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Title: Le Sylphe - ou Songe de Mme de R***, écrit par elle-même à Mme de S***
Author: Crébillon, Claude-Prosper Jolyot de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Sylphe - ou Songe de Mme de R***, écrit par elle-même à Mme de S***" ***


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nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  LE
  SYLPHE,

  OU
  Songe de Madame de R***
  écrit par elle-même
  à Madame de S***.

  Par M. de Crebillon le fils.

  _Le prix est de douze sols_

  A PARIS
  Chez PRAULT Fils, Quai de Conti,
  vis-à-vis la descente du Pont-Neuf,
  à la Charité,

  M. DCCXXXV.
  _Avec Approbation & Permission._



LE

SYLPHE,

_OU_

Songe de Madame de R***


Vous vous plaignez à tort de mon silence, Madame, & ce n'est pas assez
pour accuser les gens de paresse d'être une fois sorti de la sienne. Que
je vous ennuyerois si mon exactitude vous forçoit quelquefois à
m'écrire! à peine avez-vous le tems de penser: considerez, peut-être ne
l'avez-vous jamais fait, qu'il n'y a pas d'oisiveté au monde plus
occupée que la vôtre. Le tumulte de Paris qui ne vous laisse pas le
loisir de former une idée nette, les plaisirs qui se succedent sans
cesse, la compagnie nombreuse dont le mélange amuse toujours, quelque
ridicule qu'il puisse être; les façons de nos honnêtes gens,
l'impertinence & la fadeur de nos petits maîtres, tant de Cour que de
Ville, contraste bisarre, qui dans le grand nombre se trouve toujours
réuni. Les avantures qui arrivent, & qui fournissent perpetuellement des
occasions de médisance, les occupations de coeur, qui divertissent, même
quand elles n'interessent pas. Le tems de la toilette si agréablement
rempli par nos jeunes Sénateurs. Le plaisir toujours varié que donne la
coquetterie, le jeu qui occupe quand la désertion d'un Amant ou les
égards pour les bienséances laissent des momens à perdre: Eh comment!
dans cet embarras pourriez-vous quelquefois songer à moi? Vous me
reprochez mon goût pour la solitude; si vous sçaviez combien j'ai été
agréablement occupée dans la mienne, vous viendriez avec moi prendre
part à mes amusemens, quelque peu réels qu'ils soient peut-être. Vous
vous moquerez de moi, sans doute, quand je vous avouerai que ces
plaisirs que je vous vante tant, ne sont que des songes; oui, Madame, ce
sont des songes; mais il en est dont l'illusion est pour nous un bonheur
réel, & dont le flatteur souvenir contribüe plus à notre félicité que
ces plaisirs d'habitude qui reviennent sans cesse, & qui nous pesent au
milieu même du desir que nous avons de les bien goûter.

Vous sçavez que de tout tems j'ai souhaité avec ardeur de voir un de ces
esprits élémentaires, connus parmi nous sous le nom de Sylphes; j'ai
toujours cru que ce n'étoit point dans le fracas des Villes qu'ils
aimoient à se produire, & le pourrez-vous croire? Voilà l'idée qui
m'entraînoit si souvent à la campagne, & me faisoit rejetter si
fierement les conteurs de fleurettes: peut-être sans l'envie que j'avois
d'être digne de l'amour d'un sylphe, aurois-je succombé? car il y en a
de jolis de ces conteurs-là; je ne me repens point de ma séverité,
puisqu'elle m'a conduite à mon but, c'est un songe, je ne vous donnerai
mon avanture que sur ce pied-là, il faut ménager votre incrédulité.
Cependant si c'étoit un songe, je me souviendrois de m'être endormie
avant que de l'avoir commencé; j'aurois senti mon reveil, & puis quelle
apparence qu'un songe eût autant de suite qu'il y en a dans ce que je
vais vous raconter? comment aurois-je si bien retenu les discours du
Sylphe? il n'est pas naturel que j'aie pensé ce que vous allez entendre,
toutes les idées que vous y trouverez ne m'ont jamais été familieres: Oh
assurément! je n'ai pas rêvé, vous en croirez au reste ce qu'il vous
plaira; quant à moi, je ne me servirai pas de ces mots, il me sembloit,
je croyois voir; je dirai, j'étois, je voyois; mais finissons ce
préambule.

