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Title: Coins de Paris
Author: Cain, Georges
Language: French
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_Georges Cain_

_Coins_

_de Paris_

[Illustration: PARIS]

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, rue Racine, 26



Coins de Paris



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

_Couronnés par l'Académie française_


 =Coins de Paris=, un volume grand in-16, orné de 105 illustrations,
 d'après les curieux documents fournis par l'auteur (_12e mille_).

 =Promenades dans Paris=, un volume grand in-16, orné de 125
 illustrations et plans, d'après les documents de l'auteur (_24e
 mille_).

 =Nouvelles promenades dans Paris=, un volume grand in-16. orné de 135
 illustrations et de 20 plans anciens et modernes (_14e mille_).

 =A Travers Paris=, un volume grand in-16, orné de 148 illustrations et
 de 16 plans anciens et modernes (_10e mille_).

 =Les Pierres de Paris=, un volume grand in-16, orné de 133
 illustrations et de 6 plans anciens et modernes (_8e mille_).

 =Le Long des rues=, un volume grand in-16. orné de 132 illustrations
 et plans (_7e mille_).

 =Environs de Paris= (_1re Série_), un volume grand in-16, orné de 130
 illustrations et de 3 plans anciens (_8e mille_).

 =Environs de Paris= (_2e Série_), un volume grand in-16, orné de 107
 illustrations et plans _6e mille_.

 =Tableaux de Paris=, un volume grand in-16, avec 113 illustrations et
 plans.

 =Les Théâtres de Paris= (=Le Boulevard du Crime, Les Théâtres du
 boulevard=), avec 376 reproductions de documents anciens. Un volume
 grand in-16 jésus.

[Illustration: RUE DU CHAUME EN 1866 (AUJOURD'HUI RUE DES
ARCHIVES) HÔTEL DE SOUBISE--TOUR DE CLISSON.

Dessin de A. Maignan.]

_Ouvrage couronné par l'Académie Française_ (Prix Berger 1907)

GEORGES CAIN

Conservateur du Musée Carnavalet et des Collections historiques

de la Ville de Paris

Coins de Paris

PRÉFACE

DE

VICTORIEN SARDOU

de l'Académie Française

_Avec 105 illustrations documentaires_

_Nouvelle Édition_

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.



    A G. LENOTRE

    En témoignage de très sincère affection.

    G. C.

    Décembre 1905.



PRÉFACE


_Petit-fils et fils de deux artistes d'un rare mérite et d'une
juste célébrité: P.-J. Mène et Auguste Cain; mon excellent ami
Georges Cain a suffisamment prouvé qu'il est le digne héritier
de leur talent. Il veut constater aujourd'hui qu'il sait, comme
disaient nos Anciens, «manier la plume aussi bien que le crayon» &
que le Musée Carnavalet n'a pas seulement en lui le Conservateur
actif & passionné que nous voyons tous les jours à l'œuvre, mais
aussi le guide le plus éclairé en fait d'érudition parisienne, &
il a écrit ce livre charmant qui évoque à mes yeux le Paris de mon
enfance et de ma jeunesse;--ce Paris d'autrefois qui a subi
bien des transformations au cours des siècles; mais pas une aussi
rapide, aussi complète que celle dont j'ai été le témoin.--C'est
au point que j'ai peine à retrouver dans certains quartiers, sous
la ville de Napoléon III, celle de Louis-Philippe, qui serait
aujourd'hui inhabitable, étant données les exigences de la vie
moderne, mais qui répondait aux besoins et aux habitudes de son
temps. On s'accommodait de défauts que l'on jugeait inévitables,
aucune capitale n'en étant exempte. Et, en somme, avec ses tares &
ses verrues, ce Paris-là avait bien aussi son charme!_

_La plupart de ses rues étaient très étroites et dépourvues de
trottoirs. Il fallait se garer des voitures sur le seuil des
boutiques, sous les portes cochères ou à l'abri de bornes plantées
çà & là, à cet effet. Toutefois, là où la circulation était
la plus active, le piéton courait moins de risques à cheminer
sur la chaussée qu'à traverser aujourd'hui le Boulevard... Ce
Boulevard, qui ne voyait passer alors qu'un omnibus tous les
quarts d'heure, desservant la place de la Madeleine & celle
de la Bastille; où l'on redoutait si peu d'être écrasé, que,
devant la Madeleine, j'ai vu les curieux faire cercle autour du
bâtonniste, à la place même où est aujourd'hui le refuge, et que,
sur la place de la Bastille, je jouais tranquillement au cerceau
autour de l'Éléphant & de la Colonne de Juillet. On n'avait guère
à craindre dans tout Paris que les éclaboussures des ruisseaux
coulant au milieu des rues... quand ils coulaient; car, par les
grandes chaleurs de l'été, les eaux ménagères y croupissaient
jusqu'aux pluies d'orage. En hiver, la neige n'étant jamais
balayée, & l'emploi du sel étant inconnu, c'était chose horrible
que le dégel! Tous les recoins des maisons mal alignées étaient
consacrés aux dépôts d'ordures & aux libertés qu'autorisait chez
les passants l'absence de kiosques dont l'installation s'est fait
trop longtemps désirer. Ces rues enfin, à cause même de leur
étroitesse, étaient plus bruyantes que les nôtres. Le roulement
des lourds camions sur de gros pavés arrondis, mal ajustés, où
ils rebondissaient en ébranlant les maisons & les vitres, les
cris incessants des marchands et marchandes de fruits, légumes,
poissons, fleurs, etc... poussant leurs charrettes à bras, des
marchands d'habits, de parapluies, de petits balais; des vitriers
& des ramoneurs; la sonnerie des fontainiers soufflant dans leurs
robinets; l'appel des porteurs d'eau, faisant claquer à tour de
bras les anses de leurs seaux; les chanteurs ambulants portant
de cour en cour leurs clarinettes & leurs tambours de basque:
tout cela en somme était la gaieté de la rue. Ce qui n'était pas
tolérable, c'était l'obsession des orgues de barbarie, se relayant
sous vos fenêtres, sans répit, du matin au soir, & vous infligeant
un supplice auquel aujourd'hui encore je ne songe pas sans colère!_


[Illustration: LA PLACE DE LA BASTILLE ET L'ÉLÉPHANT.

Lithographie de Ph. Benoist.]

_Enfin l'éclairage de ces rues était déplorable. La plupart en
étaient encore au réverbère, dont l'allumage sur la chaussée
arrêtait toute circulation. Mais, en revanche, la ville était
mieux gardée, la nuit, qu'elle ne l'est présentement, grâce aux
rondes, des «patrouilles grises» qui circulaient sous le manteau,
à pas lents, à la file indienne, rasant les murs et se croisant
en route, de façon à se prêter main-forte au moindre appel.
Heureux temps où, à une heure du matin, dans mon quartier désert,
j'étais assuré de me heurter à l'une d'elles, et où l'on pouvait
s'attarder, sans revolver en poche. C'est, dit-on, que Paris était
moins grand, moins peuplé, & la tâche de la police plus facile.
C'est à elle à mesurer la protection sur le danger & le nombre
de ses agents sur celui des malfaiteurs, pour qui, du reste,
on n'avait pas alors les affectueux égards qu'on leur prodigue
aujourd'hui._

_Pour se faire pardonner ses rues étroites, mal pavées, mal
éclairées, mal entretenues, Paris avait alors un attrait qu'il n'a
plus:--ses jardins._

_On se le figure comme un fouillis de vieilles maisons, privées
de jour, d'air salubre & de verdure. En réalité, les maisons
vieilles ou neuves n'existaient qu'en bordure sur la rue. Derrière
elles, dans tout l'espace compris d'une rue à l'autre, de vastes
enclos leur assuraient le soleil, le silence & la verdure, dont
elles étaient privées sur leurs façades. Nombre d'habitations
s'étaient taillé, dans le morcellement des anciens hôtels & des
communautés religieuses des derniers siècles, de grandes cours
& des jardins particuliers qui, séparés par de basses clôtures,
se prêtaient mutuellement leurs ombrages. Il en était ainsi dans
toute la ville, sauf dans la Cité et dans le centre, aux abords
de l'Hôtel de Ville & des Halles. Il suffit d'un coup d'œil sur
les anciens plans de la Ville pour constater que ces terrains non
bâtis occupaient sous Louis XVI la moitié, & sous Louis-Philippe
le tiers de sa superficie actuelle. Dans les quartiers du Marais,
de l'Arsenal, dans les faubourgs Saint-Antoine, du Temple,
Popincourt, à la Courtille, dans la chaussée d'Antin, les
Porcherons, le Roule, le faubourg Saint-Honoré & sur toute la
rive Gauche, privilégiée à cet égard, ce n'étaient qu'habitations
clairsemées, au milieu de vergers, potagers, treilles,
basses-cours, bosquets & grands parcs plantés d'arbres séculaires.
On s'acharne à détruire le peu qui en subsiste & au point de vue
de l'hygiène & de l'agrément, c'est grand dommage._

_De ma fenêtre, rue d'Enfer, place de l'Estrapade, impasse des
Feuillantines, je ne voyais autour de moi, à perte de vue, que
profusion de feuillages. Rue Neuve-Saint-Étienne, de l'habitation
de Bernardin de Saint Pierre, j'apercevais, au delà de grandes
allées d'arbres taillés, les tours de Notre-Dame, & je pouvais me
dire, comme le bon Rollin, dans le distique gravé sur sa porte,
à quelques pas de là: _Ruris et urbis incola_ «Habitant de la
ville & de la campagne». C'est au travers de ces jardins, de ces
rues silencieuses, si propices au travail, parfumées par les
lilas, fleuries par les marronniers blancs & roses, que l'on a
tracé les grandes voies nouvelles: les boulevards Saint-Germain
& Saint-Michel, les rues de Rennes, Gay-Lussac, la rue Monge
qui a rasé le pavillon champêtre où est mort Pascal, dans cette
même rue Saint-Étienne; et la rue Claude-Bernard qui a supprimé
les Feuillantines, où Victor Hugo enfant faisait la chasse aux
papillons. Bientôt le dernier survivant des enclos religieux du
quartier Saint-Jacques, celui des Ursulines, va faire place à
trois rues nouvelles!..._

_La jouissance de ces jardinets attenant à la plupart des logis
était vivement appréciée par le petit bourgeois parisien,
qui a toujours été d'humeur casanière. On l'en raillait, au
dernier siècle, dans un opuscule bien connu: _Voyage de Paris à
Saint-Cloud par terre et par mer_. Sa curiosité des pays lointains
n'était point sollicitée comme elle l'est aujourd'hui par les
récits de voyages, les gravures, les photographies, les affiches
en couleurs. Et le déplacement était fort coûteux! Les chemins
de fer ne l'avaient pas encore mis à la portée de toutes les
bourses, par la réduction de ses prix & ses trains circulaires
à bon marché. Un simple ouvrier va plus facilement aujourd'hui
à Biarritz, en Suisse ou à Monte-Carlo que ne le faisait alors
un rentier du Marais. Paris était si peu délaissé, par les
grandes chaleurs de l'été, que jamais les théâtres ne faisaient
plus grosses recettes, surtout les scènes populaires telles
que l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin, la Gaieté, le Cirque, les
Folies-Dramatiques, le Petit Lazary, Madame Saqui, le Théâtre
Historique, etc., groupés au boulevard du Temple. La belle saison
permettait aux spectateurs les plus éloignés de venir à pied à
cette foire dramatique, en économisant, pour l'aller & le retour,
le prix d'une voiture, & de faire queue sans avoir à craindre le
froid ou la pluie; car le bon public de ce temps-là, qui aimait
le spectacle pour lui-même, ne répugnait pas à cette longue
station entre deux barrières, avant l'ouverture des guichets,
qui se faisait alors de 5 à 6 heures du soir. C'était une des
conditions, un des stimulants de son plaisir, quelque chose
comme l'apéritif du spectacle._

[Illustration: DÉMOLITION DE LA RUE SAINT-HYACINTHE-SAINT-MICHEL à
la hauteur de la rue Soufflot.

Eau-forte de Martial.]

_Les vacances elles-mêmes ne faisaient pas dans Paris des
vides bien sensibles, si ce n'est sur la rive Gauche. De mai à
octobre, la majorité de la classe moyenne, petits commerçants,
fonctionnaires & rentiers; employés, commis, travailleurs de toute
sorte se contentaient, comme les héros de Paul de Kock, de parties
de campagne, avec dîners sur l'herbe, dans toute la banlieue
parisienne: Vincennes, Montmorency, Saint-Cloud, Romainville, etc.
A Paris, les boutiquiers dressaient leur couvert en plein air,
dans les cours, les jardins, ou, à défaut, dans la rue. Quand je
rentrais de mes promenades du dimanche, à l'heure du dîner, de 4
à 5 heures du soir, je ne voyais partout, dans les rues les plus
fréquentées, que familles attablées devant leurs portes, tandis
que filles et garçons, sur la chaussée, jouaient au volant, à
la main chaude ou à colin-maillard. Il m'est arrivé de me faire
prendre au passage par quelque fillette aux yeux bandés qui,
pour me reconnaître, promenait sa main sur ma figure, aux grands
éclats de rire de tous les dîneurs! Et si par les longues soirées
d'été, quelque partie de barres commencée à la grande allée du
Luxembourg nous entraînait, mes camarades & moi, dans la rue de
Vaugirard, la petite place Saint-Michel, & la rue d'Enfer..., les
bonnes gens qui prenaient le frais sur le pas de leurs portes
n'accordaient aucune attention à cette galopade de gamins en
pleine rue._

_Bref, c'était la province!_

_Ces mœurs bourgeoises, que l'on peut caractériser d'un mot en
disant qu'elles étaient «dix-huit-cent-trente», ont survécu à
la Révolution de 1848 & persisté jusqu'au Second Empire, où
l'extension des chemins de fer, l'afflux des étrangers, les
grandes entreprises industrielles & commerciales, la prospérité
croissante, le souci du confort & du luxe, la vie publique
plus active, la concurrence plus âpre, la lutte pour la vie
plus acharnée ont enfanté les mœurs actuelles! Transformation
surprenante à laquelle n'a pas peu contribué la création d'un
nouveau Paris sur les ruines de l'ancien. Que de fois je me suis
félicité d'avoir, dès l'âge de quinze ans, donné pour but à mes
flâneries des jours de congé la recherche dans les vieux quartiers
aujourd'hui éventrés, morcelés, disparus, des moindres vestiges du
passé, comme si j'avais prévu qu'à bref délai ils seraient mis en
poussière par la pioche du démolisseur!_

[Illustration: HÔTEL DE VILLE EN 1838.

Lithographie de Engelmann.]

_Le Paris de Louis-Philippe était, à peu de chose près, celui de
la Révolution & du Premier Empire. Chaque pas y réveillait des
souvenirs dont on n'était guère préoccupé en mon jeune temps, le
Romantisme étant tout au Moyen Age & à la Renaissance, & plus
curieux de la Saint-Barthélemy que des massacres de Septembre.
Il regardait tendrement la vieille tourelle d'angle de la place
de Grève, & ne donnait pas un coup d'œil sur la même place à
l'enseigne où fut accroché le malheureux Foulon. Il déplorait
la disparition de la Porte Barbette qui vit le meurtre de
Charles d'Orléans, & n'allait pas voir, à trois pas de là, rue
des Ballets, la borne où fut décapité le cadavre de Madame de
Lamballe. Peintres, romanciers, poètes, historiens dédaignaient
ces localités encore chaudes du drame révolutionnaire dont ils
prétendaient retracer quelques épisodes. Ary Scheffer veut nous
montrer l'arrestation de Charlotte Corday. Il n'a garde de
consulter les documents très précis qui la feraient revivre à
ses yeux & aux nôtres, avec son visage, son attitude & jusqu'à
sa toilette. Il ne songe même pas à aller rue des Cordeliers,
visiter le logement de Marat, encore intact, jusqu'à son cordon
de sonnette! Et il nous offre une Charlotte de son cru, toute de
chic, qui a l'air d'une femme de chambre arrêtée par le concierge,
au moment où elle sort, ayant sur le dos la robe de sa maîtresse!_

_Alfred de Vigny, dans son _Stello_, est aussi peu soucieux de
l'exactitude des localités que de celle des faits. Il dresse
l'échafaud d'André Chénier, «sur la place de la Révolution»!
après l'y avoir conduit dans une charrette chargée de plus de
«quatre-vingts victimes!! dont quelques femmes avec leurs enfants
à la mamelle»!!!_

_Et ainsi des autres!_

_Mieux avisé, je n'ai pas dédaigné ces vieilles pierres, humbles
témoins de si grands faits, & grâce à elles j'ai revécu la
Révolution sur place. Elles étaient condamnées à disparaître. On
ne fonde une ville nouvelle que sur les débris de l'ancienne, & il
est bien difficile de concilier les exigences du présent avec le
culte du passé. D'ailleurs, la plupart de ces vieilleries, celles
mêmes qui pouvaient être sauvées, feraient triste mine au milieu
des splendeurs de la ville actuelle. Ce qui me fâche, c'est de
constater qu'on les a remplacées quelquefois de façon à les faire
plutôt regretter._

_Ainsi, par exemple, la Cité! La démolition de ses masures, de
ses ruelles sinistres, n'a pu chagriner que les enragés de
pittoresque ou les admirateurs des _Mystères de Paris_. Mais il
faut bien avouer que Notre-Dame avait, dans son vieux parvis, plus
grande allure qu'à l'extrémité de ce grand désert, où elle semble
poser bêtement pour le photographe, entre le vide de la rivière &
cet affreux Hôtel-Dieu qui a l'air d'un abattoir!_

_Il n'était pas non plus bien nécessaire, en déplaçant le Marché
aux fleurs, d'interdire aux vendeuses les jolies logettes qu'elles
improvisaient autrefois à l'aide de feuillages, de branchages & de
fleurs, & de leur imposer ces toitures en zinc qui ne devraient
abriter que des fleurs artificielles, pour compléter le charme de
ce bosquet administratif!_

_On pouvait aussi se dispenser d'éventrer la place Dauphine, que
j'ai vue aussi charmante que la place Royale, avec ses briques
roses, pour nous montrer le monument funèbre qui est l'entrée du
Palais de Justice & l'horrible balustrade de son escalier._

_Aussi bien, puisque le hasard de la promenade m'a conduit
au Pont-Neuf, je poursuis de ce côté ma petite flânerie
rétrospective._

_On peut féliciter le Pont-Neuf plus neuf que jamais, d'avoir
perdu ses hauts trottoirs, les décrotteurs, tondeurs de chiens,
coupeurs de chats, blottis entre ses bornes, & les boutiques de
mercerie, papeterie, parfumerie, pommes de terre frites, briquets
phosphoriques, allumettes chimiques allemandes, etc., installées
dans les guérites en demi-lune que l'on a rasées pour y installer
des bancs. Mais quel vandalisme que le badigeonnage des deux
maisons en briques qui font face à la statue de Henri IV. Elles
ont été construites pour la place qu'elles occupent. Elles font
corps avec le pont & contribuent grandement à sa décoration.
S'il plaît aux propriétaires, qui les ont déjà blanchies, de les
remplacer par des constructions quelconques, c'en est fait de l'un
des plus jolis aspects du vieux Paris._

[Illustration: LE LOUVRE VERS 1785.

Dessin de Meunier. Musée Carnavalet.]

_On pouvait aussi épargner à Saint-Germain-l'Auxerrois le
voisinage de cette tour, qui se donne pour gothique, et de cette
mairie, qui se croit Renaissance. L'église y perd toute sa grâce &
l'ensemble est ridicule._

_Du moins, en lui tournant le dos, on a la satisfaction de ne plus
voir devant la Colonnade un terrain vague, entouré de palissades
pourries. Il ne lui manquait que des croix pour avoir l'air d'un
cimetière._

_Et, par le fait, c'en était un!_

_Sous la Restauration, on y avait enfoui, là même où est la statue
équestre de Velasquez, des momies d'Égypte, décomposées par leur
trop long séjour dans l'humidité des salles basses du Louvre. En
1830, à la même place, les corps des assaillants tués à l'attaque
du Louvre furent jetés à la hâte dans une fosse commune. Dix ans
plus tard, quand on voulut donner à ces braves une plus noble
sépulture, on exhuma pêle-mêle patriotes & momies. Et les
contemporains des Pharaons sont pieusement ensevelis sous la
colonne de la Bastille, comme combattants de Juillet!_

_J'ai connu la cour du Louvre avec une statue du duc d'Orléans
mise au rebut après 1848, & à laquelle succéda celle de François
Ier, par Clesinger. Quelque imbécile l'ayant baptisée le «Sire de
Framboisy», cette plaisanterie était trop idiote pour n'avoir pas
le plus grand succès. Elle n'a pas été étrangère à la disparition
d'une œuvre qui méritait un meilleur sort._

_La cour a, de plus qu'autrefois, des statuettes dans
quelques-unes de ses niches: l'ingénieux tracé sur le sol du
Louvre de Philippe-Auguste & des parterres qui se font pardonner
leur inutilité par leur modestie._

_Aucune description ne saurait donner l'idée de ce qu'était
alors la place du Carrousel, dans l'état provisoire auquel la
condamnait, depuis le Premier Empire, la réunion du Louvre aux
Tuileries, toujours projetée, toujours ajournée. Ce n'était
que tronçons de rues éventrées, maisons isolées, à demi démolies,
étayées par des poutres. Le sol inégal, effondré, dépavé, n'était
plus, les jours de pluie, qu'un vaste bourbier. La grande galerie
du Louvre était flanquée d'un affreux corridor en planches,
«la galerie de bois», toujours prête à flamber! Car il est de
tradition qu'à proximité du Musée il y ait une cause permanente
d'incendie! Du même côté, la liste civile avait construit des
baraques qui, de la petite cour du Sphinx jusqu'au guichet
faisant face au pont des Saints-Pères, enveloppaient les ruines
de l'ancienne église Saint-Thomas-du-Louvre & de ses dépendances,
telles que le prieuré où Théophile Gautier, Gérard de Nerval,
Nanteuil, Arsène Houssaye & autres avaient installé leur «Bohème
galante». Ces baraques, pour qui il faut plaider les circonstances
atténuantes, étaient louées à des marchands de couleurs, de
gravures, de tableaux et de curiosités de toute sorte. Je vois
encore un grand magasin de bibelots où, dans le plus amusant des
fouillis, au milieu d'œufs d'autruches, de crocodiles empaillés
& de chevelures de Peaux-Rouges, le collectionneur faisait de
merveilleuses trouvailles. Et que de richesses aussi dans les
cartons que les marchands de gravures exposaient devant leurs
portes à la curiosité des amateurs. Ce n'étaient, outre les
gravures, que dessins, croquis, sanguines, gouaches de Cochin,
Moreau, Boucher, Lawrence, Fragonard, Saint-Aubin, Prudhon,
Boilly, Isabey, etc. J'ai là passé des heures délicieuses à
fouiller dans ces cartons, où je ne pouvais, hélas! qu'admirer,
n'ayant pas le moyen d'acheter des chefs-d'œuvre dont je
pressentais la valeur future & que l'on donnait alors à vil
prix, les pédants de l'école de David ayant en souverain mépris
l'art français du XVIIIe siècle, trop aimable & trop spirituel
à leur gré. «Monsieur, me disait plus tard un de ces marchands,
j'ai roulé des gravures de Poussin, dont je ne donnerais pas
aujourd'hui quarante sous, dans des Debucourt que je ne céderais
pas pour mille francs!»_

[Illustration: LE JARDIN DU PALAIS-ROYAL EN 1791.

Gouache du chevalier de Lespinasse. Musée Carnavalet.]

_Tout cela a été balayé par la réunion des deux Palais & par le
prolongement de la rue de Rivoli qui nous a dotés, en outre, d'une
très belle place devant le Palais-Royal, en échange de l'ancienne,
fort mesquine, & de son château d'eau, monument assez décoratif,
mais tout noir de crasse & d'humidité._

_Quant au Palais-Royal, que le duc d'Orléans semblait avoir
construit pour qu'il fût le forum de la Révolution, s'il
n'était plus le rendez-vous des politiques, des clubistes, des
gazetiers, des orateurs en plein vent & des agioteurs, le champ de
bataille des sans-culottes & des muscadins, des royalistes & des
demi-soldes; la promenade officielle des Merveilleuses, de tous
les demi-castors & de toutes les impures; s'il n'avait plus ses
galeries de bois, son camp des Tartares, sa grotte hollandaise,
ses maisons de jeu, il était toujours le quartier général
des «nymphes» du voisinage; & grâce à ses deux théâtres, à ses
restaurants, à ses cafés renommés, à ses riches boutiques, surtout
à celles des joailliers, il était encore la grande attraction de
Paris pour les nouveaux débarqués de la province & de l'étranger.
A la moindre ondée, la circulation devenait impossible sous
ses portiques, & en tout temps, le dimanche surtout, jour de
rendez-vous, il y avait cohue dans la galerie vitrée où tout
récemment, je me suis vu seul, absolument seul!_

_Du palais des Tuileries, que dire? sinon qu'il était & qu'il
n'est plus!... Que je regrette les magnifiques ombrages de sa
grande allée sans rivale, même à Versailles, & ses massifs de
marronniers qui bravaient le plus ardent soleil! La nature seule
est coupable de leur disparition, mais on aurait pu les remplacer
par des plantations moins piteuses que l'inévitable platane &
l'acacia, qui, fleurs à part, est bien le plus bête & le plus mal
fait de tous les arbres. Cela promet une belle frondaison
pour l'avenir, si l'avenir n'est pas, pour ce malheureux jardin,
sa suppression totale ou tout au moins son morcellement!..._

[Illustration: PLACE DE LA CONCORDE.

Dessin original de G. de Saint-Aubin. (Collect. G. Cain.)]

_J'ai vu la place de la Concorde sans ses fontaines & ses statues,
sauf les quatre chevaux de Marly: ceux de Coysevox à la grille
des Tuileries, ceux de Coustou à l'entrée des Champs-Élysées.
On travaillait dans mon enfance, à restaurer les socles des
futures villes de France. Ils étaient, depuis Louis XV, coiffés
de calottes de plâtre, pareils à des couvercles de marmites, &
dédaignés au point que celui qui porte la ville de Strasbourg
était flanqué d'un ignoble tuyau de poêle... Du moins, était-il le
seul qui choquât la vue. Comptez ceux qui couronnent aujourd'hui
les monuments de Gabriel! On s'obstinait encore à conserver autour
de la place les fossés qui avaient fait tant de victimes en
s'opposant, les jours de fête, à l'écoulement de la foule. Un soir
qu'on tirait un feu d'artifice pour la fête du Roi sur le pont de
la Concorde, je n'eus que le temps de me réfugier sur une de
leurs balustrades, d'où je faillis être jeté dans le fossé par
ceux qui suivaient mon exemple._

_L'obélisque, lui, venait d'être érigé au centre de la place, où
il n'avait pas d'autre raison d'être que de tirer d'embarras la
Monarchie de Juillet. Elle ne savait qu'y mettre pour ménager
toutes les opinions. Cette vieille pierre, indifférente à tous les
partis, symbolisait bien leur Concorde._

_Pour qui a vu les Champs-Élysées sous Louis-Philippe, ils sont
méconnaissables! Ils n'étaient pas, en ce temps-là, comme le
boulevard des Italiens, le rendez-vous de ce qu'on appelait,
avec la sotte mode de l'anglomanie, la «Fashion». On n'y prenait
pas des glaces comme au perron de Tortoni. Les mondains &
mondaines n'y passaient qu'à cheval ou en voiture, abandonnant
dédaigneusement les contre-allées à des promeneurs plus modestes,
aux petites gens qui s'y bousculaient dans la poussière, aux
flâneurs, aux désœuvrés, aux étrangers, aux convalescents, aux
écoliers en promenade, aux nourrices, aux bonnes d'enfants & aux
tourlourous; aux joueurs de barres, de boules & de ballon du carré
Marigny, & à l'innombrable marmaille qui se ruait sur la voiture
aux chèvres & poussait des cris de joie devant les guignols!_

_On n'y voyait pour tous cafés, que trois pavillons indignes de ce
nom, des petites buvettes ambulantes sur tréteaux, avec carafes
de limonade et d'orgeat, & les marchands de coco secouant leur
clochette; pour tous restaurants, deux infimes traiteurs, les
marchands de gâteaux de Nanterre, de pain d'épices, de gaufres,
et les «oublieux» faisant grincer leur crécelle; pour concerts,
les râcleurs de violon, de guitare & de harpe, les chansonniers
populaires & l'homme-orchestre; pour spectacles et réjouissance
avant l'ouverture du jardin Mabille, le cirque d'été de Franconi,
le Panorama du colonel Langlois, les balançoires, les chevaux de
bois, le tir à l'arbalète, la toupie hollandaise & le jeu de
Siam; pour luminaire, quelques becs de gaz, les chandelles des
petits débitants & les lanternes rouges des marchandes d'oranges.
Et pas une pelouse, pas un massif d'arbustes, pas une corbeille
de fleurs!--Rien, absolument rien de ce qui fait aujourd'hui le
charme de cette exquise promenade!_

_Au Rond-Point finissait Paris!_

_Au delà, ce n'était qu'une sorte de faubourg, avec, de loin
en loin, quelque bel hôtel du dernier siècle: un grand jardin,
des terrains à vendre, non bâtis, des maisons de rapport assez
minables, de grands dépôts de meubles, des remises, des manèges
& des carrossiers, surtout des carrossiers! Aux abords de la rue
de Chaillot, l'avenue était bordée à gauche par un grand talus
gazonné. J'y ai vu, dans la belle saison, des dîneurs découper
leur melon & leur gigot, avec la joie naïve de citadins respirant
le bon air des champs._

_Aux abords de l'Arc de Triomphe, l'avenue était de plus en
plus déserte & mal habitée, & quand on avait franchi la barrière
de l'Étoile, ce n'était plus le faubourg, mais la banlieue. Là
où l'on a tracé les belles avenues du Bois & Victor-Hugo, on ne
voyait que terrains vagues, cultures maraîchères, carrières &
masures inquiétantes. Quant au bois de Boulogne, il était si laid
le jour & si dangereux la nuit, qu'il vaut mieux n'en rien dire._

_A droite de l'avenue, le Roule était plus civilisé, mais au delà,
vers Mousseaux, il n'en était pas de même. Un soir, j'eus la
curiosité de voir la maison que Balzac venait de faire construire
dans la rue qui porte son nom... Après quoi je m'engageai au
hasard dans ce quartier des Ternes qui m'était inconnu. La nuit
survint & je ne tardai pas à m'égarer. Je longeais sur ma gauche
un grand coquin de mur qui n'en finissait plus, &, à la lueur
de pâles réverbères, très espacés, je ne voyais à ma droite que
des écuries, des chantiers, des étables de nourrisseurs, de
laitiers, exhalant des odeurs de poulaille & de fumier, & des
gargotes à rideaux rouges qui me rappelaient que, dans ces mêmes
parages, à la même heure, un professeur de mes amis avait été pris
au collet par un grand diable lui criant: «Ton argent, faquin!»
Mon ami fumait un cigare. Rusé comme le sage Ulysse, il fait
mine de s'exécuter en plongeant sa main gauche dans le gousset
de son gilet, tandis que, de la droite, il retire le cigare de
sa bouche, du petit doigt fait tomber la cendre & le plante dans
l'œil du malandrin qui lâche prise en hurlant comme Polyphème! Ce
souvenir m'obsédait, & après avoir traversé un misérable hameau
où je n'étais guidé vers Paris que par la pente du terrain, je
respirai enfin aux abords de la Pépinière, jurant bien qu'on ne me
rattraperait plus dans ce coupe-gorge!_

_Or, j'y demeure!_

[Illustration: CHEMIN DE RONDE DE LA BARRIÈRE DE L'ÉTOILE EN 1854.

