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Title: Vénus dans le cloître, ou la religieuse en chemise - Nouvelle édition enrichie de figures gravées en taille douce
Author: Prat, Abbé Du
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Vénus dans le cloître, ou la religieuse en chemise - Nouvelle édition enrichie de figures gravées en taille douce" ***


images generously provided by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  VENUS
  DANS LE CLOÎTRE
  OU LA
  RELIGIEUSE
  EN CHEMISE

  NOUVELLE EDITION,
  Enrichie de Figures gravées en Taille Douce,

  A DUSSELDORP,
  Chez H. V. Roosen,
  Commis des Postes.
  MDCCXLVI.



[Frontispice: VENUS dans le CLOÎTRE ou la RELIGIEUSE en CHEMISE.]



A MADAME D. L. R. TRES-DIGNE ABBESSE DE BEAU-LIEU.


MADAME,

Comme il me seroit difficile de ne pas executer ce que vous me témoignez
desirer, je n'ai aucunement deliberé sur la priere que vous m'avez
faite, de reduire au plutôt par écrit, les doux entretiens où vôtre
Communauté a eu si bonne part. Je m'engageai trop solemnellement à cette
galante entreprise, pour vouloir m'en défendre à present, & pour
m'excuser de ce travail, sur la difficulté qu'il y a, de rendre à la
voix & aux actions, le beau feu dont elles ont été animées. Je ne sais
si j'aurai bien rempli mes devoirs & vos esperances; l'exercice de deux
ou trois matinées vous en découvrira la verité; & vous fera connoître
que si je n'ai pas beaucoup d'éloquence, j'ai pour le moins assez de
memoire, pour rapporter avec fidelité la plus grande partie des choses
passées. Je me suis tellement proposé vôtre satisfaction dans cet
Ouvrage, que j'ai passé indifferemment sur toutes les raisons qui
sembloient devoir m'en éloigner; la crainte seule qu'il ne tombât en
d'autres mains que les vôtres, m'a fait un peu differer à vous
l'envoyer, & j'en serois moi-même le porteur, si mes affaires presentes
me le permettoient, plutôt que de confier au hazard de la Poste, ou d'un
Messager un paquet de cette consequence. Car de bonne foi, quelle
confusion pour vous & pour moi, si des conferences si secretes alloient
devenir publiques? & si des actions qui ne sont point blâmées, que parce
qu'elles ne sont pas connues, alloient faire un nouveau sujet de
Critique, & fournir des armes à tous ceux qui voudroient nous attaquer?
Quelle posture & quelle contenance pourroit tenir nôtre belle
Religieuse, si le malheur l'exposoit en chemise à la vue de tous les
curieux? que d'opprobre! que de honte! que d'embarras! Toutes ces
considerations sont fortes, mais vous avez voulu être obeïe, & vous avez
traité de reflexions legeres & timides, des raisons solides & assurées.

Quoi qu'il arrive, je m'en lave les mains, & pour quitter un peu le
serieux, je vous dirai qu'il n'y a rien à apprehender pour Soeur Agnés,
quand même le mauvais destin se mêleroit de la conduite de tout ceci,
puisque la peinture que j'en fais dans mes Ecrits, ne la represente que
dans une très-exacte observance de tous ces voeux. Car en effet pour
commencer _par la Pauvreté_; peut-on être dans un plus grand détachement
des biens de ce monde, que de s'en dépouiller volontairement jusques _à
la Chemise_? peut-on dans ses paroles & dans ses actions faire paroître
la beauté de _la Chasteté_ avec plus d'éclat, qu'en se proposant pour
regle _la Nature toute pure_? Enfin si l'on veut faire preuve de son
_obeïssance_ sans exception, l'on connoîtra qu'elle aura autant de
docilité, que pas une de vos Novices.

Voilà, MADAME, une longue lettre pour un petit Ouvrage, & une grande
Porte pour une pauvre Maison, il n'importe, j'ai mieux aimé pecher
contre quelques regles, que de me gêner en vous écrivant. Faites part à
vos plus intimes & aux miennes, de ce que vous jugerez à propos qu'elles
sachent, & croyez que je suis sans reserve,

MADAME,

Vôtre très-obeïssant & très-affectionné Serviteur,

l'Abbé DU PRAT



VENUS DANS LE CLOÎTRE,

OU LA RELIGIEUSE EN CHEMISE.


PREMIER ENTRETIEN.

Soeur _Agnès_. Soeur _Angelique_.

_Agnès._ Ah Dieu! Soeur Angelique n'entrez pas dans ma Chambre, je ne
suis pas visible à present; faut-il ainsi surprendre les personnes dans
l'état où je suis? Je croyois avoir bien fermé la porte.

_Angelique._ Eh bien, tout doucement, qu'as-tu à t'allarmer? le grand
mal de t'avoir trouvée en changeant de chemise, ou faisant autre chose
de mieux; les bonnes amies ne se doivent aucunement cacher les unes aux
autres. Assis-toi sur ta couche comme tu étois, je vais fermer la porte
sur nous.

_Agnès._ Je vous assure, ma Soeur, que je mourrois de confusion si une
autre que vous m'avoit ainsi surprise; mais je suis certaine que vous
avez beaucoup d'affection pour moi, c'est pourquoi je n'ai pas sujet de
rien craindre de vous, quelque chose que vous eussiez pu voir.

_Angelique._ Tu as raison mon enfant de parler de la sorte, & quand je
n'aurois pas pour toi, toute la tendresse qu'un coeur peut ressentir, tu
devrois toujours avoir l'esprit en repos de ce côté-là. Il y a sept ans
que je suis Religieuse, & je suis entrée dans le Cloître à treize, & je
puis dire, que je ne me suis point encore faite d'ennemie par ma
mauvaise conduite; ayant toujours eu la médisance en horreur, & ne
faisant rien plus au gré de mon coeur, que lorsque je rends service à
quelques-unes de la Communauté. C'est cette maniere d'agir qui m'a
procuré l'affection de la plupart, & qui m'a surtout assuré celle de
nôtre Superieure, qui ne m'est pas d'un petit usage dans l'occasion.

_Agnès._ Je le sais, & je me suis souvent étonnée comment vous aviez pu
faire pour vous ménager celles mêmes qui sont d'un parti different: il
faut sans doute avoir autant d'adresse & d'esprit que vous, pour engager
de telles personnes. Pour moi je n'ai jamais pu me gêner dans mes
affections, ni travailler à avoir pour amies celles qui naturellement
m'étoient indifferentes; c'est là le foible de mon genie, qui est ennemi
de la contrainte, & qui veut en tout agir librement.

_Angelique._ Il est vrai qu'il est bien doux de se laisser conduire à
cette nature pure & innocente, en suivant uniquement les inclinations
qu'elle nous donne; mais l'honneur, & l'ambition qui sont venus troubler
le repos des Cloîtres, obligent celles qui y sont entrées à se partager,
& à faire souvent par prudence ce qu'elles ne peuvent faire par
inclination.

_Agnès._ C'est à dire qu'une infinité qui croyent être Maîtresses de
vôtre coeur, n'en possedent seulement que la peinture, & que toutes vos
protestations les assurent souvent d'un bien dont elles ne jouissent pas
en effet. Je craindrois fort, je vous l'avoue, d'être de ce nombre, &
d'être une victime de vôtre politique.

_Angelique._ Ah, ma chere, tu me fais une injure, la dissimulation n'a
point de part à des amitiés aussi fortes que la nôtre; Je suis toute à
toi, & quand la nature m'auroit fait naître d'un même sang, elle ne
m'auroit pu donner des sentimens plus tendres que ceux que je ressens.
Permets que je t'embrasse afin que nos coeurs se parlent l'un à l'autre,
au milieu de nos baisers.

_Agnès._ Ah Dieu, comme tu me serres entre tes bras! Songes-tu que je
suis nue en chemise? Ah tu me mets toute en feu.

_Angelique._ Ah que ce vermeil dont tu es à present animée, augmente
l'éclat de ta beauté! Ah que ce feu qui brille maintenant dans tes yeux
te rend aimable! faut-il qu'une fille aussi accomplie que toi soit si
retirée comme tu es! Non, non, mon enfant, je te veux faire part de mes
plus secretes habitudes, & te donner une idée parfaite de la conduite
d'une sage Religieuse. Je ne parle pas de cette sagesse austere &
scrupuleuse, qui ne se nourrit que de jeûnes, & ne se couvre que de
Haires & de Cilices; il en est une autre moins farouche, que toutes les
personnes éclairées font profession de suivre, & qui n'a pas peu de
rapport avec ton naturel amoureux.

_Agnès._ Moi d'un naturel amoureux! il faut certes que ma phisionomie
soit bien trompeuse, ou que vous n'en sachiez pas parfaitement les
règles. Il n'y a rien qui me touche moins que cette passion, & depuis
trois ans que je suis en Religion, elle ne m'a pas donné la moindre
inquietude.

_Angelique._ J'en doute fort, & je crois que si tu voulois en parler
avec plus de sincerité, tu m'avouerois que je n'ai rien dit que de
veritable. Quoi une fille de seize ans d'un esprit aussi vif & d'un
corps aussi bien formé que le tien, seroit froide & insensible? Non je
ne puis me le persuader, toutes tes démarches les plus negligées m'ont
assuré du contraire, & ce _je ne sais quoi_ que j'ai apperçu au travers
de la serrure de ta porte, avant que d'entrer, me fait connoître que tu
es une dissimulée.

_Agnès._ Ah Dieu je suis perdue!

_Angelique._ Certes tu n'es pas raisonnable, dis-moi un peu ce que tu
peux apprehender de moi, & si tu as sujet de craindre une amie. Je ne
t'ai dit cela que dans le dessein de te faire bien d'autres confidences
de mon côté: vraiment ce sont-là de belles bagatelles, les plus
scrupuleuses les mettent en usage, & cela s'appelle en termes claustraux
_l'Amusement des jeunes, & le passe-temps des vieilles_.

_Agnès._ Mais encore qu'avez-vous donc apperçu?

_Angelique._ Tu me fatigues par tes manieres, sais-tu bien que l'amour
bannit toute crainte, & que si nous voulons vivre toutes deux, dans une
intelligence aussi parfaite que je le desire, tu ne me dois rien celer,
& je ne dois rien avoir de caché pour toi, baise-moi mon coeur? dans
l'état où tu es une discipline seroit de bon usage pour te châtier du
peu de retour que tu as pour l'amitié qu'on te marque. Ah Dieu que tu as
d'embonpoint; & que tu es d'une taille bien proportionnée! Souffre
que...

_Agnès._ Ah de grace laissez-moi en repos, je ne puis revenir de ma
surprise, car de bonne foi qu'avez vous vu?

_Angelique._ Ne le sais-tu pas bien sotte, ce que je puis avoir vu? Je
t'ai vue dans une action où je te servirai moi-même si tu veux, où ma
main te fera à present l'office que la tienne rendoit tantôt
charitablement à une autre partie de ton corps? Voilà le grand crime que
j'ai découvert, que Madame l'Abbesse D. L. R. pratique comme elle dit,
dans ces divertissemens les plus innocens, que la Prieure ne rejette
point, & que la Maîtresse des Novices appelle _l'Intermission
extatique_? Tu n'aurois pas cru que de si saintes Ames eussent été
capables de s'occuper à des exercices si profanes? Leur mine & leurs
dehors t'ont deçue, & cet exterieur de sainteté dont elles savent si
bien se parer dans l'occasion, t'a fait penser qu'elles vivoient dans
leur corps comme si elles n'étoient composées que du seul esprit. Ah,
mon enfant, que je t'instruirai de quantité de choses que tu ignores; si
tu veux avoir un peu de confiance en moi, & si tu me fais connoître la
disposition d'esprit & de conscience où tu es à present: après quoi je
veux que tu sois mon Confesseur, je serai ta penitente, & je te proteste
que tu verras mon coeur aussi à découvert, que si tu en ressentois
toi-même les plus purs mouvemens.

_Agnès._ Après tant de paroles je ne crois pas devoir douter de vôtre
sincerité, c'est pourquoi non seulement je vous apprendrai ce que vous
souhaitez savoir de moi, mais même je veux me faire un sensible plaisir
de vous communiquer jusques à mes plus secretes pensées & actions. Ce
sera une confession generale dont je sais que vous n'avez pas dessein de
vous prévaloir, mais dont la confidence que je vous en ferai ne servira
qu'à nous unir l'une & l'autre d'un lien plus étroit & indissoluble.

_Angelique._ C'est sans doute ma plus chere, & tu remarqueras dans la
suite qu'il n'y a rien de plus doux dans ce monde que d'avoir une
veritable amie, qui puisse être la dépositaire de nos secrets, de nos
pensées, & de nos afflictions mêmes. Ah que des ouvertures de coeur sont
soulageantes dans de semblables occasions! parle donc, ma mignonne, je
vais m'assoir sur ta couche près de toi, il n'est pas necessaire que tu
t'habilles, la saison te permet de rester comme tu es, il me semble que
tu en es plus aimable, & que plus tu approches de l'état où la nature
t'a fait naître, tu en as plus de charmes & de beauté. Embrasse-moi, ma
chere _Agnès_, devant que de commencer, & confirme, par tes baisers les
protestations mutuelles que nous nous sommes données de nous aimer
éternellement. Ah que ces baisers sont purs & innocens! Ah qu'ils sont
remplis de tendresse & de douceur! Ah qu'ils me comblent de plaisirs! un
peu de tréve mon petit coeur, je suis toute en feu, tu me mets aux abois
par tes caresses; ah Dieu que l'amour est puissant! & que deviendrai-je,
si de simples baisers me transportent & m'animent si vivement?

_Agnès._ Ah qu'il est difficile de se contenir dans les bornes de son
devoir, lorsque nous lâchons tant soit peu la bride à cette passion! le
croiriez-vous, _Angelique_, ces badineries qui dans le fonds ne sont
rien, ont agi merveilleusement sur moi? Ah, ah, ah, laissez moi un peu
respirer, il semble que mon coeur est trop resserré à present! Ah que
ces soupirs me soulagent! Je commence à ressentir pour vous une
affection nouvelle, & plus tendre & plus forte qu'auparavant! je ne sais
d'où cela provient, car de simples baisers peuvent-ils causer tant de
desordre dans une ame? il est vrai que vous êtes bien artificieuse dans
vos caresses, & que toutes vos manieres sont extraordinairement
engageantes; car vous m'avez tellement gagnée, que je suis maintenant
plus à vous qu'à moi même; Je crains même que dans l'excès de la
satisfaction que j'ai goûtée, il ne se soit mêlé quelque chose, qui me
donnât sujet de reflechir sur ma conscience, cela me fâcheroit bien; car
quand il faut que je parle à mon Confesseur de ces sortes de matieres je
meurs de honte, & je ne sais par où m'y prendre. Ah Dieu, que nous
sommes foibles, que nos efforts sont vains pour surmonter les moindres
saillies & les plus legeres attaques d'une nature corrompue!

_Angelique._ Voici l'endroit où je t'attendois, je sais que tu as
toujours été un peu scrupuleuse sur beaucoup de sujets, & qu'une
certaine tendresse de conscience, ne t'a pas donné peu de peine. Voilà
ce que c'est que de tomber entre les mains d'un Directeur mal appris &
ignorant: pour moi, je te dirai que j'ai été instruite d'un savant
homme, de quel air je devois me comporter pour vivre heureuse toute ma
vie sans rien faire neanmoins qui pût choquer la vue d'une Communauté
reguliere ou qui fût directement opposé aux Commandemens de Dieu.

_Agnès._ Obligez-moi Soeur _Angelique_, de me donner une idée parfaite
de cette belle conduite; croyez que je suis entierement disposée à vous
entendre, & à me laisser persuader par vos raisonnemens, lors que je ne
pourai les détruire par de plus forts. La promesse que je vous avois
faite de me découvrir toute à vous, n'en sera que mieux observée, parce
qu'insensiblement dans mes réponses qui partageront nôtre entretien,
vous remarquerez sur quel pied l'on m'a établie, & vous jugerez par
l'aveu sincere que je vous ferai de toute chose, du bon ou du mauvais
chemin que je suivrai.

_Angelique._ Mon enfant, tu vas peut-être être surprise des leçons que
je te vais donner, & tu seras étonnée d'entendre une fille de dix neuf à
vingt ans faire la savante, & de la voir penêtrer dans les plus cachés
secrets de la politique religieuse. Ne crois pas, ma chere, qu'un esprit
de vaine gloire anime mes paroles, non, je sais que j'étois encore moins
éclairée que toi à ton âge, & que tout ce que j'ai appris a succedé à
une ignorance extrême; mais il faut que je t'avoue aussi qu'il faudroit
m'accuser de stupidité, si les soins que plusieurs grands hommes ont
pris à me former, n'avoient été suivis d'aucun fruit; & si
l'intelligence qu'ils m'ont donnée de plusieurs langues, ne m'avoit fait
faire quelque progrès par la lecture de bons livres.

_Agnès._ Ma chere _Angelique_ commencez je vous prie vos instructions,
je languis dans l'impatience où je suis de vous entendre, vous n'avez
jamais eu d'écoliere plus attentive que je le serai à tous vos discours.

_Angelique._ Comme nous ne sommes pas nées d'un sexe à faire des loix,
nous devons obeïr à celles que nous avons trouvées, & suivre comme des
verités connues, beaucoup de choses qui d'elles-mêmes ne passent chez
plusieurs que pour opinions. Je prétends, mon enfant, te confirmer par
là, dans les sentimens où tu es, qu'il y a un Dieu juste &
misericordieux, qui demande nos hommages, & qui de la même bouche qu'il
nous defend le mal, nous commande la pratique du bien: Mais comme tous
ne conviennent pas de ce qui se doit appeller bien ou mal; & qu'une
infinité d'actions pour lesquelles on nous donne de l'horreur, sont
reçues & approuvées chez nos voisins: Je t'apprendrai en peu de paroles,
ce qu'un Reverend Pere Jesuite qui a une affection particuliere pour
moi, me disoit dans le temps qu'il tâchoit à m'ouvrir l'esprit, & à le
rendre capable des speculations presentes.

Comme tout vôtre bonheur, ma chere _Angelique_ (c'est ainsi qu'il me
parloit) dépend d'une parfaite connoissance de l'état religieux que vous
avez embrassé, je veux vous en faire une naïve peinture, & vous donner
les moyens de vivre dans vôtre solitude, sans aucune inquietude ou
chagrin, qui proviennent de vôtre engagement. Pour proceder avec methode
dans l'instruction que je vous veux donner, vous devez remarquer que la
Religion (j'entends par ce mot tous les Ordres monastiques) est composée
de deux corps, dont l'un est purement celeste & surnaturel, & l'autre
terrestre & corruptible, qui n'est que de l'invention des hommes; l'un
est politique, & l'autre mystique par rapport à Jesus Christ qui est
l'unique Chef de la veritable Eglise. L'un est permanent, parce qu'il
consiste dans la parole de Dieu qui est immuable & éternelle, & l'autre
est sujet à une infinité de changemens, parce qu'il dépend de celle des
hommes qui est finie & faillible. Cela supposé, il faut separer ces deux
corps, & en faire un juste discernement, pour savoir à quoi nous sommes
veritablement obligés. Ce n'est pas une petite difficulté de les bien
démêler. La politique comme la plus foible partie s'est tellement unie à
l'autre qui est la plus forte, que tout est presque à present confondu,
& la voix des hommes confuse avec celle de Dieu. C'est de ce desordre
que les illusions, les scrupules, les gênes, & les bourrellemens de
conscience qui mettent souvent une pauvre ame au desespoir, ont pris
naissance, & que ce joug qui doit être leger & facile à porter, est
devenu par l'imposition des hommes, pesant, lourd, & insupportable à
plusieurs.

