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Title: Propos de peintre, première série: de David à Degas
 - Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust
Author: Blanche, Jacques-Émile
Language: French
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 - Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  JACQUES-ÉMILE BLANCHE

  Propos de Peintre

  DE DAVID A DEGAS

  PREMIÈRE SÉRIE:
  Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour,
  Ricard, Conder, Beardsley, etc.

  Préface par Marcel PROUST

  PARIS
  ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
  100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
  PLACE BEAUVAU

  1919



DU MÊME AUTEUR


Cahiers d'un Artiste:

  PREMIÈRE SÉRIE.--Juin-novembre 1914.

  DEUXIÈME SÉRIE.--Novembre 1914-Juin 1915.

  TROISIÈME SÉRIE.--_Suite du Printemps à Paris._--_Été en Normandie_,
  août-novembre 1915.

  QUATRIÈME SÉRIE.--_Paris_, novembre 1915-août 1916.

  CINQUIÈME SÉRIE.--Août-décembre 1916.


Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Émile-Paul frères, 1919.



Justification du tirage

Nº



  Ce livre est dédié à Marcel PROUST
  en souvenir
  de l'Auteuil de son enfance et de ma jeunesse
  et
  comme un hommage d'admiration pour l'auteur de
  «Du côté de chez Swan»

        son ami J.-E. Blanche.



PRÉFACE


Cet Auteuil de mon enfance,--de mon enfance et de sa
jeunesse,--qu'évoque Jacques Blanche, je comprends qu'il s'y reporte
avec plaisir comme à tout ce qui a émigré du monde visible dans
l'invisible, à tout ce qui, converti en souvenirs, donne une sorte de
plus-value à notre pensée, ombragée de charmilles qui n'existent plus.
Mais cet Auteuil-là m'intéresse encore davantage comme un même petit
coin de la terre observable à deux époques, assez distantes, de son
voyage à travers le Temps.

Entre ces jours anciens et ceux de maintenant, Auteuil, sans qu'il ait
eu l'air de bouger, a traversé plus de vingt années, pendant lesquelles
Jacques-Émile Blanche a conquis la célébrité comme peintre et écrivain,
alors que moi, dans les jardins voisins et au bord des mêmes vieux
«Fontis», je n'ai attrapé que la fièvre des foins. Tout ce que, dans des
pages qui sont des merveilles d'intelligence et de mélancolie, Jacques
Blanche dit à propos de Manet,--de Manet que ses amis trouvaient
charmants, mais ne prenaient pas au sérieux, ne «savaient pas si
fort»,--je l'ai vu se produire pour Blanche. Ici le milieu n'était pas
le même et son élégance donnait une forme différente au malentendu, au
fond identique, qui existe toujours entre ceux dont les yeux sont pleins
malgré eux de la peinture d'hier et les auteurs des oeuvres qui seront
dignes du passé parce qu'elles ont été placées d'avance dans l'avenir,
des oeuvres qu'il faudrait pouvoir regarder en se mettant à la distance
des années qu'elles anticipent et avec cette adaptation de la
sensibilité qui exige précisément «du temps».

Souvent, pendant que Jacques Blanche peignait, une belle dame couronnée
de fleurs faisait arrêter sa victoria devant l'atelier. Elle descendait,
contemplait, croyait juger. Comment eût-elle pu supposer qu'un
chef-d'oeuvre naissait sous les doigts d'un homme si bien habillé, avec
lequel elle avait dîné la veille, qui s'était montré un causeur si fin
et passait pour si méchant. Le proverbe--par extraordinaire--est faux
qui dit: «Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre.» Et il
devrait être retouché ainsi: «Il n'y a pas de grand homme pour ses
amphitryons, il n'y a pas de grand homme pour ses invités.» Quant à la
«méchanceté», pour ma part, je n'ai connu que l'invariable expansion
d'un grand coeur et la sérénité d'un juste. Cette «méchanceté» ou
soi-disant telle, ne fut pas inutile à Jacques Blanche et s'il y a eu
dans cette réputation un peu de sa faute, alors répétons le _Felix
Culpa_ qui était cher à Renan. Le danger pour Blanche c'était que,
élégant, spirituel, il dissipât sa vie dans la mondanité. Mais la nature
qui invente au besoin des névroses protectrices, de tutélaires
infortunes, pour que le don nécessaire ne soit pas laissé en friche,
voulut que ce renom de médisance le brouillât assez vite avec les gens
qui l'eussent empêché de peindre, et, les jours où il eût peut-être
mieux aimé aller à une garden-party, le rejetât de force dans son
atelier avec la rudesse de l'Ange baudelairien: «Car je suis ton bon
ange, entends-tu, je le veux.»

Si l'on savait mieux démêler «ces choses inconnues, où la douleur de
l'homme entre comme élément», on verrait que nous devons beaucoup plus,
dans la vie, aux choses qui nous ont été désagréables, qu'aux autres.
Cette fois-ci c'est un proverbe qui le dit avec toute la force incluse
en la plupart d'entre eux: «A quelque chose malheur est bon».

Je ne peux pas me rappeler exactement si c'est dans l'incomparable salon
de Mme Straus, dans celui de la Princesse Mathilde ou de Mme Baignères
que j'ai fait la connaissance de Jacques Blanche, vers l'époque de mon
service militaire, c'est-à-dire à peu près à vingt ans. En tout cas,
c'est dans ces trois salons que je le retrouvais le plus souvent, et une
esquisse au crayon qui a précédé mon portrait à l'huile a été faite
avant le dîner, à Trouville, dans les admirables Frémonts qui étaient
alors la résidence de Mme Arthur Baignères et où montaient du manoir des
Roches ou de la villa Persane, la marquise de Galliffet, cousine
germaine de la maîtresse de la maison, avec la princesse de Sagan,
toutes deux dans leur élégance aujourd'hui à peu près indescriptible,
d'anciennes belles de l'Empire.

Comme mes parents passaient le printemps et le commencement de l'été à
Auteuil où Jacques Blanche habitait toute l'année, j'allais sans peine
le matin poser pour mon portrait. A ce moment la maison qui s'est
construite en hauteur, sur l'atelier même, comme une cathédrale sur la
crypte de l'église primitive, était répandue, en ordre dispersé, dans
les beaux jardins; et après la séance de pose, j'allais déjeuner dans la
salle à manger du docteur Blanche, lequel, par habitude professionnelle,
m'invitait de temps à autre au calme et à la modération. Si j'émettais
une opinion que Jacques Blanche contredisait avec trop de force, le
docteur, admirable de science et de bonté, mais habitué à avoir affaire
à des fous, réprimandait vivement son fils: «Voyons, Jacques, ne le
tourmente pas, ne l'agite pas.--Remettez-vous, mon enfant, tâchez de
rester calme, il ne pense pas un mot de ce qu'il a dit; buvez un peu
d'eau fraîche, à petites gorgées, en comptant jusqu'à cent.» D'autres
fois je rentrais déjeuner tout près de la maison des Blanche, chez mon
grand-oncle, encore à une «étape», (comme dirait M. Bourget) moins
avancée, que M. et Mme Blanche, ces deux «grands bourgeois» dont
Jacques-Émile a laissé d'inoubliables portraits, qui font penser aux
Régents et Régentes de l'Hôpital, de Hals. («C'est une opinion courante
et presque banale que l'image de leur mère offre aux artistes une
occasion sans seconde d'exprimer le tréfonds d'eux-mêmes», a dit Jacques
Blanche, dans ce «Whistler» qui est la perle délicieuse et mélancolique,
la verrerie la plus délicatement irisée de la présente collection.)

Cette maison que nous habitions avec mon oncle, à Auteuil au milieu d'un
grand jardin qui fut coupé en deux par le percement de la rue (depuis
l'avenue Mozart), était aussi dénuée de goût que possible. Pourtant je
ne peux dire le plaisir que j'éprouvais, quand après avoir longé en
plein soleil, dans le parfum des tilleuls, la rue Lafontaine, je montais
un instant dans ma chambre où l'air onctueux d'une chaude matinée avait
achevé de vernir et d'isoler, dans le clair-obscur nacré par le reflet
et le glacis des grands rideaux (bien peu campagne) en satin bleu
Empire, les simples odeurs du savon et de l'armoire à glace; quand après
avoir traversé en trébuchant le petit salon, hermétiquement clos contre
la chaleur, où un seul rayon de jour, immobile et fascinateur, achevait
d'anesthésier l'air, et l'office où le cidre--qu'on verserait dans des
verres d'un cristal un peu trop épais, qui donnerait en buvant l'envie
de les mordre, comme certaines chairs de femme, à gros grains, en les
embrassant--avait tant rafraîchi que, tout à l'heure, introduit dans la
gorge, il pèserait contre les parois de celle-ci en une adhérence
totale, délicieuse et profonde,--j'entrais enfin dans la salle à manger
à l'atmosphère transparente et congelée comme une immatérielle agate que
veinait l'odeur des cerises déjà entassées dans les compotiers, et où
les couteaux, selon la mode la plus vulgairement bourgeoise, mais qui
m'enchantait étaient appuyés à de petits prismes de cristal. Les
irisations de ceux-ci n'ajoutaient pas seulement quelque mysticité à
l'odeur du gruyère et des abricots. Dans la pénombre de la salle à
manger, l'arc-en-ciel de ces porte-couteaux projetait sur les murs des
ocellures de paon qui me semblaient aussi merveilleuses que les
vitraux--préservés seulement dans les exquis relevés et transpositions
qu'en a donnés Helleu--de la cathédrale de Reims, de cette cathédrale de
Reims que de sauvages Allemands aimaient tant, que ne pouvant la prendre
de force ils l'ont vitriolée. Hélas! je ne prévoyais pas ce hideux crime
passionnel contre une Vierge de pierre, je ne savais pas prophétiser,
quand j'écrivis la «Mort des Cathédrales»[1].

  [1] On peut aisément deviner que je n'ai pas attendu la défaite de
    l'Allemagne pour écrire ces lignes; elles lui sont antérieures; les
    gens qui crient «à mort» sur le passage d'un condamné me sont peu
    sympathiques, et je n'ai pas l'habitude d'insulter les vaincus.

Blanche dit bien gentiment de Manet, ce qui est vrai aussi de lui,
Blanche, (et ce qui explique en partie le temps qu'on a mis à le faire
sortir de la catégorie des «amateurs distingués»), qu'il était modeste,
humain, sensible à la critique. Il faudrait pouvoir insister sur ces
qualités familières généralement associées au talent et qui empêchent,
pour une forte part, qu'il soit reconnu. Pour montrer que, (sans talent
compensateur, hélas!) je comprends fort bien tout de même ce genre de
caractère qui, sous une forme ou une autre, est celui de tous les grands
artistes étudiés par Jacques Blanche dans ce livre, je dirai en me
laissant aller aux souvenirs de cet Auteuil de mon adolescence, que par
nature et par éducation, il m'eût alors semblé du plus mauvais goût de
faire état d'avantages ou de prétendus avantages, que des camarades avec
qui je me trouvais ne possédaient pas. Que de fois, rencontrant à la
gare Saint-Lazare des étudiants qui rentraient aussi à Auteuil, ai-je,
en rougissant, dissimulé, pour qu'ils ne pussent pas le voir, mon billet
de première et suis-je monté en troisième comme eux, avec l'air de
n'avoir jamais connu de ma vie d'autres compartiments. Pour la même
raison, je me cachais aux yeux des mêmes collégiens d'aller déjà, et du
reste bien peu à cette époque, dans le monde, si bien que mon «manque de
relations» excitait chez eux une véritable pitié et qu'ils n'eussent pas
cru pouvoir me laisser apercevoir par les gens qu'ils considéraient
comme élégants. Je me rappelle qu'une fois, comme je sortais de chez
Blanche, je montai chez un de ces jeunes gens qui, probablement
«recevait» ce jour-là sans que je le susse. En entendant la sonnette, il
vint ouvrir lui-même croyant qu'il allait se trouver devant un de ses
invités. Mais, en me voyant, il fut pris de la terreur folle que des
personnes de ses relations pussent rencontrer un être qui avouait
lui-même n'en avoir aucune, et avec l'agilité du kangouroo boxeur ou de
l'ami qui dans un vaudeville précipite le mari hors de la chambre où il
pourrait trouver sa femme avec un amant, il me fit descendre les
escaliers, aussi vite je pense qu'un commandant de sous-marin fait
quitter un navire torpillé à ses malheureux passagers, en me criant:
«Excusez-moi, mon cher, votre présence ici est impossible, vous
comprendrez tout d'un mot, j'ai à goûter les Dutilleul.» Je ne savais
pas et n'ai jamais appris depuis qui étaient les Dutilleul et quelles
déflagrations catastrophiques auraient pu naître de mon rapprochement
avec ces personnes glorieuses. Le même soir, je devais aller à un bal
chez la princesse de Wagram. Mon grand-père ne se soucia pas de
m'emmener avec lui en voiture. Il quittait d'ailleurs trop tôt Auteuil,
car s'il venait y dîner tous les soirs, il tenait à rentrer coucher à
Paris. Il ne l'a jamais quitté un seul jour pendant les
quatre-vingt-cinq ans qu'il a vécus (et cet exemple m'aide à comprendre
mieux que tous les commentaires, la sédentarité bourgeoise à laquelle
Jacques Blanche va vous raconter tout à l'heure que Fantin-Latour était
si passionnément, si maniaquement attaché), sauf au moment du siège de
Paris où il alla mettre ma grand'mère en sûreté à Étampes. Ce fut le
seul déplacement qu'il accomplit au cours de sa longue vie. En rentrant
le soir à Paris, il passait devant le viaduc du chemin de fer, et la vue
de wagons capables d'emmener les insensés chercheurs d'inconnu, au delà
du «Point du Jour» ou de «Boulogne», lui faisait éprouver au fond de son
coupé un sentiment d'intense _Suave mari magno_.

--«Et dire, s'écriait-il, en regardant le train avec un mélange
d'étonnement, de pitié et d'effroi, et dire qu'il y a des gens qui
aiment voyager!»

Mes parents trouvant qu'un jeune homme ne doit pas dépenser son argent
inutilement, me refusèrent pour me rendre au bal de Mme de Wagram, non
seulement la voiture familiale dont les chevaux étaient dételés depuis
sept heures du soir, mais même un modeste fiacre, et mon père déclara
qu'il était tout indiqué que je prisse l'omnibus d'Auteuil-Madeleine qui
passait devant notre porte et s'arrêtait avenue de l'Alma où était
l'hôtel de la Princesse. Comme «boutonnière» je dus me contenter d'une
rose coupée dans le jardin, sans fourreau en papier d'argent.

Malheureusement, l'hôte des Dutilleul était précisément dans l'omnibus
quand j'y montai. Il s'excusa, sur l'éclat qui les environnait, de la
rude opération à laquelle il avait été obligé de procéder dans
l'après-midi et se tordant de joie, par comparaison avec sa propre
élégance, il me dit: «Alors, comme ça, vous ne connaissez personne, vous
n'allez jamais dans le monde, c'est très drôle!» Tout d'un coup le
déplacement du col de mon pardessus lui découvrit ma cravate blanche.
«Tiens! mais puisque vous n'allez jamais dans le monde, pourquoi
êtes-vous en habit?» Je finis, après toutes les défenses possibles, par
avouer que j'allais au bal. «Ah! vous allez tout de même au bal, mes
compliments, ajouta-t-il sans plaisir. Et peut-on savoir quel est ce
bal?» De plus en plus gêné et pour ôter, comme à un vêtement qu'on ne
veut pas porter trop neuf, l'éclat qu'il y aurait eu dans le mot
«Princesse», je murmurai avec humilité: «Le bal Wagram».

J'ignorais qu'il y avait pour les garçons de café et les «gens de
maison» un bal qui se donnait salle Wagram et qui s'appelait le bal
Wagram. «Ah! elle est bien bonne», dit l'ami des Dutilleul, en reprenant
sa gaîté, puis il ajouta sévèrement: «Mon cher, au moins on ne fait pas
semblant d'être invité quand on est assez dénué de relations pour en
être réduit à aller à des bals de domestiques, et payants encore!»

                                   *

                                 *   *

La seule énumération des portraits que Jacques Blanche fit vers cette
époque (en exceptant le mien) suffit à montrer qu'en littérature aussi,
c'était l'avenir qu'il découvrait, qu'il élisait, et elle est déjà, par
là, une première explication de l'extrême valeur, du charme unique, que
possède le présent volume. En effet, tandis que les peintres illustres
alors--un Benjamin Constant, par exemple--ne faisaient le portrait que
d'écrivains chargés d'honneurs, dépourvus de mérite, et aujourd'hui
aussi oubliés que leur peintre, Jacques Blanche peignait les amis dont
il était seul ou presque seul à célébrer le talent «pour faire de
l'originalité», disaient les gens du monde, ou peut-être par l'effet
d'une méchanceté, qui, après avoir dénigré les grands hommes, trouvait
un complément satanique de satisfaction à exalter les tenants de
l'«École de l'Incompréhensible». La vérité était que tout simplement
Jacques Blanche possédait en lui, comme tous les hommes assurés de
l'avenir, cette perspective du temps où il faut savoir se placer pour
regarder les oeuvres. Et de fait, après vingt années traversées par
l'«Auteuil de sa jeunesse», les mêmes maîtresses de maison sont trop
heureuses de placer à leur droite tel ou tel de ces amis que Jacques
Blanche portraiturait et encensait alors, un Barrès, un Henri de
Régnier, un André Gide. Jacques Blanche, comme Maurice Denis, a toujours
professé pour Gide l'admiration qui convient et à laquelle il nous est
bien permis d'ajouter de la tendresse. Quant aux natures mortes de
Blanche dont c'était une plaisanterie dans certains salons, en ce
temps-là, de dire: «Il faudrait les mettre un peu plus en lumière, pour
aujourd'hui seulement, parce que nous l'avons invité en quatorzième ou
en cure-dents. On les remettra demain à un endroit où elles ne se voient
pas», elles sont à la place d'honneur aujourd'hui dans les mêmes salons.
Et la maîtresse de maison explique d'un air délicat: «N'est-ce pas?
c'est d'une beauté rare; c'est beau comme le classique. Je vous dirai
que j'ai toujours aimé cela, même au temps où cela m'obligeait à rompre
des lances.» Et il serait peut-être injuste et un peu trop facile de
dire que ces dames se contredisent ainsi parce que la peinture de
Jacques Blanche est maintenant à la mode, mais qu'elles ne l'aiment pas
davantage. Il est probable, au contraire, qu'elles l'aiment, puisque
pour une oeuvre d'art, être enfin mise à la mode, signifie qu'une telle
évolution de l'optique et du goût s'est accomplie pendant une période
plus ou moins longue, que les femmes de ce genre peuvent enfin aimer
cette oeuvre.

Le dimanche, Jacques Blanche se reposait, recevait des amis et «causait»
quelques-unes des pages qui, écrites plus tard, sont réunies dans le
volume pour lequel il m'a fait le grand honneur de me demander cette
préface. Ces anciennes «causeries du dimanche», j'ai souvent dit à des
amis quand il les eurent lues dans des revues, qu'à mon avis elles
étaient vraiment les «Causeries du Lundi» de la peinture. Et je sais
bien tout ce qu'une telle appellation renferme d'éloge. Je crois
pourtant que je faisais un peu tort à Jacques Blanche. Le défaut de
Jacques Blanche critique, comme de Sainte-Beuve, c'est de refaire
l'inverse du trajet qu'accomplit l'artiste pour se réaliser, c'est
d'expliquer le Fantin ou le Manet véritables, celui que l'on ne trouve
que dans leur oeuvre, à l'aide de l'homme périssable, pareil à ces
contemporains, pétri de défauts, auquel une âme originale était
enchaînée, et contre lequel elle protestait, dont elle essayait de se
séparer, de se délivrer par le travail. C'est notre stupéfaction quand
nous rencontrons dans le monde un grand homme que nous ne connaissons
que par ses oeuvres, d'avoir à superposer, à faire coïncider ceci et
cela, à faire entrer l'oeuvre immense (pour laquelle au besoin, quand
nous pensions à son auteur, nous avions construit un corps imaginaire et
approprié) dans la donnée irréductible d'un corps vivant tout différent.
Inscrire les polygones les plus compliqués dans un cercle ou trouver un
mot en losange est un exercice d'une facilité enfantine auprès de celui
qui consiste à _réaliser_, comme diraient les Anglais, que le monsieur à
côté de qui on déjeune est l'auteur de _Mon frère Yves_ ou de la _Vie
des Abeilles_. Or, c'est cet homme-là, celui qui n'est que le compagnon
de chaînes de l'artiste, que cherche (du moins en partie) à nous montrer
Jacques Blanche. Ainsi faisait Sainte-Beuve, et le résultat, c'est que
quelqu'un qui, ignorant de la littérature du XIXe siècle, essayerait de
l'étudier dans les _Causeries du Lundi_, apprendrait qu'il y eut alors
en France des écrivains bien remarquables, tels que M. Royer-Collard, M.
le comte Molé, M. de Tocqueville, Mme Sand, Béranger, Mérimée, d'autres
encore; qu'à la vérité Sainte-Beuve a personnellement connu certains
hommes d'esprit qui eurent leur agrément, leur utilité passagère, mais
qu'il est fou de vouloir transformer aujourd'hui en grands écrivains.
Par exemple Beyle, qui avait pris, on ne sait trop pourquoi, le
pseudonyme de Stendhal, lançait des paradoxes piquants et où il y avait
bien souvent de la justesse. Mais nous faire croire que c'est un
romancier! Passe pour ses nouvelles! Mais _le Rouge et le Noir_ et
autres ouvrages pénibles à lire sont d'un homme peu doué. Vous eussiez
étonné Beyle lui-même en parlant sérieusement de cela comme de
chefs-d'oeuvre. Encore plus eussiez-vous surpris Jacquemont, Mérimée, le
comte Daru, tous ces hommes d'un jugement si sûr chez qui Sainte-Beuve
rencontrait l'aimable Beyle et de l'opinion desquels, protestant contre
l'absurde idolâtrie du jour, il peut se porter garant. Sainte-Beuve nous
dit: _la Chartreuse de Parme_ n'est pas l'oeuvre d'un romancier». Vous
pouvez l'en croire, il a un avantage sur nous, il dînait avec l'auteur,
lequel d'ailleurs, homme de bonne Compagnie s'il en fut, eût été le
premier à vous rire au nez si vous l'aviez traité de grand romancier.
Encore un gentil garçon, Baudelaire, ayant de beaucoup meilleures
manières qu'on n'aurait pu croire. Et pas dénué de talent. Mais tout de
même l'idée de se présenter à l'Académie, ça aurait eu l'air d'une
mauvaise farce. L'ennui pour Sainte-Beuve est d'avoir ainsi des
relations avec des gens qu'il n'admire pas. Quel brave garçon que ce
Flaubert! Mais _l'Éducation sentimentale_ sera illisible. Et pourtant il
y a des traits «bien finement touchés» dans _Madame Bovary_. C'est au
fond, quoi qu'on en pense, supérieur à Feydeau.

Ce point de vue est celui auquel Jacques Blanche se place souvent (pas
toujours) dans ce volume. Quelle stupéfaction pour les admirateurs de
Manet d'apprendre que ce révolutionnaire était «ambitieux de décorations
et de médailles», voulait prouver à ma grande amie Mme Madeleine Lemaire
qu'il pouvait faire concurrence à Chaplin, ne travaillait que pour les
«Salons» et regardait plus souvent du côté de Roll que de celui de
Manet, Renoir et Degas. Or toutes proportions gardées, (puisque malgré
tout le jugement d'un peintre sur un peintre est un jugement infiniment
intéressant), ce point de vue-là c'est tout de même celui de la dame qui
dirait: «Mais je peux très bien vous parler de Jacques Blanche; il
dînait tous les mardis chez moi. Je vous assure que personne ne songeait
à le prendre au sérieux comme peintre, et lui-même sa seule ambition,
c'était d'être un homme du monde très recherché».

D'un certain Jacques Blanche peut-être, mais pas du vrai. Ainsi le point
de vue auquel se placent trop souvent Sainte-Beuve et quelquefois
Jacques Blanche n'est pas le véritable point de vue de l'Art. Mais c'est
celui de l'Histoire. Et là est son grand intérêt. Seulement tandis que
ce point de vue-là Sainte-Beuve s'y tient pour tout de bon, ce qui fait
qu'il classe souvent les écrivains de son époque à peu près dans l'ordre
où aurait pu le faire Mme de Boigne ou la Duchesse de Broglie, Jacques
Blanche ne l'adopte qu'un instant, en se jouant, pour multiplier les
contrastes, éclairer le tableau, faire revivre la scène. Mais bien au
contraire les peintres, comme les écrivains, qu'il a aimés, c'étaient
ceux qui devaient être grands un jour, un jour que lui vivait par
anticipation, de sorte que ses jugements resteront vrais et que ce livre
écrit sur les peintres par un peintre qui les a vus travailler, qui peut
nous décrire leur palette et les modifications qu'ont subies leurs
toiles (donnant ainsi de leurs chefs-d'oeuvre une gravure aussi
émouvante que celles qui furent faites jadis de _la Cène_ de Léonard,
par Morgen, avant sa dégradation), mais par un peintre qui est aussi un
étonnant écrivain, est à cause de cette dualité, unique. Fromentin?
dira-t-on. Passons l'éponge sur le peintre; et avouons que l'écrivain,
au moins dans les _Maîtres d'autrefois_, avec ses élégances à la George
Sand, sinon à la Jules Sandeau, est inférieur à celui des _Maîtres de
jadis et de naguère_. Jacques Blanche l'emporte surtout, c'est le point
le plus intéressant pour les lecteurs, comme «connaisseur en peinture».
Qu'on se rappelle que dans les _Maîtres d'autrefois_ écrits pourtant
plusieurs siècles après la mort de ces peintres hollandais, le plus
grand d'entre eux, Ver Meer de Delft, _n'est même pas nommé_.
Certainement, comme Jean Cocteau, Jacques Blanche rendrait justice au
grand, à l'admirable Picasso, lequel a précisément concentré tous les
traits de Cocteau en une image d'une rigidité si noble qu'à côté d'elle
se dégradent un peu dans mon souvenir les plus charmants Carpaccio de
Venise.

Sur la manière dont Whistler, Ricard, Fantin, Manet préparaient leur
palette, que de révélations, que peut-être lui seul pouvait faire!
D'autre part, Blanche fait retourner un instant à leur existence
périssable, tels qu'il les a connus, la table où s'asseyèrent les
amoureux chez le père Lathuile, «le miroir à pied de Nana», «le même
meuble de chêne où tant de fleurs et de fruits peints par Fantin,
achevèrent leur brève destinée», «le rideau de velours noir tendu,
devant quoi le modèle de Whistler posait». Et ainsi, comme si nous
entrions en relations avec la femme vraie d'après laquelle Flaubert
peignit _Madame Bovary_, ou Stendhal le _Sanseverina_, faisons-nous la
connaissance de chacun de ces objets de l'atelier que nous avons vus
d'abord dans l'inaltérable beauté du chef-d'oeuvre, chacun «tel qu'en
lui-même enfin l'éternité le change». Et sans doute le retour en arrière
que nous fait faire Blanche est plus que piquant, inépuisablement
instructif. Il montre l'absurdité de certaines formules qui ont fait
admirer les grands peintres pour les qualités contraires de celles
qu'ils avaient. (Opposez le Manet de Blanche à l'irréel Manet de Zola
«fenêtre ouverte sur la nature»). Tout de même ce point de vue de
l'histoire me choque en ce qu'il fait attribuer par Blanche (comme par
Sainte-Beuve) trop d'importance à l'époque, aux modèles. Sans doute il
est d'un bien agréable fétichisme de croire qu'une bonne partie du Beau
est réalisée hors de nous et que nous n'aurons pas à la créer. Je ne
puis aborder ici ces questions de doctrine. Mais je ne suis pas si
matérialiste que de croire que les modes du temps de Fantin rendaient
plus facile de faire de beaux portraits, que le Paris de Manet était
plus pictural que le nôtre, que la féerique beauté de Londres est une
moitié du génie de Whistler.

On peut trouver parfois dans les portraits que Blanche donne ici quelque
justification à l'accusation de malice. Le portrait de tel peintre, de
Fantin par exemple, prête à sourire. Mais, je le demande, un tel
portrait, criant de vérité, d'originalité et de vie, ne louera-t-il pas
plus efficacement le maître disparu (malgré les apparences d'irrespect
qui ne peuvent tromper sur la sympathie si réelle de l'écrivain) que
tant de pages uniformément dithyrambiques écrites par des critiques
d'art qui ne connaissent rien à l'art? Ont-ils mieux servi, entretenu
l'intérêt et la vie autour de la gloire de Fantin que Jacques Blanche
quand, pour l'atelier de Fantin comme pour celui de Manet, il nous donne
des détails sans prix? On peut ne pas trouver «aimables», dans le sens
banal du mot, des précisions telles que celle-ci: «Fantin était d'une
maladresse attendrissante dans l'arrangement d'un fond d'appartement ou
le choix d'un siège. Ce réaliste scrupuleux épinglait derrière le modèle
un bout d'étoffe grise, ou dressait un paravent de papier bis chargé de
représenter les boiseries d'un salon. L'atelier de Fantin n'était pas
plus subtilement éclairé que celui d'un photographe de jadis. Sa paresse
et l'effroi qu'il avait de se transporter hors de chez lui le
restreignaient encore. Il souffrait de ce plafond de verre qui d'un bout
à l'autre de la pièce baignait également les personnages d'une lumière
diffuse. La famille Dubourg m'apparaît telle que si M. Nadar avait prié
ces braves gens de venir chez lui à la sortie de l'office divin, tout
ankylosés dans leurs vêtements dominicaux». Si on faisait encore de ces
devoirs ridicules qui ne sont plus en honneur que dans certaines écoles
de jeunes filles et où Plaute écrit «des enfers» à un dramaturge
contemporain pour lui dire ce qu'il pense de sa nouvelle pièce, on
pourrait «supposer» une lettre de Fantin, reconnaissant que Blanche,
quand il parle de lui éveille souvent un sourire sur les lèvres du
lecteur, mais ce même sourire plein de vénération qu'on a devant le
portrait de Chardin par lui-même et où il apparaît coiffé d'un
abat-jour. Surtout l'élève serait invité à faire ressortir que Fantin
remercie Blanche d'avoir prolongé pour lui, ce qui doit paraître le plus
précieux aux morts, la vie. D'ailleurs Blanche l'a dit: «Le jugement
porté par des critiques ou par des amis me semble juste en peu
d'occasions, plutôt exagéré en bien qu'en mal. Juger est un besoin
impérieux de mon esprit, les liens les plus tendres de l'affection ne
m'ont jamais fait changer en cela. Il faut dire ce qu'on pense. Telle
est ma conception de l'honnêteté, à une époque de disputes et de
troubles universels. On n'admet plus qu'un sentiment: l'admiration
passionnée. Or vous n'avez pas toujours l'occasion d'admirer vos
contemporains, si votre idéal de beauté est élevé. Si j'ai blessé ou
étonné certains compagnons de route, j'en suis chagrin pour eux, mais je
me repose sur les plus judicieux, car il en est, ma foi, qui m'ont
deviné et ne m'en veulent pas.»

Et pourtant quand il y a lieu d'admirer, avec quelle chaleur il admire.
C'est une joie pour moi de trouver dans cet ouvrage (dont le présent
volume n'est qu'un premier tome) d'enthousiastes éloges adressés à un
homme que j'admire et que j'aime entre tous, José-Maria Sert. Quel
plaisir et quelle sincérité animent les pages où Blanche le compare à
Michel-Ange, à Tintoret. Chose étrange, j'aurais pu vivre dans un autre
temps que Sert, ou dans le même temps et ne le connaître pas. Mais nous
nous connaissons. Il sait mon admiration pour lui, il ne m'a pas caché
sa sympathie pour moi. Or, chaque fois que part sous bonne escorte une
des magnifiques beautés captives qui, regrettant peut-être, dans leur
exil prédestiné, la rue Barbet-de-Jouy, iront vivre leur vie séquestrée
dans un palais ou une église d'Espagne, ou même s'envoleront sur la mer
comme les Océanides, moi enchaîné à mon rocher, _jamais_ je ne peux voir
avant leur départ les nobles bannies. Il y a dans la vie d'autres
incompatibilités que celles du temps et de l'espace; le mauvais Destin
revêt les formes les plus étranges, encore à décrire pour les
romanciers.

Dirai-je que dans ce livre de minutieuse vérité originale, créée, qui
n'appartient qu'à Blanche même, il ne trahit pas, jusque dans son
impartialité même, des préférences qu'on peut ne pas adopter? Ce ne
serait pas vrai. Certes si le vénérable docteur Blanche revenait au
monde, il aurait une joie où il entrerait un peu d'étonnement à entendre
parler de son «Jacques» comme d'un peintre plus grand que les
académiciens de son temps. Car au fond, comme tous les parents, même les
plus intelligents, il devait dire de son fils l'équivalent de ce que
disait du sien Mme Manet mère: «Il a pourtant copié la _Vierge au
lapin_, de Tintoret, vous viendrez voir cela chez moi, c'est bien copié,
il pourrait peindre autrement qu'il ne fait. Seulement, que voulez-vous!
il a un tel entourage!» Mais la surprise du docteur Blanche serait plus
grande encore de voir comme au fond son fils Jacques-Émile lui ressemble
et le continue. C'est le tragique touchant des oppositions familiales
que ce sont justement des qualités, des goûts analogues à ceux de nos
parents, qui pour se découvrir, pour s'affirmer, entrent en lutte avec
les leurs. De vieux oncles qui décident de donner un conseil judiciaire
à leur neveu ont précisément fait les mêmes bêtises et de la même
manière, mais s'imaginent que «ce n'était pas la même chose», de même
que ceux qui luttèrent pour Delacroix, s'indignèrent ensuite contre
Manet, contre les impressionnistes, contre les cubistes, se figurant eux
aussi que «ce n'était pas la même chose». Or, dans deux des plus beaux
morceaux de ce recueil, celui sur la vente Rouart et celui sur Cézanne,
on se rend compte que Jacques Blanche était exactement le contraire de
ce qu'il paraissait vers 1891. Il pousse le traditionalisme jusqu'à ne
pas cacher son indulgence, au fond sa sympathie, pour l'appartement où
M. Rouart avait accumulé les chefs-d'oeuvre.

«Ces appartements si marqués de la touche du second empire, décelant un
complet mépris de l'arrangement décoratif comme on le recherche
maintenant... j'y menai un jour Fritz Thaulow. Il se croyait à
l'avant-garde du goût du moderne. Entre Munich, Berlin et Copenhague, il
s'était fait une conception de l'ameublement dont le salon d'automne de
1912 révéla les touchantes audaces. Il ne connaissait de la peinture que
les oeuvres exposées au Salon. Les rapports étaient donc embarrassants
avec lui, dès qu'on souhaitait plus que de jouir paisiblement de son
exquise cordialité.» «Blanche? vous n'aimeriez pas vivre dans cette
maison! Comment! vous dites que M. Rouart est un homme de goût? Mais
regardez ces meubles, ces tentures, comme chez un dentiste... les murs
sont «prune», les étoffes sont chocolat, et ces lampadaires dorés. Non,
Blanche, cela c'est de la province et du Louis-Philippe.» «La copie par
Degas de l'_Enlèvement des Sabines_ et le _Poète_ de Delacroix firent
déborder son amertume: «Si c'est cela de la peinture, je puis bien me
pendre. Tout cela est _brune_!» Au fond comme on sent que Jacques
Blanche préfère cette peinture-là, à la facture _crayeuse_ des
impressionnistes. Chez Manet, ce n'est pas le côté Monet, déjà démodé
_selon lui_ (mon goût personnel, si je m'y connaissais en peinture, me
porterait à penser exactement le contraire, et j'ai vu chez Gaston
Gallimard un Monet que je trouve le plus beau des Manet), c'est le côté
Goya qu'il aime et par qui Manet est rajeuni, «comme Musset par
Shakespeare». Blanche déteste autant les théories littéraires des
esthètes que leur goût décoratif. «M. Charles Morice, dans un
questionnaire proposé à mes confrères, demandait ce que Fantin a
apporté, ce qu'il emporte dans la tombe. Cette question parut un peu
déconcertante. Elle ne pouvait venir que d'un homme de lettres, pour qui
les opérations intellectuelles du peintre restent toujours assez
impénétrables. La nouveauté, l'invention, en peinture, se décèlent
souvent en un simple rapport de ton, en deux _valeurs_ juxtaposées ou
même en une certaine manière de délayer la couleur, de l'étendre sur la
toile. Qui n'est pas sensible à la technique, n'est pas né pour les arts
plastiques, et telle intelligence très déliée passera à côté d'un
peintre pur sans s'en douter.»

Aussi semblerait-il d'abord que Jacques Blanche dût adhérer à cette
maxime de Maurice Denis (de Maurice Denis pour lequel je serais tenté de
dire, que--comme aussi pour Vuillard--il n'est pas tout à fait juste):
«Se rappeler qu'un tableau, avant d'être un cheval de bataille, une
femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface
plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.» Si, au
contraire, Jacques Blanche proteste contre elle, c'est par excès de
traditionalisme français. Et pour le montrer, nous voulons finir en
citant quelques lignes des pages magnifiques qu'il écrit, à cette
occasion, pour glorifier les vieux maîtres de notre pays: «Protestons
contre la part infime qui reste dans les théories de M. Denis à la
sensibilité, à l'émotion qui est tout de même le plus précieux de
l'intelligence, à cette faculté de nous toucher qu'eurent Delacroix,
Millet, Corot, ces colosses de l'histoire du XIXe siècle. La charge à
fond contre le réalisme et la copie de la nature, si chère aux
néo-impressionnistes, aboutirait à des formules où la raison seule
interviendrait, au détriment du sentiment humain, de la sensibilité, à
un art strictement ornemental et décoratif, à peine différent de celui
des Persans et des Chinois. Ce serait la fin du tableau comme l'ont
conçu les hommes de notre race. Fritz Thaulow n'avait pas assez de
sarcasmes pour certaine fabrique de Corot, sous un divin ciel bleu
d'août qui éclaire d'un éternel rayon le cabinet où j'écris ces
lignes... Il consiste en un ciel aussi lumineux, aussi transparent qu'un
Fra Angelico, il est fait d'on ne sait quelle matière précieuse, de
turquoise peut-être. Sous cet azur immaculé, un peu de lumière
inanalysable change en un écrin de plusieurs ors les pignons et les
toits d'une sorte de caserne banale; quelques personnages sont assis ou
se promènent sur la place provinciale où s'étendent de longues ombres
limpides. Je juge les soi-disant connaisseurs à leur attitude en
présence de mon Corot. Les Hollandais seuls et les Français du temps des
frères Rouart ont fait vibrer cette corde-là. C'est une musique à la
française, claire, mélodique, mais si discrète, si intime qu'elle risque
de ne pas se faire remarquer. Aussi bien c'est cette «musique de
chambre» qui sonnait si juste dans l'hôtel de la rue de Lisbonne.»

Il me semble que de telles pages, dont je ne donne ici que des extraits,
mais que le lecteur trouvera intégralement dans ce volume, ne font pas
seulement admirer Jacques Blanche comme écrivain, autant qu'on a fini
par l'admirer comme peintre, mais le feront aussi aimer. Ainsi par
exemple la fin du morceau sur Millet, qui sera aussi celle de cette
préface: «Pour le Français de l'Ouest, jouissant du bienfait de la vie
aux champs il n'est pas une minute de la journée, un moment de chaque
saison, un geste ni une figure de Normand, il n'est pas un arbre, une
haie, un instrument aratoire qui ne s'embellissent de la sainte onction
et de la noble grandeur que J.-F. Millet leur a départies... Tant que
nos semblables auront un coeur pour s'émouvoir des inquiétudes du
paysan, de son labeur sur la terre exigeante, sous le ciel menaçant;
tant que l'aube, midi, le crépuscule du soir auront un sens pathétique,
comment pourrait-on contester l'oeuvre de Millet, touchante comme sa
vie, synthèse,--plus que de ses modèles, si près eux aussi de la
nature,--de la nature elle-même.»

  Marcel PROUST.



PROPOS DE PEINTRE



FANTIN-LATOUR


_Pour M. Walter Berry, citoyen des États-Unis, né à Paris en même temps
que moi._

On me sollicite de rééditer _Essais et Portraits_, mon premier volume,
depuis longtemps épuisé. En relisant l'étude sur Fantin-Latour, je crus
pouvoir, avec quelques corrections, la rendre meilleure; mais il
faudrait la récrire en entier! Sans expérience, j'avais pris trop de
peine à mettre debout la figure du peintre, et m'attardais à la
nomenclature d'oeuvres célèbres en négligeant mes souvenirs personnels
de l'homme que j'ai connu. Je répondais aux critiques d'art qui, au
lendemain de sa mort, se demandèrent: «Qu'a-t-il apporté? Qu'a-t-il
emporté avec lui?»

A ce moment-là, le critique ne se souciait que du _nouveau_. Un artiste
ne comptait que si l'on voyait en lui un «méconnu»,--et surtout si cet
artiste avait une théorie qui permît au littérateur, au journaliste, de
défendre des idées sociales, une doctrine. On se servait d'un artiste
comme d'une arme pour en attaquer un autre; c'étaient les moeurs des
politiciens, la haine, la perfidie, la surenchère électorale, la
jalousie: le désarroi général, l'anarchie dans les cerveaux.

Tel fut l'avant-guerre.

Envahie par les esthètes, les étudiants, les spéculateurs, les
exploiteurs de sa pensée, la France attendait, dans une fièvre toujours
croissante, l'heure d'une autre invasion. C'était le crépuscule de la
paix.

Il est beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions de nos souvenirs
douloureux, de nos impressions d'avril 1914; mais en relisant mon étude
sur Fantin-Latour, parue en avril 1906 dans la _Revue de Paris_, je me
suis rappelé les sentiments pénibles qui se dissimulent sous des phrases
maladroites. Il semble qu'en tâchant d'évoquer la figure de Fantin,
j'aie répondu à des adversaires. J'attachais alors trop d'importance à
ces littérateurs et à ces sociologues, à cause peut-être du malentendu
qu'ils créaient, et de leur intolérable partialité. Si je n'avais pas lu
de trop nombreux articles sur Fantin, le mien eût été moins mauvais.

Depuis l'affaire Dreyfus, la critique d'art était devenue, en France,
une branche de la sociologie, et comme en Allemagne, de la philosophie,
de la science.

La sensibilité d'Eugène Carrière, son bel et profond esprit ont inspiré
des dévotions, des passions que sa peinture en grisaille, et trop
chargée d'intentions extra-picturales, n'aurait pas toutes conquises;
l'influence morale de Carrière fut prépondérante sur les littérateurs.
Carrière donna aux écrivains d'art un _point de vue_ et des prétextes à
rhétorique facile. Carrière remplit naguère le rôle que joue trop
souvent un peintre, s'il a le goût des idées et des théories plus que de
la peinture: le rôle d'un Diderot; et pourtant Carrière était avant tout
un peintre. Il parlait d'humanitarisme, de pitié, de justice. Son
«théâtre populaire», ses ouvriers aux physionomies hâves, son amour des
miséreux, touchaient les rêveurs socialistes, au milieu de la folie du
luxe et des jouissances qui affolait le Paris d'avant la guerre. La
gravité mélancolique de ses camaïeux était la contre-partie du clinquant
et des fanfreluches de l'art trop aimable des salons.

Fantin fut rangé, avec Carrière, parmi les «intimistes». Ce mot était
bien agaçant pour ceux qui savaient quelles oeuvres il désignait, sous
la signature des «sociologues».

C'est peut-être par réaction contre l'abus du sentiment, de la
sensiblerie humanitaire, du culte de la pauvreté, que l'art sensuel, la
frénésie du ton pur, du décor joyeux, éclatèrent comme une fusée de fête
dans le ciel nocturne. Mais les mouvements esthétiques s'arrêtent court,
à notre époque; le cubisme, qui est encore de l'art cérébral, allait
bientôt faire son apparition. Il se substituait au néo-impressionnisme
des Bonnard, des Vuillard et autres charmants artistes.

Le Salon des Indépendants ouvrait ses portes toutes grandes, prêtant ses
kilomètres de cimaise à ceux qui refusent la sanction d'un jury. La
critique, après avoir maudit le surcroît de besogne dû à un troisième
salon annuel, se réservait pour celui qui parut le plus vivace: pour le
plus jeune, le plus audacieux, le plus «avant-garde». L'Allemagne envoya
ses esthéticiens et ses marchands de tableaux découvrir les talents de
l'avenir; la spéculation internationale s'organisa sur les marchés, les
amateurs discutèrent ces nouvelles valeurs de bourse; une cote
s'établissait entre Berlin et Paris pour la production française, dont
la contrefaçon allait bientôt se répandre dans les quatre parties du
monde.

L'histoire du XIXe siècle offrit trop d'exemples d'oeuvres grandes et
neuves auprès desquelles on passa d'abord sans les apercevoir, pour que
les esthètes ne se prêtassent point à courir mille aventures, plutôt
qu'au risque humiliant d'avoir nié un génie dont les ailes pointent dans
la lumière du soleil levant. Tout ce qui semblait «neuf» passa pour
«important». Les pires niaiseries furent discutées. Si tout de même...?

L'Allemagne est, pour une bonne part, responsable du désarroi de la
critique qui, ne se résignant pas à commettre une erreur d'appréciation,
pour ne pas méconnaître un «talent original», est toujours prête à
applaudir les promesses, à siffler les vétérans, comme des ténors de
province; nerveuse, inquiète, elle se lassait très vite d'une voix
devenue trop familière à ses oreilles. Elle n'exaltait les uns que pour
abattre les autres, se servant de ses protégés comme d'un bouclier. Elle
tint plus compte des personnes que des oeuvres, commettant d'abominables
injustices, jugeant à tort et à travers avec une feinte impartialité.

Dans l'avant-propos d'_Essais et Portraits_, j'écrivais: «Les critiques
de profession, s'il en est encore, n'aiment pas assez la peinture, pour
résister au travail surhumain que leur infligent les incessantes
manifestations, les provocations indiscrètes des artistes.
Plaignons-les, ces condamnés au «hard-labour»... Ils sont rarement lus,
et leurs meilleurs clients sont les artistes qui leur apprêtent de la
copie.» Ils associaient Fantin avec Manet, Renoir, Monet, à cause de
l'atelier des Batignolles; avec Rimbaud, Verlaine, le Parnasse, à cause
du tableau «Un coin de table». Ils avaient là des points de repère.
Duranty, Baudelaire, Champfleury, Whistler de l'«Hommage à Delacroix»,
étaient des _références_ et des répondants pour Fantin.

Fantin fut à la mode et toujours cité, non pas avec, mais à côté des
novateurs; il fut réclamé par chaque clan et il se dérobait d'autant
plus qu'on l'y attira davantage... Les impressionnistes avec lesquels il
avait débuté et les académiciens qui ne demandaient qu'à le recevoir
sous la coupole du Palais Mazarin; tous respectaient ce solitaire, qui
ne gênait personne, entre l'Institut et les Indépendants. Fantin-Latour
fut, jusqu'à sa mort, soutenu par les petites revues, et par les
journaux officiels.

On le défendit _comme s'il était attaqué_... souvenir persistant du
Salon des Refusés. N'exerçant aucune influence avec sa technique
modérée, de celles qu'on n'imite pas parce qu'elles sont sans
maniérisme; sans élèves, sans coterie, seul, toujours seul, il
inspirait, comme M. Ingres jadis, une terreur respectueuse à ceux-là
mêmes qui ne regardaient pas ses ouvrages.

Et il fut «à la mode» à force de mépriser les modes. Il était de
l'époque légendaire des «grands méconnus». Cela suffit à le «nimber
d'une auréole».

Le cas de Fantin est à retenir par ceux qui voudront savoir comment se
formait une réputation à la fin du XIXe siècle.

                                   *

                                 *   *

Lorsqu'on allait frapper à sa porte, c'était à droite, au fond de la
cour, nº 8, rue des Beaux-Arts, non pas à son atelier principal, mais à
une annexe construite en retour, où Mme Fantin travaillait parfois. On
était préalablement examiné au travers d'un judas. Le maître jugeait
s'il devait, ou non, ouvrir. Entre l'instant où il avait aperçu le
visiteur, et celui où il l'accueillait, plusieurs minutes s'écoulaient:
Fantin se demandait sur quoi il pourrait «attaquer» l'importun, quelle
opinion il aurait à combattre. Si c'était à la fin de sa séance, à
l'heure du thé, s'il désirait engager une polémique, vous le voyiez
entre-bâiller la porte; son bras, rapproché de son torse massif, tenait,
haut dressés, l'appuie-main et la palette; une sorte d'abat-jour à la
Chardin abritait ses beaux yeux enfoncés dans une large face de
«Kalmouk»; des cheveux abondants se renversaient sur un vaste front que
coupait la ligne supérieure de sa visière. Alors, vous étiez reçu dans
une étroite galerie, à plafond vitré, sorte d'atelier de photographie
que M. Degas nommait la «tente orléaniste», peut-être à cause des bandes
verticales à deux tons, dont elle était extérieurement revêtue, à la
façon de 1830. C'est là que Fantin, pendant plus de trente ans, chaque
jour, prépara ses couleurs, lava ses pinceaux, balaya le plancher et fit
son oeuvre.

La lumière était dure, tombait directement du toit un peu élevé
au-dessus du sol; point de recul, point d'espace vide où l'on pût se
tenir pour contempler les murailles, qui disparaissaient sous de belles
et charmantes études. Un chevalet soutenait, en général, une vaste
planche à lavis sur laquelle étaient retenus, au moyen de «punaises»,
cinq ou six carrés de toile, vieilles esquisses qu'il _reprenait_ et
_pignochait_ pour les vendre, ou dont il voulait s'inspirer pour de
nouvelles compositions. Le poêle, surmonté d'un buste antique de femme,
en plâtre, répandait une chaleur congestionnante. Fantin était rouge, le
col engoncé dans un foulard, il avait plusieurs tricots sous une grosse
vareuse, ses pieds traînaient lourdement des chaussons de lisière. Et il
était superbe avec son air terrible de vouloir vous souffleter de son
mépris pour des opinions qu'il vous attribuait _a priori_. J'éprouvais
toujours, en l'abordant, un sentiment de frayeur, à cause de ses façons
rudes que les artistes de sa génération affectaient volontiers comme
signe d'une noble indépendance. Fantin avait de la bonté et de la
sensibilité, mais il ne tenait pas à en témoigner dans la conversation.
D'aucuns avaient fini par ne plus le fréquenter, non qu'il ne fût
capable de courtoisie, mais parce qu'on le savait toujours prêt à partir
en guerre contre des oeuvres ou des hommes dont il vous croyait l'ami,
s'efforçant à vous arracher du coeur des affections que vous n'aviez
pas; façons déroutantes, surtout pour ceux que Fantin connaissait, comme
moi, de longue date.

Il fut le premier peintre que j'entendis parler de son art; c'est lui
dont j'ambitionnai des leçons au sortir du collège. Il m'avait fait
présent d'une toute petite toile, laquelle je possède encore, et qui
renferme ses meilleures qualités et les plus exquises: un portrait exact
et touchant de deux pommes vertes sur un coin de meuble en chêne, où
tant de fleurs et de fruits achevèrent leur brève destinée. Fantin
peignit devant moi, je lui soumis mes premiers essais. Il les jugea
nuls, ou quelconques. Je lui suis reconnaissant de sa franchise, comme
je remercie tous ceux qui m'ont malmené. Ils ne m'ont pas découragé, au
contraire!

Fantin est pour moi au nombre de ces figures que nous avons vues au
milieu de notre famille et qui ont avec nous une sorte de parenté:
caractère jadis commun à tout un milieu bourgeois.

Fantin a sa place dans les vieux albums à fermoir de cuivre, où
s'alignent des «cartes de visite» d'Alophe et de Bertall, portraits à
gibus, à favoris, médecins, magistrats, savants, dames à crinolines,
petites filles dont le pantalon «dépasse» sous les jupes. De Fantin, je
ne puis, hélas! me rappeler ces traits adoucis par le sourire que les
enfants recueillent sur toutes les bouches dont ils attendent un baiser.
Fantin me faisait grand-peur et j'admirais tant l'auteur de mes deux
pommes de Calville!

