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Title: Au pays de Sylvie
Author: Boulenger, Marcel
Language: French
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Archive/American Libraries.)



  MARCEL BOULENGER

  Au Pays
  de Sylvie

  _Deuxième Édition_


  PARIS

  SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
  _Librairie Paul Ollendorff_
  50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

  1904
  Tous droits réservés.



DU MÊME AUTEUR


    La Femme baroque, roman.
    Le Page, roman.
    La Croix de Malte, roman.
    Couplées, roman.

                   *       *       *       *       *

    Quarante Escrimeurs.


En Préparation:

    Divæ Isottæ.
    L'Amazone blessée, roman.

                   *       *       *       *       *


Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S'adresser, pour traiter, à la Librairie PAUL OLLENDORFF, 50, Chaussée
d'Antin, Paris.



AU PAYS DE SYLVIE



LA TRADITION

_A Fernand Hayem._


I

Ce pauvre abbé! Bien qu'il y fût préparé depuis fort longtemps, cette
nécessité, où il se trouva soudain, de partir, le surprit cruellement.
Quoi! quitter ce gracieux pays de Chantilly, ne plus entrer
familièrement au Château, ne plus trouver son couvert mis ce soir chez
les d'Oinèche et demain chez les Lorizon, ne plus enseigner aux deux
petits vicomtes les bonnes lettres latines, ne plus passer pour un
savant homme infiniment spirituel... quelle tristesse!

Enfin, puisque la Providence ne lui avait pas épargné cette épreuve,
l'abbé Marigot devait se résigner à prendre congé. Aussi bien, en
vertueux professeur et en honnête chrétien, avait-il assidûment
travaillé à son malheur depuis quatre ans, et préparé à grand'peine la
catastrophe qui l'éloignait: c'est-à-dire que l'abbé Marigot venait de
faire admettre au grade de licencié ès-lettres les jeunes vicomtes
Armand d'Oinèche et Gilbert de Lorizon, ses élèves. Et la douleur que
lui causait cet événement l'emportait de beaucoup en lui sur l'orgueil,
car les chers enfants n'avaient été reçus qu'à la faveur de cette
indulgence dont la Faculté réserve parfois la surprise aux descendants
des nobles familles; et tandis que l'abbé eût souhaité qu'Armand
d'Oinèche et Gilbert de Lorizon se fussent illustrés par de pures études
classiques, n'avaient-ils pas été choisir précisément la licence
d'anglais, sous prétexte qu'ils parlaient ce patois avec facilité?

L'abbé Marigot ne conservait d'ailleurs aucune illusion, il faut bien
l'avouer. Il n'ignorait pas que ces adolescents cultivés et suivis avec
tant de sollicitude depuis quatre ans, n'avaient nullement appris à lire
dans le texte Horace ou Rudyard Kipling pour en mieux apprécier les
beautés, mais bien pour éviter tout simplement de faire trois ans de
service militaire. Messieurs les comtes d'Oinèche et de Lorizon, leurs
pères, estimaient sans doute que se former à marquer le pas fût une
obligation sacrée, en général, et qu'il fallût au moins trois ans pour
faire un bon soldat, mais qu'en particulier Armand et Gilbert ne
devaient passer que dix mois parmi de crapuleuses promiscuités.

Et c'était certes bien dommage de les exposer ainsi, eux si réservés, si
simples, si modestes, à ces basses et brutales fréquentations
militaires. Car ce dont l'abbé pouvait se féliciter avant tout, c'était
de l'éducation parfaite, sinon de l'instruction profonde qu'il avait su
donner à ses élèves. On admirait en effet dans toute l'Ile-de-France et
dans tout le Valois la bonne tenue et la politesse des petits vicomtes.
Ils montaient bien à cheval, s'entendaient en vénerie, savaient parler
sans nécessité, rire à propos, rapporter proprement un commérage, et
déplorer non sans grâce un scandale mondain: bref, ils faisaient figure
de chérubins dans la meilleure société, et il n'y avait pas de bonne
mère qui ne les eût souhaités comme gendres rien qu'à les voir si
sagement chevaucher côte à côte, deux ou trois fois la semaine, aux
chasses de la contrée.

--«Demeurez chrétiens et honnêtes, ce n'est pas si difficile, mes chers
enfants, leur disait l'abbé Marigot au moment de les quitter
définitivement. Rappelez-vous que la dévotion, comme la vertu, est aisée
en somme. Il y suffit d'un peu de tact et de bonne volonté. Suivez
d'ailleurs en tout la tradition, voilà le plus sûr: vous avez eu la
chance de naître, l'un comme l'autre, d'une famille ancienne, fertile en
croyants fidèles, fertile en excellents esprits. Souvenez-vous d'eux,
suivez leur exemple autant que possible, ne vous en détachez jamais...»

L'abbé tenait innocemment ce discours sous le portrait du célèbre
Anselme de Lorizon, jadis protégé par Marie-Antoinette, soldat et
petit-maître, agent d'affaires et philosophe, auteur d'un traité sur la
foudre, de vingt-et-un poèmes champêtres, de quinze tragédies et de
plusieurs dialogues licencieux. Le galant capitaine se trouvait
représenté dans un beau jardin, en manchettes de dentelles et en habit
militaire, le col ouvert, tenant prétentieusement une plume dans sa main
et souriant à l'Eros grassouillet qui là-bas, sur la pelouse, décochait
vers son coeur un trait inévitable.

Or Gilbert de Lorizon portait en vérité le plus pieux respect au
souvenir de cet arrière-grand-oncle qu'on lui avait appris dès l'enfance
à révérer. Et l'abbé ne voulait voir dans l'illustre Anselme que le
gentilhomme aimable et lettré, non l'effronté ni le roué, que le poète
fécond, et non le cadet qui n'eut jamais de patrimoine et vécut bien,
jamais de domicile et dormit au chaud, jamais de cave ni de cuisinier,
et qui cependant tint table ouverte, et traita les plus fins soupeurs
avec les meilleurs gazetiers du temps.

C'était d'ailleurs le profond émoi que lui causait son départ qui
poussait l'abbé Marigot à sermonner ainsi ses élèves, d'une manière un
peu profane peut-être, mais avec plus de chaleur et de persuasion que de
coutume. «Quand vous serez au régiment, ajouta-t-il d'une voix
étranglée, gardez-vous des relations imprudentes... Tenez-vous en
rapports perpétuels avec vos parents... Enfin, n'oubliez pas trop vos
études, et rappelez vous quelquefois votre vieux maître, ou mieux, votre
vieux camarade...

--Monsieur l'abbé! s'écria tout d'un coup Armand. Je sais un moyen pour
ne pas nous quitter si vite.

--Et lequel donc?

--Voilà ce que nous allons faire: nous vous accompagnerons à Paris,
n'est-ce pas, Gilbert?

--Oh certes, répondit affectueusement celui-ci, et nous dînerons avec
vous, monsieur l'abbé.

--Puis nous vous conduirons à la gare de Lyon, nous vous mettrons en
wagon...

--Et nous reviendrons coucher ensuite chez notre tante Bussat...

--C'est cela!»

L'abbé, dans le plus grand trouble, balbutia: «Mes enfants, mes chers
enfants, que vous êtes bons!... Mais votre projet me paraît bien
soudain: madame Bussat ne saura peut-être où vous loger. En outre, elle
n'est point prévenue.

--Notre tante Bussat nous donne toujours l'hospitalité quand nous allons
à Paris, soit au bal, soit dîner en ville. Cela ne la dérange en rien,
et Gilbert va lui téléphoner.

--Mais avez-vous consulté vos parents?»

Interrogés sur la démarche de leurs enfants, MM. d'Oinèche et de Lorizon
ne purent que louer le sentiment délicat qui la dictait. Et voici
comment les jeunes Armand et Gilbert, n'ayant pu se séparer brusquement
de leur excellent maître, le conduisirent jusqu'à la gare de Lyon, et
n'eurent pas plus tôt vu son train s'éloigner qu'ils sautèrent en
fiacre, rentrèrent se mettre en habit chez leur tante Bussat, allèrent
au théâtre et finalement firent leur entrée vers minuit et demi chez
Maxim, où ils avaient décidé irrévocablement d'attendre le petit jour.


II

Car c'était là un projet caressé depuis longtemps, en effet. Les jeunes
vicomtes n'avaient pas attendu leur majorité pour apprécier les biens de
la vie, qui sont, comme chacun sait, d'acheter de beaux chevaux, de
tutoyer les femmes à la mode et de s'entretenir dans l'oisiveté. Ce
dernier plaisir seul leur avait jusqu'alors manqué, car messieurs leurs
pères s'étaient appliqués à cultiver et à développer en eux l'honorable
goût des chevaux, tandis que l'abbé Marigot n'avait su les empêcher de
se faire une réputation dans les brasseries de la rive gauche. Mais de
tels succès répugnaient à l'héritier des d'Oinèche comme au dernier des
Lorizon, et c'était parmi le monde recherché des demoiselles de luxe
qu'Armand surtout, le plus hardi des deux, rêvait d'acquérir la
notoriété. Aussi avait-il dit à Gilbert, aussitôt leur examen passé:
«L'abbé va partir; nous pourrions le conduire à Paris: cela nous ferait
toujours une nuit.

--«C'est une idée.

--«Nous irions chez Maxim, où nous trouverions Constant Bussat.

--«Amusons-nous, que diable! Après, ce sera le régiment, nous aurons le
temps de ne plus rire.

--«Hélas!»

Armand et Gilbert étaient cousins germains, et le second ayant témoigné
pendant toute son enfance d'un caractère pensif, on s'était évertué à
lui répéter: «Regarde ton cousin: c'est un homme, il parle, lui, il sait
ce qu'il veut. Toi, tu restes toujours là comme un petit sot!» Et Madame
de Lorizon de déclarer à Madame d'Oinèche, sa soeur: «Tu as de la
chance: ton garçon fera quelque chose, et le mien ne sera bon à rien.»
Aussi bien se fût-elle fâchée si on ne l'eût aussitôt contredite. Mais
enfin, il avait résulté de tant d'affectueuses réprimandes que Gilbert
considérait à présent son cousin comme un chef naturel, propre à décider
sur tout, et bon à suivre partout.

On louait d'ailleurs cette parfaite entente chez les vicomtes. Il y
avait là un charme légèrement comique dont on leur savait gré. On
souriait d'abord, puis on était touché de les voir paraître toujours
ensemble, marchant du même pas un peu dolent, le pas obligatoire pour
quiconque est doué d'une aimable figure et d'un soupçon de titre. Et en
vérité, vous les connaissez bien, Armand et Gilbert: de taille égale,
d'allure identique, très bien mis, avec le chapeau, la cigarette et le
pardessus que vous savez, ils sont deux de ces petits jeunes gens qui
peuplent éternellement en été les champs de courses ou les avenues du
Bois, en hiver les Palais de glace, music-halls, restaurants, bars et
autres lieux où l'on boit, où l'on flâne, où l'on entend des tziganes,
et où l'on dit bonjour à de jolies femmes sans prendre la peine de
retirer son chapeau.

Dès qu'ils eurent donc pénétré chez Maxim, Armand et Gilbert aperçurent
aussitôt cet illustre Constant, viveur fameux, fils de leur tante Bussat
et l'objet de leur sincère admiration. C'était un des premiers bouffons
de Paris: il en usait familièrement avec tout le monde, en effet, puis
inventait de ces mots bizarres, répétait de ces phrases tronquées, et
surtout se grisait avec cette impudeur et cet éclat qui valent à
certains privilégiés un mystérieux renom d'esprit, de débauche
romantique et d'une drôlerie que tout le monde ne saurait entendre,
d'une drôlerie qui n'est pas pour les pauvres. Au demeurant, il se
montrait bon garçon pour ses amis: et qui donc eût voulu n'être pas son
ami?

--«Ah! s'écria-t-il en voyant les deux jouvenceaux, vous n'avez plus
votre abbé, je me charge de vous. Asseyez-vous là, mes enfants.»

Ajoutons que l'élégant ivrogne se trouvait attablé devant une bouteille
et des verres encore nets. Il n'était pas une heure du matin, la soirée
commençait à peine, et il n'y avait autour de sa table réservée que Bob
Milton le duelliste et Maurice de Salisbot, qui se fût cru déshonoré
d'être vu en autre compagnie que celle de Constant Bussat à partir de
minuit.

Quelques personnes graves nourrissent d'étranges préventions contre les
lieux où l'on soupe. Elles ont tort. Le bar, en somme, pour bien des
femmes et pour plus d'un homme, c'est presque un foyer. On y sent
bientôt les douces contraintes et la secrète dignité d'une habitude. On
y revient quotidiennement causer devant les mêmes cock-tails, veiller
devant les mêmes huîtres: qui ne goûterait ce voluptueux repos dans le
plaisir? C'est aussi pour les tout jeunes gens une école de galanterie,
en somme. Combien d'entre eux apprirent chez Maxim qu'il n'est pas sans
grâce de se montrer parfois désintéressé, de se ruiner même pour une
catin parfumée, et qu'on vous en apprécie mieux par la suite, qu'on
devient «celui, vous savez, qui a déjà mangé toute une fortune...»
Séduisant personnage, en vérité, favori particulier des autres femmes
qui le plaignent, des vieilles dames qui l'excusent, des jeunes filles
riches enfin qui l'épousent. Et si d'ailleurs toute cette fortune
gaspillée s'est changée en pierreries, en dentelles, en luxe, en
beauté,--qu'en pouvait-on mieux faire?

N'oublions pas non plus qu'un apprenti séducteur s'exerce là encore à
juger avec précision ses futures victimes. Vous entendez dire vers
minuit qu'une telle a deux chevaux à sa voiture depuis hier, qu'un
financier l'a prise à son caprice et qu'on travaille beaucoup pour elle
chez Callot. Voilà une femme qui embellit aussitôt, c'est une valeur en
hausse; envoyez-lui des fleurs, faites une visite, le moindre salut vous
rapportera beaucoup d'estime et d'honneur. Vous savez au contraire que
celle-ci a mis ses bijoux et ses fourrures au clou: mauvaise affaire,
vendez, vendez... Je veux dire, ne saluez même plus la pauvre fille, son
affection vous perdrait. Comment peut-on croire qu'un jeune homme se
mariera bien et saura trouver à propos la bonne situation, s'il n'a déjà
éprouvé ses talents sur le marché de Paris, parmi les courtisanes?

Cependant toutes les tables s'étaient peu à peu garnies. Une grande
profusion de seaux à glace et de verres gigantesques couvrait les
nappes, et l'on entendait le fracas des tziganes qui remplace
aujourd'hui partout, avec tant d'avantage, l'ancienne conversation, si
fatigante, et le vieil esprit, si prétentieux.

Armand et Gilbert écoutaient avec délice ce tumulte de fête, auquel
Constant Bussat devait à sa réputation d'ajouter de temps en temps,
négligemment, quelque plaisanterie souveraine dont toute la salle se
montrait réjouie. Les femmes, les dociles et gracieuses femmes venaient
toutes, l'une après l'autre, s'asseoir à la table de Constant: il
fallait qu'on les y vît un moment, cela était convenable, et aucun
provincial n'aurait seulement regardé la malheureuse que n'eût point
tutoyée Constant Bussat. L'une des plus souriantes demoiselles, nommée
Adeline Demain, s'étant approchée à son tour:

--«Qu'est-ce que tu fous donc en ce moment? lui demanda sévèrement
Constant. On ne te voit plus. Il y a justement mon petit ami Armand
d'Oinèche, tiens, celui-là, tu vois, qui en soupirait tout à l'heure et
nous disait: mais c'est vrai, on ne la rencontre plus nulle part, la
petite rosse...»

Or c'était la première fois qu'Armand apercevait Adeline. Mais l'abbé
Marigot l'avait si bien élevé qu'il répartit aussitôt avec une politesse
involontaire: «N'en doutez point, madame, je vous prie.» Puis il se tut,
ne sachant qu'ajouter; mais sa courtoisie avait frappé la jeune femme.
«Trop aimable, cher monsieur...», dit-elle en minaudant, cependant
qu'elle se plaçait, non sans quelque cérémonie, à côté de lui.

Adeline Demain était délicieusement blonde, à l'ordonnance, comme elles
sont toutes; son grand chapeau Louis XIII, crânement posé sur sa tête,
et les insolentes plaques de Lalique qui garnissaient son cou, sa
poitrine, sa taille, ses poignets, lui donnaient un certain air
guerrier. Mais elle savait se montrer plus douce qu'un ange, s'il le
fallait. Elle se tourna donc vers Armand, résolue à s'occuper très
attentivement de cet agréable freluquet qui lui avait parlé d'un ton si
correct.

--«Et alors vous ne venez pas souvent ici?

--«Mon Dieu, non, madame, je n'en ai guère le temps habituellement.

--«A quoi donc passez-vous vos soirées?

--«Je sors beaucoup... je vais dans le monde...

--«Ah... et je suis sûre que les femmes du monde vous font la cour?

--«Peuh, pas tant que ça, pas tant que ça... D'ailleurs, elles ne vous
valent pas.»

Il y a toujours, dans les orchestres tziganes, un damné violoncelle et
de perfides violons qui vous rendraient amoureux de n'importe qui. Le
moyen qu'Armand n'eût point cédé à ces valses qui l'entraînaient, au
champagne dont il avait trop bu, au parfum de cette Adeline, si
pénétrant--cette Adeline qui déjà lui racontait en confidence qu'elle
était de bonne famille, que sa mère avait été bien belle, qu'elle-même
avait eu, il y a trois ans, un amour immense et tragique!

La nuit s'avançant, ils avaient changé de place et murmuraient
maintenant dans un petit coin. Il ne restait plus chez Maxim que les
initiés, les habitués, ceux et celles qui ne se couchent jamais avant le
fin matin. On avait retiré plusieurs tables, et les tziganes arrachant à
leurs instruments des sons irrésistibles, on dansait. Armand se leva,
saisit voluptueusement la taille d'Adeline, et tourna comme dans un
rêve.

--«Ecoutez, dit-il tout bas en la ramenant à sa place, tenez-vous à
rester la nuit ici? Si nous partions...

--«Qu'est-ce qui vous prend!» fit Adeline indignée. Puis sur-le-champ
elle ajouta: «Filons, mon chéri.» Et ils disparurent sans plus attendre.

--«Ce petit d'Oinèche ira loin, observa Constant.

--«Mes parents me l'ont toujours dit», répliqua Gilbert de Lorizon.


III

Le victorieux Armand ne put malheureusement employer que huit jours à
«aller loin» cette année-là. La date de son service militaire devait
mettre fin à une carrière si brillamment commencée. Et encore cette
malheureuse huitaine se trouva-t-elle gâtée par l'incroyable obstination
de son père, de sa mère et de ses soeurs, lesquels ne pouvaient
comprendre qu'Armand montrât tant de goût pour Paris, ni qu'il prétendît
passer toutes ses soirées dans cette ville où personne, en novembre, ne
devait être encore revenu. Les d'Oinèche habitaient Chantilly presque
toute l'année. M. d'Oinèche, sans doute, nourrissant dans la capitale de
tendres relations avec une chanteuse qui le trompait, s'y rendait
fréquemment; mais il n'admettait pas que son fils pût y aller pour la
même raison: «Il en aura bien le temps plus tard», concluait-t-il
fermement.

Quant à Mme d'Oinèche, elle ne concevait nullement le plaisir que cet
étrange Armand trouvait dans un lieu déserté par la bonne compagnie.
Quelle est la bonne compagnie? Celle qui chasse. Or, en novembre, elle
se trouve dans les châteaux autour desquels on chasse. Donc, il n'y a
personne à Paris. Alors, à quoi bon y aller?

Les Lorizon, qui habitaient également Chantilly, pensaient à peu près de
même. Ils éprouvaient pourtant quelque dépit à constater la fougue
toujours nouvelle d'Armand, sa jeunesse éveillée, son viril besoin
d'indépendance, alors que cet ingrat petit Gilbert demeurait sans cesse
inactif. Aussi ne se sentaient-ils pas loin de lui en vouloir, et s'ils
ne lui disaient point comme jadis: «Regarde ton cousin: il sait ce qu'il
veut; toi, tu restes là comme un nigaud...», c'était par découragement,
en vérité. C'était peut-être aussi par prudence, car le comte de
Lorizon, faisant deux fois par semaine une grosse partie à son cercle,
se ruinait là peu à peu, et ne se souciait guère dans ces conditions de
subvenir aux plaisirs de son garçon. La pension qu'il lui allouait était
dérisoire, et s'il consentait à certaines dépenses chez le tailleur ou
pour l'écurie, vous n'en eussiez pas tiré un sou pour autre chose. Et
encore regardait-il à tout: l'avoine était pesée devant lui, le foin
compté, les palefreniers surveillés. La comtesse de Lorizon s'habillait
à Senlis, par économie.

Voilà pourquoi Gilbert s'entendit répondre le plus indulgent des «Va,
mon ami, amuse-toi!» tandis qu'on accablait Armand de reproches, le soir
où tous deux annoncèrent leur désir formel de passer encore une fois la
nuit chez leur tante Bussat. Armand avait invité Adeline à souper avec
son cousin Gilbert. La jeune femme tenait beaucoup à son petit amoureux:
entre deux amants sérieux, il lui donnait la récréation. D'ailleurs,
elle n'avait point de malice. Que lui fallait-il ici-bas? Son poney, son
tonneau, son urbaine, ses fox, de l'argent de poche et des toilettes,
rien de plus. Qu'avec cela on l'écoutât calomnier tout à son aise,
traîner dans la boue ses meilleures amies, et raconter sur les gens
qu'elle ne connaissait pas des histoires idiotes--elle n'en demandait
pas davantage. Gilbert ne perdit pas un mot des propos d'Adeline et sut
s'en montrer si rempli d'admiration, bref, se conduisit avec tant de
complaisance et de flatterie qu'elle s'écria, dès qu'il fut parti: «Mais
tu ne m'avais pas prévenue: c'est un amour, ton cousin!

--Bien sûr. Seulement...

--Seulement quoi?

--Eh bien, voilà: ce garçon-là, vois-tu, n'a pas de volonté: il fait
tout ce qu'on lui commande.

--Tu ne lui ressembles pas, toi?

--Non, par exemple!»

Enfin, le jour néfaste arriva. Armand et Gilbert durent se rendre à
Fontainebleau, où ils allaient être instruits pendant dix mois, aux
frais de l'Etat, dans le but de pouvoir un jour défendre nos frontières,
et les franchir au besoin. On s'était proposé au ministère, ainsi qu'on
se le propose tous les ans, de transformer les conscrits de cette
classe-là en soldats dispos, alertes et zélés, un peu épris même de leur
uniforme--un rien de gloriole messied-il à de jeunes Français?

Pour atteindre ce but, on commença par les revêtir de ce pimpant
costume, de ce pantalon rouge surtout sans lequel l'artillerie
deviendrait inutile, puisqu'elle ne saurait quelle cible découvrir, ni
sur quoi tirer dans les champs immenses. On leur enseigna l'ankylose au
moyen d'exercices gradués, et ils furent punis pour ne pas avoir fait
sonner la main contre la cuisse avec une fureur suffisante dans le
maniement d'armes: «Vous devriez, leur disait un instructeur indigné,
vous devriez y prendre plaisir!»

On leur apprit à parler en fixant héroïquement leur interlocuteur dans
les yeux; on les initia au charme d'un paquetage bien dressé, d'un lit
coquettement carré, d'une toilette vivement faite; on leur démontra
l'obligation d'habiter la chambrée, de considérer comme des frères leurs
informes camarades, de ne point rire en écoutant les ordres, ni de
jamais discuter les inspirations divines inscrites au rapport. On les
claustra pour le moindre oubli, on les épouvanta, on les asservit.

Qui donc a prétendu qu'en France les fonctionnaires gagnaient mal leur
argent? Les officiers de ligne, par exemple, se montrent-ils au-dessous
de leur patriotique mission, et les jeunes soldats confiés à leurs soins
ne savent-ils pas suffisamment, après des mois de désespoir et de
prison, porter l'arme, la présenter et la reposer? Ne se trouvent-ils
pas en état de passer une petite revue, de recevoir même un général de
division, ce qui est, nul ne le niera, le fin du fin de l'art militaire?

Armand et Gilbert cependant appréciaient peu leur nouvelle science. Le
premier surtout avait beau répandre son argent, corrompre toute sa
compagnie, éviter la moindre corvée et ne jamais toucher à une brosse ni
à une pomme de terre, il ne pouvait oublier Adeline. Vainement
s'inondait-il de son parfum, de son «mélange», vainement montrait-il à
qui voulait une photographie obtenue naguère à grand'peine! Quand le
pauvre troupier, tout en plaisantant, soupirait: «Elle m'a chambré,
voyez-vous!» il disait vrai, et se rappelait bien tristement le corps
caressant d'Adeline, comme aussi son nom si célèbre entre le Tir aux
pigeons, la Madeleine et la place Vendôme.

«--Vraiment, je ne te comprends pas, lui dit à la fin Gilbert. Comment!
Adeline a passé huit jours avec toi, tu y penses, tu souffres--et tu ne
lui écris pas de venir te voir?

--Elle refusera. En outre, j'ai les cheveux ras, je sens le soldat: ça
la dégoûtera.

--Essaie toujours».

La composition d'une telle lettre exigeait les plus grandes réflexions.
Armand s'y appliqua longtemps. Après avoir tâché de se montrer
affectueux, voluptueux, câlin, spirituel même, il se résolut aux pires
excès de lyrisme, de douleur et de passion. Il affirma sans hésiter
qu'il allait se tuer. Bien lui en prit du reste, car nos jolies amies se
servent, comme nous, d'un langage épuisé par plusieurs siècles
d'éloquence et de littérature: il faut que nous leur parlions comme des
fous à des folles pour qu'elles nous croient. Et telle qui a déclaré
dans l'après-midi à sa couturière que cette jupe allait «ignoblement
mal», et que ce corsage «hideux» faisait des plis «atroces», ne va pas
naturellement s'en remettre à la foi d'un amant qui lui murmure avec
simplicité: «Je vous aime, mon cher souci.» Non, c'est: «Je ne dors
plus, je ne mange plus, je brûle d'un désir torturant, et me meurs de
tendresse autant que de jalousie», qu'on doit dire. Alors seulement une
femme commence à réfléchir, et si vous avez le courage de continuer sur
ce ton six mois au maximum, ou une heure au minimum, c'en est fait
d'elle.

