue.

Quatre jours après notre départ de _Dongola_, nous entrâmes dans le royaume
de Sennar; la crainte d'être pillés par les peuples qui sont au-dessus de
_Korti_ le long du Nil, nous contraignit à nous éloigner des bords de ce
fleuve, et à entrer dans le désert de _Bihonda_, un peu moins agreste que
ceux de la Libie, et où l'on voit au moins quelqu'arbres; de l'autre côté du
désert nous trouvâmes des habitans campés sous des tentes qui ne nous
laissèrent manquer de rien. Nous parvinmes enfin à _Hargabi_, où se trouve
avec profusion tout ce qui peut flatter les voyageurs; cette abondance
délicieuse quand on vient de traverser des pays si incultes, nous engagea à
quelque séjour dans cette contrée. Ce fut en la quittant que nous voyageâmes
dans des forêts charmantes d'acacias; leur fraicheur, la quantité de petits
perroquets verts, de gelinottes et d'autres oiseaux qui peuplent ces bois, ne
contribuent pas peu à rendre délicieuse la route qui les traverse; au sortir
de là, nous marchâmes dans des plaines très-fertiles, d'où nous découvrîmes
la ville de Sennar.

Cette capitale où vous trouverez bon que je vous arrête un instant, à cause
de la fatale aventure qui nous y arriva, contient environ trois cent mille
ames; mais elle est aussi sale que peu policée; le palais du roi construit de
briques cuites au soleil, est un amas confus de bâtiment qui n'a de
remarquable que le désordre et le mauvais goût. Les appartemens garnis de
tapis, sont meublés à la manière du Levant; quelques jardins les environnent;
tout est désagréable dans ce climat brûlant, les chaleurs qui prennent de
janvier en avril y sont incontenables, les peuples de la religion mahométane
y sont fourbes, méchans, superstitieux, débauchés, et l'on n'est pas plutôt
dans ce triste séjour, que l'on désire aussitôt de le quitter.

Le roi auquel nous fûmes présentés, est un homme d'environ cinquante ans,
d'un libertinage effréné et d'une cruauté inouie; on ne peut l'aborder que
pieds nuds; ses traits ne s'aperçoivent jamais; perpétuellement couverts d'un
voile de gaze, on dirait que cet imbécile craint d'éblouir ses peuples, quand
il va de sa capitale à une maison de campagne à lui qui en est éloignée de
deux lieues, il est précédé de quatre cents gardes à cheval, entouré de deux
cents valets, chantant ses louanges, dont douze le portent sur un palanquin,
et suivi de sept cents femmes nues, portant sur leur tête des corbeilles
remplies des différens mets qui doivent être servis au repas de sa majesté;
trois cent cavaliers ferment la marche, et ce cortège forme une ligne d'une
telle étendue, que souvent la tête de la colonne est déjà dans la maison de
campagne que l'arrière garde n'a pas même encore quitté la ville. Si le
souverain s'en tenait à ce faste, dès que ses trésors lui permettent de le
soutenir, il ne donnerait aucune prise aux reproches des passagers; mais son
extrême cruauté les lui mérite absolument. Elle révolte souvent ses sujets;
et comme il les craint, à l'exemple de tous les despotes, ce n'est depuis
quelque-tems que sur les caravannes, qu'il fait tomber les traits de sa
noirceur. Nous en étions prévenus, mais notre maudite curiosité nous fit,
malgré tout cela, tomber dans l'un des pièges qu'il tend ordinairement aux
voyageurs, pour se procurer, parmi eux, des victimes à ses scélératesses. Un
des goûts le plus vif de ce monstrueux prince, un de ceux qui le chatouille
le plus énergiquement, est de faire empaler sous ses yeux, tous les
délinquans qu'il peut surprendre en faute, et cela sans distinction d'âge ni
de sexe. Placé à une fenêtre de son palais, ouverte à quinze ou vingt pieds
du lieu où l'on exécute, le vilain homme au milieu de ses femmes jouit là
tout à son aise du cruel plaisir de voir souffrir des malheureux. Afin
d'augmenter leur nombre, il surcharge les voyageurs d'impôts et de défenses,
dont le défaut de payemens ou l'infraction est toujours punie par le pal.
Dans le nombre de ces défenses, celle qui nous fit succomber Gaspard et moi
et qui nous précipita ainsi que quelqu'autre de nos compagnons dans le péril
que je vais vous raconter, est celle publiée à son de trompe, toutes les fois
qu'une caravanne passe dans Sennar; cette défense consiste à ne point
approcher d'un petit pavillon situé à une demi-lieue de cette ville, dans
lequel, est dit-on, renfermé _l'organe_ de _Mahomet_; mais en même tems que
le fourbe fait faire ces défenses, un nombre infini de satellites à lui,
conversant avec tous les voyageurs, ne cessent d'exciter leur curiosité sur
cette merveille, et ce qu'ils en racontent est si bisarre, que pour peu qu'on
soit né avec un peu d'imagination, il est bien difficile de ne pas succomber;
quelques-uns de ces fripons offrent de vous conduire, tous vous assurent que
la défense publiée est chimérique, que fût-on même surpris, il n'en
résulterait aucun danger; on se laisse séduire, on y va, dès qu'on y est, il
y arrive ce que vous allez voir.

Vivement pénétrés que cette défense n'était que de forme, chaudement excités
à aller admirer une des plus grandes merveilles du monde, en ayant déjà dans
nous-mêmes une violente envie, Gaspard, trois femmes arabes, deux turcs,
quatre négocians Hollandais ou Portugais et moi, tous voyageurs de la
caravanne, nous nous laissâmes entraîner, et à la pointe du jour le
surlendemain de notre arrivée à Sennar, conduits par deux de ces fripons qui
nous avaient suborné, nous nous rendîmes au pavillon de Mahomet; à peine en
fûmes-nous à trente pas, qu'un gros de soldats armés de carabines débusquant
à la hâte d'un taillis voisin, dans lequel ils étaient à plat-ventre, nous
entoure, nous saisit avec la même facilité qu'un chasseur s'empare du gibier
qu'il vient de prendre en son lacet, et nous ramène à l'instant tous les onze
au prince, qui se met à éclater de rire, voyant une si bonne capture, en nous
promettant que par ses soins nous ne languirons pas sur la terre; il nous
examine les uns après les autres, et sans être touché de la jeunesse, de la
beauté des trois femmes arabes, qui se jettent à ses pieds pour implorer sa
grace, il les condamne comme le reste, en leur assurant qu'il aura le plus
grand plaisir à voir, si elles supporteront les douleurs du supplice qui leur
est préparé, avec le même courage que les hommes.

Mon sexe n'étant pas découvert, mon déguisement toujours le même, le roi
continua comme il avait fait jusqu'àlors de me prendre pour un garçon. . . .
Gaspard voulut l'implorer pour moi, lui rappeler les alliances avec un roi
d'Afrique, qu'il m'avait supposée (comme partout,) en arrivant dans cette
cour, l'attendrir en un mot sur mon sort, en lui disant que j'étais d'un sang
royal comme lui, rien ne réussit; parle pour toi, lui dit le barbare, et ne
t'inquiète pas des autres.

Cependant on nous donna un excellent dîner, au palais même, et l'on nous
laissa tous ensemble dans la salle, où l'on nous avait servi jusqu'à l'heure
du spectacle que le roi se préparait à nos dépends.

Je ne vous peins point ma situation, vous comprenez aisément son horreur,
toutes mes idées se tournaient vers Sainville. --ô! malheureux amant,
m'écriai-je, je ne te verrai donc plus, ceci est bien pis que le poignard du
cercueil de Venise, mourir à la bonne heure, . . . mais mourir _empalée_! et
mes larmes coulaient en abondance, sans que la main du tendre et bon Gaspard,
oubliant tous ses dangers pour moi, cessa jamais de les essuyer. Le même
désespoir régnait dans notre petite troupe, les hommes juraient et
tempêtaient, les femmes toujours plus douces, même dans leurs douleurs, se
contentaient de pleurer ou d'hurler, et l'on n'entendait que des cris, que
des imprécations dans cette salle, funeste; mélodie bien flatteuse sans doute
aux oreilles du bourreau qui nous sacrifiait, puisque pour les entendre plus
à l'aise, le cruel était venu dîner avec ses femmes dans une pièce voisine de
la nôtre.

Enfin, elle arriva cette heure fatale, où nous allions devenir la proie de la
mort; je ne l'entendis pas sans frissonner, je me serrai contre Gaspard, il
me semblait que celui qui allait pourtant périr comme moi, devait encore me
servir d'appui; le prince fut se placer, et l'œil fixé sur l'arène sanglante,
le monstre vit exécuter d'abord les deux turcs, ensuite les quatre européens
et les trois femmes arabes; il ne restait donc plus que Gaspard et moi, on
vient me chercher la première, j'embrasse mon ami, je meurs contente, lui
dis-je, puisqu'on m'épargne au moins la douleur de vous voir périr à mes
yeux, puis réunissant mon courage et mes forces, je m'élance au milieu du
cercle; l'exécuteur me saisit. --Oh! madame, dit Léonore, en frémissant de
souvenir, si j'ai cru voir la mort de près, j'ose bien dire que c'est dans
cette terrible occasion.

Pour l'accomplissement de cette cérémonie à-peu-près comme pour celle où l'on
châtie les enfans, la portion de chair que l'on découvre, est celle que la
nature a placée au bas de nos reins, et cela, pour que rien ne puisse mettre
obstacle à l'introduction du pieu dans la partie destinée au supplice. On
dégarnit donc promptement, aux yeux du monarque observateur, ce qui gênait
dans moi le local nécessaire à l'action; mais jugez ce que je devins, quand
j'entendis, dès qu'on me vit nue, des cris tumultueux retentir dans toute
l'assemblée, et le bourreau lui-même me repousser avec horreur. Trop émue de
mon sort, je n'avais pas pensé à la surprise que je devais naturellement
causer en présentant un derrière assez blanc sous un buste fort noir; la
frayeur avait été générale; les uns m'avaient prise pour un dieu, les autres
pour un sorcier, mais tous s'étaient enfuis, le roi seul un peu moins
crédule, ordonna qu'on me ramena à l'instant à ses yeux; on fait venir
Gaspard, les interprètes s'avancent et on me demande ce que signifie cet état
mixte dont la nature n'offrait aucun exemple; il n'y eut plus moyen de
feindre, il fallait tout avouer; le roi me fit débarbouiller devant lui, me
fit prendre des habits à l'usage de ses femmes, et m'ayant malheureusement
trouvée de son goût sous cette métamorphose, il me déclara qu'il fallait
m'apprêter à recevoir, dès la même nuit, l'honneur de servir ses plaisirs.
--Funeste arrêt, me dis-je, différence bien légère entre le supplice qui
m'attend et celui où j'échappe. --Ô Sainville! . . . Sainville, ne
m'aimerais-tu pas mieux empalée.

En considération des plaisirs que le roi de Sennar se promettait avec moi, il
accorda la vie au jeune Portugais, mais on nous sépara aussitôt, il fut placé
parmi les esclaves, et moi reléguée dans une petite chambre attenant au
harem.

Une émeute affreuse survint heureusement pour moi le même soir, elle était
occasionnée par nos compagnons de voyage; furieux de ce qui venait de nous
arriver, ils nous vengeaient, et le tumulte devenait si pressant dans la
ville, que le roi avait été obligé de marcher en personne à la tête de ses
troupes, pour en arrêter le désordre; il rentra fort tard, et se trouvant
harassé; il se retira seul dans son appartement, en me faisant dire que je ne
jouirais que le lendemain des graces qu'il lui plaisait de m'accorder.

Cette nouvelle me calma, c'est un trésor que le tems pour un malheureux,
celui qu'on lui donne quelque court qu'il soit, lui paraît toujours suffisant
à se dégager des fers qui lui sont préparés, et son ame s'épanouit en
proportion des heureux délais qu'il obtient.

La nuit était déjà très-avancée; anéantie sur mon balcon, je me livrais à
mille projets plus singuliers les uns que les autres, pour tacher de me
soustraire aux nouveaux maux dont j'étais menacée; encouragée par mon
heureuse étoile, je ne doutais pas que le sort ne m'offrit incessamment les
moyens de fuir, lorsque tout-à-coup j'entendis prononcer mon nom; qui
m'appelle, dis-je? qui peut donc s'occuper encore de la plus malheureuse des
femmes? Le meilleur ami qu'elle ait au monde, me répondit-on, l'infortuné
Gaspard qui vient pour la sauver. --Gaspard! Dieu, qu'entends-je. --Ô
Léonore! laissez-vous glisser, peu de hauteur, nous sépare, je le vois,
hasardez tout et n'ayez nulle crainte, un des gardes du tyran gagné par mes
largesses, est là qui nous attend, il s'échappe avec nous; fuyons: la
caravanne partie tout de suite après l'émeute, n'est pas à deux mille d'ici,
nous la rejoindrons aisément; pressons-nous, le beaume qui coule sur des
playes brûlantes, la rosée qui rafraîchit le calice des fleurs déssechées par
le vent du Midi, produisent des effets moins doux, que ces paroles ne firent
sur mon cœur, je ne perdis pas une minute, et sans mesurer des yeux la
hauteur, je me précipite dans les bras que me tend Gaspard. Son guide et lui
m'emportent à l'instant, et en moins de trois quarts d'heure d'une marche
forcée, nous rejoignent à nos camarades, un peu surpris de mon changement
d'état, mais dont nous ne fûmes pas moins reçus avec des transports
inexprimables de joie. Tous les hommes deviennent frères quand le péril les
rassemble; le généreux soldat qui nous sauve, est récompensé de nouveau,
j'embrasse mille et mille fois Gaspard, les paroles manquent aux sentimens de
ma reconnaissance, notre nègre et nos effets se retrouvent dans le plus grand
ordre, et notre route se poursuit.

Ah! je respire, dit le comte, vous m'avez fait une frayeur . . . moi qui
connais si peu ce sentiment-là; il n'appartient, je crois, qu'à l'intérêt que
vous inspirez de le faire naître dans mon ame; voilà peut-être la première
fois de la vie qu'une jolie femme se sauve par de tels moyens; il en est
mille qui se seraient perdues pour avoir montré ce que vous fîtes voir. --En
vérité, comte, dit la présidente. --Mais madame laissez-moi rire à l'aise,
d'une aventure qui n'a point d'exemple, je vous assure que cette partie
blanche en contraste avec un mufle noir devait produire un des plus plaisants
effets. --Continuez, continuez ma fille, car ce maudit comte est
insupportable.

En sortant de Sennar, reprit Léonore, nous gagnâmes Bakas, petit village sur
le bord du Nil, que nous trouvâmes à sec en cet endroit. De-là, nous
parvinmes à _Giésim_, endroit plus considérable, mais situé dans la même
position, relativement au fleuve, et cependant au milieu d'une forêt où nous
vîmes des arbres que dix hommes n'embrasseraient pas; une de ces monstrueuses
productions de la nature, minée de vieillesse, formait à l'intérieur une
chambre où se serait tenu cinquante personnes à l'aise. Ce fut là où nous
fûmes obligés de quitter nos chameaux à cause des montagnes qui nous
restaient à traverser; entièrement remplies d'herbes qui les empoisonnent dès
qu'ils en mangent.

Nous traversâmes en sortant de _Giésim_, des forêts superbes de tamarins
toujours verts, portant une espèce de prune dont le goût n'est point
désagréable; ces forêts où jamais le soleil ne pénètre à cause de leur
épaisseur, sont d'un frais souvent funeste aux passagers; mais la bonté de
mon tempérament, et la vigueur de mon âge, me garantirent de tous ces maux,
et sans les cruelles inquiétudes de mon esprit, cette route toute dangereuse
qu'elle est, ne m'eut offert que de l'agrément; nous arrivâmes de-là, à
_Serké_, petite ville au milieu des montagnes, située dans un joli valon,
rafraîchie d'un petit ruisseau qui sépare _l'Éthiopie_ du royaume de
_Sennar_; partout dans cette nouvelle contrée, nous trouvâmes la plus belle
et la plus brillante agriculture: le cotton, les cannes de bambous, les
ébeniers et une multitude de plantes aromatiques, varient agréablement les
richesses du sol; mais la multitude de lions que l'on entend mugir autour de
soi distrait un peu du plaisir que l'on trouve à traverser ce beau pays. On
est obligé d'allumer de grands feux pour écarter ces animaux dont la société
sans ces précautions pourrait bien n'être pas très-douce. Quelques jours
ensuite, nous passâmes plusieurs rivières fort dangéreuses, et peu après nous
traversâmes une plaine ombragée de grenadiers, dont nous dévorâmes les
fruits.

Là, nos bagages, sous la garde des différents seigneurs de terre où nous
passions, étaient portés par leurs vassaux, de territoires en territoires, ce
qui dura tout le tems que nous fûmes en éthiopie.

Quoique nous ne pénétrâmes pas jusque dans la capitale de cet empire, j'en
vis assez, pour pouvoir vous parler en peu de mots d'un pays qu'on fréquente
trop peu et qui par-tout, offre à l'œil du philosophe et du naturaliste, une
foule d'objets intéressants. Il n'est sans doute aucune province en Europe
plus artistement cultivée, le Cardamomum et le Gingembre en donnant à ces
plaines un aspect flatteur, parseme l'air, d'atomes les plus odorifférans;
agréablement coupées, par de vastes rivières bordées de lis, de jonquilles,
de tulipes et de violettes; on se croit dans le paradis terrestre, on ne
s'étonne plus en voyant ce climat que quelques imaginations ardentes ayent
placé ce lieu de délices dont notre premier père eut la mal-adresse de se
faire chasser pour une pomme, fruit qu'on n'y aperçoit pourtant nulle part.
Les forêts plus délicieuses encore que les plaines, sont remplies d'orangers,
de citroniers, de grenadiers et de plusieurs autres arbres toujours couverts
de fleurs, parmi lesquels on en voit qui portent des roses, d'une odeur bien
plus forte et bien plus délicate que les notres.

Les peuples de cette contrée qu'on a long-tems confondues avec ceux de la
Nubie leurs voisins, en diffèrent pourtant beaucoup par la figure; ceux-ci
sont d'un brun tirant un peu sur l'olive, leur taille est haute et
majestueuse, leurs traits agréables, ils ont presque tous les yeux beaux; le
nez bien pris, les lèvres minces, et les dents très-blanches, au lieu que
ceux que nous quittions sont fort noirs et n'ont absolument d'autres traits
que ceux des nègres que vous connaissez.

Les Éthiopiens suivent la religion Copte, sorte de culte mélangé du
Catholicisme et du Grec. Ils sont très-dévots, grands adorateurs de saints
profondément pénétrés de la possibilité des miracles, et sur-tout de celui de
la transubstantiation, quoiqu'ils ayent aussi parmi eux des gens assez
raisonnables pour rejeter un dogme, où la foi, le plus trompeur des guides
est si nécessaire pour soumettre la raison révoltée.

Eh! comment pouvoir admettre, disait un de ces philosophes à Gaspard, assez
heureux pour s'entretenir devant moi quelques instans avec lui en langue
latine, comment supposer un dogme aussi impossible que celui de la
transubstantiation? N'est-ce donc pas s'aveugler à plaisir que de préférer au
sens réel des paroles de Jésus-Christ, un inexplicable mystère qui ne peut se
supposer qu'en contrariant toutes les lumières de la raison? Est-il
vraisemblable qu'un être bon voulut à ce point abuser de la crédulité des
hommes? N'est-ce pas une chose également absurde et dégoûtante que d'imaginer
qu'un dieu nous ordonne de manger sa chair; n'est-ce pas une chose ridicule
et atroce que d'oser croire qu'un homme, fut-ce même un saint, puisse avoir
la faculté d'évoquer son dieu par des paroles, et de le faire descendre à son
gré dans des élémens corruptibles et dissolubles? Ou ce Dieu descend dans
l'hostie corporellement ou il s'y transporte en esprit, s'il y descend
corporellement, comment n'emplifie-t-il pas par la matière? Et comment cette
hostie n'est-elle pas d'un volume différent après l'incorporation qu'avant?
S'il n'y descend qu'en esprit, comment cette essence divine peut-elle
s'introduire dans des portions de matières, sans les vivifier? Ou il faut que
l'hostie grossisse après l'incorporation, si elle s'est faite charnellement,
ou il faut qu'elle s'anime si la jonction n'est que spirituelle, car la
métamorphose totale est absolument impossible; un changement quelconque ne
peut s'opérer idéalement, toute mutation suppose une cessation des parties
visibles du premier corps, et une prompte jonction des élémens du second
corps dans les parties décomposées du premier, procédé qui ne peut s'opérer
que par le choc des atômes des premiers élémens sur les atomes des seconds;
mais l'opération doit être apperçue, elle n'est sans cela qu'illusoire et
dans le cas d'être rejettée de tous les bons esprits. Ce n'est donc que comme
incorporation que nous pouvons concevoir l'eucharistie. Or, vous venez de
voir que cette incorporation est impossible. Inutilement direz-vous que rien
n'est tel à dieu. Ce raisonnement est faux, invinciblement enchaîné lui-même
par ses premiers actes, il ne peut plus faire aujourd'hui que les effets de
ses créations, ayent des qualités différentes de celles qui leur imprima
d'abord; il lui est par exemple impossible de changer la nature des élémens,
il ne peut leur ôter leur propriété; celui qui a recours au miracle pour
expliquer ce qu'il ne conçoit pas, est un sot qu'on doit plaindre et ne
jamais écouter. Un miracle est, selon lui, un effet de la toute-puissance de
dieu qui déroge à cet égard aux loix générales qu'il a établies. --Peut-on
prêter de pareils sentimens à l'Être-Suprême? S'il a besoin de déroger à ses
premières opérations pour se faire croire par l'homme, il convient donc que
ce qu'il avait fait avant, n'avait pas assez de puissance pour mériter notre
foi? il avoue donc qu'il a mal fait d'abord, et qu'il faut maintenant qu'il
fasse mieux, . . . première absurdité; mais qui vous persuade d'ailleurs que
dieu raisonne ainsi? Qui vous prouve dans lui cette action de déroger que
vous nommez miracle? Quelque puisse être votre mauvaise volonté à l'égard de
ce dieu si maltraité de vous, comment pouvez-vous croire qu'il se conduise
comme vous le faites agir? Connaissez-vous toutes les loix de Dieu, pour oser
soutenir votre systême? et le plus étonnant des phénomênes, s'offrit-il même
à vous, qui vous assure que ce qui vous surprend n'est pas une des loix de
dieu que vous avez ignoré jusqu'alors? et si c'en est une, de quel droit
osez-vous l'appeler miracle? à moins qu'on ne me persuade qu'il est
impossible que le phénomène qui me frappe, puisse dépendre des loix générales
de la nature; on ne pourra jamais me convaincre que ce phénomène puisse être
un miracle. Il ne peut y avoir de miracles que dans l'événement qui contrarie
les loix de la nature; or, quel est-il, et quel peut-il être cet événement?
Est-ce à nous à le décider? nous qui ne sommes pas encore parvenus à dévoiler
le quart des mystères de cette nature incompréhensible. . . . À supposer donc
qu'il s'opérât ce changement dont il s'agit . . . ; qu'il s'opérât d'une
manière visible, sous les paroles magiques du prêtre, ignorant si cette
mutation n'est pas et ne peut pas être une des loix de la nature; je pourrais
encore même en la voyant ne pas la supposer un miracle; je pourrais en la
reconnaissant, n'en rien conclure en faveur de la cause, mais que sera-ce
quand je ne vois rien de cette métamorphose? Quand elle ne s'opère que parce
que vous me le dites, sans que rien puisse m'en convaincre, que sera-ce quand
je verrai ce que vous m'affirmez, contrarié par des accidens impossibles à
supposer si le miracle avait lieu? Quand je verrai cette farine sacrée,
identifiée avec le corps d'un dieu, se flétrir, se putréfier, se laisser
dévorer aux vers, se brûler, se dissoudre, se digérer, se résoudre en chile
et en excrémens, se profaner enfin sans le plus léger risque, puis-je
raisonnablement admettre que ce qui contient un dieu, que ce qui est un dieu
lui-même puisse être soumis à des effets si humilians? et ne vaut-il pas
mille fois mieux que je rejette ce que vous me dites sur cela, que de
l'admettre avec des contradictions d'une telle force, que ma raison s'en
révolte, que mon cœur y répugne, et que votre dieu même s'y dégrade. Un
mystère doit, dites-vous, confondre la raison, il faut qu'elle plie devant
l'incompréhensibilité du mystère, et qu'elle s'y soumette; mots vuides de
sens que tout cela, ma raison me vient de Dieu, c'est le seul flambeau qu'il
m'ait donné pour me conduire et pour le connaître, il est absolument
impossible qu'il exige de moi l'adoption de choses qui contrarient
ouvertement cette raison; s'il eût voulu que je les crusse, ne m'eût-il pas
donné une raison faite pour les adopter; cela était bien plus simple que de
me forcer d'admettre ces choses aux dépens de la sorte de bon sens que j'ai
reçue de lui; pourquoi voulez-vous qu'entre deux moyens Dieu n'ait pas choisi
le meilleur? Il semble que vous preniez à tâche de me peindre ce Dieu,
haïssable, moi qui ne cherche qu'à l'adorer; et d'ailleurs, vous en croyez
vous le mérite de ce mystère incompréhensible? Détrompez-vous sur cette
opinion, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, Confucius l'avait introduit
dans ses dogmes, les chinois et les mexicains qui descendent d'eux, croyent
comme vous que des paroles mystérieuses font incorporer l'esprit saint à du
pain et du vin consacrés, on enseignait ces fables dégoûtantes aux écoles
égyptiennes, où s'admettaient toutes les métamorphoses et toutes les
métempsycoses possibles, et ce fut là où Confucius, Pithagore et Jesus-Christ
qui y étudièrent en des temps différens prirent, sur ces points de doctrine,
les idées dont ils composèrent leurs systêmes. Mais celui de votre religion,
relatif à l'eucharistie, s'explique plus facilement que toutes les autres
opinions des grands hommes dont nous venons de parler, et c'est, poursuivit
notre philosophe éthiopien, une réflexion échappée à vos déïstes, dont les
nôtres m'attribuent ici le mérite. Écoutez-la, et revenez de vos chimères.

Tout est purement symbolique ici comme dans tout ce que proférait Jésus, et
quand il dit à ses apôtres, quelque temps avant sa mort: mangez, ceci est mon
corps; buvez, ceci est mon sang; il voulait dire: Le repas que vous faites
est des deniers que Judas a retirés de la vente de mon corps. --C'est mon
corps que vous allez manger, c'est mon sang que vous allez boire. Étudiez
bien toutes les autres paroles de ce prophète; cherchez à pénétrer leur sens,
vous reconnaîtrez dans toutes, ce même ton de figure, positivement ce même
genre symbolique, et c'est sous cet unique sens qu'il est quelquefois
admirable; mais prendre ses discours à la lettre, est, non seulement en
perdre tout le fruit, c'est s'exposer même, comme dans ce cas-ci, à tomber
dans d'exécrables idolâtries, et à commettre des impiétés révoltantes;
renonçons donc à des erreurs aussi dangéreuses; adjurons à jamais le système
effrayant de la transubstantiation, et n'imaginons pas être athée, pour oser
nous écrier du fond du cœur avec le capharnaïte: _Quomodò potest hic nobis
dare carnem suam_.

Ainsi raisonnait le philosophe nègre, et Gaspard enchanté me disait avec
enthousiasme: je n'aurais jamais cru que tant de lumières pussent pénétrer au
sein de l'Afrique. On a beau propager l'erreur, on a beau la porter au bout
du monde, on a beau la faire circuler, elle trouvera toujours des ennemis;
elle rencontrera toujours des bornes par tout où la raison humaine aura
liberté de se faire entendre; et j'approuvais dom Gaspard, et le philosophe
noir, parce que je pensais bien intimement comme tous deux.

On admet l'écriture sainte en Éthiopie, et ces peuples font usage des mêmes
sacremens que les catholiques; mais ils communient sous les deux espèces, et
consacrent absolument à l'usage grec. Leur confession est beaucoup plus
simple que la nôtre, peut-être même plus édifiante, ils s'avouent pécheurs,
et se prosternent aux pieds de leurs prêtres, implorent de lui l'absolution
et la pénitence, mais n'entrent dans aucun de ces détails aussi humilians
pour celui qui les fait, que dangereux pour celui qui les écoute, et
qu'inutiles à ce que Dieu peut exiger des pécheurs.

Leurs églises sont belles et propres, ils y sont contenus dans les bornes du
plus grand respect; on voit dans ces temples quelques peintures, mais ils n'y
admettent aucune image en relief, ils ne les peuvent souffrir, et les
regardent avec raison comme des preuves sans replique, du plus absurde
paganisme. Leur chant de chœur, agréablement mêlé au son des instrumens, est
juste et agréable quoiqu'ils n'ayent point de livres notés; ils usent comme
les juifs et les turcs de la circoncision, mais ils n'y attachent d'autre
idée que celle d'imiter le Dieu qu'ils révèrent et qui s'y est soumis comme
eux.

Dès que nous fûmes en Éthiopie, dom Gaspard voulut me faire voir les fameuses
sources du Nil dont nous nous trouvions assez près: une petite troupe de la
caravane se joignit à nous pour aller admirer cette merveille de la nature.

Du sommet d'une montagne fort élevée, située au nombre de celles que l'on
appelle _les Monts de la lune_, sortent avec un bruit épouvantable deux
grosses sources d'eau, l'une à l'Orient, l'autre à l'Occident. Ces sources
forment deux ruisseaux qui se précipitent avec une impétuosité surprenante,
dans un sol marécageux couvert de cannes et de joncs, là elles se perdent et
ne reparaissent plus qu'à douze lieues de la montagne où elles forment en se
réunissant le fleuve du Nil, qu'augmentent dans sa course une infinité
d'autres rivières. Non loin de-là, ce fleuve offre une assez grande
singularité, ses eaux majestueuses passent au travers d'un lac fort
considérable sans qu'il en résulte aucun mêlange [3]. C'est au milieu des
eaux de ce lac que l'empereur d'Éthiopie possède un palais superbe, mais que
nous n'eûmes pas le temps d'aller voir. Nous apperçumes dans notre incursion
cet animal extraordinaire, à-peu-près de la grosseur d'un chat, qui a le
visage d'un homme, une très-belle barbe blanche, et une voix semblable à
celle d'une personne qui se plaint; il se tient communément sur des arbres,
et ne s'apprivoise que très-difficillement; doué du même amour pour la
liberté que l'homme; il dépérit et meurt dès qu'on l'enchaîne.

Presque toutes les villes de l'Éthiopie se ressemblent, elles sont toutes
basses, ornées de terrasses au-dessus, et séparées les unes des autres par
des haies couvertes de fleurs et de fruits, entremêlées d'arbres plantés à
des distances régulières. J'aurais bien desiré de parcourir ces provinces,
mais pour exécuter ce projet il eut fallu suivre la partie de notre caravane
qui achevait la route dans le milieu des terres, et qui descendait au
_Monomotapa_, par le royaume de _Monoëmugi_, en traversant les affreux
déserts des _Caffres_. Dom Gaspard ne voulut pas m'exposer aux terribles
dangers de cette route, et comme la caravane se séparait ici, nous suivîmes
la portion de nos voyageurs, composée d'hollandais et de portugais, qui prit
la résolution de gagner les bords du fleuve _Zébé_, et de s'y embarquer pour
le descendre jusqu'à _Monbaca_, sur la côte du _Zamguebar_ où nous devions
trouver un comptoir portugais; cette manière plus commode de voyager, offrant
beaucoup moins d'événemens, vous permettrez que je vous transporte tout de
suite à _Monbaca_ où dom Gaspard me présenta à ses compatriotes comme une
jeune française que des malheurs sans nombre avaient fait tomber dans ses
mains, et qu'il s'était engagé de ramener en Europe dès que les affaires
qu'il avait au _Monomotapa_ seraient finies. La noblesse du procédé de dom
Gaspard qui ne voulut jamais prendre avec moi d'autre titre que celui d'ami,
ni me présenter jamais aux européens qu'il rencontrait, que comme il venait
de le faire; cette générosité, dis-je, joint à tout ce qu'il avait déjà fait
pour moi, me toucha jusqu'aux larmes; plut au ciel que j'eusse toujours
trouvé dans sa nation des gens aussi honnêtes que lui, je n'aurais pas été
exposée à tous les malheurs qui me restent encore à vous peindre.

Nous séjournâmes peu dans le premier comptoir portugais; les affaires de dom
Gaspard, et plus que tout l'empressement qu'il avait de s'acquitter envers
moi en me remettant, le plus vîte possible, en Europe, ne lui permirent pas
de s'arrêter à Monbaca; quoique toute cette côte soit garnie d'établissemens
portugais, et qu'il nous fut devenu facile de toucher la destination de dom
Gaspard, en descendant de l'un à l'autre; il trouva plus simple de profiter
d'un vaisseau hollandais qui faisait route vers le Cap, et qui serrant la
côte, nous relâcha aux bouches du _Guama_ où de petites barques portugaises
qu'on y trouve toujours, nous amenèrent en peu de tems au fort de _Séna_,
premier comptoir de cette nation sur les frontières du Monomotapa. Mon ami y
conclud quelques affaires dont il était chargé par le consul d'Alexandrie, et
nous en partîmes promptement, pour nous rendre au fort de _Tété_ où était
notre destination, en attendant la possibilité de regagner l'Europe.

Cet établissement était composé d'un chef, homme d'environ quarante-cinq ans,
de quatre commis, et d'une garnison de soixante Portugais ou mulâtres,
commandés par trois officiers. _Dom Lopes de Riveiras_, c'était le nom de ce
chef, avait avec lui, pour maîtresse, une très-jolie Espagnole de vingt-trois
ou vingt-quatre ans, que l'on nommait Clémentine, fille d'esprit, parlant
deux ou trois langues, instruite, ayant beaucoup lue, bonne musicienne, d'une
vivacité prodigieuse, d'un caractère agréable et enjoué, mais sans religion,
sans principes, quoique ses mœurs ne fussent pas encore entièrement
corrompues.

Comme vous allez me voir vivre quelque tems avec cette nouvelle amie, vous me
permettrez de vous la peindre avec un peu de détails. Clémentine était de
Madrid, née dans la classe des courtisanes, elle n'en avait pourtant jamais
exercé le métier. Sa mère, autrefois très-célèbre par ses amans, ses
friponneries et ses charmes, il était difficile que sa jeune élève pût avoir
une morale bien pure; et quoique celle-ci n'eût jamais eu dans sa vie que
deux amans, le Duc de Medina-Celi, qui l'avait acheté de sa mère, et l'avait
entretenu secrettement dans son palais, depuis l'âge de douze ans, jusqu'à
celui de dix-sept; l'autre, Dom-Lope de Riveiras, qui l'avait emmené en
Afrique, à la sollicitation du Duc, dont il était protégé, quoique la belle
Clémentine, dis-je, n'eût jamais connu que ces deux hommes, elle avait une
sorte de libertinage dans l'esprit qui rendait sa société dangereuse pour une
femme de mon âge; et comme elle joignait à cela, du liant, de l'esprit, de la
complaisance et beaucoup de séduction; il était, on ne peut pas plus facile,
que la dépravation de sa tête, pût s'étendre à ce qui l'entourait. Le mot de
_vertu_ n'offrait aucune idée à l'imagination de cette fille singulière,
celui d'_amour_ n'en donnait que de chimérique. Ce sentiment, prétendait-
elle, n'existait plus que dans les vieux romans; une femme devait en donner
et n'en jamais prendre. Attachant un peu plus de prix à l'amitié; mais ne la
supposant possible qu'entre sexes égaux, elle avouait qu'on pouvait accorder
son cœur à une amie, quand la ressemblance des goûts et des caractères était
absolument parfaite, et qu'il n'existait aucune rivalité. D'ailleurs, tous
liens, tous devoirs étaient nuls aux yeux de Clémentine; la bonté, selon
elle, n'était qu'une duperie, la sensibilité qu'une faiblesse dont il fallait
se garantir; la modestie une erreur qui n'allait jamais qu'au détriment des
charmes d'une jolie personne; la franchise une imbécillité dont on était
toujours la dupe; l'humilité une bêtise; la tempérance une privation qui
glaçait les plus beaux ans de la vie, et la religion une momerie dont il ne
fallait que rire. Cette chère compagne, telle que la voilà peinte au moral,
avait de plus un physique très-voluptueux; elle était grande et dessinée
comme Vénus; la peau d'une blancheur éblouissante, quoique ses cheveux et ses
yeux fussent du plus beau noir; il régnait dans ses yeux fripons que
j'esquisse, une langueur qui semblait éveiller l'amour, et l'exciter dans
tous les sexes; ses regards d'une incroyable expression, parlaient même sans
le vouloir; et vous adressa-t-elle les choses les plus simples, elles avaient
toujours l'air du sentiment. Quand elle le voulait, elle avait une manière de
les ouvrir à demi, et d'adoucir leur vivacité, qui ne rendait plus
qu'intéressant et doux, ce qu'elle avait dessein de leur laisser dire; mais
la volupté ou la jouissance les animaient-ils, on ne pouvait en soutenir le
feu; elle avait le nez fin, délicat et serré, les lèvres vermeilles et
minces, la bouche petite et les plus belles dents qu'on pût voir. Avec une
taille svelte et très-peu d'embonpoint, toutes ses masses étaient néanmoins
fortement prononcées; sa gorge ronde et même un peu pleine, ainsi que ses
hanches, ses bras, ses jambes, et par-dessus tout cela, un air de fraîcheur,
de santé qui la faisait desirer de tous les hommes. . . . Malgré tant de
graces . . . Vous me pardonnerez ce petit mouvement d'orgueil; par-tout où
nous avons parus ensemble, mes succès ont été bien plus sûrs; il est vrai que
j'avais sept ans de moins, et une sorte de candeur et d'innocence dans les
traits, qu'aucune cause n'avait pu détruire dans moi comme dans elle. . . .
On a beau traiter ce-ci de chimère, les sentimens de notre ame influent
singulièrement sur le caractère de nos traits; l'habitude où nous sommes de
leur faire prendre les différens mouvemens des passions qui nous agitent,
fait qu'il est difficile qu'ils ne gardent pas, de préférence, le ton donné
par la passion favorite, et à beauté égale; la pudeur imprimera toujours sur
eux une sorte d'intérêt et de majesté qu'on ne démêlera point dans une femme
immodeste, dédaignant les graces naïves, dont la vertu fait adoucir l'éclat
de la beauté.

Une vieille femme servait de duégne à Clémentine; une plus jeune était sa
femme de chambre, et Dom Lopes la faisait d'ailleurs servir par ses gens.

Dom Gaspard m'avait présenté dans cette nouvelle société, comme il avait fait
par-tout; mais ne se trouvant ici qu'en qualité de subalterne, on mesurait
malheureusement à la médiocrité de ce grade, les politesses que nous
recevions; et comme on doutait un peu de la manière vertueuse dont nous
vivions, mon ami et moi, on ne tarda pas de nous en plaisanter. Six semaines
détrompèrent pourtant les esprits, et je fus assez heureuse pour les ramener
tous à une manière plus honnête de penser sur notre compte: le respect
remplaça la calomnie: on se défit des préjugés; on nous rendit justice, et
nous acquîmes bientôt, Dom Gaspard et moi, par cette conduite, la
considération de nos chefs.

Mon jeune ami me témoignait chaque jour combien il était désolé que ses
affaires missent obstacle à l'empressement qu'il avait de me tenir parole, et
m'assurait en même-tems que l'année ne se finirait pas sans qu'il obtint la
permission de repasser dans sa patrie.

Cependant je recevais beaucoup d'amitié de Clémentine, et je lui rendais de
bon cœur le sentiment qu'elle me montrait. Le premier effet de sa confiance
fut de m'avouer qu'elle n'aimait nullement Riveiras, et qu'elle ne desirait,
pas moins que moi, de retourner en Europe; mais que bien plus infortunée,
sans doute, elle n'en avait pas le même espoir. Je crois pourtant, m'ajouta-
t-elle, que Dom Lopes se refroidit; comme je ne l'ai jamais aimé, je le
démêle mieux: il faut être froide avec les hommes pour les connaître; et il
est bien plus important pour nous de les _savoir_, que de les _aimer_. Je
voudrais bien être sûre de l'indifférence de Dom Lopes; ce qui affligerait
une autre, me comblerait de joie; une fois que je lui déplairais, il ne
s'opposerait plus à mon retour; mais de crainte d'être abandonnée tout-à-
fait, je dois ménager les moyens que j'ai d'anéantir sa flamme; et mon rôle
est d'autant plus difficile, qu'il faut que j'aie l'air de l'aimer encore, en
le contraignant à me haïr.

Les choses étaient en cet état, lorsqu'un événement terrible vint me plonger
moi-même dans le plus grand chagrin que j'eusse encore ressenti depuis le
fatal instant qui m'avait séparé de Sainville. Dom Gaspard tomba malade; une
fièvre ardente s'empara de son sang, et il expira le quatrième jour dans mes
bras, toujours occupé de moi, ne s'inquiétant jamais que de mon sort,
présageant les malheurs où m'allait entraîner sa perte, et ne regrettant la
vie que par le désespoir de ne plus pouvoir m'être utile.

Quelle situation! . . . Au fond de l'Afrique, à plus de deux mille lieues de
ma patrie, au milieu de gens à peine connus, sans ressource, ne sachant que
devenir, seulement étayée d'une nouvelle amie dont je connaissais déjà le peu
de sensibilité . . . Ô juste ciel! quel état! je n'avais pas besoin de ce
surcroît de douleur pour pleurer amèrement dom Gaspard; l'honnêteté que
j'avais reconnue dans ce jeune homme, la pureté de ses sentimens, ses
attentions soutenues lui avaient trop bien mérité mon estime, pour que mes
larmes ne fussent pas sincères, ses dernières paroles furent des
recommandations et des prières instantes à dom Lopes de l'acquitter de sa
promesse, et ne pouvant plus se contraindre en ce fatal instant, le
malheureux jeune homme expira, en jurant qu'il n'avait jamais adoré que moi.

Sainville, interrompit ici le comte de Beaulé, après une liaison comme celle
là, il ne fallait rien moins, ce me semble, que l'examen fait chez ben
Maacoro, pour vous rassurer: monsieur le comte, répondit Sainville, du même
ton de plaisanterie, cette preuve de plus de la sagesse d'Eléonore était
inutile à qui connaissait son cœur, l'amour délicat et sensible n'est point
jaloux des droits de l'amitié. . . . En vérité, comte, dit madame de
Senneval, nous vous faisons grace de vos réflexions, car elles sont d'une
indécence. --Je le savais. . . . Indécent quand on vous soupçonne, mesdames,
comme si malheureusement pour vous on n'en avait pas sujet à tout instant: Je
réponds d'Eléonore, dit madame de Blamont, je parie qu'elle n'est pas même
coupable d'une seule pensée envers dom Gaspard. Oh! pour des pensées, dit le
comte, c'est ce dont les femmes ne s'accusent jamais; ne parlons pas des
pensées, je vous prie, il n'y aurait pas au monde une seule femme de chaste,
si leurs pensées se mettaient au jour.

Je serais donc cette femme unique, reprit l'épouse de Sainville, car je
proteste que depuis que j'existe, mon esprit toujours dirigé par mon cœur,
n'a pas conçu une seule idée qui n'ait eu mon mari pour objet. Allons,
continuez donc, belle Léonore, dit le comte, vous êtes faite pour les
singularités, c'est l'histoire du sang, n'est-ce pas, ma chère présidente.
Madame de Blamont baissa ses deux grands yeux, elle rougit, et notre belle
aventurière profitant du silence qu'on faisait de nouveau pour l'entendre,
continua de la manière suivante:

On s'occupait vivement au fort de _Tété_, quand dom Gaspard mourut, de la
réunion de cette colonie avec celle de _Benguele_, par le milieu des terres
et d'un établissement dans le royaume de _Butua_. Le cabinet de _Lisbonne_,
toujours rempli de ce plan, donné par le comte de _Souza_, ne cessait
d'exciter ces deux colonies à se joindre, et dom Lopes qui avait acquis du
caractère de _Ben-Maacoro_, souverain de cette partie du centre de
l'Affrique, toutes les connaissances nécessaires pour y réussir, songeait
sérieusement à entamer la négociation, lorsque huit jours après la perte que
je venais de faire, et comme je réfléchissais aux moyens de repasser en
Europe, dom Lopes nous fit entrer, Clémentine et moi, dans son cabinet; là,
toutes les portes soigneusement refermées, nous ayant dit de l'écouter avec
la plus grande attention, il nous tint à-peu-près ce discours.

«Clémentine, dit-il en s'adressant à sa maîtresse, il m'est impossible de ne
pas reconnaître le but de vos desirs; vos sentimens pour moi sont anéantis,
et vous n'aspirez plus qu'à retourner en Portugal, ne cherchez point à
m'abuser, continua-t-il vivement, vous êtes séduisante, vous êtes
artificieuse, et vous me tromperiez peut-être encore si je ne m'étais pas
dégagé le premier. . . . Quant à vous, mademoiselle, poursuivit-il en me
regardant, rien de plus naturel que vos desirs sur le même objet. Aucun lien
ne vous attache à nous, vous retourniez dans votre patrie, vous devez donc
être dans les mêmes intentions; cependant quelque légitime que puissent être
vos volontés sur cela, leur accomplissement depend de moi, je puis ou
permettre ce départ ou le rompre suivant que ma fantaisie ou les affaires de
ma cour devront ou non s'y opposer; mais l'amour n'y sera pour rien, je vous
le déclare; Clémentine, je renonce aux sentimens que j'ai eus pour vous, et
vous, mademoiselle, je n'en conçus jamais pour vos charmes. Exécutez toutes
deux le projet hardi que je vais vous confier, une fois rempli, un vaisseau
vous attend, des fonds sont prêts, et sous trois mois vous êtes à Lisbonne.
--Ô ciel! monsieur, que faut-il faire, m'écriai-je avec vivacité, dites,
dites, je vous réponds de moi, j'entreprends tout pour obtenir ce que vous
m'offrez. --Je fais le même serment, ajouta Clémentine, tu l'as découvert,
dom Lopes, j'aspire à revoir ma patrie, ordonne, j'imite Léonore. --Écoutez-
moi donc, reprit le portugais.

«Nous ne sommes occupés ici que de nous réunir à la colonie de _Benguele_,
par une suite de forts que nous desirons construire à travers les terres,
depuis les limites du _Monomotapa_, jusqu'à la baye _Sainte-Marie_, mais le
peuple avec lequel il nous faut des alliances pour la réussite de ce dessein,
est le plus cruel et le plus féroce de l'affrique; il est de plus très-
guerrier, quoique peu nombreux, et comme nous sommes encore bien plus faible
que lui, nous devons désespérer d'en venir à bout par les armes, il ne nous
reste que la politique et la ruse; _Benmaacoro_ est le nom du souverain de ce
peuple, son amour pour les femmes est au-delà de toute expression; les
blanches sur-tout ont un pouvoir décidé sur lui; une femme de cette couleur
est sûre d'en faire ce qu'elle veut. Je vous destine à ce monarque . . . ,
vous êtes faites pour l'enchaîner. . . . Je vais lui faire donner de faux
avis, l'engager à attaquer mon fort, le lui laisser prendre . . . bien sûr de
le ravoir quand je voudrai. Il vous fera prisonnières dans ce fort, ou vous
conduira à sa cour. . . . vous irriterez son cœur . . . , vous enflammerez
ses passions, vous y céderez, et vous vous servirez de l'empire que vous
aurez acquis par elles, pour le décider à l'alliance que desire mon
souverain. Mais si vous voulez réussir, bannissez la jalousie d'entre vous,
elle troublerait vos manœuvres, elle fairait avorter l'entreprise; que celle
qui ne sera point préférée, n'en serve pas moins l'autre avec ardeur; que
celle qui aura triomphé, change aussitôt en lauriers les mirthes de l'amour;
qu'elle ne se serve de son crédit que pour remplir notre but. Ne cessez
jamais d'être unies, de vous secourir, de vous soutenir toutes deux, votre
intérêt mutuel le demande, celui du projet l'exige. L'alliance faite, la
permission de construire des forts dans le royaume de _Butua_, accordée, vous
engagerez ce monarque à me le faire savoir, je m'y rendrai sur-le-champ avec
les troupes de ma garnison, augmentées de celles de nos colonies voisines,
dont je tirerai des détachemens; une fois à la cour de cet empereur, je
saurais trouver les moyens de vous ravoir toutes deux. Vous vous y prêterez,
vous me saurez près de vous, votre courage s'en animera, vous vous évaderez,
je protégerai votre fuite en ayant l'air de l'ignorer; vous passerez à
_Benguele_, vous y trouverez et l'argent et le vaisseau que je vous promets;
si l'évasion vous devient impossible, j'exigerai que vous soyez rendues pour
première clause de l'alliance. . . . S'il s'y oppose, il s'agira d'attendre
quelques mois de plus . . . Je construirai mes forts, je tirerai des
détachemens de partout, Benguele se réunira à moi, et maîtres insensiblement
du pays, nous saurons obtenir par la force ce qu'il aura refusé aux
négociations. J'ai dit: répondez maintenant, mais retenez sur-tout qu'il
n'est point pour vous d'autres manières de retourner en Europe, et que vous
n'irez sûrement qu'à ce prix.»

Avez-vous bien réfléchi, monsieur, dis-je au portugais, dès qu'il eut fini, à
l'atrocité de votre proposition? De quel droit, s'il vous plait, à quels
titres prétendez-vous disposer ainsi de deux femmes qui dans le fond, n'ont
aucun besoin de vous, de deux femmes libres en un mot. --Libres, répondit
fierement dom-Lopes, vous vous trompez, vous ne l'êtes plus, l'instant où je
vous ai confié mon projet, a été l'époque de votre esclavage. . . . Essayez
de sortir de ce cabinet; Clémentine à ces mots se jette sur la porte avec
impétuosité, et recule d'horreur, la voyant hérissée de soldats . . . ,
monstre, s'écrie-t-elle au désespoir, est-ce là ma récompense de t'avoir tant
aimé! ne devais-tu reconnaître ma tendresse qu'en me livrant à un
antropophage? . . . Et cette malheureuse que t'a-t-elle fait pour
l'envelopper dans la trame de cette politique infernale? Est-elle de ta
nation? t'appartient-elle? Ne t'est-elle pas recommandée par un ami? --Tous
les sentimens vulgaires que vous m'alléguez là, Clémentine, reprit dom Lopes
avec le plus grand flègme, ne sont d'aucune force où parle la raison
d'état. . . . Amour . . . Reconnaissance . . . Droits des gens . . . tous ces
liens disparaissent à l'organe du devoir, à l'obligation de servir sa patrie,
les états ne s'établissent et ne se soutiennent qu'à force de lézer les
conventions du faible, toujours nulles dès qu'il s'agit des droits du fort.
--C'est une injustice atroce. --Soit, mais quand vous saurez un peu plus de
politique, vous vous convaincrez que l'injustice et la violence sont les
bases de tous les gouvernemens monarchiques, et que leurs droits ne sont
assis que sur une multitude de viols faits à ceux de la société. D'ailleurs,
vous avez le choix, rien ne vous oblige à préférer le parti que je vous offre
à celui de finir ici vos jours dans les fers. --Ô! dom-Lopes, m'écriai-je,
parmi les freins que tu brises, dois-tu te permettre d'anéantir ceux de ta
religion? C'est aux autels du dieu que tu sers que j'ai promis fidélité à
l'époux que tu veux m'exposer à trahir. --Je prends le crime sur ma
conscience, répondit le portugais en souriant avec dédain, ce n'est qu'aux
yeux du peuple que le ciel fait les rois. . . . Au tribunal de leur propre
conscience, il n'y a de Dieu que ce qui leur sert, d'intérêt sacré que le
leur, de loi divine, que leur orgueil ou leur ambition. --Ah! dis-je avec
chaleur, que réclameront les sujets, quand les rois mépriseront l'équité,
quand ils n'auront plus de dieux que leurs passions --Ce n'est pas le sort du
sujet qui intéresse le monarque, dit le portugais, c'est celui de sa grandeur
et de son état, et quand la perte de l'un sert à l'autre, qui doute qu'il ne
le sacrifie. --Vous définissez les tyrans, répondis-je, --tous les rois le
sont plus ou moins, et la différence de leurs crimes n'est que celle de leurs
intérêts; mais ces attentats même que vous craignez parce qu'ils vous
blessent, en quoi sont-ils contre la nature? son étude la plus réfléchie nous
apprend chaque jour que le sacrifice de la faiblesse à la force est partout
la première de ses loix, les rameaux touffus du chêne, en privant la plante
qui végète à ses pieds, des rayons de l'astre qu'ils absorbent, la font
languir et dessécher. Le loup dévore l'agneau, le riche énerve le pauvre, et
partout la force écrase ce qui l'entoure sans que la nature réclame jamais en
faveur de l'opprimé . . . , sans qu'elle le venge, sans qu'elle le soulage,
sans même qu'elle imprime au cœur de l'homme de protéger ou de secourir ce
que le despotisme ou la force anéantissent à ses yeux. --Ainsi donc la
tyrannie n'outragerait en rien la nature? --Elle la sert, elle en est
l'image, elle est empreinte dans le cœur de l'homme civilisé comme dans celui
de l'homme naturel; elle guide les animaux, elle détermine les plantes, elle
conduit les fleuves, elle maîtrise les astres; il n'est pas une seule
opération de la nature dont la tyrannie ne soit la base, il n'est pas une
seule de ses influences qui ne soit un acte de tyrannie. --Et l'humanité?
--C'est la raison du faible, c'est l'égide qu'il oppose au joug qui le ploie
et l'asservit, c'est un argument de situation. Qu'il change de rôle, il
deviendra tyran comme celui qui le domptait, le sophisme de l'infériorité
détruit-il donc la loi de la nature? L'humanité toujours égoiste ne naît que
dans le cœur de l'esclave; si ses larmes coulent sur les tourmens qu'il voit,
c'est qu'il les craint pour lui-même, et voilà pourquoi la raison d'état est
cruelle, . . . le gouvernement ne craint jamais rien du sujet, et celui-ci
craint tout de l'état.

Eh bien, dis-je alors à ma compagne, osons avoir autant de courage que ce
monstre a de cruauté, partons. --Mais la promesse que tu nous fais, dit
Clémentine. --Je la tiendrai, ceci ne regarde que moi; je peux, quand j'agis
pour mon prince, me permettre des torts qui alarmeraient ma conscience s'ils
étaient les miens; je vous ai promis de vous sauver, de mettre tout en usage
pour y réussir, je vous en renouvelle ma parole, et je vous la tiendrai. Je
vous rends malheureuses comme homme d'état . . . , je vous servirai comme ami
. . . , Oh! Clémentine, repris-je avec fermeté, ma résolution est prise, je
me fie à lui, il ne nous abandonnera pas. . . . --Eh bien! dit Clémentine,
j'unis mon sort au tien; puis s'adressant au facteur, me sera-t-il au moins
permis d'emmener mes femmes. --Assurément, dit _dom-Lopes_, elles seront
enlévées avec vous. On va donner avis à _Ben-Maacoro_ que le fort ne contient
qu'une garnison faible, qu'il recèle des femmes blanches, il y marchera, je
fuirai, vous serez prises. . . . Vous réussirez, songez-y, vos seuls succès
assurent votre liberté. Comment puis-je entrer dans les états de ce prince,
si vous ne m'en ouvrez la porte? Cela est clair, répondis-je, c'est ainsi que
je l'entends, et je ne m'en effraye point; j'ai courru d'aussi grands
dangers, le ciel me fera triompher de ceux-ci comme des autres, quand
partons-nous? Ici _dom-Lopes_ étonné de mon courage, s'abaissa pourtant
jusqu'à le louer. Imitez cette valeur, dit-il à _Clémentine_, secondez-la, de
l'union, point de jalousie, que la moins chérie cède à l'autre, l'aide de ses
conseils, et je vous réponds du projet. Je demandai à _dom-Lopes_ si ce
monarque avait déjà quelque connaissance du plan dont il s'agissait. Je ne le
crois pas, me dit-il, il a eu long-tems à sa cour un réfugié de notre nation,
scélérat avéré, qui, je crois, ne travaille que pour lui, fuyez-le, s'il y
est encore, il ne pourrait que nous trahir. Le peu de bien que ce malheureux
a fait pour nous, est d'avoir appris le portugais à l'empereur. . . . Vous
vous entendrez avec lui dans cette langue, c'est au moyen d'elle que vous lui
communiquerez le projet et que vous lui en ferez sentir les avantages.

La conversation cessa; nous nous retirâmes dans nos chambres où des gardes,
dès cet instant, ne cessèrent de nous observer. Dès le lendemain les
opérations commencèrent; huit jours après le fort fut attaqué;
quoiqu'avertis, quoique fuyans, les portugais perdirent deux hommes, et les
sauvages pénétrant avec des cris affreux dans les chambres mêmes où nous
étions renfermées, nous enlevèrent aussi-tôt, Clémentine, ses deux femmes et
moi, on avait trop d'envie de nous présenter au roi, pour n'avoir pas tous
les soins possibles de nous pendant la route; nous fûmes quatre jours à
arriver pendant lesquels rien ne nous manqua.

Dans cet intervalle où la crainte combattant sans cesse l'espoir dans mon
cœur, le tenait dans une situation violente, j'avais besoin, je l'avoue, de
toute la gaieté de Clémentine pour me dissiper un peu.

J'ai infiniment moins peur, me disait-elle un soir, de servir aux plaisirs de
ce monstre, que de plat de milieu sur sa table. --Quelle différence! et moi,
j'aimerais mille fois mieux être mangée, que d'assouvir son indigne luxure.
--C'est porter la vertu bien loin. --Ce n'est que chérir délicatement ce que
j'aime; --quand nous serons un peu plus tranquille, tu me feras saisir cette
délicatesse; je ne l'entends pas encore bien. --Comment, tu ne comprends pas
qu'on aime mieux la mort que trahir ce qu'on aime? --Mais ce n'est pas trahir
que d'être violée, --de quelle nature que soit la défaite, la mort est moins
affreuse qu'elle. --Je suis donc bien heureuse de n'avoir point d'amant; car
si par malheur j'allais adopter ta métaphysique, accoutumée à tout porter à
l'extrême, je serais femme à supplier ben Maacoro, de me mettre plutôt à la
broche que dans son lit; Dieu soit loué; je n'aime personne, et je suis toute
à lui, s'il me préfère, quelques répugnances que ses habitudes me causent;
car indépendamment de celle d'immoler des femmes, qui n'a rien de bien
réjouissant, il a encore, dit-on, celle de se servir d'hommes dans ses
plaisirs . . . et cela me dégoûte à un point. . . . --Eh quoi! il n'y a que
cela qui t'arrête? L'horreur du crime où nous allons être en proie, n'est
éveillée dans ton ame que par ces deux raisons. --En vérité, je n'en vois pas
d'autres. --Étranges principes que ceux qui ne font abhorrer le crime que par
l'infamie de celui qui le commet, et non pas relativement à la seule douleur
de s'en voir souillée. --Eh bien! voilà encore de ces raffinemens de morale
absolument inconnus de moi: oh! quel besoin j'ai d'être à ton école, ou pour
devenir meilleure, ou pour pécher plus voluptueusement: --pécher plus
voluptueusement? --Sans doute; ne sais-tu donc pas qu'il est essentiel de
connaître à fond toute la force du délit, pour en être plus délicieusement
chatouillée, quand j'étais à Madrid, dévote en apparence, comme toutes les
femmes de mon pays, je n'allais à confesse que pour cela; je me faisais bien
expliquer toutes les gradations du mal . . . Je m'en faisais dire tous les
dangers . . . Ô Léonore! si tu savais au retour le plaisir qu'il me donnait à
commettre! . . . Scélérate, m'écriai-je, tu seras mangée par l'empereur
. . . Marchons, marchons, car tu me pervertis.

