Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: La terre du passé
Author: Le Braz, Anatole
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La terre du passé" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



  ANATOLE LE BRAZ

  LA
  TERRE DU PASSÉ

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

  AU PAYS DES PARDONS              1 vol.
  LA CHANSON DE LA BRETAGNE        1 --
  LE GARDIEN DU FEU                1 --
  PAQUES D'ISLANDE                 1 --
  LE SANG DE LA SIRÈNE             1 --
  LE THÉATRE CELTIQUE              1 --


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY



A

MONSIEUR E. DE NALÈCHE

DIRECTEUR DU _Journal des Débats_


MONSIEUR ET CHER DIRECTEUR,

La plupart de ces «études», sinon toutes, ont paru d'abord sous vos
bienveillants auspices. En inscrivant votre nom, je ne fais que
m'acquitter d'une dette de reconnaissance envers le _Journal des
Débats_, comme je ne fais que remplir envers vous un devoir d'amitié.

A. L. B.



PAGES LIMINAIRES



LE «TRÔ-BREIZ»


I

Il est, aux alentours des vieilles villes bretonnes, des vestiges, des
tronçons d'anciennes routes que l'herbe a depuis longtemps envahies, que
les pluies ont défoncées par places, mais qui gardent, jusque dans leur
détresse, un je ne sais quoi de noble et de majestueux. Une solitude
profonde est sur elles. Le promeneur ne s'y hasarde guère. Elles n'ont à
lui exhiber que le spectacle de leur abandon, les ronces pendantes qui
s'enchevêtrent au-dessus de leurs douves et les houx au feuillage
funèbre qui hérissent leurs talus.

Beaucoup, à l'origine, furent des voies romaines. Elles ont vu les robes
blanches des derniers druides s'enfuir et disparaître au plus épais de
leurs forêts profanées. Les dalles qui, de-ci, de-là, les jonchent
encore, retentirent sous le pas des légionnaires de César. Puis, aux
bruits de la conquête et de la colonisation succéda le silence des
ruines. Il n'y eut plus à rôder, parmi les pierres descellées, que le
pâtre barbare dont parle l'auteur des _Martyrs_: «Tandis que ses porcs
affamés achevaient de renverser l'ouvrage des maîtres du monde, lui,
tranquillement assis sur les débris d'une porte décumane, pressait sous
son bras une outre gonflée de vent...» Aujourd'hui, les porchers
eux-mêmes ont déserté ces routes. Ils répugneraient à y aventurer leurs
troupeaux. Ce sont, disent-ils, des parages frappés d'interdiction pour
les vivants: il ne sied pas d'en troubler le mystère.

De fait, l'on y peut marcher des heures sans rencontrer personne. C'est
tout au plus si, parfois, aux abords d'une bourgade, se montre
l'installation d'un cordier, avec son attirail très primitif, la roue
criarde qu'un enfant fait mouvoir, les peignes de bois fixés de distance
en distance à de grossiers supports. L'homme va et vient, à reculons,
toujours battant le même sentier, toujours sifflant le même air
monotone, toujours étirant la bourre de chanvre, du même geste éternel.
Descendant d'une race méprisée, sorte de paria breton auquel s'attache
encore en maint endroit l'épithète de _caqueux_ dont, jadis, furent
flétris ses pères, il est demeuré fidèle à leurs habitudes et, quoique
l'antique loi d'ostracisme ne pèse plus sur lui, continue d'exercer son
industrie à l'écart.

Comme tous les travailleurs solitaires dont la profession n'exige qu'un
effort machinal, le cordier est proprement un contemplatif. Dépositaire
d'une longue tradition qu'il enrichit sans cesse de ses expériences, de
ses observations et de ses songeries personnelles, il a la mémoire
pleine de souvenirs et l'imagination fertile en rêves. Les vieilles
routes à jamais veuves de passants, où il vit relégué comme dans un
ghetto, lui sont une perpétuelle matière à «histoires» dont il
s'enchante lui-même, s'il n'a pas d'autre auditeur. Que si la fantaisie
vous prend de les entendre, n'ayez crainte: il ne se fera point prier.
Il n'est pas silencieux par goût, mais par nécessité. Un visiteur lui
est une aubaine. Pour peu que vous le «bonjouriez» d'un air affable,
dans sa langue, vous obtiendrez de lui tout ce qu'il vous plaira. Et
n'espérez pas épuiser sa verve: elle croît à mesure qu'il conte, comme
le câble qu'il va déroulant. Par exemple, vous ne pourrez suivre ses
récits qu'à la condition de faire avec lui les cent pas. De ce que ses
lèvres se dérouillent, ce n'est pas une raison pour que ses mains
chôment. Le cordier n'est point un parleur oisif: il faut que la besogne
aille son train. Mais cela même n'est pas banal, cette façon rustique de
péripatétiser.


II

Un jour, comme je voyageais dans la montagne bretonne, vers Callac,
j'eus l'heur de nouer connaissance avec un des représentants, disons
mieux, un des patriarches les plus vénérables de la corporation. Il
s'appelait Roparz. Il était aussi vieux que le siècle, étant né, à l'en
croire, l'année où les cloches des églises, après être demeurées
longtemps muettes, recommencèrent à sonner. L'âge n'avait ni ralenti ses
facultés, ni raidi ses membres. Il filait encore bien ses soixante-dix
brasses de corde, de la prime aube à la dernière flambée du couchant.
L'air salubre de ces hauteurs lui avait conservé sa vigueur intacte. Il
n'y avait que sa barbe qui avait blanchi, roussi plutôt. Elle était
longue et couleur d'étoupe. Comme elle tombait très bas, elle venait
presque se confondre, tandis qu'il vaquait à son métier, avec la liasse
de chanvre qu'il portait attachée à la ceinture, si bien qu'on eût dit,
par moments, que c'était sa barbe couleur d'étoupe qu'il cordait.

Je n'avais eu d'autre dessein, en l'abordant, que de me renseigner sur
quelques-unes des particularités du paysage. Il m'avait répondu le plus
obligeamment du monde, et, muni de toutes les indications que je
souhaitais, je me disposais à continuer mon chemin quand, sur le point
de prendre congé, une dernière question, à laquelle je ne prêtais
d'ailleurs aucune importance, me vint aux lèvres.

--Mène-t-elle encore loin, vieux père, la «route verte» où nous voici?

Il eut un petit sourire narquois:

--Dans mon enfance, les anciens prétendaient qu'elle mène au ciel.
Seulement, il fallait la suivre jusqu'au bout, à travers les sept
Évêchés. Et cela n'est sans doute pas dans vos intentions.

Je le regardai, fort intrigué:

--Que signifie cette histoire? Parlez-vous sérieusement ou par jeu?

Il cessa de rire, et, tournant vers moi ses prunelles de nuance
indécise, comme fanées par les ans:

--C'est vrai, fit-il assez mélancoliquement, il n'y a plus que les
vieilles gens à savoir les vieilles choses... Apprenez donc, mon
filleul, que cette route, aujourd'hui sans issue, était autrefois celle
du Trô-Breiz...

Le Trô-Breiz! le «Tour de Bretagne»! Il me souvenait d'en avoir trouvé
quelque vague mention dans nos vieux chroniqueurs. Il y était dit que le
voyage ou pèlerinage de ce nom était anciennement une dévotion si usitée
qu'il avait fallu construire à travers la province «un chemin tout
exprès», une sorte de Voie sacrée. Il y était dit pareillement que cette
dévotion consistait à rendre visite, dans leurs cathédrales respectives,
aux sept apôtres primitifs de l'Église armoricaine, savoir: saint Pol de
Léon, saint Tugdual de Tréguier, saint Brieuc, saint Samson de Dol,
saint Malo, saint Paterne de Vannes et saint Corentin de Quimper.

Née aux jours les plus sombres du moyen âge, presque au lendemain des
incursions normandes, c'est surtout dans la période du XVe et du XVIe
siècle qu'elle s'était épanouie, en même temps que jaillissait du sol
cette merveilleuse floraison architecturale qui, dans ce pays pauvre et
de moyens si précaires, étonne encore par sa richesse et par sa variété.
Jamais la foi des humbles n'enfanta des miracles plus charmants. Au
creux des vallons les plus reculés et sur les hauteurs les plus
sauvages, parmi les ajoncs des landes et jusque dans les dunes des
grèves, l'art des tailleurs de pierre prodigua des chefs-d'oeuvre. Toute
la péninsule se peupla de calvaires, d'ossuaires, de chapelles,
d'oratoires élégants et magnifiques, ouvragés comme des bijoux. Le dur
granit breton semblait s'attendrir sous le ciseau et tantôt se
découpait, comme de lui-même, en guipures d'une légèreté incomparable;
tantôt s'effilait en flèches aériennes d'une sveltesse jusqu'alors
inconnue.

Le désir de contempler ces merveilles nouvellement écloses, la douceur
de prier dans des sanctuaires plus beaux et, par suite, pensait-on, plus
féconds en grâces, ne furent pas pour peu dans le développement
considérable que prirent, à cette époque, les migrations annuelles du
Trô-Breiz. Joignez que la piété bretonne a toujours été d'essence
voyageuse. Elle participe, elle aussi, de cet esprit d'aventure qui est,
au dire de Renan, un des traits caractéristiques de la race.

Aujourd'hui encore, elle se plaît aux dévotions lointaines. Elle a ses
confréries de «pèlerines par procuration» que vous rencontrerez en
toutes saisons par les routes, leurs souliers à clous noués sur
l'épaule, une fiole dans la poche pour puiser aux fontaines saintes, et,
dans les doigts, en guise d'insigne, la verge de saule écorcé. Les
_pardons_ eux-mêmes seraient-ils si courus, s'ils n'étaient avant tout
des occasions de grands déplacements? Dans la fidélité qu'on leur garde
entre pour beaucoup l'allégresse que donnent l'imprévu, l'espace, la
fuite des paysages, le changement d'horizons.

Et, toutefois, ces pèlerinages modernes à Saint-Yves ou à Rumengol, à la
Palude ou à Sainte-Anne d'Auray, c'est à peine s'ils peuvent nous
retracer une faible et mesquine image de ce que durent être, aux siècles
de ferveur profonde, les imposantes manifestations du Trô-Breiz. Les
érudits locaux nous enseignent qu'elles se produisaient quatre fois
l'an, aux époques dites les _Quatre Temporaux_, qui étaient, pour parler
comme les Bretons, Pâques fleuries, Pâques de Pentecôte, la Saint-Michel
et la Nativité.

Des foules immenses y prenaient part. Pendant tout un mois,--car telle
était la durée de chaque Temporal,--c'était, sur toutes les voies tant
de l'aller que du retour, une suite ininterrompue de processions
cheminant, clergé en tête, par étapes, et accomplissant, dans les trente
jours prescrits, un circuit de près de deux cents lieues. La campagne ne
portait, en effet, son fruit que si on la menait tout entière à pied.
Et, cette obligation, les ducs de Bretagne s'y astreignaient avec autant
de scrupule que leurs plus minces sujets. Nous le savons par l'exemple
de Jean V, qui nous a été légué par son historiographe. Atteint de la
rougeole à Rennes, en 1419, il promit, s'il se tirait d'affaire,
d'entreprendre le voyage des Sept Saints. A l'automne, il était en
route, accompagné d'un seul serviteur, son fidèle amiral du Penhoët, et
les sept villes épiscopales furent visitées par lui, à tour de rôle,
sans autre apparat.

Vers quel temps et pour quelles raisons cette pieuse pratique
commença-t-elle de tomber en désuétude, les livres n'en disent rien. Il
est probable que les guerres de la Ligue, qui eurent en Bretagne un
caractère particulièrement sauvage, lui furent mortelles. L'armée royale
était surtout composée de soudards anglais, de lansquenets allemands et
d'arquebusiers gascons, tous gens fort peu suspects de tendresse à
l'égard des Sept Saints et avec lesquels il était prudent de n'avoir pas
maille à partir. On demeura donc chez soi, tant qu'ils tinrent le pays;
et, quand ils le vidèrent, on eut assez à faire de réparer les ruines
qu'ils y avaient laissées. Il ne fut plus question du Trô-Breiz. Le
souvenir s'en effaça peu à peu. Au XVIIIe siècle, l'hagiographe dom
Lobineau lui consacre à peine quelques lignes, comme à un rite ancien
depuis longtemps démodé. On en pouvait croire le nom même aboli dans la
mémoire populaire. Ma surprise, on le conçoit, fut grande de l'entendre
sortir, à l'improviste, de la bouche d'un homme sans lettres, comme
était Roparz le cordier.


III

--Çà, lui demandai-je, vous en avez donc ouï parler, du Trô-Breiz?

Comment! s'il en avait ouï parler!... Mais ses parents, qui habitaient
en ce même lieu--les Roparz ayant toujours été cordiers de père en
fils,--hébergeaient périodiquement une pauvresse qui, jusqu'à sa mort,
ne manqua pas une année d'accomplir le pèlerinage. Il l'avait connue. Il
lui semblait la voir encore, avec son visage mince et ridé sous sa cape
de grosse laine, les mèches éparses de ses cheveux gris s'échappant du
serre-tête noir qui était toute sa coiffure. Elle était originaire des
contrées de la mer, là-bas, devers Lanmeur ou Plestin. Régulièrement,
elle commençait son itinéraire par Tréguier, d'où elle s'acheminait sur
Saint-Brieuc, mais après avoir fait le crochet de Bulat, parce que
c'était la direction suivie par la «route verte», le trajet consacré.
C'est ce détour de près d'une quinzaine de lieues qui l'amenait à
traverser ces parages de la montagne.

Elle arrivait au coeur de l'hiver, le plus souvent la veille de Noël.
Grands et petits s'attendaient à sa venue, chez les Roparz. On la savait
ponctuelle, comme la mort, et que nulle intempérie n'était pour la faire
hésiter. Quand les premiers sons de l'Angélus tintaient au clocher de
Callac, on pouvait dire:

--Nanna Trô-Breiz n'est plus très loin!

On ne l'appelait jamais autrement que par ce sobriquet de Trô-Breiz.
Elle aimait, du reste, qu'on la désignât ainsi; et, soit qu'elle en fît
mystère, soit, comme il est possible, qu'elle l'eût elle-même oublié,
elle laissa constamment ignorer son vrai nom. Elle n'était pas moins
discrète sur sa vie. A quelques allusions, cependant, les Roparz crurent
comprendre qu'elle avait été autrefois dans une situation plus fortunée.
Aussi bien, l'on s'en fût douté, rien qu'à ses façons. Elle avait dans
le ton et dans le regard quelque chose qui imposait. Elle inspirait un
sentiment assez complexe où il entrait de la déférence, de la
commisération et un peu de crainte.

Lorsqu'elle avait pris, dans le logis des Roparz, la place qu'elle
affectionnait, au coin de l'âtre, c'étaient eux qui avaient l'air d'être
chez elle. On la comblait d'attentions. Elle les recevait sans le
moindre embarras, en personne qui a conscience de ce qui lui est dû. La
première écuellée de soupe trempée était pour elle et, le repas fini,
c'était, parmi les enfants, à qui lui tiendrait le tison pour allumer la
minuscule pipe en bois qu'elle portait, attachée par une épinglette, à
la devantière de son tablier. L'usage du «pétun» était, en effet, une de
ses faiblesses. Elle trouvait plaisir à fumer, en quoi elle ne faisait,
d'ailleurs, que suivre une mode très répandue chez les Bretonnes de son
temps.

Les genoux au feu, la tête inclinée sous le vacillant reflet de la
chandelle de résine, et sa menue pipette aux lèvres, elle se laissait
aller volontiers à dévider le fil de ses souvenirs. On lui demandait
comment s'était terminé son voyage de l'année précédente, et elle se
mettait à conter, de sa voix douce, ses étapes au long des «routes
vertes», sous la pluie, sous le vent, sous la neige et toutes les
inclémences de la dure saison.

Hélas! elles devenaient de plus en plus malaisées à suivre, ces «routes
vertes», au milieu des transformations qui s'opéraient de toutes parts
dans la face des choses, principalement en pays gallot. Jadis, c'était
un honneur de travailler à leur entretien, et les paroisses dont elles
traversaient le territoire veillaient à ce qu'elles fussent aussi
ombragées en été, aussi ratissées en hiver, que des avenues de château.
Les pèlerins, pareillement, y contribuaient de leurs deniers. Des troncs
espacés de distance en distance, et creusés tantôt dans le bois d'un
arbre, tantôt dans la pierre d'une fontaine, recueillaient des oboles
uniquement destinées à couvrir les frais de ces espèces de prestations
sacrées... Quelques-uns de ces troncs subsistaient encore de-ci de-là.
Mais, bien avant la Révolution, l'argent avait cessé d'y pleuvoir, et il
ne dut guère s'en détacher que de vieilles rouilles, lorsque Chouans et
Bleus entreprirent, avec une fureur égale, de les dévaliser. Quant aux
municipalités des paroisses, elles avaient maintenant d'autres charges
et d'autres intérêts. Que leur importait cette vaste sente herbeuse qui
n'était plus hantée que par les vaches en rupture d'entraves ou les
chevaux errants? Si, du moins, elles s'étaient contentées de la laisser
à son abandon, à son veuvage! Mais non. Voici qu'en beaucoup d'endroits
on lui faisait subir le sort des terrains vagues; on allait jusqu'à la
mettre à l'encan! Déjà, sur de larges étendues, le parcours traditionnel
n'était plus reconnaissable. Nanna s'y retrouvait encore, grâce à son
flair de pèlerine, grâce aussi à des points de repère qu'elle notait
précieusement dans sa mémoire: une cime d'arbre, la cheminée d'une
ferme, le coq d'or d'un clocher...

--Ma route, je la porte là! disait-elle en touchant du doigt son front
têtu, labouré d'une double ride profonde qui faisait, en effet, penser
aux ornières des vieux chemins.

Elle ne se plaignait donc pas pour elle-même de ces bouleversements.
Mais elle s'en indignait, comme d'une profanation. Quoi! livrer au
défrichement, à la culture, un sol sanctifié par une dévotion séculaire!
Planter le coutre de la charrue là où tant de générations ferventes
avaient imprimé la trace de leurs pas! Jamais la bonne vieille n'eût osé
concevoir comme possibles de semblables monstruosités. Et ce qui
achevait douloureusement de la confondre, c'est que le clergé breton
assistait d'un oeil indifférent à ces nouveautés impies, si même il ne
pactisait pas avec les coupables. Ce devait être le commencement des
temps prédits pour le règne de l'Antéchrist.

--Vous verrez qu'on sèmera bientôt du chanvre dans les cimetières et
qu'on étendra le linge à sécher jusque sur les croix des tombes...

Elle avait, en prononçant ces paroles, un air quasi farouche de
prophétesse. Soudain elle ramenait sur ses genoux une fausse poche en
forme de bissac, qui pendait nouée par une corde à sa ceinture, et en
tirait une sorte de missel orné de beaux fermoirs d'argent, qu'elle
ouvrait avec mille précautions, car les pages en étaient aussi mûres
qu'une jonchée de feuilles à l'automne. Ce livre était, pour les Roparz,
un objet de curiosité et d'admiration. Il rehaussait encore à leurs yeux
le prestige de l'étrange pauvresse et les confirmait dans l'idée qu'elle
n'était pas une personne du commun, mais bien quelque ancienne
«demoiselle» bourgeoise, peut-être même quelque «noble» déchue. Rares
étaient alors, dans les campagnes bretonnes, les paysans qui savaient
lire, et l'instruction, chez les femmes surtout, était considérée comme
un attribut supérieur qui n'allait pas sans un peu de magie. Il n'était
pas jusqu'aux livres eux-mêmes qu'on ne crût doués d'un pouvoir occulte,
et comme animés par une force mystérieuse, par un «Esprit».

Dans celui de Nanna Trô-Breiz habitait l'âme collective des Sept Saints.
On y voyait leurs images parées de couleurs éclatantes, une
représentation des épisodes les plus marquants de leur vie terrestre,
des scènes, enfin, empruntées à l'ère la plus florissante de leur culte.
Le chemin de pèlerinage était figuré par une ondoyante écharpe verte aux
deux bords de laquelle s'alignaient des rangées d'arbres mystiques
ployant sous une charge de fruits surnaturels. Des groupes de pèlerins
défilaient: noirs, au départ, à cause de l'ombre de leurs péchés qui
était sur eux, ils arrivaient au terme tout de blanc vêtus, et des anges
leur tendaient des palmes. Nanna commentait avec une ardeur passionnée
ces naïves enluminures. On eût dit qu'elle avait vécu en ces âges
lointains, qu'elle avait joué son personnage dans ces équipées héroïques
et qu'elle avait eu part à tous leurs enivrements. Elle semblait parler,
non d'après une tradition immémoriale, mais d'après ses propres
souvenirs.

Elle évoquait la fièvre des préparatifs, dans les masures comme dans les
manoirs, le rendez-vous sur la place de la bourgade, le deuxième
dimanche de décembre, à l'issue de matines, puis le cantique de marche
entonné par le chef de troupe et répété en choeur par tous ceux qui
partaient. La caravane sainte était depuis longtemps hors de vue qu'on
entendait encore trembler les modulations des voix à travers le silence
des campagnes, dans la sonorité cristalline du ciel hivernal. Et, à tous
les carrefours, par tous les chemins, par toutes les sentes, d'autres
processions débouchaient, grossissant d'un flot sans cesse renouvelé
l'immense rivière humaine déroulée sur le parcours du Trô-Breiz.

Et dans cette multitude régnait une fraternité vraiment évangélique. Un
même frisson d'enthousiasme et de piété rapprochait tous ces pèlerins de
la Noël bretonne, comme au temps où, sur la foi d'une étoile, se mirent
en route pêle-mêle les Mages avec les bergers. On n'avait qu'un
sentiment, qu'une âme. Il n'y avait plus ni riches, ni pauvres, ni
seigneurs, ni vilains. Le hoqueton de bure coudoyait le pourpoint de
velours et toutes les classes étaient confondues.

Ensemble on rompait le pain, au repas de midi, près des fontaines
sacrées. Ces fontaines étaient les habituels lieux de halte. La
plupart--comme celle qui se peut voir encore au pied de la colline de
Bulat--étaient couronnées de gracieux édicules et divisées en sept
bassins surmontés d'autant de niches où trônaient les statuettes en
pierre des sept primats bretons. Sur tout le pourtour, de larges bancs
de granit sculpté s'offraient aux voyageurs, soit en guise de sièges,
soit en guise de tables, et des vieilles du quartier, qui étaient comme
les prêtresses de ces sources, se tenaient près de la margelle pour
souhaiter la bienvenue à chacun et le faire boire dans une tasse
d'argent.

Par intervalles, sur les hauteurs désertes ou dans la solitude des
landes, se montrait une maison d'aspect bizarre, une maison sans porte
et qui ne recevait de jour que par un soupirail unique ouvrant sur le
chemin. Une sébile était posée sur le rebord extérieur de la lucarne.
Très vite on y laissait tomber son aumône et l'on passait, tandis que du
fond de cette espèce de sépulcre s'exhalait une action de grâces triste
comme une plainte:

--Que la pitié des Sept Saints de Bretagne soit sur vous et vous
préserve du mauvais mal!

C'était la logette de quelque lépreuse ou de quelque lépreux. Elles
étaient placées à dessein le long de la route du Trô-Breiz, afin que les
misérables qui y étaient emmurés vivants eussent part aux prières des
pèlerins comme à leurs charités.

Il y avait, Dieu merci, des rencontres moins pénibles. L'hiver est la
saison où se célèbrent presque tous les mariages en Bretagne. Or, il ne
se faisait pas une noce sur les terres traversées par les pèlerins, sans
que ceux-ci fussent conviés à la fête. Leur présence était regardée
comme une bénédiction. Une table spéciale était dressée pour eux sous la
grange ou dans l'aire, et les nouveaux époux veillaient eux-mêmes à ce
qu'elle fût constamment garnie de victuailles. Libre à chacun de manger
à sa faim et de boire à sa soif. Aux plus besogneux, l'usage était de
distribuer par surcroît un viatique. C'est le coeur tout ragaillardi
qu'on reprenait le bâton de route.

A l'étape, le soir, le gîte était toujours assuré. Les gens de haut
parage, eux, avaient leur chambre prête dans les châtellenies
d'alentour. Les autres trouvaient à s'héberger dans les fermes, ou mieux
encore dans les «aumôneries» construites exprès à leur intention. Ces
aumôneries, comme celle fondée par la reine Anne à Saint-Jean-du-Doigt,
étaient souvent de vrais manoirs, d'une architecture très soignée, avec
de grands porches à plein cintre et de belles fenêtres à meneaux. Dans
la cheminée monumentale de la cuisine qui servait en même temps de
réfectoire, brûlaient d'immenses flambées d'ajonc dont la clarté était à
elle seule une joie et un réconfort. Les «grâces» récitées en commun,
l'on gagnait les pièces affectées au coucher. C'étaient des dortoirs
d'une espèce assez particulière. De lits, il n'y en avait point. Une
épaisse «paillée» de froment en tenait lieu, à moins que ce ne fût de la
fougère sèche ou du varech épave. Ce genre de matelas était peut-être un
peu rustique: mais quoi! le Christ naissant n'en avait pas eu d'autre...
Et puis, ce n'est pas le coucher qui importe, c'est le sommeil.

Hommes et femmes s'allongeaient sur cette litière, sans se dévêtir, et y
dormaient le plus paisiblement du monde, côte à côte, dans une
promiscuité toute fraternelle que n'effleurait aucun penser troublant.

Non pas que le Trô-Breiz ne fît parfois éclore de chastes et discrets
romans d'amour. Il en était un, de dénouement d'ailleurs fort
mélancolique, auquel Nanna touchait volontiers. Le héros était un
gentilhomme du Léon; l'héroïne, une jeune «héritière» du Trégor. Tous
deux entreprenaient pour la première fois la tournée sainte, et jamais
jusqu'alors ils ne s'étaient rencontrés. Pendant plusieurs jours ils
cheminèrent l'un près de l'autre sans échanger ni un mot ni un regard,
mais, dans les prières et les cantiques, leurs voix se mêlaient, quoi
qu'ils en eussent, et, le tiers environ du trajet accompli, comme ils
étaient pour entrer dans Aleth, au son des cloches malouines, voici
qu'ils s'aperçurent tout à coup qu'à leur insu leurs âmes s'étaient
parlé. Ils firent la main dans la main le reste du voyage. A Vannes,
devant les reliques de saint Paterne, ils se fiancèrent. Ils
n'attendaient que d'être à Saint-Pol pour lier indissolublement leur
sort. Déjà ils avaient laissé, loin derrière eux, le pays de saint
Corentin et les horizons mouvementés de la Cornouailles; déjà ils
avaient franchi la délicieuse vallée de l'Elorn, toute murmurante encore
de la plainte enchantée de Tristan; déjà, sur la ligne violâtre de la
mer de janvier, ils voyaient se profiler les tours jumelles de la
cathédrale léonnaise et monter dans le ciel, comme une fusée de granit
rose au soleil levant, la flèche incomparable du Kreiz-Kêr. Ils allaient
être heureux... Ils ne le furent pas. Pourquoi? Qu'était-il survenu? La
passion du gentilhomme s'était-elle brusquement dissipée avec le charme
de leur pieux vagabondage? Ou bien les parents s'étaient-ils mis à la
traverse d'une mésalliance? Les Roparz n'en surent jamais rien.

A ce moment de son récit, la conteuse, très émue, s'arrêtait court. Que
si l'on avait la maladresse d'insister, de la presser pour qu'elle en
dît davantage, elle ne manquait pas de quitter son escabelle et,
plantant là ses hôtes, sans même les honorer d'un bonsoir, disparaissait
par l'échelle dans la soupente du grenier où elle avait sa couette et
où, jusqu'à une heure avancée de la nuit, on l'entendait d'en bas
marmonner des _De profundis_...


IV

--M'est avis, conclut le cordier, que l'histoire était un peu la sienne.
Sur les routes abandonnées du Trô-Breiz, peut-être est-ce le spectre de
quelque amour défunt qu'elle s'obstinait à poursuivre.

--Et elle, demandai-je, quelle fut sa fin?

Mystérieuse aussi. A partir de 1814, elle ne se présenta plus chez les
Roparz. L'hiver de cette année-là avait été d'une rigueur
exceptionnelle. Des bandes innombrables de loups que la croyance
populaire disait accourus de Russie, à la suite des Alliés, infestèrent
les chemins de la montagne, vinrent rôder autour des maisons isolées et
jusque dans les rues des villages. Aux abords de Callac, on en massacra
jusqu'à vingt-cinq dans une seule battue. Quand, à la Noël d'après, on
ne vit point reparaître Nanna, il ne fit doute pour personne qu'elle
n'eût péri sous la dent des fauves.

--Et cependant, murmura le chanvreur en hochant la tête, il y a vraiment
des choses extraordinaires...

--Quoi donc?

Il hésita une minute, puis précipitamment:

--Eh bien! à toutes les veilles de Noël, sans exception, les sabots de
quelqu'un d'invisible résonnent longtemps sur la «route verte», et je
veux que cette corde serve à me pendre, si ce ne sont point les sabots
de Nanna Trô-Breiz!



I

EN TRÉGOR



AMOUR DE «CLERC»


Vieilles comme la race des hommes dont elles bercèrent la rude et
laborieuse enfance, les légendes, pour surannées qu'elles soient, ont
encore de temps à autre leur regain d'actualité. J'en veux aujourd'hui
conter une que je dédie à l'auteur applaudi de _Princesse lointaine_.
C'est à la musique de ses vers, dits avec un tel charme d'incantation
par madame Sarah Bernhardt, qu'elle s'est en quelque sorte levée du
milieu de mes souvenirs, tout imprégnée d'une pénétrante tristesse
celtique. Je la recueillis, en effet, il y a environ cinq ans, des
lèvres d'une fileuse bretonne, sur les bords embrumés de la mer
occidentale. On n'y verra point apparaître de remparts sarrasins, ni de
chevalier aux armes vertes, ni surtout le délicat symbolisme que vous
savez. Elle n'en a pas moins une parenté assez proche avec la «geste» si
exquisement ouvragée de M. Rostand; elle en est comme la soeur de lait,
d'origine plus humble et d'âme moins raffinée... Au reste, la voici.


I

Le châtelain de la Roche-Jagu, près de Pontrieux, avait deux fils, deux
jumeaux. L'aîné avait pris pour lui la force, la fougue, l'esprit
d'aventure de ses ancêtres, si bien que le cadet n'eut en partage que ce
que l'on appelle en Bretagne «le lot des filles»: un corps élégant, mais
frêle, des goûts de rêve, le dédain de l'action, une infinie puissance
d'amour. Cette opposition de leurs natures n'empêchait point les deux
jeunes hommes d'avoir l'un pour l'autre une tendresse profonde, plus
rassise chez l'aîné qu'on avait surnommé le Rouge, à cause de la couleur
de ses cheveux, plus exaltée chez le cadet à qui l'on avait accoutumé de
donner le titre de «Clerc», parce que sa mère, disait-on, dès le
berceau, l'avait voué à la prêtrise.

Le Rouge, un matin, s'étant prosterné à genoux devant ses parents, leur
demanda, avec leur bénédiction, la permission d'aller courir les terres
et les mers. Ils lui dirent:

--Pars, puisque c'est ta volonté.

Quand il fut pour embrasser son frère, comme celui-ci pleurait à chaudes
larmes, il lui promit, pour le consoler, de lui rapporter de son voyage
tout ce qu'il voudrait.

--Eh bien! prononça le cadet, jure-moi de me rapporter le Livre magique,
ou sinon de ne plus me quitter.

L'aîné jura... Moins d'une année après, il était de retour à la
Roche-Jagu, couvert de sang et de gloire, riche d'un énorme butin qu'il
étala avec une joie robuste de conquérant dans la salle d'honneur du
château.

--Toi, dit-il à son frère, voici le livre que tu as souhaité d'avoir.

De quoi le Clerc fut fort surpris, car, s'il avait demandé ce livre,
c'était,--vous l'avez deviné,--avec la certitude qu'il n'existait pas.
Il se mit toutefois à le feuilleter, distraitement, d'abord, et bientôt
avec un intérêt croissant. A partir de la dixième page, ses yeux ne s'en
purent plus détacher.

Ce livre était un missel d'amour, écrit à la louange de la Princesse
Vierge dont il célébrait la grâce merveilleuse et l'incomparable beauté.
Le coeur du Clerc s'enflamma d'une ardeur sans espoir pour cette
princesse inconnue. Il languit, se dessécha, comme une plante habituée à
l'ombre, qu'on expose brusquement au grand soleil. Sa mère qui le voyait
dépérir de jour en jour eut beau le supplier de s'ouvrir à elle des
causes de son mal. Elle ne put tirer de lui une parole.

Le Rouge cependant se disposait à reprendre la mer. La veille du jour
fixé pour son départ, le Clerc le pria de lui accorder un moment
d'entretien et lui dit:

--Peut-être, dans tes voyages, te sera-t-il donné de rencontrer Celle
qu'on nomme la Princesse Vierge... Alors, annonce-lui qu'un Clerc de
Bretagne sera mort pour elle de la triste fièvre d'amour.

--N'est-ce donc que cela! s'écria l'aventurier. Je ne sais où loge cette
dame, mais viens, monte avec moi sur ma nef, et, quelque part qu'elle se
cache, nous la saurons bien découvrir.


II

Le lendemain, ils s'embarquaient ensemble dans une nef neuve dont la
marraine du Rouge, une magicienne, avait de ses doigts de fée tissé les
voiles... D'après les indications du livre, la Princesse Vierge habitait
un palais de diamant, dans une île d'émeraude, par delà les brumes
mystérieuses du septentrion. Ils cinglèrent donc vers le Nord, virent
sur leur route des merveilles que saint Brandan avait contemplées avant
eux et dont il nous a laissé la description dans le récit de son
périple, entendirent des musiques célestes, traversèrent tour à tour des
mers blondes comme le miel, des mers roses, des mers lactées, et,
finalement, jetèrent l'ancre en des eaux d'une limpidité extraordinaire,
devant une île verte ou s'élevait un palais de lumière chatoyant de
toutes les irisations du ciel. Alentour, des monstres déchaînés
hurlaient. Le Clerc, debout à la poupe du vaisseau, aperçut une svelte
forme blanche qui peignait, à l'une des fenêtres, ses longs cheveux
déroulés. Et, la montrant du geste à son frère:

--C'est Elle, balbutia-t-il, je la _reconnais_!

--Très bien, fit le Rouge, mais l'accès ne me paraît point facile... Il
faut d'abord que nous nous débarrassions de tous ces aboyeurs. Cela me
regarde. Aie seulement un peu de patience. Avant la tombée de la nuit,
je les aurai fait taire du premier au dernier.

Ces mots à peine achevés, il fendait déjà les flots, brandissant
au-dessus de sa tête son épée nue. La lutte fut terrible. De larges
coulées de sang rougirent au loin la mer.

La princesse, accoudée à son balcon, suivait des yeux le combat. Le
soleil n'était pas encore couché que tous les monstres gisaient sur le
rivage, à jamais inoffensifs, et que l'aîné de la Roche-Jagu montait
d'un pas sonore les degrés du palais de diamant. Que se passa-t-il
ensuite? De tout temps les princesses, même les Princesses Vierges, ont
eu du penchant pour les soudards, et le héros le plus impeccable est
sujet à faillir...

La nuit était venue; le Clerc, anxieux, attendait. Sans qu'il sût
pourquoi, une tristesse immense lui étreignait le coeur. Et voici,
soudain, qu'une des chambres du palais s'éclaira d'une lueur étrange.
Les cheveux de la Princesse Vierge était ainsi faits qu'ils brillaient
dans les ténèbres d'un éclat surnaturel. A leur clarté, le pauvre Clerc
vit les lèvres de son frère s'unir à celles de la femme qui lui était si
chère et si sacrée. Et il sentit le peu de vie qui lui restait s'arrêter
comme une horloge qui cesse de battre. Son âme s'exhala en une parole de
malédiction contre le traître; mais, en s'échappant, elle fit un tel
soupir, que les deux amants coupables, subitement refroidis,
s'interrompirent au milieu de leur baiser.


III

Ils ne le reprirent jamais, et plus on ne les revit. La nef,
d'elle-même, s'en retourna vers la Roche-Jagu, emportant le cadavre du
jeune homme. C'est elle que l'on voit passer quelquefois, au large des
côtes, quand le vent souffle des régions boréales; ses voiles, brodées
au chiffre d'une fée, ont la nuance du safran qui est, là-bas, une
couleur de deuil; à la cime des mâts brûlent des flammes de cierges
funéraires et l'on entend à bord comme un gémissement plaintif
d'oraisons...

Ainsi se raconte la légende au pays d'Occident. On la trouvera sans
doute pauvre et nue à côté de son opulente soeur du Midi. Et ce sera, si
l'on veut, une nouvelle raison d'affirmer la supériorité des
littératures méridionales sur celles des peuples moins favorisés du
soleil.



AUTOUR DE RENAN


I

Juillet, 1893.

Une petite ville dont les oreilles ont dû tinter ces jours-ci, c'est
Tréguier. On a beaucoup parlé d'elle dans les gazettes. Une fois n'est
pas coutume. Silencieuse et comme cloîtrée en son étroit horizon de
collines, sans autre bruit que le murmure de la mer montante, aux deux
berges de sa rivière salée, et les mélancoliques sonneries de cloches de
ses monastères, elle est peu faite pour occuper d'elle le vaste monde à
qui elle n'est reliée que par une patache et dont tout contribue à
l'isoler, ses habitudes d'esprit plus encore que sa situation. Se
doute-t-elle seulement de la guerre de plumes qu'elle a déchaînée?

On sait les origines du débat. Lors de sa première réunion, au cours de
l'hiver dernier, l'Association amicale des Bretons de Paris, voulant se
placer sous le patronage du plus illustre des enfants de la Bretagne,
émit le voeu qu'une statue fût élevée à Renan dans sa ville natale. Rien
de plus légitime, on en conviendra. M. A. Dayot, l'auteur de la
proposition, semblait avoir toutes chances de la mener à bien. Il
croyait pouvoir compter sur le concours de la municipalité de Tréguier
dont les sentiments de libéralisme lui étaient connus. Son attente fut
déçue. A la demande d'adhésion qui lui était adressée le conseil
municipal de Tréguier répondit par une fin de non-recevoir. On conçoit
sans peine le désappointement attristé de M. Dayot, désappointement que
tous les Bretons,--ceux du moins qui ont quelque souci de la dignité de
la petite patrie,--ont vivement partagé. Les journaux s'emparèrent de
l'incident: les uns, les réactionnaires, pour féliciter la municipalité
de Tréguier de l'énergie de son attitude; les autres, les républicains,
pour lui faire sur sa couardise des reproches sanglants.

Hélas! le pauvre conseil n'a mérité, je pense, ni les pierres que
ceux-ci lui jettent, ni les fleurs dont ceux-là le couvrent. Et sans
doute lui était-il difficile d'agir autrement qu'il n'a fait. Le vrai,
c'est qu'en obtempérant au voeu des Bretons de Paris, il eût allumé une
guerre civile, une guerre religieuse d'où, selon toute apparence, il
serait sorti vaincu et d'où la statue de Renan elle-même,
m'affirme-t-on, ne serait point sortie intacte. C'eût été une revanche
de fanatiques et d'iconoclastes.

Un de mes amis accompagnait un jour M. Renan dans une de ces visites
que, sur le tard de sa vie, il avait accoutumé de faire chaque été à sa
maison familiale. Ayant poussé la porte d'une chambre dont l'unique
fenêtre donnait, par-dessus les toits de la ville, sur une échappée de
campagne, le maître dit:

--Voici la pièce où je faisais mes devoirs d'écolier, et voici la petite
table où je m'asseyais. Voilà bien aussi le paysage que j'avais devant
les yeux. J'en reconnais chaque détail: ce joli lieu est celui qu'on
appelle d'un si joli nom, _Turzunel_, la Tourterelle; là-bas sont les
champs de Trédarzec et, plus loin, par delà la rivière, les délicieux
bois de Kerhir. Rien n'a changé.

Non, rien n'a changé; et, dans ce milieu charmant, mais fermé, les âmes,
comme les choses, sont restées les mêmes. Oh! nullement féroces, certes.
De bonnes âmes plutôt, dans toute l'acception du terme, très douces pour
l'ordinaire, et d'une fréquentation aimable, mais promptes à s'exalter
au moindre froissement et capables alors des pires résolutions.
L'influence des femmes, si considérable en Bretagne, est, à Tréguier,
prépondérante. Elles y exercent une sorte de dictature sentimentale
contre laquelle il n'est pas toujours aisé ni prudent de regimber.
Vieilles ou jeunes, celles-ci avec leur fraîcheur sérieuse de roses
mystiques, celles-là avec leurs minces figures de cire embéguinées dans
le tulle blanc des cornettes, toutes donnent l'impression de personnes
d'un autre âge, obstinément confinées en un rêve qu'elles jugent
d'autant plus précieux qu'il est plus suranné.

Dans l'anecdote que j'ai rapportée ci-dessus, M. Renan, montrant du
doigt, à l'extrême horizon, la silhouette bleuâtre des collines du
Goélo, ajoutait:

--Quant à ce pays lointain, tout là-bas, je ne savais de quel nom le
nommer. C'était l'inconnu: il me terrifiait. Je n'osais y arrêter les
yeux. Il avait fini par représenter pour moi la Russie dont un de mes
oncles, vétéran de l'Empire, m'entretenait comme d'une contrée de
désolation et de mort.

Pour la plupart des habitants de Tréguier, tout ce qui déborde leur
étroite conception de l'univers moral est, de même, une terre hyperborée
d'où souffle le vent des idées mauvaises et dont ils se détournent avec
effroi. On conçoit dès lors, si on ne l'excuse point, la détermination
du conseil. «L'essence de la critique est de savoir comprendre des états
très différents de celui où nous vivons[1].» C'est précisément en
songeant à Tréguier que M. Renan a écrit cette phrase.

  [1] _Souvenirs d'enfance et de jeunesse_, p. 87.

Il n'eût point été surpris, quant à lui, de l'espèce d'ostracisme dont
sa statue vient d'être l'objet de la part de ses compatriotes. Il les
aimait, au nom d'un passé qui lui était resté cher, mais il se rendait
bien compte que cette sympathie n'était pas, ne pouvait pas être payée
de retour. Un abîme le séparait d'eux. Il ne se faisait à cet égard
aucune illusion. En une circonstance mémorable, lors du banquet de 1884
que présida, si je ne me trompe, le maire du Tréguier d'alors, quelques
observateurs superficiels purent croire à un rapprochement. La
population, si elle ne montrait pas beaucoup d'empressement, ne donnait
pas non plus de marques d'hostilité. Mais les amis bretons de l'illustre
écrivain ne se méprirent point à cette attitude d'un respect plus
apparent que réel. Lui-même en fut moins dupe que personne. Il visita le
cloître dans l'après-midi, en compagnie de quelques intimes. Ce cloître
est une des choses exquises de Tréguier. Enfant, il y avait beaucoup
vécu; il se plaisait là, parmi la paisible solitude des «tombes du XVe
siècle qui y sont couchées, près de ces chevaliers, de ces nobles
dames», dormant d'un sommeil hiératique avec une levrette à leurs pieds
et un grand flambeau de pierre à la main. Comme il évoquait ces
souvenirs, avec une bonhomie souriante mêlée d'une nuance
d'attendrissement, quelqu'un dit:

--C'est bien. Les Trégorrois sauront où dresser votre statue.

A quoi il répartit:

--Un simple abri funéraire. C'est tout ce que je demande. J'aimerais à
reposer ici...

Et, avec un mélancolique hochement de tête, il ajouta:

--Mais _ils_ ne voudront jamais!

Jamais, ô maître illustre, c'est trop dire. Nous persistons à croire,
malgré le démenti des faits présents, que votre heure viendra. On vous
rendra justice un jour, même en votre pays. Que ce soit plus tôt ou plus
tard, qu'importe! Vous n'en serez ni diminué, ni grandi. Et Tréguier,
quoiqu'elle fasse, reste votre obligée. Par vous, une parcelle
d'immortalité lui a été dévolue. Elle ne se lavera jamais de l'honneur
d'avoir été la patrie de Renan.


II

Septembre 1896.

Cinq ans à peine se sont écoulés et voici que la ville natale de Renan,
à défaut de sa statue, va du moins inaugurer son médaillon. Qui donc
accusait la municipalité de Tréguier de manquer de courage? Croyez
qu'elle en a montré, et du plus hardi, le jour où elle a enfin décidé
qu'une plaque commémorative serait posée sur «la maison de la rue
Stanko». Je me suis laissé dire que la séance fut orageuse. Le vieil
esprit local poussa les hauts cris, et l'on raconte qu'un des
adversaires du projet, à bout d'arguments topiques, s'exclama:

--Qu'est-ce qu'il a fait pour notre port?...

