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Title: Les aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même - Traduites de l'espagnol sur le manuscrit inédit par Charles Navarin
Author: Ternaux-Compans, Henri
Language: French
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  LES AVENTURES
  DE
  DON JUAN DE VARGAS
  RACONTÉES PAR LUI-MÊME

  Traduites de l'espagnol sur le manuscrit inédit
  PAR
  CHARLES NAVARIN

  A PARIS
  Chez P. Jannet, Libraire

  1853



L'éditeur se réserve tous droits de reproduction et de traduction.



Paris. Imprimerie Guiraudet et Jouaust, 338, rue S.-Honoré.



AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.


_L'auteur de l'ouvrage que nous publions aujourd'hui n'est pas
complétement inconnu. Antonio Sinsal en parle dans sa _Chronique de
Jaen_, comme vivant encore de son temps, dans un âge très avancé, et
comme étant célèbre par ses voyages. Ambrosio Embustero en fait aussi
mention dans les _Hommes célèbres de l'Andalousie_. Mais tous deux
paraissent ignorer l'existence de sa relation. Le manuscrit, qui paraît
original, est un in-4º, fort mal écrit et rempli de ratures. Il m'a été
vendu par doña Hermenegilda Ajo, qui tient, _calle de los Duendes_, à
Baeza, une des premières librairies de l'Andalousie, à laquelle elle
joint un commerce assez étendu de vieille ferraille et de verre cassé.
Il me coûte 12 réaux de vellon. C'est au lecteur à décider si je l'ai
payé trop cher._



LES AVENTURES DE DON JUAN DE VARGAS.



PREMIÈRE PARTIE.



CHAPITRE Ier.

De la naissance de l'auteur et de ses premières années.


Retiré dans ma ville natale après avoir mené l'existence la plus
orageuse, j'occupe les dernières années de ma vieillesse à écrire cette
relation. J'ai parcouru les deux Indes, et concouru par mon épée au
triomphe de la croix et à l'augmentation des domaines du roi notre
seigneur, que Dieu protége. J'ai échappé à mille dangers, grâce à la
protection de Notre-Dame d'Atocha, à laquelle ma mère m'avait voué dès
mon enfance. Maintenant, vieux et cassé, sans récompense de mes
services, retiré dans la petite maison de mes ancêtres, je n'attends
rien des hommes, et je n'ai plus confiance qu'en la miséricorde de Dieu
et en l'intervention de Notre-Dame, ma protectrice et ma patronne.

Mon père, don André de Vargas, descendait d'un des compagnons du
vaillant roi Pelage qui se réfugièrent dans les montagnes des Asturies,
plutôt que de plier sous le joug des ennemis de notre sainte loi; maints
champs de bataille furent teints du sang de mes ancêtres, sang versé
pour la défense de notre sainte foi catholique, et dont il leur est sans
doute tenu compte dans le ciel. L'un d'eux, Garci Perez de Vargas,
accompagna le saint roi Ferdinand à la conquête de Séville: dans un
combat sa lance se rompit; mais, arrachant une forte branche d'un
olivier voisin, il abattit tant de mécréants, qu'il reçut le surnom de
_machuca_ (massue).

Un autre de mes ancêtres prit part à la conquête de Jaen, et reçut pour
sa récompense quelques terres aux environs de cette ville, où ma famille
vécut long-temps dans l'aisance; mais don André, mon père, poussé par la
noblesse de son sang, dépensa presque tout son bien au service des rois
catholiques. Il se distingua dans les guerres d'Italie, et fut un des
premiers qui plantèrent l'étendard de la croix sur les tours de
l'Alhambra. Blessé grièvement dans cette occasion, il se retira dans sa
patrie, n'emportant pour prix de ses exploits que ses blessures et la
croix d'Alcantara, récompense plus précieuse pour un gentilhomme
espagnol que ne l'auraient été tous les trésors des rois maures.

De retour dans sa maison, qu'il trouva presqu'aussi délabrée par le
temps qu'il l'était par la vieillesse, il épousa doña Maria de
Caravajal, qui était comme lui mieux partagée du côté de la noblesse que
de la fortune; elle descendait de la maison de Caravajal, dont je
parlerai dans le chapitre suivant: car, s'il est permis au fils d'un
maltotier de décorer de bronze et de marbre le tombeau de celui dont il
roule le sang bourbeux, c'est un droit et un devoir pour un gentilhomme
de sang bleu[1] qui a méprisé les biens de la fortune d'employer sa
plume à célébrer la gloire de ses ancêtres.

  [1] L'orgueil castillan distingue dans la noblesse trois espèces de
    sang: _sangre azul_ (sang bleu), se dit de la noblesse la plus
    illustre; _sangre colorado_ (sang rouge), de la bonne noblesse;
    _sangre amarillo_ (sang jaune), de celle qui a reçu quelque mélange
    de sang plébéien.



CHAPITRE II.

Histoire des Caravajal, famille de la mère de l'auteur.


Il est inutile de dire que la maison de Caravajal est d'une origine
aussi illustre que la nôtre: sans cela l'orgueil de mon père se fût
révolté à la seule idée de cette alliance. Cette maison s'était
également illustrée lors de la conquête de l'Andalousie. Vers la fin du
treizième siècle, deux frères jumeaux de ce nom, don Pedro et don Juan,
vivaient à la cour de Ferdinand IV, roi de Castille. Le premier devint
amoureux de doña Léonore Manrique de Lara, descendante des anciens
souverains de la Biscaye, et ses tendres soins furent payés de retour.
Leur union allait être bientôt célébrée quand le comte de Benavides,
favori du roi, aperçut doña Leonor, dans une course de taureaux par
laquelle on célébrait une victoire remportée sur les ennemis de la foi,
victoire qui était due en partie à la valeur des deux Caravajal.
Profitant de leur absence, Benavides demanda la main de la belle Leonor,
que sa famille n'osa refuser à un homme aussi puissant.

Jamais taureau qui fait fuir tous les combattants devant lui n'égala la
fureur de don Pedro de Caravajal en apprenant cette nouvelle. Suivi de
son frère, il se rend à Palencia, où le comte s'était établi avec sa
jeune épouse; le soir même, le rencontrant accompagné d'un de ses
parents, les Caravajal les attaquent, et bientôt Benavides, frappé à
mort, tombe pour ne plus se relever. Les deux frères se réfugient dans
une église, et se hâtent d'envoyer un confesseur au mourant, un reste de
pitié les empêchant de tuer son âme avec son corps. La porte où ce
combat eut lieu s'appelle encore Puerta de los duelos, comme peuvent
s'en assurer ceux qui visitent cette ville.

Les deux frères espéraient attendre dans ce saint asile le moment de se
justifier auprès du roi. Mais celui-ci avait une telle affection pour
Benavides, que, sans respect pour les saints, il fait saisir les deux
frères. Ferdinand refuse même d'entendre leur justification; malgré la
loyauté du combat, il les traite comme des assassins, et ordonne qu'on
les précipite du haut des tours du château. Alors les deux frères, se
voyant abandonnés des hommes, n'ont plus de confiance qu'en Dieu, citent
Ferdinand à comparaître dans trente jours à son tribunal, et s'élancent
dans les fossés de la forteresse. Le trentième jour au matin, Ferdinand
fut trouvé mort dans son lit. La mémoire des Caravajal fut réhabilitée
par son successeur, et c'est de don Juan que descendait la famille de ma
mère. Ce fait est rapporté par tous nos chroniqueurs, qui désignent
Ferdinand IV sous le nom de _el Emplazado_ ou l'Ajourné. J'ai cru
cependant devoir le consigner ici, afin que cette condamnation ne pût
jamais être reprochée à ma famille. S'il est du devoir d'un bon soldat
de nettoyer soigneusement ses armes, il doit avoir encore plus de soin
de ne pas laisser la moindre tache sur son écusson.



CHAPITRE III.

De la jeunesse de l'auteur et de son éducation.


Quand je fus arrivé à l'âge de dix ans, mes parents m'envoyèrent à
l'église de Saint-André, notre paroisse, pour y étudier la lecture et la
doctrine chrétienne. Mon père me racontait ses campagnes et m'apprenait
à combattre avec l'épée et le poignard. Ma mère me donnait quelques
leçons sur une vieille mandoline, dont elle avait joué avec assez de
talent, et me faisait répéter les romances du Cid et celles qui
racontent nos anciennes guerres contre les Maures. C'est ainsi que
s'écoulait ma jeunesse, en attendant que j'eusse l'âge de porter les
armes, quand un événement que je vais raconter me força à quitter ma
ville natale; je ne devais la revoir qu'après de longues années.

Près de notre maison vivait un vieux gentilhomme fort riche, marié tout
nouvellement avec une jeune femme dont il était excessivement jaloux.
Jamais elle ne sortait sans lui, et c'était à peine si, dans les
journées les plus chaudes, il lui permettait de respirer un peu l'air
sur un balcon qui donnait sur la rue. Un jour, c'était celui de la fête
du glorieux apôtre saint André, patron de notre paroisse, j'avais
accompagné ma mère à la messe solennelle qui se disait à cette occasion;
comme je passais sous le balcon de notre voisine, elle laissa tomber un
bouquet, que je m'empressai de ramasser, sans songer à mal. Je n'avais
alors que seize ans, et j'étais plus ignorant des choses de ce monde
qu'on ne l'est ordinairement à cet âge, car je quittais à peine la
société de mes vieux parents.

Le vieux jaloux ne pensa pas de même; il vit dans cet événement la
preuve d'une intrigue entre moi et sa femme, et résolut de me faire
assassiner. Trois bandits payés par lui m'attendirent un soir dans la
petite ruelle qui longe l'église, et qui n'est guère fréquentée après
l'_Angelus_. Je me défendis de mon mieux; mais j'allais succomber sous
le nombre, quand, en m'appuyant, pour mieux résister, contre une petite
porte de l'église, je m'aperçus qu'elle était ouverte. Je me hâtai de me
réfugier dans le sanctuaire, où les bandits n'osèrent me suivre, et le
lendemain le bon curé de cette église, qui était un ami de la maison, me
ramena à ma mère.

Me voilà donc sauvé pour cette fois; mais le danger me menaçait
toujours: tout faisait supposer qu'on n'en resterait pas là. Quoiqu'on
n'eût aucune preuve, il n'était pas difficile d'attribuer ce coup à
notre vieux voisin, dont la jalousie était connue, et qui ne passait pas
pour trop scrupuleux sur sa manière de se défaire de ses ennemis. Mais
il était puissant et rusé; j'étais pauvre et ignorant. Après s'être
consultés, mon père et le curé décidèrent qu'il fallait me faire quitter
Jaen et m'envoyer à Séville, près d'un oncle de ma mère, chanoine de la
cathédrale de cette ville. Mon paquet fut bientôt fait; mon père y
ajouta quelques réaux, et je me mis en route avec une petite valise et
la bénédiction de mes parents. C'était tout ce que leur pauvreté leur
permettait de me donner.



CHAPITRE IV.

Séjour de l'auteur à Séville. Il est obligé de s'enfuir à Carthagène.


Qui n'a pas vu Séville n'a pas vu de merveille, dit un vieux proverbe.
Qu'on juge donc de l'effet que produisit cette superbe cité sur moi, qui
sortais pour la première fois de ma famille. Mon vieil oncle
m'accueillit fort bien. Il vivait dans l'aisance; son grand âge ne lui
permettait guère de quitter son fauteuil, et, pourvu que je vinsse de
temps en temps lui tenir compagnie dans la soirée, il me laissait en
toute liberté. Je commençai à me lier avec des jeunes gens de mon âge.
Je fréquentai le manége et les écoles d'escrime; enfin, je me préparais
à soutenir un jour le nom de Vargas dans les rangs de nos invincibles
soldats.

Au bout de quelque temps, je n'étais plus le jeune homme simple qui
était sorti de Jaen. La conversation de mes camarades, la lecture des
aventures d'Amadis, encore plus de celles de la bonne mère Célestine,
m'avaient inspiré de nouvelles idées. En face de la maison de mon oncle,
dans la rue de Xérez, demeurait une veuve d'une quarantaine d'années, de
celles que les vieillards trouvent passées et qui séduisent les jeunes
gens. Je m'étais aperçu qu'elle ne me regardait pas d'un trop mauvais
oeil. Tout plein de ma Célestine, je m'adressai à une vieille revendeuse
biscayenne, qui avait ses entrées libres dans la maison. Elle consentit
à protéger mes amours, et ne me fit pas languir, car dès le lendemain
elle me dit de frapper à minuit à la porte de la veuve, et qu'une
servante prévenue m'ouvrirait la porte.

Jamais Amadis allant trouver la belle Oriane, Lancelot se rendant auprès
de la reine Genièvre, ou Tyran le Blanc conduit par la bonne dame
Quintagnone vers l'impératrice de Grèce, ne fut aussi fier de sa
conquête. Je rêvais d'une foule de dragons et de géants que j'aurais à
vaincre. Heureusement rien ne mit obstacle à mon rendez-vous. Je frappe,
la suivante est à son poste, et je pénètre sans difficulté dans le
château enchanté.

La bonne veuve, quoiqu'elle ne sût pas le latin, avait sans doute
entendu parler du proverbe _Sine Baccho et Cerere Venus friget_. Elle
avait préparé un jambon d'Estramadure et quelques bouteilles de Xérez
auxquels nous nous empressâmes de faire honneur. Le reste de la nuit se
passa sans encombre, et au point du jour la discrète suivante me fit
sortir par où j'étais entré.

Ce commerce amoureux durait depuis quelques semaines quand un vieux
Vingt-quatre[2], qui portait à la dame un intérêt plus que paternel, fut
averti de ce qui se passait. La veuve avait eu l'imprudence, dans un
marché avec sa revendeuse, de céder à celle-ci un vieux vertugadin de
damas jaune datant du jour de ses noces, qui depuis long-temps faisait
envie à la suivante, et qu'elle avait considéré comme devant lui
appartenir. En outre, celle-ci était fâchée de voir à sa maîtresse un
amant qui ne lui donnait rien, car j'étais trop pauvre pour le faire.
Elle nous dénonça donc au Vingt-quatre, dont la vengeance ne tarda pas à
se faire sentir.

  [2] On appelle ainsi les membres du conseil municipal de Séville, qui
    sont au nombre de vingt-quatre.

Un muletier avait été dévalisé entre Ecija et Carmona. Il avait porté
plainte et donné le signalement de ses agresseurs. Un de ces
signalements pouvait s'appliquer à moi. Le Vingt-quatre qui était chargé
de la police, le remarqua et résolut de me perdre en m'impliquant dans
cette affaire. Heureusement le greffier chargé du rapport était comme
moi de Jaen, et même un peu parent de ma famille. En toute autre
occasion je ne me serais pas félicité de cette parenté avec un greffier,
mais cette fois-ci je dois avouer qu'elle me sauva. Il vint avertir mon
oncle de la méchante affaire qu'on allait me susciter. Nous n'étions pas
de force à lutter avec un Vingt-quatre. Je commençais à être en état de
porter les armes; mon oncle me donna quelques écus, une lettre pour le
fils d'un de ses amis qui levait une compagnie à Carthagène, pour aller
au secours du royaume de Naples, alors menacé par les Français, et de
plus un long sermon sur le danger des liaisons illicites. Il avait
autrefois prêché ce sermon avec l'approbation générale dans l'église de
Sainte-Euphémie, et ce succès avait même contribué à lui faire obtenir
son canonicat. Il ne perdit donc pas une si bonne occasion de le placer,
ce qui contribua peut-être à le consoler de mon départ. En somme,
c'était un excellent homme; il ne m'a jamais fait que du bien, et, tous
les vendredis, je récite un chapelet pour le salut de son âme, que Dieu
ait dans sa gloire.

Je pris donc la route de Carthagène, chargé d'argent à peu près comme un
crapaud de plumes, et je fis gaîment la route à pied, rêvant tantôt à la
belle que j'avais perdue, tantôt à la gloire que j'allais acquérir.
J'arrivai ainsi à Carthagène, et je me hâtai d'aller présenter ma lettre
au capitaine Diego Osorio.



CHAPITRE V.

L'auteur obtient une enseigne et s'embarque pour Naples.


Le capitaine Diego Osorio était un grand homme sec et jaune, vieilli
sous le harnais. Il était sur le bord de la mer, occupé à surveiller
l'embarquement de sa compagnie, qui devait mettre le lendemain à la
voile pour Naples. Il me reçut du haut de sa grandeur, m'arracha presque
des mains la lettre que je lui présentais en tremblant, et, après
l'avoir lue, il me toisa des pieds à la tête et me dit: Mon petit jeune
homme, ton oncle me demande pour toi une enseigne dans ma compagnie; tu
lui servais sans doute d'enfant de choeur. Je ne te la donnerai pas pour
deux raisons: la première, parce que tu portes sur ta tête un bonnet de
soie brodé qui te donne plutôt l'air d'un godelureau que celui d'un
soldat, et la seconde, parce que tu n'as pas encore de barbe au menton.
Le bonnet était un don d'amour de ma veuve; j'y tenais beaucoup;
cependant, je pris bravement mon parti. Je le lançai à la mer en disant:
Capitaine, c'est ainsi que je me défais de mes ennemis. Ce bonnet est le
mien, puisqu'il me prive du bonheur de servir sous vos ordres. Quant à
la barbe, ce n'est pas pour être capucin que je demande une enseigne
dans votre compagnie.

Le capitaine Osorio sourit, ce qui lui arrivait rarement, et reprit d'un
ton plus doux: Tu m'as cependant l'air d'un luron (_guapo_); je serais
fâché de te perdre. Es-tu le parent de Don André de Vargas, avec qui
j'ai servi jadis sous le grand capitaine[3]? Quand je lui eus dit que
j'étais son fils, il devint tout à fait gracieux, et me dit: Ecoute, je
ne saurais te donner une enseigne au détriment de tant de vieux soldats,
mais pars avec moi comme volontaire, et j'aurai soin de toi.

  [3] C'est ainsi que les Espagnols désignent par excellence Gonzalve de
    Cordoue.

J'acceptai. Je ne pouvais guère faire autrement, et d'ailleurs j'étais
pressé d'aller courir les aventures. Pendant tout le voyage, la galère
qui nous portait arrêtait tous les navires que nous rencontrions, pour
s'assurer s'ils n'étaient pas Français. Le roi de France eut dû de
grandes actions de grâce au commandant de notre galère, pour tous les
sujets qu'il lui découvrait: sans respect pour la géographie, Génois,
Vénitiens, Sardes et autres étaient déclarés sujets du roi François Ier,
et par conséquent de bonne prise. Je ne sais pas même s'il respectait
toujours le pavillon du Saint-Père.

Après quelques jours d'une campagne plus fructueuse pour nous qu'utile
au vice-roi de Naples, qui attendait des renforts avec impatience, nous
découvrîmes, à la hauteur du cap Spartivento, à la pointe de l'île de
Sardaigne, un gros navire qui, dès qu'il nous aperçut, parut chercher à
nous éviter. Le commandant de notre galère en conclut qu'il devait être
français, c'est-à-dire richement chargé. Il lui donna chasse et
l'atteignit au bout de deux heures. C'était un vaisseau génois qui
revenait avec une cargaison de soie de Tripoli de Syrie. Il était mieux
armé que nous ne l'avions supposé, et sa prise nous coûta cher. Les
Génois furent déclarés Français, et, voulant éviter qu'ils n'allassent
fatiguer les oreilles du roi d'Espagne de leurs plaintes ridicules, on
les attacha à bord de leur navire, auquel on fit une voie d'eau après
l'avoir pillé. Notre galère, qui avait souffert considérablement dans le
combat, se dirigea sur Naples, où le capitaine ne manqua pas de se
vanter des victoires qu'il avait remportées sur les ennemis du roi
d'Espagne. Cette affaire ne fut pas malheureuse pour moi: j'y ramassai
quelques écus d'or qui traînaient dans un coin de la cabine du Génois,
et Osorio, fidèle à sa promesse, me donna la place d'un de ses deux
enseignes, qui avait été tué dans la dernière action.



CHAPITRE VI.

L'auteur est obligé de s'enfuir pour avoir tué en duel un de ses
camarades.


Les troupes espagnoles vivaient à Naples dans la plus extrême licence,
et c'est avec un vif repentir que je pense aujourd'hui à la vie que nous
y menions. Grâce à Dieu et à ma sainte patronne, je ne cessai pas
cependant de fréquenter les églises, et de fuir la conversation des
hérétiques qui remplissaient les troupes allemandes dont la garnison
était en partie composée. Ils se raillaient même de nos saintes
pratiques, et les querelles devinrent si fréquentes que le vice-roi, qui
les protégeait, au mépris de Dieu et de saint Janvier, patron de la
bonne ville de Naples, envoya notre compagnie tenir garnison à Gaëte,
d'où elle partit bientôt après pour Milan.

Je ne décrirai pas cette ville, non plus que celle de Naples. Je ne
ferai pas comme certains soldats retirés, qui ne savent parler que
d'Italie et de Flandres, et qui vous en assourdissent constamment les
oreilles. J'ai parcouru tant de pays éloignés et peu connus, que je
laisse ce soin à ceux qui n'ont pas autre chose à dire. Nous ne vivions
pas mieux à Milan que nous n'avions fait à Naples. Si nous étions peu
scrupuleux sur les moyens de nous procurer de l'argent, il ne moisissait
pas dans nos poches, et les tables de jeu en absorbaient la majeure
partie.

Un jour il s'éleva une dispute sur un coup douteux entre moi et don
Estevan de Rada, l'autre enseigne de ma compagnie. Il osa me donner un
démenti, et bientôt mon épée lui eut prouvé qu'un Vargas n'en souffre
pas. Il tomba, et j'allai me cacher chez quelques amis, qui me donnèrent
les moyens de gagner Gênes. Il me restait encore assez d'argent pour
payer mon passage à bord d'un vaisseau qui partait pour Séville. J'avais
tout lieu d'espérer que mon affaire était apaisée, et d'ailleurs je
n'avais pas le choix. Je partis donc, et en arrivant j'appris de tristes
nouvelles. Mon oncle le chanoine était mort, et l'on n'avait rien trouvé
chez lui de quelque valeur. Une vieille femme qui le soignait et faisait
sa cuisine prétendit que c'était bien naturel, parce qu'il donnait tout
aux pauvres: il fallut bien se contenter de cette excuse. Ma veuve avait
perdu son protecteur et avait épousé un riche boucher. Je n'avais rien à
attendre de mes parents, qui avaient eux-mêmes bien de la peine à vivre.
Je ne savais que devenir, quand je rencontrai sur la plage de San-Lucar
un de mes camarades de Naples. Il me parla d'un nouveau pays, nommé
Temistitan, que Fernand Cortez, gentilhomme d'Estramadure, venait de
découvrir dans les Indes. Le bruit courait à Séville qu'on y avait
trouvé des villes toutes d'or et d'argent, et où les instruments les
plus vils étaient couverts de pierreries. Un vaisseau, envoyé par
Cortez, venait d'arriver, chargé de présents pour l'empereur, et celui
qui le commandait cherchait des hommes de bonne volonté. La proposition
était tentante pour un gentilhomme sans ressources et qui avait des
difficultés avec la justice. Je me laissai donc entraîner sans peine par
mon ancien camarade, qui se nommait don Luis Maldonado.



CHAPITRE VII.

Départ de l'auteur pour Temistitan. Il est pris par un corsaire de
Barbarie et recouvre sa liberté.


Après quelques jours d'une navigation heureuse, nous arrivâmes à la
hauteur des Açores. Nous nous réjouissions de cet heureux début, quand
nous aperçûmes dans le lointain trois voiles que nous ne tardâmes pas à
reconnaître pour des corsaires barbaresques. Notre capitaine fit tous
ses préparatifs pour une résistance digne du nom castillan, ce qui
n'était pas chose facile à bord d'un navire encombré de marchandises et
de passagers hors d'état de porter les armes. Nous ne tardâmes pas à
être assaillis. Nous résistâmes de notre mieux; mais, après avoir
combattu plusieurs heures et perdu la plus grande partie de notre
équipage, il fallut céder au nombre. Les ennemis de notre foi coulèrent
notre navire, après en avoir enlevé les marchandises les plus précieuses
et les hommes qui pouvaient être vendus avantageusement comme esclaves.
Tous ceux qui furent jugés d'un mauvais débit, ainsi que les blessés,
trouvèrent une mort humide au milieu des flots. Que Dieu et sa sainte
mère leur soient en aide!

Nous fûmes conduits à Tetuan. Maldonado et moi nous fûmes achetés par le
même maître, marchand juif né à Séville, et que la crainte salutaire de
la sainte inquisition avait forcé à s'enfuir au Maroc. Ce mécréant, bien
loin de nous considérer comme des compatriotes, nous faisait souffrir
mille maux, et semblait vouloir venger sur nous tous les porcs
(_marranos_) de sa race qui ont été brûlés sur la grande place de
Séville. Aussi depuis ce jour je n'ai jamais vu brûler un juif sans me
dire avec quel plaisir je verrais à sa place ce coquin d'Isaac. Nous
avions cependant un avantage sur nos compagnons d'infortune: comme notre
maître n'était pas musulman, il nous laissait tranquilles sur le
chapitre de la religion, tandis que les Maures faisaient souvent essuyer
aux esclaves chrétiens les traitements les plus affreux, pour les forcer
à renier la foi de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ce juif avait amené d'Espagne sa jeune fille nommée Rébecca. Comme, pour
se soustraire à la sainte inquisition, Isaac, lorsqu'il habitait
Séville, feignait d'être chrétien, il avait fait élever sa fille dans
notre sainte loi, qu'elle avait sincèrement embrassée. Quand Isaac se
fut décidé à s'établir en Afrique avec l'or dont il avait dépouillé les
chrétiens par les usures, il avait ouvertement professé sa maudite loi
et voulu forcer sa fille à faire de même; elle s'y était refusée, c'est
pourquoi il l'accablait de mauvais traitements. Rébecca se confia à
nous, et nous dit combien elle désirait se rendre en terre chrétienne,
si nous voulions favoriser sa fuite. Elle ne parla ni à des niais ni à
des sourds, et comme elle savait le moyen de puiser dans le coffre-fort
de son père, elle nous fournit de l'argent pour gagner un homme qui
devait nous attendre à la porte de la ville avec trois chevaux. Une
belle nuit, quelques coups de poignard nous assurèrent du silence du
père. Nous nous laissâmes couler du haut des remparts au moyen d'une
corde, et en peu d'heures les pieds légers de nos chevaux nous eurent
portés aux portes de Ceuta, où le valeureux D. Lope Manrique, qui y
commandait au nom de Sa Majesté, nous fit la meilleure réception.