C'en fut ainsi fait d'Adeline. Elle lut la lettre d'Armand, et prit le
train pour Fontainebleau.


IV

A deux mois de là, le capitaine Blondel s'entretenait fort vivement avec
le lieutenant Torigny-Vincent au sujet des soldats d'Oinèche et de
Lorizon, dont les excès scandalisaient la ville. M. Blondel, tout
récemment promu capitaine, était dans le feu d'un nouveau zèle. Quant à
Torigny-Vincent, il tolérait mal qu'Adeline Demain troublât l'ordre
établi en visitant deux blanc-becs, plutôt qu'un lieutenant, par
exemple.

«--Et d'abord, faisait le capitaine, qui vient-elle voir, cette femme,
Lorizon ou d'Oinèche? On n'en sait rien. C'est ridicule. Si je refuse à
ces godelureaux des permissions pour Paris, c'est nous exposer à les
rencontrer avec leur demoiselle toute la journée du dimanche, en forêt
ou dans la ville! Si je leur en accorde et si je les fais conduire à la
gare, ils descendent à Melun et reviennent par le plus court chemin. Il
faut faire cesser cela, Torigny, il le faut!

--Je suis bien de votre avis, mon capitaine, mais je n'en vois pas le
moyen. Ce d'Oinèche a trois brosseurs à son service, et une chambrée
entière à sa dévotion. A moins de perturber toute la compagnie, on ne
saurait les prendre en faute: ils sont impeccablement tenus, toujours
exacts, manoeuvrent convenablement, marchent comme les autres, tirent
bien...

--Ils ont des chambres en ville.

--Si on leur cherche querelle là-dessus, il faudra étendre cette mesure
à tous nos hommes. Et puis, à l'hôtel, ces chambres sont-elles à eux, ou
à cette femme?

--Voilà du propre! Savez-vous, Torigny? J'ai sous mes ordres Lepol, qui
est anarchiste, Henriaut, qui est une crapule, et Trouvet, qui fait des
romans: eh bien, je les préfère encore à ces deux gommeux-là! A
d'Oinèche surtout, car l'autre du moins semble plus réservé, produit
moins de fracas en ville: on le voit passer quelquefois seul...»

Ainsi grondaient les chefs courroucés, tandis qu'Armand d'Oinèche,
redoutant affreusement la moindre consigne, se conduisait en troupier
modèle et faisait travailler toute sa chambrée à tenir en état ses armes
et ses effets, ainsi que ceux de son cousin Gilbert. Il importait en
effet que celui-ci non plus ne fût jamais puni, Armand ayant absolument
besoin de lui tous les dimanches, pour amuser Adeline et causer avec
elle pendant les promenades et les repas. Car il est bien difficile de
soutenir la conversation quand on se trouve seul avec une personne à qui
l'on a dit une fois très sérieusement qu'on l'aimait, et qu'on
l'adorait, et qu'on en mourrait: les autres sujets d'entretien étant
devenus dès lors, et d'un consentement mutuel, indignes d'être traités,
le seul qu'on se permette ne va pas très loin. Or si dans une chambre
bien close on finit toujours par se taire avec plaisir, il n'en est plus
de même aussitôt qu'on en sort. Gilbert, inlassablement amical et
patient, tenait donc chaque semaine auprès des deux amants le rôle du
compagnon qui fait rire et parler. Puis il lisait ou s'allait promener
pendant qu'Armand revoyait une par une les fossettes d'Adeline. Aussi
celle-ci embrassait-elle au dîner «son petit Gilbert», pour le
récompenser, et lui donnait-elle du «Mon chéri» tant qu'il en voulait...

Mais Gilbert souffrait. Pourquoi était-il sans ressources, lui, tandis
qu'Armand en regorgeait? Pourquoi ne trouvait-il pas les lèvres d'une
amie, au crépuscule, pour le consoler d'avoir tant manié son malheureux
fusil durant une interminable journée? Il déplorait sa destinée et se
prenait à mépriser furieusement son cousin. Quoi! il n'était pas laid,
Armand, sans doute, mais naïf, mais fat, mais hautain, mais simple
enfin. Et qu'eût-il valu sans fortune? Il descendait de ces d'Oinèche,
tous des parvenus: il n'y avait pas cinquante ans qu'ils s'appelaient
encore Doinèche, et comment eussent-ils montré, eux, quelque portrait
d'ancêtre charmant, quelque Anselme de Lorizon, peint tout souriant dans
un beau parc, le col ouvert, le calame aux doigts et la fine épée au
côté? Ah, il avait bien su, celui-là, faire succéder les marquises aux
filles d'opéra, et vivre en roué sans un sou vaillant...

Un dimanche que Gilbert songeait plus tristement que jamais, en errant
dans le parc, à l'injustice du sort, un camarade rencontré par hasard le
présenta à M. Feuilleuse, bibliothécaire du château de Fontainebleau. Le
petit vieillard se promenait le long de l'étang, en attendant l'heure de
son repas. Il eût fallu fouiller bien des archives et plus d'une
bibliothèque pour trouver un érudit plus bavard que M. Feuilleuse, mais
aussi plus sincèrement épris de vers et de poésie. Il n'eut pas plutôt
connu que le jeune soldat s'appelait Lorizon qu'il lui demanda s'il
descendait du poète Anselme.

«--Un distingué polygraphe que votre ancêtre, monsieur, dit-il à
Gilbert, et non moins plaisant par le ton de ses oeuvres que par ses
diverses fortunes, et les amours qu'il inspira. Combien de femmes
sensibles s'appliquèrent à le caresser, à le choyer, à lui rendre la vie
douce et commode... En cet aimable temps, un galant bien tourné ne
risquait pas tant qu'aujourd'hui de mourir de faim.»

Puis, Gilbert lui ayant appris qu'il habitait naguère Chantilly: «Ah!
monsieur, s'écria le père Feuilleuse, les nobles jardins qu'il y a là,
les fraîches eaux, les profondes allées! Et quel souvenir j'ai gardé de
la maison de Sylvie! Ce pavillon caché parmi les arbres, avec sa
terrasse élevée sur l'herbe, ses fenêtres derrière lesquelles on cherche
encore quelle amante attend son tendre ami, m'est apparu comme tout
parfumé, après trois siècles, du souvenir de Théophile. La duchesse de
Montmorency, l'illustre Sylvie qu'il chanta, adorait son époux, sans
doute, et fut vertueuse, j'en conviens. Mais si elle recueillit notre
Théophile de Viau dans cet asile, si elle l'hébergea, le pensionna, ne
peut-on croire du moins que ce ne fut pas seulement par charité toute
nue? Le pavillon de Sylvie, refuge de Théophile, demeure un lieu sacré
pour moi, monsieur, et je ne me défends pas de regretter ces grandes
dames amies des lettres, voire ces courtisanes, qui eurent à leurs gages
des poètes, des musiciens, des amants,--des charmeurs enfin. Ce n'était
pas alors de mauvais ton, et ceux-ci acceptaient sans vergogne. La grâce
sauvait tout.»

A regret, M. Feuilleuse dut quitter Gilbert, qui l'écoutait si bien. On
allait clore le parc et il fallait rentrer. Le jeune soldat s'en revint
seul et troublé vers son hôtel qui brillait là-bas, sur la place,
au-delà de la Cour des Adieux déjà toute noire, majestueuse et
silencieuse. Gilbert apercevait la chambre éclairée d'Armand et
d'Adeline, et cette petite fenêtre lumineuse lui semblait de la dernière
insolence. Comme il s'avançait dans la nuit, l'angelus tinta, et voilà
que le dernier des Lorizon se rappela soudain l'abbé Marigot et les
suprêmes conseils de l'excellent homme: «Suivez la tradition... Imitez
vos ancêtres...» Eh bien, qu'eût donc fait ici l'ingénieux Anselme?

Cette question qu'il se posa, jointe au souvenir de Sylvie, du pavillon
parmi les arbres, du poète Théophile de Viau, surtout, languissant et
choyé, furent cause que Gilbert, ce soir-là, tandis qu'Armand tournait
un instant la tête, demanda tout bas à la folle Adeline, avec un regard
effronté: «Tu n'as donc pas honte, à la fin, de me laisser toujours
seul? La charité, s'il te plaît...

--Tu ne manques pas d'aplomb!» murmura-t-elle, mais déjà séduite et
souriant, la fourbe! à la seule pensée que ce serait assez drôle.

Puis, au jardin de l'hôtel, un peu plus tard, Gilbert gagnait
définitivement sa cause par certaines caresses données avec un à-propos
exquis, c'est-à-dire dans l'instant même qu'Armand, de l'autre côté,
s'en permettait de toutes semblables. Voilà en effet de ces riens
auxquels une femme résiste difficilement--et d'ailleurs, comme le disait
M. Feuilleuse, la grâce sauve tout. Gilbert, même soldat, avait de la
grâce.


V

Cependant la mauvaise renommée des vicomtes n'avait pas franchi le pays
de Fontainebleau, et MM. d'Oinèche et de Lorizon se félicitaient encore
des qualités nouvelles que leurs fils venaient d'acquérir sous les
armes, de ce mâle esprit d'initiative surtout que la rude et saine vie
des camps ne pouvait manquer de leur avoir communiqué. Ils s'étonnaient
pourtant que les jeunes soldats eussent si peu de permissions et
vinssent si rarement les voir. Ceux-ci écrivaient régulièrement, il est
vrai, mais ne paraissaient pas un dimanche sur cinq à Chantilly, et
encore n'arrivaient-ils jamais alors que dans la matinée du saint jour,
ayant été retenus ou punis la veille, disaient-ils. M. de Lorizon fut le
premier à s'inquiéter de ces rigueurs extrêmes, et il s'en ouvrit même à
son beau-frère. C'était au retour de la dernière chasse de l'année; ces
messieurs s'en revenaient au pas de leurs montures le long d'une
charmille toute abritée déjà par les feuilles légères:

«--Ne croyez-vous pas, dit M. de Lorizon, que nos garçons se moquent un
peu de nous? Il y a sans nul doute quelque mensonge et probablement des
femmes dans leur cas. Peut-être serait-il bon d'aller faire un tour à
Fontainebleau, un de ces dimanches?»

Mais le dimanche se trouvant un des jours dont M. d'Oinèche passait le
plus volontiers l'après-midi et la soirée avec sa chanteuse, ce projet
ne put lui convenir, et il répondit avec bonhomie:

«--Hé, mon Dieu, laissons ces enfants tranquilles! Quand ils auraient de
temps en temps là-bas une petite amie, le grand mal que ce serait!

--Le mal viendra s'ils font des dettes et des bêtises.

--Bah, cela n'ira pas toujours bien loin...»

Holà! ici M. de Lorizon cessait de rire. Que les enfants s'amusassent,
après tout, soit. Mais qu'il fallût payer, non pas.

«--Mon cher, reprit-il sévèrement, chacun a son opinion là-dessus,
n'est-ce pas. Moi, j'estime néfaste qu'un jeune homme soit gavé
d'argent, comme l'est Armand. Et je ne m'étonnerais nullement si quelque
jour vous vous en repentiez.

--Attendons la fin de l'année, répondit d'Oinèche du ton le plus
indulgent; qui vivra verra...»

M. d'Oinèche ayant vécu jusqu'à l'autre semaine, en effet, vit arriver
chez lui une note considérable de l'hôtel où Armand avait ses habitudes.
Une lettre anonyme suivit, dans laquelle on l'avertissait que le séjour
de Fontainebleau était devenu impossible aux femmes honnêtes, depuis que
Monsieur son fils y vivait publiquement entouré de créatures; que ce
galopin parcourait la forêt avec des femmes demi-nues, et faisait à
l'hôtel, dans sa chambre, des repas dégoûtants.

M. d'Oinèche survint à Fontainebleau le dimanche suivant à une heure et
demie de l'après-midi. Une porte de communication se ferma brusquement
comme il entrait chez son fils, suivant de près le garçon chargé de
l'annoncer.

«--Ah, ah, tu ne m'attendais pas, mon gaillard! Et à qui sont ces gants,
cette voilette? Je vois que tu t'amuses, ici, alors que tu es puni,
comme tu nous l'écris chaque semaine. Eh bien, tout ceci va changer, tu
m'entends...»

Et il chapitra pendant une heure d'horloge son infortuné descendant, lui
annonçant qu'il lui coupait complètement les vivres, et le menaçant même
d'une visite chez le colonel, visite que d'ailleurs il ne songeait point
à faire, à cause de l'obligation où il était de rentrer à Paris pour
dîner avec l'éternelle Raymonde, sa chanteuse. Armand demeura
bouleversé, atterré, jusqu'à ce qu'Adeline, au crépuscule, revînt enfin
de la forêt où, ne voulant pas compromettre son pauvre chéri, elle
s'était sauvée avec ce bon, ce dévoué Gilbert:

«--Va, mon gros, tu as un ami en ton cousin, et un vrai, je peux te
l'assurer!»

Armand, tout attendri, dit à Gilbert: «As-tu pris la voiture que j'avais
commandée, au moins?

--Mais oui, mon vieux, puisqu'elle attendait devant la porte. Il était
inutile que ton père la vît.

--Et j'espère que tu n'as rien donné au cocher?

--Allons, allons, ne te trouble pas tant. Et dînons, tiens, il est
l'heure...»

Et voilà comment cette journée tragique ne laissa pas que de s'achever
gaîment. Mais où Armand commença de ne plus trouver la farce drôle, ce
fut lorsque, n'étant plus payés, ses trois brosseurs se relâchèrent de
leur zèle; lorsque les sergents, pour des raisons de ce goût-là, se
mirent à le consigner sans pitié; et lorsque, trouvant alors plus d'un
prétexte, les officiers n'eurent plus qu'à changer la consigne en salle
de police, et cette dernière mesure en tout ce qui leur plairait... Ne
sachant où recevoir Adeline, ni comment la nourrir et la distraire,
Armand ne lui écrivait plus de venir. Il tomba dans le désespoir, et
sans Gilbert qui allait voir la petite à Paris, et lui en donnait des
nouvelles... Car Gilbert avait été de tout temps mieux vu de ses chefs,
et même on le traitait avec une faveur particulière aujourd'hui, afin de
vexer davantage ce poseur, ce casse-coeur, cette dangereuse tête de
vicomte d'Oinèche.

«--Mon pauvre Armand, tu me fais peine, lui dit une fois son cousin en
revenant de permission. Puisque tu languis sans Adeline, procure-toi de
l'argent et installe-la carrément ici. Il y a des usuriers à Paris.

--Eh, oui, parbleu! Mais emprunter quand on est au régiment, c'est
compliqué, incommode... et désastreux.

--Oui, sans doute... Que veux-tu? Quant à moi, tu le sais bien, ma
bourse est toujours vide, et je ne puis t'aider en rien. Les autres
amis, il n'y faut pas compter. Mais, voyons... Adeline? Oui, pourquoi
pas Adeline? Elle t'aime, en somme, elle voudrait bien t'embrasser
aussi, et c'est par délicatesse pure qu'elle n'ose pas venir. Eh bien,
mets-toi franchement au-dessus des préjugés: elle en vaut la peine. Tu
as besoin d'argent? Avoue-le lui. Elle t'en prêtera de bien bon coeur,
et ainsi du moins, tu pourras la revoir.

--Diable! si on l'apprend...

--Et comment veux-tu qu'on l'apprenne, grand idiot? Il n'y aura jamais
qu'Adeline et moi qui le saurons.»

Adeline, sincèrement touchée, répondit par le courrier suivant: «Mon
pauvre loup, ta lettre me va au coeur et me fait pitié. Il y a longtemps
que tu aurais dû me dire cela si tu avais eu confiance en moi. Voici les
cent francs que tu me demandes. Je viendrai dimanche. Et puis écris-moi
chaque semaine ce qu'il te faudra, et je te l'enverrai, moi, puisque ta
famille te laisse dans la misère...»


VI

Cela dura quelque temps ainsi. Vers la fin de juillet pourtant, il
fallut bien se rendre, et Armand d'Oinèche, séduit par un usurier du
plus fin talent, en vint à signer autant de billets qu'il lui en fallait
pour faire bravement le grand seigneur, et recevoir tout Paris en
Seine-et-Marne. On se disait le samedi soir à Armenonville ou à Madrid:
«Va-t-on voir demain le gosse à Fontainebleau?

--Ça tient!»

Et le dimanche matin, les automobiles volaient sur la route de Melun.
Dix, quinze personnes débarquaient à l'hôtel, Yvonne Saint-Cloud,
Blanche de Rueil, Odette Partout, leurs amants, sous-amants et simples
camarades--tout ce qui n'était pas à Deauville enfin. Une fois, le gros
duelliste Bob Milton eut la galanterie de venir se battre à Barbizon.
Une après-midi de septembre, enfin, la présence officielle de Maurice de
Salisbot prouva que le divertissement de Fontainebleau était
définitivement classé.

Et quelles jolies fêtes Armand, aidé de son cousin Gilbert, imagina! On
parla longtemps de cette nuit de lune où il détourna les tziganes de
l'hôtel, enleva tout son monde et s'en fut donner les violons aux dames
à la Mare-aux-Fées. Une automobile affolée traversa la ville, cette
nuit-là, et stoppant devant la caserne avec un bruit affreux, cracha les
deux soldats d'Oinèche et Lorizon, à minuit moins deux secondes, juste à
l'instant où ils allaient être en retard.

Pendant les manoeuvres, les généraux se demandèrent longtemps quels
étaient ces deux buggys et cette voiture pleine de malles, qui suivaient
toutes les marches et contre-marches. Yvonne Saint-Cloud et Adeline
Demain participèrent aux émois de la guerre, troublant les officiers,
causant avec les estafettes, souriant à l'état-major. Elles tinrent une
fois en échec toute l'artillerie: «Qu'y a-t-il? firent les capitaines,
voyant que la colonne entière s'arrêtait.

--C'est le poney d'un des buggys qui est tombé au milieu du pont.

--Fort bien. Attendons.»

Un officier de réserve ne put s'empêcher de dire à d'Oinèche: «J'ai
l'honneur de connaître monsieur votre père, et si j'étais lui...

--Que feriez-vous, mon lieutenant? je suis majeur.»

M. d'Oinèche fit quelque chose cependant: il pourvut son fils d'un
conseil judiciaire. Mais pendant les mois que nécessita cette
procédure--scènes de famille, déchirements, raccommodements, promesses,
visites chez l'avoué--Armand eut encore le temps de mener à Paris une
vie inimitable, de payer à la blonde Adeline les plus rapides trotteurs,
les plus douces voitures, un mobilier empire, une robe par jour et tout
le superflu. On admirait, on enviait «le petit vicomte», les femmes se
faisaient présenter, certains journalistes le tutoyaient, et Constant
Bussat ne le quittait plus: c'était la gloire.

Et que devenait Gilbert, tandis que son cousin s'illustrait ainsi? Mon
Dieu! Gilbert était retourné vivre à Chantilly. Il chassait bien
sagement trois ou quatre fois la semaine, et se contentait de prendre le
train pour Paris chaque fois qu'il recevait un billet ainsi conçu: «Je
déjeûne chez Yvonne... Je passe la journée chez ma couturière... Armand
a un rendez-vous chez l'avoué... Ce soir, il dîne en ville...»

Quand, au milieu de tout le drame du conseil judiciaire, éclata une
réclamation nouvelle d'Adeline,--Armand ayant commandé en son nom les
voitures et les meubles, signé des papiers, formellement promis; quand
on apprit soudain que la jeune femme voulait intenter un procès à la
famille d'Oinèche, Gilbert se montra d'une correction et d'une
impénétrabilité parfaites. C'était un jour de chasse: il ne répondit pas
un mot aux veneurs qui cancanaient, ne manifesta par aucune attitude
même son sentiment à ce sujet. Il se contenta de murmurer avec une
douleur presque involontaire devant Mlle Dorillat-Marois, qui seule
alors pouvait l'entendre:

«--Mon pauvre cousin aura grand'peine à se tirer de là, mais je ne
saurais le plaindre, car il a compromis sa fortune, ce qui déjà est une
sottise, et celle de ses parents, ce qui est une mauvaise action.»

Or, Mlle Dorillat-Marois fut frappée par ces mots, car cette belle jeune
fille, puissamment riche, avait hérité de son père le culte de la
fortune: on l'honorait pour ses millions, on souriait à ses moindres
mots, on faisait cercle autour d'elle; aussi entendait-elle conserver le
prestige de son opulence, et n'eût point voulu d'un fiancé prodigue,
même marquis, même duc. Il fallait, pour lui plaire, que l'on témoignât
d'abord du caractère le plus sérieux. Mais comme elle était très jeune,
il fallait encore qu'on la surprît, qu'on la charmât, qu'on la troublât.
Gilbert avait beaucoup de grâce, on l'a vu.

--«Il serait bon, fit un jour à son fils M. de Lorizon, que tu te
décidasses pourtant à choisir une profession, à t'occuper.

--Pourquoi si vite, répondit Gilbert. Rien ne presse.»

Et, peu de temps après, il attendait pendant toute une chasse qu'à la
faveur d'un change, Mlle Dorillat-Marois et M. d'Oinèche se trouvassent
réunis au même carrefour. Alors, s'approchant de celui-ci, qui rêvait:
«Mon oncle, fit-il affectueusement, ne vous tourmentez plus, allons!
Personne encore n'a songé à moi. Mais je vais tâcher de tout arranger.»

Le pauvre comte souffrait, en effet, de la plus cruelle anxiété. Car
voici maintenant qu'Adeline Demain, furieuse, menaçait de donner aux
journaux les lettres par lesquelles Armand lui avait demandé de clairs
écus sonnants, et l'avait remerciée de ses envois; que déjà elle les
prêtait à qui voulait, et que l'on en jasait, qu'on en riait, si bien
que le discrédit du fils allait bientôt rejaillir sur le père.

Gilbert vint à Paris, entra chez Adeline le chapeau à la main, et lui
dit simplement: «Adieu, Adeline.

--Comment, adieu? Tu pars? Non?... Tu ne veux plus me voir?

--Dame! ma pauvre petite, est-ce possible maintenant, voyons? J'avais
toute confiance en toi, je te savais meilleure que tes semblables, je
t'aimais honnêtement. Mais tu viens de montrer si peu de tact, de me
faire tant de peine... tiens, que je te quitte. Adieu, Adeline.

--Mais, Gilbert, ils me doivent de l'argent, ces d'Oinèche!

--Oui, oui... parfaitement. Réclame ce qu'on te doit, sans plus, c'est
juste. Sois accommodante si tu le peux, ce sera charitable. Je n'ai rien
à dire là-dessus. Mais tu me chagrines et tu me froisses durement, ma
petite Adeline, toi que je croyais si intelligente, quand tu te sers de
ces malheureuses lettres...»

Là-dessus il lui assure qu'elle ne ressemble pas aux autres demoiselles
galantes, qu'elle a le coeur d'une très honnête femme, qu'il l'a bien
devinée, et ne l'aima que pour cela. Il parle d'enfance, de première
communion. Sa voix tremble; Adeline pleure.

«--Va, dit-elle au milieu de ses larmes, si tu savais comme je m'en
moque de ces bêtes de lettres! Elles sont là, dans ce tiroir: tu peux
les brûler.

--Non pas les brûler, Adeline. Mais donne-les moi--comme un gage
d'amour.» Elle répondit tout bas: «Prends-les...» et se dorlota toute la
journée dans les bras de son petit Gilbert, pour se récompenser de sa
vertu.

L'effet fut prodigieux à Chantilly. Le comte d'Oinèche ayant reçu des
propres mains de son neveu les précieux papiers, informa tout le monde
de sa délivrance, et chacun de se dire: «Eh! mais il est fort, ce petit
Gilbert!» On en fit même tant de contes en forêt que les piqueurs du
département se mirent à saluer plus bas M. Gilbert, et les veneurs à
l'entourer, et les maîtres d'équipage à lui faire coup sur coup les
honneurs. On lui donna trois pieds dans la même semaine. De sorte que
Mlle Dorillat-Marois ne put s'empêcher de lui dire: «Pourquoi ne
venez-vous pas me rendre visite à Paris, M. de Lorizon?

--A votre jour, mademoiselle? Non, excusez-moi, je ne puis.

--Et pourquoi, s'il vous plaît?

--Parce que je serais perdu dans la foule, et que j'en souffrirais.»

Elle feignit de rire et, partant au galop: «Venez à mon jour--pour
commencer.»

Le printemps n'était pas arrivé qu'ils s'aimaient.

Or, par un bel après-midi, tandis que le jeune homme, frais, parfumé,
une rose aux lèvres, écrivait à Germaine Dorillat-Marois, sa fiancée, il
levait les yeux vers le portrait de son grand-oncle Anselme, et
murmurait en souriant: «L'abbé Marigot m'a recommandé jadis de suivre la
tradition. Ai-je fait succéder ma belle promise aux demoiselles de chez
Maxim tout à fait comme vous fîtes avec les filles d'opéra et les nobles
marquises, mon cher aïeul?»

O galant et ingénieux capitaine, vous ne pouviez répondre, mais il parut
bien à Gilbert que vous regardiez plus doucement, là-bas, sur votre
pelouse peinte, le Cupidon de pierre armé d'un trait inévitable.



LE PLUS RARE VOLCELEST DU MONDE

_A Jacques Boulenger._


Quiconque n'a pas assisté à l'entrée chez Durand, par un beau soir, d'un
lord capitaine des chasses du roi, ignore une précieuse émotion.