Oui, répondez un peu, monsieur Renan, qu'avez-vous fait pour le port de
Tréguier? La question était évidemment embarrassante. Le conseil eut,
néanmoins, l'énergie de passer outre et, le soir, comme «ces dames du
Tiers-Ordre» sortaient de faire leurs dévotions à la cathédrale, elles
apprirent avec épouvante que «la plaque était votée».

J'ai voulu revoir, l'autre jour, la vieille et vénérable maison. Elle se
dresse à l'angle de la Grand'Rue et de la ruelle Stanko, dans un des
recoins les plus pittoresques du vieux Tréguier, à mi-chemin de la
cathédrale et du port. C'est une construction bourgeoise du XVe ou du
XVIe siècle, flanquée, au midi, d'un pavillon formant tourelle qui lui
donne un peu l'air d'un manoir, d'un petit hôtel seigneurial. On entre
par un corridor obscur dont une des portes latérales s'ouvre sur la
boutique d'un boulanger. Au fond, à gauche, est une pièce étroite,
éclairée par une haute fenêtre et servant aujourd'hui de cuisine: c'est
là, paraît-il, que madame Renan avait sa chambre, là aussi qu'elle mit
au monde son fils Ernest, par une grise aube de février de l'an 1823. Le
jour triste qui baignait la pièce, quand nous y pénétrâmes, me fit
songer à cette phrase, j'allais dire à cette strophe des _Souvenirs
d'enfance_: «Dans les premières lueurs de mon être, j'ai senti les
froides brumes de la mer, subi la bise du matin, traversé l'âpre et
mélancolique insomnie du banc de quart.»

Un large escalier à vis que l'on monte en s'aidant d'une corde en guise
de rampe mène à l'étage, occupé par un tailleur, puis aux chambres
hautes du pavillon. De la plus élevée, la vue s'étend librement,
par-dessus des jardins et des venelles, jusqu'à la berge goémoneuse du
Jaudy, en face des quais, et, plus loin, vers les collines gracieusement
ondulées du pays de Trédarzec où les chaumes et les landes alternent
avec les vergers et les bois. Ce grave et harmonieux horizon resta
toujours particulièrement cher au coeur de Renan. Ne fut-il pas la
première échappée de nature ouverte devant ses regards, le décor intime
de ses premiers rêves?

Et voici, sous les combles, le réduit de quelques pieds carrés où
s'écoulèrent les heures enchantées de sa studieuse jeunesse, rythmées
par les sonneries de la cathédrale et par le refrain des calfats du
port. Ce cabinet de travail que visitèrent si souvent les fées et les
muses est présentement le gîte d'un facteur rural. Nous trouvâmes ce
digne homme en train d'astiquer sa bicyclette. J'imagine que l'auteur
des _Dialogues philosophiques_ aurait pris plaisir à tirer de ce
contraste des rapprochements inattendus.

M. Renan eut toutes les bonnes fortunes, même d'inspirer à ses
locataires une vénération sans mélange. Dès qu'il était bruit de son
retour dans sa ville natale, ils s'empressaient à lui faire fête.
Régulièrement, ils le priaient à dîner. Une année, sur la fin de sa vie,
il accepta, par crainte de blesser ces braves gens en se dérobant
toujours à leurs avances. Ce fut une grande rumeur et une joie vive dans
la vieille maison. Le gala eut lieu chez la boulangère du
rez-de-chaussée. Quand la volaille fut apportée sur la table,
l'excellente femme, dans la sincérité de son émotion et la naïveté de
son coeur, s'écria:

--Jugez, monsieur Renan, à quel point nous vous aimons. Voilà six ans
que nous avions cette poule, et nous l'avons tuée en votre honneur!

--Vraiment, repartit M. Renan, avec un sourire que l'on devine, j'en
suis si navré pour cette pauvre bête que je ne sais si j'aurai le
courage de goûter de sa chair.

Force lui fut d'en prendre deux fois, et il se laissa faire par bonté
d'âme.

Ce n'est pas sans raison que ses locataires le chérissaient: il était,
on peut le dire, le propriétaire idéal. Nul ne fut plus que lui de sa
race, de cette «race de rêve», inapte aux négoces d'argent, dont il a si
bien connu et analysé les vertus et les faiblesses. Il nous conte, dans
les _Souvenirs_, qu'à la mort de son père, sa mère le conduisit en
pèlerinage, sur la rive opposée de l'estuaire trégorrois, à
Saint-Yves-de-la-Vérité, et que là, l'ayant fait agenouiller à la porte
de l'oratoire, elle le plaça sous la tutelle de l'avocat des veuves et
des orphelins, le seul membre du barreau que l'Église ait canonisé.
Depuis lors, il s'en remit presque uniquement au bon saint du soin de
gérer ses affaires temporelles.

Il eut toutefois, pendant de longues années, une intendante terrestre
chargée de percevoir ses modestes revenus et de les garder par devers
elle, jusqu'à ce qu'il les réclamât. Dans le pays, on l'appelait, si je
ne me trompe, «la vieille Gode». C'était une très honnête femme, mais un
peu besoigneuse et n'ayant que de vagues notions d'arithmétique. Trois
ou quatre fois il arriva à M. Renan de lui demander des comptes et,
chaque fois, se reproduisait la même scène, d'un comique touchant. Le
dialogue était à peu près celui-ci:

--Eh bien! insinuait M. Renan, où en sommes-nous, ma vieille Gode?

--Ah! mon doux monsieur, gémissait l'intendante avec de tristes
hochements de tête, ces derniers temps ont été durs. Quelques misérables
francs, c'est tout ce que j'ai pu faire rentrer. Un tel a tremblé la
fièvre de saint Kadô qui, comme vous savez, ne dure jamais moins de
soixante jours. Tel autre a eu à fêter la naissance de deux jumeaux...

Suivait toute une kyrielle d'événements heureux ou malheureux à laquelle
M. Renan se hâtait de couper court, en disant d'un ton de componction:

--Ne vous désolez pas, vieille Gode; l'année prochaine, il faut
l'espérer, les choses marcheront mieux.

Ainsi finissait invariablement ce règlement d'intérêts.

                   *       *       *       *       *

Cet aspect de la physionomie si multiple de Renan est peut-être le moins
connu. On n'est pas près d'avoir tout dit sur le penseur ni sur
l'écrivain: ces détails, pour menus qu'ils soient, peuvent aider du
moins à mieux pénétrer l'homme. Ce prétendu sceptique fut le plus
discret et le plus délicat des philanthropes. Il n'y a sans doute
personne, à Tréguier, qui soit à même d'énumérer les titres de ses
ouvrages. En revanche, parmi les humbles qui l'approchèrent, il n'en est
pas un qui ne vous cite mille traits charmants de son inépuisable bonté.
Ceux-là ne se plaindront point qu'une première réparation tardive soit
enfin offerte à ses mânes. Et leur voeu, comme celui des lettrés, ne
sera rempli que le jour où à la plaque de granit succédera le Renan de
marbre, assis sous les ormes de la Grand'Place, vis-à-vis la porte du
cloître gothique dont, toute sa vie, la nostalgie le hanta.



AU COLLÈGE DE TRÉGUIER


I

Septembre, 1896.

Chaque fois qu'il était amené à parler de l'humble collège
ecclésiastique où il fit ses premières études et dont la discipline
marqua toute sa vie morale d'une empreinte si profonde, M. Renan avait
coutume de dire:

--Je m'étonne qu'entre tant de bons esprits que cette maison a formés il
ne s'en soit pas encore trouvé un pour nous tracer d'elle un tableau
familier. Ce serait un curieux chapitre de moeurs scolaires. Moi, je
n'ai pu qu'y toucher, dans mes _Souvenirs_, C'est tout un livre qu'il y
faudrait, et je le voudrais écrit par un prêtre...

Or, voici que ce livre vient d'être publié; j'ai passé un délicieux
après-midi de septembre à le feuilleter, précisément sous les arceaux du
vieux cloître où le «petit Ernestic» promena si souvent les rêveries
solitaires de son enfance et dans lequel il eût souhaité d'avoir son
tombeau. L'auteur a jugé à propos de dérober sa personnalité derrière un
pseudonyme; mais il est aisé de deviner son caractère véritable, quelque
soin qu'il prenne de le dissimuler. A toutes les pages du volume, on
respire je ne sais quelle odeur d'église et comme un parfum sacerdotal.
Le voeu de M. Renan est donc rempli, et, si je ne me trompe, par un de
ses anciens condisciples, trop tard, malheureusement, pour que
l'illustre Breton ait pu s'en réjouir.

Je me le représente lisant cette oeuvre et la commentant, un soir de
vacances, à l'ombre des grands arbres de Rozmapamon, dans le calme
paysage de verdure et d'eau bleue d'où l'on perçoit, quand le vent
souffle de terre, la lointaine sonnerie des cloches de Tréguier. Il en
eût goûté la bonhomie souriante, la sincérité candide et même, je pense,
les inhabiletés. Et, sans doute, eût-il remercié Jean de
Kerual,--autrement dit l'abbé France,--d'avoir fait revivre devant ses
yeux la fidèle et naïve image d'une époque à laquelle il resta toujours
attaché par des liens si chers et qu'il se plaisait lui-même à parer de
toutes les séductions.

On se rappelle ces lignes des _Souvenirs d'enfance et de jeunesse_: «Mes
condisciples étaient pour la plupart de jeunes paysans des environs de
Tréguier... Presque tous travaillaient pour être prêtres... Le latin
produisait sur ces natures fortes des effets étranges. C'étaient comme
des mastodontes faisant leurs humanités.» Jean de Kerual fut de la
génération de ces écoliers quasi préhistoriques.


II

Né dans un manoir du Goélo, d'une famille de laboureurs, il partagea,
jusque vers sa quatorzième année, l'existence toute patriarcale des
hommes de son clan rustique, l'esprit meublé seulement de quelques
oraisons en langue bretonne et des légendes qu'aux veillées d'hiver
contaient dans l'âtre les fileuses. Entre temps néanmoins, un de ces
_magisters_ nomades, sous-officiers en demi-solde ou tabellions en
déconfiture, qui voyageaient alors de ferme en ferme pour offrir leurs
services, lui apprit à lire dans un alphabet primitif dont toutes les
majuscules étaient ornées d'une croix de Malte et que l'on désignait,
pour cette raison, par le nom bizarre de _Croix de Dieu_. Puis, quand il
sut à peu près tenir la plume, le recteur du bourg lui inculqua, non
sans de vigoureuses bourrades, les éléments du latin. Au bout d'un an de
ce régime, on le jugea suffisamment mûr pour le collège.

Un matin, en s'éveillant, Jean de Kerual, par les volets à jour de son
lit clos, vit toute la maison en rumeur; un feu d'enfer illuminait le
vaste foyer et les servantes s'empressaient, affairées, autour des
marmites fumantes: c'étaient les préparatifs du dîner des adieux. On y
avait convié, selon l'usage, les proches parents et les ecclésiastiques
de la paroisse. Ils vinrent par grandes charretées, burent et mangèrent
jusqu'au soir, et, bien repus, donnèrent au futur clerc, qui une
accolade, qui une bénédiction. Lui se sentait triste et troublé.
Tréguier lui apparaissait comme une mystérieuse ville de songe dont
l'idée, d'avance, le terrifiait. Il fallut cependant se mettre en route.

Jean de Kerual noua ses livres d'une ficelle, aida son père à charger
dans la voiture le bagage de literie; et, au petit jour, tous deux
partirent. Sur le trajet, on racola trois ou quatre étudiants qui, les
vacances finies, regagnaient à pied le collège; leurs propos rassurèrent
le pauvre Jean et lui adoucirent les étapes de l'exil.

Bientôt surgit de derrière les collines la haute flèche de la
cathédrale, et, après de longs détours aux abords de la cité sainte, nos
voyageurs s'engagèrent enfin dans la ruelle étroite, flanquée d'antiques
murailles, qui conduit à la porte du séminaire. Le «supérieur» les reçut
aimablement; mais, quand il s'agit de caser le nouveau pensionnaire, on
ne trouva plus de place où dresser sa couchette. Dortoirs et chambres
étaient combles. Il ne restait de libre qu'une cage d'escalier. Le
supérieur invita Jean de Kerual à s'en contenter, en lui rappelant que
pareille aventure advint à saint Alexis.

Pénibles furent les débuts du jeune paysan dans l'apprentissage de la
vie cléricale. Comme la plupart de ses compagnons, la nostalgie des
champs et des horizons libres l'obsédait. Durant les récréations, on se
réunissait par groupes dans les angles des cours pour se lamenter en
commun; ou, si l'on circulait en devisant, il n'était jamais question
dans ces entretiens que de labourage, de bétail, de jeux rustiques, de
fêtes agricoles. Peu à peu, toutefois, ces cerveaux doux et têtus, à qui
le français était presque étranger, parvenaient à puiser quelque
divertissement dans l'étude du latin et du grec. Subjugués par
l'ascendant de leurs maîtres, ils s'humanisaient, s'appliquaient au
travail avec une ardeur résignée de tâcherons.

Leur installation était, au reste, des plus précaires. Ils vivaient
entassés dans des salles sombres où ils n'avaient pour les éclairer que
d'affreux quinquets dont le contenu s'égouttait en un pleur nauséabond
sur leurs vestes de toile bise, sur leurs livres et sur leurs cahiers.
C'est d'eux qu'on pouvait dire sans métaphore que leurs élucubrations
sentaient l'huile.

Sur les méthodes d'enseignement, Jean de Kerual demeure muet. Voici, en
revanche, une silhouette de professeur. Ce «saint prêtre, le Lhomond du
collège» était un homme fort instruit, mais d'un caractère extrêmement
nerveux et impressionnable. Le moindre bruit l'agaçait; la chute d'une
plume ou d'un crayon suffisait à le mettre hors de lui. Il se
surveillait, d'ailleurs, tout le premier. Par exemple, ayant l'habitude
de se promener en classe, toujours chaussé, comme un paysan, de lourds
sabots garnis de paille, il trouvait moyen de marcher avec une telle
circonspection qu'on eût dit le pas étouffé d'une ombre. Un jour, il eut
une belle colère. C'était dans la saison des fourrages: brusquement, la
porte s'ouvrit et on vit paraître sur le seuil une bonne figure béate de
campagnard qui demanda,--sans malice aucune, je suppose,--«si l'on avait
pas besoin de foin». Les écoliers rirent de tout coeur, mais le régent,
furieux, faillit se colleter avec le rustre.


III

Il y avait ainsi dans cette existence studieuse des heures de douce
gaieté. Le jeudi, tout le collège s'acheminait, un peu à la débandade,
vers le fameux «bois de l'Évêché», sorte de «Pré aux Clercs» trégorrois,
inclinant ses gazons épais jusqu'à la berge du Guindy et mirant, à haute
mer, dans les eaux brunes du fleuve, ses futaies de hêtres et de chênes
vieilles de près de quatre cents ans. Là, ces fils des champs arrachés à
la glèbe reprenaient contact avec la terre sacrée. Heureux de pouvoir
redonner carrière à la fougue de leurs premiers instincts, ils se
livraient, avec une espèce de volupté brutale, aux exercices les plus
violents. Leurs cris, leurs éclats de joie bruyante n'étaient pas sans
effarer le religieux silence qui plane d'ordinaire sur la ville et que
rythment seuls des tintements espacés de messes ou des Angélus de
béguines.

On rapportait de ces échappées en plein air une provision de belle
humeur dont on ne manquait pas de semer quelques bribes sur le parcours.
Il y avait, en effet, dans le voisinage du collège, toute une galerie de
types burlesques aux dépens desquels il était de tradition que s'égayât
la verve peu difficile des écoliers. Tel, Fanche Coha, le légendaire
bedeau de la cathédrale, un Quasimodo bas-breton, célèbre à vingt lieues
à la ronde pour sa laideur et qu'on faisait mine de contempler avec des
yeux d'extase; tel, Briand, un quémandeur d'aumônes, surnommé _Petit
sou_; tel, Maurice Ygrec, épave ballottée par on ne sait combien de mers
et qui n'avait retenu de ses lointains vagabondages qu'une romance
italienne, le _Piscator d'Alrenda_; tels encore, Mouz Quénolé, le
pasteur de chèvres, et Héry Doguen, le pasteur de porcs que l'on saluait
invariablement d'un: _Margaritas ante porcos_, parce que les mauvaises
langues l'accusaient de diriger volontiers son troupeau vers les parcs
d'huîtres; tel surtout, Ewanec Seblen, un Figaro grincheux, qui vous
poursuivait le rasoir à la main si vous aviez le malheur de toucher à
votre menton imberbe en longeant la devanture de sa boutique. J'en
passe, et des plus étonnants. M. Renan lui-même ne pouvait se défendre
de rire, quand ses amis de Tréguier lui rappelaient le nom de «Tognès ar
C'hok», de l'antique sibylle au nez camard qui, éternellement assise sur
une pierre, à l'angle de la rue du Collège, possédait le plus riche
vocabulaire d'imprécations dont jamais sorcière ait été douée. Que de
fois l'horrible vieille ne l'avait-elle pas agoni d'injures, lui
prophétisant, à lui et à son fidèle Guyomar, le pire destin!

Une catégorie de gens dont les clercs trégorrois ne songeaient point à
se moquer, c'étaient les «commissionnaires». Ces bons voiturins
arrivaient à époques fixes, juchés tout en haut de leurs misérables
véhicules aux essieux criards, sur un amoncellement de paquets, de
marchandises, de produits de toute nature et de toute forme. Ils
venaient, au petit trot de leurs attelages, des cantons les plus
éloignés; souvent, ils avaient dû voyager toute la nuit, enveloppés dans
leurs grosses limousines. Avant de descendre à l'auberge où ils avaient
coutume de remiser leurs bêtes, ils faisaient une station devant la
porte du collège, ouverte, pour la circonstance, à deux battants.

On les attendait comme des messies; dès l'aube, on les guettait par les
lucarnes du toit, on se bousculait dans les couloirs pour se précipiter
à leur rencontre, et ils n'avaient pas posé le pied à terre que les
écoliers fondaient sur eux, ainsi qu'une volée de moineaux sur un arbre
fruitier. D'aucuns les embrassaient avec effusion, collaient avidement
les lèvres à leurs vêtements souillés de boue, comme pour respirer toute
fraîche l'odeur du sol natal. C'est proprement une litanie que Jean de
Kerual entonne en l'honneur des braves rouliers qui lui apportaient
chaque samedi, outre le linge et les vivres de la semaine, des nouvelles
de ses parents et de son clocher: «Flaquiel, Péron, Huart, s'écrie-t-il,
que vos noms soient bénis!»


IV

Au fond, ni ce Jean de Kerual, ni ses compagnons ne se consolent d'avoir
dépouillé la rudesse et la simplicité des moeurs primitives. Théocrite
et Virgile n'éveillent dans leur esprit que des enthousiasmes de
commande. Ce sont des lettrés malgré eux qui n'aspirent qu'à redevenir
des barbares. Du commencement à la fin de leurs études, ils restent au
collège des dépaysés. Notre auteur raconte, à cet égard, une anecdote
bien caractéristique.

Il avait pour voisin, dans la salle de travail, un compatriote, enfant
de la campagne comme lui, qui, profitant de ce que son pupitre occupait
l'embrasure d'une fenêtre, imagina, le lendemain de la fête des Morts,
de semer dans un pot à fleurs un grain de blé recueilli, l'été
précédent, sur l'aire paternelle. Jour à jour, il le soigna, le cultiva,
l'exposant, selon qu'il le croyait nécessaire, tantôt au soleil, tantôt
à la pluie. Ce grain leva, grandit, reçut un tuteur le long duquel monta
lentement la tige, et, avant la clôture de l'année scolaire, le jeune
laboureur en chambre eut la joie de voir la plante mûre se couronner
d'un épi.

Tels étaient ces clercs, mélange singulier de littérature superficielle
et de rusticité foncière. Renan fut toujours un isolé parmi eux: ils le
coudoyèrent sans le comprendre, et peut-être en le dédaignant. Lui-même
nous a révélé le sobriquet dont ils l'affublèrent: ils l'appelaient
_Mademoiselle_, le sentant de race plus fine et d'âme plus complexe.
Entrés dans les Ordres, ces «mastodontes» faisaient, d'ailleurs,
d'excellents prêtres, vénérés de leurs ouailles. C'était pour eux une
façon de retourner à leurs origines. Ils vivaient, dans leurs
presbytères de campagne, de la vie de leur entourage paysan. Leur
pensée, peu active, ne se hasardait guère au delà d'un cercle borné. Il
en fut ainsi de Jean de Kerual; ce qui ne l'a pas empêché de se raconter
à nous dans un livre peut-être un peu gauche de forme, mais d'un
sentiment exquis.



L'AGONIE D'UN CULTE


I

C'est à Port-Blanc de Trégor, un samedi soir, veille du 15 Août. Nous
sommes, sur l'étroite jetée, une douzaine de personnes qui attendons
d'embarquer. A bord du cotre qui doit nous prendre, on fait les derniers
préparatifs de départ, sans entrain, avec une sorte de solennité triste.

--Ah! me confie le patron Manchec, il y a quelque trente ans, vous
eussiez vu un autre spectacle. Ce n'était point une barque, en ce
temps-là, mais dix, mais vingt batelées de monde qui mettaient à la
voile vers La Clarté. On retenait sa place un mois à l'avance. Le jour
venu, tout ce quai, derrière nous, était noir de passagers. Nous
chargions à couler bas, sûrs, du reste, qu'il ne pouvait nous arriver
malheur: Notre-Dame ne l'eût pas permis... La cloche de la chapelle
sonnait à toute volée au moment de l'appareillage et on hissait la toile
au chant des cantiques. Les choeurs alternaient d'une embarcation à
l'autre; des marins, retour du service, accompagnaient les voix avec
leurs accordéons: ce n'était qu'une musique sur la mer. Et par la terre
aussi, le long des sentiers de grève, serpentaient en files
interminables des cortèges de pèlerins, des femmes surtout, que la
traversée effrayait, ou bien des hommes qui avaient promis de se rendre
au sanctuaire nu-pieds... Tenez je me rappelle ceci. Le préfet d'alors
imagina de visiter nos parages pour voir si l'on y célébrait avec la
pompe prescrite la fête de l'Empereur, qui avait été fixée comme vous
savez à cette même date du 15 août. Il n'y trouva que des seuils clos et
des bourgades désertes. En vain demanda-t-il à parler aux maires: ils
étaient tous au pardon de La Clarté. Force lui fut de s'y faire conduire
lui-même pour leur administrer sa semonce.

Et le patron Manchec conclut en son breton sentencieux, avec cette
résignation fataliste qui est peut-être le trait le plus profond de la
race:

--Tout cela est loin!... Les dévotions changent comme les hommes: il n'y
a que Dieu qui soit éternel.


II

Il fait un de ces grands ciels nuageux, extraordinairement vivants et
dramatiques, qu'on ne voit guère que sur cette côte. Tout l'espace est
en mouvement. C'est une perpétuelle création de formes qui se
détruisent, à peine organisées, et glissent d'une fuite insensible dans
un prestigieux décor de rêve que la lumière du soir baigne de teintes
délicates, d'un éclat un peu pâle, mais d'une infinie douceur.

Nous voguons sur une mer couleur d'améthyste. Il souffle un vent de
saison que les pêcheurs de ce quartier appellent «le vent de la Vierge»,
parce qu'il se lève d'ordinaire en août, aux approches de l'Assomption,
en décembre, aux approches de la Nativité; et il entraîne les nuages
dans la direction que nous suivons nous-mêmes, de sorte qu'eux aussi,
comme le remarque quelqu'un de l'équipage, «pèlerinent vers La Clarté».

Bien que trois lieues marines, ou plus, nous séparent du sanctuaire, on
distingue nettement sa fine silhouette, dressée comme un mât de
sémaphore au sommet d'un long pays nu qu'on dirait taillé en proue et
qui, de la distance où nous sommes, semble couper la mer d'un tranchant
brusque, ainsi qu'une gigantesque étrave de granit. Vrai sémaphore des
âmes, en effet, c'est à dessein qu'on érigea ce clocher dans cette
solitude, pour être aux populations du Trégor ce que la tour du Kreizker
est aux populations léonnaises, une vigie sacrée, un signal de
reconnaissance, de ralliement et de prière. De tous les points du
territoire il est visible; mais c'est pour les marins surtout qu'il a
été campé là, comme en vedette. A lui va leur premier salut, à
l'arrivée; à lui leur dernier salut, au départ. L'âpre échine de
l'_armor_ trégorrois s'est depuis longtemps affaissée derrière eux
qu'ils aperçoivent encore, au-dessus de la ligne d'horizon, l'immobile
mâture de pierre, dont l'image s'obstine à les accompagner sur les eaux.
Et, lorsqu'elle est pour disparaître, rares sont ceux qui ne se signent
point, en marmonnant un bout d'oraison.

Un d'eux me disait un jour, avec un naïf jeu de mots:

--Adieu La Clarté, morte la joie!

C'est l'inconnu, désormais, et le dépaysement définitif, et la
mélancolie des navigations lointaines.

Au nombre des passagers de la _Reine-des-Anges_ sont trois femmes de
pêcheurs, dont une veuve qui, depuis que son homme «s'est péri», n'a
plus toute sa raison. Elles se sont accroupies un peu à l'écart, sur
l'avant, dans l'ombre de la trinquette. Deux d'entre elles égrènent le
chapelet à mi-voix, l'une récitant les _Ave_, l'autre donnant les
Répons; la veuve chantonne une complainte pieuse qu'elle interrompt de
temps à autre pour se pencher sur le bordage et tremper ses mains dans
le clapotis. Parfois elle ramène une poignée d'algues et se met à rire
doucement. Dans son visage maigre, brouillé de hâle, ses yeux clairs et
ses lèvres fines sont d'une étrange suavité. Soudain, comme nous venons
de franchir la pointe de Tomé, elle étend le bras dans la direction du
large, nous montre du geste, au ras des eaux, la frange d'un nuage
encore illuminée des dernières pourpres du couchant; et à deux reprises,
la figure extasiée, elle s'écrie:

--_Itrôn Varia! Itrôn Varia!..._

C'est une tradition dans le pays que Notre-Dame de Port-Blanc, cousine
de Notre-Dame de La Clarté, ne manque jamais de faire visite à sa
parente, la veille de sa fête; elle se rend auprès d'elle par mer, en
marchant sur la crête des vagues, comme Jésus faisait autrefois sur les
flots des lacs de Judée, et, pour la folle, c'est le resplendissement
miraculeux de sa robe qui passe là-bas, en une traînée de lumière, au
fond du ciel assombri.

Mais voici les balises du chenal de Perros, la courbe harmonieuse de la
Rade et les façades des maisons, d'un blanc de fantôme dans l'obscurité
qui tombe des collines d'alentour. La _Reine-des-Anges_ mouille à l'abri
du môle et nous nous acheminons à pied, sous les étoiles, vers la
hauteur sacrée. Les abords en sont, hélas! devenus méconnaissables.

Naguère, c'était ici un coin sauvage, une terre d'une désolation
grandiose, creusée d'anses profondes et secrètes qui donnaient la
sensation de l'inexploré. La plainte de la mer y avait je ne sais quoi
de plus solennel, de plus religieux, qui élargissait encore le vaste
silence; et les cris flûtés des courlis, au crépuscule, y semblaient des
appels d'âmes en détresse. Cette austère et mélancolique nature est
aujourd'hui envahie par les inventeurs de «petits trous pas cher»: ils
l'ont peignée, parée, peuplée de villas et d'hôtels, et très
suffisamment enlaidie sous prétexte de l'embellir. On a fauché les
fougères, déraciné les ajoncs, labouré à la bêche, pour y semer des
fleurs quelconques, les merveilleux tapis de bruyères cendrées. Il n'y a
qu'une chose que les bâtisseurs de chalets et de casinos n'ont pu
enlever à ces falaises et à ces landes, et, celle-là, ils ne la
supprimeront qu'en supprimant tout: sol, mer et ciel, je veux dire la
farouche, l'implacable tristesse dont le paysage, même apprivoisé, même
humanisé, reste empreint. D'ailleurs, le mal ne s'est pas encore propagé
au delà de la combe de Treztraou, et le hautain promontoire qui porte
l'église de la Vierge demeure à peu près intact.


III

Le chemin par lequel on y gravit a gardé toute la fraîcheur et tout
l'imprévu des antiques sentiers de pèlerinage. Il s'ouvre en entaille
béante au pied du coteau, s'engage entre des talus en surplomb, sous des
berceaux d'ormes nains qui y entretiennent perpétuellement la «nuit
verte» dont parle Loti, puis, après s'être attardé à plaisir, comme pour
aiguiser l'impatience des fidèles, il file le long de la crête, d'un
trait presque droit, jusqu'à la «maison» de la sainte. Une dizaine de
toits d'ardoise, ou de chaume, c'est tout le hameau de La Clarté. Logis
proprets et hospitaliers, pour la plupart, dont les rustiques habitants
font volontiers bon accueil aux peintres, aux poètes, et où, par
exemple, je trouve Vicaire en train de noter le chant des sirènes après
avoir décrit en vers si printaniers _le Clos des fées_.

Quelques tentes, dressées en vue du pardon à l'aide de voiles de rebut,
encombrent la route qui forme l'unique rue du village. L'église découpe
en noir sa masse puissante sur les lointains gris de la mer: on la
dirait construite postérieurement au clocher qui la flanque et dont
l'architecture a quelque chose de moins ordonné, de plus barbare; elle
est entourée d'un étroit cimetière sans tombes, feutré d'herbe fine
exhalant à l'humidité de la nuit d'indéfinissables aromes.

Les pèlerins sont encore peu nombreux: ils n'arrivent guère que vers
l'heure de l'ouverture des portes qui n'a lieu qu'après minuit. D'aucuns
accomplissent, en attendant, les dévotions extérieures: des femmes à
genoux, le front appuyé au bois des battants fermés, prient en silence;
d'autres pratiquent leurs ablutions à la fontaine où une vieille aux
mèches grisonnantes sur un profil émacié de sibylle leur tend, moyennant
une aumône, l'eau de guérison dans une écuelle en buis. Des files
d'hommes, la veste sous le bras et les souliers noués sur l'épaule,
suivent pieds nus le contour du mur d'enceinte.

Il se fait parfois à Notre-Dame de La Clarté de singuliers voeux. Tel,
ce marin qui, sauvé des flots pour avoir invoqué son nom, jura d'aller
suspendre à la croix de sa flèche le «suroît» qu'il portait le jour du
péril. C'était courir mille morts au prix d'une. Aussi se fit-il
accompagner des membres de sa famille et reçut en leur présence les
derniers sacrements, avant d'entreprendre sa vertigineuse escalade. Neuf
fois, dit-on, il manqua du pied les crampons de fer scellés dans la
maçonnerie; il sortit victorieux, néanmoins, de cette épreuve insensée,
mais il fallut enfermer dans une auberge voisine sa mère à demi folle
d'angoisse et de terreur.

Une séquelle de mendiants grouille sur les marches du calvaire et sous
les arcades du porche: ils sont là, tous les professionnels du
vagabondage, les mêmes que l'on rencontre à tous les pardons du Trégor,
montant autour des sanctuaires leur faction glapissante, exhibant des
plaies soigneusement entretenues et prélevant sur le pèlerin qui passe
le péage traditionnel. La Clarté fut jadis celui de leurs rendez-vous où
ils amassaient les plus sûrs profits. Mais pour eux aussi, paraît-il,
les temps sont changés.

C'est, du moins, ce que m'affirme un grand diable de gueux à face
patibulaire, étendu de son long sur une couette de paille, avec une
chandelle brûlant sur une pierre à son chevet.

--Ce n'est plus un métier que le nôtre, grogne-t-il d'un ton courroucé.
Les chemins de fer ont emporté la foi et nous ont apporté, en échange,
la race des citadins. Des pharisiens, monsieur, tous ces désoeuvrés des
villes lointaines! Au lieu de se laisser apitoyer par nos ulcères, ils
s'en détournent avec horreur. Un d'eux disait tantôt, ici même, qu'on
devrait nous coffrer tous. Coffrer des mendiants! Voilà de leurs
blasphèmes. Que Notre-Dame de La Clarté les confonde! Je m'étonne que
nos clochers ne se soient pas encore écroulés sur eux...


IV

C'est le matin, maintenant. Je suis venu m'asseoir sur un vaste
entablement de roches qui domine le village, et, de ce lieu, à cette
heure, dans l'éveil frissonnant du jour, je conçois sous l'influence de
quel ravissement les Bretons ont donné à cette terre son nom de
_Sklerder_, de Clarté. Tout y est lumière, en effet. On a l'impression
d'être en haute mer, sur le pont rasé d'un navire immense. Le ciel et
les eaux vous enveloppent de leur flamboyant éclat, et il n'est pas
jusqu'aux énormes mastodontes de pierre, vautrés dans cette solitude
préhistorique, qui ne brillent au moindre rayon de soleil, constellés
d'une scintillante poussière de mica. Des îles tremblent sur l'horizon,
dans une auréole de vapeur d'or. Et le spectacle est vraiment
féerique...

Cependant, la bourgade s'anime peu à peu. De Ploumanac'h, de Trégastel,
de tous les petits clans marins épars sur la côte, des groupes accourent
à l'appel des cloches, les hommes en tricots noirs ou bleus, les femmes
en _catioles_ de dentelles, le buste drapé dans de longs châles de
couleurs vives dont les franges leur tombent jusque sur les talons.

La mélopée des mendiants monte plus vibrante, et deux _sonneurs_
nomades, adossés à l'un des contreforts de l'église, font rage sur leurs
instruments, puis, soudain, s'interrompent de souffler, l'un dans son
biniou, l'autre dans sa bombarde, pour entonner entre deux airs un
lamentable couplet de complainte. C'est, du reste, la seule note locale.
Le gueux à la paillasse avait raison: c'en est fait, à La Clarté, des
grandes panégyries religieuses qui furent l'orgueil de son passé. La
fête ne remplit plus son cadre, ni son objet. La ferveur des croyants a
cédé la place à l'amusement des badauds. A la sortie de la procession,
je remarque que les jeunes filles de blanc vêtues qui font escorte à la
statue de la Vierge n'éprouvent aucune gêne, si même elles n'en
ressentent un secret plaisir, à voir trente appareils photographiques,
instantanés ou non, braqués sur elles: c'est signe, décidément, que
l'antique pudeur bretonne achève de s'apprivoiser.

Je suis rentré par le chemin des falaises que fréquentent seuls les
douaniers en service, les gardeuses de moutons et les ramasseurs
d'épaves. Le monstrueux pays de pierre semblait retombé au silence et
aux chaos des primitives nuits du monde. J'ai cherché des yeux au fond
de l'espace, du côté du large, la trace lumineuse en qui la folle
saluait hier la vivante apparition de Notre-Dame; mais, sur la mer
elle-même, sur la mer éteinte et muette, le «crépuscule des dieux» était
descendu.



MASSACRES DE SEPTEMBRE


I

«... C'est une chose à voir, m'avait écrit mon ami R.., tu ne peux rien
imaginer de plus étrange et de plus saisissant. Tâche seulement d'être
ici pour le 15 septembre, qui est la date, en quelque sorte,
consacrée...»

Donc, au jour indiqué, je m'acheminai vers la vieille demeure
hospitalière de Lézarnou. Elle est située sur la rive droite du Trieu,
dans ce grave canton de Goélo où Renan plaçait le berceau de ses
ancêtres. C'est un logis très ancien, une espèce de gentilhommière
paysanne, semi-ferme, semi-manoir. Vendu en 1794 comme bien d'émigré, il
fut acheté, avec ses dépendances, par le capitaine au long cours R...,
dont la famille l'occupe encore présentement. Quand je dis la famille,
c'est une façon de parler; car, depuis plusieurs années déjà, elle se
trouve réduite à deux hommes, deux frères, jadis mes camarades de
collège, célibataires endurcis l'un et l'autre, résolus à ne pas faire
souche.

Ils vivent là d'une existence retirée et quasi cénobitique, parmi un
domestique nombreux de laboureurs et de pâtres. Le régime de la maison
est celui d'une Trappe laïque. Le lever, le coucher, le repas, tout y
est réglé, rythmé, par les sons argentins d'une cloche suspendue
au-dessus de la porte principale et abritée par un auvent d'ardoises. Du
plus loin que je parus, une servante la fit tinter pour avertir les
maîtres de la venue d'un visiteur; et, presque aussitôt, je vis Alfred
R..., le cadet, qui s'avançait à ma rencontre. Les dernières flammes du
soir achevaient de s'éteindre entre des fûts empourprés de grands
hêtres.

--Tu arrives à point, me dit-il. Le dîner expédié, tu pourras assister à
tous les préparatifs du massacre.


II

Moins d'une heure plus tard, nous quittions la salle à manger pour la
cuisine. Celle-ci, vaste, profonde, dallée de granit, avec sa haute
cheminée féodale, historiée d'un double écusson, offrait le spectacle le
plus insolite et le plus animé. Les bancs qui entouraient la table,
ceux, en forme de coffres, qui couraient le long des armoires et des
lits, étaient garnis de paysans de tous âges, occupés à lier ensemble
des branchettes de pin desséchées dont ils façonnaient fort dextrement
des manières de torches primitives. Les uns appartenaient à la terre de
Lézarnou, à titre de valets ou de journaliers; les autres étaient des
petits fermiers du voisinage, entremêlés de quelques artisans,
bourreliers, tailleurs et forgerons, qui s'étaient rendus là du bourg le
plus proche. L'instituteur communal figurait lui-même dans le nombre.
Chacun vaquait à sa besogne sans lever la tête, triant les ramilles
déposées en tas à ses pieds et les nouant, qui d'un brin d'osier, qui
d'une liane de chèvrefeuille. De rares propos s'échangeaient.

--Attends, nous allons faire causer le vieux Bertram, me chuchota René,
l'aîné des deux frères.

Il me désignait du doigt un personnage haillonneux, hirsute et
contrefait, l'air d'un Quasimodo de village, qui, pour plus de
commodité, s'était accroupi sur la pierre de l'âtre et dont la face
d'orang-outan s'encadrait dans un collier de barbe blanche, roide et
rude comme un lichen.

--Çà, Bertram, interrogea mon ami en breton, vous qui êtes un homme
vénérable, au courant de tous les usages, dites-nous donc depuis quelle
époque se pratiquent, dans notre région, ces battues de corbeaux.

Le vieux haussa les épaules et marmonna d'un accent grognon:

--Eh! depuis qu'il y a des corbeaux, je pense.

--Faites excuse, Bertram; ce n'est pas là répondre. Si vous fumiez une
«pipée», cela vous donnerait peut-être de la mémoire.

Les yeux du bonhomme s'éclairèrent, et puisant une pincée de tabac à la
blague qu'on lui tendait:

--Ce ne sont pas des choses qui s'oublient, fit-il, bien qu'on ne puisse
dire au juste quand elles se sont passées. Ce terroir était alors bien
différent de ce qu'il est. Sur les pentes où s'étagent aujourd'hui les
bois de Plourivo, de Toull-an-C'hwilet, de Lanserf, ce n'étaient que
bruyères et que landes où jamais corbeau n'eût imaginé de faire son nid.
On ignorait de cette vilaine bête jusqu'à son nom. Et le blé germait en
paix dans les cultures fromenteuses, au sommet du plateau. Brusquement,
survint une armée d'Anglais: ils avaient remonté le Trieu sur des
barques, dans le dessein de mettre le feu aux quatre coins du pays. On
les laissa escalader la berge et s'engager dans les brousses. Mais,
lorsqu'ils furent empêtrés jusqu'à mi-corps parmi les ajoncs, qui leur
déchiraient les mains et leur entravaient les jambes, on se rua sur eux
et, à coups de fourche, à coups de faucille, on les tailla en pièces.
Pas un ne se sauva. Le tort que l'on eut, ce fut de ne point jeter à la
rivière leurs cadavres. Ils restèrent à pourrir sur les lieux où ils
étaient tombés, et de cette pourriture naquit peu après une plante
singulière, d'une essence inconnue. On trouva d'abord qu'elle
ressemblait à l'ajonc dont elle avait la verdure triste et jamais fanée.
Mais, en poussant, elle devenait arbre, un arbre grêle et plaintif où le
moindre souffle de vent éveillait de grands murmures, pareils à ceux de
la mer. Bientôt, il y en eut toute une forêt. On n'y toucha point, parce
qu'on en avait peur. On avait remarqué que les oiseaux eux-mêmes
fuyaient les ténèbres mystérieuses de ces bois. Une seule espèce y
fréquentait, venue on ne savait d'où et terrifiante par sa couleur comme
par son cri. Quand on vit pour la première fois ces sinistres bêtes
noires déployer leur vol au-dessus des pins, on ne douta pas que les
âmes des Anglais se fussent réincarnées en elles, d'autant plus qu'elles
montraient les mêmes instincts de pillage, la même fureur de
dévastation. Elles déterraient le grain, les jours qui suivaient les
semailles, lorsqu'elles ne le happaient pas en l'air, au sortir des
mains du semeur. Longtemps on trembla devant ces monstres; mais enfin la
menace de la famine eut raison de l'épouvante, et la coutume s'établit
de les pourchasser, une fois l'an, au coeur de leurs repaires, avant de
confier la moisson future aux nouveaux sillons. Pensez-en ce qu'il vous
plaira: je vous conte ce qu'on m'a conté.

A ce moment, tous les regards se tournèrent du côté de la porte. Un
pâtre, que j'avais rencontré posté en vigie aux abords de la
gentilhommière, venait d'entrer. Il annonça qu'il avait vu les dernières
bandes de corbeaux traverser le ciel pour regagner les bois.

--Allons! s'écrièrent les assistants.


III

Déjà ils étaient debout, la torche de résine dans la main gauche, un
fort bâton de houx solidement assujetti au poignet droit. Une servante
fit circuler du cidre dans une écuelle et, cette libation terminée, l'on
se mit en route.

La nuit, très calme, était d'un bleu de saphir et toute constellée. De
l'estuaire, des brumes montaient, voilant la côte trégorroise. Nous
longeâmes la chapelle de Lanserf qui abrite entre ses murs de pierres
frustes la tombe d'un bâtard de Napoléon III. Devant nous se profilaient
en noir les âpres hauteurs du Goélo, avec leurs crêtes hérissées de pins
dont les panaches immobiles semblaient une ligne ininterrompue de nuages
arrêtés à fleur d'horizon. Le chemin, après avoir franchi la zone des
labours, ne tarda pas à se transformer en un raidillon abrupt où force
nous fut de n'avancer plus qu'à la file, non sans trébucher de temps à
autre dans les racines ou dans les cailloux. Nous atteignîmes ainsi la
lisière des bois. Là, notre troupe fit halte, à quelques pas d'une
chaumière qu'on eût plutôt prise pour une hutte de sauvage, à voir son
pignon d'argile étayé par des perches et la claie de genêt tressé qui
lui servait de porte. Bertram se dirigea vers l'unique lucarne et y
frappa trois coups, en appelant à voix basse:

--Gritta! Gritta!...

La claie de genêt se souleva; par l'entre-bâillement se montra la tête
d'une vieille femme.

--C'est la fée de la forêt, me dit René R... Elle y passe ses jours, et
quelquefois ses nuits, à ramasser du bois mort ou à cueillir des herbes
qu'on croit magiques. Nos gens professent pour elle un respect qui ne va
pas sans un mélange de crainte. Ils prétendent qu'elle converse avec les
arbres et que ceux-ci, rien que par un léger frémissement de leurs
branches, la renseignent sur sa route, dans les ténèbres, lorsqu'il lui
arrive de s'être égarée. Le certain, c'est qu'il n'y a pas sous bois un
sentier qu'elle ne connaisse: aussi, dans les expéditions de ce genre,
ne manque-t-on pas de s'assurer ses lumières, sans compter qu'elle a un
flair merveilleux pour vous conduire tout d'un trait aux endroits où les
corbeaux nichent en plus grand nombre.

L'instant d'après, Gritta prenait la tête de la colonne. Elle marchait
pieds nus, sa cotte troussée jusqu'à ses jarrets. Au lieu de coiffe,
elle portait un mouchoir enroulé autour du front comme un turban et qui
laissait échapper des mèches de cheveux gris, une crinière d'étoupes mal
cardées. Sa première parole,--et la seule,--avait été pour nous
recommander le plus absolu silence. Nous nous élançâmes sans bruit sur
ses traces. Au-dessus de nous, c'était maintenant la voûte de plus en
plus obscure des pins: le sol était feutré de mousses humides qui
assourdissaient nos pas et sur lesquelles nous glissions d'une allure
quasi impondérable de fantômes. Nous avions l'air de nous rendre, sous
la conduite d'une sorcière, vers quelque sabbat. J'évoquais des scènes
du moyen âge, ou, plus près de nous, une équipée de chouans. Fréquemment
ils cheminaient de la sorte, guidés par une femme, leurs terribles
_penn-baz_ noués à leurs poings, comme ceux de nos paysans. Et ce qui
prêtait encore à l'illusion, c'était le cri d'oiseau nocturne, le «hou»
strident et mélancolique tout ensemble que poussait par intervalles la
vieille Gritta pour rallier des retardataires sans donner l'éveil aux
corbeaux.