Rébecca reprit son nom chrétien d'Isabelle. Sa beauté avait touché mon
coeur ainsi que celui de Maldonado; tous les deux nous voulions
l'épouser, et nous étions sur le point de vider cette querelle les armes
à la main, quand un pieux religieux de la Merci, qui était venu à Ceuta
pour racheter des esclaves chrétiens, nous décida à remettre cette
question à la décision du Ciel. Nous jetâmes les dés, et quoique j'eusse
promis un cierge de trois livres à Notre-Dame d'Atocha si j'étais
favorisé par le sort, ce fut Maldonado qui l'emporta. Que ma sainte
patronne me pardonne les imprécations dont je la chargeai à cette
occasion! Le Ciel sait mieux que les faibles hommes ce qui leur
convient: Maldonado, que j'ai rencontré depuis aux Indes, m'a raconté
que, peu de temps après, elle l'avait quitté, après avoir dévalisé la
maison, pour suivre un renégat qui la conduisit à Fez. Ainsi, après
tout, ce fut moi qui fus le gagnant: c'est pourquoi j'ai ordonné dans
mon testament qu'on offrît un cierge de trois livres à Notre-Dame
d'Atocha.

N'ayant plus rien à faire à Ceuta, je m'embarquai de nouveau pour
Séville. Mais l'impossibilité d'y subsister me força à prendre parti
dans une nouvelle expédition que l'on préparait pour le Mexique. Je
m'embarquai à San-Lucar sur la _Santa-Engracia_, et environ trois mois
après je débarquai à Vera-Cruz.



CHAPITRE VIII.

Arrivée de l'auteur à Mexico.


Vera-Cruz était un ramassis de quelques cabanes. D'après ce que l'on m'a
raconté, elle est depuis devenue une belle ville. A notre arrivée, nous
fûmes accueillis par une foule d'Espagnols qui étaient venus de
différentes provinces du Mexique y chercher une occasion de s'embarquer
pour l'Europe, avec les trésors qu'ils avaient gagnés à la pointe de
leur épée. D'autres étaient venus acheter des marchandises pour les
conduire dans l'intérieur. Tous étaient chargés d'or et d'argent; ils
passaient les nuits à jouer et à boire du vin d'Espagne, dont ils
étaient privés depuis long-temps, et qu'ils payaient des prix
exorbitants.

Quel spectacle c'était pour moi, dans les poches de qui un réal était
aussi rare qu'une perdrix dans les rues de Séville, de voir des poignées
d'or qu'on ne se donnait pas la peine de compter, et de penser que dans
peu de jours je pourrais en posséder autant! Toutes les marchandises que
notre vaisseau avait apportées furent bientôt vendues au prix qu'il plut
aux marchands de demander. Quelques jeunes filles, qui se disaient
nobles et vierges, ce que la charité chrétienne m'ordonne de croire,
quoiqu'elles fussent probablement plus connues des _Alcahuetas_ de
Triana que du curé de leur paroisse, trouvèrent bientôt des maris. Un
Père de Saint-François, qui avait acquis une grande dextérité en
baptisant quelquefois dix mille Indiens dans une après-midi, eut bientôt
expédié tous ces mariages. En peu de jours les navires reprirent la mer,
et ceux qui ne partirent pas avec eux se remirent en route pour
l'intérieur; de sorte que Vera-Cruz redevint presque désert jusqu'à
l'arrivée d'une nouvelle flotte.

Le pays qui séparait Vera-Cruz de Mexico était entièrement soumis, et la
route était continuellement fréquentée par les Espagnols. Nous
traversâmes successivement Tlascala, dont les habitants furent les
premiers qui se déclarèrent en faveur de l'illustre Fernand Cortez et
qui lui restèrent toujours fidèles; Cholula, ville entièrement détruite
lors de l'infâme trahison des habitants, qui avaient formé le projet de
massacrer tous les Espagnols, et Otumba, illustrée par la victoire que
la valeur castillanne, protégée par le glorieux apôtre saint Jacques,
remporta sur la barbare furie d'une multitude innombrable de Mexicains.

Les traces du long siége qu'avait soutenu Mexico s'effaçaient
rapidement; des palais comme ceux d'Espagne remplaçaient les anciennes
habitations des seigneurs mexicains; une magnifique cathédrale
commençait à s'élever; on avait assis les fondations sur les images de
pierre qu'on avait arrachées des temples du démon. Les rues étaient
remplies d'Indiens, dont les uns travaillaient à combler les canaux qui
faisaient autrefois de cette ville une autre Venise, les autres
apportaient de longues poutres ou traînaient d'énormes pierres. Un grand
nombre succombaient à la peine; mais ils en étaient bien dédommagés, car
les RR. PP. franciscains parcouraient les rues de la ville, et quand ils
voyaient un Indien près d'expirer, ils versaient sur son front l'eau
sainte du baptême, et l'envoyaient tout droit dans le séjour de la
gloire. Combien leur sort était différent de celui des Indiens qui
avaient péri pour la défense de leur fausse religion, et que les griffes
du démon avaient entraînés dans les flammes de l'enfer! quelle
consolation pour les propriétaires de ces magnifiques palais, pour les
fondateurs de ces églises et de ces saints monastères, d'avoir été la
cause du salut de tant d'âmes!

Cependant, après avoir employé quelques jours à rassasier mes yeux d'un
spectacle tout nouveau pour moi, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il
n'était pas aussi facile de faire fortune à Mexico que je me l'étais
imaginé. Les trésors de Montezuma étaient partagés, les commanderies
étaient données, plusieurs expéditions qui avaient été tentées vers le
nord avaient assez mal réussi, et, comme dit le proverbe, ceux qui
avaient été chercher de la laine s'en étaient revenus tondus. Je me
décidai donc à me joindre à l'illustre Don Pedro de Alvarado, qui
réunissait des soldats pour aller à la conquête du Guatemala, pays situé
vers le sud, et dont on vantait beaucoup les richesses.



CHAPITRE IX.

L'auteur accompagne Alvarado à la conquête du Guatemala.


Notre armée se composait de cent cavaliers, de cent cinquante fantassins
dont je faisais partie, car ma pauvreté ne m'avait pas encore permis
d'acheter un cheval, et de six cents Indiens alliés. Nous marchâmes
pendant assez long-temps à travers des pays soumis, dont les habitants
ne nous offrirent aucune résistance. Nous arrivâmes ainsi à la rivière
de Michapoyat, dont les habitants d'une ville nommée Atiquipaque nous
disputèrent le passage. Les Indiens n'étaient plus si faciles à vaincre
qu'autrefois; ils redoutaient encore beaucoup les chevaux et les armes à
feu, mais ils ne regardaient plus ces animaux comme des monstres qui
vomissaient du feu et de la fumée. Notre général eut son cheval tué par
un Indien, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'on parvint à le
remonter dans la mêlée.

Après une rude affaire, nous pénétrâmes dans la ville, que nous
trouvâmes abandonnée; nous nous y établîmes, mais les Indiens y mirent
le feu pendant que nous étions livrés au sommeil, et nous assaillirent
de tous les côtés. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine et après avoir
perdu un assez grand nombre des nôtres que nous parvînmes à les
repousser. Le lendemain, nous nous emparâmes, non sans combat, de la
ville de Taxisco, et plus tard de celles de Guazacapan et de Pazaco.
Notre marche était lente, car les Indiens, en parsemant la route de
cailloux aigus et de pointes de flèches, étaient parvenus à estropier
presque tous nos chevaux. Ce spectacle me consola de mon métier forcé de
fantassin: car si je n'avais pas de cheval pour me porter, je n'en avais
pas un à traîner derrière moi, comme la plupart des nôtres. Cependant
notre général imagina d'envelopper les pieds des chevaux dans des
morceaux de peau de cerf, qu'on renouvelait aussitôt qu'ils étaient
usés, et de cette manière ils furent bientôt guéris.

Nous arrivâmes ainsi près de la grande ville de Xélaluh, sur le
territoire des Indiens Quiches. Ceux-ci nous attaquèrent dans une gorge
de montagne qu'on appelait alors Olintepeque, et qui, depuis cette
époque, a reçu le nom indien de Xéquigel (rivière de sang). Ils
combattirent toute la journée avec acharnement et en faisant rouler sur
nous d'énormes quartiers de rocher, ce qui, cette fois, fit mentir le
dicton que le bien nous vient d'en haut. Après une lutte acharnée, nous
forçâmes le passage, et nous arrivâmes dans la ville, dont tous les
habitants s'étaient réfugiés dans les bois.

Le lendemain, le roi, qui se nommait Chigniavicelut, envoya une
ambassade à Alvarado pour lui demander la paix, en lui offrant une
grande quantité d'or. Il l'invitait à venir le voir à Ulatlan, sa
capitale. Alvarado, le croyant de bonne foi, se mit en route, mais il
hésita quand il vit la situation et la force de cette ville. Située au
sommet d'un rocher escarpé, on n'y pénétrait que par deux portes
auxquelles conduisaient des escaliers très rapides. Les rues en étaient
fort étroites et les maisons très élevées. Alvarado remarqua aussi que
l'on n'apercevait ni femmes ni enfants, ce qui est un signe certain que
les Indiens méditent quelque trahison. Il n'hésita donc pas à donner le
signal de mettre le feu à la ville et de massacrer les habitants.

Après avoir ainsi détruit la monarchie des Quiches, Alvarado nous
conduisit vers Guatemala. Le roi vint au devant de lui sur une litière
couverte d'ornements d'or et de plumes brillantes. Il nous fit
distribuer des vivres en abondance, tant il était joyeux de notre
victoire sur les Quiches, car une haine mortelle régnait entre les deux
nations. J'en raconterai la cause au chapitre suivant, telle que je l'ai
apprise du cacique de Xochitl, village qui me fut donné en
repartimiento[4]. Je dirai seulement ici que Don Pedro Alvarado, ayant,
par une rare prudence, soupçonné la fidélité du roi de Guatemala, le fit
mettre à mort. Après nous avoir partagé son trésor, il y fonda une ville
espagnole sous l'invocation du glorieux apôtre saint Jacques; je fus un
de ceux qui s'y établirent les premiers, et je reçus pour ma part 800
castillans d'or et le village de Xochitl. J'aurais bien fait d'y rester.
Mais l'homme est un voyageur sur cette terre, et mon humeur vagabonde ne
me permettait pas de tenir en place.

  [4] On nomme ainsi les villages qui étaient distribués aux
    conquérants, et dont les habitants étaient obligés de leur payer
    tribut.



CHAPITRE X.

Séjour de l'auteur à Guatemala.


Selon l'usage, D. Pedro de Alvarado fit inscrire sur un registre le nom
de tous ceux qui voulaient s'établir à Guatemala, et leur distribua des
places pour y construire des maisons. On procéda ensuite aux élections
municipales, et je fus nommé un des deux alcaldes de la nouvelle ville.
Ma maison fut bientôt construite. J'avais fait venir de Xochitl quelques
jeunes Indiennes pour me servir, et je profitais de quelques moments de
repos pour leur enseigner la doctrine chrétienne. Elles m'avaient donné
quelques enfants, et tout alla bien tant que durèrent mes huit cents
castillans.

Au bout de deux ans, tout le pays fut troublé par les réformes que
voulut introduire un certain Las Casas, nouvellement nommé évêque de
Chiapa, qui, armé d'un décret royal, voulait enlever les Indiens à ceux
qui les avaient gagnés au prix de leur sang. Pour la moindre chose on
commença à faire des procès aux conquérants. Si un Indien avait été
frappé d'un coup d'épée dans un moment de colère, ou s'il succombait en
portant des fardeaux ou en exploitant les mines, on commençait contre le
propriétaire des poursuites qui le ruinaient. La place n'était plus
tenable.

Ces coquins d'Indiens avaient découvert que c'était l'or et l'argent qui
nous attiraient dans leur pays. Loin de s'empresser de nous l'apporter
comme autrefois, ils le cachaient dans les endroits les plus
inaccessibles; on ne trouvait plus rien. Tout cela me dégoûta. Vers la
même époque, le bruit se répandit que Pizarro venait de découvrir dans
le sud un pays très riche. Alvarado réunissait des troupes pour prendre
part à cette conquête. Je vendis tout ce que je possédais à un camarade
qui avait ramassé une quantité d'or à la conquête du pays des Zutugils,
et je me joignis à cette vaillante troupe.

Voici comment le vieux cacique de Xochitl me raconta, avant mon départ
du Guatemala, l'histoire de la querelle qui existait entre le roi de ce
pays et celui des Quiches quand les Espagnols y arrivèrent. Ce cacique,
nommé Ahbop, était un grand sorcier; il savait se changer en tigre et en
serpent pour parcourir les forêts et découvrir des trésors. Mais, avec
la malignité de sa race, il n'a jamais voulu me les faire connaître, et
a fini par pousser la méchanceté jusqu'à mourir sous les coups plutôt
que de me les révéler. Dans les commencements, je le traitais bien, pour
tâcher de le prendre par la douceur, et ce fut alors qu'il me raconta
cette histoire.

Le roi de Guatemala avait une fille jeune et belle, qui était prêtresse
de leurs dieux, et par conséquent sorcière. Le démon lui avait enseigné
l'art de se changer en toutes sortes d'oiseaux. Elle prenait souvent la
forme d'un quetzal[5], et allait voltiger aux environs de la ville. Le
roi des Quiches, qui était aussi magicien, prit la forme d'un aigle, et
profita d'une de ses excursions pour l'enlever et la transporter dans sa
capitale, où il la plaça au nombre de ses femmes. Le roi de Guatemala,
outré de cet affront, leva une grande armée pour marcher contre lui;
mais il ne put le vaincre, et c'était de là que datait l'inimitié entre
les deux nations. C'est ainsi que la puissance de Dieu se rit des
oeuvres du démon. Car ce fut cette querelle qui prépara la voie à nos
conquêtes. On peut même dire qu'elle les annonça, car l'aigle est le
symbole de notre invincible empereur, et le quetzal peut être regardé
comme celui du Mexique.

  [5] Oiseaux d'un vert doré, des plumes duquel les Mexicains faisaient
    leurs plus beaux ornements.

Je dirai aussi quelques mots d'une aventure qui arriva à un soldat nommé
Roldan. Celui-ci avait trouvé dans le pillage d'un temple une grande
plaque d'or qui pesait plusieurs milliers de castillans. Forcé de partir
pour une autre expédition, et ne voulant pas la confier à sa femme,
qu'il connaissait pour très dépensière, il imagina de la noircir et de
la jeter dans un coin, pensant qu'on la prendrait pour un morceau de
métal sans valeur. Quelque temps après, l'évêque, voulant faire fondre
des cloches pour la nouvelle église, envoya de maison en maison, pour
demander des morceaux de cuivre inutiles. Cette femme aperçut cette
plaque, et la jeta dans le panier du quêteur; elle fut comprise dans la
fonte, qui réussit parfaitement bien. C'est même à ce mélange
considérable d'or qu'on attribue le son brillant de cette cloche.

Quand le soldat fut revenu de son expédition, et qu'il ne trouva plus sa
plaque, jugez de sa colère. Sa femme sait probablement mieux que moi les
preuves qu'il en donna. Il voulut réclamer, mais il aurait fallu
refondre toute la cloche, et l'évêque, appuyé en cela par le gouverneur,
lui déclara que ce qui avait été donné à Dieu ne pouvait être repris.
Peut-être en aurait-il pris son parti; mais qui a le mal a encore la
raillerie. Dès qu'on sonnait la cloche, tout le monde lui disait:
Roldan, entends-tu ton or. Il n'y avait pas jusqu'aux petits garçons qui
ne courussent après lui dans les rues en répétant ces paroles. Il en
conçut un tel dépit, qu'il ne voulut pas rester au Guatemala, et partit
avec nous pour le Pérou, dans l'espérance de refaire la fortune qu'il
avait perdue.



CHAPITRE XI.

Expédition de Pedro d'Aharado au Pérou.


Alvarado avait obtenu de l'empereur le gouvernement de tous les pays
qu'il pourrait découvrir au Pérou, et qui ne faisaient pas déjà partie
du gouvernement de Pizarro. Il s'embarqua avec sa troupe, qui se
composait de 500 hommes, dont près de la moitié avaient des chevaux.
Nous touchâmes d'abord à Nicaragua, pour y prendre des renforts. Après
avoir débarqué à Puerto-Viejo, nous nous dirigeâmes vers Quito à travers
un pays inconnu. Quelquefois nous rencontrions des villages, où nous
nous procurions d'abondantes provisions de vivres; quelquefois aussi
nous en étions réduits aux herbes et aux racines que nous trouvions dans
les forêts.

A mesure que nous avancions, le pays devenait plus sauvage et plus
montagneux. Nous marchâmes même pendant plusieurs heures sur de la
cendre chaude, provenant de l'éruption d'un volcan voisin, dont pendant
la nuit nous apercevions le feu, et qui semblait une des bouches de
l'enfer. Nous arrivâmes enfin dans des montagnes couvertes de neige. Les
Indiens, qui nous servaient de guides et de porteurs, succombaient par
troupes à la rigueur du climat, et, ce qui fut bien plus funeste, nos
chevaux ne tardèrent pas à éprouver le même sort. Nous savions bien que
nous pourrions remplacer nos Indiens aussitôt que nous arriverions dans
un pays habité, mais la perte des chevaux était irréparable. La descente
fut encore plus pénible que la montée. Nous étions obligés de nous
laisser glisser sur la neige, et malheur à celui qui déviait de la bonne
route: il allait se perdre dans des précipices sans fond.

Quand nous fûmes arrivés à Pasi, au bas de la Cordillière, notre général
passa sa troupe en revue, et l'on trouva que près de cent Espagnols et
presque tous les chevaux avaient péri. Après nous être reposés pendant
quelque temps, nous nous remîmes en marche, et nous découvrîmes, à
quelques lieues de là, en approchant d'Ambato, des traces de chevaux qui
nous apprirent que nous approchions d'un endroit occupé par les
Espagnols. En effet, nous rencontrâmes peu après quelques cavaliers, qui
cherchèrent d'abord à nous échapper; mais on réussit à leur couper le
chemin; ils furent pris et conduits à Alvarado. D'après ce qu'ils lui
racontèrent, Diego d'Almagro, qui venait de conquérir le royaume de
Quito, avait appris sa venue par les Indiens, et, ne sachant à qui il
avait affaire, il avait abandonné sa nouvelle conquête pour marcher au
devant de lui. L'armée d'Almagro était campée à Rio-Bamba, à trois ou
quatre lieues de là.

Les deux chefs se mirent en communication, mais ils ne pouvaient tomber
d'accord sur les limites de leur gouvernement. Plusieurs fois ils furent
sur le point d'en venir aux mains, et rien n'aurait pu empêcher une
solution sanglante, si de bons religieux de saint François, qui se
trouvaient dans les deux armées, ne fussent intervenus. La troupe
d'Almagro était moins nombreuse que la nôtre, car il n'avait que 250
hommes. Mais ceux-ci étaient résolus à défendre jusqu'à la dernière
goutte de leur sang le fruit de leur conquête, tandis que les nôtres
étaient tout disposés à s'arranger avec eux, pourvu qu'on nous fît de
bons avantages. Alvarado n'était pas non plus sans inquiétude sur la
manière dont il serait jugé en Espagne s'il enlevait à ses compatriotes
une province déjà soumise, et qui peut-être serait perdue par sa faute.

Grâce à l'intervention des bons Pères, les deux chefs conclurent un
traité, par lequel Alvarado vendit à Almagro sa flotte, son armée et ses
provisions de guerre et de bouche, moyennant la somme de 120,000
castillans d'or, en s'engageant par serment à repartir pour son
gouvernement de Guatemala, et à ne jamais remettre les pieds au Pérou.
Il fut stipulé également que chacun de ses soldats recevrait une
certaine somme et serait traité comme les soldats d'Almagro, pour le
partage du butin que l'on ferait à l'avenir. La nouvelle de cet accord
fut reçue avec acclamation par les deux armées, qui se mêlèrent et se
régalèrent ensemble. Les soldats d'Almagro se firent un plaisir de
partager avec nous les vivres et les Indiennes qu'ils avaient en
abondance. Ils avaient surtout de grands troupeaux d'une espèce de
petits chameaux qu'on nomme dans le pays _lamas_; tout cela était en si
grande quantité, qu'on eût eu facilement, pour un cheval, cent _lamas_
ou cent jeunes Indiennes. Les premiers avaient l'avantage de trouver
partout leur nourriture et d'en fournir à l'armée. Quant aux autres,
lorsque personne n'en voulait plus, on les chassait du camp, après les
avoir baptisées, ce à quoi les religieux de Saint-François se montraient
fort zélés. Mais c'était un grand tort, selon moi: car une fois livrées
à elles-mêmes, elles devaient retomber dans leur idolâtrie; tandis que,
si on les eût mises à mort aussitôt après leur baptême, elles eussent
été tout droit dans le séjour des anges. J'en fis la proposition à
Almagro; mais, par une pitié mal placée, celui-ci ne voulut pas y
consentir.



CHAPITRE XII.

Diverses expéditions au Pérou.


La première expédition à laquelle je pris part fut celle que Sebastien
de Benalcazar fut chargé de diriger contre le cacique Ruminahui, qui,
après la mort d'Atahualpa, s'était fait proclamer roi dans la province
de Quito. Ce barbare, avant de nous livrer bataille, fit massacrer les
femmes et les enfants, et nous attaqua ensuite comme un furieux, à la
tête de sa troupe. Nous en fîmes un grand carnage, et Ruminahui, blessé,
tomba entre nos mains avec plusieurs des principaux chefs. On avait
surtout recommandé de le prendre vivant, parce que lui seul connaissait
l'endroit où avaient été cachés les trésors de l'inga. Mais, avec la
malice ordinaire aux Indiens, il aima mieux se laisser brûler à petit
feu que de rien avouer.

Ne voulant pas prendre part à une expédition que Benalcazar voulait
conduire vers le nord, je me rendis auprès de Pizarro, qui venait de
fonder la ville de Los Reyes, qu'on appelle aujourd'hui Lima. Il venait
d'y faire proclamer inga Mango, fils de Huaynacapac, au grand
contentement des Indiens, qu'il espérait par là gouverner plus
facilement; mais il ne tarda pas à reconnaître qu'il s'était trompé: ce
fantôme de roi entretenait chez eux le désir de se rendre indépendants,
ce qui obligea Pizarro à s'en débarrasser. On ne peut se figurer la
quantité d'or et d'argent qui se trouvait alors entre les mains des
Espagnols; aussi l'employaient-ils aux usages les plus vils. Ils
allaient jusqu'à en fabriquer des marmites et à en ferrer les chevaux.
L'un d'eux, qui avait eu pour sa part le soleil en or qui décorait le
grand temple de Cuzco, le joua et le perdit en une seule nuit; aussi
disait-on de lui: Il a trouvé moyen de perdre le soleil avant qu'il fût
levé. Je ne puis retenir mes larmes quand, dans ma pauvre résidence de
Jaen, où j'ai bien de la peine à vivre, je pense à tous les trésors que
j'ai dissipés. Il me suffirait d'en avoir la centième partie pour
adoucir le peu de jours qui me restent à vivre, et léguer à ma paroisse
une somme suffisante pour tirer mon âme du purgatoire. Mais je place
toute ma confiance dans l'intercession de Notre-Dame d'Atocha, ma sainte
patronne. La reine des anges me tiendra compte, je l'espère, du sang que
j'ai versé pour la propagation de notre sainte foi catholique.

La bonne harmonie avait malheureusement cessé d'exister entre Almagro et
Pizarro. Ils ne pouvaient s'accorder sur les limites de leurs
gouvernements. Fr. Thomas de Berlanga, évêque de Terre-Ferme, qui avait
été envoyé par l'empereur pour régler leur différend, était évidemment
partial pour ce dernier. Gagné par le don d'une somme considérable que
lui fit Pizarro, l'évêque persuada à son rival d'entreprendre une
expédition contre le Chili, province située vers le sud. On disait
qu'elle abondait d'autant plus en or et en argent, qu'elle avait
toujours résisté aux attaques des ingas. Heureusement pour moi, je
souffrais encore d'une blessure qui m'empêcha de suivre Almagro, auquel
je m'étais attaché, car le résultat de cette expédition fut désastreux.

Almagro emmenait avec lui le grand prêtre du soleil, et quelques uns des
ingas dont on se défiait, et qu'on était bien aise d'éloigner. Ils
avaient paru y consentir avec plaisir, mais ce n'était qu'une feinte. A
quelque distance de Cuzco, ils trouvèrent moyen de s'échapper, et furent
rejoints par d'autres chefs, qui, sous divers prétextes, avaient quitté
successivement la ville. En peu de jours tout le pays fut en armes, en
proclamant l'inga Mango, que Pizarro avait fait la faute de reconnaître,
et celle plus grande encore de laisser sortir de Cuzco pour aller
célébrer une fête dans la vallée de Yucai. Tous les Espagnols qui
étaient dispersés dans les villages furent massacrés par les Indiens.
Souvent même ils leur faisaient souffrir les plus horribles tourments.
Ils aimaient surtout à leur couler de l'or fondu dans la bouche, et leur
criaient par dérision: Voilà ce métal que vous aimez tant; maintenant
vous pouvez vous en rassasier.



CHAPITRE XIII.

Siége de Cuzco par les Indiens.


Hernando Pizarro, qui commandait alors à Cuzco, avait toujours montré
beaucoup de faiblesse pour les Indiens, et s'était toujours opposé aux
mesures de rigueur que l'on avait voulu prendre contre eux. Il vit alors
que ce n'est que par la sévérité que l'on peut venir à bout de cette
maudite race; mais il était trop tard, et nous eûmes beaucoup à souffrir
de son excès d'indulgence.

Aussitôt qu'il fut instruit de l'insurrection, Hernando fit une sortie
dans la direction de Yucai, espérant se rendre maître de la personne de
l'inga. Mais il le trouva à la tête de deux cent mille Indiens, et fut
forcé de rentrer dans la ville, où nous fûmes bientôt complétement
cernés. Les Indiens, qui n'osaient nous attaquer corps à corps,
profitèrent de ce que les maisons étaient couvertes en paille pour y
mettre le feu au moyen de flèches autour desquelles ils avaient
entortillé du coton enflammé. Toute la ville fut ainsi successivement
incendiée, et nous fûmes obligés de camper au milieu de la grande place
du marché, le seul endroit qui fût à l'abri du feu. Les Indiens nous
lançaient également, au moyen de machines, les têtes de ceux de nos
compatriotes qui étaient tombés sous leurs coups. Notre position était
terrible, car la forteresse, qu'Hernando Pizarro, dans sa folle
confiance, avait laissée presque sans garnison, était tombée, dès la
première attaque, entre les mains des Indiens.

Dans cette situation, on convoqua un conseil de guerre. Les uns étaient
d'avis de s'ouvrir un passage les armes à la main, et de tâcher de
regagner la côte; les autres représentaient que, si l'on abandonnait
Cuzco, il ne fallait pas songer à embarrasser la marche par tous les
trésors qu'on y avait réunis, et qu'ils perdraient ainsi en un seul jour
le prix de leurs travaux. Ils ajoutaient que la prise de cette ville
encouragerait tellement les Indiens, que bientôt les chrétiens, forcés
de se rembarquer, iraient traîner dans leur patrie le reste de leurs
jours dans la pauvreté et le mépris universel. D'ailleurs, il était
probable que l'armée de l'inga ne resterait pas long-temps réunie, et
que le gouverneur Francisco Pizarro, aussitôt qu'il apprendrait notre
position, nous amènerait du secours. Ce dernier parti prévalut, et il
fut décidé qu'on attaquerait d'abord la forteresse, d'où les Indiens
nous incommodaient considérablement.

