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Title: Lettres d'un innocent
Author: Dreyfus, Alfred
Language: French
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produced from images available at The Internet Archive)



                         LETTRES D’UN INNOCENT

                   *       *       *       *       *


                      Le Capitaine Alfred DREYFUS

                                LETTRES

                                 D’UN

                               INNOCENT

                             Prix: 1 Franc


                                 PARIS
                         P.-V. STOCK, ÉDITEUR
        8, 9, 10, 11, Galerie du Théâtre-Français, 8, 9, 10, 11

                                 1898



INTRODUCTION

HISTOIRE D’UNE ERREUR JUDICIAIRE

PAR UN TÉMOIN DE LA VÉRITÉ


I

LES PIÈCES SECRÈTES

Il y a six mois à peine, on n’aurait pas trouvé cent personnes, en
France, qui eussent osé élever la voix en faveur du capitaine Dreyfus.
Aujourd’hui, c’est par centaines de mille que se comptent les partisans
de la revision du procès de 1894 et, malgré vents et marées, leur nombre
augmente en une progression rapide.

D’où vient pourtant qu’une idée, qui a déjà vaincu tant de résistances,
rencontre encore tant d’adversaires acharnés?

La raison en est simple. Les premiers ont connaissance des faits; les
seconds ne paraissent pas les soupçonner. Quand ces derniers seront
édifiés à leur tour, c’est le pays tout entier qui sera conquis à la
vérité.

Cette pénétration de la lumière est malheureusement ralentie par la
conspiration du mensonge ou du silence, qui semble avoir été organisée
par une grande partie de la presse.

La plupart des journaux laissent leurs lecteurs dans l’ignorance absolue
de ce qui pourrait les éclairer ou, s’ils leurs fournissent quelques
renseignements, ils les tronquent et les dénaturent. Que la force de
l’évidence les contraigne à donner à leurs informations plus
d’exactitude, et tous les malentendus qui nous divisent auront bientôt
cessé.

C’est à hâter ce résultat que nous espérons travailler en leur
enseignant ce qu’ils auront à raconter le jour où ils voudront bien
devenir sincères.

=Dreyfus a été IRRÉGULIÈREMENT condamné sur la production, après débat
clos, de pièces secrètes.=

Un premier fait est indéniable: c’est que Dreyfus a été condamné sur la
production de pièces secrètes communiquées au Conseil de guerre après la
clôture des débats.

Il suffit, pour l’établir, du silence gardé par le général Mercier, par
le Ministre de la guerre, par les membres du Gouvernement, toutes les
fois qu’ils ont été appelés à s’expliquer sur ce point. Une négation de
leur part eût suffi pour que la question ne leur fût plus posée; mais
ils n’ont pas voulu faire un aussi gros mensonge, ils se sont tus! Le
refus de s’expliquer, quand ils pouvaient parler, équivaut à un aveu
formel.

Et comment, en effet, n’ayant pas le courage de reconnaître ouvertement
l’illégalité commise, auraient-ils eu l’audace de la nier? On ne
s’expose pas à se faire donner les éclatants démentis qui se seraient
élevés contre leur parole s’ils eussent essayé de répondre «non» quand
c’est un «oui» que la vérité commande.

Les témoins de ce «oui», désormais indiscutable sont déjà nombreux.

C’est Mᵉ Demange, avocat, qui a raconté, sous la foi du serment, comment
son confrère, M. Salle, en a un jour reçu la déclaration expresse d’un
membre du Conseil de guerre de 1894.

C’est le secrétaire de Mᵉ Demange qui confirme les souvenirs de ce
dernier.

C’est l’éditeur Stock qui a recueilli, lui aussi, comme M. Salle,
semblable aveu d’un autre membre du même Conseil de guerre et qui a, en
outre, pu spécifier, sans recevoir un démenti, le nombre et la nature
des pièces secrètes abusivement communiquées.

C’est le lieutenant-colonel Picquart qui a fait connaître comment cette
communication avait été préparée, par la remise aux mains du commandant
du Paty de Clam, en décembre 1894, du dossier secret.

C’est le récit de _l’Éclair_, dans son numéro du 15 septembre 1896.

Ce seront, enfin, tous les membres du Conseil de guerre, le jour où leur
langue voudra bien se délier en dehors des confidences particulières.

La preuve fournie sur ce point suffit à faire crouler tout entier le
procès de 1894, car le premier droit d’un accusé est de savoir ce dont
on l’accuse et d’être mis en état de se justifier, ainsi que M. le
Procureur général de la Cour de cassation l’a proclamé dans l’intérêt de
la loi.

Pour rassurer les esprits, M. le Ministre de la guerre n’avait pas
craint de dire à la Chambre que Dreyfus avait été régulièrement et
légalement condamné.

C’est le contraire qui se trouve constaté. Le capitaine Dreyfus a été
IRRÉGULIÈREMENT et ILLÉGALEMENT condamné.


II

     DREYFUS N’EST PAS L’AUTEUR DU BORDEREAU QUI LUI A ÉTÉ ATTRIBUÉ A
     TORT EN 1894 ET QUI ÉTAIT L’UNIQUE CHEF D’ACCUSATION POUVANT
     MOTIVER SA CONDAMNATION.

Un rapide récit des faits est nécessaire.

Un jour, en 1894, un espion a apporté au Ministère de la guerre une
lettre qu’il a dit avoir été surprise à l’ambassade d’Allemagne et qui
tendait à démontrer qu’un de nos officiers livrait les secrets de la
défense nationale à M. de Schwartzkoppen, attaché militaire auprès de
cette ambassade.

C’est cette lettre qui a été appelée le BORDEREAU, parce qu’elle
contenait l’énumération de documents qui venaient d’être communiqués à
l’attaché militaire.

Trouver l’auteur du bordereau, c’était mettre la main sur le traître.
Malheureusement, on partit de cet _a priori_ que la trahison devait
avoir été commise dans les bureaux mêmes de la Guerre. On prit, en
conséquence, des spécimens d’écriture de tous les employés du Ministère;
après comparaison, on en retint quelques-uns qui offraient des traits
plus ou moins éloignés de ressemblance avec la pièce dénonciatrice.
Bientôt on n’en conserva qu’un seul: celui qui émanait du seul juif de
la maison, le capitaine Dreyfus, qui, dès qu’il se trouva directement
accusé, apparut comme devant être forcément coupable.

L’expert habituel du ministère, l’honorable M. Gobert, également expert
du Parquet et de la Banque de France, fut appelé à donner son avis. Il
émit l’opinion qu’on devait faire fausse route, mais on ne s’arrêta pas
à un aussi gênant conseil; on fit de même pour M. Pelletier qui montra
les mêmes scrupules, et l’on ne se tint pour satisfait que lorsqu’on put
enfin fortifier l’accusation des conclusions de MM. Bertillon,
Teyssonnières et Charavay. Que la bonne foi de ces trois derniers
experts ait été entière, il n’y a aucun intérêt à le contester; mais
leur appréciation choquait les plus claires vraisemblances: c’est ce qui
ressortait avec évidence des termes mêmes de leur rapport.

Ils avaient été les premiers à constater, en effet, des dissemblances
entre l’écriture de Dreyfus et celle du bordereau, tout en les déclarant
de même origine, et ces dissemblances avaient dû être expliquées par
eux. Or, ils n’avaient rien trouvé de plus simple que de les déclarer _a
priori_ volontaires. D’après eux, Dreyfus avait sans doute voulu
détourner de lui les soupçons et il avait dû s’appliquer à changer, dans
une certaine mesure, la forme de ses lettres et ses habitudes de main.

La supposition était d’autant plus téméraire qu’elle était grosse
d’absurdité. Comment, si Dreyfus, écrivant le bordereau, eût craint
d’être dénoncé par son écriture, n’en eût-il pas complètement dénaturé
le caractère et se fût-il contenté de quelques changements insuffisants
pour se mettre à l’abri de toutes suspicions? Il n’était pas permis de
lui prêter une pareille sottise et toute l’expertise ne reposait ainsi
que sur un faux raisonnement. Les dissemblances d’écriture constatées,
ne pouvant être volontaires, prouvaient que Dreyfus n’était pas l’auteur
du bordereau. Voilà ce que disait le bon sens. C’est, sans doute, la
fragilité d’une expertise aussi peu concluante qui fit juger nécessaire,
une fois le débat clos, la communication des pièces secrètes. Mais si
cette expertise ne pouvait être une base sérieuse pour la condamnation
et si, d’autre part, on ne pouvait juger Dreyfus sur des pièces qui ne
lui avaient pas été communiquées, sur quoi donc pourrait-on se fonder
pour accepter comme exacte la sentence du Conseil de guerre?

La justice peut se tromper, nous dit-on; mais il ne suffit pas d’une
possibilité d’erreur pour revenir sur la chose jugée. Soit; nous ne
l’ignorons pas. Mais il ne s’agit pas seulement de possibilité d’erreur:
l’évènement en a prouvé la certitude, lorsque sont venus de nouveaux
éléments d’appréciation devant lesquels il n’est plus permis d’invoquer
les fictions juridiques et de fermer les yeux.

Le Conseil de guerre de 1894 ne savait pas tout, lorsqu’il a cru devoir
déclarer Dreyfus auteur du bordereau que lui attribuaient MM. Bertillon
et Teyssonnières. Il ignorait ce qui a été découvert en 1896 par le
lieutenant-colonel Picquart, à savoir que ce bordereau était de
l’écriture du commandant Esterhazy.

A partir de ce moment, il n’y a plus eu à interpréter le défaut de
similitude constaté avec l’écriture de Dreyfus et à supposer qu’il
puisse être le résultat d’un calcul et d’une dissimulation. L’écriture
de Dreyfus est dissemblable, dans son ensemble, de celle du bordereau,
par cette raison toute naturelle que ces deux écritures n’ont pas été
tracées par la même main. Il n’y a plus de doute possible. Il ne saurait
s’agir de l’écriture de Dreyfus là où l’on retrouve, sans différence
aucune, trait pour trait, celle d’Esterhazy.

Qui nie le fait?

Personne. Trois experts, MM. Couard, Varinard et Belhomme ont bien
prétendu que ce n’était pas le commandant qui avait dû lui-même écrire
le bordereau; mais ils ont si bien reconnu le cachet propre de son
écriture qu’ils ont admis que cette écriture avait dû être décalquée sur
des correspondances émanées de lui.

C’est complaisamment accepter l’hypothèse imaginée par Esterhazy
lorsque, frappé lui-même par une similitude écrasante, il avait essayé
de prétendre que quelqu’un avait dû le décalquer; mais non seulement
cette histoire de décalque n’a pas le sens commun: il faut ajouter que,
fût-elle vraie, elle suffirait encore à disculper Dreyfus. Où serait, en
effet, la preuve, s’il y avait eu décalque de l’écriture d’Esterhazy,
que ce fût Dreyfus qui en eût été l’auteur?

Non seulement il ne serait pas plus plausible de le lui imputer qu’à
tout autre, mais il y aurait même, à son égard, une circonstance
particulière qui devrait écarter de lui tout soupçon. S’il eût fabriqué
le bordereau en simulant l’écriture d’Esterhazy, il faudrait, en effet,
supposer qu’il aurait eu la pensée de détourner sur ce dernier
l’accusation, si la trahison venait à être découverte. Or, comment
expliquerait-on alors qu’il se fût laissé condamner en 1894 sans
chercher à profiter de sa manœuvre; qu’il eût souffert trois ans à
l’île du Diable sans prononcer le nom d’Esterhazy, et que la découverte
du fait qui devait le sauver appartînt, tout à fait en dehors de lui, au
chef du bureau des renseignements de la Guerre?

Dreyfus a donc été victime d’une erreur matérielle dont les preuves sont
tangibles.

De deux choses l’une: ou le bordereau est l’œuvre personnelle
d’Esterhazy (ce qui paraît l’évidence), ou il a été décalqué sur
l’écriture d’Esterhazy (ce qui est l’invraisemblable version des
experts); mais, quelle que soit l’hypothèse à choisir, elles excluent
également l’une et l’autre l’idée qu’on soit en présence de l’écriture
même du capitaine Dreyfus.


III

IL N’Y A PAS DE PIÈCES SECRÈTES CONVAINQUANT DE TRAHISON DREYFUS

Le bordereau échappant à l’accusation, on a cru devoir se rattraper sur
les pièces secrètes et on a répandu le bruit dans certains journaux, à
grand renfort d’insinuations mensongères, qu’il existait des preuves de
la culpabilité de Dreyfus qu’on ne pouvait faire passer sous les yeux du
public.

Il est bien entendu, tout d’abord, que les prétendues preuves sont sans
valeur contre lui, tant qu’elles ne lui ont pas été communiquées pour
lui permettre de les discuter; mais examinons-les à sa place, puisque
nous avons, nous, l’avantage d’en connaître la teneur. Elles n’ont
aucune portée.

Parmi les documents qu’on a secrètement communiqués au Conseil de
guerre, aucun, en fait, ne visait personnellement le capitaine Dreyfus.
Ils ne lui étaient donc pas plus applicables qu’au premier venu de ses
camarades. Un seul pouvait prêter à l’équivoque: c’est le fameux passage
d’une lettre où un attaché d’ambassade écrivait à un autre attaché de
ses amis: «Ce canaille de D..., etc.»

C’est sur la coïncidence de cette lettre D avec l’initiale de Dreyfus
qu’on a bâti toute la légende des rapports qu’aurait entretenus
l’infortuné capitaine avec les attachés militaires d’Allemagne et
d’Italie. On a apporté dans la machination de ce roman tant de légèreté
et de mauvaise foi, qu’on a été jusqu’à commettre un faux pour le mieux
faire accepter par la crédulité publique.

Le 15 septembre 1896, le journal _l’Éclair_, parlant de l’impression
décisive qu’avait produite sur le Conseil de guerre le passage
sus-relaté, remplaçait l’initiale D par le nom même de Dreyfus et
altérait ainsi le texte: «Cet animal de Dreyfus devient bien exigeant.»

A partir de ce moment, trompé par cette audacieuse falsification,
beaucoup n’ont plus douté qu’il s’agissait de Dreyfus; mais leur erreur
peut-elle persister quand la supercherie qui en a été la cause a été
démasquée?

Affirmer que l’initiale D désigne un nom quand elle en peut aussi bien
désigner cent autres, c’est pure folie, et il est effroyable de penser
que c’est peut-être cependant cette affirmation qui a suffi pour
entraîner la condamnation de Dreyfus!

Aussi bien, l’État-Major n’a point été le dernier à sentir l’inanité
d’une pareille preuve, et le général de Pellieux, dans le procès Zola, a
cru devoir nous rassurer.

Il a admis que l’on pouvait bien n’avoir encore aucune preuve certaine
de la culpabilité au moment du verdict de 1894; mais il a ajouté que
cette preuve était arrivée deux ans plus tard, au Ministère, en novembre
1896.

Quelle est donc cette révélation confidentielle qui serait venue, après
coup, montrer qu’on n’avait à redouter aucune erreur?

Il s’agirait, d’après l’honorable général, d’un bout de lettre non
signée, mais accompagnée d’une carte de visite, dans laquelle un des
deux attachés militaires des ambassades d’Allemagne et d’Italie aurait,
à la veille de l’interpellation Castelin, conseillé à son camarade de ne
pas dire un mot de «cette juiverie.»

«Cette juiverie» aurait indiqué Dreyfus, sur lequel il fallait faire le
silence.

Que l’État-Major ait pris au sérieux cette note informe, quand elle lui
est arrivée par le service de l’espionnage, il faut bien l’admettre,
puisqu’il l’invoque comme son plus précieux argument; mais, en vérité,
il faut qu’il y ait bien peu réfléchi et son esprit critique s’est
singulièrement trouvé en défaut.

Les faux papiers Norton, les faux documents Lemercier-Picard auraient
semblé authentiques auprès de ce Memorandum inouï, ridicule,
invraisemblable, attribué à un officier d’ambassade: «Nous ne dirons pas
un mot de cette juiverie!»

Comment n’a-t-on pas vu qu’il y avait là manifestement une de ces
inventions nombreuses à l’aide desquelles un habile faussaire a cherché
à dérouter la justice depuis que le commandant Esterhazy s’est vu
sérieusement soupçonné? Tout n’en montre-t-il pas le caractère
apocryphe?

Quel besoin, d’abord, MM. de Schwartzkoppen et Panizzardi auraient-ils
eu de s’exhorter au silence en 1896, quand, depuis 1894, ils se
taisaient d’un commun accord?

Quelle idée les aurait pris de s’écrire pour se donner un mot d’ordre
qu’il était au moins imprudent de mettre à la portée d’une main
indiscrète? Ils se voyaient tous les jours, et souvent plusieurs fois
par jour.

De quelles expressions, enfin, se seraient-ils servis pour donner leur
avertissement?

Est-ce que le terme «cette juiverie» ne sort pas de la vraisemblance, et
répond-il à l’esprit de réserve auquel deux officiers diplomates doivent
être accoutumés?

«Cela flaire le faux,» avait dit immédiatement le lieutenant-colonel
Picquart, qui avait compris que, en cherchant à compromettre un peu plus
Dreyfus, quelqu’un, facile à reconnaître, cherchait à entraver l’enquête
ouverte sur le compte d’Esterhazy. Et, après le colonel Picquart, tous
ceux qui savent peser d’une main exercée la valeur probante d’un acte
dont l’origine est incertaine, répètent sans hésiter: «C’est un faux!»

Voilà donc à quoi se réduisent les preuves mystérieuses sur lesquelles
on voulait étayer l’œuvre du Conseil de guerre: quelques fragments, sans
authenticité, de correspondance, remis on ne sait par qui au bureau des
renseignements de l’État-Major, d’origine louche pour les uns et sans
applicabilité pour les autres. Tous ignorés d’ailleurs de Dreyfus et
lui étant légalement inopposables.


IV

LA REVISION DU PROCÈS DREYFUS S’IMPOSE, ET ON AURAIT TOUS LES MOYENS DE
SAVOIR QUEL EST LE TRAITRE.

La double découverte que Dreyfus a été condamné sur la production
irrégulière de pièces secrètes et comme auteur d’un bordereau qui lui a
été à tort attribué, doit forcément entraîner la revision de son procès.

Que se passera-t-il quand il devra recomparaître devant ses pairs pour
être jugé à nouveau? Là, l’instruction de son affaire devra s’élargir,
pour éviter toute cause nouvelle d’erreur, et il sera indispensable
qu’on tire au clair, en même temps que les accusations portées contre
lui, celles qui pèsent sur le commandant Esterhazy.

Une similitude frappante d’écriture porte à penser que c’est à ce
dernier que doit être attribué le bordereau, point de départ des
poursuites. Il ne reste qu’un témoignage à consulter pour le disculper
ou le confondre: c’est celui de l’officier aux mains duquel les pièces
énumérées dans le bordereau ont été remises.

Si rien n’avait transpiré de ce que peut dire cet officier, peut-être
serait-il délicat de lui demander son secret, qu’il pourrait vouloir
taire; mais, au contraire, on sait ce qu’il dira avant qu’il ait
publiquement parlé, car la vérité s’est déjà fait jour par des voies
détournées.

On sait, par les déclarations formelles de M. le Ministre d’État de
Bulow au Parlement allemand, et de M. Bonnin, sous-secrétaire d’État au
Parlement italien, que jamais les attachés militaires d’Allemagne et
d’Italie n’ont eu aucun rapport avec le capitaine Dreyfus. On sait, par
ce qui se dit couramment dans les ambassades et ce qu’a raconté dans sa
lettre au _Siècle_ M. Casella, que le commandant Esterhazy a livré des
quantités de documents militaires au colonel de Schwartzkoppen, et que
ce dernier l’a déclaré «capable de tout».

On sait, enfin, que ces assertions, produites au grand jour, n’ont
provoqué aucun des démentis qu’elles eussent nécessités si elles étaient
fausses; et ceux-là mêmes qui voudraient empêcher la vérité de se faire
jour en sont réduits, pour les combattre, à inventer des histoires qui
apparaissent comme des demi-aveux, à savoir que, si le commandant
Esterhazy a jamais communiqué des pièces au colonel de Schwartzkoppen,
il n’a agi qu’avec l’assentiment de ses chefs, se bornant à faire ce qui
s’appelle, dans la langue du métier, du contre-espionnage.

Comment, quand les choses en sont arrivées à ce degré de clarté, se
refuserait-on à faire le dernier pas pour arriver à la pleine et
irrécusable lumière?

Dirait-on qu’il ne faut pas appeler des étrangers dans une affaire où la
défense nationale peut se trouver intéressée?--Mais la défense du pays
est-elle donc en jeu dans une question de pure bonne foi, quand il ne
s’agit que de guider la justice et de faire appel à des témoins
nécessaires?

Quel serait notre état d’esprit si nous mettions en doute la sincérité
de témoignages qui n’ont aucun intérêt à nous tromper, par ce motif seul
qu’ils nous viennent du dehors? Assurément, s’il ne s’agissait que d’une
question ordinaire de trahison, nous n’aurions rien à demander à des
officiers de nationalité étrangère, et sans doute aussi ces derniers se
refuseraient-ils à nous instruire de ce qu’ils pourraient savoir; mais
oublie-t-on que le but à poursuivre n’est pas la répression d’un crime
touchant à la sûreté extérieure de l’État? C’est la revision d’une
erreur judiciaire qui soulève une question d’humanité.

Pour faire cesser cette intolérable iniquité, la torture morale d’un
innocent, rien ne peut coûter à des hommes qui doivent avoir, comme
premier principe gravé dans leur conscience, le respect de la justice et
du droit.

Ils y doivent sacrifier, s’il est nécessaire, tout esprit d’amour-propre
et d’orgueil. Le sacrifice accompli est, en un tel cas, plus noble et
plus glorieux que les sentiments au-dessus desquels il a fallu s’élever
pour y atteindre.


V

UN MOT D’APPEL AU SANG-FROID, A LA RAISON ET A LA LOYAUTÉ

Quelqu’un croyant à l’innocence de Dreyfus pourrait-il songer à
étouffer, de gaieté de cœur, la vérité en marche?

S’il en est qui s’inquiètent de leurs responsabilités éventuelles et qui
croient voir partout des raisons d’État, ils en sont là peut-être; mais
nous ne pouvons croire à une pareille indifférence de la part de ceux
qui ne se sentent troublés par aucune préoccupation personnelle et qui
ont conservé leur sang-froid.

Nous pouvons nous laisser abuser, nous abandonner aveuglément à
l’intolérance d’un faux patriotisme; mais nous ne sommes pas un peuple
d’égoïstes, et notre générosité native se réveille quand nous croyons
voir la vérité opprimée et l’injustice triomphante.

Que faut-il pour que nous nous rencontrions tous dans un même sentiment
de pitié à l’égard du capitaine Dreyfus et que nous invoquions tous, en
sa faveur, le secours de la loi?

Il suffit que nous approfondissions, sans parti pris et d’un esprit
loyal, les détails de son affaire; que nous nous fassions un devoir de
n’en rien ignorer et que, surtout, nous sachions rester sourds aux
excitations révoltantes qui tendent à la transformer en levier
politique.

Le jour où cette idée grandissante: que le condamné de l’île du Diable
est un martyr, aura pénétré plus profondément dans le cœur de la nation,
rien ne pourra plus la déraciner, et, ce jour-là, l’heure de la
réparation aura sonné.

En attendant ce jour de soulagement, veuillez, vous qui venez de
parcourir ces lignes, lire encore avec attention les lettres de celui
dont la cause ne peut vous laisser insensibles, et que nous
reproduisons ci-après comme un complément éloquent de notre appel.

Vous n’y trouverez ni explications, ni discussions, ni plaintes; mais
vous y entendrez le cri de la conscience, et vous serez émus jusqu’au
profond de votre être par l’accent confiant et sincère d’une
protestation à laquelle trois années de souffrance indicible n’ont pas
encore fait perdre tout espoir.



Lettres du capitaine DREYFUS

Décembre 1894

PRISON DU CHERCHE-MIDI


       *       *       *       *       *


Mardi, 5 décembre 1894.

Ma chère Lucie,

Enfin je puis t’écrire un mot, on vient de me signifier ma mise en
jugement pour le 19 de ce mois. On me refuse le droit de te voir.

Je ne veux pas te décrire tout ce que j’ai souffert, il n’y a pas au
monde de termes assez saisissants pour cela.

Te rappelles-tu quand je te disais combien nous étions heureux? Tout
nous souriait dans la vie. Puis tout à coup un coup de foudre
épouvantable, dont mon cerveau est encore ébranlé. Moi, accusé du crime
le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre! Encore aujourd’hui je
me crois le jouet d’un cauchemar épouvantable.

Mais j’espère en Dieu et en la justice, la vérité finira bien par se
faire jour. Ma conscience est calme et tranquille, elle ne me reproche
rien. J’ai toujours fait mon devoir, jamais je n’ai fléchi la tête. J’ai
été accablé, atterré dans ma prison sombre, en tête à tête avec mon
cerveau; j’ai eu des moments de folie farouche, j’ai même divagué, mais
ma conscience veillait. Elle me disait: «Haut la tête et regarde le
monde en face! Fort de ta conscience, marche droit et relève-toi! C’est
une épreuve épouvantable, mais il faut la subir.»

Je ne t’écris pas plus longuement, car je veux que cette lettre parte ce
soir.

Écris-moi longuement, écris-moi tout ce que font les nôtres.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime, comme je t’adore, ma Lucie
chérie.

Mille baisers aux enfants. Je n’ose pas t’en parler plus longuement, les
pleurs me viennent aux yeux en pensant à eux.

Écris-moi vite,

ALFRED.

Toutes mes affections à toute la famille. Dis leur bien que je suis
aujourd’hui ce que j’étais hier, n’ayant qu’un souci, c’est de faire mon
devoir.

M. le Commissaire du gouvernement m’a prévenu que ce serait Mᵉ Démange
qui se chargerait de ma défense. Je pense donc le voir demain. Écris-moi
à la prison; tes lettres passeront, comme les miennes, par M. le
Commissaire du Gouvernement.


       *       *       *       *       *


Jeudi matin, 7 décembre 1894.

J’attends avec impatience une lettre de toi. Tu es mon espoir, tu es ma
consolation; autrement la vie me serait à charge. Rien que de penser
qu’on a pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable, d’un crime aussi
monstrueux, tout mon être tressaille, tout mon corps se révolte. Avoir
travaillé toute sa vie dans un but unique, dans le but de revanche
contre cet infâme ravisseur qui nous a enlevé notre chère Alsace et se
voir accusé de trahison envers ce pays--non, ma chère adorée, mon esprit
se refuse à comprendre! Te souviens-tu que je te racontais que me
trouvant il y a une dizaine d’années à Mulhouse, au mois de septembre,
j’entendis un jour passer sous nos fenêtres une musique allemande
célébrant l’anniversaire de Sedan? Ma douleur fut telle que je pleurai
de rage, que je mordis mes draps de colère et que je me jurai de
consacrer toutes mes forces, toute mon intelligence à servir mon pays
contre celui qui insultait ainsi à la douleur des Alsaciens.

Non, non, je ne veux pas insister, car je deviendrais fou et il faut que
je conserve toute ma raison. D’ailleurs ma vie n’a plus qu’un but
unique: c’est de trouver le misérable qui a trahi son pays, c’est de
trouver le traître pour lequel aucun châtiment ne sera trop grand. Oh!
chère France, toi que j’aime de toute mon âme, de tout mon cœur, toi à
qui j’ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, comment
a-t-on pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable? Je m’arrête, ma
chérie, sur ce sujet, car les spasmes me prennent à la gorge; jamais,
vois-tu, homme n’a supporté le martyre que j’endure. Aucune souffrance
physique n’est comparable à la douleur morale que j’éprouve lorsque ma
pensée se reporte à cette accusation. Si je n’avais mon honneur à
défendre, je t’assure que j’aimerais mieux la mort; au moins ce serait
l’oubli.

Écris-moi bien vite. Toutes mes affections à tous.


       *       *       *       *       *


Décembre 1894.

Ma bonne chérie,

Merci de ta longue lettre d’hier; je n’ai jamais douté de ton adorable
dévouement, de ton grand cœur. C’est surtout à toi que je pensais dans
les jours sombres, à la tristesse et au chagrin que tu devais éprouver;
ce fut là ma seule faiblesse.

Quant à moi, ne crains rien; si j’ai beaucoup souffert, je n’ai jamais
ni courbé, ni fléchi la tête. Mes plus grands moments de tristesse
étaient quand je pensais à toi, ma bonne chérie, à toute notre famille.

Je pressentais la douleur que vous deviez éprouver d’être ainsi sans
nouvelles de moi.

J’avais le temps de penser à vous tous, dans ces longues journées et ces
nuits sans sommeil, en tête à tête avec mon cerveau. Rien pour lire,
rien pour écrire. Je tournais comme un lion en cage, essayant de
déchiffrer une énigme que je ne pouvais pas saisir.

Mais tout en ce monde finit par se découvrir à force de persévérance et
d’énergie; je te jure que je découvrirai le misérable qui a commis cet
acte infâme.

Conserve donc tout ton courage, ma bonne chérie, et regarde le monde en
face, tu en as le droit.

Remercie tout le monde de leur admirable dévouement à ma cause, embrasse
pour moi nos chers enfants et toute la famille.

Mille baisers pour toi de ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Décembre 1894.

Ma bonne chérie,

Ta lettre que j’attendais impatiemment m’a fait éprouver un grand
soulagement et en même temps m’a fait monter les larmes aux yeux en
songeant à toi, ma bonne chérie.

Je ne suis pas parfait. Quel homme peut se vanter de l’être? Mais, ce
que je puis assurer, c’est que j’ai toujours marché dans la voie du
devoir et de l’honneur; jamais je n’ai eu de compromis avec ma
conscience sur ce sujet. Aussi, si j’ai beaucoup souffert, si j’ai
éprouvé le martyre le plus épouvantable qu’il soit possible d’imaginer,
ai-je toujours été soutenu dans cette lutte terrible par ma conscience
qui veillait droite et inflexible.

Ma réserve un peu hautaine, la liberté de ma parole et de mon jugement,
mon peu d’indulgence, me font aujourd’hui le plus grand tort. Je ne suis
ni un souple, ni un habile, ni un flatteur.

Jamais nous ne voulions faire de visites; nous restions cantonnés chez
nous, nous contentant d’être heureux.

Et aujourd’hui on m’accuse du crime le plus monstrueux qu’un soldat
puisse commettre!

Ah! si je tenais le misérable qui non seulement a trahi son pays, mais
encore a essayé de faire retomber son infamie sur moi, je ne sais quel
supplice j’inventerais pour lui faire expier les moments qu’il m’a fait
passer.

Il faut cependant espérer qu’on finira par trouver le coupable. Ce
serait, sans cela, à désespérer de la justice en ce monde.

Appliquez à cette recherche tous vos efforts, toute votre intelligence,
toute ma fortune, s’il le faut.

L’argent n’est rien, l’honneur est tout.

Dis à M.[1] que je compte sur lui pour cette œuvre. Elle n’est pas
au-dessus de ses forces. Dût-il remuer ciel et terre, il faut trouver ce
misérable.

[1] Mathieu Dreyfus.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime.

Ton dévoué,
ALFRED.

Mille baisers aux enfants.

Toutes mes affections à toutes nos familles et merci de leur dévouement
à la cause d’un innocent.


       *       *       *       *       *


Lundi, 11 décembre.

Ma bonne chérie,

J’ai reçu ta lettre d’hier, ainsi que celles de ta sœur et d’Henri.

Espérons que bientôt justice me sera rendue et que je me retrouverai
parmi vous.

Entre toi et nos chers enfants, entre vous tous, je retrouverai le calme
dont j’ai grand besoin.

Mon cœur est profondément ulcéré et tu peux facilement le comprendre.
Avoir consacré toute sa vie, toutes ses forces, toute son intelligence
au service de son pays, et se voir accusé du crime le plus monstrueux
qu’un soldat puisse commettre, c’est épouvantable.

Rien qu’en y pensant, tout mon être se révolte et tressaille
d’indignation. Je me demande encore par quel miracle je ne suis pas
devenu fou, comment mon cerveau a pu résister à un choc aussi
épouvantable.

Je t’en supplie, ma chérie, n’assiste pas aux débats. Il est inutile de
t’imposer encore de nouvelles souffrances, celles que tu as déjà
supportées, avec une grandeur d’âme et un héroïsme dont je suis fier,
sont plus que suffisantes. Réserve ta santé pour nos enfants; nous
aurons aussi besoin tous deux de nous soigner réciproquement pour
oublier cette terrible épreuve, la plus terrible que les forces humaines
puissent supporter.

Embrasse bien nos bons chéris pour moi, en attendant que je puisse le
faire moi-même.

Affectueux souvenirs à tous.

Je t’embrasse comme je t’aime.

Ton dévoué,
ALFRED.


       *       *       *       *       *


Mardi, 12 décembre 1894.

Ma chère Lucie,

Veux-tu être mon interprète auprès de tous les membres de nos deux
familles, auprès de tous ceux qui s’intéressent à moi, pour leur dire
combien j’ai été touché de leurs bonnes lettres et de leurs témoignages
de sympathie.

Je ne puis leur répondre, car que leur dirai-je? Mes souffrances? ils
peuvent les comprendre, et je n’aime pas à me plaindre. D’ailleurs mon
cerveau est brisé et les idées y sont parfois confuses. Mon âme seule
reste vaillante comme au premier jour, devant l’accusation épouvantable
et monstrueuse qu’on m’a jetée à la face. Tout mon être se révolte
encore à cette pensée.

Mais la vérité finit toujours par se faire jour, envers et malgré tous.
Nous ne sommes plus dans un siècle où la lumière pouvait être étouffée.
Il faudra qu’elle se fasse entière et absolue, il faudra que ma voix
soit entendue par toute notre chère France, comme l’a été mon
accusation. Ce n’est pas seulement mon honneur que j’ai à défendre, mais
encore l’honneur de tout le corps d’officiers dont je fais partie et
dont je suis digne.

J’ai reçu les vêtements que tu m’as envoyés. Si tu en as l’occasion, tu
pourras m’envoyer ma pèlerine, la pelisse est inutile. Ma pèlerine est
dans l’armoire de l’antichambre.

Embrasse bien nos chéris pour moi. J’ai pleuré sur cette bonne lettre de
notre cher Pierrot; il me tarde bien de pouvoir l’embrasser, ainsi que
vous tous.

Mille baisers pour toi.

Ton dévoué,
ALFRED.


       *       *       *       *       *


Jeudi, 14 décembre 1894.

Ma chère Lucie,

J’ai reçu ta bonne lettre ainsi que de nouvelles lettres de la famille.
Remercie-les bien tous de ma part; tous ces témoignages d’affection et
d’estime me touchent plus que je ne saurais dire.

Quant à moi, je suis toujours le même. Quand on a la conscience
tranquille et pure, on peut tout supporter. Je suis convaincu que la
lumière finira par se faire, que la certitude de mon innocence finira
par entrer dans tous les cœurs.

J’ai affaire à des soldats loyaux et honnêtes comme moi-même. Ils
reconnaîtront, j’en suis sûr, l’erreur qui a été commise.

L’erreur, malheureusement, est de ce monde. Qui peut dire ne s’être
jamais trompé?

Je suis heureux des bonnes nouvelles que tu me donnes des enfants. Tu as
raison de mettre P... à l’huile de foie de morue, l’époque est propice.
Embrasse bien ce gamin de ma part. Comme il me tarde de tenir ces chers
enfants dans mes bras!

J’espère, comme toi, qu’on finira par m’accorder l’autorisation de
t’embrasser. Ce sera pour moi un des jours les plus heureux de ma vie,
ce sera une consolation à toutes les douleurs que j’ai endurées.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Vendredi, 15 décembre 1894.

Ma chère Lucie,

J’ai reçu ta bonne lettre ainsi que celle de maman, merci des sentiments
que celle-ci exprime à mon égard, sentiments dont je n’ai jamais douté
et que j’ai toujours mérités, je puis le dire hautement.

Enfin le jour de ma comparution approche, j’en finirai donc avec cette
torture morale. Ma confiance est absolue; quand on a la conscience pure
et tranquille, on peut se présenter partout la tête haute. J’aurai
affaire à des soldats qui m’entendront et me comprendront. La certitude
de mon innocence entrera dans leur cœur, comme elle a été toujours dans
celui de mes amis, de ceux qui m’ont connu intimement.

Ma vie tout entière en est le meilleur garant. Je ne parle pas des
calomnies infâmes et anonymes qu’on a débitées sur mon compte; elles ne
m’ont pas touché, je les méprise.

Embrasse bien nos chéris pour moi, et reçois pour toi les tendres
baisers de ton dévoué mari,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Dimanche, 17 décembre 1894.

Ma chère Lucie,

Je ne sais si cette lettre te parviendra aujourd’hui, car les bureaux
sont fermés. Je ne veux cependant pas laisser passer cette journée sans
t’écrire un mot. Je suis heureux de te savoir entourée de toute la
famille, ton chagrin doit être ainsi moins grand, car rien ne soutient
comme l’affection qu’on vous témoigne.

Quant à moi, ma chérie, n’aie aucune inquiétude. Je suis prêt à paraître
devant mes juges, l’âme tranquille.

Je puis paraître devant eux comme je paraîtrai quelque jour devant Dieu,
le front haut, la conscience pure.

Je suis heureux de savoir que votre santé à tous est bonne, ainsi que
celle des enfants.

Continue à bien te soigner, ma chérie, et conserve tout ton courage.
L’épreuve, il est vrai, est grande, mais mon courage ne l’est pas moins.

Si j’ai eu des moments d’abattement terribles, si j’ai supporté une
torture morale épouvantable du soupçon qu’on faisait planer sur moi, par
contre ma tête est toujours restée haute. Aujourd’hui comme hier, je
puis regarder le monde en face, je suis digne de commander à nos
soldats.

Embrasse les chéris pour moi et affectueux baisers de ton dévoué

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Lundi, 18 décembre 1894.

Ma chère Lucie,

Je reçois aujourd’hui seulement ta bonne lettre de samedi. De même, je
n’ai pu t’écrire hier dimanche, car les bureaux étaient fermés et ma
lettre n’aurait pu passer.

Comme tu dois souffrir, ma pauvre chérie! Je me l’imagine en comparant
ta souffrance à celle que j’éprouve moi-même de ne pouvoir te voir. Mais
il faut savoir se raidir contre la douleur, se résigner et conserver
toute sa dignité.

Montrons que nous sommes dignes l’un de l’autre, que les épreuves, même
les plus cruelles, même les plus imméritées, ne sauraient nous abattre.

Quand on a la conscience pour soi, on peut, comme tu le dis si
justement, tout supporter, tout souffrir. C’est ma conscience seule qui
m’a permis de résister; autrement je serais mort de douleur ou, du
moins, dans un cabanon de fous.

Je ne puis moi-même me rappeler encore les premiers jours sans un
frisson d’épouvante; mon cerveau était comme une chaudière bouillante; à
chaque instant je craignais qu’il ne m’échappât.

Ne t’inquiète pas de l’irrégularité de mes lettres; tu sais que je ne
puis t’écrire à ma guise. Sois donc forte et courageuse; soigne bien ta
santé.

Merci de toutes les nouvelles que tu me donnes des nôtres. Dis-leur que
j’ai souvent pensé à eux, à la douleur qu’ils devaient éprouver. Il faut
nous lier en un faisceau inébranlable que rien ne saurait briser; notre
vie pure et honnête, tout le passé de toutes nos familles, notre
dévouement à la France sont les meilleures garants de ce que nous
sommes.

J’ai reçu aussi deux bonnes lettres de J. et de R. Elles m’ont fait
grand plaisir.

Merci aussi des nouvelles que tu me donnes des enfants. Ah! les pauvres
chéris! Quelle joie j’aurais à pouvoir les embrasser, ainsi que toi, ma
bonne chérie. Mais je ne veux pas me laisser aller sur un pareil sujet,
car alors tout se fond en moi...

L’amertume me monte du cœur aux lèvres... et il me faut toutes mes
forces.

Remercie M., ainsi que tous mes frères et sœurs, ainsi que toute la
famille, de ce qu’ils font pour moi. Embrasse-les bien de ma part.

Je m’arrête ici, car tous les souvenirs du bonheur que j’avais entre
vous tous ravivent ma douleur.

Avoir tout sacrifié à son pays, l’avoir servi avec un entier dévouement,
avec toutes ses forces, avec toute son intelligence... et se voir accusé
d’un crime aussi épouvantable! Non... non...!

Écris-moi souvent, écris-moi longuement. Mes meilleurs moments sont ceux
où je reçois des nouvelles de vous tous.

Mille baisers pour toi et les enfants.

Ton dévoué,
ALFRED.


       *       *       *       *       *


Mardi, 13 décembre 1894.

Ma bonne chérie,

J’arrive enfin au terme de mes souffrances, au terme de mon martyre.
Demain je paraîtrai devant mes juges, le front haut, l’âme tranquille.

L’épreuve que je viens de subir, épreuve terrible s’il en fût, a épuré
mon âme. Je te reviendrai meilleur que je n’ai été. Je veux te consacrer
à toi, à mes enfants, à nos chères familles, tout ce qui me reste encore
à vivre.

Comme je te l’ai dit, j’ai passé par des crises épouvantables. J’ai eu
de vrais moments de folie furieuse, à la pensée d’être accusé d’un crime
aussi monstrueux.

Je suis prêt à paraître devant des soldats, comme un soldat qui n’a rien
à se reprocher. Ils verront sur ma figure, ils liront dans mon âme, ils
acquerront la conviction de mon innocence comme tous ceux qui me
connaissent.

Dévoué à mon pays auquel j’ai consacré toutes mes forces, toute mon
intelligence, je n’ai rien à craindre.

Dors donc tranquille, ma chérie, et ne te fais aucun souci. Pense
seulement à la joie que nous éprouverons à nous trouver bientôt dans les
bras l’un de l’autre, à oublier bien vite ces jours tristes et sombres.

A bientôt donc, ma bonne chérie, à bientôt le bonheur de t’embrasser
ainsi que nos bons chéris.

Mille baisers en attendant cet heureux moment.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


23 décembre 1894.

Ma chérie,

Je souffre beaucoup, mais je te plains encore plus que moi. Je sais
combien tu m’aimes; ton cœur doit saigner. De mon côté, mon adorée, ma
pensée a toujours été vers toi, nuit et jour.

Être innocent, avoir eu une vie sans tache et se voir condamné pour le
crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre, quoi de plus
épouvantable! Il me semble parfois que je suis le jouet d’un horrible
cauchemar.

C’est pour toi seule que j’ai résisté jusqu’aujourd’hui; c’est pour toi
seule, mon adorée, que j’ai supporté le long martyre. Mes forces me
permettront-elles d’aller jusqu’au bout? Je n’en sais rien. Il n’y a que
toi qui puisses me donner du courage; c’est dans ton amour que j’espère
le puiser.

Parfois, j’espère aussi que Dieu, qui m’a cependant bien abandonné
jusqu’à présent, finira par faire cesser ce martyre d’un innocent, qu’il
fera qu’on découvre le vrai coupable. Mais pourrai-je résister
jusque-là?

J’ai signé mon pourvoi en revision.

Je n’ose te parler des enfants, leur souvenir m’arrache le cœur.
Parle-m’en; qu’ils soient ta consolation.

Mon amertume est telle, mon cœur si ulcéré, que je me serais déjà
débarrassé de cette triste vie, si ton souvenir ne m’arrêtait, si la
crainte d’augmenter encore ton chagrin ne retenait mon bras.

Avoir entendu tout ce qu’on m’a dit, quand on sait en son âme et
conscience n’avoir jamais failli, n’avoir même jamais commis la plus
légère imprudence, c’est la torture morale la plus épouvantable.

J’essaierai donc de vivre pour toi, mais j’ai besoin de ton aide.

Ce qu’il faut surtout, quoi qu’il advienne de moi, c’est chercher la
vérité, c’est remuer ciel et terre pour la découvrir, c’est y engloutir
s’il le faut notre fortune, afin de réhabiliter mon nom traîné dans la
boue. Il faut à tout prix laver cette tache imméritée.

Je n’ai pas le courage de t’écrire plus longuement. Embrasse tes chers
parents, nos enfants, tout le monde pour moi.

Mille et mille baisers,

ALFRED.

Tâche d’obtenir la permission de me voir. Il me semble qu’on ne peut te
la refuser maintenant.


       *       *       *       *       *


Lundi soir, 24 décembre 1894.

Ma chérie,

C’est encore à toi que j’écris, car tu es le seul fil qui me rattache à
la vie. Je sais bien que toute ma famille, que toute la tienne m’aiment
et m’estiment; mais enfin, si je venais à disparaître, leur chagrin si
grand finirait par disparaître avec les années.

C’est pour toi seule, ma pauvre chérie, que j’arrive à lutter; c’est ta
pensée qui arrête mon bras. Combien je sens, en ce moment, mon amour
pour toi; jamais il n’a été si grand, si exclusif. Et puis, un faible
espoir me soutient encore un peu: c’est de pouvoir un jour réhabiliter
mon nom. Mais surtout, crois-le bien, si j’arrive à lutter jusqu’au
bout contre ce calvaire, ce sera uniquement pour toi, ma pauvre chérie,
ce sera pour t’éviter encore un nouveau chagrin ajouté à tous ceux que
tu as supportés jusqu’ici. Fais tout ce qui est humainement possible
pour arriver à me voir.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


24 décembre 1894.
(Nuit de lundi à mardi)

Ma chère adorée,

J’ai reçu tout à l’heure ta lettre; j’espère que tu as reçu les miennes.
Pauvre chérie, comme tu dois souffrir, comme je te plains! J’ai versé
bien des larmes sur ta lettre, je ne puis accepter ton sacrifice. Il
faut que tu restes, il faut que tu vives pour les enfants. Songe à eux
d’abord avant de penser à moi; ce sont de pauvres petits qui ont
absolument besoin de toi.

Ma pensée me ramène toujours vers toi.

Mᵉ Demange, qui est venu tout à l’heure, m’a dit combien tu étais
admirable; il m’a fait de toi un éloge auquel mon cœur faisait écho.

Oui, ma chérie, tu es sublime de courage et de dévouement; tu vaux mieux
que moi. Je t’aimais déjà de tout mon cœur et de toute mon âme;
aujourd’hui, je fais plus, je t’admire. Tu es certes une des plus nobles
femmes qui soient sur terre. Mon admiration pour toi est telle, que, si
j’arrive à boire le calice jusqu’au bout, ce sera pour être digne de ton
héroïsme.

Mais ce sera bien terrible de subir cette honteuse humiliation;
j’aimerais mieux me trouver devant un peloton d’exécution. Je ne crains
pas la mort; je ne veux pas du mépris.

Quoi qu’il en soit, je te prie de recommander à tous de lever la tête
comme je le fais moi-même, de regarder le monde en face sans faiblir. Ne
courbez jamais le front et proclamez bien haut mon innocence.

Maintenant, ma chérie, je vais de nouveau laisser tomber ma tête sur
l’oreiller et penser à toi.

Je t’embrasse et te serre sur mon cœur.

ALFRED.

Embrasse bien, bien les petits pour moi.

Veux-tu être assez bonne pour faire déposer 200 fr. au greffe de la
prison.


       *       *       *       *       *


25 Décembre 1894.

Ma chérie,

Je ne puis pas dater cette lettre, car je ne sais même pas quel jour
nous sommes. Est-ce mardi? Est-ce mercredi? Je ne sais. Toujours est-il
qu’il fait nuit. Comme le sommeil fuit mes paupières, je me lève pour
t’écrire.

Parfois il me semble que tout cela n’est pas arrivé, que je ne t’ai
jamais quittée.

Dans mes hallucinations, tout ce qui vient de nous arriver me paraît un
mauvais cauchemar; mais le réveil est terrible.

Je ne puis plus croire à rien, sinon en ton amour, en l’affection de
tous les nôtres.

Il faut toujours chercher le véritable coupable; tous les moyens sont
bons. Le hasard seul ne suffit pas.

Peut-être arriverai-je à surmonter l’horrible terreur que m’inspire la
peine infamante que je vais subir. Être un homme d’honneur et se voir
arracher, quand on est innocent, son honneur, quoi de plus épouvantable?
C’est le pire de tous les supplices, pire que la mort. Ah! si j’arrive
jusqu’au bout, ce sera bien pour toi, ma chère adorée, car tu es le seul
fil qui me rattache à la vie.

Comme nous nous aimions!

C’est aujourd’hui surtout que je sens toute la place que tu as dans mon
cœur. Mais, avant tout, soigne-toi, occupe-toi de ta santé. Il le faut,
à tout prix, pour mes enfants, qui ont besoin de toi.

Donc, poursuivez vos recherches à Paris comme là-bas. Tout est à tenter,
il ne faut rien négliger. Le nom du coupable, il y a forcément des
personnes qui le connaissent.

Je t’embrasse,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


26 Décembre 1894.
(Mercredi, deux heures.)

Ma chérie,

Je viens de recevoir tes deux lettres et celle de Marie.

Tu es sublime, mon adorée, et j’admire ton courage et ton héroïsme. Je
t’aimais déjà; aujourd’hui, je me mets à deux genoux devant toi, car tu
es une femme sublime. Mais ne te laisse pas abattre, je t’en supplie;
pense à nos enfants, qui ont besoin de toi.

Peut-être arriverai-je à résister pour être à hauteur de toi. Ce ne sont
pas les souffrances physiques que je crains; celles-ci n’ont jamais pu
m’abattre, elles glissent sur ma peau. Mais c’est cette torture morale
de savoir mon nom traîné dans la boue, le nom d’un innocent, le nom d’un
homme d’honneur. Crie-le bien haut, ma chérie; criez tous que je suis un
innocent, victime d’une fatalité épouvantable.

Arriverons-nous à découvrir le véritable coupable? Espérons-le, car ce
serait à désespérer de tout.

J’espère te voir bientôt, et c’est ce qui me console. Toute la journée,
toute la nuit, mes pensées vont vers toi, vers vous tous. Je pense au
bonheur dont nous jouissions et je me demande encore par quelle fatalité
inexplicable il s’est brisé ainsi.

C’est le drame le plus effroyable qu’il m’ait été donné de lire, et
celui-ci est vécu, malheureusement.

Enfin, soigne-toi bien, ma chérie, il te faut toute ta santé, toute ta
vigueur physique, si tu veux mener à bien la tâche que tu as entreprise
si noblement.

Je t’embrasse, ainsi que mes pauvres chéris, auxquels je n’ose pas
penser.