J'étois un ces derniers jours de la semaine passée, retirée dans ma
chambre; la nuit étoit chaude, j'étois couchée d'une façon modeste, pour
quelqu'un qui se croit seul, mais qui ne l'auroit pas été, si j'eusse
crû avoir des spectateurs. Ennuyée d'une compagnie Provinciale qui
m'avoit obsedée toute la journée, je cherchois quelque dédommagement
dans un Livre de morale, lorsque j'entendis prononcer distinctement,
quoi qu'à demi bas, & avec un soupir: O dieu que d'appas! Ces paroles me
surprirent, & quittant mon livre, je tâchai malgré la frayeur qui
commençoit à me saisir, de prêter une oreille attentive; n'entendant
plus rien dans ma chambre, je crûs m'être trompée, & m'imaginai que mon
esprit distrait m'avoit rendu présent ce que je venois de lire:
cependant il n'y avoit pas d'apparence qu'il dût se trouver avec de la
morale; d'ailleurs dans ce moment je ne rêvois à rien qui y pût
convenir. J'étois encore plongée dans ces réflexions lorsque j'entendis
plus distinctement que la premiere fois: O mortels! êtes-vous faits pour
la posseder! quelque flatteuse que fût cette exclamation, elle redoubla
ma peur, & rentrant précipitamment dans mon lit, je me mis le drap sur
la tête, demi morte, & dans l'état affreux où peut se trouver une femme
peureuse. Ah cruelle! s'écria-t'on alors, pourquoi vous dérober à ma
vûe? que craignez-vous de quelqu'un qui vous adore, & qui
malheureusement pour lui est si respectueux, qu'il n'ose employer la
violence pour vous voir; répondez-moi du moins, ne mettez pas mon amour
au désespoir. Helas! repris-je d'une voix étouffée, que pourrois-je
répondre dans l'état où une avanture si surprenante me réduit! mais que
pouvez-vous craindre avec moi? replique-t'on, je vous ai déja dit que je
vous adore, rassurez-vous, je ne me montrerai pas; & quoique ma vûe pût
bannir la crainte de votre ame, je ne veux pas vous exposer encore à la
surprise qu'elle vous causeroit. Remise un peu par ces paroles, je
releve doucement mon drap, je vis qu'il ne s'agissoit que d'une
déclaration d'amour, & je me souvins que j'en avois soutenu plus d'une
avec fierté. Je n'ai pas l'ame foible, & je crus d'ailleurs n'avoir rien
à redouter d'une avanture qui commençoit de cette sorte. Cependant on
étoit amoureux, j'étois seule, & dans un état où j'avois tout à craindre
de quelqu'un d'entreprenant, & à qui je supposois plus de force qu'à un
homme. Cette réflexion m'inquieta, je vis tout d'un coup le risque que
je courois, & le vis avec d'autant plus de peur, que je ne trouvois pas
de moyen de le prévenir. Voilà de ces fâcheuses occasions où la vertu ne
sauve de rien; j'imaginai aussi que c'étoit un esprit qui me parloit, &
d'abord je le jugeai impalpable; cependant cet esprit étoit sensible, il
m'aimoit: qu'est-ce qui l'auroit empêché de prendre un corps? ces
differentes idées me tenoient dans une irrésolution qui ne finissoit
pas, lorsque la voix reprenant, je sçais tout ce qui se passe dans votre
ame, ma belle Comtesse, je serai respectueux, nous ne sommes
entreprenans que quand nous sommes aimez. Bon, dis-je en moi-même, je ne
crois pas que je te mette jamais à portée de me manquer de respect. N'en
répondez pas, dit la voix, nous sommes des Amans un peu dangereux, nous
sçavons tout ce qui se passe dans le coeur d'une femme, elle ne sçauroit
former de désirs que nous ne satisfassions, nous entrons dans tous ses
caprices, nous vieillissons ses Rivales, & nous augmentons ses charmes,
nous connoissons toutes ses foiblesses, & quand elle pousse un soupir
d'amour, que la nature dans un moment de distraction se trouve la plus
forte, nous le saisissons; en un mot, la plus legere idée de tentation
devient par nos soins, tentation violente, & bien-tôt satisfaite; avouez
que si les hommes avoient notre science, il n'y auroit pas une femme qui
leur échappât. Ajoutez à cela que notre invisibilité est contre les
maris jaloux, ou les meres ridicules, d'une ressource merveilleuse;
point de précautions pour prévenir les leurs; point d'yeux surveillans
