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Title: Jean-Christophe Volume 2 (of 4) - La Révolte, La Foire sur la Place
Author: Rolland, Romain
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Jean-Christophe Volume 2 (of 4) - La Révolte, La Foire sur la Place" ***


generously made available by Hathi Trust.)



ROMAIN ROLLAND

JEAN-CHRISTOPHE

NOUVELLE ÉDITION

II

LA RÉVOLTE
LA FOIRE SUR LA PLACE

PARIS

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

LIBRAIRIE OLLENDORFF

50, CHAUSSÉE D'ANTIN

Tous droits réservés.



LA RÉVOLTE



PRÉFACE A LA PREMIÈRE ÉDITION


_Au seuil d'une période nouvelle de_ Jean-Christophe, _dont le
caractère de critique un peu vive risquera de blesser tour à tour les
lecteurs de tous les partis, je prie mes amis et ceux de Jean-Christophe
de ne jamais prendre nos jugements comme définitifs. Chacune de nos
pensées n'est qu'un moment de notre vie. À quoi nous servirait de
vivre, si ce n'était pour corriger nos erreurs, vaincre nos préjugés,
élargir notre pensée et notre cœur? Patience! Faites-nous crédit, si
nous nous trompons. Nous savons que nous nous trompons. Quand nous
reconnaîtrons nos erreurs, nous les condamnerons plus durement que
vous. Chaque jour, nous nous efforçons d'atteindre un peu plus de
vérité. Lorsque nous serons au terme, vous jugerez ce que valait notre
effort. Comme dit un vieux proverbe_: «LA FIN LOUE LA VIE, ET LE SOIR
LE JOUR».


R. R.

Novembre 1906.



_PREMIÈRE PARTIE_


SABLES MOUVANTS


Libre!... Libre des autres et de soi!... Le réseau de passions, qui le
liaient depuis un an, venait brusquement de se rompre. Comment? Il n'en
savait rien. Les mailles avaient cédé à la poussée de son être.
C'était une de ces crises de croissance, où les natures robustes
déchirent violemment l'enveloppe morte d'hier, l'âme ancienne où
elles étouffent.

Christophe respirait à pleins poumons, sans bien comprendre ce qui
était arrivé. Un tourbillon de bise glacée s'engouffrait sous la
grande porte de la ville, quand il rentra, venant d'accompagner
Gottfried. Les gens baissaient la tête contre l'ouragan. Les filles
allant à l'ouvrage luttaient avec dépit contre le vent qui se jetait
dans leurs jupes; elles s'arrêtaient pour souffler, le nez et les joues
rouges, l'air rageur; elles avaient envie de pleurer. Christophe riait
de joie. Il ne pensait pas à la tourmente. Il pensait à l'autre
tourmente, dont il venait de sortir. Il regardait le ciel d'hiver, la
ville enveloppée de neige, les gens qui passaient en luttant; il
regardait autour de lui, en lui: rien ne le liait plus à rien. Il
était seul... Seul! Quel bonheur d'être seul, d'être à soi! Quel
bonheur d'avoir échappé à ses chaînes, à la torture de ses
souvenirs, à l'hallucination des figures aimées et détestées! Quel
bonheur de vivre enfin, sans être la proie de la vie, d'être devenu
son maître!...

Il rentra dans sa maison, blanc de neige. Il se secoua gaiement, comme
un chien. En passant près de sa mère, qui balayait le corridor, il
l'enleva de terre, avec des cris inarticulés et affectueux, comme on en
dit aux petits enfants. La vieille Louisa se débattait dans les bras de
son fils, mouillé de neige qui fondait; et elle l'appela: «gros
bête!» en riant d'un bon rire enfantin.

Il monta dans sa chambre, quatre à quatre. Il pouvait à peine se voir
dans sa petite glace, tant le jour était sombre. Mais son cœur
jubilait. Sa chambre étroite et basse, où il avait peine à remuer,
lui semblait un royaume. Il ferma la porte à clef, et rit de
contentement. Enfin, il allait se retrouver! Depuis combien de temps
s'était-il perdu! Il avait hâte de se plonger dans sa pensée. Elle
lui apparaissait comme un grand lac qui se fondait au loin dans la brume
dorée. Après une nuit de fièvre, il se tenait au bord, les jambes
baignées par la fraîcheur de l'eau, le corps caressé par la brise
d'un matin d'été. Il se jeta à la nage; il ne savait où il allait,
et peu lui importait: c'était la joie de nager au hasard. Il se
taisait, riant, écoutant les mille bruits de son âme: elle fourmillait
d'êtres. Il n'y distinguait rien, la tête lui tournait; il
n'éprouvait qu'un bonheur éblouissant. Il jouit de sentir ces forces
inconnues; et, remettant paresseusement à plus tard de faire l'essai de
son pouvoir, il s'engourdit dans l'orgueilleuse ivresse de cette oraison
intérieure qui, comprimée depuis des mois, éclatait comme un
printemps soudain.

Sa mère l'appelait à déjeuner. Il descendit, la tête étourdie,
ainsi qu'après une journée au grand air; une telle joie rayonnait en
lui que Louisa lui demanda ce qu'il avait. Il ne répondit pas; il la
prit par la taille et la força à faire un tour de danse autour de la
table, où la soupière fumait. Louisa, essoufflée, cria qu'il était
fou; puis elle frappa des mains:

--Mon Dieu! fit-elle, inquiète. Je parie qu'il est de nouveau amoureux!

Christophe éclata de rire. Il lança sa serviette en l'air:

--Amoureux!... s'écria-t-il. Ah! bon Dieu!... Non, non! c'est assez! Tu
peux être tranquille. C'est fini, fini, pour toute la vie fini!... Ouf!

Il but un grand verre d'eau.

Louisa le regardait rassurée, hochait la tête, souriait:

--Beau serment d'ivrogne! dit-elle. Il y en a pour jusqu'au soir.

--C'est toujours cela de gagné, répondit-il, de bonne humeur.

--Bien sûr! fit-elle. Alors, qu'est-ce que tu as qui te rend si content?

--Je suis content. Voilà!

Les coudes sur la table, assis en face d'elle, il voulut lui conter tout
ce qu'il ferait plus tard. Elle l'écoutait avec un affectueux
scepticisme, et lui faisait remarquer doucement que la soupe
refroidissait. Il savait qu'elle n'entendait pas ce qu'il disait; mais
il n'en avait cure: c'était pour lui-même qu'il parlait.

Ils se regardaient en souriant: lui, parlant; elle, n'écoutant guère.
Bien qu'elle fût fière de son fils, elle n'attachait pas grande
importance à ses projets artistiques; elle pensait: «Il est heureux:
c'est l'essentiel.»--Tout en se grisant de ses discours, il regardait
la chère figure de sa mère, avec son fichu noir sévèrement serré
autour de la tête, ses cheveux blancs, ses yeux jeunes qui le couvaient
d'amour, son beau calme indulgent. Il lisait toutes ses pensées en
elle. Il lui dit, en plaisantant:

--Cela t'est bien égal, hein? tout ce que je te raconte?

Elle protesta faiblement:

--Mais non, mais non!

Il l'embrassa:

--Mais si, mais si! Va, ne t'en défends pas. Tu as raison. Aime-moi
seulement. Je n'ai pas besoin qu'on me comprenne,--ni toi, ni personne.
Je n'ai plus besoin de personne, ni de rien, maintenant: j'ai tout en
moi...

--Allons, fit Louisa, le voilà avec une autre folie, à présent!...
Enfin, puisqu'il lui en faut une, j'aime encore mieux celle-là.



Bonheur délicieux de se laisser flotter sur le lac de sa pensée!...
Couché au fond d'une barque, le corps baigné de soleil, le visage
baisé par le petit air frais qui court à la surface de l'eau, il
s'endort, suspendu sur le ciel. Sous son corps étendu, sous la barque
balancée, il sent l'onde profonde; sa main nonchalamment y plonge. Il
se soulève; et, le menton appuyé sur le rebord du bateau, comme quand
il était enfant, il regarde passer l'eau. Il voit des miroitements
d'êtres étranges, qui filent comme des éclairs... D'autres, d'autres
encore... Jamais ils ne sont les mêmes. Il rit au spectacle fantastique
qui se déroule en lui; il rit à sa pensée; il n'a pas le besoin de la
fixer. Choisir, pourquoi choisir dans ces milliers de rêves? Il a bien
le temps!... Plus tard!... Quand il voudra, il n'aura qu'à jeter ses
filets, pour retirer les monstres qu'il voit luire dans l'eau. Il les
laisse passer... Plus tard!...

La barque flotte au gré du vent tiède et du courant insensible. Il
fait doux, soleil, et silence.



Languissamment enfin, il laisse tomber les filets. Penché sur l'eau qui
grésille, il les suit du regard, jusqu'à ce qu'ils aient disparu.
Après quelques minutes de torpeur, il les ramène sans hâte; à mesure
qu'il les tire, ils deviennent plus lourds; au moment de les sortir, il
s'arrête pour prendre haleine. Il sait qu'il tient sa proie, il ne sait
quelle est sa proie; il prolonge le plaisir de l'attente.

Enfin, il se décide: les poissons aux cuirasses irisées apparaissent
hors de l'eau; ils se tordent comme un nid de serpents. Il les regarde
curieusement, il les remue du doigt, il veut prendre les plus beaux, un
instant, dans sa main; mais à peine les a-t-il sortis de l'eau que
leurs nuances pâlissent, ils se fondent entre ses doigts. Il les
rejette dans l'eau, et recommence à pêcher. Il est plus avide devoir,
l'un après l'autre, tous les rêves qui s'agitent en lui, que d'en
garder aucun: ils lui semblent plus beaux, quand ils flottent librement
dans le lac transparent...

Il en pêchait de toutes sortes, tous plus extravagants les uns que les
autres. Depuis des mois que les idées s'amassaient, sans qu'il en
tirât parti, il crevait de richesses à dépenser. Mais tout était
pêle-mêle: sa pensée était un capharnaüm, un bric-à-brac de juif,
où étaient empilés dans la même chambre des objets rares, des
étoffes précieuses, des ferrailles, des guenilles. Il ne savait pas
distinguer ce qui avait le plus de prix: tout l'amusait également.
C'étaient des frôlements d'accords, des couleurs qui sonnaient comme
des cloches, des harmonies qui bourdonnaient comme des abeilles, des
mélodies souriantes comme des lèvres amoureuses. C'étaient des
visions de paysages, des figures, des passions, des âmes, des
caractères, des idées littéraires, des idées métaphysiques.
C'étaient de grands projets, énormes et impossibles, des tétralogies,
des décalogies, ayant la prétention de tout peindre en musique et
embrassant des mondes. Et c'étaient, le plus souvent, des sensations
obscures et fulgurantes, évoquées subitement par un rien, un son de
voix, une personne qui passait dans la rue, le clapotement de la pluie,
un rythme intérieur.--Beaucoup de ces projets n'avaient d'autre
existence que le titre; la plupart se réduisaient à un ou deux traits,
pas plus: c'était assez. Comme les très jeunes gens, il croyait avoir
créé ce qu'il rêvait de créer.



Mais il était trop vivant pour se satisfaire longtemps de ces fumées.
Il se lassa d'une possession illusoire, il voulut saisir ses
rêves.--Par lequel commencer? Ils lui paraissaient tous aussi
importants l'un que l'autre. Il les tournait et les retournait; il les
rejetait, il les reprenait... Non, il ne les reprenait plus: ce
n'étaient plus les mêmes, ils ne se laissaient pas attraper deux fois;
constamment, ils changeaient; ils changeaient dans ses mains, sous ses
yeux, tandis qu'il les regardait. Il fallait se hâter; et il ne le
pouvait point: il était confondu par sa lenteur au travail. Il eût
voulu tout faire en un jour, et il avait une difficulté terrible à
exécuter le moindre ouvrage. Le pire était qu'il s'en dégoûtait,
quand il était encore au commencement. Ses rêves passaient, et il
passait lui-même; tandis qu'il faisait une chose, il regrettait de n'en
pas faire une autre. Il semblait qu'il lui suffit d'avoir fait choix
d'un de ses beaux sujets, pour que le beau sujet ne l'intéressât plus.
Ainsi, toutes ses richesses lui étaient inutiles. Ses pensées
n'étaient vivantes qu'à la condition qu'il n'y touchât point: tout ce
qu'il réussissait à atteindre était déjà mort. Le supplice de
Tantale: à portée de sa main, des fruits qui devenaient pierre,
aussitôt qu'il les prenait; près de ses lèvres, une eau fraîche, qui
fuyait quand il se baissait vers elle.

Pour apaiser sa soif, il voulut se désaltérer aux sources qu'il avait
conquises, à ses œuvres anciennes... La dégoûtante boisson! À la
première gorgée, il la recracha en jurant. Quoi! cette eau tiède,
cette musique insipide, c'était là sa musique?--Il relut la suite de
ses compositions. Cette lecture l'atterra: il n'y comprenait plus rien,
il ne comprenait même plus comment il avait pu les écrire. Il
rougissait. Une fois, il lui arriva, après une page plus niaise que les
autres, de se retourner pour voir s'il n'y avait personne dans la
chambre, et d'aller se cacher la figure dans son oreiller, comme un
enfant qui a honte. D'autres fois, le ridicule de ses œuvres lui
semblait si bouffon qu'il oubliait qu'elles étaient de lui...

--Ah! l'idiot! criait-il, en se tordant de rire.

Mais rien ne l'affectait plus que les compositions où il avait
prétendu exprimer des sentiments passionnés: chagrins ou joies
d'amour. Il bondissait sur sa chaise, comme si une mouche l'avait
piqué; il martelait sa table à coups de poing, et se frappait la
tête, en hurlant de colère; il s'apostrophait grossièrement, il se
traitait de cochon, de triple gueux, de foutue bête et de paillasse. Il
en avait pour quelque temps à égrener son chapelet. À la fin, il
allait se planter devant sa glace, tout rouge d'avoir crié; il
s'empoignait le menton, et il disait:

--Regarde, regarde, crétin, ta gueule d'âne! Je t'apprendrai à
mentir, chenapan! À l'eau, monsieur, à l'eau!

Il s'enfonçait la figure dans sa cuvette, et il la maintenait sous
l'eau, jusqu'à ce qu'il étouffât. Quand il sortait de là, écarlate,
les yeux hors de la tête, et soufflant comme un phoque, il allait
précipitamment à sa table, sans prendre la peine d'éponger l'eau qui
ruisselait autour de lui; il saisissait les compositions maudites, et il
les déchirait avec rage, en grognant:

--Tiens, canaille!... Tiens, tiens, tiens!...

Alors, il était soulagé.

Ce qui l'exaspérait surtout dans ces œuvres, c'était leur mensonge.
Rien de senti. Une phraséologie apprise par cœur, une rhétorique
d'écolier: il parlait de l'amour, comme un aveugle des couleurs; il en
parlait par ouï-dire, en répétant les niaiseries courantes. Et non
seulement l'amour, mais toutes les passions lui avaient servi de thèmes
à des déclamations.--Pourtant, il s'était toujours efforcé d'être
sincère. Mais il ne suffit pas de vouloir être sincère: il faut
pouvoir l'être; et comment le serait-on, quand on ne connaît encore
rien de la vie? Ce qui venait de lui dévoiler la fausseté de ces
œuvres, ce qui avait creusé brusquement un fossé entre lui et son
passé, c'était l'épreuve des six derniers mois. Il était sorti des
fantômes; il possédait maintenant une mesure réelle, à laquelle il
pouvait rapporter ses pensées, pour en juger le degré de vérité ou
de mensonge.

Le dégoût que lui inspirèrent ses compositions anciennes, produites
sans passion, fit qu'avec son exagération coutumière il décida de ne
plus rien écrire qu'il ne fût contraint d'écrire par une nécessité
passionnée; et, laissant là sa poursuite aux idées, il jura de
renoncer pour toujours à la musique, si la création ne s'imposait, à
coups de tonnerre.



Il parlait ainsi, parce qu'il savait bien que l'orage venait.

Le tonnerre tombe où il veut, et quand il veut. Mais les sommets
l'attirent. Certains lieux--certaines âmes--sont des nids d'orages: ils
les créent ou les aspirent de tous les points del horizon; et, de même
que certains mois de l'année, certains âges de la vie sont si saturés
d'électricité que les coups de foudre s'y produisent--sinon à
volonté--du moins à l'heure attendue.

L'être tout entier se tend. Pendant des jours, des jours, l'orage se
prépare. Une ouate brûlante tapisse le ciel blanc. Pas un souffle.
L'air immobile fermente, semble bouillir. La terre se tait, écrasée de
torpeur. Le cerveau bourdonne de fièvre: toute la nature attend
l'explosion de la force qui s'amasse, le choc du marteau qui se lève
pesamment, pour retomber d'un coup sur l'enclume des nuées. De grandes
ombres sombres et chaudes passent: un vent de feu se lève; les nerfs
frémissent comme des feuilles... Puis, le silence retombe. Le ciel
continue de couver la foudre.

Il y a à cette attente une angoisse voluptueuse. Malgré le malaise qui
vous oppresse, on sent passer dans ses veines le feu qui brûle
l'univers. L'âme soûle bouillonne dans la fournaise, comme le raisin
dans la cuve. Des milliers de germes de vie et de mort la travaillent.
Qu'en sortira-t-il?... Comme la femme enceinte, elle se tait, le regard
perdu en elle; anxieuse, elle écoute le tressaillement de ses
entrailles, et elle pense: «Que naîtra-t-il de moi?»...

Quelquefois, l'attente est vaine. L'orage se dissipe, sans avoir
éclaté; et l'on se réveille, la tête lourde, déçu, énervé,
écœuré. Mais c'est partie remise: il éclatera; si ce n'est
aujourd'hui, ce sera demain; plus il aura tardé, plus il sera
violent...

Le voici!... Les nuages ont surgi de toutes les retraites de l'être.
Masses épaisses d'un-bleu noir, que déchirent les saccades
frénétiques des éclairs, ils s'avancent d'un vol vertigineux et
lourd, cernant l'horizon de l'âme, et brusquement rabattant leurs deux
ailes sur le ciel étouffé, éteignant la lumière. Heure de folie!...
Les Eléments exaspérés, déchaînés de la cage où les tiennent
enfermés les Lois qui assurent l'équilibre de l'esprit et l'existence
des choses, règnent, informes et colossaux, dans la nuit de la
conscience. On sent qu'on agonise. On n'aspire plus à vivre. On
n'aspire plus qu'à la fin, à la mort qui délivre...

Et soudain, c'est l'éclair!

Christophe hurlait de joie.



Joie, fureur de joie, soleil qui illumine tout ce qui est et sera, joie
divine de créer! Il n'y a de joie que de créer. Il n'y a d'êtres que
ceux qui créent. Tous les autres sont des ombres, qui flottent sur la
terre, étrangers à la vie. Toutes les joies de la vie sont des joies
de créer: amour, génie, action,--flambées de force sorties de
l'unique brasier. Ceux même qui ne peuvent trouver place autour du
grand foyer:--ambitieux, égoïstes et débauchés stériles,--tâchent
de se réchauffer à ses reflets décolorés.

Créer, dans l'ordre de la chair, ou dans l'ordre de l'esprit, c'est
sortir de la prison du corps, c'est se ruer dans l'ouragan de la vie,
c'est être Celui qui Est. Créer, c'est tuer la mort.

Malheur à l'être stérile, qui reste seul et perdu sur la terre,
contemplant son corps desséché et la nuit qui est en lui, dont nulle
flamme de vie ne sortira jamais! Malheur à l'âme qui ne se sent point
féconde, lourde de vie et d'amour, comme un arbre en fleurs, au
printemps! Le monde peut la combler d'honneurs et de bonheurs; il
couronne un cadavre.



Quand Christophe était frappé par le jet de lumière, une décharge
électrique lui parcourait le corps; il tremblait de saisissement.
C'était comme si, en pleine mer, en pleine nuit, la terre apparaissait.
Ou comme si, passant au milieu d'une foule, il recevait le choc de deux
profonds yeux. Souvent, cela survenait après des heures de prostration
où son esprit s'agitait dans le vide. Plus souvent encore, à des
moments où il pensait à autre chose, causant ou se promenant. S'il
était dans la rue, un respect humain l'empêchait de manifester trop
bruyamment sa joie. Mais, à la maison, rien ne le retenait plus. Il
trépignait; il sonnait une fanfare de triomphe. Sa mère la connaissait
bien, et elle avait fini par savoir ce que cela signifiait. Elle disait
à Christophe qu'il était comme une poule qui vient de pondre.

Il était transpercé par l'idée musicale. Tantôt, elle avait la forme
d'une phrase isolée et complète; plus fréquemment, d'une grande
nébuleuse enveloppant toute une œuvre: la structure du morceau, ses
lignes générales se laissaient deviner au travers d'un voile, que
lacéraient par places des phrases éblouissantes, se détachant de
l'ombre avec une netteté sculpturale. Ce n'était qu'un éclair;
parfois, il en venait d'autres, coup sur coup: chacun illuminait
d'autres coins de la nuit. Mais d'ordinaire, la force capricieuse,
après s'être manifestée une fois, à l'improviste, disparaissait pour
plusieurs jours dans ses retraites mystérieuses, en laissant derrière
elle un sillon lumineux.

Cette jouissance de l'inspiration était si vive que Christophe prit le
dégoût du reste. L'artiste d'expérience sait bien que l'inspiration
est rare, et que c'est à l'intelligence d'achever l'œuvre de
l'intuition; il met ses idées sous le pressoir; il leur fait rendre
jusqu'à la dernière goutte du suc divin qui les gonfle;--(et même,
trop souvent, il les trempe d'eau claire.)--Christophe était trop jeune
et trop sûr de lui pour ne pas mépriser ces moyens. Il faisait le
rêve impossible de ne rien produire qui ne fût entièrement spontané.
S'il ne s'était aveuglé à plaisir, il n'aurait pas eu de peine à
reconnaître l'absurdité de son dessein. Sans doute, il était alors
dans une période d'abondance intérieure où il n'y avait nul
interstice, par où le néant pût se glisser. Tout lui était un
prétexte à cette fécondité intarissable: tout ce que voyaient ses
yeux, tout ce qu'il entendait, tout ce que heurtait son être dans sa
vie quotidienne, chaque regard, chaque mot, faisait lever dans l'âme
des moissons de rêves. Dans le ciel sans bornes de sa pensée,
coulaient des millions d'étoiles.--Et pourtant, même alors, il y avait
des moments où tout s'éteignait d'un coup. Et bien que la nuit ne
durât point, bien qu'il n'eût guère le temps de souffrir des silences
prolongés de l'esprit, il n'était pas sans effroi de cette puissance
inconnue, qui venait le visiter, le quittait, revenait, disparaissait...
pour combien de temps, cette fois? Reviendrait-elle jamais?--Son orgueil
repoussait cette pensée, et disait: «Cette force, c'est moi. Du jour
où elle ne sera plus, je ne serai plus: je me tuerai.»--Il ne laissait
pas de trembler; mais c'était une jouissance de plus.

Toutefois, s'il n'y avait aucun danger, pour l'instant, que la source
tarit, Christophe pouvait se rendre compte déjà que jamais elle ne
suffisait à alimenter une œuvre tout entière. Les idées s'offraient
presque toujours à l'état brut: il fallait les dégager péniblement
de la gangue. Et toujours elles se présentaient sans suite, par
saccades; pour les relier entre elles, il fallait y mêler un élément
d'intelligence réfléchie et de volonté froide, qui forgeaient avec
elles un être nouveau. Christophe était trop artiste pour ne point le
faire; mais il n'en voulait pas convenir; il mettait de la mauvaise foi
à se persuader qu'il se bornait à transcrire son modèle intérieur,
quand il était forcé de le transformer plus ou moins pour le rendre
intelligible.--Bien plus: il arrivait qu'il en faussât entièrement le
sens. Avec quelque violence que le frappât l'idée musicale, il lui
eût été impossible souvent de dire ce qu'elle signifiait. Elle
faisait irruption des souterrains de l'Être, bien au delà des
frontières où commence la conscience; et, dans cette Force toute pure,
échappant aux mesures communes, la conscience ne parvenait à
reconnaître aucune des préoccupations qui l'agitaient, aucun des
sentiments humains qu'elle définit et qu'elle classe: joies, douleurs,
ils étaient tous mêlés en une passion unique, et inintelligible,
parce qu'elle était au-dessus de l'intelligence. Cependant, qu'elle la
comprit ou non, l'intelligence avait besoin de donner un nom à cette
force, de la rattacher à une des constructions logiques que l'homme
maçonne infatigablement dans la ruche de son cerveau.

Ainsi, Christophe se convainquait--il voulait se convaincre--que
l'obscure puissance qui l'agitait avait un sens précis, et que ce sens
s'accordait avec sa volonté. Le libre instinct, jailli de
l'inconscience profonde, était, bon gré, mal gré, contraint à
s'accoupler, sous le joug de la raison, avec des idées claires qui
n'avaient aucun rapport avec lui. Telle œuvre n'était ainsi qu'une
juxtaposition mensongère d'un de ces grands sujets que l'esprit de
Christophe s'était tracés, et de ces forces sauvages qui avaient un
tout autre sens, que lui-même ignorait.



Il allait à tâtons, tête baissée, emporté par les forces
contradictoires qui s'entrechoquaient en lui, et jetant au hasard dans
des œuvres incohérentes une vie fumeuse et puissante, qu'il ne savait
pas exprimer, mais qui le pénétrait d'une joie orgueilleuse.

La conscience de sa vigueur nouvelle fit qu'il osa regarder en face pour
la première fois tout ce qui l'entourait, tout ce qu'on lui avait
appris à honorer, tout ce qu'il respectait sans l'avoir discuté;--et
il le jugea aussitôt avec une liberté insolente. Le voile se déchira:
il vit le mensonge allemand.

Toute race, tout art a son hypocrisie. Le monde se nourrit d'un peu de
vérité et de beaucoup de mensonge. L'esprit humain est débile; il
s'accommode mal de la vérité pure; il faut que sa religion, sa morale,
sa politique, ses poètes, ses artistes, la lui présentent enveloppée
de mensonges. Ces mensonges s'accommodent à l'esprit de chaque race;
ils varient de l'une à l'autre: ce sont eux qui rendent si difficile
aux peuples de se comprendre, et qui leur rendent si facile de se
mépriser mutuellement. La vérité est la même chez tous; mais chaque
peuple a son mensonge, qu'il nomme son idéalisme; tout être l'y
respire, de sa naissance à sa mort: c'est devenu pour lui une condition
de vie; il n'y a que quelques génies qui peuvent s'en dégager, à la
suite de crises héroïques, où ils se trouvent seuls, dans le libre
univers de leur pensée.

Une occasion insignifiante révéla brusquement à Christophe le
mensonge de l'art allemand. S'il ne l'avait point vu jusque-là, ce
n'était pas faute de l'avoir toujours eu sous les yeux; mais il en
était trop près, il manquait de recul. Maintenant, la montagne lui
apparaissait, parce qu'il s'en était éloigné.



Il était à un concert de la _Städtische Tonhalle._ Le concert avait
lieu dans une vaste halle, occupée par dix ou douze rangées de tables
de café, — environ deux ou trois cents. Au fond, la scène, où se
tenait l'orchestre. Autour de Christophe, des officiers sanglés dans
leurs longues redingotes sombres,--larges faces rasées, rouges,
sérieuses et bourgeoises; des dames qui causaient et riaient avec
fracas, étalant un naturel exagéré; de braves petites filles, qui
souriaient en montrant toutes leurs dents; et de gros hommes enfoncés
dans leurs barbes et leurs lunettes, qui ressemblaient à de bonnes
araignées aux yeux ronds. Ils se soulevaient à chaque verre pour
porter une santé; ils mettaient à cet acte un respect religieux; leur
visage et leur ton changeaient à ce moment: ils semblaient dire la
messe, ils s'offraient des libations, ils buvaient le calice, avec un
mélange de solennité et de bouffonnerie. La musique se perdait au
milieu des conversations et des bruits de vaisselle. Cependant, tout le
monde s'efforçait à parler et à manger bas. Le _Herr Konzertmeister_,
grand vieux homme voûté, avec une barbe blanche qui lui pendait comme
une queue au menton, et un long nez recourbé, muni de lunettes, avait
l'air d'un philologue.--Tous ces types étaient depuis longtemps
familiers à Christophe. Mais il avail une tendance, ce jour-là, aies
voir en caricatures. Il y a comme cela des jours où, sans raison
apparente, le grotesque des êtres, qui, dans la vie ordinaire, passe
inaperçu, nous saute aux yeux.

Le programme d'orchestre comprenait l'ouverture d'_Egmont_, une valse de
Waldteufel, le _Pèlerinage de Tannhäuser à Rome_, l'ouverture des
_Joyeuses Commères_ de Nicolaï, la marche religieuse d'_Athalie_, et
une fantaisie sur _l'Étoile du Nord._ L'orchestre joua avec correction
l'ouverture de Beethoven, et la valse avec furie. Pendant le
_Pèlerinage de Tannhäuser_, on entendait déboucher des bouteilles. Un
gros homme, assis à la table voisine de Christophe, marquait la mesure
des _Joyeuses Commères_, en mimant Falstaff. Une dame âgée et
corpulente, en robe bleu de ciel, avec une ceinture blanche, un
pince-nez en or sur son nez écrasé, des bras rouges, et une vaste
taille, chanta d'une voix puissante des _Lieder_ de Schumann et de
Brahms. Elle levait les sourcils, faisait les yeux en coulisse, battait
des paupières, hochait la tête à droite, à gauche, souriait d'un
large sourire figé dans sa face de lune, dépensait une mimique
exagérée et qui eût risqué par moments d'évoquer le café-concert,
sans la majestueuse honnêteté qui resplendissait en elle; cette mère
de famille jouait la petite folle, la jeunesse, la passion; et la
poésie de Schumann prenait vaguement ainsi une odeur fade de _nursery._
Le public était dans l'extase.--Mais l'attention devint solennelle,
quand parut la Société chorale «des hommes allemands du Sud»
(_Suddeutschen Männer Liedertafel_), qui tour à tour susurrèrent et
mugirent des morceaux d'orphéons, pleins de sensibilité. Ils étaient
quarante qui chantaient comme quatre; on eût dit qu'ils se fussent
appliqués à effacer de leur exécution toute trace de style proprement
choral: c'était une recherche de petits effets mélodiques, de petites
nuances timides et pleurardes, de _pianissimo_ expirants, avec de
brusques sursauts tonitruants, comme des coups de grosse caisse; un
manque de plénitude et d'équilibre, un style doucereux; on pensait à
Bottom:


«_Laissez-moi faire le lion. Je rugirai aussi doucement qu'une colombe
à la becquée. Je rugirai à faire croire que c'est un rossignol._»


Christophe écoutait, depuis le commencement, avec une stupeur
croissante. Rien de tout cela n'était nouveau pour lui. Il connaissait
ces concerts, cet orchestre, ce public. Mais tout lui paraissait faux,
brusquement. Tout: jusqu'à ce qu'il aimait le mieux, cette ouverture
d'_Egmont_, dont le désordre pompeux et la correcte agitation le
blessait, en cet instant, comme un manque de franchise. Sans doute, ce
n'était pas Beethoven ni Schumann qu'il entendait, c'étaient leurs
ridicules interprètes, c'était leur public ruminant, dont l'épaisse
sottise se répandait autour des œuvres, comme une lourde
buée.--N'importe, il y avait dans les œuvres, même dans les plus
belles, quelque chose d'inquiétant que Christophe n'y avait encore
jamais senti... Quoi donc? Il n'osait l'analyser, estimant sacrilège de
discuter ses maîtres bien-aimés. Mais il avait beau ne pas vouloir
voir: il avait vu. Et, malgré lui, il continuait de voir; comme la
_Vergognosa_ de Pise, il regardait entre ses doigts.

Il voyait l'art allemand tout nu. Tous,--les grands et les
sots,--étalaient leurs âmes avec une complaisance attendrie.
L'émotion débordait, la noblesse morale ruisselait, le cœur se
fondait en effusions éperdues; les écluses étaient lâchées à la
redoutable sensibilité germanique; elle diluait l'énergie des plus
forts, elle noyait les faibles sous ses nappes grisâtres: c'était une
inondation; la pensée allemande dormait au fond. Et quelle pensée,
parfois, que celle d'un Mendelssohn, d'un Brahms, d'un Schumann, et, à
leur suite, de cette légion de petits auteurs de _Lieder_ emphatiques
et pleurnicheurs! Tout en sable. Point de roc. Une glaise humide et
informe... Tout cela était si niais et si enfantin que Christophe ne
pouvait croire que le public n'en fût pas frappé. Il regardait autour
de lui; mais il ne vit que des figures béates, convaincues à l'avance
de la beauté de ce qu'ils entendaient et du plaisir qu'ils devaient y
prendre. Comment se fussent-ils permis de juger par eux-mêmes? Ils
étaient pleins de respect pour ces noms consacrés. Que ne
respectaient-ils point? Ils étaient respectueux devant leur programme,
devant leur verre à boire, devant eux-mêmes. On sentait que,
mentalement, ils donnaient de «l'Excellence» à tout ce qui, de près
ou de loin, se rapportait à eux.

Christophe considérait alternativement le public et les œuvres: les
œuvres reflétaient le public, le public reflétait les œuvres, comme
une boule de jardin. Christophe sentait le rire le gagner, et il faisait
des grimaces. Il se contenait pourtant. Mais quand «les hommes du
Sud» vinrent chanter avec solennité l'_Aveu_ rougissant d'une jeune
fille amoureuse, Christophe n'y tint plus. Il éclata de rire. Des
«chut!» indignés s'élevèrent. Ses voisins le regardèrent avec
effarement; ces bonnes figures scandalisées le mirent en joie: il rit
de plus belle, il rit, il pleurait de rire. Pour le coup, on se fâcha.
On cria: «À la porte!» Il se leva, et partit, en haussant les
épaules, le dos secoué par un accès de fou rire. Cette sortie fit
scandale. Ce fut le début des hostilités entre Christophe et sa ville.



À la suite de cette épreuve, Christophe, rentré chez lui, s'avisa de
relire les œuvres des musiciens «consacrés». Il fut consterné, en
s'apercevant que certains des maîtres qu'il aimait le mieux avaient
_menti._ Il s'efforça d'en douter, de croire qu'il se trompait.--Mais
non, il n'y avait pas moyen... Il était saisi de la somme de
médiocrité et de mensonge qui constitue le trésor artistique d'un
grand peuple. Combien peu de pages résistaient à l'examen!

Dès lors, ce ne fut plus qu'avec un battement de cœur qu'il aborda la
lecture d'autres œuvres, qui lui étaient chères... Hélas! Il était
comme ensorcelé: partout, la même déconvenue! À l'égard de certains
maîtres, ce fut un déchirement de cœur; c'était comme s'il perdait
un ami bien-aimé, comme s'il s'apercevait soudain que cet ami, en qui
il avait mis sa confiance, le trompait depuis des années. Il en
pleurait. La nuit, il ne dormait plus; il continuait de se tourmenter.
Il s'accusait lui-même: est-ce qu'il ne savait plus juger? Est-ce qu'il
était devenu tout à fait idiot?... Non, non, plus que jamais, il
voyait la beauté rayonnante du jour, il sentait l'abondance généreuse
de la vie: son cœur ne le trompait point...

Longtemps encore, il n'osa pas toucher à ceux qui étaient pour lui les
meilleurs, les plus purs, le Saint des Saints. Il tremblait de porter
atteinte à la foi qu'il avait en eux. Mais comment résister à
l'impitoyable instinct d'une âme véridique, qui veut aller jusqu'au
bout et voir les choses comme elles sont, quoi qu'on doive en
souffrir?--Il ouvrit donc les œuvres sacrées, il fit donner la
dernière réserve, la garde impériale... Dès les premiers regards, il
vit qu'elles n'étaient pas plus immaculées que les autres. Il n'eut
pas le courage de continuer. À certains moments, il s'arrêtait, il
fermait le livre; comme le fils de Noé, il jetait le manteau sur la
nudité de son père...

Après, il restait abattu, au milieu de ces ruines. Il eût mieux aimé
perdre un bras que ses saintes illusions. Son cœur était en deuil.
Mais une telle sève était en lui que sa confiance dans l'art n'en fut
pas ébranlée. Avec la présomption naïve du jeune homme, il
recommençait la vie, comme si personne ne l'avait vécue avant lui.
Dans la griserie de sa force neuve, il sentait--non sans raison,
peut-être--qu'à peu d'exceptions près, il n'y a aucun rapport entre
les passions vivantes et l'expression que l'art en a donnée. Mais il se
trompait en pensant que lui-même était plus heureux ou plus vrai,
quand il les exprimait. Comme il était plein de ses passions, il lui
était aisé de les retrouver au travers de ce qu'il écrivait; mais
personne autre que lui ne les eût reconnues, sous le vocabulaire
imparfait dont il les désignait. Beaucoup des artistes qu'il
condamnait, étaient dans le même cas. Ils avaient eu et traduit des
sentiments profonds; mais le secret de leur langue était mort avec eux.

Christophe n'était pas psychologue, il ne s'embarrassait pas de toutes
ces raisons: ce qui était mort pour lui l'avait toujours été. Il
révisait ses jugements sur le passé avec l'injustice féroce et
assurée de la jeunesse. Il mettait à nu les plus nobles âmes, sans
pitié pour leurs ridicules. C'était la mélancolie cossue, la
fantaisie distinguée, le néant bien pensant de Mendelssohn. C'était
la verroterie et le clinquant de Weber, sa sécheresse de cœur, son
émotion cérébrale. C'était Liszt, père noble, écuyer de cirque,
néo classique et forain, mélange à doses égales de noblesse réelle
et de noblesse fausse, d'idéalisme serein et de virtuosité
dégoûtante. C'était Schubert, englouti sous sa sensibilité, comme
sous des kilomètres d'eau transparente et fade. Les vieux des âges
héroïques, les demi-dieux, les Prophètes, les Pères de l'Église,
n'étaient pas épargnés. Même le grand Sébastien, l'homme trois fois
séculaire, qui portait en lui le passé et l'avenir,--Bach,--n'était
pas pur de tout mensonge, de toute niaiserie de la mode, de tout
bavardage d'école. Cet homme qui avait vu Dieu semblait parfois à
Christophe d'une religion insipide et sucrée, style jésuite, rococo.
On trouvait dans ses Cantates des airs de langueur amoureuse et
dévote--(des dialogues de l'Ame qui coquette avec Jésus).--Christophe
en était écœuré: il croyait voir des chérubins joufflus, faisant
des ronds de jambe. Puis, il avait le sentiment que le génial _Cantor_
écrivait dans sa chambre close: cela sentait le renfermé; il n'y avait
pas dans sa musique cet air fort du dehors qui souffle chez d'autres,
moins grands musiciens peut-être, mais plus grands hommes,--plus
hommes--tels Beethoven, ou Hændel. Ce qui le blessait aussi chez les
classiques, c'était leur manque de liberté: presque tout dans leurs
œuvres était «construit». Tantôt une émotion était amplifiée par
tous les lieux communs de la rhétorique musicale, tantôt c'était un
simple rythme, un dessin ornemental, répété, retourné, combiné en
tous sens, d'une façon mécanique. Ces constructions symétriques et
rabâcheuses--sonates et symphonies--exaspéraient Christophe, peu
sensible, en ce moment, à la beauté de l'ordre, des plans vastes et
bien conçus. Elles lui semblaient l'œuvre de maçons plutôt que de
musiciens.

Il ne faudrait pas croire qu'il en fût moins sévère pour les
romantiques. Chose curieuse, il n'y avait pas de musiciens qui
l'irritassent davantage que ceux qui avaient prétendu être le plus
libres, le plus spontanés, le moins constructeurs,--ceux qui, comme
Schumann, avaient versé, goutte à goutte, dans leurs innombrables
petites œuvres, leur vie tout entière. Il s'acharnait contre eux avec
d'autant plus de colère qu'il reconnaissait en eux son âme adolescente
et toutes les niaiseries qu'il s'était juré d'en arracher. Certes, le
candide Schumann ne pouvait être taxé de fausseté: il ne disait
presque jamais rien qu'il n'eût vraiment senti. Mais, justement, son
exemple amenait Christophe à comprendre que la pire fausseté de l'art
allemand n'était pas quand ses artistes voulaient exprimer des
sentiments qu'ils ne sentaient point, mais bien plutôt quand ils
voulaient exprimer des sentiments qu'ils sentaient--_et qui étaient
faux._ La musique est un miroir implacable de l'âme. Plus un musicien
allemand est naïf et de bonne foi, plus il montre les faiblesses de
l'âme allemande, son fond incertain, sa sensibilité molle, son manque
de franchise, son idéalisme un peu sournois, son incapacité à se voir
soi-même, à oser se voir en face. Ce faux idéalisme était la plaie,
même des plus grands,--de Wagner. En relisant ses œuvres, Christophe
grinçait des dents. _Lohengrin_ lui paraissait d'un mensonge à hurler.
Il haïssait cette chevalerie de pacotille, cette bondieuserie
hypocrite, ce héros sans peur et sans cœur, incarnation d'une vertu
égoïste et froide qui s'admire et qui s'aime avec prédilection. Il le
connaissait trop, il l'avait vu dans la réalité, ce type de pharisien
allemand, bellâtre, impeccable et dur, en adoration devant sa propre
image, à la divinité de laquelle il n'a point de peine à sacrifier
les autres. _Le Hollandais Volant_ l'accablait de sa sentimentalité
massive et de son morne ennui. Les barbares décadents de la
_Tétralogie_ étaient, en amour, d'une fadeur écœurante. Siegmund,
enlevant sa sœur, ténorisait une romance de salon. Siegfried et
Brünnhilde, en bons mariés allemands, dans la _Gœtterdæmmerung_,
étalaient aux yeux l'un de l'autre, et surtout du public, leur passion
conjugale, pompeuse et bavarde. Tous les genres de mensonge s'étaient
donné rendez-vous dans ces œuvres: faux idéalisme, faux
christianisme, faux gothisme, faux légendaire, faux divin, faux humain.
Jamais convention plus énorme ne s'était affichée que dans ce
théâtre qui prétendait renverser toutes les conventions. Ni les yeux,
ni l'esprit, ni le cœur n'en pouvaient être dupes, un instant; pour
qu'ils le fussent, il fallait qu'ils voulussent l'être.--Ils le
voulaient. L'Allemagne se délectait de cet art vieillot et enfantin,
art de brutes déchaînées et de petites filles mystiques et gnangnan.

Et Christophe avait beau faire: dès qu'il entendait cette musique, il
était repris, comme les autres, plus que les autres, par le torrent et
par la volonté diabolique de l'homme qui l'avait déchaîné. Il riait
et il tremblait, et il avait les joues allumées; il sentait passer en
lui des chevauchées d'armées; et il pensait que tout était permis à
ceux qui portaient ces ouragans. Quels cris de joie il poussait lorsque,
dans les œuvres sacrées qu'il ne feuilletait plus qu'en tremblant, il
retrouvait son émotion d'autrefois, toujours aussi ardente, sans que
rien vînt ternir la pureté de ce qu'il aimait! C'étaient de
glorieuses épaves qu'il sauvait du naufrage. Quel bonheur! Il lui
semblait qu'il sauvait une partie de lui-même. Et n'était-ce point
lui? Ces grands Allemands, contre lesquels il s'acharnait,
n'étaient-ils pas son sang, sa chair, son être le plus précieux? Il
n'était si sévère pour eux que parce qu'il l'était pour lui. Qui les
aimait mieux que lui? Qui sentait plus que lui la bonté de Schubert,
l'innocence de Haydn, la tendresse de Mozart, le grand cœur héroïque
de Beethoven? Qui s'était réfugié plus religieusement dans le
bruissement des forêts de Weber, et dans les grandes ombres des
cathédrales de Jean-Sébastien, dressant sur le ciel gris du Nord,
au-dessus de la plaine allemande, leur montagne de pierre et leurs tours
gigantesques aux flèches ajourées?--Mais il souffrait de leurs
mensonges, et il ne pouvait les oublier. Il les attribuait à la race,
et leur grandeur à eux-mêmes. Il avait tort. Grandeur et faiblesses
appartiennent également à la race dont la pensée puissante et trouble
roule comme le plus large fleuve de musique et de poésie, où l'Europe
vienne boire... Et chez quel autre peuple eût-il trouvé la pureté
naïve, qui lui permettait en ce moment de le condamner si durement?

Il ne s'en doutait point. Avec l'ingratitude d'un enfant gâté, il
retournait contre sa mère les armes qu'il en avait reçues. Plus tard,
plus tard, il devait sentir tout ce qu'il lui devait, et combien elle
lui était chère...

Mais il était dans une période de réaction aveugle contre les idoles
de son enfance. Il s'en voulait et il leur en voulait d'avoir cru en
elles avec un abandon passionné.--Et il était bien qu'il en fût
ainsi. Il y a un âge de la vie, où il faut oser être injuste, où il
faut oser faire table rase de toutes les admirations et de tous les
respects appris, et tout nier--mensonges et vérités--tout ce que l'on
n'a pas reconnu vrai par soi-même. Par toute son éducation, par tout
ce qu'il voit et entend autour de lui, l'enfant absorbe une telle somme
de mensonges et de sottises mélangées aux vérités essentielles de la
vie que le premier devoir de l'adolescent qui veut être un homme sain
est de tout dégorger.



Christophe passait par cette crise de robuste dégoût. Son instinct le
poussait à éliminer de son être les éléments indigestes qui
l'encombraient.

Avant tout, cette écœurante sensibilité, qui dégouttait de l'âme
allemande comme d'un souterrain humide et sentant le moisi. De la
lumière! De la lumière! Un air rude et sec, qui balayât les miasmes
du marais, les fades relents de ces _Lieder_, de ces _Liedchen_, de ces
_Liedlein_, aussi nombreux que les gouttes de pluie, où se déverse
intarissablement le _Gemüt_ germanique: ces innombrables _Sehnsucht_
(Désir), _Heimweh_ (Nostalgie), _Aufschwung_ (Essor), _Frage_
(Demande), _Warum?_ (Pourquoi?), _an den Mond_ (À la lune), _an die
Sterne_ (Aux étoiles), _an die Nachtigall_ (Au rossignol), _an den
Frühling_ (Au printemps), _an den Sonnenschein_ (À la clarté du
soleil); ces _Frühlingslied_ (Chant du printemps), _Frühlingslust_
(Plaisir du printemps), _Frühlingsgruss_ (Salut du printemps),
_Frühlingsfahrt_ (Voyage de printemps), _Frühlingsnacht_ (Nuit de
printemps), _Frühlingsbotschaft_ (Message de printemps); ces _Stimme
der Liebe_ (Voix de l'amour), _Sprache der Liebe_ (Parole de l'amour),
_Trauer der Liebe_ (Tristesse de l'amour), _Geist der Liebe_ (Esprit de
l'amour), _Fülle der Liebe_ (Plénitude de l'amour); ces _Blumenlied_
(Chant des fleurs), _Blumenbrief_ (Lettre des fleurs), _Blumengruss_
(Salut des fleurs); ces _Herzeleid_ (Peine de cœur), _mein Herz ist
schwer_ (Mon cœur est lourd), _mein Herz ist betrübt_ (Mon cœur est
trouble), _mein Aug ist trüb_ (Mon œil est trouble); ces dialogues
candides et nigauds avec la _Röselein_ (petite rose), avec le ruisseau,
avec la tourterelle, avec l'hirondelle; ces questions saugrenues:--«_Si
l'églantier devrait être sans épines_»,--«_Si c'est avec un
vieil époux que l'hirondelle a fait son nid, ou si elle vient de se
fiancer depuis un peu de temps_»:--tout ce déluge de tendresse fade,
d'émotion fade, de mélancolie fade, de poésie fade... Que de belles
choses profanées, de hauts sentiments, usés à tout propos, et sans
propos! Car le pire était l'inutilité de tout cela: c'était une
habitude de déshabiller son cœur en public, une propension affectueuse
et niaise à se confier bruyamment. Rien à dire, et toujours parler! Ce
bavardage ne finirait-il jamais?--Holà! Silence aux grenouilles du
marais!

Nulle part Christophe ne sentait plus crûment le mensonge que dans
l'expression de l'amour: car il était ici plus à même de le comparer
avec la vérité. Cette convention des chants d'amour, larmoyants et
corrects, ne répondait à rien ni des désirs de l'homme, ni du cœur
féminin. Cependant, les gens qui avaient écrit cela avaient dû aimer,
au moins une fois dans leur vie! Était-il possible qu'ils eussent aimé
ainsi? Non, non, ils avaient menti, menti comme toujours, ils s'étaient
menti à eux-mêmes; ils avaient voulu s'idéaliser... Idéaliser!
c'est-à-dire: avoir peur de regarder la vie en face, être incapable de
voir les choses, comme elles sont.--Partout, la même timidité, le
manque de franchise virile. Partout, le même enthousiasme à froid, la
solennité pompeuse et théâtrale, dans le patriotisme, dans la
boisson, dans la religion. Les _Trinklieder_ (chants à boire) étaient
des prosopopées au vin ou à la coupe: «_Du herrlich Glas..._»
(«Toi, noble verre...»). La foi, qui devrait jaillir de l'âme comme
un flot imprévu, était un article de fabrique, une denrée. Les chants
patriotiques semblaient faits pour des troupeaux de moutons, bêlant en
mesure...--Hurlez donc!... Quoi! Est-ce que vous continuerez à
mentir--à «_idéaliser_»--jusque dans la soûlerie, jusque dans la
tuerie, jusque dans la folie!...

Christophe en était arrivé à prendre en haine l'idéalisme. Il
préférait à ce mensonge la brutalité franche.--Au fond, il était
plus idéaliste que les autres, et il ne devait pas avoir de pires
ennemis que ces réalistes brutaux, qu'il croyait préférer.

Sa passion l'aveuglait. Il se sentait glacé parle brouillard, le
mensonge anémique, «les Idées-fantômes sans soleil». De toutes les
forces de son être, il aspirait au soleil. Dans son mépris juvénile
pour l'hypocrisie qui l'entourait, ou pour ce qu'il nommait tel, il ne
voyait pas la haute sagesse pratique de la race, qui s'était bâti peu
à peu son grandiose idéalisme, pour dompter ses instincts sauvages, ou
pour en tirer parti. Ce ne sont pas des raisons arbitraires, des règles
morales et religieuses, ce ne sont pas des législateurs et des hommes
d'État, des prêtres et des philosophes, qui transforment les âmes des
races et leur imposent une nouvelle nature: c'est l'œuvre des siècles
de malheurs et d'épreuves: ils forgent pour la vie les peuples qui
veulent vivre.



Cependant, Christophe composait; et ses compositions n'étaient pas
exemptes des défauts qu'il reprochait aux autres. Car la création
était chez lui un besoin irrésistible, qui ne se soumettait pas aux
règles que son intelligence édictait. On ne crée pas par raison. On
crée par nécessité.--Puis, il ne suffit pas d'avoir reconnu le
mensonge et l'emphase inhérents à la plupart des sentiments, pour n'y
plus retomber: il y faut de longs et pénibles efforts; rien de plus
difficile que d'être tout à fait vrai dans la société moderne, avec
l'héritage écrasant d'habitudes paresseuses transmis par les
générations. Cela est surtout malaisé aux gens, ou aux peuples, qui
ont la manie indiscrète de laisser parler leur cœur sans repos, quand
il n'aurait rien de mieux à faire, le plus souvent, que de se taire.

Le cœur de Christophe était bien allemand, en cela: il n'avait pas
encore appris la vertu de se taire; d'ailleurs, elle n'était pas de son
âge. Il tenait de son père le besoin de parler, et de parler
bruyamment. Il en avait conscience, et il luttait contre; mais cette
lutte paralysait une partie de ses forces.--Il en soutenait une autre
contre l'hérédité non moins fâcheuse qu'il tenait de son
grand-père: une difficulté extrême à s'exprimer exactement.--Il
était fils de virtuose. Il sentait le dangereux attrait de la
virtuosité:--plaisir physique, plaisir d'adresse, d'agilité,
d'activité musculaire, plaisir de vaincre, d'éblouir, de subjuguer par
sa personne le public aux mille têtes; plaisir bien excusable, presque
innocent chez un jeune homme, mais néanmoins mortel pour l'art et pour
l'âme:--Christophe le connaissait: il l'avait dans le sang; il le
méprisait, mais tout de même il y cédait.

Ainsi, tiraillé entre les instincts de sa race et ceux de son génie,
alourdi par le fardeau d'un passé parasite qui s'incrustait à lui et
dont il ne parvenait pas à se défaire, il avançait en trébuchant, et
il était beaucoup plus près qu'il ne pensait de ce qu'il proscrivait.
Toutes ses œuvres d'alors étaient un mélange de vérité et de
boursouflure, de vigueur lucide et de bêtise bredouillante. Ce n'était
que par instants que sa personnalité arrivait à percer l'enveloppe de
ces personnalités mortes qui ligotaient ses mouvements.

Il était seul. Il n'avait aucun guide qui l'aidât à sortir du
bourbier. Quand il se croyait dehors, il s'y enfonçait de plus belle.
Il allait à l'aveuglette, gaspillant son temps et ses forces en essais
malheureux. Nulle expérience ne lui était épargnée; et, dans le
désordre de cette agitation créatrice, il ne se rendait pas compte de
ce qui valait le mieux parmi ce qu'il créait. Il s'empêtrait dans des
projets absurdes, des poèmes symphoniques, qui avaient des prétentions
philosophiques et des dimensions monstrueuses. Son esprit était trop
sincère pour pouvoir s'y lier longtemps; et il les abandonnait avec
dégoût, avant d'en avoir esquissé une seule partie. Ou bien, il
prétendait traduire dans des ouvertures les œuvres de poésie les plus
inaccessibles. Alors il pataugeait dans un domaine qui n'était pas le
sien. Quand il se traçait lui-même ses scénarios,--(car il ne doutait
de rien),--c'étaient de pures âneries; et quand il s'attaquait aux
grandes œuvres de Gœthe, de Kleist, de Hebbel, ou de Shakespeare, il
les comprenait tout de travers. Non par manque d'intelligence, mais
d'esprit critique; il ne savait pas comprendre les autres, il était
trop préoccupé de lui-même: il se retrouvait partout, avec son âme
naïve et boursouflée.

À côté de ces monstres qui n'étaient point faits pour vivre, il
écrivait une quantité de petites œuvres, qui étaient l'expression
immédiate d'émotions passagères,--les plus éternelles de toutes:
des pensées musicales, des _Lieder._ Ici, comme ailleurs, il
était en réaction passionnée contre les habitudes courantes. Il
reprenait les poésies célèbres, déjà traitées en musique, et il
avait l'impertinence de vouloir faire autrement et plus vrai
que Schumann et Schubert. Tantôt il tâchait de rendre aux figures
poétiques de Gœthe: à Mignon, au Harpiste de _Wilhelm Meister_,
leur caractère individuel, précis et trouble. Tantôt il s'attaquait
à des _Lieder_ amoureux, que la faiblesse des artistes et la
fadeur du public, tacitement d'accord, s'étaient habituées à revêtir de
sentimentalité doucereuse; et il les déshabillait: il leur soufflait
une âpreté fauve et sensuelle. En un mot, il prétendait faire vivre
des passions et des êtres pour eux-mêmes, et non pour servir de jouets
à des familles allemandes en quête d'attendrissements faciles, le
dimanche, attablées à quelque _Biergarten._

Mais d'ordinaire, il trouvait les poètes, trop littéraires; et il
cherchait de préférence les textes les plus simples: de vieux
_Lieder_, de vieilles chansons spirituelles, qu'il avait lues dans un
manuel d'édification: il se gardait bien de leur conserver leur
caractère de choral: il les traitait de façon audacieusement laïque
et vivante. Ou bien c'étaient des proverbes, parfois même des mots
entendus en passant, des bribes de dialogues populaires, des réflexions
d'enfants:--des paroles gauches et prosaïques, où transparaissait le
sentiment tout pur. Là il était à l'aise, et il atteignait à une
profondeur, dont il ne se doutait pas.

Bonnes ou mauvaises, le plus souvent mauvaises, l'ensemble de ces
œuvres débordaient de vie. Tout n'en était pas neuf: tant s'en
fallait. Christophe était maintes fois banal, par sincérité même; il
lui arrivait de répéter des formes déjà employées, parce qu'elles
rendaient exactement sa pensée, parce qu'il sentait ainsi, et non pas
autrement. Pour rien au monde, il n'eût cherché à être original: il
lui semblait qu'il fallait être bien médiocre pour s'embarrasser d'un
pareil souci. Il cherchait à dire ce qu'il sentait, sans se préoccuper
si cela avait été, ou non, dit avant lui. Il avait l'orgueil de croire
que c'était encore la meilleure façon d'être original, et que
Jean-Christophe n'avait été et ne serait jamais qu'une fois. Avec la
magnifique impudence de la jeunesse, rien ne lui semblait fait encore;
et tout lui semblait à faire--ou à refaire. Le sentiment de cette
plénitude intérieure, d'une vie illimitée, le jetait dans un état de
bonheur exubérant et indiscret. Jubilation de tous les instants. Elle
n'avait pas besoin de la joie, elle pouvait s'accommoder de la
tristesse: sa source était dans sa force, mère de tout bonheur et de
toute vertu. Vivre, vivre trop!... Qui ne sent point en lui cette
ivresse delà force, cette jubilation de vivre,--fût-ce au fond du
malheur,--n'est pas un artiste. C'est la pierre de touche. La vraie
grandeur se reconnaît au pouvoir de jubiler, dans la joie et la peine.
Un Mendelssohn ou un Brahms, dieux des brouillards d'octobre et de la
petite pluie, n'ont jamais connu ce pouvoir divin.

Christophe le possédait; et il faisait montre de sa joie, avec une
naïveté imprudente. Il n'y voyait point malice, il ne demandait qu'à
la partager avec les autres. Il ne s'apercevait pas que cette joie est
blessante pour la plupart des gens, qui ne la possèdent pas. Au reste,
il ne s'inquiétait point de plaire ou de déplaire; il était sûr de
lui, et rien ne lui paraissait plus simple que de communiquer aux autres
sa conviction. Il comparait ses richesses à la pauvreté générale des
fabricants de notes; et il pensait qu'il lui serait bien facile de faire
reconnaître sa supériorité. Trop facile. Il n'avait qu'à se montrer.

Il se montra.



On l'attendait.

Christophe n'avait pas fait mystère de ses sentiments. Depuis qu'il
avait pris conscience du pharisaïsme allemand qui ne veut pas voir les
choses comme elles sont, il s'était fait une loi de manifester une
sincérité absolue, incessante, intransigeante, sans égards à aucune
considération d'œuvre ou de personne. Et comme il ne pouvait rien
faire sans le pousser à l'extrême, il disait des énormités, et
scandalisait les gens. Il était d'une prodigieuse naïveté. Il
confiait à tout venant ce qu'il pensait de l'art allemand, avec la
satisfaction d'un homme qui ne veut pas garder pour lui des découvertes
inappréciables. Il n'imaginait pas qu'on pût lui en savoir mauvais
gré. Quand il venait de reconnaître l'ânerie d'une œuvre consacrée,
tout plein de son sujet, il se hâtait d'en faire part à ceux qu'il
rencontrait: musiciens, ou amateurs. Il énonçait les jugements les
plus saugrenus, avec une figure rayonnante. D'abord, on ne le prit pas
au sérieux; on rit de ses boutades. Mais on ne tarda pas à trouver
qu'il y revenait trop souvent, avec une insistance de mauvais goût. Il
devint évident que Christophe croyait à ses paradoxes; ils parurent
moins plaisants. Il était compromettant; il manifestait en plein
concert sa bruyante ironie, ou il exprimait son dédain pour les
maîtres glorieux.

Tout se colportait dans la petite ville: aucun mot de Christophe
n'était perdu. On lui en voulait déjà de sa conduite de l'an passé.
On n'avait pas oublié la façon scandaleuse dont il s'était affiché
avec Ada. Lui-même ne s'en souvenait plus; les jours effaçaient les
jours, il était loin maintenant de ce qu'il avait été. Mais d'autres
s'en souvenaient pour lui: ceux dont la fonction sociale, dans toutes
les petites villes, est de prendre scrupuleusement note de toutes les
fautes, de toutes les tares, de tous les événements tristes, laids,
désobligeants, qui concernent leurs voisins, afin que rien n'en soit
perdu. Les nouvelles extravagances de Christophe vinrent trouver place a
côté des anciennes, dans le registre à son nom. Les unes éclairaient
les autres. Aux ressentiments de la morale offensée s'ajoutèrent ceux
du bon goût scandalisé. Les plus indulgents disaient de lui:

--Il cherche à se singulariser.

La plupart affirmaient:

--_Total verrückt!_ (Absolument fou.)

Une opinion plus dangereuse encore commençait à se répandre;--son
illustre origine en assurait le succès:--on se contait qu'au château,
où Christophe continuait de remplir ses fonctions officielles, il avait
eu le mauvais goût, parlant au grand-duc en personne, de s'exprimer
avec une indécence révoltante sur le compte de maîtres vénérés; il
avait, disait-on, appelé l'_Elias_ de Mendelssohn «des patenôtres de
clergyman hypocrite», et traité certains _Lieder_ de Schumann de
«musique de _Backfisch_»:--et cela, quand les augustes princes
venaient d'affirmer leurs préférences pour ces œuvres! Le grand-duc
avait mis fin à ces impertinences, en disant sèchement:

--On douterait parfois, Monsieur, à vous entendre, que vous soyez
Allemand.

Ce mot vengeur, tombé de si haut, ne manqua point de rouler très bas;
et tous ceux qui croyaient avoir des sujets de ressentiment contre
Christophe, soit à cause de ses succès, soit pour quelque autre raison
plus personnelle, ne manquèrent point de rappeler qu'en effet il
n'était pas un pur Allemand. Sa famille paternelle était--on s'en
souvient--originaire des Flandres. Rien de surprenant à ce que cet
immigré dénigrât les gloires nationales! Cette constatation
expliquait tout; et l'amour-propre germanique y trouvait des raisons de
s'estimer davantage, en même temps que de mépriser son adversaire.

À cette vengeance, toute platonique, Christophe vint fournir des
aliments plus substantiels. Il est bien imprudent de critiquer les
autres, quand on est sur le point de s'exposer à la critique. Un
artiste plus habile eût montré plus de respect pour ses devanciers.
Mais Christophe ne voyait aucune raison pour cacher son mépris de la
médiocrité et son bonheur de sa propre force. Ce bonheur se
manifestait d'une façon immodérée. Christophe était pris, dans ces
derniers temps, d'un besoin d'expansion. C'était trop de joie pour lui
seul; il eût éclaté, s'il n'avait partagé son allégresse. À
défaut d'ami, il prit pour confident son collègue à l'orchestre, le
deuxième _Kapellmeister_, Siegmund Ochs, un jeune Wurtembergeois, bon
enfant et sournois, qui lui témoignait une déférence débordante. Il
ne se défiait pas de lui; comment aurait-il pu penser qu'il y avait
quelque inconvénient à confier sa joie à un indifférent, à un
ennemi même? Ne devaient-ils pas plutôt lui en être reconnaissants?
Il apportait du bonheur pour tous, amis et ennemis.--Il ne se doutait
pas qu'il n'y a rien de plus difficile à faire accepter aux hommes
qu'un bonheur nouveau; ils préféreraient presque un malheur ancien: il
leur faut un aliment remâché depuis des siècles. Mais ce qui leur est
surtout intolérable, c'est la pensée de devoir ce bonheur à un autre.
Ils ne pardonnent cette offense que quand ils n'ont plus aucun moyen d'y
échapper; et ils s'arrangent, pour le faire payer.

Il y avait donc mille raisons pour que les confidences de Christophe ne
fussent pas accueillies de très bon cœur par qui que ce fût. Mais il
y en avait mille et une pour qu'elles ne le fussent pas par Siegmund
Ochs. Le premier _Kapellmeister_, Tobias Pfeiffer, ne devait plus tarder
à se retirer; et Christophe, malgré sa jeunesse, avait toutes chances
de lui succéder. Ochs était trop bon Allemand pour ne pas reconnaître
que Christophe méritait cette place, puisque la cour était pour lui.
Mais il avait trop bonne opinion de lui-même pour ne pas croire qu'il
l'eût méritée davantage, si la cour l'eût mieux connu. Aussi
accueillait-il d'un singulier sourire les effusions de Christophe, quand
celui-ci arrivait au théâtre, le matin, avec une figure qui
s'efforçait d'être grave, mais qui rayonnait malgré lui.

--Eh bien, lui disait-il, narquois, encore quelque nouveau chef-d'œuvre?

Christophe lui prenait le bras:

--Ah! mon ami! celui-ci surpasse tout... Si tu l'entendais!... Le diable
m'emporte! c'est trop beau! Dieu assiste les pauvres gens qui
l'entendront! On ne peut plus avoir qu'un désir, après: mourir.

Ces paroles ne tombaient point dans l'oreille d'un sourd. Au lieu d'en
sourire, ou même de plaisanter amicalement cet enthousiasme enfantin,
avec Christophe qui eût été le premier à en rire, si on lui en avait
fait sentir le ridicule, Ochs s'extasiait ironiquement; il excitait
Christophe à lâcher d'autres énormités; et il se hâtait, après
l'avoir quitté, de les colporter partout, en les rendant plus
grotesques encore. On en faisait des gorges chaudes dans le petit cercle
des musiciens; et chacun attendait impatiemment l'occasion de juger les
malheureuses œuvres.--Elles étaient jugées d'avance.

Enfin elles apparurent.

Christophe avait fait choix, dans le fatras de ses œuvres, d'une
ouverture pour la _Judith_ de Hebbel, dont la sauvage énergie l'avait
attiré, par réaction contre l'atonie allemande (il commençait déjà
à s'en dégoûter, trouvant guindé Hebbel dans son parti-pris d'avoir
du génie, toujours et à tout prix). Il y avait joint une symphonie,
qui portait le titre emphatique du Bœcklin de Bâle: «_Le Songe de la
vie_», et l'épigraphe: «_Vita somnium breve_». Une suite de ses
_Lieder_ complétaient le programme, avec quelques œuvres classiques,
et une _Festmarsch_ de Ochs, que Christophe, par camaraderie, avait
ajoutée à son concert, quoiqu'il en sentît la médiocrité.

Peu de chose avait transpiré des répétitions. Bien que l'orchestre ne
comprît absolument rien aux œuvres qu'il exécutait, et que chacun,
à part soi, fût interloqué par les bizarreries de cette nouvelle
musique, ils n'avaient pas eu le temps de se former une opinion;
surtout, ils n'étaient pas capables de le faire, avant que le public
eût prononcé. L'assurance de Christophe en imposait aux artistes,
dociles et disciplinés, comme tout bon orchestre allemand. Les seules
difficultés lui vinrent de la chanteuse. C'était la dame en bleu du
concert de la _Tonhalle._ Elle était une célébrité en Allemagne:
cette mère de famille interprétait Brünnhilde et Kundry, à Dresde et
à Bayreuth, avec une ampleur de poumons indiscutable. Mais si elle
avait appris, à l'école wagnérienne, l'art dont cette école est
fière à bon droit, de bien articuler, en projetant les consonnes à
travers l'espace, et assénant les voyelles, comme des coups de massue,
sur le public béant, elle n'y avait pas appris--et pour cause--l'art
d'être naturelle. Elle faisait un sort à chaque mot: tout était
accentué; les syllabes cheminaient avec des semelles de plomb, et il y
avait une tragédie dans chaque phrase. Christophe la pria de modérer
un peu sa puissance dramatique. Elle s'y appliqua d'abord, d'assez bonne
grâce; mais sa lourdeur naturelle et le besoin de donner de la voix
l'emportaient. Christophe devint nerveux. Il fit remarquer à la
respectable dame qu'il avait voulu faire parler des humains, et non le
serpent Fafner, avec son porte-voix. Elle prit--comme l'on pense--fort
mal cette insolence. Elle dit qu'elle savait, Dieu merci! ce que
c'était que chanter, qu'elle avait eu l'honneur d'interpréter les
_Lieder_ de Maître Brahms, en la présence de ce grand homme, et qu'il
ne se lassait point de les lui entendre dire.

--Tant pis! Tant pis! cria Christophe.

Elle lui demanda, avec un sourire hautain, de vouloir bien lui expliquer
le sens de cette exclamation énigmatique. Il répondit que Brahms
n'ayant jamais su, de sa vie, ce qu'était le naturel, ses éloges
étaient les pires des blâmes, et que bien que lui--Christophe--fût
peu poli parfois, ainsi qu'elle l'avait fait justement remarquer, jamais
il ne se fût permis de lui dire quelque chose d'aussi désobligeant.

La discussion continua sur ce ton; et la dame s'obstina à chanter à sa
façon, avec un pathétique écrasant,--jusqu'au jour où Christophe
déclara froidement qu'il le voyait bien: telle était sa nature, on n'y
pouvait rien changer; mais puisque les _Lieder_ ne pouvaient être
chantés comme ils devaient l'être, ils ne seraient pas chantés du
tout: il les retirait du programme.--On était à la veille du concert,
on comptait sur ces _Lieder_: elle-même en avait parlé; elle était
assez musicienne pour en avoir apprécié certaines qualités;
Christophe lui faisait un affront; et comme elle n'était pas sûre que
le concert du lendemain ne consacrerait point la renommée du jeune
homme, elle ne voulut pas se brouiller avec un astre naissant. Elle plia
donc soudain; et, pendant la dernière répétition, elle se soumit
docilement à tout ce que Christophe exigea d'elle. Mais elle était
décidée,--le lendemain, au concert,--à n'en faire qu'à sa tête.



Le jour était venu. Christophe n'avait aucune inquiétude. Il était
trop plein de sa musique pour pouvoir la juger. Il se rendait compte que
ses œuvres, par endroits, prêtaient au ridicule. Mais qu'importe? On
ne peut rien écrire de grand sans risquer le ridicule. Pour aller au
fond des choses, il faut braver le respect humain, la politesse, la
pudeur, les mensonges sociaux, sous qui le cœur gît étouffé. Si l'on
veut n'effaroucher personne, il faut se résigner, toute sa vie, à ne
donner aux médiocres qu'une vérité médiocre, qu'ils sont capables
d'assimiler; il faut demeurer en deçà de la vie. On n'est grand que
quand on a mis ces scrupules sous ses pieds. Christophe marchait dessus.
On pouvait bien le siffler: il était sûr de ne pas laisser
indifférent. Il s'amusait de la tête que feraient des gens qu'il
connaissait, en entendant telle page un peu risquée. Il s'attendait à
des critiques aigres: il en souriait d'avance. En tout cas, il faudrait
être sourd, pour nier qu'il y eût là une force--aimable ou non,
qu'importe?... Aimable! Aimable!... La force! cela suffit. Qu'elle
emporte tout, comme le Rhin!...

Il eut une première déconvenue. Le grand-duc ne vint pas. La loge
princière ne fut occupée que par des comparses: quelques dames
d'honneur. Christophe en ressentit une irritation. Il pensa: «Cet
imbécile me boude. Il ne sait que penser de mes œuvres: il a peur de
se compromettre.» Il haussa les épaules, feignant de ne passe soucier
d'une pareille niaiserie. D'autres y prirent garde: c'était une
première leçon donnée, et une menace pour l'avenir.

Le public ne s'était pas montré beaucoup plus empressé que le
maître: un tiers de la salle était vide. Christophe ne pouvait
s'empêcher de songer avec amertume aux salles combles de ses concerts
d'enfant. S'il avait eu plus d'expérience, il eût trouvé naturel
qu'il y eût moins de monde pour venir l'entendre, quand il faisait de
bonne musique, que quand il en faisait de mauvaise: car ce n'est pas la
musique, c'est le musicien qui intéresse la majeure partie du public;
et il est de toute évidence qu'un musicien qui ressemble à tout le
monde offre bien moins d'intérêt qu'un musicien en jupe d'enfant, qui
touche la sentimentalité et amuse la badauderie.

Christophe, après avoir attendu vainement que la salle se remplît, se
décida à commencer. Il tâchait de se prouver que c'était mieux,
ainsi: «Peu d'amis, mais bons.»--Son optimisme ne tint pas longtemps.

Les morceaux se déroulaient au milieu du silence.--Il y a un silence du
public, que l'on sent gros d'amour et prêt à déborder. Mais dans
celui ci, il n'y avait rien. Rien. Sommeil complet. On sentait que
chaque phrase s'enfonçait dans des gouffres d'indifférence.
Christophe, le dos tourné au public, occupé de son orchestre, n'en
percevait pas moins tout ce qui se passait dans la salle, avec ces
antennes intérieures, dont tout vrai musicien est doué, et qui lui
font savoir si ce qu'il joue trouve de l'écho au fond des cœurs qui
l'entourent. Il continuait de battre la mesure et de s'exciter
lui-même, glacé par le brouillard d'ennui qui montait du parterre et
des loges derrière lui.

Enfin, l'ouverture finit; et la salle applaudit. Elle applaudit
poliment, froidement, et se tut. Christophe eût mieux aimé qu'elle le
huât... Un sifflet! Quelque chose qui fût un signe de vie, de
réaction au moins contre son œuvre!...--Rien.--Il regarda le public.
Le public se regardait. Ils cherchaient une opinion dans les yeux les
uns des autres. Ils ne la trouvèrent pas, et retombèrent dans leur
indifférence.

La musique reprit. C'était au tour de la symphonie.--Christophe eut
peine à aller jusqu'au bout. Plusieurs fois, il fut sur le point de
jeter son bâton et de se sauver. Cette apathie le gagnait; il finissait
par ne plus comprendre ce qu'il dirigeait; il avait l'impression nette
de la chute dans l'insondable ennui. Il n'y eut même point les
chuchotements ironiques qu'il attendait, à certains passages: le public
était plongé dans la lecture du programme. Christophe entendit les
pages se tourner toutes à la fois, avec un froissement sec; et ce fut
de nouveau le silence jusqu'au dernier accord, où les mêmes
applaudissements polis attestèrent que l'on avait compris que l'œuvre
était finie.--Cependant, trois ou quatre applaudissements isolés
reprirent, quand les autres avaient cessé: mais ils n'éveillèrent
aucun écho, et se turent honteux: le vide en parut plus vide, et ce
petit incident servit à éclairer faiblement le public sur l'ennui
qu'il avait éprouvé.

Christophe s'était assis au milieu de son orchestre, il n'osait
regarder ni à droite, ni à gauche. Il avait envie de pleurer; et il
frémissait de colère. Il eût voulu se lever et leur crier à tous:
«Vous m'ennuyez! Ah! comme vous m'ennuyez!... Foutez-moi le camp,
tous!...»

Le public se réveillait un peu: il attendait la chanteuse,--il était
accoutumé à l'applaudir. Dans cet océan d'œuvres nouvelles, où il
errait sans boussole, elle lui était une certitude, une terre connue et
solide, où il ne risquait pas de se perdre. Christophe discerna leur
pensée; et il eut un mauvais rire. La chanteuse n'eut pas moins
conscience de l'attente du public: Christophe le vit à ses airs de
reine, quand il vint l'avertir que c'était son tour. Ils se
dévisagèrent avec hostilité. Au lieu de lui offrir le bras,
Christophe enfonça ses mains dans ses poches, et la laissa entrer
seule. Elle passa, furieuse. Il la suivait, d'un air ennuyé.
Aussitôt qu'elle parut, la salle lui fit une ovation: c'était un
soulagement; les visages s'éclairaient, le public s'animait, toutes les
lorgnettes étaient en joue. Sure de son pouvoir, elle attaqua les
_Lieder_, à sa manière, bien entendu, et sans tenir aucun compte des
observations que Christophe lui avait faites la veille. Christophe, qui
l'accompagnait, blêmit. Il prévoyait cette rébellion. Au premier
changement qu'elle fît, il tapa sur le piano, et dit avec colère:

--Non!

Elle continua. Il lui soufflait dans le dos, d'une voix sourde et
furieuse:

--Non! Non! Ce n'est pas cela!... Pas cela!...

Énervée par ces grognements furibonds, que le public ne pouvait
entendre, mais dont l'orchestre ne perdait rien, elle s'obstinait,
ralentissant à outrance, faisant des pauses, des points d'orgue. Lui,
n'en tenait pas compte et allait de l'avant: ils finirent par avoir une
mesure d'écart. Le public ne s'en apercevait pas: depuis longtemps, il
avait admis que la musique de Christophe n'était pas faite pour
paraître agréable ni juste; mais Christophe, qui n'était pas de cet
avis, faisait des grimaces de possédé; il finit par éclater. Il
s'arrêta net, au milieu d'une phrase:

--Assez! cria-t-il à pleins poumons.

Emportée par son élan, elle continua, une demi-mesure, et s'arrêta,
à son tour.

--Assez! répéta-t-il sèchement.

Il y eut un moment de stupeur dans la salle. Après quelques secondes,
il dit, d'un ton glacial:

--Recommençons!

Elle le regardait, stupéfaite; ses mains tremblaient; elle songea à
lui jeter son cahier à la tête; elle ne comprit jamais, plus tard,
comment elle ne l'avait point fait. Mais elle était écrasée par
l'autorité de Christophe:--elle recommença. Elle chanta tout le cycle
de _Lieder_, sans changer une nuance, ni un mouvement: car elle sentait
qu'il ne lui ferait grâce de rien; et elle frémissait, à l'idée d'un
nouvel affront.

Quand elle eut fini, le public la rappela avec frénésie. Ce n'étaient
pas les _Lieder_ qu'il applaudissait;--(elle en eût chanté d'autres
qu'il eût applaudi de même)--c'était la chanteuse célèbre et
vieillie sous le harnois: il savait qu'il pouvait admirer, en toute
sécurité. Il tenait d'ailleurs à réparer l'effet de l'algarade. Il
avait vaguement compris que la chanteuse s'était trompée; mais il
trouvait indécent que Christophe l'eût fait remarquer. On bissa les
morceaux. Mais Christophe résolument ferma le piano.

Elle ne s'aperçut pas de cette nouvelle insolence; elle était trop
troublée pour penser à recommencer. Elle sortit précipitamment,
s'enferma dans sa loge; et là, pendant un quart d'heure, elle se
soulagea le cœur du flot de rancune et de rage qui s'y était
accumulé: crise de nerfs, déluge de larmes, invectives indignées,
imprécations contre Christophe... On entendait ses cris de fureur à
travers la porte fermée. Ceux de ses amis qui réussirent à entrer
racontèrent, en sortant, que Christophe s'était conduit comme un
goujat. L'opinion se répand vite dans une salle de spectacle. Aussi,
lorsque Christophe remonta au pupitre pour le dernier morceau, le public
était houleux. Mais ce morceau n'était pas de lui: c'était la
_Festmarsch_ de Ochs. Le public, qui se trouvait à son aise dans cette
plate musique, eut un moyen tout simple de manifester sa désapprobation
pour Christophe, sans aller jusqu'à l'audace de le siffler: il acclama
Ochs avec ostentation, redemandant deux ou trois fois l'auteur, qui ne
manqua point de paraître. Et ce fut la fin du concert.

On se doute bien que le grand-duc et le monde de la cour,--cette petite
ville de province, cancanière et ennuyée,--ne perdirent aucun détail
de ce qui s'était passé. Les journaux amis de la cantatrice ne firent
pas d'allusion à l'incident; mais ils furent d'accord pour exalter
l'art de la chanteuse, en se contentant de mentionner, à titre de
renseignement, les _Lieder_ qu'elle avait chantés. Sur les autres
œuvres de Christophe, quelques lignes à peine, les mêmes à peu de
chose près dans tous les journaux: «... Science du contrepoint.
Écriture compliquée. Manque d'inspiration. Pas de mélodie. Écrit
avec sa tête et non avec son cœur. Absence de sincérité. Veut être
original...»--Suivait un paragraphe sur la véritable originalité,
celle des maîtres qui sont enterrés, de Mozart, de Beethoven, de
Lœwe, de Schubert, de Brahms, «ceux qui sont originaux sans avoir
pensé à l'être».--Puis on passait par une transition naturelle à la
nouvelle reprise par le théâtre grand-ducal du _Nachtlager von
Granada_ de Konradin Kreutzer; on rendait compte longuement de «cette
délicieuse musique, fraîche et pimpante comme au premier jour».

En résumé, les œuvres de Christophe rencontrèrent, chez les
critiques le mieux disposés, une incompréhension totale;--chez ceux
qui ne l'aimaient point, une hostilité sournoise;--enfin, dans le grand
public, qu'aucun critique ami ou ennemi ne guidait, le silence. Laissé
à ses propres pensées, le grand public ne pense rien.



Christophe fut atterré.

Son échec n'avait cependant rien de surprenant. Il y avait trois
raisons pour une, pour que ses œuvres déplussent. Elles étaient
insuffisamment mûries. Elles étaient trop neuves pour être comprises,
du premier coup. Et l'on était trop heureux de donner une leçon à
l'impertinent jeune homme.--Mais Christophe n'avait pas l'esprit assez
rassis pour admettre la légitimité de sa défaite. Il lui manquait la
sérénité que donne au vrai artiste l'expérience d'une longue
incompréhension des hommes et de leur bêtise incurable. Sa naïve
confiance dans le public et dans le succès, qu'il croyait bonnement
atteindre parce qu'il le méritait, s'écroula. Il eût trouvé naturel
d'avoir des ennemis. Mais ce qui le stupéfiait, c'était de n'avoir
plus un ami. Ceux sur qui il comptait, ceux qui jusqu'à présent
avaient paru s'intéresser à sa musique, n'avaient pas, depuis le
concert, un mot d'encouragement pour lui. Il essaya de les sonder: ils
se retranchaient derrière des paroles vagues. Il insista, il voulut
savoir leur véritable pensée: les plus sincères lui opposèrent ses
œuvres précédentes, ses sottises des débuts.--Plus d'une fois par la
suite, il devait entendre condamner ses œuvres nouvelles au nom de ses
œuvres anciennes,--et cela, par les mêmes gens qui, quelques années
avant, condamnaient ses œuvres anciennes, quand elles étaient
nouvelles: c'est la règle ordinaire. Christophe n'y était pas fait; il
poussa les hauts cris. Qu'on ne l'aimât point, très bien! il
l'admettait; cela lui plaisait même, il ne tenait pas à être l'ami de
tout le monde. Mais qu'on prétendît l'aimer et qu'on ne lui permît
pas de grandir, qu'on voulût l'obliger à rester, toute sa vie, un
enfant, cela passait les bornes! Ce qui était bon à douze ans ne
l'était plus à vingt; et il espérait bien n'en pas rester là,
changer encore, changer toujours... Les imbéciles qui voudraient
arrêter la vie!... L'intéressant, dans ses compositions d'enfance,
n'était pas ces niaiseries d'enfant, mais la force qui couvait pour
l'avenir. Et cet avenir, ils voulaient le tuer!... Non, ils n'avaient
rien compris jamais à ce qu'il était, jamais ils ne l'avaient aimé;
ils n'aimaient que ce qu'il avait de vulgaire, ce qui lui était commun
avec les médiocres, non ce qui était _lui_, vraiment: leur amitié
n'était qu'un malentendu...

Il l'exagérait peut-être. Le cas est fréquent de braves gens,
incapables d'aimer une œuvre neuve, qui l'aiment sincèrement quand
elle a vingt ans de date. La vie nouvelle a un fumet trop fort pour leur
tête débile: il faut que l'odeur s'évapore au souffle du temps.
L'œuvre d'art ne commence à leur être intelligible que quand elle est
recouverte de la crasse des ans.

Mais Christophe ne pouvait admettre qu'on ne le comprît pas quand il
était _présent_, et qu'on le comprît quand il était _passé._ Il
préférait croire qu'on ne le comprenait pas du tout, en aucun cas,
jamais. Et il enrageait. Il eut le ridicule de vouloir se faire
comprendre, de s'expliquer, de discuter; c'était peine perdue: il eût
fallu réformer le goût du temps. Mais il ne doutait de rien. Il était
résolu à faire, de gré ou de force, une lessive complète du goût
allemand. Toute possibilité lui en manquait: ce n'était pas en
quelques conversations, où il avait peine à trouver ses mots et
s'exprimait avec une absurde violence sur le compte des grands
musiciens, et même de ses interlocuteurs, qu'il pouvait convaincre
personne; il ne réussissait qu'à se faire quelques ennemis de plus. Il
lui eût fallu pouvoir préparer sa pensée à loisir, et forcer ensuite
le public à l'entendre...

Et juste, à point nommé, son étoile--sa mauvaise étoile--vint lui
en offrir les moyens.



Il était attablé au restaurant du théâtre, dans un cercle de
musiciens de l'orchestre, qu'il scandalisait par ses jugements
artistiques. Ils n'étaient pas tous du même avis; mais tous étaient
froissés par cette liberté de langage. Le vieux Krause, l'alto, brave
homme et bon musicien, qui aimait sincèrement Christophe, eût voulu
détourner l'entretien; il toussait, et guettait l'occasion pour lâcher
un calembour. Mais Christophe n'entendait pas; il continuait de plus
belle; et Krause se désolait:

--Qu'a-t-il besoin de dire tout cela? Que le bon Dieu le bénisse! On
peut penser ces choses; mais on ne les dit pas, que diable!

Le plus curieux, c'est que «ces choses», lui aussi, les pensait; du
moins, il en avait le soupçon, et les paroles de Christophe
réveillaient en lui bien des doutes; mais il n'avait pas le courage
d'en convenir,--moitié par peur de se compromettre, moitié par
modestie, par défiance de soi.

Weigl, le corniste, ne voulait rien savoir; il voulait admirer, qui que
ce fût, quoi que ce fût, bon ou mauvais, étoile ou bec de gaz: tout
était sur le même plan; il n'y avait pas de plus et de moins dans son
admiration: il admirait, admirait, admirait. C'était pour lui un besoin
vital; il souffrait, quand on voulait le limiter.

Le violoncelliste Kuh souffrait bien davantage. Il aimait de tout son
cœur la mauvaise musique. Tout ce que Christophe poursuivait de ses
sarcasmes et de ses invectives lui était infiniment cher: d'instinct,
c'était aux œuvres les plus conventionnelles qu'allait son choix; son
âme était un réservoir d'émotion larmoyante et pompeuse. Certes, il
ne mentait pas dans son culte attendri pour tous les faux grands hommes.
C'est quand il se persuadait qu'il admirait les vrais, qu'il se
mentait,--en parfaite innocence. Il y a des «Brahmines» qui croient
retrouver en leur dieu le souffle des génies passés: ils aiment
Beethoven en Brahms. Kuh faisait mieux: c'était Brahms qu'il aimait en
Beethoven.

Mais le plus indigné des paradoxes de Christophe était le basson
Spitz. Son instinct musical n'était pas tant blessé, que sa servilité
naturelle. Un des empereurs romains voulait mourir debout. Spitz voulait
mourir à plat ventre, comme il avait vécu: c'était sa position
naturelle; il goûtait des délices à se rouler aux pieds de tout ce
qui était officiel, consacré, «arrivé»; et il était hors de lui
qu'on voulut l'empêcher de lécher la poussière.

Ainsi, Kuh gémissait, Weigl faisait des gestes désespérés, Krause
disait des coq-à-l'âne, et Spitz criait d'une voix aigre. Mais
Christophe, imperturbable, criait plus fort que les autres; et il disait
des choses énormes sur l'Allemagne et les Allemands.

À une table voisine, un jeune homme l'écoutait, en se tordant de rire.
Il avait les cheveux noirs et bouclés, de beaux yeux intelligents, un
nez assez volumineux, qui, arrivé près du bout, ne pouvait se décider
à aller ni à droite ni à gauche, et plutôt que d'aller tout droit,
allait des deux côtés à la fois, les lèvres grosses, et une
physionomie spirituelle et mobile, qui suivait ce que disait Christophe,
attachée à ses lèvres, reflétant chaque mot avec une attention
sympathique et gouailleuse, se plissant de petites rides au front, aux
tempes, aux coins des yeux, le long des narines et des joues, grimaçant
de rire, le corps tout entier secoué, par moments, d'un accès
convulsif. Il ne se mêla point à la conversation, mais il n'en perdit
rien. Il manifestait une joie particulière, quand il voyait Christophe,
embourbé dans une démonstration et harcelé par Spitz, patauger,
bredouiller, bégayer de fureur, jusqu'à ce qu'il eût trouvé le mot
qu'il cherchait,--un roc, pour écraser l'adversaire. Et son plaisir
était sans bornes, quand Christophe, emporté par la passion bien au
delà de sa pensée, énonçait des paradoxes monstrueux, qui faisaient
barrir l'auditoire.

Enfin, ils se séparèrent, lassés de sentir et d'affirmer chacun sa
supériorité. Au moment où Christophe, resté le dernier dans la
salle, allait passer le seuil, in fut abordé par le jeune homme qui
avait pris tant de plaisir à l'écouter. Il ne l'avait pas encore
remarqué. L'autre, poliment découvert, souriait, demandait la
permission de se présenter:

--Franz Mannheim.

Il s'excusa d'avoir été assez indiscret pour suivre la conversation,
et il le félicita de la _maestria_ avec laquelle il avait pulvérisé
ses adversaires. Il riait encore, en y pensant. Christophe le regarda,
heureux, un peu méfiant:

--C'est sérieux? demanda-t-il, vous ne vous moquez pas de moi?

L'autre jura ses grands dieux. La figure de Christophe s'illuminait:

--Alors, vous trouvez que j'ai raison, n'est-ce pas? Vous êtes de
mon avis?

--Écoutez, fit Mannheim, pour dire la vérité, je ne suis pas
musicien, je ne connais rien à la musique. La seule musique qui me
plaise,--(ce n'est pas trop flatteur, ce que je vais vous dire),--c'est
la vôtre... Enfin, c'est pour vous montrer que je n'ai pourtant pas
trop mauvais goût...

--Hé! hé!--fit Christophe, sceptique, flatté tout de même,--ce n'est
pas là une preuve.

--Vous êtes difficile... Bon!... Je pense comme vous: ce n'est pas là
une preuve. Aussi, je ne me risque pas à juger ce que vous dites des
musiciens allemands. Mais, c'est si vrai, en tout cas, des Allemands en
général, des vieux Allemands, de tous ces idiots romantiques, avec
leur pensée rance, leur émotion lacrymatoire, ces rabâchages séniles
qu'on veut que nous admirions, «_cet éternel Hier, qui a toujours
été, et qui sera toujours, et qui fera loi demain parce qu'il a fait
loi aujourd'hui...!_»

Il récita quelques vers du passage fameux de Schiller:


«_. . . . . . . . . . . . . . Das ewig Gestrige
Das immer war und immer wiederkehrt..._»


--Et lui, tout le premier!--s'interrompit-il au milieu de sa récitation.

--Qui? demanda Christophe.

--Le pompier qui a écrit cela!

Christophe ne comprenait pas. Mais Mannheim continuait:

--Moi d'abord, je voudrais que, tous les cinquante ans, on procédât a
un nettoyage général de l'art et de la pensée, qu'on ne laissât rien
subsister de tout ce qui était avant.

--C'est un peu radical, dit Christophe, souriant.

--Mais non, je vous assure. Cinquante ans, c'est déjà trop; il
faudrait dire: trente... Et encore!... Mesure d'hygiène. On ne garde
pas dans sa maison la collection de ses grands-pères. On les envoie,
quand ils sont morts, poliment pourrir ailleurs, et on met des pierres
dessus, pour être bien sûrs qu'ils ne reviendront pas. Les âmes
délicates mettent aussi des fleurs. Je veux bien, cela m'est égal.
Tout ce que je demande, c'est qu'ils me laissent tranquille. Je les
laisse bien tranquilles, moi! Chacun de son côté: côté des vivants;
côté des morts.

--Il y a des morts qui sont plus vivants que les vivants.

--Mais non, mais non! cela serait plus vrai, si vous disiez qu'il
y a des vivants qui sont plus morts que les morts.

--Peut-être bien. En tout cas, il y a du vieux qui est encore jeune.

--Eh bien, s'il est encore jeune, nous le retrouverons de nous-mêmes...
Mais je n'en crois rien. Ce qui a été bon une fois, ne l'est jamais
une seconde fois. Il n'y a de bon que le changement. Ce qu'il faut avant
tout, c'est se débarrasser des vieux. Il y a trop de vieux en
Allemagne. Mort aux vieux!

Christophe écoutait ces boutades avec une grande attention, et se
donnait beaucoup de mal pour les discuter; il sympathisait en partie
avec elles, il y reconnaissait certaines de ses pensées; et, en même
temps, il éprouvait une gêne de les entendre outrer d'une façon
caricaturesque. Mais, comme il prêtait aux autres son propre sérieux,
il se disait que peut-être son interlocuteur qui semblait plus instruit
que lui et parlait plus facilement, tirait les conséquences logiques de
ses principes. L'orgueilleux Christophe, à qui tant de gens ne
pardonnaient pas sa foi en lui-même, était souvent d'une modestie
naïve, qui le rendait dupe de ceux qui avaient reçu une meilleure
éducation,--quand toutefois ils consentaient à ne pas s'en targuer
pour éviter une discussion gênante. Mannheim, qui s'amusait de ses
propres paradoxes, et qui, de riposte en riposte, en arrivait à des
cocasseries extravagantes dont il riait sous cape, n'était pas habitué
à se voir pris au sérieux; il fut mis en joie par la peine que prenait
Christophe pour discuter ses bourdes, ou même pour les comprendre; et
tout en s'en moquant, il était reconnaissant de l'importance que
Christophe lui attribuait: il le trouvait ridicule et charmant.

Ils se quittèrent fort bons amis; et Christophe ne fut pas peu surpris
de voir, trois heures plus tard, à la répétition du théâtre, surgir
de la petite porte qui donnait accès à l'orchestre la tête de
Mannheim, radieuse et grimaçante, qui lui faisait des signes
mystérieux. Quand la répétition fut finie, Christophe alla à lui.
Mannheim le prit familièrement par le bras:

--Vous avez un moment?... Écoutez. Il m'est venu une idée. Peut-être
que vous la trouverez absurde... Est-ce que vous ne voudriez pas, une
fois, écrire ce que vous pensez de la musique et des musicos? Au lieu
d'user votre salive à haranguer quatre crétins de votre bande, qui ne
sont bons qu'à souffler et racler sur des morceaux de bois, ne
feriez-vous pas mieux de vous adresser au grand public?

--Si je ne ferais pas mieux? Si je voudrais?... Parbleu! Et où
voulez-vous que j'écrive? Vous êtes bon, vous!...

--Voilà: j'ai à vous proposer...Nous avons, quelques amis et
moi:--Adalbert von Waldhaus, Raphael Goldenring, Adolf Mai, et Lucien
Ehrenfeld,--nous avons fondé une Revue, la seule Revue intelligente de
la ville: le _Dionysos._ ... (Vous connaissez certainement?)... Nous
vous admirons tous, et nous serions heureux que vous fussiez des
nôtres. Voulez-vous vous charger de la critique musicale?

Christophe était confus d'un tel honneur: il mourait d'envie
d'accepter; il craignait seulement de n'en être pas digne: il ne savait
pas écrire.

--Laissez donc, dit Mannheim, je suis sûr que vous savez très bien. Et
puis, du moment que vous serez critique, vous aurez tous les droits. Il
n'y a pas à se gêner avec le public. Il est bête comme pas un. Ce
n'est rien d'être un artiste: un artiste, c'est celui qu'on peut
siffler. Mais un critique, c'est celui qui a le droit de dire:
«Sifflez-moi cet homme-là!» Toute la salle se décharge sur lui de
l'ennui de penser. Pensez tout ce que vous voudrez. Ayez l'air au moins
de penser quelque chose. Pourvu que vous donniez à ces oies leur
pâtée, peu importe laquelle! Elles avaleront tout.

Christophe finit par consentir, en remerciant avec effusion. Il mit
seulement comme condition qu'il aurait le droit de tout dire:

--Naturellement, naturellement, fit Mannheim. Liberté absolue! Chacun
de nous est libre.



Il vint le relancer au théâtre, une troisième fois, le soir, après
le spectacle, pour le présenter à Adalbert von Waldhaus et à ses
amis. Ils l'accueillirent avec cordialité.

À l'exception de Waldhaus, qui appartenait à une des vieilles familles
nobles du pays, tous étaient Juifs, et tous étaient fort riches:
Mannheim, fils d'un banquier; Goldenring, d'un propriétaire de
vignobles renommés; Mai, d'un directeur d'établissement
métallurgique; et Ehrenfeld, d'un grand bijoutier. Leurs pères
étaient de la vieille génération israélite, laborieuse et tenace,
attachés à l'esprit de leur race, élevant leur fortune avec une âpre
énergie, et jouissant de celle-ci bien plus que de celle-là. Les fils
semblaient faits pour détruire ce que les pères avaient édifié: ils
persiflaient les préjugés familiaux et cette manie de fourmis
économes et fouisseuses; ils jouaient aux artistes, ils affectaient de
mépriser la fortune et de la jeter par les fenêtres. Mais, en
réalité, il ne s'en perdait guère hors de leurs mains; et ils avaient
beau faire des folies: ils n'arrivaient jamais à égarer tout à fait
leur lucidité d'esprit et leur sens pratique. Au reste, les pères y
veillaient, et leur serraient la bride. Le plus prodigue, Mannheim, eût
fait sincèrement largesse de tout ce qu'il possédait: mais il ne
possédait rien; et quoiqu'il pestât bruyamment contre la ladrerie de
son père, en lui-même il en riait et trouvait que le père avait
raison. Au bout du compte, il n'y avait guère que Waldhaus, maître de
sa fortune, qui y allât bon jeu, bon argent, et qui soutînt de ses
fonds la Revue. Il était poète. Il écrivait des «Polymètres», dans
le genre de Arno Holz et de Walt Whitman, des vers alternativement très
longs et très courts, où les points, les doubles et triples points,
les tirets, les silences, les majuscules, les italiques, et les mots
soulignés, jouaient un très grand rôle, non moins que les
allitérations et que les répétitions--d'un mot, d'une ligne, d'une
phrase entière. Il y intercalait des mots, des bruits, dans toutes les
langues. Il prétendait faire en vers--(on n'avait jamais su
pourquoi)--du Cézanne. À vrai dire, il avait une âme assez poétique,
qui sentait avec distinction des choses fades. Il était sentimental et
sec, naïf et dandy; ses vers laborieux affectaient une négligence
cavalière. Il eût été un bon poète pour gens du monde. Mais ils
sont trop de cette espèce, dans les revues et dans les salons; et il
voulait être seul. Il s'était mis en tête de jouer le grand seigneur
qui est au-dessus des préjugés de sa caste. Il en avait plus que
personne. Il ne se les avouait pas. Il avait pris plaisir à ne
s'entourer que de Juifs, à la Revue qu'il dirigeait, pour faire crier
les siens, antisémites, et pour se prouver à lui-même sa liberté
d'esprit. Il affectait avec ses collègues un ton d'égalité courtoise.
Mais au fond, il avait pour eux un mépris tranquille et sans bornes. Il
n'ignorait pas qu'ils étaient bien aises de se servir de son nom et de
son argent; et il les laissait faire, pour avoir la douceur de les
mépriser.

Et ils le méprisaient de les laisser faire; car ils savaient très bien
qu'il y trouvait son profit. Donnant, donnant. Waldhaus leur apportait
son nom et sa fortune; et eux lui apportaient leur talent, leur esprit
d'affaires, et une clientèle. Ils étaient beaucoup plus intelligents
que lui. Non pas qu'ils eussent plus de personnalité. Ils en avaient
peut-être moins encore. Mais, dans cette petite ville, ils étaient,
comme partout et toujours,--par le fait de la différence de leur race,
qui depuis des siècles les isole et aiguise leur faculté d'observation
railleuse,--ils étaient les esprits les plus avancés, les plus
sensibles au ridicule des institutions vermoulues et des pensées
décrépites. Seulement, comme leur caractère était moins libre que
leur intelligence, cela ne les empêchait point, en raillant, de
chercher beaucoup plus à profiter de ces institutions et de ces
pensées, qu'à les réformer. En dépit de leurs professions de foi
indépendantes, ils étaient, aussi bien que le gentilhomme Adalbert, de
petits snobs de province, des fils de famille riches et désœuvrés,
qui faisaient de la littérature par sport et par flirt. Ils étaient
bien aises de se donner des allures de pourfendeurs; mais ils étaient
bons diables, et ne pourfendaient que quelques gens inoffensifs, ou
qu'ils pensaient hors d'état de leur nuire jamais. Ils n'avaient garde
de se brouiller avec une société, où ils savaient qu'ils rentreraient
un jour, pour y vivre de la vie de tout le monde, en épousant les
préjugés qu'ils avaient combattus. Et quand ils se risquaient à faire
un coup d'État, ou dé réclame, à partir bruyamment en guerre contre
une idole du jour,--qui commençait à branler,--ils avaient soin de ne
pas brûler leurs vaisseaux: en cas de danger, ils se rembarquaient.
Quelle que fût d'ailleurs l'issue de la campagne,--quand elle était
finie, il y en avait pour longtemps avant qu'on recommençât; les
Philistins pouvaient dormir tranquilles. Tout ce que cherchaient les
nouveaux _Davidsbündler_, c'était à faire croire qu'ils auraient pu
être terribles, s'ils avaient voulu:--mais ils ne voulaient pas. Ils
préféraient tutoyer les artistes et souper avec les actrices.

Christophe se trouva mal à l'aise dans ce milieu. Ils parlaient surtout
de femmes et de chevaux; et ils en parlaient sans grâce. Ils étaient
compassés. Adalbert s'exprimait d'une voix blanche et lente, avec une
politesse raffinée, ennuyée, ennuyeuse. Adolf Mai, le secrétaire de
la rédaction, lourd, trapu, la tête enfoncée dans les épaules, l'air
brutal, voulait toujours avoir raison; il tranchait surtout, n'écoutait
jamais ce qu'on lui répondait, semblait mépriser l'opinion de
l'interlocuteur et, encore plus, l'interlocuteur. Goldenring, le
critique d'art, qui avait des tics nerveux et des yeux perpétuellement
clignotants derrière de larges lunettes,--pour imiter sans doute les
peintres qu'il fréquentait, portait les cheveux longs, fumait
silencieusement, mâchonnait des lambeaux de phrases qu'il n'achevait
jamais, et faisait des gestes vagues dans l'air avec son pouce.
Ehrenfeld, petit, chauve, souriant, avec une barbe blonde, une figure
fine et fatiguée, au nez busqué, écrivait dans la Revue les modes et
la chronique mondaine. Il disait des choses très crues, d'une voix
caressante; il avait de l'esprit, méchant, souvent ignoble.--Tous ces
jeunes millionnaires étaient anarchistes, comme il convient: c'est le
suprême luxe, quand on possède tout, de nier la société; car on se
dégage ainsi de ce qu'on lui doit. Tel, un voleur qui, après avoir
détroussé un passant, lui dirait: «Que fais-tu encore ici? Va-t'en!
Je n'ai plus besoin de toi.»

Christophe, dans ce groupe, n'éprouvait de sympathie que pour Mannheim.
C'était assurément le plus vivant des cinq; il s'amusait de tout ce
qu'il disait et de tout ce qu'on disait; bégayant, bredouillant,
ânonnant, ricanant, disant des coq-à-l'âne, il n'était pas capable
de suivre un raisonnement, ni de savoir au juste ce qu'il pensait
lui-même; mais il était bon garçon, sans fiel contre qui que ce fût,
et sans l'ombre d'ambition. À la vérité, il n'était pas très franc:
il jouait toujours un rôle; mais c'était innocemment, et cela ne
faisait de tort à personne. Il s'emballait pour toutes les utopies
baroques--généreuses, le plus souvent. Il était trop fin et trop
moqueur pour y croire tout à fait; il savait garder son sang-froid,
même dans ses emballements, et il ne se compromettait jamais dans
l'application de ses théories. Mais il lui fallait une marotte:
c'était un jeu pour lui, et il en changeait fréquemment. Pour
l'instant, il avait la marotte de la bonté. Il ne lui suffisait pas
d'être bon, naturellement; il voulait paraître bon; il professait la
bonté, il la mimait. Par esprit de contradiction contre l'activité
sèche et dure des siens et contre le rigorisme, le militarisme, le
philistinisme allemand, il était Tolstoyen, Nirvânien, évangéliste,
bouddhiste,--il ne savait trop lui-même,--apôtre d'une morale molle et
désossée, indulgente, bénisseuse, facile à vivre, qui pardonnait
avec effusion à tous les péchés, surtout aux péchés voluptueux, qui
ne cachait point sa prédilection pour eux, qui pardonnait beaucoup
moins aux vertus,--une morale qui n'était qu'un traité du plaisir, une
association libertine de complaisances mutuelles, qui s'amusait à
ceindre l'auréole de la sainteté. Il y avait là une petite hypocrisie
qui ne sentait pas très bon pour les odorats délicats, et qui aurait
pu même être franchement écœurante, si elle s'était prise au
sérieux. Mais elle n'y prétendait pas; elle s'amusait d'elle-même. Ce
christianisme polisson n'attendait qu'une occasion pour céder le pas à
quelque autre marotte,--n'importe laquelle: celle de la force brutale,
de l'impérialisme, des «lions qui rient».--Mannheim se donnait la
comédie; il se la donnait de tout son cœur; il endossait tour à tour
tous les sentiments qu'il n'avait pas, avant de redevenir un bon vieux
Juif comme les autres, avec tout l'esprit de sa race. Il était très
sympathique et extrêmement agaçant.



Christophe fut, quelque temps, une de ses marottes. Mannheim ne jurait
que par lui. Il cornait son nom partout. Il rebattait les oreilles des
siens avec ses dithyrambes. À l'en croire, Christophe était un génie,
un homme extraordinaire, qui faisait de la musique cocasse, qui surtout
en parlait d'une façon étonnante, qui était plein d'esprit,--et beau,
avec cela: une jolie bouche, des dents magnifiques. Il ajoutait que
Christophe l'admirait.--Il finit par l'amener dîner, un soir, chez lui.
Christophe se trouva en tête à tête avec le père de son nouvel ami,
le banquier Lothar Mannheim, et avec la sœur de Franz, Judith.

C'était la première fois qu'il pénétrait dans un intérieur
israélite. Bien qu'assez nombreuse dans la petite ville, et y tenant
une place importante par sa richesse, sa cohésion, et son intelligence,
la société juive vivait un peu à part de l'autre. Il existait
toujours dans le peuple, à son égard, des préjugés tenaces et une
secrète hostilité, bonasse, mais injurieuse. Ces sentiments étaient
ceux de la famille de Christophe. Son grand-père n'aimait pas les
Juifs; mais l'ironie du sort avait fait que ses deux meilleurs élèves
pour la musique--(l'un, devenu compositeur, l'autre, virtuose
illustre)--étaient israélites; et le brave homme était malheureux:
car il y avait des moments où il eût voulu embrasser ces deux bons
musiciens; et puis, il se souvenait avec tristesse qu'ils avaient mis
Dieu en croix; et il ne savait comment concilier l'inconciliable. En fin
de compte, il les embrassait. Il inclinait à croire que Dieu leur
pardonnerait, parce qu'ils avaient beaucoup aimé la musique.--Le père
de Christophe, Melchior, qui faisait l'esprit fort, avait moins de
scrupules à prendre l'argent des Juifs; et il trouvait même cela très
bien: mais il faisait d'eux des gorges chaudes, et il les
méprisait.--Quant à sa mère, elle n'était pas sûre de ne pas
commettre un péché, lorsqu'elle allait servir chez eux, comme
cuisinière. Ceux à qui elle avait affaire étaient d'ailleurs assez
rogues avec elle: pourtant, elle ne leur en voulait pas, elle n'en
voulait à personne, elle était pleine de pitié pour ces malheureux,
que Dieu avait damnés; elle s'attendrissait, en voyant passer la fille
de la maison, ou en entendant les rires joyeux des enfants:

--Une si belle personne!... De si jolis petits!... Quel malheur!...
pensait-elle.

Elle n'osa rien dire à Christophe, quand il lui annonça qu'il
dînerait, le soir, chez les Mannheim; mais elle eut le cœur un peu
serré. Elle pensait qu'il ne fallait pas croire tout ce qu'on disait de
méchant contre les Juifs--(on dit du mal de tout le monde)--et qu'il y
a de braves gens partout, mais qu'il était mieux pourtant et plus
convenable que chacun restât chez soi, les Juifs de leur côté, et les
chrétiens d'un autre.

Christophe n'avait aucun de ces préjugés. Avec son esprit de réaction
perpétuelle contre son milieu, il était plutôt attiré par cette race
différente. Mais il ne la connaissait guère. Il n'avait eu quelques
rapports qu'avec les éléments les plus vulgaires de la population
juive: les petits marchands, la populace qui grouillait dans les rues
entre le Rhin et la cathédrale, continuant à former, avec l'instinct
de troupeau qui est chez tous les hommes, une sorte de petit ghetto. Il
lui arrivait de flâner dans ce quartier, épiant au passage d'un œil
curieux et assez sympathique des types de femmes aux joues creusées,
aux lèvres et aux pommettes saillantes, au sourire à la Vinci, un peu
avili, et dont le parler grossier et le rire saccadé venaient
malheureusement détruire l'harmonie de la figure au repos. Même dans
la lie de la populace, dans ces êtres aux grosses têtes, aux yeux
vitreux, aux faces souvent bestiales, trapus et bas sur pattes, ces
descendants dégénérés de la plus noble des races, on voyait, jusque
dans cette fange fétide, d'étranges phosphorescences qui s'allumaient,
comme des feux follets dansant sur les marais: des regards merveilleux,
des intelligences lumineuses, une électricité subtile qui se
dégageait de la vase, et qui fascinait et inquiétait Christophe. Il
pensait qu'il y avait là dedans de belles âmes qui se débattaient, de
grands cœurs qui cherchaient à sortir du bourbier; et il eût voulu
les rencontrer, leur venir en aide; il les aimait sans les connaître,
en les redoutant un peu. Mais jamais il n'avait eu d'intimité avec
aucun d'entre eux. Jamais surtout il n'avait eu l'occasion d'approcher
l'élite de la société juive.

Le dîner chez les Mannheim avait donc pour lui l'attrait de la
nouveauté, et, même du fruit défendu. L'Ève qui lui présentait ce
fruit le rendait plus savoureux. Depuis l'instant qu'il était entré,
Christophe n'avait plus d'yeux que pour Judith Mannheim. Elle
appartenait à une espèce différente de toutes les femmes qu'il
connaissait jusque-là. Grande et svelte, un peu maigre, bien que
solidement charpentée, la figure encadrée de cheveux noirs, peu
abondants, mais épais, et plantés bas, qui couvraient les tempes et le
front osseux et doré, un peu myope, les paupières grosses, l'œil
légèrement bombé, le nez assez fort aux narines dilatées, les joues
d'une maigreur intelligente, le menton lourd, le teint assez coloré,
elle avait un beau profil, énergique et net; de face, l'expression
était plus trouble, incertaine, composite; les yeux et les joues
étaient inégaux. On sentait en elle une forte race, et, dans le moule
de cette race, jetés confusément, des éléments multiples,
disparates, de très beaux et de très vulgaires. Sa beauté résidait
surtout dans sa bouche silencieuse, et dans ses yeux qui semblaient plus
profonds à cause de leur myopie, et plus sombres, par l'effet de leur
cernure bleuâtre.

Il eût fallu être plus habitué que Christophe à ces yeux, qui sont
ceux d'une race plus que d'un individu, pour lire sous leur voile humide
et ardent l'âme réelle de la femme qui était devant lui. C'était
l'âme du peuple d'Israël qu'il découvrait dans ces yeux brûlants et
mornes, qui la portaient en eux, sans le savoir eux-mêmes. Il y était
perdu. Beaucoup plus tard seulement, après s'être souvent égaré dans
de telles prunelles, il apprit à retrouver sa route sur cette mer
orientale.

Elle, le regardait; et rien ne venait gêner la lucidité de son regard;
rien ne semblait lui échapper, de cette âme chrétienne. Il le
sentait. Il sentait sous la séduction de ce regard féminin une
volonté virile, claire et froide, qui fouillait en lui avec une sorte
de brutalité indiscrète. Cette brutalité n'avait rien de malveillant.
Elle prenait possession de lui. Non pas à la façon d'une coquette qui
veut séduire sans s'inquiéter de savoir qui. Coquette, elle l'était
plus que personne; mais elle savait sa force, et elle s'en remettait à
son instinct de l'exercer,--surtout quand elle avait affaire à une
proie aussi facile que Christophe.--Ce qui l'intéressait davantage,
c'était de connaître son adversaire: (tout homme, tout inconnu était
pour elle un adversaire,--avec qui l'on pouvait plus tard, s'il y avait
lieu, signer un pacte d'alliance). La vie étant un jeu, où le plus
intelligent gagnait, il s'agissait de lire dans les cartes de son
adversaire et de ne pas montrer les siennes. À y réussir, elle
goûtait la volupté d'une victoire. Peu lui importait qu'elle pût ou
non en tirer parti. C'était pour le plaisir. Elle avait la passion de
l'intelligence. Non de l'intelligence abstraite, encore qu'elle eût le
cerveau assez solide pour réussir, si elle eût voulu, en n'importe
quelles sciences, et que, mieux que son frère, elle eût été le vrai
successeur du banquier Lothar Mannheim. Mais elle préférait
l'intelligence vivante, celle qui s'applique aux hommes. Elle jouissait
de pénétrer une âme, d'en peser la valeur--(elle y mettait autant
d'attention scrupuleuse que la Juive de Matsys à peser ses
écus);--elle savait, avec une divination merveilleuse, trouver en moins
de rien le défaut de la cuirasse, les tares et les faiblesses qui sont
la clef de l'âme, s'emparer des secrets: c'était sa façon de s'en
rendre maîtresse. Mais elle ne s'attardait point à sa victoire; et de
sa prise elle ne faisait rien. Une fois sa curiosité et son orgueil
satisfaits, elle ne s'y intéressait plus, et passait à un autre objet.
Toute cette force restait stérile. Dans cette âme si vivante, il y
avait la mort. Judith portait en elle le génie de la curiosité et de
l'ennui.



Ainsi, elle regardait Christophe, qui la regardait. Elle parlait à
peine. Il lui suffisait d'un sourire imperceptible, au coin de la
bouche: Christophe était hypnotisé. Ce sourire s'effaçait, la figure
devenait froide, les yeux indifférents; elle s'occupait du service et
parlait au domestique, d'un ton glacial; il semblait qu'elle n'écoutât
plus. Puis, les yeux s'éclairaient de nouveau; et trois ou quatre mots
précis montraient qu'elle avait tout entendu et compris.

Elle révisait froidement le jugement de son frère sur Christophe: elle
connaissait les hâbleries de Franz; son ironie eut beau jeu, quand elle
vit paraître Christophe, dont son frère lui avait vanté la beauté et
la distinction--(il semblait que Franz eût un don pour voir le
contraire de l'évidence; ou peut-être prenait-il à le croire un
amusement paradoxal).--Mais, en étudiant mieux Christophe, elle
reconnut que pourtant tout n'était pas faux dans ce que Franz avait
dit; et, à mesure qu'elle avançait à la découverte, elle trouvait en
Christophe une force encore incertaine et mal équilibrée, mais robuste
et hardie: elle y prenait plaisir, sachant, mieux que personne, la
rareté de la force. Elle sut faire parler Christophe, dévoiler sa
pensée, montrer lui-même ses limites et ses manques; elle lui fit
jouer du piano: elle n'aimait pas la musique, mais elle la comprenait;
et elle reconnut l'originalité musicale de Christophe, bien que sa
musique ne lui inspirât aucune sorte d'émotion. Sans rien changer à
sa froideur courtoise, quelques remarques brèves, justes, nullement
louangeuses, montrèrent l'intérêt qu'elle prenait à Christophe.

Christophe s'en aperçut; et il en fut fier; car il sentait le prix d'un
tel jugement et la rareté de son approbation. Il ne cachait pas le
désir qu'il avait de la conquérir; et il y mettait une naïveté, qui
faisait sourire ses trois hôtes: il ne parlait plus qu'à Judith, et
pour Judith; des deux autres, il ne s'occupait pas plus que s'ils
n'avaient pas existé.

Franz le regardait parler; il suivait ses paroles, des lèvres et des
yeux, avec un mélange d'admiration et de blague; et il pouffait, en
échangeant des coups d'œil moqueurs avec son père et avec sa sœur,
qui, impassible, feignait de ne pas les remarquer.

Lothar Mannheim,--un grand vieillard, solide, un peu voûté, le teint
rouge, les cheveux gris taillés en brosse, la moustache et les sourcils
très noirs, une figure lourde, mais énergique et goguenarde, qui
donnait l'impression d'une vitalité puissante,--avait, lui aussi,
étudié Christophe, avec une bonhomie narquoise; et, lui aussi, avait
reconnu sur-le-champ qu'il y avait «quelque chose» en ce garçon. Mais
il ne s'intéressait pas à la musique, ni aux musiciens: ce n'était
pas sa partie, il n'y connaissait rien, et il ne le cachait point; il
s'en vantait même:--(quand un homme de sa sorte avoue une ignorance,
c'est pour en tirer vanité.)--Comme Christophe, de son côté,
manifestait clairement, avec une impolitesse dénuée de malice, qu'il
pouvait sans regret se passer de la société de Monsieur le banquier,
et que la conversation de Mademoiselle Judith Mannheim suffisait à
occuper sa soirée, le vieux Lothar, amusé, s'était installé au coin
de son feu; et il lisait son journal, écoutant vaguement, d'une oreille
ironique, les billevesées de Christophe et sa musique bizarre, qui le
faisait rire parfois d'un rire silencieux, à la pensée qu'il pouvait y
avoir des gens qui comprenaient cela et qui y trouvaient plaisir. Il ne
se donnait même plus la peine de suivre la conversation; il s'en
remettait à l'intelligence de sa fille de lui dire ce que valait au
juste le nouveau venu. Elle s'acquittait de sa tâche, en conscience.

Quand Christophe fut parti, Lothar demanda à Judith:

--Eh bien, tu l'as confessé: qu'est-ce que tu en dis, de l'artiste?

Elle rit, réfléchit un moment, fit son total, et dit:

--Il est un peu braque; mais il n'est pas bête.

--Bon, fit Lothar: c'est aussi ce qu'il m'a semblé. Alors, il peut
réussir?

--Oui, je crois. Il est fort.

--Très bien,--dit Lothar, avec la logique magnifique des forts, qui ne
s'intéressent qu'aux forts,--il faudra donc l'aider.



Christophe emportait, de son côté, l'admiration pour Judith Mannheim.
Il n'était pourtant pas épris, comme le croyait Judith. Tous
deux,--elle avec sa finesse, lui avec son instinct qui lui tenait lieu
d'esprit,--se méprenaient également l'un sur l'autre. Christophe
était fasciné par l'énigme de cette figure et par l'intensité de sa
vie cérébrale; mais il ne l'aimait pas. Ses yeux et son intelligence
étaient pris: son cœur ne l'était point.--Pourquoi?--Il eût été
assez difficile de le dire. Parce qu'il entrevoyait en elle quelque
chose de douteux et d'inquiétant? En d'autres circonstances, c'eût
été là pour lui une raison de plus d'aimer: l'amour n'est jamais plus
fort que quand il sent qu'il va à ce qui le fera souffrir.--Si
Christophe n'aimait pas Judith, ce n'était la faute ni de l'un, ni de
l'autre. La vraie raison, assez humiliante pour tous deux, c'est qu'il
était trop près encore de son dernier amour. L'expérience ne l'avait
pas rendu plus sage. Mais il avait tant aimé Ada, il avait dans cette
passion tant dévoré de foi, de force, et d'illusions qu'il ne lui en
restait plus assez, en ce moment, pour une nouvelle passion. Avant
qu'une autre flamme s'allumât, il fallait qu'il se refît dans son
cœur un autre bûcher: d'ici là, ce ne pouvaient être que des feux
passagers, des restes de l'incendie, échappés par hasard, qui jetaient
une lueur éclatante et brève, et s'éteignaient, faute d'aliment. Six
mois plus tard, il eût peut-être aimé Judith aveuglément.
Aujourd'hui, il ne voyait en elle rien de plus qu'un ami,--certes un peu
troublant;--mais il s'efforçait de chasser ce trouble: ce trouble lui
rappelait Ada; c'était là un souvenir sans attrait. Ce qui l'attirait
en Judith, c'était ce qu'elle avait de différent des autres femmes, et
non ce qu'elle avait de commun avec elles. Elle était la première
femme intelligente qu'il eût vue. Intelligente, elle l'était des pieds
à la tête. Sa beauté même--ses gestes, ses mouvements, ses traits,
les plis de ses lèvres, ses yeux, ses mains, sa maigreur
élégante,--était le reflet de son intelligence; son corps était
modelé par son intelligence; sans son intelligence, elle eût paru
laide. Cette intelligence ravissait Christophe. Il la croyait plus large
et plus libre qu'elle n'était; il ne pouvait encore savoir ce qu'elle
avait de décevant. Il éprouvait l'ardent désir de se confier à
Judith, de partager sa pensée avec elle. Il n'avait jamais trouvé
personne qui s'y intéressât: quelle joie c'eût été de rencontrer
une amie! Le manque d'une sœur avait été un des regrets de son
enfance: il lui semblait qu'une sœur l'aurait compris, mieux que ne
pouvait un frère. Après avoir vu Judith, il sentait renaître cet
espoir illusoire d'une amitié fraternelle. Il ne pensait pas à
l'amour. N'étant pas amoureux, l'amour lui semblait médiocre, au prix
de l'amitié.

Judith ne tarda pas à sentir la nuance, et elle en fut blessée. Elle
n'aimait pas Christophe, et elle excitait assez d'autres passions parmi
les jeunes gens de la ville, riches et d'un meilleur rang, pour qu'elle
ne pût éprouver une grande satisfaction à savoir Christophe amoureux.
Mais de savoir qu'il ne l'était pas, elle avait du dépit. C'était un
peu mortifiant de voir qu'elle ne pouvait exercer sur lui qu'une
influence de raison: (une influence de déraison a un bien autre prix
pour une âme féminine!) Elle ne l'exerçait même pas: Christophe n'en
faisait qu'à sa tête. Judith avait l'esprit impérieux. Elle était
habituée à pétrir à sa guise les pensées assez molles des jeunes
gens qu'elle connaissait. Comme elle les jugeait médiocres, elle
trouvait peu de plaisir à les dominer. Avec Christophe, il y avait plus
d'intérêt, parce qu'il y avait plus de difficulté. Ses projets la
laissaient indifférente; mais il lui eût plu de diriger cette pensée
neuve, cette force mal dégrossie, et de les mettre en valeur,--à sa
façon bien entendu, et non à celle de Christophe, qu'elle ne se
souciait pas de comprendre. Elle avait tout de suite vu que ce ne serait
pas sans lutte; elle avait noté dans Christophe toutes sortes de partis
pris, d'idées qui lui semblaient extravagantes et enfantines:
c'étaient de mauvaises herbes; elle se faisait fort de les arracher.
Elle n'en arracha pas une. Elle n'obtint même pas la plus petite
satisfaction d'amour-propre. Christophe était intraitable. N'étant pas
épris, il n'avait aucune raison de lui rien céder de sa pensée.

Elle se piqua au jeu, et, pendant quelque temps, elle tenta de le
conquérir. Il s'en fallut de peu que Christophe, malgré la lucidité
d'esprit qu'il possédait alors, se laissât prendre de nouveau. Les
hommes sont facilement dupes de ce qui flatte leur orgueil et leurs
désirs; et un artiste est deux fois plus dupe qu'un autre homme, parce
qu'il a plus d'imagination. Il ne tint qu'à Judith d'entraîner
Christophe dans un flirt dangereux, qui l'eût une fois de plus démoli,
et plus complètement peut-être. Mais, comme d'habitude, elle se lassa
vite; elle trouva que cette conquête n'en valait pas la peine:
Christophe l'ennuyait déjà; elle ne le comprenait plus.

Elle ne le comprenait plus, passé certaines limites. Jusque-là, elle
comprenait tout. Pour aller plus loin, son admirable intelligence ne
suffisait plus: il eût fallu du cœur, ou, à défaut, ce qui en donne,
pour un temps, l'illusion: l'amour. Elle comprenait bien les critiques
de Christophe contre les gens et les choses: elle s'en amusait, et elle
les trouvait assez vraies; elle n'était pas sans les avoir pensées.
Mais ce qu'elle ne comprenait pas, c'était que ces pensées pussent
avoir une influence sur sa vie pratique, quand leur application était
dangereuse ou gênante. L'attitude de révolte, que Christophe prenait
contre tous, ne conduisait à rien: il ne pouvait s'imaginer qu'il
allait réformer le monde... Alors?... C'était battre de sa tête
contre un mur. Un homme intelligent juge les hommes, les raille
secrètement, les méprise un peu; mais il fait comme eux, un peu mieux
seulement: c'est le seul moyen de s'en rendre maître. La pensée est un
monde, l'action en est un autre. Quelle nécessité de se rendre victime
de ce qu'on pense? Penser vrai: certes! Mais à quoi bon dire vrai?
Puisque les hommes sont assez bêtes pour ne pouvoir supporter la
vérité, faut-il les y forcer? Accepter leur faiblesse, paraître s'y
plier, et se sentir libre dans son cœur méprisant, n'y a-t-il pas à
cela une jouissance secrète? Jouissance d'esclave intelligent? Soit.
Mais esclave pour esclave, puisqu'il faut toujours en venir là, il vaut
mieux l'être par sa propre volonté, et éviter des luttes ridicules et
inutiles. Le pire des esclavages, c'est d'être esclave de sa pensée et
de lui sacrifier tout. Il ne faut pas être dupe de soi.--Elle voyait
nettement que si Christophe s'obstinait, comme il y semblait résolu,
dans sa voie d'intransigeance agressive contre les préjugés de l'art
et de l'esprit allemands, il tournerait contre lui tout le monde, et ses
protecteurs mêmes: il allait fatalement à la défaite. Elle ne
comprenait pas pourquoi il semblait s'acharner contre lui-même, se
ruiner à plaisir.