Je ne saurais dire à quel manège je me livrais, le dimanche soir, quand
il dînait chez mon père, pour que mon grand ami, M. Edmond Maître, le
plus jeune des convives, attirât l'attention de Fantin sur quelque
nature morte ou quelque portrait que j'avais fait dans la semaine, entre
mes leçons. Edmond Maître craignait d'ennuyer Fantin, et ne voulait pas
me faire de la peine; parfois c'était dans la hâte du départ, dans le
vestibule assez obscur, que Fantin jetait un coup d'oeil sur ma toile,
faisait une remarque insignifiante. Maître me consolait de son mieux, et
je ne dormais pas de la nuit.

Pourtant, un jour, je transportai rue de l'École-des-Beaux-Arts, un
ballot d'études; j'y retournai ensuite, les mains vides, ayant compris
qu'il fallait choisir entre l'honneur insigne, le plaisir délicieux de
respirer l'atmosphère de l'atelier, et le désespoir d'en être banni pour
toujours. On m'appelait alors «le petit musicien». Fantin me prenait
plus au sérieux comme tel. Grâce à lui et à M. Edmond Maître, je fis
connaissance avec Schumann: _Manfred_, _Faust_, _le Paradis et la Péri_,
_Geneviève_; avec de mornes oeuvres de Brahms; Schubert, Weber, Wagner,
Bach; toute la littérature musicale de l'Allemagne passa sur le pupitre
de mon piano, et j'accrochais aux murs de ma chambre les lithographies
romantiques de Fantin; ma chère Fée des Alpes! Mystérieuses théophanies!
Toute cette Allemagne qui baignait de poésie si touchante l'intérieur de
M. et Mme Fantin-Latour! Ils croyaient au génie allemand, aux vertus, à
la supériorité allemandes, comme un Allemand y croit.

Fantin, a-t-on dit, est le peintre de la bourgeoisie sérieuse et
intellectuelle. En effet, c'est à cette forte classe, honneur du XIXe
siècle, qu'il se rattache surtout. Il y a des traits dans son caractère
et sa pensée, qui sont d'un bourgeois élevé dans des idées
voltairiennes, «libéral», c'est-à-dire sectaire, admirateur de Michelet,
infatigable liseur, casanier et timide, ennemi des gouvernements,
frondeur et partisan de l'ordre. Certains artistes se transforment au
cours de leur existence, les contacts extérieurs modifient leurs
habitudes, et le succès leurs façons. Manet, descendant d'une lignée de
magistrats, quoiqu'il n'ait jamais quitté sa famille, devient un
boulevardier et fréquente Tortoni. M. Degas lui-même a des phases
d'élégance sportive. Mais Fantin, fils d'un peintre très modeste, fut
immuable dans ses goûts; le musée du Louvre, où il fit son
apprentissage, et l'école buissonnière, furent le but de toutes ses
sorties.

On peut le suivre depuis son adolescence jusqu'à sa mort, faisant les
mêmes gestes, aux mêmes heures, en deux arrondissements de Paris. Mieux
que personne au courant de la littérature et de l'art de France et
d'ailleurs, sa pensée voyageait, mais son corps semblait amarré aux
rives de la Seine, entre le pont des Saints-Pères et l'Institut pour
lequel il avait un secret penchant, mais où il ne se décida pourtant
jamais à briguer un siège, par fierté, et peur du ridicule.

Dans l'atelier, une journée de travail; des repas frugaux, de bonnes
lectures, le soir venu, sous la lampe; des cartons remplis de
reproductions de tableaux célèbres--Fantin en décalquait pour se «mettre
des formes dans la mémoire»:--que peut souhaiter de plus un sage, s'il
ne tient pas à conserver une taille mince et des mouvements alertes, au
delà de la quarantaine?

Fantin, lourd de corps, avait horreur de l'exercice, du mouvement, de
tout ce qui est l'action. La guerre de 70 lui avait laissé un souvenir
d'effroi et il se fût jeté parmi l'encombrement de la chaussée, plutôt
que de coudoyer un militaire sur le trottoir. Violent à l'excès, chez
lui, il eût fait un long détour afin d'éviter, dans la rue, une personne
hostile. Aux vernissages de l'ancien Salon, emporté par sa passion--pour
ou contre ses confrères--il se faufilait par les galeries, sous la
protection d'une petite phalange de fidèles, qui recueillaient ses
terribles verdicts. De son pardessus très boutonné, de son épais foulard
sortaient des jugements inexorables. Il voyait tout, il n'est pas un
nouveau venu qu'il n'ait découvert, surtout parmi les étrangers. Il
était pour ceux-ci d'une indulgence incompréhensible: s'il s'agissait
d'un «jeune» Scandinave, ou berlinois, il en suivait les progrès ou les
défaillances avec une sorte d'amitié. Il savait par coeur, comme M.
Bouguereau, le catalogue officiel, les récompenses, le titre des
ouvrages qui les avait méritées.

Le «Salon» était pour Fantin le point culminant de l'année. S'y
préparant plusieurs mois d'avance, il y envoyait autant d'oeuvres que
possible: deux tableaux à l'huile, deux pastels et des lithographies,
«son salon», comme l'on disait alors.

Il refusait de faire partie du jury, mais approuvait les médailles et
les décorations.

Par égard pour la hiérarchie, il défendait les académiciens, et
redoutait ses amis les impressionnistes comme des ennemis de l'ordre;
toujours irritée et pleine de contradictions, sa critique était
intransigeante et «conservatrice».

Le jour du vernissage venu, c'était une partie familiale et un acte
rituel, que de dépasser le pont Solférino, puis de s'engager dans les
Champs-Élysées et de déjeuner à midi sous l'horloge du Palais de
l'Industrie, à «la sculpture»--évitant «Ledoyen» à cause des courants
d'air et du soleil. Fantin préférait qu'on lui rapportât dans
l'après-midi, les mots de Forain, de Béraud ou de Duez, qui le
ravissaient, mais auxquels il n'eût pas osé répondre. Il faisait aussi
des «mots rosses» et ne détestait pas qu'on les redît aux confrères qui
en étaient l'objet, quitte à trembler si quelque mauvais peintre plein
de gloire, le regardait ensuite avec des sourcils en courroux. Il
n'était à l'aise que derrière sa porte au judas si commode pour savoir
qui s'y présente.

Un jour de lumière et de fête dans toute une année de claustration
voulue! Après le repas, on remontait dans les salles de peinture, puis
on redescendait au jardin, si frais, où les élégantes exhibaient les
modes du printemps parmi les marbres, les plâtres, les rhododendrons et
les plantes vertes.

A six heures du soir, la foule, chassée par les gardiens, s'écoulait au
cri de «On ferme! on ferme!» et Fantin rentrait avec une migraine, sous
sa «tente orléaniste» pour reprendre aussitôt ses habitudes de chat
domestique. Il vivait pendant des mois sur ses souvenirs du
«vernissage». Fantin jugeait l'état de la société française d'après le
cinématographe qu'était pour lui «le Salon».

Malgré mon admiration pour Fantin-Latour, j'étais surtout attiré par
Édouard Manet; Edmond Maître m'avait fait connaître Renoir, Monet,
Cézanne, Degas, et j'étais surpris que, dans ses entretiens, Fantin,
l'ami et le contemporain de ces grands artistes, eût toujours des
réticences, et décochât des mots ironiques et sévères pour eux; Manet,
seul, était à l'abri des sarcasmes de Fantin. Manet demeurait le grand
peintre, et le gamin amusant auquel on pardonne des frasques; Manet
faisait rire Fantin.

D'autre part, Fantin parlait souvent d'un Lembach, d'un Leibl, d'un
Menzel, voire d'un Max Liebermann, parmi les étrangers; de Henner,
d'Harpignies, de Gustave Moreau, de Ribot, de tant d'autres exposants du
Salon des Champs-Élysées; et il me semblait qu'il les mît tous au même
rang.

A cette époque-là, les peintres avaient un amour de leur métier, qui ne
les empêchait pas de regarder, de s'intéresser et de rendre justice à
tout confrère auquel ils reconnaissaient une valeur. Degas, Manet,
visitaient aussi le Salon annuel avec soin, tout convergeait vers le
Salon; seuls s'en écartaient ceux qui, comme les impressionnistes,
essayèrent, étant déjà connus, d'y faire recevoir un tableau. Manet n'y
renonça jamais; sa plus grande joie eût été d'obtenir la médaille
d'honneur. Aussi, les membres du jury dont on se moquait entre soi,
avaient-ils malgré tout un prestige national.

Les séances de ce jury pour la préparation des «récompenses» à donner,
prenaient des semaines; on voyait ces messieurs, précédés de gardiens,
passer d'une galerie dans l'autre, les rideaux se refermaient à la porte
de la salle, une sonnette était agitée par le président. Ces formalités
étaient solennelles et des centaines d'artistes tâchaient d'apprendre
leur sort, par quelque employé du Ministère des Beaux-Arts; ils rôdaient
dans le Palais de l'Industrie, en attendant une médaille ou une «mention
honorable» qui leur assurât une année prospère.

On imagine difficilement aujourd'hui ce qu'il fallut d'audace au petit
groupe dit des _Impressionnistes_, pour exposer, à part, dans un
immeuble dont ils essuyaient les plâtres.

Cette audace inquiétait Fantin. Or, je ne sais encore si cet homme si
intelligent était sincère quand il traitait Renoir de «malade», les
impressionnistes de «dévoyés.» Il les tenait pour _immoraux_, il en
avait peur comme un homme chaste de la volupté. Je croirais plutôt qu'il
les aimait et qu'il se défendit de se le dire à lui-même.

Je rappelais, au commencement de cette étude, le désarroi d'avant 1914,
la rapidité avec laquelle se succédaient les théories d'art. On en était
à ce point où l'imitation de la nature était tenue pour «inartistique»,
le portrait peint, pour inférieur à la photographie, et aussi
commercial.

Or Fantin était _portraitiste_, un scrupuleux copiste de la nature; s'il
se plaisait à la peinture pour la peinture, il redoutait «les excès du
tempérament» disait-il avec ironie, et préféra l'asservissement du
réalisme, la soi-disant platitude du «rendu», aux extravagances
chromatiques, à la déformation de la ligne, à la recherche du ton rare,
et à «l'originalité obtenue coûte que coûte.»

Il aurait été fustigé par «la critique d'avant-garde», ne fût-ce son
passé de «raté»--disons mieux--de _méconnu_, et s'il avait eu une
clientèle d'Américains ou de personnages officiels.

Sa retraite farouche dans le vieil atelier dont il faisait lui-même «le
ménage»--ceci peut sembler ridicule, mais c'est exact--ajoutait à sa
légende, et rassurait ceux qui croient que le génie est réservé aux
humbles.

                                   *

                                 *   *

Fantin Latour m'apparaît comme un saint ermite dans sa cabane, macérant
sa chair toujours tentée, s'imposant des privations; sa vertu ne
rassérénait pas son âme.

Craintif et jouissant de sa retraite, mari d'une femme supérieure,
elle-même peintre de mérite, Fantin avait des coutumes et des principes
de vie, qui expliquent son oeuvre, sans pareille à notre époque. Ce qui
l'a restreinte et atténuée, donne aussi à cette oeuvre sa signification
et son originalité. Fantin me fait penser à cette famille Milliet que
Péguy nous fit connaître dans les _Cahiers de la Quinzaine_.

Fantin s'instruisit lui-même auprès des Maîtres, sans passer par
l'école: rare et bon exemple pour les jeunes artistes d'aujourd'hui.
Tel, plus hardi que lui et de plus d'invention, aurait peut-être fait un
autre usage de la «Bible du Louvre.» Tout ce qu'il faut savoir, il le
savait. Ses copies sont des chefs-d'oeuvre. Sont-elles des copies? Il
s'y montre personnel, autant qu'ailleurs. Elles traduisent si librement
les originaux, tel est leur accent, qu'elles étaient reconnaissables
entre toutes et, dès les débuts de Fantin, recherchées par les amateurs.
Fantin sut réduire aux proportions d'un tableau de chevalet, tout en
leur conservant leur noble envergure, les somptueuses _Noces de Cana_.
Combien en fit-il de répliques? On les lui commandait, il les exécutait
dans la lumière insuffisante du Salon Carré. Si j'excepte les grands
morceaux de Delacroix d'après Véronèse, je ne sais rien qui soit d'une
pénétration plus aiguë. Véronèse, Titien, Rembrandt donnèrent à Fantin
d'autres occasions d'interprétation originale. Comprendre à ce degré un
chef-d'oeuvre, ajouter à une copie autant de soi-même, ne serait-ce
pas... égaler--selon la formule de Balzac? Tout au moins comme peintre
et technicien, Fantin est parmi les maîtres.

Fantin-Latour, nourri des ouvrages des maîtres anciens, si variés, si
stimulants, s'est arrêté trop tôt, en route. Il aurait pu être un
éducateur, un classique moderne, un représentant de la vraie tradition
perdue par l'académisme. Dans la première partie de sa carrière, quel
robuste et _raisonnable_ métier il avait à sa disposition! Au début,
l'influence du passé agit sur lui comme un tonique. Parmi ses camarades,
tous plus ou moins révolutionnaires,--peintres ou littérateurs--il se
laissa porter, un peu malgré lui, dans un magnifique mouvement
d'indépendance et de protestation contre l'École. Grâce à M. Lecoq de
Boisbaudran, ce professeur et guide clairvoyant, les élèves de l'atelier
Lecoq découvrirent tôt en eux-mêmes, et révèlent dans leurs ouvrages,
des dons individuels, qui parfois tardent à se produire, ou sont gâchés
par l'éducation.

Si la plupart des artistes de premier rang se développent et élargissent
leur vision à la mesure de leur expérience d'homme, d'autres s'épuisent
ou se dessèchent. Fantin portait en soi une faiblesse; pour la pallier,
une vie plus extérieure eût été nécessaire, avec moins de petites manies
bourgeoises. Sa peur des êtres vivants, sa «phobie» s'aggravèrent avec
l'âge.

Dès ses débuts, il se claquemure; ses deux soeurs sont presque les
seules femmes qu'il ne craigne pas de faire poser. Elles sont d'aspect
austère, d'un maintien chaste et prude, particulier à leur classe. Une
certaine suavité se dégage de toute leur personne. Elles étaient loin de
la société élégante et frivole que portraituraient les favoris du jour.

Paris ne présente plus aujourd'hui ces caractères tranchés qui faisaient
reconnaître à leur mise même, la classe des individus. Les grands
magasins de nouveautés allaient répandre dans tous les quartiers de la
ville, et en province, ces «confections», ces odieuses formes qu'impose
la rue de la Paix. Nos femmes furent, comme malgré elles, «tirées à
quatre épingles», coiffées d'absurdes chapeaux... La toilette féminine
prit bientôt pour idéal le journal de modes, ce qui expliquerait la
lamentable école de portraitistes dont la fin du XIXe siècle semble
avoir eu le privilège. Nulle distinction ni simplicité; une banale,
universelle élégance, tapageuse ou guindée, que «stylisèrent» les
impressionnistes en les outrant.

Où sont les berthes, les canezous, les guimpes et les rotondes, ou ces
cols rabattus des femmes de Fantin-Latour? Il assiste à la dégradation
progressive d'une beauté qui lui est chère, les modèles lui font défaut,
ou du moins il se l'imagine: de là une retraite anticipée du
portraitiste. Il prétexte d'une gêne devant les inconnues, pour refuser
les commandes. Très nerveux, facilement agacé par les conversations,
maniaque comme une vieille fille, la présence d'autrui le paralyse.
Toute personne étrangère à son petit cercle trouble l'atmosphère dans
laquelle il avait conçu et réalisé ses meilleurs morceaux. Marié, il ne
fit plus poser que sa femme et les membres de la famille de celle-ci,
les Dubourg, ou bien quelques artistes, ses amis. A part ceux-ci, je ne
citerai que Mme Léon Maître, Mme Gravier et Mme Lerolle, et ce furent là
des effigies assez froides et compassées.

Fantin était d'une maladresse attendrissante dans l'arrangement d'un
fond d'appartement et le choix d'une mise en scène. Ce réaliste
scrupuleux épinglait derrière le modèle un bout d'étoffe grise, ou
dressait un paravent de papier pour tenir lieu de boiseries! Dans
_Autour du piano_, dont Emmanuel Chabrier forme le centre, je me
rappelle la peine que prit Fantin pour donner quelque consistance au
décor. D'ailleurs ce tableau célèbre, excellent en quelques-unes de ses
parties, demeure comparable à une scène du musée Grévin. M. Lascoux, M.
Vincent d'Indy, M. Camille Benoît, sont des mannequins d'une mollesse et
d'une gaucherie d'attitude tout à fait surprenantes.

L'atelier de Fantin était éclairé comme celui d'un photographe de jadis.
Il ne savait pas varier ses effets, donner de l'imprévu à ces réunions
d'hommes que les Hollandais auraient baignées dans un clair-obscur. La
_famille Dubourg_, autre toile célèbre--à mon avis l'une des moins
bonnes de l'artiste--m'apparaît telle que si M. Nadar avait prié ces
braves gens de venir chez lui à la sortie de l'office divin, dans leurs
vêtements du dimanche. Le plafond de verre qui, d'un bout à l'autre de
l'atelier, jetait une lumière diffuse, amollissait les plans.

Fantin craignait trop peu la monotonie!

Il est deux exemples cependant de ce qu'il pouvait faire, quand le
hasard collaborait avec lui. Quelques Anglais qui s'adressèrent à ce
portraitiste peu sociable, avaient sans doute deviné que l'auteur des
«Brodeuses» saurait rendre leur caractère digne et sans prétention.

Je ne sais dans quelle occasion--sans doute par l'entremise d'Otto
Scholderer, établi en Angleterre,--l'avocat peintre-graveur Edwin
Edwards et sa femme, avaient été présentés à Fantin, qui alla même à
Londres et demeura chez eux: ce que dut être ce déplacement! Prendre le
bateau, traverser la Manche! Cependant il y retourna en 1884 et je l'y
rencontrai. Le premier voyage «au delà des mers» dut s'accomplir après
1870. Whistler et plusieurs artistes français, entre autres Alphonse
Legros, Cazin, Tissot, Dalou, s'étaient fixés en Angleterre depuis la
Commune de Paris. «Il est presque regrettable que Fantin n'ait pas pris
part aux événements de la Commune--disait un de ses amis--l'exil et la
lutte l'auraient peut-être renouvelé.»

Mr. Edwin Edwards occupait les loisirs de sa retraite à graver de sèches
mais curieuses vues de la Tamise, et il possédait une villa à la
campagne, où Fantin fut invité. Je ne sais si c'est là que fut exécuté
le double portrait, si ce fut dans la délicieuse lumière opaline de
Golden Square, ce coin vieillot que hante l'ombre de Dickens, ou dans
l'atelier de la rue des Beaux-Arts. C'était un fort beau couple, ces
Edwards. Ruth Edwards, les bras croisés, avec son visage sémite et
anglais, aux bandeaux de cheveux grisonnants, est debout, vêtue d'une
robe en gros tissu d'un indéfinissable gris bleu, dans le style de
Rossetti et des préraphaléites. A côté d'elle, assis, et regardant une
estampe, Mr. Edwards, avec sa barbe de fleuve, ses cheveux blancs de
père Noël. Cette toile, exceptionnellement savoureuse et forte,
appartient déjà à la National Gallery. Mrs. Edwards avait promis de
l'offrir à la «Nation» dès qu'elle le pourrait. L'épreuve était
redoutable pour notre compatriote et notre contemporain; mais ce morceau
tient sa place au milieu des chefs-d'oeuvre qui l'entourent et avec
lesquels il était digne de voisiner.

Une autre fois, Mrs. Edwards, qui avait pris l'autorité d'un marchand et
d'un impresario, lui fit entreprendre le portrait d'une jeune fille,
miss B... Après beaucoup de résistance, Fantin consentit à recevoir chez
lui cette étrangère, dont la vivacité et les libres allures
bouleversèrent le nº 8 de la rue des Beaux-Arts. Revêtue d'une longue
blouse de travail jaune, d'une cotonnade de William Morris, à menus
dessins ton sur ton, Fantin l'assit de profil, devant l'inévitable fond
gris. Elle regarde des crocus jaunes dans un verre et elle s'apprête à
les copier à l'aquarelle. Et ce fut là encore une grande réussite,
quoique le maître se fût mis à la tâche, furieux et contraint. De quelle
précieuse galerie il nous priva, en se répandant si peu au dehors!

Rappelons encore ce beau tableau un peu froid mais si intense: Mlle
Kallimaki Catargi et Mlle Riesner étudiant la tête en plâtre d'un des
esclaves de Michel-Ange, et un rhododendron aux sombres feuilles. Nous
sommes reconnaissants à ceux qui apprêtèrent pour Fantin un motif un peu
piquant; que ne furent-ils plus nombreux, ces «intrus» dont l'apparition
rafraîchit la vision du solitaire...

Ce bourgeois, casanier avec entêtement, se plaignait de toutes les
choses de chez nous: elles choquaient son esprit. Ses sympathies de
vieux romantique pour l'Allemagne s'accrurent dans une famille
française, mais germanique de tendances et d'éducation, où deux femmes
cultivaient par des lectures, de la musique et des discussions, les
penchants de Fantin. Ce n'était plus l'intérieur du père et des
soeurs--des «Brodeuses» à qui nous donnons le premier rang dans son
oeuvre--mais une sorte de petite Genève sectaire à l'entrée du Quartier
Latin, un oratoire protestant, jalousement clos, où l'activité
cérébrale, les passions allaient s'exaspérer. Alors, verrouillé chez
lui, Fantin traduisit par la peinture ses impressions littéraires et
musicales et, de plus en plus méthodique, quant à la forme, il nous
confia les secrets de son coeur, non plus en de savoureuses esquisses,
mais en des tableaux secs et conventionnels qui occupèrent la fin de sa
vie, pour la fortune future des marchands de la rue Laffitte, sinon pour
notre joie.

Les pommes, les pêches qui rappelaient, dans ses premières toiles, les
natures mortes de Chardin, devinrent des fruits en cire, d'une exécution
dure et mécanique. Mrs. Edwin Edwards en achetait par douzaines, qu'elle
lança plus tard sur le marché parisien, parmi les Harpignies et les
Boudin. Notre peintre, ainsi, entrait sur le marché.

D'assez bonne heure, Fantin avait fréquenté des littérateurs, comme
l'indiquent l'_Hommage à Delacroix_, et cette tablée de poètes du
Parnasse où le jeune Arthur Rimbaud appuie ses coudes de mauvais petit
drôle, près d'une brillante nature morte: deux ouvrages qui, avec
l'_Atelier de Manet_, aujourd'hui au Luxembourg, annonçaient un peintre
de la grande lignée hollandaise et flamande. L'exécution de ces «pages»,
comme l'on disait au temps d'Albert Wolff--est très variée: dans
l'_Hommage_, la pâte est transparente, légère, chaude et rousse. Dans
les deux autres, les têtes, très inégales de qualité, sont parfois
admirables, plus souvent creuses et de construction molle. On sent que
Fantin excellait surtout à «enlever» des morceaux, ne parvenant que
rarement à relier dans l'air, les uns aux autres, plusieurs personnages.

Telles quelles, ces «pages» appartiennent à l'histoire; elles sont très
précieuses, quels que soient le convenu des gestes et le morne des
expressions. C'est le temps du Parnasse, c'est l'enfance de
l'impressionnisme, heure significative dans le XIXe siècle. Fantin fut
lié avec ces hommes dont il nous importe tant d'avoir l'image qu'il
traça d'un pinceau souvent très fin, mais dénué de cette puissance dans
le modelé et le dessin, de cet accent, je dirais _caricatural_, d'un
Manet.

Fantin rendit l'aspect, le teint, les vêtements de ses amis, sinon toute
l'individualité de leur structure. Il devait être nerveux en leur
présence et ne pouvant ou ne voulant jamais «reprendre» un morceau;
tenant surtout à la fraîcheur de la pâte, il n'analysait pas toujours
suffisamment les physionomies, dans sa hâte de peindre et par peur de
fatiguer l'ami qui est sur la sellette. On dirait qu'il ne parlait pas à
son modèle; or, des séances de portrait ne sont fructueuses que si un
rapport intime s'établit entre le portraitiste et la personne
portraiturée.

Les séances de portrait sont épuisantes, si l'on n'a pas le goût de la
conversation, ou si les gens vous importunent par leur présence. Il eût
fallu que Fantin gardât toujours, auprès de ses semblables, un peu de
cette liberté qui lui avait permis de faire, comme nul autre, des fleurs
et des fruits, de la nature morte. Avec la même sûreté, semblent avoir
été conduits jusqu'au «rendu» intense et définitif de la vie,
quelques-uns de ses anciens portraits: les _Brodeuses_, le buste de Mlle
Fantin, quelques têtes du maître et les deux portraits de sa femme, dont
l'un est au Luxembourg, l'autre au musée de Berlin. Ces toiles, de la
plus heureuse venue, font penser au style soutenu et ample des
Vénitiens, à Rembrandt aussi, et atteignent le plus haut art du
portraitiste. Il suffirait de les avoir signées pour que Fantin méritât
la gloire. Le peintre s'y montre tel qu'il voulut être: d'un autre
temps, retardataire résolu, traditionnel et prudent, mais profondément
original et français.

Deux personnes aimées, silencieuses dans l'atmosphère chaude d'une
chambre toujours habitée, Fantin excelle à rendre leur pureté et leur
candeur moniale, se complaisant à les peindre comme des fleurs, dans des
conditions de sécurité et de paix domestique.

Ses groupes de littérateurs et d'artistes ne nous satisfont presque
jamais tout à fait. Il semble qu'il y ait eu un moment où Fantin, auprès
d'eux, souhaitât d'être seul, ne pouvant plus rendre, faute de
recueillement, ce qu'il voyait si bien quand il était à son aise et ne
ménageait pas le nombre de ses séances. Prises séparément, les têtes
d'Édouard Manet, de Claude Monet, de Renoir, d'Edmond Maître, de
Scholderer, dans l'_Atelier aux Batignolles_, sont des morceaux
superbes. Peut-on dire que la toile, dans son ensemble, ait une allure
magistrale?

Chaque fois que Fantin multiplie les figures, il pèche par la forme, non
qu'il ne pût copier exactement «un morceau», mais le dessin, le grand
dessin, n'est pas l'exactitude. La brosse qui remplit d'un bout à
l'autre la surface à couvrir, le pinceau d'un Franz Hals qui, dans
l'huile et la couleur, donne la ressemblance, comme par hasard, en
courant, sans application ni effort; la belle _facilité_ si décriée de
nos jours--celle de Rubens, de Van Dyck, de Velasquez, de Fragonard et
de Reynolds, voilà ce que Fantin n'eut jamais. Cette brillante
virtuosité que galvaudèrent des prestidigitateurs, à mesure que le
faux-semblant, l'adresse se substituaient à la science, personne ne la
possède plus.

Pour le public, l'aspect pauvre des toiles de Fantin, leur sécheresse,
leur froideur et leur nudité, signifièrent: grandeur, profondeur,
solidité. Plus ses fonds étaient tristes, ses figures rigides et les
modelés menus (portraits de M. Adolphe Jullien, de M. Léon Maître, de la
nièce de l'artiste), plus on admirait la manière «discrète» et «honnête»
de Fantin. C'est à des raisons «morales» que Fantin dut ainsi les
faveurs exceptionnelles d'un certain public grave et pédant; mais les
natures mortes et les fleurs, ainsi que les fantaisies mythologiques et
wagnériennes, n'étaient pas encore connues de cette clientèle.

Nous savons les milieux où sa réputation se forma et quelles personnes
souhaitèrent d'être peintes par lui. S'il eût accepté des commandes,
nous imaginons sans peine les modèles qui se fussent pressés à la porte
du portraitiste: je vois leurs redingotes noires; je vois les tailles de
ces dames, point belles, et vêtues d'un costume tailleur ou d'une robe à
demi décolletée «en coeur»; je les imagine tous figés, contre un fond de
terne boiserie grise;--vêtements sans attraits pour le coloriste, mais
tant de sérieux et de vertu dans ces visages graves!

S'ils avaient connu Fantin, combien n'eussent-ils pas été choqués par
son esprit paradoxal, son ironie! Comme la conversation du peintre et de
ces «intellectuels» eût été vite interrompue. Il eût tôt pris le
contre-pied des opinions émises par sa clientèle. Cet artiste
dédaigneux, avec ses subites boutades, était un bourgeois aussi, mais
point de ceux-là!

Étudiez le portrait de M. Adolphe Jullien: soigneusement dessiné, modelé
jusqu'à la fatigue, dans une lumière argentée, un monsieur est assis
comme il le serait chez Pierre Petit, une main appuyée sur une table
(dont le tapis est d'ailleurs bien joli), et l'autre main sur la cuisse.
Universitaire? ingénieur? magistrat? savant? On ne peut dire ce qu'il
est; mais c'est un homme _sérieux_.

Fantin vivait deux vies à la fois; la peinture les maintenait en
équilibre. Sa pensée se plaisait avec les philosophes, les poètes; les
lettres, la musique enrichissaient son cerveau qui était aussi actif que
son corps était lent. Dans son fauteuil d'acajou, assis comme un notaire
de province, près de l'abat-jour vert d'une lampe Carcel, il poursuivait
un rêve que ses compositions, d'inspiration poétique ou musicale, ne
traduisent qu'imparfaitement. Il donna rarement une forme digne de sa
pensée--par le pinceau ou le crayon lithographique--aux visions qui se
présentaient à lui pendant les lectures à haute voix, dans des soirées
de tête-à-tête, où son imagination s'exaltait, s'enflammait comme à
l'audition d'un opéra ou d'une symphonie. Mais sa main donnait à ses
visions la forme des êtres et des choses de ses entours, où il trouva
les éléments de ses tableaux de fantaisie. Ses paysages modérés, les
colonnades de ses temples, ses draperies, sortent des innombrables
cartons d'estampes, chaque jour feuilletés, étudiés amoureusement,
copiés même. Son type féminin, d'une beauté corrégienne, blonde, grasse,
ce visage d'un ovale plein, il l'a vu auprès de lui; ce sourire, cette
bouche, nous les retrouvons dans ses groupes de famille, chez certaine
dame à capote, à rotonde, qui boutonne un gant de «chevreau glacé». Ce
type est celui des chastes beautés que Fantin fait courir, au clair de
lune, dans les clairières, qu'il couche sur un nuage, enveloppées d'un
mol tulle. Il n'osait regarder que ses proches, parmi les vivants, et,
s'il rêvait de parcs et de bois, c'était des seuls qu'il connût: les
fonds des tableaux de maîtres...

Un grand peintre n'a pas, nécessairement, une culture universelle; il
lui manque le temps de se la donner, et son génie devine ce que les
autres apprennent. Si Fantin, dans la retraite qu'il avait choisie, fut
au courant des faits et gestes de chacun, des «potins» de Paris, il
n'est de grands problèmes auxquels il soit resté étranger. S'il sortait
à peine de chez lui, son information et sa culture étaient sans cesse
entretenues par ses «fidèles», par les revues et les livres qu'on lui
prêtait. Il supporta même certain niais fatigant et trop empressé, à
cause «des nouvelles» que lui apportait ce rat de coulisses et de salles
de rédaction. M. Chéramy, l'avoué, se faisait l'écho du boulevard, de
l'Opéra; chaque ami correspondait à une spécialité, répondait à un
besoin.

Parmi les plus assidus de la rue des Beaux-Arts, fut mon très cher
Edmond Maître, cet homme pâle et maigre qui écoute Chabrier au premier
plan du tableau _Autour du Piano_ et que l'on voit dans un coin de
l'_Atelier aux Batignolles_. Je ne puis séparer de celui de Fantin, le
nom de cet homme d'élite qui fut trop orgueilleux ou trop modeste pour
rien signer, et se borna à fréquenter les meilleurs d'entre les
peintres, les musiciens, les poètes, les philosophes de son temps, et
qui était consulté par eux. Pour avoir un avis, un éloge de lui, que
n'eût-on donné? Cet admirable esprit avait parcouru tous les domaines de
la connaissance. Il se contenta d'être un amateur et un dilettante et
avait tellement joui par l'exercice de sa pensée, et sa mémoire était si
riche, que, presque aveugle, il nous disait peu avant de mourir:

«Je voudrais que cela n'eût pas de fin, tant je me divertis de mes
souvenirs.»

Ce prophète est mort trop tôt; pendant vingt-cinq ans je l'entendis
prononcer des jugements sur les favoris et les dédaignés de l'art et de
la littérature: nul ne s'est prouvé faux par la suite. Edmond Maître
était le goût et l'intelligence mêmes; infaillible comme son ami
Baudelaire.

De la rue de Seine, où il demeurait, il se rendait souvent chez son
voisin, et celui-ci avait beaucoup profité des conversations si variées,
si solides, des vastes lectures d'Edmond Maître, son universel
dictionnaire, son bibliothécaire, l'intermédiaire entre le monde
extérieur et la maison de la rue des Beaux-Arts, qui devenait de plus en
plus ombrageuse. Pendant ses dix dernières années, Fantin ne pouvait se
décider à aller entendre, au théâtre ou au concert, les chefs-d'oeuvre
auxquels il était le plus sensible, et je me rappelle que, lors d'une
reprise des _Troyens_, place du Châtelet, malgré son désir de voir un
opéra qu'il chérissait entre tous, les billets pris, il ne se décida pas
à traverser la Seine, le soir. La nuit, le froid, la chaleur, la foule,
tout le troublait, dans la perspective de cette sortie inusitée. De
plus, l'état nerveux, la sensibilité de Fantin le rendaient positivement
malade, quand il éprouvait une violente émotion d'art. Certaine musique
le faisait pleurer, lui causait des crises de nerfs.

Il ne connut donc ses ouvrages favoris que par la lecture, le piano, ou
par des reproductions, si c'étaient des oeuvres plastiques. L'Italie, la
Hollande, l'Allemagne étaient trop loin, et le chemin de fer trop
dangereux pour tenter un voyage. A part Londres et Bayreuth--où il était
allé en 1875, pour les fêtes inaugurales,--Fantin s'était résigné à ne
rien voir de ce à quoi il songeait sans cesse, de ce qui stimulait sa
production quotidienne.

Les petites toiles qu'il empâtait, grattait, glaçait au médium Roberson,
étagées par deux et trois, l'une au-dessus de l'autre sur son chevalet,
sont comme les dialogues tenus par Fantin avec ses auteurs de dilection.
Il finit par prendre un tel goût pour ce travail de solitaire, qu'à la
longue, il se persuada qu'il y mettait l'essentiel, et renonça à «la
nature». Obstiné comme il était, ayant la sensation d'une sorte de
réserve du public et des artistes, quant à ses oeuvres d'imagination
pure, il se rebiffa et ne consentit plus à rien exposer, qui fût pris
sur le vif. Il donna encore un tour de clef, et sa porte ne s'ouvrit
plus que devant le marchand de tableaux Templaer et les quatre ou cinq
habitués du lundi.

Ce soir-là, de tradition, était consacré à ces «fidèles», pour qui
Fantin sortait lui-même commander un bon plat chez Chiboust, ou l'un de
ces gâteaux de Quillet, dont il était friand, mais qu'il redoutait comme
tant de choses. Edmond Maître me racontait les rites invariables de ces
réunions hebdomadaires, intimes et pourtant cérémonieuses, et je me
souviens du rôle muet de deux dames qu'il y rencontrait une fois la
semaine, qu'il reconduisit vingt ans de suite à l'omnibus vers neuf
heures et demie, et dont, par discrétion, il ne demanda jamais le nom ni
la condition. Fantin remettait à l'une d'elles le journal _le Temps_, au
moyen duquel il prenait soin de distraire la respectable femme, tandis
que s'échangeaient, entre les autres, des propos auxquels cette comparse
ne faisait jamais allusion et qu'elle ne paraissait point entendre.

Ce Parisien de Paris, attaché à tout ce qui est de Paris, ce prototype
du Français dénigrait la France, la disait pourrie, appelait de ses
voeux une «bonne correction», lui qui eût tant souffert de voir son
quartier envahi, comme il commençait de l'être par les étrangers. Il
devait aussi se préoccuper du malentendu sur quoi était fondé son
succès; il occupait une de ces positions fausses que l'on tâche de ne
pas voir soi-même, mais dont un nerveux finit par être incommodé. Il
était tour à tour fier et vexé des louanges qu'il recevait dans des
découpures de la presse, sous des signatures alarmantes. S'il lui avait
été possible de siéger sous la coupole, tout en raillant les membres de
l'Institut! L'épée pacifique qui bat les pans de l'habit vert, lui
semblait être une arme appropriée pour un artiste, dût-il en marchant
s'y prendre les jambes. L'énergie lui manquait pour avouer que le Palais
Mazarin n'est point un lieu à dédaigner. Il raillait et désirait.

Il fallait connaître Fantin à fond pour jouir de sa société. Les
contradictions de son esprit réjouissaient ses amis et rendaient sa
société impraticable pour les autres. Il y avait d'ailleurs en lui deux
personnes destinées à ne jamais s'accorder entre elles, comme il y avait
deux peintres qui luttaient entre eux.

Les dîners du lundi avaient lieu dans une chambrette à laquelle on
montait de la «tente orléaniste» par un sombre escalier tournant;
c'était la salle à manger et le salon. Une seule fois j'y fus conduit et
pus voir l'_Hommage à Berlioz_; Fantin avait un faible pour cette toile
qui n'avait pas eu de succès, qu'il savait n'être pas réussie, qu'il
avait trop travaillée. Elle présidait aux repas. Il y avait un canapé
sur lequel les dîneurs s'asseyaient, et un piano; on se serait cru dans
une arrière-boutique du faubourg Saint-Germain.

Là, en confiance avec le juge d'instruction Lascoux, Amédée Pigeon,
l'ancien précepteur de Guillaume II, M. Adolphe Jullien, le critique
musical des _Débats_, M. Camille Benoit, ou M. Chéramy--et toujours avec
Edmond Maître,--Fantin faisait une revue de la semaine; il s'occupait
beaucoup de politique. Je n'ai jamais eu l'honneur d'être invité, mais
j'ai cependant vu Fantin en verve et débridé. Son visage devenait tout à
fait beau; ses yeux lançaient des éclairs. Comme je l'ai entendu parler
éloquemment de Goethe, de Schopenhauer, de Wagner, de Renan, de Hugo,
d'Ingres et de Delacroix! Quand il parlait de ce qu'il aimait vraiment,
c'était une joie de l'écouter. Je n'ai jamais retrouvé, depuis, dans
aucun milieu d'artistes, ce sincère intérêt, cette passion, cette
dévotion que les hommes d'alors gardaient jusqu'à la tombe. Il est mort
à temps, avant la haute marée d'ignorance, de grossièreté et d'anarchie.
Il aurait regretté d'avoir tendu sa main--geste dont il était très
avare--à ses «défenseurs» qui seraient devenus «ses ennemis».

Vers le mois de juin, les émotions du Salon dissipées, une voiture à
galerie venait prendre dans la rue des Beaux-Arts les malles et les
menus bagages de la famille Fantin. C'était le départ pour la campagne,
pour ce village bas-normand où l'artiste possédait une maisonnette dans
un jardinet aux fleurs classiques, d'après lesquelles il peignit ces
toiles dont Mrs. Edwards n'était jamais assez munie.

C'étaient de bonnes journées de travail dans quelque chambre dont la
fenêtre ouverte laisse entrer les bruits de la route ou du bourg: un
gamin qui chante au sortir de l'école, le cahot d'une charrette, le
gloussement du poulailler, le mugissement d'une vache, par-dessus le mur
de silex hérissé de ravenelles et de scolopendres. Le peintre, sous un
vieux chapeau de paille, le cou enveloppé d'un foulard d'été, toujours
chaussé de pantoufles, dès après son petit déjeuner va cueillir dans les
plates-bandes ce que la nuit a fait éclore de plus coloré. Il pose sur
le coin d'un meuble de chêne, devant un carton gris qui servira de fond,
un de ces récipients en verre uni que Mrs. Edwards lui envoie de
Londres, fabriqués sur les conseils ingénieux de certaine monomane du
jardinage, et différant de forme selon la tige, la fleur et le
feuillage; avec mille soins, après de graves conciliabules, on fait un
choix dans la récolte du matin. Les délices d'une bonne séance vont être
savourées, en dépit des mouches importunes et de la chaleur. La palette
a été préparée dès la veille, elle est déjà, à elle seule, un bouquet
aux tons composés--bleu tendre, lilas, jaunes roses, jaunes beurre
frais, s'entourant de bruns, d'ocres, de tous les rouges et de
noirs;--une mosaïque en pâte huileuse, dont il suffira de déranger la
symétrie pour en faire sur la toile le portrait d'un bouquet.

Fantin est très méticuleux pour la composition de sa palette. C'est un
moucheté de petits tas de couleurs: la palette de Delacroix, mais
enrichie de beaucoup d'éléments nouveaux, des «tons préparés».

Il enduisait sa toile, à l'avance, d'un ton neutre, transparent, qui
servait de fond, invariablement. Si ce n'était l'air qui circule autour
d'eux, on dirait certains tableaux de fleurs exécutés comme des
ornements en pyrogravure sur une table, ou sur une boîte dont le bois
reste visible. Il en est même parmi les moins bons, qui, en dépit de
leur savante anatomie, ont l'aspect des modèles d'aquarelle pour jeunes
pensionnaires. D'autres fois, il gratte le fond avec son canif, comme
pour suggérer le treillis, le tremblé, la buée de l'atmosphère, et
allège la matière sans rien enlever à la précision du contour
qu'amollirait le contact de deux pâtes humides se pénétrant l'une
l'autre. Sans estompage ni bavochures, c'est une pâte plus ou moins
épaisse, selon que la chair de la fleur est veloutée, soyeuse,
pelucheuse ou lisse, métallique ou fine comme de la baudruche.

Chaque fleur a sa carnation, sa peau, son grain, son métal ou son tissu.
Les lis, secs, cassants et glacés comme une hostie, avec leurs pistils
de safran, comportent un autre rendu que les cheveux de Vénus, les
pavots et les roses trémières, minces et plissées comme le papier à
abat-jour; le dahlia, qui est un pompon et un rayon de miel; la
capucine, taillée dans le velours, comme le géranium, la gueule-de-loup
ou la pensée, ne sauraient être modelés de même que le glaïeul coupant,
le bégonia ou l'aster. Les fleurs sont tour à tour des papillons, des
étoiles de mer, des lèvres ou des joues de femme, de la neige, de la
poussière ou des bonbons, des bijoux émaillés, du verre translucide ou
de la soie floche. Fantin étudiait leur caractère comme celui d'un
visage humain.

Fantin aima surtout celles des vieux jardins de curé qui poussent sans
trop de soins dans les parterres entourés de buis. Je ne crois pas qu'il
ait portraituré les pivoines ou les nouveaux chrysanthèmes qui ne savent
où arrêter les prétentions de leurs falbalas. Il fit des
pieds-d'alouette et de l'oeillet, de petits chefs-d'oeuvre.

Dans sa jeunesse, il avait parfois amoncelé et serré dans un vaste pot
blanc, sur un fond sombre de muraille, des bottes de fleurs, comme on
grouperait des écheveaux de laine pour la joie des yeux; mais la plupart
de ses études sont d'un seul genre de fleurs à la fois, afin, sans
doute, d'en donner une image plus individuelle: des portraits.

Fantin a dû créer ses petites pièces de maîtrise dans la joie tranquille
des journées saines et unies de l'été à la campagne. Se mettre au
travail de bon matin, sans crainte d'un visiteur indiscret, c'est la
moitié du succès dans un genre d'ouvrage impossible à interrompre, car
les fleurs sont des modèles éphémères qui meurent pendant qu'on les
peint.

Laissons Fantin penché sur sa toile et analysant avec ardeur leurs
moindres traits, dont l'expression change avec les heures du jour et
qu'il convient de saisir au bon moment. Chaque sonnerie du clocher lui
fait battre le coeur, de crainte qu'un pétale ne tombe, que des trous ne
se creusent dans l'édifice chancelant. Mais la pensée de Fantin se
dédouble et, malgré son application à peindre, vagabonde; il se promène
dans des musées lointains, chantonne du Schumann et se redit à lui-même
certaines phrases de ses auteurs chéris.

L'expérience nous apprend à quel moment il sied de couper les fleurs,
afin qu'elles restent plus longtemps sans se faner, et les plusieurs
manières de prolonger leur agonie. Vous pouvez faire un bouquet en
ménageant des vides, où, une fois peintes les premières fleurs, vous en
glisserez d'autres qui les encadreront. C'est tout un art, qui exige
beaucoup d'habitude, d'adresse et de soins. Fantin, qui fit tant de
tableaux de fleurs, devait avoir pour elles les attentions et la
tendresse d'une demoiselle sentimentale. Quel enivrement, à la dernière
séance, quand la fin du jour approche, d'harmoniser, d'orchestrer
l'oeuvre entière et d'y mettre les vigueurs, les éclats décisifs, juste
avant la minute où toutes ces belles chairs, hier encore palpitantes, ne
vont plus former, flétries, qu'un charnier! C'est dans les roses que
Fantin fut sans égal. La rose, si difficile de dessin, de modelé, de
couleur, dans ses rouleaux, ses volutes, tour à tour tuyautée comme
l'ornement d'un chapeau de modiste, ronde et lisse, encore bouton, ou
telle qu'un sein de femme, personne ne la connut mieux que Fantin. Il
lui garde toute sa noblesse, à elle que tant de mauvais aquarellistes
ont «banalisée» par des coloriages sur le vélin des écrans et des
éventails. Il la baigne de lumière et d'air, retrouvant à la pointe de
son grattoir la toile «absorbante», sous les épaisseurs de la couleur,
et ces vides qui sont des interstices par où la peinture respire. Métier
tout opposé à celui d'un Courbet, dont le couteau à palette pétrit la
pâte, l'enfonce de force et lui donne la surface magnifique, polie et
glacée de l'onyx et du marbre.

Dans ses tableaux de fleurs, le dessin de Fantin est quelquefois beau et
large, il est toujours sûr et incisif. La fleur qu'il copie, il en donne
la physionomie; c'est elle-même et non pas une autre de la même tige; il
dissèque, analyse, reconstruit la fleur, et ne se contente pas d'en
communiquer l'impression par des taches vives, habilement juxtaposées.
La forme peut être si éloquente à elle seule que, dans une lithographie
très rare, dont je possède une épreuve, Fantin est parvenu avec du blanc
ou du noir, à faire deviner, dans le cornet de verre d'où elles
s'élancent, toutes les couleurs d'une botte de roses. Comme cet art
analytique et raisonné, encore si frais, est de chez nous! Comme ces
toiles sont bien d'un petit-fils de Chardin! C'est par elle que le bon
bourgeois français Fantin-Latour s'est le plus complètement exprimé.
Ici, nulle trace d'austérité ou de lourdeur allemande, mais la logique,
la belle clarté de la langue du XVIIIe siècle.

La _Tate Gallery_ possède une toile des plus importantes par sa grandeur
et la perfection du bouquet riche et varié qui s'y déploie. C'est
peut-être là que Fantin atteignit le plus haut degré de son talent;
encore un don de Mrs. Edwin Edwards, l'infatigable amie qui imposa
Fantin à l'admiration de ses compatriotes, alors que personne, en
France, ne savait qu'il peignît des fleurs.

Chaque automne, de retour à Paris, Fantin rassemblait ses travaux de
l'été, et, après avoir comparé, une à une, ses études avec celles qu'il
gardait accrochées à sa muraille,--choix de pièces parfaitement
réussies,--il les posait à plat dans une caisse, les châssis retirés, et
les expédiait à Londres. Là, Mrs. Edwards les faisait encadrer, conviait
un public d'amateurs à les venir admirer. Trop longtemps, elles furent
introuvables en France; Fantin ne se révélait à nous que par de rares
portraits et les fantaisies qu'on avait pris l'habitude respectueuse de
louer. On se demande, d'ailleurs, si les critiques étaient sincères,
maintenant que nous assistons à une incohérente explosion d'opinions
contradictoires chez les plus réputés d'entre eux. On peut tout faire
admettre par un homme dont le métier est de juger un art qu'il n'a pas
pratiqué. Les littérateurs se plaisaient à suivre Fantin rêvant en
compagnie de Berlioz, Wagner, Schumann, ou se promenant en pleine
mythologie, sans quitter la rue des Beaux-Arts, et croyaient humer la
fumée de sa familiale bouilloire à thé, dans les ciels argentés de ses
théophanies. Oui, certes, ces tableautins étaient bien de Fantin-Latour,
par l'exécution, parfois aussi par la couleur; c'étaient les visions
d'un romantique attardé, troublant les nuits de ce peintre trop prudent.
Ses nymphes et ses déesses, au galbe corrégien, ce sont des ménagères
désirables mais chastes, qui se montrent, mais ne s'offrent pas;
apparitions de figures académiques groupées comme des «tableaux vivants»
d'amateurs. Je ne dis pas que cette partie de l'oeuvre de Fantin soit à
dédaigner. Il est même de charmants morceaux dans cette série, la plus
nombreuse en tout cas, et sa favorite; hélas! ce n'étaient pas ses
esquisses qu'il envoyait aux expositions, mais des sortes de pièces
d'apparat, fabriquées en vue des Champs-Élysées, et que l'État ou la
Municipalité lui achetait pour les galeries.

L'École des Beaux-Arts nous offrira bientôt une ample collection des
ouvrages de Fantin-Latour. Il sera intéressant de connaître le jugement
porté, deux ans après sa mort, sur l'honnête artiste qui crut opposer
une si exacte discipline, et son culte de la tradition, aux progrès de
«la folie et de l'orgueil», comme il disait[2].

  [2] _Cette étude, écrite avant l'exposition posthume de Fantin, à
    l'École des Beaux-Arts, parut dans _la Renaissance latine_._



JAMES MAC NEILL WHISTLER

_Pour Walter Sickert._


Les littérateurs ont beaucoup écrit sur Whistler[3] à l'occasion de sa
mort. Ils présentèrent ce charmant et singulier artiste au public comme
une sorte de Mallarmé de la peinture, un nécroman dans sa tour d'ébène,
au milieu d'un jardin où le soleil ne pénètre point.

  [3] Cette étude a été écrite en mars 1905, après l'exposition à
    Londres des oeuvres de Whistler. Celle de Paris, très incomplète,
    mal éclairée, dans les galeries de l'École des Beaux-Arts, est
    encore venue brouiller les idées. Il semble qu'on doive toujours
    être injuste avec cet artiste, dans l'éloge comme dans la critique.

Le succès parisien de Whistler éclate à une époque d'alanguissement
général. En peinture, dominaient les teintes grises, comme en musique et
dans les lettres; un goût maladif du factice, de l'ésotérisme, de
l'exceptionnel et du bizarre. Ce fut la saison des hortensias bleus et
des chauves-souris, des langueurs et des fièvres.

Le «whistlérisme» et le «mallarméisme» sont des formules qui
enchantèrent notre jeunesse, comme des préciosités dignes de nos
dédaigneuses personnes; ces néologismes éveillèrent l'attention de la
foule. Le portrait de la «mère de l'artiste» acquis pour le Luxembourg
est un ouvrage qui plut par ce que certains snobs crurent y découvrir de
morbide; ses mérites techniques en font pourtant un des exemples les
plus sains qu'on puisse proposer à l'étudiant, et des plus
traditionnels.

C'est le plus souvent par ce qu'il a de périssable qu'un artiste
s'impose à l'admiration de ses contemporains: d'où tant d'erreurs et de
faux jugements. Les qualités qui nous charment dans certaines toiles
anonymes des siècles passés échappent aujourd'hui à l'amateur bourré de
littérature.

Dans mes plus anciens souvenirs, j'entends encore le nom de Whistler
prononcé par les hommes que Fantin-Latour a groupés autour de Manet et
du portrait de Delacroix. Au fond de l'atelier de la rue des Beaux-Arts,
on voyait l'hommage à Delacroix, où un jeune dandy, pincé dans sa longue
redingote, les cheveux noirs bouclés, avec une mèche blanche sur le
front, la bouche ironique, un monocle à l'oeil, se retourne vers le
spectateur; c'est un élégant au milieu de Français qui sont Baudelaire,
Champfleury, Balleroy, Duranty, Legros, Bracquemond, Fantin. Ce
personnage étrange m'intrigua longtemps. Son nom revenait sans cesse
dans la conversation des élèves de Lecoq de Boisbaudran et de Gleyre,
«les anciens» du Salon des Refusés, auxquels j'osais à peine poser des
questions. Le «petit Whistler» avait été un type original d'Américain, à
une époque où les étrangers venaient moins nombreux faire leurs études à
Paris. Whistler avait disparu vite, après des débuts brillants, dont il
était moins question que de son allure, de son monocle et de son esprit,
de son impertinence et de son dandysme.

