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Title: Les partis politiques en Province
Author: Scudo, Paul
Language: French
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Au lecteur:

  Voir les Note de Transcription et Table des Matières en fin de livre.



  LES

  PARTIS POLITIQUES

  EN PROVINCE.



IMP. E. DÉZAIRS, A BLOIS.



  LES

  PARTIS POLITIQUES

  EN PROVINCE,


  Par P. Scudo.


  [Illustration]


  PARIS,

  LEQUIEN, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS, 47.

  MDCCCXXXVIII.



  A LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE

  DE NANTES.


  En témoignage

  _D'une vive reconnaissance._

  Scudo.



I.

INTRODUCTION.


Expirant sous les débris de la société antique, le dix-huitième siècle
légua à son successeur l'impérieux devoir de trouver aux nations
délaissées une nouvelle moralité. La révolution de 89 brillera dans
l'avenir, comme une vaste épopée de l'esprit humain. Ce fut le cri
lugubre d'un monde corrompu succombant sous les coups d'une génération
nouvelle, qui s'emparait de la vie avec une impitoyable fureur; ce
fut l'acclamation spontanée et magnifique d'un peuple malheureux, qui
s'échappait des bastilles de la féodalité; ce fut l'horrible immolation
d'une caste sociale qui avait absorbé en elle seule la puissance et
la richesse de la nation; enfin, ce fut l'apparition du principe
de l'égalité, déposé par Jésus dans la conscience du genre humain,
qui, perçant l'enveloppe de la foi, se constituait une vérité de
l'intelligence.

Dans le petit nombre de lois fondamentales de l'esprit humain, il y
en a une qui les domine toutes: c'est le dogmatisme de la volonté.
La volonté de l'homme est une puissance primitive, qui ne se soumet
qu'à un principe supérieur; jamais elle n'accorde à une simple volonté
comme elle, le droit de la commander, si cette dernière ne puise ce
droit dans une source impersonnelle. Deux volontés individuelles sont
deux unités d'une même nature, qui ne peuvent faire nombre, parce que
l'une ne saurait se subordonner à l'autre. Si dans les coups dont on
l'accable, le soldat autrichien croyait voir l'effet de la volonté du
caporal qui les lui administre, il l'égorgerait à l'instant même; mais
sachant que le caporal n'est qu'un misérable instrument, il remonte
le fleuve de la hiérarchie sociale, et va chercher la cause de son
supplice jusque sur le trône de l'empire, où sa raison trébuche et
s'anéantit: l'histoire de l'humanité confirme ce principe.

Cependant la société serait-elle possible avec ce tourbillon de
volontés individuelles, si un lien ne les réunissait pour en former un
tout harmonieux? évidemment non. Quel sera donc ce verbe mystérieux qui
établira l'ordre dans le chaos? Ici se partagent les philosophes, et se
multiplient les systèmes.

Pour qu'une volonté surgisse du sein de ses égales et vienne leur
imposer sa loi, il faut de toute nécessité qu'elle soit appuyée de
l'une des deux puissances qui seules, en ce monde, dominent les
volontés individuelles: de Dieu ou de l'humanité. Dieu et l'humanité,
sources sacrées d'où s'épandent les principes des sociétés; fleuves
immenses aux cours desquels doit se retremper la volonté qui prétend
régir les nations. Lorsque cette volonté émane de Dieu, c'est un
tuteur vigilant qui ne livre la liberté aux peuples qu'à mesure qu'ils
avancent dans le progrès; mais si elle s'échappe de l'acclamation des
masses, alors elle est le vœu intelligent des hommes émancipés. Dans
le premier cas, elle s'appelle royauté, dans le second, souveraineté
nationale.

Il est de l'essence de tout véritable principe d'être impersonnel, et
d'appartenir aux lois générales de la raison; et comme tel, il trouve
toujours une respectueuse obéissance. Mais aussitôt que ce principe
quitte les régions élevées où il a été conçu, et qu'il tombe dans la
personnalité, en perdant sa pureté originelle, il perd aussi sa force
sociale; il s'incarne alors, il s'individualise, il s'abâtardit sous
la volonté mesquine d'un homme ou d'une caste, et il périt comme un
fait isolé. Or, la volonté individuelle qui a reçu le baptême de Dieu
ou de l'humanité, se dépouille de son caractère humain, elle quitte la
terre et monte, comme le Christ, au séjour des principes; c'est à ce
titre qu'il lui est possible de gouverner les hommes. Que si, par la
succession des temps, elle manquait à sa haute destinée, alors elle
devra s'attendre à la résistance des autres volontés, qui ne verront
plus en elle qu'une force individuelle, sans mission et sans droit.

Ici il faut prévoir une question qu'on ne manquera pas de nous faire.
Comment Dieu manifeste-t-il son approbation? Comment transmet-il son
pouvoir à la volonté particulière? Admettriez-vous la révélation? Nous
répondrons à ces objections en exposant nos idées sur la royauté.

En remontant aussi loin que possible le cours des affections de
l'homme, on trouve au fond de son intime nature un sentiment primitif
si vivace, qu'il survit à toutes les catastrophes de l'âme, et
qu'aucune forme politique ne saurait l'anéantir: c'est le sentiment
paternel. Le sentiment paternel est un délicieux amour de soi-même,
reversé sur l'image qui doit nous transmettre à l'avenir, et qui
circule dans nos veines avec la vie. Rien ne lui est antérieur, si ce
n'est la cause suprême à qui nous devons tout. En effet, la famille
est une monade sociale, placée sur la terre comme un point dans
l'espace, une note fondamentale de l'harmonie du monde. Monarchie,
république, tyrannie, tout passe et repasse au-dessus de cette unité
indestructible, qui survit aux orages de l'humanité comme le dernier
mot d'une mystérieuse Providence. C'est là, c'est au sein de la famille
que naquit et se développa la magistrature paternelle, premier germe de
l'autorité morale. Je dis premier germe de l'autorité morale, car ce
n'est ni à la force, ni à la richesse, ni à l'assentiment de ses égaux
que le père doit son pouvoir dans la famille; il le doit à un sentiment
qu'il n'a pas créé, à une cause qui lui est supérieure. Mais quel est
donc l'être fort qui donna à l'homme cette douce affection pour sa
progéniture, origine première de toute autorité? La nature, dit le
philosophe; Dieu, lui répond le chrétien: qu'importe! vous convenez au
moins que l'homme a puisé l'autorité morale hors de sa volonté, je n'en
demande pas davantage.

La magistrature paternelle était nécessaire. Il fallait aux enfants
jeunes, faibles et inexpérimentés, une autorité forte et bienveillante,
qui les guidât à travers les phénomènes du monde, et les initiât avec
prudence aux mystères de la vie. Tant que le père usa de son pouvoir
dans l'intérêt de ses enfants et pour le bonheur de la communauté, il
était juste, puisqu'il était indispensable; aussi sa volonté était-elle
religieusement exécutée, car elle avait la sainteté d'un principe. Mais
lorsqu'oubliant sa mission tutélaire, le père voulut étouffer sous
sa tyrannique personnalité l'indépendance; de ses enfants, le fils
aîné, émancipé par l'âge et la raison, se posa en face de son père et
lui dit: «Ton autorité absolue expire devant ma liberté; et je suis
libre puisque je me suffis à moi-même. Je t'ai obéi comme père, comme
magistrat chargé de soutenir ma faiblesse; mais homme et ton égal, je
te résiste.» Et assis autour de l'âtre paternel, le fils prit part au
conseil de la famille. Voilà l'origine de l'aristocratie, qui fut le
premier accent de la liberté.

La royauté antique, dans sa vénérable majesté, a tous les caractères
de la magistrature paternelle; elle en est incontestablement le
développement régulier et naturel. Vous la voyez avec son sceptre
pastoral, le front ceint d'une couronne mystique, couverte d'un manteau
sacré, se retirer dans un tabernacle, comme une parole divine. Elle est
simple et absolue, et jamais elle ne s'inquiète de l'assentiment des
peuples, qu'elle dirige de sa puissante main. Elle les gouverne sans
contrôle, car elle souffre et prévoit pour eux; elle est l'expression
des mœurs naïves de cet âge reculé; c'est la science des vieux jours,
c'est le temps et son expérience guidant les pas incertains des
nations. D'ailleurs la royauté était la seule forme sociale que pût
concevoir alors l'intelligence des peuples; elle était la réalisation
extérieure d'un besoin de l'esprit, elle était l'expression de l'unité.

Or, l'unité est le but éternel auquel tend l'esprit humain. Il la veut
en toutes choses et à toutes les époques de la vie; seulement chez
l'homme simple elle n'est qu'une idée, chez le philosophe elle forme
un système. Les progrès des peuples ainsi que ceux de l'individu
peuvent se mesurer à la grandeur de l'unité qu'ils se sont faite. Dans
la haute antiquité l'homme voyait les bornes du monde là où s'arrêtait
l'horizon; et Dieu circonscrivait la personnalité humaine, comme
la vigne enlace de ses flexibles rameaux l'orme de nos campagnes.
Plus tard, en brisant l'égoïsme de son intelligence, il y laissa
pénétrer des phénomènes ignorés; avec les connaissances de l'homme,
s'agrandit aussi l'idée de la nature et de son auteur; et Dieu, adoré
jusqu'alors sous la forme d'une nymphe ou d'un roseau, fut replacé par
le progrès sur le trône de l'univers. D'abord il confond tout dans
une vaste unité; puis il la fractionne en mille autres par l'abus de
l'analyse; et enfin il reconstruit le tout par la puissance de sa
raison. Ignorant, il est superstitieux; l'analyse le rend athée; par
la science, il devient religieux comme Newton. C'est ainsi que sous
les symboles d'or de la nature se cachent les mystères de la destinée
humaine; mystères qui ne se dévoilent à l'humanité qu'à mesure qu'elle
avance dans l'avenir.

Si l'art, si la religion, si toutes les créations spontanées ou
réfléchies de l'esprit humain témoignent de ce besoin d'unité, ce
témoignage éclate plus encore dans l'organisation politique. La société
primitive, telle que nous la voyons s'épanouir en Orient, est une
extension de la famille et rien de plus; et la royauté est fille de
l'autorité paternelle. Les subtiles combinaisons sont indignes du sens
commun de l'histoire.

Les révolutions sociales qui, au sein de la famille, avaient arrêté
l'empiétement égoïste de l'autorité paternelle, se renouvelèrent
plus tard autour de la royauté, quand celle-ci oublia sa mission
providentielle. Héritière du pouvoir du père de famille, la royauté
était le résultat de l'accroissement de l'humanité, et de la
transformation de la famille en la tribu. Tant qu'elle resta dans les
limites de son autorité légitime, et qu'elle présida avec amour à
l'émancipation des peuples, sa volonté ne rencontra jamais un obstacle;
mais lorsqu'elle voulut résister au progrès, et refuser la liberté à
ceux qui la réclamaient et qui la méritaient, ceux-ci lui tinrent
le même langage que le fils avait tenu à son père, et s'opposèrent à
l'extension de son autorité. La royauté fit alors ce qu'avait fait le
père de famille, ce que font tous les pouvoirs quand ils voient expirer
le jour de la domination: elle employa la force. A la force on opposa
la force; et, vaincue dans ce conflit de volontés individuelles, la
royauté fut obligée d'admettre au partage de la souveraineté ceux-là
mêmes qu'elle venait de combattre. Cette seconde aristocratie fut un
nouveau progrès de la liberté.

C'est un fait incontestable: l'aristocratie a été la mère de la liberté
sociale. Les droits que l'aristocratie exigea de la puissance royale
furent ceux que plus tard les peuples réclamèrent de l'aristocratie
elle-même; partout où l'aristocratie n'a pu éclore et restreindre la
volonté égoïste de la royauté, là règne un profond despotisme. Voyez
l'Orient.

Mais cette nouvelle aristocratie, qui partage actuellement avec
la royauté les droits de la souveraineté politique, comment se
conduira-t-elle à son tour avec ceux qui plus tard viendront
aussi frapper à la porte de l'état, et demander leur émancipation?
Sera-t-elle assez juste pour leur tendre une main fraternelle, et pour
les introduire sans résistance dans la légalité? Non; elle voudra
également se perpétuer au pouvoir, et elle ne renoncera à la jouissance
de ses priviléges qu'après avoir été vaincue par la majorité. C'est
par une suite de semblables révolutions, c'est en élargissant
successivement le cercle du progrès, c'est en passant de la royauté
pure à une petite aristocratie, de celle-ci à une plus grande, que
l'humanité chemine dans l'histoire, jusqu'à ce que la résistance de
ceux qui dominent devenant trop forte, il arrive une de ces grandes
catastrophes sociales, qui bouleversent et renouvellent tout.

Le dix-huitième siècle a été un grand tribun, dont la magnifique
parole retentira loin dans l'avenir; mais il fut trop passionné pour
avoir été impartial. Saisi d'une haine profonde contre une société
avilie qu'il voulait reconstituer, il étudia l'histoire avec un cœur
courroucé et un esprit aveuglé par de mesquines préoccupations. Pour
lui, tout ce qui s'était accompli depuis la chute du paganisme n'avait
été que le pillage du monde civilisé par la barbarie; il ne voyait dans
la féodalité que le règne de la force et la négation de la moralité
humaine; aussi traversa-t-il le moyen-âge l'âme remplie d'un sentiment
de terreur et de dégoût, et il courut bien vite se jeter dans les bras
de la radieuse antiquité. Épris d'un amour ardent pour ses turbulentes
démocraties, il se plaisait à la lecture de leurs annales comme à
celles d'un poëme héroïque. Plutarque et ses grands hommes fut le livre
chéri du dix-huitième siècle. Il parcourut ces pages vénérables de la
belle humanité avec un plaisir indicible; puis, il tira imprudemment
ces larges physionomies du cadre social qui les contenait et les
expliquait, et il se les offrit comme des symboles dignes de son
adoration. La Grèce et ses vives populations, Rome, ses conquêtes et
ses sanglants orages, lui parurent contenir l'expression la plus élevée
de la liberté humaine. Il ne s'aperçut pas, tant il était fasciné par
les beautés de l'art antique, que, dans cette Athènes, si glorieuse et
si belle, la volonté sociale émanait exclusivement de l'aristocratie de
la cité! il ne vit pas, dis-je, que, sous cette population souveraine
et absolue, qui jugeait en dernier ressort toutes les grandes questions
de la patrie, gémissait un monde d'infortunés esclaves, livrés comme de
vils animaux aux caprices du citoyen! Oui, il ignorait que ce superbe
Athénien, qui allait sur la place publique applaudir Démosthènes,
avait, dans sa maison, dans ses terres, comme un seigneur féodal, cent
malheureux occupés à labourer ses champs, et à préparer son dîner.
Enfin le dix-huitième siècle méconnut cette profonde vérité: que la
civilisation antique ne touchait que la superficie de la société; que
l'homme y était toujours immolé au citoyen; qu'il n'y était libre
qu'autant qu'il partageait la souveraineté, et que cette souveraineté
était tout entière dans les mains d'une faible minorité.

De cette fausse appréciation de la marche de l'humanité, il résulte
deux faits qui caractérisent le dix-huitième siècle, et qui ont eu
sur la révolution de 89 une influence remarquable. Du moment où les
philosophes furent convaincus que la liberté avait atteint, il y a deux
mille ans, sa plus large portée; et que le progrès, épouvanté de la
chute de la société antique, s'était arrêté sur les lèvres éloquentes
de l'art grec et romain, ils durent être forcément persuadés que pour
raviver le corps social, il n'y avait que deux moyens possibles:
déblayer le sol de l'Europe de tout ce qu'y avait apporté le tourbillon
des peuples du Nord, ramener ensuite les nations modernes aux formes
sévères de l'antique démocratie. L'influence d'un point de vue
historique sur les affaires de la vie est si grande, qu'en laissant
échapper le sens de l'esprit social de l'antiquité, le dix-huitième
siècle fut contraint de méconnaître la grande loi progressive du
genre humain. La question ainsi posée, il dut tout entreprendre
pour dépouiller nos vieilles nations chrétiennes de leur enveloppe
séculaire, et croire qu'une fois mise à nu, il serait facile de les
couvrir d'un pallion grec ou d'une toge romaine. Il ne pouvait douter
un seul instant de la maturité des masses à recevoir la souveraineté
politique, puisqu'il était malheureusement convaincu qu'Athènes, Sparte
et Rome avaient été, il y a deux mille ans, de pures démocraties. Voilà
la grande erreur de la philosophie du dernier siècle, erreur dont nous
verrons les résultats dans la suite.

La révolution de 89, fidèle en tout point aux doctrines philosophiques
du dix-huitième siècle, déplaça la source de la souveraineté, et la fit
surgir de la volonté des masses. _Les hommes sont égaux devant la loi
de Dieu_, avait dit le Christ; _les hommes doivent être égaux devant
la loi des hommes_, lui répond Mirabeau dix-huit cents ans après; et
au bruit de cette ineffable parole, l'aristocratie française s'enfuit
pour jamais dans les entrailles de la nation. C'est ainsi qu'à travers
les siècles, qui passent comme des ombres légères, se complètent les
pensées civilisatrices. Chaque peuple paraît à son tour sur la scène du
monde, où, par la bouche de ses sages et de ses artistes, il formule le
progrès.

D'abord, l'assemblée constituante porte sa main vigoureuse sur toutes
les parties de la vieille société, et débarrasse le sol de cette foule
de droits féodaux que réprouvait la raison. Puis avec une admirable
intelligence, elle se saisit de toutes les branches de l'administration
publique, et jette sur la France un réseau de lois qui portent en tout
lieu la vie et l'unité. Cette restauration des lois organiques; cette
simplification des rouages administratifs; cet esprit d'unité, répandu
sur toute la surface du pays; cette réhabilitation de l'homme et de
ses droits civils; cette justice distributive, égale pour tous et pour
chacun: voilà l'œuvre immortelle de la Constituante, œuvre depuis
long-temps préparée par les progrès de l'esprit humain.

Nous l'avons déjà dit; deux seuls principes peuvent légitimement
gouverner le monde: le principe primordial de la tutelle gravée dans
le cœur de l'homme, qui du père de famille passa à la royauté, de
celle-ci à une aristocratie, et ainsi de suite, comme le filet d'eau
qui, du sommet des hautes montagnes, tombe de cascade en cascade et va
se perdre à l'océan; et celui de la souveraineté nationale. Ces deux
principes sont exclusifs, et ils arrivent à des époques différentes.

Quel que soit celui de ces deux principes qui constitue la société,
elle se compose toujours de deux parties: la partie morale où réside
le gouvernement et la conscience du corps politique, et la partie
inférieure et végétative où se débattent les individualités. On peut
améliorer la seconde, simplifier ses relations avec l'état, la mettre
en harmonie avec les nouveaux besoins sans toucher à la partie morale,
sans déplacer la souveraineté: ces mouvements arrivent très fréquemment
dans la société matérielle, et portent dans l'histoire le nom de
révolution politique. L'assemblée constituante venait d'accomplir la
plus grande révolution politique des temps modernes, et de réorganiser
en toutes ses parties la société matérielle. Il s'agissait de savoir
maintenant si la raison des masses était arrivée à ce point de maturité
indispensable, pour présider à ses propres destinées; s'il était
temps de remettre au peuple sa robe virile? Cela n'était pas douteux
pour l'assemblée constituante, et d'une voix qui troubla le monde,
elle proclama la souveraineté des peuples. Il restait à réaliser ce
principe, à l'affermir dans la société. En face d'une monarchie aussi
vieille que la nation, pleine de respect pour un roi simple et honnête
homme, la main de l'assemblée hésita à l'achèvement de son œuvre; elle
eut l'incroyable simplicité de confier à une royauté de dix siècles la
garde de la souveraineté du peuple, rapprochant ainsi deux principes
inconciliables, dont l'un ne doit la vie qu'à la mort de l'autre. Ici
est la faute, ici se voit la fatale influence de la préoccupation
historique du dix-huitième siècle. A trois cents ans d'intervalle,
l'assemblée constituante commet la même erreur que le concile de
Constance, qui, après avoir réformé l'église en son chef et dans ses
membres, s'avise de réserver au pape le droit de convoquer le concile!
défaisant d'une main ce qu'il avait fait de l'autre.

L'infortuné Louis XVI, trompé par la dignité mensongère que lui avait
conservée la constitution de 91, cherche de toutes parts l'autorité
qui est inséparable de la royauté, et il ne trouve que résistance
et mépris. Abandonné de tous les siens, assis sur un trône solitaire
comme une victime expiatoire, il entend gronder la voix formidable des
factions qui lui imputent les crimes qui sont le résultat inévitable
du pacte social qu'on lui a imposé, et il paie de sa tête l'erreur de
l'assemblée constituante. A sa mort, la confusion s'empare des choses.
Il se fait un horrible mélange de toutes les vérités sociales. Les
peuples se précipitent dans un gouffre de fange et s'égorgent sur le
cadavre de la royauté. L'esprit humain, privé tout-à-coup de sa foi
antique, court comme un démon déchaîné à toutes les aberrations; il
renverse tout ce qui s'oppose à ses fureurs, et, la torche du fanatisme
à la main, il salit les pages de l'histoire de l'humanité des plus
dégoûtantes bacchanales. Deux partis surgissent de ce chaos mémorable,
qui, comme les génies du bien et du mal, se disputent l'empire du monde.

L'un, composé des plus nobles intelligences, fils des progrès du
temps, nourri de l'histoire et de la philosophie des nations; fort par
son éloquente parole qu'anime un profond amour de la patrie; mélange
de grâce et d'élévation, de force et d'atticisme, il résume dans
son bataillon sacré toute la civilisation française. Les Girondins,
généreux vainqueurs d'une aristocratie séculaire, prêtent une oreille
attentive aux cris des vaincus, et ne veulent pas qu'on les abandonne à
la rage de la basse démocratie. Ils savent bien que le sang versé par
les factions enfante des martyrs, et qu'on n'efface pas une vieille
société d'un coup d'éponge. Âmes naïves et sincères, ils veulent que
toutes les voix de la patrie se groupent autour de la souveraineté
nationale, et que la révolution se rattache à la chaîne du passé. Point
de hache, point de proscription, paix, miséricorde, égalité et justice
pour toutes les classes, pour tous les individus! Mais, illustres et à
jamais déplorables victimes de leur propre faiblesse, ils succombent
faute d'énergie et de prévoyance sous les coups d'une faction
sanguinaire qui, s'élançant du bas-fond de la société, vient plonger
ses griffes de fer dans le sein de la France.

La Montagne, terrible expression de l'égoïsme démocratique, sanglante
révélation de nos misères, mémorable enseignement qui doit nous
apprendre que d'horreurs on peut commettre au nom des plus saintes
vérités! ramas d'ignobles écoliers, misérables phraseurs nés de la
poussière scolastique du dix-huitième siècle, ils n'auraient pas su
administrer un village en respectant l'humanité. Sans connaissance du
passé, sans intelligence des besoins de l'avenir, ils prennent pour
symbole d'un siècle d'industrie, les sales guenilles des misérables;
et ils voudraient étouffer trente millions d'hommes sous des formules
lacédémoniennes. Écoutez-les, dans leur langage ordurier et bouffon;
ils n'ont que des insultes pour leurs victimes, et que des abstractions
de collége pour ceux qui leur demandent la paix et le bonheur! Oh! les
sublimes législateurs! qui répondent à coup de guillotine à la moindre
objection qu'on leur fait! Oui, la Montagne sera toujours l'exécration
des nobles cœurs et des esprits élevés; elle est à l'immortel principe
de la souveraineté nationale ce que la Saint-Barthélemy fut au
christianisme, la profanation d'une vérité de l'esprit humain. Née des
erreurs du dix-huitième siècle sur l'antiquité, la Montagne immola
des milliers de victimes avec des phrases de rhéteur; elle égorgea la
liberté, et la livra à la volonté d'un soldat heureux.

L'empire ne change rien à la question des principes. Pouvoir
révolutionnaire et sans légalité, il réunit, d'une main vigoureuse et
habile, les éléments fécondants de la révolution de 89. Il organise
la société matérielle jusqu'alors si maltraitée, arme la cité d'une
force nécessaire pour la garantir des intérêts individuels, et il va
sur les champs de bataille défendre la France nouvelle contre l'Europe
monarchique.

En 1814, la maison de Bourbon remonte sur le trône de ses ancêtres, et
avec elle le principe primordial de la tutelle. Elle se ressaisit de
la souveraineté inhérente à la véritable royauté; et, si elle juge à
propos d'accorder aux besoins des temps quelques libertés, c'est comme
une concession de sa toute-puissance quelle pourra absorber, quand elle
le jugera bon. Cette absorption qu'elle essaya l'étouffa en 1830.

La révolution de juillet, en renversant la restauration, a voulu
reprendre à la royauté le principe de la souveraineté et le replacer
dans la nation. Les hommes qui depuis quinze ans avaient manœuvré
dans le cercle de la Charte royale de 1814, et qui avaient fait à la
monarchie légitime cette facile, cette grammaticale opposition; ces
hommes, dis-je, furent bien effrayés à la vue de la victoire populaire
qu'ils étaient loin d'avoir prévue; et, satisfaits de la proscription
de la branche aînée, ils s'empressèrent de ramasser pièce à pièce les
mille fragments du gouvernement détruit, et, soufflant de leurs petits
poumons sur ce tas de brisures, ils s'en firent un ordre social tout
juste assez grand pour les héberger, laissant le peuple vainqueur
aboyer à la porte.

Ce livre n'est point un pamphlet. Philosophe, nous cherchons dans
l'étude de l'histoire à découvrir ces grands principes qui sont la base
des sociétés. Nous n'ignorons pas qu'entre ces époques mémorables, où
l'homme, dépouillé de ses vieilles croyances, cherche à reconstruire le
monde à sa nouvelle image, il y a des moments terribles d'hésitation
et de souffrance, de force et de faiblesse, pendant lesquels
l'humanité, désertant les temples d'une voix qui expire, s'avance
lentement dans l'avenir; et que souvent elle revient se pencher
douloureusement sur les débris du passé qu'elle inonde de ses larmes.
Les gouvernements, qui alors s'emparent de la société matérielle pour
donner le temps à la pensée de préparer sa nouvelle demeure, sont très
utiles; mais leur existence est attachée à la durée des besoins qui
les avaient appelés. La Charte de 1830 n'a aucun de ces caractères de
grandeur et d'unité qui décèlent une institution forte: c'est une halte
de la société matérielle qui, dans l'incertitude du chemin qu'elle doit
suivre, attend le retour de ses éclaireurs pour continuer son voyage.

