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Title: Olivier Twist - Les voleurs de Londres
Author: Dickens, Charles
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Olivier Twist - Les voleurs de Londres" ***


Project ID: COALESCE/2017/117 (Irish Research Council)



[Transcriber's Note: The table of contents was moved from the end of the
book to the beginning. Footnotes appearing throughtout the text were
collected at the end of the ebook under _Notes des Éditeurs_ as they are
marked in the book.]



OLIVIER TWIST

2' SERIE IN-4'.



PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS.


AVIS IMPORTANT.


Tous les Ouvrages traduits de l'anglais que nous publions sont choisis
parmi les meilleurs de Walter Scott, Charles Dickens, Fenimore Cooper,
Miss Cumming, etc., etc. Les textes sont soigneusement revus, et
quelquefois annotés, sous le contrôle d'un comité d'une OEuvre
centrale des Bons Livres.



CHARLES DICKENS

OLIVIER TWIST

LES VOLEURS DE LONDRES

TRADUCTION DE LA BÉDOLLIÈRE

NOUVELLE ÉDITION REVUE.

LIMOGES

EUGÈNE ARDANT ET Cle, ÉDITEURS.



TABLE


I. --Du lieu où Olivier Twist reçut le jour, et des circonstances qui
accompagnèrent sa naissance.

II. --De la manière dont fut élevé Olivier Twist, de sa croissance, de
son éducation.

III. --Comment Olivier Twist fut sur le point d'accepter une place qui
n'était rien moins qu'une sinécure.

IV. --Une autre place étant offerte à Olivier, il fait son entrée dans
le monde.

V. --Olivier fait connaissance de nouveaux personnages.

VI. --Olivier, poussé à bout par les railleries amères de Noé, entre
en fureur, et surprend ce dernier par son audace.

VII. --Olivier est décidément réfractaire.

VIII. --Olivier se rend à Londres, et rencontre en chemin un singulier
jeune homme.

IX. --Quelques détails concernant le facétieux vieillard et ses
élèves intelligents.

X. --Olivier connaît mieux le caractère de ses nouveaux compagnons et
acquiert de l'expérience à ses dépens. Importance des détails
contenus dans ce chapitre.

XI. --De la manière dont M. Fang le magistrat rend la justice.

XII. --Olivier est mieux traité qu'il ne l'a jamais été auparavant.
--Particularité concernant un portrait.

XIII. --Comment, par le moyen du facétieux vieillard, lé lecteur
intelligent va faire la connaissance d'un nouveau personnage.
--Particularités et faits intéressants appartenant a cette histoire.

XIV. --Détails concernant le séjour d'Oliver chez M. Brownlow.
--Prédiction remarquable d'un certain M. Grimwig au sujet d'un message
dont l'enfant est chargé.

XV. --Montrant jusqu'à quel point le vieux juif et mademoiselle Nancy
aimaient Olivier.

XVI. --De ce que devint Olivier, après avoir été réclamé par Nancy.

XVII. --Arrivée à Londres d’un personnage illustre qui perd Olivier
de réputation.

XVIII. --Comment Olivier passe Le temps en la société de ses estimables
amis.

XIX. --Un grand projet est discuté, et l’on en détermine l'exécution.

XX. --Olivier est remis entre les mains de Guillaume Sikes.

XXI. --Expédition.

XXII. --Le vol de nuit avec effraction.

XXIII. --Entretien entre M. Bumble et madame Gorney.

XXIV. --Détails obscurs en apparence, mais qui ne laissent pas que
d'être de quelque importance dans cette histoire.

XXV. --Encore Fagin et compagnie.

XXVI. --Un mystérieux personnage paraît sur la scène.
--Particularités inséparables de cette histoire.

XXVII. --Amende honorable pour une impolitesse faite à une dame que nous
avons quittée de la manière la plus incivile dans le chapitre
précédent.

XXVIII. --Suite des aventures d'Olivier.

XXIX. --Caractère des commensaux de la maison où se trouve Olivier.
--Ce qu'ils pensent de lui.

XXX. --Position critique.

XXXI. --De la vie heureuse qu'Olivier mène avec ses amis.

XXXII. --Un incident imprévu vient troubler le bonheur de nos trois amis.

XXXIII. --Un nouveau personnage est introduit sur la scène. --Encore une
aventure qui survient à Olivier.

XXXIV. --Résultat peu satisfaisant de l’aventure d'Olivier.
--Entretien de quelque importance entre Henri Maylie et mademoiselle Rose.

XXXV. --Qui, bien qu’il soit court, n’en est pas moins d'une certaine
importance pour cette histoire, en ce qu’il fait suite au chapitre
précédent, et qu’il conduit nécessairement au chapitre suivant.

XXXVI. --Dans lequel, en se reportant au chapitre XXVII de cet ouvrage,
on apercevra un contraste malheureusement trop commun dans le mariage.

XXXVII. --De ce qui se passa entre Monks et les époux Bumble le soir de
leur entrevue.

XXXVIII. --Le lecteur se retrouve avec d'anciennes connaissances. --Monks
et Fagin se concertent entre eux.

XXXIX. --Singulière entrevue en conséquence de ce qui s’est passé
dans le chapitre précèdent.

XL. --Nouvelles découvertes, prouvant que les surprises, de même que
les malheurs, viennent rarement seules.

XLI. --Une vieille connaissance d’Olivier, donnant des preuves d'un
génie supérieur, devient un personnage public dans la métropole.

XLII. --Le Matois se fait de mauvaises affaires.

XLIII. --Le temps est arrivé pour Nancy de tenir sa promesse envers
Rose. --Elle y manque. --Noé Claypole est employé par Fagin pour une
mission secrète.

XLIV. --Nancy est exacte au rendez-vous.

XLV. --Conséquence fatale.

XLVI. --Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. --Entretien qu’ils
eurent ensemble, et de quelle manière il fut interrompu.

XLVII. --Sikes est poursuivi. --Comment il échappe à la police.

XLVIII. --Eclaircissement de plus d’un mystère. --Proposition de
mariage sans dot et sans épingles.

XLIX. --Le dernier jour d’un condamné.

L. --Conclusion.

FIN DE LA TABLE.

Limoges. -- Impr. Eugéne Ardant et Cle.



OLIVIER TWIST


I. --Du lieu où Olivier Twist reçut le jour, et des circonstances qui
accompagnèrent sa naissance.


Au nombre des établissements publics d'une certaine ville d'Angleterre
que, pour bien des raisons, je m'abstiendrai prudemment de désigner, et
à laquelle, pourtant, je ne prêterai aucun nom imaginaire, il en est
un, commun à presque toutes les villes, petites ou grandes, qu'elle se
fait gloire de posséder: un dépôt de mendicité; et dans cet asile
philanthropique, un certain jour et à une certaine époque que je ne
crois pas nécessaire de préciser, d'autant plus que cela ne serait
d'aucune utilité pour le lecteur, du moins pour le présent, naquit le
petit mortel dont le nom est placé en tête de ce chapitre.

Il y avait déjà près de cinq minutes que le chirurgien des pauvres de
la paroisse l'avait introduit dans ce monde de misères et de
souffrances, qu'on doutait encore qu'il pût vivre pour porter un nom
quelconque. Il s'ensuivit que, après plusieurs efforts, il respira,
éternua, et, par un cri aussi perçant qu'on pouvait raisonnablement
l'attendre d'un enfant mâle qui ne possédait cet apanage si utile, le
don de la voix, que depuis cinq minutes et quelques secondes, il annonça
aux commensaux du dépôt de mendicité le fait d'une nouvelle charge que
son entrée dans le monde allait imposer à la paroisse.

En même temps qu'Olivier donnait cette première preuve non équivoque
de la force et de la liberté de ses poumons, la courtepointe à mille
pièces qui recouvrait le lit de fer fit un léger bruissement, et laissa
voir le visage pâle et livide d'une jeune femme, qui, soulevant
péniblement sa tête, dit d'une voix languissante ces paroles qu'on
entendit à peine:

--Que je voie mon enfant avant de mourir!

Le chirurgien qui était assis devant la cheminée, présentant ses mains
au feu et les frottant alternativement, se leva à la voix de la jeune
femme, et, s'approchant du lit, dit avec douceur:

-- Oh! il ne faut pas encore parler de mourir!

-- Bien sûr que non, pauvre chère femme! que Dieu l'en préserve!
reprit la garde mettant précipitamment dans sa poche une bouteille dont
elle avait entamé le contenu, dans un coin, avec une évidente
satisfaction; que Dieu l'en préserve! Quand elle sera arrivée à mon
âge, mon cher Monsieur, qu'elle aura eu comme moi treize enfants à elle
en propre, dont que l'bon Dieu m'en a r'tiré onze, et qu'y n'm'en reste
pu qu'deux qui sont ici avec moi au dépôt, elle pensera bien autrement,
au lieur de s'laisser abattre comme ça par le chagrin. Et s'adressant à
l'accouchée: --Allons, mon p'tit chou, songez au bonheur qu'y a d'être
mère, et qu'faut vivre pour votr'enfant. Songez-y, là, comme une bonne
petite femme.

Cette consolante perspective des joies d'une mère ne produisit pas
apparemment tout l'effet qu'elle devait: la malade secoua la tête en
signe de doute, et étendit les bras vers son enfant. Le chirurgien le
lui ayant présenté, elle imprima avec passion sur le front de
l'innocent ses lèvres froides et décolorées; puis, passant ses mains
sur son visage à elle-même, comme pour se rappeler une idée confuse,
elle jeta autour d'elle un regard fixe, égaré, tressaillit d'horreur,
retomba sur le lit et mourut . . . Ils lui frictionnèrent les mains et
les tempes pour tâcher de la rappeler à la vie, mais inutilement: le
sang s'était glacé pour toujours!!!

--Tout est fini, la mère! dit alors le chirurgien.

--Pauv'jeune femme! c'est pourtant vrai! reprit la garde ramassant le
bouchon de la bouteille, qui était tombé sur l'oreiller, comme elle se
baissait pour prendre l'enfant,-- pauv'jeunesse! c'que c'est que d'nous,
pourtant!

--Vous n'avez pas besoin de m'envoyer chercher si l'enfant crie,
entendez-vous, la garde, dit le chirurgien mettant ses gants d'un air
délibéré. Il est bien probable qu'il sera méchant; vous lui donnerez
alors un peu de gruau. Disant cela, il prit son chapeau, et, s'arrêtent
près du lit, comme il se dirigeait vers la porte, il ajouta: D'où
venait-elle?

--Ils l'ont amenée ici hier au soir par ordre de l'inspecteur, dit la
vieille. On l'a trouvée couchée au beau milieu de la rue. Y a tout lieu
d'croire qu'elle avait fait une longue route, car ses souliers sont tout
usés; mais d'où elle venait et où elle allait, c'est ce que personne
ne sait.

Le chirurgien se pencha sur le lit, et soulevant la main gauche de la
morte: --Toujours même histoire! dit-il en branlant la tête; elle n'a
pas d'alliance, à ce que je vois. Allons, bonsoir!

L'homme de la faculté s'en alla dîner; et la garde, ayant eu de nouveau
recours à la bouteille, s'assit sur une chaise basse devant le feu, et
se mit en devoir d'habiller l'enfant.

Quel exemple frappant du pouvoir de la parure offrait dans cet état le
petit Olivier Twist! Enveloppé dans la couverture qui jusqu'alors avait
formé son seul vêtement, il eût pu être le fils d'un noble seigneur
tout aussi bien que celui d'un pauvre mendiant. L'homme le plus
présomptueux qui ne l'aurait pas connu eût été fort embarrassé de
lui assigner un rang dans la société. Mais à peine fut-il affublé de
la vieille robe de calicot, devenue jaune à force de servir, qu'il fut
pour ainsi dire marqué et étiqueté, et se trouva tout d'un coup à sa
place: le pauvre enfant de la paroisse, l'orphelin du dépôt de
mendicité; plus tard, l'humble goujat réduit à manquer du plus strict
nécessaire, destiné aux coups et aux mauvais traitements, méprisé de
tout le monde et plaint par personne.

Olivier cria bien fort. S'il eût su qu'il était orphelin, abandonné à
la merci des marguilliers et des inspecteurs, il n'en eût crié
peut-être que plus fort.



II. --De la manière dont fut élevé Olivier Twist, de sa croissance, de
son éducation.


Pendant les huit ou dix premiers mois, Olivier fut victime d'un cours
systématique de tromperies et de déceptions: il fut élevé au biberon.
L'état chétif du petit orphelin, causé par la privation d'une
nourriture naturelle, fut rapporté fidèlement par les _autorités du
dépôt de mendicité_ aux _autorités de la paroisse_. Les _autorités
de la paroisse_ s'informèrent avec dignité auprès des _autorités du
dépôt de mendicité_ s'il n'y aurait pas dans ledit dépôt quelque
femme qui fut dans le cas de prodiguer à l'enfant le soulagement et la
nourriture dont il avait besoin; et, sur la réponse négative faite
humblement par les _autorités du dépôt de mendicité_, les _autorités
de la paroisse_, suivant l'impulsion de leur cœur en faveur de
l'humanité souffrante, résolurent d'un commun accord qu'Olivier Twist
serait _affermé_; c'est-à-dire, pour parler plus clairement, qu'il
serait envoyé à deux ou trois milles de là, dans une succursale du
dépôt, où vingt à trente jeunes _contrevenants_ à la loi sur la
mendicité se roulaient tout le jour sans courir le risque d'être
incommodés par l'excès de nourriture ou par le surcroît de vêtements.
La direction de cette succursale était confiée à la surveillance toute
maternelle d'une vieille femme qui recevait les _jeunes coupables_ à
raison de soixante-quinze centimes par semaine pour chaque enfant.

Quinze sous par semaine pour la nourriture d'un petit enfant font une
somme encore assez ronde. On peut se procurer bien des douceurs avec
quinze sous, assez du moins pour se surcharger l'estomac à s'en rendre
malade. La vieille en question savait bien ce qui convenait aux enfants,
et encore mieux ce qui était bon pour elle-même; aussi elle
s'appropriait pour son propre usage la plus grande partie des revenus
hebdomadaires.

Tout le monde connaît l'histoire de ce philosophe expérimenté qui,
ayant trouvé le moyen de faire vivre un cheval sans lui donner à
manger, en fit l'essai sur le sien, qu'il amena à ne plus manger qu'un
brin de paille par jour, et qu'il aurait rendu, sans aucun doute,
l'animal le plus vif et le plus fringant, en ne lui donnant plus rien du
tout, si la pauvre bête ne fut venue à mourir justement vingt-quatre
heures avant de recevoir sa première ration d'_air pur_.

Malheureusement pour la philosophie expérimentale de la vieille aux
tendres soins de qui Olivier Twist fut confié, un résultat semblable
accompagnait ordinairement _son système d'opération_; car, au moment
où un enfant en était venu à ce point de pouvoir exister de la plus
petite portion de la plus maigre nourriture possible, il arrivait, par
une de ces fatalités perverses du sort, et cela huit fois et demie sur
dix, qu'il devenait malade de besoin et de froid ou qu'il tombait dans le
feu par défaut de surveillance, ou bien encore qu'il était étouffé
par accident; dans l'un ou l'autre desquels cas le pauvre petit être
allait presque toujours rejoindre dans l'autre monde ses parents qu'il
n'avait jamais connus dans celui-ci.

On ne doit pas s'attendre à trouver un excès d'embonpoint chez de
jeunes enfants élevés d'après le système que je viens de décrire.
Olivier venait d'entrer dans sa neuvième année, et il était fluet,
chétif et petit pour son âge; mais il avait une âme forte et un
jugement sain qui s'était développé chez lui, grâce à la diète à
laquelle il était soumis; et peut-être est-ce à cette circonstance
qu'il dut d'avoir atteint pour la neuvième fois l'anniversaire de sa
naissance. Qu'il en soit ce qu'il voudra, le fait est que c'était
l'anniversaire de sa naissance, et il le célébrait tristement dans le
cellier, en compagnie de deux de ses petits camarades qui, après avoir
partagé avec lui une grêle de coups, y avaient été enfermés pour
avoir osé _prétendre_ qu'ils avaient faim, lorsque madame Mann,
l'aimable hôtesse du logis, aperçut tout à coup M. Bumble, le bedeau,
qui faisait tous ses efforts pour ouvrir la petite porte du jardin.

--Dieu m'pardonne, je crois qu'c'est M. Bumble! dit-elle avec une joie
affectée en mettant la tête à la fenêtre; Suzanne, poursuivit-elle en
s'adressant à la bonne,-- courez ouvrir à Olivier et aux deux autres
petits vauriens et débarbouillez-les vite. Dieu! monsieur Bumble, que
j'suis donc contente de vous voir!

Il faut savoir que M. Bumble était de ces hommes corpulents et
irascibles, qui, au lieu de répondre comme il le devait à cette
affectueuse réception, secoua le guichet avec force et donna dans la
porte un coup qui ne pouvait provenir que du pied d'un bedeau.

--Là, voyez-vous ça! dit madame Mann courant ouvrir la porte (car les
trois petits marmots avaient été mis en liberté pendant ce temps).
A-t-on jamais vu! dire que j'oubliais que la porte était fermée
en-dedans à cause de ces chers petits! Voyez-vous ça! Donnez-vous la
peine d'entrer, monsieur Bumble, je vous en prie.

Quoique cette invitation fût faite avec une courtoisie capable d'adoucir
le cœur d'un marguillier, elle ne toucha aucunement le bedeau.

--Croyez-vous, madame Mann, dit M. Bumble en pressant fortement sa
canne,-- croyez-vous qu'il soit respectueux ou convenable de faire
attendre à la porte de votre jardin les _officiers paroissiaux_ quand
ils viennent pour des _affaires paroissiales_? Savez-vous bien, madame
Mann, que vous êtes, si je puis m'exprimer ainsi, une déléguée
paroissiale, salariée par la paroisse!

--Cer . . . tai . . . ne . . . ment, monsieur Bumble, répondit madame
Mann d'un ton flatteur; c'est que j'étais allée dire à deux ou trois
de ces chers enfants qui vous aiment tant que c'était vous qui veniez,
monsieur Bumble.

M. Bumble avait une haute idée de ses facultés oratoires et de son
importance.

--C'est bien, c'est bien, madame Mann! reprit-il d'un ton plus calme,
c'est possible, je ne dis pas le contraire; mais entrons chez vous, j'ai
quelque chose à vous communiquer.

