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Title: Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III
Author: Swift, Jonathan
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III" ***


Project ID: COALESCE/2017/117 (Irish Research Council)



VOYAGES

DU CAPITAINE

LEMUEL GULLIVER,

EN

DIVERS PAYS ELOIGNEZ.

tome premier.

Premiere Partie. Contenant le voyage de Lilliput.

A LA HAYE,

Chez P. GOSSE & J. NEAULME.

MDCCXXVII.



TABLE DES CHAPITRES
Du Voyage de Lilliput.


CHAP. I.

Qui est l’Auteur de ce Voyage, & de quelle famille: Premiers Motifs qui
le portérent à voyager. Il fait naufrage, & se sauve à la Nage sur la
Côte de Lilliput; est fait prisonnier, & amené plus avant dans le Pays.


CHAP. II.

L’Empereur de Lilliput, acompagné de plusieurs personnes de
distinction, vient voir l’Auteur. Description de la personne & des
habits de l’Empereur: Quelques savans du premier ordre sont chargez
d’enseigner à l’Auteur la langue du pays. Il se fait aimer par sa
douceur. On fait l’Inventaire de ce qui se trouve dans ses poches, & on
lui ôte son épée & ses pistolets.


CHAP. III.

Etrange maniére dont l’Auteur divertit l’Empereur & la Noblesse de
l’un & l’autre sexe de la Cour de Lilliput. Autres divertissemens de
cette Cour. L’Auteur est mis en Liberté à de certaines Conditions.


CHAP. IV.

Description de la Capitale de Lilliput nommée Mildendo, & du Palais de
l’Empereur. Conversation entre l’Auteur & un desprémiers Secretaires
sur les Affaires de l’Empire. L’Auteur s'ofre à servir l’Empereur
contre ses Ennemis.


CHAP. V.

Par un Stratagème inoui l’Auteur previent une Invasion. Titre
d’Honneur qui lui est conferé. L’Empereur de Blefuscu envoye des
Ambassadeurs pour demander la paix. Le Feu prend à l’Apartement de
l’Imperatrice, mais est éteint par le secours de l’Auteur.


CHAP. VI.

Sciences, Loix & Coutumes des Habitans de Lilliput. Maniére d’élever
leurs Enfans. Comment l’Auteur vivoit en ce pays. Justification d’une
des premiéres Dames de la Cour.


CHAP. VII

L’Auteur étant informé que ses Ennemis avoient dessein de l’accuser
de Haute Trahison, se refugie à Blefuscu. Maniére dont il y est reçu.


CHAP. VIII.

Par un bonheur singulier, l’Auteur trouve moien de quiter Blefuscu, &
après avoir surmonté quelques Dificultez, revient sain & sauf dans sa
Patrie.



TABLE DES CHAPITRES
Du Voyage de Brobdingnag.


CHAP. I.

DEscription d'une furieuse Tempête. La Chaloupe est envoyée à Terre
pour faire de l’Eau; L’Auteur s’y embarque afin de découvrir le
Pays: Il est laissé sur le Rivage, pris par un des Habitans, & conduit
chez un Fermier. Maniére dont il y est reçu. Description des Habitans.


CHAP. II.

Description de la fille du Fermier. L’Auteur est mené à une Ville
prochaine, & ensuite à la Capitale. Particularitez de ce Voyage.


CHAP. III.

L’Auteur est conduit à la Cour. La Reine l’achête du Fermier & le
presente au Roi. Il dispute avec les Professeurs de Sa Majesté: est
logé à la Cour, fort dans les bonnes graces de la Reine. Il defend
l’Honneur de sa Patrie, & a querelle avec le Nain de la Reine.


CHAP. IV.

Description du pays. Projet pour la correction des Cartes Geographiques.
Ce que c’étoit que le Palais du Roy & la Capitale. Maniere dont
l’Auteur voyageoit. Description d'un des principaux Temples de la
Capitale.


CHAP. V.

Diferentes Avantures qu’eut l’Auteur. Execution d’un Criminel.
L’Auteur montre son Habileté dans l’Art de la Navigation.


CHAP. VI.

L’Auteur tâche par toutes sortes de moyens de s’aquerir la
Bienveillance du Roi & de la Reine. Il fait paroitre son habileté dans
la Musique. Le Roi s’informe de l’Etat de l’Europe, & l’Auteur
satisfait amplement sa curiosité. Reflexions du Roi sur ce que
l’Auteur vient de lui raconter.


CHAP. VII.

Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Il fait au Roi une ofre fort
avantageuse, qui est néanmoins rejettée. Ignorance du Roi en Politique.
Bornes étroites dans lesquelles les sciences de ce Pays sont
renfermées. Loix & Afaires Militaires de cet Etat. Quels troubles
l’ont agité.


CHAP. VIII.

Le Rot & la Reine font un tour vers les Frontiéres; l’Auteur a
l’honneur de les acompagner. De quelle maniére il quita ce pays. Il
revient en Angleterre.



CATALOGUE DES LIVRES


les plus Nouveaux qui se trouvent à la Haye chez P. Gosse & J. Neaulme,
Libraires.

ANtiquitez Sacrées & Profanes des Romains Fr. Lat fol. 1726.

Burnetii de Statu Mortuorum & Resurgentium 8. 1727.

--- de Fide & Officiis Christianorum 8.1727. Burmanni Vita Hadriani
  VI. 4. 1727.

Ceremonies & Coutumes de tous les Peuples du Monde avec des figures
gravées par Picard fol. 3. vol. 1723. à 1725.

Colloques de Cordier Lat. Fr. 12. 1727. Decamerone di Boccaccio sopra
l’edizione di Rolli 2. vol. 12. 1727.

Essais de Montaigne 5. vol. 12. 1727. Histoire des Chevaliers de Malthe
4. 4. vol. fig. 1726.

--- le même 5. vol. 12. 1726.

--- du Concile de Constance par l’Enfant 2. vol. 4. 1727.

--- de la Vie & des Ouvrages de Fenelon 12. 1727.

--- des Tromperies des Prêtres & des Moines 2. vol. 8. 1727.

--- du Commerce & de la Navigation des Anciens par Huet 8. 1726.

Lettres de Madame la Marquise de Sevigné 2. vol. 12. 1726.

--- du Chevalier d’Her*** par Fontenelle 12. 1727.

Lettres sur divers sujets par Milleran 8. 1726.

--- sur les Anglois, les François & les Voyages 8. 1725

Misantrope par V*E* 2. vol 12. 1726. Mentor Moderne 4. vol 12. 1727.

Memoires de Montglat 4. vol. 12. 1727.

--- de Boulainvilliers 8. 2. vol. 1727.

Nouveau Testament reveu par les Pasteurs de Geneve 4. 1726.

Ode Principia Philosophiæ 4. 2. vol. 1727.

Phædri Fabulæ Burmanni 4. 1727.

Rutgersii Apodcticæ Demonstrationes 4. 1727.

Sermons sur divers textes de l’Ecriture Sainte par Mr. Huet 8. 1727.

Terentii Comediæ & Phædri Fabulæ Bent ley 4. 1727.

Traité du Mouvement des Eaux par Pujol 4. 1726.

Voyages de Thevenot 5. vol. 12. 1727.



Avertissement au Relieur.


Pour placer les Figures dont les pages ne sont pas marquées.

Le Portrait de l’Auteur devant le Titre.

La Figure No. 1. au Tom. I. 1. partie, pag. 9

--- No. 2. au Tom. I. 2. partie, pag. 114

--- No. 3. au Tom. II. 1. partie, pag. 7

--- No. 4. au Tom. II. 2. partie, pag. 108



VOYAGES.

PART. I.

VOYAGE DE LILLIPUT.

CHAPITRE I.

Qui est l’Auteur de ce Voyage, & de quelle Famille: prémiers motifs
qui le portérent à voyager. Il fait naufrage, & se sauve à la nage sur
la Côte de Lilliput, est fait prisonnier, & amené plus avant dans le
Païs.


Mon Pére avoit peu de biens, situez dans la Comté de Nottingham: mais
en recompense cinq fils, dont je suis troisiéme. Il m’envoya à
l’âge de quatorze ans au Collége à _Cambridge_, où je m’apliquai
diligemment à l’étude pendant l’espace de trois années: mais comme
les moyens de mon Pére étoient trop médiocres pour subvenir aux fraix
de mon entretien, (qui pour dire le vrai n’alloient guères loin,) je
fus mis aprentif chez le Sieur _Jaques Bates_, un des meilleurs
Chirurgiens de Londres, chez qui je restai quatre ans. Mon Père
m’envoyoit de tems en tems quelque argent, que j’employois à me
faire enseigner cette partie des Mathematiques qui a raport à la
Navigation, & dont la connoissance est nécessaire à ceux qui ont
dessein de voyager; dessein à l’exécution duquel je me croyois en
quelque sorte destiné.

En quitant mon Maitre, je m’en retournai chez mon Pére, qui,
conjointement avec mon Oncle _Jean_ & quelques autres parens, me fit
avoir quarante livres, avec promesse de me fournir trente livres sterling
par an pour m’entretenir à _Leyde_, où j’étudiai en Medecine deux
ans & sept mois, parce que cette Science est très-utile dans des voyages
de long cours.

Peu après mon retour de _Leyde_, mon bon Maitre Mr. _Bates_ me
recommanda pour être Chirurgien de l’_Hirondelle_, dont le Capitaine
_Abraham Pannell_ étoit Commandant: Pendant trois ans & demi que je
demeurai avec lui, je fis deux voyages au _Levant_, & dans quelques
autres endroits. De retour, je pris la resolution de m’établir à
Londres: Mr. _Bates_ approuva mon dessein, & me procura quelques
pratiques. Je me logeai petitement, & la fantaisie m’ayant pris de me
marier, j’épousai la fille d’un bon Bourgeois, qui m’aporta quatre
cens livres en mariage. Mais la mort de mon bon Maitre, qui arriva
environ deux ans après, & le peu d’amis que j’avois, furent cause
que bien-tôt je n’eus pas grand chose à faire. D’ailleurs ma
conscience ne me permettoit pas d’imiter quelques-uns de mes
Confréres, qui traitent leurs Patiens de maniére, qu’ils ne sauroient
guéres courir risque d’être desœuvrez. Ayant donc pris conseil de ma
femme, & de quelques amis, je resolus de retourner en Mer. Je fus
successivement Chirurgien de deux Vaisseaux, & pendant six ans je fis
diférens voyages aux Indes _Orientales & Occidentales_, qui me valurent
quelque chose. J’employois mes heures de loisir à la lecture des
meilleurs Auteurs, tant Anciens que Modernes, ayant toujours une bonne
provision de Livres avec moi, & quand j’étois à terre, je
m’appliquois à étudier le genie & la maniére des Peuples avec qui je
conversois, aussi bien qu’à apprendre leurs langues, ce que j’ai
toujours eu une grande facilité à faire, à cause de la fidelité de ma
mémoire.

Mon dernier voyage n’ayant pas autrement bien réüssi, je me dégoutai
de la Mer, & formai le dessein de rester déformais chez moi avec ma
femme & mes enfans. Je changeai deux fois de quartier, espérant
d’avoir plus à faire que dans celui que je quitois; mais c’étoit
toujours à peu près la même chose, c’est à dire, tien. Après trois
ans d’attente inutile, j’acceptai une offre fort avantageuse qui me
fut faite par le Capitaine _Guillaume Prichard_, qui étoit Maitre d’un
Vaisseau nommé _la Gazelle_, & qui avoit dessein de partir pour la Mer
du Sud. Nous fimes voiles de _Bristol_ le 4. _May_ 1699. & d’abord
nôtre voyage fut fort heureux.

J’ai quelques raisons de croire qu’il n’est pas nécessaire de
fatiguer le Lecteur du recit des Avantures, qui nous sont arrivées dans
ces Mots: il suffira de l’avertir, qu’en faisant cours vers les
_Indes Orientales_, nous fumes accueillis d’une violente tempête, qui
nous poussa vers le Nord-Ouest du Païs de _Diemen_. Par une observation
nous trouvâmes que nous étions à 30 degrez & 2 minutes de latitude
Meridionale. Le travail excessif & la mauvaise nourriture nous avoient
fait perdre douze hommes de notre équipage, & le reste étoit en assez
mauvais état.

Le cinquiéme de _Novembre_, qui est le tems où l’Eté commence en ce
Païs-là, le tems étant extraordinairement embrumé, les Matelots
apperçurent un Rocher, éloigné du Vaisseau de la longueur à peu près
d’un demi cable, mais le vent étoit si violent, que le Vaisseau fut
jetté dessus, & peu après mis en pièces. Cinq hommes de l’équipage
& moi, tâchâmes de nous sauver dans la Chaloupe, & de nous éloigner du
Rocher & de notre Vaisseau. A force de ramer, pous nous en éloignâmes,
si je ne me trompe, à la distance d’environ neuf miles: mais alors
nous fumes entiérement sur les dents, parce que nos forces avoient déja
été presque épuisées, par le travail que nous avions été obligez de
faire, pendant que nous étions encore dans le Vaisseau. Nous
abandonnâmes donc notre Chaloupe à la merci des flots, qui
l’engloutirent une demi heure après. J’ignore ce que devinrent mes
cinq Compagnons, & ceux que j’avois laissez dans le Vaisseau, mais il
est très apparent que tous sont péris: pour moi, je nageai au hazard,
poussé par le vent & par la marée; j’essayai plus d’une fois
quoique inutilement, si je ne trouverois pas de fond: mais enfin, par le
plus grand bonheur du monde, j’en trouvai, dans l’instant que je
n’en pouvois plus, & presque en même temps, la Tempête se ralentit.
Je fis près d’un mile avant que de gagner la Côte, parce que la pente
du rivage vers la Mer, étoit presque imperceptible, & ce fut environ à
huit heures du soir que j’y arrivai. Je fis à peu près un demi mile
sans appercevoir ni Maisons, ni Habitans: l’extréme fatigue que
j’avois soufferte, le chaud qu’il faisoit, & par dessus cela, une
demi-pinte d’eau de vie que j’avois avalée en quitant le Vaisseau,
m’accablérent de sommeil. L’herbe étoit tendre, je m’y couchai, &
dormis plus de neuf heures, aussi profondément que j’aye fait en ma
vie, car le jour commençoit à poindre quand je m’éveillai: je voulus
me lever, mais il me fut impossible, parce que mes bras & mes jambes,
étoient fortement attachez à la terre des deux côtez: mes cheveux
mêmes qui étoient longs & épais s’y trouvérent tellement
attachez, que je ne pus lever la tête, ce que j’aurois fort souhaité
de faire à cause de la chaleur du Soleil, qui commençoit à
m’incommoder. J’entendois quelque bruit confus autour de moi, mais
dans l’attitude où j’étois, je ne pouvois voir que le Ciel. Peu de
tems après, je sentis quelque chose qui se mouvoit sur ma jambe gauche,
& qui s’avançant doucement sur ma poitrine, vint jusqu’à mon
menton. En tâchant, autant que la situation ou j’étois pouvoit me le
permettre, de voir ce que c’étoit, j’apperçus une créature humaine
qui n’avoit pas six pouces de hauteur, avec un arc & une flêche dans
ses mains, & une trousse de fleches sur le dos. Dans le même instant je
sentis (autant que je pus le conjecturer) une quarantaine de petits
hommes de la même sorte, qui suivoient le prémier. Dans l’étonnement
inexprimable où j’étois, je fis un cri si grand, que tous
s’enfuirent de frayeur, & que même quelques uns d’eux, comme cela me
fut raporté depuis, se firent bien mal en sautant de mes côtez à
terre. Cependant, ils ne tardérent guéres à revenir, & un d’eux qui
s’avança assez pour me regarder en face, levant ses mains & ses yeux
d’admiration au Ciel, s’écria d’une voix petite mais distincte,
_Hekinah Degul_: les autres repetérent plusieurs fois les mêmes mots,
mais je ne savois alors ce qu’ils signifioient. Le Lecteur conçoit
aisément que pendant tout ce tems j’étois fort mal à mon aise. A la
fin, faisant tous mes éforts pour me détacher, j’eus le bonheur de
rompre les liens qui attachoient mon bras gauche à la terre: en levant
le bras je vis comment ils s’y étoient pris pour me lier, & que
c’étoit à de petites chevilles fichées en terre, que mes liens
avoient tenus. Dans le même tems je me donnai tant de mouvemens, quoi
que ce ne fut pas sans douleur, que les liens qui attachoient mes cheveux
à gauche, se relachérent de deux pouces, & me donnérent moyen de
tourner tant soit peu la tête. Ces petites créatures s’enfuirent
alors une seconde fois, avant que j’en pusse saisir aucune: en sautant
à terre elles jettérent un grand cri, (j’entens à proportion de leur
taille,) qui fut suivi de ces deux mots, _Tolgo phonac_, qu’un
d’entr’eux prononça à haute voix. A peine ces mots furent-ils
prononcez, que je sentis plus de cent flêches décochées contre ma main
gauche, qui me piquérent à peu près comme auroient pû faire autant
d’éguilles: par dessus cela, ils jettérent une autre sorte, de
flêches en l’air, comme nous jettons nos Bombes en _Europe_, dont
plusieurs (quoi que je ne les aie point senties) me sont sans doute
tombées sur le corps, & quelques autres sur le visage, que je couvris
d’abord de la main gauche. Quand cette grêle de flêches fut cessée,
je me mis à gemir fort douloureusement, & faisant de nouveaux efforts
pour me détacher, j’essuyai une décharge plus grande encore que la
premiére: quelques-uns d’eux tachérent de me transpercer avec leurs
piques, mais par bonheur ils n’en purent venir à bout, parce que
j’avois un colletin de buffle: je crus que le meilleur parti que je
pouvois prendre étoit de me tenir coy, & mon dessein étoit de rester
comme cela jusqu’à la nuit, bien sûr que pouvant me servir de la main
gauche, je me détacherois alors entiérement: car à l’égard des
Habitans j’avois raison de croire que quand même ils assembleroient
une armée entiére contre moi, je pourois leur tenir tête, si tous
étoient de la taille de ceux que je voyois. Mais tous ces projets
n’eurent point lieu. Quand les Habitans virent que je restois coy, ils
cessérent de tirer; mais par le bruit que j’entendois, je connus que
leur nombre s’augmentoit; & environ à la distance de quatre verges,
vis à vis de mon oreille droite, j’ouïs pendant plus d’une heure,
une sorte de bruit pareil à celui qu’on fait lorsqu’on bâtit. Je
tournai, le mieux qu’il me fut possible, la tête de ce côté-là, &
vis une maniére de Théatre, élevé de terre d’un pied & demi, & deux
ou trois échelles pour y monter: le Théatre pouvoit contenir quatre
Habitans. Un de ceux qui y étoient, & qui me paroissoit un homme de
distinction, m’adressa un long Discours, dont je ne compris pas un seul
mot. J’oubliois de dire qu’avant que de commencer sa harangue, il
s’étoit écrié trois fois _Langro Dehulsan_: (ces mots & les autres
dont j’ai parlé me furent expliquez dans la suite:) il les eut à
peine prononcez, que plus de cinquante Habitans vinrent, & coupérent les
liens auxquels le côté gauche de ma tête étoit attaché, ce qui me
donna le moien de la tourner à droite, & de bien
considerer celui qui alloit me haranguer: Il me paroissoit être entre
deux âges, & plus grand qu’aucun des trois autres qui
l’accompagnoient, dont l’un étoit un page qui lui portoit la queuë,
& qui me parut tant soit peu plus grand que mon doit du milieu: les deux
autres étoient à ses côtez pour le soutenir.

Je suis persuadé qu’il étoit fort éloquent, car quoique je
n’entendisse pas sa langue, je m’apperçus bien qu’il se
connoissoit en mouvemens pathetiques, & qu’il employoit tour à tour
les promesses & les menaces pour me persuader. Je lui repondis de la
maniére du monde la plus soumise, levant la main gauche & les yeux vers
le Soleil, comme voulant l’apeller à témoin: la faim me dicta une
partie de ma reponse, n’ayant rien mangé depuis 24. heures; je ne pus
m’empêcher de faire connoitre que j’avois besoin de nourriture, &
cela en mettant souvent un doit dans ma bouche, (ce qui, à dire le vrai
n’étoit pas autrement poli.) Le _Hurgo_, (car c’est le nom qu’ils
donnent à un grand Seigneur, comme je l’apris depuis,) me comprit fort
bien; il décendit du Théatre, & ordonna que plusieurs échelles
seroient appliquées à mes côtés, sur lesquelles plus de cent habitans
montérent, en aportant jusqu’à ma bouche des corbeilles remplies
d’alimens, que le Roi avoit donné ordre qu’on m’envoïât, dès
qu’il avoit reçû la nouvelle de ma venuë dans son pays. Je remarquai
qu’il y avoit dans ce qu’on m’offroit, la chair de differens
animaux; mais il m’étoit impossible de distinguer par le seul
attouchement quelles parties c’étoient: il y avoit des épaules, des
gigots, & d’autres parties, formées comme celles d’un mouton, &
parfaitement bien apprétées, mais plus petites que les aîles d’une
Alouëtte. Je ne faisois qu’une bouchée de deux ou trois, en y
ajoutant autant de pains, gros chacun comme une bale de mousquet.

L’étonnement que produisit en eux ma voracité est inexprimable: Quand
je fus à peu près rassasié, je fis un autre signe pour demander à
boire; il leur parut que si ma soif étoit proportionnée à mon apetit,
un peu de boisson ne me sufiroit pas; c’est pourquoi ce peuple qui est
fort ingenieux, roula sur ma main un de leurs plus grands tonneaux,
qu’ils défoncérent un moment après, & que je vuidai d’un seul
coup, ce qui ne me fut pas fort dificile, car il ne tenoit pas
demi-pinte, & avoit le gout d’un petit vin de Bourgogne, mais beaucoup
plus délicieux. Ils m’aportérent un second tonneau, que je vuidai de
la même manière, en faisant signe que j’en souhaitois encore, mais,
ils n’en eurent point à me donner. Après que j’eus achevé ces
merveilles, ils firent mille cris de joie, & dansérent sur ma poitrine,
répétant, comme ils avoient fait auparavant, plusieurs fois ces mots,
_Hekinah Degul_. Ils me firent signe de jetter à terre les deux
tonneaux, en prenant pourtant la précaution d’avertir ceux qui
étoient dessous de se retirer hors du chemin, avertissement qu’ils
exprimérent par les mots de _Borach Mivola_: Je le fis, & quand ils
virent de si prodigieux vaisseaux en l’air, ce furent encore de
nouveaux cris de joie & d’admiration. J’avoue que je fus plus d’une
fois tenté, pendant qu’ils se promenoient de tous côtez sur mon
corps, d’en prendre quarante ou cinquante qui seroient le plus à ma
portée, & de les écraser contre terre: Mais le souvenir de ce que
j’avois senti, qui selon toutes les apparences, n’étoit pas ce
qu’ils pouvoient faire de pis, & ma parole d’honneur, que je leur
avois donnée, de ne leur point faire de mal, (car c’étoit là le sens
de l’air soumis que j’avois pris en leur adressant ma harangue;) me
firent bientôt passer ces envies. Ajoutez à cela, que c’auroit été
violer les loix sacrées de l’hospitalité, envers un Peuple qui venoit
de me regaler, avec tant de prodigalité & de magnificence.

Cependant, je ne pouvois assez admirer l’intrépidité de ces
diminutifs d’hommes, qui dans le temps qu’une de mes mains étoit
libre, osoient grimper, & se promener sans crainte sur le corps d’une
créature aussi prodigieuse que je devois leur paroitre. Quelque temps
après, quand ils virent que je ne demandois plus à manger, un Envoyé
de Sa Majesté Imperiale ayant monté sur le bas de ma jambe droite,
s’avança presque sur mon visage, avec une douzaine de personnes de sa
suite: il me montra ses lettres de créance, sçellées du sceau
Imperial, qu’il approcha, tout près de mes yeux, & fit un Discours
d’environ dix minutes, sans aucune marque de colère, mais d’un air
ferme & resolu; dirigeant souvent ses gestes vers un certain endroit, que
je compris ensuite être la Capitale, éloignée d’un demi mile, où
l’Empereur, après avoir pris là-dessus avis de son Conseil, avoit
ordonné que je ferois conduit. Ma reponse fut courte, mais inutile; je
fis signe avec la main dont je pouvois me servir, que je souhaitois
d’être délié, ce que je tachai d’exprimer, en la mettant sur mon
autre main, sur ma tête & sur mon corps. Il parut qu’il m’entendoit
de reste? car il fit un mouvement de tête, qui marquoit clairement
qu’il desaprouvoit ma demande; & par de certains gestes il me donna à
connoitre, que je devois être emmené comme prisonnier; en ajoutant
néanmoins quelques autres signes, pour m’assurer qu’on me fourniroit
sufisamment à manger & à boire, & qu’on ne me feroit aucun mauvais
traitement. L’idée d’être conduit à la Capitale comme prisonnier,
me porta à faire de nouveaux efforts pour rompre mes liens, mais par
malheur ces efforts ne servirent qu’à m’attirer encor une grêle de
flêches, qui me causerent une sensible douleur aux mains & au visage.
Voyant donc que je ne pouvois venir à bout de mon dessein, & que
d’ailleurs le nombre de mes ennemis croissoit à chaque instant, je fis
signe qu’ils pouvoient faire de moi ce qu’ils voudroient: là dessus
Le _Hurgo_ & sa suite prirent congé de moi, de l’air du monde le plus
honnête. Quelques momens après, j’entendis piusieurs fois crier,
_Peplom Selam_, & je sentis un grand nombre d’habitans, qui
relachérent tellement les cordes qui m’atachoient à gauche, que je
pouvois me tourner à droite; & m’aider moi même pour faire de
l’eau; ce que je fis tres copieusement, au grand étonnement du peuple,
qui conjecturant par mes mouvemens ce que j’alois faire, s’eloigna au
plus vîte du torrent qui le menaçoit. Mais avant cela ils m’avoient
froté le visage & les mains, avec une sorte d’onguent, dont l’odeur
étoit fort agréable, & qui ôta en peu de minutes, le sentiment de
douleur que leurs flêches m’avoit causé: Ce remede, & le bon diner
que j’avois fait, m’excitérent au sommeil; je dormis environ huit
heures, comme je l’appris depuis; & cela n’est pas étonnant, puisque
les Medecins, par ordre de l’Empereur, avoient mis dans les tonneaux de
vin quelques drogues soporifiques.

Il y apparence que dès qu’on m’eut découvert dormant sur l’herbe,
on en avoit d’abord informé l’Empereur, qui là-dessus, après avoir
pris avis de son Conseil, avoit ordonné que je serois lié de la
maniére que je l’ai raporté, (ce qui fut exécuté pendant que je
dormois,) qu’on me fourniroit à manger & à boire, & qu’une Machine
seroit preparée pour me mener à la Capitale.

Cette résolution paroitra peut être hardie & dangereuse, & je suis bien
persuadé, qu’en pareille occasion aucun Prince de l’Europe ne
l’imiteroit, quoiqu’à mon avis il ne se pût rien de plus prudent,
ni de plus genereux. Car suposé que pendant que je dormois, les habitans
eussent tâché de me tuer avec leurs piques & leurs fléches, je me
ferois certainement éveillé d’abord, & peut être que la douleur que
j’aurois sentie, m’auroit donné la force de rompre mes liens; après
quoi incapables de me resister, ils n’auroient aussi pu espérer aucune
grace. Les habitans de ce pays sont de grands Mathematiciens, & excellent
sur tout dans les Méchaniques, encouragez à cela par l’Empereur qui
est un grand Protecteur des Sciences. Ce Prince a differentes machines
qui se meuvent sur des roues, & qui servent à transporter des Arbres &
d’autres fardeaux: Il préside lui même à la construction de ses plus
grands Vaisseaux de guerre, dont quelques uns sont longs de neuf pieds, &
il les fait transporter sur ces machines, de l’endroit ou ils sont
bâtis jusques à la mer, qui est quelquefois éloignée de trois ou
quatre cent verges. Cinq cent Charpentiers & autres Ouvriers eurent ordre
de preparer incessamment la plus grande voiture qu’ils eussent.
C’étoit une Machine de bois, longue de sept pieds & large de quatre,
qui se mouvoit sur vingt & deux rouës. C’étoit à la vuë de cette
énorme machine, qu’avoit été jetté le cri que j’avois entendu;
Elle fut placée en ligne parallele avec mou corps: Mais la principale
difficulté fut comment on pourroit m’y mettre: Quatrevingt perches,
dont chacune avoit un pied en hauteur, furent dressées pour cet effet, &
de très fortes cordes de la grosseur d’une ficelle, furent attachées
à des bandages, dont mon cou, mes bras & le reste de mon corps étoient
envelopez; neuf cent des plus vigoureux d’entreux, furent employez à
me lever de terre, & en moins de trois heures, à la faveur de plusieurs
poulies, ils vinrent à bout de me mettre dans la voiture, & curent soin
de m’y bien lier. Tout cela me fut rapporté depuis, car je n’en vis
ni n’en sentis rien, étant profondément endormi, par le soporifique
que j’avois avalé. Quinze cent des plus puissans Chevaux de
l’Empereur, dont chacun étoit haut d’environ quatre pouces & demi,
servirent à me trainer à la Capitale, qui comme je crois l’avoir dit,
étoit éloignée d’un demi mile. Nous avions déjà été en chemin
trois ou quatre heures, quand je m’éveillai par un accident fort
ridicule: la voiture étant arrêtée parce qu’il y avoit quelque chose
a y racommoder, deux ou trois jeunes habitans eurent la curiosité devoir
quel air j’avois en dormant; ils montérent sur la voiture, & avançant
tout doucement jusqu’à mon visage, un d’eux, qui étoit Officier aux
Gardes, me fourra dans la narine gauche une grande partie de sa
demi-pique, qui chatouilla le nez à peu près comme auroit pû faire un
brin de paille, & me fit éternuer d’une grande force: ces Messieurs se
retirérent sans que je m’en aperçusse, & ce ne fut que trois semaines
après, que je sçus la cause d’un réveil si soudain. Nous fimes une
longue marche le reste du jour, & je passai la nuit entre cinq cent
gardes, dont la moitié avoit des torches à la main, & l’autre moitié
des arcs & des flêches, pour tirer sur moi pour peu que je fisse mine de
vouloir me détacher. Le lendemain au Soleil levant, nous continuâmes
nôtre marche, & arrivâmes à midi à un endroit éloigné de la Ville
d’environ deux cent verges: l’Empereur accompagné de toute sa Cour,
vint au devant de nous; mais ses principaux Officiers ne voulurent jamais
permettre que l’Empereur exposât sa personne sacrée en montant sur
mon corps.

A l’endroit où la voiture s’arrêta, il y avoit un ancien Temple,
tenu pour le plus grand du Royaume, qui aiant-été souillé par un
meurtre, il y avoit déjà quelques années, avoit été dépouillé de
tous ses ornemens, & ne servoit plus qu’à des usages profanes: Il fut
dit que je logerois là. La grande porte qui regardoit le Nord, étoit
haute de quatre pieds, & tout au plus large de deux, de maniére que je
pouvois facilement m’y glisser. De chaque côté de la porte, il y
avoit une petite fenêtre à la hauteur de six pouces de terre: à celle
qui étoit à gauche furent quatre vingt & onze chaines pareilles à
celles qui pendent aux montres des Dames en _Europe_, & à peu près
aussi larges, qui furent attachées à ma jambe gauche avec trente six
cadenats. Vis-à-vis de ce Temple, à la distance de vint pieds, il y
avoit une Tour haute de cinq pieds au moins; l’Empereur s’étoit
rendu sur cette Tour, avec un grand nombre des principaux Seigneurs de sa
Cour, pour me contempler à son aise. Suivant le calcul qui en fut fait,
plus de cent mille habitans sortirent de la Capitale pour le même sujet;
& je parierois qu’en depit de mes gardes, à la faveur de plusieurs
échelles, plus de dix mille me montérent successivement sur le corps:
Mais cette hardiesse fut reprimée au plus vite, par une proclamation qui
la defendoit sous peine de mort. Quand les Ouvriers virent qu’il étoit
impossible que je m’échapasse, ils coupérent tous les liens qui
servoient à m’attacher. Je me levai de plus mauvaise humeur & plus
melancholique que je n’aye été en ma vie: l’étonnement du Peuple
en me voiant debout, & un instant après me promener fut inexprimable.
Les chaines auxquelles ma jambe étoit attachée, avoient environ deux
verges de longueur, & me donnoient non seulement la liberté de me
promener en demi cercle, en avant & en arriére, mais attachées à la
distance de quatre pouces de la porte, elle me permettoient aussi de me
coucher tout de mon long dans le Temple.



CHAP. II.

L’Empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs personnes de
distinction, vient voir l’Auteur. Description de la personne & des
habits de l’Empereur: Quelques savans du premier ordre sont chargez
d’enseigner à l’Auteur la langue du pays. Il se fait aimer par sa
douceur. On fait l’Inventaire de ce qui se trouve dans ses poches, & on
lui ôte son épée & ses pistolets.


Quand je fus debout, je regardai autour de moi, & j’avouë que je
n’ai jamais eu de plus belle vuë. Toute la contrée ne paroissoit
qu’un seul Jardin, & chaque champ avoit l’air d’un lit de fleurs.
Ces champs dont la plûpart avoient quarante pieds en quarré, étoient
entremêlez de bois, dont les plus petits arbres autant que j’en
pouvois juger, étoient de la hauteur de sept pieds. J’apperçus à ma
gauche la Ville Capitale, qui, de l’endroit d’où je la voiois, ne
ressembloit pas mal à ces villes qu’on voit dépeintes sur des
décorations de Theatre. Il y avoit déja quelques heures, que j’étois
extrêmement incommodé par de certaines necessitez; ce qui n’est
guéres étonnant, puis qu’il y avoit presque deux jours entiers que je
n’y avois satisfait: la honte & la necessité se livroient chez moi de
violents combats. Le meilleur expedient que je pusse imaginer, fut de me
trainer dans ma maisonnette, ce que je fis. Je fermai la porte après
moi, & m’éloignant autant que ma chaine pouvoit le permettre, je me
defis d’un fardeau si incommode. Mais c’est la seule fois en ma vie,
que j’aye à me reprocher une pareille mal propreté, dont je me flate
pourtant d’obtenir le pardon de tout Lecteur équitable, qui pesera
sans partialité, les circonstances ou je me trouvois. Depuis ce temps,
dès que j’étois levé, j’ai toujours eu coutume de faire la même
chose en plein air, le plus loin de ma maison qu’il m’étoit
possible, & chaque matin avant qu’il vint compagnie, deux valets à qui
ce soin étoit particuliérement commis, ne manquoient jamais d’ôter
tout ce qui auroit pu choquer l’odorat de ceux qui me faisoient
l’honneur de me venir voir. Je n’aurois pas insisté si long-tems sur
une circonstance, qui à la premiére vue ne semblera peut être pas fort
importante, si je n’avois cru qu’il fut necessaire que je fisse
l’apologie de ma propreté, que quelques uns de mes envieux, prenant
occasion du fait que je viens de raporter, ont osé revoquer en doute.

Après avoir mis à fin cette Avanture, je sortis de ma maison pour
prendre l’air. L’Empereur étoit déja decendu de la Tour, &
s’avançoit vers moi à cheval, ce qui pensa lui couter cher; car
l’animal qu’il montoit, quoique d’ailleurs fort bien dressé,
n’étant pas accoutumé à voir une créature de ma sorte, qui devoit
lui paroitre une montagne mouvante, se dressa en pieds: Mais ce Prince,
qui est parfaitement bon Cavalier, ne perdit pas le fond de la selle, &
donna le tems à ceux de sa suite de saisir le cheval par la bride,
après quoi il en décendit. Quand il eut mis pied à terre, il me
regarda de tous côtez avec grande admiration, mais il se tint toujours
hors de ma portée: Il donna ordre aux Cuisiniers & aux Sommeliers, qui
s’étoient déjà rendus là, de me fournir à manger & à boire; ce
qu’ils firent en mettant ce qu’ils avoient à me donner, dans des
especes de machines à rouës, qu’ils poussoient jusqu’à ce que je
fusse à portée d’y atteindre. Je pris ces machines, & les vuidai dans
un instant: Il y en avoit vingt remplies de mets, & dix de breuvage;
chacune de celles-là contenoit deux ou trois bouchées, & à l’égard
de la liqueur, la proportion étoit assez bien observée dans celle-ci.
L’Imperatrice, les Princes & Princesses du Sang, & grand nombre de
Dames, étoient assises dans des fauteuils à une certaine distance: mais
quand elles virent l’accident qui avoit pensé arriver à l’Empereur
par la faute de son cheval, elles se levérent & s’approchérent de
lui. Voici comment ce Prince est fait. Il est plus grand qu’aucun de sa
Cour, de l’épaisseur d’un de mes ongles, ce qui seul suffit, pour
inspirer du respect à ceux qui le regardent. Il a les traits mâles, les
lévres grosses, & le teint couleur d’olive, il se tient fort droit,
est bien proportionné dans tous ses membres, & a beaucoup de grace &
même de majesté dans toutes ses actions. Il avoit passé alors le
printemps de son âge, ayant vint & huit ans & quelques mois, dont il en
avoit regné sept, avec toute sorte de prosperité. Pour le voir à mon
aise, je me couchai sur l’un de mes côtez, éloigné de lui de trois
verges, attitude qui fit, que ma tête fut précisement paralelle à tout
son corps. D’ailleurs, il est impossible que la description que je fais
ici ne soit exacte, puisque depuis ce tems là, je l’ai tenu plus
d’une fois dans mes mains. Son habillement étoit simple, & tenoit pour
ce qui regarde la façon, un espèce de milieu entre ceux des
_Asiatiques_, & ceux des habitans de l’_Europe_; mais il avoit sur la
tête un casque d’or fort leger, orné de joyaux, & à la tête duquel
étoit attaché une plume. Il avoit une épée nuë à la main, pour se
deffendre en cas que je vinsse à rompre mes liens; elle étoit longue de
trois pouces tout au plus; la garde & le fourreau en étoit d’or,
enrichi de diamans. Sa voix étoit grêle, mais fort claire, & je pouvois
l’entendre distinctement, quoique je fusse debout. Les Dames & les
Courtisans étoient si magnifiquement habillez, que l’endroit où ils
étoient, ressembloit à une jupe étenduë à terre, & brodée de
plusieurs figures d’or & d’argent. Sa Majesté Imperiale me fit
souvent l’honneur de m’adresser la parole, & je ne manquai pas de lui
repondre autant de fois; mais il n’entendit pas un mot de ma réponse,
comme je puis protester de ma part n’avoir pas compris une syllabe de
ce qu’il me disoit. Il y avoit là quelques Prêtres & quelques Gens de
Loi,) autant que je pus le conjecturer parleurs habits,) qui eurent ordre
de lier conversation avec moi: Je leur parlai toutes les langues que je
savois, & même celles dont je n’avois qu’une fort legére teinture,
je veux dire _Allemand_, _Flamand_, _Latin_, _François_, _Espagnol_, &
_Italien_: Tout en fut, jusqu’à la _Langue Franque_; mais sans
succès. Deux heures après, la Cour se retira, & on me laissa une bonne
garde, pour prévenir l’impertinence, & probablement la malice de la
canaille, qui mouroit d’envie de s’approcher de moi, & dont quelques
uns eurent l’insolence, pendant que j’étois assis à la porte de ma
maison, de me tirer plusieurs flêches, dont une entr’autres pensa
m’éborgner. Mais le Colonel ordonna que six des principaux complices
de cet attentat seroient saisis, & qu’en punition de leurs crimes, ils
me seroientremis entre les mains, ce qui fut exécuté par des Soldats,
qui les poussérent avec leurs piques, jusques à ce qu’ils fussent à
ma portée. Je les mis tous dans ma main droite: j’en mis cinq dans la
poche de mon justaucorps, & pour le sixiéme je fis semblant de vouloir
le manger tout en vie. Le pauvre homme jetta des cris affreux, & le
Colonel aussi bien que les autres Officiers furent dans de terribles
transes, sur tout quand ils me virent prendre mon canif: Mais je ne
tardai guéres à les tirer de peine; car prenant un air doux, & coupant
un instant après les cordes dont il étoit lié, je le mis doucement à
terre, & lui aussi-tôt s’enfuit. Je traitai le reste de mes
prisonniers de la même maniére, après les avoir tirés un à un de ma
poche: & je remarquai que les soldats & le peuple furent charmez de ce
trait de clemence, qui fut rapporté à la Cour, de la maniére du monde
la plus avantageuse pour moi.

