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Title: Autels privilégiés
Author: Montesquiou, Robert de
Language: French
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    Au lecteur.

    L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été
    harmonisée, mais les erreurs clairement introduites par le
    typographe ou à l'impression ont été corrigées, et à quelques
    endroits la ponctuation a été corrigée.



  ROBERT DE MONTESQUIOU

  AUTELS
  PRIVILÉGIÉS


    Parmi lesquels sont plusieurs
    qui peuvent figurer dans les romans
    du ciel.

    CHATEAUBRIAND.


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1898



ORDO

  «Si mes propres reliques vous
  viennent sous le nom de martyr,
  recevez-les.»


Le relevé d’un procès en Cour d’art et d’amour, plaide tendrement
avec d’éloquentes pièces à l’appui de la canonisation proclamée
enfin pour _Desbordes-Valmore_.--Pour le demi-dieu _Leconte de
Lisle_, plus encore qu’une canonisation, un culte, peut-être institué
un peu trop tôt, célébré avec plus d’ostentation que de ferveur,
sur ces pelouses du Luxembourg qu’on marchande à cette moins
marmoréenne personne d’un Saint-Orphée, celui-là «bien toussottier
et boitillant», ainsi que lui-même me l’écrivait, le pauvre Lelian,
_Paul Verlaine_.--L’ensoleillé _Mistral_, notre Provençal Horus.--Une
jonchée de _Pensives Roses_ sur le parcours «l’une _Fête-Dieu_ des
Muses.--L’âpre _Hello_, Saint-Jean-Bouche-de-Fer, le nouvelliste
précurseur, le polémiste Mangeur-de-sauterelles.--_Goncourt_, le noble
patron de la Charité bien ordonnée.--_Tolstoï_, une icône.--_Léonard_,
l’omniscient.--_Blake_, le peintre poète nécromant.--_Burne-Jones_,
une idole.-_Bœcklin_, un prince des peintres.--Les _Vernet_, dieux
désaffectés.--Un mystérieux retable de Chassériau.--_Ghys_, un Lare
élégant.--_Carriès_, Oliab et Bélizéel, tout à la fois, sculpteur
du réel et de l’idéal, qui cisela lui-même sa crédence.--Un exquis
desservant, _Helleu_.--_Sarah_ l’inspirée Sibylle; _Eléonora_, une
frémissante pythie.--_Versailles_, un sanctuaire éteint...

Telles les vingt stations closes par une vingt et unième. _L’Autel du
Veau d’Or_, le fétiche encensé et exécré de la Messe Rouge et Noire.



  I

  A LA MÉMOIRE
  DE PAULINE DE SINETY,
  COMTESSE GONTRAN DE MONTESQUIOU.



  FÉLICITÉ

  MARCELINE DESBORDES-VALMORE

    Elle s’occupe aussi des choses de la terre,
    Car la feuille de lys est courbée en dehors.

    VICTOR HUGO.


Je voudrais dire à mon tour, et s’il se peut, plus synthétiquement
qu’il n’a été fait jusqu’ici, une poétesse admirable, ensemble
merveilleuse et sublime, la Sapphô chrétienne, Marceline
Desbordes-Valmore.

Pas un de nous en qui ces musicales syllabes, cristallines comme le
son d’un harmonica, ne résonnent familièrement. A tous notre mémoire
d’enfant signe de ce nom

    Un tout petit enfant s’en allait à l’école...

et tels autres menus poèmes appropriés, dont se désennuyait notre
étude, car

    Le maître est tout noir...

Le doux nom estampille encore pour tous quelques romances où notre
adolescence s’égaya, et qui font sourire. Puis c’est tout. Peu se
doutent que le gentil nom est celui de la poétesse admirable, ensemble
merveilleuse et sublime, la Sapphô chrétienne. Et c’est vraiment
pour quelques-uns seulement qu’il commence de se nimber du halo d’une
auréole qui est une aurore, non qui se _révèle_, mais qui se _relève_.

    Sur la pierre des morts croit l’arbre de grandeur.

Le sublime vers de Vigny, prélude pour celle dont la renommée, entre
toutes, a ceci d’étrange, qu’appréciée à sa vraie valeur par les plus
illustres de ses contemporains, Lamartine, Hugo, Vigny, Michelet,
Dumas, Sainte-Beuve qui se faisaient honneur de son amitié, traitée à
peu près dignement par la postérité banale qui consacre d’un nom de
rue, sa vraie gloire est, jusqu’à ce jour, fermée ainsi que fut son
âme, et pourtant, comme elle, toute pleine de ferveurs en puissance, de
clartés latentes et de virtuelles vertus.

Appliqué depuis déjà des ans à tenter d’en fomenter l’éclat, il m’eût
été douloureux de n’être pas des premiers de cette seconde période à
divulguer nettement la bonne nouvelle dont se sont déjà plus ou moins
brièvement et secrètement réjouis, après les maîtres dont je parlais
tout à l’heure, Gautier, Baudelaire, Banville, Barbey d’Aurevilly et M.
Verlaine.

Pour cela, je suis venu à vous[1] aujourd’hui, et vous demande de
me suivre à travers cet exquis calvaire, ce douloureux et délicieux
dédale, où les propres vers de Marceline, délicatement parfilés, nous
serviront de fil conducteur en même temps que de sympathique lien.

  [1] Des fragments de cette étude ayant été récités par moi, sous
  forme de conférence, en janvier 94.

On remet un jour à Hugo--selon une anecdote plus ou moins
véridique--une lettre adressée _Au plus grand Poète de France_. Il la
fait porter chez Lamartine, qui la retourne au premier.--«Nul ne saura
jamais, aurait ajouté Vigny, lequel des deux s’est décidé à l’ouvrir.»

Que la suscription ait revêtu: _Au plus mystique_, c’était lui-même; au
plus _plastique_, Gautier; au plus _précordial_, VALMORE.

Il y a dans une des pièces du poète qui nous occupe, un vers, surtout
un verbe, très simple, dont je ne retrouve nulle part ailleurs
l’émouvante affixe et le significatif figuré:

    Beaux innocents morts à minuit
    _Desserrez_ mon cœur qui me nuit.

Le cœur serré n’est que trop connu: cette étrange étreinte intérieure
d’anxiété angoisseuse et froissante. Il s’agissait de _desserrer_ cela,
dénouer, délacer ce vêtement invisible et subcostal, immatériel et
pourtant si réel, qui appuie et qui nuit.

C’est la propre action des poésies de Mme Valmore; de cette main
mystérieuse et incorporelle qui s’immisce à travers l’âme qu’elle
surprend et apaise, pour aller plus avant, _descendit ad inferos_,
desserrer le cœur qui nuit.

Le seul mythe de Parsifal, la seule minute où le regard de la Sainte
Lance, miraculeusement assainit, la tête et le cœur d’Amfortas, le
noble prêtre qui a péché (et que Mme Valmore paraît avoir prévu dans
ces deux vers:

    Alors posant ma main où la douleur s’élance
    Je ressentis au cœur comme un grand coup de lance!

peuvent équivaloir au réveil désenfiévré qui suit une pleine lecture
tardive de cette poésie. On passe la main sur son front, d’un geste
d’habitude, pour en chasser un nuage qui n’y est plus. On la porte à
son flanc pour assagir sa plaie, et, comme Sainte-Elisabeth, on ne
rencontre plus, sous son manteau, qu’un bouquet de roses...

    Quel doux ravissement se glisse entre mes larmes;
    Quelle main me caresse et s’arrête à mon cœur?

Alors, ainsi que le Pur-Simple, cœur desserré sous l’onde
baptismale, on murmure: «D’où vient que tout me semble si bel
aujourd’hui?...»--C’est qu’en ce jour quelqu’un a pâti pour toi. Car,
seule, la passion peut racheter la souffrance; et l’hostie blanche, la
pure colombe a rougi, pleuré, saigné. Car il y a vraiment d’un christ
féminin dans cette sainte femme.

    Dont nul ange ici-bas n’a vengé la douceur.

J’ai dit lecture tardive. Oui. Les éditions éparpillées et incomplètes
sinon interdirent, du moins entravèrent longtemps le _vol d’oiseau_ sur
cette œuvre. Les trois volumes de M. Lemerre permettent aujourd’hui[2]
de diviser tour à tour et recomposer une grande partie du faisceau
lumineux pour se délecter du détail ou se réjouir de l’ensemble.

  [2] Depuis 1886.

Il y avait encore cet inéluctable silence qui succède aux oraisons
funèbres, où se restreint presque intégralement encore le formulaire
de la poétesse. Baudelaire, pourtant son plus subtil bien que bref
panégyriste, apparaît visiblement gêné par ce manque de cohésion dans
la gerbe des recueils. Nul doute que son bel article n’eût étendu ses
accents, élargi ses accords sous la révélation plus tard totalement
proférée; à l’effluve surtout de ce recueil posthume qui résume
l’essence du flacon, la quintessence de l’essence.

Enfin, et de par la loi du _suranné_ qui n’est déjà plus le _démodé_,
et cependant pas l’ancien encore, mais bien la chrysalide à travers
laquelle l’un devient l’autre,--entre notre génération et celle
qui tenait encore à la contemporaine par le _de visu_, voltigeait
ce prestige fané d’époque, ce brin un peu risible de coiffure en
_couette_, par-dessus l’attitude _troubadouresque_ et _dessus de
pendule_, l’écho de «_ce petit côté secret qui rend populaire, ce
presque rien qui fait tache_[3]» et grâce auquel notre mémoire d’enfant
nous donnait la dame pour à peu près connue. Une résonnance de tous ces
pianos mentionnés par Sainte-Beuve, et sur lesquels s’est transposé et
_tapoté_ le plus chantant de la _lyre_ du poète, tandis que le silence
en retient encore les traits les plus fulgurants et les plus suaves
soupirs. Une odeur de _Quel est ce gant rose--qui n’est pas le mien_,
invétérée en une récurrence, et longtemps empêchant de croire que s’y
pût loger la main dont s’étancheraient nos douleurs.

  [3] Baudelaire.

Oui, ces _romances_ où des beautés sont souvent recélées, et dont,
ailleurs, l’inconscient comique aboutit à quelque chose de touchant
comme la demi-lyre de la gravure de Monziès, cet élément _Pauline
Duchambge_, ce bout d’écharpe envolée dont les biographes entortillent
le sujet trop complaisamment, n’ont plus qu’un intérêt parasite et
documentaire; et la prétentieuse brume en fond au feu de ce qu’elle
abrite et qui les habite; et le ruban de Desbordes-Valmore s’en ira
rejoindre le turban de Staël, les cornettes de Sévigné, les bandeaux
de Sand et les bandelettes de Sapphô, dans ce vestiaire des siècles où
les atours s’évanouissent, pour laisser s’épanouir, hors du temps, la
beauté nue.

Elle «_résout la sécheresse du cœur_», Michelet l’a dit, qui, seul, a
légué les formules vraiment caractéristiques de ce doux-amer génie.
Elles flottent par-dessus toutes autres paraphrases et surnagent ainsi
qu’une arche sur un déluge, ou tout au moins comme le manuscrit de
Camoëns pouvait reluire au-dessus du flot.

Les voici. C’est avec celle sur «_le don des larmes, ce don qui
perce la pierre_», trois autres encore: «_Le sublime est votre
nature._»--«_Mon cœur est plein d’elle. L’autre jour, en voyant Orphée,
elle m’est revenue avec une force extraordinaire, et toute cette
puissance d’orage qu’elle seule a jamais eue sur moi._»--Enfin: «_Je
ne l’ai connue qu’âgée, mais plus émue que jamais; troublée de sa fin
prochaine, et, on aurait pu le dire, ivre de mort et d’amour!_»

Ces quatre paroles constituent l’évangile de Madame Valmore. Quoi qu’on
puisse écrire d’elle, désormais, ne saurait que graviter autour de
cette quadruple épigraphe succincte, synthétique, suggestive.

Tous ceux qui abordent cette mémoire et en tirent du relief sans
lui pouvoir ajouter de lustre (car la seule donnée en illumine
l’interlocuteur de son approche d’arche sainte), brassent la légende en
quatre versets, sans paraître se douter du dessous qu’ils infligent, de
ce fait même, à leurs variations et à leurs trilles.

Au reste, du contingent biographique où se recrutent à peu près
ordinairement ces appendices, devrait-on même user? La grille du
tombeau n’a-t-elle pas droit de suture immédiate au mur de la vie
privée? L’amalgame de la personne double de l’artiste et de l’être
représente un des plus déplorables postulats et l’une des plus
fâcheuses exigences du public sur le mage. Les parterres insuffisamment
renseignés et attentifs qui ne sauraient l’aller chercher là qu’il
réside uniquement, à savoir dans l’_Œuvre_, exigent néanmoins (et
d’autant plus!) de le toucher, sans l’atteindre, par la frange de son
manteau, et, mieux encore, par l’ouverture de ses plaies, où quelque
secret espoir de faire expier le mérite de l’_esprit prompt_, met en
quête d’une tare de _la chair faible_...

Mais, pour nous autres, à vrai dire, qui avons démêlé, ressenti, goûté
tout le parfum dans l’extrait, toute la griserie dans la liqueur, peu
nous chalent des pétales froissés ou des baies flétries; plutôt nous
craindrions volontiers d’amoindrir notre extase par d’inopportuns
contrôles, de rétrospectifs examens sur une grappe tarie ou une fleur
séchée.

Bien mieux, nous tiendrions de celui qu’importunent ces bravos adressés
au gosier de l’interprète plutôt qu’à la sonorité éparse de son chant,
et qui se recule et recueille au fond de la loge, craintif de voir
attribuer le charme qui l’enchaîne encore à quelque vieux visage de
ténor teint ou de cantatrice déteinte.

Les métiers, d’où vers nous chatoient les joyeuses aunes des tissus
fleuris, ne sauraient se démonter qu’en bois et cordes. N’est-il pas
plus sage d’oublier canuts et tisserands pour voir courir des rinceaux
sur des fonds, revoir rêver des oiseaux entre leurs branchages brochés,
suivre revivre et s’iriser des iris sur de la soie?

C’est elle seule la douloureuse Félicité qu’il sied interroger sur
elle-même. A cette confession surtout, à cette autoconfrontation
vraiment nous aident les biographies. Sachons-en gré, rendons grâces.
Le plus clair de l’éloge de Sainte-Beuve ne consiste et réside-t-il pas
en ces extraits de lettres où reluisent tant de familières splendeurs?

Le meilleur et le pire de ces aveux, le plus _sui generis_ du type, le
plus _artésiennement_ explicatif et révélateur de ce moi, c’est bien
cette profession de foi de son arcane poétique: «_A vingt ans, des
peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant_ PARCE QUE MA VOIX
ME FAISAIT PLEURER; mais la musique roulait dans ma tête malade, et une
mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de ma réflexion.»

Hélas! nul ne s’est encore trouvé, parmi les indiscrets, pour nous
révéler l’«homme d’un talent immense», le «fauteur de ces peines
profondes...»

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La vraie Valmore à édifier et déifier est une Valmore, de vers, de
ses vers groupés à l’entour de son nom en la délicate élite et la
délicieuse prédilection d’une dédicace réversible. La citation est
ardue en ces textes. Nuls autant ne menacent de la rendre envahissante;
puisque le _il faudrait tout citer_ de cliché immémorial est ici la
vérité même. Telles pièces sont plus parfaites, plus délibérément
réussies, mais qu’on n’oserait guère déclarer plus que d’autres
adéquates à leur visée, mieux moulées sur nature. Fût-ce les trop
célèbres _romances_, plusieurs drôlement datées et démodées et pour
lesquelles l’indulgence tourne presque à du goût. «Dans Shakspeare,
j’admire tout comme une brute,» fait un dire célèbre de Victor Hugo.
Dans Valmore, faudrait-il varier, j’aime tout comme une âme; d’amant?
non, d’enfant. Et c’est à noter que toutes les gloses meilleures ou
pires exercées sur cette mémoire, en tirent la même fascination de
mise en présence de leur âme enfantine et juvénile, de leurs «jeunes
annales».

    Ah! qui n’a souhaité redevenir enfant?
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Là de la vague enfance un regret qui sommeille
    Dans les fleurs du passé vaguement se réveille;
    Il reparaît vivant à nos yeux d’aujourd’hui!
    On tend les bras, on pleure en passant devant lui[4].

  [4] Ailleurs:

      Oui, partout où je marche une voix me rappelle.
      Voix du berceau lointain qui ressaisit le cœur...
      Voix qui trouble et se plaint de l’enfant infidèle,
      Dont le sort se fit triste en cherchant le bonheur.

Quels doigts au velouté de pistils, quelle âme à l’haleine de
calice--non de quelle Fille-Fleur, à la façon de Wagner, mais de quelle
Fleur-Flamme et Fleur-Femme s’approprieraient à ce précieux labeur?
Combien d’heures enchanteressement passées à parfiler brin à brin,
ligne par ligne, l’étoffe de cette poésie, pour en isoler les fils les
mieux aimés, les plus émus.

Voilà de ces travaux auxquels il est plus suave de penser que les
risquer n’est sage. Et quel autre qu’un immatériel Ariel oserait songer
à parfaire un pastel avec du pollen récolté ou de la poudre d’aile
de papillon prélevée?--Et puis la grosse besogne des heures nous
réclame. Puissions-nous, une fois, nous abstraire assez idéalement pour
volatiliser ce sublimé, que, nul autre jour, notre âme ne saurait se
doser à l’état d’exquise transparence qu’exigent ce choix impondérable,
cet impalpable tri.

Le moins massivement possible, une heure, nous tenterons d’offrir
une épreuve de cette mellification artiste. Mais il faudrait pour y
exceller ou même atteindre, toute la courte vie d’une géniale jeune
fille marquée à l’aube comme un fruit touché et dont résorberait
toute la sève immaturée d’un talent condamné, cette filiale tâche
de tendresse: sans rien des odieux _extraits_; plutôt une de ces
versicolores et vétilleuses couronnes que tresse un Breughel des plus
larges et menues flores doctement entremélangées autour d’un médaillon
de madone.

    Quelque chose de tendre y languissait; du lierre
    Y tenait doucement la vierge prisonnière.

L’impression qui succède à celle que je viens de dire (à savoir notre
rachat par cette souffrance, notre rafraîchissement par cette brûlure,
notre apaisement par cette ardeur), c’est une impression d’immersion,
puis de submersion. Nous sommes noyés d’efflorescences et d’effluves,
de sourires, de soupirs et de souvenirs. C’est à cet assaut par une
tempête de feux et de pleurs qu’il faut sans doute attribuer l’air
d’incomplet et de vague même des meilleurs essais autour de cette
œuvre. Études sous forme d’articles, reprises avec ardeur, puis qu’on
dirait rebutées, et qui ont de la lutte des barques contre une mer
démontée, une phosphorescente mer faite de larmes et de flammes.

Après bien des reprises, je vous livre la ruse dont j’usai pour essayer
de vaincre cette tempête, en enfermer dans mes outres les ouragans et
les caresses, les bises et les brises pour les y retrouver à loisir,
vous les distiller et vous les dire. Puisse, au nom de cet inestimable
bienfait, le subterfuge ne pas vous paraître puéril, si le service vous
est tant soit peu rendu.

Au cours de mes promenades et mes rêveries entre les mystérieux
_bocages du sentiment_, de ces volumes, ainsi que les nomme
prestigieusement Baudelaire, il me sembla pourtant finir par en démêler
le méandre. Et ce ne fut pas sans exultation qu’en ayant tracé et
dressé le plan, je le vis subdivisé en autant de charmilles et de
chapelles qu’en avait taillées et ciselées notre poétesse; et que j’en
fis et y fis tour à tour rentrer son multiforme génie ainsi qu’il
arriva à ce Protée du conte oriental qui se réintégra en sa fiole.

Mais si ce livre est bocage, il est aussi buisson ardent. Océan ou
forêt, l’amour y brûle et roule

    L’amour, ce ciment des âmes
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Amour, divin rôdeur glissant entre les âmes

suivant ses appellations mêmes.

_Promise aux profondes amours_ selon son expression propre, l’œuvre de
Marceline Desbordes-Valmore est un _Univers d’Amour_.

    Il est doux d’être aimé, cette croyance intime
    Donne à tout on ne sait quel air d’enchantement.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ne vous étonnez pas en recevant la vie,
    De tout ce qu’elle offrait, je n’ai plus que l’amour,
    Mon cœur le respirait avec l’air et le jour...

Amour, hâtons-nous de le dire, et que là est le neuf et le merveilleux,
d’autant plus passionné qu’il est plus pur.

Chaque écrivain, nous dit en substance Mme Valmore dans une de ses
lettres, prodigue à son insu un vocable qui, de par son intensité et sa
fréquence, révèle et trahit son auteur: «Mme Sand en a un comme cela:
_étreindre!_»--Le mot de Marceline ne serait-il pas _innocence_?

    J’ai soif de sommeil, d’innocence,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    N’entendra-t-elle plus mon passé d’innocence
    Comme un oiseau sans fiel plaider avec son cœur?
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Toi qui ris de nos cœurs prompts à se déchirer
    Rends-nous notre innocence ou laisse-nous pleurer!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

            Beau fantôme de l’innocence
                Vêtu de fleurs
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Innocence! Innocence! Éternité rêvée,
    Au bout des temps de pleurs serez-vous retrouvée?
    Êtes-vous ma maison que je ne puis rouvrir?
    Ma mère, est-ce la mort? Je voudrais bien mourir.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Inexplicable cœur, énigme de toi-même,
    Tyran de ma raison, de la vertu que j’aime,
    Ennemi du repos, amant de la douleur,
    Que tu me fais de mal, inexplicable cœur!

_Cœur du cœur_, l’expression qui lui est commune avec Shakspeare, et
qui la mène à l’amour de l’amour comme pour redoubler sa tendresse,
fournit ce vers à Mme Valmore quand elle parle de son enfant:

    Oh! que vous me manquiez, jeune âme de mon âme

Donc _Amour sous forme sextuple: Amoureux, amical, filial et maternel,
charitable et divin_. Ajoutez _l’amour de la nature_ et _l’amour
prorogé au delà du trépas_, vous aurez les six divisions sous
lesquelles m’ont paru pouvoir se ranger toutes les phases de cette âme
incoercible, les phrases de cette œuvre vagabonde. A savoir: AMOUR,
TENDRESSE-TRISTESSE, MATERNITÉ, FOI, NATURE, ÉTERNITÉ[5].

  [5] Mme Valmore, dans son recueil posthume (ou peut-être son
  éditeur), a rangé elle-même ses poésies sous des appellations
  similaires, mais sans beaucoup de suite.

    J’ai vécu d’aimer, j’ai donc vécu de larmes.

Entre toutes séductions, celle du regard fascinait Marceline. Ses
propres larmes et celles qu’elle consolait diamantaient sa vie.

Le son de la voix la captivait aussi.

Les _Yeux et les pleurs_ et _la Voix_ subdivisent donc naturellement
cette grande division de l’amoureux amour.

TENDRESSE-TRISTESSE enferme _Prisons et exils_, les deux misères
qui l’apitoyaient le plus éloquemment, et qu’elle a le mieux
pleurées.--_Ipsa_ contient ce qui semble le plus avoir trait à la
personne même de l’artiste.

MATERNITÉ, c’est la mutuelle réversibilité de ce sentiment double,
ascendant et descendant au cours comme au décours de ses _jeunes
annales_: celles où elle joue le rôle de l’enfant; et d’autres où elle
porte elle-même la croix de la Mère Douloureuse.

Nulle avant elle, nulle après elle, comme elle n’aura dit et ne dira
cet incessant échange, ne fera frôler et gravir en ses deux sens
l’échelle de Jacob de l’amour successivement filial et maternel par les
ailes de tant d’expressions ingénieuses, caressantes et pures, pour
parler tour à tour de celle qu’elle nomme divinement

    Ma tige maternelle enlacée à ma vie!

et de ceux qu’elle appelle non moins célestialement

    Un enfant! un enfant! O seule âme de l’âme!
    Palme pure attachée au malheur d’être femme.
    Éloquent défenseur de notre humilité
    Fruit chaste et glorieux de la maternité.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    C’est notre âme en dehors en robe d’innocence.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    De la foi des époux sentinelle sans armes,
    Visible battement de deux cœurs dans un cœur!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Image de Jésus qui se penche vers nous
    Pour relever sa mère humble et née à genoux.

Oui, le bréviaire de l’amour filial est révolu. Nous la devons à
Valmore cette

    Voix du berceau lointain qui ressaisit le cœur.

Il semble, entre ces autobiographies d’une enfance indéfiniment
évoquée, il semble que ce menu tableau lumineux de résurgence des
jours premiers dont on dit qu’il apparaît au noyé près de s’engloutir,
se découpe incessamment pour notre poète toujours prêt à sombrer, et
charitablement l’isole des circonvolutions poignantes, le fascine et
tire hors de soi. C’est le magique miroir où la Belle revoyait le foyer
quitté du fond du royaume de la Bête.

    Parle-moi, je t’écoute, éloquent souvenir.
    Qui ne s’est détourné d’un trompeur avenir
    Pour chercher dans le fond de son âme attendrie,
    Tes regrets, tes leçons, ta tristesse chérie?
    Ce tableau vague et doux qui repose les yeux,
    Qui nous rend l’innocence et le pardon des cieux.

Ce vocabulaire, y peut-on ajouter? J’ose dire qu’on ne saurait
l’égaler. En tout cas, le surpasser, jamais. Centre de ce double
courant de passion entre ses propres enfants et cette mère dont
le souvenir, parmi cent apostrophes qui font sursauter, lui dicte
cette pièce: _Quand je pense à ma mère_, elle-même pieuse fille et
«pâle couveuse d’immobiles tourments», ainsi qu’elle se qualifie,
elle polarise tous les rayons de la maternité et de la _filialité_,
passez-moi ce terme.

Ces apostrophes, en voici:

    La mère, n’est-ce pas un long baiser de l’âme,
    Un baiser qui jamais ne dit non ni demain.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Quand elle m’avait dit: Vous êtes mon enfant!
    Le ciel, c’était mon cœur à jour et triomphant.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Comme le rossignol qui meurt de mélodie
    Souffle sur son enfant sa tendre maladie,
    Morte d’aimer, ma mère, à son regard d’adieu,
    Me raconta son âme et me souffla son Dieu.

Enfin, ce passage qui rappelle et regrette les sépultures disposées
jadis au pourtour extérieur des églises:

    C’était beau d’enfermer dans une même enceinte
    La poussière animée et la poussière éteinte.
    C’était doux, dans les fleurs éparses au saint lieu,
    _De respirer son père en visitant son Dieu_.

Quant à l’éloquence de sa maternité propre, je ne crois pas qu’on ait
jamais parlé avec cette _nostalgie des entrailles_.--Jugez-en plutôt.
Récemment mère, elle se plaint de ne plus _faire corps_ avec son
nouveau-né.

    J’aurais voulu voir Dieu pour te créer plus beau!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Et j’allais au soleil couchant sécher mes pleurs
    Pour te rendre suave et pur comme les fleurs.

Et enfin, peut-être le vers d’imagination, de sensibilité et de
formule, le plus curieux de toute l’œuvre:

    _Car, si près que tu sois, l’air circule entre nous!_

FOI

    La foi, c’est l’haleine des anges,
    C’est l’amour _sans flammes étranges_!

C’est l’amour, toujours dévorant, mais transposé et sublimé, qui fait
trouver à la muse devenue ange pour l’absorption finale, la résorption
rédemptrice de sa terrestre passion contrainte dans le foyer de la
ferveur éternelle, des images comparables aux seules Dantesques
descriptions du paradis--mais avec moins de blancheur;

    Seigneur! Qui n’a cherché votre amour dans l’amour!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Comme un oiseau s’enfuit, je m’en vais dans l’espace
    Chercher l’immense amour où mon cœur s’abreuva...

et par les plus touchantes variantes de charité et de prière, de
croyances et de sentiments, atteindre, en même temps que Dieu même, les
plus fluides matérialisations de la pensée et du langage.

    Je vous obtiens déjà, puisque je vous espère
    Et que vous possédez tout ce que j’ai perdu.

NATURE, c’est l’amour--je dirais volontiers _atmosphérique_, tant le
poète y fait entrer de parcelles vivantes et vibrantes du Cosmos--de
tout ce qui l’entoure, et tant son art spontané met de passion dans ses
paysages, comme tout à l’heure il mêlait et fondait de chaleur et de
lumière dans sa tendresse qui lui faisait s’écrier:

    C’était un jour de charité divine
    Où, dans l’air bleu, l’éternité chemine,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    _C’était partout comme un baiser de mère!_

Les deux aires de ce naturel amour sont l’_Amour des fleurs_.

    A quelque chère idole en tous temps asservie,
    Je tombais à genoux pour adorer des fleurs,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    _Il semble que les fleurs alimentent ma vie._

Et l’_Amour de l’eau_, dont je ne crains pas de dire qu’il pourrait
bien être solidaire du goût de cette tendre femme pour les larmes, si
j’en crois ce mystérieux vers:

    Et dans les flots du moins _mes larmes se perdront_.

et ces autres:

    Enfant, l’onde est molle et pure
    _Mais elle a soif de nos pleurs_.

que je rapproche de celui-ci, de Vigny:

    Penche sa tête pâle et pleure sur la mer!

L’amour de l’eau déjà attribué à plusieurs poètes par Victor Hugo, dans
ce joli distique:

    George Sand a la Gargilesse
    Comme Horace avait l’Anio.

L’eau où Marceline voit se réverbérer tous ses âges dans cette Scarpe
qui lui était, comme à Brizeux, son Ellé. L’eau où nous lirons avec
elle, et sous mille formes

    Son visage étoilé dans les cercles humides
    Parsemant leurs clartés de sourires limpides...

L’onde enfin d’où découle son _rythme_.

    _Sonore tremblement qui m’attriste et que j’aime_

auquel ne peut plus succéder que l’_amour du silence_, sa suprême
passion[6]:

    _Moi, je veux du silence, il y va de ma vie!_
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    _Couvrez-moi de silence..._

Ce silence qui nous mène à la dernière de ces divisions, si vous
le voulez, factices, mais, certes point arbitraires: _la mort_,
disons mieux: l’ÉTERNITÉ puisque c’est sous ce consolant aspect
qu’apparaissent à Mme Valmore tant de tombes qu’elle a mélodiquement
enguirlandées.

  [6] Silence qu’elle ne veut même plus rompre par l’écriture:
  «_n’écris pas!_»

    Mais plusieurs sont absents, et leur nom sous des fleurs.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Et mon cœur sait la place où je leur dois des pleurs.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    On verra, par mes soins, quelque feuille de lierre
    De son étroit asyle embrasser le contour.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Depuis j’allai m’asseoir aux tombes délaissées.
    Leur tranquille silence éveillait mes pensées,
    Y cueillir une fleur me semblait un larcin.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    L’homme revient seul où son cœur le ramène,
    Où les vieux tombeaux l’attirent pour pleurer.

«_Abîme à franchir seule!_» cette définition en commun, cette fois,
avec Pascal,

              ..... porte ces mots à sa douleur brûlante:
    Viens! ne crains pas la mort, on aime dans les cieux!

et la mort qui couronne son œuvre de vie, comme elle couronne toute
vie, n’apparaît jamais hideuse à notre poète, mais toujours fleurie
et touchante, puisqu’elle lui rouvre tous les paradis pleins de ses
anges envolés. Tous les êtres aimés, sans oublier l’_être aimé_, voire
à commencer par lui (selon une magnifique interpellation: _Croyance_);
«Albertine, âme en fleur!» et d’autres amies de jadis; et cette noble
_tige maternelle_, _enlacée_, cette fois à l’éternité, auprès de ses
enfants enfuis:

    Car vous aurez, un jour, une joie immortelle
    Et vos petits enfants souriront dans vos bras.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, jamais rien de plus sereinement _détaché_, de plus véritablement
et vénérablement _sur le seuil_, et déjà presque _au-delà_, n’a su se
proférer pour nous parler de la mort, avec ce que j’appellerai une
pareille _liberté d’allures mortelles_; nous apprivoiser avec cette
«_cueilleuse d’âmes_» qui

    Ne les moissonne pas pour en tuer les flammes,
    Mais pour les délivrer de leur lourd vêtement,
    Comme on ôte le sable où dort le diamant.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Tous mes étonnements sont finis sur la terre
    Tous mes adieux sont faits, l’âme est prête à jaillir
    Pour atteindre à ces fruits protégés de mystère
    Que la pudique mort a seule osé cueillir.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Béni soit Dieu puisqu’après la tourmente,
    Réalisant nos rêves éperdus
    Vient des humains l’infatigable amante
    Pour démêler les fuseaux confondus.
    Fidèle mort, si simple, si savante,
    Si favorable au souffrant qui s’endort,
    Me cherchez-vous, je suis votre servante:
    Dans vos bras nus, l’âme est plus libre encor.

Ainsi catégorisés les termes d’association de ces divers sujets
d’inspiration, il nous sera utile--et plus facile de grouper les
rythmes dont le poète les revêtit. Jamais de poème à forme fixe. Muse
bien trop débordante, déchaînée avec résignation mais tumultueuse et
torrentueuse--pour se ranger à si étroites digues, la muse à la fois
digne et familière qui ose risquer cette déclaration à la Vierge:

    Cet amour des amours qui m’isole en ce lieu,
    Ce fut le vôtre; _eh bien: parlez-en donc à Dieu_.

Je distingue une première sorte ou famille de pièces, divisées en
strophes, le plus souvent de quatre hexamètres (quelquefois plus;
rarement de distiques). Pièces d’ordinaire peu étendues, mais d’allure
large, sans doute les plus parfaites, presque en forme de menu poème
à forme fixe pour soi, et pleines à leur manière de l’immortelle
vibration du

    Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine

de Victor Hugo; sans le charme ou le discrédit que confèrent à d’autres
de ces poésies, des passades de rythmes non suivis, de vers irréguliers
entrecoupés fortuitement, bizarrement, dithyrambiquement.

A cette première famille ressortissent _La vie et la mort du ramier_,
_Renoncement_, _La couronne effeuillée_, etc., etc.; et de plus
longues, _Le mal du pays_, _Tristesse_, _Départ de Lyon_, etc.[7].
J’énumère dans une note les titres des principales pièces englobées par
chacun de ces groupements. L’auteur n’excelle point aux intitulés. Les
siens (loin de cet art du titre qui nous semble devoir être fait d’un
mot synthétique, jamais renouvelé au cours de la poésie qu’il désigne),
les siens, dis-je, sauf parfois quelque douce ingéniosité d’ailleurs
empruntée, telle que le _Soleil des morts_ pour la Lune--ne contiennent
que l’appel ou le rappel du sujet, sans dédaigner _Simple Histoire_
ni même _Merci mon Dieu!_ La croix de ma mère--qui n’y est point--s’y
fût-elle rencontrée, qu’on en eût presque pu rapporter la vieille
_trouvaille_ à cette loi de Baudelaire: «Beauté du lieu commun.» Car
n’est-ce pas du fait de cette beauté trop prisée que le lieu commun est
devenu tel; mais qu’il porte en soi la force ou le charme de vaincre
cette période de profanation, et le voilà promu _lieu éternel_.

  [7] Prière pour lui.--Point d’adieu.--Pressentiment.--Le billet.
  --La vallée.--L’attente.--Amour.--La jalouse.--Je ne crois
  plus.--Abnégation.--Une fleur.--Les fleurs.--Amour et charité.
  --A celles qui pleurent.--Dieu pleure avec les innocents.
  --Dors.--Le mauvais jour.--Veillée.--Un moment.--L’Églantine.
  --A Madame ***.--Madame Emile de Girardin.--Dans la rue.
  --L’absence.--Les roses de Saadi.--La jeune fille et le ramier.
  --La voix d’un ami.--Le secret perdu.--Au livre de Léopardi.
  --L’esclave et l’oiseau.--Le nid solitaire.--Un ruisseau de la
  Scarpe.--Inès.--Loin du monde.--Hippolyte.--A une mère qui pleure
  aussi.--Quand je pense à ma mère, etc.

  _La Fileuse_ et _Rêve intermittent d’une nuit triste_ quoique non
  en hexamètre pourront ressortir à ce groupe.

La strophe large, abdiquant l’hexamètre, s’allège et se familiarise,
comme dans l’_Élégie à Pauline Duchambge_. Et c’est alors une autre
veine où la précieuse élégance des ÉMAUX ET CAMÉES, comme dans _Un
arc de triomphe_, s’allie au virtuose esprit des RUES ET DES BOIS
pour procréer un second groupe, dépendant du premier, qu’il égaie et
subtilise[8]. Un troisième naît du mélange de l’hexamètre et de vers
plus légers, toujours également disposés dans des strophes régulières.
C’est _Un billet de femme_, le _Soleil lointain_; mais cette forme sert
tout aussi souvent des poèmes de la seconde famille[9].

  [8] Le rossignol et la recluse.--Les amitiés de
  la jeunesse.--Plus de chants.--Le billet d’une
  amie.--L’amour.--L’aumône.--Retour dans une église, etc.

  [9] Croyance.--Ame et jeunesse.--Prison et
  printemps.--Jeune fille.--Qui sera roi?--Une lettre de
  femme.--Cigale.--L’innocence, etc.

Joignez-y les pièces en hexamètres[10] non divisées en strophes
(_Avant toi_, _La Fleur d’eau_, _L’Augure_, etc.), et enfin celles où
se faufile, puis se glisse et s’irrue le vers irrégulier, quelquefois
un seul dans toute une longue pièce, comme dans _La Maison de ma Mère_,
_A mes Sœurs_, _Au Poète prolétaire_, et ce sera (surtout de par ces
dernières, les plus nombreuses)[11], la famille complète des poèmes
plus ou moins descriptifs.

  [10] La nuit.--L’isolement.--Le message.--Plusieurs
  élégies et des dialogues.--Le regard.--Les deux
  peupliers.--Révélation.--Pitié.--Détachement.--La
  crainte.--L’impossible.--L’éphémère.--Le convoi d’un
  ange.--Au médecin de ma mère.--L’hiver.--Au revoir.--Les
  roseaux.--L’augure.--La ronce.--L’Église d’Arond.--A madame A.
  Tastée.--Amour.--Prière pour mon amie.--A l’auteur de Marie.--Le
  soleil des morts.--Le Dimanche des rameaux.--L’ami d’enfance.--La
  jeune comédienne.--Une ruelle de Flandre.--Laisse-nous
  pleurer.--Les prisons et les prières.--Au citoyen
  Raspail.--L’amie, etc.

  Et en vers plus brefs: Son image.--Les deux ramiers, etc.

  [11] L’arbrisseau.--Les roses.--La journée perdue.--L’adieu du
  soir.--L’absence.--La fontaine.--L’inquiétude.--Le concert.--Le
  billet.--L’insomnie.--L’imprudence.--La prière perdue.--A
  l’amour.--Les lettres.--La nuit d’hiver.--L’inconstance.--A
  Délie, etc., etc.

Voici ce que, dans une étude précédente, abandonnée, me suggéraient ces
entraînants _irréguliers_ employés par Mme Desbordes-Valmore, avec, en
une verve différente, un bonheur parfois égal à celui de La Fontaine:
«Un réseau de poèmes moins ordonnés, mais dont les beautés partielles
sont peut-être les plus _ad imaginem_ de cette âme. Quand il est bien
frappé un vers de cette _lyre_, suivant la banale expression, cette
fois ennoblie, est si intense qu’il se suffit à lui-même, et presque
ne pourrait qu’être gêné par le voisinage d’un aussi puissant. Il y
aurait superfétation, étouffement, comme sur de ces orangers replets et
redondants qui ressemblent à de vastes boules de senteurs, encombrés,
presque incommodés qu’ils peuvent être à la fois par plusieurs sortes
et règnes de végétation et de poussée: feuilles, fleurs, fruits
nouveaux--et jusqu’à des fruits de deux ans s’assurant plus de suavité
et de saveur d’un second retour de sève!

Cette clairière de poèmes moins touffus, plus aérés par l’étirement
_ad libitum_ de la pièce, parfois le vers libre intromis avec une
aisance qui, chez tout autre, serait licence, mais ouvre là visiblement
comme une prise d’air pour une poitrine oppressée, c’est le vrai champ
d’évolution, la vraie aire de Valmore. Pas de dilettantisme exquis
comme de l’y voir et suivre, voler, volter, courir, sourire, mourir...
et se reprendre tout innocemment, inconsciemment, d’eurythmie native et
d’ingéniosité ingénue, d’où ses compositions héritent ce galbe unique
de complication naturelle et de simplicité si précieuse.

C’est là que sur la piste infailliblement originale jusqu’en la
banalité, et captivante même en la niaiserie, éclatent avec plus
de miracle, se détachent et s’isolent de ses prouesses consacrées
_inégalables_ par l’arbitre de ces tournois comme le juge judicieux de
toute théorie d’esthétique: j’ai nommé Charles Baudelaire.

La deuxième famille est toute chantante: _ode_ ou _cantique_,
_berceuse_ ou _romance_. L’auteur y englobait modestement toute son
œuvre: «_Quelques chansons méritent-elles que l’on s’occupe de moi et
que l’on m’admette au livre de la science?_»

L’_Ode_, c’est _Au soleil_, _Au Christ_, _Chant des Mères_, les
_Oiseaux_, etc. Le _Cantique_, c’est _Prière des orphelins_, _les
Enfants à la communion_, etc. Les deux _Berceuses_ sont spécifiées
telles par leurs titres: _Dormeuse_ et _Pour endormir l’enfant_. Et
il n’y aurait aucunement lieu d’être surpris d’apprendre que cette
naïve inspirée qui nous avoue: «La musique roulait dans ma tête
malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu
de ma réflexion...» d’apprendre enfin qu’elle n’aurait composé ses
_Dormeuses_ que pour avoir trouvé leur rythme et leurs rimes, leur
matière et leur manière tout simplement les mieux aptes à faire
descendre le sommeil.

    Sommeil, ange invisible aux ailes caressantes.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ciel! où prend donc sa voix une mère qui chante
    Pour aider le sommeil à descendre au berceau?
    Dieu mit-il plus de grâce au souffle d’un ruisseau?

Pour les _romances_ qui ne sont point toujours celles que le poète a
étiquetées ainsi, et dont les plus belles concertent souvent ailleurs,
elles sont sans nombre--rarement sans agrément, souvent pleines d’envol.

LES CLOCHES ET LES LARMES

    Sur la terre où sonne l’heure,
    Tout pleure, ah! mon Dieu, tout pleure.

    L’orgue sous le sombre arceau,
    Le pauvre offrant sa neuvaine,
    Le prisonnier dans sa chaîne
    Et l’enfant dans son berceau;

    Sur la terre où sonne l’heure,
    Tout pleure, ah! mon Dieu, tout pleure.

    La cloche pleure le jour
    Qui va mourir sur l’église,
    Et cette pleureuse assise,
    Qu’a-t-elle à pleurer?... L’amour.

    Sur la terre où sonne l’heure,
    Tout pleure, ah! mon Dieu, tout pleure.

    Priant les anges cachés
    D’assoupir ses nuits funestes,
    Voyez aux sphères célestes
    Ses longs regards attachés.

    Sur la terre où sonne l’heure,
    Tout pleure, ah! mon Dieu, tout pleure.

    Et le ciel a répondu:
    «Terre, ô terre, attendez l’heure!
    J’ai dit à tout ce qui pleure
    Que tout lui sera rendu.»

    Sonnez, cloches ruisselantes!
    Ruisselez, larmes brûlantes!
    Cloches qui pleurez le jour:
    Beaux yeux qui pleurez l’amour!

Sur ce sujet de Madame Desbordes-Valmore, j’ai lu les articles et
le volume de Sainte-Beuve, un article de M. Montégut (remarquable
par un juste tableau de l’isolement de cette mémoire), la préface
de M. Lacaussade, l’appendice de M. Hippolyte Valmore. Tous travaux
intéressants à des valeurs inégales, nourris de faits un peu répétés,
de documents similaires, d’appréciations simultanées, néanmoins
éloquents, utiles et nobles. Le volume de Sainte-Beuve est non
seulement un bel acte, mais une bonne action. On y sent du cœur et de
l’amour. Après qu’on fut tenté de trouver fastidieuse l’énumération de
tant de noms vains et obscurs, l’idée qui la suggère au Maître critique
apparaît touchante: «J’avais songé, dit-il, par une compensation bien
due à réunir d’autre part autour d’elle, quelques-uns des noms dont
elle eût le plus à se louer, bon nombre des êtres bienfaisants et
secourables qu’elle avait rencontrés sur sa route et qui lui avaient
été une consolation, une douceur et un réconfort au milieu de ses maux.»

Je pense de même que, pour en faciliter l’étude et relever l’éclat, il
serait désirable de rassembler en un seul ouvrage tous les articles et
études jusqu’à ce jour consacrés à cette poétique figure.

L’émouvante correspondance révélée par le livre de Sainte-Beuve
pourrait aussi en être extraite pour s’unifier, se compléter.

Les brèves pages de Dumas, de Baudelaire, de Banville et de M. Verlaine
ouvrent des appréciations plus subtiles. Et le sentiment du second,
dans son expression incisive et pénétrante me paraît encore, pour le
moment, le plus satisfaisant et le mieux venu.

La résultante de lecture de tous ces beaux essais demeure l’étonnement,
non de la méconnaissance, mais de l’ignorance publique du détail d’une
gloire ainsi révolue, puis résolue; enregistrée et muette: une renommée
sans buccin.

_Gloire_, Lamartine couronnait déjà du mot Marceline attendrie et
confuse. Et pourtant Baudelaire a beau se révolter et nous crier
justement: «oubliée par qui, je vous prie? par ceux-là qui ne sentant
rien, ne peuvent se souvenir de rien.» M. Verlaine lui répond avec non
moins de justesse: «obscurité apparente, mais absolue.» Et c’est un
si indéniable fait, au sortir de notre étonnement, qui nous sauve du
scrupule: comment oser tenter d’accroître une illustration si faite et
si parfaite?--C’est parce qu’elle est ainsi, décrétée et accréditée
par ces grands qui la goûtèrent... et moururent, mais forclose à qui
aime mieux croire qu’aller voir, surtout au prix d’un peu d’étude; et
pourtant toute pleine de ce qui parle à tous par l’humanité poignante,
brûlante et pleurante, qu’il faut s’efforcer de rompre et ce silence et
cette digue, de livrer à ce gave bienfaisant de charité dans la mort
comme durant la vie, bien des âmes désolées à irriguer et rafraîchir,
bien des âmes dévorées à ensoleiller et consoler.

Toute œuvre, si grand et légitime qu’ait pu en être l’éclat du vivant
de l’auteur, n’existe vraiment qu’à dater du jour où le silence
mortuaire l’ayant ensevelie comme d’une lave refroidie, une curiosité
éclairée et pieuse en vient retrouver les fragments qui survivent
aux éruptions et aux cataclysmes. Et la vraie vie des ustensiles
d’Herculanum n’est-elle pas sous les vitrines où la disponibilité et
la sinécure de leur silhouette sans usage nous versent à voir et à
boire tant de rétrospective rêverie. Œuvrons donc de notre mieux pour
coopérer au livre que requérait Sainte-Beuve quand il écrivit: «Je ne
fais qu’indiquer ici un développement qui sera mieux placé ailleurs,
et dans le livre que je sollicite.» Car c’est encore le propre de la
contagieuse ardeur née de cette œuvre, que chaque nouvel adepte brûle
d’en voir propager le rayonnement, et convoque dans le présent et dans
l’avenir quiconque peut contribuer à l’étendre.

Mais ce livre tel que le sollicitait l’illustre critique, n’est sans
doute point faisable. Quel portrait écrit ou peint fût-il réalisé
jamais qu’au fur des momentanéités de l’individu successivement saisies
et fixées? Ce livre, ce sera le souhaitable assemblage des études et
des articles tout à l’heure évoqués, lorsqu’il y en aura eu encore
beaucoup d’autres, toujours et tous beaux, au moins de leur inclination
et de leur visée.

Ce qui me surprend un peu, particulièrement dans Baudelaire et chez M.
Verlaine, c’est l’exagération de ce reproche: le manque de forme, le
vice de forme, le contenant du revêtement inégal au contenu du rêve.
Je cite les textes de ces deux rhéteurs: «Tout ce qui lui manque de ce
qui peut s’acquérir par le travail... négligence... cahot... trouble...
parti pris de paresse,» réquisitoire du premier. «Une langue suffisante
et de l’effort assez pour ne se montrer qu’intéressamment» ajoute le
second déjà moins injuste, et plus loin reconnaissant à cette muse la
priorité de rythmes inusités.

Certes, j’entends comme ces maîtres l’entendent, et me fais fort de
renchérir où il sied; mais là, je m’insurge. La conclusion de M.
Verlaine est exacte, mais peut-être pas assez ponctuelle. «Sublime
artiste, sans trop le savoir,» c’est possible; mais aussi, et, je
veux bien encore, sans le savoir, _merveilleux virtuose_. Guère de
malignité, presque de rouerie poétique qui n’ait été inventée ou
appliquée par cette innocente. L’allitération, ce ressort du vers,
son élasticité et sa vertèbre, en même temps que sa pulsation et sa
respiration, la circulation de sa vie depuis sa tête jusqu’à sa rime,
l’allitération revêche aux balourdes plumes, exquise à la fine pointe
des styles, dont aucun des élus ne l’a négligée sous peine de priver sa
poésie du plus idéal de ses trucs et de la plus élégante de ses ailes,
l’allitération chère à Virgile et surtout à Catulle ne pouvait tirer
de plus ingénue justification que de sa génération spontanée en cette
prosodie réputée originelle.

    _Désenchaîner_ leurs nuits, _désenchanter_ leurs jours.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Quand celui qui me _fuit_ ne songeait qu’à me _suivre_.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    C’est l’amour qui _fermente_ au fond d’un cœur _fermé_.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Madeleine _insultée_ et comme elle _indulgente_.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Après avoir _souri_, se penche pour _mourir_.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Point de _lait_, point de _lit_... il fallait donc mourir
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, il semble que ces versatiles registres vont des vers tout âme par
les vers tout nus jusqu’aux mieux ornés.

Qu’est-ce en effet que ceci:

    De longs jours sans manteaux, de longs soirs sans lumières.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    On les croirait[12] poussés par un ange qui vole
    _Qui de leurs blonds cheveux leur souffle une auréole_.

  [12] Des enfants.

Non seulement je ne reconnais pas là de date impliquant et infligeant
vis-à-vis d’une génération intermédiaire, avant définitive
consécration, le discrédit du _passé de mode_; mais j’y démêle de ces
caractères d’_éternellement déroutant_ qui ne permettent jamais de ne
plus être de l’avenir.

Exemple:

    Et montrent l’autre vie au fond _du souvenir_.

N’est-ce pas bien le contraire de ce qu’on allait dire, qui eût été
banal, et qui se transforme? Tout comme en cet autre:

    Voilà le souvenir au pénétrant _silence_.

Que _langage_ eût été moins beau!

J’étendrai jusque-là mon avocasserie de signaler, hors de toute
inculpation de pastiche et de plagiat de part ni d’autre, mais du seul
fait d’une de ces fréquentes réverbérations de pensées, sans enquêtes
de dates, et rien que pour faire ressortir toute l’étendue de ces
vocalises, des parités d’inspiration de notre poétesse à de ses grands
contemporains comme à de leurs brillants neveux. Que dis-je? Combien,
de coupe et de couleur, répercute en ma mémoire classique l’illustre
strophe:

    Source délicieuse en misères féconde,

cette invocation:

        Sombre douleur, dégoût du monde,
        Fruit amer de l’adversité
    Où l’âme anéantie en sa chute profonde
        Rêve à peine à l’éternité,
        Soulève le poids qui m’opprime,
    Dieu l’ordonne, un moment, laisse-moi respirer.
    Ah! si le désespoir, à ses yeux, est un crime,
        Laisse-moi donc la force d’espérer.

Mme Valmore est vraiment le seul poète dont on puisse parfois
_inventer_ les pensées sans les connaître et répéter les formules sans
les avoir ouïes, parce que sa vision--disons sa _voyance_--allait
_cueillir_ les formes dans le lieu même des idées éternelles,

    Ces fruits protégés de mystère.

que même les plus inspirés d’entre les poètes appesantissent en les
revêtant fût-ce des plus nobles rhétoriques terrestres.

De là vient que la poésie de cette muse, maintes fois exprime
l’ineffable où, selon un de ses vers les plus divins:

    Où l’adieu d’un jeune ange épancha quelque miel.

Certains de ses morceaux ne rencontrent que dans Hugo leur équivalent
de souffle et d’allure. Soit le _Soleil lointain_ qui, par places,
m’apporte comme un fraternel écho de _A Villequier_:

    O vie, ô fleur d’orage, ô menace, ô mystère,
            O songe aveugle et beau!
    Réponds! ne sais-tu rien, en passant sur la terre
            Que ta route au tombeau.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Vos pieds sont las, pliez. Dieu vous mettra des ailes
            Et vous pourrez voler[13].

me reporte aussi vers la _Claire_ du même Maître, que me rappelle
ailleurs lointainement

    C’est beau la jeune fille
    Qui laisse aller son cœur
    Dans son regard qui brille
    Et se lève au bonheur[14].

et plus proche

    Cette âme où ne tremblait ni repentir ni larme
    Aimait! Aimait! Et puis, comme si quelque charme
    Mis entre elle et le monde eût isolé ses pas,
    Elle errait dans la foule et ne s’y mêlait pas[15].

avec enfin

    Pleurant comme effrayés d’un sort involontaire[16].

  [13] Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
       Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
       Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d’or.

       V. H.--Claire.

  [14] Ceux qui n’ont pas connu cette charmante fille
       Ne peuvent pas savoir ce qu’était ce regard
       Transparent comme l’eau qui s’égaie et qui brille
       Quand l’étoile surgit sur l’océan hagard.

       V. H.--Claire.

  [15] Ailleurs:

       La fange des ruisseaux qui consterne mes pas
       Et la foule déserte où tu ne descends pas.

       Desbordes-Valmore.

  [16] Et qu’elle acceptait peu sa vie involontaire.

       V. H.--Claire.

Mais la _Mise en liberté_ de Hugo, encore, ne s’envole-t-elle pas tout
entière de cette strophe troisième de l’_Esclave et l’Oiseau_:

    Va retrouver dans l’air la volupté de vivre!
    Va boire les baisers de Dieu qui te délivre!
    Ruisselant de soleil et plongé dans l’amour
    Va-t’en! va-t’en! va-t’en! sauve-toi sans retour!

Oui, chez le Grand-Maître et le Grand-Père seulement se retrouvent des
pièces de la tournure de _Croyance_, _Prison et Printemps_, _l’Enfant
et la Foi_, _Au Revoir_, _aux Nouveau-Nés heureux_, _Ame et Jeunesse_,
_Jeune fille_.

    Va, je n’oublierai plus qu’ils me le rappelaient

n’est qu’une variation probablement anticipée du

    Tu me fais souvenir que j’ai tout oublié.

que Hugo reprend lui-même à son Hernani sous cette forme:

    Je ne me souviens plus que d’avoir oublié!

Son:

    Je n’ai point d’autre affaire ici-bas que d’aimer.

qui n’est autre que l’antique

    _Centum sunt causæ cur ego semper amem._

s’énamoure plus d’une fois chez notre Flamande:

    Qu’elle est à plaindre, elle a d’autres soins que l’amour!

Et mieux:

    Il faut aimer pourtant; que faire de son cœur?

Tel que Marion de Lorme de son Didier, l’enfant répond, de son ramier:
«Je l’aime!»

    Comme celle qui croit oublier quelque chose.

et

    On est étrange, on veut échanger ce qu’on donne

sont de véritables vers d’Hugo. Combien _Le Pauvre_ a de lumineux
frères dans l’œuvre d’Olympio!--Je rapproche encore:

    Où deux êtres unis marchaient,
    Les voilà séparés... mystère!

de

    Autrefois inséparables,
    Et maintenant séparés![17]

  [17] Victor Hugo.

Ensuite

    ... son enfant, seule vie où l’on s’aime
    Qui passe devant nous comme on fut une fois.

de

    A chaque pas qu’il fait l’enfant derrière lui
    Laisse plusieurs petits fantômes de lui-même[18].

  [18] Victor Hugo.

Enfin

    Buvez en étreignant cette femme penchée
                Sur son fruit.

de

    La nourrice au sein nu qui baisse les paupières[19].
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  [19] Victor Hugo.

O Éva[20]

                    ... à l’heure où tout est sombre
    Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
    A rêver appuyée aux branches incertaines
    Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
    Ton amour taciturne et toujours menacé!

  [20] Vigny.

voici un écho de ta plainte pourtant sans seconde:

    Vous sentiriez alors le besoin de rêver,
    De livrer au hasard votre marche incertaine,
    De ralentir vos pas au bruit d’une fontaine
    Et de pleurer les maux que je viens d’éprouver.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_Un Arc de Triomphe_ avec ses

    Mille doux cris à têtes noires

n’offre-t-il pas, le paradoxe est fort: quelque mine des ÉMAUX ET
CAMÉES?

Qu’est-ce que

    Une voix seule éteinte en changeait le concert

sinon

    Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé[21].

  [21] Lamartine.

ou réciproquement?

    Ne parle pas, je ne veux pas entendre

n’irait-il pas jusqu’à évoquer _Celle qui est trop gaie_ elle-même?
Pourquoi non? puisque du même Baudelaire pourrait s’échanger contre

    Il est de longs soupirs qui traversent les âges

son plus nerveux et verveux

    Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge.

Et, de nos jours

    Dis aux petits que les étés sont courts

tinte bien _le chant des oiseaux des courts étés_, de Sully-Prudhomme.

Et pour finir, n’est-ce pas comme une surprenante résonnance
préventive du lied de Tristan dans Wagner, cette dernière strophe du
_Dernier rendez-vous_.

    Je viendrai, car tu dois mourir
    Sans être las de me chérir.
    Et comme deux ramiers fidèles
    Séparés par de sombres jours
    Pour monter où l’on vit toujours
    Nous entrelacerons nos ailes,
    Là les heures sont éternelles[22].

  [22] Alors nous serions morts inséparés, unis à jamais, sans fin,
  sans réveil, sans crainte, sans nom, dans le sein de l’amour,
  livrés à nous-mêmes, ne vivant plus que par l’amour.

  WAGNER.

Il faudrait bien, bien des pages, encore et toujours des pages pour
désenfiler toutes les blandices, Baudelaire l’écrit: les _perpétuelles
trouvailles_ de cette poésie. Même sans parler de ses curiosités
pittoresques de locutions ou de métaphores, telles que,

    Jusqu’au chaume _enlierré_ que j’appelais maison
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Pour un marin qui _trace_ l’onde
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Il voit _rire un jardin_ sur l’étroit cimetière
    Où la lune souvent me prenait à genoux.
    _L’ironie embaumée_ a remplacé la pierre
    Où j’allais, d’une tombe indigente héritière,
    Relire ma croyance au dernier rendez-vous.

Je dis, de cette poésie aux énoncés si touchants et toujours imprévus;
de ces hirondelles qui sont

    Mille doux cris à têtes noires;

non loin de ce rossignol qu’elle dénomme:

    Douce horloge du soir au saule suspendue;

de ce bal qui tourne

    Dans leur nuit de lumière, et d’encens, et de soie;

de ce médecin de la maison de sa mère, ce docteur ami à qui l’auteur
écrit

    Quand Dieu sous ta figure y désaffligeait l’heure;

de ces fillettes dans un décor de nature qui s’enjolive d’un
vocabulaire de mobilier vieillot:

    Les ruisseaux des prairies
      Font des psychés
    Où, libres et fleuries,
      Les fronts penchés,
    Dans l’eau qui se balance
      Sans se lasser
    Nous allons en silence
      Nous voir passer.

Si féerique mirage que peut-être je ne lui préférerais rien, s’il n’y
avait encore, et sans doute par-dessus tout, ce poignant poème en
trois strophes si tendrement murmurées autour d’un pénétrant sujet de
psychologie maternelle, plus tard réalisé par Georges Rodenbach dans
son subtil roman _La Vocation_.--Un sujet dont un équivalent plus
spécieux m’avait dès longtemps moi-même tenté, et dont je trouve, dans
mes plus anciennes notes, ce schéma embryonnaire: L’étrange jalousie
sentimentale, quasi amoureuse qui vient à de certaines mères fort
honnêtes, à propos de leur fils récemment pubère, constitue une douleur
hybride d’un genre saintement incestueux, qui fut épargnée à Notre-Dame
des Sept-Douleurs en foi de quoi on la pourrait dénommer le _Huitième
Glaive_.

SOIR D’ÉTÉ

    Un danger circule à l’ombre
      Au chant de l’oiseau
    Qui descend dès qu’il fait sombre
      Se plaindre au roseau.
    Alors tout ce qui respire
      Se prend à rêver,
    Et le ruisseau qui soupire
      Semble l’éprouver.

    Partout les nids et les ailes
      Tremblent doucement
    Dénonçant des tourterelles
      L’entretien charmant.
    L’été brûle avec mystère
      Dans les lits en fleurs,
    Des seuls amants de la terre
      Sans blâme et sans pleurs.

    Été, si trop jeune encore
      Pour fuir un danger,
    L’enfant rêveur que j’adore
      S’attarde au verger,
    Laisse dans l’errante nue
      Ton charme cruel,
    Et sauve l’âme ingénue
      Du plaisir mortel!

Ce commentaire, point par point, fleur par fleur, pleur par pleur,
perle par perle, devra être l’œuvre d’un autre, je voudrais du
prochain des coryphées de ce chœur qui se fera longtemps gloire et
joie d’exalter cette unique muse. Je fais seulement remarquer ici, en
passant, la noblesse dont elle sait empreindre l’usage familier du mot
_Madame_[23]:

          Madame,[24] le plus beau des temples
          C’est le cœur du peuple, entrez-y:
          Le Roi des Rois l’a bien choisi.
          . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Quand vous m’avez écrit tout ce que, femme ou mère
            Écrira de plus doux,
    Je me plaignais, Madame, à cette vie amère,
            Je lui parlais de vous.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ainsi, Madame, allons, l’augure a trop de charmes
            Pour n’être pas certain;
    Allons! Et dans la nuit tournons nos yeux en larme
            Vers le soleil lointain.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Distraite de souffrir pour saluer votre âme,
    Voilà mon âme: elle est où vous souffrez, Madame.

  [23] Victor Hugo seul, spécialement dans son superbe sonnet à Mme
  Judith Gautier, en a fait un titre aussi vraiment royal.

  [24] La Reine Marie-Amélie.

Puisse mon travail d’aujourd’hui faciliter la suite que je lui désire,
de par cette classification[25] que je revendique, et que je crois
utile et bonne; elle n’était guère plus aisée que celle dont parle le
conte de fées, de ces duvets de mille couleurs emplissant une chambre,
et qu’il s’agissait de répartir et de trier. La princesse y parvint
pourtant; non, à vrai dire, sans des secours féeriques, qui, je crois
bien, ne m’ont pas fait défaut. Les fées existent toujours. C’est un
blasphème que de n’y point croire. Elles s’en vengent en ne secondant
que ceux qui les en prient.

  [25] Effectuée avec la plus minutieuse application dans un mien
  précédent travail, trop long pour être ajouté à cet essai.

Le temps, je le répète, qui sculpte et polit, selon leur dureté et
leur beauté, ce que nous lui laissons de nos œuvres, ainsi que le flot
fait des rocs et des falaises, respectera, chaque jour davantage,
l’œuvre dont nous nous entretenons. Il le témoignera en en déblayant
les entours et facilitant les approches, quand il aura découvert et
compris que ce qu’il prenait pour une fragile et friable grève était un
marbre, et que ce marbre fût ciselé par la nature et l’art associés,
à l’égal d’un de ces monuments aux si capricieuses arabesques, qu’ils
ne paraissent point bâtis de main d’homme, mais éclos, en une nuit, de
quelque rêve, en guise de palais d’Aladin.

Mais s’il fallait qu’un détestable et imprévu désastre détruisît
l’œuvre en n’en laissant subsister que les parcelles que je vous
soumets, l’avenir, je n’en doute pas, se pencherait sur elles, tout
comme nous faisons sur les vers isolés de ce Publius Syrus et de cette
Sapho qui avaient écrit tant de mimes et de poésies dont il ne reste
que des débris et des fragments pareils à des pulvérisations d’étoiles.

Ma collection, c’est un herbier--immarcescible. _Je l’ai fait sans
presque y songer_, aux coups pressés d’une lame émue qu’annotent, les
touches rapides d’un crayon sensible de fasciné. Plus d’ordre et de
mesure, de pause et de dosage dans le choix sont malaisés et dangereux
devers cette poésie fugace, et risquent toujours l’excès ou le manque.
La fleur se fond en rosée ou s’enfuit en papillon.

    J’éclos pour m’envoler et je risque mes ailes!

C’est ma cueillette. Le massif, qui est une _forêt mouillée_, de
combien de larmes! peut fournir cent autres bouquets renouveaux et
surdivers au gré du style qui rédige et du cœur qui dirige.

Oui ce sont fleurs dont la sève est de sang et le _rorate_ de larmes.
_Pleurs_ et _Fleurs_ dont l’inconscient virtuose n’a su oser que
partiellement le magnifique titre, devrait être celui de son édition
_ne varietur_. A cette double source, le reproche encouru de monotonie
n’est-il pas vain? Le _chacun son métier_, pour notre ouvrière se
résolvait en larmes.

    Sédentaire à l’église et bornée à ses pleurs.

Son œuvre est un éloge des larmes. Celle qui cessait de chanter _Parce
que sa voix la faisait pleurer_, ne devait-elle pas rencontrer les plus
bouleversants des accents tracés?...

Moi, je me récuse, ou plutôt, j’abdique. A d’autres;

    Quasi cursores vitæ lampada tradunt

que si l’on requérait pourtant ceux des vers de Mme Valmore que je
distingue par préciput sans omettre certains cris tels que:

    Ou va-t-on vers ce qu’on espère?

Et:

    Oh! que l’âme est troublée à l’adieu d’un prestige!

j’élirais entre beaucoup

    _Triste comme à ténèbre au milieu de mon âme._
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    _Moi seule en mon chemin et pleurante au milieu._
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    _Comme un fil noir à l’or enlacé tristement._

_Exegi._ Je conclus et clos ces pages qui ont du moins pour elles de ne
pas ouvrir par «Marceline, Félicité, Joséphe... naquit à...» et sauves,
j’espère, du vernis souvent un peu boursoufflé des faiseurs d’exégèses
qui semblent croire qu’ils décorent le sujet--au lieu de s’en couronner.