Parmi de si épaisses tenebres, & une si visible alteration de toutes
choses, il faut s'attacher uniquement au gros de l'arbre, sans se mettre
en peine d'embrasser ses branches, & ses rameaux. Il faut se contenter
d'obeïr aux preceptes du Souverain Legislateur, & tenir pour certain que
toutes ces oeuvres de surerogation, auxquelles la voix des hommes nous
veut engagés, ne doivent pas nous causer un moment d'inquietude. Il faut
en obeïssant à ce Dieu qui nous commande, regarder si sa volonté est
écrite de ses propres doigts, si elle sort de la bouche de son Fils, ou
si elle part seulement de celle du peuple. Tellement que soeur
_Angelique_ peut sans scrupule, allonger ses chaînes, embellir sa
solitude, & donnant un air gay à toutes ses actions, s'apprivoiser avec
le monde, elle peut, continua-t-il, se dispenser, autant que prudemment
elle pourra faire, de l'execution de tout ce fatras de voeux & de
promesses, qu'elle a faite indiscretement, entre les mains des hommes; &
rentrer dans les mêmes droits où elle étoit devant son engagement, ne
suivant que ces premieres obligations.

Voilà, poursuivit-il, pour ce qui regarde la paix intérieure, car pour
l'exterieur vous ne pouvez sans pecher contre la prudence, vous
dispenser de le donner aux loix, aux coutumes, & aux moeurs, auxquels
vous vous êtes assujettie, en entrant dans le Cloître. Vous devez même
paroître zelée, & fervente dans les exercices les plus penibles, si
quelque interêt de gloire, ou d'honneur dépend de ces occupations, vous
pouvez parer vôtre chambre de haires, de cilices, & de rosettes, & par
ce devot étalage meriter autant que celle qui indiscretement s'en
déchirera le corps.

_Agnès._ Ah! que je suis ravie de t'entendre, l'extreme plaisir que j'y
ai pris m'a empêché de t'interrompre, & cette liberté de conscience que
tu commences à me rendre par ton discours, me décharge d'un nombre
presque infini de peines qui me tourmentoient. Mais continue, je te
prie, & m'apprends quel a été le dessein de la politique, dans
l'établissement de tant d'Ordres, dont les Regles, & les Constitutions
sont si rigoureuses?

_Angelique._ On peut considerer dans la fondation de tous les
Monasteres, deux Ouvriers qui y ont travaillé, à savoir le Fondateur &
la Politique. L'intention du premier, a souvent été pure, sainte, &
éloignée de tous les desseins de l'autre. Et sans avoir d'autre vue que
le salut des ames, il a proposé des Regles & des manieres de vivre,
qu'il a cru necessaires, ou tout au moins utiles à son avancement
spirituel, & à celui de son prochain. C'est par là que les deserts se
sont peuplés, & que les Cloîtres se sont bâtis; le zèle d'un seul en
échauffoit plusieurs, & leur principale occupation étant de chanter
continuellement les louanges du vrai Dieu, ils attiroient par ces pieux
exercices, des compagnies entieres, qui s'unissoient à eux, & ne
faisoient qu'un corps. Je parle en ceci, de ce qui s'est passé dans la
ferveur des premiers siècles; car pour le reste il en faut raisonner
autrement, & ne pas penser que cette innocente primitive, & ce beau
caractere de devotion se soient long-temps conservés, & ayent fait le
partage de ceux, que nous voyons à present.

La Politique qui ne peut rien souffrir de défectueux dans un Etat,
voyant l'accroissement de ces Reclus, leur desordre, & leur déreglement,
a été obligée d'y mettre la main, elle en a banni plusieurs, & retranché
des Constitutions des autres, ce qu'elle n'a pas cru necessaire à
l'interêt commun. Elle auroit bien voulu se défaire entierement de ces
sangsues, qui dans une oisiveté, & une faineantise horrible, se
nourrissoient du pauvre peuple; mais ce bouclier de la Religion dont ils
se couvroient; & l'esprit du vulgaire dont ils s'étoient déja emparés,
ont fait prendre un autre tour, pour que ces sortes de Compagnies ne
fussent pas entierement inutiles à la Republique.

La Politique a donc regardé toutes ces maisons comme des lieux communs
où elle se pourroit décharger de ses superfluités; elle s'en sert pour
le soulagement des familles, que le grand nombre d'enfans rendroient
pauvres & indigentes, s'ils n'avoient des endroits pour les retirer, &
afin que leur retraite soit sans esperance de retour, elle a inventé les
voeux, par lesquels elle prétend nous lier, & nous attacher
indissolublement à l'état qu'elle nous fait embrasser: elle nous fait
même renoncer aux droits que la nature nous a donnés, & nous separent
tellement du monde, que nous n'en faisons plus une partie. Tu conçois
bien tout ceci?

_Agnès._ Oui, mais d'où vient que cette maudite politique, qui de libres
nous rend esclaves, approuve davantage les Regles qui n'ont rien que de
rude & d'austere, que celles qui sont moins rigoureuses?

_Angelique._ En voici la raison. Elle regarde les Religieux &
Religieuses comme des membres retranchés de son corps, & comme des
parties separées dont la vie ne lui semble en particulier utile à aucune
chose, mais bien plutôt dommageable au public. Et comme ce seroit une
action qui paroîtroit inhumaine que de s'en defaire ouvertement elle se
sert de stratagemes, & sous pretexte de devotion, elle engage ces
pauvres victimes à s'égorger elles-mêmes, & à se charger de tant de
jeûnes, de penitences, & de mortifications, qu'enfin ces innocentes
succombent, & font place par leur mort, à d'autres qui doivent être
aussi miserables, si elles ne sont pas éclairées. De cette maniere, un
pere est souvent le bourreau de ses enfans, & sans y penser il les
sacrifie à la politique, lors qu'il croit ne les offrir qu'à Dieu.

_Agnès._ Ah pitoyable effet d'un détestable gouvernement! Tu me donnes
la vie, ma chere _Angelique_, en me retirant par tes raisons du grand
chemin que je suivois, peu de personnes mettoient plus en usage que moi
toutes les mortifications les plus rudes, je me suis accablée de coups
de discipline pour combattre souvent des mouvemens innocens de la
nature, que mon Directeur faisoit passer pour des déreglemens horribles.
Ah faut-il que j'aye ainsi été dans l'abus! C'est sans doute par cette
cruelle maxime que les ordres mitigés sont méprisés, & que ceux qui
n'ont rien que d'affreux, sont loués & élevés jusques au Ciel. Oh Dieu,
souffrez-vous qu'on abuse ainsi de vôtre Nom, pour des executions si
injustes? & permettrez-vous que des hommes vous contrefassent!

_Angelique._ Ah, mon enfant, que ces exclamations me font bien connoître
qu'il te manque encore quelque lumiere, pour voir clair universellement
en toutes choses, demeurons-en là, ton esprit n'est pas capable pour le
present d'une speculation plus delicate. _Aime Dieu, & ton prochain_, &
crois que toute la loi est renfermée dans ces deux commandemens.

_Agnès._ Quoi, Angelique, voudriez-vous me laisser quelque erreur?

_Angelique._ Non, mon coeur, tu seras pleinement instruite, & je te
mettrai un livre entre les mains, qui achevera de te rendre savante, &
où tu apprendras avec facilité, ce que je n'aurois pu t'expliquer
qu'avec confusion.

_Agnès._ Cela suffit. Il faut que je vous avoue que j'ai trouvé cet
endroit plaisant: _Que les Cloîtres sont les lieux communs, où la
Politique se decharge de ces ordures!_ il me semble qu'on ne peut pas en
parler d'une maniere plus basse & plus humiliante?

_Angelique._ Il est vrai que l'expression est un peu forte; mais elle
n'est gueres plus choquante que celle d'un autre qui disoit que _les
Moines & les Moinesses étoient dans l'Eglise ce que les Rats, & les
Souris étoient dans l'Arche de Noé._

_Agnès._ Vous avez raison, & j'admire la facilité que vous avez à vous
énoncer, je ne voudrois pas pour tout ce que je puis avoir de plus cher,
que l'occasion de ma porte entr'ouverte n'eût donné lieu à nôtre
entretien? Oui j'ai penetré dans le sens de toutes vos paroles.

_Angelique._ Eh bien, en feras-tu un bon usage? & ce beau corps qui
n'est coupable d'aucun crime, sera-t-il encore traité comme le plus
infame scelerat qui soit au monde?

_Agnès._ Non, je prétends lui tenir compte du mauvais temps que je lui
ai fait passer, je lui en demande pardon, & en particulier d'une rude
discipline, que je lui fis hier ressentir par l'avis de mon Confesseur.

_Angelique._ Baise-moi, ma pauvre enfant, je suis plus touchée de ce que
tu me dis, que si je l'avois éprouvée sur moi-même, il faut que ce
châtiment soit le dernier qui te fatigue: mais encore te fis-tu grand
mal?

_Agnès._ Helas! mon zèle étoit indiscret, & je croyois que plus je
frappois plus j'avois de merite, mon embonpoint, & ma jeunesse me
rendoient sensible aux moindres coups; tellement qu'à la fin de ce bel
exercice, j'avois le derriere tout en feu: je ne sais même si je n'y
avois point quelque blessure, parce que j'étois tout à fait transportée,
lors que je l'outrageois si vivement.

_Angélique._ Il faut ma mignonne que j'en fasse la visite, & que je voye
de quoi est capable une ferveur mal conduite?

_Agnès._ Oh Dieu! faut-il que je souffre cela? c'est donc tout de bon
que vous parlez, je ne puis l'endurer sans confusion! Oh, oh!

_Angelique._ Et à quoi sert donc tout ce que je t'ai dit, si une sotte
pudeur te retient encore? quel mal y a-t-il à m'accorder ce que je te
demande?

_Agnès._ Il est vrai, j'ai tort, & vôtre curiosité n'est point blâmable,
satisfaites-la comme vous souhaitez.

_Angelique._ Oh! le voilà donc à découvert ce beau visage toujours
voilé? met-toi à genoux sur ta couche, & baisse un peu la tête, afin que
je remarque la violence de tes coups. Ah bonté divine quelle bigarrure!
il me semble que je vois du taffetas de la chine, ou bien du rayé du
temps passé! il faut avoir une grande dévotion au _Mystere de la
Flagellation_ pour enluminer ainsi ses fesses?

[Illustration]

_Agnès._ Eh bien, as-tu assez contemplé cet innocent outragé? Oh Dieu
comme tu le manies, laisse-le en repos, afin qu'il reprenne son premier
teint, & qu'il se défasse de ce coloris étranger. Quoi tu le baises?

_Angelique._ Ne t'y oppose pas, mon enfant, j'ai l'ame du monde la plus
compassive, & comme c'est une oeuvre de misericorde de consoler les
affligez; je crois que je ne saurois leur faire trop de caresse pour
dignement m'acquitter de ce devoir. Ah que tu as cette partie bien
formée! & que la blancheur, & l'embonpoint qui y paroissent, lui donnent
d'éclat! j'apperçois aussi un autre endroit, qui n'est pas moins bien
partagé de la Nature, c'est _la Nature même_.

_Agnès._ Retire ta main je te prie de ce lieu, si tu ne veux y causer un
incendie qui ne pouroit pas s'éteindre facilement? il faut que je
t'avoue mon foible, je suis la fille la plus sensible qui se puisse
trouver, & ce qui ne causeroit pas à d'autres la moindre émotion, me met
souvent en desordre.

_Angelique._ Quoi tu n'es donc pas si froide, comme tu voulois me
persuader au commencement de nôtre conversation? & je crois que tu feras
aussi bien ton personnage, qu'aucune que je connoisse, quand je t'aurai
mise entre les mains de cinq ou six bons Freres. Je souhaiterois pour ce
sujet, que le temps de la retraite, où je vais entrer selon la coutume,
pût se differer, afin de me trouver avec toi au Parloir. Mais n'importe,
je m'en consolerai par le recit que tu me feras de tout ce qui se sera
passé; à savoir si _l'Abbé_ aura mieux fait que _le Moine_, si _le
Feuillant_ l'aura emporté sur _le Jesuite_, & enfin si toute _la
Fratraille_ t'aura pleinement satisfaite.

_Agnès._ Ah que je me figure d'embarras dans ces sortes d'entretiens, &
qu'ils me trouveront Novice en fait d'amourettes!

_Angelique._ Ne te mets pas en peine, ils savent de la maniere qu'il
faut user avec tout le monde, & un quart d'heure avec eux, te rendra
plus savante, que tous les preceptes que tu pourrois recevoir de moi,
dans une semaine, çà, couvre ton derriere, de crainte qu'il ne
s'enrhume: tiens il aura encore ce baiser de moi, & celui-ci & celui-là.

_Agnès._ Que tu es badine! Crois-tu que j'aurois souffert ces sottises,
sans que je sais que rien n'y est offensé.

_Angelique._ Si cela étoit je pecherois donc à tout moment, car le soin
qu'on m'a donné des Ecolieres, & des Pensionnaires, m'oblige à visiter
leur maison de derriere bien souvent. Encore hier je donnai le fouet à
une plutôt pour ma satisfaction, que pour aucune faute qu'elle eût
commise, je prenois un plaisir singulier à la contempler, elle est fort
jolie & a déja treize ans.

_Agnès._ Je soupire après cet emploi de maîtresse de l'Ecole, afin de
prendre un semblable divertissement. Je suis frappée de cette fantaisie,
& même je serois ravie de voir en toi ce que tu as consideré si
attentivement dans ma personne.

_Angelique._ Helas mon enfant, la demande que tu me fais ne me surprend
point, nous sommes toutes formées de même pâte. Tiens je me mets dans ta
posture, bon leve ma jupe & ma chemise le plus haut que tu pourras.

_Agnès._ J'ai grande envie de prendre ma discipline, & de faire en sorte
que ces deux Soeurs jumelles n'ayent rien à me reprocher.

_Angelique._ Ouf! ouf! ouf! comme tu y vas! Ces sortes de jeux ne me
plaisent que quand ils ne sont pas violens? tréve, tréve, si ta devotion
t'alloit reprendre, je serois perdue: Oh Dieu que tu as le bras
flexible, j'ai dessein de t'associer dans mon office, mais il y faut un
peu plus de moderation.

_Agnès._ Voilà certes bien de quoi se plaindre, ce n'est pas là la dixme
des coups que j'ai reçus, je te remets le reste à une autre fois, il
faut accorder quelque chose à ton peu de courage. Sais-tu bien que cet
endroit en devient plus beau, un certain feu qui l'anime, communique un
vermillon plus pur & plus brillant que tout celui d'Espagne.
Approche-toi un peu plus près de la fenêtre, afin que le jour m'en
découvre toutes les beautés. Voilà qui est bien. Je ne me lasserois
jamais de le regarder, je vois tout ce que je souhaitois jusques à son
voisinage, pourquoi couvres-tu cette partie de ta main?

_Angelique._ Helas tu peux la considerer aussi bien que le reste, s'il y
a du mal à cette occupation, il n'est pas préjudiciable à personne, & ne
trouble aucunement la tranquilité publique.

_Agnès._ Comment pourroit-il la troubler, puisque nous n'en faisons plus
une partie; outre que les fautes cachées sont à demi pardonnées.

_Angelique._ Tu as raison, car si l'on pratiquoit dans le monde autant
de crimes, pour parler conformement à nos Regles, comme il s'en commet
dans les Cloîtres, la Police seroit obligée d'en corriger les abus, &
couperoit le cours à tous ces desordres.

_Agnès._ Je crois aussi que les peres & meres ne permettroient jamais
l'entrée de nos Maisons à leurs enfans, s'ils en connoissoient le
déreglement.

_Angelique._ Il n'en faut pas douter, mais comme la plupart des fautes y
sont secretes, & que la dissimulation y regne plus qu'en aucun endroit,
tous ceux qui y demeurent n'en apperçoivent pas les defauts; mais
servent eux-mêmes à engager les autres. Outre que l'interêt particulier
des familles, l'emporte souvent sur beaucoup d'autres considerations.

_Agnès._ Les Confesseurs & les Directeurs des Cloîtres, ont un talent
particulier, pour faire aller dans leur filets, de pauvres innocentes
qui tombent dans un piege, en pensant trouver un tresor.

_Angelique._ Il est vrai, & je l'ai éprouvé en ma personne. Je n'avois
aucun penchant pour la Religion, je combattois vivement les raisons de
ceux qui m'y portoient, & jamais je n'y serois entrée, si un Jesuite qui
pour lors gouvernoit ce Monastere, ne s'en étoit mêlé, un interêt de
famille obligea ma mere qui m'aimoit tendrement, & qui s'y étoit
toujours opposée à y donner les mains. J'y resistai long-temps, parce
que je ne prévoyois pas que le Comte de la Roche mon frere aîné, par le
droit de Noblesse, & par les Coutumes du pays, emportoit presque tout le
bien de la maison, & nous laissoit six, sans autre appui que celui qu'il
nous promettoit, qui selon son humeur devoit être peu de chose. Enfin il
ceda dix mille francs, à ce qu'il me dit, de ses prétentions, auxquels
quatre autres furent ajoutés, tellement que j'apportai quatorze mille
livres pour ma dot, en faisant profession dans ce Couvent: Mais pour
revenir à l'adresse de celui qui m'en debaucha, tu sauras qu'on fit en
sorte que je me rencontrasse avec lui, une après dînée que j'étois allée
rendre visite à une de mes cousines qui étoit Religieuse, & qui mouroit
d'envie de me voir revêtue d'un habit semblable au sien.

_Agnès._ N'étoit-ce pas, Soeur Victoire?

_Angelique._ Oui. Nous étant donc trouvez tous trois à un même parloir,
le Jesuite, Victoire & moi, nous commençâmes par les complimens & les
civilités, dont on use dans les premieres entrevues, elles furent
suivies d'un discours de ce Loyoliste touchant les vanités du siècle, &
la difficulté de faire son salut dans le monde, qui disposa beaucoup mon
esprit à se laisser tromper: Ce n'étoient neanmoins que de legeres
preparations, il avoit bien d'autres subtilités pour s'insinuer dans mon
interieur; & pour me faire entrer dans ses sentimens, il me disoit
quelquefois qu'il remarquoit dans ma phisionomie le veritable caractere
d'une ame Religieuse, qu'il avoit un don particulier pour en faire un
juste discernement, & que je ne pouvois sans faire une injure à Dieu,
(c'est ainsi qu'il parloit) consacrer au monde une beauté aussi parfaite
que la mienne.

_Agnès._ Il ne s'y prenoit pas mal, que répondois-tu à tout cela?

_Angelique._ Je combattis d'abord ces premieres raisons, par d'autres
que je lui opposois, qu'il détruisoit avec un artifice merveilleux;
Victoire aidoit encore à me tromper, & me faisoit voir la Religion du
côté qu'elle peut avoir quelque chose d'aimable, & me cachoit
adroitement tout ce qui étoit capable de m'en rebuter. Enfin le Jesuite,
qui comme j'ai appris, avoit bien fait des conquêtes plus difficiles,
fit ses derniers efforts pour s'assurer de la mienne. Il y reussit par
la peinture qu'il me fit du monde, & de la Religion, & me contraignit
par la force de son éloquence, à embrasser étroitement son parti.