Je dînais moi-même en ce restaurant, traité par mon camarade Jacques
Fouvier, et dans une compagnie qui me faisait beaucoup d'honneur. Car
les deux convives avec lesquels Jacques avait daigné me prier, n'étaient
autres, en effet, que M. Charles Hirec, de l'Institut, et l'éminent Noël
Marion, directeur des fouilles d'Ouëd Saâli.

J'entends souvent prétendre que mon camarade se prépare de la sorte à
recevoir le fameux prix Gobert: il soupe avec des membres de l'Institut.
Mais je me félicite vivement de sa méthode, si elle me vaut la
savoureuse aubaine de goûter moi-même la société flatteuse de ces
messieurs. Sans doute, je l'avoue, me tenir à la même table que des gens
célèbres, c'est ma faiblesse. Hélas, leur conversation m'échappe
parfois, car je me suis plus avancé jusqu'à ce jour dans la connaissance
des usages, des demoiselles et des chevaux, que dans l'habitude des
beaux esprits. Mais mon attention continuelle du moins, et ma déférente
gravité font de moi, je le sais, un dîneur excellent, recherché même.

Ce fut donc vers huit heures et demie que l'incomparable lord
Bansborough fit son apparition dans la salle du restaurant. C'est un
homme de cinquante ans, grisonnant, glabre, très grand, très maigre, et
d'une élégance si complète, d'un geste si hautain, d'une dignité
tellement accusée, qu'il semble plus propre à figurer aux fêtes d'un
couronnement perpétuel qu'à vivre parmi le tiers-état de notre pauvre
époque. Je vous assure que personne, dans le restaurant, ne fut
insensible à sa prestigieuse allure, et qu'après avoir admiré la manière
parfaite dont il fit négligemment choix d'une table et quitta sa
pelisse, chacun dut encore rester saisi par la coupe audacieuse et la
nuance inusitée du gilet que ce lord étonnant nous révéla.

Il n'y eut pas jusqu'à M. Hirec, de l'Institut, qui ne s'en émût: «Quel
est donc, demanda-t-il, ce monsieur si bien mis que tout le monde
regarde?»

Jacques n'en savait rien, Noël Marion pas davantage, naturellement.
Alors, comme je subissais l'humiliation de l'ignorer aussi, je crus
pouvoir m'incliner vers le petit Maurice de Salisbot, qui dînait à la
place la plus proche de nous, et l'interroger tout bas. Je ne commettais
du reste là rien d'extraordinaire, puisqu'à cet instant la moitié de
l'assistance se trouvait ainsi penchée à l'oreille de l'autre moitié; et
l'on n'entendait que ce susurrement léger: «Bansborough, lord
Bansborough...»

--Mon cher, me répondit Salisbot, c'est le capitaine des chasses du roi
Edouard VII. Vous rappelez-vous son uniforme lors du couronnement: un
habit soutaché, avec de petites trompes brodées sur le col, la culotte
de satin blanc, l'épée? Il portait tous les ordres du royaume, et venait
derrière les pairs, précédé seulement par l'Annonciateur des guerres et
le Maharajah de Rhempoor...

Maurice de Salisbot s'attendrissait; je le pressai.

--Quel est son emploi près du roi, mon cher? Eh bien, mais il dirige les
deux seuls équipages qui chassent le cerf en Angleterre.

--Deux? Je pensais qu'il n'y en avait qu'un.

--Du tout. Il existe une seconde meute, en Ecosse, qui appartient
également à Sa Majesté, et qui, depuis quatre ou cinq ans, prend chaque
année une vingtaine d'animaux dans le pays boisé de T..., près de la mer
et non loin de Beaufort-Castle, vous savez...

Pour le coup, oui, je connaissais Beaufort-Castle. J'avais lu bien
souvent ce nom dans les journaux et les revues de sport. Qui donc a pu
s'occuper tant soit peu de courses sans avoir entendu parler de ce
magnifique domaine de Beaufort-Castle, où le richissime Rodolph Jermyn
se retira naguère pour y devenir fou, si ce n'est pire? Et je me
rappelai soudain le mystère tant de fois évoqué de cette existence, les
succès prodigieux de cet excentrique Jermyn sur les hippodromes, et son
amour passionné pour sa jument Nausicaa, qui était morte à
Beaufort-Castle et qu'il avait enterrée de ses mains. La propre fin de
Rodolph Jermyn me revint aussi en mémoire, et les commentaires qui
l'avaient suivie, les suppositions que l'on avait faites au sujet de son
célèbre parc toujours clos et si jalousement gardé...

Je rapportai ces renseignements à M. Hirec, auquel je dois dire qu'ils
importèrent médiocrement. Le nom de Jermyn cependant le frappa: «Jermyn,
fit-il, attendez donc... Mais n'est-ce pas lui qui fit acheter au poids
de l'or, en vente publique, voici quelque douze ans, une centaine de
livres et de manuscrits d'une extrême rareté, tous marqués sur les plats
d'un _Novasteriana bibliotheca_? C'était le dernier fragment d'une
vieille collection composée d'ouvrages relatifs aux seuls demi-dieux et
monstres antiques.»

Mon camarade Jacques Fouvier se sentait ce soir-là d'une humeur enjouée,
et même, sembla-t-il, paradoxale:

--Les monstres antiques! s'écria-t-il. Qui sait s'ils ne vécurent point,
après tout? Le savant Charles-Victor Langlois n'avoue-t-il pas lui-même
que l'existence du diable est historiquement prouvée d'une façon bien
plus solide que celle de Pisistrate?

--Mon impeccable collègue Langlois, répartit M. Hirec, a toujours donné
les signes d'un remarquable talent non seulement d'écrivain, mais encore
d'humoriste. C'est lui, ne l'oubliez pas, qui dépeignit en termes si
gais la maladie de l'inexactitude, lui qui inventa le sport de
l'emendatio conjecturale... Enfin, ne prenez pas trop à la lettre son
assertion au sujet de Pisistrate, d'autant plus qu'il répudie
formellement le diable à la page suivante.

--Sans doute, ajouta Noël Marion, le diable ne saurait être tenu en
considération. Non plus, hélas, que les personnages fabuleux de
l'antiquité, qu'ils soient dieux ou satyres, sirènes ou déesses, nymphes
ou cyclopes. Voyez les centaures: les poètes latins et grecs ne
s'accordent même pas sur leur forme. Au temps d'Homère, ce n'étaient
encore que des hommes effrayants et brutaux; au temps d'Ovide, les voilà
mi-hommes, mi-chevaux, mais leur force est devenue surhumaine, et tels
d'entre eux ont la taille des plus hauts arbres. Leur iconographie ne
semble guère plus certaine, puisque les seules statues qui nous en
restent appartiennent à des époques récentes: c'est du Pergame théâtral
ou du coquet alexandrin. Sur les bas-reliefs, nous ne voyons que des
personnages bachiques, avec des croupes de tout petit cheval. Et puis,
messieurs, quel est ce mythe faussé, quelle est cette race de prétendus
monstres que la seule vue des femmes ou l'odeur du vin jette hors
d'elle-même, et qui donne naissance à un être aussi ennuyeux, aussi
monotone et solennel que ce vieux Chiron?

Ici, mon camarade Jacques remplit d'un pommard exquis le verre de Noël
Marion, qui reprit avec un certain lyrisme:

--Ah, quelques-uns de ces animaux divins furent étrangement beaux
pourtant, comme ce jeune Cyllare, si bien décrit par Ovide, et dont je
reconstituai l'image dans l'une des mosaïques d'Oued Saâli: les longs
cheveux et la barbe dorés, un torse d'Hermès, un corps de Pégase, le
poil d'un noir de jais, la queue toute blanche, et pareillement quatre
pattes blanches...

--Quatre balzanes, rectifiai-je en rougissant un peu, car Maurice de
Salisbot nous écoutait.

Cependant Jacques, soudain devenu grave, déclara: «Eh bien, m'accuse qui
voudra de rêverie, mais je crois, moi, et selon le témoignage unanime
des poètes, que votre Cyllare a bien réellement foulé de ses sabots de
neige le sol de l'Hellade en compagnie de ses frères splendides. Et
aujourd'hui, prenez-y garde, voici que renaît et pullule, au dire des
mêmes poètes, la race farouche des centaures; sous la plume des
écrivains comme sous la main charmante des peintres ou des orfèvres, de
toutes parts le monstre superbe se cabre et bondit; il envahit peu à peu
les vieux parcs, se laisse voir au jour tombant, parcourt au galop les
solitudes et hante les forêts...

--Mais monsieur qui chasse, interrompit Charles Hirec en me désignant,
et qui connaît ces forêts mieux que vous, Jacques, n'en a pourtant pas
vu, et peut-être n'en fera-t-il jamais lever un seul?

                   *       *       *       *       *

Je rentrai chez moi, la tête fort confuse: Cyllare, Ovide, les
centaures, M. Langlois, Pisistrate, tous ces noms que je n'avais point
coutume d'entendre s'entremêlaient dans ma mémoire, et j'y joignais
encore lord Bansborough, sans oublier Beaufort-Castle, ni ce Rodolph
Jermyn avec sa Nausicaa.

Peu à peu, il est vrai, l'ordre se fit: c'est-à-dire que je ne songeai
bientôt plus qu'au mystérieux Jermyn. Brusquement, il est vrai, il me
souvint qu'en un livre paru l'an passé, les aventures de l'extravagant
millionnaire et sa fin curieuse étaient relatées: je dus aller aussitôt
chercher le volume en ma bibliothèque, et relire d'un trait tout ce long
chapitre. Puis je me couchai, en proie à des conjectures folles.

Ah! l'étrange histoire, en vérité! Et quel maniaque, ce Jermyn! Eh quoi!
cet homme avait plus de cent chevaux à la prairie ou à l'entraînement,
cet éleveur heureux récoltait tous les prix, ce nabab voyait encore
s'accroître sa fortune: et tout à coup, après les succès triomphaux de
sa jument Nausicaa, voilà qu'il s'enferme avec celle-ci dans son domaine
de Beaufort-Castle, à la pointe d'Ecosse, voilà qu'il se met à l'écart
du monde, vend son écurie, son élevage, et demeure près de vingt ans
cloîtré, enseveli, défendu par de hautes murailles et des fossés
profonds!

Nausicaa... Qu'elle dut être belle, si les portraits qu'on en peut voir
la rendent bien! Elégante et fière, dorée de l'oreille aux pieds, la
fine, la puissante bête! On conçoit, en vérité, que Jermyn en ait perdu
le sens. Car, l'ai-je dit, le pauvre homme en devint épris: il l'aimait.
Il mangeait avec elle, lui parlait comme à une femme, couchait même la
nuit dans son box. L'écurie de Nausicaa était un pavillon dont il avait
la clef: n'y entrait pas qui voulait. Comment, avec toutes ces
précautions, put-on donner un maître à la glorieuse jument?

Vous savez en effet qu'elle devint grosse. Tous les palefreniers de
Beaufort-Castle s'en aperçurent et le racontèrent aux journaux. Mais par
quel sortilège s'accomplit ce prodige? Quelque ennemi de Jermyn,
parbleu, qui par haine ou par vengeance, aura conduit un ignoble baudet
ou le plus repoussant des chevaux de fiacre à la jument: elle en dut
avoir un poulain monstrueux, tel est le secret de Beaufort-Castle, tout
simplement. Jermyn lui-même ne l'a-t-il pas avoué lorsqu'il licencia
toute sa maison? «Mais, lui observait-on, est-ce l'instant de renvoyer
vos lads, quand Nausicaa va donner un poulain?»--«Ce produit, répondait
le fou, sera la plus grande douleur de mon existence, et personne, moi
vivant, ne le verra.»

Il disait vrai. On ne le vit point. Les grilles de Beaufort-Castle se
fermèrent à jamais, on fortifia l'écurie, le parc fut enclos d'un mur
outrageant. Quelques curieux tentèrent l'escalade: mais un seul en
revint, bégayant et terrifié.

Puis, un beau matin, on trouva toutes les portes ouvertes. Jermyn était
mort. Deux serviteurs seulement veillaient le corps du maître, et un
testament en règle léguait le domaine aux pauvres. La belle Nausicaa
était depuis longtemps enterrée sous un mausolée de marbre. Quant au
poulain, il avait disparu. Peut-être erre-t-il à présent, devenu
sauvage, par les landes voisines...

Et si pourtant cet inconcevable Rodolph Jermyn avait aimé sa Nausicaa
d'amour, mais vraiment... tout à fait d'amour? Car enfin, ce poulain...

Il faut croire qu'ici je m'endormis, et que même je rêvais déjà, puisque
des formes de centaures commençaient à s'ébrouer devant mes yeux, et
Cyllare, et Ovide, et M. Langlois, et Pisistrate...

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, c'était la Saint-Hubert. Je me rendis, comme d'habitude,
en forêt de Chantilly, dans laquelle le prince D..., maître d'équipage,
consent la grâce de me prier à ses chasses. Mais quelle ne fut point ma
surprise, en arrivant au rendez-vous, d'y trouver lord Bansborough
lui-même, qui de vert sombre vêtu et plus magnifique encore que la
veille, se laissait présenter un par un les veneurs, examinait les
chiens, jugeait les chevaux, observait les piqueurs, eût relevé la
moindre faute et peut-être châtié la plus légère incorrection. Vous le
trouviez tellement à l'aise, si compétent, si olympien, qu'il paraissait
davantage recevoir le prince qu'être son invité.

Je sus bientôt que le royal capitaine des chasses était déjà venu
célébrer la Saint-Hubert en forêt de Chamant, à quelques lieues de là,
qu'il irait le lendemain pour la même cérémonie aux déserts de Chaalis,
et que c'était une sorte de mission diplomatique qu'il accomplissait
ainsi dans les principaux équipages des environs de Paris.

J'appris en outre--avec quel ravissement!--que lord Bansborough serait
l'hôte ce soir et pour toute la nuit de Jean-Paul Ailly, dont il avait
bien voulu se rappeler l'amitié, et chez lequel il était de tradition
que je fusse moi-même convié jusqu'au lendemain chaque fois que l'on
fêtait la Saint-Hubert en Chantilly. Ainsi j'allais donc dîner avec cet
homme surprenant, je l'entendrais parler, je pourrais ensuite déclarer à
mes amis: «Bansborough? je le connais beaucoup. C'est encore lui qui me
disait...».

Cette riante certitude m'emplissait de joie. Aussi bien assistai-je peu
souvent à un laisser-courre aussi réussi, par un plus gai soleil, et
dans des bois rouillés mieux à souhait; il me sembla que jamais le cerf
n'avait sauté les routes avec tant de grâce, que les chiens n'avaient
jamais poussé sous les futaies sonores de clameurs plus grandioses; je
ne me rappelais point de longtemps avoir galopé si aisément, si vite, si
loin, et quand nous eûmes enfin mené la bête hallali, j'eus vraiment
l'illusion d'une belle victoire. La chasse entière était là, répandue
sur les bords d'une carrière au fond de laquelle le cerf immobile tenait
toute la meute en respect. Et le maître d'équipage, ému et modeste,
s'avançait déjà pour recevoir les compliments que lord Bansborough
allait daigner lui faire.

Ah! pour moi, j'en conviens, je ne l'avais guère quitté, mon
Bansborough. Je dois dire que sa tunique verte et ses culottes noisette
m'avaient fasciné; l'éclat de ses boutons, celui même de son chapeau
haut de forme m'attiraient, et je n'avais su me détacher de cet
impressionnant gentleman, qui changea de cheval quatre fois en deux
heures et galoppait dans cette forêt de Chantilly, où il n'était
peut-être jamais venu, comme s'il eût été dans son propre parc. Il n'y
avait pas jusqu'à son piqueur particulier qu'il avait amené
d'Angleterre, dont je ne constatai l'air habitué. Celui-ci est Français,
d'ailleurs, et s'appelle La Ramée. Rarement, vous pouvez m'en croire,
avez-vous vu figure à ce point énergique sur des épaules pareillement
trapues.

Enfin, le soir vint. Jean-Paul Ailly nous emmena, lord Bansborough,
quelques convives et moi, en son château de Lamorlaye, où la chair fut
exquise et les vins dignes en tout point de l'hôte difficile qu'il
recevait. Et maintenant, nous rêvions, le dîner fini, dans la fumée des
cigares et près d'une haute cheminée. Nous écoutions lord Bansborough,
qui s'exprimait lentement en fort bon français. Il discourait volontiers
de vénerie, où sa science ne souffrait guère de réplique. Je ne me
permettais point de distractions, et ce fut bien par mégarde si je
m'aperçus des scènes mythologiques figurées sur les lourdes et
plantureuses tapisseries qui nous entouraient: je crois me souvenir d'un
cortège qu'on y voyait passer, de personnages mêlés à des panthères et
brandissant des thyrses, d'une Ariane consolée qu'un Bacchus caressait,
et précisément d'un Centaure éclatant de jeunesse et de force qui
s'élançait au premier plan, les yeux sanglants et les mains ouvertes.

Lord Bansborough disait:

--Tout le monde, dans mon glorieux pays, chasse le renard: c'est un
sport national. Mais il n'y a là aucune science. On galope, on saute, on
prend, on recommence. N'allons pas voir autre chose là qu'une course au
clocher. L'art de la vénerie est d'ailleurs tout français, je me plais à
le reconnaître, et si mon expérience put encourager Sa Majesté à me
confier la direction de ses deux belles meutes, c'est en vos forêts,
messieurs, que j'ai fait mon apprentissage. Mon premier piqueur La Ramée
est Français, et j'exige que, selon une tradition quatre fois séculaire,
on ne parle que français aux chiens du roi. Mais votre compatriote se
fâcherait s'il entendait nommer le renard une bête de vénerie.

--En effet, répondit péremptoirement Maurice de Salisbot, il n'y a que
cinq bêtes de vénerie: le cerf, le chevreuil, le sanglier, le lièvre et
le loup.

--Vous vous trompez, monsieur. Il en existe une sixième.

--Comment!

--Je l'ai chassée.

--Pas en Europe, du moins.

--Dans ma patrie même.

--Mais encore, dites-nous...

--Je ne puis rien vous dire. Je ne sais rien absolument, sinon que j'ai
chassé avec mes chiens une sixième espèce de bête, un jour, en Ecosse.
Mais je ne l'ai ni prise, ni vue. J'ignore sa forme et son nom. Je l'ai
chassée: c'est tout.

Devant notre surprise et notre émoi profond, lord Bansborough se résolut
à nous décrire cette chasse unique au monde:

--Eh bien, messieurs, commença-t-il, c'était à la pointe d'Ecosse, dans
le pays sauvage qui avoisine Beaufort-Castle, et le lendemain même du
jour que mourut le fameux Rodolph Jermyn, vous vous rappelez?... Il y a
quatre ou cinq ans de cela, et je mettais pour la première fois les
chiens à la voie dans cette contrée. Un cerf fut bientôt lancé par La
Ramée... Mais attendez donc.

Le lord pria Jean-Paul Ailly de sonner, et de faire entrer La Ramée
lui-même. Il narrerait bien mieux l'histoire, lui.

Dès que ce dernier pénétra parmi nous, et connut ce qu'on lui demandait:
«Quoi! fit-il rudement en se tournant vers lord Bansborough, milord veut
que je rende compte de cette chasse-là?... une chasse d'essai... une
chasse...» Il s'était beaucoup troublé, et fronçait le sourcil.

--Oui, répondit lord Bansborough, je veux...

Le piqueur alors prit son parti:

--Milord l'exige, commença-t-il, c'est bien. Mon honneur professionnel
est en jeu, pourtant. J'ai, une fois dans ma vie, ce jour-là, autorisé
un change; je l'ai suivi moi-même, ou plutôt je n'ai rien compris. Mes
chiens et moi, nous avons été grisés. Enfin, voilà.

Il n'y avait que milord derrière moi, à cette chasse, et quelques
paysans que nous perdîmes presque tout de suite. Je venais de lancer un
méchant daguet qui nous emmena tout d'abord assez loin en ligne droite
quand, tout à coup, l'un de mes meilleurs chiens partit brusquement sur
une autre voie, suivi bientôt de quelques autres. Je les arrêtai; mais à
partir de ce moment, toute la meute se mit à chasser mollement. Elle
semblait distraite et inquiète, si inquiète et désordonnée même qu'une
colère me saisit, milord s'en souvient, et que je m'écriai: «Des chiens
en folie, parbleu! en folie: nous prendrons tout, ce soir, mais pas le
daguet, bien sûr!»

--Continuez, La Ramée, ordonna lord Bansborough.

--Une heure se passe. Les chiens languissent, se démeutent, j'en étais à
peine maître. Un moment, je descends de cheval pour vérifier le pied
avec milord, et, soudain, comme nous tournions le dos, un galop retentit
derrière nous et se perd dans le taillis: je ne peux pas dire que les
chiens soient demeurés un quart de seconde, non! Les voilà partis sur
cette voie nouvelle en hurlant comme des possédés. Que faire? Il faut
bien tâcher de les arrêter: je bondis à leur suite.

Mais tout de même j'en voulais avoir le coeur net, et pénétrer dans le
fourré où ce qui les emmenait avait sauté. Le galop de cette bête nous
avait frappé les oreilles avec une force inaccoutumée. Je m'approche: je
vois avec stupeur les branches brisées beaucoup plus haut que la tête
d'un cerf ne l'aurait pu faire. Je remarque entre toutes une brindille,
toute mince, et, messieurs...

--Continuez, La Ramée, ordonna plus bas lord Bansborough.

--Elle était non point cassée, mais tordue, vous m'entendez, tordue
comme par des doigts! Aucune bête connue ne peut tordre une brindille
ainsi... C'était donc un être humain que les chiens chassaient? Je me
sentais devenir fou, fou! A peine sorti du buisson, je m'élance sur la
voie. La meute, là-bas, achevait de rentrer à nouveau sous bois,
fouaillant et criant tant et plus. Et, cette fois, ce fut une poignée de
crins que j'arrachai sur un bouquet de ronces.

--Des crins!

--Je vous le dis, messieurs, des crins longs comme ceux d'une queue de
pur sang, et dorés.

--Je ne puis croire, dit Salisbot, que les chiens de Sa Majesté aient
chassé le pur sang, même cinq minutes.

--Aussi n'était-ce pas un cheval, parbleu!

--Vous l'avez donc vu?

--Du tout. Mais, quelque surprise que cela vous cause, messieurs, je
l'ai senti. Un vieux piqueur comme moi a l'odorat plus fin que vous. Je
sens à merveille le cerf sur ses fins. J'ai senti, ce jour-là, que nous
avions devant nous une bête de forêt, une bête fauve ou rousse. Et c'est
en débuchant près du marais de Kiswet que j'ai relevé clairement sur le
sol humide les traces de mon animal de chasse. Bonne Vierge!
l'extraordinaire, l'unique, le diabolique volcelest! Je vivrais mille
ans que j'apercevrais sans cesse devant mes yeux l'empreinte de ce
pied-là! C'était un sabot, un sabot de cheval en effet, mais non ferré,
et d'une netteté, d'une pureté prodigieuse, comme l'eût été celui d'un
étalon qui n'eût jamais porté le moindre poids, ni accompli le moindre
travail. Ma foi! quand j'eus bien constaté cela, je me remis
passionnément en selle, et, loin d'essayer encore d'arrêter la meute,
comme c'était mon devoir, je la pressai, au contraire, et l'appuyai de
toutes mes forces...

--Allons, La Ramée, dites tout, fit sourdement lord Bansborough.

--Ah! messieurs, ce fut une chasse épouvantable. Tous les deux ou trois
milles, je trouvais un chien, deux chiens qui jonchaient le sol. Les uns
avaient les os fracassés comme par une ruade; d'autres gisaient,
étranglés et presque déchirés. Peu à peu, ceux qui restaient se
dégoûtèrent, la nuit tomba. Mon cheval n'avançait plus; je le laissai,
couplai les deux derniers chiens qui me précédaient, et courus à pied,
comme je pus, sur l'incompréhensible voie. Pardieu! je la sentais
moi-même, la voie, elle n'était guère difficile à reprendre, et si la
bête avait quelque avance sur nous, nul doute qu'elle ne fût forcée,
maintenant. Nous l'aurions hallali tout à l'heure. Mais quoi! nous
étions à présent dans les dunes: la mer râlait non loin, moutonnait
fort, et la voie, l'infernale voie nous y mena droit. Je dus reculer
devant une vague.

--La bête, ajouta ici lord Bansborough, la bête avait pris l'eau. Car
j'avais suivi mon piqueur jusqu'à l'immense mer qui, comme il vous l'a
conté, déferlait, horrible et blanche dans la nuit. Il est certain que
l'animal mystérieux entra dans la tempête et s'y noya. Nous ne connûmes
jamais l'être que nous avions si éperdument poursuivi, l'être à coup sûr
féroce qui avait déchiré de ses mains, oui, je dis bien, de ses propres
mains, trente-quatre de nos chiens, et dont, à la lueur d'une torche,
nous relevâmes encore la trace sur le sable noir: un sabot non ferré,
d'une netteté divine. C'est le pied le plus déconcertant que j'aie
relevé de ma vie, et, je crois bien, le plus rare volcelest du monde.



LE DOIGTÉ


Avant que de mourir, le dernier seigneur de Chantilly avait accordé à
Solange et Herminie la permission d'entrer et de se promener à leur gré
dans le parc. Elles étaient gamines alors.

Or chacun s'accorde si bien à vénérer la mémoire du vieillard charmant
que fut le dernier seigneur de Chantilly, qu'aujourd'hui encore la
volonté du prince défunt fait loi dans le pays. Monseigneur avait admis
Solange et Herminie à l'ombre de ses arbres: après des années, elles y
venaient librement errer toujours.