On comprend le but de ce livre. C'est l'étude d'un homme indépendant
qui, sans aucune préoccupation politique, cherche à pénétrer dans la
vie intime de ces fractions sociales qui composent une nation, à y
saisir le trait qui les caractérise, et à prendre acte des éléments
qu'elles déposent dans la moralité d'un peuple. L'auteur a voulu tracer
un page de l'histoire de son temps: La critique lui apprendra s'il a
réussi dans ses efforts.



II.

DE LA FRANCE.


Au sein de la famille européenne, parmi ces nations qui naquirent
des dépouilles de l'empire romain, et que la voix du christianisme
arracha à la barbarie, il est un peuple fort et puissant, indomptable
à la guerre, actif, laborieux dans la paix, gai, spirituel, à la
physionomie douce, vive et légère, aux formes sveltes, élégantes, à
l'abord facile et communicatif, au parler bref et sentencieux: c'est le
peuple français.

La nature, qui semble ne livrer à l'humanité ses innombrables arcanes
qu'à mesure que celle-ci se rend digne de les comprendre, tient encore
caché à nos yeux avides le mystère de l'individualité des peuples.
Grande est la préoccupation du sage, lorsqu'en jetant les yeux sur
cette terre, il voit ces milliers de nations, filles d'un même dieu,
toutes marquées au front du sceau de la même famille, et chacune
distinguée par un trait particulier; toutes soumises aux mêmes peines,
aux mêmes besoins, naissant dans la douleur, mourant dans la douleur,
et chacune parcourant un sentier unique dans la vie, et chacune
laissant un passé qui lui est propre! Ce n'est pas seulement un peuple
qui diffère d'un peuple, c'est la caste qui se dessine dans un peuple,
c'est la famille dans la caste, c'est l'individu dans la famille, c'est
l'individu qui diffère de l'individu. Quelle est donc la cause suprême
qui tira de l'unité primitive de la création, cette éclatante variété?
Quel est celui qui du type éternel de la race humaine, fit surgir ces
insaisissables physionomies qui frappent et vous étonnent? Comment
sur cette face d'homme si simple a-t-on su écrire tant d'incroyables
choses, _cosi dolci accenti, cosi orribili favelle_!

Les phénomènes du monde qui enveloppent et pénètrent l'homme de toutes
parts, ont dû modifier sa flexible nature; mais leur influence a été
plutôt physique que morale. Ce n'est pas dans la langue de Monton
de Montesquieu que nous trouverons le principe qui constitue la
nationalité; c'est par les idées qu'un homme diffère d'un homme, et
c'est par les idées qu'une société se distingue d'une autre société.
Lorsque deux intelligences s'abreuvent à la même source, que deux cœurs
vibrent à l'unisson, que deux âmes versent dans la même coupe et leurs
joies et leurs douleurs; alors il y a paix, il y a harmonie, il y a
société. Un peuple est une réunion d'individus qui pendant des siècles
ont vécu de la même idée, respiré sous le même ciel, pleuré sur la même
terre, prié le même dieu. Otez à ces peuples la pensée commune qui les
sustente et le temps pendant lequel ils s'en sont nourris, et il n'y
a pas de raison pour qu'un Turc ne soit un Anglais, qu'un Français ne
soit un Chinois. Les nations sont filles du temps et de la communauté
de souvenirs. C'est par les souvenirs que vivent les peuples, et qu'ils
nourrissent l'amour de leur indépendance. C'est contre les souvenirs
que se brisent les conquérants et les despotes; c'est à rompre cette
chaîne de la pensée nationale que tendent leurs efforts, et c'est à sa
résistance que nous devons la gloire de l'humanité. _On n'emporte pas
la patrie sous la semelle de ses souliers_, a dit Danton: ce mot est
admirable de vérité. Non, on n'emporte pas la patrie! La patrie n'est
ni dans la richesse, ni dans la puissance, ni dans les abstractions
des philosophes. Elle est dans les lieux qui vous ont vu naître, dans
la chaumière où vous avez été bercé, dans le ruisseau qui serpente
au bas de la colline, dans le chant maternel. Elle est dans ces
ineffables souvenirs des premiers jours de la vie qui se gravent en
vous, s'attachent en vous, se font chair, se font os, grandissent et
meurent avec vous, et vous suivent depuis l'échafaud jusque sur le
trône du monde. L'esprit humain peut s'étendre, parcourir l'immensité
de l'espace, aller s'asseoir à côté même de Dieu; l'individu ne pourra
jamais quitter le coin de terre où il essaya ses premiers pas, où il
versa ses premières larmes, car il y tient par le fil des souvenirs.
Homme! par ta pensée, tu peux être le citoyen du monde; par tes
souvenirs, tu n'es qu'un faible roseau qui ne saurait vivre loin des
bords qui baignent tes racines. O Providence, que tu es belle!

La raison ne se laisse borner ni par une pierre, ni par un poteau; elle
s'indigne de tout ce qui est mal, du knout dont on frappe le Russe,
comme de l'oppression de l'esclave indien, sous la main républicaine de
l'épicier de l'Amérique. Les souvenirs, au contraire, sont arrêtés par
toute chose, par une haie, par un fossé; ils tiennent à une feuille,
à un arbre; ils s'épandent autour de vous, se multiplient en mille
rameaux, s'impriment sur tous les objets. C'est le fauteuil de votre
aïeul, c'est la grande allée du château, c'est la mousse qui croît sur
un vieux mur, c'est un baiser de mon amie d'enfance. L'humanité est
une par la raison, elle est multiple par les souvenirs; la science
est une, parce qu'elle est fille de la raison; mais la poésie est
variée comme la nature, parce qu'elle naît dans le cœur de l'homme
doux, berceau des souvenirs; la poésie est intraduisible, car elle est
l'expression intime de l'individualité; mais une vérité mathématique
est à Paris ce qu'elle est à Philadelphie.

En tout temps et en tout lieu, qu'est-ce que l'aristocratie? des
souvenirs que se transmettent cinq ou six générations de familles;
qu'est-ce qu'une famille? encore des souvenirs. Aussi la puissance
destructive de la révolution fut-elle obligée de s'arrêter devant les
souvenirs; elle a pu enlever à la noblesse sa prépondérance politique,
mais il lui a été impossible d'anéantir l'aristocratie: il aurait
fallu effacer l'histoire de France. Jamais le Portugais ne voudrait
faire partie de la monarchie espagnole; aucune réforme politique ou
religieuse n'éteindra la haine que les Irlandais portent à leurs
conquérants; et le gouvernement autrichien serait aussi libéral qu'il
est cruel et oppresseur, que l'Italie n'en serait pas moins son plus
implacable ennemi. C'est que les souvenirs sont une source intarissable
dans laquelle les peuples retrempent leur individualité; c'est que les
souvenirs sont à l'humanité, ce que l'attraction est au système du
monde.

L'attention de l'homme est faible et circonscrite dans sa puissance;
et toutes les sciences sociales ont proclamé que de la division du
travail, dépendait la perfection dans les arts et la richesse des
nations. Si la pensée humaine se divise en facultés ayant chacune sa
sphère d'action, si dans la société chaque individu se voue à une
industrie particulière, dans l'humanité chaque peuple a sa mission et
sa spécialité dans l'œuvre du progrès. L'intelligence se divise en deux
grandes parties: celle de la conception, et de la réalisation. Passer
du monde de l'abstraction à celui de la réalisation, traverser ces
Thermopyles de la raison, détacher l'idée du vague qui l'enveloppe,
la dépouiller de tout caractère dogmatique, et la réaliser sans
secousses et sans orages, c'est l'œuvre de l'artiste, c'est toute la
civilisation. Certains hommes sont propres à la conception, certains
autres à la réalisation; rarement la même tête réunit ces deux
avantages: il en est de même parmi les peuples.

La Grèce, par exemple, fut dans la haute antiquité la nation
réalisatrice par excellence. C'est dans son sein que naquirent les plus
grandes vérités sociales; elle les couva avec amour et les livra à
l'humanité, belles et puissantes. La Grèce ne créa presque rien; elle
reçut de l'Asie le germe de toutes choses. Mais il fallait à ce germe,
pour fructifier, l'intelligence des peuples helléniques. Ce ne sont pas
les bataillons d'Alexandre qui ont conquis l'Asie, c'est l'esprit de
la Grèce; c'est lui qui brisa la tiare du grand roi. Rome succéda à la
Grèce, dans la propagande sociale. Celle-ci expirait sous le despotisme
des rois macédoniens. Rome prit dans sa main toute la civilisation
antique, et y grava son image. Les républiques de la Grèce étaient
intelligentes, mais leur moralité était partielle et locale. Rome
résuma dans sa puissante synthèse ces fractions de vérités, dont elle
tira ce droit italique qui, mis au bout de son épée, devint la loi du
monde. Enfin, un cri de l'humanité souffrante enfanta le christianisme
qui, déchirant l'enveloppe patricienne du droit romain, appela toutes
les nations à la table d'un seul et vrai Dieu.

Soit qu'on remonte à la race gauloise, soit qu'on s'arrête après
l'assimilation des Francs dans le peuple conquis, ce qui toujours
distingue la nation française, c'est une grande bravoure, une fastueuse
intrépidité, l'amour de la guerre et le mépris de ses dangers. Vaine,
bruyante, pour apaiser sa sensibilité nerveuse et occuper son excessive
mobilité, il faut qu'elle piaffe, qu'elle agisse, qu'elle brandisse
sa grande épée, qu'elle soulève sous ses pas des tourbillons de
poussière, et qu'elle se jette tête baissée dans la mêlée des combats.
Ne lui demandez ni trop de discipline ni trop d'obéissance; fière,
raisonneuse, elle remplit les camps du bruit de ses paroles, frémit
sous la main de ses capitaines et s'échappe des rangs. Ce ne sont pas
les dépouilles de l'ennemi qu'elle cherche dans les combats; c'est la
gloire! Ce ne sont pas des conquêtes qu'elle veut, mais des trophées!
Pour elle, tout n'est pas de vaincre, mais de vaincre avec honneur,
avec éclat; elle méprise les ruses de la guerre, la science de la
conservation; elle aime le courage qui s'immole, la force qui brise et
renverse. Aussi affectionne-t-elle les combats singuliers, les luttes
individuelles, les courses vagabondes, les guerres aventureuses. Voyez
ce fier Gaulois nu jusqu'à la ceinture, faisant parade de sa large
poitrine, montrant ses bras nerveux, se balançant comme un palmier sur
ses hanches saillantes, s'avancer, ainsi désarmé, contre une forêt de
piques romaines? Rien n'est changé en lui, et trente siècles après il
dira à la bataille de Fontenoy: _C'est a vous de tirer les premiers,
messieurs les Anglais!_

Les guerres entreprises par la France ont un caractère de générosité
naïve qu'on ne rencontre nulle part. Au moindre mot elle court aux
armes, et ne s'inquiète ni du but de la guerre ni de l'avantage qu'elle
en pourra tirer. Il lui suffit qu'il y ait des coups de lance à donner
et des lauriers à cueillir. Il n'y a pas de rivage qu'elle n'ait
franchi, pas un pouce de terre qu'elle n'ait foulé sous ses pas, et
cependant, jamais elle n'a pu conserver une conquête hors du cercle de
sa nationalité. Vingt fois elle fut maîtresse de l'Italie, et vingt
fois elle en a été chassée par un ennemi moins brave et moins généreux:
c'est qu'elle manque de suite dans ses plans; c'est que ses idées sont
rapides comme la foudre, et que sa tête étant le passage des progrès
de l'humanité, elle n'a pas la constance des peuples retardataires;
c'est que trop préoccupée de l'idée générale, elle néglige le fait
particulier. Mais aussi, c'est dans sa moralité que gît sa véritable
puissance. Que lui importent les conquêtes matérielles, elle qui domine
par la sympathie qu'elle inspire? Elle n'a qu'à dire un mot, et les
nations s'agitent et se groupent autour d'elle comme une armée en
bataille! La riante physionomie du Français, sa pénétrante parole, sa
vivacité, sa lucide intelligence, son courage, son désintéressement,
son amour pour le faste, les femmes et les plaisirs; toute cette allure
de bon compagnon sont des qualités qui lui attachent les peuples et lui
donnent un caractère particulier.

On sait combien les Gaulois aimaient à se vêtir d'étoffes rayées, aux
couleurs vives et tranchantes, à se parer déchaînés, d'anneaux et de
colliers d'or; ce goût s'est perpétué dans la nation. Dès le treizième
siècle, il avait frappé l'empereur Frédéric II; il servit de thême aux
prédicateurs de tout le moyen-âge; il fut raillé par les satiriques et
mis en scène par Molière; cependant il vit encore et vivra toujours.
C'est qu'il est un des éléments fondamentaux de la personnalité
française. Le goût exquis de ce peuple pour l'élégance du costume, sa
rare délicatesse dans le choix et la distribution des ornements, sont
connus de l'Europe, et aujourd'hui les modes parisiennes sont celles du
monde. Le Français est vain; il veut briller, plaire, jouer un rôle;
de là son aimable frivolité et l'attention presque féminine qu'il
met à orner sa personne de cent colifichets. Ce n'est pas la valeur
intrinsèque des objets qui le séduit, c'est leur valeur relative; ce
n'est pas par la richesse des habits qu'il se distingue, mais par leur
élégance; tout est forme en lui, tout est valeur de convention. De là
dérive également son penchant très remarquable, pour la société des
femmes.

La femme émancipée par le christianisme n'a jamais été véritablement
libre qu'en France. Il est vrai qu'en France on l'a déshéritée de tout
droit politique, mais en revanche on lui a donné la royauté de la
famille. La femme est l'élément fondamental et primitif de la société.
Partout où elle est esclave règne le despotisme; partout où les lois
ou les mœurs l'élèvent au rang de l'homme, là existe une certaine
liberté. La femme est toute actuelle, ses peines et ses plaisirs sont
instantanés; le passé lui échappe comme une ombre légère, et elle ne
comprend l'avenir que du jour où Dieu la rend mère. C'est par le cœur
qu'elle juge le monde, et ses regards s'arrêtent presque toujours
à la surface des choses. Aussi aime-t-elle l'éclat et le mouvement
extérieur; aussi veut-elle que pour lui plaire, l'homme se transforme
en valeur sociale, qu'il monétise son intelligence, qu'il descende
de son moi égoïste, et qu'il traduise sa capacité en faits utiles et
palpables. Elle ne comprend rien à l'abstraction et ne s'intéresse
qu'à la réalité; elle aime la puissance, mais la puissance qui se
manifeste; elle recherche la force, mais celle qui sait vaincre. Tout
se coordonne autour de la femme, et le cercle tracé par le bas de sa
robe, est le premier cercle de la légalité.

L'homme ou le peuple qui vit moralement avec la femme subit
infailliblement son influence, qui est toute favorable au développement
de ses facultés sociales. Il y a long-temps qu'on parle en Europe de
la politesse française; et qu'est-ce que la politesse, si ce n'est la
civilisation. Dans le code de la politesse française au dix-huitième
siècle, il y a toute la révolution de 89; car la politesse n'est autre
chose que la loi de l'égalité humaine réduite aux proportions de la
vie ordinaire; aussi il n'y a rien dans la politesse qui ne soit dans
la morale. Le peuple français, qui a tant de condescendance et de
respect pour la femme, est également celui qui a le mieux compris la
science de la vie; il possédait la liberté bien avant qu'on songeât
aux constitutions politiques et à la pondération des pouvoirs. La
société française est très remarquable dans ses lois intérieures
et dans ses minutieuses prescriptions; c'est l'analyse parfaite de
l'activité humaine. Là, tout est prévu, tout est classé; pas un acte
de la volonté, pas une démarche qui ne soit jugée par un code sévère,
connu et admis de tous. Un salon français est le type d'une société
bien ordonnée; il y règne une grande unité dans les manières et dans
le costume. Pas une chaise qui ne soit sur la ligne tracée par la
maîtresse de la maison, pas un bout de cravate qui fasse saillie, pas
une pose qui ne soit celle de tout le monde, pas une parole qui trouble
l'harmonie générale. Toutefois, cette rigoureuse uniformité dans les
actes extérieurs, est accompagnée de la plus parfaite égalité. Une fois
le seuil de la porte franchi, vous êtes l'égal de tout le monde, du
duc, du prince, traité avec les mêmes égards et la même distinction.
Vous pouvez tout dire alors, exprimer toutes vos idées, parce que la
puissance qui vous écoute et que vous cotoyez s'entoure de la politesse
pour rapprocher les rangs et adoucir les distinctions; car c'est
surtout l'unité qui caractérise la société française. Mœurs, langage,
costume, habitations, etc., tout y est soumis; et vous ne pouvez vous
en écarter sans être frappé par le ridicule, arme toute française,
parce que le ridicule est fils de l'unité sociale. Aussi le Français
est-il avant tout imitateur; il veut faire ce que fait tout le monde;
rarement il ose s'écarter du groupe de la majorité. Il se polit, il
s'efface, il est clair, il est aimable, parce qu'il veut qu'on le
comprenne et qu'on l'aime. En littérature, en peinture, dans les arts,
dans les mœurs, dans la politique, il ne voudra que ce qui est large,
ce qui convient à tous les hommes, ce qui est social.

Cette pétulance, ce besoin d'agir, d'aller, d'occuper le monde de sa
personne et de ses actes; cette absence de tout mystère dans les faits
les plus intimes de la conscience; ce penchant irrésistible à parler
haut, à tout dire, à tout avouer, et à livrer son âme aux regards
de la foule; cet amour pour la parure, les femmes et les plaisirs
qui caractérisent la nation française de tous les siècles, sont la
manifestation éclatante d'une faculté de l'esprit humain, de la faculté
de l'artiste, le réalisateur par excellence.

L'esprit de la France est d'une rare et énergique simplicité. N'entrant
pas très avant dans les mystères de la connaissance absolue,
craignant de s'égarer dans les profondeurs de l'être, il reste sur
les bords du monde positif; toujours jeune, il aime les joies de la
terre, le soleil et la nature. Ses conceptions manquent peut-être de
force; il n'a pas le vol audacieux de la spontanéité, mais il est
clair et industrieux. Il ne se tient pas comme l'esprit germanique
dans des cimes inaccessibles, il n'apparaît pas sous de mystérieuses
incarnations; il est facile et sympathique. A peine l'idée y est-elle
éclose, qu'elle recherche les applaudissements de la foule. Il lui faut
de blanches mains, de doux regards qui l'approuvent et l'encouragent.
Éminemment naïve, elle a foi en sa puissance et en sa destinée; elle
aime à se communiquer, à se faire comprendre, à s'entendre répéter par
l'écho des masses. C'est surtout l'étonnante rapidité avec laquelle il
passe de la conception à la réalisation, de la théorie à la pratique,
qui caractérise l'esprit français.

Aucun peuple de nos jours n'a le bras aussi près de l'intellect. Entre
l'abstraction et la forme, entre la pensée et l'art, c'est-à-dire
entre le ciel et la terre, il n'y a pour lui qu'un court passage
qu'il franchit en un bond! La science, dans son incessante curiosité,
a-t-elle soulevé le voile d'une vérité nouvelle? La France demande
aussitôt: _A quoi bon cela?_ Si la réponse n'est pas claire, si le
résultat qu'on peut en attendre n'est pas prochain, la France sourit et
passe outre. Ce qu'elle conçoit aujourd'hui, elle le formule demain.
On pourrait diviser l'Europe en trois parties: le Nord, y compris
l'Angleterre, serait l'abstraction; le Midi, c'est-à-dire, l'Espagne,
l'Italie et la Grèce, la poésie; et la France formerait le saint-esprit
de cette trinité sociale, le bon sens pratique, organe conciliateur qui
se tient sur la grande route de la civilisation, qui prête une oreille
à Dieu et l'autre à l'humanité.

La pensée française est une perpétuelle affirmation, parce que c'est
la pensée de la vie. Elle aime à causer et à partager sa foi. Ne lui
confiez rien, elle le divulguerait aussitôt; il faut qu'elle dise et
formule tout. Depuis la chute de l'empire romain, pas une vérité ne
s'est assise dans la société sans sa participation, c'est elle qui a
raffermi la papauté, qui a été son bras séculier et le soutien de sa
redoutable hiérarchie. Elle a fait les croisades, créé la chevalerie,
les ordres militaires; c'est en France que la féodalité poussa ses
vigoureuses racines; c'est en France que l'architecture gothique
déploya d'abord sa magnificence, et c'est à la France qu'appartient
toute la poésie du moyen-âge. A toutes les grandes époques de
l'histoire, la France s'est levée comme un seul homme pour propager
le progrès! Au onzième siècle, elle fit de la propagande catholique;
au dix-septième, elle prêcha la monarchie; au dix-huitième, elle
démocratisa le monde. Toujours logique, toujours conséquente, aux
accents de saint Bernard, elle entraîne l'Occident au tombeau du
Christ; du _cogito_ de Descartes, elle tire, _l'état, c'est moi!_ de
Louis XIV; et du contrat social de Rousseau, la révolution de 89.

L'idée n'a cours en Europe qu'après avoir été frappée au coin de la
moralité française, et en avoir reçu sa valeur commerciale. Lorsque
Luther s'insurgea contre la monarchie catholique, c'est la France qui
fut le théâtre de cet immortel combat. La papauté savait bien que
si la France acceptait la réforme, c'en était fait de son existence:
aussi l'étreignit-elle de toutes ses forces. Philippe II et Élisabeth
d'Angleterre, ces deux représentants du passé et de l'avenir, se
disputèrent la France comme le gage certain de la conquête du monde; et
si la papauté existe encore, c'est que la France est restée catholique.
L'Angleterre, qui depuis tant de siècles bouillonne dans son île
comme dans une immense chaudière, qui depuis deux cents ans est en
possession de sa trinité constitutionnelle, l'Angleterre n'a rien fait
pour l'humanité. Close dans son moi solitaire, elle absorbe tout ce
qu'elle répand et s'engraisse de sa propre substance. Elle a fait dix
révolutions, tué un roi, créé une république; eh bien! l'Europe n'en
a pas même sourcillé, parce que l'Europe comprenait que l'Angleterre
n'avait rien de sympathique, et que, renfermée dans son égoïsme
national, elle ne possédait rien de ce qui fait palpiter le cœur des
peuples, rien de social. Mais que la France s'avise de l'imiter, et
vous verrez tous les rois de l'Europe la cerner comme une bête féroce.
C'est que la pensée française a la puissance de généraliser; c'est
que le plus petit grain qui tombe dans son sein grandit, devient
chêne immense, et couvre le monde de son ombrage; c'est que la France
est humaine, sociale et veut la propagande. Oui, la France veut la
propagande! Tous les grands pouvoirs qui l'ont gouvernée ont fait de la
propagande; sans la propagande, le Français est le dernier peuple de
l'Europe. Sans physionomie, sans originalité, sans profondeur, il n'est
fort que par son caractère représentatif. Croyez-vous que c'est pour
avoir ergoté sur quelques articles de la Charte que les Manuel, les
Foy, les Benjamin Constant sont admirés de l'Europe? C'est parce qu'ils
défendaient la liberté de l'esprit humain.

Voyez la langue où s'empreint le caractère national! de Ville-Harduin
à Châteaubriand elle ne s'est pas écartée d'un degré de sa forme
primitive. Les mots ont roulé avec les siècles, et ont subi leurs
modifications, mais l'esprit en est resté toujours le même; claire,
transparente, la pensée coule sous la phrase comme le poisson sous
une onde limpide; tout le monde l'y voit circuler; sans détours,
sans mystère, comme la pensée française, elle croit en sa puissance,
elle affirme toujours. Point de proposition possible sans conclusion,
sans un fait, sans une réalisation: le verbe, tout à côté du nom,
comme l'action de la conception, comme l'art de l'abstraction.
Humaine, sociale, tout le monde la sait, tout le monde la parle;
langue éminemment populaire, le substantif y précède l'adjectif, comme
la substance précède la modification, comme le peuple préexiste à
l'aristocratie; vive causeuse, c'est la langue des affaires et de la
vie. Fille de presque tous les dialectes de l'Europe, elle a vu le
jour en même temps que la société moderne: elle a grandi avec elle.
Au douzième siècle, elle est naïve comme les croisades; au seizième,
moqueuse et mordante comme la réforme; au dix-septième, forte et
majestueuse comme la monarchie de Louis XIV; et au dix-huitième,
audacieuse, agressive comme la révolution de 89. C'est surtout sa
prose qui est admirable, rien ne lui est comparable; et la prose,
c'est l'esprit, la force d'une langue, le signe infaillible auquel on
reconnaît les progrès d'un peuple. Enfin, la langue française est
une langue démocratique et de propagande, telle qu'il la fallait à un
peuple social et généralisateur, qui de nos jours est à la tête du
monde civilisé.



III.

DU PARTI ROYALISTE.


Un siècle irrévérencieux, un siècle superbe ébranla de son rire
insultant la foi antique des peuples. La France fut bouleversée, ses
vieilles institutions livrées aux caprices de la foule, et une royauté
aussi ancienne que la nation baigna de son sang innocent le billot
des criminels, qui devint l'autel du monde régénéré. Tout disparut
du sol de la patrie. Les passions s'échappèrent avec un épouvantable
fracas du sein des peuples, comme les vents de la caverne d'Eole, et
emportèrent dans leur sublime orage, mœurs, croyances et sécurité.
Une nouvelle génération, délirante de liberté, rompit la chaîne des
temps, renia le passé, plongea sa main audacieuse dans les entrailles
de l'état, effaça toute distinction sociale, dispersa la famille, jeta
aux vents les cendres de ses pères, et, comme le fossoyeur dans un
temps d'épidémie, elle s'assit en riant sur la charrette qui traînait
à la voirie ses innombrables victimes! puis la révolution s'élance
sur l'Europe féodale, et pendant quarante ans l'asservit à ses lois.
Enfin, les peuples, fatigués du despotisme d'un héros républicain, qui
avait chaussé les brodequins d'or de Charlemagne, rompent les rangs,
et laissent tomber ce colosse qui, parce que sa tête touchait au ciel,
avait oublié qu'il était monté sur les épaules des nations.