Que peignait-il vers 1860?

Nous connaissons, si nous en prenons la peine, la manière, avant 1870,
d'un Manet, d'un Renoir, d'un Fantin ou d'un Carolus Duran, ses amis.
Mais, de Whistler, rien à voir, dans Paris! Toujours était citée la
«Demoiselle en blanc», _symphonie de blancs_ à laquelle il avait
travaillé pendant des mois dans un atelier démeublé, tout tendu
d'étoffes blanches. Je sais maintenant, pour l'avoir vu récemment, ce
qu'était ce pauvre essai maladroit et informe; je ne me rends pas compte
de la profonde sensation qu'il créa quand il parut: Gleyre fut irrité
par cette audace et les prétentions de son rétif élève; mais les
camarades virent quelque chose d'étonnant, «d'exceptionnel», dans cette
figure blanche, d'une valeur si veule, sur un fond inconsistant. Ils
parlèrent «d'harmonies», de «nocturnes» et de «symphonies». Était-ce un
musicien ou un peintre, ce Whistler?

Un jour, me promenant, collégien en congé, dans un de ces entresols de
l'avenue de l'Opéra où les impressionnistes groupaient leurs oeuvres,
parmi lesquelles une danseuse juponnée de tarlatane, que Degas avait
modelée, je vis un petit homme noir avec un chapeau haut de forme à
bords plats; un pardessus à taille tombait sur ses souliers à bouts
carrés; il maniait un appuie-main de bambou en guise de canne; poussait
des cris aigus; gesticulait devant la vitrine qui renfermait la figurine
de cire. Je pensai tout de suite à Whistler. C'était lui, en effet, et
je le rencontrai bientôt chez Degas, comme Ludovic Halévy m'avait
introduit dans ce sanctuaire redoutable. Whistler avait apporté un
carton de vues de Venise à la pointe sèche, qu'il tirait avec mille
précautions d'un étui de vélin à rubans blancs... beaucoup de papier,
pour quelques égratignures simulant de vagues reflets de lampes dans
l'eau. Les gravures et les lithographies de Whistler--je les ai, depuis,
presque toutes vues--ne me semblent pas dignes de leur réputation. Les
premières, celles de Paris, sont franches, appuyées, et rappelleraient
Méryon; les autres sont plus libres, jolies parfois, mais faibles, sans
caractère dans leur pittoresque de vignette, genre où Mariano Fortuny,
trop oublié, excella plus tard.

Vers 1885, pendues haut, à la Grosvenor Gallery, en quelque sorte mises
en pénitence, j'aperçus deux toiles, longues, étroites, dans leur cadre
d'or mat, strié et plat comme la peinture de ces deux portraits, pour
ainsi dire enfoncée, rentrée dans un gros canevas à tapisserie. Les
figures semblaient se tenir à plusieurs mètres en arrière du cadre.
L'une était rose et grise: une femme en robe d'un ton de coquillage, un
grand chapeau de paille à la main; le tout d'une pâleur chaude de
pivoine fanée. C'était lady Meux, «arrangement nº 2». L'autre tableau,
tout noir, mais d'un noir translucide, comme de l'encre sur de l'or,
était une figure anguleuse, au long col paré de perles de corail: Maud,
la première femme de Whistler, son modèle préféré, l'inspiratrice de
quelques-unes de ses toiles les plus caractéristiques.

Jamais je n'avais eu pareille révélation d'un art nouveau.

Helleu et moi voyagions en Angleterre; nous n'eûmes plus qu'un désir:
voir Whistler. Nous allâmes frapper à la porte de la «White House», Tite
Street, Chelsea. On passait, pour se rendre à l'atelier, par une série
de petites chambres peintes en jaune bouton d'or, sans meubles; des
nattes japonaises à terre. Dans la salle à manger bleue et blanche, des
porcelaines de la Chine et de vieilles argenteries égayaient une table
toujours garnie, dont le centre était un bol bleu et blanc, où nageait
un poisson rouge.

Sur les murs du studio, nul ornement. Dans un coin, loin de la fenêtre,
un rideau de velours noir devant lequel le modèle pose. Deux chevalets
attendent près d'une immense table-palette, avec une série de «tons
préparés». Ce sont des «mixtures» différentes pour chaque toile, et dont
l'artiste se sert, de la première à la dernière séance, pour exécuter
son «arrangement» ou sa «symphonie»: tons de chair, blanc et rouge
indien, ou rouge de Venise, broyés ensemble; tons sombres pour les
vêtements; puis un gros tas de couleurs pour le fond; et les dérivés de
ce ton pour la demi-teinte: et tous des «provisions» telles qu'un
peintre en bâtiment en réserve dans ses seaux, afin de «coucher» de
vastes surfaces unies et sans taches. Whistler, avec un couteau à
palette souple, pétrit cette pâte mélangée dans de subtiles proportions;
il la délaye dans le pétrole avec des brosses rondes à longs manches.

Sur la cheminée du studio, un chapelet de cartes d'invitations à dîner,
soirées, réceptions mondaines, nous rappellent que nous sommes chez un
«lion» de la saison. Et le petit homme s'agite, parle fort, avec des
crescendo de «oh! oh!» et un accent américain de parodie; rajustant sans
cesse son monocle à ruban de moire, de sa belle main fine et nerveuse de
prestidigitateur, il semble prêt à châtier le critique imbécile ou le
milliardaire qui hésite à sortir des dollars de sa poche.

S'il consent à montrer quelque chose, c'est après d'interminables
préliminaires et non sans s'être fait prier comme un virtuose. Enfin, la
représentation commence. Le chevalet est placé en bonne lumière;
Whistler, en sifflant, fouille dans les casiers d'un meuble à secret:
lente recherche qui exaspère notre impatience. Enfin, deux index aux
ongles de mandarin tendent en avant un minuscule panneau de bois ou de
carton, le déposent sur le chevalet, le fixent en tremblant derrière la
glace d'un cadre. Deux souliers à talons intérieurs vont et viennent,
des cheveux bouclés s'agitent, une bouche rit, d'où sort un «oh! oh!»
perçant; le visiteur sursaute, et Whistler le frappe sur l'épaule en lui
demandant, en lui ordonnant, plutôt, une approbation enthousiaste:
«Pretty?»

Et c'est un petit nuage gris dans une bordure d'or mat: une «note», un
«arrangement», une «harmonie», un «scherzo» ou un «nocturne» que tu
devras admirer sous peine d'être tenu pour un philistin! Sinon... prends
le chemin de la porte, malheureux! et ne reviens plus à Tite Street!

Une autre année, Boldini nous conduit, Helleu et moi, chez Whistler.
Arrivés bien avant l'heure du thé auquel il nous convie tous les trois,
nous avons l'indiscrétion d'insister pour qu'il retourne et nous montre
toutes les toiles dont on aperçoit les hauts châssis étroits, empilés à
l'ombre d'un paravent; et ces études légères que renferme le mystérieux
meuble à tiroirs. Whistler, en bonne disposition, et que nous avons mis
en confiance, se décide «à tout sortir», de ce qu'un artiste garde pour
lui et livre après sa mort au jugement de la postérité. J'ai peur que,
de ces esquisses délicieuses qui passèrent trop rapidement devant nous
ce jour-là, la plupart ne soient détruites, ou qu'elles n'aient été
reprises, gâchées, définitivement abandonnées.

Cette visite nous fit comprendre les procédés de l'artiste qui nous
confessait involontairement ses joies et ses tristesses, ses réussites
et ses échecs. Nous le surprenions dans l'intimité, épreuve à laquelle
un homme très fort, que Whistler n'était point, peut seul se soumettre
sans péril. Mes compagnons et moi aurions voulu à certains moments
arrêter l'imprudent qui en livrant trop de secrets, nous enlèverait
aussi quelques illusions.

D'abord la revue de toute la série des grands portraits: Whistler qui
n'en a pas _achevé_ plus d'une dizaine pendant sa vie, en commençait
sans cesse de nouveaux. La première séance était une recherche de
l'harmonie, de la composition, et un effleurement, une caresse de la
toile où la figure se dessine à peine dans un léger brouillard. A la
seconde, il précisait les formes du personnage tout en répandant une
deuxième couche de peinture mince et fluide, qui nourrissait la première
sans l'alourdir. L'oeuvre était, dès lors, achevée en tant que
_tableau_: l'artiste y avait mis le meilleur de lui-même. Un scrupule
l'empêchait de livrer, tel quel, le portrait qui eût été sauvé ainsi.
Mais Whistler le gardait en vue d'améliorations que la centième séance
apporterait peut-être. Le plus souvent, il le gâtait ou l'effaçait. Nous
eûmes la bonne fortune de voir quelques-uns des plus beaux. C'étaient
_Connie Gilchrist_, la danseuse de music-hall, «arrangement en jaune et
or»; _Lady Archibald Campbell_; _Henry Irving_, dans le rôle de
«Philippe d'Espagne», les jambes du maillot blanc coulées dans l'huile,
à la façon de Vélasquez; _Mrs. Forster_, arrangement en noir; _Maud_,
«en noir et rouge»; un acteur en costume d'Incroyable, harmonie opaline
de gris et de roses; certains portraits de la série des «arrangements en
noir et en brun», comme la _Rosa Corder_, _Mrs. Cassatt_, _les Leyland_,
_Mrs. Waldo Story_.

Il y en avait aussi de très sommaires et de moins heureux. Whistler,
entraîné et s'amusant de notre surprise, nous fit déguster la bonne
comme la mauvaise cuvée et, après des «harmonies» dans les tons les plus
précieux, en apparaissaient de moins rares, jolies encore, mais un peu
fades. C'étaient aussi des études d'après ces charmantes filles
anglaises au pur galbe grec dont il entourait les formes graciles
d'écharpes au coloris atténué[4].

  [4] A l'École des Beaux-Arts, il n'y avait que de sommaires esquisses
    pour ces toiles. Les lacunes étaient telles, qu'on aurait mieux fait
    de s'abstenir d'un hommage à Whistler, qui ne fut jamais traité avec
    plus de dédain que dans cette exposition posthume, organisée en
    France pour réparer une injustice.

Un autre chevalet était destiné à la série des esquisses où de petites
créatures falottes, Mousmés-Bilitis, affectées et «hiératiques» (mot
d'alors) agitent éventails et parasols sur un ciel de turquoises
malades, le long de quelque grève marine; tandis que d'autres érigent
leur joli petit corps à côté d'un grêle arbuste de paravent japonais.

De cette série ancienne, quelques grandes figures nues ou un peu
drapées, charmantes par la sensualité de leurs formes pleines et
mignonnes de femmes-enfants; Whistler les dessinait d'abord au crayon
sur du papier d'emballage, ou, d'un pinceau plat, étroit, traînait sur
la toile une pâte translucide comme l'émail. Ces sortes de frises, où
des théories de petites promeneuses voilent leur nudité de draperies
malicieuses, font penser aux dessins hebdomadaires que Grévin donna au
_Journal amusant_, et à ses projets de costumes aguicheurs. Whistler
raffolait de ces pimpants croquis, et je me le rappelle, débarquant à
Boulogne, qui se dirige vers la marchande de journaux à la recherche du
«Grévin» de la semaine et m'assurant que «c'est de l'art le plus
exquis!» Son ancien camarade, P.-V. Galland, un des artistes français
dont il appréciait le dessin et le goût élégants, était un des rares
contemporains qu'il citât volontiers avec Grévin. Tintoret, Vélasquez,
Canaletto, les statuettes de Tanagra, les estampes japonaises, Grévin et
Galland: singulière association!

En flânant au British Museum avec son confrère Albert Moore, Whistler
avait été frappé par l'analogie que présentent certains marbres grecs et
le type anglais: beauté qu'on chercherait en vain dans la Grèce
d'aujourd'hui, et dont il s'inspira comme Leighton, Alma-Tadéma, pour ne
citer que les plus célèbres champions de l'académisme gréco-britannique,
ses ennemis, et ceux-là mêmes qu'il bafouait le plus.

Dans ses études antiques, aux précieuses figurines légères comme du
verre de Venise, Whistler s'essayait à la décoration, art pour lequel il
se disait fait; mais il n'eut pas assez de courage ou de force, pour
s'attester décorateur dans une grande oeuvre dont il parla longtemps,
qu'il prépara, mais n'exécuta point: la bibliothèque de la ville de
Boston fut ainsi privée d'un panneau qu'esquissa Whistler, qu'on eût
aimé voir auprès de ceux de Puvis de Chavannes et de Sargent. Le projet
en était admirable.

Mais revenons à l'atelier de Tite Street et à notre visite de 1884.

Sur un troisième chevalet, un cadre encore plus petit attendait des
«notes» de ciel et de mer; paysages urbains, ruelles et pauvres
boutiques de Chelsea, cours dieppoises, animées de bambins croqués au
hasard de ses promenades. Il ne sortait jamais sans une «boîte à pouce»
toute prête pour fixer, en une arabesque ornementale, le rapprochement
de quelques tons fugitifs. Il collectionnait, étiquetait ces planchettes
dont il demandait un prix extravagant et qui s'entassaient dans des
caisses, faute d'amateurs assez clairvoyants ou assez riches pour se les
offrir.

Dans l'exercice quotidien de la notation, comme musicale, d'un nuage, de
l'écume d'une vague, d'un reflet dans une vitre d'échope, il atteignait
la perfection de sa technique. Sa science et ses moyens étaient en une
juste relation avec la taille de ces oeuvrettes où il fut sans rival.
D'ailleurs, il insistait sur ces «notes» et ces «nocturnes», et devant
le chevalet, nous étions prêts à partager sa préférence, car la plupart
des grands portraits étaient des promesses, plutôt qu'un
accomplissement. Pour se donner le change à lui-même, il reprochait au
modèle un manque d'assiduité et aux circonstances de l'avoir arrêté en
route. Sans facilité, son travail était lent, il se trouvait souvent
gêné, fallût-il reprendre une figure en plein, de haut en bas, dans la
séance. Or, il n'admettait que le portrait _en pied_; ou la tête, seule.

Cinq ou six fois et à de longs intervalles, il avait signé de son
orgueilleux papillon-monogramme de grandes toiles totalement réalisées;
mais chaque jour il livrait un assaut où son doigté était plus sûr.

Whistler n'était pas un dessinateur très savant. Il lui manquait cette
aisance dans la construction du corps humain, qui, à un Rembrandt ou
même à un Hals, permet de se jouer des difficultés et de mettre même
dans un groupe nombreux de figures et sans se fatiguer en cours
d'exécution, le brillant des dernières touches, l'épiderme. Ses
réussites heureuses dépendaient du hasard qu'implique le manque
d'obéissance de la main au cerveau. De plus, son système de minces et
légères couches superposées, l'une à chaque séance recouvrant la
précédente, comporte des transformations de hasard, heureuses ou
déplorables. Le modèle se décourageait parfois, le peintre aussi; on
remettait à plus tard la suite du travail, et je sais telle jeune fille
qui eut le temps de se marier, d'avoir cinq enfants en Amérique et de
revenir dix ans après à l'atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, pour
y voir achever péniblement par un vieillard un portrait commencé à Tite
Street.

Quand il est au-dessous de lui-même, il l'est comme un «amateur
distingué». Voyez la princesse de la porcelaine (autrefois dans le
Peacock room, chez Mr. Leyland): banalité de la tête, habile et faible,
mal bâtie; mauvaise qualité du dessin, superficiel et banal. Voyez
encore le Sarasate, le Duret ou le Montesquiou en coton...

Dans le portrait où Whistler se présente de face, la main en avant,
certains critiques crurent voir des pièces d'or qu'elle soupèse, au lieu
d'un mauvais modelé qui la déforme. On devine des irritations et des
impatiences cruelles dans une lutte corps à corps avec le modèle, et son
dépit de n'atteindre plus souvent à ce rendu qu'il obtint avec sa mère,
par exemple, avec Carlyle, miss Alexander, lady Archibald Campbell, lady
Meux, Maud ou Rosa Corder.

La chance, qui tient une si large place dans la création d'un
chef-d'oeuvre, Whistler la niait ou ne voulait pas l'admettre, alors que
c'était trop souvent du hasard qu'il était le jouet, pensions-nous dans
l'atelier mélancolique et déjà envahi par le crépuscule, où le maître
était debout, avec ses rides, la bouche pincée sous sa moustache de
d'Artagnan, soucieux et interrogateur, quoi qu'il se donnât pour le plus
impeccable, le plus savant, le plus _conscient_ des peintres. S'il avait
étonné, scandalisé, en des procès retentissants, couvert Ruskin de
ridicule et nié tous ses contemporains, il n'avait point _l'autorité_.
Chaque rare commande de millionnaire était prétexte à chicanes. Il
aurait voulu, malgré son intransigeance, avoir _le succès_. Ses oeuvres
étaient pour nous, peintres de Paris, et pour ses élèves qu'il réduisait
au rôle de simples compagnons de plaisir, mais qui du moins le
comprenaient aussi.

Son monogramme, sa mèche blanche, la couleur de ses murs, ses «ten
o'clock», son excentricité: voilà ce qui frappe le public anglais en
1885. Whistler voudrait gagner beaucoup d'argent, il en dépense sans
compter. Non, comme on dit, qu'il soit agité de soucis pécuniaires;
Whistler, homme aux forts et impérieux besoins, s'est toujours «offert
tranquillement» ce qu'il désirait. Il n'hésite pas à choisir une pièce
d'argenterie rare ou de vieux Chine «blue and white», quitte,
l'intimidant par sa faconde, à renvoyer le marchand qui ose lui rappeler
la réalité d'une échéance. Il donne des repas où la société la plus
élégante, autour du bol au poisson rouge, s'esclaffe dès qu'il parle.
Pour ses convives, il est «Jimmy» et Jimmy veut être encore un dandy à
la d'Aurevilly, et qui fait le jeune. Il a franchi la soixantaine.

Une soirée passée avec lui au Café Royal ou dans le monde, laissait une
impression douloureuse. Ce diable d'homme, bruyant en public, hâbleur,
vaniteux enfantinement, voulait donner le change sur lui-même. Son art
étant nié, il profitait au moins de ses avantages de causeur paradoxal
et accentuait ses bizarreries pour retenir l'attention du public.
L'effet qu'il s'irrita parfois de ne pas produire dans la société
parisienne, était toujours sûr à Londres. Son succès comme conférencier,
plaideur ou essayiste, remplissait les journaux, étendait sa popularité,
le «lionisait».

Il donna à ses confrères le conseil--cela devint une mode--de répondre
aux articles des critiques par des lettres ouvertes, et même d'intenter
procès à ceux qui les avaient sévèrement jugés. Whistler, d'esprit
combatif, plein d'ironie, aussi habile à s'exprimer par la plume que par
la parole, poursuivait sans répit ses ennemis, c'est-à-dire les
journalistes, les amateurs, la «society». Il écrivait beaucoup, d'une
écriture fine, charmante, ornementale qui, du moindre billet aux
savantes réserves de blanc, sur un papier spécial, faisait un objet
d'art. Son aspect extérieur autant que le décor de sa maison, ses
opuscules imprimés, ses lettres: tout portait un cachet individuel,
faisait partie de son esthétique. Son extrême raffinement était trop
ostensible, et l'on était peiné qu'il prît à tâche de se masquer sous
des dehors un peu charlatanesques, devant la foule grossière et naïve
qu'il intriguait du moins, puisque sa peinture ne pouvait la conquérir.
L'excentricité qui chez nous lasse, a pour les Anglais un prestige
éternel.

Il s'entourait volontiers de jeunes gens. A Walter Sickert qui
l'interrogeait sur les grands hommes de son temps, les Carlyle, les
Disraeli, et s'étonnait des médiocres inconnus qui encombraient
maintenant l'atelier de Tite Street: «Je préfère les jeunes fous aux
vieux imbéciles», répondit-il. En vérité, il n'avait aucune curiosité en
dehors de son art et de la culture de sa personnalité, ne lisait pas,
riait de toute peinture moderne, sauf de la sienne. Dès qu'il avait
accompli sa tâche journalière, il ne pouvait demeurer seul, et ayant
gardé tard le besoin de sortir, de s'afficher dans les lieux publics, il
lui plaisait qu'un cortège tapageur de disciples l'accompagnât par la
ville. Le soir en habit, mais sans cravate, soigneusement coiffé et sa
mèche blanche en point d'interrogation sur le front, il se répandait
dans Londres, dînait excellemment et faisait des mots cruels, qu'on
colportait ensuite.

Comment celui qui avait une si noble conception de sa mission artistique
et qui fût mort de faim plutôt que de céder et de se mentir à lui-même,
ne s'acquittait-il pas autrement de son rôle de chef d'école? Car il en
était un! Ses disciples, pour qui ses principes si vrais et si raisonnés
étaient attendus et suivis avec conviction, pourquoi les traitait-il en
«reporters» chargés de répandre au loin ses épigrammes? De l'esprit, des
mots pour les autres; pour lui, des règles sur lesquelles il fut
intransigeant.

A le voir parader en dehors de l'atelier, on l'eût pris pour un émule en
dandysme d'Oscar Wilde, qu'il méprisait pourtant et dont il ne cessait
de faire remarquer la «vulgarité, l'inintelligence esthétique et
l'insincérité».

Les manifestations, je dirais sportives, du whistlérisme d'alors, il en
était très fier et s'en amusait comme d'une bravade de grand peintre
incompris, égaré parmi de demi-professionnels. Avec les ratés et les
mondains tapageurs de sa bande, il se grisait, redressait sa taille de
major de cavalerie. Mais si, rentrant tard de leurs balades nocturnes,
ceux-ci passaient chez le maître, ils le retrouvaient penché, dès
l'aurore, sur une plaque de cuivre, ou campé devant sa toile. Le «lion»
d'hier soir était redevenu un vieillard à grosses lunettes, courbé sur
son ouvrage, fervent devant la nature, l'artiste nourri dans les musées,
passionné pour la pureté de la matière. Il voulait que petit ou grand,
son ouvrage fût à toutes ses phases digne de lui; beau dès la première
séance, parfait «dans tous ses états»; que le dessin fût d'une subtilité
nerveuse, les «valeurs» exactes; il défendait à ses élèves de donner un
coup de pinceau en l'absence du modèle. La probité de ses intentions
était magnifique, ce «barbouilleur» fut un des derniers à se préoccuper
des conditions matérielles sans lesquelles la peinture à l'huile «_se
plombe_» vite et n'a pas de durée. Il avait retrouvé la transparence des
maîtres--avec une technique nouvelle et sans ces dessous en monochrome
qui exigent que l'artiste peigne d'après des dessins, et non pas d'après
nature.

Dans une exposition d'ensemble, on remarque des techniques très
différentes, à ses débuts et dans sa maturité. Avant 1860, Whistler,
pour fuir l'autorité de ses parents qui le destinent à être un
ingénieur, quitte l'Amérique, vient à Paris quand l'école réaliste est
dans son plein épanouissement; il reçoit la bonne leçon de Courbet, puis
va se fixer à Londres au moment où le préraphaélitisme, avec Ruskin,
ranime les passions. C'est ainsi qu'il put suivre ces deux batailles de
la seconde moitié du XIXe siècle. Ces deux mouvements, comme tout
renouveau d'art, répondirent à un besoin de sincérité, d'interprétation
plus fidèle de la nature. Ce souci, tous les révolutionnaires du XIXe
siècle l'ont eu, David comme Manet, Holman Hunt comme Courbet. On
pourrait dire que tous les novateurs, depuis Cimabue, ont cru se
soumettre à «la Nature».

Dans les écrits théoriques et les conversations du «Preraphaelite
Brotherhood» (confrérie), il n'est question que d'étudier la vie en ses
moindres effets, tous dignes du pinceau ou du crayon de l'artiste. Le
préraphaélitisme que devaient prêcher des hommes plus littérateurs, plus
poètes que peintres, fut un acte d'adoration devant «la Nature».
Remontons aux candides primitifs, oublions les conventions, dessinons
comme un enfant les êtres et les objets. La plante, le brin d'herbe,
l'insecte, les plus humbles choses seront rendues avec une tendresse
naïve. Dans la figure humaine, ce sera le caractère, l'attitude juste;
les sujets de tableaux, si modestes soient-ils, seront ennoblis par la
conscience du bon ouvrier.

Des tempéraments très divers distinguaient entre eux chacun des
frères-apôtres. Le robuste John Everett Millais n'était que par un
hasard de camaraderie enrôlé sous la bannière de Rossetti, de Madox
Brown et de Holman Hunt, avec lesquels Whistler vécut dès son arrivée à
Londres; il fit poser les mêmes modèles, se mêla à ce groupe, le plus
intéressant d'alors, mais il n'en fut pas mieux compris que par les
«Academicians». Pour une partie de son oeuvre, l'histoire le rattachera
pourtant à cette école de la «Queen's House» où Whistler fut reçu par
Rossetti et se lia d'amitié avec le poète-peintre dont il subit une
influence indéniable.

L'Américain ne devait plus guère quitter ce coin de Chelsea. La Tamise,
qui coule déjà plus paisible dans cette ancienne banlieue de Londres,
entre les quais ombragés de quinconces et construits de maisons du
XVIIIe siècle à la brique violette, aux noires ferronneries, passait
naguère sous des ponts de bois, communs dans les images d'Hokousaï. En
sortant de la «Queen's House», où des assemblées d'esthètes et de belles
femmes à la lourde chevelure, au long col gonflé, avaient célébré la
«Blessed Damozel» et la Florence médiévale, Whistler entrevoyait dans la
brume de l'aurore ses futurs «nocturnes»: les pilotis du Battersea
bridge, une péniche sur le fleuve, une cheminée d'usine en deux tons
atténués; motifs pour de fantastiques «harmonies». Était-il donc
nécessaire d'aller chercher l'inspiration dans de vieux livres italiens?
Pourquoi tant de littérature, de pensées pour en faire un tableau?

Whistler garda un souvenir affectueux du séduisant Dante Gabriel: mais
leurs rapports n'avaient pas toujours été très paisibles. A propos d'un
sonnet écrit par le poète pour une composition qu'il tardait à peindre,
son terrible ami avait demandé: «Pourquoi faire le tableau? Transcrivez
le sonnet sur la toile, au lieu de le graver sur le cadre!... Cela
suffira!...»

D'autre part, l'esprit de Ruskin dominait le cénacle et Ruskin n'avait
aucune considération pour le Yankee. Dans le célèbre procès
Whistler-Ruskin, le grand prosateur demande aux juges comment 5.000
guinées pouvaient être le prix d'une pochade faite en deux heures.
Whistler réplique: «Je ne sais pas si j'ai mis deux heures ou une
demi-heure à la faire! Mon nocturne m'a peut-être pris dix minutes à
peine; mais il résume une vie d'observation.»

Sous les dehors d'une cordiale camaraderie, il y avait, entre ces
hommes, simples habitudes de voisinage, avec quelques goûts en commun,
mais au total inintelligence réciproque. C'est pourtant dans ce cercle
si précieusement «littéraire», que Whistler développe ses qualités de
bon peintre, l'enseignement qu'il rapporta de Montmartre.

A Paris, il avait fréquenté les ateliers où la riche palette et la mâle
technique étaient encore en honneur; celui qui agit d'abord sur
l'Américain fut l'énorme et sain Courbet. Dans la première manière de
Whistler, l'emploi du couteau à palette précède celui du pinceau. Il est
intéressant de voir dans la collection d'Edmund Davis Esq. «la Femme au
piano», si forte dans sa lourdeur un peu maçonnée, à côté d'un
tableautin presque aussi ancien, mais déjà fluide: des jeunes filles en
robes blanches, à la Rossetti. Ces deux toiles révèlent le double apport
de la France et de l'Angleterre dans la formation de Whistler, qui
trouva, entre l'un et l'autre pays, le chemin de son propre domaine.

Les camarades français de Whistler étaient pour la plupart élèves de M.
Lecoq de Boisbaudran.

Il est regrettable qu'on n'ait pas écrit une monographie de M. Lecoq,
professeur modeste, mais d'une rare intelligence. Fantin racontait les
promenades de tout l'atelier à la campagne. Quelqu'un jetait dans un
champ une loque blanche, afin d'en étudier les valeurs, variables selon
l'incidence de la lumière, et le maître tirait de ces expériences, au
bénéfice de ses élèves, des exemples qui les aidaient à la compréhension
de lois immuables.

Whistler parlait plus souvent de M. Lecoq que de Gleyre; d'ailleurs le
véritable éducateur de Whistler fut non pas un homme, mais un endroit:
Londres, le point du monde le plus pittoresque pour ceux qui savent
regarder. Whistler, le premier, en découvrit les mille merveilles, les
effets changeants d'une atmosphère prismatique et diaprée; les lignes de
l'architecture massive et très sobre, majestueuse même en ses
constructions modernes où la brique et le fer s'offrent nus, sans ces
mesquins festons dont nous croyons devoir charger nos façades. Whistler,
quoique professant de la détester, ne se plaisait qu'à Londres. Il eut
une tendresse pour ses femmes à la chair de fruit, coiffées de cheveux
plus ambrés que ceux des Vénitiennes et des Sévillanes, belles comme des
statues grecques. La marmaille des rues, si drôlement costumée d'étoffes
aux tons crus, éclatant dans la brume humide qui les exalte; les pauvres
devantures de boutiques peinturlurées, furent les thèmes de
merveilleuses «variations» et Whistler trouva réunies au bord de la
Tamise une Venise, une Hollande et toutes les parties du monde.

Son art m'est plus cher et plus compréhensible peut-être que pour un à
qui répugne la saveur britannique, amère et sucrée comme le gingembre;
Whistler eut une prédilection pour des aspects urbains que je garde au
fond de ma mémoire depuis les heures de ravissement que je passai à
Londres, comme enfant, puis comme homme, sans jamais me lasser
d'admirer.

                                   *

                                 *   *

C'est à Cheyne Walk que Whistler accomplit son oeuvre d'élection: «Le
portrait de la mère de l'artiste.»

Si vous voyez ce portrait de vieille femme, votre admiration pour
Whistler ira d'emblée là où le peintre et l'homme se surpassèrent. Ce
profil fin, sous les bandeaux d'acier, le petit bonnet d'impalpable
dentelle, avec ses brides rigides qui tombent sur une plate poitrine de
vieille femme déjà prête pour le suaire; l'atmosphère glacée de la
chambre austère, à la tenture de deuil, aux sparteries nettes; la chaise
anguleuse, et ce tabouret sans capitons où s'appuient les deux pieds
collés l'un à l'autre, comme ceux d'une figure tombale; et ces traits
délicieusement aristocratiques, ce nez si joli, cette bouche tremblante,
ce regard lointain, terni, mais si vivant, cet oeil relevé dans un
visage déjà presque d'une morte, et retombant sur le col qui fléchit...
On a dit que l'image de sa mère est pour un artiste une occasion sans
seconde de se surpasser lui-même. A l'habituelle émotion de Whistler
s'ajoutent la tendresse filiale et le pathétique des heures qui
précèdent la déchirante séparation. Ce portrait est un grand paysage
d'âme, un «nocturne» humain.

A côté de ce chef-d'oeuvre, je placerais le Thomas Carlyle. Une très
belle peinture, mais inférieure cependant au «portrait de la mère de
l'artiste». La donnée était à peu près la même: une figure de profil sur
un fond uni, la même chaise, la même natte sur le plancher. La ligne de
cette redingote marron, bouffante sur le devant, conduit à la tête du
grand vieillard, inclinée elle aussi, comme lasse de penser. L'oeil
doux, triste et inquiet, s'écarte du spectateur. Ce portrait est beau,
mais on y sent l'effort, la matière y est alourdie, dans le visage
surtout qui fut peint et repeint jusqu'à la fatigue. Le modelé, non sans
quelque ressemblance avec celui de Courbet, s'est amolli dans les
reprises, il est trop empâté pour la main de Whistler qui, comme Titien
et parfois Vélasquez, ne garde tous ses moyens qu'autant que la trame de
la toile reste visible, invitant le pinceau à jouer avec elle.

Dès que les trous «se bouchent», les gris cessent de tinter comme de
l'argent, le métal perd sa résonnance. Dans un éclairage de côté, les
reprises rendent vite la couleur cotonneuse. C'est peut-être pour
pallier cet inconvénient et parce qu'il éprouvait une gêne dans les
modelés à relief, que Whistler cessa soudain d'éclairer le modèle
autrement que de face, et en plein. Un objet placé dans l'axe de la
fenêtre n'a plus ni son volume ni son relief, puisque les saillies,
marquées par l'ombre et les lumières, donnent seules la sensation de
l'épaisseur. Comme les valeurs de cet objet sont à peu près égales à
celles du fond, l'image est plate comme une feuille de papier. De plus,
chez Whistler, le clair et les luisants sont atténués par la distance
qui sépare le modèle de la fenêtre.

Il chercha beaucoup la position que doit occuper une figure dans une
chambre, en vue d'un bel effet tranquille et uniforme; il dénonça
l'éclairage conventionnel qui projette les personnages en avant du
cadre, leur prête une apparence de ronde bosse et en fait un
«trompe-l'oeil». Le tableau qui rappelle le panorama et amène le modèle
au premier plan, choquait Whistler comme une «concurrence déloyale à la
réalité». Il avait un geste de la main, comme pour repousser ce que la
plupart des peintres, même Rembrandt, attirent en avant. Le relief ne
lui semblait «pas digne de la peinture, ni compatible avec ses moyens».
Il était très occupé du fond, dans ses portraits: la qualité du fond
fait le tableau, comme «tache», et harmoniquement. Holbein et les
primitifs remplissent leurs fonds par des objets, des paysages qui ne
nuisent pas au contour de la tête, quoique les détails en soient aussi
visibles que ceux de la bouche et des yeux. Les Vénitiens, Vélasquez,
les Flamands, employèrent tour à tour le fond uni, la draperie d'un
rideau, les ciels de convention, des morceaux d'architecture. Les
Anglais du dix-huitième siècle, obéissant au goût pompeux de leurs
clients, presque toujours les placèrent dans des parcs ou sous le
portique d'un château. Il importe peu que le fond soit uni ou compliqué,
s'il s'équilibre avec le sujet. M. Degas a dit avec ironie de telle dame
se présentant très parée, comme sous un projecteur électrique, devant un
noir frottis à la Bonnat: «Elle pose devant l'infini et l'éternité!»
boutade qui n'a plus de sens si cet infini est «un ton juste».

Si le modèle est intéressant par lui-même, laissons-lui tout son intérêt
individuel, sans l'adjuvant des meubles, des accessoires de son
intérieur. Un mur gris peut être d'une grande éloquence, selon la façon
dont la lumière s'y glisse; ou veule ou muet, comme si souvent dans tels
portraits mesquins de Fantin-Latour. L'important, c'est que le peintre
trouve, tôt ou tard, ce qui convient à son procédé. Le fond lui est en
quelque sorte imposé par sa façon de peindre, une figure ne pouvant être
reprise dans une séance, sans que le fond le soit aussi. Les
portraitistes rapides et très féconds, comme Van Dyck et les Anglais, se
firent une formule de paysages ou de draperies, qui se prêtent à des
orchestrations variées, selon le ton du costume et des chairs, faciles à
établir en l'absence du modèle.

Une occasion donna une nouvelle direction à Whistler. C'était dans sa
première maison de Cheyne Row. Miss Rosa Corder, toute de brun vêtue,
passe devant une porte de l'appartement, qui se trouve être noire.
Whistler admire la simplicité des grands plans bien distincts, quoique
atténués, de la silhouette. Il se met à l'ouvrage, et bientôt surgit ce
merveilleux portrait, «arrangement en brun et noir», exemple accompli de
sa manière définitive. J'insiste sur ce fait, qu'il «se trouva», comme
l'on dit aujourd'hui, par hasard, mais qu'il ne chercha point à se
singulariser par une étrangeté de vision arbitraire. On peut toujours
_préparer_ la nature avant de la _copier_.

Son exécution ne changea plus guère. J'en désignerais les éléments dans
certain portrait d'un amiral par Vélasquez au musée de Madrid. Parfaite
justesse, solidité sans empâtements. On confond souvent «solidité» avec
épaisseur de la matière. Les Allemands modernes, par exemple, et les
plus mauvais parmi nous, crurent qu'une forte technique doit être
brutale, martelée et lourde, et traiteront de veule, de superficielle la
peinture transparente et fluide qui laisse visible le grain de la toile.
Pourtant, ce n'est pas l'épaisseur qui donne la solidité, et les fines
coulées de térébenthine d'un Whistler sont plus consistantes que la
matière rugueuse de certains Van Gogh. Il n'y a, comme dit Corot, que
«la forme et les valeurs». C'est pour ne plus s'occuper que du _ton_,
abstraction faite des valeurs, que les impressionnistes firent de plus
en plus «de la peinture creuse», en ne se souciant plus de la
_matière_[5]. Whistler pensait qu'un objet d'art, peinture, pastel,
gravure, dessin, doit être un objet précieux, dans sa matière et son
exécution.

  [5] (Claude Monet, Sisley depuis 1880, et même Pissarro.)

Il me semble que je parle d'un ancêtre!

La lutte engagée depuis dix ans entre les défenseurs de la peinture
soi-disant claire et la peinture prétendue noire, ajoute à l'oeuvre de
Whistler un sens historique. Dans le cyclone des théories, la question
risquait de s'égarer ou de ne pas être tranchée du tout. Est-il
d'ailleurs bien utile qu'elle le soit? Selon Whistler, l'impressionnisme
était «la négation de la lumière».

Nier le noir est aussi puéril que nier le bleu et le mauve; dire de
Whistler qu'il eut une mauvaise action sur son temps, serait comme
d'accabler Claude Monet ou Cézanne d'un pareil reproche. Pourquoi ce qui
n'est pas «fleur» serait-il donc «suie»?

L'exposition de Whistler, dont nous allons avoir le régal, servira de
prétexte à des controverses professionnelles, embarrassera certaines
«consciences inquiètes». Un mois après la fermeture des Indépendants, il
faudra analyser un autre «Indépendant», qui propose, à côté des
partisans du «_ton entier_», un impressionnisme dans le _clair-obscur_.

Qui eût prévu que Cézanne et Whistler seraient, au XXe siècle, des chefs
de file?

Whistler aurait pu être un guide comme Corot en fut un pour Pissarro,
Monet, Sisley, Manet même. Corot ne cessa de prêcher l'étude des
«valeurs», c'est-à-dire l'exacte proportion des tons, les uns
relativement aux autres, comparés au blanc pur qui est, sur la palette,
l'extrême lumière, et au noir qui en est le contraire. Whistler posséda
la logique, le «goût», la distinction. Ne confondons pas ce mot si
discrédité avec fadeur, mièvrerie, affectation académique ou mondaine.
La «distinction» whistlérienne allait, hélas! séduire des demoiselles
«distinguées» et surtout sévir dans une sorte de renouveau du style
décoratif qui, d'ailleurs, débarrassa nos habitations de détails
inutiles et du genre Morris, odieux succédané du «moyenâgeux». Avec
quelques pots de couleurs bien choisies, on apprit à faire du plus
ordinaire appartement, un intérieur décent. Ce goût, tout japonais,
reposait un public las des formules néo-gothiques de ce William Morris,
qu'avait inspiré Rossetti. Mais à part Walter Sickert, aucun peintre
véritable ne comprit ce qu'avait accompli Whistler en réduisant la
palette à ses éléments primaires, la débarrassant des laques, des
mauvais verts, des chromes et des cadmiums, pour la charger de solides
et immuables terres qui, mélangées, lui donnent tout ce qu'il requiert,
grâce à une transposition nullement plus arbitraire que celle de Claude
Monet. Les «tons préparés» et le noir recevaient de nouvelles lettres de
créance, à l'heure même où l'impressionnisme français n'employait, en
tons purs, que les couleurs de l'arc-en-ciel[6].

  [6] Walter Sickert devait, vingt ans après, fonder une école à lui,
    sur le whistlérisme et l'impressionnisme français (avril 1918).

Deux expositions récentes, à Londres, nous ont permis de comparer entre
elles un grand nombre de toiles faites avec l'une et l'autre palette. A
la New Gallery, la Société Internationale fondée par Whistler et que
préside aujourd'hui M. Rodin, rendait un hommage solennel à son
fondateur, tandis qu'un marchand parisien avait déballé dans la _Grafton
Gallery_ les réserves de son magasin.

Il s'agissait d'établir de l'autre côté du détroit un débouché pour le
syndicat qui veut conquérir le vieux et le nouveau monde. La tentative
fut bonne, elle eût été meilleure encore si le choix eût été plus
judicieux; «cette chasse au noir», comme disait Sickert, fut mal
conduite. Manet, noir et blanc, comme le Greco, triompha; mais M. Degas,
l'incomparable dessinateur, n'avait que faire dans un ensemble de
paysages de Monet, de Sisley et de sous-impressionnistes, souvent jolis,
mais dont la couleur uniformément grise, terne et déjà plombée, nous
lassait vite. Quelle erreur, cette collection de petites études toutes
pareilles, pâlottes et _sans lumière_, où les effets de soleil, les
ciels bleus tendres de l'Ile-de-France, comme les ciels d'orage,
offraient l'aspect défraîchi et rance qu'a déjà prise la salle
Caillebotte! Le défaut de composition, le manque de choix, le hasard de
la mise en page et plus que tout la _monotonie_ de ces coins quelconques
de banlieue au printemps ou sous le givre, finissaient par irriter. Au
contraire, Renoir s'affirmait avec sa fameuse «loge», si riche des plus
somptueux noirs, de bruns et de rouges que Delacroix n'eût pas reniés.
C'étaient aussi des natures mortes, macérées et saumâtres de Cézanne,
d'une lourdeur de marbre, émaillées comme de vieilles céramiques; mais
on subissait une nouvelle série de paysages tout fleuris des bords de la
Seine ou de la Marne. Cette prétendue «peinture gaie» était morne; la
claire chanson promise ne s'élevait pas. Somme toute, point de «joie de
vivre», point de «fenêtre ouverte», rien de strident, car la patine du
temps a déjà fondu et recouvert d'une poussière tenace cette peinture
claire qui devait le défier. Si l'on n'avait pas, à la _Grafton
Gallery_, la sensation de lumière, c'est que la puissance lumineuse
d'une toile ne vient pas des tons choisis pour la peindre, mais des
_oppositions_ de clair et de sombre d'où tous les maîtres, depuis les
Vénitiens jusqu'à Manet en passant par Rembrandt, Vélasquez, Watteau,
Delacroix, Diaz et Courbet, ont tiré leurs effets.

Il est inexplicable que l'on se soit imaginé soudain que la lumière ne
pût s'obtenir que par des tons clairs. L'histoire de la peinture prouve
qu'il n'en est pas ainsi, et je ne crois pas que la Saskia de Rembrandt
le cède en rien, pour l'éclat, à «l'_homme à la mentonnière_» de Van
Gogh. J'ai sous mes yeux une matinée d'avril sur les collines
d'Argenteuil par Monet et qui voisine avec d'anciens Corots d'Italie.
Or, ce sont les Corots qui restent jeunes, frais, lumineux.

Toute peinture, après vingt ans, baisse de ton. Elle se soutient par la
distribution des valeurs. Un paysage de Gainsborough, un Canaletto, un
Manet de 1867 et fait avec les vieilles recettes, j'en ai la preuve
devant moi, ont plus de puissance lumineuse qu'un Sisley. Les tons
entiers, apposés par taches pures, même chez Seurat et Signac, passent,
se ternissent; dès que leur puissance colorante s'anéantit, le tableau
meurt. _Le ton pur_ est aussi dangereux que le «bitume» tant reproché
aux peintres de 1830. Et Cézanne? me dira-t-on. Celui-là est unique, la
pureté de ses tons et de sa touche, un prodige.

L'exposition Whistler à la New Gallery était _lumineuse_ par une autre
pureté de touche. La délicieuse Miss Alexander, dès le seuil, recevait
les visiteurs avec sa grâce de petite princesse espagnole. Je sache peu
de toiles plus claires que celle-ci. Les cheveux de l'enfant, fondus
comme la croupe des chevreuils de Courbet, les verts de jade et les
blancs laiteux de la jupe sont d'une matière dont les pigments ne
sauraient se désagréger, et sa pâte unie est du cristal.

Quel repos, quelle sobriété, quel goût sûr! Whistler sait ce que la
nature permet à l'homme de reproduire avec quelques poudres. «Vouloir
rivaliser avec le soleil est absurde», disait-il, et il a écrit quelque
part:

«Quand le vent souffle d'est et que le Palais de Cristal étincelle,
l'artiste ferme les yeux et rentre dans son atelier.»

Le premier devoir du paysagiste, c'est de choisir un motif dont il y ait
un tableau à tirer. Whistler n'essaye pas de peindre ce qui est
au-dessus du ton où son instrument est accordé.

S'il peignit des feux d'artifice, ce fut pour prouver la justesse de sa
théorie. Pour ces seuls tableaux, d'ailleurs, Whistler usa de sa
mémoire, regardant longuement; puis, fermant les paupières, il redisait
à un élève chargé d'observer le même spectacle, les détails qui l'en
avaient frappé, pour les enregistrer de force. Dans ses cinq ou six
nocturnes--souvenirs de Cremorne Gardens--Whistler a illuminé la nuit.

                                   *

                                 *   *

Whistler, dans les dernières années de sa vie, revient à Paris. Il avait
épousé la veuve de l'architecte Godwin. Le couple s'établit 110, rue du
Bac, dans un pavillon dont les fenêtres donnaient sur des jardins de
couvents. L'ameublement et la décoration étaient les mêmes qu'à Londres,
des murs peints en jaune, des porcelaines bleues et blanches de la
Chine--et quelques sièges. L'artiste avait son atelier rue
Notre-Dame-des-Champs. Mallarmé lui amena la jeunesse littéraire, et ce
fut un beau jour que celui où le poète lut sa traduction française du
_Ten o'clock_ dans le salon de Mme Eugène Manet (Berthe Morisot).

Je vis très peu Whistler à cette époque, car il était entre les mains
d'entrepreneurs de gloire et devenu le favori des petites revues,
transformé, travesti, dépaysé. Il reçut le ruban rouge de la Légion
d'honneur. J'espère qu'il fut heureux. Mais ce n'est pas ainsi qu'il
avait ambitionné de l'être, et les hommages officiels dont on le
gratifia étaient bien lourds pour sa fine personne. En tout cas, ce
bonheur ne dura pas longtemps.

Je l'aperçus pour la dernière fois, veuf lamentable, brisé, qui errait
dans la rue de Paris, à Trouville, pendant la saison des courses. Je
n'osai plus lui parler. Je l'avais beaucoup aimé et, j'ose croire,
compris. Il ne s'en doutait pas.

MARS 1905.


Note: mai 1909.--_Ces souvenirs, je les relis quatre ans après les avoir
donnés à mon ami Brancovan pour la _Renaissance Latine_, revue qu'il
dirigeait alors. Une exposition de l'oeuvre de Whistler a eu lieu depuis
à l'École des Beaux-Arts. Elle n'a même pas eu les honneurs d'une
discussion. Cette oeuvre d'élégance, de distinction, de demi-teinte, fut
malmenée par la critique «d'avant-garde» et laissa la jeunesse artiste
indifférente. «Ce n'est que cela?» dit-on un peu partout... C'est que
déjà Gauguin était le dieu du jour et les toiles du peintre américain ne
devaient pas passer en vente publique. M. Matisse préparait ses
théories. On était prêt à le suivre. Carrière allait mourir et l'on
n'osait pas encore le malmener. Quatre ans se sont écoulés. Whistler et
Carrière appartiennent à des temps déjà lointains, «les morts vont
vite.»_

Note de 1918: _Une «note» de Whistler se vend 50.000 francs.
Attendons-nous à une exhumation!_



CHARLES CONDER

_Pour Mme Misia Godebska-Edwards_.


Au coin de Cheyne Walk et de la rue qui débouche sur le vieux pont de
Chelsea, une maison à balcons de treillage vert, coiffés de toits à la
chinoise, se dissimule sous le lierre et les arbustes d'un jardinet. Là
je veux me rappeler, vivant, affairé et endormi, l'artiste délicieux,
l'ami parfait que nous venons de perdre.

En été, ce coin de la Tamise est inondé de soleil; les fenêtres des
demeures riveraines dominent une grande étendue de ce fleuve qui va,
quelques mètres plus loin, devenir une rivière; à Cheyne Walk, encore
presque un bras de mer dont la rive est comme la «Marine Parade» de
Brighton. Vers midi, en juin, par un temps chaud comme il y en a si
souvent à Londres, arriver chez Conder, c'était une détente et un
rafraîchissement. Le matin, je peignais le portrait de mon ami dans son
«parloir» de cottage, alors que la mousseline des rideaux, gonflée par
les courants d'air, se relevait sur le paysage whistlérien de cette
banlieue londonienne hérissée de cheminées d'usines, de grues et de
mâts.

Rouge mais amaigrie, les cheveux longs et se séparant en baguettes comme
au sortir du tub, la tête de Conder se découpait en sombre sur les
lambris jaunes que tachaient de noir quelques vieilles gravures en
mezzo-tinte. Il était vêtu comme ces «Messieurs» qui dans les estampes
de Boutet de Monvel et de Drésa, semblent prêts à jouer «Il ne faut
jurer de rien».

Ses doux yeux bleu sombre, au travers de la fumée de la cigarette,
regardaient au loin comme dans un rêve, quelqu'un de ces sites
coloniaux, indiens ou australiens, où se promenait sa nostalgie. Il
imaginait là, de l'autre côté du pont de la Tamise, des palais
enchantés, des bayadères, des fontaines et des esclaves noires dont il
avait rapporté de son enfance passée au delà des océans, le souvenir et
le regret, l'éternel désir.

Conder «posait» comme une statue, s'efforçant de me donner le moins de
mal possible; il me racontait, de sa sourde et lasse voix, en mots
difficiles à percevoir, des faits sans importance, de soi-disant
_grossièretés_ de ses camarades; d'imaginaires manques d'égard, des
disputes de sociétés et de clubs artistiques; puis il passait à la
description d'un meuble de laque aperçu chez un bric-à-brac; d'un
nouveau dessin de «Chintz»; d'une toilette de femme; de Mlle Adeline
Genée, la ballerine de «l'Empire»; ou encore il me parlait de la «Fille
aux yeux d'or», de Balzac, de Guys, d'Anquetin, qu'il tenait pour son
maître et le maître de sa génération. La cendre couvrait son pantalon de
nankin, le tapis, toute la pièce: il fumait soixante énormes cigarettes
par jour.

A chaque repos, furtivement, il montait à son atelier où il allait
barbouiller et détruire, en une seconde, quelque admirable esquisse, dès
sept heures du matin jetée sur la toile; et redescendait tout tremblant,
d'une agitation fiévreuse qui le consumait, sentant qu'il ne lui restait
plus que peu de mois à vivre pour accomplir tant de projets merveilleux
que son imagination formait pour lui-même et pour les autres. La plupart
des idées nouvelles que s'attribuent les illustrateurs à la mode
aujourd'hui, viennent de Charles Conder.

A deux heures, le lunch était servi dans la salle à manger, fraîche sous
ses voûtes de crypte. Il y faisait honneur en véritable ogre, toujours
reprochant à Mrs. Conder qu'il n'y eût pas sur la table plus encore de
bonnes choses. Walter Sickert ou George Moore entrait, qui contaient à
notre hôte des anecdotes de notre jeunesse et de Paris, jusqu'à
l'instant où, n'y résistant plus, Charles Conder s'élançait au deuxième
étage et se remettait à peindre, à dessiner ou à effacer.

Ce printemps-là, j'avais pris un atelier à Londres. Pénibles heures de
la «season»: dans la chaleur écrasante d'une vaste pièce sous le toit,
des hommes et des femmes, mes trop inexacts modèles, amenaient des
parents et des amis, prenaient le thé, critiquaient la ressemblance d'un
portrait.

Dans un défilé de ces aimables importuns, Conder me dit un soir, en
regardant le portrait d'une dame:

«--Comment? Vous faites encore poser Mrs. X...?» Et il nomme une
personne aussi rose et blonde, que noire et jaune était mon modèle: je
suis surpris, et alors le pauvre garçon s'excuse: «Je me trompe
peut-être? ne vous étonnez pas, je ne sais plus toujours bien ce que je
dis!...»

C'étaient les prodromes de l'horrible démence où il s'est débattu deux
longues années.