Nous approchâmes enfin de la capitale, on nous couvrit de voiles, on nous
banda les yeux, on introduisit du coton dans nos oreille; et ce fut dans cet
état que nous parvînmes au palais; on ne nous avait pas prévenues de la
cérémonie préliminaire; et ce cruel examen qui parut affecter assez peu mes
compagnes, fut pour moi le coup de la mort. . . . Je me défendis, . . . et
c'était le barbare, dit Léonore en souriant à Sainville, . . . le cruel, que
je frémissais d'offenser, c'était lui qui donnait des ordres pour qu'on
outrageât ma pudeur.

L'examen fait, nous passâmes au Sérail; là, nos voiles furent enlevées par le
monarque même; les deux femmes de Clémentine furent reléguées dans les
appartemens les plus secrets, et destinées à des services, . . . à des soins
. . . peut-être même à des plaisirs particuliers que nous ignorâmes, et qui
nous privèrent à jamais de leur vue . . . Cela fait, nous fûmes examinées, et
comme notre seule couleur, enflammait le prince. --Comme il était dans cet
état violent, où la soif de jouir n'a plus besoin d'être excitée par des
recherches, les détails furent très-courts; il saisit fortement Clémentine,
et la malheureuse . . . Oh! quelle image, grand Dieu! Je crus voir un chétif
agneau sous la griffe d'un tigre en furie. . . . Se peut-il qu'il y ait des
êtres, dans le monde, assez dénués de délicatesse et de sensibilité, pour
dénaturer ainsi les plus doux plaisirs de l'amour . . . Pour ne les goûter
qu'avec les expressions de la fureur, et pour sacrifier à leurs solitaires
sensations toutes les facultés de l'objet qu'ils immolent! J'éprouvai dès ce
moment un dégoût si furieux pour cet homme, que je doutai s'il me resterait
la force de mettre en usage les moyens dont je me flattais de l'enchaîner.

Ses premiers feux éteints, il se tourne vers moi, et, à dessein de les
ranimer sans doute, approche, me dit-il, viens te rendre aussi heureuse que
ta compagne. --Tyran, lui dis-je, tu connais bien mal ma nation; si tu
t'imagines que les femmes qui y naissent puissent se trouver heureuses des
caresses d'un monstre tel que toi, mérites les faveurs que tu desires, et je
me déciderai quand tu auras su t'en rendre digne. --Étonné de cette réponse,
Ben-Maacoro, qui m'avait à peine regardée, me prit par la main, et, m'amenant
au grand jour, il me contempla un instant à l'aise. --Et de quelle nation es-
tu donc, me dit-il, pour parler à ton maître avec tant d'insolence? --D'une
nation où l'on ne jouit que quand on aime, où l'on ne plaît que par des
attentions, où les hommes sont aux pieds des femmes, et n'obtiennent jamais
leurs faveurs que comme la récompense de leurs soins. --Celle qui vient de
m'obéir n'est donc pas du même pays que toi? --Elle n'en est pas, mais tu ne
l'as pas moins outragée. --Tu as joui d'elle, mais elle te déteste; comporte-
toi différemment avec moi; retarde des plaisirs brutaux, pour apprendre à en
connaître de délicats; ils dureront autant que ta vie, ils en feront le
charme, au lieu que ceux que tu viens de goûter, sont déjà oubliés de toi, et
méprisés par elle. --Et quels sont ces plaisirs que tu me promets, à la place
de ceux que tu me refuses? --Ceux de l'ame, les plus doux de l'homme, les
seuls réellement faits pour son bonheur. --Expliques-toi, je ne t'entends
point? --Je t'aimerai. --Tu m'aimeras. --Je ferai plus, je t'estimerai. --Et
que me reviendra-t-il de tout cela? quelle volupté en recevrai-je? --Une bien
plus pure que celle que tu connais, une qui placera ton ame dans une
situation de douceur mille fois plus sensible que tout ce qui a pu l'affecter
jusqu'à présent. --Tu es belle, dit l'empereur, en me fixant; il me semble
que je sens déjà quelque chose de ce que tu dis; je me plais à te regarder;
j'y goûte presque le même plaisir que quand je remplis mon imagination de
l'idée du dieu que j'adore. . . . Tu l'es peut-être ce dieu, et tu te
déguises sous la forme d'une femme blanche. --Non, je ne suis point un dieu,
je ne suis qu'un des plus médiocres ouvrages de la nature; mais si tu
m'écoutes, si tu mérites d'être aimé de moi, je te rendrai plus fortuné qu'un
dieu. --Tu as donc une manière de faire goûter le plaisir, qui n'est pas
connue dans ces climats? --Oui, mais il faut du temps pour que tu la
conçoives, il faut que tu cèdes, à mes genoux, les droits imaginaires de la
force, pour faire triompher ceux de ma faiblesse; c'est moi qui te
commanderai, . . . tu m'obéiras, . . . tu démêleras mes desirs, tu les
satisferas; . . . tu seras mon esclave, je t'enchaînerai, et le bonheur où tu
aspires, sera le prix de ta soumission. --Ta voix a beaucoup de puissance sur
mon âme; tes yeux la brûlent à mesure que tes paroles y pénètrent; il
faudrait mettre un voile quand on te regarde, comme quand on va braver les
feux de l'astre, et tes discours sont comme le miel qui coule sur les plaies
de la flèche empoisonnée du Jagas. --Me trouves-tu donc quelque supériorité
sur toi? --Celle de la lune sur les étoiles du ciel, et tu divises ma
puissance par les rayons de ta beauté, comme la foudre partage le cèdre
fièrement élevé vers les cieux. --Eh bien, laisse-moi me retirer avec ma
compagne, ne l'outrage plus, et ne m'outrage jamais. --Et si je t'obéis.
--Je te permettrai de tout entreprendre pour me servir. --Mais tu me rendras
ce que je ferai pour toi? --Quand je serai sûre de l'empire que tu me
promets.

À ces mots, il ouvrit lui-même les portes du cabinet où nous étions, ordonna
de me préparer le plus beau logement du palais, et pendant qu'on lui
obéissait, il me demanda s'il ne me déplairait pas en mangeant avec moi. Je
lui dis que je le voulais bien. On apporta des fruits; il en mangea, puis
nous en offrit, à Clémentine et à moi. Ce repas fait, je lui témoignai le
desir que j'avais de me retirer dans mon appartement, et d'y être libre avec
ma compagne. Il accepta le premier point, mais se rendit très-difficile sur
le second. Je crus voir qu'il espérait triompher plutôt de moi en nous
séparant. Ce ne fut qu'avec des peines extrêmes, en le menaçant de ne le
jamais aimer, que je parvins à obtenir que Clémentine ne me quitterait point;
et la chose accordée, nous sortimes enfin, suivies de deux femmes esclaves
que le roi nous donnait pour nous servir.

Telle était, mon cher Sainville, dit Léonore, en s'adressant à son époux,
telle était la cause du trouble que vous remarquâtes le lendemain dans l'air
du monarque, changement qui vous fit craindre sa disgrace, et occasionna
votre fuite.

Oh! quel homme, me dit Clémentine, dès que nous fûmes seules! . . . Quelles
gigantesques proportions! . . . je n'ai jamais rien vu de semblable. Il n'y a
pas de filles en Europe, qui puisse devenir la femme d'un tel personnage.
Oui, . . . oui, ris, poursuivit-elle, en me voyant éclater; j'aurais bien
voulu qu'il t'en fit autant, tu n'aurais pas la mine si gaie. --Eh quoi, si
peu de chose change ton humeur? --Si peu de chose . . . Je te dis, qu'il n'y
a rien de plus effrayant; j'aurais mieux aimé mille fois combattre le taureau
à la porte de l'_Alcala de Madrid_, que de jouter contre ce cannibale; mais
patience, tu auras ton tour, et tu m'en diras des nouvelles. --Cette
espérance pourrait bien te tromper; je crois être sûre de lui maintenant, et
crois l'être également, qu'au moyen de l'empire que je me suis acquis, tu
n'as plus rien à en redouter. --Dieu le veuille, dit Clémentine, et nous nous
couchâmes.

Le lendemain, de bonne heure, le monarque vint nous voir; il voulut prendre
quelques libertés avec ma compagne, il s'en saisit, et ce qu'il semblait
vouloir varier à ses entreprises de la veille, n'en effrayait que plus
Clémentine. . . . Je me mis à pleurer, il l'abandonna tout de suite, et
s'avançant vers moi, qu'as-tu fière esclave? . . . C'était le nom qu'il
m'avait donné. . . . --Qu'as-tu, quelle est la cause de ton chagrin? --Ton
infidélité; je me flattais d'être aimée de toi; je vois bien que je me suis
trompée. --Ce n'est pas toi que j'attaque; tu me refuses; je ne te presse
plus; n'est-ce pas là tout ce que tu veux? --Mes désirs vont plus loin; en
aspirant à ton cœur, je veux le posséder seule; le partager est un outrage,
en doit-on faire à l'objet de ses feux? --Comment, il faut, non-seulement ne
point jouir de toi quand on t'aime, mais encore ne jouir de rien en t'aimant;
tu ordonnes trop, esclave, tu ordonnes trop. --Craignant effectivement alors
que ce cœur dépravé ne glissa dans la main qui cherchait à le captiver, . . .
ce que je desire de toi, lui dis-je, est une preuve de ta tendresse que tu es
le maître de me refuser; mais il ne faut pas plus exiger des autres que de
moi, si tu veux que je croie à ton amour. --Eh bien, je vais te satisfaire
encor, je vais te prouver combien je desire de ta part ce que tu mets à un si
haut prix. . . . Toi, dit-il à ma compagne, tu ne serviras plus à mes
plaisirs, puisque cela t'afflige, et pour elle, que j'aime plus que ma vie,
elle n'y servira que quand elle le voudra. Il sortit à ces mots. Eh bien,
dis-je à Clémentine, tu vois, nous en voilà maîtresses; . . . le tyran est à
nos genoux; est-elle chimérique ou non cette délicatesse que tu blames?
reconnais-tu enfin son empire, et conviendras-tu qu'il n'est pas d'homme
qu'une femme ne puisse enchaîner avec l'art de lui résister à propos? Et
Clémentine enchantée d'être délivrée de ce monstre, me témoigna sa
reconnaissance avec toute l'ardeur dont elle était susceptible.

Nous laissâmes passer huit jours avant que d'entamer notre négociation,
pendant lesquels je ne négligeai rien de tout ce qui pouvait étayer mon
empire; mais comme je ne désirais sa solidité que pour l'exécution du projet
de Dom Lopes, et nullement, comme vous croyez bien, pour jouir du détestable
triomphe de faire un amant soumis du plus indigne des hommes, je me relâchai
un peu sur l'envie que je lui avais fait paraître de le captiver uniquement.
Mon but était bien moins de maîtriser ses caprices, que de l'empêcher de me
prendre pour en être l'objet; et dans cette intention je ne devais pas trop
contraindre ses desirs: plus je leur eu prescrit des bornes, plus ils fussent
devenus dangereux pour moi; je trouvai enfin un excellent moyen de leur
donner de l'issue, en conservant toutes les apparences de la délicatesse que
je m'étais d'abord imposées.

Un jour qu'il m'avait promenée dans les plus secrets appartemens de son
harem, qu'il en avait fait paraître toutes les femmes devant moi, il me
proposa de me montrer celui de ses mignons. . . . Je l'y suivis pour ne pas
lui déplaire. Quand il eut un instant amusé son orgueil et son intempérance à
me faire voir l'espèce d'hommage indécent qui lui était rendu, dès qu'il
paraissait dans ce lieu d'horreur et de corruption, l'infâme osa me demander
si je lui permettais cette sorte de plaisir; . . . si elle n'offensait pas
l'amour qu'il avait pour moi? Je me hâtai de lui répondre que non, avec l'air
du mépris, bien sûre que là, ses feux perdraient de leur activité, sans que
rien fût pris sur le cœur; qu'il aurait en tolérant cette faiblesse, moins de
violence avec autant d'amour, deux objets également nécessaires au dessein où
j'étais de le captiver sans le craindre. . . . Le monstre fut si content de
la permission que je lui donnais; il entendait si mal encore le langage du
véritable amour, qu'il passa de ce moment trois jours et trois nuits de suite
dans d'effroyables orgies, avec ces vils objets de son intempérance,--chose
qu'il ne s'était permis avec qui que ce fût, depuis l'époque de ses sentimens
pour moi.

Il y a des cœurs bien inexplicables dans la nature, dis-je alors à
Clémentine, serait-il donc possible que des besoins factices, des goûts
d'habitude, quelques criminels qu'ils puissent être, balançassent les
sentimens les plus épurés de l'ame, et crussent même pouvoir s'allier avec
eux? N'en doute point, me répondit Clémentine; ne voyons-nous pas sans cesse
l'amour le plus délicat, ressenti pour les plus vils objets de la débauche
publique; et d'autre part, les excès les plus crapuleux, exigés de la
maîtresse qu'on chérit le plus. --Quand on en est-là, c'est dépravation, ce
n'est plus sentiment. --Tu te trompes, Léonore, les passions de l'homme sont
inconcevables; rien n'est étendu comme leurs branches; les excès dont il
s'agit, . . . ou ceux-là, ou d'autres semblables, peuvent exister chez
l'homme qui n'est que libertin, comme chez celui qui est le plus délicat; les
suites de ces irrégularités dans l'homme débauché, ne sont que du
libertinage. Je l'avoue, mais ce sont des rafinemens délicieux dans l'homme,
embrasé d'une flamme honnête. Tout dans ce cas tourne au profit du sentiment;
lui seul a tout dicté, lui seul inspire tout, et les excès les plus
inconcevables, nécessaires dans une telle ame, ne deviennent plus que des
preuves du plus ardent amour. Tout homme naît avec plus ou moins de
dispositions à ces écarts qui te surprennent; tous avec une manière
différente de les exercer plus ou moins; et l'amour qui ne s'établit dans
l'homme qu'après ces premières impressions reçues, les détermine en sa
faveur, en raison du degré d'activité qu'il leur trouve. Les impressions
sont-elles faibles; l'amour qui s'en nourrit ne devient pas plus violent
qu'elles; il règne alors avec sagesse; il ne s'exprime qu'avec douceur.
Trouve-t-il au contraire _exce??if_, le ton des passions, ainsi que
l'acquilon, entraînant de son souffle impétueux tout ce qu'on veut lui
opposer de frein, il brise, il déchire, il dévore; c'est une flamme ardente
qui consume tout ce qu'elle rencontre, et qui regarde comme un aliment de
plus à son ardeur, tout ce qu'on lui présente pour l'étouffer; mais tous ces
résultats sont de l'amour; l'enfant mutin brise le hochet qui l'amuse; il
jouit, en le pulvérisant, et répand bientôt des larmes amères sur les débris
de sa fureur. Tel est l'amour, et tels sont ses effets; tels sont ces
débordemens incroyables, tantôt impurs, tantôt cruels, mais toujours enfans
de la nature, . . . que le sot ignore, que l'épais rigoriste punit, et que le
philosophe respecte, parce que lui seul connaît le cœur humain, et que lui
seul en a la clef. Tout ce qui ne ressemble pas à cet homme sage, s'étonne à
tout moment des effets réunis du cœur et de l'esprit; et comme il n'y a rien
de si ordinaire que d'avoir l'un fort bon, et l'autre très-mauvais, lorsque
tous deux agissent à-la-fois. On voit souvent dans les actions du même être,
une foule de vices liés à des vertus; on se rejette sur les contradictions
naturelles à l'homme; sans voir qu'il s'en faut bien que ce qui arrive, soit
le fruit de l'inconséquence, mais seulement les effets réunis des deux
principes qui, nécessairement divers, doivent produire des effets
dissemblables. _Adrien_ put aimer _Antinoüs_, comme _Abeillard_ aima
_Héloïse_; l'un n'avait qu'une mauvaise tête, l'autre n'avait qu'un bon cœur.
_Adrien_, plus délicat et aussi libertin, eût aimé à la fois _Héloïse_ et
_Antinoüs_; tandis qu'_Abeillard_, seulement délicat, n'eût jamais aimé
qu'_Héloïse_.

Enfin l'empereur était amoureux; il ne se conduisait plus que par mes
conseils, il ne prenait même plus aucune résolution relative au gouvernement
de ses états, sans me demander mon avis. Dès que je le sentis à ce point,
j'entamai la négociation, aidée des instructions de Clémentine, je lui fis
sentir l'avantage qu'il devait retirer de l'amitié des Portugais; de quel
prix serait pour lui cette alliance dans ses perpétuelles guerres avec les
nations qui l'environnaient; la supériorité du peuple dont je lui proposais
l'union, l'effraya un instant; il redouta d'en être subjugué; mais quand je
lui eus fait voir que les Portugais étaient loin de ce dessein, qu'ils
seraient bien plutôt embarrassés qu'enrichis de la totalité de ses provinces;
qu'ils ne desiraient que la facilité de commercer, et d'établir le fil de
communication avec leurs compatriotes de la côte occidentale du continent.
Alors il me demanda si j'étais chargée par les Européens de négocier cette
affaire avec lui: je ne lui cachai pas; je lui dis même que s'il n'avait pas
attaqué le fort des Portuguais, j'allais, avec ma compagne, me rendre
incessamment à sa cour, pour lui proposer ce dont je lui parlais. Au bout
d'un instant de silence, l'empereur me témoigna qu'il n'était pas très-
éloigné du projet que je lui communiquais; mais qu'il craignait que les
Européens, une fois dans ses états, ne m'enlevassent à lui. Je lui fis sentir
qu'ils en seraient toujours d'autant plus éloignés, que leur intérêt exigeait
qu'ils eussent quelqu'un de leur nation, possédant la confiance de
l'empereur, pour les maintenir dans ses bonnes graces; il me comprit; je le
pressai de plus en plus, il se rendit sans difficulté, et m'accorda tout ce
que je voulais; mais c'était pour la dernière fois, ajoutait-il, que
j'obtenais sur lui quelqu'empire, si je ne me décidais à le rendre heureux.
Il ne voulait plus attendre; jamais femme n'avait eu de lui ce que j'en
recevais; il fallait, continuait-il, que ma puissance fût aussi forte que
celle du serpent qui avait créé la terre [4]. Mais c'était fait, le jour où
les Portugais signeraient leur alliance avec lui, devenait celui de son
triomphe sur leur négociatrice, et il me le déclarait d'une manière à ce que
je dus m'attendre à de la violence, si je ne consentais pas de bonne
grace. . . . Comme j'avais tout, je ne refusai rien, et l'on ne s'occupa plus
que de ce projet à la cour de ben Maacoro. Il trouva quelques contradicteurs;
on me les opposa dans le conseil; je combattis leurs raisons, et j'en
alléguai de si fortes, que je ramenai insensiblement tous les esprits à mon
opinion.

On envoya donc sur-le-champ trois guerriers inviter les Portugais à venir
comme amis, sur les terres de l'empire: dom Lopes parut six jours après, à la
tête de deux mille hommes rassemblés des colonies voisines; il eût dès
l'instant son audience particulière. Je vous somme de votre parole, lui dis
je, en français, dès que je le vis entrer. . . . Comptez-y, me répondit dom
Lopes, un vaisseau vous attend à _Benguelle_; six de mes gens bien armés, qui
connaissent un peu les chemins vous y conduiront par les terres avec
Clémentine. Le facteur de la compagnie vous attend; il est prévenu; mais il
faut n'employer que l'évasion; je la protégerai, je ne l'aiderai point, je ne
puis débuter par un acte d'hostilité chez un peuple, que tout m'engage à
ménager. Ne pourriez-vous pas, répondis-je, nous exiger pour gage de
l'alliance. --Je le ferai, sans doute, mais comment espérer que l'empereur y
consente, dès qu'il est amoureux. Je vous le répète, il ne vous reste que
l'évasion; déterminez-vous y, j'empêcherai les poursuites, je vous en donne
ma parole; c'est tout ce que je puis.

Quelque violent que fut ce parti, quelque danger qu'il présenta, il fallut
pourtant l'accepter; quelle apparence de faire changer d'avis un homme aussi
entier que _dom Lopes_! Tout se passa au mieux dans l'audience qu'il obtint
du roi, et le traité se signa sans obstacles; mais quand le Portugais parla
de rendre les prisonnières faites au fort de _Tété_, Ben Maacoro tressaillit
de rage, et protesta qu'on auroit plutôt sa vie. Dom Lopes qui craignoit tout
ce qui l'auroit contraint à des hostilités, et qui n'imaginoit pas que
quelques femmes valussent la peine de faire répandre du sang, ne parla plus
de cet article.

Cependant ma situation devenait à tout instant plus embarrassante, je n'avais
plus aucun prétexte de refus, on m'avait accordé tout ce que je voulais, mais
la mort me paraissait plus douce que la cruelle nécessité de devenir la femme
de ce monstre. --Comment donc faire pour l'éviter? Déterminée à tout plutôt
que de me résoudre au sort affreux qui me menaçait: j'avertis Clémentine de
se tenir prête pour la nuit suivante, et priai le Portugais de me faire
trouver les six hommes qu'il m'avait promis, sous les murs d'un jardin favori
du roi, près d'un cabinet de Claiyes, situé sur le bord du chemin, revêtu
d'un parapet qui n'avait pas trois pieds de haut dans l'intérieur et guères
plus de six au-dehors; n'ayant donc plus rien à ménager, je dis au roi que je
consentais enfin à le rendre heureux . . . Que ce jardin me plaisant
beaucoup, je voulais ne me donner à lui que dans cette voluptueuse
retraite. . . . Ben-maacoro comprit ce désir; ce jardin comme trop ouvert,
nous était expressément défendu, nous ne l'apercevions que de nos fenêtres;
il sentit donc facilement qu'il était tout simple que j'eusse envie de
l'admirer. . . . Ce n'est pas tout, lui dis-je, quand cette première clause
fut acceptée, il faut que ma compagne y soit; ô grand empereur, tu verras de
quel puissant effet est une seconde femme dans les plaisirs singuliers que je
t'ai promis! Des cris de joie furent sa réponse, j'étais bien sûre de
l'enchaîner, plus solidement en irritant sa tête, qu'en séduisant son cœur,
il fut toute la journée dans un tel enthousiasme des nouveaux plaisirs que je
lui promettais, que suivant son usage, en pareille circonstance, il se
plongea toute la journée dans des débauches préliminaires que je tolérai
d'autant mieux que j'étais sûre qu'elles affoibliraient sa raison et ses
forces.

Un peu avant de nous acheminer au rendez-vous, il me pria de lui permettre de
mener avec nous quelques-unes de ses femmes, pour être témoins des recherches
que j'allais lui apprendre, et leur faire voir combien elles étaient
éloignées de l'art de procurer de vrais plaisirs; je l'assurai que cela ne se
pouvait pas, que ma compagne et moi suffisions pour plonger ses sens dans
l'ivresse, et que la pudeur naturelle à notre nation, nous empêcherait de
partager ses plaisirs et de les irriter, s'il y admettait des témoins; dès
que la nuit fut sombre, ce moment favorable à nos projets lui avait été
offert par moi, comme plus agréable à cause de la fraîcheur; nous nous
enfonçâmes tous trois dans le jardin, aussi-tôt que nous sommes dans le
cabinet, et que je me suis assurée des six hommes qui nous étoient promis, je
fais étendre Clémentine sur le parapet de la petite muraille, exposant en
entier ses charmes au voluptueux empereur; allons, dis-je, en ayant l'air de
céder, que l'une excite tes désirs, pendant que l'autre va les satisfaire.
--Ce dernier mot est celui du signal, dès que Clémentine l'entend, elle
pousse un grand cri et se jette dans le chemin, saisissant alors avec
rapidité moi-même et l'effroi du monarque et le mouvement qu'il fait pour
retenir ma compagne, je franchis le mur aussi lestement qu'elle, et tombe à
ses côtés; là, bientôt relevées toutes deux, nous nous élançons au milieu des
terres, suivies de nos six gardes, trop heureuses de sortir de cet asyle
effrayant du crime, à si bon marché l'une et l'autre.

Nous l'entendîmes appeller à lui, mais nous étions déjà loin, comme il avoit
vu du monde avec nous, et qu'il était seul, il n'avoit pas osé, sans doute,
se jetter à notre poursuite et il rentra bien honteux, je crois, de se
trouver dupé par deux Européennes, lui qui faisoit journellement trembler
deux mille femmes dans son sérail, et qui, même à la tête de ses armées,
passoit pour un des princes les plus valeureux de l'Afrique.

Nous sûmes à _Benguele_ que, dans le premier moment de sa colère, il avait
accusé _dom Lopes_ d'avoir favorisé notre fuite, et que telle étoit la
raison, voyant les Portugais en force dans ses états, pour laquelle il ne
nous avoit pas fait suivre.

Mais _dom Lopes_ avoit protesté de sa bonne foi, il avait même envoyé
plusieurs de ses gens courir faussement après nous, moyennant quoi, rien ne
se dérangeait dans l'alliance projettée, et la paix mutuelle en avait été
d'autant moins troublée que dom Lopes s'était engagé par l'acte même du
projet, à faire venir à l'empereur dix femmes blanches dont il lui jura que
la moins belle vaudrait infiniment mieux qu'aucune de celles qu'il perdait.

Tous les dangers pourtant n'étaient pas évanouis pour nous, nous avions à
traverser le pays entier des Jagas, peuple aussi méchant pour le moins que
celui que nous quittions; nous fûmes huit jours avant que d'arriver à
_Benguele_, ne mangeant que quelques singes tués à la chasse, et couchant les
nuits sur des arbres; rien ne nous arriva cependant; la fortune qui nous
destinait à de plus grands maux dans notre patrie que chez les peuples les
plus sauvages de la terre, nous couvrit ici de ses aîles, mais pour nous
plonger peu après dans l'abyme effrayant qu'elle creusait déjà sous nos pas.

Nous arrivâmes donc sans accident aux Colonies Portugaises de cette côte
d'Afrique, le consul averti, nous reçut à merveille, nous combla d'éloges, et
après nous avoir gardé chez lui le temps nécessaire à attendre le vent
favorable, il nous conduisit lui-même avec toute sorte d'égards à bord du
vaisseau marchand qui devait nous transporter à Lisbonne. Nous lui
recommandâmes les deux femmes qui avaient été faites prisonnières avec nous,
nous lui témoignâmes le regret que nous avions d'avoir été forcées de les
abandonner, il nous promit ses soins pour elles, et nous partîmes.

Pendant que les voiles mollement enflées par le souffle frais des aquilons,
font voler le vaisseau sur la plaine liquide, que le passager se livre en
baillant d'ennui, au doux espoir d'embrasser bientôt ce qu'il a de plus cher;
que l'aumonier prie; que le matelot jure, que l'officier s'enivre; il est à-
propos ce me semble de vous instruire un peu de notre situation, à l'une et à
l'autre.

Celle de Clémentine était brillante, elle avait peu d'effets; quelques robes
de gaze, sont les seuls vêtemens que l'on porte dans le pays que nous
quittions; mais elle avait gagné avec _Dom Lopes_, près de soixante mille
francs, que le chef de la colonie portugaise de _Tété_ avait fait exactement
passer à son correspondant de _Benguele_, et qui lui avait été remis dès
qu'elle y avait parue.

Pour moi, j'étais bien loin sans doute d'un tel sort, lorsque je fus enlevée
dans le jardin de Venise, j'avais tout au plus sept ou huit louis dans une
bourse, légères sommes que me donnait Sainville, pour mes plaisirs, et qu'il
remplaçait dès qu'ils étaient dépensés. Ils me furent pris par le corsaire de
Tripoli, et Duval qui me défrayait de tout et qui se méfiait un peu, ne me
laissait pas la disposition d'un sol; ce fut donc dans cet état de misère,
que _Dom Gaspard_ se chargea de moi. Vous vous rappelez le refus que je fis
de la bourse qu'il m'offrit dans le désert; en arrivant au fort il me conjura
d'accepter quelques doublons; et quand il mourut il disposa de tout ce qu'il
avait en ma faveur; mais cet arrangement déplut à _Dom Lopes_, il me déclara
que le jeune homme étant sous la tutelle de ses parens, n'avait pas la
liberté de disposer de ses fonds, et qu'il allait faire repasser en Portugal,
les effets qu'il avait laissés; ce raisonnement que je supposai fondé sur
l'envie que ce chef avait de me disposer à l'exécution de son projet, et de
m'y enchaîner par toute sorte de moyen, et par la misère même, le plus
certain sans doute; cet argument dis-je, juste ou non, me priva du peu de
secours sur lequel je pouvais compter, et quand j'arrivai à _Benguele_, je
n'avais en tout que six portugaises [5], soigneusement cachées dans mes
cheveux pendant notre expédition. Cette somme s'augmenta à _Benguele_, d'une
gratification de deux cents pistoles d'Espagne [6], à partager entre ma
compagne et moi, pour les services que nous avions rendus au roi de Portugal;
avant de nous embarquer, nous avions été obligées de dépenser près des deux
tiers de cette faible somme, pour nous habiller; moyennant quoi, pour mon
compte, il me restait comme vous voyez, fort peu de chose. Le total de nos
effets consistait en trois malles, dont deux très-grosses, à Clémentine, une
très-mesquine à moi; par une mal-adresse singulière, ma compagne m'avait
conseillé de ne point porter d'argent dans mes poches pendant la traversée,
et de cacher comme elle, ce que j'avais, dans un coin de ma malle . . . Plut
à dieu que je ne l'eusse pas écouté . . . Enfin, la navigation fut heureuse,
et nous arrivâmes à _Lisbonne_, sept semaines après notre départ de
_Benguele_.

Au moyen de l'extrême largeur du Tage les plus gros vaisseaux parviennent
comme vous savez, jusqu'à la ville même, et dès qu'un bâtiment arrive, dès
que les formalités des douanes sont remplies, il se trouve là un nombre
infini de _Gualegues_ [7] qui vous offrent leur service pour le transport de
vos bagages. Nos malles fouillées, Clémentine jettant indifféremment les yeux
sur les premiers de ces gens qui l'environnaient, leur ordonna de se charger
de nos effets et dans l'instant ils furent sur le dos de trois de ces drôles.
--Où faut-il aller excellence dit l'un d'eux, en fixant ma compagne? --_À la
Strella_, chez _Boulnois_, répondit Clémentine, en donnant à cet homme
l'adresse d'une auberge, qu'un hollandais lui avait indiquée à _Benguele_,
comme une des meilleures de la ville. --Le mot dit, nos gens partent et nous
suivons. Tant que nous longeâmes le quai, nos _Galègues_, marchant à peu de
distance de nous, furent à-peu près toujours sous nos yeux, mais comme ils
allaient beaucoup plus vite, la foule nous les fit bientôt perdre de vue, et
insensiblement nous ne les apperçumes plus. En ce moment, survint un embarras
prodigieux, c'était le roi qui passait en carrosse de cérémonie, pour se
rendre dans un couvent, où une demoiselle de la plus haute qualité, allait
prendre le voile. Le peuple s'étouffait pour contempler ce sot spectacle,
Clémentine voulut s'arrêter comme les autres, nous regardâmes, et pendant que
nous jouissions de ce vain plaisir populaire, on travaillait à nous plonger
dans le désespoir, les rues dégagées, nous avançames, instruites de notre
route, nous appercevions déjà le clocher du couvent de _San Benté_, maison
religieuse, en face de laquelle est située l'auberge de _Boulnois_, vers
laquelle nous nous dirigions, nous arrivons enfin.

Menez-nous à l'appartement que nous vous avons envoyé commander par trois
hommes chargés de nos bagages, dit avec fierté Clémentine, au valet de la
maison, quels bagages, répond celui-ci, en la regardant sous le nez? --Ici je
ne pus m'empêcher de frissonner, il semblait que le malheur dont nous étions
menacées vint entrouvrir déja mon ame. --Comment réponds-tu insolent, dit la
fougueuse Clémentine, je te demande mes bagages. -- Je te dis de me mener à
la chambre où ils doivent être avec les hommes qui les ont portés. --Ce que
vous demandez n'est pas dans cette maison. --N'est-ce donc point ici
l'auberge _du bon repas_? --C'est elle, assurément. --L'auberge hollandaise
située dans la _Strella_, tenue par le sieur et la dame _Boulnois_? --Rien de
plus juste; et trois _Galèguas_ ne viennent pas d'apporter nos malles? --Vous
les avez sans doute mal indiqué, répondit le valet en s'éloignant, ils n'ont
pas paru. --Alors Clémentine me prenant la main. --Nous sommes volées, me
dit-elle, et appuyant de là un blasphême exécrable comme elle avait coutume
de faire à chaque contradiction qu'elle éprouvait. --Oui, s . . . nous sommes
volées. --Ne dis mot, il ne faut pour cela, ni nous passer de souper, ni
coucher dans la rue. --_Camerieros_, dit-elle en appelant le valet, donnez-
nous toujours un logement, et qu'on observe, je vous prie, si ces trois
hommes n'arriveront pas. --Vous leur indiquerez, notre chambre sitôt que vous
les verrez. --Peut-être vos gens se sont-ils trompés madame, dit le valet,
ils auront été sans doute à _Bueros Ciairès_, chez le sieur _Villiams_, qui
tient l'auberge anglaise [8]; si vous souhaitez, j'irai m'éclaircir?
Assurément, dit Clémentine, et revenez nous donner des nouvelles au plus
vite. On nous ouvrit un appartement assez vaste beaucoup plus beau sans
doute, que nous n'étions en état de le payer, et on fut aux informations.

Ce premier moment ne fut pas aussi affreux qu'il aurait pu l'être, il nous
restait encore de l'espoir, nous n'eûmes que de l'agitation. Mais elle fut
très-vive. --Clémentine se promenait à grands pas dans la chambre. --J'étais
anéantie sur un sopha, quelques paroles sans suite, nous échappaient avec
impétuosité, le moindre bruit nous inquiétoit. . . . Nous écoutions . . .
Nous nous replongions dans nos tristes pensées, on arriva enfin, et ce fût
pour nous certifier qu'il n'était certainement rien arrivé chez le sieur
_Villiams_, qui ressembla à ce que nous demandions. . . . N'importe, dit
Clémentine, avec une tranquillité contrainte, qui me développa mieux son
caractère en ce moment, qu'il ne l'avait encore été pour moi, depuis que nous
nous connaissions, n'importe, ordonnez qu'on nous serve à souper. . . . Ils
arriveront . . . Il est impossible qu'ils n'arrivent pas. . . . Nous sommes
perdues, me dit-elle, dès que le valet fut sorti, nous ne retrouverons jamais
nos effets . . . nous sommes anéanties Léonore. . . . Et comme elle vit que
je répandais un torrent de larmes, . . . ne t'affliges pas poursuivit-elle,
songe à tous les dangers dont nous nous sommes tirées, nous échapperons
encore à celui-ci. . . . Mon enfant, souviens toi qu'avec l'esprit que nous
avons, deux jolies filles ne meurent jamais de faim. --Oh ciel! n'attends
jamais que je partage l'infamie que tu me fais entendre. --Je n'ai pas plus
d'envie que toi de me livrer à la débauche, je déteste ce genre de vie, non
que je croye qu'il offense le ciel, je suis trop loin de ces préjugés pour y
céder encore; non que j'imagine que la corruption des femmes nuise à la
société, qu'elle sert bien plutôt, puisqu'elle multiplie les objets de ses
jouissances, mais je hais la prostitution pour elle-même, je la crains, parce
qu'elle nous ravale aux yeux des hommes, parce qu'elle nous fait mépriser de
ce sexe, qui mériterait seul notre indignation, si nous lui faisions justice.
. . . Inconséquent qu'il est, il nous entraîne dans l'abime, et ose nous
punir d'une faiblesse dont il est la première cause. . . . Mais il faut vivre
Léonore, voilà le premier but de la nature, cette impérieuse loi se fait
entendre avant toutes les conventions sociales, qui ne furent établies que
pour la mieux servir. Et telles qu'elles soient ces conventions secondaires,
elles ne sont plus faites que pour le mépris, dès qu'elles manquent le
premier vœu de la nature. --Tous les moyens ne sont pas permis pour arriver à
ce but. --Tous de quelqu'espèce qu'ils puissent être, il n'en est pas un seul
qui ne soit autorisé par la nature, dès qu'il s'agit de se conserver, punit-
elle l'habitant de l'air de tous les moyens qu'il prend pour se procurer sa
nourriture, et sera-t-elle plus cruelle envers nous? Les conventions qui
s'opposent à cette manière de vivre, quand il ne nous en reste plus d'autres,
ne sont pas de sa main? Pourquoi donc veux-tu que je les respecte,
puisqu'elles ne font que contrarier ce que m'inspire la seule voix qui parle
réellement à mon cœur? N'importe, pour n'avoir rien à nous reprocher, puisque
tu es si délicate, commençons par toutes les démarches honnêtes qui peuvent
nous faire retrouver notre bien. . . .

Nous descendîmes; ce n'est pas la peine, me dit cette folle créature, en
sortant, de prendre la clef de notre chambre. Dieu, merci on ne touchera pas
à nos effets, qu'en penses-tu? Mais moins décidée que ma compagne à réparer
nos malheurs par des crimes, et par conséquent plus affligée qu'elle, je ne
répondis pas à la plaisanterie. Cependant je l'avoue le flègme heureux de
cette fille, même au sein du malheur, ranima mon courage un instant, je la
suivis pleine d'espoir. . . . Il faisait encore grand jour, nous retournâmes
au port; aucune figure semblable à celle des gens à qui nous avions remis nos
bagages, ne frappa nos regards, nous nous informâmes du bâtiment qui venait
de nous débarquer, peut-être aurions-nous pu y trouver quelques secours, mais
après avoir mis ses passagers à terre et fait visiter ses papiers, le
capitaine avait sur-le-champ remis à la voile pour Cadix où l'appelaient des
affaires de la plus grande importance. Il était parti depuis une heure.

Nous rentrames dans la ville, et nous informant de la maison de l'Alcaïde du
quartier de notre auberge, nous fûmes lui porter nos plaintes et lui demander
des conseils.

_Dom Laurent de Pardénos_, était un de ces hommes dont la physionomie douce
et minaudière, cache une ame atroce et corrompue, un de ces prévaricateurs
comme il y en a tant . . . qui ne voyent dans la place qu'ils occupent, que
ce qui peut les conduire plus vite à étancher la soif de leur luxure ou de
leur avarice . . . À qui tous les moyens sont bons, pourvu qu'ils fassent
tomber dans leurs filets, celui qui les implore, si quelque chose de ce
malheureux peut assouvir leurs passions. Fourbe, adroit, endurci à tous les
maux de son prochain, les voyant sans les soulager ou ne les secourant que
par l'espoir d'en venir promptement à ses vues, effréné libertin, grand
hypocrite, scélérat profond, tel était le respectable magistrat chez lequel
nous nous rendîmes, pour informer contre les fripons qui nous réduisaient à
l'aumône [9].

_Dom Laurent_ nous fit entrer dans son cabinet dès que nous fûmes annoncées,
nous recevant avec l'air le plus doux et le plus benin, il nous demanda ce
qui lui était possible de faire pour nous obliger, et en prononçant ces mots:
il nous lorgnait avec bonté, ayant l'air de nous encourager, de nous
applaudir par de légers signes de tête et de mains, avant même que nous
eussions encore dit une parole; nous lui racontâmes notre histoire. . . .
Nous lui détaillâmes les services que nous venions de rendre au
Portugal. . . . Il nous plaignit, il nous dit que nous avions eu le plus
grand tort du monde de ne pas prendre une lettre de recommandation des chefs
de la colonie, que cette lettre nous aurait plus servi que notre argent même,
et que sur elle, nous aurions trouvé tous les secours possibles à la chambre
du commerce d'Afrique. Mais vous y aller présenter sans celà, continua ce
tartufe, c'est exposer deux honnêtes filles à être prises pour des
aventurières, je ne vous conseille pas cette démarche. . . . Et que faire
monsieur, dis-je alors avec amertume, que voulez-vous que nous devenions?
Attendez reprit le magistrat, attendez pour vous désespérer, qu'il y ait
quelque chose de fait sur les perquisitions que je vous promets
d'entreprendre; comportez-vous bien en attendant, et ne succombez pas sur-
tout, dit-il en nous flattant doucement les joues de la main, aux pièges
nombreux que le crime toujours surveillant, prépare sans cesse à l'innocence;
moi j'espère beaucoup. . . . La bonté de Dieu est si grande, sa main
secourable abandonne-t-elle jamais l'infortuné? Dites-moi, beaux enfans,
poursuivit il, en laissant doucement tomber une de ses mains sur la gorge de
Clémentine qui ne le repoussa point d'abord, dites-moi, avez-vous fait choix
d'un confesseur en arrivant dans cette ville? . . . Depuis le temps que vous
vivez avec des barbares. C'est que j'ai un bien honnête homme à vous
proposer. . . . Ici Clémentine outrée, rejetta promptement la main dont les
progrès devenaient immenses. . . . Non, dit-elle, monsieur, non, nous n'avons
point fait choix d'un confesseur, l'envie de souper est plus pressante dans
nous, que celle d'aller à confesse, et nous n'avons pas de quoi satisfaire à
cet urgent besoin. . . . Ah! comme c'est fâcheux, comme c'est fâcheux,
répliqua le saint homme, en vérité l'on ne vit jamais. . . . Dans ce moment
l'angelus sonna, et Dom Pardénos s'interrompant aussitôt, se jette aux pieds
d'un grand crucifix, nous invite à en faire autant, et se met un quart-
d'heure en prière. . . . Je le répète, continua-t-il, en se relevant, espérez
tout de la bonté du ciel. . . . Je vais agir, et j'irai vous rendre réponse
moi-même demain matin de mes travaux. . . . Monsieur, lui dit effrontément
Clémentine, tout celà est bel et bon, mais je vous dis encore une fois, que
nous n'avons pas une _raix_ pour nous sustenter ce soir [10], prêtez-nous au
moins une _portugaise_, puisque vous êtes si dévot, vous devez aimer à faire
de bonnes œuvres, le ciel que l'on sert bien mieux ainsi, que par des
patenôtres, vous en récompensera infailliblement. Je ne prête jamais
d'argent, dit l'honnête commissaire, cependant continua-t-il, en replaçant sa
main sur le sein de ma compagne, à cause de vous et de cette chère enfant,
poursuivit-il, en voulant me traiter comme Clémentine. . . . Oui, à cause de
vous deux, qui m'inspirez une véritable compassion. La voilà cette demie
portugaise que vous désirez [11]. Mais si demain je n'ai nulles bonnes
nouvelles à vous dire, je vous avertis qu'il faudra me rendre ces avances, ou
d'une façon ou d'une autre; et en disant cela, il nous mit honnêtement toutes
les deux à la porte de son cabinet. --Un moment monsieur, dit Clémentine,
expliquez mieux ce que vous nous annoncez, comment voulez-vous que nous vous
rendions vos avances, si nous ne trouvons pas nos effets? Vous vous
acquitterez comme s'acquittent des femmes, dit _Dom Laurent_, n'ont-elles pas
toujours des moyens, et reportant sa main sur la croupe de Clémentine. . . .
Ne voilà-t-il pas de quoi me payer amplement. Nous serions indignes du prêt
que vous voulez nous faire, si nous consentions à ces moyens de vous
rembourser, répondis-je en colère, et le mépris que vous auriez pour nous,
devrait vous empêcher de nous être utile. . . . Je n'entends rien à tout celà
dit l'Alcaïde avec un visage un peu moins composé, voilà ce que vous me
demandez, ou vous me le rendrez, ou je m'acquitterai moi-même à ma fantaisie.
. . . Soit, dit Clémentine, de cette manière nous ne vous aurons aucune
obligation, nous avions peur d'être méprisées de vous, mais c'est vous au
contraire qui aurez mérité toute l'étendue de ce sentiment, nous en serons
toutes deux plus à l'aise.

Notre premier soin en arrivant à l'auberge, fut de savoir si l'on n'avait pas
eu des nouvelles de nos malles, on nous assura que non, et comme on se méfie
un peu dans de telles maisons, de gens qui n'ont pas les effets nécessaires à
répondre de leur consommation, on nous pria de payer notre souper d'avance,
si nous voulions qu'il nous fût servi; eh bien me dit Clémentine, en me
regardant, cette pitié, ce sentiment sublime, tu vois comme il est écouté
chez les hommes, à peine nous soupçonne-t-on d'être dans la misère, que nous
sommes insultées de toutes parts; l'un . . . celui qui, par sa place nous
devrait des secours, met au prix de notre vertu les foibles services qu'il
veut bien nous rendre; l'autre, qui nage dans l'or, veut qu'on lui paye
d'avance, un malheureux souper qu'il craint de perdre. . . . Tiens dit
Clémentine, en jettant la demie portugaise au nez du valet, paye-toi de ton
souper faquin, mais sers le bon et tout de suite. . . . Puis aussitôt qu'il
fût sur la table, en est-ce celà pour notre argent, dit ma compagne. --Non
madame, il vous reste deux cruzades, les voici [12]. --Apporte-nous du vin de
_Sétuval_ pour cette somme. Je veux boire à la santé des frippons qui nous
volent, il n'y a que les malheureux auxquels il soit permis de se réjouir
sans offenser personne. On apporta le vin, et Clémentine ayant ordonné qu'on
se retira, et qu'excepté pour nos malles, on ne s'avisa pas de nous
interrompre. . . . Soupons me dit-elle à présent, dès que nous fûmes
renfermées, nous ne sommes pas encore sans ressources, tu le vois, il sera
temps de nous désoler quand nos malheurs seront plus certains.

Le stoïcisme de ma compagne me ranima; je mangeai presqu'aussi-bien qu'elle,
mais je bus beaucoup moins; décidée à noyer ses chagrins dans le jus délicat
des vignes de _Sétuval_, elle sabla ses deux bouteilles comme j'aurais fait
d'un verre de limonade, et devint dans l'état de déraison, qui s'empara
d'elle peu à-près, aussi folle, aussi gaie, aussi vive que jamais une jolie
femme puisse être. Ses beaux cheveux noirs flottant sur son sein d'albâtre,
ses yeux superbes tour-à-tour enflammés par le dépit et par la douleur . . .
quelquefois mouillés de larmes d'un souvenir qu'elle ne pouvait
éteindre. . . . Le désordre flottant d'une cimarre de gaze, seul habit que la
chaleur nous permît de porter, cet air touchant, qu'un peu de lassitude
imprimait à ses traits; tout . . . tout en un mot, la rendait si voluptueuse
et si belle, qu'aucun homme sur la terre n'eût pu lui résister alors, et que
j'eus peut-être besoin, moi-même, de toute ma raison et de tout mon amour
pour me rappeler que j'étais de son sexe.

Nous nous couchâmes. . . . Elle me tint cent propos, plus extravagans les uns
que les autres . . . et cela à la veille du jour où nous allions être
obligées peut-être à demander l'aumône, ou à faire pis pour obtenir notre
subsistance.

En ouvrant les yeux le lendemain Clémentine fondit en larmes. . . . L'ivresse
est comme l'opium, elle calme la douleur et ne la rend que plus vive au
réveil . . . Ô mon amie, me dit-elle, que ne suis-je morte en dormant! . . .
il ne faudrait jamais s'éveiller quand on a l'infortune pour perspective.
. . . Ce n'eût-il pas été un bonheur pour moi que de passer dans les bras de
la mort, du sein de l'ivresse où j'étais hier? . . . Non, répondis-je, non,
nous nous sommes tirées d'un pas plus dangereux que celui-ci. . . . espérons
tout de la bonté du ciel. --du ciel! . . . ah! ne comptons jamais sur le
ciel; toute espérance fondée sur des chimères n'est faite que pour l'esprit
des sots. --Ô Clémentine! chimère ou non c'est la ressource du malheureux,
n'en détruisons pas l'idée dans nos cœurs elle peut encore nous consoler.
--Que la foudre m'écrase à l'instant où je serai consolée par de telles
fables, cesse de me parler d'un être indifférent au sort de ses créatures,
qui ne les forme que pour les rendre malheureuses, qui ne les conserve que
pour les abreuver de pleurs . . . qui ne leur prolonge la vie que pour mieux
exercer sa rage, en les accablant d'infortunes, et qui ne les attend au bout
de tout cela qu'avec des flammes et des bourreaux. Mort de ma vie, mon plus
grand bonheur est d'être sûre qu'un tel tyran n'exista jamais; je deviendrais
frénétique ou furieuse s'il me fallait y croire un instant. On t'a mal peint
cet être que tu injuries, Clémentine, défiguré par les cultes humains, il a
pu te paraître odieux; dégage-le de ces absurdités et tu l'aimeras bientôt.
Ne vois dans cette essence divine, qu'un père tendre et compatissant, qui,
s'il nous éprouve un moment par les malheurs, place avec art au fond de nos
ames, pour que nous n'en soyons pas découragés, ce rayon si doux d'espérance
qui les adoucit aussi-tôt. Plus sont affreux nos revers ici-bas, plus sera
divine et douce la récompense qu'il nous en prépare. . . . Éprouvé par tant
de traverses ne sera-t-il pas bien plus doux ce bonheur éternel où nous
devons prétendre! . . . Ah! descends au fond de ton cœur, même en ce cruel
instant d'abandon où ton injustice outrage l'éternel, tu sentiras sa voix te
ranimer encore . . . Ô mon amie! voilà l'être consolateur que j'offre à ton
esprit; voilà celui qui t'ouvre les bras. . . . implorons-le par nos actions,
je t'abandonne les paroles et les simagrées, je t'abandonne les cultes et les
autels, mais que nos cœurs, créés à son image, le servent au moins par des
vertus. --Je ne crois pas plus aux vertus, qu'à ton Dieu, dit Clémentine, en
versant des larmes amères, j'adopterai des vertus quand j'aurai de quoi
vivre, je croirai en Dieu quand je ne verrai plus que du bien sur la terre.

En ce moment on frappa assez rudement à la porte, et comme nous étions encore
au lit, nous priâmes qu'on nous donnât le temps de nous lever. . . . Nous
ouvrîmes enfin; c'était l'Alcaïde. . . . Point d'espoir, nous dit-il en
entrant, vos voleurs dépendent d'une troupe nombreuse, qui depuis long-tems
infeste la ville et les environs; il est impossible de trouver leur dépôt, le
plus court est d'y renoncer. --Ici tout mon courage m'abandonna. . . . Je
fondis en larmes. --Clémentine, plus ferme, répondit que ce coup la désolait
d'autant plus, qu'en attendant qu'elle eût écrit à sa mère, à Madrid, pour
obtenir des secours, qu'elle aurait sûrement très-vite, elle se voyait
contrainte à abuser encore de la bonté de _dom Laurent_, et à lui demander un
nouvel emprunt. Vous vous êtes trompées, répondit l'Alcaïde, en s'enfermant
avec nous dans la chambre, vous vous êtes trompées mes beaux enfans, bien
loin d'être dans l'intention de vous donner davantage je viens vous demander,
ou ce que je vous ai prêté, ou les faveurs qui doivent le compenser. . . . et
s'avançant à moi . . . allons, décidez-vous mignonne. Expédions d'abord
celle-ci, nous verrons l'autre ensuite; pressons-nous surtout je vous
conjure, je ne suis pas sans pratique, dieu merci, et au moment où je vous
parle on m'attend pour pareille besogne.

Entièrement absorbée par ma douleur, le dos tourné vers ce monstre, la tête
dans mes mains, à demi couchée sur le canapé; je ne l'avais pas vu venir à
moi, lorsque tout-à-coup le traître me saisissant dans cette attitude, fixe
d'une main ma position, pendant que l'autre, écartant tout ce qui le gêne,
m'expose à ses regards un instant presque nue, sans qu'il me soit possible de
m'en défendre; mais son triomphe n'est pas long; me relevant avec plus de
vitesse qu'il n'en a mis à m'abattre, et le culbutant loin de moi d'un
vigoureux coup de poing dans la poitrine: _fuis, lâche_, m'écriai-je, _dès
que tu es assez vil pour nous refuser tes services_; _fuis, mais ne nous
outrage point_, et pendant ce débat, Clémentine ayant lestement ouvert la
porte, appelait l'hôtesse à son secours. . . . elle arrive: notre histoire
est courte, madame, lui dit ma compagne, daignez vous asseoir un instant et
l'entendre. . . . Cet homme, dit-elle en montrant _dom Laurent_, très-confus,
cet homme est un indigne; il sait notre malheur et il en abuse. . . . Nous
arrivons des Colonies, nous avons par nos soins soumis plus de trois cents
lieues de terre à la nation portugaise, quoique nous n'en soyons pas; car, je
suis espagnole et ma compagne est française; nous avons reçu des louanges et
des gratifications de nos services; nous sommes arrivées ici hier avec trois
malles pleines d'effets et d'argent; nous les avons, suivant l'usage,
confiées à des _galegues_, avec ordre de les apporter chez vous, ils nous les
ont volées; nous avons été demander des conseils et des secours à ce
malheureux, qui, parce que nous avons tout perdu, parce que nous sommes hors
d'état de lui rendre le peu qu'il a fait pour nous, exige en dédommagement
que nous nous prêtions à ses infâmes désirs. . . . A-t-il raison, madame, le
devons-nous? Votre maison est-elle faite pour que deux femmes honnêtes, qui
s'y croyent à l'abri, y soient pourtant traitées de la sorte? Décidez vous-
même la question, et nous ferons ce que vous nous ordonnerez.

Ici madame _Boulnois_ regarda _dom Laurent_; elle lui demanda s'il était vrai
qu'un homme honoré de la confiance publique se fût permis une chose
semblable? . . . Ces femmes vous trompent, répondit l'hypocrite, en reprenant
son air doucereux, puissiez n'être pas vous-même la dupe de ce que vous
faites pour elles. . . . Je leur fais volontiers présent de la portugaise
qu'elles m'ont escroquée, il faut savoir faire la charité quelquefois--et en
terminant ces mots insultans il se retira, et nous laissa avec l'hôtesse.

Madame, dis-je alors à cette femme, l'embarras de ce monstre vous prouve son
crime; je vous conjure d'avoir pitié de nous, nous avons dit la vérité;
croyez que nous ne vous en imposons sur rien; vous voyez à quelles funestes
extrêmités vont être réduites deux jeunes filles, si vous nous refusez vos
secours; vous aurez sur votre conscience le crime où nous plongera votre
abandon. Nous allons écrire à nos parens, à nos amis; nous allons tout
employer pour vous rembourser des avances que nous vous conjurons de faire
pour nous; nous vous servirons d'ôtages en attendant; nous ne bougerons pas
de votre maison. . . . Ayez pitié de nous, madame, le ciel vous rendra le
bien que vous nous aurez fait. --En vérité mes belles amies, dit l'hôtesse en
se levant, je n'ai pas envie de nourrir pour rien deux femelles; je ne
manquerais pas de filles de votre espèce si j'en voulais; mais, Dieu soit
loué, ma maison ne leur a jamais servi d'asyle. Si pourtant vous y voulez
rester il ne tient qu'à vous, mes servantes me quittèrent hier, je vous offre
leur place; la condition n'est pas mauvaise. --Jour de Dieu! s'écria la
fougueuse Clémentine, en s'élançant les poings levés sur l'hôtesse, nous, te
tenir lieu de servantes, apprends double catin que ma mère en a chez elle qui
valent mieux que toi. . . . Ne l'écoutez pas, madame, dis-je à l'hôtesse, en
me mettant entr'elles deux, ne l'écoutez pas le malheur échauffe sa tête;
daignez nous garder cette seule journée, je ne vous demande d'autre grace, et
voilà, lui dis-je, en défaisant un petit colier à croix d'or que j'avais
autour de mon cou, voilà de quoi vous en répondre. . . . Eh bien! dit
l'hôtesse, en sortant avec le colier, on vous nourrira jusqu'à la concurrence
de cet effet, après cela prenez votre parti.

Le mien est pris, dit Clémentine, en se jettant avec fureur sur un siège; il
l'est, . . . ou que le jour qui m'éclaire, soit le dernier de ma vie. --Oh!
Dieu, Dieu! . . . ne décide jamais rien dans le désespoir. --et que veux-tu
que nous devenions? --Pauvres et sages, nous travaillerons;--je ne sais rien
faire. --Eh bien, moi, je sais coudre et broder, je travaillerai pour toutes
deux; je gagnerai de quoi nous faire vivre; . . . je ne te quitterai jamais:
je ne te demande que d'être sage, et de ne te point désespérer. --Ô! Léonore,
reprit ma compagne, en se jettant sur mon sein, et l'arrosant des larmes
amères de sa douleur; ô toi! que j'aime plus que ma vie, ne crains pas que je
t'abandonne non plus; mais laisse-moi le soin de te nourrir . . . , moins
délicate que toi j'y pourvoirai d'une façon plus sûre. . . . Conserve cette
vertu imaginaire, dont tu fais le phantôme de ta gloire; je l'outragerai pour
te faire vivre; et si jamais les remords venaient à déchirer mon ame, je leur
opposerais les droits de l'amitié. --Ah! crois-tu que je pourrais être
heureuse, en subsistant du fruit de tes crimes. . . . Écoute, me dit
Clémentine, un peu plus calme, je n'ai pas plus envie de me prostituer que
toi, je te l'ai déjà dit: il faudra que je sois dans une furieuse extrémité,
quand je me jetterai dans un tel abyme; mais j'ai tout combiné, et
malheureusement nul autre moyen que celui-là ne peut nous sortir de cet
infâme pays: nos projets, tu le sais, sont d'aller à Madrid; là je te l'avais
promis, et t'en renouvelle le serment; si ma mère et le duc de Médina-Celi
vivent encore, je te donnerai tout ce qu'il faudra pour passer en France;
mais il faut y arriver. Calculons un instant tous les moyens qui s'offrent à
nous pour y parvenir; ou il faut, en nous prostituant, gagner ici de quoi
nous y conduire, ou il faut demander l'aumône en chemin,--ou il faut voler;
lequel trouves-tu le plus honnête des trois? . . . Tu proposes de travailler?
où nous mèneront six _vingtains_ par jour [13], que nous gagnerons peut-être
en passant chacune douze heures à l'ouvrage. . . . Pendant ce tems-là nous
écrirons, dis-tu? Faible ressource, ma chère; on obtient quelquefois en
sollicitant soi-même, presque jamais en écrivant. Combien de gens d'ailleurs
ont pour maxime, qu'il ne faut jamais répondre à ceux qui sont dans
l'infortune. Si donc ces lettres ne rapportent rien, il faudra se résoudre à
végéter ici dans quelque grenier, sans jamais pouvoir approcher du but où
nous devons tendre. Cessons donc d'envisager tout ce qui ne nous y mène pas,
pour nous occuper seulement de ce qui y conduit, à quelque prix que ce puisse
être, et quelque sacrifice qu'il nous en puisse coûter.

Ah! comment crois-tu, répondis-je à ce discours, que je puisse jamais
accepter aucun des trois moyens que tu proposes, de tous encore pourtant,
celui de demander l'aumône me paraîtrait le moins affreux. --Ma chère amie,
reprit Clémentine, nous n'éviterions pas, dans ce malheureux parti, ce qui
paraît t'effrayer autant, crois que dans ce siècle d'horreur et de
dépravation, les hommes ne font pas l'aumône à des filles comme nous, sans
exiger l'intérêt de leur argent; il n'y a point de charité gratuite, ma
chère; ou l'orgueil, ou l'intempérance, voilà les seuls motifs qui la
réveillent; celui qui fait l'aumône veut, ou qu'on le sache, ou qu'il en
puisse recueillir quelque fruit. On est revenu de l'idée de gagner le ciel
par ces sortes de bonnes œuvres. On a démêlé l'intérêt puissant de ceux qui
nous prêchaient cette doctrine. On s'est douté qu'une religion, d'abord
adoptée par des pauvres, devait faire une vertu de l'aumône, --qu'une
religion persécutée, devait crier à la bienfaisance, et qu'il fallait
répandre un peu d'or sur les autels d'un dieu né dans la boue. La philosophie
n'a perfectionné l'esprit de l'homme qu'en endurcissant son cœur. . . . Elle
lui a appris que pour épurer les lumières de l'un, il fallait se défier de
l'organe trompeur de l'autre, et qu'on n'arrivait point à la découverte du
_vrai_, sans renoncer à la chimère du _bien_. Et pour combien de gens
dépravés d'ailleurs, ce malheureux état ne devient-il pas un attrait de plus!
saisis un instant avec moi le fil qui conduit dans les impénétrables détours
du cœur d'un libertin, ne sais-tu donc pas qu'il veut maîtriser l'objet
offert à ses passions; que c'est par la force et par la violence que jouit
celui dont l'ame énervée par la débauche a perdu sa délicatesse; l'égalité
lui refusant les plaisirs despotiques dont il alimente sa luxure, il ne les
trouve plus comme il les lui faut, que chez la victime que la misère assoupit
à sa brutalité; ainsi devenues plus à plaindre, sans échapper à un seul
écueil, nous aurions, avec l'ignominie de nos mœurs, tous les dangers de
l'infortune, nous allumerions la concupiscence des hommes, sans fléchir leur
humanité; nous serions la cause de beaucoup de crimes, sans jouir du fruit
d'aucune vertu.