La maison des Bourbons revint régner sur la France. Tout pour elle
avait changé d'aspect, lois, mœurs, langage, jusqu'au palais de ses
ancêtres. La vieille France n'était plus, on ignorait même qu'il
existât une postérité de Louis XIV. La nation était divisée en deux
camps formidables; l'un nombreux et vaincu, mais après cinquante ans
de victoires; l'autre faible et souffrant, mais appuyé d'un million de
bayonnettes étrangères; c'est entre ces deux partis qu'apparut Louis
XVIII, la charte à la main, les sommant d'oublier tout ce qui s'était
passé, et de fondre dans un harmonieux ensemble la société nouvelle.
Il était de l'intérêt des émigrés d'accepter cette transaction, et de
reconnaître les changements faits si douloureusement par la révolution;
de se mêler dans les rangs de la nation et de réchauffer leurs vieux
os à son souffle puissant. Mais le royaliste inflexible recula
devant cette fusion; étourdi par le bruit discordant de tant de voix
inconnues, il s'enfuit épouvanté et court s'enfermer dans son vieux
castel, où, sous l'âtre seigneurial, il se prosterne devant Dieu et son
roi, les uniques symboles de sa croyance.

Cependant, l'esprit innovateur de 89 marchait en avant; il se faisait
jour par toutes fissures de la monarchie légitime; il frappait de son
fouet tout ce qui s'opposait à son passage: il fallait ou se faire le
compagnon de son voyage, ou périr sous les roues de son char. Mais
le royaliste, plongé dans la contemplation de ses vieilles idées,
n'entendait pas la révolution qui grondait au dehors et qui faisait
résonner son sabre impérial sur le pavé des cités. Inébranlable dans
ses sentiments, il détournait les yeux d'un siècle inconcevable; il
se serrait contre l'autel sacré de la famille, et il abandonnait
Ilion en proie à ses vainqueurs. Mais son fils, ne pouvant résister
aux illusions de son âge et de son époque, se tenait sur le seuil de
la maison paternelle, d'où il contemplait le mouvement du siècle; et
prêt à se mêler à la foule joyeuse qui passe, il s'arrête à la voix
languissante de son père qui lui dit: O mon fils! où vas-tu!...

Lorsque dans le sein de l'humanité éclate une de ces révolutions que
nécessite la marche des idées, la génération contemporaine, celle qui
réalise le progrès, est rarement aussi pure que le principe dont elle
est l'expression. Toujours la pensée générale est torturée dans le cœur
de l'homme, toujours la liqueur se ressent de la corruption du vase. Ce
n'est que bien long-temps après, lorsque la société a étanché le sang
de ses blessures, que se fait sentir le bien de la réforme, et que les
actions s'harmonisent avec les doctrines. La génération révolutionnaire
de 89, animée d'abord d'un sentiment noble et juste, voulut débarrasser
l'état d'abus intolérables, sans porter atteinte aux existences
individuelles, sans toucher aux bases fondamentales de tout corps
politique. Mais irritée par la résistance des vieux intérêts, enflammée
par une prompte victoire, elle dépassa le but qu'elle s'était proposé.
Entraînée par son élan, enorgueillie de sa nouvelle puissance, elle
voulut tout refaire, tout changer. Dépouillée de tout principe, sans
rien de fixe dans la conscience pour résister au torrent, la génération
de 89 fut l'écolière imbécille de tous les sophistes, l'esclave de tous
les fourbes qui voulurent la commander. Elle se laissa égorger par la
Montagne, avilir par le directoire, caserner par Napoléon. Elle avait
proclamé la liberté, juré de maintenir dix ou douze constitutions,
détruit la noblesse, tué la royauté, proscrit les prêtres catholiques;
on déchira ses constitutions, on l'empêcha d'écrire et de penser, on
lui imposa un nouveau roi, une nouvelle noblesse, de nouveaux prêtres;
on la fit aller à la messe. Flétrie par tous les gouvernements, elle
tomba de chute en chute dans la plus vile abjection; on en fit de
la chair à guillotine, de la chair à canon; elle se vautra dans les
antichambres de tous les gueux enrichis, de tous les fripons échappés
au gibet; et de nos jours encore ses restes impurs salissent le palais
de la royauté nouvelle!

Dans ce mémorable naufrage de la société française, dans cette immense
déroute où chaque soldat, ayant perdu son drapeau, errait au hasard
et expirait isolé, il est beau de voir le royaliste ferme dans ses
sentiments politiques, inébranlable dans ses croyances religieuses,
ne se laisser abattre ni par l'exil, ni par la spoliation, ni par la
misère; croire à la royauté malgré les succès de la république, croire
au catholicisme malgré les philosophes et les jacobins, croire à
la légitimité malgré sa chute de tous les trônes de l'Europe; ne se
laisser décourager ni par les victoires de la Convention, ni par les
conquêtes de l'empire; regarder sans fléchir les antiques dynasties
se prosterner aux pieds d'un plébéien, et se disputer l'honneur de
lui baiser ses bottes impériales; résister aux appas du génie et de
la gloire; et, malgré tant de revers, s'attacher pour jamais au culte
du malheur, au culte d'une famille infortunée! Cela est beau, cela
est admirable, et le sera éternellement! Eh! qui le nie? Le parti
royaliste n'a jamais compris son époque; il s'est heurté en insensé
contre d'insurmontables obstacles; avec plus de clairvoyance et moins
d'entêtement, il aurait tout concilié: ses croyances et ses intérêts,
le bonheur du pays et la consolidation de la légitimité. Cela est
incontestable, en le considérant comme parti politique; mais comme
homme, que la pose du royaliste est noble, que son regard est doux
et ferme, au milieu de ce débordement, dans cette orgie des passions
populaires, dans ce pêle-mêle, dans cet avortement de tant de systèmes,
de tant de religions, de tant de réformes! L'esprit du philosophe
s'arrête avec bonheur sur cette physionomie du royaliste, si calme,
si souffrante, si dévouée, si pleine de foi et d'amour, qui refuse un
mensonge quand un mensonge peut la sauver; qui résiste à l'éclat des
faux dieux, aux paroles captieuses des faux prophètes, aux séductions
de la victoire et de la prospérité; et qui souffre et meurt pour Jésus
et pour ses rois!

Comparez le royaliste à ces hommes de l'empire, à ces soldats
républicains qui immolèrent la république; et qui, après s'être gorgés
des dépouilles du monde, trahirent le héros qui les tira de la boue,
et qui couvrit leur nudité d'un manteau ducal! il y en eut jusqu'à
trois qui s'immortalisèrent à le suivre sur son île solitaire; tout le
reste se coucha à plat-ventre devant la légitimité. L'un s'en fit le
suisse, un autre le bedeau, un autre le gendarme; tous renièrent la
révolution et ses principes. Puis ils abandonnèrent la restauration; et
aujourd'hui ils font de l'aristocratie en mauvais français, au bruit
des éclats de rire et des sifflets de l'Europe! Comparez et jugez!

Chez tous les peuples du monde, il a toujours existé une classe
d'individus qui, par leurs richesses, leur gloire ou celle de leurs
ancêtres, se distinguaient de la masse nationale, et constituaient
quelquefois un corps nombreux et puissant. Les sociétés ne se fondent
et ne se consolident que par la bravoure et le génie de quelques
hommes, dont le nom et les travaux passent à la postérité. Rien ne se
fait de grand sans le peuple; mais il faut une main qui le guide et qui
économise sa puissance. Or, pour que la société trouve des hommes qui
se vouent à son salut, de ces hommes qui s'enfoncent dans la mêlée des
combats et se brûlent le poing au brasier de Porcenna, il faut qu'elle
les honore, qu'elle les salue, qu'elle les désigne du doigt et leur
dise: «Votre gloire rejaillira sur vos proches; après vous, vos enfants
seront illustres et honorés.» Il n'y aurait pas de société possible
sans ce sentiment de conservation qui est au fond de notre cœur.
L'homme, ce fragile et passager symbole d'une pensée éternelle, veut
rester sur la terre le plus long-temps possible; il veut y laisser au
moins la trace de ses pas. L'espoir de l'immortalité de l'âme, l'amour
de la paternité ne sont qu'un développement de ce sentiment social. On
ne creuse pas un fossé, on ne plante pas un arbre, que ce ne soit en
vue du bonheur de sa postérité. Otez à l'homme ce sentiment, et vous
paralysez ses forces, vous anéantissez ses facultés, vous n'en faites
qu'un égoïste qui broute et digère, jusqu'à ce qu'il rende à la boue,
ce que la boue lui a prêté. Qui dit société, dit conservation, dit
héritage, dans tous les siècles et dans tous les pays.

Il est donc naturel que le général, que le magistrat intègre, que le
grand capitaine désire laisser à sa postérité son nom, son illustration
et les avantages qui en dérivent. Que dis-je? il le voudrait, qu'il ne
pourrait pas leur ravir ce précieux héritage. L'esprit humain repousse
un pareil infanticide. Les individus, comme les peuples, répondent
des actions de leurs ancêtres. Le passé pèse sur chacun de nous, il
nous élève ou nous écrase. Quoi que vous en disiez, vous ne pouvez
regarder sans frémir le fils innocent d'un assassin; et malgré notre
égalité, présentez à la France les enfants du maréchal Ney et ceux
d'un goujat, et vous verrez devant qui s'inclinera la foule. Dans la
vie tout s'enchaîne, tout se succède; chaque jour, chaque heure influe
même sur notre courte existence individuelle. Que d'hommes succombent
sous une page de leur propre histoire! Que de nobles caractères ne
peuvent soulever le poids accablant de trois lignes de leur passé, et
s'enfoncent sur la terre qui les porte. Que serait la société sans
cette solidarité? un chaos épouvantable, une émeute d'individualités,
sans affection, sans amour. Aussi les témoignages de l'histoire
sont-ils nombreux et irrécusables. En Grèce, à Rome, au moyen-âge,
partout il a existé une classe noble, placée haut dans l'estime du
pays, composée des hommes les plus riches, les plus illustres et les
plus capables. Là, venaient se grouper tous les souvenirs de la patrie,
toutes les gloires; c'est de là que sortaient les grands capitaines,
les grands hommes d'état. Les barbares eux-mêmes avaient des familles
d'élite, d'où ils tiraient les chefs, qui les conduisirent à la
conquête du monde. La science gouvernementale des temps modernes doit
consister à bien réorganiser cette phalange, à la poser d'une main
ferme au centre de la société; à prendre garde surtout que, comme un
corps opaque, elle n'intercepte au peuple les rayons de l'état, et
à l'état la force du peuple. Composez-la de nobles cœurs, de fortes
têtes, rendez son approche facile au mérite quel qu'il soit, de tous
les rangs, de toutes les fortunes. L'église catholique elle-même ne
fut-elle pas obligée de diviniser ses chefs et d'en faire des saints?
Organisez donc, organisez, où vous serez débordés par une oligarchie de
brouillons et de financiers, qui prendront la place de la vertu et du
talent. Ne vous laissez pas effrayer par les aboyeurs ignorants, par
l'envieuse médiocrité, par la guenille littéraire qui hait tout ce qui
n'est pas couvert de sa fange, tout ce qui n'a pas sa fureur et ses
vices.

Avant la révolution de 89, la noblesse française était l'aristocratie
la plus illustre de l'Europe. Le nom de chacun de ses membres
rappelait une gloire de la patrie, et son histoire était celle de la
nation. Après avoir été brisée par Richelieu, elle se serra autour
de la royauté comme les lévites autour du tabernacle, et se laissa
ensevelir sous les ruines du temple. On l'a beaucoup calomniée depuis
quarante ans; et cela n'a rien qui nous étonne, c'est le sort de tous
les vaincus. Mais nous croyons que le temps de sa réhabilitation est
enfin arrivé. La noblesse française se distingua toujours par sa rare
élégance, ses bonnes manières et son urbanité. _Et c'est pour cela_,
dit Charles-Quint, _qu'on aime partout le chevalier français_. C'est
la seule aristocratie qui ait su user de la puissance, sans joindre
l'insulte au privilége, et qui ait eu pour principe constant d'être
plus polie, plus aimable, plus empressée envers les inférieurs,
qu'envers les princes et les rois. La porte de ses palais était
toujours ouverte au mérite qui honorait l'esprit humain; ses salons
étaient de véritables républiques, où, sous une noble discipline,
régnait la plus parfaite liberté. C'est dans ces salons dorés, au
milieu d'une société éclatante d'esprit et de beauté, que le philosophe
venait prêcher ses doctrines sociales, et préparer la révolution
qui devait engloutir la monarchie et ses défenseurs. La littérature
française doit à la noblesse sa pureté; la cour de Louis XIV fut une
source intarissable où les grands écrivains allaient puiser la science
de la vie et cette analyse du cœur humain qu'on n'a pas surpassée.

De nos jours, le parti royaliste est formé des débris de la noblesse
française, de tous ceux qui vivaient des abus et de la munificence de
l'ancienne monarchie, et de ce groupe d'ames pieuses et sincères qui
croient à la légitimité d'une race royale au gouvernement d'un pays,
comme à la révélation de Dieu. Deux éléments forment la base de la
moralité de ce parti politique: l'élément aristocratique, et l'élément
religieux. La noblesse française a parfaitement compris qu'une des
principales causes de la chute de la royauté, ce fut la guerre que les
philosophes du dix-huitième siècle firent au catholicisme. Voltaire,
ce grand capitaine, avait bien aperçu le côté faible de la société
féodale, et il sentit qu'on ne pouvait entrer dans le donjon qu'en
enfonçant les portes de l'église. Aussi s'arma-t-il de toutes pièces
pour ce siége mémorable; poésies épiques, tragédies, contes, vers et
prose, tout lui fut bon; et il n'y a que des imbécilles qui puissent
reprocher à cette grande intelligence ses railleries, ses citations
tronquées, ses traits acérés, et tous les stratagèmes d'un habile
général. Le but de la guerre, c'est de vaincre; et il n'y a que les
enfants qui, avant de se battre, se disent: _Tu ne me frapperas ni à la
tête ni au ventre!_

L'idée fondamentale du parti légitimiste, l'idée qui engendre la
cité, c'est la famille. La famille antique avait un gouvernement
despotique, le chef en était le tyran, ses femmes et ses enfants
étaient des esclaves. Le christianisme commença la révolution du monde
en reconstruisant la famille; il en simplifia les lois, en purifia le
sanctuaire en y jetant le parfum de sa sainte morale; il restreignit
l'autorité du chef, donna la liberté à la femme et aux enfants, les
groupa autour de leur père, et lui en fit une couronne, symbole de
son autorité constitutionnelle. Le légitimiste voit dans la famille
chrétienne le type sacré et immuable de toute organisation sociale;
dans la royauté, l'image de l'autorité paternelle; dans les enfants,
celle des peuples.

Le droit au gouvernement d'un pays qu'une dynastie tire des entrailles
du passé, n'est pas une vaine fiction inventée par des rhéteurs. Le
temps, cette source primitive de tout droit, sanctifie tout ce qu'il
touche et pénètre. La volonté individuelle qui ne peut rien par
elle-même, peut tout, dès-lors que le temps l'a marquée au front du
signe de son baptême. Elle se dépouille par là de sa personnalité, elle
s'épure, grandit, s'élève à la dignité de principe, et comme tel, elle
reçoit l'hommage de l'humanité. _Il manque un siècle à ma dynastie_,
disait Napoléon. C'est ainsi que pensent tous les usurpateurs. Dans
les fables de l'antiquité, nous voyons le législateur faire légitimer
ses réformes par un oracle, et retremper sa volonté individuelle
dans celle des dieux. La poésie doit une partie de sa force à ce
qu'elle est le fruit de l'inspiration, et que l'inspiration est un
acte involontaire. Dans la nature, dans les arts, tout ce qui est
grand et beau, a un caractère idéal, c'est-à-dire d'impersonnalité.
Le sentiment qui nous fait résister à la domination de la volonté
individuelle est si fortement enraciné en nous, que dans le langage
des convenances, l'individualité est obligée de se cacher sous le
signe de la pluralité, _nous_; et dans la conversation, on est souvent
obligé d'attribuer à un autre un fait, un mot qui, dit en notre propre
nom, perdrait tout son effet. La naïveté elle-même doit son charme
inexprimable à son indépendance de la volonté. Comme la religion, comme
l'amour, comme la naissance des fleuves et le développement des grands
hommes, la loi sociale aime le mystère et se refuse à l'analyse.

Un seul Dieu régit le monde; un seul homme gouverne la famille; un
seul roi doit commander à la nation: voilà la pensée catholique dans
sa nerveuse simplicité, telle que la conçoit le parti légitimiste. Ce
parti est très conséquent et très logique; il va au fond de son idée,
tout en lui respire l'unité, l'ordre, le privilége, la distinction,
la limite. Dans ses doctrines, le particulier domine le général,
l'individu la famille, la famille la caste, la caste la nation, et la
nation domine l'humanité. Il méprise les théories, il ne connaît que
des affections, mais vives et profondes. C'est l'homme individuel qu'il
étudie, c'est à lui qu'il s'attache, à sa gloire, à ses malheurs; il
le suit pas à pas, il écoute ses soupirs, il note ses palpitations,
il le tourne et le retourne; il trace son image avec tous ses tics
caractéristiques, avec le signe maternel. Vous pouvez compter sur sa
gratitude; servez-le bien, et il vous comblera de ses bontés; il vous
attirera dans sa vie intime; vous y serez choyé, caressé; vous aurez
la meilleure place de son foyer et de sa table. Restez fidèle à ses
principes et malgré les révolutions, il sera constant dans son amitié
pour vous.

Chose remarquable! ce qui distingue le parti légitimiste du parti
républicain, tel qu'il existe depuis 89, c'est une idée plus sociale,
c'est un sentiment plus vrai de l'humanité, c'est une plus juste
appréciation des besoins de l'homme, c'est une charité plus expansive
et plus indulgente! On ne croirait pas que le républicanisme, qui veut
la réhabilitation de l'individualité, considère la société comme une
sèche abstraction, sur laquelle il cloue les citoyens comme sur un lit
de Procuste! Il tranche, il coupe, il rogne tout ce qui en dépasse
sans se soucier des cris que jettent les victimes. Ce n'est pas la
cité qui est faite pour l'homme, c'est l'homme qu'il pétrit pour la
cité. Dans la vie intérieure, le républicain se roidit, il crispe sa
face, il comprime la manifestation des affections douces; il craint
les supériorités, il les jalouse, il les heurte et il les presse
dans sa république, où elles étouffent faute d'air et de liberté.
Aussi, voyez l'étonnant phénomène! tous les hommes remarquables de
la révolution s'échappèrent de la république et vinrent se réfugier
dans la monarchie! Ceux-là mêmes qui devaient leur grandeur aux luttes
des factions s'inclinèrent aux pieds de la royauté. Pourquoi cela?
c'est que le royaliste aime l'individualité, c'est qu'il la caresse
et qu'il se range pour la laisser passer, c'est qu'il la salue de ses
acclamations.

S'il est impossible de concevoir une nation sans supériorités sociales;
si, malgré la plus ombrageuse égalité, il se forme toujours une indigne
oligarchie qui usurpe la récompense du courage et de la vertu; il faut
l'avouer, il n'y a que deux sortes de noblesse tolérables dans un état
bien ordonné: celle que donne le mérite personnel, et celle qui résulte
de l'illustration de la famille. L'homme capable, l'homme supérieur a
bientôt compris la vie; fût-il le fils d'un chiffonnier, il a bientôt
franchi l'existence animale pour s'élever à la vie de l'intelligence,
à ce dévorant appétit des nobles choses. Au contraire, quelles que
soient là fortune et l'instruction de l'homme médiocre, jamais il ne
pourra assouplir son esprit et prendre goût aux mille détails d'une
existence élevée, s'il ne l'a reçu au sein de la famille, s'il ne l'a
sucé dans les baisers de sa mère. Rien ne peut suppléer aux divines
inspirations de la maison paternelle, si ce n'est l'esprit. L'homme
d'un mérite ordinaire, qu'on a élevé dans la bonne compagnie, et à
qui on a inspiré le sentiment des choses honnêtes, se fait aisément
pardonner sa médiocrité, qu'il sait cacher sous des formes polies. Il
a contracté l'habitude de comprimer ses passions devant le monde; il
devient l'homme agréable qu'on voit avec plaisir, et avec qui on aime à
passer une heure de la journée.

Sans être poète, musicien, peintre, il aime assez les arts pour
comprendre leurs chefs-d'œuvre et s'élever aux sentiments qu'ils
expriment. Enfin, il a puisé dans sa première éducation cet amour de
la famille, ce culte des aïeux, ce respect pour leur mémoire, ce goût
délicat, qui se répandent sur toute sa personne, et qui s'y gravent
comme un tatouage ineffaçable. Telles sont les qualités qui distinguent
les légitimistes, du reste de la population française.

Malgré la révolution, le parti royaliste est encore très riche,
et sa richesse est presque toute territoriale. Comme toutes les
aristocraties, il aime le sol; soit parce qu'il est la source de
sa puissance, soit parce que de tout temps il a été le signe de la
capacité sociale, soit parce qu'il lui donne les moyens d'exercer
un noble patronage. Le royaliste ne se livre pas aux chances de
l'industrie; il vit de ses revenus et passe les trois quarts de l'année
à la campagne. Depuis les événements de juillet, il s'occupe surtout
d'agriculture. Pendant la restauration, les royalistes s'étaient
rangés autour de l'autorité et lui servaient de rempart contre les
libéraux. Dans les petites villes de province, dans les chefs-lieux
de préfecture, il y avait des fêtes, des bals, des réunions, beaucoup
de plaisirs. Depuis la dernière révolution, il n'y a plus de société
en province. Si vous en exceptez le préfet, le général, le receveur
général et quelques autres fonctionnaires qui, une ou deux fois par
mois, ouvrent leur salon et reçoivent leurs subordonnés, vous ne
trouverez en province d'autre société que celle du parti légitimiste.
Ce n'est pas que les fortunes manquent dans le reste de la population;
dans les villes de fabrique et de commerce, dans les ports de mer, il
y a beaucoup d'aisance, de grandes richesses, contre lesquelles il
serait impossible aux royalistes de lutter; cependant, il y a peu de
réunions. Tel royaliste vit plus honorablement avec dix mille livres
de rente que tel commerçant avec cinquante mille! Pourquoi donc? c'est
qu'il est presque aussi difficile de savoir bien dépenser sa fortune
que de l'acquérir; c'est que la vie a ses principes qui proviennent
de certaines idées, de certaines habitudes, qui sont étrangères à la
bourgeoisie. Lorsque le sentiment de l'individualité aristocratique
n'est pas poussé jusqu'au mépris des autres hommes, il élève l'âme,
il la vivifie, il lui inspire une noble fierté qui lui fait faire de
grandes choses. Le long usage d'une fortune héréditaire accoutume
l'esprit à une position élevée et aux devoirs qu'elle impose. On y
contracte des besoins d'un ordre supérieur; on s'accoutume à des
jouissances d'élite, à des plaisirs choisis; et l'habitude de se voir
au-dessus des autres vous en ôte la surprise et l'insolence. On connaît
le proverbe!

Telles sont aussi les qualités des légitimistes. Ils sont riches, ils
sont accoutumés à l'être, et ils usent noblement de leur fortune. Ils
ont des loisirs qu'ils consacrent aux plaisirs de la société; ils
aiment l'étude, ils aiment les arts. Ils sont très unis, ils vivent
beaucoup en famille, et, dans les relations particulières, ils ont
ces sentiments chaleureux, ce dévouement, ces affections vives et
constantes qui les distinguent comme parti politique. Fiers, arrogants
même envers ceux qu'ils soupçonnent leur être contraires, ils sont
bons, faciles, affables, humains pour leurs domestiques, leurs
fermiers, et pour tous ceux qui se groupent autour de leur existence
et qui acceptent leur patronage. Allez aux environs d'une grande
propriété, causez avec les habitants de la campagne, et vous saurez
de suite si c'est un royaliste ou un homme de l'empire qui habite
le château! Nous avons recueilli à cet égard des faits étonnants!
Les enfants sont élevés dans un respect religieux pour l'autorité
paternelle et pour tous les degrés de la parenté. On leur apprend de
bonne heure à aimer la vieillesse et à lui rendre les hommages qui lui
sont dus, comme à une image de la légitimité sociale. L'instruction
qu'on leur donne est sévère et variée; on les force à l'étude des
langues vivantes, parce que les malheurs de la révolution leur ont
appris quelle en était l'utilité. Ils aiment surtout l'étude de
l'histoire, parce que l'histoire est le culte du passé, base de leur
religion politique. En général, en province, il n'y a point de vie,
point d'élan, point d'idéal hors de la société des royalistes. Le
peintre, le musicien, l'artiste en tout genre, ne peut espérer réussir
qu'auprès d'eux; seuls ils comprennent la vie élégante et la vie de
l'intelligence, et seuls ils savent apprécier les œuvres qui servent à
l'embellir.