Solange et Herminie! Ces deux noms sonnent avec une douceur telle parmi
le charivari et la mascarade des noms de théâtre contemporains qu'on se
complaît amoureusement rien qu'à les écrire. Et n'éprouve-t-on pas à les
voir imprimés dans les compte rendus de premières ou les «soirées
parisiennes», l'impression troublante qu'on a rencontré par hasard deux
brebis pêle-mêle avec des vilaines bêtes, ou deux oiseaux des îles à la
basse-cour? Tant la vertu nous touche en certains cas, c'est-à-dire
quand on pourrait si bien s'en passer, quand on n'y comprend rien, quand
elle est du luxe! Ni Solange, ni Herminie n'avaient en effet d'amant. On
ne leur en attribuait même pas. Chacune d'elles vivait bien sage et
modeste dans son logis, la plus châtaine au numéro 20, la plus blonde au
numéro 22 de la même rue. Aucun directeur de théâtre n'eût manqué de
coeur au point de les engager séparément. Même en jouant la comédie,
elles voisinaient de loge à loge pendant les entr'actes, et quiconque en
voulait conter à l'une, devait aussi courtiser l'autre, ou se taire. Si
bien que dans les deux cas, il en était pour ses frais. On ne l'osait
croire, mais on les disait un peu collet-monté, un peu bégueules enfin.

Qu'importe! Elles étaient si aimables, si agaçantes avec cette
légendaire pureté, ces yeux candides et ces bouches mystérieuses! On en
eût auprès d'elles vieilli de dépit.

Rémy La Nérissaie pourtant s'avisa d'un bon tour et parvint, lui, à les
pousser dans une affaire dont on jasa, et que je vais vous dire. C'était
du temps que ce joli fourbe achevait de disperser les dernières bribes
d'une fortune ancienne, quelques mois avant cette querelle de cercle à
la suite de quoi il dut quitter Paris. Son parrain, qui faisait courir
et possédait une maison à Chantilly, l'invitait chaque année à y venir
passer huit jours au coeur de l'été. Or notre Rémy avait, comme Solange
et Herminie, la permission de se promener seul dans le parc. Il
connaissait les deux jeunes femmes. Il adorait l'aventure. Il mentait
finement et avec beaucoup de goût.

«--Etes-vous donc, dit-il à Solange, certaine à ce point de la vertu
d'Herminie?

--Mais... mais oui. Pourquoi pas?

--Parce que toutes les femmes, même les plus pures, doivent être
suspectées.

--Allons donc! je réponds bien de mon amie.

--Moi pas.

--Mon cher, quand on affirme ainsi, et qu'on n'est ni mal élevé, ni sot,
il faut prouver.

--Je ne demande pas mieux... Faisons la preuve.

--Faisons? Qu'est-ce que cela veut dire?

--Qu'il est nécessaire pour cela que vous m'aidiez...»

Ce colloque avait lieu un jour qu'Herminie s'était dévouée
charitablement à des parents de province. La malheureuse promenait une
théorie de cousins et de cousines au château, tandis que Solange et ce
roué de Rémy décidaient ainsi de son sort.

On pourrait cependant s'étonner que celui-ci se fût permis de tenir des
propos si libres, touchant Herminie, devant Solange. Mais cet hypocrite
vous avait une telle manière de baisser les yeux, il savait mettre tant
de douceur dans sa voix, dans ses gestes, qu'on lui pardonnait, qu'on le
laissait aller, aller... On n'en prenait pas d'ombrage: à la moindre
résistance, il cédait; pour la moindre des choses, il rusait.
Finalement, on faisait tout ce qu'il voulait.

Et puis l'heure et le lieu, en vérité, favorisaient les entreprises:
Rémy et Solange s'étant joints par fortune au bout de la plus longue
allée du parc, sous la feuillée, en pleine solitude, en plein silence,
exposés à tous les dangers des parfums et de la tiédeur d'août:

«--Il n'y a qu'une seule tentation, ma petite Solange, poursuivit Rémy,
à laquelle un coeur ne résiste point. Par curiosité, pour nous
distraire, pour... l'amour de l'art, si vous voulez, ne souffrirez-vous
pas que je la tente sur Herminie? Vous n'auriez qu'à trouver quelque
prétexte, qu'à vous absenter et passer la journée d'après-demain, par
exemple, à Paris. Puis vous me permettrez d'apprendre à votre soeur
élue, ce jour-là, que vous n'avez pas toujours été franche avec elle,
qu'il y a du nouveau, que vous l'avez trompée, que vous avez failli...

--Oh non, pas cela!

--Failli aux devoirs de l'amitié, d'une scrupuleuse amitié, voilà tout
ce que je voulais dire, Solange.

--Comment aurais-je donc fait, selon vous?

--Eh bien, vous aurez pris une ou deux fois, je suppose, un autre...
confident intime, un remplaçant. M'entendez-vous bien? Et voyez-vous
quelque obstacle à ce que ce trouble-tendresse soit tout bonnement moi?
Je me propose, vous savez, parce que cela s'arrange mieux ainsi, parce
que je me trouve là, enfin. Cela ne signifie rien, n'est-ce pas, puisque
nous jouons?

--Mais Herminie en souffrira, elle sera jalouse...

--Voilà, c'est ce qu'il faut. Car je prétends, moi, que la jalousie
aidant, elle commettra par dépit quelque sottise, quelque péché, quelque
erreur au moins.

--Allons donc! jamais de la vie.

--Tenons-nous le pari?»

C'est dans des conditions identiques, à la suite également d'un défi, au
même bourdonnement d'abeilles ironiques et selon les conseils non moins
perfides d'un beau jardin en fleurs, qu'une autre Solange en paradis
terrestre céda, ne put se garder de méfaire, et cueillit.

«Ma foi, fit Solange, c'est mal peut-être, mais je consens. Tentez à
votre guise, nous verrons bien.»

                                   *

                                 *   *

Trois jours après cet entretien mémorable, Solange et Herminie
regardaient agoniser le jour, assises devant un bassin rond. Tout le
parc, à l'approche du soir, avait grandi, et le miroir d'eau qu'elles
contemplaient passait doucement du rose au bleu. A peine si les voix des
deux amies troublaient le crépuscule.

«--Mais comment, soupirait Solange, oui, comment a-t-il pu t'enjôler à
ce point? Ce n'est pourtant qu'un fat comme les autres, va, ma pauvre
chérie... Que t'a-t-il dit, que t'a-t-il fait?

--Il m'a dit que les hommes étaient des rustres et ne nous valaient pas;
que le plus délicat en arrivait bien vite à montrer le fond de
brusquerie, d'égoïsme et de tyrannie par quoi il se distinguait mal du
plus grossier...

--Alors?... Je ne te comprends pas, non, vraiment, Herminie.

--Ah, alors... Il m'a étourdie, que veux-tu, et comme environnée. Il m'a
spirituellement caressée, sans malice d'abord, et puis un peu plus, un
peu plus encore... Il y a un certain tact en cela, n'est-ce pas, un
doigté. On l'a ou on ne l'a pas. Il l'a. C'est tout.

--Absolument tout?

--Eh bien, non. Puisque tu m'y forces, il m'a dit... Mais je ne l'ai pas
cru.

--Allons, quoi. Raconte son mensonge.

--Il m'a dit... que tu l'avais encouragé à te courtiser, depuis
longtemps, en te cachant de moi... Oh! cela m'a fait tant de peine!

--Herminie, écoute bien. Rien de tout cela n'est vrai, tu m'entends. Je
te le jure. Je lui avais seulement permis de faire ce conte pour voir ce
que ça donnerait, là, et pour t'éprouver. C'était fou. Je le regrette.
Tu m'en veux, hein, maintenant, tu me détestes?»

Herminie venait en effet de se taire, vexée. Ah, on s'était moqué
d'elle?

Mais le soir tombait décidément, et tout le feuillage accueillait la
nuit prochaine avec un recueillement voluptueux.

«--Peuh, je ne t'en veux pas, répondit-elle méchamment. C'était de bonne
guerre, et tu vois que je méritais la leçon. Seulement, veux-tu recevoir
un aveu tout nu? Eh bien, Rémy n'avait même pas besoin de recourir à
tant de précautions... En un mot comme en cent, ma chère, c'est un
maître.

--Comment cela?

--Il faut qu'on lui cède, je te le répète, il a le secret, la manière,
le doigté. On ne peut s'en défendre.

--Tu l'aimes?

--Non. Mais hier, je ne l'aurais, ma foi, prêté à personne.»

Et Solange, là-dessus, de se mordre à son tour les lèvres et de
n'ajouter mot.

Aussi bien, n'osait-on plus mêler même un soupir humain au calme du
parc. Le miroir d'eau apparaissait comme une glace immaculée, couverte
seulement d'une poussière d'insectes. Soudain, une petite boule, une
houppe d'ouate venue on ne sait d'où tomba sur cette glace, ne la brisa
point, mais l'effleura, puis disparut: quelque oiseau du soir enlevant
une mouche.

Les deux amies se levèrent, et rentrèrent au logis. Il était temps. La
nuit régnait.

                                   *

                                 *   *

On prévoit le dénouement, j'imagine. Car il était bien impossible que
Rémy ne reçût pas dès le lendemain un rendez-vous de Solange, auquel il
se rendit furtivement. C'était sous l'une des charmilles lointaines du
pays. Prouver là tout son mérite lui fut aisé, tant on s'y prêta de
bonne grâce.

Après quoi, dame! Solange s'en fut rire au nez d'Herminie, bien entendu.
Et tel fut le dernier succès connu de Rémy La Nérissaie. Il devait peu
après gagner la province. On ne sait ce qu'il est devenu.



CONTES DE LA PELOUSE

_A Charley Fabens._



UNE RANCUNE


Cette brute de sanglier nous avait conduits vite et loin. Après vingt
kilomètres presque en ligne directe, nous galopions moins légèrement, au
retour que fit la bête, et comme nous n'entendions plus de bien-allé,
mon camarade Maxime et moi, nous nous arrêtâmes quelques instants en un
carrefour, pour mieux écouter, et pour souffler.

Or, un groom se trouvait là, menant un cheval recouvert entièrement
d'une housse orangée, sur laquelle s'allongeait avec noblesse un svelte
chiffre blanc. Et au même moment un galop ayant retenti derrière nous,
le groom jetait bas précipitamment la couverture, et n'avait que le
temps de tenir l'étrier à un grand diable de cavalier dont nous
admirâmes la prestesse à changer de monture, puis à repartir droit
devant lui, à belles et longues foulées.

--Qui est-ce? fit Maxime surpris.

--C'est M. Gilbert Courtehaie, le célèbre éleveur. Il possédait lui-même
récemment un vautrait en Lorraine, je crois.

--Comment?... Tu dis bien, M. Gilbert...

--Courtehaie, oui. Tu le connais?

--Je le connais.

Et Maxime se tut. Je savais par expérience qu'il était incapable de rien
ajouter de plus jusqu'à ce que l'on eût sonné l'hallali, tué la bête et
fait la curée. Ici principalement, en forêt de Chantilly, où il venait
chasser pour la première fois, il ne fallait pas songer à le distraire
une seule minute. Je n'insistai donc point. Et ce ne fut qu'en rentrant,
après les dernières fanfares, après avoir revu plusieurs fois l'éleveur
Courtehaie, après avoir considéré de nouveau ses chevaux splendides,
observé son air à la fois calme, obstiné, sévère et doux, que je me
risquai à demander:

--Donc, tu le connais, M. Courtehaie? Et d'où cela? Fréquenterais-tu les
courses, à présent? Je croyais que tu n'y allais jamais!

--Oh! ce n'est point là, en effet, que j'ai pour la première fois
entendu son nom, mais bien loin de Paris, et même de Chantilly...

Le soir allait venir. Déjà l'ombre naissait dans les broussailles et
tombait des hautes branches. Fut-ce le solennel crépuscule d'hiver,
fut-ce le silence des futaies, fut-ce la voix même de mon camarade
Maxime, devenu tout à coup singulièrement grave, qui me fit paraître
presque tragique ce simple récit?

--J'avais été convoqué au fin fond de la Lorraine, me dit-il, dans un
régiment de cavalerie, pour mes vingt-huit jours. C'était au mois
d'août. Bien. Arrive l'Assomption: quarante-huit heures de congé. Que
faire? Rentrer dans Paris brûlant au coeur de l'été? Ma foi non. Un
officier de qui j'étais connu voulait bien me prêter l'un de ses
chevaux, une excellente et robuste jument de route: me voilà donc parti
à travers le pays. J'avais tracé sur le papier un itinéraire, et fait
envoyer une valise en un bourg où je comptais coucher.

Tout alla bien le matin que je quittai ma ville de garnison, au tout
petit trot. Des fermes heureuses, des villages en fête, des paysans
endimanchés, les cabarets remplis et bruyants sur mon chemin, je croyais
errer à travers une immense kermesse. Mais bientôt j'entrai dans une
forêt profonde, et tout changeait; je n'y avais pas chevauché depuis
vingt minutes que trois gardes-chasse déjà m'y avaient considéré d'un
oeil soupçonneux, et lorsque j'eus après cela franchi par jeu un méchant
fossé, un quatrième ne tardait pas à me demander de quel droit je venais
ainsi de pénétrer sans permission sur les terres de M. Courtehaie.

Je lui répondis:

--J'ignorais. Je vais à X... N'est-ce point la route directe?

--Sans doute. Mais il vous faut traverser tout notre domaine. Si vous
étiez du pays, je vous dresserais procès-verbal. Cependant, je vois à
qui j'ai affaire. Je vais vous donner un laisser passer.

Et il me remit un petit carton. Un laisser-passer! Dans une forêt! J'en
compris vite l'utilité d'ailleurs: il y avait des gardes partout. Chacun
d'eux venait à moi, vérifiait mon carton.

--Suis-je toujours, demandai-je, chez M. Courtehaie?

--Oui, monsieur.

Et plus loin, étant sorti du bois pour m'aventurer à travers des terres
incultes, des herbages déserts, des solitudes:

--Ces prairies, ces jachères, seraient-elles toujours à M. Courtehaie?

--Sans doute.

--Et cette route de sable à perte de vue?

--Egalement.

Je songeais au marquis de Carabas.

Cependant, quelle tristesse, quelle désolation! Pas un paysan, pas le
moindre bétail, personne. Rien que les gardes. L'herbe était puissante,
le terrain défoncé, les sentes recouvertes, les chemins barrés par des
troncs d'arbres chus. J'arrivai devant un ancien pavillon, au bord d'une
allée; il n'avait plus ni vitres, ni toit. A deux cents mètres de là, de
vastes ruines s'étendaient, des poutres tombées les unes par dessus les
autres, parmi lesquelles bondirent des centaines de lapins.

Non loin de ces décombres enfin, effrayant et isolé, le château
s'élevait. Le château! Un grand épouvantail, veux-je dire, un refuge à
hiboux, sans portes ni fenêtres, aux escaliers arrachés, aux murailles
effondrées par endroits...

Le soir seulement, au bourg de X..., où je dînai, j'eus le mot de
l'énigme.

--Ah! monsieur, me dit l'aubergiste, c'est une catastrophe pour le pays.
Mais, que voulez-vous, on l'a tant embêté, ce pauvre M. Courtehaie!
Paysans, petits propriétaires, gardes champêtres, fonctionnaires,
députés, tout le monde lui reprochait sa richesse. Il était un assez bon
bougre, pourtant; lorsqu'il gagna le derby, voilà six ans, il distribua
plus de quarante mille francs dans nos communes. Mais il n'y a pas de
grandes fortunes par ici; ce boïard qui galopait à travers ses deux ou
trois forêts de chasse, qui mettait ses poulinières au pré sur des
pelouses où tant de vaches se fussent engraissées à l'aise, qui avait
fait tracer, draîner et sabler une lieue en ligne droite pour entraîner
ses chevaux, ce potentat les rendit tous enragés d'envie, que diable! Ce
fut la guerre générale contre lui. Dès qu'un de ses sangliers paraissait
à la lisière des forêts, pan! il était tiré comme un simple lièvre. La
dernière fois que l'équipage à tunique orangée découpla, un fermier
coucha en joue l'un des piqueurs; celui-ci dégaîna... Bref, un beau
matin, et malgré les centaines de mille francs dépensés en terrassements
et en constructions, M. Courtehaie est parti brusquement d'ici; en moins
de huit jours tous ses meubles furent expédiés je ne sais où, ses portes
et fenêtres descellées et enlevées, ses écuries jetées bas, sa meute
vendue, ses chevaux de course transportés ailleurs...

Depuis ce temps il s'obstine, par vengeance, à ne vouloir rien céder de
son domaine en friche, et se borne à y entretenir un régiment de gardes
occupés uniquement à dresser des procès-verbaux et à guerroyer contre
les braconniers. Ses terres forment comme un cadavre énorme, une
gigantesque charogne au milieu des champs. Ses forêts de chasse n'ont
plus été louées. Un hameau forestier a cessé de vivre. Deux villages
riverains ont perdu un tiers de leurs habitants. C'est un malheur
public. M. Gilbert Courtehaie, tout seul, boycotte plusieurs communes de
Lorraine. Il se ruine peut-être, mais peu lui en chaut...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je croisai à la chasse suivante le terrible éleveur, je le
saluai très respectueusement, en vérité. Je ne saurais m'empêcher de
rendre les plus grands honneurs aux entêtés qui nourrissent de
sérieuses, de longues, de divines rancunes.



UN FAMEUX DOPING


Ce fut la veille même du raid que l'illustre vétérinaire chantillois
Choudens se sépara de son aide, M. Gustave. Celui-ci était indigné des
lettres que, depuis huit jours, son terrible maître ne cessait
d'adresser aux gazettes: «Je m'engage formellement, lisait-on dans la
dernière et la plus impudente, à faire arriver n'importe quel cheval,
grâce au doping dont je tiens le secret...»

M. Gustave avait brandi furieusement cette feuille publique, et s'était
écrié: «Enfin, monsieur, vous ne songez pourtant pas, je suppose, à
l'appliquer, ce doping! C'est de la folie, permettez-moi de vous le
dire.»

La scène ne dura pas longtemps. M. Gustave se heurta contre la volonté
sans pareille de l'inventeur Choudens, qui déclara sèchement que la dose
serait encore doublée si bon lui semblait; qu'au surplus, les
aides-vétérinaires sortaient chaque année d'Alfort par dizaines, et que
M. Gustave eût à se retirer sur le champ: il serait remplacé dans
quarante-huit heures.

Toutefois, le maître Choudens partit seul de Chantilly le lendemain, et
gagna Paris seul encore, puis le contrôle de la première étape, Rouen.

Il avait refusé de prendre officiellement part aux délibérations du
jury, mais en amateur, en curieux, toujours énigmatique et froid, il
examinait les bêtes et ne soufflait mot.

Or, la réserve singulière de M. Choudens devant les plus belles bêtes,
celles qui étaient parvenues à Rouen dans le meilleur état de fraîcheur
et de santé, inquiétait fort les propriétaires. Ce grand vieillard, avec
ses yeux jaunes et sa bouche pincée, cet oracle redouté de tous les
maquignons de France, cet omnipotent Choudens répandait la terreur parmi
les moins timides concurrents du raid.

«--Enfin, M. Choudens, lui disait-on, ma jument est magnifique de
condition, voyez-la donc...

--Sans doute.

--Je crois que j'ai une bonne chance... n'est-ce pas?

--Peut-être.»

Il ne parut se réveiller un peu que devant deux chevaux, _Brin d'Amour_,
au lieutenant Flotte, et _Helléniste_, au capitaine de Roy, deux animaux
qui cependant faillirent être disqualifiés pour la seconde épreuve, tant
ils étaient arrivés las, essoufflés et piteux. Mais M. Choudens les
considéra longuement, dans tous les sens, inspecta leurs yeux, calcula
leurs pulsations, écouta leurs flancs:

«--Messieurs, fit-il aux deux cavaliers, vos chevaux m'intéressent
beaucoup. Je vous suivrai très attentivement.»

Mais quoi? M. Choudens avait-il donc lancé quelque sort aux pauvres
bêtes? Ces paroles bienveillantes contenaient-elles un sens néfaste?
L'aube du lendemain naissait à peine que le capitaine et le lieutenant
frappaient à sa porte:

«--Les chevaux ne vont guère, M. Choudens...»

Et, en effet, amenés au lieu du départ, ils montraient un poil terne,
des jambes raides, l'oeil morne. Choudens se frottait les mains. Le
lieutenant Flotte, désespéré, finit par risquer timidement:

«--Enfin, M. Choudens, ces annonces que vous avez faites... ce doping...
Nous serions prêts, le capitaine et moi, à laisser tenter l'expérience.
_Brin d'Amour_ n'est pas brillant, à mon sens, et _Helléniste_ ne se
présente, il me semble, pas beaucoup mieux...

--Nous verrons, nous verrons, répondit le vétérinaire. Laissez-moi bien
réfléchir.»

Lorsqu'enfin MM. Flotte et de Roy s'apprêtèrent à se mettre en selle,
l'étrange bonhomme s'approcha d'eux, et, à voix basse: «Je suis décidé,
fit-il. J'userai du doping en votre faveur, quand le moment en sera
venu. Mais à la condition formelle que vous vous en remettiez absolument
à moi du soin de régler votre allure. Vous y engagez-vous?

--Accepté.

--Vous partirez donc au triple galop, et vous conserverez ce train tant
que ce sera possible.

--Mais...

--C'est à prendre ou à laisser.»

Bah! l'infortuné _Brin d'Amour_ et le piteux _Helléniste_ étaient, comme
on dit, fichus, n'est-ce pas? Ils n'arriveraient point dans les
premiers, sans l'ombre d'un doute. Alors, pourquoi les ménager? Autant
les confier à ce vieux maniaque.

Aussi, dès qu'on donna le signal au troisième groupe, dont faisaient
partie les concurrents Flotte et de Roy, ceux-ci s'élancèrent-ils bride
abattue pour la plus grande stupeur de leurs rivaux, qui supputaient
sagement, eux, les 58 kilomètres à parcourir, l'arrivée se trouvant à
Dieppe.

Cependant, Choudens poursuivait ses deux champions en automobile.

«--Plus vite... plus vite, ordonnait-il de temps à autre. Ne faiblissez
pas... Vous perdez beaucoup de train, monsieur... Au galop, la côte, au
galop...»

Le premier groupe et le second furent semés en un instant. On
n'entendait plus sur la route que le double bruit des cavaliers et le
souffle court de l'automobile. Après quelque temps, toutefois, de cette
course furieuse, _Brin d'Amour_, qui n'avançait plus depuis quelques
minutes qu'à toutes petites foulées mélangées d'un trot misérable,
s'arrêta presque court et se coucha: «Relevez-le!» cria Choudens. Et la
bête, presque aussitôt, de se redresser sous le bâton, en effet; mais un
quart d'heure ensuite, c'était _Helléniste_ qui se laissait aller par
terre.

Cette fois, l'implacable vétérinaire descendit de sa voiture, et, son
examen rapidement fait: «M. de Roy, prononça-t-il, arrêtez-vous. Laissez
reposer votre cheval et finissez le parcours au pas. Vous avez le temps.

--Mais le doping?

--Non.

--Pourtant, l'animal est à bout, vous le voyez bien, il agonise!

--Non, vous dis-je. Il respire. C'est encore trop.»

Puis, sur ces paroles incompréhensibles, laissant le capitaine
abasourdi, notre Choudens regagna en deux bonds son auto, et le voilà
parti sur la trace du lieutenant Flotte.

Hélas, dans quel état le malheureux _Brin d'Amour_, tremblant, hors
d'haleine, l'oeil injecté de sang, les muscles comme ossifiés, avec
quelle peine il trottinait maintenant le long de la pénible route! Son
cavalier ayant mis pied à terre, courait au pas gymnastique à côté de
lui. Le cheval s'arrête; il va tomber. Non! Encore un effort, encore un
sursaut... Il retombe. Ah, cette fois, c'est fini: une convulsion, deux
frissons... «Il est mort!» s'écria le lieutenant. Mais Choudens souriait
avec dédain. Et ce fut alors qu'il tira de sa trousse la petite seringue
où se trouvait son mystérieux et effroyable mélange de caféine, de
strychnine, d'éther et de kola, alors seulement qu'il fit l'injection...

Quand, moins de vingt minutes après, on vit arriver seul, à Dieppe, et
précédant de bien loin tous les autres, le cheval _Brin d'Amour_, monté
par le lieutenant Flotte, et triomphalement escorté par le radieux
Choudens, les bravos ne s'arrêtèrent plus. On acclamait, on voulait
porter en triomphe la monture, le manager et le cavalier.

Un accident vint pourtant gâter ce beau succès: tout à coup, _Brin
d'Amour_ s'effondra comme une masse et--circonstance bizarre--son corps
entra immédiatement en décomposition.

«--Parbleu, avouait plus tard M. Choudens à son disciple Gustave,
lequel, repentant et dompté, venait de rentrer en grâce, parbleu! ce
n'est pas étonnant. Le cheval était mort depuis une demi-heure. Tu
comprends, ce doping-là est trop énergique, trop violent: il ne faut pas
l'appliquer aux animaux vivants, il les tuerait. On ne peut le donner
qu'aux morts...»



CACOUA


Mon cheval trottait haut, régulièrement, infatigablement. J'étais en
selle depuis déjà longtemps, j'allais, j'allais...

Bah! j'avais rencontré par mégarde, la veille, à Paris, ma belle amie en
flagrant délit de trahison. Mais quoi! cela n'arrive-t-il pas à chaque
instant, et à tout le monde?

Et puis, au diable cela! c'était plutôt l'orage qui me serrait le coeur.
Quand je débouchai sur la bruyère désolée, quand j'eus gravi la
Butte-aux-Gendarmes, je levai la tête en frissonnant. Le ciel descendait
sur la terre. On étouffait.

Partout, sous les nuages de plomb, les champs pâlissaient. Les sombres
cimes d'Ermenonville ressemblaient à l'Enfer: «Laissez toute espérance,
vous qui entrez!» Ma foi, je tournai bride et revins à travers la
plaine.