(Aujourd'hui avenue de Wagram.)

Eau-forte de Martial.]

_Ce coupe-gorge est aujourd'hui le quartier Monceau, l'avenue
Hoche, l'avenue de Messine, les boulevards de Courcelles,
Malesherbes, Haussmann; ce que l'on appelait autrefois la
«Pologne», où le général Lagrange me disait avoir chassé la
perdrix dans sa jeunesse._

_Et la conclusion de ce bavardage,--car il faut bien
conclure,--c'est que je regrette l'ancien Paris, mais que j'aime
bien le nouveau._

    VICTORIEN SARDOU.



AVANT-PROPOS


Paris! Que de visions évoque ce mot magique: le Paris historique,
avec ses palais, ses églises, ses monuments, ses rues et
ses places publiques; le Paris littéraire et son admirable
défilé d'écrivains, de poètes, de penseurs, de dramaturges, de
philosophes et d'humoristes: le Paris mondain, ses fêtes, ses
réceptions, ses modes, ses élégances et son snobisme; le Paris
des politiciens, le Paris des journalistes, le Paris religieux,
le Paris policier, le Paris bohème, le Paris industriel. Combien
d'autres encore!

Tant de passions, tant d'événements, tant d'intérêts s'y heurtent,
s'y enchevêtrent, s'y renouvellent, qu'une étude sur cette ville
admirable et si complexe n'est pas plutôt achevée qu'il convient
presque de l'écrire à nouveau: la vérité de la veille n'étant plus
celle du lendemain, le document exact hier se trouvant infirmé ce
matin.

Notre ambition est plus modeste et notre titre est un programme:
_Coins de Paris_.

Négligeant de parti pris le trop connu, le trop décrit, n'ayant
surtout ni le désir, ni la prétention de refaire un «Guide
de l'Étranger dans Paris», ne recherchant que le rare, sinon
l'inédit, nous voudrions simplement donner à ceux qui, comme nous,
adorent notre vieille Cité, un peu de la joie que nous avons
chaque jour à «flâner» dans cette incomparable Ville. Notre but
serait de continuer, par des promenades dans ce qui nous reste
du précieux Paris d'autrefois, la série des documents peints,
dessinés ou gravés que renferme le Musée Carnavalet.

La maison qu'aima tant Madame de Sévigné est, en effet, devenue le
musée des Collections Historiques de Paris.

[Illustration: LE MUSÉE CARNAVALET.

Karl Fichot.]

C'est un coin délicieux où palpite encore un peu de l'âme ancienne
de la grande Ville! Nos prédécesseurs et nous-même nous sommes
efforcés de réunir les documents de tout ordre qui retracent la
vie de Paris. Chartes, plans, gravures, tableaux, autographes,
placards jaunis et pierres commémoratives; enseignes de fer forgé
qui guidaient aux cabarets les buveurs du XVIe siècle; costumes de
soies changeantes que portaient les jolies Parisiennes de Louis
XV; bonnets rouges de la Terreur; ceintures dont se paraient les
jeunes filles autour du char funèbre de Voltaire; souliers aux
bouffettes tricolores qui foulèrent le sol du Champ-de-Mars lors
de la Fête de la Fédération; cravate légère de tulle noir que
portait Marie-Antoinette, allant poser pour son portrait chez
Dumont, le miniaturiste; pique de citoyenne ou sabre d'honneur;
pierre commémorative de la Bastille; bonnets de grisettes 1830
ou cothurnes de Merveilleuses; ordre de comparution de la «veuve
Capet» devant le Tribunal Révolutionnaire; affiche du spectacle
des grands danseurs du Roy et convocations aux séances de la
Convention: les grandes époques de la Royauté, les glorieuses
journées de la Révolution, les tragédies de la Terreur; les
proclamations de l'Empire, les bulletins de victoires, les messes
de _Requiem_, les joies, les douleurs, la vie enfin du peuple le
plus impressionnable, le plus nerveux, le plus enthousiaste et le
plus artiste qui ait jamais existé,--tout se trouve à Carnavalet,
et le même carton rassemblant avec un effrayant éclectisme la
succession foudroyante des événements qui se sont passés au même
endroit nous montre, pour une période d'à peine vingt années et
dans les mêmes Tuileries, par exemple: l'arrivée de Louis XVI,
la prise du château le 10 août, l'exécution du Roi et celle de
la Reine, la fête de l'Être suprême, Thermidor, Prairial et
l'invasion de la Convention, les sections foudroyées à Saint-Roch
par Bonaparte, les revues du Carrousel, l'apothéose du Roi de
Rome, le départ de l'Empereur, l'arrivée de Louis XVIII, sa fuite,
le retour de Napoléon, la rentrée de Louis XVIII, etc.

Voilà, j'imagine, une sérieuse leçon d'histoire... et de
philosophie.

Notre but, je le répète, serait donc simplement de continuer
dans quelques promenades, que nous nous efforcerons de rendre
aussi attrayantes que possible, la recherche de documents qui
disparaissent, hélas! un peu tous les jours.

Nous diviserons Paris en trois grandes sections: la Cité et l'Ile
Saint-Louis, la Rive gauche, la Rive droite.

Après le document écrit ou dessiné, le document vivant, ou tout au
moins ce qu'il en survit.

Ce volume «_Coins de Paris_» est en grande partie la réédition
d'un ouvrage «_Croquis du Vieux-Paris_» tiré à très petit nombre
et publié en 1904 avec autant de luxe que de goût à la Librairie
Conard.

Depuis, non seulement ce volume fut revu et considérablement
augmenté, mais encore toute une illustration nouvelle fut
choisie. Un artiste de grand talent, M. Tony Beltrand, mort
hélas trop tôt, avait orné les «_Croquis du Vieux-Paris_»
d'admirables compositions dont il avait été, de plus, l'habile
graveur. Nous avons dû remplacer cette illustration par une série
de reproductions de tableaux, de dessins, d'eaux-fortes, de
lithographies empruntées à des collections particulières, à des
Musées, à des Bibliothèques,--et c'est, pour nous, un devoir très
doux que de dire publiquement l'infinie bonne grâce avec laquelle
on a bien voulu nous venir en aide. Qu'il soit permis à notre
profonde reconnaissance de citer les noms de MM. Sardou, Claretie,
Detaille, Lavedan, Lenôtre, Bouchot, H. Martin, Funck-Brentano,
A. Maignan, Massenet, Pigoreau, Ch. Drouet, de Rochegude,
Beaurepaire, Ch. Sellier, L.-P. Aubey, le Dr Bach, J. Robiquet,
nos maîtres ou nos amis, qui nous ont prêté le plus précieux
concours. D'ailleurs, quand il s'agit de Paris, toutes les portes
s'ouvrent et tous les cœurs battent.

Notre tâche fut facile; si nous n'avons pas su mieux la remplir,
la faute en est à nous seul; il convient donc de terminer cet
avant-propos par la vieille formule... plus que jamais de
circonstance: «Excusez les fautes de l'auteur».

[Illustration: LE PONT-ROYAL, LES TUILERIES ET LE LOUVRE (XVIIIe
SIÈCLE).

(Vue prise du Pont-Neuf.)

Noël, _pinxit_.]



Coins de Paris



LA CITÉ


Paris est né dans cette île de la Seine qui a la forme d'un
berceau et dont Sauval parle de si pittoresque façon: «L'île de
la Cité est faite comme un grand navire enfoncé dans la vase et
échoué au fil de l'eau, au milieu de la Seine.»

Cette particularité a certainement frappé les héraldistes de tout
temps, et c'est de là que nous vient la nef qui blasonne le vieil
écusson de Paris.

La Cité s'offre donc avec sa proue au couchant et sa poupe au
levant.

La poupe, c'est Notre-Dame, et la proue reliée aux deux rives
par deux cordages de pierres, c'est le vieux Pont-Neuf,
élevé sur cette pointe extrême qui fut autrefois l'îlot du
Passeur-aux-Vaches, ou, le 11 mars 1314, furent brûlés Jacques de
Molay, grand-maître des Templiers, et Guy, prieur de Normandie;
le Pont-Neuf, dont Henri III, le 31 mai 1578, posa la pierre de
dédicace,--décorée des armes du Roi, de la Reine Mère et de la
Ville de Paris.--Lorsque la première pile émergea de l'eau, du
côté du quai des Augustins, le roi s'y rendit du Louvre dans
une magnifique barque, accompagné de la Reine Mère Catherine de
Médicis, et de la Reine Louise de Vaudémont, sa femme. Henri III
avait l'air lugubre; le matin même il avait enterré, à l'église
Saint-Paul, Quélus, le plus cher de ses favoris, mort des
blessures reçues quelques semaines auparavant, lors du fameux duel
des Mignons.

Les Parisiens, irrévérencieux, n'hésitaient pas à déclarer que,
par respect pour la tristesse Royale, le nouveau pont devrait
s'appeler «le Pont des Pleurs»,--mais cette opinion ne dura
pas!--et, dès que Henri IV l'eût inauguré, en juin 1603, «encore
mal asseuré» et inachevé, le Pont-Neuf devint l'endroit le
plus gai de Paris: Mondor y vend son baume et Tabarin y débite
ses sornettes, le singe de Brioché y récrée les passants; on y
fredonne les mazarinades, les duellistes y dégainent et les bandes
de Cartouche et de Mandrin y détroussent galamment les passants.
Sur ce joyeux Pont-Neuf tout Paris se promène, s'amuse, se donne
rendez-vous; Loret y va faire sa cueillette d'informations pour la
_Gazette rimée_:

    Si j'eusse été cette semaine
    Visiter la Samaritaine,
    J'eusse appris parmi les badauds
    Tout ce qui se passe...

[Illustration: VUE DU PONT-NEUF, PRISE D'UN ŒIL-DE-BŒUF DE LA
COLONNADE DU LOUVRE.

Aquarelle de Nicolle. Musée Carnavalet.]

[Illustration: LE PETIT BRAS DE LA SEINE ET LE PONT-NEUF]

Dès le XVIIe siècle, on assure qu'il est impossible de traverser
les douze arches de ce pont si populaire sans croiser un
moine, un cheval blanc et deux femmes aimables; c'est le passage
officiel des processions Royales se rendant au Parlement, et
c'est également le Pont-Neuf qu'envahissent en hurlant les
émeutes populaires allant brûler en effigie, place Dauphine, les
Présidents suspectés de rendre plus de services que d'arrêts;
c'est enfin sur ce pont que le peuple contraint, en 1789, ceux qui
mènent carrosses à s'arrêter et à saluer bien bas l'effigie du
bon Roy Henri dont la statue, soutenue aux quatre angles par les
quatre figures d'esclaves qu'y fit placer Richelieu, se dresse au
milieu du terre-plein, ce terre-plein où se signeront, en 1792,
les enrôlements volontaires, où retentira le canon d'alarme aux
heures tragiques de la Révolution! Toute l'histoire de Paris est
mêlée à ce vieux et admirable Pont-Neuf, célèbre dans le monde
entier, le chef-d'œuvre d'Androuet du Cerceau et de Germain Pilon;
le Pont-Neuf, qui fut la principale artère du vieux Paris.

C'est donc par la Cité qu'il convient de commencer nos promenades:
nous y rencontrerons quelques rares vestiges de la vieille Lutèce;
on y retrouva, à maintes reprises, des restes de remparts,
derrière le chevet de Notre-Dame et quelques-unes des pierres qui
formaient cette antique défense provenaient des arènes construites
par les Romains. Les gradins du cirque avaient contribué à
arrêter l'invasion normande; le mur de Périclès à l'Acropole ne
renferme-t-il pas des fragments brisés d'antiques statues de
marbre!...

Mais la gloire de la Cité: c'est Notre-Dame! Suivons la tortueuse
et si pittoresque rue Chanoinesse où le grand Balzac logeait Mme
de la Chanterie, et, au nº 18, gravissons l'escalier branlant de
la Tour Dagobert, vieux et précieux débris des constructions
canoniales qui jadis enserraient la cathédrale de Paris:
quelques dizaines de marches usées nous amèneront à une étroite
plate-forme, d'où nous découvrirons un admirable spectacle[1]:

[Note 1: Cette pauvre Tour Dagobert fut hélas démolie l'an
passé...

G. C. (1909).]

[Illustration: ATELIERS ET TRAVAUX DES FONDATIONS DE LA CASERNE DE
LA CITÉ EN 1864-1865.

Photographie Richebourg, 29, quai de l'Horloge.]

Notre-Dame, radieusement belle, émerge comme une grande fleur de
pierre, d'une masse de toits plats, noirs, gris ou bleus, et les
majestueuses silhouettes de ses tours se détachent immenses sur
l'horizon. Sous tous les caprices de l'heure ou de la lumière;
que le soleil dore cette splendeur ou que la neige, ouatant les
sculptures, étende sous ses pieds un tapis immaculé; que le ciel
en feu mette derrière sa masse violacée un cadre d'or en fusion,
ou que l'orage l'enveloppe de ses nuages cuivrés, toujours la
noble cathédrale apparaîtra dans son éclatante beauté, dans son
incomparable splendeur. L'élégante flèche qui la termine se
découpe nette et fière dans les airs, et des vols de corneilles
tournent en poussant des cris stridents autour des toits fleuris
de la Basilique parisienne. Là-bas, au-dessus d'un éblouissement
de sculptures, de cheminées, de pignons, de ponts, de clochers,
de rues, les lointains bleus se fondent en teintes douces et
finissent par se confondre à l'horizon dans une note imprécise;
les bêtes d'Apocalypse, que les géniaux artistes des temps passés
ont accoudées aux balustrades des tours, se penchent grimaçantes
et narquoises sur ce grand Paris qui s'agite fiévreusement
au-dessous d'elles! C'est un des plus nobles aspects de la Ville
que viennent de refléter nos yeux enchantés.

De l'autre côté, c'est la Seine, traînée d'argent que sillonnent
les bateaux et les barques; puis, plus loin, les nobles lignes du
vieux Paris et, se profilant sur les nuages bas, au premier plan,
Saint-Gervais et Saint-Protais, antique et précieux sanctuaire
du XVIe siècle, un des seuls qui gardent le charme intime de
ces églises de province, où l'âme se sent, dans la pénombre
des chapelles, plus recueillie, plus émue, plus rapprochée de
l'infini, à l'ombre des vitraux obscurcis par la poussière des
siècles et la fumée des encens.

Dans le prolongement de Notre-Dame et derrière l'Hôtel-Dieu,
on rencontrait autrefois, un peu avant d'arriver au Palais de
Justice, un dédale de ruelles sinueuses, étroites et malodorantes:
la rue de la Juiverie, la rue aux Fèves, la rue de la Calandre,
la rue des Marmousets; la plus basse prostitution y tenait ses
assises depuis des siècles; des teinturiers y avaient installé
leurs baquets multicolores, et des ruisseaux bleus, rouges ou
verts coulaient au milieu de ces rues aux vieux noms parisiens.
D'humbles petites chapelles étaient tapies contre Notre-Dame:
Sainte-Marine, Saint-Pierre-aux-Bœufs et Saint-Jean-le-Rond où
fut déposé d'Alembert.--L'Hôtel-Dieu s'ouvrait à droite de la
cathédrale et formait avec le parvis Notre-Dame un cadre
vraiment imposant à cette admirable église. Sur leur emplacement,
le Second Empire a édifié le nouvel Hôtel-Dieu et la Préfecture
de Police, et ces deux immeubles, tristes et laids, semblent
être les repoussoirs naturels de cette gloire française:
Notre-Dame-de-Paris.

[Illustration: VUE DE NOTRE-DAME.

J.-C. Nattes, _del_]

Rue Massillon, derrière un porche de pierres que le temps a
verdies, s'ouvre, au nº 6, une petite cour aux pavés suintants
où passe parfois la cornette blanche d'une sœur de charité; un
vieil et monumental escalier de bois, contemporain de Henri IV,
dessert en un arrière bâtiment quelques pauvres logis. Dans cette
humble et provinciale maison, d'un aspect quasi monastique, qui
se croirait au cœur de Paris, à deux pas de l'Hôtel de Ville et
de la Préfecture de Police! Disparu le «Cloître» dont les jardins
en contre-bas existaient encore, il y a sept ans. Une énorme et
hideuse bâtisse, aux allures de brasserie, cache aujourd'hui tout
le chevet de Notre-Dame, et l'antique «Motte-aux-Papelards»,
rendez-vous habituel du personnel de la Métropole, est remplacée
par un square, sorte de petit musée à ciel ouvert, où sont
rangés les débris de pierres sculptées que le temps ou de
regrettables--mais nécessaires--restaurations ont arrachés de la
cathédrale.

Rue de la Colombe passait l'enceinte gallo-romaine de la Cité,
près de la maison qu'habita Fulbert, l'oncle aux féroces arguments
de l'infortunée Héloïse, l'amie d'Abélard. Rue des Ursins on
retrouve encore, au nº 19, les restes d'une chapelle du XIIe
siècle, la chapelle Saint-Aignan; saint Bernard y prêcha, dit-on.
Ce fut un des nombreux sanctuaires où, pendant la Terreur, des
prêtres réfractaires, sous les plus bizarres déguisements:
porteurs d'eau, gardes nationaux, conducteurs de chariots,
maçons, parcourant la ville, venaient dire presque régulièrement
la messe aux fidèles que n'effrayèrent jamais ni la guillotine,
ni les rabatteurs de Fouquier, ni les porteurs d'ordres des
Comités révolutionnaires. Chose étonnante, pas un jour, pas une
heure, même aux plus terribles époques de la Terreur, les secours
religieux ne firent défaut à ceux qui les invoquaient. C'était le
temps où l'évêque d'Agde, déguisé en marchand des quatre-saisons,
la barbe longue, portant les sacrements sous sa carmagnole,
courait Paris, officiant et confessant dans les greniers, dans les
soupentes, dans les arrière-boutiques; rue Neuve-des-Capucins,
on disait la messe dans une chambre, au-dessus même du logis
qu'habitait le terrible conventionnel Babœuf!

[Illustration: LE PETIT-PONT ET LES TOURS DE NOTRE-DAME

Eau-forte de Meryon.]

Du fond de son cachot, où il relevait le courage des détenus--(«Il
les empêche de crier», disait Fouquier-Tinville)--l'abbé Emery,
supérieur de Saint-Sulpice, n'avait-il pas organisé dans les
prisons de Paris un service de religieux desservant toutes les
sinistres geôles, déguisés en commissionnaires, en marchands
d'habits, en blanchisseurs, en commis marchands de vins? Jusque
sur le chemin de l'échafaud, les malheureux que l'on menait au
supplice rencontraient les secours de la religion. Sur le sinistre
parcours des charrettes, à certaines fenêtres indiquées par
avance, des prêtres apostés envoyaient aux condamnés l'absolution
_in extremis_.


[Illustration: ANCIENNE PRÉFECTURE DE POLICE.

Ancienne rue de Jérusalem. (Dessin de A. Maignan.)]

Traversons la place du Parvis-Notre-Dame, où s'élevaient autrefois
l'Hôtel-Dieu et ses dépendances: là se trouvait le Tour aux
enfants trouvés et les Cagnards, cet ancien repaire de débauche,
dont Meryon nous a laissé de si impressionnantes eaux-fortes, et
devant lesquels, tout enfant, nous nous arrêtions plein d'effroi,
en suivant de l'œil les énormes rats qui y logeaient et y
déambulaient en plein jour, mangeant les ordures accumulées.

Entre Notre-Dame et le Palais de Justice, un lacis de petites rues
enserrait jadis la Sainte-Chapelle et la Préfecture de Police,
dont les jardins s'avançaient presque jusqu'au bord de l'eau. A la
hauteur du Pont Saint-Michel quelques vieilles bicoques subsistent
encore qui virent passer les émeutes de 1793, de 1830 et de
1848; une entre autres est encore debout quai des Orfèvres, où
travaillait le célèbre Sabra, dentiste populaire, qui modestement
s'intitulait le «quenotier du peuple». C'est aujourd'hui un des
coins bénis des bouquinistes en plein air et aussi des pêcheurs à
la ligne qui peuvent, au soleil et loin des bateaux-mouches, s'y
livrer à leur impassible sacerdoce.

Ce vieux «Coin de Paris» a été jeté bas il y a quelques mois,
on édifie actuellement sur ses ruines les annexes du Palais de
Justice (1909).

Avant de décrire la Conciergerie, traversons la Cour du Mai; là,
devant le perron du Palais de Justice, à droite, chaque jour les
sinistres charrettes venaient pendant la Terreur charger «à 4
heures de relevée» leur lugubre fournée de condamnés à mort, sous
l'œil vigilant de Fouquier-Tinville qui, de la fenêtre de son
bureau, comptait froidement, en se curant les dents, le nombre des
victimes qui «allaient là-bas».

[Illustration: L'ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY ET LA PETITE PLACE EN
FACE LE PALAIS DE JUSTICE.]

C'est de cette cour sinistre que, par un jour brumeux de novembre
1793, partit pour l'échafaud, les cheveux coupés et les mains
liées, la pauvre Manon Roland, dont la joyeuse enfance s'était
écoulée dans la maison de briques roses et blanches qui faisait
l'angle du quai de l'Horloge et du terre-plein du Pont-Neuf, à
quelques mètres de la Conciergerie!

Ce paysage charmant où elle avait fait de si beaux rêves de gloire
et de liberté, elle le revit une dernière fois, alors que, sous
les huées des aboyeurs et des furies de guillotine, on la menait
à l'échafaud. Sanson avait fait suivre à son horrible cortège le
chemin accoutumé: le Pont-au-Change, le quai de la Mégisserie, la
place des Trois-Marie; de là, tournant ses yeux vers l'autre rive
de la Seine, la pauvre femme qui allait mourir put contempler une
dernière fois le décor de ses années heureuses, que dominait la
masse imposante du Panthéon français, c'était le nom nouveau de
l'église Sainte-Geneviève, que la Convention venait de débaptiser
et de vouer au culte de nos gloires nationales.....

La Conciergerie ouvrait sa porte cintrée, défendue par un triple
guichet, au fond de l'étroite et sinistre petite cour aux pavés
verdis par l'humidité, qui s'étend à droite du grand escalier du
Palais de Justice.

Les neuf marches qui la mettent au niveau de la Cour du Mai
furent gravies par tous les condamnés de la Révolution. La Reine
et Charlotte Corday, Madame Élisabeth et la veuve d'Hébert, le
vertueux Bailly et Madame du Barry, Fouquier-Tinville et M. de
Malesherbes, Danton, Robespierre, Camille Desmoulins, l'abbesse
de Montmartre, Madame de Monaco et Anacharsis Clootz: les
princesses et les conventionnels, les ducs et les hébertistes, les
généraux de la République et les «moutons de Fouquier», les plus
nobles, les plus purs, les plus braves, les plus fous et les plus
misérables franchirent ce seuil sinistre.

Sanson, ses listes de mort en main, attendait en haut de cet
escalier, devant les charrettes.

Les tricoteuses et les aboyeurs de guillotine garnissaient les
hauts degrés du Palais et se penchaient, hurlant, vomissant
l'injure, et souvent jetant des ordures sur ces pauvres gens qui
allaient mourir. La lugubre toilette des condamnés avait été faite
dans la rotonde où était installé le concierge, près de la petite
salle aux murs blanchis à la chaux où le greffier enregistrait
l'arrivée des nouveaux venus; là Sanson venait donner décharge des
malheureux qu'on lui livrait.

Le fauteuil du greffier et sa table chargée de registres
occupaient environ la moitié de cette pièce étroite. Des tablettes
placées le long du mur supportaient les hardes laissées par
les condamnés, leurs pauvres souvenirs, les cheveux qui leur
avaient été coupés; une grille en bois séparait cette chambre
de l'arrière-greffe, où les moribonds attendaient pendant les
longues heures qui séparaient la condamnation de l'exécution; si
bien que les entrants pouvaient causer avec ceux dont le bourreau
allait prendre possession. Des chiens féroces venaient flairer et
reconnaître les détenus, pendant que des amis, des parents,
tâchaient d'obtenir de la pitié des geôliers quelques nouvelles
des êtres chers que renfermait la sinistre prison.

[Illustration: LA SAINTE-CHAPELLE EN 1875.

Eau-forte de Toussaint.]

«Le jour de mon entrée, écrivait Beugnot dans ses Mémoires,
deux hommes attendaient l'arrivée du bourreau. Ils étaient
dépouillés de leurs habits et avaient déjà les cheveux épars et
le col préparé. Leurs traits n'étaient pas altérés. Soit avec ou
sans dessein, ils tenaient leurs mains dans la posture où ils
allaient être attachés et s'essayaient en des attitudes fermes
et dédaigneuses. Des matelas étendus sur le plancher indiquaient
qu'ils y avaient passé la nuit, qu'ils avaient déjà subi ce long
supplice.

«On voyait, à côté, les restes du dernier repas qu'ils avaient
pris. Leurs habits étaient jetés çà et là, et deux chandelles
qu'ils avaient négligé d'éteindre repoussaient le jour pour
n'éclairer cette scène que d'une lueur funèbre.»

Il faut lire, dans les centaines de «Souvenirs de prison» qui
parurent dès la chute de Robespierre, ce qu'était l'existence des
prisonniers, manquant de tout, dévorés de vermine, brutalisés
par les gardiens ivres ou féroces, et il faut voir la sinistre
cour où ils venaient respirer, étroit triangle de terrain compris
entre les murs de la prison et la Cour des femmes; mais, avantage
inappréciable, une simple grille de fer séparait ces deux cours.
On pouvait se «regarder», se parler, échanger le suprême baiser
d'adieu, les dernières tendresses.

Elle existe encore cette grille noire, sinistre, rouillée,
grinçante comme autrefois, et il est facile d'évoquer les fantômes
qui la franchirent. Madame Élisabeth, Madame Roland, Cécile
Renaud, Lucile Desmoulins, Madame de Montmorency et Charlotte
Corday l'ont frôlée de leurs robes, la Du Barry, une des rares
femmes qui aient tremblé devant la mort--«Encore une minute,
monsieur le Bourreau»--s'y est cramponnée!

Cette grille, la chapelle dite des Girondins, le couloir appelé
«la rue de Paris», la petite infirmerie et le cachot de la Reine
sont, avec la cellule grillagée où les femmes attendaient leur
exécution, les seuls vestiges de l'ancienne prison; plus loin, un
gros mur nouvellement élevé ne permet plus de suivre le lugubre
parcours des condamnés, et ferme l'ancienne entrée du greffe de la
Conciergerie.

Parcourons rapidement la Prison, hélas! modifiée et remaniée;
arrêtons-nous toutefois devant la porte du cachot où, pendant les
trente-cinq derniers jours qu'elle avait à vivre, fut enfermée
Marie-Antoinette.

La Restauration, qui avait pris à tâche de faire disparaître bien
des choses, a commencé par ce triste lieu. D'abominables verrières
colorées (et de quel coloris!) ont remplacé la fenêtre aux trois
quarts obstruée et soigneusement grillagée derrière laquelle la
Reine, à qui l'humidité de la prison et le manque de soins avaient
abîmé la vue, allait quêter un peu d'air et de jour.

[Illustration: DÉGAGEMENT DE LA PLACE DU PALAIS-DE-JUSTICE.

Meunier, _pinxit_.]

Le carrelage seul subsiste de cette pièce de trois mètres sur
cinq, qu'un bas paravent séparait de la chambre où se tenaient
en permanence deux gendarmes geôliers; c'est là qu'agonisa
lentement cette malheureuse femme, manquant du nécessaire, dévorée
d'inquiétude, sans nouvelles des siens, réduite à emprunter à
la charité de la concierge Richard le linge indispensable, et
dont la dernière dame d'atours fut l'humble servante Rosalie
Lamorlière, qui «sans oser lui faire une seule révérence, de peur
de la compromettre ou de l'affliger», lui jeta sur les épaules
un mouchoir de toile blanche, une heure avant le départ pour
l'échafaud.

Contraste saisissant: ce cachot lugubre n'est séparé que par une
mince cloison de la salle de pharmacie où Robespierre, la mâchoire
fracassée, pendante, les bas rabattus sur les chevilles à cause
de ses plaies variqueuses, encore vêtu de ce bel habit bleu qui
faisait tant de jaloux, quelques semaines plus tôt, lors de la
fête de l'Être suprême, souillé de sang et de boue, fut jeté comme
un hideux paquet.

Sinistre, muet, ne donnant d'autre signe de vie que les
soubresauts de douleur que lui arrachaient ses souffrances,
impassible devant les insultes des lâches qui l'acclamaient la
veille, l'Incorruptible y attendit qu'on vînt le prendre pour
l'attacher, pantelant, aux ridelles de la charrette qui, sous les
huées de tout un peuple, le traîna jusqu'à l'échafaud.

Au-dessus de ces cachots et reliée à eux par un étroit escalier
en pas de vis, se tenait l'audience publique du terrible Tribunal
révolutionnaire. Chose bizarre, les documents manquent presque
totalement sur ce coin passionnant du Palais, où de si grands
drames se jouèrent.

Seul tableau de Boilly--_Le Triomphe de Marat_--figurant au musée
de Lille, nous montre l'entrée du Tribunal Révolutionnaire.

«L'Ami du peuple», après son acquittement, sort triomphalement
de la salle, frénétiquement acclamé par son escorte habituelle
d'aboyeurs et de fidèles!

Dans le fond, entre deux piliers, au-dessous d'un bas-relief
représentant la Loi, s'ouvre une sorte d'avant-corps en planches,
avec cette inscription: «Tribunal Révolutionnaire!»--C'est là!

La salle où furent jugés la Reine, les Girondins et Madame Roland
s'appelait _salle de la Liberté_. Dans l'autre salle, dite _salle
de l'Égalité_, comparurent Danton, Camille Desmoulins, Westermann,
Hébert et Charlotte Corday. Les fenêtres donnaient sur le quai de
l'Horloge, et la tradition rapporte que les éclats de la puissante
voix de Danton parvenaient durant son procès par les croisées
ouvertes jusqu'à la foule anxieuse massée de l'autre côté de la
Seine.

[Illustration: LE TRIOMPHE DE MARAT.

Fragment d'un tableau de Boilly. (Musée de Lille.)]

Les derniers travaux exécutés dans cette partie du Palais de
Justice ont, hélas! tout bouleversé, tout modifié, et du greffe
de Richard et de Bault, qui aurait dû rester à jamais sacré, de
cette unique issue de la Prison où il se fit de si terribles
et déchirants adieux, de cette antichambre de la Mort dont tous
les condamnés de tous les partis foulèrent les dalles, rien ne
subsiste aujourd'hui!