Mille baisers,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


26 Décembre 1894.
(Mercredi, quatre heures.)

Ma chérie,

Tu me demandes ce que je fais toute la journée. Je pense à toi, je pense
à vous tous. Si cette pensée consolante ne me soutenait pas, si je ne
sentais pas, à travers les murs épais de ma prison, le souffle puissant
de votre sympathie, je crois que je me laisserais aller et que le
désespoir entrerait dans mon âme. C’est ton amour, c’est votre affection
à tous, qui me donnent le courage de vivre.

Mᵉ Demange vient de venir; il est resté quelques instants avec moi. Sa
foi en moi est complète et absolue; c’est ce qui me donne également du
courage.

Ce ne sont pas les souffrances physiques qui m’effraient; je suis de
taille à les supporter. Mais cette torture morale continuelle, ce mépris
qui va me poursuivre partout, moi si fier, si sûr de mon honneur, c’est
cela que je trouve terrible et épouvantable.

Enfin, ma chérie, je ne veux pas te torturer plus l’âme. Ton chagrin est
déjà assez grand.

Je t’embrasse bien fort,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Mercredi, dix heures du soir.

Je ne dors pas et c’est vers toi que je reviens encore. Suis-je donc
marqué d’un sceau fatal, pour être abreuvé de tant d’amertume? Je suis
calme en ce moment; mon âme est forte et s’élève dans le silence de la
nuit. Comme nous étions heureux, ma chérie! Tout nous souriait dans la
vie: fortune, amour, enfants adorables, famille unie, tout enfin; puis
ce coup de foudre épouvantable, effroyable. Achète, je te prie, des
jouets aux enfants pour leur jour de l’an; dis-leur qu’ils viennent de
leur père; il ne faut pas que ces pauvres âmes qui entrent dans la vie
souffrent déjà de nos peines.

Ah! ma chérie, si je ne t’avais, comme je quitterais la vie avec
délices! Ton amour me retient, lui seul me permet de supporter la haine
de tout un peuple.

Et ce peuple a raison: on lui a dit que j’étais un traître. Ah! ce mot
horrible de traître, comme il m’arrache le cœur!

Moi... traître! Est-il possible qu’on ait pu m’accuser et me condamner
pour un crime aussi monstrueux!

Criez bien haut mon innocence; criez de toutes les forces de vos
poumons; criez-le sur tous les toits, afin que les murs s’ébranlent.

Et cherchez le coupable, c’est celui-là qu’il nous faudrait.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


27 Décembre 1894.
(Jeudi, six heures du soir.)

Ma chère Lucie,

Ton héroïsme me gagne; fort de ton amour, fort de ma conscience et de
l’appui inébranlable que je trouve dans nos deux familles, je sens mon
courage renaître.

Je lutterai donc jusqu’à mon dernier souffle, je lutterai jusqu’à ma
dernière goutte de sang.

Il n’est pas possible que la lumière ne se fasse pas quelque jour;
sentant ton cœur battre près du mien, je supporterai tous les martyres,
toutes les humiliations, sans courber la tête. Ta pensée, ma chérie, me
donnera les forces nécessaires.

Décidément, ma chère adorée, les femmes sont supérieures à nous; parmi
elles, tu es une des plus belles et des plus nobles figures que je
connaisse.

Je t’aimais profondément, tu le sais; aujourd’hui, je fais plus, je
t’admire et te vénère. Tu es une sainte, tu es une noble femme. Je suis
fier de toi et essaierai d’être digne de toi.

Oui, ce serait une lâcheté que de déserter la vie; ce serait mon nom,
celui de mes chers enfants souillé et avili à jamais. Je le sens
aujourd’hui; mais, que veux-tu, le coup était trop cruel et mon courage
avait sombré; c’est toi qui l’as relevé.

Ton âme fait tressaillir la mienne.

Donc, nous appuyant l’un sur l’autre, fiers de nous, avec notre volonté,
nous arriverons à réhabiliter notre nom; nous réhabiliterons notre
honneur, qui n’a jamais failli.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Jeudi, onze heures du soir.

J’espérais presque recevoir encore un mot de toi ce soir. Si tu savais
avec quel bonheur je reçois tes lettres, avec quelle ivresse je les lis
et les relis toute la journée!

Bonsoir, bonne nuit, ma chérie.

Nous vivrons encore l’un pour l’autre.


       *       *       *       *       *


Le 28 décembre 1894.
(Vendredi, 10 heures matin.)

Ma chère Lucie,

J’ai reçu ta bonne lettre datée d’hier à midi. Tu as raison, il faut que
je vive, il faut que je vive pour toi, pour nos chers enfants dont il
faut que je réhabilite le nom. Quelles que soient les épouvantables
tortures morales que je vais éprouver, il faut que je résiste. Je n’ai
pas le droit de déserter mon poste.

Si j’étais seul en cause, je n’hésiterais pas; mais ton nom, le nom de
ma famille, tout est atteint. Il faut donc s’armer de courage pour la
lutte: à force d’énergie, de volonté, nous triompherons. On finira bien
par parler. Appuyé sur ton inébranlable courage, nous réussirons.

Écris-moi souvent. Relayez-vous tour à tour. Chacune de vos lettres me
soulage; il me semble que je t’entends parler, que j’entends parler tes
chers parents.

Je t’embrasse ainsi que toute ta chère famille.

Mille bons baisers aux enfants.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Vendredi, midi.

Je reçois ta lettre datée de jeudi soir, ainsi que les quelques bons
mots de Pierrot. Embrasse bien ce chéri pour moi, embrasse bien Jeanne.
Oui, il faut que je vive, il faut que je rassemble toute mon énergie
pour laver la tache qui pèse sur la tête de mes enfants. Je serais lâche
si je désertais mon poste. Je vivrai, je le veux.

Je t’embrasse,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Lundi, 31 décembre.

Ma chère Lucie,

J’ai aussi longuement pensé hier au soir à mon père, à toute ma famille;
je ne te cacherai pas que j’ai beaucoup pleuré. Mais ces larmes m’ont
soulagé. Notre consolation, c’est l’affection profonde qui nous lie
tous, c’est l’affection que je rencontre aussi chez les tiens.

Il est impossible, avec ce faisceau si puissant, avec l’aide de Mᵉ
Demange qui se montre aussi d’un dévouement remarquable, que nous
n’arrivions pas tôt ou tard à la découverte de la vérité. J’avais eu
tort de vouloir déserter la vie, je n’en ai pas le droit. Je lutterai
jusqu’à mon dernier souffle. Dans ces longues journées et ces tristes
nuits, mon âme s’épure et se fortifie. Mon devoir est nettement tracé:
il faut que je laisse à mes enfants un nom pur et sans tache.

Travaillons à cela, ma chérie, sans trêve ni repos. Aucune démarche,
aucune tentative ne doit vous rebuter, il faut tout tenter.

Les livres de M. Bayles que tu m’as envoyés sont suffisants pour le
moment; plus tard il me faudra un ouvrage présentant exercices et
corrigés en face, afin que je puisse travailler moi-même.

Pour le moment, il faut que je rassemble toutes mes forces pour
supporter l’horrible humiliation qui m’attend.

Mais ne vous relâchez pas un seul instant. Vous pourrez peut-être tâter
un terrain dont j’ai parlé ce soir à Mᵉ Demange; il ne faut rien
négliger et tout essayer.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.

Bons baisers aux chéris. Je n’ose rien te souhaiter pour le jour de
l’an; cette fête ne s’accorde pas avec nos malheurs actuels.

J’ai même oublié de souhaiter la fête à ta mère pour son anniversaire de
naissance; répare, je te prie, cet oubli bien excusable dans ces tristes
circonstances.

Je pense que tu auras donné des jouets aux enfants de la part de leur
père. Il ne faut pas que ces jeunes âmes souffrent déjà de nos douleurs.

J’ai reçu l’encrier. Merci.


       *       *       *       *       *


       *       *       *       *       *


5 heures, soir.

Le pourvoi est rejeté, comme il fallait s’y attendre. On vient de me le
signifier. Demande de suite la permission de me voir.

Envoie-moi ce que je t’ai demandé, c’est-à-dire sabre, ceinturon et
valise d’effets. Le supplice cruel et horrible approche, je vais
l’affronter avec la dignité d’une conscience pure et tranquille. Te dire
que je ne souffrirai pas, ce serait mentir, mais je n’aurai pas de
défaillance.

Continuez de votre côté, sans trêve ni repos.


       *       *       *       *       *


1ᵉʳ janvier 1895.

Ma chérie,

Il n’est plus dimanche, il va être lundi.

En effet, minuit sonne au moment précis où j’allume ma bougie. Je ne
puis dormir; je préfère dès lors me lever que de m’agiter dans mon lit,
et quelle plus délicieuse occupation que de venir causer avec toi.

Il me semble ainsi que tu es près de moi, comme dans ces bonnes soirées
d’heureuse mémoire, pendant lesquelles tu travaillais à mes côtés, alors
que moi-même j’étais assis à mon bureau.

Espérons que ce bonheur luira de nouveau pour nous. Il est impossible
que la vérité ne se fasse pas jour. Je connais le caractère énergique de
Mathieu; j’ai pu apprécier le tien, ton profond dévouement, je dirais
même ton héroïsme; aussi je ne doute plus du succès de vos recherches.

Vous avez raison d’agir avec calme, avec méthode, pour aboutir plus
sûrement.

D’ailleurs, j’espère causer bientôt de tout cela avec toi.

C’est à partir de maintenant que le calvaire va devenir douloureux.
D’abord cette cérémonie humiliante, puis les souffrances qui suivront.
Je les supporterai avec calme, avec dignité, tu peux en être assurée.

Te dire que je n’ai pas parfois des mouvements de révolte violente, ce
serait mentir; l’injustice est par trop criante; mais j’ai foi en
l’avenir et j’espère avoir ma revanche.

Je me plais alors à penser que je n’aurai plus d’autre souci que
d’assurer mon bonheur, celui de nos chers enfants.

J’ai reçu une charmante lettre de Marie, à laquelle je répondrai un de
ces jours.

Bon courage toujours, ma chérie, soigne bien ta santé, car tu auras
besoin de toutes tes forces. Il ne faudra pas qu’elles te trahissent au
moment décisif.

Bonsoir et bonne nuit.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Mardi, 1ᵉʳ janvier 1895.

Ma chérie,

Je n’ai pas reçu de lettre de toi ce matin; cela me manque. J’en ai reçu
plusieurs autres, il est vrai, mais oserai-je te dire que ce n’est pas
la même chose?

Hier, en me quittant, Mᵉ Demange espérait venir passer aujourd’hui
quelques heures avec moi; mais hélas! peu après son départ, on me
signifiait de suite le rejet de mon pourvoi, ce qui lui fermait dès lors
la porte. Il a dû en être prévenu ce matin. Aussi, passerai-je ma
journée tout seul.

Quel triste jour de l’an, ma chérie! Mais n’insistons pas sur un pareil
sujet; rien ne sert de pleurer et de gémir, cela n’ouvrira pas les
portes de ma prison. Il faut, au contraire, conserver toute notre
énergie physique et morale et ne pas arrêter un seul instant de lutter,
de chercher à déchiffrer l’énigme. Que rien ne vous rebute, ne perdez
jamais l’espoir. Tendez vos filets de tous côtés, le coupable finira
bien par s’y faire prendre.

As-tu reçu une réponse au sujet de ta demande? J’attends maintenant avec
impatience le moment de te serrer dans mes bras.

As-tu acheté des jouets aux enfants? Ont-ils été contents? Je ne pense
qu’à toi et à eux, je ne vis que dans cette pensée de voir un jour cet
épouvantable cauchemar s’évanouir. Il me semble impossible qu’il en soit
autrement; nous y aiderons d’ailleurs, je te le promets.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Lundi 2 janvier 1895, 11 heures du soir.

Ma chérie,

Une nouvelle année va bientôt commencer! Que nous réserve-t-elle?
Espérons qu’elle sera meilleure que celle qui vient de finir, autrement
la mort serait préférable. Dans cette nuit calme et profonde qui
m’entoure, je pense à vous tous, à toi, à nos chers enfants. Quel coup
épouvantable du sort, immérité et cruel!

Laisse-moi m’épancher un peu, pleurer à mon aise dans tes bras. Ne crois
pas pour cela que mon courage faiblisse; je t’ai promis de vivre, je
tiendrai ma parole. Mais il faut que je sente constamment ton âme vibrer
près de la mienne, il faut que je me sente soutenu par ton amour.

Il nous faut du courage, il nous faut une énergie presque surhumaine.
Quant à moi, je ne puis que rassembler mes forces pour supporter encore
toutes les tortures qui m’attendent.

Bonsoir et baisers,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Jeudi midi.

Ma chérie,

On m’apprend que l’humiliation suprême est pour après demain. Je m’y
attendais, j’y étais préparé, le coup a cependant été violent. Je
résisterai, je te l’ai promis. Je puiserai les forces qui me sont encore
nécessaires dans ton amour, dans l’affection de vous tous, dans le
souvenir de mes enfants chéris, dans l’espoir suprême que la vérité se
fera jour. Mais il faut que je sente votre affection à tous rayonner
autour de moi, il faut que je vous sente lutter avec moi. Continuez
donc vos recherches sans trêve ni repos.

J’espère te voir tout à l’heure et puiser des forces dans tes yeux.
Soutenons-nous mutuellement envers et contre tous.

Il me faut ton amour pour vivre, sans cela le grand ressort serait
cassé.

Moi parti, persuade bien à tout le monde qu’il ne faut pas s’arrêter.

Fais faire de suite les démarches nécessaires pour que tu puisses me
voir dès samedi et les jours suivants à la prison de la Santé; c’est là
surtout qu’il faut que je me sente soutenu.

Informe-toi aussi de ce que je t’ai dit hier, époque de mon départ, de
mon transport, etc.

Il faut être préparé à tout et ne pas se laisser surprendre.

A tout à l’heure, chérie, je t’embrasse,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


4 heures 1/4.

Depuis qu’il est quatre heures, mon cœur bat à se rompre. Tu n’es pas
encore là, ma chérie; les secondes me paraissent des heures. Mon oreille
est tendue pour écouter si quelqu’un vient me chercher, je n’entends
rien... j’attends toujours.


       *       *       *       *       *


5 heures.

Je suis plus calme, ta vue m’a fait du bien.

Le plaisir de t’embrasser pleinement et entièrement m’a fait un bien
immense.

Je ne pouvais attendre ce moment. Merci de la joie que tu m’as donnée.
Comme je t’aime, ma bonne chérie! Enfin, espérons, que tout cela aura
une fin. Il faut que je conserve toute mon énergie.

Encore mille baisers, ma chérie,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Jeudi, 11 heures soir.

Ma chérie,

Les nuits sont longues; c’est vers toi que je me retourne, c’est dans
ton regard que je puise toutes mes forces, c’est dans ton amour profond
que je trouve le courage de vivre. Non pas que la lutte me fasse peur,
mais vraiment le sort m’est trop cruel. Peut-on imaginer une situation
plus épouvantable, plus tragique pour un innocent? Peut-on imaginer un
martyre plus douloureux?

Heureusement que j’ai l’affection profonde dont toutes nos familles
m’entourent, que j’ai enfin ton amour qui me paie de toutes mes
souffrances.

Pardonne-moi, si je gémis parfois; ne crois point pour cela que mon âme
soit moins vaillante, mais ces cris même me font du bien et à qui les
ferais-je entendre si ce n’est à toi, ma chère femme?

Mille bons baisers pour toi et les petits,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Mercredi, 5 heures.

Ma chérie,

Je veux encore t’écrire ces quelques mots pour que tu les trouves demain
matin à ton réveil.

Notre conversation, même à travers les barreaux de la prison, m’a fait
du bien. Je tremblais sur mes jambes en descendant, mais je me suis
raidi pour ne pas tomber par terre d’émotion. A l’heure qu’il est, ma
main n’est pas encore bien assurée: cette entrevue m’a violemment
secoué. Si je n’ai pas insisté pour que tu restes plus longtemps, c’est
que j’étais à bout de forces; j’avais besoin d’aller me cacher pour
pleurer un peu. Ne crois pas pour cela que mon âme soit moins vaillante
ni moins forte, mais le corps est un peu affaibli par trois mois de
prison, sans avoir respiré l’air du dehors. Il a fallu que j’aie une
robuste constitution pour pouvoir résister à toutes ces tortures.

Ce qui m’a fait le plus de bien, c’est de te sentir si courageuse et si
vaillante, si pleine d’affection pour moi. Continue, ma chère femme,
imposons le respect au monde par notre attitude et notre courage. Quant
à moi, tu as dû sentir que j’étais décidé à tout; je veux mon honneur et
je l’aurai; aucun obstacle ne m’arrêtera.

Remercie bien tout le monde, remercie de ma part Mᵉ Demange de tout ce
qu’il a fait pour un innocent. Dis-lui toute la gratitude que j’ai pour
lui, j’ai été incapable de l’exprimer moi-même. Dis-lui que je compte
sur lui dans cette lutte pour mon honneur.

Embrasse les bébés pour moi. Mille baisers,

ALFRED.

Le parloir est occupé demain _jeudi_ entre une heure et quatre heures.
Il faudrait donc que tu viennes, soit le matin entre dix et onze heures,
soit le soir à quatre heures.

Ceci n’a lieu que les jeudis et dimanches.



Janvier 1895

PRISON DE LA SANTÉ


       *       *       *       *       *


Prison de la Santé, samedi 5 janvier 1895.

Ma chérie,

Te dire ce que j’ai souffert aujourd’hui, je ne le veux pas, ton chagrin
est déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore l’augmenter.

En te promettant de vivre, en te promettant de résister jusqu’à la
réhabilitation de mon nom, je t’ai fait le plus grand sacrifice qu’un
homme de cœur, qu’un honnête homme, auquel on vient d’arracher son
honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu, que mes forces physiques ne
m’abandonnent pas! Le moral tient, ma conscience qui ne me reproche rien
me soutient, mais je commence à être à bout de patience et de forces.
Avoir consacré toute sa vie à l’honneur, n’avoir jamais démérité et me
voir où je suis, après avoir subi l’affront le plus sanglant qu’on
puisse infliger à un soldat!...

Donc, ma chérie, faites tout au monde pour trouver le véritable
coupable, ne vous ralentissez pas un seul instant, c’est mon seul espoir
dans le malheur épouvantable qui me poursuit. Pourvu que je sois bientôt
là-bas et que nous soyons bientôt réunis! Tu me redonneras des forces et
du courage, j’en ai besoin. Les émotions d’aujourd’hui m’ont brisé le
cœur, ma cellule ne me procure aucune consolation.

Figure-toi une petite pièce toute nue, de 4 m. 20 peut-être, fermée par
une lucarne grillée... un lit replié contre le mur, etc., non, je ne
veux pas t’arracher le cœur, ma pauvre chérie.

Je te raconterai plus tard, quand nous serons de nouveau heureux, ce que
j’ai souffert aujourd’hui, combien de fois, au milieu de ces nombreuses
périgrinations parmi de vrais coupables, mon cœur a saigné. Je me
demandais ce que je faisais là, pourquoi j’étais là... il me semblait
que j’étais le jouet d’une hallucination; mais, hélas, mes vêtements
déchirés, souillés, me rappelaient brutalement à la vérité, des regards
de mépris qu’on me jetait me disaient trop clairement pourquoi j’étais
là.

Ah! hélas, pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scapel le cœur des
gens et y lire! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient
lu, gravé en lettres d’or: «Cet homme est un homme d’honneur.» Mais
comme je les comprends! A leur place je n’aurais pas non plus pu
contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être
traître... Mais hélas, c’est là ce qu’il y a de tragique, c’est que ce
traître, ce n’est pas moi!

Écrivez-moi vite tous, faites tout au monde pour que je vous voie bien
vite, car mes forces m’abandonneront, et il me faut du soutien, fais
enfin que nous soyons réunis le plus tôt possible et que je retrouve
dans ton cœur les forces qui me sont nécessaires.

Je t’embrasse comme je t’aime,

(Samedi, après-midi).       ALFRED.


       *       *       *       *       *


Janvier 1895, samedi 6 heures.

Dans ma sombre cellule, dans les tortures de mon âme qui se refuse à
comprendre pourquoi je souffre ainsi, pour quelle cause enfin Dieu me
punit ainsi, c’est toujours vers toi qui, je reviens, ma chère femme,
c’est vers toi qui, dans ces tristes et terribles circonstances, a été
pour moi d’un dévouement sans bornes, d’une affection sans limites.

Tu as été et tu es sublime; dans mes moments de faiblesse, j’ai honte de
ne pas être à la hauteur de ton héroïsme. Mais ce chagrin finit par
ronger les âmes les mieux trempées, le chagrin de voir tant d’efforts,
tant d’années d’honneur, de dévouement à son pays, perdues par une
machination qui procède bien plus du fantastique que du réel. A certains
moments je ne puis y croire; mais ces moments, hélas, sont rares ici,
car soumis au régime cellulaire le plus strict, tout me ramène à la
sombre réalité.

Continue à me soutenir de ton profond amour, ma chérie, aide-moi dans
cette lutte épouvantable pour mon honneur, que je sente ta belle âme
vibrer près de la mienne.

Quand pourrai-je te voir?

J’ai cependant besoin d’affection et de consolation dans ma triste
infortune.

Hélas, j’ai bien l’âme courageuse du soldat, je me demande si j’ai l’âme
héroïque du martyr!

Mille bons baisers pour toi, pour nos chéris!

Que ces derniers soient ta consolation.

A. DREYFUS.

Écrivez-moi souvent et beaucoup. Songez qu’ici je suis seul du matin au
soir et du soir au matin; pas une âme sympathique ne vient adoucir mon
sombre chagrin. Aussi me tarde-t-il d’être là-bas avec toi, ma chérie,
et d’attendre dans la paix et la tranquillité que l’on me réhabilite,
qu’on me rende mon honneur.


       *       *       *       *       *


5 janvier 1895, samedi 7 heures, soir.

Je viens d’avoir un moment de détente terrible, des pleurs entremêlés de
sanglots, tout le corps secoué par la fièvre. C’est la réaction des
horribles tortures de la journée, elle devait fatalement arriver; mais,
hélas, au lieu de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir
m’appuyer sur toi, mes sanglots ont résonné dans le vide de ma prison.

C’est fini, haut les cœurs! Je concentre toute mon énergie. Fort de ma
conscience pure et sans tache, je me dois à ma famille, je me dois à mon
nom. Je n’ai pas le droit de déserter tant qu’il me restera un souffle
de vie; je lutterai avec l’espoir prochain de voir la lumière se faire.
Donc, poursuivez vos recherches. Quant à moi, la seule chose que je
demande, c’est de partir au plus vite, de te retrouver là bas, de nous
installer, pendant que nos amis, nos familles, s’occuperont ici de
rechercher le véritable coupable, afin que nous puissions un jour
rentrer dans notre chère patrie, en martyrs qui ont supporté la plus
terrible, la plus émouvante des épreuves.


       *       *       *       *       *


Samedi, 7 heures et demie.

C’est l’heure à laquelle il faut se coucher. Que vais-je devenir? Que
vais-je faire dans mon lit qui se compose d’une paillasse portée par des
tringles de fer. Les souffrances physiques ne sont rien, tu sais que je
ne les crains pas, mais mes tortures morales sont loin d’être finies. O
ma chérie, qu’ai-je fait le jour où je t’ai promis de vivre! Je croyais
vraiment avoir l’âme plus forte. Être résigné toujours quant on est
innocent, c’est facile à dire, mais dur à digérer.

Écris-moi bien vite, ma chérie, tâche de me voir, j’ai besoin de puiser
de nouvelles forces dans tes yeux chéris.

Mille bons baisers,       ALFRED.


       *       *       *       *       *


6 Janvier 1895, dimanche 5 heures.

Pardon, mon adorée, si dans mes lettres d’hier j’ai exhalé ma douleur,
étalé ma torture. Il fallait bien que je les confie à quelqu’un! Quel
cœur est plus préparé que le tien à recevoir le trop-plein du mien!
C’est ton amour qui m’a donné le courage de vivre; il faut que je le
sente vibrer près du mien. Montrons que nous sommes dignes l’un de
l’autre, que tu es une femme noble et sublime.

Courage donc, ma chérie. Ne pense pas trop à moi, tu as d’autres devoirs
à remplir. Tu te dois à nos chers enfants, à notre nom qu’il faut
réhabiliter. Pense donc à toutes les nobles missions qui t’incombent;
elles sont lourdes, mais je te sais capable de les entreprendre à
condition de ne pas te laisser abattre, à condition de conserver tes
forces.

Il faut donc lutter contre toi-même, rassembler toute ton énergie et ne
penser qu’à tes devoirs.

Quant à moi, ma chérie, tu sais si j’ai beaucoup souffert hier; plus
encore que tu ne peux te l’imaginer. Je te raconterai cela quelque
jour, quand nous serons de nouveau réunis et heureux.

Pour le moment, je ne souhaite qu’une chose. Puisque je vous suis
inutile ici, que, d’autre part, les recherches pour trouver le coupable
seront, je le crains, longues et minutieuses, c’est d’être envoyé le
plus tôt possible et dans les meilleures conditions possibles là-bas, et
d’y attendre avec toi que les recherches combinées de toutes nos
familles aient abouti. Le régime cellulaire m’épuise beaucoup et je ne
demande qu’une chose: c’est d’être expédié au plus tôt là-bas.

J’étais très navré ce matin de n’avoir pas encore reçu de lettres. A
deux heures, heureusement, M. le Directeur de la prison est venu
m’apporter un paquet de bonnes lettres qui m’a bien fait plaisir; elles
ont été le rayon de joie de ma triste cellule.

Veux-tu être assez bonne pour m’envoyer une couverture de voyage; il
fait, en effet, très froid dans nos cellules.

Tâche d’obtenir le plus tôt possible la permission de me voir.

Je t’embrasse mille fois,

ALFRED.

Bons baisers à ces pauvres chéris!


       *       *       *       *       *


7 heures du soir.

Mon Dieu! que mon âme est triste. Qu’ai-je donc fait dans la vie pour
être puni ainsi? Le misérable qui a commis ce crime de trahir et de me
perdre, mérite, s’il y a un Dieu, un châtiment épouvantable. Il mérite
d’être puni dans tous les siens. Au nom de mes pauvres enfants, je le
maudis.


       *       *       *       *       *


7 janvier 1895, lundi, 5 heures du soir.

Ma chérie,

J’ai supporté pour toi, mon adorée, pour le nom que portent mes chers
enfants, le plus douloureux, le plus épouvantable des calvaires pour un
cœur pur et honnête. Je me demande comment je vis encore; ce qui me
soutient, c’est surtout l’espoir d’être bientôt réuni à toi là-bas.
Alors, quoique innocent, mais soutenu par ton profond amour, j’aurai la
patience d’attendre dans l’exil la réhabilitation de mon nom. Puis je
travaillerai, je m’occuperai, j’imposerai silence à mon cerveau et à mon
cœur par les fatigues physiques. Mais, dans ma prison, je ne saurai
vivre, car ma pensée me ramène toujours fatalement à ma situation.

On ne m’a pas remis de lettre de toi aujourd’hui; ne t’inquiète pas non
plus, ma chérie, si mes lettres ne te parviennent pas régulièrement.
Cependant je t’écrirai tous les jours, tant que cela me sera permis.

J’ai été prévenu que je pourrai te voir le lundi et le vendredi. Hélas!
le lundi est passé et je suis obligé d’attendre jusqu’au vendredi.
J’attendrai avec une joie extrême le moment de t’embrasser, de me jeter
dans tes bras; c’est dans tes yeux, dans ton noble cœur, que je puise
les forces nécessaires pour supporter mes effroyables tortures morales.

J’aimerais presque mieux avoir quelque péché sur la conscience; au moins
aurais-je quelque chose à expier. Mais hélas! tu sais, ma chérie,
combien ma vie a toujours été honnête et droite.

Je ferai tout pour vivre, je ferai tout pour résister jusqu’au moment
suprême où l’on me rendra l’honneur de mon nom.

Mais je supporterai bien mieux cette attente quand tu seras là, dans
l’exil, près de moi.

Alors tous deux, fiers et dignes l’un de l’autre, nous montrerons dans
l’exil le calme de deux cœurs honnêtes et purs, de deux cœurs dont
toutes les pensées ont toujours été pour notre chère patrie, pour la
France.

Bons baisers à ces pauvres chéris. Baisers à tout le monde.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 8 janvier 1895, mardi, 6 heures soir.

Ma chérie,

On m’a remis aujourd’hui tes lettres de dimanche, ainsi que celles qui
m’ont été adressées par R., H. et A.

Remercie tout le monde, donne-leur de mes nouvelles, prie-les de
m’écrire. Mais dis-leur qu’il m’est impossible de leur répondre à tous.
Non pas que le temps me manque pour cela, hélas! mais je ne veux pas
abuser du temps et de l’obligeance de M. le directeur de la prison qui
est obligé de lire toutes mes lettres.

Je suis relativement fort, en ce sens que je vis d’espoir. Mais je crois
qu’il ne faudrait cependant pas que cette situation se prolongeât encore
longtemps.

J’ai, et c’est facile à concevoir, des moments de révolte violente
contre l’injustice du sort; il est, en effet, terrible de souffrir
comme moi, depuis tantôt trois mois, pour un crime dont je suis
innocent. Mon cerveau, après toutes ces secousses, a de vrais moments
d’égarement.

J’espérais voir Mᵉ Demange ce soir et le prier de faire auprès de qui de
droit, et dans les conditions que je voulais lui indiquer, les démarches
nécessaires pour que je sois envoyé en exil avec toi, en attendant que
la lumière se fasse. A ce dernier point de vue, j’ai grand espoir; tous
mes efforts ne peuvent qu’aboutir; mais il me faudrait de l’air, un
grand travail physique, ta société chérie pour rétablir mon cerveau
ébranlé par tant de secousses, auxquelles, grand Dieu! je ne m’attendais
guère.

Prie donc Mᵉ Demange, qui a obtenu l’autorisation de me voir, de venir
le plus tôt possible, afin que je lui explique la grâce que demande un
innocent, en attendant que justice entière lui soit rendue.

Tu me demandes aussi, ma chérie, ce que je fais du matin au soir, et du
soir au matin. Je ne veux pas te communiquer mes tristes réflexions, ta
douleur est déjà assez grande, et il est inutile de l’augmenter encore.
Ce que je t’ai dit plus haut suffit pour te faire comprendre ce que je
désire en ce moment: l’exil en plein air avec toi, en attendant la
réhabilitation.

Quant au reste, je te le raconterai plus tard, quand nous serons réunis
et heureux.

Je te confierai cependant une chose, c’est que dans mes plus tristes
moments, dans mes moments de crise violente, une étoile vient tout à
coup briller dans mon cerveau et me sourire. C’est ton image, ma chérie,
c’est ton image adorée, que j’espère revoir bientôt et auprès de
laquelle j’attendrai patiemment qu’on me rende ce que j’ai de plus cher
en ce monde, mon honneur, mon honneur qui n’a jamais failli.

Embrasse tout le monde pour moi. Baisers aux chéris.

Je t’embrasse mille fois,

ALFRED.

Comme j’attends vendredi avec impatience! Quel dommage que tu ne sois
pas venue aujourd’hui à une heure autre que celle du déjeuner du
Directeur; peut-être t’aurait-on permis de m’embrasser.


       *       *       *       *       *


Mardi, 7 heures du soir.

On vient de me remettre tout un paquet de lettres--de Jeanmaire, de ton
père, de Louise, les tiennes. Merci à tout le monde. Elles m’ont fait
pleurer, mais ont détendu mon âme ulcérée.

Réponds à tout le monde pour moi.


       *       *       *       *       *


9 Janvier 1895, mercredi 5 heures.

Ma bonne chérie,

Je reçois également tes lettres avec un grand retard. Ainsi on me remet
seulement ta lettre de mardi matin; il y était joint de nombreuses
lettres de toute la famille. Que veux-tu, ma chérie, il faut nous
incliner et souffrir en silence.

Vraiment, quand j’y pense encore, je me demande comment j’ai pu avoir le
courage de te promettre de vivre après ma condamnation. Cette journée
de samedi reste dans mon esprit gravée en lettres de feu. J’ai le
courage du soldat qui affronte le danger en face, mais hélas! aurai-je
l’âme du martyr?

Mais sois tranquille, ma chérie, je m’efforcerai de vivre et de résister
jusqu’à ma réhabilitation.

J’ai supporté sans défaillir le supplice le plus sanglant qu’on puisse
imposer à un homme de cœur qui n’a rien à se reprocher. Mon cœur a
saigné, il saigne encore, il ne vit qu’avec l’espoir qu’on lui rendra un
jour ses galons, qu’il a noblement gagnés et qu’il n’a jamais souillés.

Et d’ailleurs, quelles que soient les souffrances qui m’attendent
encore, mon cœur me commande de vivre! Il faut que je résiste pour le
nom que portent nos chers enfants, pour le nom de toute la famille.

Mais que le devoir est parfois dur à remplir!

Te parler de ma vie ici--à quoi bon t’attrister, ma chérie? Ton chagrin
est déjà assez grand pour ne pas l’augmenter encore par mes doléances.

Je vis d’espoir, ma bonne chérie; je vis dans la conviction qu’il est
impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit
pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie, à laquelle
j’ai toujours apporté tout le concours de mon intelligence et de mes
forces, à laquelle j’aurais voulu consacrer tout mon sang.

Il me faut de la patience, il faut que je la puise dans ton amour, dans
l’affection de tous les nôtres, dans la conviction enfin de la
réhabilitation.

Mille baisers aux chéris.

Je t’embrasse comme je t’aime,
ALFRED.

Ta lettre m’apprend qu’on a refusé à Mᵉ Demange l’autorisation de me
voir. J’espère cependant qu’elle lui sera bientôt accordée.

Quant à toi, je compte les heures jusqu’à vendredi.

Merci des bonnes lettres que je reçois de tous. Remercie-les de ma part
et dis-leur que c’est une des meilleures heures de ma journée que celle
qui se passe à lire ma correspondance. Mais je me sens incapable de leur
répondre à tous. Je n’ai rien à leur dire, sinon que je suis résigné et
que j’attends la découverte de la vérité.


       *       *       *       *       *


Le 10 janvier 1895, 9 heures, matin.

Depuis ce matin 2 heures, je ne dors plus dans l’attente où je suis de
te voir aujourd’hui. Il me semble que j’entends déjà ta voix chérie me
parler de mes chers enfants, de nos chères familles... et si je pleure,
je n’en ai pas honte, car le martyre que j’endure est vraiment cruel
pour un innocent.

Quel est le monstre qui est venu jeter le malheur et le déshonneur dans
une brave et honnête famille? A celui-là, s’il y a réellement une
justice sur cette terre, il n’y a pas de châtiments qu’on ne doive
réserver, il n’y a pas de torture qu’on ne doive infliger un jour.

Mais mon courage ne faiblit pas. J’ai des minutes pénibles quand mon
regard s’appesantit sur la situation présente. Mais je me réconforte en
pensant à l’avenir; grâce à ton héroïque dévouement, à vos puissants
efforts à tous, il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour.
D’ailleurs, il le faut, la volonté est un puissant levier.

A tout à l’heure, ma chérie, la joie de t’embrasser, de te serrer dans
mes bras, je compte les minutes qui me séparent de cet heureux moment.


       *       *       *       *       *


3 heures et demie.

Le moment est passé, ma chérie, si vite, si court, qu’il me semble que
je ne t’ai pas dit la vingtième partie de ce que j’avais à te dire.
Comme tu es héroïque, mon adorée, sublime d’abnégation et de dévouement!
Je ne fais que t’admirer.

Devant ce concours dévoué de sympathies et d’efforts, je n’ai pas le
droit de douter.

Je souffrirai donc en silence; permets-moi cependant, quand la coupe
débordera encore parfois, de m’épancher dans ton cœur.

Ce qui m’est cruel, et je ne le saurais répéter assez, ce ne sont pas
les souffrances physiques que j’endure, mais bien cette atmosphère de
mépris qui entoure mon nom, ton nom, mon adorée. Tu sais si j’ai
toujours été fier et digne, si j’ai toujours mis le devoir au-dessus de
tout... alors tu peux t’imaginer tout ce que je souffre.

Et c’est pourquoi encore je veux vivre, c’est pourquoi je veux crier au
monde mon innocence, la crier chaque jour jusqu’à mon dernier souffle,
jusqu’à ma dernière goutte de sang.

Je trouverai dans tes yeux le courage nécessaire au martyre, je puiserai
dans le souvenir de mes enfants les forces nécessaires pour résister à
mon calvaire.

Apporte-moi aussi ton portrait. Je le placerai entre ceux de nos chéris.
En contemplant ces trois figures, j’y lirai chaque jour, à chaque
instant, mon devoir.

Embrasse tout le monde de ma part.

Alfred DREYFUS.

Remercie ta sœur Alice de son excellente lettre qui m’a fait bien
plaisir. Donne aussi de mes nouvelles à tous les membres de la famille
auxquels je ne puis écrire. Dis-leur que leurs lettres sont toujours les
bienvenues.

Je t’embrasse bien, bien fort,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


7 heures et demie, soir.

Je n’ai reçu aujourd’hui ni lettre de toi, ni lettre de personne.
Ont-elles été arrêtées en route? Quoi qu’il en soit, je n’ai pas eu
aujourd’hui le seul rayon de soleil qui vienne égayer ma prison.

_P.-S._--Au moment de me coucher, on me remet un paquet de lettres que
je vais savourer avec délices.


       *       *       *       *       *


Le 11 janvier 1895.
(Jeudi 5 heures, soir)

Ma chérie,

Merci de tes deux dernières lettres (l’une de mardi soir, l’autre, je
pense, de mercredi matin), que l’on vient de me remettre.

Écris-moi matin et soir; quoique je reçoive tes deux lettres en même
temps, je te suis ainsi par la pensée, je te vois agir, il me semble que
je vis auprès de toi.

Je m’occupe un peu à lire et à écrire, j’essaie ainsi d’éteindre les
bouillonnements de mon cerveau et de ne plus penser à ma situation si
triste et si imméritée.

Pardonne-moi, ma chère, si parfois je gémis... mais que veux-tu, il
m’arrive, sous l’amertume des souvenirs, d’avoir besoin d’épancher dans
ton cœur le trop plein du mien. Nous nous sommes toujours si bien
compris, mon adorée, que je suis sûr que ton âme forte et généreuse
palpite d’indignation avec la mienne.

Nous étions si heureux! Tout nous souriait dans la vie. Te souviens-tu
quand je te disais que nous n’avions rien à envier à personne?
Situation, fortune, amour réciproque de l’un pour l’autre, des enfants
adorables... nous avions tout enfin.

Pas un nuage à l’horizon... puis un coup de foudre épouvantable,
inattendu, si incroyable même, qu’aujourd’hui encore il me semble
parfois que je suis le jouet d’un horrible cauchemar.

Je ne me plains pas de mes souffrances physiques, tu sais que celles là
je les méprise; mais sentir planer sur son nom une accusation
épouvantable, infâme, quand on est innocent... Ah! cela non! Et c’est
pourquoi j’ai supporté toutes les tortures, tous les affronts, car je
suis convaincu que tôt ou tard la vérité se découvrira et qu’on me
rendra justice.

J’excuse très bien cette colère, cette rage de tout un noble peuple
auquel on apprend qu’il y a un traître... mais je veux vivre, pour
qu’il sache que ce traître ce n’est pas moi.

Soutenu par ton amour, par l’affection sans bornes de tous les nôtres,
je vaincrai la fatalité. Je ne prétends pas que je n’aurai pas encore
parfois des moments d’abattement, de désespoir même. Vraiment, pour ne
pas se plaindre d’une erreur aussi monstrueuse, il faudrait une grandeur
d’âme à laquelle je ne prétends pas. Mais mon cœur restera fort et
vaillant.

Donc, du courage et de l’énergie, ma chérie. Il nous en faut à tous.
Levez tous la tête, portez-la fière et haute, nous sommes des martyrs.

Je vivrai, mon adorée, parce que je veux que tu puisses continuer à
porter mon nom comme tu l’as fait jusqu’à présent, avec honneur, avec
joie et avec amour, parce qu’enfin je veux le transmettre intact à nos
enfants.

Ne vous laissez donc pas abattre par l’adversité ni les uns ni les
autres; cherchez la vérité sans trêve ni repos.

Quant à moi, j’attendrai avec la force que donne une conscience pure et
tranquille que l’on tire au clair cette mystérieuse et tragique affaire.

Tu sais d’ailleurs, ma chérie, que la seule grâce que j’aie jamais
sollicitée, c’est la vérité. J’espère qu’on ne faillira pas à ce devoir
qu’on doit à un être humain qui ne demande qu’une chose: c’est qu’on
poursuive les recherches.

Et quand luira le jour de la réhabilitation, quand on me rendra mes
galons que je suis aussi digne de porter aujourd’hui qu’hier, quand
enfin je me verrai de nouveau à la tête de nos braves troupiers, oh!
alors, ma chérie, j’oublierai tout, souffrances, tortures et affronts
sanglants.

Que Dieu et la justice humaine fassent que ce jour luise bientôt!

A demain, mon adorée, le plaisir de t’embrasser. Je compte dès
maintenant les heures, demain je compterai les minutes. Je t’embrasse
bien fort.

ALFRED.

Bons baisers à nos deux chéris. Je n’ose penser à eux. Parle-m’en.
N’oublie pas de leur acheter les cadeaux promis en mon nom; que ces
jeunes âmes ne souffrent pas de nos tristesses.

Embrasse tout le monde à la maison pour moi.


       *       *       *       *       *


Le 12 Janvier 1895.
(Samedi, 4 heures).

Comme la demi-heure d’hier a été courte; on prévoit à l’avance l’emploi
de chaque minute, afin de ne rien oublier de ce que l’on veut se dire...
Puis le temps s’écoule comme dans un rêve et on s’aperçoit tout d’un
coup qu’on est à la fin de l’entrevue et qu’on ne s’est presque rien dit
encore.

Comment deux êtres comme nous peuvent-ils être si cruellement éprouvés?

Te souviens-tu des projets charmants que nous avions ébauchés pour cet
hiver? Nous devions enfin profiter un peu de notre liberté, aller vers
cette époque, comme deux jeunes amoureux, nous promener au pays du
soleil?... Ah! tout cela n’est pas possible, tout ce qui se passe est
inhumain. S’il y a un Dieu, s’il y a une justice en ce monde, il faut
espérer que la vérité éclatera bientôt et nous dédommagera de tout ce
que nous avons souffert.

J’ai mis les photographies des enfants devant moi, sur la tablette de ma
cellule. Quand je les regarde, les larmes mouillent mes paupières, mon
cœur se fend... mais cela me fait en même temps du bien, raffermit mon
courage. Apporte-moi aussi ta photographie. Vos trois figures devant les
yeux seront les compagnons de ma triste solitude.

Ah! ma chère femme, tu as une noble mission à remplir, pour laquelle il
te faut toute ton énergie. C’est pourquoi je te recommande instamment de
soigner ta santé. Tes forces physiques te sont plus nécessaires que
jamais. Tu te dois à tes enfants d’abord, au nom qu’ils portent ensuite.
Il faut prouver au monde entier que ce nom est pur et sans tache.

Ah! cette lumière sur ma tragique affaire, comme je la souhaite, comme
je l’attends, comme je voudrais l’acheter, non seulement au prix de
toute ma fortune, cela est tout naturel, mais encore au prix de mon
sang!

Si seulement je pouvais endormir mon cerveau, l’empêcher de penser
toujours à cette énigme indéchiffrable pour lui! Je voudrais pouvoir
percer les ténèbres qui enveloppent mon affaire; je voudrais gratter la
terre pour en faire jaillir la lumière.

Tu me répondras avec juste raison qu’il faut prendre patience, qu’il
faut du temps pour arriver à la découverte de la vérité... Je sais tout
cela, hélas! Mais que veux-tu, les minutes sont pour moi des heures...
Il me semble toujours qu’on va venir me dire: «Pardon, on s’est trompé,
l’erreur est découverte.»

Maintenant, j’attends lundi. Dorénavant, les semaines ne se composeront
plus que des deux jours où tu dois venir me rendre visite. Tu ne peux te
figurer combien j’admire ton abnégation, ton héroïsme, combien je puise
de courage dans ton amour si profond et si dévoué.

Remercie ta sœur Alice de son excellente lettre, qui m’a fait bien
plaisir. Donne aussi de mes nouvelles à tous les membres de la famille,
auxquels je ne puis écrire. Dis-leur que leurs lettres sont toujours les
bienvenues.

Je t’embrasse bien, bien fort,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 14 janvier 1895.
(Lundi, 9 heures du matin)

Enfin voici de nouveau le jour heureux où j’ai le plaisir de te voir, de
t’embrasser, de recevoir des nouvelles verbales de vous tous. J’ai tant
de choses à te dire... mais en te voyant, ne vais-je pas de nouveau,
dans l’émotion qui me saisira, tout oublier?

Cette nuit, je ne me suis encore endormi qu’à 2 heures du matin. J’ai
pensé à toi, à vous tous, à cette énigme épouvantable que je voudrais
déchiffrer... J’ai roulé dans ma cervelle mille moyens plus violents,
plus extravagants les uns que les autres à vous indiquer pour déchirer
le voile derrière lequel s’abrite un monstre.

Que veux-tu, ma chérie, nuit et jour je ne pense qu’à cela; mon esprit
est constamment tendu vers ce but et je ne puis vous aider en rien.
C’est le sentiment de mon impuissance qui me fait le plus souffrir.

J’essaie bien de lire, mais mes yeux seuls suivent les lignes, ma pensée
est ailleurs.

A tout à l’heure, ma chérie, la joie de te voir.

Dans l’attente de ce moment, je tourne en rond dans ma cellule comme le
lion dans sa cage.


       *       *       *       *       *


1 heure.

Le temps passe lentement, les minutes sont des heures. Comment dépenser
mon énergie, comment faire taire mon cœur! Parfois la patience
m’échappe. Ce ne sont ni le courage ni l’énergie qui me font défaut, tu
le sais bien...; d’ailleurs ma conscience me donne des forces
surhumaines... mais c’est cette inactivité terrible, ce désir que
j’aurais de vous aider pour poursuivre le but unique de ma vie, la
découverte du misérable qui m’a volé mon honneur, voilà ce qui me brûle
le sang. Ah, j’aimerais mieux monter tout seul à l’assaut de dix
redoutes que d’être là, impuissant, inactif à attendre passivement que
la vérité se découvre!

J’envie le casseur de pierres sur la grande route, absorbé dans son
travail machinal.

A tout à l’heure, ma chérie. Tu me rendras de la patience.


       *       *       *       *       *


3 heures.

Déjà, le temps a passé comme dans un rêve... J’avais cependant tant de
choses à te dire... et puis quand je me vois en ta présence, je te
regarde, je ne me souviens plus de rien... Tout ce qui m’arrive me
paraît un rêve, il me semble que nous n’allons plus nous séparer, que je
me réveille enfin d’un horrible cauchemar... Mais hélas, la réalité est
là, c’est la séparation.

Ah, le misérable qui a commis ce crime et nous dérobe notre honneur, ce
n’est pas un châtiment ordinaire qu’il mérite... J’espère que le jour où
on le découvrira enfin, l’opinion publique clouera son nom au pilori de
l’histoire... que le supplice qu’on lui infligera sera au dessus de tout
ce que l’on peut imaginer...

Je te demande pardon de mon énervement, de mon impatience. Mais
comprends, ma chérie, ce que sont pour moi ces longues heures, ces
longues journées!

Mais je suis cependant plus calme après chaque entrevue, je puise de
nouvelles forces, une nouvelle dose de patience dans tes regards, dans
ton amour.

Ah, cette vérité, il nous la faut, brillante, claire et lumineuse; je ne
vis que pour cela, je ne vis que dans cet espoir.

Et cette vérité, comme tu me l’as si bien dit, il nous la faut entière,
absolue... il faut qu’il ne subsiste de doute dans l’esprit de personne,
il faut que mon innocence éclate complète, il faut que l’on reconnaisse
que mon honneur est aussi haut placé que celui de qui que ce soit au
monde.

Et pour cela évidemment, il faut que je prenne patience... je le
reconnais avec toi... Mais le cœur a des raisons que la raison ne
connaît pas! Si je pouvais endormir mon cerveau jusqu’au jour où l’on
aura trouvé le coupable, je supporterais vaillamment et sans sourciller
les tortures physiques... et puis songe à cette atmosphère qui va
m’envelopper durant la route que j’ai encore à parcourir!

Enfin, faisons taire mon cœur. Je puise chaque fois de nouvelles forces,
une nouvelle dose de patience dans ton regard.

Ne pense donc plus à mes souffrances. Tu ne peux les soulager qu’en
agissant comme tu le fais, c’est-à-dire en cherchant le coupable sans
trève ni repos.

J’ai lu les quelques lignes de Pierrot dans la lettre de Marie. Merci
beaucoup à tous deux, surtout à la main qui a dirigé celle de Pierrot.

Fais de nos chers enfants des êtres vigoureux et sains.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 15 janvier 1895.
(Mardi, 9 heures du matin)

Ma chérie,

J’ai beaucoup pensé cette nuit à ce que tu m’as dit hier en m’exhortant
à la patience, en me faisant comprendre que rien ne se fait en un jour.
Hélas, je le sais bien, mais je souffre précisément de mes qualités qui
sont des défauts dans les circonstances actuelles. Homme d’action, je
suis impatient de voir déchiffrer cette énigme qui me torture le
cerveau.

Enfin, tu me comprends, ma chérie, puisque tu me connais si bien. Il est
inutile que je retrace chaque jour les fièvres d’impatience qui me
saisissent parfois, les accès de colère folle qui me secouent à
certains moments...

J’ai reçu hier soir une bonne nouvelle. On m’a appris que je verrai ta
mère aujourd’hui; je m’en réjouis à l’avance.


       *       *       *       *       *


5 heures 1/2.

J’ai vu quelques instants Mᵉ Demange. Après lui, j’ai eu le plaisir de
voir ta mère.

J’étais tellement énervé aujourd’hui que j’ai eu presque des faiblesses
devant elle; que veux-tu, parfois je redeviens un homme avec toutes ses
faiblesses et toutes ses passions.

Avoue d’ailleurs qu’il y a dans ma situation de quoi abattre les plus
forts.

Ah! crois bien que si ce n’était pour toi, pour nos chers enfants, il me
serait plus doux de mourir. Mais il faut que je me raidisse contre la
douleur, il faut que je me dise que je supporterai tous les calvaires,
tous les martyres, jusqu’au jour où mon innocence éclatera au grand
jour.