qu'on ne trompe avec ce secret; mais de grace, ajouta-t'il, cessez de
vous cacher à mes yeux, cette complaisance ne vous engage à rien,
puisque vous ne me verrez que quand vous le voudrez, & que vos sentimens
pour moi dépendent uniquement de vous. A ces mots je me montrai, &
l'esprit, car c'en étoit un, fit à ma vûe un cri qui pensa me faire
rentrer sous le drap; je me rassurai pourtant. Ah! s'écria-t'il, en me
voyant, que de beautez! quel dommage qu'elles fussent destinées à un vil
mortel! il est impossible qu'elles m'échappent. Quoi! vous croyez, lui
dis-je, que je ne vous échapperai pas? oui sans doute, je le crois. Je
trouve, repris-je, bien de la présomption dans cette idée; vous vous
trompez, il y en a beaucoup moins que de connoissance de votre coeur:
toutes les femmes ont la même façon de penser, les mêmes mouvemens, les
mêmes desirs, la même vanité, & à peu de choses près, les mêmes
réflexions, & ces réflexions toujours foibles, quand il s'agit de
combattre le penchant. Mais, la vertu, lui dis-je, croyez-vous qu'elle
soit inutile? Elle ne devroit pas l'être, reprit-il, & cependant,
j'imagine que vous lui donnez peu d'exercice; c'est trop mal penser de
nous, repris-je, de nous croire incapables de la moindre réflexion; non,
répondit-il, je crois que vous réfléchissez, mais que votre coeur plus
vif & plus prompt, échappe à la réflexion, & vous détermine plutôt pour
le sentiment, que pour la raison. Ce n'est pas que vous ne pensiez assez
bien pour connoître ce qu'il faut éviter, il s'éleve des combats dans
votre coeur, vous les soutenez pendant quelque tems, & vous succombez
enfin avec cette consolation, que si votre coeur s'étoit trouvé moins
fort que vous, vous auriez remporté la victoire. Croyez-vous donc,
repris-je, que nous ne puissions jamais vaincre notre penchant.
Sommes-nous si cruellement esclaves de nos passions que rien ne puisse
les réprimer? Cet article seroit, répondit-il, d'une trop longue
discussion, je crois qu'il n'est pas impossible de trouver des femmes
vertueuses, mais autant que j'en ai pû juger par votre commerce, la
vertu n'est pas ce qui vous amuse le plus: vous sçavez qu'il en faut
avoir, & il me semble que vous ne cedez à cette necessité qu'à regret.
Une chose qui me paroît autoriser mon sentiment est la tristesse, & la
mauvaise humeur qui regnent sur le visage d'une femme vertueuse, d'une
prude, de ces personnes qui se sont faites de la vertu par orgueil, pour
avoir le plaisir d'insulter aux foiblesses de leur sexe. Il est des tems
où elles payent ce plaisir bien cherement, & qu'elles voudroient pouvoir
y renoncer. Mais, comment faire? c'est une vertu affichée qu'il faut
soutenir, elles en gemissent en secret; toujours tentées, elles se
feroient bientôt un délice de la tentation qui les tourmente, si elles
pouvoient être sûres que leurs foiblesses fussent ignorées. Leurs
crieries perpetuelles contre les plaisirs, prouvent moins la haine
qu'elles leur portent que le regret qu'elles ont de s'en être privées,
par une vanité mal entenduë: ajoutez à cela, qu'il est rare qu'une jolie
femme soit prude, ou qu'une prude soit jolie femme, ce qui la condamne à
se tenir justement à cette vertu que personne n'ose attaquer, & qui est
sans cesse chagrine du repos dans lequel on la laisse languir. Mais,
pensez-vous, lui dis-je, que toutes les femmes soient prudes? Les
hommes, répondit-il, seroient bien malheureux s'il n'y avoit que des
femmes de ce caractere. Cependant, repris-je, ils veulent que nous
soyons vertueuses. C'est, dit-il, un rafinement de goût chez eux de
devoir à leurs séductions l'anéantissement d'une chose qui leur a tant
couté à établir dans votre ame, & qui vous sied bien, quoique vous en
disiez. Non, cette vertu farouche qui n'en est que la grimace, mais
celle que j'imagine, & que je ne puis vous peindre, parce que je n'en ai
point encore trouvé de cette sorte. Qu'est-ce donc, lui demandai-je, que
les hommes appellent vertu? La résistance que vous opposez à leurs