Une lueur enfin fendit le ciel, et le tonnerre suivit. Je me mis au pas.
J'attendais la pluie. Mon cheval tremblait et ruisselait de sueur: il en
est, vous le savez, que l'orage met au supplice.

A quelques pas de là, justement, je voyais un pur sang au pré, qui,
comme poursuivi, trottait en rond, galopait, puis s'arrêtait soudain,
hennissait et repartait. Il semblait soit inquiet, soit furieux. C'était
un grand diable entièrement noir, aux mouvements sournois, et qui
portait mal une tête farouche. Comme je m'étais arrêté, il me considéra
de travers, puis se dressa brusquement vers le ciel dans un élan de
révolte incroyable, et s'enfuit à l'autre bout de l'enclos.

Mais ici la grêle fit rage, se ruant contre le bouquet d'arbres qui
m'abritait. Quelle tempête! Le tonnerre se brisait, redoublait, toujours
plus près. Il s'approchait, il devait être sur nos têtes. Après un
dernier éclair qui m'aveugla, le fracas fut abominable. Oh! cette fois,
la foudre venait sûrement de tomber. Je me retournai: le grand cheval
noir, inanimé, gisait au milieu du champ.

Quelque Zeus irrité n'attendait-il donc que d'avoir foudroyé cette bête?
Aussitôt, en effet, une éclaircie se produisit: tout le bruit s'apaisa,
et la pluie se mit à tomber doucement, heureusement. L'orage fondait. Je
revins bon train vers Chantilly.

Quand j'eus quitté péniblement mes bottes et changé de vêtements, je
descendis au bar, afin de m'y réchauffer de la bonne manière. «Garçon,
du sherry! Non, toute la bouteille. Posez-la devant moi. Là, c'est
bien.» J'en avalai coup sur coup deux fameux verres, puis écoutai
résolument les discours que l'entraîneur Foggs tenait à ses amis.

«--Oui, disait M. Foggs, Cacoua, c'était un nom ridicule, j'en conviens.
Mais le baron Joseph, propriétaire du cheval, et l'homme le plus entêté
de France, l'avait choisi; c'était donc irréparable. Et je dis bien:
irréparable, car vraiment, on peut croire que ce nom-là, voyez-vous, fit
le malheur du poulain. Allait-on le voir à la prairie, on commençait à
ricaner, à crier des «Cacoua!... Cacoua!...» Le petit animal effarouché
vous regardait, s'énervait, prenait la peur du genre humain. En box, pas
un imbécile de lad qui ne lui cornât des «Cacoua!...» aux oreilles,
comme pour mieux l'épouvanter encore. Si bien que la première fois qu'on
voulut passer un licol au pauvre poulain, ce fut une scène désastreuse;
il se débattit, voulut mordre, et resta méchant toute sa vie.

Et s'il n'avait été que méchant! Mais il lui arrivait des accidents à
vous faire mourir de chagrin, il avait la guigne, croyez-moi. A deux
ans, il reçoit une poutre sur le dos, et casse en ruant la figure d'un
passant. A trois ans, il éborgne un vétérinaire. A l'entraînement, il
met le pied dans un trou, et le malheureux gosse qui le conduit se rompt
les deux jambes. Enfin on l'amène un jour à Longchamp. C'était un bon
cheval. Mais tout le monde le tournait en dérision: «Cacoua!...» Eh
bien, mille mètres après le départ, mon sauvage trouve moyen de
désarçonner son jockey qui se tue net.

Il ne reparut qu'en obstacles un an après. On n'osait plus se moquer de
ce nom-là. Or, vous vous rappelez l'aventure: Mac Tory qui le montait
fut rapporté avec le crâne en bouillie. On entendit alors une clameur
d'effroi quand on ramena au pesage la terrible bête: «Cacoua!...
Cacoua!»

--Il n'a plus couru depuis!

--On a bien essayé. Le baron Joseph ne pouvait se résigner à abandonner
son cheval tragique. On le rembarque donc un beau jour pour Auteuil.
Bon! en plein Paris, il sait si bien glisser et s'abattre qu'il cause le
plus bel accident d'automobile de l'année. Un mécanicien et une dame y
sont restés. Ah! Cacoua... Le voulez-vous, il est à vendre?

--Qu'en avez-vous fait, Monsieur Foggs?

--Nous l'avons mis au vert dans un enclos, près de la
Butte-aux-Gendarmes. C'est un grand diable de cheval, entièrement noir,
brusque d'allures, et qui porte assez mal une tête maudite.»

Moquez-vous de moi, si bon vous semble, mais je crois à la Fatalité.
Chacun a son mauvais destin. Ainsi, moi, mes belles amies me trahissent.
Mais je leur en veux le moins possible. Ce n'est pas de leur faute.
C'est inévitable. C'est écrit.



L'ABRICOT


Confortablement vêtue de lierre en toute saison, la maison de Thomas
Foggs, entraîneur opulent, s'élevait à Chantilly au bout de «la
pelouse»: c'est ainsi qu'on nomme galamment le champ de courses, dans ce
pays où la forêt elle-même est un parc et la campagne un jardin.

Devant la maison de Thomas Foggs, il y avait quelques massifs de rosiers
et un abricotier sans importance, dont nul habituellement ne se
souciait, mais qui venait pourtant de faire naître cette année un
abricot miraculeux.

Or, à peine l'innombrable famille Foggs se fut-elle aperçue d'un tel
prodige que tous, filles et garçons, se réunirent au pied de l'arbre:
«Vous avez vu, Maud?--Quelle merveille, Kate!--Il sera mûr pour
dimanche.--Dans quinze jours seulement, damné Bob!--Je le donne pour
dimanche. Trois contre un?--Six.»

Le petit Sam, arrêté comme les autres, déclara: «C'est de la bonne terre
que nous avons là.» Et la mémorable madame Foggs, survenant à son tour:
«Louons Dieu, mes enfants. Dieu fait bien ce qu'il fait.» Courte
allocution qu'elle prononçait avec tact chaque fois que la Providence ne
lui inspirait pas de paroles plus précises, c'est-à-dire le plus
souvent.

Puis on ne parla pas davantage du bienheureux abricot, parce qu'il y a
tout de même d'autres soucis dans la vie. Mais on ne l'oublia qu'en
apparence, et chaque matin, quiconque fût passé devant la grille de
l'entraîneur, eût pu voir quelqu'une des demoiselles Foggs, ou Bob, ou
le petit Sam, qui, négligemment et comme en flânant, venait vérifier que
tout était dans l'ordre et que l'arbre ne manquait de rien. M. Foggs, au
repas du soir, n'omettait pas d'en demander des nouvelles. Les
serviteurs commençaient à s'y intéresser. Et il n'était pas enfin
jusqu'à miss Elena elle-même, la fille aînée de Thomas Foggs, qui
parfois ne se dérangeât de ses songeries pour aller s'assurer doucement
que le fruit déjà tendre avait encore mûri depuis la veille.

On s'était en effet concerté afin que seule Elena eût le droit de
toucher à l'abricot sacré, puisque seule elle avait le geste assez
délicat, et des doigts légers à ne pouvoir gâter la chair la plus
sensible. Et miss Elena se sentait infiniment flattée qu'on ne lui
confiât jamais ainsi que des besognes de princesse.

Un soir pourtant, son père lui dit:

--Il faut pourtant que vous vous décidiez, Elena. Ned vient encore de me
parler pour vous. Il vous aime, ce garçon, ma fille, et il est honorable
et riche.

--Voulez-vous me faire mourir, papa?

--Non, mais je voudrais une réponse, voyez-vous.

Et là-dessus Elena, outrée, monte dans sa chambre sans dîner. C'était
par un beau crépuscule de juillet, propice aux larmes. Accoudée à sa
fenêtre, Elena pleura délicieusement jusqu'à ce qu'elle aperçût Ned
Collins qui s'en venait sur la pelouse, poussait la grille et entrait au
jardin: car elle devait se tenir coite maintenant, si elle ne voulait
pas que le fâcheux garçon l'entendît soupirer comme une petite fille. Il
faisait un silence extrême.

Pauvre Ned! Il n'était ni commun, ni laid, certes: son seul défaut,
c'était qu'il entraînât, lui aussi, comme M. Foggs, au lieu de n'aller
aux courses que pour se distraire, au lieu de pouvoir passer
gracieusement des journées dans l'oisiveté. Du moins entraînait-il sa
propre écurie, car il faisait courir, et le plus souvent montait ses
chevaux. Mais enfin, Ned avait un métier, Ned travaillait: cela nuit
dans l'esprit des femmes. Pauvre Ned!

Il vit le jardin désert: les Foggs achevaient de dîner. Une douloureuse
angoisse le saisit en songeant que miss Elena l'avait peut-être encore
refusé. Il eut soudain très chaud, très soif, et comme le gras abricot
était là, tout près, à portée de sa main, que voulez-vous--il le
cueillit machinalement, l'ouvrit et le mangea.

Le premier après cela qui s'aperçut du désastre, fut le petit Sam. Il
s'élançait en gambadant dans le jardin, quand, arrivé devant
l'abricotier, encore visible dans le jour tombant: «Hallo!» s'écria-t-il
interdit. «Qu'arrive-t-il!» firent toutes les filles avec horreur, et
madame Foggs ajoutait, consternée: «En vérité, en vérité!» Puis le
silence renaquit, terrible.

Ned venait de comprendre soudain l'étendue de son méfait. C'était plus
qu'une étourderie et moins qu'une indélicatesse, c'était une faute
obscure, nouvelle, dérisoire, indicible et irréparable pourtant. Celui
qui l'avait commise devenait un mélancolique lourdaud. Qu'il eût fallu
d'esprit pour se tirer de là! Or, Ned, éperdument amoureux, ne pouvait
songer à l'esprit; et d'ailleurs il ne ressentait plus que le violent
besoin, après cette bévue ineffaçable, de commettre sur le champ
quelqu'un de ces éclats qui vous relèvent un homme et font dire partout:
«Il est fou!» On est sauvé dès qu'on est fou.

Aussi, quand M. Foggs, traduisant l'indignation publique, lui eut
exprimé d'un ton glacial: «Franchement, mon garçon, vous auriez pu faire
attention!» Ned n'essaya-t-il même pas de murmurer un mot--à quoi bon?
Mais il se retourna tout d'un coup, sortit du jardin et partit dans la
nuit.

Rentré chez lui, il réunit ses lads et leur dit: «Je vous donne vos huit
jours à tous. Allez-vous-en.»

Ensuite, il prit une chambrière, marcha vers les écuries, ouvrit
tranquillement les boxes et chassa tous ses chevaux sur la pelouse. Puis
il se munit de billets de banque, et sans que rien pût l'arrêter, prit
le train de 10 heures 36 pour Paris, où il se mit le soir même à se
perdre frénétiquement de réputation.

A Chantilly, ce fut toute la nuit une galopade extravagante à travers le
champ de courses. Des hommes avec des torches cherchaient à reprendre
vainement les chevaux épouvantés. Un escadron de Walkyries semblait
avoir lâché sur l'herbe noire une troupe éperdue de cavales et d'étalons
tragiques. Et miss Elena, transportée par ce spectacle romanesque,
songeait qu'elle avait été bien sotte et que jamais elle ne retrouverait
un pareil fiancé.

C'est pourquoi elle attendit assez longtemps, mais finit par épouser Ned
Collins qui, à jamais oisif désormais et dégoûté de tout travail, la fit
languir de chagrin, la trompa, la ruina et la quitta.

«Louons Dieu, mes enfants, ne cessait pourtant de répéter Madame Foggs.
Dieu fait bien ce qu'il fait.»



«HANDS UP!»


«Hands up! Hands up! Haut les mains!» On n'entendait plus que ce cri-là
dans les écuries de Thomas Foggs, l'entraîneur, depuis que ce mauvais
Trench y était entré. Ce Trench d'ailleurs était encore un cadeau du
révérend Isaac Foggs, le frère aîné de Thomas, et celui-ci eût bien dû
se méfier des envois fraternels. Il n'y avait pas quatre ans en effet
que le révérend avait ainsi envoyé à son cadet de France une vingtaine
d'actions pour une oeuvre pieuse au Cambodge, et dix mois à peine qu'il
venait de l'intéresser dans la fondation d'une nouvelle église en
Australie... Mais qu'importe! rien ne pouvait altérer la vénération du
pieux entraîneur pour le chef auguste de sa famille, un révérend, un
saint.

Trench, qui ressemblait à un petit Sioux farouche et se donnait pour
ancien cow-boy, était donc arrivé à Chantilly avec une lettre d'Isaac,
et Thomas, malgré sa répugnance instinctive, l'avait embauché de suite.
Or, Trench ne se trouvait pas dans l'écurie depuis une semaine, que déjà
tous les lads affolés se boxaient toute la journée, lançaient le couteau
contre toutes les portes, et commençaient pour la plupart à se servir
assez proprement d'un lasso; en outre, il n'y en avait pas un qui ne fît
des économies pour s'acheter à Christmas un revolver pareil à celui de
Trench. Car ce dernier en possédait un, qu'il s'était bien gardé de
montrer à M. Foggs, son patron, mais dont en secret il faisait
merveille. A la moindre heure de liberté, les lads considéraient comme
une rare faveur de s'aller promener avec Trench en forêt, afin de l'y
voir casser si adroitement des branches avec son prestigieux revolver,
et de l'entendre conter ses épouvantables histoires d'outre-mer, où des
héros cruels finissaient toujours par triompher durement de leurs
adversaires. Et toujours les premiers avaient crié aux seconds, avant le
combat, ce fameux: «Hands up! Haut les mains!», c'est-à-dire: «Bas les
armes! Rendez-vous!»

Et voilà pourquoi le «Hands up!» retentissait maintenant à tout propos
dans l'écurie de Thomas Foggs. Exclamation menaçante et formalité de
guerre, après laquelle naissaient les batailles. Trench reconnaissait et
honorait le droit du plus fort.

«Hands up!» avait crié le petit Jack au petit Tod, avant de lui casser
quatre dents à propos d'un balai. «Hands up!» avait ordonné un jaloux au
pauvre Billy qui, dans un cirque forain, caressait le bras nu de la
jongleuse: Billy eut le front fendu d'un coup de gourdin. «Hands up!»
gronda enfin cette brute de Joë qui, sur un faux coup de dés, troua de
son couteau la main du partenaire déloyal.

Thomas Foggs, furieux, supportait tous ces méfaits, sachant bien à qui
s'en prendre pourtant, et qu'il fallût renvoyer Trench, mais ne l'osant
à cause du chagrin et du scandale qu'il causerait au révérend Isaac. Car
imagine-t-on le trouble du digne pasteur, s'il eût reçu cette lettre:
«Mon cher frère, je vous renvoie votre protégé, qui fait régner dans
toute ma maison un esprit de violence, de ruse et de meurtre...?»

Une fois pourtant, l'entraîneur sut se montrer inflexible envers ce
Trench, qui avait eu vraiment l'audace de lui demander non seulement
huit jours de congé, mais encore cent francs. «Vous me les retiendrez
sur mes gages, avait-il dit.--Vous n'aurez ni congé, ni argent, répliqua
Foggs. Et rentrez maintenant!»

Le soir de ce jour-là, Thomas Foggs faisait au cercle son poker
coutumier. Quoique la demie après dix heures n'eût point encore sonné,
tout Chantilly dormait. Il ne restait plus au cercle désert que nos
joueurs et un garçon qui somnolait dans un coin de la salle. Le bar du
rez-de-chaussée était clos, et n'eût été le bruit des jetons ou les
vains monologues des joueurs, vous eussiez entendu le clair de lune
qu'il faisait au dehors, sur la pelouse et la forêt prochaine.

Thomas Foggs déclara: «Allons, finissons. Il faut se lever demain
matin.» Mais soudain: «Hands up!» crie une voix. Et l'on voit Trench
qui, debout sur le seuil, le revolver au poing, tient en joue toute la
table.

«--Haut les mains! fait-il. Si l'un de vous appelle ou baisse un bras
sans que je lui commande, je tire. Alors, on me prend, mais je tue.
Voilà, c'est compris. Maintenant, monsieur Foggs, mettez votre argent
sur la table: non, pas la montre. Gardez les montres. Elles trahissent.
L'argent seulement. Et allez dans le fumoir, là-bas, monsieur Foggs;
allez, vous dis-je!»

M. Foggs, naturellement rouge de figure, était devenu fort pâle. Il ne
tremblait du reste pas moins de peur que de colère, et sa petite main
trapue jeta sur la table un billet de cent francs et trois louis d'or
comme s'il eût pensé les lancer ainsi au visage de cet impudent
misérable de Trench, lequel, sans s'arrêter à considérer ce geste de
rage, sans sourire, sans crâner, en plein travail enfin et tout à son
affaire, attendit que Foggs fût entré dans le fumoir, et s'adressant
alors à son voisin de jeu:

«--A vous, monsieur. Veuillez mettre l'argent et rejoindre M. Foggs.
C'est bien. A vous maintenant, monsieur... A vous... à vous... mettez
l'argent...»

MM. les entraîneurs, muets d'émotion, se dépouillent sans hésiter--le
pouvaient-ils?--et se retirent auprès de Foggs, ceux-ci serrant les
poings, ceux-là courbant la tête, mais tous dans la crainte évidente que
le damné revolver ne parte à la fin.

Quand ils se trouvent réunis dans le fumoir, Trench tourne son arme
contre le garçon épouvanté et le conduit à son tour, le revolver aux
yeux, vers la petite salle, où il enferme tous ses prisonniers à double
tour. Puis il escamote tout ce qui se trouve sur la table, descend
quatre à quatre, retrouve dehors son ami Joë qui, monté lui-même sur une
des plus belles juments de Foggs, tient en main le fameux cheval
Cérisoles et attend tranquillement.

«--Hop! Joë...» fait Trench en sautant en selle. Et tous deux, penchés
en avant, volent comme deux grands oiseaux nocturnes sur la pelouse
inondée de lune.

A ce moment, les prisonniers appelaient au secours et défonçaient la
porte. Des têtes commençaient à se montrer par toutes les fenêtres.
Chantilly s'éveillait. Mais il était trop tard: connaissant la forêt
sente par sente, tenant bien leurs bêtes et fuyant vertigineusement
vite, les deux malandrins filaient sur les allées d'entraînement, unies,
hersées, couvertes cette nuit-là d'un sable lumineux, et droites à
l'infini.

Arrivés à la voie ferrée: «Les chevaux claqueront», dit Joë. Son
compagnon ne répond pas. Dans la mauvaise descente, sous le viaduc,
Cérisoles bute et tombe. Comme Joë s'arrêtait: «Imbécile, tu manqueras
le train si tu m'attends! Sauve-toi!...» fait Trench. Et déjà relevé, il
repart au trot.

Bref, avant d'atteindre la station, les compères mettent pied à terre,
débrident leurs montures et les chassent sous bois. Ils prirent le train
à Orry-la-Ville, et nul ne les revit jamais.

On retrouva le lendemain, aux étangs, Cérisoles couronné et la jument
claquée. Le baron Joseph, propriétaire des deux malheureuses bêtes,
retira sa confiance à Thomas Foggs, et celui-ci, comprenant que son
écurie entière avait dû se faire sournoisement complice de Trench,
licencia tous ses gens. Alors, devant les boxes vides et la cour
déserte, le pauvre homme sentit lourdement le poids de sa faute: mais
dans son héroïque respect fraternel, il craignait sincèrement que les
journaux n'apprissent le scandale au révérend Isaac, et il lui écrivit
seulement qu'il s'était décidé à renvoyer Trench parce que celui-ci
avait donné un galop de trop à Cérisoles.



CROQUIS D'AUTOMNE

_A Romain Coolus._


I

Comme je quittais les bois, ce matin, une feuille trouée s'est détachée
d'un arbre et m'a touché le visage. Je l'ai recueillie: elle était
morte. Levant alors les yeux, j'ai vu que tout le feuillage avait bien
mauvaise mine. Il n'en faut plus douter, c'est fini de rire: voici
l'automne.

Du reste, la campagne est complètement envahie par la troupe. Mais mon
vieil ami le père Thomas se frotte les mains: «Ah! mon petit, me
crie-t-il du plus loin qu'il m'aperçoit, vivent les manoeuvres! Tout un
peloton va loger ici. Cela me rappelle mon jeune temps...»

Et en effet, j'entends bientôt le pas des hommes: ils arrivent, ils sont
là. Pourtant, deux d'entre eux se sont incontinent glissés dans le
verger du père Thomas, où se hisser le long du plus beau noyer et en
casser une branche superbe est pour ces gens de guerre l'affaire d'un
instant.

«--Monsieur le lieutenant, fait héroïquement le brave vieux, mon
lieutenant, ne les punissez pas. Je leur avais permis de grimper au
noyer...»

Profitant aussitôt de l'aubaine, les tourlourous se répandent partout,
froissent en entier le petit jardin, foulent plus loin les choux et les
carottes, mettent à sac le poulailler, ne laissent pas une noix sur
l'arbre, et allument leur feu avec les rameaux brisés.

Quand il se retrouva seul, le père Thomas, plus que troublé, réfléchit
pour la première fois de sa vie. Il ne restait plus autour de lui que
des ruines.


II

Il ne fait pas vilain du tout pour une première chasse. Ce ciel gris,
avec son soleil d'argent, et puis ce temps froid, à peine humide, tout
me laisse croire que la voie sera bonne, le cerf léger, les chiens
alertes. Je suis très satisfait. Pourquoi seulement faut-il que mon amie
soupire ainsi et se lamente?

«--Emmène-moi, gémit-elle. Que ferai-je ici, toute seule?

--Viens à la chasse en voiture.

--Mais non, j'y veux aller à cheval. La belle distraction que de prendre
un cerf en voiture! On ne peut passer nulle part, on s'énerve... C'est à
cheval, à cheval que je serais si contente de te suivre... Je t'en prie,
je t'en supplie...

--Voyons, ma chérie, le médecin te l'a défendu. Et puis tu ne montes pas
très bien, tu le sais, et Fadette est vive...»

Allons, bon! la voilà qui pleure. Je ne peux plus résister, moi,
j'aurais l'air d'un tyran; je cède, et d'une voix résignée:

«--Eh bien! je vais te faire seller Fadette. Advienne que pourra.»

Mon amie alors, ayant changé de visage, me répond avec netteté:

«--Ecoute, je consens à t'accompagner à cheval, mais sous la condition
formelle...»

Je l'ai embrassée, que voulez-vous!


III

On a beau chanter ou faire des vers sur l'automne, j'aimais mieux le
soleil et les feuilles vertes. La forêt maintenant est devenue si peu
hospitalière! Vous n'y entrez plus que guêtré et armé jusqu'aux dents.
Les moindres sentiers disparaissent sous deux pieds de rouille, l'herbe
se change en boue, et toutes les oasis de fougères ont brûlé.

Tout à l'heure, sous la futaie, un grand oiseau planait, les ailes
étendues. D'où venait-il? On en arrive à chercher des yeux les sorcières
qui hantent, à ce que chacun prétend, les bois en agonie. Tiens,
justement, les voici, errantes, misérables, décrépites et accablées par
d'énormes fagots...

Ce sont les vieilles femmes de Chantilly qui sont en train de faire leur
bois pour l'hiver. Quand elles se rencontrent, elles s'arrêtent,
laissent leur lourd fardeau peser à terre, s'y adossent, croisent les
bras, et causent à voix basse des choses du pays:

«--Crois-tu, disent-elles, que _Gouvernant_ arrivera placé demain? Il
paraît qu'on l'avait bousculé la dernière fois...»


IV

Oh! la gloire, la gloire, quel enivrement, quel rêve! Quand cet étonnant
Ted Bartholew est rentré au pesage sur _Blancador_, après sa course
merveilleuse, quatre cent mille personnes l'acclamaient! Il avait monté
comme un dieu, avec un tact, une précision, une énergie!... Les femmes
lui lançaient des baisers, les hommes agitaient leurs chapeaux. Ted
Bartholew, véritablement, régnait, et s'il avait voulu tenter en ce
moment un coup d'Etat, je crois que la République eût couru bien des
risques.

Seule une dame, jeune encore, n'a point partagé l'enthousiasme général:
«Sans doute, Ted, a-t-elle dit au triomphateur en l'embrassant, voilà
qui est bien. Mais vous avez encore ce matin commis plus de cinquante
fautes dans votre dictée. Et vous aurez malgré tout le bonnet d'âne en
rentrant.»

Cette dame est la maman de Ted Bartholew, lequel vient d'avoir ses dix
ans la semaine dernière.


V

Les jours ont tellement diminué que la chasse, hier, a fini en pleine
nuit. On a sonné l'hallali dans l'ombre. Quelle fanfare tragique! Je
suis rentré par la forêt, au milieu d'un silence horrible. J'aurais
voulu crier, et je sais maintenant ce que doivent être les loups-garous:
de pauvres diables que la nuit épouvante et qui hurlent pour se
rassurer. Ne tremblez plus, si vous en rencontrez: ils ont bien plus
peur que vous.



SECRET D'HIVER


Approchez-vous, que je vous confie un secret.

C'était à la fin de décembre. Nous revenions quatre en forêt, après une
belle chasse. Nos chevaux fatigués marchaient au pas, tout doucement. Et
nous ne parlions guère, tant par rêverie qu'à cause du ciel roux et
triste. Il allait neiger, c'était certain.

Arrivés dans un carrefour, nous nous saluâmes: mes trois compagnons
poursuivirent devant eux, sous la futaie; ma route au contraire était à
droite, un chemin creux tout recouvert de branches fines qui, l'été,
devaient former une charmille.

Par quel caprice, on ne sait, mais les veneurs qui me laissaient seul,
m'envoyèrent en guise d'adieu les plus triomphales fanfares.

Elles retentissaient magnifiquement, et célébraient en s'éloignant, me
semblait-il, l'agonie du jour. Car, le ciel s'assombrissant de minute en
minute, la neige enfin se mit à tomber, tandis que les cors, là-bas,
allaient se taire, se taisaient...