Cette forteresse, construite de gros quartiers de rochers, n'était
abordable que par un seul côté. Nous l'attaquâmes pendant la nuit, afin
de surprendre les Indiens, car ils ne combattaient jamais après le
coucher du soleil, qu'ils regardaient comme leur dieu, et n'avaient pas
même l'idée de poser des sentinelles. Malgré cela ils montrèrent la plus
grande valeur et nous tuèrent bien du monde. Juan Pizarro, qui nous
commandait, fut blessé à la tête d'un coup de pierre, dont il mourut
quinze jours après. J'eus aussi deux ou trois côtes brisées, mais je fus
rétabli en peu de jours. Je dois citer ici la conduite de l'inga chargé
de la défense de cette forteresse. D'une taille gigantesque, il
combattit long-temps avec une massue garnie de pointes de cuivre. Ses
coups redoutables renversaient tous les assaillants. Jamais il ne fut
possible de pénétrer dans les retranchements par le côté qu'il
défendait. Voyant les Espagnols maîtres de la place, il lança au loin sa
massue, et, se croisant les bras, il se jeta du haut des remparts dans
un précipice, sans vouloir accepter la vie que ses ennemis lui
offraient. Exemple d'autant plus remarquable, que cette nation est
ordinairement faible et timide.

Quelques uns assurent avoir aperçu le glorieux apôtre saint Jacques
monté sur un cheval blanc et combattant à la tête des Espagnols, mais
tant de bonheur n'était pas réservé à un pauvre pécheur comme moi. Je
n'ai rien aperçu, mais il est vrai que j'avais assez à faire de me
défendre avec mon bouclier contre les pierres qui pleuvaient sur moi de
tous les côtés. Cette faveur du ciel était réservée à d'autres, plus
heureux et sans doute plus purs que moi.

Depuis la prise de la forteresse, nos affaires allaient toujours en
s'améliorant. L'inga, craignant une famine, avait été obligé de renvoyer
une grande partie de ses soldats pour cultiver les terres. Il ne nous
attaquait plus, et se contentait de nous bloquer. Nous respirions donc
un peu, et nous nous occupions à soigner nos blessures. Tout d'un coup
nous apprîmes qu'on avait aperçu un corps nombreux d'Espagnols à peu de
distance de Cuzco.



CHAPITRE XIV.

Arrivée d'Almagro. Sa mort.


C'était l'illustre Almagro, qui revenait du Chili. Cette expédition
avait été très malheureuse. Après avoir souffert d'horribles maux dans
des pays déserts et dans des montagnes couvertes de neige, Almagro avait
été obligé, par le manque de vivres, de retourner sur ses pas, sans
pouvoir parvenir dans les riches pays qu'on lui avait fait espérer.
Exaspéré par ce mauvais succès, et par l'injustice qu'on commettait à
son égard en refusant de lui remettre Cuzco, qui faisait partie de son
gouvernement, il s'empara de vive force de la ville. Les Pizarro se
défendirent bravement dans leur maison; mais il les força d'en sortir en
mettant le feu au toit, qui était en paille, et les envoya prisonniers
dans la forteresse. Tous les amis d'Almagro, dont je faisais partie, se
réjouirent de cet heureux succès; mais ils tremblaient que les Indiens
ne profitassent de nos querelles pour nous attaquer de nouveau.
Heureusement pour nous il n'en fut rien: une fois que l'inga eut
dispersé son armée, il ne put jamais parvenir à la réunir.

Si Almagro avait suivi notre conseil, il aurait sur-le-champ fait
trancher la tête aux deux Pizarro, car les morts ne mordent plus; mais
sa générosité le perdit: non seulement il les épargna, mais il les fit
garder avec tant de négligence qu'ils parvinrent à s'échapper et à
rejoindre, à Lima, leur frère Francisco. Celui-ci, qui nous avait
abandonnés pendant le siége, se réveilla quand il apprit que son
autorité était menacée; il leva des troupes et s'avança contre Almagro,
qui se hâta de marcher à sa rencontre: les deux armées se rencontrèrent
dans une plaine que l'on nomme de las Salinas, à quelques lieues de
Cuzco.

Mes larmes tombent sur ma barbe blanche quand je pense à cette fatale
journée. Plusieurs de mes meilleurs amis restèrent sur le champ de
bataille. Ceux qui furent rapportés blessés à Cuzco furent lâchement
assassinés par les soldats de Pizarro. Nos maisons furent pillées comme
si nous avions été des Indiens révoltés. L'infortuné Almagro fut conduit
à Lima, où l'audacieux Pizarro lui fit faire son procès comme rebelle au
roi; tous les serpents de la haine et de l'envie l'enveloppèrent de
leurs replis. Pizarro fit condamner à mort un homme avec lequel il
s'était approché de la sainte table en jurant de le traiter en tout
temps comme son frère.

Almagro fut étranglé dans sa prison, et ensuite son corps exposé sur un
échafaud public comme celui d'un traître. A peine eut-il le temps de
signer un acte par lequel il transmettait tous ses droits au fils qu'il
avait eu d'une Indienne. Tous ceux de ses amis qui ne purent s'échapper
furent jetés en prison, sans pouvoir même obtenir de s'embarquer pour
l'Espagne, où l'on craignait qu'il ne portassent leurs plaintes.
J'aurais partagé leur sort si je n'avais été sauvé par une Indienne avec
laquelle je vivais depuis long-temps, et qui me cacha dans d'immenses
souterrains qui faisaient autrefois partie du temple du Soleil.



CHAPITRE XV.

Aventure de l'auteur dans les souterrains.


J'avais toujours bien traité cette femme, qui avait été avant la
conquête une des vierges consacrées au soleil. Elle avait appris assez
bien l'espagnol, et m'était fort attachée. Quand elle vit ma détresse
elle me dit: «Ce que je vais faire me coûtera probablement la vie, mais
je vais sauver la tienne. Jure-moi par le Dieu que tu portes à ton cou
de ne jamais révéler ce que tu verras, et suis-moi.»

Elle se dirigea vers les ruines du temple qui avait été brûlé pendant le
siége, et s'enfonça dans une excavation tellement basse que nous étions
obligés de ramper sur les pieds et sur les mains. Après avoir marché
ainsi pendant une demi-heure, nous arrivâmes dans une espèce de caveau,
d'où nous descendîmes par un escalier de plus de trois cents marches. Il
nous conduisit dans une vaste caverne qui paraissait creusée dans le
roc. Dans les parois on avait pratiqué douze niches. Chacune contenait
ce que je pris d'abord pour des statues, mais ma conductrice m'apprit
que c'étaient les corps embaumés des douze ingas qui avaient précédé
Huascar.

Chacun de ces corps était assis sur un trône d'or massif, et couvert de
pierres précieuses. Un immense soleil, également en or, couvrait le
plafond. Le sol était couvert, à une hauteur de plusieurs pieds, de
colliers, de bracelets, et d'autres bijoux que les chefs indiens
offraient aux mânes de leurs anciens souverains quand ils venaient
visiter ce lieu: il y avait là plus d'or qu'il n'en eût fallu pour
acheter toutes les Espagnes.

Quand je fus un peu revenu de mon étonnement, l'Indienne me quitta en
promettant de revenir bientôt m'apporter des vivres. Elle revint en
effet, et pendant plus d'un mois elle m'en fournit autant que je pouvais
en consommer.

Au bout d'un temps que je ne pouvais calculer, puisque je n'apercevais
jamais le soleil, l'Indienne cessa de venir. Je n'ai jamais pu savoir
son sort, mais il est probable que quelque Espagnol l'avait tuée ou
vendue comme esclave: car, si ses compatriotes l'avaient massacrée pour
la punir d'avoir révélé leur secret, ils ne m'auraient pas épargné. Je
ne savais que faire; cependant, pressé par la faim, et espérant que la
persécution contre les amis d'Almagro se serait ralentie, impatient
d'ailleurs de jouir de l'immense richesse dont je me voyais possesseur,
je résolus de tenter la fortune.

La chose n'était pas facile, car ma provision d'huile était épuisée en
même temps que mes vivres, et j'étais plongé dans l'obscurité la plus
profonde. Je réussis cependant à retrouver l'escalier et le souterrain,
dont j'eus soin, en sortant, de fermer l'extrémité extérieure avec une
grosse pierre, de crainte que quelqu'un ne fût tenté d'y pénétrer. Je
m'avançai ensuite vers la ville pour tâcher de gagner la maison d'un de
mes anciens amis; mais, pour mon malheur, je tombai sur une garde dont
le chef me connaissait pour un des partisans les plus zélés d'Almagro.
Il me conduisit en prison, et le lendemain, chargé de chaînes, je fus
envoyé à Lima.

Nous marchâmes pendant plusieurs jours, et j'étais sur le point de
succomber à la fatigue, car il me fallait suivre à pied le pas des
chevaux de mes gardiens. A notre arrivée dans les défilés qui conduisent
à Xauxa, les Indiens, qui nous attendaient dans une embuscade, firent
rouler sur nous une grêle de rochers qui fut suivie d'une pluie de
flèches. Mes gardiens furent renversés de leurs chevaux et assaillis par
les Indiens, qui les achevèrent à coups de massue. Le cacique qui les
conduisait était assez au fait de nos discordes pour supposer, en me
voyant chargé de chaînes, que je devais être un ennemi de Pizarro. Il
ordonna donc de m'épargner, et fit panser quelques légères blessures que
les flèches m'avaient faites. Après avoir marché pendant plusieurs jours
à travers d'épaisses forêts, nous arrivâmes dans une forteresse indienne
construite de briques cuites au soleil, où demeurait alors l'inga Mango.
Cette forteresse était située au sommet d'un rocher inaccessible. On
montait jusqu'à une certaine hauteur par un escalier en pierre très
étroit et sans parapet; un homme déterminé aurait pu le défendre seul
contre une armée. L'escalier s'arrêtait à une plate-forme à cent pieds
au dessous de la forteresse. De là, ceux que l'inga admettait auprès de
lui étaient placés dans un grand panier, que l'on tirait du haut des
remparts à l'aide d'une corde de fil de palmier.



CHAPITRE XVI.

Séjour de l'auteur à la cour de l'inga Mango.


Les amis de l'infortuné Almagro étaient tous les jours plus maltraités;
on les appelait les Chilenos, parce qu'ils avaient presque tous pris
part à l'expédition du Chili. Pizarro ne leur permettait pas de
s'éloigner de Lima, dans la crainte d'une révolte; ils étaient en proie
à la plus affreuse misère, parce que, lors du sac de Cuzco, ils avaient
été dépouillés de tout ce qu'ils possédaient. Peut-être aurait-il mieux
fait de leur laisser tenter quelque expédition pour refaire leur
fortune; mais Pizarro était persuadé que, dès qu'ils seraient réunis en
armes, ils se tourneraient contre lui.

Les Chilenos s'étaient mis en rapport avec l'inga, et lui avaient promis
de le rétablir à Cuzco s'il voulait se réunir à eux. Je ne prétends pas
les excuser d'avoir ainsi manqué à ce qu'ils devaient au roi et aux
saints, mais ils étaient réduits au désespoir. Pour persuader l'inga,
ils lui avaient envoyé un certain Antonio Barduna, qui se trouvait alors
dans la forteresse. Comme il me connaissait depuis long-temps, il me
prit sous sa protection, et quand il eut terminé son traité avec l'inga,
il obtint de lui de m'emmener à Lima.

Avant de parler de ce qui s'y passait, je veux dire quelques mots de
Mango inga. S'il avait voulu reconnaître les vérités de notre sainte
foi, il aurait été un prince accompli; mais il était l'ennemi mortel de
N. S. J.-C. et de sa sainte mère, et c'est sans doute pour cela que non
seulement il a subi sur la terre un supplice honteux, mais qu'il brûle
actuellement dans les flammes éternelles de l'enfer. Il était surtout
irrité contre Pizarro, qui avait fait tuer à coups de flèches, après
l'avoir attachée à un arbre, celle de ses femmes qu'il chérissait le
plus.

Mango avait appris à se servir des armes des Espagnols; il montait même
assez bien à cheval, et se servait adroitement de l'épée. Lors de la
grande insurrection, les Indiens nous avaient pris une assez grande
quantité d'armes et de chevaux. Ils ne pouvaient faire aucun usage des
fauconneaux et des arquebuses, parce qu'ils ignoraient la fabrication de
la poudre, mais leurs principaux chefs se servaient des chevaux, plus
hardis en cela que les Mexicains, qui, bien des années après la
conquête, n'osaient encore en approcher. Les Indiens avaient même su
réparer les casques et les armures qui étaient tombés entre leurs mains,
mais avec de l'or, seul métal qu'ils sussent bien travailler, de sorte
qu'on voyait souvent un casque ou une cuirasse rongés de rouille et
rapiécés avec des morceaux d'or fin. Plus il y avait d'or, moins les
Indiens l'estimaient.

Les armes des Indiens sont des lances faites d'un bois très dur, qui
sont quelquefois garnies de cailloux tranchants; il y en a aussi qui ont
des pointes en cuivre. Ils ont aussi des arcs et des flèches, et, pour
combattre de près, des massues. Ils sont assez braves individuellement,
surtout ceux de la race des ingas, mais ils ne savent pas combattre en
ordre, et leurs bataillons sont aisément rompus, surtout par le choc des
chevaux.

Rien n'égale leur dévouement à leur inga. Jamais on n'a pu tirer d'eux,
ni par les menaces ni par les tortures, aucun renseignement sur ses
projets ni sur le lieu où il faisait son séjour. On ne peut non plus
leur faire découvrir les trésors cachés, comme le prouve celui qui est
au milieu de Cuzco, que j'ai vu de mes yeux et dont je n'ai pu
m'emparer. Mon malheureux sort m'a toujours empêché de retourner dans
cette ville. Si j'avais pu le faire, je ne traînerais pas le reste de
mes vieux jours dans la pauvreté.



CHAPITRE XVII.

Mort du marquis Pizarro.


J'ai déjà dit quel était le malheureux sort des amis d'Almagro. On les
avait dépouillés de tout, et on ne leur permettait pas même de
s'éloigner pour chercher une meilleure fortune. Ils étaient si pauvres
au milieu de la richesse générale, que douze d'entre eux qui habitaient
une petite maison dans le faubourg de Lima ne possédaient qu'un seul
manteau, dont ils couvraient alternativement leurs haillons quand ils
allaient par la ville. Moi-même je n'avais pour me vêtir que les étoffes
communes que fabriquent les Indiens, et j'étais obligé de vivre de
racines, de fruits et de chicha, espèce de bière qu'on fabrique avec du
maïs. Nous n'avions pas même l'espérance d'obtenir justice en Espagne.
Le marquis avait défendu qu'aucun de nous s'embarquât, et avait envoyé à
la cour son frère Hernando, pour distribuer de riches présents à toutes
les personnes influentes, et raconter à sa manière tout ce qui s'était
passé. Mais Dieu et sa sainte mère ne permirent pas qu'il aveuglât le
conseil. Il fut renfermé dans la forteresse de Medina del Campo, où il
resta plus de vingt ans.

Nous nous rassemblions quelquefois pour nous raconter nos misères, et,
n'y voyant pas de terme, nous résolûmes de tuer le marquis et de
proclamer à sa place le fils d'Almagro, encore jeune, mais qui
promettait d'avoir un jour les vertus de son père. Nous avions résolu
d'assaillir Pizarro au sortir de la messe, mais les saints qui nous
protégeaient nous épargnèrent ce sacrilége. Au moment de partir, nous
apprîmes qu'il ne s'y était pas rendu, sous prétexte qu'il était malade.
Nous fûmes très effrayés, et nous crûmes tout découvert. Beaucoup
d'entre nous parlaient de se séparer et d'attendre une meilleure
occasion, quand Juan de Herrada, s'élançant vers la porte, s'écria: Si
nous hésitons nous sommes perdus, dès ce soir nous serons dénoncés; je
vous déclare que si vous ne me suivez pas pour exécuter immédiatement
notre projet, je vais tout déclarer au marquis pour me soustraire au
supplice qui nous attend.

Il n'y avait donc plus à hésiter. Tirant nos épées et criant: Vive le
roi, et meure le mauvais gouvernement! nous nous élançâmes vers la
maison qu'habitait Pizarro. Herrada, apercevant l'un de nous qui faisait
un détour pour ne pas traverser une flaque d'eau qui se trouvait au
milieu de la place, le renvoya en lui disant: «Comment! nous allons nous
baigner dans le sang, et tu as peur de te mouiller les pieds?» La porte
de la maison du marquis était heureusement ouverte; on entendait le
bruit que nous faisions sur l'escalier. Quelques uns de ses amis, qui
avaient dîné avec lui, se voyant sans armes, sautent par une fenêtre et
s'enfuient à travers le jardin. Il ne resta auprès du marquis que son
demi-frère Martin de Alcantara, Francisco de Chaves, et deux petits
pages.

Chaves entr'ouvrit la porte pour nous demander ce que nous voulions; il
fut à l'instant percé de plusieurs coups d'épée. Nous lui passâmes sur
le corps, et nous aperçûmes le marquis se faisant boucler son armure par
son frère. Nous nous élançâmes vers lui en criant: Mort au tyran! Je
dois dire que tous deux se défendirent comme des gentilshommes
castillans. Plusieurs de nos amis furent blessés. Alcantara me donna un
coup de tranchant sur le bras, mais au même instant je lui plantai ma
dague dans la poitrine. Le coup fut tellement violent, que le pied me
glissa dans le sang; je tombai, et mes amis, me croyant mort, chargèrent
le marquis avec une nouvelle violence. Celui-ci se défendait comme un
lion; mais, ayant passé son épée au travers du corps de Narvaez, il ne
put la retirer assez vite, et tomba percé de plusieurs coups. Il eut à
peine le temps de tracer sur le sol une croix avec son sang; il
l'embrassa et rendit le dernier soupir.

Aussitôt nous nous répandîmes dans la ville en brandissant nos épées
teintes de sang et en criant: Le tyran est mort, vive le roi et Almagro.
La maison du marquis et celles de ses principaux partisans furent mises
à sac; nous y trouvâmes des trésors immenses, et qui nous dédommagèrent
de nos misères passées. L'or y était dans une telle abondance qu'on
dédaignait d'emporter l'argent. Les partisans de Pizarro cherchèrent à
se réunir pour le venger, et l'on en serait venu aux mains dans toutes
les rues de la ville, si les religieux n'étaient sortis avec le saint
sacrement. Tous ceux qui se trouvaient sur leur passage les
accompagnèrent dévotement après s'être agenouillés; de cette manière
l'effusion du sang fut arrêtée, et l'ordre fut rétabli dans la ville.

Ainsi périt le conquérant du Pérou et le meurtrier d'Almagro. Après
avoir vengé mon ami, je ne pus me défendre de verser quelques larmes sur
celui qui nous avait si souvent conduits à la victoire. Ce sentiment
était général parmi nous, et beaucoup se firent, comme moi, un devoir
d'employer la dîme de ce qu'ils avaient pris dans sa maison à faire dire
des messes pour le repos de son âme. Son corps fut enterré secrètement
par deux de ses domestiques, enveloppé dans un vieux manteau qu'on leur
donna par charité; mais on m'a raconté que, depuis peu de temps, on lui
a élevé un somptueux monument dans la cathédrale de Lima.



CHAPITRE XVIII.

Gouvernement d'Almagro le fils. Bataille de Chupas.


Après avoir donné à la joie les premiers moments de notre délivrance,
nous nous empressâmes d'envoyer dans tout le Pérou la nouvelle de ce qui
s'était passé. Les partisans des Pizarro, et surtout Holguin, qui
commandait à Cuzco, se soulevèrent contre nous. Nous serions venus à
bout de les réduire; mais Dieu trouvait sans doute que nos péchés
étaient bien grands, car il nous envoya un nouveau fléau en la personne
du licencié Vaca de Castro, qui arriva d'Espagne presque au moment de la
mort du marquis.

Le licencié Vaca de Castro était chargé de pleins pouvoirs de S. M. S'il
était arrivé plus tôt il nous aurait sans doute fait rendre justice;
mais en apprenant la mort du marquis, il se déclara contre nous, et ne
voulut pas même entendre nos justifications. Comme tous les partisans
des Pizarro avaient couru au devant de lui, il eut bientôt réuni une
nombreuse armée. Dieu sait que nous n'avions aucune intention de nous
révolter contre lui; mais Vaca de Castro n'était entouré que de gens qui
lui demandaient vengeance, et nous dépeignaient comme les plus grands
scélérats. Il fallut donc nous préparer à la résistance. Nous n'aurions
pas même eu assez d'armes, si Mango inga, toujours fidèle à la mémoire
d'Almagro, n'eût consenti à nous rendre l'artillerie et les arquebuses
qui étaient tombées entre ses mains lors du siége de Cuzco. Il nous
envoya également un nombre de guerriers choisis, commandés par son frère
l'inga Paullo.

Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Chupas. Notre parti
se distinguait par des écharpes blanches, celui des Pizarro par des
écharpes rouges. Le feu de notre artillerie fit éprouver à l'ennemi des
pertes considérables, et la victoire semblait se déclarer pour nous
quand Almagro, entraîné par la vivacité de l'âge, sortit de sa position
pour attaquer la cavalerie ennemie, commandée par Caravajal. Il était
parvenu à la mettre en déroute; mais, Vaca de Castro ayant profité d'un
moment de désordre pour le charger en flanc avec sa réserve, notre
cavalerie se débanda et entraîna l'infanterie dans sa fuite. Je fus
moi-même renversé avec mon cheval, et je restai sur le champ de bataille
sans pouvoir me relever. Le coucher du soleil mit fin au carnage, et,
pendant la nuit, les Indiens qui s'étaient tenus cachés dans les forêts
pendant le combat vinrent comme des loups enragés mutiler et dépouiller
les morts; ils égorgèrent tous les blessés qu'ils découvrirent;
heureusement j'étais parvenu à me traîner dans un épais buisson, et, au
milieu de l'obscurité, ils ne m'aperçurent pas.

Tous ceux de nos malheureux compagnons, le jeune Almagro lui-même, qui
tombèrent entre les mains de Vaca de Castro, furent mis à mort sans
pitié; leurs propriétés furent distribuées aux vainqueurs. Heureusement
pour moi, je fus près de deux jours sans pouvoir me relever, et, quand
je fus en état de le faire, le champ de bataille était désert; il n'y
avait de vivant autour de moi que des bandes de vautours occupés à
dévorer les cadavres des hommes et des chevaux. Je gagnai avec bien de
la peine un village indien, où quelques uns des guerriers de Paullo inga
avaient déjà trouvé un refuge. Heureusement ils me reconnurent pour un
des leurs, de sorte que les Indiens m'épargnèrent, tandis qu'ils étaient
impitoyables envers tous les blessés du parti des Pizarro.

Je passai quelques semaines dans ce village. Un Indien que j'avais
envoyé pour savoir ce qui se passait revint m'annoncer que Vaca de
Castro avait ordonné, sous les peines les plus sévères, de lui livrer
tous les partisans d'Almagro, et qu'il faisait exécuter impitoyablement
tous ceux qui tombaient entre ses mains. Je ne savais que devenir.
Rentrer au Pérou, c'était courir à une mort certaine; rester au milieu
des Indiens, c'était traîner une vie misérable que terminerait une mort
sans confession. Je résolus donc à tout hasard de me diriger vers le
nord, et, si je pouvais gagner un des ports du golfe du Mexique, de
m'embarquer de là pour l'Espagne.



CHAPITRE XIX.

Voyage de l'auteur jusqu'à Sainte-Marthe.


Protégé par les Indiens, je gagnai d'abord la ville de Quito et ensuite
la province de Popayan, qui avait jadis été conquise par Sebastian de
Benalcazar. Je passai près d'un an à faire cette route. L'Indien qui me
conduisait, nommé Chuspa, avait été chasqui ou courrier au service de
l'inga. Il connaissait très bien tout le pays, et me faisait éviter tous
les endroits habités par des Espagnols, qui m'auraient livré à mes
ennemis. Nous souffrîmes souvent de la faim, et pendant tout ce temps
nous ne mangions presque que des serpents, des grenouilles, des racines
et l'écorce de certains arbres qu'il connaissait, et dont le goût
ressemble à celui de la cannelle.

Quand nous approchâmes de Popayan, dernière limite des états de l'inga,
mon guide me déclara qu'il ne pouvait me conduire plus loin, le pays lui
étant complétement inconnu. Je me décidai donc à entrer dans la ville,
et mon premier soin fut d'aller entendre une messe et de me confesser.
Je m'approchai d'un religieux de la Merci, et, à mon grand étonnement,
quand il m'eut adressé la parole, je reconnus ce Maldonado que j'avais
laissé à Ceuta, marié avec la belle Juive. Nous nous racontâmes nos
aventures. Maldonado se conduisit envers moi en véritable ami. Il me dit
que je ne serais pas en sûreté à Popayan, mais qu'il allait partir pour
Santa-Fé de Bogota, dans le pays des Muyzcas, et qu'il m'emmènerait avec
lui. En attendant, il me cacha dans son couvent.

Le voyage de Popayan à Santa-Fé passe pour rude et difficile; mais ce
n'était rien après toutes les fatigues que j'avais éprouvées. Don Alonso
Luis de Lugo, gouverneur de ce pays, que l'on avait surnommé la
Nouvelle-Grenade, me fit une très bonne réception. Je l'accompagnai dans
une expédition contre les Indiens Muzos, dont le pays est célèbre par
ses mines d'émeraudes. Mais nous perdîmes beaucoup de monde dans cette
occasion, sans avoir pu les soumettre. Il fallut y renoncer pour envoyer
des secours sur la côte: elle était alors menacée par des corsaires
français, qui avaient pillé et brûlé Sainte-Marthe et Carthagène. Je
profitai de cette occasion pour me rapprocher de l'Espagne, où j'avais
dessein de retourner.

Pendant notre marche nous entendîmes parler d'une nation appelée les
Tayronas. On nous raconta que dans leur temple on voyait des images du
soleil et de la lune en or et en argent. Nous résolûmes de nous emparer
de ce village, qui était entouré d'une triple rangée de palissades
tournant sur elles-mêmes comme un colimaçon, et ne laissant au milieu
qu'un passage fort étroit. Nous l'attaquâmes au milieu de la nuit. Les
Indiens firent une courageuse résistance, et nous n'y pénétrâmes
qu'après avoir perdu un assez grand nombre des nôtres. Mais quand nous
entrâmes dans le temple, le soleil et la lune s'étaient éclipsés, soit
qu'ils n'eussent jamais existé, soit que les Indiens les eussent
emportés. Mon seul bénéfice dans cette affaire fut un coup de flèche
dans la cuisse. Heureusement qu'elle n'était pas empoisonnée. J'en fus
quitte pour boiter pendant quelque temps, tandis que j'ai souvent vu des
Espagnols mourir dans d'affreuses convulsions après avoir été blessés
par les flèches de ces sauvages.