_Agnès._ Mais encore que dit-il qui fut capable d'exercer un pouvoir si
absolu sur ton esprit?

_Angelique._ Je ne puis te le rapporter dans son étendue, car il me tint
trois heures à la grille: tu sauras seulement, qu'il me prouva par des
raisonnemens que je croyois forts, que c'étoit là ma vocation, dans
laquelle seule je pouvois faire mon salut, qu'il n'y avoit point de
sûreté pour moi, ni de chemin hors de là; que le monde n'étoit rempli
que d'écueils, & de precipices; que les excès des Religieux valoient
mieux que la moderation des Mondains, & que le repos & la contemplation
des uns, étoit en même temps plus douce, & plus meritoire que l'action,
& tout l'embarras des autres. Que c'étoit dans les Cloîtres seuls, où
l'on pouvoit traiter familierement avec Dieu, & par consequent, que pour
se rendre digne d'une communication si sainte & si relevée, il falloit
fuir la compagnie des hommes. Que c'étoit dans ces lieux que se
conservoient les restes de l'ancienne ferveur des Chrêtiens, & qu'on
pouvoit voir l'image veritable de la primitive Eglise.

_Agnès._ On ne pouvoit pas parler avec plus d'éloquence, & tout ensemble
avec plus d'artifice, car je remarque qu'il ne te dit pas un mot des
rigueurs & des austerités qui pouvoient t'épouvanter.

_Angelique._ Tu te trompes il n'oublia rien: Mais les peines & les
mortifications dont il me parla, furent assaisonnées de tant de douceur,
que je ne les trouvai point de mauvais goût. Je ne veux rien vous cacher
(me disoit-il.) Ces devotes compagnies, dont j'espere que vous
augmenterez le nombre, travaillent jour & nuit par leurs austerités, &
penitences, à dompter l'orgueil, & l'insolence de la nature, elles
exercent sur leurs sens une violence qui dure toujours; sans mourir,
leur ame est separée de leur corps; & méprisant également la douleur &
la volupté, elles vivent comme si elles n'étoient faites que du seul
esprit. Ce n'est pas tout (poursuivit-il d'un ton persuasif), elles font
un sacrifice rigoureux de leur liberté, elles se dépouillent de tous
leurs biens pour s'enrichir seulement d'esperances, & s'imposent par des
voeux solemnels, la necessité d'une perpetuelle vertu.

_Agnès._ C'étoit un maître Orateur, que ce Disciple de Loyola, je
souhaiterois le connoître?

_Angelique._ Tu le connois bien, & je t'apprendrai de petites
particularités de sa vie, qui te feront croire, qu'il sait faire plus
d'un personnage. Mais il faut que je t'acheve le reste. Voilà
Mademoiselle, bien des chaînes, des rigueurs, & des mortifications que
je vous presente; mais le croiriez-vous, me dit-il, ces saintes ames
dont je vous parle presentement, sont glorieuses de ce joug, elles sont
vaines de cette servitude, & il ne s'offre point de rude peine à
souffrir, qu'elles n'estiment une grande recompense; elles font toutes
leurs amours & leur passion du service de Jesus Christ; c'est lui seul
qui les met toutes en feu, pour peu qu'il les touche, c'est lui qui est
l'unique Maître de leur coeur, & qui sait faire succeder à leurs peines,
des joyes & des douceurs incroyables.

_Agnès._ Sans doute tu fus charmée par ce beau discours.

_Angelique._ Oui mon enfant, ce Charlatan me persuada, ses paroles me
changerent en un moment, elles m'arracherent à moi-même, & me firent
rechercher avec ardeur, ce que j'avois toujours fui avec constance. Je
devins la plus scrupuleuse du monde, & parce qu'il m'avoit dit qu'hors
du Cloître, je ne pouvois faire mon salut, je m'imaginois devant que d'y
être entrée, avoir tous les diables à mes côtés. Depuis ce temps, il a
voulu lui-même me remettre dans le bon sens, il m'a donné les
connoissances qui pouvoient me tirer des tenebres, où il m'avoit jettée,
& c'est à sa Morale que je dois tout le repos, & la quietude d'esprit
que je possede.

_Agnès._ Apprends-moi donc vîte qui est ce personnage?

_Angelique._ C'est le Pere de Raucourt.

_Agnès._ Oh Dieu quel enchanteur! j'ai été une fois à confesse à lui, je
le prenois pour l'homme du Monde le plus devot, il est vrai qu'il sait
l'art de gagner les coeurs, en perfection, & qu'il persuade ce qu'il
desire. Mais je lui veux mal de m'avoir laissée dans l'erreur où il me
trouva, & d'où il me pouvoit dégager.

_Angelique._ Ah! qu'il est trop prudent pour se mettre ainsi au hazard;
il te voyoit dans une bigotterie extraordinaire, dans des scrupules
horribles, & il savoit que d'une extremité à l'autre on ne peut pas
reduire une fille si facilement. Outre que si un seul Saint éclairoit
tous les aveugles, il n'y auroit plus de miracle à faire pour les
autres, tu m'entends bien! c'est à dire, que si tu avois eu la foi, tu
aurois été guerie, & que si ce sage Directeur eût reconnu en toi
quelques dispositions à suivre ses ordonnances, il t'auroit servi de
Medecin.

_Agnès._ Je le crois, mais j'aime autant t'en avoir l'obligation qu'à
lui même. Apprends-moi je te prie quelque trait de la vie de ce
Bienheureux.

_Angelique._ Je le veux mon petit coeur, baise-moi donc & m'embrasse
bien amoureusement auparavant: ah! ah! voilà qui est bien. Ah que je
suis charmée de la beauté de ta bouche & de tes yeux! un seul de tes
baisers me transporte plus que je ne puis te l'exprimer.

_Agnès._ Commence donc? ah que tu es une grande baiseuse!

_Angelique._ Je ne me lasse jamais de caresser ce que je trouve aimable.
Puisque tu connois le Pere de Raucourt, il n'est pas necessaire que je
te dise que c'est l'homme du monde le plus intriguant, le plus adroit, &
le plus spirituel qui se puisse trouver. Seulement je t'apprendrai qu'en
fait d'amitié, il est délicat au dernier point, & que comme il croit
valoir quelque chose, il faut avoir bien des qualités pour lui plaire.
Entre toutes ces conquêtes il n'en comptoit point de plus glorieuse, que
celle qu'il avoit faite d'une jeune Religieuse d'un Couvent de cette
ville, qui s'appelle soeur Virginie.

_Agnès._ J'en ai ouï parler comme d'une beauté achevée, mais je n'en
sais point d'autres particularités.

_Angelique._ C'est une fille la plus belle qui se puisse voir, si le
portrait que son galant m'en a montré est fidele, pour de l'esprit elle
en est autant bien partagée qu'elle le pouvoit souhaiter, elle est
enjouée, elle touche plusieurs instrumens; & chante avec des charmes
capables d'enlever les coeurs. Il y avoit déja quelques mois que nôtre
Jesuite se l'étoit entierement acquise, & qu'ils jouissoient tous deux
de cette douce tranquilité qui fait tout le bonheur des amans, lors que
la jalousie commença le desordre que tu vas entendre.

Il y avoit dans le même Monastere une Religieuse pour qui le Pere avoit
témoigné avoir de l'amitié, & à qui il avoit fait plusieurs visites sur
ce pied là: il en avoit même reçu quelques faveurs, capables d'engager
fortement un homme un peu fidele, mais l'éclat de la beauté de Virginie,
l'emporta sur son coeur, il se dégagea interieurement de cette premiere
habitude, & ne donna plus à cette pauvre fille, que l'exterieur, & les
apparences d'un veritable amour. Elle s'apperçut bien-tôt du changement,
& vit clairement qu'il y avoit du partage. Elle dissimula neanmoins son
chagrin, & voyant qu'elle avoit affaire à une Rivale qui la surpassoit
en tout, elle ne fit point dessein de s'attaquer à elle, mais elle jura
la perte de celui qui la méprisoit.

Pour venir plus facilement à bout de son entreprise, elle étudia les
heures, & les momens, que Virginie donnoit à l'entretien de ce Religieux
amant, & comme elle avoit appris par experience, qu'il ne se contentoit
pas de paroles, ni de faveurs legeres, elle crut avec raison qu'elle
pourroit les surprendre dans de certains exercices dont la connoissance
la rendroit Maîtresse du sort de son infidele: elle fut long-temps
devant que de rien découvrir d'assez fort pour éclater, elle apperçut
bien deux ou trois fois ce pauvre Pere qui se réchauffoit la main dans
le sein de Virginie, elles les vit se donnant quelques baisers, avec une
ardeur incroyable, mais cela passoit pour bagatelles dans son esprit, &
comme elle savoit qu'on ne comptoit dans le Cloître ces sortes d'actions
que pour des Peccadilles, que l'eau benite efface; elle s'en tut en
attendant une meilleure occasion de parler.

_Agnès._ Ah que je crains pour la pauvre Virginie!

_Angelique._. Nos amans qui ne se doutoient point des embûches qu'on
leur dressoit, ne prenoient point de mesures pour s'en défendre, ils se
voyoient deux ou trois fois la semaine, & s'écrivoient des billets lors
que la prudence les obligeoit à se separer pour quelque temps l'un de
l'autre, de crainte de donner lieu à la médisance. Les lettres du Pere
dont les expressions étoient fortes & tendres, acheverent de lui gagner
tout à fait Virginie, il la fut voir après huit jours d'absence, &
remarqua à ses yeux & à sa contenance, qu'il en auroit ce qu'elle lui
avoit toujours refusé auparavant. Cependant sa rivale n'étoit pas
oisive, car étant d'intelligence avec la Mere portiere, elle venoit
d'apprendre l'arrivée du Jesuite, & ne doutant point qu'après un si long
intervalle, ils n'en vinssent à des privautés telles qu'elles les auroit
souhaitées pour soi-même, elle se transporta animée de la jalousie dans
un lieu voisin du parloir, où par le moyen d'une petite ouverture
qu'elle avoit faite, elle pouvoit découvrir jusques aux moindres
mouvemens de ceux qui s'y entretenoient, & entendre leurs plus secretes
conversations.

_Agnès._ C'est ici que ma crainte se renouvelle. Ah que je veux de mal à
cette curieuse de troubler si malicieusement le repos de deux malheureux
amans?

_Angelique._ Afin que les dépositions qu'elle avoit dessein de faire, de
ce qu'elle verroit, fussent reçues sans difficulté elle prit une autre
Religieuse avec soi, qui pût rendre un semblable témoignage. S'étant
donc postées l'une & l'autre dans l'endroit dont je t'ai parlé, elles
apperçurent nos deux amans qui s'entretenoient plus par leurs regards &
par leurs soupirs, que par les paroles, ils se serroient étroitement la
main, & se regardant avec langueur ils se disoient quelque mots de
tendresse, qui partoient plus de leur coeur, que de leur bouche. Cette
amoureuse contemplation, fut suivie de l'ouverture d'une petite fenêtre
quarrée, qui étoit vers le milieu de la grille, & qui servoit à passer
les paquets un peu gros dont on faisoit present aux Religieuses. Ce fut
pour lors que Virginie reçut & donna mille baisers, mais avec des
transports si grands, avec des saillies si surprenantes, que l'amour
même n'auroit pas pu en augmenter l'ardeur; Ah ma chere Virginie,
commença nôtre passionné, vous voulez donc que nous en demeurions là?
helas! que vous avez peu de retour pour ceux qui vous aiment, & que vous
savez bien pratiquer l'art de les tourmenter? eh quoi reprit nôtre
Vestale puis-je encore vous faire present de quelque chose après vous
avoir donné mon coeur? ah que vôtre amour est tyrannique, je sais ce que
vous desirez, je sais même que j'ai eu la foiblesse de vous le faire
esperer, mais je n'ignore pas que c'est tout mon bien, & toute ma
richesse, & que je ne puis vous l'accorder, qu'en me reduisant à
l'extremité. Ne pouvons-nous pas en demeurant dans les termes où nous
sommes, passer ensemble de doux momens, & goûter des plaisirs d'autant
plus parfaits, qu'ils seront purs & innocens? Si vôtre bonheur comme
vous me dites, ne dépend que de la perte de ce que j'ai de plus cher,
vous ne pouvez être heureux qu'une seule fois & moi toujours miserable,
puisque c'est une chose qui ne se peut recouvrir, pour se laisser perdre
comme auparavant, croyez-moi, aimons-nous comme un frere aime une soeur,
& donnons à cette amour toutes les libertés qu'il pourra s'imaginer, à
l'exception d'une seule.

_Agnès._ Et le Jesuite ne répondoit-il point à tout cela?

_Angelique._ Non pendant tout ce discours il ne dit rien, mais se
soutenant la tête d'une main, dans une posture de melancolique, il
regardoit avec des yeux remplis de langueur, celle qui lui parloit.
Après quoi lui prenant la main au travers de la grille, il lui dit d'un
air touchant. Il faut donc changer de methode, & n'aimer plus comme
auparavant? le pouvez-vous Virginie? pour moi je ne puis rien retrancher
de mon amour, & les regles que vous venez de me prescrire, ne peuvent
être reçues d'un veritable amant: il lui exagera ensuite avec tant de
feu l'excès de son ardeur, qu'il la déconcerta entierement; & tira
d'elle une promesse de vive voix, de lui accorder dans quelques jours ce
qui seul devoit le rendre parfaitement heureux, il la fit pour lors
approcher plus près de la grille, & l'ayant fait monter sur un siege
assez élevé, il la conjure de lui permettre au moins de satisfaire sa
vue, puisque toute autre liberté lui étoit défendue, elle lui obeït
après quelque resistance, & lui donna le temps de voir & de manier les
endroits consacrés à la chasteté, & à la continence. Elle de son côté
voulut aussi contenter ses yeux par une pareille curiosité, & le Jesuite
qui n'étoit pas insensible en trouva aisement les moyens, & elle obtint
de lui ce qu'elle desiroit, avec plus de facilité qu'elle ne le lui
avoit accordé. Ce fut là, le moment fatal de l'un & de l'autre, & celui
que desiroient nos Espionnes: elles contemploient avec une satisfaction
extraordinaire, les plus beaux endroits du corps nu de leur compagne,
que le Jesuite mettoit à découvert, & qu'il manioit avec les transports
d'un amant insensé. Tantôt elles admiroient une partie, tantôt une
autre, selon que le Pere officieux, tournoit & faisoit changer de
situation à son amante, tellement que quand il consideroit le devant, il
leur exposoit en vue son derriere, parce que sa jupe d'un côté & d'autre
étoit levée jusques à la ceinture.

_Agnès._ Il me semble que je suis presente à ce spectacle, tant tu en
rapportes l'histoire naïvement.

_Angelique._ Enfin ils terminerent leurs badineries, & nos deux Soeurs
se retirerent dans le dessein de couper le cours à ces amours mal
conduits: & d'empêcher l'effet de la promesse de Virginie. Par un
bonheur particulier pour cette pauvre innocente, la Religieuse que sa
Rivale étoit associée dans la consideration de ce qui s'étoit passé,
avoit une amitié bien tendre pour elle, & tâcha de trouver un biais pour
détruire le Jesuite, sans nuire à celle qu'elle cherissoit: elle lui fit
connoître ce qu'elle savoit d'elle, l'assura de ne rien faire à son
préjudice, pourvu qu'elle lui promît de rompre entierement avec ce
Religieux, & de n'avoir pas à l'avenir la moindre communication avec
lui. Virginie toute honteuse de ce qu'elle apprenoit, s'engagea à tout
ce qu'on voulut, demandant seulement avec instance que l'on conservât la
reputation du Jesuite parce qu'il étoit impossible de nuire à l'un sans
porter dommage à l'autre. Elle protesta qu'elle ne vouloit plus le voir,
& que ce billet qu'elle lui alloit écrire pour lui donner avis de ne
plus revenir, seroit le dernier qu'il recevroit d'elle. Ces conditions
furent reçues de toutes deux, quoi qu'avec peine, elles embrasserent
Virginie dont elles étoient devenues amoureuses, & dirent en la quittant
qu'elles vouloient prendre la place du Pere, & lier une étroite amitié
avec elle.

_Agnès._ Elle en étoit quitte à bon marché, je crois qu'elle devoit
cette Indulgence à sa beauté, & à ses autres qualités qui la rendirent
sans doute aimable à son ennemie même?

_Angelique._ Ce n'est pas encore ici la fin de nôtre histoire. Virginie
écrivit donc promptement au Pere de Raucourt, & l'avertit par son billet
de tout ce qui se passoit, & des conditions auxquelles elle s'étoit
engagée, pour sauver son honneur, & le sien: elle lui remontra le danger
où il s'exposeroit s'il revenoit pour la voir, & lui fit connoître qu'il
étoit même impossible qu'elle reçût de ses lettres s'il ne se servoit
d'une intrigue particuliere, pour éviter leurs surprises. Elle finissoit
par des protestations d'un amour constant, & à l'épreuve de toutes les
plus rudes attaques de la jalousie, & lui faisoit esperer que le temps
pourroit dissiper cet orage, qui les menaçoit, & les rendre plus heureux
que jamais. Je ne dis point avec quelle surprise le pere reçut & lut
cette lettre, ce fut un coup de foudre qui le frappa, il vit qu'il
n'étoit pas à propos d'y faire réponse & qu'il falloit ceder au malheur
qui s'opposoit à sa bonne fortune, dans le moment qu'il étoit prêt d'en
jouir.

Trois semaines s'étoient déja passées de ce veuvage, lors que Virginie
s'ennuyant de sa solitude, trouva par une adresse merveilleuse le moyen
d'apprendre des nouvelles de son Amant, & de lui faire part des siennes.
Elle feignit de s'être oubliée d'envoyer au Pere de Raucourt un Bonnet
quarré, qu'il lui avoit donné à faire, du temps de leurs familiarités
passées: sa rivale lui dit qu'elle eût à lui remettre entre les mains, &
qu'elle le feroit tenir par une Touriere. Cela fut fait, la messagere
fut avertie de la maniere qu'elle devoit parler, elle s'acquitta de sa
commission de point en point, & le Jesuite après avoir reçu le Bonnet,
la pria d'attendre un moment dans l'Eglise afin d'avoir lieu de penser à
ce qu'il voyoit. Après un peu de reflexion il se douta du stratageme,
fit ouverture dans un endroit du Bonnet, & y trouva une lettre de
Virginie, sans l'examiner beaucoup, il y fit promptement la réponse,
qu'il plaça dans le même lieu qu'il ferma le mieux qu'il put avec deux
ou trois points d'aiguilles. Il revint joindre la Touriere qu'il pria de
rapporter le Bonnet afin qu'on le raccommodât parce qu'il étoit de
beaucoup trop étroit pour lui, qu'il l'avoit fait essayer à plusieurs de
la maison afin d'exempter la personne de la peine qu'elle auroit à le
reformer, mais qu'il ne s'étoit trouvé aucun Pere à qui il fût propre,
qu'au reste qu'il lui étoit fort obligé de la patience qu'elle avoit eue
à attendre si long-temps. La bonne soeur répondit par ses reverences aux
civilités du Pere, & remporta le Bonnet quarré au Monastere, elle le
remit par l'ordre de celle qui l'avoit envoyée, entre les mains de
Virginie, qui fut ravie d'y apprendre des nouvelles de celui qu'elle
aimoit, & de ce que son artifice avoit si bien réussi.