desirs, & qui naît de votre attention sur vos devoirs. Et quels
sont-ils, repris-je, ces devoirs? ils étoient immenses, repliqua-t'il;
mais comme vous les abregez chaque jour, je crois qu'il ne vous en
restera plus à observer; aujourd'hui ils ne consistent plus que dans la
bienséance, encore n'est-elle pas exactement suivie. Ce dérangement
durera-t'il long-tems, lui demandai-je? tant, répondit-il, que les
femmes croiront la vertu idéale, & le plaisir réel, & je ne vois pas
d'apparence qu'elles changent de façon de penser. D'ailleurs il n'y a
point de femme qui n'ait quelque foible, & ce foible quelque bien
déguisé qu'il soit, n'échappe jamais à la recherche opiniâtre de
l'amant. La voluptueuse se rend au plaisir des sens. La délicate, au
charme de sentir son coeur occupé. La curieuse, au desir de s'instruire.
Il en couteroit trop à l'indolente pour refuser. La vaine perdroit trop
si ses appas étoient ignorés, elle veut lire dans la fureur des desirs
d'un Amant, l'impression qu'elle peut faire sur les hommes. L'avare cede
au vil amour des presens. L'ambitieuse aux conquêtes éclatantes, & la
coquête à l'habitude de se rendre: vous êtes bien sçavant, lui dis-je;
c'est, répondit-il, que j'ai voyagé de bonne heure. Mais, ne
commencez-vous pas à vous endormir? cette grande envie de philosopher ne
sied pas dans cette rencontre, & je suis sûr qu'actuellement vous me
prenez pour un Sylphe des plus novices. Qui sçait si mal profiter des
momens aussi doux que ceux que je passe auprès de vous, ne merite pas
qu'on les lui donne. Un Sylphe amoureux! parler morale, en bonne foi me
pardonnerez-vous d'avoir si mal employé mon tems. Je ne sçais pas,
repris-je, quel autre usage vous en voudriez faire, vous m'avez piquée,
& je serai bien aise de vous prouver qu'il y a de la vertu:
c'est-à-dire, répondit-il, en riant, que vous n'en aurez que par
contradiction. Je ne doute cependant pas que vous n'en ayez, & si je ne
vous ai pas dit là-dessus tout ce que je pense, c'est qu'une aussi belle
personne que vous offre tant de choses à louer, qu'on n'a pas auprès
d'elle le tems de vanter celle-là. Je ne vous pardonne pourtant pas de
l'avoir oubliée, lui dis-je, vous m'aimez, je vous en ferai bien
repentir. Ma belle Comtesse, répondit-il, on dit à une belle qu'elle a
des agrémens, parce qu'en le lui repetant souvent, c'est une façon polie
de l'exhorter à en faire usage; mais ira-t'on la faire souvenir de sa
vertu, quand il est de notre intérêt qu'elle l'oublie? Au reste, point
de menaces, toutes ces finesses sont bonnes avec les hommes, mais songez
que vous ne pouvez me tromper. Cela est embarassant, & je ne m'étonne
pas de vous voir rêver: un Amant qui sçait tout ce qu'on pense, qui
pénétre tout, avec lequel on n'a aucune ressource, est quelque chose de
bien incommode: en ce cas, répondis-je, je puis ne point essuyer cette
fatigue: je ne vous aimerai pas. Vous n'en ferez rien, dit-il, pour
éviter de m'aimer, il faudroit que vous me disiez bien serieusement de
cesser de vous voir. Qui plus est il faudroit le vouloir, & c'est ce que
vous ne voudrez pas. Curieuse comme vous l'êtes, vous ne pourrez jamais
vous empêcher de voir la fin de cette avanture. Vous êtes précisément
avec moi, dans le cas où sont toutes les femmes dans les commencemens
d'une passion. Elles sçavent que pour ne pas succomber, il faudroit
fuïr; mais la passion plaît, elle échauffe le coeur, éteint les
réflexions, la séduction est continuelle, le retour sur soi-même,
momentané, le plaisir redouble, la vertu disparoît, l'Amant reste,
comment fuïr? & assurément, vous ne fuirez pas. Vous me paroissez un peu
trop sûr de votre conquête, répondis-je, je voudrois un Amant plus
respectueux, & dont les desirs plus timides me menageassent davantage.
C'est-à-dire, interrompit-il, que vous voudriez que je perdisse un tems
qui m'est précieux, je ne suis point fait à cela. Les femmes, sans
doute, ne vous y ont point accoutumé! Non assurément, reprit-il; & vous