Arrivés à Sainte-Marthe, nous trouvâmes la ville dans le plus déplorable
état. Les corsaires de la Rochelle l'avaient réduite en cendres après
l'avoir pillée. Les habitants s'étaient enfuis dans les bois à leur
approche, mais ils y étaient revenus après leur départ, et y avaient
construit quelques huttes en branchages. Je m'y embarquai sur un
vaisseau destiné pour la Corogne, qui eut bien de la peine à se procurer
les vivres nécessaires pour la traversée, tant ils étaient rares dans la
ville. Après quelques jours de navigation nous nous trouvâmes au milieu
des corsaires français. Notre vaisseau était trop faible pour essayer de
se défendre. Nous tombâmes donc entre les mains des hérétiques, qui nous
conduisirent à la Rochelle.



CHAPITRE XX.

Mariage de l'auteur; son retour à Jaen sa patrie.


Nous arrivâmes en quelques semaines à la Rochelle. C'est une ville très
forte, entourée d'un mur flanqué de hautes tours. Les habitants sont
devenus très riches par le commerce. Ils sont nominalement sous
l'autorité du roi de France, mais par le fait ils se gouvernent en
république. Cette ville est infectée d'hérésie, et les sectateurs de
Calvin en ont expulsé les catholiques. Aussi ils haïssent les Espagnols,
et leurs vaisseaux ne les épargnent pas quand ils les rencontrent dans
leurs courses. Ils ont successivement pillé presque toutes les côtes du
golfe du Mexique.

Je dois dire cependant que le capitaine du vaisseau dont j'étais le
prisonnier se conduisit très bien à mon égard. Il me laissa mes hardes
et quelques objets à mon usage. Mais comme cela ne m'aurait pas fait
vivre long-temps, il me procura quelques leçons de mandoline, qui, si
elles ne m'enrichissaient pas, me faisaient au moins subsister.

Parmi mes élèves se trouvait la fille d'un vieux marchand huguenot très
riche. Ce n'était pas qu'il approuvât cet amusement, qu'il traitait de
profane, mais il ne savait rien refuser à sa fille. Malgré cela elle
trouvait sa maison un séjour bien triste; les sons de ma musique firent
arriver l'amour dans son coeur, et, sur ma promesse de l'épouser, elle
consentit à fuir avec moi la maison paternelle pour se réfugier en
Espagne. Notre projet ne tarda pas à être mis à exécution. Nous fîmes
une copieuse saignée à la caisse du beau-père, et grâce à la protection
des saints, qui riaient sans doute de voir dévaliser un huguenot, nous
arrivâmes à Bordeaux. Comme nous craignions d'être poursuivis par la
justice, nous nous hâtâmes de quitter les terres de France. Aussitôt
notre arrivée à Bilbao, je me hâtai de tenir à ma Catherine la parole
que je lui avais donnée. Un Père de la Merci se chargea de la
réconcilier avec la sainte église catholique, et nous donna ensuite sa
bénédiction dans l'église de Saint-Isidoro.

Nous avions encore un bien long voyage à faire par terre; nous
traversâmes Burgos, Madrid et les plaines de la Manche. En arrivant près
d'Anduxar, nous fûmes attaqués par une troupe de ces Maurisques qui
parcourent les Espagnes pour échapper aux édits, et complétement
dévalisés. Après nous avoir fait toutes sortes d'outrages, ils nous
abandonnèrent en nous attachant à des arbres, et nous aurions sans doute
péri, sans une troupe de bohémiens qui passa par là quelques heures
après et qui nous détacha. Nous avions tout perdu, et nous ne pûmes
gagner Jaen qu'en demandant l'aumône de village en village. J'y rentrai
après dix-huit ans, aussi pauvre que j'en étais parti. Mes parents
n'étaient pas dans une position plus heureuse, et l'âge ajoutait encore
à leurs souffrances. Ma pauvre femme ne put résister long-temps à ses
chagrins, et je la perdis peu de temps après. Je fis, mais en vain,
quelques efforts pour trouver de l'emploi. D'ailleurs mon caractère
aventureux ne me permettait pas de jouir d'une vie tranquille. Je rêvais
jour et nuit du trésor que je connaissais à Cuzco. Je pris donc la
résolution de tenter encore une fois la fortune, et de retourner aux
Indes.



DEUXIÈME PARTIE.



CHAPITRE I.

Voyage de l'auteur en Allemagne.


Dans mon dessein de retourner aux Indes, je me dirigeai vers Séville, où
D. Estevan de Guevara levait des troupes pour le Mexique. C'était un de
mes anciens camarades du Pérou. Il me fit très bon accueil et me choisit
pour son lieutenant; sa compagnie était formée, et nous allions nous
embarquer quand notre destination changea tout à coup. Les hérétiques de
l'Allemagne, ayant à leur tête le duc de Saxe, s'étaient soulevés contre
notre magnanime empereur, et celui-ci appelait à son aide ses fidèles
Castillans. D. Estevan nous proposa de renoncer pour le moment à notre
expédition, et d'aller en Allemagne châtier les luthériens. Cette
proposition fut reçue avec des acclamations, et notre vaisseau se
dirigea vers Anvers.

Cette ville, comme toutes celles des Pays-Bas, est très riche, mais tout
ce pays est infecté de mauvaises doctrines. Nous aurions volontiers
porté remède à ces deux inconvénients, mais le temps ne le permettait
pas, et, d'ailleurs, l'empereur avait une faiblesse incroyable pour ces
gens-là, peut-être parce qu'il était lui-même Flamand. Le bourgmestre
d'une petite ville nommée Malines fit pendre deux ou trois de nos
soldats qui s'étaient approprié de la vaisselle d'argent, et notre
capitaine, malgré ses plaintes réitérées, ne put pas en obtenir justice.
Quelques autres, s'étant écartés pour trouver des vivres, furent battus
et maltraités par les paysans; croirait-on que, dans ce pays de
bourgmestres, on s'avisa encore de donner raison à ceux-ci?

Heureusement les choses changèrent quand nous fûmes entrés sur le
territoire de l'empire. Si l'on n'y buvait que du vin aigre et un
détestable mélange qu'ils nomment de la bière, et qui paraît sortir de
la cuisine de Lucifer, on avait du moins la satisfaction de les boire
souvent dans des vases d'argent, qu'on emportait pour se souvenir de ses
hôtes et pour n'en être pas oublié. Les vivres y sont aussi fort
abondants. Ces misérables hérétiques veulent faire leur paradis dans ce
monde; mais nous leur donnâmes un avant-goût de la réception qui les
attend dans l'autre.

Nous rejoignîmes l'armée de l'empereur assez à temps pour assister à la
bataille de Mühlberg, où le duc de Saxe fut fait prisonnier, et où les
troupes espagnoles se couvrirent d'une gloire immortelle. La religion
catholique fut rétablie partout, et le _Te Deum_ chanté dans toutes les
églises. Ce pays est très fertile; on y trouve même des mines d'argent,
surtout dans une petite ville nommée Annaberg. Dans une autre ville,
nommée Vittemberg, nous trouvâmes le tombeau de l'archihérésiarque
Martin Luther. Nous voulions le détruire et jeter ses cendres au feu,
mais on nous en empêcha par l'ordre exprès de l'empereur. Il fut
toujours trop indulgent pour les hérétiques, et ce fut là son plus grand
défaut; on ne saurait le reprocher à notre glorieux monarque Philippe
II, actuellement régnant.

Après sa victoire, l'empereur se rendit à Augsbourg, où devait se réunir
la diète germanique; il avait, dit-on, l'intention de faire élire son
fils pour son successeur à l'empire, mais il ne put y parvenir. Il était
bien étonnant pour nous autres vétérans des Indes, qui avions vu mettre
à mort les puissants souverains du Mexique et du Pérou par des officiers
de peu d'importance, de voir l'empereur obligé de se soumettre à la
volonté de quelques petits princes, et de solliciter leurs suffrages
sans pouvoir les obtenir. Qu'étaient le prince de Hesse et le marquis de
Brandebourg auprès du puissant Montezuma ou du grand Atabaliba, qui
auraient pu payer leur rançon avec les joyaux qui ornaient un de leurs
serviteurs? Cette réflexion, et la discipline qu'on cherchait à
introduire, me dégoûtaient de la guerre d'Europe et me faisaient désirer
de retourner aux Indes.



CHAPITRE II.

Séjour de l'auteur en Allemagne.


Ce qui m'étonnait surtout, c'est que, parmi les soldats allemands de
l'empereur, il n'existait pas plus de foi que parmi les luthériens.
Jamais ils n'employaient la moindre partie de leur butin à faire dire
des messes ou à faire des offrandes à la vierge ou aux saints. Cependant
personne ne savait mieux qu'eux moissonner dans le champ d'autrui et
découvrir les cachettes. Je croyais qu'aux Indes nous avions trouvé tous
les moyens de faire parler les prisonniers, mais j'avoue qu'à cet égard
ils pouvaient nous en remontrer. Je les aurais même blâmés s'il ne se
fût agi d'hérétiques, race dévouée à tous les tourments.

Quand ils s'étaient emparés d'un paysan, ils lui serraient le front avec
une corde, lui écrasaient les doigts avec la vis d'un mousquet, ou lui
mettaient les pieds sur des charbons ardents, après les lui avoir
frottés de lard. Nous avions employé tous ces moyens aux Indes; mais ils
avaient encore d'autres inventions: ils étendaient quelquefois le
patient la face sur un banc, et, prenant une cordelette garnie de
noeuds, ils la tiraient comme une scie sur la chair nue, de sorte
qu'elle parvenait enfin jusqu'aux os; ils appelaient cette opération
jouer de la contrebasse, et il était rare qu'elle ne fît pas avouer au
patient où il avait caché son argent. Ces Allemands avaient encore une
invention assez plaisante et dont nous nous sommes souvent amusés: après
avoir frotté les pieds de l'hérétique avec du sel mouillé, ils les
faisaient lécher par une chèvre. Le chatouillement produit par ce moyen
les faisait éclater d'un rire inextinguible, et qui aurait fini par les
tuer s'ils n'eussent terminé la plaisanterie d'une manière non moins
agréable pour nous, c'est-à-dire en nous livrant ce qu'ils voulaient
nous dérober. Cette méthode est très bonne et n'a qu'un inconvénient:
c'est qu'on n'a pas toujours une chèvre sous la main, et qu'il est très
difficile de prendre ces animaux une fois qu'ils sont sortis de leur
étable.

Je ne dois pas oublier une querelle que j'eus avec un capitaine allemand
nommé Wolff. Cet homme, sans éducation, était d'une force prodigieuse.
On racontait qu'il était autrefois colporteur, employé par un marchand
de Cologne pour aller vendre de la verrerie dans les villages. Un jour
il fut rencontré par trois soldats qui voulaient le dépouiller. Il les
supplia de lui permettre de poser son paquet par terre, et quand il en
fut débarrassé il les assomma tous trois avec son bâton de voyage.
N'osant plus rentrer chez lui après ce bel exploit, il prit parti dans
les troupes et parvint au grade de capitaine.

Bien qu'il ne crût guère ni à Dieu ni à ses saints, ce Wolff, au lieu de
les invoquer, avait recours à toutes sortes de sorcelleries; il portait
des amulettes et autres inventions du démon, pour se mettre à l'abri des
blessures. Il avait surtout la manie d'apprendre à connaître l'avenir,
et ses camarades avaient abusé plus d'une fois de cette manie et de sa
simplicité pour lui jouer des tours. Un jour nous étions logés dans un
village et couchés dans le même lit; il remit la conversation sur la
devinaille, et je finis par lui dire qu'en Espagne nous avions des
moyens de deviner qu'il ne connaissait pas. C'était le gratter où il lui
démangeait, et il me supplia de les lui enseigner. Après m'être
long-temps fait prier je feignis d'y consentir, et je lui dis de mettre
la tête sous la couverture, en prononçant certaines paroles. Il n'y
manqua pas, et je laissai échapper ce que je ne tenais pas avec les
mains. Il sauta en bas du lit en me disant un torrent d'injures, pendant
que je lui répétais, en éclatant de rire: Capitaine, vous avez deviné.
Cette aventure amusa toute la ville, et fut même racontée à la table du
général. Mais il fallut joindre un coup d'épée à cette pointe d'esprit
pour que Wolff fût complétement satisfait. Quoique gentilhomme, je ne
crus pas devoir lui refuser la satisfaction qu'il demandait. Nous nous
battîmes dans un petit bois près de la ville, et je lui passai mon épée
au travers du corps. Heureusement le général avait trop ri de la
plaisanterie pour me tourmenter à cause de cette affaire.



CHAPITRE III.

Second mariage de l'auteur.


On nous envoya tenir garnison dans une petite ville nommé Landshut.
C'était un assez triste séjour, surtout en hiver, et ce fut là que je
vis pour la première fois la terre couverte de neige. Nos Espagnols ne
pouvaient s'accoutumer à ce triste climat. Un jour que nous traversions
un village, nous fûmes poursuivis par des chiens, et quand nous voulûmes
prendre des pierres pour les leur jeter, la gelée les avait si fortement
attachées à la terre que nous ne pûmes les arracher. L'un de nous
s'écria, et c'était bien notre sentiment à tous: Maudit pays, où on
lâche les chiens et où l'on attache les pierres!

J'avais remarqué, près de la maison où j'étais logé, celle d'un vieux
colonel pensionné qui avait une fille charmante. A force de passer et de
repasser devant ses fenêtres, j'avais fini par m'en faire remarquer
aussi. Encouragé par l'attention qu'elle paraissait me témoigner,
j'allai, selon l'usage de l'Andalousie, chanter le soir sous ses
fenêtres, en m'accompagnant de la mandoline. Il fallait que mon amour
fût bien brûlant pour résister au froid terrible que j'avais à
supporter. Enveloppé de mon manteau, je passais chaque nuit quelques
heures sous sa fenêtre. Enfin elle se montra, et nous fûmes bientôt en
conversation réglée, car elle avait suivi son père dans les guerres
d'Italie, et je parlais la langue de ce pays.

Peu à peu je gagnai du terrain. Le froid était tel, qu'il y aurait eu de
la cruauté à ne pas me laisser entrer dans la chambre, et de là au lit
il n'y avait pas assez loin pour qu'un voyageur comme moi n'eût bientôt
trouvé le chemin. Tout allait donc pour le mieux, quand, un matin,
réveillé par un bruit inattendu, j'aperçus le colonel au pied du lit,
accompagné de quatre Croates armés de mousquets, et d'un père capucin.
Il me déclara qu'il avait amené ce capucin pour me marier ou recevoir ma
confession de mort, à mon choix, car il ne voulait violenter personne.

J'étais honteux comme un renard qu'une poule aurait pris au piége,
d'autant plus qu'en regardant la jeune fille je m'aperçus qu'elle
n'était nullement effrayée, c'est-à-dire qu'elle était complice de son
père. Je pensai que le mieux était de faire bonne mine à vilain jeu, et
de ne pas lutter contre un homme qui avait pour lui Manille, Spadille et
Basta[6]. Je consentis au mariage, qui fut célébré sans qu'on nous
laissât même sortir du lit, et le colonel se retira en nous souhaitant
une bonne nuit d'un air ironique. Je pensai probablement comme lui que
j'avais assez chanté pour ce jour-là, et, quoique ma mandoline fût dans
un des coins de la chambre, je n'étais nullement disposé à faire des
roulades.

  [6] Termes du jeu de l'hombre.

Une fois marié, je résolus de quitter le service, d'autant plus que mon
histoire n'aurait pas manqué de se répandre, et que je redoutais
d'avance les railleries de mes camarades. Mais où la chèvre est attachée
il faut bien qu'elle broute. J'aimais ma femme, et après tout, en
supposant qu'elle fût complice de son père, je ne pouvais lui en vouloir
de m'avoir mis dans l'obligation de l'épouser, puisque je le lui avais
promis. Nous allâmes ensemble à Vienne, où, grâce à mes services et à
l'appui de quelques amis de mon beau-père, j'obtins une place d'écuyer
dans la maison de l'empereur.



CHAPITRE IV.

Séjour de l'auteur à Vienne. Sa fuite chez les Hongrois sauvages.


Mon séjour à Vienne dura environ une année. Cette ville est tellement
fréquentée par les Espagnols, qu'il est inutile de la décrire. On nous y
voit cependant avec jalousie, et les Allemands sont tellement
querelleurs, surtout quand ils ont bu, qu'il est bien difficile à nos
Espagnols d'éviter d'avoir quelques démêlés avec eux. Cependant je
m'acquittais tranquillement de mon emploi, et je vivais en assez bonne
harmonie avec mes camarades, quoiqu'ils ne pussent pas me pardonner de
ne pas m'enivrer comme eux. J'aurais probablement fini mes jours dans
cette ville, sans un événement qui a empoisonné le reste de ma vie.

Un jour un des principaux officiers de l'empereur me fit appeler, et me
proposa une compagnie de cavalerie dans l'armée qu'on levait alors
contre les Turcs. Je m'empressai d'accepter, mais, à mon grand
étonnement, quand je l'annonçai à ma femme, je crus m'apercevoir qu'elle
n'en était ni surprise ni fâchée. Cela éveilla mes soupçons. Je l'épiai,
et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'elle était d'intelligence avec cet
officier, et que c'était pour jouir plus tranquillement de leurs amours
qu'ils avaient résolu de m'envoyer en Hongrie combattre le croissant,
tandis qu'ils l'introduisaient dans ma maison.

Mon parti fut bientôt pris. Je feignis de partir, et au milieu de la
nuit un valet que j'avais mis dans la confidence me rouvrit la porte de
la maison. Je trouvai les deux amants occupés à fêter mon départ, et je
vis aussi clairement que possible que, si le saint était absent, la
chapelle n'était pas vacante. Je me vengeai comme il convient à un noble
Espagnol. Après avoir poignardé ma femme, je mis à mon ennemi la pointe
de ma dague sur le coeur, en lui jurant de le traiter de même s'il ne
reniait Dieu et sa sainte mère. Il y consentit lâchement, et j'eus la
consolation de l'envoyer dans l'autre monde chargé d'un péché mortel, et
de tuer son âme avec son corps.

L'on n'est pas aussi indulgent à Vienne qu'en Espagne pour la juste
vengeance d'un mari outragé. D'ailleurs, j'étais sans amis et sans
protecteurs. Je ne savais que devenir, quand mon valet, qui craignait
lui-même d'être impliqué dans cette affaire, me proposa de me réfugier
chez ses compatriotes les Hongrois sauvages ou Czeclers.

Ces Czeclers sont les restes des Hongrois qui s'étaient révoltés contre
l'Autriche. Ils habitent de vastes plaines, dont la possession est sans
cesse contestée entre les Turcs et les Allemands. Bien qu'ils se disent
chrétiens, ils pillent indistinctement les deux nations. Toujours prêts
à se réunir au plus fort, ils ne vivent que de butin, et vendent aux uns
ce qu'ils ont pris aux autres. Ils passent leur vie à cheval, et ne
donnent d'autre préparation à la viande que de la placer pendant une
heure ou deux sous la selle de leur cheval pour la mortifier un peu.
Voilà les gens chez lesquels je fus forcé de me réfugier, et encore nous
ne pûmes arriver chez eux qu'en traversant des montagnes désertes dans
lesquelles nous faillîmes périr plusieurs fois.

Peu à peu je m'accoutumai à leur genre de vie. Notre demeure principale
était un ravin presque inaccessible, traversé par un torrent. Nous
pouvions former une troupe de deux ou trois cents cavaliers, et nous
n'en sortions que la nuit pour aller piller les villages turcs. Nos
déprédations finirent cependant par fatiguer ceux-ci; les plaintes
arrivèrent au sultan Soliman, qui régnait alors, et celui-ci ordonna au
pacha de Belgrade d'en finir avec nous à tout prix.

Nos espions nous annoncèrent un jour le passage d'une riche caravane.
Nous allâmes l'attendre; mais au lieu de paisibles marchands nous
trouvâmes une troupe de janissaires, qui nous reçurent à coups de
mousquet. Nous essayâmes de battre en retraite; mais elle était coupée,
car nos espions nous avaient vendus aux Turcs. Chacun se dispersa pour
fuir de son mieux, mais, pour mon malheur, je m'embourbai dans un
marais. Un spahis cassa la tête de mon cheval d'un coup de pistolet, et
me força à me rendre. Il m'attacha à la queue de sa monture, me traîna
ainsi jusqu'à Belgrade, et le lendemain il me vendit pour un ducat à un
marchand d'esclaves, qui me conduisit à Constantinople.

Je faisais partie d'une troupe de plusieurs centaines d'esclaves
chrétiens. On nous avait divisés par bandes de vingt, qui marchaient à
la file. Afin de nous empêcher de nous échapper, on nous avait rivé au
cou des fourches, dont chacun, pour pouvoir marcher, était obligé
d'appuyer le manche sur l'épaule de celui qui le précédait. On ne les
ôtait pas même la nuit. A mesure que nous avancions, on augmentait les
coups, en diminuant la nourriture, de sorte que quand nous arrivâmes à
Constantinople nous pouvions à peine nous tenir sur nos jambes.



CHAPITRE V.

Histoire d'Aben-Humeya.


Quelques jours après mon arrivée, je fus vendu à un Turc, qui m'emmena
chez lui. Je fus bien étonné quand il m'adressa la parole en espagnol,
et bien davantage encore quand, en examinant ses traits, ils ne me
semblèrent pas inconnus. Il me regardait aussi avec étonnement, et
m'interrogea sur mon nom et ma patrie. Quand je lui eus répondu, il me
demanda: Ne te rappelles-tu pas un certain Thomas Corcobado, dont la
mère vendait des légumes dans la rue de _Los Caballeros_. A ces mots il
me tomba des yeux comme des écailles, et je reconnus un jeune Maurisque
avec lequel j'avais joué cent fois dans les rues de Jaen.

Il me traita avec amitié, me fit ôter mes fers et me fit donner tout ce
dont j'avais besoin. Quand je fus remis par quelques jours de repos et
de bonne nourriture, il me raconta son histoire. Il était de la race des
Gazules, illustre dans les annales de Grenade. Comme la plupart des
Maurisques, son père, tout en feignant de se convertir à notre sainte
foi, pratiquait en secret ses superstitions idolâtres. Mais il ne put
échapper à la sainte inquisition, et fut brûlé lors de l'autodafé par
lequel on célébra l'avénement de notre glorieux empereur Charles V. Sa
mère se retira à Jaen, où ils vécurent assez pauvrement d'un petit
commerce de légumes. Quand les Maures se révoltèrent dans les Alpuxares,
Thomas alla les rejoindre, et quitta son nom chrétien de Thomas pour
reprendre celui d'Aben-Humeya.

Tout le monde connaît les glorieuses victoires remportées sur les
Maurisques par le marquis de Mondexar, dans lesquelles la valeur
espagnole brilla d'un nouveau lustre. Aben-Humeya s'était distingué dans
plusieurs combats, et fut un de ceux qui, sous la conduite d'Aben-Farax,
défendirent si long-temps le château d'Albaycin. Contraints enfin de se
rendre, ils furent conduits prisonniers à Antequère et de là à Malaga,
où on les envoya raser Neptune avec un couteau de bois, comme on dit à
Séville, ou, pour parler plus clairement, ramer sur les galères de Sa
Majesté. Heureusement pour Thomas ou Aben-Humeya, sa galère fut prise
auprès de l'île de Chypre, où elle avait été envoyée porter des secours
aux Vénitiens qui défendaient Famagouste. Il fut mis en liberté, prit du
service, et devint bientôt capitaine de la même galère où jadis il avait
ramé. Il s'enrichit par des prises sur les Génois et les Vénitiens, et
était devenu l'un des plus riches Turcs de Constantinople, et l'un des
favoris de Soliman. Je dois lui rendre la justice qu'il me traita plutôt
comme son ami que comme son esclave. Mais il fit tous ses efforts pour
me convertir à sa fausse religion. Grâce à la protection de ma sainte
patronne, je résistai à tous ses efforts. Ce fut en vain qu'il m'offrit
la main d'une de ses filles et une partie de ses trésors. Je préférai à
toutes ses offres le salut de mon âme. J'essayais, de mon côté, de lui
persuader de rentrer en Espagne et de solliciter le pardon de notre mère
la sainte Eglise; mais il ne voulut pas non plus m'écouter.

J'espérais qu'il se déciderait à me donner ma liberté et les moyens de
retourner en Espagne; mais, sans me refuser, il me remettait toujours.
Ses pensées se tournaient sans cesse vers son ancienne patrie, et il
était heureux d'avoir quelqu'un avec qui il pût en parler.
Malheureusement pour moi, il mourut peu de temps après; l'on vendit tous
ses effets, et par conséquent ses esclaves. Je fus acheté par un nommé
Ali, qui se préparait à faire le pèlerinage de la Mecque, et je
m'embarquai avec lui peu de jours après pour Tripoli de Syrie. Les
commencements de notre voyage furent heureux; mais, au moment d'entrer
dans le port, nous fûmes assaillis et pris par une galère de Malte. En
arrivant dans cette ville, on remit les esclaves chrétiens en liberté,
et les religieux de la Merci distribuèrent à chacun de nous dix écus
pour l'aider à regagner sa patrie. Le capitaine d'un navire espagnol me
prit à son bord par charité, et six semaines après j'étais à Séville.



CHAPITRE VI.

Départ de l'auteur pour les Indes. Son naufrage à la Bermude.


J'avais pris, comme on l'a vu, le plus long pour me rendre aux Indes,
mais je n'avais pas renoncé à mon projet. Le trésor des ingas me tenait
toujours au coeur, et je n'avais pas perdu l'espoir de le recouvrer. Je
m'embarquai donc pour Porto-Bello, d'où je devais, en traversant
l'isthme, me rendre à Panama, et de là au Pérou.

Nous approchions du terme de notre voyage, quand nous fûmes assaillis
par une horrible tempête. Nous fûmes plusieurs jours sans savoir où nous
étions; enfin, nous aperçûmes la terre très près de nous, et presqu'en
même temps nous touchâmes sur un rocher. On se hâta de jeter la
cargaison par dessus le bord pour alléger le navire, et, le temps
s'étant un peu radouci, on s'occupa du sauvetage des passagers. Les uns
se jetaient tout nus à la mer et gagnaient la côte; les autres voulaient
sauver leurs effets les plus précieux et étaient engloutis par les
vagues. Nous employâmes le restant de la journée et celle du lendemain à
ramasser tous les objets que la mer jetait sur la rive; mais ce
n'étaient guère que des pièces de bois et quelques caisses de biscuit
avarié. Nous manquions surtout de vêtements, car nous étions presque
tous entièrement nus. Une jeune femme d'Antequère, qui accompagnait son
mari, revêtu de la charge de contador, eut tant de honte de se voir dans
cette position que, pour cacher sa nudité, elle exigea de son mari de
l'enterrer dans le sable; elle n'en voulut jamais sortir, et périt dans
cette position. Que la reine des anges ait pitié d'elle.