                                   *

                                 *   *

Où avais-je connu Charles Conder? Il y a très longtemps, à Paris, mais
je l'y avais peu vu, car il sortait surtout la nuit à Montmartre, avec
des camarades trop jeunes pour moi; mais, à Dieppe, nous nous liâmes,
certain été que Beardsley et son «set» y passèrent. Jusque-là, Conder
était resté, pour moi, un amateur qui s'occupe de bibelots et qui a de
bonnes adresses d'antiquaires; particularité: il était l'_élève
d'Anquetin_. Pourtant, j'avais été frappé, au premier jury auquel
j'assistai comme membre de la Société Nationale, par ses paysages
décoratifs avec des personnages modernes, à l'allure romantique et
balzacienne; mais bientôt, je perdis la trace de ce jeune Australien
noctambule. Nul catalogue d'exposition ne mentionnait plus son nom.
J'ignorais ce qu'il était devenu, et pourtant il vivait en plein Paris.

Je fus bien surpris en retrouvant Conder chez les Fritz Thaulow, hébergé
par ces braves gens, recueilli comme le serait un petit orphelin dans un
asile. Il venait d'avoir une de ses crises d'alcoolisme, on le soignait
en le mettant sous clé avec une bouteille de lait, des pinceaux et des
couleurs.

Thaulow et Conder avaient dû se rencontrer dans la «maison de l'Art
Nouveau» de Bing. Ce japonisant ayant commis l'imprudence de renoncer à
l'Extrême-Orient, commanda des tableaux, des décorations d'ensemble, des
tapis et des modèles de meubles, à des hommes tels que Maurice Denis,
Besnard, Cottet, de Faure, Thaulow ou Conder. La tentative de Bing eut
le sort réservé aux enfants trop intelligents: elle ne vécut pas. Il y
eut pourtant à «l'Art Nouveau», rue de Provence, quelques réussites, et
l'une des plus remarquables, mais assurément la moins remarquée, fut un
boudoir en soie d'un blanc crémeux, que Charles Conder illustra de
capricieuses aquarelles bordées de franges en perles; le tout, d'un
raffinement exquis de couleur: ingénieuse transposition dans une forme
moderne, des bergeries, des galants décamérons poudrés du dix-huitième
siècle. En des médaillons et des compartiments asymétriques, c'était
Jeanne-d'Arc, Marie-Antoinette, Chinon, Trianon et Hampton-Court; des
satyres, des nymphes, Mimi-Pinson, Dame Peluche, Bajazet; des sultanes,
des bergères, des Faunes; Carmen, Esmeralda et le Postillon de
Lonjumeau!

La maison de «l'Art Moderne», à côté d'objets fort beaux de la Chine et
du Japon, groupa les premiers produits des artisans et des architectes
qui renouvelèrent le style de nos intérieurs: ce qu'on appellerait plus
tard le «style munichois» mais ce qui fut, en somme, une importation
anglaise d'objets, de tissus, de verre, de dinanderie encore inconnus à
Paris. On entendait vendeuses et employés parler «art» avec un accent
germanique. Je crois que le trop fameux gallophobe Meier Graef, avant de
fonder, rue de la Paix, une autre maison de «Modern Style», avait été le
collaborateur de Bing.

Telle quelle, l'entreprise de la rue de Provence eut de l'influence sur
le rapprochement si fructueux des artistes et des ouvriers d'art. Le
goût de Charles Conder était trop fin, trop délicat, pour s'imposer à
des amateurs qui n'eussent pas donné place, chez eux, à un vieux bibelot
français.

A propos de Conder, le nom de Watteau fut prononcé (Watteau, pourquoi
Watteau?), on cria au pastiche; et les délicats panneaux de soie furent
mis de côté comme un lot d'accessoires pour cotillon. Achetés par Mme
Thaulow, puis mis en vente à la mort du paysagiste norvégien, je les
signalai maintes fois à d'inquiètes personnes qui construisaient un
hôtel: nul n'en a voulu, en attendant que ces peintures charmantes
passent un jour sous le marteau du commissaire-priseur, chez Christie,
et soient couvertes de banknotes, car la réputation de Conder, qui
commence à rayonner dans son pays, dépassera celle d'Aubrey Beardsley.
Les dessins de Beardsley, qu'on ne peut déjà plus se procurer, à quelque
prix que ce soit, ne sont pas d'une qualité aussi rare que les
aquarelles de Conder, dont il subit si fort l'influence; Conder n'avait
pas, d'Aubrey, la sûreté de main et le fini qui plaît tant aux
bibliophiles, mais son art est bien plus naturel, plus varié, plus
riche. Beardsley ne fut qu'un illustrateur mais Conder était un vrai
peintre.

L'oeuvre de Conder est numériquement considérable: peintures à l'huile,
peintures sur soie, éventails (il y excella), pastels, sanguines,
lithographies (illustrations pour un Balzac), châles, robes peintes,
meubles, décorations de chambres entières (maison de Edmund Davis Esq.,
de Mrs. Halford, etc.). Les cinq dernières années, mon ami travaillait
jour et nuit, dans une sorte de rage, remplissait ses armoires de
projets, de croquis d'une sensualité de malade; d'où cette farandole où
il entraîna Hogarth, Rowlandson, Beaumarchais, Mürger, Fragonard, Goya,
Henri Monier, Longus, Ovide, Pierrot, Dunois, Shakespeare et Verlaine,
comme en un bal d'enfants.

Ses éventails sont des chefs-d'oeuvre d'invention et d'arrangement, dans
une gamme tendre de pastel; en camaïeu, ou coloriés comme des images à
deux sous, sans «fignolage» de miniaturiste, avec des «à plat»
qu'adoucit un trait spongieux du pinceau. A quoi les comparer? Point
certes aux éventails français du XVIIIe siècle. Conder fleurit, rompt,
allège les festons et les astragales des frères Adam, ces artistes de
génie classique qui s'inspirèrent du grec, comme les dessinateurs de la
fabrique de Wedgwood. Ses figures maladroites et pimpantes sont d'un
dessin impressionniste, sensible, capricieux comme celui de Constantin
Guys, ou même de Goya.

La «déformation», donc la vision et l'écriture de Conder, aurait dû
ravir les «critiques d'avant-garde», dont le pauvre garçon attendit en
vain les suffrages, toujours surpris de n'avoir pas l'honneur d'un
paragraphe de louanges dans le _Mercure de France_--car il était du
«quartier latin», et il se dépitait d'être exclu par le milieu «avancé»
(advanced set) où il croyait avoir sa place. Son exposition, chez
Durand-Ruel, il y a quatre ans, et pour le catalogue de laquelle il
m'avait imprudemment demandé une préface, fut sa dernière tentative
publique dans son «dear old Paris», et la cause de ses premiers troubles
cérébraux. Cet échec le confondit. Ensuite, de son subit succès à
Londres, il ne put jouir, car les applaudissements s'adressaient alors à
un malade.

Étrange fut le destin de ce déraciné, tendre, toujours amoureux, bohème,
et museur malgré son très excessif travail. Ses excentricités, comme
pour Whistler, plaideront plus en sa faveur auprès des Anglais que
n'aurait fait une existence normale. On voit déjà comment sa légende
s'organisera à côté d'Aubrey Beardsley, d'Oscar Wilde. Le peintre sera
connu plus tard.

Jusqu'à son heureux mariage avec l'Américaine dévouée qui mit sa fortune
à la disposition de Conder, celui-ci fut, tant à Paris qu'à Londres, une
sorte de Verlaine, passant de l'état d'ébriété à un demi-sommeil lucide,
ne travaillant jamais avec plus d'inspiration que sous l'empire de
l'alcool. Il serait douloureux de retracer ses pérégrinations dans les
taudis des deux villes où il connut la misère et l'abandon, lui qui
attachait tant de prix à tous les luxes, aux raretés d'un joli intérieur
et à l'élégance de ses habits. Il était fait pour un siècle enrubanné,
galant--et je ne puis m'empêcher de le voir soupirer une sérénade sous
la fenêtre de sa belle, coiffé du béret à la Watteau et la cape sur
l'épaule.

Je viens d'assister, dans son quartier de Chelsea, à une de ces
mascarades qu'il savait si bien monter, et je pensais à lui pendant
qu'un orchestre d'instruments à vent accompagnait les chants, les danses
des Cydalises et des Corisandes. La musique de Gabriel Fauré me parut
plus fiévreuse encore sous les guirlandes de fleurs, parmi les jets
d'eau et les bosquets qu'éclairait la pleine lune de juin. Le ciel de
minuit, toujours si pur à Londres même après une journée brumeuse,
dressait une coupole bleu sombre sur les murs des «mews» et des maisons
dont le jardin est encadré. Quelques vieux camarades de Conder, tandis
que le flûtiste Fleury jouait en plein air, nous nous tenions émus, dans
un salon où nous avaient attirés des éventails de notre ami, que nous
sentions présent, qui aurait dû être là dans l'orchestre ou les choeurs,
parmi ces Indifférents et ces Mignonnettes sortis de la Galerie Lacaze.

Les personnages de la Comédie italienne, de Molière et de Balzac étaient
tous un peu confondus dans le cerveau de l'Australien, qui mélangeait
volontiers l'époque de Louis XIV et celle d'Alfred de Musset; et chez
qui un joli bric-à-brac de chaises à porteur, de berlines, de
coquillages, de miroirs chinois, de cabinets de laque vénitien rococo,
des gondoles, des portiques de treillages, des rideaux de Quinze-seize
«chatouillés par Zéphir», étaient autant d'accessoires qui reviennent
sans cesse dans ses compositions, où le chapeau de Rastignac s'aplatit
en tricorne, où la souquenille du valet poudré a presque les mêmes pans
que la rheingrave de la Restauration. Postillons au fouet claquant,
facchini, soubrettes, jeunes seigneurs courtisant une almée à la Coypel,
nègres au turban à plumes, fifres et tambours: tous les invités au bal
d'Esther, dans la Chaussée d'Antin, sont les favoris de ce citoyen des
Batignolles, de Dieppe et de Chelsea.

Conder ayant acheté une des anciennes maisons de Cheyne Walk, il y
entassa des objets italiens si chers à Henri de Régnier, des tableaux et
des meubles dont il faisait un décor riant à son labeur et à sa maladie.
Certaines chambres de parade étaient, les soirs de réception, les
aquarelles mêmes de Conder, réalisées et vivantes. Des couleurs acides
réveillaient ces vieux lambris, ces chambres obscures qui, par les
après-midi brumeuses de Londres, ne s'éclairent qu'aux lampes. Un salon
bleu, tout miroitant de satins drapés et de glaces vénitiennes, était
dédié à Watteau et à Whistler. Conder peignait dans toutes les pièces,
la nuit comme le jour, sous des lustres à bougies.

L'apogée de la vie du pauvre Conder fut la redoute masquée qu'il donna
pendant le carnaval de 1904. Cette fête avait pour thème la mise en
action de «The Rape of the Lock» de Beardsley. Chacun de ses admirateurs
s'y rendit dans un équipage qui plut au peintre, et le souper, au matin,
réunit sous les guirlandes du plafond et les arcs de «trellis», les
actrices à la mode, les littérateurs pour qui Conder était alors devenu
un maître.

On était loin déjà des jours de lutte où il s'acquittait envers Thaulow
d'une hospitalité «écossaise», en brossant sur le gros coutil des sièges
et des portières, des compositions mythologiques et improvisait avec
quelques pots de couleurs un décor somptueux et bon marché; dans le
jardin de la villa, il dessinait des parterres, accrochait aux arbres
des grappes de lanternes en papier, dont la lueur n'éclaira que les
tristes repas où Conder, après l'une de ses premières attaques,
misérable, s'attablait auprès d'Oscar Wilde, furtif à sa sortie de
prison et hésitant sur l'attitude à prendre. Nous redoutions alors que
Conder ne glissât comme le pauvre Lélian vers des bas-fonds que dorait
son génie naïf. La maladie avait déjà miné son corps. La généreuse Mme
Thaulow et l'enthousiaste Fritz étaient toujours prêts à secourir, à
protéger, à accueillir, à donner. Wilde, de Berneval-sur-Mer, venait
clandestinement se réchauffer à leur foyer, contant de ses belles
histoires symboliques dans un cercle de petits enfants qui l'écoutaient
bouche béante. Conder suivait un régime sévère et, enfermé dans la villa
de Caude-Côte, il reprit des forces. Je me le rappelle un jour,
agenouillé aux pieds de son hôtesse, dans une attitude que je ne
m'expliquai pas au premier abord; et la dame le dominant de sa puissante
stature, était vêtue d'une étrange robe: Conder essayait sur elle une
jupe de sa façon, qu'il avait agrémentée de médaillons, de figures, de
rinceaux et dont la finesse eût mieux convenu pour un dessus de
bonbonnière qu'à épouser les formes plantureuses d'une Walkyrie.

Mon ami me parlait souvent de Miss X... qui, croyait-il, était à Paris.
J'avoue que j'écoutais avec mélancolie les projets matrimoniaux du
malade. Pourtant, il devait rebondir encore une fois, se marier et
connaître, pour de trop courts instants, mais en jouir pleinement aussi,
la sécurité et une pleine liberté pour réaliser ses rêves de peintre et
de collectionneur.

Aubrey Beardsley, Charles Conder, Dowson, Arthur Symons, ces
protagonistes du _Yellow Book_ et du _Savoy_, sont aujourd'hui tous
disparus, après avoir, chacun dans son genre, accompli des oeuvres
soeurs. Ils eurent tous une passion: l'esprit français, et aussi notre
langue que Whistler leur apprit à aimer. Ils forment une petite phalange
indissolublement liée dans la mémoire et la reconnaissance des quelques
Français qui fréquentèrent l'Angleterre dans les dernières années du
XIXe siècle. En littérature, en musique, en peinture, ce qu'il y eut de
plus significatif et de plus neuf chez nous trouva en eux des cerveaux
réceptifs et des voix enthousiastes pour célébrer la France moderne et
classique.

Si aucun de ceux-ci ne fut véritablement un grand homme, ils auront eu
de l'influence sur leurs contemporains. Il est remarquable que, depuis
une trentaine d'années, ce soient de moindres artistes qui aient indiqué
des directions, exercé une influence, et par un rayonnement assez
nouveau de la pensée, qui fait qu'un peintre ou un sculpteur inspire des
littérateurs; ou un écrivain, des peintres et des musiciens.

Charles Conder et Beardsley ont, comme Whistler avant eux, orienté une
génération pour qui le goût exerça peut-être plus de prestige qu'il n'en
aurait eu dans un âge de discipline et d'ordre. Les choses que ces
artistes ont aimées, ou qui les ont divertis, sont celles dont j'ai vu
faire ensuite le plus grand état par une foule incertaine et avide «du
nouveau».

Nous ne pouvons cependant rayer de l'histoire la période d'inquiétude,
grave pour quelques-uns, mais de snobisme chez la plupart, où c'était un
point d'avoir sur sa table le dernier livre; en sa demeure, l'étoffe ou
le papier, les meubles «nouveaux» que les artistes conseillaient. On se
souciait davantage de ne pas faillir, sans doute parce qu'il n'y avait
ni principes, ni règles, ni style. _On cherchait un style_, comme s'il
suffisait d'en désirer un, pour le trouver!

«L'homme de goût» n'a jamais eu une situation comparable à celle de
quiconque semblait en avoir _un_. L'on crut que le goût s'enseignait
comme l'esthétique. Point de vue très allemand.

Whistler, Charles Conder, Aubrey Beardsley, les artistes russes que M.
de Diaghilew nous a fait connaître, resteront parmi ceux qui, dans la
période d'avant 1914, ont modifié le _goût_.

J'ai tenu à montrer Charles Conder préparant les formules d'un
style qu'exploitent et répandent aujourd'hui d'innombrables
artistes-décorateurs pour lesquels mon ami reste un inconnu.

Je devais à la mémoire de cet initiateur, l'hommage de ces quelques
lignes et j'inscris à dessein son nom avant celui de Beardsley, et afin
de réparer une injustice.


Note de 1917: On doit se méfier, en relisant ces notes qui datent déjà,
de déprécier des ouvrages qui charmèrent nos heures de paix. Aujourd'hui
nous risquons d'être injustes envers les «élégances de la vie», qui
occupèrent nos loisirs.



AUBREY BEARDSLEY[7]

  [7] J'aurais voulu faire, à nouveau, un portrait d'Aubrey Beardsley
    pour qu'il rentrât dans le cadre de ce volume; mais le temps m'a
    fait défaut et je donne ici la préface, écrite en 1907, pour la
    traduction de _Under the Hill_ que me demandèrent les éditeurs
    Arthur Herbert, Limited, de Bruges.

_Préface à «Under the Hill»_.


Il fut peut-être sage de ne traduire pas plus tôt l'oeuvrette que voici.
Avant que la gloire ne vînt à Aubrey Beardsley, il ne fallait pas offrir
au grand public, et privée de ses grâces originales, l'esquisse qu'est
_Sous la Colline_, et qui vaut par le style peut-être plus que par la
pensée. Qu'est-ce que l'auteur a prétendu dire? Qu'il reste pour moi
l'artiste étrange, l'intelligence merveilleuse, l'enfant prodige que
j'eus la joie de connaître pendant deux ans et qui m'a tant ébloui que
je craindrais de le diminuer à mes propres yeux, en me livrant à
l'analyse de mon plaisir!

Quelques-uns virent dans _Under the Hill_ une manière de paraphrase à la
Laforgue de _Tannhäuser_, spirituelle et légère, de ce caprice très
britannique qui renouvelle les plus anciens sujets en les assaisonnant
d'un piment moderne, en les dépaysant si l'on peut dire, ou mieux, en ne
les situant pas. Le petit abbé Fanfreluche et la belle Hélène
appartiennent à Beardsley, grand lecteur de Voltaire, et au XVIIIe
siècle français.

Beardsley, dessinateur, eut une technique presque parfaite;--écrivain,
il aurait peut-être atteint une égale perfection. Dans ce conte, il
n'est encore qu'un amateur plein de projets et de recherches
ambitieuses, mais un amateur à la veille de passer maître ouvrier.

Prenons _Sous la Colline_ pour un caprice sans commencement ni fin,
comme des phrases jetées par un adolescent qui croit à la forme et la
cisèle sans autre souci que la beauté. J'en ai entendu maintes, scandées
par lui alors qu'il venait de les griffonner sur une table de café, au
Casino de Dieppe. Il en riait, il en était heureux et fier, tel un
collégien d'une rime riche. Dans sa prose, je retrouve son procédé
précieux, des trilles, des vocalises perlées comme les entrelacs
pointillés de ses dessins. Nulle signification profonde ne se cache sous
ces mots qu'un délicat enfile l'un après l'autre comme des paillettes
multicolores sur de la soie;--plaisir des yeux; plaisir de musicien
aussi, que les harmonies pures ou bizarres captivent.

Beardsley est un dilettante, un vrai produit de fin de siècle. Le
caractère tourmenté et malsain de son art, qui attirait certain public,
me repousserait si le hasard ne m'eût fait voir de près le petit malade.
Sa grande intelligence étincelait comme ses yeux; il avait une charmante
culture, un goût délicat et varié, beaucoup d'esprit.

Ce qui me touche avant tout chez Beardsley, écrivain, c'est son amour de
la langue française, laquelle il ne parlait pas volontiers bien qu'elle
eût peu de secrets pour lui. Il rêvait d'incorporer à la sienne certains
de nos mots qui l'enchantaient. Mais comment était-il parvenu à se
faire, dans notre littérature classique, une éducation dont il donnait
la preuve le plus simplement du monde, à la vérité? La connaissance
superficielle des choses de chez nous, qui nous flatte chez les
étrangers pour la bonne volonté dont elle témoigne, elle nous irrite
parfois aussi un peu. Aubrey la dépassa vite. _Le Courrier français_,
auquel il collabora, représente assez «l'article de Paris», cette
fantaisie dont la mousse grise les cerveaux des Américains, des Anglais
et des Allemands; mais le flair et la lucidité de Beardsley le menèrent
plus loin, et comme il n'était pas un à se contenter de peu, s'étant
mis, avec sa soeur Mabel, à lire du français, ils allèrent tous deux au
meilleur et au plus difficile.

Ai-je jamais entendu l'un de mes compatriotes parler de Molière et de
Racine, comme Beardsley, de Racine, surtout, qui reste obscur aux
étrangers? Et il récitait les choeurs d'_Athalie_ et d'_Esther_ comme
des prières. Il vivait dans le dix-septième et le dix-huitième siècles.
On sait qu'il songea à traduire les _Confessions_, à écrire un ouvrage
sur Jean-Jacques et un essai sur les _Liaisons dangereuses_. Il étudia à
fond George Sand, Chateaubriand, Balzac. Il connaissait les personnages
de _la Comédie humaine_ comme des membres de sa famille.

Nous passions des heures dans sa chambre où Charles Conder exécutait ses
ingénieuses lithographies pour la _Fille aux yeux d'or_. Conder voyait
en Dieppe un décor pour tous les actes de la _Comédie Humaine_; il
n'était alors question que de Balzac; et dans ce petit monde où certains
étaient à peine capables de désigner par son nom un objet dans un
magasin, Balzac était discuté comme par des lettrés français. Gautier,
Baudelaire, Verlaine furent les autres dieux de Beardsley.

La _Dame aux Camélias_ prenait à ses yeux de malade une importance
spéciale, il la parait de sa propre poésie. Il exigea que je le menasse
à Puys chez Alexandre Dumas, bien touchante visite où le romancier, qui
n'aimait pas les étrangers, fut conquis par le charme juvénile du
visiteur dont je traduisais au cours de l'entretien les questions et les
habiles compliments. Mrs. Mabel Beardsley-Wright doit avoir encore, sur
quelque rayon de sa bibliothèque, le volume de la _Dame aux Camélias_
que Dumas offrit à Aubrey, et précédé d'une belle dédicace.

Mais me voici tenté de conter mes souvenirs et, pour ce, suis-je dans
l'embarras, car c'est une préface qu'on m'a fait l'honneur de me
demander. D'abord, je m'en étais réjoui, mais une préface pour _Under
the Hill_ serait l'entreprise d'un homme de lettres!... Cependant, comme
on m'assura que tout ce que je savais de l'homme mériterait d'être dit,
ma mémoire à contribution fut mise.

Des souvenirs surgirent en foule et pendant quelques jours je revécus
par la pensée avec le cher garçon dont j'avais fait la connaissance,
deux ans avant sa mort, déjà atteint d'un mal qui ne pardonne pas, mais
encore enthousiaste et brillant à ses heures de répit. J'évoquais nos
journées de flânerie ou de travail, les bavardages que nous avions
ensemble le matin sur la plage, au milieu des baigneurs; l'après-midi,
en arpentant les pelouses de la rue Aguado, et à l'hôtel des Étrangers
où sa mère, bonne et tendrement inquiète, attendait toujours, regardait
son fils en frémissant, quand nous rentrions d'une promenade trop
fatigante pour lui.

J'avais déjà rédigé ces souvenirs quand je repris le livre d'Arthur
Symons sur mon ami: je ne faisais que répéter des choses si bien dites
avant moi! En effet nous passâmes, Symons et moi, l'été de 1895 à
Dieppe, en compagnie de Beardsley. Nous le voyions à chaque instant; une
perpétuelle agitation et la terreur de la solitude lui faisaient saisir
le moindre prétexte d'abandonner les dessins dont il avait la commande,
seules ressources pour faire vivre une famille qui dépendait de lui. Et
Aubrey n'avait pas des goûts modestes! Il venait nous chercher ou nous
le rencontrions dehors, portant sous son bras la vieille reliure Louis
XIV de maroquin rouge à fers dorés, qui lui servait d'enveloppe pour ses
notes écrites. Symons et moi étions les auditeurs attentifs de ses
boutades et des paradoxes d'une liberté telle, qu'il les faudrait dire
en latin. Peut-être, en ma qualité de Français, ai-je été plus touché
que Symons par l'étrangeté du personnage et m'apparut-elle plus
exceptionnelle, si habitué que je sois à l'humeur britannique, à
l'excentricité anglo-saxonne. Le décor de notre vieille ville normande,
si provinciale, en dépit de son Casino et de ses bains cosmopolites, où
je vis passer tant de curieuses figures depuis trente ans; la lumière de
cet endroit où s'écoulèrent toutes mes vacances, mettaient en un vif
relief la silhouette du fin artiste, de cet élégant et anguleux dandy
encore tout imprégné de la forte odeur de Londres.

Son visage émacié présentait un nez fort busqué et très osseux, entre
deux petits yeux perçants, couleur de noisette, sous des cheveux de ce
blond acajou dit «auburn», que séparait en bandeaux, sur un front bombé,
une raie soigneusement faite. Deux «grains de beauté» me semblaient
arrondis par lui comme des «mouches». Il ressemblait au jeune héros du
_Mariage à la mode_ de Hogarth. Toujours vêtu, le jour, d'un costume
gris clair, une fleur à la boutonnière, ganté, il tenait verticalement,
par le milieu, une grosse canne de jonc dont il frappait le sol pour
scander ses phrases et affirmer ses paradoxes. Il avait de l'esprit de
mots à la française, un langage recherché, des façons cérémonieuses. Un
peu voûté, il tâchait de redresser sa haute taille dans un sinistre
effort de ne pas paraître malade. La maladie lui faisait horreur, et dès
que le sourire retombait, son expression devenait poignante. A la
moindre brise, il s'enveloppait d'un plaid de voyage ou dans un
mac-farlane dont les ailes gonflées par le vent du large le faisaient
ressembler à une énorme chauve-souris.

Beardsley vint sonner à ma porte, accompagné par des amis qui ont déjà
presque tous disparu et dont certains--lui le premier--auraient à peine
atteint à la maturité aujourd'hui.

Le bon géant Fritz Thaulow--mort, lui aussi--vivait à Dieppe avec son
heureuse et blonde famille. Il ouvrait sa maison aux artistes de
passage. Thaulow et Charles Conder me présentèrent le groupe d'Anglais
que le même bateau avait amené. C'était le poète Alfred Dowson, bohème à
la Verlaine, qui fut vite enlevé, après avoir signé de beaux vers;
c'était Arthur Symons et quelques autres, suivis de l'éditeur Smithers,
à l'éternel gibus, au nez rouge d'Agoust et flanqué d'une demoiselle de
bar ensevelie sous un immense chapeau de plumes. On aurait dit une
troupe venue sur le continent pour une Bank Holiday. C'étaient pourtant
les rédacteurs et les principaux artistes du magazine _Savoy_, dont
j'attendais avec impatience chaque nouveau fascicule à la couverture
rose et parée d'un dessin d'Aubrey Beardsley. Ces jeunes gens
s'ingéniaient à scandaliser leur pays et n'auraient reculé devant rien
pour se signaler.

Intéressante époque de l'histoire artistique et littéraire de
l'Angleterre: 1895. Le long règne de la pieuse et sévère Victoria,
impératrice des Indes, décline. Burne-Jones vient d'être créé baronnet;
Whistler commence à faire école, après ses batailles livrées à la
Grosvenor Gallery, où les snobs se pâment de confiance devant toute
oeuvre que refuse la Royal Academy, et recueillie par Comyns Carr. Oscar
Wilde, triomphant, se promène dans Piccadilly, un grand tournesol à la
main. Les opéras de Wagner sont donnés dans deux théâtres à la fois où
se presse religieusement ce public d'esthètes, si bien croqués par
Aubrey Beardsley dans une de ses fameuses planches: _Wagnerites_. Sarah
Bernhardt et Réjane jouent des pièces françaises; George Moore célèbre
Manet, Degas, Zola et Goncourt. Le seul nom de Balzac gonfle la gorge de
ceux-là mêmes qui n'ont rien lu de lui; William Morris, poète,
sociologue et tapissier, poursuit de sa haine l'acajou victorien et met
dans le home du bourgeois un ameublement dans le goût des
préraphaélites.

La société anglaise se réveille d'un long sommeil et secoue son
indifférence pour tout ce qui n'est pas le sport. Un nouveau snobisme va
la jeter dans les bras des artistes; elle attend un miracle et se
prépare à s'amuser d'autre façon que naguère. Dans cette aube
rafraîchie, parmi les révoltés et les novateurs, voici venir le jeune
Beardsley. D'un pas mesuré, il va, élégant et fluet, allonger
subrepticement un coup de pied dans les vitres de Buckingham Palace,
d'où la vieille souveraine observe et condamne ses sujets. On sait que
sa majestueuse indulgence ne s'accorde qu'aux Philistins. Beardsley,
grave et ironique, s'avance, tenant au-dessus de sa tête des plats et
des corbeilles chargés de paons, de poissons rares et de fruits
exotiques. Des parfums énervants fument dans des cassolettes. En
cadence, suivi d'un cortège de masques, de nains, de mauvais drôles, il
présente, en une bouffonne entrée de ballet, des objets bizarres qu'on
dirait tirés du fourgon des rois mages, des mets à l'arome inquiétant...
Aussi bien le chef qui en prépare les sauces et en dresse la parure,
dédaigne la cuisson classique des rôtis nationaux.

Beardsley rénove la fantaisie anglaise, cruelle et poétique, froide, ou
qui dissimule ses émotions; il fait la chasse au «sentimentalism» d'un
art désuet; il est cynique, gouailleur et poète à la façon d'un clown
shakespearien, exubérant tour à tour et retenu, amer dans ses éclats de
gaieté.

Beardsley me rappelait un autre très cher de mes amis, le candide et
mystérieux Jules Laforgue que j'avais vu dix ans plus tôt passer,
toussant lui aussi et blême comme ce Pierrot qu'ils aimèrent tous deux.
L'humour de _Under the Hill_ reçoit un reflet lointain des _Moralités
Légendaires_. J'imagine ces deux jeunes malades se rencontrant dans la
nuit élyséenne, qui se saluent avec cérémonie, dansent un grave menuet
dans un pâle rayon de la lune, puis s'évanouissent comme deux ombres...

Ils ont beaucoup souffert et beaucoup ri tous les deux quand ils étaient
parmi les vivants et si la mort n'avait pas si vite convoité ces deux
frêles proies, l'un ne serait pas devenu le Chrétien, ni l'autre
l'amoureux candide et sanctifié qu'ils devinrent avant de nous dire
adieu. Beardsley et Laforgue furent les «fleurs de bitume» de deux
grandes capitales modernes. Laforgue, quoique provincial du Midi,
incarne le gavroche parisien de l'heure inquiète qu'il vécut. Quant à
Beardsley il est un «blackguard» de Londres, le vrai cockney au rire
bref et qui retombe dans une morne tristesse après les bonds d'une
gaieté de parade foraine.

On ne peut dire de lui: «Il n'eut pas le temps de s'exprimer; que
serait-il devenu?» En quelques années, comme suivant la marche rapide de
l'aiguille sur le cadran, il donna, haletant mais avec méthode, tout ce
qu'il avait peut-être en lui. Il eut la chance, dans ce temps de fébrile
course au clocher, de choisir sa piste et l'arabesque qu'il y tracerait.
L'enfant prodige des soirées de Brighton, le petit pianiste faiseur de
_Christmas cards_ et de _Menus_ à l'aquarelle, trouve à quinze ans sa
formule.

Élève de Burne-Jones, admirateur de Leighton, il fut l'un des premiers
qui les rapprochent de Whistler--c'était alors marier le feu à l'eau.
Les deux Académiciens donnèrent à Aubrey sa vision tout anglaise de
l'antiquité classique, de la Renaissance italienne; Whistler lui révéla
les estampes japonaises, le pittoresque et le style qu'un artiste peut
mettre dans les costumes contemporains; puis Beardsley alla, avec
Conder, aux grands siècles français; son goût du «grotesque» moderne et
du masque fit le reste. Il déforme les gens de son temps, les habille à
l'antique ou à la Louis XIV, les dévêt ou les pare d'atours empruntés,
mais leurs gestes sont d'aujourd'hui, comme les personnages des romans
d'Henri de Régnier. Les salles bizarres et les jardins fantastiques où
ces comédiens minaudent, en des galanteries poudrées, donnent sur la rue
bruyante de hansom cabs et d'omnibus. Ses dessins sont prêts à être
agrandis en affiches pour les murs de Londres. Malgré les paraphes et
les préciosités calligraphiques dont il la charge, son écriture, même de
loin, reste lisible et se reproduit bien. Beardsley, l'inventeur «du
blanc et noir»[8] est stimulé par la feuille de papier; le graveur
héraldique et l'imagier médiéval prêtent leurs moyens exacts au caprice
du jeune décadent. Ce satiriste irrespectueux n'est pas peintre, mais un
maître _en blanc et noir_, c'est pour l'imprimerie qu'il travaille.

  [8] Le «blanc et noir», dont je parle ici, est celui dont la mode nous
    est venue peu avant la guerre, dans les toilettes et l'ameublement,
    et qui, en 1918, apparaît sur la scène dans la Revue du Casino de
    Paris--chambre à coucher de Mlle Gaby Deslys.

«L'illustration et l'affiche ne sont-elles pas l'art même de ce temps?»
disait souvent Beardsley, que les tableaux ennuyaient un peu.

Il ne fit pas de peinture à l'huile, mais projeta d'en faire quand il
était avec moi. Qu'aurait été sa peinture? Un jour, le sachant tenté par
ma boîte à couleurs, je le laissai seul dans l'atelier du Bas-Fort-Blanc
dont la baie laisse voir les rochers où les enfants pêchent la crevette.
C'était un après-midi glorieux d'août. Je partis en promenade afin de ne
le déranger pas. Quand je rentrai, la grande toile que j'avais mise à sa
disposition était couverte d'un très beau dessin au fusain que je ne me
console pas encore d'avoir vu effacer d'un coup de gant. C'était un
épisode rapporté par George Sand: Liszt marche dans la campagne,
s'enfonce dans un champ de pavots dont les têtes sont pour lui autant
d'instrumentistes. Le musicien inspiré brandit sa canne comme un bâton
de kappelmeister et bat la mesure, croyant conduire un orchestre
innombrable.

Ce fantastique personnage aux longs cheveux bouclés, coiffé d'un feutre
mou, avait un geste superbe; en vérité, le bâton dirigeait une symphonie
macabre, et l'on eût dit qu'il voulût faucher ces têtes aux corolles
impertinentes de fraîcheur. Tout ce que faisait Beardsley exhalait
l'odeur de la mort.

Je ne le connus qu'affaibli et se préparant à prendre congé de nous,
implorant avec résignation le Crucifix qu'avait mis entre les doigts
moites du malade un prêtre catholique. La Foi rendit moins déchirantes
ses rêveries de jeune condamné, à la porte du cimetière.

Je le surpris souvent penché sur sa table, dessinant dans sa chambre
d'hôtel; il était rentré las de ses marches d'un bout à l'autre de la
terrasse du Casino. Grisé des flonflons du bal et du bruit des «Petits
chevaux» dans lequel _Under the Hill_ fut écrit presque en entier, il
revenait sagement à son ouvrage commandé, attendu par ses éditeurs.
Travail appliqué, minutieux, sans ratures, conduit comme celui d'un
moine enluminant une page de missel. Ainsi courbé sur la feuille de
papier bristol, des petites plumes d'or, des grattoirs rangés avec
ordre, Aubrey accomplissait une tâche au-dessus de ses forces, sous le
regard du Christ accroché au mur. Ce nouveau Tannhäuser était obsédé par
des visions du Venusberg, de la bacchanale dont les cuivres et les
tambourins vibrant dans ses oreilles, ramenaient sur ses joues deux
taches de sang. Il y a comme la déformation d'une cagoule de frère de la
Miséricorde, dans certains de ses personnages ambigus, arlequins,
dominos qu'il faisait rôder dans ses mascarades, où ils répandent une
odeur de cadavre et l'épouvante de l'Enfer. Ces créations sont autant de
doubles de sa personne.

Même affaibli, comme il l'était en 1895, et tenaillé par l'effroi du
lendemain, son imagination d'illustrateur était follement libertine,
hantée de monstres aux gestes douteux, qui offrent à la malveillance
toute liberté de graveleuse interprétation. Les amateurs ne furent
indulgents que pour les légères vignettes de la _Mort d'Arthur_, et son
premier public devait être bien peu naïf, car il attribua un sens
obscène aux moindres détails des dessins parus dans le _Savoy_ et dans
le _Yellow Book_; on voulut découvrir des intentions et des symboles
jusque dans les fruits et les fleurs de la si curieuse Madone, peut-être
le chef-d'oeuvre de Beardsley. Tant de choses étaient contées sur sa vie
privée, et il s'était volontairement créé une telle réputation de
dépravé et de blasphémateur, qu'on le voyait toujours plus ou moins
célébrant une messe noire. On pouvait se demander si la ferveur du
catéchumène n'était pas trop souvent attisée par le souffle des satyres
et des démons. Il ne s'expliquait point sur sa piété et demeura plein de
retenue, la seule fois que je lui avouai mon malaise à ce sujet.

Il y eut vers les années quatre-vingt, beaucoup de conversions à
Londres. Ce fut une mode et un engouement dans le monde des arts,
d'embrasser le catholicisme au moment où s'achevait la surprenante
cathédrale byzantine, le plus bel édifice moderne de la ville sinon la
plus belle église élevée de nos jours; théâtrale, sombre--elle n'était
pas encore revêtue de ces mosaïques à fond d'or, des marbres et des onyx
sous lesquels doit disparaître sa paroi de briques, mais elle était
pleine d'encens et d'une mise en scène somptueuse. Ce temple dont les
coupoles rappellent le décor de _Parsifal_, attirait ceux que le culte
protestant rebute par sa froideur. Amfortas et la démoniaque Kundry
semblaient se cacher derrière les piliers de la nef. Aubrey trempait son
doigt dans le bénitier de la basilique, au retour de ses randonnées
nocturnes. Pour d'aucuns, le plaisir est d'autant plus vif qu'il sera
suivi de prières et de repentir; l'Anglais imagine volontiers l'ombre du
pasteur rôdant dans la ruelle du lit comme une menace.

Je rejoignis Aubrey dans l'automne 97, à Paris, avant son départ pour le
Midi, où il devait hiverner. Il était descendu à l'hôtel Foyot, au
milieu du Quartier Latin, dont il était si curieux. Nous dînions parfois
ensemble dans le restaurant. Les lumières et les conversations de nos
voisins de table lui communiquaient une passagère excitation, à peine
suffisante pour chasser pendant quelques secondes ses lugubres visions
de mort. Il tenait alors les propos qui m'aidèrent à le mieux
comprendre. C'est un écrivain, surtout, qu'il ambitionnait d'être;
apparemment chez lui, une sorte de coquetterie. Sa passion pour l'art
français du XVIIIe siècle était alors dans toute son intensité et
l'influence de notre littérature le dominait. Notons que les meilleurs
artistes anglais, depuis un quart de siècle, ont subi l'influence
française, comme nos romantiques de 1830 celle de l'Angleterre.

Si l'on établit aisément sa généalogie artistique et si son oeuvre de
dessinateur se suffit à elle-même, telle qu'il nous la laisse, qu'est-ce
donc qu'il souhaita d'être comme écrivain? Il m'a parlé de longs poèmes
qu'il comptait écrire, qui eussent tenu de Dante, de la _Légende Dorée_
et de Choderlos de Laclos! Il était de cette génération «cérébrale»
raisonneuse, trop instruite de ce qui a été fait avant elle, qui ne
voyait la nature qu'au travers de l'art, et dont la spontanéité fut
retenue par le poids d'une trop lourde chaîne de souvenirs. Surtout
avide de jouir vite et beaucoup,--trait commun à la plupart des Anglais
d'alors,--Beardsley n'était attiré dans la vie que par ce qu'elle a
d'excitant, de brillant, de rare et par le grotesque, le monstrueux, le
comique. Le commun des êtres et des choses était inexistant pour lui. La
pitié n'était pas son fait; mais il faut attribuer à son état physique
une part de son égoïsme. Il était personnel et d'une façon presque
risible, tant il y avait de l'enfant chez lui. Je me rappelle qu'il
disait: «Ce dont j'aurais besoin, ce serait d'une bonne nourrice qui me
dorloterait.» Et il avait pourtant avec lui son excellente mère et sa
soeur Mabel, l'ex-compagne plus que complaisante de ses heures de joie,
alors esclave de ses caprices funèbres, et s'ingéniant à rendre plus
douce sa longue agonie. Une fois je le vis encore, à Londres, plus
faible et plus creusé, et me disant: «Je ne puis plus me supporter chez
moi! J'irai jouer à Monte-Carlo». Les médecins le firent voyager. Il
voulait aller à Venise, étudier Longhi.

Aubrey, chassé par le climat de son pays, passerait l'automne à Paris,
où il avait tant souhaité de venir à ses débuts. Les bouquinistes des
quais de la Seine l'occupèrent, les plaisirs auxquels il ne prit point
part, mais qu'il devinait autour de lui, lui donnèrent l'illusion de
l'activité et de la vie brillante. Chaque jour, c'était un nouvel
ouvrage dont il établissait les plans. Il notait des phrases détachées
d'abord, des mots d'esprit, comme les motifs dont un musicien composera
une partition. Avant de composer son «grand poème dantesque», il voulait
faire des essais en prose, dont les sujets avaient beaucoup d'analogie
avec ceux des _Moralités légendaires_; sachant qu'il ne connaissait pas
Laforgue, je m'interdis de les lui signaler. Si affectueux qu'il fût
pour moi et quelques autres amis, je dois à la vérité qu'il n'y avait
pas dans les belles histoires qu'il voulait conter, l'émotion et la
tendresse humaine de Laforgue. Je n'y distinguai jamais une philosophie,
une doctrine--et, pourtant, l'heure avait sonné, pour lui, des
réflexions graves. Même dans ses livres, il est probable qu'il eût été
un pur et simple amant de la forme et de l'art pour l'art. Peut-être,
après tout, craignait-il de se faire trop connaître, peut-être se
dissimulait-il, par «artisterie».

Celui qui doit vivre peu de temps a le droit de beaucoup garder pour
soi-même: Beardsley s'arrêtait en route pour tout voir et peut-être trop
souvent pour en rire. Il y a assez de beauté autour de nous, et de
hideur aussi, pour se réjouir ou se moquer avant d'atteindre le terme,
ou que la lassitude ne vienne; mais l'ironie est l'esprit des êtres
tristes. Le dégoût ne vint pas au pauvre Beardsley, car les dernières
lettres que je reçus de lui révélaient une curiosité de plus en plus
vive, et il ne croyait plus à son mal. Il mourait.



QUELQUES NOTES SUR MANET.

_Pour George Moore._


Une vieille amie de Mme Manet mère me montrait une photographie: la
_Charlotte Corday_ de Tony-Robert Fleury, fils d'une autre de ses
camarades d'enfance. Mme X... me proposait cet exemple:

--Regarde! Au moins, cela, c'est distingué! Ce n'est pas comme ce pauvre
Édouard! Il est bien gentil garçon, Édouard; mais ce qu'il fait est si
commun! C'est pénible pour une femme comme Mme Manet, d'avoir un tel
fils. Voilà le portrait de ses parents; on dirait deux concierges!

Pourtant cela me semblait très beau, à moi! J'aimais la tête fine de
cette bourgeoise en bonnet à rubans, debout à côté de son vieux
magistrat de mari, renfrogné, l'air furieux et têtu, sous sa calotte de
soie brodée de grecques, et à gland.

Mon père me dit une fois:

--Oui, c'est drôle, cette peinture! _Il y a quelque chose là dedans._
J'ai été en pourparlers pour acheter à Édouard son _Déjeuner sur
l'herbe_, il y avait un panneau de mesure, dans notre salle à manger. Ta
maman a craint la nudité de la baigneuse. Après tout, elle avait
peut-être raison; mais on aurait pu mettre ce tableau de côté, et tu
l'aurais eu pour toi, plus tard, puisque tu aimes cette peinture. Je
crois que tu n'as pas tort.

Il est au Louvre, aujourd'hui, grâce à Moreau-Nélaton.

Je devais avoir treize ou quatorze ans, quand on me conduisit dans
l'atelier de Manet, son premier atelier de la rue Saint-Pétersbourg, et
qui donnait sur le pont de l'Europe, en plein midi. C'était un salon à
boiseries brunes et dorées, un rez-de-chaussée de dentiste. Sur le mur,
une toile représentait M. et Mme Astruc, jouant de la mandoline. Nous
étions conviés à voir un portrait de Desboutin, et de son fameux lévrier
rose; mais je me rappelle, à droite du personnage, une chaise de jardin,
verte, et d'un genre appelé X, qui m'avait beaucoup frappé: il n'y en a
plus trace dans la toile, telle qu'elle existe aujourd'hui.

Fut-ce cette fois, ou plus tard, que je vis sur le chevalet, _le Linge_,
tout frais alors, et si éblouissant de clarté, d'un bleu si vif et si
gai, qu'on avait envie de chanter? Comme la peinture moderne se plombe!
A peine quelques années, et un tableau, le plus brillant, est déjà
calciné, détruit. Nous admirons des ruines, des ruines d'hier. Vous ne
savez pas ce que fut _le Linge_, à son apparition! Je croirais devoir
m'en prendre à moi-même, ou à déplorer l'état de mes yeux si, depuis
cinq ans, je n'avais assisté à la destruction d'un chef-d'oeuvre, _le
Trajan_ de Delacroix, au musée de Rouen. Je l'ai vu se ternir, se
craqueler, et maintenant, il n'est qu'une bouillie brune. Chez Raymond
de Madrazo, une copie qu'il fit vers 1860, de l'_Entrée des Croisés à
Constantinople_, et peignit sur plâtre, perpétuera le souvenir d'une
palette claire dont les «jus» de Delacroix ont corrompu la pâte.
L'_Entrée des Croisés_ fut un bouquet de fleurs.

Comment Manet pouvait-il travailler dans ce salon qu'envahissait le
soleil? Est-ce là que furent achevés _le Linge_, _le Chemin de fer_,
_Argenteuil_? «L'école du plein-air», se tenait souvent à l'intérieur.

_Le Bal de l'Opéra_, _Le Bar_ furent peints dans l'atelier, sans que
Manet prétendît même de donner l'illusion d'un effet du soir: cela au
moment où Zola professe le «réalisme», ce romantique, oui, la «_vérité
crue_»! Or, Manet n'est ni un romantique attardé et déformé par le
«naturalisme» de Zola, ni un réaliste, mais un peintre classique; dès
qu'il met une touche de couleur sur une toile, il pense toujours à des
tableaux, plus qu'à la nature. Ce n'est pas un excès de «réalisme» qui
le faisait passer pour _vulgaire_, mais la _distinction_ de son style et
sa vision trop spéciale pour être appréciée tout de suite.

Leur vieille amie n'aurait pas trouvé _commun_ le portrait du père et de
la mère de Manet, si Manet eût été un peintre faible et vulgaire.

                                   *

                                 *   *

On connaît le visage de Manet, ce joli homme blond, gracieux, élégant, à
la cravate Lavallière bleue, à pois blancs. Un agent de change? Un homme
de cercle? oui, charmant, spirituel, aimable, souriant. Sa voix un peu
enrouée avait des caresses, sa parole, l'accent du gamin de Paris.

Qu'il fût un artiste, mettait dans l'embarras ses familiers, qui
l'aimaient, mais l'admiraient peu et ne savaient quelle attitude choisir
quand il leur fallait s'exprimer sur son compte, ne prenant pas le
peintre au sérieux. M. Degas qui, depuis, a souvent répété: «Nous ne
savions pas qu'il était si fort!», M. Degas parlait de lui avec une
ironie malveillante. «Il est plus connu que Garibaldi, dites, quoi?». Il
était trop connu et l'on ne pouvait le lui pardonner, même sur les cimes
altières où M. Degas construisait son aire.

Manet, lui, était ici-bas, beaucoup plus modeste, plus humain, sensible
à la critique comme les autres, ambitieux de médailles, de décorations.
Il désirait faire des portraits de jolies femmes, et plaire. D'un autre
artiste qui aurait fait de la peinture comme la sienne, Manet eût
peut-être parlé comme ses amis parlaient de lui.

                                   *

                                 *   *

Une séance: Mlle Suzette Lemaire pose pour un pastel; Manet peine, se
courbe, se retourne vers le petit miroir qu'il tient à sa gauche, et où
se reflète, inverti, le joli visage de la jeune fille. Manet veut
prouver à Mme Madeleine Lemaire qu'il peut faire concurrence à Chaplin,
le maître portraitiste de ces dames. Il croit enjoliver, flatter, il
choisit les roses les plus tendres, fond les couleurs du pastel. Il
efface, recommence: le modelé est de plus en plus raboteux, le noir
domine, cerne les contours. «C'est un corbeau!» dit Aurélien Scholl.
«Vous êtes dur, pour les femmes!»

                                   *

                                 *   *

Manet ne travaillait guère que pour le Salon. Les tableaux qui restent
de lui sont _ses Salons_ ou des projets de Salons abandonnés. Il fit
relativement peu d'études, presque pas de dessins ou de croquis; ses
petites natures mortes de fruits, de fleurs très soignées étaient encore
«des tableaux» par lesquels il espérait tenter les marchands. Ses
esquisses sont «des tableaux» arrêtés en route. Sans commandes, sans
acquéreurs, sans «débouchés», disait sa mère, il peignait cependant,
parce que peindre est sa fonction sur terre. Les «défauts» qui
écartaient de lui le public étaient ses qualités essentielles, la
«fatalité» de son don. Et il voulait être un portraitiste _agréable_!

Ses chefs-d'oeuvre manqués se couvraient de poussière, dans une soupente
où personne ne songeait à les retourner, car on n'allait chez lui que
pour la conversation. On croyait qu'il «cherchait quelque chose», que
d'autres plus habiles «trouveraient». On croyait qu'il «donnait des
idées» dont les plus habiles «tireraient parti.» Au contraire, il «prit
les idées» des impressionnistes, tout en restant, inconsciemment,
peintre de musée. Il fut, avec Courbet, le dernier peintre de tradition.
Au lieu d'être un _précurseur_ il était un _aboutissant_. Il n'y eut
peut-être jamais d'artistes plus incompris, plus mal définis de leur
vivant: incompris des autres, et de lui-même. Et un _amateur_, dans le
vrai sens du mot; célèbre pour des théories qu'il n'avait pas, mais que
des journalistes et des littérateurs formulaient pour lui un peu par
blague, ou par intérêt, comme Zola. La noblesse de ses oeuvres les plus
sommaires--non pas légères, car elles ont toute une singulière
pesanteur--échappait encore, même à M. Degas, un autre _amateur_, mais
aussi _intellectuel_ que Manet l'était peu.

                                   *

                                 *   *

En dehors du Louvre, Manet ne connut guère que l'Ile de France, le
paysage des bords de la Seine dans la banlieue, les villas blanches et
roses, les plates-bandes fleuries de géraniums, autour d'une boule
miroir; les bancs verts et les arrosoirs, les canots à voile sur la
rivière, chez lui la riche qualité de la pâte et la nervosité de son
pinceau, son dessin surtout, donnent le style et la noblesse des
maîtres, aux choses que les impressionnistes ont diluées dans
l'atmosphère. Sa touche est brusque et réfléchie à la fois. C'est avec
un soin extrême qu'il «borde» sa pâte soigneusement appliquée. Tandis
que Courbet «beurrait» au couteau à palette, un beau ton qui bientôt
noircit, Manet se sert de pinceaux de martre, ou de brosses carrées,
fines; et si tout ce qui vient de sa main est _peiné_, on dirait
pourtant d'esquisses; la fraîcheur de ton d'une première heure d'ébauche
n'est salie ni par ses dessous, ni par les demi-pâtes qu'il accumule; il
sait _reprendre_ sans que se fane la fleur de sa palette.

Et je ne l'ai vu peindre que lorsqu'il était déjà malade, à la fin de sa
vie, longtemps après sa période espagnole, qui fut le beau temps. Il
gardait encore sa matière drue et comme conservée dans un appareil
frigorifique. On ne «respire» pas dans ses tableaux, qui ne sont que «de
la peinture».

Ces souvenirs sont du second atelier de la rue Saint-Pétersbourg. J'ai
vu peindre _le Pertuiset_, _le tueur de Lions_; _Jeanne_; _le Bar_. Les
réactions chimiques qui se produisent dans ces tableaux-là tiennent du
prodige: la violence et la crudité des couleurs furent d'abord presque
inharmoniques. Les colorations se calment en prenant la patine de
l'émail (tels _le Pertuiset_, _Jeanne_ et _le Bar_). Les tons de la
lourde pâte se sont harmonisés et clarifiés _comme des glacis_. Les gris
actuels du _Pertuiset_ furent des violets fouettés de rose; les chairs
étaient rouges comme la tomate, le paysage était fait de carmin, de
lilas vineux et de verts bleutés assez désagréables. Le temps travaille
_pour_ Manet et _contre_ les autres peintres modernes.