Et je signe... cette _critique_? Dieu m’en garde?--Ce
_cantique_?...--Je le voudrais!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une dernière réflexion pour finir:

D’abord disons que ce qui précède n’a trait absolu qu’à l’édition
Lemerre, et que les extraits en sont prélevés; cette édition étant,
jusqu’à ce jour, la seule sur laquelle se puisse exercer une vue
d’ensemble un peu intégrale. En cela, nous devons trop à son éditeur
pour pouvoir que le remercier. Nonobstant, et grâce à ce zèle
communicatif qu’engendre l’œuvre de Mme Valmore, il y a lieu de croire
que les éditeurs aussi se relaieront dans le futur pour assurer
toujours plus d’ampleur et d’envergure au geste entier de la poétesse.

Mais il sied aujourd’hui de constater un fait: l’édition n’est pas
complète. Et puisque le bon goût qui y présida ne fait pas de doutes et
que, d’autre part, d’importants fragments, voire de fort belles pièces
en sont absents, il y a lieu d’attribuer cette lacune à une émotion
filiale éliminant de parti pris tout ce qui lui semblait trop avoisiner
cette double flamme; d’abord la passionnelle, déterminante de tout cet
embrasement; puis la purifiante par le feu scrupuleux et sacrilège de
quelque vengeur enfer de vertus:

    Expiant, Dieu le veut, le nom de ta maîtresse.

et

    Je vois le Purgatoire au fond de ma pâleur.

voilà les deux notes qu’il s’agit, sinon d’étouffer, d’assoupir du
moins.

Qu’un _pareil ange_, selon le mot de M. Verlaine, se montre plus ou
moins timoré, bourrelé même, ce n’est qu’une aile de plus dont la
candeur et la splendeur (plutôt que se voiler de silence imprudent et
de réserves irrévérencieuses) doivent éclater en la pleine lumière de
ce feu, lui-même générateur de tout ce buisson ardent, et si solidaire
de l’amour divin qu’il ne saurait que refleurir et tout droit, en
paradis.

    Seigneur qui n’a cherché votre amour dans l’amour.

Profession de foi qui va jusqu’à ce radieux blasphème:

    Le ciel illuminé s’emplit de ta présence;
    Dieu te mit devant moi, je compris sa puissance;
    En passant par tes yeux mon âme a tout prévu.
    _Dieu, c’est toi pour mon cœur; j’ai vu Dieu, je t’ai vu!_

La figure de Valmore, loin d’être définitive, s’ébauche à peine. Son
œuvre est de celles dont la méconnaissance du vivant et l’oubli au
sortir du trépas composent les deux premières phases d’engendrement
naturel à la postérité; et qui, pour atteindre leur plein degré de
manifeste et d’influence, doivent être _retrouvées_, ainsi qu’une
Pompéï ou des grains de blé endormis renferment des germes de moisson
en puissance. Rougir pour cette plaintive sublime amante du feu qui
la dore, serait d’un culte inéclairé, sinon d’une offense aveugle. La
suprême, décisive et impérissable Valmore doit entrer:

    Entrer sous ton aile enflammée
    Où l’on entre par le tombeau

dans le temps et l’éternité, je l’ai dit au début, en Anactoria
chrétienne, en Francesca pardonnée illuminant de son idolâtrie
innocentée et couronnée un Phaon inconnu, un Paolo mystérieux de qui
toute la gloire est d’avoir allumé cette ardeur dont elle résume la foi
et le dogme dans sa magnifique _Croyance_:

    Son souffle lissera mes ailes sans poussière
          Pour les ouvrir à Dieu.
    Et nous l’attendrirons de la même prière,
    Car c’est l’éternité qu’il nous faut tout entière,
          On n’y dit plus adieu!

J’augure un autre travail de réparation, de répartition et de décor
dans la future réunion des lettres déjà publiées, entre elles, puis
à d’inédites[26]. On en tirera une autre clef de ce cœur; clef de
cloître, clef de voûte, ou du moins clef musicale revêtant bien,
cette fois, la délicieuse définition de Shelley: _Clef d’argent de la
fontaine des larmes_.

  [26] Ce désir a reçu, depuis, d’importantes réalisations.

Mon désir d’encadrer un poème manuscrit de celle que je vénérais me
mit d’abord en possession d’une ou deux de ses lettres dont le nouveau
filon d’attendrissement auguste me rendit insatiable jusque-là de me
faire successivement acquérir une centaine de ces autographes (que j’ai
le bonheur de posséder aujourd’hui[27], et dirai-je pour quel gros
chiffre menu qui rendrait surprises et confuses autant que le purent
être certains dessins de Millet, si les choses qui ont des larmes ont
aussi des sourires), ces mêmes lettres qui attendaient le départ,
quelquefois de longs jours, toutes écrites, faute de l’affranchissement
de leur timbre?

  [27] Voir le P. S. 1, à la fin du volume.

«_C’est un affreux malheur, mais le plus beau malheur possible_,» écrit
quelque part Vigny. Propre chanson pour l’air de cette correspondance,
indiscontinûment variée sur le _leitmotiv_ plus ou moins lancinant,
toujours détaché et digne de ce qu’elle y baptise elle-même son
_parfait tombé d’espoir_. Lisez encore: «_Le malaise que je traîne
après moi dans tous mes vœux déçus._» Et plus grièvement: «_Les peines,
la terreur, l’humiliation ne tuent pas, et je vis enfin à travers
des choses bien blessantes et que j’aurais jugées mortelles._»--«_Je
ne voudrais pas que mon sort changeât au prix de certaines démarches
suppliantes qui me rendraient les douceurs accordées d’une amertume
douloureuse._»--«_Je retourne à souffrir_,» concluait-elle dans une
lettre déjà éditée.

    Les rumeurs du jardin disent qu’il va pleuvoir;
    Tout tressaille averti de la prochaine ondée.

Ces deux vers de l’auteur devraient épigraphier sa correspondance où
l’on sent à chaque ligne une spirituelle et naturelle allégresse prête
à éclore, refoulée par cette trop prochaine ondée des larmes, pour les
siens, pour les autres,--ah! que si rarement et discrètement pour soi!
Et cela sans jamais de ton pleurnicheur ni même larmoyant, en une aussi
haute allure de style que d’attitude non voulue et du seul fait d’une
nature fière avec modestie, humble avec noblesse.

Ajouterai-je que plus des deux tiers de ces lettres ne sont que de
jolis placets implorant secours pour plus pauvre que soi? Il semble, et
l’épistolière le dit, que l’expérience toujours plus aiguë et raffinée
du malheur, n’ait pour effet que de la gagner plus effectivement et
affectivement aux endolorissements d’autrui.

De ces pages, il y en a pour de ses amis Tripier-Lefranc, Derains,
Nairac, Branchu, etc., puis à des illustres: Dumas, Auber, Chaix
d’Estanges, etc., en lesquels son inlassable zélation rencontre des
aides. Presque chaque épître enveloppe, disons entortille d’une grâce
qui se fait chatte quand il s’agit du bien du prochain, un petit drame
de misère adroitement présenté au profit d’un nouvel inconnu; de quelle
grâce variant à l’infini la courtoisie des formules polies et jolies
bien savoureuses et surprenantes à relire en notre ère de lettres de
quête autographiées et pas même signées de la main de la demanderesse.

Voici d’abord des extraits, de mélancoliques, de spirituels:

  Ici, madame, tout s’absorbe jusqu’à la mélancolie. C’est
  un mot élégant qui ne passe pas dans une ville de
  commerce, et vous êtes bien bonne de l’avoir lu sur ma
  figure.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Allez, monsieur, je sais beaucoup de vos peines, et si vous
  allez sur ces tombes d’amour et d’amitié pour être entendu,
  dites-moi quelque chose, je l’entendrai, je crois, car
  en vérité, la vie est souvent triste et isolée comme la
  mort.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Que je vous sais gré d’y être pour vous mêmes (à Paris), car
  enfin c’est encore là où on peut choisir ce qui convient le
  mieux aux goûts de l’esprit et de l’humeur. Ici (à Lyon)
  il faut prendre de la boue et des rubans, des rubans et
  de la boue, c’est la carte. L’autre printemps, c’était...
  affreux; des boulets et du sang, du sang et des boulets.
  Il m’en reste un horrible souvenir dans l’âme et dans les
  nerfs.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Monsieur Dutillœul me dit encore d’obtenir que Bra écrive
  au maire qui l’aime beaucoup; je n’oserai le faire de mon
  côté que si mon cousin m’appuie, car cela me paraît bien
  hardi pour une femme d’écrire à un maire, et de demander des
  grâces.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Sachez que je viens de recevoir un programme de la fête de
  Gayant. Il sent le gâteau, la bière et le jambon, j’ai eu presque
  faim en le lisant, et il y a bien longtemps que je n’ai eu
  faim.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Vous m’avez honorée d’un témoignage de votre amitié,
  _beau pour toujours_, cher Monsieur. Vous savez que
  c’est à cette seule condition du _pour toujours_ que
  mon fils adorait la pomme ou les bonbons que je lui
  donnais.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Vos confitures ont-elles réussi? Moi je manque toutes mes
  romances.

Puis, intégralement une de ces belles et simples suppliques de
recommandation.

  Madame,

  Je commence par vous demander humblement pardon d’une démarche
  qui n’a d’appui que votre extrême bonté.

  Si vous vous étonnez, madame, que sans avoir l’honneur d’être
  connue de vous je me sente assez de courage pour recommander
  quelqu’un à votre sérieux intérêt, vous penserez avec raison
  qu’il faut avoir entendu sur votre caractère un récit bien
  encourageant pour avoir enhardi jusque-là mon humilité.

  Il a été dit devant moi que M. le Duc et Mme la Duchesse de
  Luynes n’avaient pas encore arrêté le concierge qui doit garder
  prochainement leur nouvel hôtel.

  Si j’étais assez heureuse pour que le pur motif d’obliger une
  honnête famille me fût inspiré par la Providence, qui se sert des
  plus faibles quelquefois pour ses desseins d’ordre et de charité,
  je me féliciterais d’avoir à signaler à Mme la Duchesse les
  nommés Roblin, concierges de la maison d’assurance et de gaz, rue
  de Richelieu, nº 89. Cette vaste maison devant être prochainement
  démolie laisse un père de famille très probe et très intelligent
  à la triste liberté de chercher un autre asyle. Les répondants
  les plus graves et les plus honorables viendraient à l’appui de
  mon humble supplique près de Mme la Duchesse, et justifieraient
  avec empressement les premières paroles portées jusqu’à vous,
  madame, par votre plus humble servante.

  Mme DESBORDES-VALMORE.
  89, rue de Richelieu.

Ensuite deux lettres, deux placets à Alexandre Dumas. On en admirera le
tour fémininement fraternel.

  _Lyon, le 29 mai 1835._

  Je saisis, à travers une pluie d’orage, la bonne et belle
  occasion de me rappeler à vous. C’est pour vous rappeler que vous
  venez d’être encore pour moi aussi bon, aussi obligeant que si je
  le méritais. Je ne peux pas vous dire combien je vous sais gré
  d’être obligeant comme un enfant pour les enfantillages de tous
  ces hommes mûrs a moustaches noires ou grises. Ce brave Algérien
  eût été bien heureux de vous devoir (après son sabre) le bouquet
  de cerise qu’il voulait remporter à sa boutonnière; mais il m’a
  avoué qu’il était aussi fier de vos démarches pour lui et de
  votre accueil, que du ruban qu’il croit mériter. Que je vous aime
  donc de l’avoir consolé! et que j’ai à cœur votre gloire, votre
  bonheur en tout! Je vous conjure d’y travailler, de nous jeter
  vos fleurs, vos _Christine_, vos âmes de femmes qui doivent vous
  étouffer. Donnez-moi la joie de vos succès, car je vois bien
  que je n’en aurai jamais d’autres avec vous, et qu’il me sera
  toujours impossible de vous être bonne à rien sur la terre qu’à
  me faire du bien comme vous en avez pris l’habitude.

  Soyez heureux!

  MARCELINE D.-VALMORE.


  _Paris, 16 août 1837._

  Quand vous n’êtes plus là, je ne suis bonne à rien pour moi ni
  pour les autres.

  Si vous étiez à Paris, vous prendriez par la main un charmant
  enfant qui n’a ni père, ni mère, et que nous avons fait entrer à
  l’Opéra pour jouer des petits génies et des demi-dieux ce qu’on
  lui fait jouer avec beaucoup de bonté, jusqu’à l’avoir admis aux
  fêtes de Versailles, en Mercure, ce qui l’a rendu à peu près fou
  de joie et de surprise. Mais les demi-dieux _mangent_, et depuis
  son admission (il y a trois mois) dans les classes de MM. Coraly,
  Mérante et Barré, le pauvre orphelin a reçu douze francs, pour
  prix de ses jolies petites jambes.--Vous le prendriez donc par la
  main, j’osais le penser, et vous diriez à M. Dupré, tout-puissant
  sur M. Duponchel, de donner quelque humble appointement à ce
  jeune garçon que nous avons fait monter dans la diligence sur la
  route de Lyon à Paris.

  Envoyez-moi deux lignes de votre nom pour que j’ose moi-même
  chercher un appui à cet enfant. Je ne vous demande point pardon
  d’aller vous étouffer de mes prières. A qui voulez-vous que je
  demande de la bonté qui ne se lasse pas? Pas plus que je ne me
  lasse de vous aimer et d’être à vous de tout mon cœur.

  MARCELINE VALMORE.

Enfin cet étonnant compliment de noces:

  A Monsieur Alexandre Wattemart,

  Mme Valmore est allée avec empressement pour assister à la
  bénédiction nuptiale.

  Il était près de midi. Après le temps de prier et d’attendre, nul
  mariage n’a eu lieu. Quelque obstacle a donc rendu, ce jour-là,
  Notre-Dame-de-Lorette, déserte de cette solennité, sur laquelle
  Mme Valmore appelle toutes les bénédictions du ciel.

  Mme VALMORE.

  _22 février 43._



  DEUXIÈME PARTIE

  LA FÊTE DU 13 JUILLET


«Car, enfin, vous avez _déchaîné_ Mme Desbordes-Valmore!»--Cet élogieux
reproche, qui venait, hier, m’enorgueillir, de la part d’un malicieux
et spirituel interlocuteur, me faisait remonter le courant exégétique,
lequel, depuis le 17 janvier 1894, charrie tumultueusement la gloire
renouvelée de Marceline en ondes lumineuses et sonores entrecoupées
d’étranges barrages, tels que cette incertitude autour du nom de
son mystérieux ami, et diaprées de fleurs séchées ou de plumes de
colombes, comme les feuillets de cet étonnant carnet de voyage, que
sans doute une volonté prorogée de celle qui le crayonna, dirigeait
récemment,--ainsi que la _bouteille à la mer_, vers l’estuaire d’une
de ces respectueuses tendresses d’homme que fait éclore le culte
rétrospectif de cette femme poète si amoureuse et si mère. C’est que

    L’irrémissible fin des choses maternelles

pour nous tous trouve un sursis dans de tels accents:

    Comme le rossignol qui meurt de mélodie
    Souffle sur son enfant sa tendre maladie,
    Morte d’aimer, ma mère, à son soupir d’adieu,
    Me raconta son âme et me souffla son Dieu!

Le 17 janvier 1894. Mercredi sans doute mémorable au calendrier Valmore.
Et comme plusieurs de mes élégantes écouteuses se vantaient d’avoir
accompli, ce jour-là, en faveur de ma glose, cet acte héroïque en
matière de mondanité féminine, qui consiste à _déserter son jour!_
notre ami Rodenbach, subtil adorateur de cette poésie, concluait? «Vous
avez institué le _mercredi_ de Marceline.»

Ce jour-là, en effet, j’ose le revendiquer, j’ai pris rang parmi ses
tendres exégètes, à la suite du dernier qui, à cette date, en eût
écrit d’une lucide et sensible plume, de Verlaine qui m’encourageait,
allègre, et--quoi qu’on en ait pu dire--bien sincèrement sympathique.
Car les malignités et les quolibets ne me manquèrent pas; à vrai
dire, «sans grande bonne foi plutôt,» eût dit le _pauvre Lélian_, et
contradictoires toujours, les uns sous le prétexte que je célébrais
une Muse soi-disant risible, les autres m’accusant de m’approprier une
renommée déjà consacrée par de plus autorisés. Tandis que je ne visais
à rien de plus que rafraîchir les fleurs et les palmes d’illustres
ex-voto spontanés entrelacés autour de ce souvenir par tant de mains
généreuses.

La suite a prouvé qu’il y avait encore à glaner sur le compte de la
grande poétesse, et grâce à la contagieuse zélation qu’engendre une
telle œuvre, puisque cette suite ne fut rien moins que les précieux et
divers articles de MM. Verlaine, France, Lemaître, Rodenbach, Descaves,
la correspondance de Desbordes-Valmore elle-même, publiée par M.
Rivière.

Maintenant, faut-il s’attrister des réalités dont la publication
de ladite correspondance dépoétise pour des lecteurs superficiels
la figure de notre Muse? Ce serait renouveler une querelle à jamais
brumeuse.

L’auteur de _Bruges-la-Morte_, qui voudrait nommer un _curateur aux
morts_ pour éviter des déformations et des discrédits posthumes,
se prononce pour la négative.--L’auteur de _Thaïs_ se réjouit, au
contraire, des indiscrétions qui confèrent aux figures disparues plus
d’humanité poignante. Et, quelles que puissent être nos appréhensions,
et nos scrupules, là, sans doute, est l’acception vraie.

De même qu’il y a un _corps matériel_, de même il y a un _corps
spirituel_, affirme saint Paul. On en pourrait arguer autant de la
pure résultante finale des renommées. Le corps spirituel ne s’en
élabore qu’à l’aide des corruptions successives pareilles à celles
du grain d’où doit germer l’épi auquel l’apôtre assimile notre
renaissance future et définitive, après que la mort aura été absorbée
par la victoire. Résignons-nous donc aux constatations légales un peu
touche-à-tout autour des phases les plus sacrées et les plus secrètes
de la _vie à jour_ de l’auteur des _Élégies_. Sa noble effigie ne peut
que gagner à se dégager de ces scories enfin incorruptible et radieuse.

Depuis le jour où j’ai tenu à inscrire mon nom au bas d’un nouveau
commentaire, tout au moins patient et passionné de l’œuvre bénie, je
me suis borné à me réjouir de la répercussion en tant d’intelligentes
sensibilités, de mon appel, de mon rappel. Mais je réclame aujourd’hui
le rôle de rapporteur d’une question devenue familière, pour en
résumer les péripéties et en dégager les efficacités immédiates.

Au lendemain de ma conférence de la Bodinière, un sculpteur douaisien,
statuaire de talent, me venait entretenir de son désir d’ériger en la
ville natale du poète une figure dont il avait ébauché la maquette.

Je passe les détails du lent avènement soumis aux plus compétentes
juridictions, du projet enfin viable; de l’éclosion, sous le ciseau
attentif et attendri de M. Houssin, d’une bien personnelle et poétique
représentation de la Muse des _Pleurs et des Fleurs_, au profil
éloquemment inspiré de celui de David d’Angers, et sous les atours dont
la mode atténuée atteste une date sans trop l’accentuer[28].

  [28] Voir le P. S. 2, à la fin du volume.

La consécration, par deux expositions successives, des donations
généreuses, enfin les efforts des comités se résolvent en
l’inauguration, le 13 juillet, à Douai, du monument à la gloire de
Marceline Desbordes-Valmore. Déjà les voix les plus autorisées, les
élans les plus chaleureux et les plus sincères, les talents les plus
puissants et les plus exquis s’apprêtent à exalter la lyre, entre
toutes inspirée et vibrante, qui a chanté, d’elle-même, ces deux vers
révélateurs inscrits sur le socle de notre statue:

    Ma pauvre lyre, c’est mon âme,
    Je n’ai su qu’aimer et souffrir!

«Car vous ne sauriez croire, affirme M. Lemaître, combien de bonnes
âmes, en France, s’intéressent présentement à cette excellente
créature.»

Et, comme pour solenniser encore et faire plus auguste l’hommage rendu
à cette modeste immortelle, une voix d’outre-tombe, une voix sur
laquelle la mort elle-même vient d’ouvrir les oreilles rebelles et de
rallier les admirations réfractaires, la voix épurée de Paul Verlaine,
fera retentir ces belles strophes inédites, dont je possède le
manuscrit précieux, et que, le 21 avril 1895, il avait composées à ma
requête pour embellir et harmoniser ce festival intime qu’il ne devait
présider que de l’au-delà.

MARCELINE DESBORDES-VALMORE

    Telle autre gloire est, j’ose dire, plus fameuse,
    Dont l’éclat éblouit mieux, certes, qu’il ne luit;
    La sienne fait plus de musique que de bruit,
    Bien que de pleurs brûlants écumeuse et fumeuse;

    Mais la bonté du cœur, mais l’âme haute et pure,
    Tempèrent ce torrent de douleur et d’amour.
    Et, se mêlant à la douceur de la nature,
    A sa souffrance aussi, de nuit comme de jour,

    Promènent sous le ciel tout pluie et tout soleil,
    A chaque instant, avec à peine des nuances,
    Un large fleuve harmonieux de confiances
    Vives et de désespoirs lents,--et non pareil,

    Il chante, l’ample fleuve au capricieux cours,
    L’hymne infini de toute la tendresse humaine
    Où la fille, et l’amante, et la mère ont leurs tours,
    Où le poète aussi, dans l’horreur qui nous mène,

    Vient mêler son sanglot qui finit en prière
    Universelle, et la beauté même d’un art
    Issu du sang lui-même et de la vie entière,
    Rires, larmes, désirs, et tout! comme au hasard!

    Car elle fut artiste et sous la fougue ardente
    Dont bat et bat son vers vibrant comme son cœur
    On perçoit et l’on doit admirer l’imprudente
    Main au prudent doigté tout vigueur et langueur.

    Les villes, ainsi que les peuples, ont la gloire
    Qu’elles valent, et toi, Douai, tu méritas
    Celle-ci, pays calme où vécut de l’histoire
    Tumultueuse en masse, et formidable au tas.

    Cité d’églises, de beffrois et de campagnes
    Pleines de «jeunes Albertines», mais encor,
    «Où s’assirent longtemps les ferventes Espagnes».
    Tel l’œuvre et tel le cœur, fleurs et pleurs, flûte et cor!

    --En harmonie avec la femme et le génie,
    Il est juste, il est temps, pour l’honneur de ses vers?
    Non, ils sont ton honneur même et ta fleur bénie,
    Sa patrie, ô Douai, «doux point de l’univers!»

    Il n’est que temps, il n’est que grand temps, et que juste,
    Ville, son doux souci dans ce cruel Paris,
    De dresser quelque part sa ressemblance auguste
    Dans quelqu’un de tes coins qu’elle a le plus chéris,

    Afin que les cloches encor de Notre-Dame
    Bercent du moins son ombre à l’ombre des rameaux,
    Qui furent familiers aux haltes de cette âme
    Infatigable et qui lui chuchotaient les mots

    De ses poèmes dont nous célébrons la fête,
    Intellectuelle et cordiale, et, ô toi,
    O grande Marceline, ô sublime poète
    Et femme exquise, accueille cet acte de foi!

Certes! et il ne se trouvera pas, cette fois, d’esprit chagrin et
illettré pour y contrevenir--redisons-le, avec de magnanimes ou
d’autres simplement sensibles esprits, qui s’apprêtent à fêter ce
jubilé de poésie; avec Verlaine qui n’a pas voulu mourir sans modeler,
tout au moins, en ces survivantes strophes, le buste de Celle qu’il
admirait entre tous, et dont la réverbération en son œuvre est à la
fois directe et discrète:

    Il n’est que temps, il n’est que grand temps, et que juste!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est par cet article que je résumais dans le _Journal_, peu de
semaines avant la magnifique journée de Douai, la campagne, j’ose
le dire, par moi inaugurée en 1894. Le flacon est géant de l’encre
qu’elle fit verser; le dossier volumineux des écrits qu’elle suscita.
Je conserve une collection d’articles,--un véritable volume, paru de
la fin d’août à la fin de juillet--et dont il est vrai de dire que se
montrèrent bienveillants ceux qui furent éclairés, parmi lesquels je
citerai, entre beaucoup d’autres, les noms brillants de MM. Armand
Silvestre, Gaston Deschamps, Henry Fouquier, Marcel Prévost, Paul
Mariéton, Edouard Comte, André Maurel, Henry Lapauze, Adolphe Brisson,
Jules Troubat, Alexandre Hepp, etc. etc..., et une chaleureuse page
de Mme Séverine. Toute ironie adoucie au contact mieux éprouvé de la
poésie bénie, et rien d’amer ne se mêlant plus à la malice dont il
serait d’un vœu inconséquent d’élaguer la plaisanterie parisienne.
A vrai dire l’effort avait été considérable, et méritait cette
déférence que ne marchandent point à ceux qui font preuve tout au
moins d’une sincère persévérance, même d’intelligents et généreux
rieurs.--Comité local à Douai, Comité d’honneur à Paris, groupant les
plus harmonieuses lyres de la Poésie française[29], sous la glorieuse
présidence du maître Sully Prud’homme. Souscriptions généreusement
couvertes et fleuries d’éminents et doux noms chers aux arts, entre
lesquels brillent toujours comme à toute noble entreprise ceux de la
comtesse Henry Greffulhe, la comtesse de Wolkenstein, l’illustre amie
de Wagner, la duchesse de Rohan, Mme Alphonse Daudet, Mme Madeleine
Lemaire, la princesse de Brancovan. Mme Edouard André, etc., etc.
Enfin le graduel affinement de la gracieuse figure dans les ateliers
du statuaire et l’officiel avènement de l’entreprise sous de hauts et
bienveillants auspices.

  [29] MM. Coppée, Heredia, Mendès, Bourget, Mistral, Dierx,
  Mallarmé, Silvestre, Richepin, Rodenbach et le regretté Verlaine.

Une incessante vigilance, un effort continuellement maintenu sur
tous les points à la fois et dont seuls connaissent toute l’épineuse
responsabilité ceux qui se sont dévoués à telles fortes et délicates
entreprises, avaient assuré la réussite de celle-ci qui surpassa toutes
les espérances.

En effet, au jour dit:

          ... un jour de charité divine
    Où, dans l’air bleu, l’Éternité chemine...

le 13 juillet 1896, et par un soleil reconnaissant de l’ode admirable
que lui dédia, jadis, l’héroïne de la fête, un train extraordinaire
partit de Paris, presque à l’aurore. Dans ces wagons d’alliance il y
avait nombre d’artistes élus, empressés à surmonter les difficultés
pour témoigner de leur dévouement à la noble cause; des porte-parole
insignes, d’éminents représentants de la presse, et pour la gentille
apothéose douaisienne, tout un public d’élite tel que les Parisiens en
voient peu, parmi lequel une particulière gratitude nous doit faire
distinguer, à côté de notre éminent ami Barrès, le parfait dessinateur
Caran d’Ache, l’humoriste malicieux sans fiel, dont tous agitaient
comme un spirituel drapeau de ralliement la brillante affiche parue le
matin même, en plein _Figaro_, et représentant la dernière diligence en
route pour l’inauguration du monument de Marceline.

Et dès la réception à la gare par la famille Gayant, les antiques
géants hérauts de ces fêtes du Nord, de ce groupe intellectuel et
généreux emporté d’un élan réfléchi vers cette lointaine glorification
de la tendre inspirée, ce fut l’entrée par les rues pavoisées de la
ville fleurie, en un enchantement ensoleillé aux successives phases
de fraternelles agapes en d’anciens palais, de représentations en des
salles et dans des jardins pleins de musiques et de poésie.

L’heureux protagoniste de cette belle journée tint à honneur d’en
inaugurer le déroulement et d’en préciser les origines, dans
l’allocution qui suit et dont--il se fait gloire de l’affirmer, ne s’en
attribuant que la joie--un accueil chaleureux y trouva et prouva dans
tous ces cœurs, de flatteuses affinités, de sensibles correspondances.


    MESDAMES, MESSIEURS,

Je l’écrivais, l’autre jour, je tiens à le redire ici, je ne revendique
aujourd’hui que le rôle de rapporteur d’une question, on peut le dire,
conclue et close; close par cette inauguration comme le peut être un
bracelet ou un collier par un fermoir précieux; et conclue, comme ces
bâtisses où les ouvriers joyeux accrochent une gerbe de fleurs, en
signe d’achèvement: conclue... par un bouquet.

Bien loin de moi, en effet, la prétention risible dont plusieurs
auraient voulu m’affubler, à l’origine des événements que cet avènement
couronne, d’avoir cru et voulu _inventer_ Mme Desbordes-Valmore. Je
le répète: je n’ai voulu que rafraîchir les fleurs et les palmes
d’illustres ex-voto spontanés, entrelacés autour de ce souvenir par
tant de gestes augustes et de mains généreuses.

Certes, on pourrait le dire--si le cœur et le génie ne s’inventaient
pas tout seuls--les plus grands l’avaient inventée avant nous, inventée
malgré elle! Et c’est une des plus saisissantes caractéristiques
de la vie de notre héroïne (j’allais dire: de notre Sainte!) que
cette modestie confuse, à tout jamais incertaine, qu’elles aient
véritablement trait à elle-même, en présence d’admirations aussi
sincères que magnifiques.

Au contraire, j’ai hâte de vous les rappeler ces radieux admirateurs de
Mme Valmore, de formuler l’énoncé superbe et retentissant de leurs noms
glorieux, de les faire éclater au-dessus de vos têtes, de les répandre,
tels qu’autant d’inestimables joyaux, d’en illustrer comme d’autant de
fleurs de pierreries, les roses et les palmes que nous entre-croisons
aujourd’hui autour de son lierre.

HUGO, VIGNY, DUMAS, SAINTE-BEUVE, GAUTIER, BANVILLE, D’AUREVILLY,
BAUDELAIRE! Baudelaire, dont une page admirable et charmante vous sera
lue tout à l’heure par un prince d’entre nos poètes: M. Catulle Mendès,
le subtil Maître qui a tenu à venir tout exprès pour vous réciter
l’œuvre d’un autre. Fier effacement qui nous permet de le remercier du
double hommage qu’il apporte ainsi à la Grande Marceline: la page que
lui a consacrée un poète mort--et immortel; et la page--sans nul doute
bien exquise! que lui-même, heureusement bien vivant! lui a dédiée...
dans son cœur!

Quant à MICHELET, vous savez ce qu’il a dit d’Elle quand il a parlé de
cette _puissance d’orage qu’elle seule a jamais eue sur lui_!

Cela nous permet, n’est-ce pas, de sourire de ces gens graves, ceux-là
sans doute dont le penseur a écrit: «La gravité est un masque qui sert
à cacher le défaut d’esprit»--qui trouveraient indigne de leur sérieux,
de se sentir émus par celle qui bouleversait ce vaste génie; et qui
voudraient maintenir à cette _vraie muse_ le caractère un peu vieillot
et suranné sous lequel elle fut longtemps discréditée;--tandis qu’il
ne s’agit de rien moins lorsque l’on parle d’elle, que de l’un des
plus purs, des plus hauts, des plus tendres et touchants génies dont
l’humanité se soit honorée.

Et, pour LAMARTINE, on ne se lasse pas de ressasser l’anecdote à
laquelle nous devons le sublime chant alterné qui va vous transporter
dans une heure. Lisant, par hasard, dans un de ces Keepsakes si fort
à la mode, en ce temps-là, une poésie dédiée à M. A. de L. par notre
poète, l’auteur de Jocelyn ne douta pas que ces initiales ne fussent
les siennes, et répondit, d’enthousiasme, un chant divin, à celle dont
il ne connaissait que le génie et les souffrances. Elle, capable de
s’élever aux plus ravissants des accents, mais non de proférer le plus
ingénu des mensonges, devait bien avouer que le titulaire était un
autre, et du même rythme mais d’un souffle, s’il se peut, plus inspiré,
répondait, à son tour, une ode douloureusement enchanteresse.

Entre ces grands morts et les grands vivants qu’anime une pareille
tendresse pour cette poésie, c’est encore un poète qui n’a pas voulu
mourir sans modeler, tout au moins en de survivantes strophes que vous
allez entendre, le buste de celle qu’il admirait parmi tous, et dont
la réverbération en son œuvre est à la fois directe et discrète. Ce
poète-là, Mesdames et Messieurs, que je le rappelle à votre respect
attendri, c’est, vous le savez, PAUL VERLAINE!

Dans le présent, ce sont (entre autres), MM. Anatole France, Jules
Lemaître, Rodenbach, Descaves qui se sont fait une gloire et une joie
d’exercer autour de celle que je nomme _La modeste immortelle_, des
talents si brillants et si divers.

Moi-même, je possède deux curieuses lettres à moi adressées; l’une de
Dumas fils, l’autre de M. Henri Rochefort. La première au sujet de
cette inauguration projetée, la seconde, à propos de ma conférence,
me développent spirituellement leur prédilection pour l’auteur du
trop célèbre «cher petit oreiller» qui longtemps (l’attention ne se
pose-t-elle pas toujours de préférence sur les moindres cimes?)
prévalut par-dessus de plus notables mérites.

D’où naît--et comment se l’expliquer, le vol de tant de prestigieux
esprits à l’entour de cette passiflore désolée, de cette triste fleur
dont elle a elle-même poétiquement écrit:

    Vois, dans l’eau, vois ce lis dont la tête abaissée
    Semble se dérober au sourire des cieux?

C’est que la poésie de Mme Valmore se pourrait dénommer: _L’éloquence
de l’amour_. Et, entre toutes ces amours, le plus tendre, celui qui
nous reporte à ce qu’elle appelle joliment: «nos jeunes annales» nous
fait avec elle nous écrier:

    Viens ranimer ce cœur séché de nostalgie,
    Le prendre et l’inonder d’une fraîche énergie.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Oh! qui n’a souhaité redevenir enfant!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce sera continuer mon rôle de rapporteur et de commentateur par
la seule éloquence des faits, et la qualité des personnes, que de
poursuivre et de conclure sur l’appel des noms illustres et charmants
de ceux et de celles dont nul obstacle n’a su arrêter l’admirative
sympathie.

M. Anatole France, le délégué de notre Gouvernement, l’auteur de
_Thaïs_ et de tant de chefs-d’œuvre, le maître, dont le nom est
synonyme de séduction et de perfection, et dont la présence et la
présidence, en cette assemblée, sont, pour elle, de tant de décor.
J’ai nommé plus haut M. Catulle Mendès. Et voici près d’eux, pour fêter
l’auteur des _Roses de Saadi_, M. Armand Silvestre, le merveilleux
poète du _Pays des Roses_.

Parmi les artistes, que vous allez applaudir et qui ont su rehausser
encore leurs rares mérites par la plus complaisante des bonnes grâces,
je salue et remercie les plus célèbres noms de notre théâtre et de
nos concerts: Mmes Brandès, Moreno, Segond-Weber, Eléonore Blanc; MM.
Lucien Guitry, Léon Delafosse et tous les excellents musiciens de vos
orchestres et de votre ville.

Quant à Mme Sarah Bernhardt, il me plaît--et qui d’entre vous n’y
applaudirait?--de vous en parler davantage. C’est au retour d’une de
ces glorieuses tournées, grâce auxquelles elle a porté si loin et placé
si haut la renommée de notre Scène française, et qui ont valu à cette
Reine de l’Art dramatique une part de l’empire du monde; c’est au
sortir d’un de ces fatigants et indiscontinus triomphes, desquels, par
un miracle bien dû à sa générosité et à son génie, elle nous revient
chaque fois plus belle et plus grande,--qu’elle était, il y a quelques
semaines à peine, allée goûter le repos lumineusement gagné, parmi la
solitude de sa _Mer sauvage_. Mais le jour n’est pas proche où nous la
verrons laisser sans écho l’appel de l’amitié et de l’enthousiasme.
Et j’aime, Messieurs, à vous rapporter la noble et simple réponse--et
qui mériterait de devenir historique--dont cette magnanime artiste
accueillit mon importune demande de se reposer d’un an d’illustres
travaux, par plusieurs jours et nuits de nouveau voyage: _Je le ferai
parce que cela me sera difficile_.

Dans le public, à côté des hommes éminents qui ont assuré avec tant
de zèle le succès de cette solennité, j’aperçois encore des plus
distingués représentants de notre littérature et de notre art.

En présence de tels témoignages, de pareille admiration, de semblable
sympathie, oseriez-vous bien le redire, Marceline Valmore, ainsi que
vous l’écriviez à Lamartine, en ces émouvantes strophes:

    Oh! n’as-tu pas dit le mot _gloire_?
    Et, ce mot, je ne l’entends pas,

    Car je suis une faible femme,
    Je n’ai su qu’aimer et souffrir;
    Ma pauvre lyre, c’est mon âme.
    Et toi seul découvres la flamme
    D’une lampe qui va mourir.

Eh bien! entendez-le aujourd’hui, ce mot, quel que soit l’entêtement
enfin périmé de votre inguérissable modestie, Marceline
Desbordes-Valmore! Votre gloire, elle est levée, la voilà venue! C’est
dans les flots mêmes de votre molle rivière, de cette Scarpe que vous
avez tant chérie et tant chantée que s’en reflète pour vous la clarté
douce.

Elle s’est transformée en votre étoile qui ne mourra point, votre
lampe qui allait mourir. Et ce n’est plus avec cette nuance si
touchante d’hésitation éternellement troublée et incertaine de votre
dignité jugée par nous si haute, que vous diriez aujourd’hui de cette
palpitante étoile enfin rassurée:

                Si mon étoile brille
    Et trace encor mon nom dans la Scarpe d’argent!
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après ce furent de suaves ou graves accents émanés d’apparitions
adorables. Mlle Brandès en robe de velours pareil à de la mousse
foulée par des Elfes, et parmi laquelle sa blancheur rayonnait comme
un bouquet de lis, offrit à contempler une Silvia qui eût fait oublier
tout autre Zanetto que celui qu’admira Zanetto lui-même, à savoir Sarah
Bernhardt elle-même, applaudissant de bravos émus Mlle Moreno dans
le rôle qu’illustre créatrice du personnage délicieux, elle a pour
toujours marqué de sa griffe ailée.--Mlle Moreno, le visage d’ivoire,
sous les bandeaux en métal fluide, vraiment «La vierge en or fin d’un
livre de légende» de Musset; la novice aux fines et transparentes mains
d’adoration disjointe.--De pénétrantes strophes de la Muse fêtée, mises
en musique par un compositeur délicat, interprétées par une fraîche
voix portaient aux âmes attendries, l’âme même de Marceline disposant à
l’audition de ce long sanglot parlé que fut l’interprétation de Sarah
Bernhardt, comme si elle fût devenue en ce jour la poésie même de la
pure inspirée qui passa la vie à s’enivrer de ses pleurs.--Alors au
pied de la poétique effigie, une première fois apparue, de ses doux ou
magnifiques vers récités par chacun de ces interprètes fameux vinrent
rappeler à l’auditoire heureusement troublé combien Marceline Valmore
était par lui justement honorée. Acclamée, sous la forme de Sarah
Bernhardt, on peut le dire sans froisser aucune fierté ou attrister
aucune grâce, l’héroïne de cette fête à laquelle elle avait eu à cœur
d’apporter de si loin, sans souci d’aucune entrave et au mépris de
toute fatigue, le multiple prestige de son universel renom, de son art
sans rival. De Sarah Bernhardt donnant la réplique à Lucien Guitry, le
comédien au talent subtil et souple, à l’intonation câline ou terrible
dans laquelle grinçaient les grelins du vaisseau démâté auquel le poète
de Jocelyn compare les jours courageux et désolés de l’auteur des
Élégies. Les Roses de Saadi s’effeuillaient des blanches mains de Silvia

    Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée,
    Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

Alors Zanetto redevenu femme vint porter l’émotion à son comble par
une angélique récitation des vers pieusement, filialement composés,
l’an d’avant, par Verlaine, pour cette commémoration qu’il devait
présider de plus haut. Une merveilleuse émotion, une divine allégresse
_desserraient les cœurs_, lorsque retentit le beau chœur inspiré à
Delafosse par la Prière des Orphelins, et allègrement chanté par
les enfants mêmes de ceux dont Marceline chérit les aïeules et qui
remplissaient de minois surpris, familiers et joyeux les coulisses et
les portants du joli théâtre.

Plus tard, dans le jardin où s’érigeait la statue, non loin de la
maison de la Femme-Poète, entre toutes ces pierres qu’elle avait
chantées, ce furent d’autres miracles, envol de vers ailés, biographies
sans lourdeur, palpitantes apologies. France, en un discours dont le
manuscrit me reste comme un graphique trésor--nous fit admirer cette
douce et douloureuse figure, en bronze argenté, «la tête inclinée
à gauche comme pour écouter son cœur»: et par un de ces traits de
puissant et délicat génie qui lui sont familiers, sut faire des armes
mêmes de la vieille cité, le propre et approprié blason de Marceline:
«Un cœur saignant d’or percé d’une flèche.»--Catulle Mendès, le
précieux poète, lui, tint, je l’ai dit, à n’être que le récitant de
Baudelaire, deux fois éloquent, du verbe de son auteur et du sien
propre immolé en un double hommage. Il fit valoir «le cri, le soupir
naturel d’une âme d’élite, l’ambition désespérée du cœur, les facultés
soudaines, irréfléchies, tout ce qui est gratuit et vient de Dieu»
chez le grand poète Marceline Valmore. «Le charme tout original et
natif, la perpétuelle trouvaille et les beautés non égalables dont elle
vous transporte au fond du ciel poétique; son expression pittoresque
de toutes les grâces naturelles de la femme, une chaleur de couvée
maternelle, et cette torche qu’elle agite à nos yeux pour éclairer
les mystérieux bocages du sentiment, ou qu’elle pose, pour le raviver
sur notre plus intime souvenir.» Et sa voix merveilleusement enflée
en cette finale comparaison à un romanesque jardin que le poète des
_Fleurs du mal_ fait de ce poète des fleurs du bien, retentit, «avec
l’explosion lyrique et l’orage béni qui rend aux choses souffrantes la
fraîcheur d’une nouvelle jeunesse». Et d’harmonieux poètes préludaient
encore, et des défilés d’enfants faisaient moutonner vers le monument
un flux mouvant et odorant de fleurs, que déjà la prestigieuse
délégation parisienne était loin, léguant ainsi que font dans les
contes, les fées et les esprits, des clartés et des harmonies, et
remportant de ce jour _de charité divine_ un goût de beauté et de bonté
dont la saveur ne se passe point et qui désembrunit les sombres heures.

Et tout un livre d’or s’était créé autour de ce jour faste par la
tendre et admirative contribution des plus nobles poètes, et des
correspondances sympathiques toutes de félicitations ou de regrets
exprimés pour l’absence ou l’abstention sincèrement déplorées.--J’en
cite, entre beaucoup, d’éminents témoignages.

Trois poèmes dédiés à Marceline Desbordes-Valmore.

Ce plaintif sonnet du maître Sully Prudhomme:

    Au pied du vert laurier, la Muse un jour pleurait:
    «Ah! que ma gloire est loin de sa candide aurore,
    Quand sur le luth nouveau le cœur novice encore
    Cherchait l’écho naïf de son tourment secret!

    Qui donc les lui rendra les accords sans apprêt,
    Les cris jumeaux des siens dans la fibre sonore?»
    --Comme un appel sacré Marceline Valmore
    Tu la sentis dans l’ombre exhaler ce regret...

    Tel un saule épuisé relique d’un autre âge
    Que remue et soudain ranime un vent d’orage.
    Le grand luth soupira tout entier palpitant!

    Ce long soupir, mouillé d’une larme qui tremble,
    Ma sœur c’était ton âme où l’âme humaine entend
    Vers l’infini gémir tous les amours ensemble!

Et cet autre, vibrant, de M. Albert Samain.

    L’amour dont l’autre nom sur terre est la douleur
    De ton sein fit jaillir une source écumante
    Et ta voix était triste, et ton âme charmante,
    Et de toi la Pitié divine eut fait sa sœur.

    Ivresse ou désespoir, enthousiasme ou langueur,
    Tu jetais tes cris d’or à travers la tourmente;
    Et les vers qui brûlaient sur ta bouche d’amante
    Formaient leur rythme aux seuls battements de ton cœur.

    Aujourd’hui la Justice, à notre voix émue,
    Vient, la palme à la main, vers ta noble statue,
    Pour proclamer ta gloire au vieux soleil flamand.

    Mais pour mieux attendrir ton bronze aux tendres charmes
    Peut-être il suffirait, quelque soir, simplement
    Qu’une amante vint là jeter négligemment
    Une touffe de fleurs où trembleraient des larmes.

De Mme Alphonse Daudet, ces fraternelles strophes:

    Mère, femme et poète, et l’on peut s’étonner
    Que pleurent dans tes vers tant de subtiles peines;
    La plainte et le regret, le droit de pardonner,
    Les devoirs familiers parmi les plaintes vaines,

    L’inquiétude au fond de ton cœur éprouvé
    Comme une eau qui s’agite et remonte aux paupières;
    Car ton destin errant sans cesse fut gravé
    Marceline au doux nom, sur les plus dures pierres.

    Ici, près de ta mère, il me semble te voir
    Et tenant à son cœur, de si vive tendresse
    Que, bien des ans passés, tu sus nous émouvoir
    De cet amour t’enveloppant de sa caresse.

    De la vie humble en son foyer de pauvreté,
    Mais où déjà l’enfant qui serait un poète
    Rien qu’en respirant l’air mouvant d’un jour d’été
    Ouvrait sa petite âme à souffrir toute prête.

    Et tu chantas d’abord en oiseau prisonnier
    Dans le décor, dans l’or fleuri des girandoles,
    Et d’accents si vibrants que bientôt le dernier
    Se brisa sur ta lèvre en amères paroles.

    Plus de chants! Mais en toi, comme au col gémissant
    De la colombe en proie à sa plainte éperdue,
    Se gonflaient les regrets, les soupirs à l’absent,
    Tu mourais, sans le rythme, en qui te fut rendue

    La voix, l’expansion des mots soufferts, criés
    Ou murmurés, parfois à qui sait les entendre,
    Monte au calvaire, ô Madeleine aux doigts liés
    Sur une lyre, femme en pleurs et mère tendre!

Puis, des lettres. Celle-ci, reçue antérieurement d’Alexandre Dumas:

  «Monsieur,

  «Je reçois _Félicité_ et l’aimable mot qui l’accompagne. Vous
  avez fait acte de justice en ressuscitant ce poète charmant dans
  l’admiration duquel mon père m’a élevé. Je sais encore beaucoup
  de vers de Mme Desbordes-Valmore. Elle va revivre sous le
  souffle d’un poète capable et digne de la comprendre. Vous avez
  arboré là le drapeau du sentiment, si honni par quelques-uns.
  Mais cela ne m’étonne pas; vous êtes d’une famille où l’on
  réchauffe sur son cœur les drapeaux des vaincus pour les déployer
  au bon moment, malgré la neige de la défaite.

De M. Henri Rochefort:[30]

  «J’aurais été bien heureux d’assister à votre conférence sur
  Marceline Desbordes-Valmore, dont j’admire depuis mon enfance le
  grand talent.»

    [30] Londres. Janvier 94.

Et cette précieuse dépêche reçue à Douai:

  «J’aurais bien voulu être des vôtres, car les premiers vers que
  j’ai lus et retenus sont précisément ceux de Marceline Desbordes.
  Attaché à mon travail sans pouvoir me permettre un jour de
  vacance, je ne peux pas me rendre à Douai. Tous mes regrets avec
  mes plus vives sympathies.»

  «HENRI ROCHEFORT.»

De M. Catulle Mendès:

  «Mon cher poète,

  «Je vous remercie d’avoir songé à me convier personnellement
  à la fête triomphale de la chère et grande Marceline; je vous
  félicite du succès de l’effort que, tout seul, vous avez fait
  pour elle, et puisque vous voulez bien la désirer, vous pouvez
  compter sur ma présence.--Mais ce que je dirai ne sera point
  de moi; je sollicite la joie et la gloire de lire l’admirable
  page que Charles Baudelaire a consacrée à Desbordes-Valmore;
  cette lecture, je crois, ne sera pas déplacée, le jour de votre
  belle fête, car elle prouvera que, s’il a fallu attendre pour la
  glorification publique de Marceline, son culte intime n’avait du
  moins jamais été aboli dans l’âme des poètes de l’âge précédent.

  «Recevez encore, mon cher poète, mes plus vives félicitations.»

De M. Paul Bourget:

  «Je reçois, cher ami, l’invitation que vous m’avez gracieusement
  fait envoyer.

  «Je vous souhaite pour la fête du 13 qui fait tant d’honneur à
  votre amour des lettres assez de ciel bleu pour qu’il y ait de
  l’azur autour du buste de Marceline.»

De Georges Rodenbach, un des plus tendres fervents de cet autel
privilégié, ces lignes datées de Knocke-sur-Mer, par Bruges:

  «Mon cher ami,

  «Tout chagrin en pensant que vous serez avec Elle, lundi, et que
  je serai loin d’elle et de vous. La distance est grande qui nous
  sépare ici. Je ne pourrai donc être qu’en pensée et en cœur ému
  avec vous, mon cher ami, dont c’est l’honneur, et le restera,
  d’avoir intronisé et réalisé la canonisation de la très grande
  sainte de l’art.

  «Dans le solitaire village de mer où je viens travailler,
  l’été, j’irai dimanche entendre la messe pour Elle, une de ces
  messes de campagne où il y a des sanglots d’orgue et des voiles
  blancs de congréganistes en procession dans le cimetière. Et ces
  choses seront tout à fait elle-même! Et quand l’hostie s’élèvera
  à la consécration, elle sera son propre cœur, qui fut aussi de
  blancheur infuse avec du sang dedans!

  «Donc, avec vous, de toute communion en notre mère Marceline.»

De M. Lucien Descaves, l’heureux fidèle de Mme Valmore, qui trouvait
chez un antiquaire le carnet de voyage dont j’ai parlé:

  «Monsieur et cher confrère,

  «Je vous remercie de m’avoir envoyé votre clairvoyante étude sur
  la poésie de Mme Valmore,--précieuse nappe étendue sur ce que
  vous appelez si bien un autel privilégié, ou tavaïolle ouvragée
  par vos mains, pour recevoir, comme des bouchées de pain bénit,
  tant d’admirables vers de ce génie pathétique, objet de notre
  culte.--C’est avec empressement que j’aurais joint, dimanche
  prochain, mon modeste hommage à ceux, plus éminents, que vous
  rassemblerez autour du monument de l’immortelle femme.--Mais je
  suis retenu, et ne pourrai, si l’_Echo de Paris_ m’est favorable,
  que m’associer de loin à la réalisation du noble projet dont
  l’initiative vous honore.»

De M. Gaston Deschamps:

  «Cher Monsieur,

  «Merci de votre aimable envoi. Les vers que vous citez m’ont
  procuré de ravissantes délices. J’aurais voulu pouvoir vous
  accompagner à cette jolie fête de Douai. Je serai de cœur avec
  vous pour célébrer la mémoire de cette femme exquise[31].»

    [31] Toutes lettres publiées ici avec la bienveillante
    autorisation des auteurs.

Enfin, dans les frémissantes pages d’_Ultima_, cette magnanime
caresse d’Alphonse Daudet toute pleine encore du dernier souffle de
Goncourt: «Il n’est question que du festival organisé par Montesquiou
en l’honneur de Marceline Desbordes-Valmore, et qui aura lieu demain
à Douai. Marceline est une ancienne amie de la famille; ma femme se
souvient d’être allée chez elle tout enfant.» Et Mme Alphonse Daudet,
fidèle à ce souvenir, était retournée ce jour-là chez Marceline.

Des présences si précieuses, de si éloquentes absences ne rendent-elles
pas surprenant et tout au moins un peu arbitraire ce dernier trait
de M. Lemaître affirmant[32] «que les lettres de Marceline et la
découverte de son «malheur» créèrent en quelque façon la beauté de ses
vers».--Quoi! ces vers que Lamennais admirait, que Lamartine honorait,
que Michelet adorait, que Vigny et Hugo encensaient, dont Sainte-Beuve,
pour ne parler que des plus éminents, consacrait le culte, ne devraient
la _création_ de leur beauté qu’à de récentes investigations autour
du nom d’un séducteur dont c’est précisément le châtiment de son
indignité de demeurer éternellement ignoré et innomé--ayant inspiré
à celle qu’il trahit des chants immortels?--A vrai dire, c’est M.
Lemaître lui-même qui s’avoue sujet, dans ses critiques, parfois
si équitables, toujours si judicieuses et si brillantes «à partir
quelquefois _du mauvais pied_». Rectifions respectueusement: d’_une
aile_ un peu divergente.

    [32] _Figaro._ Novembre 1896.

A un dernier écrit simple, éloquent et bref, de nous faire

    Entrer sous son aile enflammée
    Où l’on entre par le tombeau...

Je le livre dans le laconisme mystérieux de sa simplicité éloquente:

  «Moi, Angélique Maximin[33], servante de la famille Valmore,
  propriétaire de sa sépulture, je déclare en faire le don,
  avec l’abandon de tous mes droits, de mon plein gré, et
  sur mon personnel, désir exprimé, à M. le comte Robert de
  Montesquiou-Fezensac, pour assurer, dans le présent et dans
  l’avenir, le maintien, l’entretien et la dignité de cette tombe.»

    [33] Voir le P. S. 3, à la fin du volume.



  II

  A MADAME S. POZZI.



  LE DIEU

  (LECONTE DE LISLE.)

      Lumière, où donc es-tu?
    peut-être dans la mort.

    LECONTE DE LISLE.


A l’auguste émotion que nous communiquaient, hier, ces tragiques
nouvelles: «Leconte de Lisle se meurt! Leconte de Lisle est mort!»
se mêlent aujourd’hui les détails d’une visite funèbre. Et je me
remémorais, durant le trajet qui sépare Versailles de Louveciennes, une
autre visite que je fis au Maître, quelques semaines passées. Il était
déjà grandement changé, et du fond de son fauteuil, dans le cabinet de
travail du boulevard Saint-Michel, il s’écriait en m’apercevant: «Mon
ami, c’est un moribond que vous venez voir.»

Mais, au cours de l’entrevue, sa conversation s’animant, toujours
pleine de traits et de saillies, avec pourtant quelque chose d’atténué
par la douleur et où l’amertume fondait en de la mélancolie, on ne
pouvait tenir le grand malheur pour si menaçant; et les plus proches
croyaient encore à quelque mal qu’un changement d’air pouvait enrayer,
que la paisible et radieuse campagne allait attendrir et mettre en
fuite. Et lui-même n’en goûta-t-il pas encore l’illusion, il y a une
semaine, quand, sauf des fatigues de Paris, il crut, une journée,
retrouver un peu de santé dans l’historique et paisible asile qui
avait été la résidence de Fanny?

    Oui, le mal éternel est dans sa plénitude!
    L’air du siècle est mauvais aux esprits ulcérés.
    Salut, oubli du monde et de la multitude!
    Reprends-nous, ô nature, entre tes bras sacrés!

Mais la nature et les soins pieux ne pouvaient plus, hélas! l’une,
qu’offrir ses fleurs; les autres, que se répandre devant l’illustre
cercueil que nous saluons aujourd’hui. Le banc d’André Chénier, ce banc
de pierre où il s’asseyait avec Fanny et dont l’auteur des _Poèmes
barbares_ nous parlait avec émotion, ne reçut point de visite d’adieu.
Et le banc de Leconte de Lisle, une pierre brisée qu’il avait choisie
pour s’y reposer, ajoute un souvenir historique à ces mémorables
ombrages.

Nous voici dans la chambre mortuaire. Et le souvenir nous revient
de celle de Victor Hugo, que nous eûmes le douloureux bonheur de
contempler ainsi. Et dans l’aspect de ces deux habitacles, une
différence nous frappe: la même qui distingue le génie et l’existence
des deux poètes.

La première chambre, avec son damas rouge, ses gerbes de fleurs et de
palmes, disait les grandes luttes et les victoires retentissantes;
l’autre, plus froide et plus nue, parle de l’art unique dominant une
vie calme. Deux élus sanctuaires où deux augustes fronts s’endormirent,
desquels deux grandes âmes se sont envolées.

«Vous m’avez nommé, je suis élu!» On se souvient de ce digne
remerciement de Leconte de Lisle à Victor Hugo, dont la voix fidèle et
unique, lors d’une première présentation à l’Académie, assurait déjà
le chantre de Kaïn d’un ultérieur vœu glorieux, et de l’honneur qui lui
serait réservé d’occuper sous la coupole la sublime place d’Olympio.

Point n’est le lieu, en ces lignes rapides, de rappeler le magnifique
rôle de Leconte de Lisle dans nos lettres françaises; son nom en tête
des Parnassiens, devant ceux de MM. Coppée, Sully-Prud’homme, Heredia,
Mendès. Ces détails ont été et seront commentés savamment entre maintes
circonstances biographiques et bibliographiques.

J’en veux relever un seul. «On n’aime une femme que pour un détail,»
nous disait un subtil amoureux des rousses. En devrait-on dire autant
des poètes? Non, certes, d’un Leconte de Lisle. Néanmoins, vain ou
odieux pour le profane, tel détail enchante souvent ou instruit le
lecteur sagace. Ainsi de ce maintien des noms propres grecs, parmi
le texte français, qui, dans les impeccables Traductions du Maître,
exaspéra les lecteurs de Bitaubé, et qui constituait véritablement
une révolution, une révélation: la cessation de l’anachronisme par
la mise au point, dans leur atmosphère et dans leur lieu, des poèmes
homériques, avec la seule magie de ces noms restaurés, dont les
sonorités portent vraiment chlamydes et cnémides, quand leur inepte
et arbitraire traduction avait embourgeoisé les héros antiques
jusqu’à leur donner des faux airs du ménage Dacier! De même pour les
appellations de cités, dont le travestissement d’un langage dans un
autre (comme pour nous Paris et Londres) demeure à tout jamais un
légitime sujet d’étonnement.

Mais ce qui me frappait aujourd’hui plus nettement dans cette
silencieuse chambre mortuaire, c’était ce trait si caractéristique de
la maîtrise et de la carrière de Leconte de Lisle, l’_Odi profanum_.
Aucune vie ne me semble en offrir un exemple si frappant. Le
merveilleux dédain qui rompait de plis amers la courbe de l’arc de
la bouche si belle, dans ce masque puissant où la malice de Voltaire
s’alliait à la bonhomie de Franklin, cachait-il la rancune ancienne de
longues heures impardonnées d’une incompréhension qui ne pouvait pas
finir?--La gloire de Leconte de Lisle était de la famille de celle de
Milton dont Villiers de l’Isle-Adam, un autre grand méconnu, a si bien
dit que le public s’incline devant elle de peur qu’on ne l’oblige d’y
aller voir.

«C’est ennuyeux d’avoir toujours l’air d’écrire des choses que personne
ne comprend!» Je me souviens d’avoir entendu tenir à Leconte de Lisle
ce propos familier, qui révélait ses tristesses secrètes. Entre la
génération qui le trouvait abstrus et celle qui lui eût volontiers
reproché d’être trop simple, il n’y avait pour goûter et ressentir
vraiment son œuvre admirable, si pleine de puissance et de ce charme
dont seuls le pourraient croire dénué ceux qui n’auraient pas lu la
_Vérandah_, le _Sommeil de Leïlah_ et tant d’autres délicieuses pièces,
que cette «élite de rares esprits» qu’il se plaisait à évoquer et dont
il nous conseillait de rechercher uniquement l’estime.

Nonobstant, cet exil forcé de l’admiration des foules, qu’il eût sans
doute rêvées plus réceptives, ne le pouvait laisser sans de graves
nostalgies, celles qu’il épanchait dans ses cruels vers aux modernes:

    Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
    Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
    Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
    De toute passion vigoureuse et profonde.

ou qu’il consolait dans ses splénétiques _fiat nox_, et tant de
douloureux appels à la mort et à l’oubli.

Oui, si le présent et l’avenir recherchaient dans le passé une grande
figure en laquelle incarner la tristesse de ce somptueux et amer poète,
ne serait-ce point un Moïse un peu pareil à celui d’Alfred de Vigny
(dont, soit dit en passant, Leconte de Lisle aimait à rappeler de
distingués traits dans ses brillantes causeries, auprès d’intéressants
récits sur Lamartine, Baudelaire, Flaubert)--un Moïse empli de
lassitude découragée faite de pitié et de mépris, en face de la _Terre
promise_ du succès facile et de la popularité banale, là où il eut
rêvé l’appréciation consciente et le couronnement passionné;--et lui
chantant son renoncement volontaire et son splendide adieu dans le
_Dies iræ_ des _Poèmes antiques_.

    Il est un jour, une heure, où dans le chemin rude,
    Courbé sous le fardeau des ans multipliés,
    L’esprit humain s’arrête, et, pris de lassitude,
    Se retourne pensif vers les jours oubliés.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Reprends-nous, ô nature, entre tes bras sacrés!

Mais la nature n’avait plus qu’un sourire pour ensoleiller de suprêmes
affres, et ses bras sacrés ne devaient plus s’ouvrir qu’en forme de
couronne et en guise de tombeau.

    Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface,
    Accueille tes enfants dans ton sein étoilé;
    Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
    Et rends-nous le repos que la vie a troublé!



  III

  A MAURICE BARRÈS.



  PAUVRE LELIAN

  (PAUL VERLAINE.)


«Une chose inexplicable, et qui fait, du reste, autant d’honneur à
l’âme indépendante de Cervantès que de honte au ministre des faveurs
royales, c’est l’oubli dans lequel fut laissé cet homme illustre,
tandis qu’une foule d’obscurs beaux esprits touchaient des pensions
qu’ils avaient mendiées en prose et en vers. On raconte qu’un jour
Philippe III, étant au balcon de son palais, aperçut un étudiant qui
se promenait, un livre à la main, sur les bords du Manzanarès. L’homme
au manteau noir s’arrêtait à toute minute, gesticulait, se frappait
le front avec le poing et laissait échapper de longs éclats de rire.
Philippe observait de loin sa pantomime:

--Ou cet étudiant est fou, s’écria-t-il, ou il lit _Don Quichotte_.

Des courtisans coururent aussitôt vérifier si la pénétration royale
avait deviné juste, et revinrent annoncer à Philippe que c’était bien
le _Don Quichotte_ que lisait l’étudiant en délire. _Mais aucun d’eux
ne s’avisa de rappeler au prince l’abandon où vivait l’auteur de ce
livre si populaire et si goûté._»

Une autre anecdote rapporte que le 25 février 1615, l’archevêque de
Tolède vint rendre visite à l’ambassadeur de France. Des gentilshommes
français «aussi courtois qu’éclairés et amis des belles-lettres»
parlèrent alors au chapelain du cardinal évêque, le licencié Francisco
Marquez de Torrès, qui conte l’histoire--des ouvrages de Miguel de
Cervantès.

Sur leurs éloges de ces œuvres, l’invitation adressée à ces jeunes gens
de visiter l’auteur se vit accueillie «avec mille démonstrations de
désir». Maintes questions s’ensuivirent sur son âge, sa profession et
sa fortune; et plus encore d’étonnement d’apprendre qu’il était «vieux,
soldat, gentilhomme et pauvre».

--Et quoi! s’écria l’un des interlocuteurs, l’Espagne n’a pas fait
riche un tel homme.

--Alors, conclut le narrateur, un de ces gentilshommes, relevant cette
pensée, reprit avec beaucoup de finesse: «_Si c’est la nécessité
qui l’oblige à écrire, Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’abondance,
afin que par ses œuvres, lui restant pauvre, il fasse riche le monde
entier._»

                                 * * *

Ne croirait-on pas lire, près de trois siècles écoulés, l’histoire de
Paul Verlaine, le _Pauvre Lélian_ qui s’était composé lui-même cette
euphonique et véridique anagramme de son nom, posée sur lui comme le
_pas de chance_ de l’Infortuné cité par Baudelaire. «Existe-t-il donc,
ajoute le poète, une providence diabolique qui prépare le malheur dès
le berceau, qui jette avec préméditation des natures spirituelles
et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs dans les
cirques? Y a-t-il donc des âmes sacrées, vouées à l’autel, condamnées
à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines?»

    Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,
    Peuple ingrat?...

Des exemples tels que ceux de la mort de Barbey d’Aurevilly, de
Villiers d’Adam, de Verlaine, ébranleront-ils un jour les cœurs en
frappant les yeux et les oreilles; et fondant les égoïsmes plus ou
moins inconscients, procréeront-ils une génération de _satisfaits_
ingénieux et cordiaux qui désarment eux-mêmes leurs propres cruelles
épreuves par la compréhension sensible et efficace des misères d’un
supérieur autrui, d’un prochain de génie et de ses détresses sublimes?
Ces fils de famille-là s’ennobliront d’un peu plus de préoccupations
de la famille humaine, et de réhabiliter, entrecouper pour le moins
leurs féeries et leurs fêtes d’un peu de soin de mortels et impériaux
calvaires, et de la visite à de certains grabats où des être géniaux
agonisent.

L’Antoine Watteau du vers vient de rendre le dernier soupir des
_Fêtes galantes_; poète qui, par un miracle d’anomalie et par les
douze cents tableaux d’un chemin de croix aux stations de garnis et
d’hospices, a fait s’égrener tout le chapelet des vains aveux et le
rosaire des baisers roses, s’ébruiter toute la musique des harpes en
vernis de Martin et des guitares burgautées; a fait se condenser en
précise et harmonieuse vapeur toute la grâce ensemble nerveuse et
poupine, maniérée et mignarde des embarquements pour Cythère: Cupidos
en abbé, Scaramouche et Mezzettin, Clymène et Clitandre, Cydalise et
Tircis; toute la population en saxe, criblée de mouches, pailletée
d’affiquets et de fanfreluches, des indifférents et des bergers aux
miroitantes cassures du satin de leurs armures délicates, dont le poète
a synthétisé l’élégante afféterie en ses derniers poèmes de porcelaine,
et bien spécialement en cette petite pièce:

    Les donneurs de sérénades
    Et les belles écouteuses
    Échangent des propos fades
    Sous les ramures chanteuses!