_Agnès._ Il faut avouer que l'Amour est bien inventif.

_Angelique._. Ce commerce dura plus d'un mois, il y avoit toujours
quelque chose à refaire à ce venerable Bonnet; de trois jours l'un, il
falloit le porter au College, & le rapporter au Monastere. Personne ne
s'imaginoit neanmoins qu'il y eût rien de mysterieux dans une semblable
chose, on n'y prenoit pas garde, & ils auroient pu encore se servir de
ce postillon sans l'accident qui le cassa au gage.

_Agnès._ Oh Dieu je m'imagine que le Pot au Rose fut découvert par la
Touriere!

_Angelique._ Non tu te trompes. Cela vint de ce qu'un jour de jeûne que
le portier des Jesuites, étoit de mauvaise humeur pour n'avoir peut-être
pas vuidé sa Roquille à l'ordinaire. La Touriere qui avoit une infinité
de commissions, & entr'autres celle du Bonnet, sonna deux ou trois fois
à la porte du College, pour se décharger au plutôt de son message. Ce
bon Frere partit du Jardin où il étoit, & étant arrivé hors d'haleine,
pensant que ce fût quelque Evêque, ou Archevêque, ou quelque autre
Grandeur, qui eût ainsi sonné en Maître, il fut bien surpris à la vue de
la bonne Soeur, qui n'avoit rien autre chose à lui dire, que de remettre
le Bonnet quarré entre les mains du Pere de Raucourt. Ce demi Cuistre
rebattu par tant de visite qui ne lui plaisoient pas, s'emporta de
colere, & dit que ce Bonnet là se promenoit trop souvent, & qu'il le
mettroit en la disposition d'un homme qu'il lui feroit faire un peu de
retraite. La Touriere s'excusant le mieux qui lui fut possible, se
retira, & le Recteur qui attendoit un compagnon, pour sortir, ayant
entendu le Dialogue, appella le frere & voulut apprendre le sujet du
differend, & pourquoi il traitoit ainsi rudement les personnes qui
avoient à faire à ceux de la maison. Celui-ci se voyant chapitré de son
Superieur, lui dit tout ce qu'il pensoit de ce Bonnet, l'assura qu'il
avoit déja fait près de vingt tours & retours du College au Monastere,
que sans doute il y avoit quelque dessein caché dans ces manieres, & que
s'il plaisoit à sa Reverence, il visiteroit cette piece, qu'il disoit de
contrebande; ce qu'il fit à l'instant, & d'un coup de ciseau, il fit
voir le jour au quinzième _Enfant du Bonnet quarré_ qui venoit en droite
ligne de la Soeur Virginie.

_Agnès._ Oh Dieu qu'une personne a de peine à se sauver, quand un
mauvais Destin la poursuit, & qu'il a juré sa perte! qu'arriva-t-il de
tout cela?

_Angelique._ Il est arrivé que le Pere a été confiné dans une autre
Province, & que la pauvre Virginie a été mortifiée de quelques
penitences, & c'est de là qu'est venu le proverbe _qu'il y a bien de la
malice sous le Bonnet quarré d'un Jesuite._

_Agnès._ Ah Dieu c'étoit pour elle seule que j'apprehendois, mais
dis-moi comment cela vint à la connoissance de la Prieure?

_Angelique._ Je serois trop long-temps, à t'entretenir de la même chose,
dans la premiere conversation qui succedera à ma retraite, je t'en dirai
davantage sur ce sujet, je te ferai voir deux Enfans du Bonnet quarré, &
t'apprendrai le sort de leur pere & mere. Pense seulement à present, ma
plus chere, que je vais passer huit ou dix jours bien tristement,
puisqu'il me sera defendu d'avoir la moindre conference avec toi. Je
vais écrire à trois de mes bons amis afin qu'ils te fassent visite
pendant ce temps; il y a un Abbé, un Feuillant, & un Capucin.

_Agnès._ Oh Dieu quelle bigarrure! & que voulez-vous que je fasse avec
tous ces gens-là, que je ne connois point?

_Angelique._ Tu n'as qu'à être obeïssante, ils t'apprendront assez ce
qui sera de ton devoir pour les satisfaire & pour te contenter. Tiens
voici un livre que je te prête, fais en un bon usage, il t'instruira de
beaucoup de choses, & donnera à ton esprit toute la quietude que tu peux
souhaiter. Baise moi, ma chere enfant, pour tout le temps que je serai
sans te voir. Ah que je passerois ma retraite avec bien du plaisir, si
le Directeur que j'aurai étoit aussi aimable & aussi docile que toi!
Adieu mon coeur habille-toi, tiens secretes toutes nos amitiés, & te
prepare à me faire le recit de tous tes divertissemens, lors que je
serai sortie de mes exercices.


_Fin du Premier Entretien._



VENUS DANS LE CLOÎTRE,

OU LA RELIGIEUSE EN CHEMISE.


SECOND ENTRETIEN.

Soeur _Agnès_. Soeur _Angelique_.


_Angelique._ Ah Dieu soit loué! je commence à respirer, jamais je n'ai
été plus accablée de devotions, de mysteres, & d'Indulgences, que depuis
que je t'ai quittée: ah que je suis rebutée de toutes ces superstitions!
Comment te portes-tu? tu ne me dis rien, qu'as-tu à rire?

_Agnès._ Je suis toute honteuse de paroître devant vous, je m'imagine
que vous savez déja jusques aux moindres particularités de tout ce qui
s'est dit, & passé dans vôtre absence.

_Angelique._ Et de qui aurois-je pu l'apprendre? tu te railles bien de
moi, viens-t'en dans ma chambre, & songe par où tu commenceras à m'en
faire un fidele récit. Pour moi je sors d'entre les mains d'un sauvage
qui auroit mis au desespoir un esprit autrement tourné que le mien, je
veux dire de mon Directeur, c'est l'homme le plus bourru, & le plus
ignorant de son caractere. Je crois qu'il m'a fait gagner toutes les
Indulgences, & les Pardons qui ont jamais été accordés par les Papes,
depuis Gregoire le Grand, jusques à Innocent XI, si je l'avois cru je me
serois mise le corps en sang par les disciplines qu'il m'a ordonnées, ce
n'est pas que je lui aye fait montre de beaucoup de malice dans les
Confessions qu'il a entendues de moi: mais c'est parce qu'il s'imagine
que pour être dans le chemin du Paradis il faut être aussi sec, aussi
maigre, & aussi décharné que lui, & que c'est assez que d'être un peu
agreable, & d'avoir de l'embonpoint pour meriter toutes sortes de
penitences. Juge par là comme j'ai passé mon temps, & si je n'ai pas eu
sujet de m'ennuyer?

_Agnès._ Pour moi je te dirai que tu m'as donné des Directeurs qui ne
m'ont gueres moins fatiguée que le tien, je ne sais pas si j'ai gagné
avec eux des Indulgences, mais je suis certaine que pour les gagner
beaucoup de personnes n'en font pas tant que nous en avons fait.

_Angelique._ Je n'en doute point. Mais dis-moi un peu des nouvelles de
nôtre Abbé, & m'apprend s'il est capable de quelque chose.

_Agnès._ Ce fut lui que je vis le premier, & en qui j'ai trouvé plus de
feu, il n'y a rien de plus vif & de plus animé, & il y a plaisir à
l'entendre discourir. J'étois à la recreation d'après le dîner lors
qu'on vint m'avertir qu'il me demandoit. Comme je savois que Madame
étoit indisposée, je lui fis dire par la Portiere qu'il allât au grand
parloir, & qu'il ne s'impatientât pas. Je le fis bien attendre un bon
quart d'heure, parce que je changeai de voile & de guimpe, afin de
paroître devant lui un peu proprement, & de tâcher à répondre à
l'esperance qu'il avoit, de voir une personne dont on lui avoit fait le
portrait si avantageusement. A son abord je fis semblant de paroître un
peu interdite, répondant fort serieusement aux civilités qu'il me
faisoit, mais cela ne le démonta point; au contraire il prit de là
occasion de me dire, fort hardiment, qu'il savoit qu'il étoit permis aux
belles de parler d'un certain air indifferent, qui seroit mal séant à
d'autres, mais qu'il avoit lieu d'esperer que se presentant à la faveur
de ma meilleure amie sa visite ne pourroit m'être qu'agréable.

_Angelique._ Il passe pour avoir de l'esprit, & on peut dire que ses
grands voyages accompagnés de beaucoup d'experiences, ont ajouté à ses
avantages naturels toute la perfection qui lui manquoit.

_Agnès._ Je ne sais point ce que tu lui as dit de moi, mais je trouve
qu'il s'avançoit beaucoup pour une premiere visite; il tourna la
conversation sur l'austerité des Maisons Religieuses, & tâcha à me
persuader par une infinité de raisons, de ne point suivre le zèle
indiscret de la plupart, traitant de ridicules toutes celles qui
mettoient sottement en usage toutes sortes de mortifications. Il me fit
rire par le récit naïf de ce qui lui étoit arrivé en Italie avec une
Religieuse de S. Benoît, de l'adresse dont il se servit pour la voir
aussi souvent qu'il souhaitoit, & comme enfin il en reçut les faveurs
qui devoient être le fruit de ses assiduités. Il m'assura que devant
cette habitude il avoit toujours cru qu'il n'y avoit que chez les
Religieuses que la chasteté refugiée se conservoit, & qu'il s'étoit
toujours persuadé que ces ames recluses vivoient dans une continence
aussi parfaite que celle des Anges mais qu'il avoit bien reconnu le
contraire, & que comme rien de parfait ne se gâte mediocrement; & qu'une
chose conserve dans sa corruption le même degré qu'elle avoit en sa
bonté, il avoit remarqué qu'il n'y avoit rien de plus dissolu que toutes
les Recluses & Bigottes lors qu'elles trouvoient l'occasion de se
divertir. Il me montra un certain instrument de Verre qu'il avoit reçu
de celle dont je t'ai parlé, & m'assura qu'il avoit appris d'elle qu'il
y en avoit plus de cinquante de la sorte dans leur maison, & que toutes
depuis l'Abbesse jusques à la derniere professe, le manioient plus
souvent que leur chapelets.

_Angelique._ Voilà qui est bien, mais tu ne me dis rien pour ce qui te
regarde?

_Agnès._ Que veux-tu que je te die? C'est l'homme du monde le plus
badin, à la seconde visite qu'il me fit je ne pus me dispenser de lui
accorder quelque grace, il opposa à toutes mes raisons une morale si
forte, & si artificieuse qu'il rendit tout mes efforts inutiles, il me
fit voir trois lettres de nôtre Abbesse, qui m'assuroient que quelque
chose que je fisse, je ne pouvois marcher que sur ses pas. Elle a passé
des nuits entieres avec lui, & ne le traite dans ses billets que d'Abbé
de Beau-lieu: je lui representai que la grille étoit un obstacle
insurmontable, & qu'il falloit de necessité qu'il se contentât de
legeres badineries, puisqu'il étoit impossible d'aller plus avant. Mais
il me fit bien connoître qu'il étoit plus savant que moi, & me fit voir
deux planches qui se levoient, une de son côté, & l'autre du mien, & qui
donnoient passage suffisant pour une personne: il me dit que c'étoit par
son conseil que Madame avoit fait disposer cela de la sorte, qu'elle
l'avoit nommé _le Détroit de Gibraltar_, & qu'elle lui disoit un jour,
qu'il ne falloit pas s'hazarder de le passer, sans être bien muni de
toutes les choses necessaires, particulierement si on avoit dessein de
s'arrêter aux Colomnes d'Hercule. Après donc plusieurs contestations de
part & d'autre, l'Abbé passa le Détroit, & arriva au port où il fut
reçu, mais ce ne fut pas sans peine, & seulement après qu'il m'eut
assurée, que son entrée n'auroit point de mauvaises suites; je lui
permis autant de sejour qu'il en falloit pour le rendre heureux, c'étoit
le septième du mois d'Août, qui étoit un jour que Madame avoit coutume
d'employer dans des grandes ceremonies, mais que son indisposition
l'avoit obligée à remettre jusques au mois prochain ce qu'elle observoit
ordinairement dans celui-ci. Il me dit qu'elle avoit créé la seconde
année qu'elle fut Abbesse un ordre de Chevallerie, qui n'étoit composé
que de Prêtres, de Moines, d'Abbés, de Religieux, & de personnes
Ecclesiastiques. Que ceux qui y étoient admis, faisoient serment de
garder le secret de l'Ordre & s'appelloient _les Chevaliers de la
Grille_ ou _de St. Laurent_, que le Collier qui leur étoit donné le jour
de leur reception étoit composé des chiffres de Madame entrelacés dans
des lacs d'amour, & qu'au bas pendoit une Medaille d'or representant le
Patron de l'Ordre couché tout nu sur un gril, au milieu des flammes avec
ces paroles, _Ardorem craticula fovet_, c'est-à-dire, _Le Gril augmente
mes feux_. Il me montra le Collier qu'il avoit reçu, & après quelques
presens qu'il me fit de livres curieux, nous nous séparâmes l'un &
l'autre jusques à une nouvelle entrevue.

_Angelique._ Tu ne m'as rien appris de nouveau, touchant l'Ordre établi
par Madame; Mr. l'Evêque de ** en est le premier Chevalier, l'Abbé de
Beaumont le second, l'Abbé Du Prat le troisième, le Prieur de Pompiere,
le quatrième; voilà les principaux, & les premiers en date; ils sont
suivis de Jesuites, de Jacobins, Augustins, Carmes, Feuillants, Peres de
l'Oratoire, & du Provincial des Cordeliers. Tellement qu'à la derniere
promotion qui se fit l'an passé, le nombre étoit de vingt-deux. Mais il
est à remarquer qu'il y a beaucoup de difference entre eux, & qu'ils ne
peuvent jouir tous de pareils privileges; il y en a qui s'appellent _les
Cordons Bleus_ & ce sont ceux qui sont tout puissans, qui ont le secret
de l'Ordre, & qui disposent des affaires de Madame, comme Madame conduit
les leurs. Pour ce qui est des autres, leur pouvoir est limité, il a des
bornes qu'ils ne peuvent pas passer. Et il n'ont gueres plus d'avantage
que les aspirants, jusques à ce que par leur zèle, leur prudence, & leur
discretion, ils se soient rendus dignes d'être de la grande profession.
De tous les Moines, les seuls Capucins en sont exclus, parce que cette
barbe qui les déguisent tant, les a rendus odieux à nôtre Abbesse, qui
dit qu'elle ne peut s'imaginer qu'une personne du sexe, puisse vouloir
du bien à ces Satires. Mais à propos dis-moi des nouvelles du Pere Vital
de Charenton?

_Agnès._ Je n'aurois jamais cru aussi bien que Madame, qu'un Capucin eût
été capable d'une galanterie, si celui-là ne m'en eût persuadé par sa
conduite. Il me vint voir trois jours après nôtre Abbé, nous allâmes
dans le parloir de S. Augustin, & ce fut là où il me debita plus de
fleurettes, que je n'en aurois pu attendre d'un Courtisan de profession,
il parla au reste si hardiment que j'avois honte d'entendre sortir de la
bouche d'un homme dont l'habit & la barbe ne prêchoient que la
penitence, des paroles au commencement peu libres, mais dans la fin les
plus dissolues que le plus grand débauché puisse mettre en usage. Je ne
pus m'empêcher de lui en marquer mon étonnement & de lui faire connoître
qu'il y avoit de l'excès dans ses transports. Ce qui fit qu'il y apporta
un peu de moderation. Il m'a rendu trois visites, pendant ta retraite, &
à la derniere il obtint peu de chose de moi, parce que le Parloir où
nous étions, n'avoit pas les commodités de l'autre. Je te dirai
seulement qu'il m'apprêta bien de quoi rire, en ce qu'ayant par ses
efforts ébranlé une barre de fer de la grille, & croyant s'être fait un
chemin assez large pour y passer, il s'y hazarda malgré moi, mais il
n'en put venir à bout, d'autant qu'ayant passé la tête & une des épaules
avec bien de la difficulté; son Capuchon s'accrocha à une des pointes du
dehors, tellement qu'il avoit beau se remuer, il ne pouvoit se
débarrasser de ce piege. Je ne pouvois le contempler dans cette posture
sans éclater de rire, je le fis promptement repasser de son côté, & lui
fit remettre la grille dans son premier état. Il me donna trois ou
quatre livres dont il m'avoit parlé dans sa premiere visite, & se retira
mal satisfait de son avanture.

_Angelique._ Je suis fachée de ce desordre, car sans doute cela l'aura
rebuté.

_Agnès._ Rebuté bon Dieu! vraiment c'est bien un homme à se rebuter, il
n'y a rien de plus effronté que lui, oh qu'il sera ici devant la fin de
la semaine, il m'a promis le _Recueil des Amours secretes de Robert
d'Abrissel_, il m'en commença l'histoire, mais je la crois fausse, &
controuvée à plaisir.

_Angelique._ Tu te trompes, il n'y a rien de plus veritable, & plusieurs
graves Auteurs écrivent qu'il avoit coutume de coucher avec ses
Religieuses afin de les éprouver, & de remarquer en même temps dans sa
personne, jusques où pouvoient aller les forces de la vertu, qui combat
les tentations de la Chair: il croyoit beaucoup meriter par là; & c'est
ce qui a donné lieu à Godefroy de Vandôme, de traiter cette devotion de
plaisante & de ridicule, dans une lettre qu'il écrit à S. Bernard, &
d'appeller cette ferveur, un nouveau genre de martyre: cela a empêché
jusques à present que cet homme n'ait été mis au rang des Saints par la
Cour de Rome, on le traite neanmoins de Bien-heureux.

_Agnès._ Il faut avouer qu'il y a bien des abus qui se pratiquent dans
nôtre Religion, & je ne suis plus surprise de ce que tant de peuples
s'en sont separés, pour s'attacher litteralement aux Ecritures. Le Pere
Feuillant que je vis pendant ta retraite me fit remarquer visiblement,
tous les endroits défectueux du gouvernement present, pour ce qui
regarde la Religion: C'est un homme qui pour sa jeunesse (car il n'a que
vingt-six ans) possede toutes les sciences qui peuvent rendre une
personne accomplie, de quelque caractere qu'elle soit: il parle
universellement de toutes choses, mais avec un air dégagé & qui n'a rien
de pedantesque.

_Angelique._ Je vois bien qu'il te plut, il est bien fait & beau garçon,
pour moi je ne l'appellois que mon _Grand Blanc_, en quel Parloir le
vis-tu?

_Agnès._ Je l'ai vu deux fois, la premiere ce fut dans le Parloir de S.
Joseph, & la derniere dans celui de Madame.

_Angelique._ Bon bon, c'est-à-dire qu'il passa _le Detroit_? il le
meritait bien, & il y a plaisir à lui voir faire son personnage.