Madame Mann fit entrer le bedeau dans une petite salle basse carrelée et
le débarrassa de sa canne, qu'elle plaça avec symétrie sur une table
qui était devant lui.

--N'allez pas vous fâcher de c'que j'vas vous dire, monsieur Bumble,
hasarda madame Mann avec grâce, vous avez fait un bon bout d'chemin,
vous avez chaud, ça s'voit bien, monsieur Bumble, sans quoi je n'me
permettrais pas . . . Voulez-vous accepter un p'tit verre de
queuqu'chose, monsieur Bumble?

--Merci bien! pas la moindre des choses, dit M. Bumble en agitant sa main
d'un air de bienveillante dignité.

--Vous n'me r'fuserez pas, dit madame Mann, qui devinait un consentement
facile dans le ton du refus aussi bien que dans le geste qui
l'accompagnait, rien qu'une petite goutte avec un peu d'eau froide et un
morceau de suc . . .

M. Bumble toussa.

--Rien qu'une larme, ajouta-t-elle d'un petit air engageant.

--Qu'allez-vous me donner? demanda le bedeau.

--C'est ce que je suis obligée d'avoir quelquefois dans la maison pour
mettre dans le daffy d'ces chers enfants quand ils sont malades, dit
madame Mann ouvrant un petit buffet placé dans une encoignure et en
tirant une bouteille et un verre: c'est du genièvre, monsieur Bumble.

--Est-ce que vous donnez du daffy aux enfants, madame Mann? demanda
celui-ci suivant des yeux l'attrayante action du mélange. [1]

--Bien sûr que je leur z'en donne, malgré l'prix qu'ça m'coûte!
reprit la serveuse. J'n'aurais pas l'cœur d'les voir souffrir devant mes
yeux, savez-vous bien, monsieur Bumble!

--Sans doute, fit l'autre avec un signe d'approbation. Je pense bien que
vous ne pourriez pas. Vous êtes une femme compatissante, madame Mann.
(Elle pose le verre sur la table). J'en glisserai un mot à ces messieurs
de l'administration, madame Mann. (Il approche le verre). Vous avez des
entrailles de mère, madame Mann. (Il tourne l'eau et le genièvre). J'ai
bien l'honneur de boire à votre santé, madame Mann. (Il en boit la
moitié). Ah! ça, pour en revenir au sujet de ma visite, dit le bedeau
tirant de sa poche un portefeuille de cuir, l'enfant qui a été ondoyé
sous le nom d'Olivier Twist a aujourd'hui neuf ans.

--Que Dieu l'ait en sa sainte garde! s'écria madame Mann se frottant
l'œil gauche avec le coin de son tablier.

--Cependant, poursuivit le bedeau, malgré la récompense promise de dix
livres sterling, laquelle a été depuis portée jusqu'à vingt, malgré
les recherches les plus _excessives_, et, si je puis m'exprimer ainsi,
les plus _surnaturelles_ de la part des administrateurs de cette
paroisse, nous n'avons jamais pu découvrir qui est son père, pas plus
que le nom et le pays de sa mère.

Madame Mann joignit les mains en signe d'étonnement, et après un
instant de réflexion:

--Comment se fait-il donc alors qu'il ait un nom? demanda-t-elle. Le
bedeau se redressant avec dignité:

--C'est moi que j'l'ai inventé! répondit-il.

--Vous, monsieur Bumble?

--Moi-même, madame Mann; nous nommons nos enfants trouvés par ordre
alphabétique. Le dernier était à l'S, je l'ai nommé Swubble; celui-ci
en était à la lettre T, je lui ai donné le nom de Twist; le premier
qui nous arrivera s'appellera Unwin, le suivant Vilkins, et ainsi de
suite. Nous avons des noms tout prêts jusqu'à la concurrence du Z, à
charge par nous de recommencer quand nous aurons épuisé l'alphabet.

--Vraiment, monsieur Bumble, c'est pas pour dire, mais faut avouer
qu'vous êtes fièrement instruit!

--C'est bien possible, madame Mann, dit le bedeau évidemment satisfait
du compliment, c'est bien possible. (Il vide son verre). Or donc, Olivier
étant maintenant trop grand pour rester ici, l'administration a décidé
qu'il retournerait au dépôt, et je suis venu moi-même à cet effet
pour le chercher; ainsi, faites-le venir, que je le voie.

--Je vais vous l'amener à l'instant, dit madame Mann en quittant la
salle.

Olivier, qu'on avait débarrassé du plus gros d'une couche de crasse qui
formait croûte sur son visage et sur ses mains (autant du moins qu'on en
put ôter en une seule fois), entra dans la salle conduit par sa
bienveillante protectrice.

--Saluez, monsieur Olivier, dit madame Mann.

L'enfant fit un salut partagé entre le bedeau assis sur la chaise et le
tricorne posé sur la table.

--Veux-tu venir avec moi, Olivier? dit avec majesté M. Bumble.

Olivier allait répondre qu'il suivrait le premier venu avec le plus
grand plaisir, lorsque, levant les yeux, que par respect il avait tenus
baissés jusqu'alors, son regard rencontra celui de madame Mann, qui,
placée derrière la chaise du bedeau, lui montrait le poing d'un air
furieux. Il comprit parfaitement l'insinuation dès l'abord: ce poing-là
avait été trop souvent imprimé sur son dos pour ne pas être
profondément gravé dans sa mémoire.

--Et elle, viendra-t-elle avec moi? demanda le pauvre Olivier.

--Non, cela ne se peut pas; mais elle viendra te voir quelquefois
répondit M. Bumble.

Ceci n'était pas très rassurant pour Olivier; mais, tout jeune qu'il
était, il eut assez de bon sens pour feindre un vif regret de s'en
aller. Ce ne fut pas d'ailleurs chose difficile pour lui d'appeler les
larmes dans ses yeux; la faim et des coups encore tout récents sont de
puissants motifs pour pleurer, aussi pleura-t-il naturellement. Madame
Mann lui donna mille baisers et ce dont il avait le plus besoin: une
tartine de pain et de beurre, dans la crainte qu'il ne parût trop
affamé en arrivant au dépôt.

Sa tranche de pain d'une main, et de l'autre s'accrochant à la manche de
M. Bumble, Olivier suivait comme il pouvait en s'inquiétant _s'ils
allaient bientôt arriver_. M. Bumble répondait d'un ton bref et bourru;
car la douceur momentanée qu'inspire le _grog_ dans certaines âmes
s'était évaporée du cœur de M. Bumble, et il était redevenu bedeau.
À peine était-il arrivé depuis un quart d'heure au dépôt, que M.
Bumble vint lui annoncer que le _conseil_ était assemblé, et qu'on
l'attendait au _parquet_. Il lui ordonna de le suivre, en accompagnant
cette recommandation de deux coups de canne. Olivier arriva dans une
salle où dix messieurs gros et gras étaient assis autour d'une table.

--Salue le parquet, dit Bumble. Olivier salua.

--Comment t'appelles-tu, petit?

Olivier n'ayant jamais vu tant de personnages, et d'ailleurs ayant reçu
de Bumble un vigoureux coup de canne en manière d'encouragement, se mit
à pleurer. Ces messieurs le déclarèrent idiot. Puis on lui apprit
qu'il était orphelin, à la charge de la paroisse, et qu'il était
destiné à apprendre un état, qui consistait à effiler de vieilles
cordes pour faire de l'étoupe. Et il fut emmené par le bedeau dans une
chambrée où il s'endormit sur un lit bien dur, car les douces lois de
ce bon pays permettent aux pauvres de dormir, peu il est vrai, mais enfin
quelquefois.

Ce jour-là même, pendant qu'Olivier sommeillait dans son innocence, le
conseil prenait une décision qui devait influer sur son avenir. En
effet, l'administration trouva que les pauvres étaient trop bien, que le
dépôt était un rendez-vous de passe-temps agréable, où les
déjeuners, les dîners, les soupers pleuvaient tout le long de l'année,
un Elysée où tout était plaisir. Alors ils firent un règlement par
lequel les pauvres avaient leur libre arbitre, ou de mourir de
consomption et de faim dans le dépôt, ou plus promptement hors de la
maison. À cet effet, ils passèrent un marché avec l'administration des
eaux pour en avoir une provision illimitée, et un autre avec un marchand
de blé, qui devait fournir de temps en temps une petite quantité de
farine d'avoine dont ils composèrent trois repas d'un gruau clair par
jour, avec un oignon deux fois la semaine et la moitié d'un petit pain
le dimanche.

Six mois après l'arrivée d'Olivier au dépôt, le nouveau système
était en pleine activité. Il devint coûteux tout d'abord à cause de
l'augmentation du mémoire de l'entrepreneur des pompes funèbres, mais
le nombre des pensionnaires diminuait considérablement, et
l'administration était ravie. À l'heure des repas chaque enfant
recevait un plein bol de gruau et _jamais plus_, à l'exception des jours
de fête, où il recevait en plus deux onces un quart de pain. Les bols
n'avaient jamais besoin d'être lavés, les enfants les polissaient avec
leurs cuillers jusqu'à ce qu'ils fussent redevenus brillants; et quand
ils avaient fini cette opération, qui ne demandait pas beaucoup de
temps, ils fixaient sur le chaudron des yeux si avides, qu'ils semblaient
vouloir dévorer jusqu'aux briques qui le soutenaient. Ces malheureux
mangeaient si peu, et ils étaient devenus si voraces et si sauvages,
qu'un d'entre eux donna à entendre à ses compagnons qu'à moins qu'on
ne lui accordât un autre bol de gruau par jour, il se verrait dans la
nécessité une belle nuit de dévorer son camarade de lit. Il avait les
yeux hagards en disant cela, et ils le crurent capable de le faire; c'est
pourquoi ils tirèrent à la courte paille pour savoir lequel d'entre eux
irait à souper demander au chef un second bol de gruau. Le sort tomba
sur Olivier. Tout enfant qu'il était, la faim l'avait exaspéré. Il se
leva donc de table, et, alarmé lui-même de sa témérité, il s'avança
vers le chef:

--Voudriez-vous m'en donner encore, s'il vous plaît, Monsieur?

Le chef devint pâle et tremblant. Il regarda le jeune _rebelle_ avec un
étonnement stupide. Les aides furent paralysés de surprise et les
enfants de terreur.

--Que veux-tu? demanda-t-il d'une voix altérée.

--J'en voudrais encore, Monsieur, s'il vous plaît, répondit Olivier.

Le chef visa un coup de sa cuiller à pot à la tête, de l'enfant, lui
mit les mains derrière le dos, et appela à haute voix le bedeau.

Les administrateurs étaient assemblés en _grand conclave_, lorsque M.
Bumble se précipita, tout hors d'haleine, dans la salle du conseil.

--Monsieur Limbkins, dit-il en s'adressant au gros monsieur qui occupait
le fauteuil, pardon si je vous dérange, monsieur Limbkins, Olivier a
redemandé du gruau!

Un murmure général s'éleva dans l'assemblée, une expression d'horreur
se peignit sur tous les visages.

--Il en a redemandé! dit M. Limbkins. Calmez-vous, Bumble, et
répondez-moi distinctement. Ai-je bien compris qu'il en a redemandé,
après avoir mangé la ration que la règle de cette maison lui accorde?

--Oui, Monsieur, répliqua Bumble.

--Cet enfant se fera pendre un jour, dit l'homme au gilet blanc. J'en
suis certain.

Personne ne contesta la prophétie de l'orateur. Une vive discussion eut
lieu, à la suite de laquelle Olivier fut condamné à être enfermé
sur-le-champ; et le lendemain une affiche fut posée sur la porte
extérieure du dépôt, promettant une récompense de cinq livres
sterling à quiconque débarrasserait la paroisse du jeune Olivier Twist:
en d'autres termes, cinq livres sterling avec Olivier Twist étaient
offerts à quiconque (homme ou femme) aurait besoin d'un apprenti pour le
commerce, les affaires ou quelque genre d'état que ce fut.

--Jamais de ma vie je ne fus plus certain d'une chose, dit l'homme au
gilet blanc, le lendemain matin, comme il parcourait l'affiche en
frappant à la porte du dépôt de mendicité; jamais de ma vie je ne fus
plus certain d'une chose, c'est que cet enfant se fera pendre un jour.

Comme je me propose de faire savoir par la suite si la prévision de
l'homme au gilet blanc était bien ou mal fondée, je croirais détruire
l'intérêt de ce récit, en supposant toutefois qu'il y en eût, si je
me hasardais de donner à entendre, dès à présent, que la vie
d'Olivier Twist eut cette fin tragique ou non.



III. --Comment Olivier Twist fut sur le point d'accepter une place qui
n'était rien moins qu'une sinécure.


Depuis huit jours qu'Olivier s'était rendu coupable du _crime affreux_
de redemander du gruau, il habitait un réduit obscur, où, par la
_clémence_ et la _sagesse_ de l'administration, il était détenu
prisonnier. Il ne paraît pas déraisonnable dès l'abord de supposer
que, pour peu qu'il eût entretenu pour la prédiction de l'homme au
gilet blanc un sentiment convenable de respect, il aurait pu établir une
fois pour toujours la réputation prophétique de ce sage individu, en
attachant à un crochet dans la muraille un des coins de son mouchoir de
poche et se passant ensuite l'autre à son cou. Pour en venir là,
cependant, il y avait un obstacle: c'est que les mouchoirs, étant
considérés comme _articles de luxe_, avaient été prohibés pour tous
les temps et siècles à venir, et soustraits par conséquent du nez des
pauvres par un ordre exprès émané de l'administration assemblée en
grand conseil à cet effet; lequel ordre fut donné solennellement,
approuvé, signé et paraphé de chacun des membres du conseil, et
revêtu du sceau de l'administration.

Un autre obstacle, encore plus grand pour Olivier, c'est sa jeunesse et
son inexpérience. Le pauvre enfant se contentait de pleurer amèrement
tout le jour; et lorsque la nuit arrivait lente et froide, il étendait
ses petites mains devant ses yeux pour ne pas voir l'obscurité, et se
tapissait dans un coin pour tâcher de s'y endormir.

Que les ennemis du _nouveau système_ n'aillent pas supposer que, durant
le temps de sa réclusion, Olivier fut privé du bienfait de l'exercice,
du plaisir de la société et des avantages réels d'une consolation
religieuse. Quant à l'exercice, c'était par un froid piquant, mais
sain, qu'il lui était permis d'aller chaque matin dans une cour pavée
se laver sous la pompe en présence de M. Bumble, qui, pour l'empêcher
d'attraper un rhume, lui procurait une vive sensation par tout le corps
en lui distribuant quelques coups de canne avec une libéralité peu
commune. Quant à ce qui est de la société, on le faisait venir de deux
jours l'un dans le réfectoire pendant le dîner des enfants, pour y
être fouetté publiquement, afin de servir d'exemple et de leçon pour
l'avenir; et, bien loin de le priver des avantages d'une consolation
religieuse, on l'introduisait à coups de pied dans le même endroit à
l'heure de la prière du soir, pendant laquelle il pouvait à loisir
lénifier son âme en prêtant l'oreille à une _formule_ ajoutée à la
prière ordinaire par l'ordre exprès de l'administration. Par ce
surcroît de prière, les enfants demandaient à Dieu, avec instances, de
leur faire la grâce de devenir bons, vertueux, contents et obéissants,
et d'être préservés des fautes d'Olivier Twist, que la formule
signalait comme étant sous le patronage exclusif, la protection et la
puissance du démon, et comme étant lui-même sorti de la fabrique de
Satan.

Tandis que les affaires d'Olivier étaient dans cet état favorable, et
se présentaient sous un aussi beau jour, il arriva que M. Gamfield,
ramoneur de cheminées, se dirigeait un matin vers la Grande-Rue, pensant
sérieusement aux moyens de payer plusieurs termes échus de loyer, pour
lesquels son propriétaire devenait un peu pressant. Malgré les
connaissances étendues de M. Gamfield en arithmétique, il ne pouvait
parvenir à réaliser cinq livres sterling (montant de sa dette); et,
dans une sorte de désespoir mathématique, il frappait alternativement
son front et son baudet, lorsque, venant à passer devant le dépôt, ses
yeux rencontrèrent l'affiche collée sur la porte.

--Oh! . . . o . . . o . . . oh! fit le ramoneur s'adressant à son âne.

Le _monsieur_ au gilet blanc se tenait sur le seuil de la porte, les
mains derrière le dos, venant sans doute de prononcer un superbe
discours dans la salle du conseil. Ayant été témoin du petit
différend entre M. Gamfield et son baudet, il sourit gracieusement en
voyant le premier lire l'affiche, car il pensa dès l'abord que c'était
justement le genre de maître qui convenait à Olivier. M. Gamfield
sourit aussi à part lui en parcourant l'affiche, car cinq livres
sterling faisaient justement la somme dont il avait besoin; et quant à
l'enfant dont il fallait se charger, le ramoneur pensa qu'avec le régime
de vie auquel il avait été soumis il devait être de taille à passer
dans les cheminées étroites. Il épela donc l'affiche pour la seconde
fois, depuis le premier mot jusqu'au dernier; et portant la main à sa
casquette de loutre avec le plus grand respect, il accosta le _monsieur_
au gilet blanc en ces termes:

--Pardon, excuse, Monsieur! Est-ce point ici qu'y n'ia un enfant que la
paroisse voudrait mettre en apprentissage?

--Oui, mon brave homme, dit l'autre avec un sourire gracieux, que lui
voulez-vous?

--Si la paroisse désire lui donner un état agréable et pas fatigant du
tout, dans l'art de ramoner les cheminées, par exemple, je le prendrais
assez volontiers; avec ça que j'ai besoin d'un apprenti.

--Entrez, dit l'homme au gilet blanc.

M. Gamfield ayant fait quelques pas rétrogrades pour donner à son âne
un autre coup sur la tête et une nouvelle secousse à la mâchoire, en
guise d'avertissement de ne pas bouger pendant son absence, suivit le
_monsieur_ au gilet blanc dans la salle où Olivier Twist l'avait vu pour
la première fois.

--C'est un état bien sale! dit M. Limbkins lorsque Gamfield eut exprimé
de nouveau son désir.

--Il paraît qu'il y a eu déjà de jeunes garçons étouffés dans les
cheminées, dit un autre.