    C’est Tircis et c’est Aminte,
    Et c’est l’éternel Clitandre,
    Et c’est Damis qui pour mainte
    Cruelle fait maint vers tendre.

    Leurs courtes vestes de soie,
    Leurs longues robes à queue,
    Leur élégance, leur joie
    Et leurs molles ombres bleues

    Tourbillonnent dans l’extase
    D’une lune rose et grise...
    Et la mandoline jase
    Parmi les frissons de brise.

Est-ce pour se redonner l’illusion de ce gentil faste que le mourant
d’hier avait, ces derniers temps, instauré dans son exigu logis la
touchante et somptueuse manie de dorer lui-même au pinceau son mobilier
si modeste? Tout y passait, pincettes et chaises, serrure et cordon de
sonnette.

Et parmi le bariolage de quelques bégonias en carton, les nuances
douces des balais à confetti, les taches crues d’autres souvenirs de
carnaval, entre tout le jardin des Hespérides des oranges du jour de
l’An sur des tasses retournées, le mirage lui revenait des pavanes de
muguet aux relents de bergamote.

                                 * * *

Mais il est un autre Verlaine, tant d’autres Verlaine qu’on ne saurait
énumérer en un revenez-y rapide: le _mystique_, celui qui clamait
lundi dernier devant nous, en un élan de pieux amour, la religieuse
invocation:

    _Tantus labor non sit cassus!_

et le _désolé_, dont ces exquises petites strophes résument toute
l’essence:

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    Tout suffocant
    Et blême quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte,
    De çà, de là
    Pareil à la
    Feuille morte.

Ce qu’il sied d’affirmer aujourd’hui, c’est en ce poignant désarroi
d’existence, le cœur d’excellent et pur aloi qu’était Verlaine, «_l’âme
enfantine_» qu’il a chantée, et qu’il remporte entière aujourd’hui, non
contaminée par les douloureuses voies traversées.

Le sonnet suivant, inédit et inconnu, en contient une parcelle
tendrement chantante. Verlaine l’écrivit pour la duchesse de Rohan[34]
qui en possède le manuscrit,

    Je n’ai jamais été dans la Bretagne, mais
    J’en rêve, chaque nuit, et tout le jour j’y pense.
    Comme aux choses de mon enfance, que j’aimais,
    Tant qu’à la fin, et sous forme de récompense,

    Je revois le clocher que je n’ai vu jamais.
    --O la Bretagne, et ses clochers à jour, où danse,
    A travers ce brouillard épais où je rimais,
    La cloche, pour bercer un peu ma vieille enfance.

    Car j’ai rêvé que je rimais, vêtu de lin.
    Tel, innocent, autour du parc de Josselin
    Un berger contemplant la nuit tout étoilée.

    Et, de plus ignorant qu’Olivier de Clisson
    Fût autrefois maître et seigneur de la vallée
    S’en va paisiblement en chantant sa chanson.

  [34] Le 22 novembre 94.

Je me souviens parmi des lettres, et des lettres reçues de lui, d’une
entre autres, toute spontanée, violemment inspirée à sa bonne foi par
la lecture irritée de quelque anodine malice à mon endroit que lui
attribuait certaine feuille. Message aussi émouvant et attendri que
celui des deux amis de La Fontaine[35]:

    Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu.
    J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru,
            Ce maudit songe en est la cause.

  [35] Voir le P.-S. à la fin du volume.

Et je finirai cette hâtive nénie par un dernier mot de Verlaine
prononcé peu d’heures avant de mourir, mot mystérieux et oraculaire,
éclairé déjà du jour de l’au-delà par celui qui connaîtra une fois de
plus et prouvera l’exactitude du vers consolant:

    Sur la pierre des morts croît l’arbre de grandeur.

Verlaine agrippait déjà ses couvertures du geste significatif
caractérisé par l’expression antique «_Stragulæ vestis plicaturas_» et
il murmura ces mots, comme écartant de dessus son lit un trop lourd
faix invisible: «_Otez, ôtez-moi toutes ces couronnes!_»

Des couronnes, il s’en nouera quelques-unes pour lui dans le présent;
combien et de toujours plus belles à venir, en immarcessible laurier,
et de véritables immortelles!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Entre de plus modestes fleurs se tressa le tendre poème qui suit, dont
le feston devait enguirlander un _tombeau_ du Poète. Ce volume n’a pas
paru; et sans que j’aie pu recouvrer mon manuscrit qui n’était pas
double. C’est donc de mémoire que j’en rassemble les bouquets épars,
pour les disperser de nouveau, incomplètement effeuillés au-devant
d’une chère Mémoire:

    Tous les Masques, les Mezzetin,
    Les Trivelin, les Scaramouche,
    Cydalises à l’œil mutin,
    Une mouche au coin de la bouche,
    Tous les bleus bergers de Watteau
    Avec leur rose châtelaine
    Ont drapé de noir leur bateau
    Et mènent le deuil de Verlaine.

    Tous les Tircis et les Myrtil,
    Les Clitandres et les Clymènes
    Avec leur fraîcheur de pistil,
    Les inhumains, les inhumaines
    Ont mis un crêpe à leur chapeau
    Et pleurent comme Madeleine,
    Car sous leur galant oripeau
    Ils pleurent l’âme de Verlaine.

    Il les avait faits si polis
    Sous le bleuté de leur quinconce;
    Il les avait peints si jolis
    Sous le jabot qui les engonce;
    Nul azur ne les rendra plus,
    Nul carmin, que d’ombre vilaine...
    Leurs zinzolins sont révolus
    Ils pleurent sur l’art de Verlaine.

    Et les Cupidons potelés
    Qui semblent des bouquets de roses,
    Et les palombes dételés
    Du chariot des Cypris moroses,
    Mignonnement endoloris
    Avec leur plume de pleurs pleine,
    Pleurent Chloé, pleurent Chloris,
    Pleurent sur le cœur de Verlaine!



  IV

  A LÉON DAUDET.



  L’AÈDE

  (FRÉDÉRIC MISTRAL.)


Mistral est un fleuve admirable de poésie, qui mire en son cours,
chantant et nuancé, des rives sinueuses et fleuries, des sites peuplés
et gazouillants, un ciel ensoleillé et sonore, plein de rayons, de
rires et de rêves. Et c’est peut-être en ce temps de poésie, d’instinct
plutôt brumeuse et languide, la plus distincte caractéristique de cette
Muse de Mistral: _la lumière et la joie_. Lui-même, le poète, l’a
bien exprimé dans sa chanson des _Bons Provençaux_, dont j’interprète
librement ce couplet:

    Quand le mois de mai fleurit,
        Tout brûle de vivre.
    Et quand le soleil sourit,
        Qui ne s’en enivre?
    Nous autres, bons Provençaux,
    Soyons les joyeux oiseaux
        De la _soleillade_
        Et de la Maïade.

Et ailleurs:

  Dix fois sur onze,--il me semble que les morts ont--moins de
  vieillesse--que les vivants d’aujourd’hui.--Car, dans tout
  son orgueil,--le siècle meurt d’ennui;--et, sans les jeunes
  filles--que largement nous donne--le bienfaiteur divin,--la joie
  prendrait fin.

Le merveilleux bruissement parfumé qui s’exhale des grands poèmes de
ce trouvère, comme d’un beau paysage crépitant et criblé de clartés,
à l’heure de midi, vibre tel qu’un orchestre, lequel assimilerait
parfois leur chantre à un Wagner sans trouble, dont _Mireille_ serait
le Lohengrin et _Nerto_ les Maîtres-Chanteurs. Oui, Mistral a, du
maître de Bayreuth, le retour du _Leitmotiv_, l’art des énumérations
familières et joyeuses, de noms ou de choses, l’instrumentation
harmonieuse des voix simultanées de la foule; et, à plusieurs reprises,
dans son œuvre, tels tours de pensée spiritualiste et sublime sur la
survie de l’amour des âmes, aux transports sensuels[36].

  [36] _Calendal_, ch. X, Str. 62.

Son goût descriptif de la nature, ses retours aux souvenirs
d’enfance[37] l’apparentent souvent aussi à l’admirable Valmore,
à cette différence près, des perles du rire qu’il égrène en de
méridionaux paysages, tandis que le Nord de Marceline se diaprait du
collier, perpétuellement défilé, de ses intarissables larmes.

  [37] _Les Iles d’or: Rancœur._

Et, plus près, moins sans doute en influence qu’en rapport d’esprit
et contagion de pensée, simultanée matérialisation d’idées en divers
cerveaux, voici, entre autres, deux curieuses similitudes.

De Mistral (_Nerto_):

    Dans le château étaient sept salles
    Où les sept démons capitaux
    Pouvaient battre l’aile à leur aise,
    Princes des sept péchés mortels.

De Verlaine:

    Dans un palais soie et or, dans Ecbatane,
    De beaux démons, des Satans adolescents,
    Aux sons d’une musique mahométane
    Font litière aux sept péchés de leurs cinq sens.

On a goûté, non sans raison, le _Couplet des cheveux_, dans le Pelléas
et Mélissande de M. Mæterlinck. Relisez, dans le cinquième chant de
_Nerto_, les adieux de _la Nonne_ à sa chevelure.

Et, pour conclure hâtivement sur un sujet qui requerrait bien des
pages, que de pittoresques et poétiques expressions au cours de l’œuvre
du chantre de Maillane: cette _volée d’évêques_ au mariage du roi;
et, dans la bagarre du cimetière, ces combattants _qui jouent aux
barres parmi les sépultures_. Puis _la colonnade à front divin_--_de
cette forêt qui embaume_--et _lui tisse un manteau de calme_, qui nous
mène au magnifique morceau sur les arbres sacrilègement émondés, que
dut tant admirer Michelet, avocat de la même cause de nature dans sa
_Montagne_.

  Eux, solennels chalumeaux--que l’air, à plein gosier--fait
  chanter comme des orgues,--eux, riches et bons, qui versent la
  fraîcheur et l’ombre--depuis des ans qui ne se nombrent,--eux,
  chevelure sombre--de la terre, et parrains des sources et des
  fontaines...--Laissez-les vivre!

Quel autre poème que _La Mort du loup_ se pourrait, par exemple,
comparer à la fin du _Vieux Moissonneur_, qui, debout dans son blé et
mûr comme lui pour la récolte suprême, se voit fauché avec ses épis
en un coup de faux aveugle et imprudent?... Le vieux moissonneur,
_mourant et mutilé_, qui s’écrie: «Peut-être que le Maître, Celui de
là-haut,--voyant le froment mûr, fait sa moisson.--Allons, adieu! moi,
je m’en vais tout doucement...--Puis, enfant, quand vous transporterez
la gerbe sur la charrette,--emportez votre chef avec le gerbier.»

Et le _Blé lunaire_, cette ballade à la lune, sans le vif esprit de
celle de Musset, combien n’est-elle pas plus exquise! Voici,--non
certes une version, mais une interprétation de cette enchanteresse
mélopée, intraduisible au cours berceur de ses deux rimes, tour à tour
paresseuses et cristallines:

LE BLÉ LUNAIRE

    La lune mi-pleine
        Dévide
        Sa laine.

    On entend au loin
    L’onde qui gazouille,
    Tourbillonne et mouille
    Le tour du moulin.

    La lune limpide
        Dévide
        Son lin.

    Le rieur ruisseau
    Reflète la lune
    Qui, dans la nuit brune
    Jette un blanc réseau.

    La lune sereine
        Dévide
        Sa laine.

    Dans les arbres verts
    Folâtrent les lièvres;
    Et, sur les genièvres,
    Sifflent les piverts.

    La lune rapide
        Dévide
        Du lin.

    Dressée au déclin
    De sa noire borne,
    La chouette morne
    A l’œil cristallin.

    La lune lointaine
        Dévide
        Sa laine.

    Les chauves-souris
    Font leur promenade;
    A la cantonade
    Les chiens font leurs cris.

    La lune candide
        Dévide
        Son lin.

    Caha et cahin,
    Un charretier passe,
    Qui court vers la place
    Ou vient du ravin.

    La lune hautaine
        Dévide
        Sa laine.

    Le vieillard grognon
    Ou la pauvre vieille,
    Dans l’âtre sommeille
    Sous son lumignon.

    La lune pallide
        Dévide
        Son lin.

    Neuf heures! clin! clin!
    A l’horloge sonnent.
    Les grillons l’entonnent
    Sur leur fifrelin.

    La lune d’or pleine
        Dévide
        Sa laine.

    Sur un front charmant
    Se glisse une mante
    Parmi la tourmente
    Au long sifflement.

    La lune rigide
        Dévide
        Son lin.

    Un beau garçonnet,
    Grand agneau qui bêle,
    A pris de la belle
    Le bras mignonnet.

    La lune incertaine
        Dévide
        Sa laine.

    Ce gentil lutin
    Et cette coureuse
    Sur la pente heureuse
    Errent au lointain.

    La lune frigide
        Dévide
        Son lin.

    Le doux aparté
    Glisse en courbes molles,
    Sous des lucioles,
    La pâle clarté.

    Et la lune vaine
        Dévide
        Sa laine.

    C’est ainsi que l’on
    Cueille, sous la brune,
    Le blé de la lune
    A plein corbillon.

    La lune livide
        Dévide
        Son lin.

    L’amour nouvelet,
    A la belle étoile
    Met, au lieu de voile,
    Sa peau d’agnelet,

    La lune sereine
        Dévide
        Sa laine.

    Mais le vin d’œillet
    Que sa main nous tire,
    Quand la lune vire,
    Devient aigrelet.

    La lune perfide
        Dévide
        Son lin.

    Le jeune câlin
    Dans l’ombre s’esquive,
    La belle pensive
    S’en revient de loin.

    Et la lune reine
        Dévide
        Sa laine.

    Et l’esprit malin
    Que la nuit enchante
    Au fond de la sente
    Rit comme un poulain.

    La lune languide
        Dévide
        Son lin.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mistral inaugure un poème sans rimes. Il est de ces dieux auxquels
on peut dire: Que leur volonté soit faite! La question en elle-même
n’existe guère. Les rimeurs ont fait leurs preuves de chefs-d’œuvre.
Les chemins sont ouverts à la rime assonante, que l’auteur des _Poèmes
Saturniens_ déclare ne pas aimer:

    ... Fi de l’aimable et fi de la lie!
    Et je hais toujours la femme jolie,
    La rime assonante et l’ami prudent.

Plusieurs qui y excellent ont supérieurement enseigné d’exemple (et
bien que leurs vers réguliers me semblent préférables), qu’on pouvait
produire de nobles et charmants poèmes, aux gracieuses idées, aux
images neuves, aux vers précieux, sans toujours les rimer. Et, si je
leur adressais un reproche, ce serait même celui de rimer quelquefois.
Il y a autant, voire plus de difficulté à ne rimer jamais qu’à rimer
de temps à autre. Mais une expresse loi n’est-elle pas désirable et
nécessaire? Si l’assonance peut sembler insuffisante, c’est après une
série de rimes. De même, l’oreille exercée par une suite d’assonances
se sentira blessée par la trop nette précision d’une rime inattendue.

Mais tel ne saurait être l’avis de poètes qui, précisément, prétendent
libérer par l’extension des moyens, les idées soi-disant emprisonnées
dans les moules des formes trop familières, les percussions de
sonorités trop prévues.

Gautier ne pensait pas ainsi; la présente strophe en fait foi:

    Point de contraintes fausses!
    Mais que, pour marcher droit,
            Tu chausses,
    Muse, un cothurne étroit.

Et, n’y aurait-il pas bien de la mélancolie à enregistrer la monotonie
du tour de roue de la Fortune ramenant _le mode_ rejeté tout comme _la
mode_ condamnée: et l’indigence de prosodiques innovations consistant
en la restauration, par leurs disciples, de ce que les grands ancêtres
poétiques mirent tant de temps et prirent tant de peine pour forger:
l’_élision_ et la _rime_.

La suppression de cette dernière me semble réservée, ainsi qu’elle le
peut faire, à exprimer occasionnellement et selon sa durée, un trouble
momentané ou prolongé. Mais, en dehors de ces cas spéciaux, les plus
réussis des poèmes sans rimes offriront toujours trop de ressemblance
avec ces traductions littérales et linéaires, telles que celles du
_Palais hanté_, dans la maison Usher de Poë[38].

  [38] Vers eux-mêmes curieusement ressemblants à ceux évoqués plus
  haut des deux poètes Mistral et Verlaine.

Je m’en tiendrai donc, quant à moi, sur ce sujet de la rime, au
sentiment de Jacques Peletier, dont M. Alphonse Daudet nous scandait,
l’autre soir, expressivement, la jolie pièce de _l’Alouette_: «Il
faut--profère gentiment ce poète du XVIe siècle--que je dise cela de
moi, que j’ai été celui qui plus ai voulu rimer curieusement,--et
suis content de dire _superstitieusement_. Mais ainsi est-ce que
jamais propriété de rimes ne me fit abandonner propriété de mots ni de
sentences.» N’est-ce pas concluant et bien dit?

J’ai écrit, dans mon étude sur la poésie de Marceline
Desbordes-Valmore: «N’est-ce pas du fait de cette beauté trop prisée,
que le lieu commun est devenu tel? Mais qu’il porte en soi la force ou
le charme de vaincre cette période de profanation, et le voilà promu
lieu éternel?»

Et quand Verlaine, dans sa _Fête galante_, écrit «au pâle clair de lune
_triste_ et _beau_», ne rend-il pas, de par le choix et la place, à ces
trois épithètes, tout le lustre dont l’usage pouvait les avoir dédorées?

Non, la rime ne nuit point au rythme qui, lui-même, ne gâte rien à la
rime.

Quelle meilleure preuve que le surprenant et délicieux poème de M.
Dierx, un des plus parfaits poètes de ce temps et de bien des temps?
Je veux dire _l’Odeur sacrée_, pièce prosodiée, ainsi qu’un chant de
Virgile, en laquelle l’auteur s’est fait une loi et un jeu de prouver
et trouver les souplesses de notre langue, et son pouvoir, de par
l’allitération (naïvement et souvent niaisement reprochée à de plus
audacieux), de babiller en dactyles et s’alourdir en spondées, lutter
enfin avec le latin et finalement l’emporter sur lui, et non sans
l’avantage triomphant des tintinnabulantes rimes.

Quant aux écoles, ne pourrait-on pas dire qu’elles ne font que _des
écoliers_, et que les vrais maîtres sont les esprits avant tout
conscients et respectueux des trésors acquis par un langage et par un
art? Ceux-là, loin de vouloir tout remettre en question et de troubler
de fond en comble, se contentent de joindre un jonc de plus à la
Syrinx, et de faire moduler à la gamme éternelle un accord jusque-là
inentendu et d’une plus ineffable mélodie.



  V

  A LA PRINCESSE DE BRANCOVAN.



  ROSES PENSANTES


Je ne connais guère les vers de celle qui fut la belle Mme Emile de
Girardin--et surtout l’étincelant vicomte de Launay; car c’est bien
principalement--je dirais presque uniquement, s’il n’y avait la célèbre
_Joie fait peur_--sous le pimpant habit de ce courriériste sémillant
que la postérité, qui fait son tri parmi les œuvres qu’on lui lègue, et
compose la figure définitive d’un écrivain de ceux de ses traits qui
ont le mieux assuré sa conquête, nous conserve le souvenir de cette
superbe Delphine.

Elle avait pourtant débuté Muse. Sa beauté, que trahit lourdement le
massif buste du Théâtre-Français, et sur laquelle ne nous édifie pas
beaucoup mieux le falot portrait d’Hersent au Musée de Versailles,
concourut à cette première manière, ratifiée elle-même par un sacre
collectif de tous les maîtres du temps, rênés sous les boucles dorées
de cette Aurore.

Nombre de prestiges parmi lesquels une correspondance avec Victor
Hugo, l’amitié de Balzac, qui lui confia, dit-on, la composition de
quelques-uns des vers de Rubempré, dans _Les Illusions perdues_--(et
jusqu’à la collaboration des tables tournantes!)--complètent pour
nous la fulguration de cette auréole, sous laquelle notre confiante
mémoire aime à revoir s’azurer, comme deux bluets dans la moisson, les
yeux que son amie Valmore--une vraie Muse, celle-là!--fait se rouvrir
éternellement dans ces deux nobles vers:

    La Mort vient de fermer les plus beaux yeux du monde,
    Nous ne les verrons plus qu’en regardant les cieux.

Les vers de Rubempré sont, comme il convient à ce bellâtre sans génie,
emphatiques et médiocres. Il est probable que la finesse enjouée de
Delphine Gay, collaboratrice de Lassailly pour ce travail, se plut à
les meubler d’encensoirs et de sistres. Seul, l’impeccable Gautier,
intraitable en matière prosodique, et qui ne pouvait recevoir une telle
amicale commande sans livrer en échange un chef-d’œuvre, non d’ironie,
mais de perfection, se montra traître à l’intention de l’auteur en
attribuant à l’amant d’Anaïs l’admirable sonnet de _La Tulipe_, dénué
de rapport avec le caractère et le talent du poète angoumoisin, qui
n’aurait pu composer un tel poème sans infliger concurremment une tout
autre allure à sa propre destinée.

Un malin rire avait de bonne heure dominé, sinon vaincu, la poésie,
au moins sous sa forme pathétique, en cette nature malicieuse. J’en
offre pour preuve l’anecdote suivante que je tiens du comte de Maillé,
l’homme éminent dont la belle adolescence se montra valeureusement
éprise d’idéal, au point de rosser un de ses camarades qui ne lui
paraissait pas suffisamment enthousiaste de l’auteur de _René_. Et la
lutte prenait fin sous cette apostrophe concluante du vainqueur à son
adversaire justement _tombé_: «Eh bien? L’admires-tu maintenant?»

Un soir, dans le monde, le brillant jeune homme qu’était alors M. de
Maillé avait à son bras la triomphante Delphine. Parvenus au seuil
d’un salon isolé que les invités se signalaient en une sorte d’auguste
effroi, et dans lequel se faisaient silencieusement vis-à-vis, près
de celle qui avait été Juliette Récamier--M. de Chateaubriand et M.
Ballanche, la belle promeneuse glissa dans l’oreille de son cavalier
devenu moins intraitable sur le chapitre de ses dieux, ce sacrilège
propos: «Sortons de cet ossuaire!»--Dès ce soir-là Delphine n’était
déjà plus Corinne.

                                 * * *

Et pourtant c’est à ce radieux début qu’il nous faut remonter pour
trouver un pendant à la charmante émotion que nous cause l’entrée en
religion littéraire de la comtesse Mathieu de Noailles. Certes je me
glorifie d’avoir été le premier à faire pressentir, en un passage qu’on
me permettra de citer, cette savoureuse éclosion, dans un essai publié
le printemps dernier: _Le quatuor des masques_. Il s’agissait de quatre
amateurs inconnus à mettre discrètement en lumière, et que j’avais
assortis sous les plumages distinctifs d’un perroquet, d’un colibri,
d’un cygne et d’une colombe. «La colombe c’est la Gourouli de Musset,
mais une Gourouli au roucoulement plus suave. _Atavis edita regibus_,
fille de poètes et de rois, on retrouverait en sa lignée, avec les
princes des _Mille et une Nuits_, Saadi, Firdousi et Hafiz. Comme une
odeur d’_athergul_ flotte sur ces chants nourris de confitures de
roses. Curieux et parfaits, deux incompatibilités qu’ils concilient, y
ajoutant une érudition sans pédanterie, une rencontre du mot expressif,
du verbe coloré, du terme savoureux, une précision et une propriété de
langage riche et choisi qu’on admirerait chez un travailleur et qui
sont l’apanage de cette jeune fille. La plus chaste réserve en la plus
noble ardeur, la pudeur dans la passion les caractérisent encore.

On ne m’a permis d’en parler que de souvenir. Je citerai donc, pour
mémoire et pour l’honneur d’en traiter le premier, un poème sur les
parfums qui est une aromale symphonie. Je ne sais que le célèbre
fragment de la _Prière pour Tous_ auquel on puisse le comparer».

Les sept poésies que vient de publier, cette fois sous le véritable
nom de leur auteur, devenu l’un des plus illustres noms de notre
aristocratie, loin de mentir à cette allégorie élogieuse, y ajoutent au
contraire, et dissipent, pour les lecteurs méfiants cette fois vaincus
et charmés, ce que ma trop succincte annonciation leur avait paru
offrir d’excessif.

La première est la pénétrante évocation des parfums, dont j’ai parlé:

    Puissance exquise, dieux évocateurs, parfums,
    Laissez fumer vers moi vos riches cassolettes!

Et sur cette incantation les spirales montent, brumeuses ou tièdes,
opalines ou azurées: tendres parfums printaniers; aigres relents
automnaux dans le silence un peu hostile des vieilles demeures
réveillées; touffeur des fours; bibliothèques aux senteurs vétustes.
Et toute la litanie odorante des cheveux aux aromes amoureux, du vin
conseiller d’ivresse et de l’encens persuasif de prière; de l’iris
cher, aux linges légers; du santal dont le satin ligneux double
et embaume les coffrets de l’Inde. A travers ces soupirs délicats
transpire la nature tout entière: la terre détrempée, l’aire des
moissons, l’air des salines. Et c’est une alternance de jeux forts et
de jeux doux comme aux registres d’un orgue:

    Torpeur claustrale éparse aux pages du missel,
    Acre ferment du sol qui fume après l’ondée.

La fraîcheur des forêts, la chaleur des treilles, et jusqu’à cette fine
odeur du thé dont la chanteuse spirale s’évague vers le plafond, expire
dans les draperies. Ce bal des odeurs tournoie au cœur de la jeune
fille, ce cœur ardent et plaintif dont la nature et l’hérédité ont fait

    Un vase d’Orient où brûle une pastille.

L’invocation: _A une statuette de Tanagra_ est pleine d’une saveur
antique:

    Tes deux bras étendus éloignent les offenses;
    Dans la coupe fragile et sûre de ta main
    J’ai mis mon cœur qui semble un vase aux belles anses
    Répandant son parfum au fil de ton chemin.

Les _Paysages_ évoquent d’un rythme baudelairien, d’ingénieuses
comparaisons pour leurs successifs états, leurs diverses parures. Les
strophes à _Hébé_ sont pleines de la grâce noble de Chénier, d’un
auguste enseignement et d’une langue divine comme la démarche et le
péplos même de la déesse:

    Belle proie indocile ou molle du sommeil,
    Toi que l’amour lutine et baise sur les joues
    Si fort que ton visage en est encor vermeil,
    Et qui mêles la ruse aux grâces quand tu joues.

La _Mélancolie_ est un site de Millet. Les _battements dolents_ de
l’airain font fuir du clocher de l’église en même temps que leur écho
fait s’envoler du cœur du poète, un tourbillon d’oiseaux, un tourbillon
de souvenirs.

_L’Invocation_ aurait plu à Leconte de Lisle. Elle respire son souffle
païen et s’élève comme un de ses plus célèbres poèmes contre

    La honte de penser et l’horreur d’être un homme.

Elle redemande aux rustiques divinités toutes les forces et toutes les
grâces dont les bêtes émoussent ou déçoivent tant de maux, intolérables
pour notre vigilante et lancinante pensée humaine. Et l’auteur de la
_Mort du Loup_ eût aussi goûté cette exécratoire libation en sa boutade
profonde.

La dernière pièce, le chef-d’œuvre, avec la première, revêt la
métaphysique de Sully-Prud’homme d’une parure qui n’est pas sans faire
penser à Léon Dierx, mais bien inspirée, toute personnelle. C’est
un cantique d’amour d’une grave et gracieuse beauté, plein d’une
intense ferveur, d’une digne résignation préventive aux inévitables
changements, et qui se clôt sur un vers précédemment cité, un vers
exquis, une pensée égale:

    Notre amour est le vase empli d’or et de nard
    Que nous portons tous deux en tremblant d’en répandre;
    Rien de nous vient de nous, et le sombre hasard
    _Nous confie un trésor dont il nous fait dépendre_.

    Notre jeune ferveur et nos effusions
    Iront grossir la somme inutile des choses...
    Mais qu’importe aux étés ivres d’éclosions
    Ce que pèse à l’hiver la poussière des roses!

J’ai sous les yeux, entre autres morceaux inédits de la jeune
femme poète, un crépuscule des dieux qui eût dignement complété
cette publication dont la _Revue de Paris_ a droit d’être fière.
Un filial--et sans doute cette fois héréditaire regret de la grâce
antique, déjà sensible dans la prière à la statuette, dans les stances
à la déesse de la Jeunesse, et dans la païenne oraison aux dieux
gardiens de troupeaux--s’y accentue; et comme un soupir de Virgile
s’unit au souffle de Chénier dans ce nostalgique élan vers

    Le char vide et rompu d’où les dieux sont tombés.

Ainsi donc, après la tendre et pantelante Marceline, après la forte et
farouche Ackermann, voici surgir encore des Muses, à qui semble dévolu
de matérialiser le plus subtil, de proférer le plus ineffable.

Parmi elles, Mme Edmond Rostand, cette rêveuse et radieuse Rosemonde
de qui Leconte de Lisle admirait la riante beauté et dont il goûtait
le sensible accord--module sur ses introuvables _Pipeaux_ des notes
ravissantes. L’épigraphe en pourrait être le délicieux vers de Villiers
de l’Isle Adam:

    Des roses pleines de rosée.

Et ce serait la devise de l’auteur. Voici d’abord une confession à
l’Aimé, qu’elle adjure de lui pardonner tous les innocents plaisirs
goûtés avant sa rencontre, les fleurs respirées sans lui, et qui
s’achève sur ce joli trait:

    Pardon de toutes les années
    Où je ne te connaissais pas.

Puis un testament poétique où la donation de tant d’ingénus trésors de
jeune fille, parmi lesquels

    Tous mes petits rubans de toutes les couleurs

se couronne par cette clause:

    Je te lègue ma tombe avec toutes ses fleurs.

C’est cette blonde Muse elle-même qu’il faut entendre moduler sur ses
touchants pipeaux d’une juvénile suavité, d’un timbre frais, d’un
accent attendri, et qui laissent inconsolable de n’avoir pas été des
témoins de cette avant-dernière répétition du Cyrano, au cours de
laquelle le rôle de Roxane, en l’absence de l’interprète, fut tenu par
Mme Edmond Rostand; comme si les spectateurs incessamment renouvelés de
cette belle œuvre eussent encore droit à cette illusion d’espérer le
renouvellement de cet incomparable prestige.

Anna de Brancovan prélude à son tour; et déjà son chant est digne de
son nom, ce biblique nom d’Anna, lequel, au dire d’Hello, signifie en
hébreu: grâce, amour, prière.

Ces trois vocables n’étaient-ils pas contenus en celui dont j’avais
tout d’abord, pour mon poète, alors mystérieux, élu la mystique
allégorie? Mystique et profane aussi, comme la double inspiration de
cette Muse antique et nouvelle. Écoutez-la chanter, cette _Colombe_:

    J’ai dans mon cœur un parc où s’égarent mes maux,
    Des vases transparents où le lilas se fane,
    Un scapulaire où dort le buis des saints rameaux,
    Des flacons de poison et d’essence profane.

Et regardez-la s’envoler, Paraclet de Cypris, dont le vol parfume nos
esprits, comme ces oiseaux dont l’antiquité raffinée faisait voltiger à
travers les salles et palpiter au-dessus des invités des festins, les
blanches ailes imprégnées d’essences.



  VI

  A MADAME ERNEST HELLO.



  L’APOTRE

  (UNE LECTURE D’ERNEST HELLO)

    L’ange de l’isolement frappe tout ce qui s’élève.

    ERNEST HELLO.


I

Un agissement habituel à ce qu’Ernest Hello appelait la _petite
critique_, c’est de se récrier chaque fois qu’une plume nouvelle
s’exerce autour d’une mystérieuse mémoire d’artiste, de ceux dont
l’œuvre et la renommée sont si fort inégales, noms, quoi qu’on en dise,
peu célèbres, œuvres parfois admirables vraiment, presque inconnues,
vers lesquelles l’attention appelée ou rappelée fait partie de cette
_charité intellectuelle_ dont le noble écrivain que je nommais tout
à l’heure l’implorait en vain. Et ce sont alors force quolibets,
parfois insuffisamment neufs et maigrement spirituels, à l’adresse
du soi-disant inventeur, qui, bien loin d’avoir cette prétention, ne
demande qu’à faire connaître et apprécier davantage, en même temps
que de nobles pages trop ignorées, les noms de ceux qui leur ont les
premiers rendu justice.

Et, bien entendu, c’est de ces noms que se sert tout d’abord--s’en
étant fait renseigner de la veille,--ladite petite critique pour
attaquer ou accabler celui qui les sait mieux qu’elle et leur rend un
culte plus conscient.

De pareils traits ne sont pas pour détourner--non de réparations ni de
réhabilitations, longs mots un peu vains--les œuvres ayant toujours
tôt ou tard la gloire qu’elles méritent, et dont l’anticipation n’est
pas le meilleur signe, mais des rappels d’attention pareils à celui
que je voudrais aujourd’hui tenter en l’honneur du penseur religieux
dont M. Huysmans a justement pu écrire: «Le véritable psychologue du
siècle, ce n’est pas leur Stendhal, mais bien cet étonnant Hello dont
l’inexpugnable insuccès tient du prodige.»

«Pour moi--formulait Barbey d’Aurevilly en 1880, après nombre de
lumineux articles consacrés à Ernest Hello--j’ai fait ce que j’ai pu
pour cet homme... j’ai fait ce que j’ai pu, une fois, deux fois, dix
fois; mais j’ai, à ce qu’il paraît, la main malheureuse. J’ai ouvert
ses livres, j’en ai exalté les beautés. J’ai dit que cet homme trop
ignoré méritait la gloire et qu’il ne l’avait pas, peut-être par
l’unique raison qu’il la méritait.»

Les quinze ans écoulés depuis ont, à vrai dire, amené une réimpression
de _l’Homme_, laquelle, bien qu’il me semble assez favorablement
accueillie, n’a pourtant, pas plus que la très originale étude de M.
Bloy, et de sérieux articles de M. Buet, pu vaincre l’inexpugnable
insuccès, qui tiendrait véritablement du prodige s’il ne tirait son
explication de cette réflexion même d’Hello: «Comme ce drame est
suspect d’avoisiner les choses divines, les hommes lui ont toujours
préféré Brutus, les trois Horace et Léonidas.»--Et nul éditeur ne se
trouve, à l’heure qu’il est, encore, pour nous donner une quatrième
édition de la traduction par Hello du _Livre de la bienheureuse Angèle
de Foligno_, l’introuvable volume dont si on en ordonne la recherche
à quelque libraire consciencieux, ce dernier vous répond d’un ton
attendri de pitié: «A quoi bon prendre une commande pour laquelle avant
vous plus de vingt communautés sont inscrites?»[39]

  [39] Dans l’intervalle cette réimpression a paru.

Le portrait qu’il me plairait tracer d’Ernest Hello se devrait
emprunter à lui-même, s’extraire, ainsi qu’il s’en est pour moi dégagé,
d’une attentive lecture de ses œuvres, dessiner et peindre à touches
élues et émues, à coups rapprochés des fragments de ses livres les
mieux représentatifs de sa personnalité propre, l’homme douloureux
qu’il fut, l’inspirée _vox clamans in deserto_ qu’il avait conscience
d’être, le maître qu’il est aujourd’hui dans l’appréciation de
plusieurs, et qu’il deviendra plus amplement dans l’admiration de tous.

C’est une précieuse surprise, grâce à quelque improvisée exposition,
dans certains musées de province, encore en telles villes natales,
de grands morts, de découvrir, les y cherchant, ou mieux, au cours
d’une visite désheurée et désœuvrée, des images d’inégal mérite, des
figurations oubliées ou inconnues d’un maître ou d’une muse, des
portraits qu’un abandon ou leur valeur artistique moindre a fait
négliger par la reproduction courante, et qui présentent tout à coup
sous une acception plus frappante, parfois plus sincère et fidèle, les
traits familiers d’une personne célèbre, à laquelle un crayon souvent
moins autorisé, mais plus sensible, a conservé plus de physionomie
vraie, un aspect plus véridique et plus prenant.

J’en citerai volontiers pour exemple tel portrait, à Douai de Marceline
Desbordes-Valmore, sans omettre cet œil étonnant, le sien, que son
père, le peintre de panonceaux, avait, selon la mode du temps,
_fignolé_ au centre d’une guirlande de myosotis, avec tout le précieux
_léché_ d’une armoirie sur la portière d’un carrosse. Encore, à
Versailles, certains portraits de Delphine Gay ou de Pauline Borghèse,
ou--celui-là l’œuvre d’un maître,--ce singulier dessin récemment
exhumé par M. de Nolhac, ce cadavre de Napoléon III, en uniforme,
dans son cercueil placé debout, pour mieux poser devant le crayon
de Carpeaux, qui retraçait l’impériale momie aux moustaches cirées
piquant de droite et de gauche, telles que deux longues aiguilles, la
ruche d’une garniture intérieure de cette bière.--C’est à Versailles
aussi,--dans cette toile où cette fois encore, un peintre célèbre, M.
Gérôme, a fait se dérouler la réception à Compiègne des ambassadeurs
siamois,--ce portrait auquel il est sans doute donné de fixer pour
l’avenir la cycniforme silhouette de celle qui fut l’impératrice
Eugénie. Repliée en effet telle qu’un blanc cygne ceinturé, diadémé
de perles comme le sont ces oiseaux dans le bronze empire, cette
dame de beauté vantée qu’on demande en vain à de ses plus célèbres
effigies, nous apparaît là, vraiment très enchanteresse, profilée sur
l’eau sinueuse du velours bleu d’un manteau de cour. Et c’est, dans
ce curieux makimono français, avec de rares roueries de dessin, des
silhouettes contemporaines hiératisées, entre lesquelles, le duc de
Cambacérès, tel qu’un bonapartiste Confucius, méditatif et debout sous
son _gazon_ linéamenté savamment. D’un maître encore, Eugène Delacroix,
en certaine exhibition de la rue de Sèze, un bout d’esquisse, mais à
quel point pénétrante et résurrectrice de Mme Sand, abritant, sous un
rond chapeau d’amazone au voile de gaze, deux yeux ardents et veloutés,
deux charbons cabochons d’un jais voluptueux et plein de flammes.
Enfin, au musée de Tours, de faibles portraits de Balzac, trop voué à
l’unique figuration de Boulanger qui l’enroba sous un froc de moine,
nous donnent néanmoins à nous pencher sur ce miroir d’âme que sont les
traits d’un visage, avec l’avidité d’y découvrir, dans l’œil, une autre
arborisation d’agate, sur les lèvres, un plus explicite sourire.

C’est ainsi qu’après les magnifiques esquisses trop peu connues, bien
que dix fois renouvelées par Barbey d’Aurevilly, ou de successifs et
définitifs portraits plus poussés d’après le même modèle; après la
saisissante étude d’un si beau style, de M. Léon Bloy, dans son brelan
d’excommuniés, et les intéressants travaux de M. Charles Buet, se peut
encore interroger, ainsi qu’une des sanguines ou sépias dont je parlais
tout à l’heure, la présente incomplète ébauche dont le seul mérite est
d’être surtout composée de traits épars dans l’œuvre et repris à cet
Hello même, auquel il est temps de faire une place plus ample entre nos
bibliothèques et nos musées, nos panthéons et _voies triomphales_.

Une lettre récemment éditée de Balzac à Mme Hanska nous a donné,
du fait d’une de ces rétrospections qu’apprêtent les publications
posthumes, de voir se projeter, moins comme un projet que sous forme
d’une projection anticipée, le très net schéma de sa colossale comédie,
alors ébauchée à peine, et réalisée depuis avec une ponctualité
historiée, mais non sensiblement modifiée; en un mot, dans un écrivain
encore presque juvénile, la futurition de l’écrivain plus tard très
exactement accompli, mais dont ces fatidiques annonces, dès ses
débuts, n’auraient pu que paraître outrecuidantes et infatuées à un
Sainte-Beuve ou à un Taine. Balzac, et dans une confidence à une amie
qui devait devenir sa femme, quelles que fussent la conviction de sa
mission et la certitude de son génie, pouvait seul ainsi parler de
lui-même. Qui sait ce qu’Ernest Hello aura plus discrètement confié
à celle qui, par ses soins intelligents, eut une noble part dans son
œuvre et, par conséquent, un rare mérite aux yeux de ceux que cette
œuvre enchante et fortifie? L’humble orgueil du penseur puissant et
original, de l’écrivain dont une stricte et neuve magnificence de style
caractérise la manière et drape l’idée sans la voiler, ne se fût sans
doute pas accommodé autant que Balzac d’un auto-panégyrique nominal;
mais la rancœur du silence autour de ses travaux de forme souvent
superbe, toujours généreux d’essence, et dont il avait cette juste
opinion qu’ainsi qu’un ostensoir dont ils brandissaient le Dieu, ils
méritaient de s’irradier sur les âmes en empourprant de leurs rayons
le prêtre qu’il se sentait; ce sempiternel malaise, cette lancinante
amertume des grands méconnus: le malentendu que crée autour d’eux leur
propre fierté, dirai-je, rétractile devant la malice des envieux et la
légèreté des faibles, nous permettent de penser qu’Hello ne refuserait
pas de se reconnaître aujourd’hui dans le portrait dont nous détachons
les lignes de son œuvre, pour le présenter à ceux en qui s’ignore le
désir de le connaître et sommeille l’ardeur de l’admirer. «L’esprit,
a-t-il écrit lui-même, c’est celui qui, percevant un homme grand et
profond, le reconnaît parce qu’il l’a cherché, et l’aime parce qu’il
l’a désiré.»

                                 * * *

«Parmi ces vérités que le genre humain déserte et pour lesquels la
conscience humaine a des surdités étranges, en voici une: la justice
envers les vivants; il faut rendre justice aux vivants.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Le genre humain aime les morts et n’aime pas les vivants. Quand un
homme est vivant, sa grandeur est niée, oubliée, moquée par le fait
même de son existence actuelle.

«Le genre humain attend sa mort pour s’apercevoir qu’il était grand.
Ce crime invraisemblable et monstrueux est le fait habituel, presque
universel de l’histoire humaine.

«Voici quelque chose de plus extraordinaire. Ce crime invraisemblable
et monstrueux n’est pas remarqué de ceux qui le commettent.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«On se dit: «Oui, sans doute, c’est un homme supérieur. Eh bien, la
postérité lui rendra justice.»

«Et on oublie que cet homme supérieur a faim et soif pendant sa vie...

«Vous oubliez que c’est aujourd’hui que cet homme supérieur a besoin de
vous...

«Vous oubliez les tortures par lesquelles vous le faites passer, dans
le seul moment où vous soyez chargé de lui!

«Et vous remettez sa récompense, vous remettez sa joie, vous remettez
sa gloire, vous remettez son bonheur à l’époque où il sera à l’abri de
vos coups...

«Et vous oubliez que cet homme de génie que vous ne craignez pas
d’enfouir dans la vie présente, sous le poids de votre oubli, vous
oubliez que cet homme, avant d’être un homme de génie, est d’abord et
principalement un homme.

«En tant qu’homme il est sujet à la souffrance. En tant qu’homme de
génie, il est, mille fois plus que tous les autres hommes, sujet à la
souffrance.

«En tant qu’homme de génie, il a une susceptibilité inouïe, peut-être
maladive, certainement incommensurable à vos pensées.

«Et le fer dont sont armés vos petits bras font des blessures atroces
dans une chair plus vivante, plus sensible que la vôtre; et les coups
redoublés que vous frappez sur ces blessures béantes ont des cruautés
exceptionnelles, et son sang, quand il a coulé, ne coule pas comme le
sang d’un autre.

«Il coule avec des douleurs, avec des amertumes, avec des déchirements
singuliers.

«Il se regarde couler, il se sent couler, et ce regard et ce sentiment
ont des cruautés que vous ne soupçonnez pas[40].»

  [40] _Les Plateaux de la balance._

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tels sont les premiers et principaux traits pour la terrible et dolente
effigie de la victime sublime. Complétons-les de ceux qui suivent:

«Regardez les noms de ceux qui sont parvenus, non pas à la réputation,
mais à la gloire: lisez leur histoire. Interrogez-les; ils vous
répondront qu’ils ont usé, pour écarter la foule et se faire place,
plus de force qu’il n’en fallait pour créer mille chefs-d’œuvre.
Ils ont passé des heures, qui auraient pu être belles et fécondes,
à subir le supplice de l’injustice sentie; ils ont dépensé le plus
pur de leur sang dans une lutte extérieure et stérile qui arrêtait
le travail fécond de l’art; le découragement leur a volé mille fois
à eux et au monde leurs plus beaux transports, leurs plus jeunes
ardeurs. Que d’heures qui auraient été des heures de génie, des heures
de lumière, qui auraient rayonné dans le temps et dans l’espace, qui
auraient produit des choses immortelles, ont été des heures stériles
de tristesse et d’accablement! Or cela a peut-être été l’œuvre de la
petite critique. Elle a pris pour tâche d’éteindre le feu sacré qu’elle
était chargée d’entretenir. Puisse-t-elle être enterrée vive[41]!»

  [41] _L’Homme._

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, pour rehausser encore ce tableau, le voici sublimé jusqu’à la
comparaison christique. Ceci est une des belles pages mystiques
d’Hello:

«Et pendant qu’il va en Égypte, il se souvient d’avoir cherché une
place à l’hôtellerie et de ne pas l’avoir trouvée.

«Pas de place à l’hôtellerie!

«L’histoire du monde est dans ces trois mots; et l’éternité ne sera
pas trop longue pour prendre et donner la mesure de ce qui est écrit
dans ces mots: «Pas de place à l’hôtellerie.» Il y en avait pour les
autres voyageurs. Il n’y en avait pas pour ceux-ci. La chose qui se
donne à tous se refusait à Marie et à Joseph: et dans quelques minutes
Jésus-Christ allait naître! L’attendu des nations frappe à la porte du
monde, et il n’y a pas de place pour lui dans l’hôtellerie! Le Panthéon
romain, cette hôtellerie des idoles, donnait place à trente mille
démons prenant des noms qu’on croyait divins. Mais Rome ne donna pas
place à Jésus-Christ dans son Panthéon. On eût dit qu’elle devinait que
Jésus-Christ ne voulait pas de cette place et de ce partage.

«Plus on est insignifiant, plus on se case facilement. Celui qui
porte une valeur humaine a plus de peine à se placer. Celui qui porte
une chose étonnante et voisine de Dieu, plus de peine encore. Celui
qui porte Dieu ne trouve pas de place. Il semble qu’on devine qu’il
lui en faudrait une trop grande, et, si petit qu’il se fasse, il ne
désarme pas l’instinct de ceux qui le repoussent. Il ne réussit pas
à leur persuader qu’il ressemble aux autres hommes. Il a beau cacher
sa grandeur, elle éclate malgré lui, et les portes se ferment, à son
approche, instinctivement.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«L’enfant n’avait pas eu une crèche pour naître. La terre ne devait pas
non plus lui donner une place sur elle pour mourir, elle devait, au
bout de quelques années, le rejeter sur une croix.

«La planète fut comme l’hôtellerie; elle fut inhospitalière[42].»

  [42] _Physionomies de saints._

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En trois touches magistrales, aux puissants rehauts et d’un saisissant
relief, voilà bien notre petit Christ humain, l’artiste vrai en proie
aux épines des piqûres d’épingles, au clou du gros rire des ineptes,
au fiel de la mauvaise foi des jaloux. Groupées autour du personnage
central, les figures de ces soldats et de ces Judas peupleront
naturellement le tableau, compléteront le terrestre calvaire.

Voici d’abord l’_homme médiocre_:

«Fussiez-vous le plus grand des hommes, il croira vous faire trop
d’honneur en vous comparant à Marmontel, s’il vous a connu enfant. Il
n’osera prendre l’initiative de rien. Ses admirations sont prudentes,
ses enthousiasmes sont officiels. Il méprise ceux qui sont jeunes.
Seulement, quand votre grandeur sera reconnue, il s’écriera: Je
l’avais bien deviné! Mais il ne dira jamais devant l’aurore d’un homme
encore ignoré: Voilà la gloire de l’avenir! Celui qui peut dire à un
travailleur inconnu: Mon enfant, tu es un homme de génie, celui-là
mérite l’immortalité qu’il promet.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«L’homme médiocre n’a qu’une passion, c’est la haine du beau.
Peut-être répétera-t-il souvent une vérité banale sur un ton banal.
Exprimez la même vérité avec splendeur, il vous maudira, car il aura
rencontré son ennemi personnel.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est la chaleur.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«L’homme qui aime n’est jamais médiocre.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«L’homme médiocre, dans sa crainte des choses supérieures, dit qu’il
estime avant tout le bon sens; mais il ne sait pas ce que c’est que le
bon sens. Il entend par ce mot la négation de tout ce qui est grand.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Le génie compte sur l’enthousiasme; il demande qu’on s’abandonne.
L’homme médiocre ne s’abandonne jamais. Il est sans enthousiasme et
sans pitié: ces deux choses vont toujours ensemble.

«Quand l’homme de génie est découragé et se croit près de mourir,
l’homme médiocre le regarde avec satisfaction; il est bien aise de
cette agonie; il dit: Je l’avais bien deviné; cet homme-là suivait
une mauvaise voie; il avait trop de confiance en lui-même. Si l’homme
de génie triomphe, l’homme médiocre, plein d’envie et de haine, lui
opposera du moins les grands _modèles classiques_, comme il dit, les
gens célèbres du siècle dernier, et tâchera de croire que l’avenir le
vengera du présent.

«L’homme médiocre est beaucoup plus méchant qu’on ne le croit et
qu’il ne le croit, parce que sa froideur voile sa méchanceté. Il ne
s’emporte jamais. Au fond, il voudrait anéantir les races supérieures;
il se venge de ne le pouvoir pas en les taquinant. Il fait de petites
infamies qui, à force d’être petites, n’ont pas l’air d’être infâmes.
Il pique avec des épingles et se réjouit quand le sang coule, tandis
que l’assassin a peur, lui, du sang qu’il verse. L’homme médiocre, lui,
n’a jamais peur. Il se sent appuyé sur la multitude de ceux qui lui
ressemblent[43].»

  [43] _L’Homme._

Puis, _le Monde_.

«Le monde s’étend aussi loin que la tiédeur de l’air. Là où l’air est
chaud ou froid, le monde s’en va, scandalisé.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«La loi du monde est peut-être l’insignifiance. Si un homme vivant se
trouve par accident dans le monde, il faut qu’il se fasse insignifiant,
plus insignifiant même que les autres, parce qu’il est suspect. Pourvu
qu’il efface toute vérité et toute lumière, il peut être supporté un
moment. Mais comme l’essence des choses ne se trahit jamais longtemps,
il viendra un moment où le monde, dans sa clairvoyance, se détournera,
et, dans sa justice, se séparera.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Ce regard-là, quand l’homme qui le possède sera revenu à Paris,
regardera, en face du génie, la forme d’un chapeau, et, dans les œuvres
du génie, comptera les virgules dans l’espérance qu’il en manque
une[44].»

  [44] _L’Homme._

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et pour brancher, comme il sied, l’arbre de cette humaine croix,
de ses deux implicites rameaux chargés du vivant fruit de ses deux
naturels acolytes, le critique vulgaire et le critique généreux
représenteront ici le mauvais et le bon larron, aux côtés saignants du
crucifié d’art.

La _Petite critique_:

«Ainsi fait une certaine critique. Elle se demande, pour vous juger, si
vous avez quelque ressemblance apparente avec quelqu’un de ses vieux
souvenirs.

«Offrez au critique vulgaire un chef-d’œuvre inconnu; il attendra
votre avis avant d’oser donner le sien. Avant d’avoir une opinion,
il consultera tous ses intérêts et le visage de tous ses amis.
Ayant épuisé sa faveur sur les anciens, il n’a plus que raideur et
indifférence pour ceux qui luttent, qui souffrent, qui ont besoin de
courage.

«La critique doit commencer près de l’homme qui attend, le rôle
de l’humanité, et préluder au concert que feront sur sa tombe ses
descendants».

Et la glorification des rares prêtres et dignes ministres représentants
de cette critique idéale finalement illustre et illumine la peinture de
cette station sombre:

«Quant à ceux qui viennent au secours de ces grands malheureux, la
gloire qu’ils méritent doit être aussi une gloire réservée, plus grande
que la pensée, une gloire proportionnée à des choses sans proportions.

«Gloire étrange et magnifique!

«Soulever le couvercle qui pèse sur la tête des grands morts!

«Lever la pierre de leurs tombeaux! Inscrire son nom parmi les
bienfaiteurs des bienfaiteurs de l’humanité! Consoler le regard et les
ailes de l’aigle! S’entourer par avance des bénédictions de l’avenir.
Prendre l’avance sur la postérité et dire déjà en actes ce qu’elle
dira plus tard en paroles quand il ne sera plus temps! Le dire et le
faire pendant qu’il est encore temps d’être bon et juste, n’est-ce pas
réaliser le rêve des âmes généreuses?

«Vous qui encouragez le génie, vous êtes le père de cette sublime
postérité.

«Vous qui découragez le génie, vous êtes homicide de toutes les âmes
qui auront besoin de lui dans le présent et dans l’avenir.

«Vous égorgerez tous les aigles qui l’attendaient pour ouvrir leurs
ailes; vous égorgerez toutes les colombes qui attendaient son souffle
pour savoir de quel côté diriger leurs soupirs[45]!»

  [45] _Les Plateaux de la balance._

Et, pour fermoir de ce retable, cette mélancolique et magnanime
citation du maître, que m’adressait récemment elle-même Mme Hello:

«La partialité pour les vaincus est la faiblesse des grandes âmes[46].»

  [46] Le portrait de _l’Envieux_, le chapitre sur _la Réputation
  et la Gloire_, la spirituelle _Lettre d’un docteur à Christophe
  Colomb_ dans _les Plateaux de la balance_, puis _les torrents de
  l’injustice_ avec certain tableau du faux esprit de famille, dans
  _les paroles de Dieu_, compléteront, pour un esprit intéressé et
  assidu, ce portrait-étude.

                                 * * *

Une particularité de la manière d’Hello, qu’il lui donne tour à tour à
caractériser telle ou telle des trois formes de son talent, polémiste,
conteur ou plus exclusivement mystique, c’est une ressemblance aux
mathématiques. La théorie de l’art pour l’art en est formellement
exclue, et volontiers apparierait pour notre écrivain tout le dégoût
indigné que pourrait offrir une boîte de fard à une sainte Thérèse.
L’abomination de la désolation de ce style serait d’évoluer pour
lui-même. C’est Hello qui écrira: «Le plus grand malheur qui puisse
arriver au style, c’est de se faire admirer indépendamment de l’idée
qu’il exprime.» La fioriture, c’est le péché, pourrait être un des
commandements de son écritoire. Le modèle d’Hello, c’est Joseph de
Maistre avec parfois, dans la phrase, comme un reflet de Lamennais.
Son absolu opposé, c’est Chateaubriand. Je ne me souviens pas d’avoir
rencontré ce grand nom au cours de toute l’œuvre de l’écrivain de
Kéroman, que le respect d’une même communion empêcha, sans doute,
de formuler sur le maître de Combourg un jugement dont l’expression
eût été curieuse à connaître[47]. Il y a, en effet, entre leurs deux
églises toute la différence qui sépare une basilique romane d’une
cathédrale de gothique flamboyant et fleuri.--Les questions chez
l’auteur de l’_Homme_ sont plutôt abordées sous forme de problème ou
de théorème; et la phrase y procède volontiers par démonstration. Il y
a toujours là quelque chose à prouver, une inconnue à dégager qui est
une vérité à faire reluire. L’ardeur de la vérité qui enflamme Hello,
non moins que saint Augustin, semble l’avertir du tort qu’ont fait au
bien les manichéens de la pensée et de l’écriture. C’est presque par
surprise, et alors avec tout l’irréfutable d’un _ce qu’il fallait
démontrer_, qu’il voudrait faire éclater au-devant des résistances
forcément démantelées les propriétés des divines grandeurs soudainement
rendues calculables et mesurables. De là des vérités religieuses ou
morales posées en manière d’équations dont les termes se doivent
réduire successivement, pour à la fin se résoudre en le concluant
aphorisme d’une transparente définition, d’un suprême axiome.

  [47] Voir le P.-S. à la fin du volume.

«Celui qui vit est celui qui aime; il est réuni et réunit.--Celui qui
ne vit pas, n’aime pas; il est séparé et il sépare» déduit et conclut
Hello, en ses heures de pure démonstration psychique. Mais cette
idée, dont le plus grand malheur de style serait de se faire admirer
indépendamment d’elle, suffit souvent pour imprégner de poésie, comme
à son insu, ce style si résolument châtié. Et cette lumière intérieure
soudain attisée au point de pénétrer de clarté son enveloppe comme
un albâtre ou comme un azyme, et de rayonner à travers elle sans la
rompre, devient une lumineuse vérification de cette splendeur du vrai,
sous les espèces de laquelle la beauté fut définie. C’est dans ces
moments de mutuelle réverbération de forme et de pensée que notre
écrivain nomme l’amour: «un repos laborieux»;--la photographie: «un
miroir qui se souvient»,--et le romantisme: «l’acceptation musicale
du désespoir organisé».--«La science est la paix des connaissances
réconciliées»;--«les désirs sont des larmes intérieures; les larmes
sont des désirs qui coulent par les yeux».

Voilà pour les définitions. Combien d’aphorismes çà et là s’expriment
heureusement ou avec grandeur; «certaines paroles ridicules, dans
le sens où on les dit, sont vraies dans le sens où on devrait les
dire.»--«En général, celui qui veut copier l’élégance atteint la
grossièreté.»--«Le plaisir énervant de s’attendrir sans activité
prostitue les larmes de l’homme.»--«Notre chute a la forme renversée de
notre grandeur possible.»

Le _polémiste_ en Hello est beau de son intransigeance même. Le
chicaner sur les excès de ses jugements serait le vouloir dépouiller
d’une rigoureuse part de sa vertu. C’est qu’il ne juge pas avec son
goût, mais bien avec son caractère. Tout ce qui ne saurait s’ajuster à
son cadre, qui n’est autre que le cintre de l’ouverture du tabernacle,
se voit impérieusement rejeter, s’assimile aux vendeurs du Temple, ou
bien à quelque Héliodore qu’il y faut flageller, qu’il en faut bannir.

Voici de ces cinglants verdicts qui se peuvent ressortir au mot du vrai
maître d’Hello, Joseph de Maistre, à propos de Voltaire: «Si quelqu’un,
en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les œuvres de
Ferney, Dieu ne l’aime pas.»

«Si ce méchant homme avait eu le sort qu’il méritait, ajoute Hello, je
n’exhumerais pas ce nom ignoble; Voltaire serait ce qu’il doit être, un
gamin oublié.»

«Le XVIIIe siècle n’a pas voulu mourir sans nous laisser son portrait.
Ce portrait, c’est sa peinture. Si quelqu’un était tenté d’attribuer à
ces mauvais collégiens la proportion des grands hommes, je crois que
le portrait de ces collégiens peint par eux-mêmes pourrait le guérir
de cette maladie. La peinture du XVIIIe siècle n’est pas seulement
ridicule, elle est honteuse! Watteau, Boucher, Fragonard sont les
enfants de cette société pourrie, et ces enfants sont des enfants
terribles qui disent aux passants les secrets de leur mère. Toutes
ces figures déshabillées et fardées ne sont pas seulement laides,
elles sont dégoûtantes. Si au moins ces cadavres étaient verts, on les
reconnaîtrait pour des cadavres; mais comme ils sont roses, on ne sait
plus de quel nom les nommer.»

«Ovide, c’est le XVIIIe siècle anticipé; c’est une menace de
versification capable de faire prévoir la _Henriade_.»

«Parmi les auteurs connus, quelques-uns sont tellement au-dessous de
la critique, qu’elle ne peut, en les regardant, que s’étonner de les
connaître: Horace est de ce nombre.»

«Il faut pardonner à Virgile l’_Enéide_, en faveur de la quatrième
églogue et en faveur de quelques mots prononcés sur la campagne.»

L’outrance,--faut-il dire l’outrage?--qui aurait droit de choquer dans
des critiques, acquiert celui de s’exercer dans des anathèmes.

La phrase suivante nous en développe le motif: «Que de gens savent
par cœur Cornélius Népos, et, parfaitement édifiés sur le compte de
Pélopidas et d’Atticus, n’ont pas un souvenir précis du rôle historique
de saint Jean Chrysostome et de son attitude magnifique devant l’empire
et devant l’empereur? C’est que le christianisme est là. C’est pourquoi
les hommes se taisent et oublient. La proximité de Dieu se mesure à
leur injustice.»


Hello se fait _conteur_ comme il fut polémiste, pour la plus
grande gloire de son mysticisme, qui est l’interne flamme ardente
et rayonnante à travers toute son œuvre. Ainsi qu’il a permis à
cette lampe de sanctuaire de se transformer aux vases incandescents
qui circulent à l’entour des impieux Jérichos pour en anéantir les
murailles; de même il la laisse ici s’atténuer aux proportions
d’une lanterne pour flétrir un vice ou dépister un crime. Renforcer
à la lentille de son foyer la séduction d’une vertu ou l’horreur
d’une déformation, c’est la mission de chacun de ces _contes
extraordinaires_, lesquels méritent ce titre, entre ceux mêmes
d’Edgar Poë et de Villiers de l’Isle-Adam, qui ni l’un ni l’autre ne
renieraient _Ludovic_, le suréminent _Avare_, que ceux de Plaute, de
Molière et de Balzac sont contraints de reconnaître pour leur roi.

Mais le _mystique_ pur est, dans Hello, le plus admirable. J’ai cité
précédemment sa superbe paraphrase du texte évangélique: _Non erat
locus in diversorio_. En voici une autre, entre beaucoup, qui ne lui
cède point. Il s’agit de l’attente de l’Enfant-Dieu par Siméon et par
Anne:

«Probablement les siècles écoulés passaient sous les yeux de Siméon et
d’Anne, et leurs années continuaient ces siècles, et le désir creusait
en eux des abîmes d’une profondeur inconnue, et le désir se multipliait
par lui-même, et le désir actuel s’augmentait des désirs passés, et
ils montaient sur la tête des siècles morts pour désirer de plus haut,
et ils descendaient dans les abîmes qu’avaient autrefois creusés les
désirs des anciens pour désirer plus profondément. Peut-être leur désir
prit-il à la fin des proportions qui leur indiquèrent que le moment
était venu. Siméon vint au Temple en Esprit. C’était un Esprit qui le
conduisait. La lumière intérieure guidait ses pas.

«Un frémissement inconnu de ces deux âmes, qui pourtant connaissaient
tant de choses, les secouait probablement d’une secousse pacifique et
profonde qui augmentait leur sérénité. Pendant leur attente, le vieux
monde romain avait fait des prodiges d’abomination. Les ambitions
s’étaient heurtées contre les ambitions. La terre s’était inclinée sous
le sceptre de César-Auguste.

«La terre ne s’était pas doutée que ce qui se passait d’important sur
elle, c’était l’attente de ceux qui attendaient. La terre, étourdie par
tous les bruits vagues et vains de ces guerres et de ces discordes, ne
s’était pas aperçue qu’une chose importante se faisait à sa surface,
c’était le silence de ceux qui attendaient dans les solennités
profondes du désir. La terre ne savait pas ces choses; et si c’était
à recommencer, elle ne les saurait pas mieux aujourd’hui. Elle les
ignorerait de la même ignorance, elle les mépriserait du même mépris si
on la forçait à les regarder. Je dis que ce silence était la chose qui
_se faisait_, à son insu, sur sa surface.

«C’est qu’en effet ce silence était une action. Ce n’était pas un
silence négatif, qui aurait consisté en une absence de paroles. C’était
un silence positif, au-dessus de toute action.

«Pendant qu’Octave et Antoine se disputaient l’empire du monde, Siméon
et Anne attendaient. Qui donc, parmi eux, qui donc agissait le plus?
Anne la prophétesse parla du monde suprême, Siméon chanta. De quelle
façon s’ouvrirent leurs bouches après un tel silence?

«Peut-être dans l’instant qui précéda l’explosion peut-être toute leur
vie se présenta-t-elle à leurs yeux comme un point rapide et total,
où cependant les désirs se distinguaient les uns des autres, où la
succession de leurs désirs se présenta à eux dans sa longueur, dans
sa profondeur; et peut-être tremblèrent-ils d’un tremblement inconnu
durant le moment suprême qui arrivait. C’était donc à ce moment si
court, si rapide, si fugitif que toutes les années de leur vie avaient
tendu? C’était donc vers ce moment suprême que tant de moments avaient
convergé? Et ce moment était venu.

«Peut-être les siècles qui avaient précédé leur naissance se
dressaient-ils dans le lointain de leurs pensées, derrière les
années de leur vie, étalant d’autres profondeurs plus antiques, à
côté de profondeurs qu’ils avaient eux-mêmes creusées! Qui sait de
quelle grandeur dut leur paraître leur prière, et toutes les prières
précédentes et avoisinantes, si les choses se montrèrent à eux tout à
coup dans leur ensemble!

«Car la succession de la vie nous cache notre œuvre totale. Mais si
elle nous apparaissait tout à coup, elle nous étonnerait. Les détails
nous cachent l’ensemble. Mais il y a des moments où le voile qui est
devant notre regard tremble, comme s’il allait tout à coup se lever.
Un résumé se fait, le résumé des discours, le résumé du silence. Et ce
résumé s’explique par le mot _Amen_.»

C’est un des beaux morceaux mystiques d’Hello. Ils abondent dans
l’œuvre, on peut le dire, tout entière mystique, et qui, je le répète,
ne revêt parfois d’autres formes que pour envelopper le divin de cette
nuée qui le rend accessible aux mortels. Mais, à toutes pages, des
phrases translucides, comme illuminées de cette lumière intérieure qui
guidait Siméon, et semblables à ces boules de feu qui rougeoyaient
sur le front du prêtre au cours des messes miraculeuses, éclairent le
texte: «La pureté du regard est la force qui lève le voile et permet
d’entrevoir le monde invisible à travers le monde visible; la création
a de ces délicatesses; elle ne livre pas ses secrets au premier
venu.»--«La science, pour être vraie, doit porter la paix avec elle,
parce qu’elle saisit les choses dans le lieu de l’unité.»--Et cette
belle réflexion à propos de saint Joseph: «Quand je pense aux noms de
ceux qui obéissaient, je ne sais pas de quelle voix cet ouvrier devait
donner des ordres dans sa maison.»