_Agnès._ Il me donna deux petites Fioles d'essences qui ont une odeur
merveilleuse, il étoit parfumé depuis les pieds jusques à la tête, &
avec un vermeil si animé, que je le soupçonnai d'abord de s'être servi
du petit Pot, mais je reconnus le contraire dans la suite, & vis que le
rouge ne procedoit que de l'ardeur de sa passion, & de ce qu'il avoit le
poil fraîchement fait. Son entretien & ses badineries me plurent
infiniment, & je n'eus pas de peine à lui accorder le passage que
j'avois tant disputé à nôtre Abbé. Je lui representai seulement, qu'il y
avoit sujet de craindre que les sottises que nous faisions tous deux, ne
fussent suivies d'une troisième: je vous entends, reprit-il, il tira en
même temps un petit livre de sa poche qu'il me donna, il avoit pour
titre, _Remedes doux & faciles, contre l'Embonpoint dangereux_, il me
dit, qu'il m'apprendroit ce que j'aurois à faire dans une pareille
occasion, il me mit dans la bouche un morceau de conserve, que je ne
trouvois point de mauvais goût, je ne sais pas si elle renfermoit
quelque vertu secrete, mais aussi-tôt il se mit en état d'arriver aux
colomnes d'Hercule.

_Angelique._ C'est à dire que le Grand Blanc gagna ton coeur?

_Agnès._ Assurement qu'il le partagea avec l'Abbé, je ne puis te dire à
qui je pourrois donner la preference: une seule chose me choqua dans le
Feuillant, c'est que lui ayant vu au col un Reliquaire de vermeil dorée,
qu'il portoit sur son coeur, j'eus la curiosité de l'ouvrir, mais je fus
bien surprise de ne trouver rien autre chose que des Cheveux, & du poil
de differentes couleurs, divisés dans des compartimens figurés &
très-bien faits. Il m'avoua que c'étoit-là des faveurs de toutes ses
Maîtresses, & me pria de favoriser aussi sa devotion, & que le plus bel
endroit serviroit à placer ce que je lui ferois la grace de lui
accorder! que veux-tu, je le satisfis? J'oubliois à te dire qu'il y
avoit en caracteres d'or, cette inscription au milieu d'un cristal qui
couvroit toute cette belle marchandise, _Reliques de Sainte Barbe_. Sur
le dessus du Reliquaire, on voyoit gravé un Cupidon dans un Trône, & le
Quidam prosterné à ses pieds, avec ces paroles que j'ai bien retenues
quoi qu'elles soient latines, AVE, LEX, JUS, AMOR. Je le blâmai de cette
irreverence, que je traitai d'impieté, mais il ne fit que d'en rire, &
dit qu'il ne pouvoit refuser ces cultes, à celles qui meritoient toutes
sortes d'adorations; & que si je savois déchiffrer sept autres lettres
qui étoient de l'autre côté, je ferois bien plus d'exclamations. En
effet, ayant regardé, je vis les sept lettres suivantes, A. C. D. E. D.
L. G. il ne voulut jamais m'en donner l'intelligence, quelque instance
que je puisse faire, je fis semblant d'en être fâchée, mais il
s'apperçut bien que je ne lui voulois pas grand mal, c'est pourquoi il
m'embrassa de nouveau, & nous prîmes congé l'un de l'autre.

_Angelique._ Je suis ravie ma chere enfant que toutes choses soient
allées selon mes souhaits, ce n'est qu'un échantillon de ce que je veux
faire pour toi. Et je te ménagerai la connoissance d'un Jesuite, à qui
sans doute tu donneras le prix, & tu avoueras qu'il aura emporté
l'avantage sur tous les autres. Mais il est jaloux de ses habitudes
jusques à l'excès, c'est l'unique defaut que tu pourras trouver en lui,
au reste, bel homme, galant, beau parleur, & qui n'ignore rien de ce qui
peut venir à la connoissance d'une personne.

_Agnès._ Cette imperfection est assez grande, pour que je ne puisse pas
m'accommoder avec lui.

_Angelique._ Eh pourquoi? tu auras bien de la peine à trouver un homme
qui aime veritablement, & qui ne soit pas jaloux. Je me souviens d'avoir
connu un Benedictin, qui croyoit que toutes les Religieuses de saint
Benoît, ne pouvoient en voir d'un autre Ordre sans injustice, & qu'elles
déroboient à lui & à ses Confreres, toutes les faveurs qu'elles
accordoient aux Capucins; & voici comme il raisonnoit. On ne peut pas
douter que les hommes qui sont en Religion ne soient sujets aux mêmes
passions & mouvemens, que ceux qui sont dans le Monde. C'est dans cette
vue, disoit-il, que les Fondateurs des Ordres, qui étoient fort
éclairés, n'ont point élevé des Cloîtres pour ceux de leur sexe, qu'ils
n'en ayent en même temps bâti pour les filles, afin que sans avoir
recours aux étrangers, ils pussent les uns & les autres se soulager de
temps en temps, de la rigueur de leurs voeux. Dans les commencemens cela
se pratiquoit selon l'intention des Instituteurs, ce qui faisoit qu'il
n'y avoit aucun scandale, mais à present ces lieux se sentent de la
corruption generale, on voit sans peine le Bernardin avec la Jacobine,
le Cordelier avec la Benedictine & de cette confusion horrible, il ne
peut naître que des Monstres.

_Agnès._ Cette pensée étoit assez plaisante.

_Angelique._ Helas! s'écrioit-il, que diroient tous ces Saints
Fondateurs à la vue de tant d'adulteres, s'ils revenoient sur la terre?
que de foudres, que d'anathemes ils fulmineroient contre leurs propres
Enfans! Saint François ne renvoyeroit-il pas les Capucins, aux
Capucines, les Cordeliers, aux Cordelieres: saint Dominique, saint
Bernard, & tous les autres ne remettroient-ils pas tous ces dévoyés dans
le premier chemin de leurs Regles, & de leurs constitutions. C'est à
dire les Jacobins, aux Jacobines, les Feuillants aux Feuillantines. Mais
que deviendroient les Jesuites, & les Chartreux, lui dis-je, car saint
Ignace, ni saint Bruno n'ont point dressé de Regles pour le sexe. Oh que
cet Espagnol, reprit-il, y a bien pourvu, il a fait cela exprès, afin
qu'il eussent lieu d'aller impunement par tout; outre que suivant sa
fantaisie qui étoit un peu Péderaste, il les a mis dans les emplois, où
ils trouvent parmi la jeunesse des momens de satisfaction qu'ils
preferent à tous les divertissemens des autres.

Pour les Chartreux, continua-t-il, comme la retraite leur est
étroitement ordonnée, ils cherchent dans eux mêmes, le plaisir qu'ils ne
peuvent pas aller prendre chez les autres, & par une guerre vive &
animée, ils viennent à bout des plus rudes tentations de la Chair. Ils
reïterent le combat tant que leur ennemi leur fait de la resistance, ils
y employent toute leur vigueur & nomment ces sortes d'expeditions, _La
guerre de cinq contre un_. Eh bien le Disciple de saint Benoît ne
parloit-il pas savamment?

_Agnès._ Assurement, j'aurois pris plaisir à l'entendre.

_Angelique._ Il n'y a rien de plus certain, que si cela se pratiquoit, &
que si dans le desordre même, on suivoit quelque reglement, que tout en
iroit mieux. Il y a un an qu'une jeune Religieuse n'auroit pas été si
mal-heureuse comme elle a été depuis, si elle eût fait avec le
Provincial de son Ordre, ce qu'elle fit avec celui d'un autre. Tu as
peut-être entendu parler de la Soeur Cecile, & du Pere Raymond?

_Agnès._ Non, apprends-moi ce que tu en sais?

_Angelique._ La Soeur Cecile est une Religieuse de l'Ordre de saint
Augustin, & le Pere Raymond étoit pour lors Provincial des Jacobins, je
ne te dirai point de quelle maniere il s'insinua dans l'esprit de cette
innocente, qui avoit été inaccessible à tout autre auparavant; mais tu
sauras seulement qu'il se l'acquit tellement, que jamais amitié n'a été
plus étroite, & ils ne pouvoient être un moment sans se voir, ou sans
recevoir des nouvelles l'un de l'autre. On s'apperçut dans la Communauté
de cet engagement, & le Provincial Augustin, qui gouvernoit cette
maison, en ayant eu avis, fut au desespoir, parce que jamais il n'avoit
pu rien faire auprès d'elle, quoi qu'il eût tâché par toutes sortes de
moyens de la corrompre. C'étoit la plus belle de ce monastere. Etant
ainsi choqué au vif, il écrivit à la Superieure, & lui donna ordre
d'avoir les yeux sur les comportemens de Cecile: il fut facile à cette
gardienne de découvrir bien-tôt quelques sottises, parce que personne ne
se tenoit sur ses gardes, ce n'étoit neanmoins que des badineries; mais
c'en étoit toujours assez pour donner lieu à un jaloux, qui avoit le
pouvoir en main, de mal-traiter une pauvre Religieuse. Il n'en forma
pourtant pas le dessein, mais se proposa de se servir de cette occasion,
pour avoir d'elle, ce qu'il n'en avoit pu obtenir auparavant. Il lui
écrivit à elle-même afin de ne point éclater, & lui défendit la grille
jusques à son arrivée, il étoit éloigné de vingt lieues.

_Agnès._ Mais pouvoit-on produire des preuves contre elle, qu'elle eût
fait quelque chose de notable?

_Angelique._ Oh qu'on sait bien le moyen d'en trouver, n'en fût-il
point, quand on a dessein de perdre une personne. Mais tout le mal ne
vint que de ce qu'elle fut mal conseillée. Le Provincial étant donc
arrivé, lui dit que c'étoit sur les informations qu'il avoit eues de sa
mauvaise conduite, qu'il s'étoit transporté sur les lieux, que c'étoit
une chose honteuse, qu'une jeune Religieuse comme elle, s'abandonnât à
des actions qui ne pouvoient être nommées pour leur infamie, & qu'il
avoit bien du déplaisir de se voir obligé à en faire une punition
exemplaire. Cecile qui n'étoit coupable devant les hommes, que de
quelques badineries, comme regards & attouchemens, dit qu'il étoit vrai
qu'elle avoit vu fort souvent le Pere Raymond dont on lui parloit, mais
qu'elle savoit aussi qu'elle n'avoit rien fait avec lui, qui meritât une
notable reprehension; qu'elle lui avoit donné son congé, aussi-tôt
qu'elle en avoit reçu les ordres, & qu'elle avoit fait voir par là qu'il
n'y avoit rien de fort étroit dans cet engagement. Le Provincial pour
arriver à son but, changeant de discours, lui parla dans des termes plus
doux qu'auparavant, & lui representa que s'il lui arrivoit quelque
mortification elle en seroit elle même la cause, qu'elle pouvoit
remedier au desordre qu'elle avoit causé, & qu'il lui étoit très-facile
de se parer des corrections rigoureuses qui ne pouvoient lui manquer, si
elle ne se servoit des avantages qu'elle possedoit. Il la prit en même
temps par la main, qu'il lui serra amoureusement, en la regardant avec
un souris qui devoit lui faire connoître la disposition du coeur de son
Juge.

_Agnès._ Ne se servit-elle pas de ce qu'elle pouvoit avoir d'engageant,
pour se tirer du danger où elle étoit?

_Angelique._ Non, elle prit une conduite toute opposée à celle qu'elle
devoit suivre, elle s'imagina que c'étoit pour l'éprouver, que son
Provincial lui parloit de la sorte, & qu'il n'avoit point d'autre
dessein, que de juger par sa foiblesse, de ce qu'elle avoit été capable
de faire avec l'autre. Sur ce mauvais fondement, elle ne répondit à
celui qui brûloit d'amour pour elle, que par des froideurs & des paroles
plus qu'indifferentes, qui changerent le coeur de ce passionné, & qui
d'un tendre amant en firent un Juge implacable. Il proceda donc selon
les formes, à l'instruction du procès de Cecile, il reçut les
dépositions que la jalousie, & la flatterie mirent dans la bouche de
plusieurs de ses Compagnes, & condamna cette pauvre enfant à être
fouettée jusques au sang, à jeûner dix Vendredis au pain & à l'eau, & à
être excluse du Parloir pendant six mois: tellement qu'on peut dire,
qu'elle fut punie pour avoir été trop sage, & pour ne s'être pas laissée
corrompre à la brutalité de son Superieur.

_Agnès._ Oh Dieu que cela me touche! je regarde cette pauvre Religieuse
comme une innocente victime, immolée à la rage d'un furieux, & je ne
fais point de difference entre elle, & les onze mille Vierges.

_Angelique._ Tu as raison, car on dit, que celles-ci furent égorgées
pour n'avoir pas voulu satisfaire la passion d'un homme, & celle-là n'a
été outragée que par la même raison. Comme il n'y a point d'animal au
monde plus luxurieux qu'un Moine, il n'en est point aussi de plus malin
& de plus vindicatif lors qu'on méprise son ardeur. J'ai lu sur ce sujet
une Histoire d'un maudit Capucin, dans un livre qui avoit pour titre _le
Bouc en chaleur_. Mais à propos dis-moi un peu quels sont les livres que
tu as reçus pendant ma retraite? je prétends bien en avoir la lecture?

_Agnès._ Tres-volontiers, il y en a d'assez plaisans, en voici le
Catalogue.

_La Chasteté Feconde_, Nouvelle Curieuse.

_Le Passe-par-tout des jesuites_, Piece Galante.

_La Prison Eclairée_, ou _l'Ouverture du petit Guichet_, le tout en
Figures.

_Le Journalier des Feuillantines._

_Les Prouesses des Chevaliers de S. Laurent._

_Regles & Statuts de l'Abbaye de Congne-au-fonds._

_Recueil des Remedes contre l'Embonpoint dangereux_ composé pour la
commodité des Dames Religieuses de S. George.

_L'Extrême-Onction de la Virginité mourante._

_L'Orvietan apostolique composé par les quatre Mendians_, ex præcepto
Sanctissimi.

_Le Coupe-Cû des Moines._

_Le Passe-temps des Abbez._

_La Guerre des Chartreux._

_Les Fruits de la Vie unitive_, &c. Je crois si je ne me trompe, que je
n'en oublie aucun dans cette Liste, j'ai déja fait la lecture de cinq ou
six, qui m'ont infiniment plu.

_Angelique._ Certes, ils t'ont fait present d'une Bibliotheque toute
entiere. Si le dedans repond au dehors comme je n'en doute point, ces
livres doivent être fort divertissans. Tu as là de quoi perfectionner
ton esprit, & te rendre telle que tu dois être, c'est-à-dire,
universelle en toutes sciences, car il en est qui au milieu de beaucoup
de lumiere conservent encore des doutes qui leur font quelquefois de la
peine, & dont les suites sont souvent dangereuses. Je te veux dire une
Histoire sur ce sujet, qui est arrivée dans l'Abbaye de Chelles.

_Agnès._ Il faut que vous ayez des intrigues merveilleuses, pour
apprendre tout ce qui se passe de plus secret dans tous les Monasteres?

_Angelique._ Tu sauras, que l'Abbesse de cette Maison étant d'un naturel
fort chaud, avoit coutume de prendre le Bain tous les Etés pendant
quelques semaines. Il étoit dressé selon l'ordonnance de son Medecin,
qui pour le faire trouver meilleur prescrivoit une regle & une methode
particuliere à observer, sans laquelle il devoit être inutile. Il
falloit le soir de la veille qu'on le devoit prendre, le preparer
entierement, & laisser reposer l'eau toute la nuit jusques au lendemain,
qu'on pouvoit à certaines heures se mettre dedans. Les odeurs, & les
essences n'y étoient point épargnées, on les y repandoit avec profusion,
& tout ce qui pouvoit flatter la sensualité de Madame entroit dans sa
composition.

_Agnès._ Ce sont les Medecins, qui par une fausse complaisance
entretiennent ainsi le foible des personnes.

_Angelique._ Quoi qu'il en soit, une jeune Religieuse de la Maison
appellée Soeur Scolastique, & de l'âge de dix-huit ans. Voyant tous ces
grands preparatifs pour Madame, & s'appercevant que le bain étoit en
état dès le soir, forma le dessein, tant pour se soulager de
l'incommodité de la saison, que de sa chaleur interieure qui n'étoit pas
mediocre, de se servir de l'occasion, & de faire tous les soirs
l'épreuve de ce salutaire _Lavabo_. En effet elle n'y manqua pas pendant
huit jours, & trouva que cela donnoit du lustre à son embonpoint, &
qu'elle en reposoit mieux. Elle sortoit de sa chambre sur les neuf
heures, & presque nue en chemise, s'en alloit dans le lieu où tout étoit
disposé; elle se défaisoit bien-tôt de sa jupe & de sa chemise, & ainsi
toute nue se mettoit dans la Cuve, où elle se nettoyoit & se frottoit de
tous côtés, d'où elle sortoit après aussi nette, aussi pure, & aussi
belle qu'étoit Eve dans le Paradis Terrestre durant l'état de son
innocence.

_Agnès._ Ne fut-elle point découverte?

_Angelique._ Tu l'apprendras presentement. Un soir que Scolastique se
rafraîchissoit à l'ordinaire, une ancienne qui n'étoit pas encore
endormie, ayant entendu marcher dans le Dortoir, à une heure que selon
la coutume, toutes les Religieuses devoient être retirées, sortit de sa
chambre, & après avoir cherché inutilement la personne qu'elle avoit
entendue; elle entra dans le lieu où l'on prenoit le Bain, où elle
apperçut aussi-tôt, au clair de la Lune, une Religieuse toute nue, qui
s'essuyoit avec une serviette étant prête de reprendre sa chemise. La
bonne Vieille pensant que c'étoit l'Abbesse, se retira promptement en
demandant excuse de s'être ainsi avancée. Scolastique qui ne répondit
rien, connut bien que cette bonne Mere s'étoit trompée, & l'avoit prise
pour une autre. Elle s'en alla, après avoir donné le temps à l'autre de
se retirer, & ne pensa plus à y revenir une autre fois, de crainte
d'être découverte.

_Agnès._ Est-ce là où tout se termina?

_Angelique._ Non. Les Fesses de la pauvre Scolastique en auroient été
bien aises.

_Agnès._ Comment? cette belle Enfant reçut-elle quelque déplaisir?

_Angelique._ La venerable Mere dont je t'ai parlé, ayant reflechi le
matin sur ce qu'elle avoit vu le soir precedent, crut qu'il étoit à
propos d'aller trouver Madame, & de lui faire des excuses particulieres
de ce rencontre, qu'elle auroit pu attribuer à une mauvaise curiosité.
Ce qu'elle fit malheureusement. Cela surprit tout à fait l'Abbesse, &
lui fit croire, qu'elle n'avoit eu que les restes & les égouts de
quelques infirmes de sa Communauté, elle en parla le lendemain dans son
Chapitre, & commanda en vertu de _Sainte Obedience_ à celle qui s'étoit
mise dans le bain de le declarer. Mais pas une de la compagnie ne parla,
Scolastique n'étoit pas des plus scrupuleuses & avoit de l'esprit, c'est
pourquoi elle se tut. Ce silence general mit l'Abbesse au desespoir,
elle crie, elle fulmine, elle menace tout le monde, mais inutilement.
Enfin par le conseil d'un Moine, elle pratiqua un plaisant stratageme.
Elle fit assembler toutes ses Religieuses, & leur representa qu'il y en
avoit une d'entre elles, excommuniée, & dans l'état de damnation, pour
n'avoir pas relevé ce qui lui avoit été commandé de dire, _en vertu de
Sainte Obedience_. Qu'un saint & savant homme, lui avoit donné un moyen
sûr & infaillible, de la découvrir, mais qu'elle lui permettoit encore
de parler, & d'éviter par ce moyen, les rudes penitences qu'elle
s'attireroit par sa desobeïssance formelle.