Notre pilote nous annonça que nous étions dans l'île de la Bermude, et
que nous y péririons infailliblement, parce qu'on y manquait
complétement d'eau. Heureusement cette dernière prévision ne se réalisa
pas, et nous réussîmes à découvrir une source d'une eau qui, quoique
saumâtre, nous fit le plus grand plaisir. Nous parvînmes à allumer du
feu en frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, méthode que
quelques uns d'entre nous avaient apprise des Indiens. Assurés de notre
existence, nous construisîmes quelques cabanes avec les débris du
navire, en attendant qu'il plût à Dieu de nous délivrer de cette
solitude. Nous prenions assez de tortues et de poissons pour suffire à
notre nourriture journalière.

La discorde ne tarda pas à se mettre parmi nous. Les matelots, qui
faisaient bande à part, exigèrent qu'on leur abandonnât les femmes de
quelques passagers. Ceux-ci s'y étant refusés, ils nous livrèrent un
combat sanglant. Heureusement nous n'avions pas d'armes dangereuses.
Chacun s'arma des pièces de bois qui lui tombèrent sous la main, et il y
eut plus de têtes cassées que de vies perdues. Quelques religieux qui se
trouvaient parmi nous s'entremirent pour rétablir la paix, et il fut
convenu qu'on remettrait aux matelots quatre négresses qui avaient
accompagné quelques unes de nos passagères. Après avoir fait les
difficiles, elles s'accoutumèrent assez bien à leur sort. Mais ces
Hélènes couleur de suie furent sur le point de faire du camp des
matelots une seconde Troie. Nous fûmes obligés d'intervenir. Comme nous
avions placé un poste sur un rocher assez élevé, pour nous avertir s'il
passait quelque navire, et que personne ne voulait y aller à cause de
l'ardeur du soleil, il fut convenu qu'on y construirait une cabane pour
les négresses, et que ceux qui seraient chargés de faire le guet
jouiraient de leur société. Depuis ce temps, ce poste fut fort
recherché.

Au bout de quelques semaines, nos guetteurs nous avertirent de
l'approche de cinq pirogues. Les Indiens abordèrent sur un autre point
de l'île sans nous avoir aperçus. Quelques uns d'entre nous se
glissèrent le long des rochers, et nous étions déjà dans leurs
embarcations quand ils nous aperçurent et coururent sur nous, en nous
lançant des flèches et en poussant de grands cris. Nous prîmes le large
sans plus attendre. Heureusement les pirogues contenaient quelques
provisions, et nous pûmes gagner en peu de jours le port de
Saint-Christoval de la Habana. Le commandant se hâta d'envoyer un petit
navire au secours de nos compagnons, mais on ne trouva que quelques
cadavres. D'autres Indiens avaient rejoint les premiers; tous ensemble
avaient attaqué les Espagnols et les avaient massacrés. Ils étaient
ensuite retournés probablement sur le continent, en emmenant les femmes,
car on n'en trouva pas une seule parmi les morts, de sorte que nos
pauvres passagères, après avoir évité les Carybdes à peau blanche,
avaient été la proie des Scyllas à peau rouge. J'espère que le supplice
qu'elles ont probablement subi leur comptera dans le ciel comme un
martyre. Les Indiens sont assez laids pour cela.



CHAPITRE VII.

Séjour de l'auteur à Saint-Christoval. Son départ pour le Mexique.


Pendant que nous étions à Saint-Christoval, un de nos compagnons, nommé
Vetanzos, fit un assez bon tour, mais qui finit par tourner au détriment
de son inventeur. Il répandit secrètement le bruit qu'il était
_visitador_ (inspecteur). On appelait ainsi les agents que l'empereur
envoyait dans les colonies pour examiner ce qui se passait et lui en
rendre compte. Ils étaient libres de garder l'incognito, et de ne
déployer leur caractère que quand ils le jugeaient convenable. C'était
sur leur rapport que les fonctionnaires des colonies étaient rappelés ou
recevaient de l'avancement. Vetanzos ajoutait qu'il avait perdu tous ses
papiers dans le naufrage, et qu'il avait écrit en Espagne pour en avoir
d'autres.

Toute la ville donna dans le panneau. Chacun lui apportait des présents,
et il ne faudrait pas demander à certaines dames ce qu'elles lui
offrirent afin d'obtenir de l'avancement pour leur père ou pour leur
mari. Comme on lui donna beaucoup de cuir de boeuf, une des principales
productions de l'île, il y en eut bien quelques uns qui gardèrent les
cornes, probablement parce qu'elles étaient d'un transport plus
difficile. Il avait déjà ramassé, en échange de belles promesses, une
assez jolie cargaison, et avait frété un navire pour se rendre en
Espagne chercher son diplôme qui n'arrivait pas, quand un cavalier
espagnol nouvellement arrivé le rencontra et le reconnut pour un paysan
de Velez, à qui il avait vu couper les oreilles pour avoir volé une
bourrique à la foire de Carmona.

Ce cavalier, tout étonné de le voir traiter avec respect, alla révéler à
l'audience royale ce qu'il en savait. On le fit arrêter, et, l'absence
des oreilles ayant été constatée, son procès ne fut pas long. Il fut
promené sur un âne dans toute la ville, la figure tournée du côté de la
queue, reçut deux cents coups de fouet, et fut condamné à dix ans de
galères. Décidément les bourriques lui portaient malheur; ce n'était
pourtant pas la faute de ses oreilles. Il conserva son sang-froid
pendant toute la cérémonie; il allongea même deux doigts de la main
droite en passant devant certain gentilhomme qui avait obtenu de lui,
par le crédit de sa femme, la promesse de la croix d'Alcantara.

Pendant que je suis en train de raconter des histoires, je veux encore
en dire une autre, qui fait honneur à l'esprit d'un habitant. On avait
commencé depuis quelques années à introduire des esclaves nègres pour le
service des sucreries, mais il était très difficile de les conserver:
soit mal du pays, soit que les travaux fussent trop durs, ils se
pendaient presque tous. Un certain habitant, qui en avait déjà perdu
plusieurs de cette manière, en aperçut sept ou huit qui se dirigeaient
vers la forêt. Ne doutant pas de leur dessein, il met un morceau de
corde dans sa poche et tombe tout d'un coup au milieu d'eux, «Vous
allez, leur dit-il en leur montrant sa corde, dans le pays des esprits?
Eh bien! puisque tous mes esclaves y vont, j'y veux aller aussi, et là
nous verrons s'ils m'échapperont; je leur ferai bien payer la peine
qu'ils me donnent de courir après eux.» Les nègres furent si frappés de
cette menace, qu'ils retournèrent au travail et ne pensèrent plus à se
donner la mort.

Après avoir séjourné quelques semaines à Saint-Christoval, nous
trouvâmes une occasion de nous embarquer, et bientôt après nous
arrivâmes à Mexico, qui avait alors pour vice-roi D. Antonio de Mendoza.



CHAPITRE VIII.

Expédition contre Tamaulipas.


Je trouvai Mexico bien différent de ce qu'il était lors de mon premier
séjour. On avait comblé tous les canaux et tout reconstruit à
l'espagnole. Il ne restait plus de traces de la magnificence indienne,
mais celle des Espagnols surpassait toute description. On ne pouvait
plus, il est vrai, comme au temps de la conquête, gagner des sommes
immenses d'un coup d'épée; mais les familles nobles possédaient des
terres et des mines qui leur donnaient un produit régulier et
considérable. Les propriétaires de certaines mines surtout avaient des
revenus immenses. On me raconta que l'un d'eux, qui n'était qu'un pauvre
soldat, s'était égaré à la chasse, et que, surpris par la nuit, il avait
allumé du feu pour se garantir des bêtes sauvages. Le lendemain, il
aperçut de l'argent fondu dans les cendres, creusa dans cet endroit, et
se trouva au bout de quelques semaines un des plus riches mineurs de la
Nouvelle-Espagne.

Grâce à quelques anciens amis que je retrouvai à Mexico, j'obtins une
compagnie d'infanterie. La première expédition à laquelle je pris part
était commandée par D. José de Bolea et dirigée contre les Indiens de
Tamaulipas. Ces Indiens, après avoir adopté notre sainte foi catholique,
s'étaient révoltés et avaient massacré leurs missionnaires. Ils
prétextaient que ceux-ci, au lieu de s'occuper de leur instruction
religieuse, les faisaient travailler aux mines à leur profit; cela
prouve bien que leur conversion était feinte: car, s'ils eussent été de
vrais chrétiens, ils auraient subi sans murmurer toutes les tribulations
qu'il plaisait à Dieu de leur envoyer. D'ailleurs, pouvait-on s'attendre
à ce que les bons pères négligeassent leurs intérêts particuliers, comme
s'ils étaient venus d'Espagne uniquement pour sauver l'âme de pareils
drôles?

Ces Indiens étaient conduits par des nègres fugitifs qui avaient quelque
idée de l'art de la guerre. Ils s'étaient fortifiés au sommet d'un
rocher, où ils avaient amassé quantité de pierres et de gros troncs
d'arbres pour les faire rouler sur nous, de sorte qu'ils repoussèrent
deux ou trois assauts consécutifs, et que nous fûmes réduits à les
bloquer pour les prendre par la famine. Pour nous distraire un peu, nous
faisions presque chaque jour des battues. Nous prîmes peu d'hommes,
parce qu'ils s'étaient presque tous retirés dans la forteresse, mais il
nous tomba entre les mains quantité de femmes et d'enfants. Notre
général les fit tous pendre en vue de la forteresse, pour effrayer ses
défenseurs, de sorte que bientôt les arbres furent plus peuplés que les
villages.

Au bout de quelque temps, les Indiens furent forcés de se rendre, faute
de vivres. Les chefs demandèrent une capitulation, et à cette occasion
notre général inventa un tour assez plaisant. Il les invita à un festin
de réconciliation, et ceux-ci, qui souffraient la faim depuis
long-temps, se hâtèrent d'accepter. On mêla dans leur boisson une
substance appelée opium, qui ne tarda pas à les endormir. Dès qu'ils
furent dans cet état, on les dépouilla entièrement nus et on les attacha
à des poteaux au milieu d'un tas de fagots. Rien n'était plus amusant
que la figure étonnée qu'ils firent en se réveillant. Le général leur
reprocha leur révolte, et comme il n'y avait pas de capitulation, il
ordonna qu'on mît le feu aux fagots et qu'on les brûlât comme des
renégats qu'ils étaient. Cependant notre aumônier eut soin de
s'approcher du bûcher pour donner l'absolution à tous ceux qui se
repentiraient à l'heure de la mort. Quant à la masse des Indiens qui
défendaient la place, ils demandèrent merci à genoux en apprenant la
mort de leurs chefs. Bolea usa d'indulgence à leur égard et les renvoya
chez eux, après leur avoir fait abattre le poignet droit d'un coup de
hache pour les mettre hors d'état de porter les armes.

La guerre continua pendant quelque temps. Mais grâce à la précaution que
nous prîmes de ne pas nous charger de prisonniers, nous parvînmes à
battre successivement tous les caciques. Je ne saurais trop recommander
cette précaution à ceux qui font la guerre dans les Indes. Comme les
Espagnols ignorent la langue des habitants, il se trame toujours des
complots entre les prisonniers et les Indiens de service. Ils
embarrassent la marche et consomment les vivres. Il faut donc tuer ou
mutiler tous ceux qu'on peut saisir. Mais je n'ai pas besoin de dire à
des chrétiens qu'à moins qu'on ne soit pressé par le temps, il n'est
jamais permis de tuer un Indien sans avoir régénéré son âme par l'eau
sainte du baptême. Autrement, ce serait les traiter comme des animaux,
et je ne suis pas de ceux qui disent que Notre Seigneur Jésus-Christ
n'est pas mort sur la croix pour eux comme pour nous.



CHAPITRE IX.

Expédition contre les Otomis.


Au bout de quelques semaines tout fut pacifié, et nous reprîmes la route
de Mexico. Deux ou trois jours avant d'entrer dans cette ville, nous
passâmes la nuit près d'une grande ferme appartenant à Christoval de
Olid, et régie par un majordome qui avait perdu un oeil. Celui-ci, pour
se consoler sans doute de son malheur, avait procuré la même infirmité à
tous les êtres vivants qui se trouvaient sur la ferme, de sorte que
chevaux, boeufs, Indiens, porcs, volailles, tout était borgne.

On ne nous laissa pas long-temps reposer à Mexico, et nous reçûmes
l'ordre de marcher contre les Otomis, qui avaient pris les armes. D.
Jose Bolea, encouragé par des succès récents, espérait une victoire
facile, mais il se trompait, pour son malheur, car Satan, auquel ces
Indiens ne cessent de faire des sacrifices secrets, leur inspira une
ruse véritablement diabolique. Un soir on vint lui annoncer que l'on
apercevait auprès du camp un nombreux troupeau de cerfs. Il était fou de
la chasse: il prit une arquebuse légère et partit avec quelques
officiers comme lui sans armure. Il aperçut en effet les cerfs, qui, en
ayant l'air de paître tranquillement, s'enfonçaient peu à peu dans la
forêt. Il s'élance à leur poursuite, mais à peine a-t-il pénétré dans le
fourré qu'il est salué d'une grêle de flèches. C'étaient ces démons
d'Indiens qui s'étaient couverts de peaux de cerfs pour l'attirer dans
une embuscade. Presque tous ses compagnons tombèrent morts ou blessés,
et Bolea regagna le camp presque seul. Pendant toute la nuit, les Otomis
célébrèrent une grande fête. Ils massacrèrent les prisonniers et les
firent rôtir, ainsi que les cadavres des morts. Ils n'épargnèrent qu'un
religieux de Saint-François; encore le forcèrent-ils toute la nuit à
tourner la broche à laquelle rôtissaient les Espagnols. Ces Indiens ont
une sorte de répugnance à manger la chair des religieux; ils prétendent
qu'elle leur donne la diarrhée. Que cette idée soit vraie ou fausse,
elle lui sauva la vie. Ils se contentèrent de lui faire une amputation,
en lui disant qu'il leur avait souvent prêché, en leur prenant leurs
poules pour son couvent, qu'un vrai chrétien devait se défaire du
superflu.

Quelques jours après, nous leur rendîmes un autre tour qui valait bien
celui-là. Nous avions mis le siége devant leur principale ville. Elle
était entourée d'une triple rangée de madriers, et, comme nous ne
pouvions la forcer faute d'artillerie, notre général leur fit proposer
un traité par lequel il leur promettait de se retirer s'ils consentaient
à lui payer un léger tribut. Les Otomis acceptèrent, et il fut convenu
que chaque maison lui paierait une paire de pigeons, oiseaux que les
Indiens élèvent en grande quantité. Au milieu de la nuit, nous lâchâmes,
après leur avoir attaché aux pattes une mèche de coton allumée, tous ces
pigeons, qui s'empressèrent de retourner à leur colombier. Comme toutes
les maisons sont couvertes en paille, peu de minutes après la ville fut
en flammes. Les Indiens, après avoir fait tous leurs efforts pour
éteindre l'incendie, cherchèrent à s'échapper. Mais c'était là que nous
les attendions. Nous avions placé devant la seule porte d'entrée un
énorme tas de fagots embrasés, et nous abattions à coups d'arquebuse
tous ceux qui cherchaient à le traverser. Il n'en échappa ni vieux, ni
jeune, ni homme, ni femme, ni grand, ni petit. Ce fut ainsi que nous
nous vengeâmes comme des hommes, tandis qu'ils s'étaient vengés comme
des chiens en dévorant nos infortunés soldats. En cherchant ensuite dans
les cendres, nous recueillîmes une grande quantité d'or, et nous en
donnâmes la dîme aux RR. PP. de Saint-François, afin qu'ils priassent
pour nos compagnons.



CHAPITRE X.

Suite du précédent.


Après la prise de cette ville, nous n'eûmes plus qu'à châtier les Otomis
rebelles qui s'étaient dispersés dans les montagnes. Nous employions de
grands chiens dressés à cette sorte de chasse et qui savent découvrir
les Indiens dans les recoins les plus cachés; voici comment nous les
dressions, pour occuper nos soirées. On donnait à un prisonnier
complétement nu un long bâton, et on lâchait sur lui les jeunes chiens.
Dans les premiers temps, ils ne faisaient que tourner autour de lui en
aboyant sans oser s'approcher, de sorte que l'Indien les écartait
facilement avec son bâton, et croyait que ce n'était qu'un jeu; mais
quand on trouvait qu'il avait assez duré, on lâchait sur lui un
vigoureux mâtin qui l'avait bientôt éventré; on laissait alors les
jeunes chiens faire la curée. Cette manière de les dresser est
excellente; ils devenaient bientôt si âpres après les Indiens, que nous
avions de la peine à en préserver ceux qui étaient à notre service.
Quelques uns de ces chiens étaient si utiles qu'ils recevaient au profit
de leur maître la même paie que les soldats.

Le vice-roi, excité sans doute par quelques uns de ces prêtres qui se
mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas et qui se firent l'organe
des plaintes des Indiens, blâma les mesures que nous avions prises et
rappela Bolea. Je ne prétends pas dire qu'il ne fut un peu sévère, mais
cela est nécessaire avec cette race maudite des Indiens, qu'on ne peut
faire marcher qu'à coups de bâton. Les religieux ont fait bien du mal
dans les Indes en se posant comme leurs protecteurs, et surtout ce Las
Casas, qui a publié contre les conquérants des livres pleins d'injures.
Il aurait dû se rappeler que c'était à leur épée qu'il devait son évêché
de Chiapa, qu'il n'est pas pressé de quitter: au lieu d'écrire contre
eux, il devrait prier pour eux à chaque messe qu'il dit; mais
l'ingratitude a toujours été le fléau de ce monde.

Quelque temps après mon retour de cette expédition, je fus chargé par le
vice-roi d'une mission pour explorer le Popocatepetl, volcan situé près
de Mexico, et dont le nom signifie montagne fumante. On prétendait que
son cratère contenait une masse d'or en fusion. Déjà plusieurs
tentatives avaient été faites pour y pénétrer. Je partis accompagné de
trois cents Indiens, qui portaient tout ce dont j'avais besoin. Les
flancs inférieurs de la montagne sont assez bien cultivés; plus haut on
ne trouve plus que des rochers arides parsemés de sapins rabougris, et
enfin de vastes champs couverts de cendre et de lave. Nous mîmes trois
jours à faire cette ascension.

Quand nous fûmes arrivés sur le bord du cratère, nous y plaçâmes une
longue poutre, dont une extrémité, garnie d'une poulie, dépassait le
bord de huit ou dix pieds; l'autre extrémité fut chargée de pierres pour
l'empêcher de basculer. Nous passâmes dans la poulie une longue corde au
bout de laquelle était attaché un grand panier; c'était par là que je
devais descendre. Après m'être mis à genoux sur le bord du cratère et
avoir adressé mes prières à Dieu et à ma sainte patronne, j'y entrai
résolument, la tête couverte d'un casque, pour me protéger contre les
pierres qui tombaient du haut du cratère en bondissant de rocher en
rocher.

Arrivé à la profondeur d'environ cinquante brasses, je fus environné
d'une fumée sulfureuse si épaisse, qu'elle me prenait à la gorge et
m'empêchait de respirer. Je donnai en toute hâte le signal convenu pour
qu'on me remontât, et j'arrivai au sommet presque sans connaissance. Je
fis le lendemain une seconde tentative qui ne fut pas plus heureuse; il
fallut revenir à Mexico sans aucun résultat. Il n'est pas douteux que ce
ne soit le démon qui, pour empêcher le roi catholique de jouir des
trésors que renferme cette montagne et de les employer à la propagation
de la foi, ne les protége par cette fumée pestilentielle qu'il fait
sortir des soupiraux de l'enfer; d'autres ont prétendu que ce cratère
est une des entrées du purgatoire, et que souvent on y entend les cris
des âmes en peine. On a même fondé à mi-côte une petite chapelle où un
capucin prie pour elles, et qui est dédiée à _Nuestra Señora de los
Remedios_. Je ne sais pas si cette opinion est plus fondée que l'autre,
mais, dans tous les cas, ceux qui la combattent ne sont pas ceux qui
reçoivent l'argent des messes.



CHAPITRE XI.

Départ de l'auteur pour le Pérou. Il est abandonné dans une île sauvage.


Je n'avais pas renoncé à mon voyage du Pérou et au trésor des ingas.
N'ayant pas le moyen de faire le voyage, j'eus l'imprudence de me
confier à don Blas de Berlanga, neveu de l'ancien évêque du Pérou. Nous
convînmes qu'il fréterait un petit navire à Acapulco et paierait tous
les frais, et que nous partagerions. C'était certainement lui faire une
belle part, mais j'aurais dû me rappeler le proverbe, que l'avarice
finit par déchirer le sac.

Après quinze jours de navigation, nous arrivâmes en vue d'une assez
grande île couverte de verdure. Nous résolûmes de nous y arrêter pour
prendre de l'eau et renouveler nos provisions, s'il était possible. Le
traître Berlanga s'embarqua avec moi dans une chaloupe. En arrivant nous
prîmes un léger repas; je ne sais s'il mêla quelque drogue dans mes
aliments, mais quand je me réveillai le soleil était sur le point de se
coucher, et les voiles du navire s'apercevaient à peine à l'horizon. Le
Ciel a sans doute puni sa perfidie: il s'éleva dans la nuit un ouragan
terrible, et jamais on n'a entendu parler de Berlanga ni de son
vaisseau.

J'étais tellement occupé à regarder ma dernière espérance qui fuyait,
que je ne m'aperçus pas qu'un grand nombre d'Indiens s'étaient approchés
et avaient fini par m'entourer complétement. Je fus tiré de ma rêverie
par une explosion de cris sauvages mêlés du son d'instruments plus
sauvages encore. Sortant de ma stupeur, je levai les yeux et je me vis
entouré d'une troupe d'Indiens peints de diverses couleurs et la tête
couronnée de plumes, qui dansaient en se tenant par la main. Je crus ma
dernière heure arrivée, et je me prosternai en invoquant ma sainte
patronne pour obtenir le pardon de mes péchés; mais quelle était mon
erreur! Deux chefs, la tête humblement baissée vers la terre, me prirent
par les mains et m'emmenèrent, tandis que toute la foule nous suivait en
hurlant et en jouant de ses diaboliques instruments. On me conduisit
sous un grand hangar, et l'on me fit asseoir sur un banc placé sur une
espèce d'estrade. Un des chefs me fit un long discours auquel je ne
compris rien. Puis toute la foule, qui était restée, pendant qu'il
parlait, la face contre terre, recommença à chanter et à danser. Enfin
on apporta des brasiers que l'on plaça tout autour de moi, et sur
lesquels on jeta une espèce de gomme dont la fumée était tellement acre
qu'elle pensa m'étouffer et me fit éternuer plusieurs fois. En
l'entendant, la foule se dispersa en faisant de grandes acclamations. La
même cérémonie se renouvela le lendemain et les jours suivants. Tous les
matins on me présentait trois petits gâteaux de maïs sur un plateau
d'or. Une garde nombreuse, armée d'arcs et de flèches, veillait autour
du hangar et m'empêchait d'en sortir.

Je ne comprenais rien à cette conduite et à cette manie de me faire
éternuer, qui paraissait le but principal de cette cérémonie. Comme la
langue que parlent ces Indiens ressemble beaucoup à celle du Mexique, je
parvins à me faire comprendre des prêtres. Je découvris que quelques
années auparavant un vaisseau espagnol avait abordé dans cette île, et
qu'un moine qui se trouvait à bord, après avoir prêché le christianisme
aux Indiens, leur avait donné une image en bois du glorieux apôtre saint
Jacques, dont ils avaient, dans leur ignorance, fait une idole. Me
voyant vêtu à peu près de la même manière, et ne comprenant pas comment
j'étais arrivé dans leur île, ils me crurent descendu du ciel,
m'installèrent dans leur temple comme leur dieu, et m'adressèrent des
prières. Regardant l'éternuement comme un acquiescement à leurs voeux,
ils ne cessaient leurs fumigations que quand ils l'avaient obtenu, de
sorte que toute la journée on me faisait éternuer à me faire sauter la
cervelle. C'était en vain que je cherchais à leur faire comprendre que
je n'étais pas un dieu, mais un homme, et que je ne pouvais leur
accorder ce qu'ils demandaient. Ils ne cessaient de m'implorer et de
m'enfumer que quand l'éternuement tant désiré leur faisait comprendre
que j'étais sensible à leurs prières.



CHAPITRE XII.

Suite du précédent. Retour de l'auteur au Mexique.


Au bout de quelque temps, à force de condescendre aux voeux des mortels,
les yeux me sortaient de la tête, et j'aurais fini par éternuer mon âme
si ma sainte patronne ne fût venue à mon secours. Un matin j'étais sur
mon trône, revêtu de brillants ornements de plumes rouges que m'avaient
fabriqués mes adorateurs, quand j'entendis retentir au loin quelques
coups de mousquet; bientôt une foule éperdue se précipita dans le
temple, suivie de plusieurs hommes vêtus à la mode castillane. Ils
allaient se jeter sur moi, me prenant pour une idole, qu'ils voulaient
briser selon leur louable habitude, quand tout d'un coup je me levai en
leur criant en espagnol: «Arrêtez, je suis chrétien comme vous.»

Il serait difficile de peindre leur étonnement; les uns se frottaient
les yeux comme des hommes qui doutent s'ils sont bien éveillés, d'autres
dirigeaient sur moi leurs escopettes, et un moine commença à
m'exorciser. Je m'approchai d'eux et fis cesser leurs doutes en leur
racontant mon histoire, tandis que la foule des Indiens, surprise que
j'eusse pu d'un seul mot arrêter les Espagnols, se prosternait à mes
pieds et faisait retentir l'air de ses acclamations.

Je me hâtai de profiter de cette occasion pour quitter l'île, et je
laissai, pour me remplacer, le saint Jacques de bois, que les Indiens
purent enfumer à leur aise sans qu'il eût l'air de s'en apercevoir, ce
qui m'a fait sans doute regretter. Heureux celui qui, parvenu à un poste
élevé, excite le même sentiment quand il le quitte! Ma conscience m'a
quelquesfois reproché cette aventure: j'ai craint d'avoir commis une
profanation en recevant les adorations des Indiens. Mais de savants
casuistes m'ont rassuré à cet égard, puisque j'avais fait tous mes
efforts pour les en dissuader. Toujours est-il que, depuis ce temps, je
ne puis voir une tabatière sans me rappeler que j'ai été dieu.