avez plû par tout où vous avez adressé vos voeux? Par tout, non,
repliqua-t'il; j'ai été souvent obligé de changer de forme pour me faire
aimer; la premiere personne qui me plut étoit une jeune innocente qui
avoit encore peur des esprits; je m'avisai de lui parler la nuit, je
pensai la faire mourir. J'eus beau lui dire que j'étois un esprit
Aërien, que nous étions beaux, bien faits, l'énumeration que je lui fis
de nos bonnes qualitez ne la rendit que plus craintive, & si je n'avois
pris la figure de son Maître de Musique, j'étois perdu. Celle à laquelle
je m'adressai ensuite, étoit une Dame de grande condition, fort
ignorante, qui ne comprit rien non plus aux substances celestes, & qui
ne voulut pas imaginer que je pûsse être un corps solide; cette idée me
fit auprès d'elle un tort considerable. Ne pouvant la vaincre malgré
elle-même, je crus qu'en prenant la ressemblance d'un fort aimable homme
qui l'aimoit, je pourrois la ramener, je perdis mon tems. Enfin, ne
sçachant plus que faire, je me mis à son service, & me travestis si bien
qu'elle ne m'auroit jamais pris pour un esprit élementaire; & voyez la
bisarrerie! je réussis. En Espagne je trouvai une femme, qui après
m'avoir vû, ne voulut pas de moi, & me prefera son amant; je n'ai pas
encore eu ce chagrin en France. Le détail de mes avantures seroit trop
long; je ne dois cependant pas oublier une femme sçavante, dont les
études avoient eu pour principal objet l'Astronomie, & la Physique. Je
la vis, & lui dis qui j'étois; je ne l'effrayai pas, mais quoiqu'avec
des efforts incroyables, je ne la persuadai point. Comment, disoit-elle,
est-il possible, si vous êtes dans votre région, matiere corporelle, que
notre air ne vous ait point étouffé en descendant parmi nous; & si votre
être n'est qu'un composé de vapeurs fines qui ne peuvent résister aux
impressions de l'air, & que le moindre vent peut dissoudre, à quoi
pouvez-vous être bon ici? loin de refuter cet argument par des discours,
je la priai de m'admettre aux preuves; elle y consentit; déterminée,
sans doute, par le peu de risque qu'elle crut y courir, ou, supposé
qu'il y en eût, par le plaisir d'avoir trouvé dans la Physique élevée
quelque chose d'extraordinaire que tout le monde ne sçût pas. J'essayai
donc de la convaincre; mais dans le tems que je devois esperer qu'elle
cédoit à la force de mes raisons, ah Dieu! quel songe! s'écria-t'elle.
Avez-vous jamais vû d'incrédulité plus opiniâtre? Je ne me rebutai pas
d'abord; mais voyant qu'à quelque heure, & de quelque façon que je lui
parlasse, elle s'obstinoit, ainsi que vous le ferez, sans doute, à me
traiter de chimere & de songe, je m'ennuyai de lui donner matiere à
rêver & la quittai, quoiqu'elle me fît esperer une conversion prochaine;
mais vous, ajouta-t'il, ne seriez-vous pas aussi incrédule? Je ne serois
pas du moins si curieuse, lui répondis-je, je suis persuadée que je
rêve; mais contente du plaisir que ce songe me donne, je ne veux pas
sçavoir s'il pourroit être verité. Et moi, reprit l'esprit, je sens que
tout devient trop verité auprès de vous. Je ne veux plus m'exposer au
danger de voir vos charmes, je pars assez malheureux pour n'avoir pû me
faire aimer de vous, je vais me dérober aux rigueurs que votre cruauté
me prépare. Que vous êtes impatient! Comment voulez-vous que je vous
aime? Sçais-je seulement ce que vous êtes? Avez-vous eu, repliqua-t'il,
la curiosité de le demander? Helas! répondis-je, j'ai craint de vous
fâcher en vous le demandant, cette peur & celle que vous ne fussiez pis
qu'un esprit, m'ont contrainte; mais puisque vous me le permettez,
qu'êtes-vous? Vous, dit-il, qui croyez-vous que je sois? Je vous crois,
repris-je, Esprit, Démon ou Magicien. Mais sous quelque espece que je
vous imagine, je vous crois quelque chose de fort aimable & de fort
singulier. Voudriez-vous me voir, répondit l'esprit? Non, dis-je, il
n'est pas tems: répondez de grace à mes questions, qu'êtes-vous? Je suis
un Sylphe. Un sylphe, m'écriai-je avec transport! Un sylphe! Oui,