Après des séances laborieuses, mais courtes, Manet, vite fatigué, allait
s'étendre sur un canapé bas, à contre-jour sous la fenêtre, et
contemplait ce qu'il venait de peindre, en tordant sa moustache, ayant
le geste d'un gamin qui dirait: «Chic! chouette!» On riait; on le
menaçait des foudres du jury, il se ferait encore «recaler» au Salon. Il
ne s'en désolait plus, parce qu'alors «son nom était un drapeau»; il
était chef d'école, sans école. Il était soutenu par un parti qui se
servait de lui comme d'un candidat auquel on fait signer des professions
de foi révolutionnaires, pendant la période électorale, pour ouvrir la
voie à d'autres «plus sérieux».

                                   *

                                 *   *

Le deuxième atelier de la rue Saint-Pétersbourg fut le siège de grandes
réunions politiques. Il recevait le jour du nord, il était banal et
froid, au fond d'une cour qu'habitaient de nombreux artistes; à côté,
c'était celui d'Henry Dupray, le joyeux peintre militaire, qui sonnait
de la trompe, jouait du tambour et amusait tout le monde avec son esprit
de sous-officier tapageur et sentimental. Devant la porte de Manet,
quelques pots de fleurs et des bacs verts avec des lauriers, comme à la
terrasse des restaurants de ce temps-là. Une grande promiscuité régnait
entre voisins, mais après la séance, tout le monde avait rendez-vous
chez Manet.

Je le revois s'appuyant sur une canne plombée, se tenant difficilement
en équilibre sur ses semelles de caoutchouc. Il était vain de son joli
pied, chaussé de «bottines anglaises»; il était souvent vêtu d'une
Norfolk jacket à plis et à ceinture, comme un sportsman anglais. Il
détestait le genre rapin. Dans un coin, à droite de l'entrée, affalés
sur un divan rouge, Albert Wolff, Aurélien Scholl, des boulevardiers et
des demi-mondaines l'entouraient. Charles Ephrussi et quelques
financiers israélites commençaient à acheter ses pastels, non qu'ils
jugeassent la peinture de Manet digne de figurer à côté des gouaches de
Gustave Moreau, sur des boiseries Louis XV authentiques; mais on aimait
Manet et puis on ne savait pas, après tout, ce que réservait l'avenir.
On pouvait tenter le coup!...

Emmanuel Chabrier faisait des mots. Manet adorait les calembours, dont
la mode est si passée. Vers cinq heures, on pouvait à peine trouver
place auprès de l'artiste. Sur un guéridon de fer, accessoire qui
revient souvent dans l'oeuvre de Manet, un garçon servait des bocks de
bière et des apéritifs. Les habitués montaient du boulevard tenir
compagnie à leur camarade, qui ne pouvait plus descendre au café de
Bade.

Un jour, Manet me dit:

--Apportez une brioche, je veux vous en voir peindre une: la
nature-morte est la pierre de touche du peintre.

J'ai encore chez moi la petite toile que je barbouillai sous ses yeux et
dont il parut content.

--Cet animal-là, dit-il, il vous fait une brioche comme père et mère!

La toile est datée 27 octobre 1881, 77, rue Saint-Pétersbourg.

                                   *

                                 *   *

Je crois bien que si Manet approuvait les intentions de Cézanne, c'était
plutôt pour un maniaque qu'il le prenait. Je portai chez Manet les
paysages et la nature-morte (pommes rouges et pot au lait en fer-blanc)
que j'avais achetés chez Tanguy, convaincu qu'il aimait, comme Renoir,
la rareté de leur pâte et de leur ton, comme d'un émail ou d'un fragment
de poterie persane. La forme même m'en paraissait curieuse. Manet me
dit:

--C'est de la peinture, comme la musique de Cabaner[9] est de la
musique. Et il se tourna vers Chabrier: n'est-ce pas, Emmanuel?

  [9] Cabaner, musicien bohème et excentrique qui avait alors, à
    Montmartre, une réputation analogue un peu à celle de M. Erik Satie,
    avant qu'on rendît justice à ce pré-debussyste.

Pendant les deux ans que j'ai fréquenté Manet, il jouissait d'être le
chef d'une école dont se réclamaient Gervex, Duez, Bastien Lepage, Roll,
et autres peintres de «plein air» et dont le succès allait grandissant
au Salon. Il avait vers eux les yeux plus souvent tournés que vers
Renoir, Monet, Pissarro, ou Degas, dont l'acharnement spirituel le
torturait. On était très simple dans ce temps-là. Quel serrement de
coeur quand j'entendis: «Il était plus grand que nous le croyions!»
consenti par M. Degas, alors qu'à cinquante ans, Manet s'en alla dans un
corbillard où était épinglée une croix de la Légion d'honneur. Opinion
trop tardive et qu'on ne se permit qu'en allant au cimetière de Passy!

L'atelier du 77, rue de Saint-Pétersbourg n'était guère, comme l'on
voit, celui où l'on se figure un maître dont le nom remplit la fin du
XIXe siècle et le commencement du XXe: Hangar à vieilles toiles oubliées
alors, roulées pour la plupart, il ressemblait à ceux où mes camarades
faisaient semblant de travailler, mais recevaient des femmes. Quelques
rares meubles de hasard, un buffet de restaurant, où appuya ses mains la
fille au corsage bleu du _Bar aux Folies-Bergère_; quelques vases à
fleurs, des «litres», des fioles à liqueurs, quelques bouteilles de
champagne sur une table où s'assirent les deux amoureux de _chez le père
Lathuile_; le miroir à pied de _Nana_, un tub de zinc. Sur des
chevalets, quelques pastels, dont George Moore et Méry Laurent, l'amie
de Henry Dupray et de Mallarmé, visiteuse quotidienne de Manet, à
l'heure où l'on vient bavarder et rire. Sur les chaises, un corsage de
soie, un chapeau, qu'après le départ du modèle, Manet copie avec effort
et application pour le «faire tenir sur la tête».

--Un chapeau haut de forme, c'est ce qu'il y a de plus difficile à
dessiner, disait Manet.

Celui d'Antonin Proust fut bien recommencé vingt fois en ma présence! Je
me rappelle la robe de _Jeanne_ et son ombrelle traînant longtemps à
côté des rhododendrons fanés qui avaient servi de fond; et combien
différente du modèle était l'interprétation de Manet! Le maître me
disait:

--N'est-ce pas, c'est bien ça? C'est soyeux, riche, _c'est bien d'une
élégante_?

Et son gentil geste du bras, comme fauchant l'air, et la main droite
faisant claquer ses doigts, donnait plus d'autorité à une voix affaiblie
de malade. Il y avait peu de gêne, peu de respect, trop peu, autour de
cet ami qu'on aimait, mais qu'on ne pouvait décidément pas prendre au
sérieux, sans doute à cause de sa gentillesse. Marcel Bernstein, le père
d'Henri, Manet une fois mort, me donna le _Moine en prière_ en échange
d'une pochade de Daubigny.

--Eh! là, l'amateur! Voilà qu'il file avec son cadre sous le bras...!
Allez donc dire aux marchands que ce n'est tout de même pas plus mal que
Duez... et Manet riait de me voir emporter une tête au pastel, Méry
Laurent coiffée d'une toque de lophophore, vêtue d'une jaquette grise
garnie de skungs; comme j'avais obtenu que mon père achetât pour moi
cette jolie chose.

Je regrette de n'avoir pas mieux connu l'excellent Manet, de ne pas lui
avoir parlé avec la tendresse et la vénération qu'il méritait. Mais
peut-être préférait-il alors, à ma réserve silencieuse de petit jeune
homme bien dressé, la camaraderie libre et gouailleuse qui me choquait
tant chez les autres. Alfred Stevens, ce gros Belge de Paris, si bon
peintre, jadis, mais d'intelligence trop limitée, et qui ne travaillait
plus que pour le commerce, paraissait le pontife dans ce milieu artiste,
un pontife au chapeau penché sur l'oreille, type de préfet du second
Empire, ou de colonel de cavalerie en goguette.

Fanfin avait une affection fraternelle pour Manet, mais... distante et
effrayée! Il ne se serait pas risqué au 77, rue de Saint-Pétersbourg. Il
avait été quelquefois, jadis, chez M. et Mme Manet aux séances de
musique de chambre, que donnait le vieux magistrat; Mme Édouard Manet ne
paraissait jamais à l'atelier qui était, selon elle, «une annexe du café
de Bade». Édouard, dans son «antre», n'était plus le fils de M. et Mme
Manet. Celle-ci disait:

--Pourtant, il a copié la _Vierge au Lapin_, de Tintoret, vous viendrez
voir cela chez moi, c'est bien copié. Il pourrait peindre autrement;
seulement il a un mauvais entourage!... S'il pouvait, au moins, peindre
des portraits comme Tony-Robert Fleury!

Édouard n'aurait pas demandé mieux, peut-être, mais avec le caractère,
le dessin appuyé et dur de ses têtes, c'était malgré lui et à son insu
qu'il «défigurait ses modèles» et faisait des chefs-d'oeuvre.

M. Degas fut blessé et cessa de voir son ami. Degas avait peint un
portrait double de M. et Mme Édouard Manet. Mme Édouard Manet, vue de
profil, jouait du piano. Manet coupa la toile en deux, supprima l'image
«enlaidie» de sa femme. Quant à la ressemblance de Manet, assis en boule
sur un canapé, si j'en juge par une photographie de ce beau fragment,
c'était la vie, c'était l'homme que j'ai connu. _La femme au gant_ que
j'achetai 500 francs chez Durand-Ruel, en 1884, «un monstre de laideur»,
fut reconnue par un enfant de ma famille:--Ah! c'est la tante Aurore!...
dit-il. Les parents firent taire le petit sot: mais je sus que _La femme
au gant_ était bien Mme de X..., célèbre beauté du Second Empire, la
tante Aurore. Herr von Tschudi, qui la convoitait pour Berlin, me
disait:--C'est la Joconde française.

«Si l'on aime la peinture de Manet, on l'aime comme Corot, comme
Tourgueneff», a écrit George Moore, l'«Anglais des Batignolles», ainsi
qu'on désigna Moore quand Manet fit de lui l'étonnant pastel «aux yeux
mauves, au teint vert de noyé». Plus d'un quart de siècle après la mort
du peintre, Moore parle encore de lui comme si Manet venait de
disparaître; pour lui Paris est vide sans Manet et l'on n'y fait plus de
peinture.

                                   *

                                 *   *

Manet pasticheur?

Il n'y a pas deux tableaux dans toute son oeuvre, qui n'aient été
inspirés par un autre tableau, ancien ou moderne. Manet prenait
résolument la composition d'une toile de maître, la traduisait à sa
façon, la recréait; les Espagnols dont il a été si impressionné dans sa
plus belle manière, il les pastichait avec une volonté de faire des
tableaux de musée. Personne plus que lui n'a «démarqué», et personne
n'est plus original. Plus tard, influencé par Claude Monet, il fera du
plein air, aussi polychrome que ses premières oeuvres étaient blanches
et noires; mais toujours et partout, la _touche_ est du Manet, sa pâte
est unique; la maladresse, la précision et la décision à la fois du
pinceau n'appartiennent qu'à lui. C'est _bien fait_ jusque dans le lâché
apparent. Il y a une plénitude dans son dessin simplifié et gauche, il y
a une déformation dans le sens de la grandeur. Son modelé plat qui
supprime certains plans, donne une qualité unique à la nature-morte, aux
objets. Rappelez-vous le _Jambon_ sur un plateau d'argent, la _Botte
d'asperges_. On n'a jamais peint comme cela avant lui. Cela paraît plus
simple et plus mystérieux que la pâte de Chardin.

Du _Guitariste_ au _Linge_, une révolution s'est opérée chez Manet; on
croit à peine que les mêmes yeux aient pu voir, à quelques ans de
distance, si différemment. Toutefois, la main est reconnaissable. Toutes
mes préférences sont pour la période espagnole et surtout pour
l'_Olympia_ qui m'apparaît comme une oeuvre sans rivale dans notre âge,
un réservoir de lumière, un soleil blanc dans la «Salle des États»
qu'elle éclaire, avec son étrange, métallique beauté de chair, sa
_stylisation_ involontaire, sa sensualité moderne, «baudelairienne»--et
combien plus femme par la vie qu'elle dégage, que la _Maîtresse du
Titien_, ou que l'_Odalisque_ d'Ingres, à laquelle elle fait pendant, au
Louvre!

On a parlé de Goya, à propos de l'_Olympia_ qui serait un pastiche de la
Duchesse d'Albe, nue sur un lit. Il existe aussi une Duchesse d'Albe en
costume de Maya; Manet a peint une Espagnole travestie en torero; le
_Balcon_ est composé comme un des «Caprices» de Goya. Nul doute que
Manet avait songé à l'Espagnol dans ses scènes de Plaza et sa _Lola de
Valence_; mais je ne crois pas qu'il ait connu les originaux, ni qu'il
soit même allé en Espagne, et ses toiles sont très supérieures à celles
dont il se serait inspiré. Ses «pastiches» sont des créations aussi
originales que _le Linge_.

Un peintre de grand métier peut s'inspirer, doit s'inspirer de ce qu'il
aime et le recréer à sa façon. Il y a des artistes sans nulle invention
ni personnalité, dont la manière n'évoque le souvenir d'aucune autre
manière, et qui sont pourtant banals et sans intérêt. L'originalité
réside moins dans la _conception_ que dans l'_exécution_. Les moyens
sont _tout_ en peinture. Ingres a pillé--puisque l'on dit ainsi--tout ce
qui lui semble en valoir la peine. Son admirable _Thétis_ est comme un
agrandissement d'une pierre gravée antique du musée de Naples. Les
statues grecques, les miniatures persanes étaient familières à Ingres.
L'_OEdipe et le Sphinx_ est fait d'après un patron très fréquent sur les
vases étrusques. L'_OEdipe_ n'est-il pas cependant le tableau le plus
caractéristique du maître français?

C'est par la façon dont elle est «faite» que l'oeuvre de Manet s'impose
et vivra. C'est par son _métier_[10] que Manet aurait dû influer sur ses
contemporains. Or, de sa maîtrise de technicien, il n'était pas
question, jusqu'à ce que nous l'ayons découverte, beaucoup plus tard.

  [10] «L'atelier de Vélasquez», que je possède, est un exemple curieux
    du _pastiche-original_ de Manet.

Nous voyons donc le même fait se reproduire pour tous les peintres.
Certains hommes bénéficient de l'heure à laquelle ils ont paru, d'une
circonstance fortuite de leur carrière; pourquoi le nom de Manet est-il
devenu une sorte de référence pour les impressionnistes et les
néo-impressionnistes? Il n'a pas de parents dans l'art moderne. Claude
Monet combina une palette nouvelle, Manet crut l'emprunter. N'étant pas
théoricien, ses phrases coutumières sur l'art étaient d'aimables
enfantillages; il parlait d'art comme un _communard_ amateur, de la
révolution.



GUSTAVE RICARD[11]

  [11] Exposition de Ricard et de Carpeaux, à la salle du Jeu de Paume,
    15 mai-15 juin 1912. Article paru dans la _Revue de Paris_.


Il est mort trop tôt pour que j'aie pu le connaître; mais on m'en a tant
parlé dans ma jeunesse, qu'à l'aide de mes souvenirs j'essaierai
d'évoquer cette figure mélancolique, si peu épargnée par l'injustice de
ceux qui aiment les nouvelles formules, la spontanéité, la lumière, la
vie joyeuse. Enfermé dans son atelier, par crainte de ses contemporains,
Ricard vécut presque ignoré du public, et adulé de quelques-uns.
L'expérience à laquelle nous assistâmes ce temps-ci prouve l'inutilité
de certains essais de réparation. Moi-même, qui possède plusieurs de ses
oeuvres, recherchées et entourées de vénération par ma famille, cette
réunion de plus de cent portraits m'a d'abord déçu autant que les gens
pressés qui n'ont pas pris la peine de forcer la porte de ce reclus
volontaire. Ricard a fait la nuit autour de lui: munissez-vous d'une
lanterne et pénétrez à pas discrets dans son laboratoire de chimiste.

On lui refuse la personnalité. Il faudrait pourtant s'entendre sur cette
question: en quoi consiste l'originalité? Il nous arrive trop souvent de
prendre pour de l'originalité une simple transposition de ton, comme
dans un orchestre l'usage d'un instrument au son bizarre et nouveau.
Nous sommes en pleine brutalité. Nos yeux sont assaillis par les pires
extravagances de colorations crues, de tons entiers, réaction toute
légitime contre un excès de fadeur et de demi-teinte. Le soin dans le
«métier» est sacrifié à la recherche de la couleur pure, qui, moins on
la travaille, mieux elle chante. Aussi bien une exposition de Ricard,
après la malencontreuse rétrospective de Whistler, laisse froid un
public perverti par les savantes roueries de la réclame, et qui veut à
tout prix découvrir des maîtres à bon marché, et féconds, dont la
spéculation s'empare.

Ce que nous appelons couramment «originalité», est-ce le piment qui
réveille, pour un temps, un appétit endormi? D'autre part, le retour à
des préoccupations plastiques décoratives ne fut, dans plus d'un cas,
qu'une confusion du tableau avec le décor, un entraînement des sens
souvent assez heureux, et qui semble très particulier aux races
orientales et sémitiques.

Or, l'on choisit cette heure pour rouvrir la chapelle désaffectée de
Gustave Ricard et sonner des carillons au lieu d'un glas. Nous voici
chez un homme qui fermait les rideaux de son atelier pour peindre dans
la pénombre, arracha du cadran de son horloge les aiguilles--symbolisme
qui vous fera sourire--s'exerce à y voir dans les ténèbres comme un
oiseau de nuit, au moment où Cézanne se fixait à Aix dans le soleil de
sa Provence.

                                   *

                                 *   *

Un vieil ami de Ricard écrit: «C'était un être exquis, un causeur
charmant, curieux de toutes choses. Très modeste, il n'était jamais tout
à fait content de ses oeuvres, qu'il comparait en admirateur forcené des
maîtres, avec celles de Titien, de Velasquez, Rubens et Van Dyck, ses
dieux. Il adorait les primitifs allemands et surtout italiens.»

Cette modestie-là n'est qu'une douloureuse ambition cachée dont meurent
ceux à qui manque une robuste vitalité.

Ricard, dans un sombre rez-de-chaussée de Montmartre, mélange les huiles
et les siccatifs, compose des tons de préparation et des glacis, d'après
des recettes retrouvées du XVIe siècle. Il fait peu poser et peint sans
relâche après le départ du modèle, corrigeant, effaçant les traces trop
vulgaires du travail d'après nature; la séance continue dans la
solitude; le peintre suit son idée et s'égare comme dans un labyrinthe
où nul gardien ne le dirigera vers l'issue, en cas de découragement; il
revient sur ses pas, parcourt des kilomètres, harassé, en pure perte. Il
y a dans ce travail solitaire une jouissance morbide, dangereuse comme
la morphine; pour le portraitiste, presque un non-sens; tout de même,
qui en essaie y reviendra, inconscient des heures et de leur fuite...
et, la nuit, quelle tentation de prendre une lampe, de retourner au
chevalet revoir déformée par le pinceau l'image que l'imagination
déforme plus encore, lui prêtant des beautés dont l'aurore dissipera le
mirage! Et le lendemain, de recommencer! Si les maîtres d'autrefois ne
peignaient pas d'après le modèle, ils dessinaient d'après lui; les
portraits, aussi, étaient peints avec des recettes, coloriés à la façon
des gravures que les enfants enluminent. Ces recettes, on les
enseignait. Pour les retrouver, Ricard a fait un ouvrage de Pénélope.
Par ses recherches, ses essais, son inquiétude, il est d'aujourd'hui, et
peut-être le premier portraitiste qui, au lieu d'avoir exploité une
formule, ne laissera que des études.

Ricard a mis trop de _sentiment_ dans ses portraits. C'est la qualité du
«sentiment» qui a le plus de chance de «faire dater» un tableau. Rien ne
se démode comme le «sentiment», cause des succès rapides et des chutes
dans l'oubli; péril pour un J.-F. Millet, si grand artiste tant qu'il
n'est pas sentimental. Ricard fait penser dans certaines de ses toiles,
mais avec un plus beau métier, à ce Lembach dont le «sentiment» est pour
beaucoup dans l'illusion que ses contemporains se firent sur le peintre.
Sans préférer la lourdeur d'esprit d'un Courbet ou d'un Alfred Stevens,
méfions-nous des psychologues sentimentaux. Ricard, cependant, va
parfois assez loin et exprime l'âme d'un temps dont Stevens nous
conserva les costumes. Nous lui devons, comme à Carpeaux, nombre
d'images typiques de cette époque impériale qui réapparaît sur la scène
quand des directeurs de théâtre tentent de rajeunir les pièces de Dumas
fils, d'Augier ou de Sardou, en revêtant les acteurs de toilettes
oubliées depuis quarante ans.

Dans les familles moisissent, au fond d'armoires, les émouvants albums
de photographies qui devraient avoir leur place dans les bibliothèques.
Je m'y retrouve dans les bras d'une nourrice bourguignonne à bonnet
tuyauté et couronné des coques d'un immense ruban écossais; puis petit
garçon en chapeau de paille de riz, orné d'une écharpe à franges, et,
sur les oreilles, deux pompons, à l'effet de me garantir des courants
d'air si redoutés alors par de tendres mères en crinoline. Nos pères
étaient charmants, mais un peu comiques, avec leurs favoris bouclés,
leur cravate à trois tours, et fort bien pris, ma foi! dans leurs
redingotes et leurs étroits pantalons à sous-pieds. La photographie ne
nous permet plus d'ignorer nos propres avatars ni la tournure de nos
aînés; mais les cartes-albums se détruisent, l'image pâlit, et seules
survivent les oeuvres peintes, ou modelées par le sculpteur. Et les bons
portraitistes sont rares, à cause même du portraituré; car si le
portrait commandé par une famille est jugé d'une présentation flatteuse,
les intéressés sont contents et surpris d'un résultat toujours incertain
dans l'aventure qu'est le choix d'un artiste; au point que si je devais
en prendre la responsabilité, je frémirais, et peut-être
m'abstiendrais-je, à moins de désirer un «simple morceau», peint pour
moi seul d'après l'infortuné que je condamnerais à subir des séances de
pose, qui sont un peu du viol.

En général, les considérations relatives à un portrait peuvent se
réduire à celles-ci: ressemblance, présentation satisfaisante, valeur
d'art, mérite technique. Qui ne demande à un portrait que la
ressemblance flattée et l'agrément, le destine à une prochaine
relégation dans le grenier, une fois disparu le Monsieur ou la Dame, et
si la toile ne possède les mérites intrinsèques d'une oeuvre d'art.
Celles de Ricard étaient ensemble un portrait et un tableau grave,
digne; Ricard était qualifié pour peindre un beau portrait qui ne passe
pas de mode. Le cercle de ses clients, presque tous ses amis, fut
restreint, mais une élite; son nom, ignoré des cours qui s'étaient
attaché Winterhalter, Chaplin, Dubufe le père, Pérignon et Cabanel;
quelques autres encore étaient assaillis de commandes et recueillaient
une fortune. A côté d'eux, n'exposant point au Salon, Ricard exécutait
un portrait, non sans se faire beaucoup prier, car il craignait de ne
pas réussir. A défaut d'une couleur chatoyante et claire, agréable sur
les boiseries d'un appartement luxueux, il vous donnait «de la
distinction» et une certaine expression rêveuse fort au goût des clients
dont l'idéal sera toujours de passer à la postérité, non sous leur
aspect véritable, mais «idéalisé». Moins affecté qu'Ernest Hébert, le
peintre des têtes penchées, maladives, aux yeux «chargés de nonchaloir»,
Ricard inclinait sur des poitrines plates des visages de mélancolie où
«couve la passion». Aux hommes, il donnait une langueur rêveuse,
romantique, un front «chargé de fatalité»; il nouait joliment une
cravate sous une barbe soigneusement brossée, répandue en éventail sur
une «veste de chambre» en velours; il prêtait à un financier l'allure
d'Alfred de Musset. Un monsieur du temps de Bertall et de Cham, qui se
voit tel accommodé, ne craint plus le jugement de ses petits-fils; ils
ne le renieront point. Enfin, les gens du monde qui se piquaient d'être
connaisseurs, croyaient faire preuve d'audace en allant à Ricard, comme
en achetant des meubles anciens qu'on commençait de rechercher, ainsi
que les vieux tableaux; or, le plus vif désir de Ricard était que les
siens parussent, sitôt finis, dater au moins d'un siècle. Il était prêt
à faire de vous un «Rembrandt», un «Titien» ou un «Reynolds». Chenavard,
infatigable causeur, devait aviver, avec cette éloquence à laquelle nul
de ses confrères ne résista, le mépris de Ricard pour la peinture
moderne; néanmoins, une toile de Ricard est reconnaissable de loin,
avant même qu'on ne déchiffre le monogramme G. R., et malgré le désir
qu'eut le peintre de «faire» du Vénitien, du Flamand ou de l'Anglais. La
durée de la peinture à l'huile, sa conservation: grand souci de Ricard
qui fut si malheureux dans la recherche des procédés chimiques et de la
fabrication des couleurs, des vernis, des «véhicules», des enduits pour
panneaux, alors que Monticelli, le grand coloriste marseillais, son
compatriote, avec des couleurs médiocres et sur des planches de sapin
mal rabotées, obtint une matière si durable!

                   *       *       *       *       *

Après la tentative d'une réunion aussi complète de ses ouvrages, le
peintre nous laisse dans le malaise et l'incertitude; sa peinture
«préparée» s'assombrit au point qu'elle recouvre certaines toiles comme
d'un suaire. A l'aide de mes souvenirs, je dégage de son enveloppe cette
oeuvre non pas difficile, mais qui veut être énigmatique. Une petite
santé; des chairs grises ou jaunes se corrompent dans des vernis épais
et craquelés. D'ici cinquante ans que restera-t-il de cet artiste
incomplet, trop peu spontané, qui réalisa si rarement son beau rêve?
Ricard a dit un mot typique à propos d'un portrait datant déjà de
quelques années: «Mme X... commence de ressembler à son portrait.» A
force de scruter les visages, d'y vouloir «lire entre les lignes», il
croyait pénétrer des secrets qui ne se révèlent que plus tard. Les yeux,
dont il fit une étude spéciale, n'ont-ils pas tous de l'analogie avec
les siens, qui, dans son bel et ardent visage, semblent faire pencher
par leur poids la tête sur la poitrine?

La plupart de ses portraits sont comme une reconstitution posthume
d'après des souvenirs et des photographies. La tête de _Mlle Louise
Baignières_ enfant, n'aurait pas plus de réalité que Ricard ne lui en
accorda, ce délicieux portrait eût-il été peint de mémoire. On a dit un
Reynolds; non point! un Ricard.

L'opération d'esprit qu'inconsciemment il recommença en face de chaque
modèle, substitue Ricard à son modèle. Or, ce n'est point la
personnalité de l'artiste qui doit primer dans un portrait si c'est la
ressemblance qu'on lui demande; et tout de même nous devons reconnaître
à la fois l'artiste et le modèle. Si le peintre veut avant tout
«s'exprimer», il risque de faire oeuvre de mauvais portraitiste, ou de
ne pas faire de portrait du tout. On dit couramment aujourd'hui:
«Qu'importe la ressemblance? Il est puéril de la chercher». Mais le
client a sa conception à lui de la ressemblance, et cette conception est
médiocre, exigeante, à la fois terre à terre et d'un idéalisme
assurément fort confus. Enfin le modèle refuse son secret à
l'investigation du peintre, à moins que celui-ci ne le force.

Un Courbet, un Renoir ou un Monet sont exaltés par le plaisir de manier
de la pâte; un ton les contentera par sa seule beauté. Ricard,
«psychologue portraitiste», effacera un joli ton, le gâtera pour
exprimer la vérité psychologique ou plutôt son idéal. Mais cette vérité
psychologique, le dessin seul la crée. Un dessin sans caractère de
vérité est nécessairement faible. Un dessinateur comme Ingres, qui
autant que Ricard songe à un maître, à un style devant un visage, sa
main lui obéissant sans peine trace une effigie ressemblante où se
marque sa griffe.

L'intelligence sans l'outil de l'ouvrier fait d'un peintre une sorte de
martyr. Ricard s'étiole dans son cabinet d'alchimiste où il manipule les
dangereuses éprouvettes qui contiennent des poisons. Voici Armand Rolle,
le galant conseiller d'État et député du second Empire: nous l'avons
connu âgé mais portant beau, quand le dos tourné à une cheminée, il
contait une anecdote, un pouce passé dans son gilet, la main droite
soulignant d'un geste élégant une jolie phrase qu'il arrondit. Dans un
cadre ovale d'ébène, Ricard nous présente ce «beau ténébreux» en héros
d'Octave Feuillet; ceci est juste; mais le peintre a voulu mettre une
énigme dans ces yeux vifs du Bourguignon, et nous donne un
agrandissement de Nadar, qui aurait le sourire de la Joconde!

La Joconde?... Le sourire de la Joconde et ses yeux? Je me rappelle une
visite de Gustave Moreau chez une jeune fille dont je peignais le
portrait. Le vieil artiste au lieu de me donner un conseil technique
comme Degas ou Manet, me dit: «C'est bien, vous aimez la Joconde!
Retournez au Louvre, interrogez encore ce chef-d'oeuvre, non pour le
métier invisible que nul ne peut imiter, mais pour la Beauté, le
Mystère...» J'avais vingt ans et du respect, je faillis obéir, mais
qu'est-ce que Moreau appelait la beauté? Ricard qui fréquentait
assidûment l'ermite de la rue de La Rochefoucauld, trop de fois tenta de
recommencer la toile du Vinci.

Il faudrait pourtant mettre à part des portraits plus directs que ces
Jocondes des Tuileries et retenir _MM. Charles Le Senne_, _Paul
Chenavard_, _Gustave Dreyfus_, _Heilbuth_, _Ziem_, _Diaz_, _Hamon_,
_Marcotte de Quivières_, les trois membres de la _famille Abram_;
plusieurs encore, sont de délicats portraits vivants et de la plus jolie
facture. Dans l'exposition où nous les admirions une fois de plus, ils
étaient un repos à côté de plus célèbres, telle la _madame de Calonne_,
inspiratrice et amie passionnément aimée de Ricard, figure blême, dont
les yeux trop grands sont aussi sombres que le halo de bistre qui
s'étend jusqu'aux minces narines. Ce sont des gouffres, ces yeux
ardents, fixes, terribles, de goule en «mantelet». _L'enveloppe_
savoureuse de cette face lunaire évoque pourtant un cadavre plus qu'une
belle femme amoureuse. Il semble qu'un spectre s'interpose entre Mme de
Calonne et le peintre qui, à force d'évoquer une âme, n'est plus
conscient d'une très charnelle présence. Ce tableau si connu, et qui
établit la réputation de Ricard, est, je crois, l'oeuvre la plus
irritante qu'il ait achevée. Laissons cette erreur d'amoureux pour
considérer les toiles où l'artiste fut plus désintéressé et plus calme.
Il existe de lui quelques chefs-d'oeuvre complets: le portrait de _Mme
Paul Borel, née Formeville_; celui de son fils _Maurice Borel_, le
délicieux petit garçon en velours noir et à bas rouges que l'on admirait
à l'exposition.

Mme Paul Borel, au fin visage de blonde émaciée porte un petit livre
rouge dans ses belles mains, parfaites de dessin et de modelé plat, qui
reposent sur une jupe du noir le plus délicat; les manches de mousseline
blanche, où transparaissent les bras, relient à un fond gris de perle la
gorge découverte et les mains. Cette toile me rappelle à la fois Holbein
et Whistler.

Un autre chef-d'oeuvre: _la mère de Mme Borel, Mme de Formeville_, reste
à l'état de préparation dans une buée grise qui fait pressentir les
vapeurs et l'ouate de Carrière; mais Carrière n'a jamais eu cette
finesse spirituelle, ce charme féminin, et quand il ponctuait son
camaïeu d'une lèvre rouge, il le désaccordait.

Rappelons encore: _la Marquise de Carcano, Mlle de Carcano_ (Musée
municipal de la ville de Paris); _l'Inconnue_ de la collection Sarlin;
_Mme Henry Fouquier_; _Mme Gaston Pâris_; _Fromentin_; _Mme Félix
Abram_; _le Comte et la Comtesse de Brigode_; _Mme Charles Roux_ et
surtout _Mistress Stephenson et son enfant_ (collection de M. le Duc de
Guiche) qui font oublier les _Mme Szarvady_ et autres dames d'une
agaçante mièvrerie ou d'une passion trop littéraire.

Il n'eût pas été pour déplaire au modeste et orgueilleux Ricard qu'un
jour à venir une partie de son oeuvre détruite, une seule de ses toiles
fût retrouvée par quelque amateur, chef-d'oeuvre impossible à attribuer
à aucun peintre moderne et à propos duquel des experts savants
discuteraient comme d'un Giorgione ou d'un Léonard. Supposons que ce fût
la tête véritablement «énigmatique» de Mlle de Carcano, ou qu'au fond
d'un magasin fût découvert le portrait de Mistress Stephenson. Quelle
surprise!... La composition en est classique; une mère tient sur ses
genoux un enfant nu, la main sur la bouche comme le divin Bambino; la
jeune femme tourne vers son fils une petite tête fine aux mâchoires
accusées d'Anglaise; cette madone porte un «canezou» de velours noir, de
mode à la fin de l'Empire. Le fond est un paysage fantastique et réel de
primitif italien, sur un ciel de Gainsborough.

Le portrait de la marquise de Carcano est d'une somptueuse polyphonie.
Le rouge, le jaune bouton d'or et le bleu de lapis-lazuli dansent une
ronde joyeuse autour d'un blanc moiré et lamé de laque rosée, de gris
bleuté et de maïs, à peine plus clair que le visage, seul irréel au
milieu d'accessoires très rendus. Cet étrange et captivant tableau était
le début d'un développement original, que la mort interrompit quand la
lumière allait peut-être faire irruption dans la caverne du sorcier.

Ricard, qui fut le portraitiste de l'École de Fontainebleau, des Diaz,
des Théodore Rousseau, n'appartient pas plus à leur époque qu'à la
nôtre; on ne sait comment le classer. Aussi bien, son exposition
rétrospective fut inopportune à côté d'une collection radieuse de
l'école dite «impressionniste», école où les élèves bénéficient du
prestige de leurs maîtres; or, parmi ces élèves, combien d'eux
inférieurs, en tant qu'hommes, à Ricard sont déjà classés dans
l'histoire!

Le malchanceux Ricard est comme une nébuleuse dans un ciel chargé
d'étoiles. Il pâlit même à côté du fragile Fromentin et de ses camarades
dont il se serait plus tard séparé: liaisons que son amitié l'empêcha de
juger dangereuses.



APRES UNE VISITE A LOUIS DAVID

Paru dans _la Nouvelle Revue Française_, 1913.


Si l'on dressait une liste d'artistes français qui ne pouvaient être que
des Français, il faudrait inscrire le nom de Louis David en première
ligne. Aucun n'eut, autant que lui, les caractères particuliers à notre
race. J'en fus deux fois frappé au retour d'un voyage en Toscane. Je
m'étais arrêté à Avignon, où je savais trouver une étude de nu pour le
_Bara_ de David. Une journée pluvieuse dans l'affairée ville de Lyon, me
permit encore de voir un portrait plus qu'aucun autre significatif: _la
Maraîchère_, dit le catalogue, mais en vérité une Tricoteuse de la
Révolution.

Je ne sais pourquoi, Lyon me parut un cadre approprié pour la sèche et
déplaisante figure de ce grand peintre, de cet homme qui repousse notre
sympathie, malgré l'admiration qu'il commande. Lyon offre l'aspect dur
de notre vie nationale et, dans les rues, les visages ont l'expression
tendue des gens d'affaires et des ouvriers d'usines, pour qui le repos
n'est pas un loisir. Je passai plusieurs heures dans le magnifique
musée, si riche en oeuvres de toutes sortes, si bien classé, et égal aux
meilleurs d'Italie. Mais parmi tant de chefs-d'oeuvre, c'est la
Tricoteuse de David qui me retint. Encore pénétré de beauté voluptueuse,
tendre ou noble, la mémoire remplie de souvenirs charmants, je rentre
chez moi pour être accueilli par cette virago: une Parisienne de
93.--Ah! ces cheveux en broussailles sous la fanchon, ce cou, cet oeil
envieux, le rictus de cette bouche faubourienne prête à lancer
l'invective! Regardez cette mégère: David, à certaines minutes, sentit
comme cette femme, agit peut-être comme elle. Ils eurent les mêmes
haines de parti.

Dès mon arrivée à Paris, je m'en fus au Petit-Palais, où l'on expose,
deux ans après l'oeuvre d'Ingres, celle de son maître, et quelques
toiles de l'école davidienne. Il paraît que cette exposition est un
triomphe; elle étonne. Ne vous étiez-vous pas avisés que David fût un
grand peintre?

Et cependant _la Distribution des Aigles_ est à Versailles, et _le
Sacre_ au Louvre, avec tant de portraits aussi vivants dans leur
simplicité un peu froide, que les plus beaux qui jamais aient été
peints... Vous croyez réhabiliter David? Vous l'aviez oublié. Vous
retrouvez, dans un local nouveau, David entouré de son école et ce fort
«ensemble» comme toute oeuvre ordonnée s'impose aujourd'hui dans
l'attente, l'inquiétude et la division.

Je croise Pierre Bonnard, qui me dit devant _la Lecture de l'Enéide_,
par Ingres:--C'est la révélation de David! Dans cette école, Ingres est
le commencement de la décadence: avec lui la littérature et l'afféterie
vont tout gâter...

Loin de partager cette opinion, je sens croître mon admiration pour
Ingres, pour son goût, sa volupté, son trouble d'artiste, je l'aime
encore plus, de le voir ici près de son maître et de ses camarades. Tout
de même, une visite à David aura peut-être en nous des répercussions
plus directes et je comprends la surprise de P. Bonnard, qui sort des
Indépendants et rencontre Louis David, «le colonel des pompiers», le
«rotulard», «le Romain», l'académique contempteur de notre XVIIIe siècle
pimpant, facile et féminin, dont Renoir et Bonnard sont l'ultime
descendance. On ne se souvenait que des _Horaces_ et du _Bélisaire_,
gravures reléguées dans les arrière-boutiques du bric-à-brac avec des
pendules de bronze de la Restauration. Verhaeren n'écrivait-t-il pas ici
même: «Je sais combien le bibelot séculaire évoque de joie rare et
discrète; je sais la beauté des ruines: je leur préfère pourtant
_n'importe quoi_ de ce qui vit et se crée à cette heure et tout ce qui
resplendit grâce à l'effort d'aujourd'hui»? Or David est avant tout
vivant, ce farouche doctrinaire affirme, et c'est du doute que nous
souffrons.

J'avais eu l'imprudence de faire un tour au Salon en me rendant au
Petit-Palais. Après l'Italie, les Salons sont toujours une épreuve
pénible. Que j'y participe, ou que plus sage je les aie évités, je n'y
pénètre jamais sans angoisse. Pourquoi tant de talent et de travail
jetés comme à plaisir dans le torrent qui emporte tout indistinctement
vers l'oubli définitif? Sensation d'inutilité décourageante,
insupportable, d'être dans une bande de cosmopolites, les bateleurs
d'une permanente rue des Nations où se tient notre théâtre: Entrez!
Admirez-nous, promeneur! nous sommes si faciles et si complaisants!...
Mais le promeneur s'éloigne, car il ne sait pas choisir dans ce concert
de voix discordantes.

J'ai traversé l'avenue Alexandre-III pour saluer Louis David, un vrai
Français, celui-là. Désagréable, dur, oui! comme la Maraîchère ou la
Tricoteuse du musée de Lyon. Je regimbe, j'ai peine à reconnaître en lui
un ancêtre. Sommes-nous faits de même? Avons-nous cette sécheresse et ce
prosaïsme raisonneur? Mais si j'écarte le politicien, le triste
politicien à la française que fut David, «faible et versatile», comme
l'écrit naïvement Delécluze--je ne puis m'empêcher de me dire tout bas:
voilà peut-être _notre_ vérité: un art direct, facile même quand il
paraît tendu, un art réaliste, un bon métier d'ouvrier consciencieux à
la Jacob ou à la Riesener; quelque chose de «bien fait», de discret, qui
ne jette pas de la poudre aux yeux; une langue qui exprime au plus près
ce qu'elle veut dire, avec précision, la bonne langue française, qui
dans sa pauvreté de mots, a toujours raison contre l'écrivain prêt à
s'en plaindre.

La technique française se signale pendant deux siècles par sa
simplicité, sa logique et sa clarté. A part quelques peintres
qu'influèrent les Flandres ou Venise, tel que Watteau, la technique
française n'a pas beaucoup de saveur, dédaigne ou ignore les jus, les
pâtes compliquées et les épices. C'est Delacroix, le romantique, qui
traverse la Manche, découvre Constable, Reynolds et nous rapporte
d'Angleterre des façons plus mystérieuses de rendre le clair-obscur
ambré, le jeu des reflets et les chaudes harmonies. Le bitume alors
coulera avec les huiles et les siccatifs; ce ne seront plus que recettes
étonnantes de «fonds de jus» dans des cuisines de gourmets. Et les
tableaux commenceront à mal se conserver, car les sauces trop savantes
sont nocives. Le «métier» du XVIIe et du XVIIIe siècle, celui d'un
Lesueur, d'un Poussin, d'un David, c'est souvent, sur un «dessous»
roussâtre, un dessin plus ou moins nerveux, qui laisse transparaître le
panneau ou la toile. C'est un dessin colorié, du dessin au pinceau,
plutôt que de la peinture à proprement dire; non pas un coloriage
d'imagier à la manière des primitifs, mais une sorte d'improvisation sur
un thème très simple; de la liberté que règlent l'intelligence, les lois
apprises et la Raison.

Jusqu'à 89, David eut beaucoup en commun avec ses prédécesseurs
immédiats. Mettez à part le tempérament et l'esprit de l'homme, vous
discernerez dans maintes de ses compositions académiques, des procédés,
des tours de main où Fragonard lui-même s'est complu dans sa jeunesse.
Un frottis monochrome recouvre d'abord la toile entière; ensuite, les
accents de la lumière sont posés en touches vives; puis une demi-teinte
plate; une ombre chaude, ponctuée de touches froides et moins empâtées.
Pour finir, la forme est cernée par des indications rouges qui
délimitent la lumière et l'ombre: excellent système enseigné dans les
ateliers et le meilleur pour donner rapidement du relief aux figures.

Regardez le _Sénèque_, le _Bélisaire_, l'_Andromaque_, le _Stanislas
Potocki_, _Apollon et Diane_; même dans _Pâris et Hélène_, David est
encore un peintre du XVIIIe siècle.

D'où vient l'ennui que dégagent ces toiles conçues dans le même temps,
ou peu après, que le maître de Grasse vaporisait ses parfums sur les
murs des boudoirs? J'ai relu l'histoire du théoricien et de l'odieux
sectaire, l'un de ces bourgeois français de la Révolution, qui crurent
être de sublimes Catons et portèrent le bonnet phrygien comme une tiare
pontificale. Le grave et pompeux Homais! capable d'ailleurs de s'adapter
aux différents régimes, ayant le tempérament du classique fonctionnaire
français. La Révolution allait donner à cet homme ennuyeux une occasion
de manifester ses plus vilains penchants. Quel Prudhomme brutal et sans
pitié! Il célèbre le Bien, le Beau et le Vrai, un pistolet dans sa
poche. Ce moralisateur a une mission. Il purifiera l'atmosphère; il
morigène la société et en la décapitant croit ramener l'Age d'Or. Je
pense à David en lisant les pages papelardes de Michelet: _Religion
nouvelle. Fédérations. Juillet 89-90: «Le vieillard entouré d'enfants a
pour enfants tout le peuple». «Les hommes se voient alors, se
reconnaissent semblables, ils s'étonnent d'avoir pu s'ignorer si
longtemps, ils ont regret aux haines insensées qui les isolèrent tant de
siècles, ils les expient, s'avancent les uns au-devant des autres, ils
ont hâte d'épancher leur coeur.»... «Les coeurs débordèrent, la prose
n'y suffit pas, une éruption poétique put soulager, seule, un sentiment
si profond; le curé entonna un hymne à la Liberté; le maire répondit par
des stances; sa femme, mère de famille respectable, au moment où elle
mena ses enfants à l'autel, répandit aussi son coeur dans quelques vers
pathétiques...»_

Il était fatal que David inventât le néo-romain, le faux grec de
tragédie et répudiât le XVIIIe siècle aimable. D'un coeur tranquille, il
eût conduit son meilleur ami à l'échafaud, et, soignant les plis de sa
toge, eût cru d'agir en héros de l'antiquité. David, sans sa peinture,
eût été le type le plus médiocre d'un révolutionnaire du second plan.

Michelet et combien d'autres grands artistes, issus de générations
élevées dans le culte anti-clérical de la Révolution, la parèrent pour
nous d'une beauté épique et sentimentale. Une terreur sacrée paralysa
les cerveaux; depuis cent ans, toute critique était interdite; mais ces
héros, nous les voyons maintenant plus prosaïquement humains. Dans _Les
dieux ont soif_, ce curieux livre de M. Anatole France, le drame ne se
joue plus derrière les feux de la rampe, mais bien parmi nous; et nous
reconstituerions vite un David préparant sans inquiétude le portrait de
Mme Chalgrin, tandis que le couperet, sur l'ordre du peintre, s'apprête
à trancher cette maigre gorge.

Ce portrait est resté à l'état d'ébauche, parce que la tête du modèle
tomba sur l'échafaud avant que...? et ainsi eûmes-nous l'occasion
d'apercevoir «les dessous» d'une peinture de David, qui n'eut pas le
temps de l'achever et de la refroidir: la violence des convictions du
Terroriste avait anéanti celles du peintre.

Dans les temps modernes, nous nous lassons vite des Muses et des Héros,
même si ceux-ci revêtent la forme néo-impressionniste; qu'est-ce qui
nous prouve que le «nouveau style» décoratif, le plus en faveur, ne se
démodera pas plus rapidement que les Bélisaires et les Sabines de David?
Ce grand artiste n'avait pas d'hésitations, il savait ce qu'il voulait
et ses toiles académiques devaient servir de décor à d'énormes
événements.

Je sens d'odieuses réactions se préparer dans la coulisse; on va tenter
de galvaniser les Grecs et les Romains académiques; déjà certains
délicats sortent de sous son globe à ganse de peluche, la pendule au
_Serments des Horaces_; casques et boucliers nous menacent d'un regain
de popularité. Pas plus que M. Verhaeren, nous ne voulons de ce
bibelot-là. Gardons un peu de mesure et jugeons. David, en tant que
peintre d'histoire, perd dans cette exposition une part de notre
admiration, si complète d'ailleurs pour le portraitiste. Je vois bien ce
qu'il y a de raisonnable, d'équilibré, d'_organisé_, dans cet art de la
composition; mais qu'on ne nous dise pas que le Bélisaire est un
chef-d'oeuvre. Si l'École française devait se soumettre au dogmatisme de
David, elle serait encore plus menacée qu'elle ne l'est de décadence.

«La doctrine que David a professée sur les arts et dont on peut chercher
l'ensemble dans ses divers discours prononcés à la Convention, elle est
toute théorique et se rapproche des doctrines dogmatiques que quelques
philosophes de l'antiquité et surtout les corps ecclésiastiques ou
sacerdotaux des temps modernes ont voulu établir. L'art dans ce cas
n'est plus un but, mais un moyen...» écrit Delécluze.

Ceci serait d'ailleurs au goût d'aujourd'hui, mais le système et les
idées de David sont d'un «primaire» et d'un cuistre à la fois.
D'enthousiastes disciples allèrent jusqu'à établir un parallèle entre
David et Platon, comparer leur «génie», parce que chacun d'eux avait
adopté un principe et soi-disant inattaquable. La peinture tendant de
plus en plus vers le système, j'entrevois la façon dont on va travestir
le solennel faiseur de discours, le rhéteur. Nous sommes toujours prêts
à créer de nouveaux malentendus, nous nous complaisons dans les
paradoxes. Les néo-impressionnistes vont réclamer David: ne riez pas!
Ils défendront David _stylisateur_. Attendons ces jeunes réformateurs à
ce qu'ils appellent _le tableau_, _la composition_, _la logique_ et
cætera et cætera... David et Poussin!

David fut d'une inconcevable indigence d'imagination. Sa vision de
l'antiquité n'a ni la grâce du XVIIIe siècle ni le piquant orientalisme
et la saveur archaïque--comme d'un primitif--de J.-D. Ingres.--David,
sans le soutien de la nature, dès qu'il doit _imaginer_, fait
banqueroute. Il lui fallut les pompes du Premier Empire, pour rassembler
et créer des chefs-d'oeuvre, tels que _Le Sacre_ et _La Distribution des
Aigles_. Comblé d'honneurs par Napoléon, on le sent trop heureux de
troquer la tunique du Romain contre les galons et le frac à
passementeries du fonctionnaire de l'Empire. Son pauvre esprit de
parvenu, brigueur, amoureux des grades, est plus à l'aise dans les
réalités de la gloire impériale que dans ses rêves et les visions
antiques. J'aime David quand il cesse de styliser consciemment, j'aime
le réaliste un peu terre à terre, mais vigoureux. Je l'aime quand il
n'arrange pas la nature, mais la copie avec cette belle naïveté lourde
de la plupart des bons artistes français. Ayant à peindre le tambour
Bara, que fait-il? D'après une jeune fille nue, il modèle comme un bon
élève une étude de chairs palpitantes (musée d'Avignon); pour _Le
Serment du Jeu de Paume_, il dessine soigneusement des académies
destinées à être ensuite revêtues de costumes historiques: à toutes les
étapes de sa longue carrière, le bon élève devenu professeur est là, qui
veille. David est consciencieux, sérieusement attelé à sa tâche comme un
brave ouvrier d'autrefois, dont il a le visage grave, l'expression dure
et tendue vers un seul objet. Ne discutons point avec lui, car il
n'admettra pas qu'il puisse se tromper. Oui, c'est le type éternel du
sectaire politicien, l'homme d'une seule idée à la fois--si naïf et si
faible, souvent, dans son idéalisme humanitaire de gros mangeur.

En visitant le Petit-Palais, mes souvenirs encore tout frais, je
comparais l'image de la Tricoteuse de Lyon avec celles que David nous a
laissées de lui-même: chez cette femme du peuple, et chez le Terroriste,
je vois surtout l'obstination et l'opiniâtreté. C'est bien cet homme
défiguré par une tumeur, qui dénonçait Mme Chalgrin au moment où il
croyait l'aimer.

N'a-t-il pas voulu faire détruire une madone de Houdon, laquelle eût été
brisée sans l'à-propos de la femme du statuaire, protestant que cette
Vierge était une Minerve? Houdon décapité, son oeuvre réduite en
poussière par David, David iconoclaste par passion politique: pourquoi
pas? Le culte de la Raison!

Mais ne nous rappelons que le grand peintre de visages. C'est dans le
portrait qu'il excelle. En présence du modèle, le théoricien s'anéantit,
il ne se croit plus obligé pour «être grec» comme il disait, de
supprimer l'expression; il redevient l'enfant aux yeux éveillés, que
doit être le portraitiste; et l'on peut être un magnifique artiste,
comme il le prouve, sans avoir le génie qu'implique l'oeuvre de pure
imagination.

Un ton gris, plat, que ce soit un ciel ou un mur, peu importe; sur ce
«fond» une personne vivante, que David fait comme sortir de la toile,
avec les plus simples moyens. Il «descend» sa figure, une fois la
silhouette indiquée d'un exact trait au bistre, peignant d'abord les
cheveux, puis le visage, les vêtements et enfin les mains un peu à la
manière de M. Vallotton: Un ouvrage mécanique de M. Vallotton, qui peut
s'arrêter quand bon lui semble, aller déjeuner, puis revenir à son
chevalet, et continuer sans nulle trace de la «reprise», sans
énervement. C'est mathématique, propre et très froid: du _style_ pour
les Indépendants. Pourquoi, néanmoins, ce métier impersonnel, mais si
sûr et si uniforme, peut-il recréer de la vie palpitante? Comment David
atteint-il à la plus grande beauté? A ce point de réalisation, n'est-ce
pas en somme du grand art, cette copie de la nature? Sans le savoir, il
arrive à David, au moment où il ne prétend rien prouver, de nous faire
penser à la statuaire antique dont il fait, ailleurs, du biscuit de
Sèvres. Aucun peplum, même d'_Andromaque_ ou des _Sabines_, n'a le style
de la robe à l'antique de la bonne grosse _Madame de Verninac_, ou de
l'admirable portrait de _Madame Récamier_; d'ailleurs une «préparation».