Les Espagnols avaient été à la recherche d'une île nommée Païtiti, que
l'on disait habitée par des Amazones et remplie d'or et d'argent. On
ajoutait même qu'il s'y trouvait une fontaine dont la vertu était telle,
que tous ceux qui s'y baignaient revenaient à l'âge de vingt ans. Ils
avaient erré long-temps avant d'arriver dans l'île où je me trouvais,
mais ils n'avaient rien découvert que quelques rochers habités seulement
par des oiseaux de mer. Après avoir pris des vivres et de l'eau, ils
continuèrent leurs recherches en remontant vers le nord pour se
rapprocher du Mexique, d'où ils étaient partis, et rentrèrent enfin à
Acapulco sans avoir rien découvert.

Cette ville n'est, à proprement parler, qu'un village de pêcheurs; mais
il s'y tient tous les ans une foire très considérable à l'arrivée des
galions de Manille: ils y apportent des marchandises de la Chine et du
Japon, qu'ils échangent contre des métaux précieux et des productions
d'Europe. Quand cette foire est terminée, il est d'usage que les
marchands donnent un grand tonneau de vin aux porte-faix qui ont
travaillé à charger et décharger leurs ballots. Ceux-ci le placent sur
une espèce de corbillard, et, vêtus d'habits de deuil, ils parcourent
ainsi la ville en versant des larmes. On appelle cette cérémonie
enterrer la foire. Je n'ai pas besoin de dire que les porte-faix la
terminent en vidant le corps du défunt.



CHAPITRE XIII.

Retour de l'auteur à Mexico.


J'achetai un cheval à Acapulco pour retourner à Mexico; mais je ne
tardai pas à être atteint d'une fièvre violente, qui me força à
m'arrêter dans un village nommé Tuzutepec. Le curé m'y reçut avec une
hospitalité toute castillane, et ne voulut me laisser partir que quand
je fus complétement rétabli. On voit auprès de Tuzutepec les ruines
d'une ville considérable, qui fut détruite lors de la conquête du pays.
Au milieu s'élève une haute pyramide, qui servait de temple aux Indiens:
c'était là qu'ils sacrifiaient au démon des victimes humaines. Le bon
curé y avait fait ériger une petite chapelle à la Vierge.

Les Indiennes de cette province ont un usage particulier. Pendant leur
jeunesse, elles se livrent à peu près à tout venant, sans que personne y
trouve à redire. Quand elles ont atteint l'âge de vingt-cinq ans, elles
convoquent tous leurs amants et leur déclarent qu'elles ont assez joui
des plaisirs de la jeunesse, et qu'elles veulent choisir l'un d'eux pour
époux. Chacun, pour mériter la préférence, s'empresse d'apporter un
objet quelconque, qui doit servir à l'établissement du ménage futur; il
a soin de joindre à son présent une plume de perroquet rouge. La jeune
fille réunit alors tous ses amants, et, après les avoir remerciés de
leur générosité et leur avoir fait ses adieux, elle nomme celui qu'elle
a choisi pour époux, et rompt avec tous les autres. Mais dans les fêtes
elle place sur sa tête toutes les plumes de perroquet qu'elle a reçues,
et qui indiquent le nombre de ses anciens amants. Il y en a qui en ont
une telle quantité, que leur tête ressemble à un porc-épic enflammé. A
dater de leur mariage, elles observent envers leur mari une fidélité
inviolable. L'adultère est inconnu chez ces Indiens; il est vrai qu'il
faudrait être bien enclin au péché pour séduire les vieilles quand on
peut avoir toutes les jeunes.

Les Indiens de Tuzutepec ont aussi une singulière façon de soigner les
malades. Ils s'imaginent que leur souffrance vient de ce que le mauvais
esprit est entré dans leur corps. Pour le faire sortir, ils les étendent
par terre et les piétinent tant qu'ils peuvent. Le malade meurt
ordinairement pendant l'opération, mais cela ne les empêche pas de
recommencer. Pendant que j'avais la fièvre, une vieille Indienne, que le
curé m'avait donnée pour me soigner, m'offrit d'en faire usage, mais je
me contentai de la remercier de sa bonne volonté.

Cette vallée est extrêmement chaude, et le curé m'a raconté un usage que
les Indiens suivaient du temps de leurs anciens rois. Dans la salle du
conseil se trouvaient d'énormes cruches que l'on remplissait d'eau, et
quand le roi convoquait les caciques, ceux-ci, pour être plus au frais,
se mettaient chacun dans une de ces cruches avant de commencer la
délibération. On ne leur voyait que la tête, de sorte qu'ils ne
pouvaient contracter la mauvaise habitude de gesticuler en parlant,
comme le font certains prédicateurs, et encore moins en venir aux coups
dans la chaleur de la discussion. On peut rire de cette coutume, mais
j'ai vu faire pis chez les chrétiens, où quelquefois ce sont les cruches
seules qui sont appelées au conseil.

Quand ma guérison fut complète, je pris congé du bon curé pour m'en
retourner à Mexico. J'y vécus quelque temps tranquille; mais la fortune
n'était pas encore lasse de me persécuter, et je ne tardai pas à me voir
compromis dans la malheureuse affaire du marquis del Valle, comme on le
verra au chapitre suivant.



CHAPITRE XIV.

Affaire du marquis del Valle.


Tout le monde sait que D. Fernand Cortez, marquis del Valle et
conquérant du Mexique, que des envieux avaient rendu suspect à la cour,
ne put jamais obtenir la permission de revoir sa conquête, et qu'il
mourut en Espagne. On se montra plus clément à l'égard de son fils:
celui-ci, après de longues sollicitations, obtint la permission d'aller
prendre possession de son marquisat del Valle d'Oaxaca et des immenses
propriétés qu'il devait à la valeur de son père. Tous les descendants
des conquérants vinrent au devant de lui pour lui faire une brillante
réception. Il entra dans Mexico escorté de plus de quatre cents
gentilshommes couverts d'or et de pierreries. Les Indiens, n'oubliant
pas que son père les avait toujours protégés, se pressaient autour de
lui et semaient des fleurs dans tous les endroits où il devait passer.
Tout cet éclat lui attira des envieux, et l'audience commença à le
soupçonner, comme on en avait si injustement soupçonné son père, de
vouloir s'emparer de la couronne du Mexique.

Quelque temps après, la marquise mit au monde deux jumeaux, et ce fut
une occasion pour les Espagnols et pour les Indiens de célébrer de
nouvelles fêtes. Elles durèrent pendant huit jours. Les Espagnols firent
des courses de bague et un carrousel. Les Indiens apportèrent une grande
quantité d'arbres et les plantèrent dans la grande place de Mexico, de
sorte qu'elle semblait une forêt toute couverte de verres de couleurs.
Ils y lâchèrent une quantité d'animaux sauvages de toutes espèces qu'ils
avaient pris au filet, et donnèrent ainsi le spectacle d'une grande
chasse. On faisait rôtir le gibier aussitôt qu'il était abattu, pour le
distribuer au peuple, en y joignant quantité de pulque, espèce de vin
qu'on extrait de l'aloës, de sorte que toute la place retentissait des
cris de vive le marquis et la marquise.

Le lendemain on fit une grande mascarade qui représentait la première
entrée de Cortez à Mexico. Le marquis jouait le rôle de son père, et
Gonzalez Davila celui de Montézuma. On répéta toutes les cérémonies qui
avaient eu lieu à cette occasion, et au moment où Montézuma devait
embrasser Cortez et le présenter au peuple, Davila ôta une couronne d'or
qu'il avait sur la tête et la plaça sur celle du marquis. Toute la place
retentit alors de nouvelles acclamations.

Le soir il y eut dans le palais du marquis un souper auquel assistèrent
les quatre cents gentilshommes qui avaient pris part à la fête, et parmi
lesquels je me trouvais pour mon malheur. Quand les têtes furent
échauffées par le vin, on commença à se plaindre des nouvelles
ordonnances, qui peu à peu avaient dépouillé les conquérants de tout ce
qu'ils avaient gagné à la pointe de leur épée. On but à la santé du
grand Cortez, et, pour terminer la fête, on improvisa une espèce de
trône sur lequel on promena son fils dans toutes les salles du palais,
ayant sur la tête la couronne de Montézuma.

Tout cela n'était qu'une affaire de gens ivres qui n'aurait eu aucune
suite; il faut avouer cependant que ce jour-là les vins d'Estramadure
avaient chassé la prudence de nos têtes. Le souvenir des révoltes du
Pérou était encore tout frais; l'envie ne dormait pas, et alla nous
dénoncer à l'audience, qui gouvernait alors la Nouvelle-Espagne, parce
que le nouveau vice-roi n'était pas encore arrivé. Des traîtres lui
assurèrent que le lendemain nous devions nous saisir de l'étendard royal
et proclamer le marquis empereur du Mexique et successeur de Montézuma.

Le lendemain matin on vint dire au marquis que l'audience avait reçu
d'Espagne des dépêches qu'elle devait lui communiquer. Sans aucune
défiance, il se hâta de se lever et de se rendre au palais du
Gouvernement, ne remarquant même pas que les alentours étaient garnis de
soldats. A peine fut-il entré dans la salle qu'un des auditeurs
s'approcha de lui en disant: Marquis, je t'arrête comme traître à Dieu
et au roi. Le marquis mit d'abord la main sur la garde de son épée;
mais, voyant des soldats qui s'approchaient de tous les côtés, il la
rendit sans mot dire.

Presqu'au même instant, des soldats conduits par les auditeurs se
dirigèrent vers nos maisons, où nous dormions presque tous, fatigués des
plaisirs de la veille. Je fus arrêté et jeté dans un cachot, ainsi que
les trois frères Davila, D. Louis Ponce de Léon, D. Fernand de Cordoue,
D. José de Bolea, mon ancien général, et plus de deux cents autres
gentilshommes des premières familles de Mexico.



CHAPITRE XV.

Retour de l'auteur en Espagne.


L'audience poursuivit notre procès avec vigueur. Peu de jours après,
Alonso et Gil Davila, ainsi que mon ancien général Bolea, furent
condamnés à mort et exécutés sur un échafaud recouvert en velours noir.
On prétendit avoir trouvé dans leurs papiers des preuves qu'ils avaient
tramé de longue main une conspiration pour rendre le Mexique
indépendant; mais rien n'établissait la culpabilité du marquis. Tous
trois moururent en héros. Un dominicain de l'école de ce fou de
Las-Casas voulut reprocher à Bolea sa conduite envers les Indiens, et
exiger qu'il en fît réparation; mais Bolea lui répondit: Je quitte ce
monde sans rien devoir à personne, si ce n'est quatre réaux, que j'ai
oublié de payer à mon cordonnier en quittant Séville; voilà tout ce que
j'ai sur la conscience. Leurs corps furent ensevelis dans l'église de
Saint-Augustin; quant à leurs têtes, les auditeurs les avaient d'abord
fait placer sur la porte de la maison de ville, ce qui pensa exciter une
sédition, parce qu'on regardait cela comme une accusation de trahison
contre la ville, de sorte que l'audience ordonna qu'on les enlevât et
qu'on les clouât au gibet.

Bien d'autres gentilshommes auraient été victimes de la fureur de
l'audience, sans l'arrivée du nouveau vice-roi, D. Gaston de Peralta,
marquis de Falces. Il fit mettre en liberté le marquis et la plupart de
ses amis, et envoya les autres, parmi lesquels je me trouvais, en
Espagne, pour y être jugés. En débarquant, on nous envoya prisonniers au
château d'Ayamonte, sur les frontières du Portugal.

Je ne pus m'empêcher, en me voyant dans cette forteresse, de me rappeler
le sort de Gonzalo Pizarro et d'autres conquérants, qui avaient gémi
quinze ou vingt ans dans les fers sans pouvoir obtenir qu'on terminât
leur procès. Je résolus donc de m'évader et de rejoindre en Portugal le
roi D. Sébastien, qui préparait alors une expédition contre les Maures
d'Afrique. Aidé de deux de mes compagnons, je fabriquai une échelle de
corde, et nous descendîmes par une des fenêtres de la tour dans laquelle
nous étions détenus. Arrivés sur les bords de la Guadiana, nous nous
cachâmes dans les roseaux. Le lendemain matin, nous aperçûmes un pêcheur
dans sa nacelle. Un de mes camarades se mit à imiter le cri du canard
sauvage. Le pêcheur s'approcha, croyant qu'un de ces oiseaux, blessé par
un chasseur, était tombé dans les roseaux.

En un instant il fut poignardé, et sa barque nous transporta à Tavira,
dans le royaume des Algarves. Comme on nous traitait en prisonniers
d'état, on ne nous avait pas enlevé l'or que nous possédions: ce fut
chose facile de se procurer des chevaux et des armes. Nous nous mîmes en
route pour Lisbonne. Tout le long de la route nous rencontrions des
troupes de jeunes laboureurs qui allaient rejoindre l'armée du roi D.
Sébastien, et de temps en temps un seigneur couvert d'armes brillantes
et suivi de nombreux soldats. A mesure que l'on approchait de la
capitale, cette foule devenait plus compacte et plus joyeuse: on eut dit
qu'elle allait assister à une fête. Peu de jours se passèrent, et la
plaine d'Alcazarquivir était couverte de leurs cadavres. Les plus
heureux étaient esclaves chez les Maures. Mais j'ai tort de dire les
plus heureux, car j'y ai souffert mille morts, tandis que mes compagnons
d'armes recevaient dans le Ciel la couronne du martyre, due à tous les
guerriers chrétiens qui succombent dans un combat contre les infidèles.



TROISIÈME PARTIE.



CHAPITRE Ier.

L'auteur accompagne le roi D. Sébastien dans son expédition d'Afrique.


Le roi D. Sébastien, alors âgé de vingt-deux ans, était également
remarquable par sa force et par sa valeur. Il pouvait être considéré
comme le plus parfait cavalier de son royaume. On ne pouvait lui
reprocher d'autre défaut que le désir si naturel à son âge de courir les
aventures; il y était secrètement encouragé par le roi D. Philippe, son
oncle, qui, le voyant encore sans enfants, n'aurait pas été fâché de le
voir périr pour profiter de sa succession. Mais ce sont là de ces
matières d'état dont les hommes prudents font mieux de ne pas parler.

Muley-Mohamed, roi de Maroc, chassé de son royaume, était venu le
trouver et lui avait promis de se reconnaître pour son vassal s'il
voulait d'aider à rentrer dans ses états. D. Sébastien avait réuni dans
ce but une nombreuse armée, dans laquelle je parvins à obtenir une
enseigne. C'était peu pour un ancien capitaine, mais beaucoup pour un
fugitif.

Une flotte de plus de cent vaisseaux nous transporta en Afrique. Le
jeune roi, sans vouloir écouter l'avis de ses officiers les plus
expérimentés, s'avança rapidement dans l'intérieur, et bientôt nous nous
trouvâmes en présence d'une armée de plus de cent mille Maures, qui, se
déployant en croissant, nous enveloppèrent complétement. Le roi essaya
vainement de percer l'armée ennemie, à la tête de ses plus braves
chevaliers. Nous fûmes mis dans une déroute complète. Le roi eut trois
chevaux tués sous lui. Les Maures ne voulaient pas le tuer; ils ne le
connaissaient cependant pas, mais le voyant couvert d'une brillante
armure, ils le regardaient comme un prisonnier d'importance, et qui
pouvait payer une riche rançon. Ils allaient même en venir aux mains
entre eux, quand un chef lui fendit la tête en leur criant: «Comment!
chiens que vous êtes, quand Dieu vous accorde une si brillante victoire
sur les ennemis de notre foi, vous allez vous égorger pour la rançon
d'un prisonnier!»

Tous les seigneurs portugais qui ne périrent pas dans la bataille
tombèrent entre les mains des Maures, et ceux-ci exigèrent d'eux une
rançon exorbitante. Un des plus heureux fut D. Antoine, prieur de Grato,
qui, depuis, se fit proclamer roi de Portugal. Pris par un Maurisque
renégat, il parvint à lui persuader que l'habit de chevalier de
Saint-Jean était un habit monastique, et qu'il était très pauvre. Il
s'entendit avec un juif, qui le racheta pour quelques ducats, et dont il
fit ensuite la fortune. Les autres seigneurs furent obligés de payer
cinq mille cruzades par tête. Quant à nous autres, nous fûmes rachetés
en masse par le roi D. Henri, successeur de D. Sébastien, non sans avoir
souffert toutes les misères imaginables, car on faisait si peu de cas de
nous qu'on ne prenait pas la peine de nous nourrir. On nous jouait pour
quelques maravedis, ou l'on nous échangeait contre les objets les plus
vils. Qui m'eût dit que je vivrais assez pour voir échanger dix
gentilshommes de nom et d'armes contre un porc ou un baudet?

Peu de temps après mon retour à Lisbonne, le roi cardinal Henri mourut,
et, malgré les efforts de D. Antoine de Crato, le duc d'Albe, à la tête
d'une armée de nos invincibles Castillans, prit possession du royaume au
nom de S. M. Philippe II. J'étais fier de voir mon souverain ajouter une
nouvelle couronne à celles qui ornaient son front, mais je n'étais pas
pressé de retourner au château d'Ayamonte, en attendant qu'il plût à la
chancellerie de Grenade de juger mon procès; je profitai donc de l'offre
d'un marchand portugais, nommé Mendez de Silva, qui retournait à Goa et
qui m'offrait un passage à bord de son vaisseau. Je n'avais pas prospéré
dans le métier des armes. Je commençais à être d'un âge où l'on estime
la richesse et la gloire pour ce qu'elles valent, et, n'espérant pas
pouvoir retourner au Pérou, je résolus de tenter la fortune en me
livrant au commerce des Indes, qui enrichit le Portugal et qui fait de
Lisbonne la seule rivale de Séville.



CHAPITRE II.

Séjour de l'auteur à Goa.


La ville de Goa, métropole des possessions portugaises dans les Indes,
renferme plus de 100,000 habitants. La grande ville de Mexico même
n'avait pu me donner l'idée du luxe qui y règne. On n'y voit peut-être
pas tant d'or et d'argent qu'à Mexico, mais on y rencontre à chaque
instant des caravanes d'éléphants et de chameaux couverts de tapis
précieux. Le moindre gentilhomme rougirait de s'y montrer autrement que
dans un palanquin et suivi de quinze ou vingt esclaves vêtus de soie.
Des navires richement chargés arrivent des points les plus éloignés des
Indes et encombrent le port; en un mot, c'est une nouvelle Tyr, qui a
sur l'ancienne l'avantage de voir tous les édifices publics surmontés de
la croix, emblème de notre salut.

Mon protecteur, Mendez de Silva, passait pour un des plus riches
marchands de la ville. Il était père d'une fille charmante; rien ne
paraissait manquer à son bonheur. Mais c'était un nouveau chrétien,
c'est-à-dire un de ces juifs qui ont fait semblant de se convertir, sous
le règne du glorieux roi D. Emmanuel, pour ne pas être expulsés du
Portugal. Il observait en secret les cérémonies de la loi de Moïse.
Mais, malgré tous ses efforts, il ne put se cacher aux yeux de l'envie,
et fut dénoncé à la sainte inquisition. Un matin, les alguazils
entrèrent dans notre maison, s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait,
et nous traînèrent en prison.

Quelques jours après, Mendez, revêtu d'un san benito, faisait l'ornement
d'un auto-da-fé, et tous ses biens étaient confisqués. Un des
inquisiteurs, zélé pour la propagation de la foi, garda sa fille pendant
quinze jours, afin de l'instruire dans notre sainte religion, et
l'envoya ensuite dans un couvent de religieuses ursulines, offrir sa
virginité à Dieu en expiation des péchés de son père. Quant à moi, comme
j'étais vieux chrétien et que je ne possédais rien, l'inquisition me
renvoya, après m'avoir fait faire amende honorable devant la porte de la
cathédrale, pour avoir servi chez un juif.

Cette aventure me rendit le séjour de Goa désagréable. Je m'embarquai
avec Thomas Lobo, dont le vaisseau était chargé de marchandises
destinées à la grande foire qui se tient tous les ans à Malacca. Nous y
arrivâmes sans encombre, et nous jetâmes l'ancre à côté d'une grosse
jonque qui ne nous offrait rien de suspect. Cette sécurité fit notre
malheur. Au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par des cris
terribles: plus de cent Malais, armés d'épées empoisonnées, avaient
envahi notre navire et massacré tous ceux qui se trouvaient sur le pont;
ils avaient ensuite fermé les écoutilles, de sorte qu'il nous fut
impossible de résister; ils ne nous laissaient sortir qu'un à un de
l'entrepont et nous chargeaient de chaînes.

Cosa Geinal, qui les commandait, nous fit ensuite défiler devant lui. Il
choisit tous ceux qui lui parurent de bonne défaite. Les autres eurent
la tête tranchée et furent jetés à la mer. Il fit ensuite mettre le feu
à notre navire, après en avoir tiré tout ce qui pouvait lui être utile.
Sa joie ne fut pas de longue durée; notre navire brûlait encore quand un
vaisseau commandé par Antonio de Sousa et armé de trente pièces de canon
parut dans la rade. Reconnaissant le navire incendié pour Portugais, il
ne douta pas que l'autre ne fût un pirate, le salua d'une volée de canon
et ordonna l'abordage. Cosa Geinal, revêtu d'une armure de mailles,
combattit bravement à la tête des siens. Sa valeur était telle qu'il fût
peut-être parvenu à repousser les Portugais; mais, profitant de ce qu'on
nous oubliait dans la chaleur du combat, je tirai de ma poche un couteau
qu'on m'avait laissé, et, m'avançant lentement derrière lui, je lui
coupai le jarret droit. Il tomba sur la face, et aussitôt les siens se
débandèrent et se jetèrent à l'eau pour tâcher de gagner la rive à la
nage. Mais comme elle était encore assez éloignée et qu'ils étaient
embarrassés du poids de leur armure, ils se noyèrent presque tous. Sousa
fit aussitôt pendre aux vergues de son navire tous les pirates, morts ou
vifs, qui lui tombèrent entre les mains, et entra ainsi triomphant dans
le port de Malacca.



CHAPITRE III.

Voyage de l'auteur à Borneo.


Ne pouvant distinguer nos marchandises de celles qui appartenaient aux
pirates, Sousa prit le parti de garder le tout, de sorte que nous ne
pûmes faire de grandes dépenses à la foire. Nous errions tristement,
Lobo et moi, au milieu des boutiques de marchandises. Les théâtres, les
bateleurs, les animaux savants, qui remplissaient toutes les places,
attiraient à peine nos regards, quand il rencontra un de ses
compatriotes nommé Fonseca. Celui-ci lui raconta qu'il était en grande
faveur à la cour du sultan de Borneo, qui l'avait envoyé à Malacca pour
acheter des marchandises d'Europe. Il nous proposa de l'accompagner, en
nous assurant que ce prince aimait beaucoup les Européens. Comme notre
sort pouvait difficilement devenir pire, nous acceptâmes sa proposition.

Le sultan de Borneo nous reçut très bien, et se montra très satisfait de
ce que lui apportait Fonseca. Il nous fit revêtir de caftans d'honneur,
et nous renvoya en nous promettant de nous élever au rang de mandarin.
Le soir, nous causions, en buvant, de notre grandeur future, quand Lobo
s'écria: Pourvu qu'il ne vienne pas à l'idée du sultan de nous demander
d'embrasser le paganisme. Quant à moi, s'il me le propose, je lui
répondrai que je veux mourir chrétien. Il me fera les plus belles
offres, je les refuserai. Il me fera empaler, et j'obtiendrai la
couronne du martyre. Qu'est-ce à dire? lui répliqua Fonseca. Il sied
bien à un petit compagnon que j'ai tiré de la misère de vouloir avoir le
pas sur moi! Tu diras, tu feras! Apprends que c'est à moi à porter la
parole pour nous tous. C'est moi qui répondrai au sultan, et si nous
sommes empalés, j'entends l'être le premier. Si je ne me fusse pas
trouvé là, dans leur ferveur avinée ils en seraient venus aux coups, et
j'eus toutes les peines du monde à mettre le holà.

Le lendemain, au lieu des récompenses que nous attendions, nous vîmes
entrer des gardes qui nous chargèrent de fers et nous traînèrent devant
le sultan. Voici ce qui causait notre disgrâce. Parmi les objets
d'Europe que Fonseca avait achetés à la foire de Malacca, se trouvait
une tapisserie de Flandre à personnages, représentant le sacrifice
d'Abraham. Le grand-prêtre persuada au sultan que cette figure qui
tenait le cimeterre levé était un personnage enchanté, et qu'il
descendrait la nuit de la tapisserie pour le massacrer. Nous eûmes
beaucoup de peine à le faire revenir de cette idée; mais, depuis cette
époque, il nous traita toujours avec défiance, et parut aussi pressé de
nous voir sortir de son île que nous étions peu désireux d'y rester.

Nous ne pouvions pardonner au grand-prêtre le tour qu'il nous avait
joué; voici comment nous nous en vengeâmes. Les habitants de Borneo
adorent un grand singe couvert de poils qui est de la grandeur d'un
homme. Le matin d'une fête solennelle, je parvins à me glisser dans le
temple, qui n'était autre chose qu'une vaste cabane en bambou, et je
donnai au singe, qui les dévora avec avidité, des boulettes de sucre
dans lesquelles j'avais mêlé des drogues purgatives. Au moment où le
sultan, suivi de toute sa cour, se prosternait devant lui, l'animal se
mit à faire des contorsions épouvantables, et, s'élançant sur les
poutres qui soutenaient le toit, il inonda toute l'assemblée de ses
malédictions. Le sultan lui-même ne fut pas épargné. A cette marque de
la colère du dieu, tout fuit épouvanté. Nous avions bien de la peine à
retenir nos rires; mais le grand-prêtre se tira d'affaire mieux que nous
ne l'avions espéré: il sut persuader au peuple et au sultan qu'il
fallait apaiser la colère du dieu par des présents, et ce fut lui qui
eut tout le profit de mon invention.

Les habitants de Borneo sont très simples, et ce pays serait d'une
conquête facile, car ils ont un grand respect pour les blancs, qu'ils
regardent comme une race supérieure. Ils disent que, quand le grand
singe eut créé le premier homme, celui-ci eut trois fils. Un jour, ses
trois enfants pénétrèrent dans le jardin du grand singe pour y voler des
bananes. Celui-ci les ayant poursuivis avec un bâton, l'aîné se réfugia
dans la maison: c'est pour cela qu'il a conservé la fraîcheur de son
teint. Le second grimpa sur le toit, où il fut brûlé par le soleil: il
est le père des races basanées. Le troisième se réfugia dans le four
encore chaud: c'est pour cela que les nègres sont noirs et ont les
cheveux crépus.

Une autre particularité des habitants de Borneo, c'est qu'ils traitent
très mal leurs femmes et les méprisent. Ils répugnent même à épouser des
filles vierges; quand un jeune époux trouve sa fiancée dans cet état, il
dit que c'est une preuve que personne n'en a voulu, et quelquefois même
il la répudie. Si les RR. PP. franciscains avaient une mission dans
cette île, ils auraient bientôt rétabli la paix dans les familles.



CHAPITRE IV.

L'auteur se fait corsaire.