Les vandales administratifs en ont fait la «Buvette du Palais». On
y débite de la viande froide, de la bière et de la limonade. On
y a installé un téléphone et un «percolateur à café»! De maigres
fusains s'étiolent dans la petite cour étroite et sombre qui a
vu tant d'illustres agonies! _Immane nefas_, répétait Paul-Louis
Courier.

Derrière le Palais de Justice s'élevait autrefois la délicieuse
place Dauphine, où se firent les premières «Expositions publiques
de la Jeunesse», composées d'œuvres d'artistes n'appartenant pas
aux Académies officielles.--Le Musée Carnavalet possède un bien
amusant dessin au crayon signé «Duché de Vancy» et daté de mai
1783, qui porte cette inscription manuscrite: «Vue pittoresque
de l'Exposition des tableaux et dessins, place Dauphine, le jour
de la petite Fête-Dieu». Le dimanche de la Fête-Dieu, en effet,
«lorsqu'il ne pleuvait pas», les artistes avaient licence--dans la
matinée--de soumettre leurs ouvrages au public; s'il pleuvait--et
c'était le cas en 1783--la fête était remise au jeudi suivant: les
tableaux étaient exposés dans l'angle nord de la place, sur des
tentures blanches apposées par les soins des commerçants sur la
façade de leurs boutiques, et l'exposition se prolongeait jusque
sur le pont, face à la statue du bon Henri IV. Oudry, Restout, de
Troy, Grimoud, Boucher, Nattier, Louis Tocqué et enfin Chardin
y ont accroché leurs œuvres. Dans une excellente étude consacrée
aux Expositions de la Jeunesse, M. Prosper Dorbec précise l'apport
de Chardin à cet éphémère «Salon» de la place Dauphine; en 1728,
Chardin, âgé de vingt-neuf ans, y figure avec deux chefs-d'œuvre,
_la Raie_ et _le Buffet_, qui sont aujourd'hui deux des gloires de
l'École française au Musée du Louvre.

Jusqu'à la Révolution, cette petite manifestation artistique
passionna Paris. Quel joli spectacle devaient offrir la place
Dauphine, les façades roses des deux maisons d'angle et le vieux
Pont-Neuf--décor exquis, pittoresque et charmeur--encombrés
d'amateurs, de badauds, de critiques, de belles dames, d'artistes,
d'aimables modèles en claire toilette, se pressant affairés,
babillards, enthousiastes, joyeux, par une douce matinée de mai,
devant les toiles fraîches écloses des «Petits Exposants de la
place Dauphine!»

[Illustration: PLACE DAUPHINE EN 1780.

Dessin de Duché de Vancy. «L'Exposition de la Jeunesse». (Musée
Carnavalet.)]



[Illustration]

L'ILE SAINT-LOUIS


L'Ile Saint-Louis est en quelque sorte le prolongement de la
Cité. C'est une manière de province dans Paris. Les rues y sont
silencieuses et désertes; pas de boutiques, pas de promeneurs,
pas de commerce; quelques vieux hôtels aristocratiques avec leurs
hautes façades, leurs frontons blasonnés et leur architecture
sévère disent seuls le glorieux passé de ce noble quartier.

La flèche ajourée de l'église Saint-Louis-en-l'Ile met sa note
élégante dans cet ensemble un peu triste. Les quais d'Orléans
et de Béthune contiennent de vastes logis de fière allure. Rue
Saint-Louis, se dresse l'admirable hôtel Lambert, ce chef-d'œuvre
de l'architecte Le Vau, que perdit au jeu, en une nuit, M. Dupin
de Chenonceaux, cet élève ingrat de J.-J. Rousseau. Le Brun y
peignit la galerie des Fêtes et Le Sueur le salon des Muses.

C'était alors le rendez-vous de tous les beaux esprits: Madame
du Châtelet y trônait. Voltaire y habitait, et l'hôtel Lambert
rayonnait sur Paris ébloui.

Puis vinrent les mauvais jours, les chefs-d'œuvre de Le Sueur
furent vendus, la plupart émigrèrent au Louvre, et de l'œuvre
de ce grand peintre il ne reste guère à l'hôtel Lambert qu'une
grisaille placée sous un escalier et quelques rares panneaux
répartis çà et là.

Enfin--déchéance suprême--l'hôtel fut occupé par des fournisseurs
de lits militaires: les fines sculptures, les peintures
somptueuses, les arabesques dorées, disparurent sous une épaisse
poussière blanchâtre provenant des cardes de laine. Dans la grande
galerie que décorèrent si somptueusement Le Brun et van Opstaël,
des matelassières installèrent leurs tréteaux et des équipes de
femmes se mirent à coudre des toiles grossières.

Plus tard le prince Czartorisky acquit cette noble demeure et la
sauva de la ruine.

[Illustration: LA POMPE NOTRE-DAME.

Meryon.]

En aval de l'hôtel Lambert, s'élève le pont Marie, au pied
duquel atterrissait le fameux coche d'eau d'où descendit pour la
première fois à Paris, le 19 octobre 1784, un tout jeune homme
pâle, au front volontaire et qui ouvrait de grands yeux profonds
sur l'horizon de l'immense Ville: c'était Bonaparte, élève de
l'école de Brienne, qui venait continuer ses études à l'École
militaire, et la première vision que le futur César eut de ce
grand Paris qui devait l'acclamer, fut le chevet de Notre-Dame,
la vieille et admirable Notre-Dame, la Notre-Dame du sacre de
Napoléon, qui dut, ce jour-là, 2 décembre 1804, faire abattre
dix-huit maisons, afin que la pompe de son Couronnement pût s'y
déployer sans obstacle et dans toute sa magnificence!

On rencontre enfin, quai d'Anjou, un des plus beaux hôtels de
l'ancien Paris, l'hôtel Lauzun, que la généreuse initiative du
Conseil municipal sauva de la destruction, l'hôtel Lauzun avec ses
incomparables boiseries, ses vieilles dorures, son glorieux passé,
et qui est destiné à devenir le musée du XVIIe siècle[2].

[Note 2: Ce beau projet n'a pu être réalisé. La ville de
Paris a renoncé à son acquisition et a rétrocédé l'hôtel au baron
Pichon, fils du collectionneur célèbre.]

Dans ce vieux quartier de l'île Saint-Louis, au confluent des deux
bras de la Seine, les peintres, les écrivains, les poètes ont
de tout temps élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile
Gautier, Gérard de Nerval, Méry, Daubigny, Corot, Barye, Daumier,
y firent de longs séjours. Le club des fumeurs de haschich tint
ses séances à l'hôtel Lauzun, et la Vierge mutilée qui, du fond
de sa niche, à l'angle de la rue Le-Regrattier,--jadis rue de
la Femme-sans-Tête,--a vu défiler toute la Pléiade romantique,
continuera longtemps encore à recevoir la visite de tous les
amoureux du Paris d'autrefois.

C'est enfin du quai Bourbon qu'il faut se donner la joie de
contempler l'un des plus beaux spectacles du monde: un coucher de
soleil sur Paris.

La grande masse violacée de Notre-Dame profile son imposante et
superbe silhouette sur l'or empourpré du ciel en feu. Toute la
ville disparaît sous un poudroiement de lumière rose, pendant
que les grands toits du Louvre, la flèche de la Sainte-Chapelle,
les poivrières de la Conciergerie, la tour Saint-Jacques et les
campaniles de l'Hôtel de Ville, tout ce paysage chargé d'histoire,
s'illumine des derniers éclats du soleil à son déclin: La Seine
charrie de l'or en fusion.

C'est une sublime apparition.

[Illustration: ILE SAINT-LOUIS.

Aquarelle de Houbron. Collection Georges Cain.]

[Illustration: Construction du Panthéon. (Fragment d'une aquarelle
de Saint-Aubin.)

Musée Carnavalet.]



LA RIVE GAUCHE


Non moins que la Cité, la rive gauche est riche de souvenirs.
C'est là que l'occupation romaine a laissé les traces les plus
profondes. On y trouve les arènes de Lutèce, et surtout les
Thermes de Julien, sauvés de la destruction par le goût et
l'initiative de Du Sommerard, alors que ces ruines grandioses,
servant de magasins à des tonneliers, allaient être abattues,
entraînant dans leur chute le merveilleux hôtel de Cluny, ce bijou
du XVe siècle. Des restes de substructions romaines ont été, tout
récemment, signalés par la Commission du Vieux Paris, près du
Collège de France, rue Saint-Jacques et boulevard Saint-Michel,
mais la gloire de la rive gauche, c'était surtout l'Université et
la Sorbonne.

Il en reste peu de choses aujourd'hui, de ces vieux murs, mais, il
y a quelque dix ans, la montagne Sainte-Geneviève gardait encore
beaucoup du pittoresque de jadis.

Ici la rue Saint-Jacques, avec ses bouquinistes et ses maisons
du XVIIe siècle, et surtout--terrible souvenir--la porte aux
lourds battants du lycée Louis-le-Grand, où Robespierre, Camille
Desmoulins et le futur maréchal Brune avaient fait leurs études
sous la direction du bon abbé Berardier. Il était bien noir, bien
triste aussi, j'en conviens, le Louis-le-Grand de notre jeunesse
avec ses cours verdâtres, ses salles enfumées, ses chambres
d'arrêts, perchées sous les toits, où l'on gelait si fort en
hiver, et où l'on étouffait si bien en été, ces arrêts où la
tradition rapporte que fut enfermé Saint-Huruge; tout près du
cul-de-sac Saint-Jacques où des Auvergnats vendaient de si beaux
bibelots, et de la petite rue Cujas remplie du bruit--qui nous
rendait rêveurs--fait par les étudiants tapageurs.

[Illustration: COLLÈGE LOUIS-LE-GRAND.

H. Saffray, _sculp._]

Plus loin la Sorbonne, avec sa cour dallée, où nous attendions
pâles, fiévreux, anxieux, l'apparition de la petite affiche
blanche portant les noms de «ceux de MM. les aspirants au
baccalauréat admis à subir leurs épreuves orales», et l'on mourait
de peur à l'idée de comparoir devant le terrible M. Bernès, comme
on bénissait les dieux d'avoir pour examinateur l'indulgent et
spirituel M. Mézières, qui, lui du moins, n'a pas vieilli.

[Illustration: COUR INTÉRIEURE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE.

Eau-forte de Martial.]

A quelques mètres, derrière Sainte-Barbe, se rencontre la rue de
la Montagne-Sainte-Geneviève, si vivante, si grouillante avec ses
vieux hôtels convertis en dispensaires ou en locaux industriels,
ses petits métiers, ses bals-musette et enfin sa célèbre École
polytechnique, chère à tous les Parisiens, et qui met dans ce
quartier un peu sombre sa note de joyeuse gaieté.

       *       *       *       *       *

Tout proche, voici la rue Clovis, où s'élevait autrefois
l'abbaye de Sainte-Geneviève, dont la tour carrée existe encore
et fait regretter le reste; la rue Clovis où l'on retrouve
décrépit, tombant de vétusté, comme enseveli sous les plantes
grimpantes, les lichens, les lierres, les sauges et les mousses,
un gros pan de mur d'aspect sauvage, un reste de l'enceinte de
Philippe-Auguste, cette ceinture de pierres, de grosses tours
hautes et solides, derrière laquelle, pendant des siècles, les
maisons, les palais, les collèges, les églises, les abbayes
s'entassèrent, se serrant les unes contre les autres. L'église
Saint-Étienne-du-Mont ouvre son élégant portail, à quelques mètres
de la rue Clovis. D'illustres morts y furent inhumés: Pascal,
Racine, Boileau. Un crime s'y commit:

Le 3 janvier 1858, le premier jour de la neuvaine de
Sainte-Geneviève, dont les reliques reposent dans une des
chapelles latérales de l'église, des cris affreux retentirent. «On
vient d'assassiner Monseigneur», et bientôt un homme pâle, vêtu
de noir, les mains rouges de sang, apparut sur la place, traîné
par des agents qui venaient de l'arrêter. Il se nommait Verger; la
juridiction épiscopale lui avait interdit d'exercer plus longtemps
son ministère sacerdotal et, pour se venger, le détraqué avait
planté son couteau dans le cœur de Monseigneur Sibour, archevêque
de Paris!

[Illustration: RUE CLOVIS EN 1867.

Dessin de A. Maignan.]

C'est aux premiers jours de janvier qu'il faut venir voir cette
charmante église:

Une sorte de petite foire religieuse se tient devant le
porche.--Toute une librairie liturgique se débite sous des
parapluies semblables à ceux qui, jadis, abritaient les marchands
d'oranges,--Rosiers de Marie, Miracles de Lourdes, Précis des
Neuvaines, Actes de foi, Actes de contrition, Vie des Saints,
Glorifications de Bienheureux; on y vend des chapelets, des images
saintes, des cartes postales dévotes, des rituels orthodoxes, des
médailles, des scapulaires--malheureusement ces objets valent
plus par le sentiment qui s'y rattache que par leur valeur
artistique.--Cela forme un délicieux tableau parisien dans un des
plus jolis décors de la grande Ville.

Au bout de la rue Clovis, se rencontre la rue du Cardinal-Lemoine
où le peintre Le Brun possédait une ravissante demeure, encore
debout au nº 49, tapissée de lierre et de chèvrefeuille, à
deux pas du collège des Écossais,--actuellement «Institution
Chevallier»,--converti, comme la plupart des maisons d'éducation,
en prison pendant la Terreur. Saint-Just y fut amené, après
avoir été mis hors la loi, le 9 thermidor, et ses amis vinrent
l'y chercher à huit heures du soir, ainsi que son collègue
Couthon, enfermé au Port-Libre (l'ancien couvent de Port-Royal).
L'on se représente facilement, sur ces pentes raides de la rue
Saint-Jacques, les gendarmes courant autour du siège mécanique que
faisait mouvoir fiévreusement, à l'aide de manivelles, l'impotent
Couthon, se rendant à l'Hôtel de Ville, lancé à toute vitesse
sur ces durs pavés, entouré de sectionnaires affolés, parmi les
clameurs, l'appel aux armes et le bruit du tocsin, sous des
trombes d'eau, en plein orage,--cet orage qui, dispersant les
bandes Robespierristes campées autour de l'Hôtel de Ville, permit
aux troupes de la Convention d'envahir sans résistance la Maison
Commune.

Une heure plus tard, Robespierre avait la mâchoire fracassée par
la balle de Merda, son frère se jetait par la fenêtre, Lebas se
suicidait, Saint-Just, hautain et impassible, se laissait arrêter
sans mot dire, Couthon, aux jambes mortes, était lancé sur un tas
d'ordures, puis, inerte et sanglant, tiré par les pieds jusqu'au
parapet du quai, «il faisait le mort». «--Jetons-le à l'eau,
hurlèrent des voix féroces.--Pardon, citoyens, murmura Couthon,
mais je vis encore». Alors on le réserva pour l'échafaud.

       *       *       *       *       *

Derrière Saint-Étienne-du-Mont, il est un coin presque ignoré des
Parisiens: un petit cloître tapi tout contre l'abside de l'église
et qui renferme d'admirables vitraux de Pinaigrier, ce grand
artiste, qui faisait payer, en 1568, la «Parabole des Conviés»,
vitrail à trois compartiments, un chef-d'œuvre, qui décore la
chapelle du Crucifix, «92 livres 10 sous, y compris l'armature et
le treillage en fer».

C'est un des refuges de poésie et de recueillement, si fréquents
et parfois si insoupçonnés dans ce grand et bruyant Paris, et
quelle inoubliable impression que de quitter le quartier Latin
résonnant de rires, de joies et de chansons, pour s'enfoncer
dans le petit cloître désert, plein de rêve et de mélancolie,
et si proche pourtant de la place du Panthéon, ensoleillée
et bruyante où, le 27 juillet 1830, aux applaudissements du
peuple et de l'armée, un comédien du théâtre de l'Odéon, Éric
Besnard, replaçait l'inscription _Aux grands hommes la Patrie
reconnaissante_ sur le beau temple édifié par Soufflot, que la
Restauration avait voué au culte de Sainte-Geneviève.

Le Panthéon est certainement le monument parisien qui, le plus
souvent, aura été baptisé, débaptisé et rebaptisé. Élevé, à
la suite d'un vœu fait par Louis XV, malade à Metz, sur les
jardins dépendant de l'antique abbaye de Sainte-Geneviève, il fut
construit à l'aide d'une partie des fonds provenant des trois
loteries qui, chaque mois, se tiraient à Paris.

Soufflot, dont les plans grandioses avaient été agréés, entreprit
ses travaux en 1755; vers 1764, l'édifice commence à se dessiner,
et les Parisiens enthousiasmés admirent ces somptueuses
constructions qui modifient l'antique silhouette de leur cité.
Mais des craquements, des fissures, des tassements se produisent;
une folle terreur succède à l'émerveillement: «Le monument va
s'écrouler et sa chute entraînera une partie du vieux quartier de
la Sorbonne».--On étaye, on remblaie, on solidifie, Paris respire;
mais le pauvre Soufflot, désespéré, ne peut survivre à tant de
tragiques émotions, il meurt en 1781, sans avoir pu achever son
œuvre.

En 1791, l'Assemblée constituante voue au «Culte des Grands
Hommes» l'église primitivement dédiée à Sainte-Geneviève, et le
corps de Mirabeau y est amené triomphalement «au son du trombone
et du tam-tam, dont les notes, violemment détachées, arrachaient
les entrailles et brisaient le cœur», dit une relation de l'époque.

[Illustration: Saint-Aubin, _del._

LE PANTHÉON EN CONSTRUCTION.]

Le Grand Tribun ne devait faire au Panthéon--c'était le nom
nouveau de l'église désaffectée--qu'un court séjour, car le 27
novembre 1793, sur la proposition de Joseph Chénier, et après
avoir étudié les pièces trouvées dans l'armoire de fer, pièces
qui ne laissaient aucun doute sur la «grande trahison du comte
de Mirabeau», la Convention, «considérant qu'il n'y a pas de
grand homme sans vertu, décrète que le corps de Mirabeau sera
retiré du Panthéon et que celui de Marat y sera inhumé.» La
sentence fut exécutée nuitamment, et le «vertueux» Marat remplaça
Mirabeau,--pas pour longtemps, toutefois,--car, quelques mois plus
tard, le corps de Marat, «dépanthéonisé» à son tour, fut jeté à la
fosse commune du petit cimetière Saint-Étienne-du-Mont. Voltaire
et Rousseau connurent plus tard les honneurs du triomphe. Le
corps de Voltaire, après avoir passé la nuit sur les ruines de
la Bastille, avait été amené au Panthéon sur un char triomphal,
escorté par cinquante jeunes filles, habillées à l'antique par
les soins de David, et par les artistes du Théâtre-Français en
costumes de scène. Les filles et la veuve de l'infortuné Calas
marchaient derrière, près du drapeau déchiré de la Bastille. Pour
faire de cet enterrement une fête inoubliable, on avait tout
prévu, sauf le temps. Un affreux orage s'abattit sur le cortège:
Mérope, Lusignan, les Vierges, Brutus et les délégations de la
Politique, des Arts et de l'Agriculture, trempés jusqu'aux os,
crottés et lamentables, durent s'empiler dans des fiacres ou
s'abriter sous des parapluies.

C'est ainsi que, le 12 juillet 1791, Voltaire fit son entrée au
Panthéon!

[Illustration: PROCESSION DEVANT SAINTE-GENEVIÈVE.

Meunier, _fecit_. Musée Carnavalet.]

J.-J. Rousseau l'y suivit trois ans plus tard, le 11 octobre 1794;
son corps ramené d'Ermenonville, sous un berceau d'arbustes en
fleurs, aux sons aimables du «Devin du village», avait passé la
nuit précédente sur le bassin des Tuileries, transformé pour la
circonstance en «Ile des Peupliers». Sans être aussi pompeux que
celui de Voltaire, son triomphe fut «celui des âmes sensibles», et
«l'homme de la nature» fut inhumé suivant les rites qu'il avait
lui-même prescrits. Plus tard, Napoléon peupla le Panthéon avec
les mânes d'obscurs sénateurs et de quelques artistes, amiraux
et généraux. La seconde République, enfin, a définitivement
voué l'édifice au culte des grands hommes, c'est là que par une
journée radieuse, le 3 mai 1885, le corps de Victor Hugo fut
amené, dans l'humble corbillard des pauvres, aux acclamations
d'un peuple immense, après avoir passé une nuit d'apothéose sous
l'Arc de Triomphe qu'il avait si noblement chanté. Depuis, Baudin,
le Président Carnot, La Tour-d'Auvergne, Émile Zola, y furent
inhumés, une admirable décoration, œuvre de nos meilleurs artistes
contemporains, garnit les vastes murailles de cette nécropole.
Puvis de Chavannes, Humbert, Henri-Lévy, Cabanel, Jean-Paul
Laurens y sont noblement représentés, enfin, Edouard Detaille, se
surpassant lui-même, a, dans une admirable envolée d'art, évoqué,
sur une toile immense, une foudroyante chevauchée des vieux
cavaliers de la République et de l'Empire tendant vers l'image
rayonnante de la Patrie les étendards ennemis, conquis par leur
indomptable héroïsme.

Autour du Panthéon c'était, et c'est encore, un dédale de petites
rues tassées et pauvres, peuplées jadis par la clientèle des
collèges, si nombreux en ce quartier de la Sorbonne.

La rue des Carmes nous reste comme un parfait spécimen du passé,
avec ses maisons dont les murs branlants s'étayent les uns contre
les autres, ses façades qui tombent, ses escaliers délabrés;
et puis, par-ci par-là, les restes d'une splendeur disparue,
l'entrée de deux importants collèges, mués aujourd'hui en repaires
de misère, en logis de pauvreté. Étroite et bossuée, la rue
des Carmes monte péniblement entre des boutiques aux couleurs
délavées par les orages, flétries par la poussière et le vent;
et cependant elle reste pleine de charme et de poésie, cette
rue minable, couronnée, dans le haut, par la masse auguste du
Panthéon, et, dans le bas, encadrant de ses deux lignes de maisons
noires, d'hôtels borgnes et de bals-musette, la flèche élégante et
fine de Notre-Dame qui se profile à l'horizon sur le ciel clair.

Ce fut à l'angle de cette rue des Carmes et de la rue des
Sept-Voies, non loin de l'église Sainte-Geneviève, que Georges
Cadoudal sauta--à sept heures du soir, le 9 mars 1804--dans le
cabriolet qui devait le conduire à la nouvelle «cache» que lui
avaient préparée ses amis chez Caron, le parfumeur royaliste de la
rue du Four-Saint-Germain. Georges était étroitement surveillé,
toute la police de Paris était sur pied: il est reconnu, poursuivi
par des inspecteurs de la Préfecture dont deux bondissent sur
lui, à l'angle de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue de
l'Observance. Il en tue un d'un coup de pistolet au front et
blesse le second. Mais la foule ameutée empêche toute fuite, un
chapelier du quartier se saisit du proscrit qui est traîné chez
le commissaire de police. Son calme, la dignité, l'esprit de ses
réponses déconcertaient; comme on lui reprochait d'avoir tué un
agent «homme marié, père de famille». «Faites-moi dorénavant
arrêter par des célibataires», répliqua-t-il. Après qu'il eut
reconnu le poignard saisi sur lui, on lui demanda si la marque
gravée sur la lame n'était pas le contrôle anglais. «Je l'ignore,
répondit-il, mais je puis assurer que je ne l'ai pas fait
contrôler en France!»

[Illustration: Maréchal, _del._ LE LUXEMBOURG VERS 1790.
Bibliothèque Nationale.]

Tout près, voici le Luxembourg, palais et prison, le Luxembourg,
où Marie de Médicis donna de si belles fêtes, où Gaston d'Orléans
bâilla si fort, où la Grande Mademoiselle fronda en soupirant pour
le beau Lauzun; où le comte de Provence prépara si habilement,
avec M. d'Avaray, sa sortie de France, le même soir que Louis XVI
et Marie-Antoinette prenaient si mal leurs dispositions pour ce
lugubre voyage qui devait les amener à Varennes, le Luxembourg
dont la cour servit de préau aux prisonniers qu'y entassa la
Terreur, le Luxembourg d'où Camille Desmoulins écrivit à sa Lucile
ces lettres déchirantes où la trace des larmes est encore visible,
le Luxembourg où, quelques semaines plus tard, Robespierre était
amené comme prisonnier et où, «faute de place», le concierge Hally
se refusait à le recevoir, le Luxembourg où le peintre David,
après Thermidor, peignait, de son cachot, l'allée ombreuse où il
pouvait apercevoir ses enfants jouant au ballon, le Luxembourg de
Barras, de Bonaparte, des fêtes du Directoire, le Luxembourg aussi
de Nodier, de Sainte-Beuve, de Murger, de Michelet, des étudiants,
des travailleurs et de la bohème, des chansons du bon Nadaud et
de Mimi Pinson, près de Bullier et de la Closerie des Lilas, et
aussi de l'Observatoire et du sinistre mur «tigré de balles», où
tomba le maréchal Ney. Partout, toujours ce mélange de gaieté et
de douleur, de rires et de sang. C'est que chaque rue, chaque
carrefour, chaque maison presque, a vu défiler quelque sombre
cortège ou célébrer quelque fête de victoire.

Sur tous ces vieux murs noirs de Paris, des mains de femmes ou
d'artistes ont su placer des fleurs ou des cages d'oiseaux, et il
n'est si triste ruelle qui ne recèle un peu de poésie et de rêve,
des giroflées et des chansons.

       *       *       *       *       *

[Illustration: BILLET D'ENTRÉE A L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

Collection du Musée Carnavalet.]

La prison des Carmes est proche, rue de Vaugirard, à l'angle
de la rue d'Assas, et le décor est resté intact qui servit à
l'horrible drame des égorgements de 1792. On retrouve encore,
au pied de l'escalier, le carrelage de la petite pièce où
entre deux couloirs, Maillard plaça la chaise et la table qui
constituèrent le tribunal sanglant des massacres de Septembre;
le balcon, tapissé de plantes grimpantes, par où débouchèrent
les malheureux qui tombaient assommés, lardés de coups de pique,
ou que l'on «tirait» dans le grand jardin; et l'on peut lire,
au premier étage, sur le mur qui porte l'empreinte rouge des
sabres dégouttant de sang dont se servirent les tueurs, les
signatures des belles prisonnières qui, pendant de longs jours,
anxieuses, terrifiées, attendaient chaque soir le fatal bulletin
de comparution au Tribunal: Mesdames d'Aiguillon, Terezia
Cabarrus-Tallien, Joséphine de Beauharnais. A cette époque,
Tallien, suspect lui-même, traînant après lui une meute d'espions,
rôdait du soir au matin autour de cette sinistre prison où
était enfermée la femme qu'il aimait. Un jour il trouva sur
sa table, 17, rue de la Perle, un poignard qu'il reconnut, un
bijou d'Espagne familier aux mains de Terezia. C'était un ordre
impératif, et le 7 thermidor ce billet lui fut remis «de la
Force»: «L'administrateur de police sort d'ici. Il est venu
m'annoncer que demain je monterai au Tribunal, c'est-à-dire
sur l'échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j'ai fait
cette nuit: Robespierre n'existait plus et les prisons étaient
ouvertes... Mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera
bientôt plus personne en France capable de le réaliser!»

En effet, la belle Terezia, visée particulièrement par le
Comité, avait été mystérieusement transférée des Carmes à la
Force, c'est de là qu'elle faisait parvenir ce testament de
vengeance et de mort. Alors Tallien jura de sauver la Patrie; la
Patrie, pour lui, c'était la femme qu'il adorait: fou d'amour
et de rage, exploitant contre Robespierre toutes les rancunes,
toutes les terreurs, toutes les haines, il passait la nuit et
la journée du 8 à préparer cette terrible et tragique séance du
9 thermidor, ce duel à mort entre deux partis. Il en appelait à
Fouché, à Collot d'Herbois, comme à Durand-Maillane et à Louchet,
à Cambon comme à Vadier, à Thuriot comme à Legendre, à ce qui
restait des Dantonistes comme aux éternels trembleurs du Marais,
puis bondissait à la tribune un poignard à la main, menaçant
Robespierre, nerveux, inquiet, affolé, sentant sa toute-puissance
s'effondrer, et obtenait enfin, après une effroyable lutte de cinq
heures, ce terrible décret de mise hors la loi qui jetait sous
le couteau de Sanson ceux-là mêmes qui, depuis deux ans, avaient
fauché la Convention.

En face du Luxembourg, la rue de Tournon où habitèrent Théroigne
de Méricourt et Mlle Lenormand; la comtesse d'Houdetot logeait
au nº 12, dont l'aspect s'est à peine modifié; s'il revenait
errer dans ces parages, Jean-Jacques Rousseau retrouverait,
presque intact, le logis de sa grande passion. Voici la rue
Servandoni, une sombre et humide ruelle, cachée sous les murs
de Saint-Sulpice, où Condorcet trouva pendant la Terreur, chez
Mme Vernet, au nº 15, un refuge inaccessible. C'est là qu'il
termina,--dans quelles horribles conditions,--son _Tableau des
progrès de l'esprit humain_: Sa femme vivait à Auteuil, elle y
faisait des portraits au pastel. Nulle industrie ne prospéra
davantage sous la Terreur: «Chacun se hâtait de fixer sur la toile
une ombre de cette vie si peu sûre», a dit Michelet. Le 6 avril
1794, son travail achevé, Condorcet, vêtu comme un ouvrier, la
barbe longue, le bonnet enfoncé sur la tête, un «Horace» sous le
bras et, dans sa poche, le poison libérateur que lui avait préparé
Cabanis, s'échappa de chez Mme Vernet. Tout le jour il erra dans
la campagne, du côté de Fontenay-aux-Roses; il espérait trouver
chez des amis, M. et Mme Suard, un asile qui lui fut refusé.
Il passa la nuit dans les bois, puis le lendemain, mourant
de faim, l'air égaré, il entra dans un cabaret de Clamart. Il
mangeait avidement en lisant son cher Horace. Interrogé, suspecté,
il est traîné au district, on le hisse sur une haridelle, et
c'est dans cet équipage que ce grand homme fut conduit à la
maison d'arrêt de Bourg-la-Reine. Le lendemain, au petit jour, en
pénétrant dans le cachot, les geôliers se heurtèrent à un cadavre.
Le poison avait terminé cette noble existence de travail, de
gloire et de misère.

[Illustration: SOUPERS FRATERNELS DANS LES SECTIONS DE PARIS

les 11, 12 et 13 mai 1793, ou 21, 22 et 23 floréal an II de la
République.--Dessin de Swebach-Desfontaines. (Musée Carnavalet.)]

Saint-Sulpice dresse au-dessus de ce quartier tranquille ses deux
tours inégales sur lesquelles Chappe planta les grands bras de
son télégraphe aérien. C'est dans la belle sacristie de cette
imposante église, sacristie demeurée intacte avec ses admirables
boiseries, que Camille Desmoulins signa au registre des mariages,
lorsque, le 29 décembre 1790, il épousa son adorée Lucile
Duplessis. Quel roman que ce mariage, aussi Paris s'écrasait-il
aux grilles de Saint-Sulpice pour voir défiler le cortège; l'on
félicitait les mariés, et l'on acclamait les témoins aux noms
déjà populaires: Sillery, Pétion, Mercier et Robespierre. Puis,
par la rue de Condé, on remonta déjeuner chez Camille, nº 1,
rue du Théâtre-Français (aujourd'hui nº 38, rue de l'Odéon), au
troisième étage. C'est là que, le 20 mars 1794, le jour de la mort
de sa mère, il fut arrêté, lié comme un malfaiteur, et conduit
tout près, au Luxembourg. Le 5 avril Camille était exécuté aux
acclamations de ce peuple qui l'avait tant adulé. Lucile le suivit
sur l'échafaud à huit jours de distance! Ils avaient juré de
s'aimer à la vie, à la mort... L'idylle finit dans le sang.