David eut plusieurs manières, correspondant aux régimes qu'il servit. Le
David ami de Marat découpe une silhouette comme avec une pointe sèche;
sous Napoléon, le courtisan s'étoffe un peu et voilà ces fortes
effigies, un peu comiques peut-être, de sa femme, sorte de Madame
Sans-Gêne, embarrassée dans la peluche incarnate, sous ses plumets de
cour; voici celles de la _Baronne Jeannin_ et de la _Baronne Meunier_,
les filles de l'artiste, car David est devenu père de ces grandes
pimbêches. En se haussant dans la société, il semble «engraisser» sa
pâte, s'amuser, la brosse en main. Voici l'ambitieux satisfait, qui a
rejeté bien loin sa vertu et qui abandonne ses principes. L'histoire
entière des premières années du XIXe siècle est lisible dans ces
portraits. L'âme du modèle se reflète dans le miroir de l'impassible
observateur.

Tout de même, un souffle héroïque fait claquer les drapeaux, les Aigles
impériales fulgurent dans le ciel d'orage; et ce souffle traverse
l'oeuvre du peintre qu'il anoblit. Après la Révolution, l'austère
politicien ne dédaigne pas de descendre dans le cirque où vont défiler
les cortèges et les chars dorés du nouveau monarque. Il tient son
sérieux, sous l'uniforme du courtisan. Il semble que la Légion
d'Honneur, l'Institut, tous les nouveaux titres aient été conçus et
décrétés pour récompenser le type de Français qu'incarne Louis David.

Oui, David est Français, jusqu'à nous troubler de le voir tel, ce grand
artiste, et ressemblant à tant d'autres que nous préférerions oublier.
Aussi bien, ses faiblesses peut-être autant que ses exceptionnels
mérites, servirent le chef d'école qu'il est si important qu'il ait été.
Ne lui devons-nous pas l'hommage de notre reconnaissance, plus que pour
son oeuvre personnelle, d'avoir préparé la venue d'Ingres, donc le
retour de la Beauté, redescendue enfin du nuage où elle s'était trop
longtemps cachée pendant les heures où la terre était sombre? David le
révolutionnaire apprête le XIXe siècle, met dans la main du peuple de
France une clef pour ouvrir les grilles du magnifique parc royal où les
jardiniers feront des planches de légumes sous les arbres taillés des
quinconces, et cultiveront, dans les serres chaudes, des fleurs
nouvelles et rares comme les précieuses orchidées.



QUELQUES MOTS SUR INGRES

Pour la _Revue de Paris_.


En rentrant d'Italie après un assez long séjour d'études à Rome et à
Florence, je trouve à Paris une petite exposition de peintures et de
dessins d'Ingres. Le nom de Ingres, avec celui de Corot, m'a poursuivi
pendant ces derniers mois dans l'enchantement des visites aux musées et
les promenades dans la campagne et les villes d'Italie.

Pour un Français de mon âge, un peu du plaisir toujours nouveau qu'offre
cette terre de beauté et de joie, est dû au souvenir de conversations,
de récits familiaux où certains noms de poètes, de romanciers,
d'artistes depuis longtemps morts, revenaient sans cesse. Quant à moi,
je ne puis songer à Rome, sans qu'aussitôt la figure de M. Ingres
m'apparaisse, entre Corot et Stendhal.

Il y a peu de semaines de cela, par des matinées grises et douces de fin
d'hiver, un jeune pensionnaire de la Villa Médicis me contait ses
troubles, ses inquiétudes, en faisant les cent pas dans les allées
bordées de buis, sous les sombres chênes-lièges. Tous les lauréats ne
sont pas des sots et certains de nos jeunes compatriotes, forcés de
demeurer quatre ans sur les hauteurs du Pincio, souffrent d'une pénible
indécision. Ils n'ont plus de direction, car nul maître n'oserait, s'il
le pouvait, en donner une à des échappés de l'École des Beaux-Arts, le
plus souvent sans culture, sans notions de ce que la Ville Éternelle
comporte d'enseignements pour tout homme de pensée: musicien, peintre,
sculpteur, écrivain, même architecte d'aujourd'hui.

La vie à la Villa Médicis est devenue une sorte d'anomalie.

Je l'ai connue du temps de M. Hébert, déjà somnolent; mais M. Hébert,
quoique fort âgé, continuait une tradition qui lui venait de M. Ingres.

Plusieurs hommes, aujourd'hui disparus, surtout Gounod dont les récits
étaient si vifs et imagés, savaient sur M. Ingres à Rome, des anecdotes
qui ont réjoui notre enfance. Le vieux peintre reste pour nous une
figure bourgeoise, tenant du maître d'école, de Joseph Prudhomme et du
notaire de province; non sans ridicules, solennel, l'air toujours
furieux, nous l'imaginons haut cravaté dans sa redingote à la grosse
rosette rouge, se courbant bien bas pour saluer la comtesse
d'Haussonville ou Mme la duchesse de Broglie, mais sujet à emportements
et aux caprices, susceptible et pincé comme il le fut avec M. le duc de
Luynes; comique dans l'expression de ses idées, entier, buté, partial et
injuste... et, avec tout cela, sublime, touchant, admirable. M. Ingres a
dit plus de paroles importantes dans leur solennité pontifiante et
bourgeoise, que le romantique Delacroix, avec tout son génie et sa
culture.

Du petit volume d'Amaury Duval et des autres souvenirs qui furent
recueillis par des élèves ou amis du maître, il se dégage plus de sens
que de tout le journal d'Eugène Delacroix.

M. Ingres est un prodige.

On donnerait beaucoup pour avoir été gourmandé par lui, avoir nettoyé sa
palette ou subi ses exercices sur le violon que M. Jan Kubelik vient de
faire vibrer à nouveau dans les galeries de Georges Petit--non que cet
hommage naïf ne prête un peu à rire, comme d'ailleurs tout ce qui se
rapporte au singulier et vénérable bonhomme.

M. Ingres fut un professeur, un tyran, sans hésitation, sans un doute
sur les vérités qu'il enseignait et dont il s'était fait un code. Il eut
une École, des disciples, dont nul ne saurait nous être indifférent,
parce que tous surent obéir et admirer dans une absolue communion
d'idées et de foi avec le maître. Malgré ses airs guindés de pédagogue
intransigeant et étroit, il eut l'esprit le plus original et le plus
personnel... et du trouble!... Ingres fut un émotif voluptueux.

Son oeuvre est le produit de ses vertus et de ses passions cultivées
jusqu'à la folie. Nous ne voyons aujourd'hui qu'un seul peintre, M.
Degas, qui incarne de même toutes les particularités d'un maître
moderne, à la fois indépendant et original et profondément, étroitement
et pieusement traditionnel.

Rappelez-vous ce beau dessin qui représente M. Ingres de face, les
sourcils froncés, prêt à bondir sur le premier romantique qui va passer:
il écrit au-dessous: _Ingres à ses élèves_.

Quel bienfait serait-ce aujourd'hui pour les jeunes gens de la Villa
Médicis ou d'ailleurs, d'être ainsi regardés par un maître furieux, qui
sait pourquoi il l'est, contre quoi il va partir en guerre et devant
l'autel de quel dieu il s'agenouillera pour demander la victoire!

Nous connaissons au moins l'une de ces figures divines du culte le plus
cher à J.-D. Ingres: c'est la Madone aux pieds de laquelle il
agenouilla, dans le _Voeu de Louis XIII_, le monarque anguleux et froid,
sous le manteau fleurdelisé. Nous savons de quel sanctuaire sont sortis
les deux petits anges qui «hanchent» et tournent des yeux dessinés comme
des nombrils, dans le coin droit de cette toile officielle, sans charme
mais si intéressante! C'est en Italie, c'est à Rome que se produit cette
théophanie. Et M. Ingres pourrait être, lui-même, sous les plis du
velours royal, en extase, ravi d'admiration et d'amour, en face de la
Vierge et de l'Enfant divin, tels que le Sanzio nous en donna la
représentation.

Le type féminin--idéal--de M. Ingres, c'est un composé de la Fornarina
et de la première Mme Ingres. Fornarina de 1830, à moitié italienne, à
moitié française, une bonne grosse dame ronde.

Un modelé uni et plein, qui élargit les visages, arrondit les plans dans
les tableaux de fantaisie--je veux dire dans ceux qui ne sont pas des
portraits--prend une apparence soufflée, au premier abord repoussante.
Le modelé simplifie tout, mais arrondit les formes, développe le cou,
les joues, au détriment des traits. Les nez n'ont point d'ossature ou de
cartilages apparents; les yeux rentrent dans la formule d'une amande
dont le fruit serait détaché de l'écorce, tout en y étant laissé. Les
oreilles, remontées dans les tempes, deviennent des schémas d'huître
très fine.

La rondeur--le plus souvent déplaisante et molle--(elle l'est parfois
même chez J.-D. Ingres)--garde le vrai grand style. Ses «odalisques»,
modèles d'atelier, mannequins que recrée le magicien, quand il dépose
son crayon et se met à peindre en tournant le dos à la nature.

Il appartient à la grande famille des maîtres qui auraient souri d'un
tableau exécuté, séance après séance, car «la nature» arrête l'élan du
peintre et le distrait de son idéal. On dirait que M. Ingres portait
toujours sur sa rétine l'arabesque que fait «la Vierge à la Chaise» dans
la sphère où elle se love comme l'enfant dans le sein de sa mère.

Il se régale à suivre ces volutes qui se fondent l'une dans l'autre
comme des vagues: l'ininterruption de la ligne courbe, du mol paraphe
qui descend du turban de la Madone le long de son châle, et remonte avec
le bras droit pour devenir l'Enfant Jésus; il semble qu'Ingres s'en
souvienne dans la plupart de ses compositions; et même dans quelques-uns
de ses portraits (Mme Rivière, Mme de Sénonnes). Mais surtout dans ses
toiles de chevalet, il s'abandonne comme un ornemaniste, qui
supprimerait de la géométrie les angles.

Dans le _Saint Symphorien_, l'arabesque va jusqu'au vice et la
déformation est sur le point de devenir difformité. Cette toile reste
pourtant la dernière expression d'une manière. Les corps masculins d'une
anatomie michelangélesque, des sortes d'écorchés stylisés, avec des
muscles que nous ne connaissons plus: tout est concerté en vue de
l'effet et du style, tout est réduit presque à des formules. L'artiste
semble donner les règles du rythme qui allait dans l'avenir préoccuper
tant de peintres et de sculpteurs.

Malheureusement, ce surprenant tableau n'est pas à la galerie Georges
Petit. Rappelez-vous la mère qui serre son bébé dans ses bras enflés;
les autres enfants bouffis et caricaturaux; le cheval de bois du
soldat-joujou qui domine la composition pyramidale. Chaque figure, en
vue de l'équilibre général, n'est plus qu'un signe dans un langage
convenu, nouveau, créé par le peintre.

Le _Bain turc_, commande du Prince Napoléon, carré d'abord, fut coupé en
un rond: la cause en fut, soi-disant, l'indécence de l'almée qui, à
droite, dans une esquisse dont j'ai la photographie, se renverse avec
une attitude si voluptueuse, que l'auteur dut par la suite supprimer les
parties basses du corps. Ici, la déformation est plus marquée, si c'est
possible, que dans le _Saint Symphorien_. C'est un étrange tableau,
froid d'aspect et pourtant aussi capiteux qu'un ballet russe ou qu'une
miniature persane. Ces dames aux yeux hagards sont des chattes
amoureuses dont les membres se confondent dans un grouillement de vers
de terre, si j'ose m'exprimer ainsi à propos de ces «damnées»... Les
poèmes de Baudelaire n'ont pas plus de fiévreuse emprise, que cette
toile singulière; vision érotique d'un vieillard qui fut un prêtre
exalté de la beauté féminine. OEuvre morbide, sensuelle et peinte avec
la continence d'un primitif. Dans la première version (carrée), deux
négresses coiffées de pointus capuchons, les yeux blancs brillant dans
l'encre de leur peau, ajoutent encore à la bizarrerie de ce savoureux et
glacial tableau. Qui possède donc, et qui nous montrera cette
préparation?

La perle de l'Exposition n'est-ce pas l'exquise _Odalisque_ à l'esclave,
réduction de l'_Odalisque_ de la collection Péreire? Ici, la couleur a
la séduction et l'inattendu, le piquant d'un Piero della Francesca ou
d'une gouache hindoue. Et quel «métier invisible»! Métier de miniature
et de fresque.

Terburg, Vermeer de Delft, Giorgione, Titien, enfin tous les plus
prestigieux «exécutants» sont battus par le raphaélisant J.-D. Ingres.

Dans l'_Angélique_,--dont la réduction est belle comme un précieux joyau
d'émail,--dans les différentes Odalisques, dans la Thétis, il siérait de
distinguer, sous l'exécution qui déconcerte nos yeux--et que Gérome
enseigna plus tard.--Sous ce «_linoleum_», admirez la sensibilité de la
ligne et la transposition si subtile de formes classiques, grecques, en
une «chinoiserie» qui choqua tant les contemporains de M. Ingres,
auxquels il s'imposa par une apparence d'académisme. Incompris, il
fallut la perspicacité de Baudelaire pour rendre justice à M. Ingres--et
un peu à contre-coeur, semble-t-il.

Ingres est à la mode... enfin! Lui aussi, comme Poussin? Mais... Ingres
aurait un accès de colère, s'il voyait la peinture de ceux qui se
réclament de lui[12].

  [12] Dans ce livre, fait d'articles de revues, l'auteur ne s'est pas
    cru permis de supprimer les «redites». Ces articles s'adressaient à
    des publics différents et traitaient d'une matière où ces «redites»
    sont inévitables, à propos d'artistes modernes.

Pourquoi est-il à la mode? Toutes les écoles le revendiquent.
Connaissez-vous quelqu'un, à l'heure présente, qui le nie?... Il faut
beaucoup de courage ou de naïveté, ou venir de la province, pour
attaquer le grand homme, soit dans un atelier, soit dans le monde.
Ingres est tabou!

Il sera tenu pour «un initiateur», _surtout_ pour n'avoir pas cherché à
rendre en peinture la troisième dimension... On ne veut plus de la
troisième dimension dans la représentation des objets sur une surface
verticale... Ingres sera loué par «l'avant-garde» pour son sens de la
_déformation_.

M. Bernard Berenson, historien américain de l'art italien, dans un
brillant morceau sur «Raphaël, aboutissant de la Renaissance», ne
dénie-t-il pas à Raphaël «le génie»? A côté de Michel-Ange et de Paul
Cézanne,--favoris en 1911,--M. Ingres est «assis» de force par nos
théoriciens. Est-ce donc pour les raisons qu'en donnent les plus
audacieux «déformistes», que, l'oeuvre de M. Ingres est si
«important»[13]?

  [13] «_Important_»--comme tant d'autres mots que je souligne sont dans
    le jargon du jour. M. Druet l'emploie, dans son magasin, comme ses
    prédécesseurs le mot «_amusant_»--au temps où la peinture s'achetait
    dans la rue Laffitte.

Il faudrait, en faisant le tour des galeries Georges Petit, commencer
par le torse d'homme qui obtint le prix «de la demi-figure peinte» à
l'École des Beaux-Arts de Paris en 1800. Ce torse explique l'oeuvre
entier du maître. Un élève, presque un enfant, en 1800, a vu ainsi, et
rendu avec cette noblesse, ce scrupule, un modèle d'atelier. Pas le
moindre trompe-l'oeil; point de bitume, aucune trace de l'enseignement
en faveur chez David. Regardons cette «académie» de rapin, car cet
écolier sera l'auteur des portraits de Mme de Sénonnes et de M. Bertin,
de l'_Hémicycle_ et de l'_Age d'or_. Attardons-nous devant ces
innombrables petits cadres de dessins,--têtes ou «nus». Ingres est
transporté d'une frénésie sacrée dès qu'il est en face de la nature,
mais il ne donne pas un coup de crayon sans se référer à l'antique, à
Raphaël; il est de Florence et de Rome. Voyez deux paysages minuscules
de la Ville Éternelle: deux Fra Angelico modernes. Un dessin, étude de
femme nue pour cet _Age d'or_ qui est à Dampierre: la réalisation, tout
ingénue, de ce que Puvis de Chavannes a poursuivi sans jamais
l'atteindre. Ne laissez passer aucun des portraits à la mine de plomb
qui vont de 1797 à 1840, surtout! Car ce sont les tours de force d'un
virtuose à la Paganini, et qui aurait l'âme d'un Holbein.

Il faut se placer au milieu de la grande salle, de façon à voir
d'ensemble tous tes panneaux: puis comparer le portrait de la _Duchesse
de Broglie_ (1853) à celui de _Madame de Sénonnes_, ou à la _Vicomtesse
de Tournon_ (1812); le _Bartolini_ (Florence, 1820), au _Comte Molé_
(1834). Le sculpteur, avec ses tons chauds, la matière grasse de ses
chairs, de son habit, des breloques pendues à sa chaîne, est traité
comme un étourdissant morceau de nature morte, où la rigidité de la
forme cernée ne nuit point à la puissance évocatrice de la physionomie.
_Le comte Molé_, au contraire, lisse et comme en toile cirée, est par
endroits d'un modelé creux; sa main exagérément «écorchée», comme une
pièce anatomique, se tend en avant... L'harmonie serait terne et
ennuyeuse, sans ce surprenant fauteuil de damas amarante et vert,
qu'aurait pu peindre Van Eyck; ce meuble assez banal, joue dans tout ce
gris-olive, le rôle d'une verrière dans la nef d'une cathédrale.

Ce portrait du _Duc d'Orléans_, fils de Louis-Philippe, fait qu'on
oublie les lithographies et autres documents sur la famille royale de
France. Du type si falot, si édulcoré de ce prince blond, aux yeux
vagues, qui dans ses habits civils était un dandy à la manière anglaise
de 1830, voilà ce que M. Ingres a fait: un Alcibiade, un prince Charmant
et plein de majesté dans son froid uniforme, la tête prise dans un
carcan. Le génie du portraitiste a su donner à un bras, à un gant, à un
pantalon, la majesté, et par le même prestige d'interprétation qui fait
du _Fifre_ de Manet une figure aussi noble qu'un Masaccio: par _le
dessin_.

Ces ors, dont pas un détail de passementerie n'est omis, sembleraient
fastidieux, n'était leur mystérieuse «enveloppe», et l'on ne
supporterait pas ce drap rouge, les bandes noires du pantalon, si Ingres
ne modelait les vêtements comme à la fresque. Le fond lie-de-vin, si
bien harmonisé, est de la même exécution, et au même plan que la figure,
et néanmoins tout imprégné d'atmosphère; oh! ce motif d'or vert, comme
les volutes des cheveux calamistrés du Prince! M. Ingres fait d'une
gravure de mode quelque chose comme une statue d'Antinoüs.

Dirigeons-nous, en sortant, vers le portrait de la seconde madame
Ingres,--peint alors que l'artiste avait soixante-dix neuf ans!--Le plus
rebutant de tous, à première vue, mais qui vous fera vite penser à
Vermeer, pour la franchise de la couleur. De même, avec la _Duchesse de
Broglie_ dont la robe bleu acide, donnerait l'idée de ce qu'était le
_Linge_ de Manet, quand il fut exposé pour la première fois.

Un doyen de la critique d'art envoyé par un journal officiel de Londres,
pour prendre le «rythme» de Paris au Salon des Indépendants, m'avoua en
s'en retournant après une visite qui ne l'avait point rajeuni: «Je suis
passé à la Galerie de la rue de Sèze... quel malheur que votre Ingres
ait, à ce point, manqué de goût!»

Pour conclure, il suffirait peut-être d'affirmer le contraire. Mais que
vaut une affirmation, en matière d'art? Ce que vaut le critique.



SUR LES ROUTES DE LA PROVENCE DE CÉZANNE A RENOIR

_Revue de Paris_, 15 janvier 1915.


I

_Pour Joachim Casquet._

_Arrivée._--Quelle bonne fortune, Olive, que faute de temps pour aller
jusqu'en Italie, ces Pâques m'aient conduit sur votre route provençale!
Avec vous, ce pays admirable m'apparaît bien plus séduisant encore. Je
le vois, enfin, sous un ciel oriental et l'on a pu se dévêtir après
l'hiver, s'abriter d'un chapeau de paille. Aux gorges du Loup, à Vence
et à Tourette, les femmes filent au crépuscule sur le pas de leur porte,
hument la fraîcheur du soir déjà chargée, mais non point suffocante, des
premières fleurs de l'oranger.

La Méditerranée est bleue comme dans les mauvais tableaux;
conventionnelle, diriez-vous, napolitaine; douce telle que la
souhaitent, apparemment, les malades et les oisifs. A l'approche de la
pluie, une trame d'acier, une gaze de robe de danseuse, pénétrée des
rayons d'un soleil boudeur, transforme le décor, scintille et s'argente
comme la feuille de l'olivier. C'est déjà presque l'été; dans quelques
jours je ne supporterais plus ce faste et les langueurs qui prolongent
la sieste. Déjà les papillons jaunes strient de leur vol le rideau
d'azur à ma fenêtre, les mouches bourdonnent, et vous m'annoncez la
visite des insidieux moustiques. La bonne crème Chantilly de madame
Pibarot va tourner, je vous laisserai donc, Olive, toute à vos récoltes
de cerises, à vos baignades nocturnes dans les vagues phosphorescentes.
Hâtons-nous.

_Vers Cézanne._--C'est avec vous qu'il convient de faire le pèlerinage
au Jas de Bouffan, puisque Cézanne est votre maître préféré, ô jeune
fille d'aujourd'hui. Vous avez su faire table rase des préjugés de vos
bons parents, et vous voilà en équipage pour attendre frémissante tout
ce que l'avenir vous réserve de surprises. Vous croyiez me choquer,
mais, chère amie, il y a trente ans de cela, des jeunes gens se
délectaient déjà dans une petite boutique de Montmartre, à remuer les
toiles dont Cézanne paya son marchand de couleurs. Pour vingt francs,
vous auriez eu un paysage, une tête, une de ces natures mortes qui
valent maintenant la rançon d'un roi.

Marseille n'était point encore un centre du néo-impressionnisme. Nous
admirions Cézanne comme un prestigieux coloriste; les demoiselles
étaient plus familiarisées, alors, avec les aquarelles de Madeleine
Lemaire. Mais puisque vous voulez bien me prêter votre automobile,
allons! nous reparlerons de tout cela, car la route est longue, de
Toulon au Jas de Bouffan.

Nous avons laissé pour une autre fois les bois de pins de la
Sainte-Baume, comme il nous fallait arrêter, par convenance, à
Saint-Maximin. Dans les replis de la montagne, nous avons grimpé au
milieu des vergers assoupis, des villages silencieux. Tout le monde est
aux champs. Point de signes du printemps, rien de cette floraison
neigeuse des environs de Paris. Les feuilles sont vert-cru, ce serait
plutôt un mois de juin de l'Ile-de-France. Arrivés au plateau d'où l'on
redescend sur Aix, c'est déjà la pureté d'une toile de Cézanne. Je
reconnais, au loin, le profil familier de ces crêtes de pierre violetée,
la Sainte-Victoire, les lignes classiques de terrasses naturelles, la
terre rose, les cyprès, la route. Point un paysage sublime, mais d'une
ordonnance pleine de mesure. Ce n'est partout que blondeur,
transparence, tranquillité. Août embrasera ce qui est froid encore, un
peu pâle, _pur_ surtout, et ce matin dans la gamme mineure du maître
d'Aix.

Il fut un peintre propre, méticuleux, habile à réserver des blancs; le
contraire d'un «barboteur»; on le crut grossier et violent, alors qu'il
eut la main d'un vieil officier à la retraite, les scrupules d'un novice
et l'oeil d'un premier communiant. Je le vois, un linge dans sa main
gauche, qui tient la palette et des martres, penché sur son chevalet,
essuyant après chaque touche son pinceau, de peur que ne se mélange un
ton avec un autre. Il pose sa touche, comme un mosaïste ses petits cubes
de verre. Et s'il n'est pas content, il efface, il gratte, il nettoie,
pour retrouver le canevas vierge, il le veut immaculé. Maintes fois, il
laisse l'étude, par crainte de la ternir par des reprises et des
surcharges. Cependant, très capable aussi «d'empâter». Ses séances sont
nombreuses, il retourne sans cesse au même motif, et «reprend» l'étude.
Alors, comme Manet, Cézanne a le don si rare d'accumuler les
stratifications, conservant tout de même la fraîcheur de l'épiderme. A
l'aquarelle, ou brandissant le couteau, il a l'air d'effleurer.

La magie de cette matière colorante est propre à Cézanne. C'est par elle
qu'il exerça son incroyable influence, son règne tyrannique. Avec les
moyens les plus humbles, les matériaux les plus vulgaires, il se
rapprocha des primitifs. Ses couleurs à l'huile ont la diaphanéité de la
peinture à l'oeuf et le mat de la détrempe. Pas un coin, dans aucun de
ses tableaux, qui ne soit enrichi d'un beau ton; pas un ton de hasard,
même dans une pochade. S'il hésite, alors il laisse voir le blanc de la
préparation; s'il recouvre cette nappe de céruse, c'est de marbres
précieux, d'un revêtement d'orfèvre et de joaillier.

Ce sol a produit l'artiste qui devait, seul entre tous, trouver sur sa
palette l'équivalent de ces rapports si unis, si soutenus, nécessaires
dirait-on, entre le ciel et la terre, la végétation et l'architecture.
L'art de Cézanne fait corps avec le pays qui se déroule devant nous, à
mesure que les bornes kilométriques nous annoncent qu'approche l'heure
du déjeuner.

Dans le jardin public de Pérouse, d'où l'on domine l'âpre plaine
ombrienne, je pensais naguère à la majesté un peu farouche de Cézanne.
Il me semblait le retrouver là, comme, un matin d'avril, je regardais du
côté d'Assise l'ondulation des Apennins, les lilas, les bleutés et les
roses, que nul maître de jadis n'a comme lui rendus: le gris, le mat,
obtenus par des tons entiers. Corot nous donne des gris forts, colorés,
mais d'où les noirs, les ocres, les bruns ne sont pas exclus. Dans cette
Provence idyllique et païenne, le noir et le brun? des inconnus! Il n'y
a que du bleu, du jaune, du rouge, les tons primaires, affaiblis ou
renforcés par l'heure ou la saison. Ces tons, Olive, vous m'avez
aujourd'hui donné de les goûter en plein air, comme d'un miel pâle et
Cézanne me les avait fait pressentir par ses subtils équivalents.

_Aix._--La situation de la ville est sans attraits. Midi sonnait quand
nous entrâmes dans Aix. Le cours Mirabeau, sinon ses deux rangées de
platanes, ses hôtels sévères et endormis, m'a, vous l'avouerai-je un peu
déçu. J'attendrai, pour le mieux connaître, que vous m'ayez, Olive, mené
chez vos cousines. Vous décrivez les stucs, les plafonds peints, les
vastes escaliers des demeures aristocratiques d'où se sont répandues sur
toute la France des générations aux noms illustres, aux blasons à
partager. J'entr'ouvre une porte, je cogne un heurtoir en cuivre
reluisant, comme en Hollande astiqué. Une chaise à porteurs s'émiette
dans le vestibule. On troqua les Gobelins du mur contre des tapisseries
du Bon Marché. Un relent d'huile chaude dans la loge du concierge. Vos
cousines sont sorties.

Encore que cette sous-préfecture soit tombée dans l'uniforme médiocrité
démocratique, une tradition s'y perpétue de coutumes mondaines. Visites,
réceptions, fêtes. Une société ne pénètre pas l'autre, le grand plaisir
d'être «à part» et «au-dessus» est ici souverain; mais chacun sait
toujours ce que font ceux qu'il ne saluerait pas. Des têtes, derrière
les grilles du rez-de-chaussée, se penchent et observent les promeneurs
du Cours: Marius est passé tout à l'heure, en avance pour se rendre chez
la cousine Sidonie. Le baron de D. revient de chez madame de Y.
Commérages.

Puisque les cousines ne sont pas chez elles, allons au musée; les
_Aïeules_ de ces Dames, peintes par Largillière, nous accueilleront dans
leurs cadres vermoulus. Je sais, Olive, car vous me l'avez dit avec
emportement: vous ne pouvez souffrir Largillière, il vous paraît
pompeux, tourmenté, «conventionnel» (ah! c'est là le grand mot!). Vous
n'aimez pas, non plus, les portraits de vos autres tantes de Marseille,
alanguies par Gustave Ricard.

A Aix, Largillière, portraitiste d'apparat, déploie tous ses avantages,
toute l'intensité de la _matière colorante_ que Cézanne obtint si
discrètement. Comme les étoffes du XVIIe siècle, ces tableaux sont «bon
teint». Et trouvez-vous que les draperies maniérées de ces Dianes
chasseresses, nuisent au caractère du visage? La grosse, la maigre, la
brune et la blonde, mettez-leur une jaquette de M. Poiret, et ce sera
l'une de vos cousines de Nice, Olive: je ne les connais pas, mais je
suis sûr qu'elles ne sont autres que celles-ci... Vous-même... oh! ce
bistre rosé comme l'Orient des perles fines...

Une station dans un musée de province, toujours déprimante, l'est plus
encore si une Olive y bâille d'ennui. J'ai tenté de réveiller ma jeune
amie, et la _Thétis_ de M. Ingres fut notre prochaine station.

--Je ne comprends pas! a déclaré Olive.

--Une néo-impressionniste doit réfléchir devant cette arabesque bizarre.
Ingres est un maître difficile, mais, Olive, pour cela même, vous
finirez par le comprendre, à moins que vous ne compreniez pas votre
Cézanne non plus. D'ailleurs, laissez-moi croire que vous êtes, quant à
lui, suggestionnée. Êtes-vous sûre que vous l'ayez de vous-même compris,
Olive?

Puisque la déformation, la «stylisation», sont les règles de votre
école, que dites-vous de ce goître? Et ce bras de Thétis, si féminin, si
sensuel, qui monte droit vers la barbe de Jupiter roulée en feuille
d'acanthe? Et ce Zeus ridicule et homérique? Et cette polychromie
sauvage? Vous trouvez cela «trop réalisé», c'est le «fini» qui vous en
choque?

Une barre, d'un centimètre épaisse, si elle cerne une blouse de carrier,
vous l'appelleriez «stylisation»; ici, la volonté savante du médailliste
vous met en défiance. L'habileté de la main-d'oeuvre ne compte pas pour
vous, jeunes filles qui ne faites plus de longs travaux à l'aiguille,
mais tenez un journal de vos sensations. Qu'une chose soit difficile à
accomplir, qu'importe? la difficulté vaincue, la maîtrise, sont lettre
morte pour votre génération. Votre morale et votre esthétique ne datent
pas de loin. Elles se formèrent devant moi depuis le début de ce siècle,
dans les ateliers d'élèves et sous la poussée de vos camarades,
munichoises, polonaises, hongroises et finlandaises. Mais vous, Olive,
attendez; attendez! retournez en arrière, s'il coule encore dans vos
veines un peu du sang bleu des modèles de Largillière. Je ne vous
demande pas de bouder au temps présent dans les hôtels moisis du Cours
Mirabeau; mais réfléchissez, et n'allez pas trop vite comme
démolisseuse! Vous déplairiez à votre maître Cézanne.

_Chez mademoiselle Cézanne._--Sous de plus humbles lambris, de l'autre
côté de la place, mademoiselle Cézanne, la soeur de Paul, nous fera
montrer par sa servante, entre la pannetière arlésienne et le buffet de
chêne, une toile de son frère, vis-à-vis d'un crucifix qui préside au
Benedicite. Croyez-vous que cette dévote, si elle ne cultivait en son
coeur le respect du nom et la soumission domestique, eût donné la place
d'honneur à ce qu'elle doit appeler un barbouillage?

La servante, elle, ne savait pas bien.--Ce doit être ceci,--disait-elle,
en désignant de l'index deux gravures d'après Rubens. Peut-être que
Cézanne fit de ces estampes, présent à sa soeur. Par crainte du modèle
vivant, l'on rapporte qu'il s'inspirait de gravures, les copiait même,
tout en s'exerçant à intensifier la plénitude de la coloration. _Le
Magasin Pittoresque_ (admirable recueil, ma chère Olive), était le fond
de sa bibliothèque.

Vos amis marseillais, les lettrés d'avant-garde, vont, dans l'élan de
leur enthousiasme, fausser l'image du grand vieillard de Bouffan.
D'ailleurs, les gens de votre âge ignorent ce que fut naguère un
bourgeois aisé, un notable de son village ou de sa sous-préfecture,
latiniste, lettré et grossier en paroles, fin et lourdaud à la fois. Ce
type a disparu.

Que put assimiler de Paris, dans ses visites furtives à la capitale, un
Paul Cézanne? Qu'est-ce qu'il prit à ses confrères, les Renoir, les
Monet, les Manet? Que leur laissa-t-il voir du vrai lui-même? Les eût-il
reçus chez lui? Ils n'ouvraient pas comme cela leur porte, eux autres,
les cauteleux fils de tabellions et de marguilliers, gourmés au fond de
leur province!

Eut-il conscience du don qu'il avait reçu de Dieu? Je reste sceptique
quand les historiographes me content qu'un jour, quelque indiscret
s'attardant à le regarder peindre dans la campagne, impatienté il cria:
«Ne sait-il donc pas qu'il est devant Cézanne?» Nervosité.

Fier de lui-même, soit! et d'où qu'ils viennent, l'on ne refuse pas
toujours les tardifs applaudissements. Vers la fin de sa vie, le battage
commençait, et la pernicieuse spéculation. Tant mieux, s'il prêta
l'oreille aux hommages, alors que nul souffle ne pouvait embuer son
enfantine candeur. Il en fut quitte pour lâcher quelques gros mots de
plus. Ses biographes enregistrent les jurons de Cézanne. Chacun a sa
manière de garder l'incognito. Il fut jaloux de rester jusqu'au bout,
son pliant sous le bras, sa pipe à la bouche, le maniaque qui s'en va,
grommelant, «au motif», s'entretenir avec la nature. Ses colloques avec
elle sont dans chacune de ses toiles.

Je m'attarde dans ce logis, malgré votre hâte d'aller au Jas. Je vois le
peintre à cette table, mangeant la bouillabaisse. J'aime l'odeur
d'encaustique, la bonne aux mains jointes sur son tablier bleu, ce
ménage de curé, les fleurs de papier dans les cache-pots, ce silence; je
suis sûr que l'âme de Cézanne flotte là, tout près de nous.

J'aime à penser qu'il en soit si souvent ainsi: les plus terribles, les
plus intransigeants, semblent avoir vécu rangés, simples, réguliers, de
vrais petits fonctionnaires. Cézanne fait son oeuvre comme l'on découpe
du bois avec un tour, comme l'on met du vin en bouteille.

Y a-t-il encore de ces hommes-là? L'âme d'un Cézanne serait-elle
maintenant «_viable_»?

Revenir à la grande tradition: on nous assure que tel était son but.
Mais son esthétique de bonhomme, ami du _Magasin Pittoresque_, dut être
moins raisonnée que ne le dit M. Vollard. Je voudrais qu'elle eût été
moins consciente. Il fut classique comme un pâtre provençal prend un air
grec dans le crépuscule.

J'essayerai, Olive, de vous dire plus tard ce qui différencie un Gauguin
d'un Paul Cézanne, là où la littérature entre en jeu, où j'aperçois le
maniérisme. Mais Cézanne? C'est le tuf. D'avisés horticulteurs plantent,
dans une terre rapportée, mille boutures, autour du sauvage pin parasol.

Qu'ils prennent garde de déraciner le grand arbre. Pour un peu vous le
mettriez en serre, comme un arbuste nain du Japon. Laissez-le seul, rien
ne pousse à l'ombre du géant.

La vision de Cézanne n'en condamne aucune autre, ni les formules d'hier,
ni celles de demain. Cézanne est à part. Si sa musique, Olive, avait le
triste effet de vous rendre les autres fades, cela ne prouverait que
l'indigence de votre réceptivité. Excusez ma franchise. J'ai l'air de
rétrécir le champ de votre admiration, si je réduis Cézanne à la taille
d'un beau peintre, d'un coloriste subtil et fort, mais d'un «incomplet».
Non pas! Si sa couleur me donne des jouissances nonpareilles, certains
de ses groupes de figures nues sont, quoique chaotiques, raboteuses,
monstrueuses, d'un rythme magnifiquement cadencé. Mais je sais, moi,
comment il me fait penser à Poussin.--Pour vous, Olive, que Poussin
ennuie, je ne m'aventurerais pas en des analyses prématurées; si je me
reconnais un droit d'établir la filiation, vous me permettrez, gentille
amie, de le refuser à vous. Je distingue mal le blé, de l'orge en
graines, et ne m'en cache point comme d'une honte. Il est des enfants
dont les dessins évoquent les dieux de l'Olympe mieux que ne font les
plus savants académiciens. Décidez du rang que doit occuper la science
par rapport à l'instinct... Vous donnez l'avantage à l'instinct? Mais
que faites-vous de la _cérébralité_, jeune imprudente? Vous ne venez
plus assez à Paris! Donc, vous êtes pour l'_instinct_? Dans le «cas
Cézanne», vous avez raison. Sa sensation, sa couleur, sa matière, son
instinct: plus qu'assez pour faire de lui un grand artiste--mais à la
façon d'un manchot ou d'un innocent de village. Vos louanges nous
rendraient injustes.--Je demande à ne pas abdiquer mon sens critique. Je
voudrais examiner ses oeuvres, tout seul, comme jadis chez le père
Tanguy, ou dans la salle à manger de la vieille demoiselle; pour un peu,
ma chère Olive, je vous prierais de ne m'en plus parler... Pardon.

_Au Jas de Bouffan._--Nous quittons la ville d'Aix par une route
poudreuse. Au loin, toujours les fonds lilas et roses dont Cézanne
divisa si finement les nuances de nacre. On tourne à gauche, la grille
est ouverte: c'est le Jas. Une allée droite conduit à une maison
blanche, simple au dehors, mais élégante, parfaite de proportions,
provençale et italienne. Toujours de caractère mixte, cette réduction
d'un grand style à des besoins modestes, fait l'agrément de notre
Toscane gauloise. La bastide est cossue, agreste et souriante. A
l'intérieur, que reste-t-il intact, des chambres habitées par Cézanne?
Voici un vestibule en stuc, que peuplent des statues et des vases; le
grand salon inondé de lumière; l'ancien atelier du maître fut une
buanderie ou un fruitier, aujourd'hui converti en galerie de
bric-à-brac, brocards au mur, encombré de meubles de Boulle, de
paravents, de chinoiseries, de dorures et de laques. Le nouveau
propriétaire, industriel et collectionneur, est devenu l'aimable
entrepreneur et le cicerone de la gloire de Cézanne. On va me faire la
leçon, m'apprendre ce que je sais depuis longtemps. Des photographies,
par Druet, traînent sur les sièges, il y a des livres partout, bientôt
ce seront aussi des _Guides Conti_.

Au fond de la pièce, les fresques de l'hémicycle, que le peintre signa
«Ingres 1811» (touchante plaisanterie), furent nettoyées de leur couche
de plâtre[14]. Pastiches sans intérêt, elles ont ici l'aspect triste
d'un décor de café 1830. A côté, c'est le portrait noirâtre et
caricatural du père de Cézanne; un Christ, une Madeleine, oeuvres de
jeunesse, romantiques, violentes et sans accent; encore, une copie
d'après Lancret, un vaste panneau inspiré par une gravure du cher
_Magasin Pittoresque_. Ces exercices d'écolier se guindent jusqu'au
chef-d'oeuvre, d'être ainsi présentés dans des bordures à volutes
dorées, entre des bandes de soie trop riche. Sommes-nous à Chicago, chez
un milliardaire? Chez un auteur dramatique très chic? Ces toiles
partiront un jour pour l'autre côté de l'Océan ou plutôt pour Berlin. Il
a suffi qu'elles prissent une valeur marchande, pour qu'on les installât
solennellement dans ce mobilier de luxe. Et voilà le Jas de Bouffan,
presque un tourniquet à la porte; la gloire y construit une légende. Et
c'est ainsi que s'écrit l'histoire, Olive! Allez donc au jardin, pendant
que votre mécanicien fera chauffer l'auto. On vous montrera les «motifs
favoris» de Cézanne, l'abreuvoir aux lions de pierre, les cyprès, les
peupliers et certain coin, là-bas... mais ne croyez que la moitié de ce
qu'on vous dira; le monsieur transplanta la rangée d'ifs en vue d'un
meilleur effet; il ajoute des mascarons au-dessus du porche, la
maisonnette du bonhomme se travestit et fait la coquette en l'honneur
des touristes. Les tableaux de Cézanne sont des valeurs en banque; il
est temps qu'ils appartiennent à qui ne les comprend pas.

  [14] Aujourd'hui, 1918, tableaux acquis par des marchands parisiens.

Tiens! voici une bande de professeurs à lunettes; ils parlent
l'allemand... J'oubliais les vacances de Pâques!

Avouez, Olive, que l'on était mieux, tout à l'heure, dans la salle à
manger cirée à l'encaustique, sous le regard de la servante...

                   *       *       *       *       *

En regagnant Toulon, vous êtes d'abord restée silencieuse, j'ai deviné
que vous m'en vouliez, Olive. Enfin, vous vous êtes trahie:

--Est-ce donc cela? Vous avez le droit d'admirer Cézanne, vous, et ce
droit vous me le refusez. Voilà qui est humiliant!

Non, pardon si j'ai été trop loin--non! je ne vous dénie aucun droit. Ce
qui me gêne vis-à-vis des personnes de votre âge, c'est qu'elles aiment
les oeuvres d'art pour leurs imperfections. Votre ami Suarez écrit:

«En temps de décadence, tout le monde est anarchiste et ceux qui le sont
et ceux qui se vantent de ne pas l'être, car chacun prend sa règle en
soi.»

Lisez donc la parfaite étude de Maurice Denis, qui cite aussi cette
phrase d'André Suarez. Réfléchissez. Laissez Cézanne aux musées et aux
bibliothèques. Il est déplacé partout ailleurs. Je crains que vous ne
deveniez comme certaine baronne de la finance qui, mettant la main sur
son coeur, soupirait:

--Si je n'avais en face de mon lit l'esquisse de la _Maison du Pendu_,
je ne me sentirais pas la force, tout le jour, d'accomplir mes devoirs
de société.

Il y a vingt ans, la même dame, qui n'est plus une petite fille, je vous
assure, épinglait tranquillement sa voilette près de deux pastels de
Jacquet et son père et sa mère l'ont fait peindre par Lembach, en
Cendrillon, quand à cinq ans, elle était encore viennoise.

Votre cerveau est de trop bonne qualité pour qu'il ne vous retienne et
ne tombiez dans le piège. Cézanne est aussi grave que Poussin. Mais!
mais! mais! attendez... Nous y reviendrons tout à l'heure.

_Retour._--Le crépuscule allait se fermer sur les gorges d'Ollioules.
L'automobile ralentissait sa course, c'était déjà les faubourgs de la
ville, et les ouvriers revenaient de leurs chantiers, traînant dans la
poussière leurs pieds douloureux, l'échine courbée par le travail.--Vous
avez dit:--«Ce soir je vous ferai entendre de la musique, c'est un
enseigne de vaisseau qui sait par coeur toutes les compositions
modernes; lui ferez-vous grise mine, si vous apprenez qu'il achète des
Vuillemancin? Ne faut-il pas être de son temps? M. X... vient dîner à la
maison.»

La soirée fut charmante. D'habiter un sous-marin ne semble pas empêcher
un jeune Basque d'étudier son piano. Malgré les objurgations de M. votre
père, si entiché du _bel canto_ et des mélodies qui se prolongent en une
courbe molle et voluptueuse, l'officier, pour vous plaire, exécuta des
pièces de Debussy, de Stravinsky, de Séverac et d'Albeniz, enfin toutes
musiques dont vous êtes curieuse. Vous approuviez, vous étiez ravie et
vous me crûtes prendre en défaut de logique, comme je plaidais pour ces
musiciens, auprès de M. l'amiral.

--Ce n'est pas juste! vous vous moquez de nos paysages de Vuillemancin,
avec papa--vous le flattez!--et maintenant, vous voudriez lui expliquer
Stravinsky!

Ah! Là, précisément, que je comptais en venir, je n'attendais qu'une
occasion de me mieux faire entendre.

A vous, Olive, je dirai toujours que Cézanne fut un manchot. Ceci vous
fait bondir. Cent autres que vous, que choquerait ce crime de
lèse-majesté! Avec les cézannisants, on est obligé d'enfler la voix,
d'en venir aux gros mots. La peinture est plus inaccessible que les
autres branches de l'art. Vous la regardez, comme les littérateurs. Ce
qui, d'elle, émeut votre sensibilité, n'est point ce qui, pour nous,
fait son prix: d'où notre presque fatale déroute, si nous autres
professionnels en discutons avec vous.

Gasquet (nous aurons bientôt son livre sur Cézanne) nommant les plus
grands peintres de la fin du XIXe siècle, propose Manet,
Cézanne.--Jusqu'ici nous sommes d'accord--puis Seurat, contre Puvis de
Chavannes; il le substituerait à ce maître, comme Lautrec à Degas, qui
ne tardera plus à être traité de photographe par les esthéticiens
d'avant-garde. Ne nous fâchons pas, dès lors, si le portrait du père de
Cézanne est confondu avec un Rembrandt. Il n'y a plus de valeurs que
vous jugiez incommensurables.

Jeunes liseurs de revues, vos esprits furent initiés à la peinture
moderne par des Charles Morice, des Commandeur Roger Marx et des
professeurs de rhétorique détogés. Peut-être un jour, plus mûris, vous
rendrez-vous compte que Lautrec est à Degas ce que fut Bertall à Daumier
(je force un peu la note, je mets de lourds points sur les I) et que le
chétif Seurat fut une de ces «chandelles» des bords de la Seine, dont le
moindre souffle de septembre éparpille le frêle duvet.

Ce sont les mêmes critiques qui virent en Chéret un successeur de
Watteau; en Willette un Fragonard; en Carrière, un Michel-Ange; en
Constantin Meunier, un Verrocchio. A quoi n'a-t-on pas cru ces temps
derniers? Combien de procès politiques à reviser, Olive! vous aurez de
quoi occuper vos loisirs jusqu'à votre mariage et après...

Et le cas si bizarre d'un Cézanne s'élucidera pendant ce temps-là, cas
unique, cas tragique.

Cézanne sent que la peinture à l'huile est un art moribond et il se
débat, dégoûté, au milieu de la production moderne; mécontent de son
ouvrage: pleurant sur son impuissance, mais fier de ce qu'il veut et ne
peut réaliser. Il prêche dans le désert, obstiné, ivre de foi, passionné
pour les maîtres qui ne sont plus; humble et méprisant, sans doutes
quant au but qu'il poursuit, mais désarmé. L'outil se brise trop souvent
dans sa main. Il reconstruit comme un maçon amateur, moellon à moellon,
le temple aboli, croit qu'il retrouvera sous les décombres la voie
sacrée; mais quels élèves seront dignes de l'y suivre?

Il s'étonne devant Claude Monet.

Le drame se passe aux champs et à l'atelier des Batignolles, près de son
clocher ou dans le faubourg parisien, ici ou là, dans le silence et
l'abandon. On le comparera à Gustave Flaubert, on voudra le canoniser.
La littérature est grosse de menaces, autant que la peinture des
imitateurs. Une jeune armée munie de tubes et de pinceaux, marche
derrière le vieux capitaine à la barbiche de grognard. Vous êtes, Olive,
enrôlée dans le bataillon de Provence, le plus bruyant de tous. Comment
ne vous en féliciterais-je, tout en riant un peu? Vous avez vos clients,
vous croyez en Vuillemancin le plus avancé des Cézannistes de Marseille.
Déjà, douze, quinze toiles égayent votre logis comme des accessoires de
cotillon, vous les piquez au mur, convaincue, décidée, jalouse de
provoquer les algarades paternelles. Mais ces ébauches truculentes et
faciles, croyez-vous que Cézanne les eût approuvées? Ne le rendez pas
responsable de ces amusettes.--Attendez, je vous le répète. Olive,
attendez.

Voilà ce à quoi je pense, pendant que l'enseigne de vaisseau-pianiste
évoque si bien des paysages, des atmosphères, des reflets, des ombres
légères. Vous, Olive, ne paraissiez plus écouter, lasse de notre
expédition à Aix.

La pendule marqua minuit. M. votre père, qui avait un peu sommeillé,
éteignit quelques lampes. Nous allions nous coucher, quand, le pianiste
faisant l'obscurité complète, attaqua le sublime opus 102. Ce serait
lâche à moi, ma chère amie, de me prévaloir ici de Beethoven.

M. votre père s'étant tout à fait réveillé, traverse le salon, au risque
de briser les verres d'orangeade sur les guéridons. Dans un élan de
reconnaissance, il veut embrasser le jeune enseigne de vaisseau, car
l'opus 102, c'est pour M. l'amiral «comme si l'on avait brûlé du sucre.»

Et vous, quand je descendis l'escalier:

--Cette musique moderne est délicieuse, mais trop extérieure...
Beethoven va plus loin.

Oui, Olive, mais le moindre de ces impressionnistes de la musique
pourrait écrire une fugue comme Bach; ils sont aussi savants dans leur
technique que le grand Ludwig Van Beethoven. Nos peintres le sont moins,
croyez-moi. Ne décrochez pas, malgré cela, les Vuillemancin de la salle
à manger. Ils n'y font pas plus mauvais effet que des bibelots de chez
«Martine» et font penser à Sacha Guitry. Qu'ils décorent, c'est tout ce
que vous désirez.

_Dans la villa de San Salvadour._--La route d'Hyères, les Salines, les
bois de pins parasols, sont si drus, si pressés l'un contre l'autre, que
ce soir, comme le rouge du couchant les éclairait d'en dessous, nous
nous crûmes transportés dans les environs d'Ostie. Combien cela était
beau! Pourquoi n'y aurait-il pas une Renaissance de la peinture, sur
cette côte méditerranéenne?

Dans sa villa de San Salvadour, un parent de mon amie exhibe trois cent
soixante et onze toiles par le Marseillais Vuillemancin. Mais avant
d'assister les débuts du jeune Phocéen, l'amateur acheta des Diaz, des
Monticelli, des Ziem; il possède des Corot, des Daumier, des pièces
fameuses de l'école française, de 1830 jusqu'à nos jours. Deux cents
cadres à canaux se débordent du haut en bas de la galerie. Quand Olive
m'y introduit, la baie vitrée qui donne sur la mer, est barricadée--car
les Méridionaux vivent dans les ténèbres; inexperte à manoeuvrer la
manivelle, Olive renonce à soulever le tablier de fer. Le jour tombait
de vasistas inscrits dans la haute corniche, il faisait sombre dehors et
des branches d'eucalyptus obscurcissaient encore la chambre. Ces
tableaux sont discrets, ils ne vous sautent pas aux yeux. Olive
négligemment me les signala; mais, a-t-elle dit:--Mon oncle n'a pu
résister à la tentation, voyez ces Vuillemancin: quel tempérament!

Une frise, au-dessus des cadres, est faite de vues de Marseille, de
l'Estaque, de La Seyne, toutes signées Vuillemancin. Et qui pourraient
être des maquettes pour le ballet russe. A distance, cela est lisible,
décoratif extrêmement, gai, «amusant».

--N'est-ce point joli, ces tons vifs, ces tartanes, ces tas d'oranges,
ces maisons bariolées, ce ciel indigo? Rien ne tient à côté! Je vous
défie de dénicher un Corot, dans les coins; pourtant mon oncle en
possède de magnifiques... Les Vuillemancin les tuent!

Oui, mais, Olive, un Corot peut passer inaperçu, un beau tableau n'est
point du papier de tenture. Je n'ai pas mon binocle. Si vous voulûtes me
faire subir la première épreuve de votre franc-maçonnerie, vous auriez
aussi bien pu me bander les yeux... un tableau est autre chose qu'une
affiche; encore un point à élucider; vous vous contentez de l'affiche.
Un Degas est parfois un tableau, un Lautrec est une affiche. Nous
reparlerons de cela une autre fois.