Vers la nuit je me glissai dans ma maison, où je me couchai à terre:
Pendant une quinzaine de jours je n’eus point d’autre lit; mais
après ce temps j’en eu un par ordre de l’Empereur. Six cent lits de
la mesure ordinaire furent transportez & accommodez dans ma maison. La
longueur & largeur de mon lit, étoient de cent cinquante des leurs
cousus l’un à l’autre, & l’épaisseur de quatre, ce qui ne
m’empéchoit pas néanmoins d’être fort mal couché, parce que le
pavé étoit de pierre. Le même calcul fut observé à l’égard des
draps & des couvertures. Tout cela n’étoit pas autrement bien, mais
endurci de longue main à la fatigue, je m’en accommodai pourtant. Dès
que la nouvelle de mon arrivée fut repanduë dans le Royaume, un nombre
infini de badauts se rendirent à la Capitale pour me voir; la quantité
en fut si prodigieuse, que la plûpart des villages restérent sans
habitans, & cela au grand détriment de leurs affaires domestiques, aussi
bien que de l’Agriculture: Mais il fut pourvu à ce desordre, par
differentes proclamations de sa Majesté Imperiale, qui ordonna que ceux
qui m’avoient déjà vu s’en retourneroient chez eux, &
n’approcheroient de cinquante verges de ma Maison, à moins que d’en
avoir permission de la Cour: Restriction qui valut de grandes sommcs aux
Secretaires d’Etat.

Dans ce tems-là l’Empereur tint souvent Conseil, pour savoir ce
qu’on feroit de moi; & j’apris depuis d’un des meilleurs Amis que
j’aye eu dans ce Païs, qui étoit un homme de la premiére qualité, &
qui certainement pouvoit être au fait: j’apris, dis-je, que la Cour
étoit cruellement embarassée de ma personne. On y craignoit que je ne
vinsse à bout de rompre mes liens, ou que ma voracité ne causât une
famine. Quelquefois on y prenoit la resolution de me laisser mourir de
faim, & autrefois de me blesser aux mains & au visage, avec des fléches
empoisonnées, ce qui m’auroit bien vite depéché. Mais aucun de ces
desseins ne fut exécuté, parce que l’on fit attention que la puanteur
d’un corps aussi énorme que le mien, infecteroit sans doute l’air, &
produiroit dans la Capitale quelque maladie contagieuse, qui se
répandroit ensuite par tout le Royaume. Au milieu de ces déliberations,
plusieurs Officiers de l’Armée vinrent à la porte de la chambre où
se tenoit le Conseil; & deux d’entr’eux ayant été admis, firent
raport de la maniére dont j’en avois agi à l’égard des six
Criminels, dont il a été parlé ci-devant; ce qui fit une telle
impression en ma faveur, non seulement dans l’ame de l’Empereur, mais
aussi de tout son Conseil, que tous les Villages jusqu’à la distance
de neuf cent verges de la Ville, reçurent ordre de fournir chaque matin,
six bœufs, quarante moutons, & quelques autres victuailles pour ma
nourriture; avec du pain, du vin, & d’autres liqueurs à proportion. Le
payement de toutes ces choses leur étoit assigné sur l’Epargne de Sa
Majesté: car ce Prince vit du revenu de ses Domaines, n’exigeant que
très-rarement, & que dans des occasions fort pressantes, des subsides de
ses Sujets, qui de leur côté sont obligez de le servir dans ses Guerres
à leurs propres fraix. Six cent personnes dont les gages étoient payez
par l’Empereur, furent choisis pour être mes Domestiques, & il leur
fut dressé des tentes à chaque côté de ma porte. Il fut aussi
ordonné que trois cent Tailleurs me feroient un assortiment complet
d’habits à la maniére du Païs. Que six des plus savans hommes de
l’Empire auroient soin de m’enseigner leur Langue: & enfin que les
Gardes de l’Empereur, aussi bien que ses Chevaux de ceux de la
Noblesse, passeroient souvent devant moi, afin de s’accoutumer à ma
vuë. Tous ces ordres furent exécutez avec la derniére précision, &
dans l’espace de trois semaines, je fis de grands progrès dans la
langue du Païs: Pendant ce tems, l’Empereur m’honora plusieurs fois
de ses visites, & me fit la grace de méler souvent ses instructions avec
celles de mes Maitres. Nous commencions dèjà à lier ensemble une
espèce de conversation; par les prémiers mots que j’apris, je tachai
d’exprimer le désir que j’avois d’obtenir ma liberté, & je lui en
réïterai chaque jour la demande à genoux. Sa reponse, autant que je
pus la comprendre, fut que c’étoit une chose qui demandoit du tems, &
à laquelle il ne falloit pas seulement penser sans l’avis du Conseil:
qu’avant tout, je devois _Lumos Kelmin pesso desmar lon Emposo_;
c’est à dire, lui jurer que je vivrois en paix avec lui & avec tous
ses Sujets: Que cependant je serois bien traité. Au reste, il me
conseilla de tacher de m’aquerir sa bienveillance & celle de ses
Sujets, par ma patience & par ma discrétion. Il me pria de ne pas
prendre en mauvaise part qu’il donnât ordre à quelques-uns de ses
Officiers de me fouiller; car qu’il étoit apparent que j’avois sur
moi quelques Armes, qui devoient être extraordinairement dangereuses, si
elles repondoient à l’immensité de ma taille. Je dis que Sa Majesté
seroit obéïe, & que j’étois prêt à me dépouiller, & à retourner
mes poches. C’est ce que j’exprimai en me servant de signes, lorsque
les paroles me manquoient. Il repliqua que par les Loix du Royaume je
devois être fouillé par deux Officiers; qu’il n’ignoroit pas
qu’il étoit impossible que cela se fit sans mon secours; qu’il avoit
assez bonne opinion de ma générosité & de ma justice, pour confier
leurs personnes entre mes mains: Que tout ce qui m’auroit été pris me
seroit rendu quand je quiterois le Païs, ou payé suivant le prix que
moi-même j’y mettrois. Je pris les deux Officiers dans mes mains, &
les mis prémiérement dans les poches de mon justaucorps, & ensuite dans
toutes les autres, hormis mes deux goussets, & une autre poche encore où
il y avoit quelques bagatelles, qui ne pouvoient être d’usage qu’à
moi seul. Dans un de mes goussets, il y avoit une montre d’argent, &
dans l’autre quelques piéces d’or dans une bourse. Ces Messieurs,
qui avoient avec eux, papier, plume & encre, firent un Inventaire fort
exact de tout ce qu’ils trouvérent: & leur besogne faite, ils me
priérent de les mettre à terre, afin d’en faire part à l’Empereur.
j’ai traduit depuis cet Inventaire en Anglois, & cette traduction la
voici mot pour mot. Prémiérement, dans la poche droite du justaucorps
du _grand Homme-Montagne_, (car c’est ainsi qu’il me paroit qu’on
doit traduire les mots _Qninbus Flestrim_) après la plus exacte
recherche, nous avons trouvé seulement une si grande piéce d’étoffe,
qu’elle pouroit servir de tapis de pied à la plus grande sale du
Palais de Vôtre Majesté. Dans la poche, gauche nous avons vu un énorme
coffre, tout d’argent. Nous avons demandé qu’il fut ouvert, & un de
nous y étant entré, a enfoncé mi-jambe dans une sorte de poussière,
dont une partie s’étant répanduë dans l’air, nous a fait éternuer
plusieurs fois. Dans la poche droite de sa veste, nous avons trouvé un
prodigieux paquet, composé de plusieurs substances blanchâtres, pliées
les unes sur les autres, de la longueur d’environ trois hommes,
fortement attachées entr’elles, & marquées de figures noires; il nous
a dit que ce sont des Ecrits, dont chaque lettre est aussi large que la
moitié de la paume de nos mains. Dans la poche gauche il y avoit une
sorte de machine composée de vingt’longues perches, qui ne
ressembloient pas mal aux palissades qu’il y a devant la Cour de Vôtre
Majesté; nous croions que c’est avec cet instrument que
_l’Homme-Montagne_ se peigne la tête, car nous ne le fatiguons pas
toujours de nos questions, parce que nous avons grand peine à nous faire
entendre. Dans la grande poche droite de son enveloppe milieu, (car
c’est ainsi que je rens les mots _Ranfu-Lo_, par lesquels ils
désignoient mes culotes) nous avons vu une colomne de fer, qui étoit
creuse, de la longueur d’un homme, & attachée très fortement à une
piece de bois, plus grande encor que la Colomne. Sur un des côtez de
cette machine, il y avoit de grandes piéces de fer, dont la figure
étoit si bizarre, que nous ne savions qu’en penser. Nous avons trouvé
un instrument tout semblable dans la poche gauche. Dans une plus petite
poche du côte droit, il y avoit plusieurs piéces d’un métal
blanchâtre & rougeatre, de differentes grandeurs; quelques unes des
piéces blanches qui nous paroissoient d’argent, étoient si larges &
si pesantes, que mon camarade & moi pouvions à peine les lever. Dans la
poche gauche nous avons trouvé deux colomnes noires, d’une figure
irreguliére. Une d’elles étoit couverte & paroissoit tout d’une
piéce: mais au bout superieur de l’autre il y avoit une espéce de
substance ronde & blanchâtre, une fois plus grosse que nos têtes:
chacune de ces machines contenoit une prodigieuse lame d’acier: Nous
l’obligeâmes à nous les montrer, parce que nous craignions que ce ne
fussent des instrumens pernicieux: Il les tira de leurs niches, & nous
aprit, que dans son pays il avoit coutume de se servir de l’un pour se
raser la barbe, & de l’autre pour couper de certains alimens. Il y a
deux poches ou nous n’avons pu entrer, il les appelloit ses goussets.
C’étoiént deux larges fentes, faites tout au haut de son enveloppe
milieu, mais rendues sort étroites par la pression de son ventre. Hors
du gousset droit, pendoit une grande chaine d’argent, au bout de
laquelle il y avoit la machine la plus singuliére que nous ayons jamais
vue. Nous lui dimes de tirer dehors ce qui tenoit à la chaine, il le
fit, & nous vimes que c’étoit un Globe, en partie d’argent & en
partie d’un autre métal transparent; car à travers du côté
transparent, nous aperçumes d’étranges figures rangées en cercle, &
voulant les toucher, nos doits se trouvérent arrêtez par cette
substance diaphane. Il approcha cette machine de nos oreilles, & nous
ouïmes un bruit continuel semblable à celui que fait un moulin à eau.
Nous croïons que c’est quelque animal inconnu, ou bien le Dieu qu’il
adore: mais cette derniere opinion nous paroit la plus vrai-semblable,
parce qu’il nous a assurez (si nous l’avons bien compris, car il
s’exprime d’une maniére très imparfaite,) que c’étoit une
maniére d’Oracle qu’il consultoit fort souvent, & qu’il lui
marquoit le temps de chaque action de sa vie. De son gousset gauche, il a
tiré une sorte de filet assez grand pour servir à la pêche, mais qui
peut s’ouvrir & se fermer comme une bourse, & il s’en sert aussi à
cet usage. Nous y avons trouvé quelques piéces massives, d’un métal
jaunâtre, qui, si elles sont de veritable or, doivent être d’une
immense valeur.

Après avoir ainsi en exécution des Ordres de Vôtre Majesté, fouïllé
exactement dans toutes ses poches, nous avons remarqué qu’il avoit
autour de sa veste un ceinturon, qui ne peut avoir été fait, que de la
peau de quelque Animal prodigieux: Au côté gauche du ceinturon, pendoit
une Epée de la longueur de cinq hommes; & à la droite, une espéce de
sac divisé en deux cellules, dont chacune pourroit contenir trois des
Sujets de Votre Majesté. Dans l’une de ces cellules, il y avoit
plusieurs globes d’un métal fort pesant, chacun de la grosseur de nos
têtes, & fort difficiles à lever. Dans l’autre cellule, nous vimes
une grande quantité de grains noirs, assez petits, & qui n’étoient
guéres pesants, car nous pouvions en tenir plus de cinquante à la fois
dans la main.

C’est ici l’Inventaire exact de ce que nous avons trouvé sur le
corps de l’_Homme Montagne_, qui en a agi avec nous fort honnêtement,
& avec le respect dû à la Commission de Votre Majesté. Signé &
scellé le quatriéme jour de la quatre vingt & neuviéme Lune de
l’Auguste Regne de Votre Majesté Imperiale.

    _Clefren Frelock. Marsi Frelock._

Quand l’Empereur eut lu cet Inventaire d’un bout à l’autre, il
m’ordonna, quoiqu’en termes fort honnêtes, de remettre tout entre
ses mains. Il me demanda premiérement mon Epée, que j’ôtai du
ceinturon avec le foureau. Il commanda en même tems que trois mille
hommes, de ses meilleures troupes, (dont il étoit alors accompagné,)
m’environnassent de tous côtez, & tinssent leurs arcs & leurs flêches
prêtes: mais je ne m’en apperçus pas, à cause que mes regards
n’étoient fixez que sur l’Empereur. Il me pria alors de tirer mon
Epée, qui, quoique l’eau de la Mer l’eut enrouillée dans quelques
endroits, ne laissoit pas d’être fort resplendissante. Je le fis, &
dans l’instant toutes les troupes jettérent un cri, qui tenoit
également de la surprise & de la terreur; car les rayons du Soleil
après s’être réflêchis sur mon Epée, leur donnoient dans les yeux.
L’Empereur, qui est un Prince très-magnanime, étoit moins épouvanté
que je n’aurois cru. Il m’ordonna de rengainer mon Epée, & de la
jetter à terre, le plus doucement qu’il me seroit possible, & à la
distance de six pieds de l’extrémité de ma chaine. La seconde chose
qu’il demanda fut une de Ces colomnes de fer qui étoient creuses, par
où il entendoit mes Pistolets de poche. Je lui en montrai un, & tachai,
conformément au désir qu’il paroissoit en avoir, de lui en faire
connoitre l’usage. Pour cet effet, je le chargeai seulement de poudre,
que j’avois eu soin de garantir de l’humidité de la Mer,
(inconvenient contre lequel tous les Mariniers prudens se
précautionnent,) & après avoir averti l’Empereur de n’avoir pas
peur, je tirai mon coup en l’air. L’épouvante fut bien plus grande
alors qu’elle n’avoit été à la vuë de mon Epée. Ils tomboient à
terre par centaines tout de même que s’ils avoient étez morts; &
l’Empereur même, quoi qu’il restât sur pied, eut besoin de quelque
tems pour se remettre. Je rendis mes deux Pistolets de la même maniére
que j’avois fait mon Epée, & ensuite mon sachet de poudre, & mes
balles de plomb, avertissant qu’il falloit bien se donner garde
d’approcher la poudre du feu, parce que la moindre étincelle pourroit
l’allumer, & faire sauter en l’air tout le Palais Imperial. Je donnai
aussi ma Montre, que l’Empereur fut fort curieux de voir; il ordonna à
deux des plus grands de ses Gardes d’attacher la Montre à une perche,
& de la porter ainsi sur leurs épaules, à peu près comme les Chartiers
de Brasseurs portent un tonneau d’Aile en _Angleterre_. Il fut surpris
du bruit continuel de cette machine, & du mouvement de l’aiguille qui
marque les minutes, qu’il apperçut très-facilement, parce que la vuë
des Habitans de ce Païs est beaucoup meilleure que la nôtre. Plusieurs
Savans interrogez par l’Empereur sur la nature de cette Machine,
firent, comme le Lecteur peut facilement s’imaginer, différentes
reponses, dont j’avouë n’avoir pas bien compris le sens.

Je livrai ensuite ma monnoye d’argent & de cuivre; ma bourse, où il y
avoit neuf grandes piéces d’or, & quelques autres plus petites; mon
couteau, mon rasoir, mon peigne, ma tabatiere, d’argent, mon mouchoir &
mon Journal. Mon Epée & mes Pistolets furent mis sur des voitures, &
transportez dans les Arsenaux de Sa Majesté.

J’avois, comme je l’ai déjà remarqué, une poche secrete, qui avoit
échapé à leurs recherches, & où je gardois une paire de Lunettes
(dont je me sers quelquefois à cause de la foiblesse de ma vuë,) une
Lunette d’approche, & quelques autres bagatelles, que je ne me crus pas
obligé de déceler, parce que je craignois de les perdre, & que
d’ailleurs elles ne pouvoient être d’aucun usage à l’Empereur.



CHAPITRE III.

Etrange maniére dont l’Auteur divertit l’Empereur & la Noblesse de
l’un & de l’autre Sexe de la Cour de Lilliput. Autres divertissemens
de cette Cour. L’Auteur est mis en liberté à de certaines conditions.


MA douceur & ma bonne conduite, m’avoient tellement acquis la
bienveillance, non seulement de l’Empereur & de sa Cour, mais même de
l’Armée, & de tout le Peuple en général; que je commençai à
concevoir l’esperance que dans peu je ferois mis en liberté. Je fis
tout ce qui me fut possible, pour cultiver ces dispositions favorables.
Les Naturels du Païs parvinrent peu à peu à n’avoir plus peur de moi
du tout. Je me couchois quelquefois à terre, & permettois à cinq ou six
de danser sur ma main. A la fin même les Garçons & les Filles se
hazardérent à jouër à la cligne-musette dans mes cheveux. Je
commençois déjà à parler & à entendre passablement leur langue.
L’Empereur eut un jour envie de me regaler de quelques-uns des
spectacles du Païs, en quoi il faut avouër que les _Lilliputiens_
surpassent toutes les autres Nations du Monde, tant à l’égard de
l’adressè que de la magnificence. Aucun spectacle ne me divertit tant,
que celui des Danseurs de corde; ils faisoient les sauts les plus
perilleux sur un fil blanc fort mince, qui avoit deux pieds en long, &
qui étoit tendu à la hauteur de douze pouces de terre. Surquoi il faut,
avec la permission du Lecteur, que je m’étende un peu davantage.

Ce divertissement n’est en usage, que parmi ceux qui aspirent à la
faveur du Prince, ou à de grands emplois. Ils s’exercent dans cet art,
dès leur jeunesse, & ne sont pas toujours remarquables par une naissance
distinguée, ou par une belle éducation. Quand quelque emploi
considerable est vacant, par la mort ou par la disgrace de celui qui en
avoit été revêtu (ce qui arrive assez souvent) cinq ou six de ces
Candidats demandent permission à l’Empereur de danser sur la corde
devant lui & devant toute sa Cour; & celui qui saute le plus haut sans
tomber, obtient la charge en question. Très-souvent les Premiers
Ministres eux-mêmes sont obligez de montrer leur adresse, & de donner en
présence de l’Empereur, des preuves qu’ils conservent encore leur
premiére agilité. Tout le monde convient que _Flimnap_ le Trésorier,
en faisant une cabriole sur une corde tendue, s’éleve en l’air tout
au moins d’un pouce plus haut qu’aucun autre Seigneur de tout
l’Empire, Mon ami _Reldresal_, Premier Sécretaire des Affaires
secrettes, est à mon avis, quoique peut être je fois trop prévenu en
sa faveur, le second après le Trésorier; le reste des Seigneurs n’en
approche pas.

Ces divertissemens causent souvent de grands malheurs, dont plusieurs se
trouvent dans l’Histoire. J’ai vû de mes propres yeux deux ou trois
Candidats se disloquer ou se casser quelque Membre. Mais le danger est
bien plus grand, quand les Ministres eux mêmes sont obligez de faire
paroitre leur adresse; car pour surpasser leurs rivaux, & en quelque
sorte eux-mêmes, ils font de si prodigieux efforts, qu’il n’y a
presque aucun d’eux qui n’ait fait quelque chute, & quelques-uns
jusques à deux ou trois. On m’a assuré qu’environ deux ans avant
mon arrivée, _Flimnap_ se seroit sûrement cassé la tête, si un des
coussins de l’Empereur, qui par hazard se trouvoit à terre, n’eut
diminué la force du coup.

Il y a encore une autre Recréation, mais qui ne se prend que dans de
certaines occasions, & seulement en présence de l’Empereur, de
l’Imperatrice, & du Prémier Ministre. L’Empereur met sur une table
trois fils de soye, dont chacun est de la longueur de six pouces. L’un
est de couleur de pourpre, l’autre jaune, & le dernier blanc. Ces fils
sont proposez comme des prix, à ceux que l’Empereur veut distinguer
par une marque éclatante & particuliére de faveur. La cérémonie
s’en fait dans une des plus grandes sales de Sa Majesté. C’est là
que les Candidats sont obligez de subir une épreuve d’adresse, bien
différente de la précedente, & telle que je n’ai jamais rien vû dans
aucun endroit du vieux ou du nouveau Monde, qui y eut le moindre rapport.
L’Empereur tient entre ses mains un bâton, dont les deux bouts sont
paralleles à l’Horison, & c’est aux Candidats à s’avancer un à
un, & à sauter tantôt par dessus le bâton, & tantôt à se glisser par
dessous, suivant qu’il est plus élevé ou plus bas. Ce manege se
réïtére plus d’une fois, Quelquefois l’Empereur tient un bout du
bâton, & le Premier Ministre l’autre. D’autrefois même le Premier
Ministre le tient tout seul. Celui qui montre le plus de souplesse &
d’agilité, & qui se fatigue le moins à sauter & à ramper, obtient
pour recompense le fil couleur de pourpre; le jaune est donné à celui
qui suit, & le blanc au troisiéme: Tous s’en parent, en se le mettant
autour du corps, & il y a peu de Seigneurs distinguez à cette Cour, qui
ne soient ornez de quelqu’une de ces Ceintures.

Les Chevaux de l’Armée, & ceux des Ecuries Royales, ayant été
conduits tous les jours devant moi, étoient dejà si accoutumez à ma
vuë, qu’ils venoient jusques sur mes pieds sans faire des écarts. Les
Cavaliers les faisoient sauter par dessus ma main, quand je la mettois à
terre; & un des Piqueurs de l’Empereur, passa avec son Cheval par
dessus mon pied, soulier & tout, ce qui étoit en verité un saut
prodigieux. J’eus le bonheur de divertir un jour l’Empereur d’une
maniére fort extraordinaire. Je le priai de donner ordre qu’on me
fournit quelques bâtons qui eussent deux pieds de hauteur, & qui fussent
de la grosseur d’une canne ordinaire. Il commanda au Grand Maitre de
ses Forêts de me les faire avoir: il en eut soin, & le lendemain je vis
arriver six Forêtiers avec autant de chariots chargez de ces sortes de
bâtons que j’avois demandez, & dont chacun étoit tiré par huit
Chevaux. Je pris neuf de ces bâtons que je fichai bien en terre, & que
je disposai de maniére qu’ils formoient un quarré de deux pieds &
demi; j’attachai à chaque côté un bâton à la hauteur de deux pieds
de terre, & de telle façon qu’ils étoient tous paralléles
entr’eux. Après cela j’attachai mon mouchoir aux neuf bâtons que
j’avois mis en terre, & je l’étendis de tous côtez, jusqu’à ce
qu’il fut tendu, comme le dessus d’un Tambour: les quatre bâtons
paralléles qui étoient plus élevez de cinq pouces que le mouchoir,
servant de rebord de tous côtez. Quand j’eus achevé mon ouvrage, je
demandai à l’Empereur, que deux douzaines de ses meilleurs Chevaux
fussent exercez dessus cette Plaine. L’Empereur ayant agréé ma
demande, je les pris l’un après l’autre, avec les Officiers qui les
montoient, & je les plaçai sur mon mouchoir. Dès qu’ils furent rangez
en ordre, ils se divisérent en deux pelotons, escarmouchérent pour
rire, tirérent des flêches qui ne pouvoient faire aucun mal à ceux
contre qui elles étoient tirées, mirent flamberge au vent, en vinrent
aux mains, & pour tout dire en un mot, montrérent qu’ils entendoient
parfaitement bien plusieurs régles de l’Art Militaire. Les bâtons
paralléles empêchoient qu’eux & leurs Chevaux ne pussent tomber à
terre; & l’Empereur trouva un si grand plaisir à ce spectacle, qu’il
ordonna qu’il seroit réïteré pendant plusieurs jours, & voulut même
une fois être placé sur mon mouchoir, & ordonner les mouvemens de ses
Cavaliers. Il persuada aussi à l’Imperatrice, quoi que ce ne fut pas
sans peine, de permettre que je la tinsse dans son fauteuil, à la
distance de deux verges de mon mouchoir, d’où elle pouroit aisément
voir tout ce qui se passeroit. Ce fut un grand bonheur pour moi qu’il
n’arrivât aucun malheur dans tous ces divertissemens: Une fois
seulement un Cheval fougueux qui appartenoit à un des Capitaines, d’un
coup de pied fit un trou dans mon mouchoir, & tomba à la renverse avec
le Cavalier lier qui le montoit; mais je les relevai l’un & l’autre
au plus vite, après avoir bouché le trou d’une main, je me servis de
l’autre pour mettre la troupe à terre. Le Cheval s’étoit fait une
entorse à l’épaule gauche, mais le Cavalier ne s’étoit fait aucun
mal, & je raccommodai mon mouchoir le mieux qu’il me fut possible;
cependant j’eus soin de ne l’exposer plus à l’avenir à de pareils
dangers.

Deux ou trois jours avant que je fusse mis en liberté, pendant que
j’amusois la Cour par toutes ces merveilles, il arriva un Exprès, pour
informer l’Empereur que quelques uns de ses Sujets, en se promenant
près de l’endroit ou j’avois eté trouvé, avoient découvert une
grande chose noire, qui etoit à terre, d’une figure fort bizarre, dont
les bords s’étendoient en rond, & qui étoit au milieu de la hauteur
d’un homme, ayant au reste, à peu près la méme étendue que la
chambre à coucher de Sa Majesté; que ce n’étoit pas une Créature
vivante, comme on l’avoit craint d’abord, puis qu’après en avoir
plusieurs fois fait le tour, on ne s’étoit pas apperçu qu’elle fit
le moindre mouvement: Qu’en montant sur les épaules des autres,
quelques uns d’eux étoient parvenus jusqu’au sommet, qui étoit fort
uni, & qu’en frapant du pied ils avoient trouvé que la Machine étoit
creuse en dedans; qu’il leur sembloit probable qu’elle devoit
appartenir à _l’Homme Montagne_, & que si Sa Majesté le trouvoit bon,
ils entreprenoient de la transporter à la Cour, pourvû qu’ils eussent
seulement cinq Chevaux. Je compris d’abord ce qu’ils vouloient dire,
& je fus charmé de tout mon cœur de la nouvelle qu’ils apportoient.
Il semble que dès que je me fus sauvé à terre après mon Naufrage,
j’étois tellement troublé, qu’avant que d’arriver dans Pendroit
ou je m’endormis, mon Chapeau, que j’avois attaché autour de ma
tête pendant que jeramois, & qui avoit bien tenu durant le temps que
j’avois nagé, étoit tombé sans que je m’en apperçusse. Je
suppliai Sa Majesté Imperiale qu’on me l’apportât au plutôt, & je
lui en décrivis la nature & l’usage. Je l’eus le lendemain, mais
fort mal conditionné: ils y avoient fait deux trous à un pouce & demi
du bord, & y avoient attaché deux crochets, par lesquels ils avoient
passé une longue corde, pour mieux lier mon chapeau aux Harnois des
Chevaux: & c’est de cette maniére qu’il fit plus d’un demi mile
d’_Angleterre_. Mais comme le terrain de ce pays est fort uni, il ne
fut pas tant endommagé que j’aurois bien crû.

Deux jours après cette Avanture, l’Empereur ayant ordonné à cette
partie de son Armée, qui se trouvoit dans & autour la Capitale, de se
tenir prête au premier ordre, imagina un divertissement fort singulier.
Il souhaita que je me tinsse comme un _Colosse_, les jambes écartées
autant que je pourrois. Il commanda alors à son General, qui étoit un
grand Capitaine & fort de mes Amis, de faire ranger les Troupes en bon
ordre, & de les faire marcher dessous moi; les Fantassins formant un
front de vingt quatre, & les Cavaliers de seize, Tambours battants,
enseignes déployées, & piques dressées. Trois mille Fantassins & mille
Cavaliers me passerent ainsi entre les jambes. Sa Majesté commanda sous
peine de mort, que chaque Soldat dans sa marche observeroit les plus
exactes Régles de la Décence à mon égard. Cet ordre cependant
n’empécha pas que quelques jeunes Officiers ne levassent les yeux en
haut en passant sous moi. Et pour dire le vrai, mes Culottes étoient
alors si délabrées, qu’elles faisoient du moins entrevoir quelques
sujets de risée & d’admiration.

J’avois fait tant d’instance pour obtenir ma liberté, que la chose
fut enfin proposée, premiérement dans le Cabinet de Sa Majesté, &
ensuite en plein Conseil. Il n’y eut personne qui s’y opposât,
excepté _Skyresh Bolgolam_, qui, sans que je lui en eusse donné le
moindre sujet, fit éclater contre moi une haine mortelle: Mais malgré
lui, tout le Conseil décida en ma faveur, & cette décision fut
ratifiée par l’Empereur. Ce Ministre, qui se montroit si fort mon
ennemi, étoit le _Galbet_, c’est à dire, l’Amiral du Royaume, &
fort avant dans les bonnes graces de l’Empereur: D’ailleurs, rompu
dans les Affaires, mais d’un naturel chagrin, & d’une humeur
incommode. Cependant il se rendit à lafin, mais obtint en même temps,
que ce seroit lui qui dresseroit les Articles & les Conditions auxquelles
ma liberté me seroit accordée, & que je m’engagerois par serment
d’observer. _Skyresh Bolgolam_ m’apporta lui même ces Articles,
accompagné de deux sous-Secretaires, & de quelques autres personnes de
distinction. Après qu’on m’en eut fait la lecture, je fus obligé
d’en jurer l’observation, premiérement à la maniére de mon pays, &
puis suivant celle que prescrivent leurs loix; qui étoit de tenir mon
pied droit dans ma main gauche, de placer le doigt du milieu de ma main
droite sur le sommet de ma tête, & le pouce sur le bout superieur de mon
oreille droite. Comme le Lecteur sera peut être curieux d’avoir
quelques idées du style & des façons de parler de cé peuple, & de
savoir les Conditions, auxquelles ma liberté me fut rendue, j’ay cru
qu’il ne seroit pas fâché d’en voir la Traduction, que j’ay
taché de faire avec toute la fidelité possible, & que voici.

Golbasto Momaren Evlame Gurdilo Shefin Mully Ully Gue, Tres-Puissant
Empereur de _Lilliput_, les Delices & la Terreur de l’Univers, dont les
Pays ont d’étendue cinq mille _Blustrugs_, (environ douze miles de
circuit) & n’ont d’autres bornes que celles de la Terre; Monarque des
Monarques, plus grand que les Fils des Hommes; dont les pieds touchent au
centre de la Terre, & dont la Tête atteint jusqu’au Soleil: qui d’un
seul regard fait trembler les Princes de la Terre; Aimable comme le
Printemps, Agréable comme l’Eté, Fécond comme l’Automne, &
Terrible comme l’Hyver. Sa Très-Sublime Majesté propose à
_l’Homme-Montagne_, arrivé depuis quelque temps dans son redoutable
Empire, les Articles suivans, qu’il s’engagera par Serment
d’observer.

Prémiérement, _l’Homme-Montagne_ ne sortira pas de nos Etats sans en
avoir une permission scellée du Grand sceau.

2. Il n’entrera point dans nôtre Capitale, sans un ordre exprès de
nôtre part; & quand il y viendra, les Habitants en seront avertis deux
heures auparavant, afin d’avoir le temps de se retirer chez eux.

3. Le susdit _Homme-Montagne_ bornera ses promenades aux principaux
Grands-chemins, & se gardera bien de se promener ou de se coucher dans
une Prairie, ou dans un Champ de bled.

4. Quand il se promenera dans les Grands-chemins, il prendra bien garde
de ne pas marcher sur le corps de quelqu’un de nos Amez sujets, ni sur
leurs Chevaux & Voitures: il ne pourra même prendre aucun de nos sujets
dans ses mains, à moins qu’ils n’y consentent.

5. S’il arrive qu’il faille envoyer quelque part un exprès en grande
hâte, l’_Homme-Montagne_ sera obligé une fois chaque lune de
transporter dans sa poche le Messager & le Cheval à la distance de six
journées de chemin, & (s’il en étoit requis,) de rapporter le
Messager sain & sauf en presence de Sa Majesté.

6. Il entrera en alliance avec nous contre les Habitans de l’Isle de
_Blefuscu_, & fera tous ses efforts pour détruire la Flote, avec
laquelle ils se préparent à faire une descente dans nôtre Empire.

7. Dans ses heures de loisir il sera tenu d’aider nos Ouvriers à lever
quelques grandes pierres, qui doivent servir a la construction de la
muraille de nôtre grand Parc, & à celles de quelques Maisons Royales.

8. Le dit _Homme Montagne_ donnera, dans le temps de deux lunes, une
Description exacte du circuit de nôtre Empire, & ses pas serviront de
mesure dans ce calcul.

Enfin quand _l’Homme Montagne_ aura juré solemnellement d’observer
tous ces Articles, il lui sera fourni chaque jour une quantité de mets &
de breuvage, dont 1724 de nos sujets pourroient se nourrir; d’ailleurs,
il aura toûjours un libre accès à nôtre Personne Imperiale, avec
d’autres marques de nôtre Faveur. Donné dans nôtre Palais de
_Belfaborac_, le douziéme jour de la quatre vingt & onziéme lune de
nôtre Régne.

Je signai & jurai avec grand plaisir l’observation de ces Articles,
quoi qu’il y en eut quelques uns qui ne m’étoient pas fort
honorables, & que je ne pouvois attribuer qu’a la mauvaise volonté du
Grand Amiral _Skyresh Bolgolam_. Après quoi mes chaines me surent
d’abord ôtées, & l’Empereur lui même me fit l’honneur d’être
present à toute la cérémonie. Je me prosternai à ses pieds pour lui
faire mes remercimens, mais il m’ordonna de me lever, & après
m’avoir dit plusieurs choses, que ma modestie & la crainte d’être
taxé de vanité m’empêchent de répeter, il ajouta qu’il esperoit
que je ne manquerois à aucun point de mon devoir, & que je me rendrois
digne des graces qu’il m’avoit dejà faites, & de celles qu’il
avoit dessein de me faire à l’avenir.

Le Lecteur n’a pas oublié que dans le dernier des articles dont
j’avois juré l’observation, l’Empereur m’avoit assigné chaque
jour une quantité de mets & de breuvage, qui auroit pû suffire à 1724
_Lilliputiens_. Quelque temps après, je demandai à un Ami que j’avois
à la Cour pourquoi on avoit précisement déterminé ce nombre; il me
répondit que les Mathematiciens de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de
mon corps par le moien d’un quart de Cercle, & trouvant qu’il avoit
avec les leurs la proportion de douze à un, ils avoient conclu de ce que
leurs corps & le mien étoient similaires, qu’il faloit que le mien
contint 1724 des leurs, & que par conséquent il avoit besoin d’autant
de nourriture qu’il en faloit à ce nombre de _Lilliputiens_. Ce qui
suffit pour donner à mes lecteurs une idée de l’industrie de ce
Peuple, aussi bien que de la prudente & tres exacte œconomie du grand
Prince qui les gouverne.



CHAP. IV.

Description de la Capitale de Lilliput, nommée Mildendo, & du Palais de
l’Empereur. Conversation entre l’Auteur & un des premiers
Sécretaires sur les Affaires de l’Empire. L’Auteur s’offre à
servir l’Empereur contre ses Ennemis.


LA premiére Requête que je fis après avoir obtenu ma liberté, fut
d’avoir la permission de voir _Mildendo_, la Capitale; l’Empereur y
consentit volontiers, en me recommandant bien expressément de ne faire
aucun mal aux Habitans, ni aucun dommage à leurs Maisons. Mon arrivée
prochaine à la Capitale, fut notifiée au Peuple par une Proclamation.
Le Mur qui entoure _Mildendo_, est haut de deux pieds & demi & à tout au
moins onze pouces de largeur, tellement que sur le haut de la Muraille
même on peut faire le tour de la ville en Carosse. A la distance de dix
pieds, les unes des autres, il y a de fortes Tours, qui en cas de siége,
seroient d’un grand secours pour la défense de la place. Je fis une
enjambée par dessus la grande Porte qui regarde l’Occident, & passai
le plus adroitement qu’il me fut possible par les deux principales
rues, n’ayant que ma chemisette, de peur d’endommager les Toits & les
goutiéres des Maisons avec les pans de mon habit. Je marchois avec toute
la prudence imaginable, afin de ne point mettre le pied sur quelcun qui
se seroit oublié dans les ruës, quoique l’ordre fut très formel, que
si quelqu’un se trouvoit hors de chez lui, ce seroit à ses propres
risques. Les Fenêtres des greniers & le dessus des Maisons contenoient
un si grand nombre de spectateurs, que je ne me souviens pas d’avoir
jamais tant vû de peuples à la fois. La ville est bâtie en quarré,
chaque côté de la muraille ayant cinq cent pieds en longueur. Les deux
grandes ruës qui se croisent & divisent la ville en quatre quartiers,
sont larges de cinq pieds. Les autres ruës plus étroites dans
lesquelles je ne pus entrer, mais que je vis seulement en passant, ont
depuis douze jusqu’à dix huit pouces de largeur. La Ville peut
contenir environ cinq cent mille ames. Les Maisons y ont depuis trois
jusqu’à cinq étages, & l’on trouve de tout aux Marchez & dans les
Boutiques.

Le Palais de l’Empereur est au centre de la Ville, dans l’endroit où
les deux grandes ruës se croisent. Il est entouré d’une muraille qui
a deux pieds de hauteur, & qui est éloignée de vingt pieds des
Batimens. Sa Majesté m’avoit permis d’enjamber par dessus cette
muraille, & comme l’espace entr’elle & le Palais étoit allez grand,
j’eus occasion de considerer celui-ci de tous côtez. La Cour
extérieure est un quarré de quarante pieds & contient deux autres
Cours. Dans celle qui est la plus interieure sont les Appartemens
Imperiaux, que j’avois grande envie de voir; mais ce ne fut pas sans
peine que j’en vins à bout, car les grandes portes, par lesquelles on
entre d’un quarré dans l’autre, n’avoient que dix huit pouces de
hauteur, & n’étoient larges que de sept pouces. Or les bâtimens de la
Cour exterieure avoient tout au moins cinq pieds de hauteur, & il
m’étoit impossible d’enjamber par dessus, sans que le batiment
courut risque d’être extrêmement endommagé, quoique les murailles
qui étoient de pierre, fussent très solidement baties, & eussent quatre
pouces d’épaisseur. En ce temps là l’Empereur eut grand envie que
je visse son Palais; mais il n’y eut moyen que trois jours après, que
j’employai à couper avec mon couteau quelques uns des plus grands
Arbres du Parc Royal, qui étoit éloigné de la ville d’environ cent
verges. Je fis de ces Arbres deux chaises, dont chacune étoit haute de
trois pieds, & forte assez pour me porter. Le Peuple ayant été averti
une seconde fois, je me rendis de nouveau par la ville au Palais, avec
mes deux chaises à la main. Quand je fus venu jusqu’au bord de la Cour
extérieure, je montai sur une chaise, & tins l’autre à la main.
Celle-ci je la levai en haut, & je la plaçai dans l’espace qu’il y a
entre la premiére & la seconde Cour, & qui peut avoir environ huit pieds
de largeur. Alors il me fut fort aisé d’enjamber par dessus les
batimens d’une chaise sur l’autre, & je retirai ensuite l’autre
chaise à moi, par le moyen d’un baton au bout duquel j’avois
attaché un crochet. Par cette Invention, je pénetrai jusqu’à la Cour
la plus intérieure; & me couchant sur de côté, je m’approchai des
Fenêtres de l’étage du milieu, qui avoient été laissées ouvertes
à dessein, & vis les plus magnifiques Appartemens dont on puisse se
former l’idée. J’y apperçus l’Imperatrice avec les jeunes
Princesses, environnées de leurs Dames d’Honneur. Sa Majesté
Imperiale me fit le souris du monde le plus gracieux, & me donna hors de
la fenêtre sa main à baiser.

Je n’entrerai point dans un plus grand détail sur des Descriptions de
ce genre, parce que je les reserve pour un plus grand Ouvrage, qui verra
bien-tôt le jour, & qui contiendra une Histoire Générale de cet
Empire. Rien n’y sera oublié. Je remonterai jusqu’à sa prémiére
Origine, & après avoir parcouru ce qu’il y a de plus mémorable dans
les vies des differens Princes qui l’ont gouverné, je parlerai des
Guerres que cet Empire a soutenues, des Maximes de Politique & des Loix
qui s’y observent, des Coutumes & des Sciences qui y sont en vogue, &
de la Religion qu’on y professe. Je ferai mention des Plantes, des
Animaux, & de plusieurs autres choses également curieuses & utiles; Mais
mon dessein present est seulement de raconter quelques événemens qui
sont arrivez dans cet Empire, durant l’espace de neuf mois que j’y ai
passez.