Autour de Saint-Sulpice, se trouvent la rue Férou, la rue
Cassette, la rue Garancière, la rue Monsieur-le-Prince, la rue
Madame, aux noms antiques, à l'aspect provincial, muets et dévots
quartiers aux allures monastiques et quasi mystérieuses et par
cela même pleins d'un charme infini.

On y entend de tous côtés des cloches conventuelles, des sonneries
liturgiques; les rares boutiques d'aspect sévère y sont vouées aux
commerces religieux: on y trouve des chasubliers, des marchands
d'images saintes, de livres et d'orfèvreries d'église. Derrière
de longs murs sombres, la fusée de verdure, le panache d'un arbre
débordant joyeusement fait songer à de grands jardins abandonnés,
très sauvages, pleins de fleurs et d'oiseaux où de pieuses
personnes et de vieilles gens se promènent en priant, en rêvant ou
en regrettant les temps qui ne sont plus!

Dans cet immense Paris, bruyant, persifleur, affolé de bruit et de
mouvement, de tramways et de «Métro», c'est le refuge du passé,
le quartier de la prière, du silence et de l'oubli; là semblent
vivre encore «quelques voix dolentes des regrets du passé, qui
sonnent le couvre-feu», disait Chateaubriand dans ses _Mémoires
d'Outre-Tombe_.

Les vieux hôtels y abandonnent.

[Illustration: BASSIN DU LUXEMBOURG

Eau-forte de A. Lepère.]

Dans la seule rue de Varenne, chaque portail évoque les plus
illustres noms de la noblesse de France: Broglie, Bourbon,
Condé, Villeroy, Castries, Rohan-Chabot, Tessé, Béthune-Sully,
Montmorency, Rougé, Ségur, Aubeterre, Narbonne-Pelet, etc...
Quelques-uns des hôtes de ces aristocratiques demeures se
retrouvèrent certainement déguisés, travestis en maquignons, en
toucheurs de bœufs, en paysans, en manouvriers, dans cette auberge
de la _Coupe d'Or_, à l'angle de la rue de Varenne, célèbre dans
l'histoire de la Chouannerie. Les héros de _Tournebut_, l'œuvre
charmante de mon cher ami Lenôtre, le plus passionné comme le
plus passionnant des historiens y sont descendus. Ce fut l'un des
rendez-vous des affidés de Georges Cadoudal, qui lui-même s'y
cacha maintes fois; là également se réunirent les conspirateurs
royalistes pour y préparer, en vendémiaire an IV, les dispositions
relatives à l'enlèvement de la Convention.

       *       *       *       *       *

Tout près, rue des Cannettes, autre rendez-vous d'émigrés et de
chouans, chez le parfumeur Caron, où se trouvait une «cache»
fameuse. Hyde de Neuville, dans ses pittoresques mémoires, nous
rapporte qu'il suffisait de se glisser derrière le tableau qui
servait d'enseigne à la parfumerie, tableau qui surplombait la
rue, puis de rabattre sur soi l'un des volets de la chambre
contiguë, et toute la police de Fouché pouvait impunément fouiller
la maison, ce dont d'ailleurs elle ne se fit pas faute.

Puis nous rencontrons l'Odéon, le vieil Odéon, toujours solide
malgré les plaisanteries sans nombre dont il fut l'objet, avec
ses galeries fameuses où, depuis bien des années, les flâneurs
vont «consulter» les dernières productions de la littérature
contemporaine. Que de longues stations devant tous ces bouquins
feuilletés d'un doigt, parcourus de profil en entre-bâillant deux
pages non encore coupées!

[Illustration: GALERIE DE L'ODÉON (RUE ROTROU).]

C'est sous _trois_ arcades de cette galerie Odéonesque qu'en
1873 s'installa bien modestement le très aimable éditeur Ernest
Flammarion, associé avec Ch. Marpon. Travailleurs infatigables,
bienveillants et spirituels, ils épuisaient des trésors
d'ingéniosité pour faire tenir dans un trop petit espace tous les
beaux et bons livres qu'ils aimaient si fort et qu'ils savaient
si bien faire aimer.

[Illustration: RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE EN 1866.

Ancienne rue des Cordeliers.

(C'est dans la maisonnette qui suit la maison à tourelle que Marat
fut assassiné.)

Dessin de A. Maignan.]

Mais bientôt les trois arcades furent vraiment insuffisantes, et
progressivement, l'infatigable Flammarion envahit deux des côtés
du vaste monument, avant de conquérir Paris et d'y installer tant
de librairies. Il avait ses fidèles: un vieil amateur peu fortuné
lui a avoué avoir lu entièrement à l'étalage _L'Origine des
Espèces_, de Darwin (450 pages)!

D'autres clients moins scrupuleux ont parfois emporté le volume
commencé, mais le bon Flammarion a pour ces «distraits» des
trésors d'indulgence: «Le désir de s'instruire l'emporte sur
leur délicatesse!» murmure-t-il en manière d'excuse, et il passe
philosophiquement, avec un sourire indulgent, ces modestes larcins
aux profits et pertes!

       *       *       *       *       *

Par la rue de l'École-de-Médecine, en passant devant le Musée
Dupuytren qui fut autrefois le réfectoire du couvent des
Cordeliers, nous gagnons le boulevard Saint-Germain, dont la
percée supprima tant de précieux souvenirs: le logis où fut
assassiné Marat, le collège Mignon et l'abbaye de Saint-Germain,
dont la façade s'ouvrait devant cette suite de vieilles maisons
aux étranges pignons qui ont, jusqu'à présent, échappé aux
ingénieurs. Ces maisons sinistres ont entendu les cris des
victimes des massacres de Septembre; elles furent éclairées par
le reflet des quatre-vingt-quatre pots à feu que fournit le
sieur Bourgain, chandelier du quartier, afin que les familles
des massacreurs et les amateurs de beaux spectacles pussent
venir contempler l'ouvrage;--les boutiquiers du quartier,
témoins bienveillants, donnaient des détails.--Elles ont vu
Billaud-Varennes, féliciter les «travailleurs» et leur distribuer
des bons de vin. Elles ont vu sortir Maillard, dit _Tape-Dur_,
qui, sa besogne faite, les mains croisées derrière les pans de sa
longue redingote grise, regagnait paisiblement sa demeure comme un
bon employé sortant de son bureau, en toussant, car il avait la
poitrine délicate.

Ce sont, avec le presbytère actuel, les seuls témoins qui restent
de cette épouvantable tuerie.

       *       *       *       *       *

Tout près de là s'ouvrait autrefois le passage du Commerce, où
retentirent les crosses de fusils des sectionnaires qui, au petit
jour, vinrent arrêter Danton pour le conduire au Luxembourg; il
est facile de s'imaginer ce que dut être cette heure de terreur,
d'affolement, de stupéfaction. Arrêter Danton! le Titan de la
Révolution, celui dont la formidable éloquence avait fait sortir
de terre quatorze armées! le Danton du 10 août, Danton jusqu'alors
intangible. Ce même matin, les porteurs d'ordre du tribunal
avaient incarcéré Camille Desmoulins, si cruellement spirituel;
le Camille du Palais-Royal, de la _Lanterne_, des _Révolutions de
France et du Brabant_, du _Brissot dévoilé_; le Camille enfin du
_Vieux Cordelier_, ce chef-d'œuvre d'esprit et de courage où
il osa parler de clémence à Robespierre et de respect humain à
l'ignoble Hébert! Sur l'emplacement de la maison de Danton s'élève
aujourd'hui la statue du tribun; nous regrettons la maison[3].

[Note 3: Notre maître regretté, Victorien Sardou, avait acquis
le fronton de bois sculpté qui surmontait la porte du logis de
Danton. Madame Sardou et ses enfants ont bien voulu disposer de
cette précieuse relique parisienne en faveur du Musée Carnavalet:
grâces leur soient rendues.]

[Illustration: DÉMOLITIONS SUR L'ACTUEL EMPLACEMENT DU BOULEVARD
SAINT-GERMAIN.]

La cour de Rohan (qui devrait s'écrire _de Rouen_, car elle
dépendait, au XVe siècle, de l'ancien hôtel possédé par le
cardinal de Rouen) rejoint le passage du Commerce, à deux pas de
la librairie où le philanthropique docteur Guillotin essaya sur un
mouton le couperet de sa «machine à décapiter»; la cour de Rohan
si pittoresque, si curieuse, où reste encore le puits de la maison
qu'habita Coictier, le médecin de Louis XI; où l'on retrouve le
«pas de mule» dont se servaient, pour descendre de leurs montures,
les docteurs en Sorbonne qui fréquentaient en ce quartier, et qui
gardait une très ancienne muraille supportant un jardin planté
de lilas et de gazon--hélas disparu depuis l'an dernier.--Cette
muraille était, comme celle de la rue Clovis, un fragment du mur
d'enceinte de Philippe-Auguste dont la base d'une des tours se
retrouve encore passage du Commerce, au nº 4, chez un serrurier
qui y a installé sa forge!

Les maisons y sont vieilles, délabrées, sordides, mais d'un
pittoresque achevé; les plus étranges industries y fleurissent, et
l'on y pouvait dernièrement lire cette annonce bien parisienne:
«On demande des petites mains pour fleurs et plumes», à côté de la
plaque indicatrice du journal _le Ciel_, au quatrième, la porte à
gauche!

[Illustration: LA COUR DE ROHAN EN 1901.

Aquarelle de D. Bourgoin.]

La rue de l'Ancienne-Comédie (jadis rue des Fossés-Saint-Germain),
est toute proche; là Marat avait installé dans une cave ses
presses et son imprimerie. Au nº 14, dans la cour d'un vieil
hôtel occupé par un marchand de papiers peints, s'élevait jadis
la salle même du Théâtre-Français. La grande porte d'entrée, les
escaliers desservant les loges d'artistes, les coulisses, le
plancher incliné de la salle, les frises mêmes subsistent encore.
Les «comédiens du Roi» y jouèrent, le 18 avril 1689, _Phèdre_ et
le _Médecin malgré lui_, et y donnèrent leurs représentations
jusqu'en 1770.

[Illustration: SALLE DE L'ANCIEN THÉATRE-FRANÇAIS.]

Les encyclopédistes, d'Alembert, Diderot et ses amis, se
réunissaient en face, au café Procope, dont subsiste encore un
beau balcon de fer, d'où il était charmant de voisiner avec le
balcon de la Comédie. Le café Procope, célèbre au XVIIIe siècle,
le fut encore sous le second Empire: Gambetta, en 1867, à la
veille du procès Baudin, y lançait devant la jeunesse des Écoles,
vibrante d'enthousiasme, les éclairs et les tonnerres de son
admirable éloquence. Le grand tribun habitait, en 1859, nº 7, rue
de Tournon, l'hôtel du Sénat et des Nations, qui existe encore.
Sa petite chambre avait une admirable vue sur les toits de Paris.
Elle n'a pas été modifiée.

Tout près de là, rue Bourbon-le-Château, nº 1, le 23 décembre
1850, deux malheureuses femmes furent assassinées. L'une d'elles,
Mlle Ribault, dessinatrice au _Petit Courrier des Dames_, dirigé
par M. Thiéry, eut la force d'écrire sur un paravent avec son
doigt trempé dans son sang: «L'assassin, c'est le commis de M.
Thi...». Ce commis, Laforcade, fut arrêté le lendemain.

       *       *       *       *       *

Que de coins délicieux, presque ignorés des Parisiens, renferme
encore cette Rive gauche.

Ils ne sont pas à jamais disparus, ces grands jardins
mélancoliques, ces hôtels séculaires enfouis dans des rues où
l'herbe pousse et dont les nobles mais tristes façades ne
laisseraient jamais deviner les richesses qu'ils contiennent.
Beaucoup se rencontrent aux alentours de l'hôtel des Invalides.
D'autres existent rue Vaneau, rue Bellechasse, rue de Varenne,
rue Saint-Guillaume, rue Bonaparte; on en rencontre encore
rue Visconti, et cette ruelle étroite et sombre compte
d'illustres souvenirs. La Champmeslé, la Clairon et Adrienne
Lecouvreur habitèrent l'hôtel de Ranes, bâti sur l'emplacement
du Petit-Pré-aux-Clercs, et J. Racine y mourut en 1697; cette
maison qui porte le nº 21, est aujourd'hui une pension de jeunes
filles!--Enfin, au nº 17, le grand Balzac fonda l'imprimerie où
il se ruina et dont plus tard Paul Delaroche fit son atelier.
C'est là que se passa le drame sentimental et commercial dont
MM. Hanoteaux et Vicaire nous ont conté, d'éloquente façon,
l'inoubliable et poignante histoire.

Toutes ces maisons évocatrices, tous ces souvenirs sont encore
visibles mais combien peu de Parisiens les connaissent!

Quai Voltaire--ex-quai des Théatins--habitèrent Vivant-Denon,
Ingres, Alfred de Musset, le président Perrault, Chamillard,
Gluck, et Voltaire... qui y mourut et dont le cadavre, revêtu
d'une robe de chambre, soutenu par des courroies, comme un
voyageur endormi, partit nuitamment, dans le fond d'une berline de
voyage, le 30 mai 1778, de la cour de l'hôtel de M. de Villette,
(dont l'entrée se trouve toujours rue de Beaune), pour être inhumé
hors Paris, à l'abbaye de Scellières, en Champagne.

L'appartement où s'éteignit Voltaire n'a pas été modifié,
la décoration est restée presque intacte avec ses trumeaux,
ses plafonds peints et ses petits salons de glaces pris dans
l'épaisseur des murs.

L'Institut est tout proche, mais ce n'est pas un jour ordinaire
qu'il convient de tenter la silhouette de l'ancien Collège des
Quatre-Nations; c'est un jour de grande séance, un jour de
réception sensationnelle, alors que les jolies toilettes des plus
élégantes Parisiennes y frôlent les habits verts des Académiciens.
D'un côté, la beauté, le charme, la grâce; de l'autre, les plus
nobles intelligences, les plus illustres noms de la Littérature,
des Arts, des Sciences. C'est la grande fête intellectuelle de la
France dans l'un des plus jolis décors de Paris.

Mais le document presque inconnu c'est en haut des interminables
escaliers de l'Institut qu'il faut aller le chercher, dans les
combles mêmes du palais, en visitant les étroites logettes où l'on
renfermait jadis les candidats au prix de Rome pour le concours de
musique.

[Illustration: LA FAÇADE DE L'INSTITUT

D'après un original de l'époque révolutionnaire. Musée Carnavalet.]

Dans ces chambrettes, que refuseraient les somptueux prisonniers
de Fresnes-les-Rungis, sur ces tristes murs décrépits, les plus
beaux talents de notre école moderne ont laissé trace de leurs
passages: musique, vers, dessins, pensées d'ordres variés. Je
n'oserais, je l'avoue, reproduire, même expurgés, les _grafiti_
que la rage d'être enfermés sous clef, loin du pavé de Paris,
loin des amis... et des amies, ont inspiré à ces charmants
artistes. Saint-Saëns rougirait certainement, la grande ombre
de Bizet serait troublée, notre illustre et spirituel Massenet
renierait sûrement ses vigoureuses apostrophes, et je serai
discret,--n'importe..., c'est bien amusant, bien drôle, bien
gaulois.

Entre l'hôtel des Monnaies et le lion-caniche de l'Institut (à
l'abri duquel, si nous en croyons ses joyeux mémoires, Alexandre
Dumas contribua si vaillamment au triomphe de la Révolution de
1830), s'enfonce une petite place d'aspect provincial; Madame
Permon, mère de la future Madame Junot, Duchesse d'Abrantès, y
habita jusqu'à la Révolution. C'est dans cet hôtel, à l'angle de
gauche, au troisième étage, dans une petite pièce mansardée, que
logeait--s'il faut en croire ses mémoires--Bonaparte pendant ses
très rares sorties de l'École militaire. Les belles boiseries
sculptées sont encore aux murs du salon situé au rez-de-chaussée
et donnant sur la Seine, où le futur César venait conter ses
espoirs; et la cheminée de marbre est toujours à la même place,
il y faisait sécher ses grosses bottes rapiécées et qui «fumaient
beaucoup», nous apprend cette bavarde Madame d'Abrantès. Ainsi,
tout en rêvant, le petit sous-lieutenant pouvait de la fenêtre
voir en face de lui le palais d'où, pendant tant d'années, il
devait régler en conquérant les destins du monde ébloui.

Devant l'Institut s'ouvre le Pont des Arts. La vision y est
féerique: c'est la Seine, le plus gai, le plus mouvementé
des fleuves, encombrée par l'incessant va-et-vient des
bateaux-mouches, des remorqueurs, des chalands, des barques; le
ciel gris ou bleu s'y reflète et ses eaux coulent majestueusement
entre deux quais verdoyants, couronnés par les boîtes des
bouquinistes et habités par la plus pittoresque des populations.

[Illustration: LES CARDEUSES DE MATELAS

Eau-forte de A. Lepère.]

[Illustration: LE PONT DES ARTS.

Eau-forte de A. Lepère[4].

[Note 4: Qu'il nous soit permis--une fois de plus--de
remercier publiquement notre cher ami, le maître A. Lepère qui
nous a permis de puiser dans son œuvre admirable.--G. C.]

Que d'étranges métiers sur ces berges! Barbiers pour mariniers
et tondeurs pour chiens, déchargeurs de bateaux et tireurs de
sable, douaniers et cardeurs de matelas, pêcheurs à la ligne,
amateurs de bains froids, blanchisseuses de bateaux-lavoirs, c'est
une population à part ayant ses mœurs, ses habitudes, son langage
particulier; et dans quel cadre merveilleux vit ce petit monde
bizarre entrevu du Pont des Arts!

[Illustration: BERGES DE LA SEINE

Lithographie de A. Lepère.]

[Illustration: ENTRÉE DU GUICHET DU LOUVRE.

Fragment d'une aquarelle de Baltard.

Musée Carnavalet.]

[Illustration: PARIS VU DE LA POINTE DE LA CITÉ. (Photographie
prise vers 1867).]

D'un côté on découvre le Louvre et les frondaisons vertes
des Tuileries et des Champs-Élysées, avec, à l'horizon,
les minarets du Trocadéro et les hauteurs de Chaillot; de
l'autre, c'est tout l'ancien Paris, une suite de monuments
auréolés de souvenirs: le Palais de Justice, la Conciergerie,
la Sainte-Chapelle, Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois,
Saint-Gervais, Saint-Paul, la Pointe de la Cité.

[Illustration: UNE VUE DE SEINE.

Robert Dupont, _del._]

La nuit, ces nobles silhouettes évocatrices prennent une majesté
plus imposante encore: les tares modernes, les badigeons criards,
les annonces éhontées, s'effacent.

La lune étend sur ces vieux murs sa délicate lumière blanche, et
un Paris d'argent surgit dans la nuit noire. Parfois encore, sous
le ciel rougi par l'orage, se dresse une ville toute sombre dont
les coups de foudre découpent seuls l'immense et tragique vision!

C'est Paris qui rit au soleil ou Paris qui surgit dans la nuit!

En redescendant du côté de la Seine, par ces rues si
pittoresques qui entourent l'Institut, la rue Dauphine,
la rue de Nesles, la rue Mazarine, nous rencontrons, rue
Contrescarpe-Dauphine,--actuellement rue Mazet,--les restes de
l'ancienne auberge du _Cheval-Blanc_. Les écuries y existent
encore avec leurs vieilles mangeoires et leurs pittoresques
auvents. Elles datent de Louis XIV; alors, chaque semaine, cette
vaste cour s'emplissait de voyageurs qui se rendaient à Orléans
et à Blois, et la lourde voiture s'ébranlait dans un nuage de
poussière, au milieu de claquements de fouet, d'appels de cornet,
de cris d'adieux, de mouchoirs agités; les chevaux piaffaient,
les femmes pleuraient, les chiens aboyaient, les postillons
juraient... Aujourd'hui, la vie s'est éteinte, mais le décor est
demeuré, vieillot, impressionnant, toujours charmant, à ce point
que le maître Massenet, tout ému, y murmurait un matin: «C'est
sûrement ici que Manon a dû descendre du coche[5]!»

[Note 5: Hélas, cette indication n'est plus exacte: depuis le
jour où nous écrivions ces lignes, la cour du Cheval Blanc--si
délicieusement évocatrice--n'existe plus... Le pic du démolisseur
a émietté tous ces jolis souvenirs et une maison moderne--immense,
confortable et hideuse--a remplacé l'ancienne auberge du XVIe
siècle!]

[Illustration: LE PONT-NEUF VERS 1855.

D'après une aquarelle de Th. Masson. Musée Carnavalet.]

La maison voisine fut autrefois le restaurant Magny, chez qui se
donnèrent ces célèbres dîners dont Goncourt parla si souvent
dans ses Mémoires et qui réunissaient Renan, Sainte-Beuve, George
Sand, Flaubert, Théophile Gautier, Gavarni et tant d'autres.

Tout proche et faisant communiquer la rue Mazarine, où jouèrent
Molière et sa troupe, avec la rue de Seine, traversons le passage
du Pont-Neuf, élevé sur l'ancienne entrée du théâtre, et où Zola
plaça son terrifiant roman _Thérèse Raquin_.

Que voici donc un coin typique, sordide, noir et puant, mais
étrangement pittoresque, avec ses marchands de pommes de terre
frites et ses mouleurs italiens. Les boutiques qu'il contient
semblent dater d'un autre âge; une seule était encore achalandée
il y a quelques mois, celle du marchand de papier à dessin.
Le maître Bonnat nous racontait y avoir acheté son «papier
Ingres», alors qu'il était élève dans cette École des Beaux-Arts
dont il est aujourd'hui le très éminent Directeur. La boutique
était restée la même depuis soixante ans et la marchande
assurait que les «tortillons à estomper, qu'elle y débitait,
étaient identiquement ceux dont se servait Monsieur Flandrin».
Devant nous, l'Institut, dont il nous est impossible de longer
l'interminable mur noir qui le ferme du côté de la rue Mazarine,
sans songer à ce douloureux passage de la préface du _Fils
Naturel_, où Dumas fils, racontant son enfance, évoque le souvenir
du retour de la première représentation, à l'Odéon, de _Charles
VII chez ses grands vassaux_, le 20 octobre 1831.

La soirée avait été houleuse et le succès plus que douteux.
C'était donc la continuation de la misère. Alexandre Dumas avait
de lourdes charges à supporter: sa mère, un ménage, un enfant;
il fallait vivre et faire vivre les autres avec les modestes
appointements que lui rapportait sa place d'employé à la liste
civile de M. le duc d'Orléans. Il doutait non pas de lui, mais
de son étoile; et Dumas fils revoyait toujours la grande ombre
de son père se profilant sous un coup de lune sur ce mur humide
et mélancolique de l'Institut, et lui, craintif, devinant les
angoisses paternelles et s'efforçant de suivre, avec ses petites
jambes de huit ans, les grandes enjambées du bon géant!

       *       *       *       *       *

En 1791, Madame Roland logeait à l'hôtel Britannique, rue
Guénégaud; elle y tenait «salon politique»! Quel plaisir pour la
petite Manon de montrer à tout ce quartier du Pont-Neuf où s'était
écoulée son enfance, qu'elle était devenue une «dame» et recevait
des gens en vue. Brissot, Buzot, Pétion, Robespierre, Danton
lui-même, prenaient plaisir à venir entre deux séances causer
chez cette aimable femme; et j'imagine que ce qui les attirait,
c'était le charme de cette jolie Parisienne plus que les vertus
de l'austère Roland qui devait être bien ennuyeux! C'est là que,
le 21 mars 1792, Dumouriez vint sonner à la porte de Roland pour
lui annoncer: «Vous êtes Ministre», et quelques jours plus tard la
petite Manon du quai des Lunettes s'installait triomphalement
à l'hôtel de Calonne: c'était hélas pour elle le chemin de
l'échafaud!

[Illustration: LE PONT-NEUF EN 1889.

Saffrey, _del._]

En longeant les quais, nous rencontrons la place Saint-Michel,
puis la rue Galande. Malgré ses récentes démolitions, cette
vieille rue renferme encore quelques anciennes demeures; mais elle
a perdu la si bizarre maison dite _le Château Rouge_, ou plus
prosaïquement «la Guillotine».

Dans ce qui fut, au XVIIe siècle, une somptueuse demeure--l'hôtel,
dit-on, de Gabrielle d'Estrées--derrière le haut et vaste perron
qui occupait le fond de la cour, le logis s'ouvrait enfumé,
sordide, puant le vin, la crasse, la débauche et le vice.

Il fallait passer par-dessus des corps d'ivrognes et d'ivrognesses
pour pénétrer dans les bouges où ces malheureux venaient chercher
une façon de gîte, une heure d'oubli. C'était hideux et lugubre.
Les amateurs de vilains spectacles pouvaient continuer leurs
études tout près, chez le père Lunette, rue des Anglais. Le
personnel était le même, un monde de bagne, «la bestialité dans
toute son horreur» comme chante Méphistophélès dans la _Damnation
de Faust_. De récents travaux d'édilité et d'assainissement ont
fait disparaître le Château-Rouge.

       *       *       *       *       *

Rue Saint-Séverin, un pittoresque enchevêtrement de vieilles
maisons étale autour de l'antique église gothique cette «flore
de pierres», l'une des plus curieuses peut-être de Paris; l'une
de celles qui gardent le mieux les traces d'un passé d'art, de
recueillement et de prière.

Les sublimes artistes qui, en plusieurs siècles, surent créer
cette forêt de fines sculptures dont est décorée l'abside, ont,
hélas, laissé d'insuffisants successeurs.--A côté d'anciens
vitraux provenant de Saint-Germain-des-Prés, de froides et
modernes verrières, au ton criard, ont enlevé à Saint-Séverin
le mystère religieux et poétique, le demi-jour discret où se
complaisaient les âmes des fidèles; et leur lumière crue ne laisse
que trop voir les traces de mutilations successives dont fut
victime cette belle église. Dans la rue avoisinante, le presbytère
actuel est construit sur l'ancien cimetière où, en 1461,--nous
apprend l'érudit M. de Rochegude,--fut publiquement tentée la
première opération de la pierre sur un condamné à mort..., qui
guérit, l'heureux homme! et fut gracié par Louis XI. Tout ce
quartier est l'un des plus grouillants de Paris, et parfois c'est
une véritable cour des Miracles. Il semblerait que les malandrins,
les ribauds et leurs compagnes, les penailleux des siècles passés
aient laissé là leurs descendants les plus directs.--On y vit dans
la rue, on y mange des rogatons dans des bibines abominables; une
odeur d'alcool flotte dans l'air au coin de chaque carrefour,
les mastroquets, les bars, regorgent de clients.--Une partie de
l'argent mendié ou volé à Paris se dépense ici!

[Illustration: LA RUE GALANDE.

Lansyer, _pinxit_. Musée Carnavalet.]

Saint-Médard est tout proche, avec son petit square
poussiéreux, vieillot, et sa tour carrée, à l'extrémité de la rue
Monge, au coin de la rue Mouffetard. C'est une église lugubre et
pauvre, comme usée, où les rats ont élu domicile, enclavée dans
de vieilles maisons couvertes de réclames au badigeon criard. Il
est loin le temps où le tombeau du diacre Pâris y faisait ses
miracles, où la Cour et la ville s'étouffaient dans le petit
cimetière dont une porte subsiste encore, celle-là peut-être sur
laquelle on inscrivit le fameux distique:

    De par le Roi, défense à Dieu
    De faire miracle en ce lieu.

La rue Mouffetard passe devant le porche de l'église, débordante
de vie, d'activité. Mille petits métiers y fonctionnent; les
portes des maisons elles-mêmes, les vieilles portes du XVIIIe
siècle, abritent des marchandes de fleurs, de lait, de pommes de
terre frites, de moules cuites; Manon la ravaudeuse, avec son
tonneau, n'y serait nullement déplacée; des enfants jouent au
milieu de la chaussée, les voitures y sont rares. Les commères
jacassent sur le pas de leurs portes, on y vit en famille, et dans
la rue. Le passage des Patriarches, qui s'ouvre au nº 99, eut un
passé célèbre. Les calvinistes qui y tenaient leurs prêches y
eurent de sanglants démêlés avec les catholiques de Saint-Médard.
Aujourd'hui, ce n'est qu'une ruelle humide, triste et sale,
peuplée de brocanteurs, de marchands de ferraille, de revendeurs
d'objets sans nom. Ça sent le vieux chiffon, le vieux plomb et le
chou-fleur!

[Illustration: LA PLACE MAUBERT.

Lansyer, _pinxit_.]

[Illustration: ANCIEN AMPHITHÉATRE DE CHIRURGIE.

A l'angle de la rue de l'Hôtel-Colbert

Eau-forte de Martial.]

La place Maubert est le centre où aboutissent ces rues étranges;
maintenant embourgeoisée et de belle ordonnance, ornée, si j'ose
dire, d'une déplorable statue d'Étienne Dolet qui y fut brûlé
en 1546, elle ne nous rappelle que bien vaguement cette
«plac' Maub'» encore visible il y a six ou sept ans, mal famée,
étroite, bordée de vieilles maisons aux toits pointus, un repaire
de malandrins, plein de douteux recoins où la police pouvait
presque à coup sûr jeter ses filets. Sainte-Croix logeait à côté,
impasse Maubert. C'est dans ce mystérieux cul-de-sac que Madame
de Brinvilliers, la triste héroïne du drame des Poisons si bien
conté par notre spirituel ami F. Funck-Brentano, venait retrouver
son complice et préparer avec lui cette terrible «poudre de
succession», composée, d'après les aveux de l'empoisonneuse, «de
vitriol, de venin de crapaud et d'arsenic raréfié» dont elle se
servit pour faire mourir son père, ses deux frères, et tenter de
faire disparaître ses sœurs et son mari.

En 1304, le Dante fréquenta, tout près, l'une des nombreuses
écoles de la rue du Fouarre, et l'ancienne Faculté de médecine
possédait son amphithéâtre à l'angle de la rue de l'Hôtel-Colbert.
Il est encore à peu près intact, ce curieux logis avec son
ancienne coupole, et fournirait un admirable décor à quelque musée
rétrospectif de chirurgie[6].

[Note 6: L'ancienne Faculté de Médecine est aujourd'hui la
«_Maison des Étudiants_».]