--C'est qu'on mouillait la paille avant d'y mettre le feu pour les en
faire descendre, dit Gamfield. C'n'est que d'la fumée sans flamme. Avec
ça qu'la fumée n'sert de rien du tout pour faire descendre un enfant
d'une cheminée, bien du contraire: c'n'est bon qu'à l'endormir, et
c'est c'qui d'mande. Les enfants, comme vous savez, Messieurs, sont
paresseux et obstinés comme l'diable, et n'y a rien de tell qu'une bonne
flamme bien vive pour les faire déguerpir. Bien plus, c'est un service
à leur z'y rendre parce que, voyez-vous, Messieurs, lorsqu'ils sont
engourdis dans la cheminée, d'leur z'y rôtir un peu la plante des
pieds, ça n'les en fait dégringoler que plus vite.

L'homme au gilet blanc parut très satisfait de cette explication; mais
un coup d'œil de M. Limbkins réprima sur-le-champ sa gaieté. Les
membres du conseil continuèrent à causer entre eux pendant quelques
instants, mais si bas que ces mots: _Visons à l'économie, voyons le
livre de comptes, faisons imprimer un rapport_, furent seuls entendus,
parce qu'ils furent répétés souvent et avec beaucoup d'emphase.

Enfin le chuchotement cessa et les membres du conseil ayant repris tout
à la fois leurs sièges et leur dignité, M. Limbkins prit la parole:

--Nous avons considéré votre proposition et nous ne l'approuvons pas,
dit-il à Gamfield.

--Pas le moins du monde, dit le _monsieur_ au gilet blanc.

--Tout bien réfléchi, non! reprirent les autres membres.

Comme M. Gamfield passait pour avoir roué de coups trois ou quatre
jeunes enfants qui en étaient morts, il lui vint en esprit que, sans
doute, les membres du conseil, par un caprice inconcevable, s'étaient
imaginé que cette circonstance qui leur était étrangère devait
influer sur leur conduite à cet égard. S'il en eût été ainsi, c'eût
été bien contraire à leur manière habituelle de penser et d'agir.
Néanmoins, comme il n'avait nullement envie de faire revivre la rumeur
publique, il s'éloigna lentement de la table en tournant sa casquette
dans ses mains.

--De sorte que vous ne voulez pas me l'donner, Messieurs? dit-il en
s'arrêtant sur le seuil de la porte.

--Non, dit M. Limbkins. Du moins, comme c'est un état sale, nous pensons
que vous devriez prendre quelque chose de moins que la somme offerte sur
l'affiche.

Les yeux du ramoneur étincelèrent de joie comme il revint sur ses pas
en disant:

--Voyons, Messieurs, que voulez-vous donner? Ne soyez pas si durs envers
un pauvre diable comme moi. Que voulez-vous donner?

--Je pense que trois livres dix shillings, c'est bien raisonnable, dit M.
Limbkins.

--Dix shillings de trop, dit l'homme au gilet blanc.

--Voyons, dit Gamfield, dites quatre livres et vous en serez
débarrassés une bonne fois pour toujours. Voyons, Messieurs.

--Trois livres dix shillings, répéta M. Limbkins avec fermeté.

--Eh bien! partageons la différence, Messieurs, insista Gamfield. Disons
trois livres quinze shillings.

--Pas un liard de plus! Telle fut la réponse de M. Limbkins.

--Vous êtes d'une rigueur désespérante envers moi, Messieurs, dit le
ramoneur en hésitant.

Cependant, après débat le marché fut conclu, et M. Bumble fut chargé
d'amener Olivier Twist avec un acte d'apprentissage qui devait être
signé et approuvé par le magistrat dans l'après-midi du même jour.

En conséquence de cette détermination, le petit Olivier fut, à son
grand étonnement, délivré de sa captivité et reçut l'ordre de mettre
une chemise blanche. Il avait à peine achevé cet exercice gymnastique
(auquel il se livrait si rarement), que M. Bumble lui apporta de ses
propres mains un bol de gruau et la ration des jours de fête,
c'est-à-dire deux onces un quart de pain; ce que voyant Olivier, il se
prit à pleurer à chaudes larmes, pensant tout naturellement qu'il
fallait qu'on eût résolu de le tuer dans quelque vue avantageuse, sans
quoi on ne commencerait pas à l'engraisser ainsi.

--Ne va pas te faire devenir les yeux rouges, dit M. Bumble affectant un
air de grandeur; mais mange et sois reconnaissant, Olivier. Tu vas entrer
en apprentissage, mon garçon.

--En apprentissage, Monsieur! dit l'enfant d'une voix tremblante.

--Oui, Olivier, reprit M. Bumble, les hommes _sensibles_ et _généreux_
qui sont pour toi comme autant de parents, puisqu'il est vrai que tu en
es privé, vont te mettre en apprentissage, te lancer dans le monde et
faire un homme de toi, quoiqu'il en coûte à la paroisse trois livres
dix shillings! . . . Trois livres dix shillings, Olivier! Soixante-dix
shillings! Cent quarante pièces de six sous!!! . . . Et tout cela pour
qui? Pour un mauvais garnement, un méchant orphelin que tout le monde
déteste!

Comme M. Bumble s'arrêta pour reprendre haleine après avoir débité
cette harangue d'un ton imposant, des larmes ruisselèrent le long des
joues du pauvre enfant et il sanglota amèrement.

--Allons, dit M. Bumble d'un air un peu moins doctoral, car il était
flatté de l'effet qu'avait produit son éloquence; allons, Olivier,
essuie tes yeux avec la manche de ta veste et ne pleure pas comme ça
dans ton gruau, mon garçon. C'est une bêtise de pleurer ainsi dans ton
gruau. (Oui, certes, c'en était une: il y avait déjà assez d'eau dans
son gruau.)

En se rendant chez les magistrats, M. Bumble donna à entendre à Olivier
que tout ce qu'il avait à faire était de paraître fort content et de
répondre, lorsque le _moniteur_ lui demanderait s'il voulait être mis
en apprentissage, qu'il le désirait de tout son cœur; à l'une et
l'autre desquelles recommandations Olivier promit de se conformer,
d'autant plus que le bedeau lui fit comprendre adroitement que s'il y
manquait on ne pouvait répondre de ce qui lui serait fait. Lorsqu'ils
furent arrivés au bureau du magistrat, l'enfant fut renfermé et livré
seul à lui-même dans un cabinet avec ordre d'attendre le retour de M.
Bumble. Il y resta le cœur palpitant de crainte pendant une demi-heure,
à l'expiration de laquelle ce dernier entrouvrit la porte; et passant sa
tête dégarnie de son tricorne, il dit de manière à être entendu:

--Maintenant, mon petit ami, viens voir M. le magistrat.

Après quoi, prenant un air menaçant, il ajouta à voix basse:

--N'oublie pas ce que je viens de te dire, toi, petit drôle!

Olivier fixa M. Bumble avec bonhomie, étonné qu'il était d'une façon
de parler si contradictoire. Mais ce digne homme ne lui donna pas le
temps de faire de commentaire à cet égard, car il l'introduisit dans
une pièce voisine dont la porte était ouverte. C'était une vaste salle
éclairée par une grande croisée. Derrière une balustrade, assis à un
bureau, étaient deux vieux messieurs à la tête poudrée, dont un
lisait le journal, et l'autre, à l'aide d'une paire de lunettes
d'écaille, parcourait une petite feuille de parchemin placée devant
lui. D'un côté, en avant du bureau, se tenait M. Limbkins, et de
l'autre M. Gamfield avec sa figure barbouillée de suie; tandis que deux
ou trois gros joufflus, en bottes à revers, se pavanaient au beau milieu
de la salle.

Le vieux monsieur aux lunettes s'assoupit par degrés sur la feuille de
parchemin, et il y eut un moment d'intervalle après qu'Olivier eut été
placé par M. Bumble devant le bureau.

--Voici l'enfant, monsieur le magistrat, dit Bumble.

Le vieux monsieur qui lisait le journal se détourna un peu, et parvint
à éveiller l'autre en le tirant par la manche.

--Ah! est-ce là l'enfant? dit celui-ci.

--C'est lui-même, Monsieur, répondit le bedeau . . . Salue monsieur le
magistrat, mon ami.

Olivier, s'armant de courage, fit un salut de son mieux. Les yeux fixés
tout le temps sur les têtes poudrées des magistrats, il se demandait à
lui-même si tous les membres des cours de justice naissaient avec cette
matière blanche sur les cheveux, et si ce n'était pas pour cela qu'ils
devenaient magistrats.

--C'est bien, reprit le monsieur aux lunettes; je pense qu'il a du goût
pour ramoner les cheminées!

--Il en raffole, monsieur le magistrat, répliqua Bumble pinçant
adroitement Olivier pour lui faire comprendre qu'il ferait bien de ne pas
dire le contraire.

--Alors il veut être ramoneur, n'est-ce pas? demanda le magistrat.

--Si nous fussions pour l'obliger à prendre un autre état, il s'en
sauverait simultanément dès demain, monsieur le magistrat, répondit
Bumble.

--Et c'est cet homme qui va être son maître? . . . Vous, Monsieur? Vous
le traiterez bien, n'est-ce pas? vous le nourrirez bien? enfin vous en
aurez bien soin, n'est-il pas vrai?

--Si on dit qu'on l'fera, c'est qu'on a intention de l'faire, reprit
Gamfield d'un air bourru.

--Vous avez la parole vive et le ton brusque, mon ami, mais vous me
paraissez franc et honnête, dit le magistrat dirigeant ses lunettes vers
le prétendant à la prime annoncée sur l'affiche, dont les traits
ignobles portaient l'empreinte de la cruauté; mais le magistrat était
à moitié aveugle et à moitié en enfance, aussi on ne doit pas
s'étonner qu'il n'ait pas discerné ce que tout le monde pouvait
apercevoir dès l'abord.

--Un peu qu'je l'suis et que j'm'en vante! dit le ramoneur avec un
sourire affreux.

--Je n'en doute pas, dit le magistrat fixant ses lunettes plus avant sur
son nez et cherchant des yeux l'encrier.

C'était le moment critique touchant le sort d'Olivier. Si l'encrier eût
été où le magistrat croyait qu'il devait être, il y aurait
indubitablement plongé sa plume, aurait signé l'acte, et Olivier eût
été emmené sans plus tarder; mais comme il se trouvait être justement
sous ses yeux, il s'ensuivit naturellement qu'il le chercha partout
autour de son pupitre sans pouvoir le trouver. Et, comme dans sa
recherche il lui arriva de regarder droit devant lui, son regard
rencontra le visage pâle et livide d'Olivier, qui, malgré les coups
d'œil significatifs et les avertissements touchants de M. Bumble, qui
continuait à le pincer, regardait la physionomie répulsive de son futur
patron avec une expression d'horreur mêlée d'effroi, trop évidente
pour qu'un magistrat, quelque aveugle qu'il fût, pût s'y méprendre.

Le vieux monsieur cessa de chercher plus longtemps; il posa sa plume sur
la table et regarda alternativement Olivier et M. Limbkins, qui prit une
prise de tabac en affectant un air enjoué et indifférent tout à la
fois.

--Mon enfant, dit le magistrat en se penchant sur son pupitre.

Olivier tressaillit au son de sa voix. En cela, il était bien excusable;
ces paroles étaient dictées par la bienveillance, et des sons
étrangers nous effrayent ordinairement. Il trembla de tous ses membres
et fondit en larmes.

--Mon enfant, poursuivit le magistrat, vous êtes pâle et vous paraissez
effrayé! Dites-moi, qu'avez-vous?

--Eloignez-vous un peu de lui, bedeau! dit l'autre magistrat mettant le
journal de côté et se penchant avec un air d'intérêt . . .
Maintenant, mon garçon, dis-nous ce que tu as, ne crains rien.

Olivier tomba à genoux, les mains jointes, et dit d'un ton suppliant:

--Reconduisez-moi en prison dans la chambre noire, laissez-moi mourir de
faim; . . . battez-moi, tuez-moi, si vous voulez, plutôt que de
m'envoyer avec cet homme affreux!

--C'est bien! dit M. Bumble levant les yeux et les mains de l'air le plus
mystique. De tous les orphelins trompeurs et rusés que j'aie jamais vu,
Olivier, tu es le plus effronté que je connaisse.

--Taisez-vous, bedeau! dit le second magistrat lorsque celui-ci eut
lâché cette triple épithète.

--Pardon, monsieur le magistrat, dit Bumble croyant avoir mal entendu, ne
m'avez-vous pas adressé la parole?

--Oui, sans doute; je vous ai dit de vous taire.

M. Bumble resta interdit. Imposer silence à un bedeau! Quelle
révolution morale!!!

Le magistrat aux lunettes d'écaille regarda son collègue et lui fit un
signe de tête significatif.

--Nous refusons de sanctionner cet acte! dit-il en agitant la feuille de
parchemin.

--J'espère, balbutia M. Limbkins, que sur le simple témoignage d'un
enfant, messieurs les magistrats n'induiront pas de là que les
autorités se sont mal conduites en cette circonstance.

--Les magistrats ne sont pas appelés à donner leur opinion sur ce
sujet, reprit le second magistrat . . . Reconduisez cet enfant au dépôt
et traitez-le avec douceur, il paraît en avoir besoin.

Le même soir, l'homme au gilet blanc affirma, plus positivement que
jamais que non seulement Olivier serait pendu, mais encore qu'il serait
écartelé par-dessus le marché. M. Bumble secoua la tête d'un air
mystérieux et sombre, et dit qu'il souhaitait que l'enfant vînt à
bien, sur quoi M. Gamfield ajouta qu'il désirait qu'il vînt à lui,
désir qui semble d'une nature toute différente quoique, sur bien des
points, le ramoneur fût d'accord avec le bedeau.

Le lendemain matin, le public fut de nouveau informé qu'Olivier Twist
était encore à louer, et que cinq livres sterling seraient comptées à
quiconque voudrait s'en charger.



IV. --Une autre place étant offerte à Olivier, il fait son entrée dans
le monde.


Dans les familles nombreuses, lorsque pour le jeune homme qui commence à
prendre de l'âge on n'a en vue aucune place avantageuse, soit par droit
de succession, de survivance ou au demeurant, c'est une coutume assez
commune de l'envoyer sur mer. Les administrateurs, à l'instar d'une
conduite si sage et si exemplaire, tinrent conseil entre eux, afin
d'aviser aux moyens de faire passer Olivier Twist à bord d'un petit
vaisseau marchand en charge pour quelque port malsain; et ils adoptèrent
ce parti comme étant ce qu'il y avait de mieux pour l'enfant. Car il
était probable que quelque jour, après son dîner, le patron du
bâtiment, pour se procurer quelque distraction ou quelque amusement
nécessaire à la digestion, le ferait périr sous les coups de garcette,
ou lui ferait sauter la cervelle avec une barre de fer (passe-temps qui,
nous le savons fort bien, sont très recherchés et fort prisés de
messieurs les marins). [2]

M. Bumble avait été dépêché pour faire quelques recherches
préliminaires, à l'effet de trouver un capitaine quelconque ayant
besoin sur son bord d'un mousse sans parents ni amis, et il s'en revenait
au dépôt, pour y rendre compte du résultat de sa mission, lorsque, sur
le seuil de la porte, il se trouva face à face avec un personnage qui
n'était rien moins que M. Sowerberry, l'entrepreneur paroissial des
pompes funèbres.

--Je viens de prendre la mesure des deux femmes qui sont mortes la nuit
dernière, monsieur Bumble, dit l'entrepreneur.

--Vous ferez votre fortune, monsieur Sowerberry! dit le bedeau
introduisant avec dextérité le pouce et l'index dans la tabatière que
lui présenta l'entrepreneur, laquelle était un joli petit modèle de
cercueil patenté. Je vous dis que vous ferez votre fortune,
continua-t-il en donnant en signe d'amitié un petit coup de canne sur
l'épaule de ce dernier.

--Vous croyez? dit l'autre d'un air qui semblait admettre et repousser en
même temps la probabilité du fait. Les prix qui me sont alloués par
l'administration du dépôt sont bien minces, monsieur Bumble!

--Ainsi sont vos cercueils, répliqua le bedeau d'un air qui approchait
de la plaisanterie sans cependant dépasser les bornes de la gravité qui
convient si bien à un homme en place . . .

M. Sowerberry fut pour ainsi dire chatouillé par cette réponse si à
propos de M. Bumble. Il ne fallait rien moins que cela pour provoquer sa
belle humeur, et il partit d'un éclat de rire qui paraissait ne pas
devoir finir de sitôt.

--C'est juste, au fait, monsieur Bumble, dit-il lorsqu'il eut repris ses
sens, j'avouerai franchement que, depuis le système de nourriture
adopté nouvellement dans cette maison, les bières sont un peu plus
étroites et moins profondes qu'auparavant. Mais il faut avoir un petit
profit, monsieur Bumble. Le bois tel que nous l'employons est un article
très cher, savez-vous bien; et les poignées en fer nous viennent de
Birmingham par le canal.

--Sans doute, sans doute, répliqua M. Bumble, chaque état a son bon et
son mauvais côté, et un profit honnête n'est pas à dédaigner.

--Comme de raison, dit l'autre. Et si je ne gagne pas grand-chose sur tel
ou tel article, eh bien! je me retire sur la quantité, comme vous voyez,
hé! hé! hé!

--Justement, fit M. Bumble.

--Quoique je puisse dire, poursuivit l'entrepreneur reprenant le cours de
ses observations que le bedeau avait interrompues, quoique je puisse dire
que j'ai à lutter contre un grand désavantage; c'est que les gens
robustes partent toujours les premiers: je veux dire que les personnes
qui ont joui autrefois d'une certaine aisance, et qui ont payé leurs
contributions pendant nombre d'années, sont les premières à descendre
la garde, une fois qu'elles ont goûté du régime de cette maison. Et,
soit dit en passant, monsieur Bumble, trois ou quatre pouces en plus sur
le compte d'un individu font une fameuse brèche dans ses profits,
surtout quand il a une famille à soutenir.

Comme M. Sowerberry disait cela de l'air d'indignation qui convient à un
homme trompé, et que M. Bumble sentait qu'en insistant sur ce point il
pourrait s'ensuivre quelque réflexion désagréable concernant l'honneur
de la paroisse, ce dernier jugea prudent de changer de sujet de
conversation, et Olivier lui en fournit la matière.