Pour le comprendre, il eût fallu qu'elle pût comprendre aussi que le
succès n'était pas son but, que son but était sa foi. Il croyait dans
l'art, il croyait dans _son_ art, il croyait en soi, comme en des
réalités supérieures non seulement à toute raison d'intérêt, mais
à sa vie. Quand, un peu impatienté par ses observations, il le lui
dit, avec une emphase naïve, elle commença par hausser les épaules:
elle ne le prit pas au sérieux. Elle voyait là de grands mots, comme
ceux qu'elle était habituée à entendre dire à son frère, qui,
périodiquement, annonçait des résolutions absurdes et sublimes, qu'il
se gardait bien de mettre à exécution. Puis, quand elle vit que
Christophe était vraiment dupe de ces mots, elle jugea qu'il était
fou, et elle ne s'intéressa plus à lui.

Dès lors, elle ne se donna plus de peine pour paraître à son
avantage; elle se montra ce qu'elle était: beaucoup plus Allemande, et
Allemande banale qu'elle ne semblait d'abord, et que peut être elle ne
pensait.--On reproche, à tort, aux Israélites de n'être d'aucune
nation et de former d'un bout à l'autre de l'Europe un seul peuple
homogène, imperméable aux influences des peuples différents chez qui
ils sont campés. En réalité, il n'est pas de race qui prenne plus
facilement l'empreinte des pays où elle passe; et s'il y a bien des
caractères communs entre un Israélite français et un Israélite
allemand, il y a bien plus encore de caractères différents, qui
tiennent à leur nouvelle patrie; ils en épousent, avec une rapidité
incroyable, les habitudes d'esprit; plus encore, à vrai dire, les
habitudes que l'esprit. Mais l'habitude qui est, chez tous les hommes,
une seconde nature, étant chez la plupart la seule et unique nature, il
en résulte que la majorité des citoyens autochtones d'un pays seraient
fort mal venus à reprocher aux Israélites le manque d'un esprit
national, profond et raisonné, qu'ils n'ont eux-mêmes à aucun degré.

Les femmes, toujours plus sensibles aux influences extérieures, plus
promptes à s'adapter aux conditions de la vie et à varier avec
elles,--les femmes d'Israël prennent par toute l'Europe, souvent avec
exagération, les modes physiques et morales du pays où elles
vivent,--sans perdre toutefois la silhouette et la saveur trouble,
lourde, obsédante, de leur race. Christophe en était frappé. Il
rencontrait chez les Mannheim des tantes, des cousines, des amies de
Judith. Si peu Allemandes que fussent certaines de ces figures aux yeux
ardents et rapprochés du nez, au nez rapproché de la bouche, aux
traits forts, au sang rouge sous la peau épaisse et brune, si peu
faites qu'elles semblassent pour être Allemandes,--toutes étaient plus
Allemandes que de raison: c'était la même façon de parler, de
s'habiller, parfois jusqu'à l'outrance. Judith leur était supérieure
à toutes; et la comparaison faisait ressortir ce qu'il y avait
d'exceptionnel dans son intelligence, ce qui dans sa personne était son
œuvre. Elle n'en avait pas moins la plupart des travers des autres.
Beaucoup plus libre qu'elles--presque absolument libre--sur le terrain
moral, elle ne l'était pas plus sur le terrain social; ou du moins, son
intérêt pratique venait se substituer ici à sa raison libre. Elle
croyait au monde, aux classes, aux préjugés, parce que, tout compte
fait, elle y trouvait son avantage. Elle avait beau railler l'esprit
allemand: elle était attachée à la mode allemande. Elle sentait
intelligemment la médiocrité de tel artiste reconnu; mais elle ne
laissait pas de le respecter, parce qu'il était reconnu; et si,
personnellement, elle était en relations avec lui, elle l'admirait: car
sa vanité en était flattée. Elle aimait peu les œuvres de Brahms, et
elle le soupçonnait en secret d'être un artiste de second ordre; mais
sa gloire lui en imposait; et, comme elle avait reçu cinq ou six
lettres de lui, il en résultait pour elle avec évidence qu'il était
le plus grand musicien du temps. Elle n'avait aucun doute sur la valeur
réelle de Christophe et sur la stupidité du premier lieutenant Detlev
von Fleischer; mais elle était plus flattée par la cour que celui-ci
daignait faire à ses millions, que par l'amitié de Christophe: car un
sot officier n'en est pas moins un homme d'une autre caste; et il est
plus difficile à une Juive allemande qu'à une autre femme d'entrer
dans cette caste. Quoiqu'elle ne fût pas dupe de ces niaiseries
féodales et qu'elle sût fort bien que si elle épousait le premier
lieutenant Detlev von Fleischer, c'était elle qui lui ferait un grand
honneur, elle s'évertuait à le conquérir; elle s'humiliait à faire
les yeux doux à ce crétin et à flatter son amour-propre. La Juive
orgueilleuse, et qui avait mille raisons de l'être, la fille
intelligente et dédaigneuse du banquier Mannheim, aspirait à
descendre, à faire comme la première venue de ces petites bourgeoises
allemandes, qu'elle méprisait.



L'expérience fut courte. Christophe perdit ses illusions sur Judith
presque aussi vite qu'il les avait prises. Il faut rendre cette justice
à Judith qu'elle ne fit rien pour qu'il les gardât. Du jour où une
femme de cette trempe vous a jugé, où elle s'est détachée de vous,
vous n'existez plus pour elle: elle ne vous voit plus, et elle ne se
gêne pas davantage pour dévêtir devant vous son âme, avec une
tranquille impudeur, que pour se mettre toute nue devant son chien ou
son chat. Christophe vit l'égoïsme de Judith, sa froideur, sa
médiocrité de caractère. Il n'avait pas eu le temps d'être pris à
fond. Ce fut assez déjà pour le faire souffrir, pour lui donner une
sorte de fièvre. Sans aimer Judith, il aimait ce qu'elle aurait pu
être--ce qu'elle aurait dû être. Ses beaux yeux exerçaient sur lui
une fascination douloureuse: il ne pouvait les oublier; quoiqu'il sût
maintenant l'âme morne, qui dormait au fond, il continuait de les voir,
comme il voulait les voir, comme il les avait vus d'abord. C'était là
une de ces hallucinations d'amour sans amour, qui tiennent tant de place
dans les cœurs d'artistes, quand ils ne sont pas entièrement absorbés
par leur œuvre. Une figure qui passe suffit à la leur donner; ils
voient en elle toute la beauté qui est en elle et qu'elle ignore, dont
elle ne se soucie pas. Et ils l'aiment d'autant plus qu'ils savent
qu'elle ne s'en soucie pas. Ils l'aiment comme une belle chose qui va
mourir, sans que personne ait su son prix.

Peut-être s'abusait-il, et Judith Mannheim n'aurait-elle pu être rien
de plus que ce qu'elle était. Mais Christophe, un instant, avait eu foi
en elle; et le charme durait: il ne pouvait la juger d'une façon
impartiale. Tout ce qu'elle avait de beau lui semblait n'être qu'à
elle, être elle tout entière. Tout ce qu'elle avait de vulgaire, il le
rejetait sur sa double race: la juive et l'allemande; et peut-être, en
voulait-il plus à celle-ci qu'à celle-là, car il avait eu à en
souffrir davantage. Comme il ne connaissait encore aucune autre nation,
l'esprit allemand était pour lui le bouc émissaire: il le chargeait de
tous les péchés du monde. La déception que lui causait Judith lui fut
une raison de plus de le combattre: il ne lui pardonnait pas d'avoir
brisé l'élan d'une pareille âme.

Telle fut sa première rencontre avec Israël. Il avait espéré trouver
dans cette race forte et à part un allié dans sa lutte. Il perdit
cet espoir. Avec la mobilité d'intuition passionnée, qui le faisait
sauter d'un extrême à l'autre, il se persuada aussitôt que cette race
était beaucoup plus faible qu'on ne disait, et beaucoup plus
accessible--beaucoup trop--aux influences du dehors. Elle était faible
de sa propre faiblesse et de toutes celles du monde, ramassées sur son
chemin. Ce n'était pas encore là qu'il pouvait trouver le point
d'appui pour poser le levier de son art. Il risquait bien plutôt de
s'engloutir avec elle dans le sable du désert.

Ayant vu le danger et ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour le
braver, il cessa brusquement d'aller chez les Mannheim. Il fut invité
plusieurs fois, et s'excusa, sans donner de raisons. Comme il avait
montré jusque-là un empressement excessif, ce changement soudain fut
remarqué: on le mit sur le compte de son «originalité»; mais aucun
des trois Mannheim ne douta que les beaux yeux de Judith n'y fussent
pour quelque chose; ce fut un sujet de plaisanterie, à table, de la
part de Lothar et de Franz. Judith haussa les épaules, en disant que
c'était une belle conquête; et elle pria sèchement son frère «de ne
pas lui monter de bateau». Mais elle ne négligea rien pour que
Christophe revînt. Elle lui écrivit, sous prétexte d'un renseignement
musical que nul autre ne pouvait lui fournir; et, à la fin de la
lettre, elle faisait une allusion amicale à la rareté de ses visites
et au plaisir qu'on aurait à le voir. Christophe répondit, donna le
renseignement, prétexta ses occupations, et ne parut pas. Ils se
rencontraient parfois au théâtre. Christophe détournait obstinément
les yeux de la loge des Mannheim; et il feignait de ne pas voir Judith,
qui tenait prêt pour lui son plus charmant sourire. Elle n'insista
point. Ne tenant pas à lui, elle trouva inconvenant que ce petit
artiste lui laissât faire tous les frais, en pure perte. S'il voulait
revenir, il reviendrait. Sinon,--eh bien! on s'en passerait...

On s'en passa; et, en effet, son absence ne fit pas un grand vide aux
soirées des Mannheim. Mais Judith, en dépit d'elle, garda rancune à
Christophe. Elle trouvait naturel de ne pas se soucier de lui, quand il
était là; et elle lui permettait d'en témoigner du déplaisir; mais
que ce déplaisir allât jusqu'à rompre toutes relations lui semblait
d'un orgueil stupide et d'un cœur plus égoïste qu'épris.--Judith ne
tolérait point chez les autres ses défauts.

Elle n'en suivit qu'avec plus d'attention ce que Christophe faisait et
ce qu'il écrivait. Sans en avoir l'air, elle mettait volontiers son
frère sur ce sujet; elle lui faisait raconter ses conversations de la
journée avec Christophe; et elle ponctuait le récit d'observations
ironiques, qui ne laissaient passer aucun trait ridicule et ruinaient
peu à peu l'enthousiasme de Franz, sans qu'il s'en aperçût.



D'abord, tout fut pour le mieux, à la Revue. Christophe n'avait pas
encore pénétré la médiocrité de ses confrères; et eux, puisqu'il
était des leurs, lui reconnaissaient du génie. Mannheim, qui l'avait
découvert, répétait de tous côtés, sans avoir rien lu de lui, que
Christophe était un critique admirable, qui s'était jusque-là trompé
sur sa vocation, et que lui, Mannheim, la lui avait révélée. Ils
annoncèrent ses articles à l'avance, en termes mystérieux, qui
piquaient la curiosité; et sa première chronique fut, dans l'atonie de
la petite ville, comme une pierre qui tombe dans une mare aux canards.
Elle était intitulée: _Trop de musique!_

«Trop de musique, trop de boisson, trop de mangeaille!--écrivait
Christophe.--On mange, on boit, on ouït, sans faim, sans soif, sans
besoin, par habitude de goinfrerie. C'est un régime d'oie de
Strasbourg. Ce peuple est malade de boulimie. Peu lui importe ce qu'on
lui donne: _Tristan_ ou le _Trompeter von Säckingen_, Beethoven ou
Mascagni, une fugue ou un pas redoublé, Adam, Bach, Puccini, Mozart, ou
Marschner: il ne sait pas ce qu'il mange; l'important, c'est qu'il
mange. Il n'y trouve même plus de plaisir. Voyez-le au concert. On
parle de la gaieté allemande! Ces gens-là ne savent pas ce que c'est
que la gaieté: ils sont toujours gais! Leur gaieté, comme leur
tristesse, se répand en pluie: c'est de la joie en poussière; elle est
atone et sans force. Us resteraient pendant des heures à absorber, en
souriant béatement, des sons, des sons, des sons. Ils ne pensent à
rien, ils ne sentent rien: ce sont des éponges. La vraie joie, la vraie
douleur,--la force,--ne se distribue pas pendant des heures, comme la
bière d'un tonneau. Elle vous prend à la gorge et vous terrasse; et on
n'a plus envie, après, de rien autre: on a son compte...!

«Trop de musique! Vous vous tuez et vous la tuez. Pour ce qui est de
vous, cela vous regarde. Mais pour la musique, halte-là! Je ne permets
pas que vous avilissiez la beauté du monde, en mettant dans le même
panier les saintes harmonies et les ignominies, en donnant, comme vous
faites couramment, le prélude de _Parsifal_ entre une fantaisie sur _la
Fille du Régiment_ et un quartett de saxophones, ou un adagio de
Beethoven flanqué d'un air de cake walk et d'une ordure de Leoncavallo.
Vous vous vantez d'être le grand peuple musical. Vous prétendez aimer
la musique. Quelle musique aimez-vous? Est-ce la bonne ou la mauvaise?
Vous les applaudissez de même. À la fin, faites un choix! Que
voulez-vous au juste? Vous ne le savez pas. Vous ne voulez pas le
savoir: vous avez trop peur de prendre parti, de vous compromettre... Au
diable votre prudence!--Vous êtes au-dessus des partis,
dites-vous?--Au-dessus: cela veut dire au-dessous...»

Et il leur citait les vers du vieux Gottfried Keller, le rude bourgeois
de Zurich,--un des écrivains qui lui étaient chers par sa loyauté
batailleuse et son âpre saveur du terroir:


_Wer über den Partein sich wähnt mit stolzen Mienen,
Der steht zumeist vielmehr beträchtlich unter ihnen._


(« Qui fièrement se flatte d'être au-dessus des partis,
celui-là bien plutôt reste considérablement au-dessous.»)

--«Ayez le courage d'être vrais, continuait-il. Ayez le courage
d'être laids! Si vous aimez la mauvaise musique, dites-le carrément.
Montrez-vous tels que vous êtes. Débarbouillez-vous l'âme du fard
dégoûtant de toutes vos équivoques. Lavez-la à grande eau. Depuis
combien de temps n'avez-vous pas vu votre mufle dans un miroir? Je m'en
vais vous le montrer. Compositeurs, virtuoses, chefs d'orchestre,
chanteurs, et toi, cher public, vous saurez une bonne fois qui vous
êtes... Soyez tout ce que vous voudrez; mais par tous les diables!
soyez vrais! Soyez vrais, dussent en souffrir les artistes et l'art! Si
l'art et la vérité ne peuvent vivre ensemble, que l'art crève! La
vérité, c'est la vie. La mort, c'est le mensonge.»

Cette déclamation juvénile, outrée, et d'assez mauvais goût, fit
naturellement crier. Pourtant, comme tout le monde était visé, mais
comme aucun ne l'était d'une façon précise, personne n'eut garde de
se reconnaître. Chacun est, se croit, ou se dit le meilleur ami de la
vérité: il n'y avait donc pas de risques qu'on attaquât les
conclusions de l'article. On fut seulement choqué du ton général; on
s'accordait à le trouver peu convenable, surtout de la part d'un
artiste quasi officiel. Quelques musiciens commencèrent à s'agiter et
protestèrent avec aigreur: ils prévoyaient que Christophe n'en
resterait pas là. D'autres se crurent plus habiles, en félicitant
Christophe de son acte de courage: ils n'étaient pas les moins inquiets
sur les prochains articles.

L'une et l'autre tactique eurent même résultat. Christophe était
lancé: rien ne pouvait l'arrêter; et, comme il l'avait promis, tout y
passa: les auteurs et les interprètes.

Les premiers sabrés furent les _Kapellmeister._ Christophe ne s'en
tenait point à des considérations générales sur l'art de diriger
l'orchestre. Il nommait par leurs noms ses confrères de la ville ou des
villes voisines; ou s'il ne les nommait point, les allusions étaient si
claires que nul ne s'y trompait. Chacun reconnaissait l'apathique chef
d'orchestre de la cour, Aloïs von Werner, vieillard prudent, chargé
d'honneurs, qui craignait tout, qui ménageait tout, qui avait peur de
faire une observation à ses musiciens et suivait docilement les
mouvements qu'ils prenaient, qui ne hasardait rien sur ses programmes
qui ne fût consacré par vingt ans de succès, ou, pour le moins,
couvert par l'estampille officielle de quelque dignité académique.
Christophe applaudissait ironiquement à ses hardiesses; il le
félicitait d'avoir découvert Gade, Dvorak, ou Tschaikowsky; il
s'extasiait sur l'immuable correction, l'égalité métronomique, le jeu
éternellement _fein-nuanciert_ (finement nuancé) de son orchestre; il
proposait de lui orchestrer pour son prochain concert l'_École de la
Vélocité_ de Czerny; et il le conjurait de ne pas tant se fatiguer, de
ne pas tant se passionner, de ménager sa précieuse santé.--Ou
c'étaient des cris d'indignation à propos de la façon dont il avait
conduit _l'Héroïque_ de Beethoven:

--«Un canon! Un canon! Mitraillez-moi ces gens-là! ... Mais vous
n'avez donc aucune idée de ce que c'est qu'un combat, la lutte contre
la bêtise et la férocité humaines,--et la force qui les foule aux
pieds, avec un rire de joie?... Comment le sauriez-vous? C'est vous
qu'elle combat! Tout l'héroïsme qui est en vous, vous le dépensez à
écouter, ou à jouer sans bâiller _l'Héroïque_ de Beethoven,--(car
cela vous ennuie... Avouez donc que cela vous ennuie, que vous en crevez
d'ennui!)--ou à braver un courant d'air, tête nue et dos courbé, sur
le passage de quelque Sérénissime.»

Il n'avait pas assez de sarcasmes pour ces pontifes de Conservatoires,
interprétant les grands hommes du passé en «classiques».

--«Classique! ce mot dit tout. La libre passion, arrangée, expurgée
à l'usage des écoles! La vie, cette plaine immense que balayent les
vents,--renfermée entre les quatre murs d'une cour de gymnase! Le
rythme sauvage et fier d'un cœur frémissant, réduit au tic-tac de
pendule d'une mesure à quatre temps, qui va tranquillement son petit
bonhomme de chemin, clochant du pied et béquillant sur le temps
fort!... Pour jouir de l'Océan, vous auriez besoin de le mettre dans un
bocal, avec des poissons rouges. Vous ne comprenez la vie que quand vous
l'avez tuée.»

S'il n'était pas tendre pour les «empailleurs», ainsi qu'il les
nommait, il l'était moins encore pour les «écuyers de cirque», pour
les _Kapellmeister_ illustres qui venaient en tournée faire admirer
leurs ronds de bras et leurs mains fardées, ceux qui exerçaient leur
virtuosité sur le dos des grands maîtres, s'évertuaient à rendre
méconnaissables les œuvres les plus connues, et faisaient des
cabrioles à travers le cerceau de la _Symphonie en ut mineur._ Il les
traitait de vieilles coquettes, de tziganes, et de danseurs de cordes.

Les virtuoses lui fournissaient une riche matière. Il se récusait
quand il avait à juger leurs séances de prestidigitation. Il disait
que ces exercices de mécanique étaient du ressort du Conservatoire des
Arts et Métiers, et que, seuls, des graphiques enregistrant la durée,
le nombre des notes, et l'énergie dépensée, pouvaient évaluer le
mérite de pareils travaux. Parfois il mettait au défi un pianiste
célèbre, qui venait de surmonter, dans un concert de deux heures, les
difficultés les plus formidables, le sourire sur les lèvres, et la
mèche sur les yeux,--d'exécuter un _andante_ enfantin de
Mozart.--Certes, il ne méconnaissait point le plaisir de la difficulté
vaincue. Lui aussi l'avait goûté: c'était une des joies de la vie.
Mais n'en voir que le côté le plus matériel, et finir par y réduire
tout l'héroïsme de l'art, lui paraissait grotesque et dégradant. Il
ne pardonnait pas aux «lions», ou aux «panthères du piano».--Il
n'était pas non plus très indulgent pour les braves pédants,
célèbres en Allemagne, qui, justement soucieux de ne point altérer le
texte des maîtres, répriment avec soin tout élan de la pensée, et,
comme Hans de Bülow, quand ils disent une sonate passionnée, semblent
donner une leçon de diction.

Les chanteurs eurent leur tour. Christophe en avait gros sur le cœur à
leur dire de leur lourdeur barbare et de leur emphase de province. Ce
n'était pas seulement le souvenir de ses démêlés avec la dame en
bleu. C'était la rancune de tant de représentations qui lui avaient
été un supplice. Il ne savait ce qui avait le plus à y souffrir, des
oreilles, ou des yeux. Encore Christophe manquait-il de termes de
comparaison pour bien juger de la laideur de la mise en scène, des
costumes disgracieux, des couleurs qui hurlaient. Il était surtout
choqué par la vulgarité des types, des gestes et des attitudes, par le
jeu sans naturel, par l'inaptitude des acteurs à revêtir des âmes
étrangères, par l'indifférence stupéfiante avec laquelle ils
passaient d'un rôle à un autre, pourvu qu'il fût écrit à peu près
dans le même registre de voix. D'opulentes matrones, réjouies et
rebondies, s'exhibaient tour à tour en Ysolde et en Carmen. Amfortas
jouait Figaro!... Mais ce qui, naturellement, était le plus sensible à
Christophe, c'était la laideur du chant, surtout dans les œuvres
classiques dont la beauté mélodique est un élément essentiel. On ne
savait plus chanter en Allemagne la parfaite musique de la fin du
dix-huitième siècle: on ne s'en donnait pas la peine. Le style
net et pur de Gluck et de Mozart, qui semble, comme celui de
Gœthe, tout baigné de lumière italienne,--ce style qui commence
à s'altérer déjà, à devenir vibrant et papillotant avec Weber,--ce
style ridiculisé par les lourdes caricatures de l'auteur du
_Crociato_,--avait été anéanti paille triomphe de Wagner. Le vol
sauvage des Walkyries aux cris stridents avait passé sur le ciel de la
Grèce. Les nuées d'Odin étouffaient la lumière. Nul ne songeait plus
maintenant à chanter la musique: on chantait les poèmes. On faisait
bon marché des négligences de détail, des laideurs, des fausses notes
même, sous prétexte que seul, l'ensemble de l'œuvre, la pensée
importait...

--«La pensée! Parlons-en. Comme si vous la compreniez!... Mais que
vous la compreniez ou non, respectez, s'il vous plaît, la forme qu'elle
s'est choisie. Avant tout, que la musique soit et reste de la musique!»

D'ailleurs, ce grand souci que les artistes allemands prétendaient
avoir de l'expression et de la pensée profonde était, selon
Christophe, une bonne plaisanterie. De l'expression? De la pensée? Oui,
ils en mettaient partout,--partout, également. Ils eussent trouvé de
la pensée dans un chausson de laine, aussi bien--pas plus, pas
moins,--que dans une statue de Michel-Ange. Ils jouaient avec la même
énergie n'importe qui, n'importe quoi. Au fond, chez la plupart,
l'essentiel de la musique était--assurait-il--le volume du son, le
bruit musical. Le plaisir de chanter, si puissant en Allemagne, était
une satisfaction de gymnastique vocale. Il s'agissait de se gonfler
d'air largement et de le rejeter avec vigueur, fort, longtemps, et en
mesure.--Et il décernait à telle grande chanteuse, en guise de
compliment, un brevet de bonne santé.

Il ne se contentait pas d'étriller les artistes. Il enjambait la rampe,
et rossait le public, qui assistait bouche bée à ces exécutions. Le
public, ahuri, ne savait pas s'il devait rire ou se fâcher. Il avait
tous les droits de crier à l'injustice: il avait pris bien garde de ne
se mêler à aucune bataille d'art; il se tenait prudemment en dehors de
toute question brûlante; et de peur de se tromper, il applaudissait
tout. Et voici que Christophe lui faisait un crime d'applaudir!...
D'applaudir les méchantes œuvres?--C'eût été déjà fort! Mais
Christophe allait plus loin: ce qu'il lui reprochait le plus
d'applaudir, c'étaient les grandes œuvres.

--«Farceurs, leur disait-il, vous voudriez faire croire que vous avez
tant d'enthousiasme que cela?... Allons donc! Vous prouvez justement le
contraire. Applaudissez, si vous voulez, les œuvres ou les pages, qui
appellent l'applaudissement. Applaudissez les conclusions bruyantes, qui
ont été faites, comme disait Mozart, «pour les longues oreilles».
Là, donnez-vous-en à cœur joie: les braiments sont prévus; ils font
partie du concert.--Mais après la _Missa Solemnis_ de Beethoven!...
Malheureux!... C'est le Jugement Dernier, vous venez de voir se
dérouler le _Gloria_ affolant, comme une tempête sur l'océan, vous
avez vu passer la trombe d'une volonté athlétique et forcenée, qui
s'arrête, se retient aux nuées, cramponnée des deux poings sur
l'abîme, et se lance de nouveau dans l'espace, à toute volée. La
rafale hurle. Au plus fort de l'ouragan, une brusque modulation, un
miroitement de ton, troue les ténèbres du ciel et tombe sur la mer
livide, comme une plaque de lumière. C'est la fin: le vol furieux de
l'ange exterminateur s'arrête net, les ailes clouées par trois coups
d'éclairs. Tout tremble encore, autour. L'œil ivre a le vertige. Le
cœur palpite, le souffle s'arrête, les membres sont paralysés... Et
la dernière note n'a pas fini de vibrer que vous êtes déjà gais et
réjouis, vous criez, vous riez, vous critiquez, vous applaudissez!...
Mais vous n'avez donc rien vu, rien entendu, rien senti, rien compris,
rien, rien, absolument rien! Les souffrances d'un artiste sont pour vous
un spectacle. Vous jugez finement peintes les larmes d'agonie d'un
Beethoven. Vous crieriez: «_Bis!_» à la Crucifixion. Un demi-dieu se
débat, toute une vie, dans la douleur, pour divertir, pendant une
heure, votre badauderie!...»

Ainsi, il commentait, sans le savoir, la grande parole de Gœthe; mais
il n'avait pas encore atteint à sa hautaine sérénité:

«_Le peuple se fait un jeu du sublime. S'il le voyait tel qu'il est,
il n'aurait pas la force d'en soutenir l'aspect._»

S'il en fût resté là! ... Mais, emporté par son élan, il dépassa
le public et s'en alla tomber, comme un boulet de canon, dans le
sanctuaire, le tabernacle, le refuge inviolable de la médiocrité:--la
Critique. Il bombarda ses confrères. L'un d'eux s'était permis
d'attaquer le mieux doué des compositeurs vivants, le représentant le
plus avancé de la nouvelle école, Hassler, auteur de symphonies à
programme, à vrai dire assez extravagantes, mais pleines de génie.
Christophe, qui lui avait été présenté, quand il était enfant,
gardait pour lui une tendresse secrète, en reconnaissance de l'émotion
qu'il avait eue jadis. Voir un critique stupide, dont il savait
l'ignorance, faire la leçon à un homme de cette taille, le rappeler à
l'ordre et aux principes, le mit hors de lui:

--«L'ordre! L'ordre!--s'écria-t-il--vous ne connaissez pas d'autre
ordre que celui de la police. Le génie ne se laisse pas mener dans les
chemins battus. Il crée l'ordre, et érige sa volonté en loi.»

Après cette orgueilleuse déclaration, il saisit le malencontreux
critique, et, relevant les âneries qu'il avait écrites depuis un
certain temps, il lui administra une correction magistrale.

La critique tout entière sentit l'affront. Jusque-là, elle s'était
tenue à l'écart du combat. Ils ne se souciaient point de risquer des
rebuffades: ils connaissaient Christophe, ils savaient sa compétence,
et ils savaient aussi qu'il n'était point patient. Tout au plus,
certains d'entre eux avaient-ils exprimé discrètement le regret qu'un
compositeur aussi bien doué se fourvoyât dans un métier, qui n'était
pas le sien. Quelle que fût leur opinion (quand ils en avaient une),
ils respectaient en lui leur propre privilège de pouvoir tout critiquer
sans être eux-mêmes critiqués. Mais quand ils virent Christophe
rompre brutalement la convention tacite qui les liait, aussitôt ils
reconnurent en lui un ennemi de l'ordre public. D'un commun accord, il
leur sembla révoltant qu'un jeune homme se permît de manquer de
respect aux gloires nationales; et ils commencèrent contre lui une
campagne acharnée. Ce ne furent pas de longs articles, des discussions
suivies;--(ils ne s'aventuraient pas volontiers sur ce terrain avec un
adversaire mieux armé: encore qu'un journaliste ait la faculté
spéciale de pouvoir discuter, sans tenir compte des arguments de son
adversaire, et même sans les avoir lus);--mais une longue expérience
leur avait démontré que, le lecteur d'un journal étant toujours de
l'avis de son journal, c'était affaiblir son crédit auprès de lui que
faire même semblant de discuter: il fallait affirmer, ou mieux encore,
nier. (La négation a une force double de l'affirmation. Conséquence
directe de la loi de la pesanteur: il est plus facile de faire tomber
une pierre que de la lancer en l'air.) Ils s'en tinrent donc, de
préférence, à un système de petites notes perfides, ironiques,
injurieuses, se répétant, chaque jour, en bonne place, avec une
obstination inlassable. Elles livraient au ridicule l'insolent
Christophe, sans le nommer toujours, mais en le désignant d'une façon
transparente. Elles déformaient ses paroles, de manière à les rendre
absurdes; elles racontaient de lui des anecdotes, dont le point de
départ était vrai, parfois, mais dont le reste était un tissu de
mensonges, habilement calculés pour le brouiller avec toute la ville,
et, plus encore, avec la cour. Elles s'attaquaient à sa personne
physique, à ses traits, à sa mise, dont elles traçaient une
caricature, qui finissait par paraître ressemblante, à force d'être
répétée.



Tout cela eût été indifférent aux amis de Christophe, si leur Revue
n'avait aussi reçu des horions dans la bataille. À la vérité,
c'était en guise d'avertissement; on ne cherchait pas à l'engager à
fond dans la querelle, on visait bien plutôt à la séparer de
Christophe: on s'étonnait qu'elle compromît son bon renom, et on
laissait entendre que, si elle n'y avisait point, on serait contraint,
quelque regret qu'on en eût, de s'en prendre également au reste de la
rédaction. Un commencement d'attaques, assez anodines, contre Adolf Mai
et Mannheim, mit l'émoi dans le guêpier. Mannheim ne fit qu'en rire:
il pensait que cela ferait enrager son père, ses oncles, ses cousins,
et son innombrable famille, qui s'arrogeaient le droit de surveiller ses
faits et gestes et de s'en scandaliser. Mais Adolf Mai le prit fort au
sérieux, et il reprocha a Christophe de compromettre la Revue.
Christophe l'envoya promener. Les autres, n'ayant pas été atteints,
trouvaient plutôt plaisant que Mai, qui pontifiait avec eux, écopât
à leur place. Waldhaus en ressentit une jouissance secrète: il dit
qu'il n'y avait pas de combat sans quelques têtes cassées.
Naturellement, il entendait bien que ce ne serait point la sienne; il se
croyait à l'abri des coups, par sa situation de famille et par ses
relations; et il ne voyait pas de mal à ce que les Juifs, ses alliés,
fussent un peu houspillés. Ehrenfeld et Goldenring, indemnes
jusque-là, ne se fussent pas troublés de quelques attaques: ils
étaient capables de répondre. Ce qui leur était plus sensible,
c'était l'obstination avec laquelle Christophe s'acharnait à les
mettre mal avec tous leurs amis, et surtout avec leurs amies. Aux
premiers articles, ils avaient beaucoup ri et trouvé la farce bonne:
ils admiraient la vigueur de Christophe à casser les carreaux; ils
croyaient qu'il suffirait d'un mot pour tempérer son ardeur combative,
pour détourner au moins ses coups de ceux et de celles qu'ils lui
désigneraient.--Point. Christophe n'écoutait rien: il n'avait égard
à aucune recommandation, et il continuait, comme un enragé. Si on le
laissait faire, il n'y aurait plus moyen de vivre dans le pays. Déjà,
leurs petites amies, éplorées et furieuses, étaient venues leur faire
des scènes, à la Revue. Ils usèrent toute leur diplomatie à
persuader Christophe d'atténuer au moins certaines appréciations:
Christophe ne changea rien. Ils se fâchèrent: Christophe se fâcha,
mais il ne changea rien. Waldhaus, diverti par l'émoi de ses amis, qui
ne le touchait point, prit le parti de Christophe, pour les faire
enrager. Peut-être était-il plus capable qu'eux d'apprécier la
généreuse extravagance de Christophe, se jetant tête baissée contre
tous, sans se réserver aucun chemin de retraite, aucun refuge pour
l'avenir. Quant à Mannheim, il s'amusait royalement du charivari: ce
lui semblait une bonne farce d'avoir introduit ce fou parmi ces gens
rangés, et il se tordait de rire, aussi bien des coups que Christophe
assénait, que de ceux qu'il recevait. Bien qu'il commençât à croire,
sous l'influence de sa sœur, que Christophe était décidément un peu
timbré, il ne l'en aimait que mieux:--(il avait besoin de trouver
ridicules ceux qui lui étaient sympathiques.)--Il continua donc, avec
Waldhaus, à soutenir Christophe contre les autres.

Comme il ne manquait pas de sens pratique, malgré tous ses efforts pour
se donner l'illusion du contraire, il eut très justement l'idée qu'il
serait avantageux à son ami d'allier sa cause avec celle du parti
musical le plus avancé du pays.

Il y avait dans la ville, comme dans la plupart des villes allemandes,
un _Wagner-Verein_, qui représentait les idées neuves contre le clan
conservateur.--Et certes, on ne courait plus grand risque à défendre
Wagner, quand sa gloire était partout reconnue et ses œuvres inscrites
au répertoire de tous les Opéras d'Allemagne. Cependant, sa victoire
était plutôt imposée par la force que consentie librement; et, au
fond du cœur, la majorité restait obstinément conservatrice, surtout
dans les petites villes, comme celle-ci, demeurée un peu à l'écart
des grands courants modernes et fière d'un antique renom. Plus que
partout ailleurs, régnait là cette méfiance, innée au peuple
allemand, contre toute nouveauté, cette paresse à sentir quelque chose
de vrai et de fort qui n'eût pas été ruminé déjà par plusieurs
générations. On s'en apercevait, à la mauvaise grâce avec laquelle
étaient accueillies,--sinon les œuvres de Wagner, qu'on n'osait plus
discuter,--toutes les œuvres nouvelles inspirées de l'esprit
wagnérien. Aussi, les _Wagner-Vereine_ auraient-ils eu une tâche utile
à remplir, s'ils avaient pris à cœur de défendre les forces jeunes
et originales de l'art. Ils le firent parfois, et Bruckner, ou Hugo
Wolf, trouvèrent en certains d'entre eux leurs meilleurs alliés. Mais
trop souvent l'égoïsme du maître pesait sur ses disciples; et, de
même que Bayreuth ne servait qu'à la glorification monstrueuse d'un
seul, les _filiales_ de Bayreuth étaient de petites églises, où l'on
disait éternellement la messe en l'honneur du seul Dieu. Tout au plus,
admettait-on dans les chapelles latérales les disciples fidèles, qui
appliquaient à la lettre les doctrines sacrées, et adoraient, la face
dans la poussière, la Divinité unique, aux multiples visages: musique,
poésie, drame et métaphysique.

C'était précisément le cas du _Wagner-Verein_ de la
ville.--Cependant, il y mettait des formes; il cherchait volontiers à
enrôler les jeunes gens de talent, qui semblaient pouvoir lui être
utiles; et, depuis longtemps, il guettait Christophe. Il lui avait fait
faire discrètement des avances, auxquelles Christophe n'avait pas pris
garde, parce qu'il n'éprouvait aucunement le besoin de s'associer avec
qui que ce fût; il ne comprenait pas quelle nécessité poussait ses
compatriotes à se grouper toujours en troupeaux, comme s'ils ne
pouvaient rien faire seuls: ni chanter, ni se promener, ni boire. Il
avait l'aversion de tout _Vereinswesen._ Mais, à tout prendre, il
était mieux disposé pour un _Wagner-Verein_ que pour les autres
_Vereine_: c'était au moins un prétexte à de beaux concerts; et bien
qu'il ne partageât pas toutes les idées des Wagnériens sur l'art, il
en était plus près que des autres groupements musicaux. Il pouvait,
semblait-il, trouver un terrain d'entente avec un parti, qui se montrait
aussi injuste que lui pour Brahms et les «Brahmines». Il se laissa
donc présenter. Mannheim fut l'intermédiaire: il connaissait tout le
monde. Sans être musicien, il faisait partie du _Wagner-Verein._--Le
comité de direction avait suivi la campagne que Christophe menait dans
la Revue. Certaines exécutions qu'il avait faites dans le camp opposé
lui paraissaient témoigner d'une poigne vigoureuse, qu'il serait bon
d'avoir à son service. Christophe avait bien aussi décoché quelques
pointes irrespectueuses contre l'idole sainte; mais on avait préféré
fermer les yeux là-dessus;--et, peut-être, ces premières attaques,
assez inoffensives, n'avaient-elles pas été étrangères, sans que
l'on en convînt, à la hâte que l'on avait d'accaparer Christophe,
avant qu'il eût le temps de se prononcer davantage. On vint très
aimablement lui demander la permission d'exécuter quelques-unes de ses
mélodies à un des prochains concerts de l'Association. Christophe,
flatté, accepta: il vint au _Wagner-Verein_; et, poussé par Mannheim,
il s'y laissa inscrire.

À la tête du _Wagner-Verein_ étaient alors deux hommes, dont l'un jouissait
d'une notoriété comme écrivain, et l'autre comme chef d'orchestre. Tous
deux avaient en Wagner une foi mahométane. Le premier, Josias Kling, avait
fait un Dictionnaire de Wagner,--_Wagner-Lexikon_,--permettant de savoir,
à la minute, la pensée du maître _de omni re scibili_: ç'avait été la
grande œuvre de sa vie. Il eût été capable d'en réciter des chapitres
entiers à table, comme les bourgeois de province française récitaient des
chants de la Pucelle. Il publiait aussi dans les _Bayreuther Blätter_
des articles sur Wagner et l'esprit Aryen. Il va de soi que Wagner était
pour lui le type du pur Aryen, dont la race allemande était restée le
refuge inviolable contre les influences corruptrices du Sémitisme
latin, et spécialement français. Il proclamait la défaite définitive
de l'impur esprit gaulois. Il n'en continuait pas moins, chaque jour,
âprement le combat, comme si l'éternel ennemi était toujours
menaçant. Il ne reconnaissait qu'un seul grand homme en France: le
comte de Gobineau. Kling était un petit vieillard, tout petit, très
poli, et rougissant comme une demoiselle.--L'autre pilier du
_Wagner-Verein_, Erich Lauber, avait été directeur d'une fabrique de
produits chimiques, jusqu'à quarante ans; puis il avait tout planté
là, pour se faire chef d'orchestre. Il y était parvenu à force de
volonté, et parce qu'il était très riche. Il était un fanatique de
Bayreuth: on contait qu'il s'y était rendu à pied, de Munich, en
sandales de pèlerin. Chose curieuse que cet homme qui avait beaucoup
lu, beaucoup voyagé, fait différents métiers, et montré partout une
personnalité énergique, fût devenu en musique un mouton de Panurge;
toute son originalité s'était dépensée là à être un peu plus
stupide que les autres. Trop peu sur de lui-même en musique pour se
fier à son sentiment personnel, il suivait servilement les
interprétations que donnaient de Wagner les _Kapellmeister_ et les
artistes patentés par Bayreuth. Il eût voulu faire reproduire
jusqu'aux moindres détails de la mise en scène et des costumes
multicolores, qui ravissaient le goût puéril et barbare de la petite
cour de Wahnfried. Il était de l'espèce de ce fanatique de
Michel-Ange, qui reproduisait dans ses copies jusqu'aux moisissures,
qui, s'étant introduites dans l'œuvre sacrée, étaient devenues, de
ce fait, elles-mêmes sacrées.

Christophe ne devait pas goûter beaucoup ces deux personnages. Mais ils
étaient hommes du monde, affables, assez instruits; et la conversation
de Lauber ne laissait pas d'être intéressante, quand on le mettait sur
un autre sujet que la musique. C'était d'ailleurs un braque: et les
braques ne déplaisaient pas trop à Christophe: ils le changeaient de
l'assommante banalité des gens raisonnables. Il ne savait pas encore
que rien n'est plus assommant qu'un homme qui déraisonne, et que
l'originalité est encore plus rare chez ceux qu'on nomme, bien à tort,
des «originaux», que dans le reste du troupeau. Car ces «originaux»
sont de simples maniaques, dont la pensée est réduite à des
mouvements d'horlogerie.

Josias Kling et Lauber, désireux de gagner Christophe, se montrèrent
d'abord pleins d'égards pour lui. Kling lui consacra un article
élogieux, et Lauber s'appliqua à suivre toutes ses indications pour
ses œuvres qu'il dirigea à un concert de la Société. Christophe en
fut touché. Malheureusement, l'effet de ces prévenances lui fut gâté
par l'inintelligence de ceux qui les lui faisaient. Il n'avait pas la
faculté de s'illusionner sur les gens, parce qu'ils l'admiraient. Il
était exigeant. Il avait la prétention qu'on ne l'admirât point pour
le contraire de ce qu'il était; et il n'était pas loin de regarder
comme des ennemis ceux qui étaient ses amis, par erreur. Aussi, il ne
sut aucun gré à Kling de voir en lui un disciple de Wagner, et de
chercher des rapprochements entre des phrases de ses _Lieder_ et des
passages de la _Tétralogie_, qui n'avaient rien de commun que certaines
notes de la gamme. Et il n'eut aucun plaisir à entendre une de ses
œuvres encastrée--côte à côte avec un pastiche sans valeur d'un
scholar wagnérien--entre deux blocs énormes de l'éternel Richard.

Il ne tarda pas à étouffer dans cette petite chapelle. C'était un
autre Conservatoire, aussi étroit que les vieux Conservatoires, et plus
intolérant, parce qu'il était nouveau venu dans l'art. Christophe
commença à perdre ses illusions sur la valeur absolue d'une forme
d'art ou de pensée. Jusque-là, il avait cru que les grandes idées
portent partout avec elles leur lumière. Il s'apercevait à présent
que les idées avaient beau changer, les hommes restaient les mêmes;
et, en définitive, rien ne comptait que les hommes: les idées étaient
ce qu'ils étaient. S'ils étaient nés médiocres et serviles, le
génie même se faisait médiocre, en passant par leurs âmes, et le cri
d'affranchissement du héros brisant ses fers devenait le contrat de
servitude des générations à venir.--Christophe ne put se tenir
d'exprimer ses sentiments. Il dauba sur le fétichisme en art. Il
déclarait qu'il ne fallait plus d'idoles, plus de classiques, d'aucune
sorte, et que seul avait le droit de s'appeler l'héritier de l'esprit
de Wagner celui qui était capable de fouler aux pieds Wagner pour
marcher droit devant lui, en regardant toujours en avant et jamais en
arrière,--celui qui avait le courage de laisser mourir ce qui doit
mourir, et de se maintenir en communion ardente avec la vie. La sottise
de Kling rendait Christophe agressif. Il releva les fautes ou les
ridicules qu'il trouvait chez Wagner. Les Wagnériens ne manquèrent pas
de lui attribuer une jalousie grotesque à l'égard de leur dieu.
Christophe, de son côté, ne doutait point que ces mêmes gens qui
exaltaient Wagner depuis qu'il était mort, n'eussent été des premiers
à l'étrangler quand il était vivant:--en quoi il leur faisait tort.
Un Kling et un Lauber avaient eu, eux aussi, leur heure d'illumination;
ils avaient été de l'avant, il y avait quelque vingt ans; puis, comme
la plupart, ils avaient campé là. L'homme a si peu de force qu'à la
première montée il s'arrête époumonné; bien peu ont assez de
souffle pour continuer leur route.

L'attitude de Christophe lui aliéna promptement ses nouveaux amis. Leur
sympathie était un marché: pour qu'ils fussent avec lui, il fallait
qu'il fût avec eux; et il était trop évident que Christophe ne
céderait rien de lui-même: il ne se laissait pas enrôler. On lui
battit froid. Les éloges qu'il se refusait à décerner aux dieux et
petits dieux, estampillés par le clan, lui furent refusés. On montra
moins d'empressement à accueillir ses œuvres; et certains
commencèrent à protester de voir son nom trop souvent sur les
programmes. On se moquait de lui derrière son dos, et la critique
allait son train; Kling et Lauber, en laissant dire, semblaient s'y
associer. On se fût bien gardé pourtant de rompre avec Christophe:
d'abord parce que les cerveaux rhénans se plaisent aux solutions
mixtes, aux solutions qui n'en sont point et qui ont le privilège de
prolonger indéfiniment une situation ambiguë; ensuite parce qu'on
espérait bien, malgré tout, finir par faire de lui ce qu'on voulait,
sinon par persuasion, du moins par lassitude.

Christophe ne leur en laissa pas le temps. Quand il croyait sentir qu'un
homme avait de l'antipathie pour lui, mais n'en voulait pas convenir et
cherchait à se faire illusion, afin de rester en bons termes avec lui,
il n'avait pas de cesse qu'il n'eût réussi à lui prouver qu'il était
son ennemi. Après une soirée au _Wagner-Verein_, où il s'était
heurté à un mur d'hostilité hypocrite, il envoya à Lauber sa
démission sans phrases. Lauber n'y comprit rien; et Mannheim accourut
chez Christophe, pour tâcher de tout arranger. Dès les premiers mots,
Christophe éclata:

--Non, non, non, et non! Ne me parle plus de ces êtres. Je ne veux plus
les voir... Je ne peux plus, je ne peux plus... J'ai un dégoût
effroyable des hommes; il m'est presque impossible d'en regarder un en
face.

Mannheim riait de tout son cœur. Il pensait moins à calmer l'exaltation
de Christophe qu'à s'en donner le spectacle:

--Je sais bien qu'ils ne sont pas beaux, dit-il; mais ce n'est pas
d'aujourd'hui: que s'est-il donc passé de nouveau?

--Rien du tout. C'est moi qui en ai assez... Oui, ris, moque-toi de moi:
c'est entendu, je suis fou. Les gens prudents agissent d'après les lois
de la saine raison. Je ne suis pas ainsi; je suis un homme qui agit
d'après ses impulsions. Quand une certaine quantité d'électricité
s'est accumulée en moi, il faut qu'elle se décharge, coûte que
coûte; et tant pis pour les autres, s'il leur en cuit! Et tant pis pour
moi! Je ne suis pas fait pour vivre en société. Désormais, je ne veux
plus appartenir qu'à moi.

--Tu n'as pourtant pas la prétention de te passer de tout le monde? dit
Mannheim. Tu ne peux pas faire jouer ta musique, à toi tout seul. Tu as
besoin de chanteurs, de chanteuses, d'un orchestre, d'un chef
d'orchestre, d'un public, d'une claque...

Christophe criait:

--Non! non! non!...

Mais le dernier mot le fit bondir:

--Une claque! Tu n'as pas honte?

--Ne parlons pas de claque payée--(quoique ce soit, à vrai dire, le
seul moyen qu'on ait encore trouvé pour révéler au public le mérite
d'une œuvre).--Mais il faut toujours une claque, une petite coterie
dûment stylée; chaque auteur a la sienne: c'est à cela que les amis
sont bons.

--Je ne veux pas d'amis!

--Alors, tu seras sifflé.

--Je veux être sifflé!

Mannheim était aux anges.

--Tu n'auras même pas ce plaisir longtemps. On ne te jouera pas.

--Et bien, soit! Crois-tu donc que je tienne à devenir un homme
célèbre?... Oui, j'étais en train de tendre à toute force vers ce
but... Non-sens! Folie! Imbécillité!... Comme si la satisfaction de
l'orgueil le plus vulgaire était une compensation aux sacrifices de
toute sorte--ennuis, souffrances, infamies, avanies, avilissement,
ignobles concessions--qui sont le prix de la gloire! Que dix mille
diables m'emportent, si de semblables soucis me travaillent encore le
cerveau! Plus rien de tout cela! Je ne veux rien avoir à faire avec le
public et la publicité. La publicité est une infâme canaille. Je veux
être un homme privé, et vivre pour moi et pour ceux que j'aime...

--C'est cela, dit Mannheim, ironique. Il faut prendre un métier.
Pourquoi ne ferais-tu pas aussi des souliers?

--Ah! si j'étais un savetier comme l'incomparable Sachs! s'écria
Christophe. Comme ma vie s'arrangerait joyeusement! Savetier, les jours
de la semaine,--musicien, le dimanche, et seulement dans l'intimité,
pour ma joie et pour celle d'une paire d'amis! Ce serait une
existence!...--Suis-je un fou, pour sacrifier mon temps et ma peine au
magnifique plaisir d'être en proie aux jugements des imbéciles? Est-ce
qu'il n'est pas beaucoup mieux et plus beau d'être aimé et compris de
quelques braves gens, qu'entendu, critiquaillé, ou flagorné par des
milliers d'idiots?... Le diable de l'orgueil et du désir de la gloire
ne me prendra plus aux cheveux: tu peux t'en fier à moi!

--Assurément, dit Mannheim.

Il pensait:

--Dans une heure, il dira le contraire.

Il conclut tranquillement:

--Alors, n'est-ce pas, j'arrange les choses avec le _Wagner-Verein?_

Christophe leva les bras:

--C'est bien la peine que je m'époumonne, depuis une heure, à te crier
le contraire!... Je te dis que je n'y remettrai plus jamais les pieds!
J'ai en horreur tous ces _Wagner-Vereine_, tous ces _Vereine_, tous ces
parcs à moutons, qui ont besoin de se serrer les uns contre les autres,
afin de bêler ensemble. Va leur dire de ma part à ces moutons: je suis
un loup, j'ai des dents, je ne suis pas fait pour paître!

--C'est bon, c'est bon, on leur dira, fit Mannheim, s'en allant,
enchanté de sa matinée. Il pensait:

--Il est fou, fou à lier...

Sa sœur, à qui il s'empressa de raconter l'entretien, haussa les
épaules, et dit:

--Fou? Il voudrait bien le faire croire!... Il est stupide, et d'un
orgueil ridicule...



Cependant, Christophe continuait sa campagne enragée dans la revue de
Waldhaus. Ce n'était pas qu'il y trouvât plaisir: la critique
l'assommait, et il était sur le point d'envoyer tout au diable. Mais il
s'entêtait, parce qu'on s'évertuait à lui fermer la bouche: il ne
voulait pas avoir l'air de céder.

Waldhaus commençait à s'inquiéter. Aussi longtemps qu'il était
resté indemne au milieu des coups, il avait assisté à la mêlée avec
le flegme d'un dieu de l'Olympe. Mais, depuis quelques semaines, les
autres journaux semblaient perdre conscience du caractère inviolable de
sa personne; ils s'étaient mis à l'attaquer dans son amour-propre
d'auteur, avec une rare méchanceté, où Waldhaus eût pu reconnaître,
s'il avait été plus fin, la griffe d'un ami. C'était en effet à
l'instigation sournoise de Ehrenfeld et de Goldenring que ces attaques
avaient lieu: ils ne voyaient plus que ce moyen pour le décider à
mettre fin aux polémiques de Christophe. Ils voyaient juste. Waldhaus,
sur-le-champ, déclara que Christophe commençait à l'agacer; et il
cessa de le soutenir. Toute la Revue s'ingénia dès lors à le faire
taire. Mais allez donc museler un chien en train de dévorer sa proie!
Tout ce qu'on lui disait ne faisait que l'exciter davantage. Il les
appelait capons, et il déclarait qu'il dirait tout--tout ce qu'il avait
le devoir de dire. S'ils voulaient le mettre à la porte, libre à eux!
Toute la ville saurait qu'ils étaient aussi couards que les autres;
mais lui, ne s'en irait pas, de lui-même.

Ils se regardaient, consternés, reprochant aigrement à Mannheim le
cadeau qu'il leur avait fait, en leur amenant ce fou. Mannheim, toujours
riant, se fit fort de mater Christophe; et il paria que, dès son
prochain article, Christophe mettrait de l'eau dans son vin. Ils
restèrent incrédules; mais l'événement prouva que Mannheim ne
s'était pas trop vanté. L'article suivant de Christophe, sans être un
modèle de courtoisie, ne contenait plus aucune remarque désobligeante
pour qui que ce fût. Le moyen de Mannheim était bien simple; tous
s'étonnèrent ensuite de n'y avoir pas songé plus tôt: Christophe ne
relisait jamais ce qu'il écrivait dans la Revue; et c'est à peine s'il
lisait les épreuves de ses articles, très vite et fort mal. Adolf Mai
lui avait fait plus d'une fois des observations aigres-douces à ce
sujet: il disait qu'une faute d'impression déshonore une Revue; et
Christophe, qui ne regardait pas la critique comme un art, répondait
que celui dont il disait du mal le comprendrait toujours assez. Mannheim
profita de l'occasion: il dit que Christophe avait raison, que la
correction d'épreuves était un métier de prote; et il offrit de l'en
décharger. Christophe fut près de se confondre en remerciements; mais
tous lui assurèrent, d'un commun accord, que cet arrangement leur
rendait service, en évitant à la Revue une perte de temps. Christophe
abandonna donc ses épreuves à Mannheim, en le priant de les bien
corriger. Mannheim n'y manqua point: ce fut un jeu pour lui. D'abord, il
ne se risqua prudemment qu'à atténuer quelques termes, à laisser
tomber çà et là quelques épithètes malgracieuses. Enhardi par le
succès, il poussa plus loin ses expériences: il commença à remanier
les phrases et le sens; il déployait à cet exercice une réelle
virtuosité. Tout l'art consistait, en conservant le gros de la phrase
et son allure caractéristique, à lui faire dire exactement le
contraire de ce que Christophe avait voulu. Mannheim se donnait plus de
mal pour défigurer les articles de Christophe qu'il n'en aurait eu à
en écrire lui-même; jamais il n'avait tant travaillé, de sa vie. Mais
il jouissait du résultat: certains musiciens, que Christophe
poursuivait de ses sarcasmes, étaient stupéfaits de le voir s'adoucir
peu à peu et finir par célébrer leurs louanges. La Revue était dans
la joie. Mannheim lui donnait lecture de ses élucubrations. C'étaient
des éclats de rire. Ehrenfeld et Goldenring disaient parfois à
Mannheim:

--Attention! tu vas trop loin!

--Il n'y a pas de danger, répondait Mannheim.

Et il continuait de plus belle.

Christophe ne s'apercevait de rien. Il venait à la Revue, déposait sa
copie et ne s'en inquiétait plus. Quelquefois, il lui arrivait de
prendre Mannheim à part:

--Cette fois, je leur ai dit leur fait, à ces canailles. Lis un peu...

Mannheim lisait.

--Eh bien, qu'est-ce que tu en penses?

--Terrible! mon cher, il n'en reste plus rien!

--Qu'est-ce que tu crois qu'ils diront?

--Ah! ce sera un beau vacarme!

Mais il n'y avait pas de vacarme du tout. Au contraire, les visages
s'éclairaient autour de Christophe; des gens qu'il exécrait le
saluaient dans la rue. Une fois, il arriva à la Revue, inquiet et
renfrogné; et, jetant sur la table une carte de visite, il demanda:

--Qu'est-ce que cela veut dire?

C'était la carte d'un musicien qu'il venait d'éreinter: «_Avec
tous ses remerciements._»

Mannheim répondit, en riant:

--Il fait de l'ironie.

Christophe fut soulagé:

--Ouf! dit-il, j'avais peur que mon article ne lui eût fait plaisir.

--Il est furieux, dit Ehrenfeld; mais il ne veut pas en avoir l'air:
il fait l'homme supérieur, il raille.

--Il raille?... Cochon! fit Christophe, de nouveau indigné. Je vais lui
faire un autre article. Rira bien qui rira le dernier!

--Non, non, dit Waldhaus, inquiet. Je ne crois point qu'il se moque.
C'est de l'humilité, il est bon chrétien: on le frappe sur une joue,
il tend l'autre.

--Encore mieux! dit Christophe. Ah! le lâche! Il la veut, il aura
sa fessée!

Waldhaus voulait s'interposer. Mais les autres riaient.

--Laisse donc... disait Mannheim.

--Après tout... faisait Waldhaus, subitement rassuré. Un peu plus,
un peu moins!...

Christophe s'en allait. Les compères se livraient à des gambades et
des rires de démence. Quand ils étaient un peu apaisés, Waldhaus
disait à Mannheim:

--Tout de même, il s'en est fallu de peu... Fais attention, je te
prie. Tu vas nous faire pincer.

--Bah! disait Mannheim. Nous avons encore de beaux jours... Et puis,
je lui fais des amis.



_DEUXIÈME PARTIE_


L'ENLISEMENT


Christophe en était là de ses expériences pour réformer l'art
allemand, quand vint à passer dans la ville une troupe de comédiens
français. Il serait plus juste de dire: un troupeau; car, suivant
l'habitude, c'était un ramassis de pauvres diables, pêchés on ne
savait où, et de jeunes acteurs inconnus, trop heureux de se laisser
exploiter, pourvu qu'on les fît jouer. Tous ensemble étaient attelés
au chariot d'une comédienne illustre et antique. Elle faisait une
tournée en Allemagne, et, de passage dans la petite capitale, y venait
donner trois représentations.

À la Revue de Waldhaus, on en faisait grand bruit. Mannheim et ses amis
étaient au courant de la vie littéraire et mondaine de Paris, ou ils
prétendaient l'être; ils s'en répétaient les potins, cueillis dans
les journaux des boulevards, et plus ou moins bien compris: ils
représentaient l'esprit français en Allemagne. C'était enlever à
Christophe le désir de le connaître davantage. Mannheim l'assommait
avec ses éloges de Paris. Il y était allé plusieurs fois; il avait
là une partie de sa famille:--il avait de la famille dans tous les pays
d'Europe; et, partout, elle avait pris la nationalité et les dignités
du pays; cette tribu d'Abraham comptait un baronnet anglais, un
sénateur de Belgique, un ministre français, un député au Reichstag,
et un comte du pape; et tous, bien qu'unis et respectueux de la souche
commune dont ils étaient sortis, étaient sincèrement Anglais, Belges,
Français, Allemands, ou papalins: car leur orgueil ne doutait point que
le pays qu'ils avaient adopté ne fût le premier de tous. Mannheim
était le seul, par paradoxe, qui s'amusât à préférer tous les pays
dont il n'était point. Il parlait donc souvent de Paris, avec
enthousiasme; mais, pour faire l'éloge des Parisiens, il les
représentait comme des espèces de toqués, paillards et braillards,
qui passaient leur temps à faire la noce et des révolutions, sans
jamais se prendre au sérieux; aussi, Christophe était-il peu attiré
par «la byzantine et décadente république d'outre-Vosges». De bonne
foi, il imaginait un peu Paris, comme le représentait une gravure
naïve, en tête d'un livre récemment publié dans une collection d'art
allemande: au premier plan, le Diable de Notre-Dame, accroupi au-dessus
des toits de la ville, avec cette légende:


«_Insatiable vampire l'éternelle Luxure
Sur la grande Cité convoite sa pâture._»


En bon Allemand, il avait le mépris des Velches débauchés et de leur
littérature, dont il ne connaissait guère que quelques bouffonneries
égrillardes, _l'Aiglon, Madame Sans-Gêne_, et des chansons de
café-concert. Le snobisme de la petite ville, où les gens le plus
notoirement incapables de s'intéresser à l'art s'empressèrent
bruyamment de s'inscrire au bureau de location, le jeta dans une
affectation d'indifférence dédaigneuse pour la grande cabotine. Il
protesta qu'il ne ferait pas un pas pour aller l'entendre. Il lui était
d'autant plus facile de tenir sa promesse que les places étaient h un
prix excessif, qu'il n'avait pas les moyens de payer.

Le répertoire que la troupe française transportait en Allemagne,
comprenait deux ou trois pièces classiques; mais il était composé, en
majeure partie, de ces niaiseries, qui sont par excellence l'article
parisien pour l'exportation: car rien n'est plus international que la
médiocrité. Christophe connaissait _la Tosca_, qui devait être le
premier spectacle de la comédienne en tournées; il l'avait entendue en
traduction, parée des grâces légères que peut donner une troupe de
petit théâtre rhénan à une œuvre française; et il se disait bien
aise, avec un rire goguenard, en voyant ses amis partir pour le
théâtre, de n'être pas forcé d'aller la réentendre. Il n'en suivit
pas moins, le lendemain, d'une oreille attentive, les récits
enthousiastes qu'ils firent de la soirée: il enrageait de s'être
enlevé jusqu'au droit de contredire, en ayant refusé de voir ce dont
tout le monde parlait.

Le second spectacle annoncé devait être une traduction française
d'_Hamlet._ Christophe n'avait jamais négligé une occasion de voir une
pièce de Shakespeare. Shakespeare était pour lui, au même titre que
Beethoven, une source inépuisable de vie. _Hamlet_ lui avait été
particulièrement cher dans la période de troubles et de doutes
tumultueux qu'il venait de traverser. Malgré la crainte de se revoir
dans ce miroir magique, il était fasciné; et il tournait autour des
affiches du théâtre, sans s'avouer qu'il brûlait d'envie d'aller
prendre une place. Mais il était si entêté qu'après ce qu'il avait
dit à ses amis, il n'en voulait pas démordre; et il fût resté chez
lui, ce soir-là, comme le précédent, si, au moment où il rentrait,
le hasard ne l'avait mis en présence de Mannheim.

Mannheim l'attrapa par le bras, et lui raconta d'un air furieux, mais
sans cesser de gouailler, qu'une vieille bête de parente, une sœur de
son père, venait de tomber inopinément chez eux avec toute sa smala,
et qu'ils étaient forcés de rester à la maison, pour les recevoir. Il
avait essayé de s'esquiver; mais son père n'entendait pas raillerie
sur les questions d'étiquette familiale et d'égards que l'on doit aux
ancêtres; et comme il devait ménager son père, en ce moment, à cause
d'une carotte qu'il se proposait de lui tirer, il avait fallu céder, et
renoncer à la représentation.

--Vous aviez vos billets? demanda Christophe.

--Parbleu! une loge excellente; et, pour comble, il faut que je l'aille
porter--(et j'y vais, de ce pas)--à ce crétin de Grünebaum,
l'associé de papa, pour qu'il s'y pavane avec la femme Grünebaum et
leur dinde de fille. C'est gai!... Je cherche au moins quelque chose à
leur dire de très désagréable. Mais cela leur est bien égal, pourvu
que je leur apporte des billets,--quoiqu'ils aimeraient encore mieux que
ces billets fussent de banque.

Il s'arrêta brusquement, la bouche ouverte, regardant Christophe:

--Oh!... Mais voilà... Voilà ce qu'il me faut!...

Il gloussa:

--Christophe, tu vas au théâtre?

--Non.

--Si fait. Tu vas au théâtre. C'est un service que je te demande.
Tu ne peux pas refuser.

Christophe ne comprenait pas.

--Mais je n'ai pas de place.

--En voilà! fit Mannheim, triomphant, en lui fourrant de force
le billet dans la main.

--Tu es fou, dit Christophe. Et la commission de ton père?

Mannheim se tordait:

--Il sera dans une colère! fit-il.

Il s'essuya les yeux, et conclut:

--Je le taperai demain matin, au saut du lit, avant qu'il sache
encore rien.

--Je ne peux pas accepter, dit Christophe, sachant que cela lui
serait désagréable.

--Tu n'as rien à savoir, tu ne sais rien, cela ne te regarde pas.

Christophe avait déplié le billet:

--Et que veux-tu que je fasse d'une loge de quatre places?

--Tout ce que tu voudras. Tu dormiras au fond, tu danseras, si tu veux.
Amènes-y des femmes. Tu en as bien quelques-unes? On peut t'en prêter.

Christophe tendit le billet à Mannheim:

--Non, décidément. Reprends-le.

--Jamais de la vie, fit Mannheim, reculant de quelques pas. Je ne peux
pas te forcer à y aller, si cela t'ennuie; mais je ne le reprendrai
pas. Tu es libre de le jeter au feu, ou même, homme vertueux, de le
porter aux Grünebaum. Cela ne me regarde plus. Bonsoir!

Il se sauva, plantant là Christophe, au milieu de la rue, son billet
à la main.

Christophe était embarrassé. Il se disait bien qu'il serait
convenable de porter les places aux Grünebaum; mais cette idée ne
l'enthousiasmait point. Il rentra, indécis; et, quand il s'avisa de
regarder l'heure, il vit qu'il n'avait plus que le temps de s'habiller
pour aller au théâtre. Il eût été tout de même trop sot de laisser
perdre le billet. Il proposa à sa mère de l'emmener. Mais Louisa
déclara qu'elle aimait bien mieux aller se coucher. Il partit. Au fond,
il avait un plaisir d'enfant. Une seule chose l'ennuyait: d'avoir ce
plaisir, seul. Il n'éprouvait aucun remords, à l'égard du père
Mannheim, ou des Grünebaum, dont il prenait la loge; mais il en avait
vis-à-vis de ceux qui auraient pu la partager avec lui. Il pensait
combien cela aurait fait de joie à des jeunes gens, comme lui; et il
lui était pénible de ne pas la leur faire. Il cherchait dans sa tête,
il ne voyait pas à qui offrir son billet. D'ailleurs, il était tard,
il fallait se hâter.

Comme il entrait au théâtre, il passa près du guichet fermé, où un
écriteau marquait qu'il ne restait plus une seule place au bureau.
Parmi les gens qui s'en retournaient, dépités, il remarqua une jeune
fille, qui ne pouvait se décider à sortir et regardait ceux qui
entraient, d'un air d'envie. Elle était mise très simplement, en noir,
pas très grande, la figure amincie, l'air délicat; et il ne remarqua
pas si elle était laide ou jolie. Il avait passé devant elle; il
s'arrêta un moment, se retourna, et sans prendre le temps de
réfléchir:

--Vous n'avez pas trouvé de place, mademoiselle? demanda-t-il,
à brûle-pourpoint.

Elle rougit, et dit, avec un accent étranger:

--Non, monsieur.

--J'ai une loge, dont je ne sais que faire. Voulez-vous en profiter
avec moi?

Elle rougit plus fort, et remercia, en s'excusant de ne pouvoir
accepter. Christophe, gêné par son refus, s'excusa de son côté et
essaya d'insister; mais il ne réussit pas à la persuader, bien qu'il
fût évident qu'elle en mourait d'envie. Il était perplexe. Il se
décida brusquement.

--Écoutez, il y a un moyen de tout arranger, dit-il: prenez le billet.
Moi, je n'y tiens pas, j'ai déjà vu cela.--(Il se vantait.)--Cela vous
fera plus plaisir qu'à moi. Prenez, c'est de bon cœur.

La jeune fille fut si touchée de l'offre et de la façon cordiale que
les larmes lui en montèrent presque aux yeux. Elle balbutia, avec
reconnaissance, que jamais elle ne voudrait l'en priver.

--Eh bien, alors, venez, dit-il en souriant.

Il avait l'air si bon et si franc qu'elle se sentit honteuse de lui
avoir refusé; et elle dit, un peu confuse:

--Je viens .. Merci.



Ils entrèrent. La loge des Mannheim était une loge de face, largement
ouverte: impossible de s'y dissimuler. Leur entrée ne passa pas
inaperçue. Christophe fit placer la jeune fille au premier rang, et
resta un peu en arrière, pour ne pas la gêner. Elle se tenait droite,
raide, n'osant tourner la tête, horriblement intimidée; elle eût
donné beaucoup pour ne pas avoir accepté. Afin de lui laisser le temps
de se remettre, et ne sachant de quoi causer, Christophe affectait de
regarder d'un autre côté. Où qu'il regardât, il lui était facile de
constater que sa présence, avec cette compagne inconnue, au milieu de
la brillante clientèle des loges, excitait la curiosité et les
commentaires de la petite ville. Il lança à droite et à gauche des
regards furieux; il rageait qu'on s'obstinât à s'occuper de lui, quand
il ne s'occupait pas des autres. Il ne pensait pas que cette curiosité
indiscrète s'adressât à sa compagne encore plus qu'à lui, et d'une
façon plus blessante. Pour montrer sa parfaite indifférence à tout ce
qu'ils pourraient dire ou penser, il se pencha vers sa voisine et se mit
à causer. Elle eut l'air si effarouchée de ce qu'il lui parlât, et si
malheureuse d'avoir à lui répondre, elle eut tant de peine à
s'arracher un: oui, ou un: non, sans oser le regarder, qu'il eut pitié
de sa sauvagerie et se renfonça dans son coin. Heureusement, le
spectacle commençait.

Christophe n'avait pas lu l'affiche, et il ne s'était guère soucié de
savoir quel rôle jouait la grande actrice: il était de ces naïfs qui
viennent au théâtre pour voir la pièce, et non pas les acteurs. Il ne
s'était pas demandé si l'illustre comédienne serait Ophélie, ou la
Reine; s'il se l'était demandé, il eût opiné pour la Reine, vu
l'âge des deux matrones. Mais ce qui n'aurait jamais pu lui venir à
l'idée, c'est qu'elle jouât Hamlet. Quand il le vit, quand il entendit
ce timbre de poupée mécanique, il fut un bon moment avant d'y
croire...

--Mais qui? Mais qui est-ce? se disait-il à mi-voix. Ce n'est
pourtant pas...

Et quand il lui fallut constater que «c'était pourtant» Hamlet, il
poussa un juron, qu'heureusement sa voisine ne comprit pas, parce
qu'elle était étrangère, mais que l'on comprit parfaitement dans la
loge à côté: car il lui en vint sur-le-champ l'ordre indigné de se
taire. Il se retira au fond de la loge, pour pester à son aise. Il ne
décolérait pas. S'il eût été juste, il eût rendu hommage à
l'élégance du travesti et au tour de force de l'art, qui permettait à
cette femme sexagénaire de se montrer dans le costume d'un adolescent,
et même d'y paraître belle,--du moins à des yeux complaisants. Mais
il haïssait les tours de force, et tout ce qui fausse la nature. Il
aimait qu'une femme fût une femme, et un homme un homme. (La chose
n'est pas commune, aujourd'hui.) Le travesti enfantin et un peu ridicule
de la Léonore de Beethoven ne lui était déjà pas agréable. Mais
celui d'Hamlet dépassait la limite permise à l'absurdité. Faire du
robuste Danois, gras et blême, colérique, rusé, raisonneur,
halluciné, une femme,--même pas une femme: car une femme qui joue
l'homme ne sera jamais qu'un monstre,--faire d'Hamlet un eunuque, ou un
louche androgyne..., il fallait toute la veulerie du temps et la
niaiserie de la critique, pour que cette dégoûtante sottise pût être
tolérée, un seul jour, sans sifflets!... La voix de l'actrice achevait
de mettre Christophe hors de lui. Elle avait cette diction chantante et
martelée, cette mélopée monotone, qui, depuis la Champmeslé, semble
avoir toujours été chère au peuple le moins poétique du monde.
Christophe en était si exaspéré qu'il avait envie de marcher à
quatre pattes. Il avait tourné le dos à la scène, et il faisait des
grimaces de colère, le nez contre le mur de la loge, comme un enfant
mis au piquet. Fort heureusement, sa compagne n'osait pas regarder de
son côté; car si elle l'avait vu, elle l'eût pris pour un fou.

Soudain, les grimaces de Christophe s'arrêtèrent. Il resta immobile et
se tut. Une belle voix musicale, une jeune voix féminine, grave et
douce, venait de se faire entendre. Christophe dressa l'oreille. À
mesure qu'elle parlait, il se retournait, intrigué, sur sa chaise, pour
voir l'oiseau qui avait ce ramage. Il vit Ophélie. Certes, elle n'avait
rien de l'Ophélie de Shakespeare. C'était une belle fille, grande,
robuste, élancée, comme une jeune statue grecque: Électre ou
Cassandra. Elle débordait de vie. Malgré tous ses efforts pour
s'enfermer dans son rôle, une force de jeunesse et de joie rayonnait de
sa chair, de ses gestes, de ses yeux bruns qui riaient. Tel est le
pouvoir d'un beau corps que Christophe, impitoyable l'instant d'avant
pour l'interprétation d'Hamlet, ne songea pas un moment à regretter
que l'Ophélie ne ressemblât guère à l'image qu'il s'en faisait; et
il sacrifia sans remords celle-ci à celle-là. Avec l'inconsciente
mauvaise foi des passionnés, il trouva même une vérité profonde à
cette ardeur juvénile qui brûlait au fond de ce cœur de vierge chaste
et trouble. Ce qui achevait le charme, c'était la magie de la voix,
pure, chaude et veloutée: chaque mot sonnait comme un bel accord;
autour des syllabes dansait, comme une odeur de thym ou de menthe
sauvage, l'accent riant du Midi, aux rythmes rebondissants. Étrange
vision d'une Ophélie du pays d'Arles! Elle apportait avec elle un peu
de son soleil d'or et de son mistral fou.

Oubliant sa voisine, Christophe s'était assis à côté d'elle, sur le
devant de la loge; et il ne quittait pas des yeux la belle actrice, dont
il ignorait le nom. Mais le public, qui ne venait point pour entendre
une inconnue, ne lui prêtait aucune attention; et il ne se décidait à
applaudir que quand l'Hamlet femelle parlait. Ce qui faisait que
Christophe grondait, et les appelait: «Ânes!»--d'une voix basse qui
s'entendait à dix pas.

Ce ne fut que lorsque le rideau fut tombé pour l'entr'acte, qu'il se
rappela l'existence de sa compagne de loge; et, la voyant toujours
intimidée, il songea en souriant qu'il avait dû l'effarer par ses
extravagances.--Il ne se trompait pas: cette âme de jeune fille, que le
hasard avait rapprochée de lui pour quelques heures, était d'une
réserve presque maladive: il avait fallu qu'elle fût dans un état
d'exaltation anormal pour oser accepter l'invitation de Christophe. Et
à peine avait-elle accepté, qu'elle eût souhaité, pour tout au
monde, de pouvoir se dégager, trouver un prétexte, s'enfuir. C'avait
été bien pis, quand elle s'était vue l'objet de la curiosité
générale; et son malaise n'avait fait que croître à mesure qu'elle
entendait derrière son dos--(elle n'osait se retourner)--les sourdes
imprécations et les grognements de son compagnon. Elle s'attendait à
tout de sa part; et, quand il vint s'asseoir à côté d'elle, elle fut
glacée d'effroi: quelle excentricité n'allait-il pas encore faire?
Elle eût voulu être à cent pieds sous terre. Elle se reculait
instinctivement; elle avait peur de l'effleurer.

Mais toutes ses craintes tombèrent, lorsque, l'entr'acte venu,
elle l'entendit lui dire avec bonhomie:

--Je suis un voisin bien désagréable, n'est-ce pas? Je vous demande
pardon.

Alors elle le regarda, et elle lui vit son bon sourire, qui l'avait
tout à l'heure décidée à venir.

Il continua:

--Je ne sais pas cacher ce que je pense... Mais aussi, c'était
trop fort!... Cette femme, cette vieille femme!...

Il fit de nouveau une grimace de dégoût.

Elle sourit, et dit tout bas:

--Malgré tout, c'est beau.

Il remarqua son accent, et demanda:

--Vous êtes étrangère?

--Oui, fit-elle.

Il regarda sa modeste petite robe:

--Institutrice? dit-il.

Elle rougit, et dit:

--Oui.

--Quel pays?

Elle dit:

--Je suis Française.

Il fit un geste d'étonnement:

--Française? Je ne l'aurais jamais cru.

--Pourquoi? demanda-t-elle timidement.

--Vous êtes si... sérieuse! dit-il.

(Elle pensa que ce n'était pas tout à fait un compliment dans sa
bouche.)

--Il y en a aussi comme cela en France, dit-elle, toute confuse.

Il regardait son honnête petite figure, au front bombé, au petit nez
droit, au menton fin, ses joues maigres qu'encadraient ses cheveux
châtains. Il ne la voyait pas: il pensait à la belle actrice. Il
répéta:

--C'est curieux que vous soyez Française!... Vraiment, vous êtes du
même pays qu'Ophélie? On ne le croirait jamais.

Il ajouta, après un instant de silence:

--Comme elle est belle!

Sans s'apercevoir qu'il avait l'air d'établir entre elle et sa voisine
une comparaison désobligeante pour celle-ci. Elle la sentit très bien;
mais elle n'en voulut pas à Christophe: car elle pensait comme lui. Il
essaya d'avoir d'elle quelques détails sur l'actrice; mais elle ne
savait rien: on voyait qu'elle était très peu au courant des choses de
théâtre.

--Cela doit vous faire plaisir d'entendre parler français? demanda-t-il.

Il croyait plaisanter: il avait touché juste.

--Ah! fit-elle avec un accent de sincérité qui le frappa, cela
me fait tant de bien! J'étouffe ici.

Il la regarda mieux, cette fois: elle crispait légèrement les mains et
semblait oppressée. Mais aussitôt, elle songea à ce qu'il pouvait y
avoir de blessant pour lui dans cette parole:

--Oh! pardon, dit-elle, je ne sais pas ce que je dis.

Il rit franchement:

--Ne vous excusez donc pas! Vous avez joliment raison. Il n'y a
pas besoin d'être Français pour étouffer ici. Ouf!

Il leva les épaules, en aspirant l'air.

Mais elle avait honte de s'être ainsi livrée, et elle se tut
désormais. D'ailleurs, elle venait de s'apercevoir que, des loges
voisines, on épiait leur conversation; et il le remarqua aussi avec
colère. Ils s'interrompirent donc; et, en attendant la fin de
l'entr'acte, il sortit dans le couloir du théâtre. Les paroles de la
jeune fille résonnaient à son oreille; mais il était distrait:
l'image d'Ophélie occupait sa pensée. Elle acheva de s'emparer de lui,
dans les actes suivants; et lorsque la belle actrice arriva à la scène
de la folie, aux mélancoliques chansons d'amour et de mort, sa voix sut
y trouver des accents si touchants qu'il en fut bouleversé; il sentit
qu'il allait se mettre à pleurer comme un veau. Furieux contre
lui-même de ce qui lui semblait une marque de faiblesse--(car il
n'admettait point qu'un vrai artiste pleurât),--et ne voulant pas se
donner en spectacle, il sortit brusquement de la loge. Les couloirs, le
foyer, étaient vides. Dans son agitation, il descendit les escaliers du
théâtre et sortit, sans s'en apercevoir. Il avait besoin de respirer
l'air frais de la nuit, de marcher à grands pas dans les rues sombres
et à demi désertes. Il se retrouva au bord d'un canal, accoudé sur le
parapet de la berge, et contemplant l'eau silencieuse, où dansaient
dans l'ombre les reflets des réverbères. Son âme était pareille:
obscure et trépidante; il n'y pouvait rien voir qu'une grande joie qui
dansait à la surface. Les horloges tintèrent. Il lui eût été
impossible de retourner au théâtre et d'entendre la fin de la pièce.
Voir le triomphe de Fortinbras? Non, cela ne le tentait pas... Beau
triomphe! Qui pense à envier le vainqueur? Qui voudrait être lui,
après qu'on est gorgé de toutes les sauvageries de la vie féroce et
ridicule? L'œuvre est un réquisitoire formidable contre la vie. Mais
une telle puissance de vie bout en elle que la tristesse devient joie;
et l'amertume enivre...

Christophe revint chez lui, sans plus se soucier de la jeune fille
inconnue, qu'il avait laissée dans sa loge, et dont il ne savait même
pas le nom.



Le lendemain matin, il alla voir l'actrice, dans l'hôtellerie de
troisième ordre où l'impresario l'avait reléguée avec ses camarades,
tandis que la grande comédienne était descendue au premier hôtel de
la ville. On le fit entrer dans un petit salon mal tenu, où les restes
du déjeuner traînaient sur un piano ouvert, avec des épingles à
cheveux et des feuilles de musique déchirées et malpropres. Dans la
chambre à côté, Ophélie chantait à tue-tête, comme un enfant, pour
Le plaisir de faire du bruit. Elle s'interrompit un instant, quand on
lui annonça la visite et demanda d'une voix joyeuse qui ne prenait nul
souci de n'être pas entendue de l'autre côté du mur:

--Qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur? Comment est-ce qu'il se nomme?...
Christophe... Christophe quoi?... Christophe Krafft?... Quel nom!

(Elle le répéta deux ou trois fois, en faisant terriblement rouler
les _r._)

--On dirait un juron...

(Elle en dit un.)

--Est-ce qu'il est jeune ou vieux?... Gentil?...--C'est bon, j'y vais.

Elle se remit à chanter:


«_Rien n'est plus doux que mon amour..._»


en furetant à travers la chambre, et pestant contre une épingle
d'écaille qui se faisait chercher au milieu du fouillis. Elle
s'impatienta, elle se mit à gronder, elle fit le lion. Bien qu'il ne la
vît pas, Christophe suivait par la pensée tous ses gestes derrière le
mur, et il riait tout seul. Enfin, il entendit les pas se rapprocher, la
porte s'ouvrit impétueusement; et Ophélie parut.

Elle était à demi vêtue, dans un peignoir qu'elle serrait autour de
sa taille, les bras nus dans les larges manches, les cheveux mal
peignés, des boucles tombant sur les yeux et les joues. Ses beaux yeux
bruns riaient, sa bouche riait, ses joues riaient, une aimable fossette
riait au milieu de son menton. De sa belle voix grave et chantante, elle
s'excusa à peine de se montrer ainsi. Elle savait qu'il n'y avait pas
de quoi s'excuser, et qu'il ne pouvait lui en être que très
reconnaissant. Elle croyait qu'il était un journaliste, qui venait
l'interviewer. Au lieu d'être déçue, quand il dit qu'il venait
uniquement pour son compte et parce qu'il l'admirait, elle en fut ravie.
Elle était bonne fille, affectueuse, enchantée de plaire, et ne
cherchait pas à le cacher: la visite de Christophe et son enthousiasme
la rendaient heureuse:--(elle n'était pas encore gâtée par les
compliments).--Elle était si naturelle dans tous ses mouvements et dans
toutes ses façons, même dans ses petites vanités et dans le plaisir
naïf qu'elle avait à plaire, qu'il n'éprouva pas le moindre instant
de gêne. Ils furent tout de suite de vieux amis. Il baragouinait un peu
de français, elle baragouinait quelques mots d'allemand; au bout d'une
heure, ils se racontaient tous leurs secrets. Elle ne pensait aucunement
à le renvoyer. Cette Méridionale robuste et gaie, intelligente et
expansive, qui eût crevé d'ennui, au milieu de ses stupides compagnons
et d'un pays dont elle ne savait pas la langue, sans la joie naturelle
qui était en elle, était contente de trouver à qui parler. Quant à
Christophe, c'était un bien inexprimable pour lui de rencontrer, dans
sa ville de petits bourgeois étriqués et peu sincères, cette libre
fille du Midi, pleine de sève populaire. Il ne savait pas encore le
factice de ces natures, qui, à la différence de ses Allemands, n'ont
rien de plus dans le cœur que ce qu'elles montrent,--et souvent, ne
l'ont pas. Au moins, elle était jeune, elle vivait, elle disait
franchement, crûment, ce qu'elle pensait; elle jugeait tout, librement,
d'un regard frais et neuf; on respirait en elle un peu de son mistral
balayeur de brouillards. Elle était bien douée: sans culture et sans
réflexion, elle sentait sur-le-champ, et de tout son cœur, jusqu'à en
être sincèrement émue, les choses qui étaient belles et bonnes; et
puis, l'instant d'après, elle riait aux éclats. Certes, elle était
coquette, elle jouait des prunelles; il ne lui déplaisait point de
montrer sa gorge nue, sous le peignoir entr'ouvert: elle eût aimé
tourner la tête à Christophe; mais c'était pur instinct. Nul calcul,
elle aimait encore mieux rire, causer gaiement, être bon camarade, bon
garçon, sans gêne et sans façons. Elle lui raconta les dessous de la
vie de théâtre, ses petites misères, les susceptibilités niaises de
ses camarades, les tracasseries de Jézabel,--(elle appelait ainsi la
grande comédienne)--qui était attentive à ne pas la laisser briller.
Il lui confia ses doléances sur les Allemands: elle battit des mains et
fit chorus avec lui. Elle était bonne, d'ailleurs, et ne voulait dire
du mal de personne; mais cela ne l'empêchait pas d'en dire; et,
tout en s'accusant de malignité, quand elle plaisantait quelqu'un,
elle avait ce don d'observation réaliste et bouffonne, propre
aux gens du Midi: elle n'y pouvait résister, et faisait des portraits à
l'emporte-pièce. Elle riait joyeusement de ses lèvres pâles, qui
découvraient ses dents de jeune chien; et ses yeux cernés brillaient
dans sa figure un peu blême, que le fard avait décolorée.

Ils s'aperçurent tout à coup qu'il y avait plus d'une heure qu'ils
causaient. Christophe proposa à Corinne--(c'était son nom de
théâtre)--de venir la reprendre dans l'après-midi, pour la piloter à
travers la ville. Elle fut enchantée de l'idée; et ils se donnèrent
rendez-vous, aussitôt après le dîner.

À l'heure dite, il fut là. Corinne était assise dans le petit salon
de l'hôtel et tenait un cahier, qu'elle lisait tout haut. Elle
l'accueillit avec ses yeux riants, sans s'interrompre de lire, jusqu'à
ce qu'elle eût fini sa phrase. Puis, elle lui fit signe de s'asseoir
sur le canapé, auprès d'elle:

--Mettez-vous là, et ne causez pas, dit-elle, je repasse mon rôle.
J'en ai pour un quart d'heure.

Elle suivait sur le manuscrit, du bout de l'ongle, en lisant très vite
et au hasard, comme une petite fille pressée. Il s'offrit à lui faire
réciter sa leçon. Elle lui donna le cahier, et se leva pour répéter.
Elle ânonnait, ou recommençait quatre fois une fin de phrase, avant de
se lancer dans la phrase suivante. Elle secouait la tête en récitant
son rôle; ses épingles à cheveux tombaient, tout le long de la
chambre. Quand un mot obstiné refusait d'entrer dans sa mémoire, elle
avait des impatiences d'enfant mal élevée: il lui échappait un juron
drôlatique, ou même d'assez gros mots,--un très gros et très court,
dont elle s'apostrophait elle-même.--Christophe était surpris de son
mélange de talent et d'enfantillage. Elle trouvait des intonations
justes et émouvantes; mais, au beau milieu de la tirade où elle
semblait mettre tout son cœur, il lui arrivait de dire des mots qui
n'avaient aucun sens. Elle récitait sa leçon, comme un petit
perroquet, sans s'inquiéter de ce que cela signifiait: et c'étaient
alors des coq-à-l'âne burlesques. Elle ne s'en affectait point; quand
elle s'en apercevait, elle riait à se tordre. À la fin, elle dit:
«Zut!», elle lui arracha le cahier des mains, le lança à la volée
dans un coin de la chambre, et dit:

--Vacances! L'heure est sonnée!... Allons nous promener!

Un peu inquiet au sujet de son rôle, il demanda, par scrupule:

--Vous croyez que vous saurez?

Elle répondit avec assurance:

--Bien sûr. Et le souffleur, pour quoi est-ce qu'il serait fait alors?

Elle passa dans sa chambre, pour mettre son chapeau. Christophe, en
l'attendant, s'assit devant le piano et tapota quelques suites
d'accords. De l'autre pièce, elle cria:

--Oh! qu'est-ce que c'est que cela? Jouez encore! Que c'est joli!

Elle accourut, en se piquant son chapeau sur la tête. Il continua.
Quand il eut fini, elle voulut qu'il continuât encore. Elle
s'extasiait, avec ces petites exclamations mièvres et menues, dont les
Françaises sont coutumières et qu'elles prodiguent aussi bien à
propos de Tristan que d'une tasse de chocolat. Christophe riait: cela le
changeait des exclamations énormes et emphatiques de ses Allemands.
Deux exagérations contraires: l'une tendait à faire d'un bibelot une
montagne, l'autre faisait d'une montagne un bibelot; celle-ci n'était
pas moins ridicule que celle-là; mais elle lui semblait, pour
l'instant, plus aimable, parce qu'il aimait la bouche d'où elle
sortait.--Corinne voulut savoir de qui était ce qu'il jouait; et quand
elle sut que c'était de lui, elle poussa des cris. Il lui avait bien
dit, dans leur conversation du matin, qu'il était compositeur; mais
elle n'y avait fait aucune attention. Elle s'assit auprès de lui et
exigea qu'il jouât tout ce qu'il avait composé. La promenade fut
oubliée. Ce n'était pas simple politesse de sa part: elle adorait la
musique, et elle avait un instinct admirable, qui suppléait à
l'insuffisance de son instruction. D'abord, il ne la prit pas au
sérieux, et lui joua ses mélodies les plus faciles. Mais quand, par
hasard, ayant été amené à jouer une page à laquelle il tenait
davantage, il vit, sans qu'il lui en eût rien dit, que c'était celle
aussi qu'elle préférait, il eut une joyeuse surprise. Avec le naïf
étonnement des Allemands, quand ils rencontrent un Français qui est
bon musicien, il lui dit:

--C'est curieux. Comme vous avez le goût bon! Je n'aurais jamais cru...

Corinne lui rit au nez.

Il s'amusa dès lors à faire choix d'œuvres de plus en plus difficiles
à comprendre, pour voir jusqu'où elle le suivrait. Mais elle ne
semblait pas déroutée par les hardiesses expressives; et, après une
mélodie particulièrement neuve, dont Christophe avait presque fini par
douter, parce qu'il n'avait jamais réussi à la faire goûter en
Allemagne, quel fut son étonnement, quand Corinne le supplia de
recommencer, et, se levant, se mit à chanter les notes, de mémoire,
sans presque se tromper! Il se retourna vers elle et lui saisit les
mains, avec effusion:

--Mais vous êtes musicienne! cria-t-il.

Elle se mit à rire, et expliqua qu'elle avait débuté comme chanteuse
dans un Opéra de province, mais qu'un impresario en tournées avait
reconnu ses dispositions pour le théâtre poétique et l'avait poussée
de ce côté. Il s'exclamait:

--Quel dommage!

--Pourquoi? fit-elle. La poésie est aussi une musique. Elle se fit
expliquer le sens de ses _Lieder_; il lui disait les mots allemands, et
elle les répétait avec une facilité simiesque, copiant jusqu'aux
plissements de sa bouche et de ses yeux. Quand il s'agissait ensuite de
chanter de mémoire, elle faisait des erreurs bouffonnes; et, quand elle
ne savait plus, elle inventait des mots, aux sonorités gutturales et
barbares, qui les faisaient rire tous deux. Elle ne se lassait pas de le
faire jouer, ni lui de jouer pour elle et d'entendre sa jolie voix, qui
ne connaissait pas les roueries du métier et chantait un peu de la
gorge, à la façon d'une petite fille, mais qui avait un je ne sais
quoi de fragile et de touchant. Elle disait franchement ce qu'elle
pensait. Bien qu'elle ne sût pas expliquer pourquoi elle aimait ou
n'aimait pas, il y avait toujours dans ses jugements une raison cachée.
Chose curieuse, c'était dans les pages les plus classiques et les plus
appréciées en Allemagne qu'elle se trouvait le moins à l'aise: elle
faisait quelques compliments, par politesse; mais on voyait que cela ne
lui disait rien. Comme elle n'avait pas de culture musicale, elle
n'avait pas ce plaisir, que procure inconsciemment aux amateurs et même
aux artistes le _déjà entendu_, et qui leur fait reproduire à leur
insu, ou aimer dans une œuvre nouvelle, des formes ou des formules
qu'ils ont aimées déjà dans des œuvres anciennes. Elle n'avait pas
non plus le goût allemand pour la sentimentalité mélodieuse; (ou, du
moins, sa sentimentalité était autre: il n'en connaissait pas encore
les défauts); elle ne s'extasiait point sur les passages d'une fadeur
un peu molle, qu'on préférait en Allemagne; elle n'apprécia point le
plus médiocre de ses _Lieder_,--une mélodie qu'il eût voulu pouvoir
détruire, parce que ses amis ne lui parlaient que de cela, trop heureux
de pouvoir le complimenter pour quelque chose. L'instinct dramatique de
Corinne lui faisait préférer les mélodies qui retraçaient avec
franchise une passion précise: c'était aussi à celles-là qu'il
attachait le plus de prix. Toutefois, elle manifestait son peu de
sympathie pour certaines rudesses d'harmonies qui semblaient naturelles
à Christophe: elle éprouvait un heurt; elle s'arrêtait devant, et
demandait «si vraiment c'était comme ça». Quand il disait que oui,
alors elle se décidait à sauter le pas difficile; mais ensuite, elle
faisait une petite grimace de la bouche, qui n'échappait point à
Christophe. Souvent, elle aimait mieux passer la mesure. Alors, il la
refaisait au piano.

--Vous n'aimez pas cela? demandait-il.

Elle fronçait le nez.

--C'est faux, disait-elle.

--Non pas, faisait-il en riant, c'est vrai. Réfléchissez à ce qu'il
dit. Est-ce que ce n'est pas juste, ici?

(Il montrait son cœur.)

Mais elle secouait la tête:

--Peut-être bien; mais c'est faux, là.

(Elle se tirait l'oreille.)

Elle se montrait aussi choquée par les grands sauts de voix de la
déclamation allemande:

--Pourquoi est-ce qu'il parle si fort? demandait-elle. Il est tout seul.
Est ce qu'il ne craint pas que ses voisins ne l'entendent? Il a l'air...
(Pardon! vous ne vous fâcherez pas?)... il a l'air de héler un bateau.

Il ne se lâchait pas; il riait de bon cœur, et reconnaissait qu'il y
avait là du vrai. Ces observations l'amusaient; personne ne les lui
avait encore faites. Ils convinrent que la déclamation chantée
déforme le plus souvent la parole naturelle, à la façon d'un verre
grossissant. Corinne demanda à Christophe d'écrire pour elle la
musique d'une pièce, où elle parlerait sur l'accompagnement de
l'orchestre, avec quelques phrases chantées de temps en temps. Il
s'enflamma pour cette idée, malgré les difficultés de réalisation
scénique, que la voix musicale de Corinne lui semblait propre à
surmonter; et ils firent des projets pour l'avenir.

Il n'était pas loin de cinq heures, quand ils pensèrent à sortir. À
cette saison, la nuit tombait tôt. Il ne pouvait plus être question de
se promener. Le soir, Corinne avait répétition au théâtre; personne
n'y pouvait assister. Elle lui fit promettre de revenir la prendre dans
l'après-midi du lendemain, pour faire la promenade projetée.



Le lendemain, la même scène faillit se renouveler. Il trouva Corinne
devant son miroir, juchée sur un haut tabouret, les jambes pendantes:
elle essayait une perruque. Il y avait là son habilleuse et un coiffeur
à qui elle faisait des recommandations au sujet d'une boucle qu'elle
voulait plus relevée. Tout en se regardant dans la glace, elle y
regardait Christophe, qui souriait derrière son dos: elle lui tira la
langue. Le coiffeur partit avec la perruque, et elle se retourna
gaiement vers Christophe:

--Bonjour, ami! dit-elle.

Elle lui tendait la joue, pour qu'il l'embrassât. Il ne s'attendait pas
à être si intime; mais il n'eut garde de n'en pas profiter. Elle
n'attachait pas tant d'importance à cette faveur: c'était pour elle un
bonjour comme un autre.

--Oh! je suis contente! dit-elle, ça ira, ça ira, ce soir.--(Elle
parlait de sa perruque.)--J'étais si désolée! Si vous étiez venu, ce
matin, vous m'auriez trouvée malheureuse comme les pierres.

Il demanda pourquoi.

C'était parce que le coiffeur parisien s'était trompé dans ses
emballages, et qu'il lui avait mis une perruque qui ne convenait pas au
rôle.

--Toute plate, disait-elle, et tombant tout droit, bêtement. Quand j'ai
vu cela, j'ai pleuré, pleuré comme une Madeleine. N'est-ce pas, madame
Désirée?

--Quand je suis entrée, dit celle-ci, Madame m'a fait peur. Madame
était toute blanche. Madame était comme morte.

Christophe rit. Corinne le vit dans la glace:

--Cela vous fait rire, sans cœur? dit-elle, indignée.

Elle rit aussi.

Il lui demanda comment avait été la répétition de la veille.--Tout
avait très bien marché. Elle eût voulu seulement qu'on fît plus de
coupures dans les rôles des autres, et qu'on n'en fît pas dans le
sien... Ils causèrent si bien qu'une partie de l'après-midi y passa.
Elle s'habilla, longuement; elle s'amusait à demander l'avis de
Christophe sur ses toilettes. Christophe loua son élégance, et lui dit
naïvement, dans son jargon franco-allemand, qu'il n'avait jamais vu
personne d'aussi «luxurieux».--Elle le regarda d'abord, interloquée,
puis poussa de grands éclats de rire.

--Qu'est-ce que j'ai dit? demanda-t-il. Ce n'est pas comme cela
qu'il faut dire?

--Si! Si! cria-t-elle, en se tordant de rire. C'est justement cela.

Ils sortirent enfin. Sa toilette tapageuse et sa parole exubérante
attiraient l'attention. Elle regardait tout avec ses yeux de Française
railleuse, et ne se préoccupait pas de cacher ses impressions. Elle
pouffait devant les étalages de modes, ou devant les magasins de cartes
postales illustrées, où l'on voyait pêle-mêle des scènes
sentimentales, des scènes bouffes et grivoises, les cocottes de la
ville, la famille impériale, l'empereur en habit rouge, l'empereur en
habit vert, l'empereur en loup de mer, tenant le gouvernail du navire
_Germania_ et défiant le ciel. Elle s'esclaffait devant un service de
table orné de la tête revêche de Wagner, ou devant une devanture de
coiffeur où trônait une tête d'homme en cire. Elle manifestait une
hilarité peu décente devant le monument patriotique, qui représentait
le vieil empereur, en pardessus de voyage et casque à pointe, en
compagnie de la Prusse, des États allemands, et du génie de la Guerre
tout nu. Elle happait au passage tout ce qui, dans la physionomie des
gens, leur démarche, ou leur façon de parler, prêtait à la
raillerie. Ses victimes ne pouvaient s'y tromper, au coup d'œil
malicieux qui cueillait leurs ridicules. Son instinct simiesque lui
faisait même parfois, sans qu'elle y réfléchît, imiter des lèvres
et du nez leurs grimaces épanouies ou renfrognées; elle gonflait les
joues pour répéter des fragments de phrases ou de mots, qu'elle avait
saisis au vol, et dont la sonorité lui paraissait burlesque. Il en
riait de tout son cœur, nullement gêné par ses impertinences; car il
ne se gênait pas davantage. Heureusement, sa réputation n'avait plus
grand'chose à perdre; car une telle promenade était faite pour la
couler à jamais.

Ils visitèrent la cathédrale. Corinne voulut grimper jusqu'au faîte
de la flèche, malgré ses talons hauts et sa robe trop longue, qui
balayait les marches et finit par se prendre à un angle de l'escalier;
elle ne s'en émut pas, tira bravement sur l'étoffe qui craqua, et
continua de grimper, en se retroussant gaillardement. Peu s'en fallut
qu'elle ne sonnât les cloches. Du haut des tours, elle déclama du
Victor Hugo, auquel il ne comprit rien, et chanta une chanson populaire
française. Après quoi, elle fit le muezzin.--Le crépuscule tombait.
Ils redescendirent dans l'église, d'où l'ombre épaisse montait le
long des murs gigantesques, au front desquels luisaient les prunelles
magiques des vitraux. Christophe vit, agenouillée dans une des
chapelles latérales, la jeune fille qui avait été sa compagne
délogé, à la représentation d'_Hamlet._ Elle était si absorbée
dans sa prière qu'elle ne le vit point; elle avait une expression
douloureuse et tendue, qui le frappa. Il eût voulu lui dire quelques
mots, la saluer au moins; mais Corinne l'entraîna dans son tourbillon.

Ils se quittèrent peu après. Elle devait se préparer pour la
représentation, qui commençait de bonne heure, suivant l'usage
d'Allemagne. Il venait à peine de rentrer, qu'on sonnait à sa porte,
pour lui remettre ce billet de Corinne:


«Veine! Jézabel malade! Relâche! Vive la classe!...
Ami! Venez! Ferons la dînette ensemble!

«Amie!

«Corinette.

«_P.-S._--Portez beaucoup de musique!...»


Il eut quelque peine à comprendre. Quand il eut compris, il fut aussi
content que Corinne, et se rendit aussitôt à l'hôtel. Il craignait,
de trouver toute la troupe réunie au dîner; mais il ne vit personne.
Corinne même avait disparu. À la fin, il entendit sa voix bruyante et
riante, tout au fond de la maison; il se mit à sa recherche, et parvint
à la découvrir dans la cuisine. Elle s'était mis en tête d'exécuter
un plat de sa façon, un de ces plats méridionaux, dont l'arome
indiscret remplit tout un quartier et réveillerait les pierres. Elle
était au mieux avec la grosse patronne de l'hôtel, et elles
baragouinaient ensemble un jargon effroyable, mêlé d'allemand, de
français et de nègre, qui n'avait de nom en aucune langue. Elles
riaient aux éclats, en se faisant goûter mutuellement leurs œuvres.
L'apparition de Christophe augmenta le tapage. On voulut le mettre à la
porte; mais il se défendit, et il réussit à goûter aussi du fameux
plat. Il fit un peu la grimace: sur quoi elle le traita de barbare
Teuton, et dit que ce n'était pas la peine de se donner du mal pour
lui.

Ils remontèrent ensemble au petit salon, où la table était prête: il
n'y avait que son couvert et celui de Corinne. Il ne put s'empêcher de
demander où étaient les camarades. Corinne eut un geste indifférent:

--Je ne sais pas.

--Vous ne soupez pas ensemble?

--Jamais! C'est déjà bien assez de se voir au théâtre!... Ah bien!
s'il fallait encore se retrouver à table!...

Cela était si différent des habitudes allemandes qu'il en fut étonné
et charmé:

--Je croyais, dit-il, que vous étiez un peuple sociable!

--Eh bien, fit-elle, est-ce que je ne suis pas sociable?

--Sociable, cela veut dire: vivre en Société. Il faut nous voir, nous
autres! Hommes, femmes, enfants, chacun fait partie de Sociétés, du
jour de sa naissance jusqu'au jour de sa mort. Tout se fait en
Société: on mange, on chante, on pense avec la Société. Quand la
Société éternue, on éternue avec elle; on ne boit pas une chope,
sans boire avec la Société.

--Ce doit être gai, dit-elle. Pourquoi pas dans le même verre?

--N'est-ce pas fraternel?

--Zut pour la fraternité! Je veux bien être «frère» de ceux qui me
plaisent; je ne le suis pas des autres... Pouah! Ce n'est pas une
société, cela, c'est une fourmilière!

--Jugez donc comme je dois être à mon aise ici, moi qui pense
comme vous!

--Venez chez nous alors!

Il ne demandait pas mieux. Il l'interrogea sur Paris et sur les
Français. Elle lui donna des renseignements, qui n'étaient pas d'une
exactitude parfaite. À sa hâblerie de Méridionale se joignait le
désir instinctif d'éblouir son interlocuteur. À l'en croire, à
Paris, tout le monde était libre; et comme tout le monde, à Paris,
était intelligent, chacun usait de la liberté, personne n'en abusait;
chacun faisait ce qui lui plaisait, pensait, croyait, aimait ou n'aimait
point ce qu'il voulait: personne n'avait rien à y redire. Ce n'était
point là qu'on pouvait voir les gens se mêler des croyances des
autres, espionner les consciences, régenter les pensées. Ce n'était
point là que les hommes politiques s'immisçaient aux affaires des
lettres et des arts, et distribuaient les croix, les places, et l'argent
à leurs amis et à leurs clients. Ce n'était point là que des
cénacles disposaient de la réputation et du succès, que les
journalistes s'achetaient, que les hommes de lettres se cassaient des
encensoirs sur la tête, quand ils ne pouvaient pas se casser la tête
avec. Ce n'était point là que la critique étouffait les talents
inconnus, et s'épuisait en adulations devant les talents reconnus. Ce
n'était point là que le succès, le succès à tout prix justifiait
tous les moyens et commandait l'adoration publique. Des mœurs douces,
affectueuses, obligeantes. Nulle aigreur dans les rapports. Jamais de
médisance. Chacun venait en aide aux autres. Tout nouveau venu de
valeur était sûr de voir les mains tendues vers lui, la route aplanie
sous ses pas. Le pur amour du beau remplissait ces âmes de Français
chevaleresques et désintéressés; et leur seul ridicule était leur
idéalisme, qui, malgré leur esprit bien connu, faisait d'eux la dupe
des autres peuples.

Christophe écoutait, bouche bée; et il y avait bien de quoi
s'émerveiller. Corinne s'émerveillait elle-même, en s'écoutant
parler. Elle en avait oublié ce qu'elle avait dit à Christophe, le
jour d'avant, sur les difficultés de sa vie passée; et il n'y songeait
pas plus qu'elle.

Cependant, Corinne n'était pas uniquement préoccupée de faire aimer
sa patrie aux Allemands: elle ne tenait pas moins à se faire aimer
elle-même. Toute une soirée sans flirt lui eût paru austère et un
peu ridicule. Elle n'épargnait pas les agaceries à Christophe; mais
c'était peine perdue: il ne s'en apercevait pas. Christophe ne savait
pas ce que c'était que flirter. Il aimait, ou n'aimait point. Lorsqu'il
n'aimait point, il était à mille lieues de songer à l'amour. Il avait
une vive amitié pour Corinne, il subissait l'attrait de cette nature
méridionale si nouvelle pour lui, de sa bonne grâce, de sa belle
humeur, de son intelligence vive et libre: c'étaient là sans doute
plus de raisons qu'il n'en fallait pour aimer; mais «l'esprit souffle
où il veut»; il ne soufflait point là; et, quant à jouer l'amour, en
l'absence de l'amour, c'était là une idée qui ne lui serait jamais
venue.

Corinne s'amusait de sa froideur. Assise auprès de lui, devant le
piano, tandis qu'il jouait les morceaux qu'il avait apportés, elle
avait passé son bras nu autour du cou de Christophe, et pour suivre la
musique, elle se penchait vers le clavier, appuyant presque sa joue
contre celle de son ami. Il sentait le frôlement de ses cils et voyait,
tout contre lui, le coin de sa prunelle moqueuse, son aimable
museau, et le petit duvet de sa lèvre retroussée, qui, souriante,
attendait.--Elle attendit. Christophe ne comprit pas l'invite; Corinne
le gênait pour jouer: c'était tout ce qu'il pensait. Machinalement, il
se dégagea et écarta sa chaise. Comme, un moment après, il se
retournait vers Corinne pour lui parler, il vit qu'elle mourait d'envie
de rire; la fossette de sa joue riait; elle serrait les lèvres et
semblait se tenir à quatre pour ne pas éclater.

--Qu'est-ce que vous avez? dit-il, étonné.

Elle le regarda, et partit d'un bruyant éclat de rire.

Il n'y comprenait rien:

--Pourquoi riez-vous? demandait-il, est-ce que j'ai dit quelque
chose de drôle?

Plus il insistait, plus elle riait. Quand elle était près de finir, il
suffisait qu'elle jetât un regard sur son air ahuri, pour qu'elle
repartît de plus belle. Elle se leva, courut vers le canapé à l'autre
bout de la chambre, et s'enfonça la figure dans les coussins, pour rire
à son aise: son corps riait tout entier. Il fut gagné par son rire, il
vint vers elle, et lui donna de petites tapes dans le dos. Quand elle
eut ri tout son soûl, elle releva la tête, essuya ses yeux qui
pleuraient, et lui tendit les deux mains.

--Quel bon garçon vous faites! dit-elle.

--Pas plus mauvais qu'un autre.

Elle continuait d'être secouée de petits accès de rire, en lui
tenant toujours les mains.

--Pas sérieuse, la _Françoise?_ fit-elle.

(Elle prononçait: «_Françouèse_».)

--Vous vous moquez de moi, dit-il, avec bonne humeur.

Elle le regarda d'un air attendri, lui secoua vigoureusement les
mains, et dit:

--Amis?

--Amis! fit-il, en répondant à sa poignée de main.

--Il pensera à Corinnette, quand elle ne sera plus là? Il n'en voudra
pas à la _Françoise_ de n'être pas sérieuse?

--Et elle, elle n'en voudra pas au barbare Teuton d'être si bête?

--C'est pour ça qu'on l'aime... Il viendra la voir à Paris?

--C'est promis... Et elle, elle m'écrira?

--C'est juré... Dites aussi: Je le jure.

--Je le jure.

--Non, ce n'est pas comme cela. Il faut tendre la main.

Elle imita le serment des Horaces. Elle lui fit promettre qu'il
écrirait pour elle une pièce, un mélodrame, qu'on traduirait en
français, et qu'elle jouerait à Paris. Elle partait, le lendemain,
avec sa troupe. Il s'engagea à aller la retrouver, le surlendemain, à
Francfort, où avait lieu une représentation. Ils restèrent encore
quelque temps à bavarder. Elle fit cadeau à Christophe d'une
photographie qui la représentait nue presque jusqu'à mi-corps. Ils se
quittèrent gaiement, en s'embrassant comme frère et sœur. Et
vraiment, depuis que Corinne avait vu que Christophe l'aimait bien, mais
que décidément il n'était pas amoureux, elle s'était mise à l'aimer
bien aussi, sans amour, en bonne camarade.

Leur sommeil n'en fut pas troublé, ni à l'un ni à l'autre. Il ne put
lui dire au revoir, le lendemain; car il était pris par une
répétition. Mais, le jour suivant, il s'arrangea, comme il l'avait
promis, pour aller à Francfort. C'était à deux ou trois heures en
chemin de fer. Corinne ne croyait guère à la promesse de Christophe;
mais il l'avait prise très au sérieux; et, à l'heure de la
représentation, il était là. Quand il vint, pendant l'entr'acte,
frapper à la loge où elle s'habillait, elle poussa des exclamations de
joyeuse surprise et se jeta à son cou. Elle lui était sincèrement
reconnaissante d'être venu. Malheureusement pour Christophe, elle
était beaucoup plus entourée dans cette ville de Juifs riches et
intelligents, qui savaient apprécier sa beauté présente et son
succès futur. À tout instant, on heurtait à la porte de la loge; et
la porte s'entrebâillait pour laisser passage à de lourdes figures aux
yeux vifs, qui disaient des fadeurs avec un âpre accent. Corinne
naturellement coquetait avec eux; et elle gardait ensuite le même ton
affecté et provocant pour causer avec Christophe, qui en était
irrité. Il n'éprouvait d'ailleurs aucun plaisir de l'impudeur
tranquille avec laquelle elle procédait devant lui à sa toilette; et
le fard et le gras, dont elle enduisait ses bras, sa gorge et son
visage, lui inspiraient un profond dégoût. Il fut sur le point de
partir sans la revoir, aussitôt après la représentation; mais, quand
il lui dit adieu, en s'excusant de ne pouvoir assister au souper qui
devait lui être offert au sortir du spectacle, elle manifesta une peine
si gentiment affectueuse que ses résolutions ne tinrent pas. Elle se
fit apporter un horaire des chemins de fer, pour lui prouver qu'il
pouvait--qu'il devait rester encore une bonne heure avec elle. Il ne
demandait qu'à être convaincu, et il vint au souper; il sut même ne
pas trop montrer son ennui des niaiseries qu'on y débita, et son
irritation des agaceries que Corinne prodiguait au premier singe venu.
Impossible de lui en vouloir. C'était une brave fille, sans principe
moral, paresseuse, sensuelle, amoureuse du plaisir, d'une coquetterie
enfantine, mais en même temps si loyale, si bonne, et dont tous les
défauts étaient si spontanés et si sains qu'on ne pouvait qu'en
sourire, et presque les aimer. Assis en face d'elle, tandis qu'elle
parlait, Christophe regardait son visage animé, ses beaux yeux
rayonnants, sa mâchoire un peu empâtée, au sourire italien,--ce
sourire où il y a de la bonté, de la finesse, une lourdeur gourmande:
il la voyait plus clairement qu'il n'avait fait jusque-là. Certains
traits lui rappelaient Ada: des gestes, des regards, des roueries
sensuelles, un peu grossières:--l'éternel féminin. Mais ce qu'il
aimait en elle, c'était la nature du Midi, la généreuse mère, qui ne
lésine point avec ses dons, qui ne s'amuse point à fabriquer des
beautés de salon et des intelligences de livres, mais des êtres
harmonieux, dont le corps et l'esprit sont faits pour s'épanouir au
soleil.--Quand il partit, elle quitta la table pour lui faire ses
adieux, à part des autres. Ils s'embrassèrent encore et renouvelèrent
leurs promesses de s'écrire et de se revoir.

Il reprit le dernier train, pour rentrer chez lui. À une station
intermédiaire, le train qui venait en sens inverse attendait. Juste
dans le wagon arrêté en face du sien,--dans un compartiment de
troisième, Christophe vit la jeune Française, qui était avec lui à
la représentation d'_Hamlet._ Elle vit aussi Christophe, et elle le
reconnut. Ils furent saisis. Ils se saluèrent silencieusement, et
restèrent immobiles, n'osant plus se regarder. Cependant il avait vu
d'un coup d'œil qu'elle avait une petite toque de voyage, et une
vieille valise auprès d'elle. L'idée ne lui vint pas qu'elle quittât
le pays; il pensa qu'elle partait pour quelques jours. Il ne savait s'il
devait lui parler: il hésita, il prépara dans sa tête ce qu'il
voulait lui dire, et il allait baisser la glace du wagon, pour lui
adresser quelques mots, quand on donna le signal du départ: il renonça
à parler. Quelques secondes passèrent avant que train ne bougeât. Ils
se regardèrent en face. Seuls dans leur compartiment, le visage appuyé
contre la vitre du wagon, à travers la nuit qui les entourait, ils
plongeaient leurs regards dans les yeux l'un de l'autre. Une double
fenêtre les séparait. S'ils avaient étendu le bras au dehors, leurs
mains auraient pu se toucher. Si près. Si loin. Les wagons
s'ébranlèrent lourdement. Elle le regardait toujours, n'ayant plus de
timidité, maintenant qu'ils se quittaient. Ils étaient si absorbés
dans la contemplation l'un de l'autre qu'ils ne pensèrent même plus à
se saluer une dernière fois. Elle s'éloignait lentement: il la vit
disparaître; et le train qui la portait s'enfonça dans la nuit. Comme
deux mondes errants, ils étaient passés, un instant, l'un près de
l'autre, et ils s'éloignaient dans l'espace infini, pour l'éternité
peut-être.

Quand elle eut disparu, il sentit le vide que ce regard inconnu venait
de creuser en lui; et il ne comprit pas pourquoi: mais le vide était
là. Les paupières à demi-closes, somnolent, adossé à un angle du
wagon, il sentait sur ses yeux le contact de ces yeux; et ses autres
pensées se taisaient pour le mieux sentir. L'image de Corinne
papillotait au dehors de son cœur, comme un insecte qui bat des ailes
de l'autre côté des carreaux; mais il ne la laissait pas entrer.

Il la retrouva, au sortir du wagon, quand l'air frais de la nuit et la
marche dans les rues de la ville endormie eurent secoué sa torpeur. Il
souriait au souvenir de la gentille actrice, avec un mélange de plaisir
et d'irritation, selon qu'il se rappelait ses manières affectueuses ou
ses coquetteries vulgaires.

--Diables de Français, grommelait-il, riant tout bas, tandis qu'il se
déshabillait sans bruit, pour ne pas réveiller sa mère, qui dormait
à côté.

Un mot qu'il avait entendu, l'autre soir, dans la loge, lui revint
à l'esprit:

--Il y en a d'autres, aussi.

Dès sa première rencontre avec la France, elle lui posait l'énigme de
sa double nature. Mais, comme tous les Allemands, il ne s'inquiétait
point de la résoudre; et il répétait tranquillement, en songeant à
la jeune fille du wagon:

--Elle n'a pas l'air Française.

Comme s'il appartenait à un Allemand de dire ce qui est Français
et ce qui ne l'est point.



Française ou non, elle le préoccupait; car, dans le milieu de la nuit,
il se réveilla, avec un serrement de cœur: il venait de se rappeler la
valise placée sur la banquette, auprès de la jeune fille; et
brusquement, l'idée que la voyageuse était partie tout à fait lui
traversa l'esprit. À vrai dire, cette idée aurait dû lui venir, dès
le premier instant; mais il n'y avait pas songé. Il en ressentait une
sourde tristesse. Il haussa les épaules, dans son lit:

--Qu'est-ce que cela peut bien me faire? se dit-il. Cela ne me
regarde pas.

Il se rendormit.

Mais, le lendemain, la première personne qu'il rencontra en sortant fut
Mannheim, qui l'appela «Blücher», et lui demanda s'il avait décidé
de conquérir toute la France. Par cette gazette vivante, il apprit que
l'histoire de la loge avait eu un succès qui dépassait tout ce que
Mannheim en attendait:

--Tu es un grand homme, criait Mannheim. Je ne suis rien auprès de toi.

--Qu'est-ce que j'ai fait? dit Christophe.

--Tu es admirable! reprit Mannheim. Je suis jaloux de toi. Souffler la
loge au nez des Grünebaum, et y inviter à leur place leur institutrice
française, non, cela, c'est le bouquet, je n'aurais pas trouvé cela!

--C'était l'institutrice des Grünebaum? dit Christophe, stupéfait.

--Oui, fais semblant de ne pas savoir, fais l'innocent, je te le
conseille!... Papa ne décolère plus. Les Grünebaum sont dans une
rage!... Cela n'a pas été long: ils ont flanqué la petite à la
porte.

--Comment! cria Christophe, ils l'ont renvoyée!... Renvoyée à cause
de moi?

--Tu ne le savais pas? dit Mannheim. Elle ne te l'a pas dit?

Christophe se désolait.

--Il ne faut pas te faire de bile, mon bon, dit Mannheim, cela n'a pas
d'importance. Et puis, il fallait bien s'y attendre, le jour où les
Grünebaum viendraient à apprendre...

--Quoi? criait Christophe, apprendre quoi?

--Qu'elle était ta maîtresse, parbleu!

--Je ne la connais même pas, je ne sais pas qui elle est.

Mannheim eut un sourire, qui voulait dire:

--Tu me crois trop bête.

Christophe se fâcha, somma Mannheim de lui faire l'honneur de croire
à ce qu'il affirmait. Mannheim dit:

--Alors c'est encore plus drôle.

Christophe s'agitait, parlait d'aller trouver les Grünebaum, de leur
dire leur fait, de justifier la jeune fille. Mannheim l'en dissuada:

--Mon cher, dit-il, tout ce que tu leur diras ne fera que les convaincre
davantage du contraire. Et puis, il est trop tard. La fille est loin,
maintenant.

Christophe, la mort dans l'âme, tâcha de retrouver la piste de la
jeune Française. Il voulait lui écrire, lui demander pardon. Mais nul
ne savait rien d'elle. Les Grünebaum, à qui il s'adressa,
l'envoyèrent promener; ils ignoraient où elle était allée, et ils ne
s'en inquiétaient pas. L'idée du mal qu'il avait fait torturait
Christophe: c'était un remords continuel. Il s'y joignait une
mystérieuse attirance qui, des yeux disparus, rayonnait silencieusement
sur lui. Attirance et remords parurent s'effacer, recouverts par le flot
des jours et des pensées nouvelles; mais ils persistèrent obscurément
au fond. Christophe n'oubliait point celle qu'il appelait sa victime. Il
s'était juré de la rejoindre. Il savait combien il avait peu de
chances de la revoir; et il était sûr qu'il la reverrait.

Quant à Corinne, jamais elle ne répondit aux lettres qu'il lui
écrivit. Mais, trois mois plus tard, quand il n'attendait plus rien, il
reçut d'elle un télégramme de quarante mots, où elle bêtifiait à
cœur-joie, lui donnait de petits noms familiers, et demandait «si on
s'aimait toujour». Puis, après un nouveau silence de près d'une
année, vint un bout de lettre griffonnée de son énorme écriture
enfantine et zigzaguante, qui cherchait à paraître grande
dame,--quelques mots affectueux et drolatiques.--Et puis, elle en resta
là. Elle ne l'oubliait pas; mais elle n'avait pas le temps de penser à
lui.



Encore sous le charme de Corinne, et tout plein des idées qu'ils
avaient échangées, Christophe rêva d'écrire de la musique pour une
pièce où Corinne jouerait et chanterait quelques airs,--une sorte de
mélodrame poétique. Ce genre d'art, jadis en faveur en Allemagne,
passionnément goûté par Mozart, pratiqué par Beethoven, par Weber,
par Mendelssohn, par Schumann, par tous les grands classiques, était
tombé en discrédit depuis le triomphe du wagnérisme, qui prétendait
avoir réalisé la formule définitive du théâtre et de la musique.
Les braves pédants wagnériens, non contents de proscrire tout
mélodrame nouveau, s'appliquaient à faire la toilette des mélodrames
anciens; ils effaçaient avec soin dans les opéras toute trace des
dialogues parlés, et écrivaient pour Mozart, pour Beethoven, ou pour
Weber, des récitatifs de leur façon; ils étaient convaincus de
compléter la pensée des maîtres, en déposant pieusement sur les
chefs-d'œuvre leurs petites ordures.

Christophe, à qui les critiques de Corinne avaient rendu plus sensible
la lourdeur et, souvent, la laideur de la déclamation wagnérienne, se
demandait si ce n'était pas un non-sens, une œuvre contre nature,
d'accoupler au théâtre et de ligoter ensemble dans le récitatif la
parole et le chant: c'était comme si l'on voulait attacher au même
char un cheval et un oiseau. La parole et le chant avaient chacun leurs
rythmes. On pouvait comprendre qu'un artiste sacrifiât l'un des deux
arts au triomphe de celui qu'il préférait. Mais chercher un compromis
entre eux, c'était les sacrifier tous deux: c'était vouloir que la
parole ne fût plus la parole, et que le chant ne fût plus le chant,
que celui-ci laissât encaisser son large cours entre deux berges de
canal monotones, que celui-là chargeât ses beaux membres nus
d'étoffes riches et lourdes, qui paralysaient ses gestes et ses pas.
Pourquoi ne pas leur laisser à tous deux leurs libres mouvements?
Telle, une belle fille, qui va d'un pas alerte le long d'un ruisseau, et
qui rêve en marchant: le murmure de l'eau berce sa rêverie; sans
qu'elle en ait conscience, elle rythme ses pas sur le chant du ruisseau.
Ainsi, libres toutes deux, musique et poésie s'en iraient côte à
côte, en mélangeant leurs rêves.--Assurément, à cette union toute
musique n'était point bonne, ni toute poésie. Les adversaires du
mélodrame avaient beau jeu contre la grossièreté des essais qui en
avaient été faits, et de leurs interprètes. Longtemps, Christophe
avait partagé leurs répugnances: la sottise des acteurs qui se
chargeaient de ces récitations parlées sur un accompagnement
instrumental, sans se soucier de l'accompagnement, sans chercher à y
fondre leur voix, mais tâchant au contraire qu'on n'entendît rien
qu'eux, avait de quoi révolter toute oreille musicale. Mais, depuis
qu'il avait goûté l'harmonieuse voix de Corinne,--cette voix liquide
et pure, qui se mouvait dans la musique, comme un rayon dans l'eau, qui
épousait tous les contours d'une phrase mélodique, qui était comme un
chant plus fluide et plus libre,--il avait entrevu la beauté d'un art
nouveau.

Peut-être avait-il raison; mais il était encore bien inexpérimenté
pour se hasarder sans danger dans un genre, qui, si l'on veut qu'il soit
vraiment artistique, est le plus difficile de tous. Surtout, cet art
réclame une condition essentielle: la parfaite harmonie des efforts
combinés du poète, du musicien et des interprètes.--Christophe ne
s'en inquiétait point: il se lançait à l'étourdie dans un art
inconnu, dont lui seul pressentait les lois.