Un matin environ quinze jours après que j’eus obtenu ma liberté,
Keldresal, Premier Secretaire, (comme ils l’appellent) des Affaires
secrétes, vint chez moi, accompagné d’un seul Valet. Il donna ordre
que son Carosse l’attendit à une certaine distance, & me pria de lui
accorder Audience pendant une heure; ce que je fis très volontiers, eu
égard non seulement à sa qualité & à son merite personnel, mais aussi
aux bons offices qu’il m’avoit rendus dans mes sollicitations. Je
voulus me coucher à terre, afin qu’il fut plus à portée de se faire
entendre; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant nôtre
conversation. Il commença par me faire des complimens sur le
recouvrement de ma liberté, à laquelle, disoit-il, j’ai contribué
autant que j’ai pû, quoique ce soit aux circonstances où se trouve
nôtre Empire, que vous en soiez principalement redevable; car,
ajouta-t’il en continuant son discours, quelque puissant que notre Etat
puisse paroitre à des étrangers, il est affoibli par deux maux affreux,
une violente Faction au dedans, & un Ennemi redoutable au dehors. A
l’égard du premier de ces maux, il faut que vous sachiez, que depuis
plus de septante lunes, l’Etat est déchiré par deux Partis, sous les
noms de _Tramecksan_ & de _Slamecksan_, noms qui sont dérivez de la
differente hauteur des talons de leurs souliers. A la verité, on ne
sauroit nier que la coutume de porter de hauts talons ne soit la plus
ancienne: mais quoi qu’il en soit à cet égard, Sa Majesté a resolu
de n’employer dans l’administration du Gouvernement, & de ne donner
les Charges, qui dépendent de la Couronne, qu’à ceux qui porteront
des talons bas, comme vous l’aurez pu remarquer vous mêmes; & si vous
y prenez garde, vous verrez que les talons de Sa Majesté Imperiale sont
plus bas d’un _Drurr_, (mesure qui revient à peu près à la
quatorziéme partie d’un pouce) qu’aucun de ses Courtisans. La Haine
entre ces deux partis va si loin, qu’ils ne voudroient ni manger ni
boire, ni même seulement parler ensemble. Les _Tramecksan_, ou ceux qui
portent de hauts talons, sont en plus grand nombre que nous; mais le
pouvoir & l’Autorité sont de nôtre côté. Nous craignons que son
Altesse Imperiale, l’Héritier de la Couronne, n’ait quelque penchant
pour les hauts talons; ce qu’il y a de certain, c’est qu’un de ses
talons est tant soit peu plus haut que l’autre, ce qui fait qu’il
boite un peu en marchant.

Au milieu de ces Divisions intestines, nous sommes menacez d’une
invasion de la part des Habitans de l’Isle de _Blefuscu_, qui est
l’autre grand Empire de l’Univers, & tout au moins aussi étendu &
aussi puissant que celui de _Lilliput_. Car ce que vous nous avez conté
qu’il y a d’autres Royaumes dans le Monde, peuplez par des Créatures
humaines de vôtre taille, est revoqué en doute par nos Philosophes, qui
soupçonnent plutôt que vous étes tombé de la lune, ou de quelqu’une
des étoiles; parce qu’il est incontestable qu’une centaine
d’hommes de vôtre taille consumeroient en peu de tems tous les Fruits
& tous les Troupeaux de cet Empire. Sans compter que, nôtre Histoire,
qui remonte jusqu’à six mille lunes, ne parle d’aucun autre Pays que
des deux grands Empires de _Lilliput_ & de _Blefuscu_: lesquels comme
j’avois commencé à vous dire, se font une cruelle guerre depuis plus
de trente & six lunes: voicy à quelle occasion. Tout le Monde demeure
d’accord, qu’anciennement, quand on vouloit manger des œufs,
c’étoit au bout le plus large qu’on les cassoit. Or il arriva un
jour que le Grand-Pére de l’Empereur régnant, étant encore enfant, &
voulant casser un œuf suivant l’ancienne coutume, se coupa un doigt.
Surquoi l’Empereur son Pére fit publier un Edit, par lequel il
ordonnoit à tous ses sujets sous de grandes peines, de casser leurs
œufs au bout le plus étroit. Cet Edit irrita tellement le Peuple, que
nos Histoires font mention de six Rebellions dont il fut la cause; & ces
Rebellions coutérent la vie à un Empereur, & la Couronne à l’autre.
Ces Dissentions domestiques, ont toujours eté fomentées par les
Monarques de _Blefuscu_, qui ont toujours fourni un azile aux Rebelles
qui quitoient l’Empire de _Lilliput_. De compte fait, onze mille
personnes, en differens temps, ont mieux aimé mourir que de casser leurs
œufs au bout le plus étroit. Plusieurs centaines de vollumes ont été
publiez sur cette Controverse; mais les livres de ceux qui s’obstinent
à casser leurs œufs suivant l’ancienne maniére ont été défendus
depuis long tems, & tout le Parti à été par une loy formelle déclaré
incapable de remplir aucune Charge.

Pendant tous ces Troubles, les Empereurs de _Blefuscu_ se sont souvent
plains par la bouche de leurs Ambassadeurs, que nous faifions un schisme
dans la Religion, en renversant une Doctrine fondamentale de nôtre grand
Prophete _Luftrog_, contenuë au chapitre cinquante & quatriéme du
_Brundecral_, (qui est leur _Alcoran_.) Mais cette plainte n’a
d’autre fondement qu’une vaine glose sur le Texte, dont voici les
paroles: _Tous les veritables croyans casseront leurs œufs au bout
convenable_: Or, à mon avis, c’est à la conscience d’un chacun, ou
bien au Souverain, qu’appartient de déterminer quel est ce bout. Mais
le grand mal est, que les partisans de l’ancienne methode de casser les
œufs, qui se sont refugiez à la Cour de _Blefuscu_, ont eu tant de
credit auprès de l’Empereur, & ont été si fort assistez par ceux de
leur parti qui sont restés dans leur Patrie, que depuis trente & six
lunes, il s’est allumé entre les deux Empires une sanglante Guerre,
dont le succez n’a pas toujours répondu à nos souhaits; car quoique
les pertes que nos Ennemis ont faites soient plus grandes que les
nôtres, nous n’avons pas laissé de perdre quarante Vaisseaux du
premier rang, & un bien plus grand nombre d’autres moins considerables,
avec trente mille de nos meilleurs Matelots & Soldats. Cependant quoique
le nombre de ceux qui ont peri de leur côté monte encore plus haut, ils
viennent d’équiper une nombreuse Flote, & s’aprêtent à faire une
descente dans nôtre Païs. Dans cette extrémité, Sa Majeste Imperiale,
qui a les idées les plus avantageuses de vôtre force & de vôtre
courage, m’a commandé de vous exposer l’état de nos affaires.

Je priai le Secretaire d’assurer Sa Majesté de mes très-humbles
respects, & de lui dire, qu’il me paroissoit qu’il n’étoit pas
dans l’ordre, que moi qui étois un Etranger, je me mélasse dans des
affaires de Parti; mais que j’étois prêt à exposer ma vie pour la
deffense de sa Personne & de ses Etats, contre tous ceux qui oseroient
faire une invasion dans son Empire.



CHAPITRE V.

Par un stratagème inouï l’Auteur prévient une invasion. Titre
d’Honneur qui lui est conferé. L’Empereur de Blefuscu envoye des
Ambassadeurs pour demander la Paix. Le Feu prend à l’Appartement de
l’Imperatrice, mais est éteint par le secours de l’Auteur.


L’Empire de _Blefuscu_ est une Isle située au Nord-Nord-Est de
_Lilliput_ dont il n’est separé que par un Canal qui a huit cent
verges de largeur. Je n’avois jamais vu le Païs de _Blefuscu_, & sur
la nouvelle de l’invasion, dont _Keldresal_ m’avoit informé,
j’évitai de paroitre sur la Côte qui sépare cet Empire de celui de
_Lilliput_, de peur d’être découvert par quelques Vaisseaux des
Ennemis, qui ne savoient rien de moi, tout Commerce entre les deux
Empires, ayant été défendu pendant la Guerre sous peine de mort; &
l’Empereur ayant donné ordre que ses Ports fussent fermés pour tous
Vaisseaux, sans aucune exception. Je communiquai à l’Empereur le
Projet que j’avois formé de me rendre Maitre de la Flote Ennemie, que
tous nos bateurs d’Estrade nous assuroient être à l’ancre au Port,
prête à mettre à la voile au premier bon vent. J’interrogeai les
plus habiles Gens de Mer, sur la profondeur du Canal, où ils avoient
plusieurs fois jetté la sonde: ils me répondirent, que quand l’eau
étoit haute, il avoit au milieu soixante & dix _Glumgluffs_ de
profondeur, (ce qui revient à six pieds en _Europe_) & par tout ailleurs
cinquante _Glumgluffs_ tout au plus. Je me rendis au bord du Canal, vis
à vis de _Blefuscu_, & après m’être caché derriére une petite
hauteur, je pris ma Lunette d’approche, & vis la Flote ennemie à
l’ancre, consistant dans une cinquantaine de Vaisseaux de Guerre, &
dans un plus grand nombre de Vaisseaux de Transport: Je revins alors chez
moi, & donnai ordre (suivant la permission que j’en avois) qu’on me
fournit plusieurs cables très-forts, & un bon nombre de Barres de fer.
Chaque Cable étoit à peu près de la grosseur d’une ficelle, & les
Barres environ de la taille d’une éguille à tricoter. Je triplai les
Cables afin de les rendre plus forts, & pour la même raison, je joignis
trois Barres ensemble, & j’en attachai les extrémitez à un crochet.
Ayant attaché de cette maniére cinquante crochets à autant de Cables,
je retournai au Canal, & après avoir ôté mon habit, mes souliers & mes
bas, je marchai dans la Mer avec mon colletin de Buffle, environ une
demi-heure avant que la Mer fut haute. Je fis le plus de diligence
qu’il me fut possible, & vers le milieu du Canal je fus obligé de
faire à la nage le chemin de trente verges, avant que de pouvoir prendre
pied: Ce fut en moins d’une demie-heure que j’arrivai à la Flote.
Les Ennemis furent si effrayez en me voyant, qu’ils se jettérent hors
de leurs Vaisseaux à la nage, pour se sauver sur la Côte, où je vis
plus de trente mille hommes assemblez. Je pris alors toutes mes Machines,
& ayant attaché un crochet à la prouë de chaque Vaisseau, je joignis
ensemble tous les Cables par le bout. Pendant ce manége, les Ennemis me
tirérent plusieurs milliers de flêches, dont quelques-unes me firent
des blessures aux mains, & d’autres au visage; & qui par dessus la
douleur, me troublérent beaucoup dans mon ouvrage. Ma plus grande
crainte étoit pour ma vuë, que j’aurois perdu à coup sûr, si je ne
m’étois avisé d’un expedient admirable pour la conserver. J’avois
entr’autres choses dans une poche secrête une paire de Lunettes, qui,
comme je croîs l’avoir dit, avoient échappé aux recherches des
Commis de l’Empereur. Je les pris, & les attachai le plus fortement que
je pus sur mon nez. Ainsi armé, je continuai hardiment mon travail en
dépit des flêches, qui continuoient à pleuvoir sur moi, & dont
plusieurs donnérent contre les verres de mes Lunettes, mais sans autre
effet que de les déranger tant soit peu. J’avois déja attaché tous
les crochets, & prenant le nœud où aboutissoient tous les Cables, je
commençois à tirer les Vaisseaux: Mais aucun ne bougea, parce qu’ils
tenoient tous à leurs Ancres. Que faire dans cet embarras? Je lâchai
les cordes, & laissant les crochets attachez aux Vaisseaux, je fus assez
hardi pour aller couper avec mon couteau les Cables auquel les Ancres
tenoient, & dans cette expedition je reçus une grêle de flêches aux
mains & au visage: Après cela, je pris le nœud que j’avois formé du
bout de toutes les cordes auxquelles mes crochets étoient attachez, &
avec la plus grande facilité du monde, je tirai après moi cinquante des
plus grands Vaisseaux de Guerre des Ennemis.

Les _Blefuscudiens_ qui ne s’attendoient nullement à ce que j’allois
faire, furent d’abord frapez d’étonnement. Ils m’avoient vû
couper les Cables, & s’imaginérent que mon dessein étoit seulement
que les Vaisseaux fussent emportez au gré des flots, ou allassent donner
les uns contre les autres: Mais quand ils s’apperçurent que toute la
Flote se mouvoit en ordre, & qu’ils virent que c’étoit moi qui la
tirois, ils firent des cris de désespoir si affreux, qu’il faut les
avoir entendus pour pouvoir s’en former une juste idée. Quand je fus
hors de danger, je m’arrêtai quelque tems pour ôter les fléchés qui
m’étoient restées aux mains & au visage, que j’eus soin de froter
de cet onguent dont j’ai fait mention ci-devant. J’ôtai alors mes
Lunettes, & après avoir attendu une heure que l’eau baissât un peu,
je passai à gué le milieu avec tous les Vaisseaux, & j’arrivai sain &
sauf au Port Imperial de _Lilliput_.

L’Empereur & toute sa Cour se tenoit sur le Rivage, attendant quel
seroit le succès de cette étonnante Avanture. Ils virent les Vaisseaux
rangez en demi-Lune, qui veuoient à eux; mais ils ne m’apperçurent
point, parce que j’étois dans l’eau jusqu’à la poitrine. Quand je
fus parvenu jusqu’au milieu du Canal, ils furent encor plus en peine;
car j’avois de l’eau jusqu’au cou. L’Empereur se mit en tête que
j’étois noyé, & que les Ennemis s’avançoient pour faire une
descente: mais ses frayeurs s’évanouïrent bien-tôt; car le Canal
devenant moins profond à chaque pas que je faisois, en peu d’instans
je fus à portée de me faire entendre, & levant en l’air le nœud que
formoient les bouts des Cables auxquelles la Flote étoit attachée, je
m’écriai à haute voix, _Vive le puissant Empereur de Lilliput_. Ce
grand Prince me reçut sur le Rivage de la maniére du monde la plus
obligeante, & à l’heure même me fit _Nardac_, qui est le plus haut
Titre d’honneur qu’on puisse recevoir dans cet Empire.

Sa Majesté me pria d’achever au premier jour une Entreprise que
j’avois si bien commencée, en menant dans ses Ports le reste de la
Flote Ennemie; & telle est l’Ambition des Princes, qu’il paroissoit
ne pas songer à moins, qu’à reduire tout l’Empire de _Blefuscu_ en
Province, qui seroit gouvernée par un Viceroi; qu’à exterminer tous
les Rebelles partisans de l’ancienne methode de casser les œufs, qui
s’étoient refugiez à la Cour de _Blefuscu_, & qu’à contraindre le
Peuple à suivre la nouvelle maniére, après, quoi il seroit resté seul
Monarque de tout l’Univers. Mais je tâchai de le détourner de ce
dessein, par plusieurs Argumens, qui m’étoient également suggerez par
la Politique & par l’Equité: Et je lui protestai que je serois au
désespoir, si j’avois aidé à jetter dans l’esclavage un Peuple
libre. L’affaire fut discutée en plein Conseil, & la plus saine partie
du Ministére fut de mon avis.

Cette déclaration si hardie que je venois de faire, fut si peu du goût
de Sa Majesté Imperiale, qu’elle ne put jamais me la pardonner. Il en
fit mention dans son Conseil, dont les plus sages, à ce qui me fut
raporté, parurent du moins par leur silence, embrasser mon opinion: mais
d’autres qui étoient mes Ennemis secrets, ne purent s’empêcher de
lancer quelques traits contre moi, quoique ce fut d’une maniére
indirecte. Et depuis ce tems-là il se forma une Cabale entre Sa Majesté
& quelques Ministres injustement animez contre moi, qui pensa me couter
la vie. Tant il est vrai, que les services les plus importans qu’on
rend aux Princes, sont entiérement oubliez, dès qu’on refuse une
seule fois de se prêter à leurs passions.

Trois semaines après cette Expedition, l’Empereur de _Blefuscu_ envoya
une Ambassade solemnelle pour demander la Paix, qui sut bien-tôt
concluë à des conditions fort avantageuses pour nôtre Monarque, mais
dont il importe peu au Lecteur d’être instruit. Les Ambassadeurs
étoient au nombre de six, & avoient cinq cent personnes à leur suite.
Leur Entrée fut très-magnifique, & pour tout dire en un mot,
proportionnée à la grandeur de leur Maitre, & à l’importance de leur
Commission. Quand le Traité qu’ils négocioient, & dans lequel je leur
rendis de bons offices, par le credit que j’avois à la Cour, ou que du
moins je paroissois y avoir, quand ce Traité, dis-je, fut conclu; leurs
Excellences, à qui on avoit dit que je m’étois interessé pour eux,
me rendirent une visite dans les formes. Ils débutèrent par élever
jusqu’aux cieux ma valeur & ma generosité, me priérent ensuite au nom
de leur Maitre de venir dans son Empire, & me priérent de les regaler de
quelques preuves de cette prodidigeuse force dont j’étois doüé, &
dont ils avoient entendu raconter tant de merveilles; en quoi je tachai
de les obliger.

Après avoir fait plusieurs prodiges inconcevables, disoient ils, &
qu’ils n’auroient jamais pu croire, s’ils ne les avoient vus de
leurs propres yeux, je les suppliai d’assurer l’Empereur de
_Blefuscu_ de mes très-humbles respects, & de lui dire que les grandes
choses que la Renommée publioit de lui, m’avoient déterminé à ne
pas retourner dans mon Païs, que je n’eusse eu l’honneur de lui
faire la Reverence. Dans ce dessein, la premiére fois que je vis
l’Empereur de _Lilliput_, je lui demandai la permission d’aller
saluër le Monarque de _Blefuscu_, ce qu’il m’accorda de l’air du
monde le plus froid; mais j’en ignorai la raison, jusqu’à ce que
quelqu’un me fit la grace de m’informer, que _Flimnap_ & _Bolgolam_
avoient représenté mes liaisons avec les Ambassadeurs de _Blefuscu_,
comme des marques que j’avois de mauvaises intentions. Et ce fut alors
la premiére fois que je commençai à me former quelque idée des Cours
& des Ministres.

Il est nécessaire d’observer, que ces Ambassadeurs ne me parloient,
que par le moien d’un Interprète; les langues des deux Empires
differant l’une de l’autre, autant que deux Langues puissent
différer en _Europe_, chacune de ces Nations se glorifiant de
l’Antiquité, de la Beauté & de l’Energie de sa propre Langue, avec
un mépris déclaré pour celle de l’Empire voisin. Cependant, comme
l’Empereur de _Lilliput_ avoit un avantage considérable sur les
_Blefufcudiens_, parce qu’il étoit maitre de la meilleure partie de
leur Flote, il obligea les Ambasseurs à ne lui adresser la parole
qu’en _Lilliputien_, & ne voulut point recevoir leurs Lettres de
créance, à moins qu’elles ne fussent écrites dans cette Langue. En
quoi il faut avouër qu’il avoit grand raison: quoique d’ailleurs, le
Negoce qui s’étoit fait de tous tems entre les deux Empires, l’azile
que les Mécontens d’une des Cours trouvoient toûjours dans l’autre,
& la coutume reciproque d’envoyer dans l’Empire voisin tous les
jeunes gens de qualité, afin de se polir par le Commerce des Etrangers,
eussent rendu l’usage des deux Langues fort commun dans l’un & dans
l’autre Empire; comme j’en fis l’experience quelques semaines
après, quand j’allai rendre mes devoirs à l’Empereur de _Blefuscu_;
& ce fut ce voyage, que la malice de mes Ennemis me força
d’entreprendre, qui me donna occasion de regagner ma Patrie, comme je
le raconterai en son lieu.

Le Lecteur se souvient peut être que lorsque je signai les Conditions
auxquelles ma liberté me fut accordée, il y en avoit, qui ne me
plaisoient gueres, parce qu’elles étoient trop humiliantes pour moi.
Mais je ne fus plus astreint à celles-ci, dès que j’eus été crée
_Nardac_, & l’Empereur (car il faut lui rendre cette justice) ne m’en
a jamais sonné mot. Cependant j’eus occasion peu de de tems après, de
rendre à sa Majesté, au moins à ce que je m’imaginois alors, un
très signalé service. Je fus reveillé au milieu de la nuit par les
cris d’un nombre infini de personnes, qui repetoient à tout moment le
mot de _Burglum_. Plusieurs Domestiques de l’Empereur percérent la
Foule, pour me venir prier de me rendre incessamment au Palais, où
l’Apartement de l’Imperatrice étoit en feu, par la négligence
d’une Fille d’Honneur, qui s’étoit endormie à la lecture d’un
Roman. Je fus debout dans un moment, & les ordres ayant été donnez, que
personne ne se trouvât dans mon chemin, à la faveur d’un beau clair
de Lune, je fis ensorte de gagner le Palais, sans avoir marché sur ame
qui vive. Je trouvai plusieurs hommes qui avoient déja dressé des
Echelles contre l’Appartement, & qui tenoient à la main des seaux de
cuir en assez grand nombre; mais l’eau étoit un peu loin. Ces seaux
étoient de la grandeur d’un dé à coudre, & ces pauvres gens m’en
mirent entre les mains le plus qu’il leur fut possible; mais ils ne
firent pas grand effet, à cause de la violence de la Flame. J’aurois
pu aisément éteindre le feu avec mon habit, mais par malheur mon
empressement à courir au secours, me l’avoit fait oublier. D’abord
je n’y voiois point de remède, & ce magnifique Palais auroit
infailliblement été dévoré par les Flames, si, par une présence
d’esprit, que j’avoüe ne m’être pas ordinaire, je ne me fusse
avisé d’un expedient admirable. Le soir d’auparavant j’avois
copieusement bu d’un vin delicieux, qu’ils appellent _Glimigrim_,
(les _Blefuscudiens_ le nomment _Flunec_,) qui est extrêmement
diuretique. Par le plus grand de tous les bonheurs, je n’en avois encor
rien rendu. La chaleur que m’avoit causée la proximité des Flames,
les efforts que j’avois fait pour les éteindre, & la qualité du vin
que j’avois bu, sembloient s’être réunis ensemble pour m’exciter
à faire de l’eau, ce que je fis en si grande abondance, & avec tant de
dexterité, par raport aux lieux où je l’adressois, qu’en trois
minutes le feu fut entiérement éteint, & le reste de ce superbe
Edifice, qui avoit couté tant de siécles à batir, heureusement
conservé.

Le jour commençoit à poindre, quand je m’en retournai chez moi, sans
avoir fait des complimens de felicitation à l’Empereur; parce que,
nonobstant que je lui eusse rendu un service très signalé, je
n’étois pas assuré pourtant qu’il seroit fort content de la
maniére dont je Pavois rendu: Car, par une Loi fondamentale de
l’Empire, c’est un crime capital de faire de l’eau dans
l’enceinte du Palais, & cela sans aucune distinction de rang ou de
naissance. Mais je fus un peu rassuré, par ce que l’Empereur eut la
bonté de me saire dire, qu’il donneroit ordre que j’eusse des
Lettres d’abolition, que néanmoins je n’ai jamais obtenues. Et il me
fut dit, sous le sçeau du secret, que l’Imperatrice avoit conçu une
telle horreur de ce que j’avois fait, qu’elle s’étoit retirée à
l’autre bout du Palais, dans la ferme resolution que l’Apartement que
le feu avoit endommagé, ne seroit jamais reparé pour son usage. On
ajouta, qu’elle avoit aussi dessein de se venger de moi, mais qu’elle
n’avoit communiqué ce dessein qu’à ses plus intimes Confidens.



CHAPITRE VI.

Sciences, Loix & Coutumes des Habitans de Lilliput: Maniére d’élever
leurs Enfans. Comment l’Auteur vivoit en ce Pays. Justification d’une
des premiéres Dames de la Cour.


QUoique je reserve la Description de cet Empire à un Traité
particulier, je ne laisserai pas pourtant d’en donner à mes Lecteurs
quelques idées generales. La taille des Naturels du pays, n’est pas
tout à fait de six pouces: & la même proportion de petitesse a lieu à
l’égard de tous les autres animaux, aussi bien que des Plantes & des
Arbres. Par exemple, les Chevaux & les Bœufs les plus grands que j’aye
vu, n’avoient en hauteur que quatre à cinq pouces, & les moutons
qu’un pouce & demi, plus ou moins. Leurs Oyes sont de la grandeur de
nos Alouettes, & ainsi du reste, jusqu’à leurs plus petits Animaux,
qui échapoient à ma vûë, mais la Nature à proportionné les yeux des
_Lilliputiens_ aux objets dont elle les a environnez: Leur vûë est fort
bonne, mais elle ne porte gueres loin; & pour montrer avec quelle
exactitude ils apperçoivent les plus petites choses, pourvu qu’ils
n’en soient pas éloignez, j’ai vu un jour avec le plus sensible
plaisir, un Cuisinier plumant une Alouette qui étoit plus petite
qu’une Mouche ordinaire en _Europe_, & une jeune Fille passant un
invisible fil de soie, par le trou d’une éguille invisible. Leurs plus
grands Arbres sont hauts de sept pieds; je parle de ceux du grand Parc
Royal, au sommet desquels je pouvois justement atteindre avec le poing
fermé. Les autres vegetaux sont dans la même proportion; mais il faut
laisser quelque chose à l’imagination du Lecteur.

Je dirai peu de chose à present des Sciences, qui ont été en vogue
chez eux depuis plusieurs siécles. Ce qu’il y a de plus singulier,
c’est leur maniére d’écrire qui n’est pas de la gauche à la
droite, comme font les _Européens_; ni de la droite à la gauche, comme
les _Arabes_; ni de haut en bas comme les _Chinois_; ni de bas en haut
comme les _Cascagiens_; mais en travers d’un coin à l’autre, comme
les Dames en _Angleterre_.

Ils enterrent leurs morts avec les pieds en haut & la tête en bas, parce
que c’est une opinion recûë, que dans onze milles Lunes ils
ressusciteront tous; que dans ce tems, la Terre, (qu’ils croient être
une surface toute unie,) tournera sans dessus dessous, & que par ce moyen
au moment de leur Resurrection, ils se trouveront tous debout: Leurs
Savans avoüent bien que cette Doctrine est absurde, mais la coutume ne
laisse pas de continuer.

Il y a dans cet Empire quelques Loix, d’un genre fort particulier, &
dont je serois tenté de faire l’Apologie, si elles n’étoient pas
directement contraires à celles de ma chére Patrie. La premiére, dont
je ferai mention, regarde les Delateurs. Tous les crimes d’Etat sont
punis avec la derniere sevérité; mais si la personne accusée donne des
preuves claires de son innocence, l’Accusateur est condamné à une
mort ignominieuse, & ses biens servent à dedommager la personne
accusée, de la perte de son tems, du risque qu’elle a couru, des
incommoditez de la prison, & des fraix qu’elle a été obligée de
faire pour sa défense: Que si les biens du Delateur ne suffisent pas,
l’Empereur a soin de suppléer ce qui y manque: Sa Majesté accorde
aussi à celui qui s’est justifié quelque marque éclatante de faveur,
& toute la Ville est informée de son innocence par une Proclamation.

La Fraude est regardée chez ce Peuple comme un plus grand crime que le
vol, & pour cet effet est presque toûjours punie de mort. Car me
disoient quelques-uns, avec un peu de soin & le sens commun, un Homme
peut empêcher qu’on ne le vole, mais il est infiniment plus difficile
de faire qu’on ne soit pas trompe: & comme le Negoce est un des
principaux liens de la societé, si la fraude étoit permise ou tolerée,
un Marchand fripon auroit toujours un grand avantage sur celui qui
séroit homme de bien. Il me souvient qu’un jour j’intercedai auprès
de l’Empereur, en faveur d’un criminel qui avoit emporté à son
Maitre une grande somme d’argent, qu’il avoit reçû par son ordre.
Pour extenuër sa faute, je m’avisai de dire, que tout ce qu’il avoit
fait étoit d’avoir abusé de la confiance que son Maitre avoit en lui;
mais l’Empereur trouva que c’étoit quelque chose de monstrueux à
moi, d’alléguer pour defense l’aggravation même du crime; &
j’avouë que pour toute reponse je fus obligé d’avoir recours à ce
lieu commun, que chaque nation a ses Coutumes; encore, ne pus-je
l’alléguer sans rougir.

Quoique nous appellions ordinairement la Recompense & le Châtiment, les
deux grands pivots sur lesquels tout Gouvernement tourne, j’avouë que
les _Lilliputiens_ sont le seul Peuple chez qui j’aie vu mettre cette
Maxime en usage. Quiconque peut prouver, qu’il a exactement observé
les Loix de son Pays pendant l’espace de soixante & treize Lunes, a
droit à de certains Privileges suivant sa qualité & son état, &
reçoit une certaine somme d’argent à proportion: Il est aussi honoré
du Titre de _Snilpall_, qui désigne la fidelité avec laquelle il a
observé les Loix; mais ce Titre ne passe point à sa posterité. Ce
Peuple regarde comme un prodigieux defaut parmi nous que l’observation
de nos Loix ne soit soutenue que par des châtimens, sans aucune
recompense. Et c’est pour cette raison que dans leurs Cours de Justice,
cette Déesse est dépeinte avec six yeux devant, autant derriére, & un
à chaque côté, pour representer sa circonspection; & avec un sac
rempli d’or dans sa main droite; & dans sa gauche une épée qui est
dans le foureau, pour montrer qu’elle a plus de penchant à recompenser
qu’à punir.

Dans le choix qu’ils font des personnes pour toutes sortes d’Emplois,
ils ont plus égard à la vertu qu’à l’habileté; car, puisqu’il
est necessaire qu’il y ait un gouvernement parmi les Hommes, ils
croyent qu’une mesure ordinaire d’intelligence suffit pour s’en
aquiter, & que le dessein de la Providence n’a jamais été que
l’administration des affaires publiques fut un énigme, dont le mot ne
pourroit être déviné que par un petit nombre de personnes d’un genie
superieur, dont chaque siecle produis à peine deux ou trois: mais ils
supposent, que chaque homme a le pouvoir de s’abstenir du mensonge, &
de pratiquer les devoirs qui lui sont prescrits. Or la pratique de ces
devoirs, disent-ils, soutenuë d’un peu d’expérience & d’une
grande droiture d’intention, rendra tout homme capable de servir son
Païs, pourvu qu’on en exempte seulement ce petit nombre d’Emplois,
qui requiérent de l’étude. Mais, ajoutent-ils, il est si peu vrai
qu’un défaut de vertus puisse être suppléé par des talens
superieurs, qu’au contraire jamais de grands emplois ne peuvent tomber
entre de plus dangereuses mains, qu’entre celles d’un habile
scelerat, parce que porté à faire du mal, il a toute l’autorité &
toute l’adresse nécessaire, pour satisfaire un si abominable penchant.

Ils ont une autre Loi bien remarquable; c’est de n’admettre à aucune
Charge publique, ceux qui nient une Providence; car puisque les Rois
avoüent qu’ils ne sont que les Lieutenans de la Providence, les
_Lilliputiens_ disent que c’est la chose du monde la plus absurde pour
un Prince, que d’employer des Hommes qui désavoüent l’autorité
même sous laquelle il agit.

En raportant toutes ces Loix, je ne parle que des Institutions
primitives. Car on ne saurois nier que ce Peuple n’eut extrêmement
dégeneré depuis quelques années: Par exemple, l’infame coutume de
s’élever à d’éminentes charges, & d’être honoré des plus
éclatantes marques de distinction, parce qu’on s’étoit exercé à
bien danser sur la corde, à sauter par dessus le bâton, & à ramper par
dessous, n’avoit été mise en usage que par le Grand-Pére de
l’Empereur régnant, & n’étoit venuë au point où je l’ai vuë,
que par les factions dont l’Etat étoit déchiré, & qui cherchoient
toutes à se rendre recommandables par là plus lâche souplesse.

L’ingratitude est un crime capital parmi eux, car leur raisonnement
est, que tout Homme qui en agit mal avec son Bienfaiteur, doit
nécessairement être consideré comme l’Ennemi du Genre-humain en
général, dont il n’a reçu aucun bienfait, & que par conséquent il
est indigne de vivre.

Leurs notions touchant les devoirs des Parens & des Enfans, diférent
extrêmement des nôtres. Car, comme la conjonction du Mâle & de la
Femelle, est fondée sur un penchant que la Nature a établi pour la
propagation de toutes les espéces, les Lilliputiens prétendent que
l’Homme & la Femme sont portez l’un vers l’autre comme le reste des
Animaux, par des motifs de concupiscence; & que leur tendresse pour leurs
petits, a aussi sa source dans une Loi de la Nature: c’est pourquoi ils
sont persuadez qu’un Enfant n’est obligé à aucune reconnoissance
envers son Pére, pour l’avoir engendré; ni envers sa Mère pour
l’avoir mis au monde; ce qui, eu égard à la misére de la vie
humaine, n’est ni un bienfait en soi-même, ni conféré comme tel par
les Parens, qui songeoient alors à toute autre chose. Ces Raisonnemens, &
quelques autres du même genre, les ont déterminez à ne pas confier aux
Parens l’éducation de leurs enfans, mais à établir dans chaque Ville
des Seminaires publics, où tous les Parens, exceptez seulement les
Manants & les Laboureurs, sont obligez d’envoyer leurs Enfans des deux
Sexes, dès qu’ils ont atteint l’âge de vingt Lunes, parce qu’on
suppose qu’alors ils commencent à être susceptibles d’instruction.
Ces Ecoles sont de différens genres, suivant la differente qualité des
Enfans qu’on y met. Plusieurs Professeurs très-habiles, sont chargez
d’élever les Enfans suivant la condition de leurs Parens, & aussi
suivant leur genie & leurs propres inclinations. Je dirai d’abord
quelque chose des Seminaires pour les Garçons, & ensuite de ceux qui
sont destinez aux Filles.

Les Seminaires des Garçons d’une illustre Naissance, sont pourvûs de
savans Professeurs & d’habiles Sous-Maitres. Les habits & la nourriture
des Enfans sont fort simples. On leur inculque des principes d’honneur,
de justice, de courage, de modestie, de clemence, de Religion & d’amour
pour la Patrie. On les occupe toujours à quelque chose, excepté le tems
qu’ils donnent à leurs repas & au sommeil, & ce tems est fort court.
Ils ont deux heures chaque jour pour leurs divertissemens, qui consistent
dans des exercices corporels. On les habille jusqu’à l’âge de quatre
ans, mais après cela ils sont obligez de s’habiller eux-mêmes, de
quelque grande qualité qu’ils puissent être. Il ne leur est pas
permis de se familiariser avec des Domestiques, mais ils prennent leurs
divertissemens entr’eux, & toujours en présence d’un Professeur ou
de quelque Sous-Maitre, ce qui les garentit de ces impressions de sotises
& de vanité auxquelles nos Enfans sont sujets. Leurs Parens ne sont
admis à les voir que deux fois par an, & leur visite ne passe point
l’heure. Il leur est permis d’embrasser leur Enfant en entrant & en
sortant, mais un Professeur qui y est toujours présent dans ces sortes
d’occasions, ne soufre point qu’ils lui parlent à l’oreille,
qu’ils lui témoignent une sote tendresse, ou qu’ils lui aportent des
Sucreries ou autres friandises. Si la pension pour l’entretien & pour
la nourriture de quelques Enfans n’est pas bien payée, il y a des
Officiers de l’Empereur qui ont soin que la somme nécessaire se trouve.

Les Seminaires pour les Enfans des personnes de moindre rang, comme par
exemple de Marchands, d’Artisans, & autres, sont reglez dans la même
proportion; ceux qui sont destinez à quelque métier, sont mis
apprentifs à l’âge d’onze ans, au lieu que ceux qui appartiennent
à des personnes de distinction, restent dans leurs Seminaires jusqu’à
quinze, ce qui chez nous revient à vingt & un an: Mais pendant les
trois derniéres années, on diminuë peu à peu la sujétion où on les
avoit tenus.

Dans les Seminaires des Filles, les jeunes Demoiselles sont élevées à
peu près comme les Garçons, avec cette diférence seulement, qu’elles
sont habillées par des personnes de leur Sexe, mais toujours en
présence d’un Professeur ou d’un Sous-Maitre jusqu’à ce
qu’elles aient atteint l’âge de cinq ans: car à cet âge elles sont
obligées de s’habiller elles-memes. Que si leurs Gouvernantes sont
convaincues d’avoir entretenu leurs Eleves de Contes de Revenans,
d’Apparitions, & autres telles impertinences, dont nos Servantes en
_Europe_ gâtent l’imagination des Enfans, el les sont trois fois
fouettées en public, emprisonnées pour un an, & envoyées pour toujours
en exil dans la partie la moins peuplée de tout l’Empire. Par là il
arrive que les jeunes Demoiselles ont autant de honte d’être sotement
peureuses que les Hommes mêmes. Une autre différence entre
l’éducation de ceux-ci, & celle qui est donnée aux Filles, est, que
les exercices qu’on leur fait faire sont moins violens, qu’on leur
prescrit quelques Réglemens sur le gouvernement du Menage, & qu’elles
ne poussent pas leurs études si loin, quoi qu’elles soient obligées
d’ailleurs, de s’appliquer à des sciences dont nos Dames en _Europe_
n’ont pas la moindre idée. Car c’est une maxime chez ce Peuple, que
parmi des personnes de distinction, une Femme doit toujours être
une Compagne raisonnable & agréable, parce qu’elle ne sauroit toujours
être jeune. Quand les filles ont atteint l’âge de douze ans, (âge
auquel elles sont nubiles parmi eux) leurs Parens ou leurs Tuteurs les
aménent chez eux, après avoir fait les plus tendres remercimens aux
Professeurs, & il arrive très-rarement que la jeune Demoiselle ne verse
des larmes en se separant de ses compagnes.

Dans les Seminaires des filles d’un moindre rang, les Enfans apprennent
toutes fortes d’Ouvrages convenables à leur sexe. Celles qui doivent
être mises en apprentissage, sont renvoyées à l’âge de neuf ans, &
les autres gardées jusqu’à celui de treize.

Les Familles dont les Enfans sont dans ces Seminaires d’un ordre
inférieur, sont obligées par dessus la pension annuelle, qui est
très-petite, de donner tous les mois à l’Intendant de la Maison une
partie de ce qu’elles ont gagné, pour servir un jour à
l’établissement des Enfans; car il faut remarquer qu’il y a une Loi
qui régle jusqu’où il est permis aux Parens de porter leurs
dépenses; car, disent les _Lilliputiens_, c’est quelque chose
d’injuste, que des gens du commun, pour satisfaire leurs désirs,
fassent une nichée d’Enfans, qui par les sotes dépenses de leurs
Parens, ne sauroient manquer de tomber à la charge du public. Pour ce
qui regarde les personnes de distinction, elles donnent caution, que
chacun de leurs Enfans aura une certaine somme, proportionnée à sa
condition; & il y a des Gens qui sont chargez du soin de faire valoir
ces fonds; soin dont ils s’aquitent toujours avec sagesse & avec la plus
exacte justice.

Les Manants & les Laboureurs gardent leurs Enfans chez eux, parce
qu’étant uniquement destinez à cultiver la Terre, leur éducation
importe fort peu au Public; mais ceux d’entr’eux qui sont vieux, ou
qui tombent malades, sont soignez & nourris dans des Hôpitaux: car dans
ce Païs on ne sait ce que c’est que de demander l’aumône.

Peut-être que ce seroit ici le lieu d’informer le Lecteur de la
maniére dont j’ai vécu dans ce Païs, pendant l’espace de neuf mois
& treize jours, que j’y ai passez. A l’égard de mes meubles, ils
consistoient principalement dans une table & une chaise que j’avois
faites pour mon usage, en me servant des plus grands Arbres du Parc
Royal. Deux cent Couturiéres furent employées à me faire des chemises,
& à coudre du linge pour mon lit & pour ma table. Ce linge étoit de la
sorte la plus épaisse: Mais comme malgré cela il n’auroit pû me
servir, elles eurent la précaution de le mettre plusieurs fois en
double, & après cela de le piquer, comme on fait des jupes en _Europe_.
D’ordinaire leur linge a trois pouces de largeur, & troids pieds font
la longueur de la piéce. Je me mis à terre pour que les Couturiéres
pussent me prendre la mesure: l’une se mit sur mon cou, & l’autre
vers le milieu de ma jambe, chacune d’elles tenant une corde par le
bout, pendant qu’une troisiéme en mesuroit la longueur, avec une
espéce d’aune, longue d’un pouce.

Après cela elles mesurérent mon pouce droit, & n’en demandérent pas
davantage. Car par un calcul de Mathematique, elles avoient trouvé que
le tour du pouce pris deux fois, fait celui du poignet; & que le tour du
poignet pris d’eux fois, fait celui du cou; & enfin, que le tour du cou
pris deux fois, fait celui du milieu. Au reste, tout ce calcul n’étoit
pas nécessaire, puisque j’étendis ma vieille chemise par terre pour
leur servir de modèle, & il faut que je dise à leur louange, qu’elles
l’imitèrent parfaitement bien. Trois cent Tailleurs travaillérent à
mes Habits; mais ils avoient une autre methode pour me prendre la mesure.
Je me mis à genoux, & ils dressérent une échelle qui alloit depuis
terre jusqu’à mon cou; un d’eux monta sur cette échelle, & laissa
tomber une corde perpendiculairement depuis le collet de ma chemise
jusqu’à terre, ce qui donnoit tout juste la longueur de mon habit;
mais le milieu du corps & les bras, je me les mesurai moi-même. Quand
mes habits (auxquels ils avoient travaillé dans ma Maison, parce que les
leurs n’auroient pas pû les contenir) furent faits, ils avoient
l’air de ces sortes d’ouvrages que les Dames en _Angleterre_ font en
cousant ensemble une infinité de piéces différentes, avec cette
différence pourtant, que mes Habits étoient tous d’une seule & même
couleur.