_Angelique._ Oh Dieu! que dans cet embarras, je crains pour la pauvre
Scolastique, car tous les conseils des Moines sont toujours pernicieux.

_Angelique._ Madame, voyant que cette derniere contrainte avoit été sans
effet, elle suivit l'avis qui lui avoit été donné. Elle fit parer une
table dans une chambre, d'un drap mortuaire, elle fit mettre au milieu
un Calice de la Sacristie. Cela étant ainsi disposé, elle commanda à
toutes ses Filles d'entrer l'une après l'autre dans ce lieu, & de
toucher avec la main le pied du Vase sacré (c'est ainsi qu'elle parloit)
qui étoit exposé sur la table, que par ce moyen elle connoîtroit celle
qui s'étoit jusques-là tenue cachée, parce qu'elle n'auroit pas plutôt
mis les doigts sur cette Coupe sacrée, que la table tomberoit par terre,
& découvriroit par une vertu secrete d'enhaut, celle qui seroit la
coupable. Cela se fit sur les neuf heures du soir & dans l'obscurité,
elles entrerent donc toutes dans cette chambre & toucherent le pied du
Calice avec la main. Scolastique fut l'unique qui n'osa le faire de
crainte d'être decelée & toucha seulement le tapis. Après quoi elle se
retira avec les autres dans une seconde chambre qui étoit aussi sans
lumiere, d'où l'Abbesse les fit venir à soi l'une après l'autre, quand
toute la ceremonie fut faite. Or il est à remarquer qu'elle avoit noirci
le pied du Calice avec de l'huile & du noir de fumée, tellement qu'il
étoit impossible d'y toucher sans en porter les marques, ayant donc
allumé une chandelle, dans la chambre où elle étoit, elle considera les
mains de toutes ces Religieuses, & reconnut que toutes avoient touché la
Coupe excepté Scolastique, qui n'avoit aucune noirceur aux doigts comme
les autres de la Communauté: Cela lui fit juger que c'étoit elle qui
avoit fait la faute. Cette pauvre innocente se voyant ainsi trompée par
un faux artifice, eut recours aux larmes & aux excuses, & elle en fut
quitte pour une couple de Disciplines, qu'elle reçut devant toute la
compagnie. Eh bien! ce fut seulement cet exterieur de Religion dont on
se servoit avec impieté, qui lui fit peur, & si elle avoit fait un peu
de reflexion sur l'impossibilité qu'il y avoit de la découvrir par un si
ridicule artifice, elle ne l'auroit pas été.

[Illustration]

_Agnès._ Il est vrai; mais l'Abbesse devoit pardonner à sa beauté, & à
sa jeunesse.

_Angelique._ Elle le pouvoit, mais elle ne le fit pas, & même j'ai ouï
dire, que la premiere discipline qu'elle lui ordonna, dura près d'un
quart d'heure, juge de là en quel état pouvoient être les fesses de
cette belle enfant?

_Agnès._ Elles étoient sans doute à peu près comme les miennes, lors que
je te les fis voir. S'il ne dépendoit que de moi, je condamnerois à de
perpetuelles galeres, le maudit Conseiller de l'Abbesse: & si cela
m'étoit ainsi arrivé, je dresserois tant d'embûches à ce Moine par le
moyen de quelques amies du dehors, que je le ferois repentir de son
Stratageme.

_Angelique._ Crois-tu que s'il eût pensé que Scolastique eût dû être
châtiée pour cela, qu'il y auroit servi? Non, il s'imaginoit aussi bien
que l'Abbesse, que c'étoit quelque vieille, ou quelque infirme qui avoit
été surprise & c'est ce qui faisoit mal au coeur de Madame, de s'être
comme elle croyoit, lavée dans les ordures de telles personnes.

_Agnès._ Pour moi je crois qu'elle fut soulagée, quand elle connut que
c'étoit Scolastique, qui s'étoit mise dans son bain, parce qu'on ne se
dégoûte pas d'une jeune fille, propre & bien faite comme tu me la
representes. La penitence qu'elle reçut me fait penser à celle de
Virginie, & aux enfans du bonnet quarré du Jesuite.

_Angelique._ Il faut que je t'en fasse voir deux que j'ai dans ma
cassette, il y en a un du Pere de Raucourt, & l'autre de Virginie, tiens
fais la lecture de celui-ci.

_Agnès._ Voici quasi un caractere de fille, tout en paroît negligé.

  Ah Dieu, ma chere Enfant, que ce commerce de lettres commence à
  m'ennuyer! il ne fait qu'augmenter mes feux, & il ne les soulage
  aucunement: il m'apprend que Virginie me veut du bien, mais il me
  marque aussi-tôt qu'il m'est impossible d'en jouir. Ah que ce mêlange
  de douceur & d'amertume cause d'étranges mouvemens dans un coeur fait
  comme le mien. J'avois bien ouï dire que l'Amour donnoit quelquefois
  de l'esprit à ceux qui en étoient dépourvus, mais je ressens chez moi
  un effet tout contraire & je puis dire avec verité qu'il m'ôte ce
  qu'il presente aux autres. Plusieurs s'apperçoivent de ce changement,
  mais ils en ignorent la cause. Je prêchai hier chez les Religieuses de
  la Visitation, jamais je n'ai été plus animé, je devois conformement à
  mon sujet entretenir la Compagnie de la Mortification & de la
  Penitence, & je n'ai parlé dans tout mon Discours que d'Affections,
  que de Tendresses, que de saillies & de Transports. C'est vous,
  Virginie, qui causez tout ce desordre, prenez donc compassion de mon
  égarement, & travaillez à trouver promptement le moyen de me remettre
  dans mon bon sens. Adieu.

_Angelique._ Eh bien Agnès que dis-tu de cet Enfant fait à la hâte.

_Agnès._ Je le trouve digne de son Pere, & capable tout nu qu'il est
d'habit & d'ornement, de se conserver non seulement un Coeur qu'il
possede, mais même d'y exciter de nouveaux mouvemens.

_Angelique._ Tu as raison, car en Amour le style le plus negligé est
toujours le plus persuasif, & souvent toute l'éloquence d'un Orateur, ne
pourroit faire naître dans une ame ces doux transports, qui ne sont que
les effets d'un terme peu relevé, mais expressif. C'est une verité dont
je puis rendre témoignage, puisque je l'ai éprouvé plusieurs fois dans
moi-même. Mais voyons un peu si Virginie s'exprime aussi bien que son
Amant.

_Agnès._ Donne-moi la lettre que j'en fasse la lecture.

_Angelique._ Tiens la voilà, c'est plutôt un billet qu'une lettre, car
le tout n'est composé que de cinq ou six lignes.

_Agnès._ Son caractere n'est gueres different du mien.

  Ah que vous êtes artificieux dans vos paroles, & que vous savez bien
  troubler le peu de repos qui reste à une innocente qui vous aime?
  pouvez-vous avec raison me demander si je pense à vous? Helas, mon
  cher, consultez-vous vous-mêmes, & croyez que nous ne pouvons tous
  deux être animés d'une même passion, sans ressentir de pareilles
  atteintes. Adieu, songez à la rupture de nos chaînes, l'Amour me rend
  capable de toute entreprise. Ah qu'il me cause de foiblesse! Adieu.

_Angelique._ N'est-il pas vrai, que tu trouves ce billet bien plus
tendre que la lettre?

_Agnès._ Assurement. On peut dire qu'il est tout coeur, & que deux ou
trois periodes expriment autant la disposition de l'ame d'une Amante,
que le feroient deux pages d'un Roman. Mais je ne vois pas que ce soit
une réponse à celle que nous avons lue du Pere de Raucourt.

_Angelique._ Non, ce n'en est pas une, c'est celle d'une autre qu'on ne
m'a pas envoyée.

_Agnès._ Le malheur de ces deux pauvres Amans me touche; surtout je
porte une extreme compassion aux déplaisirs de Virginie, car sans doute
elle passe le temps à present dans beaucoup de chagrin, & mene une vie
bien ennuyeuse.

_Angelique._ Si elle n'eût point conservé les lettres & les billets qui
lui étoient adressés, elle ne seroit pas si malheureuse, car on n'auroit
pas découvert le dessein qu'elle avoit de sortir du Monastere.

_Agnès._ C'est donc sans doute de cela qu'elle parle, quand elle dit
dans son billet _pensez à la rupture de nos chaînes_, je n'aurois pas
donné le veritable sens à ces paroles; Oh qu'elle auroit été
malheureuse, la pauvre Enfant, si elle eût fait cette méchante démarche!
helas dequoi l'Amour n'est-il point capable, quand il se voit combattu?

_Angelique._ Si-tôt que le Recteur des Jesuites eut appris ce qui se
passoit, par la lettre qu'il trouva dans le Bonnet, il en donna avis à
la Superieure, qui alla aussi-tôt avec son Assistante visiter la chambre
de Virginie, où elle trouva dans la cassette une infinité de Billets &
d'autres bagatelles, qui lui firent connoître la verité de ce qu'elle
n'auroit pu croire si elle ne l'avoit vu, comme elle aimoit beaucoup
Virginie elle ne fit paroître dans ces procedures, que ce qu'elle ne put
cacher, & modera le châtiment que les Constitutions prescrivoient.

_Agnès._ Le Jesuite a été plus heureux, puisqu'il en a été quitte pour
changer de Province.

_Angelique._ Oh que ces affaires ne se sont pas passées si doucement que
tu t'imagines, il est à present hors de la Compagnie. Tu sauras que
comme dans la Societé tout roule & n'est établi que sur l'estime & la
reputation, il est impossible à un homme d'honneur d'y rester après
qu'il l'a perdu par quelque accident, dans l'esprit de ses Confreres,
ces deux choses qui flattent si agreablement l'ambition des hommes. Le
Pere de Raucourt se voyant donc déchu par le malheur que tu sais, de ce
degré de gloire qu'il s'étoit acquis par ses merites, & où y s'étoit
toujours conservé par sa prudence, fit peu de cas de l'indulgence que
ses Superieurs lui offroient, & ne pensa plus qu'à les abandonner, ce
qu'il a fait depuis quelque temps & s'est retiré en Angleterre.

_Agnès._ Mais que peut faire dans un pays étranger un homme qui n'a
point d'autres bien que la science, & qui n'a que la Philosophie pour
partage?

_Angelique._ Ce qu'il peut faire? il peut par son esprit se rendre plus
utile à la Republique, si elle le veut employer, que tous les Artisans
qui la composent. Il peut par ses Ecrits donner de la vigueur aux Loix
les plus opposées à l'inclination du peuple, il peut porter la gloire
d'une Nation dans les lieux les plus éloignés. Enfin il est peu d'emploi
qu'il ne puisse dignement remplir, & dont l'Etat ne puisse tirer de
grands fruits. Comme ce que je dis n'est pas hors de raison, il n'est
pas aussi sans exemple, & j'ai appris d'un Dominicain, qu'un mécontent
de leur Ordre étoit à la Cour de ce Royaume où de Raucourt s'est retiré,
& qu'il y faisoit très-belle figure, en qualité de Resident ou d'Envoyé
d'un Prince d'Allemagne.

_Agnès._ Sans doute qu'il auroit conduit Virginie dans ce pays, s'ils
fussent venus à bout de leurs desseins. Helas qu'il y auroit peu de
Reclus & de Recluses, si on donnoit le temps à ceux & à celles qui
entrent dans les Cloîtres, de reflechir sur les avantages d'une honnête
liberté, & sur les suites fâcheuses d'un funeste engagement?

_Angelique._ Pourquoi parles-tu de la sorte? ne pouvons-nous pas goûter
des plaisirs aussi parfaits dans l'enceinte de nos murailles, comme ceux
qui sont au dehors? les obstacles qui s'y opposent ne servent qu'à les
rendre de meilleur goût, quand après les avoir adroitement surmontés
nous possedons ce que nous avons desiré: Ce seroit être, & malin, &
ingrat que de censurer les divertissemens des Moines & Moinesses, car je
dirois à ces gens-là, n'est-il pas vrai que la continence est un don de
Dieu, duquel il gratifie qui il lui plaît & dont il ne fait pas largesse
à ceux qu'il n'en veut pas honorer. Cela supposé, il ne fera rendre
compte de ce present qu'à ceux à qui il l'aura donné.

_Agnès._ Je conçois bien la force de cette raison, mais on pouroit dire
que les voeux par lesquels nous nous y engageons solemnellement nous en
rendent responsables devant lui.

_Angelique._ Et ne vois-tu pas bien que ces Voeux là, que tu fais entre
les mains des hommes, ne sont que des chansons? Peux-tu avec raison
t'obliger à donner ce que tu n'as pas? & ce que tu ne peux avoir, s'il
ne plaît à celui à qui tu l'offres de te l'accorder? juge de-là, de la
nature de nos engagemens, & si à la rigueur nous sommes tenues selon
Dieu, à l'effet de nos promesses, puisqu'elles renferment en elles une
impossibilité morale. Tu ne peux rien dire qui détruise ce raisonnement?

_Agnès._ Il est vrai & c'est ce qui doit nous mettre l'esprit en repos?

_Angelique._ Pour moi, je te puis dire que rien ne me chagrine, je passe
le temps dans une égalité d'esprit qui me rend insensible aux peines qui
fatiguent les autres. Je vois tout, j'écoute tout, mais peu de choses
sont capables de m'émouvoir, & si mon repos n'est troublé par quelque
indisposition corporelle, il n'y a personne qui puisse vivre avec plus
de tranquillité que moi.

_Agnès._ Mais dans une conduite si opposée à celle des autres Cloîtres
que pensez-vous de la disposition de leur ame, & ces actions qui sont
suivies comme ils prêchent, de tant de merites ne vous tentent-elles
point par l'esperance qu'elles proposent. On pourroit nous dire, que le
libertinage est souvent capable de nous fournir des raisons pour nous
perdre. Car qu'y a-t-il de plus saint que la meditation des choses
celestes, à laquelle ils s'employent? qu'y a-t-il de plus louable que
cette haute pieté qu'ils mettent en pratique, & les jeûnes & les
austerités dont ils se mortifient peuvent-elles passer pour des oeuvres
infructueuses?

_Angelique._ Ah! mon Enfant, que ces objections sont foibles. Il faut
que tu saches qu'il y a bien de la difference entre la licence, & la
liberté, dans mes actions je me tiens souvent sur la pente de celle-ci,
mais je ne me laisse jamais tomber dans le desordre de celle-là. Si je
ne donne point de bornes à ma joye & à mes plaisirs, c'est parce qu'ils
sont innocens & qu'ils ne blessent jamais par leur excès les choses pour
lesquelles je dois avoir de la veneration. Mais tu veux bien que je te
dise ce que je pense de ces fous melancoliques, dont les manieres te
charment? Sais-tu que ce que tu appelles contemplation des choses
divines, n'est dans le fonds qu'une lâche oisiveté, incapable de toute
action? Que les mouvemens de cette pieté heroïque que tu fais éclater,
ne procedent que du desordre d'une raison alterée! & que pour trouver la
cause generale qui les fait se déchirer comme des desesperés, il la faut
chercher dans les vapeurs d'une humeur noire, ou dans la foiblesse de
leur cerveau.

_Agnès._ Je prends tant de plaisir à entendre tes raisons, que je t'ai
proposé tout exprès comme une difficulté ce qui ne me faisoit souffrir
aucun doute? mais j'entends la cloche qui nous appelle.

_Angelique._ C'est pour aller au Refectoire. Après le dîner nous
pourrons continuer nos entretiens.


_Fin du Second Entretien._



VENUS DANS LE CLOÎTRE,

OU LA RELIGIEUSE EN CHEMISE.


TROISIEME ENTRETIEN.

Soeur _Agnès_. Soeur _Angelique_.


_Agnès._ Ah que la beauté du jour est agreable! cela me réveille tous
les esprits. Retirons-nous toutes deux dans cette allée, afin de nous
éloigner de la compagnie des autres.

_Angelique._ Nous ne pouvions pas trouver dans tout le Jardin un lieu
plus propre à la promenade, car les arbres qui l'environnent nous
donneront autant d'ombre, qu'il en faut pour n'être pas exposées à la
chaleur du Soleil.

_Agnès._ Il est vrai: mais il est à craindre que Madame ne vienne pour
s'y recréer, car c'est ici l'endroit qu'elle choisit le plus souvent
pour prendre l'air après le repas.

_Angelique._ N'apprehendez pas qu'elle nous chasse d'ici, elle est à
present incommodée, & si tu savois la cause de son indisposition, tu
rirois trop?

_Agnès._ Elle se portoit pourtant bien hier?

_Angelique._ Assurement! Le mal ne lui est arrivé que cette nuit, & il
faut que tu ayes dormi d'un profond sommeil, pour ne t'être pas
apperçue, comme par ses cris, elle a mis tout le Dortoir en allarme;
j'avois dessein de m'en divertir avec toi quand je t'ai été trouver ce
matin, mais insensiblement nôtre conversation nous en a éloignées.

_Agnès._ Il est vrai que je n'apprends les nouvelles, que quand elles
sont publiques.

_Angelique._ Tu sais que _Madame_ fait un de ses principaux plaisirs, de
nourrir toutes sortes d'Animaux, & qu'elle ne se contente pas d'avoir
une infinité d'oiseaux de toutes sortes de pays, qu'elle a encore rendu
domestiques jusques à des Tortues & des poissons. Comme elle ne se cache
point de cette folie, & que tous ses amis savent que cette occupation
est le charme de sa solitude, ils s'efforcent tous à contribuer à son
divertissement en lui faisant present tantôt d'une bête, tantôt d'une
autre. L'Abbé de Saint Valery ayant appris qu'elle avoit même rendu
comme on lui avoit mandé des Carpes & des Brochets familiers. Il lui
envoya il y a quatre jours deux Macreuses en vie, & deux grosses
Ecrevisses de Mer, pareillement vivantes. Après avoir fait couper les
ailes à ce demi-Canars, elle les fit jetter dans le Vivier, & voulut
donner toute son application à élever les Ecrevisses. Pour cette raison
elle fit apporter dans sa chambre une petite cuvette de bois qu'elle fit
remplir d'eau, & où elle mit ces Langoustes, (c'est ainsi qu'on appelle
ces animaux.) J'aurois de la peine à t'exprimer tous les soins qu'elle
apportoit pour leur conservation, jusques à leur jetter des douceurs &
des pistaches. En fin elle ne vouloit les nourrir que des viandes les
plus delicates.

_Agnès._ Ces sortes de passe-temps sont innocens, & sont excusables dans
la jeunesse.

_Angelique._ Hier au soir par un malheur, Soeur Olinde, qui avoit ordre
de changer tous les jours l'eau de la Cuve pour le rafraîchissement des
poissons, s'en oublia; c'est ce qui causa tout le desordre. Tu sauras
que la nuit derniere ayant été fort chaude, une de ces Langoustes qui se
trouvoit incommodée de la chaleur qu'elle ressentoit, sortit de la Cuve,
& se traîna assez long-temps par la chambre, jusques à ce que se voyant
sans soulagement, elle rechercha l'eau qu'elle avoit quittée comme son
plus naturel élement. Mais comme il lui avoit été bien plus facile de
descendre que de monter, elle fut obligée de recourir à l'eau du pot de
chambre de _Madame_, où sans examiner si elle étoit douce ou salée, elle
s'y posta. Quelque temps après nôtre Abbesse eut envie de pisser, & à
demi endormie, & sans sortir du lit elle prit son Urinal: mais helas,
elle pensa mourir de frayeur, cette Ecrevisse qui se sentit arrosée
d'une pluye un peu trop chaude, se lança vers le lieu d'où elle sembloit
partir, & le serra si vivement avec une de ses pattes, qu'elle y a
laissé les marques pour plus de trois jours.