charmante Comtesse, les aimeriez-vous? Si je les aime! Grand dieu! Mais
vous me trompez, il n'en est point; ou s'il en est, qu'est-ce que les
mortels peuvent pour votre bonheur, & comment! une essence aussi celeste
que la vôtre, peut-elle descendre au commerce des hommes? Notre
felicité, dit-il, nous ennuye quand nous ne la partageons avec personne,
& tout notre soin est de chercher quelque objet aimable qui mérite de
nous attacher. Mais, interrompis-je, j'ai lû que les Sylphides étoient
si belles, pourquoi... Je vous entends, dit-il, pourquoi ne nous pas
attacher constamment à elles? Nous ne les touchons pas assez, elles nous
voyent trop, & ce n'est jamais que par raison, & pour ne pas laisser
perdre la race des Sylphes qu'elles nous accordent quelques faveurs; la
même consideration nous détermine, & comme vous voyez, cela ne doit pas
former entre nous des liens fort tendres. C'est à peu près agir comme
vous autres humains quand vous êtes mariés. Nous cherchons des femmes
qui nous tirent de notre léthargie, comme elles cherchent de leur côté
des hommes qui les dédommagent de l'ennui que nous leur causons. Toutes
ces choses sont reglées entre nous, & nous nous laissons de part &
d'autre aller à notre penchant sans jalousie & sans mauvaise humeur.
Vous rêvez, ajouta-t'il, avouez que c'est une chose gracieuse que
d'avoir un Sylphe pour amant. Il n'est point, comme je vous l'ai dit, de
fantaisie que nous ne satisfassions, de biens dont nous ne comblions ce
que nous aimons; plus esclaves qu'amans, nous sommes soumis à toutes ses
volontés, incommodes dans un point seulement. Quel est-il, demandai-je
brusquement? Nous exigeons de la constance, & je veux bien vous avertir
que la mort la plus cruelle suit toujours avec nous la moindre apparence
d'infidelité. Misericorde! m'écriai-je, je renonce à vous pour jamais.
L'esprit à ce discours fit un éclat de rire qui me fit remarquer la
simplicité de ma peur. Vous riez, mon Sylphe, lui dis-je. Je ris,
repartit-il, de ce qu'il n'y a point de femmes qui ne se révoltent sur
cet article, & qui n'aiment mieux renoncer à tous les avantages que
notre possession leur assure qu'à leur inconstance naturelle. Vous vous
trompez, lui dis-je, ne voulant point être inconstante, je n'ai rien à
redouter, & cependant l'idée de ne la pouvoir devenir sans risque,
m'afflige sensiblement. Vous croirez toujours ne devoir mon attachement
pour vous qu'à la crainte du châtiment, vous m'en aimerez moins.
Pouvez-vous le croire, répondit-il! si nous sommes gênans pour les
femmes dissimulées, parce que nous sçavons tout ce qu'elles pensent,
celles qui ont le coeur bon & droit doivent être charmées que rien ne
nous échappe; nous leur tenons compte de ces délicatesses de l'ame, de
ces sentimens fins que la stupidité & l'indolence des hommes
n'apperçoivent pas, & plus nous connoissons leur amour, plus leur
bonheur est parfait. Ne croyez cependant pas que la condition que je
propose soit si terrible. Les Sylphes sont à tous égards si forts
au-dessus des hommes, qu'il s'en faut bien que ce soit un supplice de
les aimer constamment. J'imagine que l'ennui d'une habitude où le coeur
languit, est la seule chose qui détermine une femme vers l'inconstance:
elle ne voit plus dans un amant ces desirs tumultueux, lesquels, soit
qu'elle les rebutât, soit qu'elle voulût les satisfaire, l'amusoient
également. Ce n'est plus qu'un homme ennuyé qui s'excite par bienséance,
qui dit nonchalamment qu'il aime, qui le prouve avec plus d'embarras
encore, & dont le visage muet & glacé n'aide jamais à persuader ce que
sa bouche prononce. Que fera une femme en pareil cas? Par un honneur
vain & mal entendu, passera-t'elle le reste de sa jeunesse dans un lien
qui ne fait plus son bonheur? Elle change, & fait bien. On lui fait un
crime de ce qu'elle change la premiere; c'est qu'elle sent plus vivement
que les hommes, & qu'elle n'a pas de tems à perdre. D'ailleurs c'est
souvent par bonté pour celui qu'elle a aimé; elle le voit languir auprès