J'allais répliquer, quand le dîner qu'on apportait, interrompit notre
conversation. . . . Il est mince, nous dit le garçon de l'auberge, mais
madame m'a chargé de vous dire qu'elle avait mieux aimé vous envoyer peu, et
vous nourrir plus long-tems, afin de vous mettre à même de finir vos
affaires; elle vous servira trois jours sur l'effet que vous avez mis dans
ses mains, en vous réduisant à ce que vous voyez. Nous sommes contentes,
répondit Clémentine; . . . Fermez la porte, et laissez-nous. Allons, me dit
ma compagne, en m'invitant de venir partager un mauvais morceau de bouilli et
quelques figues, viens recevoir de la main de la nation portugaise, le prix
des soins que nous lui avons rendus; viens apprendre à servir les rois. . . .
Hélas! répondis-je, celui dans les états duquel nous sommes, ignore ce que
nous avons fait pour lui; croyons-le assez généreux pour ne pas le laisser
sans récompense, s'il en était instruit. Lui de la reconnaissance! une telle
vertu dans l'ame d'un roi! ah, n'y compte pas; la nature, en pétrissant l'ame
de tous ces scélérats, avec des vices, y plaça l'ingratitude pour enseigne,
afin que les hommes s'y trompassent moins.

À peine eumes-nous dîner, que le valet parut, en nous demandant la permission
d'introduire un commissionnaire chargé d'une lettre importante pour nous.
Qu'il entre, répondis-je, ne négligeons rien dans notre situation; les plus
petites lueurs peuvent amener au grand jour. . . . Un laquais, sans livrée,
paraît, et ayant posé une lettre sur la table, il décampe sans qu'il soit
possible de le retenir, et sans proférer une parole. J'ouvre la lettre: voici
ce que j'y trouve.

«Le duc de Cortéreal a eu des nouvelles de la perte que vous venez de faire;
il peut vous donner des indications sûres, relativement à vos effets volés.
Le même homme qui vous remet ce billet, viendra vous prendre, avec une
voiture, dès qu'il sera nuit: on vous conduira hors du faubourg de Bèlem,
dans une maison de plaisance, située à quelques milles de-là, appartenant au
Seigneur qui paraît s'intéresser à vous; une fois que vous y serez, l'une et
l'autre, pour prix d'une obéissance sans bornes à ce qui vous sera proposé,
vous retrouverez vos malles et un tiers de plus que leur valeur.»

Notre premier mouvement à toutes deux, fut une surprise muette qui nous tint
les yeux fixés l'une sur l'autre, la bouche ouverte, et la respiration
arrêtée. Clémentine, toujours plus vive que moi dans le malheur, rappela
aussi-tôt le garçon de l'auberge: quel est, lui-dit-elle, l'homme qui vient
d'apporter cette lettre; _le valet_, en vérité, je ne le connais pas; c'est
la première fois qu'il met les pieds dans cette maison. _Léonore_, il se dit
au duc de Cortéreal, connaissez-vous ce duc? _Le valet_, assurément; c'est un
des plus riches seigneurs de Lisbonne. _Clémentine_, fort libertin? _Le
valet_, il aime les femmes, il les paye bien. _Clémentine_, quel âge a-t-il?
_le valet_, cinquante ans. _Clémentine_, dites-nous, mon ami, . . . vous avez
l'air d'un brave garçon; instruisez-nous comment il est possible que ce duc
puisse avoir des nouvelles de nos malles? _Le valet_, il en a? _Léonore_,
oui: écoutez, dit le garçon (en fermant la porte, de crainte d'être entendu)
je m'en vais vous révéler une partie de ce mystère; mais, par _saint
Jacques_, ne me trahissez pas. _Léonore_, ne crains rien, sers-nous, et crois
qu'une bonne action n'est jamais sans récompense. Le valet, ne doutez point
que ces malles ne soient effectivement chez ce seigneur; mais vous ne les
aurez jamais, si vous ne satisfaites ses désirs, et ceux de ses amis: il en a
trois liés avec lui depuis trente ans, et tous trois à-peu-près du même âge:
ils partagent les fruits de leurs plaisirs et les goûtent ensemble. Leurs
richesses sont prodigieuses, et ils en consument les deux tiers en femmes. Il
n'y a sorte de ruses qu'ils n'inventent, eux ou leurs agens, pour prendre les
oiseaux dans leurs filets. Argent, mauvais tour, séduction, procès, prison,
rapt, vol, et peut-être pis. Rien ne leur coûte enfin; et comme l'un d'entre
eux est directeur-général des domaines, un de leurs moyens favoris est
d'envoyer aux salles où les équipages se fouillent, des fripons à leurs
gages, qui observent les voyageurs de terre ou de mer, et qui leur font ce
qu'on vous a fait, quand il se trouve parmi du gibier de leur goût. Si vous
allez trouver ces seigneurs, vous aurez vos effets, sans doute; si vous n'y
allez pas, et que profitant du billet, vous cherchiez à vous plaindre, ils
nieront que l'écrit vienne d'eux: ils diront que vos malles étaient pleines
de contrebande, que c'est en raison de cela qu'ils les ont fait saisir; si
vous persistez, leur crédit est immense; ils vous feront, sous quelques
prétextes imaginaires, renfermer dans la maison des filles de débauche, où
ils abuseront tout de même de vous, et vous ne sortirez jamais de leurs
mains. --Laisse-nous, mon ami, dit Clémentine, mille sincères graces de tes
éclaircissemens; crois qu'aussi-tôt que nous en serons en état, tu en
recevras de nous le salaire. --Eh bien, me dit Clémentine, dès que nous fumes
seules, as-tu vu, depuis que tu existes, le crime sous de plus odieuses
couleurs. Les femmes ont-elles raison de tromper les hommes, lorsque ceux-ci
dressent journellement de pareilles embûches à leur innocence! Mais ce n'est
pas le tems de dissérter, continua-t-elle; il faut agir, que décides-tu? --De
fuir Lisbonne. --Quoi, dans l'indigne état où nous voilà réduites?
--Qu'importe l'état, si la vertu nous reste. --être les dupes de ces
scélérats? --Nous ne devenons telles qu'en leur cédant; eux seuls le sont, si
nous ne tombons pas dans leurs pièges. --Non, il faut être plus courageuses
que tu ne le dis là; il faut y aller; il faut ravoir nos malles, les écraser
de nos reproches, les pétrifier par notre résistance. --Le vice consommé rit
de la vertu; elle cesse de lui en imposer. Nous braverons des périls
certains, sans avoir la gloire de les vaincre. --Qui les craint n'a point de
courage;--qui les affronte a trop d'orgueil --Confions le projet à l'hôtesse;
proposons-lui de nous accompagner:--essayons le, mais elle refusera. --Nous
priâmes madame Boulnois de monter, . . . elle vint; . . . nous lui montrâmes
la lettre que nous venions de recevoir; et sans compromettre les aveux du
valet, nous lui demandâmes ce qu'elle pensait de l'aventure, et ce qu'elle
ferait à notre place? J'irais, nous répondit-elle effrontément, sans nous
cacher ce qui pouvait s'ensuivre; au fait, examinez votre position; est-ce
donc un si grand malheur dans le cas où vous vous trouvez? De ce moment nous
ne doutâmes plus que cette femme ne fût gagnée, et je penchais à la
congédier, lorsque Clémentine, plus hardie, osa lui dire avec hauteur, qu'un
tel conseil la surprenait, et qu'elle voyait bien qu'elle s'était
furieusement trompée, quand elle avait cru qu'une femme honnête était en
sûreté dans son logis. Notre intention était bien différente madame,
continua-t-elle, nous voulions aller chez le duc réclamer le vol qu'il a
l'infamie de nous faire, et vous prier de nous servir de sauve-garde:--moi,
que j'aille dans une telle maison? . . . --et vous nous conseillez d'y
aller? . . . --C'est votre métier, et ce n'est pas le mien, poursuivit cette
femme en se retirant; au reste, faites ce que vous voudrez; mais songez
seulement que dans vingt-quatre heures je ne peux plus vous garder chez moi.

Ô juste ciel! tout l'enfer est conjuré contre nous, dit Clémentine, dès que
nous fumes seules; tes maudits préjugés de vertu vont nous perdre. . . .
Reste, poursuivit-elle, en se levant furieuse et gagnant la porte, je veux
aller affronter les chimériques dangers de cette aventure. . . . Non,
m'écriai-je, en la saisissant dans mes bras. . . . Non, je ne mangerai pas le
pain de la prostitution; je ne vivrai pas du fruit de ton deshonneur. . . .
Et que deviendrais-je moi-même dans cet affreux logis; l'inquiétude de ce qui
t'arriverait, la crainte des mêmes malheurs où je me trouverais peut-être en
proie. . . . Tout tiendrait, pendant cette fatale absence, mon esprit dans
une telle agitation, que tu me trouverais morte au retour. --Eh bien donc, du
courage; allons-y toutes deux, et ne craignons rien; prenons ces armes,
continua-t-elle, en se saisissant d'un des couteaux de la table, et me
donnant l'autre, et ne ménageons pas ceux qui seront assez lâches pour nous
sacrifier à leurs indignes passions. . . . --Allons, dis-je, en me levant,
j'accepte le parti.

Je le voyais comme le meilleur; en y allant, nous pouvions échapper au crime,
et recouvrer notre bien; en n'y allant pas, nous tombions dans une misère
certaine, dont le crime seul pouvait nous sortir. Nous convinmes donc de nos
faits; nous disposâmes nos démarches; nous étudiâmes nos discours, et nous
attendîmes l'heure fatale qui allait décider de notre sort. . . . Elle frappa
cette heure cruelle, le laquais parut. . . . On vint savoir si nous étions
décidées;--Oui, dis-je, nous le sommes. . . . La voiture est-elle là? --Elle
attend au détour de la rue, nous la gagnerons à pied, si vous le voulez
bien;--soit, et nous avançâmes. . . . C'était un vis-à-vis, nous y montons;
le laquais s'élance derrière; le cocher touche et nous volons.

Il est difficile de vous peindre l'état dans lequel je me trouvais; la
circulation de mon sang était entièrement suspendue; je n'existais plus que
par les palpitations réitérées de mon cœur. Un peu moins d'agitation . . . je
succombais; Clémentine, ou plus courageuse ou plus décidée, n'était que
silencieuse et sombre, elle me serrait quelquefois la main et ne disait mot.
Le trajet était long et nous avait été mal peint, au sortir de Lisbonne que
nous quittions pour la dernière fois de notre vie, nous suivîmes les bords du
Tage, environ deux lieues, ensuite nous coupâmes tout court à gauche, du côté
de _Leivia_, puis quittant subitement la grande route, nous enfilâmes au
milieu d'un bois, une allée touffue, qui nous conduisit enfin à la porte-
cochère d'une maison très-isolée, mais d'une assez belle apparence; la
voiture entra dans la cour, et les portes se refermèrent aussitôt. Le laquais
descendit, ouvrit la portière, et marchant dans l'obscurité, il nous
introduisit dans une seconde anti-chambre, où sans que nous vissions encore
aucunes lumières, il nous pria d'attendre un instant.

Là, je posai la main sur le cœur de ma compagne, il battait aussi fort que le
mien. . . . Courage lui dis-je, à mon tour, c'est toi qui m'exhortais tantôt,
souffre que ce soit moi maintenant, je me trouve en disposition de tout
entreprendre, le ciel remplit mon ame de cette force qu'il prête toujours à
la vertu; quand il s'agit d'écraser le vice. . . . Nous observions, il nous
paru qu'il y avait fort peu de monde dans le logis, les précautions que prend
le crime en voulant s'envelopper avec trop de soin, tournent quelquefois
contre lui-même; une vieille duègne parut enfin, elle s'éclairait d'une
bougie. . . . Mes beaux enfans nous dit-elle, ayez la bonté de vous soumettre
à l'usage établi dans cette maison; aucune femme ne peut entrer vêtue dans
les appartemens où vous attendent les seigneurs respectables, auxquels vous
allez avoir à faire. . . . Je m'en vais vous aider si vous le trouvez bon; et
en même-temps elle ôtait déjà les épingles du juste de Clémentine, mais
celle-ci l'arrêtant avec douceur, ma chère dame lui dit-elle, nous repugnons
ma compagne et moi, à cette avilissante cérémonie, nous n'en serons pas moins
soumises à ce que pourront exiger de nous vos maîtres; mais daignez leur
aller dire que nous les supplions instamment de nous exempter de cette règle;
la duègne partit et nous relaissa dans les ténèbres. Il n'y a plus à douter
dis-je à Clémentine, en vérité ma chère, il est imprudent d'aller plus loin.
--Attendons la réponse. --La vieille reparut, elle nous assura que notre
difficulté était ridicule. . . . Qu'un peu plutôt ou qu'un peu plus tard, dès
qu'il fallait que cela fût, il ne lui semblait pas raisonnable de se faire
prier. Au moins tout ceci, continua-t-elle, en désignant les vêtemens de la
ceinture en bas, et pour cette soumission de votre part, peut-être vous fera-
t-on grace du reste. . . . Pas la moindre chose, madame, dit Clémentine, nous
vous en supplions, nous accepterons tout là dedans. . . . Il le faudra dit la
vieille, on saura bien une fois entrées, vous faire faire tout ce qui
convient. Suivez-moi donc, puisque vous êtes entêtées comme des mules de
Galice. . . . et nous avançâmes; il fallait traverser encore trois pièces,
que nous trouvâmes dans les ténèbres comme celles qui les précédaient; un
sallon très-éclairé, s'ouvre au bout, la vieille entre la première, nous la
suivons. Quatre hommes de cinquante à cinquante-cinq ans, vêtus de robes de
taffetas flottante, qui les laissaient à moitié nuds, se promenaient avec
agitation tous ensemble, lorsque la porte s'ouvrit, et en même-temps que nous
les aperçûmes, nos malles toutes trois posées sur une table en face de nous,
frappèrent également nos regards; à quoi bon ces difficultés, dit l'un des
personnages, en s'adressant à nous, pendant que les trois autres également
arrêtés, nous considéraient avec attention. Ne semble-t-il pas, poursuivit le
premier orateur, que ce soit une chose bien mystérieuse, de voir deux p . . .
toutes nues. . . . Avez-vous cru venir ici pour nous faire la loi? . . . Eh
non, dit un autre, c'est que ces pucelles ont peur de s'enrhumer. . . . pas
un mot, dit le troisième; c'est qu'elles veulent nous faire admirer la
magnificence de leur parure . . . _dona Rufina_, dit en s'adressant à la
vieille, celui qui n'avait pas encore parlé, saisissez une de ces vestales,
et qu'en trois secondes, elle n'ait pas un fichu sur le corps. . . . La
vieille s'avance. . . . arrêtez madame, lui dis-je avec tant de fierté,
qu'elle en est émue. . . . arrêtez, ce n'est point pour cela que nous venons,
puis-je savoir messieurs, dis-je, en m'adressant au cercle, lequel de vous
est le duc de Cortéreal? . . . que veut-elle dire, dit le premier qui avait
parlé . . . et où va-t-elle chercher ici le duc de Cortéreal? --Quoi ce n'est
point chez lui? . . . Les innocentes dit le second . . . Comme on les a
trompées. . . . Apprenez que vous êtes ici chez le premier Corregidor de
Lisbonne. Le voilà continua-t-il, en montrant le plus âgé des quatre, il se
réunit ici avec trois de ses amis, gens de justice ainsi que lui, à dessein
de s'amuser des petites imbéciles qui, comme vous, nous tombent par fois sous
la main; mais cependant voilà nos malles dit Clémentine, est-il possible que
ceux qui sont faits pour maintenir l'ordre aient pu le troubler à ce
point. . . . _Dom Carles_, dit celui qu'on nous avait désigné pour être le
Corregidor, j'espère que c'est ici où nous allons apprendre les lois, et
voilà une bachelière de Salamanque, qui va nous instruire de notre
devoir . . . Patience, patience, reprit dom Carles, nous allons bientôt, à
leur tour, les envoyer à notre école. Monsieur, dis-je au chef, [pour couper
court à ces mauvais propos] . . . voilà nos effets. . . . ils ont été volés,
nous vous les redemandons. Vous les aurez, dit le Corregidor, mais vous devez
comprendre qu'il y a quelques cérémonies préalables à remplir avant. Eut ce
été la peine de les prendre, si nous ne voulions pas vous les faire gagner?
Gagner ce qui nous appartient. . . . Et c'est un magistrat qui ose nous
parler ainsi, dis-je avec hauteur? devez-vous mettre des conditions quand il
s'agit de rendre ce qui est à nous? . . . Cette logique n'est pas la nôtre,
dit l'un de ces insignes fripons, le plus fort est toujours le maitre des
lois, . . . un coup-d'œil sur votre misère . . . sur l'abandon dans lequel
vous êtes, . . . sur les gens à qui vous parlez, et dites-nous s'il vous
convient de résister quand on veut bien vous secourir? --Ce n'est pas nous
secourir que de nous remettre ce qui est à nous, et c'est nous insulter
cruellement que d'oser nous le ravir. --Dom Carles, vous aviez raison, dit le
Corregidor, je devais faire traîner hier ces créatures dans un cachot, elles
seraient plus souples aujourd'hui; dona Rufina, si vous me faites dire encore
une fois de faire votre devoir, je vous fais mettre demain dans une maison de
votre connaissance, dont vous ne verrez le soleil de vos jours. À ces mots,
l'insolente courtière me saisit par le colet de ma robe, et m'entraine vers
un canapé, mais me pliant légèrement sous elle. . . . je lui échappe, et
mettant aussitôt à la main l'arme dont j'étais munie. . . . Malheureuse
m'écriai-je, si tu fais un pas vers moi, tu es morte; à l'instant les quatre
amis se jettent sur Clémentine et moi, mais cette valeureuse compagne qui
s'était armée en même-temps, en culbute un à ses pieds de la main qui ne
tient pas le fer, et portant la pointe du couteau sur le sein de l'autre,
pendant que j'agis de même sur ceux qui se trouvent le plus à ma portée,
insignes fripons s'écrie-t-elle en s'élançant vers la porte: _voilà comme
l'innocence et la vertu savent triompher de la scélératesse!_ Elle sort; je
me précipite sur ses traces, et traversant comme la foudre les appartemens où

[Illustration: _Voila comme l'innocence et la vertu savent triompher de la
scéleratesse!_]

nous avions passé, nous nous jettons toutes deux dans la cour, sans qu'aucuns
de ces hommes lâches et affaiblis par le vice, ait, ou le courage de nous y
suivre, ou la force de nous y atteindre. Ouvre cette porte, dit
impérieusement Clémentine, au valet qui nous avait amené, cesse de nous
retenir, ou c'est fait de ta vie, le coquin effrayé de deux fers à la fois,
obéit. . . . Nous échappons, et sans nous arrêter ni regarder derrière nous,
malgré l'épaisseur extrême de la nuit, nous sortons du bois et gagnons la
plaine en courant.

Eh bien! dit Clémentine, en se jettant d'épuisement et de lassitude, contre
une mazure qui se trouvait là, tu le vois ma chère, nous voilà échappées,
sans avoir versé une goutte de sang . . . sans avoir perdu cette fleur de
sagesse si précieuse, et à laquelle tu attaches tant de prix. . . . Oh! qu'il
en coûte pour faire le bien, en vérité le vice ne donne pas autant de peine.
Mais si nous avions égorgé quelqu'uns de ces malheureux, crois tu que tes
beaux projets de chasteté ne nous auraient pas coûté des remords! Il peut
donc en être dans le sein même de la vertu, et la meilleure de toutes les
actions peut donc cesser d'être désirable, si le crime l'entoure ou peut en
résulter.

Oh! dieu m'écriai-je également essouflée et rendue, d'un côté quelle infâme
prostitution! et quelle impudence de l'autre. --Au moins nous ne doutons plus
reprit Clémentine, nous savons où sont nos effets. --Juste ciel! il y a donc
des pays dans le monde, où l'abus des choses les plus respectables est tel,
que le premier infracteur de la loi, est celui qui doit la venger. --Rien de
plus simple, c'est l'impunité qui encourage, élevés l'homme, vous lui faites
naître l'envie de mal faire, par l'espoir qu'il conçoit aussitôt de le
pouvoir sans risque. --Il ne faudrait donc qu'aucun homme n'eût de
supériorité sur un autre? --Il faudrait qu'il n'en eût jamais qu'un instant,
et que la crainte d'être traité dans l'état faible, comme il traitait les
autres quand il dominait, servit de toujours de frein à ses passions [14];
quoi qu'il en soit, qu'allons-nous devenir? notre ruine est plus sûre que
jamais, quel asyle s'ouvre à notre misère, et quelles ressources nous reste-
t-il? --Si tu m'en crois, nous ne retournerons pas à Lisbonne. --Je le veux
dis-je, gagnons Madrid comme nous pourrons, peut-être ne trouverons-nous
point par-tout des ames flétries comme en Portugal. . . . Peut-être que . . .
ô grand dieu! grand dieu, s'écrie Clémentine, en se levant et fuyant avec
effroi, je me suis assise auprès d'un homme mort. . . . Non pas mort, dit en
se levant aussi, un grand drôle bien découplé, mon bel ange continua-t-il, en
retenant ma compagne par le bras, vous n'étiez pas auprès d'un homme mort,
mais d'un homme endormi, et d'un cavalier bien tourné, qui ne prétend vous
faire aucun mal; et qui êtes-vous, dit Clémentine, toujours tenue? Qui je
suis, reprit notre aventurier, un personnage à coup sûr très-énigmatique pour
vous, quand je vous l'aurai dit, vous n'en serez pas plus avancée; mais
encore dis-je en m'approchant moi-même, rassurée par l'air et le ton de cet
homme. --Mes bonnes amies dit notre inconnu, _je suis l'ennemi de Dieu, le
serviteur du diable, et l'ami du bien d'autrui_. Par _Saint-Christophe_, je
ne vous entends pas dit Clémentine, tout a fait rassurée, expliquez-vous
mieux mon fils, si vous voulez que je vous comprenne. . . . Doucement dit
l'inconnu, commencez par me dire qui vous êtes vous-mêmes, nous avons pour
coutume dans notre métier, de ne jamais nous confier au renard, ainsi parlez
avant que je ne réponde. Plus nous examinions ce burlesque personnage, plus
il nous étonnait; autant que nous pûmes le distinguer au faible crépuscule
d'une lune qui se levait, il nous parut vêtu d'un pourpoint vert, et d'un
manteau jaune, la bouche ornée de deux moustaches énormes et le chef couvert
d'un chapeau garni de plumes à cinq pieds de hauteur, Clémentine le prenant
pour un charlatan, dont il n'y avait absolument rien à craindre, lui raconta
notre aventure avec ingénuité, et ne lui cacha point l'embarras dans lequel
nous étions. --Ah! ah! pucelles, s'écria notre homme, c'est-à-dire, que vous
avez le ventre vuide, à force de vertu. . . . Venez . . . venez, suivez-moi,
vous avez trouvé des scélérats chez ceux qui vous devaient l'hospitalité. De
l'hypocrisie et de la débauche, du libertinage et de l'infamie, parmi les
chefs de la justice, et par-tout des cœurs de rochers. . . . Venez vous dis-
je, c'est au milieu d'une troupe de bohémiens que vous allez rencontrer des
amis. . . . Et toutes deux confondues, nous suivions notre homme en silence.
Il tourne la mazure contre laquelle nous nous étions reposées, frappe à la
porte de l'autre côté, on ouvre, nous entrons, et nous voyons une douzaine de
personnes autour d'un feu, dont quelques unes causaient bas, pendant que les
autres dormaient. Camarades dit notre conducteur, voilà deux pauvres filles
égarées qui ne savent où reposer leurs têtes; quand le riche abandonne le
pauvre, ou que la justice immole l'innocence, c'est à nous à venger les
droits de la société; notre premier devoir est de les rétablir. . . . Allons
la nappe. Ici nos larmes coulèrent malgré nous, ô Clémentine m'écriai-je,
voilà donc quels sont les hommes! . . . Nous ne trouvons que vice et
qu'horreur, au centre de leurs associations policées, et toutes les vertus
nous attendent chez ceux que l'opinion flétrit.

Pendant ce temps, ceux qui dormaient s'éveillèrent, et le couvert se mit. Les
femmes de ces Bohémiens étaient au nombre de six, parmi lesquelles il y en
avait quatre très-jolies, elles nous environnaient, elles nous caressaient,
elles nous louaient, elles nous plaignaient, elles nous priaient de nous
asseoir près d'elles, et que quoi qu'elles eussent soupées, elles se
remettraient une seconde fois à table pour nous engager à gouter de leurs
mêts.

On servit un chapon rôti, deux gros pâtés, un jambon et deux débris de poules
réchauffées dans du riz, on nous entoura de bouteilles d'excellens vins de
Madère, on nous exhorta à chasser toute mélancolie, et les hommes se jurèrent
entre eux devant nous, qu'ils périraient plutôt que de nous abandonner. . . .
Nos larmes continuaient de couler, l'attendrissement dans lequel nous étions,
nous ôtait presque la faculté de profiter des politesses de ces bonnes gens
et nous ne cessions de nous écrier l'une et l'autre, opinion, . . . fatale
opinion, combien tu nous trompes de fois dans la vie, et combien le monde est
injuste!

Quand nous eûmes un peu réparé nos forces, ces douces et charmantes filles
nous demandèrent avec instance de vouloir bien leur faire l'amitié de
raconter nos histoires, et nous les satisfîmes à l'instant, pendant qu'ils
formèrent tous un cercle autour de nous, en nous écoutant avec le plus vif
intérêt [15].

Il est temps de vous reposer, dit celui qui nous avait introduit; _Dona
Cortillia_, continua-t-il, en s'adressant à la plus âgée de ces femmes,
prenez ces demoiselles avec vous, et mettez-les le plus à l'aise que vous
pourrez. Demain il fera jour, elles disposeront de leur sort suivant leur
volonté, quand elles nous auront fait l'honneur de boire encore quelques
flacons de vin avec nous.

Dona Cortillia nous conduisit dans le coin de la cabane qui lui était
destiné, arrangea elle-même des feuilles pour nous faire reposer plus
mollement, plaça des hardes sous nos têtes, pour nous préserver de
l'humidité, et nous dit en nous embrassant, je voudrais avoir le palais du
roi d'Espagne, je vous l'offrirais de bien meilleur cœur.

Nous nous endormîmes profondément, il y avait long-temps que nous n'avions
passé une nuit plus calme, nous avions toujours tremblé, tant que le sort
nous avait placé parmi ce qu'on appelle les _honnêtes gens_; nous étions en
paix avec des _Bohémiens_.

Dès qu'il fut jour, notre charmante hôtesse et ses compagnes ayant allumé du
feu, elles firent chauffer du vin et des bouillons, nous en présentèrent, en
nous demandant si nous avions bien pu reposer tranquillement parmi eux, nous
répondîmes à leurs caresses, nous les remerciâmes de leur honnêteté, et le
chef qui revenait de patrouilles, s'étant fait donner en rentrant une rotie
au sucre, nous demanda ce qu'il pourrait faire maintenant pour notre service;
permettez, dit Clémentine, qu'avant de vous répondre, je consulte un instant
mon amie, et aussitôt, pour nous laisser plus libres, ils se mirent tous à
l'écart.

Doutes-tu un instant, me dit Clémentine, que le ciel, aux inspirations duquel
tu ajoutes tant de foi, nous ait fait tomber ici, dans d'autres vues que
celle d'y trouver de l'adoucissement à nos maux, et après toutes les
honnêtetés de ces bonnes gens, consentirais-tu à les quitter? --Quelque
répugnance que j'éprouve à me trouver en telle compagnie, répondis-je, il est
certain que s'ils vont à Madrid, le plus court est pour nous de les suivre,
mais s'ils s'en détournent, . . . je l'avoue, . . . je ne les accompagnerais
qu'avec peine; j'aspire autant que toi, sans doute, à revoir Madrid, reprit
Clémentine, je me flatte d'y retrouver ma mère et des connaissances, je jouis
de l'idée de t'y être utile. Ainsi nos intentions étant à toutes deux les
mêmes, il faut demander à ces gens-ci, ce qu'ils deviennent, et nous régler
d'après cela.

Nous les rabordâmes; êtres sensibles et hospitaliers, leur dis-je, vous qui
avez daigné accueillir notre misère, vous chez qui, nous avons gracieusement
trouvé ce que la société injuste qui vous condamne, nous refusait aussi
cruellement, nous pardonnerez-vous de vous demander de quel côté vous allez
tourner vos pas?

Vers l'Espagne, me répondit le chef, nous n'avons plus de sûreté en Portugal,
il nous faut changer de royaume. Eh bien! dis-je alors, serait-ce abuser de
vos bontés que de vous prier de nous protéger jusqu'à Madrid, où nous
espérons de trouver des secours. Jeune fille, me répondit le chef, comme nous
ne voulons contraindre ni vos mœurs, ni vos préjugés, nous devons vous
prévenir de nos usages, avant de vous accorder ce que vous désirez de nous.
Nous ne faisons ce que vous sollicitez, pour qui que ce soit, si la personne
qui le demande n'accepte d'être reçue parmi nous, de faire le même métier que
nous, de vivre sous notre religion et nos lois, et de suivre, en un mot,
toutes nos coutumes; à ces conditions, nous vous conduirons à Madrid; mais en
nous quittant là, si c'est toujours votre intention, nous vous prévenons que
si vous agissez contre nous, vous n'y serez pas en sûreté, eussiez-vous toute
la ville en votre faveur; si vous nous quittez, au contraire, sans jamais
parler de nous, sans jamais chercher à nous nuire, en tel endroit du monde
que vous trouviez de nos bandes, vous en recevrez secours et assistance. Dans
le cas où le parti que nous vous proposons ne vous convienne pas, nous allons
vous composer une portugaise entre nous tous, et vous irez où bon vous
semblera. Clémentine prenant aussi tôt la parole, toutes nos réflexions sont
faites, dit-elle, nous ne vous quitterons qu'à Madrid, et nous sommes prêtes
à entrer dans votre troupe, quand vous voudrez nous y recevoir. . . . Je ne
contredis point ma compagne, mes gestes prouvèrent, au contraire, que
j'approuvais ce qu'elle disait; je ne sais, mais j'étais rassurée, ces
Bohémiens ne m'effrayaient nullement, il y a une sorte de conscience parmi
les scélérats, qui vaut quelquefois mieux que celle de l'honnête homme, le
premier n'ayant que peu de lois, respecte bien celles qu'il s'impose, l'autre
en a trop pour les révérer toutes, et le relâchement qu'il se permet, ébranle
à-la-fois tous ses freins. . . . Cher et brave compagnon, dis-je au chef, une
seule chose m'inquiète, entre-t-il dans vos principes et dans vos usages de
répandre le sang humain? Si cela est, ni elle, ni moi, ne nous associerons
jamais avec vous; par Lucifer, dit le chef, un peu courroucé, apprenez,
_filles de Dieu_, que nous ne détruisons jamais l'ouvrage de la nature, nous
laissons aux prêtres, aux gens de loi et aux souverains, toute l'atrocité de
ce crime; une partie de notre haine pour eux, vient du sang-froid avec lequel
ils se livrent journellement à ces horreurs; nous vous permettons de verser
notre propre sang, la première fois que vous nous en verrez répandre d'autre
que celui des animaux qui nous sustentent. Eh bien! dis-je, touchez-là, brave
ami, nous sommes à vous, regardez-nous comme vos sœurs, et recevez-nous quand
vous voudrez, nous sommes prêtes à tout, aux deux seules conditions, de
conserver notre honneur intacte, et de ne jamais souiller nos mains de sang.
--Accordé, s'écria la troupe entière. --Un moment, dit le chef, avez-vous
réfléchi qu'il faut faire abjuration? Nous adorons le _diable_, et nous ne
croyons pas en Dieu, nous servons l'un, nous injurions l'autre, il y a des
cérémonies très-fortes, dont nous ne vous exempterons pas. --Offensent-elles
la pudeur, m'écriai-je. --Elles n'absorbent que le préjugé, dit le chef,
elles n'attaquent et n'outragent que des chimères, et laissent en repos
toutes les vertus. . . . Nous ferons tout, nous ferons, dit Clémentine. . . .
Tu l'entends, je réponds pour toi, Léonore; je cesse d'être ton amie, si tu
me fais jurer en vain; ne refusons pas ce que la fortune nous envoie, de
crainte de heurter quelques méprisables dogmes qui ne nous ont pas nourries
quand nous avons eu la bêtise de les encenser. . . . Vas, dis-je à mon amie,
tu me détermines, pourquoi le crime emprunte-t-il les charmes de la
bienfaisance pour nous séduire et pour nous captiver. . . . Ô! vous société
que je délaisse, pourquoi ne m'avez-vous présenté que des fers quand je vous
servais par des vertus. Ce sont les épines que vous avez semées sur mes pas,
qui m'ont contrainte à me séparer de vous; votre ingratitude entr'ouvre
l'abîme où mon désespoir me précipite; et si j'offense les loix divines ou
humaines, c'est l'abandon de Dieu et la méchanceté des hommes qui m'ont
entraînée dans mes erreurs.

La troupe partit le lendemain au nombre de huit femmes et de six hommes.
Essayons de vous donner, maintenant, une légère idée des personnages les plus
remarquables de cette société: _dona Cortillia_, dont j'ai déjà parlé, était
la doyenne des femmes; elle paraissait âgée de quarante ans; elle était
belle, fraîche, les yeux extraordinairement vifs et assez bien faite, quoique
peu grande; _Castellina_ était la plus jolie des six, elle avait seize ans,
la taille leste et bien prise, une peau assez blanche pour résister au hâle
perpétuel où l'exposait son métier; de très-beaux yeux, cheveux châtains, les
yeux bruns et très-animés, l'air de l'intérêt et de l'innocence dans la
phisionomie, emblêmes sûrs de toutes les qualités de son cœur: elle était
fille de _Brigandos_, chef de la compagnie, et avait un frère dans la troupe
d'environ vingt ans, taillé comme Hercule, et la figure la plus agréable et
la plus animée: on l'appelait _Rompa-Testa_, c'était un de nos meilleurs et
de nos plus braves soldats, le même que nous avions trouvé endormi et qui
nous avait introduit dans la masure; une petite fille de treize ans, nommée
_Florentina_, brune, espiègle, spirituelle et vive, était après Castellina ce
que l'assemblée de ces dames offrait de plus joli; elle avait été enlevée à
quatre ans chez un curé, auprès de _Coïmbre_, qui ne l'élevait peut-être pas
pour un plus saint métier que celui qu'elle faisait, et elle étoit dressée
depuis cet âge aux exercices journaliers de la bande, qu'elle remplissait
avec autant de légèreté que d'intelligence; il ne lui fallait pas deux
secondes pour enlever un bijou de la poche du plus méfiant des hommes:
passait-elle dans un village il n'y avait pas de chien barbet qui pût saisir
une poule avec autant de vîtesse; la prendre, l'étouffer et l'accrocher, sous
ses cotillons, était pour elle l'affaire d'un clin d'œil, et elle jabottait
toujours si bien en agissant que le plaisir qu'on avait à l'entendre
empêchait qu'on ne vît ses actions: elle était à-la-fois l'élève et la
favorite de Cortillia. Le reste des hommes et des femmes, que je ne vous
peins point, était de vingt à trente ans, et tous possédaient à-peu-près
également de la taille, de la fraîcheur, de l'adresse et de la santé.

Jusqu'au grand jour nous marchâmes en troupe, ce fut alors que le chef
s'approchant de Léonore et de moi: nous allons suivre le cours du Tage
jusqu'aux portes de Madrid, nous dit-il, la route est un peu plus longue,
mais elle est moins fréquentée; on trouve chaque soir, ou de petits bois
toufus sur la rive, ou des îles au milieu du fleuve, qui nous fournissent des
retraites sûres; nous nous séparerons dès que le soleil va paraître, mais mon
fils sera toujours à vingt pas devant nous; vous n'aurez qu'à le suivre,
l'appeler quand vous voudrez vous reposer, lui faire signe quand vous voudrez
vous remettre en marche; il vous menera tout droit où nous devons coucher ce
soir: c'est une caverne, au fond d'un bois, presque baignée par la rivière,
et qui n'est connue que des bêtes fauves et de nous. Mes camarades et moi
quitterons la route à une lieue d'ici et nous arriverons au même gîte par des
chemins plus détournés: tel est l'endroit où nous vous recevrons; il
disparaît après ces mots. Tout se passa comme il avait été convenu; nous
fîmes environ six lieues, et nous nous retrouvâmes le soir dans la caverne
indiquée, où Brigandos ordonna tout pour notre réception; nous étions
prévenues d'une partie des cérémonies qui s'observaient en pareil cas.
Clémentine ennemie déclarée de tous les dogmes du christianisme, se faisait
une fête de l'occasion qui lui était présentée de les accabler du mépris que
son cœur nourrissait pour eux; je ne voyais pas tout-à-fait comme elle sur ce
qu'on allait exiger de nous; non que ma crédulité fût plus étendue: je vous
ai fait sur cela ma profession de foi; mais il me restait un fonds de préjugé
que je craignais de n'avoir pas la force de vaincre.

Ils tiennent à la pudeur infiniment plus qu'on ne croit dans notre sexe, ces
préjugés insurmontables. Le ridicule usage où sont les hommes de prononcer
sur les mœurs d'une femme, en raison de ses opinions religieuses, fait que
presque toutes celles qui sont sages, quoique philosophes, n'osent convenir
des progrès de leur esprit. Qu'y a-t-il donc de commun entre les mœurs et les
opinions? Eh quoi! il faut être taxée de libertine parce qu'on ne peut
admettre une infinité de fables qui choquent le bon sens? Ah! qu'on me
permette de le dire, la différence est bien plus grande entre le libertinage
et l'impiété, qu'entre ce même libertinage et la superstition; on se livre à
tout quand on est sûre d'être à l'abri du reproche, sous le manteau
sacerdotal; mais celle qui n'aime la vertu que pour la vertu même; qui ne la
sert que parce qu'elle enflamme son cœur; celle qui marche toujours à
découvert, et dont l'ame se lit sur les traits du visage, ne se précipitera
pas dans des erreurs qu'elle serait dans l'impossibilité de cacher.

M'objecterez-vous les flammes de l'enfer? qui sait les pallier comme la
dévote? à force de les adoucir, elle les brave, et ce frein est bientôt aussi
nul à ses yeux qu'à ceux de son adversaire; l'habitude de pouvoir pécher en
paix, entraîne en un mot l'une à tous les égaremens que ses passions lui
dictent; l'autre qui s'est accoutumée à ne jamais rien se permettre,
uniquement contenue par les lois de son cœur et par les principes de sa
raison, n'imagine point de les enfreindre.

Les cérémonies commencèrent; c'est ici où j'aurais grand besoin que vous me
dispensiez des détails. . . . On nous soumit d'abord à cette pratique en
usage au Japon, quand les Hollandais veulent pénétrer dans les villes. . . .
On ne s'en tint pas là. Un symbole plus respecté des catholiques, un gage
bien plus sacré de leur culte, nous fut également offert; et sur ce dernier
objet, dont le respect au fond n'est que local, on exigea bien plus que sur
l'autre. Tous deux bientôt nous furent représentés à-la-fois, et il fallut en
venir alors aux marques du mépris le plus outrageant et les mieux constatées;
à celles enfin, dont l'excès ne laisse plus de possibilité au retour. . . .
On n'imagine point avec quel flegme, . . . avec quelle hardiesse, . . . avec
quel dédain les femmes de notre troupe nous donnèrent l'exemple; . . . avec
quelle sécurité Clémentine l'imita. . . . Je tremblai d'abord, je l'avoue, on
se moqua de moi; . . . on me dit que des choses grossières ne pouvaient
envelopper l'être immatériel: . . . on me dit qu'un Dieu ne pouvait être ni
représenté dans une image, ni contenu dans un oubli, et que rien de ce qui
était matériel ne pouvait mériter d'hommage, sans que le culte n'en devînt
idolâtre. --Je m'enhardis, . . . j'exécutai, et n'en ai jamais eu de remords;
ce qui suivit m'inspira un peu plus d'effroi. Dans le premier cas on ne
faisait qu'agir, . . . il fallait parler dans l'autre. Vous comprenez qu'il
s'agissait de l'abjuration: les mots en étaient effrayans; le sens des
derniers était le vœu de son ame et de son corps à l'être infernal. Dès que
nous eûmes fini, on ouvrit une fosse au milieu de la caverne, et nous nous
prosternâmes tous autour, en répétant les paroles du chef, qui étaient une
formule d'adoration au diable. La prière finie, Brigandos nous demanda, 1°.
Si nous jurions d'être fidèles aux points de doctrine que nous venions
d'adopter? 2°. Si nous nous engagions à ne point révéler ce que nous ferions
ou ce que nous verrions faire? 3°. Si nous ne reviendrions jamais au culte
que nous venions d'abjurer? 4°. Si c'était du fond du cœur que nous
anéantissions toute idée de l'Être-Suprême, pour ne plus révérer que celle du
démon; 5°. Si nous étions bien décidées à nous approprier le bien d'autrui,
toutes les fois que nous en trouverions l'occasion? 6°. enfin, . . . et
voici, sans doute, ce qui m'étonna le plus:--si nous protestions de secourir
toujours le faible envers le fort, et d'adoucir la situation de tous les
infortunés que le hasard offrirait à nous; nous promîmes tout.

Un repas splendide suivit notre réception; il y régna une gaieté honnête,
. . . et pas le moindre mot, . . . pas le moindre geste qui pût nous donner
la plus légère inquiétude sur la décence où l'on s'était engagé envers nous.

Le lendemain nous décampâmes comme à l'ordinaire; la marche de ce jour fut
comme celle du précédent. Brigandos nous promit de nous mettre incessamment
au fait de la morale, des coutumes des mœurs et du fond de la religion des
Bohêmiens. Notre station, ce soir-là, était au milieu du fleuve même, dans
une petite isle inabordable, et toute remplie de bois. Là, pendant qu'on
préparait le souper, le chef voulant nous tenir parole sur les explications
qu'il nous avait promises, nous tint à-peu-près le discours suivant:

_Fin de la cinquième Partie._

[Footnote 1. Canal qui conduit de Padoue à Venise, et dont les rives sont
couvertes des campagnes superbes de la noblesse vénitienne.]

[Footnote 2. Il n'étouffe pas les sentimens de la nature, mais il entraîne à
l'égoïsme, les désirs du libertin, presque toujours en contradiction avec les
devoirs sociaux, et se trouvant dans son ame d'après les principes qu'il
s'est fait infiniment plus fort que ces devoirs, il les anéantit, mais il n'a
point étouffé la nature, il n'a fait que céder à l'égoïsme. Cet axiome
général ne va pourtant pas à ce cas-ci, où Fallieri ne fait ou n'écrit qu'une
noirceur gratuite.]

[Footnote 3. Ptolémée pensait que c'était de ce lac d'où sortait le Nil;
quelque foi que l'on doive ajouter au récit des voyages de Léonore, qui ne
paraissent pécher en aucune circonstance, il serait pourtant possible qu'elle
se trompe sur les Sources du Nil, dont aucuns détails réels ne nous sont
encore parvenus.]

[Footnote 4. On doit se rappeler ici la Mithologie de ces peuples, détaillée
par Sarmiento.]

[Footnote 5. La portugaise vaut 40 livres.]

[Footnote 6. La pistole courante est de 21 livres.]

[Footnote 7. Ce sont des gens de la Galice, qui font à Lisbonne le métier de
porte-faix, de ramoneurs, etc.]

[Footnote 8. Cette auberge et la précédente étaient, lorsqu'on écrivait, les
deux meilleures de Lisbonne.]

[Footnote 9. Le portrait n'est pas chimérique, peut-être d'autres polices que
celle de Lisbonne en ont-elles offert l'original. Voyez le mot Sartine, au
dictionnaire des grands coquins.]

[Footnote 10. La plus basse monnaie de Portugal, il en faut 6400 pour faire
42 liv. 12 s. 6 d.]

[Footnote 11. La demie portugaise vaut environ 20 liv.]

[Footnote 12. La cruzade vaut à-peu-près 3 liv.]

[Footnote 13. Environ quinze sols de France; c'est le quart de la cruzade
d'argent.]

[Footnote 14. Quelques lecteurs vont dire: --voilà une bonne contradiction.
On a écrit quelque part avant ceci, qu'il ne fallait pas changer souvent les
ministres de place: ici l'on dit tout le contraire. Mais ces vétilleux
lecteurs veulent-ils bien nous permettre de leur faire observer que ce
recueil épistolaire n'est point un traité de morale dont toutes les parties
doivent se correspondre et se lier; formé par différentes personnes, ce
recueil offre, dans chaque lettre, la façon de penser de celui qui écrit, ou
des personnes que voit cet écrivain, et dont il rend les idées: ainsi, au-
lieu de s'attacher à démêler des contradictions ou des redites, choses
inévitables dans une pareille collection. Il faut que le lecteur, plus sage,
s'amuse ou s'occupe des différens systêmes présentés pour ou contre, et qu'il
adopte ceux qui favorisent le mieux, ou ses idées, ou ses penchans.]

[Footnote 15. Autre vertu inconnue des gens du monde: qu'un infortuné raconte
ses malheurs, à peine lui accorde-t-on un instant d'attention; à peine un
seul cœur s'ouvre-t-il pour recueillir ses plaintes; il semble que l'homme
heureux s'irrite à la peinture du malheur des autres; l'assurer, lui prouver
qu'il peut devenir tel, est une espèce d'offense qu'on fait à son orgueil,
dont il se venge tout de suite par de la froideur ou de la distraction.]



ALINE ET VALCOUR,

_OU_

LE ROMAN

PHILOSOPHIQUE.

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TOME III.
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SIXIÈME PARTIE.



[Illustration: _Le ciel est-il juste quand il abandonne la vertu à de si
grands tourments? . . ._ ]



ALINE ET VALCOUR,

_OU_

LE ROMAN

PHILOSOPHIQUE.

_Écrit à la Bastille un an avant la Révolution
de France._

ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.

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À PARIS,
Chez la Veuve GIROUARD, Libraire
maison Égalité, Galerie de Bois, n°. 196.

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1795.


   Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
   Cum dare conantur priùs oras pocula circum
   Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
   Ut puerum ætas improvida ludificetur
   Labrorum tenus; interea perpotet amarum
   Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
   Sed potius tali tacta recreata valescat.

              Luc. Lib. 4.


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ALINE ET VALCOUR.

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SUITE DE LA LETTRE XXXVIIIe,

_Déterville à Valcour._

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SUITE

DE L'HISTOIRE DE LÉONORE.

Quand les Bulgares inondèrent l'Orient, tous ne s'établirent pas dans les
différentes provinces qu'ils trouvèrent à leur bienséance ou qu'ils
conquirent sur les empereurs de Constantinople; une grande partie préférant
la vie vagabonde à toute autre, remontant vers le Nord, se dispersa dans les
forêts des Gaules, inonda les rives du Rhin et du Veser, pendant qu'un autre
essaim descendant au Midi, peupla les bords du Tage, et s'étendit jusqu'aux
colonnes d'Hercule; presque tous étaient imbus des principes du manicheïsme,
ou ils les répandirent dans les provinces dans lesquelles ils se fixaient, ou
ils les portèrent dans leurs voyages. Tel est le peuple auquel nous devons
l'existence; et c'est sa religion _épurée_ que vous nous voyez suivre. Nous
croyons qu'il y a un être dans la nature qui dirige tout; mais cet être
quelconque que nous admettons pour souverain moteur, comme nous lui voyons
faire plus de mal que de bien, nous ne pouvons le regarder que comme un être
cruel et méchant; or, vous avez donné le nom de _diable_ à l'être que vous
considérez ainsi; nous en faisons autant pour nous accommoder à vos
principes. Dans le fond, cet être moteur admis par nous, est le même que le
vôtre. --Considéré sous d'autres rapports; vous le croyez bon, nous le
croyons méchant; vous avez la faiblesse de croire que tout est l'ouvrage d'un
dieu intelligent, plein de grandeur et de vertus, plus sage que vous sur cet
article, mais contraint comme vous à reconnaître un être actif pour créateur
de ce qui existe. Comme tout ce que nous voyons n'est que vice et
qu'imperfection, nous ne pouvons l'attribuer qu'à un être faux, traître et
féroce qu'il faut calmer par des prières, et auquel il ne faut jamais rendre
aucun acte de grace, parce que le bien qui nous arrive est notre ouvrage, et
qu'il n'y a que le mal qui soit le sien; ce n'est donc pas dieu que nous vous
avons fait abjurer, ce sont seulement les qualités d'un dieu bon,
parfaitement insupposables, et les superstitions catholiques, trop opposées à
la raison pour pouvoir être un instant reçues. Tout ce que vous avez fait
hier ne porte que sur cela; ainsi vous n'avez point renié dieu comme on nous
accuse de le faire à nos catécumènes, vous êtes seulement convenu avec nous,
qu'un monde imparfait ne pouvait être l'ouvrage que d'un être imparfait, que
l'être parfait était une chimère dont l'érection était impossible au centre
de l'imperfection. Venons à nos mœurs.

Nous nous permettons le vol et l'inceste, voilà les seuls délits que nous
tolérions parmi nous, quoiqu'on nous soupçonne de beaucoup d'autres, auxquels
nous ne pensons seulement pas.

Avons-nous tort de nous permettre le vol? Les loix de la propriété ne sont-
elles pas dans la nature? Dès que cette nature nous a tous créés égaux, nous
a donné à tous les mêmes sens et les mêmes besoins, de quel droit divin ou
naturel un homme doit-il être plus riche qu'un autre? n'est-il pas clair que
la propriété n'est qu'une lésion que le fort s'est permis sur le faible et
que doit corriger celui-ci autant qu'il est en son pouvoir? Or, quel crime
peut-il commettre en rétablissant les choses dans l'ordre où les a créé la
nature. Nos ancêtres en venant des _Palus-Méotides_, et s'appropriant les
provinces voisines qui étaient à leur bienséance, n'étaient comme nous que
des voleurs; ils n'étaient guidés comme nous que par l'intention toute simple
d'établir l'égalité, et de donner à celui qui avait _moins_, un peu du _trop_
de l'autre. Reconnoissant pourtant le tort que nous avons eu de nous priver
de nos forces en nous dispersant ainsi par petites troupes; l'injustice
d'employer la violence pour ravir les possessions d'autrui, et pleinement
convaincus du mal qu'il y a à répandre le sang des hommes, nous nous
contentons de la filouterie, nous n'employons jamais que l'adresse pour
corriger les torts de la fortune [1].

Nous nous permettons l'inceste, cela peut-il être autrement parmi un peuple
dispersé, qui ne veut et ne peut s'allier qu'avec lui-même, qui nous
donnerait des femmes si nous ne prenions celles de nos familles? Il faudrait
donc en enlever, cela nous arrive bien quelque fois, mais le mal n'est pas
bien plus grand?

L'inceste est d'institution humaine et divine. Les premiers hommes durent
nécessairement s'allier dans leurs familles. Les loix et les constitutions de
certains gouvernemens doivent faire défendre l'inceste comme d'autres doivent
le tolérer. Par lui-même il est indifférent, il ne peut offenser que les loix
politiques, mais il ne blesse en rien le pacte social, il établit plus
d'union dans les familles, il en double et resserre les liens, peut-être même
accompagne-t-il mieux que tout, les véritables loix de la nature.

N'imaginez pas au reste que le libertinage entre pour rien dans les motifs
qui nous font tolérer ces alliances illicites selon vous, et pourtant
autorisées par l'ancienne loi; quelqu'étendue que cette loi fût sur cet
article, nous la restreignons parmi nous. Nous permettons les alliances où
l'égalité d'âge semble être une preuve de la permission qu'en donne la
nature. . . . Jamais un père n'épouse sa fille, jamais un fils ne souille le
lit de sa mère [2].

Nous faisons encore, j'en conviens, quelqu'autres mauvaises actions, nous
employons des simples dangereux; mais c'est notre commerce, c'est notre façon
d'attirer à nous des biens qu'on ne nous donnerait sûrement pas sans cette
ressource, et avec des êtres méchans, il faut bien être méchant pour vivre,
il y a trop de risque d'être seul bon dans un siècle absolument pervers. Les
maléfices que nous nous permettons avec nos secrets, consistent d'abord dans
quelques maladies vétérinaires: lorsqu'une compagnie de maltotiers nous
soudoie, par exemple, pour mettre la cherté sur un genre de bestiaux
quelconque. En rendant cette espèce rare, nous faisons la fortune de
l'accapareur, et nous vivons; car, remarquez-le bien, nous n'aspirons qu'à
vivre, et c'est la première de toutes les loix. --Nous ne desirons plus rien
au delà des besoins de la vie, quand nous avons assez, nous nous reposons.
--Nous faisons la charité quand nous avons trop. La seconde espèce de mal que
nous tolérons parmi nous avec les simples dont nous avons la connaissance,
est de composer un puissant soporatif. De la graine du _stramonium_ et de
celle du _pavot_; nous obtenons une poudre dont l'effet somnifère est de
mettre en notre disposition le possesseur des effets que nous voulons voler;
mais nous n'empoisonnons jamais personne, nous ne procurons jamais
d'avortemens, nous ne jetons point de sort, nous ne formons point de
conjurations, nous disons la bonne aventure. --Cet art est sans inconvénient.
Par la _nécromancie_, nous évoquons les ames des morts, de toutes les façons
de dévoiler l'avenir aux hommes; celle-là fut la plus accréditée. Toutes les
nations croyaient qu'on pouvait évoquer les mânes, c'était une suite du
système de l'immortalité de l'ame [3]. Le onzième livre d'Homère est appelé
la _nécromancie_ parce qu'Ulisse descend aux enfers pour y consulter l'ame
des morts. Dans la tragédie des _Perses_ du poëte _Eschille_, l'ame de
_Darius_, père de _Xercès_, est évoquée et vient déclarer à la reine _Atossa_
tous les malheurs qui la menacent.. Vous connoissez les évocations de
l'_Énéide_ et celles de _l'écriture sainte_. --La _géomancie_ nous donne
l'art de deviner par les signes de la terre; ce secret-ci nous vient des
Arabes; _l'hidromancie_ nous apprend à deviner par l'eau; _l'acromancie_ par
les signes de l'air; la _piromancie_ par ceux du feu; la _lécanomancie_, par
l'usage d'un bassin; la _chiromancie_, par l'inspection des mains; la
_métoposcopie_, par celle des signes du front; la _cristalomancie_, par le
secours du verre ou du miroir. _Cirile de Jérusalem_ au traité de
_l'adoration_, dit que de son tems on évoquoit aussi les spectres. La
_cléromancie_ n'a recours qu'au sort; la _bibliomancie_ est l'art de deviner
par les livres; la _céphalomancie_ par le moyen de la tête d'un âne; la
_capnomancie_ par la fumée; la _botanomancie_ par les simples, la
_lictiomancie_ par les poissons, la _dactylomancie_ par des anneaux.

Qu'il entre ou non dans tout cela de la superstition, mes amies, toujours
est-il que nous rencontrons souvent juste, nous vous convaincrons ou par
l'expérience, ou par l'étude de ces arts quand vous le jugerez à propos.

On nous accuse d'enlever des enfans qui deviennent ensuite des victimes de
prostitution. --Cela est vrai, mais quels enfans dérobons-nous? Ou de
malheureux orphelins délaissés, ou des enfans de pauvres qui ne peuvent que
gagner au change; nous les gardons souvent avec nous, et dans ce cas, leur
sort devient assurément meilleur qu'il ne l'aurait été dans la maison
paternelle. C'est l'histoire de _Fiorentina_, elle fait ce qu'elle veut avec
nous, elle est la favorite de notre doyenne, et elle serait peut-être morte
aujourd'hui si elle fût restée chez son père, le plus pauvre des paysans de
la Biscaiye, qui hors d'état de la nourrir, n'a pu qu'être content de sa
perte. Notre conscience est donc en paix sur cet article, bien sûrs qu'un
petit mal est toujours permis lorsqu'il s'agit de procurer un grand bien [4].

Quoi qu'il en soit, notre métier, sans doute, nous oblige à de grands écarts,
mais les attraits de la vertu n'en sont pas moins toujours respectés de nos
cœurs, ils nous enflamment, et nous nous y livrons autant qu'il nous est
possible, nous avons souvent rendu des vols faits à de pauvres gens; nous
avons racheté des prisonniers pour dettes; nous avons soulagé la veuve,
secouru l'orphelin, adouci le sort de l'infortuné; nous vous avons fait jurer
de le faire, et nous vous en donnerons souvent l'exemple.

Dès que _Brigandos_ eut fini de parler, _Cortilia_ lui dit que le souper
était prêt. Nous nous mîmes à table, et partîmes dès le lendemain. Nous nous
rassemblâmes à l'heure du dîner, dans un assez gros bourg où nos gens
vendirent au peuple des ceintures d'herbes, composées _d'aconit_, pour les
maux de cœur; _d'orchis_, pour remédier à l'impuissance; de _palma-christi_,
pour les maux de jointures; de _dentaire_, pour les maux de bouche; et de
_colutée_, pour les maux de vessie. _Dona Cortilia_ dit la bonne aventure à
tous ceux qui se présentèrent; Clémentine à qui l'on avait prêté une guitare,
la pinça agréablement, et nous dansions Castellina et moi, en jouant du
tambour de basque; pendant ce tems, nos hommes s'égaraient dans les granges,
et gagnaient les devants; ils firent ce jour-là de si bonnes captures, que
lorsque nous nous réunîmes le soir, ils nous montrèrent plus de provisions
qu'il n'en eût fallu pour quatre troupes comme la nôtre. _Fiorentina_ qui
n'avait pas toujours dansé, montra plein ses poches de bagues, de mouchoirs
et d'autres effets qu'elle avait adroitement dérobé, et s'attira par ces
superbes œuvres les louanges de la brillante assemblée.

Comme il fallait bien, ne volant pas, que nous distribuassions au moins
quelque chose Clémentine et moi, on la chargea, elle, de la poudre de
simpathie, composée de vitriol, des gommes tragaçantes et arabiques, mêlées
aux vulnéraires et aux astringens; et moi, des somnifères dont je vous ai
parlé tout-à-l'heure. Le lendemain dans une petite ville où nous nous
arrêtâmes, nous vendîmes beaucoup de nos drogues; les malades s'adressaient à
mon amie, les amants venaient à moi; je leur donnais de quoi fermer les yeux
de leur argus, et nous recevions un argent immense. On demanda Rompa-Testa
qui se demenait sur la place, s'il possédait la chandelle de Cardam, composée
de chair humaine, et qui sert à découvrir des trésors. --La plus pure, dit-
il, en en distribuant de communes qu'il venait de dérober en passant dans la
maison voisine, allumez cela, criait-il, et suivez seulement la trace de la
lumière, vous serez entraîné comme malgré vous vers les trésors que vous
dérobent les entrailles du sol; un de nos gens qui avait de la poudre de
mandragore, en vendit énormément, et notre journée fut des meilleures [5].