Trois cent Cuisiniers me faisoient à manger: ils étoient logez avec
leurs Familles tout près de ma maison dans des Tentes, où chacun d’eux
avoit soin de m’aprêter deux plats. J’avois coutume de prendre dans
ma main une vingtaine de ceux qui me servoient à Table, & il y en avoit
plus de cent qui restoient à Terre, les uns avec des plats, & les autres
avec des piéces de vin ou d’autre liqueur. A mesure que j’avois
besoin de quelque chose, mes Domestiques qui étoient sur la Table, se
servoient fort adroitement d’une poulie pour le tirer à eux, à peu
près comme on tire des seaux d’un puit en _Europe_. Un de leurs plats
faisoit une bonne bouchée, & je n’avois pas grand peine à avaler
d’un seul trait une de leurs piéces de liqueur. Leur Mouton n’est
pas si bon que le nôtre, mais en récompense leur Bœuf est excellent.
Je me souviens d’en avoir mangé une surlonge, dont je fus obligé de
faire trois bouchées; mais cela est rare. Mes Valets étoient dans le
dernier étonnement de me voir manger les os, comme dans nôtre Païs
nous faisons l’aîle d’une Alouette. Je ne faisois qu’une seule
bouchée d’une de leurs Oyes ou de leurs Coqs d’Indes, & il faut que
je confesse que ces oiseaux l’emportent de beaucoup sur les nôtres, en
fait de délicatesse. Pour leurs oiseaux d’un peu moindre taille,
j’en pouvois mettre vingt ou trente au bout de mon couteau.

Sa Majesté Imperiale informée de ma maniére de vivre, voulut un jour
avoir le bonheur (ce sont ces termes) de diner avec moi. Elle vint
accompagnée de son illustre Famille, & j’eus soin de les placer tous
dans des Fauteuils sur ma Table, vis à vis de moi, avec leurs Gardes
autour d’eux. _Flimnap_ le Grand Tresorier fut aussi de ce Repas, &
avoit sa Baguette blanche à la main. Je remarquai plus d’une fois
qu’il me regardoit de mauvais œil, mais sans faire semblant de rien,
je n’en mangeai en aparence qu’avec plus d’apetit, tant pour faire
honneur à ma chére Patrie, que pour remplir la Cour d’admiration. Je
suis très persuadé que cette visite de l’Empereur, a donné occasion
à _Flimnap_ de me rendre de mauvais services auprès de son Maitre. Ce
Ministre a toujours été mon Ennemi secret, quoi que extérieurement il
me fit plus de caresses que son naturel rebarbatif ne sembloit permettre.
Il représenta à l’Empereur que ses Finances étoient en mauvais
état, qu’il étoit obligé de lever de l’argent à de gros
intérêts, que des billets d’Epargne ne pouroient circuler qu’à
neuf pour cent de perte; qu’en très-peu de tems j’avois couté à Sa
Majesté plus d’un million & demi de _Sprugs_, (qui sont leurs plus
grandes piéces d’or de la grandeur d’une paillette) & que sauf
meilleur avis, il conseilloit à l’Empereur de me renvoyer à la
premiére occasion.

Comme j’ai été la cause (quoi qu’innocente) que la reputation
d’une Dame du premier rang a été attaquée, il faut avant que
d’aller plus loin, que je tâche de la justifier. Le Trésorier
s’étoit mis en tête d’être jaloux de sa femme, parce que de
méchantes langues lui avoient dit qu’elle étoit folle de moi, & aussi
parce qu’il s’étoit repandu un bruit à la Cour, qu’elle étoit
venue une fois secrétement chez moi. Je proteste solemnellement que ce
sont d’infames calomnies auquelles l’Epouse du Trésorier n’a
jamais donné lieu, n’ayant de ma vie reçu de sa part que
d’innocentes marques d’amitié. Il est bien vrai qu’elle venoit
souvent chez moi, mais toujours publiquement, & jamais sans être
accompagnée de trois personnes, qui étoient d’ordinaire sa sœur, sa
petite fille, & quelqu’une de ses Amies; mais cela ne lui étoit point
particulier, puisque plusieurs autres Dames de la Cour venoient souvent
me voir. Et j’en appelle à tous mes Domestiques, s’ils ont jamais
vû un Carosse à ma porte, sans savoir quelles personnes y étoient.
Dans ces occasions dès qu’un Valet m’avoit averti qu’il y avoit un
Carosse à ma porte, ma coutume étoit de m’y rendre d’abord, &
après avoir salué ceux qui y étoient, de prendre soigneusement le
Carosse & les deux Chevaux dans mes mains, (car s’il y en avoit six, le
Postillon en détachoit toujours quatre,) & de les placer sur ma table,
autour de laquelle j’avois attaché un bord qui avoit cinq pouces de
hauteur, de peur d’accident. Il m’est arrivé souvent d’avoir
quatre Carosses pleins de monde, & huit Chevaux à la fois sur ma table,
pendant que j’étois dans ma chaise à entretenir la Compagnie. J’ai
passé plus d’une après-midi le plus agréablement du monde dans ces
sortes de conversations. Mais j’ose défier le Trésorier & ses
deux Délateurs _Clustril_ & _Drunlo_, (car je veux les nommer afin de
leur faire honte,) de prouver que quelqu’un soit jamais venu incognito
chez moi, excepté le Secretaire _Reldresal_, qui ne s’y rendit que par
l’ordre exprès de l’Empereur, comme je crois l’avoir raconté. Je
n’aurois pas insisté si long-tems sur cet Article, si l’honneur
d’une grande Dame n’y étoit si fort intéressé, pour ne rien dire
de moi-même; quoique je fusse alors _Nardac_, ce que le Trésorier
lui-même n’est pas; car tout le monde sait qu’il n’est que
_Clumglum_, Titre qui a la même proportion avec celui dont j’étois
honoré, qu’a le Titre de Marquis avec celui de Duc en _Angleterre_;
quoi que d’ailleurs il eut le pas devant moi en vertu de son Emploi.
Ces calomnies, qui me vinrent aux oreilles par un accident que ce n’est
pas ici le lieu de raporter, furent cause que _Flimnap_ fit pendant
quelques tems la mine à sa Femme, mais bien plus encore à moi; & quoi
qu’enfin il ait été détrompé, & se soit raccommodé avec elle,
jamais il ne m’a pardonné de m’avoir soupçonné à tort, & a même
réussi à me perdre dans l’esprit de l’Empereur, qui pour dire le
vrai, se laissoit trop gouverner par ce Favori.



CHAPITRE VII.

L’Auteur étant informé que ses Ennemis avoient dessein de l’accuser
de Haute-Trahison, se refugie à Blefuscu. Maniére dont il y est reçu.


AVant que de raconter ma sortie de _Lilliput_, l’ordre veut que
j’informe mes Lecteurs des raisons qui me forcérent à prendre & à
exécuter ce dessein.

Tout ce qu’on appelle Cours, avoit été jusqu’alors un Païs inconnu
pour moi, parce que la bassesse de ma condition, ne m’avoit jamais
permis d’en fréquenter. A la verité, la conversation & la lecture
m’avoient donné d’assez mauvaises idées des Princes & de leurs
Ministres; mais jamais je ne me ferois attendu à être convaincu un jour
de la justesse de ces idées par ma propre experience, & cela dans un
Païs fort éloigné, & gouverné à ce que je croiois par des maximes
tout à fait diférentes de celles qui sont en vogue en _Europe_. Dans le
tems que je me preparois à aller rendre mes Devoirs à l’Empereur de
_Blefuscu_, un Seigneur fort consideré à la Cour, (à qui j’avois
rendu un service très-signalé dans un tems qu’il étoit fort mal avec
l’Empereur,) vint de nuit chez moi dans une chaise fermée, & sans me
faire dire son Nom, me fit demander s’il ne m’incommoderoit pas. Les
Porteurs étant renvoyez, je mis la chaise & le Seigneur qui y étoit
dans la poche de mon justaucorps: Après cela, ayant donné ordre à un
Valet sur qui je pouvois compter, de dire que j’étois indisposé & que
je dormois, je fermai la porte de ma Maison, & je me mis à lier
conversation avec celui qui venoit me rendre une visite si mysterieuse.

Après les prémiers Complimens de part & d’autre, je remarquai qu’il
étoit fort inquiet, & lui en ayant demandé la raison, il me pria de
l’écouter avec patience, puis qu’il avoit à m’entretenir sur un
sujet qui interessoit également mon Honneur & ma Vie. Voici en substance
le Discours qu’il m’adressa, & dont je mis sur le papier les
principaux Articles aussi-tôt qu’il fut sorti.

Il faut que vous sachiez que le Conseil s’est assemblé plusieurs fois
à votre sujet, le plus secrétement qu’il étoit possible; & qu’il
n’y a que deux jours que Sa Majesté en est venuë à une Resolution
finale.

Vous n’ignorez pas que le Grand Amiral Skyris _Bolgolam_ a été vôtre
Ennemi mortel presque des le moment de vôtre arrivée. Je ne sai quelles
peuvent avoir été les prémiéres causes de sa haine, mais il est
certain qu’elle est beaucoup augmentée, depuis le glorieux succès que
vous avez eus dans vôtre Entreprise contre la Flote de _Blefuscu_, parce
qu’il sent que tout Amiral qu’il est, il n’en a jamais fait autant.
Ce Seigneur & _Flimnap_ le Grand Trésorier, dont l’inimitié contre
vous à cause de sa Femme est connuë d’un chacun, _Limtoc_ le
Général, _Lalcon_ le Chambellan, & _Balmuff_ le Grand Justicier, ont
dressé des Articles d’Accusation contre vous, & prétendent vous
convaincre de Haute-Trahison, & de quelques autres Crimes capitaux.

Persuadé que j’étois de ma propre innocence, cet Exorde me mit dans
de telles impatiences, que je fus sur le point d’interrompre celui qui
m’annonçoit de si étranges nouvelles: mais il me pria de lui laisser
continuer son Discours, ce qu’il fit en ces termes.

Par reconnoissance pour l’amitié que vous m’avez témoignée, j’ai
fait en forte d’être informé de tout leur Manege, & d’avoir copie
des Articles d’Accusations, ce qui me couteroit la Tête, si cela
venoit à être découvert.

Articles d’Accusation contre Quinbus-Flestrin, (l’Homme-Montagne.)

Article I.

QUoique par une Loi faite pendant le Regne de Sa Majesté Imperiale
_Calin Deffar Plune_, il soit ordonné, Que quiconque fera de l’eau
dans l’enceinte du Palais Imperial, sera traité comme coupable de
Haute-Trahison: Si pourtant, ledit _Quinbus-Flestrin_, en violation
manifeste de la susdite Loi, sous prétexte d’éteindre le Feu qui avoit
pris à l’Apartement de l’Imperatrice, a malicieusement,
traitreusement, & diaboliquement, éteint ledit Feu, dans le susdit
Apartement, situé dans l’enceinte du susdit Palais, contre la Loi qui
vient d’être alleguée, contre son Devoir, &c.

Article II.

Ledit _Quinbus-Flestrin_ ayant amené la Flote Imperiale de _Blefuscu_ au
Port Imperial de _Lilliput_, & ayant depuis reçu ordre de Sa Majesté
Imperiale de se rendre Maitre de tous les autres Vaisseaux dudit Empire
de _Blefuscu_, de reduire cet Empire en Province, pour être déformais
gouverné par un Viceroi, & d’exterminer non seulement tous les
Partisans de l’ancienne maniére de casser les œufs, qui s’étoient
refugiez dans ce Païs; mais aussi tous les Habitans de cet Empire, qui
ne voudroient pas sur le champ abjurer cette Héresie; a, comme un
Traitre qu’il est, demandé d’être exempté de rendre lesdits
services, sous le ridicule prétexte de ne vouloir pas forcer les
consciences, ni mettre à mort ou reduire en Esclavage un Peuple libre.

Article III.

Quand les Ambassadeurs de _Blefuscu_ sont venus demander la Paix à Sa
Majesté, ledit _Flestrin_ a montré qu’il étoit un Traitre, en
s’intéressant pour les susdits Ambassadeurs, & en les divertissant;
quoi qu’il sût bien qu’ils apartenoient à un Prince qui avoit eté
depuis peu ouvertement en Guerre contre Sa Majesté.

Article IV.

Ledit _Quinbus-Flestrin_ s’aprête (ce qui est directement contre le
devoir d’un fidèle Sujet) à faire un Voyage à la Cour de _Blefuscu_,
quoique Sa Majesté Imperiale ne lui en ait donné permission que de
bouche; & sous prétexte de ladite permission a dessein d’entreprendre
le susdit Voyage, afin d’aider à l’Empereur de _Blefuscu_, qui a
été récemment en Guerre avec sa susdite Majesté Imperiale.

Il y a quelques autres Articles, mais ceux dont je viens de vous lire
l’Extrait, sont les plus importans.

On ne sauroit nier que dans les differens Débats, qui s’élevérent à
l’occasion de tous ces Chefs d’Accusation, Sa Majesté n’ait donné
des marques d’une très-grande clemence, qu’elle n’ait souvent
allegué vos services, & tâché d’exténuer vos crimes. Le Trésorier
& l’Amiral ont fortement insisté qu’on vous fit souffrir une mort
cruelle & ignominieuse, en mettant le feu à vôtre Maison, & que,
lorsque vous en sortiriez, le Général vous attendît à la tête de
vingt mille hommes, qui auroient ordre de vous blesser au visage & aux
mains avec des Flêches empoisonnées. Quelques-uns de vos Domestiques
devoient aussi recevoir un ordre secret de froter vos Chemises d’un suc
empoisonné, ce qui vous auroit bien-tôt fait mourir dans les plus
afreux tourmens. Le Général embrassa cet avis, en sorte que depuis
long-tems il y a pluralité de voix contre vous. Mais Sa Majesté
resolue, s’il se peut, de vous conserver la vie, a détaché le
Chambellan du parti de vos Ennemis.

Sur ces entrefaites, _Reldresal_, Premier Secretaire des Affaires
secretes, qui s’est toujours veritablement montré vôtre Ami, eut
ordre de l’Empereur de dire son avis: ce qu’il fit de la maniére du
monde la plus propre à vous confirmer dans l’opinion avantageuse que
vous avez de lui. Il confessa que vos crimes étoient grands, mais que
cependant il y avoit lieu à la misericorde, la plus belle de toutes les
vertus dans un Prince, & que Sa Majesté possedoit dans un degré si
éminent. Il dit que l’amitié qui regnoit entre vous étoit si connue
de tout le monde, que peut être l’Auguste Compagnie devant laquelle il
parloit, le tiendroit pour coupable de partialité: que cependant, pour
obéïr à Sa Majesté, il diroit librement son sentiment. Que si Sa
Majesté en consideration de vos services, & pour satissaire au penchant
qui la portoit à la clemence, avoit la bonté de vous conserver la vie,
& ordonnoit seulement qu’on vous crevât les deux yeux, il lui
paroissoit que par cet Expedient, la Justice seroit en quelque sorte
satisfaite, & que tout l’Univers exalteroit jusqu’aux Cieux la
clemence de l’Empereur, aussi bien que la générosité & la douceur de
ceux qui avoient l’honneur d’être ses Conseillers. Que la perte de
vos yeux ne vous ôteroit rien de vos forces, que vous pouriez toujours
emploier au service de Sa Majesté. Qu’un Courage aveugle n’en est
que plus grand, parce qu’on ne voit point de Danger; que la crainte que
vous aviez pour vos yeux, avoit été la seule dificulté que vous
eussiez rencontrée dans vôtre Entreprise contre la Flote ennemie; &
qu’il devoit vous suffire devoir par les yeux des Ministres, puisque
les plus grands Princes ne voyoient pas autrement.

Cet Avis fut hautement rejetté par tout le Conseil. _Bolgolam_
l’Amiral, ne put se retenir, mais se levant en fureur, dit, qu’il
étoit étonné de quel front le Secretaire osoit opiner à conserver la
vie à un Traître. Que les services que vous aviez rendus, étoient, au
jugement de tous ceux qui se connoissoient en raisons d’Etat,
l’aggravation même de vos crimes; que vous, qui étiez capable
d’éteindre le feu en pissant sur l’Apartement de l’Imperatrice,
(attentat qu’il ne pouvoit rappeller qu’avec horreur) pouviez quelque
jour, causer une inondation par le même moien, & noyer tous ceux qui
seroient dans le Palais. Il ajouta, que les mêmes forces, par lesquelles
vous vous étiez rendu Maitre de la Flote ennemie, pourroient servir au
premier mécontentent qu’on vous donneroit à la ramener à _Blefuscu_:
Qu’il avoit de sortes raisons de croire que dans le fond du cœur, vous
aviez un penchant criminel pour la methode heretique de casser les œufs,
& que comme la Trahison commence dans le cœur avant que d’éclater par
des Actions, pour cette raison, il vous dénonçoit comme Traitre, &
demandoit que vous fussiez mis à mort.

Le Trésorier se rangea à la même opinion, il montra qu’il étoit
impossible que les Revenus de Sa Majesté pussent suffire aux fraix de
vôtre entretien: Que tant s’en faloit que l’Expédient proposé par
le Secretaire, de vous crever les yeux, fut un reméde au mal qu’on
craignoit, qu’au contraire, selon toutes les apparences il ne serviroit
qu’à l’augmenter, comme cela paroit par l’exemple de certains
Oiseaux, qui, quand on leur a ôté la vuë, n’en deviennent que plus
gros & plus gras: Que Sa Majesté sacrée & tout le Conseil, qui étoient
vos juges, étoient en leurs consciences pleinement persuadez que vous
aviez merité la mort, ce qui sufisoit pour vous y condamner, quand même
on n’auroit pas contre vous les preuves que demande la lettre de la Loi.

Mais Sa Majesté Imperiale étant absolument déterminée à vous sauver
la vie, eut la bonté de dire, que puisque le Conseil avoit décidé que
la perte de vos yeux étoit une peine trop legére, on pouroit vous en
infliger quelqu’autre dans la suite. Et vôtre Ami le Secretaire
demandant avec instance d’être oüi sur ce que le Tresorier avoit
objecté, que vôtre entretien étoit d’une dépense excessive à Sa
Majesté, dit, que son Excellence, par les seules mains de qui
passoient tous les Revenus de Sa Majesté, pouvoit aisément pourvoir à
cet inconvenient, en diminuant peu à peu la portion de mets qui vous
étoit assignée; que par la faute de nourriture, vous vous afoibliriez
de jour en jour, & viendriez infailliblement à mourir d’inanition dans
quelques mois; que vôtre corps étant amaigri & diminué de la moitié,
la puanteur de vôtre Cadavre ne seroit plus tant à craindre; &
qu’immediatement après vôtre mort cinq ou six mille sujets de Sa
Majesté pourroient en deux ou trois jours, couper toute la chair de vos
os, & l’enterrer en diferens endroits pour prevenir toute infection,
laissant le Squelette, comme un monument d’admiration pour la
Posterité.

C’est ainsi que par la grande Amitié du Secretaire, tous ces Debats
furent heureusement terminez. Defense très expresse fut faite de reveler
le projet de vous faire mourir par degrez, mais la Sentence de vous
crever les yeux fut couchée sur les Registres. L’Amiral seul trouvoit
que vous étiez traité trop doucement, & vouloit que vous fussiez mis à
mort sans retardement. Ce sentiment lui avoit été inspiré par
l’Imperatrice, qui n’a jamais pu vous pardonner la methode indecente
& irreguliere dont vous avez éteint le Feu qui avoit pris à son
Apartement. Dans trois jours votre Ami le Secretaire viendra vous trouver
pour vous lire les Articles de l’Accusation qui a été intentée
contre vous: il vous notifiera ensuite la Bonté que Sa Majesté & son
Conseil ont euë, de ne vous condamner qu’à perdre les yeux; sentence
douce, à laquelle Sa Majesté ne doute nullement que vous ne souscriviez
avec Reconnoissance; & afin que l’Operation soit bien faite, vingt
Chirurgiens de Sa Majesté seront presens, lorsqu’on vous déchargera
des Flêches pointues dans les prunelles des yeux.

Je laisse à vôtre prudence à prendre des mesures convenables sur tout
ce que je viens de vous dire; pour moi, afin d’éviter tout soupçon,
je vai me retirer le plus secrétement que je pourai.

Il le fit, & me laissa en proye aux plus cruelles agitations. C’étoit
une coûtume introduite par ce Prince & par son Ministère (coûtume,
qu’on m’a assuré n’avoir jamais été en usage qu’en ce tems la)
que quand la Cour avoit dessein de faire quelque Execution cruelle, soit
que la victime fut immolée au Ressentiment de l’Empereur, ou à la
Haine d’un Favori, l’Empereur adressoit un Discours à tout son
Conseil, dans lequel il s’étendoit sur sa Bonté & sur sa Clemence,
comme sur des Qualitez connuës de tout le Monde. Ce Discours étoit
imprimé immédiatement après avoir été prononcé, & aussi-tôt
repandu par tout l’Empire. Jamais le Peuple n’étoit plus effraié
que quand il recevoit ces sortes de preuves de la Benignité de
l’Empereur; parce qu’on avoit observé qu’à proportion que sa
clemence étoit plus exaltée, le supplice aussi étoit plus inhumain,
& l’innocence de la personne qui y étoit condamnée plus grande. Et
pour ce qui me regarde, j’avoue ingenuement que n’ayant jamais été
destiné à être Courtisan, ni par ma naissance, ni par mon éducation,
j’étois juge si peu expert, que je ne voyois nullement la grace
qu’on me faisoit par cette Sentence, qui au contraire, (quoique peut
être à tort) me paroissoit plutôt trop rigoureuse que trop douce.
Quelquefois je voulois soutenir mon innocence, car quoique je ne pusse
pas nier les faits alleguez contre moi, il étoit certain pourtant
qu’il n’y avoit dans ma conduite rien de criminel, & qu’ainsi
j’aurois pû, comme j’en avois le dessein, m’en remettre à la
décision des Juges. Mais cette envie me passa bien vîte, dès que je me
rappellai la puissance de mes Ennemis, & l’extrême facilité avec
laquelle les Juges se laissent corrompre. Une fois je fus fortement
tenté de me mettre en defense, car pendant que j’étois libre, toutes
les forces de l’Empire n’auroient rien pu contre moi, & il m’auroit
été facile de détruire toute la Capitale à coups de pierre; mais je
rejettai aussi-tôt ce projet avec horreur, me rapellant le serment que
j’avois fait à l’Empereur, les graces que j’en avois reçues, & le
Titre de _Nardac_ dont il m’avoit honoré. Je n’êtois pas assez
habile dans le Systême de Reconnoissance des Courtisans, pour croire que
l’injustice que l’Empereur vouloit me faire, aquitât toutes les
obligations que je lui avois.

Enfin je pris une resolution, que quelques personnes blâmeront
peut-être, & pas à tort à mon avis. Car j’avoüe que je dois la
conservation de mes yeux, & par consequent celle de ma liberté, à ma
précipitation, & à mon peu d’experience; parce que si j’avois connu
alors le genie des Princes & de leurs Ministres, comme j’ai fait
depuis, aussi bien que leur maniére d’agir avec des Criminels qui
l’étoient encore beaucoup moins que moi, je me ferois volontiers
soumis à un châtiment si aisé. Mais emporté par le feu de la
Jeunesse, & ayant d’ailleurs permission d’aller rendre mes devoirs à
l’Empereur de _Blefuscu_, j’envoyai avant que les trois jours fussent
écoulez, une lettre à mon Ami le Secretaire, dans laquelle je lui
marquai le dessein que j’avois de partir le même matin pour
_Blefuscu_; & sans atendre reponse, je me rendis à l’endroit de
l’Isle où étoit nôtre Flote. Je pris un des plus grands Vaisseaux de
guerre, attachai un Cable à la prouë, & ayant levé les Ancres, je me
deshabillai, mis mes Habits (avec ma Couverture que j’avois eu soin
d’aporter) dans le Vaisseau, & le tirant après moi, marchant en partie
& en partie nageant, j’arrivai au Port Royal de _Blefuscu_, où le
Peuple m’avoit déjà attendu depuis long tems; ils me donnérent deux
guides pour me conduire à la Capitale, qui porte le même nom. Je les
portai dans mes mains jusqu’à ce que je ne fusse plus qu’à la
distance de deux cent verges de la ville: alors je les mis à terre, &
les priai d’aller notifier mon arrivée à un des Secretaires, & de lui
dire où j’étois, & que mon dessein étoit d’y atendre les ordres de
Sa Majesté. Une heure après j’eus réponse que Sa Majesté, toute la
Famille Imperiale, & les premiers Seigneurs de la Cour, venoient au
devant de moi. A cette nouvelle j’avançai une centaine de verges: A
peine fus-je à portée d’être vû, que l’Empereur & toute sa suite,
décendirent de cheval, & que l’Imperatrice & toutes ses Dames
sortirent de leurs Carosses, sans qu’aucune de toutes ces personnes
parut effrayée en me voyant. Je me couchai à terre pour baiser la main
de l’Empereur & celle de l’Imperatrice. Je dis à Sa Majesté que
j’étois venu suivant ma promesse, & avec la permission de l’Empereur
mon Maitre, pour avoir l’honneur de voir un si puissant Monarque, &
pour lui rendre tous les services dont je serois capable, & que ma
Fidelité pour mon Souverain me permettroit; mais je gardai un profond
silence sur ma disgrace, parce que n’en ayant été informé que
secrétement, je pouvois suposer n’en rien savoir: d’ailleurs, je ne
pouvois m’imaginer que l’Empereur auroit l’imprudence de découvrir
ce secret, puisque je n’étois plus entre ses mains: en quoi néanmoins
je me trompai, comme je le dirai bien-tôt.

Je ne fatiguerai point le lecteur du détail de ma Reception, qui fut
proportionné à la generosité d’un si grand Prince; ni de l’embaras
où je fus de n’avoir ni Maison ni Lit, étant obligé de coucher à
terre, envelopé dans ma Couverture.



CHAPITRE VIII.

Par un bonheur singulier, l’Auteur trouve moyen de quiter Blefuscu, &
après avoir surmonté quelques dificultez, revient sain & sauf dans sa
Patrie.


TRois jours après mon arrivée, me promenant au Côté Septentrional de
l’Isle, je vis dans la Mer quelque chose, à la distance d’environ
une demie-lieue, qui avoit l’air d’une Chaloupe tournée
sans-dessus-dessous. J’otai mes souliers & mes bas, & avançant dans
l’eau l’espace de deux ou trois cent verges, j’aperçus l’objet
que la marée continuoit à pousser vers le Rivage, & alors je vis
distinctement une Chaloupe, qui, selon toutes les aparences, avoit été
détachée d’un Vaisseau par quelque Tempête. Sans perdre de temps je
m’en retournai à la ville, & priai Sa Majesté Imperiale de me prêter
vingt de ses plus grands Vaisseaux, & trois mille Matelots, sous le
Commandement du Vice-Amiral. Cette Flote mit à la Voile, pendant que je
me rendis par le plus court chemin à l’endroit d’où j’avois
découvert la Chaloupe; je trouvai que la Marée l’avoit encore fait
aprocher. Les Matelots étoient tous pourvus de Cordages, que j’avois
eu auparavant soin d’acommoder, en entortillant plusieurs cordes
ensemble, afin de les rendre plus fortes. Quand les Vaisseaux furent
arrivez, je me deshabillai, & marchai dans l’eau jusqu’à ce que je
fusse à la distance de cent verges de la Chaloupe, après quoi je fus
obligé pour y arriver de faire le reste du chemin à la nage. Les
Matelots me jettérent le bout d’une corde, que j’attachai à
l’avant de la Chaloupe; & l’autre bout à un Vaisseau de guerre. Mais
toute la peine que je prenois fut presque inutile, parce que ne pouvant
prendre pied, j’étois hors d’état de travailler. Dans cette
necessité, je fus obligé de gagner à la nage l’arriére de la
Chaloupe, que je me mis à pousser avec une de mes mains, le mieux qui me
fut possible, & comme la marée m’étoit favorable, je fis assez de
chemin pour pouvoir toucher le fond, en n’ayant de l’eau que
jusqu’au menton. Je me reposai pendant deux ou trois minutes, & puis
continuai à pousser la Chaloupe, jusqu’à ce que je n’eusse d’eau
que jusqu’aux Aisselles; & comme alors le plus dificile étoit fait, je
pris mes autres Cables, qui étoient dans un des Vaisseaux, & je les
attachai d’abord à la Chaloupe, & ensuite à neuf Vaisseaux que
j’avois fait approcher pour cet éfet. Le vent étant favorable, les
Matelots remorquérent la Chaloupe, & moi je facilitai leur Travail en la
poussant, jusqu’à ce que nous ne fussions plus qu’à quarante Verges
du Rivage. J’atendis là que l’eau fut basse, après quoi j’allai
jusqu’à la Chaloupe à pié sec, & par le secours de deux mille hommes
pourvus de diferens instrumens, je la retournai de l’autre côté, &
vis avec un très grand plaisir qu’elle n’étoit que très peu
endommagée.

Je ne fatiguerai point le Lecteur en lui disant que pendant l’espace de
dix jours, j’eus mille & mille peines pour amener ma Chaloupe au Port
Royal de _Blefuscu_, où la nouvelle de mon arrivée avoit attiré un
nombre infini de personnes, dont l’admiration, à la vuë d’un si
prodigieux Vaisseau, est au dessus de toute expression. Je dis à
l’Empereur qu’un heureux Destin m’avoit fait rencontrer cette
Chaloupe, pour me transporter dans quelque endroit, d’où je pourrois
regagner ma Patrie, & je suppliai Sa Majesté de donner les ordres
nécessaires pour qu’on me fournit les choses dont j’aurois besoin
pour racommoder & pour avitailler ma Chaloupe, & de m’acorder en même
tems la permission de partir; à quoi l’Empereur consentit, après
m’avoir fait néanmoins quelques reproches obligeans de vouloir le
quiter si tôt.

Je fus fort surpris de ne voir arriver pendant tout ce tems, aucun
Exprès qui me regardât, de la part de l’Empereur de _Lilliput_ à la
Cour de _Blefuscu_. Mais j’apris depuis, que Sa Majesté Imperiale, ne
pouvant s’imaginer que je savois quelque chose de ses desseins, avoit
cru que j’étois seulement allé à _Blefuscu_ pour dégager ma parole,
& conformément à la permission que j’en avois reçuë, & qu’après
avoir salué l’Empereur de _Blefuscu_, je ne manquerois pas de revenir
dans peu de jours. Mais enfin, ma longue absence commença de
l’inquiéter; & après avoir pris conseil avec le Trésorier & le reste
de sa Cabale, on envoya à la Cour de _Blefuscu_ une Personne de qualité
chargée d’une copie des Articles d’Accusation contre moi. Cet
Envoyé devoit representer à l’Empereur l’extrême clemence de son
Maitre, qui avoit la bonté de ne me condamner qu’à perdre les yeux;
que je m’étois sauvé des mains de la Justice, & que si dans deux
heures je n’étois de retour, je serois déclaré Traitre, &
dépouillé de mon Titre de _Nardac_. L’Envoyé ajouta, que pour
maintenir la Paix & l’Amitié entre les deux Empires, son Maitre
s’atendoit que Sa Majesté donneroit ses ordres, pour que je fusse bien
garotté & conduit ainsi à _Lilliput_, afin d’y être puni comme un
Traitre.

L’Empereur de _Blefuscu_ ayant pris trois jours pour se consulter, fit
une reponse qui ne consistoit qu’en compliments & en excuses. Il dit,
que le Monarque de _Lilliput_ ne pouvoit ignorer que le projet de me
garotter étoit absolument impraticable; que quoique j’eusse emmené sa
Flote, il ne laissoit pas de m’avoir de grandes obligations de ce que
je l’avois servi à obtenir la paix. Que, quoi qu’il en fut à ces
égards, les deux Empires seroient bien-tôt délivrez de moi; parce que
j’avois trouve sur la Côte, un Vaisseau si prodigieux, qu’il pouvoit
non seulement me contenir, mais même servir à me transporter par Mer
dans quelqu’autre pays: qu’il avoit donné les ordres nécessaires
pour pour que rien de tout ce qui m’étoit nécessaire pour mon Voyage
ne me manquat, & qu’ainsi il esperoit que dans peu de semaines, les
deux Monarchies seroient déchargées d’un si insuportable Fardeau.

L’Envoyé s’en retourna à _Lilliput_ avec cette reponse, &
l’Empereur de _Blefuscu_ me fit part de tout ce qui s’étoit passé,
m’ofrant en même tems, (mais sous le sceau du secret) sa protection,
si je voulois rester à son service; ce que je refusai le plus
honêtement qu’il me fut possible, parce que, quoique je le crusse
sincère, j’avois resolu de ne me plus fier aux Princes ni à leurs
Ministres, si je pouvois m’en dispenser. J’ajoutai, que puisque ma
Fortune, bonne ou mauvaise, m’avoit fait trouver un Vaisseau,
j’étois déterminé à mettre en Mer, plûtôt que d’être un
Diférent entre deux si puissants Monarques. L’Empereur ne me parut pas
faché de mon dessein, & je découvris par hazard, qu’il en étoit
même bien aise, comme aussi ses Ministres. Ces Considerations me firent
hâter mon depart; en quoi la Cour, qui ne demandoit pas mieux que de me
voir parti, eut la bonté de me seconder. Cinq cent Ouvriers furent
employez à faire deux voiles pour ma Chaloupe, & ces voiles furent
faites du linge le plus fort qu’on put trouver, mis treize fois l’un
sur l’autre. J’accomodai mes Cordages & mes Cables, en enentortillant
vingt ou trente ensemble. Une grande pierre, que je trouvai sur le bord
de la mer, après avoir long-tems cherché, me servit d’Ancre. Je pris
la graisse de trois cent Vaches pour suiver mon Vaisseau, & pour quelques
autres usages. Il est incroyable combien j’eus de peine à trouver des
Arbres assez grands pour me faire des rames & des mâts, en quoi
néanmoins je fus bien aidé par les Charpentiers de Navire de Sa
Majesté, qui contribuérent beaucoup à les polir, apres que j’avois
fait l’ouvrage le plus rude.

Dans l’espace d’un mois tout fut prêt: j’envoyai alors quelqu’un
pour demander si Sa Majesté n’avoit rien à m’ordonner, & pour lui
dire que si elle me le permettoit, mon dessein étoit de partir.
L’Empereur accompagné de son Auguste Famille, sortit du Palais; je me
prosternai à terre pour baiser sa main, qu’il me tendit d’une
maniére fort gracieuse. L’Imperatrice & les jeunes Princes du sang en
firent autant. Sa Majesté me fit present de cinquante bourses de deux
cent _Sprugs_ chacune, avec son Portrait en grand, que je mis d’abord
dans un de mes gans de peur d’accident. Les Céremonies qui furent
faites à mon départ, sont en trop grand nombre, pour que j’en fasse
ici la Description.

Cent Bœufs, trois cent Brebis, & autant de Mets que quatre cent
Cuisiniers purent aprêter, avec du Pain & toute sorte de Breuvage à
proportion, servirent à avitailler ma Chaloupe. Je pris avec moi six
Vaches & deux Taureaux en vie, & le même nombre de Brebis & de Beliers,
dans l’intention de les transporter dans mon Païs, & d’en multiplier
la race. Pour les nourrir, j’avois pris à bord une bonne quantité de
Foin, & un Sac de Froment. J’aurois volontiers pris avec moi une
douzaine de Naturels du pays, mais jamais l’Empereur n’y voulut
consentir, & par dessus une exacte recherche qui fut faite dans toutes
mes poches, Sa Majesté me fit promettre, Foi d’Homme d’honneur, de
n’emporter aucun de ses sujets, quand même ils y consentiroient.

Ayant ainsi preparé toutes choses de mon mieux, je mis à la voile le
vingt-quatriéme _Septembre_ 1701. à six heures du matin, & après que
j’eus fait environ quatre lieuës vers le Nord, le Vent étant Sud-Est,
à six heures du soir, je découvris une petite Isle éloignée d’une
demi-lieuë au Nord-West, & qui me parut deserte. A une raisonnable
distance du Rivage je laissai tomber l’Ancre: Après cela je soupai
legérement, & tachai ensuite de me reposer. Je dormis, suivant ma
conjecture, bien six heures, car deux heures après que je me fus
reveillé, le jour commença à poindre: Il faisoit un beau clair de
Lune, je dejeunai avant le lever du Soleil; & ayant levé l’Ancre à la
faveur d’un bon vent, je continuai le même chemin que j’avois pris
le jour précedent, en quoi mon compas de poche me fut d’un grand usage.
Mon intention étoit de gagner, si je le pouvois, une des Isles, que
j’avois raison de croire être situées au Nord-Est du pays de
_Diemen_. Je ne vis rien de tout ce jour; mais le suivant vers les trois
heures après midi, étant éloigné suivant mon calcul de vint-quatre
lieuës de _Blesuscu_, j’aperçus une voile qui portoit au Sud-Est. Je
halai sur elle, mais je ne reçus point de réponse, cependant je m’en
aprochois de plus en plus, parce que le vent commençoit à s’afoiblir.
Je fis servir toutes mes Voiles, & dans une demie heure les gens du
Vaisseau m’aperçurent, & tirérent un coup de mousquet pour
m’avertir qu’ils m’avoient vu. Il m’est impossible d’exprimer
la joïe qu’excita en moi l’espérance de revoir ma chére Patrie, &
les personnes à qui j’étois uni par de si tendres liens. Le Vaisseau
fit petites voiles, & je l’atteignis entre cinq & six heures du soir,
le 26. _Septembre_; mais quels ne furent pas mes transports en voyant que
c’étoit un Navire _Anglois_? Je mis mes Vaches & mes Brebis dans les
poches de mon Habit, & me rendis à bord avec toutes mes petites
provisions. C’étoit un Vaisseau Marchand, qui revenoit du _Japon_ par
les Mers du _Nord_ & du _Sud_; le Capitaine qui s’apelloit Mr. _Jean
Biddel_, étoit un Homme fort honnête, & très entendu dans la Marine.
Nous étions alors à 30. Degrez de Latitude Meridionale, & il pouvoit y
avoir cinquante Hommes sur le Vaisseau, entre lesquels je trouvai un de
mes vieux Camarades, dont le nom étoit _Pierre Williams_, qui fit de moi
un portrait fort avantageux au Capitaine. Ce galant-homme me fit toutes
sortes de civilitez, & me pria de lui dire d’où je venois en dernier
lieu, & où j’avois eu dessein d’aller. Je satisfis sa curiosité en
peu de mots, mais il crut que je révois, & que les dangers que j’avois
couru m’avoient troublé la cervelle. Surquoi je tirai de ma poche mes
Vaches & mes Brebis, qu’il n’eut pas plutot vuës, qu’il avoüa
n’avoir rien à repondre à cette espèce de Demonstration. Je lui fis
voir ensuite l’or que l’Empereur de _Blefuscu_ m’avoit donné, le
portrait de Sa Majesté en grand, & quelques autres curiositez du pays.
Je lui fis present de deux bourses, chacune de deux cent _Sprugs_, & je
lui promis, que quand je serois arrivé en _Angleterre_, il auroit une de
mes Vaches, & une Brebis pleine.

Il ne nous arriva pendant le reste du Voyage, qui generalement parlant
fut fort heureux, rien d’assez considerable pour en faire part à mes
lecteurs. Nous arrivâmes aux _Dunes_ le 13. _Avril_ 1702. Le seul
malheur que j’eus fut que les Rats m’emportérent une de mes Brebis,
dont je trouvai les os, très proprement rongez dans un coin. J’aportai
le reste de mon Troupeau sain & sauf à Terre, & je le mis à l’Herbe
dans un Boulingrin à _Greenwich_, où il s’engraissa parfaitement
bien, quoique j’eusse toujours craint le contraire. Je n’aurois
jamais pu les tenir en vie durant un si long Voyage, si le Capitaine ne
m’avoit donné quelques uns de ses meilleurs Biscuits, qui étant
reduits en poudre & mélez avec de l’eau, étoient la meilleure
nourriture du monde pour mon petit Troupeau. En le montrant à plusieurs
personnes de Qualité & autres, je fis un profit considerable durant le
peu de tems que je restai en _Angleterre_; & avant que d’entreprendre
mon second Voyage, je le vendis pour six cent pieces. Depuis mon dernier
retour, j’ay trouvé que la race en est considerablement augmentée, &
particuliérement des Brebis, qui, à ce que j’espere, serviront
beaucoup à l’avancement des Manufactures de laine, par la finesse de
leur Toison.

Je ne restai que deux Mois avec ma Femme & mes enfans; car mon desir
insatiable de voir de nouveaux Pays, ne me permit pas de faire chez moi
un plus long sejour. Je laissai quinze cent piéces à ma Femme, & ce qui
me restoit par dessus cette somme, je le convertis en Argent & en
Marchandises, dans l’espérance de faire fortune. Mon oncle _Jean_
m’avoit laissé une petite Terre qui me valoit trente piéces par an, &
j’avois par dessus cela un autre petit bien, qui me rendoit encore
d’avantage: si bien que je ne courois aucun risque de laisser ma
Famille à l’Aumône. Mon Fils _Jeannot_, ainsi nommé après son
Oncle, aloit alors à l’Ecole latine, & étoit un sort bon enfant. Pour
ma Fille _Elizabeth_ (qui à present est bien mariée & a des enfans) elle
aprenoit à coudre. Je pris congé de ma Femme, de mon Fils, & de ma
Fille, en mêlant mes larmes avec les leurs, & je me rendis à bord du
_Hazardeux_, Vaisseau Marchand de trois cent Tonneaux, destiné pour
_Suratte_, & dont le Capitaine _Jean Nicolas_ étoit Commandant. Que si
mes Lecteurs sont curieux de savoir ce qui m’est arrivé dans ce second
Voyage, leur curiosité sera bien-tôt satisfaite.