--Quelquefois, par hasard, dit-il, vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui
aurait besoin d'un apprenti! C'est un enfant de la paroisse, qui est en
ce moment une charge monstrueuse, et, si je puis m'exprimer ainsi, une
meule à moulin pendue au cou de la paroisse. Des conditions
avantageuses, monsieur Sowerberry! des conditions très avantageuses!
Disant cela, il donna avec sa canne trois petits coups bien distincts sur
les mots: _cinq livres sterling_, imprimés sur l'affiche en romaines
capitales d'une taille gigantesque.

--Hum! fit l'entrepreneur prenant M. Bumble par le pan de son habit
d'ordonnance, c'est justement ce dont je voulais vous parler. Vous savez
. . . quel joli genre de bouton vous avez là, monsieur Bumble! Il me
semble que je ne vous l'ai jamais vu auparavant?

--Oui, il est assez bien, dit le bedeau flatté de la remarque. Le sujet
est le même que celui du sceau _paroissial (le bon Samaritain pansant
les plaies d'un pauvre blessé)_. L'administration m'en a fait présent
au premier jour de l'an, monsieur Sowerberry. Je l'ai porté pour la
première fois, si je me rappelle, pour assister à l'enquête de ce
marchand ruiné qui mourut sous une grande perte au milieu de la nuit.

--Je me rappelle, dit l'autre. Le jury rendit son verdict en ces termes:
_Mort de faim et de froid_; n'est-ce pas?

M. Bumble fit un signe affirmatif.

Et il ajouta d'une manière spéciale que, si l'officier de surveillance
avait . . .

--Ta, ta, ta, ta! fit le bedeau avec aigreur. Si l'administration voulait
prêter l'oreille à toutes les balivernes que débitent ces jurés
ignorants, elle aurait beaucoup à faire.

--C'est vrai, dit Sowerberry.

--Les jurés, poursuivit M. Bumble pressant sa canne fortement dans sa
main, habitude qu'il avait lorsqu'il était en colère, les jurés,
voyez-vous, sont des êtres vils, bas et rampants, au-delà de toute
expression.

--C'est encore vrai, dit l'autre.

--Ils n'ont pas plus de philosophie ni d'économie politique à eux tous
que ça, dit le bedeau en faisant claquer ses doigts en signe de mépris.

--Non, sans doute, reprit l'autre.

--Je les méprise! poursuivit le bedeau, à qui le rouge montait au
visage.

--Et moi de même, ajouta Sowerberry.

--Je voudrais seulement que nous eussions un de ces jurés si
présomptueux pendant une quinzaine de jours dans l'établissement: les
règles et les statuts de l'administration auraient bientôt dompté leur
esprit d'indépendance.

--Il faut les laisser pour ce qu'ils sont, allez, monsieur Bumble, dit
Sowerberry souriant d'un air approbatif pour calmer le courroux croissant
du fonctionnaire indigné.

M. Bumble, soulevant son chapeau, en ôta son mouchoir, essuya de son
front la sueur que l'indignation y avait provoquée, replaça son
tricorne sur sa tête, et, se tournant vers M. Sowerberry, il dit d'un
ton plus calme:

--Eh bien! quoi, au sujet de cet enfant?

--Eh bien! reprit l'autre, vous savez bien, monsieur Bumble, je paye une
forte taxe pour les pauvres.

--Hem! fit le bedeau. Eh bien?

--Eh bien! reprit Sowerberry, je pense que si je paye tant pour eux, il
est bien juste que j'en tire le plus que je peux. C'est pourquoi, tout
bien réfléchi, je crois que je prendrai cet enfant moi-même.

M. Bumble prit le croque-mort par le bras et le fit entrer au dépôt. M.
Sowerberry resta enfermé avec les administrateurs environ cinq minutes,
pendant lequel temps il fut convenu qu'il prendrait Olivier à l'essai,
et que ce dernier irait chez lui à cet effet le soir même.

Quand Olivier parut le même soir devant ces messieurs, qu'il eut appris
qu'il allait entrer en qualité d'apprenti chez un fabricant de
cercueils, et que, s'il se plaignait de sa condition, ou qu'il revint
jamais à la charge de la paroisse, on l'enverrait sur mer, où il
courrait la chance d'être assommé ou noyé, il fit paraître si peu
d'émotion, que chacun s'écria que c'était un petit vaurien, dont le
cœur était endurci; et M. Bumble reçut l'ordre de l'emmener
sur-le-champ.

Puis M. Bumble fut chargé de conduire Olivier chez son nouveau patron;
ce qu'il fit non sans administrer au pauvre enfant quelques coups de
canne et pas mal de conseils, comme il convient à tout digne bedeau.
L'enfant pleurait, il se sentait si seul et si abandonné, qu'il ne put
s'empêcher de faire remarquer son isolement à M. Bumble. Tout autre
mortel eût peut-être été attendri de la naïve douleur du petit
malheureux, mais un bedeau! M. Bumble croyait la sensibilité indigne de
sa dignité paroissiale.

L'entrepreneur venait de fermer les volets de sa boutique, et il était
en train d'inscrire quelques entrées sur son grand-livre, à la faveur
d'une chandelle dont la sombre clarté convenait fort bien à la
tristesse du lieu, quand M. Bumble entra.

--Ah! ah! dit-il, levant les yeux de dessus son livre, et s'arrêtant au
milieu d'un mot; c'est vous, monsieur Bumble?

--Personne autre, monsieur Sowerberry, répliqua celui-ci. Voici l'enfant
que je vous amène. (Olivier fit un salut.)

--Ah! c'est là l'enfant, n'est-ce pas? dit l'autre levant la chandelle
au-dessus de sa tête pour mieux considérer Olivier. Madame Sowerberry!
. . . voulez-vous voir un instant, ma chère?

Madame Sowerberry sortit de l'arrière-boutique, et présenta la forme
d'une petite femme maigrelette à la mine grondeuse et rechignée.

--Ma chère, dit son mari avec déférence, voici le petit garçon du
dépôt de mendicité, dont je vous ai parlé. (Olivier salua de nouveau.)

--Bon Dieu! qu'il est petit! dit celle-ci.

--Il est un peu petit, c'est vrai, répliqua M. Bumble regardant Olivier
d'un air de reproche, comme si c'eût été la faute de cet enfant s'il
n'était pas plus grand; il est un peu petit, on ne peut pas dire le
contraire, mais il grandira, madame Sowerberry, il grandira, soyez-en
sûre.

--Ah! sans doute, il grandira, reprit sèchement la dame, avec notre
boire et notre manger. La belle malice! n'y a rien à gagner sur les
enfants de la paroisse, y coûtent toujours plus cher qu'y n'valent.
Malgré ça, les hommes s'imaginent qu'y zont plus raison qu'leurs
femmes. Avance ici, toi, petit squelette!

En même temps elle ouvrit une petite porte et poussa Olivier vers un
escalier rapide conduisant dans une petite pièce sombre et humide,
attenante au bûcher, et qu'on appelait la cuisine, où était assise une
fille malpropre ayant aux pieds des souliers éculés et aux jambes des
bas d'estame bleus hors d'état de servir.

--Charlotte, dit madame Sowerberry, qui avait suivi Olivier, donnez à ce
garçon quelques-uns de ces morceaux de viande froide que vous avez mis
de côté ce matin pour Frip: puisqu'y n'est pas rentré à la maison de
la journée, y s'en passera.

--J'pense bien qu'tu n's'ras pas dégoûté d'les manger, pas vrai?

Olivier, dont les yeux brillèrent en entendant parler de viande, et qui
tremblait d'avance du désir de les dévorer, répondit aussitôt que
non; et un plat de viande, composé des morceaux les plus grossiers, fut
placé devant lui.

En une minute Olivier avala tout ce qu'il y avait dans le plat, sans se
donner la peine de mâcher les bouchées. Madame Sowerberry le regardait
avec une silencieuse horreur, considérant cet appétit comme d'un
mauvais augure pour l'avenir. Puis elle le conduisit au milieu des
bières, et, avec sa gracieuseté ordinaire, elle le fourra sous le
comptoir, qui était la chambre à coucher du nouvel apprenti.



V. --Olivier fait connaissance de nouveaux personnages.


Olivier, livré seul à lui-même dans la boutique de l'entrepreneur de
funérailles, posa sa lampe sur le banc d'un ouvrier, et regarda
timidement autour de lui, saisi tout à la fois de terreur et de crainte
(ce que bien des gens plus âgés que lui comprendront facilement). Un
cercueil en train, placé sur deux tréteaux noirs, au milieu de la
boutique, ressemblait tellement à l'image de la mort, qu'un froid
glacial accompagné d'un tremblement convulsif parcourait tous ses
membres chaque fois que son regard se portait involontairement sur cet
affreux objet, d'où, à chaque instant, il s'attendait à voir un
spectre effrayant lever sa tête hideuse pour l'épouvanter à le faire
devenir fou de terreur.

Il fut éveillé le lendemain matin par un bruit redoublé de coups de
pieds en-dehors de la porte de la boutique, lesquels, pendant qu'il
mettait ses habits à la hâte, se renouvelèrent jusqu'à vingt-cinq ou
trente fois environ; et quand il eut commencé à tirer les verrous, les
pieds cessèrent de frapper et une voix se fit entendre:

--Ouvre la porte, veux-tu? dit la voix appartenant aux pieds qui avaient
frappé.

--Je suis à vous à l'instant, Monsieur, répondit Olivier tirant les
verrous en tournant la clef.

--Tu es sans doute l'apprenti qu'on attendait, n'est-ce pas? reprit la
voix à travers le trou de la serrure.

--Oui, Monsieur, répliqua Olivier.

--Quel âge as-tu? demanda la voix.

--Dix ans, Monsieur, répondit Olivier.

--Alors, j'm'en vas t'en ficher en entrant, poursuivit la voix, tu vas
voir si j'm'en passe, je n'te dis qu'ça, méchant orphelin!

Après avoir fait cette promesse gracieuse, la voix se mit à siffler.

Olivier avait été trop souvent assujetti aux effets d'une semblable
menace pour douter, en aucune manière, que le maître de la voix, quel
qu'il fût, ne tint fidèlement sa parole. Il tira les verrous d'une main
tremblante, et ouvrit la porte. Il regarda pendant quelque temps à
droite, à gauche et en face de lui, persuadé que l'inconnu qui lui
avait parlé par le trou de la serrure avait fait quelques pas de plus
pour se réchauffer; car il ne vit personne si ce n'est un gros garçon
de l'école de charité, assis sur une borne, en face de la boutique, et
occupé à manger une tartine de pain et de beurre qu'il coupait par
morceaux de la largeur de sa bouche, à l'aide d'un méchant eustache, et
qu'il avalait ensuite avec assez de voracité.

--Je vous demande bien pardon, Monsieur, dit enfin Olivier, voyant que
personne autre ne paraissait, est-ce vous qui avez frappé?

--J'ai donné des coups de pied, répondit l'autre.

--Auriez-vous besoin d'un cercueil? dit Olivier ingénument.

A cette question, le garçon de charité parut terriblement furieux, et
jura qu'Olivier en aurait besoin d'un avant peu s'il se permettait de
plaisanter ainsi avec ses supérieurs.

--Tu ne sais pas, sans doute, qui je suis, méchant orphelin? dit-il
descendant de la borne sur laquelle il était assis et s'avançant, les
mains dans ses poches, avec une édifiante gravité,

--Non, Monsieur, répondit Olivier.

--Je suis le sieur Noé Claypole, poursuivit l'autre. Et tu es sous moi.
Allons! ouvre la boutique et descends les volets. En même temps le sieur
Claypole administra un coup de pied à Olivier, et entra dans la boutique
d'un air majestueux qui lui donna beaucoup d'importance.

Ayant descendu les volets et cassé en même temps un carreau en faisant
ses efforts pour porter le premier volet dans une petite cour derrière
la maison, où on les mettait pendant le jour, Olivier fut gracieusement
assisté par Noé, qui, après l'avoir consolé en l'assurant qu'il le
paierait, consentait à lui donner un coup de main. M. Sowerberry
descendit peu de temps après et fut bientôt suivi de madame Sowerberry;
et Olivier, ayant payé pour le carreau, selon que Noé l'avait prédit,
suivit ce dernier à la cuisine pour y prendre son déjeuner.

--Approchez-vous du feu, Noé, dit Charlotte. J'ai mis de côté pour
vous un p'tit morceau d'lard que j'ai r'tiré du déjeuner de Monsieur.
--Toi, Olivier, ferme cette porte derrière M. Noé, et prends ces p'tits
morceaux de pain qui sont là pour toi. Prends ton thé sur ce coffre,
là-bas dans l'coin, et mets les morceaux doubles car y faut qu't'aille
garder la boutique; tu m'entends?

--Entends-tu, orphelin? dit Noé Claypole.

--Quel drôle de corps vous êtes, allez, Noé! reprit Charlotte.
N'pouvez-vous laisser c't enfant tranquille.

--Qu'je l'laisse tranquille! dit Noé. Y'm'semble qu'chacun l'laisse
assez tranquille comme ça! c'n'est pas là c'qui gêne. C'n'est ni son
père, ni sa mère qui viendront jamais l'contredire; n'y a pas d'danger!
Tous ses parents l'laissent bien faire comme il l'entend; hein,
Charlotte! hé! hé! hé!

--Farceur que vous êtes, allez! répliqua Charlotte éclatant de rire,
ce en quoi elle fut imitée par Noé; et tous deux jetèrent un regard de
dédain sur le pauvre Olivier, qui, assis sur un coffre dans le coin le
plus froid de la cuisine, mangeait en grelottant les morceaux de pain dur
qui avaient été spécialement réservés pour lui.

Noé était un enfant de charité, mais non pas un orphelin du dépôt de
mendicité. Il était encore moins l'enfant du hasard, car il pouvait
tracer sa généalogie en remontant jusqu'à ses parents, qui vivaient à
quelques pas de là: sa mère était blanchisseuse et son père un ancien
soldat, vieil ivrogne retiré du service avec une jambe de bois et une
pension de cinq sous trois deniers par jour. Les garçons de boutique du
voisinage avaient eu longtemps pour habitude d'insulter Noé en pleine
rue en lui donnant les épithètes les moins flatteuses, et il avait
souffert cela le plus patiemment du monde; mais maintenant que la fortune
avait jeté sur son chemin un pauvre orphelin, sans nom, que l'être le
plus abject pouvait montrer du doigt et insulter impunément, il lui fit
expier avec usure les torts dont les autres s'étaient rendus coupables
envers lui.



VI. --Olivier, poussé à bout par les railleries amères de Noé, entre
en fureur, et surprend ce dernier par son audace.


Le mois d'épreuves étant écoulé, l'acte d'apprentissage d'Olivier fut
signé dans toutes les formes voulues. On était alors dans une saison
très favorable aux décès, et, pour me servir d'une expression
commerciale, la vente des cercueils était à la hausse; de sorte qu'en
peu de temps Olivier eut acquis beaucoup d'expérience. Les succès de
l'ingénieuse industrie de M. Sowerberry allaient même au-delà de son
attente. De mémoire d'homme on n'avait vu la rougeole exercer ses
funestes ravages avec autant de force sur les jeunes enfants. Aussi
voyait-on maint et maint convoi, à la tête desquels, coiffé d'un
chapeau orné d'un large crêpe qui lui descendait jusqu'aux jarrets,
marchait le petit Olivier, à l'admiration indicible de toutes les
mères, émues par la nouveauté de ce spectacle.

Comme Olivier accompagnait aussi son maître dans la plupart de ses
expéditions funèbres pour de grands corps, afin d'acquérir cette
fermeté de caractère et cet ascendant sur sa sensibilité qui
distinguent le croque-mort des autres classes de la société, il eut
plus d'une fois l'occasion d'observer avec quelle résignation et quel
noble courage certains esprits forts supportaient leurs épreuves et
leurs pertes.

Une chose digne de remarque, c'est que les personnes de l'un et de
l'autre sexe qui, tout le temps que durait l'enterrement, se livraient au
plus violent désespoir, se trouvaient beaucoup mieux en arrivant au
logis et devenaient tout à fait calmes avant la fin du repas. Toutes ces
choses étaient tout à la fois plaisantes et instructives à voir, et
Olivier les observait avec beaucoup d'étonnement.

Qu'Olivier Twist ait été porté à la résignation par l'exemple de ces
bonnes gens, c'est une chose que je ne puis entreprendre d'affirmer avec
confiance, bien que je sois son biographe. Tout ce que je puis dire,
c'est que, pendant plusieurs mois, il continua de se soumettre avec
douceur à la tyrannie et aux mauvais traitements de Noé Claypole, qui
en usait avec lui bien pis qu'auparavant, maintenant qu'il était jaloux
de voir le nouveau venu promu au bâton noir et au chapeau à crêpe,
tandis que lui, premier arrivé, en était resté à la casquette ronde
et à la calotte de peau. Charlotte, de son côté, le maltraitait parce
qu'ainsi faisait Noé, et madame Sowerberry était son ennemie déclarée
parce que M. Sowerberry était disposé à le protéger. De sorte que,
ayant à lutter d'un côté contre ces trois personnes, et, de l'autre,
contre un dégoût des funérailles, Olivier était loin d'être à son
aise.

Mais me voilà arrivé à un passage important de son histoire; j'ai à
citer un fait qui, bien que léger en apparence et sans aucune importance
en soi, n'en produisit pas moins un changement total dans tout son avenir.

Un jour qu'Olivier et Noé étaient descendus dans la cuisine, à l'heure
ordinaire du dîner, pour y prendre leur part d'une livre et demie de
mauvaise viande, Charlotte se trouvant absente pour le moment, il
s'ensuivit un court intervalle pendant lequel Noé Claypole, qui était
tout à la fois affamé et vicieux, ne crut mieux faire que de harceler
et de tourmenter le jeune Twist. À cet effet, il commença par mettre
les pieds sur la nappe, tira les cheveux d'Olivier, lui pinça les
oreilles, lui donna à entendre qu'il était un capon, et alla jusqu'à
manifester le plaisir qu'il aurait de le voir pendre un jour: en un mot,
il n'y eut pas de méchancetés qu'il n'exerçât sur ce pauvre enfant,
suivant en cela son mauvais naturel d'enfant de charité qu'il était.
Mais, voyant que tout cela ne produisait pas l'effet qu'il en attendait,
de faire pleurer Olivier, il changea ses batteries; et, pour se rendre
encore plus facétieux, il fit ce que font bien des petits esprits, gens
plus huppés que Noé, lorsqu'ils veulent faire les plaisants, il
l'attaqua personnellement.