Nous étions au dixième jour de notre voyage, prêts à quitter les frontières
de Portugal, et nous marchions alors tous ensemble sur la grande route,
lorsque nous rencontrâmes dans une charrette un homme et une femme, liés dos
à dos et conduits par deux alguasils à cheval. --Alte-là, dit au charretier
le chef de notre troupe; puis s'adressant aux gardes, où menez-vous ce couple
infortuné, camarades, continua Brigandos, d'une voix de tonnère. --Où tu
seras bientôt, scélérat, répondit l'alguasil, et où je te menerais toute à
l'heure, si j'avais du monde avec moi. --Frère, répondit notre héros, en
prenant le cavalier par la jambe, et le renversant à dix pas de son cheval,
ce n'est pas ainsi que l'on répond quand on a un peu de civilité dans les
manières; va t'en convaincre dans le ruisseau, et souviens-toi de te mieux
exprimer à l'avenir. Pendant ce compliment Rompa-Testa, ayant démonté l'autre
cavalier, en lui assénant un nerveux coup de poing sur la poitrine, aidait à
ses camarades à détacher les liens des deux prisonniers et à les faire évader
au plutôt. L'opération faite, nos gens s'emparèrent des deux alguasils à demi
fracassés de leur chûte, et les fixèrent sur la charrette dans la même
attitude où venaient d'être les deux fugitifs, puis _Rompa-Testa_ et
_Brigandos_ s'élançant sur les chevaux des deux gardes; marche, dit notre
chef au charretier, destiné à mener deux coquins aujourd'hui, tu vois bien
que tu ne te trompes que d'habits. --Et vous, enfants, continua-t-il en
s'adressant aux alguasils, comment vous trouvez-vous là? --Pas trop bien,
répondit l'un d'eux. --Vous y mettiez pourtant votre prochain, dit Brigandos.
_Barbe de Belzébut_, voilà donc quels sont ces scélérats; ils veulent se
mêler de faire la justice, et ils enfreignent la plus sainte des loix de la
nature. Nous avançâmes; nous eûmes bientôt attrapé les deux fuyards. Tenez,
leur dit notre chef en leur faisant présent des deux chevaux, voilà pour vous
sauver plus vite; mes amis, quand vous raconterez votre aventure, vous direz
que d'honnêtes gens vous menaient à la mort, et que des coquins vous rendent
à la vie. Adieu.

Indépendamment des vices dont le chef était convenu vis-à-vis de nous, il en
régnait dans notre troupe quelques-uns de secrets, dont le peu d'importance
avait sans doute empêché notre instituteur de nous parler; de ce nombre était
la manie singulière qui faisant trouver à une femme autant, et souvent bien
plus de plaisir dans son propre sexe qu'avec les hommes, la détermine à ne
choisir que parmi ses compagnes les agens de son libertinage, goût triste et
solitaire sans doute, mais qui n'a nul espèce d'inconvéniens, dépravation
légère, qui n'apporte aucun tort à la société, dont l'acte est bien moins
dangéreux que le désordre qui naît du mélange des sexes, et qui, s'il ne
donne rien à la nature, lui ravit au moins bien peu de chose. Du nombre de
ces femmes était _Dona Cortilia_, et j'étais devenue le malheureux objet de
sa passion, elle ne put tenir à me l'a déclarer; elle était prête, disait-
elle, à me sacrifier _Fiorentina_ qu'elle aimait avec fureur. . . . Il n'y a
rien qu'elle ne fît pour moi. . . . Il était impossible d'exprimer jusqu'où
se portait sa délicatesse, jamais la célèbre _Sapho_ n'en mit autant avec
_Démophile_, la fleur que j'avais touche lui devenait chère, elle la baisait
mille fois, et la laissait mourir sur sa gorge, si je lui permettais de me
rendre des soins; je lui préparais des jouissances; ses pleurs coulaient si
je lui ravissais ces innocens plaisirs. --Je ne te demande point de retour,
me disait-elle quelquefois avec cette chaleur, avec ce raffinement de
sensibilité qui caractérise si bien les femmes de ce goût. . . . --Non,
Léonore, je ne t'en demande point, je ne te conjure que de te laisser aimer;
ne rejette pas les sentimens de mon cœur, et ne m'humilie pas au moins si tu
ne veux pas me rendre heureuse. --Ensuite elle se jettait à mes pieds, elle
les baisait, elle inondait de ses larmes la terre qu'ils venaient de fouler;
si j'enflammais d'un mot sa coupable espérance, les roses de son teint se
ranimaient, le rire s'épanouissait sur ses lèvres. Si, plus livrée au dessein
formel où j'étais de ne la point satisfaire, qu'à la politique qui souvent me
forçait à feindre, je la suppliais de ne plus me parler de ces choses, le
souffle brûlant du midi qui dessèche le sein de l'œuillet ne le flétrit pas
plus sensiblement que mes duretés n'altéraient son visage; elle se retirait
confuse. --La rappelais-je, elle retombait à mes pieds, et jamais peut-être
où la conformité fut entière, le sentiment ne fut plus délicat [6].

Cependant mes résistances invincibles la contraignirent à se venger; elle
crut assurer sa victoire en piquant mon orgueil; elle attaqua _Clémentine_, y
trouva plus de facilité, et ne fit naître en moi d'autres sentimens que de la
pitié pour toutes deux. Mon ardente compagne, le sang brûlé long-tems sous la
zône, sans principes comme sans vertu, et qui ne devoit qu'à mes conseils et
à mon amitié d'avoir été préservée de corruption jusqu'alors, ne tint pas aux
sollicitations de la bohémienne. Cette liaison qui prit d'abord avec la plus
grande violence, me donna pourtant toutes les inquiétudes de l'amitié et
quelqu'autres qui n'étaient relatives qu'à moi; j'étais fâchée de voir ma
compagne engagée dans ce désordre. Je connaissais assez la chaleur de sa
tête, pour craindre qu'une telle intrigue, en amusant à la fois son
tempérament et son cœur, ne la fixât pour jamais avec ces bandits. Si cela
arrivait, me tiendrait elle les promesses qu'elle m'avait faites . . .
Quitterait-elle la troupe avec moi quand nous serions à Madrid, et me
procurerait-elle dans cette ville les secours qu'elle m'y avait assurés?

Elle se douta dès le second jour du chagrin que tout cela me donnait; elle me
pria d'être tranquille, et me jura qu'un instant d'oubli où la tête seule
avait part, n'altérait jamais les sentimens de son cœur. Je me rassurai, mais
la société où je me trouvais ne m'en parut que plus affreuse; je ne tenais
pas à l'idée de m'y voir entièrement isolée, et mes larmes coulaient souvent
en silence.

_Clémentine_, assez mon amie pour ne pouvoir tenir au tourment qu'elle me
donnait, se sépara insensiblement de _Cortilia_ et revint à moi plus tendre
et plus fidèle que jamais. Je vous ai raconté de suite le commencement et la
fin de cette incartade, pour n'avoir plus à y revenir. Reprenons maintenant
le fil de notre route.

Nous venions d'entrer en Espagne, lorsqu'à quatre lieues d'Alcantara, suivant
un sentier sur le bord du Tage, qui devait nous conduire à notre solitude du
soir; _Castellina_ qui était à notre tête, entendit geindre dans un fossé à
gauche du chemin, elle y vole, et nous appelant aussi-tôt; nous voyons un
malheureux percé de plusieurs coups de poignards et noyé dans son sang. Je
dois cette justice à cette malheureuse fille, elle eut seule l'honneur de la
belle action; quelqu'unes de nous se détournèrent avec horreur; d'autres
moins susceptibles de sensibilité, poursuivirent indifféremment leur route.
La seule _Castellina_ soulève le blessé, l'asseoit contre un arbre, coupe les
linges de ses propres vêtemens, les enduit d'un beaume souverain, bande les
plaies, ranime les forces du moribond, lui fait reprendre connaissance et le
rend à la vie.

Restez-là, mon ami, lui dit-elle dès que cela est fait; ne cherchez nul autre
secours, je vais à une demie lieue d'ici trouver des hommes plus forts que
nous, qui vous porteront dans notre demeure et qui achèveront de vous
soulager. Elle dit, et s'élance pour avertir nos compagnons qui marchaient
fort en avant de nous.

Un tel trait, ce me semble, honore bien le cœur de cette fille, et quand la
vertu se montre avec tant de puissance dans des ames aussi corrompues, ou il
faut plaindre un pareil sort, ou il faut croire que cette corruption qui
s'unit à tant de qualités, pourrait bien n'être qu'idéale.

Le conseil se tenait quand nous arrivâmes, on loua fort la fille du chef, de
l'action qu'elle venait de faire, et on détacha sur-le-champ deux hommes pour
aller chercher le blessé. Pendant ce tems les femmes lui préparait un lit
dans notre habitation; mais _Brigandos_, quoique lui-même eut donné l'ordre
de secourir cet infortuné, témoignait pourtant de l'inquiétude. J'écoute plus
ma pitié que ma raison, nous dit-il, si cet homme est la victime d'un
forfait, on en recherche sans doute les auteurs, et dans cette supposition,
que ne risquons-nous pas à le voir peut-être mourir dans nos mains? --Et
puis, je ne sais de certains pressentimens qui ne m'ont jamais trompé, me
disent que j'ai tort d'accorder tant de faveurs à ce misérable. N'importe,
continua Brigandos en le voyant venir, sa seule vue m'intéresse, bannissons
ces craintes et n'écoutons plus que le sentiment délicieux qui nous fait
trouver tant de plaisirs à soulager nos semblables.

Le malade arriva, il n'y eut sorte de soins que nous n'en prîmes, et le
lendemain, quand nous le vîmes un peu restauré, nous l'engageâmes à nous dire
le sujet de sa malheureuse aventure.

«L'état de faiblesse où je me trouve, répondit cet homme, ne me permet pas de
vous donner de grands détails sur l'origine des malheurs dont vous me voyez
accablé; je m'appelle _Dom Pedre_, je suis homme de justice et chevalier de
la _Sainte-Hermandad_, j'étais envoyé par le tribunal de l'inquisition de
Madrid dont j'ai l'honneur d'être membre, pour arrêter secrètement en
Portugal, un insigne fripon, accusé du crime capital de _judaïser_ dans
l'intérieur de sa maison, et lui et toute sa famille; vous concevez l'infamie
d'un tel crime, et qu'un homme qui s'avise de croire encore au dieu de Moïse,
ne peut être digne que des flammes. Après des ruses incroyables, je tenais
enfin le circoncis; comptant trop sur ma propre force, je l'ammenais en
croupe au saint-office. Il a eu l'adresse de fouiller dans ma poche, de se
saisir de mon poignard et de m'en frapper sans que je pusse m'en défendre. Je
suis tombé du cheval, étourdi du coup; il a sauté à terre, m'a achevé dans le
ravin où vos femmes m'ont trouvé, et me croyant mort, il a monté sur mon
cheval, et s'est rapidement éloigné.»

[7] Brave chevalier, dit Brigandos à notre hôte après cette narration, un peu
plus de philosophie vous eût évité ces malheurs; que diable vous faisait que
cet homme fût _juif_ ou _turc_, et que ne le laissiez-vous en paix? --Comment
un drôle qui refuse de manger du cochon? --Imbécile, ne faut-il pas avoir
perdu l'esprit pour imaginer que Dieu punisse ou récompense un homme en
raison des viandes qu'il aura mangées; ce sont des vertus que l'éternel
exige, et non de ridicules simagrées qui font frémir le bon sens. Ami,
apprend de moi que l'homme qui fait le bien est sûr d'être sauvé, quelque
soit sa religion, et qu'il seroit infiniment moins dangereux de n'admettre
point de dieu, que d'en supposer un qui damnerait l'homme pour avoir été
plutôt d'une religion que d'une autre, parce qu'encore une fois, toutes les
religions sont égales aux yeux de Dieu; il n'y a que le crime et la vertu
qu'il lui soit impossible de voir du même œil. --Mais enfin il faut bien
faire son métier? --Ou il faut tacher de n'en prendre qu'un honnête, ou il
faut s'attacher à rendre honnête celui qui ne l'est pas. --Il est désagréable
d'être chargé d'une besogne fâcheuse, mais il faut s'en tirer quand on l'a.
--Ce qu'il faut, c'est être honnête, te dis-je, ce qu'il faut, c'est de
laisser vivre chacun en paix, et surtout de n'arrêter personne pour lui ravir
ou la liberté ou la vie, parce que de tous les métiers possibles, après le
métier du bourreau, celui-là est le plus infâme et le plus digne de
l'exécration publique. Patron, je fais comme toi un vilain métier, mais si je
l'exerçais aussi malhonnêtement, je t'aurais enterré au lieu de te secourir,
puisque tu es par état un des plus grands ennemis que nous ayons. Si donc tu
eusses su allier un peu de vertu au vice de ta profession, tu aurais laissé
le _juif_ en paix, et n'aurais pas aujourd'hui la mort sur les lèvres. --Vous
avez bien raison, mes amis, achevez de me soulager, je vous conjure, et de ce
moment-ci, je vous proteste de quitter l'infâme métier que je fais.

_Brigandos_ ému des remords vrais ou faux de ce coquin, étouffa ses
pressentimens, n'écouta plus que la nature, et malgré tous les risques que
nous courrions à demeurer dans ce lieu, et à n'y rester que pour une histoire
qui par elle-même pouvait seule nous perdre, nous n'en bougeâmes pas de
quatre jours. --Adieu, frère, dit Brigandos à l'homme de justice au
commencement du cinquième, en prenant chacun notre route, lui à petits pas
par le grand chemin, et nous par les sentiers du Tage. Adieu, rappelle-toi le
service que nous t'avons rendu, et si jamais tu es pris les armes à la main
contre nous, souviens-toi que tu es un homme mort. _Dom-Pèdre_ s'éloigna, les
larmes aux yeux, nous assurant ou qu'il quitterait le métier, ou que s'il lui
arrivait de le continuer, nous ne trouverions jamais dans lui qu'un
protecteur et qu'un ami.

Nous nous séparâmes, et étant entrés le soir de ce jour-là dans une vaste
grotte, nous nous y établîmes à dessein d'y passer la nuit. Ce fut là où
notre chef ayant encore quelques leçons à nous donner sur l'art de la
dévination, nous tint à Clémentine et à moi à peu près le discours que je
vais essayer de vous rendre.

«Ce n'est pas d'aujourd'hui, nous dit-il, que la crédulité de l'homme lui
fait desirer de connaître son destin dans l'avenir, ou de deviner les choses
cachées. Josué jetta le sort pour connaître le prévaricateur de l'ordre de
Dieu. Cette science découvrit qui avait volé un manteau, une règle d'or et
deux cents sicles. _Saul_ consulta l'ombre de _Samuël_, par le moyen de la
_pithonisse_; les histoires saintes et profanes sont remplies de ces traits;
les _Sibilles_, les _augures_, les _prophètes_, tout cela n'était que des
_Bohémiens_ comme nous, et leur seule étude consistait comme la nôtre à
prendre du présent et du passé les meilleures notions, afin d'en tirer des
conséquences pour l'avenir. Voilà quelle est la base de notre art. Quand un
homme veut savoir sa destinée, mettez tout en usage pour découvrir ses goûts,
ses habitudes, son caractère, ses préjugés, ce dont il s'occupe pour le
moment, et ce qu'il a fait autrefois. Les plus sûres inductions se tirent de
ces connaissances, ce qu'un homme fait et a fait . . . il le faira, l'homme
est une espèce de machine presque toujours déterminée par l'habitude.
Attachez-vous principalement à multiplier vos prophéties, et ne les présentez
jamais qu'à double sens; de cette manière, ou de toutes, une réussira, ou il
vous sera facile d'appliquer à un des sens, ce qui aura réussi sous l'autre;
en voilà assez pour vous donner de la réputation. Je ne dis pas que les
sciences dont je vous ai parlé l'autre jour soient entièrement chimériques,
mais ne pouvant vous en instruire à fond dans ce moment-ci, je vous mets
succinctement au fait de la pratique superficielle, la seule chose qui dans
le fond vous soit reellement utile, lorsque vous instruisez quelqu'un de son
sort, songez surtout à éviter tous ce qui est fâcheux, par-là, vous charmerez
au moins si vous ne réussissez pas. Il n'y a pas d'homme, dût-il mourir
demain, qui ne soit flatté de vous voir lui donner vingt ans de vie; il n'y
pas de _cocus_ qui ne soit enchanté de vous entendre louer la vertu de sa
femme; point d'avare qui n'ait l'oreille chatouillée de vous voir vanter sa
bienfaisance; si vous joignez à cela l'annonce d'un trésor, vous allez le
porter aux nues. Il y a une sorte d'art à mentir aux hommes, et c'est cela
qu'il faut saisir, que votre imposture les flatte, ils ne vous la
reprocheront jamais.

Je ne vous dirai qu'un mot des _talismans_, vous savez que ce sont des
figures de l'invention des philosophes arabes, faites sur des pierres ou des
métaux de simpathie, qui répondent à de certaines constellations [8]; le
_palladium_ des Grecs, la statue de _Memnon_, celle de la _fortune de Séjan_,
les _cigognes d'Apollonius_, les _mouches d'airain_, les _sang-sues d'or_ de
Virgile, _la verge_ de Moïse; les différentes figures de _serpens_ consacrées
dans certaines villes, tout cela n'était que des _talismans_; nous devons
savoir ce que c'est, en raisonner, en vendre, et n'y pas croire, parce qu'il
n'y a rien de surnaturel dans le monde, aucun effet qui n'ait sa cause; les
contradictions qui nous embarrassent, ne sont que les caprices de l'être
méchant qui ne sait jamais qu'inventer pour tourmenter les hommes, pour
abuser de leur crédulité, et les conduire ainsi insensiblement à leur perte,
raisons qui doivent nous faire craindre cet être, l'implorer, l'attendrir, si
nous pouvons, mais le détester souverainement au fond de nos cœurs.»

Ce discours fait, nous soupâmes et partîmes suivant l'usage, de très-bonne
heure le lendemain.

Il y avait environ deux heures que nous marchions; le soleil commençait à
luire, et nous le voyons avec plaisir dorer de ses premiers rayons les épis
ondoyans d'une magnifique pièce de bled, dont nous suivions les bords, quand
nous aperçûmes tout-à-coup au coin de ce champ, deux femmes en pleurs,
élevant leurs bras vers le ciel; ô! mes amis, volons, dit Brigandos, peut-
être voilà-t-il une occasion de _faire le bien_, nous nous livrons si souvent
à celles de _faire le mal_; il dit: et dans l'instant nous courrons à ces
femmes, en leur criant de ne pas avoir peur et de nous apprendre le sujet de
leur chagrin; trop agitées pour répondre, elles nous montrent du doigt, en
continuant de pleurer, trois hommes à cheval, galoppant à bride abbattue, au
travers de cette riche moisson, brisant les tiges, faisant voler les épies,
et détruisant dans une minute une partie de l'espoir et du travail d'une
famille entière. . . . Seigneur cavalier, dit enfin, une de ces femmes à
notre chef, en entremêlant ses paroles de sanglots; ce champ est à mon père,
nous sommes quinze à vivre de son produit pendant toute l'année. . . . Cette
saison-ci le ciel nous ayant favorisé, ce bon vieillard voulait mettre une
légère somme de côté pour marier ma petite sœur que voilà, mais le pauvre
cher père n'aura pas cette satisfaction. . . . Ces hommes que vous voyez
galopper ainsi dans notre bien, voilà trois jours qu'ils font la même chose.
C'est le curé de la paroisse, seigneur cavalier, avec son vicaire et son
sacristain; ils nous ont fait plus de tort que quatre orages n'en eussent
produit pendant un été. Mais quel motif, dit Brigandos? . . . Un de ses
paroissiens, reprit la femme, dont vous voyez la maison là-bas, est très-mal
depuis quelques jours; il a envoyé chercher le pasteur, lequel pour accourir
plutôt au secours du moribond, dont il attend un legs considérable, traverse,
comme vous voyez, notre champ, au lieu de venir par la grande route. Il ne
veut pas que son pénitent meurt sans ses services, et le chemin à vol
d'oiseau lui fait, prétend-il, gagner trois quarts d'heure. Avant-hier, il y
allait pour l'exhorter, hier pour les saintes-huilles, aujourd'hui j'ignore
pourquoi, mais il nous ruine, seigneur, il nous ruine; et les deux
malheureuses se remirent à verser des larmes. Pendant ce temps, le curé
fendait l'air, et comme il avançait de notre côté, il ne se trouvait guères
plus qu'à trente pas, lorsque _Brigandos_ furieux, lui cria d'une voix de
tonnère d'arrêter sur-le-champ, ou qu'il était mort; mais le saint homme
galoppant toujours, exhibe promptement, du gousset de sa culotte, une petite
boëte de fer-blanc, le vicaire découvre son chef, récite quelques patenôtres;
le sacristain fait retentir l'air du bruit d'une clochette, et tous les
trois, sans s'arrêter, continuent de moissonner le champ [9].

Par la barbe de lucifer, s'écrie _Brigandos_, à qui la colère commence
d'échauffer le crâne, arrêtez vieillaques, arrêtez, ou je vous enterre à
l'instant tous les trois sous les épies que vous brisez. --Impie, lui crie le
curé, ne vois-tu pas bien que je porte _Dieu_? --Portas-tu le _diable_,
reprit notre chef, tu n'iras pas plus loin, ou je _t'écalventre_, et tous nos
gens s'avançant à la fois vers ces trois cavaliers, il fallut bien qu'ils
s'arrêtassent. Cependant les deux femmes étaient toujours là, ignorant ce
qu'allait faire _Brigandos_, patron, dit le bohémien en démontant lestement
le curé, où as-tu pris que pour porter _Dieu_ à un malade, il fallut détruire
l'héritage d'un homme en santé, n'y a-t-il pas de chemins dans le canton? Que
ne t'en sers-tu? --Laisserai-je aller un homme en enfer par considération
pour quelques grains de bled? --Apprends, stupide coquin, s'écrie
_Brigandos_, en serrant vivement le col du pasteur, que le plus chétif des
épies de bled qu'accorde la nature au soutien de ces malheureux, a cent fois
plus de mérite et de valeur que toutes _les idoles de pâtes_ que contient ta
dégoûtante culotte; songe d'ailleurs que c'est avec ce bled que sont faits
les dieux que tu prises, et que si tu en détruis la matière, leur espèce
divine ne pourra plus se reproduire. --Insigne blasphémateur --Point de
compliment, ce n'est pas pour m'entendre louer par toi, que j'arrête ici tes
fonctions, c'est pour que tu répares à l'instant le tort que tu fais depuis
trois jours à ces bonnes gens, regarde-les pleurer de tes crimes, et ose dire
que tu sers _Dieu_ après cela--Que je répare, moi? --Oui, de par tous les
diables il faut que tu répares. --Et comment? En escomptant ici, à vous
trois, la somme de cent piastres où j'évalue à-peu-près le dommage que vous
avez fait à ces paysans. --Cent piastres! elles ne se trouveraient pas dans
toute la paroisse. --Vérifions, dit notre capitaine, en faisant signe à ses
gens de l'imiter; en conséquence, il saute sur les culottes pontificales,
trouve d'abord la sainte-boëte, oh! pour ce bijoux, dit-il, en le faisant
sauter à quarante pieds au-dessus de sa tête, je n'en donnerais pas un
_maravédis_. . . . Et déculottant tout-à-fait le pasteur, il découvre à la
fin une vieille bourse de cuir. Se tournant alors vers ses camarades, pendant
que le curé remet à l'ombre les parties dévoilées de sa pudeur, enfans, dit-
il, voyons si votre chasse est aussi bonne que la mienne. . . . Additionnons;
les trois bourses se vuident, se mêlent et donnent un total de dix piastres
de plus que l'évaluation de notre chef. --Approchez, braves femmes, poursuis
notre capitaine en appellant les deux complaignantes. . . . Tenez, voilà ce
que le tribunal bohémien vous adjuge en dédommagement de ce qui vous a été
fait. --Ô monsieur! monsieur! s'écrièrent ces bonnes filles en arrosant de
larmes les mains de leur _Salomon_. . . . Hélas! nous sommes trop contentes,
mais il est bien méchant cet homme de Dieu que vous venez de condamner ainsi;
vous ne serez pas plutôt loin, qu'il viendra nous reprendre ce que vous nous
faites donner avec tant de justice. --Le reprendre! . . . de quinze jours ma
troupe ne quitte les environs de cette ferme, dit _Brigandos_ au curé, et si
tu t'avisais d'une pareille infamie, scélérat, je te ferais manger tes
c . . . . . . en brochette. . . . Tiens, reprends le reste de ta somme, je
n'agis pas comme les officiers de justice. Moi, mon ami, je ne me paye pas
par mes mains, reprends ton surplus, te dis-je. . . . Ramasse ton Dieu . . .
monte sur ta bête, cesse de croire que ce que tu faisais fût un bien qui
pouvait s'acheter au prix du mal que ta bêtise osait se permettre; le bien
n'était qu'imaginaire, le désordre est incontestable. Souviens-toi, mon ami,
que ce qu'on appelle le bien, n'est que l'utile, et que jamais l'utile n'est
rempli, tant qu'il en coûte une larme à l'indigence.

Le curé tout confus, et qui n'avait peut-être de sa vie rien dit de plus
philosophique en chaire, courut aussi-tôt rechercher sa boëte; mais il était
arrivé pendant le jugement du procès, une aventure assez particulière; une de
nos femmes pressée par _un besoin de conséquence_, s'était cachée dans le
bled à dessein d'y procéder avec autant de satisfaction que de pudeur, soit
hasard, soit taquinerie, la malheureuse boëte qui se trouvait là et qui
s'était ouverte en tombant, avait reçu dans ses entrailles le superflu de
celles de notre compagne, et c'était en ce piteux état d'augmentation que le
reliquaire s'offrait au pasteur. Trop battu pour oser se plaindre, il se
contente de se signer trois fois, met en poche ses dieux et ce qui les
assaisonne, puis renfourchant sa jument poulinière, il prend congé de notre
chef, qui lui jure que s'il se conduit bien, il n'en sera pas moins son ami.

On se sépara de part et d'autre. Les jeunes paysannes étaient si enchantées
de leur juge; qu'elles le conjurèrent de venir dans leur maison passer au
moins deux jours avec sa bande. Non vraiment, répondit Brigandos, je ne vous
perdrai pas de vue, je suis à vous si ce bélitre vous cherche encore chicane,
mais si j'acceptais votre offre obligeante, que serait alors l'action que je
viens de faire? Ce n'est jamais que dans son cœur que l'honnête homme doit
trouver la récompense de la vertu; en jouit-il si on la lui paye? . . . Adieu
. . . et nous partîmes.

Nous ne nous avisâmes pourtant pas de rester aux environs de cette maison,
trop de gens n'auraient pas vu du même œil que nous, la louable action de
notre chef, il y a des esprits si mal faits dans le monde. . . . Nous nous
éloignâmes donc avec rapidité, et fûmes passer la nuit à sept lieues de-là,
dans une retraite impénétrable, d'où nous décampâmes sans accident le
lendemain au point du jour.

Nous avions un grand bois à traverser avant d'arriver à _Coria_ où notre chef
voulait passer deux jours, lorsqu'environ vers les huit heures du matin,
marchant tous ensemble, nous rencontrâmes dans le milieu de ce bois un
chevalier de l'ordre d'Alcantara, suivi d'un domestique pour le moins aussi
bien monté que son maître. Commandeur, dit _Brigandos_, dès qu'il l'aperçut;
votre excellence vient sans doute de loin aujourd'hui? --De fort loin, répond
le chevalier, ému de la rencontre. --_Cornes de Satan_, s'écria notre chef,
c'est assez marcher sans boire un coup, faites-nous l'honneur d'être des
nôtres, commandeur, vous boirez de bon vin, servi par de jolies filles. . . .
Je n'ai ni faim ni soif, dit le chevalier, je vous prie de me laisser finir
ma route. --_Perle des deux Espagnes_, dit Brigandos en fronçant le sourcil,
ignorez-vous que les prières de gens comme nous, ressemblent beaucoup à des
ordres? . . . Ayez la bonté de descendre, et ne nous contraignez pas à vous
manquer d'égards. --En vérité ce procédé . . . --est plus honnête que vous ne
pensez, chevalier vous ne verrez jamais que délicatesse et honnêteté parmi
nous.

Ici le chevalier voyant que la résistance était peu de saison, qu'on avait
déjà arrêté son valet et qu'on le désarmait lui-même, mit pied à terre et
demanda ce qu'on voulait. --Je vous l'ai dit, chevalier, reprit notre chef,
déjeûner avec vous, jouir un instant de l'honneur de votre conversation, et
nous quitter le mieux qu'il sera possible; après quelques cérémonies
préalables, où nous mettrons tant de politesses que nous espérons qu'elles ne
vous déplairont pas; et pendant ce tems, par ordre du chef, nous étendions
une nappe sur le gazon, et nous servions le déjeûner. Le chevalier voyant
alors que le plus court est de faire contre fortune bon cœur, s'asseoit,
coupe une tranche de jambon et se met à manger et à boire comme s'il se fût
trouvé chez lui. --Que dit-on de nouveau, commandeur? demanda Brigandos,
enchanté de la bonne contenance de son hôte; passant notre vie dans les bois
comme les ours, nous sommes trop heureux quand avec d'aimables voyageurs
comme vous, nous pouvons nous remettre au courant. --Nous venons de prendre
Mahon, répondit le chevalier [10], les anglais sont perdus, abandonnés de
leurs Colonies, bientôt peut-être de l'Irlande et de l'Écosse, ruinés par la
dette nationale, écrasés par leurs dissensions intestines; je vois ce royaume
à deux doigts de sa perte. --Doucement, doucement, seigneur chevalier, dit
_Brigandos_ en avalant deux verres de vin, un de chaque main, suivant son
usage, doucement, je ne vois pas tout-à-fait comme vous dans cette affaire
là. Les anglais ont plus de ressources que vous ne pensez, et la différence
qu'il y a d'eux à vous, c'est que la faiblesse de votre constitution vous
aurait déjà culbuté vingt fois si vous eussiez éprouvé la moitié de leurs
revers, au lieu que la force de la leur les soutiendra sans ébranlement.
--Mais leurs Colonies? --Les anglais peuvent se passer de leurs Colonies, et
vous ne vivriez pas sans les vôtres, vous qui fournissiez autrefois de l'or à
toute la terre [11]. Les colons anglais ne sont que les enfans de leur
métropole, et les vôtres sont nos pères; ce n'est pas à _Madrid_ qu'est la
capitale de l'Espagne, c'est à _Lima_, c'est à _Mexique_, au lieu que
_Londres_ sera toujours la capitale de l'_Angleterre_, y eut-il trente
_Boston_ et autant de _Philadelphie_. Mais vous, peuple misérablement
affaibli, que deviendriez-vous si vos colons vous abandonnaient? Accoutumés à
ne vivre que d'or, n'en recueillant plus dans votre sein, où en seriez-vous
sans l'Amérique? Je ne sais si vous avez bien fait de vous en tenir au pacte
de famille, dans cette occasion peut-être eût-il été plus sage à vous de
ménager les anglais. Chevalier, je suis prophète tel que vous me voyez,
voulez-vous que je vous dise ce qui va arriver; la France éprouvera une
révolution terrible, elle secouera le joug du despotisme; les anglais
l'imiteront, et toutes deux d'accord, finiront par tomber sur vous, il faut
juger les hommes par leur génie, c'est la meilleure règle pour les deviner;
observez l'habitant de Londres et celui de Paris, vous leur verrez la même
fierté, les mêmes goûts pour la liberté, les arts et les sciences, le même
ton de philosophie, tout ce qu'il faut enfin pour se battre un moment et
devenir bons amis après. Or, si cette liaison arrive, soyez bien sûr qu'elle
se tournera contre vous, et vous n'êtes pas en état de la soutenir. Ils ne
sont plus ces tems glorieux où le plan de la monarchie universelle se
dressait dans le cabinet de _Madrid_, et rien ne vous les ramenera. Plus
avilis, plus écrasés que jamais par votre inquisition et vos prêtres, on ne
trouve en Espagne que des alguasils, des chevaliers de la _cruciata_ et de la
_sainte-Hermandad_; mais que _Belzébut_ m'étouffe si on y rencontre un
soldat, encore moins un général. --Que dites-vous, ami? est-ce l'instant de
nous déprimer comme vous le faites? L'espagne renait aujourd'hui, jamais ses
campagnes ne furent plus riches, jamais ses atteliers mieux fournis. Voyez le
commerce de la _Catalogne_, l'immensité des choses qui s'y fabriquent à
présent; jettez les yeux sur nos grandes routes, avant un demi siècle elles
seront aussi belles que celles de France; des académies s'élèvent, de grands
hommes sortent de leur sein; les arts fleurissent, les sciences se cultivent,
tous les ressorts de l'administration prennent de la vigueur et de
l'élasticité. . . . Eh! non, non, la révolution que vous craignez ne
s'opèrera pas, y pensa-t-on même, toute l'Europe s'y opposerait. --L'Europe?
elle serait ravie de vous voir écrasée; elle ne mettrait pas plus d'obstacle
à votre invasion qu'elle n'en a mis au partage de la Pologne, et malgré le
faible crépuscule que vous croyez entrevoir, vous êtes et serez encore long-
tems la fable de toutes les nations du continent; vos processions, votre
fourberie, votre molesse vous en feront toujours détester. Il n'y a pas une
de ces nations qui ne prêtât les mains à votre démembrement. . . . Mais
parbleu, commandeur, puisque nous voilà en train de politiquer, je veux vous
faire part d'un projet; faites-moi la grace de l'entendre. . . . Je veux
refondre l'Europe, je veux la réduire à quatre seules républiques désignées
sous les noms d'Occident, du Nord, d'Orient et du Midi. --Pourquoi ce choix
de gouvernement, il est vicieux. --Le gouvernement républicain est le
meilleur de tous. --Voilà précisément pourquoi vous n'y ferez jamais passer
des peuples assoupis depuis tant de siècles sous le joug monarchique. Il est
possible de passer du bien au mal, c'est la marche d'une nature qui tend sans
cesse à la dégradation; mais le contraire est impraticable. --Rome commença
par avoir des rois, elle ne se forma en république qu'après avoir senti tous
les dangers de ce régime. --Oui, mais _Rome république_ ne tarda pas à être
subjuguée, et les chaînes imposées par les _Césars_, furent plus lourdes que
celles des _Tarquins-; je vous le dis, capitaine, vous ne verrez pas dans
l'histoire des peuples du monde une seule république se soutenir sans que
l'aristocratie ne la gangrène. Or, si le gouvernement aristocratique est le
pis de tous, ne desirez donc pas à l'Europe une telle manière d'être régie.
Capitaine, je vous le répète, le despotisme sera toujours plus près du
gouvernement républicain qu'il ne le sera du monarchique. --Oui, lorsque ce
seront les nobles qui, comme à Venise, seront à la tête du gouvernement; il
est bien certain qu'alors l'oppression totale du peuple deviendrait la suite
nécessaire de ce mauvais ordre de choses, mais un gouvernement qui romprait
ses fers, qui, culbutant la monarchie, n'établierait ses bases que sur les
droits et sur les devoirs imprescriptibles de l'homme, un tel gouvernement
serait le modèle de tous, et voilà celui que je veux; ne dérangez donc point
mes projets. Commandeur, le gouvernement républicain que je vous trace ici,
est celui que je veux donner à l'Europe; laissez-moi, d'après cela,
poursuivre mes divisions, car cette multitude de petits états me désespèrent;
je divise donc notre continent en quatre républiques, et sous la dénomination
que je viens d'indiquer; voici l'étendue que je leur donne. Pour former la
république d'Occident, je joins aux états de la France l'Espagne, le
Portugal, Maïorque, Minorque, Gibraltar, la Corse et la Sardaigne; sous les
conditions qu'elle se débarrassera de vos moines, de vos inquisiteurs, de vos
abbés, et qu'elle enverra tous ces gosiers de pains bénits chanter la messe
au fond de l'Affrique. --La république du Nord sera composée de la Suède; je
lui donne indépendamment de ses états, l'Angleterre et ses attenances, les
Pays-Bas, les Provinces-Unies, la Westphalie, la Poméranie, le Dannemark,
l'Irlande, et la Laponie. La Russie formera la république d'Orient; je veux
qu'elle cède aux Turcs que je renvoie d'Europe, toutes les possessions que
Pétersbourg a dans l'Asie, qui ne pouvaient lui être bonnes que dans la vue
d'un commerce par terre avec la Chine, qu'elle ne fait point et qu'elle ne
fera jamais; en récompense, je lui joins la Pologne, la Tartarie et tout ce
que le turc laisse en Europe. --La république du Midi sera composée de
l'Allemagne entière, de la Hongrie, de l'Italie dont j'exile le pape, n'y
ayant rien de plus inutile, dans le plan que je trace, qu'un abbé _sodomite_,
à douze millions de revenus, qui n'a d'autre emploi que de distribuer des
indulgences dont on n'a que faire, ou des agnus qu'on foule aux pieds. La
même république aura la Sicile et toutes les isles qui se trouvent entr'elle
et la côte d'Affrique. Voilà ma division, chevalier, mais je veux une paix
éternelle entre ces quatre gouvernemens; je veux qu'ils abandonnent
entièrement l'Amérique qui ne sert qu'à les ruiner, qu'ils bornent leur
commerce entr'eux, et sur-tout qu'ils n'aient qu'une religion, un culte pur,
simple, dégagé d'idolâtrie et de dogmes monstrueux. . . . Une religion enfin
que le peuple puisse suivre sans avoir besoin de cette vermine insolente
qu'il érige en médiateur entre le ciel et sa faiblesse, et qui ne sert qu'à
le tromper sans le rendre meilleur. Dantzik sera, d'après mon plan, la ville
libre où chaque république aura un sénat. Là, toutes les discussions se
termineront à l'amiable, les jugemens des arbitres deviendront les loix des
états, et si les temporisations proposées ne leur plaisent pas, dix députés
par république viendront se battre en personne, sans exposer des millions
d'hommes à s'égorger pour des intérêts qui sont rarement les leurs. --Ce
projet fut rêvé jadis par un certain abbé de Saint-Pierre; un français, qui
l'écrivit au commencement de ce siècle, point du tout, chevalier. Je connais
le livre dont vous parlez. Cet abbé ne partageait pas ainsi l'Europe, il y
laissait tous les petits souverains qui l'agitent en la divisant, il ne
réunissait pas comme moi, toutes les puissances, en attaquant ce qui leur
nuit; l'abbé de Saint-Pierre, en un mot, renonçait aux systêmes de
l'équilibre, pour établir celui de l'union: moi je n'érige celui de l'union,
qu'en consolidant celui de l'équilibre, et mon projet vaut beaucoup mieux.
--Il n'assurerait pas la paix perpétuelle. --Toutes les fois qu'il égalise,
il diminue les raisons de guerre. --L'ambition sera toujours la même, c'est
le venin du cœur de l'homme, il ne s'anéantit qu'avec lui. --Cette passion
n'a plus de motif. Ce qui détermine une nation à déclarer la guerre à une
autre, c'est parce qu'elle veut recouvrer ou envahir, et dans tous les cas,
parce qu'elle veut avoir autant ou plus que celle qu'elle attaque; mais si
elle est aussi forte, ses motifs deviennent injustes, et dès-lors en
admettant mon systême, voilà trois états contre un, l'agresseur qui le sait
se tient en paix. Il est très-difficile d'établir l'équilibre dans une
multitude de poids inégaux, rien de plus simple que l'opération quand il ne
s'agit plus que de quatre poids de même mesure. --Mais il faudrait un
patriarche au moins, si vous chassez le pape; il faut bien que la religion
ait un chef. --Chevalier, la bonne religion n'a besoin que d'un Dieu;
commencez par vous accorder unanimement sur l'essence, sur les attributs de
celui que vous admettez, par convenir qu'il n'a besoin que de nos cœurs, que
tout le reste est aussi dangereux que superflu. N'étant plus nécessaire alors
de vous égorger pour la manière de servir ce Dieu, un chef vous deviendra
parfaitement inutile; c'est presque toujours en raison de ce chef que vous
vous êtes battus pour vos dieux; sans les désordres et les débauches de ce
chef, jamais _Luther_ ne se fût séparé; or, voyez que de flots de sang a fait
verser cette désunion. Non, monsieur, point de pape, un Dieu, c'est encore
beaucoup; il faut que je vous suppose très-sage pour vouloir bien vous en
permettre un, chevalier: le systême de cette existence est le plus dangereux
présent qu'on puisse faire à des fous. --Ami, je vous crois athée. --Vous ne
buvez pas, commandeur, est-ce que vous ne trouvez pas le vin bon?
--Excellent, seigneur bachelier. --Tu dieu, brave homme, me donnez-vous ce
titre en badinant? --Non sur ma croix. --Sachez donc, commandeur, que j'ai
pris mes licences pour l'être; tel que vous voyez, j'ai étudié cinq ans à
_Salamanque_, et sans quelques petites fredaines de jeunesse qui me
brouillèrent avec la justice, dit Brigandos, en relevant ses moustaches, je
serais peut-être aujourd'hui recteur en l'université de _Compostel_. --Vous
êtes donc de la Galice? --En vérité, commandeur, je serais bien en peine de
vous dire de quel pays je suis, tout ce que je sais, c'est que ma mère est
arrière-petite-fille du bâtard de la maîtresse d'un enfant trouvé de
_Barcelone_, d'où vous voyez que j'ai quelques traits à me qualifier de
_Catalan_. Si jamais je finis mal ma carrière, au moins aurai-je la
satisfaction d'être traité par le bourreau comme un grand de la première
classe, et cela ne laisse pas que d'être consolant [12]. --Mais enfin vous
êtes né quelque part? --Sur le haut d'un mât de perroquet, commandeur, où ma
mère, qui revenait de Lima, s'était réfugiée pour donner un peu moins de
scandale, en mettant au monde un fruit si sûr de son incontinence, avec un
matelot de l'équipage. N'importe, mon père m'avoua, il épousa ma mère; on me
fit étudier, et je vous dis que je serais aujourd'hui chanoine au moins, si
je n'avais pas eu d'_exécrables inclinations_. --Ah, scélérat! dit le
chevalier en se levant, me voilà obligé d'aller à confesse pour avoir bu avec
un homme tel que toi. Alte-là, commandeur, dit notre capitaine en se levant
aussi, je vous ai dit que le dernier moment serait le plus dur, c'est le
_quart d'heure de Rabelais_. Où allez-vous, excellence, sans trop de
curiosité? --À Lisbonne. --Je connais ce pays-là, et dites-moi, votre
grandeur trouvera-t-elle des connaissances dans cette métropole du Portugal.
--J'y suis au sein de ma famille. --Ah, ah! eh bien, commandeur, vingt-cinq
cruzades [13] vous suffisent pour vous y rendre gaillardement vous, votre
valet et vos deux chevaux, les voilà dans cette bourse, permettez que nous
changions s'il vous plait. --Et de quel droit? . . . --De celui de la nature,
commandeur, dont la loi proscrit l'inégalité des richesses, il n'est pas
juste que l'un ait tout, pendant que l'autre n'a rien. Vous venez de voir que
je suis partisan du système de l'équilibre, établissons-le, je vous prie, il
ne tiendra qu'à vous d'y joindre celui de l'union, car, en vérité, ce troc
fait, vous n'aurez pas dans les deux Espagnes un serviteur plus fidèle que
moi.

Le chevalier qui se voyait entouré, jugea sainement que la résistance était
vaine; il donna sa bourse à _Brigandos_, prit celle de notre chef à la place,
et se disposa à remonter sur son cheval. Un moment, commandeur, dit le
_bohémien_, ce que vous donnez là n'est que le _dû_, nous attendons
maintenant la _gratification_. Vous avez tout, en honneur. Et cette croix de
superbes brillans . . . est-ce sur une de cette espèce que _Pilate_ a mis
votre Dieu? Vous voyez qu'il y a du luxe là; or, le luxe est un tort réel
dans une religion qui fait vœu de pauvreté; donnez cela, brave serviteur de
_Christ_, et nos femmes en s'en parant, vont vous régaler d'une sarabande ou
d'un _fangados_. --Puisse-tu aller au diable et toi et tes p . . . , dit le
chevalier en jettant sa croix et remontant à cheval, ainsi que son
valet . . . Fuyons, Fuyons, _Gabriel_, et maudissons l'instant qui nous fit
tomber en de si mauvaises mains. --Jour de Dieu, s'écria _Brigandos_, voilà
ce qu'on appelle un homme de mauvaise humeur; qu'il trouve des gens qui le
volent aussi poliment que nous, et je perds trois fois mon profit. Marchons,
enfans, le soleil avance, et nous avons de la besogne à faire.

Il ne nous arriva plus rien de nouveau de tout le jour; nous le passâmes
presqu'entier dans Coria, à distribuer des philtres, des beaumes, des
talismans, à danser, à voltiger et à prophétiser bien ou mal.

Nous traversâmes les jours d'après l'Estramadoure, toujours côtoyant le
fleuve, dont nous nous étions rapproché après avoir quitté Coria, et sans
qu'aucun événement de conséquence vint nous distraire ou nous arrêter. Nous
dirigeant sur Tolède, nous étions prêts enfin à entrer dans la Castille
neuve, lorsque coupant le milieu d'une forêt qui se trouve sur la frontière
de l'Estramadoure et de la Castille, nous entendîmes appeler au secours dans
le taillis de la lisière du bois, nous y volons; juste ciel! une malheureuse
fille de 13 à 14 ans, couchée à terre, déjà nue, les bras liés à deux arbres,
allait devenir la proie d'un grand jeune homme fort et vigoureux, dont la
mule était attachée près de là.

Qu'est-ce ceci, frère, s'écria Brigandos, et que t'a fait cette malheureuse
pour la traiter aussi mal? . . . Ah! seigneur, dit la jeune fille en
sanglotant, je ne lui ai jamais rien fait, je vous le jure; il m'a rencontré
à trois lieues d'ici, gardant un peu de bétail à mon père, il m'a demandé le
chemin de Tolède: je le lui ai montré; il m'a dit qu'il craignait de
s'égarer, qu'il me demandait en grace de marcher devant lui pour le guider;
je l'ai fait par bonté d'ame, voulant néanmoins le quitter à chaque lieue, et
lui, me promettant toujours de l'argent si je voulais le sortir totalement de
la forêt, quand nous avons été ici et qu'il a cru que personne ne pouvait
l'entendre, il est descendu de sa mule, puis sautant sur moi le pistolet à la
main, il m'a menacé de me brûler la cervelle si je lui opposais la moindre
résistance, et comme je voulais m'échapper malgré cela, il m'a jetté par
terre d'un coup de pied dans les reins, dont je suis toute meurtrie; là, me
voyant sans force, il m'a traînée auprès du bois et m'a mit dans l'état où
vous me voyez. Il se préparait sans doute à faire pis, lorsque le ciel et ma
sainte patrone vous ont envoyé pour me secourir. --_Baron_, dit notre chef en
fixant ce scélérat, qu'as-tu à repondre à cette accusation? --Rien, et
qu'avez-vous vous-même à me demander? Les chemins ne sont-ils pas libres?
--_Par la peau d'Astaroth_, dit _Brigandos_, je vois que tu n'es pas plus
civil que tu n'es galant; dis-moi, faquin, n'as-tu pas attaqué quelquefois le
taureau à Tolède. --_Sire clerc_, répondit le voyageur en voulant remonter
sur sa mule, je vous prie de me laisser partir et de me dispenser d'avoir
rien à démêler avec vous. --Oh! doucement, dit _Brigandos_, les choses ne
peuvent pas se passer ainsi, il faut que l'affaire soit jugée dans toutes les
règles. Qu'on détache cette fille, ordonnât-il aux femmes, et gardez-la parmi
vous, je vous charge de me répondre d'elle. . . . Vous, enfans, dit-il aux
hommes, ayez soin de cet égrillard, et serrez-le de près, le poulain est
vicieux, il a besoin d'être dompté; et notre chef par ces dispositions se
trouvant au milieu des deux troupes séparées, la première des femmes gardant
la bergère; la seconde d'hommes captivant le criminel, releva son haut-de-
chausses, et dit, jugeons maintenant. --Il s'approche d'abord de la petite
fille; _pucelle_, lui dit-il, si l'homme qui t'a maltraitée t'eût parlé
d'amour, et qu'au lieu de s'y prendre comme il l'a fait, il t'eût proposé de
lui vendre tes prémices au moyen d'une somme quelconque, à quel taux les
aurois-tu mis? Hélas! monsieur, dit la jeune enfant, je sais bien qu'il y a
un âge où il faut qu'une fille perde ce qu'elle a de plus cher, ces choses-là
ne peuvent pas toujours se garder; s'il m'avait parlé poliment, qu'il m'eût
seulement offert un doublon [14], n'eût-ce été que pour le plaisir d'en voir
un, il aurait fait de moi tout ce qu'il aurait voulu. --Bon, nous dit
Brigandos, voilà la p . . . toute trouvée, il ne s'agit plus que de la somme;
alors il s'approche du garçon: _gibier des fourches de Tolède_, lui dit-il,
tu vois que tu as commis une action infâme; si c'était un _corrégidor_ qui
dut la juger, il te ferait accrocher aussi facilement qu'il suspendrait à son
garde-manger la poularde qu'il aurait reçu du plaideur; dis-moi; quel motif
t'engageait à agir comme tu l'as fait avec cette malheureuse fille? _Flambeau
des deux Castillers_, répondit le prisonnier dont le ton était abaissé depuis
qu'il se voyait pris; je suis un jeune étudiant en droit, dont le dessein est
de se pousser dans la robe; ma famille qui y a toujours été, est à la veille
de m'acheter une des premières places de magistrature à Séville. Je reviens
de Salamanque où j'étudie depuis six ans, et je m'en retourne dans ma patrie;
je suis naturellement enclin à l'amour des femmes. . . . On est là . . . sur
un mulet, le crâne brûlé pendant sept heures des ardens rayons du soleil, la
nature parle et elle parlait impérieusement quand j'ai rencontré cette
poulette. Je n'ai plus entendu que mes desirs. --Soit, mais la maltraiter!
. . . --Seigneur chevalier, la nature en courroux n'est pas toujours très-
délicate, plus elle nous parle avec violence, plus elle efface en nous la loi
des considérations. Avez-vous quelquefois vu déborder le Tage? Respectait-il
en s'échappant ces superbes plans d'oliviers dont l'agriculteur économe
ombrageait à plaisir ses rives? Opposait-on un frein au fleuve? celui-ci plus
furieux encore, ne les franchissait-il pas avec plus d'impétuosité? _Étoile
de l'Estramadoure_, cette allégorie renferme mon histoire, la jeune fille
résistait . . . elle m'irritait davantage; il y a des instans où cette voix
de la nature, à laquelle on dit qu'il faut se rendre, est pourtant bien
inconséquente; suivant les loix, j'allais commettre un crime, et je vous
proteste pourtant que je ne suivais que la nature. Si cet enfant eut doublé
ses résistances, peut-être l'aurais-déchirée, tout en n'écoutant que la
nature. --Ami, personne ne connaît mieux que moi les désordres de cette
marâtre; mais, comme il s'agit ici bien plutôt d'arranger que de philosopher,
dis-moi, qu'aurais-tu fait pour cette petite fille, si elle t'eût accordé de
bonne grace, ce que tu voulais lui ravir de force? Je lui aurais donné ce
qu'elle aurait voulu. --Combien encore? --Sur ma conscience, un morceau comme
celui-là vaut dix _piastres_ pour un voyageur échauffé, je ne l'aurais pas eu
pour quinze à _Madrid_. --Camarade, tu te condamnes toi-même, et je te
jugerai par tes paroles; dix _piastres_ pour les prémices de cette enfant,
cinq pour l'avoir maltraitée, voilà les quinze que tu l'aurais payée à
Madrid [15], est-ce trop, brave homme? --Non, en vérité. --Donne-les donc, et
l'enfant est à toi. --Le voyageur escompte; _Brigandos_ appelle la jeune
fille: _Chrétienne_, lui dit-il, tu es convenu avec moi que si cet homme s'y
était pris comme il fallait, tu te serais rendue pour deux _pistoles_, voilà
le double de ce que tu demandes, ajouta-t-il en lui remettant les quinze
_piastres_, deviens la femme de cet homme-là, et ne lui refuse aucune de tes
faveurs . . . puis à sa troupe . . . éloignons-nous, enfans, sans pourtant
les perdre de vue, jusqu'à la consommation de l'affaire, nous leur devons
protection à tous deux, _prochaine lumière de Séville_, poursuivit-il en
s'adressant au jeune homme, et ta donzelle et toi viendrez boire un coup avec
nous quand vos opérations seront achevées. Le fougueux étalon d'Andalousie
est moins leste à sauter sur la brune cavale des vallons de Cordoue, que
l'écolier de Salamanque ne l'est à s'assurer de sa conquête. . . . Tous deux
s'éloignent; nous en faisons autant en gardant le mulet pour ôtage. . . . Au
bout d'une heure ils nous rejoignent. Nous venons vous remercier,
monseigneur, dit le jeune homme à Brigandos, jamais procès ne fut mieux
décidé, puisque mon adversaire et moi nous avons tous deux gagné notre cause.

Confrère, lui dit notre chef, puisque le ciel te destine un jour à juger les
humains, que la leçon que tu viens de recevoir te serve au moins à quelque
chose; le devoir d'un juge n'est pas de punir, il est de rendre les deux
parties contentes autant qu'il est possible; l'opération n'est pas difficile,
que chacun cède un peu de son côté, tout s'accordera promptement; il ne
s'agit que de savoir si la chose est bien ou mal en elle-même, elle ne peut
être l'un ou l'autre qu'en raison de son effet sur les parties, si elle n'en
opère qu'un bon sur l'une et sur l'autre, elle ne peut plus être un mal que
dans l'opinion; considération vaine que doit toujours mépriser un juge; ce
qui fait que presque tous se trompent, c'est que cette considération
chimérique les arrête, c'est qu'ils accordent tout à la loi, et jamais rien à
l'humanité; un peu plus d'esprit, un peu plus de tolérance, et tout
s'arrangerait à l'amiable; mais il faudrait des soins, il faudrait étudier
l'homme et la nature, et tout cela est trop pour de tels gens; ayant dessein
de faire mieux qu'eux dans cette affaire-ci, je n'ai imaginé qu'une chose,
c'était de ne les imiter en rien, il en a résulté que vous voilà tous deux
contens, qu'on m'indique une meilleure façon de juger les hommes, et je m'en
sers à la minute.

Oh ! monsieur, s'écrie la petite fille, il est si vrai que vous m'avez rendue
contente, et je le suis tellement de ce jeune homme, que s'il veut, je
l'accompagne à Séville. --Quel est ton père, lui dit notre chef? --Laboureur,
pauvre et infirme. --A-t-il d'autres enfans près de lui ? Oui dà, monsieur,
j'ai ma grande sœur qui ne le quitte pas. --N'importe, tu lui es utile, tu
travailles pendant que ta sœur le soigne, tu lui manquerais dans sa
vieillesse. Retourne à ta maison, cache ce que tu as fait, non que ce soit un
mal dans le fond, mais c'est que les sots le voyent comme tel; donne à ton
père la moitié de l'argent que tu as gagné, et dis-lui que c'est une aumône
que l'on t'a fait. M'approuvez-vous, _Bachelier_, dit alors notre chef au
sévillan. --De toute mon ame, _seigneur cavalier_, répondit celui-ci, je ne
voudrais pas faire tort à un malheureux ; que ferais-je d'ailleurs de cette
enfant dans ma famille? --Qu'elle parte donc, dit Brigandos, et comme il
n'est pas nécessaire que vous vous retrouviez, gagne par là, camarade, voilà
le chemin de Séville; et toi, mon enfant, ajouta-t-il à la petite fille,
prends de ce côté, ce doit être celui de la maison de ton père. Tous deux
s'embrassent, tous deux se séparent, et nous ne quittons le local que quand
nous les jugeons l'un et l'autre trop éloignés pour se rejoindre.

Homme équitable, dis-je à notre chef en nous remettant en marche, permettez-
moi de vous faire une question. Si cette jeune fille eût été plus attachée à
son honneur qu'à l'argent que vous lui avez fait donner, comment eussiez-vous
décidé le procès?

Un de ces besoins impérieux qui ne connaissent aucun frein, entraînait cet
homme au crime malgré lui, me répondit notre capitaine, ce besoin trop
violent pour être délicat n'exigeait que d'être satisfait, et pour y réussir,
tout objet devenait indifférent; je lui aurais cédé pendant deux heures une
femme de ma troupe; dans une ville ou ici, le moyen de contenter cet homme
devenait facile. Comme vous voyez, il ne faut ni rouer ni pendre celui qui a
faim, il ne faut que lui donner à manger. En quel endroit qu'eut été porté la
cause, voilà donc toujours une des deux parties contente, et la jeune fille
tenant à son honneur, protégée, dégagée de ses liens, renvoyée sous bonne
garde à la maison de son père, le devenait également; écartez-vous de la
règle, moquez-vous de la loi, ne respectez que l'homme et la nature, vous
accommoderez toujours les plus épineuses affaires; mais si vous rigorisez, si
vous citez _Cujas_ et _Bartole_, si vous écoutez le préjugé, votre vengeance
ou vos intérêts, si vous répondez comme les sots: _ce n'est pas moi qui juge,
c'est la loi_; alors vous mécontenterez tout le monde, alors vous ne ferez
que des platitudes, et vous vous rendrez insensiblement vous et vos loix en
horreur à tout ce qui respire. Ayant entendu parler à Sainville d'une
multitude d'autres désordres moraux à peu-près semblables à celui-ci, dans
lesquels le libertin, aveuglé par sa passion, cherche plutôt une victime dans
l'objet qui lui sert, qu'une compagne à sa volupté, et sachant que ce genre
de vice occupait avec autant d'imbécillité que d'indécence la tête des
magistrats français; je demandai à notre _Licurgue_ ce qu'il pensait de leur
extrême sévérité sur cela:--Je la blâme fortement, me répondit-il aussitôt,
il n'est besoin ni de loix ni de punitions pour anéantir ces excès; les
dégoûts qu'ils inspirent aux uns, les regrets dont ils déchirent les autres,
suffisent à les anéantir chez un peuple; laissez ceux qui agissent et ceux
qui cèdent, se punir mutuellement l'un par l'autre, et gardez-vous de faire
de ces turpitudes de scandaleux éclats dont la connaissance déshonore le
magistrat, instruit l'innocence, et fait rire le vice; n'assurez pas sur-tout
une protection dangereuse à ces objets de l'intempérence publique, cette
protection que vos magistrats n'accordent que pour acheter à ce prix les
faveurs empestées de ces malheureuses, rend à ces créatures, par une
impardonnable inconséquence, les droits que leur avilissement leur enlève.
C'est replacer dans la société une vermine dont elle ne travaille qu'à se
délivrer, c'est ouvrir la porte à tous les vices, c'est encourager la
corruption des mœurs, c'est séduire une infinité de jeunes filles retenues,
sans cette protection dangereuse par le mépris et par la honte; et pourquoi,
en l'accordant cette fatale protection, la fille du bourgeois ou de l'artisan
ne volerait-elle pas à un genre de vie qui, avec beaucoup d'agrémens d'un
côté, leur assure encore de l'autre le droit d'être soutenues par les loix
qu'elles outragent comme le serait la citoyenne honnête qui les craint et qui
les respecte? Que ces juges prévaricateurs se convainquent donc une bonne
fois. (Si les attraits fardés de ces sirénes peuvent laisser pénétrer dans
leur ame le flambeau de l'équité, que l'intempérance absorbe), qu'ils se
convainquent, dis-je, qu'il n'est rien de plus dangereux qu'une protection de
cette espèce [16]; que le véritable esprit des mœurs exige que pour punir les
filles du consentement qu'elles accordent aux licencieux désirs du libertin,
elles trouvent dans l'acquiescement de ces mêmes désirs, la juste et
véritable punition de leur méprisable complaisance; quelles filles
embrasseront l'état à ce prix? et de ce moment, sans que des magistrats
jettent les yeux sur des vilenies qui les deshonorent, ne voilà-t-il pas tout
puni de soi-même; la courtisanne porte sur son corps meurtri la peine de sa
sordide prostitution, et le libertin qui n'en trouve plus, ou s'en prive, ou
devient tempérant; mais persuadez à vos prestolets de Thémis de renoncer par
sagesse à une branche épouvantable d'ordures qui doit leur valoir les
_épices_ ou le _monseigneur_, c'est prêcher régime à un gourmand, c'est louer
le luxe devant un avare [17]; Et tout en raisonnant ainsi, nous approchions
de Tolède.