d'elle sans pouvoir se résoudre à la quitter, parce qu'il craint de se
deshonorer; elle lui fournit un prétexte, & se charge du crime. C'est un
procedé bien genereux, & que les hommes ne méritent pas, car ils ont
l'impertinence de s'en fâcher. Les sylphes, lui demandai-je, ne sont
donc pas sujets à l'ennui & au dégoût? ils sont, sans doute, aussi
constans qu'ils exigent qu'on le soit pour eux. Du moins, répondit-il,
quand ils changent, c'est si subitement, qu'on n'a pas le tems de s'en
défier, on les voit encore amoureux un quart d'heure avant qu'ils
disparoissent. Mais quelqu'un qui s'en défieroit, & qui changeroit avant
eux, lui dis-je, oubliez-vous que... ah je m'en souviens! Vous êtes de
cruelles gens de nous priver de toutes nos ressources. Quand,
repartit-il, vous n'auriez point l'objet de la mort devant les yeux,
vous ne voudriez point changer. Le meilleur moyen d'empêcher une femme
d'être inconstante, est de ne lui pas donner le tems d'appuyer sur un
caprice; mais ce soin seroit trop fatiguant pour les humains, & ce n'est
qu'aux Sylphes qu'il appartient de sçavoir employer tous les instans, &
de prévenir ces fantaisies momentanées qui naissent dans votre coeur. Je
crois, lui dis-je, qu'avec ces talens heureux que vous attribuez aux
Sylphes, on peut encore se dégoûter d'eux; il est bon de nous laisser
désirer quelquefois, il est des tems où nos réflexions sur nos plaisirs
nous amusent plus que tous les empressemens d'un amant; d'ailleurs vous
avouërez que des soins perpetuels fatiguent, & ce seroit assez pour
m'empêcher de vous désirer que la certitude de ne vous désirer jamais
vainement: ce sentiment est assez singulier, repartit-il, & je doute
qu'il soit vrai. Croyez qu'avec nous on n'a pas le tems de faire ces
réflexions; vous devenez Sylphides par notre commerce, & participant à
notre substance, le soin de répondre à nos empressemens devient aussi
leger pour vous qu'il l'est pour elles. Vous sçavez lever toutes les
difficultez, lui dis-je, mais quand vous quittez une femme, lui
reste-t'il quelque essence de vous? quelquefois par bonté, répondit-il,
nous lui en enlevons une partie, par malice souvent nous la lui laissons
toute entiere. Ce procedé n'est pas bon, repris-je. Je conviens, dit-il,
que nous pourrions nous dispenser de laisser après nous des desirs que
nous seuls pouvons éteindre, mais nous ne connoissons que cela pour être
regrettez, & c'est un plaisir qui nous touche. Vous rêvez. Il est vrai,
dis-je, je rêve que je connois dans le monde nombre de femmes Sylphides.
Oh! vraiment, me dit-il, comme c'est à la Cour que nous faisons nos plus
grands coups, il n'est pas difficile d'y reconnoître nos traces, mais il
me semble que cette espece de malice ne vous effraye pas tant que la
mort sur laquelle vous vous êtes tantôt récriée, elle a pourtant des
inconveniens. Je les crains, mais je puis les éviter. En ne m'aimant
pas, dit le Sylphe, vous n'y gagneriez rien, c'est aussi la punition de
celles qui nous résistent. Eh! grand Dieu, m'écriai-je, de quel côté
fuïr! Laissons tout ce badinage, reprit le Sylphe. Oh! assurément nous
le laisserons, me récriai-je toute effrayée, point de commerce, M. le
Démon: si vous vouliez m'engager à vous donner l'immortalité, il falloit
me cacher la perversité de votre caractere & les risques qui suivent les
engagemens qu'on prend avec vous. Expliquons-nous, répondit-il, je vois
que l'esprit imbu des rêveries que le Comte de Gabalis a débitées, vous
croyez que vous pouvez nous donner l'immortalité, c'est-à-dire que vous
faites ce que la nature n'a pas jugé à propos de faire; je pense encore
que selon ces belles idées vous nous croyez soumis aux foibles lumieres
de vos sages, & que nous descendons à leurs évocations: quelle
apparence! qu'une essence superieure à celle de l'homme ait besoin
d'être instruite par lui, & puisse être forcée à lui obéïr! pour
l'immortalité que vous prétendez pouvoir nous donner, cette imagination
est encore ridicule, puisqu'il est à présumer qu'un commerce frequent