Les Vuillemancin tapissent les murs comme de la vigne vierge. Les
chambres à coucher en sont pleines jusqu'à la ruelle des lits; les
cabinets de toilette, les corridors en regorgent. Dans la lingerie, une
brave femme repasse des chemises devant des Vuillemancin. C'est cela,
Olive, que vous appelez l'école de Cézanne?

Combien avais-je raison, l'autre jour, de ne vous rien céder! Vous
n'êtes pas encore capable de juger Cézanne d'ensemble, attendez pour
«prendre un point de vue», car il vaudrait mieux que vous discerniez
l'_esprit_ de la _lettre_, vous arrêtant aux stations de ce chemin de la
Croix, par où le maître a progressé vers sa gloire paradoxale et
confuse. Vous doutez-vous du sens vrai de cet étrange génie, qui clôt
une période, au lieu «d'en ouvrir une», comme vous dites? Sur sa tombe,
on aurait pu écrire: «_Ci-gît l'État organisé._» Victime expiatoire de
la peinture, lui qui tant peina et, orgueilleux, convaincu, dénonça la
décadence, que pense-t-il, si de Là-Haut où monta son âme catholique, il
entend les prêcheurs de sa bonne parole? Vous ne voyez en Cézanne que
les plaies dont il saigna de ne pouvoir se guérir, sa faiblesse, sa
paralysie. Un initiateur? Jusqu'ici, un troubleur de consciences, un
fauteur de désordre, malgré lui.

Son oeil est un isolateur, comme les pieds de verre du tabouret où
l'enfant grimpe pour des expériences de physique amusante. Gare à celui
qui reçoit l'étincelle électrocutrice! L'oeuvre de Cézanne est un piège
aux innocents tendu. Vous qui avez de la lecture, Olive, rappelez-vous
la correspondance de Flaubert! Il y avoue ses difficultés, souhaite
qu'un autre, mieux doué que lui, puisse réussir là où il échoua. Si
l'esprit de Cézanne devait un jour se réincarner en un peintre mieux
équipé qu'il ne le fut, ce serait à une époque lointaine et moins
inquiète, où l'art ne serait plus un passe-temps d'amateur, un rayon de
magasin de nouveautés.

Nous nous promenons sur les routes de Provence, vous toute neuve à
l'esthétique, moi, qui le suis moins, hélas! et pendant que nous
discutons, se déroulent les panoramas familiers au néo-impressionnisme,
dont c'est ici la patrie d'élection. De Marseille à Vintimille, sur la
côte et dans les terres, il n'est guère de bourg où quelqu'un ne soit
venu planter un chevalet en songeant à Cézanne. Je ne vois que motifs
connus, couleurs, lignes «banalisées» par les peintres. On nous a rendu
votre terre plus insipide que la forêt de Fontainebleau. Toutes les
bicoques, aux «Indépendants», comme chez votre Vuillemancin, m'ont l'air
d'être sur le point de tomber. Ai-je le vertige? Arbres, montagnes,
nuages, d'horizon, la mer, tout danse!--et c'est pour cette farandole
que Cézanne aurait battu la mesure? Je ne respire à l'aise que si la
pluie efface le bleu du ciel. Entre Toulon et Hyères, la route du cap
Brun et de San Salvadour est, cet après-midi, d'un vert de salade
confite, coeur de laitue, concombre, pastèque à peine rose, blanc
d'amande, grise en somme, et fait songer à Corot, plus qu'à nul autre.
Pourtant il fut sensible, celui-là, à toutes les harmonies, rendit tous
les ciels, du nord et du midi; quant à construire, il me semble qu'il ne
fut pas un médiocre architecte... Qu'entendez-vous par «construction»
dans le cas de Cézanne? Lui, un _constructeur_? Entendons-nous.

Peu de peintres se sont, autant que lui, embrouillés dans les «plans».
Vous ne me citerez guère de visages ou de corps, dans l'ensemble de son
oeuvre, qui ne signent l'aveu d'un pénible effort, d'un échec. La _Femme
au chapelet_? les _Joueurs de cartes_? Laissons ces mauvais tableaux aux
milliardaires. L'apparence de plans et de construction est due à
l'unité, à la qualité du ton et de la pâte. Ses toiles sont _pleines_,
_unes_, la composition y forme bloc, remplit la surface de bord à bord.
Même en un visage dont les yeux, le nez, la bouche se situent dans des
plans désaccordés, il y a _ensemble_, _masse_,--mais c'est par un
miracle du prodigieux, de l'unique et inimitable coloriste. Le ton
équilibre les volumes. La recherche du ton rare et pur fait crouler un
compotier de pommes, choir une serviette, zigzaguer les dessins du
papier dans le fond de la nature morte, mais rapproche un ton de celui
qui l'appelle et l'harmonie chromatique est, à elle seule, une sorte de
«construction».

Dangereux exemple, Cézanne est un maître pour des maîtres, non pour des
élèves.

Les plans, chez Cézanne, s'organisent dans l'atmosphère, par la magie
d'une couleur inanalysable de céramiste et d'émailleur, d'une matière
aussi précieuse que le radium, lentement accumulée ou qu'échantillonne
une main de brodeur oriental. Quelques coups de pinceau, à l'aquarelle,
ou un kilo de pâte sur la panse d'une pomme, et il obtient la surface
irradiante des coquilles de nacre ou des verres irisés qu'un long séjour
dans la terre y déposa. L'ordre ne s'établit que par le mariage des
tons, toutes «_valeurs_» supprimées.--Je ne connais pas un beau dessin
de Cézanne, en dehors de croquis griffonnés, quelques compositions
mythologiques, dont je jurerais qu'elles suivirent une première version
en couleurs. La noblesse? Oui, elle est partout, car Cézanne était un
noble esprit qui ne retenait des musées que des rythmes majestueux. Ici,
la _beauté_ n'est que suggérée par une main qui tremble. De respect? Par
infirmité? Peu m'importe, à moi essayiste d'une époque décadente, car je
suis de mon temps, tout comme vous, ma chère Olive.

Mes sens sont autrement satisfaits que ma raison, qui parfois cède... à
la minute même où je me veux comme un diable défendre. La chair est
faible, Olive, me permettrez-vous ce truisme?

Mais, Olive, vous m'avez alors dit:--Je ne vous comprends plus. Vous
vous contredisez tout le temps. Vous donnez, puis vous retirez votre
don! Vous abusez de la restriction mentale.

Le cas Cézanne égare le fidèle, parce qu'à côté du Dieu, il y a les
grands-prêtres, les diacres, les acolytes porteurs d'encens, et,
jusqu'au bas de la nef, des paroissiens épouvantés. Il en est de même
dans toutes nos églises. Excusez-moi et reprenons l'auto! Nous irons
voir, un de ces jours, le peintre de Cagnes. Montrez-moi d'autres coins,
d'autres horizons.

                   *       *       *       *       *

Ce soir-là, nous rentrâmes fort tard. Les cafés de Toulon regorgeaient
de buveurs au boulevard de la République. Nous sommes allés sur le quai,
au bord de l'eau, c'était une Ripa dei Schiavoni, toute égayée de
fanaux. Les deux figures marines que modela Puget, comme tout d'ailleurs
ici, compliquent l'ambiguïté de l'impression. Vous ne savez jamais si
vous êtes d'un côté ou de l'autre des Alpes. Ayant insisté pour aller
chez Mme Pibarot choisir les pâtisseries de notre dessert, nous
longeâmes des ruelles peu avouables, où vous ne vous seriez aventurée si
votre désir n'eût été aussi vif de m'entendre qui m'exclame: «Ce sont
des _calli_ de Venise.» N'eussiez-vous été là, j'aurais dit un mot à ces
filles à la coiffure de perles, fardées et grasses, qui se tenaient sur
le pas de leur porte... j'ai feint de croire que c'étaient des échoppes
de coiffeur et vous avez ri de mon inexpérience.

                   *       *       *       *       *

_Vers Grasse._--La corniche d'or forme la vraie limite de la côte
provençale et de la Riviera; c'est en sortant de l'Esterel que le
paysage change; il va s'élargir et perdre, petit à petit, le peu qui lui
restât encore de français. Hélas! les boulevards maritimes de Cannes,
les palmiers en zinc, les villas anglaises et le casino municipal font
de cette plage cosmopolite une sorte de Brighton qui voudrait être
Alger. Nous avons hâte de nous enfoncer dans les terres et de gravir le
long lacet qui aboutit à Grasse. Le monument à Fragonard, devant ce
charmant hôtel du XVIIIe siècle, blanc et majestueux dans ses
proportions bourgeoises, rappelle seul au passant l'élégance du peintre
des Nymphes et des Cupidons. Je ne sais pourquoi, à toute heure du jour,
la ville de briques cuites et de tuiles rousses, a quelque chose de
mauresque. Elle est dure et peu accueillante, il faut s'habituer à elle,
lui faire des avances de toutes sortes. Elle offre aux étrangers peu
d'accommodations modernes, et c'est peut-être pourquoi l'on s'y sent si
loin de tout et, au premier abord, dépaysé.


II

_Sur la terrasse d'Andon._--Soyons francs: ceci est plus grand et plus
touchant encore que Florence. La fontaine Louis XVI, le jet d'eau du
bassin rustique, les platanes qui laissent filtrer le soleil, étalant
ses pièces d'or sur le sable, c'est, plus que les fastes médicéens,
proche de nos coeurs modernes; petits paliers retenus par des cailloux,
étages d'arbrisseaux gris, cyprès, eucalyptus, bordures de fleurs
potagères le long de la balustrade, vous témoignez d'un ordre ménager,
égal pour la cuisine et la bibliothèque. La fraîcheur, dans cette
bastide que Fragonard décora, imbibe tous nos sens: c'est le bruit sans
arrêt du jet d'eau sous les platanes, c'est le vert d'aquarium, les
persiennes mi-closes, le marbre de l'escalier, le carrelage du salon
surbaissé, et l'orangeade. Derrière les balustres de la terrasse, un sol
volcanique, convulsé, où l'habitacle humain ne joue point de rôle; plus
loin l'Esterel, la baie de Cannes. Le rococo de la villa d'Andon,
cinéraires, géraniums, lys en touffes rutilantes, le peigné, brossé,
astiqué des premiers plans, laisse sa valeur aux lointains d'un
dramatique revêche, à la romaine. Je respire plus librement près de
Frago qu'à l'ombre des Pan de Vignola, ces moussus joueurs de flûte sur
le rocher de Caprarola.

_Vers Nice._--Partons!--L'automobile attend à la grille. C'est la route
de Cagnes, une Normandie provençale, des bois, des prairies piquées de
boutons d'or. Les bergères, couleur de bronze sous l'énorme cloche de
paille des pastourelles, paissent leurs brebis maigres, brunes aussi,
patinées par le mistral. C'est ici que Renoir est venu réassortir ses
pelotons de soie. Je voudrais, ce matin, surprendre le vieux maître au
milieu de sa nichée d'enfants... mais mon conducteur n'entend pas qu'on
s'arrête, car nous sommes dus vers midi, du côté de Menton. Peut-être
serai-je plus heureux ce soir?

A partir de Cagnes, c'est la banlieue de Nice, bouchons, auberges,
affiches, réclames pour les touristes, bientôt l'entrée d'une grande
ville, Suresnes, Puteaux au bord de la mer. Deauville aussi bien; et les
gens ont l'air de n'avoir rien à faire, qui traînent leur oisiveté sur
cette côte bénie, comme si le ciel ne pardonnait qu'on cessât un instant
de le regarder. A ces gens en une éternelle vacance, leur paresse
donnera l'allure de la contemplation.--Mais je devine vos pensées,
promeneurs qui édifiez vos maisons de plaisance, ces mosquées pour
ex-cocottes, ce simili Orient d'exposition universelle; je douterais de
la beauté du site, à voir l'architecture qu'il inspire. Pourtant, Nice
désemplie par sa fin de saison, reprend, vue du Montboron, cousinage
avec Gênes. C'est une Gênes où les palais sont des sanatoriums, fière de
rues à l'instar de Paris, aguichantes et bondées de tout ce qui est
inutile.

Blanche et rose, Nice rendue à elle-même, lave ses fards, redevient la
contadine au fichu bariolé...

_Retour._--Nous repassâmes par Nice; avons longé la mer. Un court orage
humecta l'atmosphère, lavant toute la poussière qui poudrait la route.
Dans l'écume des vagues, joujou de sportsman, qui a des prétentions
belliqueuses pour des combats à la Wells, un hydravion s'exerçait!

Quand nous parvînmes à Cagnes, le soleil avait reparu dans un ciel de
turquoise pâlie, claironnant la fin de la journée; comme il était tard,
j'osais à peine m'arrêter pour saluer Renoir; mais j'aurais un remords,
venu si près, de n'entrer pas. Comment le trouverais-je, après tant
d'années, le bon conseiller de mes débuts, l'ami, l'encourageant ami
dont l'indulgence à mon zèle obtint de mes parents que je fisse de la
peinture, sans plus d'entraves? Il est peu de peintres pour l'oeuvre de
qui j'aie eu, d'abord, plus d'admiration, puis des doutes plus cruels,
de nouveau une admiration un peu inquiète, sans toujours me départir
d'une certaine gêne.

Il faut prendre Renoir comme un bloc et ne jamais le discuter, ni
l'analyser, dès que le sortilège du coloriste vous a conquis. Jeune
homme, je dus subir ce charme et cette puissance, peu soucieux de la
forme ronde, molle, flottante, qu'il emprisonnait dans de l'émail, ou
tricotait avec des bouts de soie et de laine. J'assistais à ses
recherches successives d'exécution.

La première fois que je le vis peindre, c'était à Berneval-sur-Mer, près
de ce château de Normandie où M. Paul Bérard lui donnait, chaque saison,
l'hospitalité. Il faisait poser des enfants de pêcheurs, en plein air;
de ces blondins à la peau rose, mais hâlée, qui ont l'air de petits
norvégiens. Il décorait, cette année-là, des panneaux de la salle à
manger de Wargemont et avait entrepris une série de fleurs, des
géraniums surtout, dans des bassines de cuivre; tantôt, pour se
délasser, il faisait du paysage: alors un travail singulier, comme d'un
pastelliste, des hachures, du treillis multicolore, où les laques
envahissaient les bleus et les verts «de la confiture de groseille»,
disait-on, mais le temps a fondu déjà en une seule surface riche et
unie, d'indiscrètes couleurs dont Renoir savait, apparemment, qu'elles
se soumettraient plus tard à leurs voisines.

Le visage de Renoir était déjà ravagé, creux, plissé, les poils de sa
barbe clairsemés, et deux petits yeux clignotants brillaient, humides,
sous des sourcils que cette broussaille ne parvenait à rendre moins doux
et moins bons. Son parler était d'un ouvrier parisien, qui grasseye et
traîne; chaque phrase était accompagnée d'un geste nerveux: il frottait,
par deux fois, son nez avec l'index, son coude appuyé sur l'un de ses
genoux qu'il avait toujours, dès qu'il était assis, croisés; son corps
en boule, et voûté par habitude de se pencher vers le chevalet. Renoir,
pétrisseur de la chair féminine, caresse la toile, comme cette chair
même; fleurs, ciels, arbres, fruits, tout est pour lui sujet à colloques
amoureux, prétexte à satisfaire sa violente sensualité païenne.

«Un sein, c'est rond, c'est chaud! Si Dieu n'avait créé la gorge de la
femme, je ne sais si j'aurais été peintre!»--a-t-il dit.

La nature lui offre des tentations très prosaïques du gourmand. Les
Parisiennes, ses modèles d'élection, trottins, blanchisseuses, modistes,
flore mousseuse du ruisseau faubourien, sont, dans son oeuvre, comme des
pêches, des pommes et des cerises en une corbeille de fine sparterie; il
tresse des guirlandes de pivoines pâles ou cramoisies, il souffle et en
gonfle les pétales,--en ajoute même, tant il a de plaisir à ce
jeu,--jusqu'aux proportions d'énormes choux; des ondes colorées, de plus
en plus vibrantes, autour du ton central qu'il jette comme une pierre
dans l'eau, propagent jusqu'au cadre des cercles mouvants.

Vous niez Renoir dessinateur? Sans doute, Olive, son dessin n'est pas
une ossature, mais un vêtement bigarré, que son pinceau amplifie quitte
à trahir le corps. Si le corps est nu, la forme est le plus souvent
magnifique de santé, débordante de plénitude et l'idéal même du grand
amant toujours inassouvi. Plus il se développe, plus Renoir renforce et
nourrit ses volumes, jusqu'à souvent atteindre l'équilibre d'un
bas-relief antique. Entre la Grèce et le XVIIIe siècle français, il
bâtit un temple où, après ses douze lustres de joyeux labeur, il
installera sa Déesse. Pygmalion frémit devant son idéal incarné: une
Aphrodite qui est à lui:--la Vénus des bords de la Seine.

Son tableau _les Baigneuses_, que j'ai le bonheur de posséder (1889),
marque la fin de la libre course dans les Bougivals et les Argenteuils,
annonce, malgré sa sécheresse, si exceptionnelle dans l'oeuvre de
Renoir, de nouvelles tendances vers le style. Ces _Baigneuses_
inspirées, comme l'on sait, par une sculpture de Coysevox, sur une
fontaine de Versailles, se placent juste à mi-chemin, entre les fêtes
ensoleillées du Moulin de la Galette et les Panathénées du village de
Cagnes.

Le grand admirateur de Cézanne (car Renoir eut pour lui une réelle
dévotion), le voilà, lui aussi, établi dans ce pays où l'hiver
n'embrunit pas les ateliers.

J'étais ému, Olive, en attendant à la barrière, au seuil de la
propriété. Je n'avais pas revu Renoir depuis si longtemps! Il y a
quelques années de cela, à une représentation des Russes, je fus frappé
par la présence inattendue dans une loge, d'un manteau et d'une
casquette de voyageur, sur un visage de vieillard qui s'y enfouissait.
Autour de ce singulier spectateur, des femmes en robe de bal,
s'empressaient comme des courtisans auprès d'un souverain. Je pris ma
lorgnette: c'était Renoir avec Misia. Des amis avaient tenu à lui offrir
le régal d'un de ces ballets qui enchantent les peintres. Depuis lors,
je le savais malade et de plus en plus retiré. Comment, malade? Celui
dont l'oeuvre chaque an s'enrichit, se renouvelle en une moisson plus
copieuse? Je n'ai jamais voulu le croire que jeune, et après l'avoir
retrouvé si tard, je me demande s'il ne fait pas semblant de ne l'être
plus, pour nous étonner davantage.

Son fils, un bambin, s'avance à ma rencontre dans le jardin; comme il
m'assure que son père vient d'être plus malade et ne reçoit personne, je
donne ma carte, et j'allais vous rejoindre dans l'auto, mais l'enfant
ayant lu mon nom, me dit:--Venez, venez, monsieur, venez voir
maman.--Celle-ci n'hésita pas: je ne pouvais passer si près et n'entrer
point. Renoir ne me l'eût pardonné.

--Il parlait de vous hier encore, venez, vous lui ferez plaisir...

Elle me poussa devant elle...

La villa, toute gaie, est à mi-côte, dans des vergers; une ferme, une
exploitation agricole. Renoir se livre à la culture de l'oranger.

Entre les villages de Cagnes et de Saint-Paul-du-Var, une vallée
fertile, verdoyante s'étend: une oasis dans ce pays aux lignes âpres qui
fait songer, dit-on, à la Palestine. Les Alpes, au loin s'étagent et le
soleil en illumine les cimes neigeuses. Les premiers plans sont intimes,
Virgile y aurait écrit ses _Géorgiques_, Renoir peint et peindra les
siennes: lavandières savonnant et tapant la lessive dans le ruisseau,
caracos rouges, chaperons de paille, oliviers nains, qui retombent sur
l'eau comme des saules de chez nous. Il picote de touches polychromes
toutes ces rondeurs, ces gentillesses à la _Paul et Virginie_. Il y a du
Bernardin de Saint-Pierre chez le peintre de Cagnes; sa mythologie à la
bonne franquette se transporte souriante au milieu de ces bergeries à la
Longus.

Je savais de quelles difficultés s'accompagne aujourd'hui l'acte de
peindre, pour Renoir. C'est à peine si la main, nouée par les
rhumatismes, peut encore diriger le pinceau.

--Tantôt,--me dit madame Renoir,--il acheva, en plein air, un _Jugement
de Pâris_.

Enfin, me voici devant mon vieil ami. Il est assis, protégé par un
paravent, immobile et qui regarde une fois de plus le couchant derrière
l'Esterel. Est-ce lui qui, tout à l'heure, travaillait encore? J'ai
envie de l'embrasser, je balbutie...

Comment remercier ces êtres magnifiques, énergiques et enthousiastes,
pour la leçon qu'ils nous donnent? La maladie ne compte, pour qui porte
en son coeur cette foi, cet amour d'adolescent. L'art a vaincu la
souffrance ou l'ignore. Les yeux du septuagénaire de Provence, sont
encore les mêmes que ceux du Renoir de Berneval. Il n'y a plus que ces
yeux dans ce visage immatérialisé, ils sont exquis de bonté, et tels que
des primevères dans un pré dénudé par le gel.

Renoir ordonne qu'on me fasse passer par l'atelier; je prends congé.

C'est cette main, noueuse comme un bois de poirier mort (je la touche,
mais elle ne pourrait serrer la mienne), qui emmanchée d'une brosse
qu'une courroie attache au bras droit, évoque des théophanies, donne un
nouveau galbe au jeune Anacharsis, coupe la ceinture des bacchantes et
dévoile le sein des Hélènes.

Dans des casiers de bois blanc, les châssis se pressent l'un contre
l'autre, des douzaines de toiles attendues à Paris. Pour chacune, le
maître, aidé de collaborateurs bénévoles, recommence l'exercice
indescriptible d'une séance d'après le modèle. Quelqu'un lève, l'autre
baisse le chevalet, on le pousse à droite, à gauche, selon l'ordre du
maître, pour économiser les mouvements et les cris de douleur. Chaque
fois que le pinceau doit être rechargé sur la palette, c'est un travail,
comme de soulever une pierre. Mais l'oeuvre s'achève, blonde, sereine,
robuste. L'esprit a triomphé de la matière.

Que n'ai-je osé, vous emmenant avec moi, chère Olive, vous donner la
réconfortante vue de ces choses, de la patriarcale existence d'un
artiste déjà installé dans la gloire!

Dans la salle, des hommes, des jeunes filles; ces gens semblaient
attendre là pour servir, surveiller, aider le Patron. Des élèves, des
admirateurs? On ne sait qui sont ces satellites; maîtres et domestiques,
enfants et adultes, sont là _pour lui_, chacun joue son rôle utile et
anonyme.

Et nous ne pûmes retrouver votre chauffeur, Olive, car le vin du cru à
pleins verres était versé dans la cuisine; la villa de Cagnes est une
bonne halte.

Rentrons! Après-demain, je serai à Paris; vous reprendrez vos visites
aux bric-à-brac de Toulon; vous achèterez des Vuillemancin. Nous nous
écrirons.

AVRIL 1914.



NOTES SUR LA PEINTURE MODERNE

(A PROPOS DE LA COLLECTION ROUART[15])

DEGAS.--_Revue de Paris_, 1913.

  [15] Deux ventes aux enchères ont dispersé la collection Rouart, du 9
    au 18 décembre 1912.

_Pour Paul Valéry._


I

«Il est de très inoffensifs révolutionnaires...»

Nous n'étions pas retourné, depuis dix ans, dans l'hôtel qui porte le
deuil de M. Henri Rouart. Peu avant la dispersion, sous le marteau du
commissaire-priseur, des oeuvres d'art qui nous attiraient jadis à la
rue de Lisbonne, il fut une fois encore permis à d'anciens habitués, de
revoir cette incomparable collection de peintures et de dessins,
accrochés aux murs que nul d'entre eux n'avait plus quittés depuis qu'il
y avait trouvé sa place. Ces appartements, marqués au coin du second
Empire et décelant un total mépris de l'arrangement décoratif comme on
le recherche aujourd'hui, avaient l'aspect un peu négligé des maisons
sans femmes; les cadres se chevauchaient l'un l'autre ou venaient bord à
bord, créant une confusion. Il fallait prendre de la peine, pour ne voir
qu'une chose à la fois et, l'ayant trouvée, l'isoler, la mettre en
valeur. Tout ici, d'ailleurs, semblait hors de notre temps, appartenait
à des hommes qui pensaient, parlaient, agissaient d'autre façon que
nous.

Pût-on laisser intacte cette collection, comme un musée Plantin, pour
apprendre ce que fut hier à ceux de demain, qui n'auront pas connu cette
race d'amis maniaques de la peinture: leurs goûts, les idées qu'ils
eurent de l'art et de la vie; et les fils Rouart nous diraient dans
quelles conditions leurs pères ont formé leurs trésors, comment ils
vivaient. Il y a autant de dissemblances entre ce type d'hommes et les
amateurs du XXe siècle, qu'entre la peinture du milieu du XIXe siècle et
celle de 1912. Aujourd'hui tout s'étale. Hier, on cachait ses biens et
ses amours.

Voici quelques notes, sans ordre, quelques réflexions que nous inspire
une dernière et très mélancolique visite à la rue de Lisbonne.

                   *       *       *       *       *

Le commencement du XXe siècle aura marqué une séparation brusque entre
une certaine manière d'être artiste _pour soi_ (qui ne se prolonge plus
que comme un malade, à force de soins) et la condition d'une société où
la peinture semble livrée au litige indéfini d'innombrables certitudes.

A force de tirer sur la chaîne, des maillons cèdent, que rien ne
ressoudera. Pour les «traditionalistes», si le branle-bas sonne au
milieu de leur carrière, et s'ils ne sont pas endormis, qu'ils collent
l'oreille au sol et écoutent le bruit de la jeunesse en marche; curieux,
intéressés, préoccupés même; mais non sans pitié pour leurs aînés ou
leurs cadets, qui restent impassibles comme des sourds devant une
locomotive d'express.

Il y a des artistes pour qui toute nouveauté est négligeable et
mauvaise; d'autres qu'attire _a priori_ l'inconnu et qui, d'avance,
applaudissent même l'inventeur dont l'expérience infirme la leur. Bien
peu qui ne se sentent inféodés à un parti et ne deviennent les esclaves
d'amitiés, de camaraderies ou d'habitudes. Parmi les plus intelligents
et les plus fiers, combien osent confesser leur émoi? Ils ont peur;
aussi est-ce la louange aussi emphatique que l'insulte, ou bien le
silence pusillanime des timides qu'on dirait tapis dans leurs demeures
pendant que les coups s'échangent dans la rue. Plus répandue et plus
grave encore, l'indifférence. Elle augmente chaque jour: l'indifférence
du spectateur, las d'entendre trop parler d'art, de voir trop de choses
et qui se retire, à mesure qu'on le sollicite plus de se mêler aux
acteurs et aux auteurs du drame; car on ne peut longtemps parler de ce
qu'on feint seulement de connaître et d'aimer, et l'on passe vite sur un
autre terrain où le pied est plus solide; enfin l'indifférence du
producteur dont le mouvement devient machinal au milieu des disputes et
des théories qui se succèdent. J'allais omettre celui qu'ahurit le zèle
même de ses suivants, qui le dépassèrent si vite!

Afin d'aider le public artiste à s'y reconnaître, il serait de saison
que ceux qui consacrèrent l'exercice de leur esprit à l'étude de ces
questions d'hier et d'aujourd'hui, essayassent d'y mettre un peu
d'ordre. Élevés dans une religion qui périclite, certains pourraient du
moins célébrer les douceurs qu'ils y goûtèrent, déplorer la tiédeur de
ses fidèles et rappeler à ses détracteurs quels furent son éclat et sa
beauté. Plaidons pour de «nobles victimes». Épargnez-les, messieurs les
bourreaux!

Quelques-uns chérissent encore ces vieilles rues chaque jour menacées,
abattues, décor dans lequel ils furent élevés, auquel ils souhaitent
qu'on ajoute tout ce que commande la vie moderne, mais jugent néfaste
qu'on anéantisse au lieu de construire plus loin. Hélas! le terrain
manque; il faut de plus larges voies, de l'air, et, à côté des façades
d'un intérêt rétrospectif, celles qui accusent le dispositif intérieur
dicté par des usages récents. Mais ne nions pas le charme des boiseries
sombres et des pignons sans prétention de jadis. Fussions-nous enclins à
préférer à ces choses désuètes la clarté des couleurs fragiles et des
combinaisons à la mode, il convient qu'une pudeur nous retienne d'en
faire trop état.

Il est dur d'être l'exproprié d'un bel hôtel qu'on transformera pour le
commerce. La mélancolie de Chateaubriand est légitime, d'embrasser deux
mondes et de pouvoir comparer deux siècles dont il est. Parfois on
préférerait d'être né plus tôt ou plus tard et s'épargner des doutes et
l'inquiétude particulière à l'ère présente. C'est une sorte de devoir,
semble-t-il, pour ceux qui ont un pied dans deux sociétés, de saluer
celle qui s'en va, d'essayer de la rendre compréhensible et aimable à
ceux qui viennent. L'occasion leur est fournie, par la mort des deux
frères Rouart, de revoir comme un album de photographies tout un monde
français, parisien de bonne souche, des visages, des intérieurs, des
réunions animées par le plus vif sentiment de l'art, dans une atmosphère
qu'on ne respire plus; celle où vivaient les modèles de Fantin-Latour.

                                   *

                                 *   *

La maison de M. Henri Rouart se ferme aujourd'hui après celle de M.
Alexis Rouart. Hélas! les collections fameuses, comme les terres, ne
passent plus de père en fils. Les fortunes plus fluctuantes, l'humeur
changeante, un désir immodéré d'essais, d'aventures, de voyages, les
distances abolies par des moyens de transport rapides et divertissants,
nous désaccoutumèrent de la stabilité. Des tribus sans cesse en
migration emportent avec elles et déposent le long de la route, au
hasard des relais et des rencontres, leurs fragiles possessions. Un
objet, si précieux soit-il par lui-même, ou par des souvenirs qui
devraient tenir à la chair de son propriétaire, qui sait où il ira?
Nulle oeuvre que nous puissions croire destinée à se détruire
normalement sur le coin de terre pour lequel l'artiste la créa.
Mélancolique destin des pierres de nos églises, des meubles de nos
châteaux, de nos portraits d'aïeux et de nos parchemins qui, chaque
jour, passent la frontière ou l'Océan, perdant de ce fait la plus belle
part de leur sens et de leur valeur profonde de racine.

Reconnaissons avec gratitude la contre-partie de cette émigration
quotidienne: des êtres généreux ou peut-être mus par un désir d'attacher
leur nom à quelques glorieux noms d'artistes, et pour laisser une trace
d'eux-mêmes, comme l'acteur en quête de photographes ou de biographes à
fin de se «prolonger» après que sa voix se sera tue, des collectionneurs
magnifiques lèguent aux musées des trésors inestimables. Mais la
spéculation et la montée scandaleuse des prix offerts pour les oeuvres
d'art classées, rendent souvent irréalisable le désir d'un
collectionneur. Il faudrait que celui-ci fût toujours un célibataire!
Oui, mais il y a plus: léguer une collection à l'État n'est point un
geste simple à faire. Vous ne savez jamais qui décidera de l'acceptation
ou du rejet de votre don, quel esprit inspirera les Comités dont dépend
l'avenir de votre legs--du moins dans notre pays de France. Je me
rappellerai toujours les pathétiques précautions et les craintes
touchantes dans leur exagération, celles de M. Degas, alors qu'il
combinait les systèmes les plus extravagants afin d'hospitaliser, de son
vivant, les toiles et les dessins d'Ingres, les Delacroix, les Manet et
autres pièces choisies avec une admirable sagacité pour sa plus intime
satisfaction. Tout plutôt qu'une _vente publique_, de ses études, de ses
cartons pleins de chefs-d'oeuvre.

Nous n'avons pas un vrai Musée moderne; on sait les lenteurs
administratives à construire un nouveau Luxembourg. Quant au Louvre, il
faudrait qu'il pût s'étendre en tous sens. Des grincheux se plaindraient
d'un énorme cimetière au coeur de Paris, dont les émanations vicient
l'air. Vous savez le lieu commun sur le musée-tombeau. Les musées ont,
du moins, des vitrines gardées! La Joconde?... dira-t-on. Les gardiens
somnolent... Oui certes; la Commune de 1871 a failli incendier le
Louvre.

Une guerre est à craindre... Les dangers sont partout.

L'École des futuristes, dans un retentissant manifeste, a demandé la
fermeture des musées ou leur suppression par mesure d'hygiène. Tout ce
qui date, tout ce qui a duré est désormais menacé dans un monde qui
bâille d'ennui et voudrait oublier son passé.

                                   *

                                 *   *

Si l'hôtel Henri Rouart était devenu un musée, à nos esprits il eût
donné une direction et des assises. Les collections Henri et Alexis
Rouart ne devraient point quitter la France. Nous avons eu l'espoir
pendant quelque temps de garder parmi nous, dans son intégralité, celle
de Henri, grâce à la piété unanime de ses enfants. Puisque tout
arrangement fut impossible, disons adieu à tant d'oeuvres d'art qui sont
l'honneur de notre XIXe siècle. Pour ceux qui ont connu ces messieurs
Rouart, et plus, fait partie de cette classe de vieux Parisiens, «grands
bourgeois», artistes, les images et les souvenirs qu'évoque leur nom
seront doux et précieux. Avec ces amateurs à l'ancienne manière,
disparaissent à peu près les derniers d'une génération forte et l'on
saura peut-être plus tard l'importance du rôle qu'ils auront utilement
joué dans notre pays. Bientôt la trace s'effacera des Marcotte, des F.
Moreau, des Dutuit, des Tomy Thierry, des Doria, continuateurs des
Lacaze; et sous la ruée des milliardaires irresponsables d'Amérique,
aussi bien que de la nouvelle aristocratie industrielle et financière
d'Allemagne et de Russie, le type si agréable du modeste chasseur de
peinture sera anéanti, du chasseur dédaigneux des rabatteurs et de
l'appareil un peu théâtral qu'exhibe le propriétaire de Seine-et-Marne
pour abattre beaucoup de pièces, sans quitter presque la salle où il
mange dans de la vaisselle plate. Aujourd'hui, les gens du monde, les
plus authentiques aristocrates, s'ils n'ont pas hérité, avec les
portraits d'ancêtres dont ils se séparent d'un coeur léger, une ample
fortune, non seulement se font marchands de curiosités,--mais
«intermédiaires». Dans une société où tout est à vendre, d'aimables gens
de cercle, jadis contempteurs de tout, hormis les sports, accourent, le
monocle à l'oeil, tâchent de distinguer un Fragonard d'un Dubufe le
père, au premier appel d'une famille dans la gêne et que tente l'appât
d'une grosse somme. Ils accourent pour se charger de «placer» le
chef-d'oeuvre et tendre la main. Peut-être, d'ailleurs, l'éducation de
ces singuliers professionnels (inavoués!) se fera-t-elle avec le temps.
Les ventes célèbres, les catalogues illustrés, l'incessante réclame des
marchands qui publient les cotes d'une nouvelle Bourse artistique: voilà
plus que de nécessaire pour se faire une opinion de club. Il y aura,
cependant, cet obstacle à se prononcer sur des ouvrages un peu anciens:
les «pedigrees» dont on se munissait naguère seront faussés ou l'on en
fabriquera, comme on fabrique des meubles anciens, des Boucher et des
Gainsborough.

Le public commence à s'inquiéter. Les originaux qui, dans les familles,
furent déjà remplacés par d'adroits fac-simile, seront bientôt confondus
avec ceux-ci et de successives copies, de moins en moins fidèles,
tiendront sur les panneaux du salon la place de l'ancêtre, exilé aux
Amériques. Chacun sait qu'il y a dans le Paris moderne trois catégories
de peintres: 1º ceux qui font du néo-impressionnisme et en vivent plus
ou moins bien, mais célèbres ou en passe de le devenir; 2º ceux qui
languissent, attachés à l'académisme; 3º les plus habiles, qui préfèrent
l'incognito, et travaillent à la manière des maîtres--sans signer.

Je connais en province un brave notaire tout fier de posséder un faux
Corot qu'il tient d'un parent _ami intime du maître_. Ici l'histoire et
la vérité sont dans des rapports mystérieux, mais comment le détromper,
l'excellent homme? Je ne m'étonne plus de ce que me disait un
«réparateur» auquel j'avais porté un pastel à nettoyer. Ne l'ayant pas
trouvé chez lui, j'avais dû écrire «l'objet de ma visite» sur une
feuille imprimée, que je remis à un serviteur en habit et cravate
blanche. Le «réparateur» venant ensuite chez moi me demanda si, en
l'attendant, j'avais jeté un regard sur les murs de son «appartement
particulier.» Comme j'excipais de ma discrétion, il me pria de revenir
dans son «somptueux rez-de-chaussée», qu'égayent ses enfants, de
charmantes jeunes filles souvent au piano, et de prendre la peine de
considérer sa collection: «Il n'y a pas un de mes tableaux--dit-il--qui
ne soit l'oeuvre de _mes jeunes artistes_, monsieur, et vous devez avoir
eu plusieurs d'entre ceux-ci parmi vos élèves. Ils sont assez pratiques,
maintenant, pour préférer une carrière lucrative aux difficultés où
s'énervent des garçons plus ambitieux.»

Et comme je lui exprimais mon dégoût, qui le faisait rire, il ajouta:
«Je ne trompe personne; je ne les vends pas, ces arrangements, pour des
originaux. Plus tard, au loin, ce qu'ils deviennent... serait-ce à nous
de nous le demander?»

Mais si ce réparateur «ne veut rien savoir»; ce que deviennent ses faux,
nous, nous le savons. Ils peuplent les collections et achèvent de semer
le soupçon dans l'âme déjà trop inquiète de ceux qui collectionnent.

                                   *

                                 *   *

Les frères Rouart étaient des ingénieurs, anciens élèves de l'École
Polytechnique; Henri, l'aîné, celui dont nous déplorons que l'admirable
galerie soit mise en vente, gagna dans l'industrie une fortune dont il
fit l'emploi que vous savez. Il se destinait au métier des armes et
comptait faire, en amateur au moins, de la peinture, pour laquelle il
avait un goût très vif et des dispositions; tel semblait être son
avenir, si des événements ne l'eussent placé à la tête d'un
établissement métallurgique, ensuite prospère sous son intelligente
direction. On cite de lui plusieurs découvertes dans l'ordre de la
mécanique. «Il apporte aux problèmes de la science nouvelle--écrit M.
Arsène Alexandre dans une excellente étude--le même instinct précurseur
qu'il a prouvé à l'égard des questions artistiques.» «C'est ainsi que
successivement, les applications du froid, les tubes pneumatiques pour
la correspondance, les moteurs à gaz et à pétrole, attirent dès la
première heure ses facultés d'invention et de compréhension.»--«Sa vie
active a été vouée à la science, sa vie idéale s'est complue dans
l'art--harmonie que l'on voyait jadis couramment», ajoute M. Alexandre.
En effet, c'est là un des traits si significatifs des générations qui
nous ont précédés. J'ai connu nombre d'amis de mon père dont le
principal souci était la musique et la peinture, quoiqu'ils fussent,
quant à elles, d'une modeste réserve, dans leurs entretiens, par une
jolie crainte, si souvent dénuée de fondement, de parler d'art à la
légère. Ils étaient respectueux, parce qu'ils _comprenaient_ et
_sentaient_, mais ils évitaient le jargon d'atelier pour ne pas assumer
un ridicule si fréquent parmi nous. Les convives de M. Henri Rouart
étaient presque tous d'anciens polytechniciens, ingénieurs, officiers
d'artillerie, ou des industriels comme leur hôte; et ces messieurs
avaient l'habitude de la _précision_, ils étaient des spécialistes dont
le langage technique, les connaissances scientifiques, l'esprit d'ordre
et de discipline plaisaient tant à M. Degas. Aux dîners du mardi, ils
écoutaient M. Degas: ces _hommes de la partie_ écoutaient l'homme _de la
partie_.

Passionné d'art, M. Henri vécut à l'époque où, avec quelques moyens, il
était encore possible d'acquérir des tableaux, sans avoir à passer par
l'intermédiaire, professionnel ou non. Henri et Alexis, liés avec M.
Degas dont nous parlerons tout à l'heure, durent connaître la plupart
des grands artistes de leur époque; et quelle époque fut la leur! Ces
Messieurs se trouvèrent au milieu de l'école dite de Fontainebleau,
assistèrent à la fin de l'école de 1830, à l'apparition des
Impressionnistes, puis à celle de leurs continuateurs. C'est-à-dire que
la plus «racée» production du génie français, ils l'ont vue éclore.
Ingres, Delacroix, Th. Rousseau, Barye, Decamps, Diaz, Corot, J.-F.
Millet, Daumier, Degas, Renoir, Manet, Puvis de Chavannes: voilà
quelques-uns de ceux qu'ils ont connus, d'abord contestés et ignorés,
puis montant vers la gloire; et c'est dans le grenier de ces peintres-là
que les Rouart firent leur choix, paisiblement, sans la fièvre ni le
trouble de leurs continuateurs. Ils collectionnèrent, comme des peintres
fortunés, pour leur joie et leur instruction.

L'hôtel Drouot, où ils passaient tous les jours, si l'on considère ce
qu'il est encore aujourd'hui pour les fureteurs qui savent voir et qui
ont les loisirs du pêcheur à la ligne--fut l'abri temporaire
d'inépuisables viviers. La rue Laffitte, Durand-Ruel, comme les magasins
borgnes de Montmartre, surtout les ateliers d'artistes, les meilleurs en
relations avec les Rouart: voilà une vaste zone d'exploration. Le tout
est qu'on ne se disperse en de vaines curiosités et d'avoir un _goût
déterminé_. Or les deux frères, sans être exclusifs, avaient de fortes
préférences, je dirais, des vices. Alexis, tout dévoué aux petits
maîtres de 1830--peintres, graveurs, sculpteurs, à la céramique et à la
gravure chinoise et japonaise; Henri, le peintre amateur, se cantonnait
dans la peinture et le dessin.

Comment définirons-nous ce qu'il appelait «un tableau»? Eh! quoi?
simplement: ce qui est _de la peinture_ et ne veut être que cela. Celui
qui a le sens inné «_de la peinture_», s'il commet des erreurs, elles ne
sont jamais bêtes. Son intérêt se portera peut-être quelquefois vers des
pièces de moindre valeur, pour une simple qualité de vision ou de
coloris; mais il sera toujours en garde contre les faux-semblants et les
charmes éphémères des lauréats du Salon et des gros succès de presse. On
serait tenté de dire qu'au temps des Rouart, il n'y eût encore que deux
genres; le succès académique était celui de la seule mauvaise peinture,
des toiles qui racontent une histoire amusante, touchante ou noble, dans
une langue banale--le reste (la bonne peinture) étant la cible du
public. Au choix du collectionneur s'offrait un espace plus circonscrit
qu'il ne l'est devenu, où l'on ne s'attendait point à rencontrer à
chaque pas un jeune maître en herbe. Le collectionneur savait où il
allait, sans tourment à la pensée qu'après tout, il y a peut-être du
génie dans une _tache_, dans une «_intention_». On se faisait d'une
peinture une idée très définie; une certaine correction grammaticale
était de rigueur. Les généralités extra-picturales, on s'en souciait
peu; on était ignifugé contre le terrible snobisme et peu défiant de son
propre instinct. Le problème avait moins de facteurs qu'aujourd'hui; il
se bâclait beaucoup moins de tableaux, il y a trente ans, et les
théoriciens ne primaient point le peintre.

Deux ou trois toiles de Cézanne, dans l'hôtel de la rue de Lisbonne,
signalent la clairvoyance de Henri Rouart; mais son fils Louis me dit
que son père, charmé par les dons du coloriste, «n'y attachait pas trop
d'importance». Je me rappelle en effet, comment on discutait alors
Cézanne. A part Renoir, je ne crois pas que les Impressionnistes aient
prévu l'avenir de l'étonnant peintre d'Aix. Ils n'étaient pas des
théoriciens.

Ceci m'amène à parler d'un homme que j'aime et que j'admire, mon
confrère M. Maurice Denis; son livre _Théories_, remarquable par le fond
et la forme, est d'un grand artiste et d'une intelligence merveilleuse,
mais «il est fort dangereux»--comme aurait dit M. Ingres. Denis s'est
fait une «_Théorie_» logiquement issue de son talent et applicable à son
oeuvre. Sa fertile moisson de décorateur et d'incomparable illustrateur
est là qui nous l'atteste.

Mais la charge à fond contre _l'imitation_, «dada» des
néo-impressionnistes, aboutirait à des formules où la raison seule
interviendrait, ou à un art strictement ornemental et décoratif, à peine
différent de celui des Persans et des Chinois. Ce serait la fin du
tableau comme l'ont conçu les hommes de notre race sensible.

Le plus exact rendu des objets: c'est ce à quoi s'appliquent les Grecs,
les Romains et les Occidentaux en particulier. Des exemples historiques
si connus qu'il serait oiseux de les rappeler ici, abondent chez les
auteurs. Depuis le collège nous les savons. Le trompe-l'oeil _date de
l'Antiquité_. Les Italiens du XVIe siècle s'y délectent et le décor
architectural en tire de très heureux effets. Or c'est contre
_l'imitation_ que les susceptibilités doctrinales du néo-impressionnisme
se déclarent.

                                   *

                                 *   *

La collection H. Rouart aura été l'une des dernières à passer sous nos
yeux, et que ne déshonora nulle trace de complaisance à _la mode_, d'un
désir de paraître audacieux, «averti», «avancé», «_fauve_». Le bourgeois
français qui la forma, qui aurait pu être peintre professionnel et dont
la vie avait fait un métallurgiste, n'était pas un homme d'argent, et
qui achète des oeuvres d'art ainsi que des valeurs de bourse. Ces braves
gens-là avaient de la tendresse--qu'ils cachaient souvent comme l'objet
de cet amour--pour des tableaux, pour des bibelots.

Je crois que tous les maîtres de la galerie H. Rouart furent sans
théories, sans «manifestes», et leurs oeuvres sont d'avant l'heure où le
peintre devint _conscient_ et commença de tenir plus à ses idées qu'à
l'acte joyeux de peindre, sans obéir à d'autres ordres que ceux de son
instinct. D'où cette diversité, et certain air de famille aussi, chez
des artistes d'une même éducation. Vous lasserez-vous moins vite de la
palette monotone des néo-impressionnistes et de l'unique emploi des tons
complémentaires ou systématiquement divisés? Le jour où Gauguin ramena
le tableau au brutal coloriage d'un Calvaire breton ou d'un jouet russe,
plus de toiles de chevalet, et le beau «métier» de peintre tombe en
désuétude. Que l'on ne dise plus, de grâce! que notre technique, sûre
désormais d'être inférieure à celle des maîtres, il est inutile de s'en
préoccuper; si l'on a décrété cela, ce fut dans les premières heures
d'une allégresse nouvelle de néophytes. La nouveauté des effets subtils
qui frappaient une rétine ultra-sensible, enivra des hommes «libérés»
récemment de vieux idéaux; leur hâte à rendre des mouvements et une
qualité de lumière tenus pour extra-picturaux par leurs prédécesseurs,
leur présomption d'initiateurs encensés par la camaraderie et la
littérature, la nécessité de se singulariser à tout prix: voilà ce qui,
en quelques ans, fit du peintre cette sorte de monstre qu'il est devenu.

La vie et le rôle de l'artiste actuel sont d'un «_halluciné_». Il ne lui
reste plus rien des conditions naturelles du peintre. La société lui
demande de produire des oeuvres pour lesquelles il n'y a l'emploi, d'où
rapide transformation en une sorte de décorateur tapissier, que rend
médiocre la médiocrité de son employeur et de l'habitacle moderne. Je ne
jetterai pas la pierre à ceux qui ramenèrent notre art vers des
préoccupations nouvelles, vers un goût des couleurs pures et
décoratives. Mais il semble que la peinture actuelle soit, plus
qu'aucune autre, «un mode d'hallucination» (comme dit M. Denis) où l'on
veuille mettre trop d'esthétique, où le calcul, la mathématique se
glissent malencontreusement. Cette menace ne sera-t-elle pas plus
alarmante, à mesure que la raison voudra contrôler, pis encore:
réclamera des théories? Ici se pose à nous un problème dont nous pouvons
à peine entrevoir la solution, dans le tohu-bohu de nos incessantes
réformes. Et c'est en considérant le calme où il semble qu'aient produit
nos prédécesseurs à l'époque des Rouart, que l'on déplore davantage
notre trouble et notre trépidation.

On ne saurait trop insister sur ceci: de nos jours, il n'y a plus
d'opinion en matière d'art. Celle des peintres est plus que suspecte,
elle est tenue pour nulle par cette meute de critiques professionnels ou
d'hommes de lettres-critiques qui reçoivent une demi-information du
peintre qu'ils expliquent ensuite à lui-même. Artistes, critiques d'art,
marchands de tableaux, amateurs et financiers, réunis en un syndicat de
publicité et d'affaires, précipitent la déroute; et bientôt s'ouvrira
une ère de désintéressement total de l'art, et d'industrialisme, d'où
l'artiste sera chassé comme un parasite indiscret et encombrant.

                                   *

                                 *   *

Dans la galerie Henri Rouart, tout était serein et lucide, logique,
stable et rassurant. Je ne devrais pas dire «galerie», car les
innombrables cadres, pressés l'un contre l'autre dans cette maison si
«vieux-jeu», semblaient faire corps avec le mur et les meubles. L'argent
dépensé par «le richard» de la veille ne donnera pas cet attrait
charmant des chambres où chaque chose a son histoire dans la famille.
Les tableaux chez les frères Rouart, on sentait qu'ils étaient comme des
parents aimés, mais discutés. Ce n'étaient pas des numéros de catalogue,
des pièces de vitrine, ni ces fantômes de livres précieux, dans des
bibliothèques-cercueils où l'on dirait que le dos de la reliure compte
plus que le texte. Le long de l'escalier, de la basse cimaise jusqu'au
plafond, des étages de cadres ternis, «_à canaux_». Une soixantaine de
dessins ou pastels de J.-F. Millet. Avec Corot, Daumier et M. Degas,
notre cher Millet fut au plus près du coeur d'Henri Rouart--et quel plus
tendre compagnon pourrait-on s'élire? Pourtant le nom de Millet aura
connu les oscillations de la mode. Une gloire tardive, après les pires
angoisses, gloire déjà pâlie, et suivie d'une pédante ingratitude.
Millet commence d'_ennuyer_, avec sa palette monotone; on le trouve
sentimental, terne et un peu factice! Or, pour le Français de l'Ouest,
s'il jouit du bienfait de la vie aux champs, point une minute de la
journée, de chaque saison, un geste ni une figure de Normand; et point
d'arbre, de haie, d'instrument aratoire qui ne s'embellissent de la
sainte onction et de la majesté que J.-F. Millet leur a départies. Il
semble que ce maître peintre soit un des plus grands classiques de notre
race. Il eut tout pour lui: l'imagination, la sensibilité, une âme de
poète et une forte intelligence directe (lisez ses lettres)! et doué si
magnifiquement pour la plastique, qu'on ne sait s'il n'eût fait un aussi
beau sculpteur qu'un peintre. A l'huile? sa matière est précieuse,
robuste et délicate comme celle des Hollandais et pourtant l'exécution
est moderne, vibrante, aux tons plus savamment ponctués que ceux de
Pissarro, parfois _divisés_. Sans doute sa couleur est souvent roussie
ou grise. M. Signac qui s'autorise de Delacroix pour pointiller et
diviser des tons de chromo-photographie, des confetti niçois, l'auteur
du plus récent manifeste post-impressionniste, reprochera à Millet de
l'attrister et de n'être pas «décoratif». Non, Millet n'est pas
décoratif dans le sens actuel de ce mot. Mais n'est-il pas plus que
cela? Tel que les autres artistes de la collection H. Rouart, Millet ne
prétendait qu'à exprimer dans un cadre, ses joies, sa sympathie, ses
tristesses, son émotion en présence de l'homme rural, son frère. Tant
que nos semblables auront un coeur pour s'émouvoir des inquiétudes du
paysan, de son labeur sur la terre exigeante, sous le ciel menaçant;
tant que l'aube, midi, le crépuscule du soir auront un sens pathétique,
comment J.-F. Millet saurait-il être contesté? Son oeuvre, touchante
comme sa vie, est, plus que ses modèles si près eux aussi de la nature,
une synthèse de la nature elle-même. Il a supprimé les détails
secondaires, pour faire un bas-relief dont le style nous fait songer à
l'antique.