Nous appercevions déjà les montagnes entre lesquelles cette belle ville est
située; déjà nous distinguions les restes de l'Aqueduc des maures et la tour
du château où _Phillipe quatre_ tint si long-tems le _duc de Lorraine_
prisonnier, quand _Brigandos_, faisant faire halte, nous dit qu'il ne voulait
pas coucher ce jour-là dans la ville, ayant des ordres essentiels à nous
donner avant.

Nous voici près des ruines de la tour enchantée, poursuivit-il en nous les
faisant voir entre deux roches escarpées, à une demi-lieue au levant de
Tolède. . . . À quelques serpents près, nous serons bien là pour tenir
conseil, nous avons dans la ville qui s'offre à nos yeux, à côté de beaucoup
d'argent à faire, un grand nombre d'ennemis à craindre, il faut tacher, si
cela se peut, que la brebis paisse sans que le loup vienne la manger, il y a
là dedans des _adorateurs de dieu_ plus dangereux que des démons pour des
gens comme nous, entrons, amis, nous coucherons fort bien là, et pendant
qu'on fera notre souper, je vous raconterai l'histoire de cette tour.
L'anecdote qui la concerne est vraiment digne d'être recueillie. Nous
entourâmes notre chef comme nous avions coutume de faire quand il avait à
pérorer, et il nous parla dans les termes suivans.

Ce que j'ai à vous dire sur ce monument, mes amis, est d'autant plus curieux
que c'est à ce trait d'histoire que remonte l'invasion des maures en Espagne,
ce fut cette tour que vint fouiller le roi Rodrigue, imaginant y trouver des
trésors, et qui disparut dans les airs après la recherche qu'il osa
entreprendre; mais ceci demande des détails, écoutez-moi donc avec attention.

«Dom Rodrigue, le plus savant de tous les princes dans l'art de varier ses
débauches le moins scrupuleux dans les moyens de s'en assurer les victimes»
. . . Oh! mon ami, s'écria Dona Castillia en accourant avec effroi, sauvons-
nous, sauvons-nous d'ici, nous n'y sommes pas en sûreté. . . . Eh! qui y a-t-
il mignone, répondit notre chef en se levant? --Un cadavre de femme; là,
regardez là où j'allais allumer du feu pour faire cuire notre souper. --Un
cadavre? --Oui, en vérité. Nous nous levons, nous allons reconnaître, et nous
nous convainquons bientôt tous que notre doyenne n'a que trop bien vu;
c'était une fille de vingt à vingt-deux ans, percée de deux coups de dague
dans la poitrine, mais elle était si parfaitement belle, il y avait si peu de
tems qu'elle était morte, qu'aucun de ses traits n'étaient encore altérés.
--Il faudrait décamper, si nous faisions bien, dit le chef, mais, de par tous
les diables, quand la justice entière de Tolède devrait venir ce soir-ci, je
n'irai pas plus loin; qu'on fasse un trou, qu'on mette dedans cette
infortunée; qu'on fasse des rondes et des patrouilles, et tenons-nous
tranquilles; celui qui a tué cette femme n'ira pas dire qu'il l'a mise là; il
faudrait être bien malheureux pour qu'on vînt nous accuser de ce crime.
D'ailleurs la voilà en terre . . . On ne la voit plus . . . _Ce que terre
cache est bien caché_. . . . Courage, amis, ne nous dérangeons pas. . . . Il
faut convenir qu'il y a pourtant des gens plus méchans que nous dans le
monde; eh bien, ce ne sont pas les plutôt pris. . . . La providence est si
juste que le malheureux qui succombe n'est jamais que celui qui pour se
livrer à quelques vertus n'a pas toujours suivi la route du crime, sa bonté
le perd, au lieu que celui qui n'a point cessé d'être méchant, accoutumé à
prendre plus de précautions, n'échoue jamais dans les périlleux sentiers de
la vertu; cette réflexion est cruelle, mes amis, mais les circonstances la
font naître, et je ne puis la taire. Quoiqu'il en soit, couchons-nous, je ne
suis plus en humeur discourante. . . . Il nous faut partir d'ailleurs demain
avant l'aube du jour. Nous nous endormîmes, et la nuit se passa
tranquillement.

Amis, dit notre chef le lendemain avant de nous mettre en marche; sans
d'importantes affaires, je ne séjournerais point dans la ville dangereuse où
nous allons arriver, mais on m'y appelle depuis long-tems, il m'est
impossible de différer. Un vieux chanoine mozarabe [18] m'attend pour ranimer
sa vigueur par des potions cordiales dont je possede seul le secret; une de
ses nièces arrive à dessein de passer six mois avec lui, il veut, malgré ses
soixante ans, la recevoir comme s'il n'en avait que vingt. Le duc de Medoc
m'écrit lettre sur lettre pour aller lui protéger un enlèvement. . . . Le
grand vicaire de l'archevêque a eu le malheur de faire un enfant à la nièce
de son patron, il veut que j'aille détruire son ouvrage. . . . Je n'en ferai
pourtant rien, vous le savez, je ne me mêle pas de ces infamies. . . .
D'ailleurs, c'est le tems de la foire, les grandes opérations où je vais me
livrer vous protégeront, et à l'ombre de mon crédit, vous pourrez manœuvrer
en sûreté. _Rompa-Testa_, ajouta-t-il en s'adressant à son fils, et toi,
_Brise-idoles_, écoutez bien ce que je vais vous dire.

«Il y a dans la cathédrale un excellent coup à faire; on y voit dans la
chapelle Notre-Dame une statue de la vierge couverte d'une robe de soye,
brodée en diamans, en rubis et en émeraudes. Jamais la mère de Jésus, qui
était la maîtresse d'un pauvre charpentier, ne fut vêtue si magnifiquement;
ne tolérons point le défaut de costume; opposons-nous à ce luxe indécent. Il
ne faut point tromper les arts; vous entrerez furtivement dans cette église,
vous dépouillerez la patrone, dont le corps nud est assez beau, sans doute,
puisqu'il est d'argent massif. . . . De par tous les diables, je voudrais
bien la tenir, mais ne pouvant avoir la bête, vous vous contenterez du licol;
vous me rapporterez ce haillon précieux: si le coup réussit, je vous fais
tous deux mes lieutenans: vous autres, continua-t-il, en s'adressant au reste
des hommes; vous voyagerez dans les rues; vous vous glisserez dans les
foules; et quand vous aurez fouillé dans une des poches du juste-au-corps
d'un homme, vous mettrez subitement la main dans l'autre poche, de peur que
la différence des poids ne le fasse douter de quelque chose. --Pour vous,
mesdemoiselles, vous vous séparerez deux par deux, et vous irez vous loger
près de la Vega-il-rio [19], quartier qui nous est spécialement destiné.
--Vous Clémentine, et vous Léonore, voilà une adresse particulière, près des
Cordeliers, . . . vous y serez parfaitement bien; je vous ferai, ainsi qu'aux
autres femmes de ma troupe, tenir mes ordres régulièrement tous les jours; et
vous vous transporterez, ainsi qu'elles, chez les différentes personnes que
je vous indiquerai, pour y dire la bonne aventure, et pour en trouver, si bon
vous semble. Je ne gêne ni ne contraint personne. Que chacune de vous ait sur
elle pour le besoin, le somnifère, dont l'effet est sûr, et qu'elle en use
suivant les cas. Vous dona Cortillia, voilà de l'hippomane [20], ménagez-le,
et vendez-le bien; car il devient furieusement rare. Les ordres donnés, nous
nous mîmes en marche, et nous entrâmes par peloton dans la ville.

Enfin, séparés de la troupe, et marchant seules, Clémentine et moi, pour nous
rendre au logement qui nous était indiqué, j'entretins à l'aise, mon amie, du
désir que j'avais de quitter, dès l'instant, la mauvaise compagnie avec
laquelle nous avions le malheur d'être associées. Ce chef est un brave homme,
dis-je à ma compagne, ses principes sont sûrs, et j'aime sa philosophie; il
serait fait pour commander par-tout, et il n'est aucune société qui ne se
loua de son administration; mais il ne se trouve ici qu'à la tête d'une bande
de coquins; et malheureusement nous en faisons partie. Ô! Clémentine, il
faudrait quitter ces gens-là. Mon amie m'objecta le défaut de fonds;
Brigandos qui nous avait indiqué un logis où nous devions être reçues, rien
qu'en le nommant, ne nous avait pas laissé d'argent; il était même
expressément convenu avec nous, de remettre chaque jour à celui de ses gens,
par lequel il nous enverrait ses ordres, tout ce que nous pouvions gagner.
D'ailleurs, objectait Clémentine, ces bonnes gens nous ont bien reçus, quand
nous ne savions où donner de la tête. Il n'y aurait-il pas de l'ingratitude à
les quitter, quand nous pouvons leur être utile? Ce penchant subit à la
reconnaissance, m'étonna dans cette chère fille, que guidait rarement la
vertu; j'en induisis qu'elle n'était nullement fâchée de la vie qu'elle
menait, et qu'il deviendrait fort difficile de la lui faire quitter. --Une
troisième raison, ajoutait Clémentine, se fonde sur les dangers inévitables
pour nous, si nous voulions échapper à ces bohêmiens, ils nous ressaisiraient
assurément par-tout, et malgré l'honnêteté qu'ils font paraître, tant que
nous nous conduisons bien, ils nous traiteraient assurément très-mal, si nous
venions à changer de procédés. --Mais une partie de ces mêmes raisons
n'existera-t-elle pas de même à Madrid? Non, dès en arrivant je te mène chez
mes amis, et leur protection nous sert contre les entreprises de ces mauvais
sujets. Ne savent-ils pas bien d'ailleurs que nous ne sommes avec eux que
jusques-là? --Allons donc, suivons notre destinée, puisqu'elle nous entraîne
encore à courir l'aventure.

Clémentine me fixant alors avec cette sorte d'embarras inévitable au vice,
quand il sait bien qu'il va être combattu, me demanda quels étaient mes
projets dans Tolede? --De m'y conserver aussi pure que je l'ai toujours été
depuis que j'ai quitté mon époux. . . . La mort même ne me ferait pas changer
de dessein. --Je suis bien loin d'en promettre autant; la sagesse commence à
m'ennuyer; je suis libre, je n'ai de fidélité à garder à personne; le genre
de vie que je mène échauffe mon physique; les exemples que je reçois, les
choses que j'ai faites, enflamme ma tête. . . . Que me revient-il de tant de
pudeur, je n'en fais pas moins le métier d'une fille perdue? . . . On serait
bien dupe de s'attacher à la réputation, quand les circonstances nous
l'enlèvent, ce qui m'a toujours consolé d'un premier faux pas, c'est qu'il
contraint au second, et qu'il en assure la tranquillité; la plus grande de
toutes les folles est celle qui, déjà déshonorée par un travers, a la bêtise
de s'en refuser un autre. . . . Tous les frais ne sont-ils pas faits? Il y
avait à la première chûte un peu de peine et beaucoup de plaisirs, il n'y a
plus que des roses à la seconde. Toutes les épines ont disparues. --Eh quoi!
lorsqu'il s'agissait de notre bonheur, . . . lorsque nos effets présentés
devant nous deviennent la récompense de notre faiblesse, la vertu te
soutient, tu résistes; et quand il n'est question ou que d'un léger profit,
ou que d'un fol espoir de volupté, te voilà prête à te rendre? --Que tu
connais mal le cœur des femmes, si tu n'admets pas cette inconséquence! C'est
l'instant qui nous détermine, c'est le caprice, c'est le tempérament. . . .
On est sage par une fortune, on devient catin pour un joli homme, --Oh ciel!
te voilà séduite encore une fois. --Je ne te cache pas qu'une de nos
compagnes m'a indiqué l'adresse d'un gentilhomme de cette ville, passionné
pour les femmes de notre état, et qui indépendamment des plaisirs que je dois
attendre de son âge et de sa figure, me comblera si je veux de présents. --Et
si notre chef t'oblige à lui tout donner? --Je le ferai, et il me le rendra à
Madrid; ce sont nos conventions. Qui peut compter sur les secours que nous
espérons dans cette capitale? La mort ne peut-elle pas nous avoir enlevé ceux
de qui nous les attendons? Ce que je gagne ici nous reste alors, nous nous en
aidons toutes deux; --ainsi, que les secours que tu attends à Madrid s'y
trouve ou non, de toute manière nous quitterons cette compagnie? --Mais
Clémentine, qui, comme vous voyez, se coupait dans deux ou trois endroits de
ses réponses, m'en fit encore une ici tellement remplie d'incertitude, que je
vis bien qu'il fallait peu compter sur elle, . . . et que ce qu'il me restait
de mieux à faire de mon côté, était de me résoudre à suivre aussi ces
malheureuses gens jusqu'à Pampelune, où ils comptaient aller, et là de
m'échapper dans la première ville de France, où la justice, entre les mains
de laquelle je comptais me jetter, me donnerait et les secours et les
protections nécessaires pour regagner ma province! mais le ciel, comme vous
le verrez bientôt, rompit tous ces beaux projets, et vint arrêter mes
désordres, sans que j'eusse besoin de m'en mêler.

J'essayai tout encore avant que d'arriver à Tolède, pour détourner ma
compagne de ses funestes projets; mais quand une femme court à sa perte, plus
l'on emploie de moyens pour l'en empêcher, mieux on la plonge dans le
précipice, ses désirs croissent en raison des dangers qu'on lui fait
craindre, et l'enfer fût-il à ses pieds, elle ne s'y jetterait qu'un peu plus
vite. Il n'y eut rien que je n'employai pour retenir ma compagne; rien
qu'elle ne m'opposa pour légitimer sa faute; jamais éloquence ne fut plus
rapide. C'était celle d'une mauvaise tête et d'un excellent physique,
rarement celle-là manque d'énergie.

Quand Clémentine vit que je renonçais à la persuader, elle voulut m'haranguer
à son tour; elle employa pour me seduire une partie des mêmes argumens dont
elle venait de faire usage, pour prouver qu'elle avait raison de faiblir;
elle crut qu'elle serait aussi habile à me corrompre, que je l'avais été peu
à la convertir; elle avait, disait-elle, une autre adresse pour moi; j'aurais
pour le moins autant de plaisir, et peut-être encore plus de profit qu'à
celle qu'elle se réservait. . . . Quel gré me saurait-on de ma retenue, et
comment y ferais-je croire? après la liberté dont j'avais joui, . . . après
la vie que j'avais menée, pourrais-je me flatter d'en imposer à qui que ce
pût-être? J'aurais donc, avec le regret de n'avoir point connu le bonheur, le
chagrin de ne pouvoir pas même convaincre de ma vertu. . . . --Va, ma chère
amie, continuait cette syrêne, c'est à notre personne, bien plus qu'à notre
sagesse, que les hommes attachent du mérite; leur cœur est tellement dépravé,
que cette pudeur même que tu crois si précieuse, cesse de l'être à leurs
regards aujourd'hui. Ils s'imaginent que nous valons moins dès que nous avons
encore ce que l'on ne conserve jamais quand on veut quelque chose, ils
croyent que si nous n'avons pas succombées, c'est bien plutôt par la
faiblesse de l'attaque, que par la force de la défense; . . . Mais à supposer
que le mari pour qui tu te conserves, ne sente pas le prix de cet
effort . . . Seule à jouir dans ce cas-là, auras-tu connu de grands plaisirs?
T'imagines-tu que cette sorte de vanité en fasse goûter de bien réels? Et
pour les faibles chatouillemens de l'orgueil, qui ne sont que des jouissances
illusoires, tu te seras donc privée de celles des sens dont les délices sont
inexprimables? . . . Mais allons plus loin, si personne ne divulgue cette
faute à l'époux que tu respectes, s'il est certain qu'il peut l'ignorer
toujours, te voilà donc, même en la commettant, idéalement aussi pure à ses
yeux, que si tu ne l'avais pas commise; ce n'est pas la faute en elle-même
qui peut t'affliger, puisqu'il n'en reste aucune trace; sa douleur ne viendra
que de la savoir; s'il ne la sait jamais, plus de douleur. . . . Il y a
mieux, c'est qu'il serait infiniment plus malheureux, la croyant, quoiqu'elle
ne fût pas, qu'il ne peut l'être, l'ignorant quoiqu'elle soit: ce n'est donc
pas toi qui tient son bonheur en tes mains. Ce bonheur sera ou ne sera point
en raison de l'opinion qu'il aura reçue; travaille à ce que cette opinion
soit bonne, quoique ta conduite soit mauvaise, enveloppes-toi des voiles du
mystère, et deviens, si tu veux, sous leur ombre, mille fois pis que
Messaline ou Théodora; tu l'auras rendu plus heureux que si ta conduite était
bonne, et que l'opinion fût contre toi [21], quelle folie de se gêner dans ce
cas! c'est se rendre esclave pour le plaisir de porter des chaînes; c'est
refuser de s'y soustraire, quand la raison même nous en dégage. Ces
considérations réfléchies, si tu les porte encore, ces malheureuses chaînes,
tu n'agis plus alors que pour ta satisfaction personnelle et cette jouissance
intérieure est-elle autre chose que de la déraison et de l'entêtement? En
dois-tu valoir moins à tes propres yeux, pour avoir valu davantage à ceux des
autres? Te dépriseras-tu donc en proportion de ce qu'on t'aura estimée?
Seras-tu vile à tes regards, pour avoir un instant cédé aux plus doux
penchans de la nature? Crois-tu que ces penchans qu'elle nous inspire, soient
moins doux que la triste satisfaction au pied de laquelle lu les immole? Mais
raisonnons . . . Ton époux t'aime ou il ne t'aime pas; s'il t'aime, n'ais pas
peur qu'une chose qu'il ignorera toujours, puisse le refroidir à ton égard;
et ne crains pas qu'une chose qui ne blesse qu'un préjugé d'opinion, puisse
te rendre un instant moins vertueuse. S'il t'aime, dût-il même la savoir
cette chose. . . . Que de motifs pour l'excuser; . . . ton âge, . . .
l'abandon dans lequel les circonstances le forcent à te laisser, toutes les
causes irrésistibles du physique, et s'il a l'ame sensible, le plaisir même
que cette faute t'aura procurée. Un époux vraiment aimable et juste, jouit
bien plus des voluptés que sa femme goûte, que des sacrifices qu'elle lui
fait, n'est-il pas bien plus doux de permettre des jouissances, que d'imposer
des fers? Quel est donc l'être barbare qui se délecte à des privations? Lui
en doit-on dès qu'il en exige? Ah! n'est-il pas plus délicat d'imaginer qu'on
rend ce qu'on aime heureux, par la liberté qu'on lui laisse, qu'il ne peut
être flatteur d'acheter le triomphe de l'amour-propre, au prix des sensations
de ce malheureux être immolé à notre vaine gloire? Donc aucun obstacle à te
livrer, aucun inconvénient à ce que ton époux le sache même si réellement il
t'adore avec délicatesse, et s'il ne t'aime plus, quel regret n'auras-tu pas
d'avoir été la dupe d'un sentiment éteint? Quand tu lui faisais les plus
grands sacrifices. . . . Ainsi, qu'il t'aime ou qu'il ne t'aime pas, tu auras
toujours eu tort de ne pas céder, et tu auras toujours à te repentir de ne
l'avoir pas fait, pouvant le faire impunément. Je ne t'oppose pas la
religion, je sais trop combien la justesse et la bonté de ton esprit te
rendent supérieure à ces freins ridicules. Je ne combats que ton orgueil et
ta folie, que ton entêtement et que tes préjugés; je ne cherche à détruire
qu'eux, trop sûre que c'est à eux seuls à qui tu sacrifies les plus doux
plaisirs de la terre . . . Ah! jouis-en, jouis-en Léonore; l'âge où nous
sommes créés pour eux, passe comme la fraîcheur des roses; et quand nous
sommes effeuillées comme elles, les froides jouissances de la vanité nous
dédommagent-elles de tout ce que nous avons fait en leur faveur?

Pour quant à moi poursuivit Clémentine, je ne te le cache pas, mon parti est
pris, j'aimerais mieux mourir que de ne pas me donner non-seulement à celui
qu'on m'indique, mais à tous ceux qui voudront de moi . . . à tous ceux que
mes charmes pourront séduire. . . . Et pourquoi donc seraient-ils faits ces
charmes? si ce n'étoit pas pour les livrer; n'est-ce pas pour plaire que la
nature nous a faites jolies? Si c'était un crime que de lui céder, nous
aurait-elle donné les appas qui nécessitent la chûte? Ah c'est qu'elle veut
qu'on la fasse dès qu'elle nous prodigue tout ce qu'il faut pour y être
entraînées; et celle qui lui résiste en rendant les frais inutiles, l'offense
bien plus griévement, que celle qui, connaissant le prix des dons, ne pense
qu'à en multiplier l'usage. . . . Vis et meurs sans plaisir près de ton
phantôme de vertu . . . Moi, je n'existe plus que pour l'immoler au plus
léger de mes caprices.

Ô Clémentine, m'écriai-je, je le vois bien je vais te perdre, entraînée par
une foule de nouveaux plaisirs, tu ne sentiras plus ceux de l'amitié, je ne
t'aurai aimée que pour te plaindre, je ne t'aurai connue que pour te pleurer.
--Ne m'attendris pas dit Clémentine. . . . Non sois sûre que je t'aimerai
toujours; mais ne cherche pas à ouvrir mon ame dans l'espoir de la faire
changer, je l'endurcirais plutôt que de me laisser vaincre; n'employe nulles
ruses avec mon cœur, elles échoueraient toutes aux résolutions de mon esprit.
Ne crains point qu'une affaire d'amour aille t'enlever ton amie? Il ne s'agit
pas de délicatesse dans les travers que je médite, il n'est question que de
besoins, je ne veux pas connaître l'amour, je ne veux que me r'accommoder
avec ses plaisirs. --Et que sont-ils sans le cœur? --Tout, on ne les goûte
bien que quand on n'aime pas, c'est pour les autres qu'on jouit dès qu'on
aime; ce n'est que pour soi dès que le sentiment n'est pour rien, je ne veux
pas l'échauffer ce cœur, je ne veux qu'amuser les sens; et le calme de
l'indifférence, est délicieux pour analyser des sensations; uniquement
occupée de soi, méprisant souverainement celui qui ne pense qu'à nous, peu
curieuse de ce qu'il éprouve . . . Sacrifiant tout à soi-même, on jouit si
philosophiquement. . . .

Ah! Léonore, Léonore, si tu savais combien il est doux de ne pas aimer et de
se sentir persuadée que l'on l'est; il y a à cela une sorte de friponnerie
qui met un sel bien piquant au moral d'une jouissance.

Ces discours que je réfutais en vain, parce que malheureusement le cœur a
presque toujours tort avec l'esprit; tous ces argumens d'une mauvaise tête,
m'allarmant sans me persuader, nous conduisirent enfin aux portes de Tolède;
nous avions presque toute la ville à traverser pour arriver dans le quartier
qui nous était indiqué; à peine fûmes-nous dans la place des Carmes, que nos
physionomies, nos tailles, nos singulières parures, attiraient sur nous les
regards de tout le monde, et Clémentine sa guitarre en écharpe, soutenait
cette insultante curiosité, avec une éffronterie qui dévoilait ses mœurs; un
des effets de la corruption, est de détruire en nous le sentiment pénible de
la honte, on ne rougit plus dès qu'on est décidé à se tout permettre, et
cette modestie qui nous retenait souvent encore, s'anéantit sous les attraits
séduisans du vice. Voilà pourquoi le premier ouvrage de la séduction, est
d'absorber la pudeur dans l'ame de celle qu'on travaille à corrompre; on fait
bientôt tout ce qu'on veut d'une jeune fille, quand on l'a convaincue de la
bisarrerie de s'allarmer des mouvemens de la nature, et les freins que l'on
ridiculise, sont bien plutôt brisés que ceux que l'on combat [22]. Pour moi,
je baissais les yeux, je ne sais ce que j'aurais donné pour être à cent
lieues delà.

Nous arrivâmes enfin chez une femme d'environ cinquante-cinq ans, logée dans
une petite rue derrière les Cordeliers, et dont la maison me parut fort
suspecte, mais il n'y avait pas à reculer, nous eussions difficilement été
reçues ailleurs, nos parures nous ayant fait reconnaître; La patronne qui
s'appelait _dona Laurentia_, nous admit sans difficulté. Après s'être informé
de son ami Brigandos, elle nous montra une chambre à deux lits, dont elle dit
que nous pouvions disposer. Et sans aucune autre cérémonie préalable, elle
nous demanda si nous voulions recevoir des hommes, Clémentine avait bien
envie de répondre qu'oui, mais à l'empressement qu'elle me vit à demander
instamment de n'être point soumises à cette règle, elle crut devoir prendre
le parti du silence.

À votre aise, dit _Laurentia_, ma maison est aussi sûre que l'hôtel du
_Corrégidor_, il n'y vient jamais que d'honnêtes gens, pour éviter le train,
je ne reçois jamais que de vieux prêtres, il n'y a pas de danger avec ceux-
là. . . . Tenez écoutez . . . entendez-vous d'autre bruit que celui que les
opérations légitiment; eh bien! j'en ai pourtant six dans mes chambres avec
un pareil nombre de pensionnaires. . . . Ils redescendront dès qu'ils auront
fait, il en reviendra d'autres, et vous n'entendrez jamais plus de train; oh!
grand dieu dis-je à Clémentine, où sommes-nous donc? Ne t'en inquiète point
me dit cette folle en éclatant de rire, n'entends-tu pas que madame te dit
que nous serons ici comme nous voudrons. --Assurément, reprit la duègne, on
ne contraint personne chez moi . . . Liberté entière, si les demoiselles dont
je vous parle reçoivent du monde, c'est qu'elles le veulent bien, soyez très-
sûres que l'on n'entrera point chez vous par force. . . . Mais je vous
conseille de vous réjouir . . . Nous voilà dans le temps de la foire . . .
Vous êtes jolies . . . vous ne manquerez pas de pratiques, je vous le répete,
ma maison est sûre; savez-vous qu'il y vient des filles des plus gros
bourgeois de la ville. . . . De petites poulettes en mantilles noires, qui
disent à leurs parens qu'elles vont à confesse . . . et comme les églises
sont humides, je les reçois ici, le directeur s'y trouve, et la cérémonie se
passe sans scandale. . . . La pénitence est quelquefois un peu rude, mais au
moins sont-elles toujours sûres de l'absolution. --Madame dis-je à notre
hôtesse, nous sommes encore novices dans le métier, nous nous contenterons
d'exécuter les ordres de _Brigandos_, nous irons par-tout où il nous enverra,
mais nous ne recevrons assurément personne; ensuite nous traitâmes de notre
nourriture, _Laurentia_ nous dit qu'ordinairement avec les femmes que lui
envoyait notre chef, elle se chargeait de toutes ces choses, et qu'elle ne
nous laisserait manquer de rien, elle sortit; nous envoya tout ce qui était
nécessaire, et nous ne songeâmes ce premier jour qu'à nous reposer.

Le lendemain comme nous ouvrions nos fenêtres, le premier spectacle qui nous
frappa, fut l'appareil lugubre d'un malheureux que l'on conduisait au
supplice, il était suivi d'une foule innombrable. . . . Dans tous les pays du
monde, et peut-être plus en Espagne, qu'ailleurs, cette fatale curiosité est
toujours celle du peuple. . . . --Quel est le crime de cet homme demanda
_Clémentine_ à _Laurentia_? --Un événement affreux arrivé avant-hier, le
coupable n'ayant pu soutenir l'horreur de son crime, est venu l'avouer lui-
même. C'est un des premiers seigneurs de la ville, je suis surprise que vous
n'ayez pas entendu parler de cela, tout s'est passé à une demie lieue d'ici,
précisément du côté d'où vous venez. --oh ciel dis-je, je parie que nous
avons vu la victime . . . Et que cette infortunée jeune fille . . . --Une
fille assassinée, vous l'avez vue? --Oui. --C'est celà, c'est celà . . . Oh
l'histoire vous fera frémir. . . . Mais que vois-je? . . . Cachez-vous
mignones, voilà deux cordeliers qui me font signe, nous les gênons, ils
veulent s'introduire secrétement chez moi. . . . Dînez en paix, j'irai vous
tenir compagnie au dessert, et vous faire part de cette sanglante aventure.
La duègne sortit . . . les cordeliers entrèrent. . . . Nous dinâmes, et à
peine eûmes-nous fini que Laurentia reparut; écoutez-moi, nous dit-elle, je
vais vous raconter la cause de la fin tragique de ce gentilhomme que vous
venez de voir passer, et qui vient de mourir comme un saint.

Ici Léonore ayant demandé à la compagnie si l'on désirait qu'elle rendit
cette histoire, et tout le monde l'y ayant invitée elle le fit de la manière
suivante. . . .

[Footnote 1. Des loix très-sages punissaient en Sirie bien plutôt celui qui
par défaut de soins, exposait ses effets à la tentation, que celui qui les
dérobait; celui qui manque et qui prend ce qu'il trouve, fait, à fort peu de
choses près, ce qu'il a dû; mais celui qui laisse ce qu'il possède à
l'abandon, est loin de faire ce qu'il aurait dû faire, et mérite, par
conséquent, une punition, bien plutôt que l'autre. Voilà comme raisonnaient
les Siriens.]

[Footnote 2. Saint-Thomas objecte seulement contre la sorte d'inceste dont il
s'agit ici, que si les frères s'alliaient à leurs sœurs, il en résulterait un
trop grand amour dans les ménages, amour qui deviendrait alors par sa trop
grande force, contraire à la chasteté; on a peu de chose à dire contre ce
qu'on a dessein de réfuter, quand on est réduit à employer de tels sophismes;
c'est donc à dire, d'après Saint-Thomas, que l'inceste est vicieux parce
qu'il nait de lui ce qui fait la plus grande perfection des mariages;
avouons-le, il est absolument impossible de trouver un argument légitime
contre ces sortes d'alliances, mais il est aisé de prouver en revanche quelle
foule de vertus il en résulterait.]

[Footnote 3. Nous lisons dans le quatrième livre de l'Énéide:

   _Nocturnos que ciet manes mugire videbis_

   _Sub pedibus erram._

Et dans Horace, satire 8, livre premier:

   _Cruor in fossam codjusus ut inde_

   _Manes alicerent animas responsa daturas._]

[Footnote 4. Voilà où Brigandos est dans l'erreur. Un meilleur logicien l'a
dit dans ce même ouvrage, et avec bien plus de raison: _il n'est jamais
permis de faire le mal pour arriver au bien_. Peut-être verrons-nous notre
Bohême agir et raisonner mieux par la suite.]

[Footnote 5. La mandragore est la racine de brivna, sa forme est celle de
l'homme. On lui attribue la propriété d'engourdir les sens; d'autres disent
que semblable au ginseng, elle excite à l'amour. Circé s'en servit dans ses
enchantemens, et ce fut là, dit-on, le secret de Jeanne d'Arc; quelques
personnes prétendent qu'elle est produite _ex semine hominis suspensi vel
quovis alio supplicio morte muletati_. --Pour qu'elle ait de la vertu, il
faut qu'elle soit cueillie au printemps, lorsque la lune est en conjonction
avec Jupiter ou Venus. La distribution de cette poudre par les Bohémiens,
paraît contrarier un peu ce qu'ils ont dit tout à l'heure en se défendant de
causer des avortemens. Car on sait que cette racine produit ce criminel
effet, et vraisemblablement ils en distribuaient dans plus d'une intention.]

[Footnote 6. On n'est point encore convenu d'un nom honnête pour cet
égarement. Celui que les femmes de mauvaise vie lui donnent, est affreux,
puisque _Sapho_ s'immortalisa bien plus par ce désordre que par ses vers;
pourquoi ne conviendrait-on pas de nommer _saphotisme_ ce travers singulier
du libertinage des femmes.]

[Footnote 7. Il ne faut pas que le lecteur s'étonne de voir Brigandos quitter
les principes de sa religion dans le morceau suivant, ainsi que dans
quelqu'autres. Chaque fois qu'il parle à des gens qui ne sont pas au fait de
ses principes, il est tout simple qu'il s'accommode aux leurs; nous le
reverrons redevenir manichéen, lorsqu'il parlera à ses femmes, ou à ses
compagnons.]

[Footnote 8. C'est, dit l'auteur des talismans justifiés, le sceau, la
figure, le caractère ou l'image d'une figure céleste, d'une planète ou d'une
constellation gravée sur une pierre simpathique, ou sur un métal
correspondant à l'astre, par un ouvrier qui ait l'esprit attaché à l'ouvrage
et à la fin de son ouvrage, sans être distrait par quoi que ce puisse être,
au jour, à l'heure de la planète, en un lieu fortuné, par un tems serein et
beau, afin d'attirer plus fortement les influences du ciel, par un effet
dépendant du même pouvoir et de la vertu de ses influences.]

[Footnote 9. C'est de cette indécente manière que beaucoup de curés en
Espagne et même dans plusieurs provinces de France, portent le viatique dans
les campagnes.]

[Footnote 10. Ces événemens étaient pour lors ceux du jour.]

[Footnote 11. L'or et l'argent étaient en Espagne en si grande abondance, dit
Strabon, qu'on rencontrait quelquefois des masses de ces métaux en labourant;
les rivières en charriaient, et l'on creusait rarement la terre sans trouver
les rameaux d'une mine. Strab. Lib. 3.

Les Siriens et les Phéniciens n'y formèrent de si riches établissemens qu'à
cause de cela.]

[Footnote 12. C'est la prétention et le droit des Catalans comme noble, titre
qu'ils se donnent tous.]

[Footnote 13. Environ 25 écus.]

[Footnote 14. Environ 42 liv.]

[Footnote 15. Les quinze piastres font à peu près 84 l.]

[Footnote 16. Il n'y a qu'à Paris et à Londres où ces méprisables créatures
soient ainsi soutenues. À Rome, à Venise, à Naples, à Varsovie, à Pétersbourg
on leur demande lorsqu'elles comparaissent aux tribunaux dont elles
dépendent, si elles ont été payées ou non; si elles ne l'ont pas été, on
exige qu'elles le soient, cela est juste; si elles l'ont été, et qu'elles
n'ayent à se plaindre que de traitemens, on les menace de les faire enfermer
si elles étourdissent encore les juges de saletés pareilles; changez de
métier, leur dit-on, ou si celui-ci vous plaît, souffrez-le avec ses épines.
Aussi, dans toutes les villes, y a-t-il un tiers de ces filles de moins qu'à
Paris et à Londres, proportion gardée.]

[Footnote 17. Il est très-extraordinaire qu'un magistrat ait mis dans sa
cervelle qu'il pouvait résulter quelque bien d'éclairer et de publier les
secrètes horreurs que le libertinage enfante. Comment ce magistrat tel qu'il
soit ou tel qu'il ait pu être, a-t-il arrangé ce systême avec la religion ou
la décence dont les loix s'opposent si formellement à cette publicité? Il
faudrait au contraire punir sévèrement la malheureuse prostituée assez bête
pour revêler ces écarts, et qui en les dévoilant non seulement se fait tort à
elle-même, mais corrompt et le juge qui se délecte à ces indignes
confidences, et tous ceux qui vont les apprendre par l'éclat du juge. Que
l'on daigne un instant comparer le danger qui peut naître de fermer les yeux
sur ces vilainies, à celui qui résulte de leur scandaleux éclat; ne vaut-il
pas mieux qu'il y ait dans une ville cent libertins cachés que d'en faire
éclore aussitôt dix mille, en divulguant les travers de ces cent? Avant le
règne de Louis quinze, on ignorait cet art infâme de pervertir ainsi la
jeunesse, et de produire un très-petit bien, en opérant d'aussi grands maux,
il n'y avait point d'espions tentateurs, point de journaux chez les
courtisanes, et tout allait aussi bien qu'aujourd'hui; c'est à Sartine que
furent dues ces absurdités inquisitoires, et c'est depuis ce _grand_
magistrat, qu'un homme sait aujourd'hui à quinze ans, ce qu'il ignorait
encore à quarante autrefois. On ordonnait à ce méprisable espagnol de faire
des listes de toutes ces turpitudes, pour en réveiller l'engourdissement du
souverain. Cet imbécile imagina qu'il fallait colorer d'un vernis d'équité la
déshonorante fonction dont on le chargeait, et prendre l'amour des mœurs et
de la décence pour excuse de ces vexations. Malheureux Français, voilà comme
on vous trompait, comme on se moquait de vous. . . . Voilà comment, pendant
que vous chantiez et couriez vos catins, on enchaînait votre liberté, comme
on grévait vos goûts et vos fantaisies les plus simples. Comme on mettait des
entraves sur vos besoins les plus naturels, et comme on gangrenait vos enfans
et tout cela sous le spécieux prétexte d'une excellente police. Les Romains
conquéraient l'univers et n'avaient point d'espions chez leurs courtisanes.
On assure qu'il fut présenté à l'illustre magistrat dont il s'agit ici, un
ingénieux projet de vexation sur le citoyen, en raison de la manière dont il
perdrait son urine. Le premier plan ayant passé, celui-ci pouvait bien avoir
lieu malheureusement, il y avait peu de profit, aucun détail obscêne, point
de liste qui put amuser les petits soupers du roi, et Sartine refusa.]

[Footnote 18. Chapelle fondée sous ce nom pour 12 chanoines, dans la
cathédrale, par le cardinal Kimènès. On appelle ainsi les nouveaux chrétiens,
c'est-à-dire les maures convertis.]

[Footnote 19. Promenade de Tolède.]

[Footnote 20. L'hippomane est regardé, par les gens crédules, comme le plus
sûr de tous les talismans; c'est une excroissance de chair qui se trouve au
front des poulains naissans; il est rare, parce que la mère l'arrache à
belles-dents du front du poulain, dès qu'elle l'a mis bas; son effet est de
se faire aimer de la femme à qui l'on en fait avaler.]

[Footnote 21. Théodora était femme de Justinien; voyez ses désordres dans
Procope; une partie des loix que nous suivons encore est l'ouvrage de ses
amans, en amusant son mari de ces codes atroces, elle lui voilait sa
conduite; l'imbécile Justinien compilait et sa femme couchait.]

[Footnote 22. La raison de cela est simple; c'est avec de l'esprit qu'on
résiste aux argumens que le vice emploie pour triompher. Tout ce qu'on
objecte flatte donc, parce qu'on n'y parvient qu'en développant une qualité
qui nous honore; mais s'il est démontré que la conduite qu'on a, que les
opinions qu'on adopte soient réellement des ridicules, voilà l'orgueil
compromis, et dès ce moment on change de plan; le ridicule blesse tellement
notre vanité, que s'il était possible de persuader l'être le plus sage, que
la vertu est un ridicule; il l'abjurerait à l'instant.]

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LE CRIME

DU SENTIMENT,

OU

LES DÉLIRES DE L'AMOUR.

NOUVELLE ESPAGNOLE [1].

IL n'y avait point à Tolède de maison plus riche que celle du comte de
_Flora-Mella_, point de seigneur dans les deux Espagnes, qui joignit à cet
avantage, une naissance plus illustre, et de plus flatteuses prérogatives;
mais la fortune ne se soutient pas toujours également chez ceux qu'elle
favorise ainsi, et sa main inconstante ne les élève souvent au faîte des
grandeurs que pour les en précipiter avec plus d'éclat.

Le comte marié fort jeune, avait perdu sa première femme au bout de trois
ans, et n'en ayant eu qu'une fille, il était résolu de se lier encore sous
les loix de l'hymen. Ces seconds nœuds réussissent rarement, le comte en
devint la funeste preuve; une demoiselle de la maison de _Brajados_, belle et
riche sans doute, fut l'objet qui le captiva, mais il s'en fallait bien que
les vertus de cette jeune personne, répondissent aux dons précieux qu'elle
apportait, d'ailleurs rien de plus scandaleux que sa conduite, rien de plus
perverti que ses mœurs.

Le duc de Medina-Sidonia, était alors le jeune homme à la mode, à Tolède,
quoique marié lui-méme, il n'en était pas moins l'effroi de tous les époux et
l'idole de toutes les femmes. La comtesse de _Flora-Mella_ avait trop de
vanité, elle avait le coup-d'œil trop sûr, pour ne pas désirer à son char, ce
célèbre amant de toutes les jolies femmes; le voir et l'enchaîner, furent
pour elle l'affaire d'un jour, et cette intrigue devint bientôt si publique,
que le comte de _Flora-Mella_, ne pouvait presque plus en soutenir la honte.

Quelques fussent ses tribulations, le désir qu'il avait de se voir un
héritier, l'engagea néanmoins à feindre; il dévora ses chagrins; il essaya
d'imposer silence au public, et continua de vivre avec sa femme dans
l'intimité des époux. Ses vœux s'accomplirent enfin, la comtesse devint
grosse, et mit au monde un fils, nommé _Dom Juan_, malheureux héros de cette
sanglante histoire. De ce moment le comte leva le masque, il crut ne devoir
plus suspendre sa vengeance, et la jeune comtesse reléguée par lui, dans des
terres à elle, au fond de l'Andalousie, quitta pour jamais Tolède et son
époux.

Cependant les fruits des deux différens hymens du comte de _Flora-Mella_,
s'élevaient ensemble, dans son palais, et ce père infortuné semblait
recueillir au moins dans les qualités de ces deux beaux enfans, le
dédommagement des chagrins occasionnés par la mort de la mère de la jeune
fille, et par l'affreuse conduite de celle du jeune homme. Rien n'avait été
négligé pour l'éducation de ces élèves chéris; on n'épargnait aucun des soins
qui devaient réunir à tous les dons qu'ils avaient l'un et l'autre reçus de
la nature, ceux des talens les plus agréables.

Dom Juan venait d'atteindre sa vingtième année quand Léontine sa sœur, en
prenait vingt-deux; et si la fierté, la noblesse et les agrémens d'un sexe se
montraient à profusion dans Dom Juan, Léontine plus belle que l'astre du
jour, et plus fraîche que la fleur que ses rayons font éclore, réunissait de
son côté tout ce qui peut rendre une femme digne de l'admiration générale.
Elle avait la peau la plus belle . . . les traits les plus fins et les plus
délicats, . . . les yeux les plus vifs et les plus animés, . . . de ses
cheveux dégagés des liens de fleurs qui lui formaient un diadême, elle
pouvait ceindre deux fois la taille enchanteresse qu'elle avait emprunté des
graces.

Mais si la nature s'était épuisée pour embellir ces deux jeunes personnes, si
elle les avait égalisé par les charmes de la figure, quelle différence
extrême n'avait-elle pas mis dans leur caractère! Autant Dom Juan avait de
violence et d'impétuosité, autant Léontine avait de douceur et de retenue;
l'un ne connaissait que ses passions et n'écoutait que leur organe, l'autre
n'avait pour guide, que sa raison et ses devoirs.

Les attraits de Léontine n'avaient point échappés à Dom Juan, il sentait bien
tous les obstacles qui s'opposaient à ses vues, mais la nature plus forte que
les conventions sociales, cette nature vigoureuse et mâle, qui les brise
souvent au lieu de les servir, élevait mille mouvemens tumultueux dans son
cœur qui lui semblaient impossibles à vaincre, et ne plaçait que trop
follement l'espoir à côté de l'amour; l'honnête liberté dont il jouissait
auprès de sa sœur, lui donnait souvent occasion de s'expliquer avec elle;
long-temps il avait déguisé son trouble, captivé long-temps sous un joug
cruel, il avait mieux aimé se faire violence que de montrer les sentimens
coupables dont il osait brûler; mais tant de contrainte devenait difficile à
un tel caractère; ce n'est pas avec l'ame fougueuse de Dom Juan, qu'on aime
ainsi sans l'avouer.

De son côté peut-être, Léontine n'avait-elle pas remarquée sans émotion,
toutes les graces d'un jeune homme charmant, qu'il lui était permis d'aimer
comme frère; mais son excessive modestie ne tolérant aucun écart, ses
sentimens eussent-ils même été plus vifs que ne le souffraient ses nœuds,
elle se fût bien gardée de ne pas leur imposer un frein; la nature ne perd
pas plus ses droits dans une ame comme celle de _Léontine_, que dans un cœur
comme celui de _Dom Juan_, mais la vertu, plus écoutée dans l'une, sait
restreindre au moins ce qui peut balancer son empire, on cache sa douleur et
l'on souffre en silence.

Égarés tous les deux un jour dans ces vallons fleuris et frais qu'arrose le
Tage auprès de Tolède, loin des yeux toujours incommodes des gouverneurs et
des duègnes, Dom Juan ne se contenant plus, osa se jeter aux pieds de sa
sœur. --Ô vous que j'idolâtre s'écria-t-il en imprimant ses lèvres brûlantes
sur une des mains de cette belle fille. . . . Vous que je crois pouvoir aimer
sans forfait. . . . Ô Léontine! il est donc vrai que je vais vous perdre, ces
heureux jours de notre enfance vont être oubliés pour jamais, et les
souvenirs déchirans que j'en conserverai, ne serviront qu'au tourment de ma
vie. . . . Oui, Léontine on vous enlève à mon amour, à cet amour furieux et
infortuné que je n'avais osé vous peindre; à peine éclate-t-il, qu'il faut en
étouffer la flamme, il faut briser le cœur qui l'a nourrit au même instant
qu'elle s'en élance. . . . Je vous perds Léontine, apprenez cette nouvelle
affreuse de celui qu'elle plonge au désespoir, le comte vous destine à dom
Diègue, avant un mois vous serez l'épouse de ce rival indigne de vous
appartenir. . . . Et moi confus, désespéré . . . mourant, j'irai traîner
votre image au bout de la terre, ou l'immoler dans le temple même où la plaça
la main de l'amour. Oh ciel! dit Léontine, qu'avez-vous prononcé Dom
Juan? . . . Que venez-vous d'apprendre à la fois à votre malheureuse sœur?
Quel amour venez-vous de lui découvrir, et quelle infortune lui présagez-
vous? --Ah! puissiez-vous être aussi peu surprise de l'un, que vous devez
être effrayée de l'autre; je vous ai dit vrai Léontine, je vous aime, . . .
que dis-je? tous les mots sont trop faibles, il n'en est point qui peignent
ma passion. . . . Je vous adore et je vais vous perdre; fille cruelle auriez-
vous donc cru que je pusse être insensible à tant d'attraits, était-il
possible de les voir sans leur rendre hommage? Léontine peut-elle exister
sans être idolâtrée de ce qui l'environne? semblable au dieu de l'univers,
animant tout ce qui respire à ses pieds, ne doit-elle pas comme ce dieu,
s'attendre au culte universel? --Mais songez-vous aux nœuds? --Il n'en est
point que mon amour n'absorbe, il n'en est point qu'il ne combatte, quand ils
doivent anéantir les siens; ah croyez-vous qu'un cœur tel que celui de Dom
Juan, puisse être retenu par les frivoles conventions qui nous lient. . . .
Ô combien je les méprise ces conventions arbitraires, qui séparent aussi
cruellement ce qu'a réuni la nature, je n'écoute à vos pieds que sa voix,
elle me dit de vous adorer, j'y cède, et ne veux vivre que pour vous, ou
mourir percé de vos traits. --Oh! Dom Juan qu'osez-vous dire? --Ce que
j'eprouve et ce que vous m'inspirez, j'ose vous parler de mon amour, j'ose
vous jurer de n'écouter que lui, j'ose prendre le ciel à témoin que je
n'aurai jamais d'autre femme que vous. Un baiser que Dom Juan cueillit sur
les lèvres de rose du tendre objet de son ardeur, devint le sceau de ses
sermens, Léontine tremblante rougit sans le refuser. On s'approcha, et nos
deux jeunes gens bientôt entourés de leur suite, furent obligés de feindre,
et de reprendre la route de Tolède.

La funeste nouvelle que Dom Juan venait d'apprendre à sa sœur, ne se vérifia
que trop, dès le lendemain le comte de Flora-Mella déclara à sa fille le
mariage qu'il projettait, et peu de jours après, il lui présenta Dom Diègue.

Pour tout autre, même que pour une fille prévenue, Dom Diègue eût été un
objet d'horreur, unissant au caractère le plus désagréable, tous les défauts
de la nature, on n'imaginait pas comment le comte osait proposer de tels
nœuds; des circonstances de fortune les légitimaient sans doute, mais combien
ces motifs sont faibles sur une ame délicate et sensible, qui, sacrifiant
tout à la douceur des liens, n'imagine pas qu'elle puisse exister dans ceux
qui ne sont pas l'ouvrage de l'amour.

Léontine osa témoigner à son père le peu de dispositions qu'elle ressentait
pour cet hymen, et le comte, qui aimait sa fille, désespéré de lui offrir un
sort qui lui déplut ne pouvant d'autre part renoncer à ses engagemens, fit
usage des sollicitations; il connaissait au mieux celle qu'il avait à
séduire, aussi certain de la révolter par de la rigueur, que de l'attendrir
par des caresses, son éloquence fut celle de l'amitié, elle persuada; une ame
honnête ne résiste jamais aux attaques que le sentiment dirige, la fausseté,
le mystère, la violence, toutes ces armes odieuses que l'imbécillité dicte à
la tyrannie paternelle, soustrayent à leur joug de fer les cœurs que l'on y
veut soumettre; emploie-t-on la douceur et la confiance, tout s'obtient, et
en arrivant au but désiré, on n'a pas du moins à redouter les remords que les
procédés contraires occasionnent.

Léontine promit. Parfaitement déterminée au sacrifice, elle protesta de s'y
soumettre. Cette vertueuse fille, oubliant l'amour d'un frère qu'elle ne
pouvait regarder que comme un crime, perdit également de vue toutes les
répugnances que lui inspirait dom Diègue, et préféra les maux qui la
menaçaient sous les nœuds proposés, au chagrin trop violent pour elle,
d'affliger un instant celui dont elle tenait le jour.

Dom Juan trop inquiet, trop violent et trop amoureux à-la-fois, pour
abandonner un seul jour ce qui tenait aux intérêts de sa passion, ne fut pas
long-tems à savoir ce qui venait de se faire. Toutes les expressions d'une
telle ame devant être ou violentes, ou dures, il accabla sa malheureuse sœur
des reproches les plus amers; il la reprimanda de sa faiblesse dans les
termes les moins ménagés; il osa s'oublier enfin jusqu'à lui dire, avec
orgueil, qu'après les sentimens qu'il lui avait déclarés, il n'imaginait pas
qu'elle eût dû le trahir à ce point. --Vous trahir, répondit Léontine avec
candeur, . . . que vous ai-je promis? . . . qu'ai-je donc pu vous promettre,
et comment puis-je mériter de vous une accusation si déplacée? . . .
Oublierez-vous toujours les nœuds qui nous captivent? Voulez-vous me forcer à
les détester, quand je ne voudrais que les chérir? . . . --Abhorrez-les, ces
nœuds fatals; . . . abhorrez-les, ô Léontine, ils ne seront jamais aussi
funestes à vos regards qu'ils le sont aux miens. Et comment ne détesterais-je
pas ce qui favorise aussi-bien l'éloignement que vous avez pour moi? --Mais
vous devez au moins les respecter. --Ah! n'imaginez jamais que de tels liens
ayent aucune force dans le cœur qui vous aime, en devraient-ils avoir dans le
vôtre, s'il était ému de mes tourmens? --Ne m'y croyez pas insensible, je les
plains, sans doute; c'est tout ce que je puis;--mais qui vous garantit la
vérité de ces liens? Nous ne sommes pas du même lit, et vous avez connu la
conduite de ma mère? --Est-il possible que votre amour vous aveugle, au point
de préférer la honte et le deshonneur, à la certitude de ne voir jamais
couronnée une passion criminelle qui vous entraîne à votre perte. --Le
deshonneur, . . . la honte, . . . et que m'importe toutes ces chimères! que
m'importe le sang qui coule dans mes veines, sitôt qu'on lui défend de
s'enflammer pour vous. . . . Je ne connais que vous dans l'univers; je n'y
respecte et n'y chéris que vous, et je vais à l'instant percer le cœur du
traître qui vous enlève à moi, si vous ne me promettez de rompre la fatale
promesse qu'on ose vous arracher. --Voulez-vous me rendre entièrement
malheureuse? Voulez-vous m'enlever l'innocent plaisir que je goûte à vous
aimer comme un frère? Voulez-vous donc mettre entre nous d'éternelles
barrières? --Je veux mourir ou vous posséder, vous enlever et fuir. . . .
Sacrifier à ma vengeance tout ce qui s'oppose à mon amour;--cruel! . . .
--vous ne le connaissez pas, Léontine, ce cœur ardent que vous sûtes
embraser; tous les sentimens sont des passions chez lui; il ne peut les
vaincre qu'en cessant d'exister; et si les plus légères l'agitent à ce point,
où le portera donc celle qu'ont allumé vos yeux? Fuyons nos tyrans, Léontine,
allons vivre à jamais au bout de l'univers. . . . Mais que dis-je, hélas!
qu'ose-je dire? Il faudrait être aimé pour obtenir ce que j'exige, et votre
ame indifférente et froide ne connaît pas même l'ardeur qui me dévore. . . .
Allez, perfide, . . . allez lâchement languir sous les fers odieux qui vous
sont préparés. . . . Sacrifiez l'amant qui vous idolâtre, aux vils intérêts
d'un père qui ne consulte que son avarice --Homme injuste! le père tendre que
vous outragez ne mérite pas vos reproches. . . . J'en suis encore moins digne
en lui obéissant, puisque votre élévation et votre fortune sont le prix
certain de ces nœuds auxquels je vais m'asservir. Ne m'accablez donc pas
quand j'ai des droits si sûrs à votre reconnaissance. --Funeste façon d'y
prétendre; puissiez-vous plutôt me haïr que de m'aimer ainsi! . . . Eh! que
m'importe cette fortune? . . . que me font ces honneurs, achetés aux dépens
de ce que j'ai de plus cher au monde? Dussai je être le plus malheureux des
hommes, je m'en croirais toujours le plus fortuné, si j'étais aimé de
Léontine; il n'est de bien pour moi que son amour; il n'est de bonheur que sa
main, voilà les seules prospérités où j'aspire, les seules que je sois
envieux de posséder, dût-il m'en coûter mille vies.

Léontine avait eu beau faire; émue de tant d'ardeur, quelques regards lui
étaient échappés: c'en était trop pour dom Juan; il n'eut pas plutôt cessé de
croire qu'il était indifférent, qu'il lui parut possible d'être bientôt aimé;
il crut que les résistances de Léontine étaient plutôt les effets de sa
vertu, que les sentimens de son cœur. Il imagina tout pour l'arracher aux
nœuds qu'on lui destinait; déguisant ses desseins réels, sous l'apparence de
moyens honnêtes et doux; il proposa d'abord à Léontine de permettre qu'il
s'employât au moins près du comte, pour retarder la célébration de l'hymen
qu'il redoutait autant. . . . On y consentit; il osa demander l'aveu d'un peu
de retour. . . . On ne lui montra ni éloignement, ni courroux; . . . mais
hazardait-il davantage, on cessait de l'écouter aussitôt; et plusieurs mois
se passèrent ainsi, sans que cet amant impétueux pût obtenir autre chose que
quelques retards et de la pitié.

Il agissait toujours pendant ce tems-là; et le rôle qu'il jouait vis-à-vis du
comte de Flora-Mella, était bien différent, quoiqu'inspiré par les mêmes
principes, ayant su, malgré la fougue de son caractère, se contraindre assez
pour s'abaisser à la souplesse, il persuadait au comte, que les délais que
demandait Léontine, n'avait qu'une forte prévention pour cause; . . . qu'il
lui soupçonnait le cœur pris; que lui seul était en état de démêler ce fatal
secret; qu'il en avait déjà fait quelques ouvertures, mais que n'ayant rien
pu connaître encore, il n'avait gagné à cela que de se rendre suspect lui-
même. --Il ajouta ensuite qu'il était essentiel que le comte l'aidât dans
l'entreprise qu'il avait formé de sonder les replis de l'ame de sa sœur; il
ne pouvait, disait-il, agir commodément au milieu de la foule de domestique
qui les entourait sans cesse, il était essentiel d'abord de les écarter:
combien ne lui fallait-il pas d'aisances, puisqu'avant de parler en faveur de
dom Diègue, il avait même à vaincre l'éloignement que Léontine commençait à
ressentir pour lui, depuis qu'elle s'appercevait de ses efforts à la
pénétrer.

Le comte, pleinement la dupe des détours de son fils, bien éloigné de
soupçonner les motifs personnels qui le font agir, le sert de tout son
pouvoir. Léontine est moins observée, les surveillans disparaissent quand
elle se trouve avec dom Juan, et le comte l'engage lui-même à écouter les
avis d'un frère qui ne veut que la félicité de sa sœur.

Léontine ne fut pas long-tems à démêler les ruses de l'amour; mais trop
prudente pour les révéler, elle ne s'occupa qu'à tâcher de n'en pas être la
victime.

De son côté dom Juan était bien loin, comme on le croit, d'employer pour les
intérêts de dom Diegue, les doux momens qu'on lui laissait. Peindre son amour
en traits de flamme, proposer mille moyens différens de le faire triompher et
de fuir, voilà comment s'employaient ces instants . . . Si précieux d'abord
au cœur de Dom Juan, si cruels ensuite quand il voyait que l'inflexibilité de
sa sœur ne lui opposait que des refus.

Une fois certain de cette insurmontable résistance, rien ne l'arrêta; il
s'était contenu, tant qu'il avait eu de l'espoir, à peine le vit-il évanoui,
qu'il n'écouta plus que ses premiers desseins; et pleinement résolu à la
force, puisqu'il ne pouvait réussir d'une autre manière, il se prépara à
faire usage de la liberté qu'il avait, pour diriger les pas de cette
malheureuse sœur, vers l'endroit où des gens sûrs seraient postés pour
l'enlever.

Toutes les batteries furent donc dressées d'après ce projet; il envoya avant-
hier une chaise de poste lestement attelée, l'attendre sur la route qui mène
en Portugal, où il avait dessein de se réfugier; et cette voiture escortée de
quelques valets fidèles, avait pour rendez-vous, les environs de la tour
enchantée.

Le jour venu, sous le prétexte d'une promenade, dom Juan engage Léontine à
venir voir avec lui les intéressans débris de cette antiquité.