Il est impossible qu’il en soit autrement.

Je résisterai jusqu’au bout, sois-en convaincue. Mais il m’échappera
parfois encore des cris de colère, des cris de douleur.

Embrasse tout le monde, nos chéris pour moi.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


7 heures.

Mon moment de faiblesse est passé. Je vois et je vis dans l’avenir.
Courage donc tous, tôt ou tard l’innocence triomphera.

Marchez sans faiblir dans la voie que vous vous êtes tracée, comme moi
je suivrai sans défaillir mon chemin douloureux.


       *       *       *       *       *


Le 16 Janvier 1895.
(Mercredi, 10 heures du matin).

Ma chérie,

Je suis arrivé à dompter mes nerfs, à faire taire les mouvements
tumultueux de mon âme..., cela ne sert à rien d’ailleurs de
s’impatienter, puisque je suis décidé à vivre pour voir éclater mon
innocence.

Je sais qu’il faut pour cela du temps, même beaucoup de temps...;
j’attendrai donc comme je te l’ai promis, avec calme et avec dignité,
que la vérité se fasse jour; ma conscience me donnera les forces
nécessaires.

Je préparerai mon âme à supporter sans se plaindre le calvaire qui
m’attend encore, j’étoufferai les sanglots de mon cœur ulcéré.

J’ai perdu hier pendant quelques instants le sentiment de moi-même;
pense que voilà trois mois que je suis enfermé dans une chambre, en
proie aux tortures morales les plus épouvantables que l’on puisse
infliger à un homme de cœur; mais d’un effort violent de tout mon être,
je me suis ressaisi.

Ce sont mes nerfs surtout qui sont malades; mon énergie morale est telle
qu’au premier jour.

Mais vous êtes tous unis de volonté, d’intelligence et de dévouement;
j’ai donc la conviction que la lumière se fera tôt ou tard. Je ne
démentirai pas vos efforts.

Ne parlons plus de cela.

Que te raconterai-je? Ma vie journalière, tu la connais! Je te l’ai
décrite jusque dans ses moindres détails. Mes pensées? elles sont toutes
vers toi, vers nos chers enfants, vers nos chères familles.

Encore deux jours à attendre pour te voir et t’embrasser. Comme il est
long l’intervalle qui sépare nos entrevues, et comme ces dernières sont
courtes! Je voudrais faire courir le temps quand tu n’es pas là, le
faire durer une éternité quand tu es auprès de moi.

Comme tu me donnes du courage pour vivre, ma chérie; quelle patience je
puise dans tes yeux, dans les souvenirs que tu me rappelles, dans mes
devoirs vis à vis de nos bons chéris.


       *       *       *       *       *


1 heure.

Je reçois à l’instant tes deux chères lettres de mardi. Tu as raison de
me parler de nos chéris. Quoique cela m’arrache le cœur chaque fois que
je pense à eux, leur gazouillement que tu me répètes réveille cependant
en moi d’agréables et de touchants souvenirs. La foi me revient en des
jours meilleurs.

Je suis absolument de ton avis quant à l’œuvre que vous poursuivez. Il
faut du calme, du temps, de la persévérance pour arriver au but... Je le
sais fort bien, j’agirais comme vous si j’étais à votre place, préférant
aboutir sûrement plutôt que de tout perdre en agissant sans réflexion...
Mais moi, hélas, je suis ici entre quatre murs, inactif, le sang brûlé,
et ma façon de voir n’est forcément pas la même que la vôtre.

On m’apprend aussi que deux sœurs viendront me voir à deux heures. Quel
bonheur de revoir les siens.


       *       *       *       *       *


5 heures.

J’ai vu Louise et Rachel; j’ai senti leurs cœurs palpiter avec le mien
et partager mes souffrances. Leur foi en l’avenir est absolue; j’espère
comme elles.

Quel dévouement je rencontre dans nos merveilleuses familles, chez nos
amis! Cela console, du reste, de l’humanité. Vraiment on ne juge les
gens que dans le malheur.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime.

Ton dévoué,

ALFRED.

C’est cette bonne Jeanne qui doit changer à vue d’œil. Devient-elle une
belle fille comme son frère est un beau garçon?


       *       *       *       *       *


Le 17 janvier 1895.
(Jeudi, 9 heures).

Quel rôle ces maudits nerfs jouent dans la vie humaine!

Pourquoi ne peut-on pas dégager entièrement la personnalité matérielle
de la personnalité morale, et faire ainsi que l’influence de l’une ne
s’exerce pas sur l’autre?

Ma personnalité morale est toujours aussi vaillante, aussi forte. Elle
est résolue à aller jusqu’au bout, elle est décidée à tout. Il me faut
en effet mon honneur qu’on m’a arraché sans que j’aie jamais failli.

Mais ma personnalité matérielle subit de rudes secousses! Mes nerfs
tendus à l’excès depuis près de trois mois me font parfois horriblement
souffrir et je n’ai même pas la ressource de l’exercice physique
violent pour les dompter. On doit cependant me donner aujourd’hui
quelque médicament pour diminuer leur tension.

Ah! Quand je pense à ceux qui m’ont accusé et fait condamner! Que les
remords les poursuivent et leur fassent endurer les supplices que je
supporte moi-même!

Mais parlons d’autre chose.

Comment vas-tu, ma chérie? Comment vont les enfants? J’espère que vos
santés à tous continuent à être bonnes. Soutiens-toi, tu n’as pas le
droit de te laisser abattre. Tu as besoin de tout ton courage et de
toute son énergie, et pour cela il te faut toutes tes forces physiques.

C’est enfin vendredi, demain. Comme ce jour est long à venir!
Heureusement que le temps m’a paru un peu moins long cette fois, car,
hier et avant-hier, j’ai entendu parler de toi par les visites que j’ai
reçues.

Comment veux-tu que je n’aie pas moi-même confiance quand je sens autour
de moi toutes ces amitiés, toutes ces affections, tous ces dévouements,
enfin!

Ce dont il faut que je m’arme surtout, c’est de patience.


       *       *       *       *       *


2 heures.

On me remet ta lettre d’hier.

Je trouve que je gémis déjà assez par moi-même, sans que tu m’y engages
encore. Ah! Que c’est terrible, l’impuissance, quand on voudrait crier,
faire éclater sa complête innocence! Enfin, tout cela ne sert à
rien.--Il faut, comme je ne puis te le répéter assez, comme on a dû te
le répéter encore de ma part, chercher sans trève ni repos.

La volonté est un levier tel, qu’il soulève et brise tous les obstacles.

J’ai reçu hier une bonne lettre de ta sœur, aujourd’hui une lettre de ta
mère. Je n’ai, hélas, rien de particulier à leur dire; ma vie, tu la
connais, heure par heure, tu peux la leur décrire aussi complètement que
moi-même. Dis à ta mère qu’elle ne craigne rien; j’ai des faiblesses
nerveuses bien compréhensibles; mais l’âme est toujours là, elle veut la
vérité, elle veut son honneur et elle l’aura. Je ne démentirai donc pas
vos efforts.

Tôt ou tard, ma chérie, le bonheur nous reviendra, j’en ai l’intime
conviction. Le plus dur, c’est la patience qu’il faut avoir;
heureusement pour vous que vous avez un dérivatif puissant, l’action.

A demain, ma chérie, le plaisir de te voir, de causer avec toi, de
t’embrasser.

Mille baisers.

Ton dévoué mari,

ALFRED.

Bons baisers aux chéris.



Janvier et Février 1895.

SAINT-MARTIN DE RÉ


       *       *       *       *       *


19 janvier 1895.

Ma chérie,

Jeudi soir, vers dix heures, on est venu me réveiller pour m’emmener
ici, où je suis seulement arrivé hier soir. Je ne veux pas te raconter
mon voyage pour ne pas t’arracher le cœur; sache seulement que j’ai
entendu les cris légitimes d’un peuple vaillant et généreux contre celui
qu’il croit un traître, c’est-à-dire le dernier des misérables. Je ne
sais plus si j’ai un cœur.

Ah! quel sacrifice vous ai-je fait en vous promettant le soir de ma
condamnation de ne pas me tuer! Quel sacrifice fais-je au nom que
portent mes pauvres chers petits, pour supporter tout ce que je subis!
S’il y a une justice divine, il faut espérer que je serai récompensé de
cette longue et effroyable torture, de ce martyre de toutes les minutes
et de tous les instants. L’autre jour, ton père me disait qu’il eût
préféré être mort, et moi donc!... Je préférerais cent mille fois être
mort. Mais ce droit, nous ne l’avons ni les uns ni les autres; plus je
souffre et plus cela doit activer votre courage et votre résolution pour
trouver la vérité. Cherchez donc, sans trève ni repos, en proportion de
toutes les souffrances que je m’impose. Veux-tu être assez bonne pour
demander ou faire demander au ministre les autorisations suivantes que
lui seul peut accorder: 1º Le droit d’écrire à tous les membres de ma
famille, père, mère, frères et sœurs; 2º Le droit d’écrire et de
travailler dans ma cellule. Actuellement je n’ai ni _papier_, ni
_plume_, ni _encre_. On me remet seulement la feuille de papier sur
laquelle je t’écris, puis on me retire plume et encre; 3º La permission
de fumer.

Je ne te conseille pas de venir avant que tu ne sois complètement
guérie. Le climat est très rigoureux et tu as besoin de toute ta santé
pour nos chers enfants d’abord, pour le but que tu poursuis ensuite.
_Quant à mon régime ici, il m’est interdit de t’en parler._

Je te rappelle enfin qu’avant de venir ici, il faut que tu te munisses
de toutes les autorisations nécessaires _pour me voir_, demander le
_droit de m’embrasser_, etc., etc.

Quand serons-nous réunis, ma chérie? Je vis dans cet espoir et dans
celui bien plus grand de la réhabilitation future, mais que je souffre
moralement. Dis à toute la famille qu’il faut travailler sans trêve ni
repos, car tout cela est épouvantable et tragique. Écris-moi bien vite.
Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 21 janvier 1895
(Mardi, 9 heures du matin)

Comme tu dois souffrir!... Le drame dont nous sommes les victimes est
certainement le plus épouvantable de ce siècle. Avoir tout pour soi,
bonheur, avenir, intérieur charmant, et puis tout à coup, se voir accusé
et condamné pour un crime monstrueux!

Ah! le monstre qui a jeté ainsi le déshonneur dans une famille aurait
mieux fait de me tuer, au moins il n’y aurait que moi qui aurait
souffert.

Vois-tu, ce qui me torture, c’est cette pensée du nom infâme qui est
accolé à mon nom. Si je n’avais à supporter que des souffrances
physiques, ce ne serait rien, les souffrances supportées pour une noble
cause vous grandissent; mais souffrir parce que je suis condamné pour un
crime infâme, ah! non, vois-tu, c’est de trop, même pour une énergie
comme la mienne.

Ah pourquoi ne suis-je pas mort, je n’ai même pas le droit de déserter
de mon plein gré la vie; ce serait une lâcheté, je n’aurai le droit de
mourir, de chercher l’oubli que lorsque j’aurai mon honneur.

L’autre jour, quand on m’insultait à la Rochelle, j’aurais voulu
m’échapper des mains de mes gardiens et me présenter la poitrine
découverte à ceux pour lesquels j’étais un juste objet d’indignation et
leur dire: «Ne m’insultez pas, mon âme que vous ne pouvez pas connaître
est pure de toute souillure, mais si vous me croyez coupable, tenez,
prenez mon corps, je vous le livre sans regrets.» Au moins alors, sous
l’âpre morsure des souffrances physiques, quand j’aurais encore crié:
«Vive la France!» peut-être qu’alors eût-on cru à mon innocence!

Enfin, qu’est-ce que je demande nuit et jour? Justice, justice!
Sommes-nous au XIXᵉ siècle ou faut-il retourner de quelques siècles en
arrière? Est-il possible que l’innocence soit méconnue dans un siècle
de lumière et de vérité? Qu’on cherche, je ne demande aucune grâce, mais
je demande la justice qu’on doit à tout être humain. Qu’on poursuive les
recherches; que ceux qui possèdent de puissants moyens d’investigation
les utilisent dans ce but, c’est pour eux un devoir sacré d’humanité et
de justice. Il est impossible alors que la lumière ne se fasse pas
autour de ma mystérieuse et tragique affaire.

O Dieu! qui me rendra mon honneur qu’on m’a volé, qu’on m’a dérobé?

Ah! quel sombre drame, ma pauvre chérie! Il est certain qu’il dépasse,
comme tu le dis si bien, tout ce qu’on peut imaginer.

Je n’ai que deux moments heureux dans la journée, mais si courts. Le
premier, quand on m’apporte cette feuille de papier afin de pouvoir
t’écrire; je passe ainsi quelques instants à causer avec toi. Le second,
quand on m’apporte ta lettre journalière. Le reste du temps, je suis en
tête à tête avec mon cerveau, et Dieu sait si mes réflexions sont
tristes et sombres.

Quand cet horrible drame finira-t-il? Quand aura-t-on enfin découvert la
vérité? Ah, ma fortune tout entière à celui qui sera assez habile et
adroit pour déchiffrer cette lugubre énigme!

Donne-moi des nouvelles de tous les nôtres.

Embrasse tout le monde de ma part.

Je n’ose te parler de nos bons chéris. Quand je regarde leurs
photographies, quand je vois leurs yeux si bons, si doux, les sanglots
me montent du cœur aux lèvres. Quand on souffre pour quelque chose ou
pour quelqu’un, c’est compréhensible... Mais pourquoi, et surtout pour
qui cet odieux martyre?

Je te serre sur mon cœur,

ALFRED.

Ne viens pas avant d’être complètement rétablie et en excellente santé.
Nos enfants ont besoin de toi.


       *       *       *       *       *


Le 23 janvier 1895.

Ma chérie,

Je reçois tous les jours de tes lettres; on ne m’a encore remis de
lettre d’aucun membre de la famille; de même, de mon côté, je n’ai pas
encore l’autorisation de leur écrire. Je t’ai écrit tous les jours
depuis samedi; j’espère que tu es en possession de mes lettres.

Il ne faut pas s’étonner, ma chérie, de la scène de la Rochelle. Moi, je
la trouve toute naturelle; ce qui m’étonne bien plus, c’est qu’il ne se
soit encore trouvé personne pour dire ce que sont vraiment nos familles
dont les noms sont synonymes de loyauté et d’honneur. Ah! la lâcheté
humaine, j’en ai mesuré l’étendue dans ces jours tristes et sombres!

Quand je pense à ce que j’étais il y a quelques mois à peine, et quand
je le compare à ma situation misérable d’aujourd’hui, j’avoue que j’ai
des défaillances, des colères farouches, contre l’injustice du sort. Je
suis, en effet, la victime de l’erreur la plus épouvantable de notre
siècle. Ma raison se refuse parfois à y croire; il me semble que je suis
le jouet d’une terrible hallucination, que tout cela va se dissiper...
mais, hélas! la réalité est tout autour de moi.

Pourquoi ne sommes-nous pas tous morts avant cette tragique histoire?
Certes cela eût été préférable. Et aujourd’hui nous n’avons plus le
droit de mourir ni les uns ni les autres, il faut que nous vivions pour
laver notre nom de la souillure qui lui a été faite. Ma conviction est
absolue; je suis sûr que tôt ou tard la lumière jaillira, il est
impossible à une époque comme la nôtre, que les recherches n’aboutissent
pas à trouver le véritable coupable. Mais comment serai-je à ce moment
là, moralement et physiquement? Je crois que la vie n’aura plus alors
aucun attrait pour moi, et si je m’y rattacherai encore, ce sera pour
toi, ma bonne chérie, dont le dévouement a été héroïque dans ces
horribles circonstances, et pour mes chers enfants dont je veux faire
d’honnêtes gens.

Mais, quoi qu’il arrive, je suis sûr que l’histoire rétablira les choses
à leur véritable point. Il se trouvera bien, dans notre beau pays de
France, si prompt aux emballements, mais si généreux aux infortunes
imméritées, un homme honnête et assez courageux pour chercher à
découvrir la vérité.

Quant à moi, ma chérie, que te dire? Que j’ai l’âme brisée; on l’aurait
à moins. Mais sois tranquille; jusqu’à mon dernier souffle, je ne
baisserai ni ne fléchirai la tête; mon honneur vaut celui de qui que ce
soit au monde. Faites comme moi et demandez justice. C’est la seule
grâce que je sollicite; je ne demande rien autre chose que la vérité,
que toute la vérité.

Et cette vérité, si on veut bien la poursuivre, il est impossible qu’on
ne l’ait pas, il est impossible qu’une pareille erreur ne se découvre
pas.

Quand je regarde en arrière, mes souffrances sont tellement
épouvantables que j’en éprouve des secousses nerveuses horribles. Je
regarde toujours en avant avec l’espoir que bientôt tout se découvrira
et qu’on me rendra mon honneur, ce que j’ai de plus cher en ce monde.

Fasse Dieu et la justice que ce moment arrive bientôt! Vraiment j’ai
assez souffert. Nous avons tous assez souffert.

J’espère que tu te soignes toujours; il te faut, ma chère adorée, toutes
tes forces physiques pour pouvoir supporter les tortures morales qu’on
t’inflige.

Comment vont tous les membres de nos deux familles? Donne moi de leurs
nouvelles, puisque je ne puis en avoir directement.

Embrasse nos deux chéris, tout le monde pour moi. Je t’embrasse de
toutes mes forces,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 24 janvier 1895.

Ma chère Lucie.

D’après ta lettre datée de mardi, tu n’as encore reçu aucune lettre de
moi. Comme tu dois souffrir, ma pauvre chérie! Quel horrible martyre
pour tous deux! Sommes-nous assez infortunés! Qu’avons-nous donc fait
pour subir une pareille infortune? C’est précisément ce qu’il y a de
plus épouvantable: c’est qu’on se demande de quel crime on est coupable,
quelle faute on expie.

Ah! le monstre qui a jeté la honte et le déshonneur dans une honnête
famille, en voilà un qui ne méritera aucune pitié! Son crime est
tellement épouvantable, que la raison se refuse à comprendre tant
d’infamie unie à tant de lâcheté. Il me semble impossible qu’une
pareille machination ne se découvre tôt ou tard; un crime pareil ne peut
rester impuni.

Cette nuit, à un moment, la réalité m’est apparue comme un songe
horrible, étrange, surnaturel... dont j’ai voulu me réveiller, dont j’ai
voulu sortir... Mais, hélas, ce n’était pas un songe! Je voulais
échapper à cet horrible cauchemar, me retrouver dans la réalité, telle
du moins qu’elle devrait être, c’est-à-dire entre vous tous, dans tes
bras, ma chérie, près de mes chers enfants.

Ah! quand ce jour béni arrivera-t-il? N’épargnez, pour cela, ni vos
peines, ni vos efforts, ni l’argent. Que je sois ruiné, cela m’est égal,
mais je veux mon honneur, c’est pour lui que je supporte ces effroyables
tortures.

Tu me demandes comment je supporte mon supplice? Hélas, comme je le
peux. J’ai parfois des moments d’abattement terribles, pendant lesquels
il me semble que la mort serait mille fois préférable à la torture
morale que j’endure, mais par un effort violent de volonté, je me
ressaisis. Que veux-tu, il faut bien parfois se laisser aller à la
douleur, on la supporte ensuite avec d’autant plus de fermeté.

Enfin, espérons que cet horrible calvaire aura une fin, c’est la seule
raison de vivre, c’est là mon unique espoir.

Les journées et les nuits sont longues, mon cerveau est constamment à la
recherche de cette énigme épouvantable qu’il ne peut déchiffrer. Ah! que
je voudrais pouvoir déchirer à coups d’épée ce voile impénétrable qui
entoure ma tragique histoire! Il est impossible qu’on n’y arrive pas.

Donne-moi des nouvelles de vous tous, puisque les seules lettres que je
reçoive sont les tiennes. Parle-moi de nos chers enfants, de ta santé.
Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 25 janvier 1895.
(Vendredi)

Ma chère Lucie,

Ta lettre d’hier m’a navré, la douleur y perçait à chaque mot.

Jamais, vois-tu, deux infortunés n’ont souffert comme nous. Si je
n’avais foi en l’avenir, si ma conscience nette et pure ne me disait pas
qu’une pareille erreur ne peut subsister éternellement, je me laisserais
certes aller aux plus sombres idées. J’ai déjà, comme tu le sais, résolu
une fois de me tuer; j’ai cédé à vos remontrances, je vous ai promis de
vivre, car vous m’avez fait comprendre que je n’avais pas le droit de
déserter, qu’innocent je devais vivre. Mais, hélas, si tu savais combien
parfois il est plus difficile de vivre que de mourir!

Mais sois tranquille, ma chérie, malgré toutes mes tortures, je ne
démentirai pas vos généreux efforts, je vivrai... tant que mes forces
physiques et surtout morales le permettront.

Toute la nuit j’ai pensé à toi, mon adorée, j’ai souffert avec toi. Je
t’ai écrit chaque jour depuis samedi dernier, j’espère que mes lettres
te seront parvenues à l’heure qu’il est.

Je ne sais ni sur qui ni sur quoi fixer mes idées. Quand je regarde le
passé, la colère me monte au cerveau, tant il me semble impossible que
tout me soit ainsi ravi; quand je regarde le présent, ma situation est
si misérable que je pense à la mort comme à l’oubli de tout; il n’y a
que lorsque je regarde l’avenir que j’ai un moment de soulagement, car,
comme je te le disais déjà plus haut, l’espoir seul me fait vivre.

Tout à l’heure, j’ai regardé pendant quelques instants le portrait de
nos chers enfants; mais je n’ai pu supporter leur vue longtemps tant les
sanglots m’étreignaient la gorge. Oui, ma chérie, il faut que je vive,
il faut que je supporte mon martyre jusqu’au bout pour le nom que
portent ces chers petits. Il faut qu’ils apprennent un jour que ce nom
est digne d’être honoré, d’être respecté, il faut qu’ils sachent que si
je mets l’honneur de beaucoup de personnes au-dessous du mien, je n’en
mets aucun au-dessus.

Ah! mais il serait vraiment grand temps que cet horrible martyre que
nous subissons tous prit fin. Je n’ose y penser, tout en moi se gonfle,
prêt à éclater...

Je t’embrasse mille et mille fois ainsi que nos bons chéris,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Vendredi, 4 heures.

On me remet ta lettre d’hier vendredi dans laquelle tu m’annonces avoir
reçu ma première lettre. Tu es priée de t’abstenir de faire aucune
réflexion sur les mesures prises à notre égard. Je n’aurai plus
dorénavant le droit de t’écrire que deux fois par semaine. Tu pourras
m’écrire chaque jour; fais-le, ma chérie, car c’est la seule chose qui
me donne le courage de vivre. Si je ne sentais pas ta chaude affection,
celle de tous les miens, lutter avec moi pour mon honneur, je n’aurais
pas le courage de poursuivre cette tâche presque surhumaine. De même on
ne me donne aucune lettre d’aucun membre de la famille, et je n’ai pas
le droit de leur écrire.

Le ministre seul peut modifier cet état de choses.

Tu ne peux te figurer, ma pauvre enfant, comme je suis malheureux; nuit
et jour je pense à cet horrible mot accolé à mon nom, mon cerveau
parfois se refuse à admettre pareille chose. Je me demande dans mes
nuits agitées si je suis réveillé ou si je dors. Avec cela, aucune
occupation qui me permette de me distraire de mes sombres pensées.

Je t’embrasse mille fois ainsi que tous les nôtres,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


28 janvier 1895.

Ma chère Lucie,

Voilà un des jours heureux de ma triste existence, puisque je puis venir
passer une demi-heure avec toi, à causer et à t’entretenir. Tu sais que
je ne puis t’écrire que deux fois par semaine.

J’ai reçu tes deux lettres de vendredi et de samedi.

Chaque fois qu’on m’apporte une lettre de toi, un rayon de joie pénètre
dans mon cœur profondément ulcéré. Ce que tu me dis dans ta lettre de
samedi est exact; j’ai comme toi la conviction absolue que tout se
découvrira, mais quand?--Tu comprends qu’à la longue tout s’émousse,
même le courage le plus héroïque. Et puis, entre le courage qui fait
affronter le danger quel qu’il soit et le courage qui permet de
supporter sans faiblir les pires outrages, le mépris et la honte, il y a
une grande différence. Je n’ai jamais baissé la tête, crois-le bien; ma
conscience ne me le permettait pas. J’ai le droit de regarder tout le
monde en face. Mais que veux-tu, tout le monde ne peut pas descendre
dans mon âme et conscience! Le fait est là, hélas, brutal et terrible.
C’est pourquoi chaque fois que je reçois une de tes lettres, j’ai un
rayon d’espoir, j’espère enfin apprendre quelque bonne nouvelle. Si les
Léon sont venus à Paris, leur impatience ne leur permettant pas
d’attendre, pense un peu ce qu’il en est de moi. Je sais bien que vous
souffrez tous comme moi, que vous partagez mes peines et mes tortures,
mais vous avez l’activité qui vous distrait un peu de ces horribles
douleurs, tandis que je suis là, impatient, en tête à tête nuit et jour
avec mon cerveau.

Vraiment, je me demande encore aujourd’hui comment mon cerveau a pu
résister à tant de coups répétés, comment je ne suis pas devenu fou.

Il est certain, ma chérie, qu’il n’y a que ton profond amour qui puisse
me faire encore aimer la vie. Avoir consacré toutes ses forces, toute
son intelligence au service de son pays, et puis se voir un beau jour
accusé, puis condamné pour le crime le plus horrible, le plus monstrueux
qu’un soldat puisse commettre, avoue qu’il y a de quoi dégoûter de la
vie! Aussi, quand mon honneur me sera rendu,--ah! que ce soit le plus
tôt possible--alors je me consacrerai tout entier à toi et à nos chers
enfants.

Et puis, songe au chemin terrible qu’il me reste encore à parcourir
avant d’arriver au terme de mes pérégrinations. Une traversée de 60 à 80
jours, dans des conditions épouvantables. Je ne parle pas, bien entendu,
des conditions matérielles de la traversée--tu sais que mon corps m’a
toujours peu inquiété--mais des conditions morales. Me trouver pendant
tout ce temps-là en face de marins, d’officiers de marine, c’est-à-dire
d’honnêtes et loyaux soldats qui verront en moi un traître, c’est-à-dire
ce qu’il y a de plus abject parmi les criminels! Tu vois, rien qu’à
cette pensée, mon cœur se serre.

Je ne crois pas que jamais au monde un innocent ait enduré les tortures
morales que j’ai déjà supportées et celles qui m’attendent encore. Aussi
tu peux croire si dans chacune de tes lettres je cherche, enfin, ce mot
d’espoir, tant attendu, tant désiré.

Écris-moi chaque jour longuement. Donne-moi des nouvelles de tous les
membres de la famille, puisque je ne reçois pas leurs lettres et que je
ne puis leur écrire. Tes lettres sont, comme je te l’ai déjà dit, mes
seuls moments de bonheur. Toi seule, tu me rattaches à la vie.

Regarder en arrière, je ne le puis.--Les larmes me saisissent quand je
pense à notre bonheur passé. Je ne puis que regarder en avant, avec le
suprême espoir que bientôt luira le grand jour de la lumière et de la
vérité.

Embrasse tout le monde pour moi, ainsi que nos chers enfants.

Mille baisers pour toi,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


31 janvier 1895.--Jeudi.

Ma chère Lucie,

Enfin voici de nouveau le jour heureux où je puis t’écrire. Je les
compte, hélas, les jours heureux! En effet, je n’ai plus reçu de lettres
de toi depuis celle qui m’a été remise dimanche dernier. Quelle
souffrance épouvantable! Jusqu’à présent, j’avais chaque jour un moment
de bonheur en recevant ta lettre. C’était un écho de vous tous, un écho
de toutes vos sympathies qui réchauffait mon pauvre cœur glacé. Je
relisais ta lettre quatre ou cinq fois, je m’imprégnais de chaque
mot,--peu à peu les mots écrits se transformaient en paroles dites... il
me semblait bientôt t’entendre me parler tout près de moi. Oh! musique
délicieuse qui allait à mon âme! Puis, depuis quatre jours, plus rien,
la morne tristesse, l’épouvantable solitude.

Je me demande vraiment comment je vis; nuit et jour mon seul compagnon
est mon cerveau, aucune occupation si ce n’est celle de pleurer sur nos
malheurs.

La nuit dernière, quand j’ai pensé à toute ma vie passée, à tout ce que
j’ai peiné, travaillé, pour acquérir une situation honorable... puis,
quand j’ai comparé cela à ma situation présente, des sanglots m’ont
saisi à la gorge, il me semblait que mon cœur se déchirait et j’ai dû,
pour que mes gardiens ne m’entendissent pas, tant j’étais honteux de ma
faiblesse, étouffer mes pleurs sous mes couvertures.

Vraiment, c’est trop cruel!

Ah! combien j’éprouve aujourd’hui qu’il est parfois plus difficile de
vivre que de mourir!

Mourir, c’est un moment de souffrance, mais c’est l’oubli de tous les
maux, de toutes tortures.

Tandis que porter chaque jour le poids de ses souffrances, sentir son
cœur saigner et chacun de ses nerfs torturé, toutes les fibres de la
sensibilité tressaillir l’une après l’autre... souffrir enfin le long
martyre du cœur... Voilà ce qu’il y a de vraiment épouvantable!

Mais ce droit de mourir, je ne l’ai pas, nous ne l’avons ni les uns, ni
les autres. Nous ne l’aurons que lorsque la vérité sera découverte, que
lorsque mon honneur me sera rendu. Jusque là il faut vivre. Je fais tous
mes efforts pour cela, j’essaie d’annihiler en moi toute la partie
intellectuelle et sensible pour vivre en bête uniquement préoccupée de
satisfaire ses besoins matériels.

Quand donc cet horrible martyre sera-t-il fini? Quand donc
reconnaîtra-t-on la vérité?

Comment vont nos pauvres chéris? Quand je pense à eux, c’est un torrent
de larmes. Et toi, j’espère que ta santé est bonne. Il faut te soigner,
ma chérie. Les enfants d’abord, la mission que tu as à remplir ensuite,
t’imposent des devoirs auxquels tu ne peux manquer.

Pardon de mon style baroque et décousu. Je ne sais plus écrire, les
mots ne me viennent plus, tant mon cerveau est délabré. Il n’y a plus
qu’un point fixe dans ma tête: l’espoir de connaître un jour la vérité,
de voir mon innocence reconnue et proclamée. C’est ce que je balbutie
nuit et jour, dans mes rêves comme dans mon réveil.

Quand pourrais-je t’embrasser et retrouver dans ton profond amour la
force qui m’est nécessaire pour aller jusqu’au bout de cet épouvantable
calvaire?

Embrasse tout le monde pour moi.

Baisers aux chéris.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 3 février 1895.
(Dimanche)

Ma chérie,

Je viens de passer une semaine atroce. Je suis sans nouvelles de toi
depuis dimanche dernier, c’est-à-dire depuis huit jours. Je me suis
imaginé que tu étais malade, puis que l’un des enfants l’était... J’ai
fait ensuite toutes sortes de suppositions dans mon cerveau malade...
J’ai bâti toutes sortes de chimères.

Tu peux t’imaginer, ma chérie, tout ce que j’ai souffert, tout ce que je
souffre encore. Dans mon horrible solitude, dans la situation tragique
dans laquelle des événements aussi bizarres qu’incompréhensibles m’ont
placé, j’avais au moins cette unique consolation, c’est de sentir près
de moi ton cœur battre à l’unisson du mien, partager toutes mes
tortures.

La nuit de jeudi à vendredi surtout a été épouvantable. Je ne veux pas
te la narrer, elle t’arracherait le cœur. Tout ce que je puis te dire,
c’est que je me débattais contre l’accusation qui avait été portée
contre moi, que je me disais que c’était impossible... puis je me
réveillais et je constatais la triste réalité.

Ah! pourquoi ne peut-on pas m’ouvrir le cœur et y lire à livre ouvert;
on y verrait au moins les sentiments que j’ai toujours professés, ceux
que j’ai encore. Mais non, vois-tu, il me semble impossible que tout
cela dure éternellement... la vérité doit se faire jour!

Par un effort inouï de ma volonté, je me suis ressaisi. Je me suis dit
que je ne pouvais ni descendre dans la tombe, ni devenir fou avec un nom
déshonoré. Il fallait donc que je vive, quelle que dût être la torture
morale à laquelle je suis en proie.

Ah! cet opprobre, cette infamie qui couvrent mon nom, quand donc les
enlèvera-t-on?

Qu’il vienne donc, le jour béni où mon innocence sera reconnue, où l’on
me rendra mon honneur qui n’a jamais failli!... Je suis bien las de
souffrir.

Que l’on me prenne mon sang, que l’on fasse ce que l’on voudra de mon
corps..., tu sais que j’en fais fi..., mais qu’on me rende mon honneur.

Personne n’entendra donc ce cri de désespoir, ce cri d’un malheureux
innocent qui, cependant, ne demande que justice!

Chaque jour qui se lève, j’espère que ce sera celui où l’on reconnaîtra
ce que j’ai été, ce que je suis, un loyal soldat digne de mener au feu
les soldats de la France...; puis le soir vient..., et rien, rien
encore.

Ajoute à cela que je ne reçois aucune lettre de toi, que je suis isolé
avec ma torture morale, et tu peux, ma chérie, te rendre compte de mon
état. Mais sois rassurée, je suis de nouveau fort. Je me suis traité de
lâche, je me suis dit tout ce que tu aurais pu me dire toi-même si tu
avais été auprès de moi; un innocent n’a jamais le droit de désespérer.
Puis, quoique je sois sans nouvelles directes, je sens tous vos cœurs,
toutes vos âmes vibrer avec mon cœur et avec mon âme, souffrir avec moi
de l’infamie qui couvre mon nom et chercher à la dissiper.

Quand pourras-tu venir passer quelques heures avec moi? Comme ce serait
heureux si je pouvais puiser de nouvelles forces dans ton cœur!

Aurai-je une lettre de toi aujourd’hui? Je n’ose plus trop l’espérer
puisque chaque jour mon espoir est déçu, et la souffrance est chaque
fois trop cruelle.

Enfin, ma chérie, que te dire?... Je ne vis que d’espoir. Nuit et jour,
je vois devant moi, comme une étoile brillante, le moment où tout sera
oublié, où mon honneur me sera rendu.

Embrasse bien, bien fort, mes chéris pour moi.

Baisers à tous les membres de nos familles.

Quant à toi, je t’embrasse comme je t’aime, c’est-à-dire de toutes mes
forces,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 7 février 1895.
(Jeudi.)

Ma bonne Lucie,

J’ai reçu dimanche dernier un paquet d’une quinzaine de lettres, toutes
antérieures au dimanche 27 janvier. Remercie bien tous les membres de
la famille de leur chaude affection dont je n’ai jamais douté. Je suis
donc sans nouvelles de toi depuis plus de dix jours. Te dire mes
tortures est impossible.

Puis, me trouver encore en face de soldats que j’étais si fier de
commander hier, que je suis digne de commander encore aujourd’hui, et
qui verront en moi le dernier des misérables--vois-tu, c’est
épouvantable! Mon cœur cesse de battre à cette seule pensée.

Mon histoire est trop horrible, ma tête n’en peut plus.

J’ai pu résister pendant assez longtemps parce que mon âme pure et
honnête me disait que mon devoir était là, que mon innocence si complète
et si absolue ne tarderait pas à éclater...; mais cette avanie lente est
tout ce qu’il y a de plus épouvantable.

J’eusse préféré le peloton d’exécution; au moins, là, il n’y aurait pas
eu de discussion possible et vous eussiez réhabilité ma mémoire.

Mais ne crains pas que je veuille attenter jamais à mes jours. Je t’ai
promis de n’en rien faire et tu sais que je n’ai qu’une parole. Sois
donc sans inquiétude aucune à ce sujet. Mais jusqu’où mes forces me
mèneront-elles, jusqu’à quand mon cœur continuera-t-il de battre dans
cette atmosphère de mépris, moi si fier de mon honneur sans tache, moi
orgueilleux, voilà ce que je ne sais pas!

Ah! s’il n’y avait eu que des tortures physiques à supporter, s’il n’y
avait eu qu’à souffrir en attendant la vérité, j’aurais été de taille à
le faire, à supporter le martyre épouvantable. Mais supporter le
mépris... pendant si longtemps... c’est horrible!

Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un innocent qui ait enduré des
tortures pareilles aux miennes.

Quant à toi, ma pauvre et bien aimée femme, il faut que tu gardes tout
ton courage et toute ton énergie. C’est au nom de notre profond amour
que je te le demande, car il faut que tu sois là pour laver mon nom de
la souillure qui lui a été faite, il faut que tu sois là pour faire de
nos enfants de braves et honnêtes gens. Il faut que tu sois là pour leur
dire un jour ce qu’était leur père, un brave et loyal soldat, écrasé par
une fatalité épouvantable.

Aurai-je des nouvelles de toi aujourd’hui? Quand apprendrai-je que
j’aurai le plaisir et la joie de t’embrasser? Chaque jour je l’espère,
et rien ne vient égayer mon horrible martyre.

Du courage, ma chérie, il t’en faut beaucoup, beaucoup, il vous en faut
à tous, à nos deux familles. Vous n’avez pas le droit de vous laisser
abattre, car vous avez une grande mission à remplir, quoiqu’il advienne
de moi.

Embrasse tout le monde pour moi. Embrasse bien, bien fort, nos deux
pauvres chéris pour moi, et toi reçois les meilleurs baisers de celui
qui t’aime tant,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 10 février 1895.
(Dimanche.)

Ma chère Lucie,

J’ai reçu vendredi soir tes lettres jusqu’au 2 février inclus.

J’ai vu avec plaisir que vous vous portez tous bien. J’espère que tu as
reçu également mes lettres.

Je ne te parlerai pas de moi; tu dois comprendre quelle est l’agonie
lente de mon cœur. Mais rien ne sert de gémir. Ce qu’il te faut, ce
qu’il vous faut à tous, c’est de la vaillance et du courage; il ne faut
pas que vous, vous vous laissiez abattre par l’adversité, si terrible
qu’elle soit.

Il faut que vous arriviez à prouver à la France entière que j’étais un
digne et loyal soldat, aimant sa patrie au dessus de tout, l’ayant
servie toujours avec dévouement.

C’est là le but principal, le but primordial, bien au-dessus de ma
propre personnalité. Il y a un nom qu’il s’agit de laver de la souillure
qui lui a été infligée, un nom jusqu’ici pur et sans tache, et qui doit
de nouveau briller d’un éclat aussi pur que jadis. C’est d’ailleurs le
nom que portent nos chers enfants et ceci déjà doit te donner tout le
courage nécessaire.

Merci de toutes les nouvelles que tu me donnes des nôtres. Moi aussi, je
regrette de ne pouvoir leur écrire. Tu sais quelle grande affection
j’avais pour eux tous. Embrasse bien les parents, ta chère famille, la
nôtre pour moi. Dis-leur bien ce que je pense, ce dont je voudrais te
convaincre: c’est que moi je ne viens qu’en second lieu, c’est qu’il y a
un nom qu’il faut réhabiliter.

Personne ne peut faillir à cette tâche suprême.

Te dire l’état dans lequel je suis, c’est inutile. Comme je te disais
plus haut, ton cœur est là pour te le faire sentir mieux que ma plume ne
saurait le faire. J’irai tant que mon cœur battra, avec toujours devant
moi, nuit et jour, l’espoir suprême qu’on me rendra la place que je
mérite.

Vois-tu, chérie, un homme d’honneur ne saurait vivre sans son honneur.
On a beau se dire en soi-même qu’on est innocent, le cœur vous ronge.
Les heures sont longues dans la solitude, et mon esprit ne peut encore
concevoir tout ce qui m’arrive. Jamais romancier, si riche que soit son
imagination, n’aurait pu écrire une histoire plus tragique.

Je suis convaincu comme toi que la vérité se fera jour tôt ou tard. Les
bonnes causes triomphent toujours. Mais quel sera alors mon état, c’est
ce que je ne saurais dire... Le cœur est là qui, du matin au soir et du
soir au matin, souffre et palpite.

J’espère que je pourrai t’embrasser au moins avant mon départ.

Merci des détails que tu me donnes des enfants. Il faut les élever
sérieusement et solidement, s’occuper aussi bien du physique que du
moral. D’ailleurs, je te connais, je n’ai nulle inquiétude à ce sujet.
Je sais que tu en feras des âmes généreuses et belles, ardentes pour
tout ce qui est noble et beau, marchant toujours dans la voie du devoir.

Embrasse mille et mille fois ces bons chéris pour moi.

Je te prie aussi d’embrasser tout le monde pour moi. Reçois les baisers
les meilleurs de ton mari qui t’aime, qui ne vit qu’avec ta pensée,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 14 février 1895.

Ma chère Lucie,

Les quelques moments que j’ai passés avec toi m’ont été bien doux,
quoiqu’il m’ait été impossible de te dire tout ce que j’avais sur le
cœur.

Mon temps se passait à te regarder, à m’imprégner de ton visage, à me
demander par quelle fatalité inouïe du sort j’étais séparé de toi. Plus
tard, quand on racontera mon histoire, elle paraîtra invraisemblable.

Mais ce qu’il faut bien nous dire, c’est qu’il faut la réhabilitation,
il faut que mon nom brille de nouveau de tout l’éclat qu’il n’aurait
jamais dû perdre.

J’aimerais mieux voir nos enfants morts que de penser que le nom qu’ils
portent est déshonoré.

C’est pour nous tous une question vitale, on ne vit pas sans honneur. Je
ne saurais assez te le répéter.

J’aurai bientôt un nouveau pas à franchir dans mon étape douloureuse.

Je ne crains pas les fatigues physiques, mais pourvu, mon Dieu, qu’on
m’épargne les tortures morales! Je suis las de sentir mon nom méprisé,
moi si fier, si orgueilleux précisément de mon nom sans tache, moi qui
ai le droit de regarder tout le monde en face! Je ne vis que dans cet
espoir, c’est de voir bientôt mon nom lavé de cette horrible souillure.

Tu m’as de nouveau rendu le courage. Ta noble abnégation, ton héroïque
dévouement me rendent de nouvelles forces pour supporter mon horrible
martyre.

Je ne te dirai pas que je t’aime encore plus; tu sais quel est mon amour
profond pour toi. C’est lui qui me permet de supporter mes tortures
morales, c’est l’affection de vous tous pour moi.

Embrasse bien tout le monde pour moi, les membres de nos deux familles,
tes chers parents, nos enfants, et reçois pour toi les meilleurs et les
plus tendres baisers de ton dévoué mari

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 21 février 1895.

Ma chère Lucie,

Quand je te vois, le temps est si court, je suis si anxieux de voir
l’heure s’écouler avec une rapidité que je ne connaissais plus, tant les
autres heures que je passe me semblent horriblement longues, que
j’oublie de te dire la moitié de ce que j’avais préparé dans mon
imagination.

Je voulais te demander si le voyage ne te fatiguait pas, si la mer
t’avait été clémente? Je voulais te dire toute l’admiration que j’ai
pour ton noble caractère, pour ton admirable dévouement! Plus d’une
femme aurait vu son cerveau sombrer sous les coups répétés d’un sort
aussi cruel, aussi immérité.

Je voulais te parler longuement de nos enfants, de leur santé, de leur
régime. Je voulais aussi te prier de remercier toutes nos familles de
leur dévouement à la cause d’un innocent, te demander des nouvelles de
leur santé à tous. Il faudrait une longue journée pour épuiser tous ces
sujets et nos minutes sont comptées! Enfin, il faut espérer que les
jours heureux reviendront, car il est impossible, il est contraire à la
raison humaine, qu’on n’arrive pas à mettre la main sur le véritable
coupable.

Comme je te l’ai dit, je ferai mon possible pour dompter les battements
de mon cœur ulcéré, pour supporter cet horrible et long martyre, afin de
voir avec vous luire le jour heureux de la réhabilitation.

Je souffrirai sans gémir le mépris si naturel, si justifié qu’inspire
l’être que je représente, je comprimerai les convulsions de mon être
contre un sort aussi épouvantable, aussi horrible.

Oh! ce mépris autour de mon nom, autour de ma personne, comme j’en
souffre! La plume est incapable de traduire un pareil supplice.

Je me demande vraiment comment un homme qui a véritablement forfait à
l’honneur peut continuer à vivre? Mais je ne vis que grâce à ma
conscience, grâce à l’espoir que bientôt tout se découvrira, que le
véritable criminel sera puni de son horrible crime, qu’on me rendra
enfin mon honneur.

Quand je serai parti, écris-moi bien longuement. Je pense qu’aussi à ce
moment vous pourrez tous m’écrire et que je recevrai des nouvelles de
tous les membres de nos familles.

Au premier envoi que tu feras, veux-tu être assez bonne pour ajouter la
méthode Ollendorf que j’ai pu juger ici et que je trouve préférable à
celle de ton professeur? Tu y joindras le corrigé des thèmes qui forme
un volume à part et qui sera aussi mon professeur.

Embrasse bien nos chéris, tes parents, tous ceux que tu vois enfin de ma
part et reçois les baisers affectueux de ton dévoué

ALFRED.



1895-1896-1897-1898

ILES DU SALUT


       *       *       *       *       *


Mardi, 12 mars 1895.

Ma chère Lucie,

Le jeudi 21 février, quelques heures après ton départ, j’ai été emmené à
Rochefort et embarqué.

Je ne te raconterai pas mon voyage; j’ai été transporté comme le
méritait le vil gredin que je représente; ce n’est que justice. On ne
saurait accorder aucune pitié à un traître; c’est le dernier des
misérables et tant que je représenterai ce misérable, je ne puis
qu’approuver.

Ma situation ici ne peut que découler encore des mêmes principes.

Mais ton cœur peut te dire tout ce que j’ai souffert, tout ce que je
souffre; c’est horrible. Je ne vis plus que par mon âme qui espère voir
luire bientôt le jour triomphant de la réhabilitation; c’est la seule
chose qui me donne la force de vivre. Sans honneur, un homme est indigne
de vivre.

Toi, la vérité même, tu m’as affirmé le jour de mon départ être sûre
d’aboutir bientôt; je n’ai vécu durant cet horrible voyage, je ne vis
encore que sur cette parole de toi, rappelle-toi le bien.

J’ai été débarqué il y a quelques instants et j’ai obtenu de t’envoyer
une dépêche.

Je t’écris vite ces quelques mots qui partiront le 15 par le courrier
anglais. Cela me soulage de venir causer avec toi que j’aime si
profondément. Il y a deux courriers par mois pour la France, le 15,
courrier anglais et le 3, courrier français.

De même, il y a deux courriers par mois pour les Iles, le courrier
anglais et le courrier français. Informe-toi de la date de leur départ
et écris-moi par l’un et par l’autre.

Ce que je puis te dire encore, c’est, si tu veux que je vive: fais-moi
rendre mon honneur. Les convictions, quelles qu’elles soient, ne me
servent de rien; elles ne changent pas ma situation; ce qu’il faut,
c’est un jugement me réhabilitant.

J’ai fait pour toi le plus grand sacrifice qu’un homme de cœur puisse
faire en acceptant de vivre après ma tragique histoire, grâce à la
conviction que tu m’as inculquée que la vérité se fait toujours
connaître. A ton tour, ma chérie, de faire tout ce qui est humainement
possible pour découvrir la vérité.

Épouse et mère, tâche d’émouvoir les cœurs d’épouses et de mères pour
qu’on te livre la clé de cet horrible mystère. Il me faut mon honneur si
tu veux que je vive; il le faut pour nos chers enfants. Ne raisonne pas
avec ton cœur, cela ne sert à rien. Il y a un jugement, rien ne sera
changé dans notre tragique situation tant que le jugement ne sera pas
révisé. Réfléchis donc et agis pour déchiffrer cette énigme, cela vaudra
mieux que de venir ici partager mon horrible situation, ce sera le
meilleur, le seul moyen de me sauver la vie. Dis-toi bien que c’est une
question de vie et de mort pour moi comme pour nos enfants.

Je suis incapable de vous écrire à tous, car mon cerveau n’en peut plus
et mon désespoir est trop grand. J’ai le système nerveux dans un état
déplorable, et il serait grand temps que cet horrible drame prît fin.

Je n’ai plus que l’âme qui surnage.

Mais, pour Dieu, hâtez-vous et travaillez ferme!

Dis à tous de m’écrire.

Embrasse tout le monde pour moi, nos pauvres chéris aussi et pour toi
mille tendres baisers de ton dévoué mari.

ALFRED.

Quand tu auras une bonne nouvelle à m’annoncer envoie-moi une dépêche,
je l’attends chaque jour comme le Messie.


       *       *       *       *       *


Mercredi, 15 mars 1895.

Ma chérie,

Comme je ne remets cette lettre qu’aujourd’hui, je viens encore vite un
peu causer avec toi. Je ne parlerai pas de mes épouvantables tortures,
tu les connais et tu les partages.

Ma situation reste ici la même qu’auparavant; dis-toi bien que je suis
incapable de la supporter longtemps. Il me semble donc difficile que tu
viennes me rejoindre. D’ailleurs, comme je te l’ai dit hier, si tu veux
me sauver la vie, tu as mieux à faire: fais-moi rendre mon honneur,
l’honneur de mon nom, celui de nos pauvres enfants.

Dans mon horrible détresse, je passe mon temps à me répéter mentalement
le mot que tu m’as dit le jour de mon départ: votre certitude absolue
d’arriver à la vérité. D’ailleurs, autrement, ce serait la mort pour moi
et à bref délai, car sans mon honneur je ne vivrais pas. Je ne suis
arrivé à surmonter tout que grâce à ma conscience et à l’espérance que
vous m’avez donnée que la vérité se découvrirait. Cette espérance morte
serait le signal de ma mort.

Dis-toi donc bien, ma chérie, qu’il faut aboutir, et le plus tôt
possible à me faire rendre mon honneur; je suis incapable de supporter
encore longtemps cette atmosphère de mépris si légitime autour de moi.
De vos efforts dépend mon honneur, c’est-à-dire ma vie, enfin l’honneur
de nos pauvres enfants. Tu dois donc tout tenter, tout essayer, pour
arriver à la vérité, que je vive ou que je meure, car ta mission est
supérieure à moi-même.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


20 Mars 1895.

Ma chère Lucie,

Ma lettre sera courte, car je ne veux pas t’arracher l’âme, mes
souffrances sont d’ailleurs tiennes.