Et ce fut alors que j'entendis parfaitement les flocons frapper de
toutes parts le branchage délicat; oui, que j'entendis de mes oreilles
le bruit léger qu'ils font en descendant sur une forêt nue.

En vérité, la neige n'est donc point toujours silencieuse, je vous le
dis. Mais n'abusez pas de ce secret.



LE BASSIN OU SONT LES CARPES DORÉES ET ARGENTÉES


_Le bassin où sont les carpes dorées et argentées! Il figurait, ainsi
nommé, sur les anciens plans. C'était une douve profonde, plus longue
que large, qui séparait le Petit Château du grand. Cette douve est
comblée aujourd'hui. Une cour s'étend, et l'on foule des pavés à la
place où jadis l'eau frissonnait. Mais parfois, en ce même lieu, accoudé
contre la pierre neuve, et rêvant au vieux Connétable ou à M. le Prince,
si ce n'est à Sylvie, j'ai cru que le vivier n'avait point disparu. J'y
distinguais soudain l'éclat brusque d'un poisson d'or. J'y voyais
grandir la lune, poindre l'aube, tomber le crépuscule. A la fin, j'y
pêchais un conte._



DANS LES AIRS


Simon de Meilles s'était vêtu comme pour un mariage. Blanc depuis les
souliers jusqu'au toquet, cambré, joyeux, l'épée dressée et le gant à la
taille, il pérorait en plein ciel, sur la dernière plate-forme d'un
vertigineux échafaud. Etienne Auxoust le fauconnier, son ami, l'écoutait
en riant. Tout en bas, dans la cour du château, grouillaient les
charpentiers et les maçons. Mais Simon ne pouvait même pas apercevoir,
entre les poutres enchevêtrées, ces chétives fourmis. Il entendait
seulement leur rumeur légère, jointe aux voix un peu plus proches
d'autres manants qui garnissaient les toits. Tout ce monde s'apprêtait à
hisser jusqu'au sommet de la plus haute tour une Vénus de marbre.

Et cette Vénus, Simon de Meilles l'avait glorieusement tirée d'un bloc
énorme et rude. «Laissez-moi faire, Monseigneur, avait-il dit au
Connétable. J'ai vingt-deux ans à peine, mais depuis le berceau, mon
père m'apprit à dessiner et à ciseler. Je sais peindre un portrait,
cuire un émail, lire en leur langue Tertullien et Cicero, dompter un
cheval turc et pousser mon épée contre qui voudra. Je vous changerai ce
marbre en une figure selon l'antique. Il convient que ce soit une Vénus,
puisqu'elle doit couronner votre logis, qui est celui de Mars. Je lui
mettrai dans les mains un miroir, mais son regard pensif poursuivra par
les airs l'image du guerrier superbe.»

Or, aujourd'hui, l'oeuvre amoureusement terminée, la Cypris debout et
rêveuse, mince, longue, et tenant son miroir comme une fleur fragile, la
merveille enfin allait monter, monter, jusqu'au faîte du grand château,
dans le firmament, aux pieds même de Simon de Meilles, qui ne se tenait
plus d'orgueil! En vérité, oui, il se mariait... «J'épouse
tout-à-l'heure la Renommée, avait-il dit à Etienne Auxoust, là-haut, tu
vois, au milieu de l'azur et à deux doigts des douze grands Dieux! Il
faut que tu sois de la noce...» Tous deux avaient ainsi grimpé jusqu'à
cette plate-forme effrayante, où nul ne les voyait plus, et où les
paroles pressées de Simon de Meilles se mêlaient aux cris déchirants des
hirondelles.

«--Lève les yeux, Etienne, faisait-il, et dis-moi si tu ne perds la
tête, à te trouver si près de l'Olympe éternel?

--Tu m'en contes, répondit l'autre. Ton ciel, je te le déclare, ne
contient pas d'Olympe, mais toutes sortes de bestioles seulement:
corneilles, palombes, alouettes et cailles, qu'il s'agit de prendre. Le
plancher brûle, d'ailleurs, ici, et le soleil aveugle. Nous allons
trépasser d'un coup de sang, si nos gens ne se hâtent, en bas. La
Cyprine que tu sculptas m'a paru belle, Simon, mais elle est surtout
terrestre, à ce qu'il me semble. Et, ma foi, elle a raison! La terre est
un bon lieu de réjouissance, avec ses forêts où le gibier pullule, ses
caves où le vin rafraîchit, ses dames qu'il fait bon rencontrer sous une
courtepointe, et mille autres sujets de délectation.»

Tout le domaine de M. de Montmorency, en effet, s'étendait sous les yeux
à perte de vue, touffu, vert et coupé d'eaux fraîches, l'air heureux. Au
loin, des villages paisibles; tout près, des bâtiments neufs, des
constructions, de la pierre amenuisée, à la dernière mode...

«--Tais-toi, répartit Simon, tu blasphèmes! Notre maître règne sur ses
vassaux et mène le royaume; bon, qu'il se contente ainsi, puisque c'est
son plaisir. Toi, tu es fauconnier de Montmorency, et tu dis que cela te
suffit? Soit encore. Mais la beauté, sur mon âme, la beauté divine est
ailleurs, elle existe, je l'ai vue, de mes yeux vue naître sur la mer et
s'avancer vers nous! Car j'étais au port de Marseille, quand y accosta
la flottille de M. le général des galères, dont les nefs contenaient
huit grandes caisses mystérieuses, toutes chargées de sceaux, de chaînes
et de cordes. Je me trouvais là lorsqu'on rompit les caisses en présence
de Monseigneur le Connétable: et ce fut alors que, muet d'angoisse et de
respect, j'en vis tirer ces débris sublimes, ces majestueuses figures de
l'antique Italie, ces bronzes vénérables et ces marbres roux, ce Septime
Sévère, ce Caracalla, ce Géta, ce Marc Aurèle, ce Vitellius, cet
Hercule, et ce buste d'une femme inconnue que je n'ai plus cessé
d'aimer...»

Etienne Auxoust avait fait trève à ses bouffonneries.

«--Simon, dit-il gravement, tu es mon frère d'armes, et je t'admire.
Embrasse-moi!

--Ah! jurons, Etienne, jurons par le Styx en ce jour d'étonner le monde
avec une amitié que les Homère, les Plutarque et les Virgile eussent
chantée. Nous serons Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Nysus et
Euryale...»

Mais à ce moment, un coup de sifflet, parti du sol, fit le silence comme
par enchantement. Simon pensa que son coeur allait rompre. Trois grosses
poulies, en face d'eux, gémirent. Des cordes s'étaient mises en
mouvement. La statue montait.

Lentement, lentement, avec des à-coups, des arrêts, des repos, les
cordes roulèrent, roulèrent. Tout allait bien. Un étage, deux étages,
trois étages étaient dépassés sans doute...

Soudain, Simon pâlit. Il saisit son ami par le bras: «Regarde,
regarde...» lui dit-il d'une voix étouffée. Une des dernières poutres,
au-dessus d'eux, pliait horriblement. Si elle se brisait, l'une des
poulies céderait, les cordes ne supporteraient point le choc, et la
Vénus allait se fracasser sur le sol en mille morceaux...

Simon était livide. La sueur lui coulait du visage, et ses doigts se
crispaient sur ses yeux. «Je ne veux plus rien voir, balbutia-t-il, les
dents serrées, mais si la corde casse, je me jette...»

Fut-ce pour mieux se rendre compte et rassurer ensuite son ami? Fut-ce
par vertige, par maladresse?... Le fauconnier, qui s'était un peu trop
aventuré sans doute, eut comme un éblouissement, glissa, manqua du pied,
tomba d'une planche sur l'autre, se retint à l'une des cordes, trébucha
derechef et se trouva effroyablement suspendu dans le vide...

Simon ne pouvait venir en aide au malheureux: leurs mains ne se fussent
pas rejointes.

D'ailleurs, il ne comprit pas tout de suite ce qui s'était passé. Il
n'eut que l'idée de lever instinctivement la tête... et soudain,
bondissant:

«--Ouvre les mains, hurla-t-il, lâche tout!!... La poutre se courbe,
elle n'en peut plus, elle va rompre!!...»

Etienne étreignait follement au contraire la corde vacillante. Un
craquement eut lieu. Simon de Meilles tira d'un seul coup son épée, dont
il entailla si bien les poings d'Etienne Auxoust que celui-ci desserra
les doigts et disparut...

Une immense clameur s'éleva du sol.

Puis, la déesse de marbre, longtemps immobile au niveau des toits,
reprit majestueusement son ascension.

Quand le Connétable de Montmorency, revenant en ses terres, l'aperçut de
loin, toute gracieuse et blanche, au faîte du château, il daigna
sourire, le bourru seigneur, puis manda Simon de Meilles, lui fit
présent d'un collier d'or, et jura qu'il parlerait d'une telle oeuvre en
présence du Roy.



LE DERNIER JOUR DE THÉOPHILE


Voici Stéphane Gouche qui traverse la Seine en bac, et saute dans la
boue au pied de la Tour de Nesle. On n'y voit goutte. Il s'est crotté
des pieds au ventre. Mais peu lui en chaut. Il passe un petit pont,
monte à la berge, gagne les maisons et s'enfonce dans la nuit.
Suivons-le.

Après avoir longé quatre ou cinq ruelles noires, le poète Gouche
(Stefano Guccio, de son vrai nom) aperçoit une auberge, qui de loin lui
paraît incrustée d'escarboucles plutôt que de fenêtres, et que l'on
entend bruire à la façon des ruches pleines.

C'est là qu'il se rend, au cabaret du _Cerf-qui-brame_. Quiconque joue,
s'empiffre, s'enivre, crie, trousse les Muses et fait de l'esprit,
quiconque tire pension de sa plume ou argent de ses moustaches, s'en
vient au _Cerf-qui-brame_. Stéphane Gouche y traite ordinairement dix ou
douze affaires dans sa nuit. Doit-on avouer qu'au fin matin, le plus
souvent, il gît aussi sous la table? Bah! n'y composa-t-il point de bons
sonnets, après tout? «Moi, je ne monte point au Parnasse, a-t-il coutume
de dire, j'y descends.»

Bref, il a poussé la grand'porte: on l'acclame. Mais il salue sans
répondre, et gravit l'escalier qui mène au premier étage; là, dans une
soupente éclairée par deux grands flambeaux, Vortas, tout couvert de
dentelles, et Benoît-donne-ton-verre, saccageaient plusieurs plats
autour de flacons en nombre. Que la nappe eût naguère été propre, on le
doit croire; mais qu'elle dégouttât déjà de sauces et de vins, bien que
la soirée fût à peine commencée, cela ne se pouvait nier non plus. Et
l'odeur des barriques et des graisses fondues se venait ainsi mêler
brusquement à ce relent de musc et de petun que Benoît et Vortas
traînaient partout. On les sentait à trente pas, ces nourrissons du dieu
Phoebus.

Mais Gouche les regarde à peine, ne dit mot, sinon: «Faites-moi boire,
je vous prie...» et s'assied vilainement à table, mange, s'essuie la
bouche, mange encore... Il fallait pourtant parler à la fin.

«--Vous m'étonnez tous deux, s'écrie-t-il soudain. Vous restez-là, fiers
comme des jars, à regarder mûrir vos goîtres et pousser vos estomacs...
Mais, per Bacco! vous ne songez donc à rien, vous ne prévoyez jamais,
vous ne vous enquérez pas?...»

Il vous a du reste une manière si bouffonne de prononcer ses mots à
l'italienne, que les deux compères ne s'en tiennent pas de joie.

«--Oh, Dio mio! reprend-il, ils rient, ils rient!!... Mais il n'en sera
plus de même quand ils tireront la langue devant des cuisines closes!
Moquez-vous de moi, mes goinfres, et un jour cependant je vous verrai
plus sages. Ce sera, Benoît et Vortas, au temps prochain, demain
peut-être, où les stances et les chansons ne nourriront plus leur homme,
où les pensions seront tombées à plat, où ducs et comtes rédigeront
eux-mêmes leurs épitaphes, leurs poulets galants et leurs louanges
grotesques... Ah, basta, basta, je n'en veux pas plus dire... Et
cependant, la rage me pousse! Sans doute, vous croyez que cela sera
toujours payé comptant, un sonnet, et or sur la table, un beau vers?
Allons donc! tout, au contraire, s'en va, et l'on nous rogne de mieux en
mieux les ailes. Les seigneurs ne cèdent plus même une bouteille en
échange d'un distique qu'Homère n'eût point renié, et près des dames,
vous ne gagnez plus seulement un souper pour toute une élégie. Une
comparaison avec Cypris vaut un denier à peine; avec l'Aurore, une
obole; avec les Nymphes, moins encore, et pas même un sourire s'il ne
s'agit que de lys ou de roses. Est-ce un métier, cela, s'il vous plaît?

--Les dames, dit Vortas, sont bêtes à chagrins.

--Et elles nous assomment, ajouta Benoît, sous bien des abus.

--Des abus moins encore que des tyrans! répliqua le fougueux Gouche.
Qu'est-ce, par exemple, je vous prie, que ce Théophile, ce pauvre sire,
ce maître en mélancolie que nous nous sommes donnés à nous mêmes fort
sottement, avouez-le--sinon un usurpateur, un despote, un Caligula, un
Héliogabale? Madame de Montmorency, une italienne de mon pays pourtant,
une femme du premier choix, payait bien, n'est-ce pas, et vous
accueillait sans difficulté? Table ouverte à Chantilly, à Paris, en
voyage, gîte et galanteries, une maison princière, des fêtes, du bruit,
mille aubaines... Bon, Théophile survient, nous le faisons valoir, on
l'encense, et voilà qu'il confisque la place: c'est lui qui nomme la
dame Sylvie; M. le Duc trouve bon que l'on ne s'en puisse plus passer;
et c'est le règne de Sylvie, les bois de Sylvie, le domaine de Sylvie,
la chasse, la pêche de Sylvie, et le regard de Sylvie qui fait battre
les poissons... Tout le temps encore que Théophile fut en prison, nous
eûmes du repos: mais maintenant que l'en voici dehors, le tintamarre
recommence. On l'héberge, on le choie, on l'environne là-bas; et ses
odes font fureur ici, et _Pyrame_ est criée par les colporteurs, et l'on
nous aura bientôt rompu les oreilles avec sa _Maison de Sylvie_... Et
est-il seulement un galant bien brave et reluisant, ce Théophile? Que
nenni! Un pauvre ancien ivrogne, un grimaud tout hâve, tout cave, très
mal en point du reste, paraît-il, mourant même--je l'espère.

--Il faudrait, dit sentencieusement Benoît, trouver quelque mérite de
Sylvie à quoi il n'eût pas songé. L'a-t-il chantée toute entière,
l'a-t-il seulement dévêtue en quatrains sans rien omettre, ni une grâce,
ni un signe...

--Ni une fossette...

--Eh mais, s'écrie l'Italien, tu m'y fais penser, Vortas, une
fossette...»

Puis un long silence s'ensuit. Les trois poètes méditent.

«--Voilà, reprend Gouche le premier, nous allons écrire un recueil de
chansons, d'épigrammes et d'idylles. Il s'appellera _Les fossettes de
Sylvie_. J'y sèmerai, moi, des vers toscans. Et chaque pièce célébrera
quelque douceur cachée de l'ingrate qui nous a trahis. Nous placerons
nos fossettes où il nous plaira, aux pires endroits pour la pudeur de
Marie-Félice des Ursins, duchesse de Montmorency...

--M. le duc est homme à compter de clairs écus sonnants afin que
l'ouvrage ne paraisse point.

--A moins qu'il ne nous fasse pourrir en geôle.

--En tout cas, observe Vortas en souriant, plus d'un sot nous tiendra
pour frais échappés d'un des grands lits de France, et je sais des
pécores qui en mourront...

--A ta santé, Vortas!

--A ta gloire, mon Gouche!

--Benoît, mon croquant, à ta pipe, à ton nez, que le choc de tant de
verres aura rendu plus calleux qu'un poing de galérien! Appelle,
veux-tu, il n'y a plus rien dans les cruches...»

Mais à ce moment, la tapisserie est brusquement soulevée, et un homme
entre, qui reste debout. «Bonjour!» fait-il d'une voix étouffée. Et il
prend, sans y songer, une coupe qu'on remplit.

«--Hélas, Des Barreaux, qu'y a-t-il donc?» demande le sensible Vortas.

Jacques de Vallée, seigneur des Barreaux, vide sa coupe, puis la laisse
choir à terre; son beau visage fait pitié. A le mieux considérer même,
les trois libertins comprennent qu'il a pleuré, lui, cet impudent sans
respect ni foi!

«--Il y a, messieurs, répond-il gravement, il y a que tout-à-l'heure,
avant souper, le grand Théophile vient de rendre l'âme. Oui, Théophile
est mort en l'hôtel Montmorency, au crépuscule...»

A ce coup, Benoît, Gouche et Vortas penchent d'un même mouvement la
tête. Déjà maint et maint vers mélodieux chante tout bas en leur
mémoire. Déjà voici qu'ils adorent ce Théophile de Viau, qu'ils eussent
crucifié vivant, ce Théophile qui, même en mourant, servait encore sa
dame. Car il ne fut jamais question du recueil misérable. Et c'est très
purement qu'à bien des années de là, les vers de Théophile éveillaient
au seul nom de Sylvie

    Ce bruit charmeur que les neveux
    Nomment une seconde vie,

cependant même que l'infortunée duchesse de Montmorency s'éteignait à
Moulins, après l'aventure tragique de son époux, dans la retraite, la
douleur et le deuil.



UNE PENSÉE


Il y avait promenade ce soir-là dans le Parterre de l'Orangerie. Les
Altesses avaient décidé que chacun aurait le loisir d'errer à son gré
sous la lune, qui était douce et ronde à merveille. La moindre
contrainte, il est vrai, n'eût guère convenu par une si belle nuit.
Couples et groupes allaient donc, de ci, de là, autour des bassins,
parmi les pelouses, au bord des charmilles. Et n'eussent été les jets
d'eau qui s'élevaient en suffoquant, n'eût été quelque rire menu,
quelque éventail froissé, tantôt près, tantôt loin, l'on eût distingué,
tel était le silence, jusqu'au plus léger souffle qui passait sur
l'herbe, offensait une fleur ou touchait l'eau.

D'où vient qu'une femme pourtant, loin de goûter cet enchantement,
versait des larmes? Un compagnon de mine peu galante, il faut l'avouer,
lui parlait, assis près d'elle sur un banc. Le contraste était grand
entre le buste délicat de la dame, entre les mains diaphanes qu'elle
agitait au clair de lune, et l'habit rude, le rire sans complaisance,
comme le geste assez brusque de ce gentilhomme.

«--Convenez cependant, madame, lui disait-il, que M. de Naives vivra
fort bien dans sa trésorerie d'Auvergne. Il est astreint à y demeurer?
Eh, le grand dommage, en vérité, si l'on songe qu'il s'y trouve
également condamné à plusieurs mille livres de rentes, non moins qu'à
loger en un des plus magnifiques hôtels de la ville, à posséder une
maison des champs et le revenu de trois métairies! Il a dû s'y rendre
sans délai? Certes, son départ fut soudain. Mais vous n'ignorez pas que
M. l'évêque de Meaux lui-même, sur ma prière, fit donner cette charge à
M. de Naives: or, ce prélat ne saurait s'accommoder d'un retard, que
ferons-nous à cela? Il vous semble que votre amant soit exilé dans une
province si éloignée? Que non pas, madame! M. de Naives reverra la Cour
et vous-même, un jour, bientôt sans doute...

--Et vous prétendrez-vous toujours après cela, monsieur, lié d'amitié
avec moi?

--Ah, tout beau! Je prétends que je vous ai naguère aimée, et c'est
vous-même qui m'avez alors soigneusement défini votre ami, rien que
votre ami, votre bien bon ami.

--Mais... n'ai-je pas reçu M. de Naives de votre main? Vous ne cessiez
de me vanter son esprit, ses mérites, sa figure même.

--Il vous plaisait, tout votre coeur allait à lui. Je devais, par bon
goût, vous entretenir honnêtement de celui qui m'était préféré. Et c'est
pour m'en savoir gré, je pense, que vous m'avez traité, soit dit sans
reproche, comme un bonhomme dont on se raille un peu, dont une femme
aimée se dit impitoyablement l'amie...

--Vilaine et basse rancune aujourd'hui, que d'avoir fait chasser, à
force d'intrigue, M. de Naives jusqu'en Auvergne!»

Et sur cette offense, vous eussiez vu la dame se lever tout d'un coup,
essuyer ses dernières larmes, et s'éloigner sans un mot d'excuse à
travers les méandres du Parterre.

Le gentilhomme ainsi malmené demeura là, pensif. Les groupes de
promeneurs disparurent, les couples s'acheminèrent peu à peu vers les
terrasses. Les jets d'eau retombèrent, épuisés, dans les bassins. Il n'y
eut bientôt plus que les grands arbres en tout le parc dont une feuille
frémît parfois.

Alors, notre homme quitta son banc, et suivit à son tour, tête basse,
l'une des allées qui ramenaient au château. Ses talons y blessaient
lentement le sable pâle et fin. En traversant l'eau, unie comme du vif
argent, il s'arrêta sur la mince chaussée. Ses lèvres tourmentées
murmuraient une phrase.

Puis il gagna les bâtiments, poussa des portes, franchit encore un pont,
gravit des escaliers, enfila des couloirs, trouva sa haute chambre
enfin, y entra, s'enferma; et tirant alors de sa poche une lettre, il
commença de la relire à la lueur d'un flambeau:

«Vous seriez fort en peine, Monsieur, disait cette lettre, de rencontrer
quelqu'un qui vous mandât plus vite que moi les nouvelles de Paris. Et
encore ne vous conté-je pas de ces faits de guerre, de ces querelles
publiques, ni de ces évènements mémorables enfin, dont chacun jase en
tout lieu, et qu'un crocheteur ou un mendiant vous rapporterait aussi
bien. Non, je vous apprends le meilleur, le singulier, le savoureux. Je
vous fais savoir que madame de Nouvillon s'est débarrassée chez la
Sombreuil d'un fardeau bien outrageant pour son veuvage; qu'elle était
grosse enfin, et qu'elle ne l'est plus. Je vous découvre que M. le comte
de Naives n'a point quitté de deux jours et d'autant de nuits la signora
Emilia Garèse; que celle-ci vient de rendre un malheureux cornette
tremblant de fièvre, couvert d'abcès, perdant ses cheveux et ses dents
au régiment des cadets d'Anjou...»

M. de La Bruyère laissa tomber le billet... Il se pencha sur une feuille
blanche, il écrivit:

«_C'est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup, de faire, par
tout son procédé, d'une personne ingrate une très ingrate._»

Peu de moments ensuite, toutes chandelles soufflées, il était au lit, il
dormait. Seule, sur sa table, caressée par un fil de lune, une plume
courbe luisait.



LE ROI CHASSE

(_Extrait des Mémoires de M. du Palois, Premier Veneur de M. le Duc,
août 1724._)


... Je veux rapporter ce qui arriva hier à la chasse du Roi, non certes
qu'il s'agisse de quelque remarquable fait de vénerie, ni de rien qui
fît grand honneur à M. le Duc, non plus qu'à moi; mais parce qu'on y
verra combien les jeunes gens perdent à présent le respect, aussi bien
qu'ils oublient ou dédaignent étrangement tout ce qui nous mettait
naguère à la tête et bien au-dessus des autres cours polies de l'Europe.

Voici trente-deux ans que j'ai l'honneur d'appartenir à la maison de
Condé. J'ai servi sous feu le prince Henry-Jules, puis sous Monseigneur
son fils, dont Dieu ait l'âme, et depuis que M. le Duc enfin est venu
par l'héritage naturel en lieu et place de celui-ci, j'ai glorieusement
conduit, j'ose y prétendre, et sans la moindre faute, vingt-quatre
laisser-courre solennels, y compris la chasse que daigna faire céans Sa
Majesté en l'an de grâce 1722. Je sais mener à ses fins le plus rebelle
animal selon toutes les règles; je n'ai de ma vie trébuché dans les
contenances qu'on doit observer pour traiter quiconque et lui parler,
que c'eût été le dernier hobereau ou le plus impatient des pairs; je
connais enfin la révérence profonde qu'il faut garder en forêt quand le
Roi consent d'y chasser. Et je crois pardieu bien que je serai d'ici peu
le dernier en France qui ait l'entente de ces grandes et dignes
coutumes, au train dont malheureusement se répand aujourd'hui
l'impertinence et se gâte la jeunesse.

Morbleu! je le dirai tout cru: la journée d'hier est une honte, vu que
la chasse faillit manquer! M. le Duc, mon maître, ne m'eût point
pardonné d'avoir ainsi prêté à rire à l'hôte auguste qu'il recevait. «Du
Palois, m'avait-il dit, il faut prendre un beau cerf demain, car je
prétends que chez moi Sa Majesté s'amuse, tu m'as compris?»

Bien avant le petit jour, j'avais donc expédié déjà les limiers au bois,
et je me rendais aux chenils pour voir si tous les chevaux étaient bien
ferrés, si on leur donnerait assez tôt leur pitance, si les chiens se
trouvaient dispos, si les fouets avaient des mèches neuves, et s'il ne
manquait aux livrées de mes piqueurs, devenus pour un jour ceux du Roi,
ni un bouton, ni un galon, ni un ruban. Il faisait encore nuit, ma foi,
quand je descendis du château dans la cour, et le diable m'emporte si
j'aperçus seulement dans l'obscurité ce damné M. de Melun qui rentrait,
lui, enfoncé sous un grand manteau sombre et marchant à pas de loup! Je
ne compris qu'il y avait quelqu'un devant moi qu'après l'avoir heurté de
la plus raide façon et m'en être allé rouler bien loin par terre, à
cause de quatre ou cinq degrés d'un marbre extraordinairement dur,
contre quoi je pensai m'être cassé les reins. Miséricorde! si je me
fusse rompu la jambe, au matin d'une chasse royale!