       *       *       *       *       *

Tout près, la rue Maître-Albert,--qui, jusqu'en 1844, s'appela
«rue Perdue»,--doit son nom actuel au dominicain Maître Albert,
lequel, au XIIIe siècle, professait en plein air sur la place
Maubert. Elle renferme de curieuses maisons, aujourd'hui
repaires des vagabonds qui y logent la nuit. En 1819, un vieux
nègre d'aspect misérable, d'allure étrange, descendait tous les
soirs, en se dissimulant de son mieux, cette sombre rue pour
aller se nourrir dans quelque pauvre gargote; on se le désignait
en chuchotant sur son passage: c'était Zamore, le négrillon de
la Dubarry, ce petit singe avec lequel avait joué Louis XV,
Zamore, qui fut une puissance choyée et courtisée par les grands
seigneurs, les belles dames et les princes de l'Église jaloux
de plaire à la favorite, et qui, plus tard, officier municipal
de Marly sous la Terreur, ingrat, lâche et vil, trahit sa
bienfaitrice, la livra, la jeta sous le couteau de la guillotine.
De chute en chute, Zamore était venu se terrer au nº 13 de cette
triste rue Perdue, au deuxième étage, sur la cour. Il y mourut le
7 février 1820.

[Illustration: L'ÉGLISE SAINT-NICOLAS-DU-CHARDONNET ET LA RUE
SAINT-VICTOR.

Dessin de Heidbrendk. Musée Carnavalet.]

Saint-Nicolas-du-Chardonnet et Saint-Julien-le-Pauvre sont les
deux églises les plus proches; l'une, Saint-Nicolas-du-Chardonnet,
a pour annexe un triste et sombre petit séminaire où, sous la
direction de l'abbé Dupanloup, l'éminent philosophe E. Renan
fit une partie de ses études théologiques. Il faut lire dans
les _Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse_ les pages admirables
que ce merveilleux écrivain a consacrées à son séjour dans
cette studieuse maison! «Cette paroisse qui tirait son nom du
champ de chardons bien connu des étudiants de l'Université de
Paris au Moyen Age, était alors le centre d'un quartier riche,
habité surtout par la magistrature... L'internat me tuait...
Je n'étais pas le seul à souffrir... Mon meilleur ami, un jeune
homme de Coutances, je crois, transporté comme moi, excellent
cœur, s'isola, ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se
montraient bien moins acclimatables encore. Un d'eux, plus
âgé que moi, m'avouait que chaque soir il mesurait la hauteur
du dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue
Saint-Victor. Je tombai malade, selon toutes les apparences,
j'étais perdu. Le Breton qui est au fond de moi s'égarait en des
mélancolies infinies. Le dernier angélus du soir que j'avais
entendu rouler sur nos chères collines et le dernier soleil que
j'avais vu se coucher sur ces tranquilles campagnes me revenaient
en mémoire comme des flèches aiguës. Selon les règles ordinaires,
j'aurais dû mourir; j'aurais peut-être mieux fait...»

La mère du peintre Le Brun fut enterrée dans la chapelle
Saint-Charles, de l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et
aussi Pierre de Chamousset, l'inventeur de la petite Poste aux
lettres... Parisiennes, bénissez sa mémoire!

[Illustration: LA RUE SAINT-JULIEN-LE-PAUVRE.]

L'église Saint-Julien-le-Pauvre est affectée au culte grec.
Elle tombe en ruine, cette triste chapelle enclavée dans les
anciens bâtiments de l'Hôtel-Dieu; une margelle bouchée de
puits d'où sortent quelques pauvres herbes, semble en garder la
porte, qui s'ouvre sur une cour sale, encombrée de détritus, où
picorent quelques maigres poules. En ce coin de misère et de
souffrances, les murs sont humides et noirâtres; dans ces cours
sombres, poussent difficilement quelques arbres rachitiques.
Il y a trois ans encore, de temps en temps, s'y arrêtaient des
civières ou des voitures d'ambulances: on en descendait les
malheureux qu'un accident, un crime ou la maladie avaient frappés
brusquement dans la rue. Dans ce grand Paris indifférent, affairé,
partagé entre ses plaisirs ou ses affaires, l'épave humaine
était apportée à l'Assistance publique, dans cette triste rue
Saint-Julien-le-Pauvre, au nom suggestif. Là, ces vaincus de la
vie achevaient leur misérable existence, à l'ombre de la vieille
église, contemporaine au moins de Notre-Dame, où Grégoire de Tours
dit avoir logé, où Dante a longuement prié, et dont la sombre
silhouette semble tout indiquée pour abriter de son ombre les
pires misères du pauvre peuple parisien.

       *       *       *       *       *

Pour nous reposer de ce pénible spectacle, reprenons les
admirables quais parisiens, suivons ce beau fleuve, si vivant
sous les jeux de lumière du jour et les coups de lune de la nuit,
longeons la Seine, le plus gai, le plus merveilleux spectacle que
nous offre Paris; passons devant les beaux hôtels des Miramionnes,
de Nesmond, du président Rolland, devant la Halle aux Vins, ces
«catacombes de la soif», et arrêtons-nous au vieux Jardin des
Plantes, cher à Buffon; un reste du charme des choses passées et
non encore abolies y subsiste encore!

Les arbres sont séculaires, les décors des charmilles n'ont pas
été modifiés; il est des coins de volières et de huttes à chèvres
qui sont tels que Daubigny et Charles Jacques les dessinèrent en
1843, pour l'illustration du bel ouvrage édité par Curmer.

[Illustration: JARDIN DES PLANTES.--LE CÈDRE DU LIBAN ET LE
LABYRINTHE.

Aquarelle de Hilaire. Bibliothèque Nationale.]

Les reptiles sont mieux logés que dans notre enfance, mais
l'hippopotame se roule dans le même bassin, la girafe allonge son
cou par-dessus les mêmes clôtures, et l'éléphant tend toujours
à travers les mêmes grillages sa trompe engloutisseuse de petits
pains.

La fosse aux ours n'a pas changé, et la foule des badauds continue
à engager l'éternel «Martin» à refaire l'ascension du même tronc
d'arbre. Le labyrinthe, le délicieux labyrinthe, offre toujours
aux enfants criards ses capricieux méandres, et le cèdre du
Liban _(Cedrus Lybani (Linnæus)_--que M. de Jussieu, assure la
tradition, rapporta dans son chapeau--continue à abriter sous ses
branches somptueuses les rêveurs, les flâneurs, les travailleurs
et la grisette, la dernière grisette, qui vient, à l'abri de son
ombre vénérable, lire l'émouvant roman-feuilleton qui remplit de
douces émotions son cœur assoiffé d'idéal!

[Illustration: JARDIN DES PLANTES.

Le cèdre du Liban.]

Est-il enfin rien de plus coquet que les petites pièces des
anciens bâtiments de Louis XVI, qui constituèrent jadis le Cabinet
d'histoire naturelle de Buffon, dont les fines boiseries grises
servirent de cadres aux admirables collections des papillons de
tous les pays.

Dans ces salles si délicatement décorées et d'une intimité si
douce, c'était comme une idéale floraison, une féerie de couleurs
exquises, la magie d'une éclatante palette.

Ils étaient tous là, les beaux papillons aux éclats métalliques
des Indes et du Brésil, comme aussi les papillons aux mille
couleurs de France, depuis le grand sphynx à tête de mort jusqu'au
minuscule papillon bleu des prairies.

[Illustration: LE JARDIN DES PLANTES.

Ancien amphithéâtre.]

Peut-être le temps avait-il comme poudré et légèrement éteint
l'éclat merveilleux de leurs colorations premières, mais cela
valait mieux ainsi: trop éclatants, ils eussent détonné dans ce
milieu un peu vieillot, et c'était un charme de plus de voir
ces joyaux de l'air si légèrement recouverts d'un rien de la
poussière du passé! Aujourd'hui, hélas! ces salles toutes fleuries
de sculptures sont closes et abandonnées, une partie de leurs
boiseries somptueuses a disparu... Où sont passées ces précieuses
décorations? Pourquoi ces éternelles et coupables mutilations
qui, je le sais, désolent M. Périer, l'éminent Directeur du
Muséum?--Les collections de papillons sont maintenant transférées
dans le vaste et somptueux hall central du nouveau pavillon
consacré à l'Histoire naturelle, je les aimais davantage dans le
cadre discret qui les enfermait autrefois et qui leur convenait si
bien.

[Illustration: JARDIN DES PLANTES AU XVIIIe SIÈCLE.

Aquarelle de Hilaire. Bibliothèque Nationale.]

Les fleurs d'eau s'épanouissent, comme jadis, dans les mêmes
serres étouffantes et basses, près des orchidées aux formes
étranges, et dans le vieil amphithéâtre, où professèrent tant
d'illustres savants, une noble artiste, Mme Madeleine Lemaire--le
seul «professeur femme» qui ait enseigné au Muséum--initie un
auditoire attentif et charmé à la divine beauté des fleurs!

[Illustration: JARDIN DES PLANTES.

Un observateur.

Gavarni, _del._]

De tout temps d'ailleurs, les artistes sont venus installer leur
léger chevalet à peindre ou leurs selles à modeler devant les
cages des lions ou dans le Jardin même, sur l'herbe, en face des
antilopes, des biches, des échassiers ou des chèvres du Thibet.

Nous nous souvenons, mon frère et moi, d'y avoir, tout enfants,
accompagné notre père qui travaillait d'après les tigres et les
lions dans le corridor des animaux féroces. L'odeur était alcaline
et violente, la chaleur lourde, on entendait le sifflement des
fouines installées dans les rotondes d'entrée et de sortie;
parfois encore un rugissement terrible, une plainte de colère, de
douleur ou d'ennui, venait ébranler les vitres.

La plupart du temps les malheureux animaux privés d'air, de
lumière, enfermés dans d'horribles cages étroites et puantes, se
mouraient lentement de consomption; ils se familiarisaient très
vite avec ceux qui passaient des semaines entières à les étudier
et leurs grosses têtes se frottaient câlinement contre les épais
barreaux des cages, pendant que leurs yeux lumineux se faisaient
doux et presque tendres.

Souvent encore c'était à la ménagerie des reptiles, un vieux
bâtiment croulant de vétusté, que nous allions, écoliers curieux
et fureteurs, passer de longues heures, épiant les caméléons,
contemplant les boas, essayant de faire tressaillir les crocodiles
endormis, et qui paraissaient déjà empaillés! Que de souvenirs
dans ce vieux et charmant Jardin des Plantes, un des rares «Coins
de Paris» demeuré à peu près intact!

A côté, l'ancienne maison de Cuvier ne semble guère solide et
s'effriterait peut-être sans le réseau de plantes qui l'enserre:
les lierres, les aristoloches, les chèvrefeuilles, les lianes de
toutes sortes l'ont comme caparaçonnée de verdure. Ce sont des
nappes, des cascades d'un vert lustré et brillant à la fois: un
bouquet de feuilles dans un jardin.

Derrière le Jardin des Plantes, voici la Salpêtrière, aux
murs sinistres, la Salpêtrière des massacres de Septembre, la
Salpêtrière d'où s'évada si facilement Mme de Lamotte après sa
condamnation; avec ses grands jardins et ses affreux préaux
entourés de grilles où l'on enferme «les femmes plus folles que
les autres» disait de Goncourt; la Salpêtrière enfin, dont le
dôme, visible de partout, domine comme un phare de misère tout ce
quartier qu'empuantit la Bièvre, la triste Bièvre huileuse, striée
par tous les acides des tanneries, ensanglantée par les peaux de
moutons fraîchement écorchés qui y trempent; qui coule misérable
et sordide, au milieu des échoppes, des amidonneries, des
peausseries, après avoir traversé les jardinets de Gentilly, et
s'être donné, dans le quartier de la Fontaine-à-Mulard, l'illusion
de la vraie campagne.

Il est loin le temps où cette rivière infortunée baignait des
prairies verdoyantes et voyait les saules se mirer dans ses eaux
claires. Domptée, domestiquée, soumise à toutes les besognes, elle
roule, puante et sale, accaparée sans trêve par les tanneurs,
les corroyeurs, les mégissiers, les teinturiers! Pour la suivre
dans ses détours, il faut monter rue du Moulin-des-Prés, puis
s'engager rue de Tolbiac. Là, par une porte grillée elle pénètre
dans un corridor sombre et lugubre, d'où elle ne sortira que pour
glisser en une sorte de canal sinistre, entre de noires usines
à l'aspect farouche. De place en place, le long des maigres
berges, quelques blanchisseuses ont placé leurs tonneaux au ras
de cette eau et chantent en battant le linge, ou de misérables
gamins tentent la pêche illusoire de quelque poisson égaré dans
ce ruisseau méphitique. Puis la Bièvre disparaît à nouveau sous
terre pour ne reparaître qu'à la rue des Gobelins. Ici, tout au
moins, se retrouvent quelques traces d'un glorieux passé. Les
vieilles maisons d'autrefois sont restées debout. Mais combien
transformées! Les usiniers et les commerçants, après avoir asservi
la rivière, ont acquis les hôtels qui la bordent.

Des bureaux, des entrepôts, des resserres à cuir ont envahi les
nobles logis du XVIe siècle, et la Bièvre circule comme honteuse
au milieu de pauvres jardins déchus, comme elle, de leur antique
splendeur.

Puis ce sont encore des usines, des corroiries, des peausseries,
des coins noirs, toujours puants et sordides, où des milliers
de peaux de lapins suspendues dans l'air, racornies et séchées,
s'entrechoquent avec des claquements de bois. Jusqu'au bout,
la malheureuse rivière, traquée, utilisée, torturée, nettoie
des peaux sanglantes, meut de lourdes roues, ou lave d'étranges
détritus, au milieu d'une odeur de barège. Enfin, elle vient
s'ensevelir sous le boulevard de l'Hôpital, dans de nauséabonds
trous noirs.

[Illustration: LES TANNERIES SUR LA BIÈVRE.

Eau-forte de Martial.]

Mais avant la chute finale, la Bièvre voit le jour presque pour
la dernière fois dans une ruelle bizarre, étonnante, l'une des
plus étranges de cet étrange quartier: la ruelle des Gobelins.
Elle coule, teinte en rouge, en vert, en jaune, au milieu de
maisons rapiécées, lépreuses, misérables, hors d'aplomb, dans
une odeur d'ammoniaque. Cependant, près de ces taudis, parmi des
monceaux de tan, à côté de fosses où macèrent des peaux de bêtes
écorchées, un bijou sculpté surgit comme un rappel de beauté, un
vestige de splendeur passée: les restes sculptés d'un adorable
pavillon Louis XV dont M. de Julienne avait fait un rendez-vous
de chasse, et ce paradoxe charmant, cette fleur de pierre jetée
au milieu de cet amas de hideurs n'est pas l'une des moindres
surprises de ce stupéfiant quartier.

Cependant, à quelques mètres de cette sentine, les artistes de la
Manufacture des Gobelins ont disposé leurs jardins de travail et
d'études, où éclatent la pourpre, l'or et l'azur des plus jolies
fleurs de France qui, habilement distribuées, jettent un tapis de
couleurs exquises et fulgurantes dans ce triste et sombre pays de
misère.

       *       *       *       *       *

Aux confins de la ville se rencontre la Butte-aux-Cailles, un
vaste terrain inculte, triste et morne qui, jusqu'en 1863, fut
une sorte de fraîche campagne avec des moulins et des fermes.
C'est aujourd'hui un quartier de dur labeur où des tribus de
chiffonniers trient les épaves de Paris; à l'angle de la ruelle
des Peupliers, des marchands de bûches ont établi leurs cabanes,
et des masures se dressent dans des rues étranges construites
avec des débris d'autres rues.

Jadis, ces vastes espaces n'étaient que jardins et cultures
maraîchères arrosés par la Bièvre.

Dans un livre charmant, un peu oublié aujourd'hui, Alfred
Delvau nous dit ce qu'étaient, sous Louis-Philippe, le faubourg
Saint-Marceau, la Butte-aux-Cailles, la rue Croulebarbe et aussi
la rue du Champ-de-l'Alouette où fut assassinée la «Bergère
d'Ivry», un crime étrange qui bouleversa Paris en 1827: un garçon
marchand de vin, Honoré Ulbach, y poignarda une jeune fille, Aimée
Millot, gardeuse de chèvres, populaire à Ivry. On la voyait chaque
jour avec un grand chapeau de paille sur la tête et un livre à la
main surveillant les chèvres de sa maîtresse; on l'appelait la
Bergère d'Ivry--en 1827, il y avait encore des bergères à Paris.

Le procès qui s'ensuivit et se termina par la condamnation à
mort d'Ulbach--un malheureux fou--passionna la ville entière: il
s'agissait d'amour et de jalousie; la victime avait dix-neuf ans,
elle était sage et bergère; les femmes «maudissaient l'assassin
tout en le plaignant peut-être», nous disent les journaux de
l'époque, et du coup la girafe, récemment arrivée au Jardin du
Roi, fut délaissée pour le drame d'Ivry.

Le 27 juillet, Ulbach était condamné à mort, et le 10 septembre
1827, à quatre heures du soir, il montait sur l'échafaud dressé
place de Grève!

[Illustration: LA BIÈVRE VERS 1900.--BIEF DE VALENCE.

Schaan, _pinxit_. Musée Carnavalet.]

Une crèche municipale occupe rue des Gobelins, nº 3, un bel
hôtel Louis XIII qu'habita le marquis de Saint-Mesme, lieutenant
général, époux d'Élisabeth Gobelin, tout proche d'un beau bâtiment
d'aspect seigneurial qui, dans le quartier, porte le nom d'«hôtel
de la Reine Blanche».

La légende est fausse, assure le très érudit M. Beaurepaire,
l'aimable bibliothécaire de la ville de Paris: «ce fut simplement
le logis de Catherine d'Hausserville, où Charles VI faillit être
brûlé vif dans la représentation d'un ballet; le feu prit à son
travestissement». L'édifice est de noble allure et détonne un peu
dans ce pauvre mais si pittoresque quartier.

Un autre bel hôtel encore, rue Scipion, hôtel bâti par Scipion
Sardini, sous Henri III, avec des médaillons en terre cuite, rares
spécimens parisiens de cette si jolie décoration qui nous charme
tant à Florence, à Pise, à Vérone. Ce Scipion Sardini fut un homme
étrange, dont l'histoire mérite d'être contée. D'origine toscane,
il vint en France après la mort de Henri II, alors que Catherine
de Médicis s'emparait du pouvoir. Aimable, spirituel, insinuant,
grand manieur d'argent, habile dans ses entreprises, sans
scrupules, il prend vite une place prépondérante dans cette cour
frivole, dissolue, joyeuse. Il savait mener de front les affaires
et les plaisirs: une illustre alliance lui semblant nécessaire
pour faire oublier la bassesse de sa condition première et la
rapidité de sa fortune: il épouse la «belle Limeuil»--une des plus
séduisantes beautés de l'Escadron volant de la Reyne.--«Toutes
bastantes pour mettre le feu par tout le Monde», disait Brantôme.
Cette aimable personne avait été successivement adorée par les
plus nobles Seigneurs de la Cour avant de faire, en 1563, la
conquête de Condé, dont elle eut un enfant. A Dijon, pendant une
réception de la Reine, la demoiselle de Limeuil se trouva mal et
accoucha d'un garçon: «Pour une personne si avisée, écrit Mézeray,
on ne s'explique pas trop comment elle prit si mal ses mesures»;
scandale, indignation de la reine-mère; emprisonnement de la belle
Isabelle, que Condé, toujours amoureux, réussit à faire évader.
Mais les Protestants veillaient et réussirent à éloigner leur chef
de sa compromettante amie. C'est alors que se présenta Scipion
Sardini, le plus riche financier de l'époque, le banquier du roi,
du clergé, des seigneurs. Il sut se faire agréer, se maria, et
s'établit dans ce joli hôtel que nous admirons encore, cité par
Sauval comme un des plus beaux de Paris, au milieu des vignes,
des vergers et des champs que bordait la Bièvre. Il y vécut,
entouré de luxe, d'œuvres d'art, de livres et de fleurs; il y
mourut vers 1609, et dès 1636 l'hôtel était un hôpital qui, en
1742, fut transformé en boulangerie; et cette boulangerie dessert
aujourd'hui les Hôpitaux de la ville de Paris.

[Illustration: LE PONT DE CONSTANTINE ET L'ESTACADE.

Eau-forte de Martial.]

Longeons la Halle aux Vins, ces «catacombes de la soif», et, avant
de regagner la rive droite, arrêtons-nous respectueusement sur
le pont de l'Estacade, tout près du petit monument élevé par ses
admirateurs à l'illustre sculpteur Barye, le grand Barye qui,
méconnu, bafoué, saisi par ses créanciers, venait souvent le soir,
au sortir de son modeste atelier du quai des Célestins, oublier
ses souffrances et rêver, à cette place même, devant le splendide
panorama de Paris que couronne la noble silhouette du Panthéon.
C'est l'un des plus admirables aspects de la grande Ville.

       *       *       *       *       *

Rien n'est plus relatif qu'une impression ressentie; pour
certains esprits amoureux du Passé, telle ruine est beaucoup plus
impressionnante que le plus moderne des palais, et aussi les rues,
les maisons, les pavés.

Il est une heure exquise pour évoquer l'âme du vieux Paris: c'est
le crépuscule.

La couleur particulière à chaque chose s'est fondue dans les
teintes générales que répandent le jour qui s'en va et la nuit qui
commence.

De fines silhouettes dentelées se profilent sur le ciel pendant
que de grandes masses violettes, noires et bleues mettent des
rues entières dans un mystère infini. Alors la pensée s'éveille,
les souvenirs s'animent, se précisent; on revit les scènes dont
ces rues, ces maisons, furent les impassibles témoins. On entend
les cris de fureur ou de joie, les tambours battent, les cloches
sonnent, des groupes passent en chantant dans ces décors de rêve.
La vision est revenue!

Ce pont de l'Estacade qui, de sa barrière de poutres noires, ferme
pour ainsi dire à l'est l'antique Paris, est une des meilleures
places qu'il convient de choisir pour se donner cette fête intime.

La Ville s'endort dans le calme du soir; au loin sonnent des
cloches; les hirondelles passent en criant dans l'air embaumé de
la nuit qui descend; des bruits montent, vagues, imprécis, et
qui peuvent se modifier au gré du rêve poursuivi: la vie semble
s'endormir, l'âme du passé s'éveille. C'est l'heure souhaitée.

[Illustration: LE PONT-ROYAL EN 1800.

Boilly, _pinxit_. Musée Carnavalet.]



LA RIVE DROITE


Le quartier de l'Arsenal,--construit sur l'emplacement de deux
Palais Royaux, l'hôtel Saint-Paul, le palais des Tournelles, et
le sol de l'île Louviers, réunie à la rive en 1843,--sert de
transition naturelle entre le vieux Paris et le Paris moderne.

Malgré son nom guerrier, le quartier de l'Arsenal est l'un des
plus paisibles de Paris. Depuis bien des siècles, les palais qui
y apportaient la richesse, le mouvement, la vie ont disparu; sur
leurs ruines, sur leurs immenses jardins, d'humbles rues paisibles
ont été édifiées; la rue de la Cerisaie, où le maréchal de
Villeroy reçut Pierre le Grand dans le somptueux hôtel Zamet; la
rue Charles-V, où, dans ce qui fut l'élégant logis de la marquise
de Brinvilliers, au numéro 12, une bonne sœur de charité en
cornette blanche distribue aujourd'hui de l'huile de foie de morue
et des chaussons de laine à des enfants pauvres et souffrants;
la rue des Lions-Saint-Paul, la rue Beautreillis, où naquit
Victorien Sardou; c'est près de là que logea le grand Balzac: «Je
demeurais alors, dit-il dans son admirable récit _Facino Cane_,
dans une petite rue que vous ne connaissez sans doute pas, la rue
de Lesdiguières; elle commence à la rue Saint-Antoine, en face
d'une fontaine près de la place de la Bastille, et débouche dans
la rue de la Cerisaie. L'amour de la science m'avait jeté dans
une mansarde où je travaillais pendant la nuit et je passais le
jour dans une bibliothèque voisine, celle de _Monsieur_. Quand il
faisait beau, à peine me promenais-je sur le boulevard Bourdon».
Elle existe encore en partie cette modeste rue de Lesdiguières;
sur l'emplacement qu'occupent les nos 8 et 10, on pouvait voir
encore, il y a quelques années, un des murs de clôture de la
Bastille; des maisons étroites y ont été plaquées, et, au nº 10,
c'est le mur même de la vieille forteresse parisienne qui forme le
fond de la loge de la concierge! Quelle destinée pour un mur de
prison!

[Illustration: HÔTEL DE LESDIGUIÈRES. Martial, _aq._]

De ce qui fut l'Arsenal, l'hôtel du Grand Maître subsiste
seulement, c'est aujourd'hui la «Bibliothèque de l'Arsenal»
(ex-bibliothèque de _Monsieur_ dont parle Balzac), un fier logis
qu'habita Sully, plein de livres sans prix, d'autographes,
d'écrits rarissimes: Dans un coffret fleurdelisé, on y peut
contempler le livre d'heures de saint Louis, à côté d'un fragment
de son manteau royal, à la soie bleue usée par le temps, semée
de fleurs de lis d'or, et le vieux livre porte cette inscription
vénérable: «C'est le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa
mère»; il provient des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle.
Voici la Bible de Charles V, avec cette note de la main même du
Roi: «Ce livre à moy, Roy de France»; à côté, un missel dont
chaque feuille est encadrée d'une incomparable guirlande due au
pinceau du «maître aux fleurs», ce grand artiste dont on ignore
le nom. Les manuscrits précieux, les reliures merveilleuses, les
éditions introuvables, les romans de Chevalerie, les classiques,
les poètes de tous les temps se retrouvent au grand complet dans
ce beau palais; les lettres de Latude, la boîte qui servit à
son attentat ridicule contre Mme de Pompadour, y voisinent avec
l'interrogatoire de la Brinvilliers et l'acte de décès de l'Homme
au masque de fer; les lettres d'amour de Henri IV, embrassant «un
mylyon de fois» la marquise de Verneuil, sont ici, comme aussi les
pièces relatives à l'affaire du Collier. Que de choses encore...!

[Illustration: BAL COMMÉMORATIF SUR LES RUINES DE LA BASTILLE

_Ici l'on danse._

D'après une gravure en couleur du XVIIIe siècle.]

Ajoutons que le conservateur, l'érudit Henri Martin, ses adjoints,
Funck-Brentano, l'historien de la Bastille, le pittoresque conteur
de tous ses drames, Sheffer, poète charmant et artiste accompli,
et Eugène Muller, sont non seulement des savants dont l'éloge
n'est plus à faire, mais d'aimables gens accueillants et courtois,
et vous comprendrez bien vite pourquoi l'Arsenal est un des coins
rares de Paris où il est délicieux d'aller travailler ou
flâner. C'est du reste une tradition dans la maison: Nodier, le
bon Nodier, qui fut l'un des prédécesseurs de M. de Bornier et du
maître J.-M. de Heredia, l'admirable auteur des _Trophées_, avait
su faire de l'Arsenal le centre du Paris littéraire et artistique.
Hugo, Lamartine, Musset, Balzac, Méry, de Vigny et Frédéric
Soulié s'y réunissaient; l'on y disait de beaux vers en regardant
le soleil s'irradier rouge et flambant derrière les tours de
Notre-Dame!

    Les tours de Notre-Dame étaient l'H de son nom!

a écrit Vacquerie, en parlant de Hugo!

De ce qui fut la Bastille, rien ne reste que quelques pierres
qui formaient le soubassement d'une des fameuses tours. Elles
ont d'ailleurs été soigneusement déplacées et transportées quai
des Célestins, le long de la Seine, où elles sont visibles
aujourd'hui. C'est donc en vain que l'on chercherait une trace
quelconque de cette forteresse sombre sur laquelle planèrent
tant de légendes. La grande ombre de Latude elle-même ne s'y
reconnaîtrait plus; pourtant quelle place la légendaire Bastille
ne tient-elle pas dans l'histoire de Paris: cette Bastille que
le peuple stupéfié de sa si facile victoire, ne se laissait pas,
dès le 15 juillet 1789, de venir visiter avec un tel empressement
et une telle curiosité que le gouverneur Soulès, nommé par la
municipalité parisienne, dut devoir suspendre les visites, sous le
curieux prétexte «que de tels dégâts avaient été déjà faits à la
forteresse par les visiteurs, qu'il en coûterait plus de 200.000
livres pour la réparer». Réparer la Bastille! Les souvenirs
manuscrits de Paré nous disent les fureurs que cette étrange
prétention excitèrent chez Danton, sergent d'une compagnie de la
Garde nationale, qui, avec sa section, était venu se heurter à
cette consigne.

Danton se fait conduire devant le maladroit Soulès, l'empoigne au
collet et le traîne à l'Hôtel de Ville: la consigne est levée,
les visites continuent, et le citoyen Palloy peut enfin mettre en
coupe réglée la célèbre prison d'État; les pierres sont «taillées
en images de la forteresse, et dédiées aux départements et aux
assemblées» ou «en pierres commémoratives destinées à aiguiser
les courages». Palloy découpe les plombs sous forme de médailles
et fait des anneaux avec les chaînes de fer; avec les marbres, il
confectionne des jeux de dominos et a la délicate pensée d'offrir
l'un de ces jeux au jeune Dauphin, pour lui inspirer «l'horreur de
la tyrannie.»

Des bals sont ouverts sur l'emplacement de la Bastille, le vin
coule, les violons grincent, et les indiennes imprimées de
l'époque nous représentent les ruines de la vieille citadelle
parisienne surmontées de cette inscription: «Ici l'on danse».

Le vaste espace laissé vide par cette démolition était à combler.
Napoléon Ier, dont les conceptions artistiques étaient parfois
déconcertantes, y fit édifier, en 1811, par Alavoine, un projet
de fontaine étrange et d'aspect bizarre: un éléphant colossal de
vingt-quatre mètres de hauteur jetant l'eau par sa trompe.

Bâti provisoirement en plâtras et en torchis, cet éléphant
s'effrita vite sous l'action du temps et de la pluie; ce fut
bientôt une lamentable ruine entourée de planches disjointes. Les
gamins du quartier s'y livraient à des luttes homériques, mais les
vrais familiers de l'éléphant étaient les rats qui y avaient élu
domicile, à ce point que, lorsque la démolition fut commencée, de
véritables battues avec hommes et chiens durent être organisées,
et pendant de longs mois ces affreux rongeurs envahirent le
quartier terrorisé. En 1840, la colonne actuelle fut érigée;
depuis, le génie de la Liberté pose sur Paris un pied léger et
le beau lion de Barye veille sur le repos des victimes de 1830
inhumées dans la crypte du monument.

La rue Saint-Antoine renferme quelques beaux hôtels: l'hôtel
Cossé, où mourut Quélus; l'hôtel de Mayenne et d'Ormesson,
construit par du Cerceau sur les restes de l'hôtel Saint-Paul et
de l'atelier de Germain Pilon; l'hôtel Sully, dont la noble façade
fut récemment mutilée. Tout à côté, à l'angle de la rue du Figuier
et de la si pittoresque rue de l'Hôtel-de-Ville, qui fut autrefois
la rue de la Mortellerie, s'élèvent les restes de l'hôtel de
Sens, le seul spécimen, avec l'hôtel de Cluny, de ce que fut
l'architecture privée au XVe siècle. Après avoir été habité par
les Princes de l'Église, les Évêques, les Cardinaux, et aussi par
Marguerite de Valois (la Reine Margot), l'hôtel de Sens connut la
mauvaise fortune. Il devint «Bureau des coches», et les rouliers,
les valets d'écurie, les ramasseurs de crottin succédèrent aux
Princes de l'Église!