Une fois là, l'impétueux Dom Juan, hors de lui,--ô Léontine, s'écrie-t-il,
tout nous attend; . . . tout nous attend; . . . nous ne reverrons plus
Tolède; il faut s'arracher enfin aux apprêts d'un funeste hymen, qu'il n'est
plus possible de retarder. --Qu'osez-vous proposer? --notre commun bonheur.
--Juste ciel! aux dépens de celui de mon père; . . . aux dépens de sa mort
certaine, quand il apprendra notre perte. Songez à tous les malheurs qui
l'accablent. . . . Songez qu'il n'y a que nous dans le monde dont les soins
puissent le consoler; . . . c'est de nous, . . . c'est de nous seuls, hélas!
qu'il attend quelques fleurs sur l'hiver de ses ans; détruirons-nous cet
espoir légitime! et les mains qui doivent essuyer ses pleurs, le
précipiteront-elles au tombeau? --ô Léontine, je n'écoute plus que mon amour;
devoir, respect, honneur, religion, vertu, tout est effacé de mon cœur; je ne
connais plus que ma flamme; je ne suis plus conduit que par elle, il faut me
suivre: . . . on nous attend. . . . J'emploie depuis six mois, en vain, tout
ce qui peut détruire vos scrupules. À quoi m'a servi tant de zèle? Qu'ai-je
retiré de tant d'amour? Je n'ai réussi qu'à me convaincre de votre
indifférence. . . . Il faut que je la surmonte ou que je meure --Cruel, ayez
pitié de moi! ayez pitié de mon père et de vous; ne nous engloutissez pas
tous les trois dans un abyme de malheur, dont aucune félicité humaine ne
saurait nous retirer; rien n'égale aujourd'hui la prospérité de notre maison
dans Tolede: évanouie demain par nos démarches, vous la plongez à jamais dans
le deuil et dans la douleur. Est-ce donc ainsi que vous voulez me prouver
votre amour? Ah! s'il était aussi délicat que vous cherchez à me le
persuader, mon honneur ne vous toucherait-il pas davantage? Consentiriez-vous
à le flétrir pour un instant de volupté honteuse et criminelle, qui va nous
couvrir à jamais et de malheurs et de remords! Je ne vous ai pas conduite
ici, répondit le furieux dom Juan, pour écouter les sophismes de la
prévention ou de la haine, et pour chercher à y répondre. Je suis
malheureusement trop convaincu du peu d'empire de mon esprit sur le votre,
pour employer encore des armes, . . . trop long-tems émoussées par vos
rigueurs; . . . mon amour est au désespoir; je ne me rends plus qu'à lui
seul; . . . et la saisissant alors dans ses bras, . . . --il faut me suivre,
Léontine; . . . n'essayez pas de vous soustraire; . . . n'entreprenez pas de
vous défendre, . . . mon égarement serait affreux; . . . j'irai jusqu'à vous
méconnaître, . . . jusqu'à me venger de vos dédains: . . . vous n'ignorez-pas
l'impétuosité de ce cœur de feu, que rien ne maîtrisa jamais . . . Ne
l'irrites point, Léontine, ou ce moment, peut-être, coûterait à tous deux la
vie. --Eh bien, perce-le ce cœur qui ne veut pas se souiller d'un crime;
entr'ouvre-le, te dis-je, je ne m'oppose point à tes coups . . . Vas, j'aime
mieux cent fois la mort que les affreux tourmens qui déchirent mes
jours: . . . et des larmes s'échappant de ses yeux; . . . --si je les
regrettais ces jours que veut m'enlever ta fureur, si je les regrettais, dom
Juan! c'était à cause de mon père. . . . Je voulais les lui consacrer; je
voulais faire son bonheur; . . . je voulais prolonger sa vie. . . .
Barbare! . . . je voulais peut-être t'aimer, et tu ne le veux pas, . . . Ne
balance plus, dom Juan, ensanglante ce cœur que tu fais palpiter. . . . Je
suis indigne du jour, après ce que j'ai dit. . . . Immole-moi, j'y consens;
mais ne te flattes jamais de me faire partager tes torts;--tu les partageras,
ou ta vie m'en répond. --O, Dieu! . . . ta cruauté m'outrage, ton ame atroce
est indigne de moi; tu ne méritais pas l'aveu que je t'ai fait; . . . et
s'échappant des bras de Dom Juan,  . . .fuis, traître, éloigne-toi pour
toujours de celle qui ne peut plus que te haïr. --Je cacherai tes imprudens
projets, et n'aurai pas à me reprocher, du moins, d'en avoir été la complice.
En prononçant ces mots elle veut s'élancer au-delà des ruines qui captivent
ses pas; . . . mais le féroce dom Juan, aveuglé par toutes les passions
impétueuses qui bouleversent son ame, . . . l'atteint, le poignard à la main,
se jette impitoyablement sur elle, et la renverse morte à ses pieds.

_Juste ciel!_ s'écrie-t-il aussi-tôt, en contemplant sa malheureuse victime.
. . . _Est-ce moi qui ai pu trancher les jours de celle à qui j'aurais
sacrifié les miens! . . . et mon bras se refuse à venger mon amante! . . .
Uniquement armé pour la scélératesse, il tremble à punir l'assassin. . . .
Fuyons_. . . . Mais il l'essaye en vain, retenu par un pouvoir invincible,
dont il a avoué n'avoir pu concevoir l'énergie. . . . N'agissant plus qu'en
insensé, . . . il se jette comme un furieux sur les restes sanglans de celle
qu'il idolâtre; il la couvre de ses baisers ardens: . . . il adresse encore à
cette divinité de son cœur, les expressions de son féroce amour: il veut la
ranimer par ses soupirs, . . . la réchauffer de ses larmes amères: . . . et
là, seul, . . . égaré par son désespoir, . . . dans le silence et l'obscurité
de ces rochers et de ces ruines . . . Perdu d'amour et de douleur, . . . le
malheureux ose consommer son crime, . . . il ose ravir l'honneur à celle dont
il vient d'arracher la vie.

Bientôt le calme de ses sens lui laisse entrevoir la double horreur dont il
vient

[Illustration: _Est-ce moi qui ai pu trancher les jours de celle à qui
j'aurais sacrifié les miens!_]

de se souiller, il n'a ni la force de soutenir le poids de son forfait, ni
celle d'en punir l'auteur; il veut que la vengeance de ce crime exécrable
soit réservée à ceux à qui elle appartient. Il était maître de fuir ses gens,
et ses chevaux l'attendaient près de-là; il ne le fait point. Glacé d'effroi,
immobile en face de ce corps inanimé, . . . il le regarde en frémissant; un
instant il croit se tromper; il croit voir dans ses bras celle qu'il aime, et
qu'il appelle encore. Revenu de cette affreuse erreur, son désespoir le
reprécipite une seconde fois sur ce cadavre informe: . . . ô Léontine! tu
seras vengée, s'écrie-t-il, tu seras vengée, Léontine, et les flots de mon
coupable sang vont payer, s'il se peut, celui que ma fureur osa répandre ici.
. . . Il accourt à Tolede et vient se remettre lui-même entre les mains de la
justice.

Le corregidor effrayé a voulu le rendre à son père: . . . il l'a fait; . . .
mais quelle nouvelle scène!. . . quel nouveau sujet de remords se préparait
pour dom Juan! on venait d'instruire le comte de Flora-Mella de la mort de sa
perfide épouse. . . . Et quelle catastrophe accompagnait cet événement. . . .
--Ô mon fils, a dit à dom Juan, le duc de Medina-Sidonia, pour lors tête-à-
tête, avec le comte. . . . Ô mon cher fils, qu'avez-vous fait? . . . Faut-il
que vous me soyez enlevé au même instant où je vous retrouve. . . . Faut-il
que vous fuyiez le bonheur, quand il vient embellir vos jours! . . . Faut-il
enfin que vous acumuliez sur ma tête et le remords et le deshonneur! . . .
dom Juan, c'est de moi que vous tenez la vie, vous n'êtes point le fils du
comte de Flora-Mella; j'apporte ici la preuve incontestable que vous
n'appartenez qu'à moi; lisez les dernières volontés de votre malheureuse
mère, et frémissez de l'abyme où vous venez de vous engloutir à l'instant où
vos malheurs cessaient.

Dom Juan, éperdu, se saisit du papier; . . . sa main tremble, ses larmes
coulent, . . . ses yeux distinguent à peine les traits qu'on lui présente; il
y lit à la fin les mots suivans de la comtesse sa mère.

«Il ne me reste que le tems d'avouer mon crime et de le réparer; dom Juan
n'appartient point au comte de Flora-Mella; il est le fils du duc de Medina-
Sidonia. J'exige en expirant que le duc aille réparer sa faute aux genoux
mêmes de mon mari; qu'il implore de lui son pardon; . . . qu'il réclame son
fils, qu'il le reconnaisse comme fruit de l'hymen dont il perdit autrefois la
compagne, et qu'il déclare ce fils, en cette qualité, son héritier universel.
Je ne publie rien, en exigeant ceci; ma malheureuse conduite avec le duc a
été trop connue, pour que ces dispositions puissent apprendre ce qu'on
ignorait; je répare et ne divulgue point. J'enlève un poids affreux de ma
conscience; elle n'était vraiment bourrelée que de l'horreur de sentir mon
époux embrasser un fils qui ne lui appartenait pas. . . . Ô femmes
imprudentes, ô vous qui pourriez imiter mes écarts, songez qu'il n'est point
d'ame honnête qui tienne à ce tourment. . . . Que l'effroi d'en être
déchirée, vous retienne donc au bord du précipice. . . . Aux volontés
précédentes, je joins quelques désirs; il dépend de mon mari de me les
accorder. Instruite des sentimens secrets de Léontine et de Dom Juan, je
supplie le comte de Flora-mella de consentir à l'union de ces deux jeunes
personnes, dont mes aveux détruisent les liens qui s'opposaient à leurs
désirs. . . . J'ose croire que la fille de mon époux pourrait difficilement
prétendre à un hymen plus avantageux. Cette alliance, en réunissant deux
anciens rivaux, en les faisant redevenir amis, apaise un peu mes regrets, et
me fait mourir plus tranquille.»

Ô ciel! dit dom Juan, en terminant cette terrible lecture. . . . je pouvais
donc devenir heureux --tu l'étais, s'écria le comte, ma parole était donnée,
mon consentement signé; . . . le voilà.

Monsieur, a dit alors dom Juan avec la plus grande fermeté au corregidor,
vous voyez de combien de crimes je me suis à-la-fois souillé; j'ai massacré
ma maîtresse, . . . la respectable fille de celui qui a pris soin de mes
jeunes ans. . . . Vous voyez que je porte egalement le poignard dans le sein
d'un père . . . , qui ne me revoit que pour me pleurer. . . . Conduisez-moi à
la mort, monsieur; . . . je veux qu'elle me soit donnée publiquement: . . .
Je veux recevoir celle que je mérite; vous comte, désavouez-moi pour votre
fils, cet écrit vous y autorise, . . . et vous, mon père, ne m'avouez jamais
pour le vôtre; ma mort ainsi ne deshonorera personne.

On a voulu calmer ce désespoir; on a voulu sauver cet illustre coupable.
. . . Tous les moyens ont été employés sans qu'aucun ait pu réussir. . . .
Mon crime est trop affreux, a répondu dom Juan; il n'y a que ma tête seule
qui puisse le payer. --Et saisissant la main du corregidor, sortons, sortons,
monsieur, lui a-t-il dit fermement, ou je vais me déclarer à d'autres juges,
si votre pitié l'emporte sur votre devoir; et comme en prononçant ces paroles
il se jettait dans la rue, avec la ferme résolution d'aller monter lui-même
sur l'échafaud, où le plaçait son crime; le magistrat n'a plus osé résister.
Dom Juan a été déposé le même soir dans les prisons de la justice, ayant tout
déclaré, sans qu'on lui fît aucune question, le malheureux a promptement payé
de sa vie l'effroyable forfait où l'avait entraîné l'égarement de sa raison,
et l'impétuosité de son caractère. Cependant toute la ville le pleure, mais
les regrets les plus douloureux se tournent vers les deux infortunés pères;
chacun leur porte des tributs de larmes et de douleurs, qui n'effaceront
jamais de leur ame, les pertes affreuses qu'ils viennent de faire.

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Voilà une histoire bien cruelle a dit ici madame de Blamont, fatale suite du
désordre des femmes, à quel malheur affreux leur inconduite peut exposer une
famille, je ne m'étonne plus si les loix ont punies leurs fautes plus
sévèrement que celles des hommes. Et moi je m'en étonnerai toujours, a
répondu madame de Senneval. . . . Ce sont eux qui sont nos séducteurs . . .
Eux qui abusent de notre faiblesse et de leur supériorité, ils sont la
première cause de nos torts; eux seuls en mériteraient donc la punition.
--Tout cela exigerait d'être discuté à loisir, a dit le comte de Beaulé, il y
a un peu de la faute des deux partis, et beaucoup de raison de part et
d'autres, ce ne sont ni les hommes qui attaquent, ni les femmes qui cèdent
qui ont tort. La première origine du mal, est dans la disproportion des
mariages et dans l'impossibilité du divorce, qu'un jeune homme épouse la
femme qu'il aime, et que quand tous deux sont las l'un de l'autre, ils
puissent changer à l'amiable, et vous ne verrez plus d'adultère. C'est une
vérité que Sainville vous a fait voir dans sa constitution de _Tamoé_, n'y
revenons plus maintenant, je suis trop curieux je vous l'avoue, de savoir
comment notre belle aventurière va trouver le secret d'échapper aux dangers
qui me paraissent la menacer à Tolède, et si notre chère Clémentine trouvera
tous les plaisirs dont elle se flatte, dans le _faux pas_ qu'elle
médite . . . Et Léonore ayant vu qu'on lui prêtait cette attention curieuse
qui désire d'être satisfaite, reprit ainsi le fil de ses aventures.

[Footnote 1. Cette nouvelle, purement d'invention, n'est ni traduite, ni
empruntée de nulle part; on est presqu'obligé d'avertir de ces choses, dans
un siècle de pillage littéraire, tel que celui-ci.]

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Suite de l'Histoire de Léonore.

****Dona Laurentia n'eut pas plutôt fini son récit, que Brigandos entra; il
s'informa comment nous étions, nous recommanda à la matrone, et lui laissa
les fonds nécessaires pour deux habillemens complets avec tous les
ajustements plumes et parures à la mode; l'un pour Clémentine, l'autre pour
moi. Ensuite il ordonna à Clémentine de se transporter le lendemain, chez un
vieux courtisan retiré à Tolède, curieux de connaître le temps qu'il avait à
vivre. Ignorant que ma compagne eut renoncé à ses projets de sagesse, il
l'assura qu'elle pouvait aller sans courir aucun risque, chez l'homme qu'il
lui indiquait. C'est un vieux dévot plein de superstitions, lui dit-il, et
qui croirait que l'enfer va le saisir tout vivant, s'il s'avisait de penser à
ce qui l'échauffait autrefois; tels sont les funestes effets de la dévotion,
continua notre chef, elle remplit l'homme de trouble et de frayeur, à mesure
qu'il avance son terme, elle aigrit son caractère, elle change son humeur,
elle le rend sombre, inquiet, soucieux, tracassier, rigoriste, cruel, elle
l'empêche de jouir du présent, elle lui donne des remords du passé, et n'est
bonne à rien pour l'avenir; je me serais peut-être fait dévot comme un autre,
si j'eusse cru que cela pu être bon à quelque chose, mais on n'y prend pas
une qualité de plus, et on a beaucoup de plaisirs de moins. . . . Est-ce bien
la peine de croire à des chimères, pour ne pas gagner davantage? . . .
Doucement dis-je à notre philosophe, vous peignez là le superstitieux; mais
l'homme vraiment attaché à sa religion qui la suit et la croit dans la
simplicité de son cœur, qui adopte la vertu, parce que la religion la
récompense et l'inspire, qui déteste le vice parce qu'elle le condamne et le
punit, qui perpétuellement enflamé de l'être suprême, consolé des maux de la
vie, par l'espoir de revoler bientôt dans le sein de celui qui l'a crée, vit
en craignant de lui déplaire, meurt en tâchant de l'imiter; un tel homme sans
doute ne vous paraît pas un modèle indigne à suivre? Assurément, reprit notre
chef, je ne méprise pas le phantôme qu'il vous plait d'ériger là, et auquel
vous ne croyez pas plus que moi, mais s'il existe je le plains; il a
travaillé toute sa vie pour des illusions qui ne le dédommageront pas des
sacrifices qu'il a pu leur faire, il n'a d'ailleurs été vertueux que par
crainte, ce mérite est bien peu de chose, plus difficile que vous ne pensez
Léonore; je veux qu'on fasse le bien pour lui seul; je veux qu'on ne soit
animé en le faisant que de la seule idée du bonheur des autres, et si l'enfer
ou le paradis entre pour quelque chose dans les motifs qui font agir, je me
dis, voilà un imbécile, mais à coup sûr ce n'est pas un honnête homme. Trop
de l'avis de notre chef pour le combattre davantage, je laissai tomber la
discussion et Clémentine qui n'avait reçu qu'en secret d'une femme de la
troupe, l'adresse du gentilhomme dont elle attendait tant de plaisir, ne
voulant pas se démasquer encore, accepta l'ordre; notre capitaine s'adressant
alors à moi, pour vous Léonore dit-il, vous vous transporterez chez _Dom
Flascos de Benda-Molla_, doyen des chanoines de Tolède; vous y remplirez les
mêmes fonctions que votre amie chez le vieux seigneur, et vous y trouverez
j'espère à-peu près les mêmes sûretés; vous examinerez ses yeux, ses mains,
vous lui promettrez vingt ans, quoiqu'il soit condamné par tous les gens de
l'art; vous lui vendrez fort cher le philtre que voilà et que j'intitule
_Beaume de vie_, lequel pour tant n'abrégera ni ne prolongera la sienne d'une
heure. --Celà fait, vous recevrez de moi de nouveaux documens.

Les robes furent apportées dès le lendemain, nous y ajoutâmes tout ce que
l'art de la toilette put nous inspirer de plus coquet, et chacune de nous
partit pour sa destination.

Le portrait que Brigandos m'avait fait du doyen, le délabrement de sa santé,
le philtre qui lui devenait nécessaire, . . . la tranquillité dont je devais
jouir, tout cela contraignait mon imagination à se représenter un
septuagénaire; Dom _Flascos_ n'avait néanmoins que cinquante ans; sa taille
fluette, le rouge de ses joues, annonçaient cependant qu'il était menacé de
la poitrine, mais quoique avec un peu de nonchalance dans toute sa tournure,
ses yeux respiraient la volupté, une très-jolie gouvernante lui faisait
mousser du chocolat quand j'arrivai, et se retira par son ordre dès qu'il
m'eut un instant fixé.

Le doyen me fit asseoir près de lui, me demanda mon âge, me dit de deviner le
sien, que je diminuai de dix ans, puis, présenta son front, me livra sa main
pour m'aider à trouver les augures dont je lui vantais la sûreté; aidé par
les avis secrets que j'avais reçus de Brigandos, je dis à cet homme tout ce
qu'il avait fait depuis vingt ans, je lui en assurai encore trente de vie, et
lui révélai quelques détails de famille dont il lui paraissait impossible que
je pus être instruite; étonné de ma science, il crut aveuglément tout ce que
je lui disais. Je lui fis quelques questions captieuses dont les réponses
m'éclairant sur une infinité de choses, facilitèrent étonnamment mes
prédictions, et le laissai si content de moi à la fin de notre entretien, si
convaincu de la vérité de ce que je lui annonçais, qu'il me donna vingt
pistoles en m'embrassant de tout son cœur [1].

Mais la joie que je venais de verser dans son ame, enflammant sans doute son
sang et d'amour et d'incontinence, il fut curieux de voir si je faisais jouir
aussi bien du présent que je savais annoncer l'avenir, il débuta d'abord par
de légéres caresses; ses passions un peu réfroidies exigeaient
quelqu'alentours pour se monter au degré de force dans lequel il paraissait
avoir grande envie de se trouver; il me dit en balbutiant que si je voulais
me prêter à ce qu'il désirait de moi, il ajouterait six doublons aux vingt
pistoles qu'il venait de me donner, et sans trop attendre ma réponse, une de
ses mains s'égara sous les gazes qui voilait mon sein. . . . Je me
défendis . . . Ma résistance produisit un miracle, il en devint tellement
glorieux, il y avait si long-tems sans doute que la nature ne l'avait si bien
servi, qu'il osa me faire voir l'effet de mes charmes. Je me lève avec le
dessein de fuir . . . il s'en apperçoit, il me suit, et se jettant au travers
de la porte où se dirigeait mes pas, il m'assure que je ne sortirai point
sans l'avoir satisfait. Ses yeux étaient étincelans; il bégayait à-la-fois
des mots d'amour et de libertinage, perdant enfin toute retenue, il me jura
avec de bien gros mots pour un homme de dieu, que quand il se trouvait dans
l'état où il était alors, ce qui à la vérité lui arrivait bien rarement, il
devenait impossible à qui que ce fût de lui résister. . . . Ah! dis-je à mon
redoutable adversaire en jouant le plus grand effroi, qu'aperçois-je
monsieur, et l'écartant de la porte. --Venez, venez, accourez au plus vîte,
que j'examine sur votre front un signe qui m'était échappé. . . . oh
monsieur! votre état m'effraie. --Qu'est-ce, dit notre homme allarmé, en
cessant de me barrer le chemin. . . . Qu'observez-vous, ma mie. . . . Vous me
faites une peur. . . . Voilà déjà les choses dans leur état naturel. . . .
Moi qui croyais aujourd'hui . . . Moi qui me flattais . . . Mais que voyez-
vous donc enfin? --Combien il y a t-il, monsieur, que vous n'avez eu de
commerce avec une femme? --Plus de six mois. --Oh! prenez garde à vous. . . .
je ne m'en étais point encore convaincue, vous êtes un homme mort, monsieur,
mort vous dis-je, si vous vous avisez d'en voir avant que le soleil ne soit
entré dans le capricorne, et en disant celà, je m'élance sur la porte, et me
précipite si légèrement hors de la maison, que je suis déjà dans la rue avant
qu'il n'ait le temps de revenir de l'effroi dans lequel je viens de le
plonger.

En rentrant je trouvai Clémentine dans le plus grand accablement, elle
s'était deshabillée, et son physique paraissait souffrir presqu'autant que
son moral; qu'as-tu dis-je à ma compagne? --Le chagrin de n'avoir pas écouté
tes conseils. Plus empressée de voler à mes plaisirs qu'où m'appelait les
intérêts de notre chef, je me suis rendue chez ce personnage dont on m'avait
donné l'adresse. . . . Il était prévenu, il m'attendait. . . . On m'avait
parlé d'un jeune homme, celui qui fut présenté à mes yeux, avait environ
cinquante ans, fort laid, l'esprit aussi méchant que l'ame corrompue; ô
Léonore! tu ne te peindras jamais le dérèglement des mœurs de ce libertin,
l'incroyable désordre de ses propos et de ses fantaisies, l'irrégularité de
ses goûts. . . . J'ai eu deux amans dans ma vie . . . mais aucun d'eux . . .
oh! non, non, quelque dépravée que tu me supposes, je rougirais trop de ces
détails. . . . Contente-toi de savoir qu'il a voulu outrager mon sexe . . .
Que résistant à ses désirs, il a appelé à lui, et m'a contraint par la
violence, à en assouvir l'horreur, . . . et mon amie fondait en larmes en
achevant cet odieux récit.

Je ne la consolai pas, je crus que c'était le moment de pénétrer son ame,
plutôt que de l'attendrir . . . l'instant de frapper les grands coups. . . .
Eh bien! lui dis-je, te voilà punie de tes systêmes, les voilà culbutés par
l'expérience, cette aventure vaut mieux pour toi, que toutes les raisons dont
j'aurais combattu tes sophismes; ô Clémentine! as-tu pu croire que la volupté
put naître, où le sentiment devait être inconnu. . . . Que celui qui serait
assez vil pour payer l'amour, en ferait goûter les plaisirs. . . . Que cette
leçon te rende sage, que les remords qui te déchirent, garantissent du moins
ton cœur d'une corruption plus entière; je t'avais entendu jadis, excuser ces
écarts. Tous ces égaremens tournent au profit de l'amour osais-tu dire, ils
sont tous enfans de la nature [2]. Pardon . . . Je t'y croyais familiarisée.
. . . Ta douleur me prouve le contraire, cesse donc de te livrer ainsi aux
paradoxes d'une tête embrâsée, et que la vaine gloire de montrer de l'esprit,
à préconiser des erreurs, ne te fasse pas au moins défendre celles que tu
n'as jamais partagées. . . . Et Clémentine m'embrassait en pleurant. Je n'eus
pas besoin de lui faire promettre d'être sage, elle en trouvait le serment
dans son cœur, sans qu'il fût nécessaire de la rappeler à l'utilité de cette
conduite, attendrie par ses regrets et par ses larmes, je la calmai, et lui
fis du moins passer une nuit tranquille.

Le lendemain Florentina vint nous voir, avec celle de nos compagnes qui avait
engagé Clémentine, à aller chez l'homme qu'elle avait été visiter la veille,
mon amie ne put s'empêcher de faire des reproches à celle-ci, mais ce fut là,
où je pus remarquer l'extrême différence qui se trouvait entre Clémentine,
dont tout le tort était d'avoir une mauvaise tête, et une créature vraiment
libertine comme celle qui avait voulu la débaucher. --Bon, bon, répondit
_Aldonza_, il ne faut pas être si difficile dans notre métier; as-tu donc
imaginé que je t'envoyais chez l'amour, et qu'il t'attendait au sein des
plaisirs je l'ai cru jeune, on me l'avait dit, mais qu'importe, les hommes
qui payent, ne cherchent point à contenter nos caprices, ma chère amie, ils
ne s'occupent que des leurs; . . . je te ménageais une excellente
pratique . . . tu n'as pas su en profiter. . . . Nous en sortons, moins
difficiles que toi . . . il n'a pas eu besoin de nous violer. . . . On se
fait à tout mon enfant, et à cela peut-être plus aisément que tu ne crois.
--Il nous a priées de revenir, et voilà vingt-cinq pistoles de profit. --Des
plaisirs communs se payent-ils ainsi? Or comme il ne faut viser qu'à l'argent
dans l'état que nous professons, les plus grandes irrégularités, puisque ce
sont elles qui valent le plus, doivent donc devenir les seuls objets de nos
recherches. Cette Aldonza était à la vérité la plus corrompue de la troupe,
il s'en fallait bien que nous eussions jamais rien entendu de pareil avec ses
compagnes; Clémentine et moi révoltées de ses propos, nous nous disposions à
les faire cesser, en prétextant quelqu'affaires, lorsque _dona Laurentia_,
vint nous supplier de recevoir deux dominicains qui brûlaient d'envie de nous
connaître, et sans nous donner le temps de la réponse elle les poussa dans
notre chambre. --Un moment madame, dis-je à cette insolente courtière, en me
levant avec horreur, ces messieurs n'étant que deux, n'ont pas besoin de
quatre femmes, laissez-nous retirer mon amie et moi. --Comme il vous plaira,
répondit la duègne, à qui sans doute notre chef avait bien défendu de nous
contraindre; agissez suivant vos désirs, ces deux demoiselles suffiront pour
nos révérends, vous pouvez passer dans la salle, vous y serez libres et
tranquilles, pendant qu'on va se servir un instant de vos chambres. Nous
descendîmes, et ces infâmes se divertirent tellement de nos compagnes, qu'il
ne nous fut possible de rentrer chez nous que le soir.

Clémentine avait fort peu d'envie d'aller chez le vieux courtisan, négligé la
veille pour l'intérêt de ses faux plaisirs, elle y craignait quelques
nouveaux pièges, et sa sagesse allait maintenant jusqu'à la défiance, elle me
conjura d'y aller à sa place. --J'y consentis, et comme ce personnage ne me
fit courir nul danger; je ne vous ennuierai point des détails de ma visite
chez lui.

Trois ou quatre histoires semblables où je gagnai une centaine de pistoles à
notre chef, terminèrent notre séjour à Tolède, et nous reçûmes enfin l'ordre
d'en partir au bout de trois semaines. Le rendez-vous nous fut indiqué à
l'entrée d'un petit bois qu'on trouve à gauche de la grande route de Madrid;
nous nous y rendîmes mon amie et moi, après avoir pris congé de notre duègne,
fort mécontente de ce que nous lui avions valu si peu.

Peut-être me blâmerez-vous ici, dit Léonore, en s'adressant à sa mère, de
n'avoir pas profité des sommes que je recevais, pour fuir ces malhonnêtes
gens, je le proposais à ma compagne, elle en avait autant d'envie que moi,
mais elle persista à me faire envisager l'extrême péril que nous courrions à
quitter ces gens-ci en les volant. Clémentine rendue à la sagesse l'était
aussi à la sincérité, elle m'avoua que bien loin d'oser compter sur les
secours dont elle s'était flattée à Madrid, c'était elle au contraire qui se
fondait maintenant sur les miens, elle était bien éloignée disait-elle d'oser
se présenter à ses connaissances dans l'état où elle se trouvait. Pour quant
à sa mère, elle m'avoua qu'elle était morte, il ne lui restait donc plus de
ressource, que celle de s'attacher à mon sort, et nous nous en tinmes en
conséquence au plan que j'avais adopté . . . Celui de suivre la troupe
jusqu'aux frontières de France, et là, de nous échapper dans quelques villes
où la justice nous ferait donner sûrement à l'une et à l'autre, les moyens de
gagner ma province; d'après ces résolutions, nous nous contentâmes donc de
détourner quelques quadruples que nous cachâmes avec le plus grand soin,
précaution d'autant plus nécessaire, que Brigandos nous fouilla toutes dès
que nous fûmes réunies; plusieurs sans avoir usé des mêmes ruses, avaient
fait également un peu de contrebande; le chef s'empara de tout. J'ai soin de
vous dit-il, rien ne vous manque; mais c'est à moi qu'appartiennent les
fonds, et je ne souffrirai jamais qu'on en détourne un _réal_.

Nous nous remîmes en marche, et mon amie ne me quitta plus; ce premier soir
nous nous couchâmes sous les murs des jardins d'Aranjues, superbe maison de
plaisance bâtie par _Philippe_ III; nous en partîmes le lendemain au matin
avec le projet de passer la nuit prochaine à une demie lieue de Madrid, dans
une caverne au bord du _Mancanares_, où notre chef devait nous haranguer, et
nous distribuer ses ordres, relativement à ce qui concernait notre séjour
dans cette capitale; nous marchions tous ensemble, il était environ sept
heures du matin . . . Brigandos paraissait inquiet, il semblait avoir
quelques pressentimens du malheur prêt à nous accabler . . . lorsque tout à
coup à environ quatre lieues de la ville, un détachement de trente hommes à
cheval débusque d'un petit bois, nous entoure lestement à l'improviste, et
nous menace de la carabine, si nous n'arrêtons à l'instant . . . Faites de
nous ce que vous voudrez dit _Brigandos_, avec résignation, nous ne sommes ni
en état ni en volonté de nous défendre . . . Mais qu'elle fut sa surprise en
prononçant ces mots, de reconnaître à la tête de ce détachement, _Dom Pedre_,
. . . ce même chevalier de la _sainte Hermendad_, auquel _Castelina_ fille de
notre chef, avait sauvé la vie près d'_Alcantara_, et que la troupe avait
soigné, nourri et secouru pendant quatre jours, malgré les risques qu'elle y
courait . . . Scélérat lui dit _Brigandos_, nous remets-tu bien? . . . te
souviens-tu que tu nous dois la vie? --Ami répondit cet infâme coquin, la
reconnaissance est nulle dans notre état, nous n'écoutons que le devoir; nous
ordonna-t-on d'égorger nos pères, nous le ferions pour le service du tribunal
sacré dont nous avons l'honneur de dépendre [3]. C'est moi qui t'ai
dénoncé . . . C'est moi qui t'arrête, toutes les chaînes sociales se
détruisent envers les criminels, on ne leur doit que de la rigueur, et en
disant celà, le monstre liait et garrottait les mains de Castellina, ces
mains, ces mêmes mains, qui quelques semaines auparavant avaient étanché le
sang de ce traître, et l'avait rendu à la vie. Ô justice! s'écria notre
malheureux chef, en voyant cette horreur, t'appellera-t-on _fille du ciel_,
quand de semblables forfaits souilleront tes membres; s'il est vrai qu'un
Dieu gouverne les hommes, doit-il être regardé comme équitable, en tolérant
de telles exécrations sur terre, en souffrant que le bien ne s'y fasse que
par des crimes éffrayans! puisse mon funeste exemple apprendre aux hommes que
la plus grande de toutes les sottises est d'écouter ce sentiment famélique de
la pitié, qui ne sert qu'à faire des ingrats, et qu'on n'éprouve bien moins
de tourmens à ne jamais se livrer au bien, qu'à le pratiquer au prix des
remords dont l'ingratitude des autres vient pénétrer nos cœurs. Vous juges,
souverains, magistrats, vous enfin, qui tenez la balance, ne vaudrait-il pas
mieux changer toutes vos loix, ne vaudrait-il pas mieux fouler aux pieds tous
vos principes, que d'en admettre qui doivent nécessairement placer le remords
à côté de la vertu, et convaincre l'homme que c'est à faire le bien,
qu'existent les plus grands dangers.

Mais l'air emporte toutes ces déclamations, et sans distinguer l'innocence du
crime, nous n'en sommes pas moins tous, liés et campés indifféremment comme
des sacs sur les chevaux de ces alguasils, qui nous conduisent rapidement à
Madrid, au palais de l'inquisition, en qualité de bohémiens, de gens sans
aveu, commettant par-tout différents excès, à la vérité sans effusion de
sang, clause qui, au lieu de nous faire mettre dans les prisons de la
justice, nous fit simplement placer dans le saint tribunal. Douce vertu me
dis-je alors à moi-même; est-ce donc la peine d'encenser tes autels, qu'ai-je
gagné à te révérer dans mon cœur? . . . Qui démêlera maintenant si je suis
coupable ou non! qui protégera mon innocence . . . quel droit aurai-je à la
faire éclater.

Après avoir été suivis de la foule, après avoir servi de pâture à la sotte
curiosité du peuple, nous fûmes remis entre les mains de l'Alcaïde, qui nous
conduisit tout de suite dans les différentes prisons qui nous étaient
destinées.

Ô Léonore! mille et mille fois adieu, me dit Brigandos, en nous séparant, je
vous recommande ma chère enfant, si elle tombe avec vous, n'oubliez jamais
fille vertueuse que si mes fautes vous enveloppent dans ma disgrace, j'ai du
moins par de vers moi deux procédés qui doivent m'obtenir mon pardon près de
vous . . . Celui de vous avoir secouru dans l'infortune, et celui de vous
aimer sans jamais avoir osé vous le dire. Ce dernier aveu m'étonna, et j'en
étais encore dans la surprise, quand ce malheureux dont les larmes coulaient
en me regardant, fut aussitôt arraché d'avec nous; ciel! me dis-je, je n'ai
trouvé que de la dureté dans les hommes du monde, tous ont voulu abuser de
mon malheur et de mon innocence; et c'est dans un chef de brigands que je
rencontre de l'honnêteté et de la délicatesse. . . . Ô société! je le répète,
ou vos loix sont bien iniques, ou vos membres sont bien corrompus! ce chef
infortuné suivait une carrière dangereuse, sans doute, je suis bien loin de
vouloir l'excuser, mais son esprit était juste, son cœur délicat et sensible,
il devait succomber rien de plus simple; parmi les êtres aussi pervers, aussi
injustes, aussi inconséquens que les hommes, celui qui près d'un peu de mal
ouvrira son ame, à beaucoup de vertus, doit périr infailliblement [4];
heureusement pour moi, la chambre où je fus placée, se trouva près de celle
de Clémentine, quelle consolation!

Le lendemain de notre arrivée, nous fûmes tous interrogés à part; je suivis
Clémentine qui me dit que vraisemblablement les autres femmes nous avaient
précédées, elle en avait, disait-elle, apperçu deux auxquelles il lui avait
été impossible de parler; elle n'eut pas le temps de m'en dire davantage.
--On vint me prendre et je parus à l'audience.

Le grand inquisiteur était seul quand j'y entrai. --Ce n'est pas le même qui
interrogea Sainville, celui-ci vraiment le chef, et le premier de la maison
est un homme de quarante-cinq ans, d'une taille haute et fière, fait comme
hercule, l'air de la force, de la santé et de la vigueur, le regard sombre,
le sourcil farouche, la voix rude, et menaçante, et bien plus ressemblant à
l'exécuteur même de la justice qu'au ministre équitable et débonnaire, qui ne
doit que la faire chérir et régner. On le nomme dom _Crispe Brutaldi
Barbaribos de Torturentia_. Il m'ordonna de me mettre à genoux en entrant, et
de faire un acte de contrition devant le cruxcifix; il était debout, il
m'observait d'un œil rigoureux et sévère, où se mêlait pourtant une sorte de
joie maligne et de curiosité lubrique. Quand j'eus fait semblant d'obéir à ce
qu'il me disait, je me levai, il s'assit, me fit approcher de lui, et me
regardant avec impudence sous le nez, il me demanda en me tutoyant quel âge
j'avais. --Près de dix-huit ans, répondis-je;--Es-tu fille, es-tu femme? --Je
suis femme; j'ai été enlevée à mon époux en Italie, je cours la terre pour le
chercher; je suis tombée par hazard dans les mains de ces bohémes, et j'ai
été prise avec eux. --Tu n'es donc pas de leur troupe? --Je ne suis
qu'accidentellement réuni à elle. --Et qui es-tu? --Ici je lui fis en peu de
mots l'histoire de ma naissance et de mes malheurs. --Bon, bon, conte que
tout cela, me dit-il, tu es une aventurière, tu es une fille de mauvaise vie.
--J'ai dit la vérité, je vous le proteste. --Mais ces bohémiens ont abusé de
toi, ils-t-ont violée? --Je n'ai nuls reproches à leur faire, puisse-je avoir
autant à me louer de vous, que j'ai de graces à leur rendre. --On te traitera
comme tu le mérites, tu as profané les sacremens, nous le savons, tu seras
rôtie à petit feu, tu vivras douze heures dans les flammes, et l'on ne t'y
plongera que déchirée. --Oh ciel! quelque foi qu'il faille ajouter à des
sacremens, mérite-t-on la mort pour n'y pas croire? Un dieu de paix veut-il
le sang des hommes, ses ministres doivent-ils le répandre? --Tu ne crois donc
pas à ces cérémonies? --Je crois qu'il existe un Dieu bon à qui le meurtre
est en horreur. --Tu te trompes, Dieu commande de tuer ceux qui ne croyent
pas à la religion, il ordonne à son peuple de massacrer les nations
idolâtres, son fils a dit, _je suis venu apporter le glaive et non la paix_.
--En ce cas je ne crois point à son fils. --C'est ce qui fait que tu seras
suspendue au milieu des flammes, pour en être retirée, et y tomber tour-à-
tour, pendant douze ou quinze heures que durera ton supplice. --J'invoquerai
le dieu unique et saint que je crois, il me sauvera des mains de mes
bourreaux, Daniel l'implora dans la fosse, et Daniel en fut écouté. Et ici
mes larmes coulèrent malgré moi. --Quand l'inquisiteur me vit pleurer, il
m'observa avec des yeux plus expressifs, et qui, en même-temps me glacèrent
d'effroi; ses deux lêvres se resseraient l'une sur l'autre, et une sorte de
mugissement s'échappa de sa poitrine, il me demanda si les larmes que je
versais étaient celles du repentir? Je lui répondis que je n'avais point fait
de faute, et que par conséquent je ne connaissais point le remord, il
continua de me fixer, et alors en soupirant comme il venait de faire, il fit
un geste sur lui-même qui me causa autant de surprise que de frayeur; je
m'apperçus qu'il était dans un grand trouble, il s'agitait sur son fauteuil,
renouvellait le geste qui m'avait effrayé, et continuait d'étouffer ses
soupirs . . . Il avança une main vers moi comme pour me rapprocher de lui,
cette main jetée à travers de ma ceinture, tomba sous mes reins comme par
inadvertance, et pressa vivement ce qu'elle rencontra. . . . Je le regardai
fièrement, et mes larmes tarirent. On n'imagine pas ce que le vice qui
s'oublie, donne de force à la vertu; il retira sa main, et m'ordonna de me
mettre à genoux devant lui, je m'y plaçai à quelque distance, perdant le plus
que je pouvais du terrein qu'il m'avait fait gagner en m'attirant. Il rejetta
sa main sur ma poitrine, à l'ouverture de ma robe, et me tira
quoiqu'agenouillée, absolument entre ses jambes, il prit mes deux mains les
joignit sur ses cuisses où il les appuya, et m'ordonna de réciter le pater.
--Je lui dis que je l'avais oublié, . . . Il me demanda d'autres prières.
--Je lui dis que depuis que je courais le monde, je ne me souvenais plus de
tout celà, que je ne savais qu'invoquer Dieu, dans le fond de mon ame, contre
ceux qui travaillaient à me perdre. --Tu es une impie me dit-il en reportant
ses doigts sur mon sein, comme pour le couvrir; mais en effet, pour le
toucher, j'écartai sa main tout de suite. . . . Ici sa figure s'anima
prodigieusement, le couroux s'y peignit à côté de la luxure; son agitation
redoubla, et il recommença plusieurs fois sur lui-même le geste indécent qui
lui était échappé, il m'apostropha de deux ou trois invectives et me dit
qu'il allait me faire mettre à la question; pourquoi faire lui dis-je? --Pour
découvrir tes crimes. --Je n'en ai point commis. --Tes impiétés. --J'adore
Dieu. --Tes complices. --Je n'en ai point. Tu les nommeras quand je te
tourmenterai. Et ici sa respiration se pressa; son cœur et sa poitrine
palpitaient, et ses mots ne se prononçaient plus qu'en bégayant. --Je saurai
continua-t-il, t'imposer des supplices qui arracheront de toi la vérité, ses
mains se reportèrent alors sur mes deux seins, et ce fut en les saisissant à
nud, non sans me faire une violente douleur, qu'il me raprocha de lui
d'avantage; me trouvant par cette secousse entièrement entre ses jambes, il
écarta totalement le voile qui couvrait ma poitrine, et sur ce que je le
priai de me laisser, il me dit qu'il allait me faire entièrement deshabiller,
c'est contre la pudeur répondis-je, et vous me grondiez de l'avoir enfrainte.
--Ce qui se fait au nom de Dieu n'offense jamais la pudeur, et ses mains que
je n'osais plus contenir, ne m'attachant qu'à le calmer, s'égaraient
indiscrètement sur ma gorge, mais d'une manière si brutale, qu'il me faisait
frémir. Il redescendit mon corset de tous côtés, débarassa mes épaules des
manches, et le buste entier, au moyen de cette manœuvre, se trouva nud à ses
regards. Il me dit en ce moment de sortir tout à fait mes deux bras de ma
robe, et sur mon refus, il me menaça d'un air effrayant d'appeler du monde.
--J'obéis donc, je retirai d'abord un bras, puis l'autre; et ainsi toujours à
genoux, mes vêtemens tombèrent jusqu'à la ceinture, cependant ses deux mains
continuaient de presser ma gorge et de se promener sur mes épaules, sous mes
bras, et généralement sur toutes les parties mises à nud; il prit une de mes
mains et la porta sur lui, mais je la retirai si vite que son dessein ne fut
qu'imparfaitement accompli. Il me demanda si je n'avais point sur la peau
quelques signes qui prouva que j'avais donné mon ame au diable, il examina en
conséquence tout ce que l'état où j'étais, lui permit d'observer; alors il me
fit relever, et tenir droite entre ses jambes, il me dit qu'il fallait qu'il
examina le reste de mon corps dans les mêmes intentions, je me défendis
vivement, il me menaça de nouveau en m'ordonnant de lacher les rubans qui
tenaient mes habits, afin qu'ils tombassent tout-à-fait. Et comme je
m'obstinais à le refuser, il chercha vers ma ceinture, les liens qu'il
voulait dégager, ne les trouvant pas, il me fit tourner, les saisit au bas de
mes reins, les rompit en fureur, et toujours dans cette attitude mes vêtemens
coulèrent à mes pieds. J'ignore les mouvemens qu'il fit alors sur lui-même,
je ne pouvais les voir, je sais seulement qu'il s'en permit; que ses mains
parcoururent tout ce qu'il venait de découvrir, que ses yeux parurent s'y
fixer long-temps, que son agitation fut inexprimable, que ses soupirs
augmentèrent de forces, qu'il prononça des mots sans suite, tantôt des
éloges, et tantôt des menaces, et que . . . retombant enfin dans le calme, il
m'ordonna de me r'habiller. Je lui dis que puisque l'état où je me trouvais
était son ouvrage, je voulais retourner dans ma chambre, et traverser toute
la maison dans ce désordre, il s'approcha de moi à ces mots, mais sa figure
n'avait plus aucun signe de couroux, le sourire même parut un instant sur ses
lèvres, il me dit en me passant la main sous le menton, que j'étais une
petite fille bien entêtée, . . . bien méchante, que je ne sentais pas le bien
qu'il me voulait, et tout en disant celà avec les manières les plus douces,
il m'aida à me rajuster. Sonna dès que je le fus, et me renvoya dans ma
chambre en m'ordonnant de lui faire dire si j'avais besoin de quelque chose,
son intention étant que rien ne me manqua; je profitai de cet instant de
faveur, pour lui recommander ma compagne; et sur celà il me répondit qu'il ne
connaissait que moi, et qu'il ne prenait intérêt qu'à moi.

Mon premier soin fut de raconter à Clémentine tout ce qui venait de
m'arriver, je lui demandai si la conduite de l'inquisiteur avait été la même
envers elle, je t'aurais tout dit me répondit ma compagne, si j'en avais eu
le temps, avant que tu ne te rendis où l'on t'appellait; mais tu as vu
l'impossibilité où je me suis trouvée de te prévenir. Moins patiente que toi,
je ne lui ai pas donné le temps d'aller si loin, et devinant ses desseins au
premier mot, je lui ai demandé ou de me renvoyer dans ma prison, ou de ne
m'interroger que devant des témoins; cette fermeté l'a mise en fureur, et il
m'a juré qu'il ne m'épargnerait pas. Hélas! dis-je à mon amie, je me repends
de n'avoir pas imité ton courage, mais j'ai deux raisons pour excuses. . . .
L'éffroi dans lequel j'étais . . . L'espoir que j'ai eu de l'attendrir et
d'échapper aux grands dangers en osant braver les petits. Ses premiers
mouvemens ont été ceux de la brutalité, je ne m'étonnerais pas qu'un peu
d'amour n'eût peut-être conduit les seconds; si je croyais que ce sentiment
put jamais naître dans une telle ame, je ne le repousserais pas, et son cœur
ammolli par le dieu dont on obtient tout, nous donnerait peut-être à l'une et
à l'autre, les moyens de lui échapper. Ici la crainte d'être entendues nous
empêcha de poursuivre, et je me livrai seule à mes réflexions.

Oh ciel! me dis-je dès que je fus un peu calme, serait-ce donc ici le tombeau
de cette fidélité qui m'est si chère, et que je conserve avec tant de
plaisir? J'ai échappée aux pièges d'un noble Vénitien, un corsaire barbare
n'a osé attenter à ma pudeur, elle n'a point cédé aux poursuites d'un consul
français, à la veille d'être empalée à Sennar, ne sauvant ma vie qu'au prix
de mon honneur, j'ai trouvé le secret de garder l'un et l'autre, j'ai vu un
Empereur cannibale à mes genoux, je suis sortie intacte des mains d'un jeune
Portugais, d'un vieux Alcaïde de Lisbonne, des quatre plus grands débauchés
de cette ville, dom Flascos de Benda-Molla n'a pu triompher de mes rigueurs;
une bohémienne, deux moines et un chef de brigand, ont soupiré sans fruit. Et
tout cela serait-il, grand Dieu, pour devenir la proie d'un inquisiteur.
. . . Hélas! j'avais des ressources par-tout, il ne m'en reste aucune ici,
il faut que je périsse ou que Dieu fasse un miracle en ma faveur, et depuis
celui de _l'annonciation_, je ne sache pas qu'il en ait fait un seul en
faveur de la vertu des femmes.

Huit jours se passèrent ainsi, sans que nous entendissions parler de la
moindre chose, et sans que nous eussions d'autres douceurs, Clémentine et
moi, que de nous entretenir de nos communs désastres. Ce fut alors que vous
arrivâtes près de nous, dit Léonore à son mari: mon amie vous implora pour
elle et pour moi; vous nous craignites, votre prudence était bien cruelle, je
ne vous la reproche pas, elle était juste; il y a des cas où la commisération
est impossible, où elle n'est pas même dans la nature: elle n'en est donc
alors qu'une loi secondaire, qu'un sentiment égoiste. Plût au ciel que nous
eussions été pénétrés de cette vérité, quand nous secourumes le scélérat dom
Pédre, nous ne fussions pas devenus aussi cruellement ses victimes. Quoi
qu'il en soit, vous vous sauvates seul; votre évasion fit le plus grand
bruit; elle nous fit resserrer tous; elle donna de l'humeur à nos gardes, et
il n'y eut pas un seul prisonnier qui n'en souffrit.

Le surlendemain de votre départ, était enfin le jour destiné à la fatale
scène qui nous attendait; on nous avertit dès le matin, de nous tenir prête
pour être interrogée, avec les formalités _de rigueur_; je laissai passer ce
mot sans l'interpréter; mais Clémentine, ou plus craintive, ou plus
clairvoyante, me demanda si j'avais fait attention à la phrase dont on
s'était servi? --Non, lui dis-je; eh bien! me dit-elle, sois malheureusement
bien sûre que cet interrogatoire, avec les formalités _de rigueur_, ne
signifie autre chose que la question à laquelle nous allons certainement être
appliquées. --Ô ciel! tu me fais frémir, . . . et nos larmes coulèrent à
toutes les deux.

Neuf heures sonnèrent enfin; c'était l'instant pour lequel nous étions
averties; l'alcaïde se présenta à moi quand on ouvrit ma porte; et m'ayant
prise à part, sans que les geôliers pussent nous entendre; il me confirma les
craintes de Clémentine. . . . Vous allez subir la question, me dit-il, mais
vous passerez la dernière: cela vous donnera le tems de la réflexion. Si vous
demandez au révérend pere inquisiteur d'être une seconde fois interrogée
secrètement par lui seul, il vous l'accordera, et vous ne subirez point de
tourmens. . . . Je l'avoue, le début de ce discours m'avait si fort étourdie,
qu'à peine en compris-je la fin; et comme il s'apperçut de mon trouble, il me
répéta ce qu'il venait de me dire.

Nous marchâmes. Clémentine, déjà conduite par ses geôliers, me devançait, il
me fut impossible de lui parler. Après avoir traversé toute la maison, nous
descendîmes un grand escalier pratiqué sous une voûte, qui, au bout de cent
marches, nous conduisit à la porte d'un corridor si sombre, qu'à peine y
voyait-on pour se conduire. Au bout de ce passage extrêmement long, nous
trouvâmes une porte de fer très-étroite, attenante à un autre escalier
tournant, qui nous offrit encore plus de cent marches à descendre; je crus
que nous nous engloutissions dans les entrailles de la terre [5].

Le silence qui s'observait dans cette marche, les fréquentes effigies de
saints, de vierges, de représentations de supplices, dont étaient remplis les
murs de cette traversée, le bruit lugubre d'une multitude de portes de fer
qui s'ouvraient et se refermaient sur nous à mesure que nous avancions,
l'obscurité profonde qui régnait dans ces souterrains, à l'exception du peu
de lampes allumées devant les images, la hauteur, l'humidité des voûtes,
quelquefois des cris et des mugissemens sourds qui sortaient du fond des
cachots, tout inspirait à l'ame une sorte de terreur sinistre qui glaçant à
la fois tous mes sens, m'interdisait jusqu'à la faculté de pouvoir suivre mes
conducteurs. Nous parvinmes enfin à une dernière porte qui s'ouvrit au plus
léger bruit que notre guide fit à la serrure, nous entrâmes seules, nos
gardes se retirèrent après nous avoir vu passer devant eux.

Au milieu d'une haute et grande salle voûtée, de forme parallélogramme,
uniquement éclairée par des lampes, était une longue table, autour de
laquelle se trouvaient assis le grand inquisiteur, le grand vicaire de
l'archevêque, obligé d'assister à ces cérémonies, et le greffier. Dans trois
des coins de ce fatal endroit, se voyaient les différens préparatifs des
trois supplices employés communément à l'inquisition. --Celui de la corde,
celui de l'eau, et celui du feu [6]; deux bourreaux assistaient à chacun de
ces apprêts; ils étaient vêtus d'une tunique noire, la tête affublée d'un
capuchon percé aux yeux, et le plus grand calme régnait dans l'assemblée.

Castellina, cette douce et charmante fille de Brigandos, nous attendait à la
porte de la salle: elle y fut introduite avec nous. Quelqu'effrayée que je
fusse, mon courage ne m'abandonna point. Je me ressouvins de ce que m'avait
dit l'alcaïde, et je crus voir dans ces paroles un peu d'espoir et de
consolation que je payais bien, sans doute, puisque je ne pouvais envisager
pour motif de cette tolérance, qu'un sentiment dont les suites m'eussent été
plus cruelles que la mort. Quoi qu'il en fût, je pouvais au moins me tirer
d'affaire bien plus facilement, n'ayant à craindre que cette sorte de danger,
qu'exposée à ceux dont les apprêts me faisaient frémir.

On nous fit mettre d'abord à genoux toutes les trois autour de la table, et
dans cette posture, l'inquisiteur nous demanda, d'où vient que nous avions
profané les sacremens de l'église? --Nous répondîmes que cela ne nous était
jamais arrivé. Sur cela le grand vicaire prit la parole et dit, --qu'il était
inutile de renier un fait avoué par nos compagnons. On demanda à Castellina
si elle ne vivait pas en intrigue criminelle et incestueuse avec son père,
elle jura que non. --Avec son frère, --elle dit que leur usage était de se
marier entre frères et sœurs; qu'elle était destinée à épouser son frère;
mais que n'étant point encore sa femme, elle n'avait jamais prise aucune
liberté avec lui; que voulant même se conserver pure pour celui qu'on lui
destinait; elle n'avait jamais mené la vie prostituée de ses compagnes;
qu'elle répondait de sa virginité, et qu'on pouvait la faire examiner.
Ensuite elle ajouta que Clémentine et moi avions également vêcu dans la plus
extrême continence, depuis que nous étions aggrégées à eux. --On lui demanda
si elle croyait à la religion catholique, elle dit que non; on nous adressa
la même question, --nous y fîmes la même réponse. On demanda à la fille de
notre chef, pourquoi elle n'ajoutait point de foi à ce culte? elle dit
qu'elle ne croyait pas le devoir, et qu'elle ne le pouvait pas: et à la même
interrogation nous répondîmes, ma compagne et moi, que nous étions
convaincues que ce culte offensait souverainement la divinité, et que nous
l'avions abjuré dès l'enfance. --Perfide réponse, s'écria madame de Blamont;
ô Léonore, n'eussiez-vous pas dû être plus prudente? --Les approches des plus
affreux supplices, répondit Léonore, ne me feraient jamais feindre sur cet
objet, madame. --Ô juste ciel! s'écria, avec des pleurs, madame de Blamont,
dont l'ame délicate et tendre s'allarmait de tout ce qui paraissait
enfreindre les sentimens pieux auxquels elle était inviolablement attachée.
--Femme à jamais respectable, dit le comte, en prenant les mains de son amie;
vous êtes tellement pure, qu'un récit même vous offense; mais de grace,
laissons continuer votre fille. . . . Eh bien! Léonore, que vous demanda-t-on
ensuite? Si nous étions juives, reprit l'aimable épouse de Sainville, nous
assurâmes que non; nous dîmes que nous étions déïstes, et qu'il n'existait
aucun tourment qui pût nous faire changer de façon de penser. --On nous
demanda si nous aidions les hommes dans les vols qu'ils faisaient; nous
assurâmes que non. Enfin on nous demanda si nous étions livrées au démon?
nous protestâmes que non; et nos réponses étant toutes écrites, on nous fit
lever. Le greffier resta à la table; Clémentine et moi, près de lui, sur des
tabourets; le grand vicaire et l'inquisiteur furent s'asseoir sur deux
fauteuils, placés dans celui des coins qui n'était point occupé par des
appareils de supplices. Ils appelèrent à eux Castellina; ils lui ordonnèrent
de se dépouiller entièrement; elle recula d'horreur, en protestant que cela
ne lui était jamais arrivé devant aucun homme; l'inquisiteur lui dit que cela
devait être ainsi; qu'il fallait absolument procéder à la visite de son
corps; . . . que ce qui était crime devant les mondains, cessait de l'être
aux yeux des ministres du seigneur; et comme elle refusait encore, deux
bourreaux s'approchèrent, par ordre de dom Crispe; ils la saisirent et la
dépouillèrent en un instant; dès qu'elle fut en cet état, les bourreaux se
retirèrent; un d'eux s'empara d'une spatule qu'il tint au feu, jusqu'à ce
qu'il fût appellé.

Il s'agit, dit alors l'inquisiteur à cette belle et malheureuse fille, la
pudeur sur le front, et les joues inondées de larmes, il s'agit de vérifier
sur toutes les parties de votre corps, si vous ne portez point les stigmates
du démon; approchez-vous. . . . --Elle obéit, et dom Crispe l'ayant, par un
mouvement de son fauteuil, enfermée entre le grand-vicaire et lui, tous deux
examinèrent avec le plus grand soin chacune des différentes parties du corps
de cette fille, qui se trouvait tournée vers eux. Au bout d'un assez long-
tems, on la fit changer d'attitude; ensorte qu'elle offrait maintenant à
l'un, ce qu'elle venait de présenter à l'autre. Le silence était profond; on
observait de fort près, et avec le soin le plus exact. Les doigts vérifiaient
ce que l'œil ne discernait pas bien, . . . facilitaient les recherches, ou
fixaient les positions; il y avait près d'une heure que l'examen durait, et
cette victime infortunée avait déjà été visitée trois fois de l'un et de
l'autre côté, par chacun de ses juges, sans qu'il se fût prononcé une parole,
lorsque l'inquisiteur observa sur le sein gauche, un signe noir presque
imperceptible; il le montra sur-le-champ à son confrère, et tous deux
ordonnèrent au greffier d'écrire qu'on venait de reconnaître à la partie
qu'ils désignèrent, un stigmate bien certain du démon, ils lui enjoignirent
d'observer et d'écrire de même le mouvement qu'allait faire cette enfant du
diable, lorsqu'on imprimerait un fer ardent sur ce signe impie. Selon eux la
victime ne devait rien sentir, si le signe était de Satan. La pauvre fille de
Brigandos voyant approcher vers elle le bourreau armé du fer, demanda
instamment de n'être pas brûlée, jurant et protestant que ce signe lui venait
de sa mère; mais rien n'y fit; dom Crispe saisit le sein, et montra du doigt
au bourreau l'endroit où il devait faire son application, pendant que lui-
même contiendrait; le fer fut appuyé rouge, et la patiente jetta deux ou
trois cris. --Allons, dit l'inquisiteur, dès que ce moyen ne réussit pas, il
faut user d'un autre; il n'est que trop certain, poursuivit-il, que cette
créature est vouée au démon; et puisqu'elle refuse d'en convenir, il faut
tirer des réponses d'elle par la voie des tortures; alors elle fut saisie par
deux _questionnaires_ qui la conduisirent auprès du feu, et lui firent
endurer cette sorte de supplice. . . . Les pointes acides et aiguës de cet
élément, n'eurent pas plutôt pénétrées la plante de ses pieds, imbibée de
matières combustibles, qu'elle poussa des cris affreux, et convint qu'elle
était effectivement vouée _au démon_ dès son enfance. On lui demanda quel
motif avait pu engager ses parens à en agir ainsi; elle dit qu'elle
l'ignorait; et on la rappliqua pour tirer d'elle ce second aveu. Après avoir
encore souffert long-tems, et ne sachant que répondre à cette question: elle
dit pour se soustraire aux maux qu'elle endurait, que ce qui fait qu'on
l'avait vouée au _démon_, était l'espoir de lui faire faire sa fortune, et
que c'était d'ailleurs un des dogmes de sa religion. --Enfin on lui demanda
quels étaient les complices que son père pouvait avoir hors de la troupe?
elle dit qu'elle ne lui en connaissait aucun. On la réchauffa, mais de
beaucoup plus près. Elle jetta des cris épouvantables, et tressaillit avec
tant de violence, qu'elle s'enleva de plus de deux pieds; quoiqu'elle fût
fortement contenue. Tous ses traits étaient renversés, ses cheveux hérissés
sur sa tête, s'agitaient et se dressaient d'eux-mêmes; ses muscles racourcis
se contournaient de mille effrayantes manières, et la malheureuse faisait à
regarder, autant de pitié que d'horreur. Alors je me rappelai les secours que
je lui avais vu donner au scélérat, cause des tourmens affreux qu'elle
endurait. --Je me peignis sa candeur et sa bienfaisance, et je me dis:
--_Est-il possible que des qualités si réelles, ne contrebalancent pas des
vices imaginaires; et le ciel est-il juste, quand il abandonne la vertu à de
si grands tourmens_. Mais si, dans cet instant, les infamies dont j'étais
témoin, m'engageaient à déclamer contre le ciel et contre les hommes, combien
l'événement qui suivit, n'augmenta-t-il pas l'horreur que j'éprouvois contre
toute la terre! À la troisième reprise, Castellina, jeune et forte, se
défendant avec vigueur, exerça celle de ses bourreaux, l'un d'eux s'agitant
pour la contenir; laissa tomber, en se débattant, le capuchon qui lui
couvrait la tête. . . . Oh ciel! quel était celui qui remplissait cette
horrible fonction! le croirez-vous? . . . _Dom Pedre_, . . . l'exécrable _dom
Pedre_, . . . cet insigne scélérat, non content d'avoir dénoncé, . . . arrêté
lui-même celle à qui il devait la vie . . . se trouvait encore au nombre de
ses persécuteurs; . . . que dis-je, il était le seul qui eût agi quand il
avait fallu lui faire endurer le supplice . . . Le seul qui allait agir
encore, elle le reconnut: . . . elle détourna les yeux avec horreur, et le
monstre se rajustant bien vite, achève de lui calciner les pieds. . . . Ô
vous, qui mettez votre gloire et votre félicité à secourir les maux de
l'infortune . . . vous qui courrez chercher l'indigent sous l'humble toit qui
le recèle . . . Vous qui séchez ses pleurs et lui rendez la vie, . . . que
cette exécration ne vous arrête point; toutes les belles ames ne sont pas
aussi malheureuses que Castellina; . . . tous les individus que l'on soulage
ne ressemblent pas à dom Pedre.