Le volume _Physionomies de Saints_ présente de façon personnelle un
groupe de bienheureux choisis parmi les plus célèbres, comme entre les
moins connus. C’est un jour nouveau que darde sur les premiers l’œil
perçant et ingénieux d’Hello, qui s’applique à faire jaillir de leurs
circonstances des traits négligés ou omis par des _Vies des Saints_
scrupuleuses et timorées, maladroitement empressées à atténuer ou
effacer d’un type le geste qui personnalise la «singularité qui lui
était propre» selon l’expression de Joubert. Hello les leur restitue
originalement, et c’est encore cette présentation plus sapide qui nous
conquiert aux plus obscurs élus que ce nouveau bollandiste remet pour
nous en sa lumière. Tel ce merveilleux saint Goar: «Après avoir prié,
il se rendit au palais épiscopal; il paraît qu’il entra d’abord dans
une antichambre où il voulut laisser sa chape; mais, ne sachant pas
très bien à quoi l’accrocher, il l’accrocha à un rayon de soleil, et
la chape resta suspendue aux yeux de tous les assistants. Voilà la
scène étrange et simple que nous pouvons méditer à travers le temps et
l’espace. Saint Goar, et c’est ici que sa simplicité a quelque chose
à nous apprendre, saint Goar ne s’était pas aperçu de ce qu’il avait
fait. Il avait accroché sa chape au premier objet venu, sans regarder.
Il avait cru que c’était un bâton. Il se trouva que c’était un rayon de
soleil. Mais il est bien permis de se tromper de cette manière-là.

«Quant aux déjeuners servis aux pèlerins, saint Goar déclara que
c’était une erreur de placer la perfection tout entière dans le
jeûne et l’abstinence, et que la miséricorde leur était infiniment
préférable.»

Et ce prodigieux Joseph de Cupertino que ses compagnons appelaient
_Frère Ane_, à cause de son extraordinaire stupidité, et qui semble
devoir typiser dans l’hagiographie la compatibilité de la sainteté avec
l’absolue simplicité d’esprit: «Les œuvres divines, conclut Hello,
portent le caractère des oppositions résolues dans l’unité.»

«En effet, frère Ane volait dans l’air comme un oiseau. Il n’y a guère
dans la vie des saints un autre exemple de la même faculté poussée
aussi loin.»

Et il ajoute: «Tel fut saint Joseph. S’il n’avait pas existé, personne
ne l’inventerait. Il est extraordinaire. Il n’y a guère de saints,
dans les bollandistes, qui déroute plus que lui les habitudes humaines.»

_Paroles de Dieu_, dithyrambe chrétien des saintes lettres, adorent
la physionomie des versets élus comme le précédent ouvrage redorait
l’auréole des bienheureux choisis. D’ineffables paraphrases y sont
modulées avec mystère et précision, familiarité et grandeur.

A l’œuvre mystique d’Hello se rattachent encore les traductions et
publications de ce Ruysbrœck si admirable, depuis plus expressément
traduit par M. Mæterlinck, qui les élucide d’une préface magistrale.
Puis ces dévorantes visions et instructions d’Angèle de Foligno
préludant par dix-huit chapitres qu’elle intitule dix-huit pas;
contre-partie mystique des dix-neuf profanes baisers du Hollandais
Second. «Moi, dit la bienheureuse, entrant dans la voie de la
pénitence, je fis dix-huit pas avant de connaître l’imperfection de
ma vie.» Un ancien manuscrit formule de même sur l’eucharistie quinze
pensées qu’il compare à quinze dents. «La triburation des dents,
explique-t-il, ce sont les profondes et aiguës méditations sur le
sacrement lui-même.» Enfin, les œuvres choisies de Jeanne Chézard de
Matel, fondatrice de l’ordre du Verbe incarné.

Les _Plateaux de la balance_ représentent avec l’_Homme_ (le plus
célèbre des ouvrages d’Hello) et _Philosophie et athéisme_ la partie
plus spécialement critique et polémiste de son œuvre.

Une réflexion m’est souvent venue: la prévoyante nature qui prépare
aussi, tels que d’ethnographiques saisons, les mouvements de l’ordre
social, a l’air d’apprêter concurremment, pour y pourvoir à leur heure,
une réserve d’esprits-agents congénères qu’elle dote de facultés
similaires, propres à déterminer ou régir telle révolution ou telle
croisade. Il semble, comme dans l’organisation d’un opéra ou d’un
drame, que les rôles aient été distribués au moins en double afin que
la représentation politique ou la cérémonie religieuse, l’artistique
ou scientifique développement, ne puisse être pris au dépourvu ni
compromis par une abstention ou une absence. Les idées sont alors comme
atmosphériques; elles stagnent ou flottent dans l’air; et dans le même
instant plusieurs cerveaux en sont réceptifs et véhicules à peu près
dans la même forme, quand il est nécessaire que la chose soit dite à
cette minute-là. Quelquefois le premier sujet disparaît ou abdique, et
celui auquel incombait l’office de le suppléer en tire l’occasion de se
manifester avec un éclat que le premier n’aurait peut-être pas atteint.
Providentiels revirements, correctifs invisibles.

Hello et Veuillot me paraissent avoir offert un exemple de cette
prédestination en double. Mais Veuillot ne s’est jamais effacé,
précisément peut-être pour s’être senti presser par cette nécessité
de ne pas céder la place à _l’autre_, devers lequel, après d’initiaux
encouragements témoignés, son indifférence pourrait bien avoir été tout
au moins prudence.

Au reste, le petit côté qui rend populaire et qui fait tache, selon
l’expression de Baudelaire (il la faut toujours citer quand on
s’attache à de ces méconnus), manquait à cet autre; et telle virulente
trompette dont usait, pour faire respecter l’arche, le grand coryphée
de l’Univers, n’était point à la portée de la bouche hautaine d’Hello,
et lui eût toujours fait défaut pour réaliser de certaines réussites.

Les plus purs et plus durables succès de cette immortelle survie qu’est
la gloire posthume lui seront, on a le droit de l’espérer, de moins en
moins ménagés. Et lui-même, n’a-t-il pas mis plus d’amertume que de
conviction dans cette plainte: «La justice des hommes ne l’atteindra
ni pour la récompense ni pour le châtiment, à l’époque où vous la lui
promettez.»

Car, pour le citer une dernière fois, on peut lui appliquer ce qu’il
écrivait d’un de ses saints: «Voici un saint peu connu et qui réunit
une foule de qualités propres à faire connaître un homme.»

Cet homme-là, c’est bien Ernest Hello, «cet homme--et j’aime à conclure
par cet extrait d’une lettre que m’écrivait récemment sa veuve--cet
écrivain qui fut une _âme visible_ errante sur la terre; blessée,
souffrante, énergique, courageuse, désolée, fidèle à l’éternelle
beauté, à l’éternelle lumière dont elle avait gardé _le souvenir_.

«Sa parole, d’une brûlante tendresse, et le pardon qu’il savait
accorder à ses plus cruels ennemis, donnaient à son discours je ne sais
quelle saveur très vigoureuse, céleste et victorieuse, qu’il avait, de
son éternelle patrie, apportée ici-bas!»



  VII

  A OCTAVE MIRBEAU.



  UN SEUL GONCOURT

    Il se flatte de tenir en main la balance

    SAINTE-BEUVE.


L’appropriation, l’adaptation, une certaine manière d’être adéquat à sa
visée, à sa vision, à sa vie, n’est-ce pas la formule ensemble la plus
succincte et la plus essentielle du relatif bonheur dont l’humanité
semble susceptible? Certaines femmes, à l’aise dans leur beauté,
quelques gymnastes, souples et assurés parmi le vol périlleux de leurs
trapèzes, en font mouvoir de brillantes images. La disproportion,
au contraire, est, à elle seule, une suffisante définition de la
plus aigre forme du malheur. Fertile en hypocondrie et en spleen,
elle engendre les atrabilaires et les mélancoliques, dont certaines
chauves-souris

    Victimes d’un malaise incurable et formel

ont naguère essayé la ténébreuse allégorie.

En littérature, les écrivains qui se contentent d’un succès public,
tout comme ceux auxquels suffit une ésotérique renommée, s’accommodent
également bien de ces deux formes opposées de la gloire. Mais il y en
a d’autres, ceux dont l’œuvre, sans s’imposer à tous du seul droit de
foudroyer, comme du Shakespeare ou de l’Hugo, offre à chacun le loisir
d’exercer sa critique incompétente et incomplète, sa bégayante ou
inepte glose, ses jugements superficiels et erronés dont les mauvaises
humeurs et les mauvaises fois, alternées d’incurables incompréhensions,
pour manifestes qu’elles soient, ou à cause de cela même, n’en dégagent
pas moins quelque chose de délétère et de corrosif comme la chute
continuelle sur un marbre, d’une goutte d’acide.

Qu’est-ce alors qu’elles opèrent sur ce délicat pétale de fleur rare en
lequel se peut transformer l’impressionnabilité d’un sensitif artiste?
Ceux-là, quel que puisse être le visage de leur désintéressement ou le
masque de leur indifférence, ceux-là sont condamnés à vivre troublés,
véritables _eauton-timoroumenoi_ de notre civilisation, comme ils
le furent de l’ancienne qui avait trouvé pour eux cette appellation
typique: _rongeurs d’eux-mêmes_, et, par ailleurs, cette définition de
leur nature: _maxime facti sunt suspiciosi, semperque credunt calvier_.
(Sont faits particulièrement soupçonneux, et croient toujours être
lésés.)

Goncourt, à qui je citais un jour ce texte et que j’y sentais
intéressé, fut, avec et après son frère, un transcendantal exemple de
cette loi d’asymétrie dont Gautier a révélé l’arcane et précisé la
formule dans cette phrase finale de l’oraison funèbre de Jules: «Il y
avait peut-être après tout là-dessous un chagrin secret. Il manquait à
Jules de Goncourt, apprécié, fêté par les maîtres de l’esprit... eh!
quoi? Le suffrage des imbéciles. On méprise et on éloigne le vulgaire.
Mais s’il se le tient pour dit et ne revient pas, les plus fières
natures en conçoivent des tristesses mortelles.»

                                 * * *

C’est le propre des esprits pénétrants et illuminés de ne pas voir que
juste, mais loin et pour longtemps, et d’édicter des verdicts qui non
seulement n’ont point à s’amender, mais se fortifient et justifient,
gardant toujours, avec le mérite de l’antériorité, une acuité où les
autres n’atteindront plus, sans fin surprenante et nouvelle. Telle la
suave et savoureuse page de Baudelaire que nous lisait l’autre jour,
à Douai, M. Catulle Mendès, la révélant à beaucoup, la rappelant à
plusieurs. Nulle, en effet, ne contiendra jamais, résumée, résorbée en
des termes d’atmosphérique langueur et d’électrique résonnance, plus de
l’âme universellement amoureuse de Desbordes-Valmore.

Ces rêveries d’avant-garde, les unes plus métaphysiques, d’autres
biographiques seulement, jouent, dans l’édifice d’une réputation, le
rôle des assises premières aux fondations des architectures.

Et le final groupement en triomphal portique, ou en édifiante chapelle,
de leurs cultes posthumes, de leurs zélations d’outre-tombe, semble
une littéraire transposition de ces constructions-mosaïques de la
foi, de ces temples dont chaque pierre, hommage d’un fidèle guéri ou
d’une ouaille lénifiée, porte le nom du donataire, érigeant ainsi vers
le ciel et dans l’histoire une forêt, de reconnaissants piliers, une
pyramide de chantantes sculptures.

Et ces pierres, comme celles de l’éphod, ont chacune leur part de
symbolisme ardent, révélateur et mystérieux, sans que l’archivolte ou
l’architrave, l’entablement ou le vousseau, le modillon ou le listel,
aient plus de droit à notre piété et à nos laudes dans l’élan de notre
foi et l’élancement de notre prière. Mais avec une ferveur, seule, plus
reconnaissante pour cette pierre angulaire, base de l’église «au cintre
surbaissé» où passent et pleurent les âmes.

Quels que soient l’intérêt apologétique de l’article de M. Rosny, la
valeur historique et sentimentale des émouvantes pages de M. Daudet,
dans lesquelles le respectueux avenir écoutera palpiter les dernières
pulsations de l’illustre défunt, et qui sont la dalle même incisée et
fleurie de son littéraire sépulcre--le subtil _portrait contemporain_
de Gautier que je citais tout à l’heure, se peut, entre tous, dans
l’exégèse de Goncourt, assimiler à l’une de ces pierres aux caractères
originaux et prophétiques non démentis par les réalisations ultérieures.

On pourrait la récrire cette phrase initiale, et s’écrier encore,
aujourd’hui, avec cette solennelle modification reconstitutive: «La
voilà donc _refaite_, cette individualité double qu’on appelait
familièrement les Goncourt»--et réunir enfin dans l’immortalité à ce
_premier arrivé_ dans la mort, ce grand et triste _distancé_ «qui
luttait à chaque pas, comme s’il eût eu les pieds embarrassés dans les
plis du linceul fraternel», et dont leur ami Théo nous a éloquemment
légué l’image dédoublée et désolée: «Edmond, dans sa stupeur tragique,
avait l’air d’un spectre pétrifié, et la mort, qui ordinairement met
un masque de beauté sereine sur les visages qu’elle touche, n’avait pu
effacer des traits de Jules, si fins et si réguliers pourtant, une
expression d’amer chagrin et de regret inconsolable. Il semblait avoir
senti, à la minute suprême, qu’il n’avait pas le droit de s’en aller
comme un autre, et qu’en mourant il commettrait presque un fratricide.
Le mort, dans son cercueil, pleurait le vivant, le plus à plaindre des
deux, à coup sûr.»

C’était--ainsi l’ont discrètement relevé ces frères Rosny, dont
la prestigieuse dualité prend dans notre estime et dans cette
Académie Goncourt elle-même la place qu’y laissent libre les
deux fondateurs,--une immanquable occasion pour les échenilleurs
de psychologie et les redresseurs d’histoire, d’infirmer de si
indéfectibles signes. Et la sincérité de la fraternelle affection de
cette «seule personne en deux volumes» ne pouvait guère être moins mise
en doute que la maternelle ardeur d’une Sévigné, pour celle qu’elle
appelait «ses petites entrailles».

Rangeons-les plutôt, ces admirables hyperesthésies du sentiment, parmi
celles dont la nature vient au secours de l’art, usant des séparations
et des absences, pour en frapper, comme de baguettes divines, les
rochers des cœurs, d’où jaillissent alors de touchants raphidims de
musique, de sublimes hippocrènes de poésie.

N’y aurait-il pas même à inaugurer, en ces questions, une curieuse
étude de la responsabilité; et, puisqu’on remettait dernièrement en
scène les torts d’une George Sand à l’égard d’un Musset ou d’un Chopin,
à spécifier la part d’agent providentiel de la traîtrise amoureuse, en
matière de fécondation artiste, et de fabrication.

                            Des choses inconnues
    Où la douleur de l’homme entre comme élément?

                                 * * *

Pour nous, c’est sous l’aspect de ce fraternel esseulement, avec cette
pâleur de «spectre pétrifié» et de «fantôme réel», qu’il nous a été
donné de connaître Edmond de Goncourt, «cette pâle figure du frère, qui
semblait reflétée par une lueur de l’autre monde, et avait l’air, sous
le soleil ardent, d’un clair de lune en plein jour».

Et c’est encore ainsi qu’il nous est apparu, la dernière fois que nous
le vîmes, quinze jours avant sa mort, cet inoubliable après-midi, dont
nous nous appliquons depuis à revivre les heures,--chez notre ami
Octave Mirbeau, dans ce merveilleux jardin de Poissy, qui demeure pour
nous sa prairie d’asphodèles.

Nous avions dû faire route ensemble vers cet amical dîner; et comme,
retardé, je ne survenais que vers la fin du jour, il m’accueillait de
cet affable geste de bienvenue dont il était peu prodigue, et duquel sa
glorieuse aménité m’a souvent fait fête.--Et dans cette heure dont le
détail nous revient et s’accuse avec une netteté consolante et cruelle,
ce nous fut, entre botanistes orientés diversement, amoureux curieux
et attendris des flores, cent occasions de nous extasier sur celles
que notre éminent hôte horticulteur se plaît à hybrider savamment,
groupant leurs contours dilatés et leurs couleurs exaspérées en une
apothéose de cannas fulgurants et de dahlias inconnus, aux buissons
ardents de pétales et de pétioles où les tournesols semblent flamboyer
et tournoyer tels que des soleils d’artifice.

Je me souviens d’un delphinium bleu Wedgwood et mauve rosé que le grand
jardinier du _Calvaire_ avait distingué de mon nom, et dont le Maître
admirait les fuseaux d’étoiles aux irisations légèrement candies. Il
y avait encore des penstemons vineux, des tigridias au cœur ocellé,
des phlox à l’odeur de gâteau, des glaïeuls aux tons de chairs d’un
poisson cru, et des œillets des Alpes aux pétales échevelés comme
des mèches roses. Enfin ce fut une station enthousiaste auprès d’une
centaurée de Babylone. Goncourt découvrait, dans les godrons de cette
géante tige d’un gris cendreux de bouillon blanc, un motif nouveau pour
l’enguirlandement gaufré d’un trumeau ou la bordure tuyautée d’un cadre.

Oui, tel, et sous ses cheveux blancs que Gautier voyait «se décolorer
et pâlir à mesure qu’on approchait du terme fatal et de la petite porte
basse où se dit l’éternel adieu», nous admirâmes, ce jour, et notre
mémoire évoque ce noble visage pour lequel une dame d’esprit vif avait
trouvé cette définition humoriste: une perle noire dans de la dentelle.

Certes la façon qu’avait ce grand homme d’interpréter l’amitié,
d’entendre la camaraderie, n’était pas du goût de plusieurs, qui
ne savent point mettre au-dessus de la lésion de la sensibilité la
curiosité du phénomène. Goncourt aurait en effet volontiers spécifié
pontificalement (le pontificat n’étant pas pour déplaire à l’un des
auteurs de _Madame Gervaisais_) une différence _ex cathedrâ_ entre
les sentiments professés et la forme qu’il leur donnait dans ce
_journal_ qui était pour lui sa cathèdre. L’importance historique qu’il
attribuait à son jugement le contraignait, croyait-il, à des exécutions
dont la mesure ne sera donnée que par l’intégrale publication
ultérieure de ses manuscrits. «Et il dira tout!» prophétisait
pathétiquement Claudius Popelin, qu’inquiétaient ces annales. C’est
sur le compte d’un homme qu’il estimait, jusqu’à le comparer à son
frère, qu’Edmond de Goncourt tenait cet authentique propos: «Je ne
pourrais pourtant pas publier de mon vivant ce que j’ai écrit sur lui.»
Voici un non moins pittoresque exemple: J’ai acheté à sa vente un
pamphlet contre la princesse Mathilde qui était, dit-on, son amie, et
que lui-même faisait profession d’apprécier. En ce cas, n’eût-il pas
été naturel de détruire l’exemplaire venu entre ses mains du libelle
comminatoire? Non, le volume a été gentiment relié par ses soins, et
après avoir complaisamment détaillé à l’encre rouge sur le premier
feuillet, de son écriture la plus coquette, le rôle calomnieux que le
pamphlétaire attribue aux deux frères, il ajoute qu’on va jusqu’à faire
de la chute d’Henriette Maréchal une défaite pour l’impérialisme. Et il
signe.

Au reste, chacune de ces épigraphes si finement calligraphiées par lui
en tête de chacun des livres de sa bibliothèque ne fixe-t-elle pas
un trait de son caractère, le même, à vrai dire, souvent? Je citerai
encore celle-ci, sur un exemplaire des _Géorgiques_: «Le seul livre de
l’antiquité que je sente.»--Et plus bas, d’une autre encre, comme en
repentir d’un ostracisme sévère: «Avec Tacite cependant.»

Quant à certaine attitude rigide et frigide, que beaucoup prenaient
pour de la hauteur, mais qui n’en était pas toute,--et qui valut à
cet _amateur_ de génie de se voir houspillé jusqu’à la fin dans sa
sensibilité nerveuse et surexcitée; et, par delà le tombeau, encore
quelque peu chansonné de ces libelles et de ces placards dont il avait
collectionné les ancêtres typographiques,--ne pourrait-on pas dire
qu’elle lui vint, pour une part, avec de la timidité naturelle et un
peu de gaucherie, de «ces pieds embarrassés dans un pli traînant de
linceul»?--Et, pour l’autre, de ce sentiment conscient d’inadaptation
dont je parlais au début de ces lignes, et qui, du fait d’un anankè
fatal, d’un magnifique _ad augusta per augusta_, d’un _pas de chance_
glorieux, continuait de faire lutter le grand sensitif refoulé,
contre des achoppements contradictoires ou risibles tous issus du
même malentendu qui, à l’origine, avait fait paraître, le 2 décembre,
le premier volume des deux frères. Car, en ces dernières années,
n’était-ce pas lui-même, le titulaire vénéré du banquet à lui offert
par de fidèles adeptes, qui, dès la porte, repoussé par un impudent
maître d’hôtel lui réclamant sa cotisation et sa carte, confessait,
dans son journal, avoir vainement cherché, de retour en sa maison
d’Auteuil, de quoi satisfaire un violent appétit tardif, étranglé par
l’émotion durant tout le cours de l’agape confraternelle?

Et, le jour de ses funérailles, enfin, ne se serait-elle pas exclamée:
«C’est bien ma veine!» l’ombre de ce doux irrité, en présence des
travaux de voirie qui barraient les abords de sa Maison d’un Artiste?
Lui, que (malgré les coins pieux des illustres amis dont il était
l’hôte) l’éloignement de sa demeure et la soudaineté de sa fin
privaient d’être enseveli dans ce deuxième drap dont son frère avait
emporté le premier et dépareillé la paire,--ce linceul dont le pli
traînant avait, toute sa vie, embarrassé la marche du survivant;--lui
qui ne fut pas, en outre, tout à fait exempt de ces habillements
funèbres dont la «coquetterie posthume» lui déplaisait et desquels
la crainte lui avait fait, plusieurs fois, répéter d’un de ces
pittoresques dires qui lui étaient familiers: «Je ne veux pourtant pas
me présenter devant le bon Dieu, habillé comme un Polichinelle!»



  VIII

  A MADAME POLOVTZOW.



  TOLSTOI ESTHÉTICIEN


On me demande mon avis sur le récent opuscule de Tolstoï, intitulé:
_Qu’Est-ce que l’art?_--sous le prétexte vaniteux que mon nom figure
dans cet écrit. Et je l’y découvre en effet, dans le voisinage
rassurant de mon éminent ami Georges Rodenbach. Interrogé sur l’œuvre
d’un poète, Edmond de Goncourt donna une fois cet exemple peu commun
d’un refus d’ingérence: «Comment voulez-vous, fit-il, que je vous
réponde là-dessus, _moi qui ne sais même pas quand un vers est sur
ses pattes_? Je me donnerai donc bien de garde de ne pas me régler
sur un si prudent conseil de tact en une question d’Esthétique
transcendantale, où le maître de Yasnaïa Poliana fait évoluer avec
leurs citations tant d’experts dialecticiens, sans se donner pour
satisfait de leurs définitions et de leurs textes. Je remarquerai
seulement qu’après avoir glissé sur les dix leçons de Taine, il cite le
Sar Peladan, mais ne nomme ni Prud’hon ni Ruskin.

Cependant, puisque l’illustre auteur de Michaïl qui serait sans doute
étonné d’apprendre combien sont peu symbolistes les vers dont j’ai
interprété cette œuvre de lui, délicatement sublime, me fait l’honneur
de me nommer même confusément, je me permettrai, sur ce propos de son
dernier-né, quelques réflexions moins nébuleuses.

«Toute la création est mangeante et mangée, écrit Hugo; les proies
s’entremordent.»--Donc avant de dévorer tant d’esthéticiens pour nous
les nommer pêle-mêle, Tolstoï esthéticien s’était vu lui-même dévoré
par Nordau esthéticien, faute à ce grand romancier et à ce physiologue
considérable d’avoir pratiqué le conseil de Goncourt.

Relisez ce passage de Nordau sur Tolstoï, en remplaçant le mot
_science_ par le mot _art_, et vous serez surpris de la part d’un
artiste ayant donné de si authentiques preuves--de l’application qui
se peut faire de ce jugement, au livre qui nous occupe: «La science
véritable n’a pas besoin d’être défendue contre des attaques de ce
genre. L’imputation de mauvaise foi ne serait pas de mise à l’égard de
Tolstoï. Il croit ce qu’il dit. Mais ses plaintes et ses railleries
sont en tout cas enfantines. Il parle de la science comme un aveugle
parle des couleurs. Il n’a visiblement aucun soupçon de sa nature, de
sa tâche, de ses méthodes et des objets dont elle s’occupe.»--Je le
répète, appliqué à l’art, et dans le cas présent, le passage n’est pas
moins vrai--et combien plus curieusement du fait de ce grand artiste!
Et c’est encore la phrase de M. de Vogüé qui nous servira d’explication
pour cette anomalie: «Ces phénomènes qui lui offrent un terrain si
sûr quand il les étudie isolés, il en veut connaître les rapports
généraux, il veut remonter aux lois qui gouvernent ces rapports, aux
causes inaccessibles. Alors ce regard si clair s’obscurcit, l’intrépide
explorateur perd pied, il tombe dans l’abîme des contradictions
philosophiques: en lui, autour de lui, il ne sent que le néant et la
nuit.»

C’est que, selon le dire lumineux de Taine: «Parmi les œuvres humaines,
l’œuvre d’art semble la plus fortuite; tout cela est spontané, libre
et, en apparence, aussi capricieux que le vent qui souffle. Néanmoins,
comme le vent qui souffle, tout cède à des conditions précises et
à des lois fixes; il serait utile de les démêler.»--Or, par une
catégorique répartition d’attributions, il ne semble pas toujours que
le producteur de l’objet d’art ait particulière qualité pour raisonner
de son essence. C’est alors que _ce regard si clair s’obscurcit_, que
_l’explorateur perd pied_, et qu’en lui, autour de lui il ne sent que
le néant et la nuit. Permanente vérification de cette instruction de
l’apôtre sur la nécessité pour chacun d’une haute et sereine conscience
de sa vocation. Les uns ont le don des langues, les autres, le don de
les interpréter.

Certes, loin de moi de m’élever contre le labeur humain, voire assidu,
opiniâtre, constant, indispensable à la technique de l’art pratiqué;
mais pour son aboutissement mystérieux, génial et vraiment divin,
l’Art a ceci de précisément constitutif de sa nature, qu’il est
presque nécessaire de n’y plus penser pour l’accomplir: «Je l’ai fait
sans presque y songer» le vers de Musset peut être un impertinent
badinage d’écolier, en même temps que le résumé conscient de ce qu’il
faut d’oubli de soi au savoir pour reconquérir la grâce. C’est ce que
nous représente l’immortelle maxime d’Okousaï, s’apercevant après la
production de son inimitable _Mangua_ qu’il n’a par elle appris que
le secret d’apprendre; et ce secret qu’il ne nous livre pas (et qui
nous apparaît aussi triomphalement à Haarlem dans l’examen des derniers
Franz Hals),--et bien notamment dans toute l’œuvre de Whistler, c’est
l’art de ne pas tout dire, le secret de ce qu’il faut paraître avoir
oublié. Mais avant ce suréminent degré de perfection, plus souvent
pourtant grâce à lui, l’art peut émaner et rayonner de ce que l’artiste
a tenu pour un embryon, pour une ébauche; pourvu qu’il ait simplement,
sincèrement, chaleureusement tenté de lui infuser un peu de son respect
pour lui et de son amour.

Sollicité un jour de donner une définition de l’œuvre d’art, il ne me
déplaît pas d’avoir répondu: _L’œuvre d’art_, c’est _l’amour ayant
autre chose que lui-même pour objet_. Le chemin de l’art, c’est (je le
répète, sans préjudice de la technique, mais quant à son aboutissant
divin) ce sentier du conte de Fées dont on ne pouvait rencontrer
l’accès qu’à la condition de ne le plus chercher.

L’art c’est le dieu dont la vision directe serait foudroyante et qui se
voile d’ombre pour dicter ses lois. Et plus tendrement, c’est Eurydice
qu’Orphée ne saurait reconquérir qu’à la condition de ne la point
revoir avant l’expiration de l’épreuve. Moïse-Orphée-Tolstoï a voulu
voir Dieu et considérer Eurydice, que dis-je? les dévisager, au cours
même de son inspiration et de son chant: c’est pourquoi, pour cette
fois, Dieu s’est abstenu et Eurydice a fui, désenchantée.

Je me suis laissé dire, par notre chère et véridique Judith Gautier,
le jour où je l’ai le moins écoutée, qu’elle-même et son ingénieux
père, qui en voulait à Stendhal de manquer de style, se seraient
concertés pour organiser (saint Orphée me passe l’expression) à propos
du livre: _l’Amour_, de Beyle, cette _scie_, en forme de canon,
laquelle ne serait peut-être pas sans s’appliquer plus exactement à
l’opuscule de Tolstoï: «L’as-tu lu?--Oui.--L’as-tu compris?--Non.--Moi
non plus. Recommençons.» Et après un temps:--«L’as-tu
relu?--Oui.--L’as-tu compris?--Non.--Moi non plus. Recommençons!»

Hugo a, dans quelque poème, amplement paraphrasé la prépondérance
du libelle spirituel par-dessus le pédant _infortiat_. Quelle que
puisse être sa prétention au libelle, cet _infortiat_-là c’est le
pédant opuscule de Tolstoï. Et ce libelle délicat et délicieux qui le
vainc et le nargue, profond sous sa désinvolture sémillante, c’est le
_Ten o’clock_ de Whistler, malicieux, subtil et par places sublime
catéchisme d’art dont Tolstoï n’a point parlé, et où l’on voit, sur la
fin, l’art, _coquine cruelle_, fuir les pédants, pour rejoindre ses
préférés, _ses amants de cœur_ (desquels il est, l’admirable Whistler)
«indifférente à tout, dans sa camaraderie avec eux, excepté à leur
vertu d’affinement.»

Les Orientaux ont, en leurs poèmes, une jolie façon de multiplier les
charmes, les pouvoirs, les mérites de l’amant. Ils parlent de lui au
pluriel, et au lieu de: il aime, il va venir, écrivent: ils vont venir,
ils aiment.

La _coquine cruelle_ de Whistler, nous offre un similaire artifice de
langage. C’est faire de l’art une Galathée, toujours en fuite vers les
saules, mais en posture assez alléchante pour s’offrir au plus digne
de la saisir. _Sed cupit ante videri._--C’est donc avec l’illustre
portraitiste de Lady Campbell,--et j’ai le bonheur de pouvoir dire:
le mien, que nous nous insurgeons contre la théorie apologétique
du chef-d’œuvre accessible à tous. Ne serait-ce pas faire par trop
voisiner Eschyle et Shakspeare avec M. Georges Ohnet. Le _Prométhée
enchaîné_ et le _Roi Lear_ avec le _Maître de Forges_?--C’est aussi
avec Baudelaire, à l’autorité d’ailleurs récusée par l’auteur du
_Qu’est-ce que l’art?_ que nous nous faisons gloire de proclamer que
«les affaires d’art ne se traitent qu’entre aristocrates, et que c’est
la rareté des élus qui fait le paradis».

Enfin, c’est à un ironiste mot de Madame Forain que nous laisserons
de formuler sur la question un jugement en apparence léger,
caractéristique en tout cas. Comme on s’étonnait devant elle de ce
titre de questionnaire pédant banalement interrogatif: _Qu’est-ce que
l’art?_--«Oui, s’exclama notre humoriste amie, bien un titre trouvé
_par un riche qui fait sa chaussure lui-même_!»



  IX

  A ANDRÉ DE SAINT-PHALLE.



  LE GRAND OISEAU

  (LÉONARD DE VINCI)

    Pour voir si le Mont Blanc ou quelque autre bas-fond
    Ne vient pas heurter sa carène.

    (VICTOR HUGO.)


Il est parlé dans l’apocalypse d’un ange qui, descendant du ciel un
petit livre à la main, posait un pied sur la mer, l’autre sur la
terre.--«Allez prendre le petit livre!» criait une voix. «Prenez-le et
dévorez-le--confirmait l’ange--dans votre bouche, il sera doux comme du
miel.»--«Je pris donc le petit livre et le dévorai, ajoute l’apôtre, et
dans ma bouche il fut doux comme du miel...»

Saint Jean ayant dévoré le petit livre, nul vraisemblablement ne
connaîtra, dans le temps, ce que le petit livre enfermait. Cependant,
il viendrait à se découvrir que ledit petit livre n’était autre qu’un
prototype du _Cahier sur le vol des oiseaux_, de Léonard de Vinci, que
nous n’aurions vraiment pas trop lieu d’en être surpris.

Rien de plus mystérieux, en effet, que ce mince cahier à la couverture
d’un grain de massepain et d’un ton de _plaisir_ dont la typographie
viennoise nous offre un _fac-simile_ extraordinaire. Ce cahier de
trente pages, mentionné pour la première fois en 1637, envoyé à Paris
par Bonaparte en 1796, volé à la bibliothèque de l’Institut avant 1848,
racheté à Florence en 1867 par le comte Manzoni, puis finalement, en
1888, par M. Sabachnikoff. Trente pages, dont les péripéties reportent
à cette légende du _Sancy_, moins précieux diamant dont les hasards
de la guerre allaient jusqu’à le faire extraire des entrailles du
serviteur exhumé qui, lors du péril, l’avait avalé pour le conserver à
son maître.

Admirable matière à faire réfléchir sur les entraves aux inventions et
sur les vicissitudes de la gloire, que l’histoire de ce manuscrit, une
première fois dérobé aux héritiers de Melzi, l’élève et le légataire de
Léonard, puis rapporté, dix-sept ans après, au chef de la dite maison
Melzi qui l’abandonnait au restituteur, en s’étonnant seulement «qu’il
eût pris cette peine!»

Or, ayant moi-même goûté au petit livre, je le trouvai d’abord un peu
amer, contrairement à l’apôtre; ensuite doux comme le miel.

                                 * * *

Les quelques _mesures pour rien_ par où débute le fascicule pourraient
bien avoir, volontairement ou fortuitement (un subtil penseur a écrit:
«Ses paroles, quoique vraies, ne pénétraient pas son esprit,»), une
signification allégorique sous leur apparence accidentelle, épisodique
et désintéressée. Elles enveloppent et protègent le sujet comme d’une
gangue arcane et symbolique. Il y est traité de l’art d’empreindre les
médailles: celle qui allait sortir de ce moule était bien curieusement
frappée. On y indique ensuite la façon de piler le diamant en
l’enveloppant dans du plomb. Encore on pourrait croire, un mythe de
l’opération qui va pulvériser, dans les pages qui suivent, un si
incroyable secret, par bribes comme intentionnellement embrouillées et
disjointes, pour ne le livrer au monde qu’abrité du voile d’énigme qui,
seul, permet d’en soutenir le fulgurant éclat; en laissant--comme dans
le _Scarabée d’or_--la découverte et l’usage

    Dieu cacha, l’homme trouva.

à celui qui saura reconstituer le diamant gravé de telle recette
surnaturelle et de cette trouvaille absolue qui, assimilant les hommes
aux oiseaux, est bien voisine d’en faire des anges.

Suivent les moyens de faire «une belle couleur azur» et «un beau
rouge», nuances du ciel et du couchant parmi lesquelles notre humanité
_volatilisée_ va pouvoir s’ébattre, faire des coupes et des brasses.

Puis l’ouverture prélude, magistrale et sérieuse: «La science
instrumentale ou machinale est très noble, et par-dessus toutes les
autres très utile, attendu que, par son moyen, tous les corps animés,
qui ont mouvement, font toutes leurs opérations...»

La figure 23 seulement commence à distiller le miel et dissiper
le mystère. De la forme et de la grandeur d’un timbre-poste, elle
représente sommairement mais expressivement un homme ceinturé d’un
appareil assez semblable à celui dont les campagnards occupés
emprisonnent prudemment leurs marmots pour leur apprendre à se mouvoir
et à marcher en même temps qu’il les garantit des chutes. Soutenus
sous les aisselles dans cette armature roulante, ils y sont maintenus
debout, oscillant de-ci de-là.

Voici le commentaire de cette vingt-troisième figure: «_l’Homme dans
les volatiles_--notez cette désignation--a à rester libre de la
ceinture en haut, pour pouvoir s’équilibrer, comme il fait dans une
barque, afin que le centre de sa gravité et de l’instrument se puisse
équilibrer et se changer, où nécessité le demande, au changement du
centre de sa résistance.» Et dès lors nous voyons, à n’en pas douter,
que, sous l’apparente modestie de son titre d’histoire naturelle, le
_Codice_ ne traite de rien moins que du _vol des oiseaux humains_; en
un mot, du droit de _volitation_ de notre pesante espèce, que voici
retrouvé, dérobé aux méconnaissances et aux spoliations par un essaim
de laborieux complices de ce Léonard-Prométhée--nous dotant cette fois
de l’éther.

Dieu l’a prise du doigt pour la conduire au port, cette _bouteille à la
mer_, qui contenait l’espace! Et nous n’avons plus qu’à proclamer dans
l’attente d’une mise en œuvre définitive de ces préceptes surhumains
par quelque Nadar-Edison de la mécanique aérostatique ce vœu enfin
comblé du poète des hirondelles:

    Des ailes! des ailes! des ailes!
    Comme dans le chant de Ruckert,
    Pour voler là-bas avec elles
    Au soleil d’or, au printemps vert!

                                 * * *

Viennent des conseils _pratiques_, scientifiques, détaillés à
_L’Homme dans les volatiles_; des avis--entremêlés de discussions
avec _L’Adversaire_--réglés sur l’exemple des oiseaux, l’inspection
expérimentale de leurs instincts, l’examen de leur industrie, pour
diriger fraternellement Adam au milieu des espaces, apprendre à
Deucalion à se conduire, se maintenir et comporter à travers les nues.
Parfois on dirait qu’il ne s’agit que d’une étude naturaliste du vol
même des _Légers navigateurs du vent_, selon la jolie expression de Mme
Valmore: «Toujours le mouvement de l’oiseau doit être au-dessus des
nuages, afin que l’aile ne se mouille pas, et pour découvrir plus de
pays, et pour fuir le péril de la révolution des vents parmi les gorges
des monts, lesquels sont toujours pleins de tourbillons et tournants de
vents.»--Mais ce n’est qu’une similitude et un tremplin pour s’élever à
la déduction, au direct conseil. Et l’alinéa conclut ainsi: «Et outre
cela, si l’oiseau se tournait sens dessus dessus, _tu as_ un large
temps pour le retourner en contraire, avec les ordres déjà donnés,
avant qu’il retombe à terre.»--Plus loin: «A b c d sont quatre nerfs de
dessus, pour élever l’aile... bien qu’un seul de cuir tanné, gros et
large, pût par aventure suffire; _mais pourtant, à la fin, nous nous en
remettrons à l’expérience!_»

En somme, _tout ce qu’il faut pour planer_, strictement déduit,
démonté, démontré réellement par A plus B en techniques propos qu’il
semble vraiment n’y avoir plus qu’à approprier, adapter, exécuter,
mettre en fonctionnement aérien, en exercice supraterrestre, en
circulation interplanétaire.

Mais soudainement l’éducateur Icarien s’interrompt, comme sous le heurt
préventif et irrévérencieux de la stupide incrédulité coupant la parole
au _spéculateur des oiseaux_, suivant son propre terme, au milieu de
ses spéculations sublimes. Et Léonard interjette ce rappel à l’ordre
admirable: «Et la menterie est de tant de mépris que si elle disait de
bien grandes choses de Dieu, elle ôte de la grâce à sa déité; et la
vérité est de tant d’excellence que si elle louait des choses minimes,
elles se font nobles.

(En marge.) «Mais toi qui vis de songes, il te plaît plus les raisons
sophistiques et coquineries des hâbleurs dans les choses grandes et
incertaines, que de certaines naturelles, et non de si grande hauteur.»

Puis tout aussitôt après, dis-je, ce rappel à l’ordre, au sérieux,
à la question, nous reprenons le fil des démonstrations matérielles
éthéréennes. «On te rappelle (au _spéculateur des oiseaux_) à
l’auditeur écolier sans doute absent et irréel, mais docile et attentif
dans l’avenir, et suscité par le vouloir impérieux du maître voyant
qui le prémunit ici contre l’erreur d’Icare; on te rappelle comment
ton oiseau ne doit pas imiter autre chose que la chauve-souris, à
cause de ce que les membranes sont une armure ou liaison aux armures,
c’est-à-dire maîtresse des ailes.»

La chute est encore soigneusement prévue et prévenue, dirai-je
aménagée, à l’aide de certaines outres, grâce auxquelles «l’homme
tombant de six brasses de hauteur ne se fera pas de mal, tombant tant
dans l’eau que sur la terre...» Et la prise à partie dans ces termes
libres et précis: «Si tu tombes, de l’outre double que tu tiens _sotto
il culo_, fais que tu frappes avec elle la terre.»

Mais ladite outre _en forme de patenôtres_ nous fait rebondir bien
haut, toujours plus près du zénith, avec cet aveu _in margine_,
comme incidemment échappé, au cours de la démonstration, et pareil à
la friandise qui incite l’enfant à poursuivre une aride étude: «La
ruine de tels instruments...», nous disait tout à l’heure Vinci, mais
l’_usage_ de tels instruments?...--Le voici, l’usage: «_On portera de
la neige, l’été, dans les lieux chauds, prise aux hautes cimes des
monts, et on la laissera tomber dans les fêtes des places, au temps de
l’été._» Révélations dont la simplicité de son émission n’a d’égale que
son envergure. Les voilà ces «certaines choses naturelles, non de si
grande hauteur», que tout à l’heure nous promettait le maître.

    La neige en ces vergers lui semble obligatoire,
    Pour en jouir, l’été...

Il est donc accompli, ce souhait des Héliogabales. Et ne voit-on pas
que volontiers Léonard rééditerait ici son stupéfiant: «mais pourtant
_à la fin, nous nous en remettrons à l’expérience_.»

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plus haut, plus haut encore!--Et en effet, nous atteignons le sublime
en ce couronnement ineffable: «_Le grand oiseau prendra le premier vol
sur le dos de son grand cygne, et emplissant l’univers de stupeur,
emplissant de sa renommée toutes les écritures, et gloire éternelle au
nid où il naquit!_»

Puis, comme pour refermer la gangue où gisait et luisait le métal de
la _médaille_, refondre le plomb qui contenait le diamant pilé, la
retombée sur la Terre du _grand oiseau_, avec et de par le lest de deux
ou trois réflexions tout ordinaires, banales et bien humaines: «mardi
soir, au jour 14 d’avril, Laurent vint demeurer avec moi: il dit être
de l’âge de 17 ans... au jour 15 dudit avril, j’eus 25 écus d’or du
camerlingue de Sainte-Marie-Neuve.»

Telle est l’histoire du _grand oiseau_. Oui, gloire éternelle au nid où
il naquit!



  X

  A ANTONIO DE LA GANDARA.



  LE VOYANT

  (WILLIAM BLAKE)


Un des plus merveilleux sujets de rêverie pour le contemplatif accoudé
sur le pont des âges, à regarder couler, précipitées ou alenties,
les ondes des jours, charriant les succès rapides, les gloires
entravées, les oublis prématurés, les injustes abandons, c’est, parmi
tant de flots directs et légers qui vont chantant leur cours facile,
l’incompréhensible arrêt de certaines vagues, lesquelles semblent
n’avancer point, comme attachées à quelque récif invisible avec le
pétale qu’elles enferment ou la perle qu’elles roulent. Quel courant
détourné, quel jet de pierre du rivage, peut-être quel ricochet
d’enfant doit rendre enfin libre la vague prisonnière, avec ses déchets
et ses trésors, l’œuvre captive, avec ses beautés et ses tares? Et
cela, qu’il s’agisse d’un vivant ou d’un mort (car, _s’il est des
morts qu’il faut qu’on tue_, il y a aussi des vivants qu’il faut
qu’on ressuscite), d’un prophète longtemps méconnu dans son pays ou
d’une renommée parfaite au delà des monts ou des eaux, et qui tarde
indéfiniment à les franchir pour rayonner en deçà quand d’autres
réputations des mêmes bords s’accréditent au hasard d’une chronique ou
d’un bavardage.

Quelque chose de ce mystère flottait pour moi, il y a tantôt dix ans,
sur les noms de Rossetti (dont rien n’a encore été exposé en France),
de Watts, dès lors représenté, salle Petit, par un portrait d’Algernon
Charles Swinburne, accompagné de fulgurantes esquisses, de Burne Jones
enfin, dont, en ce temps-là, une seule toile, _Merlin et Viviane_, nous
avait été exhibée, en 1878, au Palais des Beaux-Arts.

C’est en 1884 que le désir de voir de près certains fomentateurs et des
éléments de ce mouvement esthétique préraphaëlite me menait à Londres,
chez M. Burne Jones lui-même, et dans les salons qui contenaient de
ses œuvres et de celles de ses devanciers; puis dans les boutiques où
pullulaient les créations ingénieuses ou caricaturales dues à cette
renaissance, agonisante déjà.

La comédie satirique de _Patience_, la mise en circulation et en
vente de la fameuse et curieuse théière représentant un esthète et
une esthète, dos à dos, avec leur double bras accolé pour goulot et
pour anse, leur tournesol et leur arum respectifs, à la boutonnière
et au sein, et cette épigraphe: «_Fearfull consequences through
the laws of natural selection and evolution of living up to ones
Teapot_»--c’étaient les coups légers sous lesquels avaient succombé
sans doute les moins intéressants des disciples de M. Wilde. On n’en
voyait plus errer qu’un petit nombre à Rotten Row, convaincus et
résignés, victimés et falots sous des atours jonquille ou vert saule.
Des thés en recélaient encore. Mais ce n’était déjà plus le temps où
des groupes silencieux en défroque Henri VIII arboraient dans le salon
de Sir Frederick Leighton des plumes de paon moins facétieuses que
celles de nos fêtes foraines.

Pourtant le bon grain de la doctrine germait toujours chez M. William
Morris, le poète-décorateur socialiste, sous la très haute et très
mystique direction du grand maître Burne Jones.

Ce fut pour moi un bel après-midi, dont la mémoire me reste
enchanteresse et fleurie, ce jour de notre visite sous la gracieuse
conduite du célèbre préraphaëlite (qui avait tenu à nous mener
là et s’était installé en guide sur le siège de notre landau) à
l’abbaye-phalanstère où M. Morris, loge des familles d’ouvriers
qu’il emploie à la féerique fabrication de ses rêveuses tentures,
inextricables fouillis de branchages symétriques, derrière lesquels
il semble que la Belle au Bois dormant sommeille; à ses toiles
chimériques, à ses damas changeants, le tout diapré d’un décor ensemble
médiéval et moderne, dont on dirait que le pollen fut soufflé par les
fleurs de la robe de Primavera, avec tous les gazons de Botticelli,
compliqués de ceux de la Dame à la licorne, entre lesquels le
chèvrefeuille domine; le chèvrefeuille, la fleur de la passion de
maître Morris, au point qu’elle le dénomme à travers le monde, et
que, si vous devez télégraphier à cet ornemaniste, il vous suffira
réellement d’adresser ainsi votre dépêche: _Honeysuckle_, London.

Quant à M. Whistler, l’illustre et admirable maître américain désormais
installé parmi nous, il n’y a point lieu de le mêler à l’histoire
de cette réforme à laquelle ne le rattachent que son amour délicat
de la japonaiserie distinguée avant l’invasion du bibelot barbare,
et l’éclaircissement de tout le fuligineux mobilier anglais de par
quelques-unes de ses décorations lumineuses, et notamment son emploi
du jaune pâle, du blanc ou du bleu turquoise dans l’ameublement et la
tapisserie.

Toutes ces choses nous sont devenues depuis, familières et banales,
bien moins par la grâce d’une démonstration savante et documentée,
que du fait d’une mode et de la terminologie courante de certains
enthousiasmes de confiance et à grand renfort de photographies qui
n’allèrent point jusqu’à traverser le détroit pour admirer _de visu_,
sur place, les objets inconnus de leur culte et les vagues sujets de
leurs gloses. Partisans, voire prêtres de la religion nouvelle, rien
que pour avoir communié des bonbons de Fuller sur des coussins de
Liberty et Compagnie.

C’est ainsi que, dix ans après que nous eussions pensé:

    Sans doute il est bien tard pour parler encor d’elle,

il a fallu, l’an dernier, l’élégante effraction d’une porte ouverte par
une brillante jeune dame-auteur pour révéler à beaucoup de Parisiens
l’existence de Burne Jones que plusieurs, à vrai dire, ne différencient
pas encore très bien de John Burns. Et pour la première fois seulement
la question technique va être abordée d’une façon analytique et
synthétique à la fois, par M. Gabriel Mourey, dans son ouvrage annoncé
et attendu: _l’École préraphaëlite anglaise_, qui va nous déduire de
_lady Lilith_ et de la _damoiselle Bénie_ les cuivres de Benson et les
faïences de Morgan.

Ces deux derniers lustres, dans le même temps que s’opérait chez nous
cette lente infiltration de Watts (l’_Espérance_ et quelques autres
belles et pensives toiles bleues en 89), de Burne Jones la même
année, avec son _King Cophetua_, son chef-d’œuvre, inspiré des deux
toiles de Melozzo da Forli, de la National Gallery; avec ses deux
panneaux et son portrait d’enfant de l’an passé, de purs dessins, et,
enfin, cette aquarelle rendue malencontreusement célèbre, jusqu’à
l’extinction! par une mésaventure photographique--dans le même temps,
dis-je, des traductions nous étaient offertes de plusieurs poètes
anglais: Shelley--si tard après Byron! un volume de Swinburne, par
M. Mourey, la _Maison de vie_ de Rossetti par Mme Couve. Mais Keats,
le délicieux Keats s’attarde. C’est ainsi que Walter Crane est déjà
familier à beaucoup; que le nom de Holman Hunt apparaît quelquefois,
plus rarement, au bec des plumes averties; mais que du plus curieux
peut-être d’entre tous les artistes anglais, je ne démêle ici de trace
en aucun esprit, l’effrayant nom ne m’apparaît dans pas un courrier,
comme dans nulle causerie ne résonne.

Et j’ai nommé WILLIAM BLAKE[48].

  [48] M. Catulle Mendès m’a rappelé avec beaucoup de bonne grâce
  l’intéressante étude qu’il a lui-même antérieurement consacrée à
  ce curieux artiste.

                                 * * *

Et pourtant, si quelque chose semble fait pour passionner notre fin
de siècle éprise de curiosité et d’occultisme, n’est-ce pas ce
peintre-poète à l’œuvre si prodigieusement vêtue de lumière et de
ténèbres; l’homme qui se jouait à lui-même, sa femme lui donnant
la réplique et _tous deux dans le costume_, des scènes du _Paradis
perdu_; l’artiste qui exécutait la plupart de ses créations d’après des
esprits posant véritablement pour lui; sorte de modèles fuyants dont on
l’entendait dire, de temps à autre, durant la séance: «Il bouge,» ou
bien: «Sa bouche a disparu»? C’est de la sorte qu’il nous a transmis,
entre autres, le portrait authentique de l’_homme qui a construit les
pyramides_.

La Galerie Nationale, qui possède deux peintures de Rossetti, ne
donnant guère à voir que du Bouguereau bizarre: une figure de la
_Vita Nuova_ d’un sentiment poétique mais d’une coloration piètre,
et une _Annonciation_ dont toute la nouveauté consiste en ceci que
le symbolique lys de la Vierge n’y figure que brodé, la tête en bas,
sur un ruban rouge--la Galerie Nationale renferme aussi deux petits
tableaux de Blake: une vision apocalyptique, et d’étranges funérailles
d’un cercueil porté par des vieillards d’une taille démesurée.

Je n’entreprendrai point de donner ici l’idée d’une œuvre aussi
inconcevable et aussi multiple que celle de William Blake, aujourd’hui
célèbre en Angleterre, et dont les toiles, comme les gravures, sont
cataloguées (par Rossetti) et cotées à des prix respectables, après
s’être vues méprisées du vivant de leur auteur, comme il advint chez
nous pour Millet et de tant d’autres. «Travail invendable!» formulait
un Goupil du temps. Ce que je me contenterai de souhaiter et de saluer
ici, dans un avenir, j’espère, prochain, c’est l’esprit, ensemble
précis et mystérieux, qui abordera, ainsi que Baudelaire le fit pour
Poë, mais avec, cette fois, des difficultés bien plus ardues, la
traduction et l’interprétation de l’œuvre littéraire et graphique
doublement touffue de l’auteur du _Livre d’Urizen_ et du _Mariage
du Ciel et de l’Enfer_. Cette œuvre, entièrement gravée et imprimée
par Blake lui-même, entre tant de tribulations et d’infortunes que
soutenaient seuls les fantômes qui posaient pour lui! Cette œuvre où la
poésie, comme d’un Mallarmé plus philosophe et plus fécond, enchevêtre
son texte d’un beau caractère à des compositions dont l’origine
supra-terrestre explique, seule, la possibilité de tant de rêve
concrété et d’infixable figé! En ces dessins, il y a du Michel-Ange, du
Raphaël, du Primatice, de l’Odilon Redon, du Blake et de _l’innommé_.

Dans certaines figures de Redon seulement, il semble qu’on ait pu
frôler tant de stupéfiant inconnu. Et il faudrait l’art avec lequel
M. Huysmans décrivait naguère une série de ce dernier artiste dans
la _Revue indépendante_, pour donner un aperçu des illustrations de
Blake à son _Livre d’Urizen_, par exemple. Figures tournoyantes ou
tourmentées dans le feu, figures surtout abîmées comme nul autre n’aura
su l’exprimer, ramassées en des attitudes de douleur prostrée qui
varient jusqu’à l’infini tout ce que peut donner l’anatomie humaine
dans le rassemblement des membres sous le faix d’un supplice ou d’une
résignation sans bornes.

L’illustration pour le _Livre de Job_, illustration que Blake méprisait
comme tout ce qu’il tenait pour un travail manuel, à savoir ce qui
n’était pas le fruit de ses visions--présente de beaux spécimens de
ces postures accablées sous le désespoir ou devant l’extase. Mais
l’admirable scène de paix que ce groupe de la _Famille de Job_ avant
l’épreuve, au milieu de ces paissantes brebis, d’une formule décorative
évocative et charmante!

Aucun peintre trouva-t-il jamais des expressions révélatrices, des
poses et des gestes indicateurs pour représenter les états d’âme
avec une réalité si immédiate? Le cataclysme et la sérénité sont
pareillement du ressort de celui-ci. Rien de plus ravissant que la
courbe révérencieuse et attendrie de ses anges sinueux aux pieds de
l’Éternel. Puis, comme leur épouvante s’accuse et s’accentue à la ruade
enflammée de Satan au-devant d’un Jéhovah dont la sublime douleur est
touchante, au penser des supplices consentis de son serviteur élu. Job
cadavérique terrassé par le hideux mal, la saisissante horreur de ses
amis, les yeux hagards et les bras levés, la lamentation de Job et sa
plainte, l’accusation des témoins, et surtout les hantises nocturnes
font des tableaux inouïs et inoubliables. Les personnifications
répétées des chantantes étoiles du matin (dont M. Burne Jones a bien
pu se souvenir en inventant les _Jours de la Création_) présentent
un bel enchevêtrement de bras et d’ailes. Le geste du Seigneur Dieu
désignant le Léviathan et le Béhémoth par-dessus le groupe des voyants,
et enfin, avant la radieuse vision de l’allégresse de la maison
rétablie célébrant sur les instruments sa délivrance et sa joie, le
doux blottissement des trois filles de Job, comme dans un nid, sous
l’incommensurable envergure de la bénédiction paternelle, c’est une
faible énumération de cette série biblique, sur des ciels déchirés et
visionnaires, entre des encadrements ingénieux, quasi japonais, de
flammes et d’oiseaux, de serpents et d’anges, de coquillages et de
champignons, d’insectes et de pampres.

Dans l’illustration de ses propres poèmes, celle que Blake préférait
et où il donnait libre cours à sa _voyance_, c’est au texte même que
sont entremélangées les araignées et les chauves-souris, avec des
figures. La veine est tour à tour gracieuse et terrible. Au _Livre de
Thel_ que son sujet incline vers le premier genre, les filles-fleurs,
avant Granville et avant Wagner, sont pleines de flexibilité gracile.
Les lettres des titres escaladées de minuscules indications d’anges
sous des retombées de branches filiformes et pleureuses où des oiseaux
perchent, tiennent des paraphes ornementaux et vrillés des professeurs
de calligraphie. Ailleurs (dans _Jérusalem_, le _Chant de Los_, et
dans ce dessin qui sert de couverture aux volumes de Gilchrist), des
repos, des étreintes de personnages dans des lis, l’allongement de deux
génies, au cœur d’un pavot, sous deux campanules dont les pistils sont
une ronde de sylphes, s’épanouissent en une fantaisie charmeresse. Ici,
des suppliciés accroupis au bord des eaux noires; là, des chevauchées
de serpents et de cygnes par de sveltes nudités sommaires. Puis, tous
les élans, toutes les gambades, toutes les enjambées, dirai-je, toutes
les acrobaties et toutes les culbutes, dans les espaces; les apparences
les plus nobles, les aspects les plus bizarres. Dans le titre de
_Jérusalem_, de séduisantes incarnations de papillons-femmes; plus
loin, un chimérique cygne féminin. Partout des représentations vraiment
de Patmos. Puis cette belle apparition du Christ à un personnage nu,
qui n’est autre que Blake, dont les bras ouverts au pied de la croix,
et qui répètent ceux du Crucifié, se tendent en une ampleur sublime.
Enfin deux ou trois autres très augustes images qui font penser à la
grande toile de M. Gustave Moreau: le _Combat de Jacob avec l’Ange_.

A l’entour de certains brouillons de poèmes, je remarque un sommeil
d’ange vraiment raphaëlesque non loin de monstres agencés des
structures les plus imprévues, et de mâchoires dévorant des corps en
une voracité de cauchemar, qui évoque le musée Weerts de Bruxelles,
tandis que cette larve enveloppée rappelle le masque de Préault: _le
Silence_.

L’_Ame veillant sur le corps du Saint_, l’_Étreinte_--d’un élan
prodigieux--_du Saint et de l’Ame_ et les autres sujets de cette suite
permettent de ne pas douter que Blake ait véritablement peint de ses
visions. On demeure béant devant son œuvre comme en présence d’une
Apocalypse versifiée et illustrée par un saint Jean de la poésie et du
dessin, un Fra Angelico de l’étrange et du terrible.



  XI

  A MADAME STANLEY.



  LE SPECTRE

  (BURNE JONES)


C’est grand dommage, devant un spectacle de nature ou d’art qui nous
émeut, de ne point fixer dans quelque note, fût-elle hâtive, cette
émotion du moment, émotion d’encre et de sang, vraie palpitation de
notre feuillet, comme, au vent de l’inspiration, ces feuillages de
l’antique forêt où s’inscrivaient des oracles. La houle des sensations
une fois apaisée, et, ces feuilles retrouvées parmi les pages de nos
souvenirs, nous reverrions entre leurs fibrilles, dont le temps a fait
un tulle irisé, de remontants dessins pareils à ceux que peignent
les Chinois sur les feuilles de mûrier dont le ver à soie a mangé la
trame; dessins dont l’erreur ou la gaucherie garderait du moins de
l’émotion primitive une sincérité et une fraîcheur qui réjouiraient, en
les renseignant, ceux qui ont souci de nos impressions, s’enquièrent
de nos jugements et s’inquiètent de nos pensées. Et ces pensées
d’autrefois seraient, dans notre livre de mémoire, semblables à ces
pensées-fleurs qui sèchent dans les missels, mêlant à celle des marges
leur illustration à peine défunte, tachant le texte d’un peu de leur
sang lilas et buvant de leur pétale pâli un peu de l’or d’une lettre
onciale.

Nous risquerions moins ainsi, et de par la brusque mise en présence
d’un objet jadis tendrement aimé, cette déconvenue du héros d’une
histoire d’amour, rencontrant avec angoisse, toute couronnée de cheveux
blancs, la beauté qu’il avait désirée.

Ainsi pensais-je moi-même de cette muse de Burne Jones qui une fois
me sourit, à qui je fis de doux yeux et de tendres rimes, et qui
m’apparaît aujourd’hui à travers ses cheveux argentés, vaguement
lointaine et décolorée. Or c’est l’heure où l’on me demande ce que
je pensai naguère de cette belle. Et ne retrouvant plus que mes
sensibles strophes adressées alors à la «mendiante en gris», je
regrette les billets doux que je lui rêvais sans les tracer, et qui
se sont dispersés hors de mon esprit effeuillé, comme les pétales
d’une rose envolée. Las! que n’ai-je en ces jours de la visite faite
autrefois au maître, pris l’empreinte vive et colorée de mes sensations
d’alors. J’aurais déroulé sur ces pages la gaze de cette écharpe, assez
semblable aux diaphanes draperies des mobiliers esthétiques, et peinte
d’incertains mais sincères rinceaux pleins de chimères et non sans
charmes.

Aujourd’hui je ne répondrais pas: «Belle tête; mais, de cervelle,
point», comme fit le renard, du buste. Pas non plus: «De loin, c’est
quelque chose, et, de près, ce n’est rien», ainsi que dans _le Chameau
et les Bâtons flottants_. Ce serait mensonger et irrévérencieux, et,
par ce seul fait, bien loin de ma pensée et de l’expression appropriée
à une désillusion délicieuse. Non,

    Quand ton illusion n’aurait duré qu’un jour,
    N’outrage pas ce jour lorsque tu parles d’elle!

Mais ce changement n’est pas non plus imputable à la désuétude et au
discrédit dont nous stérilisent souvent nos sources d’émotions, des
éloges élégants et des modes mondaines. De sérieux sentiments et des
goûts motivés savent se tenir au-dessus de ces capricieuses faiblesses.
Et ce n’était pas au reste pour détourner d’un art délicat que d’en
voir pratiquer le rite et professer le cours par de jolis sourires
féminins, qui, ces derniers ans, dessinèrent leur arc sur la sonore
sinuosité des syllabes cristallines du nom de Botticelli, tout comme
ces coquettes d’antan qui apprenaient à redire: «trois petits pruneaux
de Tours»--ou «trois petits perroquets verts au bout de mon pied»--et
autres phrases vides de sens, mais propices au précieux rondissement
des lèvres, et bonnes à prononcer avant d’entrer dans un salon, pour se
faire la bouche petite.

                                 * * *

«Cela ressemble à quelque chose qui est très bien.» Ainsi jugeait de
l’art de Burne Jones un artiste spirituel et merveilleux dont les
démêlés avec le peintre anglais demeureront historiques et célèbres.
Et bien notamment certaine déposition du témoin Burne Jones, relatée
au _Gentil Art de se faire des ennemis_, dans cet épique procès de
Whistler contre Ruskin, et où l’on voit, en cul-de-lampe, le _papillon_
de Whistler se crisper sur le liard de dommages et intérêts à lui
accordé par la Cour. Mais si--comme on fit de ceux d’Ingres et de
Delacroix maintenant unis dans la paix de la mort et dans l’harmonie de
nos admirations allant à leurs dissemblables génies--si quelque jour on
parle de même des différends de Whistler et de Burne Jones, ce ne sera
pour l’un ni l’autre un discrédit ou une offense.

«Cela ressemble à quelque chose qui est très bien»;--à beaucoup de
choses qui sont très bien, aurait pu ajouter le malicieux maître. A
Botticelli, d’abord--bien que pas assez--dans beaucoup des compositions
de sir Edward, disons la plupart. Mais à un Botticelli exporté et
monopolisé--_patent_--et dont la Primavera serait devenue une vendeuse
de Liberty qui aurait débité sur des pelotes et sur des sachets tous
les parterres de sa robe.--A Raphaël aussi, quand, plus rarement,
s’arrondit le contour habituellement anguleux du maître de _La Grange_;
par exemple dans _Caritas_, le décor du clavecin et le bambino de
_l’Étoile de Bethléem_.--A Benozzo Gozzoli, dans le carton pour les
vitraux de Jesus College, dont les anges sont bien les frères de ceux
du palais Ricardi.--A Pisano encore--mais toujours en moins bien--dans
certaine étude pour une cuirasse et un casque.--A Rossetti enfin,
cette fois avec moins de distance, dans ce joli dessin de _la Neige
d’été_ et dans le tableau des _Joueurs de tric-trac_ dont la figure
de femme paraît avoir été posée par le même modèle aux cheveux larges
et drus des jeunes gens de Bellini, et qui reparaît tant de fois dans
les toiles de Dante Gabriel.--Mais, ne dirais-je pas même, à M. Alma
Tadema, dans le décor maritime du fond de _Circé_, tableau qui semble
prouver--_horresco!_--que M. Burne Jones pourrait bien avoir plus de
responsabilité qu’on ne croit dans l’invention du tournesol.

Une froide raison dans la conception, une sage méticulosité dans
l’exécution régulière, continue et brillante, ce sont les points par où
M. Burne Jones déçoit les spectateurs épris de toiles douloureuses et
passionnées dont la splendeur rayonne avec déchirement sur des ruines
d’essais insatisfaits et d’études tourmentées. Il ne semble pas que ce
travailleur appliqué et excellent, d’ailleurs si modeste et si fier,
ait jamais pu ne pas réussir, et dans le temps voulu, aucune des plus
difficiles tâches qu’il se soit imposées. Et l’on ne saurait jurer que,
grâce à cette volonté si sûre d’elle-même, nous ne verrons pas cet
_Amour dans les ruines_, malencontreusement gâté à Paris, resurgir de
ses ruines propres et de ce blanc d’œuf qui lui fut fatal, avec toute
l’alacrité d’une salamandre parmi la flamme, ou d’un phénix hors de ses
cendres.