En ces derniers temps, on faisait des confitures en gros dans
l'hôtel de Sens devenu officine de confiseurs!

Au nº 5 de la rue du Figuier, nous rencontrons un puits à margelle
sculptée, d'un beau caractère, et nous ne saurions manquer
d'évoquer le souvenir de Rabelais, l'admirable Rabelais, mort
à côté, dans la rue des Jardins; au nº 15, rue de l'Ave-Maria,
s'ouvrait la porte du XVIe siècle par laquelle les acteurs de
l'Illustre Théâtre, installé dans l'ancien Jeu de Paume de la
Croix-Noire, gagnaient leurs loges. C'est devant cette porte que
Molière fut arrêté et conduit au Châtelet, parce qu'il devait «142
livres à Antoine Fausseur, maître chandelier, son fournisseur de
luminaire»!

Traversons la place de la Bastille; descendons la rue du
Faubourg-Saint-Antoine: c'est là, au nº 115, devant une vieille
maison du XVIIIe siècle, que fut tué sur une barricade le député
Baudin, le 3 décembre 1851. Au nº 303 s'élevait, sous Napoléon
Ier, la maison de santé du Dr Dubuisson, où fut interné le général
Mallet, c'est là qu'il combina le prodigieux complot dont bientôt
nous évoquerons la déconcertante histoire. Plus loin, près la
rue de Montreuil, nous passons devant les restes des magasins
de papiers peints de Réveillon, saccagés le 17 avril 1789; leur
pillage fut l'un des préludes de la Révolution.

[Illustration: L'HÔTEL DE SENS VERS 1835.

D'après une lithographie de Rouargue.]

Enfin, au nº 70 de la rue de Charonne, se trouvait la maison de
santé du Dr Belhomme, qui servait de Prison spéciale sous la
Révolution. Ceux-là seuls y étaient reçus qui pouvaient payer,
et fort cher. Les irréfutables mémoires de M. de Saint-Aulaine
nous montrent Belhomme familier, cynique, exigeant son salaire
et tutoyant les duchesses à court d'argent qui lui marchandaient
leur vie. Le plus aimable des historiens, mon excellent ami, G.
Lenôtre, qu'il faut toujours citer quand il s'agit des faits
de l'époque révolutionnaire, a reconstitué cette terrible et
étonnante histoire de la maison Belhomme, où l'on riait, où
l'on dansait, où l'on «flirtait» même sous l'œil effrayant
de Fouquier-Tinville; il a raconté, avec son habituelle
documentation, l'étonnante liaison de la duchesse d'Orléans, veuve
de Louis-Philippe Égalité, avec le conventionnel Rouzet, enterré
plus tard à Dreux, sous le nom du «Comte de Folmon», dans le
caveau de famille des d'Orléans.

En poursuivant notre route et après avoir passé devant l'église
Sainte-Marguerite, où fut inhumé Louis XVII..., ou son sosie, nous
arrivons à la barrière du Trône (du Trône renversé, disait-on
en 1793). L'échafaud, qui momentanément avait quitté la place
de la Révolution, y fut dressé pendant la plus terrible époque
de la Terreur. Les «grandes fournées» y furent exécutées. On y
tua 1,300 victimes en six semaines, dont André Chénier, le baron
de Trenck, l'abbesse de Montmorency, Cécile Renaud, Madame de
Sainte-Amaranthe, le poète Roucher et bien d'autres! Les corps
de ces malheureux, dépouillés de leurs vêtements, étaient chargés
chaque soir sur des tombereaux couverts, les têtes coupées entre
les jambes, et l'horrible voiture, qui laissait derrière elle un
sanglant sillage, était déversée dans quelque fossé creusé au fond
des jardins du couvent de Picpus, où existe encore le cimetière
des suppliciés de la Révolution.

En revenant sur nos pas, nous rencontrons, au nº 9 de la rue de
Reuilly, les restes de ce qui fut la brasserie de l'Hortensia,
tenue en 1789 par le fameux Santerre, commandant de la Garde
nationale. La maison n'a pas beaucoup changé; toutefois, à l'heure
actuelle, c'est un pensionnat de jeunes filles qui occupe les
grandes pièces où le tonitruant Général organisa ces terribles
descentes sur Paris et déchaîna ces effrayants bataillons du
faubourg qui terrorisaient jusqu'à la Convention elle-même.

De l'autre côté de la place de la Bastille, rue Saint-Antoine,
près de l'église Saint-Paul, s'ouvre le passage Charlemagne,
pittoresque au possible par les vieux souvenirs qu'il renferme
et l'étrange population qu'il abrite: rempailleurs de chaises,
cardeurs de matelas, marchandes de lait, fleuristes en plein vent,
se groupent autour des restes de l'hôtel charmant qui fut, sous
Charles V, la somptueuse demeure du prévôt Hugues Aubryot.

La façade, encore remarquable et de belle allure, étonne et
détonne dans ce fouillis de maisonnettes pauvres et basses qui
l'enserrent. Des poules picorent au pied des tourelles du XVe
siècle qui renferment encore un escalier de belle allure--et du
linge rapiécé sèche sur des fils de fer entre les fenêtres à
cariatides du XVIIe siècle remplaçant celles derrière lesquelles
rêvèrent jadis le duc d'Orléans, le duc de Berri et, en 1409, Jean
de Montaigu, décapité pour crime de sorcellerie!--qui furent les
hôtes illustres de ce logis fastueux autrefois[7].

[Note 7: Pourquoi faut-il si souvent indiquer par une
note que telle relique encore debout il y a quatre ans
est--aujourd'hui--démolie, émiettée. Insoucieux de son histoire et
de son glorieux passé, Paris laisse--sans une protestation--les
vandales détruire ses plus vénérables souvenirs. Depuis six
mois l'hôtel Aubriot n'existe plus. Il a fallu huit jours à des
goujats pour faire disparaître un bijou de pierre que les Français
admiraient depuis quatre siècles (août 1909)!]

       *       *       *       *       *

Et maintenant arrêtons-nous place des Vosges, de l'autre côté
de la place de la Bastille. C'est l'un des rares coins de notre
vieille Cité qui ont pu, à travers les siècles, conserver à peu
près intact leur ancien caractère: les maisons de style Louis
XIII n'ont pas changé. Le décor est resté le même, les Précieuses
y pourraient refaire leurs promenades favorites et les raffinés
d'honneur y dégaineraient comme au beau temps de Richelieu et
des frondeurs d'édits, seul le public des spectateurs serait
profondément modifié. Les belles dames du pays de Tendre, les
Cydalises et les Aramynthes, les Seigneurs qui jadis habitèrent
ces nobles logis, ceux qui, le 16 mars 1612, assistèrent au
carrousel donné par la Reine régente Marie de Médicis, en
l'honneur de la paix conclue avec l'Espagne, ou ceux qui se
rendaient en grand carrosse chez la belle Marion de Lorme ou
chez Madame de Sévigné, sont aujourd'hui remplacés par de petits
rentiers, de modestes commerçants retirés des affaires et des
officiers retraités. D'humbles ménagères travaillent à «leur
ouvrage» aux places où reposaient les chaises à porteur des nièces
de Mazarin, et la colonie nombreuse des Israélites qui habitent
le quartier s'y donne rendez-vous le samedi. C'est un curieux
spectacle que ces hommes et ces femmes, au type si fortement
accusé, se rendant à la Synagogue, toute proche d'un reste d'hôtel
du XVIIIe siècle, encore orné de délicates ornementations, occupé
aujourd'hui par un boucher, rue du Pas-de-la-Mule. Beaucoup de
vieillards portent encore la longue lévite, les boucles d'oreilles
et les cheveux en tire-bouchon. Des jeunes filles à l'œil velouté,
coiffées de bandeaux, et vêtues de façon spéciale, s'y rencontrent
certains jours de fêtes religieuses. Étrange évocation: il
semblerait que, dans ces quartiers paisibles, les traditions
bibliques se fussent conservées dans quelques familles israélites.

[Illustration: HÔTEL DU PRÉVÔT HUGUES AUBRYOT.

COUR ET PASSAGE CHARLEMAGNE EN 1867.

Dessin de A. Maignan.]

Mais c'est une exception, et la place des Vosges, qui fut la
place Royale, qu'habitèrent Richelieu, Fronsac, Chabannes, le
maréchal de Chaulnes, Rohan-Chabot, Rotrou, Dangeau, Canillac, le
prince de Talmont et Mademoiselle du Châtelet; où naquit Madame
de Sévigné, où vécurent la tragédienne Rachel, Théophile
Gautier et Victor Hugo, est aujourd'hui complètement délaissée.
Ce délicieux «coin de Paris» où se dépensa tant d'esprit, où de
si belles dames firent assaut de grâce et d'élégance, où tant de
Raffinés dégainèrent, n'est plus qu'un grand jardin solitaire,
provincial et triste, fréquenté à peu près uniquement par les
élèves des pensions voisines qui y jouent aux barres, au cheval
fondu ou au roi détrôné, à l'ombre débonnaire de la statue de
Louis XIII, qu'encadrent philosophiquement le kiosque de la
loueuse de chaises et le théâtre de Guignol![8]

[Note 8: Depuis l'époque où ces lignes furent écrites, la
Ville de Paris a installé son «Musée Victor Hugo» dans le logis
même qu'habita l'illustre poète.--G. C. (1909).]

       *       *       *       *       *

Dans l'ancienne rue Culture-Sainte-Catherine (qui s'appelle
aujourd'hui rue de Sévigné), sur l'emplacement de l'actuel nº
11, s'élevait le théâtre du Marais, construit aux frais de
Beaumarchais. En 1792, on y représenta la _Mère coupable_, au
bénéfice, disait l'affiche, «du premier soldat qui enverra au
citoyen Beaumarchais l'oreille d'un Autrichien». Ce n'est plus
qu'un modeste établissement de bains chauds, précédé d'un petit
jardinet, où, encadrées de caisses de fusains, reluisent des
boules étamées. Le mur énorme, sombre et rébarbatif, sur lequel
s'appuie le léger pavillon thermal, est l'ancien mur de la Prison
de la Force, de sinistre mémoire, où fut égorgée sur une borne, au
coin de la rue des Balais, Madame de Lamballe, où fut transférée
Madame Tallien, où fut détenue la Princesse de Tarente, l'aïeule
de l'aimable, accueillant et érudit Duc de la Trémoïlle, qui
n'eut qu'à entr'ouvrir son incomparable Chartrier de famille
pour nous donner ces passionnants et pittoresques «Souvenirs de
Madame de Tarente», un des plus précieux documents sur la période
révolutionnaire.

L'hôtel Carnavalet, la «chère Carnavalette» de Madame
de Sévigné, est tout proche, et aussi l'ancien hôtel Le
Peletier-Saint-Fargeau, aujourd'hui Bibliothèque de la Ville de
Paris. C'est un beau et vaste logis, de noble allure, qui renferme
des merveilles, livres, cartes, plans, manuscrits. L'histoire
écrite de Paris est là, et tous les travailleurs connaissent le
joli cabinet aux fines sculptures de l'aimable et savant M. Poëte,
conservateur de ces belles collections. MM. Beaurepaire, Jacob,
Jarach et Wilhem, à la Bibliothèque; MM. Pètre et Stirling aux
Travaux Historiques, sont les hôtes avertis et accueillants de
cette admirable Bibliothèque parisienne.

[Illustration: PLACE ROYALE VERS 1651 (ACTUELLEMENT PLACE DES
VOSGES).

Israël, _del._]

Tout ce quartier du Marais renferme, du reste, de somptueux hôtels
dont aucun, hélas! ne fut respecté? Tous sont livrés au commerce
et à l'industrie. L'hôtel Lamoignon est occupé par des polisseurs
de glaces, des fabricants de sièges rustiques; l'hôtel d'Albret,
par un marchand de bronzes d'éclairage; les hôtels de Tallard,
de Maulevrier, de Sauvigny, de Brevannes, d'Épernon, etc., sont
encore debout, mais en quel état! La rue des Nonnains-d'Hyères
nous offre son curieux bas-relief de pierre peinte représentant
un gagne-petit en costume du XVIIIe siècle. En 1748, une Mme de
Pannelier tenait dans cette même rue «bureau d'esprit»; Lalande,
Sautereau, Guichard, Leclerc de Merry y fréquentaient. Les
séances, qui avaient lieu le mercredi, étaient précédées d'un
excellent dîner. La tradition s'en est heureusement conservée à
Paris.

Rue François-Miron, se rencontre un vaste et bel hôtel à fronton
circulaire, avec écussons et guirlandes. C'est l'hôtel de
Beauvais, bâti par Le Pautre en 1658.

On ne se douterait guère, aujourd'hui, à voir cette vieille
maison dans cette triste rue, que les carrosses dorés du Roi
Soleil ont passé sous la voûte obscure de la porte d'entrée,
et que, du haut du balcon du pavillon central, la Reine Anne
d'Autriche, accompagnée de la Reine d'Angleterre, du cardinal
Mazarin, du maréchal de Turenne et d'autres illustres seigneurs,
vit passer le cortège de son fils Louis XIV et de sa belle-fille,
la nouvelle reine Marie-Thérèse d'Autriche, faisant, par la porte
Saint-Antoine, leur entrée solennelle dans Paris, le 26 août 1660!

Les propriétaires successifs ont tous plus ou moins dégradé cette
noble demeure. Seul, le grand escalier est à peu près intact, et
c'est une merveille. Les sculptures sont de Martin Desjardins
et la cour ovale garde encore quelques traces de son élégance
d'autrefois.

Par son aspect pittoresque et les beaux hôtels qu'elle contient,
la rue Geoffroy-l'Asnier est l'une des plus curieuses de Paris.
Au nº 26 se dresse l'hôtel de Châlons-Luxembourg, avec sa porte
monumentale et son merveilleux heurtoir. Au fond de la cour
s'élève un fort élégant pavillon Louis XIII, briques et pierres,
aux proportions délicates; l'hôtel avait été bâti pour le deuxième
Connétable de Montmorency, et tout perdu qu'il est dans ce triste
quartier il garde encore fière allure.

Après la Révolution, cette rue dont presque tous les propriétaires
avaient émigré ou avaient été guillotinés, se trouva complètement
déchue de son ancienne splendeur. De petits rentiers, de
modestes employés, de pauvres gens se fixèrent dans ces grandes
maisons abandonnées; l'herbe poussait dans les rues, beaucoup
d'hôtels avaient été vendus comme biens nationaux, et la rue
Geoffroy-l'Asnier subit le sort commun, elle se démocratisa!

Entre cette rue et la rue des Barres, l'œil étonné perçoit une
sorte de fissure à ce point étroite que deux personnes pourraient
difficilement y passer de front, une manière de corridor où
siffle le vent entre deux rangées de maisons délabrées et hors
d'aplomb, c'est la rue Grenier-sur-l'Eau, pauvre et sale, mais
pittoresque au possible avec, comme fond, la glorieuse tour de
Saint-Gervais-Saint-Protais qui se détache en lumière sur le ciel.

[Illustration: L'HÔTEL DE VILLE AU XVIIe SIÈCLE.]

[Illustration: RUE GRENIER-SUR-L'EAU EN 1866.

Dessin de A. Maignan.]

C'est la nuit, avec un ciel d'orage, qu'il faut voir la
sinistre petite rue des Barres, derrière Saint-Gervais: il est
alors facile de se représenter ce que dut être ce paisible
quartier lorsque, le 9 thermidor, vers 11 heures du soir, à la
lueur des torches, parmi les appels aux armes, les coups du tocsin
et les clameurs de la foule, le corps de Lebas mort y fut apporté
et, sur une chaise, Augustin Robespierre qui s'était brisé les
cuisses en sautant par une des fenêtres de l'Hôtel de Ville. Le
mort et le mourant étaient traînés à l'hôtel des Barres transformé
en comité de section. Le lendemain matin on enterrait Lebas, et
Augustin Robespierre était porté au Comité de Salut public, d'où
il partit pour l'échafaud.

Dans cette pittoresque rue des Barres--qui descend jusqu'à la
Seine, près du vieux quai de l'Hôtel-de-Ville, où viennent
s'amarrer les gros bateaux plats chargés de pommes, de pierres
ou de sable--s'ouvre l'une des sorties de la charmante église
Saint-Gervais dont les beaux vitraux, chefs-d'œuvre de Pinaigrier
et de Jean Cousin, furent presque totalement détruits il y a
quelque vingt ans par une explosion de dynamite.--Tout contre
l'église, dans les restes désaffectés d'une ancienne chapelle, un
confiseur a installé ses alambics et ses bassines de cuivre rouge,
et c'est un bien curieux spectacle, que de voir les fourneaux
allumés de toute cette étrange cuisine sous ces antiques voûtes
ogivales, entre ces piliers noircis portant encore la trace des
cires qui brûlaient devant les images saintes, sur ce sol, jadis
charnier, qui contient encore des ossements. Les communs de la
vieille église subsistent encore, merveilleusement pittoresques
et s'ouvrent rue François-Miron, nº 2, à gauche du portail
d'entrée de l'église, entre une boutique de blanchisseuse et une
«entreprise de déménagements»!

[Illustration: HÔTEL BARBETTE.

Rue Paradis-des-Francs-Bourgeois et rue Vieille-du-Temple en 1866.

Dessin de A. Maignan.]

[Illustration: PORT SAINT-PAUL.

Aquarelle de Boggs.

Collect. G. Cain.]

A côté, la petite rue de l'Hôtel-de-Ville nous amène rue
Vieille-du-Temple, où nous pouvons admirer au nº 47 ce qui
nous reste du curieux hôtel des ambassadeurs de Hollande--où
«Monsieur Caron de Beaumarchais et Madame son épouse» comme les
appelle un almanach de 1787, installèrent en 1784 un «Institut
de Bienfaisance pour les pauvres mères nourrices». C'est même au
bénéfice de cette œuvre que fut donnée la 50e représentation
du _Mariage de Figaro_.--Plus loin, sur la droite, à l'angle
de la rue des Francs-Bourgeois, se dressent la jolie tourelle
construite vers 1500 pour Jean Hérouet, et enfin le beau palais
des Rohan, aujourd'hui Imprimerie nationale. C'est un noble
et vaste logis que l'élégant Cardinal s'était plu à orner
somptueusement. On y rencontre un chef-d'œuvre, «les Chevaux
d'Apollon», merveilleux bas-relief de Pierre Le Lorrain; le salon
des Singes, par Huet, est charmant, et le cabinet du directeur
de l'Imprimerie nationale, renferme une admirable pendule de
Caffieri. Pourquoi faut-il que ce beau palais soit, hélas!
condamné à une prochaine disparition. L'hôtel de Rohan va tomber
sous le pic des démolisseurs, et c'est l'État qui commettrait ce
sacrilège! Puissent les efforts des amoureux de Paris réussir
et nous conserver ce précieux vestige d'un passé qui disparaît,
hélas! chaque jour un peu plus!

       *       *       *       *       *

Un cocher dont la surprise dut être grande fut le nommé Georges
qui, le 22 octobre 1812, à 11 heures et demie du soir, par
une pluie battante transformant en cloaque le sol fangeux du
cul-de-sac Saint-Pierre (maintenant impasse Villehardouin),
près la rue Saint-Gilles, vit descendre de son cabriolet,
complètement nu, et tenant sous le bras ses effets d'uniforme,
un militaire qu'il venait, vingt minutes auparavant, de charger
place du Louvre. Cet étrange voyageur s'appelait le caporal
Rateau, il se rendait au rendez-vous que le général Malet lui
avait assigné, du fond de la maison de santé du Dr Dubuisson,
303, Faubourg-Saint-Antoine, où il était interné par mesure
administrative. Rateau, dans son désir de revêtir plus vite le bel
uniforme d'officier d'ordonnance qui lui était destiné, s'était
déshabillé dans la voiture, et c'est entièrement dévêtu qu'il
monta quatre à quatre le sombre escalier de la plus triste maison
de cette triste ruelle.

Elle existe encore, noire, sordide, misérable, la bicoque où Malet
avait donné rendez-vous aux complices qu'il s'était choisis, au
troisième étage, chez l'abbé Cajamanos, un vieux prêtre espagnol
ahuri et sortant de Bicêtre[9].

[Note 9: L'impasse Villehardouin n'existe plus: une importante
maison de commerce a installé ses ateliers sur le théâtre où se
joua la tragédie de 1812 (1909).]

C'est une prodigieuse aventure que celle du général Malet et
qui déconcerte. Ainsi, en 1812, alors que Napoléon semblait au
faîte des grandeurs humaines, du fond d'une sorte de cachot,
avec l'aide de cinq ou six obscurs comparses, d'un vieux prêtre
sachant à peine le français, d'un officier général mis en réforme,
d'un sergent presque illettré et de quelques cerveaux brûlés;
le général Malet, suspect, détenu, surveillé, avait pu tout
combiner, tout préparer pour accréditer le bruit de la mort de
l'Empereur,--dont on manquait de nouvelles, perdu qu'il était dans
les steppes glacés de la Russie!--Et ces calculs se trouvèrent
justes! Tous les dignitaires impériaux, depuis le ministre de la
police Savary jusqu'au préfet de la Seine Frochot, acceptèrent
sans contrôle, sans discussion, sans preuves, les allégations
du général Malet. Tous surtout crurent à ses belles promesses,
et l'on ne saurait dire où se serait arrêté le prodigieux
mystificateur, si un officier, ne connaissant que sa consigne, se
refusant à toute discussion et ne se payant pas de belles paroles,
n'avait demandé à vérifier les pouvoirs. Malet, pris de court,
impatienté, répliqua par un coup de pistolet; le commandant Doucet
lui mit la main au collet et la comédie finit en drame.

On mit, à faire disparaître tous les organisateurs de ce complot,
qui avait si bien failli réussir, d'autant plus d'empressement
qu'il fallait au plus vite supprimer ces gênants témoins de tant
de lâchetés, de mensonges et de compromissions.

Le pauvre logis de l'impasse Villehardouin fut fouillé par toute
la police de Paris; les papiers, les uniformes, les bicornes et
les épées furent repêchés dans le petit puits qui existe encore et
où ils avaient été éperdument jetés. En quelques heures, Malet,
Lahorie, Rateau, Guidal furent jugés, condamnés et exécutés. Les
réponses du général devant le tribunal, qui le jugea sommairement,
sont déconcertantes; comme on lui demandait (un peu tard) quels
étaient ses complices: «Vous tous, répondit-il à ses juges, si
j'avais réussi!»

Amené devant le sinistre mur de la plaine de Grenelle, il voulut
commander lui-même le feu du peloton d'exécution, et fit, comme
au terrain de manœuvre, recommencer le mouvement _En joue!_ qui
n'avait pas été exécuté avec une précision toute militaire.
Un officier, le capitaine Borderieux, qui n'avait d'ailleurs
absolument rien compris à ce drame prodigieux dont il avait été
l'un des plus pittoresques comparses, mourut, en criant: «Vive
l'Empereur!»

       *       *       *       *       *

Entre les Archives et la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie
s'élevait jadis un vaste couvent qui, en 1631, devint la propriété
des Carmes Billettes,--du nom d'un ornement que ces religieux
portaient sur leur robe.--La Révolution supprima le couvent, mais
le petit cloître nous est resté avec ses proportions charmantes
et son intimité monacale. C'est aujourd'hui une école municipale,
l'église voisine fut affectée au culte protestant.

A côté la rue de Venise, une des plus anciennes de Paris; ruelle
infecte et sordide où grouille la plus basse prostitution. Un
monde de malandrins des deux sexes hantent les bouges qui la
bordent. Des femmes sans âge, abominables, déambulent et traînent
des savates élimées devant des entrées de couloirs où se devinent
de gluants escaliers noirs; des linges rapiécés pendent aux
fenêtres, d'âcres fumées sortent à travers d'épais barreaux
obturant d'anciens hôtels mués en repaires de vagabonds, et clos
par de lourdes portes hérissées de clous rouillés.

C'est hideux et pittoresque, comme tout ce vieux quartier
d'ailleurs, qui, avec la rue Pierre-au-Lard, la rue Brise-Miche
et la rue Taille-Pain, forme cet ensemble étonnant: le cloître
Saint-Merri, du nom de la vieille église dont le tocsin a
sonné tant de fois l'alarme à l'époque des émeutes du règne de
Louis-Philippe.

A la moindre poussée de fièvre populaire, cet inextricable dédale
de petites rues se hérissait de barricades. C'est à l'intersection
de la rue Saint-Martin et de la rue Aubry-le-Boucher que s'éleva
l'effrayante barricade défendue par Jeanne et ses intrépides
compagnons. A la suite de l'enterrement du général Lamarque,
mort en pressant sur les lèvres l'épée que lui avaient offerte
les officiers bonapartistes des Cent-Jours, un immense mouvement
révolutionnaire avait galvanisé Paris; les anciens soldats de
l'Empire, les survivants de la Terreur et ceux de 1830 groupés
dans leur haine commune contre le gouvernement de Louis-Philippe,
se joignirent aux mécontents de tous les partis et aux membres
des sociétés secrètes, si nombreuses alors. Dans la soirée du
5 juin 1832, le centre de Paris s'était hérissé de barricades,
et la troupe et la garde nationale durent reconquérir une à une
les positions perdues--on s'égorgea toute la nuit--et, lorsque
l'aube du 6 juin teinta de rose le faite des maisons, la grande
barricade de Saint-Merri tenait toujours. Ses défenseurs, une
poignée d'hommes héroïques, avaient juré de s'ensevelir sous
ses ruines; il avaient déjà repoussé dix furieux assauts; ils
attendaient la mort, et la grande voix du tocsin de Saint-Merri,
sonnant sans relâche au-dessus de leurs têtes, semblait tinter le
glas des trépassés!--Une partie de l'armée de Paris dut donner
pour abattre ces insurgés indomptables: le feu sortait des pavés,
des fenêtres, des caves; autour de la barricade des corps de
gardes nationaux et de soldats, criblés de balles, troués de coups
de couteaux, écrasés sous les pavés lancés du haut des toits,
témoignaient de l'effroyable sauvagerie de cette lutte fratricide:
le sol, longtemps, demeura rouge de sang! Que de boulets, que de
mitraille, que de balles ont reçu toutes ces vieilles façades, au
hasard des échauffourées si nombreuses du temps de Louis-Philippe.

Au premier appel des tambours, les citoyens s'armaient et
couraient défendre l'ordre... ou l'attaquer; les femmes,
anxieuses, tapies derrière les volets fermés, guettaient les
civières.

L'émeute finie, la vie reprenait et, dans le même immeuble,
l'insurgé côtoyait l'honnête garde national avec lequel il avait,
la veille, échangé des coups de fusil. Parfois, cependant,
quelques rancunes subsistaient.

Mes parents ont connu une vieille dame, logée rue Saint-Merri,
qui, pendant trente ans, ne passa jamais qu'en tremblant devant
la porte du locataire demeurant au-dessous d'elle. Comme on
s'étonnait de cette persistante appréhension, elle disait: «Si
vous saviez ce qui m'est arrivé!» et elle contait qu'un soir
d'émeute,--en 1836,--son mari, absent depuis le matin, faisait le
coup de fusil dans les rangs de la garde nationale. Elle, restée
seule à la maison, affolée d'angoisse, vit arriver au tournant de
la rue un brancard recouvert d'une serpillère que les porteurs
déposèrent à sa porte. Est-ce son mari qu'on ramène mort?--Elle
se précipite, soulève un coin du drap et, reconnaissant, la
joue traversée d'une balle, sanglant, les yeux hagards, la
mâchoire fracassée, le locataire du dessous: «Ah! quel bonheur,
s'écria-t-elle; c'est vous, monsieur Vitry!»

M. Vitry, depuis ce jour, lui avait battu froid.

Du temps de Charles VI, sous le prétexte trop justifié d'épuration
nécessaire, et, sur la prière du curé de Saint-Merri, on avait
expulsé de ces «rues chauldes» la majeure partie des ribaudes et
des prostituées qui y prenaient leurs ébats. Mais, si la morale
a des droits, le commerce en a également; les bons boutiquiers
du quartier, plus soucieux de leurs intérêts que de la décence,
protestèrent énergiquement contre une pareille mesure, si
préjudiciable à leurs petits négoces. Ils eurent gain de cause;
le 21 janvier 1388, le Parlement donna tort à M. le Prévôt, et la
bande joyeuse reprit triomphalement possession du quartier. Nopces
et festins!

[Illustration: LA RUE DES PROUVAIRES ET LA RUE SAINT-EUSTACHE VERS
1850.

Aquarelle de Villeret. Musée Carnavalet.]

Dans sa _Chronique des rues_, notre docte ami Beaurepaire,
bibliothécaire de la Ville de Paris, assure que la rue Pirouette,
près l'église Saint-Eustache, doit son nom singulier «au pilori
des Halles qui s'élevait à cet emplacement: c'était une tour
octogonale, percée de hautes fenêtres ogivales, au milieu de
laquelle était une roue de fer, percée de trous où l'on faisait
passer la tête et les bras des criminels, rôdeurs, assassins,
courtiers de débauches, blasphémateurs, condamnés à cette
exposition infamante. On les y attachait pendant trois jours de
marché consécutifs, deux heures par jour, et en les tournant de
demi-heure en demi-heure dans une direction différente. En somme,
on leur faisait faire «la pirouette», de là le nom de la rue».

[Illustration: LES HALLES EN 1822.

Canella, _pinxit_. Musée Carnavalet.]

[Illustration: LES HALLES EN 1828.

Canella, _pinxit_. Musée Carnavalet.]

[Illustration: LES HALLES ET LA POINTE SAINT-EUSTACHE.

Gravure sur bois de A. Lepère.]

Après y avoir été autrefois exposés, les malfaiteurs viennent y
souper aujourd'hui. L'«_Ange gardien_» un tapis franc, exhibe
son enseigne presque à l'angle de la rue: Ici l'on rit, l'on
boit, l'on chante et l'on prépare les mauvais coups du lendemain.
L'état-major de l'armée du vice s'y réunit. C'est l'endroit à
la mode, quelque chose comme le «Maxim's» des chourineurs. C'est
là qu'il est vraiment élégant de se montrer dans le monde des
«Apaches». Casque-d'Or et ses pareilles y trônent, et le gredin
qui vient de faire un mauvais coup est certain d'y rencontrer bon
souper, bon gîte et le reste. Il n'y a pas que les chevaliers du
surin qui hantent ce noble logis; d'autres seigneurs y viennent
manger des escargots et boire du champagne: d'inquiétants jeunes
gens, aux cheveux plaqués y mènent tapage. On dépense là l'argent
du coup de couteau ou celui du coup de chantage. C'est l'une des
hontes de Paris.--Le propriétaire assure que de braves gens font
partie de sa clientèle: la chose est possible--mais alors ces
infortunés rencontrent chez lui bien mauvaise compagnie.

[Illustration: LE TROTTOIR DES HALLES, PRÈS SAINT-EUSTACHE, EN
1867.

Dessin de A. Maignan.]

[Illustration: VIEILLES RUES DU QUARTIER DES HALLES, VERS 1865.

Cliché Marville.]