Enfin la triste victime de tant de scélérats réunis, vaincue par les
douleurs, avoua tout ce qu'on voulut, mais elle persista à dire que
Clémentine et moi n'étions tombées dans leurs mains que par hazard; et que
nous n'étions nullement fautives. On la relâcha, et elle fut déclarée
coupable sur ses aveux, d'impiétés, de commerce avec le diable, et de vol
public. Après l'avoir un instant laissée respirer, l'inquisiteur ordonna
qu'elle fût rapportée dans sa chambre, et qu'elle eût à s'y préparer à la
mort. Elle tourna vers nous ses deux grands yeux languissans et noyés de
larmes. . . . Elle soupira, sembla nous adresser le dernier adieu, et sortit.
Voilà comme fut traitée une pauvre fille de seize ans, belle comme un ange,
sage, vertueuse, du plus excellent caractère, qui peu de jours avant, s'était
dépouillée pour secourir celui qui servait aujourd'hui de bourreau. . . .
Infortunée, dont l'unique tort était d'appartenir à des parens qui l'avait
corrompue dès l'enfance.

Quoique les aveux de Castellina eussent dû nous épargner les tourmens de la
torture, si la justice eut régné dans un tribunal aussi effroyable, on nous
déclara qu'il fallait nous préparer au même sort. Je fus appelée, . . . me
trouvant tout près de ces monstres, je pus les observer. Le feu sortait de
leurs yeux, ils etaient l'un et l'autre dans une ardeur prodigieuse; . . .
mais il était difficile de dire quel était le motif de cette irritation?
. . . À supposer un instant la raison pour eux, devaient-ils éprouver autre
chose qu'une fermeté compatissante, et beaucoup de pitié? Mais de tels
sentimens ne sortent pas l'ame de son assiette; ils ne jettent pas dans un
trouble pareil à celui où étaient ces sauvages; ils ne font pas écumer, ils
ne font pas vomir des imprécations; ils ne placent pas sur le front une sorte
de colère ténébreuse, presque impossible à définir! Il y avait donc autre
chose dans ces cœurs pervers que ce qui devait naturellement y naître, et
quelle était cette passion tumultueuse et désordonnée, qui leur faisant un
jeu des tortures qu'ils infligeaient, éteignaient en même-tems les vrais
mouvemens permis dans leur situation.

Ô vous qui tolérez de tels tribunaux, . . . réfléchissez à cette cruelle
analyse, et voyez si le bien que vous retirez de ces dangereuses
institutions, vaut tous les crimes secrets qu'elles entraînent.

L'inquisiteur en entrecoupant ses mots, et respirant avec difficulté, me
demanda d'un air sévère, si les exemples que je venais de voir, produisaient
quelqu'effets sur moi? . . . Alors je me ressouvins de ce qu'on m'avait dit,
et jugeant que ce n'était pas le moment de l'aigrir, je lui dis que ces
effets étaient si violens en moi que j'étais résolue à lui avouer des choses
fort secrettes, et de nature à ne pouvoir être dites qu'à lui; que
j'implorais en conséquence vivement de ses bontés, un interrogatoire secret.
Le grand-vicaire dit que cela ne se pouvait pas; que j'aurais dû profiter de
celui que j'avais eu, mais qu'il était impossible de m'en accorder un second;
que je n'avais qu'à dire ce que j'avais à révéler, après qu'au préalable la
visite de mon corps aurait été faite; . . . et en disant cela, sa physionomie
se démontait, il lançait sur moi des regards, tels que le seraient ceux du
lion prêt à dévorer sa victime. Je me jettai aux genoux de mes juges; je leur
demandai avec les plus vives instances, de m'écouter dans un endroit moins
effrayant. . . . Cela ne s'est jamais fait, dit le grand-vicaire, et en même
temps il fit signe aux bourreaux d'avancer. En ce moment je me prosternai la
face contre terre, et renouvellai mes instances avec tant de chaleur, que dom
Crispe qui, comme je m'en doutais bien, devait y céder, dit à son confrère,
--eh bien! je saurai demain ce que c'est, monsieur, après demain matin je
vous donne rendez-vous ici pour y terminer notre besogne. Le grand-vicaire
assez mécontent, se rendit, on me renvoya, je les laissai tous deux avec ma
malheureuse amie, qui, dès ce moment, me fut soustraite, et ne reparut plus à
côté de moi.

À l'heure du dîner la porte de la chambre de Clémentine s'ouvrit, une femme y
entra, j'appelai, une voix étrangère me répondit, et je fus fâchée de mon
imprudence. Cependant la conversation s'engagea. Mais je ne tardai pas à
m'appercevoir que cette femme n'était placée près de moi que pour me faire
accepter les propositions qui m'allaient être faites. Vous raconter toutes
les instigations de cette courtière, toutes les ruses qu'elle employa pour me
séduire, serait aussi long qu'ennuyeux. Vous saurez seulement que le résultat
de ses manœuvres fut de me conseiller d'accepter tout ce que me proposerait
le grand inquisiteur, dès que j'étais assez heureuse pour avoir obtenu la
permission d'une seconde entrevue, cette faveur était la preuve certaine des
bons desseins qu'il avait sur moi. Je serais une folle de résister à lui
accorder de bonne grace, ce qu'il ne tenait qu'à lui d'obtenir de force. Vous
n'éprouverez d'ailleurs, poursuivait cette femme, en m'enjoignant le secret,
que ce qui m'est arrivé à moi-même. Je devais perdre la vie, quoique mon
crime fût bien moins grave que le votre. Il m'a témoigné de bons sentimens,
je m'y suis rendue, et je touche à l'instant de ma liberté. Ne vous effrayez
point de son air; cette gravité est de coutume dans le métier qu'il fait;
mais c'est, dans le fond, le meilleur homme du monde, et le plus aimable avec
les femmes. . . . Croyez-moi, saisissez la fortune quand elle s'offre à
vous; vos refus pourraient vous coûter cher. Songez que cet homme est plus
puissant que le roi lui-même, et qu'il peut, en un mot, fussiez-vous à cent
lieues d'ici, vous absoudre ou vous perdre au plus léger mouvement de sa
volonté [7].

Dans les dispositions où j'étais de tout obtenir des sentimens que je voulais
inspirer à l'inquisiteur, je me gardai bien de réfuter les propos de son
agente; je lui dis que je m'estimais effectivement très-heureuse de plaire à
ce souverain juge, et que je n'avais rien de plus à cœur que de me trouver
digne de ses bontés. Dès le même soir mes réponses furent sues, et le
lendemain dom Crispe, pressé sans doute d'en venir au dénouement, me fit dire
qu'il m'admettait à l'honneur d'aller prendre du chocolat chez lui; je me
parai du mieux qu'il me fut possible; je ne négligeai rien de tout ce qui
pouvait relever l'éclat de quelques traits dont j'attendais et ma liberté et
ma vie, sans rendre pour cela mon amant plus heureux qu'aucun de ceux
auxquels j'avais eu le bonheur d'échapper jusqu'ici.

On vint me chercher vers les dix heures, et je fus mystérieusement introduite
dans l'appartement de son éminence: il ordonna de fermer toutes les portes
dès que je fus entrée, et défendit expressément qu'on s'avisât de
l'interrompre, sous quelques prétextes que ce pût être. Il faisait fort
chaud, et monseigneur, encore en déshabillé, n'était couvert que d'une robe
flottante de gros-de-Tours brune, qui ne l'enveloppait pas très-exactement;
il était couché dans une profonde bergère, quand je parus, et sans se
déranger, il me fit placer sur une chaise qui se trouvait en face, le plus
près possible de son siège. Mon enfant, me dit-il, sitôt que je fus assise,
je fais pour vous ce que je me permets pour bien peu de femmes; mais je ne
vous cache pas que vous m'avez plû; votre sort est entre vos mains; vous avez
vu ce qui est arrivé hier à une de vos compagnes; les mêmes tourmens sont
préparés pour vous, et demain à cette heure-ci, je ne serai plus le maître de
vous sauver. Or cela va plus loin que vous ne pensez. Il est rare de subir la
question, sans être intérieurement condamné à la mort. Il s'agit donc ici de
vos jours, et je vous préviens que vous ne pouvez les sauver qu'au prix de la
soumission la plus aveugle à toutes mes fantaisies, dussent-elles même,
ajouta-t-il, en me fixant avec impudence, n'être pas de nature à vous plaire.
. . . Vous sentez bien que des gens comme nous n'agissent pas comme le commun
des mortels; . . . l'habitude des femmes, toujours bien fatale à leur culte.
Cette sorte de despotisme et d'impunité dont nous jouissons, les richesses
immenses qui sont en notre pouvoir . . . Ce droit de mort que nous avons sur
tous les sujets de l'empire; . . . Cette multitude d'esclaves qui nous
encense; . . . des désirs satisfaits presqu'aussitôt que formés. . . . Tout
cela corrompt les mœurs et déprave les goûts . . . mais quelques soient enfin
les choses où je vais vous contraindre, cela vaudra toujours mieux que d'être
suppliciée. . . . Je suis trop bon de m'abaisser à demander ce que le plus
simple de mes ordres peut m'obtenir dans la minute, sans qu'il vous soit
possible d'y apporter le plus léger obstacle. . . . Réfléchissez à la
débilité de votre position; vous êtes française, . . . éloignée de votre
patrie, . . . brouillée avec vos parens; . . . eussiez-vous mille vies, . . .
chétive créature, et me plût-il de vous en enlever une tous les jours, . . .
pas un être existant sur la terre ne viendrait m'en demander raison. Que
cette extrême infériorité vous jette donc aux pieds de ma puissance, et
humiliez-vous sans délais. . . . Je vais essayer quelques préliminaires ce
matin, je vérifierai votre soumission; . . . et si j'ai lieu d'être content
de vous, je vous enverrai prendre ce soir pour passer la nuit avec moi.

Oh! monseigneur, dis-je en me jettant aux pieds de ce monstre, que mes
intérêts m'obligeaient d'ériger en maître. . . . Connaissez mieux l'énergie
de ce pouvoir que vous m'alléguez; vous ne l'étendez que sur les personnes,
et c'est au fond de mon cœur que j'en éprouve toute la force. . . . Ah!
n'ordonnez pas ce que vous pouvez si bien mériter; ne commandez pas ce que
vous êtes fait pour obtenir; les actes de la plus sublime puissance valent-
ils un des droits de l'amour? . . . Toute autre femme ne vous parlerait pas
comme je le fais, humble esclave de vos caprices, elle les satisferait en
vous méprisant; vous avez fait naître en moi des mouvemens d'une bien autre
sorte; . . . laissez-moi jouir de leur délicatesse; ne troublez pas le charme
que je goûte à vous les peindre; ne glacez pas le cœur où vous êtes fait pour
régner. . . . Non, ne l'arrachez pas de la main qui vous l'offre, et laissez
à l'amour le soin de vous en préparer la jouissance. . . . Comment, dit le
moine étonné, en me relevant et me replaçant auprès de lui, se pourrait-il
que je t'eusse inspiré quelque tendresse? . . . et je baissai les yeux en
rougissant; --mon enfant, est-il vrai que tu m'aimes? . . . --Il est vrai,
dis-je en jettant sur lui des regards passionnés, que je n'ai jamais connu de
mortel dont j'osasse espérer tant de bonheur. . . . Il est vrai que si
j'étais assez heureuse pour faire naître en vous la moitié de ce que
j'éprouve, il n'y aurait pas de femme sur la terre dont le sort pût se
comparer au mien. . . . Mais, continuai-je, en essuyant quelques larmes, que
j'eus l'air de sortir de mon cœur: . . . Quel vain espoir est le mien; est-ce
bien à moi d'oser jetter les yeux sur le premier souverain du monde. . . .
Ah! qu'il daigne un instant écarter sa grandeur; qu'il oublie les titres qui
lui soumettent l'univers, pour ne plus songer qu'à ceux de l'homme
aimable . . . Qu'il permette à une infortunée d'adorer dans lui ce qui le
rendrait digne des plus grandes princesses de la terre.

Rien n'est confiant comme l'amour-propre; le révérend père _dom Crispe
brutaldi barbaribos de torturentia_, le plus effrayant des hommes, se crut au
même instant bien plus beau qu'Adonis, et la dépravation de ses mœurs,
tempérée par les illusions de l'orgueil, il se persuada si bien qu'il était
aimé, qu'il se crut tout d'un coup fait pour l'être. . . . Mon enfant, me
dit-il, en vérité, si j'avais imaginé que tu pus ressentir pour moi une telle
passion, je t'aurais évité tous les désagrémens qu'on t'a fait essuyer. Nous
sommes accoutumés à jouir ici des femmes, sans que l'amour dirige les
hommages; et c'est un sentiment que je connais bien mal; mais avec quels
délices j'en ferai l'épreuve avec toi. . . . J'ai peu vu de créatures plus
aimables . . . Je n'en connais point de plus jolies. . . . Eh bien! mais cela
ne change rien à nos projets. . . . Je t'enverrai toujours prendre ce soir,
et nous passerons ensemble une nuit délicieuse. --Ô ciel! que dites-vous,
repris-je avec effroi, essayer les douceurs de l'amour au milieu des
bourreaux! . . . respirer ses roses sur les épines de l'esclavage! pourrai-je
écouter mon ame entourée de toutes ces horreurs? Et comment liriez-vous dans
cette ame enchaînée, le sentiment que vous avez fait naître? vous auriez près
de vous une idole, et non la femme délicate et sensible qu'ont enflammée vos
charmes? Ah! vous ne connaissez pas l'imagination vive et ardente d'une
française: un rien l'enivre, un rien la blesse; et quelqu'aimable que soit
l'amant, s'il ignore l'art d'enflammer cette imagination, pour qui les
chimères sont des dieux, il a manqué l'objet qu'il cherche; il a voulu
plaire, et ne l'a pas su. Quittons ce cloaque d'infamie; vous avez, sans
doute, une campagne, allons-y chercher le bonheur; allons-y ranimer nos feux
aux doux chants de la colombe amoureuse. . . . Venez, . . . venez, vous que
j'adore; venez remplacer les nœuds dont vous chargez mes mains, par les
guirlandes de fleurs que nous y cueillerons ensemble; semons-en le trône où
vous voulez obtenir la victoire; Zéphire et Flore embelliront nos jeux. Là
tout égayera nos plaisirs, tout les ranimera sans cesse, et la nature au
milieu de ses dons, semblera n'exister que pour nous. --Syrène enchanteresse,
me dit dom Crispe, en m'attirant amoureusement vers lui, laisse-moi baiser
ces levres d'où sortent des mots si doux. . . . Mais me retirant aussi-tôt de
ses bras, --non, m'écriai-je; et pourquoi voulez-vous que je vous accorde,
quand vous ne me promettez rien? Le baiser que vous exigez de moi est un des
plus précieux dons de l'amour; mon cœur est prêt à vous le donner, mais ma
raison s'y oppose. Tout ce que je vois dérange ma tête; tout ce qui m'entoure
me glace; quittons ces lieux . . . quittons-les au plutôt, et vous verrez
quel changement dans mon ame enivrée! . . . Sors, friponne, sors, dit le
moine en feu, tes yeux et tes paroles me changent absolument . . . Je ne me
reconnais plus. . . . Dès qu'il fera nuit, . . . un homme sûr viendra te
chercher. . . . Tu le suivras, . . . nous irons dans ce lieu de délices que
tu envies, mais tu ne m'y quitteras pas. . . . Et si jamais ton ame perfide;
--grand Dieu! m'écriai-je d'un air à demi courroucée, . . . quittez, quittez
ce ton effrayant de la menace. . . . Que craignez-vous, quand vous avez mon
cœur? . . . Que vous faut-il quand je vous aime? Chargez l'amour du soin de
me donner des fers, ils seront bien plus sûrs que ceux qui me captivent ici,
et vous ne les aurez dûs qu'à vous. Je sortis, . . . laissant mon moine aussi
amoureux qu'il était possible qu'il le fût. . . . À peine fus-je rentrée, que
la femme qui était près de moi, voulut me faire quelques questions, mais je
prétextai le besoin du sommeil, et elle me laissa tranquille. . . .

L'heure frappe, on est exact, et invoquant mon heureux destin, je quitte
cette infernale prison, aussi décidée à n'y plus revenir, qu'à ne jamais
accorder ce qui pouvait m'en faire légitimement, ou plutôt _illégalement_
ouvrir les portes. Monseigneur est devant, me dit tout bas le laquais qui
était venu me prendre, et la voiture que vous voyez est destinée pour vous et
moi; car je réponds de vous sur ma vie, jusqu'à la maison de son éminence. Je
ne dis mot. . . . Nous nous plaçons tous deux, et en moins de deux heures,
trois mulles superbes nous arrivent à une campagne éloignée de plus de six
lieues de Madrid. Quoiqu'il fût nuit, je remarquai, avec le plus grand soin,
tous les abords de cette maison, et vous verrez bientôt si mes observations
furent nécessaires.

J'entre dans un sallon délicieux, où le moine bouillant d'amour et
d'impatience, m'attendait seul en habit de campagne à la française, qui ne le
rendait que plus gigantesque et plus effrayant encore. . . . Es-tu
satisfaite, me dit-il en accourant vers moi, et m'embrassant avec transport,
recevrai-je enfin ici le prix de tout ce que je fais pour te mériter; Ah!
répondis-je, avec enthousiasme, vous me forcez de joindre la reconnaissance
la plus vive, à tous les sentimens que vous m'avez inspiré. . . . Je ne suis
plus maîtresse de mon cœur; il ne m'est pas possible de vous le refuser.
. . . Ensuite, pour gagner du temps, je le priai de me faire voir sa maison.
Cent bougies furent aussitôt allumées, et il me promena par-tout. --Arrivés
enfin dans un cabinet charmant, où tout inspirait la volupté, où la quantité
prodigieuse de glaces multipliaient les situations, où les canapés les plus
moëlleux semblaient offrir partout des trônes à l'amour; l'incontinence de
dom Crispe parla plus haut que sa délicatesse. Il me serre dans ses bras avec
ardeur . . . me dit qu'il ne veut pas aller plus loin sans recevoir des
preuves du sentiment que je lui avoue; et ses mains libertines errent de tous
côtés. Arrêtez, lui dis-je, en me débarrassant lestement de lui. . . . Je le
vois bien; vous ignorez l'art de jouir; il m'était réservé de vous
l'apprendre; les plaisirs qu'on attend sont les plus délicieux de tous; ne
précipitons rien; un lit n'est-il pas bien meilleur que ces molles inventions
du luxe, qui ne satisfont que la vanité. . . . Mais mon indocile écolier, peu
fait à des raisonnemens de cette nature . . . Bien loin encore d'en saisir
l'esprit, ne me presse qu'avec plus de violence. Mets-toi seulement, me dit-
il, comme tu étais l'autre jour; ne prives pas mes yeux des plaisirs qu'ils
attendent. . . . Tu le vois, Léonore; il faut ou que je jouisse, ou que tu
m'appaise. Montre donc ces attraits enchanteurs qui m'enflammèrent si
vivement; je ne les aurai pas plutôt vus, mes lèvres ne se seront pas plutôt
imprimées sur eux, que l'excès du délire où ils plongeront mes sens, me
rendra peut-être à ce calme où tu désire que je sois. --Quelle proposition,
répondis-je, . . . Quoi! c'est à mes dépens que vous voulez jouir? Ne
résultera-t-il pas des privations pour moi, de cet excès de complaisance où
vous désirez de m'entraîner? . . . Ah! ne distraisons rien des sacrifices que
vous devez offrir à l'amour: fuyons, fuyons ce lieu fatal, où les triomphes
qu'obtiendrait mon orgueil, nuiraient autant à mes plaisirs; et je m'élance
aussi-tôt dans les appartemens voisins, il m'y suit. . . . Dans le plus grand
désordre, pas assez maître de lui pour se contraindre; pas assez esclave de
l'amour pour n'écouter que sa voix, la luxure la plus grossière éclate sur
son visage, à côté des sentimens de la délicatesse où j'essaye de le
contenir, et son embarras est tel, qu'il ne sait plus, ni ce qu'il fait, ni
ce qu'il dit. Le couvert était mis, lorsque nous redescendîmes; soupons, lui
dis-je, en appercevant ces apprêts, ces nouveaux plaisirs, en apaisant les
feux qui vous embrâsent, rendront ce que vous attendez plus piquant. Dom
Crispe, toujours dans le délire, toujours me serrant, me touchant par-tout,
avait bien de la peine à renoncer à ses premiers projets; mais lui échappant
sans cesse, et me plaçant enfin la première à table, il m'y suit; il faisait
extraordinairement chaud. Nous soupions dans une petite salle charmante, de
plein-pied au jardin; tout était placé près de nous, et les valets ne
devaient plus entrer. Il avait un désir très-vif que nous quittassions nos
habits; peu faits aux voluptueux ménagemens de nos scènes d'amour, le
révérend plaçait à toutes ses idées, ce sel de débauche auquel il était
accoutumé; quelque difficile qu'il fût de me défendre de cette invitation,
j'étais pourtant très-résolue de ne point accorder une chose qui aurait
autant dérangé mes projets. . . . Je lui dis que cette _manière d'être_
nuirait infailliblement à ma santé. . . . Eh bien! _la gorge_, dit-il . . .
_la gorge_, au moins. Il n'y eut pas moyen de s'en défendre; il l'avait déjà
vue par force; je pouvais bien, sans crime, la lui laisser voir de bon gré:
il est des cas où il faut savoir accorder un peu pour obtenir beaucoup. Mon
rôle était d'ailleurs extrêmement difficile: il fallait à-la-fois irriter et
éteindre ses désirs, les contenir dans les bornes de la délicatesse, et les
empêcher de s'évanouir. . . . À peine l'eus-je satisfait, que quelques
défenses que je pusse opposer à ses doigts, il ne me fut jamais possible de
les contenir. Ce fut alors qu'il me prouva toute la grossièreté de ses
désirs, et combien peu l'épurait les sentimens que je cherchais à lui
inspirer. . . . Il se mit nud, quoique je lui dise, il s'approcha de moi dans
cet état, et voulut contraindre mes mains . . . mais elles ne remplirent pas
son objet . . . je ne m'en servis que pour le repousser. . . . Il me faisait
horreur. . . . Quand le vin eut échauffé sa tête, on n'imagine pas tout ce
qu'il osa dire . . . Quel déréglement! Oh, grand Dieu! que serais-je devenue,
s'il avait fallu que je fusse la victime d'un tel excès d'irrégularité.
J'hazardai pendant le souper de lui parler de Clémentine, mais il m'imposa
silence, et je fus obligée de changer de propos.

Il est enfin temps de vous dire quels étaient les moyens sur lesquels je
comptais pour me débarasser des poursuites de ce vilain moine, et pour me
soustraire encore à ce nouveau danger, aussi heureusement que je m'étais tiré
des autres. J'avais gardé avec le plus grand soin dans ma prison, le
somnifère précieux, dont Brigandos m'avait chargé, et comme ce qui m'en
restait était considérable, si le quart de cette portion que je croyais
suffisant ne réussissait pourtant pas à assoupir complètement mon
persécuteur, mon intention était d'avaler moi-même le reste, pour me procurer
un sommeil éternel qui me délivra de tous mes maux. Cette poudre ainsi que le
peu d'argent que j'avais était heureusement échappé à toutes les recherches
qui se font en entrant dans ces sortes d'endroits, et ces objets fondaient en
ce moment mes plus chères espérances. J'avais adroitement caché dans ma main
la dose destinée à Dom Crispe, et depuis que nous étions à table, je ne
m'occupais que des moyens de la placer dans son verre. Étourdi d'amour et de
vin, vers le milieu du souper, il se penche totalement dans mes bras pour
couvrir mon sein de baisers, au lieu de le repousser comme j'avais coutume,
ma main gauche captive sa tête sur ma gorge, pendant que j'introduisis
lestement derrière lui, de la droite, la poudre que je tiens prête, son verre
était plein, elle s'y délaya tout de suite, mon opération faite, je le
repoussai doucement, me versant à boire à moi-même, je l'invite à me faire
raison, il avale et le suc préparé distillant aussitôt dans ses veines,
produisit un effet si prompt, que dix minutes après, ses yeux
s'appesantissent, ses sens se glacent, et il tombe dans une espèce de
l'étargie qui m'aurait effrayée pour tout autre homme, et dans tout autre
cas. Mais quand il s'agit de sauver son honneur et sa vie, je ne sais si tous
les moyens ne sont pas légitimes pour se débarrasser de son adversaire.

Dès que je vis dom Crispe dans ce repos si heureux, je ne songeai plus qu'à
fuir. Les dangers où je m'exposais s'offraient à moi dans toute leur étendue,
il y allait de mes jours si j'étais reprise, je ne me le déguisais pas, mais
en restant je manquais à ce que j'avais de plus cher au monde; ce malheur là
n'était-il pas pour moi le plus cruel de tous? --Courage, me dis-je alors, ma
bonne fortune ne m'a point abandonné, dans des occasions aussi périlleuses
que celle-ci, elle continuera de me servir, et en disant celà, je m'élance
dans le jardin, laissant mon homme enseveli dans le plus profond sommeil. Le
temps était superbe, la lune réfléchissait des feux si purs, que la plus
belle soirée eût été moins claire. Tout l'enclos de cette maison était
entouré de hautes murailles, le sanctuaire des plaisirs des gens de cette
espèce, doit ressembler nécessairement au local affreux qu'ils habitent; ah!
quel que soit le motif du crime, qu'il soit dicté par le besoin, qu'il soit
l'ouvrage du plaisir, il lui faut toujours des voiles et de l'obscurité.

Franchir ces murs dans un lieu ou dans l'autre, devenait égal, puisqu'on
n'entrait dans cette maison que par une porte, qui vraisemblablement devait
être fermée; je profite donc d'un endroit treillagé pour arriver sur le haut
du mur, et quelqu'hauteur qu'il put avoir, je résolus de me précipiter les
yeux fermés. . . . Aucun autre parti ne s'offrait, il fallut donc prendre
celui-là. . . . Je sautai, mais la chute fut si terrible que je tombai
presqu'évanouie; je ne suis pas long-temps dans le repos, mille sentimens
aigus m'en réveillent à l'instant et je me mets à courir à travers les champs
comme une folle. . . . Au bout d'une heure je m'arrête, et reprends un
instant haleine sur le bord d'un petit ruisseau. Là, je crus qu'il était
prudent de s'orienter pour ne pas tomber dans le piège, en s'occupant à le
fuir, je cherchai le nord au moyen de la direction de la lune, et je m'y
dirigeai, bien sûre en suivant cette marche, de tourner le dos à l'Espagne,
et le visage aux Pyrenées; ensuite je tâchai de trouver un chemin quelconque
qui put à peu près remplir mon objet dans la direction projettée. J'en vis
bientôt un, je le suis, il y avait environ une demie heure que j'y marchais
au hasard, lorsque j'entendis des cheveaux galloper derrière moi. --Oh ciel!
me dis-je, c'est moi qu'on suit assurément, et je me jette dans l'épaisseur
d'une haie vive, pour tâcher de n'être pas apperçue. Jugez si mon trouble
augmenta, lorsqu'en passant près de moi, l'un des deux cavaliers dit à
l'autre, nous devons la trouver avant le jour, il n'y avait pas une demie
heure qu'elle était partie, quand monseigneur nous a fait monter à cheval. Et
celui qui venait de prononcer ces mots, descendant ici pour un léger besoin,
vint se placer exactement vis-à-vis de moi. . . . Son camarade l'interrogeant
alors, que crois-tu, dit-il, que monseigneur en fera si nous la lui ramenons?
--Il la tuera, j'en suis certain, rien n'égalait sa fureur; ma foi, continua-
t-il en remontant sur son cheval, je ne la plaindrai pas, car il n'est pas
permis de jouer un tour aussi sanglant. Et ils se remettent à galoper.

Je ne vous rendrai pas l'effet que ces paroles produisirent en moi, la
circulation de mon sang s'arrêta tout à coup, un froid mortel me saisit, je
fus prête à perdre connaissance; revenue des angoisses de cette première
crise, j'étais incertaine si je suivrais la même route, ou si je retournerais
sur mes pas, l'un et l'autre était dangereux, et je ne savais auquel me
résoudre, quelquefois j'étais tentée de demeurer là, et de n'aller ni en
avant ni en arrière, lorsque prêtant l'oreille avec attention, j'entendis les
deux cavaliers revenir. --Ce fut pour le coup que je me crus perdue, je me
blottis dans ma haye, et je m'y rapetissai tellement, qu'un lapin, j'en suis
sûre, n'aurait pas tenu moins de place. . . . Nos gens revenaient, mais plus
doucement, et comme j'entendis une femme pleurer, je ne doutai pas qu'ils
n'eussent saisi leur proie. . . . Ceci ranima mon courage, j'écoute, . . .
j'examine même à travers les feuilles avec un peu plus de hardiesse, mais
quel est mon étonnement quand je distingue positivement au clair de lune, les
traits et la taille de Florentina celle de nos compagnes, dont je vous ai
parlé, et dont l'âge était de 14 ans; un moment je crois me tromper, mais
l'affreuse scène qui se passe sous mes yeux, achève bientôt de me convaincre.

Parbleu! dit l'un de ces hommes à l'autre, ce serait une grande duperie à
nous, de rendre cette petite fille sans nous en divertir, il faut en profiter
puisque le hasard nous la donne. --Ainsi soit fait, dit le cavalier, qui la
portait en grouppe, tu es un camarade discret, je compte sur toi, monseigneur
ne s'en soucie plus, il ne la veut que pour se venger du tour qu'elle lui
joue, et d'ailleurs si elle parle, nous la démentirons. --On nous croira
plutôt qu'elle, dit l'autre. --Et comme alors tous deux se retrouvaient au
pied de ma haye, ils jugèrent le lieu convenable et s'y arrêtèrent pour y
consommer leur forfait. Ils déposèrent sur le gazon, cette pauvre petite
malheureuse si près de moi, qu'il ne m'est plus possible de la méconnaître,
et . . . mais comment vous peindre ce qui se passa. . . . Il vous est plus
aisé de le déviner, qu'il n'est honnête à moi de le dire, ces deux brutaux
assouvissent tour-à-tour leur abominable passion, et laissent au bout de
trois heures cette pauvre petite fille presque anéantie de la grossièreté de
leur emportement.

Enfin le jour commençait à paraître, et ne les voyant point partir, je
frémissais d'être découverte. --Par _Saint-Christophe_ dit l'un de ces
misérables, las de ces impudentes insultes, et prêt à en faire à cette pauvre
créature de bien plus dangereuses pour elle. Par tous les saints du paradis,
nous ferions mieux d'égorger tout d'un coup cette coquine, que de la ramener
à _monseigneur_. Si elle parle nous sommes perdus, regarde si une femme de
plus ou de moins dans le monde, vaut la peine de risquer nos places. Puisque
nous en avons fait tout ce que nous voulions, puisque nous en sommes
rassasiés partageons-la en dix-huit parts, et mettons les morceaux dans cette
haye, nous dirons que nous ne l'avons point vue, jamais aucunes circonstances
n'auront couvert un meurtre avec autant de sûreté; ces cruelles paroles
réveillèrent la triste victime de la cruauté de ces barbares. . . . Ô
messieurs! dit-elle en se jettant à leurs genoux, je vous proteste sur-tout
ce que j'ai de plus sacré que je ne parlerai jamais de ce que vous venez de
faire. C'est vous qui me gardez, je serai toujours dans vos mains, ici comme
chez _monseigneur_; ne serez-vous pas de même à temps de me tuer si je dis un
seul mot? mais l'un d'eux, celui qui avait proposé le viol, infiniment plus
féroce que l'autre, saisissant d'une main cette pauvre fille par les cheveux,
et lui portant de l'autre la pointe d'un poignard sur le cœur, non, non, dit-
il, point de quartier, tu parleras encore bien moins quand tu seras morte,
ami, continua-t-il à son camarade, tenant toujours cette malheureuse sous le
fer; deux choses s'offrent ici, pèse-les bien, la mort de cette catin d'une
part, de l'autre la perte de notre fortune, l'une de ces choses ne touche que
cette vile créature, l'autre nous intéresse tous les deux. Devons-nous
balancer un instant? --Arrête répondit le camarade de cet homme féroce, je
sens toute la vigueur de tes raisons, mais c'est assez d'un crime, n'en
commettons pas deux, elle nous promet de ne rien dire, croyons-la; si elle
manque à sa promesse, nous saurons toujours l'en punir. Partons, le jour
vient, on serait inquiet, pressons-nous. Tu t'en repentiras dit l'autre en
lâchant la petite bohémienne, souviens-toi qu'il ne faut jamais faire un
crime à demi, et qu'il n'y a jamais de puni que ceux qui ne l'achèvent pas.
Le principe n'est pas toujours sûr, dit l'autre, en mettant la petite fille
derrière son cheval et y remontant lui-même pendant que son ami en faisait
autant, mais vrai ou non, on a toujours au moins sa conscience dont la voix
nous console intérieurement, de n'avoir pas fait tout le mal possible, et ils
piquèrent des deux.

Je n'avais pas une goute de sang dans les veines, mais avant de me livrer à
aucune combinaison sur cette aventure, mon premier soin fut de m'éloigner au
plus vite de ce fatal endroit, et continuant tristement ma route non sans
être saisie de frayeur au moindre bruit, je ne pus m'empêcher de me demander
alors en moi-même, comment il était possible que cette petite fille fut dans
les mains de ces gens-là? nous ne l'avions pas vue à l'inquisition, mais nous
étions bien sûrs qu'elle y était avec nous. Par quel événement s'en était-
elle échappée? comment se trouvait-elle sur la même route que moi? tout cela
devenait une énigme assez difficile à résoudre. Ma seule combinaison fut,
qu'apparemment le grand vicaire compagnon des crimes et des débauches de Dom
Crispe, avait sans doute une maison près delà, que ces libertins s'étaient
partagé un certain nombre de femmes de notre troupe, et que celle-là
s'évadait apparemment de chez lui comme je m'échappais de chez l'inquisiteur.
Mais pourquoi se sauver? Elle n'avait pas les mêmes raisons; ce qui devenait
une circonstance affreuse pour moi, était pour elle l'époque de son bien-
être.

Quoi qu'il en fut, je n'en ai jamais appris davantage; et c'est la dernière
fois de ma vie que j'ai revu cette infortunée.

Je continuai ma route: avant midi je vis l'_Escurial_ sur ma gauche, je le
traversais, si j'eusse suivi le grand chemin, mais ne marchant que par des
sentiers, je le laissai à l'écart, cela me suffit pour me faire voir que ma
direction était juste, et que je faisais effectivement face aux Pyrénées. Je
cheminai tout le jour, ne m'arrêtant que quelques instans aux pieds des
arbres, évitant tous les endroits habités, et ne vivant que de racines et
d'eau. Je me trouvai le soir si éloignée de tous les chemins praticables, que
quoique ma direction fut toujours juste, je ne savais plus trop où j'étais.
Je voyais pourtant ces montagnes si élevées qui séparent la vieille Castille
de la nouvelle, je savais qu'il fallait les traverser pour me rendre à
_Saint-Ildephonse_, où je retrouverais la route des Pyrénées, mais comme il
était trop tard pour entreprendre alors ce passage, je ne m'occupai qu'à
chercher quelqu'abri, où je pus attendre le jour; un sentier que je suivis
dans ce dessein, à travers des taillis, très-fréquens dans cette partie de
l'Espagne, m'amena auprès d'une maison isolée, à la porte de laquelle je vis
une enseigne; je m'approchai d'une femme assise sur un banc, près de la
maison et lui demandai par quel hasard il se rencontrait une auberge dans une
route aussi peu fréquentée, il est vrai me dit cette femme, que ce passage
est très-peu suivi, il ne peut même l'être par les voitures comme vous le
voyez, mais beaucoup de marchands fraudant les droits royaux et qui passent
des soyes de la _Castille_ dans l'_Estramadure_, se trouvant plus en sûreté
par cette route secrette, la suivent et s'arrêtent chez moi; nous y avons une
bonne chambre ma mie. . . . Elle est vacante. Il ne nous viendra personne ce
soir. . . . Si vous avez de quoi la payer, elle est à votre service; trop
heureuse d'une rencontre qui semblait au moins pour cette nuit, m'assurer du
repos et de la sûreté; je sortis de ma poche un quadruple, et priai cette
femme dont l'abord me paraissait honnête, de se payer de sa chambre, de son
souper, et de me rendre le surplus, ce qu'elle fit aussitôt, très-
honnêtement, sans me rançonner en aucune manière; je montai; cette chambre
était beaucoup plus propre que je n'eusse dû l'attendre dans un tel lieu, je
m'y instalai, et trois quarts-d'heure après, la femme elle-même m'apporta un
assez bon souper. Tous ces procédés paraissant établir la confiance, mon
repas fait, je crus qu'une nuit tranquille devait m'attendre dans le lit qui
m'était destiné; un excès de délicatesse assez déplacé dans ma position, mais
néanmoins fort heureux pour moi dans la circonstance, me fit regarder les
garnitures de ce lit, je crus y voir plusieurs tâches de sang, je soupçonnai
que quelque malade pouvait y avoir couché, mon imagination ne fut pas plus
loin, c'en fut assez pourtant pour me déterminer à ne point m'établir dans
l'entour de ces rideaux et à transporter les matelats par terre à dessein d'y
passer la nuit, et plus fraîchement, et plus proprement, dès que je devais en
espérer une tranquille; mais combien mon espoir était loin de se vérifier,
j'étais dans le plus profond sommeil, il était environ trois heures, j'avais
eu la précaution de garder de la lumière, lorsqu'un bruit épouvantable me
réveilla tout à coup en sursaut. . . . Je me lève, je jette les yeux sur ce
fatal lit. . . . Juste ciel! j'étais écrasée si j'y eusse couchée. Au moyen
d'un ressort, l'impériale de ce lit garni d'une meule énorme, s'abaissait et
pulvérisait en une minute ceux qui avaient eu l'imprudence de s'y placer.
. . . Vous jugez aisément de ma frayeur. . . . La présence d'esprit ne
m'abandonna pourtant point, je m'habille, et ne doutant pas que les scélérats
auxquels appartenait ce coupe-gorge ne vinssent bientôt vérifier l'effet de
leur perfide stratagème, je me résous à fuir avec la plus grande vivacité,
j'ouvre très-doucement ma fenêtre, j'entrevois le sentier que j'avais suivi
la veille, et me précipitant au bas de la maison, je gagne promptement ce
chemin, en continuant de marcher avec une rapidité surprenante, jusqu'à ce
que j'eusse entièrement perdu cette maison de vue. . . . Grand Dieu . . . me
dis-je, alors en ralentissant un peu ma marche, et me livrant à mes
réflexions, où nous entraîne une première imprudence! quelle foule de maux
m'ont affligée depuis que j'ai eu le malheur de quitter ma famille, et voilà
donc les hommes! est-il possible qu'on ne trouve jamais avec eux que
fourberie, débauche, méchanceté, trahison, violence. . . . Est-ce donc là
l'ouvrage d'un être bon! . . . Sont-ce donc par ces traits qu'il ose
prétendre à notre hommage! . . . Ah! Brigandos, vos principes ne sont pas si
hors de raison, et dès que je ne vois qu'infamies sur la terre, ce ne peut
être qu'un être méchant et indigne de nos cultes qui a créé tout ce qui nous
environne. Ou l'athéisme, ou ce systême, le bon sens n'y voit pas de
milieu [8]. Ces réflexions philosophiques me conduisirent au pied des
montagnes, en un endroit où leur ouverture me fit croire que devait être le
passage qui conduit à _Saint-Ildephonse_, je ne me trompais pas, ce défilé
qu'on nomme _E puerto del Frante Frio_, me conduisit effectivement à _Saint-
Ildephonse_, avant que l'astre ne fût à son plus haut degré; mais je n'entrai
pas dans le bourg de cette maison royale, et me contentai, suivant ma
coutume, de suivre les sentiers latéraux des points de la grande route des
Pyrenées.

Anéantie, absorbée ce jour-là de ma catastrophe nocturne, je fis peu de
chemin, et passai la nuit au pied d'un arbre, préférant cette situation aux
risques de me trouver encore dans quelques maisons suspectes.

Mon projet le lendemain, était de m'approcher de Ségovie, mais ayant pris
beaucoup trop à gauche, je me trouvai totalement égarée, la nuit vint je ne
voyais plus ni route, ni maison autour de moi, et je suivais tristement un
petit chemin à moitié frayé, au hasard du lieu où il pourrait me conduire,
lorsque j'entendis le son d'une cloche, je m'y dirigeai et parvins au bout
d'une demi-heure, près d'un couvent de capucins extraordinairement isolé, et
qui me parut peu considérable, je n'avais aucune envie comme vous le croyez
aisément d'aller demander asyle à ces bons pères, je serais devenue dans leur
retraite, un morceau trop friand pour eux, mais trouvant l'église ouverte, je
m'y introduisis, imaginant au moins que l'air d'y prier, m'y ferait passer
tranquillement la nuit; j'entrai, je me tapis dans un confessionnal, et peu
après j'entendis fermer l'église. Dans cette tranquille obscurité, épuisée de
faim et de fatigue, je me livrai malgré moi au sommeil, il y avait tout au
plus deux heures que je reposais, lorsque j'entendis ouvrir la porte du chœur
qui donnait dans le couvent, je crus d'abord que les pères venaient à
matines. Cette idée qui ne m'était pas venue, me fit frémir, mais ce qui
frappa mes regards redoubla bien mieux mes craintes, deux religieux, éclairés
d'une faible lampe, s'introduisirent à pas lents; ils portaient l'un par la
tête, et l'autre par les pieds, un cadavre de femme tout récemment
assassinée. --Mettons la ici, dit l'un d'eux en déposant le côté du corps
qu'il tenait, sur la balustrade du chœur, et ouvrons vite un caveau. --La
belle créature dit l'autre en la considérant. . . . sans les maudites
recherches dont nous sommes menacés, elle nous aurait encore servi plus de
six mois. --En voilà pourtant _vingt-une_ qui nous passent ainsi par les
mains depuis quatre ans; nous dépeuplerons la province. --Ce sont nos
maudites institutions qui sont cause de celà, nous sommes des hommes comme
les autres, et tout comme eux nous avons besoin de femmes, qu'on nous en
laisse à volonté, et pour déguiser des besoins naturels, nous ne serons pas
obligés d'avoir recours au crime, nous ne serons pas contraints à tuer les
objets de nos jouissances, de peur qu'ils ne nous trahissent. Voilà
l'inconvénient affreux que n'ont pas su prévoir les loix; une jeune fille,
tendre et crédule, devient infanticide pour déguiser sa faute, un libertin
sujet à des caprices, pour les cacher, en détruit l'objet, le moine
incontinent devient un meurtrier, qu'on ferme les yeux sur des torts qui ne
sont qu'imaginaires, sur des faiblesses qui n'offensent en rien la société,
et l'homme ne deviendra pas doublement criminel pour empêcher qu'on n'imagine
qu'il put se le rendre une fois. --Si les parens viennent demain comme on
nous en menace, nous leur dirons qu'on les a trompés, _fausseté_, _trahison_,
_fourberie_, rien ne coûte après les crimes où l'on nous force. . . . Et
voilà comme on perverti l'homme, voilà comme pour le rendre meilleur, on
l'oblige à devenir plus mauvais. --Alors l'un de ces moines s'avançant vers
le confessionnal où j'étais, vint ouvrir un caveau à moins d'une toise de
moi, allons, dit-il à son confrère dès qu'il eut fait, mettons cette
malheureuse dans sa dernière demeure, et ils la reprirent, la placèrent sur
le bord du caveau, et se reposèrent encore un instant. --Si jamais nous
étions vus dit l'un, quand nous faisons de pareilles choses. Malheur à celui
qui nous surprendrait, il passerait un mauvais quart-d'heure, nous
enterrerions deux individus au lieu d'un. Fussent-ils vingt, nous les
camperions dans le caveau. --Heureusement que dans notre solitude, ces
surprises-là sont impossibles. --Impossibles, tu te trompes, un voyageur peut
s'être arrêté dans l'église . . . S'y être laissé enfermer, s'évader ensuite
le lendemain, pour aller nous trahir et nous perdre. --En vérité nous ne
devrions jamais procéder à de semblables expéditions, sans tout examiner
avant;--Et vous jugez si je frémissais. --Allons plaçons-là toujours
continuèrent-ils, pour aujourd'hui il n'y a rien à craindre; il ne passe
personne les samedis devant notre maison, une autre-fois nous serons plus
prudens. --Ils descendent tous deux le cadavre, remontent au bout de
quelqu'instans, referment le caveau, et rentrent dans le couvent.

Je n'avais, à ce qu'il me semblait rien éprouvé jusqu'alors qui eut dû me
causer autant d'allarmes même dans l'aventure de Fiorentina, car au moins là,
j'étais en plaine; absolument anéantie, j'écoutai un moment si je ne rêvais
pas. . . . --Ô fortune! me dis-je, comment me tireras-tu de ce pas-ci? . . .
Il n'est pas possible que je ne sois vue demain, quand on ouvrira
l'église. . . . Et si celà arrive, je suis morte. . . . L'agitation,
l'inquiétude, la frayeur dont je fus tourmentée le reste de la nuit, ne peut
ni s'imaginer, ni se peindre; à tout instant j'appercevais le fatal caveau
s'ouvrir devant mes yeux pour m'engloutir vivante. . . . D'autrefois je ne
m'y voyais descendue qu'après avoir été percée de cent coup de poignards.
. . . Oh! qu'elle me sembla longue cette effrayante nuit! le jour parut
enfin; un frère du couvent vint ouvrir les portes, et dans l'instant une
douzaine de femmes et de paysans s'introduisirent pour entendre la première
messe; je crus ici qu'il serait beaucoup plus prudent d'avoir l'air d'entrer
avec ces gens-là, que d'afficher celui de fuir, je me dégage donc lestement
de mon coin, et me mêlai parmi ces villageois, ils s'agenouillèrent, j'en fis
autant, il faut quelquefois savoir feindre. Une figure étrangère est observée
dans des endroits écartés comme ceux-là; on jetta beaucoup les yeux sur moi,
mais l'on ne me dit mot. Le prêtre parut. . . . C'était un de ces mêmes
moines . . . un de ces mêmes scélérats qui venait de se souiller de forfaits,
dont les mains impures et sanglantes, allaient offrir le sacrifice divin.
. . . Si j'ai jamais cru faire un crime moi-même, c'était bien d'assister à
une aussi révoltante idolâtrie. . . . Ô ciel! me dis-je, quand il leva
l'hostie, serait-il donc possible qu'un miracle comme celui duquel on nous
parle, se fît sous les paroles de ce monstre, . . . et je détournai les yeux
avec horreur. Voilà l'époque où j'ai pris cette cérémonie de l'église, dans
une haine tellement invincible, qu'il serait moins cruel pour moi, d'assister
à un supplice, que de voir opérer ce mystère.

L'impiété s'acheva; je sortis avec le peuple; et bientôt j'en fus entourée;
on me questionna. . . . Je me dis pelerine française, retournant dans ma
patrie, le confrère de celui qui venait de dire la messe, celui qui l'avait
aidé pendant la nuit, était venu se joindre aux paysans, il me regarda avec
attention, je vis aussitôt la luxure éclater dans ses yeux. Il me demanda où
j'avais couché? sous un arbre à une lieue d'ici, répondis-je, ne voyant nul
abri où pouvoir reposer ma tête; il me proposa d'entrer au couvent, m'assura
que je le pouvais à titre de pelerine, et que puisque je n'avais pas soupé la
veille, on m'y servirait à déjeûner; eusse-je eu mille fois plus d'appetit,
je me serais bien gardé d'accepter de tels secours; . . . il redoubla ses
instances, . . . je mis plus d'expression à mes refus, et priant un de ces
villageois de m'indiquer la route de Ségovie, je m'acheminai promptement vers
le côté qu'on m'indiquait, sans oser seulement regarder derrière moi. À peine
eus-je fait deux lieues que je trouvai une maison; j'y entrai à dessein d'y
prendre quelque nourriture, ce n'était point une auberge, mais une grosse
ferme, habitée par d'honnêtes gens, dont je fus très-bien reçue; le premier
objet qui me frappa, fut une jeune femme pleurant au coin du feu de la
cuisine. --Je demandai le sujet de son chagrin. --C'est ma fille me répondit
un vieillard, qui me parut être le chef du logis, depuis deux mois la chère
femme ne peut se consoler. --Et que lui est-il donc arrivé demandai-je?
--Elle avait une fille de quinze ans, belle comme le jour, qui a disparue
depuis l'époque que je vous dis, sans qu'il soit possible de savoir ce
qu'elle est devenue. . . . Une fille sage comme sa mère, . . . dévote comme
un ange, un enfant que nous adorions; . . . c'était l'espoir et la
consolation de mes vieux jours. . . . et des larmes humectèrent ici, les yeux
de ce brave homme. --Mais dis-je alors ne doutant plus de la funeste liaison
de ces deux faits, n'avez-vous négligé nulles recherches? Aucunes, me dit le
vieillard. . . . De mauvaises gens sont venues nous dire qu'elle était cachée
dans ce petit couvent de capucins, auprès duquel vous avez dû passer. . . .
Quelle apparence que des personnes si saintes et si honnêtes, eussent fait
une pareille chose. . . . Ils ne sont que trois dans ce couvent, et tous les
trois méritent d'être canonisés. Un d'eux encore hier au matin . . . était là
qui nous consolait . . . le saint homme. . . . Il nous disait que Dieu nous
aimait, puisqu'il nous châtiait aussi cruellement . . . Qu'il fallait prendre
ce fléau comme une des croix dont le fils de Dieu fut humilié, et que celle
que nous pleurions était peut-être dans le ciel à présent. . . . Peut-on se
permettre de soupçonner de tels religieux! . . . ils seraient bien plus
capables de nous la ramener si elle avait failli, que de nous désoler en nous
la ravissant. . . . La pauvre petite . . . Ils l'ont connue toute enfant,
l'un d'eux la confessait, il est aussi le directeur de toute notre
famille. . . . C'est chez eux qu'elle a appris à lire, . . . chez eux qu'elle
remplit l'an passé ses premiers devoirs de chrétienne. Ils sont tous les
jours ici, ils nous conseillent, . . . ils nous chérissent. . . . Ce sont des
scélérats ceux qui veulent mettre la perte de notre chère fille, sur le
compte de gens aussi respectables.

Ici je m'imposai le silence le plus vigoureux; quelqu'horrible que fût le
crime de ces moines, quelque certaine que je dus être, que la fille perdue et
la fille enterrée dans le couvent, ne devait être que la même personne, rien
ne put me déterminer à devenir la délatrice de ces malheureux, je ne sauvais
pas la vie de cette infortunée, en accusant ceux qui l'avaient fait périr, il
y a d'ailleurs quelque chose de si obscur et de si louche sur-tout cela, dans
les décrets de la nature, si c'est la perte de l'individu qui caractérise le
crime, n'en commettai-je pas un en faisant périr ces religieux? et si ce
n'est pas la perte de l'individu qui constate le crime, ou si cette perte est
égale aux loix de la nature, qui ne se maintiennent que par des pertes. . . .
Restait-il alors bien prouvé que ces moines méritassent la mort? . . . et
puis tous trois périssaient par mes aveux; or, un seul être en vaut-il
trois? . . . la mort du meurtrier enfin, empêche-t-elle de nouveaux
meurtres? . . . répare-t-elle celui qu'il a fait? . . . ranime-t-elle le sang
qu'il a versé? . . . mais ils en avouaient plusieurs. Il ne m'appartenait pas
de les prendre sur de tels aveux, je n'avais pas les indices de plusieurs
crimes. À peine avais-je ceux d'un seul, je dis _à peine_, puisque ce crime
n'avait pas été commis sous mes yeux, je ne pouvais donc pas les dénoncer
pour plusieurs. J'aurais enfin tout mis en œuvre pour que les moines de
l'univers entier, eussent eu la permission publique de se livrer au petit
mal, qui pouvait en empêcher de si grands, mais je n'aurais pas fait un pas
pour perdre des malheureux qui ne devenaient criminels que par force . . .
Que, contraints par des loix absurdes que j'aurais eu le tort de servir, en
leur immolant ces victimes. Moyennant quoi je me tus, je plaignis le sort de
ces bonnes gens, les payai largement de ma dépense, et suivis la route qu'ils
m'assuraient devoir me rendre le même soir à Ségovie.

Cette route n'était qu'un sentier, seulement à trois lieues delà, je devais
trouver le grand chemin, je le rencontrai comme on me l'avait dit, mais ne me
souciant point de le suivre, toujours dans la crainte d'être poursuivie comme
fugitive de l'inquisition, je me mis à battre des traverses toujours dans les
directions de mes principaux points, de façon que marchant encore cette
journée au hasard et n'ayant rencontré personne, je m'égarai une seconde
fois. Aucun abri dans les environs, une nuit des plus obscures et qui m'otait
toute espérance de me retrouver ce soir-là. Rassasiée de malheurs, frappée de
tous les objets sinistres offerts à moi depuis si long-temps, une frayeur
soudaine me saisit, et me laissa cheoir au pied d'un chêne, presque sans
force et sans mouvement, j'étais à peine dans ce funeste état, qu'un homme
armé d'une carabine en bandoulière, et d'une ceinture garnie de poignards et
de pistolets, se laissa glisser du haut de l'arbre, et tomba tout à coup à
mes pieds . . . Que fais-tu la p . . . me dit-il d'une voix terrible, et que
viens-tu chercher dans ce pays-ci? . . . Hélas! monsieur, dis-je aussitôt en
me levant, je ne suis pas ce que vous croyez, mais une malheureuse femme,
enlevée de France par un amant qui m'a épousée, qui m'a été ravi lui-même,
que je cherche par toute la terre et que je vais essayer de retrouver dans ma
patrie. Ces explications suffisaient, mais elles ne satisfaisaient pas le
scélérat à qui j'avais à faire. --Tu es française me dit-il alors, en se
servant de notre langue, et moi aussi ma mie, allons paye la bien venue, et
m'ayant en même-temps adossée contre l'arbre, il se préparait à ne me faire
aucun quartier, malgré les nœuds de la patrie; déjà une de ses mains
empêchait ma voix de s'échapper, tandis que l'autre facilitait une entreprise
dont j'allais infailliblement devenir la victime, si dans l'instant une
troupe de ces mêmes brigands ne nous eût entourés tous les deux; ils étaient
huit en tout, également armés, et tous gens de fort mauvaise mine; un moment,
dit l'un d'eux en arrêtant avec violence les poursuites de mon adversaire, un
moment, il faut que chacun en ait sa part, et il n'est pas juste que le plus
nouveau passe le premier; _capitaine_, s'écria celui qui venait de parler, à
un autre homme qui arrivait, venez décider la question. --Quelle est cette
_gueuse_ là dit cet homme rébarbatif, en me tirant vivement d'auprès de
l'arbre, pour m'observer un peu plus au jour. De par tous les diables, elle
n'est pas mal. . . . Amis menons cela dans notre caverne, vous savez que nous
n'avons personne pour nous faire à manger, quand nous revenons de nos
courses, il nous faut préparer nous-mêmes de quoi nous restaurer. . . . Cette
p . . . là sera excellente . . . et pour cela et pour autre chose, . . .
quand la fantaisie nous en prendra, . . . Marchons, poursuivit-il, il est
tard, demain la voiture de Madrid passe au coin du bois, à l'aube du jour, je
n'y veux laisser ni un écu, ni un voyageur, j'ai tant de chagrin d'avoir
manqué aujourd'hui la berline du duc _Dalbuquerke_, que je veux m'en venger
demain sur tout ce que je rencontrerai; et l'on marchait toujours durant
cette charmante conversation, qui, comme vous voyez ne me laissa pas ignorer
long-temps que j'avais pour affreux destin, d'être tombée dans une troupe de
voleurs, . . . que dis-je dans une troupe d'insignes assassins, qui ne
faisait jamais grace à qui que ce fut, et qui s'étant rendue introuvable dans
la vieille Castille, l'inondait depuis six mois des crimes les plus atroces.
Je ne vous dirai point mes réflexions, j'étais si tellement anéantie qu'à
peine avais-je la force de respirer. Quelquefois pourtant je les suppliais de
me faire grace et de me laisser poursuivre mon chemin; mais ils riaient ou me
menaçaient, il fallait se résoudre et marcher; au bout d'une demie heure nous
arrivâmes dans un taillis extrêmement toufu, où l'épaisseur des branches nous
laissait à peine la possibilité de défiler. Vers le milieu de ce petit bois,
le chef qui marchait en tête, leva une pierre couverte de broussailles, un
escalier s'offrit à nous, nous le descendîmes dans le silence et quand nous
fûmes à près de cent pieds sous terre, nous nous trouvâmes dans un vaste
caveau au fond duquel brûlait une lampe, on alluma plusieurs chandelles et
dans l'instant je pus distinguer la forme du local; il paraissait que cette
retraite était une ancienne carrière, plusieurs sentiers aboutissaient à la
principale pièce dans laquelle nous étions, et conduisaient par leur autre
bout à différentes petites chambres également taillées dans l'épaisseur du
roc. Là, nos bandits se désarmèrent, et le capitaine en me regardant sous le
nez, me demanda qui j'étais, je lui dis la même chose que j'avais avancée à
celui de sa troupe qui m'avait parlé le premier. Alors cet insigne brutal
pour toute marque d'intérêt aux malheurs que je venais de lui peindre; reprit
sa carabine, et après un blasphême exécrable, _Bras de fer_, dit-il à un de
ses camarades, j'ai bien envie de tirer cette pucelle au blanc, je n'ai
jamais tué de femme de ma vie, je veux voir si celà serait meilleur à
_désorganiser_ qu'un homme, bien dit, capitaine, répondit _Bras de fer_,
aussi bien les doigts me démangent, je ne dors pas d'un bon somme quand je
n'ai pas tué quelqu'un; plaçons-la toute nue au bout de l'allée, les jambes
ouvertes, et le premier qui mettra la bale dans le noir, aura à lui tout seul
le butin qui se fera demain. . . . Mais quand ils virent que je
pâlissais, . . . que j'étais prête à perdre connaissance, . . . le capitaine
quitta son arme, et me dit d'être tranquille, qu'il ne faisait cela que pour
me faire voir le sort qui m'attendait si je cherchais à me sauver d'eux ou si
je ne faisais pas mon devoir.

De ce moment on me mit en possession des instrumens de la cuisine, on me fit
allumer du feu, et on m'ordonna de préparer les viandes qui me furent remises
à cet effet. Ne voyant qu'une parfaite obéissance et un peu de talent pour
attendrir mes nouveaux maîtres, quoique je n'eus jamais fait ce métier, je
l'entrepris avec un telle envie de réussir, que je leur fis un assez _bon_
souper, ils en furent si contents qu'ils m'invitèrent à me mettre à table
avec eux, ce que je fis avec bien plus de frayeur que de faim.

En préparant ce repas, j'avais bien pensé au somnifère qui m'avait si
parfaitement réussi avec l'inquisiteur; de quelle utilité ne me fût-il pas
devenu dans une telle circonstance, mais en franchissant les murs de dom
Crispe, j'avais eu le malheur de le perdre, et je ne l'avais pas regrettée,
n'imaginant pas qu'il dût m'être sitôt nécessaire.