Mais aussi, cette impeccable sécurité dans l’exécution consciente,
cette infaillible maîtrise dans le travail ponctuel donnent à ce qui
sort de ces mains-fées cette apparence un peu _textile_ qui n’y laisse
guère subsister de charme qu’aux jeux des coloris et dans certains
détails ingénieux juxtaposés selon une ordonnance dont je dirai la loi
tout à l’heure. _Œuvres décoratives_, cette subdivision du _Record and
Review_ n’aurait-elle pas pu devenir le sous-titre de tout le recueil;
et les _tableaux_ de Burne Jones sont-ils moins des œuvres décoratives
que ses tapisseries, ses verrières, ses mosaïques et ses hauts-reliefs
dorés d’un or trop vif, et de genre italien, qu’il emploie pour des
panneaux et pour des coffres? Objets du reste moins somptueux que ces
incroyables vitraux de Tiffany, vitraux à double vitre--dirai-je à
double trame?--dont quelques fragments se plissent en vrais pétales du
magnolia qu’ils représentent, dernier mot américain de la somptuosité
pour des chapelles funéraires, mais surtout pour de ces halls
prodigieux où l’on prend du thé dans des tasses incrustées de perles.

Oui, ce sont de véritables tapisseries que ces toiles de Burne Jones,
tant par le recommencement et la continuation toujours possibles du
panneau, que souvent par la qualité même de la touche aux tons de
laines et de soies mélangées d’or et affectant le sens des points
du _passé_ et du _plumetis_ des vieilles broderies; touche vraiment
presque filamenteuse avec des rugosités comme d’une toile d’amiante
colorée.

Le _Pauvre Pêcheur_, la _Pitié_ et tant d’autres toiles de Puvis
de Chavannes, notre illustre peintre décorateur, sont des tableaux
absolus; mais le _Laus Veneris_ du peintre anglais, et même son _Roi
Cophetua_, le chef-d’œuvre que son possesseur, lord Wharncliffe,
jusqu’à l’Exposition récapitulative de 1893, se refusait à laisser
reproduire: autant de tapisseries, de vitraux et de mosaïques. Et, pour
ce fait, et de par ce sens invincible de son inspiration ordonnancée
et de son exécution un peu mécanique, les meilleures œuvres de Burne
Jones, celles où sa nature se donne carrière avec le plus de liberté
et de grâce sont ses ouvrages purement décoratifs; principalement
quand ils procèdent de certaine conception où il excelle et qui
synthétise une allégorie dans un dessin enveloppant où ne reste plus
guère qu’une formule ornementale. Tels, entre autres, le _Buisson
ardent_ et le _Pélican_, et ce paon funéraire (à mon sens, une des
meilleures compositions de Burne Jones) et dont la traîne aux yeux
réveillés symbolise l’immortalité sur la plaque commémorative d’une
jeune fille morte. Beaux encore, ces vitraux de Saint-Philippe, dont
les cartons sont à Kensington: une Adoration des bergers où les têtes
d’anges s’échelonnent en grappe cintrée ainsi qu’on le voit aux porches
gothiques; et un Golgotha certes moins fantaisiste que celui de Durer
qui dut tant faire rêver Doré, avec le grouillement et le fouillis de
ses chevaliers bardés de fer, et surtout de ce cavalier vu de dos sous
l’empanachement de son casque par treize plumes d’autruche aux trois
bouquets disposés en trèfle.

                                 * * *

Des dessins de Burne Jones, si fins, si finis, si travaillés, si
ouvragés, quelques-uns sont bien plaisants (quand ce ne sont point
ces mains de l’ange de son _Annonciation_, ces mains _poncif_ et
_actrices_)--et dénotent un amour, sans doute un peu féminin, de la
chose étudiée: les tresses d’une tête de femme, certains lis, exposés
à Paris. Ailleurs, des études de roses, sans doute pour l’illustration
du _Roman_; et particulièrement un corymbe de boutons de roses
noisette qui me fait ressouvenir du fond que cette même sorte de rose
tapisse pour lady Lilith, peut-être le chef-d’œuvre de Rossetti. Lady
Lilith assise entre quelques bibelots qui donneront par la suite le
ton à bien des brimborions de l’esthétisme--allongée plutôt en la
neige de la chèvre du Thibet de sa pelisse dont les brins ondulés se
nouent à la chevelure d’or annelée de la dame qui en démêle les ondes
broussailleuses et crespelées, à pleines dents d’un large peigne.
L’auréole blanche des pâquerettes qui la vont couronner s’arrondit
sur ses genoux. Une digitale, symbole de quelque perfidie, sonne ses
clochettes sur un guéridon, où dans un miroir de toilette attristé de
deux bougies éteintes s’allume le vert prasin et cru du jardin reflété
et de la campagne invisible.

Ces dessins de Burne Jones laissent, non moins que ces toiles, le
même malaise d’insatisfait, et de par la même cause. On y sent plus
de patience que de passion; le trait uniforme et monotone a la pâleur
des copies à la presse, et rien ne s’y retrouve des _pleins_ et des
_déliés_ d’un tracé vraiment _cérébral_.

Quant au détail de décoration propre aux dessins de l’artiste et que
je me proposais d’indiquer tout à l’heure, il n’est autre qu’une
adaptation du procédé de répétition en nombre ou à satiété dont fait
si fréquent et malin usage le Japon, qui brode ou peint, non en semis,
mais dans des groupements composés et savants, tant de papillons et
de poissons, tant de singes et de grues. Ce procédé qui agit et pèse
forcément sur l’esprit jusqu’à l’opprimer, heureusement d’abord, puis
fastidieusement, se manifeste premièrement chez le peintre dans les
plis de ses draperies. Rien, en elles, de ces faisceaux scrupuleusement
étudiés et rendus qui, chez les maîtres anciens, s’agencent par
renflements et par retombées; point non plus des antiques draperies
mouillées, moulant sous l’étoffe plaquée ou en tuyaux, des formes quasi
nues; mais un milieu entre ces deux manières, avec un réseau ondé
ou des coulées de plis pareils à ce que les marchands de nouveautés
appellent de l’_indéplissable_; de plis comme peignés, accusés à
l’ongle dans un taffetas gommé, et plus souvent, hélas! dans un métal
blanc complaisant comme celui qui, de par l’autorité ecclésiastique,
dut revêtir en un sanctuaire italien cette nudité de marbre d’un
tombeau, dont un touriste assidu et entreprenant courtisait les formes
redondantes et lascives. La figure de _Temperantia_ et celle de _Spes_,
entre beaucoup, sont de parfaits spécimens de cette artificielle
draperie de Burne Jones, tirant ses flexions de la fantaisie d’un
crayon insatiable et de l’entraînement des traits, plutôt que de
la similitude d’un modèle attentivement et soigneusement rendu par
un Léonard ou un Mantegna. Et la curieuse Danaé n’a que faire de
s’inquiéter ainsi de la tour qu’on lui érige, enclose qu’elle est
elle-même préventivement dans l’infrangible guérite de ses vêtements en
tôle rose.

Après les plis multiples ce sont les multiples plumes, dans les
_jours de la création_, et spécialement dans le _Dies Domini_ allant
jusqu’à constituer une atmosphère d’ailes.--Dans la _Nymphe des bois_,
c’est une atmosphère de feuillages; une atmosphère d’aubépines
dans _Viviane_; et dans l’_Amour et le Pèlerin_, une atmosphère
de colombes.--Du _Golgotha_, le fond est tout en étendards; de la
_Fiancée du Liban_, tout en écharpes; du _Bon Pasteur_, tout en brebis;
mais plus gracieusées que celles de Blake, et, pour cela, moins
intéressantes et moins belles;--tout en flots enfin, dans ses vitraux
pour une maison de Newport.--Voici trois reflets de visages, dans un
puits; voilà, dans le miroir de Vénus, huit mirages de corps graciles;
et, ceux-là, encadrés des myosotis du bord même de ce lac menu, de par
l’exquise recherche d’une fantaisie mignarde mais séduisante.

Rien que de gracieux, si quelque peu obsédant, en ces pullulants
accessoires. Mais où l’insistance tourne à de la persécution, c’est
quand le personnage à son tour se répète en des attitudes diverses,
repliant, dépliant vingt fois sous un même visage une anatomie unique
d’une stature invariable; comme si le peintre nous donnait pour un
ensemble cette série d’attitudes renouvelées d’après un même modèle,
et dans l’inquiétant vis-à-vis de ce mage Zoroastre qui se rencontrait
lui-même dans son jardin, ou de ce William Wilson se trouvant un jour
en face de son double.

L’_Escalier d’or_ nous offre le type le plus réussi de cette redite,
avec sa même demoiselle qui descend dix-huit fois ses degrés luisants
dénués de rampe en jouant d’instruments variés: tambourin et galoubet,
buccin, violon et cymbales. Le _Festin de Pélée_ assemble aussi bien
des comparses accroupis et debout sans beaucoup de variété ni de
trouvaille. On dirait les noces de Cana du malingre; quelque cène dans
une Grèce anglaise; une fusion des Romains de Couture avec le banquet
du docteur Goudron et du professeur Plume. Les portraits de Burne
Jones, au reste peu nombreux, sont bien plutôt des prétextes à de trop
éloquentes têtes d’expression--témoin ce crayon d’après Paderewski, au
mystérieux profil d’archange foudroyé, et dont j’ai parlé ailleurs.

Mais tout cela contient beaucoup d’iris et bien des pierreries...--et
quand il arriverait à s’avérer que les peintures de Burne Jones ne
sont que des _Christmas-cards_ géants et sublimes, bien des _jeunes_
continueraient de s’en délecter et feraient bien. Et nous-même, quand
nous repensons au créateur affable du monde monotone et papillotant
de tant de tableaux et de tant de panneaux, de tant de vitraux, de
tombeaux et de coupoles, homme plus exquis lui-même que son œuvre et
dont le souvenir la domine en la surpassant, nous regardons encore la
_beggar maid_ avec les yeux de jadis; et nous lui murmurons en nous
remémorant, tel que le héros de l’histoire sentimentale: «_Quelquefois
vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une
cloche apporté par le vent; et il me semble que vous êtes là, quand je
lis des passages d’amour dans les livres._»

  Juillet 1894.



  XII

  A MADAME RICHARD WAGNER.



  UN MYTHOLOGUE

  (ARNOLD BŒCKLIN)


Bâle jubile--et c’est justice, en l’honneur de la cessation, une fois
de plus! d’un de ces malentendus locaux et familiaux qui consistent,
de la part des pères et des patries, tout d’abord à refuser aux plus
nobles de leurs enfants la prédilection et la protection auxquelles les
désignent leurs naissantes facultés, de visibles dons, des pouvoirs
virtuels, puis effectués; ensuite à leur marchander une renommée
surabondamment acquise ailleurs, envers et contre ces procédés iniques.

Le «Tout Père frappe à côté» que le fabuliste écrit au sens paternel,
serait encore plus vrai au sens ironique de la cécité et de la
méconnaissance; qu’il s’agisse d’un lieu d’origine ou d’une souche
natale, on ne se lasse pas de s’émerveiller de la renaissante
indignation de ces merles obscurs en présence de l’insolite candeur de
leur lignage.

Et pour ma part j’honore d’une toute particulière surveillance ce qu’il
faudrait appeler, par une légère flexion de vers baudelairien:

    Les bûchers consacrés aux crimes _paternels_,

Non que j’ignore la fatidique inutilité de tout général essai de
réaction en cette matière, et de chaque particulière tentative de tels
redressements avant l’heure, puisqu’il ne s’agit là de rien moins que
d’une des spécieuses ruses employées par la nature à l’engendrement,
puis à l’éducation des maîtres ouvriers et de leurs maîtresses œuvres;
mais comme ce n’est rien moins non plus que l’aire où s’exerce l’un des
pires maléfices de l’humanité, l’occasion de ses plus odieux attentats,
de ses plus basses œuvres, la question devient d’ordre du jour éternel,
et l’une de celles en l’examen desquelles la lésion de la sensibilité
doit le céder à la curiosité du phénomène.

Et puis, n’y a-t-il pas de toujours plus judicieuses variations à
broder sur ce thème constamment renouvelé du «nul n’est prophète dans
son pays», devenu par l’incorrigible cécité des origines une sorte de
transpositions du «je vais revoir ma Normandie»; une Normandie de l’art
sans cesse fermée à ceux qui, en échange du jour reçu, y rapportent
des trophées. L’honneur d’avoir entrepris de telles remises au point,
et d’y avoir parfois réussi, n’est au reste pas seul à les récompenser
de sa douceur, à en encourager les récidives. L’amour n’y vaque pas
uniquement, l’humour en revendique sa part, et je ne sais rien d’aussi
risiblement touchant que la palinodie tardive, contrainte, et faisant
contre fortune bon cœur, en une confusion toujours un peu rageusement
consentante, de ces ascendants vaincus par de trop indéniables
triomphes. On y distingue de la bonne foi dans l’ignorance dessillée,
du méchant vouloir macéré dans l’envie. Le tout amalgamé d’un orgueil
de clocher, et d’un ahurissement malgré tout incompréhensif, du
plus réjouissant spectacle. La nécessaire inutilité de l’effort le
restreint, je le répète, d’ordinaire à une curiosité de dilettante;
pourtant la gloire d’avoir été le Simon de Cyrène déchargeant certains
nobles christs, de l’excédent fardeau de telles croix, demeure une
invite à suivre ces calvaires.

Quand nous serons à dix nous ferons une croix. Cette croix-là, c’est
celle qu’Hello, qui la porta, dénommait: le supplice de l’injustice
sentie; celle même dont on courbe l’élan des génies; mais, pour le
faire, je ne dis pas, malgré cela, mais à cause de cela même, se
redresser plus haut, comme l’entrave des rochers précipite la course
des eaux et transforme en torrent celle qui eût été stagnante. Et le
magnifique, et entre tous aigrement cruel châtiment de ces sortes
d’_impedimenta_, c’est, lors de l’avènement, s’ils sont tenaces, le
rôle adjuvant que se trouvent avoir joué dans l’éclat et la splendeur
du cours tumultueux d’une noble vie, les pierres de martyre ou
d’achoppement dont la haine espérait lapider, retarder, atteindre.

                                 * * *

Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.--Disons: à dix
mille!--Aujourd’hui, nous nous limiterons à des querelles de clocher,
laissant, pour une fois, comme le gentil Passant, tranquilles, les
familles.

Ne serait-ce pas, en effet, moins de l’ambition qu’une juste révolte
contre des injustices senties qu’on trouverait, pour ne citer que
ceux-là, au fond de la vie expatriée et de la mort volontairement
exilée, du Suisse Holbein et de l’Allemand, Hændel, à Londres; de
l’omniscient Italien Léonard, à Amboise, dans l’étroite cage de
Clos-Lucé, et Dieu sait en quelles moroses délectations, le dieu humain
qui s’écriait: à plus de sensibilité, plus de martyre!

Le Bâlois Bœcklin poursuit et achève, dans la gloire, à San Domenico,
la vie de lutte qu’il a combattue et gagnée en Allemagne et en Italie.

Sa patrie repentante se décide à venir prendre dans l’exil cette main
pleine de glorieux rameaux et par un dédommagement vraiment bien senti,
la placer en un commun jubilé, dans l’auguste droite d’Holbein.

C’est, on peut l’affirmer, un nom, en France, à peu près inconnu que
celui d’Arnold Bœcklin. N’est-ce pas, au reste, une des grâces, un des
pouvoirs de notre cher pays que ce travers merveilleux qui faisait
dire à un malin critique étranger s’étonnant de voir représenter au
Théâtre-Français un Hamlet ainsi travesti, dans un décor nullement
conforme au lieu décrit par Shakespeare, et aux sons d’une mélodie de
plusieurs siècles ultérieure à la date du drame: «Ils ne savent pas
qu’Elseneur est un lieu _dont on peut prendre des photographies_»!--Et
il ajoutait: «L’ignorance des Français sera toujours pour nous une
source éternellement jaillissante!»

Sans prendre de cet honorable verdict autre chose que ce qu’il a de
spirituellement malicieux, qu’on se rappelle l’an passé la naïve
découverte de la Duse par tant d’honnêtes Parisiens qui ne songeaient
même pas à admirer parmi la belle chevelure noire de l’artiste depuis
longtemps couronnée à travers le monde, les nobles rayons d’argent
dont le triomphe irradie un tel diadème. Il est vrai que les mêmes
Parisiens qui auraient bien ri d’un Anglais et d’un Italien demandant
si _Bernhardt_ n’allait pas jouer en leur langue à Londres ou à Rome
insistaient despotiquement sur l’importance pour Mme Duse, toute pleine
pourtant du génie de sa race, et de sublimes diphtongues, de jouer en
bon français, à Paris, pour le caprice de l’enfant gâtée des nations.

Passant par hasard rue des Bons-Enfants, ces mêmes Parisiens-là
n’auraient certes pas vu sans étonnement l’affiche au Centaure sur son
fond nuageux (elle-même bien étonnée de se trouver là!) s’ils n’avaient
eu la ressource de n’y faire aucune attention ou tout au moins de
la prendre pour l’enseigne d’un maréchal-ferrant ou d’une nouvelle
meringue. Un distingué article signé Meissner, dans la _Gazette des
Beaux-Arts_, eût été le commentaire suffisant d’une exposition--qui
faisait, hélas! défaut.

Quant à la lyrique étude publiée en Suisse par M. Ritter, elle ne
pourra être appréciée ici à sa brillante et enthousiaste valeur, que le
jour où l’initiation à l’œuvre de Bœcklin révélera au public français
ce qu’il put y avoir de généreuse allégresse à danser devant cette
arche.

La première salle de l’exposition de Bâle contient, il me semble,
surtout des œuvres de début, à mon avis, moins séduisantes que celles
où s’exercent, dans un cabinet du fond, les tout premiers essais de
l’artiste. Je distingue, parmi ces derniers, un petit portrait de
famille peint par l’auteur à dix-huit ans, et en de certaines parties
presque digne d’Holbein.

La petite toile mesure à peu près les dimensions de la fameuse _Laïs
Corinthiaca_ du vieux maître; mais elle ne représente qu’une pauvre
petite parente de province au maintien compassé dans sa robe de
taffetas vert changeant, au corsage sans appas, sous un visage sans
charme, encadré du rose soyeux de son fichu, à la bordure tramée de
fleurs glacées. C’est encore, dans cet instructif cabinet d’épilogue en
même temps que de préface, un intéressant portrait du célèbre peintre
Lenbach en 1860; et déjà des études de ces effets, que j’appelle de
_couchant couché_, dont l’un me fait penser à notre La Berge, et dans
lesquels le peintre qui doit y exceller versera plus tard toute une
prenante poésie.

Dans la première salle de l’Exposition, je note un grand paysage
mythologique; une des chasses de Diane, que le peintre a plusieurs fois
mises en scène.

Je ne saurais, il me semble, donner le mieux l’idée de celle-ci, qu’en
affirmant qu’elle représente ce que ferait une Rosa Bonheur, qui
s’adonnerait à la peinture héroïque.

Ajoutons bien vite, et une fois de plus, que nombre d’artistes
passés et présents seront ici nommés à propos de Bœcklin, sans nulle
accusation de plagiat. Sa manière est complexe, multiple. La seule
façon d’en éveiller l’idée chez ceux qui n’ont pas vu, est d’en
dégager le rapport avec des œuvres déjà connues.

Au reste, j’y insiste, ayant eu déjà l’occasion de l’écrire, c’est
à mon sens une dignité de plus, j’ajouterai volontiers _sine quâ
non_, que dans une véritable originalité, le rapport inconscient avec
d’autres arts individuels, de proches et de lointains, comme résorbés
en un suprême bouquet réunissant nombre d’aromes divers du personnel
parfum de ses fleurs propres.

Je note encore dans cette salle, outre un aride ermite se flagellant,
un peu frère des saints Jérômes de M. Gérôme et qui est célèbre, un
Pétrarque à la fontaine de Vaucluse que je n’aime pas, et une grande
Vénus aux chairs modelées dans un savoureux clair-obscur, affectionné
par M. Hébert.

Je parlerai plus tard, en même temps que des autres sujets religieux,
d’une Madeleine exposée là et qui appartient au Musée de Bâle.

Je n’oserais pas écrire en ce grave sujet, comme le fit Veuillot
à propos de Thérésa. «Tout de suite après ce fromage blanc, le
tord-boyaux tout pur de la demoiselle», mais je dirai qu’il y a eu
savante gradation dans le choix des œuvres qui garnissent cette
première salle au sortir de laquelle l’entrée en la salle voisine tient
de l’éblouissement et du charme.

Ce n’est pas que je goûte complètement, ni même peut-être beaucoup tout
le tableau de la belle et douce Calypso, déjà furieusement nostalgique
au penser du héros dont les bras sont dénoués, et qui bien qu’encore
dans le tableau est comme hors de la scène et presque du cadre. Ulysse
et Calypso, ou si vous l’aimez mieux, Tanhauser et Vénus; et M. Ritter
a justement relevé des correspondances de leitmotiv entre cette œuvre
et celle de Bayreuth.

Mais la grande Eleonora Duse qui disserte hautement de ces choses me
disait de cet Ulysse des choses admirables; silhouette hautaine et
lointaine, bien faite pour subjuguer une connaisseuse, une créatrice
d’attitudes tragiques; éloignement d’exilé drapant aux plis de son
manteau le mal du pays de tous les exils, l’espoir de tous les retours.
A droite de cette toile, une autre Calypso, moderne celle-ci, bien que
les plis droits de sa blanche tunique, son geste replié, l’enroulement
de la noire écharpe autour de sa tête pensive, puissent l’assimiler à
la Polhymnie. Mnémosyne aussi toute pleine de souvenirs qui tombent sur
son âme avec le crépuscule de plomb, roulent à ses pieds avec la vague
mal apaisée.

Ce personnage qui tient si peu de place dans la toile n’en représente
pas moins le coryphée des voix de la nature et de l’art, éloquent
et figuratif de la magnifique décoration du lieu, de la majestueuse
mélancolie de l’heure. Heure d’un net crépuscule de soir éclairant
un lieu qui est le temple de l’amour détruit, un état d’âme qui est
la détresse de la délaissée. Oui, il y a de la _Femme abandonnée_ de
Balzac dans cette composition tragique et simple.

Bœcklin l’a peinte plusieurs fois cette _Villa au bord de la mer_,
ainsi qu’il l’intitule modestement et d’un titre générique: mais dont
il semble que ce panneau-ci doive être l’expression la plus heureuse.
Dans une autre, le personnage antique devenu Iphigénie en Tauride,
réduit l’éternel et poignant drame humain aux plus restreintes
proportions d’un épisode historique. Là, rien que la tristesse du
jour tombant, du flot expiré, de l’amour détruit, de la mer morte.
Mystérieuse villa au bord de la mer avec ses portes closes comme des
bouches, sa fenêtre ouverte comme un œil qui ne veut plus voir, sa
galerie déserte, au couronnement de statues effritées. Alentour, la mer
murmure, l’huile écumeuse d’un flot qui fut démonté, plein encore des
mugissements étouffés de la tempête qui s’apaise, de cris d’invisibles
oiseaux d’orage, peut-être de victimes ensevelies...

    O flots que vous savez de lugubres histoires!

Flots des cœurs aussi!

Je ne vois qu’un homme qui sache _dessiner_ l’eau comme Bœcklin,
l’architecture des vagues, le remous des ondes et ces _courants
entrelacés_ comparés par Vinci aux tresses de la chevelure de Léda.
J’ai nommé Thaulow. Mais, chez ce dernier, ce ne sont que les phases
intelligemment étudiées, habilement rendues de ces variations
aquatiques, lesquelles sont mystérieusement haussées par Bœcklin au
commentaire du sujet qui s’y mire. Et sous cette lumière d’un gris de
fonte un peu pareille à celle de l’orage de Millet, entre les noirs
cyprès eux aussi haussés à la dignité de personnages, Sophocléen chœur
d’arbres commentant le tableau du faîte de leurs cimes recourbées comme
des cimeterres, quatre notes rouges piquent leurs braises amorties: les
briques du mur éboulé, des vases de terre cuite, une automnale vigne
vierge, et le rose vif d’une fleur de laurier-rose.

Ce sont encore des figurants de Bœcklin, ces éloquents cyprès dont le
mode d’expression est cette sensible inflexion de la cime infligée à
l’arbre rigide comme par une orageuse et magnétique atmosphère. Je les
retrouve dans cette autre _villa au bord de la mer_ en une orientation
opposée. Cette fois, l’architecture et le paysage seulement, en la
solennité de la nuit tombée, le rouge adieu du soleil noyé, ne perlant
plus à l’horizon qu’une larme de sang dont meurt le reflet sur la villa
silencieuse.

Et l’_Ile des Morts_ les recèle aussi dans sa fatidique enceinte. De
sentiment un peu pareil à la première de ces villas au bord de la
mer et à un _Voyage de noces_ qui me plaît moins, me semblent devoir
être deux toiles de Bœcklin dont je n’ai vu que la reproduction: la
_Solitude_, une femme au bord de l’eau et drapée de blanc dans un
paysage de composition savante, et la _Pensée d’automne_, en laquelle
une sœur de ces deux rêveuses regarde flotter au fil de l’eau la
feuille étoilée d’un platane.

Mais ces pages de rêveuse vérité ne disent qu’une face du génie de
Bœcklin. Et curieuse anomalie: le revers est d’un réalisme jovial,
expressif d’une caricaturale mythologie. Oui, Zénith et Nadir, Ariel et
Caliban se partagent l’esprit de ce maître. Il est l’inventeur d’une
variété de mythe caricaturale; quelque chose comme une invasion du
Fliegendeblætter dans l’Olympe; mais sans la mièvrerie ni l’irrévérence
de similaires déformations de chez nos peintres ou de nos auteurs,
plutôt on l’a justement écrit--avec une verve rabelaisienne. Donc, le
Chiron goguenard,--comme dans son Centaure chez le Forgeron;--le faune
ou le triton égrillards, la sirène replète au type assez semblable
à celui d’une _kellnerin_ des ondes au torse sainement rougi par le
salubre baiser des salines; enfin, le Tritonet pleurnicheur, hybride
composé de l’esturgeon et du marmot braillant sous l’assaut d’une vague
trop grosse.

Car c’est toujours la puissante et délicate sœur-eau de saint
François, remise en lumière par le subtil Gabriele, qui se peuple de
ces radieuses bouffonneries, qu’elle pare de ses irisations et de ses
chatoiements.

«Les récifs battus par les embruns, l’atmosphère pleine d’éclaboussures
salines, les ressacs furieux pulvérisés en poussière blanche--écrit
expressivement M. Ritter--voilà l’un des éléments de l’improvisation
de Bœcklin, lequel s’y joue avec l’aisance même de ses tritons et ses
naïades.» Le _Jeu des Naïades_, qui appartient au Musée de Bâle et
figure à l’exposition du Jubilé, est la plus étonnante de ces marines.
La mer y rayonne avec des irradiations aussi violentes que celles
dont les Pharaeglione, les rouges rochers de Capri font miroiter sur
les flots bleus leurs ombres violettes. Une Néréide, vue de dos,
incendie l’eau du flamboiement de ses cheveux couleur d’orange; un menu
scombre qui sert de joujou à un poupon squammeux, moire d’une ombre
transparente le torse d’une plongeante Ondine, et toutes ces queues de
poisson luisantes et moites ont des tons d’ailes de papillons et de
pétales de fleurs.

Dans l’_Idylle marine_, le visage de la première Néréide, sur la droite
du tableau, répète exactement l’expression de certaine _Chasseresse_
exposée à Venise. Et, comme l’écrit M. Ritter, il s’agit bien là «de
mythes réels» et non de froides allégories.

                                 * * *

Je n’aime pas beaucoup les portraits de Bœcklin. Un enfant effeuillant
une rose, et l’_idéal portrait_ de bébé ne me semblent pas dépasser
une idéalité photographique; et l’on s’étonne que le peintre des
vivants enfants du _Vita somnium breve_ ait pu se satisfaire de ces
faibles grâces. Cependant le portrait d’une signorina Clara de Rome,
bien que d’excessives et massives proportions, et gâté par de ces trop
grands yeux, trop luxuriamment ciliés qui banalisent presque toutes
les grandes figures de ce peintre, apparaît beau d’une marmoréenne
attitude et d’un matronal contour dont Ingres eût goûté le dessin pur
et savant au masque alourdi entre deux boucles d’oreilles aux pendants
de chrysoprases. _Viola_ est une figure qu’il sied de rapprocher
de celle-là. C’est encore une lourde Romaine modelée dans les tons
fiévreux chers à Hébert, mais qu’enveloppent d’une belle harmonie, en
assortissant leurs couleurs, un voile vert, une draperie de brocart
éteint, un bandeau d’or pâle et d’améthystes, un bouquet de violettes
aux pourpres profondes. Une harmonie similaire se peut admirer dans la
Clio dont je n’aime pas le geste et dont les draperies rappellent ces
méandres de plis en crêpe de coton qui plaisent aux Anglais dans les
tableaux de Moore.

Une autre bonne tête d’expression est celle d’une Sapho agrémentée de
la trouvaille physiologique et révélatrice de certains mystères--d’un
sombre duvet naissant aux commissures des lèvres. Une Sapho qui
ressemble à Phaon, et de qui le volubilis d’un bleu dur serpentant au
bord de son manteau n’aurait pas déplu à M. Ingres.

Quant aux propres portraits de Bœcklin qui, le catalogue nous l’atteste
en ses reproductions--s’est peint au moins quatre fois--seul, un
peintre bâlois peut rencontrer indulgence pour avoir cru enrichir du
peu caractéristique numéro de son effigie, flanquée d’un squelette
musicien, la célèbre _Danse des morts_. Et pour son dernier portrait,
le triomphal mauvais goût de son pantalon à larges carreaux bleus, de
sa cravate au nœud tout fait, bariolé de rouge, nous offre une occasion
de dire que _c’est précisément ce mauvais goût, souvent éclatant en ses
meilleures œuvres, qui a sauvé Bœcklin des mièvreries du faux goût,
lesquelles sont mille fois pires_.

Mais, en revanche, bien des délicats détails en ses compositions, ces
fines colchiques dans la prairie humide, au premier plan de son bois
sacré, et dans la figuration de l’une de ses nombreuses sources, ce
voile qui enveloppe sa tête gracieuse, comme pour spécifier qu’il
s’agit d’une source ombreuse et discrète.--A ce propos, faisons une
remarque: Bœcklin n’aime pas les nus complets, qu’il coupe au moins
d’une draperie (témoin sa Calypso, sa _Vénus genitrix_, et la jeune
femme du _Vita Somnium_);--quand ce n’est pas d’une queue de poisson,
ou d’un train de cheval qu’il supprime ces jambes qui semblent le
gêner et accentuer ses prédilections pour les déformations inférieures.
Quand elles subsistent, ces jambes de femmes, il les laisse deviner à
travers des gazes pailletées et qui ne sont autres que celles dont le
clinquant fait rutiler les divinités dans nos pièces-féeries.--Hélas!
ce même clinquant, Bœcklin en afflige de plus nobles dieux, et c’est le
lieu de parler de ses sujets religieux dont l’inspiration ne me semble
pas heureuse. Deux seulement figurent à l’exposition du Jubilé: une
Madeleine de mélodrame et une madone d’un tragique d’emprunt pleurant
sans profondeur vraie et à trop de fracas sur un Adonis de Calvaire,
dont le bellâtre aspect détonne plus que partout dans la cité du Christ
d’Holbein et de ce Golgotha de Mathias Grunewald, épouvantable et
sublime.

Bœcklin ne se résigne pas à dépouiller de tels personnages pieux des
étoffes transparentes qu’il affectionne. Est-ce une erreur irréfléchie
ou d’autres habitudes des yeux qui font s’étonner d’une sainte femme
voilée de crêpe noir? Quoi qu’il en soit, le tableau en hérite une
apparente modernité, un effet de _maison de deuil_ qui choque dans ces
scènes. Une autre Marie, elle-même tout entière ensevelie en son voile
ainsi que d’un obscur linceul et pleurant étendue au long du corps de
Jésus n’est pas moins mélodramatique.

Et certaine célèbre descente de Croix, dont je n’ai vu que la
reproduction sans le prestige de cette couleur souvent triomphante
chez Bœcklin, me laisse sans émotion devant une _Mère noble_ de
Jésus, un saint Jean jeune premier et une prima donna Madeleine. Une
autre Madeleine, aux yeux rouges et gonflés, et qui ferait un pendant
pour la chasseresse exposée à Venise, ressemble extraordinairement à
l’impératrice Eugénie. L’allégresse de la jeune Vierge dans un tableau
de Nativité me semble d’une vivacité peu digne. La Madone, qui, entre
des rideaux dont l’ouverture se gradue avec recherche, occupe le centre
de ce tryptique, m’apparaît comme une contre-partie mystique de la
Vénus genitrix, que je veux dire encore.

Le pire reproche à faire à tout cela est, si je ne me trompe,
l’engendrement de l’Évangile-mélo à la Gabriel Max, lequel en vint
à peindre une Sainte-Face (certes moins édifiante que celle de M.
Dupont, à Tours!), dont un bas trompe l’œil, sans nulle parenté avec
l’art, semble faire se soulever les paupières dans leur pénombre, pour
récompenser d’un regard celui qui la contemple!...

Deux sujets religieux ont mieux inspiré M. Bœcklin: un Père éternel
un peu parent du Jupiter-Pèlerin de Wagner et toujours drapé dans son
manteau à constellations de paillettes, introduit dans un paradis
terrestre qui pourrait bien être un miracle (je n’ai vu que le
fac-similé de ce tableau), l’homme-enfant, un Adam adolescent et non
encore déniaisé, le pauvre petit père futur du genre humain, dont la
maigre nudité à peine pubère contraste avec les géantes formes dont la
peinture le dote d’ordinaire.

Une prédication aux poissons, selon les _Fioretti_, me semble très
supérieure au traitement de ce même sujet par M. Merson. Il y a un
touchant et comique apostolat dans la conviction du bon saint Antoine,
mal piété sur le rocher du plat des sandales de ses pieds noueux, la
robe crottée, troussée haut sur ses maigres jambes, le geste bénisseur
et persuasif, l’élan courbé de toute sa personne rugueuse et bistrée
dont l’édification se communique à l’œil béat de ce requin aux dents
de scie, à cette _lune d’eau_ pleine d’un ferme propos de ne plus
s’arrondir d’un fretin illicite.

Sied-il de ranger dans les sujets pieux cette Suzanne au bain, curieuse
œuvre du peintre? Imaginez, entre certains nus de femme de Rembrandt et
des études de tub de Degas, une commère ultra rondelette, la femme de
quarante ans de l’Ancien Testament, une Marneffe biblique. Accroupie
toute nue au fond de la vasque de marbre en laquelle elle barbote
honnêtement, elle se sent tout à coup tapoter son dos potelé sous la
caresse d’une main velue. Je ne sais rien de tragique dans le risible
comme l’angoisse des yeux ronds de cette grasse poulette effrayée à ce
contact inattendu d’un violateur invisible pour elle, mais de qui le
luxurieux influx l’emplit d’une noble pudeur dont la pire peine est, en
ce personnage replet, de ne pouvoir revêtir d’autre aspect que celui
d’une ridicule honte.

Ce qu’elle devine, nous le voyons, nous; et les plus extrêmes craintes
de la vertueuse dondon ne sauraient se hausser jusqu’à telle horreur.
Deux antiques _vieux cochons_, selon l’expression de Forain, sont
perchés sur la muraille à hauteur d’appui qui contourne la vasque.
L’un, coiffé d’une casquette à la Daumier, est le bilieux à l’œil
égrillard, à la babine lippue et simiesque. L’autre, encore plus
monstrueux, représente tout le déshonneur des cheveux blancs, un bout
de langue obscènement coulé et presque vibratile, dans l’escalade
et la luxure du sale désir, entre les deux gencives qu’on devine
édentées et baveuses. Et dans le clapotis de sa chair, sous la claque
lubrique, l’infortunée Suzanne, la petite mère aux mains courtes, dont
la pire misère est d’être drôlatique en un tel déduit, se ramasse, se
pelotonne, se met en boule.

Et, comble d’ironie, son savon dans une soucoupe imite, près de la
pleine lune de son opulent arrière-train, un œuf que cette poule dodue
viendrait de pondre.--Et l’on reconnaît aisément, en cette bedonnante
sirène des livres saints, la sœur des Tritons ventrus des toiles
mythologiques.

On raconte que Bœcklin a caricaturé de ses ennemis dans les mascarons
qui grimacent sur la Kunsthalle. Les vieillards de la Suzanne au
bain pourraient bien être de tels vengeurs; et, qui sait? la Suzanne
elle-même.

Le Prométhée de Bœcklin, à vrai dire, exposé en de détestables
conditions d’embu, me semble un grand effet manqué. Un géant sans assez
d’énormité dans un site, sans assez de grandeur; et le bondissement des
cent mille océanides Eschyliennes réduit à l’écume d’un sorbet.

En revanche, le _Berceau du jardin_, sous lequel deux vieillards, un
Philémon et une Baucis cossus, coulent les dernières heures d’un jour
heureux, d’une existence fidèle, entre des pots de jacinthes et des
carrés de tulipes, forment un tableau dont la reproduction même a du
charme. M. Ritter le décrit bien. Non moins que ce retour du chevalier,
d’une très pénétrante poésie, et dans lequel le roux des cheveux du
voyageur et la rousseur des cimes du bouquet d’arbres se répondent et
se rallument avec plus d’éclat dans la fenêtre éclairée dont l’œil
rouge fait battre le cœur du chevalier qui

    S’assied avant d’entrer aux portes de la ville,
    Et respire, un moment, l’air embaumé du soir.

--Dans le _Vita Somnium breve_, grand panneau allégorique, de Bœcklin,
qui appartient au musée de Bâle, il faut admirer, outre des mérites de
composition, de tenue générale, d’atmosphère limpide et rutilante, de
couleur harmonieuse et riche, la vraie vie des deux marmots du premier
plan, deux mioches associant Jordans et Renoir et dont la triomphante
nudité suit attentivement le trajet étoilé d’une pâquerette mise par
eux à flot sur un ruisselet translucide.

Dans la Vénus genitrix, c’est le volet de droite de ce triptyque
qui est remarquable. Je démêle bien dans le central panneau la
difficultueuse allégorie d’une Cypris debout sur une terre fumante de
germes, invitante déesse dont le torse s’azure de l’obscure clarté du
bleu de la nuit propice aux amours. Mais dans ce volet de droite qui me
paraît la plus notable des œuvres exposées là, ordonnance, composition,
dessin, coloris, concourent à un effet intense et puissant, réalisé
sans faiblir. Sous un pommier, arbre de science du bien, aux rouges
fruits savoureux entre lesquels blonde et chaude apparaît aussi la tête
dorée du travailleur qui les cueille, la famille ouvrière resplendit.
Assise, l’épouse,

    La nourrice au sein nu qui baisse les paupières

allaite son poupon d’une mamelle restée blanche à l’abri de la
chemise et juste au-dessous de la brune région du cou baissée, dorée
par le hâle. Un garçonnet tout nu, fruit déjà plus mûri de la Vénus
Génitrix, s’étire et croît tel qu’une vive plante de chair; et le bleu
luxuriant de la toile des pauvres vêtements rapiécés comme d’oripeaux
de turquoises et de haillons de lumière, le sang rose sous les jeunes
tissus, le bistre de la peau de l’adulte et jusqu’à ses callosités
rudes, enfin la pulpe étincelante des fruits cueillis, tout cela chante
et s’exalte en une symphonie de tons éclatants pleine d’allégresse et
de vie.

Et, pour conclure maintenant, si vous entendez prononcer le nom de
Titien au sujet de l’_Angélique_, de Véronèse, à propos de la _Muse
d’Anacréon_, et de Murillo à l’occasion de tels ou tels petits anges;
si l’on vous dit que les cavaliers maures dans un paysage évoquent le
souvenir de Delacroix; le combat devant la Burg et certaine source,
celui de Gustave Moreau; la _Nymphe et le Satyre_, celui de Baudry;
la _Nuit_, celui de Watts; telle Bacchanale, celui de Corot; quelques
muses, celui de Fantin, et cette lourde Flore aux épaules bien
modelées, à la belle draperie violette arpentant cette prairie diaprée,
du pas velouté de ses vilains chaussons rouges que le peintre a bien
fait de transformer en cothurnes dans son projet de vitrail, la funeste
comparaison d’un Tadema suisse, répondez qu’il faut de suggestives
images pour susciter la mémoire de tant de grands et charmants noms,
sans omettre ceux de Millet et de Millais. Ajoutez qu’un de ceux qui
serait rappelé de moins loin à propos de Bœcklin, serait celui d’Élie
Delaunay qui traça une gracieuse image de la veuve de Bizet aux yeux
pleins d’une sombre flamme; mais qu’une gloire plus magnifique, entre
tant d’attributions diverses, est celle qui reparle de Giorgione--s’il
est vrai que certaines toiles de Bœcklin, pleines de tons savoureux et
d’ors blondissants, d’ambres chauds et de rousses ombres, auxquels le
temps promet une maturité plus harmonieuse encore--se haussent jusqu’à
la dignité de rappeler le _Concert champêtre_.



  XIII

  A JEAN-LOUIS FORAIN.



  VERNET TRIPLEX

    M. Vernet a reçu et recevra quelque temps encore les faveurs du
    suffrage universel, mais l’avenir lui sera dur.

    Malheur aux artistes qui n’auront travaillé que pour amuser la
    plèbe contemporaine! De leur vivant ils reçoivent toute leur
    récompense. Le succès leur arrive éclatant, sans mesure. Qu’ils
    demeurent ensevelis dans cette gloire, plus banale peut-être que
    la fosse commune.

    (THÉOPHILE SILVESTRE.)


«Pourquoi voit-on toujours le mal l’emporter sur le bien?» demande
au docteur Rémonin de l’_Étrangère_, pour lequel posa notre Henri
Favre, une de ces caqueteuses chères au théâtre de Dumas. Et Favre
de répondre ce mot plus profond que Rémonin: «Parce qu’on ne regarde
pas assez longtemps.»--Oui, l’affamement de justice clamé par la tête
demi-décollée d’André Chénier, dans son suprême vers, rencontre tôt ou
tard son assouvissement, toujours. La satisfaction contenue, pour un
noble esprit, dans l’idée de justice, vient moins de l’espoir d’une
consécration que de l’introublable sérénité qui découle de ce penser:
un contemporain engouement ne saurait pas plus assurer la gloire à un
ouvrage vain que le dédain n’en pourrait priver un valable effort. La
gloire est comme l’onde; elle reprend à la fin son niveau. Et c’est
dans cette proportionnelle loi qu’il faut rechercher l’explication
de ces brusques sautes de la mode et du goût qui transforment un
indigne mépris pour une œuvre d’art en un enthousiasme non moins
excessif.--Et cette sécurité, pour les autres et pour nous-mêmes, de
la justice finale incessamment _in fieri_, demeure le lest de bien
des étonnements, la tare de bien des malentendus, la rectification de
bien des maldonnes. C’est donc une indignation irréfléchie que celle
qui nous agite en présence de certains succès, qu’il faudrait déclarer
immérités si l’on ne devait au contraire voir dans cette éphémère
ampoule du succès l’immédiat salaire seul assorti à des productions
vaniteuses.

Ce n’est pas tout à fait ou même du tout une illusion que ce
pèse-réputations souvent par nous rêvé: une balance dont l’aiguille
marquerait pour chacun son degré de mérite, rarement confirmant les
verdicts, infirmant souvent les apothéoses. Seulement, le mécanisme
en est patient comme Dieu, parce qu’il est comme lui éternel.--Il y a
des notoriétés sans bases, improvisées de toutes pièces, pareilles à
ce palais d’Aladin, duquel au matin la campagne ne portait pas trace,
et qui, le soir, y multipliait des clochetons enguirlandés de feux, de
fleurs et de féeries. Mais, au lendemain, la rase campagne s’étendait
encore où le mensonger édifice avait lui, tandis qu’une construction
lente et appliquée avait, quelque part, dans l’ombre, augmenté d’un
rang de granit la base d’une tour immortelle.--J’userai encore de
cet exemple: la lentille revêt en quelques heures, d’un tendre duvet
verdoyant, le quelconque objet sur lequel on la sème. Et c’est un
émerveillement de l’enfance d’admirer au lever, tout fourré de ce
vivant _verd-naissant_, un vase, un ustensile. «Oh! ferait s’écrier à
cet exemplaire bambin un moraliste amène, l’admirable plante qui croît
en un moment! combien préférable à ce grain, à ce gland, depuis des
mois enfoui dans le sol, et dont nous n’avons plus de nouvelles!» Mais,
aussi vite qu’elle avait levé, l’insipide végétation se fane au pied de
la séculaire forêt, au bord de la moisson mûrissante. Et le laboureur
réfléchi en conclut «à quel point il doit croire--à la fuite utile des
jours»!


La postérité est donc une permanente cour d’appel pleine de pourvois
en cassation d’où sortent perpétuellement révisés des procès civils,
historiques ou artistes. La réhabilitation de Pierre Vaux offrit,
ces derniers temps, un éloquent exemple de l’_éternel devenir_ de la
justice et de la réalité de ce recours en grâce. «La création est une
grande roue--qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un,» dit Hugo.
_Voiturer_ quelqu’un présente avec non moins de régularité l’autre
tour de la même roue. «C’est Polichinelle, c’est Garibaldi!» écrivait
à son tour Veuillot des mythes et des types auxquels Hugo, selon lui,
prostituait l’airain de sa cloche. Disons, nous: c’est Bonaparte à
travers les napoléoniennes collections, par le livre et la scène,
l’exposition et l’imagerie devenue graduellement conforme à ce frappant
vers d’un autre poète

    Tel _qu’en lui-même_ enfin l’Éternité le change.

A qui le tour? Chaque notable flot de la marée humaine apprête à
rectifier à l’exégèse et dresse derrière le flot expiré, sa crête
d’écume, un bandeau de perles. Napoléon révolu fait place à son fils.
Le duc de Reichstadt envahit les volumes et les théâtres, et déjà
Napoléon III vient prendre son rang dans le dessin exhumé par Nolhac
dans le Musée de Versailles. Certains hommes semblent élus pour en
appeler, à l’égard des disparus oubliés ou trop vantés, de jugements
excessifs, en tout cas influencés, trop proches, trop rapides. Une
sorte d’envoultement a lieu. Chaque grande mémoire a, selon le degré
de méconnaissance qui l’opprime ou l’oppresse encore, son défenseur,
son protecteur, son metteur en œuvre. On dirait qu’elle le trouve,
qu’elle le choisit, qu’elle l’organise. Rien qui le rebute durant cette
période d’incubation ou de combat. Au contraire, il joue la difficulté,
progresse sous l’embûche, prospère sous l’agression, aboutit par le
martyre. Et quand les hauts lieux sont définitivement conquis à ceux
que nous aimons, un étonnement nous vient presque des paladins que
nous nous fîmes pour les leur gagner, comme si leurs âmes apaisées ou
satisfaites nous avaient désertés, nous léguant un brin de leurs palmes.

C’est ainsi, pour n’en citer qu’un petit nombre d’exemples, que
Roselly de Lorgues se dévoue à Christophe Colomb; Chateaubriand
ressuscite Rancé; un prêtre saint et savant poursuit en cour de Rome
la canonisation de Jeanne d’Arc; M. Tamizey veille autour du curieux
Peirese; la trouble mémoire de Lucrèce Borgia déjà s’élucide, et, qui
sait? peut-être un jour celle de Gilles de Retz.

L’admirable de ce ressort, c’est que les procès mal jugés ne l’étant
pas seulement par défaut, mais aussi par excès, nous voyons reparaître
à la barre du temps ceux à qui le passé récent se montra trop doux
et rentrer dans le rang ceux qu’en avait indûment tirés une faveur
inéclairée ou irréfléchie. C’est donc une imprudente réapparition que
celle qui vient faire déjuger de trop hâtives renommées. Mais un tel
redressement est, non moins que l’autre, nécessaire à l’équilibre de la
balance; ce n’est pas assez de couronner les méritants si leur diadème
n’est fait des rayons impudemment attribués aux médiocres.


Il y a de ce dessillement dans celui que nous cause la réapparition à
la surface de tant de louanges, de la trinité des Vernet, en l’honneur
de laquelle il n’y a plus à se signer, et que le Saint-Esprit n’a pas
visitée. Pas même sous la forme de ce frère Philippe, supérieur vénéré
des Ignorantins, dont le portrait hérita sans doute de l’estime que le
modèle inspirait et que nos parents tinrent pour chef-d’œuvre. Rien
autre pourtant qu’en ce désagréable et superficiel miroitement de toile
cirée commun à toutes les toiles et surtout aux portraits d’Horace
Vernet, la fausse bonhomie du personnage vêtu de drap d’un noir sans
beauté, la fausse édification théâtralement graduée, d’un rameau de
buis, d’un crucifix, d’une statuette; la fausse simplicité d’une
lézarde de portant dans un mur truqué, le tout amalgamé dans la fausse
dignité d’un faux chef-d’œuvre. Que dire des autres portraits? Si celui
de la maréchale de Castellane, née Greffulhe, à défaut d’immortalité
peut paraître assuré d’une élégante durée, c’est à la touchante grâce
du modèle qu’il le devra, sous la fine auréole de ses frisons dorés, en
l’exquise délicatesse d’un visage de fleur dont la tige est ce buste
jeune, ce corps charmant simplement infléchi en une très féminine
attitude que le peintre sut au moins surprendre et fixer, bien plutôt
qu’à ce dernier qui le fut si peu, en dépit de pauvres recherches de
complémentaires, dans ce que le savant et savoureux Whistler eût appelé
un arrangement en rouge et vert, et qui ne présente pas plus la riche
alliance de ces deux tons chez la _Sibylle persique_ de van Eyck des
collections Rothschild, que la criarde harmonie rouge et verte d’un
devant de cabaret que Baudelaire avait intitulé: _Douleur délicieuse_.
Non, rien que le rappel, par le feuillage d’un camélia se détachant
sur une tenture garance, des carreaux de même ton d’un tartan dont
s’enveloppent prosaïquement les genoux de l’idéale jeune femme.

De même, exposé sous le nº 311, le portrait de son fils ne nous offre
que l’image d’un joli garçonnet, à la moue volontaire, hardi sous sa
calotte de cheveux blonds, et tout fier d’avoir battu en brèche...
un pot de laurier-rose.--Au reste, c’est une si parfaite habitude de
mal peindre en laquelle les toiles de ce plus illustre des Vernet
entretiennent notre œil, que les organisateurs de l’exposition ont dû,
sans doute pour n’en pas troubler l’ordonnance, reléguer presque hors
de vue un portrait de femme qui, le premier jour, figurait en meilleur
rang, et dont la moins inférieure qualité jurait parmi l’entourage.--Le
portrait de Mme Delaroche-Vernet, petite châtelaine anémique et
moyen-âgeuse, une fleur à la main, tient du dessus de pendule et de
l’en-tête de romance. Certes, vous demanderiez en vain à ce pauvre
portrait-étude de Mlle Mars la raison de tant de triomphes. Combien
près de lui s’éveille victorieusement, dans le souvenir, la magnifique
étude-portrait de Mlle Georges dans la collection Pourtalès!

La famille royale du Czar Nicolas Ier au XVIe siècle, représentée sous
la forme d’une chevauchée de dames et de varlets comme on en voit aux
devants de cheminée en papier peint des hôtelleries, fait presque
regretter l’alliance russe. Une tête de Christ n’est peut-être pas
inférieure à celles de Dagnan-Bouveret; mais est-ce beaucoup dire?

Le portrait de la marquise de Girardin est d’un ridicule touchant.
La dame vogue toute seule sur un canot du nom de _L’Aimée_. Un saule
pleure au-dessus; un voile flotte au travers; une écharpe trempe
dans l’eau; et rien ne nous est épargné: souliers à cothurnes et
lorgnons en bésicles. Mais la palme--une palme qui devrait être un
bouquet d’édelweiss!--est, pour un petit portrait de Louis-Philippe
à Reichenau, bien précieuse pour le Club alpin. Dans un paysage de
montagne, le roi, en toupet et l’alpen-stock à la main, s’apprête à
noter sur un agenda les beautés de ce site alpestre.

Un autre portrait de Louis-Philippe, comme duc d’Orléans, nous rappelle
l’extraordinaire portrait-écrit de ce prince tracé par les Goncourt
dans leur _Italie d’hier_.

Et, dans le tableau du genre, _La Ballade de Lénore_, _L’Aigle
russe déchirant la Pologne_, _Mazeppa_, ne sont que de romanesques
couplets à prétentions grandioses. C’est ainsi que le petit tableau de
l’_Oiseleur_ fait penser à un Millet sans génie.

Oui, sans génie; tel est le correctif, le _privatif_ qui s’ajoute
forcément à tout grand nom dont le souvenir s’évoque au cours de cette
exposition trilogique. C’est à un Canaletto sans génie que font penser
ce port de Toulon, ce port de Marseille de Joseph Vernet. Sans génie
encore ces Corot[49], aussi pourtant préventifs en leur fin mélange du
rose des édifices romains, du bleu tendre du ciel, de l’eau qui les
redit et où ils tremblent. Les deux toiles les plus délicates de cette
exposition de Joseph, gâtées pourtant par ce ridicule _feuillé_ de
l’époque, duquel Gavarni fait dire à un de ses personnages: «Pourquoi
le fais-tu toujours avec les mêmes 3?» Hubert Robert, sans génie dans
ce tout de même joli tableau des _Lavandières_, au groupe agréable.
Mais surtout, parmi tant de tempêtes de carton et de clairs de lune en
tôle, entre tant de soleils levants ou couchants aux tons de coing,
Claude Lorrain sans génie!

  [49] Qui, lui-même, n’en peut mettre dans la toile de Joseph
  Vernet, dont il fit la copie en 1820.

Certes Carle m’en paraît moins dénué, avec au moins des idées cocasses,
son clerc de procureur, le nez dans son cornet, durant que son
coiffeur le poudre; un pisseur renouvelé de Jan Steen dans un coin
de tableau: sorte de _besogneux_ naturels et pressés, qu’il aimait
peindre, accroupis sous l’escabelle même de l’afficheur qui interdit
les ordures; des gens en perruques en proie à cet inconvénient prévu
par Poë, et dont il écrit: «Je ne sais comment l’accrochement se
fit, mais il eut lieu»; avertissement redevenu salutaire en notre
temps où les femmes se remettent à porter perruque. Et d’autres
caricatures, dont deux[50] ont quelque chose de Constantin Ghys; puis
ces montgolfières qui mènent un peintre assez près du soleil pour le
portraiturer, ou font voir à l’aéronaute la lune en plein midi, en le
plaisant retroussement de jupes d’une Incroyable pendue à sa nacelle.
Je ne parle que pour mémoire de maladroites aquarelles représentant
des exercices équestres. Celles-là ne valent guère mieux que les
surprenants _ex-voto_ qui déconcertèrent notre piété dans un couvent
de la Turbie. Il y en avait plus de mille qui figuraient des gravats
ou des attelages arrêtés par la Sainte-Vierge au-dessus d’un enfant
miraculé; je me souviens surtout de l’une d’elles, où se voyait un
cochon noir reniflant un marmot, auquel Marie, pour le sauver du groin
menaçant, infusait sans doute une odeur délicieuse. Enfin, bien des
amusantes gravures de modes aux drôlatiques appellations: cravates à
oreilles de lièvres, cheveux François Ier, chapeau en barque ou en
bateau, habit crottin, charivari de breloques.

  [50] Nº 141.

Si je veux encore décrire une petite Sapho en lithographie, attribuable
à je ne sais lequel des trois, des quatre Vernet, en son modeste
cadre, c’est qu’elle m’émeut sous la pluie à bâtons rompus qui noie
son paysage de rochers incisés d’inscriptions grecques, sous ses faux
bijoux, ses culottes, son turban de sultane de Mme Cottin, en son
attitude prête pour le malassin à côté d’un pissenlit symbolique:
c’est que je vois en elle, en dépit de ces détails falots, l’aînée
de deux nobles filles de Chassériau, la Sapho qui se jette, laquelle
inspira Gustave Moreau, qui n’en faisait pas mystère; et cette autre
plus pathétique Sapho, théâtre de mouvements opposés, non résolus
encore entre sa torture amoureuse et l’épouvante du trépas, les traits
convulsés d’une éparse horreur, la main crispée d’un vertige mortel,
tout le corps ramassé en un élan retenu, blotti au fond de cette
tragique anfractuosité comme un alcyon humain terrifique et tendre.

Nous voici loin de la risible Sapho de Vernet, qui eut du moins cette
grâce de nous rappeler ces sœurs poétiques. Ainsi de nombre de leurs
tableaux, desquels on peut résumer qu’ils offrent un éminent et
historique exemple de ce que des contemporains peuvent supporter de
génie: à savoir en manquer.

C’est pour cette instructive conclusion qu’il faut savoir gré aux
distingués instigateurs de cette exposition d’avoir dérangé les Vernet
dans leur immortalité revisable. «L’on ne peut pas être et avoir été»,
dicton qui devient profond quand on l’applique à l’usurpation des
royautés d’art. Mais une voix l’avait déjà chanté de son vivant au
brillant Horace: «Vous n’avez qu’un temps à vivre!»--La même oraculaire
voix qui prônait Wagner sous les sifflets parisiens en 1861, voix de
métal incorruptible dans lequel vibrent toutes les notes et reluisent
tous les filons de nos plus puissantes ou subtiles admirations
d’aujourd’hui: Delacroix, Ingres, Millet, Manet, Gautier, Flaubert,
Leconte de Lisle, Desbordes-Valmore, Pierre Dupont, Whistler,
Seymour-Haden, Legros, Bracquemond, Jacquemard.--Et c’est un si sagace
discernement qui rend plus inexorable, un tel oracle formulé à propos
d’Horace: «Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de
la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation
de l’épiderme français.»--Et c’est à Dumas père,--dont l’art n’est pas
sans rapports avec celui de ce Vernet, que le critique dédiait cette
autre appréciation pittoresquement similaire: «Éruption volcanique
ménagée avec la dextérité d’un savant irrigateur.»

Quant à l’immortel instantané de Théophile Silvestre sur Horace Vernet,
le peintre à la fois «dépourvu de caractère dans le dessin, d’unité
dans la composition, de magie dans le clair-obscur, de concentration
dans l’effet et d’harmonie dans la couleur»,--«un peintre sans
émotion, sans poésie, sans caractère; qui comprend le paysage en
officier d’état-major, l’histoire en sténographe, la splendeur en
tapissier»,--en un mot «le Raphaël des cantines»! qui n’a gardé «dans
sa mémoire qu’une bigarrure des objets»,--«à qui la gravité et la
réflexion vont comme le silence et la solennité conviennent à la pie et
à l’écureuil»,--et «qui a tué quarante ans d’un pinceau impassible tous
les peuples du monde», c’est une magistrale interview, au réquisitoire
inéluctable, au questionnaire habilement insidieux: «La quantité n’est
pas la qualité, et Dieu me préserve d’établir entre l’artiste français
et le peintre flamand un rapprochement sacrilège. Le génie de Rubens
s’épanche en splendeurs immortelles; la verve d’Horace Vernet flue
en vulgarités éphémères; le maître d’Anvers répand triomphalement
l’éloquence et l’art; le faiseur de Paris en répète intarissablement
le caquetage: l’un est le lion, l’autre est le singe.»--«Les plus
importants tableaux du peintre de la _Smala_ sont des ouvrages
mort-nés.»

Conclusion sévère. Moins pourtant que celle-ci, la plus
caractéristique, du peintre sur lui-même: «Je n’ai qu’un robinet, mais
il a bien coulé, et quiconque, après moi, s’avisera de l’ouvrir, n’en
verra sortir rien de bon.»

Ce robinet a la forme d’un canon, et la gloire d’Horace Vernet, qui en
a tant coulé, ressemble à ce petit rond de fumée qu’il a peint dans
sa _Bataille de l’Alma_, et dont il a dit: «Ça, c’est une observation
très exacte que j’ai faite sur l’artillerie; cet anneau de fumée paraît
ainsi quand la pièce a fait feu.»

L’avenir, et pas très lointain, jugera-t-il que le seul tableau
d’Horace Vernet vendu son juste prix fut cette tulipe qu’il peignit
à onze ans pour Mme de Périgord, et qu’elle lui paya vingt-quatre
sols?--Le petit anneau de fumée lui-même est-il près de se
dissiper?--Et çà, est-ce une très exacte observation faite sur la
gloire?



  XIV

  AU BARON ARTHUR CHASSÉRIAU.



  ALICE ET ALINE

  (UNE PEINTURE DE CHASSÉRIAU.)

    Quelque chose qui soit royal, et qui reste.

    CHASSÉRIAU.


J’ai prononcé le nom de Chassériau dans un précédent essai. Je
salue une heureuse occasion d’y revenir et d’insister, bien que
partiellement, aujourd’hui, sur le propos de cet artiste privilégié,
mort jeune, aimé des dieux, et de Théophile Gautier--qui n’en
est pas le moindre.--Occasion de m’étonner aussi en lisant un
ample ouvrage d’ailleurs bien inspiré par la noble et charmante
mémoire de Chassériau, qu’une telle amitié dut parfois _gêner_ cet
artiste.--Gêner? L’adjuvant réconfort, l’incessant concours d’un
commentaire de poésie, d’un dithyrambe d’amour, d’une paraphrase de
beauté; d’infiniment sensibles incantations, d’indéfiniment subtiles
variations sur chaque nouveau thème proposé par le peintre ingénieux
à son génial coryphée.--Gêner dans sa modestie peut-être?--Pas même.
L’échange d’une haute compréhension plane au-dessus de la flatterie
embarrassante et fastidieuse, pour atteindre à l’apologie.--Quel que
soit donc le malentendu générateur du mot que je viens de citer, le
terme demeure fâcheux et gênant lui-même. Au reste, il ne semble
pas qu’une égale lumière dirige les travaux d’un même critique au
travers d’une œuvre à cataloguer et à expliquer; autour d’un artiste
à biographier, et à entendre. L’Apôtre l’a transcendantalement
différencié: les uns ont le don des langues; les autres, le don de les
interpréter: ce ne sont pas les mêmes.--C’est donc une surprise plus
grande encore que nous cause la totale, l’injurieuse méprise--à notre
sens--du même appréciateur de bonne foi, à l’égard d’une peinture
du même maître. Une œuvre somptueuse et vertueuse dont je ne crois
pas faire un mince éloge en affirmant qu’elle aurait plu à Hello,
qui exécrait la peinture du XVIIIe siècle, et ce qu’il appelait «des
cadavres roses».--Un tableau dont M. Degas parle avec émotion et duquel
Gustave Moreau a placé la reproduction au seuil de son Musée, afin
d’affirmer, au delà du Temps, son admiration pour elle.

C’est le lieu d’insister sur ce point capital en l’artistique histoire
de notre époque, je veux dire le partiel engendrement par l’œuvre du
peintre du Tepidarium, de deux maîtres-peintres contemporains: Gustave
Moreau et Puvis de Chavannes.

Rien d’ailleurs de moins malaisé à constater et qui, en aucun moment,
ait pu se donner pour une trouvaille. Une simple visite à la collection
que M. Arthur Chassériau a réunie des œuvres de son parent suffit,
sous son obligeante et éclairée conduite, à faire éclater aux yeux et
toucher du doigt cette constatation capitale.

Il faut le répéter, chaque fois que s’impose une telle remarque, nous
ne voyons en ces rapprochements qu’une réverbération mutuellement
élogieuse. Une œuvre immense peut gésir tout entière en germe dans
le pli d’une draperie; comme toute une forêt, dans un gland de chêne,
et toute une moisson dans un grain de blé. L’important, en la suture
historique de ces chaînons traditionnels, c’est le point circonscrit
et pourtant soutien de tout l’art du passé, support de tout l’art de
l’avenir; le point de contact des deux chaînons, l’affleurement des
deux pensées. Chez le grand maître du _Ludus pro patriâ_, ce point est
fugitif et restreint. Mais indéniablement il existe, et se manifeste
en certains allongements de figures couchées et moulées par leurs
draperies; en des complications ou des simplifications de gestes
symboliques; en d’expressifs tournoiements de voiles.

Je relève dans les cahiers de Chassériau les deux phrases qui me
semblent, entre plusieurs, dépositaires de l’alliage de ces deux
artistes: «Faire un jour dans la peinture monumentale, ou en tableaux,
des sujets tout simples tirés de l’histoire de l’homme, de sa
vie,--ainsi le penseur, le joueur, le désœuvrement, la douleur, le
retour, le voyageur voyant les fumées bleuâtres de sa ville monter
dans l’air, les prisonniers, la liberté, le dégoût, l’épouvante, la
colère, le courage, la misère, le faste, l’amour, et autant de sujets
où l’on peut être émouvant, vrai, et libre.» «La science, l’harmonie,
les astres, les étoiles. Des jeunes hommes qui contemplent le ciel
illuminé, avec les instruments nécessaires aux mains; d’autres, qu’on
aperçoit dans le fond de l’édifice, travaillent et méditent sur
l’Histoire et les Sciences. L’un qui regarde, l’autre qui dicte, le
troisième qui écrit.» Éloquente résurrection des formules de Giotto,
dont Chassériau a effectué quelques-unes (notamment l’allégorie du
Silence, dans les fresques de la Cour des Comptes) et dont Puvis de
Chavannes a multiplié la réalisation magnifique. Écoutez encore: «Faire
à la Méditation une draperie traînante et négligée. Le Silence très
enveloppé, l’Etude moins couverte.»--«Deux enfants qui remplissent les
buires ou les corbeilles (penser aux églogues de Virgile), leur mettre
dans les cheveux des vignes, et un rayon de soleil sur l’un d’eux.»

Au reste, les existences des deux artistes, elles-mêmes, durent
affleurer, et j’ai admiré, dans la collection Chassériau, une gracieuse
figure de jeune femme: la princesse Cantacuzène.