--Orphelin! dit-il, comment se porte madame ta mère?

--Elle est morte, répondit Olivier. Ne m'en parlez pas, je vous en prie!

Le rouge monta au visage de l'enfant; comme il disait cela, sa
respiration devint gênée, et il y eut, sur ses lèvres et dans ses
narines, un jeu étonnant que le sieur Claypole pensa être
l'avant-coureur l'une forte envie de pleurer. Dans cette pensée, il
revint à la charge.

--De quoi est-elle morte, orphelin? demanda-t-il.

--Elle est morte de chagrin! C'est du moins ce que m'ont dit quelques
vieilles femmes du dépôt, reprit Olivier paraissant plutôt s'adresser
à lui-même que répondre à Noé. Je devine bien ce que c'est que
mourir de chagrin.

--La faridondaine, la faridondon! fredonna Noé voyant une larme rouler
sur la joue de l'enfant. Tiens, qu'est-ce qui te fait pleurnicher
maintenant?

--Ce n'est pas vous, au moins! repartit Olivier, passant rapidement sa
main sur sa joue pour en essuyer une larme prête à tomber. Ne croyez
pas que ce soit vous!

--Du plus souvent que ce n'est pas moi! reprit Noé d'un air goguenard.

--Non, certainement! répliqua vivement Olivier. Allons! en voilà assez
là-dessus. Ne me parlez plus d'elle, c'est ce que vous pourrez faire de
mieux!

--C'que j'pourrai faire de mieux! s'écria Noé. S'cusez du peu! C'que
j'pourrai faire de mieux! Pu qu'ça d'monnaie! Pas d'insolences,
orphelin, ou j'me fâche! Ta respectable mère, c'était un beau brin
d'femme, hein?

Disant cela, Noé secoua la tête avec malice, et fronça son petit nez
rouge autant que ses muscles le lui permirent en cette occasion.

--Tu sais bien, poursuivit-il enhardi par le silence d'Olivier et
affectant un air de pitié (de tous, le plus vexant), tu sais bien qu'on
n'peut rien y faire maintenant; toi-même tu n'y pourrais rien non plus;
alors, j'en suis vraiment fâché, je t'assure, et j'te plains de tout
mon cœur, ainsi que ceux qui te connaissent; mais, vois-tu, orphelin,
faut avouer que ta mère était une vraie coureuse.

--Une vraie quoi? demanda Olivier levant promptement la tête.

--Une vraie coureuse, orphelin, reprit froidement Noé, et vaut-il pas
mieux qu'elle soit morte comme ça que de s'faire enfermer à Bridewell,
ou transporter à Botany-Bay, ou bien (c'qu'est encore plus probable) de
s'faire pendre devant Newgate?

Rouge de colère, Olivier s'élança de sa place, renversa table et
chaises, saisit Noé à la gorge, et, dans la violence de sa rage, le
secoua d'une telle force que ses dents claquèrent dans sa tête; puis,
rassemblant son courage, il lui porta un coup si violent qu'il l'étendit
à ses pieds.

Il n'y avait pas une minute, ce même enfant, accablé par les mauvais
traitements, était la douceur même; mais son courage s'était
réveillé en lui, à la fin. L'affront sanglant fait à la mémoire de
sa mère avait fait bouillonner son sang dans ses veines, son cœur
palpitait fortement; son attitude était fière, son œil était vif et
brillant: ce n'était plus du tout le même enfant maintenant qu'il
regardait fièrement son lâche persécuteur étendu à ses pieds, et
qu'il le défiait avec une énergie qu'il ne s'était jamais connue
auparavant.

--Au secours! cria Noé. Char . . . lotte! Ma . . . da . . . me! Olivier
m'assassine! Au secours! au secours!

Les hurlements de Noé furent entendus de Charlotte, qui y répondit par
un cri perçant, et de madame Sowerberry, dont la voix se fit entendre
sur un diapason encore plus haut. La première s'élança dans la cuisine
par une porte latérale; et sa maîtresse s'arrêta sur l'escalier
jusqu'à ce qu'elle se fût assurée que ses jours n'étaient point en
danger.

--Petit misérable! s'écria Charlotte secouant Olivier de toute sa
force, qui égalait, pour le moins, celle d'un homme robuste quand il est
bien disposé, ingrat! scélérat! assassin! et à chaque syllabe elle
assénait un fameux coup de poing qu'elle accompagnait d'un cri perçant
pour le bien de la société.

Bien que le poing de Charlotte ne fût rien moins que léger, madame
Sowerberry, craignant, sans doute, qu'il ne produisît pas tout l'effet
nécessaire pour calmer le courroux d'Olivier, se précipita dans la
cuisine, le saisit d'une main au collet, et, de l'autre, lui déchira le
visage, tandis que Noé, profitant de cet avantage immense, se releva et
lui donna des coups par derrière.

Cet exercice était trop violent pour pouvoir durer longtemps: lorsqu'ils
furent tous les deux épuisés de fatigue, à force de battre et de
déchirer, ils entraînèrent l'enfant criant et se débattant, mais
nullement intimidé, dans le cellier au charbon, et l'y enfermèrent à
clef, après quoi madame Sowerberry se laissa tomber sur une chaise, et
fondit en larmes.

--Juste ciel! la v'là qui s'trouve mal! dit Charlotte. Noé! vite, mon
cher, un verre d'eau!

--Hélas! mon Dieu! Charlotte, dit madame Sowerberry parlant du mieux
qu'elle put, c'est-à-dire autant que le lui permettaient un manque de
respiration et une quantité d'eau froide que Noé lui avait jetée sur
la tête et sur les épaules, oh! Charlotte! quel bonheur que nous
n'ayons pas tous été assassinés dans notre lit!

--Ah! sans doute que c'en est un grand, Madame, repartit celle-ci, je
souhaite seulement qu'ça apprenne à Monsieur à n'plus avoir chez lui
d'ces êtres horribles qui sont nés voleurs et assassins dès leur
berceau. Pour Noé, y s'en fallait bien peu qu'y n'soit tué quand j'suis
entrée dans la cuisine.

--Pauvre garçon! dit madame Sowerberry jetant un regard de compassion
sur son apprenti.

Noé, qui était plus grand qu'Olivier de la tête et des épaules pour
le moins, se voyant l'objet de la commisération de ces dames, se frotta
les yeux avec les paumes de ses deux mains, faisant mine de pleurer.

--Qu'allons-nous faire, s'écria madame Sowerberry, Monsieur n'est pas à
la maison, il n'y a personne ici, et il enfoncera la porte avant qu'il
soit dix minutes.

Les violentes secousses qu'Olivier donnait à la porte en question
rendaient la crainte assez fondée.

--Mon Dieu! mon Dieu! j'n'sais vraiment pas, Madame, dit Charlotte, à
moins que nous n'envoyions chercher les agents de la police!

--Ou bien la garde, proposa le sieur Claypole.

--Non, non, reprit madame Sowerberry pensant aussitôt au vieil ami
d'Olivier, va vite trouver M. Bumble, Noé; dis-lui de venir ici tout de
suite, sans perdre une minute. N'importe ta casquette, dépêche-toi et
mets une lame de couteau sur ton œil, tout le long du chemin, ça
calmera l'enflure.

Noé, sans se donner le temps de répondre, s'élança hors de la maison
et courut aussi vite que ses jambes le lui permirent. Les personnes qu'il
rencontra sur son chemin ne furent pas peu surprises de voir un grand
garçon de l'école de charité courir à perdre haleine le long des
rues, sans casquette sur sa tête, et une lame de couteau sur son œil.



VII. --Olivier est décidément réfractaire.


Noé Claypole courut à toutes jambes le long des rues, et ne s'arrêta,
pour reprendre haleine, que quand il fut arrivé au dépôt de
mendicité. Ayant attendu là quelques minutes pour donner le temps aux
larmes et aux sanglots de venir à son aide, et pour prêter à sa
physionomie un air de terreur et d'effroi, il frappa rudement à la porte
et présenta une mine si piteuse au vieux pauvre qui la lui ouvrit, que
ce dernier, bien qu'accoutumé à ne voir autour de lui que des mines
piteuses, même aux plus beaux jours de l'année, recula d'étonnement.

--Qu'est-il donc arrivé à ce garçon? demanda le vieux pauvre.

--M. Bumble! M. Bumble! s'écria Noé feignant l'épouvante et
s'exprimant si haut, que non seulement ses accents parvinrent aux
oreilles de M. Bumble, qui était à quelques pas de là, mais qu'ils
effrayèrent tellement ce digne fonctionnaire, qu'il se précipita dans
la cour sans son fidèle tricorne (circonstance aussi rare que curieuse,
qui nous fait voir que, quand il est mu par une impulsion soudaine et
puissante, un bedeau même peut être atteint d'une Visitation
momentanée de l'oubli de soi-même en même temps que de sa dignité
personnelle).

--Monsieur Bumble, dit Noé, si vous saviez, Monsieur . . . Olivier a . .
.

--Eh bien! quoi? qu'a-t-il fait, Olivier? demanda le bedeau avec un rayon
de plaisir dans ses yeux métalliques. Il ne se serait pas sauvé, par
hasard? aurait-il fait ce coup-là, Noé?

--Non, Monsieur, bien du contraire, y n's'a pas en sauvé; mais il est
devenu assassin, répliqua Noé. Il a voulu m'assassiner, Monsieur, et
puis Charlotte, et puis Madame. Oh! la, la, la, la, mon Dieu, que je
souffre! si vous saviez, Monsieur! (Et en même temps il se tortillait
dans tous les sens, se tenant le ventre à deux mains, et faisant des
contorsions et des grimaces horribles pour faire croire à M. Bumble que
de l'attaque violente qu'il avait soutenue, il avait eu quelque chose de
dérangé dans le corps, qui le faisait cruellement souffrir en ce
moment.)

Voyant qu'il avait atteint le but qu'il s'était proposé, et que son
rapport avait entièrement paralysé le bedeau, il jugea à propos
d'ajouter à l'effet qu'il venait de produire en se lamentant sur une
octave et demie plus haut qu'auparavant, et ayant aperçu un monsieur en
gilet blanc, qui traversait la cour, il conçut l'heureuse idée
d'attirer l'attention et d'exciter l'indignation du susdit monsieur en
criant plus fort que jamais.

En effet, le monsieur n'eut pas fait deux pas, qu'il se retourna
brusquement, s'informant du motif qui faisait ainsi hurler ce jeune
dogue, et pourquoi M. Bumble ne lui administrait pas quelques bons coups
de canne, pour le faire pleurer pour quelque chose.

--C'est un pauvre garçon de l'école de charité, dit Bumble, qui a
manqué d'être assassiné par le jeune Twist.

--J'en étais sûr! dit l'homme au gilet blanc s'arrêtant tout court. Je
le savais bien! J'eus, dès le premier abord, un étrange pressentiment
que ce petit audacieux se ferait pendre un jour!

--Il a voulu aussi assassiner la domestique, dit Bumble tout pâle de
frayeur.

--Et puis sa maîtresse, reprit Noé.

--Et son maître aussi, m'avez-vous dit, je crois, Noé? ajouta le bedeau.

--Non, Monsieur, il est sorti, sans quoi il l'aurait assassiné,
répliqua Noé; il a dit qu'il voulait l'assassiner.

--Ah! il a dit qu'il le voulait, n'est-ce pas, mon garçon? dit le
monsieur au gilet blanc.

--Oui, repartit Noé. --Oh! à propos, Monsieur, ma maîtresse m'envoie
demander à M. Bumble s'il pourrait venir un moment à la maison pour
fouailler Olivier, vu que mon maître est sorti.

--Certainement, mon garçon, certainement! dit le monsieur au gilet blanc
d'un air gracieux. Et, passant sa main sur la tête de Noé, qui était
plus grand que lui de trois pouces pour le moins: Tu es un bon garçon,
un bien bon garçon, ajouta-t-il. Tiens, voilà un sou pour toi. Bumble!
courez de ce pas avec votre canne chez Sowerberry, et voyez vous-même ce
qu'il y a de mieux à faire. Ne le ménagez pas, Bumble, entendez-vous?

--Non, Monsieur, répliqua l'autre ajustant un fouet qui s'adaptait au
bout de sa canne, et dont il se servait pour infliger des corrections
paroissiales.

--Dites à Sowerberry de ne pas l'épargner non plus. On n'en fera jamais
rien que par les coups, dit l'homme au gilet blanc.

--Je n'y manquerai pas, Monsieur, reprit le bedeau.

Pendant ce temps la canne et le tricorne ayant été ajustés chacun en
son lieu et place, à la satisfaction de leur commun maître, M. Bumble
et Noé Claypole se rendirent en toute hâte vers la demeure de
Sowerberry.

La situation des affaires ne s'était pas améliorée. M. Sowerberry
n'était pas encore de retour, et Olivier continuait de donner des coups
de pied dans la porte du cellier avec une égale vigueur. Le rapport
fidèle que firent Charlotte et madame Sowerberry, au sujet de la
férocité de l'enfant, fut d'une nature si alarmante, que M. Bumble
jugea prudent de parlementer avant d'ouvrir la porte. En conséquence il
y donna lui-même un coup de pied, en manière d'exorde, et, appliquant
ses lèvres au trou de la serrure, il dit d'un ton grave et imposant:

--Olivier!

--Ouvrez-moi la porte, vous! répondit l'enfant.

--Reconnais-tu bien cette voix, Olivier? demanda le bedeau.

--Oui, reprit Olivier.

--N'en avez-vous pas peur, Monsieur, ne tremblez-vous pas de tous vos
membres tandis que je vous parle? poursuivit le bedeau.

--Non, répondit hardiment Olivier.

Une réponse si différente de celle à laquelle il avait droit de
s'attendre, et qu'il était habitué à recevoir, n'ébranla pas peu M.
Bumble. Il fit trois pas en arrière, se redressa de toute sa hauteur, et
porta ses regards alternativement sur les trois spectateurs, sans pouvoir
proférer une parole.

--Oh! vous voyez, monsieur Bumble, dit madame Sowerberry, il faut qu'il
soit fou! Un enfant qui ne posséderait que la moitié de sa raison
n'oserait pas vous parler ainsi.

--Ce n'est pas de la folie, Madame, dit M. Bumble après quelques
instants d'une mûre réflexion, c'est la viande.

--Qu'est-ce que vous dites que c'est? s'écria madame Sowerberry.

--La viande, Madame, repartit le bedeau d'un ton emphatique, c'est tout
bonnement la viande. Vous l'avez surchargé de nourriture, vous avez
_érigé_ en lui une âme et un esprit artificiels qui ne conviennent
nullement à une personne de sa condition: comme les administrateurs, qui
sont des philosophes expérimentés vous le diront eux-mêmes, madame
Sowerberry. Quelle est la nécessité pour les pauvres d'avoir un esprit
et une âme? N'est-ce pas assez que nous les fassions vivre? Si vous ne
lui aviez donné que du gruau, Madame, ceci ne serait jamais arrivé.

--Mon Dieu! mon Dieu! fit madame Sowerberry levant pieusement les yeux
vers le plafond de la cuisine, faut-il que cela vienne d'un excès de
libéralité!

La libéralité de madame Sowerberry envers Olivier consistait en une
prodigalité confuse de rogatons que personne autre que lui n'aurait
voulu manger: aussi y avait-il beaucoup d'abnégation et de dévouement
à rester volontairement sous la lourde accusation de M. Bumble, dont (à
lui rendre justice) elle était innocente de pensée, de parole et
d'action.

--Eh bien! dit le bedeau lorsque la dame, revenue de son extase, eut
ramené ses yeux vers la terre, la seule chose qu'il y ait à faire
maintenant, selon moi, est de le laisser là vingt-quatre heures,
jusqu'à ce que la faim se fasse un peu sentir chez lui; après quoi vous
le laisserez sortir, et vous le mettrez au gruau pendant tout le temps de
son apprentissage. Il provient de mauvaises gens, madame Sowrerberry; des
pas grand-choses, rien qu'ça. Le médecin et la garde m'ont dit que sa
mère est venue ici au milieu de difficultés et de peines qui auraient
tué une femme vertueuse longtemps auparavant.

A ce point du discours du bedeau, Olivier, en ayant assez entendu pour
savoir qu'on faisait de nouveau allusion à sa mère, se remit à frapper
d'une telle force qu'on ne pouvait plus s'entendre. M. Sowerberry rentra
sur ces entrefaites, et le crime d'Olivier lui ayant été raconté avec
toute l'exagération que ces dames jugèrent la plus capable d'exciter
son courroux, il ouvrit en un clin d'œil la porte du cellier et en fit
sortir son apprenti rebelle en le prenant au collet.

Les habits d'Olivier avaient été déchirés dans la lutte, son visage
était meurtri et égratigné, et ses cheveux étaient épars sur son
front. Le rouge de la colère n'avait pas encore disparu de ses joues;
et, lorsqu'il fut tiré de sa prison, loin de paraître intimidé, il
lança à Noé un regard menaçant.

--Vous êtes un gentil garçon! dit Sowerberry secouant Olivier par le
collet, et lui appliquant un soufflet sur l'oreille.

--Il a dit du mal de ma mère, reprit l'enfant.

--Eh bien! quand même encore! dit madame Sowerberry, petit scélérat!

--Il n'a pas encore dit tout c'qu'elle mérite.

--Elle ne le mérite pas, dit Olivier.

--Elle le mérite, dit madame Sowerberry.

--C'est un mensonge! repartit Olivier. [3]

Madame Sowerberry versa un torrent de larmes. Ce torrent de larmes ne
laissait à M. Sowerberry aucune alternative. Le lecteur avisé
comprendra facilement que, si ce dernier eût hésité un seul instant à
punir très sévèrement Olivier, il eût été, eu égard à tous ces
usages reçus en fait de disputes matrimoniales, une brute, un mari
dénaturé, une basse imitation de l'homme, et tant d'autres charmantes
épithètes, trop nombreuses pour être insérées dans ce chapitre. À
lui rendre justice, il était, autant que s'étendait son pouvoir qui
n'allait pas bien loin, assez bien disposé en faveur de l'enfant
peut-être bien parce qu'il y allait de son intérêt; peut-être encore
parce que sa femme ne pouvait le souffrir. Pourtant, comme je viens de le
dire, ce torrent de larmes ne lui laissait point d'alternative, il
l'étrilla de manière à satisfaire son épouse outragée, et à rendre
inutile l'usage de la canne paroissiale. Notre jeune héros fut enfermé
tout le reste du jour dans l'arrière-cuisine, en compagnie d'une pompe
et d'un morceau de pain sec. À la nuit, madame Sowerberry lui ouvrit,
non sans avoir fait auparavant quelques remarques peu flatteuses au sujet
de sa mère, et ce fut au milieu des railleries et des sarcasmes de Noé
et de Charlotte qu'il alla rejoindre son lit de douleur.

Ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul dans l'atelier du croquemort qu'il
donna un libre cours à l'émotion que le traitement de la journée avait
dû éveiller dans son cœur d'enfant. Il avait entendu leurs sarcasmes
avec mépris, il avait supporté les coups sans proférer une seule
plainte, car il avait senti naître en lui cette noble fierté capable
d'étouffer le moindre cri, quand même on l'aurait brûlé vif; mais
maintenant qu'il n'y avait personne qui pût le voir ou l'entendre, il se
laissa tomber à genoux sur le plancher, et, cachant son visage dans ses
mains, il répandit de telles larmes, que Dieu veuille que pour le bien
de notre esprit, peu d'enfants aussi jeunes aient jamais occasion d'en
répandre devant lui!

Olivier resta longtemps immobile dans cette position, la chandelle était
près de finir dans sa bobèche lorsqu'il se releva; et ayant regardé
autour de lui avec précaution en écoutant attentivement, il tira les
verrous de la porte d'entrée et jeta un coup d'œil dans la rue.

La nuit était sombre et froide, et les étoiles parurent aux yeux de
l'enfant plus éloignées de la terre qu'il ne les avait jamais vues
auparavant. Il ne faisait pas de vent; et les ombres noires des arbres,
par leur immobilité, avaient quelque chose de sépulcral comme la mort
même. Il referma doucement la porte, et ayant profité de la lumière
vacillante du bout de chandelle qui finissait pour envelopper dans un
mouchoir le peu de vêtements qu'il avait, il s'assit sur un banc en
attendant le jour.

Aux premiers rayons de l'aurore qui commencèrent à poindre à travers
les fentes des volets de la boutique, Olivier se leva et ouvrit de
nouveau la porte. Un regard craintif autour de lui, un moment
d'hésitation . . . il l'a refermée sur lui et le voilà au milieu de la
rue . . . Il regarde à droite et à gauche, ne sachant trop de quel
côté fuir. Il se rappelle avoir vu les chariots, lorsqu'ils quittaient
le pays, gravir lentement la colline: il se dirige de ce côté; et
étant arrivé à un sentier qu'il savait rejoindre la route un peu plus
loin, il le prit et marcha bon train.

Le long de ce même sentier, Olivier se ressouvint d'avoir trotté côte
à côte avec M. Bumble, lorsque ce dernier le ramenait de la succursale
au dépôt de mendicité. Ce chemin conduisait à la chaumière. Son
cœur battit bien fort en y pensant, et il lui prit envie de revenir sur
ses pas. Il avait cependant fait un bon bout de chemin et il perdrait
beaucoup de temps en agissant ainsi; et puis il était si matin, qu'il
n'y avait pas de danger qu'on l'aperçût. Il continua donc et arriva
devant la maison. Il n'y avait pas d'apparence que les commensaux fussent
levés à une heure si matinale. Il s'arrêta et regarda avec précaution
dans le jardin. Un enfant y était occupé à arracher les mauvaises
herbes d'un carré; et venant à lever la tête pour se reposer, Olivier
reconnut en lui un de ses camarades d'enfance. Il fut bien aise de le
voir avant de partir; car, quoique plus jeune que lui, cet enfant avait
été son ami et son compagnon de jeu; ils avaient été affamés, battus
et enfermés ensemble tant et tant de fois!

--Chut, Richard! fit Olivier comme le petit garçon courut à la porte,
et passa ses petits bras au travers de la grille pour lui faire accueil.
Est-on levé ici?

--Non, il n'y a que moi! repartit l'enfant.

--N'faut pas dire que tu m'as vu, entends-tu, Richard, dit Olivier. Je me
sauve: on me battait et on me maltraitait, j'm'en vas chercher fortune
ailleurs, bien loin d'ici, je ne sais pas où. Comme tu es pâle!

--J'ai entendu l'médecin leur dire que j'me mourais, reprit l'enfant
avec un sourire languissant. J'suis si content d'te voir, mon cher ami!
Mais, ne t'amuse pas; va-t'en bien vite!

--Non, non, je veux te dire au revoir, poursuivit Olivier. Je te
reverrai, Richard, j'en suis sûr! Tu seras bien portant et plus heureux
alors.

--Je l'espère bien, dit l'enfant, mais quand je serai mort, pas avant.
Je sais bien que le médecin a raison, Olivier, parce que je rêve si
souvent du ciel et des anges, et je vois des figures douces comme je n'en
ai jamais vu quand je suis éveillé. Embrasse-moi, continua-t-il en
grimpant sur la porte du jardin. Et passant ses petits bras autour du cou
d'Olivier: Au revoir, mon ami! que Dieu te bénisse!

Quoique donnée par un enfant, cette bénédiction était la première
qu'Olivier eût jamais entendu invoquer sur sa tête; et au milieu des
souffrances et des vicissitudes de sa vie future, il ne l'oublia jamais
une seule fois.



VIII. --Olivier se rend à Londres, et rencontre en chemin un singulier
jeune homme.


Olivier, arrivé à la barrière où aboutissait le sentier, se trouva de
nouveau sur la grand-route. Il était alors huit heures; quoiqu'il eût
déjà fait cinq milles, il courut et se cacha tour à tour derrière les
haies jusqu'à midi, dans la crainte d'être rattrapé dans le cas où
l'on serait à sa poursuite. Alors il s'assit auprès d'une borne et se
mit à penser, pour la première fois, à l'endroit où il devait aller
pour tâcher de gagner sa vie.

Ayant souvent entendu dire par les vieillards du dépôt de mendicité
qu'un garçon d'esprit ne pouvait manquer de réussir à Londres, et
qu'il y avait dans cette grande ville des ressources dont les habitants
de la province ne se faisaient aucune idée, c'était justement l'endroit
qui convenait à l'enfant sans asile, et qui pouvait mourir dans la rue
si personne ne venait à son secours. Il marcha donc avec courage,
couchant en plein champ, vivant tantôt d'aumônes, tantôt de débris
jetés à la borne, rebuté partout, chassé de partout.

Le septième jour de son départ, il entra de très grand matin,
clopin-clopant, dans la petite ville de Barnet. Les contrevents des
maisons étaient fermés, les rues désertes; personne n'était encore
levé pour vaquer aux occupations de la journée. Le soleil se levait
tout radieux; mais sa lumière ne faisait que montrer à l'enfant, d'une
manière plus sensible, et sa tristesse et sa misère, en même temps
qu'il s'assit sur les marches froides d'un perron les pieds en sang et
couverts de poussière.

Peu à peu les volets s'ouvrirent, les stores se levèrent et les gens
commencèrent à circuler dans les rues. Quelques personnes (un bien
petit nombre) s'arrêtèrent un moment pour le considérer, ou se
détournèrent seulement en passant rapidement; mais pas un ne le
secourut, on ne se donna même pas la peine de s'informer comment il se
trouvait en cet endroit. Le pauvre enfant n'avait pas le cœur de
mendier, et il était assis là sans savoir que devenir.

Il y avait déjà quelque temps qu'il était sur les marches de ce
perron, s'étonnant du grand nombre de tavernes qu'il voyait (presque
toutes les maisons de Barnet étant des tavernes), et regardant avec
insouciance les voitures publiques qui passaient devant lui, surpris
cependant de la rapidité et de la légèreté avec laquelle elles
franchissaient en peu d'heures une distance qui lui avait demandé, à
lui, toute une semaine d'un courage et d'une résolution au-dessus de son
âge, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie en remarquant qu'un jeune
garçon qui quelques instants auparavant venait de passer, sans paraître
le remarquer, était revenu se placer de l'autre côté de la rue et le
considérait avec la plus grande attention. D'abord il n'y attacha aucune
importance; mais, voyant que ce garçon restait si longtemps dans la
même attitude, il leva la tête et le regarda de la même manière.
Alors celui-ci traversa la rue et venant droit à lui:

--Eh bien! vieux, de quoi qu'il en r'tourne? dit-il en s'adressant à
Olivier.

L'individu qui fit cette question à notre jeune voyageur était à peu
près de son âge; mais c'était bien le garçon le plus original
qu'Olivier eût jamais vu.

--Eh bien! vieux, de quoi qu'il en r'tourne?

--Je meurs de faim et je suis très fatigué, répondit Olivier les
larmes aux yeux; j'ai fait une longue trotte: j'ai marché pendant sept
jours.

--Pendant sept jours! dit le jeune homme. Ah! je devine. Par ordre du
bec. Hein? --Mais, ajouta-t-il remarquant la surprise d'Olivier, je pense
que tu ne sais peut-être pas ce que c'est qu'un bec, mon jeune camarade?

Olivier répondit ingénument qu'il avait toujours entendu dire qu'un bec
était la bouche d'un oiseau.

--En v'là un _jobard_! s'écria le _jeune homme_: le _bec_, c'est le
magistrat. _Marcher par ordre du bec_, c'n'est pas aller tout droit, mais
toujours grimper, sans jamais redescendre. N'as-tu jamais été sur le
_moulin_?

--Quel moulin? demanda Olivier.

--Quel moulin! quel moulin! le moulin qui va cent fois plus vite quand
les eaux sont basses, c'est-à-dire quand la bourse est à sec, que quand
elles sont hautes, parce que, dans ce dernier cas, il y a toujours bien
moins d'ouvriers. Ça s'comprend facilement du reste. Viens avec moi, tu
n'as rien à mettre sous la dent, et faut que tu tortilles. N'y a pas
grand-chose à la poche, seulement un rond et un jacques, voilà tout,
mais aussi loin qu'ça ira, ça ira. Allons, en avant les cliquettes!

Ayant aidé Olivier à se soulever, le jeune monsieur entraîna ce
dernier vers une boutique de regrattier, où il acheta un peu de jambon
et un petit pain de deux livres, dans lequel il fit un trou où il
introduisit le jambon pour le garantir de la poussière; puis, mettant le
tout sous son bras, il se dirigea vers un cabaret de chétive apparence,
et entra dans une salle sur le derrière. Là, un pot de bière ayant
été apporté par ordre du mystérieux jeune homme, Olivier donna dessus
à un signe de son nouvel ami, et fit un long et splendide repas, pendant
lequel l'étrange garçon l'observait de temps en temps avec la plus
grande attention.

--Tu vas à Londres? dit le jeune monsieur quand Olivier eut fini.

--Oui.

--As-tu un logement?

--Non.

--De l'argent?

--Non.

L'étrange garçon siffla et mit les mains dans ses poches, aussi avant
toutefois que les manches de son habit le lui permirent.

--Demeurez-vous à Londres? demanda Olivier.

--Oui, quand je suis chez moi! répondit l'autre. Je pense que tu ne sais
pas où coucher cette nuit, hein?

--Non, reprit Olivier. Je n'ai pas dormi à couvert depuis que j'ai
quitté mon pays.

--Ne te fais pas de bile pour ça. T'as tort de te tourmenter ainsi les
paupières, répliqua le jeune monsieur. J'dois être moi-même à
Londres ce soir, et j'connais là un vieillard respectable qui te donnera
un logement pour rien, et y n'aura pas la peine de t'rendre la monnaie de
ta pièce; c'est-à-dire si tu es présenté par quelqu'un de ses amis,
bien entendu. Et avec ça qu'y n'me connaît pas du tout! Non, s'cusez!
pus qu'ça d'connaissance!

Disant cela, le jeune monsieur sourit, pour donner à entendre que la
dernière partie de son soliloque était purement ironique, et il vida
son verre incontinent.

Cette offre inattendue d'un logement était trop séduisante pour être
refusée, surtout lorsqu'elle fut immédiatement suivie de l'assurance
qu'une fois connu du vieux monsieur, ce dernier ne serait pas longtemps
sans procurer à Olivier quelque place bien avantageuse. Ceci conduisit
à un entretien plus confidentiel, dans lequel Olivier découvrit que son
ami, qui s'appelait Jack Dawkins, était l'ami intime et le protégé du
vieux monsieur en question.

L'extérieur de M. Dawkins ne parlait pas beaucoup en faveur des
avantages que son patron obtenait pour ceux qu'il prenait sous sa
protection; mais comme il avait une manière de s'exprimer si prompte et
si obscure tout à la fois, et qu'en outre il avoua que, parmi ses
coteries, il était mieux connu sous le sobriquet de _fin Matois_,
Olivier conclut de là que son compagnon étant peut-être insouciant et
léger, la morale du vieux monsieur avait été perdue en lui. Dans cette
pensée, il résolut, à part lui, de la mettre à profit aussitôt que
possible, et que, s'il trouvait le Matois incorrigible, comme il avait
tout lieu de le croire, il renoncerait à l'honneur de le fréquenter.

Comme Jack Dawkins déclara ne vouloir entrer dans Londres qu'à la nuit,
il était près de onze heures quand ils arrivèrent à la barrière
d'Islington. Ils passèrent devant la taverne de l'Ange, au coin de la
rue Saint-Jean, enfilèrent la petite rue qui conduit au théâtre
Sadlerswells, longèrent la rue d'Exmouth et Coppice-Row, descendirent la
petite cour près du dépôt de mendicité; et ayant traversé le terrain
classique nommé autrefois Hocley-in-the-Hole, ils gagnèrent
Little-Saffron-Hill et Great-Saffron-Hill, que le fin Matois arpenta au
pas de course, recommandant à Olivier de le suivre de près.

Olivier réfléchissait justement s'il ne ferait pas mieux de se sauver,
lorsqu'ils atteignirent le bout de la rue. Son compagnon, le prenant
alors par le bras, poussa la porte d'une maison près de Field-Lane, et,
l'entraînant dans le passage, ferma la porte derrière eux.

--Qui va là? cria une voix qui venait d'en dessous en réponse à un
coup de sifflet du Matois.

--Plummy et Slam! telle fut la réponse.

C'était apparemment le mot du guet ou le signal qu'il n'y avait rien à
craindre; car la faible lumière d'une chandelle se refléta sur la
muraille, à l'extrémité opposée du passage, et une tête se montra à
leur de terre, à l'endroit où était jadis la vieille rampe de
l'escalier de la cuisine.

--Vous êtes deux? dit l'homme avançant un peu plus la chandelle et
mettant sa main sur ses yeux pour mieux voir; qui est l'autre?

--Un pophyte, répondit Jack Dawkins poussant Olivier en avant.

--D'où vient-il?

--Du pays de la Jobardière. Fagin est-il en haut?

--Oui, il assortit les blavins. Allons, montez.

La lumière s'éloigna et la tête disparut.

Olivier, cherchant son chemin à tâtons d'une main, et de l'autre tenant
les basques de l'habit de son compagnon, arriva non sans peine au haut de
l'escalier sombre et à moitié brisé que le fin Matois escalada avec
une assurance et une agilité qui prouvaient assez que le chemin lui
était connu. Celui-ci ouvrit la porte d'une chambre donnant sur le
derrière de la maison, et y fit entrer sa nouvelle connaissance.

--C'est mon ami Olivier Twist, que je vous présente, Fagin, dit le
Matois.

Le juif sourit, et, faisant un profond salut à Olivier, il le prit par
la main en lui disant qu'il espérait avoir l'honneur de faire sa
connaissance. [4]

--Nous sommes charmés de te voir, assurément! dit le juif. _Le Matois_!
retire les saucisses de la poêle et approche du feu ce paquet pour
qu'Olivier s'asseye. --Ah! tu regardes les mouchoirs de poche, hein, mon
ami? N'y en a pas mal, n'est-ce pas? Nous venons justement de les compter
pour les envoyer au blanchissage; voilà tout, Olivier. Ha! ha! ha!

Ces dernières paroles du juif excitèrent les applaudissements de ses
jeunes élèves, et ce fut au milieu des éclats de rire de la compagnie
qu'on se mit à table.

Olivier prit sa part du souper; et le juif lui ayant versé un verre de
genièvre et d'eau chaude, en lui recommandant de le boire tout de suite,
afin de passer son gobelet à un autre, il ne l'eut pas plus tôt avalé
qu'il se sentit porter doucement sur l'un des sacs, où il s'endormit
d'un profond sommeil.



IX. --Quelques détails concernant le facétieux vieillard et ses
élèves intelligents.


Il était tard quand Olivier s'éveilla le lendemain matin. Il n'y avait
dans la chambre que le vieux juif, qui faisait bouillir du café en
sifflant tout bas, tandis qu'il le remuait avec une cuiller de fer. De
temps à autre, il s'arrêtait pour écouter, au moindre bruit qui se
faisait au-dessous, et, quand il avait satisfait sa curiosité, il se
remettait à tourner le café et à siffler de plus belle.

Lorsque le café fut fait, le juif posa la casserole à terre, et, ne
sachant trop comment passer le temps, il se tourna machinalement vers
Olivier et l'appela par son nom; il y eut toute apparence que l'enfant
dormait, car il ne répondit pas. S'en étant assuré, il se dirigea
doucement vers la porte, qu'il ferma aux verrous, puis, selon qu'il parut
à Olivier, il tira, d'une trappe pratiquée dans le plancher, une petite
boîte et la plaça sur la table. Ses yeux brillèrent en même temps
qu'il leva le couvercle et qu'il y plongea son regard. Alors, approchant
une vieille chaise, il s'assit et tira de la boite une montre d'or
magnifique étincelante de diamants.

--Ah! ah! dit-il haussant les épaules et faisant une grimace horrible,
de fameux lapins ceux-là! de vrais lurons! Fermes jusqu'à la fin! Pas
si bêtes que de dire au vieux prêtre où ça s'trouverait! Jamais ils
n'ont vendu le vieux Fagin! Et d'ailleurs, à quoi ça leur aurait-il
servi de manger le morceau? Ça n'aurait pas desserré le nœud coulant,
ni laissé l'échelle une minute de plus. Non! non! Ah! c'étaient de
bons vivants! de fameux lapins!