Sa première idée fut de revêtir de musique une féerie de
Shakespeare, ou un acte du _Second Faust._ Mais les théâtres se
montraient peu disposés à tenter l'expérience; elle devait être
coûteuse et paraissait absurde. On admettait bien la compétence de
Christophe en musique; mais qu'il se permît d'avoir des idées sur le
théâtre faisait sourire les gens: on ne le prenait pas au sérieux. Le
monde de la musique et celui de la poésie semblaient deux États
étrangers l'un à l'autre, et secrètement hostiles. Pour pénétrer
dans l'État poétique, il fallut que Christophe acceptât la
collaboration d'un poète; et ce poète, il ne lui fut pas permis de le
choisir. Il ne se le fût pas permis lui-même: il se défiait de son
goût littéraire; on lui avait persuadé qu'il n'entendait rien à la
poésie; et, de fait, il n'entendait rien aux poésies qu'on admirait
autour de lui. Avec son honnêteté et son opiniâtreté ordinaires, il
s'était donné bien du mal, pour tâcher de sentir la beauté de tel ou
tel poème; il était toujours sorti de là bredouille, et un peu
honteux: non, décidément, il n'était pas poète. À la vérité, il
aimait passionnément certains poètes d'autrefois; et cela le consolait
un peu. Mais sans doute ne les aimait-il pas comme il fallait les aimer.
N'avait-il pas, une fois, exprimé l'idée saugrenue qu'il n'est de
grands poètes que ceux qui restent grands, même traduits en prose,
même traduits en une prose étrangère, et que les mots n'ont de prix
que par l'âme qu'ils expriment? Ses amis s'étaient moqués de lui.
Mannheim le traita d'épicier. Il n'avait pas essayé de se défendre.
Comme il voyait journellement, par l'exemple des littérateurs qui
parlent de musique, le ridicule des artistes qui prétendent juger d'un
autre art que le leur, il se résignait, (un peu incrédule au fond), à
son incompétence poétique; et il acceptait, les yeux fermés, les
jugements de ceux qu'il croyait mieux informés. Aussi se laissa-t-il
imposer par ses amis de la Revue un grand homme de cénacle décadent,
Stephan von Hellmuth, qui lui apporta une _Iphigénie_ de sa façon.
C'était alors le temps où les poètes allemands--(comme leurs
confrères de France)--étaient en train de refaire les tragédies
grecques. L'œuvre de Stephan von Hellmuth était une de ces étonnantes
pièces gréco-allemandes, où se mêlent Ibsen, Homère, et Oscar
Wilde,--sans oublier, bien entendu, quelques manuels d'archéologie.
Agamemnon était neurasthénique, et Achille impuissant: ils se
désolaient longuement de leur état; et naturellement, leurs plaintes
n'y changeaient rien. Toute l'énergie du drame était concentrée dans
le rôle d'Iphigénie,--une Iphigénie névrosée, hystérique, et
pédante, qui faisait la leçon aux héros, déclamait furieusement,
exposait au public son pessimisme Nietzschéen, et, ivre de mourir,
s'égorgeait elle-même, avec des éclats de rire.

Rien de plus contraire à l'esprit de Christophe que cette littérature
prétentieuse d'Ostrogoth dégénéré, qui se costume à la grecque.
Autour de lui, on criait au chef-d'œuvre. Il fut lâche, il se laissa
persuader. À vrai dire, il crevait de musique, et bien plus qu'au texte
il songeait à sa musique. Le texte lui était un lit où épancher le
flot de ses passions. Il était aussi loin que possible de l'état
d'abnégation et d'impersonnalité intelligente, qui convient au
traducteur musical d'une œuvre poétique. Il ne pensait qu'à lui, et
pas du tout à l'œuvre. Il se gardait d'en convenir. D'ailleurs, il se
faisait illusion: il voyait dans le poème tout autre chose que ce qui
s'y trouvait. Comme lorsqu'il était enfant, il était arrivé à se
bâtir dans sa tête une pièce entièrement différente de celle qu'il
avait sous les yeux.

Au cours des répétitions, il aperçut l'œuvre réelle. Un jour qu'il
écoutait une scène, elle lui parut si bête qu'il crut que les acteurs
la défiguraient; et il eut la prétention non seulement de la leur
expliquer, en présence du poète, mais de l'expliquer à celui-ci, qui
prenait la défense de ses interprètes. L'auteur se rebiffa, et dit,
d'un ton piqué, qu'il pensait savoir ce qu'il avait voulu écrire.
Christophe n'en démordait point, et soutenait que Hellmuth n'y
comprenait rien. L'hilarité générale l'avertit qu'il se rendait
ridicule. Il se tut, convenant qu'après tout ce n'était pas lui qui
avait écrit les vers. Alors il vit l'écrasante nullité de la pièce,
et il en fut accablé; il se demandait comment il avait pu s'y tromper.
Il s'appelait imbécile, et s'arrachait les cheveux. Il avait beau
tâcher de se rassurer, en se répétant: «Tu n'y comprends rien: ce
n'est pas ton affaire. Occupe-toi de ta musique!»--il se sentait si
honteux--de la niaiserie, du pathos prétentieux, de la fausseté
criante des mots, des gestes, des attitudes, que par moments, tandis
qu'il conduisait l'orchestre, il n'avait plus la force de lever son
bâton: il avait envie d'aller se cacher dans le trou du souffleur. Il
était trop franc et trop mauvais politique pour déguiser ce qu'il
pensait. Chacun s'en apercevait: ses amis, les acteurs, et l'auteur.
Hellmuth lui disait, avec un sourire pincé:

--Est-ce que ceci n'a pas encore l'heur de vous plaire?

Christophe répondait bravement:

--Pour dire la vérité, non. Je ne comprends pas.

--Vous ne l'aviez donc pas lu, pour faire votre musique?

--Si, disait naïvement Christophe, mais je me trompais, je comprenais
autre chose.

--C'est dommage alors que vous n'ayez pas écrit vous-même ce que
vous compreniez.

--Ah! si je l'avais pu! disait Christophe.

Le poète, vexé, critiquait, pour se venger, la musique. Il se
plaignait qu'elle fût encombrante, et qu'elle empêchât d'entendre les
vers.

Si le poète ne comprenait pas le musicien, ni le musicien le poète,
les acteurs ne comprenaient ni l'un ni l'autre, et ne s'en inquiétaient
point. Ils cherchaient seulement dans leurs rôles des phrases, de place
en place, où accrocher leurs effets habituels. Il n'était pas question
d'adapter leur déclamation à la tonalité du morceau et au rythme
musical: ils allaient d'un côté, et la musique de l'autre; on eût dit
qu'ils chantaient constamment hors du ton. Christophe en grinçait des
dents et s'épuisait à leur crier la note: ils le laissaient crier, et
continuaient imperturbablement, ne comprenant même pas ce qu'il voulait
d'eux.

Christophe eût tout lâché, si les répétitions n'avaient été
avancées, et s'il n'eût été lié par la crainte d'un procès.
Mannheim, à qui il fit part de son découragement, se moqua de lui:

--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il. Tout va très bien. Vous ne vous
comprenez pas l'un l'autre? Eh! qu'est-ce que cela fait? Qui a jamais
compris une œuvre, en dehors de l'auteur? Il a encore bien de la
chance, quand il se comprend lui-même!

Christophe se tourmentait de la niaiserie du poème, qui, disait-il,
ferait tomber sa musique. Mannheim ne faisait pas de difficulté pour
reconnaître que le poème n'avait pas le sens commun, et que Hellmuth
était «un daim»; mais il n'avait aucune inquiétude à son égard:
Hellmuth donnait de bons dîners, et il avait une jolie femme: qu'est-ce
qu'il faut de plus a la critique?--Christophe haussait les épaules,
disant qu'il n'avait pas le temps d'écouter des balivernes.

--Mais ce ne sont pas des balivernes! disait Mannheim, en riant. Voilà
bien les gens graves! Ils n'ont aucune idée de ce qui compte dans la
vie.

Et il conseillait à Christophe de ne pas tant se préoccuper des
affaires de Hellmuth, et de songer aux siennes. Il rengageait à faire
un peu de réclame. Christophe refusait avec indignation. À un
reporter, qui cherchait à l'interviewer sur sa vie, il répondait,
furieux:

--Cela ne vous regarde pas!

Et quand on lui demandait sa photographie pour une Revue, il sautait de
colère, en criant qu'il n'était pas, Dieu merci! le Kaiser pour
étaler sa tête aux passants.--Impossible de le mettre en relations
avec les salons influents. Il ne répondait pas aux invitations; et
quand, par hasard, il avait été forcé d'accepter, il oubliait de s'y
rendre, ou venait de si mauvaise grâce qu'il semblait avoir pris à
tâche d'être désagréable à tout le monde.

Mais le comble fut qu'il se brouilla avec sa Revue, deux jours
avant la représentation.



Ce qui devait arriver arriva. Mannheim avait continué sa révision des
articles de Christophe; il ne se gênait plus pour biffer des lignes
entières de critique et les remplacer par des compliments.

Un jour, dans un salon, Christophe se trouva en présence d'un
virtuose,--un pianiste bellâtre, qu'il avait éreinté, et qui vint le
remercier, en souriant de toutes ses dents blanches. Il répondit
brutalement qu'il n'y avait pas de quoi. L'autre insistait, se
confondant en protestations de reconnaissance. Christophe y coupa court,
en lui disant que s'il était satisfait de l'article, c'était son
affaire, mais que l'article n'avait certainement pas été écrit pour
le satisfaire. Et il lui tourna le dos. Le virtuose le prit pour un
bourru bienfaisant, et s'en alla en riant. Mais Christophe, qui se
souvint d'avoir reçu, peu avant, une carte de remerciements d'une autre
de ses victimes, fut brusquement traversé d'un soupçon. Il sortit, il
alla acheter à un kiosque de journaux le dernier numéro de la Revue,
il chercha son article, il lut... Sur le moment, il se demanda s'il
devenait fou. Puis, il comprit; et, dans une rage folle, il courut aux
bureaux du _Dionysos._

Waldhaus et Mannheim s'y trouvaient, en conversation avec une actrice de
leurs amies. Ils n'eurent pas besoin de demander à Christophe pourquoi
il venait. Jetant le numéro de la Revue sur la table, Christophe, sans
prendre le temps de respirer, les apostropha avec une violence inouïe,
criant, les traitant de drôles, de gredins, de faussaires, et tapant le
plancher à tour de bras avec une chaise. Mannheim essayait de rire.
Christophe voulut lui flanquer son pied au derrière. Mannheim se
réfugia derrière la table, en se tordant. Mais Waldhaus le prit de
très haut. Digne et gourmé, il s'évertuait à faire entendre, au
milieu du vacarme, qu'il ne permettrait pas qu'on lui parlât sur ce
ton, que Christophe aurait de ses nouvelles; et il lui tendait sa carte.
Christophe la lui jeta au nez:

--Faiseur d'embarras!... Je n'ai pas besoin de votre carte pour savoir
qui vous êtes... Vous êtes un polisson et un faussaire!... Et vous
croyez que je vais me battre avec vous?... Une correction, c'est tout ce
que vous méritez!...

De la rue, on entendait sa voix. Les gens s'arrêtaient pour écouter.
Mannheim ferma les fenêtres. La visiteuse, effrayée, cherchait à
s'enfuir; mais Christophe bloquait la porte. Waldhaus blême et
suffoqué, Mannheim bredouillant, ricanant, essayaient de répondre.
Christophe ne les laissa point parler. Il déchargea sur eux tout ce
qu'il put imaginer de plus blessant, et ne s'en alla que quand il fut à
bout de souffle et d'injures. Waldhaus et Mannheim ne retrouvèrent la
voix que quand il fut parti. Mannheim reprit vite son aplomb: les
injures glissaient sur lui, comme l'eau sur les plumes d'un canard. Mais
Waldhaus restait ulcéré: sa dignité avait été outragée; et, ce qui
rendait l'affront plus mortifiant, c'est qu'il avait eu des témoins: il
ne pardonnerait jamais. Ses collègues firent chorus. De toute la Revue,
Mannheim continua, seul, à n'en pas vouloir à Christophe: il s'était
amusé de lui, tout son soûl; il ne trouvait pas que ce fût payer trop
cher, au prix de quelques gros mots, la pinte de bon sang qu'il s'était
faite à ses dépens. C'avait été une bonne farce: s'il en eût été
l'objet, il en eût ri tout le premier. Aussi, était-il prêt à serrer
la main de Christophe, comme si rien ne s'était passé. Mais Christophe
était plus rancunier; il repoussa toute avance. Mannheim ne s'en
affecta point: Christophe était un jouet, dont il avait tiré tout
l'amusement possible; il commençait à s'enflammer pour un autre
pantin. Du jour au lendemain, tout fut fini entre eux. Cela n'empêcha
point Mannheim de continuer à dire, quand on parlait devant lui de
Christophe, qu'ils étaient amis intimes. Et peut-être qu'il le
croyait.

Deux jours après la brouille, eut lieu la première d'_Iphigénie._
Four complet. La Revue de Waldhaus loua le poème, et ne dit rien de la
musique. Les autres journaux s'en donnèrent à cœur-joie. On rit et on
siffla. La pièce fut retirée, après la troisième représentation;
mais les railleries ne cessèrent point si vite. On était trop heureux
de trouver cette occasion de dauber sur Christophe; et l'_Iphigénie_
resta, pendant plusieurs semaines, un sujet d'inépuisables
plaisanteries. On savait que Christophe n'avait plus d'arme pour se
défendre; et l'on en profitait. La seule chose qui retînt encore un
peu, c'était sa situation à la cour. Bien que ses rapports fussent
devenus assez froids avec le grand-duc, qui lui avait fait, à maintes
reprises, des observations dont il n'avait tenu aucun compte, il
continuait de se rendre de temps en temps au château et de
bénéficier, dans l'esprit du public, d'une sorte de protection
officielle, plus illusoire que réelle.--Il se chargea lui-même de
détruire ce dernier appui.



Il souffrait des critiques. Elles ne s'adressaient pas seulement à sa
musique, mais à son idée d'une forme d'art nouvelle, qu'on ne se
donnait pas la peine de comprendre: (il était plus facile de la
travestir, pour la ridiculiser). Christophe n'avait pas encore la
sagesse de se dire que la meilleure réponse qu'on puisse faire à des
critiques de mauvaise foi, est de ne leur en faire aucune, et de
continuer à créer. Il avait pris, depuis quelques mois, la mauvaise
habitude de ne laisser passer aucune attaque injuste, sans y répondre.
Il écrivit un article, où il n'épargnait point ses adversaires. Les
deux journaux bien pensants, auxquels il le porta, le lui rendirent, en
s'excusant avec une politesse ironique de ne pouvoir le publier.
Christophe s'entêta. Il se souvint du journal socialiste de la ville,
qui lui avait fait des avances. Il connaissait un des rédacteurs; ils
discutaient parfois ensemble. Christophe avait plaisir à trouver
quelqu'un qui parlât librement du pouvoir, de l'armée, des préjugés
oppressifs et archaïques. Mais la conversation ne pouvait aller bien
loin; car, avec le socialiste, elle revenait toujours à Karl Marx, qui
était absolument indifférent à Christophe. D'ailleurs, Christophe
retrouvait dans ces discours d'homme libre,--en outre d'un matérialisme
qui ne lui plaisait pas beaucoup,--une rigueur pédante et un despotisme
de pensée, un culte secret de la force, un militarisme à rebours, qui
ne sonnaient pas très différemment de ce qu'il entendait, chaque jour,
en Allemagne.

Néanmoins, ce fut à lui et à son journal qu'il songea, quand il se
vit fermer la porte des autres rédactions. Il se dit bien que sa
démarche ferait scandale: le journal était violent, haineux,
constamment condamné; mais comme Christophe ne le lisait pas, il ne
pensait qu'à la hardiesse des idées, qui ne l'effrayait point, et non
à la bassesse du ton, qui lui eût répugné. Au reste, il était si
enragé de voir l'entente sournoise des autres journaux afin de
l'étouffer, que peut-être eût-il passé outre, même s'il avait été
mieux averti. Il voulait montrer aux gens qu'on ne se débarrassait pas
si facilement de lui.--Il porta donc l'article à la rédaction
socialiste, où il fut reçu à bras ouverts. Le lendemain, l'article
parut; et le journal annonçait, en termes emphatiques, qu'il s'était
assuré le concours du jeune et talentueux maître, le camarade Krafft,
dont étaient bien connues les ardentes sympathies pour les
revendications de la classe ouvrière.

Christophe ne lut ni la note, ni l'article; car, ce matin-là, qui
était un dimanche, il était parti avant l'aube, pour une promenade à
travers champs. Il était admirablement disposé. En voyant lever le
soleil, il cria, rit, iodla, sauta et dansa. Plus de Revue, plus de
critiques à faire! C'était le printemps, et le retour de la musique du
ciel et de la terre, la plus belle de toutes. Fini des sombres salles de
concerts, étouffantes et puantes, des voisins désagréables, des
virtuoses insipides! On entendait s'élever la merveilleuse chanson des
forêts murmurantes; et sur les champs passaient les effluves enivrants
de la Vie qui brisait l'écorce de la terre.

Il revenait de promenade, la tête bourdonnante de lumière, quand sa
mère lui remit une lettre apportée du palais en son absence. La
lettre, écrite sous une forme impersonnelle, avisait monsieur Krafft
qu'il eût à se rendre, ce matin, au château.--Le matin était passé:
il était près d'une heure. Christophe ne s'en émut guère.

--Il est trop tard maintenant, dit-il. Ce sera pour demain.

Mais sa mère s'inquiéta:

--Non, non, on ne peut pas remettre ainsi un rendez-vous de Son Altesse;
il faut y aller, tout de suite. Peut-être s'agit-il d'une affaire
importante.

Christophe haussa les épaules:

--Importante? Comme si ces individus pouvaient avoir quelque chose
d'important à vous dire!... Il va m'exposer ses idées sur la musique.
Ce sera gai!... Pourvu qu'il ne lui ait pas pris fantaisie de rivaliser
avec Siegfried Meyer[1], et qu'il n'ait pas, lui aussi, à montrer un
_Hymne à Ægir!_ Je ne l'épargnerai pas. Je lui dirai: «Faites donc
de la politique. Là, vous êtes le maître: vous aurez toujours raison.
Mais dans l'art, prenez garde! Dans l'art, on vous voit sans casque,
sans panache, sans uniforme, sans argent, sans titres, sans aïeux, sans
gendarmes;... et dame! pensez un peu: qu'est-ce qui restera de vous?

La bonne Louisa, qui prenait tout au sérieux, leva les bras au ciel:

--Tu ne diras pas cela!... Tu es fou! Tu es fou!...

Il s'amusait à l'inquiéter, en abusant de sa crédulité, jusqu'à ce
que la dose de l'extravagance fût si forte que Louisa finît par
comprendre qu'il se moquait d'elle. Elle lui tournait le dos:

--Tu es trop bête, mon pauvre garçon!

Il l'embrassa en riant. Il était de magnifique humeur: il avait
trouvé, dans sa promenade, un beau thème musical; et il le sentait
s'ébattre en lui, comme un poisson dans l'eau. Il ne voulut point
partir pour le château, avant d'avoir mangé: il avait un appétit
d'ogre. Louisa veilla ensuite à sa toilette; car il recommençait à la
tourmenter: il prétendait qu'il était bien comme il était, avec ses
vêtements usés et ses souliers poudreux. Cela ne l'empêcha point d'en
changer et de cirer ses chaussures, en sifflant comme un merle et en
imitant tous les instruments de l'orchestre. Quand il eut fini, sa mère
passa l'inspection et refit gravement son nœud de cravate. Il était
très patient, par extraordinaire, parce qu'il était content de
lui,--ce qui n'était pas non plus très ordinaire. Il partit, en disant
qu'il allait enlever la princesse Adélaïde,--la fille du grand-duc,
une assez jolie femme, mariée à un petit prince allemand, qui était
venue passer quelques semaines auprès de ses parents. Elle avait
témoigné jadis quelque sympathie à Christophe, quand il était
enfant; et il avait un faible pour elle. Louisa prétendait qu'il en
était amoureux; et, pour s'amuser, il feignait de l'être.

Il ne se pressait pas d'arriver, flânant devant les boutiques,
s'arrêtant dans la rue, pour caresser un chien, qui flânait comme lui,
étendu sur le flanc et bâillant au soleil. Il sauta les grilles
inoffensives, qui ceignaient la place du château,--un grand carré
désert, entouré de maisons, avec deux jets d'eau assoupis, deux
parterres symétriques et sans ombre, séparés, comme par une raie sur
le front, par une allée sablée, ratissée, bordée d'orangers en
caisse; au milieu, la statue en bronze d'un grand-duc inconnu, costume
Louis-Philippe, sur un socle décoré aux quatre angles par des
allégories de Vertus. Sur un banc, un promeneur unique dormait sur son
journal. A la grille du château, un poste de soldats inutiles dormait.
Derrière les fossés pour rire de la terrasse du château, deux canons
endormis bâillaient sur la ville endormie. Christophe leur rit au nez
à tous.

Il entra au château sans se préoccuper de prendre une attitude
officielle: tout au plus s'il cessa de chantonner; ses pensées
continuaient de danser. Il jeta son chapeau sur la table du vestibule,
en interpellant familièrement le vieil huissier, qu'il connaissait
depuis l'enfance:--(le bonhomme était déjà là, lors de la première
visite que Christophe avait faite au château avec son grand-père, le
soir où il vit Hassler);--mais le vieux qui toujours répondait avec
bonhomie aux boutades peu respectueuses de Christophe, prit, cette fois,
un air rogue. Christophe n'y fit pas attention. Un peu plus loin, dans
l'antichambre, il rencontra un employé de la chancellerie, fort bavard
et prodigue avec lui, d'ordinaire, en démonstrations d'amitié; il fut
surpris de la hâte que ce personnage mita passer, en esquivant un
entretien. Il ne s'arrêta pas à ces impressions, et, continuant son
chemin, il demanda à être introduit.

Il entra. Le dîner venait de finir. Son Altesse se tenait dans un des
salons. Adossé à la cheminée, il fumait en causant avec ses hôtes,
parmi lesquels Christophe distingua _sa_ princesse, qui fumait aussi;
négligemment renversée dans un fauteuil, elle parlait très haut à
quelques officiers, qui faisaient cercle autour d'elle. La réunion
était animée. Tous étaient fort gais; et Christophe, en entrant,
entendit le rire épais du grand-duc. Mais ce rire s'arrêta net, quand
le prince vit Christophe. Il poussa un grognement, et, fonçant droit
sur lui:

--Ah! vous voilà, vous! cria-t-il. Vous daignez venir enfin? Est-ce que
vous croyez que vous allez vous moquer de moi plus longtemps? Vous êtes
un drôle, Monsieur!

Christophe fut si stupéfait par ce boulet reçu en pleine poitrine
qu'il fut un moment avant de pouvoir articuler un mot. Il ne pensait
qu'à son retard, qui ne pouvait légitimer une telle violence. Il
balbutia:

--Altesse, qu'ai-je fait?

L'Altesse n'écoutait pas, et poursuivait avec emportement:

--Taisez-vous! Je ne me laisserai pas insulter par un drôle.

Christophe, blêmissant, luttait contre sa gorge contractée, qui
refusait de parler. Il fit un effort, et cria:

--Altesse, vous n'avez pas le droit... vous n'avez pas le droit
vous-même de m'insulter, sans me dire ce que j'ai fait.

Le grand-duc se tourna vers son secrétaire, qui sortit un journal de sa
poche et qui le lui tendit. Il était dans un état d'exaspération, que
son humeur colérique ne suffisait pas à expliquer: les fumées de vins
trop généreux y avaient aussi leur part. Il vint se planter devant
Christophe, et, comme un toréador avec sa cape, il lui agita
furieusement devant la figure le journal déplié et froissé, en
criant:

--Vos ordures, Monsieur!... Vous mériteriez qu'on vous y mît le nez!

Christophe reconnut le journal socialiste:

--Je ne vois pas ce qu'il y a de mal, dit-il.

--Quoi! quoi! glapit le grand-duc. Vous êtes d'une impudence!... Ce
journal de gredins, qui m'insultent journellement, qui vomissent contre
moi des injures immondes!...

--Monseigneur, dit Christophe, je ne l'avais pas lu.

--Vous mentez! cria le grand-duc.

--Je ne veux pas que vous disiez que je mens, fit Christophe. Je ne
l'avais pas lu, je ne m'occupe que de musique. Et d'ailleurs, j'ai le
droit d'écrire où je veux.

--Vous n'avez aucun droit, sauf celui de vous taire. J'ai été trop bon
pour vous. Je vous ai comblé de mes bienfaits, vous et les vôtres,
malgré toutes les raisons que votre inconduite et celle de votre père
m'auraient données de me séparer de vous. Je vous défends de
continuer à écrire dans un journal qui m'est ennemi. Et de plus, d'une
façon générale, je vous défends d'écrire quoi que ce soit, à
l'avenir, sans mon autorisation. J'ai assez de vos polémiques
musicales. Je n'admets pas que quelqu'un qui jouit de ma protection
passe son temps à attaquer tout ce qui est cher aux gens de goût et de
cœur, aux véritables Allemands. Vous ferez mieux d'écrire de
meilleure musique, ou, si cela ne vous est pas possible, de travailler
vos gammes et vos exercices. Je ne yeux pas d'un Bebel musical, qui
s'amuse à diffamer toutes les gloires nationales, à jeter le désarroi
dans les esprits. Nous savons ce qui est bon, Dieu merci! Nous n'avons
pas attendu que vous nous le disiez, pour le savoir. Donc, à votre
piano, Monsieur, et fichez-nous la paix!

Le gros homme, face à face avec Christophe, le dévisageait avec des
yeux insultants. Christophe, livide, essayait de parler; ses lèvres
remuaient; il bégaya:

--Je ne suis pas votre esclave, je dirai ce que je veux, j'écrirai
ce que je veux...

Il suffoquait, il était près de pleurer de honte et de rage; ses
jambes tremblaient. En faisant un brusque mouvement du coude, il
renversa un objet sur le meuble près de lui. Il se rendait compte qu'il
était ridicule; et, en effet, il entendit rire: en regardant au fond du
salon, il vit, au travers d'un brouillard, la princesse qui suivait la
scène, en échangeant avec ses voisins des réflexions d'une
commisération ironique. Dès lors, il perdit l'exacte conscience de ce
qui se passait. Le grand-duc criait. Christophe criait plus fort que
lui, sans savoir ce qu'il disait. Le secrétaire du prince et un autre
fonctionnaire vinrent vers lui, et tâchèrent de le faire taire: il les
repoussa; il agitait en parlant un cendrier qu'il avait saisi
machinalement sur le meuble auquel il était adossé. Il entendait que
le secrétaire lui disait:

--Allons, lâchez cela, lâchez cela!...

Et il s'entendait lui-même crier des*mots sans suite, et frapper
avec le cendrier le rebord de la table.

--Sortez! hurla le grand-duc, au comble de la fureur. Sortez! Sortez!
Je vous chasse!

Les officiers s'étaient approchés du prince, et essayaient de le
calmer. Le grand-duc, apoplectique, les yeux hors de la tête, criait
qu'on jetât ce chenapan à la porte. Christophe vit rouge: il fut tout
près d'appliquer son poing sur le mufle du grand-duc; mais il était
écrasé par un chaos de sentiments contradictoires: la honte, la
fureur, un reste de timidité, de loyalisme germanique, de respect
traditionnel, d'habitudes humiliées devant le prince. Il voulait
parler, il ne pouvait parler; il voulait agir, il ne pouvait agir; il ne
voyait plus, il n'entendait plus: il se laissa pousser, et sortit.

Il passa au milieu des domestiques, impassibles, qui, venus près de la
porte, n'avaient rien perdu du bruit de la dispute. Les trente pas qu'il
eut à faire pour sortir de l'antichambre lui semblèrent durer toute
une vie. La galerie s'allongeait, à mesure qu'il avançait. Il ne
sortirait jamais!... La lumière du dehors, qu'il voyait luire là-bas,
par la porte vitrée, était le salut... Il descendit l'escalier en
trébuchant; il oubliait qu'il était nu-tête: le vieil huissier le
rappela pour prendre son chapeau. Il lui fallut ramasser toutes ses
forces pour sortir du château, traverser la cour, regagner sa maison.
Il claquait des dents. Quand il ouvrit la porte de chez lui, sa mère
fut épouvantée par sa mine et par son tremblement. Il l'écarta, il
refusa de répondre à ses questions. Il monta dans sa chambre,
s'enferma, et se coucha. Il avait un tel frisson qu'il n'arrivait pas à
se déshabiller: la respiration coupée; les membres brisés... Ah! ne
plus voir, ne plus sentir, n'avoir plus à soutenir ce misérable corps,
à lutter contre l'ignoble vie, tomber, tomber sans souffle, sans
pensée, n'être plus, nulle part!...--Ses habits arrachés avec une
peine mortelle et épars autour de lui, par terre, il se jeta dans son
lit et s'y enfonça jusqu'aux yeux. Tout bruit cessa dans la chambre: on
n'entendit plus que le petit lit de fer, qui tremblait sur le carreau.

Louisa écoutait à-la porte; elle frappa en vain, appela doucement:
rien ne répondit; elle attendit, épiant anxieusement le silence; puis
elle s'éloigna. Une ou deux fois dans le jour, elle revint écouter; et
le soir, encore, avant de se coucher. Le jour passa, la nuit passa: la
maison était muette. Christophe tremblait de fièvre; par moments, il
pleurait; et, dans la nuit, il se soulevait pour montrer le poing au
mur. Vers deux heures du matin, dans un accès de folie, il sortit du
lit, en nage et à moitié nu: il voulait aller tuer le grand-duc. Il
était dévoré de haine et de honte; son corps et son cœur se
tordaient dans la flamme.--De cette tempête, rien ne s'entendait au
dehors: pas un mot, pas un son. Les dents serrées, il renfermait tout
en lui.



Le lendemain matin, il redescendit, comme d'habitude. Il était ravagé.
Il ne dit rien, et sa mère n'osa rien lui demander: elle savait déjà,
par les rapports du voisinage. Tout le jour, il resta sur une chaise, au
coin du feu, muet, fiévreux, le dos courbé, comme un vieux; et, quand
il était seul, il pleurait en silence.

Vers le soir, le rédacteur du journal socialiste vint le voir.
Naturellement, il était au courant et voulait des détails. Christophe,
touché de sa visite, l'interpréta naïvement comme une démarche de
sympathie et d'excuses de la part de ceux qui l'avaient compromis; il
mit son amour-propre à ne rien regretter, et il se laissa aller à dire
tout ce qu'il avait sur le cœur: ce lui était un soulagement de parler
librement à un homme qui eût comme lui la haine de l'oppression.
L'autre l'excitait à parler: il voyait dans l'événement une bonne
affaire pour son journal, l'occasion d'un article scandaleux, dont il
attendait que Christophe lui fournît les éléments, à moins que
Christophe ne l'écrivît lui-même; car il comptait qu'après cet
éclat, le musicien de la cour mettrait au service de «la cause» son
talent de polémiste, qui était appréciable, et ses petits documents
secrets sur la cour, qui l'étaient encore plus. Comme il ne se piquait
pas d'une délicatesse exagérée, il présenta la chose sans artifice.
Christophe en eut un haut-le-corps; il déclara qu'il n'écrirait rien,
alléguant que toute attaque de sa part contre le grand-duc serait
interprétée comme un acte de vengeance personnelle, et qu'il était
tenu à plus de réserve, maintenant qu'il était libre, que lorsque, ne
l'étant pas, il courait des risques en disant sa pensée. Le
journaliste ne comprit rien à ces scrupules; il jugea Christophe un peu
borné et clérical au fond; il pensa surtout que Christophe avait peur.
Il dit:

--Eh bien, laissez-nous faire: c'est moi qui écrirai. Vous n'aurez
à vous occuper de rien.

Christophe le supplia de se taire; mais il n'avait aucun moyen de l'y
contraindre. D'ailleurs, le journaliste lui représenta que l'affaire ne
le concernait pas seul: l'insulte atteignait le journal, qui avait le
droit de se venger. À cela, rien à répondre; tout ce que put faire
Christophe, ce fut de lui demander sa parole qu'il n'abuserait point de
certaines confidences faites à l'ami, et non au journaliste. L'autre la
lui donna sans difficulté. Christophe n'en fut pas rassuré: il se
rendait compte trop tard de l'imprudence qu'il avait commise.--Quand il
fut seul, il repassa dans sa tête tout ce qu'il avait dit, et il
frémit. Sans réfléchir une minute, il écrivit au journaliste, le
conjurant de ne point répéter ce qu'il lui avait confié:--(le
malheureux le répétait lui-même, en partie, dans sa lettre.)

Le lendemain, la première chose qu'il lut, en ouvrant le journal avec
une hâte fiévreuse, ce fut, en première page, tout au long son
histoire. Tout ce qu'il avait dit, la veille, s'y retrouvait
démesurément grossi, ayant subi cette déformation spéciale à
laquelle sont soumis tous les objets qui passent par un cerveau de
journaliste. L'article attaquait avec de basses invectives le grand-duc
et la cour. Certains détails qu'il donnait étaient trop personnels à
Christophe, trop évidemment connus de lui seul, pour qu'on ne lui
attribuât point l'article entier.

Ce nouveau coup écrasa Christophe. À mesure qu'il lisait, une sueur
froide lui montait au visage. Quand il eut fini, il resta affolé. Il
voulut courir au journal; mais sa mère l'en empêcha, redoutant, non
sans raison, sa violence. Il la redoutait lui-même; il sentait que s'il
y allait, il ferait quelque sottise; et il resta,--pour en faire une
autre. Il adressa au journaliste une lettre indignée, où il lui
reprochait sa conduite en termes blessants, désavouait l'article, et
rompait avec le parti. Le désaveu ne parut pas. Christophe récrivit au
journal, le sommant de publier sa lettre. On lui envoya copie de sa
première lettre, écrite le soir de l'entretien, et qui en était la
confirmation: on lui demandait s'il fallait la publier aussi. Il se
sentit dans leurs mains. Là-dessus, il eut le malheur de rencontrer
dans la rue l'interviewer indiscret; il ne put s'empêcher de lui dire
le mépris qu'il avait pour lui. Le lendemain, le journal publia un
entrefilet insultant, où l'on parlait de ces domestiques de cour, qui,
même quand on les a flanqués à la porte, restent toujours des
domestiques. Quelques allusions à l'événement récent ne permettaient
point de douter qu'il ne s'agît de Christophe.



Quand il fut bien évident pour tous que Christophe n'avait plus aucun
appui, il se trouva soudain d'une richesse en ennemis qu'il n'eût
jamais soupçonnée. Tous ceux qu'il avait blessés, directement ou
indirectement, soit par des critiques personnelles, soit en combattant
leurs idées et leur goût, prirent aussitôt l'offensive et se
vengèrent avec usure. Le gros public, dont Christophe avait essayé de
secouer l'apathie, contemplait, satisfait, la correction administrée à
l'insolent jeune homme, qui avait prétendu réformer l'opinion et
troubler le sommeil des gens de bien. Christophe était à l'eau. Chacun
fit de son mieux pour lui tenir la tête dessous.

Ils ne fondirent pas tous ensemble sur lui. L'un commença d'abord, pour
tâter le terrain. Christophe ne répondant pas, il redoubla ses coups.
Alors d'autres suivirent; et puis, toute la bande. Les uns étaient de
la fête par simple divertissement, comme de jeunes chiens qui s'amusent
à déposer leurs incongruités en belle place: c'était l'escadron
volant des journalistes incompétents, qui, ne sachant rien, tâchent de
le faire oublier, à force d'adulations aux vainqueurs et d'injures aux
vaincus. Les autres apportaient le poids de leurs principes, ils
tapaient comme des sourds; où ils avaient passé, il ne restait rien de
rien: c'était la grande critique,--la critique qui tue.

Par bonheur pour Christophe, il ne lisait pas les journaux. Quelques
amis dévoués avaient l'attention de lui envoyer les plus injurieux.
Mais il les laissait s'empiler sur sa table, sans penser à les ouvrir.
Ce ne fut qu'à la fin que ses yeux furent attirés par une grande
marque rouge qui encadrait un article: il lut que ses _Lieder_
ressemblaient aux grognements d'un animal sauvage, que ses symphonies
sortaient d'une maison de fous, que son art était hystérique, que ses
spasmes d'harmonies voulaient donner le change sur sa sécheresse de
cœur et sa nullité de pensée. Le critique, fort connu, terminait
ainsi:

«M. Krafft a naguère donné, comme reporter, quelques preuves
étonnantes de son style et de son goût, qui excitèrent dans les
cercles musicaux une gaieté irrésistible. Il lui fut alors conseillé
amicalement de se livrer plutôt a la composition. Les derniers produits
de sa muse ont montré que ce conseil, bien intentionné, était
mauvais. M. Krafft devrait décidément faire du reportage.»

Après cette lecture, qui empêcha Christophe de travailler pendant
toute une matinée, il se mit à la recherche des autres journaux
hostiles, pour achever de se démoraliser. Mais Louisa, qui avait la
manie de faire disparaître tout ce qui traînait, sous prétexte de
«faire de l'ordre», les avait déjà brûlés. Il en fut irrité
d'abord, puis soulagé; et, tendant à sa mère le journal qui restait,
il lui dit qu'elle aurait bien dû en faire autant de celui-là.

D'autres affronts lui furent plus sensibles. Un quatuor, dont il avait
envoyé le manuscrit à une société réputée de Francfort, fut
refusé à l'unanimité, et sans explications. Une ouverture, qu'un
orchestre de Cologne semblait disposé à jouer, lui fut retournée,
après des mois d'attente, comme injouable. La pire épreuve lui fut
infligée par une société orchestrale de la ville. Le _Kapellmeister_
H. Euphrat, qui la dirigeait, était assez bon musicien: mais, comme
beaucoup de chefs d'orchestre, il n'avait aucune curiosité d'esprit; il
souffrait--(ou plutôt il se portait à merveille)--de cette paresse
spéciale à sa corporation, qui consiste à ressasser indéfiniment les
œuvres déjà connues et à fuir comme le feu toute œuvre vraiment
nouvelle. Il n'était jamais las d'organiser des Festivals Beethoven,
Mozart, ou Schumann: il n'avait, dans ces œuvres, qu'à se laisser
porter par le ronron des rythmes familiers. En revanche, la musique de
son temps lui était insupportable. Il n'osait pas l'avouer et se disait
accueillant pour les jeunes talents: de vrai, quand on lui apportait une
œuvre bâtie sur un patron ancien,--un décalque d'œuvres qui avaient
été nouvelles, il y avait cinquante ans,--il la recevait fort bien; il
mettait même de l'ostentation à l'imposer au public. Cela ne
dérangeait ni l'ordre de ses effets, ni l'ordre d'après lequel le
public avait coutume d'être ému. En revanche, il éprouvait un
mélange de mépris et de haine pour tout ce qui menaçait de déranger
ce bel ordre et de lui causer une fatigue nouvelle. Le mépris dominait,
si le novateur n'avait aucune chance de sortir de son ombre. S'il
menaçait de réussir, c'était alors la haine,--bien entendu, jusqu'au
moment où il avait réussi tout à fait.

Christophe n'en était pas encore là: tant s'en fallait. Aussi, fut-il
surpris, quand on lui fit savoir, par des ouvertures indirectes, que
_Herr_ H. Euphrat eût été bien aise de jouer quelque chose de lui. Il
avait d'autant moins de raisons de s'y attendre que le _Kapellmeister_
était un ami intime de Brahms et de quelques autres qu'il avait
malmenés dans ses chroniques. Comme il était bon garçon, il prêta à
ses adversaires des sentiments généreux, qu'il eût été capable
d'avoir. Il supposa que, le voyant accablé, ils voulaient lui prouver
qu'ils étaient au-dessus des rancunes mesquines: il en fut touché, il
écrivit un mot plein d'effusion à H. Euphrat, en lui envoyant un
poème symphonique. L'autre lui fit répondre, par son secrétaire, une
lettre froide, mais polie, lui accusant réception de son envoi et
ajoutant que, suivant la règle de la société, la symphonie serait
prochainement distribuée à l'orchestre et soumise à l'épreuve d'une
répétition d'ensemble, avant d'être reçue pour l'audition publique.
La règle était la règle: Christophe n'avait qu'à s'incliner. Aussi
bien, c'était là une pure formalité, qui servait à écarter les
élucubrations des amateurs encombrants.

Deux ou trois semaines après, Christophe reçut avis que son œuvre
allait être répétée. En principe, tout se passait à huis clos, et
l'auteur même ne pouvait assister à la répétition. Mais une
tolérance universellement admise faisait qu'il était toujours là;
seulement, il ne se montrait pas. Chacun le savait, et chacun feignait
de ne le point savoir. Au jour dit, un ami vint chercher Christophe et
l'introduisit dans la salle, où il prit place au fond d'une loge. Il
fut surpris de voir qu'a cette répétition fermée, la salle--du moins,
les places du bas--était presque entièrement remplie: une foule de
dilettantes, d'oisifs et de critiques s'agitait en caquetant.
L'orchestre était censé ignorer leur présence.

On commença par la _Rhapsodie_ de Brahms pour voix d'alto, chœur
d'hommes, et orchestre, sur un fragment du _Harzreise im Winter_ de
Gœthe. Christophe, qui détestait la sentimentalité majestueuse de
cette œuvre, se dit que c'était peut-être, de la part des
«Brahmines», une façon courtoise de se venger, en le forçant à
entendre une composition qu'il avait critiquée irrévérencieusement.
Cette idée le fit rire, et sa bonne humeur augmenta, quand, après la
Rhapsodie, vinrent deux autres productions de musiciens connus, qu'il
avait pris à partie: l'intention ne lui sembla pas douteuse. Sans
pouvoir dissimuler quelques grimaces, il pensa que c'était, après
tout, de bonne guerre; et, à défaut de la musique, il apprécia la
farce. Il s'amusa même à mêler ses applaudissements ironiques à ceux
du public, qui fit pour Brahms et ses congénères une manifestation
enthousiaste.

Enfin, ce fut le tour de la symphonie de Christophe. Quelques regards
jetés de l'orchestre et de la salle dans la direction de sa loge lui
firent voir qu'on était averti de sa présence. Il sedissimula, il
attendait, avec ce serrement de cœur que tout musicien éprouve, au
moment où la baguette du chef se lève et où le fleuve de musique se
ramasse en silence, prêt à briser sa digue. Jamais il n'avait encore
entendu son œuvre à l'orchestre. Comment les êtres qu'il avait
rêvés allaient-ils vivre? Quelle serait leur voix? Il les sentait
gronder en lui; et, penché sur le gouffre de sons, il attendait en
frémissant ce qui allait sortir.

Ce qui sortit, ce fut une chose sans nom, une bouillie informe. Au lieu
des robustes colonnes qui devaient soutenir le fronton de l'édifice,
les accords s'écroulaient les uns à côté des autres, comme une
bâtisse en ruines; on n'y distinguait rien qu'une poussière de
plâtras. Christophe hésita avant d'être bien sûr que c'était lui
qu'on jouait. Il recherchait la ligne, le rythme de sa pensée: il ne la
reconnaissait plus; elle allait, bredouillante et titubante, comme un
ivrogne qui s'accroche aux murs; et il était écrasé de honte, comme
si on le voyait lui-même en cet état. Il avait beau savoir que ce
n'était pas là ce qu'il avait écrit: quand un interprète imbécile
dénature vos paroles, on a un moment de doute, on se demande avec
consternation si l'on est responsable de cette stupidité. Le public,
lui, ne se le demande jamais: il croit à l'interprète, aux chanteurs,
à l'orchestre qu'il est accoutumé d'entendre, comme il croit à son
journal: ils ne peuvent pas se tromper; s'ils disent des absurdités,
c'est que l'auteur est absurde. Il en doutait d'autant moins, en cette
occasion, qu'il avait plaisir à le croire.--Christophe essayait de se
persuader que le _Kapellmeister_ se rendait compte du gâchis, qu'il
allait arrêter l'orchestre, et faire tout reprendre. Les instruments ne
jouaient même plus ensemble. Le cor avait manqué son entrée et pris
une mesure trop tard; il continua quelques minutes, puis s'arrêta
tranquillement pour vider son instrument. Certains traits des hautbois
avaient totalement disparu. Il était impossible à l'oreille la plus
exercée de retrouver le fil de la pensée musicale, ni même d'imaginer
qu'il y en eût une. Des fantaisies d'instrumentation, des saillies
humoristiques, devinrent grotesques, par le fait de la grossièreté de
l'exécution. C'était bête à pleurer, c'était l'œuvre d'un idiot,
d'un farceur, qui ne savait pas la musique. Christophe s'arrachait les
cheveux. Il voulut interrompre; mais l'ami qui était avec lui l'en
empêcha, l'assurant que _Herr Kapellmeister_ saurait bien de lui-même
discerner les fautes de l'exécution et tout remettre au point,--qu'au
reste Christophe ne devait pas se montrer et qu'une observation de lui
ferait le plus mauvais effet. Il obligea Christophe à se retirer au
fond de la loge. Christophe se laissa faire; mais il se cognait la tête
avec ses poings; et chaque monstruosité nouvelle lui arrachait un râle
d'indignation et de douleur:

--Les misérables! Les misérables!... gémissait-il; et il se mordait
les mains pour ne pas crier.

Maintenant, montait vers lui, avec les fausses notes, la rumeur du
public, qui commençait à s'agiter. Ce ne fut d'abord qu'un
frémissement; mais bientôt, Christophe n'eut plus de doute: ils
riaient. Les musiciens de l'orchestre avaient donné le signal; certains
ne cachaient point leur hilarité. Le public, assuré dès lors que
l'œuvre était risible, se tordit de rire. La joie fut générale; elle
redoublait au retour d'un motif très rythmé, que les contrebasses
accentuaient d'une façon burlesque. Seul, le _Kapellmeister_,
imperturbable, continuait à marquer la mesure, au milieu du charivari.

Enfin, l'on arriva au bout:--(les meilleures choses ont une fin.)--La
parole était au public. Il éclata. Ce fut une explosion d'allégresse,
qui dura plusieurs minutes. Les uns sifflaient, les autres
applaudissaient ironiquement; les plus spirituels criaient: _bis!_ Une
voix de basse, venue du fond d'une avant-scène, se mit à imiter le
motif grotesque. D'autres farceurs furent pris d'émulation et
l'imitèrent, à leur tour. Quelqu'un cria: «L'auteur!»--Il y avait
longtemps que ces gens d'esprit ne s'étaient autant amusés.

Après que le tumulte fut un peu calmé, le _Kapellmeister_, impassible,
le visage tourné de trois quarts vers le public, mais affectant de ne
pas le voir,--(le public était toujours censé ne pas exister)--fit à
l'orchestre un signe, pour marquer qu'il voulait parler. On cria:
«Chut!»; et chacun fit silence. Il attendit encore un moment;
puis,--(sa voix était nette, froide et tranchante):

--Messieurs, dit-il, je n'aurais certainement pas laissé jouer _cette
chose_ jusqu'au bout, si je n'avais voulu me donner une fois en
spectacle le monsieur qui a osé écrire des turpitudes sur maître
Brahms.

Il dit; et, sautant de son estrade, il sortit au milieu des ovations de
la salle en délire. On voulut le rappeler; les acclamations se
prolongèrent pendant une ou deux minutes encore. Mais il ne revint pas.
L'orchestre s'en allait. Le public se décida à s'en aller aussi. Le
concert était fini.

C'était une bonne journée.



Christophe était déjà sorti. À peine avait-il vu le misérable chef
d'orchestre quitter son pupitre, qu'il s'était élancé hors de la
loge; il dégringolait les marches du premier étage, pour le rejoindre
et le souffleter. L'ami qui l'avait amené courut après lui et essaya
de le retenir; mais Christophe le bouscula et faillit le jeter en bas de
l'escalier:--(il avait des raisons de croire que le personnage était
complice dans le traquenard).--Heureusement pour H. Euphrat et pour
lui-même, la porte qui menait à la scène était fermée; et ses coups
de poing furieux ne purent la faire ouvrir. Cependant, le public
commençait à sortir de la salle. Christophe ne pouvait rester là. Il
se sauva.

Il était dans un état indescriptible. Il marchait au hasard, agitant
les bras, roulant les yeux, parlant tout haut, comme un fou; il
renfonçait ses cris d'indignation et de rage. La rue était à peu
près déserte. La salle de concert avait été construite; l'année
précédente, dans un quartier nouveau, un peu hors de la ville; et
Christophe, d'instinct, fuyait vers la campagne, à travers les terrains
vagues, où s'élevaient des baraques isolées et: quelques
échafaudages de maisons, entourés de palissades. Il avait des pensées
meurtrières, il eût voulu tuer l'homme qui lui avait fait cet
affront... Hélas! Et quand il l'eût tué, y aurait-il eu rien de
changé à l'animosité de tous ces gens, dont les rires injurieux
retentissaient encore à son oreille? Ils étaient trop, il ne pouvait
rien contre eux; ils étaient tous d'accord--eux qui étaient divisés
sur tant de choses--pour l'outrager et l'écraser. C'était plus que de
l'incompréhension: il y avait de la haine. Que leur avait-il donc fait
à tous? Il avait en lui de belles choses, des choses qui fout du bien
et qui dilatent le cœur; il avait voulu les dire, en faire jouir les
autres; il croyait qu'ils allaient en être heureux comme lui. Si même
ils ne les goûtaient pas, ils devaient au moins lui être
reconnaissants de l'intention; ils pouvaient, à la rigueur, lui
remontrer amicalement en quoi il s'était trompé; mais de là à cette
joie méchante qu'ils mettaient à insulter ses pensées odieusement
travesties, à les fouler aux pieds, à le tuer sous le ridicule,
comment était-ce possible? Dans son exaltation, il s'exagérait encore
leur haine; il lui prêtait un sérieux, que ces êtres médiocres
étaient bien incapables d'avoir. Il sanglotait: «Qu'est-ce que je leur
ai fait?» Il étouffait, il se sentait perdu, ainsi que lorsqu'il
était enfant et qu'il fit, connaissance pour la première fois avec la
méchanceté humaine.

Et comme il regardait près de lui, à ses pieds, il s'aperçut qu'il
était arrivé au bord du ruisseau du moulin, à l'endroit où, quelques
années avant, son père s'était noyé. Et l'idée lui vint
sur-le-champ de se noyer. Sans attendre une minute, il se disposa à
sauter.

Mais comme il se penchait sur la berge, fasciné par le calme et clair
regard de l'eau, un tout petit oiseau, sur un arbre voisin, se mit à
chanter--chanter éperdument. Il se tut pour l'écouter. L'eau
murmurait. On entendait les frémissements des blés en fleur, ondoyant
sous la molle caresse de l'air; les peupliers frissonnaient. Derrière
la haie du chemin, dans un jardin, des paniers d'abeilles invisibles
emplissaient l'air de leur musique parfumée. De l'autre côté du
ruisseau, une vache aux beaux yeux bordés d'agate, rêvait. Une
fillette blonde, assise sur le rebord d'un mur, une hotte légère à
claires-voies sur les épaules, comme un petit ange avec ses ailes,
rêvait aussi, en balançant ses jambes nues et chantonnant un air qui
n'avait aucun sens. Au loin, dans la prairie, un chien blanc bondissait,
décrivant de grands ronds...

Christophe, appuyé à un arbre, écoutait, regardait la terre
printanière; il était repris par la paix et la joie de ces êtres: il
oubliait, il oubliait... Brusquement, il serra dans ses bras le bel
arbre, contre lequel il appuyait sa joue. Il se jeta par terre; il
s'enfonça la tête dans l'herbe; il riait nerveusement, il riait de
bonheur. Toute la beauté, la grâce, le charme de la*vie l'enveloppait,
le pénétrait. Il pensait:

--Pourquoi es-tu si belle, et eux--les hommes--si laids?

N'importe! Il l'aimait, il l'aimait, il sentait qu'il l'aimerait
toujours, que rien ne pourrait l'en déprendre. Il embrassa la terre
avec ivresse. Il embrassait la vie:

--Je t'ai! Tu es à moi. Ils ne peuvent pas t'enlever à moi. Qu'ils
fassent ce qu'ils veulent! Qu'ils me fassent souffrir!... Souffrir,
c'est encore vivre!



Christophe se remit courageusement au travail. Il ne voulait plus rien
avoir à faire avec les «hommes de lettres» les bien nommés, les
phraseurs, les bavards stériles, les journalistes, les critiques, les
exploiteurs et les trafiquants de l'art. Quant aux musiciens, il ne
perdrait pas son temps davantage à combattre leurs préjugés et leurs
jalousies. Ils ne voulaient pas de lui?--Soit! il ne voulait pas d'eux.
Il avait son œuvre à faire: il la ferait. La cour lui rendait sa
liberté: il l'en remerciait. Il remerciait les gens de leur hostilité:
il allait pouvoir travailler en paix.

Louisa l'approuvait de tout son cœur. Elle n'avait point d'ambition;
elle n'était pas une Krafft; elle ne ressemblait ni au père, ni au
grand-père. Elle ne tenait aucunement pour son fils aux honneurs et à
la réputation. Certes, elle se fût réjouie qu'il fût riche et
célèbre; mais si ces avantages devaient s'acheter au prix de trop de
désagréments, elle aimait beaucoup mieux qu'il n'en fût pas question.
Elle avait été plus affectée du chagrin de Christophe, à la suite de
sa rupture avec le château, que de l'événement même; et, au fond,
elle était ravie qu'il se fût brouillé avec les gens des revues et
des journaux. Elle avait pour le papier noirci une méfiance de paysan:
tout cela n'était bon qu'à vous faire perdre votre temps et à vous
attirer des ennuis. Elle avait entendu quelquefois causer avec
Christophe les petits jeunes gens de la Revue, avec qui il collaborait:
elle avait été épouvantée de leur méchanceté; ils déchiraient
tout à belles dents, ils disaient des horreurs de tout; et plus ils en
disaient, plus ils étaient contents. Elle ne les aimait pas. Ils
étaient sans doute très intelligents et très savants; mais ils
n'étaient pas bons: elle se réjouissait que son Christophe ne les vît
plus. Elle abondait dans son sens: qu'avait-il besoin d'eux?

--Ils peuvent dire, écrire et penser de moi ce qu'ils voudront, disait
Christophe: ils ne peuvent pas m'empêcher d'être moi-même. Leur art,
leur pensée, que m'importe? Je les nie!



Il est très beau de nier le monde. Mais le monde ne se laisse pas si
facilement nier par une forfanterie de jeune homme. Christophe était
sincère; mais il se faisait illusion, il ne se connaissait pas bien. Il
notait pas un moine, il n'avait pas un tempérament à renoncer au
monde; surtout, il n'en avait pas l'âge. Les premiers temps, il ne
souffrit pas trop: il était enfoncé dans la composition; et, tant que
ce travail dura, il ne sentit le manque de rien. Mais quand il fut dans
la période de dépression qui suit l'achèvement de l'œuvre et qui
dure jusqu'à ce qu'une nouvelle œuvre s'empare de l'esprit, il regarda
autour de lui, et il fut glacé de son abandon. Il se demanda pourquoi
il écrivait. Tandis que l'on écrit, la question ne se pose pas: il
faut écrire, cela ne se discute point. Ensuite, on se trouve en
présence de l'œuvre enfantée; l'instinct puissant qui l'a fait
jaillir des entrailles s'est tu: on ne comprend plus pourquoi elle est
née; à peine s'y reconnaît-on soi-même, elle est presque une
étrangère, on aspire à l'oublier. Et cela n'est pas possible, tant
qu'elle n'est ni publiée, ni jouée, tant qu'elle ne vit pas de sa vie
propre dans le monde. Jusque-là, elle est le nouveau-né attaché à la
mère, une chose vivante rivée à la chair vivante: il faut l'amputer
pour vivre. Plus Christophe composait, plus grandissait en lui
l'oppression de ces êtres sortis de lui, qui ne pouvaient ni vivre, ni
mourir. Qui l'en délivrerait? Une poussée obscure remuait ces enfants
de sa pensée; ils aspiraient désespérément à se détacher de lui,
à se répandre dans d'autres âmes comme les semences vivaces, que
lèvent charrie dans l'univers. Resterait-il muré dans sa stérilité?
Il en deviendrait enragé.

Puisque tout débouché:--théâtres, concerts,--lui était fermé, et
que pour rien au monde il ne se fût abaissé à une démarche nouvelle
auprès des directeurs qui l'avaient une fois éconduit, il ne lui
restait d'autre moyen que de publier ce qu'il avait écrit; mais il ne
pouvait se flatter qu'il trouverait plus facilement un éditeur pour le
lancer qu'un orchestre pour le jouer. Les deux ou trois essais qu'il
fit, aussi maladroitement que possible, lui suffirent; plutôt que de
s'exposer à un nouveau refus, ou de discuter avec un de ces négociants
et de supporter leurs airs protecteurs, il préféra faire tous les
frais de l'édition. C'était une folie: il avait une petite réserve,
qui lui venait de son traitement à la cour et de quelques concerts;
mais la source de cet argent était tarie, et il se passerait longtemps
avant qu'il en trouvât une autre; il eût fallu être assez sage pour
ménager ce petit avoir, qui devait l'aider à passer la période
difficile où il s'engageait. Non seulement il ne le fit pas; mais,
cette réserve étant insuffisante à couvrir les dépenses de
l'édition, il ne craignit pas de s'endetter. Louisa n'osait rien dire;
elle le trouvait déraisonnable, et ne comprenait pas bien qu'on
dépensât de l'argent pour voir son nom sur un livre; mais puisque
c'était un moyen de lui faire prendre patience et de le garder auprès
d'elle, elle était trop heureuse qu'il s'en contentât.

Au lieu d'offrir au public des compositions d'un genre connu, de tout
repos, Christophe fit choix, parmi ses manuscrits, d'une série
d'œuvres, très personnelles, et auxquelles il tenait beaucoup.
C'étaient des pièces pour piano, où s'entremêlaient des _Lieder_,
quelques-uns très courts et d'allure populaire, d'autres très
développés et presque dramatiques. Le tout formait une suite
d'impressions joyeuses ou tristes, qui s'enchaînaient d'une façon
naturelle et que traduisait tour à tour le piano seul, et le chant,
seul ou accompagné. «Car, disait Christophe, quand je rêve, je ne me
formule pas toujours ce que je sens: je souffre, je suis heureux, sans
paroles pour le dire; mais il vient un moment où il faut que je le
dise, je chante sans y penser: parfois, ce ne sont que des mots vagues,
quelques phrases décousues, parfois des poèmes entiers; puis, je me
remets à rêver. Ainsi, le jour s'écoule: et c'est en effet un jour
que j'ai voulu représenter. Pourquoi des recueils composés uniquement
de chants, ou de préludes? Il n'est rien de plus factice et de moins
harmonieux. Tâchons de rendre le libre jeu de l'âme!»--Il avait donc
nommé la Suite: _Une Journée._ Les diverses parties de l'œuvre
portaient des sous-titres, indiquant brièvement la succession des
rêves intérieurs. Christophe y avait écrit des dédicaces
mystérieuses, des initiales, des dates, que lui seul pouvait comprendre
et qui lui rappelaient le souvenir d'heures poétiques, ou de figures
aimées: la rieuse Corinne, la languissante Sabine, et la petite
Française inconnue.

En outre de cette œuvre, il choisit une trentaine de ses _Lieder_,--de
ceux qui lui plaisaient le plus, et, par conséquent, qui plaisaient le
moins au public. Il s'était bien gardé de prendre ses mélodies les
plus «mélodieuses»; il prit les plus caractéristiques.--(On sait que
les braves gens ont toujours une grande peur de ce qui est
«caractéristique». Ce qui est sans caractère leur ressemble beaucoup
mieux.)

Ces _Lieder_ étaient écrits sur des vers de vieux poètes silésiens
du dix-septième siècle, que Christophe avait lus dans une collection
populaire, et dont il aimait la loyauté. Deux surtout lui étaient
chers, comme des frères, deux êtres pleins de génie, tous deux morts
à trente ans: le charmant Paul Fleming, le libre voyageur au Caucase et
à Ispahan, qui garda une âme pure, aimante et sereine, parmi les
sauvageries de la guerre, les tristesses de la vie, et la corruption de
son temps,--et Jean-Christian Günther, le génie déréglé, qui se
brûla dans l'orgie et le désespoir, jetant sa vie à tous les vents.
De Günther, il avait traduit les cris de provocation et d'ironie
vengeresse contre le Dieu ennemi qui l'écrase, ces malédictions
furieuses du Titan terrassé, qui retourne la foudre contre le ciel. De
Fleming, il avait pris des chants d'amour à Anemone et à Basilene,
suaves et doux comme des fleurs,--la ronde des étoiles, le _Tanzlied_
(chant de danse) des cœurs limpides et joyeux,--et le sonnet héroïque
et tranquille: _À soi-même_ (_An Sich_), que Christophe se récitait,
comme prière du matin.

L'optimisme souriant du pieux Paul Gerhardt charmait aussi Christophe.
C'était pour lui un repos, au sortir de ses tristesses. Il aimait cette
vision innocente de la nature en Dieu, les prairies fraîches, où les
cigognes se promènent gravement au milieu des tulipes et des narcisses
blancs, au bord des ruisselets qui chantent sur le sable, l'air
transparent où passent les hirondelles aux grandes ailes et le vol des
colombes, la gaieté d'un rayon de soleil qui déchire la pluie, et le
ciel lumineux qui rit entre les nuées, et la sérénité majestueuse du
soir, le repos des forêts, des troupeaux, des villes et des champs. Il
avait eu l'impertinence de remettre en musique plusieurs de ces
cantiques spirituels, qui étaient encore chantés dans les communautés
protestantes. Et il s'était bien gardé de leur conserver leur
caractère de choral. Loin de là: il l'avait en horreur; il leur avait
donné une expression libre et vivante. Le vieux Gerhardt eût frémi de
l'orgueil diabolique que respiraient maintenant certaines strophes de
son _Lied du Voyageur_ chrétien, ou de l'allégresse païenne qui
faisait déborder comme un torrent le flot paisible de son _Chant
d'été._

La publication fut faite, et naturellement en dépit du bon sens.
L'éditeur, que Christophe payait pour faire l'impression de ses
_Lieder_ et les garder en dépôt, n'avait d'autre titre à son choix
que d'être son voisin. Il n'était pas outillé pour un travail de
cette importance; l'ouvrage traîna, des mois; il y eut des bévues, des
corrections coûteuses. Christophe, qui n'y connaissait rien, se
laissait tout compter un tiers plus cher qu'il ne fallait; les dépenses
s'élevèrent bien au-dessus de ce qui avait été prévu. Puis, quand
ce fut fini, Christophe se trouva avoir sur les bras une édition
énorme, dont il ne savait que faire. L'éditeur était sans clientèle;
il ne fit pas une démarche pour répandre l'œuvre. Son apathie
s'accordait d'ailleurs avec l'attitude de Christophe. Comme il lui avait
demandé, pour l'acquit de sa conscience, de lui écrire quelques lignes
de réclame, Christophe répliqua «qu'il ne voulait pas de réclame: si
sa musique était bonne, elle parlerait pour elle-même». L'autre
respecta religieusement sa volonté: il enferma l'édition au fond de
son magasin. Elle était bien gardée; car, en six mois, il ne s'en
vendit pas un exemplaire.



En attendant que le public se décidât à venir, Christophe dut trouver
un moyen pour réparer la brèche qu'il avait faite à son petit
pécule; et il n'avait pas à être difficile: car il fallait vivre et
payer ses dettes. Non seulement celles-ci étaient plus fortes qu'il ne
l'avait prévu; mais il s'aperçut que la réserve sur laquelle il
comptait était moins forte qu'il n'avait calculé. Avait-il perdu de
l'argent sans s'en douter, ou--ce qui était infiniment plus
probable,--avait-il mal fait ses comptes? (Jamais il n'avait su faire
une addition exacte.) Peu importait pourquoi l'argent manquait: il
manquait, la chose était sûre. Louisa dut se saigner pour venir en
aide à son fils. Il en eut un remords cuisant, et il chercha à
s'acquitter, au plus tôt, à tout prix. Il se mit en quête de leçons
à donner, si pénible qu'il lui fût de se proposer et d'essuyer
parfois des refus. Sa faveur était bien tombée: il eut grand mal à
retrouver quelques élèves. Aussi, quand on lui parla d'une place dans
une école, il fut trop heureux d'accepter.

C'était une institution à demi religieuse. Le directeur, homme fin,
avait su voir, sans être musicien, tout le parti qu'on pouvait tirer de
Christophe, à très bon compte, dans la situation actuelle. Il était
affable, et payait peu. Christophe ayant risqué une timide observation,
le directeur laissa entendre, avec un sourire bienveillant, que
Christophe, n'ayant plus de titre officiel, ne pouvait prétendre à
plus.

Triste besogne! Il s'agissait moins d'apprendre la musique aux élèves
que de donner l'illusion aux parents et à eux-mêmes qu'ils la
savaient. La grande affaire était de les mettre en état de chanter
pour les cérémonies où le public était admis. Peu importait le
moyen. Christophe en était écœuré; il n'avait même pas la
consolation de se dire, en accomplissant sa tâche, qu'il faisait œuvre
utile: sa conscience se la reprochait, comme une hypocrisie. Il essaya
de donner aux enfants une instruction plus solide, de leur faire
connaître et aimer la sérieuse musique; mais les élèves ne s'en
souciaient point. Christophe ne réussissait pas à se faire écouter;
il manquait d'autorité; et, en vérité, il n'était pas fait pour
enseigner à des enfants. Il ne s'intéressait pas à leurs
ânonnements; il voulait leur expliquer tout de suite la théorie
musicale. Quand il avait une leçon de piano à donner, il mettait
l'élève à une symphonie de Beethoven, qu'il jouait avec lui à quatre
mains. Naturellement, cela ne pouvait marcher; il éclatait de colère,
chassait l'élève du piano, et jouait seul, longuement, à sa
place.--Il n'en usait pas autrement avec ses élèves particuliers, en
dehors de l'école. Il n'avait pas une once de patience: il disait, par
exemple, à une gentille jeune fille, qui se piquait de distinction
aristocratique, qu'elle jouait comme une cuisinière; ou même, il
écrivait à la mère qu'il y renonçait, qu'il finirait par en mourir,
s'il devait continuer plus longtemps à s'occuper d'un être aussi
dénué de talent.--Tout cela n'arrangeait pas ses affaires. Ses rares
élèves le quittaient; il ne parvenait pas à en garder un, plus de
deux mois. Sa mère le raisonnait. Elle lui fit promettre qu'il ne se
brouillerait pas au moins avec l'institution où il était entré; car,
s'il venait à perdre cette place, il ne savait plus comment il ferait
pour vivre. Aussi se contraignait-il, malgré son dégoût: il était
d'une ponctualité exemplaire. Mais le moyen de cacher ce qu'il pensait,
quand un âne d'élève estropiait pour la dixième fois un passage, ou
quand il lui fallait seriner à sa classe, pour le prochain concert, un
chœur insipide! (Car on ne lui laissait même pas le choix de son
programme: on se défiait de son goût). On peut croire qu'il y mettait
peu de zèle. Il s'obstinait pourtant, silencieux, renfrogné, ne
trahissant sa fureur intime que par quelque coup de poing sur la table,
qui faisait ressauter les élèves. Mais parfois, la pilule était trop
amère: il ne pouvait l'avaler. Au milieu du morceau, il interrompait
ses chanteurs:

--Ah! laissez cela! laissez cela! Je vais vous jouer plutôt du Wagner.

Ils ne demandaient pas mieux. Ils jouaient aux cartes derrière son dos.
Il s'en trouvait toujours un pour rapporter la chose au directeur; et
Christophe s'entendait rappeler qu'il n'était pas là pour faire aimer
la musique à ses élèves, mais pour la leur faire chanter. Il recevait
les semonces en frémissant; mais il les acceptait: il ne voulait pas
rompre.--Qui lui eût dit, il y avait quelques années, quand sa
carrière s'annonçait brillante et assurée, (alors qu'il n'avait rien
fait), qu'il en serait réduit à ces humiliations, dès l'instant qu'il
commencerait à valoir quelque chose?

Parmi les souffrances d'amour-propre que lui causa sa charge à
l'institution, une des moins pénibles pour lui ne fut pas la corvée
des visites obligatoires à ses collègues. Il en fit deux, au hasard;
et cela l'ennuya tellement qu'il n'eut pas le courage de continuer. Les
deux privilégiés ne lui en surent aucun gré; mais les autres se
jugèrent personnellement offensés. Tous regardaient Christophe comme
leur inférieur, en situation et en intelligence; et ils prenaient avec
lui des manières protectrices. Ils avaient l'air si sûrs d'eux-mêmes
et de l'opinion qu'ils avaient de lui, qu'il lui arrivait de la
partager; il se sentait stupide auprès d'eux: qu'eut-il pu trouver à
leur dire? Ils étaient pleins de leur métier et ne voyaient rien au
delà. Ils n'étaient pas des hommes. Si, du moins, ils avaient été
des livres! Mais ils étaient des notes à des livres, des commentaires
philologiques.

Christophe fuyait les occasions de se trouver avec eux. Mais elles lui
étaient quelquefois imposées. Le directeur recevait, un jour par mois,
dans l'après-midi; et il tenait à ce que tout son monde fût là.
Christophe, qui avait esquivé la première invitation, sans même
s'excuser, faisant le mort, dans l'espoir fallacieux que son absence ne
serait pas remarquée, fut l'objet, dès le lendemain, d'une observation
aigre-douce. La fois suivante, chapitré par sa mère, il se décida à
venir; il y mit autant d'entrain que s'il allait à un enterrement.

Il se trouva dans une réunion de professeurs de l'institution et
d'autres écoles delà ville, avec leurs femmes et leurs filles.
Entassés dans un salon trop petit, ils étaient hiérarchiquement
groupés, et ne firent nulle attention à lui. Le groupe le plus voisin
parlait de pédagogie et de cuisine. Toutes ces femmes de professeurs
avaient des recettes culinaires, qu'elles professaient avec un
pédantisme exubérant et revêche. Les hommes n'étaient pas moins
intéressés par ces questions, et à peine moins compétents. Ils
étaient aussi fiers des talents domestiques de leurs femmes que
celles-ci du savoir de leurs époux. Debout, près d'une fenêtre,
adossé au mur, ne sachant quelle contenance faire, tantôt tâchant de
sourire bêtement, tantôt sombre, l'œil fixe, les traits contractés,
Christophe crevait d'ennui. À quelques pas, assise dans l'embrasure de
la fenêtre, une jeune femme, à qui personne ne parlait, s'ennuyait
comme lui. Tous deux regardaient la salle, et ne se regardaient pas.
Après un certain temps, ils se remarquèrent, au moment où, n'en
pouvant plus, ils se détournaient pour bâiller. Juste à cette minute,
leurs yeux se rencontrèrent. Ils échangèrent un regard de complicité
amicale. Il fit un pas vers elle. Elle lui dit, à mi-voix:

--On s'amuse?

Il tourna le dos à la salle, et, regardant la fenêtre, il tira la
langue. Elle éclata de rire et, subitement réveillée, elle lui fit
signe de s'asseoir auprès d'elle. Ils firent connaissance. Elle était
femme du professeur Reinhart, chargé du cours d'histoire naturelle à
l'école, et nouvellement arrivé dans la ville, où ils ne
connaissaient encore personne. Elle était loin d'être belle, le nez
gros, de vilaines dents, peu de fraîcheur, mais des yeux vifs, assez
spirituels, et un sourire bon enfant. Elle bavardait comme une pie: il
lui donna la réplique avec entrain; elle avait une franchise amusante,
des boutades drolatiques; ils échangeaient en riant leurs impressions,
tout haut, sans se préoccuper de ceux qui les entouraient. Leurs
voisins, qui n'avaient pas daigné s'apercevoir de leur existence, quand
il eût été charitable de les aider à sortir de leur isolément, leur
jetaient maintenant des regards mécontents: il était de mauvais goût
de s'amuser autant!... Mais ce qu'on pouvait penser d'eux était
indifférent aux deux bavards: ils prenaient leur revanche.

À la fin, madame Reinhart présenta son mari à Christophe, Il était
extrêmement laid: une figure blême, glabre, grêlée, un peu macabre,
mais un air de grande bonté. Il parlait du fond de la gorge, et
articulait les mots d'une manière sentencieuse, ânonnante, en faisant
des pauses entre les syllabes.

Ils étaient mariés depuis quelques mois, et ces deux laiderons
étaient épris l'un de l'autre: ils avaient une façon affectueuse de
se regarder, de se parler, de se prendre la main, au milieu de tout ce
monde,--qui était comique et touchante. Ce que l'un voulait, l'autre le
voulait aussi. Tout de suite, ils invitèrent Christophe à venir souper
chez eux, au sortir de la réception. Christophe commença par se
défendre, en plaisantant; il disait que, pour ce soir, ce qu'on avait
de mieux à faire, c'était d'aller se coucher: on était moulu d'ennui,
comme après une marche de dix lieues. Mais madame Reinhart répliqua
que, précisément, il ne fallait pas en rester là: il serait dangereux
de passer la nuit sur ces pensées lugubres. Christophe se laissa faire
violence. Dans son isolement, il se sentait heureux d'avoir rencontré
ces braves gens, pas très distingués, mais simples et _gemütlich._



Le petit intérieur des Reinhart était _gemütlich_, comme eux.
C'était un _Gemüt_ un peu bavard, un _Gemüt_ avec inscriptions. Les
meubles, les ustensiles, la vaisselle parlaient, répétaient sans se
lasser leur joie de recevoir «lecher hôte», s'informaient de sa
santé, lui donnaient des conseils affables et vertueux. Sur le
sofa,--qui au reste était fort dur,--s'étalait un petit coussin, qui
murmurait amicalement:

--Seulement un petit quart d'heure! (_Nur ein Viertelstündchen!_)

La tasse de café, qu'on offrit à Christophe, insistait pour qu'il
en reprît:

--Encore une petite goutte! (_Noch ein Schlückchen!_).

Les assiettes assaisonnaient de morale la cuisine, d'ailleurs excellente.
L'une disait:

--Pense à tout: autrement il ne t'arrivera rien de bon.

L'autre:

--L'affection et la reconnaissance plaisent. L'ingratitude déplaît
à tous.

Bien que Christophe ne fumât point, le cendrier sur la cheminée ne
put se tenir de se présenter à lui:

--Petite place de repos pour les cigares brûlants. (_Ruheplätzchen
für brennende Cigarren._)

Il voulut se laver les mains. Le savon sur la table de toilette dit:

--Pour notre cher hôte. (_Für unseren lieben Gast._)

Et l'essuie-mains sentencieux, comme quelqu'un de très poli, qui n'a
rien à dire, mais qui se croit obligé à dire tout de même quelque
chose, lui fit cette réflexion, pleine de bon sens, mais non pas
d'à-propos, «qu'il faut se lever de bonne heure, pour jouir de la
matinée»:

--_Morgenstund hat Gold im Mund._

Christophe finit par ne plus oser se tourner sur sa chaise, de peur de
s'entendre interpeller par d'autres voix venues de tous les coins de la
chambre. Il avait envie de leur dire:

--Taisez-vous donc, petits monstres! On ne s'entend pas ici.

Et il fut pris d'un fou rire, qu'il tâcha d'expliquer à ses hôtes par
le souvenir de la réunion de tout â l'heure, à l'école. Pour rien au
monde, il n'eût voulu les blesser. Au reste, il n'était pas très
sensible au ridicule. Très vite, il s'habitua à la cordialité loquace
des choses et des êtres. Que ne leur eût-il passé! C'étaient de si
bonnes gens! Ils n'étaient pas ennuyeux; s'ils manquaient de goût, ils
ne manquaient pas d'intelligence.

Ils se trouvaient un peu perdus dans le pays, où ils venaient
d'arriver. La susceptibilité insupportable de la petite ville de
province n'admettait point qu'on y entrât, comme dans un moulin, sans
avoir sollicité, dans les règles, l'honneur d'en faire partie. Les
Reinhart n'avaient pas tenu assez de compte du protocole provincial, qui
régit les devoirs des nouveaux arrivants dans une ville, à l'égard de
ceux qui y sont installés avant eux. À la rigueur, Reinhart s'y fût
soumis machinalement. Mais sa femme, que ces corvées assommaient, et
qui n'aimait pas à se gêner, les remettait de jour en jour. Elle avait
choisi dans la liste des visites celles qui l'ennuyaient le moins, pour
les faire d'abord; les autres étaient indéfiniment remises. Les
notabilités, qui se trouvaient comprises dans cette dernière
catégorie, étaient suffoquées d'un tel manque d'égards. Angelika
Reinhart--(son mari la nommait Lili)--avait des manières un peu libres;
elle ne parvenait pas à prendre le ton officiel. Elle interpellait ses
supérieurs hiérarchiques, qui en rougissaient d'indignation; elle ne
craignait pas, au besoin, de leur donner un démenti. Elle avait la
langue bien pendue et éprouvait le besoin de dire tout ce qui lui
passait par la tête: c'étaient parfois des sottises énormes, dont on
se moquait derrière son dos; c'étaient aussi de grosses malices,
décochées en pleine poitrine, et qui lui faisaient des ennemis
mortels. Elle se mordait la langue, au moment où elle les disait, et
elle eût voulu les retenir: mais il était trop tard. Son mari, le plus
doux et le plus respectueux des hommes, lui faisait à ce sujet de
timides observations. Elle l'embrassait, en lui disant qu'elle était
une sotte, et qu'il avait raison. Mais, l'instant d'après, elle
recommençait; et c'était surtout quand et où il fallait le moins dire
certaines choses, qu'aussitôt elle les disait: elle eût crevé, si
elle ne les eût dites.--Elle était bien faite pour s'entendre avec
Christophe.

Parmi les nombreuses choses saugrenues, qu'il ne fallait pas dire, et
que par conséquent elle disait, revenait à tout propos une comparaison
déplacée de ce qui se faisait en Allemagne et de ce qui se faisait en
France. Allemande elle-même,--(nulle ne l'était plus qu'elle)--mais
élevée en Alsace, et en rapports d'amitié avec des Alsaciens
français, elle avait subi cette attraction de la civilisation latine,
à laquelle ne résistaient pas, dans les pays annexés, tant
d'Allemands, et de ceux qui semblaient les moins faits pour la sentir.
Peut-être, pour dire vrai, cette attraction était-elle devenue plus
forte, par esprit de contradiction, depuis qu'Angelika avait épousé un
Allemand du Nord et se trouvait dans un milieu purement germanique.

Dès la première soirée avec Christophe, elle entama son sujet de
discussion habituel. Elle vanta l'aimable liberté des conversations
françaises. Christophe lui fit écho. La France, pour lui, était
Corinne: de beaux yeux lumineux, une jeune bouche rieuse, des manières
franches et libres, une voix bien timbrée: il avait grande envie d'en
connaître davantage.

Lili Reinhart tapa des mains de se trouver si bien d'accord avec
Christophe.

--C'est dommage, dit-elle, que ma petite amie française ne soit
plus ici; mais elle n'a pu y tenir: elle est partie.

L'image de Corinne s'éteignit aussitôt. Comme une fusée qui meurt
fait paraître soudain dans le ciel sombre les douces et profondes
lueurs des étoiles, une autre image, d'autres yeux apparurent.

--Qui? demanda Christophe, sursautant. La petite institutrice?

--Comment! fit madame Reinhart, vous la connaissiez aussi?

Ils firent sa description: les deux portraits étaient identiques.

--Vous la connaissiez? répétait Christophe. Oh! dites-moi tout ce
que vous savez d'elle!...

Madame Reinhart commença par protester qu'elles étaient amies intimes
et qu'elles se confiaient tout. Mais quand il fallut entrer dans le
détail, ce tout se réduisit à fort peu de chose. Elles s'étaient
rencontrées en visite. Madame Reinhart avait fait des avances à la
jeune fille; et, avec son habituelle cordialité, elle l'avait invitée
à venir la voir. La jeune fille était venue deux ou trois fois, et
elles avaient causé. Ce n'avait pas été sans peine que la curieuse
Lili avait réussi à savoir quelque chose de la vie de la petite
Française: la jeune fille était fort réservée; il fallait lui
arracher son histoire, lambeau par lambeau. Madame Reinhart avait tout
juste appris qu'elle se nommait Antoinette Jeannin; elle était sans
fortune, et avait, pour toute famille, un jeune frère resté à Paris,
qu'elle se dévouait à soutenir. Elle parlait de lui sans cesse:
c'était le seul sujet sur lequel elle se montrât un peu expansive; et
Lili Reinhart avait gagné sa confiance, en témoignant une sympathie
apitoyée pour le jeune garçon, seul à Paris, sans parents, sans amis,
pensionnaire dans un lycée. C'était pour subvenir aux frais de son
éducation qu'Antoinette avait accepté une place à l'étranger. Mais
les deux pauvres enfants ne pouvaient vivre l'un sans l'autre; ils
s'écrivaient, chaque jour; et le moindre retard à l'arrivée de la
lettre attendue les jetait dans une inquiétude maladive. Antoinette ne
cessait de se tourmenter pour son frère: l'enfant n'avait pas le
courage de lui cacher la tristesse de sa solitude; chacune de ses
plaintes résonnait dans le cœur d'Antoinette avec une intensité
déchirante; elle se torturait à la pensée qu'il souffrait, et elle
s'imaginait souvent qu'il était malade, mais qu'il ne voulait pas le
dire. La bonne madame Reinhart avait dû bien des fois la rabrouer
amicalement, pour ces craintes sans motif; et elle réussissait, pour un
moment, à lui rendre confiance.--Sur la famille d'Antoinette, sur sa
condition, sur le fond de son âme, elle n'avait rien pu savoir. À la
première question, la jeune fille se repliait sur elle-même, avec une
timidité effarouchée. Elle était instruite; elle paraissait avoir une
expérience précoce; elle semblait à la fois naïve et désabusée,
pieuse et sans illusions. Elle n'avait pas été heureuse ici, dans une
famille sans tact et sans bonté.--Comment elle était partie, madame
Reinhart ne savait pas au juste. On prétendait qu'elle s'était mal
conduite. Angelika n'en croyait rien; elle eût mis sa main au feu que
c'étaient de dégoûtantes calomnies, bien dignes de cette ville sotte
et malfaisante. Mais il y avait eu des histoires: peu importaient
lesquelles, n'est-ce pas?

--Oui, dit Christophe, qui baissait la tête.

--Enfin, elle est partie.

--Et que vous a-t-elle dit, en partant?

--Ah! dit Lili Reinhart, je n'ai pas eu de chance. Justement, j'étais
allée à Cologne pour deux jours! Au retour... _Zu spät!_ (Trop
tard!)... s'interrompit-elle, pour semoncer sa bonne, qui lui apportait
le citron trop tard pour le prendre dans son thé.

Et elle ajouta sentencieusement, avec la solennité naturelle que les
vraies âmes allemandes mettent à officier les actes familiers de
l'existence quotidienne:

--Comme si souvent dans la vie!...

(On ne savait s'il s'agissait du citron, ou de l'histoire interrompue.)

Elle reprit:

--Au retour, j'ai trouvé un mot d'elle, me remerciant de tout ce que
j'avais fait, et me disant qu'elle retournait à Paris. Elle n'a pas
laissé d'adresse.

--Et elle n'a plus écrit?

--Plus rien.

Christophe vit de nouveau disparaître dans la nuit la mélancolique
figure, dont les yeux lui étaient réapparus, un moment, tels qu'ils le
regardaient, pour la dernière fois, à travers la glace du wagon.



L'énigme de la France se posait de nouveau avec plus d'insistance.
Christophe ne se lassait pas d'interroger madame Reinhart sur ce pays
qu'elle prétendait connaître. Et madame Reinhart, qui n'y était
jamais allée, ne manquait point de le renseigner. Reinhart, excellent
patriote, plein de préjugés contre la France, qu'il ne connaissait pas
mieux que sa femme, risquait parfois des réserves, quand l'enthousiasme
de Lili devenait trop excessif; mais elle redoublait ses assertions avec
plus d'énergie, et Christophe, sans savoir, de confiance, faisait
chorus.

Ce qui lui fut plus précieux encore que les souvenirs de Lili Reinhart,
ce furent ses livres. Elle s'était fait une petite bibliothèque de
volumes français: des manuels d'école, quelques romans, quelques
pièces achetées au hasard. À Christophe, avide de s'instruire et ne
connaissant rien de la France, ils parurent un trésor, quand Reinhart
les mit obligeamment à sa disposition.

Il prit, pour commencer, des recueils de morceaux choisis, d'anciens
livres scolaires, qui avaient servi à Lili Reinhart ou à son mari,
quand ils allaient en classe. Reinhart assurait qu'il lui fallait
débuter par là, s'il voulait apprendre à se débrouiller au milieu de
cette littérature, qui lui était totalement inconnue. Christophe,
plein de respect pour ceux qui en savaient plus que lui, obéit
religieusement; et, le soir même, il se mit à lire. Il tâcha d'abord
de se rendre compte sommairement des richesses qu'il possédait.

Il fit connaissance avec des écrivains français, qui se nommaient:
Théodore-Henri Barrau, François Pétis de la Croix, Frédéric Baudry,
Emile Delérot, Charles-Auguste-Désiré Filon, Samuel Descombaz, et
Prosper Baur. Il lut des poésies de l'abbé Joseph Reyre, de Pierre
Lachambaudie, du duc de Nivernois, de André van Hasselt, d'Andrieux, de
madame Colet, de Constance-Marie princesse de Salm-Dyck, de Henriette
Hollard, de Gabriel-Jean-Baptiste-Ernest-Wilfrid Legouvé, d'Hippolyte
Violeau, de Jean Reboul, de Jean Racine, de Jean de Béranger, de
Frédéric Béchard, de Gustave Nadaud, d'Édouard Plouvier, d'Eugène
Manuel, de Hugo, de Millevoye, de Chênedollé, de James Lacour
Delâtre, de Félix Chavannes, de Francis-Edouard-Joachim dit François
Coppée, et de Louis Belmontet. Christophe, perdu, noyé, submergé dans
ce déluge poétique, passa à la prose. Il y trouva Gustave de
Molinari, Fléchier, Ferdinand-Edouard Buisson, Mérimée, Malte-Brun,
Voltaire, Lamé-Fleury, Dumas père, J.-J. Rousseau, Mézières,
Mirabeau, de Mazade, Claretie, Cortambert, Frédéric II, et monsieur de
Voguë. L'historien français le plus souvent cité était Maximilien
Samson-Frédéric Schœll. Christophe trouva dans cette anthologie
française la Proclamation du nouvel Empire d'Allemagne; et il lut un
portrait des Allemands par Frédéric-Constant de Rougemont, où il
apprit que «_l'Allemand naissait pour vivre dans le monde de l'âme. Il
n'a point la gaieté bruyante et légère du Français. Il a beaucoup
d'âme; ses affections sont tendres, profondes. Il est infatigable dans
ses travaux et persévérant dans ses entreprises. Il n'est pas de
peuple qui soit plus moral, et chez qui la durée de la vie soit aussi
longue. L'Allemagne compte un nombre extraordinaire d'écrivains. Elle a
le génie des beaux-arts. Tandis que les habitants des autres pays
mettent leur gloire à être Français, Anglais, Espagnols, l'Allemand
au contraire embrasse dans son amour impartial l'humanité entière.
Enfin, par sa position au centre même de l'Europe, la nation allemande
semble être à la fois le cœur et la raison supérieure de
l'humanité._»

Christophe, fatigué, étonné, ferma le livre et pensa:

--Les Français sont de bons garçons; mais ils ne sont pas forts.

Il prit un autre volume. Celui-ci était d'un niveau supérieur; il
s'adressait aux grandes Écoles. Musset y tenait trois pages, et Victor
Duruy trente. Lamartine sept pages, et Thiers près de quarante. On
donnait _le Cid_ tout entier,--presque tout entier:--(on avait supprimé
les monologues de don Diègue et de Rodrigue, parce qu'ils faisaient
longueur...)--Lanfrey exaltait la Prusse contre Napoléon Ier: aussi, la
place ne lui avait pas été mesurée; il en tenait plus, à lui seul,
que tous les grands classiques du dix-huitième siècle. De copieux
récits des défaites françaises de 1870 avaient été puisés dans _la
Débâcle_ de Zola. On ne voyait là ni Montaigne, ni La Rochefoucauld,
ni La Bruyère, ni Diderot, ni Stendhal, ni Balzac, ni Flaubert. En
revanche, Pascal, absent de l'autre livre, apparaissait dans celui-ci,
à titre de curiosité; et Christophe apprit en passant que ce
convulsionnaire «_faisait partie des pères de Port-Royal, institution
de jeunes filles, près de Paris..._[2]»

Christophe fut sur le point d'envoyer tout promener: la tête lui
tournait; il n'y voyait plus rien. Il se disait: «Jamais je n'en
sortirai.» Il était incapable de se formuler un jugement. Il
feuilletait au hasard, depuis des heures, sans savoir où il allait. Il
ne lisait pas facilement le français; et, quand il s'était donné bien
du mal pour comprendre un passage, c'étaient presque toujours des
choses insignifiantes et ronflantes.

Cependant, du milieu de ce chaos, des traits de lumière jaillissaient,
des coups d'épée, des mots cinglants et sabrants, des rires
héroïques. Peu à peu, une impression se dégageait de cette première
lecture, peut-être par le fait du plan tendancieux des recueils. Les
éditeurs allemands avaient surtout choisi dans ces morceaux tout ce qui
pouvait établir, au témoignage des Français eux-mêmes, les défauts
des Français et la supériorité allemande. Mais ils ne se doutaient
pas que ce qu'ils mettaient ainsi en lumière, aux yeux d'un esprit
indépendant, comme Christophe, c'était l'étonnante liberté de ces
Français, qui critiquaient tout chez eux et louaient leurs adversaires.
Michelet célébrait Frédéric II, Lanfrey les Anglais de Trafalgar,
Charras la Prusse de 1813. Nul ennemi de Napoléon n'avait osé en
parler d'une façon aussi dure. Les choses les plus respectées
n'étaient pas à l'abri de leur esprit frondeur. Jusque sous le grand
Roi, les poètes à perruques avaient leur franc-parler. Molière
n'épargnait rien. La Fontaine raillait tout. Boileau flétrissait la
noblesse. Voltaire insultait la guerre, fessait la religion, bafouait la
patrie. Moralistes, satiriques, pamphlétaires, auteurs comiques,
rivalisaient d'audace joyeuse ou sombre. C'était un manque de respect
universel. Les honnêtes éditeurs allemands en étaient quelquefois
effarés; ils éprouvaient le besoin de rassurer leur conscience, en
cherchant à excuser Pascal, qui mettait dans le même sac les
cuisiniers, les crocheteurs, les soldats et les goujats; ils
protestaient, en note, que Pascal n'eût point parlé ainsi, s'il avait
connu les nobles armées modernes. Ils ne manquaient pas non plus de
rappeler avec quel bonheur Lessing avait corrigé les Fables de la
Fontaine, changeant d'après le conseil du Genevois Rousseau, le fromage
de maître Corbeau en un morceau de viande empoisonnée, dont meurt le
vil renard:

«_Puissiez-vous ne jamais obtenir que du poison, maudits flatteurs!_»

Ils clignotaient des yeux devant la vérité nue; mais Christophe se
réjouissait: il aimait la lumière. De-ci, de-là, il avait bien un
petit heurt, lui aussi; il n'était pas habitué à cette indépendance
effrénée, qui, aux yeux de l'Allemand le plus libre, malgré tout
habitué à la discipline, fait l'effet de l'anarchie. Il était
dérouté d'ailleurs par l'ironie française: il prenait certaines
choses trop au sérieux; d'autres, qui étaient d'implacables
négations, lui semblaient au contraire des paradoxes plaisants.
N'importe! Étonné ou choqué, il était attiré, peu à peu. Il avait
renoncé à classer ses impressions; il passait d'un sentiment à
l'autre: il vivait. La gaieté des récits français:--Chamfort, Ségur,
Dumas père, Mérimée, pêle-mêle entassés,--lui dilatait l'esprit;
et, de temps en temps, par bouffées, montait de quelque page l'odeur
enivrante et farouche des Révolutions.

Il était près du matin, quand Louisa, qui dormait dans la chambre
voisine, vit, en se réveillant, la lumière filtrer entre les fentes de
la porte de Christophe. Elle frappa au mur et lui demanda s'il était
malade. Une chaise grinça sur le plancher; la porte s'ouvrit; et
Christophe apparut, en chemise, une bougie et un livre à la main, avec
des gestes solennels et burlesques. Louisa, saisie, se dressa sur son
lit, pensant qu'il était fou. Il se mita rire, et, agitant sa bougie,
il déclamait une scène de Molière. Au milieu d'une phrase, il pouffa;
il s'assit au pied du lit de sa mère, pour reprendre haleine; la
lumière tremblait dans sa main. Louisa, rassurée, bougonnait
affectueusement:

--Qu'est-ce qu'il a? Qu'est-ce qu'il a? Veux-tu aller te coucher!... Mon
pauvre garçon, tu deviens donc tout à fait idiot?

Mais il repartait de plus belle:

--Tu dois écouter cela!

Et, s'installant à son chevet, il se mit à lui lire la pièce, en
reprenant depuis le commencement. Il croyait voir Corinne; il entendait
son accent hâbleur, Louisa protestait:

--Va-t'en! Va-t'en! Tu vas prendre froid. Tu m'ennuies. Laisse-moi
dormir!

Il continuait, inexorable. Il gonflait la voix, il remuait les bras, il
s'étranglait de rire; et il demandait à sa mère si ce n'était pas
admirable. Louisa lui avait tourné le dos, et, pelotonnée dans ses
couvertures, elle se bouchait les oreilles et disait:

--Laisse-moi tranquille!...

Mais elle riait tout bas de l'entendre rire. À la fin, elle cessa de
protester. Et comme Christophe, ayant terminé l'acte, la prenait
vainement à témoin de l'intérêt de sa lecture, il se pencha sur
elle, et vit qu'elle dormait. Alors, il sourit, lui baisa doucement les
cheveux, et, sans bruit, rentra chez lui.



Il retourna puiser dans la bibliothèque des Reinhart. Tous les livres y
passèrent, pêle-mêle, les uns après les autres. Christophe dévora
tout. Il avait un tel désir d'aimer le pays de Corinne et de
l'inconnue, tant d'enthousiasme à dépenser qu'il en trouva l'emploi.
Même dans des œuvres de second ordre, une page, un mot lui faisait
l'effet d'une bouffée d'air libre. Il se l'exagérait, surtout quand il
en parlait à madame Reinhart, qui ne manquait pas de surenchérir. Bien
qu'elle fût ignorante comme une carpe, elle s'amusait à opposer la
culture française à la culture allemande, et elle humiliait celle-ci
au profit de celle-là, pour faire enrager son mari et pour se venger
des ennuis qu'elle avait à subir de la petite ville.

Reinhart s'indignait. En dehors de sa science, il en était resté aux
notions enseignées à l'école. Pour lui, les Français étaient des
gens adroits, intelligents dans les choses pratiques, aimables, sachant
causer, mais légers, susceptibles, vantards, incapables d'aucun
sérieux, d'aucun sentiment fort, d'aucune sincérité,--un peuple sans
musique, sans philosophie, sans poésie, (à part _l'Art Poétique_,
Béranger, et François Coppée),--le peuple du pathos, des grands
gestes, de la parole exagérée, et de la pornographie. Il n'avait pas
assez de mots pour flétrir l'immoralité latine; et, faute de mieux, il
revenait toujours à celui de _frivolité_, qui, dans sa bouche, comme
dans celle de ses compatriotes, prenait un sens particulièrement
désobligeant. Il terminait par le couplet habituel en l'honneur du
noble peuple allemand,--le peuple moral («_Par là_, dit Herder, _il se
distingue de tous les autres peuples_»,)--le peuple fidèle (_treues
Volk... Treu_) cela veut tout dire: sincère, fidèle, loyal, et
droit--le Peuple par excellence, comme dit Fichte,--la Force allemande,
symbole de toute justice et de toute vérité,--la Pensée
allemande,--le _Gemüt_ allemand,--la langue allemande, seule langue
originale, seule conservée pure, comme la race elle-même,--les femmes
allemandes, le vin allemand, et le chant allemand... «_L'Allemagne,
l'Allemagne au-dessus de tout, dans le monde!_»

Christophe protestait. Madame Reinhart s'esclaffait. Ils criaient très
fort tous les trois. Ils s'entendaient très bien ensemble: ils savaient
tous les trois qu'ils étaient de bons Allemands.

Christophe venait souvent causer, dîner, se promener avec ses nouveaux
amis. Lili Reinhart le choyait, lui faisait des soupers succulents: elle
était enchantée de trouver ce prétexte pour satisfaire sa propre
gourmandise. Elle avait toutes sortes d'attentions sentimentales et
culinaires. Pour l'anniversaire de Christophe, elle lui fit une tarte
sur laquelle étaient plantées vingt bougies, et, au milieu, une petite
figure en sucre, vêtue à la grecque, qui avait la prétention, de
représenter Iphigénie, et qui tenait un bouquet. Christophe,
profondément Allemand, en dépit qu'il en eut, était touché par ces
manifestations pas très raffinées d'une affection véritable.

Les excellents Reinhart savaient trouver des moyens plus délicats de
prouver leur active amitié. À l'instigation de sa femme, Reinhart, qui
lisait à peine les notes de musique, acheta une vingtaine d'exemplaires
des _Lieder_ de Christophe,--(les premiers qui fussent sortis de la
boutique de l'éditeur);--il les répandit en Allemagne, de différents
côtés, parmi ses connaissances universitaires; il en fit envoyer un
certain nombre à des libraires de Leipzig et de Berlin, avec qui il
était en relations pour ses ouvrages scolaires. Cette initiative
touchante et maladroite, dont Christophe ne sut rien, ne donna
d'ailleurs aucun fruit, pour le moment. Les _Lieder_ envoyés de côté
et d'autre semblèrent avoir fait long feu: personne n'en parla; et les
Reinhart, chagrins de cette indifférence, s'applaudissaient d'avoir
tenu Christophe en dehors de leurs démarches; car il en aurait eu plus
de peine que de réconfort.--Mais, en réalité, rien ne se perd, comme
on a tant de fois l'occasion de le constater dans la vie; nul effort ne
reste vain. On n'en sait rien, pendant des années; puis, un jour, on
s'aperçoit que la pensée a fait son chemin. Les Lieder de Christophe
allèrent à petits pas au cœur de quelques braves gens, perdus dans
leur province, trop timides, ou trop las, pour le lui dire.

Un seul lui écrivit. Deux ou trois mois après les envois de Reinhart,
Christophe reçut une lettre: émue, cérémonieuse, enthousiaste, de
formes surannées, elle venait d'une petite ville de Thuringe, et était
signée «_Universitätsmusikdirektor Professor Dr_ Peter Schulz ».

Ce fut une grande joie pour Christophe, une plus grande encore pour les
Reinhart, quand il ouvrit chez eux la lettre qu'il avait oubliée deux
jours dans sa poche. Ils la lurent ensemble. Reinhart échangeait avec
sa femme des signes d'intelligence, que ne remarquait pas Christophe.
Celui-ci semblait radieux, quand brusquement Reinhart le vit s'assombrir
et s'interrompre, au milieu de sa lecture.

--Eh bien, pourquoi t'arrêtes-tu? demanda-t-il.

(Ils se tutoyaient déjà.)

Christophe jeta la lettre sur la table, avec colère.

--Non, c'est trop fort! dit-il.

--Quoi donc?

--Lis!

Il tourna le dos à la table, et s'en alla bouder dans un coin.

Reinhart lut, avec sa femme, et ne trouva que les expressions de
l'admiration la plus éperdue.

--Je ne vois pas, dit-il, étonné.

--Tu ne vois pas? Tu ne vois pas?...--cria Christophe, en reprenant la
lettre, et en la lui mettant sous les yeux.--Mais tu ne sais donc pas
lire? Tu ne vois pas qu'il est aussi un «_Brahmine_»?

Alors seulement, Reinhart remarqua que le _Universitätsmusikdirector_,
dans une ligne de sa lettre, comparait les _Lieder_ de Christophe à
ceux de Brahms... Christophe se lamentait:

--Un ami! Je trouve enfin un ami!... Et à peine je l'ai gagné que
je l'ai déjà perdu!...

Il était suffoqué par la comparaison. Si on l'eût laissé faire,
sur-le-champ, il eût répondu par une lettre de sottises. Ou,
peut-être, à la réflexion, il se fût cru très sage et très
généreux, en ne répondant rien du tout. Heureusement, les Reinhart,
tout en s'amusant de sa mauvaise humeur, l'empêchèrent de commettre
une absurdité de plus. Ils lui firent écrire un mot de remerciements.
Mais ce mot, écrit en rechignant, était froid et contraint.
L'enthousiasme de Peter Schulz n'en fut pas ébranlé: il envoya encore
deux ou trois lettres, débordantes d'affection. Christophe n'était pas
un bon épistolier; et, quoiqu'un peu réconcilié avec l'ami inconnu
par le ton de sincérité qu'il sentait à travers ses lignes, il laissa
tomber la correspondance. Schulz finit par se taire. Christophe n'y
pensa plus.



Il voyait maintenant les Reinhart, chaque jour, et souvent plusieurs
fois par jour. Ils passaient presque toutes leurs soirées ensemble.
Après une journée, seul, concentré en lui-même, il avait un besoin
physique de parler, de dire ce qu'il avait en tête, même si on ne le
comprenait pas, de rire avec ou sans raison, de se dépenser, de se
détendre.

Il leur faisait de la musique. N'ayant pas d'autre moyen de témoigner
sa reconnaissance, il se mettait au piano et jouait pendant des heures.
Madame Reinhart n'était pas du tout musicienne, et elle avait grand
peine à ne pas bâiller; mais, par sympathie pour Christophe, elle
feignait de s'intéresser à ce qu'il jouait. Reinhart, sans être
beaucoup plus musicien, était touché, d'une façon matérielle, par
certaines pages; et alors, il était remué violemment, jusqu'à en
avoir les larmes aux yeux: ce qui lui semblait idiot. Le reste du temps,
rien: c'était du bruit pour lui. Règle générale, d'ailleurs: il
n'était jamais ému que par ce qu'il y avait de moins bon dans
l'œuvre,--des passages tout à fait insignifiants.--Ils se persuadaient
tous deux qu'ils comprenaient Christophe; et Christophe voulait se le
persuader aussi. Il lui prenait bien de temps en temps une envie
malicieuse de se moquer d'eux: il leur tendait des pièges, il leur
jouait des choses qui n'avaient aucun sens, d'ineptes pots-pourris; et
il leur laissait croire qu'il en était l'auteur. Puis, quand ils
avaient bien admiré, il leur avouait la farce. Alors, ils se
méfiaient; et, depuis, quand Christophe prenait des airs mystérieux
pour leur jouer un morceau, ils s'imaginaient qu'il voulait encore les
attraper; et ils le critiquaient. Christophe les laissait dire, faisait
chorus, convenait que cette musique ne valait pas le diable, puis,
brusquement, s'esclaffait:

--Cré coquins! Comme vous avez raison!... C'est de moi!

Il était heureux, comme un roi, de les avoir trompés. Madame Reinhart,
un peu vexée, venait lui donner une petite tape; mais il riait de si
bon cœur qu'ils riaient avec lui. Ils ne prétendaient pas à
l'infaillibilité. Et comme ils ne savaient plus sur quel pied danser,
Lili Reinhart avait pris le parti de tout critiquer, et son mari de tout
louer: ainsi, ils étaient bien sûrs que l'un des deux serait toujours
de l'avis de Christophe.

C'était moins le musicien qui les attirait en Christophe que le bon
garçon, un peu toqué, affectueux et vivant. Le mal qu'ils avaient
entendu dire de lui les avait disposés en sa faveur: comme lui, ils
étaient oppressés par l'atmosphère de la petite ville; comme lui, ils
étaient francs, ils jugeaient par eux-mêmes, et ils le regardaient
comme un grand enfant, pas très habile dans la vie et victime de sa
franchise.

Christophe ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur ses nouveaux amis;
et il était un peu mélancolique de se dire qu'ils ne comprenaient pas
le plus profond de son être, que jamais ils ne le comprendraient. Mais
il était sevré d'amitié, et il en avait tant besoin qu'il leur
gardait une gratitude infinie de vouloir bien l'aimer un peu.
L'expérience de cette dernière année l'avait instruit: il ne se
reconnaissait plus le droit d'être difficile. Deux ans plus tôt, il
n'eût pas été si patient: il se rappelait, avec un remords amusé, sa
sévérité à l'égard des braves et ennuyeux Euler. Hélas! comme il
était devenu sage!... Il en soupirait un peu. Une voix secrète lui
soufflait:

--Oui, mais pour combien de temps?

Cela le faisait sourire, et il était consolé.

Que n'eût-il pas donné pour avoir un ami, un seul qui le comprît et
partageât son âme!--Mais bien qu'il fût tout jeune encore, il avait
assez d'expérience du monde pour savoir que son vœu était de ceux que
la vie réalise le plus difficilement, et qu'il ne pouvait prétendre à
être plus heureux que la plupart des vrais artistes qui l'avaient
précédé. Il avait appris à connaître l'histoire de quelques-uns
d'entre eux. Certains livres, empruntés à la bibliothèque de
Reinhart, lui avaient fait connaître les terribles épreuves par où
avaient passé les musiciens allemands du dix-septième siècle, et la
tranquille constance, dont telle de ces grandes âmes,--la plus grande
de toutes: l'héroïque Schütz,--avait fait preuve, poursuivant
inébranlablement sa route, au milieu des villes incendiées, des
provinces englouties par la peste, de la patrie envahie, foulée aux
pieds par les bandes de toute l'Europe et--le pire--brisée, lassée,
dégradée par le malheur, n'essayant plus de lutter, indifférente à
tout, n'aspirant qu'au repos. Il pensait: «Qui aurait le droit de se
plaindre devant un pareil exemple? Ils n'avaient point de public, ils
n'avaient point d'avenir; ils écrivaient pour eux seuls et pour Dieu;
ce qu'ils écrivaient aujourd'hui, le jour qui allait venir peut-être
l'anéantirait. Cependant, ils continuaient d'écrire, et ils n'étaient
point tristes: rien ne leur faisait perdre leur bonhomie intrépide; ils
se satisfaisaient de leur chant, et ils ne demandaient à la vie que de
vivre, de gagner tout juste leur pain, de se décharger de leur pensée
dans leur art, et de trouver deux ou trois braves gens, simples, vrais,
pas artistes, qui sans doute ne les comprenaient pas, mais qui les
aimaient bonnement.--Comment eût-il osé être plus exigeant? Il y a un
minimum de bonheur, que l'on peut demander. Mais nul n'a droit à
davantage: c'est à soi-même de se donner le surplus; les autres ne
vous le doivent pas.»

Ces pensées le rassérénaient; et il en aimait mieux ses braves amis
Reinhart. Il ne pensait pas qu'on viendrait lui disputer cette dernière
affection.



Il comptait sans la méchanceté des petites villes. Leurs rancunes sont
tenaces,--d'autant plus qu'elles n'ont aucun but. Une bonne haine, qui
sait ce qu'elle veut, s'apaise quand elle l'a obtenu. Mais des êtres
malfaisants par ennui ne désarment jamais; car ils s'ennuient toujours.
Christophe était une proie offerte à leur désœuvrement. Il était
battu, sans doute; mais il avait l'audace de n'en point paraître
accablé. Il n'inquiétait plus personne; mais il ne s'inquiétait de
personne. Il ne demandait rien: on ne pouvait rien contre lui. Il était
heureux avec ses nouveaux amis, et indifférent à tout ce qu'on disait
ou pensait de lui. Cela ne pouvait se supporter.--Madame Reinhart
irritait encore plus. L'amitié qu'elle affichait pour Christophe, à
l'encontre de toute la ville, semblait, comme son attitude, un défi à
l'opinion. La bonne Lili Reinhart ne défiait rien, ni personne: elle ne
pensait pas à provoquer les autres; elle faisait ce qui lui semblait
bon, sans demander l'avis des autres. C'était la pire provocation.

On était à l'affût de leurs gestes. Ils ne se méfiaient point. L'un
extravagant et l'autre écervelée, ils manquaient de prudence, quand
ils sortaient ensemble, ou même, à la maison, quand, le soir, ils
causaient et riaient, accoudés au balcon. Ils se laissaient aller
innocemment à une familiarité de manières, qui devait fournir un
aliment à la calomnie.

Un matin, Christophe reçut une lettre anonyme. On l'accusait, en termes
bassement injurieux, d'être l'amant de madame Reinhart. Les bras lui en
tombèrent. Jamais il n'avait eu la moindre pensée, même de flirt,
avec elle: il était trop honnête; il avait pour l'adultère une
horreur puritaine: la seule idée de ce partage malpropre lui causait
une répulsion. Prendre la femme d'un ami lui eût semblé un crime; et
Lili Reinhart eût été la dernière personne du monde avec qui il eût
été tenté de le commettre: la pauvre femme n'était point belle, il
n'aurait même pas eu l'excuse d'une passion.

Il retourna chez ses amis, honteux et gêné. Il trouva la même gêne.
Chacun d'eux avait reçu une lettre analogue; mais ils n'osaient pas se
le dire; et, tous trois, s'observant l'un l'autre et s'observant
soi-même, ils n'osaient plus ni bouger, ni parler, et ne faisaient que
des sottises. Si l'insouciance naturelle de Lili Reinhart reprenait le
dessus, un moment, si elle se remettait à rire et dire des
extravagances, brusquement un regard de son mari, ou de Christophe,
l'interloquait; le souvenir de la lettre lui traversait l'esprit; elle
se troublait; Christophe et Reinhart se troublaient aussi. Et chacun
pensait:

--Les autres ne savent-ils pas?

Cependant, ils ne s'en disaient rien et tâchaient de vivre comme avant.

Mais les lettres anonymes continuèrent, de plus en plus insultantes,
ordurières; elles les jetaient dans un état d'énervement et de honte
intolérable. Ils se cachaient, quand ils les recevaient, et ils
n'avaient pas la force de les brûler sans les lire: ils les ouvraient
d'une main tremblante; le cœur leur manquait en dépliant la page; et,
quand ils y lisaient ce qu'ils craignaient d'y lire, avec quelque
variation nouvelle sur le même thème,--inventions ingénieuses et
ignobles d'un esprit appliqué à nuire,--ils en pleuraient tout bas.
Ils s'épuisaient à chercher quel pouvait être le misérable, qui
s'attachait à les poursuivre.

Un jour, madame Reinhart, à bout de forces, avoua à son mari la
persécution dont elle était victime; et il lui avoua, les larmes aux
yeux, qu'il la subissait aussi. En parleraient-ils à Christophe? Ils
n'osaient. Il fallait l'avertir pourtant, afin qu'il fût prudent.--Dès
les premiers mots que madame Reinhart lui dit, en rougissant, elle vit
avec consternation que Christophe recevait aussi des lettres. Cet
acharnement dans la méchanceté les affola. Madame Reinhart ne douta
plus que la ville entière ne fût dans le secret. Au lieu de se
soutenir mutuellement, ils achevèrent de se démoraliser. Ils ne
savaient que faire. Christophe parlait d'aller casser la tête à
quelqu'un.--Mais à qui? Et puis, ce serait alors que les calomnies
auraient beau jeu!... Mettre la police au courant des lettres? Ce serait
rendre publiques leurs insinuations... Faire semblant de les ignorer? Ce
n'était plus possible. Leurs rapports d'amitié étaient maintenant
troublés. Reinhart avait beau avoir une foi absolue en l'honnêteté de
sa femme et de Christophe: il les soupçonnait malgré lui. Il sentait
la dégradante absurdité des ses soupçons; il s'imposait de laisser
seuls ensemble Christophe et sa femme. Mais il souffrait; et sa femme le
voyait bien.

Pour elle, ce fut encore pis. Jamais elle n'avait pensé à flirter avec
Christophe, pas plus que Christophe avec elle. Les calomnies lui
insinuèrent la ridicule idée que Christophe, après tout, avait
peut-être pour elle un sentiment amoureux; et, bien qu'il fût à cent
lieues de lui en rien montrer, elle crut bon de s'en défendre, non par
des allusions précises, mais par des précautions maladroites, que
Christophe ne comprit pas d'abord, et qui, lorsqu'il comprit, le mirent
hors de lui. C'était bête a pleurer! Lui, amoureux de cette brave
petite bourgeoise, bonne, laide et commune!... Et qu'elle le crût!...
Et qu'il ne pût pas se défendre, lui dire, dire au mari:

--Allons donc! Soyez tranquilles! Il n'y a pas de danger!...

Mais non, il ne pouvait pas offenser ces excellentes gens. Et il se
rendait compte, d'ailleurs, que si elle se défendait d'être aimée par
lui, c'était qu'elle commençait secrètement à l'aimer: les lettres
anonymes avaient eu ce beau résultat de lui en avoir soufflé l'idée
sotte et romanesque.

La situation était devenue si pénible et si niaise qu'il n'était plus
possible de continuer. Lili Reinhart, qui, en dépit de ses forfanteries
de langage, n'avait aucune force de caractère, perdit la tête devant
l'hostilité sourde de la ville. Ils se donnèrent des prétextes
honteux pour ne plus se voir:

«Madame Reinhart était souffrante... Reinhart avait à travailler...
Ils s'absentaient pour quelques jours...»

Mensonges maladroits, que le hasard prenait un malin plaisir à démasquer.

Plus franc, Christophe dit:

--Séparons-nous, mes pauvres amis. Nous ne sommes pas de force.

Les Reinhart pleurèrent.--Mais ce fut un soulagement pour eux, après
qu'ils eurent rompu.

La ville pouvait triompher. Cette fois, Christophe était bien seul.
Elle lui avait volé jusqu'au dernier souffle d'air:--l'affection, si
humble soit-elle, sans laquelle aucun cœur ne peut vivre.



[Footnote 1: Sobriquet, sous lequel des pamphlétaires allemands
désignaient entre eux le Kaiser.]

[Footnote 2: Les anthologies de la littérature française, que
Jean-Christophe emprunte à la bibliothèque de ses amis Reinhart, sont:

I.--_Choix de lectures françaises à l'usage des écoles secondaires_, par
HUBERT H. WINGERATH, docteur en philosophie, directeur de l'École réale
Saint-Jean à Strasbourg.--Deuxième partie: classes moyennes.--7e édition,
1902. Dumont-Schauberg.

II.--L. HERBIG et G. F. BURGUY: _La France littéraire_, remaniée par
F. TENDERING, directeur du Real-Gymnasium des Johanneums, Hambourg.--1904.
Brunswick.]



_TROISIÈME PARTIE_


LA DÉLIVRANCE


Il n'avait plus personne. Tous ses amis avaient disparu. Le cher
Gottfried, qui lui était venu en aide à des heures difficiles et dont
il aurait eu tant besoin en ce moment, était parti depuis des mois, et
cette fois, pour toujours. Un soir de l'été dernier, une lettre,
écrite d'une grosse écriture, et qui portait l'adresse d'un village
lointain, avait appris à Louisa que son frère était mort, dans une de
ces tournées vagabondes que le petit colporteur s'obstinait à
continuer, malgré sa mauvaise santé. On l'avait enterré là-bas, dans
le cimetière du pays. La dernière amitié virile et sereine, qui eût
été capable de soutenir Christophe, s'était engloutie dans le
gouffre. Il restait seul, avec sa mère vieillie et indifférente à sa
pensée,--qui ne pouvait que l'aimer, qui ne le comprenait pas. Autour
de lui, l'immense plaine allemande, l'océan morne. À chaque effort
pour en sortir, il s'enfonçait davantage. La ville ennemie le regardait
se noyer...

Comme il se débattait, dans un éclair lui apparut, au milieu de sa
nuit, l'image de Hassler, le grand musicien qu'il avait tant aimé,
quand il était enfant, et dont la gloire maintenant rayonnait sur tout
le pays allemand. Il se souvint des promesses que Hassler lui avait
faites autrefois. Et il se raccrocha aussitôt à cette épave avec une
vigueur désespérée. Hassler pouvait le sauver! Hassler devait le
sauver! Que lui demandait-il? Ni secours, ni argent, ni aide
matérielle. Rien, sinon qu'il le comprît. Hassler avait été
persécuté comme lui. Hassler était un homme libre. Il comprendrait un
homme libre, que la médiocrité allemande poursuivait de ses rancunes
et tachait d'écraser. Ils combattaient le même combat.

Aussitôt qu'il eut cette idée, il l'exécuta. Il prévint sa mère
qu'il serait absent, huit jours; et il prit, le soir même, le train
pour la grande ville du nord de l'Allemagne, où Hassler était
_Kapellmeister._ Il ne pouvait plus attendre. C'était le dernier effort
pour respirer.



Hassler était célèbre. Ses ennemis n'avaient pas désarmé; mais ses
amis criaient qu'il était le plus grand musicien présent, passé, et
futur. Il était entouré de partisans et de dénigrants également
absurdes. Comme il n'était pas d'une forte trempe, il avait été aigri
par ceux-ci, et amolli par ceux-là. Il mettait toute son énergie à
faire ce qui était désagréable à ses critiques et pouvait les faire
crier; il était comme un gamin qui joue des niches. Ces niches étaient
souvent du goût le plus détestable: non seulement, il employait son
talent prodigieux à des excentricités musicales, qui faisaient
hérisser les cheveux sur la tête des pontifes; mais il manifestait une
prédilection taquine pour des textes baroques, pour des sujets
bizarres, pour des situations équivoques et scabreuses, en un mot, pour
tout ce qui pouvait blesser le bon sens et la décence ordinaires. Il
était content, quand le bourgeois hurlait; et le bourgeois ne s'en
faisait pas faute. L'empereur même, qui se mêlait d'art, avec
l'insolente présomption des parvenus et des princes, regardait comme un
scandale public la renommée de Hassler et ne laissait échapper aucune
occasion de manifester à ses œuvres effrontées une indifférence
méprisante. Hassler, enragé et enchanté de cette auguste opposition,
qui, pour les partis avancés de l'art allemand, était presque devenue
une consécration, continuait de plus belle à casser les vitres. À
chaque nouvelle sottise, les amis s'extasiaient et criaient au génie.

La coterie de Hassler se composait surtout de littérateurs, de peintres,
et de critiques décadents, qui avaient assurément le mérite de représenter
le parti de la révolte contre la réaction--éternellement menaçante
dans l'Allemagne du Nord--de l'esprit piétiste et de la morale d'État;
mais leur indépendance s'était exaspérée, dans la lutte, jusqu'au
ridicule, dont ils n'avaient pas conscience; car si beaucoup d'entre
eux ne manquaient point d'un talent assez âpre, ils avaient peu
d'intelligence, et encore moins de goût. Ils ne pouvaient plus sortir
de l'atmosphère factice, qu'ils s'étaient fabriquée; et, comme tous les
cénacles, ils avaient fini par perdre entièrement le sens de la vie
réelle. Ils faisaient loi pour eux-mêmes et pour les centaines de
nigauds qui lisaient leurs revues et acceptaient bouche bée tout ce
qu'il leur plaisait d'édicter. Leur adulation avait été funeste à Hassler,
en le rendant trop complaisant pour lui. Il acceptait sans examen toutes
les idées musicales qui lui passaient par la tête; et il était intimement
persuadé que, quoi qu'il pût écrire d'inférieur à lui-même,
c'était supérieur encore au reste des musiciens. De ce que cette
pensée fût malheureusement trop vraie dans la plupart des cas, il ne
s'ensuivait pas qu'elle fût très saine et propre à faire naître les
grandes œuvres. Hassler avait au fond un parfait mépris pour tous,
amis et ennemis; et ce mépris amer et goguenard s'étendait à
lui-même et à toute la vie. Il s'enfonçait d'autant plus dans son
scepticisme ironique qu'il avait cru autrefois a une quantité de choses
généreuses et naïves. N'ayant pas eu la force de les défendre contre
la lente destruction des jours, ni l'hypocrisie de se persuader qu'il
croyait à ce qu'il ne croyait plus, il s'acharnait à en persifler le
souvenir. Il avait une nature d'Allemand du Sud, indolente et molle, peu
faite pour résister à l'excès de la fortune ou de l'infortune, du
chaud ou du froid, et qui a besoin, pour conserver son équilibre, d'une
température modérée. Il s'était laissé aller, d'une façon
insensible, à jouir paresseusement de la vie: il aimait la bonne
chère, les lourdes boissons, les flâneries oisives, et les molles
pensées. Son art s'en ressentait, quoiqu'il fût trop bien doué pour
que des étincelles de génie n'éclatassent pas encore au milieu de sa
musique lâchée, qui s'abandonnait au goût de la mode. Nul ne sentait
mieux que lui sa déchéance. À vrai dire, il était le seul qui la
sentît,--à de rares moments, que, naturellement, il évitait. Alors,
il était misanthrope, absorbé par ses humeurs noires, ses
préoccupations égoïstes, ses soucis de santé,--indifférent à tout
ce qui avait excité autrefois son enthousiasme ou sa haine.



Tel était l'homme auprès de qui Jean-Christophe venait chercher un
réconfort. Avec quel espoir il arriva, par un matin froid et pluvieux,
dans la ville où vivait celui qui, à ses yeux, symbolisait en art
l'esprit d'indépendance! Il attendait de lui la parole d'amitié et de
vaillance, dont il avait besoin pour continuer l'ingrate et nécessaire
bataille que tout véritable artiste doit livrer au monde, jusqu'à son
dernier souffle, sans désarmer un seul jour: car, comme l'a dit
Schiller, «_la seule relation avec le public, dont on ne se repente
jamais,--c'est la guerre._»

Christophe était si impatient qu'il prit à peine le temps de déposer
son sac dans le premier hôtel venu, près de la gare, avant de courir
au théâtre, pour s'informer de l'adresse de Hassler. Hassler habitait
assez loin du centre, dans un faubourg de la ville. Christophe prit un
tram électrique, en mordant à belles dents un petit pain. Sou cœur
battait, en approchant du but.

Le quartier où Hassler avait élu domicile était bâti dans cette
étrange architecture nouvelle, où la jeune Allemagne déverse une
barbarie érudite, qui s'épuise en laborieux efforts pour avoir du
génie. Au milieu de la ville banale, aux rues droites et sans
caractère, s'élevaient brusquement des hypogées d'Égypte, des
chalets norvégiens, des cloîtres, des bastions, des pavillons
d'Exposition universelle, des maisons ventrues, culs-de-jatte,
enfoncées dans la terre, avec une face inerte, un œil unique, énorme,
des grilles de cachot, des portes écrasées de sous-marins, des
cerceaux de fer, des cryptogrammes d'or dans les barreaux des fenêtres
grillées, des monstres vomissants au-dessus de la porte d'entrée, des
carreaux de faïence bleue, plaqués par-ci, par-là, partout où on ne
les attendait pas, des mosaïques bariolées, représentant Adam et
Ève, des toits couverts en tuiles de couleurs disparates; des
maisons-châteaux forts, au dernier étage crénelé, avec des animaux
difformes sur le faîte, pas de fenêtre d'un côté, puis tout d'un
coup, une suite de trous béants, carrés, rectangulaires, des sortes de
blessures; de grands pans de murs vides, d'où surgissait
soudain,--étayé sur des cariatides nibelungesques,--un balcon massif
à une seule fenêtre: perçant sa rampe de pierre, émergeaient deux
têtes pointues de vieillards barbus et chevelus, des hommes-poissons de
Bœcklin. Sur le fronton d'une de ces prisons, une maison pharaonesque,
à un étage bas, avec deux colosses nus à l'entrée, l'architecte
avait écrit:


«_Que l'artiste montre son univers,
Qui jamais ne fut et jamais ne sera!_»

_Seine Welt zeige der Künstler
Die niemals war noch jemals sein wird!_


Christophe, uniquement absorbé par l'idée de Hassler, regardait avec
des yeux ahuris et n'essayait point de comprendre. Il arriva h la maison
qu'il cherchait, une des plus simples,--en style carolingien. À
l'intérieur, un luxe cossu et banal; dans l'escalier, une atmosphère
lourde de calorifère surchauffé; un ascenseur étroit, dont Christophe
ne profita point, pour avoir le temps de se préparer à sa visite, en
montant les quatre étages, à petits pas, les jambes fléchissantes, le
cœur tremblant d'émotion. Durant ce court trajet, son ancienne
entrevue avec Hassler, son enthousiasme d'enfant, l'image de
grand-père, lui revinrent à l'esprit, comme si c'était hier.