Que veut aujourd'hui le parti légitimiste? Le retour de la branche
aînée des Bourbons et la reconnaissance de son droit au gouvernement
du pays, avec toutes les libertés, toutes les concessions que rendent
nécessaires les progrès du siècle et de la nation. Ces vœux sont-ils
sincères? En masse, les partis sont toujours vrais. On le voit, ce
parti a singulièrement modifié ses doctrines depuis 1830! La légitimité
n'est plus un droit divin; n'est plus une famille choisie par la main
de Dieu pour gouverner un peuple jusqu'à la consommation des siècles;
c'est un principe d'ordre et de conservation proclamé et reconnu de
tous pour la prospérité générale et le bonheur de chacun. Ce n'est
plus un principe invariable, éternel, fatal dans sa volonté: loin de
là, il se prête aux circonstances, il se prête aux mœurs, il marche
avec le temps, il progresse avec l'humanité. Au fond, ce n'est autre
chose que le principe de la souveraineté nationale. C'est ainsi que
les individus, les partis et les nations tirent de leurs blessures le
baume qui les guérit et les régénère; c'est ainsi que l'esprit humain,
comme le phénix, trouve la vie dans la mort.

En résumant en peu de mots les idées émises dans ce chapitre, en
prenant un à un tous les partis qui depuis 89 divisent la France, en
examinant les actes dont ils se glorifient, nous ne craignons pas
d'assurer que les royalistes, considérés comme individus, sont souvent
dignes de l'admiration du philosophe. Fermes dans leur foi, au milieu
de l'incrédulité générale; fidèles à leurs serments, à une époque de
mensonges et de roués; généreux, humains, charitables, dans un siècle
d'égoïsme et de financiers; polis, élégants, honnêtes, en face d'une
démocratie tranchante et sauvage; instruits, aimant les arts, sous la
prépondérance d'une bourgeoisie lourde et grossière, les royalistes
forment la classe la plus éclairée, la plus sociable et la plus avancée
de la société française.

Pourquoi donc ce parti ne parviendrait-il à conquérir la France au
profit de ses idées? A notre avis, deux éléments de sa moralité
s'y opposent. Par son caractère aristocratique, il s'isole trop de
la nation et contrarie la tendance de notre époque vers l'égalité
politique; par son élément catholique, il est contraire à la marche de
l'esprit humain, qui voulant la légalité de toutes les croyances, a
renoncé pour toujours à la tutelle du prêtre.



IV.

DE LA BOURGEOISIE.


Dans les siècles primitifs de l'humanité, la terre était le partage
de quelques êtres qui les premiers en avaient pris possession. Guidés
par l'égoïsme, ces patriarches, ces héros constituèrent la société au
profit de leur famille, et tracèrent autour de la propriété un cercle
fatal qu'il n'était pas permis de franchir. Cependant les hommes se
multiplièrent, et à mesure qu'ils arrivaient à la vie, ils frappaient
aux portes de la société qu'ils trouvaient closes. Repoussés par
la force, ces hommes s'agglomérèrent en dehors de la propriété, et
devinrent les instruments de la puissance, les jouets de ses caprices.
Puis quelques esclaves, émancipés par la reconnaissance de leur maître,
s'assirent à côté du château seigneurial, et à l'aide d'un pécul
qu'avait amassé leur sévère économie, ils posèrent les fondements d'une
société nouvelle, qui, s'agrandissant de siècle en siècle, finit par
envelopper le donjon des patriciens.

La bourgeoisie française est la plus jeune de l'Europe. Au douzième
siècle, s'épanouirent au milieu des municipes romains ces belles
républiques italiennes qui contenaient une population active, d'une
rare aptitude aux affaires positives de la vie. Rien n'est comparable
à la bourgeoisie italienne du moyen-âge! elle possédait deux faces de
la pensée humaine, qu'on voit rarement réunies ensemble: la finesse
égoïste du marchand et l'instinct de l'idéal. Malgré les nombreux
systèmes qui se sont exercés à nous expliquer la naissance des communes
françaises, et le développement de la classe moyenne sous la tutelle
de nos rois, il est incontestable que la bourgeoisie de nos jours
ne date que du dix-huitième siècle. Un des plus beaux caractères
des temps modernes, Mme Rolland, nous a laissé, dans ses immortels
Mémoires, écrits en attendant la guillotine, une peinture simple et
vraie des mœurs et des besoins de la bourgeoisie avant la révolution.
Au dix-huitième siècle, la classe moyenne était arrivée à cet état de
maturité sociale qui la rend importune à la minorité satisfaite. Elle
avait de l'aisance, des lumières; toutes les illustrations étaient dans
ses rangs. Laborieuse, économe, modeste, sans luxe et sans dettes,
elle n'était rien dans la société légale. La monarchie française était
fille du catholicisme; on ne pouvait toucher à l'une sans toucher à
l'autre; l'impeccabilité des pontifes avait consacré l'irresponsabilité
des rois. Pour borner la volonté royale, il fallait d'abord ébranler
l'infaillibilité papale; on ne pouvait proclamer la souveraineté des
nations sans proclamer celle des consciences. La bourgeoisie avait des
chefs trop habiles pour s'y tromper; elle attaqua l'Église.

Pour qu'une révolution politique soit utile, il faut qu'elle ne
dépasse pas les lumières de ceux qui la sollicitent. La liberté ne
doit satisfaire que des besoins impérieux et légitimes, et non pas
exciter de coupables désirs. Qu'importe au barbare la liberté de la
presse? qu'importe à l'ouvrier pauvre et ignorant le droit d'être
envoyé à la chambre des députés? Tant que la révolution fut guidée par
la main de la classe moyenne, elle resta pure et sainte. Mais après la
chute des girondins, ces illustres représentants de la bourgeoisie du
dix-huitième siècle, la France devint le vaste charnier des bourreaux
de la Montagne.

Ce qui de nos jours fait le fond de la classe moyenne, c'est la
génération révolutionnaire de 89. Élevée au milieu des émeutes, dans le
tumulte des camps, privée de l'inappréciable éducation de la famille,
ayant traversé une des époques les plus orageuses de l'histoire,
fatiguée de sa longue course, saturée de doctrines sociales, elle
veut le repos. Vainement vous lui criez de prendre haleine et de se
remettre en route; elle veut jouir enfin du bien-être si chèrement
acquis. Elle a vu tant de changements, tant d'innovations; on lui a
donné tant de constitutions, tant de préfaces sociales, que la tête
lui en tourne. Elle veut s'arrêter, poser la main sur quelque chose de
solide qui résiste à l'orage. D'ailleurs, la classe moyenne fait comme
l'aristocratie, elle condamne les moyens dont elle s'est servie pour
arriver à l'émancipation politique; elle proclame l'ordre, c'est-à-dire
le respect de ses priviléges. Dans l'immense atelier social de la
révolution de 89, la classe moyenne n'a pris que deux éléments: la
monarchie et la souveraineté nationale.

Depuis cinquante ans, nous sommes gouvernés par les partis extrêmes
de la société. D'abord la basse démocratie s'empare de la révolution
de 89 et jette la France déguenillée aux pieds de Napoléon; l'empire
exalte les passions guerrières et courbe la nation sous le despotisme
du sabre; puis la restauration nous amène ses capucins et ses talons
rouges. Mais cette grande masse de citoyens laborieux, cette masse
active, intelligente, la force des peuples; cette classe moyenne,
honnête, économe, paisible, centre de l'humanité où tout aboutit,
d'où tout dérive; cette bourgeoisie, fille de la liberté, composée de
tous les talents, de toutes les capacités, de toutes les industries,
qui aime l'ordre et la paix; cette bourgeoisie française qui donna
le jour à la philosophie du dix-huitième siècle, quand aura-t-elle
un gouvernement digne d'elle? N'est-il pas temps de se dépouiller
de la vanité des conquêtes, de refouler ses passions haineuses et
dominatrices, pour rentrer dans la véritable nationalité? N'est-il
pas temps qu'un pouvoir véritablement national et modérateur plante
son étendard au cœur de la patrie, et nous délivre une bonne fois de
l'aristocratie féodale et des rêveries d'une poignée de factieux de
vingt ans? Telle a été la pensée des hommes de 1830, de ceux qui se
sont groupés autour de la royauté nouvelle, et qui l'ont escortée dans
sa pénible mission.

Cette pensée est grande, juste, et l'histoire honorera le nom de
ceux qui l'ont aperçue, et qui ont eu le courage de la défendre. La
bourgeoisie avait été opprimée par tous les pouvoirs qui ont pesé sur
la France. Elle avait en horreur 93, dont elle avait été la victime;
elle avait abandonné l'empire, qui l'avait ruinée par ses guerres;
elle venait de renverser la restauration, qui voulait la ramener à la
féodalité. Il était donc éminemment politique, éminemment sage que le
gouvernement de 1830 cherchât l'appui de la bourgeoisie, et se fit
l'expression de ses besoins. D'ailleurs la nation était divisée en
plusieurs partis, tous animés de passions véhémentes et exclusives,
dont aucune n'avait la majorité. La bourgeoisie était la base commune
de ces individualités sociales. Elle partageait leurs nobles désirs,
qu'elle tempérait par son bon sens et son amour de la paix. Avec
les républicains, elle voulait la liberté; avec les bonapartistes,
la gloire de la France; et avec les royalistes, une magistrature
héréditaire. En la prenant pour l'élément fondamental du nouvel ordre
de choses, on pouvait espérer de calmer tous les partis, de les dominer
par une force imposante, et de mettre un terme aux révolutions du
monde.

Il n'y a de durable que ce qui est vrai. Tout fait moral, dont on
exagère les proportions, grandit un moment pour périr aussitôt. Si vous
vous étiez servi de la bourgeoisie pour faire la police de l'intérieur,
pour disperser les émeutes et punir les factions; si vous en aviez
fait une garde conservatrice de la propriété, et des vérités sociales
reconnues de tous, vous en auriez fait une phalange invincible. Mais
vous avez remué ses passions, vous avez excité ses cupides désirs; vous
lui avez donné de l'ambition, vous l'avez soulevée contre le peuple;
vous lui avez fait peur en lui faisant accroire qu'on en voulait à sa
fortune; vous avez armé sa poltronnerie d'un fusil, et l'avez lancée
sur la place publique. Puis vous l'avez chamarrée de cordons, et vous
avez souffert qu'elle humiliât la nation par sa couardise et son
ignorance. Voilà la faute, faute immense! Quelles que soient les amères
déceptions qu'ait fait éprouver aux cœurs généreux la révolution de
1830, il est facile de défendre la royauté de juillet dans son action
intérieure. On peut louer la justesse de son coup d'œil dans l'étude
des besoins de la nation, sa vigueur dans la répression des désordres,
sa modération après ses nombreuses victoires sur les factions armées
pour sa ruine, la constance de ses principes au milieu des hurlements
des partis et du sang des émeutes.

Mais comment approuver le rôle qu'on a fait jouer à la France, à
l'égard de l'Europe! Comment ne pas s'indigner à ce lâche abandon
de l'amitié des peuples! Comment ne pas flétrir des paroles les
plus acerbes l'ignoble poltronnerie du gouvernement d'une nation
grande et libre, qui s'agenouille devant le plus petit pacha de la
sainte-alliance! qui souffre sans mot dire qu'on égorge ses alliés,
qui ferme l'oreille aux cris de ces infortunés implorant son secours,
et qu'il laisse expirer en maudissant le nom de la France! Que dire
d'un gouvernement qui supporte les plus sanglants outrages, à qui on
crache au visage, qui s'essuie sans proférer une plainte, et qui finit
par se faire le délateur de la liberté et le sbire du despotisme!
Non, depuis deux cents ans, aucune dynastie, aucun gouvernement n'est
arrivé au pouvoir dans des circonstances plus favorables. Louis XIV
arracha la France au bourbier de la fronde; Louis XV la reçut épuisée
par les guerres et le faste de son aïeul; et son successeur la trouva
ruinée par Louis XV et ses ruffiants, et grosse d'une révolution qui
lui coûta la vie. Puis Napoléon la ramassa dans la fange où l'avait
laissée tomber le Directoire, et il la lègue aux Bourbons couverte d'un
million de soldats étrangers. Vous seuls, hommes de juillet, avez reçu
la France forte, riche, glorieuse et libre, et toute prête à faire la
loi au monde, si elle avait eu des chefs dignes de son courage. Mais
vous avez refoulé son ardeur sublime; vous avez ridiculisé les nobles
passions; vous avez soufflé dans son âme généreuse votre haleine
empoisonnée, et vous l'avez remplie d'un froid mortel, d'un égoïsme
dégoûtant, d'une lâche sensualité qui soulève le cœur et attriste la
pensée!

Toutefois, prenez-y garde! ce n'est pas impunément qu'on s'écarte des
principes sur lesquels repose l'individualité des peuples. De nos
jours, la France est le verbe de l'esprit humain, et l'organe des
progrès du monde; c'est à ce titre qu'elle est grande et forte. En
écoutant servilement la bourgeoisie, vous avez fait de la révolution
sociale de 1830 une misérable péripétie de ménage; vous avez mutilé un
fait général; vous avez isolé la France de ses alliés naturels, et vous
avez compromis son indépendance. Mais gardez-vous cependant de vous
fier à la bourgeoisie. Dans une guerre malheureuse, elle rentrerait
dans son échoppe et vous abandonnerait à l'ennemi. Rappelez-vous bien
que la bourgeoisie puissante à la Convention, laissa périr la Gironde,
et qu'elle livra la patrie au couteau des Montagnards.

Lorsqu'une pensée apparaît au monde, elle a, comme l'individu, comme
la nation en qui elle se développe, son enfance, sa puberté et sa
vieillesse. Dans l'histoire de l'esprit humain, ces trois époques
de la vie d'une idée correspondent à la poésie, à la prose et à la
science; et dans celle de l'humanité, au peuple, à la bourgeoisie, à
l'aristocratie. La bourgeoisie est l'anneau intermédiaire des deux
points extrêmes de la civilisation. La pensée est une dans sa source,
mais elle subit toutes les modifications de la vie extérieure.
Conséquemment, chaque individu, chaque nation, chaque classe doit
puiser dans les faits qui l'entourent, un genre d'esprit particulier.
Or, qu'est-ce qui caractérise la bourgeoisie? le travail, l'ordre,
l'économie minutieuse, l'amour des détails, et cette grosse finesse
qui ne va ni très haut, ni très bas, qui s'exerce à l'appréciation
des intérêts personnels, et que vulgairement on appelle bon sens.
Vivant toujours sur le même point, s'agitant dans une sphère étroite,
épuisant son existence à combiner des faits presque imperceptibles,
les idées du bourgeois ne dépassent pas les objets avec lesquels il
vit. Il entend assez bien l'économie de sa famille, la police de
ses rues, l'administration de sa commune, balayer le devant de sa
boutique et faire la charité sur le palier de sa porte; mais il s'élève
difficilement jusqu'au gouvernement d'un grand empire, jusqu'à la
dignité d'une grande nation; le bourgeois est l'homme de la localité,
de la commune, et rien de plus. Emancipée de hier, la bourgeoisie n'a
plus les sentiments du peuple, sa générosité, son courage, sa foi
naïve, cette noble poésie du cœur qui soulève le monde, et fait des
miracles; et cependant elle n'a pas encore l'élégance, l'élévation, la
culture, le calme et l'unité d'esprit qui distinguent l'aristocratie.
Pressée entre ces deux puissances, la bourgeoisie ne possède ni
l'ignorance soumise et respectueuse de la première, ni les lumières
et l'urbanité de la seconde. Parvenue à la propriété par un travail
opiniâtre et une économie de tous les jours, la classe moyenne actuelle
ne comprend ni le dévouement et la sympathie du peuple, ni la charité
protectrice de l'aristocratie. Timide, soupçonneuse, elle ne voit que
le fait matériel; elle se tient terre à terre, craint le mouvement,
et ne se hasarde à marcher que lorsqu'elle est sûre du terrain sur
lequel elle se pose. Avec le gouvernement de l'aristocratie, vous avez
le culte du passé et un vif sentiment de nationalité; avec celui du
peuple, une incessante aspiration à l'avenir, le mouvement, le progrès,
la vie; mais la bourgeoisie n'est que l'expression stationnaire du
présent.

La bourgeoisie française est née d'hier; elle a encore les pieds
pleins de fange et les mains ensanglantées, que déjà elle trône du
haut de son échoppe délabrée et se demande: qu'est-ce que le peuple?
On pourrait croire qu'ayant été opprimée par la noblesse, la classe
moyenne a dû apprendre dans ses propres malheurs à compatir aux
malheurs des autres; qu'ayant combattu avec le peuple, elle voudra
partager avec lui la liberté conquise; qu'elle sera douce, affable,
sans prétention, sans morgue, et pardonnera facilement des fautes dont
elle a donné l'exemple! Mais telle n'est pas la marche éternelle du
cœur humain. La classe moyenne qui, en attaquant le gouvernement de la
minorité nobiliaire, avait fait un appel énergique à tous les intérêts,
et qui avait pris pour cri de ralliement: _Liberté générale!_ après le
combat, d'une main liberticide, elle repoussa hors de la cité légale
le peuple qui la suivait en chantant victoire! et elle traça autour de
sa personnalité égoïste un cercle imposteur, en disant: _Ici finit la
révolution, ici s'arrête le mouvement!_

Voyez-la, elle s'isole de la nation! elle craint la foule, le hâle
populaire! elle se dandine et se perche sur ses sabots, comme le
courtisan sur ses talons rouges! elle se grime, elle lâche ces phrases
gouvernementales: _Il faut un frein au peuple! Tout le monde ne peut
pas commander! Chacun doit rester à sa place!_ Interrogez le meunier
enrichi, il ne sait plus ce que c'est qu'un moulin; l'épicier ne
connaît plus le prix du sucre; celui-ci ne voit pas son voisin, parce
qu'il doit sa fortune à un sac de blé, et que l'autre doit la sienne à
une fournée de pain.

L'ignorance de la petite bourgeoisie est un fait qui frappe tous les
étrangers. Il est rare de trouver un marchand parlant sa langue,
et encore plus qui l'écrive sans les fautes les plus grossières. A
table d'hôte, en diligence, au spectacle, dans certains salons, vous
rencontrez des hommes couverts d'un bel habit, singeant les bonnes
manières, s'exprimant avec politesse; vous croyez pouvoir échanger
quelques idées; mais vous êtes tiré de votre illusion par un de ces
coups qui accusent une civilisation incomplète, et qui vous jettent
dans un tout autre monde que celui où vous vous croyez.

C'est surtout dans l'histoire que cette ignorance est incroyable. Si
on excepte Napoléon, dix à douze généraux, quelques orateurs de la
révolution, quelques rois conquérants, la bourgeoisie actuelle ne
sait pas une syllabe de l'histoire de la patrie; et si l'histoire ne
consistait que dans une sèche nomenclature de noms et de dates, le
mal de l'ignorer ne serait pas grand. Mais la connaissance véritable
de l'histoire a une influence incalculable sur la moralité des
peuples; elle élève la pensée, elle vous fait assister aux drames de
l'humanité, elle inspire le respect du passé. En voyant toujours les
mêmes passions, les mêmes catastrophes se reproduire de siècle en
siècle, on se pénètre de cette idée, que, malgré la perfectibilité de
l'esprit humain, il y a en lui quelque chose d'éternel, quelque chose
d'inaltérable, que rien ne saurait modifier. Ignorer ce qui s'est
passé avant nous, vivre tout entier sur les six pieds de terre que
nous foulons, c'est de la bestialité, c'est le propre du vulgaire, qui
puise dans cette ignorance un aliment à ses passions désordonnées.
Aussi, moins un peuple connaît l'histoire, plus il est cruel dans ses
révolutions.

Ce que la bourgeoisie actuelle comprend encore moins que l'histoire,
ce sont les arts. Depuis quinze ans, on a fait des efforts incroyables
pour remuer cette masse de lourds épiciers et pour lui donner un
peu de mouvement social. La gravure a multiplié les chefs-d'œuvre,
la librairie s'est épuisée en éditions à bon marché, le nombre des
théâtres s'est accru; eh bien! ces efforts sont restés presque
impuissants. La classe moyenne est persuadée que les arts ne sont
bons qu'à amuser l'oisive opulence, qu'à réchauffer une vie blasée
par les plaisirs, ou bien qu'à corrompre la jeunesse et à servir de
coupable aliment à ses désordres. En ceci, elle se trompe comme en
bien d'autres choses. Les arts, dont le but est la peinture de nos
passions et la reproduction des merveilles de la nature, apportent à
ceux qui les cultivent et les aiment, à l'homme isolé, au boutiquier,
à l'homme spécial, des idées plus larges, des sentiments plus nobles.
Ils injectent dans son âme engourdie un sang plus pur et plus
généreux; ils vont le trouver dans sa mansarde, dans son trou, dans
son fumier; ils le secouent, ils l'arrachent à la vie locale, à son
égoïsme; ils agrandissent son esprit, ils échauffent son cœur. Alors
l'existence prend un tout autre aspect. Nos sensations s'épurent, nos
besoins s'ennoblissent, l'homme comprend mieux l'homme, ses joies et
ses douleurs; sa sensibilité s'aiguise, ses mœurs se simplifient et
s'améliorent. Au lieu d'aller au cabaret manger son argent et perdre
la santé, il se plaît dans sa famille. Là, on se distrait à lire
quelques pages d'un bon livre, à chanter une romance, et on se nourrit
d'émotions douces, l'âme s'épanouit aux idées d'ordre et de liberté.
En apprenant à analyser le mécanisme des sociétés, on comprend combien
il est difficile de gouverner les hommes. Alors nous sommes plus
justes pour ceux qui se vouent à ce pénible ministère; nous devenons
moins exigeants et plus soumis aux lois de tout corps politique. Dans
l'étude de l'histoire, nous acquérons l'idée consolante du progrès
de l'humanité, et dans l'étude des arts et de la nature, celle de
l'ineffable grandeur de Dieu.

Voilà ce qui manque à la classe moyenne de nos jours. Son intelligence
est toute positive, ses jouissances grossières, ses besoins tout
matériels: elle mène une existence lourde et monotone; pour elle, la
vie est sans poésie et sans élégance. Quoique riche, elle aime peu la
société; une ou deux fois par an, elle donnera un dîner, un bal; alors,
on ouvre toutes les portes, on balaie toutes les chambres, on frotte,
on nettoie, on fourbit tout, on étale la vaisselle, son linge, ses
hardes; on fait une folle profusion de viandes, de vins et de liqueurs;
puis, la journée finie et l'amour-propre satisfait, on remet tout à
sa place; on ferme les portes, les jalousies, et durant le reste de
l'année, on reste clos chez soi, comme l'escargot dans sa coquille.
Qu'on ne dise pas que ce sont les défauts de la bourgeoisie de tous les
temps et de tous les pays, on serait dans l'erreur: en Allemagne, en
Italie, en Angleterre, la classe active, laborieuse, est aussi celle
qui a le plus d'instruction. Dans ces pays, on n'est pas autorisé
à être un ignare et un balourd parce qu'on vend de la toile. Le
patriotisme, les sentiments élevés ne sont pas exclus de la boutique:
allez à Vienne, à Berlin, à Dublin, à Londres, et vous trouverez des
tailleurs, des cordonniers, des boulangers qui connaîtront l'histoire
de leur pays, qui auront un esprit cultivé, qui sauront la musique et
qui vous présenteront un mémoire écrit correctement.

Du moins, si avec ce manque d'éducation, si avec cette absence de
bonnes manières et de sociabilité, la bourgeoisie française avait de
la bonhomie et de la simplicité; si elle usait avec modération de son
autorité, si elle était facile, indulgente; mais loin de là! Il n'y a
pas de noblesse au monde plus orgueilleuse, plus insolente que cette
aristocratie du comptoir! Avec ses mains calleuses, elle repousse
impitoyablement tout ce qui cherche à s'égaler à elle. Humble, servile,
lâchement complaisante avec les forts et les puissants, elle est
hautaine, fière, cruelle même avec les faibles. Le peuple, et surtout
le paysan français, est plein de respect et de soumission pour les
intelligences supérieures à la sienne; le bourgeois, au contraire,
méprise toutes les puissances morales; il n'admire que la force et la
richesse; il sourit niaisement à la vue d'un poète, d'un peintre, d'un
musicien; il les traite de fous, et il ne peut comprendre comment un
état occupe et récompense ces hommes inutiles. Il faut vivre dans les
provinces pour se faire une idée de la torpeur de la classe moyenne!
tout ce qu'il y a de vie, de poésie et d'élans généreux lui est
complètement étranger. Aussi, les hommes d'intelligence, les médecins,
les avocats, les artistes en tout genre lui sont-ils tout-à-fait
hostiles; car ils mourraient de faim s'ils n'avaient pour les soutenir
et les comprendre le peuple et le parti royaliste.

Cependant, dans cette lourde intelligence de la bourgeoisie, dans ce
cœur sans amour, au milieu de ces passions haineuses, de ces sentiments
égoïstes et sans dignité, sous cette enveloppe grossière, sous ces
formes communes, vit un élément de liberté d'une incroyable puissance:
c'est la haine du catholicisme. Sans nous perdre dans d'interminables
questions théologiques, sans discuter ici les principes sur lesquels
repose la hiérarchie romaine, sans vouloir nier le bien qu'elle a pu
faire dans un autre temps, disons-le hautement, la réforme de Luther
est une grande époque pour la liberté des peuples; sa parole fit
une large brèche au dogmatisme du moyen-âge, par où s'introduisit
enfin la lumière de la raison. Mais c'est surtout aux philosophes du
dix-huitième siècle qu'appartient la gloire impérissable d'avoir achevé
cette œuvre d'émancipation. Ni l'ingrat Bonaparte, ni Châteaubriand,
ni la restauration, ni trente ans d'une guerre furibonde, n'ont pu
affaiblir l'influence du dix-huitième siècle. Voltaire, qu'on a tant
maudit, Voltaire qu'on a pris corps à corps, Voltaire vit toujours au
milieu des populations; il les anime toujours de sa mordante satire,
il leur communique son rire irrésistible. C'est l'esprit de Voltaire
qui a fait l'opposition de nos quinze dernières années; c'est lui qui
poursuivait la restauration jusque sous la mître de l'évêque, et c'est
l'esprit de Voltaire qui rendra impossible le retour de la domination
cléricale. Cette bourgeoisie, si souple, si humble sous la main du
pouvoir, est pleine de passions aussitôt qu'on lui parle de tentatives
faites en faveur des prêtres. On pourrait peut-être suspendre la charte
et proclamer la dictature, qu'elle laisserait faire momentanément;
mais jamais elle ne consentira à courber la tête sous la hiérarchie
romaine. La haine qu'elle porte au clergé catholique est profonde;
c'est un élément suprême qui contient toute la grande révolution de 89.