Tout à côté, presque porte à porte, au nº 5, s'ouvre la cour du
Heaume qui nous donne une saisissante impression de ce qu'étaient
les logis d'autrefois; ce fut, au XIVe siècle, un somptueux
hôtel, ce n'est plus aujourd'hui qu'une remise de voitures à bras
qui tendent vers les vieux plafonds aux poutrelles saillantes
leurs brancards vernissés par l'usure, et une poissonnerie où se
débitent les escargots de Bourgogne et les homards cuits ou crus.
C'est l'un des coins les plus pittoresques de ce pittoresque
quartier, avec ce qui reste de la rue de la Grande-Truanderie, où,
le 10 mai 1797, fut arrêté Babeuf, un des ancêtres du communisme.

La rue de la Tonnellerie, où habita Molière, disparut également
dans le percement de la rue Turbigo.

[Illustration: L'ANCIEN MARCHÉ A LA VALLÉE, QUAI DES
GRANDS-AUGUSTINS.]

Dans ce quartier des Halles où chacun travaille, où chaque
boutique offre à la gourmandise de Paris les meilleures
victuailles, les plus frais légumes, les fruits les plus
savoureux; où toutes les nuits de longues files de voitures
maraîchères charrient des montagnes de provisions de toutes
sortes, chaque rue a, pour ainsi dire, sa spécialité. Les
ménagères savent où trouver les volailles, où, les langoustes,
où, les fromages, où, les oranges. Toutes ces petites rues,
avoisinant les Halles, recèlent d'étonnantes boutiques, des
angles de portes, des coins de caves qui, depuis des générations,
sont occupés par un monde de braves cultivateurs, de petits
négociants, de revendeurs, de marchands au panier, qui
tous ont leurs spécialités et leurs clientèles. On rencontre
encore, dans cette curieuse rue Montorgueil, de vieux logis
qui stupéfient, comme--entre les nos 64 et 72--cette antique
auberge du _Compas-d'Or_ où descendirent tant de générations de
voituriers. Sa double entrée, encombrée elle-même de petits étaux
de bouchers, de marchands de volailles, de tripiers, s'ouvre sur
une immense cour où picorent les poules dans des tas de fumier
doré, où s'ébrouent les canards, où bêlent des chèvres, sous
l'œil étonné d'une trentaine de chevaux, paisibles locataires du
rez-de-chaussée, dont les têtes curieuses passent au-dessus des
portes-barrières, par les fenêtres basses, ou par les soupiraux
ouverts. Au fond, sous l'immense hangar, sont remisées les
voitures, dans une saine odeur de campagne, de foin, de verdure et
c'est un spectacle vraiment curieux que ce coin silencieux, cette
remise campagnarde dans cette rue bruyante, populeuse, encombrée,
pleine de camelots, d'ouvriers, de cris, débordante de vie et de
mouvement.

Les restes de la rue Quincampoix, derrière la vieille Tour
Saint-Jacques-la-Boucherie, précisent l'étrangeté de ce quartier
où le décor est demeuré en partie, mais où les habitudes et les
habitants se sont, plus peut-être que partout ailleurs, modifiés
et transformés. Rue Quincampoix, en effet, Law avait installé
ses bureaux, la Banque du Mississipi. Là, tout Paris connut les
fièvres de la spéculation. Ce fut comme une frénésie! Pendant des
mois on ne vit que ruines et folies. Tous jouaient, la duchesse
et le prêtre, le philosophe et le courtisan, le boutiquier et
la danseuse, le duc et pair et son laquais, le traitant et son
commis. Pour profiter du voisinage du célèbre agioteur, chaque
chambre, chaque boutique, chaque cave même, se vit transformée
en tripot, et l'on cite le cas d'un savetier qui louait 100
livres par jour, à des joueuses, son échoppe infecte, puant la
poix et le vieux cuir. La fièvre de l'or avait aboli toutes
les distances. Puis, fatalement, éclatèrent la crise finale,
l'effondrement, la panique: la rue Quincampoix ne montrait plus
que visages désespérés. Tous les jours crises de folie, meurtres,
suicides. En une seule fois, vingt-sept corps d'assassinés ou
de suicidés sont pêchés aux filets de Saint-Cloud. Pour jouer
encore, il fallait à tout prix «faire de l'argent»: on volait dans
les rues à main armée, et les assassins appartenaient à toutes
les classes de la société. Un jeune misérable, parent du Régent,
le comte de Horn, déjà célèbre par ses folies, embauche deux
scélérats de son espèce, raccroche un jeune agioteur fort riche,
l'attire dans un cabaret, rue de Venise, l'égorge et le vole. Quel
scandale! La Cour et la Ville s'affolent. Va-t-on sévir enfin, et
la justice fera-t-elle son devoir? On s'émeut, on intrigue, le
lieutenant-criminel vient lui-même prendre les ordres du Régent,
et de Horn, arrêté le 22 mars 1720, fut, le 26, exécuté, rompu en
place de Grève, aux applaudissements de tout Paris.

[Illustration: LE MARCHÉ DES INNOCENTS AU XVIIIe SIÈCLE.

Musée Carnavalet.]

La rue Quincampoix recèle encore quelques vieux hôtels où
sont venus se loger des «spécialités médicales», des «caves
fromagères», des «fabricants d'eau de seltz», des «fantaisies
pour confiseurs», etc. Aux nos 58, 28, 14, 15, et surtout au nº
10, se rencontrent des restes de fer forgé, des balcons rompus,
des mascarons de pierre écornés... Mais tout cela se désagrège,
se disloque, tombe en ruine et ce n'est que par un sérieux effort
d'imagination que l'on peut reconstituer, dans ce décor de misère,
la vie de luxe, de fièvre et d'agiotage qui jadis emplissait cette
vieille rue, empuantie aujourd'hui de relents pharmaceutiques et
d'odeurs rances de pommes de terre frites.

La prophétie de Collé s'est réalisée: «On n'est plus de Paris
quand on est du Marais!»

Le commerce a mis la main sur les beaux hôtels de jadis; la
droguerie y a installé ses alambics; les fabricants de jouets y
vendent leurs polichinelles; «l'article Paris» et le monde des
camelots y règnent sans conteste.

C'est une population pauvre, laborieuse, intelligente, active,
exerçant de petits métiers, dans ce qui fut de somptueux hôtels,
et le contraste n'est ni sans grâce, ni sans intérêt: une visite
à ces quartiers des Archives, du Marais et de Saint-Merri est
certainement l'une des curiosités de Paris.

       *       *       *       *       *

La ligne si pittoresque des grands boulevards s'étend de la
Bastille à la Madeleine.

Il serait impossible de préciser l'aspect général des boulevards,
chacun d'eux ayant sa physionomie spéciale, son caractère
particulier.

Le boulevard Beaumarchais est tranquille et bourgeois. Rien n'a
survécu du bel hôtel, surmonté d'une plume en guise de girouette
et d'enseigne, qu'y éleva l'auteur du _Mariage de Figaro_, ni de
ces jardins fameux qui firent l'émerveillement de Paris et que
l'on ne pouvait visiter qu'avec des cartes spéciales, signées par
Beaumarchais lui-même, et parcimonieusement distribuées.

Quelqu'un cependant les a connus, ces jardins célèbres; quelqu'un
a pénétré dans ce qui restait de cette demeure fastueuse:
Victorien Sardou. Pressentait-il qu'il serait un jour, de par son
talent et son esprit, le successeur de ce Beaumarchais dont il
usurpait ainsi la propriété?

Toujours est-il qu'en 1839, Victorien Sardou, âgé de sept ans,
habitait chez ses parents, place de la Bastille. C'étaient, avec
ses petits camarades, d'interminables parties de ballon et de
cerceau autour de l'éléphant et aux abords du Canal; à l'entrée
du boulevard Beaumarchais actuel, à droite, de longues palissades
vermoulues bordaient un terrain vague; sur ces palissades
étaient accrochées des images à un sou, de soldats, d'acteurs et
d'actrices, et ces images n'avaient pas de plus fidèle amateur que
le petit Sardou.

[Illustration: SAINT-JACQUES-LA-BOUCHERIE, VERS 1848.

Lithogr. de A. Durand.]

Un jour, en contemplant sa galerie en plein air, il aperçoit,
à travers l'interstice de deux planches, un immense jardin.
«Qu'est-ce que ce jardin? Si on y entrait?» Et le voilà, lui et
un gamin de son âge, écartant et soulevant une planche à l'aide
des bâtons de leurs cerceaux et se glissant, délicieusement
terrorisés, dans ce domaine inconnu... O stupeur! ils sont chez
la Belle au Bois dormant. Des herbes folles, des lianes, des
branches, des arbres ont tout envahi. C'est la faune et la flore
des forêts vierges, et, pour locataires, des lapins, des oiseaux,
des papillons. Robinson et le fidèle Vendredi n'eurent pas plus
grande surprise à parcourir leur île que ces deux bambins à se
perdre dans cet océan de verdure.

Sardou se souvient vaguement d'un pavillon ruiné et de vieux
murs décrépits, mais il revoit encore les talus, les fossés, les
escarpements, où lui et son camarade firent de si délicieuses
escapades, et rien n'est plus charmant que d'entendre cet exquis
et spirituel Sardou, à l'œil si fin, au verbe si évocateur,
conter (et avec quel art merveilleux!) ces histoires du Paris
d'autrefois, qu'il regrette si fort et qu'il connaît si bien[10]!

[Note 10: Hélas, notre cher et illustre maître n'est plus. V.
Sardou est mort l'an dernier... (1909).]

Les vieilles demeures ont disparu; une seule subsiste encore, à
l'angle de la rue Saint-Claude, au nº 1; c'est l'hôtel célèbre où
Cagliostro, ce charlatan de génie, installa ses fourneaux, ses
creusets, ses alambics, ses machines à transformations, toute
l'étrange cuisine qui servait aux séances de magie.

La maison n'a pas été trop modifiée; elle reste encore baroque,
mystérieuse, énigmatique, avec ses escaliers pris dans l'épaisseur
des murs, ses corridors à secrets, ses plafonds machinés, ses
caves à multiples issues. Les plus grands seigneurs, les plus
nobles dames fréquentèrent ce logis; le cardinal de Rohan en était
le familier. Le bruit courait qu'on y faisait de l'or et que
Cagliostro, le grand Cophte, avait retrouvé le secret de la pierre
philosophale! Il offrait, ajoutait la légende, des repas de treize
couverts où les convives pouvaient évoquer les morts et c'est
ainsi que Montesquieu, Choiseul, Voltaire et Diderot avaient pris
part au dernier souper de Cagliostro.

Tout cela fit du bruit, on murmura, on cria au scandale: Louis XVI
haussa les épaules et Marie-Antoinette défendit qu'on lui «parlât
de ce charlatan». Mais chacun voulait pénétrer chez le «divin
sorcier», et Lorenza, sa femme, dut ouvrir un cours de magie à
l'usage des dames du monde.

[Illustration: LA MAISON DE BEAUMARCHAIS.]

Survient l'affaire du Collier. Cagliostro, compromis avec le
cardinal de Rohan et Mme de Lamotte, est arrêté et mis à la
Bastille. Ce ne fut que dix mois plus tard, le 1er juin 1787,
qu'il put rentrer dans l'hôtel de la rue Saint-Claude, escorté
par une foule de huit mille à dix mille personnes, obstruant le
boulevard, la cour de l'hôtel, les escaliers. On l'acclamait, on
l'embrassait, on le portait en triomphe. Cette belle journée
n'eut pas de lendemain; quelques heures plus tard, un ordre du Roi
l'exilait de France: l'hôtel fut clos. On ne le rouvrit qu'en 1805
pour en vendre les meubles, et ce dut être un curieux spectacle!
En 1855, on fit des réparations à la maison, les vantaux de la
porte cochère furent changés; ceux qui s'ouvrent aujourd'hui sur
la rue Saint-Claude proviennent des anciens bâtiments du Temple.
Les portes de la prison de Louis XVI ferment l'ancien hôtel de
Cagliostro!

Boulevard des Filles-du-Calvaire s'élève le Cirque d'Hiver,
toujours immuable avec ses «Jeux Icariens», ses équilibristes,
ses écuyères souriantes qui, depuis tant d'années, aux accents
d'un pas redoublé, franchissent les mêmes cercles de papier et
saluent d'un même sourire la foule idolâtre. Mais si le spectacle
n'y varie guère, le public enfantin s'y renouvelle constamment, et
les mêmes rires perlés de notre enfance y accueillent les mêmes
grimaces des clowns. Monsieur Loyal seul n'est plus, l'admirable,
l'imposant Monsieur Loyal, sanglé dans son bel habit bleu et
qui, d'un si noble geste, rectifiait d'un coup de chambrière
les incartades du clown gouailleur ou les écarts de la jument
Rigolette, présentée en liberté[11].

[Note 11: Le Cirque d'Hiver s'est--à notre vif
regret--totalement modifié. C'est aujourd'hui un banal
cinématographe (1909).]

Pourrait-on croire aujourd'hui que, pendant plus d'un siècle,
le boulevard du Temple fut le centre de la gaieté de Paris!
Une délicieuse gravure de Saint-Aubin nous le montre joyeux,
pimpant, mouvementé: les carrosses, les wiskys, les cabriolets,
les vis-à-vis s'y croisent; les grandes dames, les élégantes, les
filles à la mode, y rivalisent de grâces, de belles manières, de
jolies toilettes aux étranges désignations, et le dessinateur
Briou peut écrire au bas d'une gravure de mode de l'époque:
«L'agaçante Julie reposant sur le Boulevard, en attendant
bonne Fortune: elle est en robe du matin avec un chapeau à la
Chasseresse aux cœurs volants». On soupe et l'on danse au Café
Royal, chez Alexandre; on s'écrase devant les boniments de
Nicolet; on fait cercle autour de Fanchon la vielleuse. Curtius
y installe ses luxueux salons de cire; plus tard, les parades de
Bobèche et de Galimafré feront la joie de Paris, et bien longtemps
la kermesse continuera.

L'Ambigu, le Théâtre Historique, la Gaîté, les Funambules, le
Cirque Olympique, le Petit-Lazari, les Délassements-Comiques;
dix théâtres y apporteront la fièvre, le bruit, la vie, avec
leur personnel étrange, nerveux, grandiloquent, tapageur; les
titis, de tous temps épris de spectacles, acclameront à leur
passage les héros de tous ces drames et de tous ces mélodrames,
si nombreux que l'argot populaire avait baptisé de ce nom
suggestif: _Boulevard du Crime_ le boulevard du Temple où de
dix heures à minuit, chaque soir, tant de sang coulait sur les
planches de ces théâtres: Mme Dorval, Mlle George, Mlle Déjazet,
MM. Bocage, Mélingue, Bouffé, Dumaine, Saint-Ernest, Boutin,
Colbrun, Lesueur, Deburau,--le Pierrot idéal,--et aussi Gobert,
qui ressemblait si fort à Napoléon Ier, comme Taillade, maigre
et nerveux, incarnant Bonaparte. C'était l'époque où l'épopée
bonapartiste tournait à ce point les têtes que le pauvre comédien
Briand, chargé, dans un des nombreux «Napoléon» qui se jouaient
alors, du rôle ingrat d'Hudson Lowe, disait: «Je ne retrouverai
jamais pareil succès. Hier, ils m'ont attendu à la sortie et jeté
dans le bassin du Château-d'Eau!»

[Illustration: VUE DE L'AMBIGU-COMIQUE SUR LE BOULEVARD DU TEMPLE.

Lallemand, _del._ Musée Carnavalet.]

Tout le quartier se passionnait pour ou contre ses artistes
habituels, épousait leurs querelles, se répétait leurs bons
mots ou leurs aventures; Frédérick-Lemaître surtout, tragique,
débraillé, buveur, prodigue, génial, portant, dans la vie comme
au théâtre, le panache effiloché de Don César de Bazan, avait
sa légende; on s'extasiait sur ses amours avec Clarisse Miroy,
tramées de coups de canne et de tendresses folles. Le lendemain
d'une de ces retentissantes querelles, Frédérick, racontait-on,
sonnant à la porte de sa maîtresse, fut reçu par la mère de
Clarisse; la bonne dame, effrayée de se trouver en présence du
brutal artiste, levait déjà le bras pour se garer des coups...
«Vous battre, moi, vibra Frédérick, avec la voix tonitruante de
Richard d'Arlington, vous battre! pourquoi?... Est-ce que je vous
aime?»

Le Théâtre Historique deviendra le Théâtre Lyrique, et l'admirable
Mme Miolan-Carvalho, la reine du chant, y créera, avec quel
art, _Faust_, _Mireille_, _les Noces de Jeannette_, _la Reine
Topaze_, etc. Vers 1861, le glorieux maître Massenet, encore
élève au Conservatoire et à la veille d'obtenir son Prix de Rome,
remplira--à l'orchestre du théâtre--les fonctions de timbalier,
aux modestes appointements de 45 francs par mois! Les frères
Davenport, le prestidigitateur Robin donneront en face leurs
amusantes séances d'hypnotisme et de magie blanche.

On rencontre, sur cet inoubliable boulevard du Temple, tous les
auteurs à la mode: Dennery, Théodore Barrière, Victor Séjour,
Paul Féval, Gounod, Berlioz, A. Adam, Clapisson, Saint-Georges,
les frères Cogniard, Clairville et le grand Dumas passe
triomphalement, distribuant à tous des poignées de main. Les
cafés refusent du monde. Les marchands d'oranges font fortune,
les gavroches vendent des contremarques, portent des bouquets aux
jolies actrices, hèlent des cabriolets. On s'interpelle, on crie,
on se dispute, on rit surtout, sous l'œil indulgent de la police
et au bruit de la sonnette du marchand de coco: c'est l'âge d'or!

[Illustration: LE BOULEVARD DU TEMPLE, VERS 1860.]

En 1862, une regrettable décision du baron Haussmann, préfet de
la Seine, supprima ce coin vivant, si joyeux, et sur les ruines
de tous ces théâtres, qui apportaient la fortune et la gaieté,
s'élèvent la caserne du Prince-Eugène, la vilaine bâtisse de
l'Hôtel Moderne et le déplorable monument de la place de la
République. De tout ce beau et artistique passé, rien ne subsiste
que le minuscule théâtre Déjazet, au coin du passage Vendôme,
et le Café Turc, mais combien différent de ce qu'il fut autrefois,
alors que Bailly le peignit sous le Directoire: les élégantes,
les Merveilleuses, les Incroyables y venaient alors «écorcher une
glace ou déguster de petits pots de crème», en y écoutant des
concerts de citharistes; de jeunes Savoyards faisaient danser
leurs marmottes devant les «âmes sensibles» et les bourgeois
économes du quartier menaient leur famille contempler la haute vie
parisienne qui faisait du Café Turc un de ses séjours d'élection.

Les restaurants étaient nombreux; souvenirs des cafés renommés
d'autrefois comme le café Godet et le café Yon. On y chantait,
on y dansait, on y riait et parfois aussi l'on y complotait.
C'est au restaurant des _Vendanges de Bourgogne_, faubourg du
Temple, rendez-vous ordinaire des repas de noces parisiennes ou
des agapes de la Garde nationale, que,--le 9 mai 1831, à la fin
d'un banquet donné pour célébrer l'acquittement de Guinard, de
Cavaignac, des frères Garnier, accusés de complot contre la sûreté
de l'État--Évariste Gallois, un couteau à la main, porta en trois
mots, ce toast menaçant: «A Louis-Philippe!»

Le grand Flaubert habitait boulevard du Temple, au nº 42; là le
dimanche, il réunissait, dans de bruyants déjeuners, ses fidèles,
Zola, Goncourt, Daudet, de Maupassant, Huysmans, Céard, Georges
Pouchet, à quatre pas d'une maison qui fut tragique. C'est, en
effet, au nº 50, au troisième étage d'une misérable masure,
que, le 28 juillet 1835, derrière une jalousie, Fieschi avait
installé les vingt-cinq canons de fusils bourrés de balles, qui
constituaient sa «machine infernale»; une rigole de poudre passait
sur les vingt-cinq lumières. Quelle terrible volée de mitraille
devait vomir cet effroyable engin de mort! L'épicier Morey, qui
avait aidé à préparer ce crime monstrueux, avait même pris l'utile
précaution d'avarier quatre des canons de fusil dont l'éclatement
devait supprimer Fieschi lui-même.

Pépin, autre complice, avait eu soin de passer et repasser
plusieurs fois à cheval, au petit pas, devant la fatale fenêtre,
et, derrière la jalousie, Fieschi, excellent tireur, avait pu
tout à son aise viser et mettre au point exact de mire son
effroyable machine à tuer. Louis-Philippe, qui, dix fois déjà
avait échappé aux assassins, devait cette fois succomber. Mais
les conjurés n'avaient pas songé que le Roi, passant en revue
la Garde nationale, suivrait, non pas le milieu du boulevard,
en dos d'âne à cause de l'écoulement des eaux, mais bien les
chaussées beaucoup plus basses le long desquelles les troupes
étaient rangées. La volée de balles, renversant femmes, enfants
spectateurs, officiers et escorte placés à la gauche du Roi, passa
par-dessus sa tête et n'atteignit que le haut de son chapeau à
cornes: ce fut une effroyable tuerie, le boulevard ruissela de
sang; plus de quarante malheureux gisaient sur la chaussée, dont
le glorieux maréchal Mortier, qui expira couché sur une des tables
de marbre du Café Turc, où les blessés et les morts avaient
été transportés. Fieschi, blessé, fut arrêté dans l'arrière-cour
de la maison voisine, alors qu'il cherchait à fuir par la rue des
Fossés-du-Temple. Le 19 février 1836, il montait à l'échafaud avec
ses complices, Pépin et Morey.

[Illustration: THÉATRE DES FUNAMBULES, BOULEVARD DU TEMPLE.

Aquarelle de Martial. (Musée Carnavalet.)]

       *       *       *       *       *

C'est à l'angle du boulevard du Temple, à droite, devant la
première maison du boulevard Voltaire, que tonnait la barricade
où fut tué Delescluze, en mai 1871;--à cette place, s'élevait
autrefois le Théâtre de la Gaîté,--le Théâtre Lyrique ouvrait ses
portes sur l'emplacement actuel de la gare du Métropolitain, place
de la République!

Le boulevard Saint-Martin, où Paul de Kock avait élu domicile
pour y étudier de ses fenêtres, ouvertes à l'entresol, près
la porte Saint-Martin, la vie frémissante de Paris, n'a
maintenant d'animation réelle que le soir. Quatre théâtres;
les Folies-Dramatiques, l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin et la
Renaissance, y apportent la vie et le mouvement, et rien n'est
plus amusant que l'heure de la sortie: les cafés s'emplissent,
les cigarettes s'allument, les crieurs de journaux hurlent les
dernières nouvelles; on se bouscule, on se pousse; les camelots
hèlent les voitures, où s'engouffrent de jolies femmes en claires
toilettes et en manteaux de soirée; puis, ce sont les acteurs
qui sortent, mentons bleus et cols relevés, l'air maussade
souvent; enfin les jolies actrices, très attendues, qui, rapides,
se glissent dans un coupé où se dissimule le plus souvent un
cavalier que dénonce seul le point rouge d'une cigarette.

[Illustration: UNE COUR DE LA PRISON SAINT-LAZARE.

A. Schaan, _pinxit_. Musée Carnavalet.]

[Illustration: RUE SAINT-MARTIN (1866).--LA TOUR DU VERT-BOIS.
(Dessin de A. Maignan.)]

Près de la porte Saint-Denis, à la hauteur de l'étroite rue de
Cléry, commençait autrefois une montée qui fut le théâtre d'une
scène tragique. C'est là que, le 21 janvier 1793, l'intrépide
de Batz avait donné rendez-vous à quelques camarades. On devait
tenter une suprême folie, un dernier effort pour soustraire Louis
XVI à la honte de l'échafaud: forcer la ligne des soldats, se
jeter sur l'escorte qui entourait la voiture et enlever le Roi.

Mais, dès la veille au soir, le Comité de Sûreté générale avait
été prévenu «par un particulier connu», disent les rapports de
police, du complot fou qui se tramait et toutes les précautions
avaient été prises. Pendant la nuit, les gendarmes mettaient en
état d'arrestation les suspects dont la liste avait été jointe à
la dénonciation. De Batz, au rendez-vous, croyait trouver cent
cinquante complices, ils étaient sept. Malgré leur petit nombre,
ils n'hésitèrent pas, se lancèrent à la tête des chevaux et furent
sabrés. Trois restèrent sur la place, de Batz put s'échapper.

[Illustration: RUE DE CLÉRY.

Gravure sur bois de A. Lepère.]

Cette bizarre et tortueuse rue de Cléry, dont l'arête coupante
se profile si étrangement sur le ciel, vit se jouer un autre
drame. Le père d'André et de Marie-Joseph Chénier habitait au nº
97. C'est là--croit-on--que, le 7 thermidor, il attendait,--avec
quelle anxiété!--la mise en liberté de son fils André, depuis de
longs mois prisonnier à Saint-Lazare. Le pauvre homme n'avait-il
pas eu l'idée folle de s'adresser au cœur(!) de Collot d'Herbois
pour lui demander l'élargissement du poète. Collot d'Herbois,
ancien acteur qui, sur un autre théâtre, se vengeait d'avoir été
sifflé, n'avait pas oublié les vers cinglants où André Chénier
l'avait étrillé de main de maître; mais il ignorait en quelle
prison se trouvait le poète. Marie-Joseph Chénier, suspect
lui-même, avait su, en effet, gagner du temps, reculer le procès,
faire perdre la trace de son frère. C'était, à cette heure suprême
de la Terreur, la seule chance possible, et le renseignement si
ardemment souhaité était apporté par le père Chénier lui-même,
qui livrait ainsi au plus mortel ennemi de son fils, à Collot
d'Herbois, ce cabotin sinistre, la tête de son adoré André!
«Demain, avait assuré Collot, ton fils sortira de Saint-Lazare.»
Il tint parole, le 7 thermidor; à l'heure où, devant la table
servie, l'attendait son malheureux père, André Chénier montait en
charrette pour aller à l'échafaud dressé ce jour-là barrière du
Trône!

       *       *       *       *       *

Autour de la pittoresque rue de Cléry, s'étend un quartier
bizarre, étrange, un enchevêtrement de petites rues, de ruelles,
de passages; la rue Notre-Dame-de-Recouvrance, la rue Sainte-Foy,
la rue des Petits-Carreaux, la rue de la Lune, où Balzac logeait
dans une ignoble mansarde, Lucien de Rubempré, veillant le corps
de Coralie morte, et composant des chansons libertines pour gagner
l'argent nécessaire à l'enterrement de sa maîtresse.

Dans ces rues tortueuses, sombres, étroites, il est facile de
reconstituer la physionomie du Paris d'autrefois; les vieilles
demeures y sont nombreuses encore, mais, comme au Marais, vouées
à de petits commerces, à de pauvres industries. Le Consulat,
après la campagne d'Égypte, y ouvrit un certain nombre de voies,
aux noms de victoires: les rue de Damiette, d'Aboukir, du Nil.
Sur l'emplacement de la place du Caire, s'élevait jadis l'hôtel
des Chevaliers du Temple. Un reste de chapelle gothique, où l'on
conservait le casque et l'armure de Jacque Molay, fondateur et
grand maître de l'ordre, servait, en 1835, de salle de réunion
aux adeptes de ce rite, et le père de Rosa Bonheur, chevalier du
Temple, y fit baptiser sa fillette sous la «voûte d'acier», faite
des épées qu'entrecroisaient les chevaliers de l'ordre, vêtus de
tuniques blanches, la croix rouge brodée sur la poitrine, bottés
de daim et la tête couverte d'une toque carrée en drap blanc,
surmontée de trois plumes, jaune, noire et blanche!

       *       *       *       *       *

Un délicieux tableau de Dagnan, conservé au musée Carnavalet, nous
montre le boulevard Poissonnière en 1834. La plupart des maisons
subsistent encore, mais, hélas! les grands arbres à l'épais
feuillage, qui faisaient de ce boulevard une sorte d'allée de
parc, ont depuis longtemps disparu. Victorien Sardou, cet amoureux
de Paris, qui y est né, qui y est acclamé, aimé et honoré, se
rappelle fort bien avoir connu ces beaux ombrages et longuement
flâné devant le théâtre du Gymnase. O prescience! devinait-il
les succès qui l'y attendraient avec _les Ganaches_, _les Vieux
Garçons_, _les Bons Villageois_, _Andréa_, _Féréol_, _Séraphine_,
_Fernande_, etc.

[Illustration: LA PORTE SAINT-DENIS.

Girtin, _del._]

Plus loin, nous rencontrons l'ancien théâtre des Variétés, dont
l'antique façade raconte un glorieux passé: Duvert, Lauzanne,
Bayard, Scribe, Meilhac, Ludovic Halévy et surtout Offenbach, dont
la musique enfiévrée mit pendant vingt ans le diable au corps à
Paris.

Ludovic Halévy, cet exquis notateur de la vie parisienne, nous a
donné, d'après le Père Dupin, un croquis charmant de ce qu'était
le boulevard Montmartre vers 1810: «Les acteurs des Variétés
avaient été obligés de quitter la salle de la Montansier;
leurs vaudevilles avaient plus de succès que les tragédies du
Théâtre-Français. L'Empereur rendit un décret qui leur retira la
salle du Palais-Royal; on leur permit de reconstruire une nouvelle
salle sur le boulevard Montmartre!... Un affreux quartier pour un
théâtre? C'était presque la campagne; il n'y avait pas une seule
de ces grandes maisons que vous voyez là! Rien que des petites
échoppes à un seul étage, des espèces de méchantes baraques en
bois et les deux petits panoramas du sieur Boulogne... Pas de
trottoirs, le sol en terre battue entre deux rangées de grands
arbres... Quelques vieux fiacres et cabriolets passaient de temps
en temps... La campagne enfin... C'était la campagne!!...»

       *       *       *       *       *

A la hauteur des Variétés, commençait ce qu'on appelait, sans
qualificatif, le _Boulevard_. Pour les flâneurs, les désœuvrés,
les gens d'esprit, les clubmen, les hommes de lettres et
les journalistes du second Empire, ce fut une sorte de lieu
sacré. Grammont-Caderousse, le prince d'Orange, Khalil-Bey,
Paul Demidoff, Aurélien Scholl, Roqueplan, Aubryet, Jules
Lecomte, Auguste Villemot, y étaient rois. Le Café Anglais, la
Maison Dorée, Tortoni, hébergeaient les grands viveurs, les
journalistes à succès et les hommes de lettres à la mode. Le gaz
y flambait, les bouchons de champagne sautaient et rien qu'en
s'ouvrant les pianos jouaient tout seuls l'Évohé d'_Orphée aux
Enfers_! Un bon mot dit à propos coupait court à une querelle;
les princes de l'esprit y tenaient tête aux princes de la
naissance ou de l'argent, comme ce jour où, à Tortoni, le duc
de Grammont-Caderousse lançait un paquet de plumes d'oie par la
figure de Paul Mahalin, coupable d'avoir la veille, dans un petit
journal, fortement égratigné la diva S..., que le grand seigneur
protégeait.

«--De la part de Mademoiselle S...,» avait dit le duc.

Et Mahalin de riposter avec son plus grand salut:

«--Je savais bien, Monsieur, que Mademoiselle S... plumait ses
amants, mais je n'osais espérer que ce fût à mon profit.»

[Illustration: LE BOULEVARD DES ITALIENS.