Il était près de onze heures, quand il sonna a la porte. Il fut reçu
par une soubrette délurée, aux façons de _serva padrona_, qui le
dévisagea avec impertinence, et commença par déclarer que «Monsieur
ne pouvait pas recevoir, parce que Monsieur était fatigué». Puis, le
naïf désappointement qui se peignit sur la figure de Christophe
l'amusa sans doute; car, après avoir terminé l'examen indiscret
qu'elle faisait de toute sa personne, elle s'adoucit brusquement, fit
entrer Christophe dans le cabinet de Hassler, et dit qu'elle allait
faire en sorte que Monsieur le reçût. Là-dessus, elle lui décocha
une petite œillade, et ferma la porte.

Il y avait aux murs quelques peintures impressionnistes et des gravures
galantes du dix-huitième siècle français: car Hassler prétendait se
connaître à tous les arts; et il associait dans son goût Manet et
Watteau, selon les indications qu'il avait reçues du cénacle. Le même
mélange de styles se montrait dans l'ameublement, où un fort beau
bureau Louis XV était encadré de fauteuils «art nouveau», et d'un
divan oriental, avec une montagne de coussins multicolores. Les portes
étaient ornées de glaces; et une bibeloterie japonaise couvrait les
étagères et le dessus de la cheminée, où trônait le buste de
Hassler. Dans une coupe, sur un guéridon, s'étalaient une profusion de
photographies de chanteuses, d'admiratrices et d'amis, avec des mots
d'esprit et des exclamations enthousiastes. Un désordre incroyable
régnait sur le bureau; le piano était ouvert; de la poussière sur les
étagères; des cigares à demi brûlés traînaient dans tous les
coins...

Christophe entendit, dans la chambre voisine, une voix maussade qui
grognait; le verbe tranchant de la petite bonne lui répliquait. Il
était clair que Hassler manifestait peu d'enthousiasme à se montrer.
Il était clair aussi que la demoiselle avait mis sous son bonnet que
Hassler se montrerait; et elle ne se gênait pas pour lui répondre avec
une extrême familiarité: sa voix aiguë perçait les murs. Christophe
était mal à l'aise d'entendre certaines remarques qu'elle faisait à
son maître. Mais celui-ci ne s'en affectait point. Au contraire! on
eût dit que ces impertinences l'amusaient; et tout en continuant de
grogner, il gouaillait la fille et prenait plaisir à l'exciter. Enfin
Christophe entendit une porte s'ouvrir, et, toujours grognant et
goguenardant, Hassler qui venait en traînant les pieds.

Il entra. Christophe eut un serrement de cœur. Il le reconnaissait.
Plût à Dieu qu'il ne l'eût pas reconnu! C'était bien Hassler, et ce
n'était plus lui. Il avait toujours son grand front sans une ride, son
visage sans un pli, comme celui d'un enfant; mais il était chauve,
empâté, le teint jaune, l'air endormi, la lèvre inférieure un peu
pendante, la bouche ennuyée et boudeuse. Il voûtait les épaules,
enfonçait ses deux mains dans les poches de son veston débraillé, et
traînait des savates aux pieds; sa chemise formait un bourrelet
au-dessus de sa culotte, qu'il n'avait même pas achevé de boutonner.
Il regarda Christophe de ses yeux somnolents, qui ne s'éclairèrent
pas, quand le jeune homme eut balbutié son nom. Il fit un salut
automatique, sans parler, indiqua de la tête un siège à Christophe,
et s'affaissa, avec un soupir, sur le divan, dont il empila les coussins
autour de lui. Christophe répétait:

--J'ai déjà eu l'honneur... Vous aviez eu la bonté.... Je suis
Christophe Krafft...

Hassler, enfoncé dans le divan, ses longues jambes croisées, ses mains
maigres jointes sur son genou droit, relevé à la hauteur du menton,
répliqua:

--Connais pas.

Christophe, la gorge contractée, entreprit de lui rappeler leur
ancienne rencontre. En n'importe quelle circonstance, il lui eût été
difficile de parler de ces souvenirs intimes; ici, ce lui était une
torture: il s'embrouillait dans ses phrases, ne trouvait pas ses mots,
disait des choses absurdes, qui le faisaient rougir. Hassler le laissait
patauger, sans cesser de le fixer de ses yeux vagues et indifférents.
Quand Christophe fut arrivé au bout de son récit, Hassler continua un
instant de balancer son genou, en silence, comme s'il attendait que
Christophe continuât. Puis, il dit:

--Oui... Cela ne nous rajeunit pas... et s'étira.

Après avoir bâillé, il ajouta:

--... Demande pardon... Pas dormi... Soupé au théâtre, cette nuit...
et bâilla de nouveau.

Christophe espérait que Hassler ferait une allusion à ce qu'il venait
de lui raconter; mais Hassler, que toute cette histoire n'avait
aucunement intéressé, n'en parla plus; et il n'adressa nulle question
à Christophe sur sa vie. Quand il eut fini de bâiller, il lui demanda:

--Il y a longtemps que vous êtes à Berlin?

--Je suis arrivé ce matin, dit Christophe.

--Ah! fit Hassler, sans s'étonner autrement. Quel hôtel?

Sans paraître écouter la réponse, il se souleva paresseusement,
atteignit un bouton électrique, et sonna.

--Permettez, fit-il.

La petite bonne parut, avec son air impertinent.

--Kitty, dit il, est-ce que tu as la prétention de me faire passer
de déjeuner, aujourd'hui?

--Vous ne pensez pourtant pas, dit-elle, que je vais vous apporter votre
manger ici, pendant que vous avez quelqu'un?

--Pourquoi donc pas? fit-il en désignant Christophe, d'un clignement
d'œil railleur. Il me nourrit l'esprit; je vais nourrir le corps.

--Est-ce que vous n'avez pas honte de faire assister à votre repas,
comme une bête dans une ménagerie?

Hassler, au lieu de se fâcher, se mit à rire, et corrigea:

--Comme une bête en ménage...

--Apporte toujours, continua-t-il, je mangerai la honte avec.

Elle se retira, en haussant les épaules.

Christophe, voyant que Hassler ne cherchait toujours pas à s'informer
de ce qu'il faisait, tâcha de renouer l'entretien. Il parla de la
difficulté de la vie en province, de la médiocrité des gens, de leur
étroitesse d'esprit, de l'isolement où on était. Il s'efforçait de
l'intéresser à sa détresse morale. Mais Hassler, affalé dans le
divan, la tête renversée en arrière sur un coussin et les yeux à
demi fermés, le laissait parler, semblant ne pas écouter: ou bien il
soulevait un moment ses paupières et lançait quelques mots d'une
ironie froide, une saillie bouffonne sur les gens de province, qui
coupait net les tentatives de Christophe pour parler plus
intimement.--Kitty était revenue avec le plateau du déjeuner: café,
beurre, jambon, etc. Elle le déposa, boudeuse, sur le bureau, au milieu
des papiers en désordre. Christophe attendit qu'elle fût ressortie,
pour reprendre son douloureux récit, qu'il avait tant de peine à
suivre.

Hassler avait attiré a lui le plateau; il se versa le café, y trempa
les lèvres; puis, familier et bonhomme, un peu méprisant, il
interrompit Christophe au milieu d'une phrase, pour lui offrir:

--Une tasse?

Christophe refusa. Il s'évertuait à renouer le fil de sa phrase; mais,
de plus en plus démonté, il ne savait plus ce qu'il disait. Il était
distrait par le spectacle de Hassler, qui, son assiette sous le menton,
se bourrait, comme un enfant, de tartines beurrées et de tranches de
jambon, qu'il tenait avec ses doigts. Il réussit pourtant à raconter
qu'il composait, qu'il avait fait jouer une ouverture pour la _Judith_
de Hebbel. Hassler écoutait distraitement:

--_Was?_ (Quoi?) demanda-t-il.

Christophe répéta le titre.

--_Ach! so, so!_ (Ah! bon, bon!) fit Hassler, en trempant sa tartine
et ses doigts dans sa tasse.

Ce fut tout.

Christophe, découragé, était sur le point de se lever et de partir;
mais il pensa à ce long voyage fait en vain; et, ramassant son courage,
il proposa à Hassler, en balbutiant, de lui jouer quelques-unes de ses
œuvres. Aux premiers mots, Hassler l'arrêta:

--Non, non, je n'y connais rien, dit-il avec son ironie goguenarde et un
peu insultante. Et puis, je n'ai pas le temps.

Christophe en eut les larmes aux yeux. Mais il s'était juré de ne pas
sortir de là, sans avoir l'avis de Hassler sur ses compositions. Il dit
avec un mélange de confusion et de colère:

--Je vous demande pardon; mais vous m'avez promis autrefois de
m'entendre; je suis venu uniquement pour cela, du fond de l'Allemagne:
vous m'entendrez.

Hassler, qui n'était pas habitué à ces façons, regarda le jeune
homme gauche, furieux, rougissant, près de pleurer: cela l'amusa;
haussant les épaules avec lassitude, il lui montra le piano du doigt,
et dit, d'un air de résignation comique:

--Alors!... Allons-y!...

Là-dessus, il s'enfonça dans son divan, comme un homme qui va faire
une somme, bourra les coussins à coups de poing, les disposa sous ses
bras étendus, ferma les yeux à demi, les rouvrit un instant pour
évaluer les dimensions du rouleau de musique que Christophe avait sorti
d'une de ses poches, poussa un petit soupir, et se disposa à écouter
avec ennui.

Christophe, intimidé et mortifié, commença à jouer. Hassler ne tarda
pas à rouvrir l'œil et l'oreille, avec l'intérêt professionnel de
l'artiste qui est repris, malgré lui, par une belle chose. D'abord, il
ne dit rien, et resta immobile; mais ses yeux devinrent moins vagues, et
ses lèvres boudeuses remuaient. Puis, il se réveilla tout à fait,
grognant son étonnement et son assentiment. C'étaient des
interjections inarticulées; mais le ton ne laissait aucun doute sur ce
qu'il pensait; et Christophe en éprouvait un bien-être inexprimable.
Hassler ne songeait plus à calculer le nombre de pages qui étaient
jouées et celles qui restaient à jouer. Quand Christophe avait fini un
morceau, il disait:

--Après!... Après!...

Il commençait à faire usage du langage humain.

--Bon, cela! Bon!... (s'exclamait-il). Fameux!... Effroyablement fameux!
(_Schrecklich famos!_)... Mais que diable! (grommelait-il, stupéfait),
qu'est-ce que c'est que ça?

Il s'était redressé sur son siège, penchait la tête en avant, se
faisait un cornet avec sa main, se parlait à lui-même, riait de
contentement, et, à certaines curiosités d'harmonies, tirait
légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres. Une
modulation inattendue eut un tel effet sur lui qu'il se leva
brusquement, avec une exclamation, et vint s'asseoir au piano, à côté
de Christophe. Il n'avait pas l'air de s'apercevoir que Christophe fût
là. Il ne s'occupait que de la musique; et, quand le morceau fut fini,
il saisit le cahier, se mit à relire la page, puis lut les pages
suivantes, continuant de monologuer son admiration et sa surprise, comme
s'il eût été seul dans la chambre:

--Que le diable!... (faisait-il). Où cet animal a-t-il trouvé cela?...

Repoussant Christophe de l'épaule, il joua lui-même certains passages.
Il avait au piano de charmants doigts, très doux, caressants et
légers. Christophe regarda ses mains fines, longues, bien soignées,
d'un aristocratisme un peu maladif, qui ne répondait pas au reste de la
personne. Hassler s'arrêtait à certains accords, les répétait, en
clignant de l'œil et faisant claquer sa langue; il bourdonnait avec ses
lèvres, imitant la sonorité des instruments, et il continuait
d'entremêler à cette musique ses apostrophes, où il y avait à la
fois du plaisir et du dépit: il ne pouvait se défendre d'une secrète
irritation, d'une jalousie inavouée; et, en même temps, il jouissait
avidement.

Bien qu'il persistât à se parler à lui seul, comme si Christophe
n'existait pas, Christophe, rouge de plaisir, ne pouvait s'empêcher de
prendre pour son compte les exclamations de Hassler; et il expliquait ce
qu'il avait voulu faire. Hassler sembla d'abord ne faire aucune
attention à ce que le jeune homme disait, et poursuivit ses réflexions
à voix haute; puis, certains mots de Christophe le frappèrent, et il
se tut, les yeux toujours fixés sur le cahier de musique, qu'il
feuilletait, en écoutant, sans avoir l'air d'écouter. Christophe, de
son côté, s'animait peu à peu; et il finit par se confier tout à
fait: il parlait avec une excitation naïve de ses projets et de sa vie.

Hassler, silencieux, était repris par son ironie. Il s'était laissé
retirer le cahier des doigts; le coude appuyé sur la tablette du piano
et le front dans la main, il regardait Christophe qui lui commentait son
œuvre avec une ardeur et un trouble juvéniles. Et il souriait
amèrement, en pensant à ses propres débuts, à ses espoirs, aux
espoirs de Christophe, et aux déboires qui l'attendaient.

Christophe parlait, les yeux baissés, dans la crainte de ne plus savoir
ce qu'il avait à dire. Le silence de Hassler l'encourageait. Il sentait
que Hassler l'observait, qu'il ne perdait pas une de ses paroles; il lui
semblait avoir brisé la glace qui les séparait, et son cœur
rayonnait. Quand il eut fini, il leva la tête avec timidité,--avec
confiance aussi,--et regarda Hassler. Toute sa joie naissante gela d'un
coup, comme les pousses trop précoces, quand il vit les yeux mornes et
railleurs sans bonté qui le fixaient. Il se tut.

Après une pause glaciale, Hassler parla, d'une voix sèche. Il avait de
nouveau changé: il affectait une sorte de dureté pour le jeune homme;
il persiflait cruellement ses projets, ses espoirs de succès, comme
s'il eût voulu se persifler lui-même, puisqu'il se retrouvait en lui.
Il s'acharnait froidement à détruire sa foi dans la vie, sa foi dans
l'art, sa foi en soi. Il se donna lui-même en exemple, avec amertume,
parlant de ses œuvres d'aujourd'hui, d'une façon insultante.

--Des cochonneries! dit-il. C'est ce qu'il faut pour ces cochons. Est-ce
que vous croyez qu'il y a dix personnes au monde, qui aiment la musique?
Est-ce qu'il y en a une seule?

--Il y a moi! dit Christophe, avec emportement.

Hassler le regarda, haussa les épaules, et dit d'une voix lassée:

--Vous serez comme les autres. Vous ferez comme les autres. Vous
penserez à arriver, à vous amuser, comme les autres... Et vous aurez
raison...

Christophe essaya de protester; mais Hassler lui coupa la parole, et,
reprenant son cahier, se mit à critiquer aigrement les œuvres qu'il
louait tout à l'heure. Non seulement il relevait avec une dureté
blessante les négligences réelles, les incorrections d'écriture, les
fautes de goût ou d'expression, qui avaient échappé au jeune homme;
mais il lui faisait des critiques absurdes, des critiques comme en eût
pu faire le plus étroit et le plus arriéré des musiciens, dont
lui-même, Hassler, avait eu, toute sa vie, à souffrir. Il demandait à
quoi tout cela rimait. Il ne critiquait même plus, il niait: on eût
dit qu'il s'efforçait d'effacer haineusement l'impression que ces
œuvres lui avaient faite, en dépit de lui-même.

Christophe, consterné, n'essayait pas de répondre. Comment répondre
à des absurdités, qu'on rougit d'entendre dans la bouche de quelqu'un
qu'on estime et qu'on aime? Au reste, Hassler n'écoutait rien. Il
restait là, buté, le cahier fermé entre les mains, les yeux sans
expression, la bouche amère. À la fin, il dit, comme si de nouveau il
avait oublié la présence de Christophe:

--Ah! la pire misère, c'est qu'il n'y a pas un homme, pas un qui
soit capable de vous comprendre!

Christophe se sentit transpercé d'émotion; il se retourna brusquement,
posa sa main sur la main de Hassler, et, le cœur plein d'amour, il répéta:

--Il y a moi!

Mais la main de Hassler ne bougea point; et si quelque chose dans son
cœur tressaillit, une seconde, à ce cri juvénile, aucune lueur ne
brilla dans ses yeux éteints, qui regardèrent Christophe. L'ironie et
l'égoïsme prirent le dessus. Il esquissa un mouvement du buste,
cérémonieux et comique, pour saluer:

--Très honoré! dit-il.

Il pensait:

--Je m'en fiche bien! Crois-tu que ce soit pour toi que j'ai perdu
ma vie?

Il se leva, jeta le cahier sur le piano, et, de ses longues jambes qui
flageolaient, s'en alla reprendre sa place sur le divan. Christophe, qui
avait saisi sa pensée et qui en avait senti l'insultante blessure,
essayait fièrement de répondre que l'on n'a pas besoin d'être compris
de tous: certaines âmes à elles seules valent un peuple tout entier;
elles pensent pour lui; et, ce qu'elles ont pensé, il faudra qu'il le
pense.--Mais Hassler n'écoutait plus. Il était retombé dans son
apathie, causée par l'affaiblissement de la vie qui s'endormait en lui.
Christophe, trop sain pour comprendre ce revirement subit, sentait
vaguement que la partie était perdue; mais il ne pouvait s'y résigner,
après avoir été si près de la croire gagnée. Il faisait des efforts
désespérés pour ranimer l'attention de Hassler; il avait repris son
cahier de musique, et cherchait à expliquer la raison des
irrégularités, que Hassler avait notées. Hassler, enfoncé dans le
sofa, gardait un silence morne; il n'approuvait, ni ne contredisait: il
attendait que ce fût fini.

Christophe vit qu'il n'avait plus rien à faire ici. Au milieu d'une
phrase, il s'arrêta. Il roula son cahier, et se leva. Hassler se leva
aussi. Christophe, honteux et intimidé, s'excusait en balbutiant.
Hassler, s'inclinant légèrement, avec une certaine distinction
hautaine et ennuyée, lui tendit la main, froidement, poliment, et
l'accompagna jusqu'à la porte d'entrée, sans un mot pour le retenir,
ou pour l'inviter à revenir.



Christophe se retrouva dans la rue, anéanti. Il allait au hasard.
Après avoir suivi machinalement deux ou trois rues, il se trouva à la
station du tram, qui l'avait amené. Il le reprit, sans penser à ce
qu'il faisait. Il s'affaissa sur la banquette, les bras, les jambes
cassés. Impossible de réfléchir, de rassembler ses idées: il ne
pensait à rien. Il avait peur de regarder en lui. C'était le vide. Ce
vide était autour de lui, dans cette ville; il ne pouvait plus y
respirer: le brouillard, les maisons massives l'étouffaient. Il n'avait
plus qu'une idée: fuir, fuir au plus vite,--comme si, en se sauvant de
la ville, il devait y laisser l'amère désillusion qu'il y avait
trouvée.

Il retourna à son hôtel. Il n'était pas midi et demi. Il y avait deux
heures qu'il y était entré,--avec quelle lumière au cœur!--Maintenant,
tout était nuit.

Il ne déjeuna point. Il ne monta pas dans sa chambre. À la
stupéfaction de l'hôte, il demanda sa note, paya comme s'il avait
passé la nuit, et dit qu'il voulait partir. En vain, lui expliquait-on
qu'il n'avait pas à se presser, que le train qu'il voulait reprendre ne
partait pas avant plusieurs heures, qu'il ferait mieux d'attendre à
l'hôtel. Il voulut aller tout de suite à la gare: il voulait prendre
le premier train, n'importe lequel, ne plus rester une heure dans ce
pays. Après ce long voyage et ses dépenses pour venir,--bien qu'il se
fût fait une fête non seulement de voir Hassler, mais de visiter des
musées, d'entendre des concerts, de faire des connaissances,--il
n'avait plus qu'une idée en tête: partir...

Il revint à la gare. Ainsi qu'on le lui avait dit, son train ne partait
pas avant trois heures. Encore ce train, qui n'était pas express,--(car
Christophe était forcé de prendre la dernière classe)--s'arrêtait-il
en route; Christophe aurait eu avantage à monter dans le train suivant,
qui partait deux heures plus tard et qui rejoignait le premier. Mais
c'était deux heures de plus à passer ici, et Christophe ne pouvait le
supporter. Il ne voulut même plus sortir de la gare, en
attendant.--Lugubre attente, dans ces salles vastes et vides,
tumultueuses et funèbres, où entrent et sortent, toujours affairées,
toujours courant, des ombres étrangères, toutes étrangères, toutes
indifférentes, pas une qu'on connaisse, pas un visage ami. Le jour
blafard s'éteignait. Les lampes électriques, enveloppées de
brouillard, mouchetaient la nuit, semblaient la rendre plus sombre.
Christophe, plus oppressé d'heure en heure, attendait avec angoisse le
moment de partir. Il allait, dix fois par heure, revoir les affiches des
trains pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé. Comme il les
relisait d'un bout à l'autre, une fois de plus, pour passer le temps,
un nom de pays le frappa: il se dit qu'il le connaissait; après un
moment, il se rappela que c'était le pays du vieux Schulz, qui lui
avait écrit de si bonnes lettres. L'idée lui vint aussitôt, dans son
désarroi, d'aller voir cet ami inconnu. La ville n'était pas sur son
chemin direct de retour, mais à une ou deux heures, par un chemin de
fer local; c'était un voyage de toute une nuit, avec deux ou trois
changements de train, d'interminables attentes: Christophe ne calcula
rien. Sur-le-champ, il décida d'y aller: ce lui était un besoin
instinctif de se raccrocher à une sympathie. Sans se donner le temps de
réfléchir, il rédigea une dépêche et télégraphia à Schulz son
arrivée pour le lendemain matin. Il n'avait pas envoyé ce mot, qu'il
le regrettait déjà. Il se plaisantait amèrement sur ses illusions
éternelles. Pourquoi aller au-devant d'un nouveau chagrin?--Mais
c'était fait maintenant. Trop tard pour changer.

Ces pensées occupèrent sa dernière heure d'attente.--Son train était
enfin formé. Il y monta le premier; et son enfantillage était tel
qu'il ne commença à respirer que lorsque le train s'ébranla et que,
par la portière du wagon, il vit derrière lui s'effacer dans le ciel
gris, sous les tristes averses, la silhouette de la ville, sur laquelle
la nuit tombait. Il lui semblait qu'il serait mort, s'il avait passé la
nuit là.

À cette même heure,--vers six heures du soir,--une lettre de Hassler
arrivait pour Christophe, à son hôtel. La visite de Christophe avait
remué bien des choses en lui. Pendant toute l'après-midi, il y avait
songé avec amertume, et non sans sympathie pour le pauvre garçon qui
était venu à lui avec une telle ardeur d'affection, et qu'il avait
reçu d'une façon glaciale. Il se reprochait son accueil. À vrai dire,
ce n'avait été de sa part qu'un de ces accès de bouderie quinteuse,
dont il était coutumier. Il pensa le réparer, en envoyant à
Christophe, avec un billet pour l'Opéra, un mot qui lui donnait
rendez-vous, à l'issue de la représentation.--Christophe n'en sut
jamais rien. En ne le voyant pas venir, Hassler pensa:

--Il est fâché. Tant pis pour lui!

Il haussa les épaules, et n'en chercha pas plus long. Le lendemain, il
ne pensait plus à lui.

Le lendemain, Christophe était loin de lui,--si loin que toute
l'éternité n'eût pas suffi à les rapprocher l'un de l'autre. Et tous
deux étaient seuls pour jamais.



Peter Schulz avait soixante-quinze ans. Il était de santé délicate,
et l'âge ne l'avait pas épargné. Assez grand, mais voûté, la tête
penchée sur la poitrine, il avait les bronches faibles, et respirait
avec peine. Asthme, catarrhe, bronchite, s'acharnaient après lui: et la
trace des luttes qu'il lui fallait subir,--bien des nuits, assis dans
son lit, le corps courbé en avant, et trempé de sueur, pour tâcher de
faire entrer un souffle d'air dans sa poitrine qui étouffait,--était
gravée dans les plis douloureux de sa longue figure, maigre et rasée.
Le nez était long et un peu gonflé au sommet. Des rides profondes,
partant du dessous des yeux, coupaient transversalement les joues
creusées par les vides de la mâchoire. L'âge et les infirmités
n'avaient pas été les seuls sculpteurs de ce pauvre masque délabré;
les chagrins de la vie y avaient eu part aussi.--Et malgré tout, il
n'était pas triste. La grande bouche tranquille avait une bonté
sereine. Mais c'étaient surtout les yeux qui donnaient à ce vieux
visage une douceur touchante: ils étaient d'un gris-clair limpide et
transparent; ils regardaient bien en face, avec calme et candeur; ils ne
cachaient rien de l'âme: on eût pu lire au fond.

Sa vie avait été pauvre en événements. Il était seul depuis des
années. Sa femme était morte. Elle n'était pas très bonne, pas très
intelligente, pas du tout belle. Mais il en conservait un souvenir
attendri. Il y avait vingt-cinq ans qu'il l'avait perdue: et, pas un
soir depuis, il ne s'était endormi, sans un petit entretien mental,
triste et tendre, avec elle; il l'associait à chacune de ses
journées.--Il n'avait pas eu d'enfant: c'était le grand regret de sa
vie. Il avait reporté son besoin d'affection sur ses élèves, auxquels
il était attaché, comme un père à ses fils. Il avait trouvé peu de
retour. Un vieux cœur peut se sentir très près d'un jeune cœur, et
presque du même âge: il sait combien sont brèves les années qui l'en
séparent. Mais le jeune homme ne s'en doute point: le vieillard est
pour lui un homme d'une autre époque: au reste, il est absorbé par
trop de soucis immédiats, et il détourne instinctivement les yeux du
but mélancolique de ses efforts. Le vieux Schulz avait rencontré
parfois quelque reconnaissance chez des élèves, touchés par
l'intérêt vif et frais qu'il prenait à tout ce qui leur arrivait
d'heureux ou de malheureux: ils venaient le voir de temps en temps; ils
lui écrivaient, pour le remercier, quand ils quittaient l'université;
certains lui écrivaient encore, une ou deux fois, les années
suivantes. Puis, le vieux Schulz n'entendait plus parler d'eux, sinon
par les journaux, qui lui faisaient connaître l'avancement de tel ou
tel: et il se réjouissait de leurs succès, comme si c'étaient les
siens. Il ne leur en voulait pas de leur silence: il y' trouvait mille
excuses; il ne doutait point de leur affection, et prêtait aux plus
égoïstes les sentiments qu'il avait pour eux.

Mais ses livres étaient pour lui le meilleur des refuges: ils
n'étaient point oublieux, ni trompeurs. Les âmes, qu'il chérissait en
eux, étaient maintenant sorties du flot du temps: elles étaient
immuables, fixées pour l'éternité dans l'amour qu'elles inspiraient
et qu'elles semblaient ressentir, qu'elles rayonnaient à leur tour sur
ceux qui les aimaient. Professeur d'esthétique et d'histoire de la
musique, il était comme un vieux bois, vibrant de chants d'oiseaux.
Certains de ces chants résonnaient très loin, ils venaient du fond des
siècles: ils n'étaient pas les moins doux et les moins mystérieux. Il
en était d'autres qui lui étaient familiers et intimes: c'étaient de
chers compagnons; chacune de leurs phrases lui rappelait des joies et
des douleurs de sa vie passée, consciente ou inconsciente:--(car sous
chacun des jours que la lumière du soleil éclaire, d'autres jours se
déroulent, qu'éclaire une lumière inconnue.)--Il y en avait enfin
qu'on n'avait jamais entendus encore, et qui disaient des choses qu'on
attendait depuis longtemps, dont on avait besoin: le cœur s'ouvrait
pour les recevoir, comme la terre sous la pluie. Ainsi, le vieux Schulz
écoutait, dans le silence de sa vie solitaire, la forêt pleine
d'oiseaux; et, comme le moine de la légende, endormi dans l'extase du
chant de l'oiseau magique, les années passaient pour lui, et le soir de
la vie était venu; mais il avait toujours son âme de vingt ans.

Il n'était pas seulement riche de musique. Il aimait les poètes,--les
anciens et les nouveaux. Il avait une prédilection pour ceux de son
pays, surtout pour Gœthe; mais il aimait aussi ceux des autres pays. Il
était instruit et lisait plusieurs langues. Il était, d'esprit, un
contemporain de Herder et des grands _Weltbürger_--des «citoyens du
monde», de la fin du dix-huitième siècle. Il avait vécu les années
d'âpres luttes qui précédèrent et suivirent 70, enveloppé de leur
vaste pensée. Et, quoiqu'il adorât l'Allemagne, il n'en était pas
«glorieux». Il pensait, avec Herder, qu'«_entre tous les glorieux, le
glorieux de sa nationalité est un sot accompli_», et avec Schiller,
que «_c'est un bien pauvre idéal de n'écrire que pour une seule
nation_». Son esprit était parfois timide; mais son cœur était d'une
largeur admirable, et prêt à accueillir avec amour tout ce qui était
beau dans le monde. Peut-être était-il trop indulgent pour la
médiocrité; mais son instinct n'avait point de doute sur ce qui était
le meilleur; et s'il n'avait pas la force de condamner les faux artistes
que l'opinion publique admirait, il avait toujours celle de défendre
les artistes originaux et forts que l'opinion publique méconnaissait.
Sa bonté l'abusait souvent: il tremblait de commettre une injustice;
et, quand il n'aimait pas ce que d'autres aimaient, il ne doutait point
que ce ne fût lui qui se trompât; et il finissait par l'aimer. Il lui
était si doux d'aimer! L'amour et l'admiration étaient encore plus
nécessaires à sa vie morale que l'air à sa misérable poitrine.
Aussi, quelle reconnaissance il avait pour ceux qui lui en offraient une
occasion nouvelle!--Christophe ne pouvait se douter de ce que ses
_Lieder_ avaient été pour lui. Il était bien loin de les avoir sentis
lui-même aussi vivement, quand il les avait créés. C'est que pour lui
ces chants n'étaient que quelques étincelles jaillies de la forge
intérieure: il en jaillirait bien d'autres! Mais pour le vieux Schulz,
c'était tout un monde qui se révélait, d'un seul coup,--tout un monde
à aimer. Sa vie en avait été illuminée.



Depuis un an, il avait dû résigner ses fonctions à l'Université: sa
santé de plus en plus précaire ne lui permettait plus de professer. Il
était malade, et au lit, quand le libraire Wolf lui fit porter, comme
il en avait l'habitude, un paquet des dernières nouveautés musicales
qu'il avait reçues, et où se trouvaient, cette fois, les _Lieder_ de
Christophe. Il était seul. Nul parent auprès de lui; le peu de famille
qu'il avait était mort depuis longtemps. Il était livré aux soins
d'une vieille bonne, qui abusait de sa faiblesse, pour lui imposer tout
ce qu'elle voulait. Deux ou trois amis, guère moins âgés que lui,
venaient le voir de temps en temps; mais ils n'étaient pas non plus
d'une très bonne santé; et, quand le temps était mauvais, ils se
tenaient clos aussi et espaçaient leurs visites. Justement, c'était
l'hiver alors, les rues étaient couvertes d'une neige qui fondait:
Schulz n'avait vu personne, de tout le jour. Il faisait sombre dans la
chambre: un brouillard jaune était tendu contre les vitres, comme un
écran, et murait les regards: la chaleur du poêle était lourde et
fatigante. De l'église voisine, un vieux carillon du dix-septième
siècle chantait, tous les quarts d'heure, d'une voix boiteuse et
horriblement fausse, des bribes de chorals monotones, dont la jovialité
paraissait un peu grimaçante, quand on n'était pas très gai,
soi-même. Le vieux Schulz toussait, le dos appuyé contre une pile
d'oreillers. Il essayait de relire Montaigne, qu'il aimait; mais cette
lecture ne lui faisait pas aujourd'hui autant de plaisir qu'à
l'ordinaire; il avait laissé tomber le livre, il respirait avec peine,
et rêvait. Le paquet de musique était là, sur son lit: il n'avait pas
le courage de l'ouvrir; il se sentait le cœur triste. Enfin, il
soupira, et, après avoir défait très soigneusement la ficelle, il
remit ses lunettes, et commença de lire les morceaux de musique. Sa
pensée était ailleurs: elle revenait à des souvenirs qu'il voulait
écarter.

Ses yeux tombèrent sur un vieux cantique, dont Christophe avait repris
les paroles à un naïf et pieux poète du dix-septième siècle, en
renouvelant leur expression: le _Christliches Wanderlied_ (chant du
voyageur chrétien) de Paul Gerhardt.


_Hoff, o du arme Seele,
Hoff und sei unverzagt!_
. . . . . . . . . .
_Erwarte nur der Zeit,
So wirst du schon erblicken
Die Sonn der schönsten Freud._

«Espère, pauvre âme,
espère, et sois intrépide!
. . . . . . . . . .
Attends seulement, attends:
voici que tu vas voir
le soleil de la belle Joie!»


Le vieux Schulz connaissait bien ces candides paroles; mais jamais elles
ne lui avaient parlé ainsi... Ce n'était plus la tranquille piété,
qui calme et endort l'âme par sa monotonie. C'était une âme comme la
sienne, c'était son âme même, mais plus jeune et plus forte, qui
souffrait, qui voulait espérer, qui voulait voir la Joie, qui la
voyait. Ses mains tremblaient, de grosses larmes coulaient le long de
ses joues. Il continua:


_Auf, auflgieb deinem Schmerze
Und Sorgen gute Nacht!
Lass fahren, was das Herze
Betrübt und traurig macht!_

«Debout, debout! dis à ta douleur
et à tes soucis bonne nuit!
Laisse partir ce qui trouble
le cœur et qui l'attriste!»


Christophe communiquait à ces pensées une jeune ardeur intrépide,
dont le rire héroïque rayonnait dans ces derniers vers confiants et
naïfs:


_Bist du doch nicht Regente,
Der alles führen soll,
Gott sitzt im Regimente,
Und führet alles wohl._

«Ce n'est pas toi qui règnes
et qui dois tout conduire.
C'est Dieu. Dieu est le roi,
Il mène tout comme il doit!»


Et quand venait cette strophe de superbe défi, qu'il avait, avec son
insolence de jeune barbare, arrachée tranquillement de sa place
primitive dans l'ensemble du poème, pour en faire la conclusion de son
_Lied_:


_Und ob gleich alle Teufel
Hier wollten widerstehn,
So wird doch ohne Zweifel
Gott nicht zurücke gehen:_

_Was er ihm vor genommen,
Und was er haben will,
Das muss doch endlich kommen
Zu seinem Zweck und Ziel._

«Et quand bien tous les diables
voudraient s'y opposer,
sois calme, ne doute pas!
Dieu ne reculera point.

Ce qu'il a décidé,
ce qu'il veut accomplir,
cela sera, cela se fera,
Il viendra à ses fins!»


... alors, c'était un transport d'allégresse, l'ivresse de la bataille,
un triomphe d'_Imperator_ romain.

Le vieillard tremblait de tout son corps. Il suivait, haletant,
l'impétueuse musique, comme un enfant qu'un compagnon entraîne dans sa
course, en le tenant par la main. Son cœur battait. Ses larmes
ruisselaient. Il bégayait:

--Ah! mon Dieu!... Ah! mon Dieu!...

Il se mit à sangloter, et il riait. Il était heureux. Il suffoquait.
Il fut pris d'une terrible quinte de toux. Salomé, la vieille servante,
accourut, et elle crut que le vieux allait y passer. Il continuait de
pleurer, de tousser, et de répéter:

--Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... et, dans les courts moments de répit,
entre deux accès de toux, il riait d'un petit rire aigu et doux.

Salomé pensa qu'il devenait fou. Quand elle finit par comprendre
la cause de cette agitation, elle le gronda rudement:

--S'il est possible de se mettre dans un état pareil pour une
sottise!... Donnez-moi cela! Je l'emporte. Vous ne le verrez plus.

Mais le vieux tenait bon, toujours toussant; et il criait à Salomé de
le laisser tranquille. Comme elle insistait, il se mit en fureur, il
jurait, et il s'étranglait dans ses jurements. Jamais elle ne l'avait
vu se fâcher et oser lui tenir tête. Elle en fut ébahie, et elle
lâcha prise; mais elle ne lui ménagea pas les paroles sévères: elle
le traita de vieux fou, elle dit qu'elle avait cru jusqu'à présent
avoir affaire à un homme bien élevé, mais qu'elle voyait maintenant
qu'elle s'était trompée, qu'il disait des blasphèmes à faire rougir
un charretier, que les yeux lui sortaient de la tête, et que s'ils
étaient des pistolets, ils l'auraient tuée... Elle en avait pour
longtemps à continuer cette chanson, s'il ne s'était soulevé,
furieux, sur ses oreillers, et ne lui avait crié:

--Sortez! d'un ton si péremptoire qu'elle partit en faisant battre la
porte. Elle déclara qu'il pourrait bien l'appeler maintenant, qu'elle
ne se dérangerait pas, qu'elle le laisserait claquer tout seul.

Alors, le silence retomba de nouveau dans la chambre où la nuit
s'étendait. De nouveau, le carillon égrena dans la paix du soir ses
sonneries placides et grotesques. Un peu honteux de sa colère, le vieux
Schulz, immobile, étendu sur le dos, attendait, haletant, que le
tumulte de son cœur s'apaisât: il serrait sur sa poitrine les
précieux _Lieder_, et il riait comme un enfant.



Il passa les journées solitaires qui suivirent dans une sorte d'extase.
Il ne pensait plus à son mal, à l'hiver, à la triste lumière, à sa
solitude. Tout était lumineux et aimant autour de lui. Près de la
mort, il se sentait revivre dans la jeune âme d'un ami inconnu.

Il tâchait de se figurer Christophe. Il ne le voyait pas du tout comme
il était. Il l'imaginait tel que lui-même eût voulu être: blond,
mince, les yeux bleus, parlant d'une voix un peu faible et voilée,
doux, timide et tendre. Mais quel qu'il fût, il était toujours prêt
à l'idéaliser. Il idéalisait tout ce qui l'entourait: ses élèves,
ses voisins, ses amis, sa vieille bonne. Sa douceur affectueuse et son
manque de critique,--en partie volontaire, pour écarter toute pensée
troublante,--tissaient autour de lui des images sereines et pures, comme
la sienne. C'était un mensonge de bonté, dont il avait besoin pour
vivre. Il n'en était pas tout à fait dupe; et souvent, dans son lit,
la nuit, il soupirait en songeant à mille petites choses, arrivées
dans le jour, qui contredisaient son idéalisme. Il savait bien que la
vieille Salomé se moquait de lui, derrière son dos, avec les commères
du quartier, et qu'elle le volait régulièrement dans ses comptes de
chaque semaine. Il savait bien que ses élèves étaient obséquieux,
tant qu'ils avaient besoin de lui, puis, qu'après qu'ils avaient reçu
de lui tous les services qu'ils en pouvaient attendre, ils le laissaient
de côté. Il savait que ses anciens collègues de l'Université
l'avaient tout à fait oublié, depuis qu'il avait pris sa retraite, et
que son successeur le pillait dans ses articles, sans le nommer, ou en
le nommant d'une façon perfide, pour citer de lui une phrase sans
valeur et pour relever ses erreurs:--(le procédé est courant dans le
monde de la critique).--Il savait que son vieil ami Kunz lui avait
encore fait un gros mensonge, cette après-midi, et qu'il ne reverrait
jamais les livres que son autre ami, Pottpetschmidt, lui avait
empruntés pour quelques jours,--ce qui était douloureux pour quelqu'un
qui, comme lui, était attaché à ses livres ainsi qu'à des personnes
vivantes. Beaucoup d'autres choses tristes, anciennes ou récentes, lui
revenaient a l'esprit; il ne voulait pas y penser; mais elles étaient
la quand même: il les sentait. Leur souvenir le traversait parfois,
d'une douleur lancinante.

--Ah! mon Dieu! mon Dieu! gémissait-il, dans le silence de la
nuit.--Puis, il écartait les fâcheuses pensées: il les niait; il
voulait être confiant, optimiste, croire aux hommes: et il y croyait.
Combien de fois ses illusions avaient été brutalement détruites!--Mais
il en renaissait d'autres, toujours, toujours... Il ne pouvait s'en
passer.

Christophe inconnu devint un foyer lumineux dans sa vie. La première
lettre froide et maussade, qu'il reçut de lui, devait lui faire de la
peine;--(peut-être, lui en fit-elle);--mais il n'en voulut pas
convenir, et il en eut une joie d'enfant. Il était si modeste, il
demandait si peu aux hommes que le peu qu'il en recevait suffisait à
nourrir son besoin de les aimer et de leur être reconnaissant. Voir
Christophe était un bonheur qu'il n'eût jamais osé espérer: car il
était maintenant trop vieux pour faire le voyage des bords du Rhin; et,
quant à solliciter sa visite, la pensée ne lui en venait même pas.

La dépêche de Christophe lui arriva, le soir, au moment où il se
mettait à table. Il ne comprit pas d'abord: la signature lui semblait
inconnue, il pensa qu'on s'était trompé, que la dépêche n'était pas
pour lui; il la relut trois fois; dans son trouble, ses lunettes ne
voulaient pas tenir, la lampe éclairait mal, les lettres dansaient
devant ses yeux. Quand il eut compris, il fut si bouleversé qu'il
oublia de dîner. Salomé eut beau crier après lui: impossible d'avaler
un morceau. Il jeta sa serviette sur la table, sans la plier, comme il
ne manquait jamais de faire; il se leva en trébuchant, alla chercher
son chapeau et sa canne, et sortit. La première pensée du bon Schulz,
en recevant un tel bonheur, avait été de le partager avec d'autres, et
d'avertir ses amis de l'arrivée de Christophe.

Il avait deux amis, comme lui mélomanes, à qui il avait réussi à
communiquer son enthousiasme pour Christophe: le juge Samuel Kunz, et le
dentiste Oscar Pottpetschmidt, qui était un chanteur excellent. Les
trois vieux camarades avaient souvent parlé de Christophe, ensemble; et
ils avaient joué toute la musique de lui qu'ils avaient pu trouver.
Pottpetschmidt chantait, Schulz accompagnait, et Kunz écoutait. Et ils
s'extasiaient ensuite pendant des heures. Combien de fois avaient-ils
dit, quand ils faisaient de la musique:

--Ah! si Krafft était là!

Schulz riait tout seul, dans la rue, de la joie qu'il avait et de celle
qu'il allait faire. La nuit venait; et Kunz habitait dans un petit
village, à une demi-heure de la ville. Mais le ciel était clair:
c'était un soir d'avril très doux; les rossignols chantaient. Le vieux
Schulz avait le cœur inondé de bonheur; il respirait sans oppression,
et il avait des jambes de vingt ans. Il marchait allègrement, sans
prendre garde aux pierres, contre lesquelles il butait dans l'ombre. Il
se rangeait gaillardement sur le côté de la route, à l'arrivée des
voitures, et il échangeait un joyeux salut avec le conducteur, qui le
considérait avec étonnement, quand la lanterne éclairait en passant
le vieillard grimpé sur le talus du chemin.

La nuit était complète, lorsqu'il arriva à la maison de Kunz, à
l'entrée du village, dans un petit jardin. Il tambourina à sa porte,
et l'appela à tue-tête. Une fenêtre s'ouvrit, et Kunz, effaré,
parut. Il essayait de voir dans l'obscurité, et demanda:

--Qui est là? Qu'est-ce qu'on me veut?

Schulz, essoufflé et joyeux, criait:

--Krafft... Krafft vient demain...

Kunz n'y comprenait rien; mais il reconnut la voix:

--Schulz!... Comment! À cette heure? Qu'y a-t-il?

Schulz répéta:

--Il vient demain, demain matin!...

--Quoi? demandait toujours Kunz, ahuri.

--Krafft! cria Schulz.

Kunz resta un moment à méditer le sens de cette parole; puis une
exclamation retentissante témoigna qu'il avait compris.

--Je descends! cria-t-il.

La fenêtre se referma. Il parut sur le perron de l'escalier, une lampe
à la main, et descendit dans le jardin. C'était un petit vieux
bedonnant, avec une grosse tête grise, une barbe rouge, des taches de
rousseur sur le visage et sur les mains. Il venait à petits pas, en
fumant sa pipe de porcelaine. Cet homme débonnaire et un peu endormi ne
s'était jamais fait grands soucis dans sa vie. La nouvelle que lui
apportait Schulz n'en était pas moins capable de le faire sortir de son
calme; et il agitait ses bras courts et sa lampe, en demandant:

--Quoi? c'est vrai? Il vient?

--Demain matin! répéta Schulz, triomphant, en agitant la dépêche.

Les deux vieux amis allèrent s'asseoir sur un banc, sous la tonnelle.
Schulz prit la lampe. Kunz déplia soigneusement la dépêche, lut
lentement, à mi-voix: Schulz relisait tout haut, par-dessus son
épaule. Kunz regarda encore les indications qui encadraient le
télégramme, l'heure de l'envoi, l'heure de l'arrivée, le nombre des
mots. Puis, il rendit le précieux papier à Schulz, qui riait d'aise,
le regarda en hochant la tête, en répétant:

--Ah! bien!... ah! bien!

Après avoir réfléchi un instant, aspiré et expiré une grosse
bouffée de tabac, il posa sa main sur le genou de Schulz, et dit:

--Il faut avertir Pottpetschmidt.

--J'y allais, dit Schulz.

--Je viens avec toi, dit Kunz.

Il rentra pour déposer la lampe, et revint aussitôt. Les deux vieux
s'en allèrent, bras dessus bras dessous. Pottpetschmidt habitait à
l'autre bout du village. Schulz et Kunz échangeaient des mots
distraits, en ruminant la nouvelle. Tout à coup, Kunz s'arrêta, et
tapa le sol, de sa canne:

--Ah! tonnerre! fit-il... IL n'est pas ici!...

Il se rappelait maintenant que Pottpetschmidt avait dû partir dans
l'après-midi pour une opération, dans une ville voisine, où il devait
passer la nuit et séjourner un jour ou deux. Schulz était consterné.
Kunz ne l'était pas moins. Ils étaient fiers de Pottpetschmidt; ils
eussent voulu s'en faire honneur. Ils restaient au milieu de la route,
ne sachant que décider.

--Comment faire? Comment faire? demandait Kunz.

--Il faut absolument que Krafft entende Pottpetschmidt, disait Schulz.

Il réfléchit, et dit:

--Il faut lui envoyer une dépêche.

Ils allèrent au télégraphe, et composèrent ensemble une dépêche
longue et émue, à laquelle il était difficile de rien comprendre.
Puis, ils revinrent. Schulz calculait:

--Il pourra être encore ici demain matin, en prenant le premier train.

Mais Kunz fit remarquer qu'il était trop tard, et que la dépêche ne
lui serait remise sans doute que le lendemain. Schulz hocha la tête; et
ils se répétaient:

--Quel malheur!

Ils se séparèrent à la porte de Kunz; car, quelle que fût l'amitié
de celui-ci pour Schulz, elle n'allait pas jusqu'à lui faire commettre
l'imprudence d'accompagner Schulz hors du village, ne fût-ce qu'un bout
de chemin, qu'il lui eût fallu refaire seul, dans la nuit. Il fut
convenu que Kunz viendrait dîner, le lendemain, chez Schulz. Schulz
regardait le ciel, avec anxiété:

--Pourvu qu'il fasse beau, demain!

Et il eut un poids de moins sur le cœur, quand Kunz, qui passait pour
se connaître admirablement en météorologie, dit, après avoir
gravement examiné le ciel--(car il n'avait pas moins que Schulz le
souci que Christophe vît leur petit pays en beauté):

--Il fera beau, demain.



Schulz reprit le chemin de la ville, où il parvint, non sans avoir
trébuché plus d'une fois dans les ornières, ou contre les tas de
pierres élevés le long de la route. Il ne rentra point chez lui, avant
d'être passé chez le pâtissier, pour lui commander une certaine
tarte, qui était la gloire de la ville. Puis, il revint à sa maison;
mais, au moment d'y rentrer, il rebroussa chemin, pour s'informer à la
gare de l'heure exacte de l'arrivée des trains. Enfin, il rentra,
appela Salomé, et discuta longuement avec elle le dîner du lendemain.
Alors seulement, il se coucha, harassé; mais il était aussi surexcité
qu'un enfant, dans la veillée de Noël, et il se retourna toute la nuit
dans ses draps, sans trouver un instant de sommeil. Vers une heure du
matin, il eut l'idée de se lever, pour dire à Salomé de faire
plutôt, pour le dîner, une carpe à l'étuvée; car elle réussissait
merveilleusement ce plat. Il ne le lui dit pas: et il fit bien, sans
doute. Il ne s'en leva pas moins pour arranger diverses choses dans la
chambre qu'il destinait à Christophe; il prenait mille précautions,
pour que Salomé ne l'entendît pas: car il craignait d'être grondé.
Il tremblait de manquer l'heure du train, bien que Christophe ne dût
pas arriver avant huit heures. Il fut debout de grand matin. Son premier
regard fut pour le ciel: Kunz ne s'était pas trompé, il faisait un
temps magnifique. Sur la pointe des pieds, Schulz descendit à sa cave,
où il n'allait plus depuis longtemps, de peur du froid et des escaliers
raides; il y fit un choix de ses meilleures bouteilles, se heurta
rudement la tête contre la voûte, en remontant, et crut qu'il allait
étouffer, quand il parvint au haut de l'escalier avec son panier
chargé. Ensuite, il alla au jardin, armé de son sécateur: il coupa
impitoyablement ses plus belles roses et les premières branches de ses
lilas en fleurs. Puis, il remonta dans sa chambre, fit fiévreusement sa
barbe, se coupa une ou deux fois, s'habilla avec soin, et partit pour la
gare. Il était sept heures. Salomé ne réussit pas à lui faire
prendre une goutte de lait; car il prétendit que Christophe n'aurait
pas déjeuné non plus, quand il arriverait, et qu'ils mangeraient
ensemble, au retour de la gare.

Il se trouva au chemin de fer, trois quarts d'heure en avance. Il se
morfondit à attendre Christophe, et finalement le manqua. Au lieu
d'avoir la patience de rester à la porte de sortie, il alla sur le
quai, et perdit la tête au milieu du tourbillon des arrivées et des
départs. Malgré les indications précises de la dépêche, il s'était
imaginé, Dieu sait pourquoi! que Christophe arriverait par un autre
train que celui qui l'amena; et d'ailleurs, il ne lui serait pas venu à
l'idée que Christophe pût descendre d'un wagon de quatrième classe.
Il resta plus d'une demi-heure encore à l'attendre à la gare, quand
Christophe, arrivé depuis longtemps, était allé tout droit frapper à
sa maison. Pour comble de malheur, Salomé venait d'en sortir, pour se
rendre au marché: Christophe trouva porte close. La voisine, que
Salomé avait chargée de dire, au cas où quelqu'un sonnerait, qu'elle
serait bientôt de retour, fit la commission, sans rien ajouter de plus.
Christophe, qui n'était pas venu pour voir Salomé et qui ne savait
même pas qui elle était, trouva la plaisanterie mauvaise; il demanda
si le _Herr Universitätsmusikdirektor_ Schulz n'était donc pas au
pays. On lui répondit que si; mais on ne put lui dire où. Furieux, il
s'en alla.

Quand le vieux Schulz rentra, la figure longue d'une aune, et quand il
apprit de Salomé, qui venait aussi de rentrer, ce qui s'était passé,
il fut dans la désolation: il faillit pleurer. Il se mit en rage contre
la sottise de la domestique, qui était sortie en son absence et qui
n'avait même pas été capable de donner des instructions pour qu'on
fit attendre Christophe. Salomé lui répondit, sur le même ton,
qu'elle ne pouvait non plus s'imaginer qu'il serait assez sot pour
manquer celui qu'il attendait. Mais le vieux ne s'attarda pas à
discuter avec elle; sans perdre un instant, il dégringola de nouveau
son escalier, et repartit à la recherche de Christophe, sur la piste
très vague que les voisins lui indiquèrent.

Christophe avait été froissé de ne trouver personne, ni même un mot
d'excuses. Ne sachant que faire avant le prochain train, il était allé
se promener dans les champs qui lui paraissaient jolis. C'était une
petite ville tranquille, reposante, abritée entre des collines molles;
des jardins autour des maisons, des cerisiers en fleurs, des pelouses
vertes, de beaux ombrages, des ruines pseudo-antiques, des bustes blancs
de princesses d'autrefois sur des colonnes de marbre au milieu de la
verdure, des visages doux et gentils. Tout autour de la ville, des
prairies, des collines. Dans les buissons fleuris, les merles sifflaient
a cœur-joie, formant de petits concerts de flûtes rieuses et sonores.
La mauvaise humeur de Christophe ne tarda pas à tomber: il oublia Peter
Schulz.

Le vieillard parcourait en vain les rues, interrogeant les passants; il
monta jusqu'au vieux château, sur la colline, au-dessus de la ville, et
il revenait, navré, quand, de ses yeux perçants qui voyaient de très
loin, il aperçut à quelque distance un homme couché dans un pré, à
l'ombre d'un buisson. Il ne connaissait pas Christophe: il ne pouvait
savoir si c'était lui. L'homme lui tournait le dos, la tête à moitié
enfouie dans l'herbe. Schulz rôdait sur la route, tournait autour du
pré, le cœur battant:

--C'est lui... Non, ce n'est pas lui...

Il n'osait pas l'appeler. Une idée lui vint: il se mit à chanter
la première phrase du _Lied_ de Christophe:

_Auf! Auf!_... (Debout! Debout!...)

Christophe ressauta, comme un poisson hors de l'eau, et il cria la suite
à tue-tête. Il se retourna, joyeux. Il avait la figure rouge et des
herbes dans les cheveux. Ils s'interpellèrent tous deux par leurs noms,
et coururent l'un à l'autre. Schulz enjamba le fossé de la route,
Christophe sauta par dessus la barrière. Ils se serrèrent la main avec
effusion, et revinrent ensemble à la maison, riant et parlant très
fort. Le vieux contait sa mésaventure. Christophe, qui, un moment
avant, était bien décidé à continuer sa route sans faire une
nouvelle tentative pour voir Schulz, sentit immédiatement la candide
bonté de cette âme, et se prit à l'aimer. Avant d'être arrivés, ils
s'étaient déjà confié une multitude de choses.

En entrant, ils trouvèrent Kunz, qui, ayant appris que Schulz était
parti à la recherche de Christophe, attendait tranquillement. On servit
le café au lait. Mais Christophe dit qu'il avait déjeuné dans une
auberge de la ville. Le vieux fut désolé: ce lui était un vrai
chagrin que le premier repas que Christophe avait pris dans le pays
n'eût pas été chez lui; ces petites choses avaient une importance
énorme pour son cœur affectueux. Christophe, qui le comprit, s'en
amusa en secret, et il l'en aima davantage. Afin de le consoler, il lui
certifia qu'il avait assez bon appétit pour déjeuner deux fois: et il
le lui prouva.

Tous ses ennuis lui étaient sortis de la tête: il se sentait au milieu
de vrais amis, il ressuscitait. Il racontait son voyage, ses déboires,
d'une façon humoristique: il avait l'air d'un écolier en vacances.
Schulz, rayonnant, le couvait des yeux, et il riait de tout son cœur.

L'entretien ne tarda pas à rouler sur ce qui les unissait tous trois
d'un lien secret: la musique de Christophe. Schulz mourait d'envie
d'entendre Christophe jouer quelques-unes de ses œuvres; mais il
n'osait le lui demander. Tout en causant, Christophe arpentait la
chambre. Schulz guettait ses pas, quand il passait près du piano
ouvert; et il faisait des vœux pour qu'il s'y arrêtât. Kunz avait la
même pensée. Ils eurent un battement de cœur, lorsqu'ils le virent
s'asseoir machinalement sur le tabouret du piano, sans cesser de parler,
puis, sans regarder l'instrument, promener ses mains au hasard sur les
touches. Comme Schulz s'y attendait, à peine Christophe eut-il fait
deux ou trois arpèges, que le son s'empara de lui: il continua
d'enchaîner des accords, en causant; puis, ce furent des phrases
entières; et alors, il se tut, et commença à jouer. Les vieux
échangèrent un coup d'œil d'intelligence, malicieux et heureux.

--Connaissez-vous cela? demanda Christophe, en jouant un de
ses _Lieder._

--Si je le connais! dit Schulz, ravi.

Christophe, sans s'interrompre, dit, en tournant à demi la tête:

--Hé! Il n'est pas très bon, votre piano!

Le vieux fut très contrit. Il s'excusa:

--Il est vieux, dit-il humblement, il est comme moi.

Christophe se retourna tout à fait, regarda le vieillard qui semblait
demander pardon de sa vieillesse, et lui prit les deux mains, en riant.
Il contemplait ses yeux candides:

--Oh! vous, dit-il, vous êtes plus jeune que moi.

Schulz riait d'un bon rire, et parlait de son vieux corps, de ses
infirmités.

--Ta ta ta! dit Christophe, il ne s'agit pas de cela; je sais ce que
je dis. Est-ce que ce n'est pas vrai, Kunz?

(Il avait déjà supprimé le: «Monsieur».)

Kunz approuvait, de toutes ses forces.

Schulz essayait d'associer à sa cause celle de son vieux piano.

--Il a encore de très jolies notes, dit-il timidement.

Et il les toucha:--quatre ou cinq notes assez fraîches, une
demi-octave, dans le registre moyen de l'instrument. Christophe comprit
que c'était un vieil ami pour lui, et il dit gentiment,--pensant aux
yeux de Schulz:

--Oui, il a encore de jolis yeux.

La figure de Schulz s'éclaira. Il s'embarqua dans un éloge embrouillé
de son vieux piano, mais se tut aussitôt: car Christophe s'était remis
à jouer. Les _Lieder_ succédaient aux _Lieder_; Christophe chantait à
mi-voix. Schulz, les yeux humides, suivait chacun de ses mouvements.
Kunz, les mains croisées sur son ventre, fermait les yeux pour mieux
jouir. De temps en temps, Christophe se retournait, radieux, vers les
deux vieilles gens, qui étaient dans le ravissement; et il disait, avec
un enthousiasme naïf, dont ils ne pensaient pas à rire:

--Hein! Est-ce beau!... Et cela! Qu'est-ce que vous en dites?... Et
celui-là!... Celui-là est le plus beau de tous...--Maintenant je vais
vous jouer quelque chose, qui va vous ravir au septième ciel...

Comme il terminait un morceau rêveur, le coucou de la pendule se mit à
sonner. Christophe bondit, et cria de colère. Kunz, réveillé en
sursaut, roulait de gros yeux effarés. Schulz ne comprenait pas
d'abord. Puis, quand il vit Christophe montrer le poing à l'oiseau qui
saluait, et crier qu'au nom du ciel on emportât de là cet idiot, ce
spectre ventriloque, il trouva pour la première fois de sa vie, que ce
bruit était en effet intolérable; et, prenant une chaise, il voulut
grimper dessus, pour décrocher le trouble-fête. Mais il faillit
tomber, et Kunz l'empêcha de remonter; il appela Salomé. Elle arriva
sans se presser, suivant son habitude, et fut stupéfaite de se voir
mettre sur les bras l'horloge, que Christophe impatient avait
décrochée lui-même.

--Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? demandait-elle.

--Ce que tu voudras. Emporte! Qu'on ne le revoie plus ici! disait
Schulz, non moins impatient que Christophe.

Il se demandait comment il avait pu supporter si longtemps cette horreur.

Salomé pensa que décidément ils étaient tous toqués.

La musique reprit. Les heures passaient. Salomé vint annoncer que le
dîner était servi. Schulz lui fit faire silence. Elle revint dix
minutes après, puis, de nouveau encore, dix minutes après: cette fois,
elle était hors d'elle, et, bouillant de colère, en tâchant d'avoir
l'air impassible, elle se planta au milieu de la chambre, et, malgré
les gestes désespérés de Schulz, elle demanda, d'une voix de
trompette:

--«Si ces messieurs aimaient mieux manger leur dîner froid ou brûlé;
que, pour elle, cela lui était égal; elle attendait leurs ordres.»

Schulz, confus de l'algarade, voulut faire une scène à sa servante;
mais Christophe éclata de rire, Kunz l'imita, et Schulz finit par faire
comme eux. Salomé, satisfaite de l'effet produit, tourna les talons, de
l'air d'une reine qui veut bien pardonner à ses sujets repentants.

--Voilà une gaillarde! disait Christophe, se levant du piano. Elle a
raison. Rien d'insupportable comme un public qui arrive au milieu du
concert.

Ils se mirent à table. C'était un repas énorme et succulent. Schulz
avait stimulé l'amour-propre de Salomé, qui ne demandait qu'un
prétexte pour étaler son art. Elle ne manquait pas d'occasions de le
produire. Les vieux amis étaient prodigieusement gourmands. Kunz était
un autre homme à table; il s'épanouissait comme un soleil: il eût pu
servir d'enseigne pour un restaurateur. Schulz n'était pas moins
sensible à la bonne chère; mais sa mauvaise santé l'obligeait à plus
de retenue. Il est vrai qu'il n'en tenait pas compte, le plus souvent;
et il le payait. Dans ce cas, il ne se plaignait pas: s'il était
malade, au moins il savait pourquoi. Il avait, comme Kunz, des recettes
culinaires, héritées, de père en fils, depuis des générations.
Salomé avait donc l'habitude d'opérer pour des connaisseurs. Mais,
cette fois, elle s'était ingéniée pour rassembler en un seul
programme tous ses chefs-d'œuvre à la fois: c'était comme une
exposition de cette inoubliable cuisine rhénane, honnête, point
frelatée, avec tous, ses parfums de toutes herbes, et ses épaisses
sauces, ses potages substantiels, ses pot-au-feu modèles, ses carpes
monumentales, ses choucroutes, ses oies, ses gâteaux de ménage, ses
pains à l'anis et au cumin. Christophe s'extasiait, la bouche pleine,
et mangeait comme un ogre; il avait la capacité formidable de son père
et de son grand-père, qui eussent englouti une oie entière.
D'ailleurs, il pouvait aussi bien vivre, pendant une semaine, de pain et
de fromage, que manger à crever, si l'occasion s'en offrait. Schulz,
cordial et cérémonieux, le considérait avec des yeux attendris, et
l'arrosait de vins du Rhin. Kunz, rutilant, reconnaissait en lui un
frère. La large face de Salomé riait de contentement.--Au premier
instant, elle avait été déçue, quand Christophe était entré.
Schulz lui en avait tellement parlé, à l'avance, qu'elle se l'était
figuré sous les traits d'une Excellence, chargée de titres et
d'honneurs. En le voyant, elle s'était exclamée:

--Ça n'est que ça?

Mais, à table, Christophe conquit ses bonnes grâces; elle n'avait vu
personne qui rendît aussi brillamment justice à ses talents. Au lieu
de retourner dans sa cuisine, elle restait sur le seuil de la porte à
regarder Christophe, qui disait des folies, sans perdre un coup de dent;
et, les poings sur les hanches, elle riait aux éclats. Tous étaient
dans la joie. Il n'y avait qu'un point noir dans leur bonheur:
Pottpetschmidt n'était pas là. Ils y revenaient souvent:

--Ah! s'il était ici! C'était lui qui mangeait! C'était lui qui buvait!
C'était lui qui chantait!

Ils ne tarissaient pas d'éloges.

--«Si Christophe pouvait l'entendre!... Mais peut-être pourrait-il.
Pottpetschmidt serait revenu, ce soir, cette nuit au plus tard...»

--Oh! cette nuit, je serai loin, dit Christophe.

La figure radieuse de Schulz s'assombrit.

--Comment, loin! fit-il, d'une voix tremblante. Mais vous ne partez pas?

--Mais si! dit gaiement Christophe, je reprends le train,
ce soir.

Schulz fut désolé. Il avait compté que Christophe passerait plusieurs
nuits, dans sa maison. Il balbutiait:

--Non, non, ce n'est pas possible!...

Kunz répétait:

--Et Pottpetschmidt!...

Christophe les regarda tous deux: la déception, qui se peignait sur
leurs bonnes faces amies, le toucha; il dit:

--Comme vous êtes gentils!... Je partirai demain matin. Voulez-vous?

Schulz lui saisit la main.

--Ah! fit-il, quel bonheur! Merci! Merci!

Il était comme un enfant, à qui demain semble si loin, si loin qu'il
n'y a pas à y penser. Christophe ne partait pas aujourd'hui, tout le
jour leur appartenait, ils passeraient toute la soirée ensemble, il
dormirait sous son toit: voilà tout ce que voyait Schulz; il ne voulait
pas regarder plus loin.

La gaieté reprit. Schulz se leva tout à coup, prit un air solennel, et
porta un toast ému et emphatique à son hôte, qui lui avait fait
l'immense joie et l'honneur de visiter sa petite ville et son humble
maison; il but à son heureux retour, à ses succès, à sa gloire, à
tout le bonheur de la terre, qu'il lui souhaitait de toute son âme.
Ensuite, il porta un autre toast à «la noble musique»,--un autre à
son vieil ami Kunz,--un autre au printemps;--et il n'oublia pas non plus
Pottpetschmidt. Kunz but à son tour à Schulz et à quelques autres; et
Christophe, pour mettre fin aux toasts, but à dame Salomé, qui en
devint cramoisie. Après quoi, sans laisser aux orateurs le temps de
riposter, il entama une chanson connue, que les deux vieux reprirent
avec lui, puis après celle-là une autre, et encore une autre à trois
voix, où il était question d'amitié, de musique et de vin: le tout
accompagné de rires retentissants et du tintement des verres qui
trinquaient constamment.

Il était trois heures et demie, quand ils se levèrent de table. Ils
étaient un peu lourds. Kunz s'affala dans un fauteuil; il eût
volontiers fait une somme. Schulz avait les jambes cassées de ses
émotions du matin, non moins que de ses toasts. Tous deux espéraient
que Christophe se remettrait au piano et jouerait pendant des heures.
Mais le terrible garçon, tout gaillard et dispos, après avoir frappé
trois ou quatre accords sur le piano, le ferma brusquement, regarda par
la fenêtre, et demanda si on ne pourrait pas faire un tour jusqu'au
souper. La campagne l'attirait. Kunz montra peu d'enthousiasme; mais
Schulz trouva sur-le-champ que l'idée était excellente, et qu'il
fallait faire voir à leur hôte la promenade des _Schönbuchwälder._
Kunz fit un peu la grimace; mais il ne protesta point, et se leva avec
les autres: il était aussi désireux que Schulz de montrera Christophe
les beautés du pays.

Ils sortirent. Christophe avait pris le bras de Schulz, et le faisait
marcher plus vite que le vieux n'eût voulu. Kunz suivait, en
s'épongeant. Ils péroraient gaiement. Les gens, sur le seuil de leurs
portes, les regardaient passer, et trouvaient que _Herr Professor_
Schulz avait l'air d'un jeune homme. Au sortir de la ville, ils prirent
à travers prés. Kunz se plaignait de la chaleur. Christophe, sans
pitié, trouvait que l'air était exquis. Par bonheur pour les deux
vieilles gens, on s'arrêtait à tout instant pour discuter, et la
conversation faisait oublier la longueur du chemin. On entra dans les
bois. Schulz récita des vers de Gœthe et de Mœrike. Christophe aimait
beaucoup les vers; mais il n'en pouvait retenir aucun: il s'abandonnait,
en les écoutant, à une rêverie vague, où des musiques se
substituaient aux mots et les faisaient oublier. Il admirait la mémoire
de Schulz. Quelle différence entre la vivacité d'esprit de ce
vieillard malade, presque impotent, enfermé dans sa chambre une partie
de l'année, enfermé dans sa ville de province sa vie presque tout
entière,--et Hassler, qui, jeune, célèbre, au cœur du mouvement
artistique, et parcourant l'Europe pour ses tournées de concerts, ne
s'intéressait à rien et ne voulait rien connaître! Non seulement
Schulz était au courant de toutes les manifestations de l'art présent,
que connaissait Christophe; mais il savait une quantité de choses sur
des musiciens passés ou étrangers, dont Christophe n'avait jamais
entendu parler. Sa mémoire était une citerne profonde, où toutes les
belles eaux du ciel avaient été recueillies. Christophe ne se lassait
pas d'y puiser; et Schulz était heureux de l'intérêt de Christophe.
Il avait rencontré parfois des auditeurs complaisants, ou des élèves
dociles; mais il avait toujours manqué d'un cœur jeune et ardent, avec
qui il pût partager les enthousiasmes, dont il était gonflé jusqu'à
en étouffer.

Ils étaient les meilleurs amis du monde, quand le vieux eut la
maladresse de dire son admiration pour Brahms. Christophe se mit dans
une colère froide: il lâcha le bras de Schulz, et dit d'un ton cassant
que qui aimait Brahms ne pouvait être son ami. Cela jeta une douche sur
leur joie. Schulz, trop timide pour discuter, trop honnête pour mentir,
balbutiait, tâchait de s'expliquer. Mais Christophe l'arrêta par un:

--Assez! tranchant qui n'admettait pas de réplique. Il y eut un silence
glacial. Ils continuèrent de marcher. Les deux vieillards n'osaient
passe regarder. Kunz, après avoir toussoté, essaya de renouer la
conversation et de parler des bois et du beau temps; mais Christophe,
boudeur, laissait tomber l'entretien et ne répondait que par
monosyllabes. Kunz, ne trouvant pas d'écho de ce côté, tâcha, pour
rompre le silence, de causer avec Schulz; mais Schulz avait la gorge
serrée, il ne pouvait parler. Christophe le regardait du coin de
l'œil, et il avait envie de rire: il lui avait déjà pardonné. Il ne
lui en avait jamais voulu sérieusement; il trouvait même qu'il était
un animal de contrister ce pauvre vieux; mais il abusait de son pouvoir
et il ne voulait pas avoir l'air de revenir sur ce qu'il avait dit. Ils
restèrent ainsi jusqu'à la sortie du bois: on n'entendait plus que les
pas traînants des deux vieux déconfits; Christophe sifflotait et
semblait ne pas les voir. Soudain, il n'y tint plus. Il éclata de rire,
se retourna vers Schulz, et lui empoigna les bras dans ses solides
mains:

--Mon bon cher vieux Schulz! fit-il, en le regardant affectueusement,
est-ce beau! est-ce beau!...

Il parlait de la campagne et de la belle journée; mais ses yeux qui
riaient semblaient dire:

--Tu es bon. Je suis une brute. Pardonne-moi! Je t'aime bien.

Le cœur du vieux se fondit. C'était comme si le soleil était revenu
après une éclipse. Il fut, un moment encore, avant de pouvoir
articuler un mot. Christophe lui avait repris le bras et causait plus
amicalement que jamais: dans son entrain, il avait doublé le pas, sans
faire attention qu'il exténuait ses deux compagnons. Schulz ne se
plaignait pas; il ne s'apercevait même pas de la fatigue, tant il
était content. Il savait qu'il paierait toutes ses imprudences de la
journée; mais il se disait:

--Tant pis pour demain! Quand il sera parti, j'aurai bien le temps
de me reposer.

Mais Kunz, moins exalté, suivait à quinze pas, en faisant une mine
piteuse. Christophe s'en aperçut enfin. Il s'excusa, tout confus, et il
offrit de s'étendre dans une prairie, à l'ombre des peupliers. Schulz,
naturellement, acquiesçait, sans se demander si sa bronchite y
trouverait son compte. Heureusement, Kunz y songea pour lui; ou, du
moins, il donna ce prétexte pour ne pas s'exposer, en nage comme il
était, à la fraîcheur des prés. Il proposa d'aller reprendre à une
station voisine le train qui ramenait en ville. Ainsi fut fait. Malgré
leur fatigue, ils durent hâter le pas, pour n'être pas en retard, et
ils arrivèrent en gare, juste au moment où le train y entrait.

À leur vue, un gros homme s'élança à la portière d'un wagon, et
mugit les noms de Schulz et de Kunz, en les accompagnant de la liste de
tous leurs titres et qualités, et en agitant les bras comme un fou.
Schulz et Kunz répondirent en criant et remuant aussi les bras; ils se
précipitèrent vers le compartiment du gros homme, qui accourait à
leur rencontre, en bousculant ses compagnons de route. Christophe,
ahuri, suivait en courant, et il demandait:

--Quoi donc?

Et les autres, exultants, criaient:

--C'est Pottpetschmidt!

Ce nom ne lui disait pas grand'chose. Il avait oublié les toasts du
dîner. Pottpetschmidt sur la plate-forme du wagon, Schulz et Kunz sur
le marchepied, faisaient un vacarme assourdissant; ils s'émerveillaient
de leur chance. Ils se hissèrent dans le train qui partait. Schulz fit
les présentations. Pottpetschmidt, après avoir salué, les traits
brusquement pétrifiés, et raide comme un piquet, se jeta, aussitôt
après les formalités accomplies, sur la main de Christophe, qu'il
secoua cinq ou six fois, comme s'il voulait la démancher, et se remit
à vociférer. Christophe distingua dans ses cris qu'il remerciait Dieu
et son étoile de cette extraordinaire rencontre. Cela ne l'empêcha
point, un moment après, en se frappant les cuisses, d'accuser sa
mauvaise chance de l'avoir fait partir de la ville,--lui qui n'en
sortait jamais,--juste pour l'arrivée de Monsieur le _Kapellmeister._
La dépêche de Schulz ne lui avait été remise que le matin, une heure
après le départ du train; il dormait quand elle était arrivée, et on
avait jugé bon de ne pas le réveiller. Il en avait tempêté, toute la
matinée, contre les gens de l'hôtel. Il en tempêtait encore. Il avait
envoyé promener ses clients, ses rendez-vous d'affaires, et pris le
premier train, dans sa hâte de revenir; mais ce train du diable avait
manqué la correspondance de la grande ligne: Pottpetschmidt avait du
attendre trois heures, dans une gare; il y avait épuisé toutes les
exclamations de son vocabulaire, et vingt fois raconté sa mésaventure
aux voyageurs qui attendaient comme lui et au portier de la gare. Enfin,
on était reparti. Il tremblait d'arriver trop tard... Mais, Dieu soit
loué! Dieu soit loué!...

Il avait repris les mains de Christophe, et les pétrissait dans ses
vastes pattes aux doigts poilus. Il était fabuleusement gros, et grand
en proportion: la tête carrée, les cheveux roux, taillés ras, la
figure rasée, grêlée, gros yeux, gros nez, grosses lèvres, double
menton, le cou court, le dos d'une largeur monstrueuse, le ventre comme
un tonneau, les bras écartés du corps, les pieds et les mains
énormes, un gigantesque amas de chair, déformé par l'abus de la
mangeaille et de la bière, un de ces pots-à-tabac, à face humaine,
comme on en voit rouler parfois dans les rues des villes de Bavière,
qui gardent le secret de cette race d'hommes, obtenue par un système de
gavage analogue à celui des volailles mises dans une épinette. De joie
et de chaleur, il luisait comme une motte de beurre: et, les deux mains
posées sur ses deux genoux écartés, ou sur ceux de ses voisins, il ne
se lassait point de parler, faisant rouler les consonnes dans l'air,
avec une vigueur de catapulte. Par instants, il était pris d'un rire
qui le secouait tout entier: il rejetait la tête en arrière, ouvrant
la bouche, ronflant, râlant et s'étranglant. Son rire se communiquait
à Schulz et à Kunz, qui, quand l'accès était passé, regardaient
Christophe, en s'essuyant les yeux. Ils avaient l'air de lui demander:

--Hein!... Et qu'est-ce que vous en dites?

Christophe n'en disait rien; il pensait avec effroi:

--C'est ce monstre qui chante ma musique?

Ils rentrèrent chez Schulz. Christophe espérait éviter le chant de
Pottpetschmidt, et ne lui faisait aucune avance, malgré les allusions
de Pottpetschmidt, qui grillait de se faire entendre. Mais Schulz et
Kunz avaient à cœur de se faire honneur de leur ami: il fallut en
passer par là. Christophe se mit au piano, d'assez mauvaise grâce; il
pensait:

--Mon bonhomme, mon bonhomme, tu ne sais pas ce qui t'attend: gare
à toi! Je ne te passerai rien.

Il se disait qu'il allait faire de la peine à Schulz, et il en était
fâché; mais il n'en était pas moins résolu à lui faire de la peine,
plutôt que de tolérer que ce sir John Falstaff égorgeât sa musique.
Le remords de chagriner son vieil ami lui fut épargné: le gros homme
chanta d'une voix admirable. Dès les premières mesures, Christophe fit
un mouvement de surprise. Schulz, qui ne le quittait pas des yeux,
trembla: il pensa que Christophe n'était pas content et il ne se
rassura qu'en voyant sa figure s'éclairer, à mesure qu'il jouait.
Lui-même s'illuminait du reflet de sa joie; et, le morceau fini, quand
Christophe se retourna, en criant que jamais il n'avait entendu chanter
ainsi un de ses _Lieder_, ce fut pour Schulz un ravissement plus doux et
plus profond que celui de Christophe satisfait et de Pottpetschmidt
triomphant: car chacun des deux n'avait que son propre plaisir, et
Schulz avait celui de ses deux amis. Le concert continua. Christophe
s'exclamait: il ne pouvait comprendre comment cet être lourd et commun
parvenait à rendre la pensée de ses _Lieder._ Sans doute, ce n'en
étaient pas toutes les nuances exactes; mais c'en était l'élan, la
passion, qu'il n'avait jamais réussi à souffler complètement à des
chanteurs de profession. Il regardait Pottpetschmidt, et il se
demandait:

--Est-ce qu'il sent cela, vraiment?

Mais il ne voyait dans ses yeux d'autre flamme que celle de la vanité
satisfaite. Une force inconsciente remuait cette lourde masse. Celte
force aveugle et passive était comme une armée, qui se bat, sans
savoir contre qui, ni pourquoi. L'esprit des _Lieder_ s'emparait d'elle,
et elle obéissait en jubilant: car elle avait besoin d'agir; et,
livrée à elle-même, elle n'eût jamais su comment.

Christophe se disait qu'au jour de la Création, le grand sculpteur ne
s'était pas donné beaucoup de peine pour mettre en ordre les membres
épars de ses créatures ébauchées, et qu'il les avait ajustés, tant
bien que mal, sans s'inquiéter s'ils étaient faits pour aller
ensemble: ainsi, chacun se trouvait fabriqué avec des morceaux de toute
provenance; et le même homme était épars en cinq ou six hommes
différents: le cerveau était chez l'un, chez un autre le cœur, chez
un troisième le corps qui convenait à cette âme; l'instrument était
d'un côté, et l'instrumentiste de l'autre. Certains êtres restaient
comme d'admirables violons, éternellement enfermés dans leur boîte,
faute de quelqu'un qui sût en jouer. Et ceux qui étaient faits pour en
jouer étaient, toute leur vie, obligés de se contenter de misérables
crincrins. Il avait d'autant plus de raisons de penser ainsi qu'il
était furieux contre lui-même de n'avoir jamais été capable de
chanter proprement une page de musique. Il avait la voix fausse, et ne
pouvait s'écouter sans horreur.

Cependant, Pottpetschmidt, grisé par son succès, commençait à
«mettre de l'expression» dans les _Lieder_ de Christophe:
c'est-à-dire qu'il substituait la sienne à celle de Christophe.
Celui-ci, naturellement, ne trouvait pas que sa musique gagnât au
change; et il s'assombrissait. Schulz s'en aperçut. Son manque de
critique et l'admiration qu'il avait pour ses amis ne lui eussent pas
permis de se rendre compte, par lui-même, du mauvais goût de
Pottpetschmidt. Mais son affection pour Christophe lui faisait percevoir
les nuances les plus furtives de la pensée du jeune homme: il n'était
plus en lui, il était en Christophe; et il souffrit aussi de l'emphase
de Pottpeschmidt. Il s'ingénia à l'arrêter sur cette pente
dangereuse. Il n'était pas facile de faire taire Pottpetschmidt. Schulz
eut toutes les peines du monde, quand le chanteur eut épuisé le
répertoire de Christophe, à l'empêcher de se faire entendre dans les
élucubrations de compositeurs médiocres, au seul nom desquels
Christophe se hérissait en boule, comme un porc-épic.

Heureusement, l'annonce du souper vint museler Pottpetschmidt. Un autre
terrain s'offrait à lui, pour déployer sa valeur: il y était sans
rival; et Christophe, que ses exploits de la matinée avaient un peu
lassé, n'essaya point de lutter.

La soirée s'avançait. Assis autour de la table, les trois vieux amis
contemplaient Christophe; ils buvaient ses paroles. Il semblait bien
étrange à Christophe de se trouver dans cette petite ville perdue, au
milieu de ces vieilles gens, qu'il n'avait jamais vus avant ce jour, et
d'être plus intime avec eux que s'ils avaient été de sa famille. Il
pensait quel bienfait ce serait pour un artiste, s'il pouvait se douter
des amis inconnus que sa pensée rencontre dans le monde,--combien son
cœur en serait réchauffé et ses forces grandies... Mais il n'en est
rien, le plus souvent: chacun reste seul et meurt seul, craignant
d'autant plus de dire ce qu'il sent, qu'il sent davantage et qu'il
aurait plus besoin de le dire. Les complimenteurs vulgaires n'ont point
de peine à parler. Ceux qui aiment le mieux doivent se faire violence
pour desserrer les dents et pour dire qu'ils aiment. Aussi, faut-il
être reconnaissant à ceux qui osent parler: ils sont, sans s'en
douter, les collaborateurs de celui qui crée.--Christophe était
pénétré de gratitude pour le vieux Schulz. Il ne le confondait pas
avec ses deux compagnons; il sentait qu'il était l'âme de ce petit
groupe d'amis: les autres n'étaient que les reflets de ce Foyer vivant
d'amour et de bonté. L'amitié que Kunz et Pottpetschmidt avaient pour
lui était bien différente. Kunz était égoïste: la musique lui
procurait une satisfaction de bien-être, comme à un gros chat qu'on
caresse. Pottpetschmidt y trouvait un plaisir de vanité et d'exercice
physique. Ni l'un ni l'autre ne s'inquiétait de le comprendre. Mais
Schulz s'oubliait tout entier: il aimait.

Il était tard. Les deux amis invités repartirent, dans la nuit.
Christophe resta seul avec Schulz. Il lui dit:

--Maintenant, je vais jouer, pour vous seul.

Il se mit au piano et joua,--comme il savait le faire, quand il avait
près de lui quelqu'un qui lui était cher. Il joua de ses œuvres
nouvelles. Le vieillard était en extase. Assis auprès de Christophe,
il ne le quittait pas des yeux et retenait son souffle. Dans la bonté
de son cœur, incapable de garder le moindre bonheur pour lui seul, il
répétait, malgré lui:

--Ah! quel malheur que Kunz ne soit plus là! (ce qui impatientait un
peu Christophe).

Une heure passa: Christophe jouait toujours; ils n'avaient pas échangé
une parole. Quand Christophe eut fini, ils ne dirent mot. Tout était
silencieux: la maison, la rue dormaient. Christophe se retourna, et vit
le vieil homme, qui pleurait: il se leva et alla l'embrasser. Ils
causèrent tout bas, dans le calme de la nuit. Le tic-tac de l'horloge,
amorti, battait dans une chambre voisine. Schulz parlait à mi-voix, les
mains jointes, le corps penché en avant; il racontait à Christophe,
qui l'interrogeait, sa vie, ses tristesses; à tout instant, il avait
des scrupules de se plaindre, il éprouvait le besoin de dire:

--J'ai tort... je n'ai pas le droit de me plaindre... tout le monde
a été très bon pour moi...

Et il ne se plaignait pas, en effet: c'était seulement une mélancolie
involontaire qui se dégageait du sobre récit de sa vie solitaire. Il y
mêlait, aux moments les plus douloureux, des professions de foi d'un
idéalisme très vague et très sentimental, qui agaçaient Christophe,
mais qu'il eût été cruel de contredire. Au fond, c'était, chez
Schulz, bien moins une croyance ferme qu'un désir passionné de
croire,--un espoir incertain, auquel il se cramponnait, comme à une
bouée. Il en cherchait confirmation dans les yeux de Christophe.
Christophe entendait l'appel des yeux de son ami, qui s'attachaient à
lui avec une confiance touchante, qui imploraient de lui--qui lui
dictaient sa réponse. Alors il dit les paroles de foi tranquille et de
force que le vieux attendait, et qui lui firent du bien. Le vieux et le
jeune avaient oublié les années qui les séparaient: ils étaient l'un
près de l'autre, comme deux frères du même âge, qui s'aiment et qui
s'entr'aident; le plus faible cherchait un appui auprès du plus fort:
le vieillard se réfugiait dans l'âme du jeune homme.

Ils se quittèrent, après minuit. Christophe devait se lever de bonne
heure pour reprendre le même train qui l'avait amené. Aussi ne
flâna-t-il point en se déshabillant. Le vieux avait préparé la
chambre de son hôte, comme s'il devait y passer plusieurs mois. Il
avait mis sur la table des roses dans un vase, et une branche de
laurier. Il avait installé un buvard tout neuf sur le bureau. Il avait
fait porter, dans la matinée, un piano droit. Il avait choisi et placé
sur la planchette, ou chevet du lit, quelques-uns de ses livres les plus
précieux et les plus aimés. Pas un détail auquel il n'eût pensé
avec amour. Ce fut peine perdue: Christophe n'en vit rien. Il se jeta
sur son lit, et dormit aussitôt, à poings fermés.

Schulz ne dormit pas. Il ruminait à la fois toute la joie qu'il avait
eue, et tout le chagrin qu'il avait déjà du départ de l'ami. Il
repassait dans sa tête les paroles qu'ils s'étaient dites. Il songeait
que le cher Christophe dormait près de lui, de l'autre côté du mur,
contre lequel son lit était appuyé. Il était écrasé de fatigue,
courbaturé, oppressé; il sentait qu'il s'était refroidi pendant la
promenade et qu'il allait avoir une rechute; mais il n'avait qu'une
pensée:

--Pourvu que cela dure jusqu'après son départ!

Et il tremblait d'avoir un accès de toux, qui réveillât Christophe.
Il était plein de reconnaissance envers Dieu, et se mit à composer des
vers sur le cantique du vieux Siméon: _Nunc dimittis_... Il se leva, en
sueur, pour écrire ces vers, et il resta assis à sa table, jusqu'à ce
qu'il les eût recopiés soigneusement, avec une dédicace débordante
d'affection, et sa signature au bas, la date et l'heure. Puis, il se
recoucha, ayant le frisson, et ne put se réchauffer, de tout le reste
de la nuit.

L'aube vint. Schulz songeait, avec regret, à l'aube de la veille. Mais
il se blâma de gâter par ces pensées les dernières minutes de
bonheur qui lui restaient; il savait bien que, le lendemain, il
regretterait l'heure qui s'enfuyait maintenant; il s'appliqua à n'en
rien perdre. Il tendait l'oreille au moindre bruit de la chambre à
côté. Mais Christophe ne bougeait point. Où il s'était couché, il
se trouvait encore; il n'avait pas fait un mouvement. Six heures et
demie étaient sonnées, et il dormait toujours. Rien n'eût été plus
facile que de lui laisser manquer le train; et, sans doute, eût-il pris
la chose en riant. Mais le vieux était trop scrupuleux pour disposer
d'un ami, sans son consentement. Il avait beau se répéter:

--Ce ne sera point ma faute. Je n'y serai pour rien. Il suffit de ne
rien dire. Et s'il ne se réveille pas à temps, j'aurai encore tout un
jour à passer avec lui.

Il se répliqua:

--Non, je n'en ai pas le droit.

Et il se crut obligé d'aller le réveiller. Il frappa à sa porte.
Christophe n'entendit pas tout de suite: il fallut insister. Cela
faisait gros cœur au vieux, qui pensait:

--Ah! comme il dormait bien! Il serait resté là jusqu'à midi!...

Enfin, la voix joyeuse de Christophe répondit, de l'autre côté de la
cloison. Quand il sut l'heure, il s'exclama; et on l'entendit s'agiter
dans sa chambre, faire bruyamment sa toilette, chanter des bribes
d'airs, tout en interpellant amicalement Schulz à travers la muraille,
et disant des drôleries, qui faisaient rire le vieux, malgré son
chagrin. La porte s'ouvrit: il parut, frais, reposé, la figure
heureuse; il ne pensait pas du tout à la peine qu'il faisait. En
réalité, rien ne le pressait de partir; il ne lui en eût rien coûté
de rester quelques jours de plus; et cela eût fait tant de plaisir à
Schulz! Mais Christophe ne pouvait s'en douter exactement. D'ailleurs,
quelque affection qu'il eût pour le vieux, il était bien aise de s'en
aller: il était fatigué par cette journée de conversation
perpétuelle, par ces âmes qui s'accrochaient à lui, avec une
affection désespérée. Et puis, il était jeune, il pensait qu'ils
auraient le temps de se revoir: il ne partait pas pour le bout du
monde!--Le vieillard savait que lui, serait bientôt plus loin qu'au
bout du monde; et il regardait Christophe, pour toute l'éternité.

Il l'accompagna à la gare, malgré son extrême fatigue. Une petite
pluie fine, froide, tombait sans bruit. À la station, Christophe
s'aperçut, en ouvrant son porte-monnaie, qu'il n'avait plus assez
d'argent pour prendre son billet de retour jusqu'à chez lui. Il savait
que Schulz lui prêterait, avec joie; mais il ne voulut pas le lui
demander... Pourquoi? Pourquoi refuser à celui qui vous aime
l'occasion--le bonheur de vous rendre service?... Il ne le voulut pas,
par discrétion, par amour-propre peut-être. Il prit un billet jusqu'à
une station intermédiaire, se disant qu'il ferait le reste du chemin à
pied.

L'heure du départ sonna. Sur le marchepied du wagon, ils
s'embrassèrent. Schulz glissa dans la main de Christophe sa poésie
écrite pendant la nuit. Il resta sur le quai, au pied du compartiment.
Ils n'avaient plus rien à se dire, comme il arrive quand les adieux se
prolongent; mais les yeux de Schulz continuaient de parler: ils ne se
détachèrent pas du visage de Christophe, jusqu'à ce que le train
partît.

Le wagon disparut à un tournant de la voie. Schulz se retrouva seul. Il
revint par l'avenue boueuse; il se traînait: il sentait brusquement la
fatigue, le froid, la tristesse du jour pluvieux. Il eut grand'peine à
regagner sa maison et à monter l'escalier. À peine rentré dans sa
chambre, il fut pris d'une crise d'étouffement et de toux. Salomé vint
à son secours. Au milieu de ses gémissements involontaires, il
répétait:

--Quel bonheur!... Quel bonheur que c'ait attendu!...

Il se sentait très mal. Il se coucha. Salomé alla chercher le
médecin. Dans son lit, tout son corps s'abandonnait, comme une loque.
Il n'aurait pu faire un mouvement; seule, sa poitrine haletait, comme un
soufflet de forge. Sa tête était lourde et fiévreuse. Il passa la
journée entière à revivre, minute par minute, toute la journée de la
veille: il se torturait ainsi, et il se reprochait ensuite de se
plaindre, après un tel bonheur. Les mains jointes, le cœur gonflé
d'amour, il remerciait Dieu.



Rasséréné par cette journée, rendu plus confiant en soi par
l'affection qu'il laissait derrière lui, Christophe revenait au pays.
Arrivé au terme de son billet, il descendit gaiement, et se mit en
route, à pied. Il avait une soixantaine de kilomètres à faire. Il
n'était pas pressé, et flânait comme un écolier. C'était Avril. La
campagne n'était pas très avancée. Les feuilles se dépliaient, comme
de petites mains ridées, au bout des branches noires; quelques pommiers
étaient en fleurs, et les frêles églantines souriaient, le long des
haies. Par-dessus la forêt déplumée, où commençait à pousser un
fin duvet vert-tendre, se dressait, au faîte d'une petite colline, tel
un trophée au bout d'une lance, un vieux château roman. Dans le ciel
bleu très doux, voguaient des nuages très noirs. Les ombres couraient
sur la campagne printanière; des giboulées passaient; puis, le clair
soleil renaissait, et les oiseaux chantaient.

Christophe s'aperçut que, depuis quelques instants, il songeait à
l'oncle Gottfried. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait plus pensé
au pauvre homme; et il se demandait pourquoi son souvenir lui revenait
en ce moment, avec obstination; il en était hanté, tandis qu'il
cheminait sur une avenue, bordée de peupliers, le long d'un canal
miroitant; cette image le poursuivait de telle sorte qu'au détour d'un
grand mur, il lui sembla qu'il allait le voir venir à sa rencontre.

Le ciel s'était assombri. Une violente averse de pluie et de grêle se
mit à tomber, et le tonnerre gronda au loin. Christophe était près
d'un village, dont il voyait les façades roses et les toits rouges, au
milieu des bouquets d'arbres. Il hâta le pas, et se mit à l'abri sous
le toit avançant de la première maison. Les grêlons cinglaient dru;
ils tintaient sur les tuiles, et rebondissaient dans la rue, comme des
grains de plomb. Les ornières coulaient à pleins bords. À travers les
vergers en fleurs, un arc-en-ciel tendait son écharpe éclatante et
barbare sur les nuées bleu-sombre.

Sur le seuil de la porte, debout, une jeune fille tricotait. Elle dit
amicalement à Christophe d'entrer. Il accepta l'invitation. La salle
où il pénétra servait à la fois de cuisine, de salle à manger, et
de chambre à coucher. Au fond, une marmite était suspendue sur un
grand feu. Une paysanne, qui épluchait des légumes, souhaita le
bonjour à Christophe, et lui dit de s'approcher du feu, pour se
sécher. La jeune fille alla chercher une bouteille et lui servit à
boire. Assise de l'autre côté de la table, elle continuait de
tricoter, tout en s'occupant de deux enfants, qui jouaient à s'enfoncer
dans le cou de ces épis d'herbes, qu'on nomme à la campagne des
«voleurs» ou des «ramonas». Elle lia conversation avec Christophe.
Il ne s'aperçut qu'après un moment qu'elle était aveugle. Elle
n'était point belle. C'était une forte fille, les joues rouges, les
dents blanches, les bras solides; mais les traits manquaient de
régularité: elle avait l'air souriant et un peu inexpressif de
beaucoup d'aveugles, et aussi, leur manie de parler des choses et des
gens, comme si elle les voyait. Au premier moment, Christophe,
interloqué, se demanda si elle se moquait, quand elle lui dit qu'il
avait bonne mine, et que la campagne était très jolie aujourd'hui.
Mais après avoir regardé tour à tour l'aveugle et la femme qui
épluchait, il vit que cela n'étonnait personne. Les deux femmes
interrogèrent amicalement Christophe, s'informant d'où il venait, par
où il avait passé. L'aveugle se mêlait à l'entretien, avec une
animation un peu exagérée; elle approuvait, ou commentait les
observations de Christophe sur le chemin et sur les champs.
Naturellement, ses remarques tombaient souvent à faux. Elle semblait
vouloir se persuader qu'elle voyait aussi bien que lui.

D'autres gens de la famille étaient rentrés: un robuste paysan, d'une
trentaine d'années, et sa jeune femme. Christophe causait avec les uns
et avec les autres; et, regardant le ciel qui s'éclaircissait, il
attendait le moment de repartir. L'aveugle chantonnait un air, tout en
faisant marcher les aiguilles de son tricot. Cet air rappelait à
Christophe des choses anciennes.

--Comment! vous connaissez cela? dit-il.

(Gottfried le lui avait autrefois appris.)

Il fredonna la suite. La jeune fille se mit à rire. Elle chantait la
première moitié des phrases, et il s'amusait à les terminer. Il
venait de se lever, pour aller inspecter l'état du temps et il faisait
le tour de la chambre, en furetant machinalement du regard dans tous les
coins, quand il aperçut, dans un angle, près du dressoir, un objet,
qui le fit tressauter. C'était un long bâton recourbé, dont le
manche, grossièrement sculpté, représentait un petit homme courbé
qui saluait. Christophe le connaissait bien: il avait joué tout enfant
avec. Il sauta sur la canne, et demanda d'une voix étranglée:

--D'où avez-vous... D'où avez-vous cela?

L'homme regarda, et dit:

--C'est un ami qui l'a laissé; un ancien ami, qui est mort.

Christophe cria:

--Gottfried?

Tous se retournèrent, en demandant:

--Comment savez-vous...?

Et quand Christophe eut dit que Gottfried était son oncle, ce fut un
émoi général. L'aveugle s'était levée; son peloton de laine avait
roulé à travers la chambre; elle marchait sur son ouvrage, et avait
pris les mains de Christophe, en répétant:

--Vous êtes son neveu?

Tout le monde parlait à la fois. Christophe demandait, de son côté:

--Mais vous, comment... comment le connaissez-vous?

L'homme répondit:

--C'est ici qu'il est mort.

On se rassit; et quand l'agitation fut un peu calmée, la mère raconta,
en reprenant son travail, que Gottfried venait à la maison, depuis des
années; toujours il s'y arrêtait, à l'aller et au retour, dans
chacune de ses tournées. La dernière fois qu'il était venu--(c'était
en juillet dernier),--il semblait très las; et, son ballot déchargé,
il avait été un moment avant de pouvoir articuler une parole; mais on
n'y avait pas pris garde, parce qu'on était habitué à le voir ainsi,
quand il arrivait: on savait qu'il avait le souffle court. Il ne se
plaignait pas. Jamais il ne se plaignait: il trouvait toujours un sujet
de contentement dans les choses désagréables. Quand il faisait un
travail exténuant, il se réjouissait en pensant comme il serait bien
dans son lit, le soir; et quand il était souffrant, il disait comme
cela serait bon, quand il ne souffrirait plus...

--Et c'est un tort, Monsieur, d'être toujours content, ajoutait la
bonne femme; car quand on ne se plaint pas, les autres ne vous plaignent
pas. Moi, je me plains toujours...

Donc, on n'avait pas fait attention à lui. On l'avait même plaisanté
sur sa bonne mine, et Modesta--(c'était le nom de la jeune fille
aveugle),--qui était venue le décharger de son paquet, lui avait
demandé s'il ne serait donc jamais las de courir ainsi, comme un jeune
homme. Il souriait, pour toute réponse; car il ne pouvait parler. Il
s'assit sur le banc devant la porte. Chacun partit à son ouvrage: les
hommes, aux champs; la mère, à sa cuisine. Modesta vint près du banc:
debout, adossée à la porte, son tricot à la main, elle causait avec
Gottfried. Il ne lui répondait pas: elle ne lui demandait pas de
réponse, elle lui racontait tout ce qui s'était passé depuis sa
dernière visite. Il respirait avec peine; et elle l'entendit faire des
efforts pour parler. Au lieu de s'en inquiéter, elle lui dit:

--Ne parle pas. Repose-toi. Tu parleras tout à l'heure... S'il
est possible de se fatiguer, comme cela!...

Alors, il ne parla plus. Elle reprit son récit, croyant qu'il
écoutait. Il soupira, et se tut. Quand la mère sortit, un peu plus
tard, elle trouva Modesta, qui continuait de parler, et, sur le banc,
Gottfried, immobile, la tête renversée en arrière et tournée vers le
ciel: depuis quelques minutes, Modesta causait avec un mort. Elle
comprit alors que le pauvre homme avait essayé de dire quelques mots,
avant de mourir, mais qu'il n'avait pas pu; alors, il s'était
résigné, avec son sourire triste, et il avait fermé les yeux, dans la
paix du soir d'été...

La pluie avait cessé. La bru alla à l'étable; le fils prit sa pioche
et déblaya, devant la porte, la rigole que la boue avait obstruée.
Modesta avait disparu dès le commencement du récit. Christophe restait
seul dans la chambre avec la mère, et se taisait, ému. La vieille, un
peu bavarde, ne pouvait supporter un silence prolongé; et elle se mit
à lui raconter toute l'histoire de sa connaissance avec Gottfried. Cela
datait de très loin. Quand elle était toute jeune, Gottfried l'aimait.
Il n'osait pas le lui dire; mais on en plaisantait; elle se moquait de
lui, tous se moquaient de lui:--(c'était l'habitude, partout où il
passait.)--Gottfried n'en revenait pas moins, fidèlement, chaque
année. Il trouvait naturel qu'on se moquât de lui, naturel qu'elle ne
l'aimât point, naturel qu'elle se fût mariée et qu'elle fût heureuse
avec un autre. Elle avait été trop heureuse, elle s'était trop
vantée de son bonheur: le malheur arriva. Son mari mourut subitement.
Puis, sa fille,--une belle fille saine, vigoureuse, que tout le monde
admirait, et qui allait se marier avec le fils du plus riche paysan de
la contrée, perdit la vue, par accident. Un jour qu'elle était montée
dans le grand poirier derrière la maison, pour cueillir les fruits,
l'échelle glissa: en tombant, une branche cassée la heurta rudement,
près de l'œil. On crut qu'elle en serait quitte pour une cicatrice;
mais depuis, elle ne cessa de souffrir d'élancements dans le front: un
œil s'obscurcit, puis l'autre; et tous les soins furent inutiles.
Naturellement, le mariage avait été rompu; le futur s'était
éclipsé, sans autre explication; et, de tous les garçons, qui,
un mois avant, se seraient assommés mutuellement pour un tour
de valse avec elle, pas un n'avait eu le courage--(c'est bien
compréhensible)--de se mettre une infirme sur les bras. Alors, Modesta,
jusque-là insouciante et rieuse, tomba dans un tel désespoir qu'elle
voulait mourir. Elle refusait de manger, elle pleurait, du matin au
soir; et, la nuit, on l'entendait encore se lamenter dans son lit. On ne
savait plus que faire, on ne pouvait que se désoler avec elle; et elle
n'en pleurait que de plus belle. On finit par être excédé de ses
plaintes; alors, on la rabrouait, et elle parlait d'aller se jeter dans
le canal. Le pasteur venait quelquefois: il l'entretenait du bon Dieu,
des choses éternelles, et des mérites qu'elle s'acquérait pour
l'autre monde, en supportant ses peines; mais cela ne la consolait pas
du tout. Un jour, Gottfried revint. Modesta n'avait jamais été bien
bonne pour lui. Non qu'elle fût mauvaise; mais dédaigneuse; et puis,
elle ne réfléchissait pas, elle aimait à rire: il n'y avait pas de
malices qu'elle ne lui eût faites. Quand il apprit son malheur, il fut
bouleversé. Pourtant, il ne lui en montra rien. Il alla s'asseoir
auprès d'elle, ne fit aucune allusion à l'accident, et se mit à
causer tranquillement, comme il faisait, avant. Il n'eut pas un mot pour
la plaindre; il avait l'air de ne pas même s'apercevoir qu'elle était
aveugle. Seulement, il ne lui parlait jamais de ce qu'elle ne pouvait
voir; il lui parlait de tout ce qu'elle pouvait entendre, ou remarquer,
dans son état; et il faisait cela, simplement, comme une chose
naturelle: on eût dit qu'il était, lui aussi, aveugle. D'abord, elle
n'écoutait pas, et continuait de pleurer. Mais le lendemain, elle
écouta mieux, et même elle lui parla un peu...

--Et, continuait la mère, je ne sais pas ce qu'il a bien pu lui dire.
Car nous avions les foins à faire, et je n'avais pas le temps de
m'occuper d'elle. Mais, le soir, quand nous sommes revenus des champs,
nous l'avons trouvée qui causait tranquillement. Et depuis, elle a
toujours été mieux. Elle semblait oublier son mal. De temps en temps,
cela la reprenait encore: elle pleurait, ou bien elle essayait de parler
à Gottfried de choses tristes; mais celui-ci ne semblait pas entendre;
il continuait de causer posément de choses qui la calmaient et qui
l'intéressaient. Il la décida enfin à se promener hors de la maison,
d'où elle n'avait plus voulu sortir depuis l'accident. Il lui fit faire
quelques pas d'abord autour du jardin, puis des courses plus longues
dans les champs. Et elle est arrivée maintenant à se reconnaître
partout et à tout distinguer, comme si elle voyait. Elle remarque même
des choses, auxquelles nous ne faisons pas attention; et elle
s'intéresse à tout, elle qui ne s'intéressait pas, avant, à
grand'chose en dehors d'elle. Cette fois-là, Gottfried s'attarda chez
nous plus longtemps que d'habitude. Nous n'osions pas lui demander de
remettre son départ; mais il resta, de lui-même, jusqu'à ce qu'il
l'eût vue plus tranquille. Et un jour,--elle était là, dans la
cour,--je l'ai entendue rire. Je ne peux pas vous dire l'effet que cela
m'a fait. Gottfried avait l'air bien content aussi. Il était assis
près de moi. Nous nous sommes regardés, et je n'ai pas de honte à
vous dire, Monsieur, que je l'ai embrassé, et de bien bon cœur. Alors,
il m'a dit:

--Maintenant, je crois que je puis m'en aller. On n'a plus besoin de moi.

J'ai essayé de le retenir. Mais il m'a dit:

--Non. Maintenant, il faut que je m'en aille. Je ne peux plus rester.

Tout le monde savait qu'il était comme le Juif errant: il ne pouvait
demeurer en place; on n'a pas insisté. Alors, il est parti; mais il
faisait en sorte de repasser plus souvent par ici; et c'était, à
chaque fois, une joie pour Modesta: après chacun de ses passages, elle
était toujours mieux. Elle s'est remise au ménage; son frère s'est
marié; elle s'occupe des enfants; et maintenant, elle ne se plaint plus
jamais, elle a toujours l'air contente. Je me demande quelquefois si
elle serait aussi heureuse, en ayant ses deux yeux. Oui, ma foi,
Monsieur, il y a bien des jours où on se dit qu'il vaudrait mieux être
comme elle, et ne pas voir certaines vilaines gens et certaines
méchantes choses. Le monde devient bien laid; il empire, de jour en
jour... Pourtant, j'aurais grand peur que le bon Dieu me prît au mot;
et, pour moi, à vrai dire, j'aime encore mieux continuer à voir le
monde, tout vilain qu'il est...


Modesta reparut, et l'entretien changea. Christophe voulait repartir,
maintenant que le temps était rétabli; mais ils n'y consentirent pas.
Il fallut qu'il acceptât de rester souper et de passer la nuit avec
eux. Modesta s'assit auprès de Christophe, et ne le quitta pas de la
soirée. Il eût voulu causer intimement avec la jeune fille, dont le
sort le remplissait de pitié. Mais elle ne lui en offrit aucune
occasion. Elle cherchait seulement à l'interroger sur Gottfried. Quand
Christophe lui en apprenait des choses qu'elle ignorait, elle était
contente et un peu jalouse. Elle-même ne racontait rien de Gottfried
qu'à regret: on sentait qu'elle ne disait pas tout; ou, quand elle
avait parlé, elle le regrettait ensuite: ses souvenirs étaient sa
propriété, elle n'aimait pas à les partager avec un autre; elle
mettait à cette affection une âpreté de paysanne attachée à sa
terre: il lui eût été désagréable de penser qu'un autre aimât
Gottfried, aussi bien qu'elle. Elle n'en voulait rien croire; et
Christophe, qui lisait en elle, lui laissa cette satisfaction. En
l'écoutant parler, il s'apercevait que, bien qu'elle eût vu jadis
Gottfried avec des yeux sans indulgence, elle s'était fait de lui,
depuis qu'elle était aveugle, une image différente de la réalité; et
elle avait reporté sur ce fantôme le besoin d'amour qui était en
elle. Rien n'était venu contrarier ce travail d'illusion. Avec
l'intrépide sûreté des aveugles, qui inventent tranquillement ce
qu'ils ne savent pas, elle dit à Christophe:

--Vous lui ressemblez.

Il comprit que, depuis des années, elle avait pris l'habitude de vivre
dans sa maison aux volets clos, où n'entrait plus la vérité. Et
maintenant qu'elle avait appris à voir dans l'ombre qui l'entourait, et
même à oublier l'ombre, peut-être qu'elle aurait eu peur d'un rayon
de lumière filtrant dans ses ténèbres. Elle évoquait devant
Christophe une foule de petits riens un peu niais, dans une conversation
décousue et souriante, où Christophe ne trouvait pas son compte. Il
était agacé de ce bavardage, il ne pouvait comprendre qu'un être qui
avait tant souffert, n'eût pas puisé plus de sérieux dans sa
souffrance et se complût à ces futilités; il faisait de temps en
temps un essai pour parler de choses plus graves; mais elles ne
trouvaient aucun écho: Modesta ne pouvait pas--ou ne voulait pas--l'y
suivre.

On alla se coucher. Christophe fut longtemps avant de pouvoir dormir. Il
pensait à Gottfried, dont il s'efforçait de dégager l'image des
souvenirs puérils de Modesta. Il n'y parvenait pas sans peine, et il
s'en irritait. Il avait le cœur serré, en songeant que l'oncle était
mort ici, que dans ce lit, sans doute, son corps avait reposé. Il
tâchait de revivre l'angoisse de ses derniers instants, lorsque, ne
pouvant parler et se faire comprendre de l'aveugle, il avait fermé les
yeux, pour mourir. Qu'il eût voulu lever ces paupières et lire les
pensées qui se cachaient dessous, le mystère de cette âme, qui s'en
était allée, sans se faire connaître, sans se connaître peut-être!
Elle ne le cherchait point; et toute sa sagesse était de ne pas vouloir
la sagesse, de ne jamais prétendre imposer sa volonté aux choses, mais
de s'abandonner à leur cours, de l'accepter et de l'aimer. Ainsi, il
s'assimilait leur essence mystérieuse; et s'il avait fait tant de bien
à l'aveugle, à Christophe, à tant d'autres sans doute qu'on
ignorerait toujours, c'est qu'au lieu d'apporter les paroles habituelles
de révolte humaine contre la nature, il apportait la paix de la nature,
la réconciliation. Il était bienfaisant, à la façon des champs et
des bois... Christophe évoquait le souvenir des soirs passés avec
Gottfried dans la campagne, de ses promenades d'enfant, des récits et
des chants dans la nuit. Il se rappelait la dernière course qu'il avait
faite avec l'oncle, sur la colline, au-dessus de la ville, par un matin
désespéré d'hiver; et les larmes lui remontaient aux yeux. Il ne
voulait pas dormir; il ne voulait rien perdre de cette veillée sacrée,
dans ce petit pays, plein de l'âme de Gottfried, où ses pas l'avaient
conduit. Mais tandis qu'il écoutait le bruit de la fontaine, qui
coulait par saccades, et le cri aigu des chauves-souris, la robuste
fatigue de la jeunesse l'emporta sur sa volonté; et le sommeil le prit.

Quand il se réveilla, le soleil brillait; tout le monde à la ferme
était déjà au travail. Il ne trouva dans la salle du bas que la
vieille et les petits. Le jeune ménage était aux champs, et Modesta
était allée traire; on la chercha en vain. Christophe ne consentit pas
à attendre son retour: il tenait peu à la, revoir, et il se dit
pressé. Il se remit en route, après avoir chargé la bonne femme de
ses saluts pour les autres.

Il sortait du village, quand, au détour du chemin, sur un talus, au
pied d'une haie d'aubépine, il vit l'aveugle assise. Elle se leva au
bruit de ses pas, vint à lui, en souriant, lui prit la main, et dit:

--Venez!

Ils montèrent à travers prés, jusqu'à un petit champ fleuri, tout
parsemé de croix, qui dominait le village. Elle l'emmena près d'une
tombe, et elle lui dit:

--C'est là.

Ils s'agenouillèrent. Christophe se souvenait d'une autre tombe, sur
laquelle il s'était agenouillé avec Gottfried; et il pensait:

--Bientôt ce sera mon tour.

Mais cette pensée n'avait, en ce moment, rien de triste. La paix
montait de la terre. Christophe, penché sur la fosse, criait tout bas
à Gottfried:

--Entre en moi!...

Modesta, les doigts joints, priait, remuant les lèvres en silence. Puis
elle fit le tour de la tombe, à genoux, tâtant avec ses mains les
herbes et les fleurs; elle semblait les caresser; ses doigts
intelligents voyaient: ils arrachaient doucement les tiges de lierre
mortes et les violettes fanées. Pour se relever, elle appuya sa main
sur la dalle: Christophe vit ses doigts passer furtivement sur le nom de
Gottfried, effleurant chaque lettre. Elle dit:

--La terre est douce, ce matin.

Elle lui tendit la main; il donna la sienne. Elle lui fit toucher le sol
humide et tiède. Il ne lâcha point sa main; leurs doigts entrelacés
s'enfonçaient dans la terre. Il embrassa Modesta. Elle lui baisa les
lèvres.

Ils se relevèrent. Elle lui tendit quelques violettes fraîches qu'elle
avait cueillies, et garda les fanées dans son sein. Après avoir
épousseté leurs genoux, ils sortirent du cimetière sans échanger un
mot. Dans les champs gazouillaient les alouettes. Des papillons blancs
dansaient autour de leur tête. Ils s'assirent dans un pré. Les fumées
du village montaient toutes droites dans le ciel lavé par la pluie. Le
canal immobile miroitait entre les peupliers. Une buée de lumière
bleue duvetait les prairies et les bois.

Après un silence, Modesta parla à mi-voix de la beauté du jour, comme
si elle le voyait. Les lèvres entr'ouvertes, elle buvait l'air; elle
épiait le bruit des êtres. Christophe savait aussi le prix de cette
musique. Il dit les mots qu'elle pensait, qu'elle n'aurait pu dire. Il
nomma certains des cris et des frémissements imperceptibles, qu'on
entendait sous l'herbe ou dans les profondeurs de l'air. Elle dit:

--Ah! vous voyez cela aussi?

Il répondit que Gottfried lui avait appris à les distinguer.

--Vous aussi? fit-elle, avec un peu de dépit.

Il avait envie de lui dire:

--Ne soyez pas jalouse!

Mais il vit la divine lumière qui souriait autour d'eux, il regarda
ses yeux morts, et il fut pénétré de pitié.

--Ainsi, demanda-t-il, c'est Gottfried qui vous a appris?

Elle dit que oui, qu'elle en jouissait maintenant plus
qu'avant...--(Elle ne dit pas: «avant quoi»; elle évitait de
prononcer le mot d'«aveugle».)

Ils se turent, un moment. Christophe la regardait avec commisération.
Elle se sentait regardée. Il eût voulu lui dire qu'il la plaignait, il
eût voulu qu'elle se confiât à lui. Il demanda affectueusement:

--Vous avez souffert?

Elle resta muette et raidie. Elle arrachait des brins d'herbe et les
mâchait en silence. Après quelques instants,--(le chant de l'alouette
s'enfonçait dans le ciel),--Christophe raconta que, lui aussi, avait
souffert, et que Gottfried l'avait aidé. Il dit ses chagrins, ses
épreuves, comme s'il pensait tout haut. Le visage de l'aveugle
s'éclairait à ce récit, qu'elle suivait attentivement. Christophe,
qui l'observait, la vit près de parler: elle fit un mouvement pour se
rapprocher et lui tendre la main. Il s'avança aussi;--mais déjà, elle
était rentrée dans son impassibilité; et, quand il eut fini, elle ne
répondit à son récit que quelques mots banals. Derrière son front
bombé, sans un pli, on sentait une obstination de paysan, dure comme un
caillou. Elle dit qu'il lui fallait revenir à la maison, pour s'occuper
des enfants de son frère: elle en parlait avec une tranquillité
riante.

Il lui demanda:

--Vous êtes heureuse?

Elle sembla l'être davantage de le lui entendre dire. Elle dit que oui,
elle insista sur les raisons qu'elle avait de l'être; elle essayait de
le lui persuader; elle parlait des enfants, de la maison...

--Oui, dit-elle, je suis très heureuse!

Elle se leva pour partir; il se leva aussi. Ils se dirent adieu, d'un
ton indifférent et gai. La main de Modesta tremblait un peu dans la
main de Christophe. Elle dit:

--Vous aurez beau temps aujourd'hui, pour la marche.

Et elle lui fit des recommandations pour un tournant de chemin, où
il ne fallait pas se tromper.

Ils se quittèrent. Il descendit la colline. Quand il fut au bas, il se
retourna. Elle était sur le sommet, debout, à la même place: elle
agitait son mouchoir, et lui faisait des signaux, comme si elle le
voyait.

Il y avait dans cette obstination à nier son mal quelque chose
d'héroïque et de ridicule, qui touchait Christophe, et qui lui était
pénible. Il sentait combien Modesta était digne de pitié et même
d'admiration; et il n'aurait pu vivre deux jours avec elle.--Tout en
continuant sa route, entre les haies fleuries, il songeait aussi au cher
vieux Schulz, à ces yeux de vieillard, clairs et tendres, devant
lesquels avaient passé tant de chagrins, et qui ne voulaient pas les
voir, qui ne voyaient pas la réalité blessante.

--Comment me voit-il moi-même? se demandait-il. Je suis si différent
de l'idée qu'il a de moi! Je suis pour lui, comme il veut que je sois.
Tout est à son image, pur et noble comme lui. Il ne pourrait supporter
la vie, s'il l'apercevait telle qu'elle est.

Et il songeait à cette fille, enveloppée de ténèbres, qui niait ses
ténèbres et voulait se persuader que ce qui était n'était pas, et
que ce qui n'était pas était.

Alors, il vit la grandeur de l'idéalisme allemand, qu'il avait tant de
fois haï, parce qu'il est chez les âmes médiocres une source
d'hypocrite niaiserie. Il vit la beauté de cette foi qui se crée un
monde au milieu du monde, et différent du monde, comme un îlot dans
l'océan.--Mais il ne pouvait supporter cette foi pour lui-même, il
refusait de se réfugier dans cette Ile des Morts... La vie! La
vérité! Il ne voulait pas être un héros qui ment. Peut-être ce
mensonge optimiste était-il nécessaire aux êtres faibles, pour vivre;
et Christophe eût regardé comme un crime d'arracher à ces malheureux
l'illusion qui les soutenait. Mais pour lui-même, il n'eût pu recourir
à de tels subterfuges: il aimait mieux mourir que vivre d'illusions...
L'art n'était-il donc pas une illusion aussi?--Non, il ne devait pas
l'être. La vérité! La vérité! Les yeux grands ouverts, aspirer par
tous les pores le souffle tout-puissant de la vie, voir les choses comme
elles sont, voir l'infortune en face,--et rire!



Plusieurs mois passèrent. Christophe avait perdu l'espoir de sortir de
sa ville. Le seul qui eût pu le sauver, Hassler, lui avait refusé son
aide. Et l'amitié du vieux Schulz ne lui avait été donnée que pour
lui être aussitôt retirée.

Il lui avait écrit, une fois, à son retour; et il en avait reçu deux
lettres affectueuses; mais par un sentiment de lassitude, et surtout à
cause de la difficulté qu'il avait à s'exprimer par lettre, il tarda
à le remercier de ses chères paroles; il remettait de jour en jour sa
réponse. Et comme il allait enfin se décider à écrire, il reçut un
mot de Kunz, lui annonçant la mort de son vieux compagnon. Schulz avait
eu, disait-il, une rechute de bronchite, qui dégénéra en pneumonie;
il avait défendu qu'on inquiétât Christophe, dont il parlait sans
cesse. En dépit de sa faiblesse extrême et de tant d'années de
maladie, une longue et pénible fin ne lui avait pas été épargnée.
Il avait chargé Kunz d'apprendre la nouvelle à Christophe, en lui
disant que jusqu'à la dernière heure il avait pensé à lui, qu'il le
remerciait de tout le bonheur qu'il lui devait, et que sa bénédiction
le suivrait, tant que Christophe vivrait.--Ce que Kunz ne disait pas,
c'était que la journée passée avec Christophe avait été
probablement l'origine de la rechute et la cause de la mort.

Christophe pleura en silence, et il sentit alors tout le prix de l'ami
qu'il avait perdu, et combien il l'aimait; il souffrit, comme toujours,
de ne le lui avoir pas mieux dit. Maintenant, il était trop tard. Et
que lui restait-il? Le bon Schulz n'avait fait que paraître, juste
assez pour que le vide semblât plus vide, après qu'il n'était
plus.--Quant à Kunz et à Pottpetschmidt, ils n'avaient d'autre prix
que l'amitié qu'ils avaient eue pour Schulz, et que Schulz avait eue
pour eux. Christophe leur écrivit une fois; et leurs relations en
restèrent là.--Il essaya aussi d'écrire à Modesta; mais elle lui fit
répondre une lettre banale, où elle ne parlait que de choses
indifférentes. Il renonça à poursuivre l'entretien. Il n'écrivit
plus à personne, et personne ne lui écrivit.

Silence. Silence. De jour en jour, le lourd manteau du silence
s'abattait sur Christophe. C'était comme une pluie de cendres qui
tombait sur lui. Le soir semblait venir déjà; et Christophe
commençait à peine à vivre: il ne voulait pas se résigner déjà!
L'heure de dormir n'était pas venue. Il fallait vivre...

Et il ne pouvait plus vivre en Allemagne. La souffrance de son génie
comprimé par l'étroitesse de la petite ville l'exaspérait jusqu'à
l'injustice. Ses nerfs étaient à nu: tout le blessait, au sang. Il
était comme une de ces misérables bêtes sauvages, qui agonisaient
d'ennui dans les trous et les cages où on les avait enfermées,
au _Stadtgarten_ (jardin de la ville). Christophe allait les
voir, par sympathie; il contemplait leurs admirables yeux, où
brûlaient--s'éteignaient de jour en jour--des flammes farouches et
désespérées. Ah! comme eût mieux valu le coup de fusil brutal, qui
délivre! Tout, plutôt que l'indifférence féroce de ces hommes qui
les empêchaient de vivre et de mourir!

Le plus oppressant, pour Christophe, n'était pas l'hostilité des gens:
c'était leur nature inconsistante, sans forme et sans fond. Que
n'avait-il affaire à l'opposition têtue d'une de ces races au crâne
étroit et dur, qui se refusent à comprendre toute pensée nouvelle!
Contre la force, on a la force, le pic et la mine qui taillent et font
sauter la roche. Mais que peut on contre une masse amorphe; qui cède
comme une gelée, s'enfonce sous la moindre pression, et ne garde aucune
empreinte? Toutes les pensées, toutes les énergies, tout disparaissait
dans la fondrière: à peine si, quand une pierre tombait, quelques
rides tressaillaient à la surface du gouffre; la mâchoire s'ouvrait,
se refermait: et de ce qui avait été, il ne restait plus aucune trace.

Ils n'étaient pas des ennemis. Plût à Dieu qu'ils fussent des
ennemis! Ils étaient des gens qui n'avaient la force ni d'aimer, ni de
haïr, ni de croire, ni de ne pas croire,--en religion, en art, en
politique, dans la vie journalière:--toute leur vigueur se dépensait
à tâcher de concilier l'inconciliable. Surtout depuis les victoires
allemandes, ils s'évertuaient à faire un compromis, un mic-mac
écœurant de la force nouvelle et des principes anciens. Le vieil
idéalisme n'avait pas été renoncé: c'eût été là un effort de
franchise, dont on n'était pas capable; on s'était contenté de le
fausser, pour le faire servir à l'intérêt allemand. À l'exemple de
Hegel, serein et double, qui avait attendu jusqu'après Leipzig et
Waterloo pour assimiler la cause de sa philosophie avec l'État
prussien,--l'intérêt ayant changé, les principes avaient changé.
Quand on était battu, on disait que l'Allemagne avait l'humanité pour
idéal. Maintenant qu'on battait les autres, on disait que l'Allemagne
était l'idéal de l'humanité. Quand les autres patries étaient les
plus puissantes, on disait, avec Lessing, que «_l'amour de la patrie
était une faiblesse héroïque, dont on se passait fort bien_», et
l'on s'appelait: un «_citoyen du monde_». À présent qu'on
l'emportait, on n'avait pas assez de mépris pour les utopies «_à la
française_»: paix universelle, fraternité, progrès pacifique, droits
de l'homme, égalité naturelle; on disait que le peuple le plus fort
avait contre les autres un droit absolu, et que les autres, étant plus
faibles, étaient sans droit contre lui. Il était Dieu vivant et
l'Idée incarnée, dont le progrès s'accomplit par la guerre, la
violence, l'oppression. La Force était devenue sainte, maintenant qu'on
l'avait avec soi. La Force était devenue tout idéalisme et toute
intelligence.

À vrai dire, l'Allemagne avait tant souffert, pendant des siècles,
d'avoir l'idéalisme et de n'avoir pas la force, qu'elle était
excusable, après tant d'épreuves, de faire le triste aveu qu'avant
tout, il fallait la Force. Mais quelle amertume cachée dans cette
confession du peuple de Herder et de Gœthe! Cette victoire allemande
était une abdication, une dégradation de l'idéal allemand... Hélas!
Il n'y avait que trop de facilités à cette abdication dans la
déplorable tendance des meilleurs Allemands à se soumettre.