--Chut! murmura-t-elle soudain, nous sommes chez les bêtes.

Elle s'était assise à terre; les hommes imitèrent son exemple et,
pendant quelques minutes, ils demeurèrent comme figés en statues, sans
un geste, étouffant jusqu'au bruit de leur respiration. On eût pu se
croire dans une solitude inviolée, vierge de toute présence humaine. Les
hautes ramures versaient une ombre lourde et dense, où frissonnait une
horreur sacrée. Le silence était si profond qu'on entendait choir les
branchettes mortes. Des aromes balsamiques parfumaient l'haleine de la
nuit, mêlés d'une senteur plus âcre, d'une senteur saline qui s'exhalait
de la mer. Et, dans leurs nids, les corbeaux dormaient.

--Quand vous voudrez!... prononça la vieille.

Une allumette craqua, puis deux, puis cinq, puis vingt. En un clin
d'oeil, toutes les torches furent en feu. Les paysans s'étaient
redressés d'un bond, au signal de la mégère, et ils allaient, venaient,
couraient en tous sens, agitant leurs brandons enflammés, avec des
appels, des provocations, des hurlements, des rires et cette clameur
éperdue qui dominait tous les autres vacarmes:

--_Hû d'ar Vrân!... Hû d'ar Vrân[2]!..._

  [2] Sus au corbeau!... Sus au corbeau!...

On eût dit une sarabande de sauvages en délire, une danse de guerre dans
les forêts du Nouveau Monde. Les pins, éclairés en dessous par la lueur
violente des torches, revêtaient les aspects les plus fantastiques. Il
semblait que l'on vît leurs troncs se tordre comme de gigantesques
salamandres et leurs cimes s'écheveler. Mais le plus effroyable, ce fut
quand la trombe des corbeaux s'abattit. Ils se précipitaient, aveuglés,
affolés, fascinés; leurs croassements étaient à faire frémir. Adossé à
un arbre, je les regardais tournoyer tels que des flocons fuligineux sur
la pourpre d'un incendie; et certes, jamais encore je n'avais contemplé
pareil spectacle. C'était le carnage des temps barbares dans toute sa
férocité. Les bâtons de houx des massacreurs décrivaient au-dessus de
leurs têtes de larges moulinets sanglants. Ils frappaient au hasard,
avec rage, ivres d'une fureur de tuer. Des plumes volaient, une rosée
rouge et tiède pleuvait par gouttes; des corps noirs jonchaient le sol,
le bec démesurément ouvert, les ailes fracassées...


IV

Lorsque nous redescendîmes vers le manoir, chaque septembriseur avait un
chapelet de bêtes pantelantes passé à son cou.

--Eh bien! me demanda René R..., t'avions-nous menti, et n'est-ce pas,
en effet, la chose la plus étrange?

--Sans doute, lui répondis-je; mais, pour quelques grains de blé, c'est,
peut-être, trop de sang répandu.

Il eut une moue dédaigneuse:

--Peuh! fit-il... Du sang de corbeau!...



IMPRESSIONS D'AUTOMNE

--FRAGMENT D'UN JOURNAL DE MER--


I

--Ce n'est que la queue d'un grain, disaient les matelots.

Mais cette «queue» s'allonge, démesurée, formidable, fouettant la mer
avec un bruit monstrueux. La fumée des embruns vole sur les vagues comme
la poussière, l'été, sur un champ de manoeuvres où chargent les
escadrons. Par instants, on croit entendre le fracas sourd d'un galop
multiplié. Ce sont les sabots de fer de la tempête qui sonnent ainsi,
derrière nous, dans l'espace. Après conseil tenu dans le poste de
l'équipage, il a été décidé que l'on fuirait devant elle et, si
possible, qu'on tâcherait d'atterrir aux «Iles».

Ces îles sont au nombre de sept. Elles forment en ce coin de la Manche
un groupe de Cyclades brumeuses, vouées à un isolement presque éternel.
Comme la Délos des antiques légendes helléniques, elles passent, dans
l'imagination des pêcheurs de la côte, pour n'avoir point d'attaches
fixes, pour être des terres vagabondes, libres de voyager où il leur
plaît. C'est surtout par les très beaux temps qu'elles paraissent
s'éloigner. Leur silhouette imprécise, teintée d'un rose délicat, semble
se fondre dans la limpidité du ciel. Leur départ est un signe de bonace.
On dit: «Les Iles s'en sont allées»; et, dans les petites chaumières du
littoral, sur les seuils de pierre grise, les femmes tricotent
paisiblement, sûres que la mer leur ramènera leurs maris: les Iles sont
si loin!... Si elles se rapprochent, en revanche, si l'on voit, sur le
vert assombri des eaux, se dessiner d'un trait violent leurs croupes
inégales, d'un noir d'encre, les aiguilles s'arrêtent et les langues
s'interrompent de jaser. On dit: «Les Iles sont revenues.» Les esprits
s'émeuvent, comme à l'aspect de bêtes mystérieuses et malfaisantes.

Elles doivent avoir, ce soir, pour qui les regarde du continent, une
mine particulièrement sinistre. Même du large, elles ont des formes
inquiétantes et hostiles. Une d'elles, la plus centrale, est surmontée
d'une haute tour que l'on prendrait, à la distance où nous en sommes,
pour le repaire de quelque Adamastor breton, de quelque horrible génie
de la mer, maître souverain des tempêtes et dieu des flots en courroux.
C'est cependant sur cette île que nous faisons cap. Nous marchons d'une
vitesse prodigieuse, cinglés par l'averse; le tourmentin, seule voile
que nous ayons gardée à l'avant, ronfle comme une peau de tambour. Le
patron tient la barre à deux mains. De son dur visage qu'on dirait
taillé à coups de couteau dans un vieux buis on n'aperçoit que les
touffes de ses sourcils en broussailles, derrière lesquelles veillent
activement ses yeux aigus. Soudain, nous l'entendons qui marmonne:

--Voici la chandelle allumée. Le gîte est proche.

Au sommet de la tour lointaine vient, en effet, de poindre une faible
clarté. Elle brille là-bas, encore incertaine et falote, comme la
lumière de la maison de l'ogre, dans les contes de fées. C'est une amie
qui nous montre le port. Mentalement, nous l'invoquons: Salut, étoile
rassurante, réconfort des navigateurs!... Peu à peu, son éclat s'avive.
Mais le passage le plus redoutable nous reste à franchir. A tribord et à
babord aboie une meute de récifs hurleurs. Une lune blafarde oscille sur
les nuages comme fait notre barque dans les remous. Le paysage est
vraiment diabolique. Les îles semblent, dans la nuit, des pans de murs
gigantesques, les vestiges épars d'un continent sombré.

Nous tournons à l'angle d'une de ces ruines et, tout à coup, nous nous
sentons pénétrer par une impression de bien-être, la plus délicieuse, je
crois bien, que j'aie jamais éprouvée. Nous sommes dans des eaux
relativement calmes. Le bateau lui-même reprend haleine; il glisse d'une
allure plus souple: sa membrure a cessé de geindre et ses cordages de
grincer. Le refuge tant souhaité n'est plus qu'à quelques encablures.
Dans le ciel, au-dessus de nos têtes, les réflecteurs du phare promènent
en cercle les bras immenses d'une croix de feu, comme pour exorciser
l'orage, et, de fait, les puissances démoniaques du vent ne se hasardent
point en deçà de la zone enchantée.


II

Nous jetons l'ancre dans une crique à fond de sable abritée entre deux
parois de granit. Un sentier en corniche, surplombant l'abîme, serpente
aux flancs de la falaise et conduit à une espèce de terre-plein que
dominent les remparts encore intacts d'un ancien ouvrage fortifié.
Naguère, un détachement de soldats occupait l'île sans autre mission que
de fumer mélancoliquement des pipes devant le spectacle de l'infini. On
les a relevés une fois pour toutes de cette faction sans objet et les
logements qui leur servirent de caserne n'hébergent plus que des rats et
des chouettes, à moins que--comme c'est notre cas--des mariniers surpris
par le gros temps ne viennent chercher à l'ombre de leurs voûtes une
place où dormir en sécurité.

Nous comptons bien nous y étendre tout à l'heure, sur les couchettes de
varech qui y sont étalées en permanence, à la disposition du premier
venu. Mais, auparavant, nous voulons grimper jusqu'au phare: il doit
faire si bon là-haut, dans la chambre close de la lanterne dont les
persiennes de cristal dardent sur nous de rouges rayons incandescents!
Et nous avons, sous nos cirés ruisselants, des airs si lamentables! Nous
sommes si gelés, si morfondus!...

--Montez, nous dit le gardien-chef.

--Et nous montons. A mesure que nous gravissons les marches de l'étroit
escalier, la voix de l'ouragan, au dehors, grossit et s'exaspère. Nous
nous faisons l'effet de mouches égarées dans un tuyau d'orgue, un jour
de messe solennelle. C'est, d'étage en étage, un déchaînement de plus en
plus désordonné d'harmonies effrayantes et sublimes. Le phare tout
entier vibre comme un mirliton grandiose dans lequel soufflerait ce que
Victor Hugo appelle la «bouche d'ombre». Sur le palier supérieur,
l'homme pousse une porte.

--Entrez ici, fait-il. C'est la pièce aux machines. Vous jouirez de la
chaleur sans être éblouis par la flamme. Avant une demi-heure vous
n'aurez plus un fil de mouillé.

Comme nous hésitons un peu au seuil de ce réduit obscur où s'enchevêtre
tout un système compliqué d'engrenages, il ajoute:

--Soyez sans crainte. Louarn est là,--mon second, un vieux de la
vieille... Et même, s'il vous faut des histoires pour passer le temps,
vous pouvez vous fier à lui. Il en connaît et sait les conter.

Tandis que le «chef» redescend souper en famille, dans la cuisine
proprette, aux cuivres luisants, son «second», le nommé Louarn, nous
convie à nous asseoir à ses côtés sur le banc de quart. Dans l'espace
exigu où nous sommes resserrés il règne une moite tiédeur d'étuve. La
buée qui s'élève de nos vêtements mêle un fort parfum de saumure à
l'odeur d'huile rance qui remplit la pièce.

Par nuit de tempête, dans une chambre de phare, de quoi causer, si ce
n'est de naufrages? Louarn a été le témoin de bien des catastrophes,
depuis près de vingt ans qu'il habite ces lieux farouches.

--Vingt ans moins quatre mois, oui, monsieur... Ç'a été pénible, dans
les débuts, très pénible... Deux choses surtout me manquaient: le son
des cloches et la vue des arbres. Je suis natif d'un pays vert.
Longtemps j'ai pleuré après les haies d'aubépine et les vergers
ombreux... Présentement je n'y songe plus. Je me suis fait à cette terre
sauvage; j'y ai pris racine parmi les bruyères, le serpolet et le gazon
marin. On m'a souvent proposé des résidences plus avantageuses. Je n'ai
pas voulu. Il ne sied pas plus à un gardien de changer de phare qu'à un
capitaine de changer de bateau. Et, d'ailleurs, je suis ici aux
premières places, comme vous dites, pour assister aux représentations à
grand orchestre des drames de la mer. Ah! j'en ai contemplé de toutes
les sortes, je vous promets... Tenez, pas plus tard qu'avant-hier, une
goélette s'est perdue sous mes yeux; elle courait vent arrière et s'est
empalée sur un récif à fleur d'eau. Pendant une longue heure les hommes
se sont appelés les uns les autres désespérément. Une voix d'enfant
surtout, la voix du mousse, je pense, s'égosillait à fendre l'âme. Mais,
brusquement, une rafale a passé, et tout s'est tû...

Nous écoutons les récits du bon Louarn à travers une demi-somnolence
béate qui en atténue singulièrement le caractère, leur donne l'apparence
d'histoires d'autrefois, arrivées en des âges très lointains.

Il en est un, néanmoins, que je me reprocherais de n'avoir point noté.
Un navire venait de faire côte sur la ligne d'écueils qui défend, comme
une espèce d'atoll, les abords de ces parages. C'était au coeur de
l'hiver, par une nuit tragique, balayée d'un souffle si glacial que
l'embrun se cristallisait dans l'air. L'équipage, aux trois quarts mort
de froid, sauta dans une chaloupe et fit rames vers l'île où la lumière
du phare brûlait comme une lampe de salut. Appuyé à la balustrade
extérieure de la lanterne, Hervé Louarn observait tous les mouvements
des naufragés. Comme l'embarcation, surchargée, menaçait de couler à
pic, ceux-ci commencèrent par jeter à la mer les objets qu'ils avaient
pris avec eux, des armes, des instruments, des caisses de biscuits. La
chaloupe ne s'allégeait toujours pas. Louarn vit alors cette chose
atroce: une demi-douzaine de matelots gisaient, affalés entre les bancs;
c'étaient déjà des corps inertes, mais ce n'étaient pas encore des
cadavres; on les souleva par les aisselles et on les envoya rejoindre
par-dessus bord les ustensiles et les vivres.

Or, voici le plus singulier de l'affaire. Un de ces malheureux, avant de
quitter le navire en détresse, avait eu la précaution de se munir d'une
ceinture de sauvetage. Il surnagea. Et entraîné par le remous dans le
sillage de la chaloupe, il se mit à la suivre en dansant, le buste
dressé hors de l'eau, la tête un peu inclinée sur l'épaule, les bras
flottants.

Quand les hommes remarquèrent ce pantin sinistre gesticulant derrière
eux à la crête des vagues, ils hésitèrent un moment, saisis d'épouvante
et peut-être de remords. Puis comme il venait presque à toucher le
bordage, ils craignirent qu'il ne tentât de s'y cramponner. C'eût été
leur perte à tous. Ils s'efforcèrent, à l'aide d'une gaffe, de le
maintenir à distance, dans l'espoir qu'un paquet d'eau plus lourd, en
s'abattant sur lui, achèverait de l'engloutir. Mais la mer semblait
s'amuser de l'aventure et ne se pressait point de terminer ce jeu
macabre. Et le noyé continuait sa gigue, narguant ses compagnons.

Une fureur s'empara de l'équipage en voyant qu'il se rapprochait
d'autant plus qu'on s'appliquait davantage à l'écarter. Il fallait en
finir avec ce mort récalcitrant. On entreprit de l'assommer à coups
d'aviron. Il s'enfonça, disparut, mais pour reparaître plus loin sous un
aspect plus hideux, le crâne fracassé, les membres à moitié détachés du
corps...

--Il poursuivit la chaloupe, conclut Louarn, jusque dans la petite anse
où vous êtes débarqués. Nous recueillîmes ici les hommes: c'étaient des
marins étrangers; toute la nuit ils délirèrent dans leur sommeil. Et, le
lendemain, avant de reprendre la mer pour gagner la côte, ils scrutèrent
anxieusement du regard tous les abords de l'île. Ce n'est que lorsqu'ils
eurent constaté que l'étendue était nette que leur visage se rasséréna.
Le matelot à la ceinture de liège avait dû être emporté par le jusant...
Me croirez-vous si je vous dis que, le soir d'après, il revint? Il
serait probablement revenu bien des fois encore, s'il ne s'était empêtré
dans un lit d'algues flottantes. Des pêcheurs, l'ayant rencontré,
l'enterrèrent à Rouzic. Ce me fut un vrai soulagement de le savoir au
repos pour l'éternité.


III

... Il est près de minuit quand nous descendons du phare. Les
meuglements de la tempête ébranlent avec une violence croissante les
profondeurs infinies de l'espace. La mer bouillonne. Une vie effrayante
anime le chaos. C'est comme un rêve d'_Apocalypse_. De monstrueuses
bêtes blanches courent, se cabrent, s'évanouissent dans l'ombre et de
nouveau se ruent vers on ne sait quelles besognes d'épouvante. Le sol de
l'île résonne et tremble comme heurté à coups de bélier.

Nous nous orientons tant bien que mal dans la direction du fortin; à
notre grande stupéfaction, nous le trouvons éclairé; un énorme fanal,
comme on en voit aux charrettes des rouliers, est fixé à l'un des gonds
de la porte, veuve de ses battants. A l'intérieur des casemates, des pas
vont et viennent. Nous crions:

--Qui va là?

Un paysan de haute taille émerge des ténèbres. Ses yeux gris sont comme
délavés; sa barbe rousse, givrée de sel et emperlée de gouttes d'eau,
ressemble à un bouquet de goémons. Pieds nus et, dans la main, une
fourche en forme de trident, il fait penser au vieux Glaucos.

--Ah! fait-il, vous cherchez un abri. Entrez. C'est ici la maison du
gouvernement: chacun y est chez soi, et ce n'est pas la place qui
manque.

Ce vieillard est le fermier de l'île. Moyennant une redevance des plus
modiques, il est, en ce canton perdu de France, seigneur et roi.
Quelques arpents de terre cultivable fournissent à sa subsistance et à
celle de sa famille. Il arrive, cependant, que les rats mangent la
moitié de sa récolte et les lapins l'autre moitié. Heureusement que la
mer est là. C'est une bonne pourvoyeuse, et qui produit toujours sans
qu'il soit besoin de l'ensemencer jamais. Dans la salle du corps de
garde, où il vient de nous introduire, il nous montre un tas d'épaves.

--Ma moisson de ce soir, nous dit-il, avec un accent goguenard, de sa
voix enrouée.

Il y a, parmi ces planches, des débris où se lisent encore des lettres,
des chiffres, noms et numéros matricules de barques mortes, suprêmes
épitaphes des hommes qui les montaient. Et, dans cet ossuaire hanté
d'images lugubres, nous avons dormi.



AU PAYS DES «GARS D'ISLANDE»


I

LE PARDON DES ISLANDAIS

Un des premiers dimanches de février se célèbre, à Paimpol, la
bénédiction de la flottille d'Islande ou, comme on dit là-bas, le
«Pardon des Islandais».

C'est une imposante cérémonie qui inspire de graves réflexions aux
pêcheurs même les plus insouciants et laisse l'âme du simple spectateur
toute pénétrée d'une poignante impression de tristesse. La procession
s'organise dans l'après-midi, à l'issue des vêpres. Des tribus entières,
des clans compacts de marins sont descendus, pour y prendre part, de
tous les hameaux environnants perchés sur le dos des promontoires ou
abrités dans le creux des anses de Loguivy, de Plouézec, de Plounez, de
Perros, de Pors-Even qu'immortalisa Loti. Les hommes en tricot de laine
bleue, les femmes en petite coiffe blanche et en châle noir se pressent
en une longue houle de têtes et d'épaules qui s'avance par lentes
oscillations, au chant des hymnes d'Église, dans un vaste recueillement.
On suit une rue étroite, plongeante, que bordent des maisons
d'autrefois, aux portes basses et cintrées, bâties par des flibustiers
du dernier siècle, dans un temps où l'aventureuse cité bretonne armait
pour la «course» en attendant d'armer pour la grande pêche.

Voici les quais, l'ouverture de la rade, la mer d'un bleu dur et froid,
d'un bleu d'acier, l'air franchement hostile sous la pâle lumière du
soleil d'hiver. Des lambeaux de nuages qui traînent à l'horizon, rasant
la ligne des eaux, semblent une apparition des banquises polaires,
entrevues comme dans un mirage.

La procession fait halte au pied d'un oratoire improvisé qui dresse vers
le ciel ses grêles clochetons de bois peint. La statue de
Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, patronne des Islandais, se tient debout
sur l'autel, la face tournée vers le large. Une voile tendue forme dais
au-dessus de sa tête; de chaque côté pendent des filets, en une draperie
ténue et flottante; le socle est enguirlandé d'engins de pêche; l'autel
lui-même est décoré d'un chapelet d'ancres, et des rames disposées en
faisceaux font l'effet de gigantesques candélabres. Du haut des gradins
de ce reposoir, le clergé entonne le cantique traditionnel dont
l'assistance reprend chaque strophe, en choeur, dans une formidable
poussée de voix rauques.

Un prêtre cependant,--quelquefois l'évêque diocésain en personne,--se
dirige, suivi d'un seul acolyte, vers le bassin où les goélettes sont
rangées _à quai_, véritable fourré de cordages et de mâts, le beaupré de
l'une s'enchevêtrant aux basses vergues de l'autre. Toutes ont mine
pimpante et portent beau, lustrées, cirées comme pour une parade. Le
prêtre s'arrête un instant devant chacune, l'asperge d'une goutte d'eau
bénite et passe. Vingt, trente, cinquante fois il accomplit le même
rite: vingt, trente, cinquante fois un pavillon différent monte et
s'abaisse en manière de salut. Dans l'espace d'une demi-heure, tous les
bateaux de la flottille sont dûment munis du viatique; et déjà, sans
doute, s'éveille dans leur membrure le frisson avant-coureur des grands
départs. L'officiant, de retour au reposoir, adresse aux pêcheurs une
exhortation suprême, puis le cortège regagne l'église en chantant l'_Ave
Maris Stella_...

Et maintenant, comme dit l'autre, les chants ont cessé. La solennité est
close. Rien de plus simple, de plus rapide, et aussi de plus émouvant.
On ne s'attarde point aux longues et banales manifestations dans ces
fêtes de la mer sur qui plane, quoi qu'on fasse pour n'y point penser,
l'ombre mystérieuse du destin.

Quelque temps encore, les marins vaguent par la ville, promenant de rue
en rue, avec des stations çà et là dans les boutiques ou les cabarets,
leurs torses superbes, leurs yeux glauques et leurs nobles barbes
frisées. Puis, comme le crépuscule s'assombrit, leurs femmes les
emmènent.

Ils se dispersent au hasard des petits chemins, à travers le pays morne
planté d'innombrables calvaires. Il leur reste quatre ou cinq nuits à
dormir en terre ferme, sous les toits de chaume ou d'ardoise moussue,
dans les vieux logis de la lande qui ont vu tant de drames passifs et
silencieux de l'absence, de la misère, de la mort. Le départ est fixé à
la fin de la semaine. Dans huit jours, ils auront pris la mer.

--Plaise à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, murmurent-ils d'un air détaché,
le sourire aux lèvres, avec leur beau fatalisme tranquille, plaise à
Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle que la mer ne nous prenne pas à son tour!

La chose arrive. Elle n'arrive, hélas! que trop souvent. Qui ne connaît,
par les descriptions des romanciers et des touristes, l'humble porche de
la chapelle de Perros-Hamon, tout tapissé de tablettes funéraires à la
mémoire des «perdus à Islande»? J'ai sous les yeux, tandis que j'écris
ces lignes, une liste encore plus tristement éloquente, en son laconisme
administratif, la liste des navires sombrés corps et biens dans les
parages des lieux de pêche, aux cours de ces derniers vingt ans. Que
d'existences sacrifiées! Que de maisonnées d'enfants jetées à toutes les
aventures de la faim! Les bonnes campagnes,--et la plus récente est de
ce nombre,--sont celles où l'on n'a qu'une trentaine de trépas
individuels à déplorer, où tous les équipages rentrent plus ou moins
décimés, où la charité publique n'a guère à se répartir que sur quelque
deux cents orphelins. Elle fait ce qu'elle peut, cette charité publique,
à Paimpol et dans les environs; mais ce qu'elle peut est mince. Les
médiocres ressources dont elle dispose sont loin d'être en rapport avec
les infortunes qui demandent à être soulagées, je ne dis pas dans les
années de grands sinistres, mais même dans les années bénignes où la mer
semble faire relâche et se contente de proies isolées au lieu
d'engloutissements collectifs...

Vers 1878, un notable progrès s'est accompli: une caisse de secours a
été créée, dont les armateurs ont fourni les premiers fonds, et qu'ils
continuent d'alimenter au _prorata_, je pense, de leurs bénéfices. Après
avoir végété péniblement jusqu'en 1890, époque où le commissaire de
l'inscription maritime, représentant tout désigné des pêcheurs, a été
appelé à en présider les opérations et à en exercer le contrôle, elle
s'est développée depuis lors au point de se transformer peu à peu en une
institution de prévoyance à laquelle on est parvenu, me dit-on, à
intéresser les marins eux-mêmes, non sans avoir eu à vaincre de longs
entêtements, car le matelot breton, tout imbu de l'individualisme
forcené de sa race, est l'être le plus réfractaire qui soit aux idées
d'association, d'épargne en commun, de mutualité.

Ainsi l'«Islandais» contribue désormais pour sa part à ménager aux
veuves un court répit pour pleurer leurs morts, à sauvegarder de la
misère immédiate les aïeules et les enfants. Cet apport, si minime
soit-il, augmente d'autant le budget des «disparus». Mais il est encore
bien léger, ce pauvre budget, et bien lourdes sont les charges qui le
grèvent. Dans son compte rendu pour la campagne de 1894, le trésorier
établit un rapprochement significatif entre la prospérité de la caisse
de Dunkerque et la situation précaire de celle de Paimpol. C'est que
Dunkerque est une ville populeuse, tandis que Paimpol n'a que deux mille
habitants. Ce qui nous manque, conclut-il, ce sont «des donateurs
capables de nous aider à élargir le cercle de nos secours et à soulager
plus efficacement les infortunes pressantes, les besoins urgents,
conséquences inéluctables de la rude profession qu'exercent nos pêcheurs
sous le rigoureux climat des mers du Nord».

Avis à ceux qui, par les nuits de tempête, se sentent venir au coeur
quelque pensée de compassion pour la petite France flottante des fiords
arctiques.


II

LETTRE D'ISLANDE

Juillet 1894.

Depuis près d'un mois que l'événement s'est passé, tout a été dit sur la
tragique impression produite dans l'univers civilisé par l'assassinat du
Président Carnot. Si je me permets d'y revenir à si long intervalle,
c'est avec la pensée qu'on ne laisserait pas de trouver quelque intérêt
aux «notations» qui vont suivre. Cet intérêt, elles l'empruntent moins
au sentiment qui les a dictées,--le cri partout a été le même,--qu'au
milieu très spécial et, à vrai dire, unique où elles ont été consignées
par écrit. Je les extrais d'une lettre dont on vient de me donner
communication et qui arrive, sinon du pôle, du moins de ses alentours
immédiats.

Ils sont là-bas, «à Islande», comme parlent les Paimpolais, ils sont de
cent cinquante à deux cents navires qui forment dans les eaux de la mer
hyperborée une sorte d'archipel flottant, sans autres attaches avec la
mère patrie que les rares visites des croiseurs de l'État chargés de la
police des lieux de pêche. Une population de trois mille marins environ
les monte, Bretons, Picards, Flamands, la fine fleur de nos matelots de
la Manche. Les Bretons dominent, et particulièrement les hommes de
l'Armor trégorrois, de Perros-Guirec à Paimpol. Ce sont, pour la
plupart, des Celtes à la manière antique, avec de grands corps souples
et musclés, avec des âmes primitives et incomplètes, à la fois rudes et
tendres, capables d'audace et de puérilité, des âmes d'enfants et de
héros.

Vers la mi-février, vêtus du gilet de laine bleue que leurs femmes ont
passé l'hiver à tricoter, le ciré jeté en travers sur l'épaule, ils
descendent aux ports d'embarquement. Les goélettes aux gréements
compliqués sont rangées en file, toutes voiles tendues, le long des
quais. Le clergé local--je l'ai dit tantôt--s'avance en grande pompe et
les bénit; une par une, elles cinglent vers la haute mer: telle une
théorie de nefs sacrées. On les suit longtemps des yeux. Sur le rebord
des falaises, sur la pointe des caps aigus qui fendent les flots du
large de leurs proues immobiles, des mouchoirs s'agitent, saluant jusque
par delà les limites extrêmes de l'horizon le départ, quelquefois
éternel, des «Islandais».

La lettre que j'ai là sur ma table, c'est un de ces Islandais qui l'a
écrite,--un homme de quelque culture néanmoins, un «capitaine», proche
parent, d'ailleurs, de ce Guillaume Floury qui, s'il faut en croire les
racontars littéraires, a servi de prototype au Yann Gaos de Loti.
Représentez-vous un bon géant des légendes, une figure mâle, adoucie
d'un je ne sais quoi de féminin qui se remarque souvent, en ce pays,
même dans les traits les plus virils, une belle barbe noble et frisée de
dieu assyrien, et des yeux clairs, d'un bleu déteint, aux prunelles
dilatées et comme infinisées par le spectacle des vastes houles mornes
et brumeuses où, chaque année, six mois durant, il est accoutumé de
vivre.

Sa lettre est datée du Faxa-Fiord, à cinq milles au large de Reikjavik,
dans les parages occidentaux de l'île.

«Mauvais temps et mauvaises nouvelles», écrit-il; «depuis tantôt dix ans
que je fais la campagne, je n'ai pas encore vu saison pareille. Nous
avons très froid. Les hommes ont les mains coupées par les lignes et
grelottent tout le jour, comme s'ils avaient la fièvre, à cause des
grands paquets d'eau glacée que le ciel leur vide dessus, presque sans
discontinuer. Ajoutez que le poisson mord peu. Quoique sur un fond
excellent, nous n'en sommes, à mon bord, qu'à nos dix-huit mille morues,
juste la moitié moins que l'an passé. Tout ça n'est pas gai; et pas
n'est besoin de vous dire que nous n'avons guère de coeur à chanter,
malgré que d'habitude nous ne soyons points des pleurards... Voici,
outre cela, que nous apprenons la triste mort de M. Carnot. Les
_chasseurs_[3], qui viennent d'arriver, nous ont apporté les journaux
qui en parlent. Ça nous a donné comme une sueur. On nous eût avertis que
nous coulions, que nous n'aurions pas eu les sangs plus remués. J'ai dit
aux babordais, qui étaient de pêche:

  [3] On appelle ainsi les navires chargés du ravitaillement des
    goélettes de pêche. Ils quittent les ports bretons dans le courant
    de juin, emportant de nouvelles provisions de sel, et rentrent avec
    la morue déjà pêchée durant les premiers mois.

»--Amenez vos lignes. Nous allons lire cela dans l'entrepont.

»Les tribordais, réveillés en sursaut, se sont levés de leurs couchettes
et j'ai fait la lecture devant tout l'équipage accroupi en cercle autour
de moi. Quand j'ai eu fini, nous sommes restés là à rêver tristement,
sans courage. Personne ne trouvait rien à dire, mais plus d'un avait des
larmes aux yeux, et il y en avait d'autres qui juraient en dedans.
Jamais je n'aurais pensé que d'apprendre la mort du Président de la
République nous eût fait une peine si profonde. Mes hommes ne le
connaissaient guère que par les portraits qu'ils avaient vus de lui,
dans les auberges du pays, et même quelques-uns se rappellent si peu son
image, qu'ils la confondent avec celle de Mac-Mahon. Ils n'ont pas été
pour cela moins navrés. Peut-être même qu'en France vous n'avez pas été
aussi secoués que nous par cette nouvelle. Quand on est, comme nous,
loin de la patrie, isolés et quasi perdus en des parages où il ne fait,
comme au purgatoire, ni jour ni nuit, ballottés sur une mer sinistre
qu'on a dénommée à juste titre «le cimetière des navires», on est porté
à s'exagérer les choses et, si elles sont pénibles, à en souffrir plus
vivement...»

Je saute une page de détails intimes et personnels.

Qui n'a présente à la mémoire la description, d'une poésie si intense et
d'un réalisme si précis, qui ouvre _Pêcheur d'Islande_? On se rappelle,
dans ce logis sombre sentant la saumure et la mer, dans ce gîte trop bas
s'effilant par un bout «comme l'intérieur d'une grande mouette vidée»,
on se rappelle la petite Vierge en faïence, fixée sur une planchette
contre le panneau du fond, avec la note fraîche de sa robe rouge et
bleue «au milieu de tous les gris sombres de cette pauvre maison de
bois». Comme la plupart de ceux qui vivent dans le péril incessant des
eaux, les «Islandais» sont gens pieux, d'une piété intermittente
peut-être, mais qui est chez eux chose de tempérament et, aux heures de
crises, remonte tout de suite à fleur d'âme. Il en est même qui ne se
mettent en pêche qu'après avoir prié. Je me souviens d'avoir entendu
dire à l'un d'eux: «J'ai pris plus d'une morue avec un signe de croix.»
En règle générale, ils observent le dimanche, et ils célèbrent messe et
vêpres à leur façon, en chantant des cantiques. Un des leurs, celui qui
a la plus belle voix, remplit, dans la mesure du possible, les fonctions
d'officiant. On lui décerne le titre de «sacristain du bord».

«Quand le soleil a été bas sur l'horizon», reprend plus loin l'auteur de
la lettre, «le sacristain du bord, s'avançant vers moi, m'a dit:

»--Capitaine, c'est le moment du soir en notre pays. Si vous voulez,
nous allons faire comme chez nous, pour une fois, et réciter les
_grâces_ en commun.

»Il s'était déjà concerté avec les autres... Nous avons tous écouté la
prière, qui assis sur le plat-bord et appuyé au bastingage, qui debout
sur le pont, parmi les morues saignantes, empilées en tas. Pour
commencer, nous n'avions pas ôté nos _suroîts_, par crainte de nous
geler le crâne au vent de neige qui soufflait devers les montagnes de
l'île, mais, lorsque le sacristain, élevant la voix, a prononcé en
breton: «--Et maintenant disons un _De profundis_ pour le repos de l'âme
de M. Carnot», nous n'avons plus songé à rien d'autre, et nous nous
sommes tous découverts d'un seul geste. Je ne crois pas que nous ayons
jamais été aussi émus, même quand nous avons eu à étendre sur la planche
le cadavre de l'un d'entre nous pour le faire glisser à la mer...»

J'arrête là ces extraits. Peut-être trouvera-t-on, comme moi, que les
scènes qu'ils retracent ne manquent pas d'une certaine grandeur. Puisse
cet hommage lointain des exilés d'Islande être doux aux mânes du
Président Carnot!


III

UN CAPITAINE ISLANDAIS

C'est à Paimpol, un soir de septembre. Tous les «Islandais» sont
rentrés. Je demande des nouvelles de la pêche. Un grand deuil: la mort
du capitaine Hamon. Et, dans la paix du crépuscule, où bruit seul le
clapotis de la mer montante, entre les vannes du bassin à flot, on me
raconte l'histoire que voici. Elle vaut, je crois, d'être fixée.

Parmi les goélettes paimpolaises qui, au mois de février dernier,
faisaient voile vers l'Islande, figurait la _Marie-Léopoldine_,
commandée par le maître au cabotage Hamon, du village de Kérity. J'ai
connu l'homme. Je le vois encore, avec sa belle stature, son fier
profil, ses manières graves. C'était, comme on dit là-bas, un franc
capitaine. Nature douce, d'ailleurs, restée fine malgré les rudes
exigences du métier, volontiers sentimentale, énergique néanmoins et
(les circonstances l'ont assez prouvé) capable de s'exalter jusqu'à
l'héroïsme. Familier, dès l'adolescence, avec la pêche au large des eaux
polaires, il aimait tout de sa profession, l'aventure, le mystère, le
long exil, le mortel danger. Nul ne donnait plus gaiement le signal du
départ, nul ne lançait d'une voix plus insouciante le grand «larguez
tout».

Et pourtant, cet hiver, lorsque vint pour lui l'heure de quitter sa
maisonnette de Kérity, aux grillages enguirlandés de vigne vierge, pour
veiller aux derniers aménagements du bord, il fut saisi, paraît-il,
d'une inquiétude vague, d'un sinistre pressentiment. Depuis la
précédente campagne, lui si robuste, il s'était médiocrement porté. Un
germe mauvais couvait en lui. Il s'en rendait compte et s'en ouvrit même
à quelques intimes qui le conjurèrent de résigner son commandement entre
les mains d'un autre et d'attendre qu'il fût en meilleur état, avant de
reprendre la mer. Leurs objurgations furent vaines. Il s'était lié
envers l'armateur, il avait recruté son équipage, il se considérait
comme moralement tenu de partir: il partit.

La traversée fut pénible. Vents contraires, mer houleuse. Le mal du
capitaine Hamon s'aggrava. Résolu de n'en rien laisser voir à ses
hommes, au lieu de s'enfermer dans sa cabine, il persista à demeurer
assis à son banc de quart, plaisantant, riant, chantant même, comme à
son ordinaire, tout à tous avec cette aménité joviale qui lui était
habituelle. Et néanmoins, quoi qu'il fît pour se raidir à son poste, ses
forces à la fin le trahirent. A mesure que l'on pénétrait plus avant
dans les régions froides, cet homme, qui avait défié pendant près de
vingt ans les températures les plus rigoureuses, fut pris de
tremblements, de ce frisson spécial que connaissent bien les marins
d'Islande et qu'ils appellent la «fièvre glacée». Malgré son indomptable
énergie, à peine arrivé sur les lieux de pêche, il dut s'aliter. Ses
matelots lui proposèrent de le débarquer à Reikjavik où il eût, du
moins, trouvé les soins et les secours les plus indispensables. Il
refusa, non sans hauteur.

--La place d'un capitaine, dit-il, est à bord de son navire... Et
d'ailleurs, vous autres, vous n'avez pas à savoir si je suis malade ou
bien portant.

Il fit, en effet, comme s'il eût été le mieux portant des capitaines. Il
continua de diriger, de surveiller toutes les opérations de la pêche. Il
avait, de sa responsabilité, un sentiment très vif et, pour rien au
monde, tant qu'il lui resterait un souffle, il n'eût voulu manquer à ses
engagements. Tous les jours, ponctuellement, quelle que fût
l'intempérie, il monta sur le pont, y séjournant parfois de longues
heures pour stimuler le zèle de l'équipage; et, quand il ne fut plus à
même de gravir seul les marches de la cabine, il se fit hisser dehors
par deux de ses hommes, l'un le soulevant par les aisselles, l'autre par
les jambes. Durant une couple de mois, on vit, à bord de la
_Marie-Léopoldine_, ce spectacle inoubliable: le capitaine, étendu quasi
mourant sur un matelas, au pied du grand mât, la tête appuyée à un
rouleau de cordages, et donnant de là ses ordres, d'une voix assourdie,
mais avec un visage imperturbable de calme et de sérénité. Rongé par une
tuberculose dont le climat excessif activait, pour ainsi dire de minute
en minute, les progrès, il ne se départit pas un instant de cette
attitude vraiment héroïque. Empressons-nous d'ajouter, à l'honneur de
l'équipage, que, frappé de tant de vaillance, chacun se piqua d'ardeur à
la tâche commune. Tous furent parfaits de tenue, d'obéissance, de
régularité.

--Nous pêchions avec rage, m'a dit l'un d'eux; nous nous doutions que le
capitaine Hamon ne commanderait plus, hélas! d'autre pêche, et, puisque
ce devait être pour lui la dernière, nous voulions aussi qu'elle fût la
plus belle.

Les débuts de la campagne furent peu fructueux; mais lorsque, vers le 10
septembre, la _Marie-Léopoldine_ réapparut à l'horizon de Paimpol, elle
avait dans le ventre, selon l'énergique expression du loup de mer, une
portée de soixante-douze mille morues.

Le capitaine Hamon était à bout de vie. Il prit congé, avec une
simplicité toute spartiate, de son navire et de ses hommes.

--Un autre que moi, prononça-t-il en guise d'adieu, conduira le
chargement à Bordeaux[4].

  [4] C'est à Bordeaux que les navires morutiers, après avoir touché
    Paimpol, vont débarquer leur pêche et, par la même occasion, charger
    la provision de sel pour la campagne suivante.

Les matelots pleuraient. On le transborda du navire dans le canot, et du
canot dans un char à bancs du pays qui l'attendait sur le quai. Il
rendit à l'armateur ses comptes, reçut ses félicitations et ses
remerciements, puis s'achemina vers Kérity. Il n'était plus qu'un
cadavre où l'âme vacillait faiblement, au fond des yeux creusés, comme
une lumière qui va s'éteindre. Huit jours après, il expirait, avec une
belle tranquillité stoïque, louant la destinée d'avoir permis qu'il
revît une fois encore la terre natale, et s'estimant assez heureux,
puisqu'il avait pu accomplir jusqu'au bout son devoir. Il avait
trente-six ans.

                   *       *       *       *       *

Ses obsèques furent célébrées au milieu d'un grand concours de peuple.
Tous les «Islandais» d'alentour étaient là, rangés en longues files
émues derrière le cercueil, et les armateurs, et la population
bourgeoise de Paimpol. Nulle oraison funèbre ne fut prononcée devant la
tombe: on descendit ce héros dans la fosse en silence; mais un
recueillement solennel planait sur la foule, et c'était le plus éloquent
des hommages. Maintenant le capitaine Hamon dort pour jamais dans
l'humble petit cimetière du Goélo. L'inscription funéraire qu'un
tailleur de pierres du lieu gravera sur son monument ne fera même pas
mention des circonstances qui ont déterminé sa mort. Seuls, là-bas, «à
Islande», durant les longues heures sinistres des quarts polaires, les
pêcheurs qui furent les compagnons de sa dernière traversée en
évoqueront peut-être de temps à autre, le fier et touchant souvenir.
L'histoire, pourtant, mériterait d'être consignée au livre des beaux
trépas, ne fût-ce--si j'en crois l'opinion commune--que pour servir d'un
salutaire exemple à plus d'un capitaine islandais.



II

EN LÉON



LE LÉON NOIR


I

Que l'on vienne du Trégor ou de la Cornouailles, une impression
singulière de grandeur et de tristesse saisit l'âme dès que l'on pénètre
en Léon. On a tout de suite le sentiment d'une terre à part, d'aspect
étrangement austère, aux horizons plus larges, mais plus dénudés. Loti,
qui la parcourut naguère en compagnie de son _frère Yves_, a tracé
d'elle ce croquis: «... Un grand pays plat, une lande aride, nue comme
un désert». C'est vraiment une contrée sans grâce et sans charme. Les
rivages même, bordés de dunes ou prolongés en de vastes étendues
sablonneuses, sont monotones, ennuyeux et laids. Aussi les baigneurs
s'en écartent-ils; la mer n'y sourit en aucune saison. Rares et peu
profondes sont les vallées, sombres et silencieuses les fontaines, où
jamais les yeux divins de la Viviane celtique ne se sont mirés. Les bois
manquent: à peine quelques bouquets d'arbres, rebroussés par les vents
de l'Ouest. Des cultures maraîchères, en revanche, et des prairies
artificielles, à perte de vue. Rien ne rompt l'uniformité de ce plateau
immense, si ce n'est des silhouettes de clochers pointant vers le ciel
de toutes parts. Ces fines aiguilles de pierre merveilleusement ajourées
par des artisans primitifs, la terre léonnaise en est hérissée d'un bout
à l'autre. Elle est proprement le pays des églises. Elle s'en
enorgueillit, non sans quelque raison, d'abord, parce qu'elle n'a pas
d'autre parure, et puis, parce qu'il en est, parmi ces églises, qui sont
de purs poèmes, des miracles de hardiesse, et d'élégance, et de beauté.
On connaît le Kreizker. Une chanson de conscrit finistérien, devenue
comme l'air national des Bas-Bretons, en a célébré la sveltesse et la
hauteur, jusqu'aux plus extrêmes confins du monde. Il étonne si fort les
Léonards eux-mêmes, qu'à les entendre il n'a pu être construit que par
le diable, le plus pervers, mais aussi le plus ingénieux des anges,
comme on sait.

Le Kreizker n'est point une exception. Allez à Berven, à Lambader, à
Guimiliau, à Saint-Thégonnec, au Folgoät, et j'en passe, vous y verrez
s'épanouir d'exquises floraisons architecturales. Quant aux sanctuaires
locaux, ils sont innombrables. Pas de hameau qui n'ait le sien, et ce ne
sont pas les moins ornés. Les landes, les grèves même en sont peuplées,
et l'on en rencontre qu'il faut déblayer chaque printemps, à demi
enfouis qu'ils sont, aux marées d'équinoxe, dans les sables.

Pour qui voyage en ce pays, c'est là le premier trait qui frappe: les
lieux de prière multipliés presque à l'infini. Le second, c'est la
fréquence des châteaux. D'aucuns, comme celui de Kérouzéré, écrasent les
labours avoisinants de leur masse féodale, restée intacte.
D'autres,--Kerjean, par exemple,--évoquent tous les enchantements de la
Renaissance. La plupart cependant sont modernes; mais il n'est pas
jusqu'aux plus récentes de ces maisons seigneuriales qui ne demeurent
tout imprégnées de l'atmosphère d'une autre époque et comme confites en
des dévotions surannées. Les parcs qui les entourent forment les seules
oasis de cette région sans arbres. Tristes oasis. Leurs verdures
vénérables assombrissent l'horizon plus encore qu'elles ne l'égayent, et
font planer sur toute la contrée je ne sais quelle ombre léthargique.
«Pays d'églises et de châteaux, pays de nobles et de prêtres», dit, à
propos du Léon, un vieil adage. Le mot n'a pas cessé d'être juste. Tel
est bien le double caractère de cette terre, ce qui lui imprime sa
marque propre, sa dure et froide originalité.