[Illustration]

_Agnès._ Ah, ah, ah, que cette avanture est plaisante!

_Angelique._ Dans le moment elle fit un cri qui éveilla toutes ses
voisines, elle jetta le pot de chambre par terre, & se levant
promptement appella tout le monde à son aide. Cependant cet animal qui
n'avoit jamais trouvé de morceau si delicat & plus friand, ne quittoit
point sa prise. La Mere assistante & Soeur Cornelie furent les plus
promptes à se lever, elles eurent bien de la peine à s'empêcher de rire,
à la vue d'un tel spectacle; mais elles se retinrent neanmoins le mieux
qu'elles purent, & furent obligées de couper la patte de cette bête
sacrilege, qui n'abandonna point sa proye jusques à ce temps-là. La Mere
Assistante se retira, & Soeur Cornelie qui est la confidente de Madame,
passe le reste de la nuit avec elle pour la consoler. Voilà la cause de
l'indisposition de nôtre Abbesse, & ce qui l'empêchera apparament de
venir interrompre nos entretiens.

_Agnès._ Ah! je n'oserois paroître, si un semblable accident m'étoit
arrivé & qu'il fût venu à la connoissance des autres.

_Angelique._ Vrayment il y a bien là dequoi être honteuse. Elle ne fit
rien voir qu'elle n'ait souvent montré à d'autres, & les Chevaliers de
l'ordre ont mis plusieurs fois la main, où l'Ecrevisse porta sa patte.

_Agnès._ Qui est celui qui est son meilleur ami?

_Angelique._ Je ne sais pas quel il est, mais je sais bien qu'un Jesuite
la visite fort souvent, & qu'il a eu avec elle des privautés qui font
connoître qu'il est des Cordons Bleus. Je l'apperçus un jour avec lui,
dans un entretien fort allumé, & une autre fois qu'elle sortoit d'avec
le même personnage, je trouvai dans le parloir qu'elle venoit de
quitter, une serviette fine, humectée dans de certains endroits d'une
liqueur un peu visqueuse, elle l'avoit laissée tomber proche de la
fenêtre, je remarquai seulement que cette perte lui donna un peu
d'inquietude.

_Agnès._ Qu'a-t-elle à apprehender, l'Evêque de qui elle dépend
uniquement est à sa discretion, & dans la visite qu'il a faite de ce
Monastere, il n'a rien ordonné que ce qu'elle lui avoit auparavant
prescrit.

_Angelique._ Il est vrai. Elle est maîtresse de tout, & les Directeurs &
Confesseurs ne sont reçus & changés que par son ordre.

_Agnès._ Ah que je souhaiterois de tout mon Coeur que le Confesseur
ordinaire que nous avons à present, lui déplût comme à moi. Qu'en
dis-tu?

_Angelique._ Il est vrai qu'il est fort austere, & qu'il est capable de
faire bien de la peine à celles qui ne savent pas se conduire, mais à
nous autres cela nous doit être bien indifferent, que ce soit lui ou un
moins rigoureux qui nous entende.

_Agnès._ Pour moi je ne puis lui dire la moindre peccatille qu'il ne
s'emporte. Pour une pensée dont je m'accuserai, il m'ordonnera des
mortifications & des penitences horribles & me fera jeûner deux jours
pour le moindre mouvement de la chair dont je me confesserai. Outre que
je ne sais la plupart du temps de quoi l'entretenir, de crainte de lui
dire quelque chose qui le choque. Et je ne puis concevoir comment tu
fais, toi qui le tiens si long-temps?

_Angelique._ Eh crois-tu que je suis si sotte de lui declarer le secret
de mon coeur? bien loin de cela, comme je le connois tout à fait rigide,
je ne lui dis que les choses sur lesquelles il n'y a point de prise. Il
ne peut conclure de tout ce qu'il apprend de moi sinon que je suis une
fille d'oraison & de contemplation, qui ne connoît point tous les
mouvemens d'une Nature corrompue, ce qui fait qu'il n'ose pas même
m'interroger sur cette matiere. La penitence la plus rude que j'ai
reçue, c'est cinq _Pater noster_ & _les Litanies_.

_Agnès._ Mais encore que lui dis-tu donc? car pour avoir rompu le
silence, ou raillé une personne de la Communauté (ce qui n'est rien) il
me prônera un quart d'heure?

_Angelique._ Toutes ces fautes-là étant designées en particulier, avec
leurs circonstances, de legeres elles deviennent quelquefois plus
considerables; & c'est ce qui te rend sujette à sa reprehension. Mais
tiens, voici comme je m'y prends, écoute ma derniere confession. Après
lui avoir demandé bien humblement sa benediction, la vue baissée, les
mains jointes, & le corps à demi courbé; je commence de la sorte:

  _Mon Pere, je suis la plus grande pecheresse du monde, & la plus
  foible des creatures, je tombe presque toujours dans les mêmes
  defauts._

  _Je m'accuse d'avoir troublé la tranquilité de mon ame, par des
  divagations universelles, qui m'ont mis l'interieur en desordre._

  _De n'avoir pas eu assez de recueillement d'esprit, & de m'être trop
  épanchée dans des occupations exterieures._

  _De m'être trop arrêtée aux operations de l'entendement, y passant la
  plupart de mon oraison, au préjudice de ma volonté, qui en est
  demeurée seche & sterile._

  _De m'être une autre fois laissée d'abord lier aux affections, &
  exposée par là à des distractions fâcheuses, & à une oisiveté
  d'esprit, contraire à la perfection methodique des Contemplatifs._

  _D'avoir trop conservé en moi, tout ce qui étoit de moi, sans dégager
  mon coeur de toutes les choses creées, par un acte genereux
  d'aneantissement, d'amour propre, interêts, desirs, & volontés, & de
  tout moi-même._

  _D'avoir fait une offrande de mon coeur, sans l'avoir tranquillisé
  auparavant, & dénué du trouble des passions trop remuantes, & des
  affections mal reglées._

  _De m'être trop laissée emporter aux inclinations du vieil homme, & au
  penchant de la nature non reparée, au lieu de faire divorce avec tout,
  pour gagner tout._

  _De n'avoir pas été soigneuse de me renouveller par une revue de
  moi-même, en moi-même, & de faire en moi la reparation de ce qui étoit
  déchu de moi,_ &c.

Eh bien Agnès tu peux juger de la piece par l'échantillon. Ce n'est pas
là le tiers de ma Confession, mais le reste ne me rend pas plus
criminelle que ce commencement.

_Agnès._ Il est vrai que je serois bien empêchée, si je devois ordonner
des penitences, à des pechés si spirituellement debités: C'est neanmoins
là, l'unique moyen de tromper la curiosité des jeunes Directeurs, &
d'éviter la reprimande des vieux.

_Angelique._ Ces derniers sont ordinairement les moins traitables, car
je n'en ai gueres vu de jeunes depuis que je suis dans la Communauté,
qui n'ayent été assez indulgens.

_Agnès._ Il est vrai, qu'ils n'ont pas tous les mêmes rigueurs, témoin
celui qui mit la devotion si avant dans l'ame de deux de nos Soeurs,
qu'elles s'en trouverent fort incommodées neuf mois après?

_Angelique._ Ah Dieu! qu'il a fallu d'adresse pour cacher cela comme on
a fait, & pour empêcher qu'il ne fût su du dehors. L'Evêque même n'en a
pas eu de connoissance, que lors qu'on ne pouvoit plus en donner de
preuve. Cela me fait souvenir d'un Jesuite Italien qui confessant un
jour un jeune Gentilhomme françois qui avoit appris la langue du pays,
fit une Exclamation sans y penser, qui fit paroître sa foiblesse. Le
penitent s'accusoit, d'avoir passé la nuit avec une fille des premieres
maisons de Rome, & d'en avoir joui selon ses desirs. Le bon Pere
regardant attentivement celui qui lui parloit, qui étoit beau garçon &
très bien fait, s'oublia du lieu qu'il occupoit & s'imaginant être dans
une conversation libre, tant il étoit transporté; il demanda au jeune
homme, si cette fille étoit belle, quel âge elle pouvoit avoir, &
combien il l'avoit fait avec elle? Le François ayant répondu qu'il
l'avoit trouvée d'une beauté achevée, qu'elle n'avoit que dix-huit ans,
& qu'il l'avoit baisé trois fois. _Ah che gusto Signor_: s'écria-il pour
lors assez hautement. C'est-à-dire, ah que ce plaisir étoit grand!

_Agnès._ Cette saillie n'étoit pas mal plaisante, & très-capable
d'exciter le coeur du penitent à la repentance d'une telle faute.

_Angelique._ Que veux-tu? ce sont des hommes comme les autres: & j'ai
ouï dire à un de mes amis qui étoit dans ces sortes d'emplois, que
souvent un Confesseur ne s'exposeroit pas tant à l'incontinence en
allant au Bordel, comme en entendant ce que les Devotes lui disent à
l'oreille.

_Agnès._ Pour moi, je trouverois ce me semble cette occupation assez
divertissante, pourvu qu'il me fût permis, de faire le choix de mes
penitens: je prendrois plaisir à les entendre, & mon imagination seroit
vivement frappée, par le recit qu'ils me feroient de leurs sottises. Ce
qui ne pouroit être sans une grande satisfaction de mon côté.

_Angelique._ Helas, mon Enfant! tu ne sais ce que tu demandes, si une
Devote donne un peu de plaisir à un Confesseur par le recit ingenu de
ses foiblesses, il y en a mille qui les fatiguent par leurs redites, qui
les accablent par leurs scrupules, & qu'ils tireroient plus facilement
d'un abîme, que de leurs doutes. Soeur Dosithée a été plus de trois ans
à occuper presque toute seule par ses questions, le Directeur commun de
la maison, il avoit beau lui representer que ces recherches curieuses
par lesquelles elle gênoit sa conscience, ne croyant jamais avoir
apporté assez de soin pour s'examiner, étoient non seulement inutiles,
mais même vicieuses & contraires à la perfection. Il ne put rien gagner
sur elle, & fut obligé de l'abandonner à elle même, & de la laisser dans
son erreur.

_Agnès._ Il me semble neanmoins qu'elle est à present fort raisonnable,
& je me souviens qu'une fois que nous fûmes obligées de coucher toutes
deux ensemble. Pendant qu'on élevoit nôtre Dortoir, elle me tint des
discours, non seulement fort éloignés du scrupule, mais même que je
trouvois en ce temps-là un peu trop libres. Outre mille badineries
auxquelles elle m'excita par le recit de cent Histoires les plus
lubriques, & les plus lascives du Monde.

_Angelique._ Je vois bien, que tu ne sais pas comment elle étoit sortie
des tenebres où la superstition l'avoit plongée si avant: son Confesseur
n'a eu aucune part à sa delivrance. On peut dire que c'est la Devotion
même qui a produit ce changement, & qui d'une fille extremement
scrupuleuse, en a fait une Religieuse tout à fait raisonnable. Je veux
te raconter ce que j'en ai appris par son rapport.

_Agnès._ Je ne conçois pas cela. Car de dire que la devotion puisse
défaire une personne de ses scrupules, c'est dire, qu'un aveugle est
capable d'en tirer un autre d'un precipice.

_Angelique._ Ecoute-moi seulement, & tu connoîtras que je ne t'avance
rien qui ne soit veritable. Soeur Dosithée comme on peut remarquer à ses
yeux, est née d'une complexion la plus tendre & la plus amoureuse du
monde. Cette pauvre enfant à son entrée en Religion, tomba entre les
mains d'un vieux Directeur ignorant au superlatif, & d'autant plus
ennemi de nature que son âge le rendoit inhabile à tous les plaisirs
qu'elle propose. Reconnoissant donc que le penchant de sa Penitente
étoit du côté de la chair, & que les foiblesses dont elle s'accusoit
tous les jours en étoient une preuve assurée. Il crut qu'il étoit de son
devoir de réformer cette nature qu'il appelloit corrompue, & qu'il lui
étoit permis de s'ériger en second Reparateur. Pour venir à bout de ce
dessein, il jetta d'abord dans son ame toutes les semences de scrupules,
de doutes, & de peines de conscience qu'il se pût imaginer. Il le fit
avec d'autant plus de succès, qu'il y trouva beaucoup de disposition, &
que les confessions ingenues de cette innocente, lui avoient fait
connoître l'extreme tendresse où elle étoit pour ce qui regardoit son
salut.

Il lui fit donc la peinture du chemin du Ciel avec des couleurs si
rudes, qu'elles auroient été capables de rebuter de sa poursuite une
personne moins zelée & moins fervente qu'elle, il ne lui parloit que de
la destruction de ce corps qui s'opposoit à la jouissance de l'esprit, &
les penitences horribles dont il l'accabloit, étoient selon lui des
moyens absolument necessaires, sans lesquels il étoit impossible
d'arriver dans cette celeste Jerusalem.

Dosithée n'étant pas capable de se défendre de ces argumens, se laissa
aveuglement conduire par la devotion indiscrete dont elle devint
infatuée; la simple pratique des Commandemens de Dieu ne passa plus chez
elle pour être de grand prix auprès de lui; il falloit que les oeuvres
de surerogation l'accompagnassent, & encore avec tout cet attirail, elle
étoit toujours dans une crainte continuelle des peines de l'autre monde
dont elle étoit si souvent menacée. Comme il est impossible ici bas de
détruire en nous ce qu'on appelle connoissance, elle n'étoit jamais en
paix avec soi-même, c'étoit une guerre sans relache qu'elle faisoit
imprudemment à son pauvre corps, & les combats atroces qu'elle lui
livroit, étoient rarement suivis de quelque courte tréve.

_Agnès._ Helas qu'elle étoit à pleindre, & qu'elle m'auroit fait de
compassion, si je l'avois vue dans cet égarement.

_Angelique._ Comme son naturel amoureux causoit selon elle, ses plus
grands defauts; elle ne negligeoit rien de tout ce qui pouvoit éteindre
ses feux les plus innocens; les jeûnes, les haires, & les cilices
étoient mis en usage, & le changement d'un Directeur plus raisonnable
que le premier, ne put apporter la moindre diminution à sa folie: elle
fut quatre ans entiers dans cet état, & y seroit toujours restée sans un
trait de devotion qui l'en tira. Entre les conseils qu'elle avoit reçus
de son ancien Confesseur, elle en pratiquoit un avec une regularité sans
égale. C'étoit de recourir à un tableau de saint Alexis, miroir de
chasteté, qui étoit à son Oratoire, & de s'y prosterner lors qu'elle se
verroit pressée de la tentation, ou qu'elle ressentiroit en elle-même
ces mouvemens dont elle s'accusoit si souvent. Un jour donc qu'elle se
trouva plus émue qu'à l'ordinaire, & que sa nature la combattoit plus
vivement que de coutume, elle eut recours à son Saint, elle lui
representa les larmes aux yeux, la face en terre, & le coeur porté vers
le Ciel l'extreme danger où elle se trouvoit, lui raconta avec une
candeur & une simplicité merveilleuse, combien inutilement elle s'étoit
défendue, & avoit fait ses efforts pour reprimer les violens transports
qu'elle ressentoit.

Elle accompagna sa priere de penitence & de discipline, qu'elle prit en
presence de ce Bien-heureux pellerin. Mais comme on rapporte de lui
qu'il ne fut aucunement touché de la beauté de sa femme la premiere nuit
de ses nôces, qu'il abandonna; Le beau corps de cette innocente exposé
nu devant lui, ne fit aucune impression sur son esprit, & les coups dont
elle le chargeoit si vivement ne le porterent aucunement à en avoir
compassion. Après s'être ainsi déchirée elle se recommanda de nouveau à
ce bon Romain, & se retira comme victorieuse pour aller vaquer avec
tranquillité à des exercices moins fatigans.

_Agnès._ Ah Dieu! que la superstition fait de ravage dans une ame lors
qu'elle s'en est emparée!

_Angelique._ A peine Dosithée fut-elle sortie de sa chambre, qu'elle se
sentit le corps tout en feu, & l'esprit porté à la recherche d'un
plaisir qu'elle ne connoissoit point encore. Un chatouillement
extraordinaire anima tous ses sens, & son imagination se remplissant de
mille idées lascives, laissa cette pauvre Religieuse à demi vaincue.
Dans ce pitoyable état elle retourne à son Intercesseur, elle redouble
ses prieres, & le conjure par tout ce que la devotion peut avoir de plus
sensible à lui accorder le don de continence, sa ferveur n'en demeura
pas là, elle prit encore les instrumens de penitence en main & s'en
servit pendant un quart d'heure avec une ardeur la plus folle, & la plus
indiscrete du monde.

_Agnès._ Eh bien cela la soulagea-t-il un peu?

_Angelique._ Helas bien loin de cela, elle se retira de son Oratoire
encore plus transportée de l'amour qu'auparavant. Vêpres sonnerent, elle
eut beaucoup de peine à y assister tout au long. Des étincelles de feu
lui sortoient des yeux & sans savoir ce qu'elle souffroit j'admirois son
instabilité, & comme elle étoit dans un mouvement continuel.

_Agnès._ Mais d'où provenoit cela?

_Angelique._ Cela étoit causé par l'ardeur extreme qu'elle ressentoit
par tout le corps, & surtout aux parties où elle s'étoit disciplinée.
Car il faut que tu saches que bien loin que ces sortes d'exercices
eussent été capables d'éteindre les flammes qui la consumoient, au
contraire ils les avoient augmentées de plus en plus, & avoient reduit
cette pauvre Enfant dans un état à ne pouvoir quasi plus y resister.
Cela est facile à concevoir, d'autant que les coups de fouet qu'elle
s'étoit donnés sur le Derriere, ayant excité la chaleur dans tout le
voisinage, y avoient porté les esprits les plus purs & les plus subtils
du sang, qui pour trouver une issue conforme à leur nature toute de feu,
aiguillonnoient vivement les endroits ou ils étoient assemblés, comme
pour y faire quelque ouverture.

_Agnès._ Le combat dura-t-il long-temps?

_Angelique._ Il commença & fut terminé dans une journée, si-tôt que
vêpres furent achevées comme si Dosithée n'avoit pas pu s'adresser
directement à Dieu, elle s'en alla se prosterner, derechef devant son
Oratoire elle prie, elle pleure, elle gemit, mais toujours inutilement.
Elle se sent plus pressée que jamais, & pour insulter de nouveau à cette
nature opiniâtre elle prend le fouet en main & relevant ses jupes & sa
chemise jusqu'au nombril, & l'attachant d'une ceinture, elle outrage
avec violence ses fesses, & cette partie qui lui causoit tant de peine,
qui étoient toutes à découvert. Cette rage ayant duré quelque temps les
forces lui manquerent pour ce cruel exercice, elle n'en eut pas même
assez pour détacher ses habits qui l'exposoient à demi nue, elle
s'appuya la tête sur sa couche, & faisant reflexion sur la condition des
hommes qu'elle appelloit malheureuse, de ce qu'ils étoient nés avec des
mouvemens que l'on condamnoit quoi qu'il fût presque impossible de les
reprimer. Elle tomba en foiblesse, mais ce fut une foiblesse Amoureuse
que la fureur de la passion causa, & qui fit goûter à cette jeune Enfant
un plaisir qui la ravit jusques au Ciel. Dans ce moment la nature
unissant toutes ses forces, brisa tous les obstacles qui s'opposoient à
ses saillies, & cette Virginité qui jusque-là avoit été captive, se
delivra sans aucun secours avec impetuosité, en laissant sa gardienne
étendue par terre pour marque évidente de sa défaite.