Je ne puis d’ailleurs que te confirmer la lettre que je t’ai écrite le
13 de ce mois. Plus vous hâterez ma réhabilitation et plus vous
abrégerez mon martyre.

J’ai fait pour toi plus que l’amour le plus profond peut inspirer; j’ai
enduré le pire supplice qu’un homme de cœur puisse subir; à toi de faire
l’impossible pour me faire rendre mon honneur si tu veux que je vive.

Ma situation n’est pas encore définitive, je suis toujours encore
enfermé.

Je ne te parlerai pas de ma vie matérielle, elle m’est indifférente. Les
misères physiques ne sont rien, quelles qu’elles soient. Je ne veux
qu’une chose dont je rêve nuit et jour, dont mon cerveau est hanté à
tout instant, c’est qu’on me rende mon honneur qui n’a jamais failli.

On ne m’a pas remis jusqu’à présent les livres que j’ai apportés, on
attend des ordres.

Envoie-moi toujours des revues par le prochain courrier.

Donc, ma chérie, si tu veux que je vive, fais-moi rendre mon honneur le
plus tôt possible, car mon martyre ne saurait se supporter indéfiniment.
J’aime mieux te dire la vérité, toute la vérité que de te bercer
d’illusions trompeuses. Il faut savoir regarder la situation en face. Je
n’ai accepté de vivre que parce que vous m’avez inculqué la conviction
que l’innocence se fait toujours connaître. Cette innocence, il faut la
faire relater, non seulement pour moi, mais pour les enfants, pour vous
tous.

Embrasse ces chéris, tout le monde pour moi et mille baisers pour toi,

ALFRED.

Comme les lettres seront très longues à me parvenir, envoie moi une
dépêche quand tu auras une bonne nouvelle à m’annoncer. Ma vie reste
suspendue à cette attente. Pense à tout ce que je souffre.


       *       *       *       *       *


28 mars 1895.

Ma chère Lucie,

J’espérais recevoir ces jours-ci de tes nouvelles; je n’ai encore rien
reçu; je t’ai déjà écrit deux lettres.

Je ne connais toujours que les quatre murs de ma chambre. Quant à ma
santé, elle ne saurait être brillante. En dehors des misères physiques
que j’ai supportées et dont je ne parle que pour mémoire, la cause en
est surtout dans l’ébranlement de mon système nerveux, produit par cette
suite ininterrompue de secousses morales.

Tu sais que les souffrances physiques, si douloureuses qu’elles soient
parfois, ne sauraient m’arracher aucune plainte, et je regarderais
froidement la mort venir, si mes tortures morales n’assombrissaient
constamment mes pensées.

Mon esprit ne peut se dégager un seul instant de cet horrible drame dont
je suis la victime, drame qui m’atteint non seulement dans ma vie--c’est
le moindre de mes maux et mieux eût valu, certes, que le misérable qui a
commis ce crime m’eût tué que de me frapper ainsi--mais dans mon
honneur, dans celui de mes enfants, dans celui de vous tous.

Cette idée lancinante de mon honneur arraché ne me laisse de repos ni
jour ni nuit. Mes nuits, hélas! tu peux t’imaginer ce qu’elles sont.
Jadis ce n’étaient que des insomnies; une grande partie maintenant se
consume dans un tel état d’hallucination et de fièvre que je me demande
chaque matin comment mon cerveau résiste encore; c’est un de mes plus
cruels supplices. Il faut y ajouter ces longues heures de la journée en
tête à tête avec soi-même dans l’isolement le plus absolu.

Est-il possible de s’élever au-dessus de pareilles préoccupations et de
forcer son esprit à s’égarer sur d’autres sujets? Je ne le crois pas, en
tous cas je ne le puis. Quand on se trouve dans la situation la plus
émouvante, la plus tragique qu’on puisse concevoir pour un homme dont
l’honneur n’a jamais failli, rien ne peut détourner la pensée du sujet
dominant qui la préoccupe.

Puis, quand je pense à toi, à nos chers enfants, mon chagrin est
indicible, car le poids du crime qu’un misérable a commis pèse
lourdement sur vous aussi. Il faut donc, pour nos enfants, que,
quoiqu’il arrive, tu poursuives, sans trève ni repos, l’œuvre que tu as
entreprise et que tu fasses éclater mon innocence de telle sorte qu’il
ne puisse subsister de doute dans l’esprit de personne.

Quelles que soient les personnes convaincues de mon innocence, dis-toi
qu’elles ne changeront rien à notre situation. Nous nous sommes souvent
payés de mots et nourris d’illusions; rien ne peut nous sauver, si ce
n’est ma réhabilitation.

Tu vois donc, ce que je ne puis cesser de te répéter, qu’il s’agit d’une
question de vie ou de mort, non seulement pour moi, mais pour nos
enfants. Pour moi, je n’accepterai jamais de vivre sans mon honneur;
dire qu’un innocent doit et peut toujours vivre, c’est un lieu commun
d’une banalité désespérante.

J’ai pu le dire et le croire aussi; aujourd’hui que j’en fais la triste
expérience, je déclare que c’est impossible quand on a du cœur. La vie
n’est admissible que lorsqu’on peut lever la tête partout et regarder
tout le monde en face; autrement, il n’y a qu’à mourir. Vivre pour
vivre, c’est simplement bas et lâche. Je suis sûr d’ailleurs que tu
penses comme moi; toute autre solution serait indigne de nous.

La situation déjà si tragique se tend donc de plus en plus chaque jour.
Il ne s’agit ni de pleurer ni de gémir, mais d’y faire face avec toute
ton énergie et toute ton âme. Il faut, pour dénouer cette situation, ne
pas attendre un hasard heureux, mais déployer une activité dévorante,
frapper à toutes les portes; il faut employer tous les moyens pour faire
jaillir la lumière. Tous les procédés d’investigation sont à tenter; le
but, c’est ma vie, notre vie à tous.

Voici donc un bulletin bien net de mon état aussi bien physique que
moral. Je le résume: un état nerveux et cervical pitoyable, mais une
énergie morale extrême, tendue vers le but unique qu’il faut atteindre à
tout prix, par tous les moyens, la réhabilitation.

Je te laisse dès lors à penser quelles luttes je suis obligé de soutenir
chaque jour pour ne pas préférer une mort immédiate à cette lente agonie
de toutes mes forces, à ce martyre de tous les instants où se combinent
les souffrances physiques avec les tortures morales.

Tu vois que je tiens la promesse que je t’ai faite de lutter pour vivre
jusqu’au jour de la réhabilitation; c’est tout ce que je puis faire. A
toi de faire le reste si tu veux que j’atteigne ce jour.

Donc, pas de faiblesse. Dis-toi que je souffre le martyre, que mon
cerveau s’affaiblit chaque jour; dis-toi qu’il s’agit de mon honneur,
c’est-à-dire de ma vie, de l’honneur de tes enfants. Que ces pensées
t’inspirent, et agis en conséquence.

Embrasse tout le monde, les enfants pour moi. Mille baisers de ton mari
qui t’aime,

ALFRED.

Comment vont les enfants? Donne-moi de leurs nouvelles. Je ne puis
penser à toi et à eux sans que mon être tressaille de douleur. Je
voudrais t’insuffler tout le feu qui est dans mon âme pour marcher à
l’assaut de la vérité, te pénétrer de la nécessité absolue de démasquer
le véritable coupable par tous les moyens, quels qu’ils soient, et
surtout sans tarder.

Envoie-moi quelques livres.


       *       *       *       *       *


27 avril 1895.

Ma chère Lucie,

Quelques lignes encore pour que tu saches que je suis toujours en vie et
pour t’envoyer l’écho de mon immense affection.

Quelque grand que soit notre chagrin à tous deux, je ne puis que te dire
toujours de le surmonter pour poursuivre la réhabilitation avec une
persévérance indomptable.

Garde toujours le calme et la dignité qui conviennent à notre grand
malheur, si immérité, mais travaille pour me faire rendre mon honneur,
l’honneur du nom que portent mes chers enfants.

Qu’aucune démarche ne te rebute ni te lasse; va trouver, si tu le juges
utile, les membres du Gouvernement, émeus leur cœur de père et de
Français, dis bien que tu ne demandes pour moi ni grâce ni pitié, mais
seulement qu’on poursuive les recherches à outrance.

Malgré une coïncidence parfois terrible de tourments aussi bien
physiques que moraux, je sens bien que mon devoir vis-à-vis de toi,
vis-à-vis de nos chers enfants est de résister jusqu’à la limite de mes
forces et de protester de mon innocence jusqu’à mon dernier souffle.

Mais s’il y a une justice en ce monde, il me semble impossible, ma
raison se refuse à y croire, que nous ne retrouvions le bonheur qui
n’aurait jamais dû nous être enlevé.

Je t’écris certes parfois des lettres exaltées, sous l’empire
d’impressions nerveuses extrêmes ou de dépression physique considérable;
mais qui n’aurait pas de ces coups de folie, de ces révoltes du cœur et
de l’âme, dans une situation aussi tragique, aussi émouvante que la
nôtre? Et si je te dis de te hâter, c’est que je voudrais assister au
jour de triomphe de mon innocence reconnue. Et puis, toujours seul, en
tête à tête avec moi-même, livré à mes tristes pensées, sans nouvelles
de toi, des enfants, de tous ceux qui me sont chers depuis plus de deux
mois, à qui confierais-je les souffrances de mon cœur, si ce n’est à
toi, confidente de toutes mes pensées?

Je souffre non seulement pour moi, mais bien plus encore pour toi, pour
nos chers enfants. C’est en ces derniers, ma chérie, que tu dois puiser
cette force morale, cette énergie surhumaine qui te sont nécessaires
pour aboutir à tout prix à ce que notre honneur apparaisse de nouveau, à
tous sans exception, ce qu’il a toujours été, pur et sans tache.

Mais je te connais, je connais ta grande âme, j’ai confiance en toi.

Je n’ai toujours pas de lettres de toi; quant à moi, c’est la cinquième
que je t’écris.

Embrasse tout le monde de ma part.

Mille bons baisers pour toi, pour nos chers enfants. Parle-moi
longuement d’eux.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Mercredi, 8 mai 1895.

Ma chère Lucie,

Quoique je ne doive remettre cette lettre que le 18, je la commence dès
aujourd’hui, tant j’éprouve un besoin invincible de venir causer avec
toi.

Il me semble, quand je t’écris, que les distances se rapprochent, que je
vois devant moi ta figure aimée et qu’il y a quelque chose de toi auprès
de moi. C’est une faiblesse, je le sais, car malgré moi, l’écho de mes
souffrances vient parfois sous ma plume, et les tiennes sont assez
grandes pour que je ne te parle pas encore des miennes. Mais je voudrais
bien voir à ma place philosophes et psychologues, qui dissertent
tranquillement au coin de leur feu, sur le calme, la sérénité que doit
montrer un innocent!

Un silence profond règne autour de moi, interrompu seulement par le
mugissement de la mer. Et ma pensée, franchissant la distance qui nous
sépare, se reporte au milieu de vous, au milieu de tous ceux qui me sont
chers et dont la pensée, certes, doit se diriger souvent aussi vers moi.
Fréquemment je me demande, à telle heure, que fait ma chère Lucie, et
je t’envoie par la pensée l’écho de mon immense affection. Je ferme
alors les yeux, et il me semble voir se profiler ta figure, celles de
mes chers enfants. Je n’ai toujours pas de lettres de toi, sauf celles
du 16 et 17 février adressées encore à l’île de Ré. Voici donc trois
mois que je suis sans nouvelles de toi, des enfants, de nos familles.

Je crois t’avoir déjà dit que je te conseillais de demander à déposer
tes lettres au Ministère huit ou dix jours avant le départ des
courriers; peut-être ainsi les recevrais-je plus rapidement. Mais, ma
bonne chérie, oublie toutes mes souffrances, surmonte les tiennes et
pense à nos enfants. Dis-toi que tu as une mission sacrée à remplir,
celle de me faire rendre mon honneur, l’honneur du nom que portent nos
chers petits. D’ailleurs, je me rappelle ce que tu m’as dit avant mon
départ, je sais, comme tu me le répètes dans ta lettre du 17 février, ce
que valent les paroles dans ta bouche, j’ai une confiance absolue en
toi.

Ne pleure donc plus, ma bonne chérie, je lutterai jusqu’à la dernière
minute pour toi, pour nos chers enfants.

Les corps peuvent fléchir sous une telle somme de chagrins, mais les
âmes doivent rester fortes et vaillantes pour réagir contre une
situation que nous n’avons pas méritée. Quand l’honneur me sera rendu,
alors seulement, ma bonne chérie, nous aurons le droit de nous retirer.
Nous vivrons pour nous, loin des bruits du monde, nous nous réfugierons
dans notre affection mutuelle, dans notre amour grandi par des
événements aussi tragiques. Nous nous soutiendrons l’un l’autre pour
panser les blessures de nos cœurs, nous vivrons dans nos enfants
auxquels nous consacrerons le restant de nos jours. Nous tâcherons d’en
faire des êtres bons, simples, forts physiquement et moralement, nous
élèverons leurs âmes pour qu’ils y trouvent toujours un refuge contre
les réalités de la vie.

Puisse ce jour arriver bientôt, car nous avons tous payé notre tribut de
souffrances sur cette terre!

Courage donc, ma chérie, sois forte et vaillante. Poursuis ton œuvre
sans faiblesse, avec dignité, mais avec le sentiment de ton droit. Je
vais me coucher, fermer les yeux et penser à toi.

Bonsoir et mille baisers.


       *       *       *       *       *


12 Mai 1895.

Je continue cette lettre, car je veux te faire part de mes pensées au
fur et à mesure qu’elles me viennent à l’esprit. J’ai le temps de
réfléchir profondément dans ma solitude.

Vois-tu, les mères qui veillent au chevet de leurs enfants malades et
qui les disputent à la mort avec une énergie farouche n’ont pas besoin
d’autant de vaillance que toi, car c’est plus que la vie de tes enfants
que tu as à défendre, c’est leur honneur. Mais je te sais capable de
cette noble tâche.

Aussi, ma chère Lucie, je te demande pardon si j’ai parfois augmenté ton
chagrin en exhalant des plaintes, en témoignant d’une impatience fébrile
de voir enfin s’éclaircir ce mystère devant lequel ma raison se brise
impuissante. Mais tu connais mon tempérament nerveux, mon caractère
emporté. Il me semblait que tout devait se découvrir immédiatement,
qu’il était impossible que la lumière ne se fît pas prompte et complète.
Chaque matin je me levais avec cet espoir, et chaque soir je me couchais
avec une profonde déception. Je ne pensais qu’à mes tortures et
j’oubliais que tu devais souffrir autant que moi.

Cet horrible crime d’un misérable ne m’atteint pas seulement en effet,
mais il atteint aussi, il atteint aussi surtout nos deux chers enfants.
C’est pourquoi il faut que nous surmontions toutes nos souffrances: il
ne suffit pas seulement de donner la vie à ses enfants, il faut leur
léguer l’honneur sans lequel la vie n’est pas possible. Je connais tes
sentiments, je sais que tu penses comme moi. Courage donc, chère femme,
je lutterai avec toi en te soutenant de toute mon énergie, parce que
devant une nécessité pareille, absolue, tout doit être oublié. Il le
faut pour notre cher petit Pierre, pour notre chère petite Jeanne.

Je sais combien tu as été admirable de dévouement, de grandeur d’âme
dans les événements tragiques qui viennent de se dérouler.

Continue donc, ma chère Lucie, ma confiance en toi est complète, ma
profonde affection te dédommagera quelque jour de toutes les douleurs
que tu endures si noblement.


       *       *       *       *       *


18 Mai 1895.

Je termine aujourd’hui cette lettre qui t’apportera une parcelle de
moi-même et l’expression de mes pensées profondément réfléchies dans le
silence sépulcral au milieu duquel je vis.

J’ai trop souvent pensé à moi, pas assez à toi, aux enfants. Ton
martyre, celui de nos familles sont aussi grands que le mien. Il faut
donc que nos cœurs s’élèvent au-dessus de tout pour ne voir que le but à
atteindre: notre honneur.

Je resterai debout tant que mes forces me le permettront pour te
soutenir de toute mon ardeur, de toute la grandeur de mon affection.

Courage donc, chère Lucie, et persévérance; nous avons nos petits à
défendre.

Embrasse frères et sœurs pour moi, dis-leur que j’ai reçu les lettres
encore adressées à l’Ile-de-Ré et que je leur écrirai prochainement.

Pour toi, mes meilleurs baisers,

ALFRED.

J’oubliais de te dire que j’ai reçu hier les deux revues du 15 mars,
mais c’est tout.


Cher petit Pierre,

Papa t’envoie de bons gros baisers ainsi qu’à petite Jeanne. Papa pense
souvent à tous les deux. Tu montreras à petite Jeanne à faire de belles
tours en bois, bien hautes, comme je t’en faisais et qui dégringolaient
si bien.

Sois bien sage, fais de bonnes caresses à ta maman quand elle est
triste. Sois bien gentil aussi avec grand’mère et grand-père, fais de
bonnes niches à tes tantes. Quand papa reviendra de voyage, tu viendras
le chercher à la gare avec petite Jeanne, avec maman, avec tout le
monde.

Encore de bons gros baisers pour toi et pour Jeanne. Ton papa.


       *       *       *       *       *


27 Mai 1895.

Ma chère Lucie,

Je profite de chaque correspondance avec Cayenne pour t’écrire, voulant
te donner le plus souvent possible de mes nouvelles.

Je t’ai écrit une longue lettre dans le courant du mois; je l’ai remise
le 18.

Quoique sans nouvelles depuis mon départ de France,--toutes les lettres
reçues étant antérieures à notre dernière entrevue,--j’espère cependant
qu’au moment où tu recevras cette lettre, le dénouement de notre
tragique histoire sera proche.

Quoiqu’il en soit, je te crie toujours avec toutes les forces de mon
âme: courage et persévérance!

Les nerfs m’ont dominé souvent, mais l’énergie morale est toujours
restée entière; elle est aujourd’hui plus grande que jamais.

Cuirassons donc nos cœurs contre tout sentiment de douleur et de
chagrin, surmontons nos souffrances et nos misères pour ne voir que le
but suprême: notre honneur, l’honneur de nos enfants. Tout doit
s’effacer devant cela.

Courage donc encore, ma chère Lucie; je te soutiendrai de toute mon
énergie, de toute la force que me donne mon innocence, de toute la
volonté que j’ai de voir la lumière se faire entière, complète, absolue,
telle qu’il la faut pour nous, pour nos enfants, pour nos deux familles.

De bons baisers aux chers petits.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 3 juin 1895.

Ma chère Lucie,

Toujours pas de lettres de toi, ni de personne. Je suis donc sans
nouvelles depuis mon départ, de toi, de nos enfants, de toute la
famille.

Tu as pu voir par mes lettres les crises successives que j’ai subies.
Mais pour le moment, oublions le passé. Nous parlerons de nos
souffrances quand nous serons de nouveau heureux.

J’ignore donc ce qui se passe autour de moi, vivant comme dans une
tombe. Je suis incapable de déchiffrer dans mon cerveau cette
épouvantable énigme. Tout ce que je puis donc faire, et je ne faillirai
pas à ce devoir, c’est de te soutenir jusqu’à mon dernier souffle, c’est
de t’insuffler encore et toujours le feu qui brûle en moi pour marcher à
la conquête de la vérité, pour me rendre mon honneur, l’honneur de nos
enfants. Te souviens-tu de ces vers de Shakespeare, dans Othello, que
j’ai retrouvés dans un de mes livres d’Anglais. (Je te les envoie
traduits, tu comprends pourquoi!):

    Celui qui me vole ma bourse,
          Me vole une bagatelle,
    C’est quelque chose, mais ce n’est rien.
    Elle était à moi, elle est à lui, et
          A été l’esclave de mille autres.
    Mais celui qui me vole ma
          bonne renommée,
    Me vole une chose qui ne l’enrichit pas,
          Et qui me rend vraiment pauvre.

Ah oui! il m’a rendu vraiment «pauvre», le misérable qui m’a volé mon
honneur! Il nous a rendus plus malheureux que les derniers des humains.
Mais chacun aura son heure. Courage donc, chère Lucie, conserve cette
volonté indomptable que tu as montrée jusqu’ici. Puise en tes enfants
cette énergie surhumaine qui triomphe de tout. D’ailleurs, je n’ai nul
doute que tu ne réussisses, et j’espère que ce sinistre drame aura
bientôt son dénouement et que mon innocence sera enfin reconnue. Que te
dirai-je encore, ma chère Lucie, que je ne te répète dans chacune de mes
lettres? Ma profonde admiration pour le courage, le cœur, le caractère,
que tu as montrés dans des circonstances aussi tragiques; la nécessité
absolue qui passe au-dessus de tout, de tous les intérêts, de toutes nos
vies même, de prouver mon innocence de telle façon qu’il ne reste de
doute dans l’esprit de personne, de tout faire, cela sans bruit, mais
avec une volonté que rien n’arrête.

J’espère que tu reçois mes lettres, c’est bien la neuvième que je
t’écris.

Embrasse toute la famille, tes chers enfants pour moi et reçois pour toi
les meilleurs baisers de ton dévoué

ALFRED.

Comme tu le vois, ma chère Lucie, j’espère que quand tu recevras ces
dernières lettres, la vérité ne sera pas loin d’être connue et que nous
jouirons de nouveau du bonheur qui avait été notre partage jusqu’ici.


       *       *       *       *       *


Le 11 juin 1895.

Ma chère Lucie,

J’ai reçu hier toutes tes lettres jusqu’au 7 mars, c’est-à-dire les
premières que tu aies adressées ici, ainsi que celle de ta mère et
celles de nos frères et sœurs datant de la même époque.

C’est sous l’impression de leur lecture que je veux te répondre. D’abord
la joie immense que j’ai eue en te lisant: c’était quelque chose de toi
qui venait me retrouver, c’était ton bon et excellent cœur qui venait
réchauffer le mien.

J’ai vu aussi, ce que je sentais déjà, combien tu souffrais, combien
vous souffriez tous de cet horrible drame qui est venu nous surprendre
en plein bonheur et nous arracher l’honneur. Ce mot dit tout, il résume
toutes nos tortures, les miennes comme les vôtres.

Mais du jour où je t’avais promis de vivre pour attendre que la vérité
éclatât, que justice me fût rendue, j’aurais dû ne plus faiblir, imposer
silence à mon cœur et attendre patiemment. Que veux-tu, je n’ai pas eu
cette force d’âme; le coup avait été trop dur, tout en moi se révoltait
à la pensée du crime odieux pour lequel j’étais condamné. Mon cœur
saignera tant que ce manteau d’infamie couvrira mes épaules.

Mais je te demande pardon si je t’ai parfois écrit des lettres exaltées
ou plaintives qui ont dû augmenter encore ton immense chagrin. Ton cœur
et le mien battent à l’unisson.

Sois donc certaine, ma chère et bonne Lucie, que je résisterai de toutes
mes forces pour atteindre le jour où mon honneur me sera rendu. J’espère
que ce jour viendra bientôt; jusque là, il faut regarder devant nous.

Les nouvelles que tu me donnes de nos chers enfants m’ont également fait
plaisir. Fais leur prendre beaucoup l’air; pour le moment, il ne faut
penser qu’à leur donner de la santé et de la vigueur.

Courage donc encore, ma chère Lucie, sois forte et vaillante, que mon
profond amour te soutienne et te guide; ma pensée ne te quitte pas un
instant, de jour comme de nuit.

Donne de mes nouvelles à toute la famille, remercie-les tous de leurs
bonnes et affectueuses lettres. Je ne me sens pas le courage de leur
répondre; de quoi leur parlerais-je, d’ailleurs? Je n’ai qu’une pensée,
toujours la même, celle de voir le jour où mon honneur me sera rendu.
J’espère toujours qu’il est proche.

Embrasse tes chers parents, les enfants, tous les nôtres pour moi.

Quant à toi, je t’embrasse de toutes les forces de mon cœur,

ALFRED.

Inutile de m’envoyer quoi que ce soit comme linge ou comme aliments.
J’ai reçu hier de Cayenne des conserves; j’y ai fait également demander
du linge dont j’ai besoin.

On me remet la _Revue des Deux-Mondes_, la _Revue de Paris_ et la _Revue
Rose_. Continue-donc à me les envoyer; tu pourras y joindre quelques
romans de lecture facile.


       *       *       *       *       *


Le 15 juin 1895.
(Samedi soir.)

Ma chère Lucie,

Je t’ai déjà écrit il y a quelques jours au reçu de tes lettres du
commencement de mars et mon intention, par ce courrier, était de ne
t’envoyer que quelques lignes de profonde affection, car que puis-je te
dire que je ne t’aie répété dans toutes mes lettres? Mais en lisant tes
chères lettres, en les relisant chaque jour, j’ai ressenti chaque fois,
et pour un moment, un léger adoucissement à mes peines. Il me semble
ainsi qu’on se rapproche, que l’on sent les cœurs comme autrefois battre
l’un auprès de l’autre; c’est quelque chose de l’un qui vient retrouver
l’autre. Sûr que tu éprouves la même sensation, je cède à l’impulsion de
mon cœur qui voudrait tout faire pour apporter quelque adoucissement à
ton horrible chagrin. C’est contraire à la raison, je le sais, car
celle-ci me dit d’être calme et patient, que la lumière se fera, qu’il
est impossible qu’il en soit autrement à notre époque, tandis que
lorsque je t’écris c’est avec mon cœur et alors, malgré moi, tout vibre
en moi contre cette épouvantable situation si opposée à l’état de nos
âmes, pour qui l’honneur est tout. Je sens en moi une telle fièvre de
combat, une telle puissance d’énergie pour déchirer le voile
impénétrable qui pèse sur moi, entoure encore toute cette affaire, que
je veux toujours vous les passer, quoique je sente très bien que votre
sentiment à tous est le même. C’est un débordement inutile, je le sais
aussi; mais tu sais non moins bien que toutes mes sensations sont
violentes et profondes. Mon cœur saigne dans ce qu’il a de plus cher, il
saigne pour toi, il saigne enfin pour nos chers enfants. C’est aussi te
dire, ma chère Lucie, que c’est la volonté que j’ai de voir le nom que
tu portes, que portent nos enfants redevenir ce qu’il a toujours été,
pur et sans tache, qui me donne la force de tout surmonter.

Je vis concentré en moi-même, je ne vois ni n’entends plus rien. Mon
cerveau seul vit encore, et toutes mes pensées sont concentrées sur toi,
sur nos chers enfants, dans l’attente de mon honneur rendu.

Garde donc toujours ton beau courage, ma chère Lucie; j’espère que nous
retrouverons bientôt le bonheur dont nous jouissions et dont nous
jouirons plus encore après cette épouvantable épreuve, la plus grande
qu’un homme puisse supporter.

Je t’embrasse bien fort,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 16 juin.
(Dimanche.)

Je poursuis ma lettre, toujours pour les mêmes motifs. Et puis, c’est
encore pour moi un bon moment que celui où je viens causer avec toi, non
pas que j’aie quoi que ce soit d’intéressant à te dire, puisque je vis
seul avec mes pensées, mais parce que je me sens alors auprès de toi. Je
ne puis donc que te communiquer mes pensées, telles qu’elles se
présentent à moi.

Une tristesse plus particulière m’envahit aujourd’hui; ce jour, en
effet, nous le passions tout entier ensemble et nous le terminions chez
tes chers parents. Mais mon cœur, ma conscience, ma raison enfin, me
disent que ces heureux jours reviendront; je ne puis admettre qu’un
innocent expie indéfiniment, pour un misérable, un crime aussi
abominable, aussi odieux. Et puis, pour tout dire, ce qui doit te donner
comme à moi-même une énergie indomptable, c’est la pensée de nos
enfants. Comme je te l’ai déjà dit, car les idées qui visent un même
sujet se reproduisent forcément, il nous faut notre honneur et nous
n’avons pas le droit de faiblir; mieux vaudrait sans cela voir nos
enfants mourir.

Quant à nos souffrances, elles sont égales pour nous tous. Crois-tu que
je ne sens pas ce que tu souffres, toi qui es frappée doublement dans
ton honneur et dans ton affection; crois-tu que je ne sens pas ce que
souffrent tes parents, frères et sœurs, pour qui l’honneur n’est pas
seulement un mot. J’espère d’ailleurs que notre malheur aura un terme et
que ce terme est prochain. Jusque-là, il nous faut garder tout notre
courage, toute notre énergie.

Remercie Mathieu des quelques mots qu’il m’a écrits. Comme ce pauvre
garçon doit souffrir, lui, l’honneur incarné! Mais dis-lui que je suis
avec lui par la pensée, que nos deux cœurs souffrent ensemble. Il y a
des moments où il me semble qu’on est le jouet d’un horrible cauchemar,
que tout cela n’est pas vrai, que ce n’est qu’un mauvais rêve... mais
c’est, hélas, la vérité! Mais, pour le moment, nous devons écarter de
nous toute pensée affaiblissante, les yeux uniquement fixés sur le but:
notre honneur. Quand celui-ci me sera rendu et que je connaitrai les
termes d’un problème insoluble pour moi, je comprendrai peut-être cette
énigme qui déroute ma raison, qui laisse mon cerveau haletant.

J’attends donc ce moment, sûr qu’il viendra, je souhaite pour nous tous
qu’il vienne bientôt, je l’espère même, tant est inébranlable ma foi en
la justice; le mystère n’est pas de notre siècle, tout se découvre et
doit se découvrir.

Ma journée de dimanche m’a paru moins longue ainsi, ma chère Lucie,
puisque j’ai pu causer avec toi. Quant à nos enfants, je n’ai pas de
conseils à te donner; je te connais, nos idées à ce sujet sont communes,
tant au point de vue de l’éducation que de l’instruction. Courage
toujours, chère Lucie, et mille baisers. N’oublie pas que je réponds à
des lettres datant de trois mois, et que mes réponses peuvent par suite
te paraître vieillottes.


       *       *       *       *       *


Le 21 juin 1895.
(Vendredi.)

Chère Lucie,

Je continue notre conversation, puisque c’est pour le moment le seul
rayon de bonheur dont nous puissions jouir. Il est probable, et je
l’espère, que mes réflexions ne correspondent plus à la situation du
moment. Entre l’époque où tu recevras cette lettre et celle à laquelle
tu as écrit les tiennes, il y aura un intervalle de plus de cinq mois;
dans un pareil laps de temps, la vérité fait bien du chemin.

Comme toi, comme vous tous, je suis, j’ai toujours été convaincu que
tout se découvre avec le temps. Si j’ai fléchi parfois, c’est sous le
poids de souffrances morales atroces, dans l’attente anxieuse de
connaître enfin les termes d’une énigme qui m’échappe totalement.

Tu dois comprendre par quel sentiment de réserve je ne te parle, à aucun
point de vue, de ma vie ici. D’ailleurs, les seules pensées qui
m’agitent sont celles dont je t’entretiens; pour le reste, je vis comme
une mécanique inconsciente de son mouvement.

Il m’arrive parfois--et tu dois éprouver la même sensation--tout
éveillé et malgré tout ce qui m’entoure, de rester hébété, me répétant à
moi-même: Non, tout cela n’est pas arrivé, ce n’est pas possible, c’est
un drame du roman et non de la réalité! Je ne puis m’expliquer cette
inertie momentanée du cerveau que par la distance infranchissable qui
existe entre l’état de ma conscience et ma situation présente.

Tu ne peux te figurer non plus quel soulagement m’apporte cette longue
conversation avec toi. Je n’ose même pas me relire, tant je crains de
retrouver ailleurs les mêmes idées exprimées peut-être d’une façon
identique; mais, pour toi comme pour moi, le vrai plaisir est de nous
lire.

Quand j’ai le cœur trop gonflé, quand je suis saisi de l’horreur
profonde de tout, je puise une nouvelle dose d’énergie dans tes yeux,
dans l’image de nos chers enfants. Ton portrait, celui des enfants, sont
en effet sur ma table, constamment sous mes yeux. Et puis, vois-tu,
quand on perd sa fortune, quand on subit une déception de carrière ou
autre, on peut, jusqu’à un certain point, faiblir en se disant: Eh bien,
mes enfants se débrouilleront, cela vaudra peut-être mieux pour eux que
d’être d’aimables fainéants!--Mais ici, il s’agit de notre honneur, du
leur. Faiblir, dans ces conditions, serait pour nous un crime
impardonnable. Il faut donc, ma chère et bonne Lucie, accepter toutes
nos souffrances, les surmonter jusqu’au jour où mon innocence sera
reconnue. Ce jour-là seulement, nous aurons le droit de donner libre
cours à nos larmes, de dégonfler nos cœurs.

J’espère toujours que ce jour-là viendra bientôt; chaque matin, je me
réveille avec un nouvel espoir, et chaque soir, je me couche avec une
nouvelle déception.

Je n’ai pas besoin de te dire que nous pouvons parler entre nous de nos
douleurs--il faut bien que le trop plein des cœurs s’épanche
parfois--mais qu’il faut les garder pour nous. D’ailleurs, je te sais
digne et simple. Tes belles qualités que je n’avais fait, pour ainsi
dire, qu’entrevoir dans le bonheur, se détachent en pleine lumière dans
l’adversité.


       *       *       *       *       *


Le 26 juin 1895.

Je termine aujourd’hui ce long bavardage afin de remettre ma lettre. Je
voudrais causer ainsi avec toi matin et soir; mais, outre que je
t’écrirais des volumes, les mêmes idées se reproduiraient sous ma plume.
Fait pour l’action, j’en suis réduit, dans ma solitude, à revenir
toujours au même sujet. La forme seule pourrait varier, suivant l’état
du moment, mais l’idée resterait la même, parce qu’elle domine tout.

Embrasse longuement nos chers enfants pour moi. Je suppose que tu ne les
garderas pas à Paris pendant les chaleurs. Donne-leur toujours beaucoup
d’initiative dans les mouvements; laisse-les se développer librement et
sans contrainte, afin d’en faire des êtres virils. Enfin, puise en eux,
tout à la fois, ta consolation et ta force.

Maintenant, je n’ai plus qu’à te dire que je souhaite, que j’espère
toujours que ce lugubre drame aura une fin prochaine. Ce serait tant à
désirer pour tous, pour nous comme pour nos chères familles.

Ta pauvre chère mère, déjà si délicate, ton cher père auront besoin de
repos et de calme après une tourmente aussi effroyable, aussi
inimaginable, il faut bien le dire.

Bien souvent je me demande quel est l’état de votre santé à tous, avec
des nouvelles aussi rares et aussi lointaines.

Et combien souvent, aussi, je fixe l’horizon, les yeux tournés vers la
France, dans l’espoir que ce sera enfin le jour où ma patrie me
rappellera à elle. En attendant ce jour, raidissons-nous, chère Lucie,
puisons dans nos consciences et dans le devoir à remplir les forces qui
nous sont si nécessaires.

Embrasse tous les nôtres pour moi, et pour toi les meilleurs baisers de
ton dévoué mari,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 2 juillet 1895.

Ma chère Lucie,

Quand cette lettre te parviendra, le jour de ta fête sera proche. Le
seul souhait que je puisse formuler et qui est dans ton cœur comme il
est dans le mien, c’est que j’apprenne bientôt qu’on nous rend avec
notre honneur notre bonheur passé.

Ma conscience et ma raison me donnent la foi; le surnaturel n’est pas de
ce monde, tout finit par se découvrir. Mais les heures d’attente sont
longues et cruelles quand il s’agit d’une situation aussi épouvantable,
aussi bien pour nous que pour nos familles.

Tes chères lettres du commencement de mars,--tu vois si je retarde--sont
ma lecture quotidienne; j’arrive ainsi, quoique bien loin de toi, à
causer avec toi. Ma pensée, d’ailleurs, ne te quitte pas, ainsi que nos
chers enfants.

J’attends avec impatience des nouvelles de ta santé et de celle de nos
enfants. Encore de quand dateront-elles?

Ma santé est bonne, mon cœur bat avec le tien et t’enveloppe de toute sa
tendresse.

Je t’ai écrit deux longues lettres dans la dernière quinzaine de juin;
je ne pourrais que me répéter toujours; aussi permets-moi de terminer en
t’embrassant de toutes les forces de nos cœurs, ainsi que nos chers
enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 2 juillet, 11 heures soir.

Ma chère Lucie,

J’étais sans nouvelles de toi depuis le 7 mars. J’ai reçu ce soir tes
lettres de mars et du commencement d’avril, qui étaient probablement
retournées en France, puis de nouveau celles que tu as remises
directement au ministère.

Je t’ai déjà écrit ce matin quelques mots, mais je veux vite répondre à
tes lettres par le même courrier.

Pardon encore, si je t’ai causé de la peine par mes premières lettres.
J’aurais dû te cacher mes atroces souffrances. Mais mon excuse est
qu’il n’y a pas de douleur humaine comparable à celle que nous
subissons.

J’espère que tu as reçu, depuis, mes nombreuses et longues lettres,
elles ont dû te rassurer sur mon état physique et moral. Ma conviction
n’a jamais varié; elle est dans ma conscience, dans la logique qui me
dit que tout se découvre. La patience m’a manqué.

Ne parlons donc plus de nos souffrances. Remplissons simplement notre
devoir, qui est de faire rendre à nos enfants l’honneur de leur père
innocent d’un crime aussi abominable.

J’ai reçu également les lettres, datant de la même époque, de tes chers
parents et de divers membres de nos familles. Embrasse-les de ma part et
remercie-les. Dis à Mathieu que mon énergie morale est à la hauteur de
la sienne.

Je t’embrasse de tout mon cœur ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 15 juillet 1895.

Ma chère Lucie,

Je t’ai écrit de si longues et de si nombreuses lettres pendant les
quelques mois durant lesquels je suis resté sans nouvelles, que je t’ai
dit et redit bien des fois toutes mes pensées, toutes mes douleurs.
Permets-moi de ne plus revenir sur ces dernières. Quant à mes pensées,
elles sont bien nettes aujourd’hui et ne varient plus, tu les connais.

Mon énergie s’emploie à étouffer les battements de mon cœur, à contenir
mon impatience d’apprendre enfin que mon innocence est reconnue partout
et par tous. Si donc elle est toute passive, ton énergie au contraire
doit être toute active et animée du souffle ardent qui alimente la
mienne.

S’il ne s’agissait que de souffrir, ce ne serait rien. Mais il s’agit de
l’honneur d’un nom, de la vie de nos enfants. Et je ne veux pas, tu
m’entends bien, que nos enfants aient jamais à baisser la tête. Il faut
que la lumière soit faite pleine et entière sur cette tragique histoire.
Rien, par suite, ne doit ni te rebuter ni te lasser; toutes les portes
s’ouvrent, tous les cœurs battent devant une mère qui ne demande que la
vérité, pour que ses enfants puissent vivre.

C’est presque de la tombe--ma situation y est comparable, avec la
douleur en plus d’avoir un cœur--que je te dis ces paroles.

Remercie tes chers parents, nos frères et sœurs, ainsi que Lucie et
Henri, de leurs bonnes et affectueuses lettres. Dis-leur tout le plaisir
que j’ai à les lire et que, si je ne leur réponds pas directement, c’est
que je ne saurais que me répéter toujours.

Embrasse bien tes chers parents pour moi, dis-leur toute mon affection.
De longs et bons baisers aux enfants.

Quant à toi, ma chère et bonne Lucie, tes lettres sont ma lecture
journalière. Continue à m’écrire longuement; je vis ainsi mieux avec toi
et avec mes chers enfants que par la pensée seule, qui, elle, ne vous
quitte pas un seul instant.

Je t’embrasse de toutes les forces de mon cœur.

Ton dévoué,

ALFRED.

Je n’ai pas reçu l’envoi que tu m’annonçais, c’est-à-dire une éponge et
du chocolat à la kola. Mais ne te fais nul souci de ma vie matérielle
qui est largement assurée par les conserves qui me sont envoyées de
Cayenne.


       *       *       *       *       *


Le 27 juillet 1895.

Ma chère Lucie,

Je t’ai déjà écrit le 15 de ce mois. Je puis aujourd’hui te donner de
mes nouvelles et te crier toujours, bien que j’ignore la situation à
l’heure présente: Courage et foi!

Ma santé est bonne. L’âme domine le corps comme le reste. Jamais je
n’admettrai l’idée que nos enfants puissent entrer dans la vie avec un
nom déshonoré. C’est de cette pensée commune à tous deux que tu dois
t’inspirer pour y puiser toute ton indomptable volonté.

Je n’ai jamais craint l’avenir. Mais il y a des situations morales qui
sont telles, quand on ne les a pas méritées, qu’il faut en sortir, tant
pour nous que pour nos enfants, que pour nos familles.

Quand on ne demande, quand on ne veut que la recherche de la vérité, la
recherche des misérables qui ont commis le crime infâme et lâche, on
peut se présenter partout, la tête haute.

Et cette vérité, il faut l’avoir et tu dois l’avoir. Mon innocence doit
être reconnue de tous. Je veux être avec toi et avec les enfants ce
jour-là.

Baisers aux chers petits.

Je vis en eux et en toi.

Je t’embrasse de tout cœur.

Ton dévoué,

ALFRED.

J’espère recevoir de tes nouvelles dans quelques jours.


       *       *       *       *       *


Le 2 Août 1895.

Ma chère Lucie,

Le courrier venant de Cayenne est arrivé hier. J’espérais recevoir tes
lettres, comme le mois dernier. Cet espoir a été déçu.

Que te dirai-je, ma chère et bonne Lucie, que je ne t’aie déjà dit et
répété bien des fois? Si j’ai subi le plus effroyable des supplices, si
j’ai supporté aujourd’hui une situation morale dont tous les instants
sont pour moi autant de blessures, c’est qu’innocent de cette horrible
forfaiture, je veux mon honneur, l’honneur du nom que portent nos chers
enfants.

Seul au monde, j’eusse probablement agi différemment, ne pouvant
moi-même me faire rendre mon honneur. Oh! dans ce cas, je te jure bien
que j’aurais eu le secret de cette machination infernale, j’eusse laissé
à l’avenir le soin de réhabiliter ma mémoire. Si incompréhensible que
soit pour moi ce drame, tout finit par se découvrir, même naturellement.

Mais il y avait toi, il y a nos enfants, qui portez mon nom; il y a ma
famille, enfin. Il me fallait vivre, réclamer mon honneur, te soutenir
de ma présence, de toute l’ardeur de mon âme, car, et ceci prime tout,
il faut que nos enfants entrent dans la vie la tête haute. Et alors
cette âme de patient, que je n’ ai pas, que je n’aurai jamais, je me
l’impose, car tel est mon devoir.

J’ai eu des moments d’horrible désespoir, c’est vrai aussi; tout ce
masque d’infamie que je porte à la place d’un misérable, me brûle le
visage, me broie le cœur; tout enfin, tout mon être se révolte contre
une situation morale si opposée à ce que je suis.

Je ne sais, ma chère Lucie, quelle est la situation à l’heure actuelle,
puisque tes dernières lettres datent de plus de deux mois; mais dis-toi
qu’une femme a tous les droits, droits sacrés s’il en fut, quand elle a
à remplir la mission la plus élevée qui puisse malheureusement échoir à
une épouse et à une mère.

Comme je te l’ai dit souvent aussi, tu n’as à demander que la recherche
de la vérité. Tu dois certainement trouver, dans ceux qui dirigent les
affaires de notre pays, des hommes de cœur qui seront émus de cette
douleur immense d’une épouse et d’une mère, qui comprendront ce martyre
effroyable d’un soldat pour qui l’honneur est tout, et je ne puis croire
qu’on ne mette tout en œuvre pour t’aider à faire la lumière, à
démasquer le ou les misérables, indignes de toute pitié, qui ont commis
cet horrible forfait.

Je ne puis te donner que les conseils que me suggère mon cœur. Tu es
meilleur juge que moi pour apprécier les moyens d’arriver à une
réhabilitation prompte et complète.

Mais, ce que je puis te dire encore, c’est que la seule préoccupation
que tu doives avoir, c’est le souci de l’honneur du nom que tu portes,
c’est d’assurer la vie future de nos enfants. Ce but, il faut et tu dois
l’atteindre, par quelque moyen que ce soit. Il ne doit pas rester un
seul Français qui puisse douter de mon honneur.

Ta mission est grande, tu es digne de la remplir. Quand l’honneur nous
sera rendu--et je souhaite pour tous que ce soit bientôt--je consacrerai
le restant de mes forces à te faire oublier, à toi aussi, ma pauvre
chérie, ces terribles mois de douleur et de chagrin, car, plus que toute
autre, tu mérites d’être heureuse et aimée pour ton grand cœur, ton
admirable caractère.

Sois donc toujours forte et vaillante; que mon âme, ma profonde
affection te soutiennent et te guident.

Ma pensée est constamment avec toi, avec nos chers petits, avec vous
tous.

Baisers aux enfants, à tous.

Je t’embrasse de toutes mes forces,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 2 Août.
(Huit heures du soir.)

Je venais de terminer cette lettre pour qu’elle parte encore demain pour
Cayenne, quand on m’a apporté ton courrier du mois d’avril, tes lettres
du mois de juin, ainsi que celles de toute la famille. Je viens de lire
rapidement tes lettres; j’y répondrai plus longuement par le prochain
courrier.

Je n’ai rien à changer à ce que je viens de t’écrire. Si épouvantable
que soit pour moi la situation morale qui m’est faite, si broyé que soit
mon cœur, je resterai debout jusqu’à mon dernier souffle, car je veux
mon honneur, le tien, celui de nos enfants.

Mes amis, je n’ai jamais douté d’eux. Ils me connaissent. Mais ce qu’il
faut, ce que je veux, c’est la lumière éclatante et telle que personne,
dans notre cher pays, ne puisse douter de mon honneur. C’est tout mon
honneur de soldat que je veux. Cette mission, je te la confie, je vous
la confie. Tu la mèneras à bien, je n’en ai nul doute.

Je t’embrasse, ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 22 août 1895.

Ma chère Lucie,

Je t’ai écrit deux longues lettres au commencement du mois, le 2 et le 5
août. J’espère que les deux auront pu prendre le bateau anglais.

Il y a donc longtemps que je ne suis venu causer avec toi. Ce n’est pas
le désir qui m’en a manqué, tout mon cœur est avec toi. Combien de fois
ai-je pris la plume, puis l’ai de nouveau rejetée!

A quoi bon remuer toujours de telles douleurs? En dehors de ta santé, de
celle des enfants, comme de celle de tous les nôtres, je n’ai qu’une
pensée et elle m’oblige à vivre, celle de notre honneur.

Tu me pardonneras si je t’ai parfois présenté mes idées sous une forme
un peu vive. Mais que veux-tu, si je fais mon devoir, tout mon devoir,
sans faiblir, ce n’est pas que mon cœur ne tressaille et saigne d’une
situation aussi infâme et aussi imméritée, et sa douleur est faite non
seulement de la mienne, mais de la tienne, de celle de tous ceux que
j’aime.

Et puis, dis-toi aussi que je suis obligé de me dominer de nuit comme de
jour, sans un moment de répit, que je n’ouvre jamais la bouche, que je
n’ai pas un instant de détente et qu’alors, lorsque je t’écris, avec
tout mon cœur, tout ce qui en moi crie justice et vérité vient malgré
moi sous ma plume.

Mais ce que je te dirai toujours, tant que mon cœur battra, c’est
qu’au-dessus de nos douleurs--oh! si horribles qu’elles soient--avant la
vie, il y a l’honneur et que cet honneur, qui nous appartient, doit nous
rester: c’est le patrimoine de nos enfants. Donc, toujours et encore
courage, ma chère Lucie, tant que nous n’aurons pas vu le dénouement de
cet horrible drame..., mais souhaitons pour tous qu’il vienne bientôt.

Embrasse tes chers parents, tous les nôtres pour moi. Dis-leur ma
profonde affection et combien je pense à eux tous. Quant à toi, ma chère
Lucie, des consolations je ne puis t’en donner. Il n’y en a ni pour toi,
ni pour moi, pour de pareils malheurs. Mais ta conscience, le sentiment
des grands devoirs que tu as à remplir, doivent te donner des forces
invincibles. Et puis, quand le jour de la justice luira pour nous, nous
trouverons notre consolation dans notre affection profonde.

Mille baisers pour toi et nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 27 août 1895.

J’ajoute quelques mots avant de remettre cette lettre, pour t’envoyer
encore l’écho de ma profonde affection, te dire combien j’ai pensé à toi
le jour de ta fête--guère plus il est vrai que les autres jours, cela
n’est pas possible--pour t’embrasser de tout cœur et te dire courage et
toujours courage!

Ah! souffrir sous toutes les formes, je sais ce que cela est, je te le
jure. Depuis le temps que cela dure, mon cœur n’est qu’une plaie qui
saigne chaque jour et à chaque heure et qui ne pourra se cicatriser que
lorsque j’apprendrai enfin que mon innocence est reconnue.

Vois-tu, l’esprit reste parfois hébété et perplexe de voir dans notre
siècle se produire des erreurs pareilles et qui puissent subsister un
tel temps, sans qu’on fasse la lumière! Mais ne crains rien, si je
souffre au delà de toute expression, comme toi, comme vous tous,
d’ailleurs, l’âme reste vaillante et elle fera son devoir jusqu’au bout,
pour toi, pour nos enfants. Ah! mais souhaitons que cette situation
épouvantable, invraisemblable, prenne bientôt fin et que nous sortions
enfin de cet horrible cauchemar dans lequel nous vivons depuis plus de
dix mois!

Embrasse bien aussi nos chers petits pour moi.


       *       *       *       *       *


Le 7 septembre 1895.

Ma chère Lucie,

Je reçois aujourd’hui seulement tes lettres du mois de Juillet ainsi que
celles de la famille.

Je fais bien souvent comme toi. A certains moments où le cœur trop
gonflé déborde, je relis toutes tes chères lettres, et je pleure avec
toi, car je ne crois pas que deux êtres qui placent l’honneur au-dessus
de tout, et avec eux leurs familles, aient jamais subi un martyre plus
grand que le nôtre.

Je souffre et je n’en ai pas honte, comme toi, comme vous tous
d’ailleurs. Mon cœur, nuit et jour, demande son honneur, le tien, celui
de nos enfants. Une situation pareille est tragique et le supplice
devient trop grand pour tous.

Les uns ou les autres finiront par y succomber, pour peu que cela dure.
Eh bien! ma chère Lucie, cela ne doit pas être. Il nous faut d’abord
notre honneur, celui de nos enfants. On ne se laisse pas accabler par un
destin aussi infâme quand on ne l’a pas mérité.