Nous le redisons, la bourgeoisie n'a pas fait un pas hors du
dix-huitième siècle; elle en a toutes les haines et tous les préjugés.
Voltaire, Rousseau, Diderot sont aussi jeunes en province qu'ils
l'étaient il y a cinquante ans. En cela, nous croyons que l'instinct
de la classe moyenne la sert merveilleusement. La lutte est finie dans
la haute sphère de l'intelligence, mais non pas dans les mœurs; malgré
les coups que lui a portés la révolution et le texte de la charte,
le clergé catholique ne se tient pas pour battu; c'est un ennemi
irréconciliable de la liberté de conscience qu'il faut constamment
surveiller. Dans les départements, il est tout aussi intolérant qu'il
lui est permis de l'être; il mine ce qu'il n'ose attaquer de front;
servile adulateur des adversaires des idées nouvelles, il écarte, il
calomnie tous ceux qui s'opposent à ses tentatives d'envahissement.
Aussi, la bourgeoisie ne s'y trompe pas! elle laisse faire et dire
le gouvernement et quelques hommes avancés qui travaillent à une
réconciliation; quant à elle, elle se tient sous les armes.

Tel est le tableau rigoureux, mais fidèle, de la bourgeoisie française
de nos jours. Toutefois le progrès a pénétré dans cette classe, comme
dans le reste de la société. Le fils de ce marchand enrichi a reçu
une bonne éducation, il a été nourri dans des idées d'indépendance
et de liberté. Il a l'expérience de nos malheurs; sa tête s'est
fortifiée à nos orages, le siècle l'a porté dans ses entrailles. La
jeunesse de la classe moyenne a des sentiments plus nobles, des besoins
plus élevés que la famille qui lui donna le jour; elle sait allier
la dignité au travail, l'élévation des idées aux tracasseries des
affaires domestiques; elle comprend mieux la vie, surtout la vie d'un
grand peuple. Que la dynastie de juillet y prenne garde, cette jeune
bourgeoisie ne sera pas facile à intimider! elle n'a pas d'enthousiasme
pour la monarchie; elle la défendra tant qu'elle la trouvera fidèle
au principe de la souveraineté nationale, mais pas au-delà. Cette
jeunesse est un élément de succès pour un gouvernement qui saura la
comprendre, et une pierre d'attente d'un meilleur avenir.



V

DU PARTI RÉPUBLICAIN.


Le principe fondamental de toute société c'est l'harmonie, c'est la
fusion des individualités en un tout homogène, d'où résulte l'ordre
et le repos. L'unité sociale est un besoin si impérieux de la raison,
que les législateurs de tous les peuples ont cherché à l'obtenir,
même aux dépens de la liberté de l'homme. On abusa de ce principe
comme dans ce monde on abuse de tout, et l'unité se changea en un
despotisme intolérable. Ce n'est qu'après des siècles d'une expérience
bien douloureuse, que l'humanité comprit enfin qu'on pouvait avoir
l'ordre sans l'esclavage, et que le repos de la société n'exigeait pas
le sacrifice absolu de l'indépendance des citoyens. Mais si l'unité
est l'élément fondamental des sociétés humaines, la liberté est une
flamme que Dieu alluma dans notre cœur, comme sur un autel sacré. La
combinaison de ces deux éléments forme le grand art du législateur.
Quand l'unité se transforme en despotisme, la liberté s'échappe par les
fissures du corps politique, et en dévore les fondements.

Nous l'avons déjà dit, la volonté de l'homme est une puissance
souveraine, qui n'a de supérieurs que Dieu et l'humanité. Aucun autre
pouvoir ne saurait lui faire courber la tête, s'il n'a été sanctifié
à ces sources éternelles de tout droit. Elle est si orgueilleuse,
si peu obéissante, que tous les législateurs ne se sont occupés
qu'à la fléchir, qu'à l'humilier, qu'à la soumettre au joug de la
sociabilité. Lorsque Jésus apparut au monde, l'homme avait cruellement
abusé de sa volonté. Il s'était immensément grandi, sa tête touchait
au ciel, il avait tout foulé sous ses pas, et les nations n'étaient
qu'un troupeau de victimes, servant de pâture à cinq ou six mille
monstres. Le christianisme se pencha vers la terre; il pleura sur
tant de misères, il se couvrit de cendres, il se frappa la poitrine,
il prêcha l'humilité, l'abnégation, le sacrifice de la personnalité
au devoir, de la domination à l'amour. Il expliqua l'origine de
l'homme, et il trouva dans son orgueil la cause de sa chute et de son
incroyable avilissement. Il montra le roi du monde, naissant dans une
crèche, vivant pauvre, persécuté et subissant la mort ignominieuse des
esclaves. Au bruit de ces étonnantes paroles, la volonté trébuche sur
son piédestal; l'empire romain tombe avec un fracas épouvantable, et le
genre humain est régénéré par quelques pêcheurs en guenilles.

Des débris de l'empire romain, il s'éleva un ordre social,
complètement étranger à la civilisation antique, et dont la vigoureuse
constitution a duré jusqu'à nos jours. Du haut de la chaire
apostolique, le catholicisme harangua ces bandes innombrables de
barbares qui s'étaient partagé les dépouilles de la ville éternelle: il
se les attacha par sa puissante parole, et les fit asseoir sur le sol
de l'Europe dévastée. Peu à peu la force brutale des peuplades du Nord
s'assouplit sous la main rationnelle du clergé; un rayon de lumière
pénétra ces esprits sauvages, qui finirent par s'agenouiller devant le
symbole du Christ. Alors une étonnante hiérarchie organisa l'humanité;
l'homme s'attacha à l'homme, le serf au seigneur, le seigneur au
suzerain; les nations se soumirent au lien féodal, et la volonté
individuelle disparut derrière l'autorité de l'Église.

Le dix-huitième siècle, qui ne voulait rien devoir au catholicisme,
traversa le moyen-âge sans y jeter un regard, et courut jusqu'à
l'antiquité pour y chercher le type de la nouvelle société qu'il
voulait fonder. Dans l'introduction de cet ouvrage, nous avons déjà
démontré dans quelles erreurs tombèrent ces grands philosophes; et
comment, par une fatale préoccupation, ils laissèrent échapper le mot
de l'antique sagesse. Ils considérèrent l'homme à travers une menteuse
abstraction; ils le dépouillèrent de tous les éléments nouveaux
qu'il avait reçus de quinze siècles d'histoire; et, l'élevant à une
hauteur démesurée, ils le firent parler comme l'auteur du _Traité des
Sensations_ anime sa statue. Séduits par leurs propres fictions, ils
supposèrent l'existence d'une société absolument de la même manière
que Condillac suppose la raison. La génération libérale de 1789 se
divisait en deux branches bien distinctes: l'une qui se rattachait
à l'histoire de la patrie, et qui acceptait en partie l'héritage du
christianisme; l'autre qui, croyant l'humanité pervertie par les
institutions féodales, voulait lui enlever son enveloppe séculaire, et
croyait pouvoir la ramener à un état d'innocence primitive, qui n'a
jamais existé que dans les fictions des poètes. La première voulait
greffer le progrès sur le vieil édifice de la monarchie; la seconde
prétendait passer la charrue sur le sol légal. Ces deux branches de la
génération du dix-huitième siècle se partagèrent la révolution sous le
nom de _Girondins_ et de _Montagnards_.

Tout progrès de l'esprit humain est provoqué par un besoin, par
une douleur sociale; aucune amélioration n'a dû son origine à une
pure philanthropie. C'est la faiblesse de la royauté, qui aida à
l'émancipation des communes françaises; c'est l'intérêt bien entendu du
propriétaire qui fit disparaître l'esclavage. Quand le mal est extirpé,
alors on sanctifie le médecin, et on lui attribue une intention morale
qui était loin de sa pensée. La révolution de 89 voulait surtout abolir
les priviléges de l'aristocratie, et restreindre l'autorité royale qui
protégeait ces abus. Pour arriver à cette fin, il fallait soulever
la masse d'idées qui sanctionnaient ces usurpations, réveiller la
volonté endormie par l'Église, et faire un appel à l'individualité.
L'individualité est une force redoutable, excellente pour l'attaque
et la conquête, mais qu'il est bien difficile d'arrêter, une fois
lancée dans la carrière. Ce n'est qu'aux deux extrémités de l'échelle
du monde, qu'elle peut jouir pleinement de l'exercice de son
indépendance. Dans l'enfance des sociétés, et à leur plus haut point
de perfection, toute l'époque intermédiaire est remplie d'une série
d'événements, qui lui ont été plus ou moins favorables.

Imbus des erreurs du dix-huitième siècle sur la marche de l'esprit
humain, les républicains de 93 ont reculé le progrès social, au point
où l'avait laissé l'antiquité. Quand le républicain arrache son
idée du sanctuaire pour l'offrir à l'adoration des hommes, il ne se
demande pas si elle peut les contenir tous; il la pose à terre, et
s'avance hardiment à l'accomplissement de son œuvre. Épris d'une sèche
abstraction, il n'écoute pas les cris des malheureux qu'il broie sous
sa massue; les yeux toujours fixés vers son étoile polaire, il ne prend
garde ni à l'orage qui se prépare, ni aux écueils dont il est menacé;
il jette à la mer ce qui gêne son esquif, et il file à travers l'Océan
à la recherche du nouveau monde. Si on lui résiste, il dresse des
échafauds; il étoufferait des nations entières dans son affreuse unité,
qu'il se croirait un bienfaiteur de l'humanité. Pour lui, la société
est une conception _faite à priori_, une vaste machine dont il combine
les forces, dont il engraine les roues. Cela fait, il y met le citoyen,
il le force à se tenir dans la position qui convient à la symétrie de
son œuvre, coupant, tranchant tout ce qui fait saillie, tout ce qui
dépasse les limites qu'il lui a plu de tracer. Il prend l'homme, il le
pétrit d'une main rude, il le berce au bruit des tempêtes populaires;
il l'exalte, il gonfle ses narines de l'amour de lui-même, puis il le
promène à travers la foule sans crier, gare! Rempli de sa haute dignité
d'homme, tout entier à son culte, il se croit obligé de repousser loin
de lui les affections douces, les sentiments bienveillants qui font le
charme de la vie. Avant tout, il est citoyen; ensuite il est père et
fils. Aussi Saint-Just disait-il logiquement: La république doit être
assise sur l'insensibilité.

Sous la monarchie catholique, il y avait un principe de subordination,
qui ne peut exister ni dans la monarchie constitutionnelle, ni dans
aucune république moderne. Le roi était consacré par la religion; son
autorité émanait de la volonté de Dieu; elle était appuyée par le
culte de l'église, et par les croyances des citoyens. Il y avait un
sentiment honnête, humble, qui subordonnait les idées aux affections.
Au contraire, le républicain qui se repose sur sa raison et ses droits,
part de sa propre estime pour arriver à celle de la société, de son
propre amour, pour aboutir à l'amour de ses concitoyens; car il est
le premier anneau de la chaîne politique. L'égalité étant la base de
sa morale, il doit se considérer comme la mesure parfaite de tout ce
qui est du bien et du mal, il doit se croire le type de l'humanité.
La soif de l'égalité absolue, qui au premier abord charme même les
esprits réfléchis, dessèche l'âme de tout principe d'amour, et jette la
perturbation dans nos sentiments les plus doux et les plus charitables.
Au fond de cette égalité, il y a la haine de tout ce qui nous domine,
de tout ce qui nous est supérieur, de tout ce qui nous dépasse. Nous
désirons moins l'élévation des classes qui sont au-dessous de nous
que l'abaissement de celles qui sont au-dessus, vertus, talents,
beauté, gloire, tout nous alarme, tout nous irrite; l'égalité n'est
que l'exaltation de nous-même, l'adoration de notre personnalité, la
négation de la vie et du progrès; car la vie individuelle, comme la vie
collective, n'est qu'une incessante aspiration à l'idéal.

Est-il rien de comparable à l'inquisition des démocraties? Aujourd'hui
elles emprisonnent le sage qui les civilise, demain elles cassent le
bras qui les a sauvées de l'ennemi, après-demain elles coulent du plomb
dans la bouche d'un grand orateur! Vous n'ajouterez pas une corde aux
sept cordes de la lyre nationale; vous porterez des guenilles, vous
chasserez le poète qui chantera l'harmonie des sphères et la gloire
des grands hommes: voilà le catéchisme des républiques. Saint-Just
signalait comme ennemis de la république française les nobles, les
prêtres, les médecins, les avocats, etc. La république n'a pas besoin
de savants, disait-on, en envoyant _Lavoisier_ à la guillotine! C'est
que les démocraties sont stationnaires, ennemies de tout progrès,
de toute innovation, parce qu'elles craignent l'aristocratie de
l'intelligence. La passion de l'égalité absolue pousse les esprits à
une affreuse insubordination contre les sens communs; et l'obéissance,
la modestie, l'amour sont étouffés par le mensonge du bien public.
A l'époque de la révolution française, la fièvre de l'égalité avait
tellement corrompu la raison, qu'on voulut déposséder Homère de son
éternelle royauté, et nous faire accroire peut-être que ses divins
poëmes étaient l'œuvre d'une société de sans-culottes!

L'égalité devant la loi est l'une des plus belles conquêtes de
l'esprit humain; mais l'égalité absolue est une monstrueuse rêverie de
quelques fous, de quelques bourreaux sophistes qui voudraient passer
le niveau sur l'humanité, afin que rien ne pût s'élever au-dessus
d'eux, et partager l'autorité qu'ils auraient usurpée. Sans préjuger
ici de l'avenir de cette théorie, nous affirmons que de nos jours elle
communique à l'homme une fausse grandeur, qu'elle le remplit d'un
insupportable orgueil, qu'elle le dépouille des affections douces,
bienveillantes, sociables, qu'elle le soulève contre les mœurs de son
temps.

Le parti républicain de nos jours est l'héritier direct des doctrines
de la Montagne; 93 est pour lui une ère sociale qu'il ne cesse de
bénir et de glorifier; c'est une faction aussi tenace, aussi entêtée,
aussi décrépite que le vieux parti royaliste; seulement, elle est
moins morale. Pendant la restauration, le parti républicain ainsi
que celui de Napoléon, se cacha dans les rangs épais de l'opposition
constitutionnelle, où il contribua puissamment à la chute de la branche
aînée des Bourbons. Après la révolution de juillet, il essaya ses
forces et prit une attitude très redoutable. Toute la puissance de
ce parti est concentrée dans la capitale; en province il n'a aucune
consistance. Quelques jeunes gens, quelques mauvais avocats, quelques
vieux soldats de l'empire, quelques ouvriers dissipés, voilà les
éléments qui l'alimentent: c'est un employé chassé de son bureau, un
écolier paresseux, c'est un professeur sans place, un breteur, un vil
suppôt de cabaret et de mauvais lieu qui, couverts de mépris et de
dettes, affichent l'opinion républicaine. C'est un ramassis d'ignobles
fanfarons, d'intelligences avortées, sans principes et sans mœurs, qui
ne connaissent que la force, et s'imaginent qu'on réforme un peuple
à coups de gourdins. A les entendre, il fallait passer la brosse sur
toutes les institutions, proscrire les nobles, fermer les salons,
ouvrir les clubs, endosser la carmagnole, et s'agenouiller aux pieds
de _Robespierre_, _Couthon_, _St.-Just_, cette dégoûtante trinité du
sans-culottisme! Mais enfin, on sut écouter l'histoire; on comprit que
93 avait été le tombeau de la liberté, et que les misérables disciples
de la Montagne nous amèneraient ses orgies et ses proscriptions,
moins sa gloire. Honneur donc à l'esprit de la France! honneur au
gouvernement de juillet qui, par sa vigueur a balayé cette boue, qui a
repoussé cette horde dans sa tanière et préservé la civilisation de ses
plus cruels ennemis. En tuant la faction républicaine, la monarchie de
1830 a bien mérité du progrès et de l'humanité.

Depuis un demi-siècle, dix à douze gouvernements ont jonché la France
de leurs débris, et par leur chute successive, ils ont ébranlé les
croyances politiques de la nation. Au milieu de tant d'orages, de tant
d'infortunes et de déceptions, une foule d'esprits sensés, d'hommes
généreux et purs, ne sachant plus à quel nom se confier, sous quelle
forme s'abriter, à quel Dieu se vouer, se sont attachés au sol de la
patrie, à son bonheur, à son indépendance. Désabusés des principes
trop absolus des factions et de leurs fastueux programmes, ne voulant
ni des turpitudes de la république, ni du despotisme de l'empire, ni
des prêtres de la restauration, ils demandent avant tout la liberté,
l'ordre et la prospérité de la France. Ils ne voient dans les chartes,
dans les constitutions dont on abuse la crédulité des peuples, que des
formes politiques plus ou moins bonnes, plus ou moins durables. Ils
n'ont de fanatisme pour aucune dynastie, pour aucun prince, pour aucun
tribun; au contraire, ils voudraient purger la scène politique de ce
groupe de fripons qui, depuis si long-temps, servent tous les régimes,
adorent tous les fétiches et volent dans toutes les bourses.

Voilà l'opinion véritablement nationale, que les courtisans de la
monarchie de juillet confondent avec le parti républicain. Cette
opinion est puissante dans les provinces; elle se recrute dans tous
les partis, elle compte dans ses rangs presque toutes les capacités de
la nation: nous croyons qu'elle est l'expression sincère de l'avenir
de la France. Elle n'a point de passé qui la fasse rougir; elle n'a ni
fautes, ni crimes à se reprocher. Elle accepte toutes les conquêtes de
la civilisation, ne repousse aucun développement de l'esprit humain.
Elle n'attaque ni la propriété, ni la famille, ni la religion, ni les
mœurs; elle aime les arts, la politesse, les bonnes manières; et elle
ne croit pas du tout qu'il soit nécessaire d'avoir les mains sales pour
être un bon citoyen. Elle n'a point de répugnance contre la nouvelle
monarchie; au contraire, elle approuve tout ce qu'elle a fait pour
le maintien de l'ordre, mais elle se méfie de ses intérêts purement
dynastiques.

Il est incontestable aux yeux du sens commun que, d'après le principe
de la majorité, le pouvoir fondé en 1830 est le gouvernement le plus
légal que nous ayons depuis 89. Il est impossible à cet égard de
nier l'authenticité du vœu national. Les royalistes, qui placent la
source de la souveraineté au-dessus de la volonté des masses, ont
pu, sans inconséquence et sans manquer à la logique des factions,
faire la guerre à la nouvelle dynastie. Mais, en prenant les armes
contre la Charte de 1830, le parti républicain a non-seulement commis
un crime, mais il a fait une démarche irrationnelle qui l'a perdu
sans retour. A peine éclos, le nouveau gouvernement fut attaqué
par tous les dissidents qui voulaient sa chute et ses dépouilles.
Comme individualité politique, la monarchie s'est défendue, ainsi
le veut la loi de tous les êtres; comme symbole social, elle a fait
un appel à ses partisans qui sont venus protéger l'œuvre de leurs
mains. La nation a fait preuve d'une haute moralité en s'attachant
à la monarchie constitutionnelle, qui depuis quinze ans était le
plus vif de ses désirs. En cédant aux factions, elle aurait abdiqué
son indépendance et serait devenue la risée de l'Europe. Traqué par
ses nombreux ennemis, le gouvernement a été obligé de rompre les
factions, et d'opposer à leurs principes dissolvants des éléments
d'ordre et de travail. Sa conduite dans l'intérieur de la France a été
énergique, sage et digne des plus grands éloges. Mais ce que l'opinion
nationale ne peut pardonner à la royauté nouvelle, c'est la manière
dont elle s'est posée vis-à-vis de l'Europe. Pour se faire pardonner
son origine révolutionnaire et se faire admettre dans le cercle des
gouvernements de bonne compagnie, elle a sacrifié les sympathies de la
nation. Quelques jours après 1830, elle ploya le genou devant l'Europe
monarchique, qui lui donna le coup d'épée du chevalier pour la purger
de sa roture, et lui permit ensuite de s'asseoir aux banquets des rois.
Lorsque Casimir Périer criait de toute la force de ses poumons: _Vous
n'aurez pas la guerre!_ il savait bien ce qu'il disait.

La France est la première nation du monde, moins par la grandeur de
son territoire, sa richesse et son industrie, que par ses mœurs et les
qualités sociales de son esprit. Sa pensée multiple réfléchit toutes
les pensées européennes, tous les peuples ont les yeux sur elle; elle
ne peut jeter un cri qu'ils n'accourent à son appel, tous les cœurs
souffrent de ses maux, tous les visages rayonnent de son bonheur. Sa
force est dans la sympathie qu'elle inspire. Tromper cette sympathie,
manquer à ce mandat reçu de la conscience des peuples, c'est se
dégrader, c'est abdiquer sa propre grandeur. Sans vouloir une folle
propagande et se faire le redresseur de tous les torts, l'opinion
nationale eut bien vite compris que le gouvernement de juillet avait
failli à sa mission, qu'il avait déserté une cause sociale pour des
arrangements politiques, et qu'il avait abaissé la révolution de
1830 à la taille de la bourgeoisie, dont il s'était fait l'égoïste
représentant. Voilà les griefs de l'opinion nationale contre le
gouvernement de juillet; voilà le côté faible de la monarchie nouvelle.

Quant au vieux parti républicain, il est mort sans retour. En province,
il n'a plus que quelques hommes sans portée et sans consistance. Il a
fait son temps; il a noblement accompli sa mission; il a détruit la
féodalité; il a fait table rase et préparé le terrain pour l'avenir.
Là finit son œuvre. Non-seulement il est mort comme parti politique,
mais encore comme fraction morale de la société française. Il ne laisse
après lui ni mœurs, ni traditions.



VI.

DU CLERGÉ CATHOLIQUE.


L'homme chemine dans la vie entre son cœur et son esprit qui se
disputent la possession de sa volonté. Tiraillé par ces deux
puissances, tantôt il cède aux suggestions de l'une, tantôt aux
lumières de l'autre; souvent il marche indécis, escorté par ces deux
guides, jusqu'à ce qu'il succombe de lassitude sous la verge du plus
vigoureux. L'esprit est progressif, et jusqu'à la consommation des
siècles, il ajoutera à la somme de ses connaissances; le cœur ne pourra
jamais sortir de la sphère qu'une main toute-puissante lui a tracée.

Le christianisme forme une époque unique dans l'histoire du progrès.
Avant lui, le monde était déjà vieux! L'esprit humain n'en pouvait
plus; il s'était épuisé à l'analyse de toutes les questions; la raison
succombait sous le poids accablant des systèmes divers; mille sectes
se disputaient la croyance des peuples; la société romaine était sans
foi, le ciel sans unité et sans idéal; partout l'anarchie, partout la
dissolution.--Alors parut Jésus! Il promena ses regards autour de lui,
il consulta tous les siècles, il écouta toutes les nations, il examina
toutes les doctrines. Puis, se repliant sur lui-même, et fondant toutes
les vérités connues dans le creuset de sa divine pensée, il donna au
monde sa parole d'amour!

Comme toutes les religions possibles, le christianisme se compose
de deux éléments: de théologie et de morale. La théologie, c'est
la charpente d'une religion, c'est la machine du drame, c'est
l'explication qu'un siècle se donne du monde et de son auteur; la
morale, c'est la substance, c'est le fonds commun de toute croyance.
Aussi les religions ne diffèrent-elles que par leur théologie; et cela
se conçoit aisément, puisque la forme d'une religion change selon
les peuples, les temps et les lumières. L'organisation extérieure
du catholicisme, son gouvernement, sa discipline, sont l'œuvre des
successeurs de Jésus qui, en hommes habiles, se sont conformés aux
besoins des peuples qu'ils voulaient régénérer; sa morale appartient à
l'humanité. Il est évident que la théologie du christianisme est finie
pour jamais, et qu'elle ne pourra se relever du coup que lui a porté le
dix-huitième siècle; mais sa morale sera éternelle, et l'Évangile est
le testament du cœur humain.

Le clergé catholique a laissé passer une belle occasion, une occasion
unique de récupérer sa puissance morale et de se réhabiliter aux
yeux des peuples prévenus: c'est la restauration. Nous l'avons dit
plusieurs fois dans cet ouvrage, il était impossible d'arriver à une
réforme sociale sans attaquer le catholicisme, qui, par sa hiérarchie
et sa discipline, était toute la force de l'autorité politique. Aussi,
les philosophes du dix-huitième siècle ne s'y sont pas trompés, et
ils ont frappé là où était l'obstacle. Je conçois à merveille que le
parti royaliste, qui regarde la révolution de 89 comme une déplorable
catastrophe, se soit déchaîné contre les grands écrivains du siècle
dernier; c'est parfaitement logique. Mais du moment qu'on veut la
révolution et ses résultats, il est absurde de condamner les moyens qui
seuls ont pu la faire éclore. Sans doute, le dix-huitième siècle n'a
pas examiné la question d'un point de vue assez élevé et il n'a pas eu
l'impartialité historique de notre époque; mais quand on fait la guerre
on veut la victoire, et l'on ne s'amuse pas à demander à son ennemi la
permission de le tuer. Nous qui sommes vainqueurs, nous pouvons être
justes et généreux envers le catholicisme abattu; mais le dix-huitième
siècle a dû agir comme il l'a fait pour la liberté du monde.