--«_Ce qui caractérise l'Allemand, disait Moser, il y a déjà plus
d'un siècle, c'est l'obéissance._»

Et madame de Staël:

--«_Ils sont vigoureusement soumis. Ils se servent de raisonnements
philosophiques pour expliquer ce qu'il y a de moins philosophique au
monde: le respect pour la force, et l'attendrissement de la peur, qui
change ce respect, en admiration._»

Christophe retrouvait ce sentiment, du plus grand au plus petit en
Allemagne,--depuis le Guillaume Tell de Schiller, ce petit bourgeois
compassé, aux muscles de portefaix, qui, comme dit le libre Juif
Bœrne, «_pour concilier l'honneur et la peur, passe devant le poteau
du «cher Monsieur» Gessler, les yeux baissés, afin de pouvoir
alléguer qu'il n'a pas vu le chapeau, pas désobéi_»,--jusqu'au vieux
et respectable professeur Weisse, âgé de soixante-dix ans, un des
savants les plus honorés de la ville, qui, lorsqu'il voyait venir un
_Herr Lieutenant_, se hâtait de lui céder le haut du trottoir et de
descendre sur la chaussée. Le sang de Christophe bouillait, quand il
était témoin d'un de ces menus actes de servilité journalière. Il en
souffrait, comme si c'était lui-même qui s'était abaissé. Les
manières hautaines des officiers, qu'il croisait dans la rue, leur
raideur insolente, lui causaient une sourde colère: il affectait de ne
point se déranger pour leur faire place: il leur rendait, en passant,
l'arrogance de leurs regards. Peu s'en fallut, plus d'une fois, qu'il ne
s'attirât une affaire; on eût dit qu'il la cherchait. Cependant, il
était le premier à comprendre l'inutilité dangereuse de pareilles
bravades; mais il avait des moments d'aberration: la contrainte
perpétuelle qu'il s'imposait et ses robustes forces accumulées, qui ne
se dépensaient point, le rendaient enragé. Alors, il était prêt à
commettre toutes les sottises; il avait le sentiment que, s'il restait
encore un an ici, il était perdu. Il avait la haine du militarisme
brutal, qu'il sentait peser sur lui, de ces sabres sonnant sur le pavé,
de ces faisceaux d'armes et de ces canons postés devant les casernes,
la gueule braquée contre la ville, prêts à tirer. Des romans à
scandale, qui faisaient grand bruit alors, dénonçaient la corruption
des garnisons; les officiers y étaient représentés comme des êtres
malfaisants, qui, en dehors de leur métier d'automates, ne savaient
qu'être oisifs, boire, jouer, s'endetter, se faire entretenir, médire
les uns des autres, et, du haut en bas de la hiérarchie, abuser de leur
autorité contre leurs inférieurs. L'idée qu'il serait un jour forcé
de leur obéir serrait Christophe à la gorge. Il ne le pourrait pas,
non, il ne pourrait jamais le supporter, se déshonorer à ses yeux, en
subissant leurs humiliations et leurs injustices... Il ne savait pas
quelle grandeur morale il y avait chez certains d'entre eux, et tout ce
qu'ils souffraient eux-mêmes: leurs illusions perdues, tant de force,
de jeunesse, d'honneur, de foi, de désir passionné du sacrifice, mal
employés, gâchés,--le non-sens d'une carrière, qui, si elle est
simplement une carrière, si elle n'a point le sacrifice pour but, n'est
plus qu'une agitation morne, une inepte parade, un rituel qu'on récite,
sans croire à ce qu'on dit...

La patrie ne suffisait plus à Christophe. Il sentait en lui cette force
inconnue, qui s'éveille, soudaine et irrésistible, chez les oiseaux,
à des époques précises, comme le flux et le reflux de la
mer:--l'instinct des grandes migrations. En lisant les volumes de Herder
et de Fichte, que le vieux Schulz lui avait légués, il y retrouvait
des âmes comme la sienne,--non «_des fils de la terre_», servilement
attachés à la glèbe, mais «_des esprits, fils du soleil_», qui se
tournent invinciblement vers la lumière.

Où irait-il? Il ne savait. Mais ses yeux regardaient vers le Midi
latin. Et d'abord, vers la France. La France, éternel recours de
l'Allemagne en désarroi. Que de fois la pensée allemande s'était
servie d'elle, sans cesser d'en médire! Même depuis 70, quelle
attraction se dégageait de la Ville, qu'on avait tenue fumante et
broyée sous les canons allemands! Les formes de la pensée et de l'art
les plus révolutionnaires et les plus rétrogrades y avaient trouvé
tour à tour, et parfois en même temps, des exemples ou des
inspirations. Christophe, comme tant d'autres grands musiciens allemands
dans la détresse, se tournait vers Paris... Que connaissait-il des
Français?--Deux visages féminins, et quelques lectures au hasard. Cela
lui suffisait pour imaginer un pays de lumière, de gaieté, de
bravoure, voire d'un peu de jactance gauloise, qui ne messied pas à la
jeunesse audacieuse du cœur. Il y croyait, parce qu'il avait besoin d'y
croire, parce que, de toute son âme, il voulait que ce fût ainsi.



Il résolut de partir.--Mais il ne pouvait partir, à cause de sa mère.

Louisa vieillissait. Elle adorait son fils, qui était toute sa joie; et
elle était tout ce qu'il aimait le plus sur terre. Cependant, ils se
faisaient souffrir mutuellement. Elle ne comprenait guère Christophe,
et ne s'inquiétait pas de le comprendre: elle ne s'inquiétait que de
l'aimer. Elle avait un esprit borné, timide, obscur, et un cœur
admirable, un immense besoin d'aimer et d'être aimée, qui avait
quelque chose de touchant et d'oppressant. Elle respectait son fils,
parce qu'il lui paraissait très savant; mais elle faisait tout ce qu'il
fallait pour étouffer son génie. Elle pensait qu'il resterait, toute
sa vie, auprès d'elle, dans leur petite ville. Depuis des années, ils
vivaient ensemble; et elle ne pouvait plus imaginer qu'il n'en serait
pas toujours de même. Elle était heureuse, ainsi: comment ne l'eût-il
pas été? Ses rêves n'allaient pas plus loin qu'à lui voir épouser
la fille d'un bourgeois aisé de la ville, à l'entendre jouer à
l'orgue de son église, le dimanche, et à ne jamais le quitter. Elle
voyait son garçon, comme s'il avait toujours douze ans; elle eût voulu
qu'il n'eût jamais davantage. Elle torturait innocemment le malheureux
homme, qui suffoquait dans cet étroit horizon.

Et pourtant, il y avait beaucoup de vrai,--une grandeur morale--dans
cette philosophie inconsciente de la mère, qui ne pouvait comprendre
l'ambition et mettait tout le bonheur de la vie dans les affections de
famille et l'humble devoir accompli. C'était une âme qui voulait
aimer, qui ne voulait qu'aimer. Renoncer plutôt à la vie, à la
raison, à la logique, au monde, a tout, plutôt qu'à l'amour! Et cet
amour était infini, suppliant, exigeant; il donnait tout, et il voulait
tout; il renonçait à vivre pour aimer, et il voulait ce renoncement
des autres, des aimés. Puissance de l'amour d'une âme simple! Elle lui
fait trouver, du premier coup, ce que les raisonnements tâtonnants d'un
génie incertain, comme Tolstoy, ou l'art trop raffiné d'une
civilisation qui se meurt, concluent après une vie--des siècles--de
luttes forcenées et d'efforts épuisants!... Mais le monde impérieux,
qui grondait dans Christophe, avait de bien autres lois et réclamait
une autre sagesse.

Depuis longtemps, il voulait annoncer sa résolution à sa mère. Mais
il tremblait à l'idée du chagrin qu'il lui ferait: au moment de
parler, il était lâche, il remettait à plus tard. Deux ou trois fois,
il fit de timides allusions à son départ; Louisa ne les prit pas au
sérieux:--peut-être feignit-elle de ne pas les prendre au sérieux,
pour lui persuader qu'il parlait ainsi par jeu. Alors, il n'osait
poursuivre; mais il restait sombre, préoccupé; et l'on se doutait
qu'il avait sur le cœur un secret qui lui pesait. Et la pauvre femme,
qui avait l'intuition de ce que pouvait être ce secret, s'efforçait
peureusement d'en retarder l'aveu. À des instants de silence, le soir,
quand ils étaient l'un près de l'autre, assis, à la lumière de la
lampe, brusquement elle sentait qu'il allait parler; alors, prise de
terreur, elle se mettait à parler, très vite, et au hasard, n'importe
de quoi: à peine si elle savait ce qu'elle disait; mais à tout prix,
il fallait l'empêcher de parler. D'ordinaire, son instinct lui faisait
trouver le meilleur argument qui l'obligeât au silence: elle se
plaignait doucement de sa santé, de ses mains et de ses pieds gonflés,
de ses jambes qui s'ankylosaient: elle exagérait son mal, elle se
disait une vieille impotente, qui n'est plus bonne à rien. Il n'était
pas dupe de ses ruses naïves; il la regardait tristement, avec un muet
reproche; et, après un moment, il se levait, prétextant qu'il était
fatigué, qu'il allait se coucher.

Mais tous ces expédients ne pouvaient sauver Louisa longtemps. Un soir
qu'elle y avait de nouveau recours, Christophe ramassa son courage, et,
posant sa main sur celle de la vieille femme, il lui dit:

--Non, mère, j'ai quelque chose à te dire.

Louisa fut saisie; mais elle tâcha de prendre un air riant, pour
répondre,--la gorge contractée:

--Et quoi donc, mon petit?

Christophe annonça, en balbutiant, son intention de partir. Elle tenta
bien de prendre la chose en plaisanterie et de détourner la
conversation, comme à l'ordinaire; mais il ne se déridait pas, et
continuait, cette fois, d'un air si volontaire et si sérieux qu'il n'y
avait plus moyen de douter. Alors, elle se tut, tout son sang s'arrêta,
et elle restait muette et glacée, à le regarder avec des yeux
épouvantés. Une telle douleur montait dans ces yeux que la parole lui
manqua, à lui aussi; et ils demeurèrent tous deux sans voix. Quand
elle put enfin retrouver le souffle, elle dit,--(ses lèvres
tremblaient):

--Ce n'est pas possible... Ce n'est pas possible...

Deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il détourna la
tête avec découragement, et se cacha la figure dans ses mains. Ils
pleurèrent. Après quelque temps, il s'en alla dans sa chambre et s'y
enferma jusqu'au lendemain. Ils ne firent plus allusion à ce qui
s'était passé; et comme il n'en parlait plus, elle voulut se
convaincre qu'il avait renoncé. Mais elle vivait dans des transes.

Vint un moment où il ne put plus se taire. Il fallait parler, dût-il
lui déchirer le cœur: il souffrait trop. L'égoïsme de sa peine
l'emportait sur la pensée de celle qu'il ferait. Il parla. Il alla
jusqu'au bout, évitant de regarder sa mère, de peur de se laisser
troubler. Il fixa même le jour de son départ, pour n'avoir plus à
soutenir une seconde discussion:--(il ne savait pas s'il retrouverait,
une seconde fois, le triste courage qu'il avait aujourd'hui).--Louisa
criait:

--Non, non, tais-toi!...

Il se raidissait, et continuait avec une résolution implacable. Quand
il eut fini,--(elle sanglotait),--il lui prit les mains et tâcha de lui
faire comprendre comment il était absolument nécessaire à son art, à
sa vie, qu'il partît pour quelque temps. Elle se refusait à écouler,
elle pleurait, et répétait:

--Non, non!... Je ne veux pas...

Après avoir vainement tenté de raisonner avec elle, il la laissa,
pensant que la nuit changerait le cours de ses idées. Mais lorsqu'ils
se retrouvèrent, le lendemain, à table, il recommença sans pitié à
reparler de son projet. Elle laissa retomber la bouchée de pain qu'elle
portait à ses lèvres, et dit, d'un ton de reproche douloureux:

--Tu veux donc me torturer?

Il fut ému, mais il dit:

--Chère maman, il le faut.

--Mais non, mais non! répétait-elle, il ne le faut pas... C'est pour
me faire de la peine... C'est une folie...

Ils voulurent se convaincre l'un l'autre; mais ils ne s'écoutaient pas.
Il comprit qu'il était inutile de discuter: cela ne servait qu'à se
faire souffrir davantage; et il commença, ostensiblement, ses
préparatifs de départ.

Quand elle vit qu'aucune de ses prières ne l'arrêtait, Louisa tomba
dans une tristesse morne. Elle passait ses journées, enfermée dans sa
chambre, sans lumière, quand le soir venait; elle ne parlait plus, elle
ne mangeait plus; la nuit, il l'entendait pleurer. Il en était
crucifié. Il eût crié de douleur dans son lit, où il se retournait,
toute la nuit, sans dormir, en proie à ses remords. Il l'aimait tant!
Pourquoi fallait-il qu'il la fît souffrir?... Hélas! Elle ne serait
pas la seule; il le voyait clairement... Pourquoi le destin avait-il mis
en lui le désir et la force d'une mission, qui devait faire souffrir
ceux qu'il aimait?

--Ah! pensait-il, si j'étais libre, si je n'étais pas contraint par
cette force cruelle d'être ce que je dois être, ou sinon, de mourir
dans la honte et le dégoût de moi-même, comme je vous rendrais
heureux, vous que j'aime! Laissez-moi vivre d'abord, agir, lutter,
souffrir; et puis, je vous reviendrai, plus aimant. Que je voudrais ne
faire qu'aimer, aimer, aimer!...

Jamais il n'eût résisté au reproche perpétuel de cette âme
désolée, si ce reproche avait eu la force de rester muet. Mais Louisa,
faible et un peu bavarde, ne put garder pour elle la peine qui
l'étouffait. Elle la dit à ses voisines. Elle la dit à ses deux
autres fils. Ils ne pouvaient perdre une si belle occasion de mettre
Christophe dans son tort. Surtout Rodolphe, qui n'avait pas cessé de
jalouser son frère aîné, quoiqu'il n'en eût guère de raisons pour
le moment,--Rodolphe, que le moindre éloge de Christophe blessait au
vif, et qui redoutait en secret, sans oser s'avouer cette basse pensée,
ses succès à venir,--(car il était assez intelligent pour sentir la
force de son frère, et pour craindre que d'autres ne la sentissent,
comme lui),--Rodolphe fut trop heureux d'écraser Christophe sous le
poids de sa supériorité. Il ne s'était jamais préoccupé de sa
mère, dont il savait la gêne; bien qu'il fût largement en situation
de lui venir en aide, il en laissait tout le soin à Christophe. Mais,
quand il apprit le projet de Christophe, il se découvrit sur-le-champ
des trésors d'affection. Il s'indigna contre cette prétention
d'abandonner sa mère, et il la qualifia de monstrueux égoïsme. Il eut
le front d'aller le répéter à Christophe. Il lui fit la leçon, de
très haut, comme à un enfant qui mérite le fouet; il lui rappela,
d'un air rogue, ses devoirs envers sa mère, et tous les sacrifices
qu'elle avait faits pour lui. Christophe faillit en crever de rage. Il
flanqua Rodolphe à la porte, à coups de pied au cul, en le traitant de
polisson et de chien d'hypocrite. Rodolphe se vengea, en montant la
tête à sa mère. Louisa, excitée par lui, commença à se persuader
que Christophe agissait en mauvais fils. Elle entendait répéter qu'il
n'avait pas le droit de partir, et elle ne demandait qu'à le croire. Au
lieu de s'en tenir à ses pleurs, qui étaient son arme la plus forte,
elle fit à Christophe des reproches injustes, qui le révoltèrent. Ils
se dirent l'un à l'autre des choses pénibles; et le résultat fut que
Christophe, qui jusque-là hésitait encore, ne pensa plus qu'à presser
ses préparatifs de départ. Il sut que les charitables voisins
s'apitoyaient sur sa mère, et que l'opinion du quartier la
représentait comme une victime, et lui comme un bourreau. Il serra les
dents, et ne démordit plus de sa résolution.

Les jours passaient. Christophe et Louisa se parlaient à peine. Au lieu
de jouir, jusqu'à la moindre goutte, des derniers jours passés
ensemble, ces deux êtres qui s'aimaient perdaient le temps qui leur
restait,--comme c'est trop souvent le cas,--en une de ces stériles
bouderies, où s'engloutissent tant d'affections. Ils ne se voyaient
qu'à table, où ils étaient assis l'un en face de l'autre, ne se
regardant pas, ne se parlant pas, se forçant à manger quelques
bouchées, moins pour manger que pour se donner une contenance. À
grand'peine, Christophe parvenait à extraire quelques mots de sa gorge:
mais Louisa ne répondait pas; et quand, à son tour, elle voulait
parler, c'était lui qui se taisait. Cet état de choses était
intolérable pour tous deux; et plus il se prolongeait, plus il devenait
difficile d'en sortir. Allaient-ils donc se séparer ainsi? Louisa se
rendait compte maintenant qu'elle avait été injuste et maladroite;
mais elle souffrait trop pour savoir comment regagner le cœur de son
fils, qu'elle pensait avoir perdu, et empêcher ce départ, dont elle se
refusait à envisager l'idée. Christophe regardait à la dérobée le
visage blême et gonflé de sa mère, et il était bourrelé de remords;
mais décidé à partir, et, sachant qu'il y allait de sa vie, il
souhaitait lâchement d'être déjà parti, pour s'enfuir de ses
remords.

Son départ était fixé au surlendemain. Un de leurs tristes
tête-à-tête venait de finir. Au sortir du souper, où ils ne
s'étaient pas dit un mot, Christophe s'était retiré dans sa chambre;
et, assis devant sa table, la tête dans ses mains, incapable d'aucun
travail, il se rongeait l'esprit. La nuit s'avançait; il était près
d'une heure du matin. Tout à coup, il entendit du bruit, une chaise
renversée, dans la chambre voisine. La porte s'ouvrit, et sa mère, en
chemise, pieds nus, se jeta à son cou, en sanglotant. Elle brûlait de
fièvre, elle embrassait son fils, et elle gémissait, au milieu de ses
hoquets de désespoir:

--Ne pars pas! ne pars pas! Je t'en supplie! Je t'en supplie! Mon petit,
ne pars pas!... J'en mourrai... Je ne peux pas, je ne peux pas le
supporter!...

Bouleversé et effrayé, il l'embrassait, répétant:

--Chère maman, calme-toi, calme-toi, je t'en prie!

Mais elle continuait:

--Je ne peux pas le supporter... Je n'ai plus que toi. Si tu pars,
qu'est-ce que je deviendrai? Je mourrai si tu pars. Je ne veux pas
mourir loin de toi. Je ne veux pas mourir seule. Attends que je sois
morte!...

Ses paroles lui déchiraient le cœur. Il ne savait que dire pour la
consoler. Quelles raisons pouvaient tenir contre ce déchaînement
d'amour et de douleur! Il la prit sur ses genoux, et tâcha de la
calmer, avec des baisers et des mots affectueux. La vieille femme se
taisait peu à peu, et pleurait doucement. Quand elle fut un peu
apaisée, il lui dit:

--Recouche-toi: tu vas prendre froid.

Elle répéta:

--Ne pars pas!

Il dit, tout bas:

--Je ne partirai pas.

Elle tressaillit, et lui saisit la main:

--C'est vrai? dit-elle. C'est vrai?

Il détourna la tête, avec découragement:

--Demain, dit-il, demain, je te dirai... Laisse-moi, je t'en supplie!...

Elle se leva docilement, et regagna sa chambre.

Le lendemain matin, elle avait honte de cette crise de désespoir qui
s'était emparée d'elle, comme une folie, au milieu de la nuit; et elle
tremblait de ce que son fils allait lui dire. Elle l'attendait, assise,
dans un coin de sa chambre; elle avait pris un tricot pour s'occuper;
mais ses mains se refusaient à le tenir: elle le laissa tomber.
Christophe entra. Ils se dirent bonjour à mi-voix, sans se regarder en
face. Il était sombre, il alla se poster devant la fenêtre, le dos
tourné à sa mère, et il resta sans parler. Un combat se livrait en
lui; il en savait trop le résultat d'avance, et il cherchait à le
retarder. Louisa n'osait lui adresser la parole et provoquer la réponse
qu'elle attendait et redoutait. Elle se força à reprendre le tricot;
mais elle ne voyait pas ce qu'elle faisait, et ses mailles allaient de
travers. Dehors, il pleuvait. Après un long silence, Christophe vint
près d'elle. Elle ne fit pas un mouvement; mais son cœur battait.
Christophe la regardait, immobile; puis, brusquement, il se jeta à
genoux, cacha sa figure dans la robe de sa mère; et, sans dire un mot,
il pleura. Alors, elle comprit qu'il restait; et son cœur s'allégea
d'une angoisse mortelle;--mais aussitôt, le remords y entra: car elle
sentit tout ce que son fils lui sacrifiait; et elle commença de
souffrir tout ce que Christophe avait souffert, quand c'était elle
qu'il sacrifiait. Elle se pencha sur lui et couvrit de baisers son front
et ses cheveux. Ils mêlèrent en silence leurs larmes et leur peine.
Enfin, il releva la tête; et Louisa, lui prenant la figure dans ses
mains, le regardait, les yeux dans les yeux. Elle eût voulu lui dire:

--Pars!

Et elle ne le pouvait pas.

Il eût voulu lui dire:

--Je suis heureux de rester.

Et il ne le pouvait pas.

La situation était inextricable; ni l'un ni l'autre n'y pouvait rien
changer. Elle soupira, dans son douloureux amour:

--Ah! si l'on pouvait être nés tous ensemble, pour mourir tous ensemble!

Ce vœu naïf le pénétra de tendresse; il essuya ses larmes, et,
s'efforçant de sourire, il dit:

--On mourra tous ensemble.

Elle insistait:

--Bien sûr? Tu ne pars pas?

Il se releva:

--C'est dit. N'en parlons plus. Il n'y a plus à y revenir.

Christophe tint parole: il ne parla plus de départ; mais il ne
dépendait pas de lui qu'il n'y pensât plus. Il resta; mais il fit
chèrement payer son sacrifice à sa mère, par sa tristesse et sa
mauvaise humeur. Et Louisa, maladroite,--d'autant plus maladroite
qu'elle savait qu'elle l'était et faisait immanquablement ce qu'il ne
fallait pas faire,--Louisa, qui ne connaissait que trop la cause de son
chagrin, insistait pour qu'il la dît. Elle le harcelait de sa chère
affection, inquiète, vexante, raisonneuse, qui lui rappelait, à tout
instant, qu'ils étaient différents l'un de l'autre,--ce qu'il tâchait
d'oublier. Combien de fois avait-il voulu s'ouvrir à elle avec
confiance! Mais, au moment de parler, la muraille de Chine se relevait
entre eux; et il renfonçait ses secrets. Elle le devinait; mais elle
n'osait pas provoquer ses confidences, ou elle ne savait pas le faire.
Quand elle essayait, elle ne réussissait qu'à refouler encore plus
profondément ces secrets qui lui pesaient tant et qu'il brûlait de
dire.

Mille petites choses, d'innocentes manies, la séparaient aussi de
Christophe, qu'elles irritaient. La bonne vieille radotait un peu. Elle
avait un besoin de répéter les commérages du voisinage, ou cette
tendresse de nourrice, qui s'obstine à rappeler les niaiseries des
premières années, tout ce qui vous rattache au berceau. On a eu tant
de peine à en sortir, à devenir un homme! Et il faut que la nourrice
de Juliette vienne vous étaler les langes salis, les médiocres
pensées, toute cette époque néfaste, où une âme naissante se débat
contre l'oppression de la vile matière et du milieu étouffant!

Au milieu de tout cela, elle avait des élans de tendresse
touchante,--comme avec un petit enfant,--qui lui prenaient le cœur; et
il s'y abandonnait,--comme un petit enfant.

Le pire était de vivre, du matin au soir, comme ils faisaient,
ensemble, toujours ensemble, isolés du reste des gens. Lorsqu'on
souffre, étant deux, et qu'on ne peut remédier à la souffrance l'un
de l'autre, il est fatal qu'on l'exaspère: chacun finit par rendre
l'autre responsable de ce qu'il souffre; et chacun finit par le croire.
Mieux vaudrait être seul: on est seul à souffrir.

C'était pour tous deux une torture de chaque jour. Ils n'en seraient
jamais sortis, si le hasard n'était venu, comme il arrive souvent,
trancher, d'une façon malheureuse en apparence,--intelligente au
fond,--l'indécision cruelle, où ils se débattaient.



Un dimanche d'octobre. Quatre heures de l'après-midi. Le temps était
radieux. Christophe était resté, tout le jour, dans sa chambre,
replié sur lui-même, «suçant sa mélancolie».

Il n'y tint plus, il eut un besoin furieux de sortir, de marcher, de
dépenser sa force, de s'exténuer de fatigue, afin de ne plus penser.

Il était en froid avec sa mère, depuis la veille. Il fut sur le point
de s'en aller, sans lui dire au revoir. Mais, déjà sur le palier, il
pensa au chagrin qu'elle en aurait, pour toute la soirée, où elle
resterait seule. Il rentra, se donnant le prétexte qu'il avait oublié
quelque chose. La porte de la chambre de sa mère était entrebâillée.
Il passa la tête par l'ouverture. Il vit sa mère, quelques secondes...
Quelle place ces secondes devaient tenir dans le reste de sa vie!...

Louisa venait de rentrer des vêpres. Elle était assise à sa place
favorite, dans l'angle de la fenêtre. Le mur de la maison d'en face,
d'un blanc sale et crevassé, masquait la vue; mais, de l'encoignure où
elle était, on pouvait voir à droite, par delà les deux cours des
maisons voisines, un petit coin de pelouse grand comme un mouchoir de
poche. Sur le rebord de la fenêtre, un pot de volubilis grimpait le
long de ficelles et tendait sur l'échelle aérienne son fin réseau,
qu'un rayon de soleil caressait. Louisa, assise sur une chaise
basse, le dos rond, sa grosse Bible ouverte sur ses genoux, ne
lisait pas. Ses deux mains posées à plat sur le livre,--ses mains
aux veines gonflées, aux ongles de travailleuse, carrés et un peu
recourbés,--elle couvait des yeux avec amour la petite plante et le
lambeau de ciel qu'on voyait au travers. Un reflet du soleil sur les
feuilles vert-dorées éclairait son visage fatigué, marbré d'un peu
de couperose, ses cheveux blancs très fins et peu épais, et sa bouche
entr'ouverte, qui souriait. Elle jouissait de cette heure de repos.
C'était son meilleur moment de la semaine. Elle en profitait pour se
plonger dans cet état très doux à ceux qui peinent, où l'on ne pense
à rien: dans la torpeur de l'être, rien ne parle plus que le cœur, à
demi endormi.

--Maman, dit-il, j'ai envie de sortir. Je vais faire un tour du côté
de Buir; je rentrerai un peu tard.

Louisa, qui somnolait, tressaillit légèrement. Puis, elle tourna la
tête vers lui, et le regarda de ses bons yeux paisibles.

--Va, mon petit, lui dit-elle: tu as raison, profite du beau temps.

Elle lui sourit. Il lui sourit. Ils restèrent un instant à se regarder;
puis, ils se firent un petit bonsoir affectueux, de la tête et des yeux.

Il referma doucement la porte. Elle revint lentement à sa rêverie, où
le sourire de son fils jetait un reflet lumineux, comme le rayon du
soleil sur les feuilles pâles du volubilis.

Ainsi, il la laissa--pour toute sa vie.



Soir d'octobre. Un soleil tiède et pâle. La campagne languissante
s'assoupit. De petites cloches de villages tintent sans se presser dans
le silence des champs. Au milieu des labours, des colonnes de fumées
montent lentement. Une fine brume flotte au loin. Les brouillards
blancs, tapis dans la terre humide, attendent pour se lever l'approche
de la nuit... Un chien de chasse, le nez rivé au sol, décrivait des
circuits dans un champ de betteraves. Des troupes de corneilles
tournaient dans le ciel gris.

Christophe, tout en rêvant et sans s'être fixé de but, allait,
d'instinct, vers un but. Depuis quelques semaines, ses promenades autour
de la ville gravitaient vers un village, où il était sûr de
rencontrer une belle fille qui l'attirait. Ce n'était qu'un attrait,
mais fort vif et un peu trouble. Christophe ne pouvait guère se passer
d'aimer quelqu'un; son cœur restait rarement vide: toujours il était
meublé de quelque image qui en était l'idole. Peu lui importait, le
plus souvent, que cette idole sût qu'il l'aimait: mais il avait besoin
d'aimer; il fallait qu'il ne fît jamais nuit dans son cœur.

L'objet de la flamme nouvelle était la fille d'un paysan, qu'il avait
rencontrée, comme Éliézer rencontra Rébecca, auprès d'une fontaine;
mais elle ne lui avait pas offert à boire: elle lui avait jeté de
l'eau à la figure. Agenouillée au bord d'un ruisseau, dans un creux de
la berge, entre deux saules dont les racines formaient autour d'elle
comme un nid, elle lavait du linge avec vigueur; et sa langue n'était
pas moins active que ses bras: elle causait et riait très fort avec
d'autres filles du village, qui lavaient, de l'autre côté du ruisseau.
Christophe s'était couché sur l'herbe, à quelques pas; et, le menton
appuyé sur ses mains, il les regardait. Cela ne les intimidait guère:
elles continuaient leur bavardage, en un style qui ne manquait pas de
verdeur. À peine écoutait-il: il entendait seulement le son de leurs
voix riantes, mêlé au bruit des battoirs, au lointain meuglement des
vaches dans les prés; et il rêvassait, ne quittant pas des yeux la
belle lavandière.--Les filles ne tardèrent pas à distinguer l'objet
de ses attentions; elles y firent entre elles des allusions malignes; sa
préférée ne lançait pas à son adresse les remarques les moins
mordantes. Comme il ne bougeait toujours point, elle se leva, prit un
paquet de linge lavé et tordu, et se mit à l'étendre sur les
buissons, en se rapprochant de lui, afin d'avoir un prétexte pour le
dévisager. En passant à côté, elle s'arrangea de façon à
l'éclabousser avec ses draps mouillés, et elle le regarda
effrontément, en riant. Elle était maigre et robuste, le menton fort,
un peu en galoche, le nez court, les sourcils bien arqués, les yeux
bleu foncé, hardis, brillants et durs, la bouche belle, aux lèvres
grosses, avançant un peu, comme celles d'un masque grec, une masse de
cheveux blonds tordus sur la nuque, et le teint halé. Elle portait la
tête très droite, ricanait à chaque mot qu'elle disait, et marchait
comme un homme, en balançant ses mains ensoleillées. Elle continuait
d'étendre son linge, en regardant Christophe, d'un regard
provocant,--attendant qu'il parlât. Christophe la fixait aussi; mais il
ne désirait aucunement lui parler. À la fin, elle lui éclata de rire
au nez, et s'en retourna vers ses compagnes. Il resta à sa place,
étendu, jusqu'à ce que le soir tombât, et qu'il la vît partir, sa
hotte sur le dos, et ses bras nus croisés, courbant l'échine, toujours
causant et riant.

Il la retrouva, deux ou trois jours après, au marché de la ville, au
milieu des montagnes de carottes, de tomates, de concombres et de choux.
Il flânait, regardant la foule des marchandes, qui se tenaient debout,
alignées devant leurs paniers, comme des esclaves à vendre. L'homme de
la police passait devant chacune, avec son escarcelle et son rouleau de
tickets, recevant une piécette, délivrant un papier. La marchande de
café allait de rang en rang, avec une corbeille pleine de petites
cafetières. Une vieille religieuse, joviale et rebondie, faisait le
tour du marché, deux grands paniers au bras, et, sans humilité,
quémandait des légumes, en parlant du bon Dieu. On criait; les
antiques balances, aux plateaux peints en vert, cliquetaient et
tintaient, avec un bruit de chaînes; les gros chiens, attelés aux
petites voitures, aboyaient joyeusement, tout fiers de leur importance.
Au milieu de la cohue, Christophe aperçut Rébecca.--De son vrai nom,
elle s'appelait Lorchen.--Sur son blond chignon, elle avait mis une
feuille de chou, blanche et verte, qui lui faisait un casque dentelé.
Assise sur un panier, devant des tas d'oignons dorés, de petites raves
roses, de haricots verts, et de pommes rubicondes, elle croquait ses
pommes, l'une après l'autre, sans s'occuper de les vendre. Elle ne
cessait pas de manger. De temps en temps, elle s'essuyait le menton et
le cou avec son tablier, relevait ses cheveux avec son bras, se frottait
la joue contre son épaule, ou le nez au dos de sa main. Ou, les mains
sur ses genoux, elle faisait passer indéfiniment de l'une à l'autre
une poignée de petits pois. Et elle regardait à droite, à gauche,
d'un air désœuvré. Mais elle ne perdait rien de ce qui se faisait
autour d'elle, et, sans en avoir l'air, elle cueillait tous les regards
qui lui étaient destinés. Elle vit parfaitement Christophe. En causant
avec les acheteurs, elle fronçait le sourcil pour observer, par-dessus
leurs têtes, son admirateur. Elle semblait digne et grave, comme un
pape; mais sous cape, elle se moquait de Christophe. Il le méritait
bien: il restait là planté, h quelques pas, la dévorant des yeux; et
puis, il s'en alla, sans lui avoir parlé.

Il revint plus d'une fois rôder autour du village où elle habitait.
Elle allait et venait dans la cour de sa ferme: il s'arrêtait sur la
route pour la regarder. Il ne s'avouait pas que c'était pour elle qu'il
venait; et, en vérité, c'était presque sans y penser. Quand il était
absorbé par la composition d'une œuvre, il se trouvait dans un état
de somnambule: tandis que son âme consciente suivait ses pensées
musicales, le reste de son être demeurait livré à l'autre âme
inconsciente, qui guette la moindre distraction de l'esprit pour prendre
la clef des champs. Il était souvent étourdi par le bourdonnement de
sa musique, quand il se trouvait en face d'elle; et il continuait de
rêvasser, en la regardant. Il n'eût pu dire qu'il l'aimât, il n'y
songeait même pas; il avait plaisir à la voir: rien de plus. Il ne se
rendait pas compte du désir qui le ramenait vers elle.

Cette insistance faisait jaser. On s'en gaussait à la ferme, où l'on
avait fini par savoir qui était Christophe. On le laissait tranquille,
d'ailleurs; car il était inoffensif. Pour tout dire, il avait l'air
d'un sot: et il ne s'en inquiétait pas.



C'était la fête au village. Des gamins écrasaient des pois fulminants
entre deux cailloux, en criant: «Vive l'Empereur!» (_Kaiser lebe!
Hoch!_) On entendait meugler un veau, enfermé dans son étable, et les
chants des buveurs au cabaret. Des cerfs-volants aux queues de comètes
frétillaient dans l'air, au-dessus des champs. Les poules grattaient
avec frénésie le fumier d'or: le vent s'engouffrait dans leurs plumes,
comme dans les jupes d'une vieille dame. Un cochon rose dormait
voluptueusement sur le flanc, au soleil.

Christophe se dirigea vers le toit rouge de l'auberge des _Trois Rois_,
au-dessus duquel flottait un petit drapeau. Des chapelets d'oignons
étaient pendus à la façade, et les fenêtres étaient garnies de
fleurs de capucines rouges et jaunes. Il entra dans la salle, pleine de
fumée de tabac, où s'étalaient aux murs des chromos jaunies, et, à
la place d'honneur, le portrait colorié de l'Empereur-Roi, entouré
d'une guirlande de feuilles de chêne. On dansait. Christophe était
bien sûr que sa belle amie serait là. Et en effet, ce fut la première
figure qu'il aperçut. Il s'établit dans un angle de la pièce, d'où
il pouvait suivre en paix les évolutions des danseurs. Mais, quelque
soin qu'il eut pris pour ne pas être remarqué, Lorchen sut bien le
découvrir dans son coin. Tout en tournant d'interminables valses, elle
lui lançait par-dessus l'épaule de son danseur de rapides œillades;
et, pour mieux l'exciter, elle coquetait avec les garçons du village,
en riant de sa grande bouche bien fendue. Elle parlait fort et disait
des niaiseries, ne différant point en cela de ces jeunes filles du
monde, qui, lorsqu'on les regarde, se croient obligées de rire, de
s'agiter, d'être sottes pour la galerie, au lieu de le rester pour
elles seules.--En quoi elles ne sont pas si sottes: car elles savent que
la galerie les regarde et ne les écoute pas.--Christophe, les coudes
sur la table et le menton sur les poings, suivait le manège de la fille
avec des yeux ardents et furieux: il avait l'esprit assez libre pour
n'être pas dupe de ses roueries; mais il ne l'avait pas assez pour ne
pas s'y laisser prendre; et tour à tour, il grognait de colère, ou
bien il riait sous cape, et haussait les épaules, de donner dans le
panneau.

Un autre l'observait: c'était le père de Lorchen. Petit et trapu, une
grosse tête au nez court, le crâne chauve rissolé par le soleil, avec
une couronne de cheveux qui avaient été blonds et frisottaient par
boucles épaisses comme un Saint-Jean de Dürer, bien rasé, la figure
impassible, sa longue pipe au coin de la bouche, il causait très
lentement avec d'autres paysans, tout en suivant du coin de l'œil la
mimique de Christophe; et il avait un rire silencieux. À un moment, il
toussota; un éclair de malice brillant dans ses petits yeux gris, il
vint s'asseoir de côté à la table de Christophe. Christophe,
mécontent, tourna vers lui un visage renfrogné: il rencontra le regard
narquois du vieux qui, sans extraire sa pipe de sa bouche, lui adressa
familièrement la parole. Christophe le connaissait: il le tenait pour
une vieille canaille; mais le faible qu'il avait pour la fille le
rendait indulgent pour le père, et même lui inspirait un bizarre
plaisir à se trouver avec lui: le vieux malin s'en doutait. Après
avoir parlé de la pluie et du beau temps, et fait une allusion
goguenarde aux belles filles, et à ce qu'il ne dansait pas, il conclut
que Christophe avait bien raison de ne pas se donner de mal, et qu'on
était mieux à table, les coudes devant son pot; et il se fit inviter
sans façon à en vider un. En buvant, le vieux causait, sans se
presser. Il parlait de ses petites affaires, de la difficulté qu'on
avait à vivre, des mauvais temps, de la cherté de tout. Christophe ne
répondait que par quelques grognements: cela ne l'intéressait pas; il
regardait Lorchen. Il y avait des moments de silence: le paysan
attendait un mot; nulle réponse ne venait: il reprenait tranquillement.
Christophe se demandait ce qui lui valait l'honneur de la société du
vieux et de ses confidences. Il finit par comprendre. Le vieux, après
avoir épuisé ses doléances, passa à un autre chapitre: il vanta
l'excellence de ses produits, de ses légumes, de sa volaille, de ses
œufs, de son lait; et brusquement, il demanda si Christophe ne pourrait
pas lui procurer la clientèle du château. Christophe sursauta:

--Comment diable savait-il?... Il le connaissait donc?

--Oui bien, disait le vieux. Tout se sait...

Il n'ajoutait pas:

--... quand on se donne la peine de faire sa petite police soi-même.

Christophe se fit un malin plaisir de lui apprendre que, bien que «tout
se sût», on ne savait pas sans doute qu'il venait de se brouiller avec
la petite cour, et que, si jamais il avait pu se flatter de quelque
crédit auprès de l'office et des cuisines du château,--(ce dont il
doutait fort)--ce crédit, à l'heure présente, était mort et
enterré. Le vieux eut un froncement imperceptible de la bouche. Il ne
se découragea pourtant pas; et, après un moment, il demanda si
Christophe ne pourrait pas du moins le recommander à telle et telle
famille. Et il lui nomma toutes celles avec qui Christophe se trouvait
en relations: car il s'était renseigné très exactement, au marché.
Christophe eût été furieux de cet espionnage, s'il n'avait eu plutôt
envie de rire, en pensant que le vieux serait volé, malgré toute sa
malice: (car il ne se doutait pas que la recommandation qu'il demandait
était plus capable de lui faire perdre sa clientèle, que de lui en
procurer de nouvelle). Il le laissa donc dévider en pure perte son
écheveau de petites ruses grossières; et il ne répondait ni oui, ni
non. Mais le paysan insistait; et, s'attaquant enfin à Christophe
lui-même et à Louisa, qu'il avait gardés pour la fin, il voulut à
toute force leur colloquer son lait, son beurre, et sa crème. Il
ajoutait que, puisque Christophe était musicien, rien ne faisait plus
de bien pour la voix qu'un œuf frais avalé cru, matin et soir: et il
se faisait fort de lui en fournir de tout chauds sortis du cul de la
poule. Cette idée que le vieux le prenait pour un chanteur fit éclater
de rire Christophe. Le paysan en profita pour faire venir une autre
bouteille. Après quoi, ayant tiré de Christophe tout ce qu'il pouvait
pour l'instant, il s'en alla, sans autre cérémonie.

La nuit était venue. Les danses étaient de plus en plus animées.
Lorchen ne prêtait aucune attention à Christophe: elle avait trop à
faire de tourner la tête a un jeune drôle du village, fils d'un riche
fermier, que toutes les filles se disputaient. Christophe s'intéressait
à la lutte: ces demoiselles se souriaient, et elles se fussent
griffées avec délices. Christophe, bon enfant, s'oubliait, et faisait
des vœux pour le triomphe de Lorchen. Mais quand ce triomphe fut
obtenu, il se sentit un peu triste. Il se le reprocha. Il n'aimait pas
Lorchen: il était bien naturel qu'elle aimât qui elle voulait.

--Sans doute. Mais il n'était pas gai de se sentir si seul. Tous ces
gens ne s'intéressaient à lui que pour l'exploiter, et se moquer de
lui ensuite. Il soupira, sourit en regardant Lorchen, que la joie de
faire enrager ses rivales rendait dix fois plus jolie, et il se disposa
à partir. Il était près de neuf heures: il avait deux bonnes lieues
à faire pour rentrer en ville.

Il se levait de table, quand la porte s'ouvrit; et une dizaine de
soldats firent irruption. Leur entrée jeta un froid dans la salle. Les
gens se mirent à chuchoter. Quelques couples qui dansaient
s'arrêtèrent, pour jeter des regards inquiets sur les nouveaux
arrivants. Les paysans debout près de la porte affectèrent de leur
tourner le dos et de causer entre eux; mais, sans en avoir l'air, ils
eurent bien soin de se ranger prudemment, pour les laisser passer.

--Depuis quelque temps, tout le pays était en lutte sourde avec la
garnison des forts qui entouraient la ville. Les soldats s'ennuyaient à
périr, et se vengeaient sur les paysans. Ils se moquaient d'eux
grossièrement, ils les malmenaient, ils traitaient les filles comme en
pays conquis. La semaine d'avant, quelques-uns d'entre eux, pris de vin,
avaient troublé une fête dans un village voisin, et assommé à
moitié un fermier. Christophe, au courant des choses, partageait
l'état d'esprit des paysans; et, se rasseyant à sa place, il attendit
ce qui allait se passer.

Les soldats, sans s'inquiéter de la malveillance qui accueillait leur
entrée, allèrent bruyamment s'asseoir aux tables pleines, d'où ils
bousculèrent les gens, pour se faire place: ce fut l'affaire d'un
moment. La plupart s'écartèrent en grommelant. Un vieux, assis au bout
d'un banc, ne se rangea pas assez vite: ils soulevèrent le banc, et le
vieux culbuta, au milieu des éclats de rire. Christophe se leva,
indigné; mais, comme il était sur le point d'intervenir, il vit le
vieux, qui se ramassait péniblement, et, au lieu de se plaindre, se
confondait en excuses. Deux des soldats vinrent à la table de
Christophe: il les regardait venir, serrant les poings. Mais il n'eut
pas à se défendre. C'étaient deux grands diables athlétiques et
bonasses, qui suivaient, comme des moutons, un ou deux risque-tout et
tâchaient de les imiter. Ils furent intimidés par l'air hautain de
Christophe; et, quand il leur dit, d'un ton sec:

--La place est prise...

ils s'excusèrent précipitamment, et se reculèrent au bout du banc,
afin de ne pas le gêner. Sa voix avait eu les inflexions du maître: la
servilité naturelle reprenait le dessus. Ils voyaient bien que
Christophe n'était pas un paysan.

Christophe, un peu apaisé par cette attitude soumise, put observer les
choses avec plus de sang-froid. Il n'eut pas de peine à voir que toute
la bande était menée par un sous-officier,--un petit boule-dogue, aux
yeux durs,--face de larbin hypocrite et méchant: un des héros de la
bagarre de l'autre dimanche. Assis à une table voisine de Christophe,
et déjà ivre, il dévisageait les gens et lançait des sarcasmes
injurieux, qu'ils affectaient de ne pas entendre. Il s'attaquait surtout
aux couples qui dansaient, décrivant leurs avantages ou leurs défauts
physiques, avec une ignominie d'expressions qui soulevait les rires de
ses compagnons. Les filles rougissaient, et les larmes leur venaient aux
yeux; les garçons serraient les dents et rageaient en silence. Le
regard du bourreau faisait lentement le tour de la salle, en
n'épargnant personne: Christophe le vit venir vers lui. Il saisit sa
chope, et, le poing sur la table, il attendit, décidé à lui jeter le
verre à la tête, à la première insulte. Il se disait:

--Je suis fou. Je ferais mieux de m'en aller. Je vais me faire ouvrir le
ventre; et après, si j'en réchappe, on me mettra en prison: le jeu
n'en vaut pas la chandelle. Partons, avant qu'il ne m'ait provoqué.

Mais son orgueil s'y refusait: il ne voulait pas avoir l'air de fuir
devant ces oiseaux-là.--Le regard sournois et brutal se posa sur lui.
Christophe, raidi, le fixa avec colère. Le sous-officier le considéra,
un instant: la figure de Christophe le mit en verve; il poussa du coude
son voisin, lui désigna le jeune homme, en ricanant; et déjà il
ouvrait la bouche pour l'injurier. Christophe, ramassé sur lui-même,
allait lancer son verre à toute volée.--Cette fois encore, le hasard
le sauva. Au moment où l'ivrogne allait parler, un couple maladroit de
danseurs vint buter contre lui et fit tomber son verre. Il se retourna
furieux, et déversa sur eux un tombereau d'injures. Son attention
était détournée: il ne pensait plus à Christophe. Celui-ci attendit
encore quelques minutes; puis, voyant que son ennemi ne cherchait plus
à reprendre l'entretien, il se leva, prit lentement son chapeau, et
s'achemina sans se presser vers la porte. Il ne quittait pas des yeux le
banc où l'autre était assis, pour bien lui faire sentir qu'il ne
cédait pas devant lui. Mais le sous-officier l'avait décidément
oublié: personne ne s'occupait de lui.

Il tournait la poignée de la porte: quelques secondes encore, et il
était dehors. Mais il était dit qu'il n'en sortirait pas indemne. Un
brouhaha s'élevait dans le fond de la salle. Les soldats, après avoir
bu, avaient décidé de danser. Et comme toutes les filles avaient leurs
cavaliers, ils chassèrent les danseurs, qui se laissèrent faire. Mais
Lorchen ne l'entendait pas ainsi. Ce n'était pas pour rien qu'elle
avait ces yeux hardis et ce menton volontaire, qui plaisaient à
Christophe. Elle valsait comme une folle, quand le sous-officier, qui
avait jeté son dévolu sur elle, vint lui arracher son danseur. Elle
tapa du pied, cria, et, repoussant le soldat, elle déclara que jamais
elle ne danserait avec un malotru comme lui. L'autre la poursuivit. Il
bourrait de coups de poing les gens derrière lesquels elle cherchait à
s'abriter. Enfin, elle se réfugia derrière une table; et là,
protégée de lui pendant un moment, elle reprit du souffle pour
l'injurier; elle voyait que sa résistance ne servirait à rien et elle
trépignait de fureur, cherchait les mots les plus blessants, et
comparait sa tête à celle de divers animaux de la basse-cour. Lui,
penché vers elle, de l'autre côté de la table, avait un mauvais
sourire, et ses yeux luisaient de colère. Brusquement, il prit son
élan, et sauta par-dessus la table. Il l'empoigna. Elle se débattit,
comme une vachère, à coups de poing et de pied. Il n'était pas trop
bien d'aplomb sur ses jambes, et faillit perdre l'équilibre. Furieux,
il la poussa contre le mur, et la gifla. Il ne recommença pas:
quelqu'un lui avait sauté sur le dos, le giflait à tour de bras, et le
lançait d'un coup de pied, au milieu des buveurs. C'était Christophe,
qui s'était rué sur lui, bousculant tables et gens. Le sous-officier
se retourna, fou de rage, tirant son sabre. Avant qu'il eût pu s'en
servir, Christophe l'assomma d'un coup d'escabeau. Le tout avait été
si prompt qu'aucun des spectateurs n'eut l'idée d'intervenir. Mais
quand on vit le soldat s'abattre sur le carreau, comme un bœuf, un
tumulte épouvantable s'éleva. Les autres soldats coururent sur
Christophe, le sabre hors du fourreau. Les paysans se jetèrent sur eux.
La mêlée fut générale. Les chopes volaient à travers la salle, les
tables étaient renversées. Les paysans se réveillaient: il y avait de
vieilles rancunes à assouvir. Les gens roulaient par terre, et se
mordaient avec fureur. Le danseur évincé de Lorchen, un solide valet
de ferme, avait empoigné la tête d'un soldat qui l'avait insulté tout
à l'heure, et la martelait contre un mur. Lorchen, armée d'une trique,
tapait comme une sourde. Les autres filles se sauvaient en hurlant, sauf
deux ou trois gaillardes, qui s'en donnaient à cœur-joie. L'une
d'elles, une grosse petite blonde, voyant un soldat gigantesque,--le
même qui s'était assis à la table de Christophe,--défoncer à coups
de genoux la poitrine de son adversaire renversé, courut au foyer,
revint, et tirant en arrière la tête de la brute, elle lui appliqua
dans les yeux une poignée de cendres brûlantes. L'homme poussa des
mugissements. La fille jubilait, insultant l'ennemi désarmé, que les
paysans maintenant assommaient à leur aise. Enfin, les soldats, trop
faibles, se replièrent au dehors, laissant deux d'entre eux sur le
carreau. La lutte continua dans la rue du village. Ils faisaient
irruption dans les maisons, en poussant des cris de mort, et voulaient
tout saccager. Les paysans les avaient suivis avec leurs fourches; ils
lançaient sur l'ennemi leurs chiens hargneux. Un troisième soldat
tomba, le ventre troué d'un coup de trident. Les autres durent
s'enfuir, pourchassés jusqu'au delà du village; et, de loin, ils
criaient, en se sauvant à travers champs, qu'ils allaient chercher les
camarades et qu'ils reviendraient tout à l'heure.

Les paysans, restés maîtres du terrain, retournèrent à l'auberge:
ils exultaient; c'était la revanche, depuis longtemps attendue, des
avanies qu'ils avaient subies. Ils ne pensaient pas encore aux
conséquences de l'échauffourée. Ils parlaient tous à la fois, et
chacun vantait ses prouesses. Ils fraternisèrent avec Christophe, tout
joyeux de se sentir rapproché d'eux. Lorchen vint lui prendre la main,
et resta un instant à la tenir dans sa menotte rude, en lui ricanant au
nez. Elle ne le trouvait plus ridicule, à cette heure.

On s'occupa des blessés. Parmi les gens du village, il n'y avait que
des dents cassées, quelques côtes enfoncées, des bosses et des bleus,
sans grave conséquence. Mais il n'en était pas de même des soldats.
Trois étaient sérieusement atteints: le colosse aux yeux brûlés, qui
avait eu l'épaule à moitié emportée d'un coup de hache; l'homme
éventré, qui râlait, et le sous-officier, assommé par Christophe. On
les avait étendus par terre, près du foyer. Le sous-officier, le moins
blessé des trois, venait de rouvrir les yeux. Il regarda longuement,
d'un regard chargé de haine, le cercle des paysans penchés autour de
lui. À peine eut-il repris conscience de ce qui s'était passé qu'il
commença à les insulter. Il jurait qu'il se vengerait, qu'il leur
ferait leur affaire à tous; il étranglait de rage; on sentait que s'il
pouvait, il les exterminerait. Ils essayèrent de rire; mais leur rire
était forcé. Un jeune paysan cria au blessé:

--Ferme ta gueule, ou je te tue!

Le sous-officier essaya de se redresser, et, fixant celui qui venait
de parler, avec ses yeux injectés de sang:

--Salauds! dit-il, tuez-moi! On vous coupera la tête.

Il continuait à vociférer. L'homme éventré poussait des cris aigus,
comme un cochon qu'on saigne. Le troisième était immobile et rigide
comme un mort. Une terreur écrasante tomba sur les paysans. Lorchen et
quelques femmes emportèrent les blessés dans une autre chambre. Les
vociférations du sous-officier et les cris du mourant s'assourdirent.
Les paysans se taisaient: ils demeuraient à la même place, faisant le
cercle, comme si les trois corps étaient toujours étendus à leurs
pieds; ils n'osaient pas bouger et se regardaient, épeurés. À la fin,
le père de Lorchen dit:

--Vous avez fait de bel ouvrage!

Il y eut un murmure angoissé: ils avalaient leur salive. Puis, ils se
mirent à parler tous à la fois. D'abord, ils chuchotaient, comme s'ils
avaient peur qu'on ne les écoutât à la porte; mais bientôt, le ton
s'éleva et devint plus âpre: ils s'accusaient l'un l'autre; ils se
reprochaient mutuellement les coups qu'ils avaient donnés. La dispute
s'envenimait: ils semblaient sur le point d'en venir aux mains. Le père
de Lorchen les mit tous d'accord. Les bras croisés, se tournant vers
Christophe, il le désigna du menton:

--Et celui-là, dit-il, qu'est-ce qu'il est venu faire ici?

Toute la colère de la foule se retourna contre Christophe:

--C'est vrai! C'est vrai! criait-on, c'est lui qui a commencé! Sans
lui, rien ne serait arrivé!

Christophe, abasourdi, essaya de répondre:

--Ce que j'en ai fait, ce n'est pas pour moi, c'est pour vous, vous
le savez bien.

Mais ils lui répliquaient, furieux:

--Est-ce que nous ne sommes pas capables de nous défendre seuls? Est-ce
que nous avions besoin qu'un monsieur de la ville vînt nous dire ce
qu'il fallait faire? Qui vous a demandé votre avis? Et d'abord, qui
vous a prié de venir? Vous ne pouviez pas rester chez vous?

Christophe haussa les épaules, et se dirigea vers la porte. Mais le
père de Lorchen lui barra le chemin, en glapissant.

--C'est ça! c'est ça! criait-il, il voudrait filer maintenant, après
qu'il nous a tous mis dans le pétrin. Il ne partira pas!

Les paysans hurlèrent:

--Il ne partira pas! C'est lui qui est cause de tout. C'est lui qui
doit payer pour tout!

Ils l'entouraient, en lui montrant le poing. Christophe voyait se
resserrer le cercle de figures menaçantes: la peur les rendait
enragés. Il ne dit pas un mot, fit une grimace de dégoût, et, jetant
son chapeau sur une table, il alla s'asseoir au fond de la salle, et
leur tourna le dos.

Mais Lorchen, indignée, se jeta au milieu des paysans. Sa jolie figure
était rouge et froncée de colère. Elle repoussa rudement ceux qui
entouraient Christophe:

--Tas de lâches! Bêtes brutes! cria-t-elle. Vous n'êtes pas honteux?
Vous voudriez faire croire que c'est lui qui a tout fait! Comme si on ne
vous avait pas vus! Comme s'il y en avait un seul qui n'avait pas cogné
de son mieux!... S'il y en avait un seul qui était resté les bras
croisés, pendant que les autres se battaient, je lui cracherais à la
figure, et je l'appellerais: Lâche! Lâche!...

Les paysans, surpris par cette sortie inattendue, restèrent, un instant,
silencieux; puis, ils se remirent à crier:

--C'est lui qui a commencé! Sans lui, il n'y aurait rien eu.

Le père de Lorchen faisait en vain des signes à sa fille. Elle reprit:

--Bien sûr que c'est lui qui a commencé! Il n'y a pas de quoi vous
vanter. Sans lui, vous vous laissiez insulter, vous nous laissiez
insulter, poltrons! froussards!

Elle apostropha son ami:

--Et toi, tu ne disais rien, tu faisais la bouche en cœur, tu tendais
le derrière aux coups de botte; pour un peu, tu aurais remercié! Tu
n'as pas honte?... Vous n'avez pas honte, tous? Vous n'êtes pas des
hommes! Courage de brebis, toujours le nez en terre! Il a fallu que
celui-là vous donnât l'exemple!--Et maintenant, vous voudriez lui
faire tout retomber sur le dos?... Eh bien, cela ne sera pas, c'est moi
qui vous le dis! Il s'est battu pour nous. Ou bien vous le sauverez, ou
bien vous trinquerez avec lui: je vous en donne ma parole!

Le père de Lorchen la tirait par le bras; il était hors de lui et criait:

--Tais-toi! tais-toi!... Te tairas-tu, bougre de chienne!

Mais elle le repoussa, et continua, de plus belle. Les paysans
vociféraient. Elle criait plus fort qu'eux, d'une voix aiguë, qui
crevait le tympan:

--D'abord, toi, qu'est-ce que tu as à dire? Tu crois que je ne t'ai pas
vu tout à l'heure piler à coups de talons celui-là qui est quasi
comme mort dans la chambre à côté? Et toi, montre un peu tes
mains!... Il y a encore du sang dessus. Tu crois que je ne t'ai pas vu
avec ton couteau? Je dirai tout ce que j'ai vu, tout, si vous faites la
moindre chose contre lui. Je vous ferai tous condamner.

Les paysans, exaspérés, approchaient leur figure furieuse de la figure
de Lorchen, et lui braillaient au nez. Un d'eux fit mine de la calotter;
mais le bon ami de Lorchen le saisit au collet, et ils se secouèrent
tous deux, prêts à se rouer de coups. Un vieux dit à Lorchen:

--Si nous sommes condamnés, tu le seras aussi.

--Je le serai aussi, fit-elle. Je suis moins lâche que vous.

Et elle reprit sa musique.

Ils ne savaient plus que faire. Ils s'adressaient au père:

--Est-ce que tu ne la feras pas taire?

Le vieux avait compris qu'il n'était pas prudent de pousser à bout
Lorchen. Il leur fit signe de se calmer. Le silence tomba. Lorchen seule
continua de parler; puis, ne trouvant plus de riposte, comme un feu sans
aliment, elle s'arrêta. Après un moment, son père toussota, et dit:

--Eh bien, donc, qu'est-ce que tu veux? Tu ne veux pourtant pas
nous perdre?

Elle dit:

--Je veux qu'on le sauve.

Ils se mirent à réfléchir. Christophe n'avait pas bougé de place:
raidi dans son orgueil, il semblait ne pas entendre qu'il s'agissait de
lui; mais il était ému de l'intervention de Lorchen. Lorchen ne
paraissait pas davantage savoir qu'il était là: adossée à la table
où il était assis, elle fixait d'un air de défi les paysans, qui
fumaient, en regardant à terre. Enfin, son père, après avoir
mâchonné sa pipe, dit:

--Qu'on dise ou qu'on ne dise pas quelque chose,--s'il reste, son
affaire est claire. Le maréchal des logis l'a reconnu: il ne lui fera
pas grâce. Il n'y a qu'un parti pour lui, c'est qu'il file tout de
suite, de l'autre côté de la frontière.

Il avait réfléchi qu'après tout, il serait plus avantageux pour eux
que Christophe se sauvât: il se dénonçait ainsi lui-même; et, quand
il ne serait plus là pour se défendre, on n'aurait pas de peine à se
décharger sur lui de tout le gros de l'affaire. Les autres
approuvèrent. Ils se comprenaient parfaitement.--Maintenant qu'ils
étaient décidés, ils avaient hâte que Christophe fut déjà parti.
Sans manifester aucune gêne de ce qu'ils avaient dit, un moment avant,
ils se rapprochèrent de lui, feignant de s'intéresser vivement à son
salut.

--Pas une minute à perdre, monsieur, dit le père de Lorchen. Ils vont
revenir. Une demi-heure pour aller au fort. Une demi-heure pour
retourner... Il n'y a que le temps de filer.

Christophe s'était levé. Lui aussi avait réfléchi. Il savait que
s'il restait, il était perdu. Mais partir, partir sans revoir sa
mère?... Non, ce n'était pas possible. Il dit qu'il retournerait
d'abord en ville, qu'il aurait encore le temps d'en repartir dans la
nuit, et de passer la frontière. Mais ils poussèrent les hauts cris.
Tout à l'heure, ils lui avaient barré la porte, pour l'empêcher de
fuir: maintenant, ils s'opposaient à ce qu'il ne prit pas la fuite.
Rentrer en ville, c'était se faire pincer, à coup sûr: avant qu'il
fut seulement arrivé, on serait prévenu là-bas; on l'arrêterait chez
lui.--Il s'obstinait. Lorchen l'avait compris:

--C'est votre maman que vous voulez voir?... J'irai à votre place.

--Quand?

--Cette nuit.

--C'est vrai? Vous feriez cela?

--J'y vais.

Elle prit son fichu, et s'en enveloppa.

--Écrivez quelque chose, je lui porterai... Venez par ici, je vais
vous donner de l'encre.

Elle l'entraîna dans la pièce du fond. Sur le seuil, elle se retourna;
et, apostrophant son galant:

--Et toi, prépare-toi, dit-elle, c'est toi qui le conduiras. Tu ne le
quitteras pas, que tu ne l'aies vu de l'autre côté de la frontière.

--C'est bon, c'est bon, fit l'autre.

Il avait aussi hâte que quiconque de savoir Christophe en France, et
même plus loin, s'il était possible.

Lorchen entra avec Christophe dans l'autre pièce. Christophe hésitait
encore. Il était déchiré de douleur, à la pensée qu'il n'embrasserait
plus sa mère. Quand la reverrait-il? Elle était si vieille, si fatiguée,
si seule! Ce nouveau coup l'achèverait. Que deviendrait-elle sans lui?...
Mais que deviendrait-elle, s'il restait, s'il se faisait condamner,
enfermer pendant des années? Ne serait-ce pas plus sûrement encore pour
elle l'abandon, la misère? Libre du moins, si loin qu'il fût, il pouvait
lui venir en aide, elle pouvait le rejoindre.--Il n'eut pas le temps de
voir clair dans ses pensées. Lorchen lui avait pris les mains; debout,
près de lui, elle le regardait; leur figure se touchait presque; elle
lui jeta les bras autour du cou, et lui baisa la bouche:

--Vite! vite! dit-elle tout bas, en lui montrant la table.

Il ne chercha plus à réfléchir. Il s'assit. Elle arracha à un livre
de comptes une feuille de papier quadrillé, avec des barres rouges.

Il écrivit:

«Ma chère maman. Pardon! Je vais te causer une grande peine. Je ne
pouvais agir autrement. Je n'ai rien fait d'injuste. Mais maintenant, je
dois fuir, et quitter le pays. Celle qui te portera ce mot te racontera
tout. Je voulais te dire adieu. On ne veut pas. On prétend que je
serais arrêté avant. Je suis si malheureux que je n'ai plus de
volonté. Je vais passer la frontière, mais je resterai tout près,
jusqu'à ce que tu m'aies écrit; celle qui te remet ma lettre me
rapportera ta réponse. Dis-moi ce que je dois faire. Quoi que tu me
dises, je le ferai. Veux-tu que je revienne? Dis-moi de revenir! Je ne
puis supporter l'idée de te laisser seule. Comment feras-tu pour vivre?
Pardonne-moi! Pardonne-moi! Je t'aime et je t'embrasse...»

--Dépêchons-nous, monsieur; sans quoi, il serait trop tard, dit
le bon ami de Lorchen, en entr'ouvrant la porte.

Christophe signa hâtivement, et donna la lettre à Lorchen:

--Vous la remettrez vous-même?

--J'y vais, dit-elle.

Elle était déjà prête à partir.

--Demain, continua-t-elle, je vous porterai la réponse: vous m'attendrez
à Leiden,--(la première station, au sortir d'Allemagne)--sur le quai
de la gare.

(La curieuse avait lu la lettre de Christophe, par-dessus son épaule,
tandis qu'il écrivait.)

--Vous me direz bien tout, et comment elle aura supporté ce coup, et
tout ce qu'elle aura dit? Vous ne me cacherezrien? disait Christophe,
suppliant.

--Je vous dirai tout.

Ils n'étaient plus aussi libres de se parler: sur le seuil de la porte,
l'homme les regardait.

--Et puis, monsieur Christophe, dit Lorchen, j'irai la voir quelquefois,
je vous enverrai de ses nouvelles: n'ayez point d'inquiétude.

Elle lui donna une poignée de main vigoureuse, comme un homme.

--Allons! fit le paysan.

--Allons! dit Christophe.

Ils sortirent tous trois. Sur la route, ils se séparèrent. Lorchen
alla d'un côté, et Christophe avec son guide, de l'autre. Ils ne
causaient point. Le croissant de la lune, enveloppée de vapeurs,
disparaissait derrière les bois. Une lumière très pâle flottait sur
les champs. Dans les creux, les brouillards s'étaient levés, épais et
blancs comme du lait. Les arbres grelottants baignaient dans l'air
humide... Quelques minutes à peine après la sortie du village, le
paysan se rejeta brusquement en arrière, et fit signe à Christophe de
s'arrêter. Ils écoutèrent. Sur la route, devant eux, s'approchait le
pas cadencé d'une troupe. Le paysan enjamba la haie et entra dans les
champs. Christophe fit comme lui. Ils s'éloignèrent à travers les
labours. Ils entendirent passer sur le chemin les soldats. Dans la nuit,
le paysan leur montra le poing. Christophe avait le cœur serré, comme
l'animal traqué. Ils se remirent en route, évitant les villages et les
fermes isolées, où les aboiements des chiens les dénonçaient à tout
le pays. Au revers d'une colline boisée, ils aperçurent dans le
lointain les feux rouges de la ligne du chemin de fer. S'orientant
d'après ces phares, ils décidèrent de se diriger vers la première
station. Ce ne fut pas aisé. À mesure qu'ils descendaient dans la
vallée, ils s'enfonçaient dans les brouillards. Ils eurent à sauter
deux ou trois petits ruisseaux. Ils se trouvèrent ensuite dans
d'immenses champs de betteraves et de terre labourée; ils crurent
qu'ils n'en sortiraient jamais. La plaine était bosselée: c'était une
suite de renflements et de creux, où l'on risquait de tomber. Enfin,
après avoir erré au hasard, noyés dans la brume, ils aperçurent tout
à coup, à quelques pas, les fanaux de la voie ferrée sur le faîte
d'un remblais. Ils grimpèrent le talus. Au risque d'être surpris, ils
suivirent le long des rails, jusqu'à une centaine de mètres de la
station: là, ils reprirent la route. Ils arrivèrent à la gare, vingt
minutes avant le passage du train. Malgré les recommandations de
Lorchen, le paysan laissa Christophe: il avait hâte d'être revenu,
pour voir ce qu'on avait fait des autres et de son bien.

Christophe prit une place pour Leiden, et il attendit seul dans la salle
des troisièmes déserte. Un employé, qui somnolait sur une banquette,
vint regarder le billet de Christophe et lui ouvrir la porte, à
l'arrivée du train. Personne dans le wagon. Dans le train, tout
dormait. Tout dormait dans les champs. Seul, Christophe ne dormait
point, malgré sa fatigue. À mesure que les lourdes roues de fer le
rapprochaient de la frontière, il sentait le désir trépidant d'être
hors d'atteinte. Dans une heure, il serait libre. Mais d'ici là, il
suffisait d'un mot pour qu'il fût arrêté... Arrêté! Tout son être
se révoltait. Être étouffé par la force odieuse!... Il n'en
respirait plus. Sa mère, son pays qu'il quittait, avaient disparu de sa
pensée. Dans l'égoïsme de sa liberté menacée, il ne pensait qu'à
cette liberté qu'il voulait sauver. À quelque prix que ce fût! Oui,
même au prix d'un crime... Il se reprochait amèrement d'avoir pris ce
train, au lieu d'avoir continué sa route à pied jusqu'à la
frontière. Il avait voulu gagner quelques heures. Belle avance! Il
allait se jeter dans la gueule du loup. Sûrement, on l'attendait à la
gare frontière; des ordres devaient être donnés... Il songea, un
moment, à descendre du train en marche, avant la station; il ouvrit
même la portière du wagon; mais il était trop tard: on arrivait. Le
train s'arrêta. Cinq minutes. Une éternité. Christophe, rejeté dans
le fond de son compartiment, abrité derrière le rideau, regardait
anxieusement le quai, où se tenait immobile un gendarme. Le chef de
gare sortit de son bureau, une dépêche à la main, et se dirigea
précipitamment du côté du gendarme. Christophe ne douta point qu'il
ne s'agît de lui. Il chercha une arme. Nulle autre qu'un fort couteau
à deux lames. Il l'ouvrit dans sa poche. Un employé, avec une lanterne
attachée sur la poitrine, avait croisé le chef et courut le long du
train. Christophe le vit venir. Le poing crispé dans sa poche, sur le
manche du couteau, il pensa:

--Je suis perdu!

Il était dans un tel état de surexcitation qu'il eût été capable de
plonger son couteau dans la poitrine de l'homme, si celui-ci avait eu la
malencontreuse idée de venir à lui et d'ouvrir son compartiment. Mais
l'employé s'arrêta au wagon voisin, pour vérifier le billet d'un
voyageur qui venait de monter. Le train se remit en marche. Christophe
comprimait les battements de son cœur. Il ne bougeait pas. Il osait à
peine se dire qu'il était sauvé. Il ne voulait pas se le dire, tant
que la frontière ne serait point passée... Le jour commençait à
poindre. Les silhouettes des arbres sortaient de la nuit. L'ombre
fantastique d'une voiture passa sur la route, avec un bruit de grelots
et un œil clignotant... La figure collée contre la vitre, Christophe
tâchait de voir le poteau aux armes impériales, qui marquait les
bornes de sa servitude. Il le cherchait encore dans la lumière
naissante, quand le train siffla pour annoncer l'arrivée à la
première station belge.

Il se leva, il ouvrit toute grande la portière, il but l'air glacé.
Libre! Toute sa vie devant lui! Joie de vivre!...--Et aussitôt tomba
sur lui, d'un coup, la tristesse de ce qu'il laissait, la tristesse de
ce qu'il allait trouver; et la lassitude de cette nuit d'émotions le
terrassa. Il s'affaissa sur la banquette. Une minute à peine le
séparait de l'arrivée en gare. Quand, une minute plus tard, un
employé ouvrit la portière du wagon, il trouva Christophe endormi.
Secoué par le bras, Christophe s'éveilla, confus, croyant avoir dormi
une heure; il descendit lourdement, se traîna à la douane; et,
définitivement accepté sur le territoire étranger, n'ayant plus à se
défendre, il se coucha tout de son long sur un banc de la salle
d'attente, et se laissa tomber dans le sommeil, comme une masse.



Il se réveilla vers midi. Lorchen ne pouvait guère venir avant deux ou
trois heures. En attendant l'arrivée des trains, il faisait les cent
pas sur le quai de la petite gare. Il continua tout droit au milieu des
prairies. C'était un jour gris et sans joie, qui sentait les approches
de l'hiver. La lumière était endormie. Le sifflet plaintif d'un train
en manœuvre rompait seul le triste silence. Christophe s'arrêta à
quelques pas de la frontière, dans la campagne déserte. Devant lui une
toute petite mare, une flaque d'eau très claire, où se reflétait le
ciel mélancolique. Elle était close d'une palissade, et bordée de
deux arbres. À droite, un peuplier, à la cime dépouillée, qui
tremblait. Derrière, un grand noyer, aux branches noires et nues, comme
un polype monstrueux. Des grappes de corbeaux s'y balançaient
lourdement. Les dernières feuilles exsangues se détachaient
d'elles-mêmes, et tombaient une à une sur l'étang immobile...

Il lui semblait qu'il avait déjà vu cela: ces deux arbres, cet
étang...--Et brusquement, il eut une de ces minutes de vertige, qui
s'ouvrent de loin en loin dans la plaine de la vie. Une trouée dans le
Temps. On ne sait plus où on est, qui on est, dans quel siècle l'on
vit, depuis combien de siècles on est ainsi. Christophe avait le
sentiment que cela avait déjà été, que ce qui était maintenant
n'était pas maintenant, mais dans un autre temps. Il n'était plus
lui-même. Il se voyait du dehors, de très loin, comme un autre qui
déjà s'était tenu debout, ici, à cette place. Il entendait une ruche
de souvenirs inconnus; ses artères bruissaient:

«Ainsi... Ainsi... Ainsi...»

Le grondement des siècles...

Bien d'autres Krafft avant lui avaient subi les épreuves qu'il
subissait aujourd'hui, et goûté la détresse de cette dernière heure
sur la terre natale. Race toujours errante, et de partout bannie par son
indépendance et son inquiétude. Race toujours en proie à un démon
intérieur, qui ne lui permettait de se fixer nulle part. Race attachée
pourtant au sol d'où on l'arrachait, et ne pouvant s'en déprendre...

Christophe repassait à son tour par les mêmes étapes; et ses pas
retrouvaient sur le chemin les traces de ceux qui l'avaient précédé.
Il regardait, les yeux pleins de larmes, se perdre dans la brume la
terre de la patrie, à laquelle il fallait dire adieu... N'avait-il pas
désiré ardemment la quitter?--Oui; mais à présent qu'il la quittait
vraiment, il se sentait étreint d'angoisse. Il n'y a qu'un cœur de
bête qui puisse se séparer sans émotion de la terre maternelle.
Heureux ou malheureux, on a vécu ensemble; elle a été la compagne et
la mère: on a dormi en elle, on a dormi sur elle, on en est imprégné;
elle garde dans son sein le trésor de nos rêves, de notre vie passée,
et la poussière sacrée de ceux que nous avons aimés. Christophe
revoyait la suite de ses jours et les chères images qu'il laissait sur
cette terre, ou dessous. Ses souffrances ne lui étaient pas moins
chères que ses joies. Minna, Sabine, Ada, le grand-père, l'oncle
Gottfried, le vieux Schulz,--tout reparut à ses yeux, en l'espace de
quelques minutes. Il ne pouvait s'arracher à ses morts: (car il
comptait aussi Ada parmi les morts). L'idée de sa mère, qu'il
laissait, seule vivante de tous ceux qu'il aimait, au milieu de ces
fantômes, lui était intolérable. Il fut sur le point de repasser la
frontière, tant il se trouvait lâche d'avoir cherché la fuite. Il
était décidé, si la réponse que Lorchen devait lui apporter de sa
mère trahissait une douleur trop grande, à revenir coûte que coûte.
Mais s'il ne recevait rien? Si Lorchen n'avait pu arriver jusqu'à
Louisa, ou rapporter la réponse? Eh bien, il reviendrait.

Il retourna à la gare. Après une morne attente, le train parut enfin.
Christophe guettait à une portière la figure hardie de Lorchen: car il
était certain qu'elle tiendrait sa promesse; mais elle ne se montra
pas. Il courut, inquiet, d'un compartiment à l'autre. Comme il se
heurtait dans sa course au flot des voyageurs, il remarqua une figure,
qui ne lui parut pas inconnue. C'était une petite fille de treize à
quatorze ans, joufflue, courtaude, et rouge comme une pomme, avec un
gros petit nez retroussé, une grande bouche, et une natte épaisse
enroulée autour de la tête. En la regardant mieux, il vit qu'elle
tenait à la main une vieille valise qui ressemblait à la sienne. Elle
l'observait aussi, de côté, comme un moineau; et quand elle vit qu'il
la regardait, elle fit quelques pas vers lui; mais elle resta plantée
en face de Christophe, et le dévisagea de ses petits yeux de souris,
sans dire un mot. Christophe la reconnut: c'était une petite vachère
de la ferme de Lorchen. Montrant la valise, il dit:

--C'est à moi, n'est-ce pas?

La petite ne bougea pas, et répondit d'un air nigaud:

--Savoir. D'où que vous venez, d'abord?

--De Buir.

--Et qui qui vous l'envoie?

--Lorchen. Allons, donne!

La gamine tendit la valise:

--La v'là!

Et elle ajouta:

--Oh! je vous ai bien reconnu tout de suite!

--Alors, qu'est-ce que tu attendais?

--J'attendais que vous me disiez que c'était vous.

--Et Lorchen? demandait Christophe. Pourquoi n'est-elle pas venue?

La petite ne répondait pas. Christophe comprit qu'elle ne voulait rien
dire, au milieu de cette foule. Ils durent passer d'abord à la visite
des bagages. Quand ce fut fini, Christophe entraîna la fillette à
l'extrémité du quai:

--La police est venue, raconta la gamine, à présent très loquace. Ils
sont arrivés presque tout de suite après votre départ. Ils sont
entrés dans les maisons, ils ont interrogé tout le monde, ils ont
arrêté le grand Sami, et Christian, et le père Kaspar. Et aussi,
Mélanie et Gertrude, bien qu'elles criaient qu'elles n'avaient rien
fait; et elles pleuraient; et Gertrude a griffé les gendarmes. On avait
beau leur dire que c'était vous qui aviez tout fait.

--Comment, moi! s'exclama Christophe.

--Bien oui, fit la petite tranquillement, ça ne faisait rien, n'est-ce
pas, puisque vous étiez parti? Alors, ils vous ont cherché partout, et
on a envoyé après vous, de tous les côtés.

--Et Lorchen?

--Lorchen n'était pas là. Elle est revenue plus tard, après avoir été
en ville.

--Est-ce qu'elle a vu ma mère?

--Oui. Voilà la lettre. Et elle voulait venir; mais on l'a arrêtée aussi.

--Alors, comment as-tu pu?

--Voilà: elle est rentrée au village, sans que la police l'ait vue; et
elle allait repartir. Mais Irmina, la sœur de Gertrude, l'a dénoncée.
On est venu pour la prendre. Alors, quand elle a vu venir les gendarmes,
elle est montée dans sa chambre, et elle leur a crié qu'elle
descendait tout de suite, qu'elle s'habillait. Moi, j'étais dans la
vigne, derrière la maison; elle m'a appelée tout bas par la fenêtre:
«Lydia! Lydia!» Je suis venue; elle m'a passé votre valise et la
lettre que votre mère lui avait données; et elle m'a expliqué où je
vous trouverais; elle m'a dit de courir et de ne pas me laisser prendre.
J'ai couru, et me voilà.

--Elle n'a rien dit de plus?

--Si. Elle m'a dit de vous remettre aussi ce fichu, pour vous montrer
que je venais de sa part.

Christophe reconnut le fichu blanc, à pois rouges et fleurs brodées,
que Lorchen, en le quittant, la veille, avait noué autour de sa tête.
L'invraisemblance naïve du prétexte, dont elle s'était servie pour
lui envoyer ce souvenir amoureux, ne le fit pas sourire.

--Maintenant, fit la petite, voilà l'autre train qui remonte. Il faut
que je rentre chez nous. Bonsoir.

--Attends donc, dit Christophe. Et l'argent pour venir, comment
as-tu fait?

--Lorchen me l'a donné.

--Prends tout de même, dit Christophe, lui mettant quelques pièces
dans la main.

Il retint par le bras la petite qui voulait se sauver.

--Et puis,... fit-il.

Il se pencha, et l'embrassa sur les deux joues. La fillette faisait
mine de protester.

--Ne te défends donc pas, dit Christophe. Ce n'est pas pour toi.

--Oh! je sais bien, fit la gamine, railleuse, c'est pour Lorchen.

Ce n'était pas seulement Lorchen, que Christophe embrassait sur les
joues rebondies de la petite vachère: c'était toute son Allemagne.

La petite s'échappa, et courut vers le train qui partait. Elle resta à
la portière et lui fit des signaux avec son mouchoir, jusqu'à ce
qu'elle ne le vît plus. Il suivit des yeux la rustique messagère, qui
venait de lui apporter, pour la dernière fois, le souffle de son pays
et de ceux qu'il aimait.

Quand elle eut disparu, il se trouva tout à fait seul, cette fois,
étranger sur une terre étrangère. Il tenait à la main la lettre de
sa mère et le fichu amoureux. Il serra celui-ci sur sa poitrine, et il
voulut ouvrir la lettre; mais sa main tremblait. Qu'allait-il lire?
Quelle souffrance allait-il trouver? ... Non, il ne supporterait pas le
reproche douloureux, qu'il croyait déjà entendre: il reviendrait sur
ses pas.

Il déplia enfin la lettre et lut:


«Mon pauvre enfant, ne te tourmente pas de moi. Je serai sage. Le bon
Dieu m'a punie. Je ne devais pas être égoïste et te garder ici. Va à
Paris. Peut-être que ce sera mieux pour toi. Ne t'occupe pas de moi. Je
sais me tirer d'affaire. L'essentiel, c'est que tu sois heureux. Je
t'embrasse.

Maman.

«Écris-moi, quand tu pourras.»


Christophe s'assit sur sa valise, et pleura.



Le portier de la gare appelait les voyageurs pour Paris. Le train pesant
arrivait avec fracas. Christophe essuya ses larmes, se leva, et se dit:

--Il le faut.

Il regarda le ciel, du côté où devait se trouver Paris. Le ciel,
sombre partout, était plus sombre là. C'était comme un gouffre
d'ombre. Christophe eut le cœur serré; mais il se répéta:

--Il le faut.

Il monta dans le train, et, penché à la fenêtre, il continuait de
regarder l'horizon menaçant:

--Ô Paris! pensait-il, Paris! Viens à mon secours! Sauve-moi! Sauve
mes pensées!

L'obscur brouillard s'épaississait. Derrière Christophe, au-dessus du
pays qu'il quittait, un petit coin de ciel, bleu pâle, large comme deux
yeux,--comme les yeux de Sabine,--sourit tristement au milieu des voiles
lourds des nuées, et s'éteignit. Le train partit. La pluie tomba.--La
nuit tomba.



LA FOIRE SUR LA PLACE



PRÉFACE A LA PREMIÈRE ÉDITION

DIALOGUE DE L'AUTEUR
AVEC SON OMBRE


MOI

_Décidément, c'est une gageure, Christophe? Tu as entrepris de me
brouiller avec le monde entier?_

CHRISTOPHE

_Ne fais donc pas l'étonné. Dès le premier instant, tu savais où je
te menais._

MOI

_Tu critiques trop de choses. Tu irrites tes ennemis, et tu troubles tes
amis. Quand quelque chose va mal dans une maison convenable, ne sais-tu
pas qu'il est de bon goût de ne pas en parler?_

CHRISTOPHE

_Qu'y faire? Je n'ai point de goût._

MOI

_Je le sais: tu es un Huron. Maladroit! Ils te feront passer pour
l'ennemi de tout le monde. Déjà, en Allemagne, tu t'es acquis la
réputation d'être un anti-Allemand. Tu te feras, en France, celle
d'être un anti-Français, ou--ce qui est plus grave--d'être un
antisémite. Prends garde. Ne parle point des Juifs_...

Ils t'ont fait trop de bien pour en dire du mal....

CHRISTOPHE

_Pourquoi n'en dirais-je pas tout le bien et tout le mal que j'en pense?_

MOI

_Tu en dis surtout le mal._

CHRISTOPHE

_Le bien viendra ensuite. Faut-il les ménager plus que les chrétiens?
Si je leur fais bonne mesure, c'est qu'ils en valent la peine. Je leur
dois une place d'honneur, puisqu'ils l'ont prise à la tête de notre
Occident, où la lumière s'éteint. Certains d'entre eux menacent de
mort notre civilisation. Mais je n'ignore pas que d'autres, parmi eux,
sont une de nos richesses d'action et de pensée. Je sais ce qu'il y a
encore de grandeur dans leur race. Je sais toutes les puissances de
dévouement, tout le désintéressement orgueilleux, tout l'amour et le
désir du mieux, l'énergie inlassable, le travail opiniâtre et obscur
de milliers d'entre eux. Je sais qu'il y a en eux un Dieu. Et c'est pour
cela que j'en veux à ceux qui l'ont renié, à ceux qui, pour un
succès dégradant et pour un vil bonheur, trahissent les destinées de
leur peuple. Les combattre, c'est prendre le parti de leur peuple contre
eux, de même qu'en attaquant les Français corrompus, c'est la France
que je défends._

MOI

_Mon garçon, tu te mêles de ce qui ne te regarde pas. Souviens-toi de
la femme de Sganarelle, qui veut être rossée._ «Entre l'arbre et le
doigt...» _Les affaires d'Israël ne sont pas les nôtres. Et quant à
celles de la France, la France est comme Martine, elle consent à être
battue; mais elle n'admet point qu'on lui dise qu'elle l'est._

CHRISTOPHE

_Il faut pourtant lui dire la vérité, et d'autant plus qu'on l'aime.
Qui la dira, si ce n'est moi?--Ce ne sera pas toi. Vous êtes tous liés
entre vous par des relations de société, des égards y des scrupules.
Moi, je n'ai pas de liens, je ne suis pas de votre monde. Je n'ai jamais
fait partie d'aucune de vos coteries, d'aucune de vos querelles. Je ne
suis pas forcé de faire chorus avec vous, ou d'être complice de votre
silence._

MOI

_Tu es un étranger._

CHRISTOPHE

_Oui, l'on dira, n'est-ce pas? qu'un musicien allemand n'a pas le droit
de vous juger et ne saurait vous comprendre?--Bon, je me trompe
peut-être. Mais du moins, je vous dirai ce que pensent de vous certains
grands étrangers, que tu connais comme moi,--des plus grands parmi nos
amis morts, et parmi les vivants.--S'ils se trompent, leurs pensées
valent pourtant la peine d'être connues; et elles peuvent vous servir.
Cela vaudra toujours mieux pour vous que de vous persuader, comme vous
le faites, que tout le monde vous admire, et de vous admirer
vous-mêmes,--ou de vous dénigrer,--alternativement. À quoi sert de
crier, par accès périodiques, comme c'est la mode chez vous, que vous
êtes le plus grand peuple du monde,--et puis, que la décadence des
races latines est irrémédiable,--que toutes les grandes idées
viennent de France,--et puis, que vous n'êtes plus bons qu'à amuser
l'Europe? Il s'agit de ne pas vous fermer les yeux sur le mal qui vous
ronge, et de ne pas être accablés, mais exaltés au contraire par le
sentiment de la bataille à livrer pour la vie et l'honneur de votre
race. Qui a senti l'âme chevillée au corps de cette race qui ne veut
pas mourir, peut et doit hardiment mettre à nu ses vices et ses
ridicules, afin de les combattre,--afin de combattre surtout ceux qui
les exploitent et qui en vivent._

MOI

_Ne touche pas à la France, même pour la défendre. Tu troubles les
braves gens._

CHRISTOPHE

_Les braves gens,--sans doute!--les braves gens, à qui cela fait de la
peine qu'on ne trouve pas tout très bien, qu'on leur montre tant de
choses tristes et laides! Eux-mêmes sont exploités; mais ils n'en
veulent pas convenir. Ils ont tant de chagrin de constater le mal chez
les autres qu'ils aiment encore mieux être victimes. Ils veulent qu'on
leur répète, au moins une fois par jour, que tout est pour le mieux
dans la meilleure des nations et que_


«...tu resteras, ô France, la première...»


_Après quoi, les braves gens rassurés se remettent à dormir,--et les
autres à faire leurs affaires... Bonnes et excellentes gens! Je leur ai
fait de la peine. Je leur en ferai bien davantage. Je leur demande
pardon... Mais s'ils ne veulent pas qu'on les aide contre ceux qui les
oppriment, qu'ils pensent que d'autres sont opprimés comme eux et n'ont
pas leur résignation, ni leur puissance d'illusion,--d'autres, que
cette résignation et cette puissance d'illusion livrent aux
oppresseurs. Comme ils souffrent, ceux-là! Souviens-toi! Combien nous
avons souffert! Et tant d'autres avec nous, quand nous voyions
s'amasser, chaque jour, une atmosphère plus lourde, un art corrompu,
une politique immorale et cynique, une pensée veule s'abandonnant au
souffle du néant, avec un rire satisfait... Nous étions là,
angoissés, nous serrant l'un contre l'autre... Ah! nous avons passé de
dures années ensemble. Ils ne s'en doutent pas, nos maîtres, des
affres où notre jeunesse s'est débattue sous leur ombre!... Nous avons
résisté. Nous nous sommes sauvés... Et nous ne sauverions pas les
autres! Nous les laisserions se traîner à leur tour dans les mêmes
douleurs, sans leur tendre la main! Non, leur sort et le nôtre sont
liés. Nous sommes des milliers d'hommes en France, qui pensons ce que
je dis tout haut. J'ai conscience de parler pour eux. Bientôt, je
parlerai d'eux. J'ai hâte de montrer la vraie France, la France
opprimée, la France profonde;--juifs, chrétiens, âmes libres, de
toute foi, de tout sang.--Mais pour arriver à elle, il faut d'abord
faire une trouée à travers ceux qui gardent la porte de la maison.
Puisse la belle captive secouer son apathie et renverser enfin les murs
de sa prison! Elle ne connaît pas sa force et la médiocrité de ses
adversaires._

MOI

_Tu as raison, mon âme. Mais, quoi que tu fasses, prends garde de haïr._

CHRISTOPHE

_Je n'ai aucune haine. Même quand je pense aux plus méchants des
hommes, je sais bien qu'ils sont des hommes, qui souffrent comme nous,
et qui mourront, un jour. Mais je dois les combattre._

MOI

_Lutter, c'est faire le mal, même pour faire le bien. La peine qu'on
risque de faire à un seul être vivant vaut-elle le bien qu'on se
promet défaire à ces belles idoles: «l'art»--ou «l'humanité»?_

CHRISTOPHE

_Si tu penses ainsi, renonce à l'art, et renonce à moi-même._

MOI

_Non, ne me laisse pas! Que deviendrais-je, sans toi?--Mais quand
viendra la paix?_

CHRISTOPHE

_Quand tu l'auras gagnée. Bientôt... Bientôt... Regarde déjà passer
au-dessus de nos têtes l'hirondelle du printemps._

MOI

[Illustration 01]

CHRISTOPHE

_Ne rêve point, donne-moi la main, viens._

MOI

_Il faut bien que je te suive, mon ombre._

CHRISTOPHE

_Lequel de nous deux est l'ombre de l'autre?_

MOI

_Comme tu as grandi! Je ne te reconnais plus._

CHRISTOPHE

_C'est le soleil qui descend._

MOI

_Je l'aimais mieux enfant._

CHRISTOPHE

_Allons! nous n'avons plus que quelques heures de jour._


_R. R._

Mars 1908.



_PREMIÈRE PARTIE_



Le désordre dans l'ordre. Des employés de chemin de fer débraillés
et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le règlement, tout
en s'y soumettant.--Christophe était en France.

Après avoir satisfait aux curiosités de la douane, il reprit le train
pour Paris. La nuit couvrait les champs, trempés de pluie. Les
lumières brutales des gares faisaient ressortir plus durement la
tristesse de l'interminable plaine ensevelie dans l'ombre. Les trains
que l'on croisait, de plus en plus nombreux, déchiraient l'air de leurs
sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On
approchait de Paris.

Une heure avant l'arrivée, Christophe était prêt à descendre: il
avait enfoncé son chapeau sur sa tête; il s'était boutonné jusqu'au
cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris était
plein; il s'était levé et rassis vingt fois; il avait vingt fois
déplacé sa valise, du filet à la banquette, et de la banquette au
filet, pour l'agacement de ses voisins, qu'avec sa maladresse il
heurtait, à chaque fois.

Au moment d'entrer en gare, le train s'arrêta en pleine nuit.
Christophe s'écrasait la figure contre les vitres, et tâchait
vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage,
quêtant un regard qui lui permît d'engager la conversation, de
demander où l'on était. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient
semblant, l'air renfrognés et ennuyés; aucun ne faisait un mouvement
pour s'expliquer l'arrêt. Christophe était surpris de cette inertie:
ces êtres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Français qu'il
imaginait! Il finit par s'asseoir, découragé, sur sa valise, culbutant
à chaque cahot du train, et il s'assoupissait à son tour, quand il fut
réveillé par le bruit des portières qu'on ouvrait... Paris!... Ses
voisins descendaient.

Bousculant et bousculé, il se dirigea vers la sortie, repoussant les
facteurs qui s'offraient à porter son bagage. Soupçonneux comme un
paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait chargé sur son
épaule sa précieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier
des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage.
Enfin il se trouva sur le pavé gluant de Paris.

Il était trop préoccupé de sa charge, du gîte qu'il allait choisir,
et de l'embarras de voitures où il se trouvait pris, pour penser à
rien regarder. La première chose était de se mettre en quête d'une
chambre. Ce n'étaient pas les hôtels qui manquaient: ils bloquaient la
gare, de tous côtés; leurs noms flamboyaient en lettres de gaz.
Christophe chercha le moins brillant: aucun ne lui semblait assez humble
pour sa bourse. Enfin, dans une rue latérale, il vit une sale auberge,
avec une gargote au rez-de-chaussée. Elle s'intitulait _Hôtel de la
Civilisation._ Un gros homme, en bras de chemise, fumait la pipe, à une
table; il accourut, en voyant entrer Christophe. Il ne comprit rien à
son jargon; mais il jugea du premier coup d'œil l'Allemand gauche et
enfantin, qui refusait de laisser prendre son paquet et s'évertuait à
lui faire un discours, en une langue invraisemblable. Il le conduisit
par un escalier mal odorant à une pièce sans air, qui donnait sur une
cour intérieure. Il ne manqua pas de vanter la tranquillité d'un lieu,
où ne parvenait aucun des bruits du dehors; et il lui en demanda un bon
prix. Christophe, comprenant mal, ignorant les conditions de la vie à
Paris, l'épaule cassée par sa charge, accepta tout: il avait hâte
d'être seul. Mais à peine fut-il seul que la saleté des choses le
saisit; et pour ne pas s'abandonner à la tristesse qui montait en lui,
il se hâta de ressortir, après s'être trempé la tête dans l'eau
poussiéreuse, qui était grasse au toucher. Il s'efforçait de ne pas
voir et de ne pas sentir, pour échapper au dégoût.

Il descendit dans la rue. Le brouillard d'octobre était épais et
piquant; il avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les
exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville.
On ne voyait point à dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme
une bougie qui va s'éteindre. Dans les demi-ténèbres, une cohue de
gens roulait en flots contraires. Les voitures se croisaient, se
heurtaient, obstruant le passage, refoulant la circulation comme une
digue. Les chevaux glissaient sur la boue glacée. Les injures des
cochers, les trompes et les cloches des tramways faisaient un vacarme
assourdissant. Ce bruit, ce grouillement, cette odeur saisirent
Christophe. Il s'arrêta un instant, fut aussitôt poussé par ceux qui
marchaient derrière lui, emporté par le courant. Il descendit le
boulevard de Strasbourg, ne voyant rien, se jetant gauchement contre les
passants. Il n'avait pas mangé depuis le matin. Les cafés qu'il
rencontrait à chaque pas l'intimidaient et le dégoûtaient, à cause
de la foule qui y était entassée. Il s'adressa à un sergent de ville.
Mais il était si lent à trouver ses mots que l'autre ne se donna même
pas la peine de l'écouter jusqu'au bout, et lui tourna le dos, au
milieu de la phrase, en haussant les épaules. Il continua machinalement
à marcher. Des gens étaient arrêtés devant une boutique. Il
s'arrêta machinalement comme eux. C'était un magasin de photographies
et de cartes postales: elles représentaient des filles en chemise, ou
sans chemise; des journaux illustrés étalaient des plaisanteries
obscènes. Des enfants, de jeunes femmes regardaient tranquillement. Une
fille maigre aux cheveux rouges, voyant Christophe absorbé dans sa
contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle
lui prit le bras, avec un sourire stupide. Il secoua son étreinte, et
s'éloigna, rougissant de colère. Les cafés-concerts se succédaient;
à la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule
était toujours plus dense; Christophe était frappé du nombre de
figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles
plâtrées aux odeurs écœurantes. Il se sentait glacé. La fatigue, la
faiblesse, et l'horrible dégoût qui l'étreignait de plus en plus lui
donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le
brouillard augmentait, à mesure qu'on approchait de la Seine. La cohue
des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le
flanc; le cocher le roua de coups pour le faire relever; la malheureuse
bête, étranglée par ses sangles, s'agitait et retombait
lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour
Christophe la goutte d'eau qui fait déborder l'âme. Les convulsions de
cet être misérable sous les regards indifférents lui firent sentir
avec une telle angoisse son propre néant parmi ces milliers
d'êtres,--la répulsion que depuis une heure il s'efforçait
d'étouffer pour ce bétail humain, pour cette atmosphère souillée,
pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence qu'il
suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient,
étonnés, ce grand garçon au visage convulsé de douleur. Il marchait,
les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher à les
essuyer. On s'arrêtait pour le suivre des yeux, un instant; et, s'il
eût été capable de lire dans l'âme de cette foule qui lui semblait
hostile, peut-être aurait-il pu voir chez quelques-uns,--mêlée sans
doute à un peu d'ironie parisienne--une compassion fraternelle. Mais il
ne voyait plus rien: ses pleurs l'aveuglaient.

Il se trouva sur une place, près d'une grande fontaine. Il y baigna ses
mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le
regardait faire curieusement, avec des réflexions gouailleuses, mais
sans méchanceté; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait
laissé tomber. Le froid glacial de l'eau ranima Christophe. Il se
ressaisit. Il revint sur ses pas, évitant de regarder; il ne pensait
même plus à manger: il lui eût été impossible de parler à qui que
ce fût; un rien eût suffi pour rouvrir la source des larmes. Il était
épuisé. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa
maison, au moment où il se croyait définitivement perdu:--il avait
oublié jusqu'au nom de la rue où il habitait.

Il rentra dans son infâme logis. À jeun, les yeux brûlants, le cœur
et le corps courbaturés, il s'affaissa sur une chaise, dans un coin de
sa chambre; il y resta deux heures, incapable de bouger. Enfin il
s'arracha à cette apathie, et il se coucha. Il tomba dans une torpeur
fiévreuse, d'où il s'éveillait à chaque minute, avec l'illusion
d'avoir dormi des heures. La chambre était étouffante; il brûlait des
pieds à la tête; il avait une soif horrible; il était en proie à des
cauchemars stupides, qui continuaient de s'accrocher à lui, même quand
il avait les yeux ouverts; des angoisses aiguës le pénétraient comme
des coups de couteau. Au milieu de la nuit, il s'éveilla, pris d'un
désespoir si atroce qu'il en aurait hurlé; il s'enfonça les draps
dans la bouche, pour qu'on ne l'entendît pas: il se sentait devenir
fou. Il s'assit sur son lit, et il alluma. Il était trempé de sueur.
Il se leva, il ouvrit sa valise, pour y chercher un mouchoir. Il mit la
main sur une vieille Bible, que sa mère avait cachée au milieu de son
linge. Christophe n'avait jamais beaucoup lu ce livre; mais ce lui fut
un bien inexprimable de le trouver, en cet instant. Cette Bible avait
appartenu au grand-père, et au père du grand-père. Les chefs de la
famille y avaient inscrit, sur une feuille blanche à la fin, leurs noms
et les dates importantes de leur vie: naissances, mariages, morts. Le
grand-père avait marqué au crayon, de sa grosse écriture, les dates
des jours où il avait lu et relu chaque chapitre; le livre était
rempli de bouts de papier jauni, où le vieux avait noté ses naïves
réflexions. Cette Bible était placée sur une planche, au-dessus de
son lit; il la prenait pendant ses longues insomnies, conversant avec
elle, plutôt qu'il ne la lisait. Elle lui avait tenu compagnie jusqu'à
l'heure de la mort, comme elle avait tenu déjà compagnie à son père.
Un siècle des deuils et des joies de la famille se dégageait de ce
livre. Christophe se sentit moins seul, avec lui.

Il l'ouvrit aux plus sombres passages:


_La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle, et ses
jours sont comme les jours d'un mercenaire..._

_Si je me couche, je dis: Quand me lèverai-je? Et, étant levé,
j'attends le soir avec impatience, et je suis rempli de douleur
jusqu'à la nuit_...

_Quand je dis: Mon lit me consolera, le repos assoupira ma plainte, alors
tu m'épouvantes par des songes, et tu me troubles par des visions_...

_Jusqu'à quand ne m'épargneras-tu point? Ne me donneras-tu point
quelque relâche, pour que je puisse respirer? Ai-je péché? Que t'ai-je
fait, ô gardien des hommes?_...

_Tout revient au même: Dieu afflige le juste aussi bien que le méchant_...

_Qu'Il me tue! Je ne laisserai pas d'espérer en Lui_...


Les cœurs vulgaires ne peuvent comprendre le bienfait, pour un
malheureux, de cette tristesse sans bornes. Toute grandeur est bonne, et
le comble de la douleur atteint à la délivrance. Ce qui abat, ce qui
accable, ce qui détruit irrémédiablement l'âme, c'est la
médiocrité de la douleur et de la joie, la souffrance égoïste et
mesquine, sans force pour se détacher du plaisir perdu, et prête
secrètement à tous les avilissements pour un plaisir nouveau.
Christophe était ranimé par l'âpre souffle qui montait du vieux
livre: le vent du Sinaï, des vastes solitudes et de la mer puissante,
balayait les miasmes. La fièvre de Christophe tomba. Il se recoucha,
plus calme, et il dormit d'un trait jusqu'au lendemain. Quand il rouvrit
les yeux, le jour était venu. Il vit plus nettement encore l'ignominie
de sa chambre; il sentit sa misère et son isolement; mais il les
regarda en face. Le découragement était parti; il ne lui restait plus
qu'une virile mélancolie. Il redit la parole de Job:


_Quand Dieu me tuerait, je ne laisserais pas d'espérer en Lui_...


Il se leva, et commença le combat, avec tranquillité.



Il décida, le matin même, de faire les premières démarches. Il
connaissait deux seules personnes à Paris, deux jeunes gens de son
pays: son ancien ami, Otto Diener, qui était associé à un oncle,
marchand de draps, dans le quartier du Mail; et un petit juif de
Mayence, Sylvain Kohn, qui devait être employé dans une grande maison
de librairie, dont il n'avait pas l'adresse.


Il avait été très intime avec Diener, vers quatorze ou quinze ans[3].
Il avait eu pour lui une de ces amitiés d'enfance, qui devancent
l'amour, et qui sont déjà de l'amour. Diener aussi l'avait aimé. Ce
gros garçon timide et compassé avait été séduit par la fougueuse
indépendance de Christophe; il s'était évertué à l'imiter, d'une
façon ridicule: ce qui irritait Christophe et le flattait. Alors ils
faisaient des projets qui bouleversaient le monde. Puis Diener avait
voyagé, pour son éducation commerciale, et ils ne s'étaient plus
revus; mais Christophe avait de ses nouvelles par les gens du pays, avec
qui Diener était resté en relations régulières.

Quant à Sylvain Kohn, ses rapports avec Christophe avaient eu un autre
caractère. Ils s'étaient connus, tout gamins, à l'école, où le
petit singe avait joué des tours à Christophe, qui l'étrillait en
échange, quand il voyait le piège où il était tombé. Kohn ne se
défendait pas; il se laissait rouler, et frotter la figure dans la
poussière, en pleurnichant; mais il recommençait aussitôt après,
avec une malice inlassable,--jusqu'au jour où il prit peur, Christophe
l'ayant menacé sérieusement de le tuer.

Christophe sortit de bonne heure. Il s'arrêta en route, pour déjeuner
à un café. Il s'obligeait, malgré son amour-propre, à ne perdre
aucune occasion de parler en français. Puisqu'il devait vivre à Paris,
peut-être des années, il lui fallait s'adapter le plus vite possible
aux conditions de la vie, et vaincre ses répugnances. Il s'imposa donc
de ne pas prendre garde, bien qu'il en souffrît cruellement, à l'air
goguenard du garçon, qui écoutait son charabia; et sans se
décourager, il bâtissait pesamment des phrases informes, qu'il
répétait avec ténacité, jusqu'à ce qu'il fût compris.

Il se mit à la recherche de Diener. Suivant son habitude, quand il
avait une idée en tête, il ne voyait rien autour de lui. Paris lui
faisait, dans cette première promenade, l'impression d'une ville
vieille et mal tenue. Christophe était habitué à ses villes du nouvel
Empire allemand, à la fois très vieilles et très jeunes, où
l'on sent monter l'orgueil d'une force nouvelle: et il était
désagréablement surpris par les rues éventrées, les chaussées
boueuses, la bousculade des gens, le désordre des voitures,--des
véhicules de toute sorte, de toute forme: de vénérables omnibus à
chevaux, des tramways à vapeur, à électricité, et de tous les
systèmes,--des baraques sur les trottoirs, des manèges de chevaux de
bois (ou plutôt de monstres, de gargouilles), sur les places
encombrées de statues en redingote: je ne sais quelle pouillasserie de
ville du moyen âge, initiée aux bienfaits du suffrage universel, mais
qui ne peut se défaire de son vieux fond truand. Le brouillard de la
veille s'était changé en une petite pluie pénétrante. Dans beaucoup
de boutiques, le gaz était allumé, bien qu'il fût plus de dix heures.

Christophe arriva, non sans avoir erré dans le dédale de rues qui
avoisinent la place des Victoires, au magasin qu'il cherchait, rue de la
Banque. En entrant, il crut voir, au fond de la boutique longue et
obscure, Diener occupé à ranger des ballots, au milieu d'employés.
Mais il était un peu myope et se défiait de ses yeux, bien que leur
intuition le trompât rarement. Il y eut un remue-ménage parmi les gens
du fond, quand Christophe eut dit son nom au commis qui le recevait; et,
après un conciliabule, un jeune homme se détacha du groupe, et dit en
allemand:

--Monsieur Diener est sorti.

--Sorti? Pour longtemps?

--Je crois. Il vient de sortir.

Christophe réfléchit un instant; puis il dit:

--Très bien. J'attendrai.

L'employé, surpris, se hâta d'ajouter:

--C'est qu'il ne rentrera peut-être pas avant deux ou trois heures.

--Oh! cela ne fait rien, répondit Christophe avec placidité. Je n'ai
rien à faire à Paris. Je puis attendre, tout le jour, s'il le faut.

Le jeune homme le regarda avec stupéfaction, croyant qu'il plaisantait.
Mais Christophe ne songeait déjà plus à lui. Il s'était assis
tranquillement dans un coin, le dos tourné à la rue; et il semblait
prêt à y camper.

Le commis retourna au fond du magasin, et chuchota avec ses collègues;
ils cherchaient, avec une consternation comique, un moyen de se
débarrasser de l'importun.

Après quelques minutes d'incertitude, la porte du bureau s'ouvrit.
Monsieur Diener parut. Il avait une large figure rouge, balafrée sur la
joue et le menton d'une cicatrice violette, la moustache blonde, les
cheveux aplatis, avec une raie sur le côté, un lorgnon d'or, des
boutons d'or à son plastron de chemise, et des bagues à ses gros
doigts. Il tenait son chapeau et son parapluie. Il vint à Christophe,
d'un air dégagé. Christophe, qui rêvassait sur sa chaise, eut un
sursaut d'étonnement. Il saisit les mains de Diener, et s'exclama, avec
une cordialité bruyante, qui fit rire sous cape les employés et rougir
Diener. Le majestueux personnage avait ses raisons pour ne pas vouloir
reprendre avec Christophe ses relations d'autrefois; et il s'était
promis de le tenir à distance, dès le premier abord, par ses manières
imposantes. Mais à peine retrouvait-il le regard de Christophe, qu'il
se sentait de nouveau un petit garçon en sa présence; il en était
furieux et honteux. Il bredouilla précipitamment:

--Dans mon cabinet... Nous serons mieux pour causer.

Christophe reconnut sa prudence habituelle.

Mais, dans le cabinet, dont la porte fut soigneusement refermée, Diener
ne s'empressait pas de lui offrir une chaise. Il restait debout,
expliquant, avec une lourde maladresse:

--Bien content... J'allais sortir... On croyait que j'étais sorti...
Mais il faut que je sorte... Je n'ai qu'une minute... Un rendez-vous
urgent...

Christophe comprit que l'employé lui avait menti tout à l'heure, et
que le mensonge était convenu avec Diener, pour le mettre à la porte.
Le sang lui monta à la tête; mais il se contint, et dit sèchement:

--Rien ne presse.

Diener en eut un haut-le-corps. Il était révolté d'un tel sans-gêne.

--Comment! rien ne presse! dit-il. Une affaire...

Christophe le regarda en face:

--Non.

Le gros garçon baissa les yeux. Il haïssait Christophe, de se sentir
si lâche devant lui. Il balbutia avec dépit. Christophe l'interrompit:

--Voici, dit-il. Tu sais...

(Ce tutoiement blessait Diener, qui s'était vainement efforcé, dès
les premiers mots, d'établir entre Christophe et lui la barrière du:
vous.)

--... Tu sais pourquoi je suis ici?

--Oui, je sais, dit Diener.

(Il avait été informé par ses correspondants de l'algarade de Christophe,
et des poursuites dirigées contre lui.)

--Alors, reprit Christophe, tu sais que je ne suis pas ici pour mon
plaisir. J'ai dû fuir. Je n'ai rien. Il faut que je vive.

Diener attendait la demande. Il la reçut, avec un mélange de
satisfaction--(car elle lui permettait de reprendre sa supériorité sur
Christophe)--et de gêne--(car il n'osait pas lui faire sentir cette
supériorité, comme il l'eût voulu.)

--Ah! fit-il avec importance, c'est bien fâcheux, bien fâcheux. La vie
est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais énormes. Et tous
ces employés...

Christophe l'interrompit avec mépris:

--Je ne te demande pas d'argent.

Diener fut décontenancé. Christophe continua:

--Tes affaires vont bien? Tu as une belle clientèle?

--Oui, oui, pas mal, Dieu merci... dit prudemment Diener. (Il se
méfiait.)

Christophe lui lança un regard furieux, et reprit:

--Tu connais beaucoup de monde dans la colonie allemande?

--Oui.

--Eh bien, parle de moi. Ils doivent être musiciens. Ils ont des
enfants. Je donnerai des leçons.

Diener prit un air embarrassé.

--Qu'est-ce encore? fit Christophe. Est-ce que tu doutes par hasard que
j'en sache assez pour un pareil métier?

Il demandait un service, comme si c'était lui qui le rendait. Diener,
qui n'eût jamais rien fait pour Christophe que pour avoir le plaisir de
le sentir son obligé, était bien résolu à ne pas remuer un doigt
pour lui.

--Tu en sais mille fois plus qu'il n'en faut... Seulement...

--Eh bien?

--Eh bien, c'est difficile, très difficile, vois-tu, à cause de ta
situation.

--Ma situation?

--Oui... Enfin, cette affaire, ce procès... Si cela venait à se savoir...
C'est difficile pour moi. Cela peut me faire beaucoup de tort.

Il s'arrêta, voyant le visage de Christophe se décomposer de colère;
et il se hâta d'ajouter:

--Ce n'est pas pour moi... Je n'ai pas peur... Ah! si j'étais seul!...
C'est mon oncle... Tu sais, la maison est à lui, je ne peux rien sans
lui...

De plus en plus effrayé par la figure de Christophe et par l'explosion
qui se préparait, il dit précipitamment--(il n'était pas mauvais an
fond; l'avarice et la vanité luttaient en lui: il eût voulu obliger
Christophe, mais à bon compte):

--Veux-tu cinquante francs?

Christophe devint cramoisi. Il marcha vers Diener, d'une telle façon
que celui-ci recula en toute hâte jusqu'à la porte, qu'il ouvrit,
prêt à appeler. Mais Christophe se contenta d'approcher de lui sa
tête congestionnée:

--Cochon! dit-il, d'une voix retentissante.

Il le repoussa du chemin, et sortit, au milieu des employés. Sur le
seuil, il cracha de dégoût.



Il marchait à grands pas dans la rue. Il était ivre de colère. La
pluie le dégrisa. Où allait-il? Il ne savait. Il ne connaissait
personne. Il s'arrêta, pour réfléchir, devant une librairie, et il
regardait, sans voir, les livres à l'étalage. Sur une couverture, un
nom d'éditeur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, après
un instant, que c'était le nom de la maison où était employé Sylvain
Kohn. Il prit note de l'adresse... Que lui importait? Il n'irait
certainement pas... Pourquoi n'irait-il pas?... Si ce gueux de Diener,
qui avait été son ami, le recevait ainsi, qu'avait-il à attendre d'un
drôle qu'il avait traité sans ménagement et qui devait le haïr?
D'inutiles humiliations? Son sang se révoltait.--Mais un fond de
pessimisme natif, qui lui venait peut-être de son éducation
chrétienne, le poussait à éprouver jusqu'au bout la vilenie des gens.

--Je n'ai pas le droit de faire des façons. Il faut avoir tout tenté,
avant de crever.

Une voix ajoutait en lui:

--Et je ne crèverai pas.

Il s'assura de nouveau de l'adresse, et il alla chez Kohn. Il était
décidé à lui casser la figure, à la première impertinence.

La maison d'édition se trouvait dans le quartier de la Madeleine.
Christophe monta à un salon du premier étage, et demanda Sylvain Kohn.
Un employé à livrée lui répondit «qu'il ne connaissait pas».
Christophe, étonné, crut qu'il prononçait mal, et il répéta sa
question; mais l'employé, après avoir écouté attentivement, affirma
qu'il n'y avait personne de ce nom dans la maison. Tout décontenancé,
Christophe s'excusait, et il allait sortir, quand au fond d'un corridor
une porte s'ouvrit; et il vit Kohn lui-même, qui reconduisait une dame.
Sous le coup de l'affront qu'il venait de subir de Diener, il était
disposé à croire en ce moment que tout le monde se moquait de lui. Sa
première pensée fut donc que Kohn l'avait vu venir, et qu'il avait
donné l'ordre au garçon de dire qu'il n'était pas là. Une telle
impudence le suffoqua. Il partait, indigné, lorsqu'il s'entendit
appeler. Kohn, de ses yeux perçants, l'avait reconnu de loin; et il
courait à lui, le sourire aux lèvres, les mains tendues, avec toutes
les marques d'une joie exagérée.

Sylvain Kohn était petit, trapu, la face entièrement rasée, à
l'américaine, le teint trop rouge, les cheveux trop noirs, une figure
large et massive, aux traits gras, les yeux petits, plissés, fureteurs,
la bouche un peu de travers, un sourire lourd et malin. Il était mis
avec une élégance, qui cherchait à dissimuler les défectuosités de
sa taille, ses épaules hautes et la largeur de ses hanches. C'était
là l'unique chose qui chagrinât son amour-propre; il eût accepté de
bon cœur quelques coups de pied au derrière pour avoir deux ou trois
pouces de plus et la taille mieux prise. Pour le reste, il était fort
satisfait de lui; il se croyait irrésistible. Le plus fort est qu'il
l'était. Ce petit juif allemand, ce lourdaud, s'était fait le
chroniqueur et l'arbitre des élégances parisiennes. Il écrivait de
fades courriers mondains, d'un raffinement compliqué. Il était le
champion du beau style français, de l'élégance française, de la
galanterie française, de l'esprit français,--Régence, talon rouge,
Lauzun. On se moquait de lui; mais cela ne l'empêchait point de
réussir. Ceux qui disent que le ridicule tue à Paris ne connaissent
point Paris: bien loin d'en mourir, il y a des gens qui en vivent; à
Paris, le ridicule mène à tout, même à la gloire, même aux bonnes
fortunes. Sylvain Kohn n'en était plus à compter les déclarations que
lui valaient, chaque jour, ses marivaudages francfortois.

Il parlait, avec un accent lourd et une voix de tête.

--Ah! voilà une surprise! criait-il gaiement, en secouant la main de
Christophe dans ses mains boudinées, aux doigts courts, qui semblaient
tassés dans une peau trop étroite. Il ne pouvait se décider à
lâcher Christophe. On eût dit qu'il retrouvait son meilleur ami.
Christophe, interloqué, se demandait si Kohn se moquait de lui. Mais
Kohn ne se moquait pas. Ou bien, s'il se moquait, ce n'était pas plus
qu'à l'ordinaire. Kohn n'avait pas de rancune: il était trop
intelligent pour cela. Il y avait beau temps qu'il avait oublié les
mauvais traitements de Christophe; et, s'il s'en était souvenu, il ne
s'en fût guère soucié. Il était ravi de cette occasion de se faire
voir à un ancien camarade, dans l'importance de ses fonctions nouvelles
et l'élégance de ses manières parisiennes. Il ne mentait pas, en
disant sa surprise: la dernière chose du monde à laquelle il se fût
attendu était bien une visite de Christophe; et s'il était trop avisé
pour ne pas savoir d'avance qu'elle avait un but intéressé, il était
des mieux disposés à l'accueillir, par ce seul fait qu'elle était un
hommage rendu à son pouvoir.

--Et vous venez du pays? Comment va la maman? demandait-il, avec une
familiarité qui, en un autre jour, eût choqué Christophe, mais qui
lui faisait du bien, maintenant, dans cette ville étrangère.

--Mais comment se fait-il, demanda Christophe, encore un peu soupçonneux,
qu'on m'ait répondu tout à l'heure que Monsieur Kohn n'était pas là?

--Monsieur Kohn n'est pas là, dit Sylvain Kohn, en riant. Je ne me
nomme plus Kohn. Je m'appelle Hamilton.

Il s'interrompit.

--Pardon, fit-il.

Il alla serrer la main à une dame qui passait, et grimaça des
sourires. Puis il revint. Il expliqua que c'était une femme de lettres,
célèbre par des romans d'une volupté brûlante. La moderne Sapho
avait une décoration violette à son corsage, des formes plantureuses,
et des cheveux blond ardent sur une figure réjouie et plâtrée; elle
disait des choses prétentieuses, d'une voix mâle, qui avait un accent
franc-comtois.

Kohn se remit à questionner Christophe. Il s'informait de tous les gens
du pays, demandait ce qu'était devenu celui-ci, celui-là, mettant une
coquetterie à montrer qu'il se souvenait de tous. Christophe avait
oublié son antipathie; il répondait, avec une cordialité
reconnaissante, donnant une foule de détails, qui étaient absolument
indifférents à Kohn, et qu'il interrompit de nouveau.

--Pardon, fit-il encore.

Et il alla saluer une autre visiteuse.

--Ah! ça, demanda Christophe, il n'y a donc que les femmes qui
écrivent en France?

Kohn se mit à rire, et dit avec fatuité:

--La France est femme, mon cher. Si vous voulez arriver, faites-en
votre profit.

Christophe n'écouta point l'explication, et continua les siennes. Kohn,
pour y mettre fin, demanda:

--Mais comment diable êtes-vous ici?

Voilà! pensa Christophe. Il ne savait rien. C'est pourquoi il était si
aimable. Tout va changer, quand il saura.

Il mit un point d'honneur à conter tout ce qui pouvait le compromettre:
la rixe avec les soldats, les poursuites contre lui, sa fuite du pays.

Kohn se tordit de rire:

--Bravo! criait-il, bravo! Ah! la bonne histoire!

Il lui serra la main chaleureusement. Il était enchanté de tout pied
de nez à l'autorité; et celui-ci l'amusait d'autant plus qu'il
connaissait les héros de l'histoire: le côté comique lui en
apparaissait.

--Écoutez, continua-t-il. Il est midi passé. Faites-moi le plaisir...
Déjeunez avec moi.

Christophe accepta avec reconnaissance. Il pensait:

--C'est un brave homme, décidément. Je me suis trompé.

Ils sortirent ensemble. Chemin faisant, Christophe hasarda sa requête:

--Vous voyez maintenant quelle est ma situation. Je suis venu ici
chercher du travail, des leçons de musique, en attendant que je me sois
fait connaître. Pourriez-vous me recommander?

--Comment donc! fit Kohn. À qui vous voudrez. Je connais tout le
monde ici. Tout à votre service.

Il était heureux de faire montre de son crédit.

Christophe se confondait en remerciements. Il se sentait le cœur
déchargé d'un grand poids.

À table, il dévora, de l'appétit d'un homme qui ne s'était pas repu
depuis deux jours. Il s'était noué sa serviette autour du cou, et
mangeait avec son couteau. Kohn-Hamilton était horriblement choqué par
sa voracité et ses manières paysannes. Il ne fut pas moins blessé du
peu d'attention que son convive prêtait à ses vantardises. Il voulait
l'éblouir par le récit de ses belles relations et de ses bonnes
fortunes; mais c'était peine perdue: Christophe n'écoutait pas, il
interrompait sans façons. Sa langue se déliait; il devenait familier.
Il avait le cœur gonflé de gratitude, et il assommait Kohn, en lui
confiant naïvement ses projets d'avenir. Surtout, il l'exaspérait par
son insistance à lui prendre la main par-dessus la table et à la
presser avec effusion. Et il mit le comble à son irritation, en voulant
à la fin trinquer, à la mode allemande, et boire, avec des paroles
sentimentales, à ceux qui étaient là-bas et au _Vater Rhein._ Kohn
vit, avec épouvante, le moment où il allait chanter. Les voisins de
table les regardaient ironiquement. Kohn prétexta des occupations
urgentes, et se leva. Christophe s'accrochait à lui; il voulait savoir
quand il pourrait avoir une recommandation, se présenter chez
quelqu'un, commencer ses leçons.

--Je vais m'en occuper. Aujourd'hui. Ce soir même, promettait Kohn.
J'en parlerai tout à l'heure. Vous pouvez être tranquille.

Christophe insistait.

--Quand saurai-je?

--Demain... Demain... ou après-demain.

--Très bien. Je reviendrai demain.

--Non, non, se hâta de dire Kohn. Je vous le ferai savoir. Ne vous
dérangez pas.

--Oh! cela ne me dérange pas. Au contraire! N'est-ce pas? Je n'ai
rien d'autre à faire à Paris, en attendant.

--Diable! pensa Kohn... Non, reprit-il tout haut, j'aime mieux vous
écrire. Vous ne me trouveriez pas, ces jours-ci. Donnez-moi votre
adresse.

Christophe la lui dicta.

--Parfait. Je vous écrirai demain.

--Demain?

--Demain. Vous pouvez y compter.

Il se dégagea des poignées de main de Christophe, et il se sauva.

--Ouf! pensait-il. Voilà un raseur!

Il avertit, en rentrant, le garçon de bureau qu'il ne serait pas là,
quand «l'Allemand» viendrait le voir.--Dix minutes après, il l'avait
oublié.

Christophe revint à son taudis. Il était attendri.

--Le bon garçon! pensait-il. Comme j'ai été injuste envers lui! Et
il ne m'en veut pas!

Ce remords lui pesait; il fut sur le point d'écrire à Kohn combien il
était peiné de l'avoir mal jugé autrefois, et qu'il lui demandait
pardon du tort qu'il lui avait fait. Il avait les larmes aux yeux, en y
pensant. Mais il lui était moins aisé d'écrire une lettre qu'une
partition; et après avoir pesté dix fois contre l'encre et la plume de
l'hôtel, qui en effet étaient ignobles, après avoir barbouillé,
raturé, déchiré quatre ou cinq feuilles de papier, il s'impatienta et
envoya tout promener.

Le reste de la journée fut long à passer; mais Christophe était si
fatigué par sa mauvaise nuit et par les courses du matin qu'il finit
par s'assoupir sur sa chaise. Il ne sortit de sa torpeur, vers le soir,
que pour se coucher; et il dormit douze heures de suite, sans
s'arrêter.



Le lendemain, dès huit heures, il commença d'attendre la réponse
promise. Il ne doutait pas de l'exactitude de Kohn. Il ne bougea point
de chez lui, se disant que Kohn passerait peut-être à l'hôtel, avant
de se rendre au bureau. Pour ne pas s'éloigner, vers midi, il se fit
monter son déjeuner de la gargote d'en bas. Puis, il attendit de
nouveau, sûr que Kohn viendrait, au sortir du restaurant. Il marchait
dans sa chambre, s'asseyait, se remettait à marcher, ouvrant sa porte,
quand il entendait monter des pas dans l'escalier. Il n'avait aucun
désir de se promener dans Paris, pour tromper son attente. Il se mit
sur son lit. Sa pensée revenait constamment vers la vieille maman, qui
pensait aussi à lui, en ce moment,--qui seule pensait à lui. Il se
sentait pour elle une tendresse infinie et un remords de l'avoir
quittée. Mais il ne lui écrivit pas. Il attendit de pouvoir lui
apprendre quelle situation il avait trouvée. Malgré leur profond
amour, il ne leur serait pas venu à l'idée, ni à l'un ni à l'autre,
de s'écrire pour se dire simplement qu'ils s'aimaient: une lettre
était faite pour dire des choses précises.

--Couché sur le lit, les mains jointes sous sa tête, il rêvassait.
Bien que sa chambre fût éloignée de la rue, le grondement de Paris
remplissait le silence; la maison trépidait.

--La nuit vint de nouveau, sans avoir apporté de lettre.

Une journée recommença, semblable à la précédente.

Le troisième jour, Christophe, que cette réclusion volontaire
commençait à rendre enragé, se décida à sortir. Mais Paris lui
causait, depuis le premier soir, une répulsion instinctive. Il n'avait
envie de rien voir: nulle curiosité; il était trop préoccupé de sa
vie pour prendre plaisir à regarder celle des autres; et les souvenirs
du passé, les monuments d'une ville, le laissaient indifférent. À
peine dehors, il s'ennuya tellement que, quoiqu'il eût décidé de ne
pas retourner chez Kohn avant huit jours, il y alla, tout d'une traite.

Le garçon, qui avait le mot d'ordre, dit que M. Hamilton était parti
de Paris pour affaires. Ce fut un coup pour Christophe. Il demanda en
bégayant quand M. Hamilton devait revenir. L'employé répondit, au
hasard:

--Dans une dizaine de jours.