_Agnès._ Ah Dieu j'aurois voulu être là presente!

_Angelique._ Helas quel plaisir aurois-tu eu? Tu aurois vu cette
innocente à demi nue pousser des soupirs dont elle ignoroit la cause! Tu
l'aurois vue dans un extase les yeux à demi mourans, sans force ni
vigueur, succomber sous les loix de la nature toute pure, & perdre
malgré ses soins ce tresor dont la garde lui avoit donné tant de peine.

_Agnès._ He bien, c'est enquoi j'aurois pris du plaisir, de la
considerer ainsi toute nue, & de remarquer curieusement tous les
transports, que l'Amour lui auroit causé au moment qu'elle fut vaincue.

_Angelique._ Si-tôt que Dosithée fut revenue de cette syncope, son
esprit qui n'étoit auparavant enseveli que dans d'épaisses tenebres, se
trouva à l'instant développé de toute son obscurité, ses yeux furent
ouverts, & reflechissant sur ce qu'elle avoit fait, & sur le peu de
vertu de son saint qu'elle avoit tant invoqué; elle connut qu'elle avoit
été dans l'erreur, & s'éleva ainsi de sa propre force par une
metamorphose surprenante, au dessus de toutes les choses qu'elle n'osoit
auparavant regarder, & n'eut plus que du mépris pour celles qui avoient
fait son plus grand attachement.

_Agnès._ C'est-à-dire que de scrupuleuse elle devint indevote, & qu'elle
ne fit plus d'offrande à tous _les Sanctarelles_ qu'elle adoroit
auparavant.

_Angelique._ Tu prends mal les choses. On peut se défaire de la
superstition sans tomber dans l'impieté; c'est ce que fit Dosithée; elle
apprit par son experience, que c'étoit au souverain Medecin qu'il
falloit recourir dans ses foiblesses; que les tentations n'étoient pas
dans la puissance des Fideles, & que dans l'ame la plus soumise il
s'élevoit souvent des pensées & des mouvemens involontaires, qui ne
faisoient pas seulement le moindre defaut. Tu vois comme je ne t'ai rien
dit que de veritable quand je t'ai assurée que c'étoit la devotion qui
l'avoit tirée de ses scrupules.

Il en arriva presque le même à une Religieuse Italienne, qui après
s'être prosternée fort souvent devant la figure d'un enfant nouvellement
né qu'elle appelloit son petit Jesus, & l'avoir conjuré plusieurs fois
de lui accorder la même chose, par ces tendres paroles, qu'elle
proferoit avec une affection extraordinaire. _Dolce Signore mio Gjesu,
fate-mi la gratia &c._ voyant que toutes ses prieres étoient sans effet,
elle crut que l'enfance de celui qu'elle invoquoit, en étoit la cause, &
qu'elle trouveroit mieux son compte en s'adressant à l'image du pere
Eternel, qui le representoit dans un âge plus avancé, elle alla donc
retrouver son petit Signor à qui elle reprocha son peu de vertu, lui
protestant qu'elle ne s'amuseroit jamais à lui ni à aucun enfant de sa
sorte, & le quitta ainsi en lui appliquant ces paroles du proverbe. _Chi
S'impaccia con Fanciulli, con Fanciulli fi ritrova._ Reflechis un peu
jusques où va la superstition, & à quelle extremité de folie,
l'ignorance nous conduit quelquefois.

_Agnès._ Il est vrai que cet exemple en est une preuve sensible, & que
la simplicité de cette Religieuse est sans égale. Les Italiennes ne
passent pas neanmoins pour sottes, on dit qu'elles ont infiniment de
l'esprit, & que peu de choses sont capables de les arrêter & d'échapper
à leur penetration.

_Angelique._ Cela est vrai communement parlant, mais il s'en trouve
toujours quelqu'unes qui ne sont pas si éclairées que les autres. Outre
que ce n'est pas toujours une marque de stupidité que d'avoir des
scrupules & des doutes. Car il faut que tu saches ma chere Agnès
(qu'hors les choses de la Religion) il n'y a rien de certain ni d'assuré
dans ce monde, il n'y a point de parti qui ne puisse se soutenir, & que
nous n'avons pour l'ordinaire que des idées fausses & confuses des
choses que nous croyons savoir plus parfaitement. La verité est encore
inconnue, & tous les soins & les artifices des hommes qui s'appliquent
serieusement à sa recherche, n'ont pu encore nous la rendre sensible,
quoi qu'ils ayent cru souvent l'avoir découverte.

_Agnès._ Mais comment conduire donc nôtre esprit dans une ignorance si
universelle?

_Angelique._ Il faut mon Enfant pour ne point abuser, regarder les
choses dès leur origine, les envisager dans leur simple nature, & en
juger ensuite conformement à ce que nous y voyons. Il faut surtout
éviter de laisser prévenir sa raison & de la laisser obseder par les
sentimens d'autrui qui ne peuvent être pour l'ordinaire que des
opinions. Et il faut enfin se donner de garde de se laisser prendre par
les yeux & par ses oreilles, c'est-à-dire par mille choses exterieures
dont on se sert souvent pour seduire nos sens, mais se conserver
toujours l'esprit libre & degagé des sottes pensées & de niaises maximes
dont le vulgaire est infatué, qui comme une bête, court indifferemment
après tout ce qu'on lui presente, pourvu qu'il soit revêtu de quelque
belle apparence.

_Agnès._ Je conçois bien tout ceci, & je crois même qu'on peut pousser
encore ton raisonnement plus loin & y comprendre bien des choses que tu
en exemptes. Il faut avouer qu'il y a un extreme plaisir à t'entendre,
quand tu ne serois pas aussi belle & aussi jeune comme tu es, ton esprit
seul te rendroit aimable. Donne-moi un baiser?

_Angelique._ De tout mon coeur ma plus chere, je suis ravie de te plaire
en quelque chose, & d'avoir trouvé en toi tant de disposition à recevoir
les lumieres qui te manquoient. Quand on a l'esprit développé des
tenebres, & débarrassé de toutes sortes d'inquietude, il n'y a point de
moment dans nôtre vie que nous ne goûtions quelques plaisirs, & que nous
ne puissions même des peines & des scrupules des autres, faire un sujet
de recreation. Mais laissons là toute cette Morale, à laquelle je me
suis insensiblement engagée. Baise-moi ma mignonne je t'aime plus que ma
vie.

_Agnès._ Eh bien es-tu contente? tu ne songes pas qu'on peut nous
appercevoir ici.

_Angelique._ Eh quel sujet avons-nous de craindre, entrons dans ce
Berceau; nous n'y pourrons être vues de personne. Mais je ne suis pas
encore satisfaite, tes baisers n'ont rien que de commun, donne m'en un à
la Florentine?

_Agnès._ Je crois que tu es folle? est-ce que tout le monde ne baise pas
de la même maniere? Que veux-tu dire par ton _baiser à la Florentine_?

_Angelique._ Approche-toi de moi je vais te l'apprendre.

_Agnès._ Oh Dieu tu me mets toute en feu, ah que cette badinerie est
lascive, retire-toi donc, ah comme tu me tiens embrassée, tu me devores.

_Angelique._ Il faut bien que je me paye des leçons que je te donne.
Voilà de la façon que les personnes qui s'aiment veritablement se
baisent, en lançant amoureusement la langue entre les levres de l'objet
qu'on cherit, pour moi je trouve qu'il n'y a rien de plus doux & de plus
delicieux, quand on s'en acquitte comme il faut, & jamais je ne le mets
en usage que je ne sois ravie en extase, & que je ne ressente par tout
mon corps un chatouillement extraordinaire, & un certain je ne sais quoi
que je ne te puis exprimer, qu'en te disant que c'est un plaisir qui se
répand universellement dans toutes les plus secretes parties de
moi-même, qui penêtre le plus profond de mon coeur, & que j'ai droit de
le nommer _Un abregé de la souveraine volupté_. Eh toi tu ne dis rien!
quel sentiment t'a-t-il causé?

_Agnès._ Ne te l'ai-je pas assez fait connoître, quand je t'ai dit que
tu me mettois toute en feu, mais d'où vient que tu appelles ces sortes
de caresses _Un Baiser à la Florentine_?

_Angelique._ C'est parce qu'entre les Italiennes, les Dames de Florence
passent pour être les plus amoureuses, & pour pratiquer ce Baiser de la
maniere que tu l'as reçu de moi. Elles y trouvent un plaisir singulier,
& disent qu'elles le font à l'imitation de la colombe qui est un oiseau
innocent, & qu'elles y rencontrent je ne sais quoi de lascif & de
piquant, qu'elles n'éprouvent point & ne goûtent pas dans les autres. Je
m'étonne comment l'Abbé & le Feuillant ne t'apprirent point cela pendant
ma retraite? car ils ont fait l'un & l'autre le voyage d'Italie, &
apparemment s'y sont rendus savans dans toutes les pratiques les plus
secretes de l'Amour, qui sont particulieres à ceux du Pays.

_Agnès._ Vraiment j'avois bien l'esprit autre part qu'à ces badineries,
lors qu'ils me vinrent voir, pour m'en souvenir à present. Je sais bien
qu'il n'y eut point de caresses ni de sottises dont leur fureur ne
s'avisât; mais quoi, le plaisir que j'y prenois étoit si grand, & le
ravissement que ces transports me causoient si excessif, qu'il ne me
restoit pas assez de liberté de Jugement pour y reflechir.

_Angelique._ Il est vrai que les doux momens où l'on goûte cette volupté
nous occupent tellement, que nous ne sommes pas capables de nous
distraire par aucune application, de nôtre memoire, ni de faire un
_Agenda_ sur le champ, de tout de qui se passe au dedans de nous-mêmes.
Je ne doute pas neanmoins que l'Abbé ou le Feuillant n'ayent poussé leur
galanterie jusques là; car outre que tu as une bouche divine, ils sont
parfaitement instruits de toutes les manieres les plus douces & les plus
engageantes de ceux qui savent passionnement aimer.

_Agnès._ Helas! pour des personnes consacrées aux autels, & dévouées à
la continence, ils n'en savent que trop.

_Angelique._ Vrayment tu fais bien ici la plaisante, & ceux qui ne te
connoîtroient pas, croiroient que tu parles serieusement. Mais veux-tu
que je te dise ma pensée? Je crois qu'ils n'en sauroient trop savoir
mais qu'ils en pourroient moins pratiquer? Car il est certain qu'ayant
la direction des ames ils doivent avoir une parfaite connoissance tant
du bien que du mal, pour en faire un juste discernement, & pour nous
exhorter avec force à la poursuite & à l'amour de l'un, & nous prêcher
avec un même zèle la fuite & la haine de l'autre. Mais ils ne font rien
moins que cela, & les mauvais livres dont ils puisent leur lumiere,
corrompent aussi-tôt leur volonté qu'ils éclairent leur entendement.

_Agnès._ Je crois que tu abuses des termes, & que tu ne penses pas que
parmi les Savans il n'y a point de livre, qui de sa nature porte le
titre de défendu, & que le seul usage que nous en faisons lui donne la
qualité de bon; de mauvais, ou d'indifferent.

_Angelique._ Ah Dieu, je crois que tu rêves de parler de la sorte, & tu
dois convenir avec moi qu'il y a de certains livres dont toutes les
parties ne valent rien, & dont les instructions sont essentiellement
opposées à la bonne Morale, & à la pratique de la vertu. Que peux-tu
dire de _l'Ecole des Filles_, de cette infame _Philosophie_, & de
l'Examen de la Religion de St. Ev... qui n'ont rien que de fade &
d'insipide, & dont les sots raisonnemens ne peuvent persuader que les
ames basses & vulgaires, ni toucher que celles qui sont à demi
corrompues, ou qui d'elles-mêmes se laissent aller à toutes sortes de
foiblesses?

_Agnès._ j'avoue que ces livres là peuvent être mis au rang des choses
inutiles, & même de celles qui sont défendues, je voudrois pouvoir
racheter le temps que j'ai employé à en faire la lecture, il n'y a rien
qui m'ait plu, & que je ne condamne. L'Abbé qui me les fit voir m'en
donna un autre qui est presque sur la même matiere, mais qui la traite,
& la manie avec bien plus d'adresse & de spiritualité.

_Angelique._ Je sais de quel livre tu veux parler, il ne vaut pas mieux
pour les moeurs que le precedent, & quoi que la pureté de son style, &
son éloquence aisée, ayent quelque chose d'agreable, cela n'empêche pas
qu'il ne soit infiniment dangereux. Puisque le feu & le brillant qui y
éclatent en beaucoup d'endroits, ne peuvent servir qu'à faire couler
avec plus de douceur le venin dont il est rempli, & l'insinuer
insensiblement dans les coeurs qui sont un peu susceptibles: il a pour
titre _l'Academie des Dames_, ou _les sept Entretiens Satiriques
d'Alosia_, je l'ai eu plus de huit jours entre les mains, & celui de qui
je le reçus m'en expliqua les traits les plus difficiles, & me donna une
intelligence parfaite de tout ce qu'il y a de mysterieux. Sur tout il
m'en interpreta ces paroles qui sont dans le septième Entretien, _Amori,
vera lux_, & me découvrit le sens Anagrammatique qu'elles cachent, sous
la simple apparence de l'inscription d'une Medaille. Je crois que c'est
de ce livre dont tu as eu dessein de me parler?

_Agnès._ Assurement. Ah Dieu qu'il est ingenieux à inventer de nouveaux
plaisirs à une ame saoule & dégoûtée! de quelles pointes & de quels
aiguillons ne se sert-il pas pour réveiller la convoitise la plus
endormie, la plus languissante, & celle même qui n'en peut plus, que
d'appetits extravagans! que d'objets étrangers! & que de viandes
inconnues il presente! Mais je vois bien que je n'y suis pas encore si
savante que toi.

_Angelique._ Helas, mon Enfant, la science que tu ambitionnes ne
pourroit que t'être préjudiciable? Il faut que les plaisirs que nous
nous proposons soient bornés par les Loix, par la Nature, & par la
Prudence, & toutes les maximes dont ce livre pourroit t'instruire
s'éloignent presque également de ces trois choses. Crois-moi, toutes les
extremités sont dangereuses, & il est un certain milieu que nous ne
pouvons quitter, sans tomber dans le precipice. _Aimons_, il n'est pas
défendu, _cherchons la volupté_ tant qu'elle est legitime, mais évitons
ce qui ne peut être inspiré que par la débauche, & ne nous laissons
point seduire par les persuasion d'une éloquence, qui ne nous flatte que
pour nous perdre, & qui ne s'exprime bien que pour nous porter plus
facilement au mal.

_Agnès._ Oh la belle Morale! & que tu sais bien dorer la pillule quand
il te plaît! ce n'est pas que je ne me rende à tes raisons, & que je ne
blâme toutes les choses que tu condamne, mais je ne puis m'empêcher de
rire, quand je te vois prêcher la réforme avec tant de feu, & que je
t'entends parler à des sourds & à des aveugles, tels que sont nos sens,
qui ne veulent recevoir de regles que celles qu'ils se proposent eux
mêmes.

_Angelique._ Il est vrai, & je l'avoue que c'est mal employer le temps,
c'est à dire inutilement, que de travailler à reprimer le vice, & à
élever la vertu, dans la corruption du siècle où nous sommes. La maladie
est trop grande & la contagion trop universelle, pour y apporter du
remede par de simples paroles, & pour qu'elle puisse être guerie par un
appareil qui ne peut agir que sur l'esprit. Ce n'est aucunement là mon
dessein, mais j'ai seulement été bien-aise de te faire connoître, que je
n'approuve point le libertinage de ceux qui ne goûtent jamais de
parfaits plaisirs s'ils ne les vont chercher dans les leçons d'une
imagination corrompue, au delà des bornes les plus inviolables de la
nature, & jusques dans la licence la plus dissolue des fables passées.

Je ne suis point ennemie des delices, ni attachée à cette vertu
incommode dont nôtre siecle n'est pas capable, & je sais que l'ame la
plus noble ne peut être maîtresse de ses passions ni purgée des autres
infirmités humaines, tant qu'elle sera attachée à nôtre corps.

_Agnès._ Ah ce retour me plaît, & cette indulgence raisonnable peut être
reçue. Car quel mal peut-on trouver dans la volupté quand elle est bien
reglée? il faut bien de necessité donner quelque chose au temperament du
corps, & compatir à la foiblesse de nos esprits, puisque nous les
recevons tels que la nature nous les baillent, & qu'il ne dépend pas de
nous d'en faire le choix. Nous ne sommes pas responsables des
fantaisies, du penchant, & des inclinations qu'elle nous donne, si se
sont des fautes, c'est elle qui en est coupable, & qui en doit être
blâmée. Et on ne peut reprocher aux hommes, les vices qui naissent avec
eux, ou qui ne procedent que de leur naissance.

_Angelique._ Tu as raison ma mignonne, & je ne puis t'exprimer la joye
que je ressens, lors que tes paroles me font voir le progrès que tu as
fait par mes instructions. Mais ne nous fatiguons pas davantage l'esprit
par la recherche des crimes d'autrui, supportons ce que nous ne saurions
réformer, & ne touchons point à des maux qui découvriroient sans doute
l'impuissance de nos remedes. Vivons pour nous mêmes, & sans nous faire
malades des infirmités étrangeres, établissons dans nôtre interieur
cette paix & cette tranquilité spirituelle, qui est le principe de la
joye & le commencement du bonheur que nous pouvons raisonnablement
desirer.

_Agnès._ Pour moi je suis déja dans cette paisible jouissance du repos,
& de la quiétude d'esprit. Où je puis dire, que je n'ai pu arriver que
par ton moyen. Ce sont des obligations que je ne pourrai jamais assez
reconnoître comme je le souhaiterois, car il faut que pour toutes ces
peines que tu as prises à me tirer de l'erreur où j'étois, tu te
contentes de l'amitié que je t'ai jurée, & qu'elle te tienne lieu de
toute autre recompense.

_Angelique._ Helas mon enfant que pourrois-tu m'offrir qui me plût
davantage? je prefere tes caresses à tous les tresors du monde, un seul
de tes baisers me charme, & me comble de biens. Mais voici quelqu'un qui
vient: separons-nous afin de leur ôter le soupçon qu'ils pourroient
avoir de nos entretiens. Baise-moi ma chere enfant.

_Agnès._ Je le veux, & _à la Florentine_?

_Angelique._ Ah tu me ravis! tu me transportes! je n'en puis plus! tu me
causes mille plaisirs.

_Agnès._ En voici assez pour le present. Adieu Angelique. C'est soeur
Cornelie qui s'approche?

_Angelique._ Je la vois. C'est sans doute pour me donner quelque ordre
de la part de Madame. Adieu Agnès, Adieu mon Coeur, mes Delices, mon
Amour.


FIN.



Note sur la transcription électronique


Les variantes très erratiques d'orthographe de l'original (Agnés/Agnès,
a/à/á/â, moien/moïen/moyen, vue/vuë/vûë/veuë, ...) ont été normalisées.





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