II

La race y est belle et grande, avec quelque chose de majestueux. La
figure des femmes, sous la coiffe étroite aux rubans relevés en forme
d'anses, fait penser au type sévère des matrones romaines. Les hommes,
tout de noir vêtus, portent le feutre large à boucle d'argent, le gilet
taillé en justaucorps, la veste à basques, de coupe ancienne, et qui
rappelle l'habit de cour. Un ample turban de laine grise fait deux et
trois fois le tour de leurs reins. Vus dans l'attitude qui leur est
familière, le torse cambré, les mains passées dans la ceinture, les
Léonards ont grand air; il semble que l'on retrouve en eux un peu de la
dignité grave de leurs homonymes d'Espagne, je ne sais quelle solennité
d'hidalgos. Ces paysans ont conservé des dehors et des manières de
gentilshommes. Que si vous visitez leurs fermes, vous croirez entrer
dans des manoirs. Bâties, la plupart, sur un modèle unique, elles sont
toutes flanquées d'un _appotis-taôl_, sorte de donjon carré où l'on a
coutume de dresser la table de famille. Et il n'est pas jusqu'à la
langue dans laquelle on vous souhaite la bienvenue qui n'ait sa
noblesse. De tous les dialectes armoricains, c'est le dialecte léonnais
qui a le moins évolué. Presque pas de contractions. Les formes verbales
ont gardé toute leur ampleur primitive et se déroulent avec une
harmonieuse lenteur, en périodes sonores et grandiloquentes. Les
Léonards ont conscience de ce que leur idiome a de particulier: ils le
définissent eux-mêmes un «breton large», _brezonnec lédan_.

--Ailleurs, on _parle_, me disait l'un deux. Nous autres, nous
_prêchons_.

Il ne faudrait, du reste, pas juger de cette race d'après son extérieur
un peu compassé. L'esprit, chez elle, est alerte, insinuant, souple,
d'aucuns vont jusqu'à dire cauteleux. «Ce sont les Normands de la
Bretagne», affirme-t-on couramment. De fait, ils sont entendus aux
affaires, très différents en cela de la grande majorité des Celtes dont
on connaît l'incurie native, l'inaptitude aux besognes d'argent. Eux,
ils ont souci de «gagner», d'amasser, de faire fortune. «Tout Léonard,
si l'on en croit le proverbe, porte en lui une âme de marchand».
Fermiers, ils se livrent à l'élevage; maquignons, ils promènent de foire
en foire leur figure glabre, leurs épaules athlétiques et leur parole
dorée. On sait combien le Breton répugne à la transplantation; les
racines adventives lui font défaut; il ne se résigne à l'exil que
contraint par les pires nécessités; parfois, il en meurt. Le Léonard
s'expatrie volontiers, s'il y trouve profit et, loin de dépérir, il
prospère. Qu'on lise l'étude si documentée que M. Lemoine a consacrée
dans la _Science sociale_ à l'émigration bretonne. Le Roscovite y est en
belle place, et le Roscovite est assurément l'incarnation la plus
complète, la plus vivante, du mercantilisme léonnais. Il pullule à
Paris, alentour des Halles. Mais on le rencontre aussi bien au Havre, à
Nantes, à Angers. Pour vendre à bon prix ses oignons, ses artichauts,
ses choux-fleurs, ses primeurs de toute espèce, où n'irait-il pas?
Londres, Cardiff, Southampton le voient débarquer à époques fixes. Au
Pays de Galles, on est tellement accoutumé à lui que, «pour beaucoup
d'habitants, Breton et Roscovite, c'est tout un». Et cette
identification n'est pas toujours, paraît-il, pour rendre sympathiques
aux Celtes d'outre-Manche leurs congénères de ce côté du détroit.


III

Le Léonard est passé maître dans l'art éminemment commercial de
mystifier l'acheteur. Il y apporte sa gravité de pince-sans-rire et les
ressources de l'esprit le plus inventif. Cette forme d'imagination est,
d'ailleurs, la seule dont il fasse cas. Les spéculations désintéressées
le laissent indifférent. La vie contemplative, si développée chez ses
compatriotes du Trégor, est, chez lui, à peu près nulle. Rêver lui
semble une occupation de paresseux. Il n'a de goût que pour l'action,
pour l'action positive et d'un résultat prochain. Le monde de la fiction
et des songes, où se réfugie et se complaît peut-être trop volontiers
l'âme bretonne, lui est un domaine fermé, une sorte de jardin défendu
vers lequel aucune curiosité ne l'attire. Alors que, partout ailleurs,
en Armorique, le mythe est sans cesse en travail et se perpétue à l'état
de création vivante, c'est à peine si, dans la mémoire des gens du Léon,
surnagent quelques débris informes des anciens récits. Le témoignage de
M. Luzel est décisif à cet égard. «Vainement, dit-il en substance,
vainement j'ai battu les campagnes léonnaises, depuis l'embouchure de la
rivière de Morlaix jusqu'à la pointe de Saint-Mathieu. Malgré de longues
et patientes recherches, je n'ai pu découvrir que des fragments de
contes: encore sont-ils en nombre fort restreint». Et il ajoute: «Les
poésies, _gwerzes_ ou _sones_, n'y sont pas moins rares. _Le Léonard ne
chante pas_».

Que de fois ne l'ai-je point éprouvé par moi-même!... Un jour,
cependant, passant sur la route de Cléder à Plouescat, j'entendis
derrière un talus une petite gardeuse de vaches qui chantait. L'air
était celui d'une ballade en renom, tout ensemble véhément et triste. Je
m'approchai de la fillette. Elle me tendit un recueil de cantiques
pieux, ses «Heures», comme elle disait... De façon générale, le Léonard
ne connaît d'autre littérature que celle du livre de messe. D'aucuns
peut-être l'en féliciteront. Les bardes nomades eux-mêmes hésitent à
s'aventurer en ce pays, qui les dédaigne ou qui les raille. Ils y sont
traités de fainéants, quand on ne les fuit pas comme des «excommuniés».

Toutes les autres régions de la péninsule peuvent exciper de quelque nom
ayant plus ou moins marqué dans l'histoire des lettres. Le Léon n'en
compte pas un. Le seul homme qui fasse grande figure dans ses annales
est Michel Le Nobletz, un apôtre. Il vécut au XVIIe siècle et fut une
espèce de Jansénius breton. Il s'attacha surtout à la réformation des
moeurs. Il parcourut les fermes, les villages, les îles, déracinant les
restes des antiques superstitions, prêchant le retour à la pure
doctrine, rappelant le clergé lui-même à l'austère tradition du
catholicisme primitif. Suspect aux évêques, contrecarré dans toutes ses
démarches, il n'en continua pas moins d'évangéliser. On parle
aujourd'hui de sa canonisation. Son action sur le peuple fut profonde et
suscita un puissant réveil de l'idée religieuse dont les effets durent
encore. Nul n'a plus contribué à faire du Léon ce qu'il est: une sorte
de fief d'Église, une citadelle inexpugnable de la foi. Car c'est ainsi.
Cette race léonarde, si entreprenante, d'intelligence si déliée,
affranchie de tant de préjugés en toute autre matière, se montre, dans
l'ordre spéculatif, d'une docilité presque absolue. Uniquement vouée aux
affaires, il semble qu'elle ait chargé ses prêtres, en tout le reste, de
penser pour elle. C'est le principe de la division du travail appliqué
de façon peu commune. Un brave homme de là-bas m'exposait ainsi sa
conception:

--J'élève mes bêtes et je les vends au meilleur prix que je peux. Ce
n'est pas toujours chose aisée. Pourquoi irais-je m'embarrasser d'autres
soins? En dehors de mon métier, le _recteur_ est là pour me dire ce qui
est bien, ce qu'il faut faire. J'écoute, j'obéis et je suis tranquille:
_je suis dans l'ordre_.

Les jours d'élections sénatoriales, dans le Finistère, la délégation du
Léon présente un singulier spectacle: beaucoup de ces délégués sont des
ecclésiastiques, et l'on dirait un clan de paysans conduit en pèlerinage
par ses prêtres.


IV

Longtemps, les «nobles» ont exercé sur ces campagnes une influence
presque égale à celle du clergé. Mais elle est aujourd'hui fort en
baisse. Avec le spectre de plus en plus effacé du roi, s'est évanoui le
prestige du gentilhomme. L'_aôtrou_, «le seigneur» ne pèse plus guère
que ce que pèse sa fortune. Son crédit ne dépasse pas l'étendue de ses
terres. Seule, sa clientèle de fermiers ou de manoeuvres se sent tenue
d'accepter de lui le mot d'ordre. On le salue encore très bas, mais on
ne le considère plus comme un être exceptionnel. Le «château» a fini
d'en imposer, surtout depuis que le clergé, sur les indications de Rome,
a séparé sa cause de celle des partis vaincus. Le presbytère, en
revanche,--je dis le presbytère, et non l'église,--demeure, dans chaque
paroisse une sorte de centre moral, d'où toute lumière émane, et qui,
par d'invisibles courants, agit sur toutes les consciences. Il est
difficile pour quelqu'un qui n'a pas étudié de près ce peuple de se
représenter son état d'esprit et l'idée, aussi peu moderne que possible,
qu'il se fait du prêtre, de sa mission évangélique, de son rôle social.
Cela ne ressemble à rien de ce temps, et vous reporte à plusieurs
siècles en arrière, en plein moyen âge. Le prêtre, aux yeux du Léonard,
n'est pas seulement un personnage revêtu d'un caractère sacré; des
facultés mystérieuses lui sont dévolues: c'est une espèce de thaumaturge
et presque de sorcier. La vénération que l'on professe pour lui ne va
pas sans quelque terreur. Le rêve de toute famille léonarde est d'en
compter au moins un parmi ses membres. On couve dès le berceau cet
enfant prédestiné; on ne recule devant aucun sacrifice pour lui faire
suivre les cours aux collèges de Saint-Pol et de Lesneven, les deux
villes saintes de la contrée; et, lorsqu'il reparaît, frais émoulu du
séminaire, tout flambant neuf dans sa soutane, on n'ose plus le désigner
par son nom; sa mère ou ses soeurs le servent humblement dans une pièce
à part, et le père, pour s'asseoir à sa table, attend qu'il veuille bien
l'en prier.

Il serait puéril de s'étonner, après cela, de l'extraordinaire empire
que possède le clergé sur les âmes, dans cette petite théocratie
bretonne qui s'appelle le Léon. Le prêtre est ici le fils élu de la
race: il en est la conscience pensante et, si l'on peut dire, le
cerveau. Joignez qu'il a derrière lui, autour de lui, sa nombreuse
parenté, et l'on sait quelle est, en Bretagne, la persistance
indomptable du lien familial. Il ne dépend que de lui d'user de son
autorité et d'en mésuser, s'il lui plaît. Il ne s'en fait pas toujours
faute. Le sentiment de sa force lui inspire un certain orgueil de caste.
On l'a vu, dans plus d'une circonstance, braver l'évêque, braver même le
Pape. Au début du siècle, il refusa longtemps de se plier aux lois
concordataires et de reconnaître la suprématie de ses nouveaux chefs. Un
_recteur_, du nom d'Héliès, alla jusqu'à prêcher le schisme. Une Église
léonarde menaçait de se constituer. Déjà, des offices clandestins se
célébraient à huis clos et, pour préserver les morts de toute souillure,
on les enterrait nuitamment, hors des bourgs, dans quelque cimetière
désaffecté. Les petites chapelles tréviales, les humbles sanctuaires à
demi ruinés, dérobés dans les replis des dunes ou perdus dans
l'immensité des landes, servirent de lieux de prière et de conciliabule
aux fidèles de la nouvelle secte. Des émissaires allaient, de ferme en
ferme, convier les gens au rendez-vous et leur communiquer le mot de
passe.

J'ai même ouï dire à une Léonarde quasi centenaire qu'elle avait vu
tenir des réunions de ce genre dans la cour du manoir paternel. On
dressait la nappe de l'autel sur un énorme bahut à blé. L'heure du prône
venue, le prêtre montait dans un tombereau et, de cette chaire
improvisée, exhortait l'auditoire à souffrir toutes les persécutions
plutôt que de pactiser avec l'«hérésie». La résistance occulte
commençait à tourner à la révolte ouverte. Les femmes surtout se
montraient exaltées. On craignit des désordres. Les pouvoirs publics
durent intervenir. Le mouvement avorta.

Et, sans doute, les temps ont changé depuis lors, mais il semble bien
que, dans ce sombre pays de Léon, quelque chose vit encore de l'âme
farouche du vieil Héliès.



MOISSON MARINE


I

Une ordonnance de 1681 s'exprime comme il suit:

«Tous les ans, le premier dimanche de janvier, les habitants des
paroisses du littoral doivent se réunir pour fixer l'époque et la durée
de la coupe des varechs croissant à l'endroit de leurs territoires. Les
syndics, marguilliers ou trésoriers sont chargés de faire les
convocations, d'afficher et de publier les décisions, à peine d'amende.
Sous peine d'amende aussi, il est défendu de couper et d'enlever le
goémon, la nuit. Nul ne peut en cueillir que sur les côtes de sa
paroisse, ni le vendre aux forains, ni le transporter sur d'autres
territoires, à peine de ladite amende et de la confiscation des chevaux
et des harnais. Les seigneurs de fiefs voisins de la mer ne peuvent
profiter du goémon que dans les limites assignées aux autres habitants,
ni percevoir aucun droit ce touchant, à peine de concussion».

La législation, en cette matière, n'a guère changé depuis le XVIIe
siècle. C'est encore la commune qui, de nos jours, est appelée à fixer
elle-même, dès le début de l'année, l'époque de ce que les Bretons
nomment, d'un terme si expressif, l'«août marin», la moisson de la mer.

Donc, un des premiers dimanches de janvier, le plus souvent le dimanche
de l'Épiphanie, le héraut municipal, secrétaire de mairie ou garde
champêtre, gravit, à l'issue de la grand'messe, les marches de la croix
érigée au centre du cimetière et dont le socle, parfois entouré à
hauteur d'appui d'un mur en forme de chaire, remplit d'ordinaire, dans
nos campagnes, l'office de tribune aux harangues. Paysans et pêcheurs,
gens des terres et gens des côtes, s'attroupent aux pieds de l'orateur,
parmi les tombes; et, lorsqu'il a donné lecture de l'«avis», en
concluant, selon l'usage, par l'invitation sacramentelle: «Ainsi donc,
préparez vos bras et vos faucilles!», une immense acclamation salue ses
paroles. La période annuelle de la récolte du _goémon vif_, en dépit des
rudes fatigues qu'elle entraîne et des dangers même qu'elle comporte,
est, pour ces populations du littoral, une sorte de divertissement
héroïque. Elles en attendent impatiemment l'ouverture. La date varie,
suivant les convenances locales, mais pas en deçà de certaines limites
traditionnelles: janvier, février sont les mois où il est de coutume
constante qu'elle soit comprise.

Remarquez que ce sont aussi les mois où la vie rurale comme la vie
maritime est la plus stagnante. C'est la saison des pluies et la saison
des vents. Il n'y a rien à faire aux champs, rien à faire au large. Les
barques sont tirées sur le rivage et les outils de labour appendus aux
piquets des granges. Dans les métairies de l'intérieur et dans les
chaumines basses des bords de la côte, l'on demeure mélancoliquement
confiné chez soi, sans autre ressource, pour tuer le temps, les
pêcheurs, que de raccommoder des filets, les fermiers, que de tailler du
lin, roui de l'automne précédent, ou de corder du chanvre. Il y a bien
les vieilles qui content des histoires, mais tant de fois entendues! On
en arrive à s'ankyloser les jambes sur les escabelles du foyer, à
s'abîmer, devant le feu de mottes, en des rêvasseries sans objet et sans
fin.

Et cela dure, ou peu s'en faut, depuis la Commémoration des Défunts, à
travers l'humide, la brumeuse, la pénétrante tristesse des «mois
noirs»... Ces hommes de plein air, tourmentés d'un impérieux besoin
d'activité physique, supportent malaisément cette existence claustrée.
Ils ne conçoivent la maison que comme un gîte. C'est l'endroit où l'on
couche, non point l'atmosphère où l'on vit. De là leur dédain de tout
confortable domestique. Un toit qui préserve de l'intempérie, un trou
par lequel on puisse entrer, une lucarne qui, le logis clos, permette
tout juste d'y voir clair, que souhaiter de plus? Leurs femmes, leurs
enfants en jugent de même: à la moindre embellie, ils sont sur le seuil.
Eux, ils n'aspirent qu'à en être hors. Aussi quelle aubaine lorsque
l'«août marin», l'août hibernal, est enfin fixé! On va, pendant un jour
ou deux, trois peut-être, on va pouvoir secouer cette torpeur où
s'engourdissaient le corps et l'âme. La nouvelle, colportée de hameau en
hameau, a fait le tour de la paroisse. Et tout de suite on s'apprête, on
s'organise. C'est un branle-bas universel.

Quelques notables, désignés par le conseil municipal et décorés, pour la
circonstance, du titre de «gardes-goémonniers», reçoivent mission
d'attribuer à chaque famille la portion de roches qui lui est concédée.
La grève, en effet, a été partagée, au préalable, en autant de lots que
la commune compte de _feux_. Il y a même des cantons où, pour éviter les
contestations qui pourraient se produire, ces lots sont tirés au sort.
Les gardes-goémonniers ont, en outre, la charge, de concert avec la
douane du lieu, de surveiller la coupe, d'empêcher les infractions au
règlement, de prévenir ou d'arrêter les rixes. Ce n'est pas une
sinécure, étant donnée l'espèce d'âpreté, tout ensemble joviale et
farouche, avec laquelle hommes et femmes se ruent à cette étrange
moisson.

Levés sur les trois heures du matin, pour aviser aux derniers
préparatifs, la plupart des travailleurs sont excités dès l'aube. Sous
prétexte de leur mettre du coeur au ventre, de les armer contre la bise,
contre le froid de l'embrun--et aussi parce que c'est «grande journée»,
journée de labeur exceptionnel--les chefs de ménage n'ont pas manqué à
leur faire boire une large rasade d'eau-de-vie qui achève d'exalter les
têtes. Et, comme ces libations se renouvelleront plus d'une fois, au
cours de la besogne, quoi d'étonnant si, avant le soir, maint coup de
faucille s'égare ailleurs que dans le varech? Il plane sur ce rite
semi-agricole, semi-marin, un peu de la fougue et de la démence des
bacchanales antiques.


II

C'est surtout en Léon que le spectacle revêt son caractère le plus
saisissant. J'en ai retenu, quant à moi, une impression profonde.

Le décor y est merveilleusement approprié à la scène. Les côtes, tantôt
dévalent en maigres pentes sablonneuses que prolongent, à mer basse,
d'immenses étendues de grèves parsemées de champs d'écueils; tantôt se
redressent, d'un brusque sursaut, en murailles abruptes, d'une
architecture imposante et sauvage, percées çà et là d'étroits estuaires
ou hérissées de gigantesques promontoires. C'est, je pense, du haut d'un
de ces grands caps venteux que la femme de Tristan de Léonnois fit
guetter le retour du vaisseau qui portait Iseult. Pour avoir été le
théâtre de cette poignante fin d'amour, le paysage semble en avoir
conservé une sorte de désolation tragique. La nature n'y sait point
sourire, et, même dans les plus beaux jours, garde quelque chose de
désenchanté. L'hiver y est affreux. Les houles de Manche et
d'Atlantique, dont c'est ici le point de rencontre, luttent de vacarme
et de fureur. On imaginerait difficilement des parages plus
inhospitaliers: c'est comme qui dirait une Tauride bretonne.

La race est à l'avenant: rude et forte, et d'une stature quasi plus
qu'humaine, avec de vieux instincts de férocité primitive dont elle
passe, quoique très amendée, pour entretenir jalousement les restes. Le
sang de ses ancêtres «naufrageurs» tourmente encore ses veines. Car la
sombre lignée des «pilleurs d'épaves», c'est principalement en cette
région qu'elle a fleuri, et l'on s'en aperçoit bien, à examiner d'un peu
près le type et les façons de leurs descendants... Mais j'ai promis au
vénérable Jouan Abhamon de n'insister pas sur ce pénible sujet.

La veille du jour où devait avoir lieu la coupe du goémon dans sa
paroisse, il m'était obligeamment venu prendre en carriole à Lannilis
et, si je dormis mal, cette nuit-là, dans la chambre qu'il m'avait
offerte, ce ne fut point la faute du lit qui était excellent, mais la
faute de la tempête qui cornait au dehors et qui, tour à tour gémissante
et hurlante, mariait, dans un effroyable orchestre, de longues plaintes
félines à des meuglements de boeufs affolés.

Lorsque, au petit matin, Jouan Abhamon heurta mes volets, j'étais déjà
sur pied.

--Enveloppez-vous chaudement, me recommanda-t-il.

On ne lui voyait, à lui, que les yeux et le nez. Le reste du visage
disparaissait dans un extraordinaire casque de molleton, aux teintes
fanées, d'un bleu verdi, qui lui enserrait la tête, garantissait la
nuque et la gorge, et recouvrait même les épaules. C'est une coiffure
qu'on ne rencontre, je crois bien, nulle part ailleurs. Elle lui donnait
un je ne sais quoi de mystérieux et de barbare: on eût dit la figure de
quelque antique chef de guerre, ressuscité du fond des âges.

Nous sortîmes. La rafale continuait de se déchaîner par trombes, et,
dans le vague blêmissement du ciel encore brouillé de nuit, galopaient
avec des bonds effrayants d'immenses chevauchées de nuages en fuite. Le
noir des campagnes, autour de nous, s'animait confusément. Aux menues
vitres des fermes des lueurs brillaient, de tous côtés; on percevait des
bruits de voix et des ébrouements de bêtes; des ombres s'agitaient,
criaient; les routes qui mènent vers les plages s'emplissaient peu à peu
d'une rumeur croissante, faite du rapide piétinement des sabots et du
roulement solennel des chars. Cela prenait les proportions d'une levée
en masse. Sans cesse des groupes nous dépassaient, hommes et femmes
pêle-mêle, brandissant des engins variés dont on n'eût su dire, dans le
trouble crépuscule matinal, si c'étaient des instruments de travail ou
des armes de combat. D'aucuns portaient, balancés au bout d'une perche,
d'énormes fanaux de fer-blanc, les mêmes sans doute qu'une ruse
férocement inventive attachait naguère aux cornes des vaches pour
leurrer les navires en perdition. Ils allaient très vite et tête
baissée, fonçant dans le grand vent sauvage qui soufflait de la mer.

Et après une demi-heure de marche par des chemins rocailleux, ravinés
comme des lits de torrents, brusquement, derrière un tournant de
colline, la mer se montra; la mer! c'est-à-dire une vaste étendue
informe, un chaos sinistre et convulsé, où des traînées de baves
blanches striaient des ondulations de dos verdâtres. Très loin, presque
aux confins du ciel, un «feu» pâlissait. C'était le phare de la
Vierge--semblable, en effet, dans l'indécision de l'heure, au fantôme
long voilé de quelque déité des eaux, le front surmonté d'une étoile. Le
jour, cependant, achevait de dissiper ces vaines apparences. Mais
combien plus émouvante, peut-être, la réalité! Les grèves, d'où le flot
se retirait en se cabrant, étaient à perte de vue, noires de monde. Et,
de toutes les hauteurs voisines, par toutes les issues, de nouveaux
cortèges débouchaient, sans discontinuer. Une fièvre singulière, une
espèce de délire sacré exaltait l'âme de cette foule, gagnait jusqu'aux
attelages eux-mêmes qui, les naseaux dilatés, hennissaient à la mer.

Dès que les premières crêtes goémonneuses commencèrent de surgir, ce fut
comme un élan irrésistible, toutes barrières rompues. Jouan Abhamon, en
sa qualité de «notable», tenta bien de faire quelques remontrances aux
gens de son quartier, mais déjà ils étaient dans l'eau jusqu'à mi-corps.
Les femmes, au milieu de l'effervescence générale, donnaient l'exemple
de la témérité; les jambes nues, les cheveux noués dans un mouchoir,
leur jupe de droguet ficelée autour de leurs hanches, elles se
précipitaient droit devant elles, provoquant les hommes de la voix et du
geste, opposant leurs poitrines aux vagues et les labourant de coups de
faucille, comme pour accélérer leur recul. Les charrettes, bondées de
moissonneurs, de moissonneuses, avaient l'air, vues du rivage, de
flotter ainsi que des barques remorquées à la nage par des chevaux
marins. L'espace était plein de rires, d'appels, de cris, que dominait
par intervalles une phrase hurlée en choeur comme une formule
d'incantation:

--_D'ar bézin!... D'ar bézin glaz[5]!..._

  [5] Au goémon! Au goémon vert!


III

La mer, maintenant, avait fui: elle n'était plus qu'un large ourlet d'un
bleu sombre, lamé de fines volutes d'argent, à la lisière de l'horizon.
Les plages étalaient à découvert leurs sables pailletés, leurs flaques,
les mille veines de leurs ruisselets salés, et enfin, et surtout, leurs
jonchées de roches, leurs guérets de pierre brune couronnés d'une toison
de varech.

Pas un de ces îlots qui ne fût envahi. Sitôt que la mobile draperie des
nuages laissait, en se déchirant, filtrer les rayons du blanc soleil
d'hiver, les goémons s'allumaient d'un bel éclat doré de moisson
terrienne; on voyait, de sillons en sillons, aller, venir, les dos
courbés des faucheurs; on suivait le jeu rythmé des faucilles, on
entendait leur grincement si, d'aventure, elles portaient à faux contre
le granit. Parfois, une courte relâche: une tranche de pain dévorée en
hâte; puis, dans chaque équipe, la «tournée de la bouteille», une lampée
d'alcool bue au goulot. Durant ces haltes, les _ramasseurs_ passaient,
soulevaient les javelles aux pointes de leurs tridents et les
entassaient dans les charrettes...

Soudain, sur les midi, des sonneries de cloches lointaines retentirent:
c'était le carillon des paroisses annonçant l'heure de la marée montante
et signifiant aux «goémonneurs», sinon la fin de la coupe, du moins la
suspension du travail.

Alors, à travers les sables et les cailloutis de la grève, le même exode
recommença, mais à rebours, et, de nouveau, vous eussiez dit une
migration des époques primitives, un long serpentement de hordes en
marche. Derrière les houles humaines, la mer accourait en un galop
tumultueux, les crins dressés. Nombre d'hommes, cependant, étaient
demeurés sur les roches, occupés à rassembler les dernières gerbes
éparses de la récolte, à les assujettir avec des cordes, à les lier en
radeaux, en «dromes». Je les observais, non sans angoisse. Debout sur
ces chalands improvisés, ils attendirent que les eaux fussent assez
hautes pour les faire flotter. Puis, au balancement des vagues, on les
vit s'avancer vers la terre. Appuyés sur leurs gaffes, dans leur
accoutrement barbare, ils avaient l'air de personnages mythologiques qui
venaient vers nous, portés par des monstres, des profondeurs du vieil
Océan.



PARAGES D'OUESSANT


I

LENDEMAIN DE NAUFRAGE

Juillet 1898.

Voici déjà quelque temps, je regardais du pont de la _Louise_ défiler,
sur un ciel orageux, tout ce paysage d'îles et d'écueils qui
s'échelonnent entre Ouessant et la «grande terre» comme autant d'épaves
d'un continent disparu. Nous étions partis du Conquet à la première
aube, bien avant que le phare des Pierres-Noires, au large de
Saint-Mathieu, eût éteint son feu rouge à reflets sanglants. La pointe
de Corsen, sur notre droite, s'estompait vers le Nord en une haute
silhouette farouche. A gauche, des croupes vertes, d'un vert roussi, se
montraient par intervalles, comme balancées par l'immense remous des
eaux: d'abord Béniguet (la _Bénie_, par euphémisme, je suppose),
pareille à un lambeau de prairie ourlé d'un lambeau de grève, et où
bivouaquent, pour la fabrication de la soude, quelques goémonniers; puis
Morgol, Quéménès, Triélen, roches désertes, hantées des seuls oiseaux de
mer.

A Molène (la _Chauve_), nous fîmes escale. Molène est, en quelque sorte,
la cadette d'Ouessant. Tandis que la _Louise_ stoppait dans le petit
port en eau profonde, le môle se couvrait d'«îliens» et d'«îliennes»
venus pour recevoir les provisions que le vapeur leur apporte trois fois
par semaine, si le gros temps n'y met point obstacle. Le bourg,--une
vingtaine de maisons en pierres grises hérissées de lichens,--s'étage
sur le flanc septentrional d'une colline basse, d'une espèce de morne
dénudé que dominent de leurs pointes, pour ainsi dire jumelles, le
clocher de l'église et le mât du sémaphore. Le canot conduisit à terre
le facteur, non moins attendu que les provisions, et prit le «recteur»
de l'île qui allait rendre visite à son confrère d'Ouessant.

C'était ce même abbé Lejeune dont le nom a été si souvent prononcé, ces
jours-ci, à propos du naufrage du _Drummont-Castle_, dont il aura
enterré quelque deux cents victimes. L'image que j'ai retenue de lui est
celle d'un bonhomme gai, rond de manières, le parler bref et l'allure
crâne, comme il sied au pasteur d'une population de matelots. Il faut à
un prêtre, pour vivre à Molène, un certain fonds de belle humeur et de
joviale philosophie.

Celui-ci, l'année d'avant, avait eu à «extrémiser», en quelques jours,
la moitié de ses paroissiens. Le choléra s'était abattu sur l'îlot et y
exerçait d'affreux ravages. Le recteur dut s'improviser médecin,
brancardier, fossoyeur même, car, le bedeau ayant succombé, force lui
fut de retrousser sa soutane et de passer les nuits à creuser des
tombes. Aujourd'hui, c'est la mer qui fait refluer vers Molène une
moisson de cadavres. Déjà, le cimetière déborde sur la place publique;
l'île entière ne sera bientôt qu'une vaste sépulture. Et le robuste abbé
Lejeune suffit à tout...

Par le travers des roches gazonnées de Bannec et de Balanec, je me
rappelle que le capitaine Miniou me dit:

--Vous avez vu tout à l'heure les Pierres-Noires. Là-bas, dans le
suroît, ces lames qui brisent, ce sont les _Pierres-Vertes_.

Je ne leur jetai, d'ailleurs, qu'un distrait coup d'oeil. Elles
n'étaient encore que des récifs quelconques qui n'avaient pas fait
parler d'eux et dont rien ne présageait la notoriété sinistre. La grande
célébrité de ces parages, à cette époque, c'était la «Jument». C'est
elle, elle seule, qu'aux approches d'Ouessant, passagers et marins, nous
cherchions des yeux. Elle apparut enfin, dressant au ras des eaux sa
crinière pétrifiée de monstre de la mer. Sur sa croupe écumante, aux
trois quarts noyée, un énorme paquebot achevait d'agoniser, de se
disloquer pièce à pièce, avec des craquements funèbres. La proue
semblait se raidir comme pour essayer de s'arracher à l'effroyable
étreinte. Le nom de cette masse moribonde se lisait distinctement en
lettres dorées: _Miranda-Hamburg_.

Elle râlait là depuis quatre jours. L'équipage, sauvé par miracle, avait
pu gagner le littoral, dans les chaloupes. Nous avions à notre bord le
capitaine, qui venait, accompagné d'un agent de la Compagnie
d'assurances, reconnaître l'état du navire. Il se tenait à l'avant,
taciturne, ne sachant pas un mot de français. Quand nous passâmes devant
l'épave, il se découvrit et sur ses joues bronzées coulèrent deux
longues larmes, cependant que des Ouessantines, appuyées au bordage,
murmuraient, entre deux signes de croix, une courte oraison...

Je fus, dans l'après-midi, au sémaphore du Créac'h, situé à l'extrémité
nord-ouest de l'île, sur la plus occidentale des «pinces de crabe» qui
enserrent la baie de Lampaul, le principal port d'Ouessant. C'est le
coin le plus pittoresque de cette haute table de granit perdue aux
extrêmes confins du Vieux-Monde et que des temps relativement peu
éloignés verront s'affaisser dans l'abîme; c'est surtout le point de la
côte française d'où le regard embrasse le plus large, le plus majestueux
horizon.

--Nous sommes ici, me disait le guetteur, sur la lisière d'une des
grand'routes de la mer.

Route singulièrement animée et vivante. Des fumées lointaines et qui, à
distance, paraissent immobiles, déroulent sans fin leurs volutes grises
parallèlement à la ligne onduleuse des flots. C'est, tout le jour, toute
la nuit, une caravane ininterrompue de steamers, ceux-ci montant vers le
Nord, ceux-là descendant vers le Sud, promenant à travers l'immensité
des espaces atlantiques les pavillons de tous les peuples et
l'inquiétude éternelle de l'humanité. Du lever du soleil à son coucher,
il en défile parfois plus de quatre-vingts dans le champ du télescope du
guetteur. Ils passent très vite, à toute vapeur, à toutes voiles.

«Qui voit Ouessant voit son sang», dit un adage breton. Et c'est en été,
par les belles accalmies de juin, de juillet, d'août, qu'il faut se
défier davantage de ces lieux perfides. Alors, selon l'expression
locale, la mer fume; des mousselines ténues flottent entre ciel et eau,
suspendues comme des toiles d'araignées géantes, derrière lesquelles les
écueils embusqués attendent silencieusement leur proie. En vain le phare
du Créac'h brandit à intervalles égaux sa torche électrique: ses rayons
se dissolvent dans l'air mou. En vain, la sirène pousse son meuglement
enroué: sa voix demeure impuissante à déchirer le formidable silence. Le
navire dévoyé, saisi dans un étau mystérieux, oscille, se débat,
s'engloutit. Vieille histoire lamentable qui, chaque année, s'augmente,
hélas! d'un nouveau chapitre.

Et que de drames inconnus dont les suaires mouvants du Fromveur n'ont
jamais laissé transpirer le secret!...


II

VEILLÉE D'AOÛT

C'était un soir, à Ouessant, dans l'auberge que j'ai décrite
ailleurs[6], avec sa salle basse, ornée de meubles qui furent des
épaves, et ses deux lucarnes aux rideaux retroussés, ouvrant sur une
ruelle étroite au bout de laquelle gronde la mer.

  [6] Le _Sang de la Sirène_.

Un groupe d'Ouessantins fraternisaient, le verre en main, avec des
«îliens» de Batz, débarqués de la veille. La conversation, hésitante
d'abord, s'était promptement animée. On en vint à opposer l'une à
l'autre les deux terres, à vanter leurs mérites respectifs, les
avantages et les beautés propres à chacune d'elles, surtout les rudes
dompteurs de flots qu'elles s'honorent à l'envi d'avoir enfantés.

Ceux d'Ouessant citaient des noms par centaines, en une sorte de litanie
homérique: noms de pilotes, de sauveteurs, demeurés illustres dans les
fastes de l'île, mais dont la gloire n'a jamais franchi la passe
redoutée du Fromveur, sauf peut-être, en quelque rare circonstance, pour
être inscrite au livre, que nul ne feuillette, des annales du prix
Montyon. Les hommes de Batz, l'oeil narquois, attendirent, en souriant
dans leur barbe, que la kyrielle fût terminée; puis, l'un d'eux se leva
et dit:

--Nous autres, voilà: nous avons Trémintin!

Ce seul nom, jeté d'une voix tranquille, produisit sur l'assistance un
effet surprenant. Il y eut un moment de silence quasi religieux;
quelques Ouessantins ôtèrent leurs bérets. Un vieux se souvint d'avoir
connu Trémintin, d'avoir trinqué avec lui; il évoqua ses traits, son air
simple et bon enfant, la franchise et la douceur de ses yeux. Dès lors,
il ne fut plus question que du «brave pilote».

L'insulaire qui, le premier, avait prononcé son nom se trouvait être de
sa parenté: il avait été bercé sur ses genoux, avait retenu de sa bouche
le récit, vingt fois conté, de son héroïque aventure. Sur la prière des
Ouessantins, il le conta lui-même tel exactement qu'il l'avait entendu.
Il montra le _Panayoti_ entouré de barques ennemies, le pont envahi par
les pirates.

«--Comment nous débarrasser de cette racaille, lieutenant?

»--En les faisant sauter avec nous, Trémintin...»

La soute aux poudres est ouverte, l'enseigne Bisson y lance un brandon
enflammé.

»--Adieu, Trémintin!

»--Au revoir là-haut, lieutenant!»

Un peu de fumée blanche, un fracas formidable, et voilà tout le monde en
l'air. Trémintin cependant a eu le temps de faire le signe de la croix
et de se recommander à Notre-Dame. Et maintenant, en route pour le
Paradis!...

Mais le Paradis ne veut pas encore de lui. Après une tournée dans les
nuages, il se réveille au fond de la mer. L'eau salée, ça le connaît; il
y est chez lui: un bon coup de jarret le ramène à la surface. Il
s'ébroue, respire longuement, lève les yeux vers le ciel nocturne, piqué
d'étoiles et, là-bas, devant lui, debout sur les vagues encore agitées
par l'explosion, il voit se dessiner une svelte image de femme qu'à son
accoutrement il reconnaît pour la Vierge de Roscoff. Elle sourit,
incline la tête, semble lui crier: «Courage, Trémintin! Tu reverras ton
pays de Bretagne, et la flèche du Kreisker, et ta maison de l'Ile de
Batz». L'apparition s'évanouit; mais, au même instant, il se sent la
figure frôlée par un cordage: c'est un bout de filin qui traîne à
l'arrière d'une yole turque, fuyant à force de rames; il s'y cramponne
des deux mains et se fait remorquer ainsi jusqu'à terre. Il était sauvé.

Le narrateur ajouta:

--Jusqu'à la fin de ses jours, mon grand-oncle fut dévot à la Vierge.
«Sans elle, aimait-il à répéter, les crabes de la Méditerranée auraient
depuis longtemps nettoyé mes os.»

Gravement, les autres conclurent:

--C'est une grande sainte. S'ils ne l'avaient pas, les marins seraient
comme des enfants sans mère.

On but, à la ronde, à la mémoire de Trémintin, et les anecdotes se
succédèrent sur le compte de l'humble héros. Les moindres épisodes de sa
vie furent relatés. L'histoire de son voyage à la cour est inédite.

Rapatrié à l'Ile de Batz, le pilote achevait de s'y remettre de ses
innombrables blessures, quand, un jour, arriva du ministère de la marine
un grand pli cacheté: le roi--Louis-Philippe, au dire du
conteur--témoignait un pressant désir de voir Trémintin et le mandait à
Paris. Sa femme, Chaïc-Al-Lez, insista pour l'accompagner; elle
craignait pour lui les fatigues de la route, d'autant plus qu'en îlienne
qui n'avait jamais quitté son île, elle s'imaginait Paris à l'autre
extrémité du monde. Elle revêtit donc ses plus beaux atours, sa coiffe
de fil de lin, l'ample jupe qu'elle ne portait qu'une fois l'an, le
dimanche de Pâques, son tablier garni de dentelles et son petit châle de
mérinos noir brodé de fleurs de soie; puis, tous deux prirent la
diligence à Morlaix, munis d'un fort panier de provisions.

Aux Tuileries, on leur fit l'accueil le plus chaleureux, et la bonne
îlienne eut un succès presque égal à celui de son mari. Mais tous ces
honneurs la troublaient sans la séduire. Et, d'ailleurs, avec sa finesse
de paysanne, elle eut bientôt remarqué que la flatteuse curiosité dont
Trémintin et elle étaient l'objet n'allait pas sans quelque ironie.
Impatientée, un peu froissée aussi, elle tira le pilote par le bord de
sa vareuse et lui dit en breton:

--_Yvoun, deomp d'ar gèr!_ (Yves, retournons-nous-en chez nous!)

A quoi Louis-Philippe, se figurant avoir compris, au moins le dernier
mot, se hâta de répondre:

--Oui, oui, ma brave femme, vous pouvez être tranquille, nous
l'enverrons encore à la _guerre_.

Vous pensez si Chaïc-Al-Lez rit fort, à part soi, de ce quiproquo et si,
à l'Ile de Batz, les commères en firent des gorges chaudes. La chose
passa même en proverbe. Et l'on dit encore dans le pays, de quelqu'un
qui veut parler de ce qu'il ne sait pas, qu'il s'y entend à peu près
aussi bien que le roi de France au breton.

... Mais je me demande si à transcrire ces propos on ne leur enlève pas
tout leur charme. Ils ne valent, en réalité, que sur les lèvres d'un
homme de mer, devant un auditoire d'âmes simples et dans le cadre fruste
d'une auberge d'Ouessant, perdue au large des grandes eaux.



III

EN CORNOUAILLES



DANS L'ARGOAT


I

Je viens de pèleriner pendant un mois à travers les bourgades et les
hameaux de la Bretagne intérieure. C'est une région encore peu connue.
Les petits chemins de fer économiques commencent à la pénétrer de part
en part, mais, jusqu'à présent, leurs wagonnets y circulent le plus
souvent à vide. Les touristes n'ont pas encore découvert ces
mystérieuses solitudes. Ils préfèrent s'en tenir aux «curiosités», déjà
fortement banalisées, du littoral et, par conséquent, à la conception
d'une Bretagne conforme au type classique, âpre, grise, dénudée,
tempétueuse. C'est tout au plus si une migration de peintres et, à leur
suite, quelques voyageurs ont poussé une pointe vers le Huelgoat. Le
reste de l'immense étendue de pays que bordent, au Nord, les pentes
rousses de l'Arrée, au Sud, les contreforts schisteux de la
Montagne-Noire, a gardé intacte la fraîcheur de sa physionomie
primitive, sa séduction de terre inviolée.

Les Bretons, dans leur langue, l'appellent l'_Argoat_, la «contrée des
bois», par opposition à l'_Armor_, au «pays de la mer». Et c'est, en
effet, son caractère le plus saillant d'être une terre boisée,
verdoyante à perte de vue, où les taillis d'aulnes et de coudriers
moutonnent au flanc des hauteurs, où s'élancent du creux des gorges de
majestueuses hêtraies semblables à de vastes églises végétales.

Par là, elle contraste singulièrement avec la zone côtière, presque
partout dépourvue d'arbres et qui n'a, l'été, pour la défendre des
ardeurs du soleil, que l'ombre courte de ses haies d'ajoncs. Par là
aussi, elle vous donne le sentiment et comme la révélation d'une
Bretagne riante et, en quelque sorte, idyllique, toute de grâce, de
douceur, d'intimité, absolument différente de celle que l'on visite et
que l'on décrit. Les Guides l'ignorent, et il n'y a pas à leur en
vouloir: ils n'y trouveraient à signaler à leur clientèle aucune de ces
«beautés» sur lesquelles leur prose uniformément admirative a coutume de
s'extasier, encore que la procession de pierre des Kragou soit parmi les
plus étranges profils de roches qui se puissent voir et qu'il y ait peu
de panoramas comparables à celui dont on jouit du sommet du Ménez-Mikêl.
Le charme de cette nature est moins dans tel ou tel de ses aspects que
dans la subtile, l'indéfinissable harmonie de l'ensemble. Vallées
sinueuses et profondes, collines aux contours délicats, horizons d'une
souplesse merveilleuse et de teintes finement nuancées, tout, ici,
respire vraiment le je ne sais quoi d'enveloppant et de prenant par où
le pays breton, au dire de M. Brunetière, se distingue des autres pays.

Peut-être est-ce pour cette raison que le peuple a fait de cette partie
retirée de la province le séjour de prédilection de Viviane. Elle passe
pour y avoir vécu, pour y exercer, de notre temps encore, ses prestiges
et ses enchantements. Les bûcherons et les sabotiers, qui forment, en ce
terroir, l'élément le plus considérable de la population, racontent à
qui veut les entendre qu'il leur est arrivé plus d'une fois, au lever du
soleil ou à son coucher, de surprendre la fée celtique, penchée sur le
miroir d'une source, lissant ses cheveux d'or.

--Toutes nos rivières, affirment-ils, se renvoient l'une à l'autre son
image.

Et les rivières sont nombreuses dans l'Argoat!... C'est la contrée des
eaux, non moins que des bois. Là sont les fontaines glacées dont parle
le poète, et, comme aux jours lointains où il les chanta, une vénération
immémoriale les entoure. Rares sont celles que n'encadre point un mur en
pierres de taille, naïvement sculptées. Le plus souvent, le bassin est
protégé par un édicule, presque un temple. Car les eaux vives sont
sacrées: une divinité tutélaire habite leurs profondeurs, et le bruit de
l'onde qui s'épanche n'est autre que le murmure de sa voix. Le
christianisme, il est vrai, l'a baptisée d'un nom nouveau, emprunté au
calendrier de ses vierges ou de ses saints; il a modifié le sens de sa
légende, mais, ce qu'il n'a pu faire, c'est changer sa vieille petite
âme païenne. Elle est demeurée ce qu'elle était aux anciens âges, et,
aujourd'hui comme alors, c'est à elle que vont les prières, à elle aussi
les pieuses et rustiques offrandes.