Christophe s'en retourna, consterné, et se terra chez lui, pendant les
jours suivants. Il lui était impossible de se remettre au travail. Il
s'aperçut avec terreur que ses petites économies,--le peu d'argent que
sa mère lui avait envoyé, soigneusement serré dans un mouchoir, au
fond de sa valise,--diminuaient rapidement. Il se soumit à un régime
sévère. Il descendait seulement, vers le soir pour dîner, dans le
cabaret d'en bas, où il avait été rapidement connu des clients, sous
le nom du «Prussien», ou de «Choucroute».--Il écrivit, au prix de
pénibles efforts, deux ou trois lettres à des musiciens français,
dont le nom lui était vaguement connu. Un d'eux était mort depuis dix
ans. Il leur demandait de vouloir bien lui donner audience.
L'orthographe était extravagante, et le style agrémenté de ces
longues inversions et de ces formules cérémonieuses, qui sont
habituelles en allemand. Il adressait l'épître: «Au Palais de
l'Académie de France.»--Le seul qui la lut en fit des gorges chaudes
avec ses amis.

Après une semaine, Christophe retourna à la librairie. Le hasard le
servit, cette fois. Sur le seuil, il croisa Sylvain Kohn, qui sortait.
Kohn fit la grimace, en se voyant pincé; mais Christophe était si
heureux qu'il ne s'en aperçut pas. Il lui avait ressaisi les mains,
suivant son habitude agaçante, et il demandait, joyeux:

--Vous étiez en voyage? Vous avez fait bon voyage?

Kohn acquiesçait, mais ne se déridait pas. Christophe continua:

--Je suis venu, vous savez... On vous a dit, n'est-ce pas?... Eh bien,
quoi de nouveau? Vous avez parlé de moi? Qu'est-ce qu'on a répondu?

Kohn se renfrognait de plus en plus. Christophe était surpris de ses
manières guindées: ce n'était plus le même homme.

--J'ai parlé de vous, dit Kohn; mais je ne sais rien encore; je n'ai
pas eu le temps. J'ai été très pris, depuis que je vous ai vu. Des
affaires par-dessus la tête. Je ne sais comment j'en viendrai à bout.
C'est écrasant. Je finirai par tomber malade.

--Est-ce que vous ne vous sentez pas bien? demanda Christophe, d'un
ton de sollicitude inquiète.

Kohn lui jeta un coup d'œil narquois, et répondit:

--Pas bien du tout. Je ne sais ce que j'ai, depuis quelques jours.
Je me sens très souffrant.

--Ah! mon Dieu! fit Christophe, en lui prenant le bras. Soignez-vous
bien! Il faut vous reposer. Comme je suis fâché de vous avoir donné
encore cette peine de plus! Il fallait me le dire. Qu'est-ce que vous
sentez, au juste?

Il prenait tellement au sérieux les mauvaises raisons de l'autre que
Kohn, gagné par une douce hilarité qu'il cachait de son mieux, fut
désarmé par cette candeur comique. L'ironie est un plaisir si cher aux
Juifs--(et nombre de chrétiens à Paris sont Juifs sur ce
point)--qu'ils ont des indulgences spéciales pour les fâcheux et pour
les ennemis même, qui leur offrent une occasion de l'exercer à leurs
dépens. D'ailleurs, Kohn ne laissait pas d'être touché par
l'intérêt que Christophe prenait à sa personne. Il se sentit disposé
à lui rendre service.

--Il me vient une idée, dit-il. En attendant les leçons, feriez-vous
des travaux d'édition musicale?

Christophe accepta avec empressement.

--J'ai votre affaire, dit Kohn. Je connais intimement un des chefs d'une
grande maison d'éditions musicales, Daniel Hecht. Je vais vous
présenter; vous verrez ce qu'il y aura à faire. Moi, vous savez, je
n'y connais rien. Mais lui est un vrai musicien. Vous n'aurez pas de
peine à vous entendre.

Ils prirent rendez-vous pour le jour suivant. Kohn n'était pas fâché
de se débarrasser de Christophe, tout en l'obligeant.



Le lendemain, Christophe vint prendre Kohn à son bureau. Il avait, sur
son conseil, emporté quelques compositions pour les montrer à Hecht.
Ils trouvèrent celui-ci à son magasin de musique, près de l'Opéra.
Hecht ne se dérangea pas, à leur entrée; il tendit froidement deux
doigts à la poignée de main de Kohn, ne répondit pas au salut
cérémonieux de Christophe, et, sur la demande de Kohn, il passa avec
eux dans une pièce voisine. Il ne leur offrit pas de s'asseoir. Il
resta adossé à la cheminée sans feu, les yeux fixés au mur.

Daniel Hecht était un homme d'une quarantaine d'années, grand, froid,
correctement mis, un type phénicien très marqué, l'air intelligent et
désagréable, figure renfrognée, poil noir, barbe de roi assyrien,
longue et carrée. Il ne regardait presque jamais en face, et il avait
une façon de parler glaciale et brutale, qui frappait comme une
insulte, même quand il disait bonjour. Cette insolence était plus
apparente que réelle. Sans doute, elle répondait à une disposition
méprisante de son caractère; mais elle tenait encore plus à ce qu'il
y avait en lui d'automatique et de guindé. Les Juifs de cette espèce
ne sont point rares; et l'opinion n'est pas tendre pour eux: elle taxe
d'arrogance cette raideur cassante, qui est souvent le fait d'une
gaucherie incurable de corps et d'âme.

Sylvain Kohn présentait son protégé, sur un ton de prétentieux
badinage, avec des éloges exagérés. Christophe, décontenancé par
l'accueil, se balançait, son chapeau et ses manuscrits à la main.
Lorsque Kohn eut fini, Hecht, qui jusque-là ne semblait pas s'être
douté que Christophe fût là, tourna dédaigneusement la tête vers
lui, et, sans le regarder, dit:

--Krafft... Christophe Krafft... Je n'ai jamais entendu ce nom.

Christophe reçut cette parole, comme un coup de poing en pleine
poitrine. Le rouge lui monta au visage. Il répondit avec colère:

--Vous l'entendrez plus tard.

Hecht ne sourcilla point, et continua imperturbablement, comme si
Christophe n'existait pas:

--Krafft... Non. Je ne connais pas.

Il était de ces gens, pour qui c'est déjà une mauvaise note que de
n'être pas connu d'eux.

Il continua, en allemand:

--Et vous êtes du _Rhein-Land?_... C'est étonnant combien il y a de
gens là-bas qui se mêlent de musique! Je crois qu'il n'y en a pas un
qui ne prétende être musicien.

Il voulait dire une plaisanterie, et non une insolence; mais Christophe
le prit autrement. Il eût répliqué, si Kohn ne l'avait devancé.

--Ah! pardon, pardon, disait-il à Hecht, vous me rendrez cette justice
que moi, je n'y entends rien.

--Cela fait votre éloge, répondit Hecht.

--S'il faut ne pas être musicien pour vous plaire, dit sèchement
Christophe, je suis fâché, je ne fais pas l'affaire.

Hecht, la tête toujours tournée de côté, reprit, avec la même
indifférence:

--Vous avez déjà écrit de la musique? Qu'est-ce que vous avez écrit?
Des _lieder_, naturellement?

--Des _lieder_, deux symphonies, des poèmes symphoniques, des quatuors,
des suites pour piano, de la musique de scène, dit Christophe,
bouillonnant.

--On écrit beaucoup en Allemagne, fit Hecht, avec une politesse
dédaigneuse.

Il était d'autant plus méfiant, à l'égard du nouveau venu, que celui-ci
avait écrit tant d'œuvres, et que lui, Daniel Hecht, ne les connaissait
pas.

--Eh bien, dit-il, je pourrais peut-être vous occuper, puisque vous
m'êtes recommandé par mon ami Hamilton. Nous faisons en ce moment une
collection, une _Bibliothèque de la jeunesse_, où nous publions des
morceaux de piano faciles. Sauriez-vous nous «simplifier» le
_Carnaval_ de Schumann, et l'arranger à quatre, six et huit mains?

Christophe tressauta:

--Et voilà ce que vous m'offrez, à moi, à moi!...

Ce «moi» naïf fit la joie de Kohn; mais Hecht prit un air offensé:

--Je ne vois pas ce qui peut vous étonner, dit-il. Ce n'est point là
un travail si facile! S'il vous paraît trop aisé, tant mieux! Nous
verrons ensuite. Vous me dites que vous êtes bon musicien. Je dois vous
croire. Mais enfin, je ne vous connais pas.

Il pensait, à part lui:

--Si on croyait tous ces gaillards-là, ils feraient la barbe à Johannes
Brahms lui-même.

Christophe, sans répondre,--(car il s'était promis de réprimer ses
emportements)--enfonça son chapeau sur sa tête, et se dirigea vers la
porte. Kohn l'arrêta, en riant:

--Attendez, attendez donc! dit-il.

Et, se tournant vers Hecht:

--Il a justement apporté quelques-uns de ses morceaux, pour que vous
puissiez vous faire une idée.

--Ah! dit Hecht, ennuyé. Eh bien, voyons cela.

Christophe, sans un mot, tendit les manuscrits. Hecht y jeta les
yeux, négligemment.

--Qu'est-ce que c'est? _Une Suite pour piano_... (Lisant:) _Une
journée_... Ah! toujours de la musique à programme!...

Malgré son indifférence apparente, il lisait avec grande attention. Il
était excellent musicien, possédait son métier, d'ailleurs ne voyait
rien au delà; dès les premières mesures, il sentit parfaitement à
qui il avait affaire. Il se tut, feuilletant l'œuvre, d'un air
dédaigneux; il était très frappé du talent qu'elle révélait; mais
sa morgue naturelle et son amour-propre froissé par les façons de
Christophe lui défendaient d'en rien montrer. Il alla jusqu'au bout, en
silence, ne perdant pas une note:

--Oui, dit-il enfin, d'un ton protecteur, c'est assez bien écrit.

Une critique violente eût moins blessé Christophe.

--Je n'ai pas besoin qu'on me le dise, fit-il, exaspéré.

--J'imagine pourtant, dit Hecht, que si vous me montrez ce morceau,
c'est pour que je vous dise ce que j'en pense.

--En aucune façon.

--Alors, fit Hecht, piqué, je ne vois pas ce que vous venez me demander.

--Je vous demande du travail, pas autre chose.

--Je n'ai rien autre à vous offrir, pour le moment, que ce que je vous
ai dit. Encore n'en suis-je pas sûr. J'ai dit que cela se pourrait.

--Et vous n'avez pas d'autre moyen d'occuper un musicien comme moi?

--Un musicien comme vous? dit Hecht, d'un ton d'ironie blessante.
D'aussi bons musiciens que vous, pour le moins, n'ont pas cru cette
occupation au-dessous de leur dignité. Certains, que je pourrais
nommer, et qui sont maintenant bien connus à Paris, m'en ont été
reconnaissants.

--C'est qu'ils sont des jean-foutre, éclata Christophe.--(Il
connaissait déjà des finesses de la langue française.)--Vous vous
trompez, si vous croyez que vous avez affaire à quelqu'un de leur
espèce. Croyez-vous m'en imposer avec vos façons de ne pas me regarder
en face et de me parler du bout des dents? Vous n'avez même pas daigné
répondre à mon salut, quand je suis entré... Mais qu'est-ce que vous
êtes donc, pour en user ainsi avec moi? Êtes-vous seulement musicien?
Avez-vous jamais rien écrit?... Et vous prétendez m'apprendre comment
on écrit, à moi, dont c'est la vie d'écrire!... Et vous ne trouvez
rien de mieux à m'offrir, après avoir lu ma musique, que de châtrer
de grands musiciens et de faire des saloperies sur leurs œuvres, pour
faire danser les petites filles!... Adressez-vous à vos Parisiens,
s'ils sont assez lâches pour se laisser faire la leçon par vous! Pour
moi, j'aime mieux crever!

Impossible d'arrêter le torrent.

Hecht dit, glacial:

--Vous êtes libre.

Christophe sortit, en faisant claquer les portes. Hecht haussa les
épaules, et dit à Sylvain Kohn, qui riait:

--Il y viendra, comme les autres.

Au fond, il l'estimait. Il était assez intelligent pour sentir la
valeur non seulement des œuvres, mais des hommes. Sous l'emportement
injurieux de Christophe il avait discerné une force, dont il savait la
rareté,--dans le monde artistique plus qu'ailleurs. Mais son
amour-propre s'était buté: à aucun prix, il n'eût consenti à
reconnaître ses torts. Il avait le besoin loyal de rendre justice à
Christophe, et il était incapable de le faire, à moins que Christophe
ne s'humiliât devant lui. Il attendit que Christophe lui revînt: son
triste scepticisme et son expérience de la vie lui avaient fait
connaître l'avilissement inévitable des volontés par la misère.



Christophe rentra chez lui. La colère avait fait place à l'abattement.
Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s'était
écroulé. Il ne doutait pas qu'il ne se fût fait un ennemi mortel, non
seulement de Hecht, mais de Kohn qui l'avait présenté. C'était la
solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn,
il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui
il s'était lié en Allemagne, n'était pas à Paris,--elle faisait
encore une tournée à l'étranger, en Amérique, et cette fois pour son
compte: car elle était devenue célèbre; les journaux publiaient de
bruyants échos de son voyage. Quant à la petite institutrice
française, qu'il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et
dont la pensée avait été longtemps pour lui un remords, combien de
fois s'était-il promis de la retrouver, quand il serait à Paris! Mais
maintenant qu'il était à Paris, il s'apercevait qu'il n'avait oublié
qu'une chose: son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait
que du prénom: Antoinette. Au reste, quand la mémoire lui serait
revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans
cette fourmilière humaine!

Il fallait s'assurer au plus tôt de quoi vivre. Il restait à
Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgré sa répugnance, de
demander à son hôte, le gros cabaretier, s'il ne connaîtrait pas dans
le quartier des gens à qui il pourrait donner des leçons de piano.
L'homme tenait déjà en médiocre estime un locataire qui ne mangeait
qu'une fois par jour, et qui parlait allemand; il perdit tout respect,
quand il sut que ce n'était qu'un musicien. Il était un Français de
la vieille race, pour qui la musique est un métier de feignant. Il se
gaussa:

--Du piano!... Vous tapez de ça? Compliments!... C'est-y curieux tout
de même de faire ce métier-là par goût! Moi, toute musique me fait
l'effet, comme s'il pleuvait... Après ça, vous pourriez peut-être
m'apprendre. Qu'est-ce que vous en diriez, vous autres? cria-t-il, en se
tournant vers des ouvriers qui buvaient.

Ils rirent bruyamment.

--C'est un joli métier, fit l'un. Pas salissant. Et puis, ça plaît
aux dames.

Christophe comprenait mal le français, et plus mal la moquerie: il
cherchait ses mots; il ne savait pas s'il devait se fâcher. La femme du
patron eut pitié de lui:

--Allons, allons, Philippe, tu n'es pas sérieux, dit-elle à son
mari.--Tout de même, continua-t-elle, en s'adressant à Christophe, il
y aurait peut-être bien quelqu'un qui ferait votre affaire.

--Qui donc? demanda le mari.

--La petite Grasset. Tu sais, on lui a acheté un piano.

--Ah! ces poseurs! C'est vrai.

On apprit à Christophe qu'il s'agissait de la fille du boucher: ses
parents voulaient en faire une demoiselle; ils consentiraient à ce
qu'elle prît des leçons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La
femme de l'hôtelier promit de s'en occuper.

Le lendemain, elle dit à Christophe que la bouchère voulait le voir.
Il alla chez elle. Il la trouva à son comptoir, au milieu des cadavres
de bêtes. Cette belle femme, au teint fleuri, au sourire doucereux,
prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite,
elle aborda la question de prix, se hâtant d'ajouter qu'elle ne voulait
pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agréable, mais
pas nécessaire: elle lui offrit un franc l'heure. Après quoi, elle
demanda à Christophe, d'un air méfiant, si au moins il savait bien la
musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que
non seulement il la savait, mais qu'il en écrivait: son amour-propre en
fut flatté; elle se promit de répandre dans le quartier la nouvelle
que sa fille prenait des leçons avec un compositeur.

Quand Christophe se vit; le lendemain, assis près du piano,--un
horrible instrument, acheté d'occasion, et qui sonnait comme une
guitare,--avec la petite bouchère, dont les doigts courts et gros
trébuchaient sur les touches,--qui était incapable de distinguer un
son d'un autre,--qui se tortillait d'ennui,--qui lui bâillait au nez,
dès les premières minutes,--quand il eut à subir la surveillance de
la mère et sa conversation, ses idées sur la musique et sur
l'éducation musicale,--il se sentit si misérable, si misérablement
humilié qu'il n'avait même plus la force de s'indigner. Il rentrait
dans un état d'accablement; certains soirs, il ne pouvait dîner. S'il
en était tombé là au bout de quelques semaines, où ne descendrait-il
pas, par la suite? À quoi lui avait-il servi de se révolter contre
l'offre de Hecht? Ce qu'il avait accepté était plus dégradant encore.

Un soir, dans sa chambre, les larmes le prirent; il se jeta
désespérément à genoux devant son lit, il pria... Qui priait-il? Qui
pouvait-il prier? Il ne croyait pas en Dieu, il croyait qu'il n'y avait
point de Dieu... Mais il fallait prier, il fallait se prier. Il n'y a
que les médiocres qui ne prient jamais. Ils ne savent pas la
nécessité où sont les âmes fortes de faire retraite dans leur
sanctuaire. Au sortir des humiliations de la journée, Christophe
sentit, dans le silence bourdonnant de son cœur, la présence de son
Être éternel. Les flots de la misérable vie s'agitaient au-dessous de
Lui: qu'y avait-il de commun entre elle et Lui? Toutes les douleurs du
monde, acharnées à détruire, venaient se briser contre son roc.
Christophe entendait battre ses artères, comme une mer intérieure; et
une voix répétait:

--Éternel... Je suis... Je suis...

Il la connaissait bien: si loin qu'il se souvînt, il avait toujours
entendu cette voix. Il lui arrivait de l'oublier; pendant des mois, il
cessait d'avoir conscience de son rythme puissant et monotone; mais il
savait qu'elle était là, qu'elle ne cessait jamais, pareille à
l'Océan qui gronde dans la nuit. Il retrouva dans cette musique le
calme et l'énergie qu'il y puisait, chaque fois qu'il s'y retrempait.
Il se releva, apaisé. Non, la dure vie qu'il menait n'avait rien du
moins dont il dût avoir honte; il pouvait manger son pain sans rougir;
ceux qui le lui faisaient acheter à ce prix, c'était à eux de rougir.
Patience! Le temps viendrait...

Mais le lendemain, la patience recommençait à lui manquer; et malgré
ses efforts, il finit par éclater de rage, un jour pendant la leçon,
contre la stupide pécore, impertinente par surcroît, qui se moquait de
son accent, et mettait une malice de singe à faire le contraire de ce
qu'il disait. Aux cris de colère de Christophe répondirent les
hurlements de la donzelle, effrayée et indignée qu'un homme qu'elle
payait osât lui manquer de respect. Elle cria qu'il l'avait
battue:--(Christophe lui avait secoué le bras assez rudement.)--La
mère se précipita comme une furie, couvrit sa fille de baisers et
Christophe d'invectives. Le boucher parut à son tour, et déclara qu'il
n'admettait pas qu'un gueux de Prussien se permît de toucher à sa
fille. Christophe, blême de colère, honteux, incertain s'il
n'étranglerait pas l'homme, la femme, et la fille, se sauva sous
l'averse. Ses hôtes, qui le virent rentrer, bouleversé, n'eurent pas
de peine à se faire raconter l'histoire; et leur malveillance pour les
voisins en fut réjouie. Mais le soir, tout le quartier répétait que
l'Allemand était une brute, qui battait les enfants.



Christophe fit de nouvelles démarches chez des marchands de musique:
elles ne servirent à rien. Il trouvait les Français peu accueillants;
et leur agitation désordonnée l'ahurissait. Il avait l'impression
d'une société anarchique, dirigée par une bureaucratie rogue et
despotique.

Un soir qu'il errait sur les boulevards, découragé de l'inutilité de
ses efforts, il vit Sylvain Kohn, qui venait en sens inverse. Convaincu
qu'ils étaient brouillés, il détourna les yeux, et tâcha de passer
inaperçu. Mais Kohn l'appela:

--Et qu'étiez-vous devenu depuis ce fameux jour? demanda-t-il en riant.
Je voulais aller chez vous; mais je n'ai plus votre adresse... Tudieu,
mon cher, je ne vous connaissais pas. Vous avez été épique.

Christophe le regarda, surpris et un peu honteux:

--Vous ne m'en voulez pas?

--Vous en vouloir? Quelle idée!

Bien loin de lui en vouloir, il avait été réjoui de la façon dont
Christophe avait étrillé Hecht: il avait passé un bon moment. Il lui
était fort indifférent que Hecht ou que Christophe eût raison; il
n'envisageait les gens que d'après le degré d'amusement qu'ils
pouvaient avoir pour lui; et il avait entrevu en Christophe une source
de haut comique, dont il se promettait bien de profiter.

--Il fallait venir me voir, continuait-il. Je vous attendais. Qu'est-ce
que vous faites, ce soir? Vous allez venir diner. Je ne vous lâche
plus. Nous serons entre nous: quelques artistes, qui nous réunissons,
une fois par quinzaine. Il faut que vous connaissiez ce monde-là.
Venez. Je vous présenterai.

Christophe s'excusait en vain sur sa tenue. Sylvain Kohn l'emmena.

Ils entrèrent dans un restaurant des boulevards, et montèrent au
premier. Christophe se trouva au milieu d'une trentaine de jeunes gens,
de vingt a trente-cinq ans, qui discutaient avec animation. Kohn le
présenta, comme venant de s'échapper des prisons d'Allemagne. Ils ne
firent aucune attention à lui, et n'interrompirent même pas leur
discussion passionnée, où Kohn, à peine arrivé, se jeta à la nage.

Christophe, intimidé par cette société d'élite, se taisait, et il
était tout oreilles. Il ne réussissait pas à comprendre--ayant peine
à suivre la volubilité de parole française--quels grands intérêts
artistiques étaient débattus. Il avait beau écouter, il ne
distinguait que des mots comme «_trust_», «accaparement», «baisse
des prix», «chiffres des recettes», mêlés à ceux de «dignité de
l'art» et de «droits de l'écrivain». Il finit par s'apercevoir qu'il
s'agissait d'affaires commerciales. Un certain nombre d'auteurs,
appartenant, semblait-il, à une société financière, s'indignaient
contre les tentatives qui étaient faites pour constituer une société
rivale, disputant à la leur son monopole d'exploitation. La défection
de quelques-uns de leurs associés, qui avaient trouvé avantageux de
passer, armes et bagages, dans la maison rivale, les jetait dans des
transports de fureur. Ils ne parlaient de guère moins que de couper des
têtes. «... Déchéance... Trahison... Flétrissure... Vendus...»

D'autres ne s'en prenaient pas aux vivants: ils en avaient aux morts,
dont la copie gratuite obstruait le marché. L'œuvre de Musset venait
de tomber dans le domaine public, et, à ce qu'il paraissait, on
l'achetait beaucoup trop. Aussi réclamaient-ils de l'État une
protection énergique, frappant de lourdes taxes les chefs-d'œuvre du
passé, afin de s'opposer à leur diffusion à prix réduits, qu'ils
taxaient aigrement de concurrence déloyale pour la marchandise des
artistes d'à présent.

Ils s'interrompirent les uns et les autres pour écouter les chiffres
des recettes qu'avaient faites telle et telle pièce dans la soirée
d'hier. Tous s'extasièrent sur la chance d'un vétéran de l'art
dramatique, célèbre dans les deux mondes,--qu'ils méprisaient, mais
qu'ils enviaient encore plus.--Des rentes des auteurs ils passèrent à
celles des critiques. Ils s'entretinrent de celles que touchait--(pure
calomnie, sans doute?)--un de leurs confrères connu, pour chaque
première représentation d'un théâtre des boulevards, afin d'en dire
du bien. C'était un honnête homme: une fois le marché conclu, il le
tenait loyalement; mais son grand art était--(à ce qu'ils
prétendaient)--de faire de la pièce des éloges qui la fissent tomber
le plus promptement possible, afin qu'il y eût des premières souvent.
Le conte--(le compte)--fit rire, mais n'étonna point.

Au travers de tout cela, ils disaient de grands mots; ils parlaient de
«poésie», d'«art pour l'art». Dans ce bruit de gros sous, cela
sonnait: «l'art pour l'argent»; et ces mœurs de maquignons,
nouvellement introduites dans la littérature française, scandalisaient
Christophe. Comme il ne comprenait rien aux questions d'argent, il avait
renoncé à suivre la discussion, quand ils finirent par parler de
littérature,--ou, plutôt, de littérateurs.--Christophe dressa
l'oreille, en entendant le nom de Victor Hugo.

Il s'agissait de savoir s'il avait été cocu. Ils discutèrent
longuement sur les amours de Sainte-Beuve et de madame Hugo. Après
quoi, ils parlèrent des amants de George Sand et de leurs mérites
respectifs. C'était la grande occupation de la critique littéraire
d'alors: après avoir tout exploré dans la maison des grands hommes,
visité les placards, retourné les tiroirs, et vidé les armoires, elle
fouillait l'alcôve. La pose de monsieur de Lauzun, à plat ventre sous
le lit du roi et de la Montespan, était de celles qu'elle
affectionnait, dans son culte pour l'histoire et pour la vérité:--(ils
avaient tous, en ce temps, le culte de la vérité).--Les convives de
Christophe montrèrent qu'ils en étaient possédés: rien ne les
lassait dans cette recherche du vrai. Ils l'étendaient à l'art
d'aujourd'hui, comme à l'art du passé; et ils analysèrent la vie
privée de certains des plus notoires contemporains, avec la même
passion d'exactitude. C'était une chose curieuse qu'ils connussent les
moindres détails de scènes, qui d'habitude se passent de tout témoin.
C'était à croire que les intéressés avaient été les premiers à
fournir le public de renseignements exacts, par dévouement pour la
vérité.

Christophe, de plus en plus gêné, essayait de causer d'autre
chose avec ses voisins. Mais aucun ne s'occupait de lui. Ils
avaient bien commencé par lui poser quelques vagues questions sur
l'Allemagne,--questions qui lui avaient révélé, à son grand
étonnement, l'ignorance absolue, où étaient ces gens distingués et
qui semblaient instruits, des choses les plus élémentaires de leur
métier--littérature et art--en dehors de Paris; tout au plus s'ils
avaient entendu parler de quelques grands noms: Hauptmann, Sudermann,
Liebermann, Strauss (David, Johann, ou Richard?) parmi lesquels ils
s'aventuraient prudemment, de peur de faire quelque fâcheuse confusion.
Au reste, s'ils avaient questionné Christophe, c'était par politesse,
non par curiosité: ils n'en avaient aucune; à peine s'ils prirent
garde à ce qu'il répondit; ils se hâtèrent de revenir aux questions
parisiennes qui délectaient le reste de la table.

Christophe timidement tenta de parler de musique. Aucun de ces
littérateurs n'était musicien. Au fond, ils regardaient la musique
comme un art inférieur. Mais soi! succès croissant, depuis quelques
années, leur causait un secret dépit; et, puisqu'elle était à la
mode, ils feignaient de s'y intéresser. Ils faisaient grand bruit
surtout d'un récent opéra, dont ils n'étaient pas loin de faire dater
la musique, ou tout au moins l'ère nouvelle de la musique. Leur
ignorance et leur snobisme s'accommodaient de cette idée, qui les
dispensait de connaître le reste. L'auteur de cet opéra, un Parisien,
dont Christophe entendait le nom pour la première fois, avait, disaient
certains, fait table rase de tout ce qui était avant lui, renouvelé de
toutes pièces, re-créé la musique. Christophe sursauta. Il ne
demandait pas mieux que de croire au génie. Mais un génie de cette
trempe, qui d'un coup anéantissait le passé!... Nom de nom! C'était
un gaillard; comment diable avait-il pu faire?--Il demanda des
explications. Les autres, qui eussent été bien embarrassés pour lui
en donner, et que Christophe assommait, l'adressèrent au musicien de la
bande, le grand critique musical, Théophile Goujart, qui lui parla
aussitôt de septièmes et de neuvièmes. Christophe le suivit sur ce
terrain. Goujart savait la musique à peu près comme Sganarelle savait
le latin...

--... _Vous n'entendez point le latin?_

--_Non._

--(Avec enthousiasme) _Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter...
bonus, bona, bonum_...

Se trouvant en présence d'un homme, qui «entendait le latin», il se
replia prudemment dans le maquis de l'esthétique. De ce refuge
inexpugnable, il se mit à fusiller Beethoven, Wagner, et l'art
classique, qui n'étaient pas en cause: (mais, en France, on ne peut
louer un artiste, sans lui offrir en holocauste tous ceux qui ne sont
pas comme lui). Il proclamait l'avènement d'un art nouveau, foulant aux
pieds les conventions du passé. Il parlait d'une langue musicale, qui
venait d'être découverte par le Christophe Colomb de la musique
parisienne, et qui supprimait totalement la langue des classiques, en
faisait une langue morte.

Christophe, tout en réservant son opinion sur le génie novateur, dont
il attendait d'avoir vu les œuvres, se sentait en défiance contre ce
Baal musical, à qui l'on sacrifiait la musique tout entière. Il était
scandalisé d'entendre parler ainsi des maîtres; et il ne se rappelait
pas que naguère, en Allemagne, il en avait dit bien d'autres. Lui qui
se croyait là-bas un révolutionnaire en art, lui qui scandalisait par
sa hardiesse de jugement et sa verte franchise,--dès les premiers mots
en France, il se sentait devenu conservateur. Il voulut discuter, et il
eut le mauvais goût de le faire, non pas en homme bien élevé, qui
avance des arguments et ne les démontre pas, mais en homme du métier,
qui va chercher des faits précis, et qui vous en assomme. Il ne
craignit pas d'entrer dans des explications techniques; et sa voix, en
discutant, montait à des intonations, bien faites pour blesser les
oreilles d'une société d'élite, où ses arguments et la chaleur qu'il
mettait à les soutenir paraissaient également ridicules. Le critique
se hâta de mettre fin par un mot, dit d'esprit, à une discussion
fastidieuse, où Christophe venait de s'apercevoir avec stupéfaction
que son interlocuteur ne savait rien de ce dont il parlait. L'opinion
était faite désormais sur l'Allemand pédantesque et suranné; et,
sans qu'on la connût, sa musique fut jugée détestable. Mais
l'attention de cette trentaine de jeunes gens, aux yeux railleurs,
prompts à saisir les ridicules, avait été ramenée vers ce personnage
bizarre, qui agitait avec des mouvements gauches et violents des bras
maigres aux mains énormes, et qui dardait des regards furibonds, en
criant d'une voix suraiguë. Sylvain Kohn entreprit d'en donner la
comédie à ses amis.

La conversation s'était définitivement écartée de la littérature
pour s'attacher aux femmes. À vrai dire, c'étaient les deux faces d'un
même sujet: car dans leur littérature il n'était guère question que
de femmes, et dans leurs femmes que de littérature, tant elles étaient
frottées de choses ou de gens de lettres.

On parlait d'une honnête dame, connue dans le monde parisien, qui
venait de faire épouser son amant à sa fille, pour mieux se le
réserver. Christophe s'agitait sur sa chaise et faisait une grimace de
dégoût. Kohn s'en aperçut; et, poussant du coude son voisin, il fit
remarquer que le sujet semblait passionner l'Allemand, qui sans doute
brûlait d'envie de connaître la dame. Christophe rougit, balbutia,
puis finit par dire avec colère que de telles femmes il fallait les
fouetter. Un éclat de rire homérique accueillit sa proposition; et
Sylvain Kohn, d'un ton flûté, protesta qu'on ne devait pas toucher une
femme, même avec une fleur... etc... etc... (Il était à Paris le
chevalier de l'Amour.)--Christophe répondit qu'une femme de cette
espèce n'était ni plus ni moins qu'une chienne, et qu'avec les chiens
vicieux il n'y avait qu'un remède: le fouet. On se récria bruyamment.
Christophe dit que leur galanterie était de l'hypocrisie, que
c'étaient toujours ceux qui respectaient le moins les femmes, qui
parlaient le plus de les respecter; et il s'indigna contre leurs récits
scandaleux. On lui opposa qu'il n'y avait là aucun scandale, rien que
de naturel; et tous furent d'accord pour reconnaître en l'héroïne de
l'histoire non seulement une femme charmante, mais _la_ Femme, par
excellence. L'Allemand s'exclama. Sylvain Kohn lui demanda sournoisement
comment était donc la Femme, telle qu'il l'imaginait. Christophe sentit
qu'on lui tendait un panneau; mais il y donna en plein, emporté par sa
violence et par sa conviction. Il se mit à expliquer à ces Parisiens
gouailleurs ses idées sur l'amour. Il ne trouvait pas ses mots, il les
cherchait pesamment, finissant par pêcher dans sa mémoire des
expressions invraisemblables, disant des énormités qui faisaient la
joie de l'auditoire, et ne se troublant pas, avec un sérieux admirable,
une insouciance touchante du ridicule: car il ne pouvait pas ne pas voir
qu'ils se moquaient de lui effrontément. À la fin, il s'empêtra dans
une phrase, n'en put sortir, donna un coup de poing sur la table, et se
tut.

On essaya de le relancer dans la discussion; mais il fronça les
sourcils, et il ne broncha plus, les coudes sur la table, honteux et
irrité. Il ne desserra plus les dents jusqu'à la fin du diner, si ce
n'est pour manger et pour boire. Il buvait énormément, au contraire de
ces Français, qui touchaient à peine à leurs vins. Son voisin l'y
encourageait malignement, et remplissait son verre, qu'il vidait sans y
penser. Mais, quoiqu'il ne fût pas habitué à ces excès de table,
surtout après les semaines de privations qu'il venait de passer, il
tint bon et ne donna pas le spectacle ridicule que les autres
espéraient. Il restait absorbé; on ne faisait plus attention à lui:
on pensait qu'il était assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu'il
avait à suivre une conversation française, il était las de n'entendre
parler que de littérature,--acteurs, auteurs, éditeurs, bavardages de
coulisses ou d'alcôves littéraires: à cela se réduisait le monde! Au
milieu de ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne
parvenait à fixer en lui ni une physionomie, ni une pensée. Ses yeux
de myope, vagues et absorbés, faisaient le tour de la table lentement,
se posant sur les gens, et ne semblant pas les voir. Il les voyait
pourtant mieux que quiconque; mais il n'en avait pas conscience. Son
regard n'était point comme celui de ces Parisiens et de ces Juifs, qui
happe à coups de bec des lambeaux d'objets, menus, menus, menus, et les
dépèce en un instant. Il s'imprégnait longuement, en silence, des
êtres, comme une éponge; et il les emportait. Il lui semblait n'avoir
rien vu, et ne se souvenir de rien. Longtemps après,--des heures,
souvent des jours,--lorsqu'il était seul et regardait en lui, il
s'apercevait qu'il avait tout raflé.

Pour l'instant, il n'avait l'air que d'un lourdaud d'Allemand, qui
s'empiffrait de mangeaille, attentif seulement à ne pas perdre une
goulée. Et il ne distinguait rien, sinon qu'en écoutant les convives
s'interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance
d'ivrogne, pourquoi tant de ces Français avaient des noms étrangers:
flamands, allemands, juifs, levantins, anglo ou hispano-américains...

Il ne s'aperçut pas que l'on se levait de table. Il restait seul assis;
et il rêvait des collines rhénanes, des grands bois, des champs
labourés, des prairies au bord de l'eau, de la vieille maman. Quelques
convives causaient encore, debout, à l'autre bout de la salle. La
plupart étaient déjà partis. Enfin il se décida, se leva, à son
tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son
chapeau accrochés à l'entrée. Après les avoir mis, il partait sans
dire bonsoir, quand, par l'entrebâillement d'une porte, il aperçut
dans un cabinet voisin un objet qui le fascina: un piano. Il y avait
plusieurs semaines qu'il n'avait touché à un instrument de musique. Il
entra, caressa amoureusement les touches, s'assit, et, son chapeau sur
la tête, son manteau sur le dos, il commença de jouer. Il avait
parfaitement oublié où il était. Il ne remarqua point que deux
personnes se glissaient dans la pièce pour l'entendre. L'une était
Sylvain Kohn, passionné de musique,--Dieu sait pourquoi! car il n'y
comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. L'autre
était le critique musical, Théophile Goujart. Celui-là--(c'était
plus simple)--ne comprenait ni n'aimait la musique; mais cela ne le
gênait point pour en parler. Au contraire: il n'y a pas d'esprits plus
libres que ceux qui ne savent point ce dont ils parlent: car il leur est
indifférent d'en dire une chose plutôt qu'une autre.

Théophile Goujart était un gros homme, râblé et musclé; la barbe
noire, de lourds accroche-cœur sur le front, un front qui se fronçait
de grosses rides inexpressives, une figure mal équarrie, comme
grossièrement sculptée dans du bois, les bras courts, les jambes
courtes, une grasse poitrine: une sorte de marchand de bois, ou de
portefaix auvergnat. Il avait des manières vulgaires et le verbe
arrogant. Il était entré dans la musique par la politique, qui, dans
ce temps-là, en France, était le seul moyen d'arriver. Il s'était
attaché à la fortune d'un ministre de sa province, dont il s'était
découvert vaguement parent ou allié,--quelque fils «du bâtard de son
apothicaire».--Les ministres ne sont pas éternels. Quand le sien avait
paru près de sombrer, Théophile Goujart avait abandonné le bateau,
après en avoir emporté tout ce qu'il pouvait prendre, notamment des
décorations: car il aimait la gloire. Las de la politique, où depuis
quelque temps il commençait à recevoir, pour le compte de son patron,
et même pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherché, à
l'abri des orages, une situation de tout repos, où il pourrait ennuyer
les autres, sans être ennuyé lui-même. La critique était tout
indiquée. Justement, une place de critique musical était vacante dans
un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de
talent, avait été congédié, parce qu'il s'obstinait à dire ce qu'il
pensait des œuvres et des auteurs. Goujart ne s'était jamais occupé
de musique, et il ne savait rien: on le choisit sans hésiter. On en
avait assez des gens compétents; au moins, avec Goujart, on n'avait
rien à craindre; il n'attachait pas une importance ridicule à ses
opinions; toujours aux ordres de la direction, et prêt à en faire
passer les éreintements et les réclames. Qu'il ne fût pas musicien,
c'était une considération secondaire. La musique, chacun en sait assez
en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen
était simple: il s'agissait, aux concerts, de prendre pour voisin
quelque bon musicien, si possible un compositeur, et de lui faire dire
ce qu'il pensait des œuvres qu'on jouait. Au bout de quelques mois de
cet apprentissage, on connaissait le métier: l'oison pouvait voler. À
la vérité, ce n'était pas comme un aigle; et Dieu sait les sottises
que Goujart déposait dans sa feuille, avec autorité! Il écoutait et
lisait à tort et à travers, embrouillait tout dans sa lourde cervelle,
et faisait arrogamment la leçon aux autres; il écrivait dans un style
prétentieux, bariolé de calembours, et lardé de pédantismes
agressifs; il avait une mentalité de pion de collège. Parfois, de loin
en loin, il s'était attiré de cruelles ripostes: dans ces cas-là, il
faisait le mort, et se gardait bien de répondre. Il était à la fois
un gros finaud et un grossier personnage, insolent ou plat, selon les
circonstances. Il faisait des courbettes aux chers maîtres, pourvus
d'une situation ou d'une gloire officielle: (c'était le seul moyen
qu'il eût d'évaluer sûrement le mérite musical.) Il traitait
dédaigneusement les autres, et exploitait les faméliques.--Ce n'était
pas une bête.

Malgré l'autorité acquise et sa réputation, dans son for intérieur
il savait qu'il ne savait rien en musique; et il avait conscience que
Christophe s'y connaissait très bien. Il se serait gardé de le dire;
mais cela lui en imposait.--Et maintenant, il écoutait Christophe, qui
jouait; et il s'évertuait à comprendre, l'air absorbé, profond, ne
pensant à rien; il ne voyait goutte dans ce brouillard de notes, et il
hochait la tête en connaisseur, mesurant ses signes d'approbation sur
les clignements d'yeux de Sylvain Kohn, qui avait grand'peine à rester
tranquille.

Enfin, Christophe, dont la conscience émergeait peu à peu des fumées
du vin et de la musique, se rendit compte vaguement de la pantomime qui
avait lieu derrière son dos; et, se tournant, il vit les deux amateurs.
Ils se jetèrent aussitôt sur lui, et lui secouèrent les mains avec
énergie,--Sylvain Kohn glapissant qu'il avait joué comme un dieu,
Goujart affirmant d'un air doctoral qu'il avait la main gauche de
Rubinstein et la main droite de Paderewski--(à moins que ce ne fût le
contraire).--Ils s'accordaient tous deux pour déclarer qu'un tel talent
ne devrait pas rester sous le boisseau, et ils s'engagèrent à le
mettre en valeur. Pour commencer, tous deux comptaient bien en tirer
pour eux-mêmes tout l'honneur et le profit possibles.



Dès le lendemain, Sylvain Kohn invita Christophe à venir chez lui,
mettant aimablement à sa disposition l'excellent piano qu'il avait, et
dont il ne faisait rien. Christophe, qui mourait de musique rentrée,
accepta, sans se faire prier; et il usa de l'invitation.

Les premiers soirs, tout alla bien. Christophe était tout au bonheur de
jouer; et Sylvain Kohn mettait une certaine discrétion à l'en laisser
jouir en paix. Lui-même en jouissait sincèrement. Par un de ces
phénomènes bizarres, que chacun peut observer, cet homme qui n'était
pas musicien, qui n'était pas artiste, qui avait le cœur le plus sec,
le plus dénué de toute poésie, de toute bonté profonde, était pris
sensuellement par ces musiques, qu'il ne comprenait pas, mais d'où se
dégageait pour lui une force de volupté. Malheureusement, il ne
pouvait pas se taire. Il fallait qu'il parlât, tout haut, pendant que
Christophe jouait. Il soulignait la musique d'exclamations emphatiques,
comme un snob au concert, ou bien il faisait des réflexions saugrenues.
Alors, Christophe tapait le piano, et déclarait qu'il ne pouvait pas
continuer ainsi. Kohn s'évertuait à se taire; mais c'était plus fort
que lui: il se remettait aussitôt à ricaner, gémir, siffloter,
tapoter, fredonner, imiter les instruments. Et quand le morceau était
fini, il eût crevé, s'il n'avait fait part à Christophe de ses
ineptes réflexions.

Il était un curieux mélange de sentimentalité germanique, de blague
parisienne, et de fatuité qui lui appartenait en propre. Tantôt
c'étaient des jugements apprêtés et précieux, tantôt des
comparaisons extravagantes, tantôt des indécences, des obscénités,
des insanités, des coquecigrues. Pour louer Beethoven, il y voyait des
polissonneries, une sensualité lubrique. Il trouvait un élégant
badinage dans de sombres pensées. Le _quatuor en ut dièze mineur_ lui
semblait aimablement crâne. Le sublime adagio de la _Neuvième
Symphonie_ lui rappelait Chérubin. Après les trois coups qui ouvrent
la Symphonie en ut mineur, il criait: «N'entrez pas! Il y a
quelqu'un!» Il admirait la bataille de _Heldenleben_, parce qu'il
prétendait y reconnaître le ronflement d'une automobile. Et partout,
des images pour expliquer les morceaux, et des images puériles,
incongrues. On se demandait comment il pouvait aimer la musique.
Cependant, il l'aimait; à certaines de ces pages, qu'il comprenait de
la façon la plus cocasse, les larmes lui venaient aux yeux. Mais,
après avoir été ému par une scène de Wagner, il tapotait sur le
piano un galop d'Offenbach, ou chantonnait une scie de café-concert,
après l'_Ode à la joie._ Alors Christophe bondissait, et il hurlait de
colère.--Mais le pire n'était pas quand Sylvain Kohn était absurde;
c'était quand il voulait dire des choses profondes et délicates, quand
il voulait poser aux yeux de Christophe, quand c'était Hamilton, et non
Sylvain Kohn, qui parlait. Dans ces moments-là, Christophe dardait sur
lui un regard chargé de haine, et il l'écrasait sous des paroles
froidement injurieuses, qui blessaient l'amour-propre de Hamilton: les
séances de piano se terminaient fréquemment par des brouilles. Mais,
le lendemain, Kohn avait oublié; et Christophe, qui avait remords de sa
violence, s'obligeait à revenir.

Tout cela n'eût encore été rien, si Kohn avait pu se retenir
d'inviter des amis à entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire
montre de son musicien.--La première fois que Christophe trouva chez
Kohn trois ou quatre petits Juifs et la maîtresse de Kohn, une grande
fille enfarinée, bête comme un panier, qui répétait des calembours
ineptes et parlait de ce qu'elle avait mangé, mais qui se croyait
musicienne, parce qu'elle étalait ses cuisses, chaque soir, dans une
Revue des Variétés,--Christophe fit grise mine. La deuxième fois, il
déclara tout net à Sylvain Kohn qu'il ne jouerait plus chez lui.
Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu'il n'inviterait plus personne.
Mais il continua en cachette, installant ses invités dans une pièce
voisine. Naturellement, Christophe finit par s'en apercevoir; il s'en
alla, furieux, et, cette fois, ne revint plus.

Toutefois, il devait ménager Kohn, qui le présentait dans des familles
cosmopolites et lui trouvait des leçons.



De son côté, Théophile Goujart vint, quelques jours après, chercher
Christophe dans son taudis. Il ne se montra pas offusqué de le trouver
si mal logé. Au contraire: il fut charmant. Il lui dit:

--J'ai pensé que cela vous ferait plaisir d'entendre un peu de musique;
et comme j'ai mes entrées partout, je suis venu vous prendre.

Christophe fut ravi. Il trouva l'attention délicate, et remercia avec
effusion. Goujart était tout différent de ce qu'il l'avait vu, le
premier soir. Seul à seul avec lui, il était sans morgue, bon enfant,
timide, cherchant à s'instruire. Ce n'était que lorsqu'il se trouvait
avec d'autres qu'il reprenait instantanément son air supérieur et son
ton cassant. D'ailleurs, son désir de s'instruire avait toujours un
caractère pratique. Il n'était pas curieux de ce qui n'était pas
d'actualité. Pour le moment, il voulait savoir ce que Christophe
pensait d'une partition qu'il avait reçue, et dont il eut été bien
embarrassé pour rendre compte: car il lisait à peine ses notes.

Ils allèrent ensemble à un concert symphonique. L'entrée en était
commune avec un music-hall. Par un boyau sinueux, on accédait à une
salle sans dégagements: l'atmosphère était étouffante; les sièges,
trop étroits, entassés; une partie du public se tenait debout,
bloquant toutes les issues:--l'inconfortable français. Un homme, qui
semblait rongé d'un incurable ennui, dirigeait au galop une symphonie
de Beethoven, comme s'il avait hâte que ce fût fini. Les flonflons
d'une danse du ventre venaient, du café-concert voisin, se mêlera la
marche funèbre de _l'Héroïque._ Le public arrivait toujours,
s'installait, se lorgnait. Quand il eut fini d'arriver, il commença de
partir. Christophe tendait les forces de son cerveau pour suivre
le fil de l'œuvre, à travers cette foire; et, au prix d'efforts
énergiques, il parvenait à y avoir du plaisir,--(car l'orchestre
était habile, et Christophe était sevré depuis longtemps de musique
symphonique),--quand Goujart le prit par le bras, et lui dit, au milieu
du concert.

--Maintenant, nous partons. Nous allons à un autre concert.

Christophe fronça le sourcil; mais il ne répliqua point, et il suivit
son guide. Ils traversèrent la moitié de Paris. Ils arrivèrent dans
une autre salle, qui sentait l'écurie, et où, à d'autres heures, on
jouait des féeries et des pièces populaires:--(la musique, à Paris,
est comme ces ouvriers pauvres qui se mettent à deux pour louer un
logement: lorsque l'un sort du lit, l'autre entre dans les draps
chauds.)--Point d'air, naturellement: depuis le roi Louis XIV, les
Français le jugent malsain; et l'hygiène des théâtres, comme
autrefois celle de Versailles, est qu'on n'y respire point. Un noble
vieillard, avec des gestes de dompteur, déchaînait un acte de Wagner:
la malheureuse bête--l'acte--ressemblait à ces lions de ménagerie,
ahuris d'affronter les feux de la rampe, et qu'il faut cravacher pour
les faire ressouvenir qu'ils sont pourtant des lions. De grosses
pharisiennes et de petites bécasses assistaient à cette exhibition, le
sourire sur les lèvres. Après que le lion eut fait le beau, que le
dompteur eut salué, et qu'ils eurent été récompensés tous deux par
le tapage du public, Goujart eut la prétention d'emmener encore
Christophe à un troisième concert. Mais, cette fois, Christophe fixa
ses mains aux bras de son fauteuil, et il déclara qu'il ne bougerait
plus: il en avait assez de courir d'un concert à l'autre, attrapant au
passage, ici des miettes de symphonie, là des bribes de concerto. En
vain, Goujart essayait de lui expliquer que la critique musicale à
Paris était un métier, où il était plus essentiel de voir que
d'écouler. Christophe protesta que la musique n'était pas faite pour
être entendue en fiacre, et qu'elle voulait du recueillement. Ce
mélange de concerts lui tournait le cœur: un seul lui suffisait, à la
fois.

Il était bien surpris de cette incontinence musicale. Il croyait, comme
la plupart des Allemands, que la musique tenait en France peu de place;
et il s'attendait à ce qu'on la lui servît par petites rations, mais
très soignées. On lui offrit, pour commencer, quinze concerts en sept
jours. Il y en avait pour tous les soirs de la semaine, et souvent deux
ou trois par soir, à la même heure, dans des quartiers différents.
Pour le dimanche, il y en avait quatre, à la même heure, toujours.
Christophe admirait cet appétit de musique. Il n'était pas moins
frappé de l'abondance des programmes. Il pensait jusque-là que ses
compatriotes avaient la spécialité de ces goinfreries de sons, qui lui
avaient plus d'une fois répugné en Allemagne. Il constata que les
Parisiens leur eussent rendu des points à table. On leur faisait bonne
mesure: deux symphonies, un concerto, une ou deux ouvertures, un acte de
drame lyrique. Et de toute provenance: allemand, russe, scandinave,
français,--bière, champagne, orgeat et vin,--ils avalaient tout, sans
broncher. Christophe s'émerveillait que les oiselles de Paris eussent
un aussi vaste estomac. Cela ne les gênait guère! Le tonneau des
Danaïdes... Il ne restait rien au fond.

Christophe ne tarda pas à remarquer que cette quantité de musique se
réduisait en somme à fort peu de chose. Il trouvait à tous les
concerts les mêmes figures et les mêmes morceaux. Ces programmes
copieux ne sortaient jamais du même cercle. Presque rien avant
Beethoven. Presque rien après Wagner. Et dans l'intervalle, que de
lacunes! Il semblait que la musique se réduisît à cinq ou six noms
célèbres en Allemagne, à trois ou quatre en France, et, depuis
l'alliance franco-russe, à une demi-douzaine de morceaux
moscovites.--Rien des anciens Français. Rien des grands Italiens. Rien
des colosses Allemands du XVIIe et du XVIIIe siècles. Rien de la
musique allemande contemporaine, à l'exception du seul Richard Strauss,
qui, plus avisé que les autres, venait lui-même chaque année imposer
ses œuvres nouvelles au public parisien. Rien de la musique belge. Rien
de la musique tchèque. Mais le plus étonnant: presque rien de la
musique française contemporaine.--Cependant, tout le monde en parlait,
en termes mystérieux, comme d'une chose qui révolutionnait le monde.
Christophe était à l'affût des occasions d'en entendre; il avait une
large curiosité, sans parti pris: il brûlait du désir de connaître
du nouveau, d'admirer des œuvres de génie. Mais malgré tous ses
efforts, il ne parvenait pas à en entendre: car il ne comptait pas
trois ou quatre petits morceaux, assez finement écrits, mais froids et
sagement compliqués, auxquels il n'avait pas prêté grande attention.



En attendant de se faire une opinion par lui-même, Christophe chercha
à se renseigner auprès de la critique musicale.

Ce n'était pas aisé. Elle ressemblait à la cour du roi Pétaud. Non
seulement les différentes feuilles musicales se contredisaient l'une
l'autre à cœur-joie; mais chacune d'elles se contredisait elle-même,
d'un article à l'autre. Il y aurait eu de quoi en perdre la tête, si
l'on avait tout lu. Heureusement, chaque rédacteur ne lisait que ses
propres articles, et le public n'en lisait aucun. Mais Christophe, qui
voulait se faire une idée exacte des musiciens français, s'acharnait
à ne rien passer; et il admirait le calme guilleret de ce peuple, qui
se mouvait dans la contradiction, comme un poisson dans l'eau.

Au milieu de ces divergences d'opinions, une chose le frappa: l'air
doctoral des critiques. Qui donc avait prétendu que les Français
étaient d'aimables fantaisistes, qui ne croyaient à rien? Ceux que
voyait Christophe étaient enharnachés de plus de science
musicale,--même quand ils ne savaient rien,--que toute la critique
d'outre-Rhin.

En ce temps-là, les critiques musicaux français s'étaient décidés
à apprendre la musique. Il y en avait même quelques-uns qui la
savaient: c'étaient des originaux; ils s'étaient donné la peine de
réfléchir sur leur art et de penser par eux-mêmes. Ceux-là,
naturellement, n'étaient pas très connus: ils restaient cantonnés
dans leurs petites revues; à une ou deux exceptions près, les journaux
n'étaient pas pour eux. Braves gens, intelligents, intéressants, que
leur isolement inclinait parfois au paradoxe, et l'habitude de causer
tout seuls, à l'intolérance de jugement et au bavardage.--Les autres
avaient appris hâtivement les rudiments de l'harmonie; et ils restaient
ébahis devant leur science récente. Ainsi que monsieur Jourdain,
lorsqu'il vient d'apprendre les règles de la grammaire, ils étaient
dans l'émerveillement:

--_D, a, Da, F, a, Fa, R, a, Ra... Ah! que cela est beau!... Ah! la
belle chose que de savoir quelque chose!_...

Ils ne parlaient plus que de sujet et de contre-sujet, d'harmoniques et
de sons résultants, d'enchaînements de neuvièmes et de successions de
tierces majeures. Quand ils avaient nommé les suites d'harmonies qui se
déroulaient dans une page, ils s'épongeaient le front avec fierté:
ils croyaient avoir expliqué le morceau; ils croyaient presque l'avoir
écrit. À vrai dire, ils n'avaient fait que le répéter, en termes
d'école, comme un collégien qui fait l'analyse grammaticale d'une page
de Cicéron. Mais il était si difficile aux meilleurs de concevoir la
musique comme une langue naturelle de l'âme que, lorsqu'ils n'en
faisaient pas une succursale de la peinture, ils la logeaient dans les
faubourgs de la science, et ils la réduisaient à des problèmes de
construction harmonique. Des gens aussi savants devaient naturellement
en remontrer aux musiciens passés. Ils trouvaient des fautes dans
Beethoven, donnaient de la férule à Wagner. Pour Berlioz et pour
Gluck, ils en faisaient des gorges chaudes. Rien n'existait pour eux, à
cette heure de la mode, que Jean-Sébastien Bach, et Claude Debussy.
Encore le premier, dont on avait beaucoup abusé dans ces dernières
années, commençait-il à paraître pédant, perruque, et, pour tout
dire, un peu coco. Les gens très distingués prônaient mystérieusement
Rameau, et Couperin dit le Grand.

Entre ces savants hommes, des luttes épiques s'élevaient. Ils étaient
tous musiciens; mais comme ils ne l'étaient pas tous de la même
manière, ils prétendaient, chacun, que sa manière seule était la
bonne, et ils criaient: raca! sur celles de leurs confrères. Ils se
traitaient mutuellement de faux littérateurs et de faux savants; ils se
lançaient à la tête les mots d'idéalisme et de matérialisme, de
symbolisme et de vérisme, de subjectivisme et d'objectivisme.
Christophe se disait que ce n'était pas la peine d'être venu
d'Allemagne, pour trouver à Paris des querelles d'Allemands. Au lieu de
savoir gré à la bonne musique de leur offrir à tous tant de façons
diverses d'en jouir, ils ne toléraient pas d'autre façon que la leur;
et un nouveau _Lutrin_, une guerre acharnée, divisait en ce moment les
musiciens en deux armées: celle du contrepoint, et celle de l'harmonie.
Comme les _Gros-boutiens_ et les _Petits-boutiens_, les uns soutenaient
âprement que la musique devait se lire horizontalement, et les autres
qu'elle devait se lire verticalement. Ceux-ci ne voulaient entendre
parler que d'accords savoureux, d'enchaînements fondants, d'harmonies
succulentes: ils parlaient de musique, comme d'une boutique de
pâtisserie. Ceux-là n'admettaient point qu'on s'occupât de l'oreille,
cette guenille: la musique était pour eux un discours, une Assemblée
parlementaire, où les orateurs parlaient tous à la fois, sans
s'occuper de leurs voisins, jusqu'à ce qu'ils eussent fini; tant pis si
on ne les entendait pas! On pourrait lire leurs discours, le lendemain,
au _Journal officiel_: la musique était faite pour être lue, et non
pour être entendue. Quand Christophe ouït parler, pour la première
fois, de cette querelle entre les _Horizontalistes_ et les
_Verticalistes_, il pensa qu'ils étaient tous fous. Sommé de prendre
parti entre l'armée de la _Succession_ et l'armée de la
_Superposition_, il leur répondit par sa devise habituelle, qui
n'était pas tout à fait celle de Sosie:

--Messieurs, ennemi de tout le monde!

Et comme ils insistaient, demandant:

--De l'harmonie et du contrepoint, qu'est-ce qui importe le plus
en musique?

Il répondit:

--La musique. Montrez-moi donc la vôtre!

Sur leur musique, ils étaient tous d'accord. Ces batailleurs
intrépides, qui se gourmaient à qui mieux mieux, quand ils ne
gourmaient point quelque vieux mort illustre, dont la célébrité avait
trop duré, se trouvaient réconciliés en une passion commune: l'ardeur
de leur patriotisme musical. La France était pour eux le grand peuple
musical. Ils proclamaient sur tous les tons la déchéance de
l'Allemagne.--Christophe n'en était pas blessé. Il l'avait tellement
décrétée lui-même qu'il ne pouvait de bonne foi contredire à ce
jugement. Mais la suprématie de la musique française l'étonnait un
peu: à vrai dire, il en voyait peu de traces dans le passé. Les
musiciens français affirmaient cependant que leur art avait été
admirable, en des temps très anciens. Pour mieux glorifier la musique
française, ils commençaient par ridiculiser toutes les gloires
françaises du siècle dernier, à part celle d'un seul maître très
bon, très pur, qui était Belge. Cette exécution faite, on en était
plus à l'aise pour admirer des maîtres archaïques, qui tous étaient
oubliés, et dont certains étaient restés jusqu'à ce jour totalement
inconnus. Au rebours des écoles laïques de France, qui font dater le
monde de la Révolution française, les musiciens regardaient celle-ci
comme une chaîne de montagnes, qu'il fallait gravir pour contempler,
derrière, l'âge d'or de la musique, l'Eldorado de l'art. Après une
longue éclipse, l'âge d'or allait renaître: la dure muraille
s'effondrait; un magicien des sons faisait refleurir un printemps
merveilleux; le vieux arbre de musique revêtait un jeune plumage
tendre; dans le parterre d'harmonies, mille fleurs ouvraient leurs yeux
riants à l'aurore nouvelle; on entendait bruire les sources argentines,
le chant frais des ruisseaux: ... C'était une idylle.

Christophe était ravi. Mais quand il regardait les affiches des
théâtres parisiens, il y voyait toujours les noms de Meyerbeer, de
Gounod, de Massenet, voire de Mascagni et de Leoncavallo, qu'il ne
connaissait que trop; et il demandait à ses amis si cette musique
impudente, ces pâmoisons de filles, ces fleurs artificielles, cette
boutique de parfumeur, étaient les jardins d'Armide, qu'ils lui avaient
promis. Ils se récriaient, d'un air offensé: c'étaient, à les en
croire, les derniers vestiges d'un âge moribond; personne n'y
songeait plus.--À la vérité, _Cavalleria Rusticana_ trônait à
l'Opéra-Comique, et _Pagliacci_ à l'Opéra; Massenet et Gounod
faisaient le maximum; et la trinité musicale: _Mignon, Les Huguenots_
et _Faust_, avaient gaillardement passé le cap de la millième
représentation.--Mais c'étaient là des accidents sans importance; il
n'y avait qu'à ne pas les voir. Quand un fait impertinent dérange une
théorie, rien n'est plus simple que de le nier. Les critiques français
niaient ces œuvres effrontées, ils niaient le public qui les
applaudissait; et il n'aurait pas fallu les pousser beaucoup pour leur
faire nier le théâtre musical tout entier. Le théâtre musical était
pour eux un genre littéraire, donc impur. (Comme ils étaient tous
littérateurs, ils se défendaient tous de l'être.) Toute musique
expressive, descriptive, suggestive, en un mot toute musique qui voulait
dire quelque chose, était taxée d'impure.--Dans chaque Français, il y
a un Robespierre. Il faut toujours qu'il décapite quelqu'un ou quelque
chose, afin de le rendre pur.--Les grands critiques français
n'admettaient que la musique pure, et laissaient l'autre à la canaille.

Christophe se sentait mortifié, en songeant combien son goût était
canaille. Ce qui le consolait un peu, c'était de voir que tous ces
musiciens qui méprisaient le théâtre écrivaient pour le théâtre:
il n'en était pas un qui ne composât des opéras.--Mais c'était là
sans doute encore un accident sans importance. Il fallait les juger,
comme ils le voulaient être, d'après leur musique pure. Christophe
chercha leur musique pure.



Théophile Goujart le conduisit aux concerts d'une Société qui se
consacrait à l'art national. Là, les gloires nouvelles étaient
élaborées et couvées longuement. C'était un grand cénacle, une
petite église, à plusieurs chapelles. Chaque chapelle avait son saint,
chaque saint avait ses clients, qui médisaient volontiers du saint de
la chapelle voisine. Entre tous ces saints, Christophe ne fit d'abord
pas grande différence. Comme c'était naturel, avec ses habitudes d'un
art tout autre, il ne comprenait rien à cette musique nouvelle, et
comprenait d'autant moins qu'il croyait la comprendre.

Tout lui semblait baigné dans un demi-jour perpétuel. On eût dit une
grisaille, où les lignes s'estompaient, s'enfonçaient, émergeaient
par moments, s'effaçaient de nouveau. Parmi ces lignes, il y avait des
dessins raides, rêches et secs, tracés comme à l'équerre, qui se
repliaient avec des angles pointus, comme le coude d'une femme maigre.
Il y en avait d'onduleux, qui se tortillaient comme des fumées de
cigares. Mais tous étaient dans le gris. N'y avait-il donc plus de
soleil en France? Christophe, qui, depuis son arrivée à Paris, n'avait
eu que la pluie et le brouillard, était porté à le croire; mais c'est
le rôle de l'artiste de créer le soleil, lorsqu'il n'y en a pas.
Ceux-ci allumaient bien leur petite lanterne; seulement, elle était
comme celle des vers luisants: elle ne réchauffait rien et éclairait
à peine. Les titres des œuvres changeaient: il était parfois question
de printemps, de midi, d'amour, de joie de vivre, de course à travers
les champs; la musique, elle, ne changeait point; elle était
uniformément douce, pâle, engourdie, anémique, étiolée.--C'était
alors la mode en France, parmi les délicats, de parler bas en musique.
Et l'on avait raison: car dès qu'on parlait haut, c'était pour crier:
pas de milieu. On n'avait le choix qu'entre un assoupissement distingué
et des déclamations de mélo.

Christophe, secouant la torpeur qui commençait à le gagner, regarda
son programme; et il fut surpris de voir que ces petits brouillards qui
passaient dans le ciel gris avaient la prétention de représenter des
sujets précis. Car, en dépit des théories, cette musique pure était
presque toujours de la musique à programme, ou tout au moins à sujets.
Ils avaient beau médire de la littérature: il leur fallait une
béquille littéraire sur laquelle s'appuyer. Étranges béquilles!
Christophe remarqua la puérilité bizarre des sujets qu'ils
s'astreignaient à peindre. C'étaient des vergers, des potagers, des
poulaillers, des ménageries musicales, de vrais Jardins des Plantes.
Certains transposaient pour orchestre ou pour piano les tableaux du
Louvre, ou les fresques de l'Opéra; ils mettaient en musique Cuyp,
Baudry, et Paul Potter; des notes explicatives aidaient à reconnaître,
ici la pomme de Pâris, là l'auberge hollandaise, ou la croupe d'un
cheval blanc. Cela semblait à Christophe des jeux de vieux enfants, qui
ne s'intéressaient qu'à des images et qui, ne sachant pas dessiner,
barbouillaient leurs cahiers de tout ce qui leur passait par la tête,
inscrivant naïvement au-dessous, en grosses lettres, que c'était le
portrait d'une maison ou d'un arbre.

À côté de ces imagiers aveugles, qui voyaient avec leurs oreilles, il
y avait aussi des philosophes: ils traitaient en musique des problèmes
métaphysiques; leurs symphonies étaient la lutte de principes
abstraits, l'exposé d'un symbole ou d'une religion. Les mêmes, dans
leurs opéras, abordaient l'étude des questions juridiques et sociales
de leur temps: la Déclaration des Droits de la Femme et du Citoyen. On
ne désespérait pas de mettre sur le chantier la question du divorce,
la recherche de la paternité, et la séparation de l'Église et de
l'État. Ils se divisaient en deux camps: les symbolistes laïques et
les symbolistes cléricaux. Ils faisaient chanter des chiffonniers
philosophes, des grisettes sociologues, des boulangers prophétiques,
des pêcheurs apostoliques. Gœthe parlait déjà des artistes de son
époque, «qui reproduisaient les idées de Kant dans des tableaux
allégoriques». Ceux du temps de Christophe mettaient la sociologie en
doubles croches. Zola, Nietzsche, Maeterlinck, Barrés, Jaurès,
Mendès, l'Évangile et le Moulin Rouge, alimentaient la citerne, où
les auteurs d'opéras et de symphonies venaient puiser leurs pensées.
Nombre d'entre eux, grisés par l'exemple de Wagner, s'étaient
écriés: «Et moi aussi, je suis poète!»--et ils alignaient avec
confiance sous leurs lignes de musique des bouts-rimés, ou non rimés,
en style d'école primaire ou de feuilleton décadent.

Tous ces penseurs et ces poètes étaient des partisans de la musique
pure. Mais ils aimaient mieux en parler qu'en écrire.--Il leur arrivait
pourtant quelquefois d'en écrire. C'était alors de la musique qui ne
voulait rien dire. Le malheur était qu'elle y réussissait souvent:
elle ne disait rien du tout--du moins à Christophe.--Il est vrai qu'il
n'en avait pas la clef.

Pour comprendre une musique étrangère, on doit se donner la peine d'en
apprendre la langue, et ne pas croire qu'on la sait d'avance. Christophe
le croyait, comme tout bon Allemand. Il était excusable. Beaucoup de
Français eux-mêmes ne la comprenaient pas mieux que lui. Comme ces
Allemands du temps du roi Louis XIV, qui s'évertuaient à parler
français et qui avaient fini par oublier leur langue, les musiciens
français du XIXe siècle avaient si longtemps désappris la leur que
leur musique était devenue un idiome étranger. Ce n'était que depuis
peu qu'un mouvement avait commencé pour parler français en France. Ils
n'y réussissaient pas tous: l'habitude était bien forte; et à part
quelques-uns, leur français était belge, ou gardait un fumet
germanique. Il était donc naturel qu'un Allemand s'y trompât et
déclarât, avec son assurance ordinaire, que c'était là du mauvais
allemand, qui ne signifiait rien, puisque lui, n'y comprenait rien.

Christophe ne s'en faisait pas faute. Les symphonies françaises lui
semblaient une dialectique abstraite, où les thèmes musicaux
s'opposaient ou se superposaient, à la façon d'opérations
arithmétiques: pour exprimer leurs combinaisons, on aurait pu aussi
bien les remplacer par des chiffres, ou par des lettres de l'alphabet.
L'un bâtissait une œuvre sur l'épanouissement progressif d'une
formule sonore, qui, n'apparaissant complète que dans la dernière page
de la dernière partie, restait â l'état de larve pendant les neuf
dixièmes de l'œuvre. L'autre échafaudait des variations sur un
thème, qui ne se montrait qu'à la fin, descendant peu à peu du
compliqué au simple. C'étaient des joujoux très savants. Il fallait
être à la fois très vieux et très enfant pour pouvoir s'en amuser.
Cela avait coûté aux inventeurs des efforts inouïs. Ils mettaient des
années à écrire une fantaisie. Ils se faisaient des cheveux blancs à
chercher de nouvelles combinaisons d'accords,--pour exprimer...? Peu
importe! Des expressions nouvelles. Comme l'organe crée le besoin,
dit-on, l'expression finit toujours par créer la pensée: l'essentiel
est qu'elle soit nouvelle. Du nouveau, à tout prix! Ils avaient la
frayeur maladive du «déjà dit». Les meilleurs en étaient
paralysés. On sentait qu'ils étaient toujours occupés à se
surveiller peureusement, à effacer ce qu'ils avaient écrit, à se
demander: «Ah! mon Dieu! où est-ce que j'ai déjà lu cela?»... Il y
a des musiciens,--surtout en Allemagne,--qui passent leur temps à
coller bout à bout les phrases des autres. Ceux de France
contrôlaient, pour chacune de leurs phrases, si elle ne se trouvait pas
dans leurs listes de mélodies déjà employées par d'autres, et à
gratter, gratter, changer la forme de son nez, jusqu'à ce qu'il ne
ressemblât plus à aucun nez connu, ni même à aucun nez.

Avec tout cela, ils ne trompaient pas Christophe: ils avaient beau
s'affubler d'un langage compliqué et mimer des emportements surhumains,
des convulsions d'orchestre, ou cultiver des harmonies inorganiques, des
monotonies obsédantes, des déclamations à la Sarah-Bernhardt, qui
partaient à côté du ton, et continuaient, pendant des heures, à
marcher, comme des mulets, à demi assoupis, sur le bord de la pente
glissante,--Christophe retrouvait, sous le masque, de petites âmes
froides et fades, outrageusement parfumées, à la façon de Gounod et
de Massenet, mais avec moins de naturel. Et il se redisait le mot
injuste de Gluck, à propos des Français:

--Laissez-les faire: ils retourneront toujours à leurs ponts-neufs.

Seulement, ils s'appliquaient à les rendre très savants. Ils prenaient
des chansons populaires pour thèmes de symphonies doctorales, comme des
thèses de Sorbonne. C'était le grand jeu du jour. Tous les chants
populaires et de tous les pays y passaient à tour de rôle.--Ils
faisaient avec cela des _Neuvième Symphonie_ et des _Quatuor_ de
Franck, mais beaucoup plus difficiles. L'un d'eux pensait-il une petite
phrase bien claire? Vite, il se hâtait d'en introduire une seconde au
milieu, qui ne signifiait rien, mais qui râpait cruellement contre la
première.--Et l'on sentait que ces pauvres gens étaient si calmes, si
pondérés!...

Pour conduire ces œuvres, un jeune chef d'orchestre, correct et hagard,
se démenait, foudroyait, faisait des gestes à la Michel-Ange, comme
s'il s'agissait de soulever des armées de Beethoven ou de Wagner. Le
public, composé de mondains qui mouraient d'ennui, mais qui pour rien
au monde n'eussent renoncé à l'honneur de payer chèrement un ennui
glorieux, et de petits apprentis, heureux de se prouver leur science
d'école, en démêlant au passage les ficelles du métier, dépensait
un enthousiasme frénétique, comme les gestes du chef d'orchestre et
les clameurs de la musique...

--Tu parles!... disait Christophe.

(Car il était devenu un Parisien accompli.)


Mais il est plus facile de pénétrer l'argot de Paris que sa musique.
Christophe jugeait, avec la passion qu'il mettait à tout, et avec
l'incapacité native des Allemands à comprendre l'art français. Du
moins, il était de bonne foi et ne demandait qu'à reconnaître ses
erreurs, si on lui prouvait qu'il s'était trompé. Aussi, ne se
regardait-il point comme lié par son jugement, et il laissait la porte
grande ouverte aux impressions nouvelles, qui pourraient le changer.

Dès à présent, il ne laissait pas de reconnaître dans cette musique
beaucoup de talent, un matériel intéressant, de curieuses trouvailles
de rythmes et d'harmonies, un assortiment d'étoffes fines, moelleuses
et brillantes, un papillotage de couleurs, une dépense continuelle
d'invention et d'esprit. Christophe s'en amusait, et il en faisait son
profit. Tous ces petits maîtres avaient infiniment plus de liberté
d'esprit que les musiciens d'Allemagne; ils quittaient bravement la
grande route, et se lançaient à travers bois. Ils cherchaient à se
perdre. Mais c'étaient de si sages petits enfants qu'ils n'y
parvenaient point. Les uns, au bout de vingt pas, retombaient sur le
grand chemin. Les autres se lassaient tout de suite, s'arrêtaient
n'importe où. Il y en avait qui étaient presque arrivés à des
sentiers nouveaux; mais, au lieu de poursuivre, ils s'asseyaient à la
lisière, et musaient sous un arbre. Ce qui leur manquait le plus,
c'était la volonté, la force; ils avaient tous les dons,--moins un: la
vie puissante. Surtout, il semblait que cette quantité d'efforts
fussent utilisés d'une façon confuse et se perdissent en route. Il
était rare que ces artistes sussent prendre nettement conscience de
leur nature et coordonner leurs forces avec constance en vue d'un but
donné. Effet ordinaire de l'anarchie française: elle dépense des
ressources énormes de talent et de bonne volonté à s'annihiler par
ses incertitudes et ses contradictions. Il était presque sans exemple
qu'un de leurs grands musiciens, un Berlioz, un Saint-Saëns,--pour ne
pas nommer les plus récents,--ne se fût pas embourbé en soi-même,
acharné à se détruire, renié, faute d'énergie, faute de foi, faute
surtout de boussole intérieure.

Christophe, avec le dédain insolent des Allemands d'alors, pensait:

--Les Français ne savent que se gaspiller en inventions dont ils ne
font rien. Il leur faut toujours un maître d'une autre race, un Gluck
ou un Napoléon, qui vienne tirer parti de leurs Révolutions.

Et il souriait a l'idée d'un Dix-huit Brumaire.



Cependant, au milieu de l'anarchie, un groupe s'efforçait de restaurer
l'ordre et la discipline dans l'esprit des artistes. Pour commencer, il
avait pris un nom latin, évoquant le souvenir d'une institution
cléricale, qui avait fleuri, il y avait quelque quatorze cents ans, au
temps de la grande Invasion des Goths et des Vandales. Christophe était
un peu surpris que l'on remontât si loin. Certes, il est bon de dominer
son temps. Mais on pouvait craindre qu'une tour de quatorze siècles de
haut ne fut un observatoire incommode, d'où il fût plus aisé de
suivre les mouvements des étoiles que ceux des hommes d'aujourd'hui.
Christophe se rassura vite, en voyant que les fils de saint Grégoire ne
restaient que rarement sur leur tour; ils y montaient seulement, afin de
sonneries cloches. Tout le reste du temps, ils le passaient a l'église
d'en bas. Christophe, qui assista à quelques-uns des offices, fut un
peu de temps avant de s'apercevoir qu'ils étaient du culte catholique;
il était convaincu d'abord qu'ils appartenaient au rite de quelque
petite secte protestante. Un public prosterné; des disciples peux,
intolérants, volontiers agressifs; à leur tête, un homme très pur,
très froid, volontaire et un peu enfantin, maintenant l'intégrité de
la doctrine religieuse, morale et artistique, expliquant en termes
abstraits l'Évangile de la musique au petit peuple des Élus, et
damnant avec tranquillité l'Orgueil et l'Hérésie. Il leur attribuait
toutes les fautes de l'art et les vices de l'humanité: la Renaissance,
la Réforme, et le judaïsme actuel, qu'il mettait dans le même sac.
Les juifs de la musique étaient brûlés en effigie, après avoir été
affublés de costumes infamants. Le colossal Hændel recevait les
étrivières. Seul, Jean-Sébastien Bach obtenait d'être sauvé, par la
grâce du Seigneur, qui reconnaissait en lui «un protestant par
erreur».

Le temple de la rue Saint-Jacques exerçait un apostolat: on y sauvait
les âmes et la musique. On enseignait méthodiquement les règles du
génie. De laborieux élèves appliquaient ces recettes, avec beaucoup
de peine et une certitude absolue. On eût dit qu'ils voulaient racheter
par leurs pieuses fatigues la légèreté coupable de leurs
grands-pères: les Auber, les Adam, et cet archidamné, cet âne
diabolique, Berlioz, le diable en personne, _diabolus in musica._ Avec
une louable ardeur et une piété sincère, on répandait le culte des
maîtres reconnus. En une dizaine d'années, l'œuvre accomplie était
considérable; la musique française en était transformée. Ce
n'étaient pas seulement les critiques français, c'étaient les
musiciens eux-mêmes qui avaient appris la musique. On voyait maintenant
des compositeurs, et jusqu'à des virtuoses, qui connaissaient l'œuvre
de Bach!--Surtout, on avait fait un grand effort pour combattre l'esprit
casanier des Français. Ces gens-là se calfeutrent chez eux; ils ont
peine à sortir. Aussi, leur musique manque d'air: musique de chambre
close, de chaise longue, musique qui ne marche pas. Tout le contraire
d'un Beethoven, composant à travers les champs, dégringolant les
pentes, marchant à grandes enjambées, sous le soleil et la pluie, et
effrayant les troupeaux par ses gestes et par ses cris! Il n'y avait pas
de danger que les musiciens de Paris dérangeassent leurs voisins par le
fracas de leur inspiration, comme l'ours de Bonn. Ils mettaient, quand
ils composaient, une sourdine à leur pensée; et des tentures
empêchaient les bruits du dehors d'arriver jusqu'à eux.

La _Schola_ avait tâché de renouveler l'air; elle avait ouvert les
fenêtres sur le passé. Sur le passé seulement. C'était les ouvrir
sur la cour, et non pas sur la rue. Cela ne servait pas à grand'chose.
À peine la fenêtre ouverte, ils repoussaient le battant, comme de
vieilles dames qui ont peur de s'enrhumer. Il entrait par là quelques
bouffées du moyen âge, de Bach, de Palestrina, de chansons populaires.
Mais qu'était-ce que cela? La chambre n'en continuait pas moins de
sentir le renfermé. Au fond, ils s'y trouvaient bien; ils se méfiaient
des grands courants modernes. Et s'ils connaissaient plus de choses que
les autres, ils niaient aussi plus de choses. La musique prenait dans ce
milieu un caractère doctrinal; ce n'était pas un délassement: les
concerts devenaient des leçons d'histoire, ou des exemples
d'édification. On académisait les pensées avancées. Le grand Bach,
torrentueux, était reçu, assagi, dans le giron de l'Église. Sa
musique subissait dans le cerveau scholastique une transformation
analogue à celle de la Bible furibonde et sensuelle dans des cerveaux
d'Anglais. La doctrine qu'on prônait était un éclectisme
aristocratique, qui s'efforçait d'unir les caractères distinctifs de
trois ou quatre grandes époques musicales, du VIe au XXe siècle. S'il
avait été possible de la réaliser, on eût obtenu en musique
l'équivalent de ces constructions hybrides, élevées par un vice-roi
des Indes, au retour de ses voyages, avec des matériaux précieux,
ramassés à tous les coins du globe. Mais le bon sens français les
sauvait des excès de cette barbarie érudite; ils se gardaient bien
d'appliquer leurs théories; ils agissaient avec elles, comme Molière
avec ses médecins: ils prenaient l'ordonnance, et ils ne la suivaient
pas. Les plus forts allaient leur chemin. Le reste du troupeau s'en
tenait dans la pratique à des exercices savants de contrepoint fort
durs: on les nommait sonates, quatuors et symphonies...--«Sonate, que
me veux-tu?»--Elle ne voulait rien du tout, qu'être une sonate. La
pensée en était abstraite et anonyme, appliquée et sans joie.
C'était un art de parfait notaire. Christophe, qui avait d'abord su
gré aux Français de ne pas aimer Brahms, se disait à présent qu'il y
avait beaucoup de petits Brahms en France. Tous ces bons ouvriers,
laborieux, consciencieux, étaient pleins de vertus. Christophe sortit
de leur compagnie, extrêmement édifié, mais pénétré d'ennui.
C'était très bien, très bien...

Qu'il faisait beau, dehors!



Il y avait pourtant à Paris, parmi les musiciens, quelques
indépendants, dégagés de toute école. C'étaient les seuls qui
intéressassent Christophe. Seuls, ils peuvent donner la mesure de la
vitalité d'un art. Écoles et cénacles n'en expriment qu'une mode
superficielle ou des théories fabriquées. Mais les indépendants, qui
se retirent en eux-mêmes, ont plus de chances d'y trouver la pensée
véritable de leur temps et de leur race. Il est vrai que, par là, ils
sont pour un étranger plus difficiles encore à comprendre que les
autres.

Ce fut ce qui advint, quand Christophe entendit pour la première fois
cette œuvre fameuse, dont les Français disaient mille extravagances,
et que certains proclamaient la plus grande révolution musicale
accomplie depuis dix siècles.--(Les siècles ne leur coûtent guère!
ils sortent peu du leur)...

Théophile Goujart et Sylvain Kohn menèrent Christophe à
l'Opéra-Comique, pour entendre _Pelléas et Mélisande_. Ils étaient
tout glorieux de lui montrer cette œuvre: on eût dit qu'ils l'avaient
faite. Ils laissaient entendre à Christophe qu'il allait trouver là
son chemin de Damas. Le spectacle était commencé qu'ils continuaient
encore leurs commentaires. Christophe les fit taire, et écouta de
toutes ses oreilles. Après le premier acte, il se pencha vers Sylvain
Kohn, qui lui demandait, les yeux brillants:

--Eh bien, mon vieux lapin, qu'est-ce que vous en dites? Et il dit:

--Est-ce que c'est, tout le temps, comme cela?

--Oui.

--Mais il n'y a rien.

Kohn se récria, et le traita de philistin.

--Rien du tout, continuait Christophe. Pas de musique. Pas de
développement. Cela ne se suit pas. Cela ne se tient pas. Des harmonies
très fines. De petits effets d'orchestre très bons, de très bon
goût. Mais ce n'est rien, rien du tout...

Il se remit à écouter. Peu à peu, la lanterne s'éclairait; il
commençait a apercevoir quelque chose dans le demi-jour. Oui, il
comprenait bien qu'il y avait là un parti pris de sobriété contre
l'idéal wagnérien, qui engloutissait le drame sous les flots de la
musique; mais il se demandait, avec quelque ironie, si cet idéal de
sacrifice ne venait pas de ce que l'on sacrifiait ce que l'on ne
possédait pas. Il sentait dans l'œuvre la peur de la peine, la
recherche de l'effet produit avec le minimum de fatigue, le renoncement
par indolence au rude effort que réclament les puissantes constructions
wagnériennes. Il n'était pas sans être frappé par la déclamation
unie, simple, modeste, atténuée, bien qu'elle lui parût monotone et
qu'en sa qualité d'Allemand il ne la trouvât pas vraie:--(il trouvait
que plus elle cherchait à être vraie, plus elle faisait sentir combien
la langue française convenait mal à la musique: trop logique, trop
dessinée, de contours trop définis, un monde parlait en soi, mais
hermétiquement clos.)--Néanmoins, l'essai était curieux, et
Christophe en approuvait l'esprit de réaction révolutionnaire contre
les violences emphatiques de l'art wagnérien. Le musicien français
semblait s'être appliqué, avec une discrétion ironique, à ce que
tous les sentiments passionnés se murmurassent à mi-voix. L'amour, la
mort sans cris. Ce n'était que par un tressaillement imperceptible de
la ligne mélodique, un frisson de l'orchestre comme un pli au coin des
lèvres, que l'on avait conscience du drame qui se jouait dans les
âmes. On eût dit que l'artiste tremblait de se livrer. Il avait le
génie du goût,--sauf à certains instants, où le Massenet qui
sommeille dans tous les cœurs français se réveillait pour faire du
lyrisme. Alors on retrouvait les cheveux trop blonds, les lèvres trop
rouges,--la bourgeoise de la Troisième République qui joue la grande
amoureuse. Mais ces instants étaient exceptionnels: c'était une
détente à la contrainte que l'auteur s'imposait; dans le reste de
l'œuvre régnait une simplicité raffinée, une simplicité qui
n'était pas simple, qui était le produit de la volonté, la fleur
subtile d'une vieille société. Le jeune Barbare qu'était Christophe
ne la goûtait qu'à demi. Surtout, l'ensemble du drame, le poème
l'agaçait. Il croyait voir une Parisienne sur le retour, qui jouait
l'enfant et se faisait raconter des contes de fées. Ce n'était plus le
gnangnan wagnérien, sentimental et lourdaud, comme une grosse fille du
Rhin. Mais le gnangnan franco-belge ne valait pas mieux, avec ses
minauderies et ses bêtasseries de salon:--«les cheveux», «le petit
père», les «colombes»,--et tout ce mystérieux à l'usage des femmes
du monde. Les âmes parisiennes se miraient dans cette pièce, qui leur
renvoyait, comme un tableau flatteur, l'image de leur fatalisme alangui,
de leur nirvana de boudoir, de leur moelleuse mélancolie. De volonté,
aucune trace. Nul ne savait ce qu'il voulait. Nul ne savait ce qu'il
faisait.

--«Ce n'est pas ma faute! Ce n'est pas ma faute!...» gémissaient ces
grands enfants. Tout le long des cinq actes, qui se déroulaient dans un
crépuscule perpétuel--forêts, cavernes, souterrains, chambre
mortuaire,--de petits oiseaux des îles se débattaient, à peine.
Pauvres petits oiseaux! jolis, tièdes et fins... Quelle peur ils
avaient de la lumière trop vive, de la brutalité des gestes, des mots,
des passions, de la vie!... La vie n'est pas raffinée. La vie ne se
prend pas avec des gants...

Christophe entendait venir le roulement des canons, qui allaient broyer
cette civilisation épuisée, cette petite Grèce expirante.



Était-ce ce sentiment de pitié orgueilleuse qui lui inspirait malgré
tout une sympathie pour cette œuvre? Toujours est-il qu'elle
l'intéressait, plus qu'il n'en voulait convenir. Quoiqu'il persistât
à répondre à Sylvain Kohn, au sortir du théâtre, que «c'était
très fin, très fin, mais que cela manquait de _Schwung_ (d'élan), et
qu'il n'y avait pas là assez de musique pour lui», il se gardait bien
de confondre _Pelléas_ avec les autres œuvres musicales françaises.
Il était attiré par cette lampe qui brûlait au milieu du brouillard.
Il apercevait encore d'autres lueurs, vives, fantasques, qui
tremblotaient autour. Ces feux-follets l'intriguaient: il eût voulu
s'en approcher pour savoir com ment ils brillaient; mais ils n'étaient
pas faciles à saisir. Ces libres musiciens, que Christophe ne
comprenait pas, et qu'il était d'autant plus curieux d'observer,
étaient peu abordables. Ils semblaient manquer du grand besoin de
sympathie, qui possédait Christophe. À part un ou deux, ils lisaient
peu, connaissaient peu, désiraient peu connaître. Presque tous
vivaient à l'écart, isolés, de fait et de volonté, enfermés dans un
cercle étroit,--par orgueil, par sauvagerie, par dégoût, par apathie.
Si peu nombreux qu'ils fussent, ils étaient divisés en petits groupes
rivaux, qui ne pouvaient vivre ensemble. Ils étaient d'une
susceptibilité extrême, et ne supportaient ni leurs ennemis, ni leurs
rivaux, ni même leurs amis, quand ceux-ci osaient admirer un autre
musicien, ou quand ils se permettaient de les admirer d'une façon ou
trop froide, ou trop exaltée, ou trop banale, ou trop excentrique. Il
devenait excessivement difficile de les satisfaire. Chacun d'eux avait
fini par accréditer un critique, muni de sa patente, qui veillait
jalousement au pied de la statue. Il n'y fallait point toucher.--Pour
n'être compris que d'eux-mêmes, ils n'en étaient pas mieux compris.
Adulés, déformés par l'opinion que leurs partisans avaient d'eux et
qu'ils s'en faisaient eux-mêmes, ils perdaient pied dans la conscience
qu'ils avaient de leur art et de leur génie. D'aimables fantaisistes se
croyaient réformateurs. Des artistes Alexandrins se posaient en rivaux
de Wagner. Presque tous étaient victimes de la surenchère. Il fallait
qu'ils sautassent, chaque jour, plus haut qu'ils n'avaient sauté, la
veille, et que leurs rivaux n'avaient sauté. Ces exercices de haute
voltige ne leur réussissaient pas toujours; et cela n'avait d'attrait
que pour quelques professionnels. Ils ne se souciaient pas du public; le
public ne se souciait pas d'eux. Leur art était un art sans peuple, une
musique qui ne s'alimentait que dans la musique, dans le métier. Or
Christophe avait l'impression, vraie ou fausse, qu'aucune musique, plus
que celle de France, n'aurait eu besoin de chercher un appui en dehors
d'elle. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d'étai:
elle ne pouvait se passer de littérature. Elle ne trouvait pas en elle
assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas
de volonté. Elle était comme une femme alanguie, qui attend un mâle
qui la prenne. Mais cette impératrice de Byzance, au corps fluet,
exsangue, et chargé de pierreries, était entourée d'eunuques: snobs,
esthètes, et critiques. La nation n'était pas musicienne; et tout cet
engouement, bruyamment proclamé depuis vingt ans, pour Wagner,
Beethoven, ou Bach, ou Debussy, ne dépassait guère une caste. Cette
multiplication de concerts, cette marée envahissante de musique à tout
prix, ne répondaient pas à un développement réel du goût public.
C'était un surmenage de la mode, qui ne touchait que l'élite et qui la
détraquait. La musique n'était vraiment aimée que d'une poignée de
gens; et ce n'étaient pas toujours ceux qui s'en occupaient le plus:
compositeurs et critiques. Il y a si peu de musiciens en France, qui
aiment vraiment la musique!

Ainsi pensait Christophe; et il ne se disait pas que c'est partout
ainsi, que même en Allemagne il n'y a pas beaucoup plus de vrais
musiciens, et que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui
n'y comprennent rien, mais la poignée de gens qui l'aiment et qui le
servent avec une fière humilité. Les avait-il vus, en France?
Créateurs et critiques,--les meilleurs travaillaient en silence, loin
du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux doués des
compositeurs d'à présent, tant d'artistes qui vivraient toute leur vie
dans l'ombre, pour fournir plus tard à quelque journaliste la gloire de
les découvrir et de se dire leur ami,--et cette petite armée de
savants laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d'eux-mêmes,
relevaient pierre à pierre la grandeur de la France passée, ou qui,
s'étant voués à l'éducation musicale du pays, préparaient la
grandeur de la France à venir. Combien il y avait là d'esprits, dont
la richesse, la liberté, la curiosité universelle eût attiré
Christophe, s'il avait pu les connaître! Mais à peine avait-il
entrevu, en passant, deux ou trois d'entre eux; il ne les connaissait
qu'à travers des caricatures de leur pensée. Il ne voyait que leurs
défauts, copiés, exagérés par les singes de l'art et les commis
voyageurs de la presse.

Cette plèbe musicale l'écœurait surtout par son formalisme. Jamais il
n'était question entre eux d'autre chose que de la forme. Du sentiment,
du caractère, de la vie, pas un mot! Pas un ne se doutait que tout vrai
musicien vit dans un univers sonore, et que ses journées se déroulent
en lui, comme un flot de musique. La musique est l'air qu'il respire, le
ciel qui l'enveloppe. Même son âme est musique; musique, tout ce
qu'elle aime, hait, souffre, craint, espère. Une âme musicale, quand
elle aime un beau corps, le voit comme une musique. Les chers yeux qui
la charment ne sont ni bleus, ni gris, ni bruns: ils sont musique; elle
éprouve, à les voir, l'impression d'un accord délicieux. Cette
musique intérieure est mille fois plus riche que celle qui l'exprime,
et le clavier est inférieur à celui qui en joue. Le génie se mesure
à la puissance de la vie, que tâche d'évoquer Part, cet instrument
imparfait.--Mais combien de gens s'en doutent en France? Pour ce peuple
de chimistes, la musique semble n'être que l'art de combiner des sons.
Ils prennent l'alphabet pour le livre. Christophe haussait les épaules,
quand il les entendait dire que, pour comprendre l'art, il faut faire
abstraction de l'homme. Ils apportaient à ce paradoxe une grande
satisfaction: car ils croyaient ainsi se prouver leur musicalité.
Jusqu'à Goujart, ce niais qui n'avait jamais pu comprendre comment on
pouvait faire pour se rappeler par cœur une page de musique!--(il avait
tâché de se faire expliquer ce mystère par Christophe).--Ne
prétendait-il pas maintenant lui enseigner que la grandeur d'âme de
Beethoven et la sensualité de Wagner n'avaient pas plus de part à leur
musique que le modèle d'un peintre n'en a à ses portraits!

--Cela prouve, finit par lui répondre Christophe impatienté, que pour
vous un beau corps n'a pas de prix artistique! Pas plus qu'une grande
passion! Pauvre homme!... Vous ne vous doutez pas de tout ce que la
beauté d'une figure parfaite ajoute à la beauté de la peinture qui la
retrace, comme la beauté d'une grande âme à la beauté de la musique
qui la reflète?... Pauvre homme!... Le métier seul vous intéresse?
Pourvu que ça soit de l'ouvrage bien fait, cela vous est égal ce que
l'ouvrage veut dire?... Pauvre homme!... Vous êtes comme ces gens qui
n'écoutent pas ce que dit l'orateur, mais le son de sa voix, qui
regardent sans comprendre ses gesticulations, et qui trouvent qu'il
parle diablement bien?... Pauvre homme! Pauvre homme!... Bougre de
crétin!

Mais ce n'était pas seulement telle ou telle théorie qui irritait
Christophe, c'étaient toutes les théories. Il était excédé de ces
disputes byzantines, de ces conversations de musiciens éternellement
sur la musique, uniquement sur la musique. Il y avait de quoi en
dégoûter à jamais le meilleur musicien. Christophe pensait, comme
Moussorgski, que les musiciens ne feraient pas mal de laisser de temps
en temps leur contrepoint et leurs harmonies, pour la lecture des beaux
livres et l'expérience de la vie. La musique ne suffit pas à un
musicien: ce n'est pas ainsi qu'il arrivera à dominer le siècle et à
s'élever au-dessus du néant... La vie! Toute la vie! Tout voir et tout
connaître. Aimer, chercher, étreindre la vérité,--la belle
Penthésilée, reine des Amazones, qui mord celui qui la baise!

Assez de parlottes musicales, assez de boutiques à fabriquer des
accords! Tous ces ragots de cuisine harmonique étaient bien incapables
de lui apprendre à trouver une harmonie nouvelle qui ne fût pas un
monstre, mais un être vivant!

Il tourna le dos à ces docteurs Wagner, couvant leurs alambics pour
faire éclore quelque Homunculus en bouteille; et, s'évadant de la
musique française, il tâcha de connaître le milieu littéraire et la
société parisienne.



Ce fut par les journaux quotidiens que Christophe fit d'abord
connaissance,--comme des millions de gens en France,--avec la
littérature française de son temps. Comme il était désireux de se
mettre le plus vite possible au diapason de la pensée parisienne, en
même temps que de se perfectionner dans la langue, il s'imposa de lire
avec beaucoup de conscience les feuilles qu'on lui disait le plus
parisiennes. Le premier jour, il lut parmi des faits-divers horrifiants,
dont la narration et les instantanés remplissaient plusieurs colonnes,
une nouvelle sur un père qui couchait avec sa fille, âgée de quinze
ans: la chose était présentée comme toute naturelle, et même assez
touchante. Le second jour, il lut dans le même journal une nouvelle sur
un père et son fils, âgé de douze ans, qui couchaient avec la même
fille. Le troisième jour, il lut une nouvelle sur un frère, qui
couchait avec sa sœur. Le quatrième, sur deux sœurs qui couchaient
ensemble. Le cinquième... Le cinquième, il jeta le journal, avec un
haut-le-cœur, et dit à Sylvain Kohn:

--Ah! ça, qu'est-ce que vous avez? Vous êtes malades?

Sylvain Kohn se mit à rire, et dit:

--C'est de l'art.

Christophe haussa les épaules:

--Vous vous moquez de moi.

Kohn rit de plus belle:

--En aucune façon. Voyez plutôt.

Il montra à Christophe une enquête récente sur l'Art et la Morale,
d'où il résultait que «l'Amour sanctifiait tout», que «la
Sensualité était le ferment de l'Art», que «l'Art ne pouvait être
immoral», que «la morale était une convention inculquée par une
éducation jésuitique», et que seule comptait «l'énormité du
Désir».--Une suite de certificats littéraires attestaient dans les
journaux la pureté d'un roman qui peignait les mœurs des souteneurs.
Certains des répondants étaient des plus grands noms de la
littérature, ou d'austères critiques. Un poète des familles,
bourgeois et catholique, donnait sa bénédiction d'artiste à une
peinture très soignée des mauvaises mœurs grecques. Des réclames
lyriques exaltaient des romans, où laborieusement s'étalait la
Débauche à travers les âges: Rome, Alexandrie, Byzance, la
Renaissance italienne et française, le Grand Siècle... c'était un
cours complet. Un autre cycle d'études embrassait les divers pays du
globe: des écrivains consciencieux s'étaient consacrés, avec une
patience de bénédictins, à l'étude des mauvais lieux des cinq
parties du monde. On trouvait, parmi ces géographes et ces historiens
du rut, des poètes distingués et de parfaits écrivains. On ne les
distinguait des autres qu'à leur érudition. Ils disaient en termes
impeccables des polissonneries archaïques.

L'affligeant était de voir de braves gens et de vrais artistes, des
hommes qui jouissaient dans les lettres françaises d'une juste
notoriété, s'évertuer à ce métier pour lequel ils n'étaient point
doués. Certains s'épuisaient à écrire, comme les autres, des ordures
que les journaux du matin débitaient par tranches. Ils pondaient cela
régulièrement, à dates fixes, une ou deux fois par semaine; et cela
durait depuis des années. Ils pondaient, pondaient, pondaient, n'ayant
plus rien à dire, se torturant le cerveau pour en faire sortir quelque
chose de nouveau, saugrenu, incongru: car le public, gorgé, se lassait
de tous les plats et trouvait bientôt fades les imaginations de
plaisirs les plus dévergondées: il fallait faire l'éternelle
surenchère,--surenchère sur les autres, surenchère sur soi-même;--et
ils pondaient leur sang, ils pondaient leurs entrailles: c'était un
spectacle lamentable et grotesque.

Christophe ne connaissait pas tous les dessous de ce triste métier; et
s'il les eût connus, il n'en eût pas été plus indulgent: car rien au
monde n'excusait à ses yeux un artiste de vendre l'art pour trente
deniers...

--(Même pas d'assurer le bien-être de ceux qu'il aime?

--Même pas.

--Ce n'est pas humain.

--Il ne s'agit pas d'être humain, il s'agit d'être un homme...
Humain!... Dieu bénisse votre humanitarisme au foie blanc!... On n'aime
pas vingt choses à la fois, on ne sert pas plusieurs dieux!...)

Dans sa vie de travail, Christophe n'était guère sorti de l'horizon de
sa petite ville allemande; il ne pouvait se douter que cette
dépravation artistique, qui s'étalait à Paris, était commune à
presque toutes les grandes villes; et les préjugés héréditaires de
«la chaste Allemagne» contre «l'immoralité latine» se réveillaient
en lui. Sylvain Kohn aurait eu beau jeu à lui opposer ce qui se passait
sur les bords de la Sprée, et l'effroyable pourriture d'une élite de
l'Allemagne impériale, dont la brutalité rendait l'ignominie plus
repoussante encore. Mais Sylvain Kohn ne pensait pas à en tirer
avantage; il n'en était pas plus choqué que des mœurs parisiennes. Il
pensait ironiquement: «Chaque peuple a ses usages»; et il trouvait
naturels ceux du monde où il vivait: Christophe pouvait donc croire
qu'ils étaient la nature même de la race. Aussi ne se faisait-il pas
faute, comme ses compatriotes, de voir dans l'ulcère qui dévore les
aristocraties intellectuelles de tous les pays le vice propre de l'art
français, la tare des races latines.

Ce premier contact avec la littérature parisienne lui fut pénible, et
il lui fallut du temps pour l'oublier, par la suite. Les œuvres ne
manquaient pourtant pas qui n'étaient point uniquement occupées de ce
que l'un de ces écrivains appelait noblement «le goût des
divertissements fondamentaux». Mais des plus belles et des meilleures,
rien ne lui arrivait. Elles n'étaient pas de celles qui cherchent les
suffrages des Sylvain Kohn; elles ne s'inquiétaient pas d'eux, et ils
ne s'inquiétaient pas d'elles: ils s'ignoraient mutuellement. Jamais
Sylvain Kohn n'en eût parlé à Christophe. De bonne foi, il était
convaincu que ses amis et lui incarnaient l'art français, et qu'en
dehors de ceux que leur opinion avait sacrés grands hommes, il n'y
avait point de talent, il n'y avait point d'art, il n'y avait point de
France. Des poètes qui étaient l'honneur des lettres, la couronne de
la France, Christophe ne connut rien. Des romanciers, seuls lui
parvinrent, émergeant au-dessus de la marée des médiocres, quelques
livres de Barrès et d'Anatole France. Mais il était trop peu
familiarisé avec la langue pour pouvoir bien goûter l'ironie érudite
de l'un, le sensualisme cérébral de l'autre. Il resta quelque temps à
regarder curieusement les orangers en caisse, qui poussaient dans la
serre d'Anatole France, et les narcisses grêles, qui émaillaient le
cimetière d'âme de Barrès. Il s'arrêta quelques instants devant le
génie, un peu sublime, un peu niais, de Maeterlinck: un mysticisme
monotone, mondain, s'en exhalait. Il se secoua, tomba dans le torrent
épais, le romantisme boueux de Zola, qu'il connaissait déjà, et n'en
sortit que pour se noyer tout à fait dans une inondation de
littérature.

De ces plaines submergées s'exhalait un _odor di femina._ La
littérature d'alors pullulait de femmes et d'hommes femelles.--Il est
bien que les femmes écrivent, si elles ont la sincérité de peindre ce
qu'aucun homme n'a su voir tout à fait: le fond de l'âme féminine.
Mais bien peu l'osaient faire; la plupart n'écrivaient que pour attirer
l'homme: elles étaient aussi menteuses dans leurs livres que dans leurs
salons; elles s'embellissaient fadement, et flirtaient avec le lecteur.
Depuis qu'elles n'avaient plus de confesseur à qui raconter leurs
petites malpropretés, elles les racontaient au public. C'était une
pluie de romans, presque toujours scabreux, toujours maniérés, écrits
dans une langue qui avait l'air de zézayer, une langue qui sentait la
boutique à parfums, et l'obsédante odeur fade, chaude et sucrée. Elle
était partout dans cette littérature. Christophe pensait, comme
Gœthe: «Que les femmes fassent autant qu'elles veulent des poésies et
des écrits! Mais que les hommes n'écrivent pas comme des femmes!
Voilà ce qui ne me plaît point.» Il ne pouvait voir sans dégoût
cette coquetterie louche, ces minauderies, cette sensiblerie qui se
dépensait de préférence au profit des êtres les moins dignes
d'intérêt, ce style pétri de mignardise et de brutalité, ces
charretiers psychologues.

Mais Christophe se rendait compte qu'il ne pouvait juger. Il était
assourdi par le bruit de la foire aux paroles. Impossible d'entendre les
jolis airs de flûte, qui se perdaient au milieu. Parmi ces œuvres de
volupté, il en était au fond desquelles souriait sur le ciel limpide
la ligne harmonieuse des collines de l'Attique,--tant de talent et de
grâce, une douceur de vivre, une finesse de style, une pensée pareille
aux langoureux adolescents de Pérugin et du jeune Raphaël, qui, les
yeux à demi-clos, sourient à leur rêve amoureux. Christophe n'en
voyait rien. Rien ne pouvait lui révéler les courants de l'esprit. Un
Français aurait eu lui-même grand'peine à s'y reconnaître. Et la
seule constatation qu'il lui était permis de faire, c'était de ce
débordement d'écriture, qui avait l'air d'une calamité publique. Il
semblait que tout le monde écrivît: hommes, femmes et enfants,
officiers, comédiens, gens du monde et forbans. Une vraie épidémie.

Christophe renonça, pour l'instant, à se faire une opinion. Il sentait
qu'un guide, comme Sylvain Kohn, ne pourrait que l'égarer tout à fait.
L'expérience qu'il avait eue en Allemagne d'un cénacle littéraire le
mettait justement en défiance; il était sceptique à l'égard des
livres et des revues: savait-on s'ils ne représentaient pas simplement
l'opinion d'une centaine de désœuvrés, ou même si l'auteur n'était
pas tout le public à lui tout seul? Le théâtre donnait une idée plus
exacte de la société. Il tenait à Paris, dans la vie quotidienne, une
place exorbitante. C'était un restaurant pantagruélique, qui ne
suffisait pas à assouvir l'appétit de ces deux millions d'hommes. Une
trentaine de grands théâtres, sans parler des scènes de quartier, des
cafés-concerts, des spectacles divers,--une centaine de salles, chaque
soir, presque toutes pleines. Un peuple d'acteurs et d'employés. Les
quatre théâtres subventionnés occupant à eux seuls près de trois
mille personnes, et dépensant dix millions. Paris entier rempli de la
gloire des cabots. À chaque pas, d'innombrables photos, dessins,
caricatures, répétaient leurs grimaces, les gramophones leur
nasillement, les journaux leurs jugements sur l'art et sur la politique.
Ils avaient leur presse spéciale. Ils publiaient leurs Mémoires
héroïques et familiers. Parmi les autres Parisiens, ces grands enfants
flâneurs qui passaient leur temps à se singer, ces singes complets
tenaient le sceptre; et les auteurs dramatiques étaient leurs
chambellans. Christophe pria Sylvain Kohn de l'introduire dans le
royaume des reflets et des ombres.



Mais Sylvain Kohn n'était pas un guide plus sûr dans ce pays que dans
celui des livres, et la première impression que Christophe eut, grâce
à lui, des théâtres parisiens, ne fut pas moins repoussante que celle
de ses premières lectures. Il semblait que partout régnât le même
esprit de prostitution cérébrale.

Il y avait deux écoles parmi les marchands de plaisir. L'une était a
la bonne vieille mode, la façon nationale, le gros plaisir bien sale,
à la bonne franquette, la joie de la laideur, des digestions copieuses,
des difformités physiques, les gens en caleçon, les plaisanteries de
corps de garde, la bisque, le poivre rouge, les viandes faisandées, les
cabinets particuliers,--«cette mâle franchise», comme disent ces
gens-là, qui prétend concilier la gaillardise et la morale, parce
qu'après quatre actes de chienneries, elle ramène le triomphe du Code
en jetant, au hasard de quelque imbroglio, la femme légitime dans le
lit du mari qu'elle voulait cocufier:--(pourvu que la loi soit sauve, la
vertu l'est aussi),--cette honnêteté grivoise, qui défend le mariage,
en lui donnant les allures de la débauche:--le genre gaulois.

L'autre école était _modern-style._ Elle était beaucoup plus
raffinée, plus écœurante aussi. Les Juifs parisianisés (et les
chrétiens judaïsés), qui foisonnaient au théâtre, y avaient
introduit le mic-mac de sentiments, qui est le trait distinctif d'un
cosmopolitisme dégénéré. Ces fils qui rougissaient de leur père
s'appliquaient à renier la conscience de leur race; ils n'y
réussissaient que trop. Après avoir dépouillé leur âme séculaire,
il ne leur restait plus de personnalité que pour mêler les valeurs
intellectuelles et morales des autres peuples; ils en faisaient une
macédoine, une _olla podrida_: c'était leur façon d'en jouir. Ceux
qui étaient les maîtres du théâtre à Paris excellaient à battre
ensemble l'ordure et le sentiment, à donner à la vertu un parfum de
vice, au vice un parfum de vertu, à intervertir toutes les relations
d'âge, de sexe, de famille, d'affections. Leur art avait ainsi une
odeur _sui generis_, qui sentait bon et mauvais à la fois,
c'est-à-dire très mauvais: ils nommaient cela «amoralisme».

Un de leurs héros de prédilection était alors le vieillard amoureux.
Leur théâtre en offrait une riche galerie de portraits. Ils trouvaient
dans la peinture de ce type l'occasion d'étaler mille délicatesses.
Tantôt le héros sexagénaire avait sa fille pour confidente; il lui
parlait de sa maîtresse; elle lui parlait de ses amants; ils se
conseillaient fraternellement; le bon père aidait sa fille dans ses
adultères; la bonne fille s'entremettait auprès de la maîtresse
infidèle, la suppliait de revenir, la ramenait au bercail. Tantôt le
digne vieillard se faisait le confident de sa maîtresse; il causait
avec elle des amants qu'elle avait, sollicitait le récit de ses
libertinages, et même il finissait par y trouver plaisir. On voyait des
amants, gentlemen accomplis, qui étaient les intendants gagés de leurs
anciennes maîtresses, veillaient sur leur commerce et leurs
accouplements. Les femmes du monde volaient. Les hommes étaient
maquereaux, les filles lesbiennes. Tout cela, dans le meilleur monde: le
monde riche,--le seul qui comptât. Car il permettait d'offrir aux
clients, sous le couvert des séductions du luxe, une marchandise
avariée. Ainsi maquillée, elle s'enlevait sur la place; les jeunes
femmes et les vieux messieurs en faisaient leurs délices. Il se
dégageait de là un fumet de cadavre et de pastilles du sérail.

Leur style n'était pas moins mêlé que leurs sentiments. Ils
s'étaient fait un argot composite, d'expressions de toutes classes et
de tous pays, pédantesque, chatnoiresque, classique, lyrique,
précieux, poisseux, poissard, mixture de coq-à-l'âne, d'afféteries,
de grossièretés et de mots d'esprit, qui semblaient avoir un accent
étranger. Ironiques, et doués d'un humour bouffon, ils n'avaient pas
beaucoup d'esprit naturel; mais, adroits comme ils étaient, ils en
fabriquaient assez habilement, à l'instar de Paris. Si la pierre
n'était pas toujours de la plus belle eau, et si presque toujours la
monture était d'un goût baroque et surchargé, du moins cela brillait,
aux lumières: c'était tout ce qu'il fallait. Intelligents d'ailleurs,
bons observateurs, mais observateurs myopes, les yeux déformés depuis
des siècles par la vie de comptoir, examinant les sentiments à la
loupe, grossissant les choses menues et ne voyant pas les grandes, avec
une prédilection marquée pour les oripeaux, ils étaient incapables de
peindre autre chose que ce qui semblait à leur snobisme de parvenus
l'idéal de l'élégance: une poignée de viveurs fatigués et
d'aventuriers, qui se disputaient la jouissance de quelque argent volé
et de femelles sans vertu.

Parfois la vraie nature de ces écrivains juifs se réveillait, montait
des lointains de leur être, à propos d'on ne savait quels échos
mystérieux provoqués par le choc d'un mot. Alors, c'était un amalgame
étrange de siècles et de races, un souffle du Désert qui, par delà
les mers, apportait dans ces alcôves parisiennes des relents de bazar
turc, l'éblouissement des sables, des hallucinations, une sensualité
ivre, une puissance d'invectives, une névrose enragée, à deux doigts
des convulsions, une frénésie de détruire,--Samson, qui brusquement
assis depuis des siècles dans l'ombre se lève comme un lion, et secoue
avec rage les colonnes du Temple, qui s'écroulent sur lui et sur la
race ennemie.

Christophe se boucha le nez, et dit à Sylvain Kohn:

--Il y a de la force là-dedans; mais elle pue. Assez! Allons voir
autre chose.

--Quoi? demanda Sylvain Kohn.

--La France.

--La voilà! dit Kohn.

--Ce n'est pas possible, fit Christophe. La France n'est pas ainsi.

--La France, comme l'Allemagne.

--Je n'en crois rien. Un peuple qui serait ainsi n'en aurait pas pour
vingt ans: il sent déjà le pourri. Il y a autre chose.

--Il n'y a rien de mieux.

--Il y a autre chose, s'entêta Christophe.

--Oh! nous avons aussi de belles âmes, dit Sylvain Kohn, et des
théâtres à leur mesure. Est-ce là ce qu'il vous faut? On peut vous
en offrir.

Il conduisit Christophe au Théâtre-Français.



On jouait, ce soir-là, une comédie moderne, en prose, qui traitait
d'une question juridique.

Dès les premiers mots, Christophe ne sut plus dans quel monde cela se
passait. Les voix des acteurs étaient démesurément amples, lentes,
graves, compassées; elles articulaient toutes les syllabes, comme si
elles voulaient donner des leçons de diction; elles paraissaient
scander perpétuellement des alexandrins, avec des hoquets tragiques.
Les gestes étaient solennels et presque hiératiques. L'héroïne,
drapée de son peignoir comme d'un péplum grec, le bras levé, la tête
baissée, jouait l'Antigone toujours, et souriait d'un sourire
d'éternel sacrifice, en modulant les notes les plus profondes de son
beau contralto. Le père noble marchait d'un pas de maître d'armes,
avec une dignité funèbre, un romantisme en habit noir. Le jeune
premier se contractait froidement la gorge pour en tirer des pleurs. La
pièce était écrite en style de tragédie-feuilleton: c'étaient des
mots abstraits, des épithètes bureaucratiques, des périphrases
académiques. Pas un mouvement, pas un cri imprévu. Du commencement à
la fin, un mécanisme d'horloge, un problème posé, un schéma
dramatique, un squelette de pièce, et dessus, point de chair, des
phrases de livre. Au fond de ces discussions qui voulaient paraître
hardies, des idées timorées, une âme de petit bourgeois gourmé.

L'héroïne avait divorcé d'avec un mari indigne, dont elle avait un
enfant, et elle s'était remariée avec un honnête homme qu'elle
aimait. Il s'agissait de prouver que, même en ce cas, le divorce était
condamné par la nature, comme par le préjugé. Pour cela, rien de plus
facile: l'auteur s'arrangeait de façon à ce que le premier mari reprit
la femme, une fois, par surprise. Et après, au lieu de la nature toute
simple, qui eût voulu des remords, une honte peut-être, mais le désir
d'aimer d'autant plus le second, l'honnête homme, on présentait un cas
de conscience héroïque, hors nature. Il en coûte si peu d'être
vertueux, hors nature! Les écrivains français n'ont pas l'air
familiers avec la vertu: ils forcent la note, quand ils en parlent; il
n'y a plus moyen d'y croire. On dirait qu'on a toujours affaire à des
héros de Corneille, à des rois de tragédie.--Et ne sont-ils pas des
rois, ces héros millionnaires, ces héroïnes qui, toutes, ont, pour le
moins, un hôtel à Paris et deux ou trois châteaux? La richesse, pour
cette sorte d'écrivains, est une beauté, presque une vertu.

Le public paraissait à Christophe encore plus étonnant que la pièce.
Aucune invraisemblance ne le troublait. Il riait aux bons endroits,
quand l'acteur disait la phrase qui _devait_ faire rire, en l'annonçant
à l'avance, afin qu'on eût le temps de se préparer à rire. Il se
mouchait, toussait, ému jusques aux larmes, quand les mannequins
tragiques hoquetaient, rugissaient, ou s'évanouissaient, selon des
rites consacrés.

--Et on dit que les Français sont légers! s'exclama Christophe, au
sortir de la représentation.

--Il y a temps pour tout, dit Sylvain Kohn, gouaillant. Vous vouliez
de la vertu? Vous voyez qu'il y en a encore en France.

--Mais ce n'est pas de la vertu, se récria Christophe, c'est de
l'éloquence!

--Chez nous, dit Sylvain Kohn, la vertu au théâtre est toujours
éloquente.

--Vertu de prétoire, dit Christophe, la palme est au plus bavard. Je
hais les avocats. N'avez-vous pas des poètes, en France?

Sylvain Kohn le mena à des théâtres poétiques.



Il y avait des poètes en France. Il y avait même de grands poètes.
Mais le théâtre n'était pas pour eux. Il était pour les rimeurs. Le
théâtre est à la poésie ce qu'est l'opéra à la musique. Comme
disait Berlioz: _Sicut amori lupanar._

Christophe vit des princesses courtisanes par sainteté, qui mettaient
leur honneur à se prostituer, et que l'on comparait au Christ,
gravissant le calvaire;--des amis qui trompaient leur ami, par
dévouement pour lui;--de vertueux ménages a trois;--des cocus
héroïques: (le type était devenu, comme la chaste prostituée, un
article européen; l'exemple du roi Marke leur avait tourné la tête:
tel le cerf de saint Hubert, ils ne se présentaient plus qu'avec une
auréole).--Christophe vit aussi des filles galantes, qui étaient
partagées, comme Chimène, entre la passion et le devoir: la passion
était de suivre un nouvel amant; le devoir était de rester avec
l'ancien, un vieux qui leur donnait de l'argent, et que d'ailleurs elles
trompaient. À la fin, noblement, elles choisissaient le
devoir.--Christophe trouvait que ce devoir différait peu du sordide
intérêt; mais le public était content. Le mot de Devoir lui
suffisait; il ne tenait pas à la chose: le pavillon couvrait la
marchandise.

Le comble de l'art était quand pouvaient s'accorder, de la façon la
plus paradoxale, l'immoralité sexuelle avec l'héroïsme cornélien.
Ainsi, tout était satisfait chez ce public parisien: son libertinage
d'esprit, et sa vertu oratoire.--Il faut lui rendre justice: il était
encore plus bavard que paillard. L'éloquence faisait ses délices. Il
se fût fait fouetter pour un beau discours. Vice ou vertu, héroïsme
abracadabrant ou bassesse crapuleuse, il n'était pas de pilule qu'on ne
lui fît avaler, dorée de rimes sonores et de mots ronflants. Tout
était matière à couplets. Tout était phrases. Tout était jeu. Quand
Hugo faisait entendre son tonnerre, vite, (comme disait son apôtre,
Mendès), il y mettait une sourdine, pour ne pas effrayer même
un petit enfant... (L'apôtre était persuadé qu'il faisait un
compliment.)--Jamais on ne sentait dans leur art une force de la nature.
Ils mondanisaient tout: l'amour, la souffrance, la mort. Comme en
musique,--bien plus encore qu'en musique, qui était un art plus jeune
en France et relativement plus naïf,--ils avaient la terreur du
«déjà dit». Les mieux doués s'appliquaient froidement à en prendre
le contrepied. La recette était simple: on faisait choix d'une
légende, ou d'un conte d'enfant, et on leur faisait dire juste le
contraire de ce qu'ils voulaient dire. On obtenait ainsi Barbe-Bleue
battu par ses femmes, ou Polyphème qui se crève l'œil, par bonté,
afin de se sacrifier au bonheur d'Acis et de Galatée. En tout cela,
rien de sérieux, que la forme. Encore semblait-il à Christophe (mais
il était mauvais juge) que ces maîtres de la forme étaient de
petits-maîtres et des maîtres pasticheurs, plutôt que de grands
écrivains, créateurs de leur style, et peignant largement.

Nulle part, le mensonge poétique ne s'étalait avec plus d'insolence
que dans le drame héroïque. Ils se faisaient du héros une conception
burlesque:


«_L'important, c'est d'avoir une âme magnifique.
Un œil d'aigle, un front large et haut comme un portique,
Un air puissant et grave, émouvant, radieux,
Un cœur plein de frissons, du rêve plein les yeux._»


De tels vers étaient pris au sérieux. Sous l'affublement des grands
mots, des panaches, des parades de théâtre avec des épées de
fer-blanc et des casques en carton, on retrouvait toujours l'incurable
futilité d'un Sardou, l'intrépide vaudevilliste, qui jouait Guignol
avec l'histoire. À quoi pouvait répondre, dans la réalité, l'absurde
héroïsme d'un Cyrano? Ces gens-là remuaient le ciel et la terre, ils
faisaient sortir de leurs tombeaux l'Empereur et ses légions, les
bandes de la Ligue, les _condottieri_ de la Renaissance, tous les
cyclones humains qui dévastèrent l'univers:--et c'était pour montrer
quelque fantoche, impassible dans les massacres, entouré d'armées de
reîtres et de sérails de captives, qui se consumait d'un amour de
petit bêta romanesque pour une femme qu'il avait vue, dix ou quinze ans
avant,--ou le roi Henri IV, qui allait se faire assassiner, parce que sa
maîtresse ne l'aimait pas!

C'est ainsi que ces bonnes gens jouaient les rois et les héros en
chambre. Dignes rejetons des illustres benêts du temps du _Grand
Cyrus_, ces Gascons de l'idéal,--Scudéry, La Calprenède,--chantres du
faux héroïsme, de l'héroïsme impossible, qui est l'ennemi du vrai...
Christophe remarquait avec étonnement que les Français, qui se disent
si fins, n'avaient pas le sens du ridicule.

Mais ce qui passait tout, c'était quand la religion était à la mode!
Alors, pendant le carême, des comédiens lisaient au théâtre de la
Gaîté les sermons de Bossuet, avec accompagnement d'orgue. Des auteurs
israélites écrivaient pour des actrices israélites des tragédies sur
sainte Thérèse. On jouait _Chemin de Croix_ à la Bodinière,
_l'Enfant Jésus_ à l'Ambigu, _la Passion_ à la Porte-Saint-Martin,
_Jésus_ à l'Odéon, des Suites d'orchestre sur le _Christ_, au Jardin
d'Acclimatation. Quelque brillant causeur, un poète de l'amour
voluptueux, faisait au Châtelet une conférence sur _la Rédemption._
Naturellement, de tout l'Évangile, ce que ces snobs avaient le mieux
retenu, c'était Pilate et la Madeleine:--«_Qu'est-ce que la
Vérité?_», et la vierge folle.--Et leurs Christs boulevardiers
étaient d'affreux bavards, au courant des dernières ficelles de la
casuistique mondaine.

Christophe dit:

--Cela, c'est le pire de tout. C'est le mensonge incarné. J'étouffe.
Sortons d'ici!



Un grand art classique se maintenait pourtant au milieu de ces
industries modernes, comme les ruines des temples antiques parmi les
constructions prétentieuses de la Rome d'aujourd'hui. Mais, à
l'exception de Molière, Christophe n'était pas encore en état de
l'apprécier. Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du
génie de la race. Rien ne lui était plus incompréhensible que la
tragédie du XVIIe siècle,--la province de l'art français la moins
accessible aux étrangers, justement parce qu'elle est située au cœur
même de la France. Il la trouvait assommante, froide, sèche,
écœurante de pédantisme et de minauderies. Une action indigente ou
forcée, des personnages abstraits comme des arguments de rhétorique,
ou insipides comme une conversation de femmes du monde. Une caricature
des sujets et des héros antiques. Un étalage de raison, de raisons,
d'arguties, de psychologie, d'archéologie démodée. Des discours, des
discours, des discours: l'éternel bavardage français. Que cela fût
beau ou non, Christophe se refusait ironiquement à en décider: il ne
s'intéressait à rien là-dedans; quelles que fussent les thèses
soutenues tour à tour par les orateurs de _Cinna_, il lui était
parfaitement indifférent que l'une ou l'autre de ces machines à
harangues l'emportât, à la fin.

Il constatait d'ailleurs que le public français n'était pas de son
avis et qu'il applaudissait fort. Cela ne contribuait pas à dissiper le
malentendu: il voyait ce théâtre au travers du public; et il
reconnaissait dans les Français modernes certains traits, déformés,
des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le
visage flétri d'une vieille coquette les traits purs de sa fille: le
spectacle est peu propre à faire naître l'illusion amoureuse!... Comme
les gens d'une même famille, qui sont habitués à se voir, les
Français ne s'apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en
était frappé, et il l'exagérait: il ne voyait plus qu'elle. L'art
d'aujourd'hui lui semblait offrir les caricatures des grands ancêtres;
et les grands ancêtres, à leur tour, lui apparaissaient en
caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lignée de rhéteurs
poétiques, enragés à placer partout des cas de conscience sublimes et
absurdes. Et Racine se confondait avec sa postérité de petits
psychologues parisiens, penchés prétentieusement sur leurs cœurs.