    Fin de la premiére Partie.



VOYAGES

du capitaine

LEMUEL GULLIVER,

EN

DIVERS PAYS

ELOIGNEZ.

TOME PREMIER.

Seconde Partie.

Contenant le Voyage de Brobdingnag.

A LA HAYE,

Chez P. GOSSE & J. NEAULME.

MDCCXXVII.



VOYAGES.

PART. II.

VOYAGE DE BROBDINGNAG.

CHAPITRE I.

Description d’une furieuse Tempête. La Chaloupe est envoyée à Terre
pour faire de l’eau; l’Auteur s’y embarque afin de découvrir le
Païs. Il est laissé sur le Rivage, pris par un des Habitans, & conduit
chez un Fermier. Maniére dont il y est reçu. Description des Habitans.


COndamné par mon inclination aussi bien que par la Fortune, à un genre
de vie actif & inquiet; dix mois après mon retour, je quittai de nouveau
ma Patrie, & je m’embarquai aux _Dunes_ le 20. _Juin_ 1702. dans un
Vaisseau destiné pour Suratte, qui se nommoit le _Hazardeux_, & dont le
Capitaine _Jean Nicolas_ étoit Commandant. Le vent nous fut
très-favorable jusqu’à la hauteur du _Cap_ de _Bonne Esperance_, où
nous nous arrêtames pour nous rafraichir. Mais à peine y fumes nous
arrivez, que nous nous apperçumes que nôtre Vaisseau avoit une voye
d’eau. Cette raison & la maladie de nôtre Capitaine, qui fut en ce
tems-là attaqué de la Fiévre, nous déterminérent à passer l’Hyver
dans cet endroit, que nous ne pumes quiter qu’à la fin de _Mars_. Nous
mimes alors à la voile, & eumes un tems à souhait jusqu’à ce que
nous fussions dans le Détroit de _Madagascar_. Mais ayant laissé cette
Isle au Nord, environ à cinq degrez de latitude Meridionale, les vents,
qui dans ces Mers viennent constamment d’entre le Nord & le West,
depuis le commencement de _Décembre_. jusqu’au commencement de _May_,
& souflent d’une maniére égale pendant tout ce tems, commencérent le
19. d’_Avril_ à soufler avec beaucoup plus de violence, & à tourner
plus au West que de coutume, & cela pendant l’espace de vingt jours. Ce
terme expiré, nous nous trouvâmes à l’Est des _Moluques_, & environ
au troisiéme degré de latitude Septentrionale, suivant une observation
que nôtre Capitaine fit le 2. _May_, jour auquel un calme tout plat
succeda à la Tempête que nous venions d’essuyer, ce qui ne me causa
pas une mediocre joye. Mais le Commandant de nôtre Navire, qui avoit
plus d’une fois fréquenté ces Mers, nous avertit de nous attendre à
une Tempête. Sa Prediction fut accomplie dès le lendemain; car un vent
de Midi, qu’on apelle d’ordinaire la _Mousson_ du Sud, commença à
se lever.

Voyant que d’instant à autre il devenoit plus fort, nous amenames la
Civiére, & nous nous préparâmes à baisser la Misaine; mais comme il
faisoit un gros tems, nous eumes bien de la peine à en venir à bout.
Nôtre Vaisseau étoit en pleine Mer: c’est ce qui nous fit resoudre
d’aller plûtôt à Mâts & à Cordes que de capéer. La Tempête
étoit si violente, qu’il sembloit à chaque instant que nous allions
couler à fond. Cependant par le plus grand bonheur du monde, elle
s’apaisa après avoir dure quelque jours.

Pendant cet orage, qui fut suivi d’un bon vent de Sud-West, nous avions
été portez à l’Est avec tant de force, qu’aucun de ceux qui
étoient à nôtre bord ne pouvoit dire où nous étions. Nous avions
encor assez de provisions: Nôtre Vaisseau étoit très-peu endommagé
par la Tempête, & tout l’Equipage se trouvoit en parfaite santé; mais
nous étions dans la situation la plus cruelle faute d’eau. Nous
jugeames qu’il valoit mieux tenir la même route que de tourner plus au
Nord, ce qui auroit pû nous mener au Nord-West de la Grande _Tartarie_,
& dans la Mer _Glaciale_.

Le 16. de Juin 1703. un Garçon qui étoit au haut du Perroquet, vit
Terre. Le 17. nous apperçumes distinctement une grande Isle, ou bien un
Continent, (car nous ne savions lequel des deux,) au côté Meridional
duquel il y avoit une petite langue de Terre, qui avançoit dans la Mer,
& une petite Baye, qui n’avoit pas même assez de profondeur pour un
Vaisseau de cent Tonneaux. Nous laissâmes tomber l’Ancre environ à
une lieuë de cette Baye, & nôtre Capitaine envoya une douzaine
d’Hommes bien armez dans la Chaloupe, avec des Futailles, pour voir
s’il y auroit moyen de trouver de l’eau. Je lui demandai là
permission de les accompagner, pour voir le Païs, & tacher d’y faire
quelques découvertes. Quand nous eumes mis pied à Terre, nous ne vimes
ni Riviéres, ni Sources, ni aucune marque que le Païs fut habité. Nos
gens cotoyérent le Rivage, pour voir s’ils ne trouveroient pas quelque
Riviére qui se jettât dans la Mer, & moi je fis seul environ un mile de
l’autre côté, sans rien voir qu’un terrein sec & pierreux.
Mecontent de n’avoir rien découvert, je m’en retournois tout
doucement à la Baye; mais quel ne fut pas mon étonnement, quand je vis
que non seulement nos gens étoient déjà dans la Chaloupe, mais
qu’ils tachoient aussi de regagner le Vaisseau à force de rames, &
avec un empressement dont je ne pus comprendre la raison. J’allois leur
crier de s’arrêter, quand j’aperçus un espéce de Geant qui
s’avançoit après eux dans la Mer, le plus vite qui lui étoit
possible; il n’avoit de l’eau que jusqu’aux genoux, & faisoit de
prodigieuses enjambées. Mais nos gens ayant une demie-lieuë d’avance
sur lui, & le fond de la Mer étant plein de Rochers en cet endroit, le
Monstre ne put les atteindre. Cela me fut rapporté dans la suite, car je
n’eus pas le courage de m’arrêter, pour voir la fin d’une si
terrible Avanture. Je pris le parti de m’enfuir au plus vite, par le
plus court chemin que je trouvai; & après avoir couru quelque tems, je
grimpai sur une coline fort escarpée, d’où je pouvois voir une assez
grande étendue de Païs. Je le trouvai bien cultivé; mais ce qui me
surprit d’abord fut la longueur de l’Herbe, qui avoit plus de
vingt-quatre pieds en hauteur, & qui dans l’endroit où je la voyois,
me paroissoit être conservée pour en faire du Foin. Au haut de la
Coline, j’aperçus un grand chemin, au moins le pris-je pour tel, quoi
qu’il ne servit aux Habitans que d’un petit sentier à travers d’un
champ de Bled. Je me promenai quelque tems dans ce chemin, mais je ne pus
rien voir de côté ni d’autre, parce que c’étoit le tems de la
Moisson, & que les Tuyaux avoient tout au moins quarante pieds de
hauteur. Il me falut une heure entiére avant que d’être au bout de ce
champ, qui étoit environné d’une haye haute de cent & vingt pieds. Il
y avoit une Barriére pour passer de ce champ dans le champ voisin: Cette
Barriére avoit quatre marches, au haut desquelles il y avoit encore une
pierre par dessus laquelle il falloit sauter. Il m’étoit impossible de
monter ces marches, parce que chacune d’elles étoit haute de six pieds,
& la pierre de plus de vingt. J’étois à chercher si je ne trouverois
pas quelque ouverture dans la haye, lorsque je découvris dans le champ
voisin un des Habitans qui s’avançoit vers la Barriére, & qui étoit
de la même taille que celui qui avoit poursuivi nôtre Chaloupe. Il me
paroissoit de la hauteur d’un clocher ordinaire, & faisoit environ dix
verges de chemin à chaque enjambée. Frapé d’étonnement & de
frayeur, j’allai me cacher dans le Bled, d’où je l’aperçus au
haut de la Barrière, qui regardoit dans le champ voisin à la droite. Un
moment après je lui entendis crier quelque chose, mais d’une voix si
terrible, que je crus d’abord que c’étoit un coup de Tonnerre. A sa
voix accoururent six Monstres de la même taille que lui, qui avoient en
main des Faucilles d’une grandeur démesurée. Ceux qui venoient
d’acourir n’étoient pas si bien habillez que le premier, au service
de qui ils me paroissoient être. Car, après que celui-ci eut prononcé
quelques mots, ils allérent moissonner le Bled dans le champ où
j’étois. Je m’éloignai d’eux le plus qu’il me fut possible,
quoi qu’avec une extrême difficulté, parce que les tuyaux de Bled
n’étoient souvent qu’à la distance d’un pied les uns des autres,
de maniére que j’avois toutes les peines du monde de passer entre
deux. Néanmoins en avançant toujours j’arrivai dans un endroit du
champ où le vent & la pluye avoit couché le Bled à terre. Ici il me
fut absolument impossible de faire un pas; car les tuyaux étoient si
mélez, que je nepouvois pas me glisser à travers; & les barbes des
Epics qui étoient tombez, si fortes, que leurs pointes pénétroient à
travers de tous mes habits. Au même instant j’entendis les
Moissonneurs qui n’etoient plus qu’à cent verges de moi. Accablé de
fatigues, & presque reduit au désespoir, je me couchai entre deux
sillons, & souhaitai de tout mon cœur de mourir. Le souvenir de ma Femme
& de mes Enfans, que selon toutes les aparences je ne devois jamais
revoir, me pénétroit de la plus vive tristesse. Un instant après je
pleurois mon imprudence & ma folie, d’avoir entrepris un second Voyage,
contre l’avis de mes Parens & de tous mes Amis. Dans cette afreuse
agitation d’esprit, je ne pus m’empêcher de songer à _Lilliput_,
dont les Habitans me prenoient pour une Créature d’une prodigieuse
grandeur; où j’étois capable de me rendre tout seul Maitre d’une
Flote Imperiale, & de faire ces autres merveilles, dont la mémoire sera
conservée à jamais dans les Annales de cet Empire, & auxquelles la
postérité aura tant de peine à ajouter foi, quoique confirmées par la
déposition d’un nombre infini de témoins. Je songeai que c’étoit
quelque chose de bien mortifiant pour moi, de paroitre aussi petit au
Peuple parmi lequel j’étois, qu’un _Lilliputien_ l'auroit paru au
milieu de nous. Mais c’étoit là le moindre de mes malheurs: Car,
comme l’on a observé que les Créatures humaines sont plus sauvages &
plus cruelles à proportion de leur grandeur, que pouvois-je attendre
si non d’être mangé par le premier de ces Monstres qui me trouveroit.
Certainement, les Philosophes ont raison de dire, que rien n’est grand
ou petit que par comparaison. Il auroit pû se faire que les
_Lilliputiens_ eussent trouvé une Nation, dont le Peuple fut aussi petit
par raport à eux, qu’eux-mêmes l’étoient à l’égard de moi. Et
qui sait, si cette énorme Race de Geants, que je voyois devant mes yeux,
n’est pas une Pepiniére de Nains en comparaison de quelque autre
Peuple.

Quelque effrayé que je fusse, je ne pouvois m’empêcher de faire ces
réflexions, quand un des Moissonneurs, qui n’étoit qu’à dix verges
du sillon où j’étois couché, me fit craindre que s’il faisoit
encor un pas il ne m’écrasat, ou qu’il ne me coupat en deux avec sa
faux. Pour prévenir l’un & l’autre de ces malheurs, quand je vis
qu’il alloit faire quelque mouvement, je jettai un cri que la crainte
eut soin de rendre grand. A ce cri le Monstre s’arrête, & regardant
pendant quelque tems de tous côtez au dessous de lui, il m’aperçut
enfin à terre. Durant quelques instans, il me considera avec cette sorte
d’attention qu’on a, lors qu’on voudroit empoigner quelque petit
Animal dangereux, sans qu’il pût nous mordre ou nous égratigner, &
comme moi-même j’avois quelquefois fait à l’égard d’une
_Belette_ en _Angleterre_. A la fin il se hazarda à me prendre par le
milieu entre son pouce & le doigt d’après, & m’aprocha à trois
verges de ses yeux, afin de me voir plus distinctement. Je devinai
sa pensée, & par bonheur j’eus assez de présence d’esprit
pour ne faire pas le moindre mouvement pendant qu’il me tenoit en
l’air à la distance de plus de soixante pieds de terre, quoi qu’il
me pinçat cruellement entre ses doigts, & cela de peur qu’il ne
me laissat tomber. Le seul mouvement que je fis, fut de tourner
mes yeux vers le Soleil, de joindre mes mains ensemble d’un air
de suplication, & de prononcer quelques mots d’un ton lamentable, & qui
ne convenoit que trop à la situation où j’étois. Car à tout moment
je tremblois qu’il ne me jettat contre terre, comme nous faisons
d’ordinaire à l’égard de quelque petit Animal odieux, que nous
avons envie de détruire. Mais le Destin, qui commençoit à s’apaiser
envers moi, fit que ma voix & mes gestes lui plurent, & qu’étonné au
dernier point de m’entendre articuler des sons, il me regarda comme une
espéce de curiosité. Dans le même tems, je ne pus m’empêcher de
faire plusieurs soupirs, de laisser couler quelques larmes, & de tourner
la tête vers l’endroit où il me tenoit; lui donnant à connoitre le
mieux qu’il m’étoit possible, combien il me faisoit mal. Il parut
qu’il m’entendit, car ayant levé le pan de son habit, il m’y mit
doucement, & un instant après il courut avec moi vers son Maitre, qui
étoit un bon Fermier, & le même que j’avois premiérement vû dans le
champ. Le Fermier ayant (comme je suppose par leur conversation) reçu
touchant ma personne toutes les informations que son Serviteur pouvoit lui
donner, prit un brin de paille, environ de la grandeur d’une canne, &
il s’en servit pour lever les pans de mon Habit, qu’il croyoit être
une espèce de peau, dont la nature m’avoit couvert. Il fit venir ses
valets & leur demanda (à ce qu’il me fut dit depuis) s’ils avoient
jamais trouvé dans les champs une petite créature qui me ressemblât.
Alors il me mit doucement à terre dans la même situation que si
j’eusse été une Bête à quatre pattes; mais je me levai d’abord, &
me promenai à petits pas en avant & en arriére, pour faire connoitre à
ce peuple que je n’avois pas intention de m’enfuïr. Ils étoient
tous assis en cercle autour de moi, afin de mieux observer mes mouvemens.
J’ôtai mon Chapeau, & fis une profonde Reverence au Fermier. Je me
jettai à genoux, & ayant levé mes yeux & mes mains au Ciel, je
prononçai quelques mots le plus haut qu’il me fut possible. Je tirai
de ma poche une Bourse où il y avoit de l’or, que je lui ofris d’un
air respectueux. Il la reçut dans la paume de sa main, l’aprocha
ensuite tout près de ses yeux, pour voir ce que c’étoit; après cela
il la tourna plusieurs fois avec la pointe d’une épingle (qu’il tira
de sa manche,) mais toujours sans comprendre quelle Machine ce pouvoit
être. Quand je vis cela, je lui fis signe de mettre sa main à terre:
après quoi je pris la Bourse, & l’ayant ouverte, je versai tout l’or
dans la paume de sa main. Il y avoit six Quadruples d’_Espagne_, &
vingt ou trente autres piéces plus petites. Je remarquai qu’il
mouilloit sur sa langue le bout de son petit doigt, pour prendre de cette
maniére une de mes plus grandes pieces, & puis une autre, mais il me
parut qu’il ignoroit absolument ce qu’elles étoient. Il me fit signe
de les remettre dans la Bourse, & puis de remettre la Bourse dans ma
poche, ce que je fis, après la lui avoir offerte encor cinq ou six fois.

Le Fermier fut convaincu alors que j’étois une Créature raisonnable.
Il me parla souvent, & quoique le son de sa voix m’étourdit autant
qu’auroit pu faire un Moulin à eau, il prononçoit néanmoins ses mots
distinctement. Je repondis le plus haut que je pus en diferentes langues,
& plusieurs fois il se baissa si fort, qu’il n’y avoit que la
distance de deux verges entre son oreille & moi; mais toute la peine que
nous primes l’un & l’autre fut entiérement inutile, car il n’y eut
aucun moyen de nous entendre. Il envoya alors ses Serviteurs à leur
ouvrage, & ayant tiré son mouchoir de sa poche, il le plia en deux, & le
tendit sur sa main gauche, qu’il mit toute ouverte à terre avec la
paume dessus, me faisant signe de m’y mettre, ce qui n’étoit pas
dificile, puis qu’elle n’avoit qu’un pied d’épaisseur. Je crus
devoir obéir, & de peur de tomber, je me couchai tout de mon long sur le
mouchoir, avec le reste duquel il m’envelopa jusqu’à la Tête pour
plus grande sureté, & de cette maniére il m’emporta à sa Maison.
Arrivé chez lui, il me montra d’abord à sa Femme; mais elle fit un
cri & se retira en arriére, comme les Dames en _Angleterre_ ont coutume
de faire quand elles voyent un Crapaud ou une Araignée. Cependant, quand
elle eut un peu considéré ma contenance, & avec quelle docilité
j’obeissois aux moindres signes que son Mari me faisoit, elle
s’aprivoisa bien vite, & ne tarda guéres à m’aimer de tout son
cœur.

Environ à Midi un Domestique aporta le diné, qui consistoit dans un
seul plat, mais bon dans sa sorte, & tel qu’il faloit à un laboureur.
Ce plat avoit plus de vint-quatre pieds de diamétre. La Compagnie
consistoit dans le Fermier, sa Femme, trois enfans & une vieille
Grand-mère. Quand tout le monde fut assis, le Fermier me plaça à
quelque distance de lui sur la Table, qui étoit haute de trente pieds.
J’étois dans de terribles transes, & de peur de tomber en bas, je
m’ésoignai du bord le plus qu’il me fut possible. La Femme coupa en
petites piéces un morceau de viande, & puis se mit à émier un peu de
pain sur une assiette, qu’elle plaça ensuite devant moi. Je lui fis
une profonde reverence, tirai mon couteau & ma fourchette, & me mis à
manger, dont ils parurent fort satisfaits. La Maitresse du logis ordonna
à sa servante d’aler querir une petite coupe, qui ne tenoit
qu’environ douze pintes, & qu’elle eut soin elle même de remplir
pour moi. Je fus obligé de me servir de mes deux mains pour prendre la
coupe, & d’un air fort respectueux je bus à la santé de la Dame du
Logis, ce qui fit faire à toute la Compagnie un si grand éclat de rire
que je pensai en devenir sourd. Cette Boisson avoit un gout de petit
cidre, & n’étoit nullement desagréable. Le Maitre me fit signe alors
de me mettre à côté de son assiette; mais comme je marchois sur la
Table, étant, comme il est facile à mes Lecteurs de le concevoir, encor
tout éperdu, il m’arriva de broncher contre une croute de pain & de
tomber sur mon nez, mais par bonheur sans me faire de mal. Je me relevai
dabord, & remarquant que ces bonnes gens étoient fort inquiets, je pris
mon Chapeau (que j’avois tenu par politesse sous le bras,) & en le
tournant au dessus de ma tête, je fis en même tems deux ou trois cris
de joïe, pour montrer que je ne m’etois point blessé. Mais dans le
tems que je m’avançois vers mon Maitre, (comme je l’apellerai
toujours dans la suite) le plus jeune de ses Fils, qui étoit assis à
côté de lui, & qui étoit un mechant garnement d’environ dix ans, me
prit par les jambes, & me tint si haut en l’air qu’il n’y avoit
partie de mon corps qui ne tremblât de peur; mais son Pére m’ôta
d’entre ses mains, & lui donna un si terrible souflet, qu’il auroit
pu renverser le plus terrible Elephant qu’on ait jamais vu en _Europe_,
lui ordonnant en même tems de sortir de table. Mais moi, craignant que
le garçon ne me gardât quelque rancune, & me ressouvenant parfaitement
bien jusqu’à quel point les enfans parmi nous sont cruels envers les
Moineaux, les Lapins, les jeunes Chats, & les petits Chiens, je me jettai
à genou, & designant le criminel, je tachai à faire entendre à mon
Maitre, que je lui demandois en grace qu’il voulut lui pardonner. Le
Père y consentit, & donna permission à son Fils de reprendre sa place;
sur quoi j’alai vers lui & baisai sa main, que mon Maitre prit, & passa
plusieurs fois sur mon visage comme pour me caresser.

Vers le milieu du repas le Chat favori de ma Maitresse sauta dans son
giron. Cet Animal me parut trois fois plus grand qu’un Bœuf, à en
juger par sa tête & par une de ses pates, que je considerai atentivement
pendant que sa Maitresse le caressoit & lui donnoit à manger. L’air
furieux de cette Bête me fit trembler, quoique je fusse à l’autre
bout de la Table, & que ma Maitresse la retint, de peur qu’elle ne
sautât sur la Table, & ne me prit entre ses grifes. Mais par bonheur
j’en fus quite pour la crainte; car le Chat ne fit pas la moindre
atention à moi, quoique mon Maitre m’en eut si fort aproché, que je
n’en étois plus qu’à la distance de trois verges. Comme j’avois
toujours oui dire, & même éprouvé dans mes voyages, que fuir, ou
marquer de la frayeur devant un Animal cruel, est le vrai moyen de s’en
faire ataquer, je pris la resolution dans cette épineuse conjoncture, de
prendre un air ferme & assuré. Je me promenai cinq ou six fois avec un
maintien intrepide devant la tête même du Chat, & vins ensuite tout
près de lui; surquoi il sauta à terre, tout comme s’il avoit été
plus éfrayé encore que moi. Ce trait de courage qui m’avoit si bien
réussi, fit que je n’eus pas tant peur des Chiens, dont trois ou quatre
venoient d’entrer dans la Chambre, comme cela est ordinaire dans les
Maisons des Fermiers; un de ces chiens, qui étoit un Mâtin, étoit de
la grandeur de quatre Elephants. Tout près de lui étoit un Levrier,
plus haut encore, mais pas si large.

Nous avions presque achevé de diner, quand la Nourrice entra, ayant
entre ses bras un enfant d’un an, qui m’aperçut d’abord, &
commença à crier si fort qu’on l’auroit entendu à une lieuë, &
cela, suivant la bonne coutume des enfans, pour que je lui servisse de
jouet. Sa Mere par pure indulgence me prit, & m’avança vers
l’enfant, qui me saisit incontinent par le milieu, & foura ma tête
dans sa bouche, ce qui me fit jetter des cris si afreux, que l’enfant
effrayé me laissa tomber, & je me serois infailliblement cassé le cou,
si la Mére n’avoit pas tenu son tablier sous moi. La Nourrice pour
apaiser le petit se servit d’un Hochet, qui étoit une espèce de
Vaisseau creux, rempli de grandes pierres, & ataché avec un cable au
milieu du corps de l’enfant. Mais cela n’y fit œuvre, tellement
qu’elle fut obligée d’avoir recours au dernier remede, qui étoit de
lui donner le sein. J’avouë n’avoir jamais vu un objet plus
monstrueusement dégoutant, que celui qui s’ofrit alors à mes regards.
J’en étois si près que je pouvois le voir très distinctement: Mais
j’aime mieux épargner à mes Lecteurs une pareille Description, & leur
faire part d’une reflexion que m’inspira la vuë de ce laid & enorme
sein. La peau de nos Dames _Angloises_, disois-je en moi même, nous
paroit très belle; mais cela ne viendroit-il pas de ce que ces Dames ne
sont pas plus grandes que nous, & de ce que nous ne voyons pas leur peau
à travers un Microscope, qui nous convaincroit que le teint le plus
blanc & le plus uni, n’est au fond qu’un assemblage raboteux de
plusieurs vilaines couleurs.

Je me souviens que dans le tems que j’étois à _Lilliput_, les teints
des Habitans me paroissoient la plus belle chose du monde, & que causant
sur ce sujet avec un Homme d’esprit du païs, qui étoit un de mes
intimes Amis, il me dit que mon visage lui paroissoit beaucoup plus beau
& plus uni quand il me regardoit de terre, que lorsque placé dans ma
Main il pouvoit me considerer de plus près. Il m’avoüa qu’il
apercevoit alors de grands creux dans mon Menton, que le poil de ma barbe
étoit plus rude que la soye d’un sanglier, & que mon teint étoit
composé de plusieurs couleurs trés désagréables: quoique je puisse
dire sans vanité, que je suis aussi beau que la plupart des personnes de
mon sexe & de mon pays, & que mon teint n’est pas autant hâlé par mes
Voyages qu’il auroit pu l’être. D’un autre côté, parlant des
Dames de la Cour de _Lilliput_, il m’a dit plus d’une fois que
l’une avoit des taches de rougeur, une autre la bouche trop grande, une
troisiéme le nez mal fait, qui étoient tout des choses dont il
m’étoit impossible de m’apercevoir. J’avouë ingenument que les
reflexions que je viens de faire sont fort naturelles, & que mon Lecteur
auroit bien pu les faire sans moi. Cependant je n’ai pu m’empêcher
de lui en faire part, de peur qu’il ne s’imaginât que ces vastes
Créatures fussent réellement plus diformes que nous: car pour leur
rendre justice, il faut que je confesse que c’est un peuple fort bien
tourné; & en particulier touchant mon Maitre, que, quoi qu’il ne fut
qu’un Fermier, ses traits pourtant me paroissoient très bien
proportionnez, quand je les considerois à la distance de soixante pieds,
c’est à dire, quand je me tenois à terre tout près de lui.

Lors qu’on tut sorti de table, mon Maitre alla trouver ses ouvriers, &
autant que je pus le découvrir par sa voix & par ses gestes, donna ordre
à sa Femme d’avoir bien soin de moi. J’étois extrémement las, &
j’avois une furieuse envie de dormir. Ma Maitresse qui le remarqua, me
mit sur son propre lit, & me couvrit d’un mouchoir blanc, mais qui
étoit plus grand & plus épais que la principale voile d’un Vaisseau
de guerre. Je dormis environ deux heures, & songeai que j’étois chez
moi avec ma Femme & mes enfans, ce qui redoubla ma tristesse, quand à
mon reveil je me trouvai seul dans un vaste Apartement qui avoit deux à
trois cent pieds d’étendue, & plus de deux cent en hauteur; & dans un
lit qui avoit quarante verges de largeur. Ma Maitresse étoit sortie pour
avoir soin de ses affaires Domestiques, & avoit fermé après elle la
porte de la Chambre où j’étois. Le lit étoit à huit verges de
terre. Pressé par quelque necessité, j’aurois bien voulu descendre,
mais je n’osai apeller personne, parce qu’aussi bien tous mes cris
auroient été inutiles, & ne seroient certainement pas parvenus
jusqu’à la Cuisine, où toute la Famille étoit. Pendant que je me
trouvois dans cet embaras, deux Rats grimpérent contre les Rideaux, &
coururent de côté & d’autre en flairant. Un d’eux vint jusque sur
mon visage, & me causa une terrible fraieur. Je me levai aussi-tôt, &
tirai mon Epée pour me défendre. Ces horribles Animaux eurent la
hardiesse de m’ataquer des deux côtez, & un d’eux me sauta au colet,
mais j’eus le bonheur de lui fendre le ventre avant qu’il put me
faire aucun mal. Il tomba à mes pieds, & l’autre voiant le sort de son
camarade s’enfuit, mais non pas sans avoir reçu une bonne blessure par
derriére, que je lui donnai pendant qu’il s’enfuioit. Cet exploit
achevé, je me promenai au petit pas de côté & d’autre sur le lit,
pour me remettre de ma frayeur & de la fatigue que je venois d’essuyer.
Ces Rats étoient de la taille d’un grand Dogue d’_Angleterre_, mais
infiniment plus agiles & plus mechants: si bien que si j’avois ôté
mon Epée avant que de me coucher, j’aurois été infailliblement
dévoré. Je mesurai le Rat mort, & trouvai qu’il avoit deux verges
moins un pouce de longueur.

Peu après ma Maitresse entra dans la Chambre, & me voyant tout en sang,
elle courut au plus vite à moi, & me prit dans sa main: je lui montrai
le Rat mort, en riant & en faisant d’autres démonstrations de joye,
pour lui donner à connoitre que je n’avois aucun mal. Elle en fut
charmée, & ordonna à une servante de prendre le Rat avec des pincettes,
& de le jetter par la Fenêtre. Après cela elle me mit sur une table,
où je lui montrai mon épée toute sanglante, que j’essuyai un instant
aprés, & que je remis dans son foureau. J’étois pressé de faire plus
d’une de ces sortes de choses à l’égard desquelles les Procurations
sont impraticables, & pour cet effet, je m’eforçai de faire comprendre
à ma Maitresse, que je souhaitois d’être mis à Terre; ce qui étant
executé, ma pudeur ne me permit pas de faire d’autres gestes que de
montrer la porte, & de me courber plusieurs fois. La bonne Femme me
comprit enfin, quoi qu’avec grande peine: elle me prit dans sa main, &
me mit à terre dans le Jardin. Je m’éloignai d’elle de deux cent
verges; & lui ayant fait signe de ne me pas regarder & de ne me pas
suivre, je me cachai entre deux Feuilles d’Ozeille, & satisfis à mes
besoins.

J’espere que le Lecteur Benevole m’excusera si j’insiste
quelquefois sur des particularitez de ce genre, qui quoique peu
interessantes aux yeux du vulgaire ignorant, ne laissent pas de donner un
nouveau degré d’étendue aux idées & à l’imagination
d’un Philosophe. D’ailleurs, je me suis particuliérement attaché à
la verité, sans prêter à mon stile les ornemens afectez du mensonge: &
je puis dire que toutes les circonstances de ce voyage ont fait sur moi
une si vive impression, & sont si profondement gravées dans ma memoire,
qu’en les mettant sur le papier, je n’en ai omis aucune, qui fut tant
soit peu importante: Quoiqu’aprés une exacte revue, j’aye éfacé
quelques endroits moins importans, qui sont dans ma premiére copie; &
cela crainte d’ennuïer mes Lecteurs, crainte qui, à ce qu’on dit,
devroit agiter la plûpart des Auteurs de voyages.



CHAPITRE II.

Description de la fille du Fermier. L’Auteur est mené à une Ville
prochaine, & ensuite à la Capitale. Particularitez de ce voyage.


MA Maitresse avoit une Fille de neuf ans, qui étoit une trés-aimable
enfant pour son âge, qui faisoit de son Eguille tout ce qu’elle
vouloit, & d’une adresse surprenante à habiller sa poupée. Sa Mére &
elle résolurent d’acommoder pour la nuit suivante le Berceau de la
poupée pour moi: le Berceau fut mis dans un petit Tiroir d’un Cabinet,
& le Tiroir placé sur une Tablette suspenduë en l’air de peur des
_Rats_. Pendant tout le tems que je restai dans cette Maison, je n’eus
point d’autre lit, quoique je le rendisse plus commode, quand j’eus
un peu apris à parler la langue du Pays, & que je fus en état
d’exprimer tellement quellement mes besoins. Cette jeune Fille étoit
si adroite, qu’après que j’eus ôté deux ou trois fois mes habits
devant elle, elle fut en état de m’habiller & de me deshabiller,
quoique je ne lui aye jamais donné cette peine, quand elle vouloit me
laisser faire. Elle me fit sept chemises, & quelqu’autre linge, qui
quoique très fin, ne laissoit pas d’être plus épais & plus rude
qu’une Haire; & toujours elle eut la bonté de le laver elle même.
Elle tâcha aussi de m’aprendre la Langue du pays: Quand je montrois
quelque chose avec le doigt, elle m’en disoit le nom, de maniére que
dans peu de jours je pouvois demander tout ce que je voulois. C’étoit
une très bonne enfant, & qui n’avoit pas tout à fait quarante pieds
de hauteur, étant petite pour son âge. Elle me donna le nom de
_Grildrig_, nom que sa Famille me conserva, & par lequel je fus designé
ensuite par tout le Royaume. Ce mot revient au _Nanunculus_ des _Latins_,
au _Homunceletino_ des _Italiens_, au _Mannikin_ des _Anglois_, & au
_Mirmidon_ des _François_. C’est à elle principalement que je dois ma
conservation dans ce pays, & pendant tout le tems que j’y fus, je ne me
separai jamais d’elle; je l’apelois ma _Glumdalclitch_, ou ma petite
Nourice. Et je serois le plus ingrat de tous les Hommes, si je ne faisois
pas mention de sa tendresse & de ses soins à mon égard, que je
souhaiterois de tout mon cœur être en état de reconnoitre, au lieu que
je suis, selon toutes les aparences, le fatal quoiqu’innocent
instrument de sa disgrace. On commençoit déja à parler de moi dans le
Voisinage. Le bruit s’y étoit répandu, que mon Maitre avoit trouvé
dans les Champs un Animal extraordinaire, de la grandeur d’un
_Splacknuck_, mais dont toutes les parties étoient exactement faites
comme celles d’une Créature humaine, à laquelle il ressembloit de
plus dans toutes ses Actions; qu’il parloit un petit langage qui lui
étoit propre, qu’il avoit déja apris quelques mots de leur langue,
marchoit sur ses jambes, étoit doux & aprivoisé, venoit quand on
l’apelloit, faisoit tout ce qu’on vouloit, & avoit les plus jolis
membres du monde, & un teint plus beau que celui d’une Fille de
qualité de trois ans. Un autre Fermier qui ne demeuroit pas loin de chez
nous, & étoit un intime Ami de mon Maitre, vint lui rendre visite, dans
le dessein de s’informer de la verité de cette Histoire. Je fus
d’abord produit & placé sur une Table, où je me promenai de côté &
d’autre, selon qu’on me l’ordonnoit, tirai mon Epée, la remis dans
le Foureau, fis la Reverence à celui qui étoit venu rendre visite à
mon Maitre, lui demandai en sa propre langue comment il se portoit, & lui
dis qu’il étoit le bien venu, précisément comme ma petite Nourice
m’avoit instruit. Cet homme qui étoit vieux & qui n’avoit pas la
vuë trop bonne, mit ses Lunettes pour me mieux considerer, & j’avouë
que la singularité de ce spectacle m’aracha un éclat de rire fort
impoli. Nos gens s’aperçurent pourquoi je riois, & éclatérent dans
le même instant, ce qui pensa fâcher ce vieux Fou. Il passoit pour
Avare, & par malheur pour moi il ne justifia que trop cette espece de
reputation. Il conseilla à mon Maitre de me montrer comme une rareté
dans la ville voisine un jour de Marché. En voyant mon Maitre & son Ami
qui causoient long tems ensemble, & dont la vuë portoit souvent sur moi,
je craignis qu’il ne se tramat quelque chose qui me regardat; & dans ma
frayeur je crus même comprendre une partie de ce qu’ils disoient. Mais
le matin suivant _Glumdalclitch_ ma petite Nourice, me raconta
fidellement tout ce qui avoit été dit, en ayant été informée par sa
Mére. La pauvre fille me mit dans son sein, & se mit à pleurer de
l’air du monde le plus touchant. Elle aprehendoit qu’il ne m’arivat
quelque malheur, & que quelque Rustre ne me brisât en piéces en me
tenant entre ses mains. Elle avoit remarqué en moi plusieurs traits de
Modestie & de noble Fierté, & étoit persuadée que je serois indigné
au dernier point, si pour de l’argent on me faisoit voir à toutes
sortes de gens, comme une Marionette. Elle dit, que son Papa & sa Maman
lui avoient promis que _Grildrig_ seroit à elle, mais qu’elle voyoit
bien qu’ils lui feroient comme l’année passée, qu’ils lui
promirent un Agneau, qui dès qu’il fut gras, fut vendu à un Boucher.
En mon particulier, je puis protester que j’étois moins inquiet de
cette Nouvelle que ma Nourice. Je n’avois jamais perdu l’esperance de
recouvrer un jour ma liberté; & pour ce qui regarde l’ignominie
d’être promené en qualité de Monstre, je considerai que j’étois
Etranger dans le pays, & que ce malheur ne pouroit jamais m’être
reproché si je revenois en _Angleterre_; puisque le Roi de la _Grande
Bretagne_ lui même auroit été obligé de passer par là s’il avoit
été à ma place.

Mon Maitre suivant l’avis de son Ami, n’atendit que jusqu’au
premier jour de Marché pour me porter dans une Boëte à la ville
prochaine, & ne prit avec lui que ma petite Nourrice. La Boëte étoit
fermée de tous côtez, & n’avoit qu’une petite porte par laquelle je
pouvois entrer & sortir, & quelques petits trous pour que l’air y
entrat. _Glumdalclitch_ avoit eu la precaution de mettre dans la Boëte
le Matelas du lit de sa poupée, pour me coucher dessus. Malgré cette
precaution, le Voyage, qui ne fut que d’une demie heure, m’avoit
presque roué. Car les Chevaux avançoient quarante pieds à chaque pas,
& trotoient d’une maniére si peu commode, qu’un Vaisseau agité par
une grande Tempête s’élève & s’abaisse encore moins que je ne
faisois à chaque instant. Il y avoit tant soit peu plus loin de nôtre
logis à la Ville prochaine que de _Londres_ à St. _Albans_. Mon
Maitre s’arrêta à son Auberge ordinaire; & après avoir consulté
l’Hôte, & fait quelques preparations necessaires, il loüa le
_Gruttrud_, ou le Crieur public, pour aller notifier à haute voix par
toute la Ville, qu’il y avoit une Créature inconnue à voir à
l’Enseigne de _l’Aigle_ verte; que cette Créature n’étoit pas si
grande encore qu’un _Splacnuck_, (Animal du pais, environ de six pieds)
& que dans toutes les parties de son corps elle ressembloit à un Homme,
prononçoit diferens mots, & faisoit mille gentillesses.

Je fus placé sur une Table dans la principale Chambre de l’Auberge,
qui pouvoit bien avoir trois cent pieds en quarré. Ma petite Nourice se
tenoit sur une chaise basse tout près de la Table, pour prendre garde à
moi, & pour m’ordonner ce que j’aurois à faire. Afin d’éviter la
presse, mon maitre voulut que je ne fusse vu que de trente personnes à
la fois. Je me promenai sur la Table comme la Fille de mon maitre me
l’ordonnoit; elle me fit quelques questions qu’elle savoit que
j’entendois, & j’y repondis le plus haut qu’il me fut possible. Je
m’adressai plusieurs fois aux Spectateurs, dis qu’ils étoient les
bien venus, les assurai de mes Respects, & me servis de quelques autres
Phrases que j’avois aprises. Je pris un dé rempli de liqueurs, que ma
petite Nourice m’avoit donné en guise de coupe, & bus à leur santé.
Je tirai mon Epée & fis le moulinet à la maniére des Maitres d’Armes
en _Angleterre_. _Glumdalclitch_ me donna un brin de paille avec lequel
je fis l’exercice de la pique que j’avois apris dans ma jeunesse. Je
fus montré ce jour là à douze compagnies diferentes, & autant de fois
obligé de recommencer le même Manége, jusqu’à ce que je fusse à
demi mort de lassitude, & de frayeur. Car, ceux qui m’avoient vu,
avoient fait de moi de si étranges raports, que le Peuple étoit sur le
point d’enfoncer les portes par un motif d’interêt. Mon Maitre ne
voulut pas permettre que personne excepté ma Nourice me touchât; &,
pour prévenir tout malheur, des Bancs furent mis tout autour de la
Table, & à telle distance qu’il étoit impossible d’ateindre
jusqu’à moi. Nonobstant cela un fripon d’Ecolier me jetta une
Noisette à la tête; ce fut un grand bonheur qu’elle ne m’atrapa
point, car sans cela elle m’auroit fait sauter la Cervelle, étant à
peu près de la grosseur d’une Courge. Mais j’eus le plaisir de voir
que ce petit coquin fut bien rossé, & puis chassé hors de la Chambre.

Mon Maitre fit publier par toute la ville que le jour de marché suivant
il me feroit voir encore, & en même tems eut soin de me preparer une
voiture plus commode, ce qu’il avoit grande raison de faire; car
j’étois si fatigué de mon premier Voyage, & de toutes les belles
choses qu’on m’avoit fait faire huit heures de suite, que je pouvois
à peine me tenir sur mes pieds ou proférer un seul mot. Il me falut
plus de trois jours avant que de pouvoir me remettre; & comme s’il
avoit été dit qu’au logis même je n’aurois aucun repos, tous ceux
qui demeuroient autour de chez nous, à plus de cent miles à la ronde,
se rendirent à la Maison de mon Maitre pour me voir; ce qui lui valut de
grandes sommes. Ainsi, quoique je ne fusse pas mené à la ville,
j’avois fort peu de relache chaque jour de la Semaine, (excepté le
Mécredi qui est leur jour de Sabat.)