II

Que si vous voulez voir célébrer le culte des fontaines dans toute sa
splendeur, allez au Pardon de Bulat.

Il a lieu dans la dernière quinzaine de septembre. Le train de Guingamp
à Carhaix vous débarquera en pleine lande, parmi les brousses et les
bruyères, à la solitaire station de Pont-Melvez.

Le propre de ces lignes de l'Argoat est, pour ainsi dire, de ne passer
nulle part, d'avoir l'air de ne rien desservir, et leurs gares font
l'effet de maisons de bergers, perdues dans la steppe. Ne vous
découragez point, toutefois. Devant vous s'acheminent, par les sentiers,
de longues files de pèlerins: suivez-les; elles convergent toutes vers
Bulat, dont la haute flèche élégante, une des plus ajourées de Bretagne,
surgit peu à peu, par delà des dos blonds de collines, dans l'estompe
légère du matin.

La bourgade est chétive,--un pauvre village des monts, fait d'un
presbytère, d'une école et de trois ou quatre auberges; le paysage, en
revanche, est délicieux et l'église est admirable. Mérimée, si je ne me
trompe, la visita au cours d'une de ses tournées d'inspection dans
l'Ouest, et en reçut une impression très forte. L'ossuaire surtout le
frappa, par la saisissante étrangeté des figures macabres qui le
décorent. La mort y est représentée dans les attitudes les plus
diverses, avec une fougue de ciseau vraiment tragique, et il y a telle
contorsion de squelette hurleur que l'on n'oublie plus. Bulat n'aurait
que son église que ce serait assez pour sa gloire; mais elle ne serait
probablement pas devenue la grande capitale religieuse de l'Arrée, si
elle n'avait eu ses fontaines.

Elle est proprement la cité des fontaines. Nulle autre ne mériterait
mieux le nom de _Kerfeunteun_ décerné, jadis, par les vieux chefs de
clan, à tant de localités bretonnes. De quelque côté qu'on y entre, on
est salué par le clair chant des sources. Elles coulent limpides et
intarissables, imprégnant l'atmosphère d'une exquise odeur de mousse
humide, versant à toutes choses la vie et la fraîcheur.

Les montagnards d'alentour, les gens même de la plaine et ceux de la
mer, leur viennent demander, selon les cas, soit la force, soit la
guérison; les jeunes filles les consultent, pour connaître leur destin;
les jeunes femmes y laissent tomber une à une les épingles de leur
corsage, afin que leurs entrailles soient fécondes et leurs mamelles
gonflées d'un lait nourrissant.

Le Pardon de Bulat est, en réalité, leur fête. Les pompes de l'office à
l'église ne sont qu'un accessoire; la véritable cérémonie s'accomplit
auprès des fontaines. Des vieilles vous tendent l'eau sainte, puisée
dans une écuelle, et, moyennant une obole, vous enseignent les paroles
qu'il faut dire, les rites qu'il faut pratiquer. Chaque source a ainsi
son collège de prêtresses en haillons, aux traits ridés, aux lèvres
marmottantes. Elles vous content, entre temps, d'adorables histoires,
car elles ont des façons ingénues de pontifier. J'ai passé, quant à moi,
des heures charmantes en leur compagnie, assis sur la margelle
monumentale de la fontaine des Sept-Saints.

--Autrefois, me disait l'une d'elles, avant la Révolution, pas un Breton
n'eût manqué de faire le pèlerinage des sept évêchés, d'Aleth à Vannes,
par Dol, Saint-Brieuc, Tréguier, Saint-Pol et Quimper-Corentin. D'aucuns
le faisaient en corps de chemise, nu-tête et nu-pieds. Tous, au retour,
se rendaient à Bulat. Ils trempaient leur visage et leurs mains dans
chacun des sept bassins que voici et se relevaient dispos. Ces ondes ont
en elles toute la vertu de la terre bretonne...

Sa vertu la plus secrète, en tout cas, et sa plus exquise fraîcheur.
Tout ce que l'eau peut contenir de poésie et de mystère, tout ce qu'elle
communique au paysage de grâce fluide et, pour ainsi dire, de jeunesse,
c'est à Bulat, par une belle soirée de juin et de la fenêtre d'une
misérable chambre d'auberge, que je l'ai le mieux senti. Dès que les
bruits humains se furent apaisés, le chant des fontaines s'éleva,
d'abord en un chuchotis léger, à peine perceptible, puis en un
frémissement de notes longues, singulièrement cristallines et pures.
Comme évoquée par cette incantation, une forme vaporeuse surgit de
chaque source. L'haleine embaumée des prairies les poussa l'une vers
l'autre. Je les vis nouer leurs mains diaphanes; et, dans le vallon
baigné de clarté pâle, une ronde commença,--la ronde des antiques
Naïades bretonnes, filles immortelles des eaux, de la solitude et de la
nuit.



EN FORÊT


I

J'ai fait la veillée de Noël dans une «loge» de sabotiers, sur les
hauteurs encore presque inviolées de l'Argoat.

L'Argoat, au centre de la péninsule bretonne, c'est proprement--on l'a
vu--le «pays des bois» par opposition à la zone maritime, à l'Armor. Là,
subsistent en larges îlots, aux flancs des monts ou sur leurs cimes, les
restes, toujours imposants, de l'antique forêt primitive.

Qui voudrait avoir l'impression directe de ce que pouvait être la Gaule
barbare, la Gaule d'avant la conquête, n'aurait qu'à se rendre dans ces
contrées. Au printemps, la grâce en est infinie, avec quelque chose,
néanmoins, d'inquiétant et de sauvage. Une épaisse toison de feuillages
moutonne à perte de vue sur la croupe arrondie des collines, et les
vallées qui se déroulent à leur base dorment comme accablées sous le
poids d'une frondaison excessive. On y peut voyager des heures entières,
sans voir une maison, sans voir un homme, et cela dans un demi-jour
verdâtre, au milieu d'un silence enchanté. L'eau même des rivières y
glisse sans bruit, parmi les roches, sur un lit de gravier tapissé de
longues herbes ondulantes; et les indigènes ont été si frappés de ce
fait que, fidèles aux habitudes de la race, ils lui ont cherché une
cause surnaturelle. Les «anciens» vous conteront ceci.

Aux âges lointains où les saints d'Irlande venaient établir leurs
cellules de pénitence, leurs _pénity_, dans les solitudes de la
Bretagne-Armorique, un d'eux, du nom d'Envel, au lieu de se fixer, comme
la plupart de ses congénères, sur quelque point voisin de la côte,
décida de pousser jusques au coeur du pays, dans ces terres hautes,
chargées de bois, où l'évangile n'avait pas encore pénétré. Il dit donc
à sa soeur Jeune ou Jûna, qui l'accompagnait:

--Nous allons remonter la rivière que voici. Où commence son cours, là
nous nous arrêterons et nous bâtirons notre ermitage.

Elle sur une berge, lui sur l'autre--car c'était une condition de leur
salut qu'ils vécussent séparés--ils marchèrent le long de l'eau durant
trois jours. Les arbres s'écartaient pour leur faire place et les
broussailles s'ouvraient d'elles-mêmes devant leurs pas.

A l'aube du quatrième jour, Envel, parvenu au sommet d'un des
contreforts de l'Arrée, put juger du vaste espace qu'il laissait
derrière lui. Gravissant une des crêtes de pierre, en forme de vagues
figées, qui hérissent ces parages, il fit signe à sa soeur qu'il était
temps de s'arrêter. Et ils édifièrent leurs oratoires, l'un en face de
l'autre, de chaque côté du vallon.

Il était dans leur pacte qu'ils ne chercheraient jamais à se voir ni
même à converser entre eux. Mais, pour prier, ils unissaient leurs voix
et ainsi leurs âmes restaient mêlées. Le chant paisible de la rivière
mettait comme une harmonie de plus dans leurs pensées, loin de troubler
leur oraison. Un soir pourtant, grossie par quelque pluie d'orage, elle
enfla son bruit, roula sous les aulnes qui la bordent des murmures si
retentissants que la voix mélodieuse, la faible voix féminine de sainte
Jeune en fut couverte. Envel, très doucement, invita la rivière à plus
de discrétion. Mais, sans cesse accrue d'ondes nouvelles, étourdie de
son propre fracas, elle continuait de galoper, tumultueuse, sans rien
écouter. Alors, le bon thaumaturge eut un mouvement d'impatience. Usant
de la puissance que Dieu lui avait départie de commander aux éléments,
il dit:

--Tais-toi, rivière, tais-toi net, que j'entende ma soeurette!

La rivière, du coup, se tut si bien que, depuis, elle n'a plus chanté.
Aujourd'hui encore on l'appelle _An dour mik_, l'eau muette, l'eau du
silence. Ne vous y baignez pas; surtout, fussiez-vous près de mourir de
soif, n'y trempez point vos lèvres: vous en perdriez le goût de la
parole et les facultés du souvenir. C'est ici le Léthé breton.


II

Les gens de la plaine et du littoral ne sont pas sans éprouver un vague
sentiment d'effroi, quand ils se retournent pour contempler derrière eux
ces lourdes assises de l'Argoat dont les grands promontoires incultes
dominent l'opulente mer de leurs blés, en de solennelles attitudes de
sphinx accroupis. Ils en parlent comme d'une région farouche, vouée aux
antiques barbaries, toute pleine encore de l'horreur des sombres âges,
des époques troubles d'avant le Christ. Ils la nomment _Kernew dû_, la
«noire Cornouailles», un peu parce qu'ils la craignent. Rarement ils s'y
risquent, et seulement s'ils y sont forcés. J'ai entendu dire de
fonctionnaires qu'on y envoyait:

--Les voilà expédiés de l'autre côté du pays au pain!

Des cantons, qui ont la majeure partie de leur territoire engagée dans
la montagne, se défendent avec indignation d'en être, et la pire injure
que vous pussiez faire à un Breton du Trégor serait de le traiter de
«Cornouaillais», d'«homme des bois».

Faut-il croire à quelque survivance héréditaire d'un vieil antagonisme
de races? La chose, historiquement, est possible. Lorsque, au VIe
siècle, les émigrés de la Bretagne insulaire, fuyant devant la tempête
saxonne, vinrent, par bandes successives, fonder en Armorique une
nationalité nouvelle, ils trouvèrent--cela est certain--des havres
déserts, des estuaires quasi vierges, d'immenses étendues en friche, un
pays enfin que la paix romaine avait dépeuplé. Mais, si réduite que fût
l'ancienne population, encore s'en rencontrait-il çà et là des vestiges.
L'accueil qu'ils firent aux nouveaux arrivants fut loin d'être cordial,
ainsi qu'on le peut voir par les Vies des saints bretons, seuls
témoignages que nous ayons sur cette époque. Il n'y eut point,
toutefois, de conflits sanglants.

Trop faibles pour résister à des adversaires dont le nombre allait sans
cesse croissant, les indigènes cédèrent la place, se laissèrent refouler
peu à peu dans l'intérieur, vers les vallées sinueuses et les âpres
sommets de la forêt centrale. L'Argoat leur devint un asile et une
citadelle. Ils vécurent d'une existence longtemps précaire, parmi les
loups et peut-être les aurochs, sous des ombrages qu'agitait encore d'un
frisson sacré la plainte agonisante des derniers druides. Puis, la
montagne, les bois leur façonnèrent une autre âme, où bientôt s'effaça
l'image--partant le regret--des terres plus riches qu'ils avaient dû
quitter. Enveloppés de Bretons, ils se bretonnisèrent. Entre les
envahisseurs et les dépossédés l'apaisement se fit. Mais il semble bien
que, dans la profondeur de la conscience populaire, subsiste, je l'ai
dit, je ne sais quelle réminiscence obscure des anciens démêlés. Le
spoliateur surtout garde une sorte de méfiance inquiète à l'égard du
vaincu.


III

J'ignore ce qu'il peut rester de sang gallo-romain dans les veines de
l'habitant actuel de l'Argoat; mais, à pénétrer dans un de ces logis de
paille et de boue épars dans les solitudes des monts, il est difficile
de ne songer point au misérable tugurium de quelque serf gaulois. Plus
complète encore sera l'illusion, si ce logis se trouve être la hutte
d'un sabotier.

Celle où j'ai passé la nuit de Noël est située presque à la lisière de
l'ancienne forêt ducale de Porthuault, que hante toujours le spectre de
la reine Anne, menant une chasse fantastique derrière la meute de ses
blancs lévriers.

Nous y arrivâmes, sur le soir, à l'Angélus, comme les larges pourpres du
couchant d'hiver achevaient de s'éteindre au fond du ciel. Ronde,
ventrue, amincie seulement en haut, la hutte, avec ses cloisons de
branchages et de genêts entrelacés, semblait moins une cabane humaine
qu'une ruche énorme disposée au bord de la sente pour recevoir un essaim
géant. Deux chiens roux étaient attachés au tronc d'un hêtre, sur un
fumier de feuilles mortes: ils aboyèrent à notre approche, tendant vers
nous leurs museaux pointus de fauves. Le sabotier parut, salua d'un mot
de bienvenue l'ami qui me servait de guide et, retenant d'une main la
claie, bourrée de paille, qui faisait office de porte, nous invita
d'entrer.

--La «loge» n'est pas grande, dit-il; mais, si le proverbe est vrai,
c'est dans les demeures étroites qu'on a le plus chaud.

Il y régnait, en effet, une tiédeur d'étable, une tiédeur égale et
douce, entretenue par un feu de copeaux à flammes courtes, qui brûlait
au beau milieu de la pièce, sur un âtre circulaire, sorte de maçonnerie
primitive, fait de pierres brutes et d'un peu d'argile délayée. On ne
voyait d'abord que ce feu, trouant de son éclat les grandes ombres
flottantes d'alentour. Puis, les yeux s'habituant à cette
demi-obscurité, des détails surgirent: trois piliers de bois à peine
dégrossi étayaient l'étrange bâtisse; une planchette fixée à l'un d'eux
supportait une statuette en buis finement, patiemment travaillée au
couteau par quelque naïf sculpteur d'images: «Notre-Dame de
Pauvreté--nous expliqua l'homme avec un franc rire--la patronne des gens
de ma profession»; contre les parois étaient appendus des outils, des
gouges, des tarières, des haches, tout un arsenal d'aciers luisants
qu'on eût pris aussi bien pour un matériel de guerre. Tel devait être le
pêle-mêle des armes barbares sous la tente des vieux chefs homériques.
Le reste de l'ameublement se composait d'un lourd bahut sur lequel
trônait pour l'instant une marmite; d'un dressoir aux montants
disjoints, garni d'une dizaine d'écuelles en terre; d'une cage où
dormait en une posture hiératique un hibou apprivoisé; et de quatre ou
cinq escabeaux creusés au fer rouge dans des troncs de chênes.

Je cherchais du regard les lits: le sabotier me montra une rangée de
piquets plantés dans le sol et que des ramilles de bouleau, tordues
comme des câbles, reliaient entre eux. C'étaient les bordures des
couchettes. Quant aux couchettes elles-mêmes, rien de plus agreste, en
vérité: des jonchées de fougères sèches en guise de sommiers et des
couettes de balle de seigle pour matelas.

--Ce ne sont pas les lits les plus moelleux qui donnent les meilleurs
rêves, prononça notre hôte en son parler sentencieux... Et puis,
ajouta-t-il, on repose ici, veillé par les astres.

Il nous indiquait, du doigt, au-dessus de nos têtes, une ouverture
béante ménagée dans la coupole de la hutte pour laisser passage à la
fumée, et où s'encadrait un pan du ciel nocturne, un champ d'azur sombre
semé de froides lueurs d'étoiles.


IV

Nous nous assîmes sur les sièges de chêne massif autour du foyer. Des
chapelets de sabots enfilés dans une corde se doraient lentement à la
flamme, non sans exhaler encore un parfum sylvestre de bois fraîchement
ouvré.

Le maître du logis, pour nous faire honneur, avait dépouillé son
vêtement de travail, le tablier en peau de mouton, et, à genoux devant
l'âtre, s'était mis à nous préparer le breuvage national, le _flip_, un
mélange bouilli de cidre, de cassonnade et de «vin ardent». Il
s'excusait de nous recevoir si mal, à cause de l'absence de sa femme
descendue, avec ses fils, au bourg le plus proche, «à près de deux
lieues dans les terres, pour entendre les messes de la Nativité».

Tout en parlant, et sans s'interrompre d'activer le feu, il retournait
vers nous, de temps à autre, son visage maigre, rugueux et plissé comme
une écorce, où brillaient d'une lumière de rosée des yeux d'un gris
pâle, singulièrement expressifs dans leur vivacité un peu narquoise.

Le flip versé dans les écuelles, il ne fit aucune difficulté de nous
confier ce qu'il savait des traditions et des rites spéciaux que prête
l'opinion commune, en Bretagne, à la tribu des sabotiers.

--Les autres Bretons, disait-il, nous appellent des Galls; et c'est
pourtant vrai que nos pères ont ouï conter à leurs ancêtres qu'ils
n'avaient pas toujours habité ce pays. Pour venir vers l'Argoat, ils
avaient, prétendaient-ils, marché avec le soleil. Une langue plus douce
était, en ce temps-là, sur leurs lèvres. Ils avaient appris, dans leur
patrie d'origine, l'art de travailler le buis, le houx et le hêtre, et
ils apportaient avec eux, dans ces contrées, une industrie inconnue.
Leurs secrets, nous les avons retenus, nous, leurs descendants; une
génération les transmet à l'autre. Car nous sommes restés fidèles à
l'esprit des aïeux. Le fils, chez nous, ne déserte point le métier du
père, quoique les saisons futures s'annoncent mauvaises pour les
sabotiers. Nous pourrions, comme on fait tant, aller louer nos bras dans
les domaines de la campagne ou les ateliers des villes. Mais nous sommes
des gens des bois; là où cesse la forêt, finit pour nous l'air
respirable... Petits de taille, plutôt menus des membres, nous avons
parmi le monde une réputation de force extraordinaire et que les niais
croient diabolique. A vivre dans le commerce des grands arbres, quoi
d'étonnant si leur vertu passe en nous! Une de nos chansons dit: «Serre
tes poings, nouveau-né de la loge, car l'existence te sera dure!» C'est
le refrain dont nous berçons nos enfants, et, pour les rendre
indomptables, nous les roulons tout nus, l'hiver, dans la neige. Oui,
tout cela est vrai; et il est vrai aussi que les sabotiers ne forment
entre eux qu'une famille, qu'ils se doivent une assistance réciproque,
et qu'ils ont, pour se retrouver au milieu des autres hommes, des mots
ou des signes connus d'eux seuls. Nous nous donnons même, en breton, le
nom français de _cousins_. «Que ton _cousin_ soit pour toi comme s'il
était tout ensemble ton père, ta femme et ton fils!» Ainsi s'exprime un
de nos adages. Il n'y a pas d'exemple que le précepte ait été violé. Nos
différends, s'il en survient, nous les réglons nous-mêmes; la sagesse
des «anciens» les tranche, ou, si elle se récuse, eh bien! c'est la
bonne hache!...

A l'appui de ses dires, l'homme nous conta des histoires épiques,
empreintes d'une sauvagerie grandiose, pareilles à des récits des temps
mérovingiens.

Dehors, c'était le religieux silence des bois que traversaient par
intervalles des appels de hulottes en chasse, tandis que, dans
l'ouverture du toit, veillait, selon la parole de notre hôte, le feu des
étoiles éternelles.



PAYSAGE DE LÉGENDE


I

«La plage de Morgat, une des plus captivantes, à coup sûr, de toutes les
plages armoricaines, s'incurve, sur un développement de près d'un
kilomètre, entre les roches ardues de Rullianec et la majestueuse trouée
de falaises appelée Porte de Cador. Au delà de ce double massif
granitique, la roche se creuse en grottes spacieuses, quelques-unes
mesurant jusqu'à cent mètres de profondeur. Par leur coloration féerique
et par leur structure, de l'aveu des Écossais eux-mêmes, elles peuvent
rivaliser avec les grottes légendaires de Fingal. L'été, les touristes
étrangers se donnent rendez-vous à Morgat, du Fret ou de Douarnenez, par
breaks et par vapeurs bondés, pour visiter la Cheminée du Diable ou
l'Autel. Quant aux Français, ils ont le bon goût et le snobisme, pour la
plupart, d'ignorer les vraies beautés de leur littoral.»

Il faut bien que je l'avoue à ma honte: sans l'auteur de ces lignes, je
serais encore de ces Français qu'il raille, et je ne connaîtrais que par
les descriptions qu'il nous en fait dans son roman[7] le décor de mer le
plus grandiose, le plus pathétique et je dirai presque le plus
déconcertant qui soit en Bretagne.

  [7] _La Maison du Sommeil_ par Rémy Saint-Maurice.

C'est, en effet, à Rémy Saint-Maurice que je dois de m'avoir révélé les
séductions austères de cette péninsule de Crozon, enfoncée comme un
trident au coeur de l'Atlantique.

Je n'oublierai de longtemps le clair matin de septembre où j'y abordai.
L'immense promontoire semblait onduler au-dessus de la houle océane,
comme une autre houle figée. Puis des détails apparurent, des pans de
falaises aux tons de marbre doré, des versants gazonnés, d'un blond
délicat, çà et là quelques verdures brunissantes, un havre enfin, au
fond d'une anse harmonieusement découpée et lustrée comme un intérieur
de conque. C'était Morgat.

Saint-Maurice me guettait au débarcadère et, un peu plus loin, sur la
plage, nous rejoignions André Theuriet. Tout de suite le maître et l'ami
m'entraînaient à la découverte. Nommer Theuriet, c'est évoquer des
bruissement de ramures, des odeurs végétales, des reflets de feuillages
dans le frisson des sources, bref toute la mystérieuse magie des bois.
J'allais lui dire combien je le concevais mal dans ce hautain paysage de
pierre, parmi ces landes rases et l'éclatante aridité de ces mornes
magnifiquement dénudés. Il ne m'en laissa point le loisir. A dix minutes
à peine de la grève, il nous faisait pénétrer dans un coin de nature
riante, dans une oasis insoupçonnée.

C'était, au sortir de l'âpreté marine, toute la tiédeur ombreuse d'un
asile pastoral. _Sylvine_ aurait pu vivre là.

La mer, si proche, s'était comme évanouie; non seulement on ne
l'entrevoyait plus, mais on ne percevait rien de son haleine ni de sa
rumeur. Et elle s'était évanouie de même, la splendide et formidable
vision des grands caps venteux. Des rideaux d'ormes, de frênes, de
châtaigniers, enveloppaient cette verte thébaïde de Ker-An-Provost,
l'isolaient des sévères aspects d'alentour, la baignaient d'une
atmosphère enchantée. La terre était grasse; l'herbe foisonnait dans les
menus enclos; un manoir tout vêtu de pampres sommeillait à la lisière
d'un très antique verger, où des pommiers, blancs de lichen, emmêlaient
leurs branches vénérables. Nul bruit, sinon le battoir d'une lavandière
rythmant le profond silence et, quand nous venions à frôler une haie de
saules, l'envolée subite d'une tribu d'oiseaux.


II

C'est un des charmes de ce pays crozonnais, qu'on s'y peut attendre à
toutes les surprises. On imaginerait difficilement une côte plus riche
en contrastes. L'exquis et le farouche s'y coudoient; et, lorsqu'on
pense avoir tout exploré, c'est le plus admirable, le plus saisissant,
qu'il reste à découvrir.

J'en fis l'épreuve, le lendemain, quand notre excellent hôtelier, M.
Pia, devenu notre guide, nous eut emmenés à l'extrême pointe, vers le
cap de la Chèvre, vers Dinan, vers le Toulinguet.

On se fût d'abord cru en plein désert. Le défilé des monotones croupes
chauves semblait devoir se prolonger indéfiniment, jusqu'aux derniers
confins de l'étendue. Et, tout à coup, cela s'arrêta net, comme dans un
sursaut de bête cabrée. La falaise dévalait à pic dans l'abîme et mirait
en une mer toute neuve, aux colorations ardentes, les architectures les
plus imprévues. On avait l'impression de quelque Babel océanique, bâtie
par des maçons fabuleux, aux âges d'avant l'homme. Forteresse ou temple,
on n'aurait su dire. Parfois, une gigantesque ogive de granit brut
ouvrait sur une terrasse verdoyante et fleurie, sorte de jardin
suspendu, artistement aménagé en un lit de sieste pour les fées marines,
les étincelantes déités des eaux.

Car c'est tout naturellement que les images légendaires s'évoquent en
ces lieux. Elles s'imposent d'elles-mêmes à l'esprit le moins poétique,
devant la surhumaine, la prestigieuse majesté du décor. Il n'y a ici
qu'une définition qui convienne: c'est un paysage de mythologie.

Et ce qui s'étale sous le ciel libre n'est rien auprès des splendeurs
cachées. Pour peu que, à mer basse, le soleil déclinant, vous vous
risquiez dans l'étroit sentier de précipice qui plonge vers la grève, un
monde vous est révélé, qui vous arrache, dès le seuil, un cri de stupeur
et d'émerveillement. Par la baie lumineuse d'un pylône cyclopéen, voici
se creuser, dans les entrailles vives du roc, une espèce de basilique
souterraine, une de ces étonnantes demeures de songe comme en vit seule
surgir dans ses extases la fantaisie délirante des conteurs orientaux.
Il n'y a pas de mots pour peindre de tels miracles de somptuosité. Des
ruissellements de pierres précieuses coulent le long des parois, la
voûte en est lambrissée, et le parquet lui-même, chaque jour lavé, poli
par la vague, s'embrase de tous les feux d'une mosaïque invraisemblable,
sertie d'émeraude, d'améthyste, de topaze et de diamant. Cela tient de
l'hallucination, du prodige. On hésite, interdit, comme les antiques
quêteurs d'aventures, quand, devant leurs yeux éblouis,
s'entre-bâillaient les profondeurs magiques du Vénusberg ou du Monte
della Sibylla.

Ce n'est pas sans un frisson de crainte superstitieuse que l'on franchit
l'entrée. On se demande si on ne viole pas je ne sais quel mystère
auguste et redoutable. Si vaste que soit le silence, on le sent habité
par une présence invisible, et comme tout vibrant encore d'un écho qui
viendrait de s'assoupir. On a l'impression de quelque chose de tragique
et de sacré. Les pourpres violentes qui bariolent les murs ont l'air
d'éclaboussures de sang frais. On rêve d'un Titan blessé qui se serait
réfugié là pour mourir.

Précisément, dans une des chapelles latérales, les gens de la Pointe
vous montrent une masse rocheuse qu'ils désignent par ce vocable
suggestif: le Tombeau. Et vous diriez, en effet, d'une sépulture
monumentale sculptée dans un enfeu. A la partie supérieure, le quartz,
labouré d'ondulations et de plis, donne l'illusion d'un linceul
recouvrant une forme couchée. Il semble, par instants, que l'on entende
respirer la pierre. C'est dans une grotte toute pareille que Morgane,
fille du prince de Tintagel, dut emporter le grand vaincu de la
Table-Ronde, le fils agonisant d'Uter Pendragon, pour le panser de ses
mains pieuses et l'endormir avec des charmes.

Au sortir de la merveilleuse caverne des grèves, nous fûmes entourés par
une nuée de moussaillons, enfants de cette côte, et qui vivent perchés
sur le rebord de la falaise, à la manière des goélands. Un d'eux nous
dit:

--Les nuits de claire lune, à mer pleine, on entend s'élever une voix de
femme qui tantôt soupire, et tantôt fredonne un refrain triste, dans une
langue inconnue.

Et nous eûmes plaisir à songer que c'était votre voix, ô fée
d'Avalon,--que c'était votre voix magique berçant le sommeil enchanté
d'Arthur.



LA FIN D'UNE TERRE


I

Décembre 1896.

«Saint Guennolé allait souvent voir le roi Grallon en la superbe cité
d'Is et prêchait fort hautement contre les abominations qui se
commettaient en cette grande ville toute absorbée en luxes, débauches et
vanités... Dieu lui révéla la juste punition qu'il en voulait faire...
Le saint, retournant comme d'un ravissement et extase, dit au roi: _Ha!
Sire, sire! sortons au plus tôt de ce lieu, car l'ire de Dieu le va
présentement accabler_... Le roi fit incontinent trousser bagage, et,
ayant fait mettre hors ce qu'il avait de plus cher, monte à cheval avec
ses officiers et domestiques et, à pointe d'éperon, se sauve hors la
ville. A peine eut-il franchi les portes, qu'un orage violent s'éleva,
avec des vents si impétueux que la mer, se jetant hors de ses limites
ordinaires et se ruant de furie sur cette misérable cité, la couvrit en
moins de rien, noyant plusieurs milliers de personnes; dont on attribua
la cause principale à la princesse Dahut, fille impudique du bon roi,
laquelle périt en cet abîme...»

Tel est, en abrégé, le récit que fait de la submersion d'Is le pieux
hagiographe Albert le Grand. Lorsque, au début de ce mois, l'Océan,
rompant ses digues, envahit les terres basses du pays de Penmarc'h, il
n'y eut qu'un cri parmi les populations de cette côte, encore toutes
pénétrées de l'esprit des légendes primitives:

--C'est la catastrophe de Ker-Is qui recommence!

De mémoire d'homme, on n'avait vu pareil spectacle. Ce fut plus que de
l'épouvante: ce fut de l'hébétement, de la stupeur. On était fait aux
colères de la mer, dans ces parages farouches, hérissés d'écueils. Ses
sourires même y sont perfides et ses langueurs pleines de menaces. Telle
roche, avec sa croix de fer scellée dans le granit, raconte un horrible
drame, toute une famille cueillie subitement par une lame sourde, un
jour de vacances, sous un ciel splendide, au coeur de l'été.

On n'était pas non plus sans se rendre compte que ce littoral plat,
livré presque sans défense aux empiètements des eaux, était fatalement
condamné à devenir tout entier leur proie. Les témoignages des «anciens»
du pays ne permettaient, à cet égard, aucun doute. N'affirmaient-ils pas
avoir lutté sur le gazon, au temps de leur jeunesse, en des endroits où
l'herbe drue est, depuis belle lurette, supplantée par les algues et par
les varechs? On se résignait donc d'avance à se laisser ainsi manger sur
place, pierre à pierre, en quelque sorte, et lopin à lopin. Mais on
espérait que la mer y aurait mis de la discrétion; qu'elle se serait,
comme dans le passé, contentée d'un modeste lambeau par siècle. On
comptait, du reste, pour réfréner l'impatience des flots, sur un cordon
de dunes, resté intact du côté du Sud, et que prolongeait vers l'Ouest
un mur bas, à forme cyclopéenne, fait de blocs frustes solidement
assujettis; on comptait surtout, à vrai dire, sur la protection de saint
Guennolé, patron de l'une des principales agglomérations maritimes
disséminées sur le territoire de Penmarc'h. De l'église monumentale qui
lui fut consacrée, vers l'époque de la Renaissance, il ne subsiste
qu'une massive tour carrée, veuve de sa flèche; mais sa statue se dresse
encore, mitre en tête, à l'angle du porche, et les vieilles femmes du
quartier se plaisaient à voir en elle une espèce de palladium.

--Quand les temps seront venus, disaient-elles, le saint nous fera
signe, comme jadis au roi Grallon.

Je ne sais si le saint a bougé. Mais Penmarc'h vient, ou peu s'en faut,
d'avoir le destin d'Is.

On a lu dans les gazettes les détails du sinistre: les dunes crevées,
les pierres énormes de la digue roulées comme de simples galets, deux
cents hectares de palus, de jardins maraîchers, de labours fertiles,
transformés en une petite mer intérieure, les maisons lézardées,
éventrées, à demi croulantes, les gabares de pêche lancées dans les
terres et finissant d'expirer là, les entrailles béantes, comme de
grands cétacés noirs, rejetés hors de leur élément. Il n'y a pas à
revenir sur ce tableau. Mais peut-être est-ce le moment de rappeler en
quelques lignes l'histoire de ce coin de pays qui connut, on peut le
dire, toutes les extrémités de la fortune.


II

Hier encore, à voir surgir sur l'horizon nu les profils des cinq églises
qui jalonnent ce canton sauvage, dans un espace relativement restreint,
il était impossible de n'évoquer point le spectre de quelque cité
déchue.

C'est l'impression qu'en reçut Maxime Du Camp, lorsqu'il visita ces
parages vers 1850, avec Flaubert pour compagnon de route. Dans les
_Souvenirs de Bretagne_, il donne de l'ancien Penmarc'h une description
somptueuse, empruntée en grande partie à Souvestre qu'il copie presque
textuellement, sans d'ailleurs le nommer. «Une jetée d'un quart de lieue
protégeait son port... On y faisait si rapidement fortune que les
laboureurs des pays voisins abandonnaient leurs charrues et venaient en
foule pour y trafiquer; ils accouraient en si grand nombre que les
champs restaient incultes et que la contrée manquait de pain; on
craignit les famines, et, en 1494, Jean V de Bretagne rendit une
ordonnance qui défendait, _sous peine de la hart_, ces dangereuses
émigrations de cultivateurs. Il y avait la rue des Marchands, la rue des
Cordiers, la rue des Argentiers, la Grand'Rue et bien d'autres».

La peinture, on le pense, est fort embellie. Une ville qui eût englobé
les cinq églises de Kérity, de Saint-Nona, de Notre-Dame-de-la-Joie, de
Saint-Pierre et de Saint-Guennolé, aurait couvert une surface presque
égale à celle de Paris. Il faut reléguer dans le domaine de la légende
cette fantastique cité de la mer. Le vrai Penmarc'h ne constituait pas,
à proprement parler, une ville, mais un ensemble de bourgades éparses
reliées entre elles par des voies non pavées. Dans les intervalles, en
pleine campagne, s'élevaient, de-ci de-là, les manoirs des armateurs,
des négociants, des capitaines de barques, qui formaient l'aristocratie
du pays. Quelques-unes de ces «bastides» existent encore, avec leurs
pignons pointus, leurs porches immenses par où s'engouffraient les
marchandises, leur tour de guet d'où la vue s'étendait à plusieurs
milles au large, leur arpent de jardin planté d'un bouquet d'ormes aux
branches bizarrement tordues par les rafales,--le tout ceint d'un mur
crénelé qu'isolait un fossé d'eau stagnante.

De rues des Argentiers ou de rues des Orfèvres, il n'en est pas question
dans les vieux textes. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'une
race d'aventuriers hardis, un tantinet forbans peut-être, acharnés au
lucre et passionnés pour les navigations lointaines, a, jusqu'à la fin
du moyen âge, fait retentir ces lieux déserts du bruit d'une activité
sans égale. On peut voir encore, sculptée dans le granit des églises,
l'image des caravelles qu'ils montaient, semblables, comme structure et
comme gréement, à celles de Christophe Colomb. Sur ces barques aux
proues élevées que décoraient des aplustres figurant des sirènes ou des
dragons symboliques, gardiens de trésors, quelles terres ne
visitèrent-ils pas? C'est vers l'Espagne toutefois qu'ils se dirigeaient
le plus volontiers. Un mouvement régulier de transactions et de
relations de toute nature s'établit, grâce à eux, entre la péninsule
armoricaine et la Galice, cette autre Celtique suspendue aux flancs des
monts pyrénéens. Des échanges se firent, non seulement de produits, mais
d'idées. Les pèlerinages de Saint-Jacques de Compostelle devinrent une
habitude sacrée pour les Bretons. Nos chants populaires en témoignent.
Le culte de l'apôtre s'implanta même en Armorique; sa légende fut peinte
sur les verrières des chapelles, jusque dans les hameaux les plus
reculés. Et c'est encore à ces voyages, sans doute, que les Bretons
durent de récupérer tels fragments de leur patrimoine national tombés en
déshérence, comme, par exemple, le mythe du Purgatoire de saint Patrice
qui ne rentra chez eux et ne reprit sa place dans leur littérature
qu'après avoir été traité sous forme de drame par le grand Calderon.

Les Penmarc'hins, on le voit, n'étaient pas seuls à s'enrichir du fruit
de ces expéditions. Ils avaient, du reste, presque à leurs portes, une
source de prospérités peut-être plus abondante.

Naguère, passant à Paimpol, il me souvient d'avoir entendu chanter à un
marin ce couplet d'une chanson de bord:

    Si c'était la volonté de Dieu
    Que fût ici la Terre-Neuve,
        Eham, tira!
    Entre le Yulc'h et Molène,
    Nous ferions en sécurité la pêche!...

Ce rêve d'une race que déciment les longs et mortels séjours dans les
mers polaires, il fut, au temps des fastes de Penmarc'h, une réalité. La
morue foisonnait dans les eaux toutes proches. On n'avait, pour ainsi
dire, qu'à étendre le bras pour la pêcher. Cette industrie qui nécessite
aujourd'hui des armements si considérables et dont tant de vies d'hommes
sont la rançon se pratiquait, en quelque sorte, à demeure. Des bateaux
légers suffisaient: partis le matin, ils étaient, le soir, de retour.
Les femmes apprêtaient le poisson, le vidaient, le séchaient à l'air
libre et l'empilaient dans de grandes tonnes. Penmarc'h fut ainsi un des
principaux marchés de la morue, aux XIVe et XVe siècles.


III

La découverte du banc de l'Amérique du Nord porta une première atteinte
à son commerce. Les «rois du carême», comme on appelait ces opulents
armateurs, furent contraints d'abdiquer en d'autres mains. Survint la
Ligue qui les ruina tout à fait.

Non qu'ils eussent pris parti en cette guerre. Les querelles religieuses
les laissaient assez indifférents. Retirés dans leur petite Carthage
bretonne, ils envisageaient avec une égale philosophie les succès du duc
de Mercoeur et ceux du maréchal d'Aumont. Leur tort fut de compter sans
le troisième larron, ce sinistre Guy Eder de la Fontenelle, sorte de
condottière bas-breton, une des physionomies les plus singulières et les
plus complexes de ces temps troublés. Les «marchands» de Penmarc'h
croyaient se l'être attaché par des liens magnifiques, et, tout de même
se méfiant des appétits de sa bande, recrutée Dieu sait comme, s'étaient
retranchés dans une de leurs églises, préalablement fortifiée. Il vint
exprès leur faire reproche de n'avoir pas foi dans sa parole. Mais
tandis qu'il les haranguait d'un côté, ses soldats escaladaient les
remparts de l'autre.

Ce fut une mémorable tuerie de capitalistes, comme on dirait
aujourd'hui. Le chanoine Moreau,--une espèce de Froissart
cornouaillais,--qui nous en a légué les sanglants détails, prétend que
les Penmarc'hins avaient mérité leur sort. Le luxe avait engendré parmi
eux les vices les plus détestables et ils n'avaient pas craint de se
livrer aux pires abominations dans le sanctuaire même qu'ils avaient
choisi pour refuge. Le pays, depuis lors, ne fit plus que péricliter:
une fatalité inexorable pesa sur lui, dont il était dans son destin de
ne se relever jamais.

Du moins avait-il continué jusqu'à présent de vivre d'une vie précaire.
Des masures de pâtres ou de pêcheurs s'étaient construites avec les
débris des anciens manoirs. Des troupeaux estimés paissaient l'herbe
salée des palus; un blé vigoureux poussait sur l'emplacement des
jardins, et la sardine fournissait une ample moisson dans les eaux d'où
la morue avait émigré. Aux «sécheries» d'autrefois commençaient à
succéder des usines de friture.

Tout cela est actuellement compromis, sinon perdu irrémédiablement.
C'est une région à évacuer, un lambeau de la terre française qui va
disparaître. Il est peu croyable, en effet, que les travaux des
ingénieurs parviennent à faire reculer la mer: tout au plus
retarderont-ils, si on les entreprend, la catastrophe finale que Maxime
Du Camp prévoyait déjà lorsqu'il écrivait: «Un jour, sans doute, on ne
retrouvera plus rien; le reflux aura tout emporté...»

Il en sera, ce jour-là, de Penmarc'h comme d'Is la Merveilleuse. Ce ne
sera plus qu'un paysage sous-marin, une de ces mystérieuses Atlantides
que, par les ciels très purs, les pêcheurs de la côte bretonne
s'imaginent entrevoir au fond des eaux, parées d'une verdure éternelle
et endormies d'un sommeil enchanté. Une cristallisation mythique se fera
autour de la «ville engloutie». Quelque barde errant, s'il en reste, ira
conter par les bourgades sa légende où la traditionnelle Dahut,
magicienne perverse, ne manquera pas de jouer son rôle; et si, parfois,
durant les nuits de calme, de flottantes, d'imprécises musiques semblent
onduler sur la mer, avec les souffles apaisés du vent, les humbles gens
et les poètes prêteront l'oreille pour entendre tinter les cloches de
Penmarc'h, soeurs de ces cloches d'Is dont Renan lui-même ne laissait
pas de subir le charme.



LES CHANTIERS DE LA MER


I

Juillet 1897.

On n'a peut-être pas oublié les ravages causés sur tout le littoral de
l'Ouest par les bourrasques du farouche hiver de 1896 et principalement
par le raz de marée du 4 décembre qui fut, pour nos populations
côtières, comme la révélation d'un fléau inconnu. Les particuliers ne
furent pas seuls éprouvés; l'État subit des dommages encore plus
considérables. Ici, c'était une digue rompue; là, une cale emportée à
vau-l'eau; ailleurs, des môles éventrés, au lieu de former abri, se
changeaient en une traînée d'écueils artificiels. Et il va sans dire que
les ouvrages avancés du large avaient encore plus souffert. Des phares
avaient été éborgnés, sinon aveuglés tout à fait; des bouées avaient été
arrachées; les mâts de fer, destinés à signaler les roches sournoises
qui jamais ne découvrent, avaient été faussés, tordus, comme par des
poings de géants. Quant aux tourelles édifiées sur les «plates», c'est à
peine s'il en restait trace. J'ai parcouru ce champ de ruines: je ne
sais pas de spectacle qui montre mieux la fragilité des oeuvres de
l'homme et l'effrayante vertu des puissances destructrices de la mer.

Une fois de plus, tout est à recommencer... Et voici que l'on
recommence. Il ne s'agit pas, en effet, de se croiser les bras, de se
livrer devant les blocs disjoints aux platoniques lamentations d'un
Marius sur la désolation de Carthage. Trop de destinées sont à la merci
d'une balise qui s'écroule ou d'un fanal qui s'éteint. Coûte que coûte,
il faut rétablir les signaux disparus, relever les bornes indicatrices
jetées à bas, rendre aux routes atlantiques la lumière et la sécurité.
C'est la saison où la mer fait sa sieste, et l'on profite de ce que le
monstre est au repos pour lui imposer de nouveaux freins. De toutes
parts, des équipes d'ouvriers s'embarquent, la pioche sur l'épaule, la
truelle passée dans la ceinture du pantalon, et des chantiers d'un
aspect tout spécial s'improvisent dans les îles lointaines, peuplant
d'une animation insolite des parages qui n'assistent d'habitude qu'aux
ébats des «gottes» et des goélands.

J'ai fait visite, il y a peu de jours, à quelques-uns de ces chantiers.

Un ingénieur de mes amis, M. du Périer, m'avait invité à prendre place
avec lui dans un des cotres dont l'administration des ponts et
chaussées, par esprit d'économie, a coutume de faire usage pour le
transport des hommes et des matériaux. Le bateau sur lequel nous sommes
montés a un nom significatif: il s'appelle _le Protecteur_. Un patron,
un matelot, un mousse, c'est tout le personnel de manoeuvre. Pour
refuge, en cas de gros temps, une chambre unique avec deux cadres munis
de paillasses où s'écrasent, en ce moment, des piles de pains frais, des
quartiers de viande enveloppés dans des torchons, des paniers de choux
ou de navets, tout un approvisionnement de vivres impatiemment attendus
des exilés que nous allons voir.

Nous mettons à la voile à la nuit tombante, sous un ciel brouillé de
nuages. Çà et là des éclaircies, des trous d'un bleu noir, piqués d'un
faible scintillement d'étoiles. Une heure après notre sortie du port,
nous sommes sur une des grandes voies de la mer. Des phares surgissent
de tous côtés, esquissant leur geste de lumière chacun à sa façon. Les
uns vous regardent d'un oeil fixe; d'autres promènent un éclat
intermittent. Celui de Belle-Ile les éclipse tous: on dirait qu'il agite
dans les profondeurs obscures de l'espace une torche enflammée, ou mieux
il fait penser à quelque volcan sous-marin vomissant des lueurs brusques
à intervalles égaux. C'est lui qu'aux approches de la terre française
les navires de toutes les nations viennent reconnaître l'un des
premiers. Nous saluons au passage cette vedette de la mer qui, peu à
peu, décroît, s'évanouit, «noyée» bientôt, selon l'énergique expression
du patron Souffès, derrière la ligne mouvante de l'horizon.