L'égoïsme social de la Montagne, incarné dans la personne de Napoléon,
succomba sous le poids de l'Europe indignée. Le passé et l'avenir
étaient en présence, remplis l'un pour l'autre d'une haine furibonde.
C'était là un beau moment pour le catholicisme tant calomnié! Il
pouvait alors, en s'interposant entre les deux principes, jouer le
rôle d'un sublime pacificateur; élever sa voix séculaire au-dessus
des passions contemporaines, réprimer le désir de vengeance de
l'aristocratie triomphante, détruire la répugnance du peuple pour
une dynastie qu'il ne connaissait que par sa résistance aux grands
faits de la révolution, persuader à la royauté de baser son pouvoir
sur les progrès accomplis, convaincre la nation que le dépôt de
la magistrature suprême entre les mains d'une illustre et antique
famille était la plus sûre garantie de la liberté, et devenir ainsi
le ciment de la société nouvelle. Au lieu de cela, qu'a-t-il fait? Il
s'est fait l'instrument d'un parti politique; il s'est fait l'apôtre
d'une réaction sanguinaire et liberticide; du haut de la chaire
apostolique, il a prêché la haine d'un siècle grand et glorieux; il
a souillé son sacré caractère en se faisant l'organe des passions
avides et désorganisatrices; il a fait un pamphlet de l'Évangile; et,
pour satisfaire son intolérance et son ambition, il a précipité la
branche aînée des Bourbons dans un abîme de misères. Les ordonnances de
Charles X sont sorties du confessionnal du clergé: il est un obstacle
invincible à une troisième restauration.

La révolution de 1830 brisa pour la seconde fois la puissance politique
du clergé, et mit un terme à ses folles espérances. La nouvelle Charte
proclama un fait: _Que la religion catholique était la religion de la
majorité des Français_. C'était sagement agir, que de ne pas entrer
dans la discussion des dogmes, et de respecter les croyances de tous
les citoyens. Un code politique ne doit s'élever ni à la métaphysique,
ni descendre au catéchisme. Et c'est une justice qu'on doit rendre à
la Charte actuelle, qu'elle n'a fait que reconnaître et légitimer les
forces sociales qu'elle trouva existantes. Le gouvernement de juillet,
pénétré de l'esprit modéré de notre loi fondamentale, résista avec
vigueur à l'intolérance de l'anarchie, et il protégea les prêtres et
les temples catholiques, contre les passions de la basse et ignorante
démocratie. S'il avait été assez faible pour céder à l'impulsion qu'on
voulait lui donner, il aurait soulevé contre lui les fanatiques, blessé
les croyances sincères des âmes pieuses, et relevé l'importance du
clergé. Au contraire, par la sagesse de ses mesures, il a maintenu
l'ordre, il a refoulé les prêtres dans l'intérieur de leurs églises, et
l'indifférence générale est venue les punir de leur funeste ambition.

Depuis quelques années, il se joue une petite comédie à l'usage des
simples, qui n'est pas sans intérêt. C'est ce qu'on appelle _la
recrudescence de la foi_, ou _la renaissance du culte catholique_.
Les journaux légitimistes embouchent tous les matins la trompette
épique, pour nous annoncer l'approche d'un siècle monarchique et
religieux; on court en foule aux sermons de l'abbé Lacordaire et
autres grands convertisseurs; on badigeonne les églises, on bâtit des
saintes chapelles, des couvents; on publie des revues catholiques,
on fait des poëmes catholiques, des opéras catholiques, des romances
catholiques; seulement on ne fait pas de miracles, et le plus grand
de tous serait de nous faire accroire que tout ceci n'est pas une
comédie. Les provinces suivent l'impulsion. Les couvents se relèvent
sous un prétexte ou sous un autre; de nombreuses maisons d'éducation
s'établissent sous la direction des prêtres ou de leurs adhérents;
de tous côtés on entend dire: _On revient aux bons principes, on
revient aux bonnes mœurs!_ Le gouvernement n'est pas étranger à ce
mouvement, qu'il croit provenir du fond de la société. Nous croyons
qu'il se trompe, et que tout ceci n'est qu'une petite réaction de bonne
compagnie, comme il y en a si fréquemment en France. Il faut n'être pas
sorti de Paris pour prendre au sérieux ce bourdonnement de quelques
coteries.

Sans doute, quelques esprits élevés, indignés du misérable rôle qu'on
fait jouer à la religion, dans le vaste mouvement de notre époque,
voudraient élargir l'Église, et en faire le centre des progrès de
l'avenir. Autour de ces hommes d'élite, se groupent beaucoup de jeunes
artistes enthousiastes des grands monuments que nous a laissés le
moyen-âge; et un plus grand nombre encore d'intelligences timorées,
qui redoutent les changements, qui pensent que l'on a trop calomnié le
clergé, et qui espèrent par la patience et la modération, le ramener
à de meilleurs sentiments pour nos libertés. Ces vœux sont nobles, et
nous serions les premiers à y souscrire, s'il nous était permis de
croire qu'une société peut vivre par le mensonge. Mais pour se faire
une idée de ce que nous pouvons attendre de ce clergé, il n'y a qu'à
examiner sa conduite dans les pays de l'Europe où il est encore en
possession de l'autorité. Voyez-le en Espagne; va-t-il au-devant d'une
révolution inévitable pour en modérer les développements, et s'en faire
le tuteur éclairé? Non, il alimente la guerre civile. En Portugal,
il se fait le protecteur d'un misérable, d'un assassin. Voyez-le en
Italie, où il brille de toute sa gloire! Couvert de tous les vices et
de toutes les ignominies, paresseux, ignorant, luxurieux, abominable
corrupteur du peuple le plus intelligent de l'Europe, il ne vit que de
la misère publique, il n'existe que par l'oppression de sa patrie. Et
la papauté, qu'a-t-elle dit du massacre des Grecs, de l'immolation de
la Pologne? Elle a vu répandre à grands flots le sang de Jésus-Christ
par un peuple barbare; elle a vu des villes en cendres, des prêtres
massacrés, toute une grande nation chrétienne décimée par un cruel
conquérant, sans sourciller, sans proférer une parole consolatrice,
sans élever sa voix paternelle pour condamner tant d'assassinats
politiques, tant d'abominations! Assise sur son trône apostolique,
silencieuse sous sa triple couronne, elle a laissé se dérouler ce drame
mémorable, se réjouissant de la chute de la liberté et du triomphe du
despotisme!

Si le clergé français avait le moindre sentiment de sa position,
s'il s'était laissé pénétrer par la plus petite idée de progrès,
il le ferait voir dans la partie vitale de son ministère, dans la
prédication. C'est par la prédication que le christianisme est arrivé
à la conquête du monde; c'est par la prédication qu'il s'est mis
en contact avec tous les peuples de la terre. Eh bien! écoutez un
peu les prédicateurs français; que disent-ils à une grande nation,
intelligente, industrieuse? ils lui parlent du diable et de ses
tentations; que disent-ils à cette jeunesse ardente, généreuse, avide
de tout connaître? ils l'entretiennent de la malice du serpent et de la
vanité de la science; comment se posent-ils en face de ce prodigieux
mouvement de l'esprit humain, de cet amour des arts qui pénètre dans
toutes les classes, qui les rapproche et les purge des tendances
haineuses et coupables? ils défendent aux filles de danser, de chanter,
de dessiner! Comment voulez-vous qu'avec un pareil langage et de tels
principes le clergé puisse acquérir de l'influence; il languit sous
le poids du ridicule et de l'indifférence. Pourquoi ne descend-il des
sublimes niaiseries de la théologie, pour pénétrer dans le cœur de
la société, dans la famille? Pourquoi s'obstine-t-il à se clore dans
l'étroite prison du péché catholique? Qu'il se plonge donc dans les
mille douleurs de la vie du siècle, qu'il en étanche le sang qui coule
de toutes parts, qu'il en glorifie les vertus; qu'il se fasse homme
de chair et d'os comme nous, qu'il boive à la coupe de nos malheurs,
qu'il devienne citoyen, qu'il s'arme d'une noble indignation contre
les oppresseurs des peuples, soit qu'on les trouve dans les salons
de l'aristocratie ou dans le tourbillon sanglant des émeutes; qu'il
embrasse enfin la liberté, la liberté sainte qui l'éclairera de son
flambeau et le protégera de son bras invincible: c'est l'unique moyen
de salut qui lui reste.

La province, avec son bon sens, ne s'est laissé émouvoir ni par les
hurlements de l'anarchie, ni par la religiosité de quelques badauds
de Paris; elle ne veut ni d'un gouvernement de sans-culottes, ni de
celui des capucins; elle marche constamment sur la grande route sociale
de 89, travaillant, s'instruisant, désirant l'ordre et une liberté
progressive; elle regarde d'un œil sévère le clergé catholique dont
elle redoute l'influence; elle le laissera en paix tant qu'il restera
dans les bornes de son ministère moral; mais il peut s'attendre à une
vigoureuse résistance du jour où il voudra dominer. Le gouvernement
de juillet fera bien de persévérer dans son système de modération:
qu'il repousse toujours avec vigueur les tentatives intolérantes de la
démocratie. Si le catholicisme doit se régénérer, ce que nous croyons
désormais impossible, ce devra être l'œuvre des idées et de l'avenir.
Un gouvernement doit protéger les symboles qu'on lui a confiés.



VII.

DE LA LITTÉRATURE.


Ce qui caractérise l'homme primitif et simple, c'est une vive et
tranchante individualité, c'est un grand amour de sa personne, c'est
un dédaigneux mépris pour tout phénomène qui ne part point de lui et
qui n'aboutit pas à lui. Clos dans l'étroite enceinte de son _moi_,
roi solitaire de sa conscience, il ignore tout, il vit dans une naïve
béatitude, il prend les faits qui tourbillonnent autour de lui pour
une modification de sa propre substance, pour un développement de sa
personnalité. Tout respire, tout se meut, tout aime, souffre et pleure,
et la vaste nature n'est pour l'homme primitif que le reflet de son
image. Cependant il faut qu'il sorte de son enchantement, il faut qu'il
s'arrache à sa propre contemplation, il faut qu'il s'éveille, qu'il
marche, qu'il descende du trône de l'absolu, qu'il se range dans la
chaîne des êtres, qu'il reconnaisse sa dépendance et sa misère. Par
quel moyen s'accomplira cette palingénésie? Par la souffrance.--La
souffrance frappe à la porte de l'aveugle personnalité; elle pénètre
dans cet obscur sanctuaire, l'échauffe de son ardeur, l'éclaire de sa
sainte lumière, brise l'égoïsme en mille éclats, et jette l'homme dans
le sein de l'humanité.

Alors un cri immense remplit le monde! cri fatal que poussa l'homme
à son réveil à la vie, et qui s'échappa des lèvres mourantes de
Jésus-Christ! L'homme est chassé du paradis; il n'est plus nourri
par la manne du Seigneur; il n'est plus couvert de son innocence; il
vivra de son labeur dans l'espace et dans le temps. Il faut abandonner
le jardin céleste et ses éternelles béatitudes; il court, il court,
poursuivi par l'ange à la flamboyante épée, et il tombe sur la terre
désolée.

  De ce jour naquit l'art, l'art fils de la douleur.

Quel que soit le point de vue sous lequel on envisage l'origine de
l'homme, il y a dû y avoir un moment suprême, un moment de réveil et
d'épanouissement où, secouant les ombres qui enveloppaient son âme
encore pleine de sérénité, il dut comprendre où et qui il était. En
étendant les mains hors de son individualité, il dut se sentir toucher
par des phénomènes dont il ignorait entièrement l'existence. Il fut
sans doute bien étonné, bien surpris, l'homme, dans son aveugle fierté,
de se voir arrêté par un fait extérieur, lui qui croyait le monde une
extension de sa personnalité! Cependant il fallut avancer, il fallut
vaincre l'obstacle, il fallut en prendre acte, et l'inscrire dans
l'esprit humain comme un premier élément de la science. Qu'est-ce donc
que la science? Le réveil du _moi_, et la guerre de l'humanité contre
la nature.

Le bonheur absolu, le bonheur parfait n'est pas possible sur la terre.
C'est une de ces vastes idées comme celle de Dieu et de la beauté, que
l'esprit conçoit, dont il a conscience, qu'il caresse de ses désirs,
qu'il voit briller au loin dans l'horizon; idée complète, consolante;
doux rêve du cœur vers lequel il aspire sans cesse, dont il implore la
réalisation. Aussi, le bonheur n'a-t-il pas d'expression extérieure;
il est la paisible satisfaction de nos désirs, l'accomplissement
instantané de nos vœux; il se serre, il se résume autour de la
conscience, comme un fleuve harmonieux coule dans un lit égal et
facile. L'âme alors remplit tout son vase, sans déborder, sans que rien
altère la limpidité de sa surface. Mais aussitôt que le moindre souffle
vient troubler cette transparence, alors les eaux s'amoncellent,
l'orage éclate, le cœur humain s'élance de son trône solitaire et
vient déposer dans l'art le cri de sa douleur. C'est parce que je
puis perdre mon amante que je cherche à fixer les traits de son image;
c'est parce qu'elle est infidèle à mon amour que je chante ma peine;
c'est parce qu'on lui a ravi Euridice qu'Orphée verse des pleurs et
fait retentir sa lyre jusqu'au fond des enfers; c'est parce que l'homme
est faible qu'il se met en société; c'est parce que son âme est vide
qu'il se prosterne devant un Dieu tout-puissant. Dans l'immense épopée
de l'art, je ne trouve pas un mot qui ne soit un cri de nos misères,
un témoignage de nos souffrances. Poésie, musique, peinture, histoire,
ordre social, religion, tout est l'expression de notre dépendance et du
besoin que nous avons de remplacer une réalité qui nous manque par les
fictions de l'esprit; car pourquoi écrire, pourquoi peindre, chanter,
quand on est content et qu'on se suffit? Le bonheur ne se dit pas, il
se sent, et les nations heureuses n'ont pas d'histoire. Le rire même
n'est que le masque du bonheur; c'est une ruse de la souffrance, un
mensonge qu'elle invente pour échapper au ridicule, à la persécution
de la société. Les grands comiques des nations, tel qu'Aristophane,
Cervantes, Bocace, Rabelais, Molière, Voltaire, et tant d'autres
génies immortels, ont été d'habiles hommes de guerre qui, assiégeant
la légalité, l'ont endormie par des festins et des farces. Il fallait
s'humilier, faire des gambades, faire des tours pour s'approcher de la
puissance; il fallait armer Arlequin d'une batte de fer pour en frapper
les tyrans; enfin, il fallait rire pour cacher ses larmes.

Si le bonheur parfait pouvait exister, tout serait silence, tout serait
repos; il serait la négation de la vie. La recherche du souverain bien,
qui n'est autre chose que celle du bonheur parfait, a conduit ceux
qui en ont le plus approché, quelques philosophes de la Grèce et les
sages de l'Orient, à la pure contemplation, à l'immobilité. Du moment
que l'homme agit, qu'il marche, qu'il parle, qu'il chante, qu'il rit,
qu'il prie; c'est qu'il est incomplet, c'est qu'il y a du vide dans
son âme, c'est qu'il souffre. La vie est un combat, une aspiration
incessante vers un idéal qui nous échappe à mesure que nous avançons.
L'affirmation même de notre bonheur est un témoignage irrécusable de
notre faiblesse, de notre défaillance; car, si nous étions complètement
heureux, nous n'éprouverions pas le besoin de le dire. Rire, chanter,
danser, joie, plaisirs, tout ce qui éclate, brille et tourbillonne dans
le bouge que nous habitons, n'est qu'un pâle reflet du vrai bonheur,
qui sert à éclairer nos misères. L'humanité est progressive, parce
qu'elle n'est pas heureuse, parce qu'elle est imparfaite: Dieu seul est
heureux, parce qu'il n'aspire à rien, parce qu'il est parfait.

La pensée n'est apercevable que par la forme. Son essence est un
mystère qu'il ne nous est pas permis de pénétrer. Aussitôt qu'une idée
surgit du sein des peuples, aussitôt se fait sentir l'irrésistible
besoin de la fixer. Mais fixer une idée, c'est la manifester au
monde sous une forme sensible, c'est la préciser par le symbole; et
manifester l'idée par la forme, c'est la descendre des régions élevées
de l'abstraction pour la transporter dans la réalité extérieure.
Qu'on y réfléchisse bien! formuler une idée, la détacher du vague
qui l'enveloppe, la dépouiller du dogmatisme de la pure raison, et
l'inscrire dans la science de l'humanité, ce n'est pas l'acte d'un
simple manœuvre: au contraire, c'est la mission du législateur, c'est
la mission de l'artiste. Rien n'est plus difficile, en effet, que
de trouver la forme convenable et précise d'une pensée qui bondit
dans votre sein et vous demande la vie! Obsédé comme par un Dieu qui
s'incarne dans votre faible nature, brisé ainsi que la femme par les
douleurs de l'enfantement, vous cherchez partout la main délicate qui
vous délivre du pesant fardeau qui vous accable. Et si tout-à-coup
vous apercevez votre pensée déposée sous une ligne claire et diaphane,
alors vous vous écriez avec effusion et bonheur: _Ah! c'est cela! oui,
c'est bien cela!_ Lorsque l'aristocratie européenne remit la France
déchirée entre les mains de la légitimité, les guerres égoïstes de
l'empire avaient affaissé et engourdi l'esprit de la nation. Mais quand
la restauration, fidèle à son mandat théocratique, couvrit d'insultants
dédains les restes immortels de nos grandes armées, un cri sourd et
plaintif se fit entendre du fond de la nation indignée. Un serrement de
cœur, un sentiment vague de souffrance indéfinie, s'emparèrent de tous
les citoyens, et attristèrent les âmes qui avaient toujours vécu pour
la patrie, son bonheur et sa gloire. Tout le monde cherchait le mot
de sa douleur, personne ne le trouvait. Tout-à-coup apparut le grand
artiste, qui chanta _le Vieux Drapeau et les Souvenirs du peuple!...
Ah! c'est bien cela!_ dit la voix radieuse de la France. Oui, on
insulte à notre gloire, à notre révolution. Vive Béranger, le poète de
la nation. Voilà l'art, voilà l'artiste.

Abriter l'idée sous une forme claire et précise, qui la rende
accessible à la généralité des intelligences, avons-nous dit, c'est
accomplir l'œuvre de l'artiste, qui, par cette transformation, se
pose entre deux grandes portions de l'humanité, et leur sert d'organe
conciliateur. Car, que serait l'idée sans la forme qui la contient? que
serait la volonté sans l'acte extérieur qui la manifeste? que serait la
liberté sans les institutions qui la définissent et la précisent? que
serait la religion sans le temple, sans le culte, sans la prière? que
serait Dieu, pour nous, sans le monde où éclatent sa toute-puissance
et sa miséricorde? Comprendrions-nous les indicibles souffrances de
ton cœur maternel, ô divine Marie! si Raphaël, si Pergolèse n'avaient
recueilli tes saintes larmes dans des vases d'or, immortels comme ta
douleur? Oui, c'est la forme créée par l'artiste qui éternise les
émotions et les pensées de l'humanité. Et qu'est-ce que la forme? Nos
actions, nos paroles, la société, la vie, un regard, un soupir, un
temple, tout ce qui est produit, enfanté par l'homme.

Toutes les théogonies des peuples primitifs ont chanté le grand duel
de l'esprit contre la matière, et de l'homme contre la nature; et les
philosophes de tous les temps se sont aperçus que de la conception
abstraite de l'idée à sa réalisation dans le monde, il y avait un
intervalle difficile à franchir, qui souvent devenait un précipice.
Si vous restez en-deça de ce défilé, vous pouvez faire d'admirables
théories, mais qui n'auront qu'une valeur spéculative. Si vous vous
arrêtez en chemin, alors éclatent d'épouvantables révolutions qui
brisent et bouleversent; si, au contraire, vous passez sans secousse et
sans danger, alors vous réalisez l'idée d'une manière calme et sûre,
et vous éclairez le monde.

Regardez cet illustre penseur qui, du fond de sa retraite, et réfugié
dans les replis de sa conscience, médite pour le bonheur du genre
humain. Vous le voyez peser naïvement dans la balance de sa raison et
de la justice, les droits de chacun et la liberté de tous; inscrire
dans son code moral, article par article, la haine du mal, l'amour du
bien, la punition du vice et la récompense de la vertu. Cela fait,
et fort des grandes vérités qu'il a découvertes, il fait relier sa
constitution, met son habit de fête, et se présente à la société
pour la régénérer. La société se soulève et crie: A l'innovateur! à
l'anarchiste! Qu'est-ce à dire? le philosophe est-il un fou, ou bien la
société n'est-elle qu'un composé d'êtres dépravés? Non; le philosophe
est un sage qui a vu le bien de la raison, et qui a voulu le réaliser;
mais, abstrait qu'il était dans la pure spéculation, il ignorait le
monde et ses lois, et a dû succomber. La société, au contraire, courbée
sous la sensation, rouillée par le temps, ne voit que ce qui est, et
repousse ce qui ne peut la modifier qu'en la troublant. Pour réussir,
il fallait au philosophe une plus grande connaissance du monde, et
à la société une moralité plus élevée. Cette double nature, ce lien
conciliateur, c'est l'artiste. L'artiste assiste aux débats de l'esprit
humain, il reçoit des mains de la philosophie les doctrines qu'elle a
créées, et il les réalise. L'artiste est un être double, moitié homme
et moitié ange, dont les pieds touchent à la terre et la tête aux cieux.

Il suit donc de là, que l'art n'est qu'une _traduction_, une
interprétation de l'idée. L'art ne crée point l'idée, il la reçoit
de son siècle; son mérite consiste à bien la saisir, à bien la
comprendre, à la formuler, à la traduire au vulgaire, à la perpétuer
dans l'avenir. Dans une époque donnée, il n'y a qu'une idée mère, que
les arts traduisent en leurs différents langages; c'est ce qui fait
le caractère, l'unité d'un siècle. Prenez Racine, prenez Molière,
Lulli, Lebrun, Mansard, Boulle, etc., etc., vous n'y verrez que l'idée
majestueuse et régulière de la monarchie chrétienne, reproduite de
cent manières diverses. Entre Raphaël et le Tasse, ainsi que entre
Victor Hugo et Mayer-Beer, il n'y a de différence que le langage.
L'idée fondamentale est la même, et ne leur appartient pas; ils ne
sont que des traducteurs. La plus grande gloire de l'art, c'est de
comprendre l'idée qui travaille son siècle, et de l'aider à la réaliser.

A l'origine des siècles, lorsque l'esprit humain était dans sa
première naïveté, l'art était aussi simple que les besoins de l'homme,
et sa mission consistait à pourvoir aux grossiers appétits de la
vie matérielle. Plus tard, quand les hommes purent se rapprocher
et s'asseoir en société, l'art se spécialisa comme les misères de
l'humanité, et se divisa en deux grands rameaux. L'un qui se rattachait
à la vie matérielle, l'autre à la vie morale; l'un qui prenait soin des
souffrances du corps, l'autre de celles de l'âme. La réunion de ces
deux rameaux forme le grand tronc de la science.

Les nombreux besoins de l'homme se divisent en deux vastes catégories:
ceux d'impérieuse nécessité, qui sont de tous les temps et de tous
les peuples; et ceux qui naissent à la suite des grandes jouissances,
enfants chétifs du caprice et de la fantaisie. L'art a donc aussi deux
missions: de soulager nos grandes et sévères douleurs, nées avec nous
et qui ne nous abandonnent qu'à la mort; puis de se faire l'écho de nos
mille désirs qui varient avec les mœurs, et qui sont aussi nombreux que
les sables de la mer. En restreignant cette idée à une seule nation et
à un seul épisode de l'art, à la littérature, nous en concluons qu'elle
doit aussi se diviser en deux parties. La première proclame d'une voix
forte et sonore, les grandes douleurs de la majorité souffrante; la
seconde idéalise les vagues désirs de la minorité blasée; la première
recherche les applaudissements des masses et de la postérité; la
seconde se contente des murmures éphémères d'une coterie passagère.

Mais l'art a de plus une mission sociale qu'il est important de définir.

En tout temps, la société se divise en deux parties fort distinctes:
celle qui fait la loi, et celle pour qui elle est faite. Aussitôt
qu'une fraction sociale arrive à la propriété, à l'aisance, elle
participe à la souveraineté, elle se retranche derrière la loi pour
défendre sa position nouvelle; qu'est-ce donc que la loi? l'expression
de la partie satisfaite de la nation. _Je suis content, je défends que
l'on me trouble_, voilà le langage de la loi. La partie de la société
qu'on n'a pas consultée pour créer la loi, c'est-à-dire la majorité
souffrante qui n'a rien, veut aussi améliorer son sort; mais elle est
presque toujours dominée par les priviléges qui étouffent ses plaintes
et repoussent ses prétentions. Alors, si elle a le sentiment de sa
force, elle assiége l'état et change la constitution. Au contraire, si
elle est intimidée par l'autorité, elle s'adresse à l'art qui formule
ses griefs et donne une voix à sa douleur. Ici commence la lutte de
l'art et de la loi, de la souffrance et du contentement, de la misère
et de la richesse, de la démocratie et de l'aristocratie; drame
immortel, qui fait le fond de l'histoire de l'humanité.

L'art social n'est que l'action refoulée, l'idée d'un fait, l'image
d'une réalité absente. Ce n'est pas en présence de la réalité que
je songe à ses fictions, ce n'est pas dans les bras de la jouissance
que je cherche la représentation d'un bonheur que je possède. L'art
d'un peuple, c'est l'expression de ses regrets et de ses désirs. Les
grands siècles de l'art social succèdent presque toujours à la perte
de la liberté. C'est sous le joug des rois macédoniens, que la Grèce
élève sa voix magnifique; c'est sous le despotisme d'Auguste, et après
la disparition de la liberté romaine, que vient l'âge d'or de la
littérature latine; c'est après la chute des républiques, sous le règne
des Médicis et des autres petits tyrans de l'Italie, que celle de ce
peuple infortuné étonne l'Europe; c'est sous le gouvernement sombre
et monacal de Philippe II, que l'Espagne enfante son théâtre et Don
Quichotte; enfin c'est sous Louis XIV, après la victoire définitive
de l'unité monarchique sur l'indépendance féodale, que la France voit
naître ce siècle de génies merveilleux, dont les œuvres feront toujours
la gloire de l'esprit humain.