Mon Maitre voyant le profit qu’il tiroit de moi, forma le dessein de me
promener par les villes les plus considerables du Royaume. S’étant
donc pourvu de tout ce qui lui étoit nécessaire pour un long Voyage, &
ayant réglé ses Affaires Domestiques & Pris congé de sa Femme, le 17.
_Aoust_ 1703. environ deux mois après mon arrivée, nous partimes pour
la Capitale, située à peu près au milieu de tout l’Empire, & à plus
de mille lieuës de nôtre Maison: mon Maitre fit monter sa Fille
_Glumdalclitch_ à Cheval derriére lui. Elle m’avoit mis dans une
Boëte qu’elle tenoit sur son giron. La bonne Fille avoir garni la
Boëte de l’Etofe la plus douce qu’il lui avoit été possible de
trouver, sans oublier le lit de sa poupée, ni aucune autre chose
qu’elle croyoit pouvoir m’être necessaire ou agréable. Pour toute
compagnie nous n’avions qu’un Garçon du Logis, qui venoit à Cheval
derriére nous avec le Bagage.

Le Dessein de mon Maitre étoit de me faire voir dans toutes les Villes
qui seroient sur sa Route, & de quiter le grand chemin, quand il n’y
auroit que cinquante ou cent miles à faire pour arriver à un Village ou
Chateau de quelque grand Seigneur: ecart qu’il esperoit lui devoir
raporter quelque chose, après quoi son plan étoit de reprendre le
chemin de la Capitale. Nous ne faisions que cent quarante ou cent
soixante miles par jour: car _Glumdalclitch_, pour me faire plaisir, se
plaignit que le trot du cheval l’avoit fatiguée. Quand je le voulois,
elle me prenoit hors de la Boëte, pour me faire prendre l’Air & voir
le Pays. Nous passames cinq ou six Riviéres bien plus larges que le Nil
ou le Gange; & il y avoit peu de Ruisseaux qui fussent aussi étroits que
la _Tamise_ au _Pont_ de _Londres_. Nous mimes dix semaines à faire
nôtre Voyage, & je fus montré dans dix huit grandes Villes, sans
compter les Villages & quelques Maisons particuliéres. Le 26.
d’_Octobre_ nous arrivâmes à la Capitale, apellée dans leur langue
_Lorbrulgrud_, c’est à dire, _l’Admiration du Monde_. Mon Maitre
loüa un Apartement dans la principale ruë de la ville, tout près du
Palais Royal, & fit répandre des billets, qui contenoient une exacte
description de ma petite personne. La Chambre où les Spectateurs
devoient se rendre pour me voir, avoit entre trois & quatre cent pieds
d’étendue; & je devois joüer mon Rôle sur une Table, qui avoit
soixante pieds de diametre, & qui étoit environnée à trois pieds du
bord de palissades pour m’empêcher de tomber du haut en bas.
J’étois visible dix fois par jour, au grand etonnement & à
l’entiére satisfaction du peuple. J’avois déjà apris leur Alphabet,
& savois même me servir à propos de quelques phrases par ci par là;
car _Glumdalclitch_ avoit eu soin de m’instruire pendant que nous
avions été au logis, & avoit continué ses leçons durant nôtre
Voyage. Elle avoit presque toujours en poche un petit livret, qui
n’étoit guéres plus grand qu’un Atlas de Samson; c’étoit une
espèce de Traité à l’usage des jeunes Filles, pour leur donner une
idée abregée de leur Religion; c’est de ce livre qu’elle se servoit
afin de me faire connoitre les lettres, & même de me donner quelque
intelligence de la connoissance des mots.



CHAPITRE III.

L’Auteur est conduit à la Cour. La Reine l’achête du Fermier & le
presente au Roi. Il dispute avec les Professeurs de Sa Majesté: est
logé à la Cour, & fort dans les bonnes graces de la Reine. Il defend
l’Honneur de sa Patrie, & a querelle avec le Nain de la Reine.


L’Exercice fatiguant que j’étois obligé de faire chaque jour, avoit
alteré ma santé en peu de semaines; & il sembloit que le profit que
j’aportois à mon Maitre, ne servoit qu’à accroitre le desir qu’il
avoit de gagner d’avantage encore. J’avois entiérement perdu
l’apetit, & étois devenu d’une horrible maigreur. Le Fermier s’en
aperçut & ayant conclu que je ne la ferois pas longue, il resolut de ne
rien épargner pour me conserver une vie si propre à augmenter encore
une Fortune qu’il avoit déjà si bien commencé à faire. Pendant
qu’il étoit occupé à ces raisonnemens, un _Slardral_, ou Ecuyer vint
de la Cour, avec ordre à mon Maitre de m’y mener incessamment pour
divertir la Reine & les Dames de la Cour. Quelques unes de celles-ci
étoient déjà venues me voir, & avoient raconté les choses du monde
les plus incroyables de ma Beauté & de mon Esprit. Sa Majesté & ceux
dont elle étoit acompagnée furent charmez de mes maniéres au dela de
toute expression. Je me jettai à genou, & demandai d’avoir l’Honneur
de baiser le pied de la Reine; mais cette gracieuse Princesse me tendit,
(après qu’on m’eut mis sur une Table) son petit doigt, que je serrai
entre mes deux bras, & sur le bout duquel j’apliquai mes levres avec le
plus profond respect. Elle me fit quelques Questions generales sur mon
Païs & sur mes Voïages, auxquelles je repondis aussi clairement & en
aussi peu de mots qu’il m’étoit possible. Elle me demanda si je
serois content de passer ma vie à sa Cour. Je fis une profonde
Reverence, & repondis d’un air soumis que j’apartenois à mon Maitre,
mais que si j’étois le maitre de disposer de moi, je serois charmé de
consacrer ma vie au service de Sa Majesté: Alors elle demanda à mon
Maitre s’il voudroit me vendre. Lui, qui croioit que je ne pourois pas
vivre un Mois, ne fit pas grande dificulté, & demanda mille piéces
d’or, qui lui furent payées sur le champ: & je remarquai que chaque
piece étoit d’une prodigieuse grosseur. La somme étant reçuë, je
dis à la Reine, que puisque j’étois à present le très humble
Esclave de Sa Majesté, je lui demandois en grace que _Glumdalclitch_,
qui m’avoit toujours soigné avec tant de tendresse, & qui s’y
entendoit si bien, fut admise à son service, & continuât à me servir
de Nourice & de Précepteur. La Reine m’acorda ma demande, & obtint
aisément le consentement du Fermier, qui fut bien aise que sa Fille fut
placée à la Cour: & la pauvre Fille elle même ne put dissimuler sa
joye. Son Pére s’en alla me souhaitant toute sorte de Bonheur, &
ajoutant qu’il m’avoit laissé dans une bonne Condition; je ne
répondis pas un mot, & me contentai de lui faire une assez petite
Reverence.

La Reine s’aperçut de mon air froid, & quand le Fermier fut sorti de
la Chambre, elle m’en demanda la raison. Je pris la liberté de dire à
Sa Majesté, que je n’avois d’autre obligation à cet Homme, que de
ne pas avoir écrasé une miserable petite créature comme moi, quand il
m’avoit trouvé dans son Champ; obligation dont je me croyois
sufisamment dégagé par le profit qu’il avoit tiré de moi en me
montrant à mille personnes, & par la somme qu’il venoit de recevoir de
Sa Majesté. Que la vie, que j’avois menée depuis qu’il m’avoit
trouvé, étoit assez penible pour tuer un Animal dix fois plus fort que
moi. Que ma santé étoit fort alterée par le Travail continuel de
divertir toutes sortes de personnes à toutes les heures du jour, & que
si mon Maitre n’avoit pas cru ma vie en danger, Sa Majesté ne
m’auroit pas eu à si bon marché. Mais que me trouvant à present sous
la Protection d’une si grande & si bonne Reine, l’Etonnement de la
Nature, la Merveille du monde, l’Amour de ses Sujets, & le Phenix de la
Creation; j’esperois que la crainte de mon Maitre se trouveroit fausse,
puisque je sentois déjà en moi comme une nouvelle vie, qui étoit
l’efet de son Auguste presence.

C’étoit là le precis de mon Discours, dans lequel je fis certainement
bien des fautes de langage, & hesitai plus d’une fois; la derniére
partie en étoit tout à fait dans le stile de ce peuple, dont j’avois
apris quelques phrases de _Glumdalclitch_, en aiant à la Cour.

La Reine ne fit pas seulement atention à mes fautes de langage, mais
parut surprise de trouver tant d’esprit & de bon sens dans un si petit
Animal. Elle me prit dans sa main, & m’aporta au Roy, qui étoit alors
dans son Cabinet. Lui, qui étoit un Prince grave & austère, ne voyant
pas bien ma Figure, demanda à la Reine d’un air froid & serieux depuis
quand elle étoit dans le gout des _Splacnuck_; car c’est pour cet
Animal qu’il me prenoit, pendant que j’étois couche sur ma poitrine
dans la main droite de Sa Majesté. Mais cette Princesse, qui avoit
infiniment d’esprit & de gayeté, me mit sur mes pieds au haut d’une
Etudiole, & m’ordonna d’instruire moi même Sa Majesté de ce qui me
regardoit, ce que je fis en peu de mots, & _Glumdalclitch_, qui
m’atendoit à la porte du Cabinet, & qui soufroit impatiemment que je
fusse hors de sa vuë, ayant été admise, confirma tout ce qui
s’étoit passé depuis mon arrivée dans la Maison de son Pére.

Le Roi, quoiqu’il eut fait son cours de Philosophie, & qu’il se fut
apliqué avec atention aux Mathematiques, ayant examiné avec soin ma
Figure, & me voyant me promener, crut avant que de m’avoir entendu
parler, que j’étois un Automate, fait par quelque Artisan fort
ingenieux. Mais, quand il eut ouï ma voix, & trouvé que je parlois avec
raison, il ne put cacher son étonnement. Il ne fut nullement content du
recit que je lui avois fait touchant la maniére dont j’étois venu
dans son Royaume, & crut que c’étoit une Fable concertée entre
_Glumdalclith_ & son Pére, qui m’avoient apris quelques mots &
quelques Phrases afin de me vendre à plus haut prix. Ce soupçon fit
qu’il me proposa plusieurs Questions, auxquelles je répondis toujours
d’une maniére sensée, & sans autre defaut que l’embaras de
m’exprimer, un mauvais accent, & quelques Phrases rustiques, que
j’avois aprises dans la maison du Fermier, & qui n’étoient guères
en usage à la Cour. Sa Majesté fit querir trois Professeurs, qui
étoient en semaine alors (suivant la coutume du pays.) Ces Messieurs,
après avoir examiné ma Figure pendant quelque tems avec exactitude,
furent de diferens avis. Ils convînrent seulement en ceci, que je ne
pouvois avoir été produit selon les loix reguliéres de la Nature,
parce que j’étois privé du Talens de pouvoir me conserver la vie,
soit en volant en l’Air, ou en grimpant sur des Arbres, ou en creusant
des Trous en terre. Ils conclurent de mes dents, qu’ils examinérent
avec grand soin, que j’étois un Animal carnacier; cependant ils ne
savoient point dequoi je pouvois m’être nourri, parce que la plupart
des Animaux à quatre pieds étoient trop forts pour moi, & les Mulots
aussi bien que quelques autres Bêtes, trop agiles: il ne restoit à
leurs avis que les Limaçons & quelques autres insectes; encore eurent
ils la cruauté de prouver par plusieurs doctes Argumens, que ce genre de
nourriture ne m’en pouvoit pas servir à moi. Un de ces habiles gens
inclinoit fort à croire que j’étois un Embryon, ou tout au plus un
Avorton. Mais cette opinion fut rejettée par les deux autres, qui
observérent que tous mes membres étoient finis & parfaits dans leur
Taille, & que j’avois déjà vécu quelques années, comme il
paroissoit par ma barbe, dont ils voioient distinctement les poils à
l’aide d’un Microscope. Ils ne voulurent pas me reconnoitre pour un
Nain, parce que ma petitesse étoit au dessous de toute comparaison; car
le Nain favori de la Reine, qui étoit le plus petit qu’on eut jamais
veu dans le Royaume, avoit près de trente pieds. Après plusieurs
Débats, ils décidérent unanimement, que j’étois seulement _Relplum
Scalcath_, ce que les Latins apellent _Lusus naturæ_; Definition
exactement conforme à nôtre Philosophie moderne, dont les Professeurs
dédaignant les _causes occultes_, par lesquelles les Disciples
d’_Aristote_ cherchent vainement à déguiser leur ignorance, ont
inventé cette merveilleuse solution de toutes les dificultez, au grand
avancement des connoissances Humaines.

Après une Décision si authentique, je demandai la permission de dire
seulement deux mots. Je me tournai vers le Roi, & assurai Sa Majesté que
je venois d’un Pays habité par plusieurs millions de personnes des
deux sexes, & tous de ma Taille; que les Animaux, les Arbres & les
Maisons y étoient dans la même proportion, & que par consequent
j’étois aussi capable de m’y defendre, & d’y trouver ma
subsistance, qu’aucun des sujets de Sa Majesté dans son pays: & il me
parut que cette reponse sufisoit pour refuter les Argumens de ces
Messieurs. Ils n’y repliquérent que par un souris méprisant, disant,
que j’avois bien retenu la leçon que le Fermier m’avoit dictée. Le
Roi qui avoit l’esprit bien plus pénétrant qu’eux, après avoir
renvoyé ses Savans, fit querir le Fermier, qui par bonheur n’étoit
pas encore sorti de la ville. Il l’examina d’abord en particulier, &
puis le confronta avec _Glumdalclitch_ & avec moi: & comme nous ne nous
coupames jamais dans nos reponses, il commença à croire qu’il se
pouroit bien que nous dissions vrai. Il pria la Reine de donner ordre
qu’on eut bien soin de moi, & fut d’avis que ma petite Nourice devoit
continuer à rester auprès de moi, parce qu’il avoit remarqué que
nous nous aimions beaucoup l’un l’autre. On lui donna un Apartement
fort commode à la Cour, une Gouvernante pour avoir soin de son
éducation, une servante pour l’habiller, & deux Valets pour la servir;
mais pour moi j’étois entiérement confié à ses soins. La Reine
commanda qu’on me fit, sur le modèle que _Glumdalclith_ & moi
trouveroient bon, une Boëte pour me servir de Chambre de lit.
L’Ouvrier qui y fut employé étant fort habile, me fit, en moins de
trois semaines, une Chambre qui avoit seize pieds en quarré, & douze en
hauteur, avec des Fenêtres a chassis, une porte, & deux Cabinets. Le
plafond pouvoit être haussé & baissé par le moien de deux gonds, pour
y mettre un lit que le Tapissier de Sa Majesté avoit déjà preparé, &
que _Glumdalclitch_ avoit la bonté de faire chaque jour de ses propres
mains. Un Artisan, qui s’étoit rendu fameux par son adresse à
travailler en petit, entreprit de me faire deux Chaises, avec leurs
Dossiers, & toutes les autres piéces, d’une matiére qui ne
ressembloit pas mal à de l’yvoire, & deux Tables avec un Cabinet pour
mettre ce que je voudrois. La Chambre étoit matelafsée de tous côtez,
aussi bien que le plancher & le plafond, pour prevenir tous les malheurs
qui auroient pu arriver par la negligence ou par l’étourderie de ceux
qui me portoient, & afin que je sentisse moins la force des secousses en
aiant en Carosse. Je demandai que ma Chambre fut fermée à clé afin que
les Rats & les Souris n’y pussent entrer. Après plusieurs essais, un
Ouvrier fut aliez adroit pour faire la plus petite serrure qu’on eut
jamais vue dans ce pays, car j’ay connu un Gentilhomme en _Angleterre_
qui en avoit une plus grande à la porte de sa Maison. Je fis de mon
mieux pour mettre la clé dans ma poche, de peur que _Glumdalclitch_ ne
la perdit. La Reine donna aussi ordre, qu’on prit la soye la plus mince
qui se pouroit trouver, pour me faire des Habits. Cette soye n’étoit
guéres plus epaisse que nos couvertures de lits en _Angleterre_, &
j’avoüe que j’eus quelque peine a m’y accoutumer. Mes Habits
étoient faits à la mode du pays, qui a quelque chose de fort décent, &
qui tient une espèce de milieu entre la maniére de s’habiller des
_Persans_ & celle des _Chinois_.

La Reine prit peu à peu tant de gout à ma conversation, qu’elle ne
pouvoit plus diner sans moi. J’avois une Table placée sur celle à
laquelle Sa Majesté dinoit, & une Chaise pour m’asseoir.
_Glumdalclith_ se tenoit debout près de la Table pour me servir & pour
avoir soin de moi. J’avois pour moi un service complet de Plats &
d’Assiettes d’Argent, qui en comparaison du service de la Reine,
n’étoit guères plus grand que ce que j’ay vu dans ce genre à
_Londres_ dans une Boutique de Tabletier, pour servir d’Ameublement à
la maison d’une Poupée. Ma petite Nourice avoit soin de le garder en
sa poche, dans une Boëte d’argent, me le donnant quand j’en avois
besoin, & le nétoyant elle même. Personne ne dinoit avec la Reine que
les deux Princesses Royales, dont l’ainée avoit alors seize ans, & la
cadette treize & un mois. Sa Majesté avoit coutume de mettre sur un de
mes plats un morceau de viande, dont je coupois ensuite ce que je
voulois; & un de ses grands plaisirs étoit de me voir manger en
mignature. Car la Reine (qui étoit une petite mangeuse) mettoit à la
fois dans sa bouche, autant que douze Paysans _Anglois_ pouroient manger
dans tout un Repas, ce qui étoit souvent un spectacle fort dégoutant
pour moi. Elle ne vous faisoit par exemple qu’une Bouchée d’une
Aîle d’Alouette avec les os, quoique cette Aîle fut neuf fois plus
grande que celle d’un grand Coq d’Inde parmi nous; & le Talent de
boire étoit exactement proportionné chez elle à celui de manger.

C’étoit un usage établi à cette Cour, que chaque _Mecredi_, (qui
comme je l’ai remarqué ci-devant étoit leur jour de Sabat) la Reine &
toute la Famille Royale de l’un & l’autre sexe, dinassent avec le Roi
dans son Apartement. J’étois déjà fort avant dans les bonnes graces
de ce Monarque, qui les jours de Sabat me faisoit placer à sa main
gauche près d’une des saliéres, au lieu que les autres jours ma place
étoit à la main gauche de la Reine. Ce Prince prenoit un singulier
plaisir à me faire des Questions sur les Mœurs, la Religion, les Loix &
les Sciences des Peuples de l’_Europe_, & je faisois de mon mieux pour
contenter sa curiosité sur tous ces points. Quelque obscures que de
certaines choses dussent naturellement lui paroitre, il les comprit
néanmoins avec une extreme facilité, & fit des Reflexions fort
judicieuses sur tout ce que je lui racontai. Mais il faut que j’avouë,
que m’étant un peu trop étendu sur le sujet de ma chére Patrie, sur
nôtre Commerce, nos Schismes en fait de Religion, & nos Factions dans
l’Etat; les préjugez de l’Education eurent tant de pouvoir sur lui,
qu’il ne put s’empêcher en me prenant sur sa main droite, & en me
caressant doucement de l’autre, de me demander avec un grand éclat de
rire si j’étois _Whig_ ou _Tory_. Se tournant ensuite vers son Premier
Ministre, qui se tenoit derriére lui avec son Baton blanc à la main; il
observa combien étoient méprisables les grandeurs humaines, puisque de
petits insectes comme moi se méloient d’y aspirer: & cependant,
disoit-il, j’oserois parier que ces Insectes ont leurs Titres
d’Honneur, qu’ils ont de petits nids & des terriers auxquels ils
donnent les noms de Maisons & de Villes; qu’ils tachent de briller par
leurs Habits & par leurs Equipages; qu’ils s’aiment, qu’ils se
batent, qu’ils disputent, qu’ils se trompent, qu’ils se trahissent.
Il continua quelque tems sur le même ton, & je ne sçaurois exprimer
l’indignation que je ressentis, à l’ouïe d’un Discours dans lequel
mon Auguste Patrie, la Maitresse des Arts & des Sciences, le Fleau de la
_France_, l’Arbitre de _l’Europe_, le Sejour de la Verité, de la
Vertu & de l’Honneur, & l’Objet de l’Admiration & de l’Envie de
tout l’Univers, étoit si cruellement ravalée.

Mais, comme d’un côté je n’étois guéres en état de venger ces
sortes d’injures, de l’autre, après y avoir bien pensé, je
commençai à douter si j’avois été injurié ou non. Car, après
m’être acoutumé pendant quelques mois à la vue & à la conversation
de ce Peuple, & remarqué que chaque objet sur lequel je jettois les
yeux, étoit dans une exacte proportion de grandeurs avec tous les
autres, l’Horreur dont j’avois été frapé d’abord, s’étoit
tellement évanouïe, que si j’avois vu alors une compagnie de
Seigneurs & de Dames _Angloises_ dans tous leurs Atours, & faisant toutes
ces simagrées que la politesse prescrit; pour dire le vrai, j’aurois
été violemment tenté de rire d’eux d’aussi bon cœur que le Roi &
les Seigneurs de sa Cour le faisoient de moi. Ce qu’il y a de sûr,
c’est que peu s’en faloit que je ne me trouvasse moi-même ridicule,
quand la Reine en me mettant sur sa main devant un Miroir, où je pouvois
nous voir l’un & l’autre entiérement, me faisoit sentir l’immense
disproportion qu’il y avoit entre nous.

Rien ne me piqua & ne me mortifia davantage que le Nain de la Reine, qui
étant d’une petitesse sans exemple dans le pays (car sans mentir il
n’avoit pas tout à fait trente pieds) devint insolent en voyant une
Créature si fort au dessous de lui, qu’il affectoit de me regarder de
haut en bas, quand il passoit près de moi dans l’Antichambre de la
Reine, pendant que j’étois sur une Table à causer avec les Seigneurs
& les Dames de la Cour, & ne manquoit aucune occasion de me donner
quelques lardons sur ma petitesse; dont je me vangeois en l’apelant
Frere, en lui faisant un Apel, & en lui disant tels autres quolibets qui
sont en usage parmi les _Pages de Cour_. Un jour pendant le diné ce
petit coquin fut si piqué de quelque chose que je lui avois dit, qu’il
me prit par le milieu du corps, ne songeant à rien moins qu’au malheur
qui me menaçoit, & me laissa tomber dans un grand plat d’argent plein
de créme, apres quoi il s’enfuit de toute sa force. J’enfonçai dans
la créme jusques par dessus les yeux, & si je n’avois pas été bon
Nageur, j’aurois couru grand risque de me noyer; car _Glumdalclitch_
étoit dans ce moment à l’autre bout de la Chambre, & la Reine fut si
efrayée de ma chute, qu’elle n’eut pas la presence d’esprit de me
secourir. Mais ma petite Nourice acourut aussi-tôt, & me tira du plat,
après que j’eus avalé plus d’une pinte de crême. Je fus mis au
lit; cependant mes Habits entiérement gatez furent tout le mal que
j’eus. Le Nain fut étrillé comme il faut, & pour plus grande
punition, forcé de boire la crême dans laquelle il m’avoit laissé
tomber; jamais depuis ce tems là il ne rentra en Faveur: car peu après
la Reine le donna à une Dame de la premiére qualité, tellement que je
ne le vis plus, ce qui me tic un très sensible plaisir; car il m’est
impossible d’exprimer jusqu’où j’aurois pu porter le ressentiment
contre ce malicieux fripon.

Il m’avoit déjà joüé auparavant un fort vilain tour, qui fit bien
rire la Reine, quoy qu’en même tems elle en fut si fachée, qu’elle
l’auroit chassé sur le champ, si je n’avois eu la generosité
d’interceder pour lui. Sa Majesté avoit pris sur son assiette un os
qui étoit plein de moëlle, & après avoir oté la moëlle, avoit remis
l’os debout dans le plat comme il étoit auparavant; le Nain, qui avoit
atendu à faire son coup que _Glumdalclitch_ fut allée au Bufet, monta
sur sa chaise, me prit dans ses deux mains, & joignant mes deux jambes
l’une contre l’autre, me mit jusqu’au milieu du corps dans l’os
où avoit été la moëlle, & où il faut avoüer que je faisois une
figure souverainement ridicule. Je croi qu’il se passa bien une minute
avant que personne sut ce que j’étois devenu, car il me paroissoit au
dessous de moi de crier. Mais comme les Princes mangent rarement chaud,
mes jambes ne soufrirent rien: il n’y eut que mes bas & mes culottes
qui payérent la façon de cette Avanture. Par mon intercession le Nain
n’eut d’autre châtiment que d’être bien fouëtté.

La Reine me railloit très souvent sur ma timidité, & elle avoit
coutûme de me demander si mes Compatriotes étoient d’aussi grands
poltrons que moi; voici à quelle ocasion.

Dans ce Royaume on est furieusement tourmenté des Mouches en Eté, & ces
odieux Insectes, dont chacun est de la taille de nos Alouettes, ne me
laissoient pendant que je dinois aucun moment de repos, avec leur
bourdonnement continuel autour de mes oreilles. Elles se mettoient
quelquefois sur mon manger, & avoient même l’insolence d’y faire
leurs ordures, ce qui étoit un spectacle fort peu ragoutant pour moi,
mais que les Naturels du pays ne pouvoient apercevoir, parce que leurs
yeux n’étoient pas taillez comme les miens pour voir de petits objets.
Quelquefois elles se mettoient sur mon nez ou sur mon front, où elles me
piquoient jusqu’au vif; & y laissoient toujours des traces de cette
matiére visqueuse, à laquelle elles doivent la faculté de marcher la
tête en bas contre un plafond, à ce que disent nos Naturalistes.
J’avois beaucoup de peine à me defendre contre ces vilains Animaux, &
ne pouvois m’empêcher de tressaillir quand ils venoient sur mon
visage. Une des malices ordinaires du Nain étoit d’atraper dans sa
main un bon nombre de ces insectes, comme les Ecoliers font parmi nous, &
puis de les laisser voler tout d’un coup sous mon nez, pour me faire
peur, & en même tems, pour divertir la Reine. Le seul remede que j’y
savois étoit de les couper en piéces avec mon couteau pendant qu’ils
voloient en l’air: Exercice dont je m’aquitois avec une adresse qui
m’atiroit les aplaudissemens de tous les spectateurs.

Je me souviens qu’un matin que _Glumdalclitch_ m’avoit mis sur le bord
d’une Fenêtre, ce qui étoit sa coutume quand il faisoit beau, afin
que je pusse prendre l’air, (car je n’osois pas hazarder de laisser
pendre ma boëte à un clou hors de la Fenêtre, comme nous atachons nos
cages en _Angleterre_) je me souviens, dis-je, qu’ayant levé un de mes
chassis, & m’étant assis à ma Table pour manger un morceau de
Massepain pour mon dejeuné, plus de vint guêpes, atirées par
l’odeur, entrérent dans la chambre, faisant plus de bruit par leur
Bourdonnement, que n’en auroient pû faire autant de Cornemuses.
Quelques unes se jettérent sur mon Massepain & l’emportérent piéces
par pieces: les autres se mirent à voler autour de ma Tête,
m’étourdissant par leur bourdonnement, & ne me causant pas une
mediocre frayeur par leurs aiguillons. J’eus néanmoins le courage de
me lever, de tirer l’Epée, & de les ataquer dans l’air. J’en tuai
quatre, le reste s’envola, & je fermai la Fenêtre après elles. Ces
bêtes étoient de la grandeur de nos Perdrix. Je pris leurs aiguillons,
& trouvai qu’ils avoient un pouce & demi de longueur, & qu’ils
étoient aussi pointus que des Eguilles. Je les ai tous soigneusement
gardez, & les ayant montrez depuis ayec quelques autres Curiositez dans
plusieurs endroits de l’_Europe_; à mon retour en _Angleterre_, j’en
ai donné trois au _Colège_ de _Gresham_, & gardé le quatriéme pour
moi.



CHAPITRE IV.

Description du pays. Projet pour la correction des Cartes Geographiques.
Ce que c’étoit que le Palais du Roy & la Capitale. Maniere dont
l’Auteur voyageoit. Description d’un des principaux Temples de la
Capitale.


MOn dessein est à present de donner à mes Lecteurs une courte
Description de ce pays, au moins de ce que j’en ai vû, n’ayant été
qu’à mille lieuës en circuit de _Lorbrulgrud_ la Capitale. Car, la
Reine que je ne quitois jamais, avoit coutume de n’acompagner pas plus
loin le Roi dans ses Voyages, & s’arrêtoit à cette distance de la
Capitale, jusqu’au retour de Sa Majesté des Frontieres. L’Empire de
ce Prince a environ trois mille lieuës en longueur, & deux mille en
largeur. Ce qui m’a fait conclure que nos Geographes _Européens_ se
sont furieusement trompez, en ne mettant qu’une vaste etendue de mers
entre le _Japon_ & la _Californie_; car j’ay toujours été dans
l’opinion, qu’il doit y avoir de grandes terres pour contrebalancer
le Continent de la _Tartarie_: Voila pourquoi ils doivent corriger leurs
Cartes Geographiques, en joignant cette vaste étenduë de pays
au Nord-West de l’_Amérique_, en quoi je suis prêt de les aider de mes
lumiéres.

Le Royaume est une Presque Isle, bornée au Nord-Est par une suite de
montagnes haute de quinze lieues, & qu’il est impossible de passer à
cause des Volcans qu’il y a aux sommets. Personne ne sçait quelles
sortes de creatures habitent au delà de ces Montagnes, ou même s’il
s’y trouve des Habitans. L’Ocean sert de bornes aux trois autres
cotez. Il n’y a aucun Port de mer dans tout le Royaume, & les endroits
de la côte où les Rivieres se jettent dans la mer sont si pleins de
rochers, qu’il n’y a pas moyen d’y naviger avec les plus petites
Chaloupes; ce qui fait que ce peuple n’a absolument aucun Commerce avec
le reste de l’Univers. Mais il y a force Vaisseaux dans les grandes
Riviéres, qui abondent en poisson d’un gout excellent. Car les
habitans en prennent rarement dans la Mer, parce que le poisson y est de
la même grandeur qu’en _Europe_, & par consequent ne leur vaut pas la
peine d’être pris; en quoi il paroit clairement, que dans la
production de ces Plantes & de ces Animaux d’une si extraordinaire
grandeur, la nature s’est uniquement bornée à ce Continent, dont je
laisse la raison à deméler aux Philosophes. Cependant, de tems en tems
ils prennent quelques Baleines qui viennent échouer contre les Rochers,
& dont les gens du commun se font un grand Regal. J’ay vû de ces
Baleines, qui étoient si grandes, qu’un Homme avoit peine à en porter
une sur ses Epaules, & quelquefois par curiosité on en porte dans des
paniers à _Lorbrulgrud_. On en servit un jour à la Table du Roi une,
qui passoit pour quelque chose de fort rare, mais je ne remarquai pas
qu’il en fit grand cas; car je crois que la grosseur de ce poisson le
degoutoit, quoique j’aye vu des Baleines encore plus grandes dans la
_Nouvelle Zemble_.

Ce pays est fort peuplé, puis qu’il contient cent cinquante Villes,
tant grandes que petites, & un nombre prodigieux de Villages. Pour donner
quelque idée de ces Villes à mes Lecteurs, je me contenterai de leur
faire la Description de la Capitale. Une riviére passe au milieu de
cette Ville, & la partage en deux parties égales. On y compte plus de
quatre vingt mille Maisons & environ six cent mille Habitans. Sa longueur
est de trois _Glonglungs_, (qui font environ cinquante quatre miles
_Angloises_) & sa largeur de deux & demi, comme je l’ai mesuré moi
même dans une Carte faite par l’ordre exprès du Roi, & qui fut mise
à terre pour cet éfet.

Le Palais du Roi n’est pas un Edifice regulier, mais plusieurs Batimens
joints ensemble & qui ont à peu près sept miles de tour. Les
principales Chambres ont généralement deux cent quarante pieds de
hauteur, & sont longues & larges à proportion. _Glumdalclitch_ & moi
avions un Carosse dans lequel sa Gouvernante la prenoit souvent pour voir
la Ville, ou les Boutiques; & j’étois toujours de la partie, placé
dans ma Boëte; quoique cette bonne Fille me prit dehors aussi souvent que
je le voulois, & me tint dans sa main, afin que je pusse mieux voir les
Maisons & le Peuple, quand nous passions par les ruës.

Par dessus la grande Boëte, dans laquelle j’étois porté
d’ordinaire, la Reine en fit faire pour moi une plus petite,
d’environ douze pieds en quarré & dix en hauteur, pour voyager plus
commodément: & cela parce que l’autre ne pouvoit pas bien tenir dans
le giron de _Glumdalclitch_, & embarassoit trop dans le Carosse. Cette
maniére de Cabinet de voyage, étoit un quarré parfait, dont trois
cotez avoient une Fenêtre au milieu, & chaque Fenêtre étoit
treillissée avec des Fils de fer, pour prevenir tout accident dans de
longs voyages. Au quatriéme côté où il n’y avoit point de
Fenêtres, il y avoit deux fortes gâches, auxquelles celui qui menoit le
Carosse, attachoit ma petite Chambre avec un ceinturon de cuir qu’il
avoit au milieu du corps, lorsque j’avois envie d’être plus à
l’air. Cet Emploi étoit toujours confié à quelque Serviteur sage &
posé, soit que j’acompagnasse le Roi & la Reine dans leurs voyages, ou
soit que je rendisse visite à quelque Ministre d’Etat, ou à quelque
Dame de la Cour, quand il se trouvoit que _Glumdalclitch_ étoit
indisposée: car je ne tardai pas long tems à être connu & estimé dés
grands Officiers de la Couronne, moins, à mon avis, par mon merite, que
par l’amitié que Sa Majesté me temoignoit. En voyage, quand
j’étois fatigué du Carosse, un Valet à cheval atachoit ma Boëte avec
une Boucle, & la plaçoit devant lui sur un coussin; & alors je pouvois
voir le païs de trois côtez par mes trois fenêtres. J’avois dans ce
Cabinet un lit de camp & un Estrapontin pendu au plafond, deux chaises &
une table atachée avec des vis au plancher, de peur qu’elles ne
fussent renversées par le mouvement du Cheval ou du Carosse. Ces sortes
de mouvemens quoique souvent assez violens, m’incommodoient moins
qu’un autre qui n’auroit pas été acoutumé comme moi aux agitations
de la Mer.

Toutes les fois que j’avois envie de voir la Ville, c’étoit toujours
dans mon Cabinet de voyage, que _Glumdalclitch_ assise dans une chaise à
porteurs tenoit dans son giron. Cette chaise étoit portée par quatre
Hommes, & acompagnée de deux autres de la Livrée de la Reine. Le
peuple, qui avoit souvent entendu parler de moi, s’empressoit autour de
ma chaise; & ma petite Nourice avoit souvent la complaisance d’ordonner
aux Porteurs de s’arrêter, & me prenoit dans sa main pour me faire
voir plus distinctement.

Je mourois d’envie de voir un fameux Temple qu’il y avoit dans la
Capitale, & particulierement la Tour, qui passoit pour la plus haute du
Royaume. _Glumdalclitch_ m’y mena un jour, mais je puis dire en verité
que je fus trompé dans mon atente; car la hauteur n’aloit pas au delà
de trois milles pieds; ce qui, à considerer la difference qu’il y a
entre la Taille de ce peuple & celle des _Européens_, n’est pas un
grand sujet d’admiration, & même est encor (si je ne me trompe) au
dessous en fait de proportion avec le clocher de _Salisbury_: Mais, pour
ne faire aucun tort à une nation, à laquelle je reconnoitrai toute ma
vie avoir de grandes obligations, il faut avouër que ce qui manque en
hauteur à cette fameuse Tour, est sufisamment reparé par sa beauté &
par sa force. Car les murailles ont près de cent pieds d’épaisseur, &
sont faites de pierre de taille, dont chacune a quarante pieds en
quarré, & ornées de tous côtez de statues de Dieux & d’Empereurs. Je
mesurai un petit doigt qui étoit tombé d’une de ces statues, &
trouvai qu’il avoit exactement quatre pieds & un pouce de longueur.
_Glumdalclitch_ l’envelopa dans un mouchoir, & l’aporta au logis pour
le mettre avec d’autres Babioles, dont elle étoit fole, comme cela est
ordinaire aux Enfans de son âge.

La Cuisine du Roi est sans contredit un magnifique Batiment, fait en
forme de voute, & haut d’environ six cents pieds. Le grand four n’est
pas tout à fait si large que le Dôme de l’Eglise de St. _Paul_: car
j’ay mesuré celui-ci à dessein après mon retour. Que si j’entrois
dans un détail circonstancié touchant la taille de la Baterie de
cuisine, les pots, les chaudrons, les morceaux de viande qui tournoient
à la Broche, & d’autres choses du même genre, j’aurois peine à
être cru; au moins une critique un peu severe me taxeroit d’outrer,
comme la plupart des Voyageurs ont coutume de faire. Cependant bien loin
de meriter cette espèce de censure, je crains d’avoir donné dans
l’autre excès; & que si ce voyage est jamais traduit en langage de
_Brobdingnag_, (qui est le nom general de ce Royaume) & transporté dans
le pays, le Roi & le Peuple ne se plaignent que je les ai injuriez en les
appetissant pour l’amour du vraisemblable. Sa Majesté a rarement dans
ses Ecuries plus de six cent Chevaux, qui generalement parlant ont entre
cinquante quatre & soixante pieds de hauteur. Mais, quand il sort, à de
certains jours solemnels, il est acompagné d’une Garde de cinq cents
Chevaux, qui étoit certainement le plus magnifique spectacle dont
j’eus jamais été temoin, n’ayant pas encore vu une partie de son
Armée en Bataille, comme j’aurai ocasion de raconter dans la suite.



CHAPITRE V.

Diferentes Avantures qu’eut l’Auteur. Execution d’un Criminel.
L’Auteur montre son Habileté dans l’Art de la Navigation.


J’Aurois passé mon tems d’une maniere assez agréable dans ce pays,
si ma petitesse ne m’avoit pas exposé à plusieurs Avantures
très-dangereuses pour moi, quoi qu’en elles mêmes fort ridicules.
J’en raconterai quelques unes. _Glumdalclitch_ se promenoit souvent
dans les Jardins de la Cour en me portant dans ma petite Boëte, dont
elle me tiroit quelquefois pour me mettre à terre. Je me souviens que le
Nain de la Reine nous suivit un jour dans ces Jardins, & que ma Nourice
m’ayant mis à terre, comme j’étois seul avec lui, près de quelques
Arbres nains (c’étoient des Pommiers) je ne pus m’empêcher de faire
quelque mauvaise plaisanterie sur le raport qu’il y avoit entre lui &
ces Arbres, qui par hazard s’apellent dans leur langue de la même
maniére que dans la nôtre. Pour toute reponse, le petit coquin atendit
que je fusse sous un de ces Arbres, & puis se mit à le secouer si fort
qu’une douzaine de pommes tombérent tout autour de moi: mais il y en
eut une qui me tomba sur le dos pendant que je me baissois, & qui me fit
tomber sur le nez: ce qui n’est pas étonnant, puis que ces pommes ont
la même proportion avec les nôtres, que les habitans du pays ont avec
nous. Voila tout le mal que j’eus, & j’intercedai pour le Nain afin
qu’il ne fut point châtié pour cette espece de plaisanterie, à
laquelle j’avois moi même donné lieu.

Un autre jour _Glumdalclitch_ me laissa sur un gazon fort uni, pendant
qu’elle se promenoit avec sa Gouvernante à quelque distance de là.
Dans le même tems il commença à grêler avec tant de force, que dans
un instant je fus abatu à terre. Pendant que j’étois dans cette
situation, la grêle me faisoit par tout le corps les contusions les plus
douloureuses; cependant pour tâcher de me mettre à couvert, je me
trainai à quatre pates sous une rangée de Citroniers, mais si meurtri
depuis les pieds jusqu’à la tête, qu’il se passa plus de dix jours
avant que je pusse me remuer sans douleur. Que si quelqu’un trouve ce
fait incroyable, j’espère qu’il y ajoutera foy, quand je lui aurai
dit queles grains de grêle sont dans ce pays dix-huit cent fois plus
grands que ceux qui tombent en _Europe_: ce qui est bien sûr, puisque je
les ai pesez & mesurez moi même.