Gravure sur bois de A. Lepère.]

Depuis les sombres jours de 1870, l'élégant boulevard s'est
démocratisé. Les vieilles demeures elles-mêmes ont changé de
destination, et l'on vend des «Orfèvrerie Christofle» dans le
délicieux pavillon élevé par le Maréchal de Saxe--après les
guerres du Hanovre--à l'angle du Boulevard et de la rue
Louis-le-Grand. Au XVIIIe siècle on avait eu l'idée de fleurir
les toits des maisons voisines de ce bel hôtel, et l'on y dînait
joyeusement--à l'ombre des treilles--en regardant au loin tourner
les moulins de Montmartre. L'exemple fut imité de nos jours--et
l'on criait presque à l'innovation.--C'est une erreur de plus, il
n'y a rien de nouveau sous le soleil. On modifie simplement et la
plupart du temps la modification est regrettable!

Le perron de Tortoni n'est plus. Les brasseries, la soupe à
l'oignon et les choucroutes garnies remplacent les aristocratiques
restaurants de jadis. C'est une autre physionomie, mais c'est
encore un coin de Paris vraiment gai, spirituel, amusant,
original. La promenade y est délicieuse, mais hélas! rien ne s'y
retrouve rappelant le passé, depuis que le terrible incendie de
1887 a détruit l'Opéra-Comique de nos pères, l'Opéra-Comique
de Grétry, de Dalayrac, de Méhul, de Boïeldieu, d'Hérold; cet
Opéra-Comique dont la façade ne s'ouvre pas sur le boulevard,
suivant le désir formel exprimé en 1782 à Heurtier, l'architecte,
par les «Comédiens du Roi», refusant d'être confondus avec les
«Comédiens du boulevard». En cet Opéra-Comique, se réunissaient
chaque soir, dans le grand foyer--orné des bustes des ancêtres
de la musique française et des compositeurs qui avaient fait la
gloire de la maison--des habitués dont la présence seule était une
protestation contre la musique moderne: Auber, Adam, Clapisson,
Bazin, Maillard; plus tard, mais avec une tout autre esthétique,
G. Bizet, Léo Delibes, V. Massé, J. Massenet, Carvalho, Meilhac,
Halévy et aussi le père Dupin, cet étonnant centenaire qui
regardait un soir, d'un œil rancuneux, le buste de Hérold, en
grommelant: «M'a-t-il assez fait enrager, ce gamin-là!» Devant
l'ahurissement général, il justifia: «J'ai été son correspondant
en 1806, au collège Saint-Louis!»... nous étions en mai 1885! Ce
même Dupin, réactionnaire obstiné, s'attirait d'un contradicteur
cette menaçante réplique: «Toi, nous t'avons raté en 93. Mais à la
prochaine Révolution, nous ne te manquerons pas!»

Ces aimables parlottes, ces charmants rendez-vous qui réunissaient
tant de gens d'esprit, de jolis causeurs, d'artistes, d'hommes du
monde, tels que le foyer de l'Opéra-Comique, celui de l'Opéra ou
celui de la Comédie-Française n'existent plus guère qu'à l'état de
souvenir. Il n'en faudrait cependant pas conclure que l'usage en
soit aboli; les réunions d'artistes n'en sont ni moins fréquentées
ni moins suivies. Beaucoup ont émigré à Montmartre, sur la _Butte
Sacrée_; cette «mamelle du monde», hurlait l'étonnant Salis
dans ses boniments du _Chat Noir_, est l'une des plus amusantes
curiosités de Paris.

[Illustration: THÉÂTRE DES VARIÉTÉS VERS 1810.

D'après une sépia de l'époque. (Musée Carnavalet.)]

[Illustration: MÉDAILLE COMMÉMORATIVE DU SIÈGE DE PARIS.]

Gai, travailleur, cynique, blagueur et religieux, ce quartier
composite offre le plus singulier mélange de poètes, de peintres,
de sculpteurs, de limonadiers et de pèlerins. Sur les boulevards
de Clichy et des Batignolles, les feux tournants du _Moulin
Rouge_ éclairent un monde de viveurs, d'élégants, d'artistes,
de filles et de souteneurs. Chaque cabaret--et il y en a
beaucoup--recèle un ou plusieurs poètes plus ou moins comiques,
mais toujours frondeurs et «rosses», comme dit le spirituel Fursy,
un des meilleurs desservants de ces «boîtes à musique». Les grands
de la terre, les politiciens, les ministres y sont chansonnés sans
trêve et sans merci, et aussi les menus faits du jour; le dernier
discours d'un ministre, l'élégance de Pelletan, les cravates
de Le Bargy, les progrès de l'aviation, la dernière Encyclique
du Pape, l'impôt sur les automobiles, le divorce à la mode, les
récentes visites du roi d'Espagne ou du tzar de Bulgarie, tout est
mis en couplets et spirituellement frondé par les Bonneau, les
Numa Blès et autres successeurs d'Ange Pitou.

[Illustration: UN ÉPISODE DU SIÈGE DE PARIS.

Gravure de l'époque.]

[Illustration: LES BOULEVARDS, L'HÔTEL DE SALM ET LES MOULINS DE
MONTMARTRE.

Vue prise des Jardins suspendus de la rue Louis-le-Grand.

Aquarelle du XVIIIe siècle. Musée Carnavalet.]

Montmartre, c'est le cabaret de Paris, c'est le rire bon
enfant, c'est la blague. On s'y amuse la nuit et le jour on y
travaille, car de tous temps les artistes y ont élu domicile:
Henri Monnier, la duchesse d'Abrantès, Mme Haudebourg-Lescot, Mlle
Mars, Horace Vernet, Berlioz, Ch. Jacque, Reyer, Victor Massé,
Vollon, Manet, André Gill, Steinlen, Guillemet, Willette, Jules
Jouy, Mac-Nab, Xanrof, Maurice Donnay. Leur souvenir y est vivant
et respecté, la légende de leurs prouesses s'y est conservée.
C'est l'_Iliade_ de Montmartre.

[Illustration: UNE PLUME ESTAMPILLÉE DE PIGEON VOYAGEUR ayant
apporté des nouvelles de province à Paris assiégé.

Musée Carnavalet.]

A quelques mètres de ces rues bruyantes, commence la butte, sur
laquelle, à la fin du siège, en 1871, les Parisiens avaient hissé
les canons de la Garde nationale. Le Gouvernement tenta vainement
de les reprendre, et l'on sait le reste: la résistance, les
troupes débandées, les généraux Clément Thomas et Lecomte arrêtés,
traînés dans une petite maison de la rue des Rosiers et fusillés
contre un mur de jardin.

Il existe encore en partie, ce mur sinistre, et, si la maison a
disparu où s'est accompli ce drame du 18 mars, un peu du tragique
jardin aux fleurs rares survit derrière les modernes bâtisses de
l'_Abri Saint-Joseph_, vastes hangars servant de réfectoires aux
troupes de pèlerins qu'attire la basilique du Sacré-Cœur.

[Illustration: LA RUE DES ROSIERS.

Eau-forte de Martial.]

[Illustration: RUE A MONTMARTRE.

Houbron, _pinxit_. Musée Carnavalet.]

Tout ce quartier, d'ailleurs, est d'aspect triste, silencieux,
vieillot et monacal. Les marchands de chapelets, de scapulaires,
de cierges, de signets, de missels, d'images de piété, de cordons
d'aubes, y tiennent boutique. C'est une sorte de foire pieuse dans
ces rues aux noms liturgiques: Saint-Eleuthère, Saint-Rustique,
près de la rue Girardon et du cimetière du Calvaire, que domine
la silhouette dégingandée du vieux Moulin de la Galette,
rendez-vous ordinaire de flâneurs, de boulevardiers curieux,
de modèles d'artistes, de filles et de souteneurs du quartier.
L'ancien Montmartre, si pittoresque, se retrouve surtout dans la
rue Saint-Vincent, la rue des Saules où se rencontre le cabaret
du _Lapin agile_, la rue de la Fontaine-du-But, rues sordides,
bordées de pauvres galetas aux fenêtres garnies de linges séchant
sur des cordes et qui semblent, à chaque étage, loger une misère
différente; rues étranges, comprises généralement entre une
masure effritée et un enclos de planches verdies par les pluies
et couvertes d'inscriptions; ces palissades servent, en effet,
d'exutoires aux épanchements, aux confidences des «costauds»
et des «gigolettes» du quartier. C'est ainsi que, sans l'ombre
de retenue, le «Tatoué de la rue de Norvins» affiche sa flamme
pour «Mireille»; quant à «Victor le Frisé», il est adoré de son
«Hermine» et s'en vante; «Beauché, nez cassé des Batignolles», par
contre, nourrit de noirs desseins contre «Héloïse la Rouquine».
Des rendez-vous s'y donnent, amoureux ou sinistres, des serments,
des menaces s'y inscrivent. Les grands de la terre y sont
sévèrement jugés. L'épithète est toujours amère. Cela sent la
débauche, le vice et le crime.

Et cependant dans ce «coin de Paris» que les «embellissements
modernes» feront certainement disparaître avant peu, il se
rencontre d'admirables paysages, des ruelles exquises pleines de
verdure, d'oiseaux, de pigeons familiers, de merles siffleurs,
et l'on se croirait très loin, dans quelque paisible province,
si, au bout de toutes ces rues, la grande masse violacée de Paris
n'étalait sous la lumière du ciel son incomparable et féerique
panorama, océan de pierres d'où émergent, comme des mâts, les
campaniles des palais, les tours, les clochers, et les flèches des
églises, où se découpent les dômes, les toits des monuments, les
faîtes des maisons, les masses vertes des jardins. Incomparable,
unique vision faite de souvenirs d'art, de grandeur et de beauté!

       *       *       *       *       *

Le grand Balzac nous apprend que l'infortuné César Birotteau fut
ruiné par les spéculations qu'il tenta sur les «terrains vagues
avoisinant l'église de la Madeleine», il y mangea les bénéfices
réalisés dans «l'Eau carminative» et dans «la Double Pâte des
Sultanes». Sa parfumerie «la Reine des Roses» y sombra...

Et cependant César Birotteau avait raisonné juste; aujourd'hui
«les terrains de la Madeleine» sont les plus haut cotés de Paris.

En 1802 c'étaient des chantiers de construction d'où émergeaient
des piliers de l'église commencée depuis si longtemps et qu'on ne
finissait pas de bâtir.

[Illustration: PLACE DE LA CONCORDE EN 1829.

Canella, _pinxit_. Musée Carnavalet.]

C'est là que se passa l'épisode charmant retracé par
Duplessis-Bertaux sous ce titre aimable «La bienfaisance ingénue»
(fait historique du 5 messidor, an X). Une longue notice placée
sous le dessin nous apprend que Pradère, Persuis, Elleviou et
«son épouse» se promenant par une belle soirée boulevard de
la Magdeleine, rencontrent un aveugle, chanteur ambulant qui,
«par les accords de son piano, sollicitait la charité publique».
La recette était déplorable et nos bons et braves artistes
improvisant un petit concert en plein air, corrigent la mauvaise
fortune du pauvre diable. Après avoir délicieusement chanté, Mme
Elleviou, son mari et Pradère font la quête et versent 36 francs
dans les mains tremblantes d'émotion de l'aveugle!

[Illustration: PLACE DE LA CONCORDE.

D'après une sépia du XVIIIe siècle.]

    «Et je n'ai pas trouvé cela si ridicule.»

a dit Coppée.

Par la rue Royale gagnons les Champs-Élysées, après nous être
arrêtés un moment devant la cité Berryer, passage étrange où
s'élevait autrefois l'hôtel des Mousquetaires du Roi. C'est une
sorte de marché pauvre perdu dans ce riche quartier.

Place de la Concorde: la plus belle place qu'il y ait au monde,
avec ses perspectives incomparables des Champs-Élysées, de
la Seine, des Tuileries, du Garde-Meuble, de l'hôtel Crillon
et du logis charmant de Grimod de la Reynière, aujourd'hui
Cercle de l'Union artistique, à l'angle de la rue de «la
Bonne-Morue»--aujourd'hui rue Boissy-d'Anglas--devant laquelle
s'élevait encore, jusque sous le Second Empire, un des pavillons
d'angle construits par Gabriel. Que de souvenirs: l'érection de
la statue de Louis XV, les fêtes données en l'honneur du mariage
du Dauphin et de Marie-Antoinette, si tragiquement terminées par
l'écrasement, dans les fossés, de la foule attirée par le feu
d'artifice, première cause de haine contre «l'Autrichienne»; les
revues des gardes suisses, les charges de Lambesc, les ruées du
peuple sur le pont tournant, les grilles forcées, les fossés
franchis, et puis le sinistre échafaud, fumant devant la statue
de la Liberté, et les conventionnels terrifiés, s'arrêtant avant
d'entrer dans leur salle des séances et venant regarder de près
cette mort qui, chaque jour, est suspendue sur eux. «Hier,
me rendant à l'Assemblée avec Pénières, écrit Dulaure dans ses
Mémoires, nous aperçûmes en passant sur la place de la Révolution,
les préparatifs d'une exécution. «Arrêtons-nous, me dit mon
collègue, accoutumons-nous à ce spectacle. Peut-être aurons-nous
bientôt besoin de signaler notre courage en montant de sang-froid
sur cet échafaud. Familiarisons-nous avec ce supplice.»

[Illustration: ENTRÉE DES TUILERIES PAR LE PONT TOURNANT EN 1788.

Aquarelle originale du XVIIIe siècle. Musée Carnavalet.]

[Illustration: PAVILLON D'ANGLE DE LA PLACE LOUIS XV

Au coin de la rue de la Bonne-Morue, vers 1850 (aujourd'hui rue
Boissy-d'Anglas).

Eau-forte de Martial.]

Des têtes coupées sont présentées par le bourreau aux quatre
coins de l'immense place: Danton, Camille Desmoulins, Hérault
de Séchelles, Charlotte Corday, Madame Roland, Louis XVI,
Marie-Antoinette et Robespierre. Pêle-mêle effroyable, sinistre
boucherie, le sol est rouge de sang; puis ce sont les soldats
de l'Empire qui défilent en chantant pour entrer aux Tuileries
et acclamer leur Empereur triomphant, au retour de quelque
victorieuse campagne.

Une tête blanche, de grosses épaulettes d'or, un cordon bleu:
c'est Louis XVIII impotent, les jambes mortes, qui, dans sa
calèche qu'encadrent les Gardes du corps, passe comme un éclair au
triple galop de ses chevaux.

A l'angle de cette place de la Concorde, le 28 février 1848,
Louis-Philippe, brisé, vaincu, montera dans l'humble fiacre qui
conduira le deuil de la Monarchie.

Napoléon III, l'œil bleu et rêveur, la traversera presque chaque
jour, conduisant son phaéton, et celui que les Parisiens d'alors
appelaient «le petit Prince» montrera sa jolie tête blonde à la
portière de la berline escortée par l'escadron de service.

Les grilles des Tuileries s'ouvriront encore, le 4 septembre 1870,
sous l'effort des envahisseurs, et les artilleurs, pendant le
siège de Paris, camperont dans le grand jardin dévasté. Enfin,
le palais des rois de France disparaîtra dans un nuage de feu,
parmi les dernières convulsions de la Commune expirante, et un
pauvre bonhomme, dans un manteau brûlé de soleil, déteint par
les pluies, le chef couvert d'un vieux feutre fané, passera ses
journées à distribuer du pain et des graines aux pigeons et aux
moineaux de Paris, à la place même où s'éleva la tribune de la
Convention, à quelques pas de l'endroit où se posèrent les quatre
pieds du cheval blanc de l'empereur Napoléon passant la revue de
la Garde, avant de lâcher ses aigles victorieuses sur Moscou,
Madrid, Rome, Vienne ou Berlin!

[Illustration: L'ALLÉE DES VEUVES ET LE COURS LA REINE, VERS 1835.]

       *       *       *       *       *

Les Champs-Élysées sont de création presque moderne. Il y a une
dizaine d'années, les admirables avenues qui entourent l'Arc de
l'Étoile, l'avenue Kléber, l'avenue de Wagram, l'avenue Niel,
l'avenue de l'Alma offraient de bien pittoresques contrastes: à
côté d'un hôtel somptueux surgissaient des échoppes lamentables,
de sordides mastroquets, restes des anciens taudis qui peuplaient
ce quartier si luxueux aujourd'hui où rien ne rappelle les
terrains vagues et dangereux à traverser qu'ils étaient encore, il
y a soixante ans. Sous le Directoire, la chaumière de Mme Tallien,
«Notre-Dame de Thermidor», où les Incroyables et les Merveilleuses
n'osaient se rendre sans escorte, s'élevait à la hauteur de
l'avenue Montaigne. Des guinguettes, des vide-bouteilles en
plein air occupaient l'emplacement actuel des restaurants et
des cafés-concerts. Une gravure de Carle Vernet nous montre un
campement de Cosaques autour d'une humble auberge aux allures
campagnardes: c'est l'actuel restaurant Le Doyen!

Sous Louis-Philippe l'on commença à modifier les Champs-Élysées:
des allées furent tracées, la grande avenue élargie, et Émile
Augier racontait que c'était dans le creux d'un de ces arbres
numérotés pour l'élagage (le 116, je crois), que le porteur de
bulletins du théâtre du Gymnase déposait celui destiné à Balzac,
lors des répétitions de _Mercadet_. Le grand romancier, pour
dépister ses trop nombreux créanciers, logeait à cette époque rue
Beaujon, sous le nom de Mme veuve Dupont... (née Balzac), ajoutait
sur ses enveloppes de lettres Léon Gozlan, qui avait fini par
découvrir l'adresse de son illustre ami.

       *       *       *       *       *

Les curieux mémoires de l'abbé de Salamon, internonce du Pape en
1793, nous donnent un saisissant tableau du Bois de Boulogne sous
la Révolution: une sorte de forêt, de maquis, où se réfugiaient
les malheureux suspects, traqués par les Comités et les policiers,
les réfractaires, les insoumis, ceux enfin à qui la précieuse
carte de civisme avait été refusée: «Je restais continuellement au
plus épais du Bois de Boulogne; il me semblait que chacun de ceux
que je rencontrais lisait sur mon visage que j'étais hors la loi
et allait courir me livrer au bourreau. Je m'établissais dans la
partie la plus écartée du bois; j'allumais du feu avec un briquet
et des brindilles, je faisais cuire mes légumes et ma soupe était
excellente... Je trouvai plus tard un autre endroit assez commode,
du côté de la villa Bagatelle, tout près de la Pyramide, et non
loin de Madrid.

[Illustration: LE CHATEAU DE MADRID AU XVIIIe SIÈCLE.

L.-G. Moreau, _pinxit_.]

«Une nuit, je fus réveillé au milieu de mes rêves par les cris
perçants de deux femmes qui reculèrent épouvantées en m'apercevant
à travers l'obscurité de la nuit.

«C'étaient la mère et la fille qui fuyaient elles aussi un mandat
d'amener. Je leur criai: «Gardez le silence, qui que vous soyez!
Vous n'avez rien à craindre.» Elles me demandèrent ce que je
faisais dans le bois si tard: «La même chose que vous y faites
sans doute vous-mêmes», leur répondis-je.»

Plus tard, ce fut le rendez-vous ordinaire des duellistes; déjà,
sous Louis XV, des dames, la marquise de Nesles et la comtesse de
Polignac, y avaient échangé des coups de pistolet pour les beaux
yeux du duc de Richelieu. Sous la Révolution, en 1790, Cazalès et
Barnave y vident une querelle politique: «Je serais désolé de vous
tuer, fait Cazalès, mais vous nous gênez beaucoup et je voudrais
vous éloigner pour quelque temps de la tribune.» «Je suis plus
généreux, riposte Barnave, je désire à peine vous toucher, car
vous êtes le seul orateur de votre côté, tandis que du mien on ne
s'apercevrait même pas de mon absence.» Puis, c'est Elleviou et M.
de Biéville; le général Foy et M. de Corday; le maréchal Soult et
le colonel Briqueville; Benjamin Constant et Forbin des Essarts,
avec cette particularité que les deux adversaires se battirent
à dix pas, assis dans deux fauteuils, qui ne furent même pas
touchés... et combien d'autres!...

[Illustration: PAVILLON DE BAGATELLE.

L.-G. Moreau, _pinxit_.]

Sous Louis-Philippe, le duc d'Orléans, le duc de Nemours, lord
Seymour, le duc de Fitz-James, Ernest Le Roy--le Jockey-Club à sa
formation--y organisent des courses. L'enjeu était modeste et le
plus souvent il ne s'agissait alors que de quelques bouteilles
de champagne. Puis, la vogue s'y met. Les courses prennent
une extension considérable, c'est aujourd'hui la grande fête
parisienne. Déjà, vers 1860, on avait, à l'Hippodrome de la
place d'Eylau, évoqué le souvenir des anciennes courses de chars
chères à l'antiquité.

[Illustration: VUE DU JARDIN DES TUILERIES EN 1808.

Dessin de Norblin. Musée Carnavalet.]

[Illustration: UNE REPRÉSENTATION A L'HIPPODROME DE LA PLACE
D'EYLAU SOUS LE SECOND EMPIRE.]

Le Bois de Boulogne est devenu l'endroit à la mode. Le second
Empire y étale son luxe. C'est le cadre exquis des élégances, des
mondanités, et Émile Zola peut écrire dans _la Curée_: «Il était
quatre heures. Le Bois s'éveillait des lourdeurs de la chaude
après-midi. Le long de l'avenue de l'Impératrice, des fumées de
poussières volaient, et l'on voyait au loin les nappes étalées
des verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et de
Suresnes, couronnés par la grisaille du Mont Valérien. Le soleil,
haut sur l'horizon, coulait, emplissait d'une lumière d'or les
creux des feuillages, allumait les branches hautes, changeait cet
océan de feuilles en un océan de lumière... Les panneaux vernis
des voitures, les éclairs des pièces de cuivre et d'acier, les
couleurs vives des toilettes s'en allaient, au trot régulier des
chevaux, mettaient sur les fonds du Bois une large barre mouvante,
un rayon tombé du ciel, s'allongeant et suivant les courbes de la
chaussée. Les rondeurs moirées des ombrelles miroitaient comme des
lunes de métal.»

Le spectacle n'a pas changé. Le même défilé triomphal, chaque
jour, rassemble dans ce cadre choisi les femmes les plus élégantes
de Paris, les cavaliers à la mode, les chauffeurs aux trépidantes
automobiles, les clubmen aussi bien que les artistes et les
travailleurs qui viennent jouir de ce beau spectacle, de cette
fête des yeux, de ce décor unique au monde: le Bois de Boulogne,
l'avenue du Bois, les Champs-Élysées.

Du haut de l'Arc de Triomphe, aux crépuscules de mai, la vision
est magique, les terrasses du portique dressé à la gloire de la
Grande-Armée, dominant les plus somptueux quartiers du Paris
moderne.

Il y a quelque soixante ans, Balzac montrait son héros rêvant
sur la colline du Père-Lachaise et contemplant le Monstre qu'il
voulait dompter. Aujourd'hui, pour menacer du poing Paris, c'est
sur l'Arc de Triomphe que devrait se placer Rastignac. C'est de là
qu'il pourrait lancer son fameux défi: «A nous deux maintenant!»,
car si l'aspect des choses a changé, l'impression qui se dégage de
l'immense Cité est toujours la même: impression d'écrasement, de
lutte impérieuse, de victoire difficile. C'est que nul n'aborde
sans une sorte d'angoisse ce grand Paris, si redoutable aux
vaillants qui tentent sa conquête, et si prodigue aux heureux qui
ont su le séduire.

[Illustration: ARC DE TRIOMPHE DE L'ÉTOILE VERS 1850.]



TABLE DES GRAVURES


                                                              Pages

  Rue du Chaume. (Aujourd'hui rue des Archives.)--Hôtel
  de Soubise.--Tour de Clisson                          Frontispice

  La place de la Bastille et l'Éléphant                           V

  Démolition de la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, à la hauteur
  de la rue Soufflot                                           XIII

  Hôtel de Ville en 1838                                       XVII

  Le Louvre vers 1785                                         XXIII

  Le Jardin du Palais-Royal en 1791                            XXIX

  Place de la Concorde                                       XXXIII

  Chemin de ronde de la Barrière de l'Étoile en 1854.
  (Aujourd'hui avenue de Wagram)                                XLI

  Le Musée Carnavalet                                            47

  Le Pont-Royal, les Tuileries et le Louvre (XVIIIe siècle)      53

  Vue du Pont-Neuf, prise d'un œil-de-bœuf de la colonnade du
  Louvre                                                         57

  Le petit bras de la Seine et le Pont-Neuf                      59

  Ateliers et travaux des fondations de la caserne de la Cité
  en 1864-1865                                                   61

  Vue de Notre-Dame                                              65

  Le Petit-Pont et les tours de Notre-Dame                       69

  Ancienne Préfecture de Police. (Ancienne rue de Jérusalem)     71

  L'église Saint-Barthélemy et la petite place en face
  le Palais de Justice                                           73

  La Sainte-Chapelle en 1875                                     77

  Dégagement du Palais de Justice                                81

  Le triomphe de Marat                                           85

  Place Dauphine en 1780                                         89

  La pompe Notre-Dame                                            93

  Ile Saint-Louis                                                99

  Construction du Panthéon. (Fragment d'une aquarelle
  de Saint-Aubin.)                                               99

  Collège Louis-le-Grand                                        101

  Cour intérieure de l'École polytechnique                      103

  Rue Clovis en 1867                                            105

  Le Panthéon en construction                                   111

  Procession devant Sainte-Geneviève                            113

  Le Luxembourg vers 1790                                       117

  Billet d'entrée à l'Assemblée nationale                       121

  Soupers fraternels dans les Sections de Paris                 125

  Bassin du Luxembourg                                          129

  Galerie de l'Odéon. (Rue Rotrou)                              132

  Rue de l'École-de-Médecine en 1866. (Maison où Marat
  fut assassiné)                                                133

  Démolitions sur l'actuel emplacement du boulevard
  Saint-Germain                                                 137

  La cour de Rohan en 1901                                      139

  Salle de l'ancien Théâtre-Français                            141

  La façade de l'Institut                                       145

  Les cardeuses de matelas                                      148

  Le Pont des Arts                                              149

  Berges de la Seine                                            151

  Entrée du guichet du Louvre                                   152

  Paris vu de la pointe de la Cité                              153

  Une vue de Seine                                              155

  Le Pont Neuf vers 1855                                        157

  Le Pont Neuf vers 1889                                        161

  La rue Galande                                                165

  La place Maubert                                              168

  Ancien amphithéâtre de chirurgie, à l'angle de la rue
  de l'Hôtel-Colbert                                            169

  L'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet et la rue Saint-Victor   173

  La rue Saint-Julien-le-Pauvre                                 175

  Jardin des Plantes.--Le cèdre du Liban et le labyrinthe       177

  Jardin des Plantes.--Le cèdre du Liban                        179

  Jardin des Plantes.--Ancien amphithéâtre                      180

  Jardin des Plantes au XVIIIe siècle                           181

  Jardin des Plantes--Un observateur                            183

  Les tanneries sur la Bièvre                                   187

  La Bièvre vers 1900--Bief de Valence                          191

  Le pont de Constantine et l'estacade                          195

  Le Pont-Royal en 1800                                         199

  Hôtel de Lesdiguières                                         201

  Bal commémoratif sur les ruines de la Bastille                203

  L'hôtel de Sens vers 1835                                     207

  Hôtel du prévôt Hugues Aubryot--Cour et passage Charlemagne
  en 1867                                                       215

  Place Royale vers 1651 (actuellement place des Vosges)        219

  L'hôtel de Ville au XVIIe siècle                              223

  Rue Grenier-sur-l'Eau en 1866                                 225

  Hôtel Barbette                                                227

  Port Saint-Paul                                               229

  La rue des Prouvaires et la rue Saint-Eustache vers 1850      237

  Les Halles en 1822                                            238

  Les Halles en 1828                                            239

  Les Halles et la pointe Saint-Eustache                        240

  Le trottoir des Halles, près Saint-Eustache en 1867           241

  Vieilles rues du quartier des Halles, vers 1865               243

  L'ancien marché à la Vallée, quai des Grands-Augustins        245

  Le marché des Innocents au XVIIIe siècle                      249

  Saint-Jacques-la-Boucherie, vers 1848                         253

  La maison de Beaumarchais                                     257

  Vue de l'Ambigu-Comique sur le boulevard du Temple            261

  Le boulevard du Temple vers 1860                              265

  Théâtre des Funambules, boulevard du Temple                   269

  Une cour de la prison Saint-Lazare                            272

  Rue Saint-Martin en 1866--La Tour du Vert-Bois                273

  Rue de Cléry                                                  275

  La Porte Saint-Denis                                          279

  Le boulevard des Italiens                                     283

  Théâtre des Variétés vers 1810                                287

  Médaille commémorative du siège de Paris                      289

  Un épisode du siège de Paris                                  290

  Les boulevards, l'Hôtel de Salm et les Moulins de Montmartre  291

  Une plume estampillée de pigeon voyageur                      293

  La rue des Rosiers                                            294

  Rue à Montmartre                                              295

  Place de la Concorde en 1829                                  299

  Place de la Concorde                                          301

  Entrée des Tuileries par le pont tournant en 1788             303

  Pavillon d'angle de la place Louis XV vers 1850               305

  L'allée des Veuves et le cours la Reine, vers 1835            307

  Le Château de Madrid                                          311

  Pavillon de Bagatelle                                         314

  Vue du Jardin des Tuileries en 1808                           315

  Une représentation à l'Hippodrome sous le second Empire       317

  L'Arc de Triomphe de l'Étoile vers 1850                       319


FIN DE LA TABLE DES FIGURES



LISTE DES OUVRAGES CITÉS OU CONSULTÉS

=Histoire et recherches des Antiquités de la Ville de Paris=, par
H. Sauval (1724).

=Histoire de la Ville et du Diocèse de Paris=, par l'abbé Lebeuf
(1883).

=Tableau de Paris=, par Mercier (1782).

=Histoire de Paris=, par Dulaure (1825).

=Tableau de Paris=, par Texier (1850).

=Paris démoli=, par E. Fournier (1855).

=Énigme des rues de Paris=, par E. Fournier (1860).

=Chronique des rues de Paris=, par E. Fournier (1864).

=Paris à travers les âges=, par E. Fournier (1875).

=Mon Vieux Paris=, par E. Drumont (1879).

=Paris=, par Auguste Vitu (1889).

=Paris= (=Histoire des vingt arrondissements=), par Labédollière.

=Paris Révolutionnaire=, par Lenôtre (1895).

=Vieux papiers, Vieilles maisons= (1900).

=La Bièvre et Saint-Séverin=, par Huysmans (1898).

=La Chronique des Rues=, par Beaurepaire (1900).

=Paris-Atlas=, par F. Bournon.

=Nouvel Itinéraire-Guide de Paris=, par Ch. Normand.

=A Travers le Vieux Paris=, par le marquis de Rochegude (1903).

=Procès-verbaux de la Commission municipale du Vieux Paris=
(depuis 1898).

3047-1-24.--Paris.--Imp. HEMMERLÉ, PETIT et Cie

2, 4 et 4 _bis_, rue de Damiette.

[Illustration]





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