Quant à Gustave Moreau, son atmosphère n’éblouit-elle pas tout entière
dans ces quelques phrases de Chassériau: «Le ciel, d’un bleu exquis,
les montagnes ordinairement comme du tapis le jour, l’air poudré d’or,
ce qui donne une vapeur splendide; le petit bois extrêmement bleu
et lumineux près d’une eau vert émeraude, et, çà et là, des trous
éclatants de soleil»?--«Faire le ciel d’un bleu pâle qui devient rosé
vers les nuages, les nuages d’or rosé, la mer bleue; les lumières
des nuages très vives, les nuages du fond déjà pâlis et plus doux de
couleurs qui s’effacent, la montagne rougeâtre comme une brique.--Un
ciel tout marbré d’un ton verdâtre et blanc, certaines places bleues,
la lune éclatante, le tout fantasque et triste.--Le soleil en face,
le ciel rouge pourpre, le tronc des arbres d’un noir bleu, sourd,
les petits nuages du ciel or sur bleu, les cyprès d’un ton sérieux,
le haut du pin très vert, doré et rouge.--Dans la montagne d’un ton
radieux, un ciel avec des nuages blancs et exquis, bleu doux en haut;
des troupeaux blancs dans la plaine verdâtre.--Dans les seconds
plans, faire les choses très précises par les plans et grandes masses
qui ôtent les détails vrais, sans aucun trait noir; l’air qui passe
entre ces objets et ceux du premier plan leur donne quelque chose
de velouté.»--Rapprochements d’autant plus curieux qu’on est plus
familiarisé avec l’œuvre de Moreau.--Achevons par celui-ci, des plus
marquants: «Quant à mettre dans la peinture du soir des tons riches,
brillants et forts, il ne faut guère, quand ils sont clairs, les
mettre que par parties peu grandes et avec art, _comme un bouquet_,
et _surtout vers le milieu_.» Oui, on peut dire que la transformation
de la Daphné, peinte par son ami, fut moins le changement de cette
Nymphe en un rose laurier, que la conversion de l’œuvre de Moreau
incertain, peut-être autrement orienté, en tant de verts lauriers et de
palmes d’or, que lui cueillirent ses glorieux Mythes. La modeste mais
révélatrice égratignure d’une eau-forte, en laquelle tenait pourtant
tout le saut de Leucade, put bien alors enfanter à soi-même le futur
illustre peintre de tant de Saphos empourprées ou bleuies des rouges
adieux des couchants ou de froids baisers lunaires, non moins que de la
fulgurante irradiation de leurs cuirasses en pierreries.

Aussi ne fut-ce que justice, le commémoratif hommage que fit à la
mémoire de Chassériau, fauché en sa fleur, Moreau survivant et lui
dédiant: _Le Jeune Homme et la Mort_, funéraire libation d’art, nénie
colorée.

L’intéressant volume, lequel contient une appréciation que nous
n’aimons pas, d’un tableau qui nous est cher, et que nous nous
réservons de décrire, nous étonne en nous parlant du contour «chaste»
de l’entre tous sensuel Ingres; mais il nous offre à glaner, suivant
notre particulière prédilection, dans l’histoire de celui qui fut,
un temps, son élève préféré, des traits de caractère ou des détails
d’existence. Il plaît à notre goût du rapprochement historique des
personnalités et des circonstances, que Chassériau se soit montré
pince-sans-rire, comme Villiers-de-l’Isle-Adam, autre mémorable défunt,
et qu’il ait devancé dans cette avenue Frochot, de lumineux séjour,
Alfred Stevens, autre vivant admirable.--Il sourit à notre fantaisie
qu’il ait accroché l’arbre généalogique de tant de chevaux qu’il avait
aimés, aux murs mêmes de ce boudoir dont les miroirs auraient reflété
tant de femmes qu’il avait chéries. Et nous nous complaisons à imaginer
qu’une épigraphe courant en bordure autour de ce mystérieux retrait ait
bien pu être ce distique de Musset, succinct exposé de tant d’amours
légitimes:

    Les bonbons, l’Océan, le jeu, l’azur des cieux,
    Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses!

L’Océan et l’azur (Thalamos, Thalassa) Chassériau en fait le lit
amoureux et le lumineux dais de son Anadyomène. Les femmes, toute
son œuvre, comme tout le tendre secret transparent de sa noble vie
ébruitée, dit à quel point il en fut épris. Les femmes qui, sur la
route des Marais Pontins, lui apparaissent «toutes auréolées de cheveux
d’or».

Ses souvenirs à la plume en esquissent de charmantes, ou de leurs
atours; et «des changements dans les figures des femmes» lui
semblent pouvoir suffire à indiquer dans un tableau, l’heure claire
ou crépusculaire de la scène. Observation digne d’un amoureux bien
précieusement raffiné et sensitif.

A l’égard des chevaux, lisez ses croquis écrits, en lesquels ils
piaffent, quelques-uns, sous des harnais roses. J’en fais défiler deux
ou trois, entre cent: «De beaux jeunes gens à cheval... chevaux vifs
avec des yeux ardents et fins et de petites narines.--Faire un alezan
doré, le nez avec des tons roses et bruns (tache blanche).--Les chevaux
nourris d’orge sont lestes, détachés, fins de contours et lustrés.
Ne pas oublier que dans l’ombre les yeux des chevaux ont des tons
brillants, bleuâtres, luisants et mats comme des reflets glauques qui
brillent; tout le noir de l’œil luit dans l’ombre.--Une robe de cheval
assez rare, gris fer mêlé de bleu et pas très pommelé, presque uni,
les naseaux roses.--Deux chevaux avec des crinières dorées arrêtés
à un char et l’un mordant l’autre en jouant.» Enfin, cet aphorisme:
«Penser à la vie _musclée_ des chevaux» qui donne lui-même à penser que
Chassériau pourrait bien, tout comme Fromentin et surtout Boëcklin,
avoir connu l’état de Centaure! C’est encore sous un céleste vélum
d’azur qu’il fait s’ébrouer les chevaux du calife Ali-Ben-Ahmet qui
mériteraient de traîner l’Aurore. Enfin, les roses et les lauriers
s’unissent et se greffent sur ce laurier-rose en lequel le peintre a
changé sa Daphné. Et n’est-ce pas encore une fleurette de cet arbuste
païen, qui symbolise, aux lèvres de certain jeune Arabe, tout cet
Orient coloré, parfumé, lequel fut aussi une des passions de l’artiste,
qui, dans la réalité poétique, nous paraît offrir une ressemblance avec
Chénier, et dans la poétique fiction, avec le Coriolis des Goncourt.

Au premier il s’apparente fraternellement par ce passage bien
symptomatique de ses notes: «Il faut voir les maîtres et l’antique à
travers la nature, autrement on n’est plus qu’un souvenir usé; et, avec
cela, un souvenir vivant.»--Du second, il procède par le sentiment très
délicatement sensorial de toutes les nuances.--Le ciel lui apparaît
comme une «coquille de nacre grise avec des reflets d’argent[51].»--Il
voit des _tons de satin_ dans les ombres des villes ardentes du Midi;
de la _tendresse_ dans l’effacement des troncs d’arbres; et, parmi les
teintes de l’automne, certains bleus qui lui rappellent _les cernures
des yeux des mourants_. Certain paysage d’hiver lui semble _chaste_,
et c’est encore cette métaphysique invasion de l’humanité dans la
nature qui le relie à Gustave Moreau, en lui faisant décrire un ciel
_soucieux_ ou un ciel _sauvage_. «Des oiseaux blancs qui courent sur
des terrains verts» sont pour lui «ombrés et mordorés par les ombres
des nuages». Il veut peindre un ange avec des vêtements d’un ton de
ciel qui _l’y rattachent pour ainsi dire_, «comme s’ils en faisaient
partie et qu’il remontât dans sa patrie». Déduction vraiment de
poète, à laquelle ne le cède pas ce mémorandum finement lumineux d’un
rendez-vous sidéral: «Pour l’étoile dont j’ai besoin,--hier 24, le
soir à neuf heures, l’étoile était d’un blanc doré, le ciel bleu mêlé
de gris, et tout autour une lueur blanche et fine. C’est l’unique fois
que je l’ai vue ainsi.» Ne dirait-on pas le mémorial d’une rencontre
d’amour?--Une élégante ou pénétrante sensation de l’Orient fait encore
de Chassériau le frère de Coriolis: «Un Arabe mourant près d’un
ravin plein de lauriers-roses... des femmes maures pleurant sur des
tombes.--Des hommes et des femmes coiffés de jasmin blanc qui pend à
leur coiffure, en guirlandes... des étoffes légères couvertes de points
d’or comme des étoiles.--Un enfant en veste d’or, les cheveux attachés
par derrière avec un ruban orange.»

  [51] Notes de Chassériau.

Ces notes de Chassériau contiennent des conseils de métier, voire
des directions de conscience, en lesquels on sent se magnifier
comme l’impérieuse prescription d’un Léonard: «Prends garde,
avant de faire une chose belle et charmante, _qu’elle puisse se
voir_.--Une chose inventée, si grande qu’elle soit, est inférieure
à une chose médiocre copiée; l’idée de l’art, c’est l’exécution, la
reproduction intelligente de ce qui est.--Ne laisser l’œuvre que
presque satisfait.--Regarder, pour arriver aux tons des étoffes, si
sous le ton réel, il n’y en a pas un autre dessous, et commencer par
celui-là, afin d’arriver à la transparence; que la forme soit plutôt
au-dessus de l’idée, que l’idée au-dessus de la forme.--Les conviés
(de Macbeth) ne comprennent rien; _lui seul comprend_.--M’écouter et
me croire toujours seul; ce que j’éprouve sur moi est toujours la
vérité, c’est le résultat de l’expérience de ce que j’ai souffert; on
ne connaît que ses souffrances, on ne peut savoir si d’autres les ont
eues, et il ne faut croire qu’en soi.--Chercher dans le hasard qui a
quelquefois des forces.» Et ce beau compliment à un coucher de soleil:
«C’était sublime, ne pas l’oublier.»--Enfin, le choix des épithètes
qu’il pose comme des touches et accumule dans ses notes, comme des
couleurs sur une palette, nous donne la couleur de bien de ses façons
de ressentir: «Fier et grand.» Ceci bien d’accord avec cette indication
valeureuse: «Faire un champ de bataille couvert de morts, tous avaient
reçu leurs blessures de face.»--«Doux, riche et nouveau.--Superbe,
varié et distingué.--Doux, ferme et profond.--Grand, sublime et
attendrissant.--Pur, net et bleu.--Est-il nécessaire d’ajouter que
toutes ces citations ont été élues dans l’ensemble des _pensées d’art_
de Chassériau, avec une application tout au moins très vétilleuse qui
constitue, de par l’assortiment, la répartition, l’appropriation et
leurs conséquences, le meilleur titre du présent travail.

                                 * * *

«Chaque tête aimée et trouvée belle, pour une raison, devient une
chose originale, rendue comme on la sent.»--Et, ailleurs: «voir
dans les têtes en les copiant la beauté éternelle, et choisir la
minute heureuse»--tels sont les deux aphorismes de Chassériau (le
second un peu teinté de Baudelaire), lesquels nous introduisent
parmi ses portraits, bien solennelle région de son œuvre. Ajoutez-y,
pour certaine partie matérielle, une remarque de profonde ironie
philosophique sur «la question de prix, toujours si grave pour tous les
gens riches».

Les indications de types ou de costumes qui nous guident à cette
terre promise sont, entre autres, les suivantes: «Une robe d’un vert
exquis en soie verte forte, un peu foncée, et des tons changeants or
doux.--Faire avec mon croquis d’Avignon un jeune homme _blond roussi_
avec des yeux bleus, clairs comme les eaux du Rhône.--Faire, pour un
portrait de jeune femme, une robe blanche en mousseline, et une écharpe
de même, des cheveux blond cendré, avec un peigne bleu d’azur à dessins
d’or; pour un autre portrait, une robe à grands plis cassants, gris
extrêmement clair, perle, presque blanc.»--Il y a d’un Ricard, dans
cette description.--«Une femme a l’air doux et tendre. Elle cause en
s’appuyant sur une chaise; tout en gaze blanche, avec une écharpe de
tulle qui tombe négligemment sur l’épaule droite, les chairs grenues
et satinées, les ombres tendres et mystérieuses, non pas la nature,
mais la poésie de la nature. Le vêtement du haut, blanc, doux, le teint
franc et riche, les cheveux tordus, la robe du bas bariolée bleu et
or chiné, riche et étranger.--De beaux yeux bleus tristes, le haut de
l’œil cerné et un peu cave, des cheveux blond cendré; quand je me
servirai de cela, appuyer sur la grâce, la finesse et l’originalité de
cette nature.--La peau rose, blanche et mate, les cheveux doux, blonds
et cendrés, des fleurs rouges, une robe grise, dans les joues des
fossettes d’un modelé large et bon, les cils très blonds, ce qui donne
un air pur et particulier...»

Ces premiers jets de vision, succinctement, mais nettement
descriptifs, ces prises de possession du modèle par un coup d’œil
exercé, synthétique et analytique à la fois, renseignent d’avance
sur la maîtrise animique avec laquelle Chassériau dut aborder ce
genre du portrait, dans lequel, en effet, il excella. Il a peint
de modernes Bronzino, des Sébastien del Piombo contemporains, sans
imitation, sans recherche archaïque de costumes; du seul fait d’une
de ces concentrations de volonté presque magnétiques, lesquelles font
s’emparer du modèle et le traduire magistralement, avec une exactitude
et une vérité qui n’appartiennent d’ordinaire qu’aux portraits qu’on
fait de soi, au moyen d’une glace. Un tel et bien caractéristique
portrait de lui-même, en sa redingote ajustée de taille, aux basques
bouffantes, servit de début au peintre, et l’habitua dès lors sans
doute à considérer ses modèles avec cette fixité qui les confessait,
et à les rendre avec cette précision qu’enseigne seul le _connais-toi
toi-même_.

Un autre portrait de Chassériau peint antérieurement par lui (à l’âge
de seize ans) nous paraît offrir quelque ressemblance avec Elémir
Bourges.

Un portrait de femme d’une captivante simplicité est celui de
cette jeune fille en brun, duquel Gustave Moreau était féru. Il
le contemplait longuement. Sans doute, cette toile quasi-monacale
exerçait sur le mystique joaillier des Saphos, des Hélènes et des
Salomés l’impérieuse et presque redoutable fascination de la bure.--Je
ne connais que la reproduction d’un autre et plus célèbre portrait,
celui-là véritablement ascétique, duquel la correspondance du peintre
nous entretient et dont le seul fac-similé semble brûlant: _Le
Lacordaire_. Un autre portrait de femme (_Mme de La Tour-Maubourg_, je
crois) est saisissant d’attitude et d’expression, et d’un arrangement
étrange. Celui de _Mme de Girardin_ n’offre heureusement rien de la
théâtrale Muse en _ringlets_, par Hersent, au Musée de Versailles;
et puisque la peinture de Chassériau semble, après tout, devoir être
la plus sympathique, sinon la seule représentation de cette célèbre
Delphine, il est d’autant plus regrettable que toutes traces de cette
importante toile soient pour le moment perdues.

Arrivons au chef-d’œuvre de Chassériau, selon nous, à ce captivant
portrait des _Deux Sœurs_, que l’avenir intitulera plus cristallinement
de l’argentine allitération de leurs deux jolis noms, _Alice et Aline_;
eux-mêmes fraternels déjà, et revêtant leurs deux personnes en une, de
similaires sonorités, ainsi que feront de leurs plis de même coupe et
de même couleur, de pareils vêtements, de semblables étoffes.

J’entends déjà tinter les deux noms jumeaux dans les lettres que
Chassériau écrit de Rome. C’est pour ces jeunes filles qu’il fait
bénir des chapelets dont j’aime à m’imaginer que ce sont leurs pieux
grains alternés d’ambre et de corail qui se nouent au col des deux
sœurs dans le portrait d’_Alice et Aline_.--C’est maintenant le lieu
de se demander comment de maussades contemplateurs d’une si harmonique
dualité--et tout en s’efforçant de lui rendre justice--ont bien pu voir
en elle, quoi?--des _modèles ingrats_! (Entendons-nous: ingrats comme
_La Monna Lisa_, de Vinci, ou _La Princesse d’Este_, de Pisanello, ces
deux modèles de Chassériau appartenant au contraire précisément à cette
famille de femmes aux visages sans grâce poupine, mais bien aux traits
accusés et sérieux qu’une grande époque d’art a justement appelés: _La
Belle Simonetta_, _La Belle Ferronnière_.)--Ce n’est donc pas sans
stupeur qu’il nous arrive d’entendre décrire ces deux nobles types,
sous l’aspect «d’une réalité sèche et dure, de vêtements étriqués,
de corps raides et sans grâce, de visages solidement construits
sans beauté, d’un sourire qui cause une sensation de peine;»--enfin
une destinée de «célibat à perpétuité par la disgrâce de la nature
et de la fortune»; l’horreur d’être «inutile», et de se sentir «à
charge» en un avenir aigre de _vieille fille_!»--Toutes ces médiocres
horreurs dans cet auguste duo virginal, cet assemblage éloquent et
muet de deux sphinx féminins indevinés, morts sans avoir proféré leur
secret d’amour. Mais s’il fut celui que leur conseillèrent un fier
amour-propre et une pudeur chaste, leur volontaire célibat, plus
altier que tous les hymens, loin de mériter l’honneur d’être blâmé, ou
l’affront d’être plaint, n’aura revêtu que la forme, ensemble brûlante
et frigide d’un culte de Vestale consumée au trépied d’un idéal pur,
fût-il que le respect de soi-même.

Tout le détail de ce tableau, à mesure qu’il déroule à l’examen
respectueux et ému son sévère prestige, est d’une suggestion
puissamment rêveuse. Ses «voyantes couleurs» ne sont que sobre
magnificence et polyphonique mélodie: un fond bleu paon; et, pour les
«étriqués vêtements», deux robes étranges, d’un ajustement bizarre et
d’une mode compliquée, lesquels, par leur exacte similitude, renforcent
encore cette poignante parité des visages.

Shelley parle d’un mage qui se rencontre soi-même dans son jardin:
ingénieuse comparaison de la vie intérieure, retrouvée dans
la solitude, et que Musset aussi a bien rendue en sa _Nuit de
Décembre_.--Les _Deux Sœurs_, semblables à deux magiciennes de Shelley,
paraissent le redoublement de l’une par l’autre, dans un miroir qui
est leur tendresse.--Les deux écharpes en cachemire des Indes, rouges
de ce rouge de géranium fané qu’affectionnait Moreau, sont aussi de
celles qu’aimait Ingres, qui en drapa les idoles Rivière et Devauçay;
et que Prud’hon a enroulées autour de sa cycniforme _Joséphine_, qui,
elle, les chérissait au point d’en posséder pour des fortunes.--Les
robes sont d’une souple gaze rayée (peut-être un _barège_) de ce ton
chaud que le siècle de Louis XIV appelait: _couleur cheveux_, et que
la chevelure de Marie-Antoinette fit ensuite, en l’éclaircissant,
qualifier: cheveux de la Reine. C’est une sorte d’amadou diaphane,
une nuance d’écaille blonde un peu foncée en laquelle joue le soleil.
Des anneaux sont curieusement disposés aux doigts, selon une méthode
d’Ingres. Une grosse bague d’homme, laquelle rappelle la multiforme
chevalière de Bruyas, alourdit l’index de la cadette. On dirait une de
ces larges bagues d’aïeul défunt, dont s’orne par coquetterie autant
que par souvenir, une jeune fille sentimentale et peu fortunée.

Un douloureux bracelet tressé d’une natte de cheveux ajoute à cette
impression. Natte toute pareille à celle qui couronne, dans le beau
tableau de Gustave Moreau, la mystique pleureuse d’Orphée. Enfin un
_réticule_ fait d’une bande de tapisserie encadrée de velours et
retenu par une cordelière; une ombrelle au manche, à la béquille
d’ivoire ciselé, et dont les plis, lorsqu’ils se referment, se viennent
emprisonner en ce large cercle pendant, pareillement ivoirin: de ces
détails dont Ingres enseignait à caractériser les accessoires.

Tel est, et trop rapidement, par le menu et dans son essence, ce
tableau historié, simple et profond à qui rien n’est supérieur, auquel
peu de choses sont égales. Un de ces pans de matière et d’esprit devant
lesquels vont rêver les meilleurs d’entre nous; un de ces spirituels
vases d’élection que les poètes osent effleurer du suave baiser d’une
fleur.

Quant à moi je ne sais rien de plus tendrement imposant que la grave
et sensible allégorie de virginité de ces deux sœurs _philadelphes_.
Elles représentent précisément (et c’est pour cela que le rigide et
fervent Ernest Hello les eût aimées) le contraire du chef-d’œuvre de
Fragonard: le _Sacrifice à la Rose_;--et ce ne serait que justice
de les dénommer: _les Roses sacrifiées?_--la Fleur d’Harpocrate,
la Rose du Silence et de l’Amour, je ne dirai pas se fane--elle est
immarcescible!--entre les mains de celle, non qui parle, mais qui _se
tait_ pour toutes les deux: la sœur aînée. Une de ces intangibles
jeunes filles, que Chassériau, selon son expression même, rêvait de
peindre «dans une église solitaire, priant près d’un mur, et sans rien
auprès d’elle, que _son ombre portée_!»

A certain poète étranger désireux de séjourner dans Babylone, les
anciens de la ville présentèrent, dit-on, une coupe remplie jusqu’aux
bords d’une précieuse liqueur, afin de lui témoigner silencieusement
que leurs murs regorgeaient de Musagètes. Mais ce dernier, plus prudent
que ses hôtes, et plus subtil que ses juges, se contenta de leur
prouver que sa présence ne serait qu’un prestige de plus pour leur
glorieuse cité--en couronnant la coupe comble, et sans en répandre
rien, avec un pétale de rose.

Le sublime et touchant portrait des _Deux Sœurs_ est pareil à cette
coupe.

Le peintre, par le miracle d’attentive fixité dont je parlais plus
haut, y a transsubstantié de la plénitude des sentiments refoulés,
débordant du cœur des deux vestales.

Cette toile est comble; mais l’art délicat et magnanime de
Chassériau--et sans en répandre rien a su, comme sur la coupe
babylonienne, y poser cette rose divine, qui ne fait déborder que nos
âmes!



  XV

  A CARAN D’ACHE.



  FASHION

  (CONSTANTIN GHYS.)


Certes, ce serait quelque chose de bien plus qu’outrecuidant,
surérogatoire, vain et superflu, aligner des alinéas au-dessous du nom
de Constantin Ghys, après l’article de Baudelaire, la plus adéquate des
études qui ait jamais été consacrée à un artiste, et à laquelle, par
un singulier prestige, faisait seul défaut le nom du peintre; s’il n’y
avait parfois une utilité et un intérêt (sans parler de l’attention
rappelée sur un sujet oublié de plusieurs, inconnu de beaucoup) à tirer
des conclusions et vérifier des oracles.

Car c’est vraiment cela seul qui reste à faire pour tout commentateur
présent ou à venir de Ghys, analysé et synthétisé dans l’unique étude
célèbre avec une acuité et une maîtrise que n’atteignent point les
multiples touches et les incessants _repeints_ exercés à l’entour
de mémoires plus vivantes et au profit de tombes moins abandonnées.
Quelques détails ultérieurs, tels que ceux consignés dans le beau
premier-Paris de M. Nadar, après la mort de Ghys, en 1893, ont droit
et devoir de s’inscrire en note et en marge du _peintre de la vie
moderne_, avec leurs dernières circonstances précises et leurs amicales
oraisons funèbres; le reste ne peut plus être que considérants et
critique d’art, dont la seule excuse, sinon le seul mérite est
d’inaugurer la véritable justice posthume à rendre désormais à
une telle œuvre; à savoir une exhibition de plus en plus ample et
rassemblée de ce qui fut du vivant de l’auteur une _exfoliation_
incessante et spontanée de feuillets d’album, aujourd’hui, pour la
première fois réunis depuis l’automne suprême de leur inépuisable forêt.

C’est encore M. Nadar, le même fidèle ami de Constantin Ghys, et
qui l’accompagnait naguère éloquemment à la tombe, qui l’introduit
aujourd’hui dans la gloire, de par l’intéressante exposition
d’aquarelles du maître admiré de Baudelaire, ouverte, pour quelques
jours, en mars[52], dans les ateliers de la rue d’Anjou, et de
là, transportée, rue de Sèze, par M. Georges Petit, en un coup
d’enthousiasme motivé. Nadar, un de ces noms qui ne vieillissent pas
plus que les hommes qui les portent. Celui-là toujours debout dans
l’incandescente vareuse rouge qui tenta Carolus Duran, assortie à
l’inextinguible flamme de la chevelure rousse; en la haute vigie de
l’intelligence sans cesse en éveil et de la mémoire jamais endormie.
De beaux et curieux souvenirs se lèvent pour moi sous l’N zigzaguant
de l’aéronaute célèbre; dirai-je «de l’illustre photographe»?
N’est-ce pas chez lui, en effet, que nous vîmes préluder la cessation
du malentendu attaché aux œuvres de Wagner, et les entachant? Le
bonnet des gâte-sauce acharnés contre Lohengrin reçut là sa première
sérieuse atteinte. En cette hospitalière et artistique demeure, on
apprit à penser et à comprendre que les plus que légitimes rancunes
patriotiques n’avaient rien à voir avec les œuvres d’art; et ce fut
comme toujours une femme qui effectua ce miracle. J’ai nommé Mme Judith
Gautier.

  [52] 1895.

Aucun être épris de nobles manifestations légèrement ésotériques n’a
perdu la mémoire de ces soirées de 1880, un peu équivalentes à des
messes de néophytes chrétiens dans les catacombes, et où, pour la
première fois, la fille aînée de Théophile Gautier m’apparut bien
belle. Elle portait une étrange robe taillée dans un ancien cachemire
des Indes d’un fond vert; et sous une toque arrangée d’un seul
lophophore, son visage lunaire s’arrondissait et s’apâlissait entre les
deux étoiles en turquoises de ses larges pendants d’oreilles. Une autre
apparition,--terrible, celle-là,--tranchait sur l’auditoire composite;
l’ex-Païva, hideuse sous son masque flétri aux yeux de crapaud, enlaidi
encore d’un chapeau charmant, et éclairé de deux solitaires infernaux
contrastant avec les célestes étoiles azurées de Judith, magnifique et
pure.

Ghys faisait-il partie de ces assemblées? Nadar ne peut me l’affirmer.
Mais il me plaît me rappeler presque l’y avoir entrevu sous sa blanche
chevelure et tel que le peignit Manet dans un portrait connu.

Ce fut chez une belle et aimable dame (que peignit aussi Manet),
qu’il me fut donné de contenter, pour la prime fois, mon vif désir
de m’initier à une œuvre de ce peintre de la vie moderne, dont c’est
encore aujourd’hui le même incorrigible Nadar qui nous offre, par un
nouveau miracle, la révélation, ensemble fulgurante et mystérieuse.
Le maître Coppée, averti de mon désir, voulut bien alors, avec son
affabilité habituelle, me conduire à cette entrevue; mais deux ou
trois aquarelles rapides n’étaient que pour donner, d’un pinceau si
fécond, un aperçu bien insuffisant à qui pouvait dire avec le poète des
Fleurs du Mal: «Pendant dix ans j’ai désiré faire la connaissance de M.
Ghys...»

Voici plus de cent aquarelles aujourd’hui juxtaposées, à peu près dans
l’ordre savant que leur assigna Baudelaire qui, si subtilement, régla
leur famille et tria leurs catégories. L’impression générale qui s’en
dégage, au rebours de celle émanant d’une réunion d’aquarelles de
Regnault, par exemple, qui éclaboussaient au point d’aveugler, illumine
au contraire de lueurs douces, qui s’accentuent en y repensant, les
paupières une fois closes.

Aux noms que prononça Baudelaire à propos de Ghys, il siérait d’ajouter
celui de Whistler; certaines délicates luttes d’ombre et de lumière,
de telle ou telle feuille volante méritant d’évoquer l’art admirable
du maître des arrangements en gris. Ceux encore de Goya pour de
certaines juxtapositions de noir et de rose; de Baudouin, de Lawreince,
à l’occasion d’un lavis de danseuses _emmousselinées_ d’un coup de
pinceau léger et tourbillonnant. Trois autres ballerines assises et
chaussées de hautes bottines--à la Souvarov!--apprêteraient à rêver à
M. Rops. Chaque branche de l’art n’est-elle pas une chaîne dont tout
chaînon a double contact entre celui qui précède et celui qui succède.

Ceux auxquels manquent ces points d’origine et d’engendrement peuvent
avoir leur intérêt en soi; mais ils ne font pas partie de la chaîne. En
sorte, on le peut dire, qu’une œuvre d’art (s’il s’en trouvait une),
n’évoquant aucun nom de précurseur et de disciple, ne saurait pas plus
_prendre rang_ que celle dont l’aspect n’évoquerait d’emblée et sans
nulle trouvaille personnelle qu’un art pastiché et un nom volé. Ce
n’est dans aucune branche d’art ou de science, jamais de tout remettre
en question ou de tout recréer, qu’il s’agit; mais d’enrichir d’une
innovation un trésor lentement accru. Le musicien et le poète ont assez
fait, qui inventent une cadence et un rythme, pourvu qu’ils aient tout
d’abord prouvé qu’ils sauraient recommencer Bach et Ronsard, la fugue
et l’ode.

Or, dans la lignée humoristique,--dirons-nous caricaturale?--après
Gavarni, Daumier, Devéria, Lami et Monnier; avant Forain et Caran
d’Ache, avec lesquels il a de commun «l’art de réduire la figure,
sans nuire à la ressemblance, à un croquis infaillible, et qu’il
exécute avec la certitude d’un paraphe,» selon l’expressive formule
de Baudelaire, se place, s’interpose, se soude un chaînon peu connu:
Constantin Ghys.

De Gavarni, mais rarement et plutôt comme par désir de s’essayer
dans cette matière et cette manière, et d’y justifier de son droit,
il emprunte parfois le velouté d’une étoffe sur un dos de jeune
lorette. Mais le précipité de sa combinaison résulte bien plutôt de la
douloureuse et ironique tristesse de Daumier ne s’exprimant plus par
de la laideur, et ne gardant de sa grimace qu’une teinte sombre qui
descend sur le personnage de Lami, le dépouille du costume trop vif de
Mme de Bauséant ou de la Palferine, voire de leur trop brillant rôle,
les enveloppe de plus de spleen ou de mystère et leur confère selon une
esthétique particulière à Ghys, ou des prédilections que nous allons
noter, des beautés autres, peut-être plus aiguës.

Dans la femme, ainsi que le fait observer pittoresquement M. Nadar,
les _pectoraux_ et le _capillaire_ fascinent tout particulièrement
notre artiste. Les _tétonnières de la troupe_, selon la formule de M.
de Goncourt, abondent en cette œuvre, au fond des bouges comme sur
le bord, des loges, en boursouflements de petits ballons du Louvre à
pleins hémisphères envolés hors des corsages.

Les cheveux sont en _bandeaux russes_, et vont jusqu’au chignon de
67. Ainsi font les ajustements qui répètent et copient les modes de
l’Impératrice Eugénie à Biarritz, les _retroussis_, les _biais_, les
_pattes_, sans oublier le _saute-en-barque_, ni le ruban noué derrière
le col et retombant en longs bouts presque jusqu’à terre, tel que des
rênes abandonnées, le ruban au nom invitant de: «_Suivez-moi jeune
homme!_» Mais, pour Ghys, et bien que--mort à quatre-vingt-sept ans,
il n’y a que deux années--il ait travaillé beaucoup plus tard, la mode
s’arrête là; comme si son pinceau se fût enlizé dans les atours où ses
amours s’étaient prises.

Les premières de ces élégantes de Ghys apparaissent en ces crinolines
dont les albums de la Compagnie Lyonnaise nous ont conservé les
surprenantes draperies et les enguirlandements parfois jolis. Les
dernières ont aplati leurs jupes, et ressemblent un peu à cette
allégorique Cigale de M. Gustave Moreau, dans ses Fables de la
Fontaine, la seule figure moderne qui me soit connue de ce Maître.
Mais les premières sont les plus nombreuses dans l’œuvre de Ghys, avec
leurs _tours de tête_ et leurs _bavolets_, leurs _brides_ et leurs
_barbes_, leurs _berthes_, et leurs _guimpes_, leurs _volants_ et leurs
_canezouts_, leurs châles et leurs manchons, et comme s’appliquant,
du fait d’une prestidigitation de haute volée, à prouver qu’Eve peut
s’extraire de ces accessoires disproportionnés et monstrueux; et que
Vénus sait naître de la vague des jaconats et de l’écume des organdis.

Un autre gentil bibelot de la toilette féminine dont la formule
décorative nous a été conservée par Ghys, c’est l’ombrelle dite
_marquise_. Qui de nous ne se souvient d’avoir, enfant, caressé
et malmené, au retour de la promenade, ce gracieux complément de
l’élégance maternelle? Replié, l’objet, gris ou blanc, souvent vert
(plus rarement bleu ou rose), ressemblait, sous sa longue frange, à un
bichon aux oreilles soyeuses. Le manche en émergeait guère plus grand
qu’une branche d’éventail ancien, ivoire travaillé, corail ciselé,
incrusté d’une perle baroque en forme d’un cœur. Ouvert, l’intelligent
instrument abritait; ou, brusquement renversé par un ressort, faisait
écran; et de doux regards, entre l’effilé de l’ombrelle, se pouvaient
couler vers ces dandies à pantalons écossais, sous les arbres de cette
avenue dont le nom se prononçait alors--sans doute du fait d’un caprice
de Lion euphuiste: les _chan-Elysées_.

Deux sorties de théâtre, d’un beau jeu de rayons et d’ombres, nous
présentent encore de ces élégantes. Puis, de similaires silhouettes,
mais exagérées, encanaillées, nous entraînent devers Musard, jardin
de Paris préventif; ou bien au Casino Cadet, au château des Fleurs,
à Mabille. Des toilettes blanches, mousseuses, savonneuses comme
battues et fouettées en crème, dans des victorias et sous des verdures.
Ghys y excelle. Et celles-là nous conduisent à cette prédilection de
l’artiste, qu’il aima sans doute à l’égal de la femme: le _véhicule_,
la _voiture_. Non pas seulement ces calèches et ces dorsays, ces
phaétons et ces tilburys, ces ducs et ces demi-ducs, ces breaks, ces
poney-chaises et ces araignées, dont il dessine si amoureusement les
anatomies diverses, l’ellipse des roues, les jantes radieuses comme des
rayons de soleils véloces; dont il peint avec tendresses les nuances
de fleurs: jaune de primevère, bleu de pervenche; non pas seulement
ce cabriolet du duc de Brunswick où notre jeune âge s’épouvantait de
voir reluire sous la capote relevée les yeux du croquemitaine à la
perruque calamistrée ainsi que celles des archers du palais de Darius;
ou bien encore ces grands-coupés pareils à ceux de la Reine, à Windsor,
sorte de carrosses aux sièges à housses passementées, et surmontées de
colosses poudrés et galonnés, dont les derniers spécimens nous ont été
offerts devant Saint-Philippe du Roule, lors du mariage Uzès-Luynes.
Mais bien aussi nombre d’attelages étrangers, de-ci, de-là. Dans Rome,
certain landau de louage, où quatre héroïnes de Stendhal ou de Gautier,
s’attardent un peu, sous leurs boléros à houpettes. A Naples, c’est de
la voiture du roi Ferdinand que s’inquiète notre illustrateur alerte.
En Orient, voici la voiture du sultan, toute semblable, avec ses huit
glaces, à une grosse lanterne roulante.

Des silhouettes hippiques, chères encore à Ghys, parfois telles
que des ombres chinoises, mais le plus souvent finement modelées,
découpent et diversifient toutes les positions du cavalier avec une
variété à déconcerter Crafty. Il y a du bonhomme qu’on fait dessiner
aux enfants, de par cinq points, pour leur apprendre à figurer toutes
sortes d’attitudes, dans ces retournements de cavaliers, envolement
d’amazones, piaffements de montures et cambrements de tigres et de
grooms; hippisme d’un dandysme raffiné, nerveux et verveux, endiablé,
capricant, steppant et caracolant, toujours luisant, correct et
fashionable.

Enfin, le _militaire_, la troisième passion graphique de Ghys, détache
entre cent redressements de taille et tournements de moustaches, un
bien spécial trio de _cent gardes_, bras dessus, bras dessous, aux
élytres rouge et noir de coléoptères.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Telle, en quelques phrases hâtives, se montre cette première exposition
de Constantin Ghys, récente surprise que vient de nous sortir de sa
féconde _boîte à malices_ M. Nadar, qui nous en réserve d’autres; sans
omettre certaine admirable correspondance de Veuillot, que doit nous
révéler bientôt le _Figaro_, et dont une lettre à propos de l’_Amour_
de Murger est une des plus saisissantes choses que j’ai lues.

Nadar, n’avais-je pas raison, tout à l’heure, après l’avoir nommé le
célèbre aéronaute, de l’appeler: le photographe illustre? Certes,
cet ingénieux esprit plein de passé a droit à ce titre dans son sens
le plus noble et selon cette admirable définition qu’en a faite un
puissant et subtil penseur en des pages sublimes: «L’humanité a aussi
inventé, dans son égarement du soir, c’est-à-dire au XIXe siècle, le
symbole du souvenir; elle a inventé ce qui eût paru impossible; elle a
inventé _un miroir qui se souvient_. Elle a inventé la photographie.»

  Février 1895.



  XVI

  A MAURICE LOBRE.



  LE POTIER

  (JEAN CARRIÈS.)

    Tout passe. L’art robuste
    Seul a l’éternité.
        Le buste
    Survit à la cité.

    THÉOPHILE GAUTIER.


C’est de 1881 que date pour moi le souvenir de Jean Carriès. Les quatre
têtes par lui exposées au Salon venaient de me frapper, ces quatre
têtes que le passant né malin, dérouté de ne leur point voir affecter
l’allure consacrée des bustes, appelait: _des têtes coupées_.

Il y en avait bien une: celle de Charles Ier, depuis acquise par le
Musée du Luxembourg, et que l’on y voit exposée sur un si vilain socle.
Les autres, c’étaient trois _marmiteux_, aussi beaux que minables; des
_Clopins Trouillefous_ dans lesquels s’alliait du Hugo à du Dante,
du Callot et du Cellini. Notamment un aveugle,--ne l’étaient-ils pas
tous?--qui bayait à l’espace et faisait songer à ce vers:

    Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie...

La chose émouvait; moins du fait d’une pitié dictant le choix du motif
de douleur que par une de ces saisissantes disproportions d’art entre
le sujet de misère et la délicatesse du rendu.

En cette sculpture des Champs-Élysées, entre tant de duchesses
dégrossies dans du sucre, il semblait merveilleux que le seul véritable
ciseleur, à qui pourtant pas une d’elles n’aurait accepté de confier
sa ressemblance, eût dû se faire le portraitiste de cette Cour des
Miracles.

Ce précieux de l’enveloppe fut sans doute, entre tous, le don
privilégié, la qualité mère de Carriès.

Il est peu probable qu’il ait jamais mis dans ses œuvres tout ce qu’on
y vit, et dont en sa malice de paysan,--par de certains points parente
de celle de Bastien-Lepage,--il n’était pas fâché de laisser croire
qu’on l’y trouvait; riant dans sa fine barbe aux interprétations qu’on
lui faisait de ces soi-disant concepts, mais uniquement soucieux
du morceau, et d’un thème où promener une des plus amoureuses
prédilections qui fût jamais de la matière et de la patine.

Voilà le vrai. Les belles dames qui se seraient gardées de lui confier
leur ressemblance n’auraient pas eu tort en ceci qu’il ne l’eût que
faiblement réussie. Une longue série de poses n’aurait engendré qu’une
apparence plus ou moins lointaine du modèle, inévitablement costumée
en Loyse Labbé, mais qui n’aurait point «fait japper le chien de la
maison», selon la jolie expression de Mme d’Agoult. A coup sûr, un
objet d’art caressé jusqu’aux plus subtiles limites du poli et de
l’atténué, par de savantes alternances; le point lumineux glissant
en des lisses savoureux, presque savonneux, et tels que d’ordinaire
l’usage seul les obtient--disons l’usure, aux bas-reliefs florentins
du socle d’un Persée de Benvenuto, effleurés de dos d’enfants et de
touchers de touristes; encore à de certaines rampes intérieures de
Saint-Marc de Venise, sous des doigts de prêtre; enfin dans Rome, à cet
orteil de saint Pierre, tout usé de baisers de fidèles.

Non, Carriès ne fut point un compositeur. L’outrance même, dans
l’ordonnance de sa célèbre porte, pour vouloir démentir ce reproche,
n’en démontre que mieux la justesse. Mais Carriès fut un exécutant
admirable. Et ce fut pour donner essor à ce que j’appellerai cette
virtuosité des patines, qu’il ébaucha, lors de sa trouvaille des
poteries émaillées, et d’accord avec son savant ami M. Grasset, le
projet et le plan de la porte en carreaux de grès qui devait l’occuper
longtemps encore, et pour laquelle il vient de mourir.

                                 * * *

J’ai dit que je sortais d’admirer au Salon de 1881 les quatre têtes
exposées là par Carriès, quand je rencontrai le jeune homme. Mme Judith
Gautier, dont le haut goût et la généreuse sympathie vont toujours aux
nobles artistes et aux intéressantes œuvres, connaissait de la veille
le sculpteur mystérieux; elle nous mit en relations. Sauf certain
empâtement survenu depuis dans la face, il était alors, avec un peu
plus de négligences dans le costume, ce qu’on le vit ces derniers
ans. Beau d’une beauté de masque florentin en ivoire, la barbe et
les cheveux ténûment broussailleux, les yeux clairs, le nez mobile,
volontaire et délicat. La grande séduction de son visage, c’en était
l’illumination par un franc rire d’enfant, allant parfois aux gaietés
tonitruantes et aux tintamarresques facéties, avec quelque chose de
gracieux, mais le plus souvent de véhémentement enthousiaste à l’exposé
d’un projet. On lui reprochait certain point de vue par trop personnel,
son atonie ou son ironie sur le sujet d’autrui, une façon de ne
s’enflammer qu’au récit de ses propres luttes. En ces excès consistait
pourtant le montant de ses dithyrambes. Je les entendis maintes fois;
je le vis souvent; jamais de façon bien suivie, mais sans non plus
cesser, et nous entretînmes couramment des rapports de cordialité
sympathique.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En ce temps (en 1881) on plaisantait doucement l’artiste sur sa mine
de bohème et sa mise de rapin. Les _têtes_ se vendant, des commandes
annoncées, il fit lui-même des commandes de toilette; et je me souviens
d’un certain Pomadère (célèbre sous Balzac) qui fut imprudemment
conseillé à notre ami. Il en résulta des complets gris, qui ne valaient
pas ses précédentes tenues; et surtout des factures protestées--car
la fortune ne vint pas si vite; et Carriès me parla souvent de
faire pulluler autour de sa propre statue un peuple lilliputien
de créanciers, entre lesquels ledit Pomadère jouerait le rôle de
tourmenteur en chef.

Un médaillon alors ébauché de Mme Gautier ne vint pas à bien. Je
visitai Carriès dans son atelier de la rue Boissonade; puis boulevard
Arago, dans un agréable décor. Je me souviens d’une petite cuisine
garnie de poteries et de bouquets de légumes secs ayant des airs
de Chardin. Souvent aussi je le reçus chez moi. Nous fîmes encore
ensemble des promenades et des visites; une entre autres dans un hall
du quartier Monceau qui recélait de belles œuvres du jeune maître:
chez Leys, le parent et l’associé de l’éminent décorateur, M. Georges
Hœntschell, un des meilleurs amis de Carriès, chez qui le sculpteur
vient de s’éteindre, entouré de soins touchants.

A partir de 1892 seulement, après le grand succès consacré par la croix
qui le réjouit: «ça éclaire», disait-il,--apparut un Carriès un peu
plus officiel, plus soigné, vêtu d’étoffes sombres, et d’un abord plus
habituellement affable.

La dernière fois que je le vis ce fut à Paris, chez un restaurateur,
en janvier. Ma fin de dîner s’associait à son entrée et nous restâmes
à causer une heure librement et joyeusement. Il retournait, comme
toujours, à Montrivault, pour travailler à sa fameuse porte. Jamais je
ne le vis si gai, spirituel, brillant, presque _serein_. Et certes, il
avait fallu bien des adoucissements de la fortune pour assurer cette
grâce à telle nature ardente et troublée.

Sa formule toujours mordante, concise, incisive, avait pris un tour
bellement expressif, voisin de certaines légendes de Forain, d’un
pythagorisme brutal et ouvragé, élégant et corrosif. Puis, une fois
encore, la dernière; le rapide bonjour du vernissage, au Champ-de-Mars.
«Votre portrait de Whistler est admirable!» Il me clamait cela
joyeusement, de loin et des séances étaient enfin arrêtées pour un
buste dès longtemps projeté. Pauvre beau buste que seul ébauchera
l’ombre, que le silence achèvera seul!

                                 * * *

Un trait bien symptomatique de cette prédominance de l’exécution sur
la conception dans le travail de Carriès, c’était, par exemple, cette
tournure de sa réplique à la commande d’un buste. Il ne répondait pas:
«Je vous donnerai telle attitude». Non; il disait: «_Je le ferai en
grès._» Et les larmes lui en perlaient aux yeux, comme l’eau monte à la
bouche du gourmet au penser d’un fruit mûr. Et certes, il y avait d’un
fruit dans la saveur des œuvres du potier-statuaire. Non pas seulement
dans ses vases qui ne sont que des _courges_ d’art admirables; mais
dans ses têtes. Je ne sais de lui qu’un buste tant soit peu portrait:
celui de M. Vacquerie. Il y a bien aussi M. Breton; mais costumé
encore. Un autre, ébauché d’après Mlle Ménard-Dorian, de ressemblance
jugée insuffisante, tournait à la fantaisie décorative, de par une
collerette ou quelque détail de toilette amplifié comme il ne pouvait
guère n’en point échapper à l’auteur, toujours enclin à tirer d’un
modèle moderne un Franz Hals ou une jeune Flamande.

Ces œuvres, je les revois, les unes isolées, les autres en de
successifs groupements publics ou privés. Au Salon, encore, en 1883,
parut en compagnie d’un Courbet, un évêque chapé, mitré, gemmé, dont
on parla peu. Carriès, à cette époque, ne recevait guère de commandes
que d’un seigneur étranger dont il fit le portrait et me parla toujours
avec une respectueuse sympathie. Un peu plus tard, s’agglomérait, rue
Vivienne, un essai d’exposition d’ensemble: une vingtaine de têtes
et de bustes où le comique délabré et débraillé de Callot, dans ses
_gueux_, s’allie au caricatural de Daumier ou de Gavarni, pour modeler
un pêcheur à la ligne sous son chapeau de paille en auréole bossuée,
ou quelque moderne Rabelais à la barrette de travers. En somme des
prétextes à des trouvailles d’expressions moins qu’à des recherches de
patines,--non encore pourtant poussées au sublime du genre.

Puis éclôt une série de têtes d’enfants, visibles de-ci de-là; de
nouveaux fruits, ceux-ci de fraîcheur et de candeur, de grâce et de
tendresse; des pêches, vaguement pensantes et penchées, avec tout
l’indécis des yeux errants, et contournées de petites collerettes
qui se plissent comme des feuillages. Enfin, tout cela se revit
nombré, massé, catalogué, exhibé bienveillamment dans la prestigieuse
résidence de Mme Ménard-Dorian, rue de la Faisanderie, la même année
que furent exposés, salle Petit, les dessins et manuscrits de Victor
Hugo. L’exhibition privée, bien présentée, fit du bruit, et Carriès me
vint prendre pour que nous l’allions parcourir ensemble. Il y avait là
toutes les têtes déjà citées, entre autres cette _belle Cordière_[53]
commandée par Lyon, la ville natale de la femme poète.

    Quoi, c’est là ton berceau, poétique Louise?

  [53] Louise Labé.

Puis un buste de jeune homme, le fils de l’étranger, un plâtre coloré,
et l’une des plus charmantes créations de Carriès. Aussi une tête
couchée de Bottom, aux oreilles allongées et pendantes, un objet d’art
d’une patine sans égale. Mais surtout la propre statue du statuaire
en cire vierge d’un jaune de vieux miel. Cet ouvrage, très compliqué,
devait faire partie de la décoration d’un puits, si je me souviens bien
d’un dire de l’auteur. On l’y voyait debout, à mi-corps, sous un petit
chapeau de feutre gondolé, et tenant dans une main la gracile figurine
d’un seigneur Louis XIII. Vers le bas où s’agençait encore un vase de
fleurs, un fin masque de femme, les yeux clos, se modelait, s’effaçant:
propre effigie de la mère de Carriès.

                                 * * *

A cette étape se ferme la première période de la vie publique de
Carriès. Ceux qui l’avaient connu à l’issue de son premier succès ne le
virent plus guère. Dégoûté de Paris, et déjà fatigué du monde,--un peu
comme un autre Rollinat,--il ne demeura en relations qu’avec un petit
nombre.

Soudain un bruit courut, que voici réduit à son rudiment boulevardier
et blagueur d’alors: «Carriès vient de découvrir les grès des Japonais
dans la forêt de Fontainebleau!--Bizen et Fizen en Seine-et-Marne[54]!»
Je me rappelle avoir rencontré le nouveau potier, à cette saison de
printemps très frais, sur le pont de la Concorde. C’était un de ses
jours rébarbatifs et soucieux. Je le vis venir de loin, sous un vaste
manteau, et cravaté d’un cache-nez de tricot qui pouvait bien auner
trois mètres. Il me fit part de son étonnante trouvaille dont je n’eus
garde de douter, en quoi je fis bien, puisqu’elle était vraie.

  [54] Plus tard seulement, l’entreprise fut transportée dans la
  Nièvre.

C’est en 1892, au Salon du Champ-de-Mars, que la découverte, déjà
connue et appréciée des amateurs, éclata aux yeux de tous avec
l’éblouissement dont on se souvient. Entre nombres de têtes et de
bustes,--comme si, dans un pressentiment qui semblait alors à plusieurs
un manque d’adresse, le jeune maître eût voulu, par cette livraison
un peu envahissante, faire embrasser au moins une fois de son vivant,
presque toute son œuvre,--apparut cette fascinatrice vitrine étagée en
un fruitier prodigieux, de tant de vases et de gourdes, de bouteilles
et de lagènes où se mariait, comme aux têtes d’antan, la même
saisissante antithèse du précieux et du fruste.

De forme à peine que la plus rudimentaire, voire la plus rude. Des
aspects artificiels de calebasse, pour l’apparence et le grain, depuis
le mat de la coloquinte fraîchement cueillie jusqu’au brillant de la
gousse laquée du caroubier, par le granulé et le poli de toutes les
coques et de toutes les cosses.

Et, là-dessus, glissant somptueuse et pensive, une larme dorée,
pareille à celle dont usent les Japonais pour recouvrir la suture des
riches objets qu’ils réparent visiblement, leur occasionnant ainsi un
lustre nouveau, d’une cassure ostentatoire et luxueuse...

Peu d’objets, sous notre ère d’estampage et de refait, auront, autant
que les vases de Carriès, donné l’impression du bibelot _unique_. On
sent que _le pareil_,--le plus humble,--n’est pas loisible à leur
céramiste, tout comme l’exacte répétition d’un visage ne semble pas
permise aux moules même du Créateur éternel.

                                 * * *

Plusieurs exaltèrent l’œuvre du potier du Morvan; les vases, en
nombre restreint et toujours uniques, furent acquis, chèrement, par
des amateurs et des Musées; et Carriès se vit, à cette heure, et très
justement, quelque peu proclamé:

    Le roi brillant du jour se couchant dans sa gloire.

Mais des parties d’un autre ouvrage bien plus important occupaient
encore la vitrine: la porte dont j’ai parlé plus haut. Nous sommes
plusieurs à posséder la collection d’une dizaine de vues des fragments
successifs constituant l’ensemble de cette arche. Et, sur l’une de ces
photographies, la signature de Carriès au-dessous de cette rubrique
emphatique et zigzagante: «_Mon Calvaire!_»

Encore une fois je ne suis point de ceux que peut délecter la
conception de cette œuvre, dont le plan ne semble pas au reste revenir
tout entier à Carriès. M. Grasset, s’il accepte sa part de paternité
dans cette élucubration singulière, dira sans doute qu’il n’a voulu
que disposer pour son ami un motif inépuisable aux recherches des
colorations et des émaux. Et n’est-ce point beaucoup déjà, si ce n’est
pas assez?

Car, que pourraient bien philosophiquement signifier, et en dehors de
la pure et simple fantasmagorie décorative, ces deux hauts piliers
aux irrégulières alvéoles meublées et peuplées de mascarons reflétés
de Boilly, de Cruikshank et de Doré; des Debureaux, la collerette
tuyautée et le rictus falot; grimaces de bouches édentées, de trognes
pleurardes, de faciès joviaux, dont Carriès m’a souvent dit qu’il se
les posait à lui-même, se faisant des moues devant le miroir. Dans le
cintre, des soleils jocrisses et des lunes renfrognées, entourés de
poissons et de lapins, de singes attifés et accroupis, et de truies
caracolantes[55]; des chauves-souris en forme de cartouches, ayant un
visage pour ventre, sans omettre, aux angles, d’étonnantes figures de
femmes gracieusées en des postures de grenouilles, et certain hideux
bébé coiffé d’un bonnet d’âne et montrant son sexe avec dégoût, sous
toute l’horreur beuglante de son visage de mandarine écrasée. Et
le couronnement de ce cauchemar: une gueule de poisson à oreilles
humaines, et d’où s’échappe, s’avançant avec naturel, une demoiselle
en pied, mi-médiévale, mi-actuelle, d’une intéressante laideur et
gantée haut, telle qu’une fille de bonne maison qui tient à conserver
les mains blanches. D’aucuns verront sans doute émerger de tout ce
brouillamini la distincte allégorie de l’art ou de la vertu planant
par-dessus les laides cocasseries de l’existence. Rien ne s’y oppose,
et la version en suffit. Mais la plus vraie est encore celle-ci, que
peut-être,--disons sans nul doute, nous qui savons le prestige même
d’un éclat de brique échappée aux doigts de ce cuiseur,--que cela
_eût été_, que cela _est beau_; car l’état présent de l’œuvre permet
d’espérer sa possible édification presque intégrale. Les quelques
chapitres qui font défaut à cette autre arche surprenante, celle-ci de
Flaubert: Bouvard et Pécuchet, empêchent-ils de s’incliner en y rêvant?
Les circonstances invisibles qui disposent souvent pour le mieux de
leur fini absolu les œuvres en apparence interrompues et inachevées,
pratiquant d’elles-mêmes, préventivement, le travail d’extraits que
la postérité toujours exige, ont peut-être, par cet arrêt tragique et
violent, en apparence désastreux et injuste, donné à toute l’œuvre de
Carriès l’aspect si précieux de négligé et de fini qu’il affectionnait
lui-même pour chacun des ouvrages sorti de ses mains.

  [55] Du Hieronymus Bosch en relief.

J’ai sous les yeux un mascaron qu’il m’avait donné; c’est une sorte
d’Othello maussade, aux tons de pois cassés, vernissés et verdâtres,
au nez camard, à la babine cruelle et dégoûtée. De noires irisations
fluent dans les poils et par les rides, et la plus sombre coule et
roule de l’œil gauche comme une larme sur ton sort échappée à l’une de
ces grimaces que tu te faisais à toi-même devant le miroir, quand tu
posais pour toi, noble endormi d’hier!

Certes, malgré le prématuré de ta disparition terrifiante et soudaine,
tu peux sommeiller sans trouble, Jean Carriès, sous ta belle porte
ainsi attribuée à plus éloquent usage que celui dont la pouvaient
consacrer les Thés mondains--_où s’échangent des propos fades_, selon
l’expression du poète;--ta porte mystérieuse où je te vois couché,
ainsi que fut Raphaël, sa Transfiguration lui servant de lumineux
catafalque. L’avenir est sûr de toi, comme toi de lui. Ta place est
marquée dans l’immortel permanent où fusionnent les avenirs et les
passés. Ta droite y rencontre et étreint celles d’Adam Krafft et de
Pierre Wischer de Nuremberg, et celles de ces artistes anonymes et
merveilleux qui ont fait de la cathédrale d’Innsbrück un éternel
enterrement de Maximilien à tout jamais religieusement célébré debout
par une population espacée de chevaliers et de rois, de seigneurs et de
prêtres, de dames et de reines, dont le bronze pleure!



  XVII

  A MAURICE BERNHARDT.



  LES NOCES D’ARGENT DE LA VOIX D’OR

  (SARAH BERNHARDT.)

    «Je l’ai vue une fois dans ma vie, et je me souviens qu’elle
    m’avait tellement captivé, que chaque fois qu’elle finissait
    de parler, il me prenait des démangeaisons de marcher sur le
    théâtre et de jeter dans le parterre tous les autres personnages
    dramatiques.»

    JAMES BERESFORD.


Elle m’apparaîtrait volontiers comme un gracieux épilogue des fêtes
franco-russes--et c’est sous cet aspect que je la veux envisager tout
d’abord--la manifestation qui se groupe aujourd’hui autour du nom
cher à tous les bons,--de notre belle Sarah Bernhardt. Je vois à cela
plusieurs raisons. La distance n’est pas grande qui sépare ce précieux
nom des plus nobles interprétations du patriotisme. Ce ne fut le moins
cher ni le moins glorieux de ses rôles que ce rôle d’ambulancière de
l’Odéon qu’elle tint avec autorité et valeur dans l’époque troublée
dont ces récentes fêtes de l’alliance nous apparaissent enfin comme un
radieux erratum.

Or, durant ce long et douloureux intervalle, ce fut encore une de nos
fiertés que le refus maintenu sans ostentation, comme sans faiblesse,
par la première de nos comédiennes, des plus brillantes offres qui
lui purent venir d’outre-Rhin. Et je sais tel éminent homme politique,
lequel tint à honneur de la mander expressément pour lui adresser
en son nom propre, tout comme au nom de l’État et du pays, des
félicitations et des grâces.

C’est donc d’une ingénieuse et charmante justice de reporter sur celle
qu’on nomme équitablement «la grande artiste», l’excédent de tendresse
que laisse inactif en beaucoup de cœurs le passage météorique des
Altesses.

Car il fut d’un ordre exceptionnellement délicat, le désenchantement
qui suivit les journées d’octobre.[56] Certes, les résultats étaient
mieux que satisfaisants; et c’était de l’acuité même de tant de
sensations qu’une exquise tristesse nous était née. Un regret de
qualité, ne pouvant se faire aux plis disparus de l’impériale écharpe
envolée. L’habitude reprise d’acclamer, inhérente à notre nature, et se
résignant mal à refouler à peine éclos, des hourras arrêtés trop net,
des vivats, coupés si vite.

  [56] Fêtes de l’Alliance russe.

C’est, je le répète, à mon sens, et pour une part, de cette sensible
disposition d’esprit que la journée Sarah Bernhardt s’effectue. Non pas
en fait, mais en date. Certes, l’illustre titulaire n’a besoin d’aucun
héritage de bravos ni de triomphes. Sa rayonnante carrière n’en est
qu’un incessant tissu, une mosaïque indiscontinue. Sarah ressemble
à cette sultane Zobéide qui se plaisait à entendre psalmodier le
Koran autour de son palais par des milliers de fidèles. Ainsi de nos
permanentes admirations, de nos ferveurs adorantes.

Les grouper en un banquet, les concréter sous forme de gala, n’est
qu’une virtualité effectuée, et je désire qu’on entende bien que si
j’en attribue en quelque sorte la présente réalisation à la plus-value
d’un vœu national, c’est un fleuron de plus dont je veux fleurir le
couronnement de notre dramatique Tsarine.

                                 * * *

Relire le _Traité des couronnes_ de Tertullien, pour distinguer et
spécifier, serait, en l’espèce, oiseux et superflu, puisqu’il faut,
tout d’abord, celles-là, les lui décerner toutes. Mieux vaut donc le
composer à nouveau, pour ouvrer des bandeaux inconnus, des diadèmes
irrêvés, mieux faits aux tempes de notre Muse.

Les couronnes! Mais il ne faut que remonter au fil des jours, l’onde
même où Sarah-Ophélia s’est coiffée de tant de fleurs immarcescibles,
pour les reprendre à son souvenir acclamé et les lui rejeter comme
autant d’odoriférantes auréoles. Ces couronnes, je les respire ou les
revois, au cours lumineux et embaumé de ma mémoire qui les charrie.
Alcmène, roses attendries sous un blanc linon. Andromaque, myosotis
obscurcis d’un sombre crêpe. Marguerite, couronne de camélias;
Phèdre, couronne de camées. Orchidées, Izéyl et Gismonda; Cleopatra,
couronne de lotus; Théodora, couronne de pierreries. La _Princesse
Lointaine_, couronne de lys d’argent aux pétales de perles. La litanie
s’en énumérerait comme une hymne de sainte Hildegarde ou un chant de
Marbode; sans omettre cette couronne de cheveux blancs dont il plut,
un jour, à la jeune sociétaire, de couronner coquettement l’aveugle et
sexagénaire Posthumie.

Sarah Bernhardt! (Pourquoi pas Bernard? écrivait jadis M. Sarcey) ces
simples syllabes devenues magiques ne sont-elles pas elles-mêmes comme
une musicale couronne dont la prêtresse d’un verbe inouï vint ceindre
le monde?

Sarah Bernhardt, admirable et désespérante matière à mettre en vers et
en prose. Par où commencer, par quel rayon prendre?--C’est l’infirmité
des biographies, maladroites et balourdes touche-à-tout d’une draperie
qu’il sied, pour demeurer dans le vrai, de ne relever qu’avec des clous
d’étoiles.

«Je ne l’ai vue qu’une fois, dans Cordélia, me disait le maître Gustave
Moreau. Je ne l’ai jamais oubliée.»--Simple parole révélatrice et
mémorable.

Quels sont ceux d’entre nous, en effet, pour lesquels l’art de Sarah
Bernhardt n’a pas incarné une fois ou mille fois, la plus subtile
part de leur rêve? Tous, cette minute-là nous a faits siens par la
plus inaliénable des reconnaissances de l’esprit, et rien qu’à cet
appel nous nous devons de diaprer notre guirlande. Quant à moi, n’y en
eût-il pas cent meilleures raisons, j’évoque telle attitude et certaine
intonation du _Sphinx_ (cependant écrit pour une autre) auxquelles j’ai
dédié dans le passé plus d’une pensée et bien des immortelles.

Pour ceux qui, moins heureux que Gustave Moreau, n’ont pas même vu
Cordélia, c’est le type, dirais-je, le mythe de Sarah elle-même, qui
incarne en eux son personnage.

Et ceux-là ne sont ni les moins captivés, ni les moins férus. Sarah,
qui une bonne fois, du temps de l’_Étrangère_, s’est emparée de son
Paris et de ses Parisiens, pour ne s’en plus dessaisir jamais; que
dis-je? de ses Parisiennes, lesquelles s’ajustèrent toutes _à la
Sarah_, et qu’on rencontrait engoncées de certaines collerettes et
coiffées de certains frisons à la mode de leur idole.

Ce sont ces attiques Parisiens-là, les vrais habitants de sa bonne
ville, qui, les nuits de brouillard, quand le légendaire cab de
l’actrice la ramène du théâtre, lui crient de paternels: «Prends garde,
Sarah!» ou autres avis de sollicitude familière.

C’est que le Français né malin sait le prix de ses objets d’art et
soigne ses bibelots; il évalue le relief dont sa célèbre enfant gâtée
rehausse la cité: et puis ne s’agit-il pas de cette mobile tragédienne
qui, le même soir, d’une note gamine, déride un esprit chagrin, et de
la comédienne dont le tragique accent trouve le chemin d’une humeur
rude?

                                 * * *

Il y a autre chose. _Si l’on regarde longtemps_, selon le mystérieux
mot d’un autre personnage de Dumas, les légendes s’assouplissent,
les caractères s’accomplissent et rehaussent les vraies réputations
artistiques, d’édifiants corollaires. Or, il faut en prendre son parti,
c’en est fait, des excentricités de Sarah Bernhardt. Ou plutôt, en quoi
elles consistaient réellement, on a fini par le connaître.

Toujours la première au devoir et à la peine, pleine de vaillance
allègre et de communicatif entrain, rendre la justice avec équité,
dissiper des malentendus, apaiser les dissidences, avec pour les
seules palmes dont elle entende être récompensée, une réussite d’art
ou le remerciement d’une amitié, c’est tout d’abord de cette façon-là
que Sarah Bernhardt se montre excentrique. Mais ce n’est pas tout.
Donner aux timides, comme aux plus forts, l’indéfectible exemple
du courage, sans oublier ce remontant exemple de jeunesse et de
beauté dont nos extases sont remplies.--«Si ce n’était pas pour vous
qu’on vous aimait, ce serait pour soi;--je l’ai souvent dit à notre
miraculeuse amie;--vous êtes le seul être auprès duquel on ne se sente
pas vieillir!»

Les mêmes demeures, les mêmes objets, les mêmes amis, les mêmes
serviteurs--dirai-je les mêmes chiens... et les mêmes tigres? Que de
gens l’on étonnerait à leur démontrer que celles de ses qualités qui
rendent Sarah Bernhardt le plus justement admirable sont, avant tout,
ses vertus domestiques. Or c’est ainsi; et nul n’y contredira de ceux
qui, reçus par elle dans ces féeriques ateliers-halls qu’elle inventa,
se sont émerveillés d’y goûter entre tant d’exotiques raretés, un
charme discret d’intimité et de famille.

Loin de moi, ma chère Sarah, l’idée de vous métamorphoser en une
auguste bourgeoise. Mieux que personne j’ai su, dès longtemps,
apprécier ce que votre vif et fin esprit recèle et dégage d’aimable ou
savante fantaisie. Mais la forme prime-sautière et spontanée qu’elle
revêt toujours la range parmi ces originalités naturelles subtilement
définies par Gautier, et qui seraient obligées de «se travailler
beaucoup pour être simples».--Je n’en veux pour preuve que ces
gentils _dîners sur l’herbe_, où nous fûmes conviés en la loge de la
Renaissance, il y a deux ou trois automnes, et dans lesquels le couvert
se mettait réellement à terre sur d’antiques tapis d’Orient aux tons de
lichen alpestre et de mousse fanée.