Tout en faisant ces réflexions, ainsi que d'autres de même nature, le
juif remit encore fois la montre en son lieu de sûreté; cinq ou six
autres, pour le moins, furent tirées tour à tour de la même boîte et
passées en revue avec la même satisfaction, ainsi que des bagues, des
broches, des bracelets et d'autres articles de bijouterie d'une matière
si magnifique et d'un travail si précieux, qu'Olivier n'en savait même
pas le nom.

Ayant replacé ces joyaux, le juif en prit un autre si petit, qu'il
tenait dans le creux de sa main. Une inscription très fine paraissait y
être gravée, car il le posa sur la table, et, le garantissant du faux
jour en mettant sa main devant, il l'examina longtemps avec la plus
grande attention. Enfin, renonçant à l'espoir d'en déchiffrer la
légende, il le remit dans la boîte, et se penchant sur le dos de sa
chaise:

--Quelle belle chose que la peine capitale! murmura-t-il entre ses dents.
Les morts ne reviennent jamais pour jaser. Ah! c'est une bien grande
sécurité pour le commerce! cinq d'entre eux accrochés à la file l'un
de l'autre; et pas un n'a été assez capon pour manger l'morceau!

Disant cela, le juif, qui jusqu'alors avait tenu ses yeux noirs et
perçants sur le bijou dans un état de fixité extatique, les reposa sur
Olivier, et, voyant que l'enfant le regardait avec une muette curiosité,
il comprit qu'il en avait été observé. Alors, fermant brusquement la
boîte, il s'empara d'un couteau qui était sur la table, et se leva d'un
air furieux. Il n'était pas rassuré cependant, car, malgré sa frayeur,
Olivier put s'apercevoir que le couteau tremblait dans la main du
vieillard.

--Qu'est-ce que cela? dit le juif, m'espionnais-tu? Quoi donc! étais-tu
éveillé? Qu'as-tu vu? parle, enfant! réponds vite! Il y va de ta vie!

--Je n'ai pas pu dormir plus longtemps, Monsieur, répondit Olivier, je
suis bien fâché de vous avoir interrompu, en vérité.

--Tu n'étais pas éveillé il y a une heure? demanda le juif d'un air
égaré.

--Non, Monsieur, bien sûr! reprit Olivier.

--En es-tu bien sûr? s'écria le juif donnant à son regard une
expression encore plus farouche et prenant une attitude menaçante.

--Oui, oui, Monsieur, ma parole d'honneur, répliqua l'enfant avec
empressement; je vous assure que je n'étais pas éveillé; bien vrai,
bien vrai!

--Tais-toi, tais-toi, mon ami! dit le juif reprenant tout à coup ses
manières ordinaires et faisant semblant de jouer avec le couteau avant
de le remettre sur la table, pour donner à entendre qu'il ne l'avait
pris que par badinage. Sans doute, je savais bien cela, mon ami; aussi
c'était seulement pour te faire peur, histoire de rire. --Sais-tu que tu
es brave, mon garçon! Ah! ah! tu es un brave, Olivier! (Disant cela, il
frottait ses mains en ricanant, tout en regardant la boite avec
inquiétude cependant.) Alors, posant sa main sur le couvercle, il
ajouta, après un moment de silence:-- As-tu vu quelques-unes de ces
jolies choses, mon ami?

--Oui, Monsieur, répondit Olivier.

--Ah! fit le juif changeant de couleur, ce . . . sont . . . c'est . . .
mon petit avoir, Olivier; c'est ma propriété, c'est tout ce que j'ai
pour me retirer sur mes vieux jours. Le monde dit que je suis avare, oui,
mon ami, seulement avare, rien que cela.

Olivier pensa que le _vieux monsieur_ devait être avare en effet pour
vivre dans un endroit si sale avec tant de montres; mais, s'imaginant que
sans doute sa tendresse pour le _fin Matois_ et les autres garçons lui
coûtait beaucoup d'argent, il n'en eut que plus d'estime pour lui, et
lui demanda respectueusement s'il pouvait se lever.

--Certainement, mon ami! certainement! répondit le vieux _juif_,
attends! il y a une cruchée d'eau là, dans le coin, derrière la porte;
apporte-la ici, je m'en vais te donner une cuvette pour te laver.

Olivier se leva, traversa la chambre et se baissa pour prendre la cruche;
quand il se retourna la boîte avait disparu.

Il avait à peine fini de se laver et de remettre chaque chose à sa
place, après avoir conformément aux ordres du juif vidé la cuvette par
la fenêtre, lorsque le _fin Matois_ rentra accompagné d'un de ses amis,
jeune gaillard qu'Olivier avait vu la veille la pipe à la bouche, et qui
lui fut présenté avec toutes les formalités voulues comme étant le
sieur Charlot Bates. Chacun se mit à table et mangea avec le café des
petits pains tout chauds et du jambon, que le _Matois_ avait apportés
dans le fond de son chapeau.

--Eh bien! dit le juif jetant sur Olivier un regard malin, en même temps
qu'il s'adressait au Matois, j'espère que vous avez été à l'_ouvrage_
ce matin, les amis!

--Un peu, mon neveu! répondit le Matois.

--Hardis comme des pages! reprit Charlot.

--Allons! allons! vous êtes de bons enfants! de bien bons enfants! dit
le juif. Qu'est-ce que tu as rapporté, toi, Jack?

--Deux _agenda_, répondit celui-ci.

--Garnis, hein? demanda le juif avec empressement.

--Pas mal, répliqua le _Matois_, tirant de sa poche deux _agenda_ dont
un rouge et l'autre vert.

--Pas aussi lourds qu'ils le devraient, dit le juif après avoir examiné
le dedans avec une scrupuleuse attention. Du reste, c'est très propre et
fait dans le soigné.

--C'est d'un _habile ouvrier_, n'est-ce pas, Olivier?

--Très _habile_ certainement, Monsieur, répondit Olivier.

Là-dessus, le sieur Charlot partit d'un grand éclat de rire, au grand
étonnement de l'enfant, qui ne voyait rien de risible en cela.

--Et toi, mon vieux! dit Fagin à Charlot, qu'est-ce que tu nous
rapportes? --Des _blavins_, reprit maître Bates proposant quatre
mouchoirs de poche. --C'est bien! repartit le juif après les avoir
passés en revue; ils ne sont pas mauvais. Oui, mais tu ne les as pas
bien marqués, Charlot, faudra en ôter la marque avec une aiguille, et
nous montrerons à Olivier comment il faut s'y prendre.

--Ça va-t-il, Olivier? hein! ha! ha! ha!

--Volontiers, Monsieur, répondit Olivier.

--Tu voudrais bien savoir _faire le mouchoir_ aussi habilement que
Charlot Bates, n'est-il pas vrai, mon ami? demanda le juif.

--Oh! oui, Monsieur, j'aimerais beaucoup cela. Si vous vouliez me
l'enseigner, reprit l'enfant.

Maître Bates vit dans cette réponse quelque chose de si plaisant, qu'il
partit d'un nouvel éclat de rire qui, lui ayant fait avaler son café de
travers, il s'en fallut de bien peu qu'il ne suffoquât.

--Il est vraiment si _neuf_! dit Charlot lorsqu'il fut remis, comme pour
excuser sa conduite incivile.

Le _Matois_, passant sa main sur la tête d'Olivier en lui rabattant ses
cheveux sur le visage, dit qu'il en saurait bientôt assez; sur quoi le
vieux juif, voyant que le rouge montait au visage de l'enfant, changea de
conversation en demandant s'il y avait eu beaucoup de monde à
l'exécution qui avait dû avoir lieu le matin même. Cela surprit
d'autant plus Olivier, que par les réponses des deux jeunes _garçons_,
il était évident qu'ils y avaient assisté, et il ne comprenait pas
qu'ils eussent eu assez de temps pour être si laborieux.

Quand on eut desservi, le plaisant vieillard et les deux jeunes gens
jouèrent à un jeu aussi curieux qu'il était peu commun. Le premier mit
une tabatière dans un des goussets de son pantalon, et un portefeuille
dans l'autre; dans la poche de son gilet une montre à laquelle était
attachée une chaîne de sûreté, qu'il passa autour de son cou; et
fichant sur sa chemise une épingle montée en faux, il se boutonna
jusqu'en haut; puis plaçant son étui à lunettes et son mouchoir dans
les poches de sa redingote, il se promena de long en large dans la
chambre, une canne à la main: de même qu'on voit nos vieux messieurs
dans les rues à chaque instant du jour. Tantôt il s'arrêtait devant la
cheminée, et tantôt à la porte, feignant d'examiner les marchandises
aux fenêtres des boutiques. Parfois, il regardait autour de lui et
tâtait ses poches alternativement pour s'assurer si on ne l'avait point
volé; et il faisait cela si naturellement, qu'Olivier en riait jusqu'aux
larmes. Pendant tout ce temps, les deux jeunes _messieurs_ le suivaient
de près, évitant si adroitement ses regards chaque fois qu'il se
retournait, qu'il était impossible à l'œil de suivre leurs mouvements.
À la fin le _Matois_ lui marcha sur le pied, tandis que Charlot le
heurta (sans le faire exprès, bien entendu), et, en ce moment même, ils
lui soulevèrent en moins de rien et avec la plus étonnante dextérité
tabatière, portefeuille, montre, chaîne de sûreté, épingle, mouchoir
de poche, ainsi que l'étui à lunettes. Si le vieux _monsieur_ sentait
une main dans une de ses poches, il disait dans laquelle, et le jeu
était à recommencer.

Lorsqu'on eut joué à ce jeu un grand nombre de fois, deux jeunes
_demoiselles_ vinrent faire une visite aux deux jeunes _messieurs_. L'une
se nommait Betzy, et l'autre Nancy. Leur chevelure naturellement épaisse
n'était pas des mieux soignée; leurs souliers n'avaient point de
cordons, et leurs bas étaient négligemment tirés. Elles avaient de
grosses couleurs et paraissaient assez gaillardes. Comme elles avaient
des manières excessivement enjouées, Olivier pensa qu'elles étaient
fort aimables (comme elles l'étaient, à n'en point douter).

Ces demoiselles restèrent assez longtemps, et des liqueurs ayant été
apportées par suite de la réflexion de l'une d'elles, qui se plaignit
d'avoir l'estomac _glacé_, la conversation devint vive et animée. À la
fin Charlot dit qu'il pensait qu'il était grandement temps de _battre la
semelle_, expression qu'Olivier crut être le français de sortir; car,
aussitôt après, le _Matois_ et Charlot et les deux jeunes _demoiselles_
s'en allèrent ensemble, munis de quelque argent que leur donna le bon
vieux juif pour dépenser en chemin.

--Eh bien! mon ami, n'est-ce pas une vie agréable que celle-ci, hein?
dit Fagin; les voilà partis pour toute la journée!

--Ont-ils fini de travailler, Monsieur? demanda Olivier.

--Oui, repartit le juif, à moins qu'ils ne trouvent de la besogne en
route; alors ils ne la négligeront pas, tu peux bien y compter. Prends
exemple sur eux, mon ami: prends exemple sur eux! continua-t-il en
frappant l'âtre de la cheminée avec la pelle à feu, comme pour donner
plus de force à ses paroles: fais tout ce qu'ils te diront, et
consulte-les en toutes choses, principalement le _Matois_. Il fera un
grand homme lui-même, et tu deviendras comme lui si tu le prends pour
modèle. Est-ce que mon mouchoir sort de ma poche, mon ami? demanda-t-il
en s'arrêtant tout court.

--Oui, Monsieur, répondit Olivier.

--Essaye donc un peu si tu pourrais le prendre sans que je m'en
aperçusse, de même que tu les as vus faire quand nous nous amusions ce
matin.

Olivier souleva la poche d'une main, comme il l'avait vu faire au _fin
Matois_, et de l'autre tira légèrement le mouchoir.

--Est-ce fait? demanda le juif.

--Le voilà, Monsieur, dit Olivier en le lui montrant.

--Tu es un garçon fort adroit, mon ami! dit le plaisant vieillard
passant sa main sur la tête d'Olivier en signe d'approbation. Je n'ai
jamais vu un garçon plus habile. Tiens, voilà un schelling pour toi. Si
tu continues de ce train-là, tu seras le plus grand homme de ton
siècle. Maintenant, viens ici que je te montre à ôter les marques des
mouchoirs.

Olivier se demanda à lui-même ce qu'avait de commun l'action
d'escamoter, en plaisantant, le mouchoir du vieillard, avec la chance de
devenir un grand homme; mais pensant que le juif, étant beaucoup plus
âgé que lui, devait en savoir davantage, il s'approcha de la table et
fut bientôt livré profondément à sa nouvelle étude.



X. --Olivier connaît mieux le caractère de ses nouveaux compagnons et
acquiert de l'expérience à ses dépens. Importance des détails
contenus dans ce chapitre.


Pendant plusieurs jours Olivier resta dans la chambre du juif,
démarquant les mouchoirs, qui arrivaient en foule au logis, et
quelquefois aussi prenant part au susdit jeu auquel ce dernier et les
deux jeunes messieurs s'exerçaient régulièrement tous les matins. À
la fin, il commença à soupirer après le grand air, et chercha
plusieurs fois l'occasion de supplier le vieillard de le laisser sortir
pour _travailler_ avec ses deux camarades.

Il désirait d'autant plus ardemment d'être mis en activité, qu'il
avait vu un échantillon de la morale austère du _vieux monsieur_.
Chaque fois que le _Matois_ ou Charlot Bates rentrait le soir les mains
vides, il leur faisait une longue mercuriale, s'étendant au long sur les
maux qu'engendrent la paresse et l'oisiveté, et, pour graver plus
fortement cette vérité dans leur mémoire, il les envoyait coucher sans
souper. Une fois entre autres il les précipita du haut en bas de
l'escalier. Mais cet excès de zèle chez ce _vertueux_ vieillard
n'était pas souvent porté à ce point.

Enfin, un beau matin Olivier obtint la permission qu'il avait si
ardemment désirée. Il y avait déjà deux ou trois jours qu'il n'avait
plus de mouchoirs à démarquer, et les repas étaient un peu maigres.
Peut-être ce furent les motifs qui engagèrent Fagin à donner son
consentement. Que ce soit cela ou non, il dit à Olivier qu'il pouvait
sortir, et le plaça sous la sauvegarde de Charlot Bates et de son ami
_le Matois_.

Les trois amis s'en allèrent: _le Matois_, les manches retroussées et
le chapeau sur l'oreille comme de coutume; maître Charlot, les mains
dans ses poches en se dandinant, et Olivier entre eux deux, s'étonnant
où ils pouvaient aller et dans quelle branche d'industrie on allait
d'abord le lancer.

Ils marchaient si lentement et ils paraissaient si incertains quant au
chemin qu'ils devaient prendre, qu'Olivier pensa que ses compagnons
trompaient le vieux _monsieur_ en n'allant pas du tout à l'ouvrage. Le
_Matois_ avait un malin penchant aussi: c'était d'ôter les casquettes
des petits garçons et de les jeter ensuite dans les cours. Charlot, de
son côté, montrait des principes bien relâchés quant au respect qu'on
doit avoir pour le bien d'autrui, en escamotant aux échoppes des
fruitières des ognons et des pommes qu'il mettait dans ses poches, qui
étaient si grandes qu'elles semblaient envahir ses habits dans tous les
sens. Cela parut si inconvenant à Olivier, qu'il était sur le point de
leur déclarer son intention de les quitter pour s'en retourner à la
maison comme il pourrait, lorsque ses pensées furent dirigées tout à
coup vers un autre sujet par un changement mystérieux dans la conduite
du _Matois_.

Ils venaient de sortir d'un étroit passage près de Clerkenwell, qu'on
appelle encore, par une étrange corruption de mots, le Boulingrin,
lorsque le _Matois_ s'arrêta tout à coup, et, posant son doigt sur ses
lèvres, fit rétrograder ses camarades avec la plus grande
circonspection.

--Qu'est-ce que c'est? demanda Olivier.

--Chut! fit le _Matois_, vois-tu ce vieux _pante_ devant l'étalage du
libraire?

--Le vieux monsieur de l'autre côté de la rue? reprit l'enfant. Oui, je
le vois.

--_Il y passera_, poursuivit le _Matois_.

--_Il y a gras_, répliqua Charlot.

Olivier les regarda alternativement l'un et l'autre avec la plus grande
surprise, mais il n'eut le temps de faire aucune question; car ses deux
compagnons traversèrent la rue sans faire semblant de rien, et se
glissèrent furtivement derrière le monsieur sur qui son attention
était fixée. Il fit quelques pas dans la même direction, et, ne
sachant s'il devait avancer ou reculer, il les regarda avec un silencieux
étonnement.

Ce monsieur, qui avait la tête poudrée et des lunettes d'or, paraissait
être très respectable; il portait un habit vert-bouteille avec un
collet de velours noir et un pantalon blanc, et il avait sous le bras un
élégant bambou. Il venait de prendre un livre à l'étalage, et il
était là comme chez lui, lisant aussi tranquillement que s'il eût
été dans son fauteuil, et il est bien probable qu'il s'y croyait
réellement, car il était évident qu'absorbé comme il l'était dans sa
lecture, il ne voyait ni l'étalage du libraire, ni la rue, ni les deux
garçons, rien autre chose enfin que le livre qu'il parcourait en entier,
tournant le feuillet quand il arrivait au bas d'une page, recommençant
à la première ligne de la suivante, et ainsi de suite, avec le plus vif
intérêt et le plus grand empressement.

Quelles furent la surprise et l'horreur d'Olivier quand, ouvrant des yeux
aussi grands que ses paupières le lui permettaient, il vit le _Matois_
plonger sa main dans la poche du monsieur et en retirer un mouchoir qu'il
passa à Charlot, après quoi ils tournèrent le coin de la rue en se
sauvant à toutes jambes!

En un instant tout le mystère des mouchoirs, des montres, des bijoux et
du juif lui-même fut dévoilé à ses yeux. Il resta là un moment
abasourdi; son sang bouillonnait dans ses veines avec une telle force,
qu'il se crut dans un brasier ardent; puis, confus et effrayé tout à la
fois, il s'en prit à ses jambes; et, sans savoir ce qu'il faisait ni où
il allait, il s'enfuit au plus vite.