S'il est bien prouvé que l'art social n'est que l'action refoulée,
l'expression des besoins d'une époque, il s'ensuit que du moment qu'on
peut atteindre à la réalité, on abandonne la fiction. Les peuples
esclaves se plaisent à chanter les vertus guerrières de leurs aïeux;
les barbares s'exagèrent le bonheur du luxe et de la civilisation;
ceux qui vivent dans les déserts arides aiment les images qui peignent
la verdure, une source fraîche, une pluie fécondante; l'habitant des
villes aime les églogues, et tout ce qui retrace la paix des champs, et
_vice versa_. Sous un gouvernement despotique, la moindre allusion à la
liberté, obtient un succès prodigieux; mais quand arrive la liberté,
ces ombres disparaissent. L'apologue est né en Orient dans le monde
de la tyrannie; là il fallait à la vérité, une livrée de courtisan;
pour nous ce n'est qu'un jeu d'esprit. Pourquoi le théâtre tombe-t-il
de toutes parts en Europe? C'est que la presse et la tribune dont il
tenait lieu, l'ont rendu inutile. De nos jours, l'éloquence même de
Mirabeau serait intempestive; ainsi disparaissent une foule de formes
de la pensée. Quand l'art n'est plus l'expression des besoins d'un
peuple, alors il tombe en discrédit et fait place à une autre forme.
Savez-vous quand une religion est finie? Lorsque les peuples n'y
trouvent plus la solution des doutes qui les accablent. C'est ainsi que
disparut la littérature profane, après le triomphe du christianisme;
c'est ainsi qu'après la révolution de Luther, les langues jeunes et
riches de l'Europe régénérée, étouffèrent le verbe de la monarchie
catholique.

Ainsi chemine l'humanité, entre l'art et la loi. Celle-ci, expression
égoïste de la minorité satisfaite, celui-là de la majorité souffrante.
Il arrive des époques où la loi vaincue dans ce duel éternel, ouvre
ses portes à une portion de la majorité; ce sont des instants de repos
et de réconciliation, de joie et de bonheur dans la vie des nations.
L'art n'ayant alors plus d'obstacle actuel qui l'occupe, s'élance dans
l'idéal, et chante un sublime _hosanna_! Et lorsque le temple de la
légalité se referme et repousse de nouveau le progrès, l'art descend
des hautes régions où il se contemplait, et recommence la lutte.

Nous revenons au sujet spécial de ce chapitre.

Lorsqu'après les longs travaux de la renaissance, il fut donné aux
peuples modernes de lire sans difficulté dans le livre de la science
antique, ils jetèrent un tel cri de ravissement en voyant ces
merveilles de l'esprit humain, qu'il couvrit tout-à-coup les sons
encore faibles de la muse nationale. Saisis d'une pieuse admiration,
ils se prosternèrent devant les œuvres immortelles de la civilisation
grecque et romaine, vouèrent au mépris tout ce qui n'atteignait
pas à cette idéale perfection. Alors disparurent de la mémoire des
contemporains ces naïves épopées, ces chants de guerre et d'amour
qui, sous une forme grossière, mais singulièrement pittoresque,
racontaient l'histoire de la patrie. Poussée par le sentiment d'une
servile imitation, la littérature de l'Europe se dépouilla alors de son
individualité qui la rendait chère aux peuples dont elle peignait les
mœurs; elle ne fut plus un langage accessible à tous, compris de tous;
elle se fit le frivole amusement des classes élevées; elle cessa d'être
le dépositaire fidèle des sentiments et des souvenirs de la nation,
pour devenir un amusement de cour et d'académie.

La France, comme toujours, s'empara de ce mouvement de l'esprit
humain; elle le précisa et lui donna une forme sociale. Richelieu,
qui avait vaincu l'aristocratie territoriale, et Louis XIV qui, après
les troubles de la fronde, voulait ramener à l'unité monarchique les
éléments épars de la féodalité, favorisèrent de tout leur pouvoir une
littérature qui, interrompant la chaîne des souvenirs, livrait la
nation désarmée entre les mains de la royauté. Alors naquit le grand
siècle! alors surgirent ces beaux génies qui donnèrent à la langue la
pompe, la majesté et la discipline de la cour! L'art, comme la société,
fut divisé en catégories bien tranchées, qu'on soumit à la hiérarchie
la plus rigoureuse. On marqua tout, on chiffra tout; on compta vos pas,
on mesura vos paroles, on vous disait: _Voici comme il faut pleurer;
voilà comme il faut rire._ Tout fut digne, sévère, royal, et la
littérature française se couvrit de la force et de l'uniformité de la
monarchie de Louis XIV.

L'antiquité fut comprise, imitée avec un rare bonheur, et quelquefois
surpassée. La langue s'épura, et rejeta une foule d'idiotismes
énergiques qu'elle trouvait désormais trop vulgaires, comme la royauté
avait refoulé hors de son cercle magique, ces hommes vigoureux qui
avaient le tort de se rappeler leur ancienne indépendance. Partout
retentissaient les noms de Rome et de la Grèce, d'Homère et de Virgile.
Mais la littérature n'avait plus rien de national, elle avait perdu
l'individualité puissante que peut seule lui donner la sympathie
populaire. Les souvenirs dangereux étouffés, la nation abandonnée par
l'art plia sous le joug du pouvoir absolu, et la monarchie de Louis XIV
fut consolidée.

Les hommes ne prévoient pas toutes les conséquences des principes
qu'ils posent; ils discernent assez bien ce qui sert à leur ambition
momentanée, mais leur vue ne s'étend guère au-delà. La révolution
était faite; la royauté avait absorbé toutes les libertés; l'art
avait brouillé tous les souvenirs dangereux, et l'antiquité possédait
exclusivement l'admiration de l'esprit humain. Eh bien! qu'arriva-t-il?
Le dix-huitième siècle, fier du magnifique héritage que lui avait
légué le dix-septième, exagérant toutes les doctrines qu'il en avait
reçues, se plongea avec avidité dans l'histoire des peuples anciens. Il
s'inspira aux sources du paganisme, aux mœurs d'Athènes, de Sparte et
de Rome, et, fort de tout ce qu'il y avait vu de grandeur, de poésie et
de liberté, il revint plein d'enthousiasme, s'attaquer au catholicisme
et à la monarchie. La monarchie fut étourdie du choc! Sans racines
dans le passé, ayant elle-même aidé à trancher le fil des souvenirs
nationaux sur lesquels elle aurait pu s'appuyer, elle succomba sous
les coups de la philosophie, et le trône de Louis XIV fut brisé par
le principe littéraire qui avait servi à l'édifier. La révolution
de 89 se fit sous l'inspiration de l'antiquité. Le siècle de Louis
XIV, s'élevant comme une vaste muraille entre la France féodale et la
France monarchique, avait caché au dix-huitième siècle tout le passé
de la nation; et comme l'esprit procède toujours par déductions et que
la génération de 89 voulait la réforme de la société, elle se jeta
forcément dans les bras de l'antiquité, et lui emprunta ses formules
sociales.

S'il avait existé une littérature véritablement nationale, pleine
de noms et de souvenirs, saturée de ce vieil esprit gaulois si
malicieux et si vrai; une littérature fortement individuelle,
populaire, passionnée, se rattachant aux époques glorieuses de la
patrie, empreinte de cet exquis bon sens pratique qui est le propre
de l'intelligence française; alors la génération de 89 aurait tempéré
son ardeur révolutionnaire dans cette source sacrée; elle aurait été
moins téméraire dans la démolition de l'édifice monarchique; elle
n'aurait pas voulu dépouiller un vieux peuple chrétien de son enveloppe
séculaire; elle n'aurait pas tenté de restaurer pour la nation la plus
éclairée du dix-huitième siècle, les institutions du gros village de
Sparte; elle n'aurait pas été jusqu'à la sanglante parodie de 93, et
aurait compris que pour faire une œuvre durable, il fallait rattacher à
la vieille civilisation la liberté nouvelle.

Le règne de l'imitation classique dura jusqu'à la fin de l'empire.
En revenant sur le sol de la France, la maison de Bourbon avait à
redouter tous les éléments de la société telle que l'avaient faite
les événements. Elle comprit fort bien qu'elle n'avait pour elle
que de vieux souvenirs, et que c'était sur eux qu'il fallait poser
les bases de sa restauration. Mais l'empire, mais la révolution,
mais la philosophie du dix-huitième siècle, étaient les résultats du
dix-septième et de son admiration trop exclusive pour l'antiquité. Il
fallait donc détruire ce culte idolâtre, il fallait ramener les esprits
à l'étude des sources nationales, il fallait sauter à pieds joints
par-dessus le grand siècle, ce siècle monarchique et religieux, et
aller se rajeunir au souffle de la vieille France; et, chose étonnante!
il fallait que la postérité de Louis XIV maudît son génie et sa gloire
pour se maintenir sur le trône de ses pères.

C'est alors que commença ce grand mouvement des intelligences vers
les études historiques! c'est alors qu'on se mit à fouiller le
moyen-âge, à déblayer ses monuments, à interroger ses mystères et
son incroyable organisation sociale; c'est alors qu'on comprit les
gigantesques créations de la pensée catholique, et tout ce qu'il y
avait d'originalité et de puissance dans ces malins fabliaux, dans ces
chroniques naïves, dans ces grands écrivains français des quatorzième,
quinzième et seizième siècles, qui nous avaient été cachés par le large
manteau royal du règne de Louis XIV. Tout prit un nouvel aspect. Une
jeunesse active débarrassa la raison des préjugés scolaires dont on
l'avait si long-temps obscurcie. Une critique large, sans personnalité,
ouverte à toutes les sensations, pesa dans son impartialité les
littératures de l'Europe, et les jugea d'après les temps, les lieux et
les peuples qu'elles représentaient. Le Dante, Shakespear, Schiller,
Goëthe, Walter Scott, depuis la haute comédie d'un peuple indépendant,
jusqu'au héros des nations esclaves, _Polichinelle_, tout fut apprécié
à sa juste valeur; et l'art et la liberté, cessant d'être l'écho de
la pensée antique, se rattachèrent enfin au principe vivifiant de la
nationalité.

Les révolutions politiques ne se font que par le peuple. Il faut ses
passions énergiques et désintéressées pour renverser un fait existant.
Aussi, dans toute perturbation sociale, il y a un élément populaire
qui survit à l'orage, comme une dernière vague de la mer agitée; car,
bien que les masses aient un but commun, la destruction de ce qui est,
cependant chaque individu a une passion secrète qui l'aiguillonne et
qu'il se propose de satisfaire. La grande difficulté des révolutions
après la victoire, c'est d'arrêter cet élément populaire, c'est de
le contenir et de lui tracer un lit dans la nouvelle société. S'il
déborde, il amène l'anarchie; si on le comprime avec rigueur, la
révolution rétrograde et perd sa moralité. Or, la passion est aux
mouvements littéraires ce que le peuple est aux mouvements politiques.
Il faut la réveiller de son assoupissement; il faut s'en servir, parce
qu'elle est la source des œuvres puissantes et durables; mais, après le
premier élan, il faut se hâter de la soumettre au contrôle des mœurs et
de la raison.

Il y a trois instants bien marqués dans la vie d'une idée: celui de
sa naissance, où, pleine de jeunesse et de poésie, elle s'échappe de
l'intelligence et vient s'asseoir dans le monde positif, sans vouloir
déplacer celles qui l'ont précédée; en second lieu, la résistance
qu'elle éprouve de la part des vieilles idées qui, déjà en possession
des croyances de la société, voudraient s'y maintenir exclusivement; et
enfin, le moment de sa victoire, où, donnant un démenti à la modération
que d'abord elle avait affichée, elle veut à son tour la domination
absolue. Dans la révolution française, ces trois époques correspondent
à l'Assemblée constituante, à la législative et à la Convention
nationale.

Au commencement du dix-neuvième siècle, l'école classique n'était plus
qu'une forme vide, un masque grimaçant qui couvrait un squelette. Une
douzaine de médiocrités bavardes se traînaient sur l'ornière tracée
par les dix-septième et dix-huitième siècles, et donnaient leurs
rapsodies sans valeur pour la quintessence du bon goût. Cette postérité
rachitique des grands écrivains de Louis XIV arrêtait au passage toutes
les gloires naissantes, tous ceux qui, pleins de jeunesse et d'avenir,
ne s'inclinaient pas devant les dieux éreintés du Parnasse homérique.
Excepté deux révolutionnaires, madame de Staël et Châteaubriand,
qui passèrent en fraude, tout le reste était sans originalité et
sans vie. En face d'une telle rivale, qui ne se soutenait que par
le prestige du passé et l'appui de l'autorité, l'école romantique
débuta, comme la Constituante, par une magnifique proclamation des
droits de l'esprit humain. D'abord, elle ne voulut que revendiquer sa
place au foyer commun; mais tout aussitôt elle prétendit être la seule
expression du vrai et du beau; elle fit un appel à la passion, et,
ouvrant les cent portes du cœur, elle dit à tous les sentiments qui
s'y trouvaient captifs: _Déployez vos ailes, allez, voyez et créez._
Alors ce fut un beau moment! tous les visages rayonnaient, toutes les
âmes s'épanouissaient au souffle de l'espérance. La royauté scolastique
fut renversée, ses symboles foulés aux pieds: plus d'entraves, plus
de stupides classifications; la liberté dans les œuvres de la pensée
comme dans la société. L'art se dépouille tout-à-coup de son faste et
de sa morgue; il déserte les salons de l'aristocratie, il déchire le
code de l'unité classique; libre, varié, plein de miséricorde, il va
chercher dans la chaumière la larme populaire, dans l'échoppe le rire
pantagruélique du bourgeois, la grâce et la finesse dans l'antichambre
du courtisan. Profond, moral, multiple comme la destinée de l'homme, où
se réunissent les teintes les plus tranchées, il parcourt les places
publiques, s'insinue dans les masses, nous raconte les désirs, les
pleurs de cette pauvre humanité si faible, si forte, si grande, si
petite, si gaie, si triste, et tout cela dans le même jour, dans la
même heure, dans le même instant!

Mais après ses préfaces et ses fastueuses constitutions; après avoir
tout détruit, tout nié et tout promis; après avoir heureusement franchi
les deux premières périodes de la pensée révolutionnaire, l'école
nouvelle fut entraînée au désordre, à l'anarchie, terme fatal de tout
grand mouvement. Voyant sa rivale succomber sous le poids de ses mille
préceptes, elle pensa qu'il n'y avait d'avenir que dans la spontanéité.
Ne vous embarrassez ni des Grecs, ni des Romains, ni de Racine, ni
de Voltaire, dit-elle à la jeunesse; le passé est usé, il faut du
nouveau à une société nouvelle; laissez là _Boileau_, La Harpe et les
innombrables législateurs d'une littérature qui n'en peut plus et qui
expire; consultez votre génie, et laissez-vous aller à l'inspiration du
ciel. Alors chacun se mit à écrire, chacun eut son type, son genre, son
style à lui, qui n'était compris que de lui. On retroussa ses cheveux,
on découvrit son front, on se laissa pousser la barbe, on prit une
attitude superbe, et l'on se dit: _Moi, je suis le dieu de la poésie
héroïque! toi, celui du drame! etc._ Puis l'imagination, abandonnée à
elle-même, court, effrénée, écumante, bouleversant tout de son souffle
de feu, le ciel, la terre, les dieux et les démons. Tout parle, tout
agit, tout se coudoie, dans ce pandémonium, dans cette vaste orgie
de l'esprit, les rois et les gueux, les anges et les bourreaux. Ce
furent des cris, des gémissements, des rires féroces, des hurlements
infernaux; alors ce fut la passion ignoble, épuisée, dégoûtante, soûle,
se traînant dans la fange; ce fut le 93 de la littérature.

Le vaste mouvement littéraire de la restauration se subdivisait en
trois tendances particulières, qui, réunies ensemble, complétaient
l'expression de la France, et par conséquent, de l'Europe. La première,
que j'appellerai panthéiste, avait pour chef V. Hugo; la seconde,
catholique et religieuse, était représentée par Lamartine; et la
troisième, purement nationale, était dirigée par Béranger. Derrière
ces trois grands poètes marchait un nombre infini d'hommes de talents,
qui leur servaient de rapsodes, et qui répandaient en petite monnaie
la substance de leurs idées. Ces trois tendances, ces trois courants
de la pensée française, n'étaient pas le fait des trois hommes qui
les dirigeaient; non, car ils avaient surgi avec le siècle qui nous
entraîne. V. Hugo prêta sa voix magnifique à cette haute impartialité
qui caractérise notre époque, à ce besoin irrésistible de l'esprit
humain de se répandre au dehors, de franchir la barrière de la
nationalité, d'interroger tous les peuples et tous les âges; à cette
fièvre qui nous pousse à quitter notre Europe bavarde et prosaïque pour
courir le monde et les déserts, et pour aller retremper la poésie dans
les feux de l'Orient qui, accroupi et silencieux devant l'avenir,
nous cache encore l'histoire primitive de l'humanité. Lamartine se
fit le tendre consolateur des âmes pieuses, timides et saintes qui,
brisées par la tempête révolutionnaire et l'incrédulité, cherchaient un
refuge dans le sein de Jésus-Christ. Quant à Béranger, il marcha sur la
grande route sociale de 89, il se fit le barde immortel de cette classe
moyenne, fille de la philosophie du 18e siècle; il chanta ses douleurs
et ses espérances, et la conduisit victorieuse jusqu'à la révolution de
1830.

Ainsi donc, ces trois grands écrivains, avec l'armée de leurs
disciples, sont les interprètes de trois tendances sociales qui,
réunies ensemble, forment la base de la moralité du dix-neuvième
siècle. Ils ne sont forts, ils n'ont trouvé d'écho dans la nation
que parce qu'ils sont sa parole vivante, et c'est à ce titre qu'ils
intéresseront l'avenir. Ces faits confirment pleinement nos idées sur
l'art, qui n'est et ne peut être que l'expression des souffrances et
des désirs d'un peuple. _L'art pour l'art_ est une monstruosité, la
négation de la volonté et de la moralité, l'intronisation de l'égoïsme
dans ce qu'il y a de plus pur et de plus saint, dans la pensée de
l'homme. Qu'il le veuille ou qu'il ne le veuille pas, qu'il en ait
conscience ou non, l'artiste obéit toujours aux impulsions de son
temps et en retrace l'image. Homère, Virgile, le Tasse, Racine, aussi
bien que Voltaire, Lamartine, Hugo et Béranger, sont des témoignages
immortels de leur époque, des pages du passé; voilà pourquoi l'art est
de l'histoire. Même dans ses productions les plus capricieuses et les
plus naïves, l'esprit humain est soumis à cette loi, et pour qui sait
lire dans les œuvres de l'art, il voit la renaissance dans une salière
de Benvenuto Cellini, aussi bien que dans un tableau de Raphaël; et le
dix-neuvième siècle aussi bien dans une symphonie de Beethoven que dans
une caricature de Charlet. Sans doute, si l'artiste subit l'influence
de ses contemporains, c'est à sa manière. Il puise, il est vrai, dans
son siècle les sentiments et les passions qui l'inspirent; mais il les
dégage de la fange qui les enveloppe, il les purifie et les élève à
l'état d'idées: c'est ainsi qu'ils parviennent à la postérité. Aussi,
dans une œuvre d'art, il y a deux éléments: ce qui est général, et ce
qui est particulier, l'élément éternel et l'élément local.

Le mouvement littéraire de la restauration fut à l'art, ce qu'avait été
à la société la grande révolution de 89: la destruction des vieilles
classifications, et le réveil de la spontanéité. L'esprit humain est de
sa nature parfaitement logique, il va toujours jusqu'au bout de l'idée
qui le préoccupe. Il était donc impossible, qu'après la tempête qui
bouleversa la cité et la reconstruisit sur de nouvelles bases, l'art
restât ce qu'il était avant cet ouragan. Il fallait de toute nécessité
que la pensée sociale se complétât, et que la littérature répondît aux
besoins d'un peuple nouveau: la révolution littéraire fut le complément
fatal de la révolution politique. Aussi leur marche et leur progression
furent-elles presque identiques. Généreuse et modérée à son début,
l'école romantique ne demandait que la liberté de vivre, et s'inclinait
avec respect devant les monuments du passé. Mais cela ne dura guère, et
bientôt on la vit secouer le joug de toute tradition, porter la hache
sur l'image des dieux adorés, et joncher le sol de leurs débris. Alors
ce ne fut plus qu'une émeute de polissons de vingt ans insultant à la
pudeur publique et au sens commun, par les enfantements monstrueux
d'une pensée furibonde et sans contrôle. Cette littérature déguenillée
et sans retenue fut à l'art, ce que le sans-culottisme avait été à
la société civile, un mensonge à la morale et à la tendance grave et
civilisatrice du dix-neuvième siècle.

En effet, a-t-on jamais menti plus effrontément à un siècle de
lumières! C'est en face d'une société grave qui veut la liberté et
le repos; c'est en face d'une nation sensée lasse de troubles et de
guerres civiles, qui exige de l'ordre dans les mœurs et dans les
lois, qu'une poignée d'énergumènes nous peignent leurs orgies, leurs
pochades de bas lieu, leurs flibustiers, leurs empoisonneurs! Y a-t-il
un dissipateur, un jeune homme échappé de la maison paternelle, chassé
pour son inconduite d'une administration, d'un atelier, d'un régiment,
sans spécialité, sans instruction, incapable d'aucune occupation
honnête, livré à la débauche, à la paresse et à la misère, il se fait
écrivain. Il fait des romans, des nouvelles, des vaudevilles, des
feuilletons, et régente la société qui n'a pas voulu de lui. Il nous
donne ses besoins cyniques, ses mœurs crapuleuses, sa vie désordonnée,
son exaltation d'ivrogne, pour la peinture d'un grand peuple rempli
de bon sens et de probité! Que signifie la littérature actuelle?
Est-elle l'expression avancée des masses que comprime la légalité
politique, est-elle le cri de quelque noble douleur écrasée par la
main calleuse de la bourgeoisie qui nous gouverne, ou plutôt la voix
accusatrice de la liberté européenne, immolée à l'intérêt des rois?
non: c'est l'enfant du caprice et de l'irréflexion. Elle n'a ni but,
ni ensemble, elle erre au hasard sans dieu et sans autel; c'est une
armée sans discipline, une cohue d'individualités poussant des hourras
étourdissants.

Oui, sachez-le bien! Vous n'êtes que les obscurs historiographes de
quelques coteries parisiennes et des passions factices d'une grande
ville depuis long-temps en révolution. Vous êtes l'écho tardif d'un
passé sanglant et horrible. Votre gloire éphémère qu'on exalte dans
certains journaux et dans certaines coulisses de la capitale, n'a pu
supporter le grand jour. La province dont vous vous êtes tant moqués,
la province n'a pas voulu de vous; son rare bon sens que vous qualifiez
de bêtise, a su repousser les doctrines réchauffées de la Montagne, et
la forme littéraire qui en faisait le pendant. Elle est restée fidèle
au principe social de 89, et aux grands écrivains qui honorent la
nation. Vos œuvres avortées qui remplissent les cabinets de lecture
et qui sont l'aliment corrupteur de quelques femmelettes, de quelques
niais oisifs, n'ont pu pénétrer dans la bibliothèque des hommes
éclairés qui ont du calme et de la portée dans l'esprit.

Mais consolons-nous, la réaction a commencé dans toutes les parties
de la pensée publique. Tout le monde sent à présent qu'il y a assez
de décombres, assez de ruines, et que le progrès n'ayant plus rien
qui le gêne, peut facilement se mettre à l'œuvre. L'art ainsi que la
société est une table rase, où il n'y a plus rien à effacer. L'école
dite romantique a fait son temps, elle a accompli sa mission, elle
a complété la grande révolution sociale de 89, elle a proclamé la
liberté dans les productions de l'esprit, comme la dernière l'avait
introduite dans la vie politique. Sachons lui gré de ses efforts,
reconnaissons l'utilité de son labeur, mais déposons le mousquet de
l'insurrection, et jouissons de la liberté conquise. Une génération
d'esprits graves s'élève, qui veut s'arracher à cette atmosphère
de tempêtes et d'orages, et qui comprend qu'on ne peut désormais
arriver au progrès que par une patience laborieuse. En facilitant
l'émancipation intellectuelle des provinces, en élargissant le cercle
de la vie communale, Paris se dégorgera de cette population immense de
mauvais écrivains, de ces troupeaux de repoussantes médiocrités qui
embarrassent toutes les voies, et assourdissent le gouvernement des
cris de leur indigence. Ces hommes, rebuts de toutes les industries et
de toutes les spécialités, accourus des quatre-vingt-six départements,
misérables, paresseux, couverts de dettes, s'y constituent les organes
de l'opinion publique, et les moralistes de la nation. Formant des
espèces de bandes de candottieri, toujours au service du plus offrant,
ils n'ont de conscience que celle du libraire ou du journal qui les
paie. Ce sont eux qui, sans autre mérite qu'une pauvre facilité à faire
des phrases, jugent le peintre, le sculpteur, le musicien, se font les
dispensateurs de la gloire, et peuplent la France de ces livres sans
vérité, avortons où l'indécence le dispute à l'ineptie.

Désormais, il faut que les écrivains consciencieux abandonnent la
position exceptionnelle qu'ils se sont faite, qu'ils s'encadrent
dans la société, qu'ils se mêlent à la vie réelle, qu'ils deviennent
citoyens. _La vie d'artiste_, mot aussi nouveau que le fait qu'il
exprime, est une insulte à la gravité de nos mœurs et à la marche du
siècle. On n'est point un grand artiste, parce qu'on vit en concubinage
avec une figurante de l'Opéra, et qu'on mange quarante mille francs
par an! Il est indigne d'un gouvernement qui se respecte, de combler
de distinctions de pitoyables dramaturges, de mauvais romanciers,
des paillasses littéraires, et cela, parce qu'ils aboient dans les
journaux. Il faut absolument que l'art abandonne les sublimes
niaiseries de convention dont il se nourrit depuis vingt ans, il
faut que la littérature cesse d'être une littérature exclusivement
parisienne, et qu'elle devienne celle de la France. Quand les artistes
et les écrivains auront compris que ce n'est pas dans la vie oisive de
la capitale qu'on puise les grandes idées; quand ils seront persuadés
que la régularité dans les actions de l'homme, est une source féconde
de hautes pensées et de sentiments vrais; quand ils seront convaincus
surtout, que les provinces et l'Europe ne sont pas dupes des célébrités
éphémères enfantées par la camaraderie et la complaisance vénale des
journaux, et qu'il faut des œuvres durables pour mériter leur estime;
alors nous aurons une littérature nationale, alors nous aurons l'ordre
dans les consciences et dans l'état, alors nous aurons une liberté
forte, et un immense avenir de gloire et de bonheur.