avec une substance inferieure aviliroit la nôtre, loin de lui donner de
nouvelles forces; je vois, lui répondis-je, que j'ai été trop crédule,
mais je n'en suis pas plus disposée à vous aimer, je vous crains:
rassurez-vous, reprit-il; quant à la mort dont je vous ai menacée, nous
n'en venons pas toujours à cette extrêmité, souvent nous changeons
nous-mêmes, & vous pouvez alors rentrer dans vos droits; mais nous ne
voulons pas plus qu'on nous prévienne que vous-même quand vous êtes
engagées, ce sont des affronts que vous ne pardonnez point, & notre
vanité est aussi sensible que la vôtre. Quant à l'autre châtiment, à
moins que vous ne me le demandiez vous-même, je vous l'épargnerai:
Voyez, consultez-vous, congediez-moi bien serieusement, ou acceptez les
conditions que je vous propose; comment voulez-vous, répondis-je, que je
puisse assurer de ma tendresse quelqu'un que je ne connois pas, que je
n'ai pas vû? je ne désavoue pas que vous ne me plaisiez déja un peu;
mais si malheureusement vous n'étiez qu'un Gnome...[1] n'en dites point
de mal, interrompit le Sylphe: il est vrai qu'ils ne sont pas d'une
figure avantageuse, mais ils ne laissent pas de nous dérober bien des
conquêtes; ils sont parmi nous ce que les Financiers sont parmi les
hommes, & ce n'est pas ce que votre sexe considere le moins. Tous les
jours même ils nous enlevent nos Sylphides. Comment! lui demandai-je,
une espece aussi superieure que la leur, est-elle sensible aux presens?
oui, dit-il, elles prennent des Gnomes pour donner à leurs Amans, &
quand ce soin ne les obligeroit pas à répondre à la passion de ces
esprits hideux, elles sont femelles, par consequent capricieuses; le
changement les amuse, & la bizarrerie de leur goût est pour elles un
plaisir d'autant plus touchant qu'il peut leur être reproché. Mais, ma
belle Comtesse, ne voudrez-vous point me faire des questions plus
interessantes; & votre curiosité s'arrêtera-t'elle toujours sur d'aussi
petits objets que ceux sur lesquels je l'ai satisfaite? ne me
permettez-vous donc point de me montrer? Ah mon sylphe! m'écriai-je! que
je crains votre presence, que ne la souhaitez-vous! dit-il en soupirant.
Je ne répondis moi-même que par un soupir. En ce moment une lueur
extraordinaire remplit ma chambre, & je vis au chevet de mon lit le plus
bel homme qu'il soit possible d'imaginer, des traits majestueux, &
l'ajustement le plus galant, & le plus noble. Sa vûë m'étonna, mais ne
m'effraya pas. Eh bien, dit-il, en se jettant à genoux devant moi avec
un air plein d'amour & de respect, eh bien, charmante Comtesse,
pourriez-vous me jurer fidelité? oui mon cher, mon aimable Sylphe!
m'écriai-je, je vous jure une ardeur éternelle, je ne redoute plus que
votre inconstance. Mais comment ai-je pû meriter?... votre mépris pour
les hommes, & la passion secrete que vous aviez pour nous, me dit-il,
ont déterminé la mienne, elle est plus tendre que vous ne pensez; je
pouvois vous susciter un songe, & me rendre heureux malgré vous; mais je
pense avec plus de delicatesse, & n'ai voulu rien devoir qu'à votre
coeur. Hélas! je montrai peut-être dans ce moment trop de foiblesse à
mon Sylphe, mais je l'adorois; que vous êtes charmant, lui dis-je, mais
que je serois malheureuse si vous n'étiez qu'une illusion! est-il bien
vrai que... Ah... vous êtes palpable!

  [1] Esprits Habitans de la Terre, Gardiens des Trésors.

J'en étois là, Madame, avec mon Sylphe, & je ne sçais ce qui seroit
arrivé de mon égarement, & de ses transports, si ma femme de chambre qui
entra dans le moment ne l'eût pas effrayé; il s'envola: je l'ai depuis
vainement rappellé, son indifference pour moi me fait penser que ce
n'est qu'une agréable illusion qui s'est presentée à mon esprit, mais
n'est-il pas dommage que ce ne soit qu'un songe?


FIN.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le Sylphe - ou Songe de Mme de R***, écrit par elle-même à Mme de S***" ***

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