L'ingénieur, cependant, me désigne un à un les récifs épars entre
lesquels nous voguons, ceux-ci couronnés d'écume, en des attitudes
hostiles de molosses grondants, ceux-là dressés à demi hors de l'eau,
d'aspect plus menaçant peut-être, avec leurs énigmatiques figures de
pierre, leurs airs de sphinx noirs, impassibles et silencieux. J'entends
défiler des vocables étranges, empruntés tantôt au domaine mythologique,
tantôt au règne animal, en vertu d'on ne sait quelles imaginations, sous
l'empire d'on ne sait quelles hantises. Qui expliquera jamais pourquoi
telle «basse» s'appelle la Médée, pourquoi tel groupe de roches
s'appelle les Pourceaux?

Nous avons traversé les «coureaux» de Trévignon. Une lumière est devant
nous, sur laquelle nous faisons cap et qui va grandissant. Elle
apparaît, d'abord, très haute dans le ciel; puis, à mesure que nous nous
en rapprochons, elle se fait terrestre, semble quelque feu de pâtre sur
un sommet lointain. Cette lumière mystérieuse, c'est le phare de
Penfret.

Nous entrons dans une zone de mer calme, qui contraste fort avec les
remous tumultueux, aux allures de rapides, que nous venons de franchir.
L'étrave du bateau pénètre comme un coutre en des eaux lourdes,
huileuses, pareilles à des glèbes retournées, où luisent des
phosphorescences, des myriades d'atomes diamantés. Et, quelques minutes
plus tard, nous prenons pied sur une grève, dans un paysage d'une
solitude inquiétante, presque sinistre. Le feu du phare plane maintenant
au-dessus de nos têtes; ses reflets palpitent comme des ailes immenses,
des ailes de clarté, d'une envergure infinie. Une poterne, un couloir,
des cellules à droite et à gauche, et, dans les cellules, sur une
jonchée de paille, des hommes endormis: ils sont étendus là, côte à
côte, deux à deux, trois à trois, les bras repliés sous la nuque en
guise d'oreiller, ceux-ci vêtus du bourgeron bleu de l'ouvrier des
villes, ceux-là drapés dans un ciré de matelot, tous prêts à sauter
debout à la moindre alerte, à se mobiliser au premier signal. Éclairé
par la lanterne du gardien de veille, l'Ingénieur procède à la visite,
se rend compte du degré d'avancement des travaux. Nous gravissons une
soixantaine de marches, et nous voici dans la galerie extérieure.

Tout le sombre archipel des Glénans s'enlève à nos pieds avec une
vigueur singulière, en une sorte de relief farouche. On dirait un
troupeau de monstres échoués. C'est un pêle-mêle inextricable d'îles,
d'îlots et d'écueils, un fourmillement de roches noires, rongées,
déchiquetées par une mer presque toujours en fureur. De sourds murmures,
des râles immenses enveloppent ces vestiges suprêmes d'une terre
effondrée. Du centre du groupe s'érige une forteresse déserte dont les
flots viennent battre les remparts et que l'on prendrait pour la tombe
solitaire de quelque roi de légende, de quelque monarque barbare
enseveli en plein Océan. On a l'impression d'être dans un énorme
cimetière préhistorique que les eaux du déluge auraient envahi. Une
angoisse funèbre vous étreint le coeur.


II

Quand, à l'aube, nous remettons à la voile, le décor a brusquement
changé. La mer, d'un gris délicat, d'un gris de colombe, a des frissons
de nacre vivante. Les croupes des îles exhibent de fines toisons vertes,
délicieuses à voir dans le premier éclat du jour naissant. Nous suivons
un chenal sinueux, parmi des enchevêtrements de pierres aux formes
bizarres; sur leurs cimes, blanches d'une poussière de guano, des
goélands sont perchés en rangs immobiles comme à la parade et,
philosophiquement, nous regardent passer. Quelques essais de culture,
ici et là, disent la présence de l'homme; une fumée bleuâtre révèle un
foyer qu'un bourrelet de dunes nous dérobe; une vache meugle dans un
pâtis.

A Saint-Nicolas nous faisons une courte escale. Une tribu de pêcheurs,
du continent, y campe durant la belle saison: ils y viennent poser des
casiers pour le homard ou tendre des filets pour le turbot. La cale
derrière laquelle ils abritaient leurs barques a été détruite, et ils
apportent à l'ingénieur leurs doléances.

--Nous, déclarent-ils, nous n'aurions pas où nous garer du vent, que ça
nous serait égal; on a l'habitude de ces misères. Mais c'est nos
bateaux!...

Et il faut entendre l'accent qu'ils mettent dans ces paroles, voir le
geste dont ils les soulignent.

Le soleil est déjà haut; une nappe de lumière ardente s'élargit sur la
mer. La brise a molli, comme énervée par la chaleur matinale de ce
radieux dimanche de juin: nous en restera-t-il assez pour atteindre la
«basse Rouge», dans ces parages de l'Ouest vers lesquels nous nous
dirigeons?

Le récif qui porte ce nom sanglant a été «soulagé» de sa tourelle, comme
dit Souffès, et l'on est en train de la rétablir. C'est à quoi s'occupe
le chantier de l'île aux Moutons. Mon voeu serait de les surprendre à
l'oeuvre, les hardis dompteurs d'écueils, les intrépides maçons de la
mer. Mais, à la marée montante, force leur est de déguerpir, la roche
couvrant à moitié flot; et, par malheur, la marée monte. Nous arrivons
juste au moment où le conducteur qui commande l'équipe donne l'ordre
d'évacuer. Déjà les paquets d'eau rejaillissent en gerbes d'écume, et
c'est à travers l'éparpillement de l'embrun que les hommes envoient leur
salut à l'ingénieur.

Nous les retrouvons, une heure plus tard, à l'île aux Moutons, où leur
chaloupe les a débarqués et où ils vivent, depuis près d'un mois, sans
autres communications avec la «grande terre» que les allées et venues
fort intermittentes du _Protecteur_. Rien de moins héroïque que
l'extérieur de ces braves gens qui pourtant fraternisent sans cesse avec
le péril, sinon avec la mort. Ce sont, pour la plupart, des paysans qui
ont commencé par casser des cailloux sur les routes du continent avant
de devenir des «cantonniers de la mer». Leur visage rasé, leurs traits
mélancoliques et doux annoncent des âmes plutôt timides, des caractères
faibles et passifs. Mais ce ne sont là que des apparences, et qui
mentent. Le conducteur, loin d'avoir à stimuler leur courage, a plus
souvent à modérer leur témérité. Le danger les exalte, les enivre. Ils
ont conservé le tempérament des Celtes primitifs et goûtent, comme leurs
ancêtres, une sorte de volupté âpre à jouter contre les éléments.

Aussitôt à l'île, ils ont dépouillé leurs vêtements de travail. C'est
dimanche, ai-je dit, jour de repos et jour de prière. Ils le solennisent
à leur façon, en s'habillant comme ils ont coutume de faire chez eux
pour se rendre à la messe de paroisse. Autrefois, les Glénans eurent
leur église et leur desservant. Le sanctuaire était à l'île du Loch, et
le «recteur» habitait la sacristie. Mais il ne reste aujourd'hui de la
chapelle que des ruines. L'évêque a dû rappeler le dernier prêtre: la
solitude, le tête-à-tête éternel avec les vagues lui avaient troublé
l'esprit. A l'île aux Moutons, c'est la fille du gardien de phare,
gardienne elle-même, qui lit l'office pour ceux qui veulent y
participer: on écoute, front nu, assis sur quelque bois d'épave ou sur
le rebord d'une citerne, et le spectacle, en sa simplicité rustique, ne
laisse pas d'être impressionnant.

                   *       *       *       *       *

Midi. Le gardien Collin nous promène à travers les décombres accumulés
par cette tempête de décembre, désormais historique, dans les alentours
immédiats du phare. Les faits s'évoquent avec une extraordinaire
précision du fond de sa mémoire d'insulaire, voué par état à une
existence d'anachorète où les événements se gravent d'un trait d'autant
plus sûr qu'ils sont moins fréquents.

Il nous dit la démence effrayante de la mer, les vagues oscillant à de
prodigieuses hauteurs, comme des montagnes ivres, l'île entière noyée,
le mur d'abri arraché de ses fondements, ses vaches emportées au fil du
courant et qu'il dut repêcher par les cornes, ses filles réfugiées à
l'étage le plus élevé de la tour, et le sentiment de détresse qu'ils
avaient tous, l'attente résignée, stoïque, de la perdition en commun.

Cependant, aussi loin que puisse s'étendre notre vue, la mer apaisée
n'est que sourires. A peine, par places, un léger remous, rompant la
courbe harmonieuse des flots, décèle un récif embusqué, quelque «basse»
traîtresse, ouvrière de naufrages et de trépas. L'île, dans la clarté
sans limites, est toute blonde. Des moutons qui lui ont fait donner son
nom il n'y a plus trace. Les seules bêtes domestiques sont les vaches du
père Collin; perchées au sommet du morne central, elles apparaissent
comme sculptées en noir sur l'étendue, leurs mufles immobiles tournés
vers le large, la queue pendante, les cornes lumineuses, rayonnantes de
l'or du soleil. Un silence infini plane. La respiration même des eaux
semble s'être tue. Le calme est si absolu qu'il en devient accablant: on
finit par en éprouver une sorte d'oppression, par se demander si l'on
n'est point le jouet d'un rêve, d'un mirage, le captif d'un monde
enchanté!...


III

Avec le soir, la brise s'est levée. Nous partons, à l'heure où les
hommes du chantier vont s'exercer à la nage, sous la direction de leur
surveillant; il importe, en effet, que cet art n'ait point pour eux de
secrets: leur salut en peut dépendre. Au reste, ils y sont, en général,
passés maîtres. D'aucuns d'entre eux s'efforcent, quelque temps, de
lutter de vitesse avec le _Protecteur_. L'île est déjà loin que nous
voyons encore leurs têtes onduler dans le sillage du cotre. Puis, tout
s'efface. Plus rien que la mer lilas et pourpre, où notre voilure se
découpe en un fuyant trapèze d'ombre, et là-bas, vers le Nord, une
estompe brumeuse, qui est la terre ferme, parsemée de dés blancs, qui
sont des maisons. Nous rentrons au pays de la vie, et ce n'est pas sans
quelque douceur.



A L'ILE DE SEIN


I

Quand, du haut de la pointe du Raz, le guide a énuméré au voyageur tous
les écueils qui hérissent cette côte, il ne manque jamais, en terminant,
de lui signaler au large, dans les profondeurs de l'Ouest, une
silhouette grise et fuyante, à peine visible au-dessus des eaux. C'est
l'Ile de Sein, _Énès Sizun_. Le plus souvent, on l'appelle Énès, tout
court. Un vaste fossé houleux la sépare du reste du monde. Les gens du
continent n'en parlent qu'avec mystère: une légende tragique plane sur
elle et une sorte de tabou la protège. On ne sait jamais, au départ,
quand on y arrivera, ni même s'il vous sera donné d'y atteindre. C'est
proprement une terre sacrée, au sens antique du mot. Comme les vestales
barbares dont elle passe pour avoir été le séjour, elle garde, dans les
lointaines solitudes de la mer, une espèce de virginité farouche.

Un bateau à voiles fait deux fois par semaine, lorsque le temps le
permet, le trajet d'Audierne à l'île. Nous levons l'ancre un samedi
soir, à l'heure du jusant. Comme passagers, quelques femmes du Cap, déjà
malades avant d'avoir quitté le quai, et un prêtre qui se rend là-bas
pour aider à la célébration du _pardon_. L'équipage se compose en tout
de trois personnes: un mousse, un matelot et le patron Menou. Celui-ci,
dont les fastes du sauvetage ont eu plus d'une fois à enregistrer le
nom, se montre d'abord à nous dans l'accoutrement d'un facteur des
postes; mais il a vite fait de jeter bas cette livrée officielle, pour
revêtir le seul costume qui aille avec sa tête rude: l'étroit béret, le
tricot de laine et le pantalon de toile bise.

Ciel lumineux; mer calme, zébrée de grandes moires, toute pailletée
d'argent clair; brise intermittente et lourde, tel qu'un air chaud remué
par un éventail. A notre droite, défilent tour à tour l'arête du môle,
les pentes arides et tourmentées des dunes de Trez-Cadek, puis la longue
traînée de roches abruptes que domine le sémaphore de l'Hervilly... Nous
sommes au large. L'azur glauque des eaux s'est épaissi; les remous se
font plus sonores à l'avant de la barque, et le vent bruit d'un souffle
plus ample. Voici déjà les croupes austères du pays du Cap dont le
soleil d'août achève de brûler la maigre végétation. Elles forment, dans
la direction du Nord, un mur continu, d'un blond roux, avec des fentes,
des lézardes, qui laissent apercevoir la coulée verte et sinueuse d'un
minuscule vallon. Par l'ouverture d'une de ces brèches, une chapelle
exhibe son toit gondolé et son menu clocher de granit. Le patron hèle le
prêtre, à l'autre bout du bateau:

--C'est le moment de dire l'oraison, monsieur le Curé!

Le sanctuaire est celui de Notre-Dame-de-Bon-Voyage, devant qui nul
«îlien» ne passe sans adresser à la Vierge un salut et une invocation.
Malheur au mécréant qui ne se conformerait point à l'usage! Les fins
rubans d'eau bleuâtre qui veinent au loin la mer, et qui ne sont autres
que les terribles courants du Raz, se saisiraient de lui,
l'envelopperaient de leur réseau et le promèneraient d'une course
éperdue autour de l'île, jusqu'au jour du dernier jugement.

Le prêtre s'est levé: debout au pied du mât, cramponné d'une main à un
cordage, il récite l'_Angelus_ et le _De profundis_; l'assistance, tête
nue, donne les répons. Les femmes elles-mêmes ont trouvé la force de se
mettre à genoux et estropient les versets latins entre deux hoquets. La
scène est d'une beauté simple et forte. Je m'attendais, sur la foi des
livres, à la fameuse prière, mentionnée dans tous les Guides:

    Sois-nous en aide, ô Dieu, pour traverser le Raz!
    La barque est si petite, et la mer est si grande!

Encore une de ces fictions, paraît-il, dont il faut faire son deuil!
Pure fantaisie de clerc lettré, séduit par une facile antithèse! Les
habitants de ces parages ne la connaissent que pour l'avoir entendu
baragouiner à des étrangers, à des touristes. C'est un article
d'importation.

Le couchant baigne les lointains d'une clarté d'or pâle. Et, sur ce fond
éclatant, l'île émerge peu à peu, comme dans une gloire.

Nous y débarquons à la nuit. C'est l'instant propice pour y prendre
terre. L'ombre lui sied, ou plutôt la mystérieuse demi-clarté des nuits
d'Occident. On a d'elle, alors, une impression profonde, inoubliable, et
qui doit être la vraie: celle d'un radeau en pierre, inhospitalier,
sinistre, aux trois quarts sombré dans une mer à la fois câline et
féroce, qui le déchiquète brin à brin. Maisons et rochers forment des
masses pareilles, ont les mêmes profils étranges, le même aspect
d'éternité. Aucun bruit de voix, nul pas humain ne sonnent dans la
solitude; seule, retentit l'immense, la lugubre vocifération de la mer.
On se sent à sa merci, perdu dans ce paysage fantastique, irréel, et
dont l'infinie tristesse vous accable. Une trentaine de bateaux à
l'ancre, qui se balancent dans l'eau blafarde du port, font l'effet
d'une flottille de cercueils. Une lumière brille, par sautes brusques,
tout au bout de l'Énès, une lumière aveuglante, extraordinaire, dressée
très haut dans le ciel où elle dessine, en tournant, une gigantesque
croix de feu. C'est vers elle que je m'achemine, guidé par le mousse de
l'embarcation, à travers des galets et des sables. Dans une des chambres
du phare m'attend le lit de l'ingénieur, une couchette très confortable
de civilisé.

De la galerie extérieure qui entoure la lanterne, le spectacle est
saisissant, et peut-être unique. Une rampe de feu scintille au loin,
dans les ténèbres mouvantes des vagues.

--Voyez-moi ce boulevard, me dit en son pittoresque langage le gardien,
le père Brazidec. Des réverbères comme ceux-là vous n'en avez point à
Paris.

Celui-ci, vers l'Est, c'est la Vieille, la sorcière du Raz, avec sa
flamme d'émeraude, son oeil vert de mauvaise fée. Cet autre, c'est le
feu du Goulet, une petite lumière clignotante, à peine perceptible. Et
puis, c'est Saint-Mathieu, Kermorvan: c'est le phare des Pierres-Noires,
dardant par intervalles une prunelle rouge, un regard ensanglanté de
taureau. C'est enfin le feu électrique du Créac'h, à l'extrême pointe
d'Ouessant, projetant sur l'abîme d'effrayants éclairs, une crinière
étincelante de monstre infernal. Et c'est surtout l'Ar-Men, dernière
sentinelle du vieux monde: il se dresse, au large de la
Chaussée-de-Sein, comme une svelte tige de granit épanouie en une fleur
de feu, que les innombrables récifs de cette passe engraissent d'un
fumier perpétuel de navires et d'équipages sombrés. Pour combien de
trépas, selon la forte expression de Brazidec, ce phare n'a-t-il pas été
le cierge suprême! Les plus gros transatlantiques se viennent prendre
ici, comme des mouches à une toile d'araignée; la carcasse de la
_Guyenne_ se voyait encore récemment entre deux roches; son agonie a
duré des mois: on l'entendait geindre et se lamenter, comme une chose
vivante, sous la furieuse poussée des flots!...


II

Je m'en suis allé à travers l'Énès, dans la fraîcheur du matin naissant.
Même caressée par le soleil et sous le premier charme du jour, elle
conserve un je ne sais quoi d'âpre, d'hostile, de méchant. La grande
lumière d'été ne fait que mieux ressortir le dur relief de ses côtes et
leur hérissement sauvage, la finesse aiguë de leurs dentelures. Rien
n'égale la désolation de son échine plate aux mornes vertèbres de
granit, saupoudrée plutôt que recouverte d'une mince couche de terre
friable comme une cendre et qui se volatilise au moindre vent. Elle est
une des épaves de cette mer où les épaves foisonnent, un lambeau de
continent naufragé. Il n'y vient, en fait de gazon, qu'une herbe sèche,
si coupante, que les vaches se blessent les naseaux à la vouloir brouter
et lui préfèrent le goémon. Pas un arbre, pas un arbuste; l'affreuse
stérilité d'un désert, d'un désert pétré. Car les pierres abondent: il y
en a partout, de toutes dimensions et de toutes formes, tantôt
accumulées en tas, tantôt répandues par énormes jonchées, tantôt
rassemblées en murets branlants pour enclore des champs minuscules. Le
voeu le plus solennel que puisse faire une îlienne consiste à promettre
à saint Corentin de débarrasser des cailloux qui l'encombrent le sentier
qui mène du bourg à sa chapelle. Et c'est, en effet, une oeuvre fort
méritoire de patience et de dévotion...

Quelques fleurs égayent néanmoins ce sol déshérité: des millepertuis,
des giroflées roses, des morelles noires, des touffes de mauves
arborescentes à l'ombre desquelles, dans les chaleurs de midi, les
insulaires s'étendent parfois pour dormir.

L'anis pullule; on en fait une infusion d'un goût détestable, mais dont
les anciens du pays nous vantent en ces termes la vertu: «Elle serait la
meilleure des boissons, si l'on n'avait inventé l'eau-de-vie». A dire
vrai, la plante par excellence est le varech. On le récolte toute
l'année. Le plus souvent, c'est la mer elle-même qui se charge de le
faucher dans les bas-fonds et de le rouler à la côte. Les îliennes le
ramassent et le fanent au soleil; il sèche, étalé par grands carrés
bruns, exhalant une odeur forte qui imprègne toute l'atmosphère; sec, on
le brûle dans des fours primitifs, à l'air libre. L'île est parsemée de
ces fosses oblongues, revêtues de galets à l'intérieur, et qui font
penser à des sépultures préhistoriques. D'âcres fumées ondulent
au-dessus, et l'on songe aux antiques holocaustes que des druidesses
attisaient. Chaque four, après six heures d'une combustion qu'il faut
activer sans relâche, peut donner de trois à quatre tourteaux de soude
qui se payeront deux francs les cinquante kilogrammes aux usines
d'Audierne et de Pont-Labbé. C'est la principale industrie de l'île. Le
varech a du reste quantité d'autres usages. Le bétail, on l'a vu, s'en
repaît volontiers; il fournit également la litière des étables et, pour
les hommes même, il n'y a pas, si l'on en croit les indigènes, de
coucher plus propre ni plus moelleux.

--Il n'est de beaux rêves, m'affirmait l'un d'eux, que sur une couette
de fin goémon.

Jusque dans le cercueil des morts l'on prend soin d'en répandre quelques
poignées, pour adoucir leur somme éternel. Mais sa destination la plus
inattendue est de servir à cuire le pain que les ménagères fabriquent
elles-mêmes. Cette fabrication vaut la peine d'être décrite. Les trois
sortes de grains, orge, seigle et froment qui entrent dans la confection
de la pâte, sont broyés à l'aide d'un moulin grossier, fait de deux
pierres et analogue à celui des Kabyles. La meule supérieure, que l'on
tourne d'une main, est percée d'un trou par lequel, de l'autre main, on
laisse couler le blé à mesure. La farine ainsi obtenue est mise,
aussitôt pétrie, dans un chaudron que l'on renverse sur une plaque de
tôle, disposée dans l'âtre et préalablement chauffée au rouge; on
enveloppe le tout d'une épaisse couche de goémon sec, brûlant à petit
feu, et, le lendemain matin, quand on soulève le chaudron, la pâte s'est
changée en un pain de couleur grise, arrondi comme un galet et aussi dur
en apparence, sinon en réalité. Les îliens le préfèrent toutefois au
pain blanc du continent, qu'ils trouvent trop léger, d'une digestion
trop facile.

--Ça ne tient pas à l'estomac, disent-ils. Ce n'est bon que pour des
terriens. A des gens comme nous, toujours à l'air vif du large, il faut
quelque chose de plus résistant.

                   *       *       *       *       *

Je me dirige vers le bourg, au son de la cloche qui tinte pour la
première messe. Le ciel est d'une amplitude immense: à l'horizon, il se
confond avec la mer, en des nuances délicates de mauve et de lilas;
l'Énès apparaît comme suspendue dans l'espace; on a l'ivresse, le
vertige de l'illimité. Dans un terrain vague, à côté d'une citerne en
ruine qui rappelle les puits du désert, s'élève la chapelle de
Saint-Corentin, petit oratoire breton, vêtu de lichens, presque aussi
fruste et vieux à voir que les rochers qui l'avoisinent. De ces rochers,
il n'en est pas un qui n'ait son nom, quelquefois même son surnom. C'est
ainsi que le _Min-Eonok_,--une sorte de sphinx à face joviale, au nez
épaté, noyé dans la bouffissure des joues,--est aujourd'hui plus connu
sous le sobriquet de «la tête au père Dumas», importé par quelque
commis-voyageur facétieux.

Le sentier, maintenant, pénètre dans la région des cultures; elle occupe
une trentaine d'hectares, morcelés à l'infini. Chaque lopin est encadré
d'un mur et affecte des airs de jardin: une voile de barque le
couvrirait tout entier. Pauvres petits champs à demi ensablés,
soigneusement entretenus néanmoins, et toujours par des mains féminines.
La mer aux hommes, la terre aux femmes. Ce sont elles qui labourent,
fument, ensemencent, récoltent. En me penchant sur un de ces enclos
lilliputiens, je ne suis pas peu surpris de le trouver plein de tombes.
C'est, m'apprend-on, «le cimetière des cholériques». Le choléra de 1884
exerça dans l'île d'épouvantables ravages; la mortalité fut telle que le
_recteur_, à ce que je me suis laissé dire, dut prendre la bêche pour
relayer le fossoyeur. Le cimetière du bourg étant comble, un insulaire,
atteint lui-même du fléau, fit don de son champ, par crainte d'être
inhumé dans la grève, «comme un chien ou comme un Anglais». De là ces
tertres funéraires en rase campagne, entre un carré de choux et une
planche d'oignons.

Je croise une vieille femme qui étale à sécher, sur un murtin, du
poisson vidé. Ce sont déjà les vivres d'hiver que l'on prépare. Il
importe de s'approvisionner à l'avance, en prévision des gros temps qui
fondent sur le pays au moment où l'on s'y attend le moins, avec la meute
déchaînée des vents de suroît. Tant que dure la saison douce, on peut se
considérer comme attaché à la «Grande Terre» par les allées et venues
des bateaux de pêche. Mais, à l'automne, dès les premiers jours
d'octobre parfois, les brouillards commencent à tisser autour de l'île
leurs trames isolatrices. Les communications s'interrompent. On
redevient un radeau désemparé, une terre en détresse, livrée à toutes
les colères d'un farouche océan. Les barques sont tirées sur le rivage,
car le port même n'est plus un abri sûr. Toute la population s'enfourne
dans les cuisines basses, se serre peureusement autour d'un feu de
goémon, de bouse de vache ou de bois d'épave. C'est alors que le poisson
séché fait son apparition sur les tables, apprêté avec des pommes de
terre, sans condiment ni sauce; et, pendant les quatre ou cinq mois qui
suivent, les îliens ne connaissent pas d'autre nourriture.

L'été, du reste, a aussi sa plaie qui est le manque d'eau potable. Le
phare possède une citerne des mieux aménagées, mais réservée
exclusivement pour les besoins du service. Par ailleurs, on ne compte
dans l'île que deux puits. J'ai mentionné celui de Saint-Corentin; son
eau est réputée comme ayant des vertus curatives; on y plonge les
rhumatisants, qui s'en trouvent, dit-on, soulagés; de même, lorsqu'un
enfant tombe en «languissance», une procession de neuf veuves y vient
faire des ablutions, selon de vieux rites païens. Malheureusement, pour
sacrée qu'elle soit, la source tarit aux premières chaleurs. L'autre
puits est situé à l'entrée du bourg: une antique maçonnerie le protège.
Un escalier de pierre, aux marches usées et le plus souvent boueuses,
conduit à une excavation en forme de grotte où croupit une eau saumâtre,
corrompue par les infiltrations de la mer. Comme dans les pays d'Orient,
c'est là que, le soir, se concentre la vie locale. Des vieilles aux
figures sibyllines échangent de longs commentaires sur les événements du
jour, et les jeunes filles, leurs cruches remplies, s'adossent au
parapet pour deviser d'amour avec leurs galants. On y assiste parfois à
des scènes d'une grâce toute patriarcale et presque biblique.

Toutes les habitations de l'île sont tassées en un seul groupe et
forment un pêle-mêle de vieux toits moussus, de l'effet le plus
pittoresque. La plupart ont un étage sur un rez-de-chaussée à demi
enfoncé en terre. Les fenêtres, exiguës, pareilles à des hublots,
donnent sur d'étroites ruelles où deux personnes ne sauraient passer de
front. Par derrière, sont les jardinets et les cours. Les intérieurs
sont propres, peints de frais: on se croirait dans une cabine. Une
boiserie à volets dissimule l'âtre. Tout est rangé minutieusement et, en
quelque sorte, arrimé comme à bord d'un navire; sur une planchette, aux
pieds d'une vierge en faïence, d'une Notre-Dame de Bonne Nouvelle ou de
Bon Secours, sont empilés des volumes pieux, des missels, des Vies de
saints, des livres d'édification populaire, en langue bretonne, tels que
l'_École de la douce mort_, _le Trésor du chrétien_, le _Miroir des
âmes_.


III

En arrivant au village, je le trouve silencieux et quasi désert;
personne dans les rues ni sur les seuils; les casiers à homards achèvent
de s'égoutter au long du quai; les bateaux dorment, couchés sur le
flanc, à mer basse, les ralingues de leurs grandes voiles brunes
traînant jusque dans la vase du port.

Tous les gens de l'île sont à la messe. On les voit là dans
l'accomplissement de l'acte où ils mettent peut-être le plus
d'eux-mêmes. Le regard plonge, par la baie du porche, dans la sombre
petite église striée de rais multicolores, de pâles lueurs
d'arc-en-ciel, que darde le soleil du dehors à travers les enluminures
des vitraux. Des goélettes en miniature pendent à la voûte et semblent
voguer dans l'air lourd, ennuagé par la fumée des cierges. Les hommes
emplissent le haut bout de la nef et les transepts; tous sont debout, en
vareuse de drap bleu, les bras croisés sur la poitrine et un chapelet
dans les doigts. Le prêtre n'a pas plutôt prononcé l'_Ite missa est_
qu'ils entonnent, sur une mélodie ancienne, le poétique _Angelus_
breton. A leurs voix puissantes, où grince par instants je ne sais
quelle strideur de cordages, répond le chant des femmes, un peu
nasillard et gémissant, agréable néanmoins et, dans les notes basses,
d'une exquise mélancolie d'accent. Elles sont agenouillées derrière les
hommes, sur des chaises marquées à leurs noms; presque toutes sont
habillées de noir, de la tête aux pieds: noire est la jupe aux plis
épais, noir le corsage ou justin orné aux manches d'un galon de velours,
noire aussi la coiffe en forme de cape qui prolonge son ombre sur le
visage et, par là, communique aux traits une religieuse douceur.

C'est surtout à la sortie de l'office qu'il faut surprendre les
îliennes, au moment où elles se dispersent à travers le cimetière, pour
prier sur les tombes des défunts. Nul cadre ne convient mieux à la
tristesse qui leur est naturelle, ainsi qu'à l'austérité de leur mise, à
ce deuil de veuves qu'elles adoptent dès l'enfance et qu'elles ne
quittent jamais. C'est en ce décor que Renouf les a peintes; et elles
sont bien, dans la réalité, telles que dans son tableau.

Même âgées, elles conservent une grâce étrange, l'élégance d'attitudes
particulière aux filles de la mer. Le teint, en revanche, se fane de
bonne heure; la figure se creuse, s'émacie, comme minée par une angoisse
héréditaire, et le type le plus fréquent peut-être parmi les jeunes
femmes reproduit la vivante et douloureuse image de la Pietà. Les yeux,
généralement, sont beaux, mais de nuances indécises, variant du jaune au
vert, du jaune doré des goémons au vert sombre des algues marines.
L'expression en est voilée et délicieusement alanguie par l'ombre des
cils, qui sont d'une longueur vraiment insolite: en quoi il faut voir,
dit-on, le signe d'une dégénérescence.

Et, de fait, les habitants de l'île ne se marient qu'entre eux. Les cinq
ou six clans dont se compose la population sont tous unis par les liens
d'une étroite parenté. Mais il ne semble pas que ces alliances
consanguines, perpétuées à travers les siècles, aient déterminé des
altérations bien profondes dans la vigoureuse santé de la race. Les
hommes, tantôt bruns et trapus, tantôt blonds et sveltes, offrent des
exemplaires admirables d'endurance et d'intrépidité. La nature et la mer
se chargent, il est vrai, d'opérer la sélection. Que si quelque mal
travaille ces robustes tempéraments, c'est le même dont souffre toute la
Bretagne, je veux dire l'alcoolisme. Sous ce rapport, ils auraient
besoin d'être évangélisés à nouveau, comme ils le furent il y a deux
cents ans par le Père Le Nobletz. Tout leur est prétexte à libations:
baptêmes d'enfants, baptêmes de bateaux, fêtes religieuses, noces,
enterrements. Ils s'enivrent avec volupté, avec rage. J'ai entendu
prononcer à l'un d'eux cette parole:

--Au fond du verre que je vide, brille l'entrée du paradis terrestre.

Quand je regagne le phare, à la nuit tombante, force m'est d'enjamber
des corps d'îliens, vautrés çà et là dans l'herbe, et qui cuvent leur
_vin-ardent_ sous la paix des étoiles...

                   *       *       *       *       *

La mélopée de la mer s'élève, lente et continue, avec la monotonie d'une
incantation. Deux menhirs, restés debout ainsi que des tronçons de mâts
au centre du radeau de pierre, dessinent sur le sol des profils
grimaçants et gigantesques, et l'on ne peut se défendre d'un frisson,
comme si, dans l'horreur mystérieuse du crépuscule, passait le souffle
des anciens dieux.



IV

EN VANNES



CHEZ LES GRÉSILLONS


I

Savez-vous un nom plus charmant que celui de Groix, en Breton GROACH',
qui veut dire fée?... Au soleil de midi, sous un clair ciel d'août, nous
nous embarquions à Lorient pour rendre visite à l'île. Sitôt le vapeur
en marche, un admirable panorama de mer s'ouvrit devant nos yeux.
L'immense estuaire étincelait, baignant à droite et à gauche des grèves
aux sables éclatants, des promontoires finement découpés, des îles
blondes, comme alanguies par la sieste sous les panaches immobiles de
leurs pins.

Partout des villas, des villages, des grappes de maisons riantes aux
noms sonores, Larmor, Kerroman, Penn-Mané. Brizeux avait raison: cette
langue vannetaise a de mélodieux arrangements de syllabes, d'une douceur
hellénique... Port-Louis, vers le sud, semblait une bourgade de légende,
bâtie sur les eaux.

Nous venions à peine de franchir la passe et déjà, derrière nous, la
terre avait fui, noyée dans une buée lointaine. Devant nous, en
revanche, une autre terre surgissait peu à peu, flottante d'abord,
imprécise, entrevue comme dans un mirage, mais qui bientôt s'accentuait
en une espèce de haute fresque de pierre, semée çà et là de gazons
fauves et nuancée des tons les plus délicats, de gris rose, de lilas
tendre. Une houle plus ample balançait maintenant le vapeur. Nous
traversions les Coureaux, dont il était aisé de suivre les méandres, à
des teintes plus claires moirant la surface de l'Océan. C'est dans ces
parages que se célèbre, chaque année, la cérémonie tant de fois décrite
de la «Bénédiction de la mer»... Quelques minutes plus tard, nous
jetions l'ancre dans le port de Groix, placé sous l'invocation d'un des
plus grands thaumaturges de l'émigration bretonne, saint Tudy.

Et qu'il est coquet ce port, avec ses môles de granit bleu, sa tour de
guet blanchie à la chaux, ses barques aux formes harmonieuses, peintes
de couleurs vives, ainsi que des felouques barbaresques ou des tartanes
du Levant! Sur la marine, un joli groupe d'îliennes, les mains croisées
sous leurs tabliers de cotonnade à fleurs dont les grands bavolets se
viennent épingler jusque sur les épaules, nous regardent passer avec un
rire silencieux, une curiosité quelque peu narquoise. Dans leurs yeux,
aux paupières longues, il semble que l'on voie luire toute la mer.


II

Nous nous acheminons cependant, par une route étroite et montante, vers
l'école de pêche, située dans la partie haute de l'île, au centre d'un
large plateau dénudé où alternent les brousses rases, les pâtis et les
chaumes. Sur le seuil de l'humble logis scolaire, nous attend le
directeur de l'établissement, celui que les nombreuses générations
d'élèves, sorties de ses mains, appellent avec une vénération
reconnaissante le «Père Guillard». Peu d'hommes ont mieux mérité, non
seulement de leur pays, mais de l'humanité. Ce ne fut pourtant, au
début, qu'un modeste instituteur de campagne. Sa vie s'est passée tout
entière parmi les clans marins du littoral morbihannais. Et il a eu
longtemps, comme ses pareils, l'existence la plus obscure, la plus
monotone; seulement il s'est ingénié à la rendre féconde.

Des enfants qu'il était chargé d'instruire, la plupart étaient des fils
de pêcheurs. Tout en les initiant aux mystères de l'alphabet et de
l'orthographe, M. Guillard fut amené de bonne heure à se demander s'il
n'y avait pas à faire pour eux quelque chose de plus efficace peut-être,
sinon de plus pressant. Il pensa, non sans raison, que sa qualité
d'éducateur de futurs marins lui créait des devoirs spéciaux. Et,
d'ailleurs, il avait lui-même l'âme d'un homme de la mer. Tout ce qui
touche à l'océan, à la vie du large, lui était un sujet de méditations
passionnées. Et, lorsque, vers leurs treize ans, ses écoliers quittaient
les bancs de la classe pour ceux de la barque paternelle, ce lui était
un navrement de songer qu'on les laissait aller sans armes, en quelque
sorte, au plus aventureux, au plus meurtrier des combats.

--Parbleu! disaient autour de lui les pères, hommes rudes, tannés, au
moral comme au physique, par l'embrun,--ils feront ce que nous avons
fait.

Une antique routine, en effet, transmise d'âge en âge, présidait seule,
jusqu'en ces derniers temps, aux destinées des pêcheurs de nos côtes.
C'était l'opinion courante, que, pour le plus difficile et le plus
dangereux des arts, il n'était besoin d'aucun rudiment. Il y fallait
uniquement de la race, une expérience péniblement acquise et le
souverain mépris de la mort. M. Guillard ne craignit pas d'entrer en
lutte avec le préjugé. Il commença par démontrer aux marins parmi
lesquels il vivait qu'ils ignoraient de leur métier les préceptes les
plus essentiels et, sans se laisser décourager par leurs sourires, leurs
haussements d'épaules, il se mêla de les leur apprendre.

L'humble maître d'école s'était rendu compte que des temps nouveaux
exigeaient des méthodes nouvelles. Ce ne sont pas seulement les
conditions du travail terrestre qui ont changé dans le cours de ce
siècle. La pêche elle-même a subi la loi commune et des modifications se
sont produites dans son régime, que des populations qui ne subsistent
que d'elle n'ont plus le droit de méconnaître.

Un exemple, entre vingt autres. Jadis, les migrations de la sardine se
faisaient à des époques régulières et par des chemins qui ne variaient
jamais. Le poisson abondait au même moment, dans les mêmes parages,
comme une manne bénie. On savait la semaine, le jour et presque
l'instant. Quelque ancien de la tribu, une sorte de voyant de la mer,
grimpait, la veille, par des sentiers abrupts, au sommet du promontoire
le plus avancé. De ses yeux d'aigle, habitués à plonger dans les
lointains, il fouillait l'immensité, à peine éclairée des premières
lueurs de l'aube. Et, dès qu'il avait surpris au large une tache
violâtre marbrant le gris azuré des eaux, vite il courait annoncer aux
barques déjà sous voiles la route suivie par le «banc».

Cet usage n'est point aboli; mais les vieux d'aujourd'hui ont beau
interroger la mer, ils n'en reçoivent que de décevantes réponses. La
sardine traquée a adopté d'autres saisons et d'autres voies. Et, de la
plupart des espèces de poissons, il en est de même: poursuivis avec une
âpreté qui va croissant, à mesure que se perfectionnent les engins, ils
se dérobent comme ils peuvent, en se réfugiant dans des fonds inconnus,
et la topographie des lieux de pêche en est toute bouleversée. Force est
d'abandonner la routine, idole impuissante, et de s'adresser à de plus
grands dieux.

En outre, la mer n'est plus l'être bizarre et mystérieux, le monstre
semi-bête, semi-femme, aux fantaisies tour à tour indulgentes et
hostiles, que nos marins se sont plu longtemps à se figurer, d'après
d'inconscientes réminiscences des antiques cosmogonies. On sait
désormais que, comme toutes les apparences mobiles de l'univers, elle
obéit, elle aussi, à des décrets immuables. La science a pénétré
quelques-unes de ses lois: on a déterminé la marche des courants, et les
vents eux-mêmes ont livré le secret de leurs caprices. Peu à peu s'est
édifiée toute une théorie de la mer, que ceux-là seuls continuaient
d'ignorer qui avaient le plus intérêt à la connaître. Rien de pratique
n'avait été tenté jusqu'à ce jour pour arracher les pêcheurs à leurs
vieux errements. Les notions les plus élémentaires de la navigation au
large restaient pour eux lettre close. De là tant de sinistres, tant de
barques françaises jetées aux côtes d'Angleterre et d'Espagne ou coupées
en deux, stupidement, sur les lignes de passage des paquebots. Il y
avait une oeuvre de salut à entreprendre, des milliers, des vingtaines
de milliers d'hommes à éclairer, à guider, à prémunir contre leur propre
vanité et contre la plus effroyable des morts. Cette oeuvre, M. Guillard
s'y est attelé avec une ardeur d'apôtre, et il l'a menée à bonne fin.

Il a commencé par prêcher d'exemple, devant des auditoires restreints.
Bientôt, grâce à ses efforts, grâce aussi au concours de quelques
personnalités dévouées, il se créait sur le littoral des sociétés
locales d'enseignement professionnel pour les marins côtiers. Informés
de cette initiative, le gouvernement, le président de la République
l'encouragèrent. Une école de pêche fut fondée à Groix, avec M. Guillard
pour directeur.


III

Nous y pénétrons à la suite du maître. C'est l'intérieur d'une classe
quelconque: des bancs grossiers, des tables tachées d'encre et de
goudron; çà et là, des cartes, des instruments de marine, appendus aux
parois: au fond de la salle, une inscription, une seule, tracée en
lettres noires sur la chaux de la muraille: «L'alcoolisme, voilà
l'ennemi!» Une trentaine d'écoliers sont là, les uns, moussaillons
imberbes encore frais et roses comme des filles, les autres, déjà des
hommes faits avec des toisons hérissées, des mains énormes, et des yeux
aigus de pirates.

Nous tombons à merveille: c'est jour de distribution des prix. Quelques
livres, offerts par la Société bretonne de géographie, sont empilés dans
un angle. Debout dans la chaire,--un pauvre bureau vermoulu,--M.
Guillard commence la lecture du palmarès. Oh! il n'est pas long. Dix ou
douze noms échelonnés au verso d'un bout de papier, c'est toute la
liste. Voici s'avancer, en «louvoyant,» la procession des lauréats. Ils
sont rayonnants et piteux tout ensemble. Ils tournent machinalement
leurs bérets de laine rousse entre leurs doigts. Leur démarche a quelque
chose de l'allure dégingandée des oiseaux de falaises lorsqu'ils
cheminent à terre, les ailes pendantes. Parfois, il arrive que l'élève
désigné ne réponde pas à l'appel de son nom.

Une voix, alors, jette dans le silence:

--Il est en mer!

Et ces mots si simples: «en mer!» communiquent soudain à nos âmes je ne
sais quel frisson. L'humble classe s'est comme transfigurée: il semble
que nous y respirions toute la poésie aventureuse, toute l'héroïque
ivresse du large. Le large! mais il est là, tout proche. Nous en
pouvons, par les fenêtres ouvertes, suivre au loin l'immense courbe
dorée. Des cotres grésillons passent dans le champ de notre vue, toutes
voiles au vent, leurs tangons de pêche pointés comme deux antennes. Tout
ce grandiose du dehors emplit la misérable pièce où nous sommes venus
nous asseoir pour une heure, lui prête une majesté singulière, en fait
comme le vestibule de l'infini...

La cérémonie close, M. Guillard nous donne, pour nous piloter dans
l'île, un de ses jeunes apprentis-pêcheurs. C'est un garçonnet d'une
quinzaine d'années à peine, mais qui n'en compte pas moins à son actif
quatre «campagnes de thon». Il nous dit, chemin faisant, les joies et
les angoisses du métier, les longues navigations errantes, pendant des
semaines, des mois même, à des cent et des deux cents lieues, souvent
jusque dans les parages inhospitaliers de la côte de Biscaye. Il nous
dit les grosses lignes qui traînent, fixées aux tangons et appâtées avec
de la peau d'anguille, quand ce n'est pas avec une feuille de maïs ou,
moins encore, avec un simple chiffon.

--A l'extrémité de chaque tangon, monsieur, il y a une clochette qui
avertit, dès que le poisson a mordu; car en se débattant, il la fait
tinter. On laisse le thon danser un instant, jusqu'à ce qu'il soit à
bout de forces, puis on l'amène. Une fois qu'il est hissé, on l'éventre.
C'est une bête singulière. Elle a plus de sang qu'un homme. J'ai vu des
moments où le pont n'était qu'une mare rouge qui, à moi, me montait aux
chevilles. On se fût cru dans une bataille pour de vrai!...

Sa voix vibre d'une exaltation contenue, en évoquant ces grands carnages
atlantiques. Et, par une association d'idées bien bretonne:

--Vous a-t-on jamais conté, nous demande-t-il, comment les femmes de
chez nous mirent un jour les Anglais en fuite?