Si naturels, si légitimes que soient les cris de douleur d’âmes qui
souffrent au delà du vraisemblable, gémir, ma chère Lucie, ne sert à
rien. Si, lorsque tu recevras cette lettre, la situation n’est pas
éclaircie, je pense qu’il sera temps, avec le courage, l’énergie que
donne le devoir, avec la force invincible que donne l’innocence, que tu
fasses des démarches personnelles pour qu’on répande enfin la lumière
sur cette tragique histoire. Tu n’as à demander ni grâce ni faveur, mais
la recherche de la vérité, du misérable qui a écrit cette lettre infâme,
justice pour nous tous, enfin! Tu trouveras, d’ailleurs, dans ton cœur
des paroles plus éloquentes que celles qu’une simple lettre pourrait
contenir. Il faut, en un mot, avoir enfin l’énigme de ce drame, par
quelque moyen que ce soit. Tes qualités d’épouse et de mère te donnent
tous les droits et doivent te donner tous les courages.

A ce que je ressens, au point où en est mon cœur, je sens trop bien où
vous en êtes tous et je vous vois, dans mes longues nuits, souffrir et
hurler de douleur avec moi.

Il faut que cela finisse. On ne peut cependant pas, dans notre siècle,
laisser ainsi agoniser deux familles sans éclaircir un pareil mystère.
La lumière peut être faite quand on voudra bien la faire. Donc, ma chère
Lucie, tout en conservant la dignité qui ne doit jamais t’abandonner,
sois forte, courageuse et énergique. Grands ou humbles, nous sommes tous
égaux quand il s’agit de justice, et cet honneur auquel je n’ai pas
forfait, qui est le patrimoine de nos enfants, doit nous être rendu. Je
veux être avec toi et avec nos enfants ce jour-là.

Baisers à tous. Je t’embrasse de toutes mes forces ainsi que nos chers
enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 7 septembre.
(Soir.)

Avant de remettre cette lettre, pour qu’elle parte encore par le bateau
anglais, je veux y ajouter quelques mots; tout mon cœur, mes pensées
sont avec toi et avec nos chers enfants.

Je viens de relire tes chères lettres et je n’ai pas besoin de te dire
que je les relirai encore souvent jusqu’au prochain courrier. Les
journées sont longues, seul, en tête-à-tête avec soi-même, sans jamais
prononcer une parole.

Que mon âme t’inspire, ma chère Lucie, car je sens bien que pour tes
chers parents, pour tous enfin, comme pour nous, il faut que ce drame
finisse. Dusses-tu frapper à toutes les portes, il faut avoir l’énigme
de cette machination infernale qui nous a enlevé ce qui fait vivre et ce
qu’il nous faut: notre honneur.

Quant à nos chers enfants, embrasse-les de tout cœur pour moi. Les
quelques mots que Pierre ajoute à chaque lettre me font plaisir. C’est
pour toi et pour eux que j’ai eu la force de tout supporter et je veux
voir le jour où l’honneur nous sera rendu. Et cela, je le veux
fortement, puissamment, avec toute l’énergie d’un homme qui place
l’honneur au-dessus de tout. Puisse ce vœu se réaliser bientôt! Tu dois
tout faire pour qu’il s’accomplisse.

Je t’embrasse encore avec toute mon âme.

Ton dévoué,

ALFRED.

Embrasse tes chers parents, tous les nôtres pour moi.


       *       *       *       *       *


Le 27 septembre 1895.

Ma chère Lucie,

Depuis près d’un an je lutte avec ma conscience contre la fatalité la
plus inexplicable qui puisse s’acharner après un homme.

Parfois, je suis tellement harassé, tellement dégoûté que je suis comme
le soldat, qui, épuisé par de longues fatigues, s’étend au revers d’un
fossé, préférant en finir là avec la vie.

L’âme me réveille, le devoir m’oblige à me ressaisir; tout mon être se
raidit alors dans un suprême effort, car je veux me voir encore entre
mes enfants et toi, le jour où l’honneur nous sera rendu.

Mais c’est une véritable agonie qui se renouvelle chaque jour; c’est un
supplice aussi horrible qu’immérité.

Si je te dis tout cela, si je t’ai parfois laissé entrevoir combien ma
vie était horrible, combien cette situation d’infamie, dont les effets
sont de chaque jour, broie tout mon être, révolte mon cœur, ce n’est pas
pour me plaindre, mais pour te dire encore que si j’ai vécu, si j’arrive
à vivre, c’est que je veux mon honneur, le tien, celui de nos enfants.

Que ton âme, ton énergie soient donc à hauteur de circonstances aussi
tragiques, car il faut que cela finisse.

C’est pourquoi je t’ai dit, dans ma lettre du 7 septembre, que si, quand
tu recevras ces lettres, la situation n’était pas nettement éclaircie,
il t’appartenait, à toi personnellement, de faire des démarches auprès
des pouvoirs publics, pour qu’on fasse enfin la lumière sur cette
tragique histoire.

Tu as le droit de te présenter partout la tête haute, car ce que tu
viens réclamer, ce ne sont ni grâces ni faveurs, ni même convictions
morales, si légitimes qu’elles puissent être, mais la recherche, la
découverte des misérables qui ont commis le crime infâme et lâche. Le
Gouvernement a tous les moyens pour cela.

Des lettres ne servent à rien, ma chère Lucie. C’est par toi-même qu’il
faut agir. Ce que tu as à dire prendra, en passant par ta bouche, une
force, une puissance que le papier et l’écriture ne donnent point.

Donc, ma chère Lucie, forte de ta conscience, de tes qualités d’épouse
et de mère, fais des démarches sans te lasser, jusqu’à ce que justice
nous soit rendue.

Et cette justice que tu dois demander énergiquement, résolument, avec
toute ton âme, c’est qu’on fasse la lumière entière, complète, sur cette
machination dont nous sommes les malheureuses et épouvantables victimes.
D’ailleurs, tu sais ce que tu as à dire, et il faut le dire carrément,
fièrement.

Vois-tu, ma chère Lucie, c’était mon opinion du premier jour. J’aurais,
sans bruit aucun, sans faire intervenir personne, sinon mon
introducteur, pris un enfant par chaque main, et j’aurais été demander
justice partout, sans relâche, jusqu’à ce que les coupables eussent été
démasqués. Le moyen est héroïque, mais il est le meilleur, car il part
du cœur et s’adresse aux cœurs, au sentiment de justice inné en chacun
de nous, quand il n’est pas guidé par ses passions. Il procède de la
force que vous donne l’innocence, du devoir à remplir, et ne connaît pas
d’obstacles. Il est digne enfin d’une femme qui ne demande que la
justice, pour son mari, pour ses enfants.

Il ne doit pas être dit que dans notre siècle un misérable aura
impunément brisé la vie de deux familles.

Courage donc, ma chère Lucie, et agis résolument. Baisers à tous. Je
t’embrasse de toutes mes forces, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Depuis ton envoi du mois de juin, je n’ai plus reçu ni livres ni revues.
Je pensais que tu continuerais à m’envoyer, chaque mois directement,
des livres et des revues. Pense à mon tête-à-tête perpétuel avec
moi-même, plus silencieux qu’un trappiste, dans l’isolement le plus
profond, en proie à mes tristes pensées, sur un rocher perdu, ne me
soutenant que par la force du devoir.


       *       *       *       *       *


Le 4 octobre 1895.

Ma chère Lucie,

Je viens de recevoir tes chères lettres du mois d’août, si impatiemment
attendues chaque mois, ainsi que toutes celles de la famille.

Écris-moi toujours longuement. J’éprouve une joie enfantine à te lire,
car il me semble ainsi t’entendre causer, sentir ton cœur battre près du
mien.

Quand tu souffriras trop, prends la plume et viens causer avec moi.

Merci des bonnes nouvelles que tu me donnes des enfants. Embrasse-les
longuement de ma part.

Mon corps, chère Lucie, est indifférent à tout, mû par une force presque
surhumaine, par une puissance supérieure: le souci de notre honneur.

C’est le devoir sacré que j’ai à remplir vis-à-vis de toi, de nos
enfants, des miens, qui remplit mon âme, qui la gouverne et qui fait
taire mon cœur ulcéré... Autrement le fardeau serait trop lourd pour des
épaules humaines.

Assez gémi, chère Lucie, cela n’avance à rien. Il faut que ce supplice
épouvantable de tous finisse. Forte de mon innocence, marche droit à ton
but, silencieusement, sans bruit, mais franchement et énergiquement,
dusses-tu porter la question devant les têtes les plus hautes. Il n’y a
pas de cœur humain qui reste insensible aux supplications d’une femme
qui vient, entourée de ses enfants, demander qu’on démasque enfin les
coupables, justice pour de malheureuses et épouvantables victimes. Pas
de retour sur le passé, mais parle avec ton cœur, tout ton cœur. Ce
drame dont nous souffrons est assez poignant dans sa simplicité même.

Agis donc comme je te l’ai dit dans mes lettres du 7 et du 27 septembre,
franchement, résolument, avec l’âme d’une femme qui a à défendre
l’honneur, c’est-à-dire la vie de son mari, de ses enfants.

Ne t’abandonne pas dans la douleur, ma chère et bonne Lucie, cela ne
sert à rien. Passe des paroles aux actes et sois grande et digne par les
actes.

Embrasse tes chers parents, tous les nôtres pour moi. Remercie-les de
leurs bonnes et affectueuses lettres, ainsi que ta chère tante pour les
lignes émues qu’elle m’a écrites. Je ne leur écris pas directement,
quoique mon cœur soit nuit et jour avec tous, car je ne pourrais que me
répéter toujours.

Courage donc, chère Lucie, il faut que nous voyions tous la fin de ce
drame.

Je t’embrasse de toutes mes forces, de toute mon âme, ainsi que nos
chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Les livres que tu m’as envoyés me sont annoncés, mais je ne les ai pas
encore reçus. Merci. J’en avais grand besoin, car la lecture peut seule
distraire un peu ma pensée.


       *       *       *       *       *


Le 5 octobre 1895.

Ma chère Lucie,

Je t’ai déjà écrit hier, mais après avoir lu et relu toutes les lettres
arrivées par ce courrier, il s’en élevait un tel cri de souffrance, un
tel cri d’agonie, que tout mon être en a été profondément secoué.

Vous souffrez pour moi, je souffre pour vous.

Non, il n’est pas possible, il n’est pas permis qu’une famille toute
entière subisse un martyre pareil.

A force d’attendre, nous serons tous par terre. Cela ne doit pas être,
il y a nos enfants avant tout.

Je viens encore d’écrire directement à M. le Président de la République.
Je ne puis agir que par la plume--c’est peu de chose--je ne puis que te
soutenir de toute l’ardeur de mon âme. Il faut que, de ton côté, tu
agisses énergiquement, résolument.

Quand on est innocent, quand on ne demande que la justice,
l’éclaircissement de cet horrible mystère, on est fort et invincible.

Jette, s’il le faut, nos chers enfants aux pieds de M. le Président et
demande justice pour eux, pour leur père.

Sois héroïque par tes actes, ma chère Lucie, c’est à toi que ce devoir
incombe.

Encore une fois, ce n’est ni bruit, ni grincements de dents qu’il faut,
mais une volonté indomptable que rien ne rebute.

Je te soutiens d’ici, à travers les distances, avec mon cœur, avec
toutes les forces vives de mon être, avec mon âme de Français, d’honnête
homme, de père qui veut son honneur, celui de ses enfants.

Je t’embrasse du plus profond de mon cœur.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 26 octobre 1895.

Ma chère Lucie,

Je ne puis guère que te confirmer mes lettres du 3 et du 5 octobre,
comme celle du 27 septembre.

Nous usons tous deux nos forces dans une attente, dans une situation
aussi terrible qu’imméritée, et elles finiront par nous manquer, car
tout a une limite. Or, il y a nos enfants, auxquels nous nous devons,
auxquels il faut leur honneur avant tout. C’est pourquoi, vibrant de
douleur, non seulement pour tout ce que nous souffrons tous deux depuis
si longtemps, pour ce martyre effroyable de toute une famille, j’ai
écrit à M. le Président de la République. Je t’ai écrit mes dernières
lettres pour te dire qu’il fallait agir en allant droit au but, le front
haut, en innocents qui ne demandent ni grâces ni faveurs, mais qui
veulent la lumière, justice enfin. Si l’on peut fléchir sous certains
malheurs, jamais on n’accepte le déshonneur quand on ne l’a pas mérité.

Notre supplice, qui n’est pas de notre époque, a assez duré, trop duré.

Donc, de l’énergie, ma chère Lucie, et une énergie active, agissante,
qui doit triompher, car elle est appuyée sur le bon droit, car elle ne
veut que la lumière, le grand jour, l’éclaircissement de cette affaire.
Nous ne sommes pas en face d’un mystère insondable.

Comme je te l’ai dit, ce ne sont ni pleurs qui usent, ni paroles
inutiles qu’il faut, ce sont des actes.

L’honneur d’un homme, de ses enfants, de deux familles, plane au-dessus
de toutes les passions, de tous les intérêts. Agis donc, ma chère Lucie,
avec l’âme héroïque d’une femme qui a une noble mission à remplir,
dusses-tu porter la question partout, devant les têtes les plus hautes,
et j’espère apprendre bientôt que cet épouvantable supplice a enfin un
terme.

Baisers à tous.

Je t’embrasse, ainsi que nos chers enfants, avec toute la force de mon
affection,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 26 octobre 1895.
(au soir.)

Avant de faire partir cette lettre, je veux encore y ajouter quelques
mots, car il me semble ainsi me rapprocher de toi, causer près de toi,
comme au temps heureux où nous bavardions au coin de notre feu. Et puis,
ce sont les seuls moments où je cause, et, si je n’écoutais que mon
désir, je voudrais causer ainsi avec toi tous les jours, à toutes les
heures du jour; mais ce seraient toujours les mêmes paroles.

Si je gémis parfois, c’est que tel que tu me connais--et tu sais bien
que je ne suis ni un résigné, ni un patient--le supplice est trop grand,
les heures deviennent trop lourdes. Je ne me fais pas plus fort que je
ne suis. Si j’arrive encore à résister je t’ai dit pourquoi, je ne veux
pas y revenir.

Mais si j’en suis réduit à gémir, à me croiser les bras devant la
douleur la plus épouvantable que puisse ressentir un cœur honnête et
ardent de soldat, frappé non seulement lui-même, mais dans sa femme,
dans ses enfants, dans les siens, je te dis à toi, comme à vous tous: de
l’âme, de l’énergie personnelle! Quand on subit un malheur aussi
immérité, on en sort, et l’on en sort non pas par des pleurs ou des
récriminations, mais en allant droit au but, qui est notre honneur, avec
une énergie active, infatigable, qui doit être aussi grande que les
circonstances l’exigent. Il y a enfin une justice en ce monde et il
n’est pas possible que des innocents subissent un martyre pareil.
D’ailleurs, je ne fais que me répéter et je ne puis que me répéter; mes
sentiments n’ont pas varié. Tout cela plutôt pour bavarder avec toi que
pour autre chose, pour faire passer une heure de nos longues nuits, car,
comme je te l’ai dit, j’attends maintenant le résultat de tes efforts et
de tes démarches, qui, je pense, ne tardera plus, et j’espère que je
verrai bientôt le jour où je pourrai enfin respirer, me détendre un peu.
Il en serait temps, je te l’assure.

Encore de bons baisers pour toi, pour les enfants,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 4 novembre 1895.

Ma chère Lucie,

Le courrier venant de Cayenne est arrivé et il ne m’a pas apporté de
lettres. Je suis donc sans nouvelles de toi, des enfants, depuis le 25
août. Mais je ne veux pas laisser partir le courrier anglais sans
t’écrire quelques mots; je ne serai pas long, car la douleur fait
trembler ma plume sous mes doigts.

Je pense, ma chère Lucie, que tu es maintenant en possession de mes
dernières lettres, que tu agis aussi toi-même avec l’âme héroïque d’une
femme, que tu demandes la vérité partout, justice enfin pour
d’épouvantables victimes, que chaque jour est une journée employée
ainsi, jusqu’à ce que la lumière soit faite, jusqu’à ce que l’honneur
nous soit rendu.

Je pense donc apprendre bientôt que cet épouvantable martyre a enfin un
terme. Je n’ai pas besoin de te rappeler de demander à m’envoyer une
dépêche quand tu auras une nouvelle heureuse à m’annoncer. Les journées
sont longues, les heures lourdes, quand on souffre ainsi et depuis si
longtemps.

Je t’embrasse de toutes mes forces, ainsi que les enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 20 novembre 1895.

Ma chère Lucie,

J’ai reçu le 11 tes chères et bonnes lettres du mois de septembre, ainsi
que toutes celles de la famille. Je n’ai pas besoin de te dire la joie
intense que j’ai éprouvée à te lire.

Merci de ton bon souvenir pour le jour de ma fête. Je ne veux pas
insister, car il ne s’agit plus de se laisser aller à des souvenirs
attendrissants; il nous faut maintenant, comme tu le dis si bien, la
réalité, la vérité.

Quand on souffre d’une manière si atroce et depuis si longtemps, les
énergies, les activités surtout doivent grandir avec les souffrances que
l’on endure. Forte de ta conscience, tu as le droit, je dis même le
devoir, de tout tenter, de tout oser, pour avoir la lumière sur cette
tragique histoire, pour nous faire rendre enfin notre honneur, celui de
nos enfants.

Comme je te l’ai dit, il ne s’agit plus d’attendre, dans une situation
aussi horrible qu’imméritée, qui nous jetterait tous par terre, un
événement heureux, beaucoup trop attendu déjà.

Tu es d’ailleurs en possession de mes lettres du mois d’octobre, tu dois
agir avec la force que donne l’innocence, avec la puissance que procure
un noble devoir à remplir.

Si je t’ai dit de demander de faire faire la lumière par tous les
moyens, même par les moyens héroïques, c’est qu’il y a des situations
qui sont trop fortes quand on ne les a pas méritées et qu’il faut en
finir.

D’ailleurs, nos âmes ne font qu’une, elles vibrent a l’unisson, et ce
que je t’ai dit a certainement fait tressaillir et vibrer la tienne.

J’attends donc maintenant la fin de cet horrible drame et je compte les
jours.

Merci des bonnes nouvelles que tu me donnes des enfants. Embrasse-les
longuement de ma part, en attendant que je puisse le faire moi-même.

Mes meilleurs baisers pour toi de ton dévoué,

ALFRED.

Embrasse tes chers parents, tous les nôtres pour moi.

Je ne sais par quelle voie tu m’as envoyé les livres et les revues que
tu m’annonçais dans tes lettres du 25 août; mais, ce qu’il y a de
certain, c’est qu’ils ne sont pas encore arrivés à la Guyane.


       *       *       *       *       *


Le 27 décembre 1895.

Ma chère Lucie,

Je n’ai pas encore reçu tes chères lettres du mois d’octobre! Ni le
courrier français du mois de novembre, ni le courrier anglais du mois de
décembre ne les ont apportées! Qu’est-ce que cela signifie? Qu’en
penser? Dans quel horrible cauchemar vis-je depuis tantôt quinze mois?

Enfin, souffrir, hélas! ma pauvre chérie, nous savons tous deux ce que
cela est, et peu importent d’ailleurs les souffrances, car quelles
qu’elles soient il te faut notre honneur, celui de nos enfants.

Je t’ai écrit longuement le 2 décembre; ajouter quelque chose à cette
lettre, comme d’ailleurs à toutes les précédentes, serait bien superflu,
n’est-ce pas? Nos pensées sont communes, nos cœurs ont toujours battu à
l’unisson, nos âmes vibrent aujourd’hui ensemble et veulent leur honneur
avec l’ardeur brûlante d’êtres honnêtes frappés dans ce qu’ils ont de
plus précieux.

J’attends avec une impatience fébrile de tes nouvelles. Je pense
qu’elles finiront bien par me parvenir, je dirais même que j’attends
presque chaque jour une nouvelle heureuse et j’espère apprendre enfin
quelque chose de certain, de positif, que la lumière est faite, tout au
moins en bonne voie de se faire, sur cette lugubre et triste histoire.

Laisse-moi te dire simplement aujourd’hui que ta pensée, celle de nos
chers enfants, me donnent seules encore la force de vivre ces longues
journées et ces interminables nuits. Je t’embrasse de toutes mes forces
comme je t’aime, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.

Depuis de longs mois aussi, je ne reçois plus ni livres ni revues.
L’envoi que tu m’annonçais dans ta lettre du mois d’août ne m’est pas
encore parvenu! C’est à n’y rien comprendre.

Je pensais que tu continuerais à m’envoyer chaque mois, directement, les
revues et quelques colis postaux de livres. Aussi suis-je tout le jour,
autant ajouter presque toute la nuit, sans une minute, sans une seconde
d’oubli, à contempler les quatre murs de mon cabanon. Enfin, peu
importe; mais tu ferais bien de t’informer ce que sont devenus ces
livres.


       *       *       *       *       *


Le 31 décembre 1895.

Ma chère Lucie,

Je t’ai écrit il y a quelques jours pour te dire que je n’avais pas
encore reçu ton courrier du mois d’octobre. Enfin, après une longue et
terrible attente, je viens de recevoir ton courrier du mois d’octobre,
en même temps que celui du mois de novembre.

Comme je te cause parfois de la peine, ma pauvre chérie, par mes
lettres, et tu souffres déjà tant! Mais c’est parfois plus fort que moi,
tant je voudrais voir la fin de cet horrible drame, car je donnerais
volontiers mon sang goutte à goutte pour apprendre enfin que mon
innocence est reconnue, que les scélérats doublement criminels sont
démasqués.

Mais quand je souffre trop, quand je défaille devant cette vie de
souvenirs hallucinants, de contrainte de toutes mes forces physiques et
intellectuelles... je murmure tout bas trois noms qui sont mon
talisman, qui me font vivre: le tien, ceux de nos chers petits Pierre et
Jeanne.

Espérons que nous verrons bientôt la fin de cet horrible drame. T’écrire
longuement, je ne le puis, car que pourrais-je te dire qui ne nous soit
commun? Je vis en toi du matin au soir et du soir au matin; toutes mes
facultés sont tendues vers le but qu’il faut atteindre, que tu
atteindras, tout mon honneur de soldat, tout l’honneur de nos enfants!

Je te donne peut-être parfois des conseils extravagants, issus des
rêveries d’un solitaire qui souffre le martyre, martyre fait non
seulement de sa douleur, mais de la tienne, de celle de vous tous... et
cependant je sais bien que vous êtes meilleurs juges que moi pour
apprécier les moyens d’arriver à ma réhabilitation complète, éclatante.
Je vais passer une bonne partie de la nuit, de bien longues journées à
lire et relire tes chères lettres, à vivre avec toi, à te soutenir par
la pensée, de toutes mes forces, de toute mon ardeur, de toute ma
volonté.

Ma santé est bonne, ne te fais nul souci à cet égard. Pour te rassurer,
d’ailleurs, j’ai demandé à t’envoyer une dépêche, je pense qu’elle te
parviendra. J’espère que ta santé, comme celle de vous tous, est bonne
aussi; il faut te soutenir physiquement pour avoir les forces
nécessaires pour arriver à ton but.

Souhaitons que nous puissions bientôt oublier, l’un près de l’autre,
entre nos chers enfants, les péripéties de cet horrible drame. Dis-toi
aussi, dites vous tous, que si parfois j’exhale des cris de douleur
effrayants, c’est que je suis toujours aussi silencieux qu’un mort, que
je n’ai que le papier,--mais que cris de douleur, cris de souffrance,
de quelques noms qu’ils se nomment, le cœur est toujours vaillant s’il
ne sait pas toujours se taire.

J’attends donc, comme tu me le demandes, et j’attendrai jusqu’au jour
que la lumière soit enfin faite.

De longs et bons baisers à nos chers enfants. Bien souvent je contemple
leurs portraits et je cherche à voir ce qu’ils sont aujourd’hui.

Ah! chère Lucie, dis-toi bien que, dans mes moments de détresse, j’ai
ces trois noms qui sont mon soutien, qui sont ma sauvegarde, qui me font
relever quand je tombe, car il faut que nos enfants entrent dans la vie
la tête haute.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toutes mes forces,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 3 janvier 1896.

Ma chère Lucie,

Je lis et relis avec avidité tes chères lettres d’octobre et de
novembre, et, quoique je t’aie écrit déjà le 31 décembre, je veux encore
venir causer avec toi.

Tes lettres ne sauraient augmenter mon affection, mais elles m’inspirent
une admiration chaque jour plus grande pour ton caractère, ton grand
cœur, et je me fais honte à moi-même de ne pas savoir mieux souffrir, de
t’écrire parfois des lettres aussi nerveuses et aussi troublantes.

Quant au but, je n’ai jamais varié. Innocent, il faut que mon innocence
éclate, que notre nom redevienne ce qu’il mérite d’être. Mais tu dois
comprendre aussi que les souffrances sont parfois si aiguës, les
révoltes si violentes, que les cris de douleur s’exhalent malgré soi, et
qu’on voudrait, aux dépens de tout, avoir enfin l’énigme de cette
monstrueuse affaire, faire jaillir la vérité, faire triompher la
justice.

Des découragements, je n’en ai jamais eu, je n’ai jamais douté qu’une
volonté, forte de son innocence et du devoir à remplir, n’atteigne son
but. J’ai eu, j’aurai peut être encore des impatiences fébriles, qui
sont les révoltes de mon âme ardente depuis si longtemps foulée aux
pieds, accrues encore par ce silence sépulcral, ce climat énervant,
l’absence souvent de nouvelles, sans rien à faire, parfois sans rien à
lire. Mais si ma nervosité a été extrême pendant le dernier trimestre de
95, la période la plus chaude, la plus mauvaise à la Guyane, mon courage
n’a jamais faibli, car c’est lui qui m’a soutenu, m’a permis de doubler
ce cap redoutable sans fléchir. Ne prête donc aucune attention à cette
nervosité qui éclate parfois; dis-toi que je veux être avec toi, à tes
côtés, le jour où l’honneur nous sera rendu.

Ta volonté comme celle de tous doit être ce qu’elle a toujours été,
aussi grande, aussi indomptable que calme et réfléchie.

Ma santé est bonne; mon corps, indifférent à tout, n’est animé que d’une
seule pensée, commune à nous tous, commune, comme dit ta chère mère, à
tout un faisceau de cœurs qui vibre de douleur, vit pour son honneur, si
injustement arraché.

Dis-toi aussi que, si j’ai parfois des moments de faiblesse personnelle,
sous les chocs répétés de l’heure présente, j’ai un talisman qui me
remonte, qui me ranime, ta pensée, celle des enfants, mon devoir enfin.

Les lignes où tu me parles des chers enfants m’ont fait aussi bien
plaisir; elles me permettent de me les représenter par la pensée.

Embrasse bien fort ces chéris pour moi.

Donc, ma chère et bonne Lucie, toujours courage, toujours la tête haute,
jusqu’à ce que nous puissions, l’un près de l’autre, oublier cet
horrible drame. Souhaitons pour tous que ce moment vienne bientôt!

Je t’embrasse comme je t’aime.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 26 janvier 1896.

Tu me demandes, ma chère et bonne Lucie, de t’écrire longuement. Que
puis-je te dire encore que tu ne sentes en ton cœur mieux que je ne
saurai te le dire? Mon cœur est toujours avec toi, déchiré de te sentir
souffrir d’une manière aussi imméritée et de ne rien pouvoir faire pour
toi que d’endurer des souffrances égales; mon âme, nuit et jour, est
auprès de toi, pour te soutenir et t’animer de son ardente volonté.
D’ailleurs, je ne puis que me le répéter toujours: le but est tout;
l’honneur de notre nom, de nos enfants; et il faut l’atteindre, envers
et contre tous. Mais la situation est si atroce, aussi bien pour toi que
pour moi, que les activités qui doivent être de tous les genres, comme
de toutes les heures, loin de faiblir, doivent au contraire grandir
encore et s’ingénier à faire la lumière le plus vivement possible.

Ma santé est bonne. Je continue à lutter contre tout, pour être présent,
entre mes enfants et toi, le jour où l’honneur nous sera rendu. Je
souhaite ardemment, pour toi comme pour moi, que ce jour ne tarde plus
trop.

Je pense recevoir dans quelques jours de tes nouvelles, et, comme
toujours, je les attends avec une impatience fébrile. Je t’écrirai plus
longuement quand je les aurai reçues.

Embrasse beaucoup, beaucoup les deux enfants pour moi; leurs chères
petites lettres, comme les tiennes, comme celles de tous les nôtres,
sont ma lecture journalière; je n’ai pas besoin de te dire la bonne
émotion qu’elles me causent. Reçois pour toi les plus tendres, les
meilleurs baisers de ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 5 février 1896.

Ma chère Lucie,

Le courrier ne m’a apporté aucune lettre. Je n’ai pas besoin de te
décrire quelle déception poignante, je pourrais dire quelle douleur
profonde j’éprouve quand cette seule consolation, quand tes paroles
chères et aimées ne me parviennent même pas. Mais comme je te l’ai dit,
ma chère Lucie, qu’importent les souffrances, j’oserais même dire les
tortures, si atroces, si horribles soient-elles, car le but que tu as à
poursuivre est plus élevé et domine tout: l’honneur de notre nom,
l’honneur de nos chers et adorés enfants.

Pour moi, chère Lucie, tu es ma force, force invincible, tellement tu es
haute dans mon affection, dans ma tendresse. Comme mes enfants, tu me
dictes mon devoir. Dis-toi que, si souvent la violence des sensations
parfois atroces fait hurler mon cœur, dérailler mon cerveau, que si
parfois l’accablement du temps trop long et du climat excède mes forces,
fait crier ma chair, la volonté reste inébranlable pour toi, pour nos
enfants.

Mais tu dois comprendre ce que je souffre de ton martyre, du déshonneur
immérité jeté sur nos enfants, sur tous; ce que je souffre d’une
situation morale pareille; que je lutte ici contre tout réuni; quelle
volonté, quelle puissance enfin je sens alors en moi pour vouloir la
lumière, oh! à tout prix, par n’importe quel moyen; que bien souvent
alors la tempête est sous mon crâne; que plus souvent encore le sang
bout d’impatience dans mes veines d’apprendre la fin de cet incroyable
martyre. Plus les souffrances sont atroces, plus chaque journée écoulée
les accroît, moins il faut se laisser abattre ou s’abandonner au destin.
Puisque nos tortures ne cesseront que lorsque la lumière sera faite,
pleine et entière, éclatante, puisqu’enfin il le faut, envers et contre
tout, pour nous, pour nos enfants, pour tous enfin, il faut au contraire
que les volontés grandissent, s’élargissent avec les difficultés, avec
les obstacles. Donc, chère et bonne Lucie, courage, et plus que du
courage, une volonté forte, une volonté crâne, qui sait vouloir et qui
veut enfin aboutir par n’importe quel moyen au but aussi louable
qu’élevé: la vérité. Il y a trop longtemps que cela dure et il y a trop
de souffrances accumulées sur des innocents.

Embrasse longuement, beaucoup les chers enfants pour moi. Ah! vois-tu,
chère Lucie, je ne sais pas ce qu’on peut appeler des obstacles quand il
s’agit de ses enfants. Dis-toi bien qu’il n’y en a pas, qu’il ne saurait
y en avoir, qu’il faut la vérité, qu’une mère a tous les droits, comme
elle doit avoir tous les courages, quand elle a à défendre ce qui seul
peut permettre à ses enfants de vivre, leur honneur.

Et chaque fois que je t’écris, je ne puis me décider à fermer ma lettre,
tant est fugitif ce moment où je viens causer avec toi, tant tout mon
être est avec toi, tant tout ce que je te dis ne me semble pas répondre
assez aux sentiments qui m’agitent, qui remplissent mon âme, à cette
volonté plus forte que tout, irréductible, qui est en moi, pour vouloir
la vérité, notre honneur, celui de nos enfants; à l’affection profonde
enfin que j’ai pour toi, augmentée d’une admiration sans bornes.
J’espère enfin que ce que je te dis depuis de si longs mois s’est
traduit par vous tous en action forte et agissante et que j’apprendrai
bientôt que ce supplice de tous deux a un terme.

Je t’embrasse comme je t’aime, ainsi que nos chers enfants, de tout mon
cœur, de toute mon âme, en attendant que j’aie enfin de vos nouvelles.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 26 février 1896.

Ma chère Lucie,

J’ai reçu le 12 de ce mois tes chères lettres de décembre, ainsi que
toutes celles de la famille. Inutile de te dépeindre la bonne émotion
qu’elles me causent; j’ai pu pleurer, et c’est tout dire. Comme tu le
ressens toi-même, malgré soi le cerveau ne cesse de travailler, la tête
et le cœur de souffrir, et ces tortures ne cesseront que lorsque la
lumière sera faite, lorsque cet horrible drame sera éclairci.

Je t’ai trop parlé de moi et de mes souffrances, pardonne-moi cette
faiblesse.

Quelles que soient mes souffrances, ah! si terrible que soit notre
martyre, il y a un but qu’il faut atteindre, que vous atteindrez, j’en
suis sûr: la lumière pleine et entière, telle qu’il la faut pour tous,
pour notre nom, pour nos chers enfants. Je souhaite ardemment, pour toi
comme pour moi, d’apprendre bientôt que ce but est enfin atteint.

Je n’ai pas non plus de conseils à te donner; je ne puis qu’approuver
entièrement ce que vous faites pour arriver à l’éclatante démonstration
de mon innocence. C’est là le but et il ne faut voir que lui.

J’ai reçu les quelques mots de Mathieu, dis-lui que je suis toujours de
cœur et d’âme avec lui.

Le 22 février, c’était l’anniversaire de la naissance de notre chère
petite Jeanne... combien j’ai pensé à elle! Je ne veux pas insister, car
mon cœur éclaterait et j’ai besoin de toutes mes forces.

Écris-moi longuement, parle-moi beaucoup de toi et de nos chers enfants.
Je te lis et relis chaque jour; il me semble entendre ainsi ta voix
aimée, et cela m’aide à vivre.

Je ne t’écris pas davantage, car je ne pourrais que te parler de
l’horrible longueur des heures, de la tristesse des choses... et gémir
est bien inutile.

Embrasse bien tes chers parents, tous les nôtres pour moi. Toujours
merci pour leurs bonnes et affectueuses lettres.

Mille caresses à nos chers enfants, et pour toi les meilleurs, les plus
tendres baisers de ton dévoué,

ALFRED.

Je n’ai pas encore reçu les envois que tu m’annonçais dans tes lettres
du 25 novembre et du 25 décembre. Par suite de quelles circonstances tes
envois sont-ils aussi longs à me parvenir, c’est ce que je ne saurais
dire. Peut-être tes prochains envois de livres par colis postaux me
parviendront-ils plus rapidement? Je le souhaite, car la seule chose qui
me soit possible, la lecture, peut calmer un peu mes douleurs de tête,
et malheureusement, cela même me manque bien souvent.


       *       *       *       *       *


Le 5 mars 1896.

Ma chère Lucie,

Je n’ai pas encore reçu tes chères lettres de janvier. Quelques lignes
seulement pour t’envoyer l’écho de mon immense affection. T’écrire
longuement, je ne le puis. Mes journées, mes heures s’écoulent
monotones, dans l’attente angoissante, énervante, de la découverte de la
vérité, du misérable qui a commis ce crime infâme. Te parler de moi, à
quoi bon? Mes souffrances, tu les comprends, tu les partages. Elles ne
peuvent avoir qu’un terme comme les tiennes, comme celles de tous les
nôtres, quand la lumière pleine et entière sera faite, quand l’honneur
nous sera rendu.

C’est vers ce but que doivent tendre toutes vos énergies, toutes vos
forces, tous vos moyens. Je souhaite d’apprendre que ce but est bientôt
atteint, que ce martyre épouvantable de toute une famille a un terme.
Mon corps, ma santé, tout cela me laisse bien indifférent. Tout mon être
n’est animé que d’une seule pensée, que d’une volonté qui me fait vivre:
voir, entre mes enfants et toi, le jour où l’honneur me sera rendu.
C’est dans ta pensée, dans celle de nos enfants adorés que je repose ma
tête, parfois trop fatiguée par cette tension continuelle, par cette
fièvre d’impatience, par cette inactivité terrible, sans un moment de
diversion.

Si donc nous ne pouvons nous empêcher de souffrir, car jamais êtres
humains, qui placent l’honneur au-dessus de tout, n’ont été frappés de
telle sorte, je te crie toujours courage et courage pour marcher à ton
but, la tête haute, le cœur ferme, avec une volonté inébranlable, jamais
défaillante. Tes enfants te disent ton devoir comme ils me donnent ma
force.

Espérons, comme le dit ta mère, que nous pourrons bientôt, dans les bras
les uns des autres, essayer d’oublier ce martyre effroyable, ces mois si
tristes et si décevants, et revivre en nous consacrant à nos enfants.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toutes mes forces, ainsi que nos chers
enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 26 mars 1896.

Ma chère Lucie,

J’ai reçu le 12 de ce mois tes bonnes lettres de janvier, si
impatiemment attendues chaque mois, ainsi que toutes celles de la
famille.

J’ai vu avec bonheur que ta santé ainsi que celle de tous résiste à
cette affreuse situation, à cet horrible cauchemar, dans lequel nous
vivons depuis si longtemps. Quelle épreuve, aussi horrible qu’imméritée,
pour toi, ma bonne chérie, qui méritais d’être si heureuse! Oui, j’ai
des moments terribles, ou le cœur n’en peut plus des blessures qui
viennent aviver une plaie déjà si profonde, où mon cerveau n’en peut
plus sous le poids de pensées aussi tristes, aussi décevantes. Aussi,
quand le courrier m’arrive, après une attente longue et angoissante, que
je ne reçois pas encore la nouvelle de la découverte de la vérité, de
l’auteur de cet infâme et lâche forfait, oh! j’ai à l’avance une
déception poignante, profonde; mon cœur se déchire, se brise devant tant
de douleurs, aussi longues, aussi imméritées!

Je suis un peu comme le malade sur son lit de torture qui souffre le
martyre, qui vit parce que son devoir l’y oblige et qui demande toujours
à son médecin: «Quand finiront mes tortures?» Et comme le médecin lui
répond toujours: bientôt, bientôt--il finit par se demander quand sera
ce _bientôt_, et voudrait bien le voir venir; il y a longtemps que tu me
l’annonces.... mais du découragement, oh! cela, jamais! Si atroces que
soient mes souffrances, le souci de notre honneur plane bien au-dessus
d’elles. Ni toi, ni aucun n’auront jamais le droit d’avoir une minute de
lassitude, une seconde de faiblesse, tant que le but ne sera pas
atteint: tout l’honneur de notre nom. Pour moi, quand je me sens sombrer
sous tout réuni, quand je sens mon cerveau s’échapper, je pense à toi, à
nos chers enfants, au déshonneur immérité jeté sur notre nom, je me
raidis alors dans un effort violent de tout l’être, et je me crie à
moi-même: Non, tu ne plieras pas sous la tempête! Que ton cœur soit en
lambeaux, ton cerveau broyé, tu ne succomberas pas avant d’avoir vu pour
tes chers enfants le jour où l’honneur leur sera rendu!

C’est pourquoi, chère Lucie, je viens te crier toujours, à toi comme à
tous, courage et plus que du courage, de la volonté... oh! silencieuse,
très silencieuse, car les paroles ne servent à rien, mais hardie,
audacieuse, pour marcher au but; la vérité tout entière, la lumière sur
ce sinistre drame, tout l’honneur enfin de notre nom. Les moyens, il
faut les employer tous, de quelque nature qu’ils soient--tous ceux que
l’esprit peut suggérer pour avoir l’énigme de ce drame.

Le but est tout, lui seul est immuable. Je veux que nos enfants entrent
dans la vie la tête haute et fière, je veux t’animer de ma suprême
volonté! Je veux te voir aboutir enfin, et il en serait temps, je te le
jure.

Je souhaite que tu puisses m’apprendre bientôt quelque chose de certain,
de positif, oh! pour tous deux ma chère Lucie. T’écrire plus longuement
ou te parler d’autre chose, sinon de ma grande et profonde affection
pour toi, je ne le puis, car ma tête est trop fatiguée par cette
épreuve, la plus terrible, la plus cruelle que puisse supporter un
cerveau humain.

Notre cher petit Pierre me demande de lui écrire. Ah! je n’en ai pas la
force! Chaque mot ferait jaillir un sanglot de ma gorge et je suis
obligé de me raidir dans ma douleur pour résister, pour être présent le
jour où l’honneur nous sera rendu. Embrasse-le longuement pour moi,
ainsi que ma chère petite Jeanne. Ah! mes chers enfants... puise en eux
ta force invincible. Je t’embrasse de toutes mes forces comme je t’aime,

ALFRED.

Embrasse tes chers parents, toute la famille pour moi. Ma santé est
bonne.

J’ai reçu au début du mois, de ta part, une dizaine de colis de vivres
et les tricots de laine. Merci pour tes touchantes attentions. Je n’ai
encore reçu aucun des envois de revues et de livres que tu m’annonçais
par tes lettres de septembre, décembre et janvier; aucun n’est encore
arrivé à Cayenne. Veux-tu être assez bonne pour t’occuper de ces envois
de manière qu’ils me parviennent par le courrier, soit que tu les
adresses toi-même directement pour moi à M. le Directeur du service
pénitentiaire à Cayenne, soit qu’ils soient adressés par le ministère à
tes frais.


       *       *       *       *       *


Le 26 mars 1896.
(Soir)

Chère Lucie,

Avant de t’envoyer la lettre que je t’avais écrite, je relisais pour la
centième fois peut-être tes chères lettres, car tu peux t’imaginer ce
que peuvent être mes longues journées, mes longues nuits, les bras
croisés, n’ayant même rien à lire en tête à tête avec mes pensées, ne me
soutenant que par la force du devoir, pour te soutenir par ma présence,
pour voir enfin le jour où l’honneur nous sera rendu. Tu me demandes,
chère Lucie, d’attendre avec calme, le jour où tu pourras m’annoncer la
découverte de la vérité.

Demande-moi d’attendre tant que je pourrai; mais avec calme, oh! cela
non, quand on m’a arraché tout vivant le cœur de la poitrine, quand je
me sens frappé dans mon bien le plus précieux, dans toi, dans mes
enfants... Quand mon cœur nuit et jour hurle de douleur, sans une minute
de repos, quand, depuis dix-huit mois, je vis dans un cauchemar atroce!

Mais alors, ce que je veux avec une volonté farouche qui m’a fait tout
supporter, qui m’a fait vivre, ce n’est pas protester de mon innocence
par tes paroles, mais que tu marches, que vous marchiez tous, par
n’importe quel moyen, à la conquête de la vérité, de la lumière sur
cette sinistre histoire... tout notre honneur enfin...

Ce sont les paroles que je t’ai dites, avant mon départ, il y a déjà
plus d’un an... et hélas! ce n’est pas un reproche que je veux te faire,
mais je vous trouve bien longs dans cette mission suprême, car ce n’est
pas vivre que vivre sans honneur.

Aussi, dans mes longues nuits de torture, souffrant le martyre, combien
souvent me suis-je dit: Ah! comme j’aurais eu l’énigme de cet horrible
drame, par n’importe quel moyen, eussé-je dû finalement mettre le
couteau sur la gorge aux complices misérables, si insaisissables qu’ils
soient, de ce vil criminel! Et plus souvent encore, me suis-je écrié:
N’y aura-t-il donc personne ayant assez de cœur et d’âme ou assez
d’habileté pour leur arracher la vérité, faire cesser ainsi ce martyre
effroyable d’un homme et de deux familles! Ah! je sais que ce ne sont
que les rêves d’un homme qui souffre horriblement; mais que veux-tu,
tout cela est trop horrible, trop atroce; cela déroute trop ma raison,
mes croyances en la loyauté, en la droiture, car il y a une loi morale
qui domine tout, passions et haines, c’est celle qui veut la vérité
partout et toujours. Et puis, quand ma pensée se reporte sur mon passe,
sur ma vie tout entière et que je me vois là: oh! alors, c’est horrible,
la nuit se fait en moi toute sombre et je voudrais fermer les yeux, ne
plus penser.

C’est dans ta pensée, dans celle de nos chers petits, dans ma volonté de
voir la fin de cet horrible drame, que je retrouve la force de vivre, de
me maintenir debout. Voilà mes pensées, voilà mes nuits, ma chère et
bonne Lucie, et c’est pour répondre à ta question que je t’ouvre ainsi
toute mon âme. Dis-toi donc que je souffre horriblement comme toi, comme
vous tous; que nos tortures morales à tous sont les mêmes, qu’elles sont
atroces; qu’elles ne peuvent avoir qu’un terme, c’est la pleine lumière
sur cette sinistre affaire; qu’il faut donc marcher tous à ce but
suprême, avec une activité de tous les jours, de toutes les heures, avec
une volonté farouche et indomptable, avec ce sentiment qui renverse tous
les obstacles: c’est qu’il s’agit de notre honneur et qu’il nous le
faut. Et maintenant, je vais me coucher, essayer de reposer un peu mon
cerveau, ou plutôt rêver à toi, à nos chers enfants. Le 5 avril, Pierre
aura cinq ans: dis-toi que ce jour-là tout mon cœur, toutes mes pensées,
mes pleurs, hélas, aussi, auront été vers lui, vers toi. Et je termine
en souhaitant que tu puisses bientôt m’annoncer la fin de cet infernal
supplice et en t’embrassant de tout mon cœur, de toutes mes forces,
comme je t’aime.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 5 avril 1896.

Ma chère Lucie,

Je viens de recevoir à l’instant tes chères lettres de février, ainsi
que toutes celles de la famille. A ton tour, ma femme chérie, tu as subi
les atroces angoisses de l’attente de nouvelles!... J’ai connu ces
angoisses, j’en ai connu bien d’autres, j’ai vu bien des choses
décevantes pour la conscience humaine... Eh bien! je viens te dire
encore, qu’importe! Tes enfants sont là, vivants. Nous leur avons donné
la vie, il faut leur faire rendre l’honneur. Il faut marcher au but, les
yeux uniquement fixés sur lui, avec une volonté indomptable, avec le
courage que donne le sentiment d’une nécessité absolue.

Je te disais dans une de mes lettres que chaque journée ramenait avec
elle les angoisses de l’agonie. C’est bien vrai. Quand arrive le soir,
après une lutte de tous les instants contre les bouillonnements de mon
cerveau, contre la déroute de ma raison, contre les révoltes de mon
cœur, j’ai une dépression cérébrale et nerveuse terrible et je voudrais
fermer les yeux pour ne plus penser, pour ne plus voir, pour ne plus
souffrir enfin. Il faut alors que je fasse un violent effort de volonté,
pour chasser les idées qui me tirent bas, pour ramener ta pensée, celle
de nos enfants adorés et pour me redire encore: si atroce que soit ton
martyre, il faut que tu puisses mourir tranquille, sachant que tu
laisses à tes enfants un nom fier et honoré. Si je te rappelle cela,
c’est simplement pour te dire encore quelle volonté je dépense dans une
seule journée, parce qu’il s’agit de l’honneur de notre nom, de celui de
nos enfants, que cette même volonté devrait vous animer tous.

Je veux te redire aussi ce que je souffre de tes tortures, des vôtres à
tous, ce que je souffre pour nos enfants, et qu’alors, à toutes les
heures du jour et de la nuit, je te crie à toi et à tous, dans
l’emportement de ma douleur extrême: Marchez à la conquête de la vérité,
hardiment, en gens honnêtes et crânes, pour qui l’honneur est tout!

Ah! les moyens, peu m’importe, il faut en trouver quand on sait ce qu’on
veut, quand on a le droit et le devoir de le vouloir.

Cette voix, tu dois l’entendre à tous moments, à travers l’espace, elle
doit animer ton âme.

Je me répète toujours, chère Lucie; c’est que ma pensée est une, comme
la volonté qui me fait tout endurer.

Je ne suis ni un patient, ni un résigné, dis-toi bien tout cela; je veux
la lumière, la vérité, notre honneur enfin, pour la France entière, avec
toutes les fibres de mon être; et cette volonté suprême doit t’inspirer,
à toi comme à tous, tous les courages comme toutes les audaces, pour
sortir enfin d’une situation aussi infâme qu’imméritée.

De grâces ou de faveurs, tu n’en as à demander à personne, tu veux la
lumière et il te la faut.

Plus les forces décroissent, car les nerfs finissent par être
complètement ébranlés par tant de secousses épouvantables, plus les
énergies doivent grandir.

Jamais, jamais, jamais,--et c’est là le cri profond de mon âme,--on ne
se résigne au déshonneur quand on ne l’a pas mérité.

Aujourd’hui, notre cher petit Pierre a cinq ans, tout mon cœur, toutes
mes pensées vont vers lui, vers toi, vers nos chers enfants; tout mon
être vibre de douleur.

Que puis-je ajouter, ma chère Lucie? Mon affection pour toi, pour nos
enfants, tu la connais. Elle m’a fait vivre, elle m’a fait endurer ce
que je n’aurais jamais accepté, elle me donne la force de tout endurer
encore.

Tu dis que nous approchons du terme de nos douleurs. Je le souhaite de
toutes mes forces, car jamais êtres humains n’ont souffert pareillement.

Je t’ai déjà écrit longuement, il y a une dizaine de jours, par le
courrier français.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toutes mes forces, ainsi que nos
enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

J’ai reçu, il y a quelques jours, l’envoi de revues et de livres du mois
de novembre. Leur arrivée tardive provient de ce que l’envoi est fait
par petite vitesse, c’est-à-dire par voiliers. J’en éprouve quelque
soulagement.

Cependant, mon cerveau est si ébranlé, si fatigué, par toutes ces
épouvantables secousses, que je ne puis apporter d’attention à quoi que
ce soit. Tes autres envois finiront par me parvenir quelque jour.

Embrasse tes chers parents, tous les nôtres pour moi. Je leur ai écrit
d’ailleurs par le courrier français.


       *       *       *       *       *


Le 26 avril 1896.

Ma chère Lucie,

Dans les longues et atroces journées dont s’est composé tout ce mois,
j’ai lu et relu bien souvent tes chères lettres de février. Mon cœur a
saigné des angoisses que tu as subies durant ce long mois, dont chaque
mot dans tes lettres portait la trace. On sentait que tu contenais les
frémissements de ton être, que tu te retenais pour ne pas laisser
déborder ta douleur,--et dans un effort de ton cœur aimant et dévoué, tu
trouvais encore la force de me crier: Oh! je suis forte!

Oui, sois forte, car il le faut.