Mais il m’arriva un Accident bien plus dangereux dans le même Jardin,
un jour que ma petite Nourrice, croyant m’avoir mis dans un endroit où
je n’avois rien à craindre, ce que je la priois fort souvent de faire,
afin de pouvoir réver en liberté, & ayant posé ma Boëte à terre pour
n’avoir pas la peine de la porter, s’étoit rendue dans un autre
endroit du Jardin avec sa Gouvernante, & quelques autres Dames de sa
connoissance. Pendant son absence, un petit Epagneul qui apartenoit à un
des principaux Jardiniers, étant entré par hazard dans le Jardin, vint
dans l’endroit où j’étois. A peine m’eut-il vu que courant tout
droit à moi, il me prit dans sa gueule, m’aporta à son Maitre, & me
mit doucement à terre. Par le plus grand bonheur du monde il avoit été
si bien dressé, qu’en me portant entre ses dents, il ne me fit aucun
mal, & n’endommagea aucunement mes habits. Mais le pauvre Jardinier,
qui me connoissoit bien & qui m’aimoit très-fort, eut furieusement
peur. Il me prit entre ses deux mains, & me demanda comment je me
portois; mais j’étois si effrayé, & tellement hors d’haleine, que
je ne pus prononcer un seul mot. Peu de minutes après je revins à moi,
& il m’aporta sain & sauf à ma petite Nourice, qui pendant ce tems là
s’étoit rendue à l’endroit où elle m’avoit laissé, & étoit
dans de terribles angoisses de ne me pas voir paroitre, & de ce que je ne
repondois pas quoi qu’elle m’apellât. Elle gronda le Jardinier
d’avoir laissé courir son Chien. Mais la chose fut suprimée, & jamais
on n’en a rien su à la Cour; car _Glumdalclitch_ craignoit que la
Reine ne se mit en colère contr’elle; & pour ce qui me regarde, je fus
discret, parce qu’il me sembloit que l’Avanture ne me faisoit pas
autrement Honneur.

Cet Accident fit prendre à ma Nourice la resolution de ne me jamais
perdre de vuë. Il y avoit déjà long-tems que je craignois qu’elle ne
formât ce dessein, c’est ce qui m’avoit porté à lui cacher
quelques petites Avantures desastreuses, qui m’étoient arrivées
pendant que j’étois seul. Un Milan, qui voloit au dessus du Jardin,
fondit un jour sur moi, & si, après avoir courageusement tiré
l’Epée, je ne m’étois pas fouré dans un Espalier fort épais, il
m’auroit indubitablement emporté entre ses grifes.

Une autre fois je tombai jusqu’au cou dans une Taupiniére, & je fus
obligé d’avoir recours à un mensonge, pour déguiser la veritable
cause pourquoi mes habits étoient gâtez. Une autre fois enfin, je me
cassai la jambe droite contre la coquille d’un Limaçon sur laquelle
j’eus le malheur de tomber pendant que je me promenois tout seul, & que
je songeois à ma pauvre Patrie.

Je ne sçai ce qui l’emportoit chez moi, le plaisir ou la
mortification, quand j’observois dans mes promenades solitaires, que
les plus petits Oiseaux n’avoient aucune peur de moi, mais cherchoient
à la distance d’une verge des Vers & d’autres Alimens avec autant de
sécurité que s’il n’y avoit eu aucune créature tout près d’eux.
Je me souviens qu’une Grive eut la hardiesse d’emporter hors de mes
mains avec son bec un morceau de Gateau, que _Glumdalclitch_ m’avoit
donné pour mon dejeuné. Quand je voulois prendre quelqu’un de ces
oiseaux, ils me résistoient courageusement, tachoient de me piquer dans
les doigts que j’avois grand soin de retirer, & un instant après ils
cherchoient autour de moi des vers ou des limaçons, avec la même
indiference & la même tranquilité qu’auparavant. Mais un jour je pris
un gros bâton, & j’en donnai un coup si fort & si adroitement dirigé
à une Linote, que je la renversai à terre, & après l’avoir prise
avec mes deux mains par le cou, je l’aportai d’un air triomphant à
ma nourice. Cependant comme l’oiseau n’avoit été qu’étourdi du
coup, il revint à lui, & se débatit avec tant de violence, que je fus
plus d’une fois tenté de lacher prise; mars un Valet vint à mon
secours, & tordit le cou à l’oiseau, qui par ordre de la Reine me fut
le lendemain servi à diner. Cette Linote, autant qu’il m’en
souvient, étoit tant soit peu plus grande que ne sont nos cygnes en
_Angleterre_.

Les filles d’honneur prioient souvent _Glumdalclitch_ de venir dans
leurs Apartemens, & de m’y mener avec elle, afin d’avoir le plaisir
de me voir & de me toucher. Elles me mettoient quelquefois nud comme la
main, & me plaçoient tout de mon long dans leur sein; ce qui me causoit
un afreux dégout, parce que pour dire le vrai, elles ne sentoient pas
fort bon; ce que je ne dis pas dans le dessein de decrier ces aimables
Filles, pour qui j’ai toute la consideration possible; mais je croi que
ma petitesse étoit cause de la finesse de mon odorat, & que ces
illustres personnes paroissoient aussi ragoutantes à leurs Amans, que
nos filles _Angloises_ aux leurs. Et après tout, je trouvai que leur
odeur naturelle étoit beaucoup plus suportable que celle qu’elles se
donnoient par des parfums. Je ne saurois oublier qu’un de mes intimes
amis de _Lilliput_, un jour qu’il faisoit sort chaud & que j’avois
fait beaucoup d’exercice, se plaignoit d’une odeur excessivement
forte qui s’exhaloit de mon corps, quoique je sois aussi peu sujet
qu’un autre à cette sorte d’incommodité. Mais je conjecture que son
odorat étoit aussi fin à mon égard, que le mien l’étoit à
l’égard des habitans de _Brobdingnag_. Et sur ce point je suis obligé
de rendre justice à la Reine ma Maitresse, & à ma petite Nourice
_Glumdalclitch_, & de declarer qu’il n’y a pas de Dames
en _Angleterre_ plus exemptes qu’elles du defaut dont je viens de parler.

Ce qui me déplaisoit le plus parmi ces Filles d’honneur, quand ma
Nourice me menoit dans leur Apartement, c’est qu’elles me traitoient
sans aucune ombre de céremonie, & comme une Créature absolument sans
consequence. Il n’y a sorte de liberté qu’elles ne prissent en ma
presence: & il me seroit impossible d’exprimer le dégout que la
plûpart de ces libertez me causoient. Une d’elles entr’autres, qui
étoit d’une humeur extrêmement folâtre, faisoit de moi tout ce qui
lui venoit dans l’esprit, & il y venoit les plus plaisantes folies du
monde; auxquelles pourtant je prenois si peu de plaisir, que je priai
_Glumdalclitch_ de ne m’y plus exposer.

Un jour un Gentilhomme, qui étoit Neveu de la Gouvernante de ma Nourice,
vint & pria l’une & l’autre de venir voir une Execution. Le Criminel
avoit tué un Ami intime de ce Gentilhomme. _Glumdalclitch_ topa enfin à
la proposition, quoique ce fut contre son gré, car elle étoit fort
compatissante de son naturel: Et pour ce qui me regarde, quoique j’aye
toujours eu de l’horreur pour ces sortes de spectacles, ma curiosité
néanmoins devoir quelque chose de fort extraordinaire, l’emporta sur
mon inclination. Celui qui devoit être exécuté, étoit ataché à une
chaise sur l’Echafaut, & sa Tête fut emportée d’un seul coup de
sabre, long de quarante pieds. Le sang qui sortit des Veines & des
Artères, étoit en si grande quantité, & s’élevoit à une telle
hauteur, que pour le tems que cela dura, le _Jet d’eau_ de
_Versailles_, n’y faisoit œuvre; & la Tête en tombant sur
l’Echafaut, donna un si grand coup, que j’en tressaillis, quoique je
fusse à la distance d’une demi Mile _Angloise_.

La Reine qui aimoit fort à m’entendre raconter mes Voyages par mer, &
qui ne perdoit aucune ocasion de me divertir quand j’étois
melancolique; me demanda un jour si je m’entendois à gouverner une
Voile ou un Aviron, & s’il ne seroit pas bon pour ma santé que je
m’exerçasse quelquefois à ramer. Je lui répondis que je m’y
entendois fort bien, que quoique mon Emploi eut été celui de Chirurgien
de Vaisseau, j’avois souvent néanmoins quand la nécessité le
requeroit, travaillé comme un simple Matelot. Mais, que je ne concevois
pas comment cela se pouvoit faire dans son pays, où les plus petits
Batimens étoient de la taille de nos plus grands Vaisseaux de guerre.
Elle me repliqua que je n’eusse qu’à imaginer, comment je voulois
que mon petit Batiment fut fait; que son Menuisier exécuteroit les
ordres que je lui donnerois à cet égard, & qu’elle même auroit soin
de me faire preparer une place où je pourois naviger. Le Menuisier, qui
étoit habile dans son metier, acheva dans l’espace de dix jours une
Chaloupe, telle que je l’avois ordonnée, & dans laquelle dix
_Européens_ pouvoient aisément tenir.

Quand elle fut faite, la Reine la trouva si jolie, qu’après l’avoir
mise dans son giron, elle courut la montrer au Roi, qui donna ordre
qu’on la mit dans une cîterne pleine d’eau, & moi dedans pour en
faire l’essai. Mais la Reine avoit déjà auparavant fait un autre
projet. Elle avoit ordonné au Menuisier de faire une espéce d’Auge,
qui eut trois cent pieds de longueur, cinquante de largeur, & huit de
profondeur. Cette Auge, après avoir été bien poissée de peur que
l’eau ne penetrât à travers, fut mise à terre dans un Apartement
exterieur du Palais. Deux Valets pouvoient aisément remplir cette
machine d’eau en moins d’une demie heure. C’étoit là dedans que
je me divertissois à faire aller ma Chaloupe à la rame, & l’on ne
sçauroit croire le plaisir que la Reine & ses Dames prenoient à admirer
mon adresse & mon agileté. Quelquefois je haussois la voile, & alors mon
unique ocupation étoit de me tenir au Gouvernail, pendant que les Dames
faisoient avec leurs evantails le vent dont j’avois besoin, & quand
elles étoient lasses, les Pages faisoient aler ma Chaloupe en souflant
dans la Voile, pendant que je faisois paroitre ma Dexterité en
gouvernant à Bas bord & à Stribord, suivant que l’envie m’en
prenoit. Lorsque j’avois fait, _Glumdalclitch_ portoit toujours ma
Chaloupe dans son Cabinet, & la pendoit à un clou pour sécher. Un jour,
un des valets qui étoient chargez de remplir deux fois par semaine
d’eau fraiche l’Auge dont j’ai parlé, y mit (sans s’en
apercevoir) une grosse Grenouille, qui, selon toutes les aparences,
s’étoit fourée dans son seau, quand il avoit puisé de l’eau. La
Grenouille ne parut pas avant que je fusse mis dans l’Auge avec ma
Chaloupe, mais voyant alors un endroit où elle pouvoit se reposer, elle
grimpa dessus, & la fit tellement pancher d’un côté, qu’afin que ma
Barque ne tournât pas sans dessus dessous, je fus obligé de me jetter
de l’autre côté, pour servir de contrepoid. Quand la Grenouille fut
entrée, elle sauta d’un seul coup d’un bout de la Chaloupe
jusqu’au milieu, & puis par dessus ma tête en avant & en arriére, en
arosant mon visage & mes habits de cette matiére visqueuse dont ces
Animaux sont toujours pleins. La grandeur de ses Membres me le fit
trouver l’animal du monde le plus horrible; cependant, je supliai
_Glumdalclitch_ de me laisser vuider seul la querelle que j’avois avec
lui: Pendant un tems je l’étrillai avec une de mes Rames, & à la fin
je le forçai à sauter hors de la Chaloupe.

Mais le plus grand danger que j’aye jamais couru dans ce Royaume, me
vint d’un Singe, qui apartenoit à un des Clercs d’office.
_Glumdalclitch_ ayant quelque chose à faire ou quelque visite à rendre,
m’avoit enfermé dans son Cabinet. Comme il faisoit fort chaud, elle
avoit laissé la Fenêtre du Cabinet ouverte, aussi bien que les
Fenêtres & la Porte de ma grande Boëte, dans laquelle j’étois
ordinairement, parce qu’elle étoit spacieuse, & d’ailleurs fort
commode. J’étois dans une profonde réverie, quand tout d’un coup
j’entendis quelque chose qui faisoit du bruit à la porte du Cabinet, &
qui sautoit de côté & d’autre. Quelque efrayé que je fusse, je
tachai, sans me lever de ma chaise, de voir ce que c’étoit, & je vis
alors cette vilaine Bête, qui, après avoir fait quelques sauts &
quelques gambades, s’aprocha de ma Boëte, qu’elle me parut regarder
avec plaisir. Je me retirai au bout le plus éloigné de ma Boëte, mais
le Singe qui ne quitoit une Fenêtre que pour se mettre un instant après
devant une autre, me fit si peur, que je n’eus pas la presence
d’esprit de me cacher sous le lit, commé je l'aurois facilement pu
faire. Après que ses contemplations entremêlées de grimaces eurent
duré quelque tems, il m’aperçut enfin, & avançant une de ses pates
par la porte, comme font les Chats quand ils jouent avec une souris,
quoique je changeasse souvent de place pour n’être point atrapé, il
me saisit à la fin par le pan de mon habit (qui étant fait d’une
Etofe du pays, étoit très épais & très fort) & me tira hors de ma
Boëte. Il me prit dans sa patte droite de devant, & me tint comme une
Nourice fait un Enfant à qui elle va donner le sein, precisément comme
j’ay vu la même sorte d’animal faire avec de petits Chats en
_Europe_: & quand je voulois me débatre, il me serroit si fort, que je
jugeai que le meilleur parti que je pouvois prendre étoit de ne faire
aucun mouvement. Il y a grande aparence qu’il me prit pour quelque
jeune de son espèce; car pendant qu’il me tenoit dans une de ses
pates, il me caressoit doucement avec l’autre. Ce Divertissement fut
interrompu par un bruit qu’il entendit à la porte du Cabinet, comme
si quelcun aloit y entrer; sur quoi il sauta vite sur la Fenêtre par
laquelle il étoit venu, & de là sur les tuiles & sur les goutiéres,
marchant sur trois pates, & me tenant dans la quatriéme, jusqu’à ce
qu’il fut parvenu au haut du Palais. _Glumdalclitch_ l’avoit vu
sautant hors de la Fenêtre, & avoit jetté un cri que j’avois entendu.
La pauvre Fille étoit dans une furieuse émotion. Tout le Palais fut
dabord en Alarme: les Valets s’empressoient à chercher des Echelles.
Plusieurs centaines de personnes voyoient distinctement le Singe au haut
du Palais qui me tenoit entre ses pates, & qui me caressoit comme un de
ses petits. Ce spectacle faisoit rire la plupart de ceux qui y
assistoient; & je ne sçaurois guéres les blâmer, car il est certain,
qu’excepté moi, tout le Monde devoit trouver la chose parfaitement
ridicule. Quelques uns s’aviserent de vouloir jetter des pierres au
Singe pour le forcer à décendre; mais cela fut expressément défendu:
& ce fut un grand bonheur pour moi, car sans cela, par un excès
d’afection on auroit fort bien pu me casser la Tête.

Les Echelles étant dressées, plusieurs Hommes y montérent pour venir
à mon secours; ce que le Singe n’eut pas plutôt vu, aussi bien que
l’impossibilité d’échaper avec sa proye en ne marchant que sur
trois pates, qu’il me mit sur une tuile creuse, & s’enfuit. Je fus
là quelque tems à la distance de trois cent verges de Terre, attendant
à tout moment que le Vent me jetteroit en bas, ou que quelque vertige me
seroit rouler des tuiles dans une goutiére. Mais un des Valets de ma
Nourice, qui étoit un Garçon fort officieux, grimpa jusqu’à moi, &
après m’avoir mis dans une poche de ses culotes, me porta sain & sauf
à terre.

La peur & la douleur que ce vilain Animal m’avoit faites, me causérent
une Maladie, qui me força à garder le Lit pendant quinze jours. Le Roi,
la Reine, & tous les principaux Seigneurs de la Cour envoyoient chaque
jour demander des nouvelles de ma santé, & la Reine même eut la bonté
de me rendre plusieurs visites pendant ma Maladie.

Quand j’allai rendre mes Devoirs au Roi après mon retablissement, pour
le remercier de tous ses Bienfaits, il me fit quelques railleries sur
l’Avanture qui avoit été cause de mon incommodité. Il me demanda ce
que je pensois, & de quelles speculations j’étois ocupé pendant que
le Singe me tenoit entre ses pates, & comment j’avois trouvé l’air
qu’on respire au haut du Palais. Qu’auriez-vous fait, ajouta-t-il, si
pareille chose vous fut arrivée dans vôtre païs? Je dis à sa Majesté
que nous n’avions point de singes en _Europe_, excepté ceux qu’on y
aportoit d’autres pays par curiosité; & qu’ils étoient si petits,
que j’aurois aisément pu tenir téte à une douzaine s’ils avoient
osé m’ataquer. Que pour ce qui regardoit l’Animal monstrueux (car
sans hyperbole il étoit de la taille d’un Elephant) qui venoit de me
jouër un si vilain tour, si ma Frayeur m’avoit permis de faire usage
de mon Epée (en prononçant ces mots je mis la main sur la garde d’un
air fier) quand il avançoit sa patte dans ma chambre, je lui aurois
peut-être fait une telle blessure, qu’il n’auroit pas manqué de la
retirer, tout au moins aussi vîte qu’il l’avoit avancée. Cette
réponse fut faite d’un ton qui marquoit combien j’étois indigné de
la demande injurieuse qui venoit de m’être proposée: Cependant elle
ne servit qu’à exciter un éclat de rire bien plus mortifiant encore.
Je voulus d’abord me facher, mais cette envie ne me dura guères, parce
que je considerai, que c’est la plus grande de toutes les Folies, que
de pretendre se faire valoir parmi ceux qui sont hors de toute
comparaison avec nous.

Il ne se passoit point de jour que je ne regalasse la Cour de quelque
scene ridicule; & quoique _Glumdalclitch_ m’aimât fort, elle ne
laissoit pas de raconter à la Reine tout ce qui pouvoit la faire rire à
mes dépens Sa Gouvernante l’avoit amenée un jour qu’elle étoit
indisposée à une lieüe de la Ville pour prendre l’Air.
J’acompagnai dans ce Voyage ma petite Nourice, qui après être sortie
de Carosse, mit ma Boëte à terre dans un petit sentier. Je voulois me
promener, mais par malheur je rencontrai en mon chemin une Bouse de Vache
par dessus laquelle je devois sauter pour pouvoir passer outre.
J’essayai de le faire, mais je réussis si mal, que je sautai
précisément au milieu, ou j’enfonçai jusqu’aux genoux. Je m’en
tirai le mieux que je pûs, & un Valet de pié m’essuya tellement
quellement avec son mouchoir; car j’étois effroyablement croté, &
_Glumdalclitch_ me tint dans ma Boëte jusqu’à ce que nous fussions de
retour au Logis; où la Reine fut bien tôt informée de mon Avanture, ce
qui fit rire toute la Cour à mes dépens durant quelques jours.



CHAPITRE VI.

L’Auteur tache par toutes sortes de moyens de s’aquerir la
Bienveillance du Roi & de la Reine. Il fait paroitre son habileté dans
la Musique. Le Roi s’informe de l’Etat de l’Europe, & l’Auteur
satisfait amplement sa curiosité. Reflexions du Roi sur ce que
l’Auteur vient de lui raconter.


J’Avois coutume de me trouver une ou deux fois par semaine au lever du
Roi, & j’ai été souvent present quand son Barbier le rasoit, ce qui,
avant que j’y fusse acoutumé, me paroissoit un terrible spectacle: Car
le rasoir étoit deux fois plus long qu’une faux ordinaire. Sa Majesté
se faisoit raser deux fois par semaine, suivant la coutume du pays. Un
jour j’obtins du Barbier un peu de cette Eau de Savon, dont il venoit
de se servir, j’en tirai quarante ou cinquante poils, que j’acomodai
dans un morceau de bois fait en forme de dos de peigne, où j’avois
fait plusieurs trous à distance égale l’un de l’autre avec une
Aiguille. J’agençai si adroitement les poils dans les trous, que je
vins à bout de faire un peigne, dont je pouvois me servir au defaut du
mien, dont presque toutes les dents étoient cassées: Car il n’y avoit
aucun Ouvrier dans le pays, qui fut assez adroit pour m’en faire un
autre. Cet Essai m’en fit venir dans l’esprit un autre, qui m’amusa
pendant plusieurs jours. Je demandai aux Femmes de la Reine, de me garder
quelques peignures des cheveux de Sa Majesté, dont j’eus en peu de
tems une assez raisonnable quantité: Après cela, je fis venir mon Ami
le Menuisier, qui avoit reçu ordre une fois pour toutes, de me faire
tous les petits ouvrages que je voudrois. Je le priai de me faire deux
chaises, de la grandeur de celles qui étoient dans ma Boëte, mais sans
fond & sans dossier. Mon dessein étoit, de tresser les cheveux de
maniére qu’ils puisent servir de Dossiers & de fonds, à peu près
comme ces Chaises à fond de cannes qu’on à en _Angleterre_. Quand
tout fut fait, j’en fis present à la Reine, qui les mit dans son
Cabinet, où elle les montroit comme des Raretez, & à dire le vrai,
personne ne les vit sans être frapé d’Admiration. La Reine me dit de
m’asseoir sur une de ces chaises, mais je ne voulus absolument point
lui obéïr, protestant que je soufrirois plutôt mille morts, que de
placer une si indecente partie de mon corps sur ces Cheveux precieux, qui
avoient servi d’Ornement à la tête de sa Majesté. De ces mêmes
cheveux, je fis aussi une jolie petite Bourse, qui avoit cinq pieds de
longueur, avec le Nom de la Reine en lettres d’or, & dont je fis
present à _Glumdalclitch_, par permission de sa Majesté. A la verité,
cette Bourse étoit plus pour la montre que pour l’usage; n’ayant pas
assez de force pour soutenir le poids des plus grandes piéces de monoye;
aussi n’y mettoit elle que quelques petits jouets fort legers.

Le Roi qui aimoit passionnément la Musique, ordonnoit souvent qu’on
fit des Concerts à la Cour, auxquels j’assistois quelquefois placé
sur une Table, dans ma Boëte. Mais la Musique étoit si bruyante,
qu’il m’étoit impossibile d’en distinguer les tons. J’ose dire
même que toutes les Trompetes & tous les Tambours d’une Armée, quand
on en sonneroit & qu’on les batroit à la fois dans un même
Apartement, feroient un bruit moins grand que celui de ces Concerts. Ma
Methode étoit de faire mettre ma Boëte le plus loin des Musiciens
qu’il étoit possible, & puis d’en fermer les portes & les fenêtres;
après quoi je trouvois leur Musique assez suportable.

Etant jeune, j’avois un peu apris à jouër de l’Epinette:
_Glumdalclitch_ en avoit une dans sa Chambre, & un Maitre venoit deux
fois par semaine pour lui enseigner à en joüer. Je l’apele une
Epinette, parce que l’instrument de Musique qu’elle avoit, y
ressembloit assez, & pour la Figure & pour la manière de s’en servir.
Il me vint dans l’Esprit de divertir le Roi & la Reine en jouant un air
_Anglois_ sur cet instrument. Mais j’eus beaucoup de peine à en venir
à bout: car l’Epinette avoit près de soixante pieds de longueur, &
chaque clef étoit large d’un pied, tellement que je n’en pouvois
parcourir que cinq en étendant les Bras: d’ailleurs j’aurois été
obligé de donner de furieux coups avec mes poings pour les abaisser, &
encore n’en serois-je pas venu à bout. Voici donc ce que j’inventai.
Je preparai deux Bâtons ronds plus gros d’un côté que de l’autre,
& je couvris les plus gros bouts d’une piéce de peau de souris, afin
qu’en en frapant je n’endommageasse pas le dessus des clefs, & que le
bruit des coups que j’aurois donnez ne se mélât désagreablement à
ceux que devoit rendre l’Epinette. Un Banc fut placé devant cet
Instrument, environ quatre pieds plus bas que les Clefs, & je fus mis sur
ce Banc. Je courus dessus, tantôt d’un côté & tantôt de l’autre,
frapant les Clefs qu’il faloit avec mes deux Bâtons, & tachant de
joüer une Gigue, que Leurs Majestez parurent écouter avec grand
plaisir: Mais je puis dire n’avoir jamais fait un Exercice aussi
violent; encore me fut-il impossible de parcourir plus de seize Clefs, &
par consequent, de jouer la Basse & le Dessus ensemble, comme font
d’autres Musiciens; ce qui auroit ajouté un nouvel Agrément à la
gigue que je jouois.

Le Roi, qui comme je l’ai dit, étoit un Prince très habile & très
spirituel, me faisoit souvent aporter dans ma Boëte, & mettre sur une
Table dans son Cabinet; après cela il m’ordonnoit de prendre une de mes
chaises, qu’il faisoit placer avec moi au dessus de ma Boëte à la
distance de trois Verges du bord, ce qui me mertoit à peu près de
niveau avec son visage. De cette maniére j’eus avec lui plusieurs
Conversations. Un jour je pris la liberté de lui dire, que le Mépris
qu’il temoignoit pour _l’Europe_ & pour le reste de la Terre, ne me
paroissoit pas s’acorder avec ce Discernement admirable que j’avois
toujours remarqué en lui. Que les Degrez d’intelligence n’étoient
pas reglez suivant la grandeur des corps: Qu’au contraire, on
remarquoit en mon Pays, que les personnes les plus grandes en étoient
ordinairement le moins pourvuës. Que parmi les Animaux, les Mouches à
miel & les Fourmis, passoient pour avoir plus d’industrie & plus
d’adresse que d’autres Animaux infiniment plus grands. Et que, tel
que je lui paroissois, j’esperois de lui rendre quelque service
signalé. Le Roi m’écouta avec atention, & commença à concevoir de
moi une toute autre opinion qu’auparavant. Il me pria de lui donner du
Gouvernement de _l’Angleterre_ l’idée la plus exacte qu’il me
seroit possible; parce que, disoit-il, quelque entêtez que les Princes
soyent d’ordinaire de leurs propres Coûtumes, ce lui seroit un grand
plaisir d’aprendre quelque chose qu’il pût imiter.

Combien de fois & avec quelle ardeur ne souhaitai-je pas dans ce moment
l’Eloquence d’un _Ciceron_ ou d’un _Démosthene_, pour celebrer
dignement toutes les louanges que ma chère Patrie merite à si juste
titre!

Je commençai mon Discours par informer sa Majesté, que nos Etats
consistoient en deux Isles, qui formoient trois Puissans Royaumes sous un
seul Souverain, exceptez nos Plantations en _Amerique_. J’insistai
longtems sur la Fertilité de nôtre Terroir & sur la Temperature de
nôtre Climat. Je l’entretins ensuite de la Constitution d’un
Parlement _Anglois_, formé en partie par un Corps illustre, apellé la
Maison des Pairs, qui étoit des Hommes du Sang le plus Noble & des plus
Anciennes Familles du Royaume. Je lui parlai du soin extraordinaire
qu’on prenoit toujours de leur Education, afin de les rendre capables
d’être Conseillers nez du Roi & du Royaume, d’avoir part au pouvoir
Legislatif, d’être Membres de la plus haute Cour de Justice, dont les
Decisions sont sans apel, & de defendre par leur Sagesse & par leur
Valeur leur Patrie & leur Roi contre toutes les Entreprises de leurs
Ennemis. Qu’ils étoient l’Ornement & le Rempart de leur pays, dignes
successeurs de leurs Illustres Ayeux, dont ils n’avoient jamais
démenti la vertu. Qu’à eux étoient joints comme Membres du même
Corps, des personnages d’une éminente Pieté, sous le titre
d’Evêques, dont la fonction particuliére étoit de veiller au
maintien de la Religion, & à l’instruction du Peuple: Qu’ils
étoient toujours choisis par le Roi & ses plus sages Ministres, parmi
ceux qui se distinguoient dans la Prêtrise, par la pureté de leurs
Mœurs, & par la profondeur de leur Erudition.

Que l’autre partie du Parlement consistoit dans une Assemblée nommée
la Maison des Communes, & composée de Gentilshommes & de bons Bourgeois,
_librement_ choisis par le Peuple même, à cause de leur habileté & de
leur zèle pour le bien de la Patrie. Que ces deux Corps formoient
ensemble la plus Auguste Assemblée de l’_Europe_, & que c’étoit en
eux, conjointement avec le Prince, que residoit l’Autorité Souveraine.

Je lui expliquai alors ce que c’est que nos Cours de Justice: Que ceux
qui y président sont de venerables Interprêtes de nos Loix, apellez à
nous maintenir dans nos Droits & dans nos Possessions, à punir le crime
& à proteger l’innocence. Je lui parlai de la prudence avec laquelle
nos Trésors étoient menagez, & de la grandeur de nos Forces tant par
Mer que par Terre. Je lui fis le denombrement de notre Peuple, en
calculant combien de millions il y en avoit de diferentes Sectes en
matiére de Religion, ou de diferens Partis en fait de Politique. Je
n’oubliai pas nos Divertissemens; en un mot, je n’omis rien de tout
ce que je croiois pouvoir faire honneur à ma Patrie. Et je finis par un
Abregé Historique de tout ce qui étoit arrivé de plus considerable en
_Angleterre_ depuis un siecle ou environ.

Le sujet étoit vaste, comme on voit: aussi me fallut-il plusieurs
Audiences, dont chacune dura quelques heures avant que de pouvoir
l’épuiser. Le Roi m’écouta toujours fort attentivement, & quoi
qu’il ne m’interrompit pas, il ne laissa rien passer sans remarque,
comme il parut par les Questions qu’il me proposa dans la suite.

Quand j’eus tout dit, Sa Majesté me fit un grand nombre de Demandes &
d’Objections sur chaque Article. Il m’interrogea sur la maniére dont
on s’y prenoit pour cultiver les talens de l’esprit & du corps de
nôtre jeune Noblesse, & dans quel genre d’occupations elle passoit la
premiére & la plus disciplinable partie de sa vie. Ce qu’on faisoit,
quand quelque Noble Famille venoit à s’éteindre, pour remplir sa
place dans la Maison des Pairs. Quelles qualitez étoient requises dans
ceux à qui le titre de Lord étoit conferé: Si le caprice du Prince,
une somme d’argent donnée à quelque Dame de la Cour, ou le dessein de
fortifier un parti oposé à l’interêt public, n’étoient pas
souvent les causes auxquelles on étoit redevable de ces sortes de
distinctions. Jusqu’à quel point ces Seigneurs étoient versez dans la
connoissance des Loix de leur Païs: Qu’il faloit qu’ils fussent bien
habiles, pour pouvoir décider en dernier ressort des questions qui
regardoient la vie & les biens de leurs Concitoyens. S’ils étoient
toujours assez exempts d’avarice, & assez au dessus du besoin, pour que
les présens ou quelques autres motifs criminels fussent incapables de
les corrompre. Si les Seigneurs appellez à maintenir la Religion,
étoient toujours élevez au rang qu’ils occupoient, à cause de leur
habileté dans les matiéres qui concernent leur Profession, ou de la
sainteté de leur vie: Si pendant le tems qu’ils n’étoient que de
simples Chapelains, ils ne se deshonoroient jamais par une lâche
complaisance pour leurs Seigneurs, dont ils continuoient peut-être à
suivre servilement les opinions, après avoir été admis dans cette
Auguste Assemblée.

Il souhaita alors de savoir de quels moyens on se servoit pour être élu
Membre de la Maison des Communes. Si un Etranger à force d’argent ne
pouvoit pas se faire choisir préférablement à un Seigneur du Païs, ou
à quelque Gentilhomme distingué du voisinage. Comment il se pouvoit
faire, que tout le monde marquât tant d’empressement d’entrer dans
cette Assemblée, (dont je lui avois dit qu’on ne pouvoit être Membre
sans qu’il en coutât beaucoup) & cela, sans aucun salaire ni aucune
pension: Car, disoit-il, ce degré de vertu est trop éminent, pour
qu’il puisse toujours être bien sincère. Il me pria ensuite de lui
aprendre, si ces Gentilhommes si zelez ne pouvoient pas avoir en vuë de
se dédommager des soins & des dépenses qu’ils avoient été obligez
de faire en sacrifiant le Bien public aux desseins d’un Prince foible
ou vicieux, ou d’un Ministère corrompu. A ces Questions il en ajouta
un grand nombre d’autres, que je juge n’être ni prudent ni
convenable de repeter.

Sur ce que je lui avois dit touchant nos Cours de Justice, Sa Majesté me
pria de lui donner des éclaircissemens sur quelques articles: Ce que je
fus d’autant plus en état de faire, que j’avois autrefois presque
été ruïné par un long Procès que j’avois eu à la Chancelerie, &
que j’avois perdu avec les dépens. Il demanda quel tems on employoit
ordinairement à decider si une chose étoit juste ou injuste, & ce
qu’il en coutoit pour obtenir une pareille décision: Si les Avocats
avoient la liberté de soutenir des causes notoirement injustes: Si la
Secte de Religion ou le parti de Politique, dont on étoit, n’entroit
jamais dans la balance de la Justice pour la faire pancher d’un ou
d’autre côté: Si tous les Avocats étoient des Hommes versez dans la
connoissance generale des Loix de l’Equité, ou bien seulement dans la
connoissance de quelques Coûtumes particuliéres à leur Ville, à leur
Province, ou à leur Nation: Si dans de diférens tems ils avoient
quelquefois soutenu le pour & le contre: S’ils formoient une
Communauté pauvre ou riche: S’ils recevoient quelque recompense
pecuniaire pour avoir plaidé ou donné des avis: Et particuliérement,
s’ils étoient jamais admis comme Membres dans le Senat inferieur.

De ces Questions il passa à d’autres sur l’Administration du Tresor
public. Il faut certainement, me disoit-il, que vôtre memoire vous ait
abusé, puis que vous n’avez fait monter vos Taxes qu’à cinq ou six
millions par an, & vos dépenses quelquefois au double; car il avoit
particuliérement fait atention à cet article, parce que, disoit-il, il
esperoit que la connoissance de nôtre conduite pouroit lui être
d’usage, & l’empêcher de se tromper dans ses calculs. Il me demanda,
qui étoient nos Crediteurs? Et, où nous prendrions de l’argent pour
les payer? Il s’étonnoit de ce que nous avions souvent porté la
guerre, toujours onereuse, si loin de nôtre pays. Il faut, ajoutoit-il,
que vous soiez un peuple bien querelleur, ou que vous ayez de bien
mechants voisins, & que vos Generaux deviennent necessairement plus
riches que vos Rois. Il me demanda quelles afaires nous avions hors de
nos Isles, si nous en exceptions le Commerce, & la Defense de nos Côtes.
Sur tout, il étoit dans un étonnement inexprimable de m’entendre
parler d’une Armée mercenaire, entretenuë au milieu de la Paix & dans
le sein d’un peuple libre. Il m’objecta, que si nous étions
gouvernez de notre consentement par les personnes qui ne servoient
qu’à nous representer, il ne pouvoit concevoir de qui nous avions
peur, ou contre qui nous voulions nous batre; & me demanda par qui la
maison d’un particulier étoit mieux defenduë, par lui, ses Enfans, &
le reste de sa Famille, ou bien par une demie douzaine de Vagabonds
choisis au hazard dans les ruës, & petitement payez, dans le tems
qu’ils peuvent gagner mille fois davantage en coupant la gorge à ceux
qui ont l’imprudence de les choisir pour leurs gardes.

Rien ne lui paroissoit plus plaisant, que mon Arithmetique, en faisant
entrer dans le Denombrement de nôtre peuple, les diferentes Sectes de
Religion, & les diferentes Factions dans l’Etat. Il protestoit ne voir
aucune raison, pourquoi ceux qui ont des Opinions prejudiciables au public
seroient obligez de changer, ou ne seroient pas obligez de les cacher; Et
que comme c’étoit une Tyrannie dans un Gouvernement d’exiger la
premiere de ces choses, c’étoit une foiblesse de ne pas faire observer
la seconde: Car il est permis à un homme de garder des poisons dans son
Cabinet, mais non pas de les debiter pour des Cordiaux.

Il remarqua, que parmi les amusemens de nôtre Noblesse, & d’autres
personnes de distinction, j’avois parlé du Jeu. Il desira de sçavoir
à quel âge on prenoit d’ordinaire ce divertissement, & quand on y
renonçoit. Quelle portion de tems y étoit employée, & si jamais on le
poussoit jusqu’à se ruiner: Si des gens de la lie du peuple par leur
dexterité ne pouvoient pas quelquefois aquerir de grandes Richesses, &
mettre les Nobles mêmes dans leur dependance, aussi bien que leur
inspirer par leur Commerce des sentimens bas & lâches, & les forcer par
les pertes qu’ils ont faites, à aprendre & à essayer sur d’autres
l’infame adresse qui les avoit ruinez.

Il étoit frapé d’horreur, disoit-il, de l’Histoire que je lui avois
faite de mon pays pendant le dernier siecle, ajoutant que ce n’étoit
qu’un enchainement de Conspirations, de Meurtres, de Rebellions, de
Massacres, de Revolutions, de Bannissemens; Fruits les plus execrables
que l’Avarice, la Faction, l’Hypocrisie, la Cruauté, la Perfidie, la
Rage, la Lâcheté, la Haine, l’Envie & l’Ambition puissent produire.

Dans une autre Audience, sa Majesté recapitula tout ce que je lui avois
dit, & compara les reponses que je lui avois faites avec les demandes
qu’il m’avoit proposées. Puis me prenant entre ses mains & me
caressant doucement, il me dit ces mots, que je n’oublierai jamais, ni
la maniére dont il les prononça. Mon petit ami _Grildrig_, vous avez
fait un excellent panegyrique de vôtre pays. Vous avez prouvé
démonstrativement, que l’ignorance, la paresse & le crime, peuvent
être quelquefois les seuls ingrediens necessaires pour le Gouvernement
d’un Etat. Que les loix sont le mieux interprétées par ceux qui ont
le plus d’interêt & le plus d’habileté à les obscurcir & à les
éluder: Je démêle au milieu de vous quelques traits d’un
Gouvernement suportable dans sa premiére institution, mais que le vice &
la corruption ont presqu’entierement effacez: Dans tout vôtre recit il
ne paroit pas qu’une seule vertu soit necessaire pour être élevé à
quelque Charge parmi vous; bien moins encore, que les hommes soient
ennoblis à cause de leurs vertus; que des Prêtres soient avancez en
consideration de leur piété ou de leur savoir; des Soldats pour leur
conduite ou leur valeur; des Juges pour leur integrité; des Senateurs
pour l’amour qu’ils portent à leur Patrie, ou des Conseillers pour
leur sagesse. Pour vous, (poursuivit le Roi) qui avez passé la plus
grande partie de votre vie à voyager, je suis porté à croire que
jusques à present vous avez échapé à plusieurs vices de vôtre pays.
Mais, par ce que j’ay pu rassembler de vôtre Relation, & par les
Reponses que j’ai eu mille peines à vous extorquer, je suis obligé de
conclure que le gros de vôtre Nation, est la plus méchante & la plus
odieuse petite vermine à qui la Nature aye jamais permis de ramper sur
la face de la Terre.



CHAPITRE VII.

Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Il fait au Roi une ofre fort
avantageuse, qui est néanmoins rejettée. Ignorance du Roi en Politique.
Bornes étroites dans lesquelles les sciences de ce Pays sont
renfermées. Loix & Afaires Militaires de cet Etat. Quels troubles
l’ont agité.


IL n’y avoit qu’un extrême Amour pour la Verité, qui put me porter
à repondre aux Questions du Roi avec autant de sincerité que je venois
de faire. En vain aurois je fait paroitre un Ressentiment, qui étoit
toujours tourné en ridicule; Ainsi je fus obligé de renfermer ma
douleur & mon indignation dans mon ame, pendant que mon Auguste & chere
Patrie étoit traitée d’une maniére si injurieuse. Je fus aussi
afligé qu’aucun de mes Lecteurs peut l’être, de ce qui venoit de se
passer. Mais ce Prince étoit si curieux, & m’interrogeoit avec tant de
précision sur chaque Article, que j’aurois peché contre les Loix de
la politesse, & sur tout contre celles de la reconnoissance, si je ne lui
avois pas donné toute la satisfaction dont j’étois capable.
Cependant, je dois dire pour ma défense, que j’éludai adroitement
plusieurs de ses demandes, & qu’à chaque point je donnois un tour
beaucoup plus favorable que l’exacte verité ne pouvoit le permettre.
Car j’ay toujours eu pour mon pays cette loüable partialité que
_Denis d’Halycarnasse_ recommande avec tant de justice à un Historien.
J’aurois souhaité de tout mon cœur de cacher les defauts de ma
patrie, & d’en placer les vertus dans leur plus beau jour. C’étoit
là le dessein que je me proposois dans les nombreux entretiens que
j’eus avec ce Monarque, mais par malheur le succès ne repondit ni à
mon atente ni à mes efforts.

Mais ce qui doit faire l’Apologie de ce Roi jusques à un certain
point, c’est qu’il vivoit entiérement separé du reste du Monde, ce
qui faisoit qu’il n’avoit aucune notion des maniéres & des coutumes
des autres Nations: Cette sorte d’ignorance est toujours une feconde
source de _Prejugez_, & produit necessairement je ne sçay quelle
_Limitations d’idées & de conceptions_, dont nous aussi bien que les
peuples les plus civilisez de l’_Europe_ sommes entiérement exempts.
Et, pour dire le vrai, ce seroit quelque chose de bien dur, si les
notions qu’un Prince si éloigné a de la vertu & du vice,
devoient servir de règle pour tout le Genre-humain.