«--Monsieur, fis-je à l'inconnu, prenez donc garde: le roi chasse
aujourd'hui! On a besoin de moi. Et qui êtes-vous, aussi bien, pour
errer à cette heure au château, et d'où venez-vous?

--Que vous importe, maître Du Palois... Je suis M. de Melun. Il suffit!»

Je me relevai en grommelant. Il suffisait, c'était certain, et la raison
qui faisait promener si tard ce M. de Melun, chacun la connaissait bien,
en vérité! On le savait secrètement marié à Mlle de Clermont, soeur de
M. le duc, et cela malgré la défense de celui-ci, et sans le
consentement du Roi: un prêtre les avait en grand mystère unis dimanche
dernier, au clair de lune, dans la laiterie. M. de Melun idolâtrait sa
nouvelle épouse, oui, c'était entendu; et certains mélancoliques
s'attendrissaient fort à ce roman-là, soit... Mais moi, j'avais ma
chasse à mener, mon cerf à prendre, et je donnais à tout l'enfer M. de
Melun, ses équipées nocturnes et son aventure. Je le quittai très
brusquement.

D'ailleurs, ce gentilhomme était un rêveur, de la race des lunatiques et
des écoute-s'il-pleut, taillé pour suivre une meute et pousser à la voie
comme moi pour jouer de la mandoline. Il ne savait que soupirer d'un air
ténébreux. Vous eussiez pu lui relancer un dix-cors sous le nez, vous
n'en eussiez pas vu ses éperons bouger davantage que ceux de l'Henry de
bronze qui chevauche sur le Pont-Neuf. Bien plutôt eût-il coupé la route
aux chiens pour offrir un brin de muguet à quelque péronnelle. Ne
vint-il pas au cours de la journée me demander si je savais où se
trouvait Mlle de Clermont!

«--Eh! monsieur, lui criai-je indigné, croyez-vous que je sois là pour
garder les dames, quand le Roi chasse!»

Et un peu plus tard, je pensais le culbuter en tournant au galop dans
une allée, à l'ombre de laquelle il paradait et disait des riens près
d'un carrosse, celui qu'il avait tant cherché j'imagine.

Vers la troisième heure enfin, après qu'avec mille peines, à travers une
forêt encombrée de peuple, de courtisans, de chevaux, d'équipages et de
laquais, j'eus conduit pourtant un splendide cerf quatrième tête aux
abois, mon Melun mit le comble à sa folie:

«--Messieurs, ne cessais-je de répéter, prenez garde. L'animal peut
foncer... Abritez-vous derrière les arbres...»

Sa Majesté, ainsi que M. le Duc, égarés je ne sais où, n'étaient point
encore arrivés. Je mourais d'impatience. Mais ce béjaune de M. de Melun,
ayant mis pied à terre et tournant de tous côtés des regards
languissants, en attendant sans doute ce carrosse qui lui était si cher,
s'en allait cependant de çà, de là, traînant comme un amoureux transi
son cheval par la bride. Les chiens hurlaient, les trompes sonnaient:
«Rangez-vous donc, monsieur, rangez-vous!» voulus-je crier, voyant que
le cerf baissait le front...

Je n'en eus pas le loisir. Sautant d'un bond hors du cercle des chiens,
la bête furieuse retomba, les bois en avant, droit sur le Melun, dont le
flanc fut ouvert et les intestins répandus comme par magie. Pour moi,
bien entendu, je n'allais pas demeurer à contempler cet écervelé en
agonie dans un pareil moment. Incontinent, je pousse mes chiens qui
reprennent à grands cris la voie, et le cerf, fort heureusement, nous
emmène d'une traite à plus d'une demi-lieue de là, pour s'arrêter de
nouveau et faire tête à la meute.

Et ce fut alors qu'un flot de cavaliers et de carrosses fit enfin
irruption, escortant M. le Duc lequel, tout souriant et chapeau bas,
désignait déjà ma prise au gracieux adolescent qui se tenait un peu
devant lui, bien droit et beau sur sa selle: le Roi.

Mais il était temps, mon Dieu! Quelques minutes de moins, et l'hallali
de Sa Majesté se trouvait gâté par la faute d'un fâcheux qui prenait
indécemment les forêts, je pense, pour des salons à rêver, et la chasse
du Roi pour une flânerie d'écoliers.

Et j'eus bien du mal encore à empêcher que le bruit de sa mort ne vînt
troubler la curée, qu'on donna aux chiens devant Sa Majesté, en grande
pompe, comme il convient. Je dus prier M. le Duc qu'il renvoyât
d'urgence au château le carrosse où Mademoiselle sa soeur, en apprenant
la nouvelle, faillit elle-même trépasser, m'a-t-on dit.

Le cinquième d'août, nous courûmes un daguet portant son refait...



NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE


Il y avait peu d'êtres humains qui fussent plus sensibles et plus justes
à la fois que Properce-Mathieu Cathelin. Aussi tressa-t-il une guirlande
de fleurs champêtres dont il orna pieusement le portrait de
Jean-Jacques, le jour que l'on détruisit la Bastille; mais quand d'autre
part son Altesse Sérénissime le prince de Condé, donnant trop vite le
signal de l'émigration, quitta ses terres en compagnie de tous les
siens, Properce-Mathieu Cathelin pleura. Après quoi il ne manqua point,
il est vrai, de distribuer les nouvelles cocardes tricolores, que M. de
La Fayette venait d'inventer, à tous les marmitons et gâte-sauces de
Chantilly, car il lui appartenait d'instruire dans la liberté ce menu
peuple en sa qualité de Chef des Cuisines de Son Altesse Sérénissime.

C'était, après la Vénerie, le service le plus considéré dans la maison
de Condé que la Bouche, avec tous les officiers qui en dépendaient:
Maîtres d'hôtel, Ecuyers tranchants, Panneterie, Echansonnerie,
Cuisines, Fruiterie, etc. Ils venaient avant la Chambre et l'Ecurie
elle-même, tenant peut-être ce privilège du malheureux Vatel, dont le
trépas sublime illustre à jamais les fastes chantillois. Quoi qu'il en
fût, Properce-Mathieu Cathelin jouait un rôle fort important au Château,
rôle dont sa dignité naturelle augmentait encore le prestige, et qui se
vit d'ailleurs confirmé par cette circonstance que, presque tous les
officiers et serviteurs de qualité ayant suivi les Condé dans l'exil, il
fallait bien qu'en Chantilly quelqu'un commandât à leur place. Or, le
Chef des Cuisines, philosophe et patriote, suffit généreusement à cette
tâche.

Il ne tarda guère à faire régner dans le domaine un esprit très touchant
de mansuétude et d'humanité. Ce furent un jour tous les galvaudeux et
pastouraux du pays qui se virent autorisés à s'en venir librement, avec
leurs maritornes, fouler les pelouses du parc, y cueillir des fleurs,
pêcher les truites des bassins, et danser au son du «Ça ira» sous les
ombrages du Hameau. Un autre jour, des vagabonds sans aveu logeaient
dans les pavillons galants des jardins, campant au creux des bosquets,
et mettant un peu le feu partout pour se mieux chauffer. Ou bien, des
Bohémiens envahissaient quelque partie des communs, qu'ils ne quittaient
jamais sans emmener force poules, dindons, veaux, vaches, cochons et
couvées. Les Ecuries, dont les chevaux avaient presque tous disparu,
servaient de lieu d'assemblée aux orateurs chantillois, et les mères
d'un tas de jeunes Gracques emplissaient les antichambres du Château
lui-même, y ravaudant leurs bas pendant les jours de pluie. Le temps
était proche, évidemment, où ces ménagères y feraient aussi porter leurs
lits et leurs marmites.

Properce-Mathieu Cathelin, tantôt coiffé d'un bonnet phrygien, tantôt
couronné de feuilles de chêne et d'épis de blé, passait en souriant au
milieu de ces groupes vertueux, pinçant le menton des commères,
échangeant le salut de fraternité avec les hommes, et bénissant d'un
geste auguste les galopins qui l'acclamaient.

Lorsqu'il revint de Paris le 16 juillet 1790, après avoir assisté à
l'inoubliable fête de la Fédération, notre Cathelin ne se tenait plus
d'amour envers son prochain, et bientôt il organisait chaque semaine des
banquets agrestes, frugaux et purs dans la Galerie des Batailles, au
château. Ne fallait-il donc point faire participer, en ce monde
renouvelé, les humbles laboureurs au luxe périmé des grands? N'était-il
pas bon de flétrir en commun la corruption des riches, les trahisons des
tyrans et la prévoyance de la nature, qui nourrit l'enfant et
l'oiseau?... N'importait-il pas encore au bonheur des campagnes que les
anciens esclaves affranchis pussent boire librement à l'Egalité, à la
Fraternité, et à bien d'autres choses encore? Les princes, en émigrant,
n'avaient point emporté leur cave.

Que voulez-vous... il arriva qu'un beau matin Properce-Mathieu Cathelin
s'est éveillé d'un lourd sommeil, étendu de son long sur le plancher, au
milieu de débris de victuailles, de cristaux brisés, de meubles
éventrés, de tableaux déchirés et de plusieurs patriotes qui, épars çà
et là, ronflaient de leur mieux. Les braves gens s'étaient grisés comme
des suisses, avaient tout cassé, et cuvaient leur vin sans remords.

A ce spectacle, avouons que Properce-Mathieu ressentit certaines
craintes. Il se leva péniblement, et d'un pas encore alourdi par
l'ivresse, fit une ronde dans les salles voisines: miséricorde! les plus
avisés des convives avaient pillé comme des larrons...

Allons! pas de faiblesse... C'est aux promptes résolutions que se
reconnaissent les vrais héros. La situation était grave. Il ne fallait
rien moins, n'est-ce pas, que sauver l'honneur du peuple?

Properce-Mathieu réveilla les dormeurs à coups de pied et les poussa
dehors, encore tout engourdis qu'ils étaient. Puis, il gagna sa chambre,
et sévèrement, fiévreusement, se mit à rédiger un mémoire.

Dans la journée, le plus étrange bruit se répandait en Chantilly: on y
apprenait avec stupeur, sur le rapport écrit du citoyen Cathelin, que
des brigands, suscités par les aristocrates, profitant d'une fête
paysanne et familiale donnée au château, s'étaient introduits pendant la
nuit dans le palais des ex-tyrans, afin de s'y livrer à toutes sortes de
déprédations, dégâts et vols. Ces brigands étaient conduits par des
chefs dissimulés au fond d'une voiture close.

«... Quand le désordre a été à son comble et qu'il n'a plus été possible
de rien détruire, déclarait en terminant son rapport l'héroïque
Cathelin, les brigands se sont retirés en ordre, on ignore la route
qu'ils ont prise; mais on ne peut être que fort alarmé sur les désordres
qu'il vont commettre. Ils ont à leur tête plusieurs chefs qui se font
conduire en cabriolet. C'est avec raison qu'on soupçonne que ces chefs
sont des ci-devant seigneurs travestis, qui marchent à la tête de cette
troupe de Mandrins qu'ils ont soudoyés, et avec lesquels ils ont déjà
dévasté de même plusieurs châteaux dans les autres départements.»

Ce mémoire, qui forme un petit in-8º de quelques pages, fut imprimé à
Paris en cette même année 1790. Son titre exact est: _Grand détail du
pillage et dévastation du château de Chantilly par une troupe de
brigands conduits par plusieurs particuliers en cabriolet_.

Il terrifia toute la contrée, fut répandu par milliers dans la capitale,
et servit à tel point la gloire de son auteur que le terrible citoyen
Perdrix eut beaucoup de peine à faire guillotiner Properce-Mathieu
Cathelin, comme suspect, en 1792.



ROMANTISMES


I

_La Baronne Du Rozier à Mgr. Du Rozier, évêque de Vernon._

Château du Lys, près Chantilly, 20 juillet 1828.

Ah! Monseigneur, c'en est fait, je n'en puis plus! Votre frère
impitoyable m'aura trop cruellement délaissée. Comme je vous le mandais
hier encore, mon courage est à bout. Prenez pitié de moi,
secourez-moi!... Certes, je ne suis pas sans faute; vous m'entendrez,
vous me jugerez... Mais si votre charité pouvait deviner ce que c'est
que d'attendre, d'attendre, toujours d'attendre!

Sans doute, on me recherche, on me fête; sans doute, on m'attire à
Paris, on m'y aura vue à l'Opéra, au bal... mais que le comédien chante,
ou que l'on touche seulement un clavecin, et voici mon esprit qui
s'échappe vers les forêts vierges ou les déserts immenses... Avoir un
époux qui est on ne sait où, en danger de mort peut-être, et dont on
ignore tout depuis plus d'un an! Me parle-t-on en quelque niaise romance
de rossignol ou d'alouette? Je rêve aussitôt des vautours géants qui,
dans le silence des nuits tropicales, effleurent mon Sébaste de leurs
grandes ailes. Veut-on m'entretenir de guerres ou de chasses? Je songe
aux hordes tatouées, aux animaux monstrueux ameutés sans doute contre le
cher pélerin.

Tout ce que j'adorai naguère, je le brûle aujourd'hui. Mon existence
n'est plus qu'un long martyre. Et c'est en me flattant du double honneur
d'être votre parente, Monseigneur, et de me croire aussi votre amie, que
je vous supplie ardemment de me faire admettre au saint repos du
cloître. Je veux espérer que votre bonté donnera quelque prompte suite à
cette requête désespérée d'une profondément malheureuse, qui se dit
aujourd'hui et toujours, Monseigneur, votre très humble

  DELPHINE, baronne DU ROZIER.


II

_Le Baron Du Rozier à Mgr. Du Rozier, évêque de Vernon._

Château du Lys, près Chantilly, 9 septembre 1828.

Je le sais, mon cher frère, il peut sembler que je soie fort impertinent
envers toi, si ce n'est même que j'aie manqué gravement de révérence en
ta personne au meilleur comme au plus indulgent des prélats! Quoi!
t'avoir laissé sans nouvelles pendant plus d'un an! M'en être allé aux
Iles, aux Indes, au diable, et n'avoir mandé à personne, pas même à toi,
que je fusse mort ou vivant... Allons je vais maintenant m'expliquer.
Consens d'avance à te montrer infiniment miséricordieux pour un manque
d'égards qui n'était point volontaire, et accorde-moi de bon gré, avant
de m'entendre, quelque absolution plénière que tu serais contraint par
esprit de justice de me donner après. Est-ce dit? A présent je me
confesse.

Et tout d'abord, il me faut bien avouer que je ne fus guère aux Indes,
non plus que hors de France, non plus même que très loin d'ici. Je me
suis seulement tenu caché quinze mois durant en un coin touffu de la
Lorraine; j'y ai secrètement couru des lièvres et détruit des loups; j'y
ai manié des cartes, combiné des parties d'échecs et suivi des
contredanses à la ville voisine, où nul d'entre ces bonnes gens ne me
disputa le nom imaginaire de comte Guilleran que j'avais choisi, tandis
que mes cheveux teints en roux et des moustaches de demi-solde--le Roi
me pardonne!--me rendaient à souhait méconnaissable... Pourquoi? Ah,
c'est ici, mon cher frère, que le cas devient peut-être «espagnol»,
ainsi que l'on dit depuis peu.

Sans doute, l'aventure doit sembler forte, et j'imagine bien qu'elle
prêterait quelque sujet de développements déréglés aux forcenés de la
nouvelle école, dont je veux espérer que ni messieurs de ton saint
clergé, ni même tes chers chanoines ne t'auront encore rabattu les
oreilles. En effet, c'est une fureur à la mode aujourd'hui que de tout
porter aux plus brutaux excès. Mais la devise d'un goût si pur: «Acta,
non verba», que notre valeureux père, actif et silencieux, avait tant
accoutumé de répéter, me donne un grand mépris de ces transports
déclamatoires autant que sauvages. T'en souvient-il, mon frère, de cet
adage? Te souvient-il aussi de ce glorieux et infortuné
Toussaint-Louverture, nègre sublime dont le capitaine de frégate Du
Rozier, qui l'avait ramené prisonnier en France, ne cessait de nous
vanter l'énergie, la vie héroïque et la fin malheureuse? «Acta non
verba!...» Ma foi, bien qu'en une circonstance assurément chétive au
regard de Dieu, mais cependant de quelque éclat au mien, j'ai tâché de
suivre pieusement ce beau précepte. Et que les poètes du récent ton
m'accusent à leur aise d'une cruauté «féodale», je me porte du moins
garant que tu m'approuveras: tu souffriras que ma conscience s'en tienne
là.

Je conterai le fait tout uniment à cette heure. Mme Du Rozier, mon
épouse, donne, hélas, dans les idées des jeunes gens extravagants, et
ceci aura causé... l'accident. Le 5 juin de la dernière année, j'arrivai
de mon voyage habituel en Poitou une semaine plus tôt que je ne l'avais
décidé. Je quittai au crépuscule Paris, où je laissai mes porte-manteaux
et mon équipage de poste, las à l'excès, et m'acheminai incontinent vers
Chantilly dans un cabriolet, au trot gaillard d'un assez bon cheval. Il
faisait un plaisant clair de lune, et tout allait bien, quand presque
sur la lisière de la forêt, notre grison se déferre, et voici le cocher
qui refuse d'avancer plus loin, disait qu'il blessera son unique cheval,
dont j'avais pu apprécier le mérite et qui était toute sa fortune. Bah!
le feuillage scintillant sous la clarté blanche et les chemins luisant
comme au plein jour, je résolus de traverser les bois à pied. J'étais
armé de pistolets, les bandits d'ailleurs ne se montraient guère en ce
pays fort surveillé par les gardes-chasse, et je n'avais à parcourir
ainsi qu'une lieue et demie au plus. Le gîte et le souper m'en
sembleraient meilleurs. Je pris donc mon parti sous la forêt familière:
en route!

Mais... était-ce un enchantement de la lune? En descendant vers l'étang
de la Reine Blanche, les sons successifs d'une harpe me parurent naître
peu à peu et frapper l'air en cadence, tandis qu'une voix s'élevait dans
la nuit, une voix... Je m'approche plus doucement, le coeur serré par
une émotion singulière. Le chant se précise, je me coule, je me glisse à
demi courbé jusqu'à ce que, découvrant enfin dans son entier la surface
de l'eau, je m'arrête brusquement, presque étourdi de surprise et de
colère. Peuh! je crois aujourd'hui, n'eût été un sot amour-propre, que
ce spectacle méritait plutôt qu'on en rît. Juges-en, Monseigneur: une
barque flottait mollement au milieu du lac argenté, suivie par un petit
cygne que la gourmandise sans doute poussait par là; dans la nacelle,
Mme Du Rozier, ma femme, revêtue d'un long shall et coiffée à ravir de
quelques plumes, à ce qu'il me sembla, tenait entre ses genoux sa harpe
et chantait, cependant qu'une main sur les rames et l'autre à son
menton, un jeune dandy pensif l'écoutait. Sur la rive prochaine, au
pavillon gothique de la Reine Blanche, une fenêtre s'ouvrait, doucement
éclairée, par laquelle il me parut bien apercevoir qu'une silhouette de
serviteur passait et repassait, préparant quelque souper, je pense...

Et bien, j'avoue, mon frère, qu'au lieu de rire devant une scène aussi
ridicule, l'indignation me prit à la gorge au contraire; et j'allais me
montrer, certes, quand, le chant s'étant tu, le dandy agita ses mains
blanches, souleva lentement les rames, et poussa l'esquif au bord. Je
les vis descendre, emmenant la harpe, puis entrer au pavillon. Ah! c'en
fut trop, je ne pus tolérer cela!

Mais c'est ici que l'_Acta non verba_ me revint en tête. «Tout beau, me
disais-je, ta femme te trompe, tu n'en saurais douter. Une bonne épouse
ne s'en va pas ainsi chanter des romances à la lune sur un étang, puis
boire du thé ou prendre des glaces en tête à tête dans un boudoir
gothique. Tu l'as donc perdue: il s'agit de la reconquérir, si tu
l'aimes...» Son complice, je l'avais aisément reconnu: c'était un fat
qui nous venait parfois de Paris, tout éperdu des sottises du jour et
vêtu d'un pourpoint sous sa redingote, l'oeil fatal et le front
tourmenté; il se faisait appeler le vicomte Odet de Dunois; je ne
pouvais le prendre au sérieux. Avais-je si tort?

Bref, je m'avançai vers le petit castel de la Reine Blanche, j'en ouvris
délibérément la porte, et sans plus m'arrêter au «Ciel! Monsieur!...»
que poussa dans l'antichambre le domestique, qu'aux «Mon Dieu! par
l'Enfer!!» dont je fus accueilli au salon, je baisai froidement la main
de ma femme, saluai des doigts le Dunois bouleversé, pris une chaise, me
mis à table, et ayant demandé un couvert, commençai, tout en mangeant,
le discours suivant, d'une voix qui, je le jure, tremblait à peine un
peu:

«--Excusez-moi, ma chère Delphine, d'être venu sans invitation. Mais ce
que j'ai à vous dire ne saurait être différé: je pars pour faire le tour
du monde... Oui, je pars cette nuit même, tout à l'heure... Que cette
décision ne vous surprenne point: vous savez que mon enfance fut bercée
au récit des courses marines et des expéditions lointaines. Il me semble
d'autre part que vous supporterez mon absence d'une façon très...
pittoresque. Et il est indispensable aussi que je m'en aille,
voyez-vous, pour oublier certains chagrins dont je vous laisse l'unique
souci de deviner toute l'amertume et l'étendue.»

Là-dessus, l'abandonnant presque évanouie aux mains de son vicomte, je
bus un dernier coup de vin des îles, sortis du pavillon, et prenant la
propre voiture qui les avait amenés, me fis conduire à toute poste
jusqu'à Paris. Trois jours après, j'étais ostensiblement à Boulogne,
puis en Angleterre, d'où je faisais tenir un unique message à
Delphine--et d'où je revins à petites journées, en grand mystère, me
terrer en Lorraine.

J'ai compté sur l'absence pour me rendre tout le prestige que j'avais
perdu, et ma prévision fut juste: car l'épouse que j'ai retrouvée se
meurt de passion pour moi. Hélas! je ne l'aime plus. Mais ceci n'a rien
à faire ici. Envoie-moi seulement, Monseigneur, quelque affectueuse
bénédiction, et tiens quitte de toute autre confidence ton frère
respectueux

  SÉBASTE DU ROZIER.


III

_Le Vicomte Odet de Dunois à Mgr Du Rozier, évêque de Vernon._

Paris, le 12 septembre 1828.

Monseigneur,

Au temps sublime où l'Eglise dirigeait en souveraine le laboureur et le
croisé, l'Empereur et le valet d'armée, le barde divin et l'humble
clerc, le lépreux dans son bouge et la châtelaine en son burg, nulle
autre justice ne semblait plus haute que le saint tribunal de l'évêque.
Il n'y avait pas de cause qu'alors on n'osât lui soumettre, ni de cas où
la décision d'un tel juge ne fût acceptée sans appel. Qu'est-ce que le
temps? Un pendule affolé qui va et revient. Ce qui a été sera. Comme aux
jours les plus fervents du grand moyen-âge, je me jette à vos pieds, et
viens traduire devant votre justice le baron Stéphane Du Rozier, votre
frère, que j'accuse hautement d'abominable dureté, d'insulte à une
femme, et d'abus.

Mon crime est grand. Je le proclamerai. Mon amour fut immense.
Je le chanterai. Je conçus une passion sacrilège pour la baronne
Du Rozier. Sans doute l'Eglise n'a-t-elle pas assez de foudres et
d'excommunications pour les adultères! Mais la Providence sait
discerner la paillette d'or dans l'immondice, et l'unique diamant
parmi les cailloux du désert. Delphine m'aima: nous étions damnés!
Nous fussions devenus peut-être des repentis.

Mais l'homme qui avait sur l'autel juré d'associer sa vie à l'ange dont
il devint l'époux, l'homme qui devait être son protecteur ici-bas et son
père spirituel, comment remplit-il sa mission? La préserva-t-il d'une
erreur maudite et adorée, demeura-t-il à son côté, daigna-t-il seulement
pleurer l'enfant prodigue? Ah, par Satan! rien de cela: il partit!

Il partit! Il mit des océans, des ciels et des montagnes entre la
malheureuse et lui. Il me fallut assister, impuissant, à des intimes
tortures, à des tourments quotidiens qui, minute par minute, semaine par
semaine, devenaient plus poignants. Quelque étroite que soit la porte
céleste, Delphine y peut passer! Ce n'étaient, parmi ses larmes, que de
continuelles et infernales questions: «Hélas, en ce moment, que fait-il?
A-t-il péri en ces affreux climats? En mourant, m'a-t-il pardonné?»
Recevez en votre absolution, Monseigneur, la palpitante convertie!

Cependant le monstre est revenu, tout animé d'un hideux sourire. Il a
repris sa proie exténuée, fascinée. Que devais-je faire? Le provoquer,
le tuer? Non pas!

Comme aux époques de foi profonde, Monseigneur, je cite seulement à
comparaître devant vous un homme convaincu d'avoir abandonné, puis
torturé par son absence l'épouse qu'il avait choisie, de l'avoir
offensée douloureusement, et de s'être rendu coupable du plus atroce
abus, dans une circonstance tragique, en partant avec mépris pour je ne
sais quel insolent voyage. Ce sont là des moeurs de roué, de classique
et de polisson. Cela n'a plus cours aujourd'hui.

Dans l'attente, Monseigneur, de la réponse que vous daignerez
m'accorder, je vous prie de recevoir mon hommage déférent, obéissant et
tristement fidèle.

  Vicomte ODET DE DUNOIS.