Une de ces nuits, je rêvais à toi, à nos enfants, à notre supplice, à
côté duquel la mort serait douce; j’en ai hurlé de douleur dans mon
sommeil.

Ma souffrance est parfois si forte que je voudrais m’arracher la peau,
pour oublier dans une douleur physique cette douleur morale trop
violente. Je me lève le matin, avec l’effroi des longues heures du jour,
en tête à tête avec mon cerveau, depuis si longtemps; je me couche, le
soir, avec l’épouvante des heures sans sommeil.

Tu me demandes de te parler longuement de moi, de ma santé. Tu dois
comprendre qu’après les tortures subies, supportant aujourd’hui une vie
atroce, qui ne me laisse un moment de repos ni de jour, ni de nuit, mes
forces ne sauraient être brillantes. Le corps est brisé, les nerfs sont
malades, le cerveau est broyé. Dis-toi simplement que je ne tiens
debout--dans l’acception absolue du mot--que parce que je le veux pour
voir, entre toi et nos enfants, le jour où l’honneur nous sera rendu.

Tu te demandes parfois, dans tes heures de calme, pourquoi nous sommes
ainsi éprouvés..... Je me le demande à tout moment, et je ne trouve pas
de réponse.

Nous nous trompons mutuellement, chère Lucie, en nous recommandant tour
à tour le calme et la patience. Notre affection essaie en vain de nous
cacher, l’un à l’autre, les sentiments qui agitent nos cœurs. A sentir
ce que j’éprouve quand je t’écris, le cœur vibrant de douleur et de
fièvre, je sais trop bien ce que tu éprouves quand tu m’écris.

Non, disons-nous simplement que si nous vivons les cœurs blessés et
pantelants, les âmes frémissantes de douleur, c’est qu’il y a un but
suprême qu’il faut atteindre coûte que coûte: tout l’honneur de notre
nom, celui de nos enfants, et le plus tôt possible, car ce n’est pas
vivre, pour des gens de cœur, que de vivre dans une situation pareille,
dont chaque moment est une torture.

Bien souvent aussi, j’ai voulu te parler longuement de nos enfants...
mais je ne le puis. Chaque fois une colère sourde et âpre envahit mon
cœur à la pensée de ces chers petits êtres frappés dans leur père,
innocent d’un crime aussi abominable... Ma gorge se serre, les sanglots
m’étouffent, mes mains se tordent de douleur de ne rien pouvoir faire
pour eux, pour toi... que de lutter pour vivre, depuis si longtemps,
dans une situation pareille.

Je ne puis donc, chère Lucie, que te redire: Courage et volonté,
activité aussi, car les forces humaines ont des limites!

D’ailleurs, je t’ai écrit de très longues lettres par le précédent
courrier, j’ai écrit aussi à tes chers parents, à mes frères et sœurs.
J’espère qu’elles auront encore enhardi vos courages, animé vos âmes du
feu qui consume la mienne, qui me donne encore la force de tenir debout.

Tu me dis aussi que tu as de bonnes raisons de croire que cette atroce
situation ne sera plus de longue durée. Ah! je souhaite de toute mon âme
que cette fois ton espoir ne soit pas trompé, que tu puisses bientôt
m’annoncer quelque chose de certain, de positif, car c’est vraiment trop
souffrir!

Que puis-je ajouter, ma chère Lucie? Les heures pour moi se ressemblent
dans leur atrocité, ne vivant que par ta pensée, celle des enfants, dans
l’attente d’un dénouement, d’une situation qui n’a déjà que trop duré.

Je t’embrasse de tout cœur, comme je t’aime, ainsi que nos chers
enfants, en attendant que j’aie le bonheur de recevoir tes chères
lettres, toujours si impatiemment attendues.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 7 mai 1896.

Ma chère Lucie,

Quelques instants avant de recevoir tes chères lettres, je venais de
subir une avanie--mesquine--mais qui déchire quand on a le cœur aussi
ulcéré. Je n’ai pas, hélas! l’âme d’un martyr. Te dire que je n’ai pas
parfois envie d’en finir, de mettre un terme à cette vie atroce, ce
serait mentir. N’y vois pas trace de découragement; le but est immuable,
il faut qu’il soit atteint, et il le sera. Mais à côté de cela, je suis
aussi un être humain qui supporte le plus épouvantable des
martyres--pour un homme de cœur et d’honneur--et qui ne le supporte que
pour toi, pour nos enfants.

Chaque fois qu’on retourne le fer dans la plaie, le cœur hurle de
douleur; j’en ai pleuré... mais assez parlé de cela. Je te disais donc
que je viens de recevoir tes chères lettres de mars, ainsi que toutes
celles de la famille et à côté de la joie de te lire, j’ai toujours
cette déception que tu dois bien comprendre, de ne pas apercevoir encore
le terme de nos tortures.--Comme tu dois souffrir, ainsi que nous tous,
de ne pas pouvoir hâter le moment où l’honneur nous sera rendu, où les
misérables qui ont commis le crime infâme seront démasqués! Je souhaite
que ce moment soit proche et qu’il ne tarde pas trop.

Merci des bonnes nouvelles que tu me donnes de nos chers enfants. C’est
dans leur pensée, dans la tienne que je puise la force de résister. Tu
dois bien penser que les souffrances, le climat, la situation ont fait
leur œuvre. Il me reste la peau, les os et l’énergie morale. J’espère
que cette dernière me conduira jusqu’au bout de nos souffrances.

Tu me parles aussi de choses matérielles que je pourrais te demander. Tu
sais que la vie matérielle m’a toujours laissé indifférent, aujourd’hui
plus que jamais.

Je ne t’ai demandé que des livres et malheureusement j’en suis toujours
à mon envoi de novembre.

Veux-tu être assez bonne pour cesser les envois de vivres? Le sentiment
qui m’inspire cette demande est peut-être puéril, mais tes envois sont,
suivant le règlement, soumis à une visite minutieuse et il me semble
chaque fois qu’on t’applique un soufflet sur la joue, à toi... et mon
cœur saigne, et j’en frémis de douleur.

Non, acceptons la situation atroce qui nous est faite, ne cherchons à
l’atténuer par aucun souci d’ordre matériel; mais disons-nous qu’il nous
faut ce coupable, qu’il nous faut notre honneur! Marchez donc à ce but,
d’un commun accord, d’une commune volonté, immuable, cherchez à
l’atteindre le plus vite possible et ne vous souciez de rien autre. Moi,
de mon côté, je résisterai tant que je pourrai, car je veux être là,
présent, le jour de bonheur suprême où l’honneur nous sera rendu.
Dis-toi bien que l’on peut plier sous certains malheurs, que l’on peut
accepter dans certaines situations des consolations banales; mais,
lorsqu’il s’agit de l’honneur, il n’y a aucune consolation, sinon un but
à atteindre tant qu’on n’a pas succombé: se le faire rendre.

Donc, pour toi comme pour tous, je ne puis que vous crier du plus
profond de mon âme: haut les cœurs! Pas de récriminations, pas de
plaintes, mais la marche immuable vers le but; le ou les coupables--et
l’atteindre le plus tôt possible.

Comme je te l’ai déjà dit, il ne doit pas rester un seul Français qui
puisse douter de notre honneur.

Embrasse de tout ton cœur nos chers enfants pour moi et reçois pour toi
mille baisers les plus tendres, les plus affectueux de ton dévoué,

ALFRED.

Embrasse tes chers parents, tous les nôtres pour moi. Dans le courrier
que je viens de recevoir, je n’ai pas trouvé de lettres de mes sœurs,
excepté d’Henriette. J’espère que ces chères sœurs ne sont pas malades
de ces émotions terribles et continuelles.


       *       *       *       *       *


22 mai 1896.

Ma chère Lucie,

Tes bonnes et si affectueuses lettres de mars ont été les chers et doux
compagnons de ma solitude. Je les ai lues, relues, pour me rappeler mon
devoir, chaque fois que la situation m’écrasait sous son poids. J’ai
souffert avec toi, avec tous; toutes les angoisses épouvantables par
lesquelles vous passez sont venues faire écho aux miennes.

Tu me demandes de t’écrire, de venir dégonfler auprès de toi mon cœur
meurtri et déchiré, chaque fois que l’amertume en serait trop grande.
Ah! ma pauvre Lucie! si je voulais t’écouter, je t’écrirais bien
souvent, car je n’ai pas un moment de répit. Mais pourquoi viendrais-je
ainsi t’arracher l’âme? Je le fais déjà trop fréquemment, et quand je
suis venu gémir ainsi, j’en ai toujours un regret cuisant, car tu
souffres déjà assez, beaucoup trop, mais que veux-tu? Il est impossible
de se dégager entièrement de son _moi_, d’étouffer toujours les révoltes
de son cœur, d’être toujours maître de ses nerfs malades. Mon seul
moment de détente est quand je t’écris, et alors tout ce que j’ai
contenu de douleurs pendant un long mois vient parfois sous ma plume....

Et puis, je ressens tellement, au plus profond de mon être, toute
l’horreur d’une situation pareille, aussi bien pour toi que pour moi que
pour tes chers parents, pour tous les nôtres enfin, que des éclats de
colère, des frémissements d’indignation m’échappent malgré moi; des cris
d’impatience s’exhalent alors de voir enfin le terme de cet abominable
supplice de tous. Je souffre de mon impuissance à alléger ton atroce
douleur, de ne pouvoir que te soutenir de toute la puissance de mon
affection, de toute l’ardeur de mon âme. Ah! certes oui, chère Lucie, je
sens bien l’atroce déchirement qui doit se faire en toi quand, à chaque
courrier, après un long mois d’attente, de souffrances et d’angoisses,
tu ne peux encore pas m’annoncer la découverte des coupables, le terme
de nos tortures! Et si alors je hurle, si je rugis parfois, si le sang
bout dans mes veines, devant tant de douleurs, si longues, si
imméritées, oh! c’est autant pour toi que pour moi, car si ma douleur
était seule, il y a beau temps que j’y eusse mis un terme, laissant à
l’avenir le soin d’être notre juge suprême à tous.

C’est dans ta pensée, dans celle de nos chers enfants, dans ma volonté
de te soutenir, de voir le jour où l’honneur nous sera rendu, que je
puise toute ma force. Quand je chavire écrasé sous tout réuni, quand mon
cerveau s’égare et que mon cœur n’en peut plus, quand mon cœur enfin
défaille, je murmure au dedans de moi-même trois noms: le tien, ceux de
nos chers enfants, et je me raidis encore contre ma douleur, et rien ne
s’exhale de mes lèvres muettes.

Certes, je suis très affaibli, il n’en saurait être autrement. Mais tout
s’efface en moi, souvenirs hallucinants, souffrances, atrocités de ma
vie journalière, devant cette préoccupation si haute, si absolue: celle
de notre honneur, le patrimoine de nos enfants. Je viens donc comme
toujours te crier de toutes mes forces, avec toute mon âme, «courage et
courage» pour marcher bravement à ton but: tout l’honneur de notre
nom--et souhaiter pour tous deux que ce but soit enfin atteint. Les
chères petites lettres des enfants me causent toujours une émotion
extrême, je les arrose souvent de mes larmes, j’y puise aussi ma
force.--On me dit dans toutes les lettres que tu élèves admirablement
ces chers petits; si je ne t’en ai jamais parlé, c’est que je le savais,
car je te connais.

Te parler de mon affection, de celle qui nous unit tous, c’est inutile,
n’est-ce pas? Laisse-moi te dire encore que ma pensée ne te quitte pas
un instant de jour et de nuit, que mon cœur est toujours auprès de toi,
de nos enfants, de vous tous, pour vous soutenir et vous animer de mon
indomptable volonté. Je t’embrasse de toutes mes forces, de tout mon
cœur, ainsi que nos chers enfants, en attendant de recevoir vos bonnes
lettres, seul rayon de bonheur qui vienne réchauffer mon âme meurtrie.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tes chers parents, à tous.


       *       *       *       *       *


Le 5 juin 1896.

Ma chère Lucie,

Je n’ai pas encore reçu tes bonnes lettres d’avril. Aussi ai-je dû me
contenter de relire, comme je le fais chaque jour, souvent plusieurs
fois par jour, tes bonnes et affectueuses lettres de mars et j’y ai
puisé un peu de calme. Je ne veux cependant pas laisser partir le
courrier anglais sans venir bavarder avec toi, me rapprocher de toi.

Oh! je te vois bien d’ici par la pensée, ma chère et bonne Lucie, car
elle ne me quitte pas un seul instant; je sens tes moments de crise,
quand après un espoir qu’on est venu t’apporter, cet espoir est encore
une fois trompé; lorsqu’après un moment de détente, d’apaisement, tu
retombes dans un désespoir violent, en te demandant avec angoisse quand
cessera cet abominable cauchemar dans lequel nous vivons depuis si
longtemps. Et puis tu m’écris, et tu trouves dans ta belle âme, dans ton
cœur aimant et dévoué, la force de me cacher les atroces tortures, les
angoisses épouvantables par lesquelles tu passes.

Et alors moi qui sens, qui devine tout cela, dont le cœur broyé et
déchiré dans ses sentiments les plus purs, dans ses affections les plus
chères, déborde, dont le sang bout dans les veines devant tant de
douleurs accumulées sur tous deux, sur nos familles, dont la raison
enfin se révolte, je viens jeter dans mes lettres les cris d’angoisse et
d’impatience de mon âme, et j’en souffre ensuite tout un long mois, en
pensant à l’émotion que tu vas avoir, et j’en suis plus malheureux
encore.

Frappée avec moi, dans ton honneur d’épouse et de mère, au lieu de
t’apporter cet appui moral, inébranlable, énergique, ardent, qui t’est
nécessaire dans la noble mission qui t’incombe, je suis venu parfois me
lamenter, t’entretenir de petites souffrances, de petites tortures, que
sais-je, augmenter ainsi ta poignante douleur. Tu pardonneras à ma
faiblesse, faiblesse humaine trop naturelle, hélas!

Les mots, d’ailleurs, sont bien impuissants à traduire un martyre pareil
au nôtre. Mais il ne peut y avoir qu’un terme: la découverte des
coupables, la réhabilitation pleine et entière, tout l’honneur de notre
nom, de nos chers enfants.

Je viens donc comme toujours ajouter à cette lettre, qui t’apportera
l’écho de ma profonde affection, ce cri ardent de mon âme: Courage et
courage, chère Lucie, pour marcher à ton but, avec une volonté farouche
et ardente, jamais défaillante--et souhaiter pour tous deux, pour nos
enfants, pour tous, qu’il soit bientôt atteint.

Tu embrasseras beaucoup les chers petits pour moi. Je ne vis d’ailleurs
qu’en eux, qu’en toi, et j’y puise ma force. Embrasse bien tes chers
parents, tous les nôtres pour moi, remercie-les de leurs bonnes et si
affectueuses lettres.

Je termine à regret cette lettre en t’embrassant bien fort, si fort que
je peux, comme dit notre cher petit Pierre.

Ton dévoué,

ALFRED.

Soir.--Je viens de recevoir enfin tes envois et livres des mois de
décembre, janvier et février, et je t’assure que j’en avais bien besoin.
Encore de bons et ardents baisers pour toi, nos chers enfants, tes
chers parents, tous les nôtres enfin, et je termine par ce cri ardent de
mon âme: toujours et encore courage, ma chère et bonne Lucie!


       *       *       *       *       *


Le 24 juillet 1896.

Ma chère Lucie,

Je n’ai pas reçu tes lettres de mai; les dernières nouvelles que j’ai de
toi datent de trois mois. Tu vois que les coups de massue ne me manquent
pas; je ne veux pas augmenter tes peines en te décrivant ma douleur.
D’ailleurs, peu importe. Quel que soit notre supplice, si épouvantable
que soit notre martyre, le but est invariable, ma chère Lucie: la
lumière, l’honneur de notre nom.

Je ne fais que te répéter ce cri de mon âme: du courage, du courage, et
du courage, jusqu’à ce que le but soit atteint.

Quant à moi, je retiens de toute mon énergie ce qui me reste de forces;
je comprime nuit et jour mon cerveau et mon cœur, car je veux voir la
fin de ce drame. Je souhaite pour tous deux que ce moment ne tarde plus.

Quand tu recevras ces quelques lignes, le jour de ta fête sera passé. Je
ne veux pas insister sur des pensées aussi cruelles pour tous deux, mais
je ne saurais être plus en esprit avec toi ce jour-là que les autres.

Je t’embrasse de tout mon cœur, de toutes mes forces, ainsi que nos
enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 4 août 1896.

Ma chère Lucie,

J’ai reçu tes lettres de mai et de juin toutes ensemble, ainsi que
celles de la famille. Je ne veux pas te décrire mon émotion, après une
si longue attente, car nous n’avons pas à nous laisser aller à des
impressions aussi poignantes.

Je n’ai trouvé que deux lettres de toi dans le courrier de mai et j’ai
été heureux de voir que tu étais installée à la campagne avec les
enfants; peut-être y trouveras-tu un peu de repos, si nous pouvons jouir
de quelque repos tant que l’honneur ne nous sera pas rendu.

Oui, chère Lucie, des souffrances telles que les nôtres, aussi
imméritées, laissent l’esprit hébété. Mais n’en parlons plus, il est des
choses qui provoquent d’irrésistibles indignations.

Si je suis nerveux de voir arriver le terme de nos tortures à tous, si,
sous l’influence des révoltes de mon cœur, mes lettres sont pressantes,
crois bien que ma confiance, comme ma foi, sont absolues. Dis-toi que je
ne vous ai jamais dit: espérez; je vous ai dit: il nous faut la vérité
tout entière, si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain ou
après-demain, mais ce but sera atteint, il le faut. Fermons nos yeux sur
nos tortures, comprimons nos cerveaux et nos cœurs. Courage et
vaillance, chère Lucie, sans une minute de faiblesse ou de lassitude.
Pour nous, pour nos enfants, pour nos familles, il faut la lumière,
l’honneur de notre nom. Je viens, comme toujours, te crier à toi, comme
à tous: haut les cœurs et les volontés!

Je souhaite de toute mon âme pour tous deux, pour tous, d’apprendre que
ce supplice a un terme.

Embrasse nos enfants pour moi et reçois pour toi les meilleurs baisers
de ton dévoué,

ALFRED.

Embrasse tes parents, tous les nôtres pour moi.


       *       *       *       *       *


Le 24 août 1896.

Chère Lucie,

J’ai répondu au début du mois quelques lignes seulement à tes chères
lettres de mai et de juin. L’impression qu’elles me causaient après une
si longue attente était trop vive pour que je pusse t’écrire longuement;
je les lis et relis chaque jour, il me semble vivre ainsi quelques
instants près de toi, sentir ton cœur battre près du mien. Et quand je
considère ce morceau de papier banal sur lequel je t’écris, je voudrais
pouvoir y mettre tout mon cœur, tout ce qu’il contient pour toi, pour
nos enfants, pour tous, l’imprégnant ainsi de toute l’ardeur de mon âme,
de tout mon courage, de toute ma volonté.

Crois donc, chère Lucie, que je n’ai jamais un moment de découragement
quant au résultat à atteindre. Mais aussi quelle impatience me dévore de
voir arriver le terme de ces atroces tortures!

Il est des douleurs tellement intenses pour des gens de cœur, que la
plume est impuissante à les rendre. Et cette douleur, la même pour nous
tous, je la renferme nuit et jour, sans qu’une plainte s’exhale de mes
lèvres; j’accepte tout, comprimant mon cœur, tout mon être, ne voyant
que le but. Je t’ai écrit au commencement de juillet une lettre qui a
encore dû t’émotionner, ma pauvre Lucie; j’étais alors en proie aux
fièvres; je ne recevais pas ton courrier; tout à la fois! Et alors la
bête humaine s’est réveillée pour te jeter ses cris de détresse et de
douleur, comme si tu ne souffrais pas déjà assez; j’ai cependant réagi,
tout surmonté, dominé l’être physique comme l’être moral. J’ai su
d’ailleurs, depuis, que ton courrier était arrivé sans retard à Cayenne;
par suite d’une erreur de destination, je ne l’ai reçu qu’avec celui de
juin.

Je ne puis donc que me répéter, chère Lucie, pour toi, comme pour tous,
les yeux invariablement, ardemment fixés sur le but, sans une minute de
lassitude jusqu’à ce qu’il soit atteint! Toute la vérité pour la France
entière, tout l’honneur de notre nom, le patrimoine de nos enfants.
Embrasse S. et leurs chers enfants pour moi. Dis bien à Mathieu que si
je ne lui écris pas plus souvent, c’est que je le connais trop bien,
c’est que sa volonté restera toujours aussi inflexible, jusqu’au jour de
l’éclatante lumière. Merci des bonnes nouvelles que tu me donnes des
chers petits; remercie tes parents, tous les nôtres, de leurs bonnes
lettres. Quant à toi, ma chère Lucie, forte de ta conscience, sois
invinciblement énergique et vaillante; que ma profonde affection, nos
enfants, ton devoir, te soutiennent et t’animent.

Je t’embrasse encore comme je t’aime, de toutes mes forces, ainsi que
nos chers enfants, en attendant tes bonnes lettres de juillet.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 3 septembre 1896.

Chère Lucie,

On m’a apporté tout à l’heure le courrier du mois de juillet, je n’y ai
trouvé qu’une pauvre petite lettre de toi, celle du 14 juillet, quoique
tu aies dû m’écrire plus souvent et plus longuement; mais peu importe.

Quel cri de souffrance s’échappe de toutes tes lettres et vient faire
écho aux miennes! Oui, chère Lucie, jamais êtres humains n’ont souffert
comme toi, comme moi, comme nous tous enfin; la sueur m’en perle au
front; je ne vivais que par une tension inouïe des nerfs, de la volonté,
comprimant tout l’être par un effort suprême; mais les émotions brisent,
font vibrer tous les fibres de l’être; mes mains se tordent de douleur
pour toi, pour nos enfants, pour tous; un immense cri voudrait
s’échapper de ma gorge et je l’étouffe.--Ah! que ne suis-je seul au
monde, quel bonheur j’aurais à descendre dans la tombe, pour ne plus
penser, pour ne plus voir, pour ne plus souffrir. Mais le moment de
faiblesse, de détraquement de tout l’être, de douleur enfin est passé et
dans cette nuit sombre je viens te dire, chère Lucie, qu’au dessus de
toutes les morts,--car quelle agonie ne connais-je pas, aussi bien celle
de l’âme que celle du corps que celle du cerveau?--il y a l’honneur, que
cet honneur qui est notre bien propre, il nous le faut... Seulement, les
forces humaines ont des limites pour nous tous.

Aussi, au reçu de cette lettre, si la situation n’est pas enfin
éclaircie, agis comme je te le disais déjà l’année dernière: va
toi-même, prends, s’il le faut, un enfant par chaque main, ces deux
têtes chéries et innocentes, et fais des démarches auprès de ceux qui
dirigent les affaires de notre pays. Parle simplement, avec ton cœur, et
je suis sûr que tu trouveras des cœurs généreux qui comprendront ce qu’a
d’épouvantable ce martyre d’une épouse, d’une mère, et qui mettront tout
en œuvre pour t’aider dans cette tache noble et sainte, la découverte de
la vérité, l’auteur de ce crime infâme. Oh! chère Lucie, écoute-moi bien
et suis mes conseils; dis-toi bien qu’il ne faut voir qu’une chose, le
but, et chercher à l’atteindre. Car, oh! cela, je le voudrais de toute
mon âme, voir, avant de succomber, l’honneur rendu au nom que portent
nos chers adorés, te revoir, toi, nos enfants, heureux, jouissant d’un
bonheur que tu mérites tant, ma pauvre et chère Lucie! Et comme ce
papier me paraît froid de ne pouvoir y mettre tout mon cœur, tout ce
qu’il contient pour toi, pour nos enfants... Je voudrais écrire avec mon
sang, peut-être m’exprimerais-je mieux.....

Et quoique je ne puisse plus rien te dire, je continue à causer avec
toi, car cette nuit va encore être longue, traversée par d’horribles
cauchemars où je te vois, toi, nos enfants, mes chers frères et sœurs,
tes chers parents, tous les nôtres enfin. Tu vois, chère Lucie, que je
te dis bien tout, que je t’exhale toutes mes souffrances, que je te dis
bien toutes mes pensées; d’ailleurs, en ce moment, je serais bien
incapable de faire autrement.

Et ma pensée, nuit et jour, est toujours la même; le même cri s’exhale
toujours de mes lèvres: oh! tout mon sang, goutte à goutte, pour avoir
la vérité sur cet effroyable drame!

Tu pardonneras le décousu de cette lettre; je t’écris, comme je te le
disais, sous le coup d’une émotion profonde, ne cherchant même pas à
rassembler mes idées, m’en sentant même incapable, me disant avec effroi
que je vais passer tout un mois n’ayant comme lecture que tes pauvres
lignes, si courtes, où tu me parles des enfants, où tu ne me parles pas
de toi, où je n’aurai rien enfin à lire de toi; cependant, je vais tout
de même essayer de me résumer. Mes souffrances sont grandes comme les
tiennes, comme les nôtres; les heures, les minutes sont atroces et
resteront telles tant que la lumière pleine et entière ne sera pas
faite. Aussi, comme je le disais, je suis convaincu qu’en agissant aussi
toi-même, en parlant avec ton cœur, on mettra tout en œuvre pour
raccourcir, si possible, le temps, car si le temps n’est rien, quant au
but à atteindre et qui domine tout, il compte, hélas! pour nous tous,
car ce n’est pas vivre que d’endurer des souffrances pareilles.

Il faut cependant que je termine bien à regret cette lettre où je me
sens si impuissant à mettre toute l’affection que j’ai pour toi, pour
nos enfants, pour tous, ce que je souffre de nos atroces tortures, à te
faire sentir enfin les sentiments qui sont dans mon âme: l’horreur de
cette situation, de cette vie, horreur qui dépasse tout ce que l’on peut
imaginer, tout ce que le cerveau humain peut rêver de plus dramatique,
et, d’autre part, mon devoir qui me commande impérieusement, pour toi et
pour nos enfants, d’aller tant que je pourrai. Un mois maintenant avant
de te lire, seule parole humaine qui me parvienne!

Enfin je vais finir ce bavardage qui calme un peu ma douleur, en te
sentant près de moi dans ces lignes que tu liras, et te crier courage et
encore du courage, car avant toutes choses il y a l’honneur du nom que
portent nos chers enfants, te dire que ce but est immuable, mais d’agir
aussi comme je te l’ai dit, car un concours de cœurs généreux que tu
trouveras, j’en suis sûr, ne peut que réaliser plus rapidement le vœu
suprême que je te crie encore: la vérité sur ce lugubre drame, voir
auprès de nos chers petits le jour où l’honneur nous sera rendu! Et
j’ajoute encore pour toi, comme pour tous, ce cri ardent et suprême de
mon âme qui s’élève dans la nuit profonde: tout pour l’honneur, ce doit
être notre seule pensée, votre seule préoccupation, sans une minute de
lassitude.


       *       *       *       *       *


Le 4 septembre 1896.

Chère et bonne Lucie,

Je t’ai écrit une lettre hier au soir sous l’impression que me causaient
le courrier, les souffrances que nous endurons tous, la douleur enfin de
ne lire que quelques lignes de toi; car après un long silence angoissé
de tout un mois, il se produit fatalement à ce moment une détente
nerveuse. Je suis comme fou de chagrin, je prends ma tête à deux mains
et je me demande par quelle misère du destin tant d’êtres humains sont
appelés à souffrir ainsi.

Aussi j’éprouve le besoin de venir causer encore avec toi; peut-être
cette lettre pourra-t-elle encore prendre le courrier anglais comme la
précédente.

Si je suis fatigué, épuisé, te dire le contraire, tu ne me croirais pas,
car souffrir ainsi sans répit, à toutes les heures du jour et de la
nuit, sentir souffrir ceux que l’on aime, se voir frappé dans ses
enfants, ces chers petits êtres, pour lesquels je donnerais, nous
donnerions toutes les gouttes de notre sang, tout cela est parfois trop
atroce et la douleur trop grande; mais je ne suis, chère Lucie, ni
découragé, ni abattu, crois-le bien. Plus les nerfs sont tendus à
l’excès par tous les supplices, plus la volonté doit devenir vigoureuse
dans son dessein d’y mettre un terme. Et le seul terme à nos tortures à
tous, c’est la découverte de la vérité. Si je vis contre mon corps,
contre mon cœur, contre mon cerveau, luttant contre tout cela avec une
énergie farouche, c’est que je veux pouvoir mourir tranquille, sachant
que je laisse à mes enfants un nom pur et honoré, te sachant heureuse.
Ce qu’il faut te dire, nous dire à tous, c’est qu’il n’y a qu’un terme à
notre situation: la lumière, et alors, partant de ce terme qui domine
tout, il faut étouffer tout ce qui gronde dans nos cœurs, ne voir que
lui et chercher à l’atteindre le plus tôt possible car les heures
deviennent de plomb, en faisant appel, comme je te le disais hier au
soir, à tous les concours, à toutes les bonnes volontés pour t’aider à
faire la lumière; je suis sûr que tu en trouveras et que devant cette
douleur immense, effroyable d’une épouse, d’une mère qui ne veut que la
vérité, l’honneur du nom que portent ses enfants, tout se taira, pour ne
voir que le but suprême, cette œuvre aussi noble qu’élevée. Donc, chère
Lucie, gémir, nous lamenter, nous entretenir de nos souffrances, tout
cela ne nous avancera à rien.

Sois calme, réfléchie, mais rassemble ton courage, entoure-toi de tous
les conseils pour poursuivre et atteindre le but et souhaitons pour toi
que ce moment ne tarde plus trop.

Embrasse tes parents, nos frères et sœurs, les tiens pour moi.

Je t’embrasse comme je t’aime, plus fort que jamais, de toute la
puissance de mon affection, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

5 heures du matin.

Avant de remettre cette lettre, je veux encore venir t’embrasser, de
toute mon âme, de toutes mes forces, te répéter que ta conscience, ton
devoir, nos enfants, doivent être pour toi des leviers irrésistibles
qu’aucune douleur humaine ne saurait faire ployer.


       *       *       *       *       *


Septembre 1896.

Chère et bonne Lucie,

Je t’écris au reçu du courrier de Juillet. La détente nerveuse a été
trop forte, trop violente. J’ai un besoin irrésistible de venir causer
avec toi, après ce long silence angoissé de tout un mois.

Oui, parfois la plume me tombe des mains, et je me demande à quoi bon
écrire tant; je suis hébété par tant de souffrances, ma pauvre et chère
Lucie.

Oui, souvent aussi je me demande ce que j’ai fait pour que toi que
j’aime tant, mes pauvres enfants, nous tous enfin, soyons appelés à
souffrir ainsi et j’ai certes des moments de désespérance farouche, de
colère aussi, car je ne suis pas un saint. Mais alors, j’ai toujours
évoqué, j’évoque toujours ta pensée, celle des pauvres petits, et ce que
j’ai voulu t’inspirer, vous inspirer à tous, depuis le début de ce
lugubre drame, c’est qu’au-dessus de tout cela, il y a quelque chose de
plus haut, de plus élevé. Ma lettre est comme un hurlement de douleur,
car nous sommes comme de grands blessés dont les âmes sont tellement
frappées par la douleur, dont les corps sont tellement exaspérés par une
si longue souffrance, que la moindre chose suffit à faire déborder la
coupe trop pleine, trop contenue.

Mais, chère Lucie, parler toujours de sa douleur ne lui est pas un
remède et ne fait que l’exaspérer. Il faut voir les choses telles
qu’elles sont et nous sommes tous horriblement malheureux.

Certes, le but domine tout, souffrances et vie, je te l’ai dit bien
souvent, car il s’agit de l’honneur d’un nom, de la vie de nos enfants:
ce but doit être poursuivi sans faiblesse, jusqu’à ce qu’il soit
atteint. Mais l’esprit humain est ainsi fait qu’il vit des impressions
de chaque jour, et chaque journée se compose de trop de minutes
épouvantables, dans l’attente depuis si longtemps d’un meilleur
lendemain.

Ce n’est ni avec des colères, ni avec des lamentations que vous hâterez
le moment où la vérité sera découverte. Rassemble tout ton courage, et
il doit être grand; forte de ta conscience, du devoir à remplir, ne vois
que le but, ne consulte que ton cœur d’épouse et de mère, horriblement
mutilé, broyé, depuis de si longs mois.

Oh! chère Lucie, écoute-moi bien, car moi j’ai tant souffert, j’ai
supporté tant de choses, que la vie m’est profondément indifférente et
je te parle comme de la tombe, du silence éternel qui vous place
au-dessus de tout.... Je te parle en père, au nom du devoir que tu as à
remplir vis-à-vis de nos enfants. Va trouver M. le Président de la
République, les Ministres, ceux mêmes qui m’ont fait condamner, car si
les passions, l’emportement, égarent parfois les esprits les plus
honnêtes, les plus droits, les cœurs restent toujours généreux et sont
prêts à oublier ce même emportement devant cette douleur effroyable
d’une épouse, d’une mère, qui ne veut qu’une chose, la seule que nous
ayons à demander, la découverte de la vérité, l’honneur de nos chers
petits.

Parle simplement, oublie toutes les petites misères, quelle importance
ont-elles devant le but à atteindre?--et je suis sûr que tu trouveras,
que vous trouverez tous un concours ardent, généreux, pour sortir le
plus tôt possible d’une situation tellement atroce, supportée depuis si
longtemps, que je me demande encore comment nos cerveaux à tous ont pu y
résister.

Je te parle dans tout mon calme, dans ce grand silence douloureux, il
est vrai, mais qui vous élève au-dessus de tout... Agis comme je te le
demande... Ne vois qu’une chose, ma chère et bonne Lucie, le but qu’il
faut atteindre, la vérité, en faisant appel à tous les dévouements...
Oh! car cela je le voudrais avec toutes les fibres de mon être, voir
encore le jour où l’honneur nous sera rendu!

Donc courage, chère Lucie, je te le demande avec tout mon cœur, avec
toute mon âme.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 3 octobre 1896.

Ma chère Lucie.

Je n’ai pas encore reçu le courrier du mois d’août.

Je veux cependant t’écrire quelques mots par le courrier anglais, et
t’envoyer l’écho de mon immense affection.

Je t’ai écrit le mois dernier et t’ai ouvert mon cœur, dit toutes mes
pensées. Je ne saurais rien y ajouter. J’espère qu’on t’apportera ce
concours que tu as le devoir de demander, et je ne puis souhaiter qu’une
chose: c’est d’apprendre bientôt que la lumière est faite sur cette
horrible affaire. Ce que je veux te dire encore, c’est qu’il ne faut pas
que l’horrible acuité de nos souffrances dénature nos cœurs. Il faut que
notre nom, que nous mêmes sortions de cette horrible aventure tels que
nous étions quand on nous y a fait entrer.

Mais, devant de telles souffrances, il faut que les courages
grandissent, non pour récriminer ni pour se plaindre, mais pour
demander, vouloir enfin la lumière sur cet horrible drame, démasquer
celui ou ceux dont nous sommes les victimes.

D’ailleurs, je t’ai parlé longuement de tout cela dans ma dernière
lettre, je ne veux pas me répéter.

Si je t’écris souvent et si longuement, c’est qu’il y a une chose que je
voudrais pouvoir exprimer mieux que je ne le fais, c’est que fort de nos
consciences, il faut que nous nous élevions au-dessus de tout, sans
gémir, sans nous plaindre, en gens de cœur qui souffrent le martyre, qui
peuvent y succomber, en faisant simplement notre devoir, et ce devoir,
si, pour moi, il est de tenir debout, tant que je pourrai, il est pour
toi, pour vous tous, de vouloir la lumière sur ce lugubre drame, en
faisant appel à tous les concours, car vraiment je doute que jamais des
êtres humains aient jamais souffert plus que nous, je me demande encore
chaque jour comment nous avons pu vivre. Je termine à regret ce
bavardage, ce moment si court, si fugitif, où je viens bavarder avec
toi, où je m’illusionne en pensant que je cause avec toi, que je te
parle à cœur ouvert; mais hélas! je sens trop bien que je rabâche, que
je me répète toujours, car il n’y a qu’une pensée au fond de mon cœur,
il n’y a qu’un cri dans mon âme: connaître la vérité sur cet affreux
drame, voir le jour où l’honneur nous sera rendu. Je t’embrasse comme je
t’aime, du plus profond de mon cœur, ainsi que mes chers et adorés
enfants.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 5 octobre 1896.

Chère et bonne Lucie,

Je viens de recevoir à l’instant tes chères lettres du mois d’août,
ainsi que toutes celles de la famille, et c’est sous l’impression
profonde non seulement de toutes les souffrances que nous endurons tous,
mais de la douleur que je t’ai causée par ma lettre du 6 juillet, que je
t’écris.

Ah! chère Lucie, comme l’être humain est faible, comme il est parfois
lâche et égoïste. Ainsi que je te l’ai dit, je crois, j’étais à ce
moment en proie aux fièvres qui me brûlaient corps et cerveau, moi dont
l’esprit est déjà si frappé, dont les tortures sont déjà si grandes. Et
alors, dans cette détresse profonde de tout l’être, où l’on aurait
besoin d’une main amie, d’une figure sympathique, halluciné par la
fièvre, par la douleur, ne recevant pas ton courrier, il a fallu que je
te jette mes cris de douleur que je ne pouvais exhaler ailleurs.

Je me ressaisis d’ailleurs, je suis redevenu ce que j’étais, ce que je
resterai jusqu’au dernier souffle.

Comme je te l’ai dit dans ma lettre d’avant-hier, il faut que, forts de
nos consciences, nous nous élevions au-dessus de tout, mais avec cette
volonté ferme, inflexible de faire éclater mon innocence aux yeux de la
France entière.

Il faut que notre nom sorte de cette horrible aventure tel qu’il était
quand on l’y a fait entrer; il faut que nos enfants entrent dans la vie
la tête haute et fière.

Quant aux conseils que je puis te donner, que je t’ai développés dans
mes lettres précédentes, tu dois bien comprendre que les seuls conseils
que je puisse te donner sont ceux que me suggère mon cœur. Tu es, vous
êtes tous mieux placés, mieux conseillés, pour savoir ce que vous avez à
faire.

Je souhaite avec toi que cette situation atroce ne tarde pas trop à
s’éclaircir, que nos souffrances à tous aient bientôt un terme.
Quoiqu’il en soit, il faut avoir cette foi, qui fait diminuer toutes les
souffrances, surmonter toutes les douleurs, pour arriver à rendre à nos
enfants un nom sans tache, un nom respecté.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toutes mes forces, de tout mon cœur,
ainsi que nos chers et adorés enfants.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 20 octobre 1896.

Ma chère Lucie,

Je t’ai écrit ces derniers temps de bien nombreuses lettres, dans
lesquelles je t’ai encore ouvert mon cœur.

Que puis-je y ajouter? Je ne puis souhaiter qu’une chose, c’est qu’on
ait enfin pitié d’un tel martyre, et d’apprendre bientôt que, par les
efforts soit des uns, soit des autres, la lumière est faite sur ce
terrible drame dont nous souffrons si épouvantablement longtemps.

Ah! oui, chère et bonne Lucie, pour toi comme pour moi, je voudrais bien
entendre une bonne parole, parole de paix et de consolation, qui vienne
mettre un peu de baume sur nos cœurs si broyés, si torturés.

Ce que je ne puis assez te dire, ma bonne chérie, c’est tout ce que je
souffre pour toi, pour nos chers enfants, pour nous tous. Je ne croyais
pas qu’on pût vivre avec de telles douleurs; enfin, je ne veux pas
insister là-dessus, je ne puis, comme je te le disais, que souhaiter
avec toi que, par la découverte de la vérité, nous retrouvions enfin
cette atmosphère de bonheur dont nous jouissions tant, l’oubli dans
notre affection mutuelle et dans celle de nos enfants.

En attendant tes bonnes lettres, je t’embrasse comme je t’aime, de
toutes mes forces, ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 22 novembre 1896.

Ma chère et bonne Lucie,

Je ne t’ai pas écrit au début du mois par le courrier anglais, car
j’attendais chaque jour ton courrier de septembre; je ne l’ai pas encore
reçu. Comme je te le disais dans ma dernière lettre qui date, hélas,
d’un mois déjà, j’espère que d’autres cœurs ressentiront avec nous les
atroces souffrances de nos longs mois de martyre, cette torture
incessante, inexprimable de toutes les heures, de toutes les minutes,
toute l’horreur enfin d’une situation morale aussi écrasante, qu’ils
t’apporteront un concours ardent, généreux, dans la découverte de la
vérité, et je ne puis que souhaiter pour tous deux, ma pauvre chérie, et
pour tous, d’entendre bientôt une parole humaine qui soit une bonne
parole, qui vienne mettre un léger baume sur notre cuisante blessure,
raffermir un peu nos cœurs, nos cerveaux si ébranlés, si épuisés par
tant d’émotions, par tant d’épouvantables secousses. Je ne puis donc, en
attendant tes chères lettres, que t’envoyer l’écho de mon immense
affection, t’embrasser de tout mon cœur, de toutes mes forces, comme je
t’aime, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tes chers parents, à tous nos frères et sœurs, à tous les
nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 22 décembre 1896.

Ma chère Lucie,

Quelques lignes seulement en attendant tes chères lettres, pour
t’envoyer l’écho de ma profonde affection, te répéter toujours de toute
mon âme courage et foi, t’embrasser de tout mon cœur, de toutes mes
forces, comme je t’aime, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 24 décembre 1896.

Ma chère et bonne Lucie,

Je t’ai écrit quelques lignes seulement il y a peu de jours. Mais ma
pensée est tellement avec toi, avec nos enfants, nuit et jour! Je sais
aussi tout ce que tu souffres, tout ce que vous souffrez tous, que je
veux venir causer avec toi avant l’arrivée de ton courrier, si
impatiemment attendu chaque mois.

Je sais aussi combien cela soulage de voir seulement l’écriture de ceux
que l’on aime, dont on partage toutes les douleurs; je sais aussi qu’il
semble ainsi avoir une parcelle d’eux, de leur cœur, les sentir palpiter
et vibrer à côté de soi. Et je voudrais pouvoir trouver des expressions
qui rendent mieux, non pas ce que je souffre, tu le sais, mon cœur comme
le tien n’est qu’une plaie saignante, mais ce que je souffre pour toi,
pour nos enfants, combien ma vie est pour vous tous et que, si j’arrive
à tenir debout, malgré tous les déchirements de l’être, car toute
impression, même banale, même extérieure, produit sur moi l’effet d’une
profonde blessure, c’est qu’il y a toi, nos enfants. Je relisais aussi,
comme chaque mois, les lettres que j’ai de toi, les compagnons de ma
profonde solitude, les lettres de tous, et je crois que tu n’as pas
saisi entièrement ma pensée, un peu confuse forcément dans les
nombreuses lettres que je t’ai écrites.

Souvent aussi je t’ai dit mes rêves irréalisables dans la pratique,
accablé sous les coups qui pleuvent sur moi depuis plus de deux ans sans
jamais rien y comprendre, le cerveau détraqué et se demandant en vain de
quel horrible rêve nous sommes les jouets depuis si longtemps.

Je profite d’un moment où le cerveau est moins fatigué pour essayer de
t’exposer lucidement ma pensée, mes convictions éparses dans mes
différentes lettres. Le but, tu le connais, la lumière pleine et
entière: ce but sera atteint.

Dis-toi donc que ma confiance, que ma foi sont complètes, car d’une part
j’ai l’absolue certitude que l’appel que j’ai fait encore dernièrement
au ministre a été entendu, que de ce côté tout sera mis en œuvre pour
découvrir la vérité, que d’autre part je vois que vous tous vous luttez
pour l’honneur du nom, c’est-à-dire pour notre vie à tous et que rien ne
saurait vous en détourner.

J’ajoute qu’il ne s’agit d’apporter dans cette horrible affaire ni
acrimonie, ni amertume contre les personnes. Il faut viser plus haut.

Si parfois j’ai exhalé des cris de douleur, c’est que les blessures du
cœur sont souvent trop cuisantes, trop brûlantes, et cela fait trop mal.
Mais si je me suis fait cette âme de patient que je n’ai pas, que je
n’aurai jamais, c’est qu’au dessus de nos souffrances il y a le but,
l’honneur de notre nom, la vie de nos enfants. Cette âme doit être la
tienne quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne. Il faut que tu sois
héroïquement, invinciblement, tout à la fois mère et française.

Je me répète donc, ma chère Lucie: ma confiance, ma foi sont absolues,
aussi bien dans les efforts des uns que dans ceux des autres; j’ai
l’absolue certitude que la lumière sera faite et cela est l’essentiel,
mais dans un avenir que nous ne connaissons pas.

Or, hélas, les énergies du cœur, celles du cerveau, ont aussi des
limites dans une situation aussi atroce que la mienne. Je sais aussi ce
que tu souffres et c’est épouvantable.

C’est pourquoi souvent, dans des moments de détresse, car on n’agonise
pas ainsi lentement, pas à pas, sans jeter des cris d’agonie, n’ayant
qu’un souhait à formuler, voir entre nos enfants et toi le jour où
l’honneur nous sera rendu, je t’ai demandé de faire des démarches auprès
du Gouvernement qui possède des moyens d’investigation sûrs, décisifs,
mais que lui seul est en droit d’employer. Quoiqu’il en soit, et je
pense t’avoir exposé clairement ma pensée, ma conviction, je ne puis que
te répéter de toute mon âme: confiance et foi! et souhaiter pour toi,
comme pour moi, comme pour tous, que les efforts soit des uns, soit des
autres aboutissent bientôt et viennent mettre un terme à cet effroyable
martyre moral.

Je t’embrasse comme je t’aime, ainsi que nos chers enfants, du plus
profond de mon cœur.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 4 janvier 1897.

Ma chère Lucie,

Je viens de recevoir tes lettres de novembre ainsi que celles de la
famille. L’émotion profonde qu’elles me causent est toujours la même:
indescriptible.

Comme toi, ma chère Lucie, ma pensée ne te quitte pas, ne quitte pas nos
chers enfants, vous tous, et quand mon cœur n’en peut plus, est à bout
de forces pour résister à ce martyre qui broie le cœur sans s’arrêter
comme le grain sous la meule, qui déchire tout ce qu’on a de plus noble,
de plus pur, de plus élevé, qui brise tous les ressorts de l’âme, je me
crie à moi-même toujours les mêmes paroles! Si atroce que soit ton
supplice, marche encore afin de pouvoir mourir tranquille, sachant que
tu laisses à tes enfants un nom honoré, un nom respecté!

Mon cœur, tu le connais, il n’a pas changé. C’est celui d’un soldat,
indifférent à toutes les souffrances physiques, qui met l’honneur avant,
au-dessus de tout, qui a vécu, qui a résisté à cet effondrement
effroyable, invraisemblable de tout ce qui fait le Français, l’homme, de
ce qui seul enfin permet de vivre, parce qu’il était père et qu’il faut
que l’honneur soit rendu au nom que portent nos enfants.

Je t’ai écrit longuement déjà, j’ai essayé de te résumer lucidement, de
t’exposer pourquoi ma confiance, ma foi étaient absolues, aussi bien
dans les efforts des uns que dans ceux des autres, car, crois-le bien,
aies-en l’absolue certitude, l’appel que j’ai encore fait, au nom de nos
enfants, crée un devoir auquel des hommes de cœur ne se soustraient
jamais; d’autre part, je connais trop tous les sentiments qui vous
animent pour penser jamais qu’il puisse y avoir un moment de lassitude
chez aucun, tant que la vérité ne sera pas découverte.

Donc, tous les cœurs, toutes les énergies vont converger vers le but
suprême, courir sus à la bête jusqu’à ce qu’elle soit forcée: l’auteur
ou les auteurs de ce crime infâme. Mais, hélas! comme je te l’ai dit
aussi, si ma confiance est absolue, les énergies du cœur, celles du
cerveau, ont des limites dans une situation aussi atrocement
épouvantable, supportée depuis si longtemps. Je sais aussi ce que tu
souffres et c’est horrible.

Or, il n’est pas en ton pouvoir d’abréger mon martyre, le nôtre. Le
gouvernement seul possède des moyens d’investigation assez puissants,
assez décisifs pour le faire, s’il ne veut pas qu’un Français, qui ne
demande à sa patrie que la justice, la pleine lumière, toute la vérité
sur ce lugubre drame, qui n’a plus qu’une chose à demander à la vie,
voir encore pour ses chers petits le jour où l’honneur leur sera rendu,
ne succombe sous une situation aussi écrasante, pour un crime abominable
qu’il n’a pas commis.

J’espère donc que le gouvernement aussi t’apportera son concours.
Quoiqu’il en soit de moi, je ne puis donc que te répéter de toutes les
forces de mon âme d’avoir confiance, d’être toujours courageuse et forte
et t’embrasser de tout mon cœur, de toutes mes forces comme je t’aime,
ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 6 janvier 1897.

Ma chère Lucie,

J’éprouve encore le besoin de venir causer avec toi, de laisser courir
ma plume. L’équilibre instable que je ne maintiens qu’à grand peine
pendant tout un long mois de souffrances inouïes se rompt quand je
reçois tes chères lettres, toujours si impatiemment attendues; elles
éveillent en moi un monde de sensations, d’impressions que j’avais
comprimées pendant trente longs jours et je me demande en vain quel sens
il faut donner à la vie pour que tant d’êtres humains puissent être
appelés à souffrir ainsi, et puis j’ai encore tant souffert dans les
derniers mois qui viennent de s’écouler que c’est auprès de toi que je
viens réchauffer mon cœur glacé. Je sais aussi, ma chérie, comme toi,
que je me répète toujours, depuis d’ailleurs le premier jour de ce
lugubre drame, car ma pensée est une comme la tienne, comme la vôtre,
comme la volonté qui doit nous soutenir, nous inspirer.

Et quand je viens ainsi bavarder avec toi quelques instants, oh! bien
fugitifs, eu égard à ce que ma pensée ne te quitte pas un instant, de
jour ou de nuit, il me semble vivre ce court moment avec toi, sentir ton
cœur gémir avec le mien et je voudrais alors te presser dans mes bras,
te prendre les deux mains et te dire encore: «Oui, tout cela est atroce,
mais jamais un moment de découragement ne doit entrer dans ton âme, pas
plus qu’il n’en entre dans la mienne. Comme je suis Français et père, il
faut que tu sois Française et mère. Le nom que portent nos chers enfants
doit être lavé de cette horrible souillure, il ne doit pas rester un
seul Français qui puisse douter de notre honneur!»

C’est là le but, toujours le même.