J’ai dit votre fin et vif esprit. Que ne dirai-je point de votre grand
et profond cœur?--Combien vous fûtes propice et douce aux lettrés
inquiets dont les débuts incertains, les talents contestés, les
sincères essais rencontrèrent tant de fois en vous une protagoniste
géniale, une auxiliatrice inspirée, cela est connu de beaucoup. Que
votre magnanime ambition place une réussite esthétique avant un succès
d’argent, cela s’applaudit et s’apprécie. Mais le témoignage que je
veux choisir entre mille, de votre grandeur d’âme, sera celui qui me
fut récemment si cher, lorsque pour rehausser nos fêtes de Douai de la
suréminence de votre jeu et du prestige de votre personne, vous n’avez
pas craint de vous imposer un voyage de plusieurs jours, dans le seul
but de servir un ami et d’honorer une poétesse oubliée.

                                 * * *

Donc aujourd’hui, pas d’autres considérants sur votre sidérale
carrière, que le plus éloquent de tous, l’affluence autour de vous de
nos enthousiasmes maintenus, de nos fidélités inaliénables, amplifiés
des innombrables élans que la distance retient et que l’éloignement
afflige. Point non plus de fastidieuses biographies. Rien que votre art
suprême, votre florissante beauté, votre impérial sourire. Et devant
eux, ce seul point de repère charmant, digne de leur gracieuse Trinité
et de vous-même: _A Versailles, un jour, dans un couvent de la rue des
Rossignols, naquit une voix, à qui ce joli nom devait porter bonheur,
et qui allait enchanter le monde._

«D’autres sont les grands hommes, disait Victor Hugo parlant de George
Sand. Elle est la _Grande Femme_!» Qu’on me permette de reprendre
à l’auguste maître et à l’illustre immortelle qu’il célébrait ce
lapidaire éloge et d’en faire don en ce jour à Sarah Bernhardt, ainsi
qu’ils l’eussent tous deux voulu, pour l’inscription commémorative de
son jubilé et ses noces d’argent avec nos âmes.

Et puisque j’ai parlé de couronnes, en voici une dernière. La rose
mourante que le _Passant_ prit aux sombres cheveux de Silvia, dans un
début inoubliable, s’est faite roseraie. Et ce sera, Madame, l’une des
pages les plus colorées et odorantes de vos récits de voyages qui nous
sont promis, que ce lac lointain, tout chargé de barques et de musiques
voguant et jouant pour vous, sur une eau si jonchée de fleurs que tout
l’azur en disparaissait lui-même, noyé sous des pétales de roses.

Telle est la géante et mouvante couronne qui vous convient, ô grande
Sarah Bernhardt, pour le feu sacré et le souffle d’art dont vous avez
embrasé et rafraîchi le monde. Nos cœurs aujourd’hui pour vous fleuris
les secondent et les suppléent, ces milliers de pétales qui flottèrent
ce jour-là vers vous, ainsi que de tendres cœurs parfumés et de roses
lèvres murmurantes.



  XVIII

  A GIOVANNI BOLDINI.



  LE MASQUE

  (LA DUSE.)


    Sans doute il est bien tard pour _déjà_ parler d’elle.

Ce vers, ainsi bizarrement transposé, n’exprimerait-il pas bien ce
qu’il y a de retardataire ensemble et de novateur dans l’explication
que, de temps à autre, les _montreurs_ doivent faire de certains
sujets, rebattus au delà des monts, lettre close en deçà? De ceux-là
est l’artiste dont le nom intitule cet article. D’aucuns la disent
attendue à Paris, lesquels pourraient bien compter sans une de
ces neurasthénies qu’apprête à celles qui n’ont retrempé ni reçu
l’inexplicable invulnérabilité d’une Sarah, la crise factice, mais
ressentie au point de se faire véritable, des cinq actes quotidiens
d’une Dame aux Camélias ou d’une Fédora.

L’heure est sans doute venue pour ceux qui, dès longtemps, goûtèrent
l’art de la célèbre Italienne, de donner à d’autres qui l’apprécieront
demain un avant-goût de sa pénétrante saveur. M. Duquesnel, à qui
demeurera l’honneur d’avoir proclamé et soutenu, envers et contre
plusieurs, la jeune Cordélia plaintive et non encore advenue qui devait
devenir l’illustre Sarah Bernhardt, nous disait l’autre jour, dans
une de ses intéressantes monographies d’artistes, qu’en 1892, le nom
d’Eleonora Duse lui était inconnu. N’était-ce pourtant pas un peu tard
pour _déjà_ parler d’elle?

                                 * * *

Ce dut être vers 1885 que, sans commentaire, je reçus, un matin,
de notre ami Gualdo[57], l’aimable et habile littérateur milanais,
qui écrit avec autant de grâce en notre français que dans sa langue
natale, une étrange photographie que j’ai encore sous les yeux. Elle
représentait, jusqu’à mi-corps, une pensive, mélancolique, presque
douloureuse jeune femme, les yeux baissés, les cheveux peu coiffés, la
mise discrète, la mine découragée, en l’attitude la plus simplement
désespérante des mains dénouées, après le désenlacement d’une dernière
illusion, d’une suprême chimère. La carte-portrait ne portait aucun
nom, pas la moindre épigraphe. Je rimai une interprétation de cette
antithétique vision, insignifiante et pourtant dominante, comme vide
de pensées et cependant méditative; fascinante sans regard, captivante
sans beauté, séduisante sans coquetterie.

  [57] Décédé depuis, à Paris, en 1898.

    Les cheveux ont perdu le pli de se coiffer,
    Les regards ont perdu la candeur de traduire...

Mon petit poème préludait ainsi. Je l’adressai interrogativement à mon
correspondant mystérieux,--lequel me répondit: «_La Duse_».

                                 * * *

Des fréquentes causeries qui s’ensuivirent entre nous sur le sujet de
l’actrice, me vint un vif désir d’entendre cette curieuse Eleonora.
L’occasion s’en offrit pour moi lors de son passage à Florence au
printemps de 1887. Une affiche annonçait la _Societa equivoca_,
autrement dit: le _Demi-Monde_; et, pour un jour suivant, _Francillon_.
Je vis donc la Duse dans ces deux rôles avec beaucoup de bonheur, de
surprise, d’admiration. Elle me parut constituer un terme de transition
entre Sarah Bernhardt et Desclée; cela, sans aucun pastiche et dans une
combinaison toute personnelle.

Ce qui me surprit le plus alors dans sa manière, c’était une certaine
façon d’être en scène sans rien qui décèle tout d’abord le premier
sujet, presque l’effaçant plutôt, comme pour faire bénéficier la suite
du rôle de cette soustraction originelle,--à la guise de ces plus
subtiles des coquettes qui s’enlaidissent à dessein la veille du jour
où leur beauté doit se montrer le plus sensationnelle. Des amis de
l’Italienne, des auditeurs assidus et attentifs m’ont détourné de cette
croyance. Le calcul de Mme Duse ne va pas si loin.

Plutôt elle se laisse entraîner au cours de son émotion, à la passion
de son tempérament, au penchant de sa nature, où rien n’est si composé,
mais volontiers spontané et véhémentement expressif. Aux premières
scènes, son don pythique n’a pas encore reçu toute la chaleur dont la
communication graduée doit porter à leur comble par la diction saccadée
ou le débit emporté, dans les scènes médianes ou finales, ses qualités
naturelles de pathétique élégant, de tragique dolent ou formidable.

                                 * * *

Ces jours derniers--à huit ans d’intervalle,--un vif désir me revint
de me retrouver sous l’influence de ce jeu électrisant--dirai-je
électrique?--toujours comme gros d’orage, et dans lequel la foudre
éclate, zigzagante au milieu d’une tirade posée. Et je me rendis à
Bruxelles, pour entendre la Duse dans la _Cavalleria rusticana_, la
_Locandiera_, la _Moglie di Claudio_, la _Signora delle Camellie_ et
_Magda_.

Certes, il faut toujours, à ces secondes auditions, défalquer
l’étonnement dont l’admiration s’appauvrit. Y eut-il encore de
l’air dépaysé d’une plante méridionale, en ce climat _pluvinant_ de
Rodenbach; de la froideur aussi d’une salle quasi déserte?--Ou bien
réellement l’exportation et les tournées ont-elles, comme souvent
il arrive, _unifié_ l’art, il me semblait naguère plus divers de la
comédienne? Au cours de ces représentations plus nombreuses, mon
impression, toujours fort admirative, se montra plus raisonneuse, moins
miraculeusement subjuguée. En voici les conclusions:

«Le moins possible de pas entre la fiction et la réalité,--me disait
pittoresquement un éminent diplomate ami de la femme, admirateur de
l’artiste,--ne serait-ce pas une juste définition de l’interprétation
dramatique la plus adéquate?--Or, nulle de celles qu’il nous a été
donné d’entendre n’a logé dans cet intervalle moins de pas que la Duse.»

Cela--qui peut-être est vrai--s’explique ainsi, et c’est, entre autres,
la grande différence qui sépare la Duse de notre inimitable Sarah
Bernhardt, dont l’art est conscient et réfléchi. Chez cette dernière,
la préoccupation de faire _vrai_ ne se sépare jamais de la volonté
de faire _esthétique_. La mort de Fédora, si poignante soit-elle,
n’abdique point le décor dans le trépas, la grâce dans l’empoisonnement
et jusqu’à toute une chorégraphie giratoire dans la chute suprême de
l’agonie. Rien de tel chez la Duse, qu’une attitude disgracieuse, voire
une grimace, ne détourneront aucunement d’assurer par leur moyen,
plus de _prenant_ à telle phase du personnage qu’elle représente,
certaine phrase du rôle qu’elle joue. Tel est l’avis de notre grande
tragédienne, avec laquelle je me suis plusieurs fois entretenu de la
célèbre Italienne, qu’elle admire grandement et qu’elle a souhaité voir
faire ses débuts[58] à Paris, sur le théâtre même de la Renaissance.

  [58] Réalisés depuis.

«La scène italienne,--me disait en substance la créatrice de
_Gismonda_,--est une école de vérité. Il n’est pas rare d’y voir des
acteurs de second ordre s’y montrer étonnamment vrais. Et c’est de ses
études et séjours en Italie que Desclée avait contracté ces qualités
de jeu naturel, de mimique juvénile et spontanée qui constituaient le
meilleur de son talent et composèrent une bonne part de sa renommée.»

Je citerai moi-même, à l’appui de ce dire, telle scène de la _Dame aux
camélias_, durant laquelle des qualités similaires portent à son comble
l’art réaliste, disons naturaliste, de Mme Duse.

Le père d’Armand vient d’obtenir de la jeune femme l’immolation
irrévocable; et Marguerite s’apprête à quitter pour jamais ce fleuri
salon de campagne, où, contre tout espoir, elle s’est retrouvée
heureuse, contre tout droit crue réhabilitée. Tout est révolu pour
cette repentie rejetée, de son rêve d’amour pur, dans l’ancienne vie
de honte. Le pas dont elle s’éloigne est celui d’une bête blessée,
démontée et qui se traîne. D’un geste machinal et automatique, elle
attire à elle du bord de quelque causeuse, le manteau qu’il lui faut
pour ne pas sortir demi-dévêtue. Mais rien de son âme n’est dans ce
geste, rien de cette coquetterie qui survit aux accablements, de cette
féminité abdiquée avec l’amour, telle qu’une royauté abolie. Et le
manteau se pose sans élégance ni grâce sur les épaules de la volontaire
abandonnée.

Rien de navrant comme l’éloignement stupéfié dans l’ouverture de
la porte creusée aux proportions d’un gouffre, de cette silhouette
subitement dénuée de sa naturelle beauté, et que le désespoir vient de
sculpter dans l’amoureuse de tout à l’heure. Alors, elle se retourne
pour embrasser d’un récapitulatif regard le paradis perdu de son nid
d’extase; et sans force, sans conscience ni pensée, elle y rentre une
fois encore, somnambule et comme égarée; puis, là, dans un brusque
allongement sur une chaise longue, elle laisse d’étranglés sanglots
secouer tout son corps aveuli, des sanglots d’enfant affolé à qui l’on
a repris son jouet, sa friandise, sa poupée.

                                 * * *

Une monotonie est afférente à ce jeu, de par un petit nombre d’effets
caractéristiques, singuliers ou violents, en une mimique parfois
exagérée, ou un peu vulgaire; entre les mouvements versatiles mais
comptés du masque sans grande beauté, mais tour à tour charmeur,
pervers, douloureux ou terrifique; et dont la sensitive mobilité
exécute ces variantes avec une prestesse de pianiste nuançant un doigté
ou phrasant un trait. L’intonation se ralentit ou précipite, le débit
se saccade volontiers et à l’excès, le tout en une manière d’être et
de proférer un peu périodique et prévue qui fatigue l’attention et
émousse la surprise au cours de cinq actes, quand la brève _Cavalleria
rusticana_ mettait, elle seule, mieux en valeur tout ce registre.

Ce petit drame de Verga offre sans doute la plus succincte en même
temps que la plus intense occasion d’apprécier et juger l’artiste. La
gamme de ses dons s’y parcourt sans récidive et dans toute son étendue.
La jalousie corrosive ou plaintive, la passion énervée et criminelle
portent au summum, chez le spectateur, une émotion qui ploie, faiblit
et se lasse au long de plus durables tableaux. Et je conseillerais à
Mme Duse de faire le choix de ce morceau pour se révéler au public
parisien, quand elle ne craindra plus de voir déjuger par cet
aristarque malicieux et fantasque une réputation plus qu’européenne.

Avouerai-je que j’avais espéré d’obtenir cette représentation théâtrale
au nom de Marceline Desbordes-Valmore, et au profit du monument que
des cœurs épris de cette touchante muse souhaitent de lui ériger en
sa ville natale? Mme Duse aurait, à cette requête, répondu qu’elle ne
se souciait point de paraître acheter le suffrage du public de Paris
en y débutant par une bonne action. Scrupule merveilleux, singulier
après tout, peut-être légitime. Le succès de Mme Duse, ici, me semble
pourtant au-dessus et à l’abri de pareilles préoccupations, et pourrait
bien ressortir à celui de Mme Ristori, la géniale artiste, la femme
éminente qui m’a souvent parlé de sa compatriote avec une admiration
sympathique.

Enjolivant son magnifique talent, le féminin prestige mettra sans nul
doute Mme Duse à l’abri d’une aventure du genre de celle qui advint,
en ce même Paris, au grand Salvini, lequel, devers 1881, déploya son
génie en l’honneur des quinquets et des banquettes du Théâtre Italien
agonisant, près de tourner en maison de banque. Rossi, moins grand,
l’an d’avant, avait fait recette.

Le goût de la prestigieuse Eleonora devra pourtant, avant de se
manifester aux Parisiens, surveiller, avec parfois un peu sa mimique,
deux choses encore: son affiche, afin de n’y pas laisser imprimer des
pièces comme la _Locandiera_, de Goldoni, dont on s’étonne de voir la
noble interprète de _Nora_ et de l’_Abbesse de Jouarre_, ressasser,
entre le blanchissage de _Madame Sans-Gêne_ et les couplets finaux de
Scribe, des fadaises que l’auteur du _Domino noir_ eût désavouées.
D’autre part,--outre une compagnie beaucoup plus qu’insuffisante,--ses
toilettes, dont les régulières erreurs entre les folies de Liberty
et les atours bourgeois, on ne sait comment arrachés aux meilleurs
faiseurs, trouveront les Parisiennes inexorables.

Et pour assurer le grand succès déjà certain, un peu de bonne grâce ne
nuira pas. Mme Duse refuse implacablement et impunément de recevoir des
rois et de rendre visite à des reines. Je prévois tels interviewers qui
se pourraient montrer moins patients.

  28 juin 1895.



  XIX

  A PAUL HELLEU.



  UN FÉMINISTE

  (A PROPOS DES EAUX FORTES DE PAUL HELLEU.)


Le jeune et brillant comte de Castellane vers lequel sont anxieusement
dirigés bien des regards pleins de rêves artistes à réaliser, sera-t-il
le Mécène promis; un collectionneur non content de meubler des galeries
reconstituées selon d’antiques plans, d’authentiques mobiliers issus
de la légitime union du Boulle femelle avec le Boulle mâle; mais un
Aladin compliqué de Louis, une baguette et un sceptre, la féerie et
l’histoire?--Et puisqu’on nous parle de Trianon à propos de l’étage
de marbre rose que Paris voit s’édifier en une nuit, entre non moins
d’étonnement que n’en fit jaser le palais du Conte oriental--un vers
célèbre méritera-t-il de courir sur son sarancolin:

    Un regard de Louis enfantait des Corneille?

L’éternelle et palpitante question se pose à cette occasion et
d’une éloquence cette fois embellie d’espérance en la jeunesse et
la fantaisie. Nos amateurs d’art persisteront-ils à demeurer des
amoureux de bric-à-brac, dénués de la géniale autorité et de la
préventive indépendance d’un Goncourt devançant la mode, la créant de
par sa richissime collection de dessins amassés avec des sous, rien
qu’à garder ou racheter des papiers d’emballage, des enveloppes de
paquets--(Veuillot l’aurait dit ainsi)--«_autour d’un ressemelage!_»

Certes, d’importantes leçons nous sont venues de cette vente, qui
ne méritera pas seulement l’épithète d’_interminable_. Le billet de
mille froissé autour de cette épreuve de la _Bouquetière_ de Boucher,
en marge de laquelle se lisait encore au crayon le prix que l’avait
vendue aux deux frères le père même de l’expert Danlos: trois livres
dix sols, devra, s’il est bien compris, persuader aux acheteurs qui
ont un autre souci que de se montrer riches, que c’en est fait de ces
antiques achats enlaidis de gros prix et qu’il faut désormais laisser
aux maniaques et aux musées.

Il est encore de nobles et plus récents objets méconnus qu’il siérait
de grouper glorieusement et modestement ainsi que l’ont fait les
Goncourt pour la première et la plus importante partie de leur
collection--c’est ceux-là qu’il est spirituel de rechercher: et puisque
la mode est aux reconstitutions, c’est le _suranné_ qu’il faudrait
reconstituer pour ne pas retarder sur les trouvailles.

Et le Bertin d’Ingres était, il y a quelques semaines encore, à la
portée d’inintelligentes collections qui n’en ont pas voulu et qui se
seraient haussées, en l’acquérant, à une noblesse historique.

Mais de plus sensibles conseils se devraient imprimer dans les cerveaux
sous le martel de ces enchères; et cette conviction que Watteau n’a pas
toujours vécu, et qu’il s’est parfois rencontré des amateurs éclairés
pour faire exécuter _par des vivants_ des décorations et des objets
d’art d’autant plus discutés à leurs débuts que l’avenir leur doit être
plus clément ou plus fervent et qui deviendront des chefs-d’œuvre.
Car c’est une haute dignité, considérer les choses actuelles avec le
regard renseigné dont les contempleront dans l’avenir ceux qui les
comprendront enfin!

Un ardent désir de se signaler en ce sens me semblerait une noble et
charmante descente du Saint-Esprit sur une tête fortunée, et l’on ne
cesse de l’espérer, même après tant d’espoirs avortés, d’exaltations
follettes, de consécrations falotes et de formidables oublis.

Des erreurs, des écoles, comportent, en cette voie, plus de dignité,
que de timides réussites sur des chemins parcourus; et j’aime mieux
certains essais violents et saugrenus du pauvre rêveur de Bavière
qu’une récidive de Salon-Soleil ou de boudoir rococo, que ce Louis-là
sut du moins rater tous!

Oui, je veux réjouir les yeux, d’une extase jeune, et d’un nouvel
appétit, au début d’un repas, à l’aurore d’une fête; j’exige de
m’enivrer réellement, fictivement en de modernes vases murrhins; je
veux un _surtout_ de table qui soit en cristal d’un verrier Fée,
serti d’émaux du magique bijoutier Lalique;--et que le festin qu’ils
brillantent soit servi sous des coupoles peuplées de muses de Stevens
et de Whistler, de femmes-fleurs par Boldini et par Besnard, entre des
lambris qui se creusent sur des Versailles exquis d’Helleu et de Lobre,
et des frises où l’on prenne pour des bouquets de roses de gentils
cupidos de Willette.

                                 * * *

J’y pensais, l’autre jour, comme depuis quinze ans, devant ces
Versailles merveilleux exposés au Champ-de-Mars par notre subtil ami
Paul Helleu, en faveur de qui l’on pourrait bien--en train d’anciennes
citations--transposer ce vers:

    Peintre, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire!

Car, entre à vrai dire de flatteurs succès, il faut pourtant la cécité
même de ceux qui l’admirent et le font œuvrer pour n’avoir pas encore
entendu les mélodiques accords qu’un tel peintre musicien pourrait
faire rendre aux heureuses parois qui lui seraient confiées.

C’est avec plaisir et peine que je l’ai appris, un amateur intelligent
vient d’acquérir un des trois panneaux automnaux de l’Exposition. Ce
ne sera qu’un doux et triste tableau dans une collection, sans nul
doute délicatement élaborée. Mais le bel et mélancolique boudoir de
l’Automne, aux tentures en quinze-seize bleu pâle, dont c’étaient là
les dessus-de-porte nés, et que l’artiste eût complété des fresques
exquises et impatientes desquelles ses pinceaux sont remplis, le voilà
veuf d’une de ses tapisseries dorées. Tous les brocards de l’automne
pittoresquement décrits par la Sévigné, Helleu les a souvent peints
dans ses toiles enchantées. Octobre y pleure ses larmes d’or sur
des olympiens désolés; et ce sont des automnes plus anciens dont
s’attardent les reflets sur les groupes de ce bassin où des feuillages
jaunis se sont défilés comme les grains de chapelet d’un abbé musqué,
les perles mortes d’un collier de favorite.

Mais combien d’autres chambres en des styles divers et différemment
élus se sont offertes aussi vainement, sous le pinceau d’Helleu, au
millionnaire inéclairé ou inattentif, à l’affût d’un Hubert Robert
retouché ou d’un Canaletti apocryphe!

J’ai vu de quoi tendre toute une _Salle des Fraîcheurs_, sous des
panneaux de mer, glauques et azurés où claquent et se diaprent les
drapeaux des yachts, où des jetées se fleurissent harmonieusement de
toilettes ombellifères.

De plus suaves rayons ont couru sur la palette de notre peintre. Il
les faudrait décrire longuement. Si les navires lui furent chers, il
aima non moins les nefs de notre salut, les frais vaisseaux pleins de
reflets et d’encens des cathédrales pensives. Les taches arcenciélées
que le soleil fait se mouvoir au long des murs et courir sur les
tombeaux en jouant à travers les verrières, le peintre a su fixer
leurs insaisissables tons d’althæas satinés et lisses. Mais, agonies
d’automne, flots soleilleux, mausolées où le jour expire, saurait-on
vous peindre que de tons de fleurs, que de teints d’enfants et de
femmes?

Femmes-fleurs, fleurs-enfants, ce sont les vrais modèles d’Helleu, rare
maître des élégances; ses pastels de la comtesse Greffulhe seront des
émerveillements de l’avenir, et ses bleus hortensias sont pleins de
rêves.--Goncourt l’a dit dans la délicate préface, dont, à ma requête,
un peu,--j’ose le rappeler,--il ornementa, en 1895, un catalogue de ces
eaux-fortes d’Helleu, aujourd’hui célèbres, et dont une importante
collection en très belles épreuves fut le joyau d’une suprême vacation
de la vente d’Auteuil: «Je ne sais pas un autre mot pour les baptiser,
ces pointes sèches, que de les appeler les _instantanés_ de la grâce de
la femme.»

Qu’ajouter à cela, si ce n’est qu’il y faudrait moins--et plus
encore?--à savoir, après la décorative consécration de cette préface
d’un Goncourt et l’estime ancienne des critiques perspicaces et des
amis compréhensifs, il y faudrait, dis-je, comme aux _Mille et une
Nuits_, l’apparition imminente d’un palais d’Aladin, mais aux murs
blancs et nus, et qui s’en retourneraient délicieusement revêtus par
Helleu avec toutes les nuances des yeux et des eaux, et de la mort du
soleil dans les vitraux, et de l’agonie des étés dans les automnes...



  XX

  A LA COMTESSE POTOCKA,
  NÉE PIGNATELLI.



  APOLLON AUX LANTERNES

  (VERSAILLES.)


«J’aime ce Café, Monsieur, il meurt noblement,» disait Barbey
d’Aurevilly parlant du café d’Orsay, sorte de Tortoni de la
rive gauche, qui, naguère fashionable aux jours de jeunesse du
polémiste-romancier, employait la même indigente magnificence dont le
vieux dandy luttait contre l’âge, à lutter tout aussi vainement contre
la faillite, au coin de la rue du Bac et du quai dont il se nommait,
d’un nom de dandy, lui-même.

Cet éloge dont il récompensait la lente agonie du café d’Orsay,
l’auteur des Diaboliques ne pourrait le refaire du _Café de Louis XV_;
je veux dire ce pavillon Français de Trianon qui fut un temps loué à un
limonadier, et auquel on vient, sans doute en raison de ce souvenir,
d’infliger le rajeunissement d’une guinguette magnifique. Certes il
_mourait noblement_, quand la _restauration_ cupide et inéclairée est
venue le réveiller sous les respectables plaques grisonnantes de son
stuc, pour le rendre à la vie artificielle, sans dignité, sans harmonie
et sans durée d’un enduit de ton beurre frais et d’un clinquant
misérable.

C’est cette _mort noble_ qu’il serait temps qu’un conseil supérieur
et conscient prît le parti d’assurer à tout Versailles; ce tout
Versailles si pitoyablement hésitant entre l’écroulement, et la
factice et désolante survie d’un replâtrage, parmi tant d’impérities
et d’exactions, ensemble onéreux et économique. Ce tout Versailles
qui semble proclamer silencieusement mais désespérément comme son
auteur le Roi-Soleil agonisant qu’il n’est pas difficile de mourir.
Certes, il est moins difficile de mourir que de vieillir. Combien de
visages, combien d’édifices en font foi, faute d’avoir établi par de
judicieuses observations et de nettes définitions, ce qu’un intelligent
entretien, une restauration vraiment digne de ce nom, doivent
sauvegarder de vétusté à un aspect senescent, pour ne pas accuser des
désordres graduels, souligner des désastres successifs; en un mot ne
pas disproportionner, déshonorer les phases souvent harmonieuses de la
dévastation et de la décrépitude.

Une vieille parente mienne dont j’ai cité un trait dans mon
_Saint-Expédit_, et qui fut une intrépide Dame de Charité, nous
égayait, nous épouvantait de ce récit: un jour que son zèle généreux
mais indiscret l’avait poussée à franchir un seuil entr’ouvert auquel
elle avait heurté vainement, elle se trouva tout à coup en présence
d’une monstrueuse figure mi-partie sexagénaire et juvénile, une
vieille coquette brandissant les fards dont elle était en train de se
badigeonner, décrépite d’un côté, recrépie de l’autre, sorte de Janus
de l’enjolivement et de l’horreur, qui se mit à vociférer--à vrai dire
à bon droit, contre l’envahisseuse.

Les beautés d’architecture et de nature du vieux Versailles pourraient
bien, devraient crier ainsi, mais contre les envahisseurs qui les
reboutent à faux, les raboutent à rebours. C’est une erreur de la
coquetterie de croire qu’il faut ne pas changer. Au contraire être
immuable, en matière d’ajustement et sur le chapitre décoratif, c’est
la première et la pire façon de dater, par conséquent de vieillir.
D’antiques beautés célèbres et _conservées_ nous apparaissent encore
ainsi sous les bandeaux et dans les toilettes des portraits de
Winterhalter. Plus habiles sont celles qui ont suivi la mode; plus
touchantes, plus décentes, plus conformes--et finalement plus adroites
aussi celles qui se contentent de décroître simplement selon le décours
naturel de l’âge, lequel console des fraîcheurs évanouies par des
attraits d’un autre ordre, et de plus de grandeur. Le poète les a
magnifiquement spécifiés:

    ... on voit _de la flamme_ aux yeux des jeunes gens;
    Mais dans l’œil du vieillard, on voit _de la lumière_.

«Une vieille femme folâtre fait les délices de la mort,» cet adage
antique ne convient pas moins aux monuments ci-devant jeunes,
équivalents marmoréens de ces jeunes premiers du théâtre sur lesquels
le parterre reprend son droit de sifflet sans pitié même pour de
radieuses carrières. On a publié la lettre si tendrement cruelle par
laquelle Mme Valmore rappelle à Mlle Mars la nécessité de rompre avec
une illusion trop peu partagée. L’illustre actrice comprit, au point
de paraître pardonner à son amie et de céder; mais non sans avoir
subi de plus durs rappels. Une fois elle dut elle-même interrompre le
spectacle et les rires d’un public irrévérencieux par cette douloureuse
rectification verbale: «Mlle Mars a soixante ans; mais l’héroïne dont
elle joue le rôle n’en a que dix-sept.» Et elle reprit sa tirade. Et
la véritable héroïne fut ce soir-là, non pas celle de la fiction, mais
l’artiste elle-même. Elle abdiqua donc dans une dernière représentation
où son aigreur expira par ce trait. Elle jouait _Valérie_, où figure
certain bouquet, dont l’abandon, après la pièce, était une occasion de
marivaudage. Et comme en cette suprême soirée d’adieu, elle le jetait à
son fidèle amoureux le comte de Mornay, les fleurs furent interceptées
par un autre. Et la vieille jeune première murmura malicieusement
dans le dernier soupir de Célimène: «Pauvre Charles! il n’a pas eu
la première fleur, il n’aura pas le dernier bouquet.»--Pauvres vieux
jeunes premiers, ils se complaisent confraternellement à l’entour des
vieux monuments replâtrés; ils y demeurent dans un décor qui lutte
comme eux pour ne pas vieillir, et j’en rencontre parfois chuchotant
des vers de Musset à l’oreille de cette divinité que le poète accuse
le praticien d’avoir égorgée en faisant des degrés de ce marbre
sanguinolent qui voulait être une statue.

Je dirai encore une triste et risible histoire de vieille actrice.
Celle-ci, au cours d’une tournée de province, s’était audacieusement
fait précéder de ses portraits à vingt ans, exposés chez les marchands
de musique. Le public le prit mal, et certain titi alla jusqu’à saluer
de l’épithète de _vieux veau_! l’entrée de l’antique ingénue.

De tels rappels à l’ordre devraient, je le répète, si
l’irresponsabilité des pierres qui, elles-mêmes et elles seules ne
demanderaient qu’à s’effriter magnifiquement, ne rejetait tout le tort
sur leurs avides ou maladroits curateurs, s’appliquer aux ci-devant
jeunes monuments qui ne savent pas s’acheminer par une graduelle
dégradation jusqu’à cette totale extinction de laquelle doit résulter
et ressusciter finalement cette survie des œuvres d’art qui est la
part des Musées.--«Tel qu’en lui-même enfin l’Éternité la change» est
non seulement un beau vers, mais la formule d’une loi de transformisme
applicable aux êtres et aux choses.

Il y a une forme de résurrection laquelle donne le sens de l’inconnue
qui devrait être la résultante définitive d’un objet d’art et d’un
homme. Pour le personnage historique, ce n’est pas, s’il s’agit de
tel héros ou de certaine sainte, cette force et cette beauté qui ne
furent de leur vivant que le germe de leur survie; non, ce n’est
souvent--ironie et dérision--avec une histoire qui sera maintes fois
légende entêtée et fausse, qu’une mèche de cheveux, un osselet exhibés
en un reliquaire.

Saint François de Sales, c’est un cœur dans une pyxide à Lyon; saint
Césaire, c’est une dent, en un monastère de Bernardins. Débris auréolés
sur lesquels l’édification plane.

Le reliquaire, pour les œuvres d’art, que dis-je, pour les édifices,
voire pour les cités, c’est un muséum. Le palais de Darius,
repeinturluré, recuit, parvenu pour tout avènement à cette froide
immortalité qui précède la cendre de l’incendie ou la trituration du
cataclysme, n’a du moins plus rien à redouter des restaurateurs. Et
l’on respire à le contempler en songeant que tant de siècles ont œuvré
et tant d’autres contemplé, pour ce délicat aboutissement que Pierre
Loti, qui s’est une fois déguisé en archer persan, rencontrât ce modèle
de costume. Tels sont les résultats inattendus des treuils et des
cabestans, des siècles et des architectures. Qui sait à quelle plus
minime fin concourront les derniers reflets des mobiliers en or et en
argent qui meublaient autrefois la galerie des glaces;--les derniers
rayons du Roi-Soleil couché dans le lit de Delobel, et du Soleil-Roi
expirant tous les soirs dans le linceul empourpré des miroirs d’eau
jaune et mauve;--les derniers parfums des deux mille orangers, les
suprêmes retombées cristallines des quatorze cents jets d’eau; les
derniers soupirs des trente mille ouvriers morts pour l’inutile aqueduc
de Maintenon--et de tant d’autres milliers d’agonies; les derniers
tintements des quatre cent cinquante-sept millions, cinq cent dix-huit
mille, quatre cent soixante et dix-huit francs, quatre-vingt-quinze
centimes--qu’a coûté Versailles!

En quelles vapeurs danseront, en quels échos se condenseront ces
reflets et ces soupirs après quelques centaines, quelques milliers
d’ans, quand une Mme Dieulafoy, du Nouveau Monde sera venue mirer
triomphalement par les ruines de la galerie des glaces et du parterre
d’eau les basques d’un habit d’une coupe imprévue; quand les
Louis-Curtins du cavalier Bernin, passés métopes seront mis au rang
d’un marbre d’Elgin, et que des rubriques flotteront comme des gazes
autour de leurs faux cheveux fouillés et de leurs plis torturés, d’où
se lèvent des astres? Diront-elles--et pour tout _Nunc Erudimini!_ que
Louis XIII, lors de sa première _volerie_, qu’il fit à l’âge de six
ans, prit un lièvre, six cailles et deux perdrix; et qu’il aima la
chasse jusqu’à _voler_ tout indistinctement et même la chauve-souris,
parmi les ombres;--que le _Cabinet des Pendules_ n’était pas le même
que le _Cabinet des Perruques_;--que le frère du Roi, dans le tableau
de Nocret représentant la famille royale, fut peint sous les traits
de l’_Étoile du Matin_, ce qui fit de ce _Monsieur Stella Matutina_
un bizarre émule pour la sainte Vierge;--que Louis XIV aimait fort le
raisin muscat;--que les cardinaux bénissaient la couche où les princes
allaient copuler, et que le Père de la Chaise lors de la célébration
du mariage du roi avec la Maintenon portait une étole verte; que Louis
XV écoutait aux cheminées et fit avec passion de la tapisserie; qu’il
inventa en 1743 le nom de _la Grippe_; que l’an 1738 fut pour lui
une année de dégoût, puisqu’il cessa de toucher les écrouelles... et
de coucher avec la Reine; que cette dernière entendait jusqu’à trois
messes chaque matin, tandis que le dauphin fumait jusqu’à douze pipes!

Fumées!... Fumées!... Fumées!...

A moins que par un anachronisme naturel, et faisant peu de différence
des élégances contemporaines à celles qui s’y exercent de nos jours,
on ne vienne à en conclure que le pavillon de Madame a été construit
par M. Chauchard, et que ce fut dès l’origine que l’automobile de
Gordon-Bennet occupa la niche de l’éléphant, et que son yacht mouilla
sur le bassin du cachalot dans la _Ménagerie_.

Fumées! Fumées! Fumées!...

L’important, quels que soient le sens de leurs tournoiements et le
bleuissement de leurs bouffées, est de laisser s’évaporer, s’évader
enfin ces volutes et ces spirales; de leur rendre la liberté leur
criant le beau vers qu’Hugo jette à l’oiseau détenu:

    Pensif, je me suis dit: je viens d’être la Mort.

car les marbres n’en peuvent mais, et parce que les arbres tant de fois
martyrisés aspirent à ne plus _pousser sous la dictée--de M. l’Abbé
Batteux_.--Laissons toute cette poussière se poser et toute cette
cendre reposée enfin, murmurer dans un historique lointain, le _Memento
quia pulvis_ des Ages.

Le Maître des _Contemplations_ fait se héler avec une majesté inquiète
les antiques cités dévastées. Babylone, Thèbes, Ninive, Tyr?

Ce qui fut doit faire place à ce qui doit être.

Le Frère, il faut mourir! est un cri religieux des civilisations et des
empires. Et les pompeuses pierres de Versailles imprégnées de solennité
et de solitude, de lassitude et d’ennui le baillent muettement de tout
l’hiatus et de tout le rictus de leurs fissures et de leurs lézardes...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce mélancolieux cri des pierres avides de s’effriter dans l’oubli,
un distingué écrivain, un sincère amant de Versailles l’a proféré
pieusement, et excellemment. M. Émile Hovelacque a dit ce qu’il
fallait, mêlant les chiffres au style et la technique à la rêverie en
ses éloquents et fervents articles de la _Gazette des Beaux-Arts_,
qui auraient mérité plus de retentissement. Nonobstant l’alarme a
été donnée, l’appel a été entendu. D’heureux effets en résultent
déjà. L’enlèvement des baraques qui devaient servir à la soi-disant
restauration de dômes inexistants, a prouvé, se relevant sur du vide,
que ces gobelets en planches n’avaient d’autre mission que d’escamoter
des crédits moins chimériques.

L’épuisement prématuré auquel l’écrit de M. Hovelacque semble
destiné, chez les libraires versaillais, factice ou réel, est de bon
augure, puisqu’il prouve que le coup a porté sur des juges iniques et
inquiets, ou sur des lecteurs désireux de lumière. C’est que le Jonas
de cette Ninive n’y va ni de main ni de lettre morte. Il appelle des
choses par leur nom: un Cubat un Cubat, et un restaurateur un fripon.
C’est plaisir de l’entendre parler de «destructions arbitraires, de
_retapages_, d’un faux luxe effectué sans aucune garantie; de _toc_
lamentable et grotesque; d’enlaidissement inutile accompli sans retard,
au mépris de réparations urgentes; d’étranges mixtures versées à faux
sous prétexte de patiner de faux bronzes; enfin de toute cette campagne
de dévastation onéreuse et sacrilège.»--«La destruction analogue du
bassin de Cérès ne coûtera que dix mille francs,» ajoute l’inexorable
vérificateur en son ironie attristée. Mais que de poésie et de vérité
dans ces doléances motivées! «Cet ensemble unique créé par le génie,
que les saisons, que les années, que les siècles ont doré d’une suprême
gloire mélancolique, en une heure on le dépouille de sa vieillesse
vénérable, de son passé séculaire, de son émouvante beauté, on le
maquille, le rajeunit, le déshonore.

«Les pierres avaient vieilli avec les arbres qui les entourent,
avec les charmilles dont la cime pourprée, dont les troncs moussus
ont le ton des plombs bronzés des bassins, des pierres riches des
margelles; ensemble ils avaient connu les vicissitudes des saisons,
subi les événements des années, vécu d’une vie commune d’où une
commune beauté était née: peu à peu la Nature avait repris l’œuvre
d’art, l’avait rendue sienne et pareille à ses œuvres. Le patient
effort du temps avait fait de cet ensemble, arbres et pierres, une
harmonie, un seul objet d’art. Cette unité, on l’a brisée. On ne
remplace pas ainsi en une heure le mystérieux travail de la nature.
Elle a ses nécessités, ses lois, son imprévu que les restaurateurs
ne comprennent pas. Les hasards du feu sur un grès flammé ne sont
pas plus étranges que ses caprices, ni plus beaux. Les patines sont
l’effet de réactions mutuelles: elles manifestent la vie propre d’une
œuvre qui a su durer, en résistant sur tel point, en cédant sur tel
autre. Elles sont l’affleurement et le signe de forces profondes et
multiples. Sourdement, inconsciemment, la présence de ces forces nous
émeut: obscurément nous sentons sur ces pierres, sur ces bronzes,
sur ces plombs harmonisés à la nature, leur silencieuse activité,
nous jouissons de la logique de leur effort.»--Poétique et véridique
tableau, tendrement contrastant avec ce _donner partout à l’ancien
l’aspect du neuf_, qui semble, au dire de l’écrivain processif,
l’inepte et hideux _propositum_ d’aujourd’hui. Car c’est contre cela
qu’il importe de réagir. Le remplacement de tous les balustres (il
en manquait un sur vingt) est aussi malséant dans la restauration de
Trianon que l’apparition d’un râtelier éblouissant et complet dans une
bouche âgée où suffisait un plombage.

N’infligez pas plus longtemps à ces monuments dont la ruine est,
comme Montaigne écrivait de celle de Rome: _glorieuse et enflée_, le
prolongement d’un retour d’âge calamiteux. N’allez pas jusqu’à faire
dire d’eux ce qu’un seigneur osait chuchoter du vieux Roi: «Il garde
contre moi la seule dent qui lui reste,» ni contraindre d’appliquer
à la maison du soleil cette triste phrase de Chateaubriand: «Il y
avait déjà longtemps qu’elle n’existait plus, à moins de compter des
jours qui ennuient tout le monde.»--Que celui qui a commencé achève
de me réduire en poudre! s’écriait Job. Il est bon d’entendre la
même plainte s’exhaler de la _ruine glorieuse et enflée_. Le Trianon
de porcelaine est révolu, et parvenu à cette survie dont j’ai parlé
plus haut, qui est la relique collectionnée. La sienne consiste en
quelques céramiques, débris peints de roseaux et d’oiseaux. Reliquat
satisfaisant et impondérable. Le temps est venu pour les autres
Trianons de s’acheminer vers cette sorte d’achèvement qui renaît de
l’abolition. Et cela est suffisamment attesté par les abominables
objets, Sèvres modernes montés en plomb verni, qui sont venus remplacer
les bibelots anciens sur les consoles et les cheminées. Tous les
œillets en bronze des petits candélabres de Marie-Antoinette qui
avaient graduellement disparu dans les poches des Touristes, ont
maintenant refleuri tout flambant neufs. C’est justement le contraire
qu’il faut: la conservation avec authenticité, d’une antiquité même
tronquée. C’est encore le lieu d’une comparaison à l’humanité: un
squelette est un filigrane qui fut vivant; un crâne offre la beauté
d’un vieil ivoire. Mais quoi de plus choquant que la coquetterie au
delà de la vétusté, dans la corruption, des cadavres du ménage Necker
ou du pianiste Thalberg marinés dans leurs bocaux par une admiration
mal entendue. «Réveillez-moi, _vous voyez bien que je suis mort_!»
s’écrie M. Waldemar, ce personnage d’Edgar Poë, le Magnétisé _in
extremis_ désireux de s’anéantir. Et puisque nul richard patriote ou
étranger ne s’est trouvé pour assurer par le legs de sa fortune à ce
palais des palais, autre chose que des cataplasmes architecturaux, de
coupables amputations et de grossières éclisses, épargnons-lui cette
caricaturale prorogation de sa splendeur. Et pourtant l’originalité
eût été pour séduire un milliardaire Américain: Versailles légataire
universel, héritier des perles de Mme Ayer et de ses rubis sanguinèdes.
Cependant New-York afflue ici; et j’y ai rencontré ce type qui aurait
tenté Balzac, ce remplaçant de l’ancien Anglais qui venait passer les
hivers à Tours: l’Américaine valétudinaire en annuelle saison aux
_Réservoirs_.

«L’Ile Royale est devenue un dépotoir,» nous affirment les guides
précis et iconoclastes. Assez de ces tragiques transpositions.
L’éditeur du _Journal de la santé du Roi_, après nous avoir présenté
Fagon penché durant soixante-quatre ans sur les augustes déjections,
déplore que ce prototype de Purgon s’étant abstenu les quatre derniers
ans, se soit appliqué le célèbre vers: «Grand Roi, cesse de... vaincre,
ou je cesse d’écrire!» N’allons pas jusqu’à ce dégoût. Grâce pour
quelques souvenirs. C’est encore le grand Rêveur de Combourg qui a
écrit: «Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien; mais avec
les souvenirs! Le cœur se brise à la séparation des songes, tant il
y a peu de réalité dans l’homme.» L’heure est venue; la vigilance
de l’histoire est là pour nous l’indiquer avec ses prévoyances. De
puissants et délicats iconographes ont surgi, dont l’œuvre a résorbé
la grâce expirante des lambris et des bocages: Lobre qui depuis plus
de dix ans fixe avec autant de prestige que de précision dans ces
panneaux qui nous charment et qui feront tant songer, les ors mourants
des ors moulus, et jusqu’à cet or vivant que le couchant oublie dans
les vieilles vitres de l’extérieur avec des opalisations semblables à
l’iris des lacrymatoires. Helleu qui, lui, fige, dans ses mélancoliques
panneaux, moins précis, plus attendris, les pleurs d’or feuillus
dont l’automne sanglote l’agonisante amour des dieux, au-dessus des
Danaés pétrifiées. Boldini enfin qui nous a peint les marbres de la
colonnade de tons si soyeux, qu’on ne sait si ce ne sont pas plutôt
des atours de favorites en lesquels se transforment ces piliers
polis. Et n’est-ce pas le même mot qui nomme ces vêtements et ces
revêtements: _brocatelles_? Et cette Vénus Anadyomène d’un galbe moins
pur, d’un tour plus grand siècle, que le peintre italien a reproduite
au crépuscule d’octobre, sur l’entrecroisement lilassé des branchages
dénudés qui semblent des ferraillements d’épées, traversés par la
végétale main d’une feuille de marronnier en suspens, et dont les cinq
doigts mordorés, agitent comme un signe d’adieu de la mort des choses.

C’est cette noble mort des choses qu’il convient; je ne dis pas
de précipiter mais de laisser s’accomplir, ne luttant que du soin
respectueux qui nous fait veiller sur des vieillards aimés, sans
tourmenter leurs derniers ans de serums néfastes. Et s’il convient
de l’accélérer, que ce soit de belles libations de vin nouveau qui
fasse se convulser les vieilles outres. Plutôt que la mort pâteuse des
replâtrages vains, un retour aux embrasements d’antan qui assimile
Louis à Sardanapale et le consume dans sa féerie.

_Nocturnæ illuminationes vasis statuisque pellucentibus ad palatii
Versaliani fenestras et per omnes hortorum areas et xystos apte
dispositis._--«Lorsqu’on jouit d’une imposante renommée, dit un
grand auteur, il faut s’épargner des travestissements peu dignes.»
Ces travestissements-là, pour notre Versailles, ce sont ceux que lui
inflige un culte simoniaque; et non des déguisements joyeux et royaux
qui le faisant participer à la vie moderne ne l’exposeraient qu’à ce
désirable accident de mourir couronné de fleurs et de flammes.--Ce sont
d’importants gêneurs qu’a révoltés l’entrée en moderne civilisation
de la place Vendôme. «On ne compte ses aïeux, que lorsqu’on ne compte
plus!» Un vieil édifice compte encore assez pour pouvoir, dût-il s’en
consumer, participer à notre vie. Tels de respectables parents fiers
de leur âge, lisible dans leurs rides et orgueilleusement assumé,
ennoblissaient de jeunes réunions, qu’attristent des vieillards douteux
et d’âge anonyme. C’est un semblable accommodement aux plus avancées
inventions de la vie moderne que je rêverais pour l’hôtel de Lauzun,
dans lequel il me plairait voir quelque élégante fantaisiste prenant la
place de Mademoiselle «Grand Urluberlu» comme Chateaubriand l’appelle,
unir le passé au présent par un automobile chauffant au quai d’Anjou,
et par un yacht mouillé en Seine.

J’ai écrit dans les _Roseaux Pensants_ sous ce titre: _le Clou de
1900_, la sorte de rajeunissement et de remise au point que je
souhaiterais pour Versailles en début de ce nouveau siècle. La société
des Fêtes Versaillaises vient de nous en donner un avant-goût, le
jeudi 11 août 1898, à huit heures très précises du soir. Il est
admirable. Qu’on imagine le bosquet d’Apollon éclairé doucement et
magnifiquement par des milliers de fleurs lumineuses. «Cette obscure
clarté qui tombe des étoiles,» tombée du vers de Corneille avec ces
étoiles elles-mêmes, sous forme de fleurs, sur le bocage d’Hubert
Robert. D’électriques vers luisants logés aux cœurs des filles fleurs
de Parsifal, ou tout au moins sous leurs bonnets florifères. Shakspeare
éclairant d’Urfé et le Songe d’une nuit d’été rêvant sur l’Astrée.
Je n’ai rien imaginé d’aussi beau, rien vu de si Bayreuthien, sans
omettre Bayreuth lui-même. Wagner et Lulli, Louis XIV et Louis II ont
dû s’en congratuler parmi les ombres. De rosoyants, de virides reflets,
couraient, mouraient en souriant sur les coursiers de Guérin et de
Marsy, sur les nymphes de Girardon et de Regnaudin. Et les étoiles
filantes, les étincelles du gril de saint Laurent qui s’irradiant
cette nuit-là même dans _le firmament_ le sillonnaient de paraboles
enflammées comme celles que font dans la gouache de Van Blahrenberghe
les grenades enflammées au siège de Berg-op-Zoom, rejoignaient les feux
mouvants disposés parmi les xystes. Et ce fut une nouvelle application
de l’homme courant après la fortune qui l’attend dans son lit. Nombre
de Parisiens en route vers de plus ou moins chimériques Mecques d’art,
tandis que son voisin si proche et si lointain, son frère ennemi le
bourgeois-soleil, s’offrait sous couleur de bienfaisance le phénoménal
divertissement de cet _Apollon aux Lanternes_.

  Versailles, août 98.



  XXI

  A BERNARD DE GONTAUT-BIRON.



  LA RÉPUBLIQUE DE SAINT-FRUSQUIN

    A la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse;
    A la Monaco, l’on chasse comme il faut.

    FANFARE.


Léopardi et Ernest Hello, l’un en sa hautaine ironie, l’autre en son
sens profond, son aiguë, auguste et quasi oraculaire pénétration du
mystère, ont formulé sur ce propos de l’argent des choses pleines
de frisson. C’est que l’argent est essentiellement mystérieux; et
ceux-là seuls l’ont traité dignement qui l’ont abordé sous ces espèces
_frissonnantes_. Léopardi, dans un saisissant paragraphe de ses œuvres
morales, nous désabuse sur l’effectivité des offres de service en la
matière; quand bien même, dit-il, le supposé prêteur serait entré dans
le détail (il ne s’y attardera que pour nous faire rougir!) de toutes
les circonstances de temps et de lieu où nous pouvons, nous devons nous
adresser à lui. Que l’éventualité prévue se présente ainsi qu’il l’a
lui-même spécifié, et sommes-nous assez naïfs pour le lui rappeler,
avant que nous ayons eu le temps de l’en saisir, le voilà en fuite! Ce
que Léopardi nous laisse à deviner--et il faut qu’il en soit ainsi pour
la totale perpétration du mystère--c’est que le pseudo-prêteur doit
être d’une égale bonne foi lors de sa proposition et dans sa retraite,
car c’est précisément l’accomplissement de la loi pécuniaire qui
s’oppose ainsi fatalement à la réalisation de l’offre et de la promesse.

Une spirituelle et généreuse femme sans grande fortune, avec qui je
raisonnais de ces choses et qui s’en étonnait comme moi, concluait
après un silence: «Et qui sait si, devenus riches, nous n’exercerions
pas nous-même l’iniquité qui nous indigne, comme ces piétons énervés
qui finissent par se précipiter sous les pieds du cheval qu’ils ont vu
venir?»

L’étrange pudeur qui s’attache à toute sollicitation de pécune est
encore une des manifestations de ce mystère. Hors quelques natures
étriquées et basses, ignorantes de l’éloquente beauté du désir
simplement exprimé, incapables de la noble satisfaction de l’exaucement
immédiat (_bis dat qui cito dat_, disait l’antique), on craindrait à
peine de laisser paraître son appétence d’un objet d’art, voire d’un
bijou, dont l’acceptation pourrait réjouir le donateur et l’obligé,
même le postulant. Mais s’il s’agit de ce qui sert à tout acquérir et
dont, sans doute, le prix réside en la variété des emplois qu’on peut,
dans le même instant, assigner à sa virtualité, la valeur en semble
si grande qu’on n’osera jamais parler que d’un prêt, même quand les
deux parties sont édifiées sur l’euphémisme de ce terme. L’illusion
est telle, le malentendu--qui, je le répète, n’est peut-être qu’une
loi sociale et cosmique--si grand qu’on ne saurait défier toutes les
plus ironiques situations qu’ils revêtent. Protée n’est pas plus
profusément versatile que la résolution naïve, physique, simplement
humaine de ne pas obliger sous laquelle se débattent certains riches
sans parcimonie outrée. Une veuve, dotée de huit cent mille livres
de rentes, sans enfants et sans charges, traversera la rue un jour de
pluie pour aller confier à une amie l’impossibilité où elle est de
retrouver le sommeil avant d’avoir imaginé le moyen de soulager une
infortune, que deux ou trois billets de mille francs aboliraient. Des
enfants d’un cœur haut placé, se privent des plus innocentes fantaisies
plutôt que de solliciter d’un grand-parent riche et avaricieux un
accroissement de leur pension minime: «J’aimerais mieux mourir!» est
la formule habituelle et souvent à peine hyperbolique de cette honte.
On pourrait dire que les questions d’argent sont les parties honteuses
de la conversation; on baisse la voix pour en parler; et si quelqu’un
insiste, une rougeur en résulte, il y a obscénité consommée.

Peut-être y a-t-il aussi, dans cet excès, quelque chose de l’importance
dont nous exagérons les choses désirées. L’or et l’argent vierges sont
le sang et la lymphe de la terre. Leurs filons courent et circulent en
les animant dans les veines du globe. Ainsi font ces filons monnayés
dans les veines des sociétés, dans l’organisme des peuples. Une
assimilation physiologique ne saurait-elle être faite d’une perte
d’argent à une saignée; et de son retour, à une transfusion monétaire?
Considérez une grande cité populeuse et houleuse, et demandez quatre
syllabes à votre choix pour agir sur cette marée. Que ces deux
dissyllabes soient _amour_ et _argent_, et renseignez-nous sur ce qui
survit du mouvement à leur ablation double. Une légende nous représente
le globe créé parfait, et le Père Éternel accédant, béat et imprudent,
à la requête de Satan d’y laisser tomber rien qu’une pièce de monnaie;
laquelle, naturellement, suffit à bouleverser le monde.

On pourrait encore démêler une autre vraie et subtile raison de ce
que j’appellerai la pudeur pécuniaire, dans ce que je dénommerai
aussi _l’ingratitude inverse des obligeants_, car il s’en rencontre.
Je m’explique. L’ingratitude des obligés, qui n’est peut-être qu’un
phénomène d’ordre physiologique,--une répulsion, une révulsion, ou
d’ordre religieux, par l’obligation pour le donataire de recevoir sa
récompense de plus haut,--est chose enregistrée. Mais ces donataires
eux-mêmes n’en sont pas exempts; _et il n’est pas rare de les voir
assez naïvement, à la suite de doléances préventives, commencer par se
refroidir eux-mêmes à l’égard de leurs obligés, tout plein de sincères
intentions de reconnaissance_.

Un autre mystère de l’argent par lequel s’accuse assez son origine
diabolique, ce sont les bizarres interversions de ses effets. Rien que
d’assez naturel dans celle, surprenante de prime abord, qui consiste
à voir devenir avaricieux _après fortune faite_, un homme qui s’était
montré généreux en une médiocre aisance. Il y a du collectionneur dans
le thésauriseur. Et la collection ne prend de l’intérêt qu’une fois
sérieusement ébauchée. Une moins explicable et par conséquent plus
perverse malice de la richesse est la cécité, le mauvais goût dont elle
afflige les yeux de ceux qu’elle favorise. N’y aurait-il pas là en
même temps qu’une plus plausible explication du bandeau de la Fortune,
une touchante compensation pour les pauvres que leur clairvoyance
enrichit; un Sauvageot, simple musicien d’orchestre réalisant une
inestimable collection en regard du millionnaire aveugle et maladroit
dont les lourds achats et le choix saugrenu, après avoir de son vivant
attristé les yeux de ses déplorables invités, assurent après soi des
déboires à ses collatéraux et le mépris à sa mémoire? Des grandes
collections israélites, je ne parle pas. Celles-là, souvent constituées
avec un grand goût, n’impliquent pas, n’admettent pas l’élément _sine
qua non_ de la collection géniale: la découverte du nouveau; mais
paraissent au contraire presque toujours s’édifier sur ce principe de
l’objet d’art devenu _valeur_ par le taux enregistré de l’époque de la
production choisie, valeur aisément et immédiatement convertissable et
réversible.

A vrai dire, nul millionnaire dont l’attitude me semble tout à fait
louable. Le comte Greffulhe, et on ne l’en saurait assez vanter, est
un millionnaire fastueux. Il aurait, dit-on, offert cent mille francs
pour un siège de député. Je regrette que l’imputation soit fausse.
Se pourrait-il un plus éloquent sermon sur le mépris des richesses?
Le comte de Castellane s’annonce comme un milliardaire fantaisiste
et généreux. Le ciel en soit béni! Mais ne saurait-on leur reprocher
quelque chose d’exclusif dans l’emploi de leurs moyens?

On nous parle aussi d’une richarde (dont le nom est connu) qui se
serait retirée à l’écart de ses millions, dans l’attente d’une vraie
détresse à soulager--qu’elle _espère_ encore!--Cette sœur Anne de la
munificence guette les malheurs derrière un judas grillé, et les passe
en revue, mais aucun cas de pitié ne lui semble assez triomphalement à
plaindre pour décider son bienfait, pas plus jeunes filles du monde à
doter que bazar incendié à reconstruire. On ne cite encore à l’actif de
ses services, que le trousseau d’un Saint-Cyrien qui, du reste, aurait
refusé dignement le cadeau anonyme. En somme, ardente charité qui
pourrait bien n’être qu’une forme plus spécieuse de l’avarice, et qui
me fait penser à ce mot inédit de Forain dans la bouche d’un passant
devenu subitement songeur, à l’aspect d’un cul-de-jatte qui lui demande
l’aumône: «Si seulement, murmure le Crésus en n’ouvrant pas sa bourse,
on était certain que ce fût une véritable infortune!...»

Quant à la personne qui hésite à payer cinquante mille francs un
portrait d’Ingres mais qui, d’enthousiasme, en donne le double pour
une œuvre maîtresse du peintre de la _Cène Inférieure_ (selon Degas),
celle-là fut créée et mise au monde pour le rafraîchissement des
indigents éclairés qui n’échangeraient pas contre une bourgeoise
cécité, leur pauvreté clairvoyante. _Esurientes implevit bonis, et
divites dimisit inanes._

Mais la plus odieuse espèce de mauvais riche est celle du _riche
effacé_. Notez que je ne parle pas de l’avare de qui le type est
classique depuis Plaute, avec Molière, Balzac et Hello, et dont
l’espèce est classée. Non, je veux dire le riche poltron, comme
peureux des rayons de son or, moins par crainte d’être sollicité, que
sans doute par ennui, dégoût de ce qui le désigne de son flamboiement
latent, partielle et momentanée abdication des soucis dont il
l’assiège.

«Qu’est-ce qu’elle veut?... demandez-lui ce qu’elle veut?» gémit le
grand financier à l’annonce du retour persistant d’une quémandeuse.
Et ce calice de l’homme d’argent contient moins de la crainte
d’obliger, même magnifiquement, que l’ennui de se voir ainsi monopolisé
monétairement, et surtout l’espoir, qui sait? luisant «comme un
caillou dans un creux», l’espoir de Verlaine, d’être enfin sollicité
pour quelque autre spécialité qu’on se connaît, philosophe, exégète,
sociologue, lettré, artiste, botaniste, naturaliste, et de se révéler
tour à tour Kantien, Talmudiste, Fouriériste, Ibsénien, Wagnérien,
Rodiniste, jardinier de la fleur d’Açoka ou maître-chanteur de l’oiseau
asfir... Et le Crésus qui se consulte lui-même sur tant de titres à
un questionnaire moins restreint, continue de gémir désespérément:
«Qu’est-ce qu’elle veut?... Demandez-lui ce qu’elle veut.» Mais
l’employé qui n’a pas bougé, et sans prendre la peine d’interroger
l’invisible cliente atteint au cœur du trop éclectique richard, le
droit qu’il ose se croire de faire autre chose que «le compte de ses
deux milliards» et l’étrangle de ces deux mots: «Monsieur le baron
sait bien... elle veut... elle veut de l’argent!» L’amusante ode
funambulesque de Banville, bien connu sous le nom de _La Pauvreté de
Rothschild_, en dépit de certains traits un peu lourds, s’apitoie
lyriquement et spirituellement sur ce cas de misère archidorée.

    L’autre jour, attendant vainement de l’argent
        Qui me vient du Hanovre,
    Je pleurais de pitié dans la rue, en songeant
        Combien Rothschild est pauvre.

    Mais lui, Rothschild, hélas! n’entendant aucun son,
        Ne faisant pas de cendre,
    Il travaille toujours et ne voit rien que son
        Bureau de palissandre.

    Lorsque par les chevaux de flamme à l’Orient
        Cent portes sont ouvertes,
    Et que, plein de chansons, je m’éveille en riant,
        Il met ses manches vertes.

    Tandis que pour chanter la Chloris, je choisis
        Ma cithare ou mon fifre,
    Lui, forçat du travail, privé de tous lazzis,
        Il met chiffre sur chiffre.

    Il fait le compte, ô ciel! de ses deux milliards,
        Cette somme en démence,
    Et, si le malheureux s’est trompé de deux liards,
        Il faut qu’il recommence!

Est-ce à de telles causes, soin d’accroître, inquiétude de maintenir,
souci de perdre, qu’il faut référer cette mélancolie propre au richard,
qu’elle désigne à l’observateur.

          Plus de chant, il perdit la voix
    Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.

écrit La Fontaine.

«Monsieur aussi est millionnaire!» disait une gracieuse et soucieuse
Fortunata, en désignant un partner d’une assez silencieuse gravité
pour faire un pendant à ce délicat _tædium vitæ_ fait de satiété,
d’inappétence et d’ennui dont elle nous offrait elle-même l’image.
Et cette réplique nous venait aux lèvres: «Monsieur aussi est
millionnaire; vous n’avez que faire de le spécifier; cela se voit
de reste à cette ombre opaque et bleuâtre des forêts qu’il possède
et jamais ne parcourra; mais, qui cerne ses paupières, obnubile son
front, terrifie son cœur; à la froideur de ses viviers qui filtre en
ses prunelles; à la rigidité de ses marbres qui pétrifie sa chair.
Oui, monsieur est millionnaire, et vous n’avez que faire de nous le
spécifier, cela se voit de reste et tout autant qu’à vous-même, pauvre
Calypso de l’or, inconsolable du départ de vos rêves...»

Au reste, n’est-ce pas de vous, la même _confitens rea_, que je tiens
l’ingénue et peut-être décisive explication de cette psychiatrie des
riches: «_C’est parce qu’ils reçoivent trop de lettres!_» Il est
vrai qu’ils prennent le parti de n’y pas répondre; et cela, j’ose
l’affirmer, sans distinction de personnes, puisqu’une de mes plus
nobles et charmantes amies a bien pu quêter pour un intéressant
bénéfice un richissime Américain, sans en recevoir, fût-ce rien qu’un
remerciement d’un si précieux autographe; et que pareille mésaventure
quand j’eus résolu de statufier Mme Valmore, m’est advenue, je mets
certain orgueil à l’avouer, avec un raffinement d’impolitesse de la
part d’un jeune Plutus et d’une dame Mécène. Mais notre écriture, à
mon amie et à moi, est périlleuse. Et le moyen de s’arracher, pour la
déchiffrer, aux douceurs même spléenétiques, de ces demeures dont la
mirobolante façade me remémore le savoureux refrain qui fait briller
les yeux de l’enfance:

    Il était une Dame Tartine
    Dans son palais de beurre frais;
    Sa muraille était de praline,
    Son parquet était de croquets.

C’est une erreur pour un médiocre exécutant d’apprendre un morceau de
musique dont l’audition l’a charmé. L’exercice en rend fastidieux pour
lui les plus agréables traits, et quand l’interprète s’en sera tant
bien que mal assimilé les mélodiques circonvolutions dont le mystère
le séduisait, elles ne lui offriront plus que rengaine. «Restons où
voyons!» a dit le poète. Ou nous entendons aussi: «Un pot de fleurs
donne toutes les jouissances d’une propriété,» affirme George Sand.
Les exigences de l’entretien ne laissent plus voir au propriétaire
blasé et lassé que des comptes courants qui raturent pour lui seul les
grâces de son jardin français doux à ses hôtes; et qui salissent de
leurs griffonnages aussi laids que «les noms entrelacés de Victoire
et d’Eugène», le Carrare de ses groupes et le Paros de ses vases. Il
y a de l’évasion hors de tels soucis dans la teinte neutre dont se
déguisent certains riches. Leur fortune est leur royauté, par moments
aussi gênante que celle-ci; et l’on sait toutes les douceurs que
les grands-ducs incognito goûtent dans nos cabarets de Montmartre.
C’est un plaisir encore plus vif que la difficulté vaincue. Rien
n’égale celui-là, à en juger par les prodiges d’ordres si divers
continuellement effectués de son ressort. Je citerai entre autres
parmi ses effets, non des moindres, et pour prendre deux exemples sans
autre rapport apparent: la construction de Venise et l’hilarité des
estropiés, la gaîté des infirmes. Il sied d’y joindre l’illusion de la
pauvreté que réussissent à se donner certains riches. On sait que la
grande Catherine devançant le lever du jour et celui de ses valets,
allumait elle-même son feu, et qu’il lui arriva de roussir--sinon de
rôtir, ainsi, un ramoneur dans sa cheminée.--Les affaires de l’État
motivaient de telles habitudes, qui pouvaient bien néanmoins ressortir
à certaine soif de médiocrité dorée. Mais je sais une opulente matrone
qui se lève dès patron-minette, et grâce à dix heures d’un obstiné
travail de couture dont elle s’assure le débit, entretient ses pauvres
sans attenter à ses revenus, et s’offre à elle-même le fruit défendu,
_d’avoir gagné sa journée_! Et ce sont des jeunes femmes de la même
famille qui firent recouvrir d’argent jusqu’à la moitié les diamants de
leur rivière, _afin de les faire paraître plus petits_!