IV

_Mgr Du Rozier à son secrétaire particulier, l'abbé O. D._

(Au crayon)

Veuillez donc, monsieur l'abbé, signaler à la vigilance de M. le chef de
police un certain vicomte Odet de Dunois, parisien, qui à mon avis est
fou. Une enquête paraîtrait urgente, et je tiens un document de quelque
prix à la disposition des intéressés.

  CHARLES, évêque de Vernon.



LE PREMIER ENTRAINEUR ANGLAIS


Ce fut en 1832 que le chevalier Durouchoux de la Prouttière commit sa
dernière folie. Il avait alors cinquante-cinq ans, et sa vie mouvementée
se trouvait déjà singulièrement fertile en traits déraisonnables.

Fils d'un marchand de boeufs auquel Mme la Dauphine Marie-Antoinette
avait fait accorder jadis, par bonne amitié, des lettres de noblesse, le
chevalier Léonce Durouchoux de la Prouttière s'était vu subitement, vers
sa quatorzième année, jeter à la hâte au fond d'une berline de poste qui
l'avait mené ainsi que son père, sa vénérable mère, ses deux soeurs et
quelques portemanteaux, droit aux rives de la mer normande, où une
barque de pêche voulut bien prendre et conduire le tout en Angleterre, à
travers mille périls. Le jeune Léonce avait donc débuté dans le monde
comme émigré.

Pénible situation! Car, au bout de deux mois à peine, le chef de cette
malheureuse famille, redevenu bien malgré lui le citoyen Durouchoux,
était appréhendé à Paris (où il s'en était allé faire argent de quelques
bijoux) et proprement guillotiné par le peuple souverain, dont il
sortait pourtant. Cette mort affreuse achevait de plonger dans la
détresse l'infortuné jouvenceau, qui, ne possédant plus un écu sur le
pavé de Londres, et ayant successivement perdu ses deux soeurs, parties
l'une et l'autre à la suite de jolis garçons, finit par entrer comme
palefrenier dans les écuries d'un mylord puissamment riche, cependant
que sa vénérable mère s'unissait de nouveau par les liens du mariage
avec un planteur mexicain presque nègre.

Le métier était dur, l'équitation toute nouvelle, le brouillard lugubre
et l'anglais difficile à parler. Le petit «jockei» Léonce se figura que
de telles tribulations lui allaient valoir sans doute l'estime et les
secours de quelques grands seigneurs établis à Londres comme lui, et
qu'on disait amis particuliers de M. le comte d'Artois. Mais ces
gentilshommes lui firent répondre par leurs secrétaires qu'il était de
trop humble et surtout trop récente noblesse, pour oser prétendre à la
faveur de leurs aumônes; qu'ils avaient à soutenir toute la fleur de
France; que des comtesses logeaient dans la boue, tandis que des marquis
se faisaient conducteurs de cabriolets ou maîtres à danser; et qu'ainsi
devait-il se tenir encore pour bienheureux, lui infime nobliau si
nouvellement décrassé par la savonnette à vilain, d'avoir trouvé une
bonne place chez un homme d'une naissance élevée, dont la fortune était
prodigieuse et les chevaux d'un prix considérable.

Une si altière réponse enflamma le coeur de notre chevalier palefrenier.
Il en conçut un dévouement sans mesure envers des hommes capables de
parler avec tant de fierté jusque dans l'exil, et, n'imaginant point de
sort plus illustre que de mourir pour eux, il s'engageait bientôt en
qualité de volontaire au _Royal-Emigrant_. Comment ensuite il débarqua
dans la presqu'île de Quiberon, s'y fit bloquer, culbuter et mettre en
déroute avec tous les siens par le général Hoche, puis sauta dans la
mer, pensa se noyer vingt fois, et n'atteignit qu'à grand'peine les
chaloupes anglaises qui louvoyaient en vue du désastre--l'histoire
devrait nous le dire, si elle avait souci de tous les héros.

Rentré à Londres, son zèle royaliste s'accrut encore devant les
magnanimes affronts dont ces indomptables grands seigneurs émigrés
abreuvèrent le retour de cette racaille, qui s'était laissé battre à ce
point par les bleus. Aussi, trouva-t-il moyen de se faire choisir entre
tous pour porter en 1796 d'importantes dépêches au général Pichegru, et
n'échappa-t-il que par miracle à des gendarmes républicains qui le
laissèrent pour mort dans un champ.

Mais, hélas! voici maintenant Buonaparte! A quoi s'employer désormais?
La police de cet usurpateur était active, les côtes fort surveillées, et
ce fut à peine si, «chouannant» çà et là, notre chevalier put revenir
deux ou trois fois en France, prendre part au complot de la machine
infernale, se sauver en Belgique, reparaître derrière les émigrés,
manquer d'être arrêté avec Georges Cadoudal, acclamer enfin Louis XVIII,
combattre aux Cent Jours, et se retrouver en 1815 à la tête d'une
fortune ronde qu'il s'en fut incontinent jouer au tripot.

M. de la Prouttière l'y tripla quatre fois, devint fashionable, prit des
manières «insidieuses», jura aux jeunes femmes de la Chaussée d'Antin
qu'elles avaient «des amours de nez», aux marquises du faubourg
Saint-Germain que leurs mains n'emplissaient point la «guenille barbare»
dont leurs gantiers les avaient affligées; il ne mangeait que chez Véry,
goûtait chez Girod, flânait à Tortoni, courait les montagnes russes et
les théâtres du boulevard dans sa dormeuse de rue, son tilbury rapide ou
son léger traîneau attelé d'un trotteur anglais, qu'il s'en était allé
acheter en grand mystère au Bourget, le dernier relai sur la route de
Londres... Il parut deux années de suite à Longchamp, dans une calèche à
la daumont devant quoi l'on pâma, et engagea des pur-sang qui firent
fureur, aux courses du Champ de Mars, parmi les deux ou trois douzaines
de fous titrés qui se passionnaient pour ces distractions brutales.

Bref, le chevalier Léonce s'était galamment et complètement ruiné quand
la révolution de 1830 éclata. Ajouterons-nous que, tout grison qu'il fût
devenu, rien n'avait pu l'empêcher d'aller se faire casser un bras, en
cet illustre mois de juillet, à la prise d'Alger, et que deux ans plus
tard, lorsque Madame la duchesse de Berry tenta en France sa romanesque
équipée, il se faisait encore prendre en Vendée bien entendu, comme
agent légitimiste et presque les armes à la main? Mais, ainsi qu'il
était dit au début, ce fut là sa dernière folie. Le rebelle Durouchoux
de la Prouttière, gracié par la faveur du roi Louis-Philippe, revint en
1835, à jamais assagi, et tout à fait gueux, du reste, dans Paris.

Il y arriva par la barrière de l'Etoile, au mois d'octobre, en pleine
nuit. Malgré l'obscurité profonde et le mauvais renom du lieu, il
n'hésita point à se lancer en pleins Champs-Elysées. Dédaignant par
économie l'Orléanaise, vulgairement appelée «omnibus», il marchait d'un
pas résolu. Parvenu à la hauteur de l'allée des Veuves, il s'arrêta et,
sortant de sa poche une perruque rousse, en coiffa son crâne chauve.
Puis, tirant à gauche vers le Roule, il fit halte pour la seconde fois
devant la masure assez malpropre d'un fripier, y échangea quelques bons
habits qui lui restaient contre un carrik à quatre pélerines, un petit
chapeau jaune au poil rebroussé, et de confortables bottes à revers.
Après quoi il s'en fut ainsi déguisé souper non loin et coucher dans une
guinguette.

Le lendemain matin, un quidam à cheveu rouge, à favoris gris, et vêtu
comme un maquignon, prenait chez Maucomble fils, rue du faubourg
Saint-Denis, la diligence pour Chantilly. Il s'y trouvait rendu dans
l'après-midi et y louait aussitôt une étable donnant sur la pelouse.
Cette étable était nettoyée sur le champ, garnie de paille, et ornée
d'un grand écriteau portant en hautes lettres: Lionel Prutt, entraîneur
public.

En même temps, une lettre arrivait rue du Helder, au Jockey Club, fondé
depuis deux ans à peine et déjà célèbre. Tous les jeunes fats qui
daignaient y jouer au billard ou au whist sous prétexte de «sport»,
étaient informés par ce billet pompeux qu'un naturel de Newmarket, nommé
Lionel Prutt, venait de s'établir à Chantilly, et proposait d'entraîner
selon les méthodes anglaises, moyennant un prix modique, les chevaux que
messieurs les propriétaires se disposaient à faire figurer dans le derby
français projeté pour cette année 1835.

Quinze jours après, Lionel Prutt voyait son étable, convenablement
divisée en boxes, garnis de six bons chevaux de pur sang. Et c'est ainsi
que le chevalier Léonce Durouchoux de la Prouttière, qui fut le premier
entraîneur anglais installé en France, finit par mourir dans l'aisance,
vers le temps où fleurit la deuxième République.

Il avait tout simplement lu dans une gazette, un peu avant son dernier
retour à Paris, en 1834, la nouvelle suivante: «Le prince Lobanoff,
maître d'équipage en forêt de Chantilly, organise entre les principaux
dandies de son entourage des courses de chevaux sur la pelouse qui
s'étend devant le château. La nouvelle «Société pour l'amélioration de
la race chevaline», autrement dit «Jockey-Club», ne parle de rien moins
que d'organiser en ce lieu un «derby» à l'instar ce celui d'Epsom.»

Le vieux la Prouttière connaissait le monde et les ressources infinies
de l'anglomanie, voilà.

Et s'il n'avait point réussi? Eh bien, il eût tenté autre chose. C'était
un sage, ne l'oubliez pas. Il n'eût jamais désespéré de la sottise
humaine.



CE FAMEUX PRINCE NANI


I

Oui, mes enfants, je l'ai connu, ce fameux prince Nani! C'était un
filou, mais aussi un homme extraordinaire, et je puis vous conter
comment j'appris jadis l'une et l'autre chose, puisque mes révélations
ne sauraient plus, hélas! chagriner personne: tous ceux qu'il a trompés
étant morts aujourd'hui, toutes celles qu'il a séduites ayant acquis des
rides, et le dernier de sa famille, un cardinal papable, s'il vous
plaît, ne se souciant guère, j'imagine, de mes commérages.

Ce fut en 1856, au Derby de Chantilly, que je passai dans la compagnie
du prince Nani des minutes inoubliables. Rappelez-vous qu'en ce temps-là
le Derby ne consistait pas en un simple après-midi, comme à présent. Au
lieu de prendre vers onze heures un train rapide, ainsi que vous le
faites, et d'être rentrés sagement à Paris pour dîner, nous partions le
plus souvent quelques jours avant cette grande épreuve, et parfois de
nuit après l'Opéra, de façon à nous trouver pour l'aube à Chantilly. Et
c'était une galante équipée, croyez-moi, que ce trajet nocturne en
poste, dans nos équipages luisants et doux, au son monotone des grelots,
entre la double haie des arbres que la lueur des lanternes allait
frapper traîtreusement l'un après l'autre.

Puis, dès le lendemain, et pour toute la semaine, la fête commençait
parmi le tohu-bohu des voitures, des arrivées et des rencontres, dans la
fièvre des paris et du luxe, au milieu d'une sorte de campement en un
village, dont quelques auberges et cent maisons devaient suffire à loger
des multitudes de chevaux avec leurs grooms et leurs cochers, des
véhicules de toutes les formes, hauts et encombrants comme des araignées
à roues, ou vastes et pesants au contraire, sans compter la «gentry»,
les «fashionables», les «quarts d'agent de change», ou les jeunes héros
retour de Crimée, pour ne rien dire même des dames qui les
accompagnaient et des folles crinolines au milieu desquelles se
pavanaient ces effrontées. On se casait pêle-mêle, comme on pouvait, et
soupers, parties fines, feux d'artifice, griseries de champagne et de
jeu, tout cela ne cessait point. Mais quel gouffre aux écus que ce
Chantilly! On s'y ruinait sans y penser.

Comment s'y prenait le prince Asdrubale Nani pour soutenir le train
qu'on lui voyait, qui l'eût dit? Cadet d'une famille piémontaise sans
sou ni terres, il éblouissait et charmait Paris. Tantôt opulent, tantôt
gêné, il vivait cependant toujours comme un nabab et jouait à nous faire
perdre la tête. J'avais, moi, dix-huit ans à cette époque, et je n'eusse
jamais consenti à adopter une mode que Nani n'en eût d'abord donné
l'exemple, à baiser une main d'une façon qui n'était point la sienne, à
saluer même une femme qu'il n'eût pas connue. Ce fut lui qui m'emmena
dans sa daumont à quatre chevaux pour le Derby de 1856.

Or, il avait déjà réalisé dans la journée quelques bons bénéfices après
la double course de Lion, appartenant à l'écurie de Beauvau, quand le
comte d'H... nous demanda d'aller passer la nuit dans sa maison, qui
donnait sur la pelouse même. On s'y rendit aux lanternes. Asdrubale se
sentait dispos.

--Eh! cria-t-il gaiement à lord Councill comme nous entrions dans le
jardin de notre hôte, faites attention, Dio santo! Vous marchez sur une
carte: retournez-la, au moins, voyez si elle est bonne.

Une vieille carte à jouer, en effet, gisait là, toute humide et maculée.
C'était un roi de pique. «Du pique! fit Asdrubale, mauvais présage,
pauvre Councill!»

Ensuite il s'attabla paisiblement au whist et s'absorba dans les
combinaisons. Moi, je risquais au piquet des sommes ridicules, je
perdais, je me grisais. Un étourdissement me prit à la fin, je demandai
la permission de me retirer et descendis dans l'obscurité du jardin.

Ah! qu'on me raille!--mais que l'on songe plutôt à la douceur soudaine
de cette nuit de printemps, aux parfums de la terre assoupie, aux
étoiles qui vivaient au ciel, à tout ce champagne qu'on m'avait versé...
Je me laissai choir devant le perron du comte d'H... et me perdis en des
rêveries si sublimes et si profondes qu'un irrésistible sommeil, il faut
l'avouer, s'ensuivit.

Un pas furtif, un craquement de gravier, je tressaillis et m'éveillai...
Une silhouette obscure, un homme de la taille du prince Nani, se
dirigeait avec d'extrêmes précautions vers le lieu où la carte maléfique
avait été retournée par lord Councill, et rejetée à terre. Puis, la
silhouette se penchait, tâtait le sol avec ses mains, trouvait enfin
ladite carte, s'en emparait, et en tirant de sa poche une autre, la
déchirait un peu, la frottait contre les cailloux, la piétinait, la
déposait ensuite à la place exacte de la première, et rentrait alors
seulement dans la maison.

Ma foi! très intrigué, je feignis de m'être ravisé, m'en allai pousser
bruyamment la grille et me présentai au salon de jeu. Quelle fumée,
quelle chaleur il y faisait! L'opulent lord Councill, écarlate, vous
avait toute la mine d'un homme plus que troublé par le punch et
l'eau-de-vie.

--Ne jouez donc plus, Councill, lui dit Nani. Vous perdrez tout. L'as de
trèfle que vous avez retourné dans le jardin vous porte malechance.

--Dieu vous damne! répliqua Councill, c'était un roi de pique!

--Retirez-lui toute boisson, messieurs. Il n'en peut plus supporter, il
est gris.

--Je vous parie vingt guinées que c'était un roi de pique!

A ces mots, Nani se leva, sublime. Un silence effrayant venait de
tomber:

--Monsieur, déclara solennellement Asdrubale, si l'on me conteste, je ne
saurais, par honneur pour le nom que je porte, parier moins de cinquante
mille livres.

Orgueilleux comme un lord, et d'ailleurs complètement hors de lui, cet
absurde Councill tint l'enjeu. On alluma des lanternes, on courut au
jardin. On y trouva l'as de trèfle. Le prince Nani gagnait cinquante
mille francs nets.

Oh! parbleu, je le sens bien, que j'aurais dû dire quelque chose,
prévenir au moins Councill, le mettre en défense! Mais là, franchement,
le pouvais-je? Quel rôle m'eût-on prêté, s'il vous plaît? On aurait dit
que j'avais sournoisement épié mon camarade dans l'ombre. L'affaire eût
couru par les gazettes. Les pamphlétaires m'eussent accusé de lier
partie avec la police de l'Empire. Et quel admirable sujet pour les
énergumènes de l'opposition! Une «aventure dans la haute société», les
«dessous du turf», l'«envers du Jockey-Club», les «chevaliers
d'industrie à Chantilly», vous entendez d'ici les harangues!

Je savais Councill immensément riche. En quoi le pouvait tant gêner
cette perte? Et puis, n'était-il point joueur effréné, tout ainsi
qu'Asdrubale d'ailleurs, encore que moins habile? L'argent de ces
gens-là va, vient, passe et repasse; on aurait bien tort d'y prendre
garde.

Et puis, quoi! le prince Nani volait comme un artiste... La grâce,
voyez-vous, mes enfants, où qu'elle soit, sauvera toujours son homme.


II

... Le lendemain matin cependant, le prince Nani recevait cette lettre
de lord Councill: «Monsieur, vous m'avez, hier, gagné cinquante mille
francs. C'était un pari stupide. Je l'ai perdu. Je m'acquitte. Vous
trouverez ci-joint un papier qui vous permettra de toucher la somme à
Paris, chez mon banquier. Mais, ceci conclu, laissez-moi vous dire que
je vous tiens pour un chevalier d'industrie et un gentilhomme des plus
douteux. Ce sera toujours, d'ailleurs, le grand tort des insoucieux
Français que d'accepter si vite parmi leur meilleure société des
aventuriers, monsieur, comme vous.»

J'étais là dans l'instant qu'on remit ce billet au prince Asdrubale
Nani. Coiffé d'une toque écossaise qui faisait mon admiration, celui-ci
se disposait à enfourcher un poney pour s'en aller visiter l'élevage
d'un maquignon, à une demi-lieue de Chantilly. Car il s'intéressait, en
vrai dandy, aux galops d'essai, aux croisements, aux étalons et aux
poulains.

Eh bien, contre mon attente, Asdrubale, loin de se fâcher, se mit à
rire, et, pliant le billet dans son portefeuille: «Very well!» fit-il
gaiement. Puis il porta le pied à l'étrier, en me tendant la main: «Mio
caro, ajouta-t-il, vous serez mon témoin.» Et, s'éloignant enfin au
petit galop: «Very well, répétait-il avec entrain, very well!»

Asdrubale Nani jargonnait en anglais par genre, et non sans un accent
italien bien plus prononcé alors et bien plus drôle que celui dont il ne
pouvait déjà se défaire en parlant français. Pour moi, je vous l'ai dit,
mes enfants, sa désinvolture et sa bonne grâce me désarmaient,
m'étourdissaient. Et puis, quoique je fusse en ce temps-là bien jeune
pour tenir un pareil rôle, la pensée d'assister sur le terrain l'un des
personnages les plus en vue de Paris venait de me remplir d'orgueil.
J'avais donc accepté d'enthousiasme, sur-le-champ, sans même songer, il
faut l'avouer, au singulier danger qu'il y avait à me porter garant de
l'honneur d'Asdrubale.

Une seule question, du reste, me préoccupait. Pourquoi donc Nani, au
reçu de ces insultes, s'était-il spontanément épanoui, au lieu de
froncer les sourcils? Ah! tenez, je l'ai bien compris plus tard: car
Councill, en somme, eût pu contester le pari, à la rigueur, alléguer son
état d'ivresse manifeste, par exemple, au moment qu'il l'avait engagé,
en faire matière à procès, à scandale... Au lieu que non seulement ce
lord payait comptant, mais qu'il offrait en outre à son adversaire
l'honorable éclat d'un duel, une réhabilitation d'avance, une arme
contre tout soupçon. Nani allait recevoir ses 50,000 francs: voilà
l'important. Puis il jouerait sa vie, mais quoi! Vous verrez s'il était
brave.

En 1856, mes enfants, les duels, moins fréquents qu'aujourd'hui,
finissaient trop souvent beaucoup plus mal.

Quoiqu'il en fût, nous avions, quelques sportsmen déterminés, plusieurs
demoiselles, Nani et moi, projeté de déjeuner joyeusement sur l'herbe ce
jour-là... Je me rendis un peu tard au lieu choisi. Or, il faisait un
temps radieux, je m'en souviens, et vous devinez le séduisant tableau,
la nappe couvrant la pelouse, et, çà et là, des bouteilles de champagne,
des pâtés et autres victuailles, des grooms occupés à déballer les
fruits; puis ces allées ombreuses de la forêt, le petit castel et les
grosses tours rases du château qui, devant nous, baignaient en l'eau
dormante; et ces dames vêtues de clair, charmantes sous leurs chapeaux
de paille et dans le tourbillon continuel de leurs crinolines, et nos
convives qui déjà levaient les flûtes emplies de mousse en l'honneur de
celle-ci ou de celle-là... Mais moi, j'étais grave comme un évêque, et,
à peine arrivé:

--Vous savez la nouvelle? m'écriai-je. Nani se bat avec lord Councill.
Je serai l'un des deux témoins. Mais il en faut un autre.

A ces mots, l'un de ceux qui se trouvaient là, dressa l'oreille et fit
la grimace:

--Comment, comment, grommela-t-il, Nani se bat... Et l'insulte a été
cinglante, dites-vous? Eh mais, c'est que Councill... Fichtre! L'autre
témoin ce sera moi.

Asdrubale survenant là-dessus, tout fanfaron et pimpant, l'affaire se
trouva conclue, et l'on se remit au champagne. Mon co-témoin s'appelait
le capitaine Fradin-Varèze, et je ne m'étonnai plus, par la suite, de
son zèle, en apprenant qu'il venait de prêter à Nani onze mille francs,
somme modeste si l'on veut, mais à laquelle il tenait obstinément. «Mort
le débiteur, s'était-il dit, morte la dette. Halte-là! Il faut que je
m'en mêle.»

Mais, hélas! que pûmes-nous obtenir, quelques heures ensuite, des deux
témoins de Councill, qui, solennels et presque méprisants, nous
répondaient:

--Messieurs, que désirez-vous? Vous êtes insultés complètement et
irréparablement, nous le reconnaissons. Que faut-il donc au prince Nani?

Ma foi! le capitaine perdit la tête et, devenant tout rouge:

--Il faut au prince Nani, finit-il par s'écrier, deux balles à trente
pas, tirées à volonté, avec le droit de s'avancer sur l'adversaire, et
dans une allée couverte de la forêt, demain matin. Voilà!

--Messieurs, c'est entendu.

Le capitaine, d'ailleurs, n'eut pas plus tôt décrété ces conditions
effroyables qu'il me regarda, comme frappé de stupeur et atterré. Je ne
l'étais pas moins. Quant à Nani, rien ne peut décrire la jolie manière
dont il accepta la partie.

--Mon cher, lui balbutia Fradin-Varèze, ils nous narguaient...

--Very well! fit le prince.

Après quoi, se rhabillant pour la troisième fois, il s'en fut
mystérieusement s'agenouiller à l'église, où je suis pourtant bien sûr
qu'il ne se confessa point.

Vous l'avouerai-je, mes chers amis, je ne fermai l'oeil de la nuit.

Le lendemain, même soleil éclatant que la veille, même ciel heureux,
même lumineuse et fraîche matinée. Nous nous rencontrâmes tous dans une
longue allée en charmille qui s'étendait à l'infini, et ressemblait à un
tube d'émeraude. Je vois encore Nani: il était vêtu d'une redingote
prune qui lui pinçait la taille, et portait un grand haut de forme gris
qui coiffait galamment ses cheveux bouclés. Il se montrait fort gai, et
même assez bravache.

--Retirez votre chapeau, lui dit le capitaine; il fait cible.

--Non, certes. J'aurais l'air, per Dio! de me découvrir devant ce
rustre.

Enfin, on lui met en main le pistolet. On les place tous deux, Councill
et lui face à face, à trente pas l'un de l'autre.

--Etes-vous prêts? demanda Fradin-Varèze. Tirez, messieurs.

Ah! le fou!... Une détonation a éclaté: c'est Nani qui vient de
décharger son arme comme un écervelé!

Quelle horreur! Councill marche lentement, selon son droit. Il tient
Asdrubale à sa merci, il ne peut pas ne pas le tuer, il vise avec
attention, il avance, il avance, il va tirer...

--Boum!!! s'écrie brusquement Nani.

Mes enfants, ce fut la plus forte émotion de ma vie. Lord Councill,
saisi par ce cri, lord Councill ressentit une commotion de recul ou
d'émoi, fit un brusque geste, pressa involontairement la gâchette... et
manqua son adversaire à bout portant. Ses témoins durent l'emporter,
suffoquant et à demi-mort d'une congestion.

Nani, lui, Nani crânait, riait et s'épongeait avec son fin mouchoir...
Ah! le damné dandy!

--Very well, fit-il. J'ai gagné. Ma voiture est là?

Sa calèche, attelée en poste, et qui attendait au carrefour, s'avança.
Nous y montâmes.

Pardieu, que la route de Paris nous sembla belle! Nous fûmes au
boulevard vers midi. Asdrubale y souriait à tout le monde. On le lui
rendait bien. Le pauvre garçon, malheureusement, mourut en Milanais
quelques années plus tard, pendant la guerre d'Italie...

--A Magenta?

--Non, en prison.


FIN



TABLE



                                                     Pages
  LA TRADITION                                           3
  LE PLUS RARE VOLCELEST DU MONDE                       73
  LE DOIGTÉ                                            109
  CONTES DE LA PELOUSE                                 123
    Une rancune                                        125
    Un fameux doping                                   137
    Cacoua                                             149
    L'abricot                                          157
    «Hands up!»                                        167
  CROQUIS D'AUTOMNE                                    181
  SECRET D'HIVER                                       191
  LE BASSIN OÙ SONT LES CARPES DORÉES ET ARGENTÉES     195
    Dans les airs                                      197
    Le dernier jour de Théophile                       207
    Une pensée                                         219
    Le roi chasse                                      227
    Notice bibliographique                             237
    Romantismes                                        247
    Le premier entraîneur anglais                      267
    Ce fameux prince Nani                              279


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