Un jour que je me promenais avec mes deux compagnons à quelque distance
de la ville, nous aperçûmes une jonque chinoise qui s'approchait de la
rive. Ceux qui la montaient descendirent à terre et s'assirent
tranquillement sur l'herbe pour prendre leur repas. Nous vîmes que
c'était une occasion que Dieu et sa sainte mère nous envoyaient; comme
nous ne possédions autre chose que les habits que nous avions sur le
corps, nos malles furent bientôt faites. Nous nous glissâmes derrière
les buissons jusqu'à la planche que les Chinois avaient mise pour
descendre à terre. Nous montâmes à bord, coupâmes les câbles, et un vent
favorable nous éloigna de Borneo. Nous laissâmes les pauvres Chinois,
qui jetaient des cris de désespérés, profiter des faveurs du grand
singe.

Au bout de quelques jours, nous aperçûmes un navire portugais à l'ancre
dans une petite baie. Nous nous hâtâmes de nous diriger de ce côté, et
bientôt nous fûmes au milieu de nos compatriotes. Ils étaient commandés
par Don Juan Botelho, gentilhomme portugais, qui, se croyant lésé par le
nouveau gouverneur que le roi Philippe II avait envoyé à Goa, s'était
décidé à exploiter la mer pour son compte. Il m'avait connu lors de
l'expédition d'Afrique, et m'offrit d'être un de ses officiers. Je me
hâtai d'accepter, car je m'étais aperçu que le commerce n'était pas mon
fait: puisqu'il ne fallait compter que sur la fortune pour vivre,
j'aimais mieux la chercher l'épée à la main que derrière un comptoir.

Botelho avait à son bord soixante Portugais et près de deux cents
Malais, ce qui lui permettait de tenter de grandes entreprises; mais il
manquait de vivres. Nous abordâmes donc quelques jours après à un port
nommé Toubasoy, pour tâcher d'acheter des bestiaux. Le chef se montra
très disposé à nous en vendre; il fit conduire sur le bord de la mer un
troupeau de buffles, et s'éloigna après en avoir reçu le prix. Au moment
où nous allions les embarquer, nous entendîmes le son d'une espèce de
conque marine, et au même moment tous les buffles se précipitèrent comme
des furieux dans l'intérieur du pays, sans qu'il fût possible de les
arrêter. Ce rusé personnage les avait accoutumés à venir au son de cette
conque recevoir une distribution de sel, de sorte qu'après avoir vendu
et livré son troupeau aux navigateurs, il trouvait moyen de le ravoir.
Ce commerce ne laissait pas d'être avantageux, mais nous résolûmes d'y
mettre un terme et de ne pas être ses dupes.

Nous feignîmes de mettre à la voile; mais, au milieu de la nuit, au
moment où il nous croyait bien loin, son village, cerné par nous, fut
attaqué de tous les côtés. Nous y mîmes le feu en lançant dans les toits
de paille des dards entourés de mèches allumées. Tout ce qui chercha à
s'échapper tomba sous nos coups. Le pillage fut peu de chose, mais nous
eûmes le plaisir de la vengeance. Quant au chef, qui tomba vivant entre
nos mains, voici le châtiment que nous lui infligeâmes. Après l'avoir
attaché à un poteau, nous tressâmes avec du coton ses longues moustaches
et la houpe de cheveux qu'il avait au sommet de la tête; puis, après
avoir enduit le tout d'un mélange de cire et de goudron, nous les
allumâmes, de sorte qu'il avait l'air d'un candélabre à trois branches.
Quand nous eûmes assez ri de la triste figure qu'il faisait, on jeta sur
lui quelques brassées de roseaux, et bientôt le tout fut consumé.

Nous allâmes ensuite jeter l'ancre près de l'île Haynan, et nous prîmes
quelques jonques chargées de riz et d'autres provisions, qui nous furent
d'un grand secours. Nous eûmes soin de jeter à la mer ceux qui les
montaient, pour qu'ils n'allassent pas jeter l'alarme dans le pays.
C'est une bonne précaution. Plus d'une entreprise a échoué faute de
l'avoir observée, et notre négligence fit manquer notre attaque contre
l'île de Fan-si, comme on verra plus loin.

Au bout de quelques jours, nous vîmes arriver quatre barques peintes et
dorées qui naviguaient au son des instruments: c'était la fille du
gouverneur d'Haynan; elle allait au devant d'un jeune seigneur du pays
qui devait l'épouser le jour même. Nous la laissâmes s'approcher, et
quand les barques furent à portée de mousquet nous leur criâmes de se
rendre. Il n'y avait pas moyen de faire autrement, Botelho prit pour lui
la mariée, et nous distribua les jeunes filles qui l'accompagnaient. Il
retint pour la manoeuvre vingt Chinois des plus robustes, et mit le
reste en liberté. Le lendemain, nous rencontrâmes la flottille du marié,
qui s'avançait toute pavoisée de bannières de soie; nous l'arrêtâmes
également, et pour le dédommager de la perte des présents de noce, que
nous gardâmes, nous lui rendîmes sa fiancée et ses compagnes, en lui
assurant que nous les avions toujours respectées, ce qu'elles ne
manquèrent pas de confirmer, de sorte qu'il partit enchanté de notre
générosité. Botelho, qui n'était pas cruel, crut pouvoir lui donner la
vie, parce que nous allions quitter ces parages.



CHAPITRE V.

Expédition contre Fan-si.


Après avoir navigué pendant plusieurs jours le long de la côte, nous
aperçûmes une ville considérable. Le patron d'une petite barque que nous
arrêtâmes nous dit qu'elle se nommait Han-Tong et qu'on y tenait dans ce
moment une foire importante. Nous ne pouvions trouver une meilleure
occasion pour nous défaire de notre butin: aussi Botelho nous fit-il
réciter les litanies de la Vierge et dire notre chapelet pour remercier
le Ciel, qui nous protégeait si visiblement. Nous nous hâtâmes de nous
défaire de nos marchandises, pour lesquelles on nous remit plus de
50,000 taels en lingots d'argent; puis, nous apercevant que nous
commencions à exciter les soupçons des autorités, nous remîmes à la
voile.

Quelques jours après, nous rencontrâmes un corsaire chinois, nommé
Yam-ti. Ce corsaire avait habituellement des rapports avec les
Portugais, il nous proposa d'associer notre fortune à la sienne pour
entreprendre une expédition contre l'île de Fan-si. Il nous assura que
cette île, située à peu de distance de la côte, n'était occupée que par
un temple desservi par quelques bonzes, et qui renfermait les tombeaux
des anciens rois de la Chine: ils étaient, disait-il, couverts de lames
d'or et remplis d'immenses richesses. Botelho ne se fit pas faire deux
fois une pareille offre, et nous naviguâmes de conserve en nous
dirigeant vers le nord.

Après une longue attente, nous aperçûmes l'île que nous cherchions. Elle
est fort petite et entourée d'un mur de terrasse. De distance en
distance s'élèvent des idoles en cuivre, de la forme la plus grotesque;
elles tiennent dans leurs mains des chaînes du même métal qui les
réunissent les unes aux autres, de sorte qu'elles forment une espèce de
guirlande autour de l'île. Derrière ces idoles, nous vîmes briller au
soleil les pointes dorées des temples et des pagodes, dont les murs
étaient revêtus de porcelaines de diverses couleurs.

Botelho descendit dans la chaloupe avec moi et trente soldats bien
armés. Nous arrivâmes bientôt au pied d'un escalier de marbre rouge, qui
conduisait au sommet de la terrasse; nous le montâmes, et nous nous
trouvâmes dans un bois d'orangers fort épais. Persuadés, par le silence
qui régnait autour de nous, que Yam-ti nous avait dit la vérité en nous
assurant que l'île n'était gardée que par quelques bonzes, et que sa
réputation de sainteté faisait toute sa défense, nous nous avançâmes, et
nous trouvâmes bientôt une espèce d'ermitage peint et doré, dans lequel
se trouvait un vieillard à barbe blanche, si âgé qu'il pouvait à peine
se traîner. Il était vêtu d'une longue robe de damas jaune, et coiffé
d'une espèce de mitre. Il fut si effrayé en voyant entrer une troupe de
gens armés, qu'il tomba presque sans connaissance. On parvint à le
rassurer, et les réponses qu'on en obtint convainquirent Botelho que
l'île renfermait d'immenses richesses et qu'elle était presque déserte.
Satisfait de ces renseignements, et voyant la nuit s'approcher, il
retourna à bord pour faire commencer le pillage au point du jour; mais
il commit la faute énorme de ne pas tuer le vieil ermite, ou du moins de
ne pas l'emmener avec lui.

Les heureuses nouvelles apportées par notre chef ne tardèrent pas à se
répandre à notre bord, et l'espérance du butin que nous devions faire le
lendemain nous empêchait de fermer l'oeil. Tout d'un coup notre
attention fut attirée par un bruit effroyable de cloches et de gongs.
L'île entière paraissait illuminée par des feux que l'on avait allumés
de tous les côtés. Sans nul doute nous étions découverts. Le vieil
ermite, que nous avions eu la faiblesse d'épargner, avait sans doute
trouvé assez de force pour se traîner à la maison principale des bonzes
et donner l'alarme. Bientôt les gongs retentirent et les feux brillèrent
également tout le long de la côte: il n'était pas douteux qu'au point du
jour nous serions attaqués. La quantité immense des feux que nous
apercevions nous faisait assez connaître que nous aurions affaire à une
population très considérable. Notre seule ressource était donc de lever
l'ancre au plus vite. Nous partîmes en rugissant de colère et en nous
arrachant la barbe d'avoir manqué une si belle occasion de nous
enrichir, sans coup férir, pour le reste de nos jours. J'observai que,
dans notre ardeur du pillage nous avions eu le tort de ne pas promettre
la dîme du butin à un saint qui nous aurait protégés, et c'est sans
doute à cause de cela que le démon protecteur de ces païens prévalut
contre nous.



CHAPITRE VI.

L'auteur devient prisonnier des Tartares.


Un malheur ne vient jamais sans l'autre, et l'expérience nous le prouva,
car à peine étions-nous éloignés d'une vingtaine de lieues de l'île de
Fan-si, que nous fûmes assaillis par une violente tempête, qu'on appelle
dans ce pays un typhon. Notre navire ne put y résister long-temps,
quoique pour l'alléger nous eussions lancé à la mer nos canons et
presque toutes nos richesses; il fut jeté sur un rocher et mis en pièces
en peu d'instants par la violence des vagues. Sept d'entre nous
échappèrent seuls au naufrage qui engloutit tous nos compagnons. Nous
trouvâmes sur le sable le corps de Botelho, auquel nous creusâmes une
fosse avec nos mains. Après l'avoir enterré de notre mieux, nous
plaçâmes sur sa tombe une petite croix de bois.

Nous marchâmes pendant toute la journée, et vers le soir nous arrivâmes
à un petit village habité par des pêcheurs chinois. Ils nous donnèrent
un peu de riz et nous assurèrent qu'à quelque distance dans l'intérieur
se trouvait une grande ville appelée Quam-ti. Nous nous y rendîmes, et
les Chinois nous y laissèrent assez tranquilles, mais sans nous faire la
moindre charité; nous étions réduits pour subsister à aller chercher du
bois dans une forêt voisine. Un jour j'aperçus à la porte d'une maison
un vieillard qui me fit signe d'entrer. Je me défiais de lui, quand,
tirant de sa poitrine une petite croix d'argent, il me la fit apercevoir
à travers ses doigts. Je me jetai aussitôt entre ses bras, joyeux de
reconnaître un chrétien; il m'étonna bien davantage en m'adressant la
parole en langue portugaise. Cet homme me raconta qu'il avait fait
naufrage sur cette côte bien des années auparavant, et s'était marié
dans cette ville, où il jouissait d'une honnête aisance; mais depuis
cette époque c'était la première fois qu'il avait la joie de voir un
compatriote et un chrétien.

Moscoso, c'était son nom, nous combla de bienfaits, mes compagnons et
moi, et s'occupa activement de nous trouver de l'emploi. Quant à moi, je
m'avisai de dire que j'étais médecin, et, appliquant aux Chinois
quelques remèdes de vétérinaire que j'avais appris lorsque je servais
dans la cavalerie allemande, j'étais en passe de faire une jolie
fortune, quand tout d'un coup la terreur se répandit dans la ville. On
apprit qu'un corps de cinquante mille cavaliers tartares avait franchi
la grande muraille, et qu'après avoir défait l'armée chinoise il se
dirigeait sur Quam-ti.

En effet, au bout de quelques jours nous aperçûmes dans la plaine les
bannières tartares, écartelées de vert et de blanc. Le gouverneur de la
ville, suivi des principaux habitants, alla se jeter aux pieds du
général tartare, en le suppliant de recevoir la ville à merci. Celui-ci,
sentant le besoin de faire reposer son armée, y consentit assez
gracieusement.

Le lendemain, les Tartares ouvrirent une espèce de marché, et vendirent
à vil prix tout ce qu'ils avaient pillé sur leur route. Ils avaient
enfermé dans des sacs toutes les femmes dont ils avaient pu s'emparer,
et, pour s'assurer le débit de toute leur marchandise, ils ne
permettaient pas de regarder dans le sac, qu'ils vendaient sur le pied
d'un quart d'écu. Je voulus prendre part à cette espèce de loterie;
j'achetai un sac, et, l'ayant ouvert à mon arrivée chez moi, je fus
stupéfait d'en voir sortir une vieille femme toute décrépite. J'allais
dans ma colère jeter mon acquisition dans la rivière, quand cette femme
me raconta qu'elle appartenait à une des principales familles de
Quam-ti, et me pria de la conduire chez un riche marchand: sur son
ordre, il n'hésita pas à me compter mille taels. Ravi de cette aubaine,
je voulus tenter de nouveau la fortune; j'allai acheter une quantité de
sacs, que je fis charger sur une charrette. Mais, en déballant mon
emplette, je ne trouvai que des paysannes, dont cinq ou six seulement
étaient passables. Je gardai seulement ces dernières; mais, comme elles
se disputaient toute la journée, je finis par les mettre à la porte à
coups de fouet.

Au bout de quelques jours, le général tartare, nommé Natim-Khan, ayant
appris qu'il y avait dans la ville des étrangers venus d'un pays très
éloigné, me fit appeler, et m'adressa beaucoup de questions sur le
Portugal. Je lui répondis de manière à ne pas exciter sa méfiance, mais
cependant de manière à lui donner une haute idée de mon pays. Aussi me
traita-t-il avec une faveur qui fut encore augmentée quand je lui eus
rendu un signalé service, dont il sera question au chapitre suivant.



CHAPITRE VII.

Séjour de l'auteur auprès de Natim-Khan.


Les Tartares avaient remporté plusieurs grandes victoires sur les
Chinois, et conquis déjà la moitié du pays. L'empereur avait levé une
nouvelle armée, et s'avançait contre eux à marches forcées. Natim-Khan
ne laissait pas d'être inquiet; ce n'était pas qu'il ne méprisât avec
raison les troupes du céleste empire: elles étaient hors d'état de lui
résister, mais il redoutait les éléphants, dont les Chinois avaient un
grand nombre, parce que les chevaux craignent ces animaux, qui mettent
facilement en déroute la cavalerie tartare.

Natim-Khan me demanda si je ne connaissais pas quelque moyen d'effrayer
les éléphants, et voici ce qu'il fit d'après mon conseil. L'armée
chinoise s'avançait contre nous au nombre de cent mille combattants,
précédée de cent vingt éléphants rangés sur une seule ligne. Natim-Khan
fit charger deux cents chameaux de fagots de paille et autres matières
combustibles; il les fit enduire de goudron depuis la tête jusqu'aux
pieds; puis, après y avoir mis le feu, il les lança contre les
éléphants. Ceux-ci, effrayés de cet incendie mobile, firent volte face,
et, sans que leurs conducteurs pussent les arrêter, ils foulèrent sous
leurs pieds l'infanterie chinoise. Natim-Khan la fit alors charger par
ses Tartares, et en peu d'instants il fut maître du champ de bataille.

Après cette victoire, les Tartares marchèrent sur Nankin, et s'en
emparèrent. Ce qu'on remarque de plus curieux dans cette ville, c'est
une tour de la hauteur des clochers d'Europe les plus élevés, toute
couverte en porcelaine. On y a suspendu une multitude de clochettes
dorées, dont le son produit une espèce de carillon quand elles sont
agitées par le vent. Cette ville renfermait alors plus de cinq cent
mille habitants, et passait pour la plus commerçante de la Chine.

Je ne fus pas moins utile à Natim-Khan lors de la prise d'un château
fort près de Nankin, où l'élite des troupes chinoises s'était retirée.
Je fis remplir un chariot de sacs de noix, et je m'avançai déguisé en
paysan chinois, suivi de plusieurs autres chariots dans lesquels étaient
cachés des soldats tartares. En arrivant à la porte, j'eus soin, en
arrêtant mon chariot pour que les Chinois pussent le visiter, de le
placer dans la porte de manière à ce qu'on ne pût la fermer. Pendant la
visite, je déliai un des sacs, de sorte que les noix se répandirent de
tous les côtés. Les Chinois se précipitent pour les ramasser; les
Tartares alors s'élancent hors des chariots le sabre à la main, et font
main basse sur eux. Une fois maîtres de cette porte, nous donnâmes
entrée à un corps de Tartares, qui attendait le résultat à peu de
distance. Les Chinois se comportèrent bravement dans cette occasion; ils
se firent tous tuer.

Natim-Khan fut très satisfait de ce succès. Il me fit promener dans les
rues de Nankin monté sur un cheval blanc et revêtu d'une pelisse
d'honneur, et me donna le quart du butin qui fut fait dans la
forteresse. Je me trouvai donc riche de 10,000 onces d'or et de 50,000
d'argent. Désireux de retourner en Espagne, où je pouvais vivre avec
cette fortune à l'égal des plus grands seigneurs, je demandai et
j'obtins mon congé, quoique Natim-Khan fît tous ses efforts pour me
retenir. Il m'offrit même de me créer mandarin de la première classe;
peut-être aurais-je accepté s'il y avait eu des prêtres catholiques à sa
cour. Mais comment rester dans un pays où je ne pouvais ni entendre la
messe, ni me confesser à l'heure de la mort?

Parmi les ambassadeurs des rois vassaux de la Chine qui étaient venus à
la cour de Natim-Khan l'assurer de la soumission de leur maître, se
trouvait un envoyé du roi du Tonquin. Comme mon intention était de
gagner Malacca, j'obtins de Natim-Khan un ordre pour cet envoyé de me
conduire à la cour du roi son maître, et de protéger le reste de mon
voyage. Quand je pris congé de lui, il m'embrassa les larmes aux yeux,
et m'appela son ami; il me donna encore tant d'étoffes et d'objets
précieux, que je pus en charger plusieurs chameaux.



CHAPITRE VIII.

Séjour de l'auteur au Tonquin.


Le voyage fut long, mais sans incidents remarquables. Le roi du Tonquin,
aussitôt qu'il eut appris de son ambassadeur que j'étais un des amis de
Natim-Khan, me fit la réception la plus brillante. Il vint au devant de
moi à deux lieues de la ville, monté sur un éléphant richement
caparaçonné, et m'y fit asseoir à côté de lui. A droite et à gauche
s'avançait sur deux files une garde formée des plus belles femmes du
pays, revêtues d'armures dorées, et portant des couronnes de plumes
d'autruche; en tête marchaient des joueurs d'instruments, précédés de
crieurs qui répétaient: Honneur et gloire à l'ami du grand Natim-Khan,
le vainqueur du grand dragon de la Chine.

A mon arrivée, le roi me donna un palais avec de nombreux esclaves pour
me servir; ses éléphants, ses chevaux, tout était à mes ordres, et trois
fois par jour on me servait un festin somptueux. Tantôt le roi me menait
à de grandes chasses, tantôt on exécutait devant moi des danses et des
comédies. Je me plaisais tellement dans ce contraste avec la vie
misérable que j'avais toujours menée, que je commençais à oublier
l'Espagne. Mais ma sainte patronne veillait sur moi, et le châtiment du
ciel ne se fit pas attendre.

Un matin, les gardes du roi entrèrent dans mon palais et me traînèrent
devant lui chargé de chaînes. Il venait d'apprendre que les Chinois
s'étaient révoltés, et qu'après avoir tué Natim-Khan ils avaient mis son
armée en déroute. Alors le vainqueur du grand dragon ne fut plus qu'un
chien de Tartare, et son ami qu'un misérable espion. Le roi, après
m'avoir accablé d'injures, me fit attacher à un poteau où l'on m'exposa
aux mouches après m'avoir frotté de miel. J'avais déjà subi ce supplice
pendant plus d'une heure et j'étais sur le point d'y succomber, quand on
vint me détacher pour me jeter dans un cachot.

La nuit, une vieille esclave vint me trouver et me dit que le roi
m'avait accordé la vie sur les instances d'une de ses parentes. Elle
ajouta que Soleil-de-Beauté, c'est ainsi qu'elle la nommait, m'avait
aperçu à travers une jalousie, et était devenue éprise de ma personne;
elle prétendait avoir des droits à la couronne, et m'offrait de
m'épouser si je voulais la conduire à la cour du roi d'Arracan, son
oncle, qui lui avait promis de les faire valoir. Le bruit des exploits
des Portugais dans l'Inde était arrivé jusqu'à ses oreilles, et elle ne
doutait pas de la victoire si je voulais me mettre à la tête de son
armée.

L'homme qui se noie ne choisit pas la branche à laquelle il s'accroche.
On peut donc se figurer si j'hésitai à accepter cette proposition. Le
lendemain, au milieu de la nuit, la même esclave, qui avait sans doute
gagné les gardes, me conduisit vers une petite barque couverte dans
laquelle m'attendait ma future épouse. Dès que j'y fus entré la barque
s'éloigna à force de rames. Je me précipitai aux pieds de la princesse
et lui fis mille protestations d'amour et de reconnaissance, qu'elle
accueillit assez bien. Quand le jour fut venu, je la suppliai de rendre
mon bonheur complet en ôtant son voile. Elle y consentit après avoir
fait quelques façons, et je découvris, à mon grand étonnement, que
Soleil-de-Beauté était une petite vieille de soixante et dix ans, fort
peu ragoûtante. Bien qu'elle m'eût sauvé la vie, je ne savais si je
devais être satisfait de mon marché.

Heureusement ses droits à la couronne du Tonquin étaient plus clairs que
ses yeux. Quand nous fûmes arrivés à Arracan, le roi se montra très
disposé à les soutenir, mais à son profit. Il l'épousa en grande pompe,
la relégua dans le vieux sérail, et déclara la guerre au roi du Tonquin
pour faire valoir les droits de sa nouvelle épouse. Quant à moi, il
voulait d'abord me faire empaler comme criminel de lèse-majesté, mais
enfin il céda aux prières de Soleil-de-Beauté, qui lui jura que je
l'avais toujours respectée. Cela était parfaitement vrai, et je n'avais
pas eu besoin d'invoquer ma sainte patronne pour conserver ma chasteté
dans cette occasion. Le roi me fit donc donner quelques écus, en
m'ordonnant de sortir sur-le-champ de ses états et de n'y jamais
rentrer. J'acceptai avec reconnaissance, et je me mis en marche en
compagnie d'un bonze mendiant qui se rendait au Pégu, et qui pour un écu
consentit à me servir de guide.



CHAPITRE IX.

Guerre pour un éléphant blanc.


Nous marchâmes pendant plusieurs semaines à travers d'immenses forêts de
bambous, dans lesquelles l'on ne rencontre que de rares villages; peu à
peu le pays devint plus peuplé, et enfin nous approchâmes de Pégu, dont
les environs sont très riches et très bien cultivés. Le roi, qui avait
déjà eu quelques rapports avec les Portugais, me reçut avec
bienveillance et m'offrit de l'emploi dans une armée qu'il levait pour
repousser les attaques du roi de Siam.

Le sujet de cette guerre était un éléphant blanc que possédait le roi du
Pégu, et qui était adoré comme un dieu; il était dans une magnifique
écurie ornée d'ivoire et de porcelaine; on lui donnait à boire dans des
seaux d'argent, et ceux qui le servaient lui présentaient sa nourriture
à genoux, dans des plats d'or. La possession d'un animal de cette espèce
était considérée comme d'autant plus précieuse, qu'elle donnait au
prince qui en jouissait une espèce de suprématie sur les rois voisins.
C'était pour cela que le roi de Siam mettait tant d'importance à
l'enlever à celui du Pégu, beaucoup moins puissant que lui.

Il le lui avait donc fait demander par un ambassadeur. Celui-ci se
distingua par un trait que je veux citer ici. Quand il entra dans la
salle d'audience, il s'aperçut qu'on n'avait pas préparé de siége pour
lui; sur un signe qu'il fit, un de ses esclaves se courba en avant en
s'appuyant sur les mains. Il s'assit tranquillement et prononça son
discours, dans lequel il menaçait le roi du Pégu de la vengeance de son
maître s'il ne consentait à lui céder l'éléphant blanc; mais ce dernier,
comptant sur la protection du dieu, le refusa sèchement. L'ambassadeur
se retira, et, comme on lui faisait observer qu'il laissait son esclave
au palais, il répondit avec hauteur: Les ambassadeurs du roi mon maître
n'ont pas l'habitude d'emporter leur siége.

Malgré tous ses efforts, le roi du Pégu n'avait pu réunir qu'une armée
beaucoup moins nombreuse que celle de son ennemi; sa défaite était donc
imminente sans un expédient que je lui suggérai. Il fit apporter dans
son camp une immense quantité d'une espèce d'eau-de-vie fabriquée avec
du riz; puis, à la première attaque des Siamois, il fit semblant de
s'enfuir dans une déroute complète. Les Siamois se mirent aussitôt à
piller son camp et à s'enivrer: c'était ce que j'avais prévu. Quand ils
furent bien remplis d'eau-de-vie, nous les attaquâmes de nouveau et nous
en fîmes une horrible boucherie; le roi de Siam lui-même fut fait
prisonnier, et le roi de Pégu le condamna à nettoyer les ordures de
l'éléphant blanc dont il avait voulu s'emparer. Ce malheureux roi
n'avait pour vivre que le petit commerce qu'il faisait en vendant ces
ordures aux dévots de la classe du peuple, qui les considéraient comme
des reliques.

Je ne veux point passer sous silence un usage singulier des habitants du
Pégu. Quand il y a plusieurs frères dans une famille, ils n'épousent
qu'une seule et même femme. Tous les soirs chacun passe son dard à
travers les fentes d'une natte qui forme les parois de la chambre;
l'épouse commune en saisit un au hasard, et c'est son propriétaire qui a
le droit de passer la nuit avec elle. Quand il y a plusieurs soeurs,
elles n'épousent aussi qu'un seul mari; mais alors celui-ci a le droit
de les prêter à ses amis, pourvu que ce soit gratuitement; si on peut
lui prouver qu'il a reçu de l'argent pour cela, il est vendu, ainsi que
ses femmes, au profit du roi. Il règne parmi eux une grande liberté de
moeurs: aussi ce ne sont pas les enfants du roi qui héritent de la
couronne, mais ses neveux, fils de ses soeurs; les Péguans disent que
c'est la seule manière d'être certain que leur roi est bien réellement
du sang royal. Cette idée ne me paraît pas mauvaise, et je ne sais si on
ne ferait pas bien, en Espagne, de l'appliquer aux majorats de la
grandesse: nous verrions moins de gentilshommes dégénérés.