VIII.

CONCLUSION.


Nous sommes arrivé au but que nous nous étions proposé. Nous avons jeté
un coup d'œil rapide sur l'ensemble de la France; nous avons cherché
à définir les éléments dont se compose la société actuelle; nous
nous sommes efforcé de pénétrer ces individualités collectives qu'on
appelle partis politiques, d'en sonder les mystères, d'y étudier le
mécanisme de la vie intime, et d'en constater les transformations. Nous
croyons avoir prouvé: 1^o que l'esprit de la France est essentiellement
formulateur, et qu'il n'est fort que par sa faculté représentative;
2^o que le parti légitimiste est mort pour toujours comme pouvoir
politique, mais qu'il a et qu'il conservera long-temps une grande
puissance morale; et qu'à tout prendre, il est encore la fraction la
plus intelligente, la plus sociable, la plus avancée de la société
française; 3^o que la bourgeoisie actuelle, germe des futures classes
moyennes, n'est pas à la hauteur de la mission que les destins lui
ont faite; qu'excellente et courageuse dans le maintien de l'ordre
matériel, elle est dépourvue de l'éducation et de la haute moralité
nécessaires au gouvernement d'une grande nation, et qu'elle a faussé
le rôle de la France dans le drame européen; 4^o que le vieux parti
républicain est vaincu, mort sans retour, et qu'il ne laisse après lui
ni postérité, ni mœurs, ni souvenirs, ni regrets; mais qu'il s'élève à
sa place une jeune démocratie, intelligente et calme, qui donnera bien
de la besogne à la monarchie de juillet; 5^o que le clergé catholique
n'est pas du tout résigné aux faits accomplis, qu'il fait son possible
pour ressaisir une influence qu'il n'aura plus, et que les efforts du
gouvernement et de quelques esprits élevés, pour ramener à la vie du
siècle ce vieux tuteur de la société européenne, seront infructueux,
parce qu'on ne ranime pas un cadavre; 6^o que le mouvement littéraire,
connu sous le nom de romantisme, s'est tué par ses propres excès,
mais qu'il fut utile, indispensable même; qu'il a brisé les anciennes
formules, remué un nombre considérable de mots et d'idées, et qu'il
a préparé les voies aux hommes de génie. Voilà la substance de notre
livre; nous y ajouterons quelques réflexions.

Les êtres collectifs, comme les êtres naturels, ne peuvent se faire
à l'idée douloureuse que le temps modifie tout, et qu'ils sont les
premiers à subir cette loi éternelle des choses. Aussi, pendant
que tout change, que tout se transforme, ils persistent à se dire
invulnérables, et à nier leur annulation; n'est-ce pas le caractère
de la vieillesse, qui aime mieux croire à la détérioration du monde,
qu'à sa propre décrépitude? Par exemple, on se plaint, depuis quelques
années, de l'engourdissement de l'esprit public, et de l'indifférence
de la nation en matière politique. Ni les passions factices de la
presse, ni les promenades sentimentales de quelques députés, n'ont
trouvé d'écho au milieu de nos populations calmes et dédaigneuses.
La nation serait-elle réellement endormie, et aurait-elle lâchement
abandonné le soin de son indépendance et de sa liberté? Assurément,
non. La civilisation, qui n'a pas une marche méthodique, ne suit
pas toujours la route que lui tracent ses éclaireurs; souvent même
elle paraît se plaire à tromper complètement leur attente. Ainsi,
aucun des vieux partis politiques qui se sont unis pour renverser
la restauration, et qui depuis 89 se partagent la France, n'est
aujourd'hui l'expression de ses vœux et de ses intérêts; leurs
doctrines partielles et agressives ne sont plus en harmonie avec le
mouvement prononcé d'organisation qui tourmente toutes les têtes.
On confond le travail paisible, mais efficace, d'une génération qui
s'élève, avec le silence de la mort.

Il est évident que, depuis la révolution de juillet, la nation n'est
plus dans la situation morale où elle se trouvait avant les trois
grandes journées. Soumise alors à un pouvoir qui contrariait toutes ses
tendances, elle dut tout entreprendre pour l'anéantir. L'opposition
était générale, tout le monde aidait au mouvement, chacun y était
utile; car pour renverser il faut plus de courage que d'intelligence;
mais après la victoire, la question changea de face. Un gouvernement
nouveau s'institua, qui répondait à peu près aux besoins de la majorité
victorieuse. La bourgeoisie, qui avait fait la force de l'opposition
des quinze dernières années, et derrière laquelle s'étaient cachées les
fractions républicaine et bonapartiste, voulut s'arrêter, user de la
puissance qu'elle venait de conquérir si péniblement, organiser l'état
comme elle l'entendait, et jouir enfin d'un bonheur qu'elle poursuivait
depuis 89. Les minorités, déçues dans leur attente, se fâchèrent; elles
accusèrent la bourgeoisie d'égoïsme, elles haranguèrent le peuple,
promirent le siècle d'or si on voulait les suivre; et voyant que leur
éloquence restait sans effet, elles prirent les armes et tentèrent la
guerre civile. Elles furent vaincues, chassées de la place publique
à coup de crosse de fusil par la bourgeoisie, à qui l'instinct de
la conservation donna du courage. Malgré leurs nombreux revers, les
factions ne se tinrent pas pour battues; elles envahirent la presse et
la chambre, essayèrent d'obtenir par la ruse et les voies légales, ce
qu'elles n'avaient pu acquérir par la force; mais le pays resta sourd
à leurs paroles, et les laissa prêcher dans le désert. C'est alors
qu'elles se mirent à accuser la nation de somnolence, et à proclamer
qu'elle était morte à la vie politique! C'était naïf, mais ce n'était
certes pas adroit.

La presse s'est étrangement trompée! Parce qu'avec sa critique acerbe
et agressive, elle avait servi la haine universelle contre une dynastie
incorrigible; parce que la crédulité générale lui avait laissé faire
et défaire des réputations; parce qu'avec une demi-douzaine de phrases
sonores et creuses, elle avait gouverné le pays pendant quinze ans
et exercé une dictature presqu'absolue sur l'inexpérience de la
nation; elle eut la simplicité de croire qu'il en serait toujours de
même, et qu'après la révolution de juillet elle pourrait continuer
à vivre, des grossières banalités qui l'ont sustentée pendant toute
la restauration! ce qui se passe depuis cinq ans a dû complètement
la désabuser. A présent, il faut autre chose que des déclamations
pour remuer les esprits. Avec une royauté intelligente qui s'entoure
de toutes les grandes capacités de la nation, l'opposition devient
difficile; il faut des faits positifs, des idées nouvelles, des
études spéciales et profondes pour combattre une administration qui
se recrute dans les hommes les plus éclairés et les plus capables.
Aussi, depuis 1830, l'opposition en général a-t-elle été presque
toujours battue par le gouvernement. Tandis qu'elle l'attaquait par
des souvenirs, par de vieilles passions, il se défendait par de hautes
raisons d'état, puisées dans les circonstances impérieuses où il se
trouvait; pendant qu'elle faisait du drame, il faisait de l'ordre;
tandis qu'elle poussait à l'anarchie, il marchait au progrès; c'est
ce qui l'a consolidé. La nation ne s'y est pas trompée: malgré les
élans épiques de la presse et de la tribune, elle a parfaitement
compris que le gouvernement était le véritable défenseur de ses
intérêts, et l'interprète de la civilisation. Le gouvernement est
devenu populaire; il est de bon ton de le défendre, d'expliquer ses
mesures, de l'excuser; tandis que l'opposition vulgaire est tombée dans
l'avilissement: c'est là un pas immense dans la moralité française!
Et puis, l'avénement de la bourgeoisie au pouvoir est un fait qui
par lui-même, doit atténuer la puissance de la presse, surtout de la
presse parisienne. La bourgeoisie ne lit guère, et il faut autre chose
que de beaux discours et des idées philosophiques pour l'influencer;
elle se défie volontiers de tout ce qui est abstrait; son esprit,
rompu aux détails de la vie pratique, s'élève rarement à la conception
d'un plan général, jusqu'à la cime des choses. Elle ne croit qu'à ce
qu'elle palpe, et pour elle, le monde finit là où se termine l'horizon.
D'ailleurs l'émancipation de la bourgeoisie doit amener nécessairement
l'émancipation morale des provinces; et ce dernier fait portera un coup
terrible à l'omnipotence de la presse de la capitale.

En effet, il est incontestable que depuis 1830 la province semble
s'animer d'une vie nouvelle. Le pouvoir et les partis acharnés à sa
perte, ont tour-à-tour invoqué son assistance; réveillée de son long
assoupissement par les cris des combattants, elle s'est empressée de
donner à la royauté de juillet l'appui immense de son assentiment,
et les minorités factieuses furent vaincues faute de prosélytes.
Repoussé de Paris, le flot de l'anarchie déborda dans des contrées
encore vierges de ses ravages, où il fut complètement absorbé. Oui,
qu'on le sache bien, parmi les causes qui depuis six ans ont contribué
à l'affermissement de la monarchie constitutionnelle, une des plus
efficaces c'est la résistance énergique de la province aux prédications
fallacieuses des nouveaux prophètes; son bon sens l'a préservée des
doctrines perverses, et des mille folies qui ont agité la capitale.
Fiers de leur courage et de leur constance aux principes d'une liberté
conservatrice, les départements semblent vouloir secouer la pesante
tutelle dont on les accable depuis si long-temps, et préluder à une
existence plus large et plus intelligente. Déjà il s'élève de toute
part des institutions locales, des ateliers, des sociétés littéraires
et musicales qui, sans avoir encore une grande portée, ont au moins
le mérite de propager le goût des choses élevées, de faire connaître
les chefs-d'œuvre des grands artistes, et de soulager Paris d'une
partie de cette masse de sang, qui bien des fois a failli l'étouffer.
Encouragées par la rare sagacité de la royauté, qui comprend toute
l'utilité de cette dispersion de la vie sociale, et poussées en avant
par les nouveaux intérêts que viennent de créer les lois communale et
départementale, les provinces s'agitent, se préoccupent des grandes
questions administratives, et tendent toutes à se créer des centres
d'activité locale, qui auront un jour les plus heureux résultats.
Voilà, ce nous semble, les causes nombreuses qui militent contre
l'influence exclusive de la presse parisienne; et déjà nous voyons la
preuve de ce fait, dans l'indépendance que montrent les départements
dans le choix de leurs députés.

Une des grandes misères de l'humanité, c'est de ne savoir jamais
apprécier le moment actuel de son existence; c'est de lancer son
esprit ou trop en avant, ou de le laisser errer derrière elle; c'est de
regretter, d'espérer, de rire ou de pleurer toujours, sans repos, sans
savoir jouir paisiblement du beau jour qui l'éclaire, et du bonheur
qu'elle rencontre. De là ces voix graves, ces génies moroses qui
s'élèvent pour maudire les générations contemporaines et le siècle qui
les porte. Certes, le nôtre n'a pas été gâté par les panégyriques; les
Jérémies n'ont pas failli à son instruction; c'est un métier si commode
que tout le monde s'est mis à le faire. Parmi les grosses banalités
qu'on imprime tous les jours contre ce pauvre dix-neuvième siècle, on
remarque surtout celles _d'athéisme_ et _d'immoralité_. Incrédule, et
pourquoi? Parce qu'il ne va plus à confesse, parce qu'il ne croit plus
au mystère de la Sainte-Trinité, ni à l'infaillibilité du pape; parce
qu'il ne veut plus ni de la domination du prêtre, ni de la tyrannie des
castes, et qu'il ne s'agenouille plus devant de creux fétiches et de
vieilles légendes; parce qu'il se sent assez fort pour adorer Dieu face
à face, et qu'il n'a plus besoin de coups de tonnerre ni de buissons
enflammés pour croire à l'existence d'un être suprême, type ineffable
de toute beauté, de toute justice et de toute grandeur; on oublie donc
que l'humanité a appris à lire, et qu'elle n'a plus besoin de Moïse
pour comprendre les tables de Sinaï. Qu'on me cite un siècle qui ait
eu une idée plus élevée, plus rationnelle, du monde et de son auteur;
qu'on remonte le fleuve de l'histoire, et qu'on me trouve une époque où
Dieu ait été mieux compris, mieux servi, mieux aimé que de nos jours?
Il y eut-il jamais une aspiration plus vive et plus générale à l'idéal,
au bonheur de tous les hommes, à la perfection du genre humain?
Vit-on jamais la société plus grave, plus sensée, plus ferme dans les
principes d'ordre et de liberté, malgré les nombreuses tentatives
des méchants pour l'en détourner? A-t-on jamais vu une plus sainte
préoccupation de la misère du pauvre, une charité plus abondante,
plus d'égards pour les classes infimes, plus de sévérité dans les
mœurs, plus de chasteté dans les familles? A-t-il jamais existé un
gouvernement plus modéré, qui mît une plus tendre sollicitude à
faciliter l'instruction de la jeunesse, et à récompenser les talents?
Non, jamais. Était-on plus religieux du temps des dragonades, de la
Saint-Barthélemy, sous le règne de François Ier, ce roi chevalier qui
faisait brûler les calvinistes de son royaume pendant qu'il s'alliait
avec les Turcs et les protestants de l'Allemagne? Dieu était-il
donc mieux compris, lorsqu'on égorgeait les populations innocentes
du nouveau monde, sous le pontificat des Borgia, pendant le grand
schisme d'Occident, du temps de la guerre des Albigeois, pendant les
croisades, lorsqu'on pillait, on brûlait, on assassinait pour la gloire
du Seigneur? Quoi! un peuple qui travaille, qui ne va plus gueusant à
la porte des monastères, qui fait tous ses efforts pour arriver à la
propriété, parce qu'elle est la source des plus nobles sentiments, ce
peuple est immoral! Quoi! dis-je, un siècle qui voit Dieu partout, qui
le bénit sous toutes les formes, qui ne l'emprisonne plus ni dans un
peuple, ni sous un turban ou un bonnet carré, qui laisse à chacun la
liberté de l'adorer comme il l'entend, qui ne pend plus pour un mot,
pour une syllabe; un siècle d'une admirable tolérance serait un siècle
athée!

Arrière donc sycophantes impies, vos blasphèmes hypocrites ne nous
imposent pas! Vos jérémiades découpées de la bible que vous mutilez,
sont impuissantes sur un siècle que vous ne détestez que parce qu'il a
mis un terme à vos dévotes fourberies. Nous valons mieux que nos pères
et nos aïeux. Les mœurs de la France en 1837 sont incomparablement
plus pures que lorsque les évêques se disputaient l'honneur d'être les
mignons des concubines des rois très chrétiens; et le Dieu d'une époque
qui croit au progrès incessant de l'esprit humain, vaut bien celui de
l'inquisition!

Nous vivons dans une époque de transition. La chaleur lente mais
irrésistible de la civilisation a pénétré les vieilles entités sociales
qui se dissolvent, et parsèment le sol de leur poussière. On a beau
crier qu'on est plein de vie et qu'on a des siècles d'avenir, personne
n'y croit, et la mort a déjà frappé de sa main décharnée ces vieillards
imbécilles qui se fardent et se redressent, croyant cacher sous ces
vains artifices les sillons inaltérables du temps. Si la société
actuelle n'a pas de physionomie propre; si le gouvernement de 1830 est
un composé de mille éléments divers qui hurlent de se voir accouplés
ensemble; s'il a été obligé de couvrir sa nudité des nombreuses
défroques léguées par ses prédécesseurs; c'est que la nation elle-même
n'avait point de formes arrêtées; c'est qu'elle était travaillée par un
mal immense dont elle ignorait la cause; c'est qu'en sachant très bien
ce qu'elle ne voulait pas, elle n'avait pas encore d'idées faites sur
le monument qu'elle voulait édifier. Aussi comprenons-nous à merveille
le désordre et la confusion qui furent la suite de l'immortelle
victoire de juillet. Dans l'incertitude générale, chacun se crut appelé
à guider les autres; et comme chacun n'était que le représentant
d'une idée partielle, il est évident qu'elle ne pouvait convenir à
tous. De là ces milliers de prophètes, ces clubs de législateurs, ces
émeutes sanglantes. Au milieu de cet orage, et assailli par toutes les
minorités dont chacune voulait lui imposer ses lois, le gouvernement,
s'apercevant que la nation n'était pas plus avancée que lui, et qu'elle
n'était point en état de lui donner des conseils, fit un pas en
arrière; et s'appuyant sur quelques piliers vermoulus de la monarchie
détruite, il proclama la nécessité de l'ordre qui est un besoin de tous
les temps et de toutes les sociétés. Il fut admirablement secondé, dans
cette noble mission, par la vieille bourgeoisie de 89, dont les idées
sociales étaient depuis long-temps arrêtées; et puisque la bourgeoisie
et le gouvernement voulaient ce qui convenait à presque tous, le repos
et le temps de se reconnaître, il était impossible qu'ils ne fussent
vainqueurs d'une poignée de factieux entêtés. En ceci, le gouvernement
a donné une grande preuve de sagesse. Il a fait un appel aux forces
existantes, et il ne s'est pas amusé à attendre, les bras croisés, que
la société se débrouillât toute seule. Il a accompli l'acte d'un bon
administrateur, mais voilà tout; la question de l'avenir de la société
française est encore pendante. Le gouvernement de juillet tel qu'il
existe, n'est à proprement parler que le gouvernement temporaire d'une
caravane qui n'est pas encore arrivée au but de son voyage.

En effet, comment voulez-vous que la société ait un caractère prononcé
pendant que durera cette dissolution des anciennes classifications
politiques? Est-il possible qu'un gouvernement fort et original
s'établisse sur un sol plein de sable, chaque jour renouvelé par des
couches nouvelles, et au milieu d'une nation qui se décompose? Car
la classe qui doit surgir de cette immense élaboration, cette classe
moyenne qui se formera des débris de toutes les vieilles fractions
sociales, et qui englobera dans son vaste sein, nobles, prêtres,
républicains, légitimistes, etc., etc.; cette classe moyenne, qui
désormais doit être la base de toutes les nationalités, et à qui
doit appartenir le gouvernement de l'avenir, n'existe pas encore. La
bourgeoisie, dont nous nous sommes occupé dans un chapitre spécial de
cet ouvrage, n'est qu'un parti politique plus étroit, plus égoïste
et plus ignorant que les autres; la bourgeoisie n'est que l'enfance
de la véritable classe moyenne. Nous sommes étonné qu'un penseur de
la force de M. Guizot se soit mépris au point de parler de la classe
moyenne comme si elle existait réellement. Il n'y a encore que des
partis ennemis l'un de l'autre, exclusifs, dépourvus d'aptitude et
d'avenir; du moins, c'est ce que nous avons voulu démontrer dans ce
livre. La véritable classe moyenne est dans les langes; toutefois elle
grandira vite, et son règne n'est pas loin. Mais nous vivons encore
sous la tutelle de la bourgeoisie de 89, qui certes a bien mérité de
la civilisation en détrônant la féodalité, mais qui est au bout de
sa glorieuse carrière et qui n'en peut plus. _Louis-Philippe_ est
le véritable représentant de la bourgeoisie; il en a les besoins et
les sympathies; il a admirablement bien compris que les restes de
cette vieille bourgeoisie, qui combattait à ses côtés à _Jemmapes_,
formeraient encore le parti le plus puissant et le seul qui fût en état
de faire la police de la société matérielle; il s'est appuyé sur elle,
et il en a fait une garde conservatrice de l'ordre et du repos public.
Escorté de cette sage milice, il a préservé la France du règne furibond
des écoliers de la Montagne et du retour de la royauté féodale. En
ceci, il a été profondément habile, sagace, conséquent avec sa vie
entière et les principes de la bourgeoisie. Il a voulu sincèrement
ce qu'il croyait être le bien de la nation; il l'a accompli avec un
courage, une suite et une modération que n'oubliera pas l'histoire.
Mais nous croyons qu'il ne lui est pas donné d'aller plus loin. La
bourgeoisie est un corps épuisé; elle fera encore pendant quelques
années le service d'invalide; elle montera la garde; elle balaiera
les rues; mais la prépondérance politique lui échappe; il n'y a plus
en elle aucun germe de vitalité sociale. Elle a fait son temps et son
œuvre; elle a tué la féodalité: il ne lui reste plus qu'à mourir et
qu'à engraisser de sa cendre le sol duquel germera la future classe
moyenne.

C'est à l'héritier présomptif de la couronne de juillet, c'est au duc
d'Orléans qu'est réservé le périlleux honneur d'ouvrir le règne de la
classe moyenne. Élevé au milieu de nous, comme nous nourri à la source
de la science populaire, jeune, instruit, généreux, sans antécédents
politiques qui l'enchaînent, pur comme les trois grandes journées,
c'est véritablement un homme de l'avenir! C'est à lui qu'appartiendra
la gloire d'élargir le cercle de la révolution de 1830, d'en tirer
les conséquences qu'elle contient et sans lesquelles elle ne peut
que végéter, de relever l'honneur de la France vis-à-vis de l'Europe,
de lui faire parler un langage digne de sa grandeur, et d'effacer
l'ignoble souillure que lui a faite la couardise de la bourgeoisie.

En terminant cet ouvrage, nous éprouvons le besoin de dire encore un
mot sur une petite réaction qui, dans un coin de la capitale, semble
s'élever contre le dix-huitième siècle. Rien n'est plus digne de pitié
que ce qu'on appelle à Paris une réaction! Il y en a cent au moins
dans le court espace d'un quart de siècle; et si la province était
aussi niaise qu'on se l'imagine, et suivait servilement toutes les
impulsions qu'on veut lui donner, la France serait le dernier pays
de l'Europe. Revenez à Paris après cinq ou six ans d'absence, vous
êtes douloureusement surpris de ne plus trouver debout les dieux et
les hommes qu'on y adorait avant votre départ. Non-seulement ils y
sont oubliés, mais leurs statues sont renversées, mais on les nie, on
conteste le droit qu'ils avaient à l'admiration générale. Dans les
arts, ces flux et reflux sont innombrables. Aujourd'hui, on pleure
Nourrit, on l'encense, on le charge de couronnes, on s'apitoie sur
sa perte irréparable. Demain, on s'agenouille aux pieds de Duprez,
on le proclame le plus grand chanteur qui ait existé, et Nourrit
n'est plus qu'un talent factice et de second ordre. Il ne faut
pas s'imaginer, comme on se plaît à le dire, que ces réactions si
fréquentes et si irréfléchies soient l'effet inévitable d'une grande
consommation d'idées, d'une vie prodigieusement active, le signe
d'un véritable progrès; non; car le plus souvent on est obligé de
revenir sur ces enthousiasmes trop hâtifs. C'est plutôt la marque
d'une déplorable instabilité; c'est surtout le produit honteux d'une
critique vénale, sans portée, qui transgresse les devoirs de sa
mission. En politique, et dans la haute sphère des idées sociales, ces
oscillations sont tout aussi fréquentes, tout aussi imprévues, tout
aussi irrationnelles. N'est-ce pas misérable, par exemple, de voir une
poignée d'écrivailleurs déconsidérés, qui ne croient ni à la Bible,
ni au Koran, clabauder d'une voix de Tartufe contre le dix-huitième
siècle, l'un des plus grands et des plus glorieux de l'histoire de
l'esprit humain? A-t-il jamais existé une époque comparable à celle
de 1740 à 1791? Que serions-nous sans ce siècle immortel qui nous a
tout aplani, et nous a légué jusqu'aux armes avec lesquelles nous lui
livrons ce combat parricide? Nous vivons encore de ses largesses; nous
sommes obligés de couvrir notre nudité du manteau de sa philosophie,
et nous blasphémons contre sa mémoire, et nous outrageons sa tombe!
Sans doute, le dix-huitième siècle n'est pas le dernier mot de la
raison; il a eu ses faiblesses et ses erreurs, et il serait absurde
de nous contraindre à rester immobiles dans le cercle qu'il a tracé.
Étudions-le, expliquons-le, faisons mieux que lui si cela nous est
possible; mais soyons reconnaissants de ce qu'il a fait pour nous;
admirons ses œuvres et ses grands hommes qui ont brisé les chaînes de
l'humanité; ne remuons pas d'une main sacrilège leurs cendres vénérées,
et rappelons-nous que le respect du passé est le gage des progrès de
l'avenir.


FIN.



TABLE.


  I.    INTRODUCTION       page 1

  II.   DE LA FRANCE           27

  III.  DU PARTI ROYALISTE     51

  IV.   DE LA BOURGEOISIE      79

  V.    DU PARTI RÉPUBLICAIN  105

  VI.   DU CLERGÉ CATHOLIQUE  123

  VII.  DE LA LITTÉRATURE     137

  VIII. CONCLUSION            177


Fin de la table.



  Note de transcription:

  Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
    corrigées.

  L’accent circonflexe (^) dénote des caractères en exposant.

  Les mots en italiques sont _soulignés_.

  Autres corrections:

  p. 2: parceque → parce que (parce que l'une ne saurait
     se subordonner….)
  p. 32: ausssi → aussi (… serait aussi liberal….)
  p. 112: Sain-Just → Saint-Just ((Aussi Saint-Just disait-il
     logiquement:…)
  p. 119: dysnatiques → dynastiques (ses intérêts purement
     dynastiques.)
  p. 121: supême → suprême (… le dépôt de la magistrature suprême ….)
  p. 166: effénée → effrénée (… court, effrénée, écumante….)
  p. 169: Bethoven → Beethoven (… aussi bien dans une symphonie de
     Beethoven….)
  p. 189: Barthélemi → Barthélemy (…de la Saint-Barthélemy….)





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