Pour confirmer ce que je viens de dire, & pour montrer plus clairement
encore les miserables Effets d’une Education resserrée dans de trop
étroites bornes, je vai faire part à mes Lecteurs d’un fait qu’ils
auront peut-être peine à croire.

Pour m’insinuer de plus en plus dans les bonnes graces de sa Majesté,
je lui parlai d’une invention trouvée depuis environ trois ou quatre
siècles, & qui consistoit à faire une certaine poudre, dont un monceau
entier, fut-il grand comme une Montagne, sautoit en l’air & étoit
consumé en un instant, avec un bruit plus terrible que celui du
Tonnerre, & cela dès qu’une seule étincelle voloit dessus. Qu’une
certaine quantité de cette poudre, bourée dans un tuyau de fer, étoit
capable de pousser une Bale de fer ou de plomb avec une violence & une
vitesse si prodigieuse, qu’il n’y avoit rien qui fut capable d’en
soutenir l’effort. Qu’il y avoit même de ces Boulets, qui étant
dechargez, renversoient non seulement des rangs tout entiers d’un seul
coup, mais batoient aussi en ruine les plus fortes murailles, & couloient
à fond des Vaisseaux montez de plusieurs miliers d’hommes; Que quand
ces Boulets étoient atachez l’un à l’autre avec une chaîne, ils
mettoient en piéces les Mats, les Agrets, en un mot, tout ce qu’ils
rencontroient. Que nous mettions souvent cette poudre dans de grands
boulets creux de Fer, que nous avions l’Art à l’aide d’une
certaine machine, de jetter dans une Ville assiegée, & que par ce moyen
un grand nombre d’assiegez étoient tuez, & presque routes leurs
Maisons reduites en Cendres. Que je connoissois fort bien les ingrediens
qui entrent dans la composition de cette poudre; qu’ils n’étoient ni
chers ni rares; Que d’ailleurs je me faisois fort d’enseigner à ses
Ouvriers l’art de faire ces Tuyaux d’une grandeur proportionnée à
tous les autres objets qui étoient dans l’Empire de sa Majesté; & que
les plus grands ne devoient pas avoir au dela de cent pieds de longueur:
Que vingt ou trente de ces tuyaux chargez d’une quantité convenable de
poudre & de boulets, pouvoient renverser en peu d’heures les murailles
de la plus forte Ville qu’il y eut dans son Royaume, ou détruire de
fond en comble la Capitale, si elle s’écartoit jamais de la soumission
duë à ses ordres souverains. Je fis cette ofre à sa Majesté, en la
priant de l’accepter comme une foible marque de cette Reconnoissance
que ses bienfaits avoient excitée en moi.

Le Roi fut frapé d’Horreur à l’ouïe de la description de ces
terribles Machines, & de l’usage que je lui proposois d’en faire. Il
ne pouvoit concevoir comment un insecte si foible & si petit que moi (ce
furent ses expressions) pouvoit se repaitre d’idées si inhumaines, &
être si peu ému en parlant de la desolation & du carnage, que je lui
avois dit être les efets ordinaires de ces machines exterminatrices,
dont certainement, disoit-il, quelque Genie malfaisant, & Ennemi du genre
humain, devoit avoir été le premier Inventeur. Que pour ce qui le
regardoit, il protestoit que quoique de nouvelles découvertes, soit dans
l’Art soit dans la Nature, lui fissent un singulier plaisir, il
aimeroit mieux perdre la moitié de son Royaume, que d’aprendre un si
abominable secret, dont il me commandoit fi ma vie m’étoit chére, de
ne lui plus jamais parler.

Etrange éfet de cette _limitation d’idées_, & de cette _petitesse de
vuës_ dont j’ai parlé! Qui pourra jamais croire qu’un Prince qui
possedoit d’ailleurs toutes les qualitez qui produisent la veneration,
l’amour, & l’esstime, & dont le savoir, la sagesse & la bonté le
rendoient l’admiration & les delices de ses sujets; pour un _vain petit
scrupule_, dont nous n’avons pas même de notions en _Europe_, laisse
échaper l’inestimable ocasion de se rendre Maitre absolu de la vie, de
la liberté & du bien de son peuple. Ce que j’en dis pourtant n’est
pas dans l’intention de decrier les autres talens de ce Roi, à qui le
Trait, que je viens de raconter, fera certainement grand tort dans
l’esprit d’un Lecteur Anglois. Mais mon but est seulement de marquer
combien sont lourdes les fautes qu’on commet, quand on ne reduit pas la
_politique_ en _science_, comme ont fait les plus grands genies de
_l’Europe_. Car je me souviens fort bien, qu’un jour en causant avec
le Roi, je lui dis que parmi nous on avoit composé une infinité de
volumes sur _l’Art du Gouvernement_, mais que contre mon intention, je
lui donnai une fort petite idée de nôtre Habileté. Il me protesta
qu’il avoit un souverain mépris pour tout ce qu’on apeloit
_Mystere_, _Rafinement_, & _Intrigue_, soit dans un Prince, soit dans un
Ministre. Il ne pouvoit comprendre ce que j’entendois par _secrets
d’Etat_, à moins qu’il ne s’agit de quelque Nation rivale ou
ennemie. Il renfermoit la science du Gouvernement dans des _Bornes fort
étroites_, en la restreignant au bon sens, à la justice, à la
clemence, & à la prompte expedition des Causes tant civiles que
criminelles, avec quelques autres lieux communs qui ne meritent pas
qu’on s’y arrête, & il étoit dans l’étrange opinion, que
quiconque pouvoit faire que deux tuyaux de bled ou deux brins d’herbe
vinssent sur un monceau de terre, où il n’en croissoit qu’un
auparavant, rendoit un service plus essentiel à son pays, que toute la
race des Politiques ensemble.

Les connoissances de ce peuple sont fort defectueuses, puis qu’elles
consistent seulement en Morale, Histoire, Poësie, & Mathematiques, en
quoi il faut avoüer qu’ils excellent. Mais la derniére de ces
sciences n’est employée qu’aux usages de la vie, & qu’à
l’amelioration de l’Agriculture, & de tout les Arts Mechaniques. Ce
qui regarde les Idées, les Entitez, & les Abstractions, jamais je ne pus
lui faire concevoir ce que c’étoit.

Aucune Loi dans ce pays ne doit exceder en mots, le nombre des lettres de
leur Alphabet, qui monte seulement à vingt & deux. Mais pour dire le
vrai, il y en a peu qui aye tout à fait cette longueur. Elles sont
exprimées dans les termes les plus simples & les plus clairs, & ce
peuple est assez stupide pour n’y trouver qu’une seule
interpretation. C’est même un Crime capital que de vouloir expliquer
une Loi par un Commentaire. Pour ce qui est de la décision des Causes
civiles ou criminelles, les procedures sont chez eux en si petit nombre,
qu’ils auroient tort de se vanter d’être fort habiles dans l’une
ou l’autre de ces choses.

Ils ont eu l’Art de l’imprimerie, aussi bien que les _Chinois_,
depuis un tems immémorial; mais leurs Bibliotheques ne sont pas fort
nombreuses, puisque celle du Roi, qui passe pour une des plus grandes, ne
contient qu’autour de mille voulumes, placez dans une galerie de douze
cent pieds de longueur, dont j’avois permission de prendre les Livres
que je voulois. Le Menuisier de la Reine avoit fait dans une des chambres
de _Glumdalclitch_ une maniere d’Echelle, haute de vingt & cinq pieds,
& dont chaque Echelon avoit cinquante pieds de longueur. Je faisois
apuyer le Livre que je voulois lire contre la muraille, puis montant au
haut de l’Echelle, je commençois par lire la premiere ligne de la
page, en marchant de côté, jusqu’à ce que je fusse au bout de la
ligne; après quoi, quand il le faloit, je descendois un Echelon, faisant
toujours le même manége jusqu’à ce que je fusse au bas de la page.

Le stile de ce peuple est clair, mâle, & coulant, mais pas fleuri, parce
qu’ils évitent de se servir d’expressions superflues. J’ai lu
plusieurs de leurs Livres, particulierement ceux qui rouloient sur
l’Histoire ou sur la Morale. Entr’autres je parcourus avec un plaisir
inexprimable un vieux petit Traité qui étoit toujours dans la chambre
de lit de _Glumdalclitch_, & qui apartenoit à sa Gouvernante, Dame
grave, qui ne lisoit que des livres de Morale & de Devotion. Ce livre
traitoit de la Foiblesse du Genre humain, & n’étoit en estime que
parmi les Femmes & le Vulgaire. Je fus curieux de voir ce qu’un Auteur
de ce pays pouvoit dire sur ce sujet. Cet Ecrivain parcourut les mêmes
lieux communs que nos Docteurs en Morale connoissent si bien, montrant
combien l’homme est un Animal petit, meprisable, & incapable de
s’aider lui même & de se defendre contre les injures de l’air &
contre la fureur des Bêtes feroces: Combien il étoit inferieur à une
créature en force, à une autre en vitesse, à une troisiéme en
prudence, & à une quatriéme en industrie. Il ajoutoit, que dans ces
derniers tems, la Nature avoit dégeneré de sa premiére vigueur, &
qu’elle ne produisoit plus que de petits Avortons en comparaison
d’autrefois. Il dit qu’il étoit fort aparent, non seulement que
l’espece des Hommes étoit primitivement plus grande, mais qu’aussi
dans les premiers tems il doit y avoir eu des Geants, comme l’Histoire
& la Tradition l’atestent d’un côté, & comme des os prodigieux
qu’on a trouvez, le demontrent de l’autre. Il pretendoit que les
loix de la Nature demandoient que nous eussions été faits au
commencement d’une constitution beaucoup plus robuste, & bien moins
sujets à être detruits par de petits accidens, par une tuile tombant
d’une maison, ou par une pierre jettée par un Enfant. De ces
raisonnemens, l’Auteur tiroit plusieurs consequences morales, de grand
usage pour la conduite de la vie, mais qu’il seroit inutile de placer
ici. Pour ce qui me regarde, je ne pus m’empêcher d’admirer combien
étoit general le talent de tourner les lectures en Moralitez, & le
penchant des Hommes à se plaindre de la Nature. Et je crois qu’après
une exacte recherche, ces sortes de plaintes se trouveroient aussi peu
fondées parmi nous, qu’elles l’étoient chez les Habitans de
_Brobdingnag_.

A l’égard de leurs Afaires Militaires, ils m’ont assuré que
l’Armée de leur Roi consistoit en cent soixante & seize mille
Fantassins, & en trente deux mille Cavaliers: si le nom d’Armée peut
convenir à un Corps formé par des Marchands rassemblez de disserentes
Villes, & par des Fermiers de la Campagne, dont les Commandants sont
simplement des gens de distinction sans paye ni recompense. Il faut
avouër qu’ils entendent fort bien l’Exercice, & qu’ils sont
excellemment disciplinez, en quoi il n’y a pas grand merite. Car,
comment cela pouroit-il être autrement, dans un pays où chaque Fermier
est soumis au Seigneur de sa Terre, & chaque Citoyen aux Magistrats de sa
Ville, choisis par _Scrutin_ à la maniére de _Venise_?

J’ay souvent vu la Milice de _Lorbrulgrud_ faisant l’Exercice dans un
grand champ près de la Ville. Il pouvoit y avoir vint cinq mille
Fantassins, & environ six mille Chevaux; car il m’étoit impossible de
compter exactement leur nombre, veu le terrein qu’ils ocupoient. Un
Cavalier monté sur un cheval de raisonnable taille, avoit plus de cent
pieds en hauteur. J’ay vu un jour tous les Cavaliers de ce Corps, dans
l’instant que leur Commandant en donnoit l’ordre, tirer leurs épées
tous à la fois, & les brandir dans l’air. Ce spectacle avoit quelque
chose de surprenant au delà de toute expression. C’étoit comme si dix
mille éclairs étoient partis de diférens côtez du Ciel en même tems.

J’étois curieux de savoir comment ce Prince, dans le païs duquel il
étoit impossible de penetrer, pouvoit s’être avisé de songer à des
Armées, ou de faire instruire son Peuple dans la Discipline Militaire.
Mais je fus bientôt mis au fait par le secours de la Conversation, & par
la lecture de leurs Histoires. Car depuis plusieurs siecles, les habitans
de ce pays ont été travaillez de la même maladie à laquelle tant
d’autres Nations sont sujettes; je veux dire, que la Noblesse avoit
travaillé à y aquerir trop de pouvoir, le Peuple trop de liberté, & le
Roi trop de Despotisme. A la verité, il avoit été pourvu à tous ces
inconveniens par de sages Loix: mais ces Loix avoient souvent été
enfreintes par quelqu’un des trois Partis, ce qui avoit plus d’une
fois fait naître des guerres civiles, dont la derniere avoit heureusement
été terminée par le Grand-pere du Prince régnant, par une composition
generale; & la Milice, dont le nombre avoit été fixé alors du
consentement des trois Partis, avoit été tenue depuis ce tems là
exactement dans le devoir.



CHAPITRE VIII.

Le Roi & la Reine font un tour vers les Frontiéres; l’Auteur a
l’honneur de les acompagner. De quelle maniere il quita ce pays. Il
revient en Angleterre.


J’Avois toujours eu un fort pressentiment que je recouvrerois quelque
jour ma liberté, quoi qu’il me fut impossible de concevoir par quels
moyens, ou de former quelque projet qui eut la moindre ombre d’aparence
de pouvoir réussir. Le Vaisseau sur lequel j’avois été étoit le
premier qu’on eût jamais vu sur les Côtes de ce pays, & le Roi avoit
donné les ordres les plus precis, que si quelqu’autre y venoit, on
s’en rendit Maitre, & qu’on l’amenât avec l’équipage & les
passagers dans une Charette à _Lorbrulgrud_. Sa Majesté souhaitoit avec
ardeur d’avoir quelque femme de ma taille, par le moyen de laquelle mon
espèce put se conserver: Mais je crois que j’aurois plutôt soufert
mille morts, que de m’exposer au risque de laisser après moi une
posterité, qui auroit été ou mise en cage comme des Serins de Canarie,
ou peut être vendue à des personnes de qualité, moins à la verité
pour en faire des Esclaves, que comme des curiositez. J’avouë que
j’étois traité avec beaucoup de douceur; j’étois le Favori d’un
grand Roi, & les Delices de toute sa Cour: Mais cependant le rôle que
j’y jouois ne me paroissoit gueres convenir avec la dignité de ma
Nature. Il m’étoit impossible d’oublier ces autres moi-même que
j’avois laissez dans ma Patrie. Je mourois d’envie d’être au
milieu d’un Peuple avec qui j’eusse une espèce d’égalité, & dans
le païs de qui je pusse me promener sans craindre d’être écrasé
comme une Grenouille ou un jeune Chien. Mais le moment de ma Delivrance
vint plus tôt que je n’avois cru, d’une maniére tout à fait
extraordinaire. J’en vai raporter l’Histoire & toutes les
circonstances avec la plus exacte verité.

J’avois déjà passé deux années dans le Pays; au commencement de la
troisiéme, _Glumdalclitch_ & moi acompagnâmes le Roi & la Reine dans un
tour que leurs Majestez firent vers la côte meridionale du Royaume.
J’étois porté comme à l’ordinaire, dans ma Boëte de Voyage,
laquelle comme je l’ai déjà dit, étoit un très joli Cabinet de
douze pieds de largeur. Et j’avois ordonné qu’on m’atachât un
Estrapontin avec des cordages de soye d’égale longueur au haut des
quatre coins de ce Cabinet, afin de ne pas sentir la force des secousses,
quand un Valet me porteroit devant lui en allant à cheval; & aussi, pour
y dormir à mon aise quand je serois en voyage. Au plancher superieur de
ma Boëte, vers l’endroit de l’Estrapontin où je mettois la tête,
j’avois fait faire à l’Ouvrier, un trou d’un pied en quarré pour
me donner de l’air en dormant quand il faisoit chaud; & je pouvois
fermer ce trou avec une petite planche, que je haussois & que je baissois
par le moyen d’une Rainure.

Quand nous eumes fait nôtre tournée, le Roy jugea à propos d’aler
passer quelques jours dans un Palais qu’il avoit près de
_Flanflasnic_, Ville située à dixhuit miles _Angloises_ de la Mer:
_Glumdalclitch_ & moi étions extrêmement fatiguez, j’avois gagné un
Froid, mais la pauvre Enfant étoit si indisposée qu’elle ne quitoit
point sa chambre. J’avois grande impatience de voir l’Ocean, qui
étoit la seule route par laquelle je pouvois jamais m’échaper. Je fis
semblant d’être plus incommodé que je n’étois, & demandai
permission d’aller prendre l’Air au bord de la Mer, avec un Page que
j’aimois beaucoup, & à qui on m’avoit quelquefois confié. Je
n’oublierai jamais la repugnance qu’eut _Glumdalclitch_ à consentir
à ce Voyage, ni la maniére dont elle recommanda au Page d’avoir soin
de moi, fondant en même tems en larmes, comme si elle avoit eu quelque
pressentiment de ce qui alloit ariver. Le Page me porta dans ma Boëte
jusqu’à ce que nous fussions au bord de la Mer. Je lui dis alors de me
mettre à terre, & après avoir levé un de mes chassis, mes tristes
regards errérent quelque tems sur la Mer. Je me trouvai mal, & dis à
mon Conducteur que j’avois envie de me reposer un peu dans mon
Estrapontin, & que j‘esperois qu’un petit sommeil me feroit du bien.
Je me couchai, & le Page ferma la Fenêtre de peur que le froid qui
auroit pu y entrer ne m’incommodât. Je ne tardai guères à
m’endormir, & tout ce que je puis conjecturer est, que pendant que je
dormois, le Page ne croiant pas que je pusse courir aucun risque,
s’étoit amusé à chercher des œufs d’Oiseaux dans les crevasses
des Rochers; amusement auquel j’avois; déjà vu qu’il se
civertissoit, dans le tems que j’étois encore à ma Fenêtre:
Quoiqu’il en soit à cet égard, je fus soudain éveillé par un coup
violent qui fut donné sur l’Anneau qui étoit ataché au dessus de ma
Boëte, pour qu’on put me porter plus facilement. Je sentis que ma
Boëte s’élevoit fort haut en l’air, & qu’ensuite elle décendoit
avec une prodigieuse vitesse. La premiére secousse avoit pensé me
jetter hors de mon Estrapontin, mais après le mouvement fut plus doux.
Je jettai plusieurs cris également inutiles, & en regardant par mes
Fenêtres, je ne vis que le Ciel & les nuées. J’entendis précisément
au dessus de ma tête un bruit qui ressembloit à un bâtement
d’Aîles, & commençai alors à entrevoir l’horreur de ma situation.
Je devinai qu’une Aigle avoit pris l’Anneau de ma Boëte dans son
bec, dans le dessein de la laisser tomber sur un Rocher comme une Tortue
dans son écaille, & puis d’en tirer mon corps pour le devorer: Car
l’odorat de cet Animal est si admirable qu’il sent sa proye à une
très-grande distance, quand même elle seroit encore mieux cachée que
je ne l’étois entre des planches qui n’avoient pas deux pouces
d’épaisseur.

Quelques momens après j’entendis que le batement d’aîles devenoit
plus fort, & je m’aperçus que ma Boëte haussoit & baissoit
continuellement. Il me sembla que l’Aigle (car je n’ay jamais pu
m’ôter de l’esprit que ce n’en fut une qui tenoit l’anneau de ma
Boëte dans son bec) étoit ataquée par quelque autre Oiseau, & un
instant après je remarquai que je tombois perpendiculairement, mais avec
une si prodigieuse rapidité que j’en fus presque hors d’haleine. Ma
chute avoit environ duré une Minute, quand ma Boëte parvint à la
surface de la Mer, & fit en y tombant un bruit aussi grand que celui de
la cataracte de _Niagara_; après quoi je fus dans l’obscurité pendant
une autre minute, & puis ma Boëte commença à remonter assez pour que
je pusse voir de la lumiére vers le haut de mes fenêtres. Je
m’aperçus alors que j’étois tombé dans la Mer. Ma Boëte, par la
pesanteur de mon Corps, aussi bien que par celle des Meubles qu’elle
renfermoit, & des plaques de fer atachées aux quatre coins en haut & en
bas pour rendre le batiment plus fort, flotoit enfoncée de cinq pieds
dans l’Eau. Je m’imaginai alors, comme à present, que l’Aigle en
s’envolant avec ma Boëte, avoit été poursuivie par deux ou trois
autres Oiseaux de la même ou d’une diferente espèce, & que pendant
qu’elle se defendoit contr’eux, qui aparemment vouloient avoir leur
part de la proye, elle avoit été forcée de me laisser tomber. Les
plaques de fer atachées au plancher inferieur de la Boëte (car
celles-ci étoient les plus fortes) avoient conservé la Balance pendant
qu’elle tomboit, & empêché que le choc de l’eau ne la mit en
pièces. D’ailleurs elle étoit si bien fermée de tous côtez qu’il
n’y entra que très-peu d’eau. Ce ne fut pas sans peine que je sortis
de mon Estrapontin, après avoir eu auparavant la précaution de faire
entrer un peu d’Air frais, dont j’avois grand besoin, par
l’ouverture qui avoit été faite au haut de mon Cabinet dans ce
dessein.

Combien de fois ne souhaitai-je pas alors d’être avec ma chére
_Glumdalclitch_, dont une seule heure m’avoit si fort éloigné! Et je
puis dire avec verité, qu’au milieu de mes propres malheurs, je ne pus
m’empêcher de plaindre ma pauvre Nourice, & d’être sensible aux
maux que ma perte alloit probablement lui atirer. Il y a peut-être peu
de Voyageurs qui se soient trouvez dans des conjonctures aussi tristes
que celle où j’étois, atendant à tout moment à voir ma Boëte mise
en pieces, ou engloutie par les ondes. Il n’y avoit plus de ressource
pour moi, si un seul carreau de vitre étoit venu à se casser. Je vis
l’eau qui entroit par plusieurs petites crevasses que je tachai de
boucher le mieux qu’il m’étoit possible, & j’eus le bonheur d’en
venir à bout. Cependant mon état étoit bien déplorable: ma Boëte ne
pouvoit manquer d’aler tôt ou tard à fond; & quand même elle
n’auroit pas couru ce risque, le froid & la faim m’auroient
infailliblement causé la mort. Je fus quatre heures dans ces tristes
circonstances, atendant & à la lettre souhaitant que chaque moment fut
le dernier de ma vie.

J’ai déja informé mes Lecteurs, qu’il y avoit deux fortes gaches
atachées au côté de ma Boëte où il n’y avoit pas de Fenêtre, dans
lesquelles celui qui me portoit en allant à cheval, avoit soin de passer
un ceinturon de cuir qu’il se boucloit ensuite autour du milieu.
Pendant que j’étois dans ce deplorable état, j’entendis, ou du
moins je crus entendre quelque bruit vers le côté de ma Boëte auquel
les gaches étoient atachées, & un instant apres je m’imaginai que ma
Boëte étoit tirée sur la superficie de la Mer; car de tems en tems je
sentois que les Flots batoient mes fenêtres de la même maniére que
quand un Vaisseau fend les ondes. Je fus frapé alors d’un rayon
d’Espoir, quoique je ne conçusse pas encore la possibilité
d’échaper. Je defis les vis qui atachoient une de mes chaises à
terre, & fis ensuite de mon mieux pour faire tenir cette chaise justement
au dessous de la petite planche que je venois d’ouvrir; après quoi je
montai dessus, & après avoir aproché ma bouche du trou le plus près
qu’il me fut possible, je me mis à crier à l’aide à haute voix,
& dans toutes les Langues que je savois. J’atachai ensuite mon mouchoir
à un Bâton que je portois d’ordinaire, & après avoir fouré le
mouchoir par le trou, je le tournai & le fis voltiger plusieurs fois en
l’air, afin qu’en cas que quelque Vaisseau ou quelque Chaloupe
fussent près de là, les Matelots passent deviner que quelque infortuné
Mortel étoit enfermé dans cette Boëte.

Tous mes cris & tous mes signaux ne furent à ce qu’il me paroissoit ni
vus ni entendus, mais je m’aperçus clairement que ma Boëte continuoit
à être tirée. Une heure après, ce côté de ma Boëte où les gaches
étoient atachées, & où il n’y avoit point de Fenêtre, donna contre
quelque chose de dur. Je craignis que ce ne fut un Rocher, & je me
trouvai plus secoüé qu’auparavant. J’entendis distinctement au
dessus de ma Boëte un bruit assez semblable à celui que fait un Cable
qu’on tire à travers un Anneau. Je vis alors que ma Boëte montoit
insensiblement, & qu’elle étoit de trois pieds plus haute
qu’auparavant avant que de s’arrêter. Sur quoi je recommençai sur
nouveaux fraix à crier au secours, & à faire voltiger mon Mouchoir; un
cri, que plusieurs voix mêlées ensemble rendoit confus, me servit de
reponse, & me causa un Transport de joye qui ne peut être conçu que par
ceux qui l’ont éprouvé. Un moment après j’entendis marcher sur ma
tête, & quelqu’un criant par le trou à haute voix en Anglois, s’il
y a quelques uns en bas, qu’ils parlent. Je repondis que j’étois un
Anglois, que sa mauvaise fortune avoit mis dans la situation la plus
afreuse où jamais homme eut été, & que je priois, par tout ce qui est
capable d’émouvoir, de me tirer de la prison où j’étois. La voix
repliqua que je n’avois rien à craindre, puisque ma Boëte étoit
atachée à leur Vaisseau; & que le Charpentier viendroit incontinent
pour faire au dessus de ma Boëte un trou qui fut assez grand pour me
tirer dehors. Je repondis, que cela étoit inutile & demanderoit beaucoup
de tems: qu’il valoit bien mieux que quelcun de l’Equipage mit un
doigt dans l’anneau, & tirât ainsi ma Boëte de la Mer, pour la mettre
ensuite dans la Cabane du Capitaine. Quelques uns de ceux qui
m’entendirent tenir ce langage, crurent que j’avois perdu l’esprit;
d’autres n’en firent que rire; car j’avoüe à ma honte que je ne
faisois pas atention que j’étois à present parmi des hommes de ma
force & de ma taille. Le Charpentier vint, & fit en peu de minutes une
Ouverture de quatre pieds en quarré, puis y fit passer une petite
Echelle, sur laquelle je montai pour me rendre dans le Vaisseau.

Tout l’Equipage étoit dans le dernier Etonnement, & me faisoit mille
questions, auxquelles je n’avois aucune envie de repondre. Je ne fus
pas moins étonné de mon côté de voir tant de pigmées: car ils me
paroissoient tels, pour avoir été si long tems acoutumé à ne voir que
des objets monstrueux. Mais le Capitaine, nommé _Thomas Wilcolks_, qui
étoit un Homme genereux & obligeant, remarquant que j’alois tomber en
foiblesse, me prit dans sa Cabane, me donna un cordial pour m’empêcher
de m’évanouir, & me fit coucher sur son propre lit, afin que je prisse
un peu de repos, dont certes j’avois grand besoin. Avant que de me
mettre au Lit, je lui donnai à connoître que j’avois quelques nipes
dans ma Boëte que je serois faché de perdre; entr’autres un bon
Estrapontin, un assez joli lit de camp, deux chaises, une table, & un
Cabinet. Que ma Boëte étoit matelassée de tous côtez de soye & de
coton, & que s’il vouloit la faire aporter par quelqu’un de
l’Equipage dans sa Cabane, je lui montrerois ce que je lui venois de
nommer, & quelques autres choses encore. Le Capitaine m’entendant
proferer ces absurditez crut que je revois. Cependant (à ce que je
m’imagine pour me tranquiliser) il me promit d’y donner ordre, &
s’étant rendu sur le Tillac, il fit décendre quelques uns de ses gens
dans ma Boëte, dont, (comme je le trouvai depuis) ils tirérent tout ce
qu’il y avoit de bon; mais les chaises & le Cabinet étant atachez avec
des vis au plancher, furent beaucoup endommagées par l’ignorance des
Matelots, qui voulurent les enlever à force de bras. Quand ils ne virent
plus rien qui leur valut la peine d’être pris, ils jettérent à la
Mer ma Boëte, qui étant ouverte en plusieurs endroits, ne tarda guères
à aller à fond. Et, pour dire le vrai, je fus bien aise dans la suite
de n’avoir pas été temoin de ce spectacle, qui m’auroit rapellé le
souvenir le plus triste & le plus acablant.

Je dormis quelques heures, mais d’un sommeil troublé à chaque instant
par la pensée du lieu que j’avois quité, & des Dangers auxquels je
venois d’échaper. Neanmoins, je me trouvai un peu mieux à mon reveil.
Il étoit alors environ huit heures du soir, & peu après le Capitaine
ordonna qu’on servit le souper, croyant que j’avois déjà jeuné
assez long-tems. Il m’entretint avec beaucoup de douceur, & quand nous
fumes seuls, il me pria de lui faire la Relation de mes Voyages, & de lui
raconter par quel accident je m’étois trouvé dans cette énorme
Machine de bois. Il me dit, qu’environ à midi, regardant par sa
Lunette d’aproche, il avoit vu ma Boëte, & que croyant que c’étoit
un Vaisseau, il avoit formé le dessein de tacher de le joindre, dans
l’esperance d’en acheter quelques Biscuits dont on commençoit à
manquer à son Bord. Qu’en aprochant, il avoit remarqué son Erreur, &
envoyé la Chaloupe pour voir ce que c’étoit qui flotoit sur l’Eau.
Que ses gens étoient revenus fort effrayez, jurants, qu’ils avoient vu
une Maison flotante. Que s’étant moqué de leur folie, il s’étoit
lui-même mis dans la Chaloupe, après avoir donné ordre auparavant à
ses gens de prendre un fort Cable avec eux. Que le tems étant calme, à
l’aide des rames il avoit plusieurs fois fait le tour de ma Boëte, &
consideré mes Fenêtres. Qu’il avoit decouvert deux gaches à un
côté, qui étoit tout de planches, sans aucune ouverture pour donner
passage à la lumiere. Qu’il avoit commandé alors à ses Matelots
d’aprocher avec la Chaloupe de ce côté, d’atacher le Cable à une
des gaches, & puis de tirer la Caisse (c’est le nom qu’il lui
donnoit) jusqu’au Vaisseau. Quand cela fut fait, il ordonna qu’on
atachât un autre Cable à l’Anneau qui étoit ataché au dessus de ma
Boëte, & qu’on la haussat, avec des poulies, ce que tous les gens du
Vaisseau ne purent faire au delà de deux ou trois pieds. Il me dit
qu’il avoit bien vu mon baton & mon mouchoir, & qu’il en avoit conclu
que quelque malheureux étoit enfermé dans cette étrange maniére de
Prison. Je demandai si lui ou quelqu’un de l’Equipage avoit vu
quelques Oiseaux d’une grandeur prodigieuse dans l’Air, vers le tems
qu’il m’avoit découvert la premiere fois. Sa reponse fut, que
parlant sur ce sujet avec ses Matelots pendant que je dormois, un d’eux
lui dit avoir observé trois Aigles volant vers le Nord, mais qu’il
n’avoit pas remarqué qu’elles fussent plus grandes que les Aigles
ordinaires, ce que j’atribuë à la prodigieuse hauteur à laquelle
elles étoient: & il ne put pas deviner la raison qui m’avoit porté à
faire cette Question. Je demandai alors au Capitaine à quelle distance
il croyoit être de terre; il dit qu’à son avis nous en étions au
moins à une centaine de lieuës. Je lui protestai, qu’il se trompoit
tout au moins de la moitié, puis qu’il n’y avoit que deux heures que
j’avois quité le pays dont je venois quand je tombai dans la Mer.
Cette reponse lui fit croire de nouveau que j’avois l’esprit egaré,
ce qu’il fit assez connoitre en me disant de m’aller coucher dans une
Cabane qu’il m’avoit fait preparer. Je l’assurai que sa
conversation me faisoit plus de bien que le repos que je pourois prendre,
& qu’au reste j’étois dans mon bon sens autant que je l’avois
été de ma vie. Alors il prit son serieux, & me demanda en confidence si
je n’avois pas l’esprit troublé par le remords de quelque crime
affreux, dont j’avois été puni par l’ordre de quelque Prince, qui
m’avoit fait renfermer dans une Caisse & jetter en mer, comme dans
d’autres Pays on expose à la merci des Flots dans une petite Barque
sans provisions des Criminels du premier ordre: Il ajouta que quoi
qu’il fut faché que son Vaisseau eut servi d’Azile à un scelerat,
il s’engageoit néanmoins à me mettre sain & sauf à terre dans le
premier Port où nous arriverions. Ce qui augmentoit ses soupçons,
poursuivoit-il, étoient de certains Discours absurdes que j’avois
premiérement tenus aux Matelots, & ensuite à lui même, aussi bien que
mon air hagard & ma contenante troublée.

Je le supliai d’avoir la patience de m’entendre conter mon Histoire,
ce que je fis avec la plus exacte Fidelité depuis mon depart
d’Angleterre jusqu’au moment qu’il m’avoit découvert. Et comme
la Verité a toujours un certain pouvoir sur des Esprits raisonnables, je
n’eus pas grand peine à persuader mon Capitaine, qui avoit quelque
teinture de savoir & un sens droit, de ma candeur & de ma veracité. Mais
pour le convaincre encore davantage, je le priai de donner ordre que mon
Cabinet, dont j’avois la Clef dans ma poche, fut aporté, (car il
m’avoit déjà notifié ce que les Matelots avoient fait de ma Boëte.)
J’ouvris le Cabinet en sa presence, & lui montrai la petite colection
de raretez que j’avois faite dans le pays dont je venois de sortir
d’une maniére si miraculeuse. Je lui fis voir le peigne que j’avois
fait des poils de la barbe du Roi; un grand nombre d’Eguilles &
d’Epingles, dont les plus petites avoient un pied de longueur, & les
plus grandes une demi verge; quelques peignures des cheveux de la Reine,
& une bague d’or dont elle me fit un jour present de la maniere du
monde la plus obligeante, la tirant de son petit doigt, & me la mettant
en guise de colier autour du cou. Je sollicitai le Capitaine d’accepter
cette Bague comme une foible marque de ma Reconnoissance, mais il ne
voulut jamais y consentir. Enfin, pour ne laisser plus aucun doute sur le
chapitre de ma veracité, je lui fis voir mes culotes qui étoient faites
de la peau d’une seule souris.

Je ne pus lui rien faire accepter, sinon une dent d’un Laquais, que je
vis qu’il examinoit avec beaucoup de curiosité, & dont il me
paroissoit avoir grande envie. Il la reçut avec des remerciemens qui
n’étoient nullement proportionnez à la petitesse du present. Cette
Dent, qui n’étoit pas le moins du monde gâtée, avoit apartenu à un
Valet de pied de _Glumdalclitch_, auquel un Chirurgien étourdi l’avoit
arrachée au lieu d’une autre qui lui faisoit mal: Je la demandai pour
la conserver dans mon Cabinet. Elle avoit environ un pied de longueur &
quatre pouces de diamétre.

Le Capitaine fut charmé du recit que je venois de lui faire, & dit,
qu’il esperoit que je ne manquerois pas d’en faire part au Public,
lorsque je serois arrivé en _Angleterre_. Je repondis, que le nombre des
Voyages qu’on avoit imprimez n’étoit déjà que trop grand, qu’à
cet égard il faloit, ou garder le silence, ou avoir quelque chose
d’extraordinaire à raconter; sans imiter pourtant ces Auteurs, qui
fourent du merveilleux dans leurs écrits aux depens de la verité. Que
mon Histoire ne contiendroit que des Evenemens ordinaires, sans avoir
aucun de ces Ornemens que prête la Description des Plantes, des Arbres,
des Oiseaux & des Bêtes feroces, ou bien celle des Coutumes barbares &
du Culte idolatre de quelque Peuple sauvage: Ornemens dont aucun livre de
Voyages ne manquoit. Que cependant je lui étois fort obligé de la bonne
opinion qu’il temoignoit avoir, & que je songerois à ce qu’il venoit
de me dire.

Il me marqua être fort étonné de m’entendre parler si haut,
demandant si le Roi ou la Reine de ce pays étoient durs d’Oreilles. Je
lui dis qu’il y avoit déjà plus de deux ans que j’étois acoutumé
à ce Ton, & que j’étois aussi surpris de l’entendre parler si bas,
qu’il pouvoit l’être de ce que je criois si haut. Que pendant le
tems que j’avois passé dans ce pays, quand j’avois voulu parler
à quelqu’un, j’avois été obligé de hausser autant la voix, qu’un
homme qui étant dans la Ruë auroit voulu se faire entendre d’un autre
placé au haut d’un Clocher; excepté pourtant lorsque j’étois sur
une Table, ou que quelqu’un me tenoit dans sa main. Je lui dis une
autre chose que j’avois remarquée, assavoir, que dans le tems que je
ne faisois que d’entrer dans son Vaisseau, & que tous les Matelots
étoient autour de moi, ils me parurent les plus petites Créatures que
j’eusse jamais vuës: Que cela étoit si vrai, que dans je Royaume dont
je sortois, je n’avois jamais osé me regarder dans un miroir, parce
que, acoutumé que j’étois à voir de si prodigieux objets, le
sentiment de ma petitesse m’auroit trop mortifié. Le Capitaine me dit,
que pendant que nous soupions, il avoit remarqué que je regardois chaque
chose avec une espèce d’étonnement, & que plusieurs fois j’avois
paru être sur le point d’éclater de rire, ce qu’il avoit atribué
au desordre de mon Cerveau. Je lui repondis, qu’il étoit vrai, & que
ma surprise venoit de l’infinie petitesse de tout ce que je voyois; &
là dessus je me mis à faire une description de tout ce qui avoit paru
sur sa table, telle que l’auroit faite un habitant de _Brobdingnag_,
s’il avoit été à ma place. Mon homme se mit à rire, & pour me faire
mieux sentir le ridicule de ce que je venois de dire, me protesta, que du
meilleur de son cœur il auroit donné cent Guinées d’avoir vu
l’Aigle tenant ma Boëte dans son bec, & la laissant ensuite tomber dans
la mer: Qu’il étoit bien dommage que personne n’eut été temoin
oculaire d’un fait si singulier, & dont la description meritoit si fort
d’être transmise à la posterité la plus reculée: Après cette
Raillerie vint la comparaison de _Phaëton_, qui étoit trop naturelle
pour qu’il me l’épargnat.

Deux jours après que je fus venu à Bord, le vent qui auparavant
n’avoit pas été fort bon, devint excellent, & rendit nôtre Voyage
plus court & plus heureux que nous n’aurions osé esperer. Le Capitaine
relacha seulement à un ou deux Ports, & envoya la Chaloupe à terre pour
aler querir quelques Provisions & de l’Eau douce, mais je ne sortis pas
du Vaisseau avant que nous fussions arrivez aux Dunes, ce que nous fimes
le 3. de _Juin_ 1706. environ neuf mois après ma sortie de
_Lorbrulgrud_. J’ofris au Capitaine de lui laisser en gage tout ce que
j’avois pour sureté du payement de ce que je pouvois lui devoir pour
m’avoir transporté dans mon pays, & nourri si long-tems; mais il me
protesta qu’il n’en vouloit pas un sou. Nous primes tendrement congé
l’un de l’autre, & je lui fis promettre qu’il viendroit me voir
chez moi quand il seroit à _Londres_. Je louai un Cheval & un Guide pour
prix & somme de cinq schelins, que j’empruntai du Capitaine.

Sur la Route, considerant la petitesse des Maisons, des Arbres, des
Bestiaux & des Hommes, je me crus tout à coup transporté dans
l’Empire de _Lilliput_. Je craignois de marcher sur chaque Voyageur que
je rencontrois, & je criai à plusieurs de s’ôter du chemin:
Impertinence qui pensa me faire des querelles, toute involontaire
qu’elle étoit.

Quand je fus arrivé chez moi, & qu’un des Domestiques m’eut ouvert
la porte, je me baissai pour y entrer, ma Femme courut au devant de moi
pour m’embrasser, mais je me courbai plus bas que ses genoux,
m’imaginant qu’autrement il lui seroit impossible d’atteindre à ma
bouche. Ma Fille s’agenouilla pour demander ma benediction, mais je ne
la vis que quand elle se fut levée, ayant été acoutumé depuis si long
tems à tourner la tête & les yeux vers des visages, qui étoient en
hauteur à la distance de soixante pieds du mien. Je regardai mes
Domestiques & deux ou trois Amis qui se trouvoient alors par hazard chez
moi, comme autant de Pigmées à l’égard desquels j’étois un
Géant. Je dis à ma Femme qu’elle avoit vécu avec trop de Frugalité,
puis qu’elle & sa Fille étoient amaigries & apetissées au delà de
toute expression. En un mot, je dis un si grand nombre de Folies, que
tous furent de l’avis dont le Capitaine avoit été d’abord, &
conclurent unanimement que j’avois perdu l’esprit. Ce que je raporte
comme un Exemple remarquable du pouvoir prodigieux de l’habitude.
Cependant je ne tardai guères à revenir de cette espèce de Maladie:
mais ma Femme protesta que je n’irois plus en Mer; mais par malheur pour
moi il étoit dit qu’elle n’auroit pas le pouvoir de m’en
empêcher, comme mes lecteurs pouront le voir cy-après.

    Fin de la Seconde Partie & du Tome Premier.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III" ***

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