«Voilà. C'était il y a très longtemps. L'amiral des «Saozons» croisait
avec toute sa flotte dans les eaux de Groix. Les chaloupes grésillonnes
avaient appareillé pour la pêche les jours d'avant; donc, pas un homme
valide à terre, hormis le curé. L'amiral jugea l'occasion propice de
tenter un débarquement. Déjà ses vaisseaux s'avançaient en ligne,
cependant que les îliennes, consternées, se réfugiaient à l'église de
paroisse. Elles y trouvèrent le «recteur», Dom l'Uzel, debout sur les
marches du choeur. Si pressant que fût le péril, son visage ne
manifestait aucun trouble. Les îliennes pleuraient et se lamentaient: il
les calma du geste.

»--Femmes, prononça-t-il d'un ton aussi paisible que s'il se fût agi du
prône habituel à la messe du dimanche,--nous allons, d'abord, réciter un
_pater_ et prier saint Tudy qu'il nous soit en aide.

»L'oraison dite, il se tourna de nouveau vers l'assistance:

»--Maintenant, vous allez, s'il vous plaît, m'obéir de point en point.
Vieilles et jeunes, que chacune de vous rentre en son logis, qu'elle
dépouille coiffe, cotte, jupons, et revête des habits d'homme. Avant un
quart d'heure, il faut que vous ayez, toutes, les braies aux jambes et
le suroît en tête.

»Les femmes s'entre-regardaient, se demandant si le bon prêtre n'avait
pas la cervelle chavirée.

»--Cela fait, continua-t-il, vous prendrez vos barattes à beurre, vos
_ribots_, et vous les irez disposer en hâte sur les sommets culminants
de l'île, à Quilhuit, à Kerloret, à Kernédan, au Moustéro. Quand vous
les aurez braquées, face aux Anglais, tenez-vous massées derrière et ne
vous inquiétez plus de rien. Dieu fera le reste.

»Ce que Dom l'Uzel avait prévu se produisit. L'amiral des Saozons tomba
dans le piège. Il prit les ribots pour des canons et, persuadé qu'une
artillerie nombreuse s'apprêtait à lui faire accueil, il donna l'ordre
de virer de bord. Les Grésillonnes, depuis ce temps, n'ont jamais eu de
ses nouvelles.»


IV

Ainsi bavarde gaiement notre guide. Nous faisons halte, un instant, sous
les vieux ormes ébouriffés qui ombragent la place du bourg. C'est la
seule oasis de cette grande terre chauve. Des vieilles tricotent,
assises sur des tabourets bas; des fillettes jouent aux osselets sous le
porche de l'église; un douanier flâne, les mains au dos, avec cet air de
héron pensif que donnent aux gens de sa profession les mélancoliques
stations nocturnes, le long des côtes. Autour de nous sont les maisons
du village, trapues, cossues, avenantes. Des jardinets les précèdent, où
poussent, à ciel ouvert, des plantes exotiques, des phycoïdes, des
bégonias, des figuiers de Barbarie, des lauriers-tins. Toutes ces
demeures blanches, silencieuses, respirent une paix coquette et comme
une élégance fleurie.

De minces ruelles vont s'étoilant dans toutes les directions. Celle où
nous nous engageons mène vers le sud. Nous voici dans la région des
cultures. Sans cesse nous croisons des groupes de femmes occupées à
ramasser des patates dans le creux de leur tablier. C'est à elles
qu'incombent, ici, comme dans toutes les îles bretonnes, les soins de la
terre. Elles y vaquent, d'ailleurs, avec une singulière beauté de gestes
et d'attitudes, et, ni la sveltesse de leur taille, ni la finesse
nerveuse de leurs mains n'en paraissent déformées. Une d'elles, qui
chantonnait d'une voix merveilleusement pure et profonde, se tait à
notre approche, et, comme nous la prions de poursuivre:

--Holà! répond-elle avec une moue hautaine, ma chanson n'est pas pour
les passants.

--Non. Elle est pour Pierre Lopez! riposte notre guide.

Et il se sauve en riant, tandis que la jeune fille, riant aussi, lui
lance une pomme de terre qui fait partir un vol d'alouettes marines des
chaumes d'un sillon voisin.

Des bornes minuscules marquent la limite de chaque propriété, réduite le
plus souvent à quelques acres. Rien ne rompt l'uniformité de la vaste
plaine nue, si ce n'est, de place en place, la silhouette d'un calvaire,
veillant, comme l'hermès antique, sur les labours confiés à sa garde.
Elles sont légion, ces croix; elles peuplent l'étendue. L'îlienne
invoque, le matin, leur bénédiction sur sa tâche et se signe devant
elles, le soir, dès que l'Angélus crépusculaire a tinté pour le repos.

A la lisière de la zone arable, nous entrons dans le pâtis communal. Des
vieux, retraités de l'Océan, y font paître, au bout d'une longe, des
vaches qu'à l'exiguïté de leurs proportions, comme aux fantaisies de
leur humeur, on prendrait plus volontiers pour des chèvres. L'homme et
la bête ruminent côte à côte: tandis que l'une remâche son herbe,
l'autre remâche ses souvenirs. Un de ces vétérans de la mer se plaint à
nous de sa déchéance:

--C'est triste, allez, après avoir manoeuvré l'écoute de la grand'voile,
de n'être plus bon qu'à tenir un licol!

Par delà le cercle miroitant des eaux, ses yeux où le regard achève de
s'éteindre remontent vers ses navigations anciennes, vers les grandes
houles bleues qu'argente le sillage des thoniers et que ses prunelles, à
lui, ne contempleront jamais plus.

C'est notre dernière rencontre. Nous sommes, à présent, hors de toute
humanité, en pleine steppe vierge. De courts ajoncs embroussaillent le
sol maigre, s'y cramponnent de toute la vigueur obstinée de leurs
sarments, s'efforcent péniblement de fleurir. Puis, ce sont des touffes
de plantes barbelées, puis la précaire végétation des roches, les
romarins, les lichens, les saxifrages. Après, plus rien. On plane sur le
vide; on se sent devenir impondérable; on est comme la fumée de ce
vapeur qui passe: on flotte, dissous dans le vent, dans le soleil, dans
la mer. D'une faille, à nos pieds, s'exhalent des sanglots immenses,
comme si quelque Titan agonisait là, écrasé sous la masse du
promontoire.

--Le trou de l'Enfer! nous dit le garçonnet.

On les compte par centaines, au long des côtes bretonnes, ces «enfers».
Celui-ci ne retentit point des hurlements désespérés que font entendre,
à Plogoff, les damnés du Raz, mais il ne laisse pas d'être d'une belle
horreur. Pendant que nous nous penchons pour sonder l'abîme, notre guide
a subitement disparu. Et voici que des profondeurs du gouffre une voix
s'élève, entonnant la célèbre complainte des _Trois matelots de
Groix_...

                    Il vente!...
    C'est le vent de la mer qui nous tourmente.

Nous écoutons frémissants, la poitrine oppressée d'une indicible
angoisse. Élargie, amplifiée, décuplée par un écho fantastique, la voix
n'est plus une voix mais tout un choeur, l'infini _lamento_ des Ames
vouées à toutes les détresses du vent, de la mer et de la mort.

C'est avec une impression de soulagement que nous quittons ces lieux
redoutables. Un vallon sauvage fait brèche dans le rempart des falaises.
L'herbe y est d'une douceur de velours; un filet d'eau courante glisse
parmi les menthes et les sauges amères, avec un chuchotement discret. La
pente aboutit à une crique de sable multicolore au fond d'un fiord
enchanté. Il semble que l'Atlantique se soit plu à sculpter cet abri
pour quelque Océanide éprise de silence et de repos. La solitude y est
éternelle. Les goélands eux-mêmes respectent l'inviolabilité de ces
parages. Chateaubriand dirait que le Génie du calme en a fait sa
demeure. Les Grésillons désignent cette retraite sous le vocable de
Port-Saint-Nicolas, mais pour rien au monde ils n'y aventureraient leurs
barques. Une sorte de prohibition mystérieuse les en tient éloignés. Une
fée, croient-ils, habite là, celle-là même, je pense, qui a donné son
nom à leur île et dont on voit encore, les nuits de lune, onduler le
beau corps souple au bercement des houles endormies.



A TRAVERS «LE GOLFE»


I

Que je sais donc de gré à l'_Union régionaliste bretonne_ d'avoir fait
figurer cette «Excursion sur le Golfe» dans son programme! Le
rendez-vous est à six heures précises du matin, sur la Rabine. Au petit
jour, nous dévalons, par bandes, de la haute ville à travers les
vieilles rues vannetaises, encore ensommeillées. L'aube, dans le pur
ciel d'août, est d'une grâce toute mythologique; elle se dévêt avec une
langueur charmante, laisse tomber une à une ses mousselines argentées,
tissées des brumes de la nuit.

Un steamer, mandé de Belle-Isle, nous attend à quai. On dirait, à
première vue, quelque aviso de l'État. Tout l'avant est, en effet,
couronné d'une guirlande de «Cols-bleus», des adolescents, des enfants
même, pour la plupart, que surveillent quatre ou cinq personnages
galonnés. Serait-ce un détachement de l'École des Pupilles ou de l'École
des Mousses?... Mais non. Sur le rebord du béret on lit: «Colonie
Maritime». Et j'apprends que c'est l'Orphéon du Pénitencier de
Belle-Isle, obligeamment mis par le directeur, M. Péron, à la
disposition de la caravane nautique. Heureuse pensée où chacun trouvera
son compte: les jeunes détenus vont savourer les délices de quelques
heures de vacances, et nous aurons, nous, de la musique sur la mer.

A la coupée du vapeur se tiennent les commissaires des fêtes, parmi
lesquels M. Le Beau, le distingué rédacteur de _l'Avenir du Morbihan_,
un journaliste, entre parenthèses, qui ne fait point mentir son
enseigne. Car le _Morbihan_, c'est-à-dire la «petite mer», n'a pas de
pèlerin plus passionné, ni de zélateur plus énergique.

--Je suis un fanatique du Golfe, me conte-t-il tandis que nous prenons
place; plus je le parcours, plus il m'enchante. Il n'a pas un recoin qui
ne me soit familier, et cependant il m'est toujours nouveau: le revoir,
pour moi, c'est le découvrir. N'est-ce pas à cela que se reconnaît le
véritable amour?

Et il ne l'aime pas seulement pour sa beauté, pour la ciselure, la
délicate orfèvrerie de ses rivages, pour l'égrènement harmonieux de ses
îles, pour les chatoyantes nuances de ses eaux et les irisations de ses
courants; il l'aime plus encore peut-être pour les éléments de
prospérité qu'il renferme, pour l'activité féconde qu'on verrait naître
sur ses bords, si l'on se donnait la peine de la provoquer. Cette «mer
morte», comme il l'appelle non sans tristesse, il suffirait de quelques
capitaux sagement employés pour la transformer en une puissante source
de vie, et c'est l'«avenir» que M. Le Beau, avec une persévérance que
rien ne décourage, travaille depuis des années à rendre prochain.


II

La sirène du _Solacroup_ a déchiré la grande paix ensoleillée du matin.
La fanfare joue un air de marche et nous commençons à descendre vers
l'embouchure de l'estuaire, entre des berges plates que prolongent, à
droite, des lointains boisés; à gauche, des étages de collines
vaporeuses dominées, sur les confins de l'horizon, par la ligne
imprécise des landes de Lanvaux. Nos hôtes ont songé à tout, même à nous
munir d'un bréviaire de voyage contenant l'indication des lieux devant
lesquels nous passons. Et c'est comme une volupté des lèvres de les
murmurer à mi-voix, tous ces noms chantants: Larmor, Roguédaz, Aradon,
Ilur... Cette haute flèche, plantée là-bas comme un gigantesque _amer_,
c'est la tour de Séné; les ardoises claires de la bourgade brillent
comme des écailles de poissons d'argent. De la baie qui s'ouvre à côté,
s'envolent journellement les barques sinagotes, tendant au vent qui
souffle leurs deux carrés de toile brune, leurs deux ailes, inélégantes
peut-être, mais trapues. Des gens à part, ces Sinagots. Ils ont conservé
des moeurs de lacustres, habitent, à vrai dire, le Golfe, dont leurs
femmes fouillent les vases, tandis qu'ils en écument les eaux. En
matière de pêche, ils en sont restés aux conceptions préhistoriques: ils
ne connaissent ni règlements, ni lois. La mer, pour eux, est à qui
l'occupe. Ils la couvrent de leurs cinq cents bateaux et y règnent, en
dépit des garde-côtes, par droit de conquête. Ils exercent la piraterie
avec ingénuité: ils sont forbans par vocation. Ils n'ont, je crois,
d'analogues en Bretagne que les fameux «gars de Kerlor», dans la rade de
Brest. D'ailleurs, marins intrépides et pêcheurs consommés. Comment ne
le seraient-ils pas, à fréquenter cette petite méditerranée armoricaine,
la plus capricieuse, la plus instable des mers, et où la nature semble
avoir pris plaisir à concentrer toutes les espèces de péril aussi bien
que toutes les formes de beauté?

L'antique légende de Protée devient ici une réalité vivante.

Nous n'avons pas plutôt franchi les rapides de Conleau, que nous entrons
en pleine fantasmagorie. A chaque tour d'hélice, pour ainsi parler, nous
voyons paraître les mêmes choses sous quatre et cinq visages différents.
Les images se construisent et se défont avec une prestesse qui tient du
prodige. Quelle baguette merveilleuse fait naître et s'évanouir de la
sorte cette série incessante de créations instantanées que d'autres,
tout à coup, remplacent? Les îles ont l'air de s'animer, d'évoluer, de
voguer vers nous comme un choeur de Cyclades vagabondes. D'aucunes
évoquent à l'esprit les îles flottantes du Meschacébé de Chateaubriand:
elles ne sont point fleuries, comme leurs soeurs du Nouveau Monde, de
nénuphars et de pistias; mais les bois de pins qui les couronnent
répandent jusque dans la mer leurs chevelures embaumées. Tout cela, par
cette calme journée d'août, est d'une grâce incomparable. Les écueils
eux-mêmes font penser à des Néréides qui fendraient l'eau d'un geste
charmant. Mais, à la force, à la vitesse des courants qui veinent de
leurs marbrures entrecroisées la chatoyante surface du Golfe, on ne
laisse pas de pressentir de quelles violences soudaines il est capable,
pour peu qu'un caprice des éléments réveille les formidables puissances
de destruction endormies dans ses profondeurs. Il n'est pas un de ces
champs d'ondes lisses, pas un de ces larges miroirs rayonnants qui ne
recouvre quelque cimetière de barques mortes et d'équipages sombrés. On
me montre du doigt une toison d'écume blanche frisottant sur l'eau
bleue, presque à l'entrée du goulet, et l'on me dit:

--C'est le «Mouton»!

Ne vous fiez pas à ce nom idyllique. Il a dévoré des milliers
d'existences humaines, cet agneau, et l'on cite encore des formules
d'incantation que les Arzonnaises lui adressaient, comme à une espèce de
licorne sanguinaire, pour conjurer ses maléfices.

Devant Locmariaker, nous stoppons. C'est le moins que nous allions
saluer dans la lande où il gît, séparé en quatre tronçons, le patriarche
des mégalithes, le roi foudroyé des menhirs. Mais l'accostage est loin
d'être facile. Locmariaker, en effet, obstrué par les vases, ne devient
un port accessible qu'à marée haute.

--Vous saisissez ici une preuve, entre mille, de l'incurie que je vous
signalais, nous fait observer M. Le Beau.

Et certes, il serait fort simple et, somme toute, peu coûteux d'ouvrir
dans cette bourbe un chenal navigable jusqu'au môle. L'étonnant, c'est
qu'on ne s'en soit pas encore avisé et qu'on laisse péricliter un havre,
autrefois sans égal dans l'histoire de nos fastes maritimes, s'il est
vrai, comme l'affirment les archéologues, que l'antique Dariorigum
s'éleva sur ses bords et qu'il fut témoin du formidable choc des prames
vénètes contre les vaisseaux latins... Nous finissons, quant à nous, par
y atterrir dans des «plates», non sans avoir failli nous échouer plus
d'une fois. Et, naturellement, c'est par le nom de César que nous sommes
accueillis. Son ombre plane sur toute cette contrée. Du haut de cette
butte, il surveilla, plein d'angoisses, les péripéties du combat;
vainqueur, il se reposa de ses appréhensions et de ses fatigues sous la
table de ce dolmen. Cette fillette en haillons, qui paît son troupeau
dans la dune, vous parle de lui comme si elle l'avait connu. Ne soyez
pas trop surpris, si l'on vous conte que c'est lui encore qui fit mettre
en pièces le menhir de Mané-Hroëk. La colossale statue du géant de
pierre offusquait, paraît-il, le chétif imperator.

C'est, on s'en souvient, ce menhir monumental que l'amiral Réveillère
souhaita tout récemment de reconstituer et de faire dresser en plein
Paris, dans le Paris de l'exposition, comme le symbole impérissable de
l'éternité du génie celtique. Les gazettes s'émurent, les unes pour
applaudir au projet, les autres pour s'en gausser; il y en eut même qui
s'indignèrent. En fin de compte, force fut à l'amiral de se retirer sous
la tente, avec son rêve; et l'immense granit déchu continua de joncher
de ses ossements épars la lande de Locmariaker où ils fournissent aux
moutons un peu d'ombre, aux poètes un thème à méditations
grandiloquentes, aux touristes sans lettres un rempart naturel qui leur
permet de déjeuner sur l'herbe, à l'abri du vent.

--Pensez-donc! me confie un indigène, il est notre richesse, ce menhir!
Sans lui, sans César et sans nos huîtrières, qu'est-ce que nous
deviendrions?


III

Le large, maintenant. Houad, Houadic, les deux îles jumelles,
s'estompent en une fumée flottante vers le sud. Le phare de la Teignouse
monte, au loin, sa faction solitaire sur un récif à mine inhospitalière
et maussade, bien digne de son nom hargneux. La mer, autour de nous,
irradie. La côte vannetaise n'est plus qu'un trait imperceptible dans le
poudroiement doré de l'horizon septentrional. Nous faisons cap sur
Port-Haliguen. Comme nous en approchons, voici grandir sur la splendeur
des eaux une vision presque irréelle de navire, qui éveille en nous un
monde de réminiscences classiques, nous donne, un instant, l'illusion
que nous croisons quelque somptueuse galère paralienne, attendant de se
mettre en marche vers Délos.

Qu'est-ce que cela peut bien être?... Les marins du _Solacroup_ ne se le
sont pas demandé deux fois. Cette mâture élancée, ces hautes vergues où
les voiles carguées font l'effet d'une suspension de blanches draperies,
ces hunes aériennes, cette profusion d'échelles, de câbles, de cordages,
tout ce gréement, enfin, si harmonieux et si compliqué tout ensemble, il
n'y a plus en France qu'une frégate à qui ce signalement convienne. Des
vivats éclatent à notre bord, tandis que, des haubans de la _Melpomène_,
des nuées de gabiers bretons nous renvoient, dans tous les dialectes de
la péninsule, notre salut.

Le programme de la fête veut que nous touchions à Quiberon. J'avais
visité naguère, un jour d'hiver, sous la pluie, cette loque de terre
décharnée. Au sortir des landes de Plouharnel et de Carnac, désolées
sans doute, mais que peuplent du moins leurs énigmatiques processions de
pierres, cette longue côte sournoise, aplatie et comme rampante, m'était
apparue d'une sauvagerie sinistre, dénuée de toute poésie et de toute
grandeur. Il en est de certains paysages comme de certaines physionomies
qui semblent marquées, par avance, pour quelque atroce fatalité.
L'échine basse de Quiberon dut appeler de tout temps les débarquements
furtifs et sans gloire. Il y a comme une harmonie préétablie entre cette
terre et le cauchemar historique qui pèse sur elle.

J'en reçus, dès l'abord, une impression de malaise qui, dans la suite de
la journée, ne fit que s'accroître. J'avais en poche quelques mots de
recommandation pour un pêcheur aisé dont l'aide, m'assurait-on, me
faciliterait les moyens de faire une connaissance immédiate avec la
contrée. Ma chambre retenue à l'hôtel, je me mis en quête de ce brave
homme.

--Les Falc'her? m'avaient répondu des gamins, en me montrant l'occident,
d'un geste vague. C'est là-bas dans la «Falaise».

Je pris le premier chemin qui s'offrait dans cette direction. Une pluie
fine, couleur de cendre, que les grands souffles du large chassaient en
tourbillons de poussière d'eau, enveloppait toutes choses comme des plis
détrempés d'un crêpe. J'allais devant moi au petit bonheur. La sente que
je suivais, flanquée à droite et à gauche de murets croulants, décrivait
les zigzags les plus fantaisistes et, à tout moment, menaçait de me
fausser compagnie, de me planter là, en détresse, au milieu de l'immense
pays noyé. Deux ou trois fois, une plainte plus sourde, plus continue
que celle du vent, m'avertit que je côtoyais le rivage. Une énorme masse
rectiligne surgit soudain du brouillard. J'étais au pied du fort
Penthièvre. J'interrogeai le soldat de garde. Il m'apprit que je
tournais le dos au point que je désirais atteindre.

Et me voilà de recommencer à rebours un bon tiers du trajet parcouru. Au
terme de cette décevante pérégrination m'attendait une bien autre
aventure.

Lorsque je fus, en effet, pour franchir le courtil sablonneux qui
donnait accès au seuil des Falc'her, je ne fus pas peu surpris
d'apercevoir les chandelles allumées derrière les rideaux des vitres,
quoiqu'il fît encore jour. Je heurtai à la porte. Une jeune fille aux
yeux rougis de larmes vint m'ouvrir.

--Samuel Falc'her, s'il vous plaît?

--C'est ici, monsieur, me répondit-elle en breton.

Je me trouvai dans la cuisine toute pleine de gens agenouillés. Une
vieille, près de l'âtre, récitait les prières des agonisants. Dans un
retrait, contre la fenêtre, sur la table drapée de blanc en guise de lit
funéraire, reposait un homme d'une cinquantaine d'années, une figure
énergique de marin, aux traits de parchemin durci, immobilisés,
pétrifiés par la mort. Penché sur lui, un barbier achevait sa toilette
d'éternité. On entendait grincer le fer du rasoir. J'embrassai la scène
d'un coup d'oeil rapide. Un douanier, venu en voisin «pour jeter de
l'eau bénite», sortait: je profitai de ce que ma présence n'eût pas
encore été remarquée, pour m'esquiver avec lui.

--Le trépassé, serait-ce le maître de la maison? demandai-je.

--Lui-même... Un coup de sang... Il rentrait de pêche. En mettant le
pied sur le môle, il s'est abattu comme un boeuf.

Je m'en revins avec le douanier jusqu'à la bourgade. Sans lui, je crois
bien, je n'aurais jamais su regagner mon gîte. Toute la nuit, le vent
souffla en tourmente. Dans les intervalles d'accalmie, je m'imaginais
ouïr des appels, des rumeurs de foule, bientôt évanouis, perdus dans le
râle effrayant de la mer. Je m'enfuis à l'aube, dans la stupeur du
crépuscule matinal, sous un ciel livide, un ciel tragique, dévasté comme
un champ de carnage...

C'est un Quiberon d'été qui s'exhibe aujourd'hui à notre vue. Nous nous
y acheminons par une route poudreuse, jalonnée de villas trop neuves qui
sentent le campement, le logis de passage, et dont les architectures de
banlieue parisienne détonnent sur ce sol âpre, dans cette espèce de
Bretagne pétrée, plus morne encore peut-être sous les ardeurs du soleil
d'août que sous la tombée lugubre de l'embrun de novembre. Un casino
nous envoie des musiques tapageuses et des chants de cabaret
montmartrois. Des baigneurs, des baigneuses, promènent, à travers
l'aridité des landes et des sables, leurs costumes multicolores, leur
désoeuvrement et leurs journaux. Mais que tous ces bruits, tous ces
spectacles de la vie civilisée, semblent donc ici déplacés et piteux!
Loin d'animer la solitude, ils la font paraître plus vide, plus sauvage,
plus abandonnée.

La lumière darde, implacable. Elle flagelle la presqu'île de ses feux
irrités; elle s'acharne, dirait-on, à en exagérer toutes les tares,
toutes les lèpres. Entre les clôtures de pierres sèches, se meurt une
végétation malade dans une terre appauvrie. C'est la même tristesse
accablante qu'à mon premier voyage: seulement, au lieu d'un désert de
boue, c'est un désert calciné.

Aussi, quel allégement de retrouver la mer, la brise, et d'entendre
courir à nouveau le sonore frémissement des eaux du Golfe dans le
sillage du _Solacroup_!


IV

Nous n'avons fait, à l'aller, que contourner les îles morbihannaises,
dont le nombre, s'il faut en croire les riverains, égale celui des jours
de l'année; mais le retour comporte une escale dans l'une d'elles, et il
va sans dire que l'on n'a pas choisi la moins attrayante.

Les Français l'appellent l'Ile aux Moines. Des religieux en furent,
paraît-il, les premiers colons. Elle est digne d'avoir été visitée par
Saint Brandan et par les dix-sept compagnons qu'il entraînait à sa suite
sur les mers; car c'est vraiment une de ces terres de promission
célébrées dans les anciennes odyssées celtiques, où il suffisait, au
dire de nos pères, d'avoir séjourné quelques heures pour que les
vêtements en restassent parfumés à jamais.

On me conte sur elle des légendes exquises, pendant que je regarde sa
forme encore lointaine se détacher peu à peu de l'archipel qui lui fait
escorte. La tradition veut qu'elle ait été reliée jadis à l'Ile d'Arz
par une chaussée dont on explique ainsi la disparition. Il y avait à
l'Ile d'Arz un jeune homme de haute lignée qui s'était épris d'une fille
de pêcheur. Elle était belle et chantait à voix merveilleuse, «à voix de
seraine», comme parlent les vieux poètes, et elle avait si bien
ensorcelé le jouvenceau qu'il se mourait du désir d'en faire sa femme.
Les parents de celui-ci, pour le préserver de cette mésalliance, eurent
recours au moyen le plus énergique: ils l'enfermèrent au couvent de
l'Ile aux Moines, aimant mieux le donner à Dieu que de le voir à une
fille de basse espèce. Mais la pêcheuse, sous prétexte de faner du
goémon ou de ramasser des palourdes, venait chanter jusque sous les
fenêtres de l'abbaye, et nulle muraille n'était assez épaisse pour
empêcher sa troublante cantilène d'arriver jusqu'au reclus, en qui elle
réveillait, au grand scandale des autres moines, toutes les fureurs et
toutes les mélancolies de la passion contrariée.

C'était une hantise, une possession. Ni prières, ni conjurations n'y
faisaient. Alors, le Père abbé se résolut d'employer les voies
extraordinaires: il invoqua, par des oraisons appropriées, les
Puissances destructrices du Golfe. Le résultat ne se fit pas attendre.
Le matin suivant, quand la pêcheuse voulut gagner l'Ile aux Moines pour
s'y livrer à ses exercices quotidiens, au lieu de la chaussée qu'elle
avait coutume de prendre, elle trouva devant elle une barrière de flots
écumants. La mer, dans la nuit, avait rompu l'isthme. La malheureuse, de
désespoir, s'y précipita, Hellé bretonne de cet autre Hellespont. Sa
plainte d'amour, toutefois, ne s'éteignit point avec elle. Le passeur
qui fait le service de l'Ile d'Arz au havre de Kerné, dans «la Grande
Terre», vous affirmera qu'aux soirs de calme il s'est souvent oublié, la
rame suspendue, à écouter les sons délicieusement tristes d'une voix de
femme, qui semblaient monter du fond des eaux.

L'histoire ne dit pas si le jeune moine se consola de survivre à celle
qu'il aimait. L'aventure, en tout cas, ne porta point bonheur à la
congrégation. Poursuivis peut-être par la rancune de la «Sirène», ses
membres se dispersèrent. Bientôt on ne se souvint pas plus d'eux que
s'ils n'eussent jamais existé. De l'établissement considérable qu'ils
avaient fondé, il ne reste plus trace; les siècles en ont effacé
jusqu'aux ruines. L'île a même rejeté l'appellation qu'elle tenait d'eux
et repris son nom primitif, son nom gracieux d'Izéna.

Elle achève de se dessiner à notre vue, couchée, les bras en croix, sur
le satin mouvant du Golfe. Des bouquets de pins parasols éventent son
front de leurs panaches frémissants. Elle a l'air de dormir en une pose
charmante de langueur et d'abandon. Les accents de notre fanfare la
réveillent, car nous nous avançons vers elle en musique, avec la
solennité d'une théorie de pèlerins de la mer abordant une terre sacrée.
Et soudain la voici qui s'anime et qui nous sourit. Du creux fleuri de
ses vallons et du faîte onduleux de ses collines, elle délègue à notre
rencontre ses vieillards et ses jeunes filles. Quant à ses jeunes
hommes, ils courent le monde, épars sur tous les océans. Marins de
l'État ou du long cours, les ailes ne leur ont pas plutôt poussé qu'ils
s'envolent. Que s'ils reparaissent de temps à autre dans l'île natale,
ce n'est que pour y construire un nid, épouser en hâte, et repartir.

--Leur troupe fugitive, me dit un ancêtre, ne perche parmi nous que
comme les goélands.

A mesure que nous débarquons, le maire, un vénérable chef de clan, nous
souhaite la bienvenue à la manière antique. Sa parole, son geste sont
d'une gravité, d'une douceur et d'une noblesse toutes patriarcales.
Derrière les «anciens» qui l'accompagnent, s'étagent en groupes
harmonieux, semblables à des corbeilles de fleurs éclatantes, les
îliennes ou, comme on s'exprime ici, les «îloises»... Un vieux maître au
cabotage trégorrois, dont les récits ont enchanté mon enfance, ne
parlait jamais des filles de l'Ile aux Moines sans qu'une sorte de
béatitude extatique se répandît sur ses traits. Il n'avait fait relâche
dans leur pays qu'une seule fois, il y avait de cela plus de trente ans,
mais l'impression qu'elles lui avaient laissée demeurait dans sa mémoire
de routier des côtes aussi vive, aussi fraîche, aussi enthousiaste qu'au
premier jour. Il ne trouvait pas d'images assez brillantes pour les
peindre.

--Figure-toi les princesses des contes, me disait-il, avec quelque chose
de plus fier encore, une démarche plus souple et plus de beauté.

Tout n'était pas illusion et mirage dans ces effusions dithyrambiques du
vieux caboteur. Les îloises ont vraiment un charme qui n'est qu'à elles.
Qui ne les a point contemplées, ces patriciennes de la mer, ignore les
exemplaires les plus parfaits de notre race. Elles ont je ne sais quelle
élégance archaïque; elles font songer aux «dames courtoises» tant
célébrées dans les antiques lais bretons:

    Le corps gent et basse la hanche,
    Le col plus blanc que neige blanche...

On a le sentiment qu'elles appartiennent à une autre forme de
civilisation, qu'elles sont les héritières d'un long passé, d'une
mystérieuse floraison de poésie et de rêve. Elles sont venues au-devant
de nous en leurs frais atours des dimanches, et c'est merveille de voir
avec quel art tout naturel et tout spontané la grâce du costume se marie
à la grâce de la personne. La coiffe de fine dentelle, aussi légère
qu'une résille, encercle le front comme d'un diadème. Le buste se drape
dans un châle étroit qui n'engonce point la taille, ainsi qu'en Trégor,
mais plutôt la dégage en se modelant sur ses contours. La robe, de
nuance claire, laisse, par l'ample évasement des manches, apercevoir
jusqu'au coude la blancheur fuselée des bras. Car ces îliennes-ci sont
d'une caste à part. Elles ne vivent point, comme leurs soeurs des autres
îles, courbées sur le «sillon» patrimonial. Les besognes serviles ne
sont point leur fait. Pour tout ce qui regarde le soin des cultures,
elles s'en remettent à la race inférieure des «terriens», mercenaires
agricoles, gagés sur le continent, lesquels émigrent à époques fixes,
tantôt d'Aradon, tantôt de Rhuys, et sont à l'indolente Izéna ce que les
Lucquois sont à la Corse. Je demande à la toute jeune femme d'un
capitaine long-courrier:

--A quoi se passe votre temps, en l'absence de votre mari?

--A l'attendre, m'est-il répondu.

Et il semble bien, en effet, qu'elles ne se conçoivent, pour la plupart,
d'autre fonction que de veiller sur l'âtre désert, d'entretenir la Vesta
domestique et de perpétuer intact le beau sang de leurs aïeux.


V

Notre cortège s'ébranle vers Lômiquel, le chef-lieu de l'île, aux sons
aigrelets d'une cornemuse. La route traverse le pays le plus varié, le
plus changeant, entre des pelages dorés de collines, mouchetés de vertes
oasis. Partout des maisons d'autrefois, de vieilles gentilhommières à
tourelles basses et à pignons pointus, fleuries jusque sur leurs toits
d'ombilics, d'étoiles des grèves, de lichens, et dont les cheminées,
soigneusement crépies à la chaux, resplendissent comme de blancs
_amers_, dans le soleil. Des murs en pierres de taille entourent ces
espèces de bastides bretonnes; par le porche cintré, l'oeil plonge dans
une cour solitaire, un _patio_ plein de silence et de fraîcheur,
qu'ombragent des arbres bibliques, des figuiers et même des sycomores.

Comme je m'arrête pour lire une inscription commémorative sculptée dans
le linteau d'une porte, une matrone en deuil me prie d'entrer.

--Vous ne pouvez moins faire, monsieur, par cette chaleur, que
d'accepter un coup de vin de Sarzeau.

Elle m'introduit dans une pièce aux boiseries peintes, sorte de salon
rustique et de musée des souvenirs. Les parois sont ornées de
photographies au daguerréotype où achèvent de s'effacer des traits de
marins disparus. Sur les étagères d'angle trône un monde, pieusement
épousseté, de choses exotiques, coffrets de laque, éventails d'ivoire,
figurines japonaises ou chinoises, petits bouddhas de jaspe vert,
pareils à des rainettes accroupies et ventrues. Et c'est encore, de-ci
de-là, une profusion de plantes et de bêtes marines, des «raisins des
Tropiques» cueillis durant la traversée des Sargasses, des ailes de
poissons volants, aussi transparentes qu'une lame de mica, des conques
enfin, d'énormes conques, roses comme des chairs d'enfant, et restées
bruissantes, dirait-on, de la rumeur des alizés, au large des mers
australes. Les meubles eux-mêmes racontent des navigations lointaines,
les odyssées des pères et des fils aux pays du palissandre, de l'ébène
et du bois de santal...

Cependant que j'exprime à mon hôtesse le ravissement dont j'ai été
transporté dès mes premiers pas dans l'île, elle hoche la tête
doucement:

--Une «Ile fortunée», certes. Nulle autre n'a, plus qu'Izéna, mérité ce
titre. Elle le justifiait encore il y a trente ans. C'était bien la
«Perle du Golfe», comme la définissait un de nos meilleurs poètes de
langue vannetaise, l'abbé Joubioux. Hélas! monsieur, la perle, depuis
lors, a perdu ce qui faisait son éclat. Vous êtes émerveillé,
dites-vous, de cet air d'aisance, de luxe même, que tout respire ici,
les gens et les choses. Un temps fut, oui, cette prospérité fut réelle.
Mais il ne nous en reste plus que l'ombre. Nous tâchons sans doute de
sauvegarder les apparences. On a sa fierté. On ne se résigne point à
déchoir. Un passant, un étranger peut s'y méprendre. Mais, au fond de
plus d'une demeure riante, si vous saviez que de misères cachées!...
Nous mourons d'un mal sans remède. Le règne de la vapeur nous a tués.
Jadis, il n'était point, parmi nous, une famille qui n'eût à elle sa
goélette, son brick ou son trois-mâts. Le pavillon de l'Ile aux Moines
était connu sur toutes les côtes. La veille des départs en campagne, on
rompait un pain bénit: les maris en emportaient une moitié, les femmes
conservaient l'autre. C'était le pain du souvenir. Nous avions foi dans
ce symbole. Il nous ramenait nos absents sains et saufs et, avec eux, la
joie, le bien-être, la richesse. Aujourd'hui, tout cela n'est plus. Pour
revoir la flotte d'Izéna, il nous faut maintenant fermer les yeux: elle
ne déploie dorénavant ses voiles que dans nos rêves. Elle a été vendue à
l'encan ou débitée comme bois à feu. Pour nos jeunes gens, ceux d'entre
eux qui naviguent encore se vouent au service de l'État, de sorte qu'ils
s'en vont pour jamais. Rarement ils nous reviennent. Ils se font leurs
habitudes dans les ports où ils sont attachés, épousent des Brestoises,
voire des Toulonnaises. Et, pendant ce temps, nos jeunes filles,
condamnées à une vie sans amour, réduites à pleurer leur beauté inutile,
fredonnent désespérément le long des grèves, ce refrain qui fit danser
leurs aïeules:

      Goélands, Goélands,
    Ramenez-nous nos amants!

Quand l'îloise se lève pour me reconduire, il me semble qu'en ses longs
vêtements noirs, c'est tout le passé de sa race dont elle porte le
deuil. Pour dissiper l'impression de mélancolie que m'ont produite ses
paroles, ce n'est pas trop de la lumière et de l'allégresse du dehors.

Au pied d'un moulin à vent, crénelé comme un donjon, et qui remplit la
lande du froissement sonore de ses toiles, un «farinier» couché dans
l'herbe m'indique du doigt la direction suivie par mes compagnons. Je
les rejoins à temps pour visiter avec eux l'enceinte celtique de
Kergonan. En nulle autre région peut-être, pas même à Carnac, au tomber
du crépuscule, je n'ai été touché davantage de la muette éloquence de
ces vieilles pierres sacrées. Elles forment ici un cercle imposant, ont
vraiment l'air, sur ce haut lieu, d'une assemblée d'idoles barbares,
figées là dans un conciliabule éternel. Il ne m'étonne point qu'on les
ait entendues, comme on le raconte, deviser entre elles, à la lune,
d'événements plus anciens que les âges et se donner les unes aux autres
des noms qu'il n'y a pas de mémoire humaine à pouvoir retenir. S'il
prenait jamais fantaisie aux Bretons armoricains de restaurer chez eux
les tournois bardiques, à l'exemple de leurs congénères de Galles, ils
ne seraient pas, comme ceux-ci, dans la nécessité de créer une lice de
menhirs artificiels: le cromlech de l'Ile aux Moines leur fournirait un
incomparable, un authentique «champ de Gorsedd».

Au moment où nous y pénétrons, la barbe de lierre d'un des menhirs se
soulève et nous découvre, accroupi sur le sol, un informe tronçon
d'humanité dont on dirait plutôt, à première vue, quelque crapaud
monstrueux, contemporain de l'érection du cromlech.

--Serait-ce le génie familier, le gnome gardien de ces pierres fées?
demandons-nous, non sans surprise.

On nous répond:

--C'est le tailleur Pico.

Déjeté, incomplet, avec des moignons en guise de jambes, il n'a conservé
d'intacts que les bras et la tête. Mais elle est singulièrement
expressive, cette tête où toute la vie, à l'étroit dans le corps, semble
s'être réfugiée. Encadré de boucles grisonnantes, le visage est d'une
beauté douloureuse et quasi tragique, avec laquelle contrastent la
douceur, le velouté caressant des yeux, embrumés comme d'une flottante
vapeur de songe. Je parlais tout à l'heure de tournois bardiques:
Augustin Pico est le barde d'Izéna. Aède et rhapsode tout ensemble, il
ne chante pas seulement ses inspirations personnelles, mais celles aussi
des Homérides locaux qui l'ont précédé, au cours des siècles, et dont il
se tient pour le légataire pieux, en même temps que le continuateur.
Toute la somme poétique de l'île vit, emmagasinée dans sa mémoire. Par
là, ce gnome est bien le gardien d'un trésor. Par là également
s'explique l'espèce de vénération que les insulaires lui témoignent. Ce
sans famille est de toutes les fêtes, de toutes les solennités
familiales. Pas de baptême ni de noce où il ne soit invité. C'est lui
qui s'avance en tête du cortège et qui rythme la marche en chantant,
balancé entre ses deux piquets de bois; lui encore qui, dans les
veillées funéraires, improvise, au chevet du lit de parade, la mélopée
d'usage en l'honneur du mort. Averti de notre venue, il s'est mis en
frais pour nous et, d'une voix chaude, au timbre mordant, il entonne, en
une sorte de psaume tantôt lent et tantôt fougueux, l'éloge de son île,
«l'île des îles, pur joyau de la mer profonde, terre unique dont on ne
saurait dire quel est son plus beau fleuron: la grâce fière de ses
filles ou l'intrépidité de ses gars!...»

--Si nous l'emmenions! propose quelqu'un de la bande.

Il est entendu qu'il nous accompagnera jusqu'à Vannes; et, juché sur ses
béquilles, la figure tout illuminée d'aise, il dévale à notre suite vers
Lômiquel.


VI

Attablés dans une spacieuse cour d'auberge, parmi des bosquets de
lauriers et d'hortensias géants, nous avons goûté au far national,
apprêté à notre intention, tandis que, sur la place du bourg, les
îloises, pour nous donner le spectacle d'une de leurs danses,
déroulaient autour de la fontaine publique une farandole un peu
traînante, mais d'un mouvement très noble, très chaste et presque
religieux.

Déjà les façades blanches des maisons se teintent de mauve, aux
approches du soir. Un strident coup de sifflet retentit. C'est le
_Solacroup_ qui nous jette le signal du départ, de l'arrachement.
Quelques minutes à peine nous séparent de Port-Hério, où il est au
mouillage. Pour allonger le trajet, nous nous attardons à cueillir des
asphodèles, dont les douves du chemin sont tapissées. Les jeunes filles,
les enfants nous en offrent des gerbes ou les sèment par poignées sous
nos pas. Toute la population s'est rendue sur la cale, et, pour gagner
le steamer, à l'extrémité du musoir, il nous faut fendre ses rangs
pressés. Les coiffes claires, les châles et les tabliers aux mille
couleurs forment comme un jardin de féerie sur la mer magnifique. Massés
à l'arrière du _Solacroup_ qui achève de virer de bord, nous saluons la
foule et l'île entière d'un long adieu. Une clameur immense, des
chapeaux qu'on lève, des mouchoirs, des ombrelles qu'on agite, nous
répondent. Et c'est, en vérité, un instant inoubliable, auquel le déclin
de ce beau jour d'été prête je ne sais quoi de plus solennel encore et
de plus émouvant.

Nous sommes déjà sortis du dédale de l'archipel, qu'Izéna continue de
nous apparaître au loin, comme dans une gloire, baignée par les
dernières flammes du couchant d'une magique lumière d'apothéose; et,
quand, à son tour, elle s'est évaporée dans l'ombre violette du
crépuscule, les chants du tailleur à mine de Korrigan sont là pour nous
restituer son image, pendant que l'âme apaisée du Golfe s'exhale,
dirait-on, vers les étoiles en un vague soupir éolien, infiniment
voluptueux et doux.



V

EN HAUTE-BRETAGNE



AU PAYS DE «DOUCE SOUVENANCE»


I

6 août 1898.

J'arrive à Saint-Malo. Un ciel orageux pèse sur la ville et sur la mer.
Le temps menace: il est à craindre que la pluie, hôtesse désagréable qui
semblait s'être éloignée de nos côtes pour tout l'été, ne fasse avant
peu une réapparition inopportune. On n'en active pas moins les
préparatifs des fêtes. Les rues sinueuses, étroites et sombres comme les
corridors à ciel ouvert de quelque énorme bastille marine, s'ornent de
guirlandes et se pavoisent de drapeaux. On célèbre demain le
cinquantenaire de Chateaubriand.

Je m'achemine vers le Grand-Bé.

C'est l'heure de la marée basse. Sur le mince sentier pavé qui, à
travers les sables humides, mène jusqu'à l'îlot, des files de pèlerins
vont, comme moi, visiter le rocher funèbre, pendant qu'un peu de
solitude l'entoure encore. Il dresse en avancée sa haute masse de granit
que coiffe une toison d'herbes rousses, brûlées, calcinées par les vents
âpres et les ardents soleils. Un raidillon permet de gravir le sommet
que couronnent les ruines d'un ancien ouvrage fortifié. Une brèche dans
ce rempart croulant donne accès sur une espèce de terrasse dont les
rebords plongent à pic dans la grève, parmi la ceinture fauve des
goémons. C'est ici le cimetière farouche qu'emplit à elle seule la tombe
de Chateaubriand. Quelques fleurs pâles frissonnent dans un maigre
gazon. Une croix de pierre, une dalle de granit, sans une date, sans un
nom, c'est tout le monument. On vient de faire sa toilette, de gratter
les lichens qui s'y étaient incrustés, de laver les taches de salpêtre
déposées par l'embrun et de repeindre en noir la grille. Sur le talus
qui borde l'enclos, des menuisiers finissent de clouer les planches
d'une estrade en plein vent du haut de laquelle doit officier devant la
foule celui peut-être de nos écrivains qui a le plus directement hérité
de la grandiloquence du maître,--M. Melchior de Voguë.