Mais, hélas! si l’on peut être stoïque devant la mort, il est difficile
de l’être devant la douleur de chaque jour, devant cette pensée
lancinante de se demander quand finira enfin cet horrible cauchemar dans
lequel nous vivons depuis si longtemps, si cela peut s’appeler vivre que
de souffrir sans répit.

Je vis depuis si longtemps dans l’attente toujours déçue d’un meilleur
lendemain, luttant non pas contre les défaillances de la chair--elles me
laissent bien indifférent, peut être précisément parce que je suis hanté
par d’autres préoccupations--mais contre celles du cerveau, contre
celles du cœur. Et alors, dans ces moments de détresse horrible, de
douleur presque insupportable, d’autant plus grande qu’elle est plus
contenue, plus retenue, je voudrais te crier à travers l’espace: «Ah!
chère Lucie, cours chez ceux qui dirigent les affaires de notre pays,
chez ceux qui ont mission de nous défendre, afin qu’ils t’apportent le
concours ardent, actif, de tous les moyens dont ils disposent pour faire
enfin la lumière sur ce lugubre drame, pour découvrir la vérité, toute
la vérité, la seule chose que nous ayons à demander!»

Voilà donc en quelques mots ce que voudrais, ce que j’ai toujours voulu
et que je ne puis croire qu’on ne t’apporte pas: c’est le concours de
toutes les forces dont dispose le gouvernement pour aboutir enfin à
découvrir la vérité, à faire rendre justice à un soldat qui souffre le
martyre et les siens avec lui, afin de mettre le plus tôt possible un
terme à une situation aussi atroce qu’intolérable, qu’aucun être
humain, ayant un cœur, un cerveau, ne saurait supporter indéfiniment.

Je ne puis donc que souhaiter pour nous tous que ce concours d’efforts,
de bonnes volontés, aboutisse bientôt et te répéter toujours,
invariablement: courage et foi!

Et maintenant j’ai déjà fini de causer avec toi et cela m’est un
déchirement que de terminer ma lettre. Mais de quoi pourrais-je te
parler? Est-ce que nos vies, celles de nos enfants, l’avenir de toute
une famille ne dépendent pas de cette pensée unique qui règne dans nos
cœurs? Est-ce qu’il saurait y avoir, comme tu le dis si bien, d’autre
remède à nos maux que la réhabilitation pleine et entière?

Mais si ce but doit être poursuivi sans une minute de faiblesse ni de
lassitude jusqu’à ce qu’il soit atteint, oh! chère Lucie, je souhaite
aussi de toute mon âme qu’on ait égard à tant de souffrances, de
douleurs accumulées sur tant d’êtres humains qui n’ont qu’une chose à
demander, la découverte de la vérité; et je veux cependant terminer,
mais dis-toi bien qu’à tout moment du jour ou de la nuit ma pensée, mon
cœur sont avec toi, avec nos chers enfants, pour te crier courage et de
redire toujours courage!

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tous.


       *       *       *       *       *


Le 20 janvier 1897.

Ma chère et bonne Lucie,

Je t’ai écrit longuement au reçu de ton courrier. Quand on supporte un
tel supplice, et depuis si longtemps, tout ce qui bouillonne en soi
s’échappe irrésistiblement, comme la vapeur soulève la soupape dans la
chaudière surchauffée.

Je t’ai dit que ma confiance était égale aussi bien dans les efforts des
uns que dans ceux des autres; je ne veux pas y revenir.

Mais je t’ai dit aussi que s’il n’entrait jamais un moment de
découragement dans mon âme, pas plus qu’il ne doit en entrer dans la
tienne, pas plus qu’il ne saurait en entrer dans aucune des nôtres, les
énergies du cœur, celles du cerveau avaient des limites dans une
situation aussi atroce qu’invraisemblable; les heures deviennent de plus
en plus lourdes, les minutes même ne passent plus.

Je sais aussi ce que tu souffres, ce que vous souffrez tous, et c’est
horrible.

Tout cela, certes, tu le sais, mais si je t’en parle encore, c’est qu’il
faut savoir envisager la situation en face, courageusement, franchement.
Or, d’une part, il n’y a qu’un terme à nos atroces tortures à tous,
c’est la découverte de la vérité, de toute la vérité, la réhabilitation
pleine et entière.

Et alors, c’est précisément parce que la tâche est louable, parce que
nous souffrons tous du mal le plus aigu dont jamais âmes humaines aient
été torturées, parce qu’aussi, dans cette horrible affaire, s’agite ce
double intérêt, celui de la patrie et le nôtre, c’est précisément pour
cela, chère Lucie, que tu as le devoir de faire appel aussi aux forces
dont dispose le Gouvernement pour mettre le plus tôt possible un terme à
cet effroyable martyre, auquel nul être humain ayant un cœur, un
cerveau, ne saurait résister indéfiniment.

Et je voudrais résumer ma pensée en quelques mots.... Mais hélas! ce que
je supporte depuis si longtemps, dans l’attente, toujours renouvelée en
vain, d’un meilleur lendemain, finit par excéder les limites des forces
humaines.

Et alors, ce que tu as à demander, ce qu’on doit certes comprendre,
c’est parce que les forces humaines ont des limites, c’est parce que la
seule chose que je demande à ma patrie, c’est la découverte de la
vérité, la pleine lumière, voir encore pour mes chers petits le jour où
l’honneur leur sera rendu, ce que tu as à demander, dis-je, c’est qu’on
mette tout en œuvre pour hâter le moment où ce but sera atteint; j’ai
l’absolue conviction qu’on t’écoutera, que les cœurs s’émouvront devant
notre douleur immense, devant ce vœu d’un Français, d’un père.

Quoiqu’il en soit de moi, je veux donc te répéter de toutes les forces
de mon âme, courage et foi, te redire encore que ma pensée ne te quitte
pas un seul instant, ainsi que mes chers enfants, c’est ce qui me donne
la force de vivre ces longues et atroces journées, t’embrasser de tout
mon cœur, de toutes mes forces, comme je t’aime, ainsi que nos chers et
adorés enfants, en attendant tes chères lettres, seul rayon de bonheur
qui vienne réchauffer mon cœur meurtri et broyé.

Ton dévoué

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 21 janvier 1897.

Chère Lucie,

Je t’ai écrit longuement hier au soir; je viens encore causer avec toi.
Je me répète toujours, hélas! je dis toujours les mêmes choses; mais
lorsqu’on souffre ainsi, sans répit, on a besoin de s’épancher malgré
soi, dans une affection sûre. Et puis, cette tension du cerveau devient
par trop excessive et aussi je me demande chaque jour comment j’y
résiste. Quand je me relis, je constate combien je suis impuissant à
rendre notre douleur commune, les sentiments aussi qui sont dans mon
cœur. Et alors, parce que l’excès de la souffrance chez les âmes
énergiques, loin de les abattre, les pousse aux résolutions énergiques,
parce qu’on ne se laisse ni accabler, ni tuer par un destin aussi infâme
quand on n’a rien fait pour le mériter; c’est pour tout cela, chère
Lucie, que je t’ai dit dans mes lettres, que je t’ai répété hier soir,
de grouper autour de toi, autour de vous, tous les concours, toutes les
bonnes volontés, pour arriver enfin à voir clair dans ce lugubre drame,
dont nous souffrons si épouvantablement et depuis si longtemps. C’est là
ce que je voudrais te répéter à tout instant, à toute heure du jour et
de la nuit.

Dans une situation aussi lugubre, aussi tragique, que des êtres humains
ne sauraient supporter indéfiniment, il faut s’élever au-dessus de
toutes les petitesses de l’esprit, au-dessus de toutes les amertumes du
cœur pour courir au but.

Je ne puis donc que te le répéter toujours, il faut faire appel à tous
les dévouements et j’ai l’intime conviction que tu les trouveras, que
l’on écoutera le cri d’appel d’un Français, d’un père qui ne demande à
sa patrie que la découverte de la vérité, l’honneur de son nom, la vie
de ses enfants.

C’est ce que je te dis dans toutes mes lettres, c’est ce que je t’ai
répété hier soir, c’est ce que je viens te redire encore plus fortement
que jamais: plus les forces décroissent, plus les énergies doivent
grandir, les volontés devenir agissantes. Je ne puis, chère Lucie, que
souhaiter pour toi comme pour moi, comme pour tous, que ce concours
d’efforts aboutisse bientôt, te répéter toujours et encore courage et
foi et t’embrasser de toute la puissance de mon affection, ainsi que nos
chers et bons enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 5 février 1897.

Chère et bonne Lucie,

C’est toujours avec la même émotion poignante, profonde, que je reçois
tes chères lettres. Ton courrier de décembre vient en effet de m’être
remis.

Te parler de mes souffrances, à quoi bon? Tu dois bien penser ce
qu’elles peuvent être, accumulées ainsi sans un moment de trêve ou de
halte qui vienne retremper les forces, raffermir le cœur, le cerveau si
ébranlés, si épuisés.

Je t’ai dit que ma confiance était égale aussi bien dans les efforts des
uns que dans ceux des autres, que d’une part j’avais l’absolue
conviction que l’appel que j’ai encore fait a été entendu, que je vous
connais tous et que vous ne faillirez pas à votre devoir.

Ce que je veux ajouter encore, c’est qu’il ne faut apporter dans cette
horrible affaire ni amertume, ni acrimonie contre les personnes; je te
répéterai aujourd’hui comme au premier jour: au-dessus de toutes les
passions humaines, il y a la Patrie.

Sous les pires souffrances, sous les injures les plus atroces, quand la
bête humaine se réveillait féroce, faisant vaciller la raison sous les
torrents de sang qui brûlent aux yeux, aux tempes, partout, j’ai pensé à
la mort, je l’ai souhaitée, souvent je l’appelle encore de toutes mes
forces, mais ma bouche s’est toujours hermétiquement close, voulant
mourir non seulement en innocent, mais encore en bon et loyal Français
qui n’a jamais oublié un seul instant son devoir envers sa patrie.
Alors, comme je te le disais, je crois, dans mes dernières lettres,
précisément parce que la tâche est louable, parce que tes moyens, les
vôtres sont limités par des intérêts autres que les nôtres,
parcequ’enfin je ne saurais résister indéfiniment à une situation aussi
atroce et que la seule chose que je demande à ma patrie, c’est la
découverte de la vérité, voir pour mes chers petits le jour où l’honneur
nous sera rendu, c’est pour tout cela, chère Lucie, qu’il faut faire
appel à toutes les forces dont dispose un pays, un Gouvernement, pour
chercher à mettre le plus tôt possible un terme à cet effroyable
martyre, car mon épuisement nerveux et cérébral est grand, je te
l’assure, et il serait plus que temps que j’entende enfin une parole
humaine qui soit une bonne parole. Enfin, je souhaite pour nous tous que
tous ces efforts aboutissent bientôt à faire la lumière sur ce lugubre
drame et que j’apprenne bientôt quelque chose de sûr, de positif, que je
puisse enfin dormir, reposer un peu.

Mais quoiqu’il en soit de moi, je veux te répéter de toute mon âme,
courage et foi!

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers petits

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 20 février 1897.

Ma chère Lucie,

Je t’ai encore écrit de nombreuses lettres dans ces derniers mois et je
me répète toujours. C’est que, si les souffrances s’accroissent, si les
nausées deviennent presque insurmontables, les sentiments qui règnent
dans mon âme, qui doivent régner dans la tienne, dans les vôtres à tous,
sont invariables.

Je ne t’écrirai donc pas longuement. Ah! ce n’est pas que ma pensée ne
soit pas avec toi, avec nos enfants, nuit et jour, puisque cela seul me
fait vivre; il n’y a pas d’instant où je ne te parle mentalement, mais
devant l’horreur tragique d’une situation aussi épouvantable, supportée
depuis si longtemps, devant nos atroces souffrances à tous, les mots
n’ont plus aucun sens, il n’y a plus rien à dire. Il n’y a qu’un devoir
à remplir, pour vous tous, invariable, immuable.

Je t’ai d’ailleurs donné tous les conseils que mon cœur a pu me
suggérer.

Je ne puis que souhaiter d’entendre bientôt une parole humaine, qui
vienne mettre un léger baume sur une si profonde blessure, raffermir le
cœur, le cerveau si épuisés.

Mais quoiqu’il en soit, je tiens à te répéter toujours, de toutes les
forces de mon âme, courage et courage! Nos enfants, ton devoir, sont
pour toi des soutiens qu’aucune douleur humaine ne saurait ébranler.

Je veux donc simplement, en attendant tes chères lettres, t’envoyer
l’écho de ma profonde affection, t’embrasser de tout mon cœur, comme je
t’aime, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mes meilleurs baisers à tes parents, à tous les nôtres. Je n’ai pas
besoin de leur écrire, nos cœurs à tous vibrent à l’unisson.


       *       *       *       *       *


Le 5 mars 1897.

Ma chère et bonne Lucie,

Je t’ai écrit quelques lignes le 20 février, en attendant tes chères
lettres qui ne me sont pas encore parvenues. Je viens d’ailleurs
d’apprendre que, par suite d’une avarie de machine, le paquebot n’était
pas encore arrivé à la Guyane.

Comme je te l’ai dit dans ma dernière lettre, nous savons trop bien les
uns et les autres, quelle est l’horrible acuité de nos souffrances pour
qu’il soit utile d’en parler.

Mais ce dont je voudrais imprégner ce froid et banal papier, c’est de
tout ce que mon cœur contient pour toi, pour nos enfants. A tout instant
du jour et de la nuit, tu peux te dire que ma pensée est avec eux, et
que lorsque mon cœur n’en peut plus, que la coupe trop pleine déborde,
c’est en murmurant ces trois noms qui me sont si chers, c’est en me
disant toujours: voir encore, pour mes chers petits, le jour où
l’honneur sera enfin rendu à leur nom, que je trouve enfin la force de
surmonter les nausées atroces, la force de vivre.

Quant aux conseils que je puis te donner, ils ne sauraient varier.

Je te les ai encore exposés longuement dans mes nombreuses lettres de
janvier et ils peuvent encore se résumer dans la réunion de toutes les
forces dont dispose un pays pour hâter le moment où la vérité sera
découverte, pour mettre le plus tôt possible un terme à un tel martyre.

Mais quoiqu’il en soit, je tiens à te répéter toujours qu’au dessus de
toutes nos souffrances, qu’au dessus de toutes nos existences il y a un
nom à rétablir dans toute son intégrité, aux yeux de la France entière.
Ce sentiment doit régner immuablement dans ton âme, dans les nôtres à
tous.

Je souhaite simplement pour toi, ma pauvre chérie, comme pour moi, comme
pour nous tous, que tous les cœurs sentent avec nous toute l’horreur
tragique d’une situation aussi épouvantable supportée depuis si
longtemps, cette torture effroyable d’âmes humaines dont le cœur est
martelé nuit et jour sans trêve ni repos; que, par un concours d’efforts
sorte encore la seule chose que nous demandons depuis si longtemps:
toute la vérité sur ce lugubre drame, et que j’entende bientôt une
parole humaine qui vienne mettre un léger baume sur une si profonde
blessure.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mes meilleurs baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 28 mars 1897.

Chère Lucie,

Après une longue et anxieuse attente, je viens de recevoir la copie de
deux lettres de toi, du mois de janvier. Tu te plains de ce que je ne
t’écris plus longuement. Je t’ai écrit de nombreuses lettres fin
janvier, peut-être te seront-elles parvenues maintenant.

Et puis, les sentiments qui sont dans nos cœurs, qui régissent nos âmes,
nous les connaissons. D’ailleurs, nous avons épuisé tous deux, nous tous
enfin, la coupe de toutes les souffrances.

Tu me demandes encore, ma chère Lucie, de te parler longuement de moi.
Je ne le puis, hélas! Lorsqu’on souffre aussi atrocement, quand on
supporte de telles misères morales, il est impossible de savoir la
veille où l’on sera le lendemain.

Tu me pardonneras aussi si je n’ai pas toujours été stoïque, si souvent
je t’ai fait partager mon extrême douleur, à toi qui souffrais déjà
tant. Mais c’était parfois trop, et j’étais trop seul.

Mais aujourd’hui, chérie, comme hier, arrière toutes les plaintes,
toutes les récriminations. La vie n’est rien, il faut que tu triomphes
de toutes tes douleurs, quelles qu’elles puissent être, de toutes les
souffrances, comme une âme humaine très haute et très pure, qui a un
devoir sacré à remplir.

Sois invinciblement forte et vaillante, les yeux fixés droit devant toi,
vers le but, sans regarder ni à droite, ni à gauche.

Ah! je sais bien que tu n’es aussi qu’un être humain..., mais quand la
douleur devient trop grande, si les épreuves que l’avenir te réserve
sont trop fortes, regarde nos chers enfants, et dis-toi qu’il faut que
tu vives, qu’il faut que tu sois là, leur soutien, jusqu’au jour où la
patrie reconnaîtra ce que j’ai été, ce que je suis.

D’ailleurs, comme je te l’ai dit, j’ai légué à ceux qui m’ont fait
condamner un devoir auquel ils ne failliront pas, j’en ai l’absolue
certitude.

Te parler de l’éducation des enfants, c’est inutile, n’est-ce pas? Nous
avons trop souvent, dans nos longues causeries, épuisé ce sujet, et nos
cœurs, nos sentiments, tout en nous enfin était si uni, que tout
naturellement l’accord s’est fait sur ce qu’elle devait être, et qui
peut se résumer en ceci: en faire des êtres forts physiquement et
moralement.

Je ne veux pas insister trop longuement sur tout ceci, car il est des
pensées trop tristes, dont je ne veux pas t’accabler.

Mais ce que je veux te répéter de toutes les forces de mon âme, de cette
voix que tu devras toujours entendre, c’est courage et courage! Ta
patience, ta volonté, les nôtres, ne devront jamais se lasser jusqu’à ce
que la vérité tout entière soit révélée et reconnue.

Ce que je ne saurais assez mettre dans mes lettres, c’est tout ce que
mon cœur contient d’affection pour toi, pour tous. Si j’ai pu résister
jusqu’ici à tant de misères morales, c’est que j’ai puisé cette force
dans ta pensée, dans celle des enfants.

J’espère maintenant que tes lettres d’avril vont me parvenir bientôt, et
que je ne subirai pas pour elles une si longue attente.

Je termine en te serrant dans mes bras, sur mon cœur, de toute la
puissance de mon affection, et en te répétant toujours et encore:
courage et courage!

Mille baisers à nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Et pour tous, quoiqu’il arrive, quoiqu’il advienne, ce cri profond,
invincible de mon âme: haut les cœurs! La vie n’est rien, l’honneur est
tout..... Et pour toi, toute la tendresse de mon cœur.


       *       *       *       *       *


Le 24 avril 1897.

Chère Lucie,

Je veux venir causer avec toi en attendant tes chères lettres, non pour
te parler de moi, mais pour te dire toujours les mêmes paroles qui
doivent soutenir ton inaltérable courage et puis aussi, faiblesse
humaine bien excusable, pour venir réchauffer un peu mon cœur si torturé
auprès du tien, non moins torturé, hélas!

Je relisais tes lettres de février et tu t’étonnes, tu t’excuses presque
des cris de douleur, de révolte que ton cœur laisse échapper parfois. Ne
t’en excuse pas, ils sont trop légitimes. Dans cette longue agonie de la
pensée que je subis, crois bien que les mêmes douleurs je les connais.
Oui, certes, tout cela est épouvantable; aucune parole humaine n’est
capable de rendre, d’exprimer de telles douleurs, et parfois l’on
voudrait hurler, tant une pareille douleur est inexprimable. J’ai aussi
des moments terribles, atroces, d’autant plus épouvantables qu’ils sont
plus contenus, que jamais une plainte ne s’exhale de mes lèvres muettes,
où alors la raison s’effondre, où tout en moi se déchire, se révolte. Il
y a longtemps, je te disais que souvent dans mes rêves je pensais: eh!
oui, tenir seulement pendant quelques minutes entre mes mains l’un des
complices misérables de l’auteur de ce crime infâme, et dussé-je lui
arracher la peau lambeau par lambeau, je lui ferais bien avouer leurs
viles machinations contre notre pays; mais tout cela, douleurs et
pensées, ce ne sont que des sentiments, ce ne sont que des rêves, et
c’est la réalité qu’il faut voir.

Et la réalité, la voici, toujours la même: c’est que dans cette horrible
affaire il y a double intérêt en jeu, celui de la patrie, le nôtre, que
l’un est aussi sacré que l’autre.

C’est pour cela que je ne veux ni chercher à comprendre, ni savoir
pourquoi l’on me fait ainsi succomber sous tous les supplices. Ma vie
est à mon pays, aujourd’hui comme hier, qu’il la prenne; mais si ma vie
lui appartient, son devoir imprescriptible est de faire la lumière
pleine et entière sur cet horrible drame, car mon honneur ne lui
appartient pas, c’est le patrimoine de nos enfants, de nos familles.

Par conséquent, chère Lucie, je te répéterai toujours, à toi comme à
tous, étouffez vos cœurs, comprimez vos cerveaux.--Quant à toi, il faut
que tu sois héroïquement, invinciblement, tout à la fois mère et
Française.

Maintenant, chérie, te parler de moi, je ne le puis plus. Si tu savais
tout ce que j’ai subi, tout ce que j’ai supporté, ton âme en frémirait
d’horreur, et je ne suis aussi qu’un être humain qui a un cœur, que ce
cœur est gonflé à éclater, et que j’ai un besoin, une soif immense de
repos. Ah! représente-toi ce qu’une journée de vingt-quatre heures
compte de minutes épouvantables dans l’inactivité la plus active, la
plus absolue, à me tourner les pouces, en tête à tête avec mes pensées.

Si j’ai pu résister jusqu’ici à tant de tourments, c’est que j’ai évoqué
souvent ta pensée, celle de nos enfants, de vous tous, et puis je savais
aussi ce que tu souffrais, comme vous souffriez tous.

Donc, chérie, accepte tout, quoiqu’il arrive, quoiqu’il advienne, en
souffrant en silence, comme une âme humaine très haute et très fière,
qui est mère et qui veut voir le nom qu’elle porte, que portent ses
enfants, lavé de cette souillure horrible.

Donc à toi, comme à tous, toujours et encore, courage et courage!

Tu embrasseras tes chers enfants pour moi, tu leur diras mon affection.

Tu embrasseras aussi tes chers frères et sœurs, les miens pour moi.

Et pour toi, pour nos chers enfants, tout ce que mon cœur contient de
puissante affection.

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 4 mai 1897.

Chère et bonne Lucie,

Je viens de recevoir ton courrier de mars, celui de la famille, et c’est
toujours avec la même émotion poignante, avec la même douleur que je te
lis, que je vous lis tous, tant nos cœurs sont blessés, déchirés par
tant de souffrances.

Je t’ai déjà écrit il y a quelques jours en attendant tes chères lettres
et je te disais que je ne voulais ni chercher, ni comprendre, ni savoir
pourquoi l’on me faisait succomber ainsi sous tous les supplices. Mais
si dans la force de ma conscience, dans le sentiment de mon devoir, j’ai
pu m’élever ainsi au-dessus de tout, étouffer toujours et encore mon
cœur, éteindre toutes les révoltes de mon être, il ne s’ensuit pas que
mon cœur n’ait profondément souffert, que tout, hélas! ne soit en
lambeaux.

Mais aussi je t’ai dit qu’il n’entrait jamais un moment de découragement
dans mon âme, qu’il n’en doit pas plus entrer dans la tienne, dans les
vôtres à tous.

Oui, il est atroce de souffrir ainsi, oui, tout cela est épouvantable et
déroute toutes les croyances en ce qui fait la vie noble et belle...;
mais aujourd’hui, il ne saurait y avoir d’autre consolation pour les uns
comme pour les autres que la découverte de la vérité, la pleine lumière.

Quelle que soit donc ta douleur, quelles que puissent être vos
souffrances à tous, dis-toi qu’il y a un devoir sacré à remplir que rien
ne saurait ébranler: ce devoir est de rétablir un nom, dans toute son
intégrité, aux yeux de la France entière.

Maintenant, te dire tout ce que mon cœur contient pour toi, pour nos
enfants, pour vous tous, c’est inutile, n’est-ce pas? Dans le bonheur,
on ne s’aperçoit même pas de toute la profondeur, de toute la puissance
de tendresse qui réside au fond du cœur pour ceux que l’on aime. Il faut
le malheur, le sentiment des souffrances qu’endurent ceux pour qui l’on
donnerait jusqu’à la dernière goutte de son sang, pour en comprendre la
force, pour en saisir le puissance. Si tu savais combien souvent j’ai dû
appeler à mon aide, dans les moments de détresse, ta pensée, celle des
enfants, pour nous forcer à vivre encore, pour accepter ce que je
n’aurais jamais accepté sans le sentiment du devoir.

Et cela me ramène toujours à cela, ma chérie: fais ton devoir,
héroïquement, invinciblement, comme une âme humaine très haute et très
fière qui est mère et qui veut que le nom qu’elle porte, que portent ses
enfants soit lavé de cette horrible souillure.

Donc à toi, comme à tous, toujours et encore, courage et courage! Te
parler de moi, je ne le puis, je t’en ai donné les raisons dans ma
précédente lettre. Je veux donc simplement terminer ces quelques lignes
en t’embrassant de tout mon cœur, de toutes mes forces, comme je t’aime,
ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Remercie tes chers parents, tous les nôtres de leurs lettres si
empreintes d’une profonde tendresse et d’une non moins profonde douleur.
A quoi bon leur écrire? Parler de moi, de nos souffrances, hélas! nous
nous connaissons trop bien les uns les autres pour ne pas savoir
d’abord l’affection intense qui nous unit, ensuite la douleur profonde
qui emplit nos âmes. Mais pour tous, invariablement, toujours courage!
Comme le dit si bien M..., il y a un but à atteindre, devant lequel il
faut oublier toutes les douleurs présentes quelles qu’elles soient.


       *       *       *       *       *


Le 20 mai 1897.

Ma chère Lucie,

Bien souvent j’ai pris la plume pour causer avec toi, détendre mon cœur
broyé et brisé auprès du tien...; mais chaque fois les cris de notre
douleur commune jaillissaient malgré moi.

A quoi bon? Devant un pareil martyre, devant de telles souffrances, le
silence s’impose pour moi.

Ce que je veux te répéter simplement, c’est ce cri toujours ardent,
invariable de mon âme: courage et courage! Devant le but à atteindre tu
ne dois compter ni avec le temps, ni avec les souffrances; il faut
attendre avec confiance qu’il soit atteint.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mes meilleurs baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 5 juillet 1897.

Ma chère et bonne Lucie,

Je viens de recevoir ton courrier du mois d’avril, ainsi que celui de
mai et toutes les lettres de la famille.

Je m’associe de toutes les forces de mon âme aux vœux de bonheur que tu
fais avec tant de cœur pour Marie. En l’embrassant de ma part, tu lui
diras encore que j’ai trouvé quelques larmes, moi qui ne sais plus
pleurer, en pensant à sa joie mêlée de tant de souffrances.

Je souhaite aussi de toutes les forces de mon âme pour toi, ma pauvre
chérie, que le terme de cet effroyable martyre soit proche et si un
homme qui a tant souffert peut encore exprimer un vœu, je joins les
mains dans une prière suprême, que j’adresse encore à tous ceux auxquels
j’ai fait appel, pour qu’ils t’apportent un concours plus ardent, plus
généreux que jamais dans la découverte de la vérité. Je suis d’ailleurs
certain que ce concours t’est tout acquis, pleinement acquis..., et je
souhaite avec tout ce que mon cœur contient de tendresse pour toi,
d’affection pour nos enfants, que tous ces efforts aboutissent bientôt.

Pour moi, chère et bonne Lucie, pour moi qui t’aurais donné de tout mon
cœur, de toute mon âme, toutes les gouttes de mon sang, pour t’alléger
une peine, pour t’épargner une souffrance..., je n’ai pu que vivre
depuis si longtemps au milieu de tant de tortures. Je l’ai fait pour
toi, pour nos enfants.

Mais je veux te répéter toujours: courage et courage! Mes enfants sont
l’avenir, c’est leur vie qu’il faut assurer. Et je veux terminer ces
quelques lignes pour t’exprimer encore les deux sentiments qui règnent
dans mon âme: d’abord, t’envoyer encore toute ma tendresse, toute ma
profonde affection pour toi, pour nos enfants, pour tes chers parents,
pour mes chers frères et sœurs, te serrer encore dans mes bras, te
presser encore sur mon cœur, avec toutes les forces qui me restent, avec
toute ma puissance d’aimer; puis, ce second sentiment, pour te répéter
toujours d’être grande et forte, quoiqu’il arrive, quelles que soient
les épreuves terribles que l’avenir puisse encore te réserver, de penser
toujours et encore à nos chers enfants qui sont l’avenir, dont il faut
que tu sois le soutien inébranlable jusqu’au jour où la lumière sera
faite.

Et puis, je veux encore répéter le vœu suprême d’un homme qui a subi le
plus effroyable des martyres, qui a toujours et partout fait son devoir:
c’est qu’on t’apporte une bonne parole, une main secourable, une aide
énergique et puissante que rien ne doit lasser dans la découverte de la
vérité.

Tout mon être, toute ma pensée, tout mon cœur s’élancent encore dans un
effort suprême, vers toi, vers nos chers enfants, vers tes chers
parents, vers tous ceux que j’aime, en souhaitant de toutes les forces
de mon âme que l’avenir soit proche qui vous apporte à tous le repos
d’esprit, le calme, la tranquillité, tout le bonheur que tu mérites si
bien, que vous méritez tous.

Donc, chère et bonne Lucie, toujours et toujours courage.

Je t’embrasse comme je t’aime, ainsi que nos chers et adorés enfants,
tes chers parents, tous les nôtres.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 22 juillet 1897.

Ma chère Lucie,

Quelques lignes seulement en attendant tes chères lettres.

Je souffre trop pour toi, pour nos enfants, pour tous, je sais trop bien
quelles sont tes tortures, pour que je puisse te parler de moi.

Pauvre amie, méritais-tu de supporter aussi un pareil martyre! Mon cœur
se brise, mon cerveau se rompt devant tant de douleurs accumulées sur
tous, si longues, si imméritées.

J’ai fait encore de chaleureux appels pour toi, pour nos enfants. Je
suis sûr que le concours qui te sera donné sera plus ardent, plus actif
que jamais. Dans mes longues nuits de douleur, où ma pensée se reporte
constamment sur toi, sur nos enfants, je joins souvent les mains dans
une prière muette où je mets toute mon âme, pour que ce supplice
effroyable de tant de victimes innocentes ait bientôt un terme.

Quoiqu’il en soit, chère Lucie, je veux te répéter toujours, tant que
j’aurai encore un souffle de vie, courage et courage!

Nos enfants, ton devoir, sont pour toi des soutiens que rien ne doit
ébranler, qu’aucune douleur humaine ne saurait amoindrir.

Et je veux terminer en imprégnant, tant que je le peux, ces quelques
lignes de tout ce que mon cœur renferme pour toi, pour nos chers
enfants, pour tes chers parents, pour tous, te dire encore que nuit et
jour ma pensée, tout mon être s’élance vers eux, vers toi, et que c’est
de cela seul que je vis--te serrer enfin dans mes bras de toute la
puissance de mon affection, t’embrasser ainsi que nos chers enfants,
comme je t’aime.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille baisers à tes chers parents, mes plus profonds souhaits de bonheur
encore pour notre chère Marie, tout autant de baisers à nos frères et
sœurs. Et pour tous invariablement, quelles que soient leurs
souffrances, quelle que soit leur effroyable douleur, toujours courage!


       *       *       *       *       *


Le 10 août 1897.

Chère Lucie,

Je viens de recevoir à l’instant tes trois lettres du mois de juin,
toutes celles de la famille, et c’est sous l’impression toujours aussi
vive, aussi poignante, qu’évoquent en moi tant de doux souvenirs, tant
d’aussi épouvantables souffrances que je veux y répondre.

Je te dirai encore une fois, d’abord toute ma profonde affection, toute
mon immense tendresse, toute mon admiration pour ton noble caractère; je
t’ouvrirai aussi toute mon âme et te dirai ton devoir, ton droit, ce
droit que tu ne dois abandonner que devant la mort. Et ce droit, ce
devoir imprescriptible, aussi bien pour mon pays que pour toi, que pour
vous tous, c’est de vouloir la lumière pleine et entière sur cet
horrible drame, c’est de vouloir, sans faiblesse comme sans jactance,
mais avec une énergie indomptable, que notre nom, le nom que portent nos
chers enfants, soit lavé de cette horrible souillure.

Et ce but, tu dois, vous devez l’atteindre en bons et vaillants Français
qui souffrent le martyre, mais qui, ni les uns, ni les autres, quels
qu’aient été les outrages, les amertumes, n’ont jamais oublié un seul
instant leur devoir envers la patrie. Et le jour où la lumière sera
faite, où toute la vérité sera découverte, et il faut qu’elle le soit,
ni le temps, ni la patience, ni la volonté ne devant compter devant un
but pareil; eh! bien, si je ne suis plus là, il t’appartiendra de laver
ma mémoire de ce nouvel outrage aussi injuste que rien n’a jamais
justifié. Et, je le répète, quelles qu’aient été mes souffrances, si
atroces qu’aient été les tortures qui m’ont été infligées, tortures
inoubliables et que les passions qui égarent parfois les hommes peuvent
seules excuser, je n’ai jamais oublié qu’au-dessus des hommes,
qu’au-dessus de leurs passions, qu’au-dessus de leurs égarements, il y a
la patrie. C’est à elle alors qu’il appartiendra d’être mon juge
suprême.

Être un honnête homme ne consiste pas seulement à ne pas être capable de
voler cent sous dans la poche de son voisin; être un honnête homme,
dis-je, c’est pouvoir toujours se mirer dans ce miroir qui n’oublie pas,
qui voit tout, qui connaît tout; pouvoir se mirer, en un mot, dans sa
conscience, avec la certitude d’avoir toujours et partout fait son
devoir. Cette certitude, je l’ai.

Donc, chère et bonne Lucie, fais ton devoir courageusement,
impitoyablement, en bonne et vaillante Française qui souffre le martyre,
mais qui veut que le nom qu’elle porte, que portent ses enfants, soit
lavé de cette épouvantable souillure. Il faut que la lumière soit faite,
qu’elle soit éclatante. Le temps ne fait plus rien à l’affaire.

D’ailleurs, je sais trop bien que les sentiments qui m’animent vous
animent tous, nous sont communs à tous, à ta chère famille comme à la
mienne.

Te parler des enfants, je ne le puis. D’ailleurs, je te connais trop
bien pour douter un seul instant de la manière dont tu les élèves. Ne
les quitte jamais, sois toujours avec eux de cœur et d’âme, écoute-les
toujours, quelque importunes que puissent être leurs questions.

Comme je te l’ai dit souvent, élever ses enfants ne consiste pas
seulement à leur assurer la vie matérielle et même intellectuelle, mais
à leur assurer aussi l’appui qu’ils doivent trouver auprès de leurs
parents, la confiance que ceux-ci doivent leur inspirer, la certitude
qu’ils doivent toujours avoir de savoir où épancher leur cœur, où
trouver l’oubli de leurs peines, de leurs déboires, si petits, si naïfs
qu’ils paraissent parfois.

Et, dans ces dernières lignes, je voudrais encore mettre toute ma
profonde affection pour toi, pour nos chers enfants, pour tes chers
parents, pour vous tous enfin, tous ceux que j’aime du plus profond de
mon cœur, pour tous nos amis dont je devine, dont je connais le
dévouement inaltérable, te dire et te redire encore courage et courage,
que rien ne doit ébranler ta volonté, qu’au-dessus de ma vie plane le
souci suprême, celui de l’honneur de mon nom, du nom que tu portes, que
portent mes enfants, t’embraser du feu ardent qu’anime mon âme, feu qui
ne s’éteindra qu’avec ma vie.

Je t’embrasse du plus profond de mon cœur, de toutes mes forces, ainsi
que mes chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille baisers aux chers enfants encore et toujours; tous mes souhaits de
bonheur pour Marie et son cher mari; tout autant de baisers pour tous
mes chers frères et sœurs, pour Lucie et Henri.


       *       *       *       *       *


Le 4 septembre 1897.

Chère Lucie,

Je viens de recevoir le courrier du mois de juillet. Tu me dis encore
d’avoir la certitude de l’entière lumière; cette certitude est dans mon
âme, elle s’inspire des droits qu’a tout homme de la demander, de la
vouloir, quand il ne veut qu’une chose: la vérité.

Tant que j’aurai la force de vivre dans une situation aussi inhumaine
qu’imméritée, je t’écrirai donc pour t’animer de mon indomptable
volonté.

D’ailleurs, les dernières lettres que je t’ai écrites sont comme mon
testament moral. Je t’y parlais d’abord de notre affection; je t’y
avouais aussi des défaillances physiques et cérébrales, mais je t’y
disais non moins énergiquement ton devoir, tout ton devoir.

Cette grandeur d’âme que nous avons tous montrée, les uns comme les
autres, qu’on ne se fasse nulle illusion, cette grandeur d’âme ne doit
être ni de la faiblesse, ni de la jactance; elle doit s’allier, au
contraire, à une volonté chaque jour grandissante, grandissante à chaque
heure du jour, pour marcher au but: la découverte de la vérité, de toute
la vérité pour la France entière.

Certes, parfois la blessure est par trop saignante, et le cœur se
soulève, se révolte; certes, souvent, épuisé comme je le suis, je
m’effondre sous les coups de massue, et je ne suis plus alors qu’un
pauvre être humain d’agonie et de souffrances; mais mon âme indomptée me
relève, vibrant de douleur, d’énergie, d’implacable volonté devant ce
que nous avons de plus précieux au monde: notre honneur, celui de nos
enfants, le nôtre à tous; et je me redresse encore pour jeter à tous le
cri d’appel vibrant de l’homme qui ne demande, qui ne veut que de la
justice, pour venir toujours et encore vous embraser tous du feu ardent
qui anime mon âme, qui ne s’éteindra qu’avec ma vie.

Moi, je ne vis que de ma fièvre, depuis si longtemps, au jour le jour,
fier quand j’ai gagné une longue journée de vingt-quatre heures. Je
subis le sort sot et inutile du Masque de fer, parce qu’on a toujours la
même arrière-pensée, je te l’ai dit franchement dans une de mes
dernières lettres.

Quant à toi, tu n’as à savoir ni ce que l’on dit, ni ce que l’on pense.
Tu as à faire inflexiblement ton devoir, vouloir non moins
inflexiblement ton droit: le droit de la justice et de la vérité. Oui,
il faut que la lumière soit faite, je formule nettement ma pensée; mais
s’il y a dans cette horrible affaire d’autres intérêts que les nôtres,
que nous n’avons jamais méconnus, il y a aussi les droits
imprescriptibles de la justice et de la vérité; il y a le devoir pour
tous de mettre un terme à une situation aussi atroce, aussi imméritée,
en respectant tous les intérêts.

Je ne puis donc que souhaiter, pour tous deux, pour tous, que cet
effroyable, horrible et immérité martyre ait enfin un terme.

Maintenant, que puis-je apporter encore pour exprimer encore cette
affection profonde, immense pour toi, pour nos enfants, pour exprimer
mon affection pour tes chers parents, pour tous nos chers frères et
sœurs, pour vous tous enfin qui souffrez cet effroyable et long martyre.

Te parler longuement de moi, de toutes les petites choses, c’est
inutile; je le fais parfois malgré moi, car le cœur a des révoltes
irrésistibles; l’amertume, quoi qu’on en veuille, monte du cœur aux
lèvres quand on voit ainsi tout méconnaître, tout ce qui fait la vie
noble et belle; et, certes, s’il ne s’agissait que de moi, de ma propre
personne, il y a longtemps que j’eusse été chercher dans la paix de la
tombe l’oubli de ce que j’ai vu, de ce que j’ai entendu, l’oubli de ce
que je vois chaque jour.

J’ai vécu pour te soutenir, vous soutenir tous de mon indomptable
volonté, car il ne s’agissait plus là de ma vie, il s’agissait de mon
honneur, de notre honneur à tous, de la vie de nos enfants; j’ai tout
supporté sans fléchir, sans baisser la tête, j’ai étouffé mon cœur, je
refrène chaque jour toutes les révoltes de l’être, réclamant toujours
et encore à tous, sans lassitude comme sans jactance, la vérité.

Je souhaite cependant pour nous deux, pauvre aimée, pour tous, que les
efforts, soit des uns, soit des autres, aboutissent bientôt; que le jour
de la justice luise enfin pour nous tous, qui l’attendons depuis si
longtemps.

Chaque fois que je t’écris, je ne puis presque pas quitter la plume, non
pour ce que j’ai à te dire... mais je vais te quitter de nouveau, pour
de longs jours, ne vivant que par ta pensée, celle des enfants, de vous
tous.

Je termine cependant en t’embrassant ainsi que nos chers enfants, tes
chers parents, tous nos chers frères et sœurs, en te serrant dans mes
bras de toutes mes forces et en te répétant avec une énergie que rien
n’ébranle, et tant que j’aurai souffle de vie: courage, courage et
volonté!

Mille baisers encore.

Ton dévoué,

ALFRED.

Et pour tous, chers parents, chers frères et sœurs, du courage et une
indomptable volonté que rien ne doit ébranler, que rien ne doit
affaiblir.


       *       *       *       *       *


Le 2 octobre 1897.

Ma chère Lucie,

Je viens de recevoir tes chères lettres du mois d’août, quelques-unes
aussi de la famille.

Je souhaite avec toi, pour toi, pour nous tous, que le jour de la
justice luise enfin, que nous apercevions enfin un terme à notre
martyre aussi long qu’effroyable. Je t’ai d’ailleurs déjà dit, dans de
longues lettres, que ni ma foi, ni mon courage n’étaient, ne seraient
jamais ébranlés, car, d’une part, je sais que vous saurez tous remplir
énergiquement votre devoir, vouloir non moins inflexiblement votre
droit: le droit de la justice et de la vérité; que, d’autre part, s’il
est un devoir imprescriptible pour ma patrie, c’est d’apporter la pleine
et éclatante lumière sur cette tragique histoire, de réparer cette
effroyable erreur.

En effet, bien souvent, autant que ma faiblesse d’homme me le
permettait, car si l’on peut être stoïque devant la mort--et je l’ai
appelée bien souvent de tous mes vœux--il est difficile de l’être à
toutes les minutes d’une agonie aussi lente qu’imméritée--je t’ai caché
mes horribles détresses devant de tels supplices, pour t’empêcher de
faiblir, de plier à ton tour sous le poids de telles souffrances.

Si, depuis quelques mois, je ne te cache plus rien, c’est que j’estime
qu’il faut que tu sois toujours préparée à tout, puisant dans tes
devoirs de mère que tu as à remplir héroïquement, invinciblement, la
force de tout supporter d’un cœur ferme et vaillant, avec la volonté
inébranlable de laver le nom que tu portes, que portent nos enfants, de
cette infâme souillure.

Maintenant, assez de tout cela, n’est-ce pas, chérie? Laissons à ceux
qui les ont leurs craintes, leurs arrière-pensées. Si mon âme est
toujours vaillante et le restera jusqu’au dernier souffle, tout est
épuisé en moi, le cœur gonflé à éclater, non seulement de ses tortures
passées, mais de te voir méconnaître à ce point; le cerveau vacille et
chancelle à la merci du moindre heurt, du moindre événement. D’ailleurs,
comme je te l’ai déjà dit, mes longues lettres sont trop l’expression
intime et profonde aussi bien de mes sentiments que de mon immuable
volonté, pour qu’il soit utile d’y revenir: elles sont comme mon
testament moral.

Donc, ma chère Lucie, pour toi, comme pour tous, il faut toujours faire
votre devoir, vouloir votre droit, le droit de la justice et de la
vérité, jusqu’à ce que la pleine lumière soit faite, pour la France
entière, et il faut qu’elle le soit, vivant ou mort, car, comme le
spectre de Banquo, je sortirai de la tombe pour vous crier à tous, de
toute mon âme, toujours et encore: courage et courage! pour rappeler à
la patrie qui me supplicie ainsi, qui me sacrifie, j’ose le dire, car
nul cerveau humain ne saurait résister d’une manière aussi prolongée à
une situation pareille,--et c’est un miracle que j’aie pu y résister
jusqu’ici,--pour rappeler à la patrie qu’elle a un devoir à remplir qui
est d’apporter l’éclatante lumière sur cette tragique histoire, de
réparer cette effroyable erreur qui dure depuis si longtemps.

Donc, chérie, sois en sûre, tu auras ton jour de rayonnante gloire, de
joie suprême, soit par vos efforts, soit par ceux de la patrie qui
remplira tous ses devoirs, et, si je n’y suis pas--que veux-tu, chérie?
il y a des victimes d’État, et la situation est vraiment par trop dure,
par trop forte depuis le temps que je la supporte,--eh bien, Pierre me
représentera!

Je ne parlerai pas des enfants, je l’ai d’ailleurs déjà longuement fait
dans mes lettres d’août, et puis je te connais trop bien pour me faire
quelque souci à leur égard. Tu les embrasseras de toutes mes forces, de
toute mon âme. Je te quitte, quoique ce me soit toujours une grande
douleur de m’arracher d’auprès de toi, tellement est court et fugitif ce
moment que je viens passer auprès de toi.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toutes mes forces, de toute la
puissance de mon affection, ainsi que nos chers enfants, en te répétant
encore courage et courage, en souhaitant aussi que tout cela ait enfin
un terme.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mes meilleurs baisers à tes chers parents, à tous les nôtres. Mes vœux
de condoléances à Arthur et à Lucie; je ne me sens pas le courage de
leur écrire.


       *       *       *       *       *


Le 22 octobre 1897.

Ma chère et bonne Lucie.

Si je n’écoutais que mon cœur, je t’écrirais à tout instant, à toute
heure de la journée, car ma pensée ne peut se détacher de toi, de nos
chers enfants, de tous, mais ce ne serait que répéter l’expression de
nos douleurs communes, et il n’est plus de mots pour rendre notre
martyre--si long!

Dans les lettres que je t’ai écrites, je t’ai exprimé mes sentiments, ma
volonté, que je sais être la tienne, la vôtre, indépendante de mes
souffrances, de ma vie; il y avait certes aussi des cris de douleur, car
lorsqu’on souffre ainsi sans relâche nuit et jour, plus encore pour toi,
pour nos chers enfants, que pour moi, le cerveau s’embrase, et s’il ne
suffisait pas déjà de mes tortures propres, le climat y suffirait à lui
seul à cette époque; le cœur a besoin aussi de se dégonfler, l’être
humain de crier ses détresses, ses défaillances.

Mais ne revenons pas sur tout cela; tout ce que je veux te dire
toujours, c’est que la lumière sur cette tragique histoire, tu dois la
réclamer, la vouloir, la poursuivre inflexiblement, sans jactance, sans
passion, mais avec le sentiment inébranlable de ton droit, avec ton cœur
d’épouse et de mère horriblement mutilé et blessé, avec une énergie et
une volonté croissante chaque jour avec tes souffrances.

Je veux donc simplement aujourd’hui, en attendant tes chères lettres,
t’embrasser de tout mon cœur, de toutes mes forces, comme je t’aime,
ainsi que nos adorés enfants, souhaiter comme toujours que notre
effroyable martyre ait enfin un terme, mais te répéter aussi toujours
mille et mille fois: courage!

Mille baisers encore,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 4 novembre 1897.

Ma chère et bonne Lucie,

Je viens à l’instant de recevoir tes lettres; les paroles, ma bonne
chérie, sont bien impuissantes à rendre tout ce que la vue de ta chère
écriture réveille d’émotions poignantes dans mon cœur, et cependant ce
sont les sentiments de puissante affection que cette émotion réveille en
moi qui me donnent la force d’attendre le jour suprême où la vérité sera
enfin faite sur ce lugubre et terrible drame.

Tes lettres respirent un tel sentiment de confiance qu’elles ont
rasséréné mon cœur qui souffre tant pour toi, pour nos chers enfants.

Tu me fais la recommandation, pauvre chérie, de ne plus chercher à
penser, de ne plus chercher à comprendre. Oh! chercher à comprendre, je
ne l’ai jamais fait, cela m’est impossible; mais comment ne plus penser?
Tout ce que je puis faire c’est de chercher à attendre, comme je te l’ai
dit, le jour suprême de la vérité.

Dans ces derniers mois, je t’ai écrit de longues lettres où mon cœur
trop gonflé s’est détendu. Que veux-tu, depuis trois ans je me vois le
jouet de tant d’événements auxquels je suis étranger, ne sortant pas de
la règle de conduite absolue que je me suis imposée, que ma conscience
de soldat loyal et dévoué à son pays m’a imposée d’une façon
inéluctable, que, quoiqu’on en veuille, l’amertume monte du cœur aux
lèvres, la colère vous prend parfois à la gorge, et les cris de douleur
s’échappent. Je m’étais bien juré jadis de ne jamais parler de moi, de
fermer les yeux sur tout, ne pouvant avoir comme toi, comme tous, qu’une
consolation suprême, celle de la vérité, de la pleine lumière.

Mais la trop longue souffrance, une situation épouvantable, le climat
qui à lui seul embrase le cerveau, si tout cela ne m’a jamais fait
oublier aucun de mes devoirs, tout cela a fini par me mettre dans un
état d’éréthisme cérébral et nerveux qui est terrible.--Je comprends
très bien aussi, ma bonne chérie, que tu ne puisses pas me donner de
détails. Dans des affaires pareilles où des intérêts graves sont en jeu,
le silence est nécessaire, obligatoire.

Je bavarde avec toi, quoique je n’aie rien à te dire, mais cela me fait
du bien, repose mon cœur, détend mes nerfs. Vois-tu, souvent le cœur se
crispe de douleur poignante quand je pense à toi, à nos enfants, et je
me demande alors ce que j’ai bien pu commettre sur cette terre pour que
ceux que j’aime le plus, ceux pour qui je donnerais mon sang goutte à
goutte, soient éprouvés par un pareil martyre.

Mais même quand la coupe trop pleine déborde, c’est dans ta chère
pensée, dans celle des enfants, pensées qui font vibrer et frémir tout
mon être, qui l’exaltent à sa plus haute puissance, que je puise encore
la force de me relever, pour jeter le cri d’appel vibrant de l’homme qui
pour lui, pour les siens, ne demande depuis si longtemps que de la
justice, de la vérité, rien que de la vérité.

Je t’ai d’ailleurs formulé nettement ma volonté que je sais être la
tienne, la vôtre et que rien n’a jamais su abattre.