Quand nos brigands eurent bien soupé, quand ils eurent vuidé un grand nombre
de bouteilles de vin, leurs yeux se tournèrent vers moi avec un peu plus
d'intérêt, et comme il s'en fallait bien que l'amour ou la galanterie devînt
l'élément de leur flamme, il n'y eut sorte de brutalités qu'ils ne se
préposèrent; un écart en amène un autre; l'ennemi de la vertu, l'est
également de la décence; accoutumé à franchir tous les freins pour l'intérêt
du crime où son penchant l'entraîne, jugez s'il en respecte où parle sa
luxure? . . . Comment vous rendre tout ce qui fut dit. Vous le cacher est
manquer le tableau; j'userai donc de quelques figures, il n'y a que les
expressions malhonnêtes qui choquent, on peut tout montrer sous le voile.

Ils prétendirent d'abord qu'il fallait me faire mettre nue au milieu d'eux,
éteindre toutes les lumières, et qu'ainsi que des loups sur une brebis,
chacun se jetteroit sur moi pour s'y satisfaire à sa guise: ensuite les
opinions changèrent, il fallait, dirent-ils réserver le meilleur pour le jour
d'ensuite . . . se contenter seulement ce soir-là de juger mon adresse,
. . . et que celui qui, mieux servi, ou plus heureux, arriverait au but en
moins d'instant, serait le premier le lendemain dont je couronnerais
l'ardeur. Un troisième ouvrit un avis différent: la forteresse, prétendit-il,
devant être d'une résistance fort vive, il fallait, afin de se mettre en état
de l'attaquer le jour suivant, escarmoucher devant les demi-lunes, et
s'emparer de la redoute avant d'entrer dans le corps de la place. D'autres
dirent des choses encore plus obscènes; il n'y eut sorte de complots odieux
qu'ils ne firent contre moi, sorte d'inventions crapuleuses ou barbares qui
n'échauffassent leur tête. . . . Enfin le capitaine apaisa tout, et dit que,
comme on devait partir dans une heure, il ne voulait pas que personne me
touchât avant le retour; mais que pour passer cette heure agréablement, il
fallait me jouer aux dés, et mettre entre les mains du sort la décision de
l'ordre de ceux qui deviendraient mes amans tour à tour: ce projet s'exécuta
sur-le-champ, et les rangs s'écrivirent.

«Enfans, dit le capitaine, dès que cela fut fait, tout est dit, partons
maintenant; des devoirs plus essentiels nous attendent. . . . Souvenez-vous
que ce que nous venons de faire n'est qu'un jeu: je voulais vous tenir en
gaieté, et vous empêcher de dormir. . . . Que cette malheureuse nous serve, à
la bonne heure, nous en avons besoin. . . . Mais s'il y en avait un seul
d'entre-vous qui s'avisât de profiter de sa faiblesse et de son malheur, pour
obtenir par la violence, ce qu'elle ne doit donner qu'à celui qui lui plaira
le mieux, je vous avertis que je regarderais cet homme-là comme un lâche,
comme un malhonnête homme, capable de nous trahir nous-mêmes, et qu'il n'y
auroit rien que je ne fisse pour m'en défaire à l'instant. Ce n'est ni contre
le faible, ni contre le pauvre que doivent se diriger nos armes; elles ne
sont destinées que pour le fort et pour l'opulent: notre métier, tout aussi
noble que celui d'Alexandre, n'a pour objet que d'établir parmi les hommes,
une compensation dérangée par la civilisation et les loix. Nous manquons,
personne ne nous secoure; tout nous est permis pour réparer les torts de la
fortune, et la férocité du riche. Tout nous est défendu, dès qu'il n'est
question que d'un crime. Il est déjà assez malheureux pour nous d'être
obligés d'en commettre pour vivre, sans nous y livrer gratuitement. Qu'il
s'avance celui qui aurait envie de me contredire, et je lui fais raison sur-
le-champ, de telle manière qu'il voudra l'entendre.»

Ce discours fut universellement applaudi; tous s'armèrent et partirent, en me
laissant ce qu'il fallait leur préparer au retour.

Grand Dieu, me dis-je, confondue de ce que je venais d'ouir: . . . voilà donc
encore de la vertu dans le sein même de l'infamie! Ces malheureux viennent de
se permettre des propos affreux, sans doute, mais ils ne m'ont fait aucun
mal, et ils annoncent clairement l'envie de ne m'en point faire; ils ne m'ont
point livrée par raison d'état aux mains d'un roi barbare qui pouvait me
dévorer: ils n'ont point eu dessein, comme l'alcaïde de Lisbonne, d'abuser de
ma misère, pour se procurer des jouissances, ils ne m'ont pas volée pour me
contraindre à me jetter dans leurs bras; ils ne m'ont point brûlée,
tenaillée, pour obtenir de moi l'aveu de crimes imaginaires; ils ne m'ont
point placée entre le déshonneur et la mort, pour triompher de ma
faiblesse . . . ils ne me tuent point pour empêcher que je ne révèle leurs
crimes. . . . Ce ne sera donc jamais que dans les états proscrits par la
société, que je trouverai de la pitié et de la bienfaisance; et ceux qui sont
chargés d'y maintenir l'ordre et la paix, ceux qui doivent y faire régner la
piété et la religion tour-à-tour, séduits par le despotisme, ou frémissant
sous le joug de l'imposture, ne m'offriront que des horreurs et des crimes!
la civilisation est-elle donc un bonheur! et si la plus grande somme de
crimes se trouve toujours sous le manteau de l'autorité; les freins dont elle
nous accable, ne sont-ils pas plutôt les instrumens de ses passions, que les
moyens de la vertu?

Ces idées agitèrent mon esprit avec tant d'empire, que je passai deux heures
au coin du feu comme anéantie, et sans regarder autour de moi. Je me levai
enfin, curieuse de voir ma nouvelle habitation, comme les rayons du jour n'y
avaient jamais pénétrés, je me munis d'une lampe, et parcourus à sa sombre
lueur, tous les détours de ce réduit. . . . Quel fut mon étonnement, quand
j'entendis parler bas au fond d'une voûte obscure, qui paraissait receler
quelques lugubres habitations. . . . Je m'avance, je vois une porte, et
distingue clairement que les sons qui me frappent, ne viennent que de la
chambre que ferme cette porte. . . . Je prête l'oreille. . . . Ô! ma chère
Angélique, disait en français une voix d'homme, notre imposture n'en imposera
pas long-temps, dès qu'on aura cessé d'y croire, la mort en deviendra le
prix, et cette affreuse caverne est notre éternel sépulchre. . . . Je
m'enhardis. . . . De tels mots, pensé-je, ne peuvent venir que de compagnons
d'infortune; c'est mon heureux sort qui me les envoie; parlons-leur. --Ô!
vous, dis-je d'une voix basse, vous qui gémissez comme moi dans ce lieu
d'horreur, . . . je m'y crois plus libre que vous; enseignez-moi comment je
peux vous y servir? --Qui êtes-vous, me dit à travers la porte le même homme
qui venait de parler, votre pitié trompeuse ne nous abuse-t-elle pas? --Ne le
redoutez point, m'écriai-je, je suis comme vous, victime de la scélératesse
des maîtres de cet affreux logis, et desire, pour le moins, aussi vivement
que vous, de leur échapper, quelque peu de raison que j'aie à me plaindre
d'eux jusqu'à ce moment-ci. Alors je dévoilai mes aventures; . . . monsieur
de _Bersac_, c'était le nom de ce camarade de malheur, me raconta les siennes
et celles de sa femme. Ils étaient l'un et l'autre comédiens français; ils
venaient de Cadix, et retournaient dans leur patrie; la voiture publique dans
laquelle ils étaient, avait été pillée; presque tous les voyageurs, ou
s'étaient enfuis, ou avaient rencontré la mort, et lui, ainsi que sa femme,
n'avaient échappé à la rage de ces meurtriers, qu'en leur promettant de leur
apprendre un secret essentiel pour eux. Ce subterfuge n'avait eu pour but que
de parvenir pendant ces délais, à trouver les moyens d'échapper. Ils avaient
dit à ces voleurs, que trois jours après eux, la voiture de l'ambassadeur de
France, chargée d'or et de bijoux, devait passer par la même route; ils
demandaient la vie s'ils n'en imposaient pas. Le moyen avait réussi; mais ce
qui le fondait étant imaginaire, et l'instant où la fausseté de leur histoire
allait se découvrir, étant prêt d'arriver, comment espérer de se tirer
d'affaire? --Il faut prévenir ce moment, dis-je, à ces malheureux époux, il
faut nous sauver tous; j'ai du courage et de l'adresse; j'ai échappé à de
plus grands périls; rassurez-vous, votre liberté me devient aussi chère que
la mienne, et je vais travailler à la rendre à tous trois; ces honnêtes gens
pleurèrent en m'écoutant; ils jurèrent de consacrer leur vie à m'être utile,
si je parvenais à rompre leurs fers. Je les quittai pour en aller étudier les
moyens.

Il me paraissait impossible que les voleurs eussent emporté dans leur course,
la clef du cachot de monsieur de Bersac; elle devait assurément se trouver;
il ne s'agissait que de la chercher. Je remuai tout, il ne fut pas un coin de
ce lugubre manoir que je ne visitai. Je découvris enfin cette clef cachée
sous deux grands sacs de linge, je m'en saisis, . . . je vole au cachot, j'en
ouvre la porte, et sautant au col de mes compagnons, quelle joie, dis-je,
quel bon augure pour les suites; voilà déjà la moitié de vos liens brisés,
travaillons promptement au reste.

Monsieur de Bersac était un homme de quarante-cinq ans, d'une fort belle
figure, et sa femme, âgée d'environ quarante, avait encore une phisionomie
très-agréable: elle était en possession au théâtre de l'emploi des grandes
coquettes, et son mari tenait celui des pères nobles.

Rien de plus tendre que les marques de reconnaissance que me prodiguèrent ces
deux époux; mais en en recevant les expressions à la hâte, sortons, leur dis-
je, sortons; tel doit être à présent notre unique objet; une fois en liberté,
nous nous livrerons à loisir aux sentimens mutuels qu'une telle rencontre
nous inspire; ne songeons maintenant qu'à nous évader.

Ils se ressouvenaient, aussi-bien que moi, du chemin de l'escalier; nous le
gagnons, nous escaladons lestement jusqu'au haut; mais que devinmes-nous
quand nous vîmes que la trape semblait exactement fermée. . . . Bersac ne
désespère point, . . . il voit un jour, il pousse de toute la force de ses
épaules, une grosse pierre couverte de broussailles pesait seulement sur
cette trape; elle cède aux efforts de celui qui soulève, nous l'aidons, la
pierre se renverse; et nous voilà dehors.

Il faut avoir connu la situation de quelqu'un qui brise ses fers pour être en
état de la rendre; c'est un nouvel air que l'on respire; ce sont de nouvelles
sensations qu'on éprouve; c'est un poids énorme de moins dont on se
débarrasse.

Nous ne pûmes tenir, avant d'aller plus loin, au plaisir de nous embrasser
encore tous les trois; puis nous encourageant mutuellement, partons, dîmes-
nous, éloignons-nous avec vîtesse; nous serions perdus sans ressources, si
ces malheureux revenaient.

Il était environ sept heures du matin, nous nous sentions en état
d'entreprendre une forte course; nous fîmes dix lieues avant le coucher du
soleil, sans que rien troublât notre marche. Cette journée nous approchait de
_Valladolid_; nous y arrivâmes le lendemain. Mes compagnons ayant tout perdu,
les seuls petits fonds que les voleurs n'avaient pas songé à me prendre,
avaient servi à nous conduire jusques-là. Mais ces ames honnêtes et sensibles
surent bientôt me dédommager du peu que j'avais fait; _Bersac_ et sa femme
avaient des amis à _Valladolid_, ils furent les voir, et en reçurent les
secours qu'ils en attendaient. Voilà ce qui vous appartient, madame, me dit
cet honnête ami, en plaçant devant moi la somme entière qu'ils venaient de
recevoir. Daignez accepter ceci comme une bien faible marque de la
reconnaissance que nous vous devons: prenez tout, dirigez tout, et conduisez
nous seulement à Bayonne. --Oh ciel! dis-je à ces braves amis, quelle injure
vous me faites! Quoi, vous voulez m'ôter la douceur de vous avoir servi! une
ame comme la mienne connaît-elle d'autre prix aux bienfaits, que celui de les
avoir rendus? . . . Mon père, dis-je à _Bersac_, en me jettant dans ses bras,
protégez ma jeunesse; empêchez-moi de heurter encore contre de nouveaux
écueils; voilà le prix que je demande du faible service que vous estimez
tant.

Ensuite de cet élan de mon ame que _Bersac_ reçut avec toute la sensibilité
possible, il me dit qu'après mes malheurs, après la situation où j'étais avec
ma famille, le désir que j'avais de retrouver mon époux, le peu de fonds dont
j'étais munie, il ne voyait pour moi d'autre parti que le spectacle; et quand
il s'apperçut que ce mot me faisait entrevoir de nouveaux périls . . .

«Vous vous trompez, me dit-il, il n'y a point d'état au monde où une femme
puisse mieux conserver sa vertu; si son talent l'expose, on peut dire aussi
qu'il la garantit: elle peut toujours l'opposer pour raison de ne pas se
livrer au vice; son organe, sa taille, sa santé, sont des motifs qui doivent
servir à la rendre sage, et qu'elle peut toujours objecter à ceux qui veulent
l'empêcher de l'être. Une femme qui n'a d'autre ressource que dans son
travail, peut manquer, et trouver par ce travail même, mille occasions d'être
séduite. Notre talent n'offre aucun de ces dangers; à-peu-près toujours payé
au-delà de ce qu'il faut pour vivre; il expose rarement au triste
inconvénient du besoin; si une femme a un talent transcendant, on la respecte
et on l'attaque peu. Si elle n'en a qu'un médiocre, sa bonne conduite lui
rend la considération que le peu d'art lui refuse; et elle est également
révérée. Non, non, Léonore, non, n'imaginez pas que le théâtre soit un écueil
pour la sagesse; le devoir délivre des persécutions, et l'on finit par vous
savoir gré de vos soins à les éviter. D'ailleurs on fait corps, on est
soutenu, on a des camarades, on est protégée, on est pour-ainsi-dire, par
l'état même, entièrement à l'abri de la misère et de l'insulte; et ce que cet
état a de supérieur à celui que le simple travail manuel pourrait vous
donner; c'est que dans celui-ci, votre sagesse, si vous êtes pauvre,
deviendra presque un ridicule; au lieu que dans le nôtre, elle ajoutera
étonnamment à l'éclat de votre réputation. On prononcera sans cesse, avec une
sorte de respect, les noms des _Gaussin_, des _Doligni_ et des _Préville_,
ils imprimeront toujours à-la-fois des idées de talent et de vertu.
Réfléchissez d'ailleurs à tous les agrémens du métier; jouissez du parfum des
roses, moissonnées sur aussi peu d'épines, quoi de plus flatteur pour
l'amour-propre, que de se trouver l'idole de la scène! de n'y jamais paraître
que pour l'entendre retentir des applaudissemens qu'on vous prodigue; comme
on respire avec délices l'encens offert à ses autels; votre nom vole de
bouche en bouche; il ne s'y prononce qu'avec des éloges; les hommes vous
aiment, vous desirent, vous recherchent; les femmes vous envient, vous
cajolent et vous imitent; vous donnez à-la-fois le ton et les modes; vous ne
paraissez, en un mot, jamais, sans que toutes les sensations de l'orgueil ne
soient enivrées tour-à-tour. Si vous avez de la conduite, les plus grandes
maisons vous sont ouvertes; on vous y reçoit avec plaisir; on vous y parle
avec respect, et par-tout vous trouvez des amis, de la protection et des
hommages.»

Vous me séduisez, mon père, dis-je à _Bersac_, émue et presque décidée. . . .
Mais vous le voyez, je n'ai point de talent. . . . À peine sais-je le
français, depuis le temps que je ne parle que l'italien, le portugais et
l'espagnol, tous mes mots se sont corrompus. --Cela reviendra facilement, me
dit madame de _Bersac_; abjurez ces langues étrangères, raccoutumez-vous au
frein des règles grammaticales; contraignez votre prononciation à redevenir
pure et exacte, pendant que nous allons voyager ensemble, et je vous réponds
qu'au delà des Pyrénées, on ne s'appercevra seulement pas que vous ayez
jamais quitté la France. Votre organe est doux et flatteur, il a de l'étendue
et de la justesse, il est tendre et flexible dans les hauts; il n'a point de
dureté dans les bas. Vous devez être du dernier intérêt dans les pleurs;
votre taille est légère, elle est agréablement prise; vos bras sont superbes;
vous avez de la fierté dans le regard, beaucoup de grace dans la démarche, de
la chaleur et de la vérité dans le débit; il ne s'agit plus que de régler
tout cela; que de vous donner de la précision, de l'aplomb. . . . Vous
apprendre l'entente de la scène, quelques études, et je parie qu'avant deux
mois nous vous mettons en état de débuter.

Je fus entraînée, je l'avoue; la protection que m'assurait madame de Bersac;
les soins que me promettait son mari, l'espoir, en allant ainsi de ville en
ville, de pouvoir apprendre des nouvelles de tout ce qui m'était le plus cher
au monde, toutes ces raisons me décidèrent, et on m'acheta sur-le-champ des
livres.

Le lendemain après dîner, madame de Bersac dit à son mari, qu'il devait
porter des plaintes contre les scélérats de chez qui nous sortions, et
travailler à les faire arrêter sur-le-champ; ce que cet honnête homme
répondit ici, me parut si sage, si conforme à ma façon de penser; . . .
justifiait si bien, en un mot, les raisons qui m'avaient également empêché de
dénoncer l'auberge au lit tombant, et les capucins enterrant les objets
cachés de leur luxure, que j'ai toujours retenu ses paroles. . . . Vous me
permettrez, j'espère, de vous les rendre.

«Je vous pardonne, dit-il, à sa femme, ces légers mouvemens de rigorisme et
de sévérité; vous arrivez d'Espagne, il faut bien que vous ayez conservé
quelque chose des mœurs haineuses et rigoristes de ces maures à demi policés;
mais apprenez, ma chère amie, que je croirais me deshonorer moi-même, si je
traînais par une telle action, ces malheureux à l'échafaud; ils m'ont
attaqué, ils m'ont dépouillé, ils m'ont mis dans leurs fers, en voilà plus
qu'il n'en faut pour que la plainte me devienne interdite, et pour que je ne
l'osasse pas sans remords; . . . Elle ne serait plus que l'ouvrage de la
vindication; ce sentiment est odieux dans une ame sensible; il en démontre la
faiblesse. C'est être faible que de ne pouvoir supporter une injure; c'est
être vraiment grand, que de la mépriser; j'ai fait, en étudiant les hommes,
une remarque assez singulière, c'est qu'il n'y a presque jamais que les ames
basses qui se livrent au sentiment de la vengeance, infiniment plus sensibles
à l'insulte, parce qu'elles n'ont la force de rien endurer, elles ne peuvent
en soutenir la blessure; et comme ces êtres-là méritent peu, ils croyent
toujours qu'on ne leur rend jamais assez. L'homme, au contraire, doué d'une
ame forte, qui n'imagine pas que l'injure puisse aller à lui, ou ne la voit
pas, ou la méprise; la vengeance afficherait l'insulte: il aime mieux ne la
pas soupçonner, que d'apprendre, en s'armant contre ceux qui l'ont outragé,
qu'il était possible qu'on lui manquât.

Que les vils satellites, gagés pour le soin flétrissant de conduire les
infortunés à la mort, se chargent de découvrir leur retraite; mais elle ne
sera jamais indiquée par moi; il est odieux, il est vil de devenir le
délateur de ceux dont nous avons à nous plaindre: cette conduite étouffe
leurs repentirs; elle les empêche d'être fâchés d'avoir troublé une société
où devait se trouver de si méchantes gens. Laissons aux autres l'emploi de
les vexer, mais dès que nous avons été leurs victimes, pardonnons-leur. Une
fois vengés, nous devenons aussi coupables qu'eux, puisque, ainsi qu'eux,
nous commettons une lézion quelconque; de ce moment nous voilà donc aussi
bas, et notre supériorité est toujours entière si nous leur pardonnons. . . .
On frémit à l'action d'Atrée; . . . les larmes les plus douces coulent, quand
Gusman dit à Zamore:

   Des dieux que nous servons connais la différence:

   Les tiens, t'ont commandé le meurtre et la vengeance;

   Et le mien, . . . quand ton bras vient de m'assassiner,

   M'ordonne de te plaindre . . . et de te pardonner.

Ah! mes amies, continua cet homme doux et sensible, plus on connait les
hommes, plus on devient tolérant. Si ces malhonnêtes gens devaient se
corriger, peut-être entreprendrais-je leur cure; mais je sens combien elle
est impossible, et j'ose dire, avec un homme de beaucoup d'esprit [9], _qu'on
n'a pas le droit de rendre malheureux, ceux qu'on ne peut pas rendre bons_.
Croyez-vous que si ces infortunés étaient riches, ils exerceraient l'affreux
métier que vous leur voyez faire? Le besoin seul les y détermine, tandis que
l'ambition et l'orgueil, sentimens bien moins pardonnables, entrainent aux
mêmes horreurs les héros que l'on glorifie, _Bras-de-fer_ et ses compagnons
qui s'unissent pour voler un coche, sont-ils autre chose que deux souverains
qui se lient pour en dépouiller un troisième? et cependant ceux-ci attendent
des palmes, et l'immortalité, pour des crimes commis sans besoin, tandis que
les autres n'auront que le mépris, la honte et la roue, pour des crimes
autorisés par la faim, la plus impérieuse des loix. Eh! ne nous mêlons pas du
mal qui se fait dans le monde; tâchons de n'en pas être blessés; mais
n'entreprenons pas de le réprimer; les famines, les guerres, les maladies
dont nous accable la nature, ne nous servent-elles pas de preuves que la
destruction est inhérente à ses principes; . . . qu'elle lui est nécessaire,
et que ce n'est enfin qu'à force de détruire qu'elle peut réussir à créer. Or
si cette destruction lui est utile, si elle n'y parvient que par des crimes,
si elle en commet chaque jour elle-même, si le crime enfin est une de ses
loix, de quel droit le bannirons-nous de la terre? qui nous autorise à le
venger? Les malheureux compagnons de _Bras-de-fer_, qui servent les vues de
la nature, comme une peste ou une famine, sont-ils plus coupables que la main
qui nous envoie ces fléaux? Pourquoi n'osons-nous insulter l'une, et pourquoi
condamnons-nous l'autre? Il ne s'agit donc ici que de l'histoire de la force.
Nous tolérons les maux que nous ne pouvons empêcher, et nous punissons les
auteurs de ceux qui sont en notre pouvoir, y a-t-il de la justice à cette
conduite [10]? Eh! rapportons-nous-en à la prudence de la mère sage qui nous
gouverne, elle maintiendra toujours dans le monde un nombre égal de vices et
de vertus, proportionné au besoin qu'elle aura de l'un ou de l'autre; elle
fera naître des Auguste, des Antonin, des Trajan, quand il lui faudra des
vertus; les meurtres lui deviendront-ils nécessaires, elle nous enverra des
Nérons, des Tibères, des Alexandres, des Tamerlans, des famines, des pestes,
des inquisiteurs de la foi, et des parlemens. . . . Mais malheur au sophiste
qui conclurait de-là, qu'il doit, ou adopter le vice, ou se consoler de
n'être pas vertueux, puisqu'il accomplit les loix de la nature. Un homme qui
dirait, puisque la guerre est un fléau nécessaire, je vais l'allumer dans
l'Europe, ne serait-il pas un tyran? Ne regarderiez-vous pas comme un
imbécile, celui qui raisonnant d'après les mêmes principes, oserait dire, je
vais me donner la fièvre, puisque la fièvre est un fléau de la nature?
Considérez de même comme un fou, celui qui dira, je vais me plonger dans le
crime, puisque le crime est dans la nature. . . . Malheureux! . . . elle
produit aussi des poisons, cette nature où tu te livres aveuglément, et
cependant tu te gardes bien de t'en nourrir; ais la même sagesse envers le
crime, fuis-le, . . . déteste-le; . . . il ne fera jamais ton bonheur; . . .
il lui est impossible de le faire. Trop de yeux sont ouverts sur toi, trop
d'intérêts s'opposent à ce que tu n'agisses que d'après le tien; et ceux de
la société qui balancent toujours cet égoïsme qui te conduit au crime, ou
t'empêcheront de le commettre, ou te puniront de l'avoir commis».

Ainsi raisonnait ce sage ami; et par tous ces discours, il ne se bornait pas
seulement, comme vous voyez, à me former au théâtre, ou à m'en donner le
goût, il élevait aussi mon cœur, il fortifiait ma raison. Je connaissais par
lui le prix de mes voyages; il me montrait le fruit que je pouvais cueillir
de mes malheurs. Pendant ce tems sa digne épouse cultivait mes faibles
talens; et à peine arrivée au-delà des monts, j'étais déjà en état de débuter
dans huit rôles.

Mais j'ai devancé, sans le vouloir, les événemens de notre route: reprenons-
les, ils offrent, avant que d'arriver en France, un évènement assez
singulier, pour que je ne doive pas vous le taire.

Je craignais de séjourner dans les villes, et sur-tout de suivre les grandes
routes; j'en avais déjà témoigné mon inquiétude à _Bersac_, qui, instruit par
moi de mon aventure de Madrid, m'assura que l'inquisiteur, trop honteux de ce
que j'aurais à objecter contre lui, se garderait bien de me poursuivre, et
que mes craintes étaient chimériques, je me livrai donc à lui.

En partant de _Valladolid_, nous fumes coucher à Burgos_; les auberges sont
aussi mauvaises que rares en Espagne, sans la précaution de porter tout avec
soi, on y est souvent peu à l'aise; mais point en état de nous procurer ces
facilités, nous nous logions comme nous pouvions, trop heureux d'être à
couvert, et de pouvoir vivre, après tous les maux que nous avions senti.
Quoique _Burgos_ tienne le premier rang dans les états des deux _Castilles_,
nous y fumes pourtant beaucoup plus mal logés qu'à _Valladolid_; il fallut se
contenter d'un mauvais cabaret hors de la ville, divisé en quelques tristes
cellules mal closes, et donnant toutes les unes dans les autres; vous
pardonnerez ce petit détail; il est essentiel à l'intelligence de l'aventure
qui nous arriva dans cette misérable hôtellerie. --Qui donc va venir coucher
près de nous, dis-je à l'hôtesse, en lui voyant préparer un lit dans une
petite chambre contiguë à celle où nous étions, et dont rien ne nous
séparait! Dormez en paix, brave dame, me répondit la maîtresse du lieu; les
voisins que je vous donne, sont gens aussi honnêtes que vous. C'est un
alcaïde de l'inquisition de Madrid, (et jugez si je frémis à ce mot) . . .
qui vient d'épouser dans la capitale une des plus belles filles de toutes les
Espagnes; il la mène en Biscaye, son pays à lui, et je crois que tous deux y
vont finir leurs jours. . . . Très-émue de cette réponse, j'affectai pourtant
le plus grand calme; mais je témoignai bien vîte à mes deux amis, toute la
crainte que me donnait une pareille rencontre. . . . Ils en furent d'abord
aussi épouvantés que moi; la réflexion néanmoins ramena promptement _Bersac_;
les projets que cet alcaïde annonce, me dit-il, paraissent bien éloignés de
tout ce qui pourrait devoir vous causer de l'inquiétude; vous le voyez, loin
d'être occupé de vous, il est dans l'ivresse des premiers plaisirs de
l'hymen; il tourne le dos à l'inquisition, il va s'établir en Biscaye; . . .
il est sans suite. Rassurez-vous, Rassurez-vous, Léonore, je crois juger
assez bien des événemens de la vie, pour vous répondre que cette aventure
n'est pas pour vous du plus petit danger. Nous nous mîmes donc à table, et
pleinement calmée par ce discours, je soupai comme à mon ordinaire. L'heure
de se mettre au lit étant venue, inquiets pourtant de ne point voir nos
voisins se retirer, nous en demandâmes la cause à la servante.

Le mari de cette dame, nous dit-elle, voyage avec un certain monsieur
_Rodolphe_, lieutenant de dragons, son ancien camarade; et comme ils s'aiment
beaucoup tous les deux; chaque soir ils font ensemble un peu de débauche;
mais la jeune femme aussi ennuyée que vous de ce retard, va venir se retirer
en attendant. Dès qu'elle sera couchée, vous serez tranquilles; nous
recommanderons à dom _Santillana_, son époux, de ne point faire de bruit en
venant la retrouver, et rien n'interrompra votre repos.

À peine, en effet, cette fille eut-elle cessé de parler, que la jeune dame
monta, suivie de l'hôtesse. Comme aucune porte ne nous séparait, pour éviter
de lui être à charge, nous ne pumes que détourner nos regards. Elle se
coucha, nous en fîmes autant.

Il y avait une heure au plus que j'étais endormie, lorsque je me sentis tout-
à-coup serrée par un homme nud, dont la situation très-énergique, et les
mouvemens peu équivoques, en me réveillant en sursaut, firent peut-être
courir en cet instant, à ma vertu, des risques plus réels que tous ceux où
j'avais échappé jusqu'alors. . . . Me dégager lestement de ses bras, sauter à
terre, en criant au secours, et me précipiter dans le lit où je supposais
madame de Bersac, est pour moi l'affaire d'un instant; et là, croyant avoir
trouvé le refuge que je cherche, j'embrasse, je serre de toute ma force la
femme que je prends pour l'épouse de mon protecteur, lorsque de nouveaux cris
se font entendre en même temps que des lumières viennent jetter du jour sur
les différentes parties d'une scène aussi bizarre que peu attendue.
Représentez-vous d'abord le comédien Bersac à moitié nud, tenant d'une main
mal affermie deux flambeaux, dont les reflets fâcheux ne servent qu'à lui
faire voir un homme également nud, remplissant auprès de madame de Bersac,
des devoirs conjugaux qui n'appartiennent qu'à lui; et moi qui me suppose
dans le sein de cette amie, moi qui viens à la hâte y chercher des secours,
serrant, embrassant de toutes mes forces . . . qui? . . . _Clémentine_ . . .
cette malheureuse _Clémentine_, compagne d'une partie de mes infortunes, et
que je venais de laisser gémissante au fond des prisons de Madrid.

Comment vous rendre ici les sentimens divers qui nous agitèrent tous à-la-
fois? de quelles expressions se servir pour vous peindre Bersac, frémissant
de rage du forfait trop certain qu'il éclaire; sa femme appercevant son
erreur, jettant des cris de désespoir; le malheureux qui fait leur honte
commune, s'esquivant à la hâte, fuyant à travers les ténèbres, et la femme
qu'il deshonore, et le mari qu'il outrage, et pour terminer en un mot la
scène, Clémentine et moi, nous reconnaissant, nous embrassant toutes deux
dans le même lit, nous accablant de questions réciproques, et ne pouvant
venir à bout de nous entendre, par la multitude des mouvemens qui nous
agitent tour-à-tour.

Ne vous laissons pas contempler plus long-tems ce tableau singulier, ce
serait refroidir votre attention, que de ne pas vous l'expliquer tout de
suite.

Clémentine était la jeune femme qui venait de se coucher près de nous; elle
était cette épouse chérie de l'alcaïde Santillana qui s'en allait avec lui en
Biscaye: nous allons revenir aux événemens qui l'avaient amenée là:
poursuivons. La débauche des deux amis, mais quel était ce second ami,
_Brigandos_; oui, madame, Brigandos, sous le nom de Rodolphe, échappé de
l'inquisition, par les soins de Clémentine, ainsi que je vais bientôt vous
l'apprendre. Sa débauche, dis-je avec Santillana, les ayant enfin conduit
plus avant qu'ils ne croyaient, devenait à-la-fois, et la raison qui les
faisait retirer si tard, et celle qui, venant d'altérer leurs sens, avait
fait jetter le prétendue Rodolphe dans le lit de Clémentine, et l'alcaïde de
l'inquisition dans le mien; mais par une inconcevable fatalité, quand cette
double erreur s'opérait, Bersac, pressé d'un besoin, venait de se lever pour
y satisfaire, et les cris de Clémentine, ayant reconnu tout de suite que ce
n'était point son mari qui, se plaçait près d'elle, avait fait sauver
Brigandos, qui, rencontrant le comédien dans sa marche rapide, l'avait
culbuté du haut en bas de l'escalier. Bersac, furieux de la catastrophe,
s'était saisi, en se relevant, des lumières de la salle à manger, près de
laquelle il venait de cheoir, et remontant courageusement dans les chambres,
il venait reconnaître l'origine du désordre, lorsque l'alcaïde Santillana
s'égarant dans mon lit comme Brigandos dans celui de Clémentine; effrayé de
la réception que je lui avais faite, s'était élancé dans celui de madame de
Bersac, croyant trouver celui de sa femme, ainsi que j'avais moi-même gagné
celui de Clémentine, au lieu de passer dans celui de la comédienne; telles
étaient les raisons de tout le bruit, telles étaient celles de l'étonnement
stupéfait de Bersac, et de la fuite soudaine de l'alcaïde, reconnaissant
qu'il avait beau sauter de lit en lit, il ne cessait jamais de se tromper.

Mais malheureusement l'erreur commise dans celui de madame de Bersac, avait
eu des suites plus funestes que dans toutes les autres parties de la scène.
Un instant suffit, dit-on, à deshonorer la femme la plus sage; et ce terrible
instant venait d'arriver pour la vertueuse épouse du comédien. . . . D'une
part, un jeune homme, frais et vigoureux dans l'état du monde le moins fait
pour la patience; de l'autre, une femme à moitié endormie, . . . qui
s'imagine recevoir les chastes embrassemens d'un époux. . . . Il n'en avait
pas fallu davantage, . . . le malheur était consommé. . . . Madame de Bersac
fut la première à le dire; elle se jetta en pleurs aux pieds de son mari;
elle lui demande de la venger de l'outrage odieux qu'elle vient de recevoir;
et cette nouvelle circonstance changeant tout-à-coup le tableau, en varia les
teintes gracieuses de Thalie, contre les noirs pinceaux de Melpomène. Voyant
les choses devenir lugubres, nous volons, Clémentine et moi; je nomme mon
amie, elle implore la grace de son époux: Santillana, en honnête homme,
accourt lui-même aux genoux de madame de Bersac, la supplie d'oublier une
faute qu'il n'a commis que par inadvertance; et se retournant aussi-tôt vers
le mari, il le conjure de se venger, et qu'il ne s'en défendra pas, si ses
excuses ne sont point acceptées. L'attitude est fixe; un moment chacun
s'observe et réfléchit.

Ô Bersac! m'écriai-je, ô mon protecteur! vous m'inspirez la clémence, donnez
m'en l'exemple aujourd'hui, madame, poursuivis-je, en prenant les mains
d'Angélique, ne faites pas un jour de sang d'un des plus heureux de ma vie,
puisqu'il vient rendre à ma tendresse une amie perdue si long-temps. . . .
Chère dame, dit _Clémentine_ en cajeolant la _Bersac_ avec les manières
naïves et pleines de grace qu'elle employait avec tant d'énergie; songez que
je suis la première offensée, et qu'en vérité il n'y a que moi qui doive se
mettre en colère, si quelqu'un en a le droit ici; oublions donc tout, de part
et d'autre;--j'y consens, répondit _Bersac_, j'aurais trop à me reprocher, si
je troublais en rien la joie de _Léonore_, n'y pensons plus, madame, dit-il à
son épouse; si je vous connaissais moins; si vous aviez fait un seul faux pas
dans votre vie, cette aventure me troublerait peut-être; mais une femme sage,
vingt ans ne se dément pas dans un quart d'heure. . . . Votre innocence est
reconnue. . . . Et vous, monsieur, dit-il à l'Alcaïde, permettez que je ne
voye qu'un ami, dans l'époux d'une des femmes de la terre, que Léonore aime
le mieux; embrassons-nous, et que tout s'oublie. --Oh! monsieur, vous êtes
charmant, vous êtes charmant, dit Clémentine, avec sa délicieuse vivacité,
devenue plus agréable encore par son joli accent dans les mots français, oui,
vous êtes charmant; voilà comme un galant homme doit prendre les choses; mais
pour achever de nous prouver votre estime et votre pardon. . . . il est tard,
passons le reste de la nuit ensemble, et permettez-nous de vous offrir à
déjeûner, nous y rirons tous d'un événement qui, dans le fond, ne fait mal à
personne; oui, nous nous en amuserons jusqu'à l'heure fatale qui vas nous
séparer pour jamais, sans doute. La proposition s'accepte, Bersac se décide,
son épouse se console, on rappelle Brigandos, contusioné du choc dont il a
culbuté le comédien; tous deux s'embrassent avec un peu moins de brutalité;
je saute dans les bras de mon ancien chef; je lui témoigne tout le plaisir
que j'ai de le revoir, et l'on n'entend plus dans l'auberge que des ris, on
n'y voit plus que des marques de joie.

Après quelques soupes à l'oignon, quelques rôties au vin de Madère,
Clémentine toujours gaie, toujours friponne et toujours jolie, nous apprit
comment elle était échapée au glaive inquisitoire, par le secours du jeune
homme qu'elle avoit maintenant avec elle, et dont elle m'assura, que quoique
fugitive, je n'avais sûrement rien à craindre, elle avait été assez heureuse
pour obtenir de son amant la liberté de notre chef, c'était tout ce qu'elle
avait pu faire, et une satisfaction bien réelle pour son ame d'avoir pu
rendre à Brigandos, les services que nous en avions reçu si obligeamment
l'une et l'autre, lorsque ne sachant que devenir après notre désastre de
Lisbonne, nous avions trouvé chez cet honnête bohémien tant d'accueil et
d'humanité; pour quant à elle, continua cette aimable femme, l'heure de la
séance étant dépassée de beaucoup, le jour où je l'avais laissée dans la
salle des tourmens, dès que j'avais été sortie, on l'avait congédiée avec
injonction de se retrouver le lendemain au même lieu pour y subir la question
de la corde, et l'inquisiteur qui, comme vous le savez, avoit eu des raisons
de disposer de la chambre qu'elle occupait près de moi, l'avait fait passer
dans un autre quartier; ce fut alors qu'elle tomba sous la direction de
Santillana, auquel elle inspira la passion la plus vive; celui-ci s'ouvrit
sur-le-champ à elle, il en fut écouté, elle mit tout au prix de la liberté de
Brigandos et de la sienne, fille délicieuse sans doute, qui paraissait en ce
moment critique, s'occuper encore plus des autres que d'elle-même. Santillana
promit, et lui donna de si bons conseils, il la protégea si vivement qu'il
lui fit éviter tous les nouveaux interrogatoires, pendant ce tems, il ménagea
sa fuite et celle de notre chef, résolu de quitter lui-même l'infâme métier,
que le dérangement de sa jeunesse lui avait fait prendre, puisqu'il pouvait
désormais s'en passer, au moyen de la succession d'un oncle fort riche,
nouvellement décédé en Biscaye; il avait donc pris la résolution de partir
avec celle qu'il aimait, d'en faire sa femme hors des portes de Madrid, et de
la conduire, s'emparer avec lui de l'héritage qui allait les mettre tous deux
en état de vivre désormais de leurs biens, sans avoir besoin de qui que ce
fût. Tout avait réussi, et, par les soins de Santillana, Brigandos évadé de
la veille, les attendait à dix lieues de Madrid. Les deux époux continuaient
donc leur route, tous les deux plus épris, plus charmés que jamais l'un de
l'autre, et Clémentine bien résolue à renoncer aux égaremens de sa jeunesse
pour se consacrer désormais toute entière à la félicité du jeune homme
aimable qui s'était immolé pour la sienne; mais ces égaremens de ma compagne,
Santillana ne les avait point ignoré, Brigandos le certifia à la société, et
comme madame de Bersac en paraissait un peu surprise. . . .

Eh! quoi, madame, dit notre chef, en se livrant à son goût de dissertation
philosophique, où son érudition éclatait toujours, quoi, n'est-ce donc pas un
préjugé stupide, que d'exiger de la fidélité d'une femme, même avant que
d'avoir connu son époux? Devait-elle quelque chose à cet époux, dont elle ne
soupçonnait seulement pas l'existence? --Mais, dit madame de Bersac, on peut
craindre que celle qui n'a pas été sage avant l'hymen, ne puisse le devenir
après.

Ce raisonnement n'est pas juste, madame, reprit notre chef, une fille n'a
pour conserver sa virginité que les liens les plus chimériques, tant qu'elle
est en puissance paternelle, si elle la garde avec tant de soin alors, c'est
par faiblesse ou par ignorance; mais elle n'y est point tenue; rien ne l'y
oblige, et jamais l'autorité des parens, s'ils sont justes, ne peut s'étendre
jusqu'à contraindre leur fille à la chasteté, c'est-à-dire à un état
absolument contraire à la nature, elle peut disposer d'elle, aucun pacte ne
la lie, elle n'a fait aucune promesse, elle n'est qu'à elle, et la raison qui
semble prêter aux parens l'ombre du pouvoir sur cet article, n'est fondée que
sur leur avarice ou leur ambition, ils craignent de ne pouvoir marier leurs
filles, ils les obligent à respecter la fleur que l'hymen doit épanouir; mais
cette raison uniquement dictée par l'intérêt des pères, est nulle aux yeux
des enfans. Si les filles l'écoutent, elles ont servies les passions de leurs
pères au détriment des leurs, c'est-à-dire qu'elles ont fait une bêtise,
puisqu'elles ont données beaucoup plus que ce qu'elles ne reçoivent, la
passion qu'elles immolent étant bien autrement impérieuse que celles
auxquelles elles sacrifient; mais le préjugé prononce contre elles, continue-
t-on d'objecter; voilà l'infamie; voilà l'inconséquence; voilà l'atrocité;
voilà l'inepte barbarie qui ne se voit que dans notre Europe agreste.
Parcourons rapidement les usages des peuples qui ont mieux valu que nous. Les
Brésiliens, les Scithes, les Lapons prostituaient aux étrangers des filles,
dont ils ne faisaient pas moins leurs femmes après; au Pégu, un étranger loue
une fille pour le temps de son séjour dans le pays, et cette concubine n'en
trouve pas moins un époux au sortir de-là. Chez les Tartares, au-delà du
Thibet, tous ceux qui connaissent une fille lui donnent un présent dont elle
doit toujours se parer; et la certitude d'avoir un mari n'est pour elle,
qu'en raison de la quantité qu'elle peut offrir de ces preuves de son
libertinage. Hérodote assure que les lidiennes n'avaient d'autre dot, que le
fruit de leur prostitution, et suivant Justin, les filles de l'Isle-de-Chipre
se rendaient dans les ports, à dessein de se livrer aux étrangers qui
venaient dans l'Isle, et d'acquérir une dot par ces moyens; on insulte une
Circassienne quand on lui dit qu'elle n'a point d'amans; le culte d'Astarte,
au temple de Biblus, consistait dans les plus grands excès de l'incontinence
des filles, aucunes d'elles n'eût trouvé d'époux sans cela; personne ne
s'allie à une Armenienne, si les prêtres de Tanaïs n'en avait abusé de toute
sorte de manière; je dis de toutes manières, car telle était sur ce point la
manie de ces peuples, que ce qui même ajouterait d'après nos mœurs une teinte
à l'infamie, devenait chez eux un motif de plus aux préférences, il fallait
que la prostitution eût été si entière, qu'aucun des temples de l'amour n'eût
été sans adorateurs, et l'on en voulait être sûr. Hérodote et Strabon nous
disent que les Babiloniennes étaient obligées d'offrir _ainsi_ leurs prémices
au temple de Vénus, le culte de la Callipige des Grecs est une preuve de ce
que j'avance; d'après toute l'antiquité, point de restriction, cette Vénus le
désignait assez clairement; tous les peuples sages pensèrent, en un mot,
madame, que jamais l'incontinence d'une jeune fille ne devait lui porter
obstacle; plusieurs, comme vous le voyez, ne l'estimèrent même qu'à ces
conditions, et crurent avec beaucoup de sagesse, que plus une femme a de
mérite, plus elle doit être recherchée: si on ne lui a jamais rien dit, c'est
que sa valeur est médiocre, doit-on alors la prendre pour femme? Il faut
donc, si l'on est vraiment sage, incontestablement préférer pour épouse la
fille libertine, à celle qui n'a jamais servi que la pudeur, et cesser
surtout de croire que cette pudeur qui n'est que le trésor des laides, puisse
être d'aucun prix avec les autres. Ah! qu'ils soient en paix ces époux
timides, cette même fille faible quand elle s'apartenait, va devenir la femme
la plus modeste une fois sous les loix de l'hymen: s'être rendue coupable
quand on n'avait point de nœuds, n'est nullement une raison de présumer qu'on
ne sera point exact à révérer ceux qu'on doit recevoir. Que les hommes
délicats sur cette matière prennent de telles épouses sur le pied de veuves;
mais les flétrir, les délaisser, les contraindre aux horreurs d'un couvent ou
les réduire au célibat pour une faute commise dans le feu de la jeunesse,
toujours bien plus l'ouvrage de la séduction des hommes que de la faiblesse
des filles, pour une faute qui prouve qu'elles ont tout ce qu'il faut pour
être d'excellentes épouses; ah, madame! cette dureté est horrible, il n'y a
qu'une nation encore plongée dans les ténèbres, qui puisse en devenir
coupable au mépris des plus saintes loix de la raison, de la nature et de
l'humanité.

Angélique se rendit, monsieur de Bersac, que cette thèse consolait peut-être
un peu, approuva plus encore que le systême, l'éloquence, l'érudition de
Brigandos, et la conversation redevint générale.

À l'égard de mon histoire, Clémentine nous dit qu'elle avait été si secrète
qu'il était devenu absolument impossible à cette compagne d'infortune
d'apprendre aucune de mes nouvelles, qu'elle me supposait morte et qu'elle
s'en était plusieurs fois désolée avec _Santillana_ qui, quoique de la
maison, n'avait pourtant jamais pu réussir à savoir ce que j'étais devenue;
le sort de la troupe de _Brigandos_ lui avait été également caché, et toutes
réflexions faites ne s'occupant que de moi seule et de notre aimable chef,
elle avait pris peu de part à tout le reste. Brigandos croyait que ses deux
enfans étoient devenus victimes du tribunal; il eût donné sa vie pour les
sauver, ne le pouvant pas, il profitait au moins de ce qu'il avait obtenu
pour lui-même, et sans être dégoûté du métier, il allait rassembler une
nouvelle troupe en Biscaye, avec laquelle il avait dessein de passer en
Italie. Monsieur et madame de Bersac qui avaient pris sur mes récits le plus
vif intérêt à _Clémentine_, furent enchantés de faire connaissance avec elle,
tout ce qui me fâche, dit _Bersac_, en souriant un peu, malgrè lui, c'est que
cette connaissance m'ait coûté l'honneur. --l'honneur dit _Clémentine_, en
tachant de ramener la gaïté qu'elle craignait voir se dissiper au souvenir de
cette triste catastrophe. . . . Ah, monsieur! comme vous vous trompez, si
vous croyez que l'honneur des hommes puisse résulter de la conduite des
femmes, et que vous importe ce que nous faisons, vous êtes bien dupes d'y
prendre garde, le petit mal que vous éprouvez de notre incontinence n'est
absolument que chimérique; changez de systême, il devient nul. . . . Soyez
plus justes, messieurs les maris, et ne nous soumettez pas à un joug qui vous
désolerait à porter, loin de vous scandaliser des délices dont nous osons
nous enivrer sans vous; devenez assez délicats pour nous en procurer vous-
mêmes, la reconnaissance où vous nous contraindrez, deviendra volupté dans
vos ames sensibles. Vous comprendrez que si nos sens s'émeuvent un instant
pour d'autres, ce qui est bien autrement précieux; ce qui ne dépend que de
l'ame seule, ne vous appartient que plus sûrement, et que vous nous enchaînez
toujours, même en dégageant nos liens. . . . Ah! je le dis, comme je le
pense! mais si j'étais homme, voilà comme j'agirais, ou pas assez sûr des
plaisirs que je donnerais à ma femme, ou craignant sans cesse de ne lui en
pas procurer assez, je la presserais d'en prendre avec mes amis, je
regarderais l'acceptation qu'elle en ferait, comme une preuve de son amitié
et de sa confiance, je la remercierais cent fois du bonheur dont elle me
ferait jouir, en me permettant de travailler au sien. . . . D'être témoin de
son délire, oui, monsieur, voilà en quoi consiste la délicatesse dans une ame
bien organisée, il ne s'agit pas d'être content tout seul; il ne s'agit pas
de ne vouloir rendre nos épouses heureuses, que quand nous le sommes nous-
mêmes, il faut répandre la félicité sur elles. . . . Dut-ce même être à nos
dépens, et ne pas s'imaginer sur-tout qu'on est ou à plaindre ou déshonoré
parce qu'elles ont pu goûter un instant de plaisir loin des nœuds dont nous
les accablons. Bersac demanda au jeune époux de Clémentine, s'il adoptait de
pareils systêmes, assurément, monsieur, répondit cet aimable jeune homme, on
me verra sans cesse partager tous ceux qui paraîtront faire le bonheur de ma
femme; la société entière applaudit ces principes; le sérieux Bersac n'y put
tenir lui-même; la chaste Angélique en lorgnant Santillana, lui disait bas
--__Votre femme est folle. . . . Mais vous êtes d'une imprudence . . . On ne
fait pas de ces choses-là. . . . Je ne conçois pas comment j'ai pu m'y
tromper un moment. . . ._ Et le reste de la nuit se passa dans une honnête
joie et sans se quitter qu'à l'instant du départ; cette séparation ne se fit
qu'avec des larmes bien amères, répandues entre Clémentine et moi, et mille
protestations de nous écrire, ce que nous n'avons pas cessé de faire jusqu'à
ce moment-ci, où je puis assurer qu'elle vit contente, heureuse et riche avec
un mari qui l'adore, et qui ne s'occupe journellement que de sa félicité.
Brigandos continua de les suivre, et ce ne fut pas non plus sans
attendrissements que je me séparai de cet ami sincère. Le reste de notre
route se poursuivit avec tranquillité, nous passâmes heureusement les monts,
et nous arrivâmes bientôt à Bayonne, sans le plus léger accident.

Quoique la destination de mes amis fût pour _Bordeaux_, leur talent reconnu
et chéri par toute la France, les fit désirer _à Bayonne_; ils n'accordèrent
vingt représentations au directeur, qu'aux conditions de mon début dans cette
ville, et que mes talens naissans y seraient soutenus; je parus donc pour la
première fois dans Iphigénie de Racine, et dans _Lucinde_, de l'Oracle. Mais
je tremblai tellement, que sans les puissantes étaies que m'avaient procuré
monsieur et madame de Bersac, peut-être eussé-je quitté les planches dès le
premier jour que je m'avisais d'y monter. Le lendemain, encouragée par mes
amis, je parus avec beaucoup plus de hardiesse dans la _Junie_, de
Brittanicus et dans _Zénéïde_, je fus extrêmement applaudie; le troisième
jour je jouai _Rosalie_ dans Mélanide, et _Betti_ dans la jeune indienne,
cela fut encore mieux; le quatrième jour enfin on m'abandonna à moi-même, et
la _Sophie_ du père de famille devint mon chef-d'œuvre. Mon succès se décida
dès-lors, et reprenant mes premiers débuts, joints à de nouveaux rôles que
j'étudiais chaque jour, j'occupai la scène près de deux mois à _Bayonne_,
avec les applaudissemens généraux. Le jour où je jouais _Zénéïde_, je reçus
le soir au foyer des vers charmans, et une invitation de souper des plus
pressantes. . . . Ah! me dis-je alors, au comble de mes vœux . . . Voilà donc
les seuls écueils contre lesquels je puis briser à présent. . . .
Courage, . . . tant qu'il ne m'en restera que de cette sorte, j'en
triompherai facilement. La décence et la politesse décorent au moins ceux-ci.
--Je n'ai plus de violence à redouter. Ne voulant point me faire d'ennemis,
je refusai, d'après le conseil de madame de _Bersac_, avec autant d'honnêteté
que de reconnaissance; cela fit bruit, je n'en fus que plus accueillie le
lendemain. Je gagnai à _Bayonne_ autant qu'il me fallait pour dédommager mes
amis des frais qu'ils avaient faits pour me faire paraître avec éclat sur la
scène, mais ils ne voulurent jamais rien accepter; je fus obligée de leur
céder sur ce point, et ce ne fut qu'à _Bordeaux_, où madame de Bersac voulut
bien recevoir de moi pour cinquante ou soixante louis de parures.

Nous arrivâmes enfin dans cette ville, j'y étais attendue, j'ose même dire
desirée; et j'allais y paraître, lorsque je fus assez heureuse pour
rencontrer tout ce que j'adorais dans le monde, et tout ce que je cherchais
avec tant d'empressement.

Vous savez le reste, madame, dit Léonore, le ciel en me dédommageant de tant
de malheurs, par une foule de prospérités inattendues, a voulu joindre au
charme de retrouver un époux, celui de me rendre une mère. . . . Oh! madame,
a-t-elle ajouté en se jettant dans les bras de la présidente, que de maux on
oublierait à ce prix!

Ici la belle épouse de Sainville cessa de parler: et comme il était tard,
après de mutuelles marques de tendresse et d'affection, chacun se retira,
excepté la présidente et le comte de Beaulé, qui passèrent une partie de la
nuit à statuer tout ce qu'il y avait à faire pour completter le bonheur de
ces jeunes époux. Ces décisions, dont on a bien voulu me faire part, feront
le sujet de ma première lettre: il me semble qu'en voilà quelqu'unes de
suite, dont la longueur mériterait des excuses, si ce qu'elles contiennent ne
dédommageait pas un peu, selon moi, du tems que l'on perd à les lire. Je
t'embrasse.

_Fin de la sixième partie._

[Footnote 1. Vingt pistoles font 240 liv.]

[Footnote 2. Voyez p. 367, morceau réfuté par celui-ci; voyez aussi la page où
Brigandos dit _laissez tous ces vilains vices là se punir les uns par les
autres_.]

[Footnote 3. Plut au ciel que ces effrayantes maximes ne se trouvassent qu'en
Espagne, et qu'elles n'eussent jamais souillées nos annales!]

[Footnote 4. On a quelquefois demandé la raison de cette inconséquence, elle
se trouve dans l'histoire du cœur humain; ce ne sont pas les mauvais
attributs des autres qui humilient notre orgueil, ce sont leurs perfections,
moyennant quoi l'on prend peu garde à l'être entièrement mauvais quand on n'a
point de rapports avec lui. Mais les qualités de l'être mixte, désespèrent
l'amour-propre, révolté du bien, on veut voir s'il ne fait point de mal, et
l'on met tous ses vices au jour pour se venger de ses vertus. Fatale
conclusion, mais ne doutons pourtant point de sa bonté, la véritable sagesse
est de se conduire à la guise des hommes, c'est le seul moyen d'être heureux,
or d'après ce principe, celui qui a le malheur de ne pouvoir être tout-à-fait
bon, fera beaucoup mieux d'être tout-à-fait méchant, que de mélanger l'un et
l'autre; il aura tort aux yeux de la vertu, mais grandement raison aux yeux
des hommes; et ce sont les hommes qui font notre sort. Réflexion affligeante
mais juste.]

[Footnote 5. Tous ces détails locaux sont faits sur les lieux mêmes; le
lecteur peut être sûr de leur fidélité.]

[Footnote 6. La torture de la corde se donne en liant le criminel à une corde
par les bras renversés en arrière. Par le moyen de cette corde qui joue dans
une poulie, on enlève le patient de vingt & trente pieds, puis, après l'avoir
ainsi laissé suspendu quelque tems, on le laisse brusquement retomber de
toute la hauteur jusqu'à demi-pied de terre; ces secousses lui disloquent
toutes les jointures, lui crèvent souvent l'estomach, et font pousser des
cris horribles. --La torture de l'eau consiste à faire avaler une quantité
d'eau au patient, ensuite on le couche sur un banc creux, dans lequel on le
serre à volonté. Ce banc a un bâton qui le traverse et qui tient le corps du
patient comme suspendu. La position lui rompt l'épine du dos avec des
douleurs incroyables. La torture du feu est la plus rigoureuse de toutes.
On allume un brâsier ardent, ensuite on frotte la plante des pieds du
criminel de matières pénétrantes et combustibles: on l'étend par terre, les
pieds tournés vers ce feu, et on les lui brûle ainsi jusqu'à ce qu'il avoue:
ces trois tortures se donnent chacune l'espace d'une heure, et souvent plus.
On y applique les femmes et les filles de tout âge, ainsi que les hommes,
quelquefois couvertes d'une chemise de grosse toile, souvent nues; mais de
toutes manières elles sont toujours dépouillées devant leurs juges: ensorte,
dit l'auteur, que nous transcrivons mot à mot dans cette note, que la plupart
effrayées de cet immodeste appareil, disent et nient tout ce qu'on veut, afin
d'éviter les tourmens. On n'a aucun égard, poursuit le même écrivain, ni à
l'âge, ni au sexe: on y traite tout le monde avec une égale sévérité. Tous
sont appliqués à la torture ou presque nuds, ou totalement nuds, suivant le
caprice des inquisiteurs, qui ne manquent pas de traiter avec bien plus de
rigueur les femmes ou les filles qui ne veulent pas leur être favorables.
Celles qui pourtant se rendent n'en sont pas plus heureuses. Ils les engagent
à se livrer à eux, en leur faisant esperer de les sauver, et dès qu'ils en
ont joui, ils les condamnent à mort, afin que, par ce moyen le crime qu'ils
commettent, se trouve enséveli. Leurs excès enfin montèrent à tel point, que
Clément VI nomma une commission particulière pour informer contre leurs
infamies. Ce fut Bernard, cardinal de Saint-Marc, qui en fut chargé. Voilà
pourquoi enfin Miguet de Monsarre, auteur espagnol, dans son livre de _Coena
Domini_, leur dit:-- _Cimas esso mat echores comone tenegis verguenca, ni
honoraque despues de aver Gozado las mugueres y Donzellas que entran en
vuestro poder despudes de avertas Gozado las Entregays at Fuego o impios
péores que los viejos de Suzanna_.

Voyez la seconde partie du tome II de l'histoire des Cérémonies religieuses
des peuples du monde, et l'histoire des Inquisitions.]

[Footnote 7. Quelle plus grande preuve de la puissance des inquisiteurs, que
la fin tragique de dom Carlos? Philippe II, père de ce malheureux prince, ne
lui fit perdre aussi cruellement la vie, que par l'instigation de ces
scélérats.]

[Footnote 8. Si c'est là ce qu'on pense à l'école du malheur, elle n'est donc
pas aussi bonne que les sots le croyent. Le capitaine Cook observe dans ses
relations, que plus les gens de son équipage étaient malheureux, et plus il
les trouvait cruels, alors dit-il ils se livraient au meurtre sans aucune
raison, plus l'infortune semblait les presser, plus leurs esprits devenaient
insensibles, plus leurs cœurs devenaient féroces, l'effet de l'infortune sur
le cœur de l'homme, est de l'endurcir, voilà pourquoi le bas peuple est
toujours plus cruel que les gens qui ont reçu une bonne éducation, si cela
est, et nous ne devons pas en douter, l'infortune ne peut être bonne à rien,
car ce qui blesse l'ame, ce qui éteint les sentimens de sensibilité, ne
saurait qu'entraîner au crime. C'est quand l'homme est heureux, qu'il cherche
à rendre tel tout ce qui l'approche; tombe-t-il dans l'adversité, l'humeur,
le dépit, le chagrin, corrompent son ame; l'endurcissent, et le conduisent
incessamment aux horreurs.]

[Footnote 9. Le marquis de Vauvenargues.]

[Footnote 10. Il ne s'agit pas de mettre en avant ici les intérêts de la
société, la réponse aux objections de Bersac serait puérile: il est question
de savoir pourquoi on punit. Assurément la peste nuit à la société, autant et
beaucoup plus que le voleur de grands chemins. Cependant nous ne nous
vengeons pas de la main qui nous envoie la peste, et nous rouons le voleur.
--Pourquoi? Répondez, suppots des loix qui commandent le meurtre répondez,
voilà le seul état de la question.]





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