Dans le même temps, et _dans le même esprit_, le même désir de donner
le change, de plus touchantes illusionnistes se constellent de
bijoux faux, et leur mensonge m’est plus cher, car il me plaît qu’on
puisse juger les gens sur la mine, et que l’on sache de prime abord
à qui l’on s’adresse; que les rois se promènent avec leur couronne,
à la ville et par les forêts, ainsi que dans les contes de fées.
Ainsi approuverais-je que les millionnaires marchassent escortés de
lingots ou de ces sacs ventrus qu’on voit reproduits dans les rébus
et sur lesquels des zéros infinisés sont précédés d’une unité qui les
qualifie. Les gamins et les adultes arrêteraient au passage de telles
sacoches et les éventreraient au besoin; et l’on verrait ces Crésus
enfin consentants, répondre aux nazardes des gavroches à coups de
dragées d’un baptême doré, et de _confetti_ monétaires.

Ces mystères de l’argent, Hello, qui ne les a pas énumérés, les fait
tenir tous dans la monstrueuse idolâtrie de son Ludovic, l’avare
agenouillé devant son trésor stérile. Le Veau d’or adoré comme Dieu ne
peut qu’engendrer d’abominables anomalies. Et M. Valdemar, l’étonnant
hypnotisé au delà du trépas, dont Poë nous rapporte le ton ondoyant
quand l’interrogateur le force à répondre sur Dieu, questionné sur
l’argent n’aurait peut-être pas employé de moins évasives formules.

Or, exercée à l’égard d’un somnambule plus vivant, la dite sommation
pourrait bien lui coûter ce qu’il advint à cet enfant magnétisé qui
tour à tour Socrate, Praxitèle, Napoléon selon qu’on le lui enjoignait,
parlait avec sagesse, polissait des marbres, et gagnait des batailles.
Mais quand on en vint à ce sacrilège de lui dire qu’il était Jésus,
le sujet pâlit horriblement, et se mit à dire du même ton bas de M.
Valdemar: «Vous savez bien que cela n’est pas possible!» Et l’impie
interlocuteur ayant insisté, l’enfant tomba mort.

Qui sait en effet si ce mot de l’argent, de la malédiction et de son
mystère, ne serait pas l’histoire des trente pièces dont fut payé le
Haceldama, le champ du sang, le champ du potier, après que Judas les
eut rejetées?

Car c’est le dernier mystère de l’argent sur lequel je veuille conclure
ce frontispice, qu’il n’y ait pas de richesse et pas de pauvreté; que
seule l’aberration dont frappe Moloch constitue ces deux états qui
n’existeraient pas sans elle. La disproportion entre les ressources
et les dépenses fait seule les véritables pauvres. Cette affirmation
digne de La Palisse--et de La Bruyère! se vérifie chaque jour en la
gêne manifeste de bien des Crésus et la relative opulence de certains
Lazares. J’en veux pour preuve cette historiette édifiante: un ménage
de serviteurs retirés vivait économiquement avec aisance d’une rente
d’environ mille francs servie par la famille des anciens maîtres. Un
de ces derniers, touché par les miracles d’entente de ces braves gens,
leur ayant proposé d’augmenter leur mensualité trop modique, s’entendit
refuser avec gratitude mais non sans effroi de la part de ces vieux
domestiques. Ils auraient craint que ce surcroît de ressources, par
la nécessité d’en trouver l’emploi, ne vînt attenter à leur bonheur!
_Lui_, pêchait à la ligne, sans doute par la prolongation de son
geste d’ancien cocher, d’un siège occupé trente ans, rejeté au bord
d’une rivière. _Elle_, à l’occasion d’une exposition universelle, et
désespérant si elle attendait plus longtemps, de lui trouver un autre
usage, s’était décidée à utiliser pour s’en faire une petite capote, un
chiffon de velours gros vert, reste d’une blouse gâtée dans un goûter,
plus de quarante ans en arrière, par un des marmots, devenu barbon, de
la respectable famille.

                                 * * *

La République de Saint-Frusquin est le lieu du monde le plus propre à
étudier en ce qu’ils ont de plus spécieux les phénomènes pécuniaires.
Saint-Frusquin est une de ces Maisons de jeu comme celle qui fit la
prospérité de Baden-Baden, du temps de M. Bénazet, et que je vis quand
j’étais enfant; comme celles qui fonctionnent encore aujourd’hui à
Monaco et à Spa, et que les chroniqueurs déclarent établies «avec le
minimum d’inconvénients inséparables de ces sortes d’établissements».
Les inconvénients nous les verrons tout à l’heure.

Je me souviens, un radieux après-midi de septembre à Belliago, avoir
rencontré une étrange voyageuse. Nous étions parvenus à l’extrémité de
ce panoramique sentier qui contourne la Villa Serbelloni et se termine
par un de ces bancs dans le voisinage desquels une pancarte anglaise
annonce souvent: _The view_, comme pour préparer le touriste réfléchi à
porter un jugement comparatif sur la Nature.

En effet, le bruit de nos pas, une déférence hospitalière non moins
sans doute qu’un rapide _visa_ à délivrer à quelque autre contrée du
globe, firent se lever automatiquement une miss qui s’éloigna sur ce
brevet encyclopédique, dont d’une voix nette elle sut récompenser le
lac enchanté, le soleil couchant, la minute exquise: «Le troisième
point de vue, en beauté, dans le monde?»

Je ne sais au juste le rang qu’assignerait à Saint-Frusquin, cette
pédagogue des paysages. Nul doute pourtant qu’elle ne le juge digne de
figurer _parmi les dix premiers_, comme nous disions au collège. Étagée
au bord de la mer, cette grosse bourgade n’est pas le contraire d’une
petite Carthage. Elle m’y fait songer, quand du haut de ma terrasse
qui la domine et sous l’estompe du soir qui descend, j’y vois aborder
non les navires chargés de murènes ou de vases murrhins, de byssus ou
de pourpre; mais les yachts des cosmopolites nomades des eaux, attirés
par le cliquetis des roulettes. Certes, le soir y est nécessaire pour
draper d’antiquité l’architecture-joujou des villas modernes, toutes
vêtues de ce kennédia dont la fleurette semble une glycine minuscule,
et de bougainvilléas, ce pariétaire aux feuilles d’un magenta vif,
donnant aux murailles qu’il habille l’air de constructions élevées par
un couturier, des maisons en ruches. Seul, le soir aussi permet de
prendre pour quelque avenante Salammbô, Mlle Petit-Pois, qui n’a pas
les cheveux poudrés de poudre bleue et dont les chevilles ne sont pas
réunies par des chaînettes. Mais cette gracieuse Carthaginoise, loin de
rougir de sa fraîche ascendance de primeurs, en verdit allègrement son
nom de guerre et de paix; se pare de cette riante couleur que le XVIIe
siècle appelait le _verd naissant_, et toute fière de sa rame dont elle
porte en bijou la parlante armoirie, se proclame avec esprit: de la
famille des Pois, branche cadette.

Mais le soir y est obligatoire surtout pour la révélation par
l’éloquente cernure de ses feux, de la Maison-Mère de l’endroit, le
Casino, le Temple de Saint-Frusquin en personne. Huysmans a trouvé pour
notre Trocadéro la singulière comparaison d’une femme hydropique, les
jambes en l’air. La partie centrale du Temple (ainsi le désignerai-je
au cours de ces pages), laquelle n’est pas sans rapports avec ce hideux
palais, s’interprète, dans l’obscurité, d’une signification diabolique.
Deux cornes deviennent ses deux tours; deux rougeoyantes prunelles,
ses deux cadrans lumineux striés par les fibrilles, les unes mobiles,
les autres fines de leurs aiguilles et de leurs heures. Au milieu du
premier étage, une baie s’ouvre sur un balcon, pareille aux narines
d’un nez camard plein de reniflements mortuaires, au-dessous duquel
les deux cordons superposés de globes laiteux qui contournent la
véranda font grincer comme le rictus géant d’une double rangée de dents
lumineuses.

La «Cathédrale du Jeu», comme l’appelle non sans éloquence un des naïfs
guides de l’endroit; tel s’érige grossier et insolent, et couronne le
rocher maudit, le Temple de Saint-Frusquin, sanctuaire de Moloch et
de Mammon, tandis que le patron chrétien de la région, saint Modeste,
a son église on ne saurait dire édifiée, mais évidée, une sorte de
crypte, au creux d’un ravin de cent mètres de profond et qui semble
mise en pénitence par l’orgueilleux Casino, tout au fond de ce cul de
basse-fosse.

Certes, c’est bien un culte qui s’accomplit là, l’idolâtrie du veau
d’or remis au vert sur le tapis du trente et quarante. Autels plus
saignants que les druidiques dolmens, ces tables de jeu mi-partie
noires de bien des deuils et rouges du sang rejailli sur elles.
L’office s’y célèbre de l’entrecroisement de tant de regards anxieux,
véhicules de tant de désirs. «Là où vous serez plusieurs réunis en
mon nom, je serai au milieu de vous,» assure Jésus. Le diable, de qui
la manie est de singer Dieu, s’approprie ce précepte. C’est de la
concentration de toutes ces volontés, qu’il surgit, de la tension de
tous ces espoirs. La preuve en est que la rupture, certains jours de
moindre presse, du cercle magique autour d’une de ces tables-autels,
supprime de ce seul fait la perpétration du mystère. Je l’ai plusieurs
fois observé. Un malaise, plus pénible que ne l’était tout à l’heure
la coudoyante cohue dont on se plaignait, trouble ces fidèles
décontenancés et qui se hâtent de rechercher une moins incomplète
célébration de la messe rouge et noire. Messe du démon de midi,
vespres de Satan, ténèbres de Belzébuth, messe de minuit, communion
de la plaque sont tour à tour et à la suite célébrés par des fidèles
infatigables.

Les prêtres en sont les croupiers; troupeau de laïques abbés que
vomissent à des intervalles réguliers de mystérieuses sacristies.
Mais _quantum mutati ab illis_, ces sacerdotes! Plus rien en eux de
ces pontifes du hasard, hiératiques et inconscients arbitres de tant
de destinées, séparés du joueur par un dédain qui les vengeait de ses
mépris; éclaboussés du sang qui, sur leur noir, complétait la livrée
méphistophélique. Aujourd’hui, à peine des commis de magasin de deuil,
de vagues jardiniers de la verte plate-bande du drap, fleurie des
coquelicots et des iris de Suse des deux couleurs, et des boutons
d’or des chiffres, entre lesquels leur geste désormais sans autorité,
ratisse mollement le gravier d’or et d’argent des allées de la fortune;
des employés quelconques, ayant leur tirelire au bureau de tabac,
avides du pourboire qu’ils réclament cyniquement aux gros joueurs,
jusqu’à chuchoter un impudent «glissez-la-moi dans le cou!» à ceux dont
ils sollicitent la pièce.

Au point que l’évangélique. «Si le sel perd sa force, avec quoi
salera-t-on?» se puisse transposer sous cette forme: «Si la corruption
se vicie avec quoi corrompra-t-on?» pour ce simoniaque vicaire. Et ne
serait-ce pas un tableau digne du crayon fantastique d’un Rops que le
petit coucher de ce croupier-jupin faisant s’éparpiller autour de lui
pour sa Danaé, la pluie d’or de ses pourboires?

C’est depuis l’ouverture du temple, à midi, jusqu’à sa clôture, à
minuit, un curieux déroulement de ces pompes sataniques. Rien n’y
manque, depuis la solennelle vérification au début de la séance de ces
démoniaques _agnus_ carrés qui sont les cartes, dont chaque jeu, à tout
jamais renouvelé, fut estampillé d’une vignette jamais la même, un
coq, un poisson, qui en assure l’identité et le différencie; jusqu’à,
au début et en conclusion, la sortie du tabernacle, la rentrée dans la
custode, des sac et des coffres, des espèces mêmes de Saint-Frusquin,
l’argent, l’or, les billets dont les yeux se rassasient.

Car là réside le mystère profond qui mieux que la sagesse de Salomon
attire de loin tant de Reines de Saba, évoque des mages chargés de
présents plus que l’étoile messianique; c’est que l’adoration des douze
heures est permanente en ce lieu, et que le dieu s’y montre nu en la
réalité de ses espèces. Cette pudeur inhérente aux demandes d’argent,
et dont j’ai parlé plus haut a sa revanche là, dans l’étalage même de
la divinité offerte à tous les cynismes. Et cet attrait est si fort
que tous les autres sont oubliés. L’autre dissyllabe tout puissant,
que nous avons vu se partager avec l’argent les mouvements humains:
l’amour, ou ce qui en est aussi la sacrilège singerie, s’efface devant
le métallique veau bondissant dans le parc des nombres.

La mine ensemble avide et déconfite de Phryné est impayable à étudier
là. Vainement frisée, fardée, décolletée et parée pour les regards
distraits du joueur, une réflexion sur la qualité du dieu qu’on lui
ose préférer peut seule la consoler de l’échec momentané, du déboire
surprenant de se voir chasser à coups de râteau par un Aréopage
outrageant, s’il lui prenait fantaisie, en guise de masse, de s’offrir
nue. Et puis son dépité sourire n’est pas sans malice. Elle sait
pour qui l’on travaille, et se garderait de risquer en somme un
préjudiciable attentat, dont du reste les fidèles de Saint-Frusquin
auraient vite fait de tirer vengeance.

Car Lucifer est plus exigeant qu’Adonaï; et c’est une des traces de sa
griffe. Dieu a le plus d’indulgence.

Au cours de la visite d’un sanctuaire chrétien interrogez un pieux
guide sur les sacrilèges qui ont mis en deuil le saint lieu,
tabernacles fracturés, ciboires violés, azymes répandus. Il vous
en citera de récents qui ne sont les premiers ni les derniers, et
vous serez peut-être surpris de leur nombre. Rien de pareil dans
la basilique de Saint-Frusquin, seul parvis vierge de scandales.
A peine vous en citera-t-on d’anodins, tels que l’histoire de cet
innocent joueur de maximum, qui se le voyant enlever dûment, puisqu’il
avait perdu, ressaisit sa liasse en criant: «Arrêtez, malheureux!
c’est la dot de ma fille!» Il y eut bien encore ce personnage
éminent qui, lui, s’était _fait une loi_ de gagner un numéro plein,
à chaque séance. Quand donc la chance ne l’avait pas favorisé, et
l’heure du départ approchant, il lui fallait bien prendre le parti
de s’emparer d’une masse sur un numéro sortant. Et sur les hauts
cris du véritable gagnant, on payait deux fois pour une. Mais une
sommation plus menaçante fut celle de cet officier de marine étranger
de qui l’administration, dirai-je le clergé du lieu, reçut un jour
ce saisissant ultimatum: «Ayant mouillé dans cette rade, j’ai joué,
j’ai perdu douze mille francs qui m’appartenaient, plus vingt mille
qui faisaient la provision de mon navire; me trouvant trop jeune
pour en finir avec la vie et résolu à ne pas vivre déshonoré pour
une heure d’imprudence, je vous prie de me faire rendre aujourd’hui
même cette seconde somme de vingt mille francs que je m’engage sur
l’honneur à rembourser avant trois mois. Maintenant si la somme
n’est pas à mon bord à l’heure désignée... je _bombarde le Casino_!»
Quant aux admonestations privées, menaces d’expulsion adressées à un
joueur bruyant par un inspecteur rabat-joie, il n’y a lieu d’en tenir
compte que si ce bedeau se montrait insolent. Dans ce cas, à défaut
d’une pièce bien placée, un coup de râteau bien appliqué peut suffire
à rafraîchir son zèle. Et le délinquant en sera quitte pour voir
prolonger son abonnement, avec salamalec à l’appui.

Quant à l’atmosphère du Temple, elle est faite du seul encens que
puissent dédier au dieu qui tourne les sangs, tant de souffles aigris,
toutes ces bilieuses haleines. Il s’y mêle un souvenir d’étouffés
hommages offerts à la plus sonore des idoles antiques par tous ces
culs-de-plomb échauffés, et des relents de ces ronds de cuir qu’on
voit se relever sur les chaises des présidents, et qui sont comme les
auréoles vertes de Crepitus.

Et, pour l’atmosphère morale plus irrespirable encore, elle se trame
péniblement de tant de bouquets fanés et croupis dans l’eau saumâtre
des espérances. L’analyse psychologique décomposerait son interlope
amalgame en odeur de prostitution, d’escroquerie et de mouchardise.

Ajoutez deux caractéristiques: immobilité et silence; la première
seulement rompue au début de la séance, à midi, par l’irruption des
candidats aux premiers sièges. _Sic vos non vobis_; car la plupart
ne sont que des substituts, petits rentiers avisés qui se font un
revenu du prix de leur place cédée aux retardataires. Le second, un
silence étoupé de chambre de malade (attestée par la fade senteur des
cataplasmes dissimulés, de vagues cautères, ou parfois d’un triomphant
iodoforme;) de dortoir d’hospice, et sur lequel se détache clairement
le bruit des pièces, pareil au tintement d’une chaîne d’argent
perpétuellement manipulée sur un sourd tapis, à la fois cliquetante et
lourde. Complétez-le d’un bas chuchotement incohérent assez semblable
à ce Pater infernalement contrefait dont Boïto fait saluer son
Mefistofele par des démons à plat ventre.

Maintenant, les _fidèles_ de ces cérémonies?

Baudelaire a décrit dans son _jeu_, les suppôts de tripots moindres:
«Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles... L’œil câlin et
fatal... et qui font de leurs maigres oreilles--tomber un cliquetis
de pierre et de métal.»--Transposez ce Rops et certain grand tableau
de Gustave Doré qui m’impressionna dans l’un des premiers salons
que je visitai enfant. On y voyait Cora Pearl en chapeau Bibi,
_saute-en-barque_ et _suivez-moi jeune homme_. Quelques-uns des modèles
qui ont posé jeunes pour ce tableau sont peut-être encore là plâtrés,
chenus et cacochymes, en train de garder une place et de pointer
le numéro sortant pour un joueur à système--lequel les paiera d’un
louis, un de ces mêmes louis qui vingt ans auparavant glissèrent des
mains de ces vieux débris, alors tendrement baisées.--Je me souviens
d’une vieille bouquetière absinthique rencontrée naguère à Passy.
Elle s’affalait de bancs en bancs sous le poids d’ailleurs léger d’un
panier de fleurs dès longtemps fanées. Et comme nous l’interrogions,
intéressés par des traces de beauté dans ce Gavarni posthume, elle nous
fit cette réponse digne du grand caricaturiste: «Quand je pense que le
prince Trois-Étoiles et le marquis un Tel ont dételé mes chevaux pour
traîner mon duc, à Baden-Baden?»--Les propos des vieilles joueuses qui
s’éternisent ici ne sont pas moins extraordinaires.--L’une d’elles que
l’on complimentait d’un assez beau collier de corail qu’elle avait au
col répondit à la gracieuseté par ce corollaire étonnant: «J’avais
aussi les boucles d’oreilles, mais je les ai données au cardinal
Antonelli.»

Il faudrait un crayon bien aigu pour rendre ces miroirs d’âme
égratignés par le souci, ces teints verts qui emportent jusque sous
la lumière du dehors, le reflet du tapis des tables; ces yeux jaunes
du mirage de l’or.--Ronde Mesmeriste, en séance autour d’un baquet
de Plutus; miraculés en demande et en attente au bord d’une piscine
probatique agitée par un ange aux mains crochues.

Un auteur a écrit: «Il semble que mon cœur veuille se fendre en deux!»
Et c’est une juste description du côté physique de la douleur morale,
dont il semble qu’elle agisse matériellement sur le cœur, au point que
nous avions projeté avec un ami d’écrire un traité de la déformation
du cœur par la souffrance sentimentale. Je dirai de même et moins
hyperboliquement que certaines déformations physiques doivent être
infligées au masque humain par les émotions du jeu; et qui sait si la
seule hérédité ne pourrait suffire à perpétuer dans les traits d’un
être qui, lui-même, n’aurait jamais joué, certains tics douloureux de
la face?--Le trente et quarante surtout me semble propre à créer cet
accident nerveux avec son éternelle alternative de perte ou de gain
saccadé, sans cette diffusion d’angoisse et d’espoir que les chances
multiples de la roulette rendent moins nette, moins tranchante, moins
inexorable. Danaïdes, Tantales éternels passant la vie à voir leurs
mains s’emplir et se vider de l’eau du Pactole. C’est _de l’argent qui
découche_, disent pittoresquement les vieux habitués de Saint-Frusquin,
de ce gain qui doit demain revenir à la caisse.

«Essayez avec des haricots», conseillent les guides dits de bonne foi
avec une naïveté dont eux-mêmes n’ont pas sondé la perfidie. Autant
vaudrait conseiller à quelqu’un qui doit passer par le feu d’essayer
avec un bain tiède. L’honnête phaséolus inspire moins de respect qu’un
louis, et ne vous croyez pas en droit de partir pour faire sauter la
banque de Saint-Frusquin, parce que vous vous serez retiré d’une
roulette joujou avec un formidable gain de haricots que vous aurez
laissé porter. Sous forme de napoléons, vous en auriez retiré plus des
trois quarts à tous les coups gagnants, tandis que pour les coups de
perte, vous auriez doublé, triplé, décuplé la mise.

C’est une grande erreur du joueur néophyte, ou plutôt une indubitable
marque où distinguer de l’amateur, le joueur professionnel, puisque
là aussi ces démarcations sont établies, d’attacher du prix à la
pièce gagnée. C’est avec l’argent de la banque qu’il faut jouer.
Mais l’inexpérimenté n’est audacieux que dans la perte; tandis qu’il
voudrait faire monter en épingle, comme me le disait Rochefort, le
louis qu’il est fier de devoir à Saint-Frusquin; et il n’est pas rare
de voir revenir à pied pour épargner la pièce de cent sous qu’elle
vient de gagner, la femme qui n’a jamais hésité à prendre une voiture.
C’est que cette pièce n’est plus la même, n’est plus elle-même, mais
bien toutes les pièces qui en peuvent résulter et qu’elle engendre déjà
par une de ses martingales mentales, un de ces parolis de Perrette, qui
sont le mal contagieux et endémique. La montante d’Alembert, la Garcia,
la Philiberte autant de systèmes hasardeux qui ne valent même pas ce
coup dit de _la femme saoule_, lequel consiste à laisser s’ouvrir sa
bourse au hasard, et les pièces choisir elles-mêmes leurs places. De
gros bouquins ont été écrits annonçant la découverte du système sûr,
avec les preuves à l’appui dont la conclusion est, en fin de compte, le
rendez-vous que l’auteur vous donne au café, avec la recommandation de
ne vous point déranger sans espèces.

Méry qui était gros joueur ne jouait qu’à la rouge. Il prétendait
avoir observé que depuis la fondation des maisons de jeu, la noire
était sortie 296,000 fois de plus que la couleur adversaire, et que
ce déficit allait se combler. «Vous ne prétendez pourtant pas, lui
répondait Rochefort qui me contait l’anecdote, tomber sur une série de
296,000!» Ne vous étonnez pas de voir un joueur qui vous a préconisé
son système, en venir pour toute philosophie du jeu, à battre des
cartes autour de la table pour mettre à la couleur qu’il se tire
à soi-même. Quant au poursuivant de la série, jugez de sa terreur
de manquer un coup, par les appels désespérés de cette grosse dame
conjurant le croupier de ne pas donner le branle à l’instrument avant
qu’elle ait eu le temps de retirer de son bas la liasse de billets
qu’elle y a mise à l’abri des voleurs. Car les pick-pockets ne sont
pas rares à Saint-Frusquin. Ils ont beau jeu de s’exercer sur les
poches d’un public qu’on dirait continuellement occupé--ainsi que me
le faisait remarquer une spirituelle amie, à voir retomber des fusées.
Fusée d’or et fusée d’argent, mais qui partent d’en bas, et que l’on
contemple en baissant la tête. Les exploits de ces détrousseurs se
haussent ici jusqu’au brigandage.--Témoin cette histoire advenue à une
belle Otero quelconque en séjour dans la région. Comme elle venait,
chaque après-dînée, d’une localité voisine, achever sa soirée dans le
casino, et que ses bijoux étaient célèbres, on l’avertit, un certain
minuit, de rentrer chez elle par une autre voie. Quant à sa voiture,
au détour de la route désigné pour l’agression, les larrons déçus en
virent s’irruer, au lieu de l’idole endiamantée, un gros d’employés
de l’administration, agrémentés, pour tous joyaux, de boutons de
chemise en os, et de pistolets de première marque. A quelques jours
de là, cette belle, rassurée, ayant offert à son coiffeur de le faire
reconduire en voiture, l’homme remercia prudemment d’une réponse à peu
près semblable à celle du savetier de la Fontaine.

Pour en revenir au jeu, on pourrait dire de lui, si son essence n’était
pas précisément de décevoir toute prévision, qu’il est menteur même à
son essence. Sinon, il semblerait que des raisonnements du genre de
celui-ci eussent quelque chance de porter juste. Étant donné le hasard
mobile, et pourtant enchaîné entre quatre termes, un système fixe,
s’exerçant sur le même tableau, sera forcément rencontré par lui. Mais
va t’en voir s’ils viennent, s’ils reviennent les fafiots enfuis!

Et dans tous ces adultes gâtés, en quête de _l’esprit de la taille_,
et qui n’auraient pas d’excuse, s’ils lui demandaient autre chose
que l’émotion qui les désaccorde précisément selon le rythme de leur
détraquement (Mme Jourdain dit excellemment: «il le gratte où il se
démange!»), il me semble voir les aînés de ces enfants à qui l’on
persuade qu’il suffirait, pour attraper un passereau, de lui placer
trois grains de sel sur la queue.

De mystérieuses coïncidences se renouvellent trop fréquemment pour
qu’on n’en puisse pas conclure à des concordances.

Il n’est pas rare, à la roulette, dans l’instant où la boule va tomber,
de voir un joueur, comme averti, placer son enjeu sur le numéro qui va
sortir. Faut-il en conclure que ce chiffre éclôt dans l’espace à cette
minute préventive, et se reflète en certains cerveaux soumis au nombre,
comme un jasmin ou une jacinthe cachés se révèlent durant la nuit, au
promeneur du jardin obscur? La plus péremptoire réponse n’est-elle
pas encore celle du guide dit _de bonne foi_: «Considérez ces dorures
splendides!»

Bien révélatrice est encore la présence de ces joueurs endurcis qu’on
a rencontrés là vingt ans auparavant, qui y sont toujours, mais qui ne
jouent plus; qui peut-être se vengent de leur ruine en retenant des
places pour des confrères, satisfaits du louis ainsi gagné qui leur
assure leurs cigares; un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort; ce
louis est pour eux le fidèle chien qui les console des _morts_ enfuis,
ainsi que Musset les dénommait naguère. Pour le vivre, le couvert,
l’entretien enfin, ils leur sont, dit-on, fournis par la République
elle-même. Moins par pitié que pour éviter de dangereux chantages,
elle a dû prendre le parti de pensionner ainsi de notables décavés,
rivés par leurs pertes à ce coin du sol, seul endroit du monde où ces
malheureux qui l’ont enrichi de leur or, et ne furent pas loin de
l’engraisser de leur sang, se sentent un peu _sur leurs terres_! et
qui le font bénéficier de la caressante citation antique: _Ille mihi
terrarum præter omnes angulus ridet._

Rictus terrestre, étrange fin de vie que celle de ces déshérités de
leur héritage, vieux élégants écœurés entre les chicanes dont on lésine
sur leur trousseau annuel pour un chapeau de feutre gris, une paire
de bottines jaunes. Au reste, qui sait si le Casino n’en tire pas, à
l’occasion, les grands premiers rôles? Je veux dire ces gros joueurs
de maximums, ces périodiques gagnants de huit cent mille qu’on fait
mousser dans les journaux de la localité, et qui font eux-mêmes affluer
le menu fretin alléché, proie imbécile de l’entreprise.--Oui, ce serait
une ironie digne d’Edgar Poë--et de la République de Saint-Frusquin,
que ce déguisement en _terreurs_ de la banque, de pauvres hères
incapables même de plus jouer la _matérielle_, l’entretien du jour; et
qui préfèrent l’obole gagnée par ce tragi-comique faux semblant, aux
douze billets de mille du maximum qui arrive à ne leur sembler rien de
plus qu’une pièce de cent sous _brochée_!

Un voyageur, débarquant un jour à Saint-Frusquin, se préparait à
monter dans un de ces omnibus dont la livrée est aux couleurs de la
République, lesquelles sont aussi celles du Diable. _Diabolo juvante_
n’est-elle pas au reste la significative devise des armoiries locales?
Notre homme sentait déjà son cœur se serrer de cette particulière
anxiété bien décrite par Mme de Staël, celle des gens que nul n’attend
à leur arrivée, quand un visage familier de matrone le fit sourire;
mais il ne se la remettait qu’incomplètement, quand elle vint en aide
à sa mémoire. C’était la patronne retirée d’une maison hospitalière
du Midi, dont le bonhomme avait été chaland. Et comme il s’étonnait
de retrouver en ce lieu l’ancienne matrulle: «--Écoutez-moi bien, lui
répliqua celle-ci; mon commerce m’avait bien apporté de la fortune;
mais lorsque j’eus vendu mon fonds, il me manquait une chose: la
_considération! Alors je suis venue ici._»

Ainsi ne semblent pas penser les honnêtes dames qui font porter
leurs lettres chez le fleuriste ou chez le pâtissier pour que leurs
correspondants ne se doutent pas du lieu de l’envoi, et qu’elles soient
mises à la poste en terre de France.

J’ai parlé de la devise de Saint-Frusquin. N’est-il pas singulier
qu’elle s’inscrive au-dessous d’un blason héraldiquement divisé
en compartiments tout pareils à ceux de la roulette, tout comme
ceux de l’écusson des Grimaldi à Monaco, reproduit singulièrement
en rouge et en blanc le losange de la rouge et la noire. Armes
celles-là véritablement parlantes. La pièce, à l’effigie du duc de
Saint-Frusquin, a été ciselée par Roty; allégorie (prétendent les
joueurs décavés) du traitement dont il sera puni dans l’autre monde.

«Qu’avez-vous fait de votre journée?» demandait gracieusement ce
souverain à l’un de ses invités, et dans le froid (qui n’en fut
pas dissipé) inséparable du début d’un dîner de cérémonie. «Hé!
monseigneur, répliqua l’interpellé, que voulez-vous qu’on fasse ici,
hors aller jeter son argent dans ce satané tripot?»

Est-ce une circonstance atténuante aux universelles exactions de ce
souverain, que l’apparent protectorat tutélaire et paternel qui lui
fait n’autoriser à ses sujets l’accès de la maison de jeu, qu’une fois
l’an, le jour de sa propre fête? Bonasse rouerie à l’adresse du badaud
sensible. Cet après-midi de réjouissance locale suffit à l’épuisement
du pécule de l’indigène,--j’allais dire de l’indigent,--dont la
présence ne fournirait plus, le reste du temps, qu’à l’encombrement et
au scandale.

En résumé, Saint-Frusquin a des jardins assez pareils aux jardins de
Klingsor. On y rencontre des filles fleurs attristées de voir Parsifal
leur préférer les fleurs d’un autre tapis; mais qui prendront leur
revanche.

L’aspect des plus animés de ces quartiers est celui d’une permanente
Exposition universelle en laquelle se rencontrent des marchands de
lorgnettes, des Arabes travestis et de faux tziganes.

Une des plus diplomatiques ruses de l’Alphand de Saint-Frusquin a été
d’y rendre odieux tout ce qui n’est pas la Salle du jeu. Et ce n’est
pas un mince mérite que d’y avoir excellemment réussi, la beauté du
paysage rendant cette tâche difficile. C’est ainsi que le séjour d’une
admirable terrasse en vue de la mer, et _sur laquelle aucune porte ne
donne accès_, a été rendu impossible par le voisinage immédiat, bruyant
et fuligineux du chemin de fer; et que l’escalier qui conduit au salon
de lecture, étant raide comme un perchoir à dindons, on doit quitter
toute envie d’aller y parcourir les journaux et faire sa correspondance.

Enfin on a installé dans un cabinet attenant et badigeonné de
caca-au-lait, une sorte de bastringue également propre à étouffer le
râle des agonisants et à faire rentrer brusquement dans les salles de
jeu ceux qui seraient tentés d’en sortir sous le prétexte fallacieux
d’entendre de la musique.

La misère de ces spectacles est rendue plus saillante par
l’intervention de premiers sujets en vacances. Ceux-ci en prennent
souvent le prétexte pour jouer (leur rôle) sans aucun souci; et quand
leur art les en empêche, la bassesse de l’entourage n’en est que
plus éclatante. D’autres signes qui distinguent encore ce théâtre de
Saint-Frusquin c’est le mélange au programme, de chefs-d’œuvre et
d’œuvres médiocres, avec cette différence que tous les soins de la
direction se portent justement sur ces dernières, comme pour suppléer à
ce qui leur manque. En outre les comptes rendus adressés aux journaux
à la suite de ces opéras et de ces concerts offrent encore cette
particularité d’être rédigés ainsi: De Saint-Frusquin: acclamations!
(lisez: bâillements prolongés); salle entière debout! (lisez: pour
sortir sans esprit de retour!)

Cela dit, ajoutons pour conclure, que Saint-Frusquin est l’endroit
du monde où se vendent les plus beaux porte-monnaie; cet article s’y
débite chez les bijoutiers; les plus riches sont en réseaux de mailles
d’or constellés de pierres précieuses. D’autres ont des formes et des
bouchons de flacons; et quand leurs propriétaires s’apprêtent à donner
deux sous, vous jureriez qu’ils vont respirer de la bergamote. Enfin
les plus modestes, en maroquin, n’en ont pas moins pour fermoirs des
têtes de serpents en joyaux, des boutons de turquoises ou de perles.

Les porte-veine sont encore en usage à Saint-Frusquin, trèfles à quatre
feuilles, petits cochons et petits bossus sous forme de médaillons et
de breloques. Mais une plus maligne ruse de cette république du jeu,
c’est l’entretien d’un grand nombre de ces petits bossus en chair et
en os. On sait la favorable superstition que les joueurs attachent
au simple contact des hommes ainsi déformés. Leur présence dans les
jardins, dans les salles de Saint-Frusquin donne de l’espoir aux
pèlerins; et ces gnomes ont pour prescription de rouler constamment des
yeux furieux pour ne pas éventer la mèche.

Voulant un jour faire d’un trait l’éloge d’un dîner auquel il avait
assisté, Banville le résuma ainsi: «Le mot _madère_ ne fut pas
prononcé!» A Saint-Frusquin on pourrait en dire autant du mot _mort_.
Et c’est ce qui fait de son territoire la capitale du plaisir,
la Capoue actuelle, le séjour privilégié des vieillards et des
valétudinaires.

De temps à autre seulement, un cercueil apparaît. Dans la rue, des
inconnus à qui vous ne demandez rien, vous accostent pour vous
certifier, qu’il s’agit bien là de la mort naturelle d’un sommelier
atteint de l’influenza, etc. Or, si vous alliez au fond des choses, et
du cercueil, celui-là pourrait bien se trouver vide.

La bière est vide? alors c’est que Franck est vivant!

Ainsi se rétablirait le premier des bons renoms de Saint-Frusquin, qui
est celui d’une terre où l’on ne saurait mourir.

Paradoxale terre de Saint-Frusquin, où réside la paix pour ceux en qui
le démon du jeu ne charrie pas, comme en d’humains flacons d’eau-de-vie
de Dantzick, des particules aurifères. Bienheureux et unique territoire
où expire la despotique tyrannie du piano relégué aux garde-robes! Seul
lieu du monde où l’on ne soit pas en butte aux trop fréquents bonjours
de ses amis perdus en des spéculations moins extérieures. Gardez-vous
donc bien de conclure à un refroidissement pour un sourire pincé:
les voisins du zéro ne sont pas sortis; mais les transversales ou les
_chevaux_ vous dédommageront demain et vous vaudront une accolade toute
fraternelle.

C’est encore une particularité de Saint-Frusquin que la forme sociale
d’anxiété qu’y revêt le regard du riche, lequel dans la transe
incessante de l’emprunt (lisez: _d’être tapé_) prend l’offensive en
vous offrant à tout bout de champ, sous le rusé prétexte de vous porter
bonheur, un trèfle à quatre feuilles ou une fleur de lilas à six
pétales.

N’écoutez donc pas les visionnaires fatals, les funestes empêcheurs de
jouer en rond, qui vous affirmeront que le minimum des inconvénients
inséparable de ces sortes de fondations et dont il a été parlé au
début de ce chapitre, c’est deux à trois suicides par jour. Par an,
transposeront les optimistes endurcis; et ceux qui se prétendent
renseignés rectifieront: de vingt-huit à trente-deux, à quarante, les
bonnes,--pardon! les mauvaises années. «--Hier encore, un jeune homme
allait donner de la tête ainsi qu’un taureau furieux contre une des
colonnes de l’atrium--vous dira le sot moineau de fâcheux augure; un
serviteur que son maître avait envoyé retenir des places à la gare,
ayant joué et perdu cet argent qu’il espérait doubler, vient de se
brûler la cervelle. Un des gardiens qui veillent nuit et jour sur
le toit du casino pour surveiller les jardins comme une Brangœne du
suicide, découvre souvent au matin, dans les branches d’un ficus, des
fruits humains qui n’y pendaient pas la veille. Et les Gnidiennes
filles de l’Aurore qui, pareilles à celles de Montesquieu, seraient
tentées d’aller voir se lever leur Mère, pourraient faire crier par
Mlle Poil-de-Brique: «Cette penderie rafraîchit!» Ainsi que le faisait
Mme de Sévigné, _des paysans pendus par le bon duc de Chaulnes_. Un
vieillard que la chaleur incommodait et qui s’était laissé choir au
bord du trente et quarante, se vit tout à coup entortillé du linceul
vert dont on recouvre les tables à la fin de la soirée. Puis après
s’être senti descendre par des couloirs secrets, il reprit ses sens,
allongé sur une table en un lieu fort mystérieux, et dans une macabre
compagnie. Mais le comique de l’affaire, c’est qu’une fois revenu à
lui, il trouva dans sa poche un billet de cinq cents francs qu’il ne se
connaissait pas, et que, sa résurrection constatée, on s’empressa de
lui faire rendre.--Les employés de l’établissement, lesquels au reste
ne changent pas plus que le personnel des hôtels, reçoivent à leur
entrée la formelle instruction pour le cas où un suicide se produirait
dans le casino, de mettre aussitôt le mort debout et de l’emporter
ainsi, la mort n’étant véritablement terrifiante qu’horizontale.

En outre les hôteliers ont reçu le sage conseil souvent exécuté, de
mettre le feu aux rideaux de tout client dont la mort subite dans son
établissement ne serait pas suffisamment «expliquée».--Il est vrai
que nulle part ailleurs les lecteurs nocturnes ne sont autant qu’à
Saint-Frusquin, victimes de leur désir de s’instruire.

--«Du reste, poursuit notre corneille qui abat des pendus en guise de
noix, déchiffrez les symboles de ces magnifiques et terribles jardins.
Ces tranchées du gaz ne vous apparaissent-elles pas comme des fosses?
Linceul, ces toiles vertes dont on recouvre les massifs pendant la
nuit, comme est linceul le vert oripeau dont on enveloppe les tables.
Mais le choix de ces fleurs elles-mêmes ne vous divulgue-t-il pas leur
secret: toutes mélancoliques fleurs de tombeaux, pensées, cinéraires
dont la multiplicité endeuille toute la contrée; et jusqu’à ces
tendres _mères de famille_ dont le nom évoque de lointaines douleurs
maternelles?

J’allais oublier ces bougainvilléas qui barbouillent comme de sang
caillé les maisons dans les paysages.

Fleurs accusatrices sous lesquelles frissonnent à l’heure de la
toilette les femmes qui les piquent dans leurs cheveux, et qui voient
au fond du miroir des mains vagues les leur ajuster, de pâles mains de
jeunes inconnus, de fines mains rouges.

C’est alors que murmurent dans l’air lascif et frémissant des
orchestres dont les musiques se pourraient intituler _la valse des
nœuds coulants_, et _la polka des râles_; mélodieux soupirs à servir
d’accompagnement en sourdine pour cette poésie appropriée.

    A Monte-Carlo, sur la mer qui pleure,
    Le soleil couchant est sanguinolent,
    Le rosier plus roux et le lis moins blanc;
    Duquel d’entre nous va se voiler l’heure?

    L’un sent au détour du môle tremblant
    Une rouge main dont le doigt l’effleure.
    Le soleil couchant est sanguinolent;
    A Monte-Carlo, sur la mer qui pleure.

    «Les dieux sont pour moi!»--«Ma chance est meilleure!»
    Le pouls bat plus vite, et le cœur plus lent.
    A Monte-Carlo, sur la mer qui pleure.
    Le soleil couchant et sanguinolent.»

    Et l’autre déçu par l’éternel leurre
    Du jeu saccadé froid et violent,
    Plonge sous les flots dont la mer le pleure,
    Au soleil couchant plus sanguinolent.»

N’écoutez pas ce «prophète oiseau de malheur, oiseau ou démon» pareil
au corbeau d’Edgar Poë. Oiseau qui mériterait de revêtir la forme de
Miss Winterbottom, l’institutrice hurluberlu dont j’ai depuis longtemps
promis l’histoire, que je donnerai; naïve redresseuse des torts de
l’humanité, et qui ne manquerait pas à sa descente à Saint-Frusquin,
d’appeler les croupiers: des croupions, de s’enquérir du cimetière des
suicidés, d’appeler avenue des sépulcres, l’avenue des Spélugues, et de
feindre de confondre l’hôtel Métropole avec l’hôtel Nécropole.

Balivernes! qui donc ose parler ici de crispations? Entendez plutôt
cette distinguée compagne d’un travailleur éminent, opulent aussi; elle
vous dira de ce jeu calomnié, qu’il est pour lui _une détente_. Voilà
qui est bien dit; à la bonne heure. Et si cette détente s’égare parfois
jusqu’à presser celle d’un pistolet, cela mérite-t-il d’oublier la
grisante odeur du Pittosporum qui sature les jardins de Klingsor et les
terrasses de Saint-Frusquin? et si les panés Tant-pis ouvrent sur son
propos leur Victor Hugo à ce verset:

    Quelque chose en tombe
    Qu’on n’a point lavé!

Les gagnants Tant mieux le citeront à cet alinéa digne du Temple de
Saint-Frusquin

    ...................... innocent et splendide
    Comme un pavé d’autel qu’on lave tous les soirs!

  Mars 98.



  POST SCRIPTUM


I

En 1894 je prévoyais, je pronostiquais, j’appelais une abondante
rééclosion de la correspondance de Mme Valmore. Elle a refleuri. En
96 ce sont en effet les deux volumes publiés par M. Rivière, selon un
choix fait parmi des lettres quatre fois plus nombreuses, et qu’il
n’appartient de juger qu’à ceux qui ont pris connaissance de l’ensemble
de cette correspondance léguée à la bibliothèque de Douai par le fils
de la femme-poète. Ce qui a paru est plein de toujours tendrement
saisissantes beautés. Une chose étonne: la publication de la lettre
à son frère (1813) et des deux suivantes, publiées dans la préface,
moins par le fait de ce qu’elles révèlent[59]--(que la poésie qui les
accompagne, parue dans les premières éditions, avait révélé au lecteur
attentif); mais parce qu’Hippolyte Valmore, soucieux (il l’a prouvé
par la destruction d’une partie de la correspondance) de supprimer,
d’anéantir toute cette région du passé maternel, n’a pu léguer ce
manuscrit aux archives Douaisiaines. D’où émane-t-il? Est-il unique?
ou d’autres lettres contiennent-elles d’autres parts du secret?--M.
Loliée, dans un juste et judicieux article (18 juin 98, _Revue
Encyclopédique_), écrit ceci: «En premier lieu, manquent totalement
les lettres de jeunesse et de passion, celles dont la recherche a
été la plus active, celles qui auraient enfin résolu d’une manière
flagrante le problème irritant dont on s’occupe encore.»--«Peut-être
qu’en cherchant bien, écrit Chateaubriand, on pourrait retrouver
quelques-unes des lettres que Rancé écrivait dans sa jeunesse à Mme de
Montbazon, mais je n’ai plus le temps de m’occuper de ces erreurs.»--Et
il ajoute: «Il s’est formé une solitude dans les lettres de Rancé,
comme celle dans laquelle il enferma son cœur.» Cette noble phrase
s’appliquerait à la correspondance amoureuse de Marceline Desbordes.

  [59] J’y renvoie le lecteur.

A ce propos, sied-il de tenir compte du fascicule paru à Douai en
96 sous ce titre: un _Épisode peu connu de la vie de Marceline
Desbordes-Valmore d’après une lettre inédite écrite à son amant,
reproduite en fac-simile, par Louis Vérité_--et publiée dans une
intention peu sympathique. «Un collectionneur de nos amis, écrit
l’auteur de cet opuscule--possède une lettre autographe de Marceline
non datée ni signée, la seule connue de ce genre et vraisemblablement
écrite vers 1809 ou 1810, lettre des plus suggestives qui a
probablement échappé au feu. Après bien des tergiversations, et en
présence de l’indiscrétion commise par M. Rivière[60], notre ami a fini
par nous autoriser à la reproduire en fac-simile.»--Le malheur est que
ladite lettre et dont l’écriture est reproduite en réduction de moitié,
et qui pourrait bien être authentique, est vraiment d’une _suggestion_
anodine. Les appellations de _bien-aimé_, _petit ami_, _mon Olivier_
(du nom fictif d’un personnage des Elégies) sont insuffisantes pour
éclairer le débat que d’un anonyme rayon de tendresse. La réclamation
de trois _nouvelles_ promises, ou d’une seule dont les trois
personnages seraient un amputé, un «pauvre poète déchu» et surtout un
«barbier laid et intéressant» tous trois évoluant «en Espagne»--ne
renseignent que faiblement sur l’œuvre de l’homme de lettres adoré.
Qui sait pourtant (le document supposé authentique, et dans le cas où
ce projet de _nouvelle_ se serait effectué) si là ne réside pas pour
quelque fureteur de bouquins surannés le germe de la vérité enfin
connue?--La dernière ligne de la lettre: «Je te verrai samedi, au coin
du feu de mon amie» concorde bien avec le rôle à la fois tutélaire
et funeste prêté à cette amie Délie (Zélia) par ce qui est avéré de
l’aventure.

  [60] La publication des trois lettres précitées.

Une autre collection de lettres, dont quelques-unes, ce me semble,
avaient déjà paru, fut mise au jour par M. Pougin qui publia son
premier article sur La jeunesse de Desbordes-Valmore dans la _Nouvelle
Revue_, en février 1894.--«On pourrait reprocher à l’auteur de cet
intéressant recueil, écrit M. Loliée, d’avoir passé sous silence les
différents promoteurs du dernier mouvement de renaissance littéraire,
comme il s’est manifesté de 1896 à 1898, fervent et bruyant, autour du
nom de Marceline Desbordes-Valmore.»

Mais que d’inédit encore! Ma personnelle collection s’est récemment
encore augmentée d’une correspondance: trente-quatre lettres à Mme
de Bussières, née Héloïse Saudeur, grande amie de la famille; et
une douzaine de touchantes lettres d’Ondine à la même.--Collections
toujours abondantes en de ces charmes douloureux d’un tour personnel,
d’un accent passionné et contenu, qui, lorsque l’ensemble en sera mieux
présenté par des éditions moins fragmentaires, seront reconnus pour
une originale forme de pensée et de sentiment bien spéciale à celle
qui, Sapho chrétienne, en poésie, méritera, comme épistolière, d’être
qualifiée: une tendre Sévigné du malheur.

Une autre bien émouvante correspondance, historique celle-là (inédite
aussi), m’est communiquée par M. Georges Charpentier. Cinquante
lettres adressées à son père, dont une tracée sur un papier du même
rose qu’une autre que je transcris de Verlaine. Un rose éteint et
lassé dont se dut énamourer la chère femme qui aimait les rubans; le
rose de cette pâte de fleurs qu’on fait en Orient de roses cueillies
à l’entour du Saint-Sépulcre, et dont on fabrique des chapelets
parfumés. Nuance allégorique du Calvaire gravi dont ces lettres, en
dépit de l’intelligente bonté du correspondant, énumèrent les stations
poignantes. Que de détails éloquents! que de notes originales en
cette misère magnanime! «Lettre adressée (a tracé au crayon l’Éditeur
éminent sur une page datée de Lyon en 35), en apprenant par le journal
l’incendie de la rue du Pot-de-fer où j’ai perdu plusieurs milliers de
volumes».--«Si nous avions autre chose que les dettes de notre ancien
directeur à payer sur notre travail, écrivait Mme Valmore, je vous
enverrais de l’argent. Cette joie m’étant refusée, je vous envoie, par
cette lettre, la quittance des derniers trois cents francs que mon mari
avait acceptés pour les Nouvelles Anglaises.» Et il ajoute: «Inutile
de dire que j’ai refusé les 300 francs de cette admirable femme.»--Plus
loin, c’est cette _lubie_ superstitieuse et artiste en cette pénurie
généreuse: «Cher monsieur Charpentier, depuis hier je suis plus triste.
J’ai mis dans ma tête que ce nombre treize que vous m’avez donné de
l’_Atelier du vieux peintre_ me portait malheur. Ayez pitié de cette
faiblesse de femme, et reprenez-moi cent francs que je vous envoie. Le
sort me semblera rompu, et je terminerai d’un cœur plus libre.--Si vous
refusiez, vous me feriez du mal.»

Je voudrais encore dire un mot de l’iconographie de Mme Valmore.
L’article de M. Loliée la reproduit presque intégralement. «Si l’on m’a
aimée, c’est pour autre chose qu’une grande beauté», écrit Marceline.
Ses portraits en font foi. Il y a pourtant du charme dans le portrait
_à la lyre_ de la bibliothèque de Douai, œuvre de l’oncle tant aimé,
Constant Desbordes. Mais le buste n’est-il pas bien opulent, la taille
bien courte? C’est sans doute ce dernier défaut qu’a voulu dissimuler
le grand portrait par Desbordes encore, au Musée de Douai. Mais l’autre
défaut s’y accuse davantage. Ce dernier portrait, accoudé de face et
la tête dans les mains, à rêver au-dessus d’un livre qu’on ne lit
plus, mais dont les souvenirs «roulent dans la tête malade», est une
figure d’inspirée, de voyante, de Sybille, avec presque une expression
de stigmatisée. Les deux autres portraits de Langlois et de Baugé,
reproduits par M. Loliée, ne sont vraiment que des caricatures sans
même l’intérêt de se donner pour telles. Le trois quarts de Devéria,
que j’ai mis en tête de mon étude parue chez Lemerre, est d’une grâce
agréable. Je possède encore une lithographie dont je ne connais pas
d’autre exemplaire[61]. Celle-là de face, mais d’un visage bien lourd,
à l’expression faussement pathétique d’un regard levé exagérément,
sans extase vraie. Plus extatique le regard baissé du profil de David
d’Angers[62], en cette expression de recueillement interne que j’ai
notée chez la sublime Vierge de Botticelli de la collection Leyland:

    Ses yeux sont baissés en extase.

  [61] Un autre portrait non encore reproduit est, je crois, la
  propriété de Mme Henri Lavedan.

  [62] Que je suis étonné de ne pas retrouver dans la nombreuse
  collection de médaillons de David d’Angers exposés au Louvre.

J’avais moi-même retrouvé, dans une ancienne édition de Mme
Valmore, une épreuve jaunie de sa photographie, en 1865. La _Revue
encyclopédique_ en reproduit une semblable. Portrait suprême, émouvant
en sa laideur triste, au sourire qui s’efforce au-dessous du regard,
pénétrant encore, bien que si las! Les mains gourdes dans des mitaines
sortent des manches pagodes, auxquelles s’assortissent bien la fanchon
plate retenue par trois épingles, et le ruban à carreaux qui retombe en
deux brides. Cette belle strophe pourrait s’inscrire au dessous:

    Pardonnez-moi, Seigneur, mon visage attristé,
    Vous qui l’aviez formé de sourire et de charmes:
    Mais sous le front joyeux vous aviez mis les larmes,
    Et de vos dons, Seigneur, ce don seul m’est resté.

C’est donc une heureuse palingénésie que celle qui fait de la figure
allégorique de M. Houssin (érigée à Douai en 1896) comme une
résurrection de la femme poète, au-dessus de ses ans vécus, de ses
atours fanés et de ses douleurs vaincues; sorte de Lady Macbeth
innocente et étonnée de ne plus retrouver sur ses dolentes et
courageuses mains la blanche traînée de tant de larmes.

Je dois à l’obligeance de Mme Maximin le don de souvenirs précieux,
de petits sachets en rubans damassés ou chinés, sans doute assemblés
de la main de Marceline elle-même, ou de ses filles; des fragments de
bibelots sans valeur, mais sans prix; une agrafe à manteau figurant des
cygnes de style Empire; une tasse de Chine; un coupe-papier d’ivoire au
manche en forme d’un serpent dont l’aiguillon s’essaie en vain sur un
miroir; symbole de cette vérité si chère à notre poète;--un livre de
prières offert à Mme Valmore en août 43 «comme un hommage d’affectueuse
admiration et un témoignage de vive sympathie pour un noble cœur
affligé»--signé: Clémence.--Un album en cuir vert aux minces coins en
argent, on dirait un ancien spécimen de cette élégante maroquinerie
anglaise, depuis, si fort à la mode. Peut-être un souvenir du séjour
d’Ondine à Londres, durant son professorat, dans la famille Curie.
L’album contient une photographie d’elle, d’expression sympathique
et pensive. Une autre d’Inès enfant. Puis de petits dessins, des
griffonnages, sans beaucoup d’intérêt, ni d’art; des adresses, des
copies fragmentaires, des citations, souvent anglaises, des fleurs
séchées aux suscriptions sentimentales: «cueillie sur la place
Saint-Ouen, à la porte fermée d’un ami.»--Un monument à la mémoire de
l’inoubliable amie Gantier: un petit dessin à la plume représentant,
sur un lit de fleurs et d’épines, un cœur ailé accablé par une croix,
et dont émane une flamme en forme de banderolle où court l’inscription:
_satis, Domine, satis!_--Et au-dessous: «La croix l’accable, mais il
est soumis.» Puis de l’écriture de Mme Valmore: «dix avril, Calvaire
de mon cœur. Les années n’ont pas aplani ta cime. Avec mes anges qui
t’entourent, du moins es-tu heureuse, Albertine! _Sperent in te._»
De la sensiblerie d’imagerie religieuse, relevée par le haut goût du
cœur, la profonde sincérité de l’inaltérable attachement. En un autre
agenda, celui-là, de style Empire, seul bibelot joli, le «Souvenir» à
la monture de nacre et de bronze, aux douze vignettes coloriées des
mois, ce sont encore, et toujours entre ces griffonnages au jour le
jour (rappel d’une visite de Mme Gay le 8 septembre 1822) des fantômes
de fleurettes, violette, pensée, volubilis, bourrache, primevère; du
lierre, des mousses, une graminée; et surtout une blonde mèche de
cheveux dorés, de ces cheveux d’enfant desquels elle a écrit ce vers
divin:

    Que tes cheveux sont doux, étends-les sur mes larmes!...

En somme, tout le délicat décor interne de cet autre agenda dont
l’intelligent hasard d’une vente a fait refleurir aux mains d’un ardent
admirateur de Mme Valmore, tant de transparentes fleurs fanées entre
lesquelles voltige plus délicatement encore un duvet de colombe, une
plume de _La Vie et la Mort_ du Ramier.

Quoi encore? une lorgnette monocle, à la monture dédorée, à l’ivoire
jauni et fondu et dont l’unique regard dut si souvent se fixer sur la
grande amie Mars.--Enfin une guitare, sans nul doute celle dont il est
parlé dans cette lettre de la correspondance: «Hilaire a fait arranger
ma guitare.--Pour la première fois depuis trois ans, j’ai rejoué de
ce pauvre instrument dédaigné et les enfants se sont mis à danser
jusqu’à nuit close...»--Pauvre guitare, elle n’a plus qu’une corde,
l’incorruptible fil sur lequel le peintre anglais Watts fait à tout
jamais voltiger invinciblement les consolatrices illusions de l’aveugle
espérance!


II

Je possède plus d’une soixantaine de lettres et billets à moi adressés
par Verlaine.

Je choisis parmi eux cette lettre des plus touchantes:

  PARIS, LE *** MARS 1895.

  «Cher monsieur et cher poète,

  «J’ai lu et peut-être avez-vous lu dans le... d’aujourd’hui,
  sous la signature... une ligne où votre nom et le mien étaient
  rapprochés dans une intention désagréable pour vous. Je
  m’empresse de vous assurer de toute la peine que m’a faite cette
  lecture. Vous connaissez trop mes sentiments de si haute estime à
  l’égard du vrai poète que vous êtes pour que, sans attacher quant
  à ce qui vous concerne la moindre importance à de pareils coups
  d’épingle, vous puissiez douter un instant du véritable ennui que
  m’a causé ce bout d’article.

  «Je n’ai pas voulu que la journée s’écoulât sans vous témoigner
  à nouveau ma sincère et profonde sympathie littéraire, en même
  temps que les sentiments d’affectueuse gratitude de votre tout
  dévoué

  «P. VERLAINE.»


III

En 97, j’ai reçu, à la date du 6 septembre, cette lettre de M.
Stanislas Millet, professeur au Lycée de Lorient:

  «Monsieur,

«Vous avez publié dans la _Nouvelle Revue_ du 1er février 1896, sur
Hello, une remarquable étude où je relève cette phrase: «Je ne me
souviens pas d’avoir rencontré ce grand nom (celui de Chateaubriand)
au cours de toute l’œuvre de l’écrivain de Kéroman, que le respect
d’une même communion empêcha sans doute de formuler sur le maître
de Combourg, un jugement dont l’expression eût été curieuse à
connaître.»--Je ne crois pas, en effet, que Chateaubriand soit nommé
dans celles des œuvres d’Hello qui ont paru en volumes. Mais parcourant
dernièrement, grâce à la bienveillance de Mme Hello, les manuscrits
inédits du grand penseur, et les articles qui n’ont encore eu jusqu’ici
que la publicité des journaux ou des revues, j’ai découvert une longue
étude sur Chateaubriand, qui sans doute vous donnera satisfaction.
Etc.»

L’article, dont j’ai dû la copie à l’obligeance de Mme Hello et de
M. Millet, est curieux, intéressant et surtout bien conforme à mon
pronostic.

«Il faut d’abord, écrit Hello, rendre justice à qui veut et fait le
bien. M. de Chateaubriand a voulu le bien et certainement il l’a fait.
Avant de l’entendre parler, il faut regarder ceux à qui il parlait. Il
faut se figurer une nation qui n’était pas encore réveillée du XVIIIe
siècle, une nation qui pleurait d’attendrissement devant les bergers
de Florian et qui riait en face des saints. Il ne fallait parler ni à
des hommes instruits, ni à des enfants naïfs et disposés à la lumière:
il fallait s’adresser à de tristes vieillards, et c’était un triomphe
de leur apprendre que le christianisme n’est pas ridicule...--Voilà
comment la question se posait. Il s’agissait de faire prendre la
religion au sérieux (par un peuple de qui Voltaire était l’aliment
universel)...--En d’autre temps, ce serait une hardiesse d’affirmer que
le christianisme n’est pas une stupidité honteuse et ridicule. C’était
quand il (Chateaubriand) est né, un acte voisin de l’héroïsme...--Quand
on apprécie ceux qui remontent la pente d’un torrent il faut exagérer
l’éloge pour rencontrer la justice... Et comme je vais prendre la
liberté d’apprécier son œuvre considérée en elle-même, je dois la
considérer ici dans son principe, dans son intention, dans ses
rapports avec les hommes et les choses qui rendent cette intention
particulièrement belle et honorable.»--Ceci dit, Hello exagère-t-il le
mérite de Chateaubriand? Non; le rhéteur lui est trop antipathique.

L’ironie éclate: «Ainsi, il n’est pas _tout à fait_ vrai que les
divinités chrétiennes soient ridicules dans les batailles. Cela est à
peu près vrai, mais pas tout à fait. Ce _tout à fait_ est précieux,
mais ne vaut pas le _presque_ dont il est couronné. Les milices
célestes font presque un aussi grand effet que les dieux ennemis de
Troie.

«--M. de C. demande grâce pour Josué, Élie, Isaïe, Jérémie, Daniel,
parce qu’il pourrait les peindre avec une tête flamboyante et une
barbe argentée. Vous avez le cœur dur si cette circonstance ne vous
inspire pas un peu d’indulgence en faveur d’Élie. Quand vous lisez
dans l’Écriture la scène du Mont-Carmel et celle du Mont-Horeb, vous
êtes disposé à le traiter un peu légèrement; mais si vous vous dites à
vous-même que M. de Chateaubriand pourrait le peindre avec une barbe
argentée, il est impossible que le respect ne vous saisisse pas à
l’instant même.»

Ces réflexions qu’un ruisseau représenté dans son cours naturel est
toujours plus agréable que dans sa peinture allégorique--et que «l’ange
de l’amitié pourrait porter une écharpe merveilleuse» exercent encore
la verve d’Hello: non sans un peu de lourdeur: «Quel bonheur! les
saintes sont sauvées: car elles ne remplacent pas les ruisseaux que les
saintes supprimaient... etc.--Il est impossible que l’ange de l’amitié
affublé de cette écharpe ne trouve pas grâce devant les muses.»--Voici
des motifs plus sérieux:

«Le regard droit et central manque à M. de Chateaubriand. Il parle
des choses les plus graves, mais il n’en parle pas gravement. Il a
beau se tourner ou vers la terre, ou vers le ciel, on dirait toujours
qu’il est en face d’une question de rhétorique. Quoi qu’il dise,
il a toujours le temps et le goût de s’entendre parler; quoi qu’il
regarde, c’est toujours lui-même qu’il contemple, et il se contemple
toujours à la lueur menteuse de la rhétorique. Sa parole est sans
joie; et la gloire de l’écrivain consiste à s’oublier dans le sens de
l’amour-propre. Jamais chez M. de C. la pensée ne brise la phrase. Non,
la phrase est faite d’avance, elle est inviolable, elle est fondue dans
un certain moule: c’est à la pensée d’obéir. Jamais sa parole n’est
l’explosion subite, spontanée, d’un sentiment qui éclate. Le sentiment
pour lui est une occasion de parler.--M. de Chateaubriand écrivain est
_un modèle à éviter_.» (Suit une curieuse comparaison entre le style
_organique_ qui est «la parole vivante au service de l’idée vivante»;
et le style _mécanique_ qui est «le produit artificiel d’éléments
extérieurs et de pièces juxtaposées».)--Mais voici le grand grief; le
véritable _horresco referens_:

«Enfin M. de Ch. dit, en parlant de Voltaire: _Ce grand homme_.--Ce mot
est écrit dans le génie du christianisme, deuxième partie, chap. V.--Il
est permis de douter un moment, même devant l’évidence, même devant le
livre ouvert. Mais quand on a lu plusieurs fois le paragraphe, il faut
se rendre. Le mot est écrit. Ce mot là ferme sur M. de Chateaubriand,
critique littéraire, la discussion. J’aurais eu beaucoup de choses à
citer, mais après ce mot-là, je n’en citerai aucune.

«Je ne veux pas rester sur cette parole, parce que si elle était le
dernier mot de ce travail, elle semblerait en être la conclusion; elle
semblerait offerte comme la pensée générale de M. de Chateaubriand
et le résumé de sa vie. Cette apparence serait une injustice.»--Et
la conclusion: «Il eut l’éclat presque toujours, très rarement la
splendeur. Son _strass_ fut pris pour du diamant. L’illusion peut et
doit finir: mais plus elle tombera, plus doit monter et grandir le
respect de son intention et l’admiration légitime que nous avons pour
ce qu’il tenta.»

Et je conclurai moi-même par cette phrase de Chateaubriand, dans son
dernier ouvrage: «Voltaire naissait, cette désastreuse mémoire avait
pris naissance dans un temps qui ne devait point passer: la clarté
sinistre s’était allumée au rayon d’un jour immortel.»

--Hello ne prend-il pas garde que c’eût été vouloir ne pas être
écouté des _tristes vieillards_ auxquels s’adressait le Génie du
Christianisme, que de commencer par briser leur idole? Mais s’adressant
à l’abbé Séguin, l’auteur de la vie de Rancé pouvait, devait, et il l’a
fait, tenir un autre langage.



TABLE



TABLE


  ORDO                                                                1

      I. Félicité (Desborde-Valmore)                                  5
     II. Le dieu (Leconte de Lisle)                                  85
    III. Pauvre Lélian (Paul Verlaine)                               93
     IV. L’Aède (Mistral)                                           103
      V. Roses pensantes                                            117
     VI. L’Apôtre (Ernest Hello)                                    139
    VII. Un seul Goncourt                                           159
   VIII. Tolstoï Esthéticien                                        171
     IX. Le Grand Oiseau (Léonard de Vinci)                         179
      X. Le Voyant (William Blake)                                  189
     XI. Le Spectre (Burne Jones)                                   201
    XII. Un Mythologue (Arnold Bœcklin)                             215
   XIII. Vernet Triplex                                             237
    XIV. Alice et Aline (Théodore Chassériau)                       251
     XV. Fashion (Constantin Ghys)                                  271
    XVI. Le Potier (Jean Carriès)                                   283
   XVII. Les noces d’argent de la Voix d’Or (Sarah Bernhardt).      299
  XVIII. Le Masque (La Duse)                                        311
   XIX. Un Féministe                                                321
     XX. Apollon aux Lanternes                                      329
    XXI. La République de Saint-Frusquin                            347

  POST-SCRIPTUM                                                     385


Sceaux.--Imprimerie E. Charaire.



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  JEAN RICHEPIN
    Contes de la Décadence romaine                                  1 v

  LOUIS DE ROBERT
    L’Anneau                                                        1 v

  EDOUARD ROD
    Le Ménage du Pasteur Naudié                                     1 v

  GEORGES RODENBACH
    Le Miroir du Ciel natal                                         1 v

  EDMOND ROSTAND
    Cyrano de Bergerac                                              1 v

  ARMAND SILVESTRE
    Les Tendresses (Poésies)                                        1 v

  ANDRE THEURIET
    Lys Sauvage                                                     1 v

  EMILE ZOLA
    Paris                                                           1 v


ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT


11398.--I.--Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris.





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