On voudrait pouvoir s'étendre sur le cas de Millet. L'indifférence d'une
notable partie du public artiste à son égard nous désespérerait, si nous
ne nous rappelions qu'il faut au moins un demi-siècle après la mort d'un
génie--un génie reconnu de son vivant, fût-ce trop tard--pour que l'on
réapprenne à le vénérer. Il n'est pas une des phrases courantes du
critique contemporain sur Cézanne, dont on ne puisse décrire Millet;
mais pour Cézanne, afin de mettre en évidence ce qu'il a parfois de
supérieure naïveté, pour ne voir que sa «noblesse», on ferme les yeux
sur ses défaillances, tandis que pour Millet, maître ouvrier qui se
réalise au total dans un tableau complet comme dans un croquis au crayon
noir, sa perfection se dresse entre lui et nous, telle qu'une grille
entre le religieux cloîtré et ses parents.

Je rapproche ces deux noms à dessein, parce qu'il me semble que
l'appellation de «grand classique», devenue banale, chaque fois que
revient une toile de Cézanne dans une exposition, le mot _classique_ (si
_utile_ dans les manifestes et les doctrines du post-impressionnisme),
nul peintre qui ne le portât mieux que Millet. Poussin, autre
nom-bouclier d'avant-garde, n'est-il pas un ancêtre de Jean-François?

Tant pis pour ceux que ne touche plus la symphonie pastorale de J.-F.
Millet. Nulle part je ne l'ai mieux entendue que dans l'hôtel de la rue
de Lisbonne, à la dernière visite que j'y fus.

M. Henri Rouart, malade et pouvant à peine se lever d'un fauteuil
qu'entourait la famille anxieuse du vieillard, tint à me reparler de
Millet, et s'appuyant sur mon bras, se traîna jusqu'à un coin obscur où
il alluma une bougie, pour me montrer un tout petit dessin dont
j'avouais ne pas me souvenir. Ce jour-là, plus encore que de coutume
attiré par des vues de Rome par Corot et par sa _Femme en bleu_,
avais-je écouté plus froidement certain discours ému sur le moderne
Virgile? Je ne m'en souviens. Mais je parus tiède au maître de la
maison, dont le ton ne permettait point une pareille inconvenance, et
heureusement je me ressaisis.

Pas une de ces feuilles d'album, nul de ses légers croquis à l'encre ou
au crayon Conté, qui ne soit _un tout_ construit, réalisé. Agrandi à la
lanterne magique, le dessin de Millet, loin qu'il se déforme, prend plus
de force encore et de cohérence. Ses paysages ne sauraient être mis en
parallèle qu'avec les pointes sèches de Rembrandt. Est-ce du
trompe-l'oeil? Non, mais c'est si caractérisé, si défini, vu d'un oeil
si juste! ceci est un bouleau; là, c'est un hêtre; derrière ce hêtre, le
dôme des marronniers autour du manoir normand, dont on pourrait
reconnaître la brique, le grès, le silex. Pourtant, comme cela est
libre, large, «synthétique»!...

Un autre maître de la galerie Rouart, Barye, aussi remarquable dans ses
gouaches et ses études dessinées, que dans sa sculpture, s'apparente aux
médailleurs grecs et florentins. Ses fauves sont si savamment copiés,
que parfois dans un dessin au trait, le modelé, l'épaisseur de l'animal,
son poil, sa couleur presque, ses zébrures sont suggérés par la justesse
de ce trait.

Il fallait voir encore Daumier, chez Henri Rouart: Delacroix, Millet,
Barye et Daumier, les «vices» du collectionneur.

                                   *

                                 *   *

Cette galerie fut, bien auparavant, l'occasion d'une scène que je me
reproche encore d'avoir provoquée. Fritz Thaulow ne connaissait de la
peinture que les oeuvres des deux Salons. Quant aux musées, ils
attristaient Fritz. Les rapports étaient donc embarrassants avec lui,
dès qu'on souhaitait plus que de jouir paisiblement de son exquise
cordialité. Ce Wotan scandinave était un enfant. Heureux de ses succès,
dans toutes les parties du monde expédiant des paysages enlevés en
quelques coups de brosse pour les pinacothèques et les collections
particulières, le bon Thaulow était trop décoré, trop assis dans la
gloire pour s'être inquiété sur son propre mérite. Mais vers la fin de
sa vie, Thaulow eut le malheur de vouloir enfin connaître ce que nous
appelions «peinture» et qui jamais ne semblait désigner ni la sienne ni
celles des lauréats des concours internationaux. Les mots de M. Degas
répétés devant lui l'énervaient, car il devinait du mépris et un blâme
pour ce dont il était la plus «mondiale» personnification. Alors il me
pria de lui faire voir _de la peinture_, et, un mardi, je l'accompagnai
chez M. Henri Rouart. Dès l'entrée, il ne put retenir cette exclamation:

«--Planche! vous n'aimeriez pas vivre dans cette maison! comment, vous
dites que M. Rouart est un homme de goût? Mais regardez ces meubles, ces
tentures, comme chez un dentiste... les murs sont «prune», les étoffes
sont chocolat; et ces lampadaires dorés? Non, Planche, cela c'est de la
province et du Louis-Philippe.»

Thaulow se croyait à l'avant-garde. Entre Munich, Berlin, Copenhague, il
s'était fait une conception de l'ameublement dont le salon d'automne de
1912 révéla aux Pouvoirs publics les teutonnes audaces. Mettez un
tableau de Delacroix dans une chambre modern-style, et vous saurez
incontinent qu'un fossé s'est creusé entre l'art de naguère et l'art
d'une société en formation. Thaulow (le beau-frère de Gauguin!) était
béat devant les plus violentes recherches de couleur. Les tons vifs et
frais le charmaient, comme les verroteries les sauvages. J'insinuai à
mon cher Thaulow que certains meubles étaient signés Jacob, que Jacob le
fameux ébéniste était l'aïeul de ces messieurs Rouart. Thaulow erra dans
le vaste atelier où M. Rouart avait peint au milieu des Chardin, des
Corot, des Goya et des Greco. La copie par Degas de l'_Enlèvement des
Sabines_ du «Poussin» et _le Poète_ de Delacroix, firent déborder
l'amertume de Fritz, qui dit:

«--Si c'est cela «de la peinture» je puis bien me pendre. Tout cela est
_prune_! (brun)».

Thaulow ne se pendit pas. Mais, à dater de cette visite, s'inquiéta; il
voulut faire de «la peinture» et il mourut mécontent, soucieux. Il y a
des choses qu'on ne dit pas aux enfants.

J'ai plusieurs fois parcouru la collection Rouart avec des étrangers que
l'espérance de voir «du Degas» excitait, et, s'ils étaient francs, la
plupart s'avouaient déçus. C'est que, dans son ensemble, cette
collection avait un aspect sombre et sérieux auquel on n'est plus
accoutumé. Mises à part quelques oeuvres de l'Américaine Mary Cassatt,
qui doit à l'amitié de son maître, Degas, l'honneur d'y avoir été
admise, l'ensemble était purement français et de ce style qui étonne et
éloigne par ses qualités mêmes, par son maintien austère. Non, les
personnes désireuses de choisir quelques coloriages propres à orner une
demeure moderne, n'étaient pas alléchées; Corot lui-même les réfrigérait
par la merveilleuse série des vues d'Italie et autres études datant
plutôt de sa jeunesse et pourtant de la même main qui, plus tard,
enlevait trop rapidement ces paysages flous et trop gentils, lesquels
montent, en tous pays, à des prix fantastiques: le Corot de la
collection Chauchart, le Corot qui voisine sous les lambris dorés, avec
Ziem, Meissonier et Henner, enfin les «Corots chers», M. Rouart les
évita, étant trop artiste pour ne leur préférer ces petits prodiges de
vérité, de délicate poésie du maître au seuil de la popularité.

Ces Corot de 1830 à 1880, les musées les recherchent aujourd'hui; mais
le temps n'est pas loin où l'on n'en voulait pas. Fritz Thaulow n'avait
assez de sarcasmes pour certaine fabrique sous un divin ciel bleu
d'août, qui éclaire le cabinet où j'écris ces lignes. Le propriétaire de
cette fabrique avait commandé à Corot, en 1831, deux tableaux de même
dimension, deux «pendants»: l'usine de ce filateur de Beauvais, et la
fameuse _Cathédrale_. L'_usine_ fut à la portée de mes modestes
ressources; pour la _Cathédrale_, le marchand savait qu'il ne manquerait
de la caser plus avantageusement; mais c'est moi qui possède le
chef-d'oeuvre: un ciel aussi lumineux, aussi transparent qu'un Fra
Angelico, fait d'on ne sait quelle matière précieuse, de turquoise
peut-être. Sous cet azur immaculé, un jeu de lumière inanalysable change
en un écrin de plusieurs ors, les pignons et les toits d'une sorte de
caserne banale; quelques personnages sont assis ou se promènent sur la
place provinciale où s'étendent de longues ombres limpides. Je juge les
soi-disant connaisseurs à leur attitude en présence de mon Corot. Les
Hollandais seuls et les Français du temps des frères Rouart ont fait
vibrer cette corde-là. C'est une musique à la française, claire,
mélodique, mais si discrète, si intime, qu'elle risque de ne pas se
faire entendre.

Aussi bien est-ce cette «musique de chambre», qui sonnait si juste dans
l'hôtel de la rue de Lisbonne. Rien de surprenant à ce que des visiteurs
venus de loin sans bagage, fussent, sur le seuil un peu tristes. Les
oeuvres d'art, les meubles, les tentures, comme les habitants, avaient
le caractère du Paris qui s'en va. Libre à vous de ne pas le regretter.
Il vous eût été moins accueillant que le Paris cosmopolite
d'aujourd'hui--mais ne lui refusez pas le mérite d'une âpre saveur.


II

L'utopie du Progrès a mis un bandeau sur toutes les intelligences.

RENOUVIER, _Derniers Entretiens_.

Après la fermeture des Salons du printemps--combien de fois ne vous
a-t-on fait cette question: Où vont tous ces tableaux? D'où
viennent-ils? Qu'espèrent, à quoi tendent ceux qui les exposent?
N'est-ce rien qu'un plaisir, un sport, puisque c'est si rarement un
métier lucratif?

La pensée ne prend sa valeur totale que sur le papier, écrite, quand, de
vague, il lui faut devenir précise, ou s'évaporer en quelque sorte:
épreuve la plus concluante à laquelle nous puissions soumettre notre
cerveau.

L'acte de peindre, pour des êtres intelligents, est une épreuve
analogue, et qui se mêle, comme pour le pianiste, à la satisfaction d'un
exercice physique où le corps est engagé comme l'esprit. Elle
«matérialise» la pensée, lui donne une forme que nos sens contrôlent.
Elle grave dans la mémoire, le contour et la couleur des sites qui se
déroulent devant nous, le volume des êtres et des choses. L'acte de
peindre, dessiner ou écrire est un adjuvant mnémotechnique. Aussi bien,
les arts graphiques auraient leur place dans un programme «réformé» de
classes pour les enfants, au même titre que l'écriture. En couvrant une
feuille de papier horizontale de lettres, afin de m'exprimer moi-même,
ou si je reproduis l'apparence des objets sur une surface verticale, au
moyen d'un jeu de signes qui suggèrent le volume de ces objets, j'ai la
conscience de pénétrer plus avant dans la connaissance de l'univers dont
je fais partie, et ceci est mon droit. Je ne commence à dépasser ce
droit, que si je soumets aux autres ces devoirs d'élèves. Or ces devoirs
vont aujourd'hui chez le marchand de tableaux et aux expositions.

Avant la photographie et la carte postale, le voyageur tenait, soit un
carnet de poche, journal relu plus tard en famille, ou un album de
«croquis de route».--Cela était charmant. Parmi les incomparables
dessins choisis par les frères Rouart et signés des grands noms de
l'école française du XIXe siècle, maint léger feuillet ne semble pas
avoir eu d'autre ambition.

Laissons les crayons, très poussés, de J.-F. Millet. La plupart d'entre
ceux-ci précèdent des peintures à l'huile ou des pastels, qui en donnent
la formule définitive. Degas a dit que ces «dessins rehaussés», d'après
lesquels était peint le tableau, n'étaient pas _tachés en peintre_ et ne
se prêtaient pas au jeu d'une riche et chaude palette, comme ceux d'un
Delacroix. Le cavalier qui lutte, sur sa monture essoufflée, contre la
rafale,--magnifique invention d'ailleurs,--aurait plus d'autorité
encore, si la «valeur» du ciel et de la mer était autre; la «gamme»
manque d'une note claire, aigre, que Delacroix eût fait chanter dans ce
gris. Il y a parfois trop d'«égalité» dans ces études. Tout de même,
c'est en noir et blanc, que Millet dit l'essentiel, et d'un style
laconique et dense. Ce sont tour à tour d'aiguës analyses ou de fortes
synthèses. Millet reste en pleine nature loin de ce symbolisme
rudimentaire et de cette déformation soi-disant décorative que M.
Maurice Denis décrit avec tant de bonheur, mais un peu trop de
complaisance, peut-être, dans ses «Théories» à la gloire de l'époque où
l'art allait choir dans la littérature, l'abstraction, l'algèbre. Le
Salon d'Automne annonçait déjà des expositions de dessins d'enfants,
source de fraîcheur et de «renouvellement». Bon, pour les dessins de
vrais petits enfants! je les adore; mais à moins d'être le charmant
douanier Rousseau, les grands enfants sont bien ennuyeux!

Qu'un homme ait pu, avec une plume, de l'encre et un chiffon de papier,
en quelques traits exacts et définitifs, suggérer l'immensité d'une
plaine, la lumière, la distance, comme Millet; ou encore Théodore
Rousseau à travers d'épaisses frondaisons taillé son chemin, la plume à
la main, parmi les ronces et les épines d'un de ses paysages favoris:
c'est un mystère, pour nous autres maladroits, du moins. Or ils
faisaient cela en se jouant.

Quelle avait donc été l'éducation de ces grands rustiques? A l'origine,
le peintre étant un artisan, après avoir débuté par un long
apprentissage, à l'âge où d'apprendre est un amusement, sans
préoccupations d'avenir, sans plus que ses camarades des autres métiers,
il savait où le mènerait la route dans laquelle il s'engageait, quels
ouvrages lui seraient commandés. Et quant à la façon de les exécuter,
n'avait-il pas à côté de lui l'exemple du Patron?

Le titre d'élève dont nous ne voulons plus, l'on s'en targuait. Et comme
cela devait rendre toutes choses unies!

Les tours de force, la science à la fois de l'architecte, du
perspecteur, du paysagiste, celle aussi de l'anatomie; le dessin, le
modelé, la préparation des tons, les glacis, la composition, le _goût_,
dont il ne devait même pas être question, étaient «enseignés»
successivement, en allant du plus simple au plus complexe.

Les lettres de maîtrise reçues, le jeune artiste n'allait pas avoir à se
demander: Quoi faire? Et les murs des demeures à décorer étaient si
nombreux, et les brevetés du certificat si rares, que le talent trouvait
son emploi.

Mais soudain, chaque manieur du pinceau et de l'ébauchoir s'avisa
qu'étant un citoyen libre, il était un génie; l'originalité «moderne»
était, du coup, _inventée_, _codifiée_.

Nous aurons pu suivre le développement de cette maladie: _la recherche
de l'originalité_. Celle-ci se transforma très vite et eut ses accidents
secondaires et même tertiaires, tels que la _sincérité (moderne!)_.
«Être sincère» a signifié tour à tour «faire de l'idéal», de la beauté
classique, puis de l'académique; copier la nature «servilement»; peindre
en plein air et fuir les noirceurs de l'atelier; prendre pour modèle des
types populaires ou grossiers; éclaircir les colorations; diviser les
tons; que l'artiste n'ait pour but que d'«extérioriser» plastiquement
ses incomparables sensations et les transcendantales visions de son
génie... et nous ne sommes qu'au début du siècle!

Toute personne passe pour «manquer de sincérité», dont le talent est de
tendances contraires aux vôtres. Un jeune cubiste me dit: «je ne sais
pas ce qu'on appelle «_tendances_», je ne connais que les nôtres...»
Comment donc et _pour qui_ être «sincère»? Comment être «original», se
singulariser? Tel est le cauchemar qui trouble les nuits du quartier
latin et de Montparnasse où de pâles jeunes gens et de fiévreuses jeunes
filles venus des steppes de la Russie, des fjords et des pampas,
s'anémient entre le poêle ronflant et le modèle italien des académies de
peinture.

Ces étudiants donnent le change au premier abord; mais leur ouvrage est
celui d'un «servile imitateur» de quelque peintre moderne, et chaque
semestre ils en préfèrent un autre. C'est ce qu'on appellera désormais
_évoluer_.

Ce qu'on attend d'un professeur, c'est une Esthétique, une Philosophie
ou une formule verbale, pour le moins, comme à l'académie Ranson, où
professe M. Maurice Denis. Des estafettes de Munich, de New-York et
surtout de la Slade School de Londres, viennent de prendre le train pour
la France afin d'y pénétrer les arcanes du grand _Rythme_. Et la revue
«Rhythm» fondée à Londres, est inspirée par Paris qui n'a jamais cessé
d'être le pays de la peinture; et c'est encore sur Paris que comptent
les débutants pour y développer leur _sincérité_ et leur _originalité_,
y trouver leur _rythme_.

                                   *

                                 *   *

On a pu remarquer, en parcourant les articles de journaux écrits au
lendemain de la vente Henri Rouart, le ton des reporters qui avaient
couru sonner à la porte de M. Degas afin d'apprendre de lui quelles
sensations lui avaient données les enchères (400.000 francs pour une
danseuse à la détrempe)--c'est-à-dire, ce que le public, jusqu'auquel le
nom de Degas parvenait enfin, appela son triomphe, puisqu'il fallait des
chiffres pour en décider. L'un de ces futurs journalistes arrêta le
maître, au seuil de sa maison et se mit en devoir _de lui prendre une
interview_. Malheureusement, le dialogue ne nous fut pas transmis; mais
il ressortait de l'article, que le signataire était un enfant, qu'il
avait jugé M. Degas, un redoutable aliéné, et qu'apparemment, si la
jeunesse ne comprenait pas le langage de ce Mathusalem, celui-ci ne
réussissait pas à l'entendre, elle non plus.

Qu'eût pensé M. Degas de conversations de banquette à banquette, entre
les curieux et les professionnels de toutes espèces qui se pressaient à
moitié asphyxiés dans la galerie Manzi, pendant les premières vacations?
C'était la tour de Babel. Je ne crois avoir souvent eu une preuve aussi
affligeante de la complète incompétence des spécialistes mêmes et de
leur puérile assurance. Les opinions s'accrochent là où elles peuvent,
au petit bonheur. Les noms sont cités pêle-mêle, les plus grands avec
les plus inférieurs. On affiche d'écrasants dédains pour tel artiste que
vous croyiez définitivement à l'abri de l'opprobre; ou l'on est
condescendant à son égard, on le protège, on plaide les «circonstances
atténuantes» en faveur d'une réputation qui a trop duré. Sans les Degas,
les Renoir, les Cézanne et les Gauguin, la vente Rouart fût passée
inaperçue.

«L'artistomanie» et le _Goût_ moderne, c'est un peu à des étrangers que
nous en sommes redevables. Depuis vingt ans, les gens qui se piquent de
raffinement et souhaitent d'avoir autour d'eux un décor «distingué»,
n'ont eu à choisir qu'entre deux styles: le français du XVIIIe siècle,
dont on a abusé au point de le rendre haïssable; le style
anglo-américain qui dégénéra en un modern-style international, plus
insupportable encore que le Louis XV et Louis XVI de chez Dufayel.
J'insiste sur ceci, parce que, j'en suis convaincu, c'est ce «bon goût
moyen», qui, à mesure qu'il faisait nos appartements peut-être plus
confortables, rendait presque impossible la peinture telle que les
Rouart l'aimèrent. Les gens fortunés n'eurent plus de cesse qu'ils ne
possédassent un Fragonard, un Watteau, au moins un Saint-Aubin ou un
Hubert Robert; les plus modestes choisirent des estampes japonaises,
puis s'évertuèrent à découvrir des «jeunes peintres d'avenir». Les
bariolages, les pochades «gaies» des Indépendants rehaussèrent, pour
quelques louis, des papiers de tenture de Maple ou des voiles des Indes.
L'orientalisme nous avait préparés à recevoir la visite des Russes.
Ceux-ci, en une saison de ballets, firent une victorieuse invasion,
achevèrent de nous tourner la tête.

Le peintre des nouveaux intérieurs parisiens aura été M. Édouard
Vuillard. Celui-ci, avec une mesure et un tact qui sauve tout, a fait de
l'art, et du plus exquis parfois, avec les bambous et les nattes des
Galeries Lafayette. Il cueillit des fleurs dans les pâles parterres du
square Vintimille et en composa de délicats bouquets à sa façon. Son
«goût» n'est pas sans rappeler en France, celui de Whistler. Il procède
du «japonisme» et continue Degas, comme observateur de la vie moderne.
Il a façonné de fragiles bibelots, parfois des panneaux décoratifs qui
tiennent de l'affiche, de l'estampe, du laque de Coromandel, de la
vignette et de la cretonne, mais avec tant d'à-propos et d'adresse, que
ses ouvrages prendront dans l'avenir une valeur documentaire, à côté de
ceux de son camarade Pierre Bonnard, peut-être plus peintre que lui--et
de Maurice Denis, imagier de la chambre d'enfant. Maurice Denis est à
Puvis de Chavannes, ce que Vuillard et Lautrec sont à Degas. La
facilité, l'adresse de main, le charme, rendent leur esthétique plus
accessible au public que celle de ces deux maîtres sévères. Ils ont su
«plaire» et pourtant gardent leur quant à soi. Ceci n'est pas le moindre
mérite de Vuillard et de Denis. Ces artistes délicieux portent en
eux-mêmes quelque chose qui répond si bien aux désirs des amateurs
d'aujourd'hui, qu'ils obtinrent dès leur apparition le succès unanime,
le prestige, jusqu'ici récompense tardive comme pour Degas, quand elle
ne venait pas après la mort.

                                   *

                                 *   *

Rue de Lisbonne, lorsqu'une porte s'ouvrait dans l'hôtel Rouart, on
s'attendait à voir entrer M. Degas. En effet, autant que le maître du
logis, M. Degas était ici chez lui. M. Henri Rouart et M. Degas,
condisciples à Sainte Barbe, s'étaient retrouvés sur les remparts de
Paris, pendant le siège de 1870-71. M. Degas en couchant comme «moblot»
dans une cabane au toit troué et qui laissait filtrer la pluie, s'était
aperçu qu'il n'y voyait plus que d'un oeil; voulant servir tout de même,
il demanda à M. Rouart de le prendre dans sa batterie; et depuis lors,
les deux patriotes ne se quittèrent plus, ils attisèrent réciproquement
leur «nationalisme intégral».

M. Degas donnait un surcroît de prestige et l'appât du fruit défendu à
la fameuse collection. De lui, plus que d'aucun des peintres de H.
Rouart, il serait nécessaire de tracer un portrait afin de compléter ces
notes. C'est à peine cependant si l'on ose, puisque chacun sait que M.
Degas est barbelé contre toute approche du public. Mais comment se taire
plus longtemps sur un homme vers qui tous les yeux se sont tournés?

M. Edgar Degas était déjà vieux, que son nom connu de beaucoup, son
oeuvre l'était à peine. Une vie solitaire, la haine de la réclame, une
hautaine et farouche modestie, le tenaient dans son atelier de la rue
Fontaine-Saint-Georges, avec des modèles d'après lesquels il dessinait
rageusement avec le fusain, les pastels, le pinceau... ou la cire à
modeler, car sa sculpture est aussi du dessin. Tout lui était bon pour
martyriser la forme, en extraire une cruelle synthèse faite à la fois de
l'observation d'un misogyne et d'un chirurgien. Ce Parisien élevé à
Naples voit l'homme et la vie contemporaine avec l'oeil d'un moderne et
d'un Italien du XVe siècle. Les plus récents procédés le trouvent prêt à
les essayer; il n'a un intérêt bienveillant que pour la tentative
audacieuse où il découvre un mérite, lui qui a surmonté tant de
difficultés et se dit un ignorant. «Il a jeté un pont entre deux
époques, il relie le passé au plus immédiat présent...» est la phrase
courante, en parlant de lui.

M. Degas n'a point à se repentir de s'être dissimulé aux amateurs, à ses
amis presque, au lieu de se laisser envahir. C'est autour de 1875 que
les amateurs commencèrent à s'attribuer le droit de taper sur l'épaule
des artistes et de cambrioler leur atelier. M. Degas comprit la
nécessité d'être seul, et les fausses blandices de la publicité, des
expositions. Le sauvage isolement de M. Degas, sa sauvegarde d'abord,
est devenu dramatique, mais il est trop tard, même s'il en souffre
parfois, pour qu'il change. Si nous fûmes naguère quelques lévites à
mendier humblement l'aumône de ses vérités didactiques, la file des
dévots à sa porte verrouillée menaçait de faire sauter la serrure; et le
bel obstiné au visage de vieil Homère ne consentit point à se
contredire: il ne serait point visible. D'où l'admiration que l'on a
pour sa figure! Son oeuvre ne nous suffit pas: c'est lui, c'est sa vie,
c'est son maintien d'artiste qui nous émeuvent encore plus que son art,
et c'est sa présence qu'il nous faut. De le savoir là, encore debout à
côté de nous, et qui juge, nous nous sentons moins désaxés. Nous
voudrions tout de même qu'il apparût à sa fenêtre, que sa voix se fît
entendre, cette voix de patriarche redoutable et de brave homme.

Et ce qu'il nous dirait!...

Dans l'hôtel de la rue de Lisbonne, M. Degas se montra complètement
lui-même, jusqu'au jour où la mort faucha l'un de ses derniers
camarades. Il se sentait à l'aise au sein de cette famille de grands
travailleurs. Auprès de sa copie de l'_Enlèvement des Sabines_ et
quelques autres de ses oeuvres préférées, sa modestie était moins
inquiète qu'auprès de son chevalet et de ses ébauchoirs.

Chez ses amis, dont il était sûr, il débridait sa frénésie de justicier,
de fanatique et de «patriotard» des temps révolus; on y flattait ses
manies, on partageait ses préjugés. Hors de telles confréries, on n'est
plus sûr de ceux à qui l'on parle. Le manque de convictions et
d'opinions appuyées sur le savoir et le bon sens national, s'opposent à
ce qu'un tel «rabâcheur» de vérités s'exprime à sa façon. Pareil à
Cézanne, son nom restera sur l'étiquette de certaines formules d'art,
les plus «antitraditionalistes» en apparence, alors que l'homme, par
discipline autant que tempérament, restait un classique; d'où l'attrait
de ses maximes et de ses boutades pour les jeunes gens avant le jour où
la peinture allait devenir abstraite et théorique.

Si M. Degas eût été moins solitaire, son influence aurait été combien
plus bienfaisante que celle de Gustave Moreau.--Car le bel esprit de la
rue La Rochefoucauld est responsable d'une bonne part de notre
inquiétude. Comme son ancien ami Degas, il était une sorte de Savonarole
de l'esthétique; mais le peu d'humanité qui était en lui et le tour
littéraire de son esprit, l'écartèrent de «la vie», de «la laideur», il
se réfugia dans les mythes, le symbole et les abstractions
philosophiques; il fit de son atelier un souterrain sans issues où,
d'abord, quelques fervents tels des premiers Chrétiens baissaient la
voix en des rites occultes. Le grand officiant prit toute son ampleur
didactique quand on lui eut proposé d'avoir «une classe.» Moreau devait
séduire ses élèves, et il y en eut de fort distingués, d'Ary Renan à M.
Desvallières et aux «fauves». Au contraire, M. Degas ne séduisait pas:
il faisait peur.

On écrira plus tard sur les débuts, le développement et les
transformations de cette école[16] où Cézanne succéda au
peintre-orfèvre, comme «leader». De Gustave Moreau à Cézanne: voilà un
chapitre piquant dans l'histoire de la peinture à la fin du XIXe siècle.
Cette influence de l'intelligence et du savoir sur la jeunesse désireuse
d'apprendre, n'est-ce pas M. Degas qui aurait dû l'exercer?

  [16] Je veux parler des néo-impressionnistes, Indépendants... les
    «avant-garde» de M. Druet.

Il n'avait pas reçu des leçons d'Ingres, mais «la parole» lui fut
transmise par son professeur, Lamothe, de l'École des Beaux-Arts. Le
livre d'Amaury Duval «_l'Atelier d'Ingres_» nous prouve la domination,
religieuse en quelque sorte, sous laquelle se courbaient toutes ces
têtes d'adolescents. Les maximes, les règles, la Foi ingresque devaient
se transmettre par des apôtres, assez effacés. M. Degas les reçut de
seconde main, mais s'il assimila cette manne, il ne s'en tint pas
exclusivement à ce régime trop frugal. M. Degas, malgré ses parti pris,
a tout regardé avec un tel intérêt pour l'art et la vie, que je dirais
presque qu'il n'est de peintres auxquels il n'ait rendu justice, si même
ceux-ci étaient à l'opposé de ses tendances personnelles. Voir «de la
peinture», en exécuter, en parler, jamais il ne s'en lasse, parce qu'il
l'aime à la fois en homme de métier, en critique et en «amateur»,
presque en moraliste. Oui, M. Degas est un moraliste; sa vie entière et
son esthétique intime sont celles, aussi, d'un homme de moralité.

Delacroix l'occupa autant que Ingres. M. Degas sut jouir du génie
romantique autant que du classicisme bizarre de Jean Dominique; aussi,
quand se fit le groupement des premiers Impressionnistes après 1870,
l'ancien élève de Lamothe s'entoura de ceux qui représentaient alors
l'avant-garde. Du Salon des Refusés, avec Manet, Fantin, Courbet,
Renoir, Cézanne; des expositions Martinet, où passèrent les vrais
chefs-d'oeuvre de l'école française (du milieu du siècle dernier), il
découvrit une à une les nouveautés «importantes» que l'académisme
repoussait comme un couteau qu'on fût venu planter dans son sein. M.
Degas n'avait personne à ménager; les arrivistes et les pédants ne
rencontraient que sa lacérante ironie. «De mon temps, monsieur, on
n'arrivait pas.» Ce mot rebattu est comme un «leitmotiv», dans les
philippiques de M. Degas.

Il est très rare qu'un homme de l'éducation de cet aristocrate réunisse
à une culture aussi classique, un tel sens du moderne. Comme «sujets»,
il n'y en a de si vulgaires que M. Degas ne juge dignes d'être traités.
Par là, surtout, il prend la place, en tête des réalistes, puisque
_réalisme_, comme locution courante, évoque l'idée de sujets triviaux,
communs et dits «laids.» Il est un des premiers à sentir, en face de la
«laideur», une «beauté» fraîche et non encore vue par les peintres.
Avant lui, le paysan, l'ouvrier avait eu ses poètes et Millet l'avait
ennobli; Degas, Parisien, s'occupe du peuple des villes, du paysage
urbain, du rat d'opéra fille de concierge, de la modiste, de la
blanchisseuse, de la femme de café-concert et de plus bas encore; dans
son style classique, réagissant ainsi contre la conception idéaliste des
autres élèves d'Ingres. S'il fait du nu: des filles et des ménagères
dans leur tub, s'épongeant, s'essuyant avec leurs serviettes, nous
convient au spectacle de leurs lamentables tailles délivrées du busc. M.
Degas est un cruel ennemi de la femme. On dirait qu'il garde rancune...
Il ne voit en elle que l'animal. Une de ses amies, d'une beauté célèbre,
lui demandant s'il ne lui permettrait pas de poser chez lui:--Oui,
répond-il, je voudrais faire un portrait de vous; mais vous mettrez un
tablier et un bonnet comme une petite bonne.

Au contraire, dans sa série des _courses_, c'est la race, la finesse,
qui l'attirent. Ses chevaux sont des pur sang dont il connaît
l'anatomie, en sportsman; et la plupart de ses jockeys, vous eussiez en
eux reconnu des amis du peintre, des «gentlemen riders» à qui M. Degas
donne des bottes de chez le bon faiseur; il les habille avec leur
«_genre_» si particulier et ne se trompe jamais, comme tailleur sur les
coupes de pardessus correctes, sur le «chic»: le portrait du Comte Lepic
en est un exemple. L'observation, chez M. Degas qui, tout de même, ne
fut pas toujours un ermite, s'amusa des délicatesses subtiles de la
mode, à l'époque où il était un des habitués de l'Opéra et du pesage. Il
y a eu du «vieil abonné», chez M. de Gas (comme il signait
autrefois)[17], et même de l'homme du monde... mais on ose à peine
rappeler des souvenirs qu'il veut effacer!

  [17] Le grand-père d'Edgar, un M. de Gas du XVIIIe siècle, poursuivi
    sous la Terreur, s'enfuit à Naples où il s'établit. Le royaume lui
    doit l'importation du «Grand Livre».

                                   *

                                 *   *

M. Degas, peintre par volonté et intelligence, est un dessinateur par
instinct. Son dessin cruel est reconnaissable à travers de multiples
transformations, dans ses analyses et ses synthèses. Il faudrait
remonter jusqu'à l'origine de sa carrière, comparer ses derniers pastels
aux tableaux à l'huile de ses débuts: les _Jeux de Jeunes Spartiates_,
la _Didon_ et quelques autres toiles sèches, émaciées, lesquelles
étaient dissimulées dans la soupente de la rue Fontaine; je ne les ai
pas revues depuis que j'eus l'impudence, élève naïf, de monter certain
escalier en échelle que je redescendis, une fois, plus vite qu'à mon
gré.

Je voulais apprendre à dessiner et il me semblait qu'auprès de Degas
l'on devrait recueillir quelques parcelles de son savoir. Il ne trouvait
jamais la forme assez étudiée. «Faites un dessin, calquez-le,
recommencez et calquez de nouveau», toujours la même phrase revenait
dans mes rêves même, laissant le but à atteindre lointain, perdu dans
les brouillards de l'avenir. «Il ne faut pas peindre d'après nature.»
Ceci restait incompréhensible pour moi. En effet, éduqués comme nous
l'étions, les édits de M. Degas demeuraient sans application possible.
Sa forme était un mystère. Ce dessin n'est ni géométrique, ni une
arabesque comme celui d'Ingres, ni construit par de grands plans, à la
façon du sculpteur. Les plans sont même quelquefois arbitraires, sans
rapport rigoureux les uns avec les autres. M. Degas est si sensible et
si observateur qu'il n'a pas de «canons», pas même de ces «tics» qui
sont réflexes de la plupart des artistes aussi nerveux que lui. Ses
figures ont la qualité de certaines maquettes de sculpteur, dont
l'armature intérieure est si d'aplomb que, même si une jambe manque, la
figure pèse sur son socle comme s'il y avait deux jambes. Je me rappelle
M. Degas frappant le sol de ses deux pieds alternativement,
s'affermissant sur le plancher et disant d'un croquis qu'on lui
soumettait: «Non ça n'a pas de prise», et il frappait de nouveau le sol
comme pour s'y ancrer.

Pendant qu'il exécutait ce grand groupe (inachevé) où je suis représenté
avec plusieurs amis, dont Sickert, Gervex et Ludovic Halévy, il se
levait et, par le même geste nous indiquait comment «affirmer» nos
attitudes; et ces attitudes sont si bien saisies, que, même sans les
visages, d'ailleurs à peine ébauchés, l'on nous reconnaîtrait. La tête
de Daniel Halévy, garçonnet qui se penche en avant, pour regarder entre
ses deux voisins, est typique de la manière de Degas: un nez camard, un
menton cassé, la bouche vers l'oreille gauche: pourtant, la figure se
complète et c'était Daniel Halévy, dans son volume, ses aplombs, son
caractère. Le dessin n'a jamais cessé de s'élargir; non pas pour cette
seule raison, que la vue de M. Degas, mauvaise de bonne heure, ait
naturellement noyé les détails dans un ensemble, mais pensons-nous par
le développement logique de son intelligence plastique. Ses
déformations, ses faiblesses aussi, sont _à côté_ mais point _dans_
l'image qu'il trace, un peu comme ce morceau que M. Rodin laissera à
l'état de moignon, tout contre un sein, un ventre, une omoplate que son
pouce aura amoureusement caressés. Quand on a asservi la forme, on peut
se détourner de la nature. Vous verrez plus tard les cartons et les
albums de M. Degas. Portraits précieux, sous l'influence d'Ingres,
draperies aussi belles que les fameuses études de plis de Léonard, mais
recouvrant un corps vivant; chevaux, jockeys, silhouettes de vêtements
contemporains.

Le système de composition, chez lui, fut _la_ nouveauté. On lui
reprochera peut-être un jour d'avoir anticipé le cinéma et
l'instantané--et d'avoir, surtout entre 1870 et 1885--côtoyé «le tableau
de genre». La photographie instantanée, avec ses coupes inattendues, ses
différences choquantes dans les proportions, nous est devenue si
familière, que les toiles de chevalet de cette époque-là ne nous
étonnent plus; mais les _Foyers de la danse_, le _Ballet de Robert le
Diable_, et autres scènes chorégraphiques, les courses, les
blanchisseuses, les gymnasiarques, enfin tant de tableaux que se
disputent aujourd'hui les collectionneurs, personne n'avait songé avant
lui à les faire, personne, depuis, ne mit cette «gravité»--(encore une
fois!)--dans une sorte de composition qui profite des hasards du kodak.
Toulouse-Lautrec, Forain marchèrent sur les traces de leur maître; mais
leurs peintures sont plus amusantes que solides, et de la «notation
artiste» à la Huysmans ou à la Goncourt. Je ne parle pas des
lithographies où Forain est unique, et Lautrec quelquefois étonnant.

Les éclairages artificiels du soir, l'éclairage de bas en haut que donne
la rampe de la scène, renversant les lumières et les ombres; la
danseuse, l'acteur, qui cessent d'être nymphe, ou papillon ou un héros,
pour retomber dans leur misère et trahir leur vraie condition; la
tristesse, sous le fard des pâles miséreux qu'ils seront à Montmartre,
les quinquets une fois éteints: encore l'illustrateur caricaturiste, le
chroniqueur. M. Degas ne s'arrête pas à ces traits pittoresques. Il a
inventé ces «sujets» mais il les traite en peintre d'intérieur, comme un
Hollandais du XVIIe siècle (tableaux de chevalet, de 1870 à 1880); c'est
l'époque d'Alfred Stevens, de James Tissot, et de l'Anversois Henri Leys
qui, je ne sais pourquoi, était alors admiré pour «sa facture de
primitif». M. Degas, pour retenir sa trop grande facilité de main,
essaie de la détrempe, de la colle, procédés qui conviennent moins à son
expression plastique que le pastel qu'il manie en grand dessinateur et
qui excite le coloriste aux harmonies plus audacieuses. Les tableaux
peints à l'huile--danseuses surtout--auront dans cette oeuvre de
recherches, la place que les Corot, de 1860 à 1870 tiennent dans celle
de l'exquis paysagiste; ils partiront pour le cabinet des Chauchart de
l'avenir. On appelle M. Degas un «impressionniste», parce qu'il fut de
ce groupe de peintres que Claude Monet baptisa ainsi; mais M. Degas y
était à part. Il appuie, au lieu de «suggérer» par signes sommaires, ou
équivalents, comme font ces paysagistes qui n'osant encore donner leurs
esquisses pour des «tableaux», les cataloguèrent «impression».

                                   *

                                 *   *

Il fallait écouter, lors de l'exposition de la collection Rouart, avant
la vente, les propos des visiteurs que décevaient des ouvrages si vantés
par nous autres et qui leur paraissaient de simples études d'atelier,
ternes, vieillotes et «embêtantes». C'est que, si «renseignés» que
soient les amateurs, ils passeront toujours à côté des notes intimes où
l'artiste ne songe qu'à lui-même. D'ailleurs, présentée telle qu'elle
fut par les experts, le sens de la collection était faussé, un esprit
tendancieux ayant présidé à l'accrochage. Tels Millet étaient cachés sur
des panneaux noirs, où l'on avait peine à les retrouver. La partie la
moins intéressante pour le public, de cette revue générale de l'école
moderne, si éloquente, rue de Lisbonne: les études, étaient étouffées
par des pièces de grandes enchères.

Une pareille collection est une confession; faut-il dire les raisons
qu'eurent ces Messieurs Rouart de commettre certains «petits péchés»?
Nous pardonnions leurs partialités, quand nous étions reçus par eux,
nous nous rappelions qu'un Cals, un Gustave Colin, un Tillaux avaient
vécu avec les maîtres de maison, modestement, faisant partie de la vie
d'une famille passionnée, fidèle, donc partiale. Certains voudraient
expurger le vénérable capharnaüm du Louvre, le réduire, en faire un
pendant au musée de Berlin, à la National Gallery de Londres, ou à
telles galeries d'Amérique formées vite et à coup de millions. Certes,
celles-ci montrent plus de «tenue», mais nous gardons une tendresse pour
notre vieux Louvre, plus libre où l'on est de s'écarter de la foule des
touristes et de leurs _ciceroni_.

Les collections Rouart avaient un intérêt historique et social, plus
même peut-être que pictural; aussi déplorons-nous leur dispersion.
Combien le petit cadre carré où Cézanne a représenté des baigneurs dans
un paysage élyséen, prenait plus de signification rue de Lisbonne--en
dépit de ce qu'Henri Rouart en avait pu penser--que tant d'autres,
jetés, après avoir été acquis au poids de l'or, pêle-mêle dans ces
collections de mode et de vanité que rassemble, pour une très courte
durée, un spéculateur avide!... J'aime ces perles entourées de
marcassite, qu'elle sertit et fait valoir. Grâce à Dieu! les Rouart
n'avaient pas que des chefs-d'oeuvre; mais rien n'était indifférent chez
eux.

Il faudrait décrire ces Messieurs, avec leurs amis, livrés à eux-mêmes,
causant avec cette grâce et cette liberté dans la conviction, que
l'intrus changeait en malaise silencieux. Ils ne supportent pas les
opinions d'occasion et les faux-fuyants; ces intransigeants en morale et
en politique n'attendent rien de personne, hormis l'estime qu'ils
commandent. Un Ingres, un Delacroix sont pour leurs admirateurs et leurs
élèves, comme le général pour ses soldats: tel fut M. Degas dans son
milieu. Ses façons de capitaine ne conviendraient ni à notre
complication, ni à notre souplesse d'esprit. Je gage que les jeunes
précieux d'à présent jouiraient peu du commerce avec les survivants de
ce monde qui finit. Ils ne sentiraient que le froid de la cuirasse.

L'«artiste», le genre artiste trop répandu aujourd'hui: voilà l'objet
des fameux quolibets de Degas et de sa plus profonde horreur. Il n'admet
pas l'artiste au-dessus des autres citoyens, une exception et un
privilégié. L'homme de bonnes façons ne se fait remarquer ni par ses
gestes ni par sa mise. Point de compliments inutiles, point de
flatteries. On se disait chez les Rouart ce que l'on pensait l'un de
l'autre, sans se ménager; mais aussi l'on s'entr'aidait mieux.

J'ai eu les derniers échos de la société d'artistes à qui Degas succéda
et par celui-ci nous avons connu les braves hommes qu'étaient Millet,
Rousseau, Daumier, Corot, Fromentin, Marilhat. Avant l'envoi au Salon,
ils faisaient le tour des ateliers de confrères, critiquant ensemble les
derniers ouvrages du camarade chez qui ils se rencontraient, trop
heureux de découvrir le défaut à corriger, prolongeant ainsi des moeurs
d'étudiants qui n'ont pas encore de concurrence à éviter.

On a reproché à Degas de n'avoir pas donné à Manet--qu'il tenait en si
haute estime comme peintre--toute l'approbation dont l'éternel insulté
lui aurait eu de la gratitude. C'est que l'atelier de la rue
Saint-Pétersbourg fut un des premiers rendez-vous de littérateurs et de
publicistes. Quand le portrait d'Albert Wolff était encore sur le
chevalet, attendant des séances trop espacées: «De quoi vous
plaignez-vous? Il écrit un article sur vous, c'est pour cela qu'il n'est
pas venu poser...» Le cabotinage parisien lui semblant être le plus bas
des vices, Degas s'est gourmé de plus en plus, jusqu'à devenir
impitoyable, sanglant, zélateur et martyr de la solitude. Aussi bien les
mardis de la rue de Lisbonne étaient-ils des délassements bienfaisants
après des journées de tête-à-tête avec le modèle et la fidèle servante
Zoé. Causeur éblouissant, spirituel, il connaissait son public. Plus
souvent encore que de peinture, il parlait des gens, racontait des
anecdotes de l'époque de Napoléon, dont le Mémorial était, avec de
Maistre, une de ses lectures favorites.

Pour qui travaillait-il? Voilà ce qu'on demande souvent, de celui qui
n'exposait jamais et refusait de vendre ses tableaux. En vérité une
pudeur excessive finissait par le contracter dans une paradoxale
attitude comme d'un Liszt qui n'eût voulu jouer que sur un piano au
clavier muet. Il paraît que de tous ses tableaux passés dans les
collections Rouart, pas un seul ne fut acheté directement à lui-même. Je
crois avoir discerné chez lui une méfiance, des doutes, qui augmentèrent
avec sa célébrité; il ne fut jamais content de lui. Hier encore, comme
quelqu'un l'abordait à la galerie Manzi et lui demandait s'il était fier
d'une de ses toiles de trois cent et quatre cent mille francs, il
s'approcha, dit-on, et montra ce qu'il aurait voulu y corriger.

Pathétique promenade, un matin d'hiver, du vieil artiste inspirateur et
conseiller de ses amis défunts, qui vient assister à son procès et à sa
vente dans une salle où son plus secret désir et ses espérances vont
s'évanouir. Le maître revoit une dernière fois ses peintures qu'il
croyait pour toujours chez ses amis, protégées contre les indiscrets,
les snobs et les spéculateurs, surtout contre les prétendus délicats qui
l'impatientent comme les applaudisseurs d'Oronte, Alceste. Le
misanthrope de Molière, aussi bien, n'est pas sans parenté avec M.
Degas.

    Le méchant goût du siècle en cela me fait peur,
    Nos pères, gens grossiers, l'avaient beaucoup meilleur.

Suivons ce jeune élégant, riche «intellectuel» à pelisse de fourrure,
qui prend des notes, non sur le catalogue de la vente, mais dans son
album de poche. Quelqu'un lui dit:--Que choisissez-vous? Vous allez
faire de nombreuses acquisitions demain?--Oh! non, je me cultive... je
tâche de comprendre comment il _amène_ le rouge, répond-il avec une
naïve emphase.

Un monsieur aborde Degas qui est en train de critiquer le fond de la
toile _Danseuses à la barre_ pour laquelle un milliardaire de Boston a
donné une commission de 500.000 francs--toile que Degas a voulu toujours
retravailler, mais que Rouart ne lui a voulu confier, par crainte de ne
plus jamais la revoir; le monsieur juge à propos de demander au peintre
s'il est fier de lui:--Nous le sommes de vous--et nous préférons vos
tableaux au Degas du nationalisme qu'ils nous aident à oublier.

Il ne tient pas à ce genre d'hommages, le solitaire, le misanthrope.
Ceux qui l'apprécient comme homme, le touchent infiniment plus que ceux
qui ont établi sa gloire d'Indépendant, de soi-disant Révolutionnaire,
en même temps qu'ils rabaissaient ses maîtres _à lui_. Donc, tant
d'études de Corot, à leur place sur les murs d'un atelier, elles vont
partir emportées par de faux fervents, se refroidir, faire parler des
assoiffés de lucre, elles ne seront plus qu'autant de billets de banque
dans des bordures d'or. La suite d'Oronte dont les «expressions ne sont
point naturelles», au langage appris et qui sonne faux, l'a-t-il évitée
pendant plus d'un demi-siècle pour s'en voir sur le tard, suivi comme
par un cortège de thuriféraires? Et il a ses raisons de dire qu'il a été
méconnu. Il y a un fossé entre le public et lui.

Le magnifique enseignement qu'est la gloire tardive, la subite
popularité du nom de M. Degas! Le fait est si singulier et si beau,
qu'on se demanderait volontiers s'il n'a pas lui-même combiné, comme un
extraordinaire metteur en scène, les dernières après les premières
scènes de sa propre histoire.

M. Degas sentait venir ce qui est venu; ce grand et noble artiste fut
écoeuré avant les autres, de la folle mascarade qui s'organisait au
dehors.--Monsieur, ne m'appelez pas cher maître, s'il vous plaît: c'est
ainsi qu'il interrompait hier les questions des reporters venus à son
logis, excités par les enchères de la vente Rouart. Ensuite, de sa main
qui est maintenant un oeil supplémentaire pour lui, tâtant un de ses
tableaux fameux d'autrefois, comme on lui demandait son opinion:--Je ne
crois pas que celui qui l'a fait soit un sot; mais je sais bien que
celui qui l'a acheté si cher est un... c...

S'il est vrai que chacun a le visage qu'il mérite, combien celui de M.
Degas nous le prouve!--Je ne l'avais pas revu depuis les séances qu'il
m'accorda pour son portrait: à peu près le seul qui existe. C'est à la
galerie Manzi que je l'aperçus de nouveau, assis droit sur sa chaise, au
milieu des tableaux préparés dans la coulisse avant d'être présentés au
public. Le maître me sembla plus peut-être qu'il y a dix ans, avoir une
beauté grave et presque sacerdotale. Une grande paix, un air de santé
ont égalisé les traits allongés et lourds de cette blanche physionomie
concave où éclate le vermillon de deux lèvres saines. Les lourdes
paupières s'abaissent sur ces yeux qui ont été si perçants et ne
distinguent plus, depuis trop longtemps, qu'une partie à la fois des
objets: ancienne préoccupation, combien angoissante! de l'inlassable
observateur.

Il se leva pour s'en aller; et soudain se profila devant moi la
silhouette entière de son corps; à certains moments l'attitude de M.
Degas est celle d'un chef d'escadron sur le terrain de manoeuvre; s'il
fait un geste, ce geste est impérieux, expressif comme son dessin; mais
il reprend bientôt une position défensive comme d'une femme qui
cacherait sa nudité, habitude de solitaire qui voile sa personnalité ou
la protège. Et une profonde tristesse m'envahit à nouveau, de ne pouvoir
aller saluer cet homme irréductible qui me rendit responsable d'avoir
laissé reproduire dans «_le Studio_» (sans que j'aie su comment s'était
commise l'erreur), son portrait, lequel il m'avait fait promettre que je
ne livrerais de son vivant à la curiosité du _public_![18].

  [18] Offranville, 20 octobre 1918.

    J'achève de corriger les épreuves de ce vol. I, le jour que s'ouvre
    l'_Emprunt de la Libération_--dans le triomphe de nos armes. Degas
    aura traversé les plus terribles phases de cette guerre en
    l'ignorant, et erra comme un aveugle et un sourd par les rues noires
    de Paris. Le fonds de son atelier fut vendu sous les obus du
    _canon-monstre_. Il n'eut pas le bonheur d'assister à _la Revanche_!
    quand Siegfried, qui feint d'avoir tué Fafner, demande ses lettres
    de grande naturalisation, pour entrer dans la Compagnie Limited que
    fonde le Président Wilson!


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                                        Pages.
  Préface                                                    I
  Fantin-Latour                                              1
  James Mac Neill Whistler                                  51
  Charles Conder                                            93
  Aubrey Beardsley                                         111
  Quelques notes sur Manet                                 133
  Gustave Ricard                                           153
  Après une visite à Louis David                           169
  Quelques mots sur Ingres                                 187
  Sur les routes de la Provence.--De Cézanne à Renoir      201
  Notes sur la peinture moderne                            245


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Notes du transcripteur

On a rectifié les erreurs typographiques manifestes, homogénéisé les
incohérences de graphie des noms propres (Duprey/Dupray, Lecocq/Lecoq,
Pissaro/Pissarro, etc.) et apporté les corrections suivantes:

    saignent > signent (qui ne signent l'aveu d'un pénible effort)
    dessein > dessin (Je ne connais pas un beau dessin de Cézanne)

Les passages en italique sont transcrits _entre caractères soulignés_.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Propos de peintre, première série: de David à Degas
 - Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust" ***

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