C’est ce sentiment, associé à celui de tous mes devoirs, qui m’a fait
vivre, c’est lui aussi qui m’a fait encore demander pour toi, pour tous,
tous les concours, un effort plus puissant que jamais de tous dans une
simple œuvre de justice et de réparation, en s’élevant au-dessus de
toutes les questions de personnes, au-dessus de toutes les passions.

Puis-je encore te parler de toute mon affection? C’est inutile, n’est-ce
pas, car tu la connais, mais ce que je veux te dire encore, c’est que
l’autre jour je relisais toutes tes lettres pour passer quelques-unes de
ces minutes trop longues auprès d’un cœur aimant et un immense sentiment
d’admiration s’élevait en moi pour ta dignité et ton courage. Si
l’épreuve des grands malheurs est la pierre de touche des belles âmes,
oh! ma chérie, la tienne est une des plus belles et des plus nobles
qu’il soit possible de rêver.

Tu remercieras M... de ses quelques mots. Tout ce que je pourrais lui
dire est dans ton cœur comme dans le mien.

Donc, ma chérie, toujours et encore courage, comme je te l’ai dit avant
mon départ de France, il y a longtemps, hélas! bien longtemps: nos
personnes ne doivent être que tout à fait secondaires; nos enfants sont
l’avenir, il ne doit rester aucune tache, il ne doit planer aucune
ombre, oh! pas la plus petite, sur leurs chères têtes. Ceci doit tout
dominer.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toutes mes forces, ainsi que nos chers
et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 24 novembre 1897.

Chère Lucie,

Je t’ai écrit de bien longues lettres tous ces mois-ci, où mon cœur
oppressé s’est épanché de toutes nos trop longues douleurs communes. Il
est impossible aussi de se dégager toujours de son moi, de s’élever
toujours au-dessus des souffrances de chaque minute; il est impossible à
tout mon être de ne pas frémir et hurler même de douleur à la pensée de
tout ce que tu souffres, à la pensée de nos chers enfants, et si je me
relève encore et toujours quand je tombe, c’est pour jeter le cri
d’appel vibrant pour toi, pour eux.

Si donc le corps, le cerveau, le cœur, tout est épuisé, l’âme est restée
intangible, toujours aussi ardente, la volonté inébranlable, forte du
droit de tout être humain à la justice et à la vérité, pour lui, pour
les siens.

Et le devoir de tous, c’est de concourir de tous leurs efforts, de tous
leurs moyens à cette simple mesure de justice et de réparation, c’est de
mettre enfin un terme à cet épouvantable et trop long martyre de tant
d’êtres humains.

Je souhaite donc, ma bonne chérie, que notre effroyable supplice ait
bientôt un terme.

J’ai reçu dans le courant du mois les lettres de tes chers parents, de
tous les nôtres. Je leur ai répondu. Mes meilleurs baisers à tous.

Et pour toi, pour nos chers enfants, toute la tendresse de mon cœur,
toute mon affection, toute ma pensée qui ne vous quitte pas un seul
instant.

Mille baisers encore,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 6 décembre 1897.

Ma chère et bonne Lucie,

Je ne veux pas laisser partir le courrier sans t’écrire, pour te répéter
toujours, il est vrai, les mêmes paroles.

Comme je te l’ai dit depuis de longs mois, je ne vis que par une tension
inouïe des nerfs, de la volonté, et c’est lorsque je succombe sous le
poids de telles souffrances que ta pensée, celle des enfants, me font
relever, vibrant de douleur, de volonté, devant ce que nous avons de
plus précieux en ce monde, notre honneur, celui de nos enfants, le
nôtre à tous, et que je jette encore le cri d’appel vibrant de l’homme
qui, depuis le premier jour de ce lugubre drame, ne demande que la
vérité.

Il y a donc là une œuvre de justice qui plane au-dessus de toutes les
passions, qui s’impose à tous, et elle doit s’accomplir. Je souhaite
cependant, ma bonne chérie, pour nous deux, qu’elle s’accomplisse enfin,
que notre effroyable et trop long supplice ait enfin un terme.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mes meilleurs baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 25 décembre 1897.

Ma chère Lucie,

Plus que jamais, j’ai des minutes terribles où le cerveau s’affole;
c’est pourquoi je viens t’écrire, non pour te parler de moi, mais pour
te donner toujours et encore les conseils que je crois te devoir.

Dans une situation aussi tragique que la nôtre, où il s’agit de
l’honneur d’une famille, de la vie de nos enfants, il faut, ma bonne
chérie, s’élever toujours et encore au-dessus de tout, écarter du débat
toutes les questions de personnes, toutes les questions irritantes, pour
appeler à toi tous les concours, toutes les bonnes volontés. Je sais
mieux que personne que cela est parfois difficile; il est impossible de
ne pas sentir les blessures; mais il le faut. Il ne s’agit ni de
s’humilier, ni de s’abaisser, mais il ne faut pas non plus se perdre en
cris inutiles; les cris ne sont pas des raisons.

Il s’agit simplement de soutenir et de vouloir énergiquement, sans
faiblesse, avec dignité, son droit: le droit de l’innocence. Il faut
agir avec ton cœur d’épouse et de mère, horriblement mutilé et blessé.

J’ai trop souffert, j’ai trop souvent été affolé par des coups de massue
formidables, pour avoir pu toujours tenir cette conduite, qui était la
seule saine et raisonnable. Et c’est précisément parce que souvent je ne
sais où j’en suis, parce que les heures me deviennent trop lourdes, que
je veux venir t’ouvrir mon cœur.

J’ai fait encore, tout ce mois-ci, de nombreux et chaleureux appels pour
toi, pour nos enfants. Je veux souhaiter que cet épouvantable martyre
ait enfin un terme, je veux souhaiter que nous sortions enfin de cet
effroyable cauchemar dans lequel nous vivons depuis si longtemps. Mais
ce dont je ne saurais douter, ce dont je n’ai pas le droit de douter,
c’est que tous les concours ne te soient donnés, que cette œuvre de
justice et de réparation ne se poursuive et ne s’accomplisse.

En résumé, ma chérie, ce que je voudrais te dire dans un effort suprême,
où j’écarte totalement ma personne, c’est qu’il faut soutenir son droit
énergiquement, car il est épouvantable de voir tant d’êtres humains
souffrir ainsi, car il faut penser à nos malheureux enfants qui
grandissent, mais sans y apporter aucune passion, sans y mêler aucune
question irritante, aucune question de personnes.

Je ne veux pas te parler encore de mon affection quand ton image chérie,
celle de nos enfants se dressent devant nos yeux, et il n’est peut-être
pas une minute où elles ne soient là; je sens mon cœur battre lourdement
comme s’il était par trop plein de larmes refoulées.

Et un cri suprême s’élève constamment de mon cœur à toutes les minutes
de mes longues journées, de mes longues insomnies; s’il est un cri
suprême qui s’élèvera à mon heure dernière, c’est un appel à tous pour
un grand effort de justice et de vérité, pour t’apporter ce concours
ardent et dévoué que te doivent tous les hommes de cœur et d’honneur.
Cet appel, je l’ai encore fait. Je te l’ai dit, je ne saurais douter
qu’il ne soit entendu, je te répéterai donc: courage!

Dans mes dernières lignes, je voudrais maintenant mettre tout mon cœur,
tout ce qu’il renferme d’affection pour toi, pour nos enfants, pour
tous; te dire que dans les pires moments de détresse, ce sont ces
sentiments qui m’ont sauvé, qui m’ont fait échapper à la tombe à
laquelle j’aspirais, pour essayer encore de faire mon devoir.

Je t’embrasse de tout mon cœur, je voudrais te serrer dans mes bras
comme je t’aime, et te prier aussi d’embrasser bien tendrement, bien
longuement pour moi nos chers et adorés enfants, tes chers parents, tous
mes chers frères et sœurs.

Mille baisers encore,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 6 janvier 1898.

Chère Lucie,

Je n’ai encore reçu ni ton courrier du mois d’octobre, ni ton courrier
du mois de novembre; les dernières nouvelles que j’ai de toi sont donc
de septembre.

Je te parlerai donc moins que jamais de moi, moins que jamais de nos
souffrances qu’aucune parole humaine ne saurait amoindrir. Je t’ai écrit
il y a quelques jours; j’étais dans un tel état que je ne me souviens
plus un mot de ce que je t’ai dit.

Mais si je suis épuisé totalement de corps et d’esprit, l’âme est
toujours restée aussi ardente et je veux venir te dire les paroles qui
doivent soutenir ton inébranlable courage. J’ai remis notre sort, le
sort de nos enfants, le sort d’innocents qui depuis plus de trois ans se
débattent dans l’invraisemblable, entre les mains de M. le Président de
la République, entre les mains de M. le Ministre de la Guerre, pour
demander un terme enfin à notre épouvantable martyre; j’ai remis la
défense de nos droits entre les mains de M. le Ministre de la Guerre à
qui il appartient de faire réparer enfin cette trop longue et
épouvantable erreur.

J’attends impatiemment, je veux souhaiter que j’aurai encore une minute
de bonheur sur cette terre, mais ce dont je n’ai pas le droit de douter
un seul instant, c’est que justice ne soit faite, c’est que justice ne
te soit rendue, à toi, à nos enfants, que tu n’aies ton jour de bonheur
suprême.

Je te répéterai donc de toutes les forces de mon âme: courage et
courage!

Je t’embrasse comme je t’aime, de toutes mes forces, de toute la
puissance de mon affection, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 9 janvier 1898.

Après une longue et terrible attente, je viens de recevoir tout à la
fois les courriers du mois d’octobre et du mois de novembre.

Je n’ai pas besoin de te dire quelle émotion indescriptible s’empare de
moi à la lecture des lignes de ceux que j’aime tant, de ceux pour qui je
donnerais mon sang goutte à goutte, de ceux enfin pour qui je vis.

Si je pensais, chérie, à moi seul, il y a longtemps que je serais dans
la tombe; c’est ta pensée, celle de tes enfants qui me soutiennent, qui
me relèvent quand je plie sous le poids de telles souffrances. Je t’ai
dit dans mes dernières lettres tout ce que j’avais fait, tous les appels
que j’ai encore adressés pour toi, pour nos enfants.

Si la lumière que nous attendons depuis plus de trois ans ne se fait
pas, elle se fera dans un avenir que nous ne connaissons pas.

Comme je te l’ai dit dans une lettre, nos enfants grandissent, leur
situation, la nôtre est effroyable, celle que je supporte est absolument
impossible. C’est pourquoi j’ai remis notre sort, celui de nos enfants
entre les mains de M. le Ministre de la guerre, pour demander enfin un
terme à notre épouvantable martyre, c’est pourquoi j’ai redemandé notre
honneur à M. le Ministre de la guerre.

J’attends la réponse très impatiemment, je souhaite donc que cet
effroyable supplice ait enfin un terme.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
avec toute ma tendresse, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 25 janvier 1898.

Ma chère et bonne Lucie,

Je ne t’écrirai pas longuement, je souffre trop pour toi, pour nos
enfants. Je sens trop bien à travers la distance quel est ton
épouvantable supplice, ton atroce martyre; rien que d’y penser mon cœur
bat lourdement, comme s’il était gonflé outre mesure de larmes
refoulées. Aucune parole humaine ne saurait en amoindrir l’horreur.

Je t’ai dit dans mes dernières lettres ce que j’avais fait, ce que j’ai
encore renouvelé ces jours-ci. La lumière que nous attendons depuis si
longtemps ne se fait pas et se fera dans un avenir que personne ne peut
prévoir. La situation est effroyable, aussi bien pour toi et pour nos
enfants que pour tous; pour moi, il est inutile que je te dise ce
qu’elle est.

J’ai demandé la réhabilitation, la revision du procès à M. le Président
de la République, à M. le Ministre de la guerre, à M. le général de
Boisdeffre; j’ai remis le sort de tant de victimes innocentes, le sort
de nos enfants entre leurs mains; j’ai confié l’avenir de nos enfants à
M. le général de Boisdeffre. J’attends avec une fiévreuse impatience
avec ce qui me reste de forces leur réponse.

Je veux souhaiter que j’aurai encore une minute de bonheur sur cette
terre, mais ce dont je n’ai pas le droit de douter, c’est que justice ne
soit faite, c’est que justice ne te soit rendue, à toi, à nos enfants.
Je te dirai donc: courage et confiance!

Je t’embrasse comme je t’aime, avec tout ce que mon cœur contient
d’affection profonde pour toi, pour nos adorés enfants, pour tes chers
parents, pour tous les nôtres.

Mille baisers encore de ton dévoué,

ALFRED.


       *       *       *       *       *


Le 26 janvier 1898.

Ma chère Lucie,

Dans les dernières lettres que je t’ai écrites, je t’ai dit ce que
j’avais fait, à qui j’avais confié notre sort, celui de nos enfants,
quels appels j’ai adressés. Inutile de te dire avec quelle anxiété
j’attends une réponse, tellement les minutes me sont devenues lourdes.
Mais ma pensée est tellement tendue nuit et jour vers toi, vers nos
enfants, que je veux t’écrire encore pour te donner les conseils que je
te dois.

J’ai lu et relu toutes tes lettres, les vôtres, et je crois que depuis
longtemps nous vivons de malentendus qui viennent de diverses causes
(tes lettres souvent étaient des énigmes pour moi), du secret absolu
dans lequel je suis, de l’état de mon cerveau, des coups qui m’ont
frappé sans que j’y comprenne rien, de maladresses qui peut-être aussi
ont été commises.

Mais voici la situation telle que je crois la comprendre, et je
m’imagine n’être pas loin de la vérité. Je crois que M. le général de
Boisdeffre ne s’est jamais refusé à nous rendre justice. Nous,
profondément blessés, nous lui demandons la lumière. Il n’a pas plus été
en son pouvoir qu’au nôtre de la faire; elle se fera dans un avenir que
nul ne peut prévoir.

Les esprits se sont probablement aigris, des maladresses peut-être ont
été commises, je ne sais, tout cela a envenimé une situation déjà si
atroce. Il faut revenir en arrière, s’élever au-dessus de toutes les
souffrances pour envisager simplement notre situation.

Eh bien, moi, la plus grande victime, victime de tout et de tous depuis
plus de trois ans, qui suis là, presque agonisant, je viens te donner
des conseils de sagesse, de calme, que je crois te devoir, oh! sans
abandon d’aucun de mes droits, sans faiblesse, comme aussi sans
jactance.

Comme je te l’ai dit, il n’a pas été plus au pouvoir de M. le général de
Boisdeffre qu’au vôtre de faire la lumière, elle se fera dans un avenir
que nul ne peut prévoir.

Je lui ai donc demandé simplement la réhabilitation, un terme à notre
épouvantable martyre, car il est inadmissible que tu supportes un pareil
supplice, que nos enfants grandissent déshonorés par un tel crime que je
ne saurais avoir commis.

J’attends la réponse avec ce qui me reste de forces, en comptant les
heures, presque les minutes.

J’ignore si cette réponse me parviendra bientôt; j’ignore bien plus
encore comment je vis, tellement mon épuisement cérébral et nerveux est
immense; mais si je succombe avant, si je faiblis devant une situation
aussi atroce, supportée depuis si longtemps, je te donne comme devoir
absolu d’aller trouver en personne M. le général de Boisdeffre, et après
les lettres que je lui ai écrites, le sentiment qui, j’en suis sûr, est
au fond de son cœur de nous accorder la réhabilitation, quand tu auras
bien compris que la lumière est une œuvre de longue haleine, qu’il est
impossible de prévoir quand elle aboutira, je n’ai nul doute qu’il ne
t’accorde de suite la revision du procès, qu’il ne mette de suite un
terme à une situation aussi atroce pour toi, pour nos enfants; j’espère
aussi que sur ma tombe il me rendra le témoignage non seulement de la
loyauté de mon passé, mais de la loyauté absolue de ma conduite depuis
trois ans, où, sous tous les supplices, sous toutes les tortures, je
n’ai jamais oublié ce que j’étais: soldat loyal et dévoué à son pays.
J’ai tout accepté, tout subi, bouche close. Je ne m’en vante pas,
d’ailleurs, je n’ai fait que mon devoir, uniquement mon devoir.

Je te quitte avec regret, car ma pensée est avec toi, avec nos enfants,
nuit et jour, car cette pensée seule me fait encore vivre, et je
voudrais venir causer ainsi à toutes les minutes de mes longues journées
et de mes longues insomnies.

Je ne puis que répéter ce souhait, c’est que tout cela ait enfin un
terme, que cet infernal supplice de toutes les minutes ait une fin, mais
si tu agis comme je te l’ai dit, comme c’est ton devoir, puisque je te
le commande, je n’ai nul doute que tu aies un terme à ton épouvantable
martyre, à celui de nos enfants.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Baisers à tes chers parents, à tous.


       *       *       *       *       *


Le 4 février 1898.

Chère Lucie,

Je n’ai rien à ajouter aux nombreuses lettres que je t’ai écrites depuis
deux mois. Tout ce fatras peut d’ailleurs se résumer en quelques mots.
J’ai fait appel à la haute équité de M. le Président de la République, à
celle du gouvernement pour demander la revision de mon procès, la vie de
nos enfants, un terme à notre épouvantable martyre.

J’ai fait appel à la loyauté de ceux qui m’ont fait condamner pour
provoquer cette revision. J’attends fièvreusement, mais avec confiance,
d’apprendre que notre effroyable supplice a enfin un terme.

Je t’embrasse comme je t’aime, ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 7 février 1898.

Chère Lucie,

Je viens de recevoir tes chères lettres de décembre et mon cœur se
brise, se déchire devant tant de souffrances imméritées. Je te l’ai dit,
ta pensée, celle des enfants, me relèvent toujours, vibrant de douleur,
de suprême volonté devant ce que nous avons de plus précieux au monde:
notre honneur, la vie de nos enfants, pour jeter le cri d’appel de plus
en plus vibrant de l’homme qui ne demande que la justice pour lui et les
siens, et qui y a droit.

Depuis trois mois, dans la fièvre et le délire, souffrant le martyre
nuit et jour pour toi, pour nos enfants, j’adresse appels sur appels au
chef de l’État, au gouvernement, à ceux qui m’ont fait condamner, pour
obtenir de la justice enfin, un terme à notre effroyable martyre, sans
obtenir de solution.

Je réitère aujourd’hui mes demandes précédentes au chef de l’État, au
gouvernement avec plus d’énergie encore s’il se peut, car tu n’as pas à
subir encore un pareil martyre, nos enfants n’ont pas à grandir
déshonorés, je n’ai pas à agoniser dans un cachot pour un crime
abominable que je n’ai pas commis. Et j’attends chaque jour d’apprendre
que le jour de la justice a enfin lui pour nous.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille et mille baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.


       *       *       *       *       *


Le 25 février 1898.

Chère Lucie,

Comme toi, ma pensée ne te quitte pas un seul instant, ni de jour, ni de
nuit, et si je n’écoutais que mon cœur, je t’écrirais à tout instant, à
toute heure.

Si tu es l’écho de mes souffrances, je suis l’écho des tiennes, des
vôtres à tous, je doute qu’êtres humains aient jamais souffert
davantage. Ta pensée, celle des enfants, ma volonté tendue à tout
instant vers toi, vers eux, me donnent toujours encore la force de
comprimer mon cerveau, d’étouffer mon cœur.

Je t’ai écrit de bien nombreuses lettres dans ces derniers mois; ajouter
quelque chose à ces lettres serait du superflu. Je t’ai dit tous les
appels que j’ai adressés depuis le mois de novembre dernier pour
demander ma réhabilitation, de la justice enfin pour tant de victimes
innocentes.

Dans une de mes dernières lettres, je t’ai dit le dernier appel que je
venais d’adresser au gouvernement, plus vibrant, plus énergique que
jamais. J’attends donc chaque jour d’apprendre que cette réhabilitation
a eu lieu, que notre supplice aussi effroyable qu’immérité a un terme,
que le jour de la justice a enfin lui pour nous. Je veux donc simplement
t’embrasser aujourd’hui de toutes mes forces, de tout mon cœur comme je
t’aime, ainsi que nos chers et adorés enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille et mille baisers à tes chers parents, à tous nos chers parents, à
tous nos chers frères et sœurs.


       *       *       *       *       *


Le 5 mars 1898.

Chère Lucie,

Je viens de recevoir tes chères lettres de janvier, toujours aussi
admirables de cœur, de sentiment et d’élévation. Je n’ajouterai plus
rien aux longues lettres que je t’écris depuis trois mois; les dernières
sont peut-être nerveuses, débordantes d’impatience, de douleurs et de
souffrances; mais tout cela est trop épouvantable et il y avait des
responsabilités à établir.

Je ne veux donc pas me rééditer indéfiniment. Conformément à l’exposé
d’une situation aussi tragique qu’imméritée, supportée depuis trop
longtemps par tant de victimes innocentes, je demande et redemande ma
réhabilitation au gouvernement. Et j’attends depuis, chaque jour,
d’apprendre que le jour de la justice a enfin lui pour nous.

Je t’embrasse comme je t’aime, de toute la puissance de mon affection,
ainsi que nos chers enfants.

Ton dévoué,

ALFRED.

Mille et mille baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.



APPENDICE



I

LE CAPITAINE DREYFUS

A LA PRISON DU CHERCHE-MIDI


HISTORIQUE DE LA DÉTENTION

Le 14 octobre 1894, je recevais un pli secret du Ministre de la guerre;
son contenu me faisait connaître que le lendemain, 15, se présenterait,
à sept heures du matin, à la prison, un officier supérieur de l’armée,
chargé de me faire une communication confidentielle.

Le 15 au matin, M. le lieutenant-colonel d’Aboville, en tenue de
service, se présentait et me remettait un pli, _daté du 14_, qui
m’informait que le capitaine Dreyfus, du 14ᵉ régiment d’artillerie,
stagiaire à l’État-Major de l’armée, serait écroué dans la matinée comme
prévenu du crime de «haute trahison», et que j’étais rendu
personnellement responsable de sa personne.

Le colonel d’Aboville me demanda ma parole d’honneur d’avoir à exécuter
à la lettre les injonctions ministérielles qu’il allait me communiquer,
tant par écrit que verbalement.

Une de ces communications m’ordonnait de mettre le prisonnier au secret
le plus absolu et de veiller à ce qu’il n’eût par devers lui ni couteau,
ni papier, ni plume, ni encre, ni crayon.

Il devait également vivre à l’ordinaire des condamnés; mais cette mesure
fut annulée, sur une observation que je fis, comme étant irrégulière.

Le colonel m’ordonna de prendre, sans me les indiquer, les précautions
que je jugerais nécessaires pour que l’incarcération demeurât ignorée au
dedans et au dehors de la prison.

Il demanda à visiter les locaux affectés aux officiers et il désigna
celui que devait occuper le capitaine Dreyfus.

Il me mit en garde contre les démarches probables que tenterait la
«haute juiverie» dès qu’elle connaîtrait l’incarcération.

Je ne vis personne et aucune démarche ne fut faite près de moi. Pour ne
pas y revenir, j’ajoute que, durant toute la détention du prisonnier, je
ne suis jamais entré et n’ai jamais séjourné dans sa cellule sans y
avoir été accompagné par l’agent principal, qui _seul possédait la clef_
de cette chambre cellulaire.

Vers midi, le capitaine Dreyfus, en tenue civile, arriva en fiacre,
accompagné de M. le commandant Henry et d’un agent de la Sûreté. Cet
officier supérieur me remit l’ordre d’écrou, qui était signé du Ministre
lui-même et portait la _date du 14_, ce qui prouve que l’arrestation
était prononcée avant qu’on eût vu et questionné le capitaine. C’est
dire aussi que l’incarcération fut faite à l’insu du Gouverneur de
Paris, qui en fut avisé par un officier supérieur de l’État-Major du
Ministre, envoyé à cet effet, puisque j’avais reçu la défense de le
faire moi-même.

L’agent principal de la prison, auquel j’avais donné mes instructions,
après avoir fait inscrire sur le registre d’écrou le nom de «Dreyfus»,
sans aucune autre indication pouvant indiquer qui il était, conduisit le
capitaine dans la chambre qui lui était assignée.

A partir de ce moment, Dreyfus fut muré vivant dans sa chambre; nul ne
pouvait voir le prisonnier, dont la porte, pendant tout le temps de sa
présence au Cherche-Midi, ne devait s’ouvrir qu’en ma présence.

Peu d’instants après, je me rendis près du capitaine Dreyfus. Il était
dans un état de surexcitation impossible; j’avais devant moi un
véritable aliéné, aux yeux injectés de sang, ayant tout bouleversé dans
sa chambre. Je parvins, non sans peine, à le calmer.

J’eus l’intuition que cet officier était innocent. Il me supplia de lui
donner les moyens d’écrire, ou de le faire moi-même, pour demander au
Ministre de la guerre à être entendu par lui ou par un des officiers
généraux du Ministère.

Il me raconta les phases de son arrestation, qui ne furent ni dignes, ni
militaires.

Du 18 au 24 octobre, le commandant du Paty de Clam, qui avait procédé à
l’arrestation de Dreyfus au Ministère de la guerre, vint, muni d’une
autorisation particulière du Ministre de la guerre, pour l’interroger.

Avant de voir Dreyfus, il me demanda s’il ne pouvait pas pénétrer sans
bruit dans sa cellule, porteur d’une lampe assez puissante pour pouvoir
projeter un flot de lumière au visage du capitaine, qu’il voulait
surprendre de façon à le démonter. Je répondis que ce n’était pas
possible.

Il lui fit subir deux interrogatoires et lui dicta, chaque fois, des
fractions de phrases puisées dans le document incriminé, dans le but
d’établir la comparaison entre les écritures.

Pendant cette période de temps, la surexcitation du capitaine Dreyfus
était toujours très grande. Du corridor, on l’entendait gémir, crier,
parlant à haute voix, protestant de son innocence. Il se butait contre
les meubles, contre les murs, et il paraissait inconscient des
meurtrissures qu’il se faisait.

Il n’eut pas un instant de repos, et lorsque, terrassé par les
souffrances, la fatigue, il se jetait tout habillé sur le lit, son
sommeil était hanté par d’horribles cauchemars.

Il avait des soubresauts tels qu’il lui est arrivé de tomber du lit.

Pendant ces neuf jours d’une véritable agonie, il ne prit que du
bouillon et du vin sucré, ne touchant à aucun aliment.

Le 24 au matin, son état mental, voisin de la folie, me parut tellement
grave que, soucieux de mettre ma responsabilité à couvert, j’en rendis
compte directement au Ministre ainsi qu’au Gouverneur de Paris.

Dans l’après-midi, je me rendis, sur convocation, près du général de
Boisdeffre, que je suivis chez le Ministre de la guerre. Le général
m’ayant demandé mon opinion, je répondis sans hésitation:

--On fait fausse route, cet officier n’est pas coupable.

C’était ma conviction, et elle n’a fait que se confirmer.

Entré seul dans le cabinet du Ministre, le général en ressortait
quelques instants après, paraissant fort ennuyé, pour me dire:

--Le ministre part pour aller assister au mariage de sa nièce et me
laisse «carte blanche»; tâchez de me conduire Dreyfus jusqu’à son
retour, il s’en arrangera ensuite.

Je fus porté à penser que le général de Boisdeffre était resté étranger
à l’arrestation ou qu’il ne l’approuvait pas. Néanmoins, le général
m’ordonna de faire visiter secrètement le capitaine par le médecin de
l’établissement, qui prescrivit des potions calmantes et une
surveillance incessante.

A partir du 27, le commandant du Paty de Clam vint presque journellement
lui faire subir de nouveaux interrogatoires et épreuves d’écriture, qui
n’avaient d’autre but, chaque fois, que d’obtenir un aveu contre lequel
Dreyfus ne cessait de protester.

Jusqu’au jour où ce malheureux fut livré au magistrat rapporteur du
Conseil de guerre, il se savait accusé du crime de «haute trahison»,
sans toutefois en connaître la nature.

L’instruction fut longue, minutieuse, et pendant qu’elle se poursuivait,
Dreyfus croyait si peu à sa mise en jugement et moins encore à sa
condamnation, qu’il dit plusieurs fois:

--Quelle compensation vais-je demander? Je solliciterai la croix et je
donnerai ma démission. C’est ce que j’ai dit au commandant du Paty, qui
l’a relaté dans son rapport au ministre. Il n’a pu relever aucune preuve
contre moi, car il ne peut y en avoir, pas plus que le rapporteur qui,
dans le sien, ne procède que par inductions, suppositions, sans rien
préciser, ni rien affirmer.

Quelques instants avant de comparaître devant ses juges, il disait:

--J’espère bien que mon martyre va prendre fin et que je serai bientôt
dans les bras des miens.

Malheureusement, il devait en être autrement. Après le verdict, Dreyfus
fut ramené, vers minuit, dans sa chambre où je l’attendais. A ma vue, il
s’écria: «Mon seul crime est d’être né juif! Voilà où m’a conduit une
vie de travail, de labeur. Pourquoi, mon Dieu! suis-je entré à l’École
de guerre? Pourquoi n’ai-je pas donné ma démission tant désirée par les
miens?» Son désespoir était tel que, craignant un dénouement fatal, je
dus redoubler et faire redoubler de vigilance.

Le lendemain, son défenseur vint le voir. Mᵉ Demange, en entrant dans la
chambre, lui ouvrit les bras et, tout en larmes, le pressant sur sa
poitrine, lui dit:

--Mon enfant, votre condamnation est la plus grande infamie du siècle!

J’en fus bouleversé.

A partir de ce jour, Dreyfus, qui était reste sans nouvelle des siens,
fut autorisé pour la première fois à correspondre avec sa famille, mais
sous le contrôle du commissaire du gouvernement, auquel on remettait
toutes les lettres expédiées ou reçues. J’ai assisté aux deux seules
entrevues autorisées qu’il a eues avec sa femme et à celle qu’il eut
avec sa belle-mère. Elles furent émouvantes.

Dès que le pourvoi fut connu, le commandant du Paty vint encore, avec
une autorisation spéciale du ministre ordonnant de le laisser
communiquer librement avec Dreyfus.

Après s’être enquis de «l’état d’âme» du condamné, il se rendit près de
lui, tout en enjoignant à l’agent principal de demeurer à portée de son
premier appel, si besoin était.

Dans cette dernière entrevue, il ressort d’une lettre écrite
immédiatement par Dreyfus au ministre de la guerre que le commandant du
Paty s’efforça d’obtenir un aveu de culpabilité ou, tout au moins, celui
d’un «acte imprudent d’amorçage».

Dreyfus répondit qu’il n’avait jamais amorcé personne, qu’il était
innocent.

Le 4 janvier 1895, j’étais déchargé de la lourde responsabilité qui
m’incombait.

Après avoir serré la main au capitaine Dreyfus, je le remettais aux
gendarmes qui le conduisirent, menottes aux poings, à l’École militaire
où il subit, en criant son innocence, la dégradation--supplice plus
terrible que la mort--puis l’exil.

J’ai eu à remplir une mission extrêmement pénible et triste, ayant vécu
pour ainsi dire près de trois mois de l’existence de ce malheureux,
puisque j’avais reçu l’ordre formel d’assister à tous ses repas que je
devais étroitement surveiller, afin qu’aucun écrit du dehors ne pût lui
parvenir dissimulé dans les aliments.

Depuis de si longues années que, par un choix, qui m’a honoré, et
quoique déjà retraité, je suis resté à la tête de divers établissements
pénitentiaires, j’ai acquis une grande expérience des prisonniers, et je
ne crains pas de dire et de déclarer hautement qu’une erreur terrible a
été commise. Aussi n’ai-je jamais considéré le capitaine Dreyfus comme
un traître à sa patrie, à son uniforme.

Dès les premiers jours, mes chefs directs et autres connurent mon
opinion. Je l’ai affirmée en présence de hauts fonctionnaires et
personnages politiques, ainsi qu’à de nombreux officiers de tous grades,
journalistes et hommes de lettres.

Je dirai mieux. Le gouvernement connaissait également mon opinion, car
la veille de la dégradation, un chef de bureau du ministère de
l’intérieur vint de la part de son ministre, M. Dupuy, me demander
quelques renseignements sur Dreyfus. Je lui répondis dans le même sens.

Ce fonctionnaire n’a pas été sans le répéter à ses chefs. Or, je déclare
que jusqu’au 5 novembre dernier, je n’avais jamais reçu d’aucun de mes
chefs ni la moindre observation, ni l’ordre d’avoir à me taire, et que
j’ai toujours continué à proclamer l’innocence de Dreyfus, qui est la
victime d’une de ces fatalités du sort qui sont inexplicables et
impénétrables, ou d’une machination insondable, ourdie à dessein.

Je dirai aussi que si Dreyfus ne s’est pas tué, ce n’est point par
lâcheté, mais bien parce qu’il a été mis dans l’impossibilité absolue de
le faire, qu’il a cédé à mes exhortations et aux supplications des siens
éplorés.

J’affirme également, la question m’ayant été posée, n’avoir connu M.
Bernard Lazare que l’avant-veille de l’apparition de sa première
brochure ayant pour titre: _Une Erreur judiciaire, la vérité sur le
capitaine Dreyfus_, brochure que j’ai ignorée, soit directement, soit
indirectement. Si je l’ai accompagné, _l’an dernier_, au logis personnel
de M. Henri Rochefort et non à la direction de son journal, j’ai obéi à
un sentiment naturel que tout homme de cœur comprendra: celui de
témoigner en faveur d’un innocent injustement frappé et qui expie un
crime qu’il n’a pas commis.

Toutes les convictions sont respectables quand elles sont sincères et
désintéressées, et on admettra bien que s’il y a des gens convaincus de
la culpabilité, il y en a aussi, je puis l’affirmer, un très grand
nombre, dans les hautes sphères civiles et militaires, qui sont, comme
moi et autant que moi, convaincus de l’innocence de Dreyfus. Mais la
lâcheté humaine les a empêchés de le dire hautement et publiquement: je
n’ai pas voulu être du nombre.

Un haut personnage politique qui fait encore partie du Parlement, et que
je ne puis nommer, a dit:

--Le procès Dreyfus est un procès antisémite qui s’est greffé d’un crime
politique.

Je suis de cet avis.

Dieu veuille que ce malheureux, qui expire, qui agonise sur un rocher,
soit réhabilité un jour, pour l’honneur des siens, de ses enfants, et
aussi pour l’armée!

                                      FORZINETTI,

                            Chef de bataillon en retraite,
                             ancien commandant des prisons
                                 militaires de Paris.



II

UNE CALOMNIE

Les prétendus aveux du Capitaine Dreyfus


I

MADAME DREYFUS A M. G. CAVAIGNAC

Monsieur le Député,

Dans la séance du 13 janvier 1898, vous avez affirmé qu’un officier, le
capitaine Lebrun-Renault, aurait recueilli de la bouche de mon mari, le
jour de son horrible supplice, cette parole: «Si j’ai livré des
documents sans importance à une puissance étrangère, c’était dans
l’espoir de m’en procurer d’autres.»

J’oppose à cette affirmation un démenti catégorique, absolu.

Si--au lendemain du jour où, subissant héroïquement son supplice, mon
mari n’a pas cessé de protester hautement de son innocence--un journal a
publié le récit dont, sans contrôle et sans preuves, vous vous êtes fait
l’écho à la tribune du Parlement, ce journal a altéré la vérité.

Il m’a été dit que le capitaine Lebrun-Renault avait aussitôt démenti
les propos qu’une légende lui attribue, qu’il avait dit à ses chefs la
vérité, à savoir que mon mari n’avait fait que protester de son
innocence, que, par ordre, alors, le silence avait été imposé à cet
officier.

J’ignore si ce qui m’a été raconté est exact, je ne puis le vérifier. Si
vous voulez vous donner la peine de vous reporter aux journaux de
janvier 1895, vous y trouverez d’abord un récit de tous points différent
de la conversation qui s’engagea le 5 janvier entre le capitaine
Lebrun-Renault et mon mari. Voici le récit du _Figaro_, intitulé: Récit
d’un témoin, et signé de M. Eugène Clisson.

«C’est dans cet ordre que le convoi arriva à l’École Militaire, à huit
heures moins dix. Dreyfus fut conduit dans une des salles de l’École et
laissé sous la garde du capitaine Lebrun-Renault. C’est là dans cette
pièce, que la conversation suivante s’engagea:

«Vous n’avez pas songé au suicide, M. Dreyfus? demanda le capitaine
Lebrun-Renault.

--Si, mon capitaine, répondit Dreyfus, mais seulement le jour de ma
condamnation. Plus tard, j’ai réfléchi. Je me suis dit qu’innocent comme
je suis, je n’avais pas le droit de me tuer. On verra dans trois ans
quand justice me sera rendue.

--Alors, vous êtes innocent?

--Voyons, mon capitaine, écoutez: on trouve dans un chiffonnier d’une
ambassade un papier annonçant l’envoi de quatre pièces. On soumet le
papier à des experts, trois reconnaissent mon écriture, deux déclarent
que l’écriture n’est pas de ma main, et c’est là-dessus qu’on me
condamne!

A dix-huit ans, j’entrais à l’École Polytechnique, j’avais devant moi un
magnifique avenir militaire, 300,000 fr. de fortune et la certitude
d’avoir dans l’avenir 50,000 fr. de rentes. Je n’ai jamais été un
coureur de filles. Je n’ai jamais touché une carte de ma vie, donc je
n’ai pas besoin d’argent. Pourquoi aurais-je trahi? Pour de l’argent?
Non, alors quoi?

--Et qu’est-ce que c’était que ces pièces dont on annonçait l’envoi?

--Une très confidentielle, et trois autres moins importantes.

--Comment le savez-vous?

--Parce qu’on me l’a dit au procès. Ah! ce procès à huis clos, comme
j’aurais voulu qu’il fût public et qu’il eût lieu au grand jour! il y
aurait eu certainement un revirement d’opinion.

--Lisiez-vous les journaux en prison?

--Non, aucun; on m’a bien dit que la presse s’occupait beaucoup de moi,
et que certains journaux profitaient de cette accusation ridicule pour
se livrer à une campagne antisémite. Je n’ai rien voulu lire.

Puis, raide et comme insensible, il ajoute: A présent, c’est fini. On va
m’expédier à la presqu’île Ducos; dans trois mois, ma femme viendra m’y
rejoindre.

--Et, reprit le capitaine Lebrun-Renault, avez-vous l’intention de
prendre la parole tout à l’heure?

--Oui, je veux protester publiquement de mon innocence.

Devant cette déclaration nettement formulée, le capitaine fit informer
le général Darras de la résolution de Dreyfus. Elle avait d’ailleurs été
prévue, et un roulement de tambours devait lui couper la parole en cas
de besoin. Il était neuf heures moins dix lorsque quatre artilleurs
entrèrent dans la salle.

--Voici les hommes qui viennent vous prendre, Monsieur, dit le capitaine
Lebrun-Renault.

--Bien, mon capitaine, je les suis, mais je vous le répète les yeux dans
les yeux, je suis innocent.

Et il suivit les soldats.»

Le lendemain, l’_Agence Havas_ communiqua aux journaux la note suivante,
qui établit seulement que le capitaine Lebrun-Renault n’avait fait
lui-même aucune communication à la presse:

«Le Ministre de la guerre a interrogé le capitaine de la garde
républicaine Lebrun-Renault sur les affirmations qui lui sont attribuées
par certains journaux relativement à une conversation avec
l’ex-capitaine Dreyfus. Le capitaine Lebrun-Renault a certifié au
Ministre qu’il n’a fait aucune communication à aucun organe ni
représentant de la presse.»

Le _Figaro_ reproduit cette note en la faisant suivre des lignes
suivantes: «C’est absolument exact et le capitaine Lebrun-Renault a dit
la vérité en affirmant à son Ministre qu’il n’avait «fait aucune
communication à aucun organe ni représentant de la presse.»

«Ce qui est vrai, c’est qu’il y a eu seulement une «conversation» tenue
par ce brave officier de la meilleure foi du monde devant des personnes
qu’il ne soupçonnait pas devoir la rapporter.

«Nous ne croyons pas d’ailleurs que les règlements interdisent à un
militaire d’avoir des conversations de ce genre avec sa famille ou ses
amis.»

Ce n’est que dans la _Cocarde_ du 8 janvier que parut, sous la signature
de M. Castelin junior, le propos que vous avez reproduit, mais que le
journal attribuait à un autre officier que le capitaine Lebrun-Renault.

Aussi bien, l’invraisemblable du récit que vous avez produit à la
tribune de la Chambre ne ressort-elle pas avec une souveraine évidence
d’une pièce, incontestable celle-là, qui figure au dossier de mon mari
et que vous ne pouvez ignorer, dont vous avez dû prendre connaissance
pendant votre passage au ministère de la guerre.

Le jour même du rejet de son pourvoi, alors que tout espoir était perdu
pour lui, à la veille d’un supplice atroce entre tous, mon mari reçut
dans sa prison la visite du commandant du Paty de Clam, que vous
connaissez bien, Monsieur le Député, qui avait dirigé l’enquête
préliminaire à l’arrestation et qui venait au nom du Ministre de la
guerre demander au capitaine Dreyfus s’il voulait reconnaître sa
culpabilité.

--Mon mari répondit: «Je suis innocent, je n’ai rien à avouer.»

--N’auriez-vous pas commis une imprudence? dit M. du Paty. N’auriez-vous
pas voulu amorcer un agent étranger?

--Je ne connais aucun agent. Je n’ai jamais eu de telles relations,
répliqua le capitaine Dreyfus; je n’ai jamais voulu amorcer personne,
je suis innocent de ce dont on m’accuse.

--Alors, déclara celui qui a été son bourreau, l’homme qui m’a torturée,
moi, malheureuse femme, avec des raffinements de sauvage, alors, si vous
dites vrai, vous êtes le plus grand martyr du siècle!

M. du Paty de Clam peut nier cette conversation, mais voici une lettre
qui en fait foi, qui a été écrite après que l’envoyé du général Mercier
eut quitté la prison du Cherche-Midi, qui fut remise au Ministre, qui
figure au dossier du Ministère de la guerre, que, je le répète, vous
deviez connaître et qui aurait dû vous empêcher de porter à la tribune
de la Chambre l’assertion que vous y avez portée.

Mon mari écrivait au général Mercier:

«Monsieur le Ministre,

     J’ai reçu par votre ordre la visite du commandant du Paty de Clam
     auquel j’ai déclaré encore que j’étais innocent et que je n’avais
     même jamais commis la moindre imprudence. Je suis condamné, je n’ai
     aucune grâce à demander, mais au nom de mon honneur, qui, je
     l’espère, me sera rendu un jour, j’ai le devoir de vous prier de
     vouloir bien continuer vos recherches.

     Moi parti, qu’on cherche toujours, c’est la seule grâce que je
     sollicite.

ALFRED DREYFUS.»



Et c’est le lendemain du jour où il écrivait cette lettre que mon mari
aurait fait l’aveu que vous avez présenté à la Chambre comme la preuve
de la culpabilité d’un martyr, d’un innocent!

La démarche de M. du Paty de Clam prouve que jusqu’à la fin le général
Mercier a eu des doutes sur la culpabilité de l’homme qu’il n’avait pu
faire condamner qu’en violant la loi et qu’en trompant les officiers du
Conseil de guerre.

La lettre authentique de mon mari dément le propos qui lui a été prêté.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Député, l’assurance de mes sentiments
distingués.

LUCIE DREYFUS.

Paris, 14 janvier 1898.


II

MADAME DREYFUS A M. G. CAVAIGNAC

Le 16 janvier 1898.

Monsieur le député,

Vous me dites qu’un témoignage écrit des déclarations du capitaine
Lebrun-Renault existe entre les mains de M. le ministre de la guerre.

Je dois à mon mari, à mes enfants, à la vérité de dissiper l’équivoque
de votre réponse.

Ce témoignage écrit qui a été si subitement révélé par vous, que le
ministre d’ailleurs ne produit pas, est-il ou n’est-il pas du capitaine
Lebrun-Renault?

S’il n’est pas du capitaine Lebrun-Renault lui-même, il est sans valeur;
c’est un mensonge à ajouter à tous ceux qu’a fait M. du Paty de Clam
depuis le premier jour, quand il affirmait que mon mari, écrivant sous
sa dictée, s’était mis à trembler--alors que la page écrite, ce jour-là,
par mon mari ne porte aucune trace d’une émotion qui eût été cependant
bien explicable--ou quand il affirmait que son crime était connu du
Président de la République et des ministres--alors que M.
Casimir-Perier, le général Saussier ne furent informés de son
arrestation que longtemps après.

Mais le capitaine Lebrun-Renault n’a jamais rien dit de tel; j’en ai
pour témoin le commandant Forzinetti, dont le général Saussier pourra
vous dire la loyauté et qui a recueilli du capitaine Lebrun-Renault
lui-même un démenti catégorique de votre allégation.

J’en ai pour témoin M. Clisson, qui a écrit le jour même dans le
_Figaro_ le récit véridique de l’entretien du capitaine Lebrun-Renault
avec mon mari. J’en ai pour témoins d’autres personnes encore qui
auront, elles aussi, le courage de parler, d’affirmer la vérité, qui
répèteront demain devant la justice, sous la foi du serment, les
démentis que le capitaine Lebrun-Renault a constamment opposés à cette
calomnie. Sous la foi du serment, devant la justice, le capitaine
Lebrun-Renault confirmera lui aussi la vérité.

Vous pouvez demander à M. Lebon, ministre des Colonies, de vous montrer
les lettres dont il ne m’envoie plus que des copies, me privant ainsi de
la vue même de cette chère écriture.

Lisez ces lettres, monsieur, vous n’y trouverez, dans l’affreuse agonie
de ce supplice immérité, qu’un long cri de protestation, qu’une longue
affirmation d’innocence, l’invincible amour de la France.

Vivant ou mort, mon infortuné mari, je vous le jure, sera réhabilité.
Toutes les calomnies seront dissipées, toute la vérité sera connue. Ni
moi, ni nos amis, ni tous ces hommes que je connais seulement de nom,
mais qui ont, eux, le souci de la justice, ne désarmeront jusque là.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le député, l’expression de mes
sentiments distingués.

Lucie DREYFUS.


III

LE CAPITAINE DREYFUS A MAÎTRE DEMANGE

Le 20 janvier 1898.

Madame,

J’ai l’honneur de vous communiquer les lettres que votre malheureux mari
m’a écrites il y a trois ans, la veille et le soir même de sa
dégradation. C’est bien la preuve qu’il n’a jamais cessé de protester de
son innocence.

Votre respectueusement,

EDGARD DEMANGE.


       *       *       *       *       *


Le 3 janvier 1895.
(Jeudi, midi.)

Cher Maître,

Je viens d’être prévenu que je subirai demain l’affront le plus sanglant
qui puisse être fait à un soldat.

Je m’y attendais, je m’y étais préparé, le coup a cependant été
terrible. Malgré tout, jusqu’au dernier moment, j’espérais qu’un hasard
providentiel amènerait la découverte du véritable coupable.

Je marcherai à ce supplice épouvantable, pire que la mort, la tête
haute, sans rougir.

Vous dire que mon cœur ne sera pas affreusement torturé quand on
m’arrachera les insignes de l’honneur que j’ai acquis à la sueur de mon
front, ce serait mentir.

J’aurais certes mille fois préféré la mort.

Mais vous m’avez indiqué mon devoir, cher Maître, et je ne puis m’y
soustraire, quelles que soient les tortures qui m’attendent. Vous m’avez
inculqué l’espoir, vous m’avez pénétré de ce sentiment qu’un innocent ne
peut rester éternellement condamné, vous m’avez donné la foi.

Merci encore, cher Maître, de tout ce que vous avez fait pour un
innocent.

Demain, je serai transféré à la Santé.

Mon bonheur serait grand si vous pouviez m’y apporter la consolation de
votre parole chaude et éloquente et ranimer mon cœur brisé.

Je compte toujours sur vous, sur toute ma famille pour déchiffrer cet
épouvantable mystère.

Partout où j’irai, votre souvenir me suivra, ce sera l’étoile d’où
j’attendrai mon bonheur, c’est-à-dire ma réhabilitation pleine et
entière.

Agréez, cher Maître, l’expression de ma respectueuse sympathie.

A. DREYFUS.

J’apprends à l’instant que la dégradation n’aura lieu que samedi. Je
vous envoie quand même cette lettre.


       *       *       *       *       *


Prison de la Santé.
(Samedi.)

Cher Maître,

J’ai tenu la promesse que je vous avais faite.

Innocent, j’ai affronté le martyre le plus épouvantable qu’on puisse
infliger à un soldat; j’ai senti autour de moi le mépris de la foule;
j’ai souffert la torture la plus terrible qu’on puisse s’imaginer. Et
que j’eusse été plus heureux dans la tombe! Tout serait fini, je
n’entendrais plus parler de rien, ce serait le calme, l’oubli de toutes
mes souffrances.

Mais hélas! le devoir ne me le permet pas, comme vous me l’avez si bien
montré.

Je suis obligé de vivre, je suis obligé de me laisser encore martyriser
pendant de longues semaines pour arriver à la découverte de la vérité, à
la réhabilitation de mon nom.

Hélas! quand tout cela sera-t-il fini, quand serai-je de nouveau
heureux?

Enfin, je compte sur vous, cher Maître. Je tremble encore au souvenir de
tout ce que j’ai enduré aujourd’hui, à toutes les souffrances qui
m’attendent encore.

Soutenez-moi, cher Maître, de votre parole chaude et éloquente; faites
que ce martyre ait une fin, qu’on m’envoie le plus vite possible là-bas
où j’attendrai patiemment, en compagnie de ma femme, que l’on fasse la
lumière sur cette lugubre affaire et qu’on me rende mon honneur.

Pour le moment, c’est la seule grâce que je sollicite. Si l’on a des
doutes, si l’on croit à mon innocence, je ne demande qu’une seule chose
pour le moment: c’est de l’air, c’est la société de ma femme; et alors
j’attendrai que tous ceux qui m’aiment aient déchiffré cette lugubre
affaire. Mais qu’on fasse le plus vite possible, car je commence à être
à bout de résistance. C’est vraiment trop tragique, trop cruel, d’être
innocent et d’être condamné pour un crime aussi épouvantable.

Pardon de ce style décousu, je n’ai pas encore mes idées à moi, je suis
profondément abattu physiquement et moralement. Mon cœur a trop saigné
aujourd’hui.

Pour Dieu donc, cher Maître, qu’on abrège mon supplice immérité.

Pendant ce temps, vous chercherez et j’en ai la foi, la conviction
intime, vous trouverez.

Croyez-moi toujours votre dévoué et malheureux

A. DREYFUS.

       *       *       *       *       *


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