Je regagne la ville aux dernières lueurs du couchant qui achèvent de
s'éteindre dans le ciel nuageux. Le phare du Jardin érige sa clarté
toute proche, et l'on dirait un long cierge funéraire chargé de veiller
au chevet de la grande tombe, dans la nuit.


II

Dimanche, 7 août.

Mes mélancoliques prévisions d'hier se sont réalisées: il pleut et il
n'y a guère d'apparence que le temps se remette. La mer, autour de la
vieille cité grisâtre, a des teintes blafardes, d'un vert plombé.

Dans l'après-midi, cependant,--est-ce l'effet des incantations que
viennent de psalmodier les poètes, autour de la statue, sur le
square?--dans l'après-midi, le soleil réussit à percer le lourd suaire
des nuages. Une embellie se fait: la pluie a cessé. Et c'est sous un
ciel lumineux, d'un éclat adouci par les quelques vapeurs qui flottent
encore de-ci de-là, dans l'espace, que le cortège se met en marche vers
le Grand-Bé.

On escalade les vieilles rues tortueuses, entre des façades refrognées
d'antiques logis de corsaires, aux fenêtres sourcilleuses et menaçantes
comme des sabords. Nous franchissons la porte Saint-Pierre, nous
dévalons les degrés moussus, taillés à même dans le soubassement des
remparts, et nous voici sur la grève, la grève toute blonde, où
miroitent en des creux de roches, avec des transparences de fontaines,
des flaques d'eau salée.

Le coup d'oeil est vraiment solennel, de cette immense procession
triomphale serpentant à travers les sables, de cette espèce de
panathénée bretonne montant à l'acropole des plages malouines pour y
déposer des vers, des discours et des fleurs, sur la sépulture de
l'homme qui, le premier, sut ouvrir à son siècle les prestigieux
horizons du rêve et faire jaillir du sol desséché de la littérature
française d'incomparables sources de beauté.

Chaque fidèle, chaque dévot de cette magnifique mémoire l'exalte à sa
manière, chemin faisant. A côté de moi, un vieillard, qui eut l'honneur
de porter en terre «Monsieur de Chateaubriand», évoque le souvenir de
ces grandioses funérailles, la marche du corbillard autour de la ville,
le long d'une voie funèbre creusée tout exprès dans le roc brut, et
l'émotion unanime qui s'empara de l'assistance lorsque, sur le fond
granitique de la tombe, on entendit résonner, avec un grondement de
tonnerre, le bois du cercueil. Comme à cette date du 18 juillet 1848, le
sauvage îlot disparaît, submergé sous une houle humaine. Mais, sur
toutes les têtes, le recueillement plane, infini. Un orchestre joue en
sourdine l'air, à la fois frémissant et triste, de «_Combien j'ai douce
souvenance..._» Suspendue à l'horizon, la mer elle-même s'est tue. La
parole des orateurs ondule et se disperse dans le vent qui fraîchit.
Là-bas, à la hauteur du Cap Fréhel, des nuées aux voilures de pourpre et
de safran appareillent, ainsi que de somptueuses galères, dans une
gloire d'or.

Puis, c'est le soir, un large soir mauve, que balaient des flammes.
Tandis que la foule se retire, la mer s'avance sur les talons des
retardataires, efface leurs dernières empreintes, couvre leurs voix de
sa rumeur, et reprend avec le mort, dont nous venons de troubler un
instant le somme, son colloque éternel.

Je la regarde ceindre l'îlot, l'embrasser, lentement, pieusement, de son
étreinte fluide, de sa souple et harmonieuse caresse. Elle baigne les
goémons, les soulève, balance sur ses moires glauques leurs beaux tons
jaunissants. Et je m'éloigne en murmurant, à part moi, la phrase
lapidaire de Flaubert, écrite en ces lieux même: «Les varechs
dégouttelants s'épandaient comme des chevelures de pleureuses antiques
le long d'un grand tombeau».


III

Lundi 8 août.

Nous sommes en route pour Combourg.

Après avoir vénéré Chateaubriand dans la sépulture insulaire où il dort
sous la garde des flots, nous allons nous enfoncer dans la campagne
terrienne qui couva ses premières ardeurs et vit éclore ses premiers
rêves. C'est un autre pèlerinage, moins pompeux sans doute, mais d'un
charme plus intime, en revanche, et plus pénétrant. Ici, plus de
cortège, plus de fanfares, plus d'apprêt officiel ni de périodes
savamment élucubrées. Les choses parleront seules aux âmes qui sauront
les entendre.

Il y a, en Basse-Bretagne, des pardons d'une espèce particulière,
auxquels il est de tradition que l'on se rende par petites troupes et
dont la vertu n'a d'efficace que si l'on s'abstient de toute
conversation durant le trajet. On les appelle, pour cette raison, les
«pardons du silence». C'est un peu une cérémonie de ce genre que nous
avons entrepris de célébrer. Au départ, nous étions tout au plus une
quarantaine de fervents, et le chef de gare de Saint-Malo n'a pas eu à
faire atteler de wagons supplémentaires.

Il est vrai que nombre de volontés tièdes ont dû reculer devant le temps
qui s'est assombri derechef et, cette fois, sans espoir d'éclaircie. Il
pleut, en effet, il pleut même à verse, par grandes ondées cinglantes
que secoue en rafales d'eau le souffle tempétueux du vent d'ouest.

Aucune des commémorations vouées à la gloire de ce coeur orageux que fut
René ne s'accomplira, paraît-il, sans orages. On me racontait tantôt
que, le jour des obsèques, le ciel, jusqu'alors serein, se voila peu à
peu d'un fantastique crêpe d'ombre; et, lorsque les porteurs furent pour
descendre la bière dans la fosse, la pluie, la grêle fondirent soudain,
avec une telle violence que, parmi les assistants, beaucoup
frissonnèrent d'une angoisse secrète, d'une sorte d'émoi
superstitieux... Résignons-nous donc à l'inclémence du temps.
D'ailleurs, la fraîcheur vivifiante de la pluie a ranimé les teintes un
peu fanées des paysages que nous traversons, lavé les feuillages des
arbres, jeté comme un renouveau sur les prairies. Et puis, elle ne
laisse pas d'être très «couleur locale», cette atmosphère mouillée,
cette poussière de bruine éparse dans l'air. Un peu de vague et de
tristesse ne messied point au seuil de la patrie de Chateaubriand,--de
Chateaubriand que M. Brunetière saluait, dans sa conférence d'hier soir,
comme le «père de la mélancolie moderne». Il n'est que de savoir goûter
la poésie de ce ciel en larmes et jusqu'au mystère de ces grisailles
fuligineuses, flottantes sur les lointains.

Avec une lumière plus vive, peut-être risquerions-nous fort de découvrir
à la nature qui défile devant nos yeux un caractère beaucoup moins
breton que normand. Car, à supposer que ce soit de la Bretagne encore,
c'est, en tout cas, une autre Bretagne. Vainement chercherait-on dans
ces plaines opulentes, chargées de bois et lourdes d'épis, quelque trait
de parenté proche avec la nudité sévère des landes morbihannaises ou la
pure et délicate sobriété de lignes des horizons trégorrois. J'ai beau
me défendre contre une obscure impression de dépaysement: elle me
ressaisit, plus tenace, au moment où nous débarquons à Combourg.

Il se trouve que c'est foire dans la petite ville.

Et des hommes en blouse, marchands de boeufs ou marchands de porcs, nous
dévisagent avec des mines sournoises et goguenardes, en se demandant à
mi-voix, dans leur patois de rustres:

--Qu'est-ce que ces gens-ci peuvent bien venir acheter?

Des pataches nous emportent au menu trot vers la bourgade qui étale, en
un cirque de coteaux mollement inclinés, sa laideur cossue et vulgaire
de gros chef-lieu de canton. Cela manque un peu de crasse héroïque.
Correctes et banales sont les rues, neuves les maisons, neuve l'église,
neuve aussi la dalle funéraire, richement armoriée, du très noble et
très illustre inconnu avec qui s'est naguère éteint, à Combourg, le
dernier descendant mâle de la branche aînée des Chateaubriand.

Si l'autre,--celui qui n'était pas de la branche aînée et qui fut, à lui
seul, toute sa race,--si François-René revenait au monde, il passerait,
j'en suis certain, à travers le Combourg d'aujourd'hui, sans y rien
retrouver de l'antique hameau féodal cher à son enfance.

Mais, reconnaîtrait-il davantage le toit sous lequel il savoura les
premières ivresses de la solitude et qu'il peupla des premiers fantômes
de son génie?


IV

Dès l'entrée du parc, à voir ces allées aux courbes savantes et ces
vastes pelouses géométriques, soigneusement tondues, on a tôt fait de se
rendre compte que les lieux ont changé, comme les âmes, et qu'il serait
superflu de chercher ici le décor de nature sauvage dont les _Mémoires_
nous ont retracé tant de merveilleux tableaux. Tout s'est humanisé,
depuis lors, et même anglicisé. Où est l'«avenue de charmilles» dont les
cimes s'entrelaçaient en voûte? Où l'«obscurité du bois» et
«l'avant-cour plantée de noyers»? De la cour Verte il ne subsiste plus
une touffe de gazon. Seul, le bouquet de marronniers qui se dressait à
droite, auprès des écuries, épand encore sur nos fronts ses séculaires
ombrages.

Nous sommes au pied du château.

Lui, du moins, n'a pas bougé. Tel on se le représente d'après les récits
de son grand hôte d'autrefois, tel il nous apparaît. Le voilà bien, avec
sa forme de char à «quatre roues», avec ses quatre tours inégales, liées
par des machicoulis, et leurs toitures en pointe posées sur les créneaux
«comme un bonnet sur une couronne gothique». Le violier jaune n'y croît
plus dans les interstices des pierres, mais la «triste et sévère façade»
n'a point désarmé. Ce sont les mêmes murs nus, tragiques et hautains.
Pour tout enjolivement extérieur, on s'est contenté de remplacer
l'ancien perron, «raide et droit, sans garde-fou», par un majestueux
escalier muni de rampes où notre caravane fait halte quelques instants
pour écouter la lecture à haute voix, par l'un d'entre nous, du chapitre
des _Mémoires d'Outre-Tombe_ relatif à Combourg.

Chacun prête l'oreille, chapeau bas. Il semble que ce soit Chateaubriand
lui-même qui nous souhaite une bienvenue posthume, sur le seuil de sa
demeure d'antan.

Après cette oraison liminaire, cette sorte d'_introïbo_, nous pénétrons
dans le vestibule.

Quel est le touriste qui, ayant visité le château de Combourg, s'est
privé d'en dépeindre l'intérieur actuel? Et, d'autre part, qui ne se
souvient des pages si attachantes que M. Gaston Deschamps lui a
consacrées? Dieu me garde de vouloir reprendre une description si
souvent tentée et, une fois au moins, si bien faite! Je ne m'en
sentirais, au reste, nulle envie. Le spectacle est tellement différent
de celui que notre imagination se plaisait à concevoir!

Ce qui frappe, en effet, dès l'abord, c'est l'éclat somptueux de toutes
ces pièces, d'un contraste si absolu avec les dehors austères de
l'édifice. Et cette somptuosité même ne laisse pas de déconcerter. On
arrive tout rempli des mélancoliques fantômes du passé et, brusquement,
au milieu de tous ces ors, de toutes ces enluminures, de toute cette
«restauration» moderne, ils s'effarent et s'évanouissent. Quel rapport
entre cette résidence princière et celle dont il fut écrit: «Partout
silence, obscurité et visage de pierre, voilà le château de Combourg»?
Comment retrouver dans cette enfilade de salons clairs, lumineux,
chatoyants, la «grand'salle» d'autrefois, la mystérieuse salle
gris-blanc, où Lucile et René, blottis près de leur mère, suivaient d'un
regard d'épouvante, dans les ténèbres, la promenade taciturne de fauve
en cage du comte de Chateaubriand?...

On éprouve la même impression d'agacement pénible que si l'on errait
dans un temple désaffecté. J'eusse préféré le sinistre délabrement que
nous a décrit Flaubert, les plafonds crevés, les murs suintants, les
fientes d'oiseaux accumulées dans les coins, et l'intendant d'alors
crachant à terre, sans vergogne, tandis que son chien furetait les
souris entre les panneaux vermoulus des meubles.

C'est avec un véritable sentiment d'aise que je m'évade, par les
escaliers tournants, vers les combles. L'équipe des tapissiers et des
doreurs n'est pas montée jusqu'à ces étages. L'esprit des ruines a ici
où se réfugier, parmi les plâtras et les nids de corneilles; et, le long
des couloirs en soupente, percés d'étroites meurtrières sans vitres,
quelque chose se respire encore de l'antique présence du dieu.

A l'extrémité d'un de ces couloirs, dans un des donjons d'angle, M. de
Durfort, notre obligeant cicerone, pousse une porte et dit:

--Sa chambre.


V

Sa chambre!... Non pas--nous avertit-on--celle qui fut la confidente des
nuits de son adolescence et de leurs insomnies douloureusement
passionnées. Celle-là, on a dû la murer, à cause des vents qui y
faisaient rage, à cause aussi, peut-être, des ombres tumultueuses et
plaintives qu'il créa de sa propre substance et qui ne se consolent
point de l'avoir perdu... La mansarde où nous sommes introduits n'a
connu que le Chateaubriand des dernières années, le vieillard morne,
soûl de gloire et rassasié d'honneurs. Et, à vrai dire, il n'y a même
séjourné que quelques heures durant les rares et brefs retours que, sur
la fin de sa vie, il accepta de faire au manoir de ses ancêtres. Mais
c'est assez qu'il l'ait occupée de temps à autre, pour qu'elle nous
communique une tristesse religieuse et comme un frisson sacré.

Elle est, d'ailleurs, touchante, en sa simplicité fruste, en son
humilité quasi monacale. Ce génie démesurément orgueilleux, et d'une
personnalité si excessive, aimait autour de lui ce luxe de pauvreté,
sans doute par un nouveau raffinement d'orgueil. L'étroite, l'ascétique
couchette de fer adossée à l'une des parois est le lit même où il
mourut. Ces rideaux de grossière percale, fermés depuis le soir de son
agonie, ont mystérieusement frémi de son souffle suprême. Une majesté
singulière est sur eux. On se demande si l'auguste visage olympien ne va
pas, soudain, se montrer entre leurs plis. Un dessin de Mazerolle,
appendu au chevet de la couchette, a la prétention de le représenter tel
qu'il était quand il expira. Mais l'oeuvre est médiocre: elle manque à
la fois d'émotion et de sincérité. Un crayon que possède un amateur
nantais, M. Maignien, me paraît autrement véridique: la face est figée,
momifiée presque; les lèvres, d'où l'âme vient de s'exhaler, sont
demeurées entr'ouvertes; l'expression de la physionomie conserve un je
ne sais quoi d'impérieux et d'amer jusque dans le trépas.

Achevons cependant l'inventaire de la cellule. Une table à vitrine en
dépare la religieuse ordonnance, a le tort de faire penser à quelque
exhibition de musée. On a réuni là les objets les plus divers: le
crucifix que Chateaubriand pressa de ses mains défaillantes, et avec
lequel il se promettait de «descendre hardiment dans l'éternité», s'y
voit, étendu sur un coussin, à côté d'un manuscrit du _Congrès de
Vérone_, dédié à la comtesse-douairière de Combourg... Par ailleurs,
dans la pièce, plus rien qu'une armoire massive à grosses moulures
et--détail que je m'en voudrais de laisser échapper--un coffre, un de
ces lourds coffres paysans, à couvercle plat, comme il ne s'en rencontre
plus guère que dans nos fermes de Basse-Bretagne, où ils servent tout
ensemble de banc pour s'asseoir et de bahut pour serrer les vieux
haillons. A la suite de quelles aventures, ce meuble, aussi barbare que
ceux qui durent orner la hutte de Ségenax, père de Velléda, passa-t-il
en la propriété de l'auteur des _Martyrs_?

Un de nos compagnons de pèlerinage incline à croire que c'est le même
qui fut, dit-il, offert à Chateaubriand, par un gentilhomme vannetais,
comme une relique des guerres chouannes. Un redoutable chef de bande,
traqué par les Bleus, s'était caché au fond de ce coffre, à peine assez
grand pour le contenir, et, pendant que l'ennemi s'obstinait à
perquisitionner dans la maison, avait préféré se laisser mourir
d'asphyxie, plutôt que de compromettre ses hôtes en se livrant... C'est
une note funèbre de plus dans ce mélancolique asile de choses défuntes,
semblable à ces sépultures des anciens âges où quelques vases de terre
et quelques anneaux de métal sont tout ce qui reste d'Achille ou
d'Agamemnon.


VI

Je me suis attardé longtemps sur le chemin de ronde qui suit le
couronnement du château.

La pluie avait fait trêve. Les nuages couraient, chassés par un vent
plus fort, un de ces fougueux vents d'Ouest dont l'adolescent de
Combourg dit qu'ils servirent de «jouets à ses caprices et d'ailes à ses
songes». Çà et là, dans le gris mouvant de ce ciel en marche, des
trouées d'azur pâle s'ouvraient, que les approches du soir teintaient de
fine émeraude. Tantôt par la lucarne d'une tour de guet, tantôt par
l'embrasure d'un créneau, j'ai promené mes regards sur tout l'horizon.
La vue est d'une ampleur superbe, et plus mouvementée que je ne me
l'étais figuré tout d'abord. Au moins dans son ensemble, c'est bien
celle, à n'en point douter, que les yeux de Chateaubriand contemplèrent.
On le sent, à l'impétuosité vertigineuse avec laquelle s'évoquent
soudain les souvenirs, à la vie surtout dont ils s'animent spontanément
au contact des images réelles. La confrontation, cette fois, ne cause
plus aucun mélange irritant d'incertitude et de trouble.

Il faut une mise au point, évidemment. La patrie des Rhedons s'est
quelque peu transformée depuis Eudore: les landes incultes ont cédé la
place aux moissons et les petites rivières des vallées font tourner des
roues de moulins, avant de porter à la mer leurs eaux inconnues. Déjà,
du temps de Chateaubriand, la vieille forêt domaniale avait disparu,
débitée lambeau par lambeau. Mais les restes en sont encore des plus
imposants et, de toute la contrée, s'exhale la même odeur sylvestre, le
même parfum de verdure et d'eau qui se respire aux premiers chapitres
des _Mémoires d'Outre-Tombe_. Sauf de légères retouches, cette terre a
gardé son visage d'autrefois et ses traits, en quelque sorte, consacrés.
Un peuple de visions familières se lève à votre appel de tous les
confins de l'espace. Elles vous font des signes, elles se nomment. Ces
ondulations fuyantes, là-bas, vers le sud, ce sont les hauteurs de
Bécherel. Au-dessous, sur les pentes feuillues du vaste «amphithéâtre
d'arbres», où, près des campaniles des villages, commence à pointer, çà
et là, le tuyau d'une cheminée d'usine, voici moutonner d'un vert plus
sombre les toisons vénérables des bois du Bourgouët et de Tanoërn. Il
n'est pas jusqu'à Combourg qui ne se révèle, semble-t-il, sous un tout
autre aspect qu'à l'arrivée. Écrasé dans le bas-fond, au pied de
l'énorme masse féodale, il s'est rapetissé, tassé, a pris un air suranné
et comme vétuste, l'air qu'il avait aux jours où M. le Chevalier
s'engageait dans son «abominable rue» pour se rendre à la messe de
paroisse, en compagnie de sa mère et de sa soeur Lucile. La rumeur
foraine elle-même, ces mugissements de veaux et ces grognements de
cochons que le vent apporte de la vallée, aident à l'illusion, loin de
la détruire. Ainsi grouillait le Combourg d'il y a cent ans, lorsque
septembre ramenait la solennité de l'_Angevine_, la seule occasion où
s'épanouît en ce triste canton «quelque chose qui ressemblait à de la
joie».

Mais la grande face évocatrice du paysage, on le devine, c'est l'étang.
Là palpitent vraiment, comme en un miroir magique, toutes les ombres
mystérieuses du passé.

J'ai côtoyé ses rives, au crépuscule. Le sentier longe les talus du parc
dont les ramures mouillées m'aspergeaient de leurs gouttelettes. A cause
de la sécheresse du mois précédent, les eaux étaient basses. Une mince
frange d'argent ourlait leur nappe frissonnante. Je me suis assis sur un
vieux tronc de saule qui surplombait la grève, pareil à quelque
monstrueuse gargouille végétale. Non loin, pourrissait dans les joncs un
bachot à demi envasé. L'heure et le lieu étaient d'une gravité
singulièrement suggestive. Un pressentiment d'automne assombrissait le
ciel venteux, et des futaies environnantes sortaient des voix confuses
et profondes, les mêmes qui éveillèrent le génie de Chateaubriand et le
firent entrer «en pleine possession des harmonies de sa nature». Les
roseaux bruissaient, comme alors, «agitant leurs champs de quenouilles
et de glaives». Et c'était une plainte longue, étrange, à peine modulée,
avec des accalmies soudaines, des silences dramatiques et presque
angoissants.

Peu à peu le lac s'est voilé comme un regard qui s'éteint; puis, la
procession des vapeurs nocturnes a surgi; et, tandis que glissaient
leurs formes furtives sur le tapis ondoyant des plantes rivulaires et
des nénuphars, j'ai cru voir défiler, comme aux bords d'un Léthé
antique, Amélie, Atala, Blanca, Cymodocée, toutes les créatures de rêve,
nées de cette solitude, tous les divins fantômes d'amour que nous avons
adorés.



VI

EN BRETAGNE D'OUTRE-MER



PÈLERINAGE CELTIQUE


De tous les peuples celtiques, celui qui a su se tailler au soleil la
place la plus large et le mieux s'adapter aux conditions de la
civilisation moderne, sans rien abdiquer des caractères originaux de la
race, c'est assurément le peuple gallois. Loyalement associé aux
destinées du Royaume-Uni et l'un des agents peut-être les plus
énergiques de la prospérité anglaise, il n'en est pas, pour cela,
demeuré moins fidèle à tout ce qui lui a paru digne d'être retenu des
poétiques institutions de son passé. C'est ainsi que les principales
villes du pays deviennent, à tour de rôle, chaque été, le théâtre d'une
manifestation solennelle qui est comme la résurrection symbolique, en un
décor approprié, des grandes panégyries, semi-religieuses,
semi-littéraires, des anciens âges. Cette fête, connue sous le nom
d'_Eisteddfod_, les Gallois la qualifient à juste titre de «nationale».
De tous les points de l'antique Cambrie, les populations s'y rendent par
foules enthousiastes, heureuses d'affirmer périodiquement, contre toute
tentative d'empiètement du dehors, l'unité de la conscience collective.
C'est vraiment la communion d'un peuple au banquet de l'esprit
traditionnel.

L'_Eisteddfod_ de cette année 1900 s'est déroulée à Cardiff, la capitale
du South-Wales, dans la semaine du 18 au 24 juillet. Si elle n'avait
présenté, comme ses devancières, qu'un intérêt purement gallois, quelque
attrayant, d'ailleurs, que soit le spectacle, nous n'aurions pas cru
devoir en entretenir le public français. Mais, comme pour protester
peut-être au nom du doux idéal celtique contre l'exclusivisme de
certaines théories, aujourd'hui en cours, qui travaillent à reconstruire
je ne sais quelle muraille de Chine entre les peuples, les Kymris ont
pensé que le moment était venu d'ouvrir leur cercle, leur _Gorsedd_, et
de convier à y prendre place non seulement leurs congénères et
compatriotes d'Écosse, de l'Ile de Man et d'Irlande, mais les Bretons de
France eux-mêmes, séparés d'eux depuis quelque treize cents ans.

Je ne voudrais pas attribuer à l'événement plus d'importance qu'il ne
mérite. Quelques gazettes ont imaginé d'y voir l'indice d'une sorte de
pacte subversif. Il ne se serait agi de rien moins que de la
reconstitution de je ne sais quelle nationalité mythique, sous l'égide
de quelque nouvel Arthur. J'avoue humblement, quant à moi, qu'en
acceptant l'aimable invitation de sir Thomas Morel, mayor de Cardiff, je
ne me suis pas un seul instant avisé que ce pût être pour collaborer à
d'aussi magnifiques desseins... Non: ce sont là rêves d'un autre temps,
et les Gallois, pas plus que les Bretons, j'en suis sûr, ne sont gens à
donner dans ces chimères.

Le vrai, c'est qu'ils se sont simplement souvenus des liens d'étroite
parenté qui jadis unirent nos ancêtres aux leurs; et ils nous ont offert
de resserrer les noeuds d'une tradition pour ainsi dire familiale, que
les siècles avaient relâchée, sans la rompre. Cela n'est certes pas pour
changer la face de la terre. Mais, tout de même, n'y aurait-il pas dans
ce renouveau de l'ancienne fraternité celtique un phénomène assez
mémorable pour valoir d'être signalé?


I

C'est le samedi soir, 16 juillet. Saint-Malo hausse dans le crépuscule
son archaïque décor de ville féodale. Nous sommes dix ou douze Bretons
de Bretagne épars sur le pont du _Southwestern_. Le reste de la
délégation, venant de Paris, doit nous joindre en terre anglaise, par la
voie du Havre. Le sifflet du départ a henni dans le calme nocturne.
Presque aussitôt, l'îlot du Grand-Bé dessine au tournant du môle sa
croupe noire de monstre échoué. J'avais rêvé d'y aller cueillir une des
fleurettes de mer qui foisonnent au pied de la tombe de René, pour en
faire hommage, là-bas, à Merlin, qui fut son ancêtre poétique et dont il
fit revivre parmi nous les prestiges et les enchantements. Je n'en ai
pas eu le loisir. Je me contente donc de saluer au passage le morne où
il repose. La nuit est complètement descendue. C'est à peine si aux
confins du ciel occidental flotte une dernière bande de clarté, d'un
vert d'émeraude pâlie. Seule, la mer semble avoir gardé du jour dans ses
profondeurs. Elle est d'une douceur charmante et d'une paix infinie.

Accoudé au bastingage, je songe à des nuits d'autrefois, des nuits
vieilles de treize cents ans. Sur ces mêmes flots voguaient, à la faveur
des ténèbres, des barques barbares, des _currachs_ aux frustes membrures
de chêne tendues de peaux de boeufs. C'était la flottille de l'exode
breton, fuyant devant la tempête saxonne, emportant vers les rives
armoricaines les émigrés de la Grande Ile. La phrase si suggestive de
l'historien Gildas me revient en mémoire: «Ils se rendaient au pays
d'outre-mer avec de plaintifs gémissements, et, sous leurs voiles
gonflées, en place du chant céleusmatique, ils murmuraient le psaume:
_Seigneur votre droite nous a dispersés parmi les nations_». Les eaux
qu'ils sillonnèrent, voici que nous les franchissons à rebours, nous,
leurs lointains descendants. Dans le recueillement de l'espace, ma
pensée remonte vers l'ancêtre primitif de mon clan; je me le représente,
courbé, tel qu'il dut être, au banc des plus humbles rameurs. Et je sens
tressaillir en moi la chaîne invisible, la mystérieuse chaîne d'âme qui
nous relie l'un à l'autre, par delà les temps. En quel lieu de la
Cornouaille transmarine, en quel repli sinueux de la montagne kymrique
eut-il son berceau?...

J'ai dormi, l'oreille contre le hublot; les voix des sirènes celtiques
qui hantèrent jadis ces parages m'ont chuchoté des songes merveilleux.
Lorsque je regagne la passerelle, je me demande si je ne rêve pas
encore. Nous voguons dans une atmosphère irréelle; le ciel matinal
ondule en mousselines blanchâtres, moirées d'indéfinissables nuances. La
terre, paraît-il, est toute proche, mais refuse de se laisser entrevoir.
Des éclairs argentés tournoient, qui sont peut-être des goélands. Le
steamer lui-même a des allures de mystère dans le vaste silence
enchanté. Cela vous remet en l'esprit les fabuleuses navigations des
Pérédur et des Brandan. Et, pour ajouter à l'illusion, soudainement une
cloche tinte, une sorte de gong de la mer aux longues vibrations
mélodieuses, au timbre magique et surnaturel. Quelle Is resplendissante
va tout à l'heure surgir des eaux?...

--C'est le phare des Aiguilles, me dit le pilote. Nous entrons dans le
chenal de Wigh.

Le charme est rompu: la brume se dissipe et le rêve s'envole... En
attendant la «paix celtique», annuellement proclamée à l'_Eisteddfod_,
ce sont des visions de guerre qui défilent devant nos yeux; des gueules
de canon bâillent aux embrasures des forts; des torpilleurs
s'échelonnent le long de l'île blonde, pareils à d'immenses alligators
au repos... Southampton maintenant--et toute la tristesse lourde,
accablante, d'un dimanche britannique, compliquée de l'horreur banale
d'une cité industrielle. J'aspire vers l'Ouest, vers la fraîcheur
galloise que je savoure, par avance, comme l'haleine d'une autre patrie.


II

Nous avons pris le premier train du lundi. Il nous entraîne à travers de
molles campagnes, sous un air embrasé. La chaleur est si intense que le
paysage, exténué, semble s'y dissoudre. Heureusement que l'horaire nous
a ménagé une halte dans la délicieuse oasis de Salisbury. En sa rivière
limpide s'éploient et frissonnent des chevelures d'herbes qui nous
rappellent nos fontaines sacrées. Et quels moments exquis passés à la
cathédrale,--dans la nef d'abord, toute peuplée de tombes historiques,
tout imprégnée de l'arome des siècles défunts,--puis dans le square qui
l'entoure et, selon l'expression de Bourgault-Ducoudray, qui est des
nôtres, lui fait comme une zone de beauté! Des ormes quasi contemporains
de l'édifice prolongent sur le vert moelleux des pelouses leurs
grandioses gestes d'ombre. Et c'est un asile incomparable de solitude,
de méditation, d'apaisement.

Mais de nouveau nous sommes en route; de nouveau les horizons se
succèdent, spacieux et riches, embués d'une vapeur d'or. Les cottages
flambent dans le soleil. Façades blanches et toits de tuiles rouges.
D'aucuns portent, comme par coquetterie, une coiffure de chaume qui
contraste avec leur aspect cossu. Des fleuves s'attardent, flegmatiques,
parmi des pâtis luxuriants. Les collines ont des formes nobles sous des
couronnes de bois touffus, aux verdures qu'on dirait peignées. Cette
nature est trop somptueuse, trop humanisée aussi, pour nos goûts de
Bretons. Elle va jusqu'à se prêter à la réclame et souffre qu'on sculpte
dans le vif de son calcaire de gigantesques images de chevaux, visibles
à des lieues, pour servir d'enseigne à des éleveurs... Que tout cela
nous met loin de la maigre et fine Bretagne, dont le charme est surtout
fait de discrétion et de sobriété! Retrouverons-nous vraiment, comme on
l'affirme, quelque chose de son _soave austero_ sur l'autre rive de la
Severn?

«Lorsqu'en voyageant dans la presqu'île armoricaine, écrit Renan, on
dépasse la région, plus rapprochée du continent, où se prolonge la
physionomie gaie, mais commune, de la Normandie et du Maine, et qu'on
entre dans la véritable Bretagne, dans celle qui mérite ce nom par la
langue et la race, le plus brusque changement se fait sentir tout à
coup... Le même contraste frappe, dit-on, quand on passe de l'Angleterre
au pays de Galles». Voici, en effet, qu'au sortir du pont tubulaire,
comme par la vertu de quelque opération de sorcellerie que la nuit du
tunnel nous aurait dérobée, nos yeux s'ouvrent sur une contrée toute
différente de celle que nous avons laissée derrière nous: une contrée
non pas moins riante peut-être, mais moins grassement, moins
uniformément riante, et où, par endroits, les choses nous apparaissent
comme avec des visages familiers. Je les ai déjà traversés, me
semble-t-il, ces prés de gazon pâle; je reconnais ces arbres nains, aux
troncs noueux, aux ramures toujours échevelées dans la même direction
par les vents d'Ouest; je le reconnais, le mur mal crépi de cette ferme,
je la reconnais, la mare d'eau stagnante qui verdit au pied de ce talus;
et ces esquilles de granit rouge qui, de-ci de-là, percent la maigreur
de la terre, que d'âpres sites, chers à mes flâneries, ne m'ont-elles
point rappelés!... Il y a bien, il est vrai, dans un ennuagement de
fumées--j'allais dire de frondaisons--noirâtres, une forêt de cheminées
d'usines qui contrarient quelque peu l'harmonie de la perspective au
fond des lointains. Mais, pour Celte que l'on soit, on sait faire sa
part à la réalité. Et puis, ces cheminées d'usines, en somme, c'est
Cardiff.


III

Nous ne sommes pas plus tôt en gare qu'un cri retentit:

--Par ici, les Bretons!

C'est la voix du professeur Barbier, un Franc-Comtois au parler sonore,
attaché depuis de longues années à l'Université galloise dont le collège
de Cardiff est un des trois centres. Je veux dire tout de suite combien
nous avons d'obligations à cet excellent homme. Il n'a pas été seulement
un précieux interprète pour ceux d'entre nous qui possédaient
insuffisamment soit l'anglais, soit le kymrique: il nous a servi à tous
de guide, ou mieux, de tuteur moral. Sa maison nous fut, toute une
semaine, une sorte de foyer toujours ouvert, où nous réunir, nous
renseigner, concerter nos multiples démarches et, de temps à autre, par
manière de détente, reprendre comme un air de France. En un mot, ce doux
Burgonde, d'âme si chaude et de coeur si vibrant, aura plus contribué
que bien des Celtes à l'oeuvre de la fraternisation celtique.

On se rappelle, dans Labiche, la rencontre des deux anciens Labadens.

--C'est étonnant comme on a peu de choses à se dire, quand il y a vingt
ans qu'on ne s'est vu!

Les Gallois et les Bretons, eux, ne s'étaient guère rencontrés depuis
des siècles. Les préliminaires de leur reconnaissance eussent risqué
fort de traîner en longueur si le professeur Barbier n'avait été là pour
les pousser joyeusement dans les bras les uns des autres.

L'instant d'après, nous dévalions, bannière de Bretagne en tête, vers le
Barry's Hôtel où l'alderman Jones, délégué par le maire de Cardiff pour
être son porte-parole à un truculent déjeuner de bienvenue, associait et
faisait acclamer, dans un toast plein d'élévation et d'humour, les noms
de S. M. la reine d'Angleterre et du Président Loubet. En suite de quoi,
procédant à ses fonctions de nomenclateur, le Hérald-Bard, le barde
héraut, Arlynedd Penygarn, indiquait à chacun de nous les hôtes
bénévoles qui s'étaient spontanément offerts à nous recevoir. Ma bonne
étoile fit que je n'eus point à me séparer de mon éminent ami
Bourgault-Ducoudray: je ne lui sais pas un gré moindre de nous avoir
logés de compagnie sous le toit de M. Samuel. Car c'est pourtant à cet
intérieur israélite que nous devons d'avoir goûté dans ce qu'elles ont
de plus cordial, de plus intime, de plus pénétrant, toutes les douceurs
et toutes les prévenances de l'hospitalité galloise. J'aurai toujours
présentes à l'esprit les attentions, exquisement discrètes et délicates,
dont nous y fûmes l'objet; et elle n'est pas près, non plus, de
s'éteindre dans mes yeux, l'admirable vue du parc de Bute, dont la mer
de feuillages montait jusqu'à ma fenêtre et me versait chaque soir,
après la fatigue des cérémonies officielles, sous les averses de feu
d'un ciel torride, le philtre, délicieux à humer, de ses ténèbres
végétales, de son silence et de sa fraîcheur.


IV

Il ne saurait entrer dans mon dessein de décrire par le menu les
imposantes manifestations de tout genre auxquelles il nous fut donné de
participer. S'il faut en croire les Kymris eux-mêmes, jamais
l'_Eisteddfod_ n'avait revêtu un caractère aussi grandiose, ni ne
s'était déployée avec autant d'éclat.

Dès le soir de notre arrivée, une réception avait lieu au Town-Hall,
offerte par la municipalité de Cardiff, sous la présidence de sir Thomas
Morel, et comprenant plus de quatre mille invités. Les délégations des
divers pays celtiques y défilèrent à tour de rôle, les Bretons marchant
les premiers, précédés du biniou national. Seuls, les Écossais
manquaient. Ils ne parurent qu'assez tardivement; mais quelle entrée!
C'est peut-être une des émotions les plus nobles que j'aie jamais
ressenties.

J'étais monté, pour respirer, sur le toit en terrasse de l'hôtel de
ville, d'où l'on domine dans toute son étendue, avec ses usines, ses
chantiers et ses docks, la formidable cité du charbon. La nuit,
merveilleusement étoilée, s'embrasait à l'horizon du flamboiement des
hauts fourneaux. Par les vasistas ouverts d'une espèce de kiosque
central, servant à ventiler les profondeurs du hall, des bouffées de
musiques, des échos de choeurs montaient. Soudain, parmi les groupes qui
stationnent de-ci de-là ou se pressent devant les buffets en plein air,
il se fait un long remuement, et je vois s'avancer des hommes aux
statures superbes, de grands vieillards, majestueux et graves, qu'on
dirait échappés tout vifs des poèmes d'Ossian. Ils portent le béret des
Highlands, le plaid, retenu à l'épaule par une agrafe de pierres
précieuses, la jupe ou tartan, bariolée aux couleurs du clan, et, pendue
à la ceinture, la pochette de cuir, le _sparren_, que garnissent des
poils de chèvre. On se croirait à la cour de Fingal.

Mais voici le plus saisissant. Derrière ces patriarches viennent de
déboucher six _bagpipers_, aussi archaïquement accoutrés, qui, sur un
signe, se rangent, puis s'ébranlent. Alors retentit un pas de marche à
la fois mélancolique et martial, empreint tout ensemble de sauvagerie et
de mysticité. Cela s'enfle, s'élargit, s'exaspère, puis frémit en
modulations vagues, comme pour s'apaiser, et de nouveau repart... Ce fut
une sensation inexprimable. Je connus là d'exaltantes minutes de rêve,
comme si j'avais vu se lever autour de moi tout le mystérieux passé de
ma race, évoqué par la puissante incantation de ces cornemuses d'Écosse
dans la nuit. Ah! nos pauvres binious de Bretagne, en comparaison,
quelle misère!...

L'avouerai-je? Je fus très loin d'éprouver rien de semblable, en
franchissant, le lendemain, dans les rangs du cortège traditionnel,
l'enceinte sacrée du Gorsedd, ni même lorsque l'archidruide Hwfa-Môn
(dans la vie ordinaire le Rév. Williams) m'eut attiré à lui, au centre
du cercle, sur la pierre couchée qui est censée représenter le nombril
du monde, pour me conférer, avec de tonitruants éclats de voix,
l'investiture de l'ordre bardique. Il ne laissait cependant pas d'avoir
sa beauté, le spectacle de ces druides blancs, de ces bardes bleus et de
ces ovates verts, évoluant, comme une théorie de mages antiques, sur les
fonds vaporeux de Cathay's Park. C'était évidemment d'un effet plus
magistral que n'importe quelle figuration d'opéra. Cela avait toutefois
un peu le tort d'y faire penser, et le visage glabre du Rév. Williams,
sa mimique parfois trop expressive, n'étaient pas, il faut bien le dire,
pour écarter ce rapprochement fâcheux. Quant aux autres personnages,
dans quelle mesure ils prenaient au sérieux leurs rôles, c'est ce que je
ne me chargerai point de déterminer. Il y a dans l'âme galloise un
mélange d'ironie paisible et de sereine gravité dont les proportions
m'échappent. Mais la gravité, assurément, domine.

Il n'y avait, pour s'en convaincre, qu'à passer du champ du Gorsedd dans
l'immense baraquement de planches édifié tout à côté, et où se tenaient
les séances littéraires et musicales de l'_Eisteddfod_. Ici plus de
vestiges de l'âge de pierre, plus de cromlechs, plus de dolmens, plus de
menhirs,--restitution purement décorative d'une préhistoire qui n'eut,
comme chacun sait, rien de celtique. Non, pas d'autre mobilier, dans ce
«pavillon», qu'une estrade, des chaises et des bancs. Mais sur cette
estrade se font entendre les plus admirables choeurs du monde, et sur
ces chaises, sur ces bancs, un public de près de vingt mille auditeurs
peut trouver place. J'ai tort de dire: peut trouver. En réalité, la
salle est toujours comble; la semaine durant, elle ne désemplit pas;
tandis qu'un flot se retire, un autre monte. Je parlais tout à l'heure
de l'âme galloise. C'est là qu'il faut entrer en contact avec elle,
parce que c'est là vraiment qu'elle vibre toute, là qu'elle se révèle en
sa plénitude, là enfin que l'on découvre de quelle puissance de
recueillement, de quelle intensité d'émotion et d'enthousiasme elle est
capable. Il plane dans l'atmosphère un je ne sais quoi de religieux et
de grand. Par-dessus le concert des voix, il semble que l'on perçoive
une harmonie plus haute et plus profonde, la symphonie des esprits, le
merveilleux unisson des consciences. Jamais je n'ai mieux compris la
portée de l'adage kymrique: «Notre vieille Galles est une mer de chant»!

A quel point ce peuple est pénétré de l'excellence de sa race, on put le
voir, dans la soirée, à ce même pavillon de l'_Eisteddfod_, quand,
ressuscitant un usage cher aux Celtes primitifs, l'archidruide brandit
devant l'assemblée les deux moitiés d'un glaive, destinées, l'une à
demeurer en Galles, l'autre à être emportée en Bretagne, et les
rapprocha fortement pour faire constater à la foule qu'elles
s'adaptaient. Ce fut une minute inoubliable.

--_A oes heddwch?_ (Est-ce la paix?) rugit de sa voix léonine
l'archidruide.

--_Heddwch!_ (La paix) répond une clameur de tonnerre, jaillie de quinze
mille poitrines électrisées.

La salle entière est debout, applaudissant et trépignant. Un des lairds
d'Écosse crie:

--Vive la France... la belle France!

Et soudain, les douces syllabes françaises volent de bouche en bouche,
dominant l'âpreté des derniers hourrahs. Le plus sceptique en eût été
remué jusqu'aux larmes[8].

  [8] C'est l'occasion, ou jamais, de rappeler les belles paroles de
    Renan, recevant l'Association archéologique du pays de Galles à
    Rosmapamon: «Vous êtes bons Anglais, nous sommes bons Français... Un
    haut devoir nous incombe aux uns et aux autres. C'est de maintenir
    en bonne amitié les deux grandes nations entre lesquelles nous
    sommes partagés, et dont l'action commune, la rivalité, si l'on
    veut, est si nécessaire au bien de la civilisation. C'est si bête de
    se haïr! En travaillant à la paix, nous travaillerons véritablement
    à une oeuvre celtique».


V

N'en subsistât-il que ces nobles et touchants souvenirs, notre
pèlerinage dans la Celtie d'outre-mer n'aura pas été perdu. Mais il est
permis d'en attendre des fruits plus durables et plus généreux. Il se
peut que l'_Eisteddfod_ de Cardiff devienne la préface d'une
intéressante histoire. Nos congénères d'Irlande ont déjà préparé les
matériaux du premier chapitre, qui se doit écrire, en 1901, au Congrès
de Dublin. «Histoire vite tournée en roman!» diront d'aucuns. «Rêveries
séniles d'une race retombée à l'enfance!» appuieront d'autres. A ceux-ci
comme à ceux-là je recommande ces lignes de Renan, par où je veux
conclure: «Quand on songe qu'une foule d'individualités nationales qui
semblaient effacées se sont relevées tout à coup de nos jours plus
vivantes que jamais, on se persuade qu'il est téméraire de poser une loi
aux intermittences et au réveil des races, et que la civilisation
moderne, qui semblait faite pour les absorber, ne serait peut-être que
leur commun épanouissement».


FIN



TABLE


    PAGES LIMINAIRES

  Le «Trô-Breiz»                      3

    I
    EN TRÉGOR

  Amour de «Clerc»                   29
  Autour de Renan                    37
  Au Collège de Tréguier             51
  Agonie d'un culte                  63
  Massacres de Septembre             77
  Impressions d'automne              89
  Au pays des «gars d'Islande»      103

    II
    EN LÉON

  Le Léon noir                       127
  Moisson marine                     141
  Parages d'Ouessant                 155

    III
    EN CORNOUAILLES

  Dans l'Argoat                      169
  En Forêt                           177
  Paysage de légende                 191
  La fin d'une terre                 199
  Les chantiers de la mer            211
  L'Ile de Sein                      223

    IV
    EN VANNES

  Chez les Grésillons                243
  A travers le «Golfe»               261

    V
    EN HAUTE-BRETAGNE

  Au pays de «douce souvenance»      293

    VI
    EN BRETAGNE D'OUTRE-MER

  Pèlerinage celtique                315


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--603-5-11.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La terre du passé" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home