Outre l'éléphant blanc, les Péguans adorent une idole qu'ils nomment
Sommonocodon, et croient qu'elle accorde la fécondité aux femmes qui
passent la nuit dans son temple. Je ne crois pas que le démon puisse
faire de miracles, mais je dois avouer que pendant mon séjour dans ce
pays j'ai vu souvent ce moyen réussir, surtout quand la femme était
jolie, et le talapoint du temple jeune et vigoureux. Je regarde
cependant cela comme une superstition: il n'appartient qu'aux saints de
bénir le mariage de celles qui vont dévotement en pèlerinage à leur
chapelle.



CHAPITRE X.

Naufrage de l'auteur aux Maldives.


Il y avait déjà près de dix ans que j'étais aux Indes; je devais espérer
que l'affaire du marquis del Valle serait oubliée; mes cheveux
commençaient à blanchir, et j'éprouvais un pressant désir de revoir ma
patrie. Je pris donc congé du roi du Pégu, qui me combla de bienfaits,
et je m'embarquai à bord d'un vaisseau commandé par Diego Veloso, pour
retourner à Goa. Nous abordâmes d'abord à Trinquemale, dans l'île de
Ceylan, pour y prendre des rafraîchissements. Un juif vint à bord nous
offrir ses services; il nous présenta une lettre de recommandation ainsi
conçue: «Ce juif nous a livrés au roi de Ceylan; je prie mes
compatriotes de me venger. Signé A. Barbosa.» Comme ces paroles étaient
en portugais, il ne les comprenait pas, et les regardait comme un
excellent certificat. Nous résolûmes de venger nos compatriotes, et
quand nous eûmes embarqué tout ce dont nous avions besoin, nous levâmes
l'ancre, emmenant le juif avec nous. Connaissant le goût de sa nation
pour le lard, nous le piquâmes comme une poularde et nous le lançâmes à
la mer dans un tonneau vide, pour lui laisser la chance d'être jeté sur
la côte et d'apprendre aux naturels comment se vengent les Portugais.

Quelques jours après, une fumée épaisse commença à se répandre dans le
navire, et bientôt nous ne pûmes douter que le feu ne fût dans la cale.
Le danger était d'autant plus grand que nous avions à bord plus de cinq
cents barils d'eau-de-vie de dattes; aussi tous nos efforts pour arrêter
l'incendie étaient inutiles. Il ne fallut songer qu'à nous jeter dans
les embarcations; à peine étions-nous à mille pas du vaisseau, qu'il
éclata comme une bombe, en lançant des jets de flammes de tous les
côtés, et bientôt la mer fut couverte de ses débris. Veloso, supposant
avec raison que nous n'étions pas éloignés des îles Maldives, fit
gouverner à l'ouest, et nous y débarquâmes le troisième jour, après
avoir horriblement souffert de la soif et de la chaleur.

A peine avions-nous touché la terre que nous fûmes entourés par les
habitants, armés de zagayes; ils nous enlevèrent le peu que nous avions
sauvé, et nous poussèrent vers leur village. Après nous avoir partagés
comme un vil troupeau, ils nous employèrent aux travaux les plus rudes
et les plus dégoûtants, et nous épargnèrent si peu les coups, qu'ils
m'ont bien rendu avec usure tous ceux que j'ai distribués dans ma vie.

Les nobles des Maldives, bien qu'ils aillent presque nus et qu'ils ne
vivent que de poissons et de fruits, sont plus fiers de leur noblesse
que les premiers grands d'Espagne. Voici comment ils la confèrent: Le
récipiendaire est attaché à un poteau, et pendant trois jours on lui
fait souffrir tous les maux imaginables. Il reçoit des soufflets et des
coups de pieds; on lui crache à la figure, on lui jette des poignées de
fourmis et d'insectes venimeux, enfin on ne lui laisse de repos ni jour
ni nuit; seulement il n'est pas permis de faire couler son sang. S'il
succombe dans cette épreuve, il est noté d'infamie et n'a guère d'autre
ressource que de se suicider. S'il résiste, au contraire, on le porte
plutôt qu'on ne l'amène aux pieds du roi. Celui-ci l'inonde d'une
liqueur qu'il est inutile de nommer, et le voilà aussi noble que s'il
descendait du roi Rodrigue.

Je m'acquis quelque faveur auprès du roi en découvrant celui qui lui
avait volé une bague à laquelle il tenait beaucoup, et qu'il ne pouvait
retrouver. Je fis rassembler tous ses esclaves, et, après avoir fait une
foule de simagrées qu'ils prirent pour des opérations magiques, je leur
annonçai que j'apercevais une plume de perroquet sur le nez du voleur.
Celui-ci y porta la main pour voir si j'avais dit vrai, et je n'eus pas
de peine à le désigner. Il voulut nier, mais une volée de coups de bâton
l'eut bientôt ramené à la sincérité. Cette aventure m'attira la
réputation d'un grand devin, et me fit dispenser de tout travail
pénible. J'obtins même du roi de faire avertir à Caranganore quelques
marchands portugais qui s'y trouvaient, et ceux-ci furent assez généreux
pour avancer la petite somme qu'on réclamait pour notre rançon, et pour
nous conduire à Goa sans rien exiger pour notre passage.



CHAPITRE XI.

Voyage de l'auteur à Bantam.


Je rentrai donc à Goa aussi pauvre que j'en étais parti. Pour tâcher de
relever ma fortune, j'acceptai les offres d'une compagnie de marchands,
qui me chargèrent d'aller vendre une cargaison à Achem pour leur
rapporter du poivre. Nous nous arrêtâmes quelque temps dans une petite
île nommée Talinkan, pour réparer quelques avaries que nous avions
éprouvées; elle fait partie de l'archipel de Nicobar. Quand nous
entrâmes chez le souverain de cette petite île, nous fûmes très étonnés
de voir tous les assistants se retourner, relever leurs jaquettes, et
nous présenter ce qu'on ne montre pas d'ordinaire en compagnie. Nous
crûmes d'abord que c'était une insulte préméditée; mais notre interprète
nous expliqua que c'était au contraire la plus grande marque de
politesse qu'ils pussent nous donner; par là ils se déclaraient nos
esclaves et se montraient prêts à recevoir une fustigation. Nous nous
empressâmes de leur rendre leurs civilités, et après nous être ainsi
regardés sans nous voir pendant quelque temps, nous traitâmes de l'achat
des vivres dont nous avions besoin; après quoi nous prîmes congé d'eux
en répétant la même cérémonie.

Nous étions depuis peu de jours à Achem quand une flotte hollandaise
parut devant cette ville, pour réclamer un vaisseau de cette nation qui
avait été saisi l'année précédente. Le roi demanda notre secours, que
nous lui accordâmes d'autant plus volontiers que les Hollandais
commençaient à nous disputer le commerce des Indes. Ceux-ci, de leur
côté, firent alliance avec les sultans du Palembang, de Bencoulen et
d'autres rois de Sumatra, jaloux de voir que tout le commerce de l'île
avec les Européens se concentrait à Achem. Le siége de cette ville dura
deux mois, et l'on combattit des deux côtés avec un égal acharnement.
Enfin le roi d'Achem, voyant qu'il avait perdu la plus grande partie de
ses troupes et qu'il ne pouvait résister plus long-temps, ordonna de
mettre dans les canons tout ce qu'il possédait d'or et d'argent et de
bijoux, et fit faire une dernière décharge sur l'ennemi; il se renferma
ensuite dans son palais, auquel il mit le feu après avoir poignardé ses
femmes et ses enfants. Toute la population fut massacrée; les indigènes
ouvraient l'estomac à leurs prisonniers pour voir s'ils n'avaient pas
avalé des perles ou des diamants, et il y en eut qui trouvèrent de cette
manière des richesses considérables. Quant au petit nombre de Portugais
qui avaient survécu, les Hollandais consentirent à les recevoir à
quartier, mais à condition de les déposer dans les ports de l'Inde qui
leur conviendraient.

Les Hollandais, après m'avoir long-temps promené sans me permettre de
sortir du vaisseau, me débarquèrent à Balassore; le capitaine eut même
la charité de me donner dix roupies, avec lesquelles je gagnai Benarès,
où j'arrivai absolument sans ressources. Ma misère était telle que je
fus forcé de me louer à un riche Banian qui avait fondé une espèce
d'hôpital pour les puces, les punaises et autres insectes. Les Banians
croient à la transmigration des âmes, et se font un point de religion
non seulement de ne rien manger de ce qui a eu vie, mais d'assister les
animaux comme leurs frères. Ce Banian me donnait donc une roupie par
jour pour me laisser sucer le sang par ces insectes. Quel métier pour un
gentilhomme! c'était un vrai martyre, et, comme je ne le souffrais pas
pour la foi, il ne me comptait pas pour le paradis.

Au bout de quelque temps mon sort s'améliora. J'avais raccommodé tant
bien que mal un vieux mousquet de fabrique européenne, et, comme
personne dans la ville n'était en état d'en faire autant, j'abandonnai
mon état de restaurateur des puces et des punaises pour prendre celui
d'armurier. Cela me procura la connaissance d'un des principaux
officiers du Grand Mogol, qui me proposa de l'accompagner à Delhi.
J'acceptai d'autant plus volontiers que cela me rapprochait des états
européens.



CHAPITRE XII.

Séjour de l'auteur à la cour du Grand Mogol.


Achar-Khan, qui régnait alors à Delhi, avait conquis presque toute
l'Inde septentrionale. Rien de ce que j'avais vu jusque alors ne pouvait
donner une idée de la magnificence de sa cour. Son trône était d'or
massif et couvert de pierres précieuses; le dais qui le couvrait était
supporté par quatre colonnes d'argent, autour desquelles s'enroulait une
vigne d'or émaillée, dont les feuilles étaient formées par des émeraudes
et les grappes par des rubis. Il ne sortait jamais qu'avec une suite de
cent éléphants, couverts de housses de soie cramoisie brodée d'or, et de
deux mille gardes, dont les casques et les cuirasses étaient d'argent
doré. On prétend que son armée s'élève à plus de deux cent mille hommes.

Les Mogols sont mahométans, mais les habitants des pays qu'ils ont
conquis sont presque tous païens; ils les traitent avec la plus grande
dureté, et les font mettre à mort sous le plus léger prétexte. Pendant
que j'étais à Benarès, le cheval du gouverneur s'abattit; on le releva
couvert de contusions. Il fit proclamer aussitôt que son médecin lui
avait ordonné des cataplasmes de pièces d'or, et exigea pour cet usage
mille sequins par jour, que la ville fut obligée de lui compter. Quand
les officiers mogols voyagent, non seulement ils se font fournir gratis
toutes les provisions dont ils ont besoin pour eux et pour leurs
chevaux, mais encore ils exigent le paiement d'une certaine somme pour
avoir usé leurs dents à les mâcher.

Ce peuple est généralement très propre, et ne comprend pas la saleté
sainte que quelques uns de nos religieux observent sur leur personne.
Deux pères capucins étaient venus de Goa avec un passeport du Grand
Mogol pour lui proposer d'embrasser la religion chrétienne. Quand il les
vit, il fut furieux qu'ils osassent se présenter devant lui dans l'état
de saleté qui leur est habituel, et qui rend si respectable chez nous
l'habit de Saint-François. Il voulait d'abord les faire mettre à mort;
mais, comme ils invoquèrent son passeport, il ordonna qu'on les fît
tremper quatre heures dans de l'eau de savon. On les frotta ensuite de
toutes sortes d'essences; on leur frisa la barbe et les cheveux, si bien
qu'ils embaumaient comme des pommes de senteur. Quand cette opération
fut terminée, ils reçurent l'ordre de partir sur-le-champ, pour ne pas
mettre la peste dans la ville en retombant dans leur première faute.
Comme j'avais amassé quelque argent, je profitai de cette occasion pour
retourner à Goa.

Pendant la route, il ne nous arriva rien de remarquable, si ce n'est un
combat que notre petite caravane eut à soutenir contre des singes dans
une forêt de cocotiers. Un de nous ayant tiré sur eux imprudemment et en
ayant blessé un, ses camarades firent pleuvoir sur nous une telle grêle
de noix, qui sont de la grosseur de la tête d'un homme, que nous fûmes
obligés de fuir jusqu'à ce que nous eussions gagné la rase campagne.
J'ai assisté à bien des combats sur terre et sur mer, mais je me suis
rarement trouvé à une affaire aussi chaude. Heureusement nous n'eûmes
pas de morts, mais plusieurs d'entre nous furent très dangereusement
blessés à la tête.

Je ferai ici mention de la manière assez singulière dont les habitants
prennent les singes. Ils placent du maïs, dont ces animaux sont très
friands, dans des bouteilles de grès, dont le goulot est calculé de
manière à ce que les singes puissent y passer la main quand elle est
ouverte, et ne puissent pas la retirer quand elle est fermée. Le singe
ne manque pas d'y enfoncer le bras pour prendre une poignée de maïs,
mais il ne peut la retirer. Comme ils ne peuvent pas emporter la
bouteille, qui est trop lourde, ils restent dans cette position sans
vouloir lâcher leur proie. On en prend de cette manière de grandes
quantités. Il est presque impossible de les apprivoiser, mais les
habitants les assomment pour les manger.



CHAPITRE XIII.

Voyage de l'auteur à Bagdad.


Découragé de voir la mauvaise fortune me poursuivre, je n'aspirais qu'à
retourner en Espagne. Puisque je devais finir mes jours dans la misère,
je voulais au moins que ce fût dans ma ville natale, où ma noblesse
était connue et où j'espérais retrouver ma maison paternelle. Je
m'embarquai à bord d'un navire indien qui allait à Mascate, dans le
golfe Persique. Nous fûmes assaillis par une horrible tempête. Les
passagers hindous et mahométans se persuadèrent qu'elle était excitée
par la présence d'un chrétien; ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que
le Necoda ou capitaine les empêcha de me jeter à la mer. Nous perdîmes
nos mâts et notre gouvernail, et nous eûmes beaucoup de peine à entrer
dans le port de Mascate, d'où je me rendis à la célèbre ville d'Ormuz,
entrepôt de tout le commerce entre l'Inde et la Perse. Une particularité
de cette île, c'est qu'on y prend les crabes de mer sur les arbres: le
bord de la mer est couvert de mangliers, dont les branches trempent dans
l'eau comme celles des saules; quand la marée est basse, on n'a qu'à
secouer l'arbre pour en faire tomber des crabes en quantité.

A Ormuz, je me joignis à une caravane qui allait à Shiraz, où le roi de
Perse tenait alors sa cour. Il me fit venir et me fit mille questions
sur l'Inde et le Portugal; dans son orgueil, regardant tous les
souverains du monde comme ses vassaux, après son repas il faisait
proclamer à son de trompe qu'ils pouvaient se mettre à table, parce
qu'il avait dîné. Ce prince s'avisa de me demander si, sur ma route, je
n'avais pas entendu les oiseaux même proclamer sa gloire et ses
conquêtes. Je crus voir un piége dans cette question, et je me tirai
d'affaire en lui répondant que j'avais en effet entendu les oiseaux,
mais que, comme j'ignorais leur langue, je ne pouvais lui répéter ce
qu'ils disaient.

Je partis pour Bassorah avec une autre caravane. Il faut traverser un
pays infesté par un peuple sauvage, appelé les Turcomans, qui passent
pour les descendants des amours du démon avec une cavale blanche: aussi
sont-ils toujours à cheval. Ils ne vivent guère que de pillage, et
rançonnent toutes les caravanes; ils savent, par leur art magique,
produire une obscurité qui les écarte de leur route, ou faire entendre
le bruit des armes et des instruments guerriers. Ils inspirent un tel
effroi qu'une caravane de plusieurs milliers de personnes se laisse
piller par une trentaine de Turcomans. Le chef de la nôtre leur joua
pourtant un assez bon tour. Il était convenu d'une certaine somme pour
être escorté par eux; quand nous fûmes arrivés il la leur compta en
fausse monnaie bien brillante, qu'ils acceptèrent avec plaisir, car ils
sont très ignorants. Quand ils se seront aperçus de cette supercherie,
ils n'auront probablement pas fait des voeux pour l'heureuse
continuation de notre voyage.

La ville de Bassorah, située à l'embouchure de l'Euphrate, un des quatre
fleuves qui arrosaient le paradis terrestre, contient plus de cent mille
habitants. Les environs, à une grande distance, sont couverts de jardins
ornés de fontaines jaillissantes. Je fus obligé d'y rester assez
long-temps pour attendre le départ de la grande caravane de Bagdad, car
l'Euphrate est tellement infesté de pirates qu'il n'est pas possible d'y
naviguer. Pour mon malheur, je fus saisi d'une fièvre si violente au
moment où la caravane se mit en marche, qu'il me fut impossible de la
suivre. Dès que je fus un peu mieux, je partis pour la joindre avec
quelques cavaliers en retard comme moi. Nous ne connaissions pas bien la
route, et nous manquâmes plusieurs puits, de sorte que nous fûmes sur le
point de mourir de soif. Nous aurions succombé sans la rencontre d'une
troupe d'Arabes errants, qui nous donnèrent une outre remplie d'eau
saumâtre en échange d'un peu de poudre. Ces Arabes sont naturellement
hospitaliers quand la tentation de dépouiller les étrangers n'est pas
trop forte, et comme nous n'avions aucune marchandise avec nous, ce fut
leur bienveillance naturelle qui l'emporta. Quand on leur reproche leurs
pillages, ils répondent que Dieu a donné la terre aux uns, la mer aux
autres, et que, puisqu'il ne leur a donné que le sable du désert, il
faut bien qu'ils en vivent.



CHAPITRE XIV.

Retour de l'auteur en Europe.


Bien que Bagdad ne soit plus ce qu'elle était du temps des califes, qui
en ont été expulsés par les Turcs, c'est encore une ville importante et
considérable, habitée par un grand nombre de marchands fort riches. J'y
arrivai complétement sans argent, et je fus réduit à demander l'aumône
dans les caravansérails, en contrefaisant l'imbécile pour ne pas me
rendre suspect; mais ma sainte patronne ne m'avait pas abandonné, et
m'envoya une ressource sur laquelle je ne comptais pas.

D'après la loi musulmane, celui qui a répudié sa femme ne peut la
reprendre que quand elle a été mariée avec un autre. Quand un mari se
repent d'avoir divorcé d'avec sa femme, il cherche quelqu'un qui
consente à l'épouser et à la répudier le lendemain sans l'avoir
approchée. On fait ordinairement choix pour cela d'un étranger, qui
consent à quitter aussitôt la ville avec une récompense. C'est ce qu'on
appelle un hulla. Un jeune marchand qui demeurait dans notre
caravansérail, ayant répudié sa femme dans un accès de colère, me
proposa de lui servir de hulla. J'épousai donc cette belle inconnue; le
mari me retint toute la nuit à boire avec lui, et au point du jour il me
fit signer l'acte de divorce; pour ma peine, il me donna dix sequins
d'or, avec lesquels je me joignis à la caravane d'Alep. Pendant la
route, nous rencontrâmes une troupe d'Arabes qui firent mine de nous
attaquer, mais nous élevâmes une espèce de retranchement avec les
ballots de marchandises, et nous fîmes si bonne contenance qu'ils se
retirèrent, en se contentant de nous dire un torrent d'injures.

En arrivant à Alep, j'eus le bonheur de rencontrer un marchand vénitien
qui m'avertit de cacher ma qualité d'Espagnol, parce que l'Espagne était
en guerre avec les Turcs, et qu'on m'arrêterait comme espion. Il me
reçut dans sa maison et me fit passer pour son compatriote. Je lui
donnai beaucoup de renseignements sur le commerce de l'Inde; pour me
récompenser, il me promit de me ramener en Europe, et me tint parole.
Après quelques semaines de séjour à Alep, nous partîmes ensemble pour
Alexandrie. Je dois faire ici mention d'un usage singulier. Les
marchands d'Alep qui vont en voyage emportent avec eux des cages
remplies de pigeons. De temps en temps ils en lâchent un, après lui
avoir attaché un petit billet à la patte. Le pigeon ne manque pas de
regagner à tire d'ailes son colombier. C'est de cette manière qu'ils
correspondent avec leur famille.

D'Alexandrie nous nous embarquâmes pour Venise. Il y avait alors dans
les prisons de cette ville un homme qui se faisait passer pour le roi D.
Sébastien de Portugal. Comme le sénat cherchait à savoir la vérité sur
son compte, et que j'avais autrefois connu ce prince, on me le fit voir.
Je ne sais si c'était un imposteur, mais il est certain qu'il avait
beaucoup de ressemblance avec ce prince. Il fut plus tard livré au
gouverneur de Milan, qui le réclama au nom du roi d'Espagne. Je ne sais
ce qu'il est devenu.

Mon généreux protecteur, qui était de la famille des Tiepolo, me donna
la somme nécessaire pour retourner dans ma patrie. J'allai m'embarquer à
Gênes sur une galère qui se rendait à Carthagène; mais il était dit que
je devais être malheureux jusqu'au bout: nous fûmes pris par les
Français et conduits à Marseille, où j'eus à subir une assez longue
captivité. Je ne recouvrai ma liberté qu'à la paix. On m'envoya à
Barcelonne, et de là je gagnai Jaen. Il y avait près de cinquante ans
que j'avais quitté cette ville pour la première fois.

Mon père était allé depuis long-temps chercher au ciel la récompense de
ses vertus. Je retrouvai encore ma mère, presque centenaire, et qui ne
semblait avoir vécu que pour me conserver mon petit patrimoine, car elle
mourut peu de jours après. Quant à moi, je n'ai tiré de mes voyages
d'autre fruit que mon expérience. Je suis le dernier de mon nom, et je
n'ai d'autre amusement dans ma triste vieillesse que d'écrire ce petit
livre. J'ai ramé plus de trois quarts de siècle sur la mer de ce monde,
et j'espère que, grâce à la protection de ma sainte patronne, je finirai
par jeter l'ancre dans le port d'une éternité bienheureuse. Amen.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES.


  Avertissement du traducteur.                                    Page 5

    PREMIÈRE PARTIE.

  CHAPITRE Ier. De la naissance de l'auteur et de ses premières
    années.                                                            7
  CHAPITRE II. Histoire des Caravajal, famille de la mère de
    l'auteur.                                                         10
  CHAPITRE III. De la jeunesse de l'auteur et de son éducation.       12
  CHAPITRE IV. Séjour de l'auteur à Séville. Il est obligé de
    s'enfuir à Carthagène.                                            15
  CHAPITRE V. L'auteur obtient une enseigne et s'embarque pour
    Naples.                                                           19
  CHAPITRE VI. L'auteur est obligé de s'enfuir, pour avoir tué en
    duel un de ses camarades.                                         22
  CHAPITRE VII. Départ de l'auteur pour Témistitan. Il est pris
    par un corsaire de Barbarie et recouvre sa liberté.               25
  CHAPITRE VIII. Arrivée de l'auteur à Mexico.                        29
  CHAPITRE IX. L'auteur accompagne Alvarado à la conquête du
    Guatemala.                                                        33
  CHAPITRE X. Séjour de l'auteur à Guatemala.                         37
  CHAPITRE XI. Expédition de Pedro d'Alvarado au Pérou.               41
  CHAPITRE XII. Diverses expéditions au Pérou.                        45
  CHAPITRE XIII. Siége de Cuzco par les Indiens.                      49
  CHAPITRE XIV. Arrivée d'Almagro. Sa mort.                           53
  CHAPITRE XV. Aventure de l'auteur dans les souterrains.             55
  CHAPITRE XVI. Séjour de l'auteur à la cour de l'inga Mango.         59
  CHAPITRE XVII. Mort du marquis Pizarro.                             62
  CHAPITRE XVIII. Gouvernement d'Almagro le fils. Bataille de
    Chupas.                                                           67
  CHAPITRE XIX. Voyage de l'auteur jusqu'à Sainte-Marthe.             70

  CHAPITRE XX. Mariage de l'auteur. Son retour à Jaen, sa patrie.     74

    DEUXIÈME PARTIE.

  CHAPITRE Ier. Voyage de l'auteur en Allemagne.                      77
  CHAPITRE II. Séjour de l'auteur en Allemagne.                       80
  CHAPITRE III. Second mariage de l'auteur.                           84
  CHAPITRE IV. Séjour de l'auteur à Vienne. Sa fuite chez les
    Hongrois sauvages.                                                87
  CHAPITRE V. Histoire d'Aben-Humeya.                                 91
  CHAPITRE VI. Départ de l'auteur pour les Indes. Son naufrage
    à la Bermude.                                                     94
  CHAPITRE VII. Séjour de l'auteur à Saint-Christoval. Son départ
    pour le Mexique.                                                  98
  CHAPITRE VIII. Expédition contre Tamaulipas.                       101
  CHAPITRE IX. Expédition contre les Otomis.                         105
  CHAPITRE X. Suite du précédent.                                    108
  CHAPITRE XI. Départ de l'auteur pour le Pérou. Il est abandonné
    dans une île sauvage.                                            112
  CHAPITRE XII. Suite du précédent. Retour de l'auteur au Mexique.   115
  CHAPITRE XIII. Retour de l'auteur à Mexico.                        118
  CHAPITRE XIV. Affaire du marquis del Valle.                        121
  CHAPITRE XV. Retour de l'auteur en Espagne.                        125

    TROISIÈME PARTIE.

  CHAPITRE Ier. L'auteur accompagne le roi D. Sébastien dans son
    expédition d'Afrique.                                            129
  CHAPITRE II. Séjour de l'auteur à Goa.                             132
  CHAPITRE III. Voyage de l'auteur à Bornéo.                         136
  CHAPITRE IV. L'auteur se fait corsaire.                            140
  CHAPITRE V. Expédition contre Fan-si.                              144
  CHAPITRE VI. L'auteur devient prisonnier de Tartares.              148
  CHAPITRE VII. Séjour de l'auteur auprès de Natim-Khan.             152
  CHAPITRE VIII. Séjour de l'auteur au Tonquin.                      155
  CHAPITRE IX. Guerre pour un éléphant blanc.                        159
  CHAPITRE X. Naufrage de l'auteur aux Maldives.                     163
  CHAPITRE XI. Voyage de l'auteur à Bantam.                          166
  CHAPITRE XII. Séjour de l'auteur à la cour du Grand Mogol.         170
  CHAPITRE XIII. Voyage de l'auteur à Bagdad.                        173
  CHAPITRE XIV. Retour de l'auteur en Europe.                        177



Note sur la transcription électronique

On a conservé l'orthographe de l'original, y compris ses variantes (par
ex. Sebastian/Sebastien/Sébastien).





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même - Traduites de l'espagnol sur le manuscrit inédit par Charles Navarin" ***

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