Tous ces vieux écoliers ne sortaient pas de leurs classiques. Les
critiques continuaient indéfiniment à discuter sur _Tartuffe_ et sur
_Phèdre._ Ils ne s'en lassaient point. Ils se délectaient, vieillards,
des mêmes plaisanteries qui avaient fait leurs délices, quand ils
étaient enfants. Il en serait ainsi jusqu'à la fin de la race. Aucun
pays, au monde, ne conservait aussi enraciné le culte de ses
arrière-grands-pères. Le reste de l'univers ne l'intéressait point.
Combien n'avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui
avait été écrit en France, sous le Grand Roi! Leurs théâtres ne
jouaient ni Gœthe, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel,
ni Strindberg, ni Lope, ni Calderon, ni aucun des grands hommes d'aucune
des autres nations, à part la Grèce antique, dont ils se disaient les
héritiers,--(comme tous les peuples d'Europe). De loin en loin, ils
éprouvaient le besoin d'enrôler Shakespeare. C'était la pierre de
touche. Il y avait parmi eux deux écoles d'interprètes: les uns
jouaient _le Roi Lear_, avec un réalisme bourgeois, comme une comédie
d'Émile Augier; les autres faisaient d'_Hamlet_ un opéra, avec des
airs de bravoure et des vocalises à la Victor Hugo. Il ne leur venait
point à l'idée que la réalité pût être poétique, ni la poésie
une langue spontanée, pour des cœurs débordants de vie. Shakespeare
paraissait faux. On en revenait vite à Rostand.

Cependant, depuis vingt ans, un effort était fait pour renouveler le
théâtre; le cercle étroit de la littérature parisienne s'était
élargi; elle touchait à tout, avec un semblant d'audace. Même, deux
ou trois fois, la mêlée du dehors, la vie publique avait crevé, d'une
poussée, le rideau des conventions. Mais ils se dépêchaient de
recoudre les déchirures. C'étaient des pères douillets, qui avaient
peur de voir les choses comme elles sont. Un esprit de société, une
tradition classique, une routine de l'esprit et de la forme, un manque
de sérieux profond, les empêchaient d'aller jusqu'au bout de leurs
audaces. Les problèmes les plus poignants devenaient des jeux
ingénieux; et tout se ramenait finalement à des questions de
femmes,--de petites femmes. Ô la triste figure que faisaient sur leurs
tréteaux les fantômes des grands hommes: l'Anarchie héroïque
d'Ibsen, l'Évangile de Tolstoy, le Surhomme de Nietzsche!...

Les écrivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l'air de
penser des choses nouvelles. Au fond, ils étaient tous conservateurs.
Il n'était pas en Europe de littérature où régnât plus généralement
le passé, «l'éternel hier»: dans les grandes Revues, dans les
grands journaux, dans les théâtres subventionnés, dans les Académies.
Paris était en littérature ce que Londres était en politique:
le frein modérateur de l'esprit européen. L'Académie française
était une Chambre des Lords. Des institutions de l'Ancien Régime
persistaient à imposer leur norme d'autrefois à la société nouvelle.
Les éléments révolutionnaires étaient rejetés ou assimilés promptement.
Ils ne demandaient qu'à l'être. Même quand le gouvernement affectait
en politique des allures socialistes, en art il se mettait à la
remorque des Écoles Académiques. Contre les Académies, on ne luttait
qu'à coups de cénacles; et on luttait fort mal. Car aussitôt qu'un du
cénacle le pouvait, il enjambait dans une Académie et devenait plus
académique que les autres. Au reste, que l'écrivain fût à l'avant-garde,
ou dans les fourgons de l'armée, il était prisonnier de son groupe et
des idées de son groupe. Les uns s'enfermaient dans leur _Credo_
académique, les autres dans leur _Credo_ révolutionnaire; et, au bout
du compte, c'étaient toujours les mêmes œillères.



Pour réveiller Christophe, Sylvain Kohn lui proposa encore de le mener
à des théâtres d'un genre spécial,--le dernier mot du raffinement.
On y voyait des meurtres, des viols, des folies, des tortures, yeux
arrachés, ventres étripés, tout ce qui pouvait secouer les nerfs et
satisfaire la barbarie cachée d'une élite trop civilisée. Cela
exerçait un attrait sur un public de jolies femmes et de mondains,--les
mêmes qui allaient bravement s'enfermer pendant des après-midi dans
les salles étouffantes du Palais de Justice, pour suivre des procès
scandaleux, en bavardant, riant, et croquant des bonbons. Mais
Christophe refusa avec indignation. Plus il avançait dans cet art, plus
il sentait se préciser l'odeur, qui, dès les premiers pas, l'avait
saisi, sournoise, puis tenace, suffocante: l'odeur de mort.

La mort: elle était partout, sous ce luxe, sous ce bruit. Christophe
s'expliquait la répulsion qu'il avait tout d'abord éprouvée pour
certaines de ces œuvres. Ce n'était pas leur immoralité qui le
choquait. Moralité, immoralité, amoralité,--ces mots ne veulent rien
dire. Christophe ne s'était jamais fait de théories morales; il aimait
dans le passé de très grands poètes et de très grands musiciens, qui
n'étaient pas de petits saints; quand il avait la chance de rencontrer
un grand artiste, il ne lui demandait pas son billet de confession; il
lui demandait plutôt:

--Es-tu sain?

Être sain, tout est là. «Si le poète est malade, qu'il commence par se
guérir, dit Gœthe. Quand il sera guéri, il écrira.»

Les écrivains parisiens étaient malades; ou, quand l'un était sain,
il en avait honte; il s'en cachait, il tâchait de se donner une bonne
maladie. Leur mal ne se révélait pas à tel trait de leur art:--à
l'amour du plaisir, à la licence extrême de la pensée, à l'esprit de
critique destructeur. Tous ces traits pouvaient être--étaient, suivant
les cas,--sains ou malsains; il n'y avait en eux aucun germe de mort. Si
la mort était là, elle ne venait pas de ces forces, elle venait de
leur emploi par ces gens, elle était dans ces gens.--Et lui aussi,
Christophe, aimait le plaisir. Lui aussi aimait la liberté. Il avait
soulevé contre lui l'opinion de sa petite ville allemande, par sa
franchise à soutenir des idées, qu'il retrouvait maintenant, prônées
par ces Parisiens, et qui, prônées par eux, maintenant le
dégoûtaient. Les mêmes idées, pourtant. Mais elles ne sonnaient plus
de même. Quand Christophe, impatient, secouait le joug des maîtres du
passé, quand il partait en guerre contre l'esthétique et la morale
pharisiennes, ce n'était pas un jeu pour lui, comme pour ces beaux
esprits; il était sérieux, terriblement sérieux; et sa révolte avait
pour but la vie, la vie féconde, grosse des siècles à venir. Chez ces
gens, tout allait à la jouissance stérile. Stérile. Stérile.
C'était le mot de l'énigme. Une débauche inféconde de la pensée et
des sens. Un art brillant, plein d'esprit, d'habileté,--une belle
forme, certes, une tradition de la beauté, qui se maintenait
indestructible, en dépit des alluvions étrangères,--un théâtre qui
était du théâtre, un style qui était un style, des auteurs qui
savaient leur métier, des écrivains qui savaient écrire, le squelette
assez beau d'un art, d'une pensée, qui avaient été puissants. Mais un
squelette. Des mots qui tintent, des phrases qui sonnent, des
froissements métalliques d'idées qui se heurtent dans le vide, des
jeux d'esprit, des cerveaux sensuels, et des sens raisonneurs. Tout cela
ne servait à rien, qu'à jouir égoïstement. Cela allait à la mort.
Phénomène analogue à celui de l'effrayante dépopulation de la
France, que l'Europe observait--escomptait--en silence. Tant d'esprit et
d'intelligence, des sens si affinés, se dépensaient en une sorte
d'onanisme honteux! Ils ne s'en doutaient point. Ils riaient. C'était
même la seule chose qui rassurât Christophe: ces gens-là savaient
encore bien rire; tout n'était pas perdu. Il les aimait beaucoup moins,
quand ils voulaient se prendre au sérieux; et rien ne le blessait
autant que de voir des écrivains, qui ne cherchaient dans l'art qu'un
instrument de plaisir, se donner comme les prêtres d'une religion
désintéressée:

--Nous sommes des artistes, répétait avec complaisance Sylvain Kohn.
Nous faisons de l'art pour l'art. L'art est toujours pur; il n'a rien
que de chaste. Nous explorons la vie, en touristes que tout amuse. Nous
sommes les curieux de rares voluptés, les éternels Don Juan amoureux
de la beauté.

--Vous êtes des hypocrites, finit par riposter Christophe.
Pardonnez-moi de vous le dire. Je croyais jusqu'ici qu'il n'y avait que
mon pays qui l'était. En Allemagne, nous avons l'hypocrisie de parler
toujours d'idéalisme, en poursuivant toujours notre intérêt; et nous
nous persuadons que nous sommes idéalistes, en ne pensant qu'à notre
égoïsme. Mais vous êtes bien pires: vous couvrez du nom d'Art et de
Beauté (avec une majuscule) votre luxure nationale,--quand vous
n'abritez point votre Pilatisme moral sous le nom de Vérité, de
Science, de Devoir intellectuel, qui se lave les mains des conséquences
possibles de ses recherches hautaines. L'art pour l'art!... Une foi
magnifique! Mais la foi seulement des forts. L'art! Étreindre la vie,
comme l'aigle sa proie, et l'emporter dans l'air, s'élever avec elle
dans l'espace serein!... Pour cela, il faut des serres, de vastes ailes,
et un cœur puissant. Mais vous n'êtes que des moineaux, qui, quand ils
ont trouvé quelque morceau de charogne, le dépècent sur place et se
le disputent en piaillant... L'art pour l'art!... Malheureux! L'art
n'est pas une vile pâture, livrée aux vils passants. Une jouissance,
certes, et de toutes la plus enivrante. Mais elle n'est le prix que
d'une lutte acharnée, et son laurier couronne la victoire de la force.
L'art est la vie domptée. L'empereur de la vie. Quand on veut être
César, il faut en avoir l'âme. Vous n'êtes que des rois de théâtre:
c'est un rôle que vous jouez, vous n'y croyez même pas. Et, comme ces
acteurs, qui se font gloire de leurs difformités, vous faites de la
littérature avec les vôtres. Vous cultivez amoureusement les maladies
de votre peuple, sa peur de l'effort, son amour du plaisir, des
idéologies sensuelles, de l'humanitarisme chimérique, de tout ce qui
engourdit voluptueusement la volonté et peut lui enlever toutes ses
raisons d'agir. Vous le menez droit aux fumeries d'opium. Et vous le
savez bien; mais vous ne le dites point: la mort est au bout.--Eh bien,
moi, je dis: Où est la mort, l'art n'est point. L'art, c'est ce qui
fait vivre. Mais les plus honnêtes d'entre vos écrivains sont si
lâches que, même quand le bandeau leur est tombé des yeux, ils
affectent de ne pas voir; ils ont le front de dire:

--C'est dangereux, je l'avoue; il y a du poison là-dedans; mais c'est
plein de talent!

Comme si, en correctionnelle, le juge disait d'un apache:

--Il est un gredin, c'est vrai; mais il a tant de talent!...



Christophe se demandait à quoi servait la critique française. Ce
n'étaient pourtant pas les critiques qui manquaient; ils pullulaient
sur l'art. On n'arrivait plus à voir les œuvres: elles disparaissaient
sous eux.

Christophe n'était pas tendre pour la critique, en général. Il avait
déjà peine à admettre l'utilité de cette multitude d'artistes, qui
formaient comme un quatrième, ou un cinquième État, dans la société
moderne: il y voyait le signe d'une époque fatiguée, qui s'en remet à
d'autres du soin de regarder la vie,--qui sent, par procuration. À plus
forte raison, trouvait-il un peu honteux qu'elle ne fût même plus
capable de voir avec ses yeux ces reflets de la vie, qu'il lui fallût
encore d'autres intermédiaires, des reflets de reflets, en un mot, des
critiques. Au moins, eût-il fallu que ces reflets fussent fidèles.
Mais ils ne reflétaient rien que l'incertitude de la foule, qui faisait
cercle autour. Telles, ces glaces de musée, où se réfléchissent,
avec le plafond peint, les visages des curieux qui tâchent de l'y voir.

Il avait été un temps où ces critiques avaient joui en France d'une
immense autorité. Le public s'inclinait devant leurs arrêts; et il
n'était pas loin de les regarder comme supérieurs aux artistes, comme
des artistes intelligents:--(les deux mots ne semblaient pas faits pour
aller ensemble).--Puis, ils s'étaient multipliés à l'excès; ils
étaient trop d'augures: cela gâte le métier. Quand il y a tant de
gens, qui affirment, chacun, qu'il est le seul détenteur de l'unique
vérité, on ne peut plus les croire; et ils finissent par ne plus se
croire eux-mêmes. Le découragement était venu: du jour au lendemain,
suivant l'habitude française, ils avaient passé d'un extrême à
l'autre. Après avoir professé qu'ils savaient tout, ils professaient
maintenant qu'ils ne savaient rien. Ils y mettaient leur point d'honneur
et leur fatuité même. Renan avait enseigné à ces générations
amollies qu'il est élégant de ne rien affirmer sans le nier aussitôt,
ou du moins sans le mettre en doute. Il était de ceux dont parle saint
Paul, «_en qui il y a toujours oui, oui, et puis non, non_». Toute
l'élite française s'était enthousiasmée pour ce _Credo_ amphibie. La
paresse de l'esprit et la faiblesse du caractère y avaient trouvé leur
compte. On ne disait plus d'une œuvre qu'elle était bonne ou mauvaise,
vraie ou fausse, intelligente ou sotte. On disait:

--Il se peut faire... Il n'y a pas d'impossibilité... Je n'en sais
rien... Je m'en lave les mains.

Si l'on jouait une ordure, ils ne disaient pas:

--Voilà une ordure.

Ils disaient:

--Seigneur Sganarelle, changez, s'il vous plaît, cette façon de
parler. Notre philosophie ordonne de parler de tout avec incertitude;
et, par cette raison, vous ne devez pas dire: «Voilà une ordure»,
mais: «Il me semble... Il m'apparaît que voilà une ordure... Mais il
n'est pas assuré que cela soit. Il se pourrait que ce fût un
chef-d'œuvre. Et qui sait si ce n'en est pas un?»

Il n'y avait plus de danger qu'on les accusât de tyranniser les arts.
Jadis, Schiller leur avait fait la leçon, et il avait rappelé aux
tyranneaux de la presse ce qu'il appelait crûment:


_Le Devoir des Domestiques._

«_Avant tout, que la maison soit nette, où la Reine va paraître.
Alerte donc! Balayez les chambres. Voilà pourquoi, Messieurs, vous
êtes là._

«_Mais dès qu'Elle paraît, vite à la porte, valets! Que la servante
ne se carre point dans le fauteuil de la dame!_»


Il fallait rendre justice à ceux d'aujourd'hui. Ils ne s'asseyaient
plus dans le fauteuil de la dame. On voulait qu'ils fussent domestiques:
ils l'étaient.--Mais de mauvais domestiques: ils ne balayaient rien; la
chambre était un taudis. Plutôt que d'y remettre l'ordre et la
propreté, ils se croisaient les bras, et laissaient la tâche au
maître, à la divinité du jour:--le Suffrage Universel.

À la vérité, il se dessinait depuis quelque temps un mouvement de
réaction contre la veulerie anarchique du jour. Quelques esprits plus
fermes avaient entrepris une campagne--bien faible encore--de salubrité
publique; mais Christophe n'en voyait rien, dans le milieu où il se
trouvait. D'ailleurs, on ne les écoutait pas, ou l'on se moquait d'eux.
Quand il arrivait, de loin en loin, qu'un vigoureux artiste eût un
mouvement de révolte contre la niaiserie malsaine de l'art à la mode,
les auteurs répliquaient avec superbe qu'ils avaient raison, puisque le
public était content. Cela suffisait à fermer la bouche aux
objections. Le public avait parlé: suprême loi de l'art! Il ne venait
à l'idée de personne que l'on pût récuser le témoignage d'un public
dépravé, en faveur de ceux qui le dépravaient, ni que l'artiste fût
fait pour commander au public, et non le public à l'artiste. La
religion du Nombre--du nombre des spectateurs et du chiffre des
recettes--dominait la pensée artistique de cette démocratie
mercantilisée. À la suite des auteurs, les critiques docilement
décrétaient que l'office essentiel de l'œuvre d'art est de plaire. Le
succès est la loi; et quand le succès dure, il n'y a qu'a s'incliner.
Ils s'appliquaient donc à pressentir les fluctuations de la Bourse du
plaisir, à lire dans les yeux du public ce qu'il pensait des œuvres.
Le plaisant, c'était que le public s'évertuait de son côté à lire
dans les yeux de la critique ce qu'il fallait penser des œuvres. Ainsi,
tous deux se regardaient; et ils ne voyaient dans les yeux l'un de
l'autre que leur propre indécision.

Jamais pourtant une critique intrépide n'eût été aussi nécessaire.
Dans une République anarchique, la mode, toute-puissante, a rarement
des retours en arrière, comme dans un pays conservateur; elle va de
l'avant, toujours; et c'est une surenchère perpétuelle de fausse
liberté d'esprit, à laquelle presque personne n'ose résister. La
foule est incapable de se prononcer; elle est choquée, au fond; mais
aucun n'ose dire ce que chacun sent en secret. Si les critiques étaient
forts, s'ils osaient être forts, quel serait leur pouvoir! Un robuste
critique, (pensait Christophe, ce jeune despote), pourrait, en quelques
années, se faire le Napoléon du goût public, et balayer à Bicêtre
les malades de l'art. Mais vous n'avez plus de Napoléon... D'abord,
tous vos critiques vivent dans cette atmosphère viciée: ils ne s'en
aperçoivent plus. Puis, ils n'osent parler. Ils se connaissent tous,
ils forment une compagnie, et doivent se ménager: il n'est point
d'indépendant. Pour l'être, il faudrait renoncer à la vie de
société, et aux amitiés mêmes. Qui en aurait le courage, dans une
époque affaiblie où les meilleurs doutent que la justesse d'une
franche critique vaille les désagréments qu'elle peut causer à son
auteur? Qui se condamnerait, par devoir, à faire de sa vie un enfer:
oser tenir tête à l'opinion, lutter contre l'imbécillité publique,
mettre à nu la médiocrité des triomphateurs du jour, défendre
l'artiste inconnu, seul, et livré aux bêtes, imposer les esprits-rois
aux esprits faits pour obéir?--Il arrivait à Christophe d'entendre des
critiques se dire, à une première, le soir, dans les couloirs du
théâtre:

--Hein! Est-ce assez mauvais! Quel four!

Et, le lendemain, dans leurs chroniques, ils parlaient de chef d'œuvre,
de Shakespeare nouveau, et de l'aile du génie, dont le vent avait
passé sur les têtes.

--Ce n'est pas le talent qui manque à votre art, disait Christophe à
Sylvain Kohn; c'est le caractère. Vous auriez plus besoin d'un grand
critique, d'un Lessing, d'un...

--D'un Boileau? dit Sylvain Kohn, goguenardant.

--D'un Boileau, peut-être bien, que de dix artistes de génie.

--Si nous avions un Boileau, dit Sylvain Kohn, on ne l'écouterait pas.

--Si on ne l'écoutait pas, c'est qu'il ne serait pas un Boileau,
répliqua Christophe. Je vous réponds que, du jour où je voudrais vous
dire vos vérités toutes crues, si maladroit que je sois, vous les
entendriez; et il faudrait bien que vous les avaliez.

Mon pauvre vieux! ricana Sylvain Kohn.

Il avait l'air si sûr et si satisfait de la veulerie générale que
Christophe, le regardant, eut soudain l'impression que cet homme était
cent fois plus un étranger en France que lui-même.

--Ce n'est pas possible, dit-il de nouveau, comme le soir où il était
sorti écœuré d'un théâtre des boulevards. Il y a autre chose.

--Qu'est'ce que vous voulez de plus? demanda Kohn.

Christophe répétait avec opiniâtreté:

--La France.

--La France, c'est nous, fit Sylvain Kohn, en s'esclaffant.

Christophe le regarda fixement, un instant, puis secoua la tête, et
reprit son refrain:

--Il y a autre chose.

--Eh bien, mon vieux, cherchez, dit Sylvain Kohn, en riant de plus belle.


Christophe pouvait chercher. Ils l'avaient bien cachée.



[Footnote 3: Voir _Le Matin._]



_DEUXIÈME PARTIE_



Une impression plus forte s'imposait à Christophe, à mesure qu'il
voyait plus clair dans la cuve aux idées, où fermentait l'art
parisien: la suprématie de la femme sur cette société cosmopolite.
Elle y tenait une place absurde, démesurée. Il ne lui suffisait plus
d'être la compagne de l'homme. Il ne lui suffisait même pas de devenir
son égale. Il fallait que son plaisir fût la première loi pour
l'homme. Et l'homme s'y prêtait. Quand un peuple vieillit, il abdique
sa volonté, sa foi, toutes ses raisons de vivre, dans les mains de la
dispensatrice de plaisir. Les hommes font les œuvres; mais les femmes
font les hommes,--(quand elles ne se mêlent pas de faire aussi les
œuvres, comme c'était le cas dans la France d'alors);--et ce qu'elles
font, il serait plus juste de dire qu'elles le défont. L'éternel
féminin a toujours exercé sans doute une force exaltante sur les
meilleurs; mais pour le commun des hommes et pour les époques
fatiguées, il y a, comme l'a dit quelqu'un, un autre féminin tout
aussi éternel, qui les attire en bas. Cet autre était le maître de la
pensée, le roi de la République.



Christophe observait curieusement les Parisiennes, dans les salons où
la présentation de Sylvain Kohn et son talent de virtuose l'avaient
fait accueillir. Comme la plupart des étrangers, il généralisait à
toutes les Françaises ses remarques sans indulgence d'après deux ou
trois types qu'il avait rencontrés: de jeunes femmes, pas très
grandes, sans beaucoup de fraîcheur, la taille souple, les cheveux
teints, un grand chapeau sur leur aimable tête, un peu grosse pour le
corps; les traits nets, la chair un peu soufflée; un nez assez bien
fait, souvent vulgaire, sans caractère, toujours; des yeux en éveil,
mais sans vie profonde, qui tâchaient de se rendre le plus brillants et
le plus grands possible; la bouche bien dessinée, bien maîtresse
d'elle-même; le menton gras; tout le bas de la figure dénotant le
caractère matériel de ces élégantes personnes, qui, si occupées
qu'elles fussent d'intrigues amoureuses, ne perdaient jamais de vue le
souci du monde et de leur ménage. Jolies, mais point de race. Chez
presque toutes ces mondaines, on sentait la bourgeoise pervertie, ou qui
eût voulu l'être, avec les traditions de sa classe: prudence,
économie, froideur, sens pratique, égoïsme. Une vie pauvre. Un désir
du plaisir, procédant beaucoup plus d'une curiosité cérébrale que
d'un besoin des sens. Une volonté de qualité médiocre, mais
décidée. Elles étaient supérieurement habillées, et avaient de
menus gestes automatiques. Tapotant leurs cheveux et leurs peignes, du
revers ou du creux de leurs mains, par petits coups délicats, elles
s'asseyaient toujours de façon à pouvoir se mirer--et surveiller les
autres--dans une glace, voisine ou lointaine, sans compter, au dîner ou
au thé, les cuillers, les couteaux, les cafetières d'argent, polis et
reluisants, où elles attrapaient au passage le reflet de leur visage,
qui les intéressait plus que le reste du monde. Elles observaient à
table une hygiène sévère: buvant de l'eau, et se privant de tous les
mets, qui eussent pu porter atteinte à leur idéal de blancheur
enfarinée.

La proportion des Juives était assez forte dans les milieux que
fréquentait Christophe; et il était attiré par elles, bien que,
depuis sa rencontre avec Judith Mannheim, il n'eût guère d'illusions
sur leur compte. Sylvain Kohn l'avait introduit dans quelques salons
israélites, où il avait été reçu avec l'intelligence habituelle de
cette race, qui aime l'intelligence. Christophe se rencontrait à dîner
avec des financiers, des ingénieurs, des brasseurs de journaux, des
courtiers internationaux, des espèces de négriers,--les hommes
d'affaires de la République. Ils étaient lucides et énergiques,
indifférents aux autres, souriants, expansifs, et fermés. Christophe
avait le sentiment qu'il y avait des crimes sous ces fronts durs, dans
le passé et dans l'avenir de ces hommes assemblés autour de la table
somptueuse, chargée de chairs et de fleurs. Presque tous étaient
laids. Mais le troupeau des femmes, dans l'ensemble, était assez
brillant. Il ne fallait pas les regarder de trop près: la plupart
manquaient de finesse dans la ligne ou la couleur. Mais de l'éclat, une
apparence de vie matérielle assez forte, de belles épaules qui
s'épanouissaient orgueilleusement sous les regards, et un génie pour
faire de leur beauté, et même de leur laideur, un piège à prendre
l'homme. Un artiste eût retrouvé en certaines d'entre elles l'ancien
type romain, les femmes du temps de Néron, ou de celui de Hadrien. On
voyait aussi des figures à la Palma, expression charnelle, lourd
menton, fortement attaché dans le cou, non sans beauté bestiale.
D'autres avaient les cheveux abondants et frisés, des yeux brûlants,
hardis: on les devinait fines, incisives, prêtes à tout, plus viriles
que les autres femmes, et cependant plus femmes. Au milieu du troupeau,
se détachait çà et là un profil plus spiritualisé. Ses traits purs,
par delà Rome, remontaient jusqu'au pays de Laban: on y croyait goûter
une poésie de silence, l'harmonie du Désert. Mais quand Christophe
s'approchait et écoutait les propos qu'échangeait Rébecca avec
Faustine la Romaine, ou Sainte Barbe la Vénitienne, il trouvait une
juive parisienne, comme les autres, plus Parisienne qu'une Parisienne,
plus factice et plus frelatée, qui disait des méchancetés
tranquilles, en déshabillant l'âme et le corps des gens avec ses yeux
de Madone.

Christophe errait, de groupe en groupe, sans pouvoir se mêler à aucun.
Les hommes parlaient de chasse avec férocité, d'amour avec brutalité,
d'argent seulement avec une sûre justesse, froide et goguenarde. On
prenait des notes d'affaires au fumoir. Christophe entendait dire d'un
bellâtre, qui se promenait entre les fauteuils des dames, une rosette
à la boutonnière, grasseyant de lourdes gracieusetés:

--Comment! Il est donc en liberté?

Dans un coin du salon, deux dames s'entretenaient des amours d'une jeune
actrice et d'une femme du monde. Parfois, il y avait concert. On
demandait à Christophe de jouer. Des poétesses, essoufflées,
ruisselantes de sueur, proféraient sur un ton apocalyptique des vers de
Sully-Prudbomme et de Auguste Dorchain. Un illustre cabotin venait
solennellement déclamer une _Ballade mystique_, avec accompagnement
d'orgue céleste. Musique et vers étaient si bêtes que Christophe en
était malade. Mais les Romaines étaient charmées, et riaient de bon
cœur, en montrant leurs dents magnifiques. On jouait aussi de l'Ibsen.
Épilogue de la lutte d'un grand homme contre les Soutiens de la
Société, aboutissant à les divertir!

Ensuite, ils se croyaient tenus, naturellement, à deviser sur l'art.
C'était une chose écœurante. Les femmes surtout se mettaient à
parler d'Ibsen, de Wagner, de Tolstoy, par flirt, par politesse, par
ennui, par sottise. Une fois que la conversation était sur ce terrain,
plus moyen de l'arrêter. Le mal était contagieux. Il fallait écouter
les pensées des banquiers, des courtiers et des négriers sur l'art.
Christophe avait beau éviter de répondre, détourner l'entretien: on
s'acharnait à lui parler musique, haute poésie. Comme disait Berlioz,
«ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid; on
dirait qu'ils parlent vin, femmes, ou autres cochonneries». Un médecin
aliéniste reconnaissait dans l'héroïne d'Ibsen une de ses clientes,
mais beaucoup plus bête. Un ingénieur assurait, convaincu, que, dans
_Maison de Poupée_, le personnage sympathique était le mari.
L'illustre cabotin,--un comique fameux,--ânonnait en vibrant de
profondes pensées sur Nietzsche et sur Carlyle; il contait à
Christophe qu'il ne pouvait pas voir un tableau de Velasquez,--(c'était
le dieu du jour)--«sans que de grosses larmes lui coulassent sur les
joues». Toutefois, il confiait--à Christophe, toujours,--que, si haut
qu'il mît l'art, il plaçait encore plus haut l'art dans la vie,
l'action, et que s'il avait eu le choix du rôle à jouer, il eût
choisi Bismarck. Parfois, il se trouvait là un de ces hommes dits
d'esprit. La conversation n'en était pas sensiblement relevée.
Christophe faisait le compte de ce qu'ils passaient pour dire, et de ce
qu'ils disaient en effet. Le plus souvent, ils ne disaient rien; ils
s'en tenaient à des sourires énigmatiques; ils vivaient sur leur
réputation, et ne la risquaient point. À part quelques discoureurs, en
général, du Midi. Ceux-là parlaient de tout. Nul sentiment des
valeurs; tout était sur le même plan. Tel était un Shakespeare. Tel
était un Molière. Ou tel, un Jésus-Christ. Ils comparaient Ibsen à
Dumas fils, Tolstoy à George Sand; et naturellement, c'était pour
montrer que la France avait tout inventé. D'ordinaire, ils ne savaient
aucune langue étrangère. Mais cela ne les gênait pas. Il importait si
peu à leur public, qu'ils disent la vérité! Ce qui importait,
c'était qu'ils disent des choses amusantes, et autant que possible
flatteuses pour l'amour-propre national. Les étrangers avaient bon
dos,--à part l'idole du jour: car il en fallait une pour la mode: que
ce fût Grieg, ou Wagner, ou Nietzsche, ou Gorki, ou d'Annunzio. Cela ne
durait pas longtemps, et l'idole était sûre de passer, un matin, à la
boîte aux ordures.

Pour le moment, l'idole était Beethoven. Beethoven--qui l'eût
dit?--était un homme à la mode. Du moins, parmi les gens du monde et
les littérateurs: car les musiciens s'étaient sur-le-champ détachés
de lui, suivant le système de bascule, qui est une des lois du goût
artistique en France. Pour savoir ce qu'il pense, un Français a besoin
de savoir ce que pense son voisin, afin de penser de même, ou de penser
le contraire. Voyant Beethoven devenir populaire, les plus distingués
d'entre les musiciens avaient commencé de ne le plus trouver assez
distingué pour eux; ils prétendaient devancer l'opinion, et ne jamais
la suivre; plutôt que d'être d'accord avec elle, ils lui tournaient le
dos. Ils s'étaient donc mis à traiter Beethoven de vieux sourd, qui
criait d'une voix âpre; et certains affirmaient qu'il était peut-être
un moraliste estimable, mais un musicien surfait.--Ces mauvaises
plaisanteries n'étaient pas du goût de Christophe. L'enthousiasme des
gens du monde ne le satisfaisait pas davantage. Si Beethoven était venu
à Paris, en ce moment, il eût été le lion du jour: c'était fâcheux
pour lui qu'il fût mort depuis un siècle. Sa musique comptait pour
moins dans cette vogue que les circonstances plus ou moins romanesques
de sa vie, popularisée par des biographies sentimentales. Son masque
violent, au mufle de lion, était devenu une figure de romance. Les
dames s'apitoyaient sur lui; elles laissaient entendre que, si elles
l'avaient connu, il n'eût pas été si malheureux; et leur grand cœur
était d'autant plus disposé à s'offrir qu'il n'y avait aucun risque
que Beethoven les prît au mot: le vieux bonhomme n'avait plus besoin de
rien.--C'est pourquoi les virtuoses, les chefs d'orchestre, les
_impresarii_ se découvraient des trésors de piété pour lui; et, en
leur qualité de représentants de Beethoven, ils recueillaient les
hommages qui lui étaient destinés. De somptueux festivals, à des prix
fort élevés, donnaient aux gens du monde l'occasion de montrer leur
générosité,--et parfois aussi de découvrir les symphonies de
Beethoven. Des comités de comédiens, de mondains, de demi-mondains, et
de politiciens chargés par la République de présider aux destinées
de l'art, faisaient savoir au monde qu'ils allaient élever un monument
à Beethoven: on voyait sur la liste, avec quelques braves gens qui
servaient de passeport aux autres, toute cette racaille, qui eût foulé
aux pieds Beethoven vivant.

Christophe regardait, écoutait. Il serrait les dents, pour ne pas dire
une énormité. Toute la soirée, il restait tendu et crispé. Il ne
pouvait ni parler, ni se taire. Parler, non par plaisir ou par
nécessité, mais par politesse, parce qu'il faut parler, lui semblait
humiliant. Dire le fond de sa pensée, cela ne lui était pas permis.
Dire des banalités, cela ne lui était pas possible. Et il n'avait
même pas le talent d'être poli, quand il ne disait rien. S'il
regardait son voisin, c'était d'une façon trop fixe et trop intense:
malgré lui, il l'étudiait, et l'autre en était blessé. S'il parlait,
il croyait trop à ce qu'il disait: cela choquait tout le monde, et
même lui. Il se rendait compte qu'il n'était pas à sa place; et,
comme il était assez intelligent pour avoir le sens de l'harmonie du
milieu, où sa présence détonnait, il était aussi choqué de ses
façons d'être que ses hôtes eux-mêmes. Il s'en voulait, et il leur
en voulait.

Quand il se retrouvait seul enfin dans la rue, au milieu de la nuit, il
était si écrasé d'ennui qu'il n'avait pas la force de rentrer à pied
chez lui; il avait envie de se coucher par terre, en pleine rue, comme
il avait été, vingt fois, sur le point de le faire, lorsque, petit
virtuose, il revenait de jouer au château du grand-duc. Parfois,
n'ayant plus que cinq à six francs pour la fin de sa semaine, il en
dépensait deux à une voiture. Il s'y jetait précipitamment, afin de
fuir plus vite; et tandis qu'elle l'emportait, il gémissait
d'énervement. Chez lui, il gémissait encore, dans son lit, en
dormant... Et puis, brusquement, il éclatait de rire, en se rappelant
une parole burlesque. Il se surprenait à la redire, en mimant les
gestes. Le lendemain, et plusieurs jours après, il lui arrivait encore,
se promenant seul, de gronder tout à coup comme une bête... Pourquoi
allait-il voir ces gens? Pourquoi retournait-il les voir? Pourquoi
s'obliger à faire des gestes et des grimaces, comme les autres, à
feindre de s'intéresser à ce qui ne l'intéressait pas?--Est-ce qu'il
était bien vrai que cela ne l'intéressât pas?--Il y a un an, il n'eut
jamais pu supporter cette société. Maintenant, elle l'amusait tout en
l'irritant. Était-ce un peu de l'indifférence parisienne qui
s'insinuait en lui? Il se demandait avec inquiétude s'il était donc
devenu moins fort. Mais c'était au contraire qu'il l'était davantage.
Il était plus libre d'esprit dans un milieu étranger. Ses yeux
s'ouvraient malgré lui a la grande Comédie du monde.

D'ailleurs, que cela lui plût ou non, il fallait bien continuer cette
vie, s'il voulait que son art fût connu de la société parisienne, qui
ne s'intéresse aux œuvres que dans la mesure où elle connaît les
artistes. Et il fallait bien qu'il cherchât à être connu, s'il
voulait trouver des leçons à donner parmi ces Philistins, dont il
avait besoin pour vivre.

Et puis, l'on a un cœur; et, malgré soi, le cœur s'attache; il trouve
à s'attacher, dans quelque milieu que ce soit; s'il ne s'attachait, il
ne pourrait vivre.



Parmi les jeunes filles que Christophe avait pour élèves, était la
fille d'un riche fabricant d'automobiles, Colette Stevens. Son père
était Belge, naturalisé Français, fils d'un Anglo-Américain établi
à Anvers et d'une Hollandaise. Sa mère était Italienne. C'était une
famille bien parisienne. Pour Christophe,--pour beaucoup
d'autres,--Colette Stevens était le type de la jeune fille française.

Elle avait dix-huit ans, des yeux noirs veloutés, qu'elle faisait doux
aux jeunes gens, des prunelles d'Espagnole, qui remplissaient tout
l'orbite de leur humide éclat, un petit nez un peu long et fantasque,
qu'elle fronçait et remuait légèrement en parlant, avec des moues
mutines, les cheveux désordonnés, un minois chiffonné, la peau
médiocre, frottée de poudre, les traits gros, un peu gonflés, l'air
d'un petit chat bouffi.

De proportions toutes menues, très bien habillée, séduisante,
agacinante, elle avait des manières mignardes, précieuses, niaisottes;
elle jouait la fillette, se balançant deux heures dans son fauteuil à
bascule, poussant des petits cris, des:

--Non? C'est pas possible?... à table, battant des mains, quand il y
avait un plat qu'elle aimait; au salon, grillant des cigarettes,
affectant, devant les hommes, une affection exubérante pour ses amies,
se jetant à leur cou, leur caressant la main, leur chuchotant à
l'oreille, disant des ingénuités, disant aussi des méchancetés,
admirablement, d'une voix douce et frêle, qui savait même, à
l'occasion, dire des choses très lestes, sans avoir l'air d'y toucher,
qui savait encore mieux en faire dire,--l'air candide d'une petite fille
bien sage, les yeux brillants, aux paupières lourdes, voluptueux et
sournois, qui regardaient de côté, malignement, guettant tous les
potins, happant toutes les polissonneries de la conversation, et
tâchant de pêcher çà et là quelque cœur à la ligne.

Ces singeries, ces parades de petit chien, cette ingénuité frelatée,
ne plaisaient à Christophe en aucune façon. Il avait autre chose à
faire qu'à se prêter aux manèges d'une petite fille rouée, ou même
qu'à les considérer, d'un œil amusé. Il avait à gagner son pain, à
sauver de la mort sa vie et ses pensées. Le seul intérêt pour lui de
ces perruches de salon était de lui en fournir les moyens. En échange
de leur argent, il leur donnait ses leçons, en conscience, le front
plissé, l'esprit tendu vers la tâche, afin de ne se laisser distraire
ni par l'ennui qu'elle lui causait, ni par les agaceries de ses
élèves, quand elles étaient aussi coquettes que Colette Stevens. Il
ne faisait guère plus d'attention à elle qu'à la petite cousine de
Colette, une enfant de douze ans, silencieuse et timide, que les Stevens
avaient prise chez eux, et à qui il enseignait aussi le piano.

Mais Colette était trop fine pour ne pas sentir qu'avec lui toutes ses
grâces étaient perdues, et trop souple pour ne pas s'adapter
instantanément aux façons de Christophe. Elle n'avait même pas besoin
de s'appliquer pour cela. C'était un instinct de sa nature. Elle était
femme. Elle était une onde sans forme. Toutes les âmes qu'elle
rencontrait lui étaient comme des vases, dont, par curiosité, par
besoin, sur-le-champ, elle épousait les formes. Pour être, il fallait
toujours qu'elle fût un autre. Toute sa personnalité, c'était qu'elle
ne le restait pas. Elle changeait de vases, souvent.

Christophe l'attirait, pour beaucoup de raisons, dont la première
était qu'il n'était pas attiré par elle. Il l'attirait encore, parce
qu'il était différent de tous les jeunes gens qu'elle connaissait:
elle n'avait jamais essayé encore d'une potiche de cette forme et de
ces aspérités. Il l'attirait enfin, parce qu'experte, de race, à
évaluer du premier coup d'œil le prix exact des potiches et des gens,
elle se rendait parfaitement compte qu'à défaut d'élégance,
Christophe avait une solidité, qu'aucun de ses bibelots parisiens ne
pouvait lui offrir.

Elle faisait de la musique, comme la plupart des jeunes filles oisives.
Elle en faisait beaucoup et peu. C'est-à-dire qu'elle en était
toujours occupée, et qu'elle n'en connaissait presque rien. Elle
tripotait son piano, toute la journée, par désœuvrement, par pose,
par volupté. Tantôt elle en faisait, comme du vélocipède. Tantôt
elle pouvait jouer bien, très bien, avec goût, avec âme,--(on eût
presque dit qu'elle en avait une: il suffisait qu'elle se mît à la
place de quelqu'un qui en avait une).--Elle était capable d'aimer
Massenet, Grieg, Thomé, avant de connaître Christophe. Mais elle
était aussi capable de ne plus les aimer, depuis qu'elle connaissait
Christophe. Et maintenant, elle jouait Bach et Beethoven très
proprement,--(ce qui, à la vérité, n'est pas beaucoup dire);--mais le
plus fort, c'est qu'elle les aimait. Au fond, ce n'était ni Beethoven,
ni Thomé, ni Bach, ni Grieg, qu'elle aimait: c'étaient les notes, les
sons, ses doigts qui couraient sur les touches, les vibrations des
cordes qui lui grattaient les nerfs comme autant d'autres cordes, leurs
chatouilleries voluptueuses.

Dans le salon de l'hôtel aristocratique, décoré de tapisseries un peu
pâles, avec, sur un chevalet, au milieu de la pièce, le portrait de la
robuste madame Stevens par un peintre à la mode, qui l'avait
représentée languissante, comme une fleur sans eau, les yeux mourants,
le corps tordu en spirale, pour exprimer la rareté de son âme
millionnaire,--dans le grand salon aux baies vitrées, donnant sur de
vieux arbres, que la neige poudrait, Christophe trouvait Colette
toujours assise devant son piano, ressassant indéfiniment les mêmes
phrases, se caressant les oreilles de dissonances moelleuses.

--Ah! faisait Christophe, en entrant. Voilà la chatte, qui fait
encore ronron!

--Malhonnête! disait-elle, en riant...

(Et elle lui tendait sa main un peu moite.)

--... Écoutez cela. Est-ce que ce n'est pas joli?

--Très joli, disait-il, d'un ton indifférent.

--Vous n'écoutez pas!... Voulez-vous bien écouter!

--J'entends... C'est toujours la même chose.

--Ah! vous n'êtes pas musicien, faisait-elle, avec dépit.

--Comme si c'était de musique qu'il s'agissait!

--Comment! ce n'est pas de musique?... Et de quoi, s'il vous plaît?

--Vous le savez très bien; et je ne vous le dirai pas, parce que ce
ne serait pas convenable.

--Raison de plus pour le dire.

--Vous le voulez?... Tant pis pour vous!... Eh bien, savez-vous ce
que vous faites avec votre piano?... Vous flirtez.

--Par exemple!

--Parfaitement. Vous lui dites: «Cher piano, cher piano, dis-moi des
gentils mots, encore, caresse-moi, donne-moi un petit baiser!»

--Mais voulez-vous vous taire! dit Colette, moitié riante, moitié
fâchée. Vous n'avez pas la moindre idée du respect.

--Pas la moindre.

--Vous êtes un impertinent... Et puis d'abord, quand cela serait,
est-ce que ce n'est pas la vraie façon d'aimer la musique?

--Oh! je vous en prie, ne mêlons pas la musique à cela!

--Mais c'est la musique même! Un bel accord, c'est un baiser.

--Je ne vous l'ai pas fait dire.

--Est-ce que ce n'est pas vrai?... Pourquoi haussez-vous les épaules?
Pourquoi faites-vous la grimace?

--Parce que cela me dégoûte.

--De mieux en mieux!

--Cela me dégoûte d'entendre parler de la musique, comme d'un
libertinage... Oh! ce n'est pas votre faute. C'est la faute de votre
monde. Toute cette fade société qui vous entoure regarde l'art comme
une sorte de débauche permise... Allons, assez là-dessus! Jouez-moi
votre sonate.

--Mais non, causons encore un peu.

--Je ne suis pas ici pour causer, je suis ici pour vous donner des
leçons de piano... En avant, marche!

--Vous êtes poli! disait Colette, vexée,--ravie, au fond, d'être ainsi
rudoyée.

Elle jouait son morceau, s'appliquant de son mieux; et, comme elle
était habile, elle y réussissait très passablement, parfois même
assez bien. Christophe, qui n'était pas dupe, riait en lui-même de
l'adresse «de cette sacrée mâtine, qui jouait, comme si elle sentait
ce qu'elle jouait, quoiqu'elle n'en sentît rien». Il ne laissait pas
d'en éprouver pour elle une sympathie amusée. Colette, de son côté,
saisissait tous les prétextes pour reprendre la conversation, qui
l'intéressait beaucoup plus que la leçon de piano. Christophe avait
beau s'en défendre, prétextant qu'il ne pouvait dire ce qu'il pensait,
sans risquer de la blesser: elle arrivait toujours à le lui faire dire;
et plus c'était blessant, moins elle était blessée: c'était un
amusement. Mais comme la fine mouche sentait que Christophe n'aimait
rien tant que la sincérité, elle lui tenait tête hardiment, et
discutait mordicus. Ils se quittaient très bons amis.



Pourtant, jamais Christophe n'eût eu la moindre illusion sur cette
amitié de salon, jamais la moindre intimité ne se fût établie entre
eux, sans les confidences que Colette lui fit, un jour, autant par
surprise que par instinct de séduction.

La veille, il y avait eu réception chez ses parents. Elle avait ri,
bavardé, flirté comme une enragée; mais, le matin suivant, quand
Christophe vint lui donner sa leçon, elle était lasse, les traits
tirés, le teint gris, la tête grosse comme le poing. Elle dit à peine
quelques mots; elle avait l'air éteinte. Elle se mit au piano, joua
mollement, rata ses traits, essaya de les refaire, les rata encore,
s'interrompit brusquement, et dit:

--Je ne peux pas... Je vous demande pardon... Voulez-vous, attendons
un peu...

Il lui demanda si elle était souffrante. Elle répondit que non:

«Elle n'était pas bien disposée... Elle avait des moments comme cela...
C'était ridicule, il ne fallait pas lui en vouloir.»

Il lui proposa de revenir, un autre jour; mais elle insista pour qu'il
restât:

--Un instant seulement... Tout à l'heure, ce sera mieux... Comme je
suis bête, n'est-ce pas?

Il sentait qu'elle n'était pas dans son état normal; mais il ne voulut
pas la questionner; et, pour parler d'autre chose, il dit:

--Voilà ce que c'est d'avoir été si brillante, hier soir! Vous vous
êtes trop dépensée.

Elle eut un petit sourire ironique:

--On ne peut pas vous en dire autant, répondit-elle.

Il rit franchement.

--Je crois que vous n'avez pas dit un mot, reprit-elle.

--Pas un.

--Il y avait pourtant des gens intéressants.

--Oui, de fameux bavards, des gens d'esprit. Je suis perdu au milieu de
vos Français désossés, qui comprennent tout, qui expliquent tout, qui
excusent tout,--qui ne sentent rien. Des gens qui parlent, pendant des
heures, d'amour et d'art! N'est-ce pas écœurant?

--Cela devrait pourtant vous intéresser: l'art, sinon l'amour.

--On ne parle pas de ces choses: on les fait.

--Mais quand on ne peut pas les faire? dit Colette, avec une petite moue.

Christophe répondit, en riant:

--Alors, laissez cela à d'autres. Tout le monde n'est pas fait pour l'art.

--Ni pour l'amour?

--Ni pour l'amour.

--Miséricorde! Et qu'est-ce qui nous reste?

--Votre ménage.

--Merci! dit Colette, piquée.

Elle remit ses mains sur le piano, essaya de nouveau, manqua de
nouveau ses traits, tapa sur les touches, et gémit:

--Je ne peux pas!... Je ne suis bonne à rien, décidément. Je crois
que vous avez raison. Les femmes ne sont bonnes à rien.

--C'est déjà quelque chose de le dire, fit Christophe, avec bonhomie.

Elle le regarda, de l'air penaud d'une petite fille qu'on gronde, et dit:

--Ne soyez pas si dur!

--Je ne dis pas de mal des bonnes femmes, répliqua gaiement Christophe.
Une bonne femme, c'est le paradis surterre. Seulement, le paradis sur
terre...

--Oui, personne ne l'a jamais vu.

--Je ne suis pas si pessimiste. Je dis: Moi, je ne l'ai jamais vu; mais
il se peut bien qu'il existe. Je suis même décidé à le trouver, s'il
existe. Seulement, ce n'est pas facile. Une bonne femme et un homme de
génie, c'est aussi rare l'un que l'autre.

--Et en dehors d'eux, le reste des hommes et des femmes ne compte pas?

--Au contraire! Il n'y a que le reste qui compte... pour le monde.

--Mais pour vous?

--Pour moi, cela n'existe pas.

--Comme vous êtes dur! répéta Colette.

--Un peu. Il faut bien que quelques-uns le soient. Quand ce ne serait
que dans l'intérêt des autres!... S'il n'y avait pas un peu de
caillou, par-ci par-là, dans le monde, il s'en irait en bouillie.

--Oui, vous avez raison, vous êtes heureux d'être fort, dit Colette
tristement. Mais ne soyez pas trop sévère pour ceux,--surtout pour
celles qui ne le sont pas... Vous ne savez pas combien notre faiblesse
nous pèse. Parce que vous nous voyez rire, flirter, faire des
singeries, vous croyez que nous n'avons rien de plus en tête, et vous
nous méprisez. Ah! si vous lisiez tout ce qui se passe dans
la tête des petites femmes de quinze à dix-huit ans, qui vont
dans le monde, et qui ont le genre de succès que comporte leur vie
débordante,--lorsqu'elles ont bien dansé, dit des niaiseries, des
paradoxes, des choses amères dont on rit parce qu'elles rient,
lorsqu'elles ont livré un peu d'elles-mêmes à des imbéciles, et
cherché au fond des yeux de chacun cette lumière qu'on n'y trouve
jamais,--si vous les voyiez, quand elles rentrent chez elles, dans la
nuit, et s'enferment dans leur chambre silencieuse, et se jettent à
genoux dans des agonies de solitude!...

--Est-ce possible? dit Christophe, stupéfait. Quoi! vous souffrez,
vous souffrez ainsi?

Colette ne répondit pas; mais des larmes lui vinrent aux yeux. Elle
essaya de sourire, et tendit la main à Christophe: il la saisit, ému.

--Pauvre petite! disait-il. Si vous souffrez, pourquoi ne faites-vous
rien pour sortir de cette vie?

--Que voulez-vous que nous fassions? Il n'y a rien à faire. Vous,
hommes, vous pouvez vous libérer, faire ce que vous voulez. Mais nous,
nous sommes enfermées pour toujours dans le cercle des devoirs et des
plaisirs mondains: nous ne pouvons en sortir.

--Qui vous empêche de vous affranchir comme nous, de prendre une tâche
qui vous plaise et vous assure, comme à nous, l'indépendance?

--Comme à vous? Pauvre monsieur Krafft! Elle ne vous l'assure
pas trop!... Enfin! Elle vous plaît, du moins. Mais nous, pour
quelle tâche sommes-nous faites? Il n'y en a pas une qui nous
intéresse.--Oui, je sais bien, nous nous mêlons de tout maintenant,
nous feignons de nous intéresser à des tas de choses qui ne nous
regardent pas; nous voudrions tant nous intéresser à quelque chose! Je
fais comme les autres. Je m'occupe de patronages, de comités de
bienfaisance. Je suis des cours de la Sorbonne, des conférences de
Bergson et de Jules Lemaître, des concerts historiques, des matinées
classiques, et je prends des notes, des notes... je ne sais pas ce que
j'écris!... et je tâche de me persuader que cela me passionne, ou du
moins que c'est utile. Ah! comme je sais bien le contraire, comme tout
cela m'est égal, et comme je m'ennuie!... Ne recommencez pas à me
mépriser, parce que je vous dis franchement ce que tout le monde pense.
Je ne suis pas plus bécasse qu'une autre. Mais qu'est-ce que la
philosophie, et l'histoire, et la science peuvent bien me faire? Quant
à l'art,--vous voyez--je tapote, je barbouille, je fais des petites
saletés d'aquarelles;--mais est-ce que cela remplit une vie? Il n'y a
qu'un but à la nôtre: c'est le mariage. Mais croyez-vous que c'est gai
de se marier avec l'un ou l'autre de ces individus, que je connais aussi
bien que vous? Je les vois comme ils sont. Je n'ai pas la chance d'être
comme vos Gretchen allemandes, qui savent toujours se faire illusion...
Est-ce que ce n'est pas terrible? Regarder autour de soi, voir celles
qui se sont mariées, ceux avec qui elles se sont mariées, et penser
qu'il faudra faire comme elles, se déformer de corps et d'esprit,
devenir banales comme elles!... Il faut du stoïcisme, je vous assure,
pour accepter une telle vie et ses devoirs. Toutes les femmes n'en sont
pas capables... Et le temps passe, les années coulent, la jeunesse s'en
va; et pourtant, il y avait de jolies choses, de bonnes choses en
nous,--qui ne serviront à rien, qui meurent tous les jours, qu'il
faudra se résigner à donner à des sots, à des êtres qu'on méprise,
et qui vous mépriseront!... Et personne ne vous comprend! On dirait que
nous sommes une énigme pour les gens. Passe encore pour les hommes, qui
nous trouvent insipides et baroques! Mais les femmes devraient nous
comprendre! Elles ont été comme nous; elles n'auraient qu'à se
souvenir... Point. Aucun secours de leur part. Même nos mères nous
ignorent, et ne cherchent pas vraiment à nous connaître. Elles ne
cherchent qu'à nous marier. Pour le reste, vis, meurs, arrange-toi
comme tu voudras! La société nous laisse dans un abandon absolu.

--Ne vous découragez pas, dit Christophe. Il faut que chacun, à son
tour, refasse l'expérience de la vie. Si vous êtes brave, tout ira
bien. Cherchez en dehors de votre monde. Il doit pourtant y avoir encore
quelques honnêtes hommes en France.

--Il y en a. J'en connais. Mais ils sont si ennuyeux!... Et puis, je
vous dirai: le monde où je vis me déplaît; mais je ne crois pas que
je pourrais vivre en dehors, maintenant. J'en ai pris l'habitude. J'ai
besoin d'un certain bien-être, de certains raffinements de luxe et de
société, que l'argent ne suffit pas sans doute à donner, mais pour
lesquels il est indispensable. Ce n'est pas brillant, je le sais. Mais
je me connais, je suis faible... Je vous en prie, ne vous éloignez pas
de moi, parce que je vous dis mes petites lâchetés. Écoutez-moi avec
bonté. Cela me fait tant de bien de causer avec vous! Je sens que vous
êtes fort, que vous êtes sain: j'ai toute confiance en vous. Soyez un
peu mon ami, voulez-vous?

--Je veux bien, dit Christophe. Mais qu'est-ce que je pourrai faire?

--M'écouter, me conseiller, me donner du courage. Je suis dans un tel
désarroi, souvent! Alors, je ne sais plus que faire. Je me dis: «À
quoi bon lutter? À quoi bon me tourmenter? Ceci ou cela, qu'importe?
N'importe qui! N'importe quoi!» C'est un état affreux. Je ne voudrais
pas y tomber. Aidez-moi! Aidez-moi!...

Elle avait l'air accablée, vieillie de dix ans; elle regardait
Christophe avec de bons yeux soumis et suppliants. Il promit tout ce
qu'elle voulut. Alors elle se ranima, sourit, redevint gaie.

Et, le soir, elle riait et flirtait, comme à l'ordinaire.



À partir de ce jour, ils eurent régulièrement des entretiens intimes.
Ils étaient seuls ensemble: elle lui confiait ce qu'elle voulait; il se
donnait beaucoup de mal pour la comprendre et pour la conseiller; elle
écoutait les conseils, au besoin les remontrances, gravement,
attentivement, comme une fillette bien sage: cela la distrayait,
l'intéressait, la soutenait même; elle le remerciait d'une œillade
émue et coquette.--Mais à sa vie, rien n'était changé: il n'y avait
qu'une distraction de plus.

Sa journée était une suite de métamorphoses. Elle se levait
excessivement tard, vers midi. Elle avait eu des insomnies; elle ne
s'endormait guère qu'à l'aube. De tout le jour, elle ne faisait rien.
Elle ressassait indéfiniment un vers, une idée, un lambeau d'idée, un
souvenir de conversation, une phrase musicale, l'image d'une figure qui
lui avait plu. Elle n'était tout à fait éveillée qu'à partir de
quatre ou cinq heures du soir. Jusque-là, elle avait les paupières
lourdes, le visage gonflé, l'air boudeur, endormi. Elle se ranimait,
quand venaient quelques bonnes amies, bavardes comme elle, et comme elle
curieuses des potins de Paris. Elles discutaient ensemble à perte de
vue sur l'amour. La psychologie amoureuse: c'était l'éternel sujet,
avec la toilette, les indiscrétions, les médisances. Elle avait aussi
son cercle de petits jeunes gens oisifs, qui avaient besoin de passer
deux ou trois heures par jour au milieu des jupes, et qui eussent pu en
porter: car ils avaient des âmes et des conversations de filles.
Christophe avait son heure: l'heure du confesseur. Colette,
instantanément, se faisait grave et recueillie. Elle était comme la
jeune Française, dont parle Bodley, qui, au confessionnal,
«développait un thème tranquillement préparé, modèle d'ordonnance
lumineuse et de clarté, où tout ce qui devait être dit était rangé
en bon ordre, et classé en catégories distinctes».--Après quoi, elle
s'amusait déplus belle. À mesure que la journée s'avançait, elle
redevenait plus jeune. Le soir, on allait au théâtre; et c'était
l'éternel plaisir de reconnaître dans la salle les mêmes éternelles
figures;--le plaisir, non de la pièce qu'on jouait, mais des acteurs
qu'on connaissait, et dont on relevait, une fois de plus, les travers
bien connus. On échangeait avec ceux qui venaient vous voir dans votre
loge des méchancetés sur ceux qui étaient dans les autres loges, ou
bien sur les actrices. On trouvait que l'ingénue avait un filet de voix
«comme une mayonnaise tournée», ou que la grande comédienne était
habillée «comme un abat-jour».--Ou bien, on allait en soirée; et
là, le plaisir était de se montrer, si l'on était jolie:--(cela
dépendait des jours: rien de plus capricieux qu'une joliesse de
Paris);--on renouvelait sa provision de critiques sur les gens, leurs
toilettes et leurs défauts physiques. De conversation, il n'y en avait
point.--On rentrait tard. On avait peine à se coucher: (c'était
l'heure où l'on était le plus éveillée). On trôlait autour de sa
table. On feuilletait un livre. On riait toute seule, au souvenir d'une
parole ou d'un geste. On s'ennuyait. On était très malheureuse. On ne
pouvait s'endormir. Et la nuit, brusquement, on avait des crises de
désespoir.

Christophe, qui ne voyait Colette que quelques heures, de temps en
temps, et ne pouvait assister qu'à quelques-unes de ses
transformations, avait déjà bien de la peine à s'y reconnaître. Il
se demandait à quel moment elle était sincère,--ou si elle était
sincère toujours,--ou si elle n'était sincère jamais. Colette
elle-même n'aurait pu le lui dire. Elle était comme la plupart des
jeunes filles, qui ne sont que désir oisif et contraint, dans la nuit.
Elle ne savait pas ce qu'elle était, parce qu'elle ne savait pas ce
qu'elle voulait, et parce qu'elle ne pouvait pas le savoir, avant de
l'avoir essayé. Alors elle l'essayait, à sa façon, avec le plus de
liberté et le moins de risques possible, entachant de se calquer sur
ceux qui l'entouraient, de prendre leur mesure morale. Elle ne se
pressait pas de choisir. Elle eût voulu tout ménager, afin de profiter
de tout.

Mais avec un ami comme Christophe, ce n'était pas commode. Il admettait
qu'on lui préférât des êtres qu'il n'estimait pas, ou même qu'il
méprisait; mais il n'admettait pas qu'on l'égalât à eux. Chacun son
goût; mais au moins, fallait-il en avoir un.

Il était d'autant moins disposé à la patience que Colette semblait
prendre plaisir à collectionner autour d'elle tous les petits jeunes
gens, qui pouvaient le plus exaspérer Christophe: d'écœurants petits
snobs, riches pour la plupart, en tout cas oisifs, ou lotis de quelque
sinécure dans quelque ministère,--ce qui est tout comme. Tous
écrivaient--prétendaient écrire. C'était une névrose, sous la
Troisième République. C'était surtout une forme de paresse
vaniteuse,--le travail intellectuel étant de tous le plus difficile à
contrôler, et celui qui prête le plus au _bluff._ Ils ne disaient de
leurs grands labeurs que quelques mots discrets, mais respectueux. Ils
semblaient pénétrés de l'importance de leur tâche, accablés sous le
fardeau. Dans les premiers temps, Christophe éprouvait une gêne à
ignorer absolument leurs œuvres et leurs noms. Avec timidité, il
tâcha de s'informer; il désirait surtout savoir ce qu'avait écrit
l'un d'eux, dont leurs discours faisaient un maître du théâtre. Il
fut surpris d'apprendre que ce grand dramaturge avait produit un seul
acte, lequel était extrait d'un roman, qui lui-même était fait d'une
suite de nouvelles, ou plutôt de notations qu'il avait publiées dans
une de leurs Revues, au cours des dix dernières années. Les autres
n'avaient pas un bagage plus lourd: quelques actes, quelques nouvelles,
quelques vers. Certains étaient célèbres pour un article. D'autres
pour un livre, «qu'ils devaient faire». Ils professaient du dédain
pour les œuvres de longue haleine. Ils semblaient attacher une
importance extrême à l'agencement des mots dans la phrase. Cependant,
le mot de «pensée» revenait fréquemment dans leurs propos; mais il
ne paraissait pas avoir le même sens que dans le langage courant: ils
l'appliquaient à des détails de style. Toutefois, il y avait aussi
parmi eux de grands penseurs et de grands ironistes, qui, lorsqu'ils
écrivaient, mettaient leurs mots profonds et fins en _italiques_, pour
qu'on ne s'y trompât point.

Tous avaient le culte du moi: le seul culte qu'ils eussent. Ils
cherchaient à le faire partager aux autres. Le malheur était que les
autres étaient déjà pourvus. Ils avaient la préoccupation constante
d'un public dans leur façon de parler, marcher, fumer, lire un journal,
porter la tête et les yeux, se saluer entre eux. Le cabotinage est
naturel aux jeunes gens, et d'autant plus qu'ils sont plus
insignifiants, c'est-à-dire moins occupés. C'est surtout pour la femme
qu'ils se mettent en frais: car ils la convoitent, et désirent--encore
plus--être convoités par elle. Mais même pour le premier venu, ils
font la roue: pour un passant qu'ils croisent, et dont ils ne peuvent
attendre qu'un regard ébahi. Christophe rencontrait souvent de ces
petits paonneaux: rapins, virtuoses, jeunes cabots, qui se font la tête
d'un portrait connu: Van Dyck, Rembrandt, Velasquez, Beethoven, ou d'un
rôle à jouer: le bon peintre, le bon musicien, le bon ouvrier, le
profond penseur, le joyeux drille, le paysan du Danube, l'homme de la
nature... Ils jetaient un regard de côté, en passant, pour voir si on
les remarquait. Christophe les voyait venir, et, quand ils étaient
près de lui, malicieusement, il tournait, avec indifférence, les yeux
d'un autre côté. Mais leur déconvenue ne durait guère: deux pas plus
loin, ils piaffaient pour le prochain passant.--Ceux du salon de Colette
étaient plus raffinés: c'était surtout leur esprit qu'ils grimaient:
ils copiaient deux ou trois modèles, qui eux-mêmes n'étaient pas des
originaux. Ou bien, ils mimaient une idée: la Force, la Joie, la
Pitié, la Solidarité, le Socialisme, l'Anarchisme, la Foi, la
Liberté: c'étaient des rôles pour eux. Ils avaient le talent de faire
des plus chères pensées une affaire de littérature, et de ramener les
plus héroïques élans de l'âme humaine au rôle de cravates à la
mode.

Où ils étaient tout à fait dans leur élément, c'était dans
l'amour: il leur appartenait. La casuistique du plaisir n'avait point de
secrets pour eux; dans leur virtuosité, ils inventaient des cas
nouveaux, afin d'avoir l'honneur de les résoudre. Ç'a toujours été
l'occupation de ceux qui n'en ont point d'autre: faute d'aimer, ils
«font l'amour»; et surtout, ils l'expliquent. Les commentaires
étaient plus abondants que le texte, qui, chez eux, était fort mince.
La sociologie donnait du ragoût aux pensées les plus scabreuses: tout
se couvrait alors du pavillon de la sociologie; quelque plaisir qu'on
eût à satisfaire ses vices, il eût manqué quelque chose, si l'on ne
s'était persuadé qu'en les satisfaisant, on travaillait pour les temps
nouveaux. Un genre de socialisme éminemment parisien: le socialisme
érotique.

Parmi les problèmes qui passionnaient alors cette petite cour d'amour,
était l'égalité des femmes et des hommes dans le mariage et de leurs
droits à l'amour. Il y avait eu de braves jeunes gens, honnêtes,
protestants, un peu ridicules,--Scandinaves ou Suisses,--qui
avaient réclamé l'égalité dans la vertu: les hommes arrivant au
mariage, vierges comme les femmes. Les casuistes parisiens demandaient
une égalité d'une autre sorte, l'égalité dans la malpropreté: les femmes
arrivant au mariage, souillées comme les hommes,--le droit aux amants.
Paris avait fait une telle consommation de l'adultère, en imagination et
en pratique, qu'il commençait à sembler insipide: on cherchait à lui
substituer, dans le monde des lettres, une invention plus originale:
la prostitution des jeunes filles,--j'entends la prostitution régulière,
universelle, vertueuse, décente, familiale, et, par-dessus le marché,
sociale.--Un livre, plein de talent, qui venait de paraître, faisait loi
sur la question: il étudiait en quatre cents pages d'un pédantisme badin,
«selon toutes les règles de la méthode Baconienne», le «meilleur
aménagement du plaisir». Cours complet d'amour libre, où l'on parlait
sans cesse d'élégance, de bienséance, de bon goût, de noblesse, de
beauté, de vérité, de pudeur, de morale,--un Berquin pour les jeunes
filles du monde qui voulaient mal tourner.--C'était, pour le moment,
l'Évangile, dont la petite cour de Colette faisait ses délices, et
qu'elle paraphrasait. Il va de soi qu'à la façon des disciples, ils
laissaient de côté ce qu'il pouvait y avoir, sous ces paradoxes, de
juste, de bien observé et même d'assez humain, pour n'en retenir que
le pire. Dans ce parterre de petites fleurs sucrées, ils ne manquaient
jamais de cueillir les plus vénéneuses,--des aphorismes de ce genre:
«que le goût de la volupté ne peut qu'aiguiser le goût du
travail»;--«qu'il est monstrueux qu'une vierge devienne mère avant
d'avoir joui»;--«que la possession d'un homme vierge était pour une
femme la préparation naturelle à la maternité réfléchie»;--que
c'était le rôle des mères «d'organiser la liberté des filles avec
cet esprit de délicatesse et de décence qu'elles appliquent à
protéger la liberté de leurs fils»;--et que le temps viendrait «où
les jeunes filles rentreraient de chez leur amant avec autant de naturel
qu'elles reviennent à présent du cours ou de prendre le thé chez une
amie».

Colette déclarait, en riant, que de tels préceptes étaient fort
raisonnables.

Christophe avait l'horreur de ces propos. Il s'exagérait leur
importance et le mal qu'ils pouvaient faire. Les Français ont trop
d'esprit pour appliquer leur littérature. Ces Diderots au petit pied,
cette menue monnaie du grand Denis, sont, dans la vie ordinaire, comme
le génial Panurge de l'Encyclopédie, des bourgeois aussi honnêtes,
voire aussi timorés que les autres. C'est justement parce qu'ils sont
si timides dans l'action qu'ils s'amusent à pousser l'action (en
pensée), jusqu'aux limites du possible. C'est un jeu où l'on ne risque
rien.

Mais Christophe n'était pas un dilettante français.



Entre tous les jeunes gens qui entouraient Colette, il y en avait un
qu'elle semblait préférer. Naturellement, de tous il était celui qui
était le plus insupportable à Christophe.

Un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la littérature
aristocratique, et jouent les patriciens de la Troisième République.
Il se nommait Lucien Lévy-Cœur. Il avait les yeux écartés, au regard
vif, le nez busqué, les lèvres fortes, la barbe blonde taillée en
pointe, à la Van Dyck, un commencement de calvitie précoce, qui ne lui
allait point mal, la parole câline, des manières élégantes, des
mains fines et molles, qui fondaient dans la main. Il affectait toujours
une très grande politesse, une courtoisie raffinée, même avec ceux
qu'il n'aimait point, et qu'il cherchait à jeter par-dessus bord.

Christophe l'avait rencontré déjà, au premier dîner d'hommes de
lettres, où Sylvain Kohn l'avait introduit; et bien qu'ils ne se
fussent point parlé, il lui avait suffi d'entendre le son de sa voix
pour éprouver à son égard une aversion, qu'il ne s'expliquait pas, et
dont il ne devait comprendre que plus tard les profondes raisons. Il y a
des coups de foudre de l'amour. Il y en a aussi de la haine,--ou,--(pour
ne point choquer les âmes douces, qui ont peur de ce mot, comme de
toutes les passions),--c'est l'instinct de l'être sain, qui sent
l'ennemi et se défend.

En face de Christophe, il représentait l'esprit d'ironie et de
décomposition, qui s'attaquait doucement, poliment, sourdement, à tout
ce qu'il y avait de grand dans l'ancienne société qui mourait: à la
famille, au mariage, à la religion, à la patrie; en art, à tout ce
qu'il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire; à toute foi dans
les idées, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l'homme.
Au fond de toute cette pensée, il n'y avait qu'un plaisir mécanique
d'analyse, d'analyse à outrance, un besoin animal de ronger la
pensée, un instinct de ver. Et à côté de cet idéal de rongeur
intellectuel, une sensualité de fille, mais de fille bas-bleu:
car chez lui, tout était ou devenait littéraire. Tout lui était matière à
littérature: ses bonnes fortunes, ses vices et ceux de ses amis. Il
avait écrit des romans et des pièces où il narrait avec beaucoup de
talent la vie privée de ses parents, leurs aventures intimes, celles de
ses amis, les siennes, ses liaisons, une entre autres qu'il avait eue
avec la femme de son meilleur ami: les portraits étaient faits avec un
grand art; chacun en louait l'exactitude: le public, la femme, et l'ami.
Il ne pouvait obtenir les confidences ou les faveurs d'une femme, sans
le dire dans un livre.--Il eût semblé naturel que ses indiscrétions
le missent en froid avec ses «associées». Mais il n'en était rien:
elles en étaient à peine un peu gênées; elles protestaient, pour la
forme: au fond, elles étaient ravies qu'on les montrât aux passants,
toutes nues; pourvu qu'on leur laissât un masque sur la figure, leur
pudeur était en repos. De son côté, il n'apportait à ces commérages
aucun esprit de vengeance, ni peut-être même de scandale. Il n'était
pas plus mauvais fils, ni plus mauvais amant que la moyenne des gens.
Dans les mêmes chapitres où il dévoilait effrontément son père, sa
mère et sa maîtresse, il avait des pages où il parlait d'eux avec une
tendresse et un charme poétiques. En réalité, il était extrêmement
familial; mais de ces gens qui n'ont pas besoin de respecter ce qu'ils
aiment: bien au contraire; ils aiment mieux ce qu'ils peuvent un peu
mépriser; l'objet de leur affection leur en paraît plus près d'eux,
plus humain. Ils sont les gens du monde les moins capables de comprendre
l'héroïsme et surtout la pureté. Ils ne sont pas loin de les
considérer comme un mensonge ou une faiblesse d'esprit. Il va de soi
d'ailleurs qu'ils ont la conviction de comprendre mieux que quiconque
les héros de l'art, et qu'ils les jugent avec une familiarité
protectrice.

Il s'entendait admirablement avec les ingénues perverties de la
société bourgeoise, riche et fainéante. Il était une compagne pour
elles, une sorte de servante dépravée, plus libre et plus avertie, qui
les instruisait, et qu'elles enviaient. Elles ne se gênaient pas avec
lui; et, la lampe de Psyché à la main, elles étudiaient curieusement
l'androgyne nu, qui les laissait faire.

Christophe ne pouvait comprendre comment une jeune fille, comme Colette,
qui semblait avoir une nature délicate et le désir touchant
d'échapper à l'usure dégradante de la vie, pouvait se complaire dans
cette société... Christophe n'était point psychologue. Lucien
Lévy-Cœur l'était cent fois plus que lui. Christophe était le
confident de Colette; mais Colette était la confidente de Lucien
Lévy-Cœur. Grande supériorité pour celui-ci. Il est doux à une
femme de croire qu'elle a affaire à un homme plus faible qu'elle. Elle
trouve à satisfaire, en même temps qu'à ce qu'il y a de moins bon en
elle, à ce qu'il y a de meilleur: son instinct maternel. Lucien
Lévy-Cœur le savait bien: un des moyens les plus sûrs pour toucher le
cœur des femmes est d'éveiller cette corde mystérieuse. Puis, Colette
se sentait faible, passablement lâche, avec des instincts dont elle
n'était pas très fière, mais qu'elle se fût bien gardée de
repousser. Il lui plaisait de se laisser persuader, par les confessions
audacieusement calculées de son ami, que les autres étaient de même,
et qu'il fallait prendre la nature humaine comme elle était. Elle se
donnait alors la satisfaction de ne pas combattre des penchants qui lui
étaient agréables, et le luxe de se dire qu'elle avait raison ainsi,
que la sagesse était de ne pas se révolter et d'être indulgent pour
ce qu'on ne pouvait--«hélas!»--empêcher. C'était là une sagesse
dont la pratique n'avait rien de pénible.

Pour qui sait regarder la vie avec sérénité, il y a une forte saveur
dans le contraste perpétuel qui existe, au sein de la société, entre
l'extrême raffinement de la civilisation apparente et l'animalité
profonde. Tout salon, qui n'est point rempli de fossiles et d'âmes
pétrifiées, présente, comme deux couches de terrains, deux couches de
conversations superposées: l'une,--que tout le monde entend,--entre les
intelligences; l'autre,--dont peu de gens ont conscience, et qui est
pourtant la plus forte,--entre les instincts, entre les bêtes. Ces deux
conversations sont souvent contradictoires. Tandis que les esprits
échangent des monnaies de convention, les corps disent: Désir,
Aversion, ou, plus souvent: Curiosité, Ennui, Dégoût. La bête,
encore que domptée par des siècles de civilisation, et aussi abrutie
que les misérables lions dans la cage, rêve toujours à sa pâture.

Mais Christophe n'était pas encore arrivé à ce désintéressement de
l'esprit, que seul apporte l'âge et la mort des passions. Il avait pris
très au sérieux son rôle de conseiller de Colette. Elle lui avait
demandé son aide; et il la voyait s'exposer de gaieté de cœur au
danger. Aussi ne cachait-il plus son hostilité a Lucien Lévy-Cœur.
Celui-ci s'était tenu d'abord, vis-à-vis de Christophe, dans
l'attitude d'une politesse irréprochable et ironique. Lui aussi
flairait l'ennemi; mais il ne le jugeait pas redoutable: il le
ridiculisait, sans en avoir l'air. Il n'eût demandé qu'à être
admiré de Christophe pour rester en bons termes avec lui: mais c'était
ce qu'il ne pourrait obtenir jamais; et il le sentait bien, car
Christophe n'avait pas l'art de feindre. Alors, Lucien Lévy-Cœur
était passé insensiblement d'une opposition tout abstraite de pensées
à une petite guerre personnelle, soigneusement voilée, dont Colette
devait être le prix.

Entre ses deux amis elle tenait la balance égale. Elle goûtait la
supériorité morale et le talent de Christophe; mais elle goûtait
aussi l'immoralité amusante et l'esprit de Lucien Lévy-Cœur; et, au
fond, elle y trouvait plus de plaisir. Christophe ne lui ménageait pas
les remontrances: elle les écoutait avec une humilité touchante, qui
le désarmait. Elle était assez bonne, mais sans franchise, par
faiblesse, par bonté même. Elle jouait à demi la comédie; elle
feignait de penser comme Christophe. Elle savait bien le prix d'un ami
comme lui; mais elle ne voulait faire aucun sacrifice à une amitié;
elle ne voulait faire aucun sacrifice à rien, ni à personne; elle
voulait ce qui lui était le plus commode et le plus agréable. Elle
cachait donc à Christophe qu'elle recevait toujours Lucien Lévy-Cœur;
elle mentait, avec le naturel charmant des jeunes femmes du monde,
expertes dès l'enfance en cet exercice nécessaire à qui doit
posséder l'art de garder tous ses amis et de les contenter tous. Elle
se donnait comme excuse que c'était pour ne pas faire de peine à
Christophe; mais en réalité, c'était parce qu'elle savait qu'il avait
raison; et elle n'en voulait pas moins faire ce qui lui plaisait à
elle, sans pourtant se brouiller avec lui. Christophe avait parfois le
soupçon de ces ruses; il grondait alors, il faisait la grosse voix.
Elle, continuait de jouer la petite fille contrite, affectueuse, un peu
triste; elle lui faisait les yeux doux,--_feminæ ultima ratio._--Cela
l'attristait vraiment de sentir qu'elle pouvait perdre l'amitié de
Christophe; elle se faisait séduisante et sérieuse; et elle
réussissait à désarmer pour quelque temps Christophe. Mais tôt ou
tard, il fallait bien en finir par un éclat. Dans l'irritation de
Christophe, il entrait, à son insu, un petit peu de jalousie. Et dans
les ruses enjôleuses de Colette, il entrait aussi un peu, un petit peu
d'amour. La rupture n'en devait être que plus vive.

Un jour que Christophe avait pris Colette en flagrant délit de
mensonge, il lui mit marché en main: choisir entre Lucien Lévy-Cœur
et lui. Elle essaya d'éluder la question; et, finalement, elle
revendiqua son droit d'avoir tous les amis qu'il lui plaisait. Elle
avait parfaitement raison; et Christophe se rendit compte qu'il était
ridicule; mais il savait aussi que ce n'était pas par égoïsme qu'il
se montrait exigeant: il s'était pris pour Colette d'une sincère
affection; il voulait la sauver, fut-ce en violentant sa volonté. Il
insista donc, maladroitement. Elle refusa de répondre. Il lui dit:

--Colette, vous voulez donc que nous ne soyons plus amis?

Elle dit:

--Non, je vous en prie. Cela me ferait beaucoup de peine, si vous
ne l'étiez plus.

--Mais vous ne feriez pas à notre amitié le moindre sacrifice?

--Sacrifice! Quel mot absurde! dit-elle. Pourquoi faudrait-il toujours
sacrifier une chose à une autre? Ce sont des bêtes d'idées
chrétiennes. Au fond, vous êtes un vieux clérical sans le savoir.

--Cela se peut bien, dit-il. Pour moi, c'est tout un ou tout autre.
Entre le bien et le mal, je ne trouve pas de milieu, même pour
l'épaisseur d'un cheveu.

--Oui, je sais, dit-elle. C'est pour cela que je vous aime. Je vous
aime bien, je vous assure; mais...

--Mais vous aimez bien aussi l'autre?

Elle rit, et dit, en lui faisant ses yeux les plus câlins et sa voix
la plus douce:

--Restez!

Il était sur le point de céder encore. Mais Lucien Lévy-Cœur entra;
et les mêmes yeux câlins et la même voix douce servirent à le
recevoir. Christophe regarda, en silence, Colette faire ses petites
comédies; puis il s'en alla, décidé à rompre. Il avait le cœur
chagrin. C'était si bête de s'attacher toujours, de se laisser prendre
au piège!

En rentrant chez lui, et rangeant machinalement ses livres, il ouvrit
par désœuvrement sa Bible, et lut:


... _Le Seigneur a dit: Parce que les filles de Sion vont en raidissant
le cou, en remuant les yeux, en marchant à petits pas affectés, en
faisant résonner les anneaux de leurs pieds_,

_Le Seigneur rendra chauve le sommet de la tête des filles de Sion,
le Seigneur en découvrira la nudité_...


Il éclata de rire, en songeant aux manèges de Colette; et il se
coucha, de bonne humeur. Puis il pensa qu'il fallait qu'il fût bien
atteint, lui aussi, par la corruption de Paris, pour que la Bible fût
devenue pour lui d'une lecture comique. Mais il n'en continua pas moins,
dans son lit, à se répéter la sentence du grand Justicier farceur; et
il cherchait à en imaginer l'effet sur la tête de sa jeune amie. Il
s'endormit, en riant comme un enfant. Il ne songeait déjà plus à son
nouveau chagrin. Un de plus, un de moins... Il en prenait l'habitude.



Il ne cessa point de donner des leçons de piano à Colette; mais il
évita désormais les occasions qu'elle lui offrait de continuer leurs
entretiens amicaux. Elle eut beau s'attrister, se piquer, jouer de ses
petites roueries: il s'obstina; ils se boudèrent; d'elle-même, elle
finit par trouver des prétextes pour espacer les leçons; et il en
trouva pour esquiver les invitations aux soirées des Stevens.

Il en avait assez de la société parisienne; il ne pouvait plus
souffrir ce vide, cette oisiveté, cette impuissance morale, cette
neurasthénie, cette hypercritique, sans raison et sans but, qui se
dévore elle-même. Il se demandait comment un peuple pouvait vivre dans
cette atmosphère stagnante d'art pour l'art et de plaisir pour le
plaisir. Cependant, ce peuple vivait, il avait été grand, il faisait
encore assez bonne figure dans le monde; pour qui le voyait de loin, il
faisait illusion. Où pouvait-il puiser ses raisons de vivre? Il ne
croyait à rien, à rien qu'au plaisir...

Comme Christophe en était là de ses réflexions, il se heurta dans la
rue à une foule hurlante de jeunes gens et de femmes, qui traînaient
une voiture, où un vieux prêtre était assis, bénissant à droite et
à gauche. Un peu plus loin, il vit des soldats français, qui
enfonçaient à coups de hache les portes d'une église, et que des
messieurs décorés accueillaient à coups de chaises. Il s'aperçut que
les Français croyaient pourtant à quelque chose,--encore qu'il ne
comprît pas à quoi. On lui expliqua que c'était l'État qui se
séparait de l'Église, après un siècle de vie commune, et que, comme
elle ne voulait pas partir de bon gré, fort de son droit et de sa
force, il la mettait à la porte. Christophe ne trouva point le
procédé galant; mais il était si excédé du dilettantisme anarchique
des artistes parisiens qu'il eut plaisir à rencontrer des gens qui
étaient prêts à se faire casser la tête pour une cause, si inepte
qu'elle fût.

Il ne tarda pas à reconnaître qu'il y avait beaucoup de ces gens en
France. Les journaux politiques se livraient des combats, comme les
héros d'Homère; ils publiaient journellement des appels à la guerre
civile. Il est vrai que cela se passait en paroles, et que l'on en
venait rarement aux coups. Cependant, il ne manquait pas de naïfs pour
mettre en action la morale que les autres écrivaient. On assistait
alors à de curieux spectacles: des départements qui prétendaient se
séparer de la France, des régiments qui désertaient, des préfectures
brûlées, des percepteurs à cheval, à la tête de compagnies de
gendarmes, des paysans armés de faux, faisant bouillir des chaudières
pour défendre les églises, que des libres penseurs défonçaient, au
nom de la liberté, des Rédempteurs populaires, qui montaient dans les
arbres pour parler aux provinces du Vin, soulevées contre les provinces
de l'Alcool. Par-ci, par-là, ces millions d'hommes qui se montraient le
poing, tout rouges d'avoir crié, finissaient tout de bon par se cogner.
La République flattait le peuple; et puis, elle le faisait sabrer. Le
peuple, de son côté, cassait la tête à quelques enfants du
peuple,--officiers et soldats.--Ainsi, chacun prouvait aux autres
l'excellence de sa cause et de ses poings. Quand on regardait cela de
loin, au travers des journaux, on se croyait revenu de plusieurs
siècles en arrière. Christophe découvrait que la France,--cette
France sceptique,--était un peuple fanatique. Mais il lui était
impossible de savoir en quel sens. Pour ou contre la religion? Pour ou
contre la raison? Pour ou contre la patrie?--Ils l'étaient dans tous
les sens. Ils avaient l'air de l'être, pour le plaisir de l'être.



Il fut amené à en causer, un soir, avec un député socialiste, qu'il
rencontrait parfois dans le salon des Stevens. Bien qu'il lui eût
déjà parlé, il ne se doutait point de la qualité de son
interlocuteur: jusque-là, ils ne s'étaient entretenus que de musique.
Il fut très étonné d'apprendre que cet homme du monde était un chef
de parti violent.

Achille Roussin était un bel homme, à la barbe blonde, au parler
grasseyant, le teint fleuri, les manières cordiales, une certaine
élégance avec un fond de vulgarité, des gestes de rustre, qui lui
échappaient de temps en temps:--une façon de se faire les ongles en
société, une habitude toute populaire de ne pouvoir parler à
quelqu'un sans happer son habit, l'empoigner, lui palper les bras;--il
était gros mangeur, gros buveur, viveur, rieur, les appétits d'un
homme du peuple, qui se rue à la conquête du pouvoir; souple, habile
à changer de façons, suivant le milieu et l'interlocuteur, exubérant
d'une façon raisonnée, sachant écouter, s'assimilant sur-le-champ
tout ce qu'il entendait; sympathique d'ailleurs, intelligent,
s'intéressant à tout, par goût naturel, par goût acquis, et par
vanité; honnête, dans la mesure où son intérêt ne lui commandait
pas le contraire, et où il eût été dangereux de ne pas l'être.

Il avait une assez jolie femme, grande, bien faite, solidement
charpentée, la taille élégante, un peu étriquée dans de luxueuses
toilettes, qui accusaient avec exagération les robustes rondeurs de son
anatomie; le visage encadré de cheveux noirs frisottants, les yeux
grands, noirs et épais; le menton un peu en galoche; la figure grosse,
d'aspect assez mignon toutefois, mais gâté par les petites grimaces
des yeux myopes, clignotants, et de la bouche en cul-de-poule. Elle
avait une démarche factice, saccadée, comme certains oiseaux, et une
façon de parler minaudière, mais beaucoup de bonne grâce et
d'amabilité. Elle était de riche famille bourgeoise et commerçante,
d'esprit libre et d'espèce vertueuse, attachée aux devoirs
innombrables du monde, comme à une religion, sans parler de ceux
qu'elle s'imposait, de ses devoirs artistiques et sociaux: avoir un
salon, répandre l'art dans les Universités Populaires, s'occuper
d'œuvres philanthropiques ou de psychologie de l'enfance,--sans chaleur
de cœur, sans intérêt profond,--par bonté naturelle, snobisme, et
pédantisme innocent de jeune femme instruite, qui semble réciter
perpétuellement une leçon, et qui met son amour-propre à ce qu'elle
soit bien sue. Elle avait besoin de s'occuper, mais elle n'avait pas
besoin de s'intéresser à ce dont elle s'occupait. Telle, l'activité
fébrile de ces femmes, qui ont toujours un tricot entre les doigts, et
qui remuent sans trêve les aiguilles, comme si le salut du monde était
attaché à ce travail, dont elles n'ont même pas l'emploi. Et puis, il
y avait chez elle,--comme chez les «tricoteuses»,--la petite vanité
de l'honnête femme, qui fait, par son exemple, la leçon aux autres
femmes.

Le député avait pour elle un mépris affectueux. Il l'avait fort bien
choisie, pour son plaisir et pour sa tranquillité. Elle était belle,
il en jouissait, il ne lui demandait rien de plus; et elle ne lui
demandait rien de plus. Il l'aimait, et la trompait. Elle s'en
accommodait, pourvu qu'elle eût sa part. Peut-être même y
trouvait-elle un certain plaisir. Elle était calme et sensuelle. Une
mentalité de femme de harem.

Ils avaient deux jolis enfants de quatre à cinq ans, dont elle
s'occupait, en bonne mère de famille, avec la même application aimable
et froide qu'elle apportait à suivre la politique de son mari et les
dernières manifestations de la mode et de l'art. Et cela faisait, dans
ce milieu, le plus singulier mélange de théories avancées, d'art
ultra-décadent, d'agitation mondaine, et de sentiment bourgeois.

Ils invitèrent Christophe à venir les voir. Madame Roussin était
bonne musicienne, jouait du piano d'une façon charmante; elle avait un
toucher délicat et ferme; avec sa petite tête, qui regardait fixement
les touches, et ses mains perchées dessus, qui sautillaient, elle avait
l'air d'une poule qui donne des coups de bec. Bien douée, et plus
instruite en musique que la plupart des Françaises, elle était
d'ailleurs indifférente comme une carpe au sens profond de la musique:
c'était pour elle une suite de notes, de rythmes et de nuances, qu'elle
écoutait ou récitait avec exactitude; elle n'y cherchait point d'âme,
n'en ayant pas besoin pour elle-même. Cette aimable femme,
intelligente, simple, toujours disposée à rendre service, dispensa à
Christophe la bonne grâce accueillante qu'elle avait pour tous.
Christophe lui en savait peu de gré; il n'avait pas beaucoup de
sympathie pour elle: il la trouvait inexistante. Peut-être ne lui
pardonnait-il pas non plus, sans s'en rendre compte, la complaisance
qu'elle mettait à accepter le partage avec les maîtresses de son mari,
dont elle n'ignorait pas les aventures. La passivité était, de tous
les vices, celui qu'il excusait le moins.

Il se lia plus intimement avec Achille Roussin. Roussin aimait la
musique, comme les autres arts, d'une façon grossière, mais sincère.
Quand il aimait une symphonie, il avait l'air de coucher avec. Il avait
une culture superficielle, et il en tirait très bon parti; sa femme ne
lui avait pas été inutile en cela. Il s'intéressa à Christophe,
parce qu'il voyait en lui un plébéien vigoureux, comme il était
lui-même. Il était d'ailleurs curieux d'observer de près un original
de ce genre--(il était d'une curiosité inlassable pour observer les
hommes)--et de connaître ses impressions sur Paris. La franchise et la
rudesse des remarques de Christophe l'amusa. Il était assez sceptique
pour en admettre l'exactitude. Que Christophe fût Allemand n'était pas
pour le gêner: au contraire! Il se vantait d'être au-dessus des
préjugés de patrie. Et, en somme, il était sincèrement «humain»--(sa
principale qualité);--il sympathisait avec tout ce qui était homme.
Mais cela ne l'empêchait point d'avoir la conviction bien assurée
de la supériorité du Français--vieille race, vieille civilisation--sur
l'Allemand, et de se gausser de l'Allemand.



Christophe voyait chez Achille Roussin d'autres hommes politiques,
ministres de la veille ou du lendemain. Avec chacun d'eux,
individuellement, il aurait eu assez de plaisir à causer, si ces
illustres personnages l'en avaient jugé digne. Au contraire de
l'opinion généralement répandue, il trouvait leur société plus
intéressante que celle des littérateurs qu'il connaissait. Ils avaient
une intelligence plus vivante, plus ouverte aux passions et aux grands
intérêts de l'humanité. Causeurs brillants, méridionaux pour la
plupart, ils étaient étonnamment dilettantes; pris à part, ils
l'étaient presque autant que les hommes de lettres. Bien entendu, ils
étaient assez ignorants de l'art, surtout de l'art étranger; mais ils
prétendaient tous plus ou moins s'y connaître; et souvent, ils
l'aimaient vraiment. Il y avait des Conseils de ministres, qui
ressemblaient à des cénacles de petites Revues. L'un faisait des
pièces de théâtre. L'autre raclait du violon et était wagnérien
enragé. L'autre gâchait de la peinture. Et tous collectionnaient les
tableaux impressionnistes, lisaient les livres décadents, mettaient une
coquetterie à goûter un art ultra-aristocratique, qui était l'ennemi
mortel de leurs idées. Christophe était gêné de voir ces ministres
socialistes, ou radicaux-socialistes, ces apôtres des classes
affamées, faire les connaisseurs en jouissances raffinées. Sans doute,
c'était leur droit; mais cela ne lui semblait pas très loyal.

Mais le plus curieux, c'était quand ces hommes, qui, pris en
particulier, étaient sceptiques, sensualistes, nihilistes, anarchistes,
touchaient à l'action: aussitôt, ils devenaient fanatiques. Les plus
dilettantes, à peine arrivés au pouvoir, se muaient en petits despotes
orientaux; ils étaient pris de la manie de tout diriger, de ne rien
laisser libre: ils avaient l'esprit sceptique et le tempérament
tyrannique. La tentation était trop forte de pouvoir user du formidable
mécanisme de centralisation administrative, qu'avait jadis construit le
plus grand des despotes, et de n'en pas abuser. Il s'en suivait une
sorte d'impérialisme républicain, sur lequel était venu se greffer,
dans les dernières années, un catholicisme athée.

Pendant un certain temps, les politiciens n'avaient prétendu qu'à la
domination des corps,--je veux dire des fortunes;--ils laissaient les
âmes à peu près tranquilles, les âmes n'étant pas monnayables. De
leur côté, les âmes ne s'occupaient pas de politique; elle passait
au-dessus ou au-dessous d'elles; la politique, en France, était
considérée comme une branche, lucrative, mais suspecte, du commerce et
de l'industrie; les intellectuels méprisaient les politiciens, les
politiciens méprisaient les intellectuels.--Or, depuis peu un
rapprochement s'était fait, puis bientôt une alliance, entre les
politiciens et la pire classe des intellectuels. Un nouveau pouvoir
était entré en scène, qui s'était arrogé le gouvernement absolu des
pensées: c'étaient les Libres Penseurs. Ils avaient lié partie avec
l'autre pouvoir, qui avait vu en eux un rouage perfectionné de
despotisme politique. Ils tendaient beaucoup moins à détruire
l'Église qu'à la remplacer; et, de fait, ils formaient une église de
la Libre Pensée, qui avait ses catéchismes et ses cérémonies, ses
baptêmes, ses premières communions, ses mariages, ses conciles
régionaux, nationaux, voire même œcuméniques à Rome. Inénarrable
bouffonnerie que ces milliers de pauvres bêtes, qui avaient besoin de
se réunir en troupeaux, pour «penser librement»! il est vrai que leur
liberté de pensée consistait à interdire celle des autres, au nom de
la Raison: car ils croyaient à la Raison, comme les catholiques à la
Sainte Vierge, sans se douter, les uns et les autres, que la Raison, pas
plus que la Vierge, n'est rien par elle-même, et que la source est
ailleurs. Et, de même que l'Église catholique avait ses armées de
moines et ses congrégations, qui sourdement cheminaient dans les veines
de la nation, propageaient son virus, et anéantissaient toute vitalité
rivale, l'église anti-catholique avait ses francs-maçons, dont la
maison mère, le Grand-Orient, tenait registre fidèle de tous les
rapports secrets que lui adressaient, chaque jour, de tous les points de
France, ses pieux délateurs. L'État républicain encourageait sous
main les espionnages sacrés de ces moines mendiants et de ces jésuites
de la Raison, qui terrorisaient l'armée, l'Université, tous les corps
de l'État; et il ne s'apercevait point qu'en semblant le servir, ils
visaient peu à peu à se substituer à lui, et qu'il s'acheminait tout
doucement à une théocratie athée, qui n'aurait rien à envier à
celle des Jésuites du Paraguay.

Christophe vit chez Roussin quelques-uns de ces calotins. Ils étaient
plus fétichistes les uns que les autres. Pour le moment, ils exultaient
d'avoir fait enlever le Christ des tribunaux. Ils croyaient avoir
détruit la religion, parce qu'ils détruisaient quelques morceaux de
bois. D'autres accaparaient Jeanne d'Arc et sa bannière de la Vierge,
qu'ils venaient d'arracher aux catholiques. Un des pères de l'église
nouvelle, un général qui faisait la guerre aux Français de l'autre
église, venait de prononcer un discours anti-clérical en l'honneur de
Vercingétorix: il célébrait dans le Brenn gaulois, h qui la Libre
Pensée avait élevé une statue, un enfant du peuple et le premier
champion de la France contre Rome (l'église de). Un ministre de la
marine, pour purifier la flotte et faire enrager les catholiques,
donnait à un cuirassé le nom d'_Ernest Renan._ D'autres libres esprits
s'attachaient à purifier l'art. Ils expurgeaient les classiques du
XVIIe siècle, et ne permettaient pas que le nom de Dieu souillât les
Fables de La Fontaine. Ils ne l'admettaient pas plus dans la musique
ancienne; et Christophe entendit un vieux radical,--(«_Être radical
dans sa vieillesse, dit Gœthe, c'est le comble de toute folie_»)--qui
s'indignait qu'on osât donner dans un concert populaire les _lieder_
religieux de Beethoven. Il exigeait qu'on changeât les paroles.

D'autres, plus radicaux encore, voulaient qu'on supprimât purement et
simplement toute musique religieuse, et les écoles où on l'apprenait.
Vainement, un directeur des Beaux-Arts, qui dans cette Béotie passait
pour un Athénien, expliquait qu'il fallait pourtant apprendre la
musique aux musiciens: car, disait-il: «quand vous envoyez un soldat à
la caserne, vous lui apprenez progressivement à se servir de son fusil
et à tirer. Il en est de même du jeune compositeur: la tête fourmille
d'idées; mais leur classement n'est pas encore opéré.» Effrayé de
son courage, protestant à chaque phrase: «Je suis un vieux libre
penseur... Je suis un vieux républicain...», il proclamait
audacieusement que «peu lui importait de savoir si les compositions de
Pergolèse étaient des opéras ou des messes; il s'agissait de savoir
si c'étaient des œuvres de l'art humain».--Mais l'implacable logique
de son interlocuteur répliquait au «vieux libre penseur», au «vieux
républicain», qu'«il y avait deux musiques: celle qu'on chantait dans
les églises, et celle qu'on chantait ailleurs». La première était
ennemie de la Raison et de l'État; et la Raison d'État devait la
supprimer.

Ces imbéciles eussent été plus ridicules que dangereux, s'ils
n'avaient eu derrière eux des hommes d'une réelle valeur, sur qui ils
s'appuyaient, et qui étaient comme eux,--davantage peut-être,--fanatiques
de la Raison. Tolstoy parle quelque part de ces «influences
épidémiques», qui règnent en religion, en philosophie, en politique,
en art et en science, de ces «influences insensées, dont les
hommes ne voient la folie que lorsqu'ils en sont débarrassés,
mais qui, tant qu'ils y sont soumis, leur paraissent si vraies
qu'ils ne croient même pas nécessaire de les discuter». Ainsi, la
passion des tulipes, la croyance aux sorciers, les aberrations
des modes littéraires.--La religion de la Raison était une de ces
folies. Elle était commune aux plus sots et aux plus cultivés, aux
«sous-vétérinaires» de la Chambre et à certains des esprits les
plus intelligents de l'Université. Elle était plus dangereuse encore
chez ceux-ci que chez ceux-là; car, chez ceux-là, elle s'accommodait
d'un optimisme béat et stupide, qui en détendait l'énergie; au lieu
que chez les autres, les ressorts en étaient bandés et le tranchant
aiguisé par un pessimisme fanatique, qui ne se faisait point illusion
sur l'antagonisme foncier de la Nature et de la Raison, et qui n'en
était que plus acharné à soutenir le combat de la Liberté abstraite,
de la Justice abstraite, de la Vérité abstraite, contre la Nature
mauvaise. Il y avait là un fond d'idéalisme calviniste, janséniste,
jacobin, une vieille croyance en l'irrémédiable perversité de
l'homme, que seul peut et doit briser l'orgueil implacable des Élus
chez qui souffle la Raison,--l'Esprit de Dieu. C'était un type bien
français, le Français intelligent, qui n'est pas «humain». Un
caillou dur comme fer: rien n'y peut pénétrer; et il casse tout ce
qu'il touche.

Christophe fut atterré par les conversations qu'il eut chez Achille
Roussin avec quelques-uns de ces fous raisonneurs. Ses idées sur la
France en étaient bouleversées. Il croyait, d'après l'opinion
courante, que les Français étaient un peuple pondéré, sociable,
tolérant, aimant la liberté. Et il trouvait des maniaques d'idées
abstraites, malades de logique, toujours prêts à sacrifier les autres
à un de leurs syllogismes. Ils parlaient constamment de liberté, et
personne n'était moins fait pour la comprendre et pour la supporter.
Nulle part, des caractères plus froidement, plus atrocement
despotiques, par passion intellectuelle, ou parce qu'ils voulaient
toujours avoir raison.

Ce n'était pas le fait d'un parti. Tous les partis étaient de même.
Ils ne voulaient rien voir en deçà, au delà de leur formulaire
politique ou religieux, de leur patrie, de leur province, de leur
groupe, de leur étroit cerveau. Il y avait des antisémites, qui
dépensaient toutes les forces de leur être en une haine enragée
contre tous les privilégiés de la fortune: car ils haïssaient tons
les Juifs, et ils appelaient Juifs tous ceux qu'ils haïssaient. Il y
avait des nationalistes, qui haïssaient--(quand ils étaient très
bons, ils se contentaient de mépriser)--toutes les autres nations, et,
dans leur nation même, appelaient étrangers, ou renégats, ou
traîtres, ceux qui ne pensaient pas comme eux. Il y avait des
antiprotestants, qui se persuadaient que tous les protestants étaient
Anglais ou Allemands, et qui eussent voulu les bannir tous de France. Il
y avait les gens de l'Occident, qui ne voulaient rien admettre à l'Est
de la ligne du Rhin; et les gens du Nord, qui ne voulaient rien admettre
au Sud de la ligne de la Loire; et les gens du Midi, qui appelaient
Barbares ceux qui étaient au Nord de la ligne de la Loire; et ceux qui
se faisaient gloire d'être de race Germanique; et ceux qui se faisaient
gloire d'être de race Gauloise; et, les plus fous de tous, les
«Romains», qui s'enorgueillissaient de la défaite de leurs pères; et
les Bretons, et les Lorrains, et les Félibres, et les Albigeois; et
ceux de Carpentras, de Pontoise, et de Quimper-Corentin: chacun
n'admettant que soi, se faisant de son soi un titre de noblesse, et ne
tolérant pas qu'on pût être autrement. Rien à faire contre cette
engeance: ils n'écoutent aucun raisonnement; ils sont faits pour
brûler le reste du monde, ou pour être brûlés.

Christophe pensait qu'il était heureux qu'un tel peuple fût en
République: car tous ces petits despotes s'annihilaient mutuellement.
Mais si l'un d'eux avait été roi, il ne fût plus resté assez d'air
pour aucun autre.



Il ne savait pas que les peuples raisonneurs ont une vertu, qui les
sauve:--l'inconséquence.

Les politiciens français ne s'en faisaient pas faute. Leur despotisme
se tempérait d'anarchisme; ils oscillaient sans cesse de l'un à
l'autre pôle. S'ils s'appuyaient à gauche sur les fanatiques de la
pensée, à droite ils s'appuyaient sur les anarchistes de la pensée.
On voyait avec eux toute une tourbe de socialistes dilettantes, de
petits arrivistes, qui s'étaient bien gardés de prendre part au
combat, avant qu'il fût gagné, mais qui suivaient à la trace l'armée
de la Libre Pensée, et, après chacune de ses victoires, s'abattaient
sur les dépouilles des vaincus. Ce n'était pas pour la raison que
travaillaient les champions de la raison... _Sic vos non vobis_...
C'était pour ces profiteurs cosmopolites, qui piétinaient joyeusement
les traditions du pays, et qui n'entendaient pas détruire une foi pour
en installer une autre à la place, mais pour s'installer eux-mêmes.

Christophe retrouva là Lucien Lévy-Cœur. Il ne fut pas trop étonné
d'apprendre que Lucien Lévy-Cœur était socialiste. Il pensa
simplement qu'il fallait que le socialisme fût bien sûr du succès
pour que Lucien Lévy-Cœur vint à lui. Mais il ne savait pas que
Lucien Lévy-Cœur avait trouvé moyen d'être tout aussi bien vu dans
le camp opposé, où il avait réussi à devenir l'ami des personnalités
de la politique et de l'art les plus antilibérales, voire même
antisémites. Il demanda à Achille Roussin:

--Comment pouvez-vous garder de tels hommes avec vous?

Roussin répondit:

--Il a tant de talent! Et puis, il travaille pour nous, il détruit le
vieux monde.

--Je vois bien qu'il détruit, dit Christophe. Il détruit si bien que
je ne sais pas avec quoi vous reconstruirez. Êtes-vous sûr qu'il vous
restera assez de charpente pour votre maison nouvelle? Les vers se sont
déjà mis dans votre chantier de construction...

Lucien Lévy-Cœur n'était pas le seul à ronger le socialisme. Les
feuilles socialistes étaient pleines de ces petits hommes de lettres,
art pour l'art, anarchistes de luxe, qui s'étaient emparés de toutes
les avenues qui pouvaient conduire au succès. Ils barraient la route
aux autres, et remplissaient de leur dilettantisme décadent et
_struggle for life_ les journaux, qui se disaient les organes du peuple.
Ils ne se contentaient pas des places: il leur fallait la gloire. Dans
aucun temps, on n'avait vu tant de statues hâtivement élevées, tant
de discours devant des génies de plâtre. Périodiquement, des banquets
étaient offerts aux grands hommes de la confrérie par les habituels
pique-assiette de la gloire, non pas à l'occasion de leurs travaux,
mais de leurs décorations: car c'était là ce qui les touchait le
plus. Esthètes, surhommes, métèques, ministres socialistes, se
trouvaient tous d'accord pour fêter une promotion dans la Légion
d'Honneur, instituée par cet officier corse.

Roussin s'égayait des étonnements de Christophe. Il ne trouvait point
que l'Allemand jugeât si mal ses partenaires. Lui-même, quand ils
étaient seul à seul, les traitait sans ménagements. Il connaissait
mieux que personne leur sottise ou leurs roueries; mais cela ne
l'empêchait pas de les soutenir, afin d'être soutenu par eux. Et si,
dans l'intimité, il ne se gênait pas pour parler du peuple en termes
méprisants, à la tribune il était un autre homme. Il prenait une voix
de tête, des tons aigus, nasillards, martelés, solennels, des
trémolos, des bêlements, de grands gestes vastes et tremblotants,
comme des battements d'ailes: il jouait Mounet-Sully.

Christophe s'évertuait à démêler dans quelle mesure Roussin croyait
à son socialisme. L'évidence était qu'il n'y croyait pas, au fond: il
était trop sceptique. Il y croyait pourtant, avec une part de sa
pensée; et quoiqu'il sût fort bien que ce n'en était qu'une part--(et
pas la plus importante),--il avait organisé d'après cela sa vie et sa
conduite, parce que cela lui était plus commode, ainsi. Son intérêt
pratique n'était pas seul en cause, mais aussi son intérêt vital, sa
raison d'être et d'agir. Sa foi socialiste lui était pour lui-même
une sorte de religion d'État.--La majorité des hommes ne vit pas
autrement. Leur vie repose sur des croyances religieuses, ou morales, ou
sociales, ou purement pratiques,--(croyance à leur métier, à leur
travail, à l'utilité de leur rôle dans la vie),--auxquelles ils ne
croient pas, au fond. Mais ils ne veulent pas le savoir: car ils ont
besoin, pour vivre, de ce semblant de foi, de ce culte officiel, dont
chacun est le prêtre.



Roussin n'était pas un des pires. Combien d'autres dans le parti
«faisaient» du socialisme ou du radicalisme,--on ne pouvait même pas
dire, par ambition, tant cette ambition était à courte vue, n'allait
pas plus loin que le pillage immédiat et leur réélection! Ces gens
avaient l'air de croire en une société nouvelle. Peut-être y
avaient-ils cru jadis; mais, en fait, ils ne pensaient plus qu'à vivre
sur les dépouilles de la société qui mourait. Un opportunisme myope
était au service d'un nihilisme jouisseur. Les grands intérêts de
l'avenir étaient sacrifiés à l'égoïsme de l'heure présente. On
démembrait l'armée, on eût démembré la patrie pour plaire aux
électeurs. Ce n'était point l'intelligence qui manquait: on se rendait
compte de ce qu'il eût fallu faire, mais on ne le faisait point, parce
qu'il en eût coûté trop d'efforts. On voulait arranger sa vie et
celle de la nation avec le minimum de peine. Du haut en bas de
l'échelle, c'était la même morale du plus de plaisir possible avec le
moins d'efforts possible. Cette morale immorale était le seul fil
conducteur au milieu du gâchis politique, où les chefs donnaient
l'exemple de l'anarchie, où l'on voyait une politique incohérente
poursuivant dix lièvres à la fois, et les lâchant tous l'un après
l'autre, une diplomatie belliqueuse côte à côte avec un ministère de
la guerre pacifiste, des ministres de la guerre qui détruisaient
l'armée afin de l'épurer, des ministres de la marine qui soulevaient
les ouvriers des arsenaux, des instructeurs de la guerre qui prêchaient
l'horreur de la guerre, des officiers dilettantes, des juges
dilettantes, des révolutionnaires dilettantes, des patriotes
dilettantes. Une démoralisation politique universelle. Chacun attendait
de l'État qu'il le pourvût de fonctions, de pensions, de décorations;
et l'État, en effet, ne manquait pas d'en arroser sa clientèle: la
curée des honneurs et des charges était offerte aux fils, aux neveux,
aux petits-neveux, aux valets du pouvoir; les députés se votaient des
augmentations de traitement: un gaspillage effréné des finances, des
places, des titres, de toutes les ressources de l'État.--Et, comme un
sinistre écho de l'exemple d'en haut, le sabotage d'en bas: les
instituteurs enseignant la révolte contre la patrie, les employés des
postes brûlant les lettres et les dépêches, les ouvriers des usines
jetant du sable et de l'émeri dans les engrenages des machines, les
ouvriers des arsenaux détruisant des arsenaux, des navires incendiés,
le gâchage monstrueux du travail par les travailleurs,--la destruction
non pas des riches, mais de la richesse du monde.

Pour couronner l'œuvre, une élite intellectuelle s'amusait à fonder
en raison et en droit ce suicide d'un peuple, au nom des droits sacrés
au bonheur. Un humanitarisme morbide rongeait la distinction du bien et
du mal, s'apitoyait devant la personne «irresponsable et sacrée» des
criminels, capitulait devant le crime et lui livrait la société.

Christophe pensait:

--La France est soûle de liberté. Après avoir déliré, elle tombera
ivre-morte. Et quand elle se réveillera, elle sera au violon.


Ce qui blessait le plus Christophe dans cette démagogie, c'était de
voir les pires violences politiques froidement accomplies par des
hommes, dont il connaissait le fond incertain. La disproportion était
trop scandaleuse entre ces êtres ondoyants et l'action âpre qu'ils
déchaînaient, ou qu'ils autorisaient. Il semblait qu'il y eût en eux
deux éléments contradictoires: un caractère inconsistant, qui ne
croyait à rien, et une raison raisonnante, qui saccageait la vie, sans
vouloir rien écouter. Christophe se demandait comment la bourgeoisie
paisible, les catholiques, les officiers qu'on harcelait de toutes les
façons, ne les jetaient pas par la fenêtre. Comme il ne savait rien
cacher, Roussin n'eut pas de peine à deviner sa pensée. Il se mit à
rire, et dit:

--Sans doute, c'est ce que vous ou moi, nous ferions, n'est-ce pas? Mais
il n'y a point de risques avec eux. Ce sont de pauvres bougres, qui ne
sont pas capables de prendre le moindre parti énergique; ils ne sont
bons qu'à récriminer. Une aristocratie gâteuse, abrutie par les
clubs, prostituée aux Américains et aux Juifs, qui, pour prouver son
modernisme, s'amuse du rôle insultant qu'on lui prête dans les romans
et les pièces à la mode, et fait fête aux insulteurs. Une bourgeoisie
grincheuse, qui ne lit rien, qui ne comprend rien, qui ne veut rien
comprendre, qui ne sait que dénigrer, dénigrer à vide, aigrement,
sans résultat pratique,--qui n'a qu'une passion: dormir, sur son sac
aux gros sous, avec la haine de ceux qui la dérangent, ou même de ceux
qui travaillent: car cela la dérange que les autres se remuent, tandis
qu'elle pionce!... Si vous connaissiez ces gens là, vous finiriez par
nous trouver sympathiques...

Mais Christophe n'éprouvait qu'un grand dégoût pour les uns et pour
les autres: car il ne pensait point que la bassesse des persécutés
fût une excuse pour celle des persécuteurs. Il avait souvent
rencontré chez les Stevens des types de cette bourgeoisie riche et
maussade, que lui dépeignait Roussin,


... _l'anime triste di coloro,
Che visser senza infamia e senza lodo_...


Il ne voyait que trop les raisons que Roussin et ses amis avaient
d'être sûrs non seulement de leur force sur ces gens, mais de leur
droit d'en abuser. Les outils de domination ne leur manquaient point.
Des milliers de fonctionnaires sans volonté, obéissant aveuglément.
Des mœurs courtisanesques, une République sans républicains; une
presse socialiste, en extase devant les rois en visite; des âmes de
domestiques, aplaties devant les titres, les galons, les décorations:
pour les tenir, il n'y avait qu'à leur jeter en pâture un os à
ronger, ou la Légion d'Honneur. Si un roi eût promis d'anoblir tous
les citoyens de France, tous les citoyens de France eussent été
royalistes.

Les politiciens avaient beau jeu. Des trois États de 89, le premier
était anéanti; le second était banni ou suspect; le troisième, repu
de sa victoire, dormait. Et quant au quatrième État, qui maintenant se
levait, menaçant et jaloux, il n'était pas difficile encore d'en avoir
raison. La République décadente le traitait, comme Rome décadente
traitait les hordes barbares, qu'elle n'avait plus la force d'expulser
de ses frontières: elle les enrôlait; ils devenaient bientôt ses
meilleurs chiens de garde. Les ministres bourgeois, qui se disaient
socialistes, attiraient sournoisement, annexaient les plus intelligents
de l'élite ouvrière; ils décapitaient de leurs chefs le parti des
prolétaires, s'infusaient leur sang nouveau, et, en retour, les
gorgeaient d'idéologie bourgeoise.



Un spécimen curieux de ces tentatives d'annexion du peuple par la
bourgeoisie était, en ce temps-là, les Universités Populaires.
C'étaient de petits bazars de connaissances confuses de _omni re
scibili._ On prétendait y enseigner, comme disait un programme,
«toutes les branches du savoir, physique, biologique, sociologique:
astronomie, cosmologie, anthropologie, ethnologie, physiologie,
psychologie, psychiatrie, géographie, linguistique, esthétique,
logique, etc.» De quoi faire craquer le cerveau de Pic de la Mirandole.

Certes, il y avait eu à l'origine, il y avait encore dans certaines
d'entre elles un idéalisme sincère, un besoin de dispenser à tous la
vérité, la beauté, la vie morale, qui avait de la grandeur. Ces
ouvriers, qui, après une journée de dur travail, venaient s'entasser
dans les salles de conférences étouffantes, et dont la soif de savoir
était plus forte que la fatigue, offraient un spectacle touchant. Mais,
comme on avait abusé des pauvres gens! Pour quelques vrais apôtres,
intelligents et humains, pour quelques bons cœurs, mieux intentionnés
qu'adroits, combien de sots, de bavards, d'intrigants, écrivains sans
lecteurs, orateurs sans public, professeurs, pasteurs, parleurs,
pianistes et critiques, qui inondaient le peuple de leurs produits!
Chacun cherchait à placer sa marchandise. Les plus achalandés étaient
naturellement les vendeurs d'orviétan, les discoureurs philosophiques,
qui remuaient à la pelle des idées générales, avec le paradis social
au bout.

Les Universités Populaires servaient aussi de débouché pour un
esthétisme ultra-aristocratique: gravures, poésies, musique
décadentes. On voulait l'avènement du peuple pour rajeunir la pensée
et pour régénérer la race. Et l'on commençait par lui inoculer tous
les raffinements de la bourgeoisie! Il les prenait avec avidité, non
parce qu'ils lui plaisaient, mais parce qu'ils étaient bourgeois.
Christophe, qui avait été amené à une de ces Universités Populaires
par Mme Roussin, lui entendit jouer du Debussy au peuple, entre _la
Bonne Chanson_ de Gabriel Fauré et l'un des derniers quatuors de
Beethoven. Lui qui n'était arrivé à l'intelligence des dernières
œuvres de Beethoven qu'après bien des années, par un lent
acheminement de son goût et de sa pensée, demanda, plein de pitié, à
l'un de ses voisins:

--Mais est-ce que vous comprenez cela?

L'autre se dressa sur ses ergots, comme un coq en colère, et dit:

--Bien sûr! Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas aussi bien
que vous?

Et, pour prouver qu'il avait compris, il bissa une fugue, en regardant
Christophe, d'un air provocant.

Christophe se sauva, consterné; il se disait que ces animaux-là avaient
réussi à empoisonner jusqu'aux sources vives de la nation: il n'y avait
plus de peuple.

--Peuple vous-même! comme disait un ouvrier à l'un de ces braves gens
qui tentaient de fonder des Théâtres du Peuple. Je suis autant
bourgeois que vous!



Un beau soir, que le ciel moelleux, comme un tapis d'Orient, aux teintes
chaudes, un peu passées, s'étendait au-dessus de la ville assombrie,
Christophe suivait les quais, de Notre-Dame aux Invalides. Dans la nuit
qui tombait, les tours de la cathédrale montaient comme les bras de
Moïse, dressés pendant la bataille. La lance d'or ciselée de la
Sainte-Chapelle, l'épine sainte fleurissante, jaillissait du fourré
des maisons. De l'autre côté de l'eau, le Louvre déroulait sa façade
royale, dans les yeux ennuyés de laquelle les reflets du soleil
couchant mettaient une dernière lueur de vie. Au fond de la plaine des
Invalides, derrière ses fossés et ses murailles hautaines, dans son
désert majestueux, la coupole d'or sombre planait, comme une symphonie
de victoires lointaines. Et l'Arc de Triomphe ouvrait sur la colline,
telle une marche héroïque, l'enjambée surhumaine des légions
impériales.

Et Christophe eut soudain l'impression d'un géant mort, dont les
membres immenses couvraient la plaine. Le cœur serré d'effroi, il
s'arrêta, contemplant les fossiles gigantesques d'une espèce
fabuleuse, disparue de la terre, et dont toute la terre avait entendu
sonner les pas,--la race, casquée du dôme des Invalides, et ceinturée
du Louvre, qui étreignait le ciel avec les mille bras de ses
cathédrales, et qui arc-boutait sur le monde les deux pieds triomphants
de l'Arche Napoléonienne, sous le talon de laquelle grouillait
aujourd'hui Lilliput.



Sans qu'il l'eût cherché, Christophe avait acquis une petite
notoriété dans les milieux parisiens, où Sylvain Kohn et Goujart
l'avaient introduit. L'originalité de sa figure, qu'on apercevait
toujours, avec l'un ou l'autre de ses deux amis, aux premières des
théâtres et aux concerts, sa laideur puissante, les ridicules même de
sa personne, de sa tenue, de ses manières brusques et gauches, les
boutades paradoxales qui parfois lui échappaient, son intelligence mal
dégrossie, mais large et robuste, et les récits romanesques que
Sylvain Kohn avait colportés sur ses escapades en Allemagne, sur ses
démêlés avec la police et sur sa fuite en France, l'avaient désigné
à la curiosité oisive et affairée de ce grand salon d'hôtel
cosmopolite, qu'est devenu le Tout-Paris. Tant qu'il se tint sur la
réserve, observant, écoutant, tâchant de comprendre, avant de se
prononcer, tant qu'on ignora ses œuvres et le fond de sa pensée, il
fut assez bien vu. Les Français lui savaient gré de n'avoir pu rester
en Allemagne. Surtout, les musiciens français étaient touchés, comme
d'un hommage qui leur était rendu, de l'injustice des jugements de
Christophe sur la musique allemande:--(il s'agissait, à la vérité, de
jugements déjà anciens, à la plupart desquels il n'eût plus souscrit
aujourd'hui: quelques articles publiés naguère dans une Revue
allemande, et dont les paradoxes avaient été répandus et amplifiés
par Sylvain Kohn).--Christophe intéressait, et il ne gênait point; il
ne prenait la place de personne. Il n'eût tenu qu'à lui d'être un
grand homme de cénacle. Il n'avait qu'à ne rien écrire, ou le moins
possible, surtout à ne rien faire entendre de lui, et à alimenter
d'idées Goujart et ses pareils, tous ceux qui ont pris pour devise un
mot fameux,--en l'arrangeant un peu:


«_Mon verre n'est pas grand; mais je bois_... dans celui des autres.»


Une forte personnalité exerce son rayonnement surtout sur les jeunes
gens, plus occupés de sentir que d'agir. Il n'en manquait pas autour de
Christophe. C'étaient en général de ces êtres oisifs, sans volonté,
sans but, sans raison d'être, qui ont peur de la table de travail, peur
de se trouver seuls avec eux-mêmes, qui s'éternisent dans un fauteuil,
qui errent d'un café à une salle de théâtre, cherchant tous les
prétextes pour ne pas rentrer chez eux, pour ne pas se voir face à
face. Ils venaient, s'installaient, traînaient pendant des heures, dans
ces conversations insipides, d'où l'on sort avec une dilatation
d'estomac, écœurés, saturés, et pourtant affamés, avec le besoin et
le dégoût à la fois de continuer. Ils entouraient Christophe, comme
le barbet de Gœthe, les «larves à l'affût», qui guettent une âme
à happer, pour se raccrocher à la vie.

Un sot vaniteux eût trouvé plaisir à cette cour de parasites. Mais
Christophe n'aimait pas jouer à l'idole. Il était horripilé
d'ailleurs par la prétentieuse bêtise de ses admirateurs, qui
trouvaient dans ce qu'il faisait des intentions saugrenues, Renaniennes,
Nietzschéennes, Rose-Croix, hermaphrodites. Il les mit à la porte. Il
n'était pas fait pour un rôle passif. Tout chez lui avait l'action
pour but. Il observait, pour comprendre; et il voulait comprendre, pour
agir. Libre de préjugés, il s'informait de tout, étudiait dans la
musique toutes les formes de pensée et les ressources d'expression des
autres pays et des autres temps. Chacune de celles qui lui paraissaient
vraies, il en faisait sa proie. À la différence de ces artistes
français qu'il étudiait, ingénieux inventeurs de formes nouvelles,
qui s'épuisent à inventer sans cesse et laissent leurs inventions en
chemin, il cherchait beaucoup moins à innover dans la langue musicale
qu'à la parler avec plus d'énergie; il n'avait point le souci d'être
rare, mais celui d'être fort. Cette énergie passionnée s'opposait au
génie français de finesse et de mesure. Elle avait le dédain du style
pour le style. Les meilleurs artistes français lui faisaient l'effet
d'ouvriers de luxe. Un des plus parfaits poètes parisiens s'était
amusé lui-même à dresser «la liste ouvrière de la poésie
française contemporaine, chacun avec sa denrée, son produit ou ses
soldes»; et il énumérait «les lustres de cristal, les étoffes
d'Orient, les médailles d'or et de bronze, les guipures pour
douairières, les sculptures polychromes, les faïences à fleurs», qui
sortaient de la fabrique de tel ou tel de ses confrères. Lui-même se
représentait, «dans un coin du vaste atelier des lettres, reprisant de
vieilles tapisseries, ou dérouillant des pertuisanes hors
d'usage».--Cette conception de l'artiste, comme d'un bon ouvrier,
attentif uniquement à la perfection du métier, n'était pas sans
beauté. Mais elle ne satisfaisait pas Christophe; tout en reconnaissant
sa dignité professionnelle, il avait du mépris pour la pauvreté de
vie qu'elle recouvrait. Il ne concevait pas qu'on écrivît pour
écrire. Il ne disait pas des mots, il disait--il voulait dire--des
choses


_Ei dice cose, e voi dite parole_...


Après une période de repos où il n'avait été occupé qu'à absorber
un monde nouveau, l'esprit de Christophe fut pris brusquement du besoin
de créer. L'antagonisme qui s'accusait entre Paris et lui, centuplait
sa force, en stimulant sa personnalité. C'était un débordement de
passions, qui demandaient impérieusement à s'exprimer. Elles étaient
de toute sorte; par toutes, il était sollicité avec la même ardeur.
Il lui fallait forger des œuvres, où se décharger de l'amour qui lui
gonflait le cœur, et aussi de la haine; et de la volonté, et aussi du
renoncement, et de tous les démons qui s'entrechoquaient en lui, et qui
avaient un droit égal à vivre. À peine s'était-il soulagé d'une
passion dans une œuvre,--(quelquefois, il n'avait même pas la patience
d'aller jusqu'à la fin de l'œuvre)--qu'il se jetait dans une passion
contraire. Mais la contradiction n'était qu'apparente: s'il changeait
toujours, toujours il restait le même. Toutes ses œuvres étaient des
chemins différents qui menaient au même but; son âme était une
montagne: il en prenait toutes les routes; les unes s'attardaient à
l'ombre, en leurs détours moelleux; les autres montaient arides,
âprement au soleil; toutes conduisaient au Dieu, qui siégeait sur la
cime. Amour, haine, volonté, renoncement, toutes les forces humaines,
portées au paroxysme, touchent à l'éternité, déjà y participent.
Chacun la porte en soi: le religieux et l'athée, celui qui voit partout
la vie, et celui qui la nie partout, et celui qui doute de tout et de la
vie et de la négation,--et Christophe, dont l'âme embrassait tous ces
contraires à la fois. Tous les contraires se fondent en l'éternelle
Force. L'important pour Christophe était de réveiller cette Force en
lui et dans les autres, de jeter des brassées de bois sur le brasier,
de faire flamber l'Éternité. Une grande flamme s'était levée dans
son cœur, au milieu de la nuit voluptueuse de Paris. Il se croyait
libre de toute foi, et il n'était tout entier qu'une torche de foi.

Rien ne pouvait davantage prêter le flanc à l'ironie française. La
foi est un des sentiments que pardonne le moins une société raffinée:
car elle l'a perdu. Dans l'hostilité sourde ou railleuse de la plupart
des hommes pour les rêves des jeunes gens, il entre pour beaucoup
l'amère pensée qu'eux-mêmes furent ainsi, qu'ils eurent ces ambitions
et ne les réalisèrent point. Ceux qui ont renié leur âme, ceux qui
avaient en eux une œuvre, et ne l'ont pas accomplie, pensent:

--Puisque je n'ai pu faire ce que j'avais rêvé, pourquoi le feraient-ils,
eux? Je ne veux point qu'ils le fassent.

Combien d'Heddas Gabier parmi les hommes! Quelle sourde malveillance qui
cherche à annihiler les forces neuves et libres, quelle science pour
les tuer par le silence, par l'ironie, par l'usure, par le
découragement,--et par quelque séduction perfide, au bon moment!...

Le type est de tous les pays. Christophe le connaissait, pour l'avoir
rencontré en Allemagne. Contre cette espèce de gens il était
cuirassé. Son système de défense était simple: il attaquait, le
premier; dès leurs premières avances, il leur déclarait la guerre; il
contraignait ces dangereux amis à se faire ses ennemis. Mais si cette
franche politique était la plus efficace à sauvegarder sa
personnalité, elle l'était beaucoup moins à lui faciliter sa
carrière d'artiste. Christophe recommença ses errements d'Allemagne.
C'était plus fort que lui. Une seule chose avait changé: son humeur,
qui était fort gaie.

Il exprimait gaillardement à qui voulait l'entendre ses critiques peu
mesurées sur les artistes français: il s'attira ainsi beaucoup
d'inimitiés. Il ne prenait même pas la précaution de se ménager,
comme font les gens avisés, l'appui d'une petite coterie. Il n'eût pas
eu de peine à trouver des artistes tout prêts à l'admirer, pourvu
qu'il les admirât. Il y en avait même qui l'admiraient d'avance, à
charge de revanche. Ils considéraient celui qu'ils louaient, comme un
débiteur, auquel ils pouvaient, le moment venu, réclamer le
remboursement de leur créance. C'était de l'argent bien
placé.--C'était de l'argent mal placé, avec Christophe. Il ne
remboursait rien. Bien pis, il avait l'effronterie de trouver médiocres
les œuvres de ceux qui trouvaient bonnes les siennes. Ils en gardaient,
sans le dire, une rancune profonde, et se promettaient, à la prochaine
occasion, de lui rendre la même monnaie.

Entre toutes les maladresses commises, Christophe eut celle de partir en
guerre contre Lucien Lévy-Cœur. Il le trouvait partout sur sa route,
et il ne pouvait cacher une antipathie exagérée pour cet être doux,
poli, qui ne faisait aucun mal apparent, qui semblait même avoir plus
de bonté que lui, et qui en tout cas avait bien plus de mesure. Il le
provoquait à des discussions; et, si insignifiant qu'en fût l'objet,
elles prenaient toujours, par le fait de Christophe, une âpreté
subite, qui étonnait l'auditoire. Il semblait que Christophe cherchât
tous les prétextes pour fondre, tête baissée, sur Lucien Lévy-Cœur;
mais jamais il ne pouvait l'atteindre. Son ennemi avait la suprême
habileté, même quand son tort était le plus certain, de se donner le
beau rôle; il se défendait avec une courtoisie, qui faisait ressortir
le manque d'usages de Christophe. Celui-ci, qui d'ailleurs parlait mal
le français, avec des mots d'argot, voire d'assez gros mots, qu'il
avait sus tout de suite, et qu'il employait mal à propos, comme
beaucoup d'étrangers, était incapable de déjouer la tactique de
Lévy-Cœur; et il se débattait furieusement contre cette douceur
ironique. Tout le monde lui donnait tort: car on ne voyait pas ce que
Christophe sentait obscurément: l'hypocrisie de cette douceur, qui, se
heurtant à une force qu'elle ne parvenait pas à entamer, travaillait
à l'étouffer, sans éclat, en silence. Il n'était pas pressé,
étant, comme Christophe, de ceux qui comptaient sur le temps: mais
c'était pour détruire; Christophe, pour édifier. Lévy-Cœur n'eut
pas de peine à détacher de Christophe Sylvain Kohn et Goujart, comme
il l'avait peu à peu évincé du salon des Stevens. Il fit le vide
autour de lui.

Christophe s'en chargeait, de lui-même. Il ne contentait personne,
n'étant d'aucun parti, ou mieux, étant contre tous. Il n'aimait pas
les Juifs; mais il aimait encore moins les antisémites. Cette lâcheté
des masses soulevées contre une minorité puissante, non parce qu'elle
est mauvaise, mais parce qu'elle est puissante, cet appel aux bas
instincts de jalousie et de haine, lui répugnait. Les Juifs le
regardaient comme un antisémite, les antisémites comme un Juif. Quant
aux artistes, ils sentaient en lui l'ennemi. Instinctivement, Christophe
se faisait, en art, plus Allemand qu'il n'était. Par opposition avec la
voluptueuse ataraxie de certaine musique parisienne, il célébrait la
volonté violente, un pessimisme viril et sain. Quand la joie
paraissait, c'était avec un manque de goût, une fougue plébéienne,
bien faits pour révolter jusqu'aux aristocratiques patrons de l'art
populaire. Sa forme était savante et rude. Même, il n'était pas loin
d'affecter, par réaction, une négligence apparente dans le style et
une insouciance de l'originalité extérieure, qui devaient être très
sensibles aux musiciens français. Aussi, ceux d'entre eux, à qui il
communiqua ses œuvres, l'englobèrent-ils, sans y regarder de plus
près, dans le mépris qu'ils avaient pour le wagnérisme attardé de
l'école allemande. Christophe ne s'en souciait guère; il riait
intérieurement, se répétant ces vers d'un charmant musicien de la
Renaissance française,--adaptés à son usage:


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
_Va, va, ne t'esbahy de ceux la qui diront:
Ce Christophe n'a pas d'un tel le contrepoint,
Il n'a pas de cestuy la pareille harmonie.
J'ai quelque chose aussi que les autres n'ont point._


Mais quand il voulut essayer de faire jouer ses œuvres dans les
concerts, il trouva porte close. On avait déjà bien assez à faire de
jouer--ou de ne pas jouer--les œuvres des jeunes musiciens français.
On n'avait pas de place pour un Allemand inconnu.

Christophe ne s'entêta point à faire des démarches. Il s'enferma chez
lui, et se remit à écrire. Peu lui importait que les gens de Paris
l'entendissent ou non. Il écrivait pour son plaisir, et non pour
réussir. Le vrai artiste ne s'occupe pas de l'avenir de son œuvre. Il
est comme ces peintres de la Renaissance, qui peignaient joyeusement des
façades de maisons, sachant que dans dix ans il n'en resterait rien.
Christophe travaillait donc en paix, attendant des temps meilleurs,
quand lui vint un secours inattendu.



Christophe était alors attiré par la forme dramatique. Il n'osait pas
s'abandonner librement au flot de son lyrisme intérieur. Il avait
besoin de le canaliser en des sujets précis. Et, sans doute, est-il bon
pour un jeune génie qui n'est pas encore maître de soi, qui ne sait
même pas encore ce qu'il est exactement, de se fixer des limites
volontaires où enfermer son âme qui se dérobe à lui. Ce sont les
écluses nécessaires qui permettent de diriger le cours de la
pensée.--Malheureusement, il manquait à Christophe un poète; il
était obligé de se tailler lui-même ses sujets dans la légende ou
dans l'histoire.

Parmi les visions qui flottaient en lui depuis quelques mois, étaient
des images de la Bible.--La Bible, que sa mère lui avait donnée comme
compagne d'exil, avait été pour lui une source de rêves. Bien qu'il
ne la lût point dans un esprit religieux, l'énergie morale, ou, pour
mieux dire, vitale, de cette Iliade hébraïque lui était une fontaine,
où, le soir, il lavait son âme nue, salie par les fumées et les boues
de Paris. Il ne s'inquiétait pas du sens sacré du livre; mais ce n'en
était pas moins pour lui un livre sacré, par le souffle de nature
sauvage et d'individualités primitives, qu'il y respirait. Il buvait
ces hymnes de la terre dévorée de foi, des montagnes palpitantes, des
cieux exultants, et des lions humains.

Une des figures du livre, pour qui il avait une tendresse, était David
adolescent. Il ne lui prêtait pas l'ironique sourire de gamin de
Florence, ni la tension tragique, que Verrocchio et Michel-Ange avaient
donnés à leurs œuvres sublimes: il ne les connaissait pas. Il voyait
son David comme un pâtre poétique, au cœur vierge, où dormait
l'héroïsme, un Siegfried du Midi, de race plus affinée, plus
harmonieux de corps et de pensée.--Car il avait beau se révolter
contre l'esprit latin: cet esprit s'infiltrait en lui. Ce n'est pas
seulement l'art qui influe sur l'art, ce n'est pas seulement la pensée,
c'est tout ce qui nous entoure:--les êtres et les choses, les gestes et
les mouvements, les lignes et la lumière. L'atmosphère de Paris est
bien forte: elle modèle les âmes les plus rebelles. Moins que toute
autre, une âme germanique est capable de résister: elle se drape en
vain dans son orgueil national, elle est, de toutes les âmes d'Europe,
la plus prompte à se dénationaliser. Celle de Christophe avait déjà
commencé, à son insu, de prendre à l'art latin une sobriété, une
clarté du cœur, et même, dans une certaine mesure, une beauté
plastique, qu'elle n'aurait pas eues sans cela. Son _David_ l'attestait.

Il avait voulu retracer la rencontre avec Saül; et il l'avait conçue
comme un tableau symphonique, à deux personnages.

Sur un plateau désert, dans une lande de bruyères en fleurs, le petit
pâtre était couché, et rêvait au soleil. La sereine lumière, le
bourdonnement des êtres, le doux frémissement des herbes, les grelots
argentins des troupeaux qui paissaient, la force de la terre, berçaient
la rêverie de l'enfant inconscient de ses divines destinées.
Indolemment, il mêlait sa voix et les sons d'une flûte au silence
harmonieux; ce chant était d'une joie si calme, si limpide que l'on ne
songeait même plus, en l'entendant, à la joie ou à la douleur, mais
qu'il semblait que c'était ainsi, que ce ne pouvait être autrement...
Soudain, de grandes ombres s'étendaient sur la lande; l'air se taisait;
la vie semblait se retirer dans les veines de la terre. Le chant de
flûte, seul, tranquille, continuait. Saül, halluciné, passait. Le roi
dément, rongé par le néant, s'agitait comme une flamme qui se
dévore, et que tord l'ouragan. Il suppliait, injuriait, défiait le
vide qui l'entourait, et qu'il portait en lui. Et lorsque, à bout de
souffle, il tombait sur la lande, reparaissait dans le silence le
sourire du chant du pâtre, qui ne s'était pas interrompu. Alors Saül,
écrasant les battements de son cœur tumultueux, venait, en silence,
près de l'enfant couché; en silence, il le contemplait; il s'asseyait
près de lui et posait sa main fiévreuse sur la tête du berger. David,
sans se troubler, se retournait et regardait le roi. Il appuyait sa
tête sur les genoux de Saül, et reprenait sa musique. L'ombre du soir
tombait; David s'endormait, en chantant; et Saül pleurait. Et, dans la
nuit étoilée, s'élevait de nouveau l'hymne de la nature ressuscitée,
et le chant de grâces de l'âme convalescente.

Christophe, en écrivant cette scène, ne s'était occupé que de sa
propre joie; il n'avait pas songé aux moyens d'exécution; et surtout,
il ne lui serait pas venu à l'idée qu'elle put être représentée. Il
la destinait aux concerts, pour le jour où les concerts daigneraient
l'accueillir.

Un soir qu'il en parlait à Achille Roussin, et que, sur sa demande, il
avait essayé de lui en donner une idée, au piano, il fut bien étonné
de voir Roussin prendre feu et flamme pour l'œuvre, déclarant qu'il
fallait qu'elle fût jouée sur une scène parisienne, et qu'il en
faisait son affaire. Il fut bien plus étonné encore, quand il vit,
quelques jours après, que Roussin prenait la chose au sérieux; et son
étonnement toucha à la stupeur, lorsqu'il apprit que Sylvain Kohn,
Goujart, et Lucien Lévy-Cœur lui-même, s'y intéressaient. Il lui
fallait admettre que les rancunes personnelles de ces gens cédaient à
l'amour de l'art: cela le surprenait bien. Le moins empressé à faire
jouer son œuvre, c'était lui. Elle n'était pas faite pour le
théâtre: c'était un non-sens de l'y donner. Mais Roussin fut si
insistant, Sylvain Kohn si persuasif, et Goujart si affirmatif, que
Christophe se laissa tenter. Il fut lâche. Il avait tellement envie
d'entendre sa musique!

Tout fut facile à Roussin. Directeurs et artistes s'empressaient à lui
plaire. Justement, un journal organisait une matinée de gala au profit
d'une œuvre de bienfaisance. Il fut convenu qu'on y jouerait le David.
On réunit un bon orchestre. Quant aux chanteurs, Roussin prétendait
avoir trouvé pour le rôle de David l'interprète idéal.

Les répétitions commencèrent. L'orchestre se tira assez bien de la
première lecture, quoiqu'il fût peu discipliné, à la façon
française. Le Saül avait une voix un peu fatiguée, mais honorable; et
il savait son métier. Pour le David, c'était une belle personne,
grande, grasse, bien faite, mais une voix sentimentale et vulgaire, qui
s'étalait lourdement avec des trémolos de mélodrame et des grâces de
café-concert. Christophe fit la grimace. Dès les premières mesures
qu'elle chanta, il fut évident pour lui qu'elle ne pourrait conserver
le rôle. À la première pause de l'orchestre, il alla trouver
l'impresario, qui s'était chargé de l'organisation matérielle du
concert, et qui, avec Sylvain Kohn, assistait à la répétition. Ce
personnage, le voyant venir, lui dit, le visage rayonnant:

--Eh bien, vous êtes content?

--Oui, dit Christophe, je crois que cela s'arrangera. Il n'y a qu'une
chose qui ne va pas: c'est la chanteuse. Il faudra changer cela.
Dites-le-lui gentiment; vous avez l'habitude... Il vous sera bien facile
de m'en trouver une autre.

L'impresario eut l'air stupéfait; il regarda Christophe, comme s'il ne
savait pas si Christophe parlait sérieusement; et il dit:

--Mais ce n'est pas possible!

--Pourquoi ne serait-ce pas possible? demanda Christophe.

L'impresario échangea un coup d'œil avec Sylvain Kohn, narquois, et il
reprit:

--Mais elle a tant de talent!

--Elle n'en a aucun, dit Christophe.

--Comment!... Une si belle voix!

--Elle n'en a aucune.

--Et puis, une si belle personne!

--Je m'en fous.

--Cela ne nuit pourtant pas, fit Sylvain Kohn, en riant.

--J'ai besoin d'un David, et d'un David qui sache chanter; je n'ai
pas besoin de la belle Hélène, dit Christophe.

L'impresario se frottait le nez avec embarras:

--C'est bien ennuyeux, bien ennuyeux,... dit-il. C'est pourtant une
excellente artiste... Je vous assure! Elle n'a peut-être pas tous ses
moyens aujourd'hui. Vous devriez encore essayer.

--Je veux bien, dit Christophe; mais c'est du temps perdu.

Il reprit la répétition. Ce fut encore pis. Il eut peine à aller
jusqu'au bout: il devenait nerveux; ses observations à la chanteuse,
d'abord froides mais polies, se faisaient sèches et coupantes, en
dépit de la peine évidente qu'elle se donnait afin de le satisfaire,
et des œillades qu'elle lui décochait pour conquérir ses bonnes
grâces. L'impresario, prudemment, interrompit la répétition, au
moment où les affaires menaçaient de se gâter. Pour effacer le
mauvais effet des observations de Christophe, il s'empressait auprès de
la chanteuse et lui prodiguait de pesantes galanteries, lorsque
Christophe, qui assistait à ce manège, avec une impatience non
dissimulée, lui fit signe impérieusement de venir, et dit:

--Il n'y a pas à discuter. Je ne veux pas de cette personne. C'est
désagréable, je le sais; mais ce n'est pas moi qui l'ai choisie.
Arrangez-vous comme vous voudrez.

L'impresario s'inclina, d'un air ennuyé, et dit, avec indifférence:

--Je n'y puis rien. Adressez-vous à M. Roussin.

--En quoi cela regarde-t-il M. Roussin? demanda Christophe. Je ne veux
pas l'ennuyer de ces affaires.

--Cela ne l'ennuiera pas, dit Sylvain Kohn, ironique.

Et il lui montra Roussin, qui, justement, entrait.

Christophe alla au-devant de lui. Roussin, d'excellente humeur,
s'exclamait:

--Eh quoi! déjà fini? J'espérais entendre encore une partie. Eh bien,
mon cher maître, qu'est-ce que vous en dites? Êtes-vous satisfait?

--Tout va très bien, dit Christophe. Je ne puis assez vous remercier...

--Du tout! Du tout!

--Il n'y a qu'une seule chose qui ne peut pas marcher.

--Dites, dites. Nous arrangerons cela. Je tiens à ce que vous soyez
content.

--Eh bien, c'est la chanteuse. Entre nous, elle est exécrable.

Le visage épanoui de Roussin se glaça subitement. Il dit, d'un air
sévère:

--Vous m'étonnez, mon cher.

--Elle ne vaut rien, rien du tout, continua Christophe. Elle n'a ni
voix, ni goût, ni métier, pas l'ombre de talent. Vous avez de la
chance de ne pas l'avoir entendue tout à l'heure!...

Roussin, de plus en plus pincé, coupa la parole à Christophe, et dit,
d'un ton cassant:

--Je connais Mlle de Sainte-Ygraine. C'est une artiste de grand talent.
J'ai la plus vive admiration pour elle. Tous les gens de goût, à
Paris, pensent comme moi.

Et il tourna le dos à Christophe. Christophe le vit offrir son bras à
l'actrice et sortir avec elle. Comme il restait stupéfait, Sylvain
Kohn, qui avait suivi la scène avec délices, lui prit le bras, et lui
dit, en riant, tandis qu'ils descendaient l'escalier du théâtre:

--Mais vous ne savez donc pas qu'elle est sa maîtresse?

Christophe comprit. Ainsi, c'était pour elle, ce n'était pas pour lui
que l'on montait la pièce! Il s'expliqua l'enthousiasme de Roussin, ses
dépenses, l'empressement de ses acolytes. Il écoutait Sylvain Kohn qui
lui contait l'histoire de la Sainte-Ygraine: une divette de music-hall,
qui, après s'être exhibée avec succès dans des petits théâtres de
genre, avait été prise de l'ambition, commune à beaucoup de ses
pareilles, de se faire entendre sur une scène plus digne de son talent.
Elle comptait sur Roussin pour la faire engager à l'Opéra, ou à
l'Opéra Comique; et Roussin, qui ne demandait pas mieux, avait trouvé
dans la représentation du _David_ une occasion de révéler sans
risques au public parisien les dons lyriques de la nouvelle
tragédienne, dans un rôle qui n'exigeait presque aucune action
dramatique, et qui mettait en pleine valeur l'élégance de ses formes.

Christophe écouta l'histoire jusqu'au bout; puis il se dégagea du bras
de Sylvain Kohn, et il éclata de rire. Il rit, il rit longuement. Quand
il eut fini de rire, il dit:

--Vous me dégoûtez. Vous me dégoûtez tous. L'art ne compte pas pour
vous. Ce sont toujours des questions de femmes. On monte un opéra pour
une danseuse, pour une chanteuse, pour la maîtresse de Monsieur un tel,
ou de Madame une telle. Vous ne pensez qu'à vos cochonneries.
Voyez-vous, je ne vous en veux pas: vous êtes ainsi, restez ainsi, si
cela vous plaît, et barbotez dans votre auge. Mais séparons-nous: nous
ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Bonsoir.

Il le quitta; et, rentré chez lui, il écrivit à Roussin qu'il retirait
sa pièce, sans lui cacher les raisons qui la lui faisaient reprendre.

Ce fut la rupture avec Roussin et avec tout son clan. Les conséquences
s'en firent immédiatement sentir. Les journaux avaient mené un certain
bruit autour de la représentation projetée, et l'histoire de la
brouille du compositeur avec son interprète ne manqua pas de faire
jaser. Un directeur de concerts eut la curiosité de donner l'œuvre
dans une de ses matinées du dimanche. Cette bonne fortune fut un
désastre pour Christophe. L'œuvre fut jouée--et sifflée. Tous les
amis de la chanteuse s'étaient donné le mot pour administrer une
leçon à l'insolent musicien; et le reste du public, que le poème
symphonique avait ennuyé, s'associa complaisamment au verdict des gens
compétents. Pour comble de malchance, Christophe avait eu l'imprudence,
afin de faire valoir son talent de virtuose, d'accepter de se faire
entendre, au même concert, dans une Fantaisie pour piano et orchestre.
Les dispositions malveillantes du public, retenues dans une certaine
mesure, pendant l'exécution du _David_, par le désir de ménager les
interprètes, se donnèrent libre champ, quand il se trouva en présence
de l'auteur en personne,--dont le jeu n'était pas d'ailleurs trop
correct. Christophe, énervé par le bruit de la salle, s'interrompit
brusquement au milieu du morceau; et, regardant, d'un air goguenard, le
public qui s'était tu soudain, il joua: «_Malbrough s'en va-t-en
guerre!_»--et dit insolemment:

--Voilà ce qu'il vous faut.

Là-dessus, il se leva et partit.

Ce fut un beau tumulte. On criait qu'il avait insulté le public, et
qu'il devait venir faire des excuses à la salle. Les journaux, le
lendemain, exécutèrent avec ensemble l'Allemand grotesque, dont le bon
goût parisien avait fait justice.

Et puis, ce fut le vide, de nouveau, complet, absolu. Christophe se
retrouvait seul, une fois de plus, plus seul que jamais, dans la grande
ville étrangère et hostile. Il ne s'en affectait plus. Il commençait
à croire que c'était sa destinée, et qu'il resterait, toute sa vie,
ainsi.

Il ne savait pas qu'une grande âme n'est jamais seule, que si dénuée
qu'elle soit d'amis par la fortune, elle finit toujours par les créer,
qu'elle rayonne autour d'elle l'amour dont elle est pleine, et qu'à
cette heure même, où il se croyait isolé pour toujours, il était
plus riche d'amour que les plus heureux du monde.



Il y avait chez les Stevens une petite fille de treize à quatorze ans,
à qui Christophe avait donné des leçons, en même temps qu'à
Colette. Elle était cousine germaine de Colette, et se nommait Grazia
Buontempi. C'était une fillette au teint doré, rosissant délicatement
aux pommettes, les joues pleines, d'une santé campagnarde, un petit nez
un peu relevé, la bouche grande, bien fendue, à demi entrouverte, le
menton rond, très blanc, les yeux tranquilles, doucement souriants, le
front rond, encadré d'une profusion de cheveux longs et soyeux, qui
descendaient, sans boucles, le long des joues, avec de légères et
calmes ondulations. Une petite Vierge d'Andrea del Sarto, figure large,
beau regard silencieux.

Elle était Italienne. Ses parents habitaient, presque toute l'année,
à la campagne, dans une grande propriété du Nord de l'Italie:
plaines, prairies, petits canaux. De la terrasse sur le toit, on avait
à ses pieds des flots de vignes d'or, d'où émergeaient de place en
place les fuseaux noirs des cyprès. Au delà, c'étaient les champs,
les champs. Le silence. On entendait meugler les bœufs qui retournaient
le sol, et les cris aigus des paysans à la charrue:


--_Ihi!... Fat innanz'!_...


Les cigales chantaient dans les arbres, et les grenouilles le long de
l'eau. Et, la nuit, c'était l'infini du silence, sous la lune aux flots
d'argent. Au loin, de temps en temps, les gardiens des récoltes, qui
sommeillaient dans des huttes de branchages, tiraient des coups de
fusil, pour avertir les voleurs qu'ils étaient réveillés. Pour ceux
qui les entendaient, à demi-assoupis, ce bruit n'avait plus d'autre
sens que le tintement d'une horloge pacifique, marquant au loin les
heures de la nuit. Et le silence se refermait, comme un manteau moelleux
aux vastes plis, sur l'âme.

Autour de la petite Grazia, la vie semblait endormie. On ne s'occupait
pas beaucoup d'elle. Elle poussait tranquillement dans le beau calme qui
la baignait. Nulle fièvre, nulle hâte. Elle était paresseuse, elle
aimait à flâner et dormir longuement. Elle restait étendue, des
heures, dans le jardin. Elle se laissait flotter sur le silence, comme
une mouche sur un ruisseau d'été. Et parfois, brusquement, sans
raison, elle se mettait à courir. Elle courait, comme un petit animal,
la tête et le buste légèrement inclinés vers la droite, souplement,
sans raideur. Un vrai cabri, qui grimpait, glissait, parmi les pierres,
pour la joie de bondir. Elle causait avec les chiens, avec les
grenouilles, avec les herbes, avec les arbres, avec les paysans, avec
les bêtes de la basse cour. Elle adorait tous les petits êtres qui
l'entouraient, et aussi les grands: mais avec ceux-ci elle se livrait
moins. Elle voyait très peu de monde. La propriété était loin de la
ville, isolée. Bien rarement passait sur la route poudreuse le pas
traînant d'un grave paysan, ou d'une belle campagnarde, aux yeux
lumineux dans la figure hâlée, marchant d'un rythme balancé, la tête
haute, la poitrine en avant. Grazia vivait, des journées, seule, dans
le parc silencieux; elle ne voyait personne; elle ne s'ennuyait jamais;
elle n'avait peur de rien.

Une fois, un vagabond entra, pour voler une poule dans la ferme
déserte. Il s'arrêta, interdit, devant la petite fille couchée dans
l'herbe, qui mangeait une longue tartine, en chantonnant une chanson.
Elle le regarda tranquillement, et lui demanda ce qu'il voulait. Il dit:

--Donnez-moi quelque chose, ou je deviens méchant.

Elle lui tendit sa tartine, et dit, avec ses yeux souriants:

--Il ne faut pas devenir méchant.

Alors il s'en alla.

Sa mère mourut. Son père, très bon, très faible, était un vieil
Italien de bonne race, robuste, jovial, affectueux, mais un peu
enfantin, et tout à fait incapable de diriger l'éducation de la
petite. La sœur du vieux Buontempi, Mme Stevens, venue pour
l'enterrement, fut frappée de l'isolement de l'enfant; pour la
distraire de son deuil, elle décida de l'emmener pour quelque temps à
Paris. Grazia pleura, et le vieux papa aussi; mais quand Mme Stevens
avait décidé quelque chose, il n'y avait plus qu'à se résigner: nul
ne pouvait lui résister. Elle était la forte tête de la famille; et,
dans sa maison de Paris, elle dirigeait tout: son mari, sa fille, et ses
amants;--car elle menait de front ses devoirs et ses plaisirs: c'était
une femme pratique et passionnée,--au reste, très mondaine et très
agitée.

Transplantée à Paris, la calme Grazia se prit d'adoration pour sa
belle cousine Colette, qui s'en amusa. On conduisit dans le monde, on
mena au théâtre la douce petite sauvageonne. On continuait de la
traiter en enfant, et elle-même se regardait comme une enfant, quand
déjà elle ne l'était plus. Elle avait des sentiments qu'elle cachait,
et dont elle avait peur: d'immenses élans de tendresse pour un objet,
ou pour un être. Elle était amoureuse en secret de Colette: elle lui
volait un ruban, un mouchoir; souvent, en sa présence, elle ne pouvait
dire un seul mot; et quand elle l'attendait, quand elle savait qu'elle
allait la voir, elle tremblait d'impatience et de bonheur. Au théâtre,
lorsqu'elle voyait sa jolie cousine, décolletée, entrer dans la loge
où elle était et attirer tous les regards, elle avait un bon sourire,
humble, affectueux, débordant d'amour; et son cœur se fondait, lorsque
Colette lui adressait la parole. En robe blanche, ses beaux cheveux
noirs défaits et bouffants sur ses épaules brunes, mordillant le bout
de ses longs gants, dans l'ouverture desquels elle fourrait le doigt par
désœuvrement,--à tout instant, pendant le spectacle, elle se
retournait vers Colette, pour quêter un regard amical, pour partager le
plaisir qu'elle ressentait, pour dire de ses yeux bruns et limpides:

--Je vous aime bien.

En promenade, dans les bois, aux environs de Paris, elle marchait dans
l'ombre de Colette, s'asseyait à ses pieds, courait devant ses pas,
arrachait les branches qui auraient pu la gêner, posait des pierres au
milieu de la boue. Et, un soir que Colette, frileuse, au jardin, lui
demanda son fichu, elle poussa un rugissement de plaisir,--(elle en fut
honteuse après),--du bonheur que la bien-aimée s'enveloppât d'un peu
d'elle, et le lui rendit ensuite, imprégné du parfum de son corps.

Il y avait aussi des livres, certaines pages des poètes, lues en
cachette,--(car on continuait de lui donner des livres d'enfant),--qui
lui causaient des troubles délicieux. Et, plus encore, certaines
musiques, bien qu'on lui dît qu'elle n'y pouvait rien comprendre; et
elle se persuadait qu'elle n'y comprenait rien;--mais elle était toute
pâle et moite d'émotion. Personne ne savait ce qui se passait en elle,
à ces moments.

En dehors de cela, elle était une fillette docile, étourdie,
paresseuse, assez gourmande, rougissant pour un rien, tantôt se taisant
pendant des heures, tantôt parlant avec volubilité, riant et pleurant
facilement, ayant de brusques sanglots et un rire d'enfant. Elle aimait
rire et s'amusait de petits riens. Jamais elle ne cherchait a jouer la
dame. Elle restait enfant. Surtout, elle était bonne, elle ne pouvait
souffrir de faire de la peine, et elle avait de la peine du moindre mot
un peu fâché contre elle. Très modeste, s'effaçant toujours, toute
prête à aimer et à admirer tout ce qu'elle croyait voir de beau et de
bon, elle prêtait aux autres des qualités qu'ils n'avaient pas.

On s'occupa de son éducation, qui était très en retard. Ce fut ainsi
qu'elle prit des leçons de piano avec Christophe.

Elle le vit, pour la première fois, à une soirée de sa tante, où il
y avait une société nombreuse. Christophe, incapable de s'adapter h
aucun public, joua un interminable _adagio_, qui faisait bâiller tout
le monde: quand cela semblait fini, cela recommençait; on se demandait
si cela finirait jamais. Mme Stevens bouillait d'impatience. Colette
s'amusait follement: elle dégustait le ridicule de la chose, et elle ne
savait pas mauvais gré à Christophe d'y être, à ce point,
insensible; elle sentait qu'il était une force, et cela lui était
sympathique; mais c'était comique aussi; et elle se fût bien gardée
de prendre sa défense. Seule, la petite Grazia était pénétrée
jusqu'aux larmes par celte musique. Elle se dissimulait dans un coin du
salon. À la fin, elle se sauva, pour qu'on ne remarquât point son
trouble, et aussi parce qu'elle souffrait de voir qu'on se moquait de
Christophe.

Quelques jours après, à dîner, Mme Stevens parla, devant elle, de lui
faire donner des leçons de piano par Christophe. Grazia fut si
troublée qu'elle laissa retomber sa cuiller dans son assiette à soupe,
et qu'elle s'éclaboussa, ainsi que sa cousine. Colette dit qu'elle
aurait bien besoin d'abord de leçons pour se tenir convenablement à
table. Mme Stevens ajouta qu'en ce cas, ce n'était pas à Christophe
qu'il faudrait s'adresser. Grazia fut heureuse d'être grondée avec
Christophe.

Christophe commença ses leçons. Elle était toute guindée et glacée,
elle avait les bras collés au corps, elle ne pouvait remuer; et quand
Christophe posait la main sur sa menotte, pour rectifier la position des
doigts et les étendre sur les touches, elle se sentait défaillir. Elle
tremblait de jouer mal devant lui; mais elle avait beau étudier
jusqu'à se rendre malade et jusqu'à faire pousser des cris
d'impatience à sa cousine, toujours elle jouait mal, quand Christophe
était là; le souffle lui manquait, ses doigts étaient raides comme du
bois, ou mous comme du coton; elle accrochait les notes et accentuait à
contre-sens; Christophe la grondait et s'en allait fâché: alors, elle
avait envie de mourir.

Il ne faisait aucune attention à elle; il n'était occupé que de
Colette. Grazia enviait l'intimité de sa cousine avec Christophe; mais
quoiqu'elle en souffrît, son bon petit cœur s'en réjouissait pour
Colette et pour Christophe. Elle trouvait Colette si supérieure à elle
qu'il lui semblait naturel qu'elle absorbât tous les hommages.--Ce ne
fut que lorsqu'il fallut choisir entre sa cousine et Christophe qu'elle
sentit son cœur prendre parti contre elle. Son intuition de petite
femme lui fit voir que Christophe souffrait des coquetteries de Colette
et de la cour assidue de Lévy-Cœur. D'instinct, elle n'aimait pas
Lévy-Cœur; et elle le détesta, dès le moment qu'elle sut que
Christophe le détestait. Elle ne pouvait comprendre comment Colette
s'amusait à le mettre en rivalité avec Christophe. Elle commença de
la juger sévèrement en secret; elle surprit certains de ses petits
mensonges, et elle changea soudain de manières avec elle. Colette s'en
aperçut, sans en deviner la cause; elle affectait de l'attribuer à des
caprices de petite fille. Mais le certain, c'est qu'elle avait perdu son
pouvoir sur Grazia: un fait insignifiant le lui montra. Un soir que, se
promenant toutes deux au jardin, Colette voulait, avec une tendresse
coquette, abriter Grazia sous les plis de son manteau contre une petite
ondée qui s'était mise à tomber, Grazia, pour qui c'eût été,
quelques semaines avant, un bonheur ineffable de se blottir contre le
sein de sa chère cousine, s'écarta froidement. Et quand Colette disait
qu'elle trouvait laid un morceau de musique que jouait Grazia, cela
n'empêchait pas Grazia de le jouer, et de l'aimer.

Elle n'était plus attentive qu'à Christophe. Elle avait la divination
de la tendresse, et percevait ce qu'il souffrait. Elle se l'exagérait
beaucoup, dans son attention inquiète et enfantine. Elle croyait que
Christophe était amoureux de Colette, quand il n'avait pour elle qu'une
amitié exigeante. Elle pensait qu'il était malheureux, et elle était
malheureuse pour lui. La pauvrette n'était guère récompensée de sa
sollicitude: elle payait pour Colette quand Colette avait fait enrager
Christophe; il était de mauvaise humeur, et se vengeait sur sa petite
élève, en relevant impatiemment les fautes de son jeu. Un matin que
Colette l'avait exaspéré encore plus qu'à l'ordinaire, il s'assit au
piano avec tant de brusquerie que Grazia acheva de perdre le peu de
moyens qu'elle avait: elle pataugea; il lui reprocha ses fausses notes
avec colère; alors, elle se noya tout à fait; il se fâcha, il lui
secoua les mains, il cria qu'elle ne ferait jamais rien de propre,
qu'elle s'occupât de cuisine, de couture, de tout ce qu'elle voudrait,
mais au nom du ciel! qu'elle ne fit plus de musique! Ce n'était pas la
peine de martyriser les gens à entendre ses fausses notes. Sur quoi, il
la planta là, au milieu de sa leçon. Et la pauvre Grazia pleura toutes
les larmes de son corps, moins encore du chagrin que lui faisaient ces
humiliantes paroles, que du chagrin de ne pouvoir faire plaisir à
Christophe, malgré tout son désir, et même d'ajouter encore par sa
sottise à la peine de celui qu'elle aimait.

Elle souffrit bien plus, quand Christophe cessa de venir chez les
Stevens. Elle voulut retourner au pays. Cette enfant, si saine jusque
dans ses rêveries, et qui gardait en elle un fond de sérénité
rustique, se sentait mal à l'aise dans cette ville, au milieu des
Parisiennes neurasthéniques et agitées. Sans oser le dire, elle avait
fini par juger assez exactement les gens qui l'entouraient. Mais elle
était timide, faible, comme son père, par bonté, par modestie, par
défiance de soi. Elle se laissait dominer par sa tante autoritaire et
par sa cousine habituée à tout tyranniser. Elle n'osait pas écrire à
son vieux papa, à qui elle envoyait régulièrement de longues lettres
affectueuses:

--Je t'en prie, reprends-moi!

Et le vieux papa n'osait pas la reprendre, malgré tout son désir; car
Mme Stevens avait répondu à ses timides avances que Grazia était bien
où elle était, beaucoup mieux qu'elle ne serait avec lui, et que, pour
son éducation, il fallait qu'elle restât.

Mais un moment arriva où l'exil devint trop douloureux à la petite
âme du Midi, et où il fallut qu'elle reprît son vol vers la
lumière.--Ce fut après le concert de Christophe. Elle y était venue
avec les Stevens; et ce fut un déchirement pour elle d'assister au
spectacle hideux d'une foule s'amusant à outrager un artiste... Un
artiste? Celui qui, aux yeux de Grazia, était l'image même de l'art,
la personnification de tout ce qu'il y avait de divin dans la vie. Elle
avait envie de pleurer, de se sauver. Il lui fallut entendre jusqu'au
bout le tapage, les sifflets, les huées, et, au retour chez sa tante,
les réflexions désobligeantes, le joli rire de Colette, qui
échangeait avec Lucien Lévy-Cœur des propos apitoyés. Réfugiée
dans sa chambre, dans son lit, elle sanglota, une partie de la nuit:
elle parlait a Christophe, elle le consolait, elle eût voulu donner sa
vie pour lui, elle se désespérait de ne pouvoir rien pour le rendre
heureux. Il lui fut désormais impossible de rester à Paris. Elle
supplia son père de la faire revenir. Elle disait:

--Je ne peux plus vivre ici, je ne peux plus, je mourrai si tu me
laisses plus longtemps.

Son père vint aussitôt; et si pénible qu'il leur fût à tous deux de
tenir tête à la terrible tante, ils en puisèrent l'énergie dans un
effort de volonté désespérée.

Grazia revint dans le grand parc endormi. Elle retrouva avec joie la
chère nature et les êtres qu'elle aimait. Elle avait emporté et garda
quelque temps encore dans son cœur endolori, qui se rassérénait, un
peu de la mélancolie du Nord, comme un voile de brouillards, que le
soleil peu à peu faisait fondre. Elle pensait par moments à Christophe
malheureux. Couchée sur la pelouse, écoutant les grenouilles et les
cigales familières, ou assise au piano, avec qui elle s'entretenait
plus souvent qu'autrefois, elle rêvait de l'ami qu'elle s'était
choisi; elle causait avec lui, tout bas, pendant des heures, et il ne
lui eût pas semblé impossible qu'il ouvrît la porte, un jour, et
qu'il entrât. Elle lui écrivit, et, après avoir hésité longtemps,
elle lui envoya une lettre, non signée, qu'elle alla, un matin, en
cachette, le cœur battant, jeter dans la boîte du village, à trois
kilomètres de là, de l'autre côté des grands champs labourés,--une
bonne lettre, touchante, qui lui disait qu'il n'était pas seul, qu'il
ne devait pas se décourager, qu'on pensait à lui, qu'on l'aimait,
qu'on priait Dieu pour lui,--une pauvre lettre, qui s'égara sottement
en route, et qu'il ne reçut jamais.

Puis, les jours uniformes et sereins se déroulèrent dans la vie de la
lointaine amie. Et la paix italienne, le génie du calme, du bonheur
tranquille, de la contemplation muette, rentrèrent dans ce cœur chaste
et silencieux, au fond duquel continuait de brûler, comme une flamme
immobile, le souvenir de Christophe.



Mais Christophe ignorait la naïve affection, qui de loin veillait sur
lui, et qui devait plus tard tenir tant de place dans sa vie. Et il
ignorait aussi qu'à ce même concert, où il avait été insulté,
assistait celui qui allait être l'ami, le cher compagnon, qui devait
marcher auprès de lui, côte à côte, et la main dans la main.

Il était seul. Il se croyait seul. D'ailleurs, il n'en était
aucunement accablé. Il ne ressentait plus cette amère tristesse qui
l'angoissait naguère, en Allemagne. Il était plus fort, plus mûr: il
savait que ce devait être ainsi. Ses illusions sur Paris étaient
tombées: tous les hommes étaient partout les mêmes; il fallait en
prendre son parti, et ne pas s'obstiner dans une lutte enfantine contre
le monde; il fallait être soi-même, avec tranquillité. Comme disait
Beethoven, «si nous livrons à la vie les forces de notre vie, que nous
restera-t-il pour le plus noble, pour le meilleur?» Il avait pris
vigoureusement conscience de sa nature et de sa race, qu'il avait jugée
si sévèrement jadis. À mesure qu'il était plus oppressé par
l'atmosphère parisienne, il éprouvait le besoin de se réfugier
auprès de sa patrie, dans les bras des poètes et des musiciens, où le
meilleur d'elle-même s'est recueilli. Dès qu'il ouvrait leurs livres,
sa chambre se remplissait du bruissement du Rhin ensoleillé et de
l'affectueux sourire des vieux amis délaissés.

Comme il avait été ingrat envers eux! Comment n'avait-il pas senti
plus tôt le trésor de leur candide bonté? Il se rappelait avec honte
tout ce qu'il avait dit d'injuste et d'outrageant pour eux, quand il
était en Allemagne. Alors, il ne voyait que leurs défauts, leurs
manières gauches et cérémonieuses, leur idéalisme larmoyant, leurs
petits mensonges de pensée, leurs petites lâchetés. Ah! c'était si
peu de chose auprès de leurs grandes vertus! Comment avait-il pu être
aussi cruel pour des faiblesses, qui les rendaient en ce moment presque
plus touchants à ses yeux: car ils en étaient plus humains! Par
réaction, il était attiré davantage par ceux d'entre eux pour qui il
avait été le plus injuste. Que n'avait-il point dit contre Schubert et
contre Bach! Et voici qu'il se sentait tout près d'eux, à présent.
Voici que ces grandes âmes, dont il avait relevé avec impatience les
ridicules, se penchaient vers lui, exilé loin des siens, et lui
disaient avec un bon sourire:

--Frère, nous sommes là. Courage! Nous avons eu, nous aussi, plus que
notre lot de misères... Bah! on en vient à bout...

Il entendait gronder l'Océan de l'âme de Jean-Sébastien Bach: les
ouragans, les vents qui soufflent, les nuages de la vie qui
s'enfuient,--les peuples ivres de joie, de douleur, de fureur, et le
Christ, plein de mansuétude, le Prince de la Paix, qui plane au-dessus
d'eux,--les villes éveillées par les cris des veilleurs, se ruant,
avec des clameurs d'allégresse, au-devant du Fiancé divin, dont les
pas ébranlent le monde,--le prodigieux réservoir de pensées, de
passions, de formes musicales, de vie héroïque, d'hallucinations
shakespeariennes, de prophéties à la Savonarole, de visions
pastorales, épiques, apocalyptiques, enfermées dans le corps étriqué
du petit _cantor_ thuringien, au doublé menton, aux petits yeux
brillants sous les paupières plissées et les sourcils relevés...--il
le voyait si bien! sombre, jovial, un peu ridicule, le cerveau bourré
d'allégories et de symboles, gothique et rococo, colère, têtu,
serein, ayant la passion de la vie et la nostalgie de la mort...--il le
voyait dans son école, pédant génial, au milieu de ses élèves,
sales, grossiers, mendiants, galeux, aux voix éraillées, ces vauriens
avec qui il se chamaillait, avec qui il se battait parfois comme un
portefaix, et dont l'un le roua de coups...--il le voyait dans sa
famille, au milieu de ses vingt et un enfants, dont treize moururent
avant lui, dont un fut idiot; les autres, bons musiciens, lui faisaient
de petits concerts... Des maladies, des enterrements, d'aigres disputes,
la gêne, son génie méconnu;--et, par là-dessus, sa musique, sa foi,
la délivrance et la lumière, la Joie entrevue, pressentie, voulue,
saisie,--Dieu, le souffle de Dieu brûlant ses os, hérissant son poil,
foudroyant par sa bouche... Ô Force! Force! Tonnerre bienheureux de
Force!...

Christophe buvait à longs traits cette force. Il sentait le bienfait de
cette puissance de musique, qui ruisselle des âmes allemandes.
Médiocre souvent, grossière même, qu'importe? L'essentiel, c'est
qu'elle soit, qu'elle coule à pleins bords. En France, la musique est
recueillie, goutte à goutte, par des filtres Pasteur dans des carafes
soigneusement bouchées. Et ces buveurs d'eau fade font les dégoûtés
devant les fleuves de la musique allemande! Ils épluchent les fautes
des génies allemands!

--Pauvres petits!--pensait Christophe, sans se souvenir que lui-même
naguère avait été aussi ridicule,--ils trouvent des défauts dans
Wagner et dans Beethoven! Il leur faudrait des génies qui n'eussent pas
de défauts!... Comme si, quand souffle la tempête, elle allait
s'occuper de ne rien déranger au bel ordre des choses!...

Il marchait dans Paris, tout joyeux de sa force. Tant mieux s'il était
incompris! Il en serait plus libre. Pour créer, comme c'est le rôle du
génie, un monde de toutes pièces, organiquement constitué suivant ses
lois intérieures, il faut y vivre tout entier. Un artiste n'est jamais
trop seul. Ce qui est redoutable, c'est de voir sa pensée se refléter
dans un miroir qui la déforme et l'amoindrit. Il ne faut rien dire aux
autres de ce qu'on fait, avant de l'avoir fait: sans cela, on n'aurait
plus le courage d'aller jusqu'au bout; car ce ne serait plus son idée,
mais la misérable idée des autres, qu'on verrait en soi.

Maintenant que rien ne venait plus le distraire de ses rêves, ils
jaillissaient comme des fontaines de tous les coins de son âme et de
toutes les pierres de sa route. Il vivait dans un état de visionnaire.
Tout ce qu'il voyait et entendait évoquait en lui des êtres et des
choses différents de ce qu'il voyait et entendait. Il n'avait qu'à se
laisser vivre pour retrouver, autour de lui, la vie de ses héros. Leurs
sensations venaient le chercher, d'elles-mêmes. Les yeux de ceux qui
passaient, le son d'une voix que le vent apportait, la lumière sur une
pelouse de gazon, les oiseaux qui chantaient dans les arbres du
Luxembourg, une cloche de couvent qui sonnait au loin, le ciel pâle, le
petit coin du ciel, vu du fond de sa chambre, les bruits et les nuances
des diverses heures du jour, il ne les percevait pas en lui, mais dans
les êtres qu'il rêvait.--Christophe était heureux.

Cependant, sa situation était plus difficile que jamais. Il avait perdu
les quelques leçons de piano, qui étaient son unique ressource. On
était en septembre, la société parisienne était en vacances; et il
était malaisé de trouver d'autres élèves. Le seul qu'il eût était
un ingénieur, intelligent et braque, qui s'était mis en tête, à
quarante ans, de devenir un grand violoniste. Christophe ne jouait pas
très bien du violon; mais il en savait toujours plus que son élève;
et, pendant quelque temps, il lui donna trois heures de leçons par
semaine, à deux francs l'heure. Mais, au bout d'un mois et demi,
l'ingénieur se lassa, découvrant tout à coup que sa vocation
principale était pour la peinture.--Le jour qu'il fit part de cette
découverte à Christophe, Christophe rit beaucoup: mais, quand il eut
bien ri, il fit le compte de ses finances, et constata qu'il avait juste
en poche les douze francs, que son élève venait de lui payer, pour ses
dernières leçons. Cela ne l'émut point; il se dit seulement qu'il
allait falloir décidément se mettre en quête d'autres moyens
d'existence: recommencer les courses auprès des éditeurs. Ce n'était
pas réjouissant... Pff!... Inutile de s'en tourmenter à l'avance!
Aujourd'hui, il faisait beau. Il s'en alla à Meudon.

Il avait une fringale de marche. La marche faisait lever des moissons de
musique. Il en était plein, comme une ruche de miel; et il riait au
bourdonnement doré de ses abeilles. C'était, à l'ordinaire, une
musique qui modulait beaucoup. Et des rythmes bondissants, insistants,
hallucinants... Allez donc créer des rythmes, quand vous êtes engourdi
dans votre chambre! Bon pour amalgamer alors des harmonies subtiles et
immobiles, comme ces Parisiens!

Quand il fut las de marcher, il se coucha dans les bois. Les arbres
étaient à demi défeuillés, le ciel bleu de pervenche. Christophe
s'engourdit dans une rêverie, qui prit bientôt la teinte de la douce
lumière qui tombe des nuages d'octobre. Son sang battait. Il écoutait
passer les flots pressés de ses pensées. Il en venait de tous les
points de l'horizon: mondes jeunes et vieux, qui se livraient bataille,
lambeaux d'âmes passées, hôtes anciens, parasites, qui vivaient en
lui, comme le peuple d'une ville. L'ancienne parole de Gottfried devant
la tombe de Melchior lui revenait à l'esprit: il était un tombeau
vivant, plein de morts qui s'agitaient,--toute sa race inconnue. Il
écoutait cette multitude de vies, il se plaisait à faire bruire
l'orgue de cette forêt séculaire, pleine de monstres, comme la forêt
de Dante. Il ne les craignait plus maintenant, comme au temps de son
adolescence. Car le maître était là: sa volonté. Il avait une forte
joie à faire claquer son fouet, pour que les bêtes hurlassent, et
qu'il sentît mieux la richesse de sa ménagerie intérieure. Il
n'était pas seul. Il n'y avait pas de risques qu'il le fût jamais. Il
était toute une armée, des siècles de Krafft joyeux et sains. Contre
Paris hostile, contre un peuple, tout un peuple: la lutte était égale.



Il avait abandonné sa modeste chambre,--trop chère,--pour prendre dans
le quartier de Montrouge une mansarde, qui, à défaut d'autres
avantages, était très aérée. Un courant d'air perpétuel. Mais il
lui fallait respirer. De sa fenêtre, il avait une vue étendue sur les
cheminées de Paris. Le déménagement n'avait pas été long: une
charrette à bras suffit; Christophe la poussa lui-même. De tout son
mobilier, l'objet le plus précieux pour lui était, avec sa vieille
malle, un de ces moulages, si vulgarisés depuis, du masque de
Beethoven. Il l'avait empaqueté avec autant de soin que s'il s'était
agi d'une œuvre d'art du plus haut prix. Il ne s'en séparait pas.
C'était son île, au milieu de Paris. Ce lui était aussi un baromètre
moral. Le masque lui marquait, plus clairement que sa propre conscience,
la température de son âme, ses plus secrètes pensées: tantôt le
ciel chargé de nuées, tantôt le coup de vent des passions, tantôt le
calme puissant.

Il dut rogner beaucoup sur sa nourriture. Il mangeait une fois par jour,
à une heure de l'après-midi. Il avait acheté un gros saucisson, qu'il
avait pendu à sa fenêtre; avec une bonne tranche, un solide quignon de
pain, et une tasse de café qu'il fabriquait, il faisait un repas des
dieux. Mais il en eût bien fait deux. Il était fâché d'avoir si bon
appétit. Il s'apostrophait sévèrement; il se traitait de goinfre, qui
ne pense qu'à son ventre. De ventre, il n'en avait guère; il était
plus efflanqué qu'un chien maigre. Au reste, solide, une charpente de
fer, et la tête toujours libre.

Il ne s'inquiétait pas trop du lendemain. Tant qu'il avait devant lui
l'argent de la journée, il ne se mettait pas en peine. Le jour où il
n'eut plus rien, il se décida enfin à commencer ses tournées chez les
éditeurs. Il ne trouva de travail nulle part. Il revenait chez lui,
bredouille, quand, passant près du magasin de musique où il avait
été présenté naguère par Sylvain Kohn à Daniel Hecht, il entra,
sans se rappeler qu'il y était déjà venu dans des circonstances peu
agréables. La première personne qu'il vit fut Hecht. Il fut sur le
point de rebrousser chemin; mais il était trop tard: Hecht l'avait vu.
Christophe ne voulut pas avoir l'air de reculer; il s'avança vers
Hecht, ne sachant pas ce qu'il allait lui dire, et prêt à lui tenir
tête avec autant d'arrogance qu'il le faudrait: car il était convaincu
que Hecht ne lui ménagerait pas les insolences. Il n'en fut rien.
Hecht, froidement, lui tendit la main: avec une formule de politesse
banale, il s'informa de sa santé, et, sans même attendre que
Christophe lui en fît la demande, il lui désigna la porte de son
cabinet, et s'effaça pour le laisser passer. Il était heureux,
secrètement, de cette visite, que son orgueil avait prévue, mais qu'il
n'attendait plus. Sans en avoir l'air, il avait suivi très
attentivement Christophe; il n'avait manqué aucune occasion de
connaître sa musique; il était au fameux concert du _David_; et
l'accueil hostile du public l'avait d'autant moins étonné, dans son
mépris du public, qu'il avait parfaitement senti toute la beauté de
l'œuvre. Il n'y avait peut-être pas deux personnes à Paris qui
fussent plus capables que Hecht d'apprécier l'originalité artistique
de Christophe. Mais il se fût bien gardé de lui en rien dire, non
seulement parce qu'il était piqué de l'attitude de Christophe à son
égard, mais parce qu'il lui était impossible d'être aimable: c'était
une disgrâce spéciale de sa nature. Il était sincèrement disposé à
aider Christophe; mais il n'eût point fait un pas pour cela: il
attendait que Christophe vînt le lui demander. Et maintenant que
Christophe était venu,--au lieu de saisir généreusement l'occasion
d'effacer le souvenir de leur malentendu, en épargnant à son visiteur
une démarche humiliante, il se donna la satisfaction de le laisser
exposer tout au long sa requête; et il tint à lui imposer, au moins
pour une fois, les travaux que Christophe avait refusés jadis. Il lui
donna, pour le lendemain, cinquante pages de musique à transposer pour
mandoline et guitare. Après quoi, satisfait de l'avoir fait plier, il
lui trouva des occupations moins rebutantes, mais toujours avec une
telle absence de bonne grâce qu'il était impossible de lui en savoir
gré; il fallait que Christophe fût talonné par la gêne pour recourir
de nouveau à lui. En tout cas, il aimait encore mieux gagner son argent
par ces travaux, si irritants qu'ils fussent, que le recevoir en don de
Hecht, comme Hecht le lui offrit, une fois:--et certes, c'était de bon
cœur; mais Christophe avait senti l'intention que Hecht avait eue de
l'humilier d'abord; contraint d'accepter ses conditions, il se refusa du
moins à accepter ses bienfaits; il voulait bien travailler pour
lui:--donnant, donnant, il était quitte;--mais il ne voulait rien lui
devoir. Il n'était pas comme Wagner, ce mendiant impudent pour son art,
il ne mettait pas son art au-dessus de son âme; le pain qu'il n'eût
pas gagné lui-même l'eût étouffé.--Un jour qu'il venait de
rapporter la tâche qu'il avait passé la nuit à faire, il trouva Hecht
à table. Hecht, remarquant sa pâleur et les regards qu'il jeta
involontairement sur les plats, eut la certitude qu'il n'avait pas
mangé, et l'invita à déjeuner. L'intention était bonne; mais Hecht
laissa si lourdement sentir qu'il avait vu le dénuement de Christophe,
que son invitation ressemblait à une aumône: Christophe fût mort de
faim, plutôt que d'accepter. Il ne put refuser de s'asseoir à
table--(Hecht avait à lui parler);--mais il ne toucha à rien: il
prétendit qu'il venait de déjeuner. Son estomac se crispait de besoin.

Christophe eût voulu se passer de Hecht; mais les autres éditeurs
étaient encore pires.--Il y avait aussi les riches dilettantes, qui
accouchaient d'un lambeau de phrase musicale, et qui n'étaient même
pas capables de l'écrire. Ils faisaient venir Christophe, et lui
chantaient leur élucubration:

--Hein! est-ce beau!

Ils la lui donnaient à «développer»,--(à écrire en entier);--et
cela paraissait sous leur nom chez un grand éditeur. Après, ils
étaient persuadés que le morceau était d'eux. Christophe en connut
un, gentilhomme de bonne marque, un grand corps agité, qui lui donna
du: «cher ami», l'empoigna par le bras, lui prodiguant les
démonstrations d'enthousiasme tempétueux, ricanant à son oreille,
bafouillant des coq-à-l'âne et des incongruités mêlées de cris
d'extase: Beethoven, Verlaine, Offenhach, Yvette Guilbert... Il le
faisait travailler, et négligeait de le payer. Il soldait en
invitations à déjeuner et en poignées de mains. À la fin des fins,
il envoya à Christophe vingt francs, que Christophe se donna le luxe
stupide de lui renvoyer. Ce jour-là, il n'avait pas vingt sous en
poche; et il lui avait fallu acheter un timbre de vingt-cinq centimes
pour écrire à sa mère. C'était le jour de fête de la vieille
Louisa; et, pour rien au monde, Christophe n'eût voulu y manquer: la
bonne femme comptait trop sur la lettre de son garçon, elle n'aurait pu
s'en passer. Elle lui écrivait un peu plus souvent, depuis quelques
semaines, malgré la peine que cela lui coûtait d'écrire. Elle
souffrait de sa solitude. Mais elle n'aurait pu se décider à venir
rejoindre Christophe à Paris: elle était trop timorée, attachée à
sa petite ville, à son église, à sa maison, elle avait peur des
voyages. Et d'ailleurs, quand elle eût voulu venir, Christophe n'avait
pas d'argent pour elle; il n'en avait pas tous les jours, pour
lui-même.

Un envoi qui lui fit bien plaisir, une fois, ce fut de Lorchen, la jeune
paysanne pour laquelle il avait eu une rixe avec des soldats prussiens:
elle lui écrivait qu'elle se mariait; elle donnait des nouvelles de la
maman, et elle lui expédiait un panier de pommes et une part de
galette, pour manger en son honneur. Cela tomba joliment à propos. Ce
soir-là chez Christophe, c'était jeûne, quatre-temps, et carême: du
saucisson pendu au clou, près de la fenêtre, il ne restait plus que la
ficelle. Christophe se compara aux saints anachorètes, qu'un corbeau
vient nourrir sur leur rocher. Mais le corbeau avait beaucoup à faire
sans doute de nourrir tous les anachorètes, car il ne revint plus.

Malgré tous ces ennuis, Christophe gardait son entrain. Il faisait dans
sa cuvette la lessive de son linge, et il cirait ses chaussures, en
sifflant comme un merle. Il se consolait avec les mots de Berlioz:
«Élevons-nous au-dessus des misères de la vie, et chantons d'une voix
légère le gai refrain si connu: _Dies iræ_...»--Il le chantait
parfois, au scandale des voisins, stupéfiés de l'entendre
s'interrompre au milieu par des éclats de rire.

Il menait une vie rigoureusement chaste. Comme dit cet autre, «la
carrière d'amant est une carrière d'oisif et de riche». La misère de
Christophe, sa chasse au pain quotidien, sa sobriété excessive, et sa
fièvre de création ne lui laissaient ni le temps, ni le goût de
songer au plaisir. Il n'y était pas seulement indifférent; par
réaction contre Paris, il s'était jeté dans une sorte d'ascétisme
moral. Il avait un besoin passionné de pureté, l'horreur de toute
souillure. Ce n'était pas qu'il fût à l'abri des passions. À
d'autres moments, il y avait été livré. Mais ces passions restaient
chastes, même quand il y cédait: car il n'y cherchait pas le plaisir,
mais le don absolu de soi et la plénitude de l'être. Et quand il
voyait qu'il s'était trompé, il les rejetait avec fureur. La luxure
n'était pas pour lui un péché comme les autres. C'était bien le
grand Péché, celui qui souille les sources de la vie. Tous ceux chez
qui le vieux fond chrétien n'a pas été totalement enseveli sous les
alluvions étrangères, tous ceux qui se sentent encore aujourd'hui les
fils des races vigoureuses, qui, au prix d'une discipline héroïque,
édifièrent la civilisation de l'Occident, n'ont pas de peine à le
comprendre. Christophe méprisait la société cosmopolite, dont le
plaisir était l'unique but, le _credo._--Certes, on fait bien de
chercher le bonheur, de le vouloir pour les hommes, de combattre les
déprimantes croyances pessimistes, amassées sur l'humanité par vingt
siècles de christianisme gothique. Mais c'est à condition que ce soit
une généreuse foi, qui veuille le bien des autres. Au lieu de cela, de
quoi s'agit-il? De l'égoïsme le plus piteux. Une poignée de
jouisseurs cherchent à «faire rendre» à leurs sens le maximum de
plaisirs avec le minimum de risques, en s'accommodant fort bien que les
autres en pâtissent.--Oui, sans doute, on connaît leur socialisme de
salon!... Mais est-ce qu'ils ne sont pas les premiers à savoir que
leurs doctrines voluptueuses ne valent que pour le peuple des «gras»,
pour une «élite» à l'engrais, et que pour les pauvres, c'est un
poison?...

«La carrière du plaisir est une carrière de riches.»



Christophe n'était point riche, ni fait pour le devenir. Quand il
venait de gagner quelque argent, il se hâtait de le dépenser aussitôt
en musique; il se privait de nourriture pour aller au concert. Il
prenait des dernières places, tout en haut du théâtre du Châtelet;
et il se remplissait de musique: elle lui tenait lieu de souper et de
maitresse. Il avait une telle faim de bonheur et tant d'aptitude à en
jouir que les imperfections de l'orchestre ne parvenaient pas à le
troubler; il restait, deux ou trois heures, engourdi dans un état de
béatitude, sans que les fautes de goût et les fausses notes
provoquassent en lui autre chose qu'un sourire indulgent: il avait
laissé sa critique à la porte; il venait pour aimer et non pas pour
juger. Autour de lui, le public s'abandonnait, comme lui, immobile, les
yeux à demi-clos, au grand torrent de rêves. Christophe avait la
vision d'un peuple tapi dans l'ombre, ramassé sur lui-même, comme un
énorme chat, couvant des hallucinations de volupté et de carnage. Dans
les demi-ténèbres épaisses et dorées, se modelaient mystérieusement
certaines figures, dont le charme inconnu et l'extase muette attiraient
les regards et le cœur de Christophe; il s'attachait à elles; il
écoutait en elles; il finissait par s'assimiler corps et âme avec
elles. Il arrivait qu'une d'elles s'en aperçût, et qu'il se tissât
entre eux deux, pendant la durée du concert, une de ces sympathies
obscures, qui vont jusqu'au plus profond de l'être, sans qu'il en reste
rien, une fois le concert fini et le courant rompu qui unissait les
âmes. C'est un état que connaissent bien ceux qui aiment la musique,
surtout quand ils sont jeunes et se donnent le plus: l'essence de la
musique est tellement l'amour qu'on ne la goûte complètement que si on
la goûte en un autre; et au concert on cherche instinctivement des
yeux, au milieu de la foule, un ami avec qui partager une joie trop
grande pour soi seul.

Parmi ces amis d'une heure, dont Christophe faisait choix, afin de
savourer mieux la douceur de la musique, une figure l'attirait, qu'il
revoyait, à chaque concert. C'était une petite grisette, qui devait
adorer la musique, sans rien y comprendre. Elle avait un profil de
petite bête, un petit nez droit, dépassant à peine la ligne de la
bouche légèrement avancée et du menton délicat, des sourcils fins et
levés, des yeux clairs: un de ces minois insouciants, sous le voile
desquels on sent de la joie, du rire, enveloppés d'une paix
indifférente. Ces fillettes vicieuses, ces gamines ouvrières,
reflètent peut-être le plus de la sérénité disparue, celle des
statues antiques et des figures de Raphaël. Ce n'est là qu'un instant
dans leur vie, le premier éveil du plaisir; la flétrissure est proche.
Mais elles ont vécu du moins une jolie heure.

Christophe se délectait à la regarder: une gentille figure lui faisait
du bien au cœur; il savait en jouir sans la désirer; il y puisait de
la joie, de la force, de l'apaisement,--oui, presque de la vertu.
Elle,--cela va sans dire,--avait vite remarqué qu'il la regardait; et
il s'était établi entre eux, sans y penser, un courant magnétique. Et
comme ils se retrouvaient, à peu près aux mêmes places, à presque
tous les concerts, ils n'avaient pas tardé à connaître leurs goûts.
À certains passages, ils échangeaient un regard d'intelligence;
lorsqu'elle aimait particulièrement une phrase, elle tirait
légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres; ou, pour
montrer qu'elle ne trouvait pas cela bon, elle avançait
dédaigneusement son gentil museau. Il se mêlait à ces petites mines
un peu de ce cabotinage innocent, dont presque aucun être ne peut se
dégager quand il se sait observé. Elle voulait se donner parfois,
pendant les morceaux sérieux, une expression grave; et, tournée de
profil, l'air absorbé, et la joue souriante, du coin de l'œil elle
regardait s'il la regardait. Ils étaient devenus très bons amis, sans
s'être jamais dit un mot, et sans avoir même essayé--(Christophe tout
au moins)--de se rencontrer à la sortie.

Le hasard fit enfin qu'à un concert du soir, ils se trouvèrent placés
l'un à côté de l'autre. Après un instant d'hésitation souriante,
ils se mirent à causer amicalement. Elle avait une voix charmante, et
disait beaucoup de bêtises sur la musique: car elle n'y connaissait
rien, et voulait avoir l'air de s'y connaître; mais elle l'aimait
passionnément. Elle aimait la pire et la meilleure, Massenet et Wagner;
il n'y avait que la médiocre qui l'ennuyât. La musique était une
volupté pour elle; elle la buvait par tous les pores de son corps,
comme Danaé la pluie d'or. Le prélude de _Tristan_ lui donnait la
petite mort; et elle jouissait de se sentir emportée, comme une proie
dans la bataille, par la _Symphonie Héroïque._ Elle apprit à
Christophe que Beethoven était sourd-muet, et que, malgré cela, si
elle l'avait connu, elle l'aurait bien aimé, quoiqu'il fût joliment
laid. Christophe protesta que Beethoven n'était pas si laid; alors, ils
discutèrent sur la beauté et sur la laideur; et elle convint que tout
dépendait des goûts; ce qui était beau pour l'un ne l'était pas pour
l'autre: «on n'était pas le louis d'or, on ne pouvait pas plaire à
tout le monde».--Il aimait mieux qu'elle ne parlât point: il
l'entendait bien mieux. Pendant la _Mort d'Ysolde_, elle lui tendit sa
main; sa main était toute moite; il la garda dans la sienne jusqu'à la
fin du morceau; ils sentaient, à travers leurs doigts entrelacés,
couler le flot de la symphonie.

Ils sortirent ensemble; il était près de minuit. Ils remontèrent, en
causant, vers le quartier Latin; elle lui avait pris le bras, et il la
reconduisit chez elle; mais arrivés à la porte, comme elle se
disposait à lui montrer le chemin, il la quitta, sans prendre garde à
ses yeux engageants. Sur le moment, elle fut stupéfaite, puis furieuse;
puis, elle se tordit de rire, en pensant à sa sottise; puis, rentrée
dans sa chambre et se déshabillant, elle fut de nouveau agacée, et
finalement pleura en silence. Quand elle le revit au concert, elle
voulut se montrer piquée, indifférente, un peu cassante. Mais il
était si bon enfant que sa résolution ne tint pas. Ils se remirent à
causer; seulement, elle gardait avec lui maintenant une réserve. Il lui
parlait cordialement, mais avec une grande politesse, et de choses
sérieuses, de belles choses, de la musique qu'ils entendaient et de ce
que cela signifiait pour lui. Elle l'écoutait attentivement, et
tâchait de penser comme lui. Le sens de ses paroles lui échappait
souvent; mais elle y croyait quand même. Elle avait pour Christophe un
respect reconnaissant, qu'elle lui montrait à peine. D'un accord
tacite, ils ne se parlaient qu'au concert. Il la rencontra une fois au
milieu d'étudiants. Ils se saluèrent gravement. À personne elle ne
parlait de lui. Il y avait dans le fond de son âme une petite province
sacrée, quelque chose de beau, de pur, de consolant.

Ainsi, Christophe commençait à exercer par sa seule présence, parle
seul fait qu'il existait, une influence apaisante. Partout où il
passait, il laissait inconsciemment une trace de sa lumière
intérieure. Il était le dernier à s'en douter. Il y avait près de
lui, dans sa maison, des gens qu'il n'avait jamais vus, et qui, sans
s'en douter eux-mêmes, subissaient peu à peu son rayonnement
bienfaisant.



Depuis plusieurs semaines, Christophe n'avait plus d'argent pour aller
au concert, même en faisant carême; et, dans sa chambre sous les
toits, maintenant que l'hiver venait, il se sentait transi; il ne
pouvait rester immobile à sa table. Alors il descendait, et marchait
dans Paris, afin de se réchauffer. Il avait la faculté d'oublier par
instants la ville grouillante qui l'entourait, et de se sauver dans
l'infini du temps. Il lui suffisait de voir au-dessus de la rue
tumultueuse la lune morte et glacée, suspendue dans le gouffre du ciel,
ou le disque du soleil, roulant dans le brouillard blanc, pour que le
bruit de la rue s'effaçât, pour que Paris s'enfonçât dans le vide
sans bornes, pour que toute cette vie ne lui apparût plus que comme le
fantôme d'une vie qui avait été, il y avait longtemps, longtemps,...
il y avait des siècles... Le moindre petit signe, imperceptible au
commun des hommes, de la grande vie sauvage de la nature, que recouvre
tant bien que mal la livrée de la civilisation, suffisait à la faire
surgir tout entière à ses yeux. L'herbe qui poussait entre les pavés,
le renouveau d'un arbre étranglé dans son carcan de fonte, sans air et
sans terre, sur un boulevard aride; un chien, un oiseau qui passaient,
derniers vestiges de la faune qui remplissait l'univers primitif, et que
l'homme a détruite; une nuée de moucherons; l'épidémie invisible qui
dévorait un quartier:--c'était assez pour que, dans l'asphyxie de
cette serre-chaude humaine, le souffle de l'Esprit de la Terre vînt le
frapper au visage et fouetter son énergie.

Dans ces longues promenades, à jeun souvent, et n'ayant pas causé, de
plusieurs jours, avec qui que ce fût, il rêvait intarissablement. Les
privations et le silence surexcitaient cette disposition morbide. La
nuit, il avait des sommeils pénibles, des rêves fatigants: sans cesse,
il revoyait la vieille maison, la chambre où il avait vécu, enfant; il
était poursuivi par des obsessions musicales. Le jour, il conversait
avec ses êtres intérieurs et avec ceux qu'il aimait, les absents et
les morts.

Une après-midi de décembre humide, que le givre couvrait les pelouses
raidies, que les toits des maisons et les dômes gris se diluaient dans
le brouillard, et que les arbres, aux branches nues, grêles et
tourmentées, dans la vapeur qui les noyait, semblaient des
végétations marines au fond e l'Océan,--Christophe, qui, depuis la
veille, se sentait frissonnant et ne parvenait point à se réchauffer,
entra au Louvre, qu'il connaissait à peine.

Il n'était pas, jusque-là, très touché par la peinture. Il était
trop absorbé par l'univers intérieur pour bien saisir le monde des
couleurs et des formes. Elles n'agissaient sur lui que par leurs
résonances musicales, qui ne lui en apportaient qu'un écho déformé.
Sans doute, son instinct percevait obscurément les lois identiques, qui
président à l'harmonie des formes visuelles comme des formes sonores,
et les nappes profondes de l'âme, d'où sourdent les deux fleuves de
couleurs et de sons, qui baignent les deux versants opposés de la vie.
Mais il ne connaissait que l'un des deux versants, et il était perdu
dans le royaume de l'œil. Ainsi, lui échappait le secret du charme le
plus exquis, le plus naturel peut-être, de la France au clair regard,
reine dans le monde de la lumière.

Eût-il été plus curieux de peinture, Christophe était trop Allemand
pour s'adapter aisément à une vision des choses aussi différente. Il
n'était pas de ces Allemands dernier-cri, qui renient la façon de
sentir germanique, et qui se persuadent qu'ils raffolent de
l'impressionnisme ou du dix-huitième siècle français,--quand,
d'aventure, ils n'ont pas la ferme assurance qu'ils les comprennent
mieux que les Français. Christophe était un barbare, peut-être; mais
il l'était franchement. Les petits culs roses de Boucher, les mentons
gras de Watteau, les bergers ennuyés et les bergères dodues, sanglées
dans leur corset, les âmes de crème fouettée, les vertueuses
œillades de Greuze, les chemises troussées de Fragonard, tout ce
poétique déculottage ne lui inspirait pas beaucoup plus d'intérêt
qu'un journal élégant et polisson. Il n'en entendait point la riche et
brillante harmonie; les rêves voluptueux, parfois mélancoliques, de
cette vieille civilisation, la plus raffinée de l'Europe, lui étaient
étrangers. Quant au dix-septième siècle français, il ne goûtait pas
plus sa dévotion cérémonieuse et ses portraits d'apparat; la réserve
un peu froide des plus graves entre ces maîtres, un certain gris de
l'âme répandu sur l'œuvre hautain de Nicolas Poussin et sur les
figures pâles de Philippe de Champaigne, éloignaient Christophe de
l'ancien art français. Et du nouveau, il ne connaissait rien. S'il
l'eût connu, il l'eût méconnu. Le seul peintre moderne, dont il eût,
en Allemagne, subi la fascination, Boecklinle Bâlois, ne l'avait point
préparé à voir l'art latin. Christophe gardait en lui le choc de ce
brutal génie, qui sentait la terre et les fauves relents du bestiaire
héroïque qu'il en avait fait sortir. Ses yeux, brûlés par la
lumière crue, habitués au bariolage frénétique de ce sauvage ivre,
avaient de la peine à se faire aux demi-teintes, aux harmonies
morcelées et moelleuses de l'art français.

Mais ce n'est pas impunément qu'on vit dans un monde étranger. On en
subit l'empreinte. On a beau se murer en soi: on s'aperçoit un jour
qu'il y a quelque chose de changé.

Il y avait quelque chose de changé dans Christophe, ce soir-là où il
errait par les salles du Louvre. Il était las, il avait froid, il avait
faim, il était seul. Autour de lui, l'ombre descendait dans les
galeries désertes, les formes endormies s'animaient. Christophe
passait, silencieux et glacé, au milieu des sphinx d'Égypte, des
monstres assyriens, des taureaux de Persépolis, des serpents gluants de
Palissy. Il se sentait dans une atmosphère de contes de fées; et dans
son cœur montait un émoi mystérieux; Le rêve de l'humanité
l'enveloppait,--les fleurs étranges de l'âme...

Dans le poudroiement doré des galeries de peinture, les jardins de
couleurs éclatantes et mûres, les prairies de tableaux, où l'air
manque, Christophe, fiévreux, au seuil de la maladie, eut un coup de
foudre.--Il allait, presque sans voir, étourdi par le besoin, par la
tiédeur des salles, et par cette orgie d'images: la tête lui tournait.
Arrivé au bout de la galerie du bord de l'eau, devant _le Bon
Samaritain_ de Rembrandt, il s'appuya des deux mains, pour ne pas
tomber, sur la rampe de fer qui entoure les tableaux, il ferma les yeux,
un instant. Quand il les rouvrit sur l'œuvre qui était en face de lui,
tout près de son visage, il fut fasciné...

Le jour s'éteignait. Le jour était lointain déjà, déjà mort. Le
soleil invisible s'effondrait dans la nuit. C'était l'heure magique où
les hallucinations sont sur le point de sortir de l'âme endolorie par
les travaux du jour, immobile, engourdie. Tout se tait, on n'entend que
le bruit des artères. On n'a plus la force de remuer, à peine de
respirer, on est triste et livré... Un immense besoin de s'abandonner
dans les bras d'un ami... On implore le miracle, on sent qu'il va
venir... Il vient! Dans le crépuscule un flot d'or flamboie, rejaillit
sur le mur, sur l'épaule de l'homme qui porte le mourant, baigne ces
humbles objets et ces êtres médiocres, et tout prend une douceur, une
gloire divine. C'est Dieu même, qui étreint dans ses bras terribles et
tendres ces misérables, faibles, laids, pauvres, sales, ce valet
pouilleux, aux bas sur les talons, ces visages difformes, qui se
pressent lourdement à la fenêtre, ces êtres apathiques, qui se
taisent, épeurés,--toute cette humanité pitoyable de Rembrandt, ce
troupeau des âmes obscures et ligotées, qui ne savent rien, qui ne
peuvent rien, qu'attendre, trembler, pleurer, prier.--Mais le Maître
est là. On ne Le voit pas Lui-même; on voit son auréole et l'ombre de
lumière qu'il projette sur les hommes...

Christophe sortit du Louvre, d'un pas mal assuré. La tête lui faisait
mal. Il ne voyait plus rien. Dans la rue, sous la pluie, il remarquait
à peine les flaques entre les pavés et l'eau ruisselant de ses
souliers. Le ciel jaunâtre, sur la Seine, s'allumait, à la tombée du
jour, d'une flamme intérieure,--une lumière de lampe. Christophe
emportait dans ses yeux la fascination d'un regard. Il lui semblait que
rien n'existait: non, les voitures n'ébranlaient pas les pavés, avec
un bruit impitoyable; les passants ne le heurtaient point avec leurs
parapluies mouillés; il ne marchait point dans la rue; peut-être qu'il
était assis chez lui et qu'il rêvait; peut-être qu'il n'existait
plus... Et brusquement,--(il était si faible)!--un étourdissement le
prit, il se sentit tomber comme une masse, la tête en avant... Ce ne
fut qu'un éclair: il serra les poings, et s'arc-boutant sur ses jambes,
il reprit son aplomb.

À ce moment précis, dans la seconde où sa conscience émergeait du
gouffre, son regard se heurta, de l'autre côté de la rue, à un regard
qu'il connaissait bien, et qui semblait l'appeler. Il s'arrêta,
interdit, cherchant où il l'avait déjà vu. Ce ne fut qu'au bout d'un
moment qu'il reconnut ces yeux tristes et doux: la petite institutrice
française, qu'il avait sans le vouloir fait chasser de sa place, en
Allemagne, et qu'il avait tant cherchée depuis, pour lui demander
pardon. Elle s'était arrêtée aussi, au milieu de la cohue des
passants, et elle le regardait. Soudain, il la vit essayer de remonter
le courant de la foule, et descendre sur la chaussée, pour venir à
lui. Il se jeta à sa rencontre; mais un encombrement inextricable de
voitures les sépara; il l'aperçut encore un instant, se débattant de
l'autre côté de cette muraille vivante; il voulut traverser quand
même, fut bousculé par un cheval, glissa, tomba sur l'asphalte gluant,
faillit être écrasé. Quand il se releva, couvert de boue, et réussit
à passer de l'autre côté, elle avait disparu.

Il voulut se mettre à sa poursuite. Mais son vertige redoublait: il dut
y renoncer. La maladie venait: il le sentait, mais il ne voulait pas en
convenir. Il s'obstina à ne pas rentrer tout de suite, à prendre le
plus long chemin. Torture inutile: il lui fallut se reconnaître vaincu;
il avait les jambes cassées, il se traînait, il eut peine à revenir
chez lui. Dans l'escalier, il étouffa, il dut s'asseoir sur les
marches. Rentré dans sa chambre glacée, il s'entêta à ne pas se
coucher; il restait sur sa chaise, trempé de pluie, la tête lourde et
la poitrine haletante, s'engourdissant dans des musiques courbaturées,
comme lui. Il entendait passer des phrases de la _Symphonie inachevée_
de Schubert. Pauvre petit Schubert! Quand il écrivait cela, il était
seul, fiévreux et somnolent, lui aussi, dans l'état de demi-torpeur
qui précède le grand sommeil; il rêvait au coin du feu; des musiques
engourdies flottaient autour de lui, comme des eaux un peu stagnantes;
il s'y attardait, tel un enfant à demi endormi qui se complaît à
l'histoire qu'il se raconte, en répète un passage vingt fois; le
sommeil vient... la mort vient...--Et Christophe entendit passer aussi
cette autre musique aux mains brûlantes, aux yeux fermés, souriant
d'un sourire las, le cœur gonflé de soupirs, rêvant de la mort qui
délivre:--le premier chœur de la Cantate de J. S. Bach: «_Cher Dieu,
quand mourrai-je?_»... Il faisait bon s'enfoncer dans les moelleuses
phrases qui se déroulent avec de lentes ondulations, le bourdonnement
des cloches lointaines et voilées... Mourir, se fondre dans la paix de
la terre!... «_Und dann selber Erde werden_»... «Et puis soi-même
devenir terre...»

Christophe secoua ces pensées maladives, le sourire meurtrier de la
sirène qui guette les âmes affaiblies. Il se leva et essaya de marcher
dans sa chambre; mais il ne put tenir debout. Il grelottait de fièvre.
Il dut se mettre au lit. Il sentait que, cette fois, c'était sérieux;
mais il ne désarmait pas; il n'était pas de ceux qui, quand ils sont
malades, s'abandonnent à la maladie; il luttait, il ne voulait pas
être malade, et surtout, il était parfaitement décidé à ne pas
mourir. Il avait sa pauvre maman qui l'attendait là-bas. Et il avait
son œuvre à faire: il ne se laisserait pas tuer. Il serrait ses dents
qui claquaient, il tendait sa volonté qui lui échappait; ainsi, un bon
nageur qui continue de lutter sous les vagues qui le recouvrent. À tout
instant, il plongeait: c'étaient des divagations, des images sans
suite, des souvenirs du pays ou des salons parisiens; aussi, des
obsessions de rythmes et de phrases, qui tournaient, tournaient
indéfiniment, comme des chevaux de cirque; le choc soudain de la
lumière d'or du _Bon Samaritain_; les figures d'épouvante dans
l'ombre; et puis, des abîmes, des nuits. Puis, il surnageait de
nouveau, il déchirait les nuées grimaçantes, il crispait les poings
et la mâchoire. Il s'accrochait à tous ceux qu'il aimait dans le
présent et le passé, à la figure amie qu'il avait entrevue tout à
l'heure, à la chère maman, et aussi à son être indestructible, qu'il
sentait comme un roc: «_la mort n'y mord_»...--Mais le roc était de
nouveau recouvert par la mer; un choc des vagues faisait lâcher prise
à l'âme; elle était balayée par l'écume. Et Christophe se
débattait dans le délire, disant des paroles insensées, dirigeant et
jouant un orchestre imaginaire: trombones, trompettes, cymbales,
timbales, bassons, et contrebasses,... il raclait, soufflait, tapait,
avec frénésie. Le malheureux bouillait de musique rentrée. Depuis des
semaines qu'il ne pouvait plus en entendre, ni en jouer, il était comme
une chaudière sous pression, près d'éclater. Certaines phrases
obstinées s'enfonçaient dans son cerveau comme des vrilles, lui
perforaient le tympan, le faisaient souffrir à hurler. Au sortir de ces
crises, il retombait sur son oreiller, mort de fatigue, trempé, moulu,
haletant, étouffant. Il avait installé près de son lit son pot à
eau, dont il buvait des gorgées. Les bruits des chambres voisines, les
portes des mansardes qu'on refermait, le faisaient ressauter. Il avait
le dégoût halluciné de ces êtres entassés autour de lui. Mais sa
volonté luttait toujours, elle soufflait des fanfares belliqueuses, le
combat contre les diables... «_Und wenn die Welt voll Teufel wär, und
wollten uns verschlingen, so fürchten wir uns nicht so sehr..._» («Et
quand bien même le monde serait plein de diables, et qu'ils voudraient
nous avaler, cela ne nous ferait pas peur...»)

Et sur l'océan de ténèbres brûlantes où son être roulait,
s'ouvrait soudain une accalmie, des éclaircies de lumière, un murmure
apaisé des violons et des violes, de calmes sonneries de gloire des
trompettes et des cors, tandis que, presque immobile, tel un grand mur,
s'élevait de l'âme malade un chant inébranlable, comme un choral de
J. S. Bach.



Tandis qu'il se débattait contre les fantômes de la fièvre et contre
l'étouffement qui gagnait sa poitrine, il eut vaguement conscience
qu'on ouvrait la porte de sa chambre, et qu'une femme entrait, une
bougie à la main. Il crut que c'était encore une hallucination. Il
voulut parler. Mais il ne put, et retomba. Quand, de loin en loin, une
vague de conscience le ramenait du fond à la surface, il sentait qu'on
avait soulevé son oreiller, qu'on lui avait mis une couverture sur les
pieds, qu'il avait sur le dos quelque chose qui le brûlait; ou il
voyait, assise au pied du lit, cette femme, dont la figure ne lui était
pas tout à fait inconnue. Puis il vint une autre figure, un médecin,
qui l'ausculta. Christophe n'entendait pas ce qu'on disait; mais il
devina qu'on parlait de le porter à l'hôpital. Il essaya de protester,
de crier qu'il ne voulait pas, qu'il voulait mourir ici, seul; mais il
ne sortait de sa bouche que des sons incompréhensibles. La femme le
comprit pourtant: car elle prit sa défense, et elle le calma. Il
s'épuisait à savoir qui elle était. Aussitôt qu'il put formuler une
phrase suivie, au prix d'efforts inouïs, il le lui demanda.. Elle lui
répondit qu'elle était sa voisine de mansarde, qu'elle l'avait entendu
gémir de l'autre côté du mur, et qu'elle s'était permis d'entrer,
pensant qu'il avait besoin d'aide. Elle le pria respectueusement de ne
pas se fatiguer à parler. Il lui obéit. Au reste, il était brisé par
l'effort qu'il avait fait; il se tint donc immobile, et se tut; mais son
cerveau continuait de travailler, rassemblant péniblement ses souvenirs
épars. Où donc l'avait-il vue?... Il finit par se rappeler: oui, il
l'avait rencontrée dans le couloir des mansardes; elle était
domestique, elle se nommait Sidonie.

Les yeux à demi clos, il la regardait, sans qu'elle le vît. Elle
était petite, la figure sérieuse, le front bombé, les cheveux
relevés, le haut des joues et les tempes découverts, pâles et de
forte ossature, le nez court, les yeux bleu-clair, au regard doux et
obstiné, les lèvres grosses et serrées, le teint anémié, l'air
humble, concentré, un peu raidi. Elle s'occupait de Christophe, avec un
dévouement actif et silencieux, sans familiarité, sans se départir
jamais de la réserve d'une domestique qui n'oublie pas la différence
de classes.

Peu à peu cependant, lorsqu'il alla mieux et qu'il put causer avec
elle, la bonhomie affectueuse de Christophe amena Sidoine à lui parler
un peu plus librement; mais elle se surveillait toujours; il y avait
certaines choses (on le voyait), qu'elle ne disait pas. Elle avait un
mélange d'humilité et de fierté. Christophe apprit qu'elle était
bretonne. Elle avait laissé au pays son père, dont elle parlait avec
beaucoup de discrétion; mais Christophe n'eut pas de peine à deviner
qu'il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa
fille; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil; et elle
ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l'argent de son mois;
mais elle n'était pas dupe. Elle avait aussi une sœur plus jeune, qui
se préparait à un examen d'institutrice, et dont elle était très
fière. Elle payait presque tous les frais de son éducation. Elle
s'acharnait au travail, d'une façon entêtée.

--«Est-ce qu'elle avait une bonne place?» lui demandait Christophe.

--«Oui; mais elle pensait à la quitter.»

--«Pourquoi? Est-ce qu'elle avait à se plaindre de ses maîtres?»

--«Oh! non. Ils étaient très bons pour elle.»

--«Est-ce qu'elle ne gagnait pas assez?»

--«Si...»

Il ne comprenait pas bien; il essayait de comprendre, il l'encourageait
à parler. Mais elle n'avait rien à lui raconter que sa vie monotone,
la peine qu'on avait à gagner sa vie, elle n'y insistait point: le
travail ne l'effrayait pas, il lui était un besoin, presque un plaisir.
Elle ne parlait pas de ce qui lui était le plus pesant: l'ennui. Il le
devinait. Peu à peu, il lisait en elle, avec l'intuition d'une grande
sympathie, que la maladie avait aiguisée, et que rendait plus
pénétrante le souvenir des épreuves supportées dans une vie analogue
par la chère maman. Il voyait, comme s'il l'avait vécue, cette
existence morne, malsaine, contre nature,--l'existence ordinaire, que la
société bourgeoise impose aux domestiques:--des maîtres pas
méchants, mais indifférents, qui la laissaient parfois plusieurs
jours, sans lui dire un mot, sauf pour le service. Des heures, des
heures, dans l'étouffante cuisine, dont la lucarne, encombrée par un
garde-manger, donnait sur un mur blanc sale. Toutes ses joies, quand on
lui disait négligemment que la sauce était bonne, ou le rôti bien
cuit. Une vie murée, sans air, sans avenir, sans une lueur de désir et
d'espoir, sans intérêt à rien.--Le plus mauvais moment pour elle
était quand ses maîtres s'en allaient à la campagne. Ils ne
l'emmenaient pas avec eux, par économie; ils lui payaient son mois,
mais ne lui payaient pas son voyage pour retourner au pays; ils la
laissaient libre d'y aller à ses frais. Elle ne voulait pas, elle ne
pouvait pas le faire. Alors, elle restait seule dans la maison à peu
près abandonnée. Elle n'avait pas envie de sortir, elle ne causait
même pas avec les autres domestiques, qu'elle méprisait un peu à
cause de leur grossièreté et de leur immoralité. Elle n'allait pas
s'amuser: elle était sérieuse de nature, économe, et elle avait la
crainte des mauvaises rencontres. Elle restait assise, dans sa cuisine,
ou dans sa chambre, d'où par-dessus les cheminées elle apercevait le
sommet d'un arbre, dans un jardin d'hôpital. Elle ne lisait pas, elle
essayait de travailler, elle s'engourdissait, elle s'ennuyait, elle
pleurait d'ennui; elle avait un pouvoir singulier de pleurer,
indéfiniment: c'était son plaisir. Mais quand elle s'ennuyait trop,
elle ne pouvait même plus pleurer, elle était comme gelée, le cœur
mort. Puis, elle se secouait; ou la vie revenait d'elle-même. Elle
pensait à sa sœur, elle écoutait un orgue de barbarie dans le
lointain, elle rêvassait, elle comptait longuement combien il lui
faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagné telle
somme; elle se trompait dans ses comptes; elle recommençait à compter;
elle dormait. Les jours passaient...

Avec ces accès de dépression alternaient des réveils de gaieté
enfantine et gouailleuse. Elle se gaussait des autres et d'elle-même.
Elle n'était pas sans voir et sans juger ses maîtres, les soucis que
se créait leur désœuvrement, les vapeurs de Madame et ses
mélancolies, les soi-disant occupations de cette soi-disant élite,
l'intérêt qu'ils prenaient à un tableau, a un morceau de musique, à
un livre de vers. Avec son bon sens un peu gros, également éloigné du
snobisme des domestiques très parisiens et de la bêtise épaisse des
domestiques provinciaux, qui n'admirent que ce qu'ils ne comprennent
pas, elle avait un mépris respectueux pour ces pianotages, ces
bavardages, toutes ces choses intellectuelles, parfaitement inutiles, et
ennuyeuses par surcroît, qui prennent une si grande place dans ces
existences mensongères. Elle ne pouvait s'empêcher de comparer
silencieusement la vie réelle, avec laquelle elle était aux prises,
aux plaisirs et aux peines imaginaires de cette vie de luxe, où tout
semble fabriqué par l'ennui. Au reste, elle n'en était pas révoltée.
C'était ainsi: c'était ainsi. Elle admettait tout, les méchantes gens
et les sots. Elle disait:

--Faut de tout, pour faire un monde.

Christophe s'imaginait qu'elle était soutenue par sa foi religieuse;
mais un jour, elle dit, à propos des autres, plus riches et plus heureux:

--Au bout du compte, on sera tous pareils, plus tard.

--Quand donc? demanda-t-il. Après la révolution sociale?

--La révolution? dit-elle. Oh! bien, il passera de l'eau sous le pont,
avant. Je ne crois pas à ces bêtises. Tout sera toujours de même.

--Alors, quand est-ce qu'on sera pareils?

--Après la mort, bien sûr! Il ne reste rien de personne.

Il fut bien étonné de ce matérialisme tranquille. Il n'osa pas lui dire:

--Est-ce que ce n'est pas affreux, en ce cas, si l'on n'a qu'une vie,
qu'elle soit comme la vôtre, tandis qu'il y a d'autres gens qui sont
heureux?

Mais elle sembla avoir deviné ce qu'il pensait; elle continua, avec un
flegme résigné et un peu ironique:

--Il faut bien se faire une raison. Tout le monde ne peut pas tirer
le gros lot. On est mal tombé: tant pis!

Elle ne songeait même pas à chercher hors de France (comme on le lui
avait offert en Amérique) une place qui lui rapportât davantage.
L'idée de quitter le pays ne pouvait entrer dans sa tête. Elle disait:

--C'est partout que les pierres sont dures.

Il y avait en elle un fond de fatalisme sceptique et railleur. Elle
était bien de cette race, qui a peu ou point de foi, peu de raisons
intellectuelles de vivre, et pourtant une tenace vitalité,--de ce
peuple des campagnes françaises, laborieux et apathique, frondeur et
soumis, qui n'aime pas beaucoup la vie, mais qui y tient, et qui n'a pas
besoin d'encouragements factices pour garder son courage.

Christophe, qui ne le connaissait pas encore, s'étonnait de trouver
chez cette simple fille un désintéressement de toute foi; il admirait
son attachement à la vie, sans plaisir et sans but, et, plus que tout,
son robuste sens moral, qui ne s'appuyait sur rien. Il n'avait vu
jusque-là les gens du peuple français qu'à travers les romans
naturalistes et les théories des petits hommes de lettres
contemporains, qui, au rebours de ceux du siècle des bergeries et de la
Révolution, aimaient à se représenter l'homme de la nature comme un
animal vicieux, afin de légitimer leurs propres vices... Il découvrait
avec surprise l'intransigeante honnêteté de Sidonie. Ce n'était pas
une affaire de morale; c'était une affaire d'instinct et de fierté.
Elle avait son orgueil aristocratique. Car c'est une sottise de croire
que qui dit: peuple, dit: populaire. Le peuple a ses aristocrates, de
même que la bourgeoisie a ses âmes de la plèbe. Des aristocrates,
c'est-à-dire des êtres qui ont des instincts, un sang peut-être, plus
purs que les, autres, et qui le savent, qui ont la conscience de ce
qu'ils sont, et la fierté de ne pas déchoir. Ils sont minorité; mais,
même tenus à l'écart, on sait bien qu'ils sont les premiers; et leur
seule présence est un frein pour les autres. Les autres sont contraints
de se modeler sur eux, ou de faire semblant. Chaque province, chaque
village, chaque groupement d'hommes est, dans une certaine mesure, ce
que sont ses aristocrates; et, suivant ce qu'ils sont, l'opinion est,
ici, extrêmement sévère; et là, elle est relâchée. Le débordement
anarchique des majorités, à l'heure actuelle, ne changera rien à
cette autorité immanente des minorités muettes. Plus dangereux pour
elles est leur déracinement du sol natal, et leur éparpillement au
loin, dans les grandes villes. Mais même ainsi, perdues dans des
milieux étrangers, isolées les unes des autres, les individualités de
bonne race persistent, sans se mêler à ce qui les entoure.--De tout ce
que Christophe avait vu à Paris, Sidonie ne connaissait quasi rien, et
ne cherchait à rien connaître. La littérature sentimentale et
malpropre des journaux ne l'atteignait pas plus que les nouvelles
politiques. Elle ne savait même pas qu'il y eût des Universités
Populaires; et, si elle l'avait su, il est probable qu'elle ne s'en
serait pas plus souciée que d'aller au sermon. Elle faisait son
métier, et pensait ses pensées; elle ne s'inquiétait pas de penser
celles des autres. Christophe lui en fit ses compliments.

--Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant? dit-elle. Je suis comme tout le
monde. Vous n'avez donc pas vu de Français?

--Voilà un an que j'habite au milieu d'eux, dit Christophe; et je n'en
ai pas rencontré un seul qui parût penser à autre chose qu'à s'amuser,
ou à singer ceux qui s'amusent.

--Bien oui, dit Sidonie. Vous n'avez vu que des riches. Les riches,
c'est partout les mêmes. Vous n'avez encore rien vu.

--Si fait, dit Christophe. Je commence.

Il entrevoyait, pour la première fois, ce peuple de France, qui donne
l'impression d'une durée éternelle, qui fait corps avec sa terre, qui
a vu passer, comme elle, tant de races conquérantes, tant de maîtres
d'un jour, et qui ne passe pas.



Il allait mieux maintenant et commençait à se lever.

La première chose dont il s'inquiéta fut de rembourser à Sidonie les
dépenses qu'elle avait faites pour lui, pendant qu'il était malade.
Dans l'impossibilité où il se trouvait de courir dans Paris pour
chercher de l'ouvrage, il dut se résoudre à écrire à Hecht: il
demandait qu'on voulût bien lui faire une avance d'argent sur son
prochain travail. Avec son mélange étonnant d'indifférence et de
bienfaisance, Hecht lui fit attendre, plus de quinze jours, la
réponse,--quinze jours, durant lesquels Christophe se tortura, se
refusant presque à toucher à la nourriture que lui apportait Sidonie,
n'acceptant qu'un peu de lait et de pain qu'elle le forçait à prendre,
et qu'il se reprochait ensuite, parce qu'il ne l'avait pas gagné:
après quoi il reçut de Hecht, sans un mot, la somme demandée; et pas
une fois, pendant les mois que dura la maladie de Christophe, Hecht ne
chercha à savoir comment il allait. Il avait le génie de ne pas se
faire aimer, même en faisant du bien. C'était, du reste, qu'en faisant
du bien, il n'aimait pas.

Sidonie venait, chaque jour, un moment dans l'après-midi, et le soir.
Elle préparait le dîner de Christophe. Elle ne faisait aucun bruit;
elle s'occupait discrètement de ses affaires; et, ayant vu le
délabrement de son linge, sans le dire, elle l'emportait chez elle,
pour le raccommoder. Insensiblement, s'était glissé dans leurs
relations quelque chose de plus affectueux. Christophe parlait
longuement de sa vieille maman. Sidonie était émue; elle se mettait à
la place de Louisa, seule, là-bas; et elle avait pour Christophe un
sentiment maternel. Lui-même, en causant avec elle, s'efforçait de
tromper son besoin d'affection familiale, dont on souffre bien plus,
quand on est faible et malade. Il se sentait plus près de Louisa avec
Sidonie qu'avec toute autre. Il lui confiait parfois quelques-uns de ses
chagrins d'artiste. Elle le plaignait doucement, avec un peu d'ironie
pour ces tristesses intellectuelles. Cela aussi lui rappelait sa mère,
et lui faisait du bien.

Il cherchait à provoquer ses confidences; mais elle se livrait beaucoup
moins que lui. Il lui demandait, en plaisantant, si elle ne se marierait
pas. Elle répondait, sur son ton habituel de résignation railleuse,
que «ce n'était pas permis, quand on est domestique: cela complique
trop les choses. Et puis, il faut bien tomber dans son choix, et ce
n'est pas commode. Les hommes sont de fameuses canailles. Ils viennent
vous faire la cour, quand vous avez de l'argent; ils mangent votre
argent, et puis après, ils vous plantent là. Elle en avait vu trop
d'exemples autour d'elle: elle n'était pas tentée de faire de
même.»--Elle ne disait pas qu'elle avait eu un mariage manqué: son
«futur» l'avait laissée, quand il avait vu qu'elle donnait tout ce
qu'elle gagnait aux siens.--Christophe la voyait jouer maternellement
dans la cour avec les enfants d'une famille qui habitait la maison.
Quand elle les rencontrait seuls dans l'escalier, il lui arrivait de les
embrasser avec passion. Christophe l'imaginait à la place d'une des
dames qu'il connaissait: elle n'était point sotte, elle n'était pas
plus laide qu'une autre; il se disait qu'à leur place, elle eût été
mieux qu'elles. Tant de puissances de vie enterrées, sans que personne
s'en souciât! Et, en revanche, tous ces morts vivants, qui encombrent
la terre, et qui prennent, au soleil, la place et le bonheur des
autres!...

Christophe ne se méfiait pas. Il était très affectueux, trop
affectueux pour elle; il se faisait câliner, comme un grand enfant.

Sidonie, certains jours, avait l'air abattue; mais il l'attribuait à sa
tâche. Une fois, au milieu d'un entretien, elle se leva brusquement, et
quitta Christophe, prétextant un ouvrage. Enfin, après un jour où
Christophe lui avait témoigné plus de confiance encore qu'à
l'ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps; et, quand
elle revint, elle ne lui parla plus qu'avec contrainte. Il se demandait
en quoi il avait pu l'offenser. Il le lui demanda. Elle répondit avec
vivacité qu'il ne l'avait offensée en rien; mais elle continua de
s'éloigner de lui. Quelques jours après, elle lui annonça qu'elle
partait: elle avait laissé sa place, et quittait la maison. En termes
froids et guindés, elle le remercia des bontés qu'il lui avait
témoignées, lui exprima les souhaits qu'elle formait pour sa santé et
pour celle de sa mère, et elle lui fit ses adieux. Il fut si étonné
de ce brusque départ qu'il ne sut que dire; il essaya de connaître les
motifs qui l'y déterminaient: elle répliqua, d'une manière évasive.
Il lui demanda où elle allait se placer: elle évita de répondre; et,
pour couper court à ses questions, elle partit. Sur le seuil de la
porte, il lui tendit la main; elle la serra un peu vivement; mais sa
figure ne se démentit pas; et, jusqu'au bout, elle garda son air raide
et glacé. Elle s'en alla.

Il ne comprit jamais pourquoi.



L'hiver s'éternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines
sans soleil. Bien que Christophe allât mieux, il n'était pas guéri.
Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une lésion qui
se cicatrisait lentement, et des accès de toux nerveuse, qui
l'empêchaient de dormir, la nuit. Le médecin lui avait défendu de
sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s'en aller sur la Côte
d'Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu'il sortit! S'il
n'était pas allé chercher son dîner, ce n'était pas son dîner qui
serait venu le chercher.--On lui ordonnait aussi des drogues qu'il
n'avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renoncé à demander
conseil aux médecins: c'était de l'argent perdu; et puis, il se
sentait toujours mal à l'aise avec eux; eux et lui ne pouvaient se
comprendre: deux mondes opposés. Ils avaient une compassion ironique et
un peu méprisante pour ce pauvre diable d'artiste, qui prétendait
être un monde à lui tout seul, et qui était balayé comme une paille
par le fleuve de la vie. Il était humilié d'être regardé, palpé,
tripoté par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait:

--Comme je serai content, lorsqu'_il_ mourra!

Malgré la solitude, la maladie, la misère, tant de raisons de
souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n'avait
été si patient. Il s'en étonnait lui-même. La maladie est
bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l'âme; elle
la purifie: dans les nuits et les jours d'inaction forcée, se lèvent
des pensées, qui ont peur de la lumière trop crue, et que brûle le
soleil de la santé. Qui n'a jamais été malade ne s'est connu jamais
tout entier.

La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l'avait
dépouillé de ce qu'il y avait de plus grossier dans son être. Il
sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces
mystérieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie
nous empêche d'entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de
fièvre, dont les moindres souvenirs s'étaient gravés en lui, il
vivait dans une atmosphère analogue à celle du tableau de Rembrandt,
chaude, douce et profonde. Il sentait, lui aussi, dans son cœur, les
magiques reflets d'un soleil invisible. Et bien qu'il ne crût point, il
savait qu'il n'était point seul: un Dieu le tenait par la main, le
menait où il fallait qu'il vînt. Il se confiait à lui comme un petit
enfant.

Pour la première fois depuis des années, il était contraint de se
reposer. La lassitude même de la convalescence lui était un repos,
après l'extraordinaire tension intellectuelle, qui avait précédé la
maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs
mois, se raidissait dans un état de qui-vive perpétuel, sentait se
détendre peu à peu la fixité de son regard. Il n'en était pas moins
fort; il en était plus humain. La vie puissante, mais un peu
monstrueuse, du génie, était passée à l'arrière-plan; il se
retrouvait un homme comme les autres, dépouillé de ses fanatismes
d'esprit, et de tout ce que l'action a de dur et d'impitoyable. Il ne
haïssait plus rien; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou
seulement avec un haussement d'épaules; il songeait moins à ses
peines, et plus à celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait
rappelé les souffrances silencieuses des humbles âmes, qui luttaient
sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s'oubliait en
elles. Lui qui n'était pas sentimental à l'ordinaire, il avait
maintenant des accès de cette tendresse mystique, qui est la fleur de
la faiblesse. Le soir, accoudé à sa fenêtre, au-dessus de la cour,
écoutant les bruits mystérieux de la nuit, ... une voix qui chantait
dans une maison voisine, et que l'éloignement faisait paraître
émouvante, une petite fille qui pianotait naïvement du Mozart, ... il
pensait:

--Vous tous que j'aime, et que je ne connais pas! Vous que la vie n'a
point flétris, qui rêvez a de grandes choses que vous savez
impossibles, et qui vous débattez contre le monde ennemi,--je veux que
vous ayez le bonheur--il est si bon d'être heureux!... Ô mes amis, je
sais que vous êtes là, et je vous tends les bras... Il y a un mur
entre nous. Pierre à pierre, je l'use; mais je m'use; en même temps.
Nous rejoindrons-nous jamais? Arriverai-je à vous, avant que se soit
dressé l'autre mur: la mort?...--N'importe! Que je sois seul, toute ma
vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et
que vous m'aimiez un peu, plus tard, après ma mort!...

Ainsi, Christophe convalescent buvait le lait des deux bonnes
nourrices: «_Liebe and Not_» (Amour et Misère).



Dans cette détente de sa volonté, il sentait le besoin de se
rapprocher des autres. Et, bien qu'il fût très faible encore, et que
ce ne fût guère prudent, il sortait, de bon matin, à l'heure où le
flot du peuple dévalait des rues populeuses vers le travail lointain,
ou le soir, quand il revenait. Il voulait se plonger dans le bain
rafraîchissant de la sympathie humaine. Non qu'il parlât à personne.
Il ne le cherchait même pas. Il lui suffisait de regarder passer les
gens, de les deviner, et de les aimer. Il observait, avec une
affectueuse pitié, ces travailleurs qui se hâtaient, ayant tous, par
avance, la lassitude de la journée,--ces figures de jeunes hommes, de
jeunes filles, au teint étiolé, aux expressions aiguës, aux sourires
étranges,--ces visages transparents et mobiles, sous lesquels on voyait
passer des flots de désirs, de soucis, d'ironies changeantes,--ce
peuple si intelligent, trop intelligent, un peu morbide, des grandes
villes. Ils marchaient vite, tous, les hommes lisant les journaux, les
femmes grignotant un croissant. Christophe eût bien donné un mois de
sa vie pour que la blondine ébouriffée, aux traits bouffis de sommeil,
qui venait de passer près de lui, d'un petit pas de chèvre, nerveux et
sec, pût dormir encore une heure ou deux de plus. Oh! qu'elle n'eût
pas dit non, si on le lui avait offert! Il eût voulu enlever de leurs
appartements, hermétiquement clos à cette heure, toutes les riches
oisives, qui jouissaient ennuyeusement de leur bien-être, et mettre à
leur place, dans leurs lits, dans leur vie reposante, ces petits corps
ardents et las, ces âmes non blasées, pas abondantes, mais vives et
gourmandes de vivre. Il se sentait plein d'indulgence pour elles, à
présent; et il souriait de ces minois éveillés et vannés, où il y a
de la rouerie et de l'ingénuité, un désir effronté et naïf du
plaisir, et, au fond, une brave petite âme, honnête et travailleuse.
Et il ne se fâchait pas, quand quelques-unes lui riaient au nez, ou se
poussaient du coude, en se montrant ce grand garçon, aux yeux ardents.

Il s'attardait aussi sur les quais, à rêver. C'était sa promenade de
prédilection. Elle calmait un peu sa nostalgie du grand fleuve, qui
avait bercé son enfance. Ah! ce n'était plus sans doute le _Vater
Rhein!_ Rien de sa force toute-puissante. Rien des larges horizons, des
vastes plaines, où l'esprit plane et se perd. Une rivière aux yeux
gris, à la robe vert-pâle, aux traits fins et précis, une rivière de
grâce, aux souples mouvements, s'étirant avec une spirituelle
nonchalance dans la parure somptueuse et sobre de sa ville, les
bracelets de ses ponts, les colliers de ses monuments, et souriant à sa
joliesse, comme une belle flâneuse... La délicieuse lumière de Paris!
C'était la première chose que Christophe avait aimée dans cette
ville; elle le pénétrait, doucement, doucement; peu à peu, elle
transformait son cœur, sans qu'il s'en aperçût. Elle était pour lui
la plus belle des musiques, la seule musique parisienne. Il passait des
heures, le soir, le long des quais, ou dans les jardins de l'ancienne
France, à savourer les harmonies du jour sur les grands arbres baignés
de brume violette, sur les statues et les vases gris, sur la pierre
patinée des monuments royaux, qui avait bu la lumière des
siècles,--cette atmosphère subtile, faite de soleil fin et de vapeur
laiteuse, où flotte, dans une poussière d'argent, l'esprit riant de la
race.

Un soir, il était accoudé près du pont Saint-Michel, et, tout en
regardant l'eau, il feuilletait distraitement les livres d'un
bouquiniste, étalés sur le parapet. Il ouvrit au hasard un volume
dépareillé de Michelet. Il avait déjà lu quelques pages de cet
historien, qui ne lui avait pas trop plu par sa hâblerie française,
son pouvoir de se griser de mots, et son débit trépidant. Mais, ce
soir là, dès les premières lignes, il fut saisi: c'était la fin du
procès de Jeanne d'Arc. Il connaissait par Schiller la Pucelle
d'Orléans; mais jusqu'ici, elle n'était pour lui qu'une héroïne
romanesque, à laquelle un grand poète avait prêté une vie
imaginaire. Brusquement, la réalité lui apparut, et elle l'étreignit.
Il lisait, il lisait, le cœur broyé par l'horreur tragique du sublime
récit; et lorsqu'il arriva au moment où Jeanne apprend qu'elle va
mourir le soir et où elle défaille d'effroi, ses mains se mirent à
trembler, les larmes le prirent, et il dut s'interrompre. La maladie
l'avait affaibli: il était devenu d'une sensibilité ridicule, qui
l'exaspérait.--Quand il voulut achever sa lecture, il était tard, et
le bouquiniste fermait ses caisses. Il résolut d'acheter le livre; il
chercha dans ses poches: il lui restait six sous. Il n'était pas rare
qu'il fût aussi dénué: il ne s'en inquiétait pas; il venait
d'acheter son dîner, et il comptait, le lendemain, toucher un peu
d'argent chez Hecht, pour une copie de musique. Mais attendre jusqu'au
lendemain, c'était dur! Pourquoi venait-il justement de dépenser à
son dîner le peu qui lui restait? Ah! s'il avait pu offrir en paiement
au bouquiniste le pain et le saucisson, qu'il avait dans sa poche!

Le lendemain matin, très tôt, il alla chez Hecht, pour chercher
l'argent; mais en passant près du pont, qui porte le nom de l'archange
des batailles,--«le frère du paradis» de Jeanne,--il n'eut pas le
courage de ne pas s'arrêter. Il retrouva le précieux volume dans les
caisses du bouquiniste; il le lut en entier; il passa près de deux
heures à le lire; il manqua le rendez-vous chez Hecht; et, pour le
rencontrer ensuite, il dut perdre presque toute sa journée. Enfin, il
réussit à avoir sa nouvelle commande et a se faire payer. Aussitôt,
il courut acheter le livre. Il avait peur qu'un autre acheteur ne l'eût
pris. Sans doute, le mal n'eût pas été grand: il était facile de se
procurer d'autres exemplaires; mais Christophe ne savait pas si le livre
était rare ou non; et d'ailleurs, c'était ce volume-là qu'il voulait,
et non un autre. Ceux qui aiment les livres sont volontiers
fétichistes. Les feuillets, même salis et tachés, d'où la source des
rêves a jailli, sont pour eux sacrés.

Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, l'Évangile de la
Passion de Jeanne; et aucun respect humain ne l'obligea plus à contenir
son émotion. Une tendresse, une pitié, une douleur infinie le
remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits
rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, rêvant au chant des
cloches,--(elle les aimait comme lui)--avec son beau sourire, plein de
finesse et de bonté, ses larmes toujours prêtes à couler,--larmes
d'amour, larmes de pitié, larmes de faiblesse: car elle était à la
fois si virile et si femme, la pure et vaillante fille, qui domptait les
volontés sauvages d'une armée de bandits, et tranquillement, avec son
bon sens intrépide, sa subtilité de femme, et son doux entêtement,
déjouait pendant des mois, seule et trahie par tous, les menaces et les
ruses hypocrites d'une meute de gens d'église et de loi,--loups et
renards, aux yeux sanglants,--faisant cercle autour d'elle.

Ce qui pénétrait le plus Christophe, c'était sa bonté, sa tendresse
de cœur,--pleurant après les victoires, pleurant sur les ennemis
morts, sur ceux qui l'avaient insultée, les consolant quand ils
étaient blessés, les aidant à mourir, sans amertume contre ceux qui
la livrèrent, et, sur le bûcher même, quand les flammes s'élevaient,
ne pensant pas à elle, s'inquiétant du moine qui l'exhortait, et le
forçant à partir. Elle était «douce dans la plus âpre lutte, bonne
parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même. La guerre, ce
triomphe du diable, elle y porta l'esprit de Dieu».

Et Christophe, faisant un retour sur lui-même, pensait:

--Je n'y ai pas assez porté l'esprit de Dieu.

Il relisait les belles paroles de l'évangéliste de Jeanne:

«Être bon, rester bon, entre les injustices des hommes et les
sévérités du sort... Garder la douceur et la bienveillance parmi tant
d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui permettre de toucher
à ce trésor intérieur...»

Et il se répétait:

--J'ai péché. Je n'ai pas été bon. J'ai manqué de bienveillance.
J'ai été trop sévère.--Pardon. Ne croyez pas que je sois votre
ennemi, vous que je combats! Je voudrais vous faire du bien, à vous
aussi... Mais il faut pourtant vous empêcher de faire le mal...

Et comme il n'était pas un saint, il lui suffisait de penser à eux
pour que sa haine se réveillât. Ce qu'il leur pardonnait le moins,
c'était qu'à les voir, à voir la France à travers eux, il était
impossible d'imaginer qu'une telle fleur de pureté et de poésie
héroïque eût pu jamais pousser de ce sol. Et pourtant, cela était.
Qui pouvait dire qu'elle n'en sortirait pas encore une seconde fois? La
France d'aujourd'hui ne pouvait être pire que celle de Charles VII, la
nation prostituée d'où sortit la Pucelle. Le temple était vide à
présent, souillé, à demi ruiné. N'importe! Dieu y avait parlé.

Christophe cherchait un Français à aimer, pour l'amour de la France.



C'était vers la fin de mars. Depuis des mois, Christophe n'avait causé
avec personne, ni reçu aucune lettre, sauf de loin en loin quelques
mots de la vieille maman, qui ne savait point qu'il était malade, qui
ne lui disait point qu'elle était malade. Toutes ses relations avec le
monde se réduisaient à ses courses au magasin de musique, pour prendre
ou rapporter du travail. Il y allait à des heures où il savait que
Hecht n'y était pas,--afin d'éviter de causer avec lui. Précaution
superflue: car la seule fois qu'il avait rencontré Hecht, celui-ci lui
avait à peine adressé quelques mots indifférents au sujet de sa
santé.

Il était donc bloqué dans une prison de silence, quand, un matin, lui
arriva une invitation de Mme Roussin à une soirée musicale: un quatuor
fameux devait s'y faire entendre La lettre était fort aimable, et
Roussin y avait ajouté quelques lignes cordiales. Il n'était pas très
fier de sa brouille avec Christophe. Il l'était d'autant moins que,
depuis, il s'était brouillé avec sa chanteuse et la jugeait sans
ménagements. C'était un bon garçon; il n'en voulait jamais à ceux à
qui il avait fait tort. Il lui eût paru ridicule que ses victimes
eussent plus de susceptibilité que lui. Aussi, quand il avait plaisir
à les revoir, n'hésitait-il pas à leur tendre la main.

Le premier mouvement de Christophe fut de hausser les épaules et de
jurer qu'il n'irait pas. Mais à mesure que le jour du concert
approchait, il était moins décidé. Il étouffait de ne plus entendre
une parole humaine, ni surtout une note de musique. Il se répétait
pourtant que jamais il ne remettrait les pieds chez ces gens-là. Mais,
le soir venu, il y alla, tout honteux de sa lâcheté.

Il en fut mal récompensé. À peine se retrouva-t-il dans ce milieu de
politiciens et de snobs qu'il fut ressaisi d'une aversion pour eux plus
violente encore que naguère: car, dans ses mois de solitude, il
s'était déshabitué de cette ménagerie. Impossible d'entendre de la
musique ici: c'était une profanation. Christophe décida de partir,
aussitôt après le premier morceau.

Il parcourait des yeux tout ce cercle de figures et de corps
antipathiques. Il rencontra, à l'autre extrémité du salon, des yeux
qui le regardaient et se détournèrent aussitôt. Il y avait en eux je
ne sais quelle candeur qui le frappa, parmi ces regards blasés.
C'étaient des yeux timides, mais clairs, précis, des yeux à la
française, qui, une fois qu'ils se fixaient sur vous, vous regardaient
avec une vérité absolue, qui ne cachaient rien de soi, et à qui rien
de vous n'était peut-être caché. Il connaissait ces yeux. Pourtant,
il ne connaissait pas la figure qu'ils éclairaient. C'était celle d'un
jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, de petite taille, un peu
penché, l'air débile, le visage imberbe et souffreteux, avec des
cheveux châtains, des traits irréguliers et fins, une certaine
asymétrie, donnant à l'expression quelque chose, non de trouble, mais
d'un peu troublé, qui n'était pas sans charme, et semblait contredire
la tranquillité des yeux. Il était debout dans l'embrasure d'une
porte; et personne ne faisait attention à lui. De nouveau, Christophe
le regarda; et, à chaque fois, il rencontrait ces yeux, qui se
détournaient timidement, avec une aimable maladresse; et à chaque
fois, il les «reconnaissait»: il avait l'impression de les avoir vus
déjà dans un autre visage.

Incapable de cacher ce qu'il sentait, suivant son habitude, Christophe
se dirigea vers le jeune homme; mais, tout en approchant, il se
demandait ce qu'il pourrait lui dire; et il s'attardait, indécis,
regardant à droite et à gauche, comme s'il allait au hasard. L'autre
n'en était pas dupe, et comprenait que Christophe venait à lui; il
était si intimidé, à la pensée de lui parler, qu'il songeait à
passer dans la pièce voisine; mais il était doué sur place par sa
gaucherie même. Ils se trouvèrent l'un en face de l'autre. Il se passa
quelques moments avant qu'ils réussissent à trouver une entrée en
matière. À mesure que la situation se prolongeait, chacun d'eux se
croyait ridicule aux yeux de l'autre. Enfin, Christophe regarda en face
le jeune homme, et, sans autre préambule, lui dit en souriant, sur un
ton bourru:

--Vous n'êtes pas Parisien?

À cette question inattendue, le jeune homme sourit, malgré sa gêne,
et répondit que non. Sa voix faible et d'une sonorité voilée était
comme un instrument fragile.

--Je m'en doutais, fit Christophe.

Et, comme il le vit un peu confus de cette singulière remarque, il
ajouta:

--Ce n'est pas un reproche.

Mais la gêne de l'autre ne fit qu'en augmenter.

Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme faisait des efforts pour
parler; ses lèvres tremblaient; on sentait qu'il avait une phrase toute
prête à dire, mais qu'il ne pouvait se décider à la prononcer.
Christophe étudiait avec curiosité ce visage mobile, où l'on voyait
passer de petits frémissements sous la peau transparente; il ne
semblait pas de la même essence que ceux qui l'entouraient dans ce
salon, des faces massives, de lourde matière, qui n'étaient qu'un
prolongement du cou, un morceau du corps. Ici, l'âme affleurait à la
surface; il y avait une vie morale dans chaque parcelle de chair.

Il ne réussissait pas à parler. Christophe, bonhomme, continua:

--Que faites-vous ici, au milieu de ces êtres?

Il parlait tout haut, avec cette étrange liberté, qui le faisait
haïr. Le jeune homme, gêné, ne put s'empêcher de regarder autour
d'eux si on ne les entendait pas; et ce mouvement déplut à Christophe.
Puis, au lieu de répondre, il demanda, avec un sourire gauche et
gentil:

--Et vous?

Christophe se mit à rire, de son rire un peu lourd.

--Oui. Et moi? fit-il, de bonne humeur.

Le jeune homme se décida brusquement:

--Comme j'aime votre musique! dit-il, d'une voix étranglée.

Puis, il s'arrêta, faisant de nouveaux et inutiles efforts pour vaincre
sa timidité. Il rougissait; il le sentait; et sa rougeur en augmentait,
gagnait les tempes et les oreilles. Christophe le regardait en souriant,
et il avait envie de l'embrasser. Le jeune homme leva des yeux
découragés vers lui.

--Non, décidément, dit-il; je ne puis pas, je ne puis pas parler de
cela... pas ici...

Christophe lui prit la main, avec un rire muet de sa large bouche
fermée. Il sentit les doigts maigres de l'inconnu trembler légèrement
contre sa paume, et l'étreindre avec une tendresse involontaire; et le
jeune homme sentit la robuste main de Christophe qui lui écrasait
affectueusement la main. Le bruit du salon disparut autour d'eux. Ils
étaient seuls ensemble, et ils comprirent qu'ils étaient amis.

Ce ne fut qu'une seconde, après laquelle Mme Roussin, touchant
légèrement le bras de Christophe avec son éventail, lui dit:

--Je vois que vous avez fait connaissance, et qu'il est inutile de
vous présenter. Ce grand garçon est venu pour vous, ce soir.

Alors, ils s'écartèrent l'un de l'autre, avec un peu de gêne.

Christophe demanda à Mme Roussin:

--Qui est-ce?

--Comment! fit-elle, vous ne le connaissez pas? C'est un petit poète,
qui écrit gentiment. Un de vos admirateurs. Il est bon musicien, et
joue bien du piano. Il ne fait pas bon vous discuter devant lui: il est
amoureux de vous. L'autre jour, il a failli avoir une altercation, à
votre sujet, avec Lucien Lévy-Cœur.

--Ah! le brave garçon! dit Christophe.

--Oui, je sais, vous êtes injuste pour ce pauvre Lucien. Cependant, il
vous aime aussi.

--Ah! ne me dites pas cela! Je me haïrais.

--Je vous assure.

--Jamais! Jamais! Je le lui défends.

--Juste ce qu'a fait votre amoureux. Vous êtes aussi fous l'un que
l'autre. Lucien était en train de nous expliquer une de vos œuvres. Ce
petit timide que vous venez de voir s'est levé, tremblant de colère,
et lui a défendu de parler de vous. Voyez-vous cette prétention!...
Heureusement que j'étais là. J'ai pris le parti de rire; Lucien a fait
comme moi; et l'autre s'est tu, tout confits; et il a fini par faire des
excuses.

--Pauvre petit! dit Christophe.

Il était ému.

--Où est-il passé? continuait-il, sans écouter Mme Roussin, qui lui
parlait d'autre chose.

Il se mit à sa recherche. Mais l'ami inconnu avait disparu. Christophe
revint vers Mme Roussin:

--Dites-moi comment il se nomme.

--Qui? demanda-t-elle.

--Celui dont vous m'avez parlé.

--Votre petit poète? dit-elle. Il se nomme Olivier Jeannin.

L'écho de ce nom tinta aux oreilles de Christophe comme une musique
connue. Une silhouette de jeune fille flotta, une seconde, au fond de
ses yeux. Mais la nouvelle image, l'image de l'ami l'effaça aussitôt.



Christophe rentrait chez lui. Il marchait dans les rues de Paris, au
milieu de la foule. Il ne voyait, il n'entendait rien, il avait les sens
fermés à tout ce qui l'entourait. Il était comme un lac, séparé du
reste du monde par un cirque de montagnes. Nul souffle, nul bruit, nul
trouble. La paix. Il se répétait:

--J'ai un ami.



FIN DU DEUXIÈME VOLUME



TABLE

LA RÉVOLTE

LA FOIRE SUR LA PLACE





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Jean-Christophe Volume 2 (of 4) - La Révolte, La Foire sur la Place" ***

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