Tout ceci fut l'affaire d'un rien. Au même instant qu'Olivier se mit à
courir, il arriva que le monsieur, venant à fouiller dans sa poche et
n'y trouvant plus son mouchoir, se retourna brusquement, et, comme il
aperçut l'enfant se sauver aussi rapidement, il conclut de là que
c'était lui qui avait fait le larcin, et il le poursuivit le livre en
main, en criant de toutes ses forces:

--Au voleur! au voleur!

Il n'était pas le seul qui criât haro sur Olivier: le _fin Matois_ et
Charlot Bates, craignant d'attirer sur eux l'attention en courant,
s'étaient tout bonnement cachés sous la première porte-cochère qui
s'offrit à eux; mais ils n'eurent pas plus tôt entendu le cri et vu
courir l'enfant que, devinant ce que c'était, ils se mêlèrent aux
poursuivants (comme de bons citoyens qu'ils étaient) en criant comme les
autres:

--Au voleur! au voleur!

Olivier, élevé par des _philosophes_, ne connaissait pourtant pas par
théorie leur maxime sublime que _le soin de soi-même est la première
loi de la nature_. S'il l'eût connue, peut-être y eût-il été
préparé; mais, comme il ne l'était pas, il n'en fut que plus effrayé:
aussi il allait comme le vent, ayant le vieux monsieur et les deux
garçons à ses trousses.

--Au voleur! au voleur!

Il y a quelque chose de magnétique dans ce cri. Le marchand quitte son
comptoir et le charretier sa voiture; le boucher met là son panier, le
boulanger sa corbeille, le laitier ses brocs, le commissionnaire ses
paquets, l'écolier ses billes, le paveur sa pioche, et l'enfant sa
raquette; chacun court pêle-mêle, criant, hurlant, se culbutant,
renversant les passants au détour des rues, agaçant les chiens,
effarouchant les poules et faisant retentir les rues, les places et les
carrefours de ce cri:

--Au voleur! au voleur!

Ce cri est répété par cent voix, et la foule grossit à chaque coin de
rue. Elle l'éloigne en pataugeant dans la boue et en faisant résonner
le bruit de ses pas sur les trottoirs. Les croisées s'ouvrent, le monde
sort des maisons, les gens se précipitent; toute une audience déserte
Polichinelle au moment le plus intéressant de la pièce, et, se joignant
à la presse, augmente le bruit en prêtant une nouvelle vigueur aux cris
répétés: _Au voleur_! _au voleur_!

--Au voleur! au voleur!

Il y a chez l'homme une passion fortement enracinée pour courir après
quelque chose. Un malheureux enfant hors d'haleine et épuisé de
fatigue, la terreur dans les yeux et l'agonie dans le cœur, ayant le
visage couvert de sueur, redouble d'efforts pour conserver l'avance sur
ceux qui le poursuivent et qui, à mesure qu'ils gagnent sur lui, saluent
ses forces défaillantes par des huées et des vociférations de joie:

--Au voleur! au voleur! Arrêtez! arrêtez-le! Ne fût-ce que par pitié,
arrêtez-le!

--Le voilà arrêté à la fin! C'est un fameux coup, ça! Il est étendu
sur le trottoir, et la foule empressée s'assemble autour de lui; chaque
nouveau venu coudoyant et se poussant pour l'entrevoir. Reculez-vous!
--Donnez-lui un peu d'air! --C'te bêtise! Il ne mérite pas . . . --Où
est le monsieur? --Le voilà qui vient. --Faites place au monsieur!
--Est-ce bien là le garçon, Monsieur? --Oui.

Olivier était là, couvert de boue et de poussière, la bouche
ensanglantée et regardant d'un air égaré toutes ces figures qui
l'environnaient, lorsque le vieux monsieur fut introduit, pour ne pas
dire porté dans le cercle, par l'avant-garde des poursuivants, et qu'il
fit cette réponse.

--Oui, dit-il avec un air de bonté, j'ai bien peur que ce ne soit lui.

--Peur! murmura la foule. En v'là d'une bonne!

--Pauvre petit diable! dit le monsieur, il s'est fait mal!

--C'est moi qui l'ai arrangé comme ça, Monsieur, dit un grand flandrin
en s'avançant, et je me suis joliment coupé la main contre ses dents.
C'est moi qui l'ai arrêté, Monsieur.

Disant cela, l'individu porta alors la main à son chapeau, souriant
bêtement et s'attendant sans doute à recevoir quelque chose pour sa
peine; mais le monsieur, l'examinant avec un air de mépris, jeta un
regard inquiet autour de lui comme s'il eût cherché à s'esquiver
lui-même: ce qu'il eût fait sans doute, et il eût donné lieu par-là
à une autre poursuite, si un agent de police (la dernière personne qui
arrive toujours en pareil cas) n'eût percé la foule en ce moment et
n'eût saisi Olivier au collet.

--Ce n'est pas moi, Monsieur, bien sûr, bien sûr! C'est deux autres
garçons, dit Olivier joignant les mains d'un air suppliant et regardant
autour de lui; ils doivent être là, quelque part.

--Oh! que non, ils ne sont pas là! reprit l'agent de police d'un air
moqueur.

Il disait vrai sans le savoir. (Le _Matois_ et Charlot s'étaient
faufilés dans la première cour qu'ils avaient rencontrée sur leur
chemin.)

--Allons, lève-toi!

Ne lui faites pas de mal, dit le vieux monsieur avec compassion.

--Oh! je ne veux pas lui faire de mal, reprit l'autre arrachant la veste
de l'enfant, en le forçant à se relever, pour preuve de ce qu'il
avançait. Allons, viens! Je te connais; ça n'peut prendre avec moi, ces
couleurs-là! Veux-tu bien te tenir sur tes jambes, petit vaurien!



XI. --De la manière dont M. Fang le magistrat rend la justice.


Le vol avait été commis dans la juridiction, et, de fait, dans le
voisinage immédiat d'un bureau de police métropolitain très renommé.
Les curieux eurent seulement la satisfaction d'accompagner Olivier un
bout de chemin, c'est-à-dire jusqu'à un endroit nommé _Multon-Hill_,
où on le fit passer sous une voûte sombre et basse qui conduisait à
une cour malpropre sur le derrière de ce dispensaire de la prompte
justice. Ils y rencontrèrent un fort gaillard ayant d'énormes favoris
sur la figure et un gros trousseau de clefs à la main.

--Qu'y a-t-il de neuf? demanda-t-il avec insouciance.

--C'est un jeune _pègre_ (filou), reprit l'agent de police.

--Est-ce vous qui avez été volé, Monsieur? demanda le geôlier.

--Oui, dit le vieux monsieur, c'est moi, mais je ne suis pas sûr que ce
soit cet enfant qui ait pris le mouchoir; c'est pourquoi je . . .
j'aimerais mieux ne pas donner suite à l'affaire.

--Il est trop tard! Il faut qu'il aille devant le magistrat, reprit le
geôlier. Il va être libre à l'instant.

Et s'adressant à Olivier:

--Voyons, toi, gibier de potence! à nous deux!

C'était pour l'enfant une invitation d'entrer dans une cellule dont
l'homme ouvrit la porte et où il l'enferma, bien qu'après l'avoir
fouillé il n'eût rien trouvé sur lui.

Le vieux monsieur parut presque aussi triste qu'Olivier, lorsque la clef
cria dans la serrure, et il jeta les yeux en soupirant sur le livre qui
était la cause innocente de tout ce tumulte.

--Il y a quelque chose dans la figure de cet enfant, se dit-il à
lui-même en faisant quelques pas et en se frappant le menton avec le
livre, absorbé qu'il était dans ses réflexions, quelque chose qui me
touche et m'intéresse. Serait-il innocent? . . . Il ressemble . . . À
propos, s'écria-t-il s'arrêtant tout court et regardant fixement les
nuages, ou donc ai-je vu une figure semblable à la sienne?

Après avoir réfléchi quelques instants, le vieux monsieur s'avança
d'un air pensif vers une petite salle qui donnait sur la cour; et là,
retiré à l'écart, il passa en revue dans son esprit un grand nombre de
visages qu'il avait perdus de vue depuis bien des années, et sur
lesquels un voile sombre s'était étendu.

Il fut tiré de sa rêverie par le geôlier, qui, lui donnant un petit
coup sur l'épaule, lui fit signe de le suivre. Il ferma aussitôt son
livre et fut bientôt en la présence imposante du célèbre M. Fang. La
salle d'audience, qui donnait sur la rue, était lambrissée. M. Fang
était assis en-deçà d'une petite balustrade à l'extrémité; et d'un
côté de la porte, sur une sellette placée à cet effet, se tenait le
pauvre petit Olivier, effrayé de la gravité de cette scène.

Le vieux monsieur s'inclina respectueusement, et, s'avançant vers le
bureau du magistrat, il dit en ajoutant l'action à la parole:

--Voici mon adresse, Monsieur. Et, faisant trois pas en arrière, il
s'inclina de nouveau et attendit qu'on le questionnât.

Il arriva que M. Fang était occupé à lire dans le _Morning Chronicle_
un article concernant un jugement qu'il avait rendu, lequel article le
recommandait pour la mille et unième fois à l'attention particulière
du ministre de l'intérieur. Il était de mauvaise humeur et il leva la
tête d'un air rechigné.

--Qui êtes-vous? demanda-t-il.

Le vieux monsieur montra du doigt sa carte avec quelque surprise.

--Officier de police! dit M. Fang secouant avec mépris la carte et le
journal, quel est cet individu?

--Mon nom, dit le vieux monsieur en s'exprimant avec aisance, mon nom est
Brownlow. Qu'il me soit permis, à mon tour, de demander le nom du
magistrat qui, sous la protection de la loi, insulte gratuitement un
homme respectable sans y être provoqué. Disant cela, M. Brownlow jeta
un regard autour de lui comme pour chercher quelqu'un qui voulût bien
répondre à sa question.

--Officier de police, dit M. Fang en jetant le journal de côté, de quoi
cet individu est-il accusé?

Il n'est point accusé du tout, monsieur le magistrat, répondit
l'officier de police, il comparaît contre ce garçon.

Le magistrat savait bien cela; mais c'était un moyen tout comme un autre
de vexer, les gens impunément.

--Ah! il comparaît contre ce garçon, n'est-ce pas? répliqua M. Fang
examinant M. Brownlow de la tête aux pieds avec un air de dédain.
Recevez son serment.

--Avant de prêter serment, dit M. Brownlow, je me permettrai de dire un
seul mot: c'est que, sans une preuve aussi convaincante, je n'aurais
jamais voulu croire que . . .

--Taisez-vous, Monsieur, dit M. Fang d'un ton péremptoire.

--Je ne me tairai pas, Monsieur! répliqua M. Brownlow.

--Taisez-vous à l'instant, si vous ne voulez que je vous fasse mettre à
la porte! dit M. Fang. Vous êtes un impertinent, un drôle, d'oser ainsi
braver un magistrat dans l'exercice de ses fonctions.

--Quoi! s'écria le vieux monsieur en rougissant.

--Faites prêter serment à cet homme, dit M. Fang au greffier: je n'en
entendrai pas davantage. Faites-lui prêter serment.

L'indignation de M. Brownlow était à son comble; mais, réfléchissant
qu'en y donnant cours, il pourrait faire du tort à l'enfant, il se
retint et prêta serment sur-le-champ.

--Maintenant, dit M. Fang, de quoi ce garçon est-il accusé?
Qu'avez-vous à déposer contre lui?

--J'étais à l'étalage d'un libraire, commença M. Brownlow.

--Taisez-vous, Monsieur, reprit M. Fang. Agent de police! Où est l'agent
de police? Approchez. Faites-lui prêter serment, greffier. Maintenant
parlez. Qu'avez-vous à dire?

L'agent de police raconta avec une bienséante soumission comment il
avait arrêté l'enfant; comme quoi, l'ayant fouillé, il n'avait rien
trouvé sur lui, ajoutant que c'était tout ce qu'il avait à dire.

--Y a-t-il des témoins? demanda M. Fang.

--Non, Monsieur le magistrat, répondit l'agent de police.

M. Fang garda le silence pendant quelques instants; puis, se tournant
vers la partie civile, il dit d'un air courroucé:

Voulez-vous expliquer le sujet de votre plainte contre ce garçon, ou ne
le voulez-vous pas? Si vous refusez de donner des preuves, je m'en vais
vous punir pour manquer de respect envers un _magistrat_. Je le ferai par
. . .

Par qui ou par quoi, c'est ce que personne ne sait: car au même instant
le greffier et le geôlier toussèrent bien fort et très à propos sans
doute; et le premier ayant laissé tomber _par mégarde_ un gros livre
sur le parquet, le reste ne put être entendu.

Au milieu des nombreuses interruptions et des insultes réitérées de M.
Fang, M. Brownlow essaya de raconter le fait; observant que, dans la
surprise du moment, il avait couru après l'enfant, parce qu'il l'avait
vu se sauver. Et, ajouta-t-il, oserai-je espérer que, dans le cas où M.
le magistrat considérerait ce petit garçon, sinon comme voleur, du
moins comme étant lié avec des voleurs, il voudra bien en agir avec lui
aussi doucement que la justice le lui permet? D'ailleurs il est blessé,
et je crains bien, poursuivit-il d'un air de compassion en se tournant
vers la barre, je crains réellement qu'il ne soit pas bien du tout.

--Oh! sans doute, cela se comprend, observa Fang d'un air moqueur.
Allons, toi, petit vagabond! Tes malices sont cousues de fil blanc. Ça
ne prendra pas avec moi. Comment t'appelles-tu?

Olivier essaya de répondre, mais sa langue resta attachée à son
palais. Il était d'une pâleur effrayante et tout semblait tourner
autour de lui.

--Comment t'appelles-tu, petit fripon? cria Fang d'une voix de tonnerre.
Officier! quel est son nom?

Ceci s'adressait à un gros joufflu, au gilet rayé, qui se tenait près
de la barre. Il se pencha vers l'enfant et répéta la question; mais,
voyant qu'il était réellement incapable de comprendre, et sachant que
son silence ne ferait qu'accroître la colère du magistrat, et, par
conséquent, ajouter à la sévérité de la sentence, il répondit au
hasard:

--Il s'appelle Tom White, monsieur le magistrat.

--Oh! il ne veut pas parler, n'est-ce pas? dit Fang. Fort bien! Où
demeure-t-il?

--Où il peut, monsieur le magistrat, répondit ce brave homme feignant
de recevoir la réponse d'Olivier.

--A-t-il des parents? demanda M. Fang.

--Il dit qu'ils sont morts depuis son enfance, répliqua l'autre de la
même manière.

A cet endroit de la question, Olivier leva la tête, et, jetant autour de
lui un regard suppliant, demanda, d'une voix mourante, qu'on voulût bien
lui donner un verre d'eau.

--Grimaces que tout cela, dit Fang, ne pense pas me prendre pour dupe.

--Je crois qu'il n'est vraiment pas bien, monsieur le magistrat, dit
l'officier de police.

--J'en sais plus long que vous là-dessus, dit Fang.

--Prenez garde, officier de police, dit le vieux monsieur levant les
mains instinctivement, prenez garde, il va tomber.

--Retirez-vous de là, officier de police, s'écria Fang d'un air brutal,
et qu'il tombe si cela lui plaît.

Olivier profita de l'obligeante permission, et tomba évanoui sur le
plancher. Les hommes de service, dans la salle, se regardèrent les uns
les autres, mais pas un seul n'osa bouger.

--Je savais bien qu'il le faisait exprès, dit Fang (comme si cet
accident eût été pour lui la preuve incontestable de ce qu'il
avançait), il en sera bientôt las.

--Qu'allez-vous prononcer, Monsieur? demanda à voix basse le greffier.

--Le condamner sommairement, dit Fang, à trois mois de prison, et au
_tread-mill_, [5] bien entendu. Evacuez la salle!

La porte était déjà ouverte à cet effet, et deux hommes se
préparaient à porter dans la prison le pauvre Olivier, qui n'avait pas
encore repris ses sens, lorsqu'un homme d'un certain âge et d'un
extérieur décent, quoique pauvre, à en juger par ses habits noirs un
tant soit peu râpés, se précipita dans la salle; et s'approchant de la
barre:

--Arrêtez! dit-il tout hors d'haleine, et sans se donner le temps de
respirer, ne l'emmenez pas! suspendez le jugement!

Malgré la mauvaise humeur et les grossièretés du juge Fang, il lui
fallut écouter le témoin. C'était le libraire; il avait tout vu, il
raconta le fait, et Olivier fut remis en liberté. M. Brownlow était
indigné de la conduite de Fang. Il voulut protester, mais on le jeta
hors de la salle. Une pâleur mortelle couvrait les joues d'Olivier; à
peine il pouvait se tenir. Le compatissant vieillard fit approcher un
fiacre, et, ayant déposé l'enfant sur l'un des coussins, ils partirent.



XII. --Olivier est mieux traité qu'il ne l'a jamais été auparavant.
--Particularité concernant un portrait.


Le fiacre roula le long de Mont-Plaisir, gagna la rue d'Exmouth,
parcourant à peu près le même chemin qu'Olivier avait dû prendre la
première fois qu'il entra à Londres en compagnie du _Matois_; et,
prenant une route différente quand il eut atteint la taverne de l'Ange,
à Islington, il s'arrêta enfin devant une petite maison de belle
apparence, dans une rue bourgeoise et retirée de Pentonville. Là, sans
perdre de temps, on prépara un lit dans lequel M. Brownlow fit placer le
pauvre enfant, qui fut gardé avec une sollicitude et une tendresse sans
égale.

Pendant plusieurs jours, Olivier demeura sans connaissance entre la vie
et la mort. Il sortit enfin de cet état; il jeta un regard inquiet
autour de lui:

--Quelle est cette chambre? Où m'a-t-on amené? dit Olivier.

Il prononça ces mots d'une voix faible, étant épuisé lui-même; mais
ils furent entendus dès l'abord, car le rideau de son lit fut tiré
aussitôt, et une bonne dame âgée, décemment vêtue, se leva en même
temps d'un fauteuil qu'elle occupait près du lit, et dans lequel elle
tricotait.

--Chut! mon ami, dit la vieille dame avec douceur. Il faut être bien
tranquille, ou vous retomberiez malade; et vous avez été bien mal,--
aussi mal qu'on peut être. Là! recouchez-vous comme un bon petit
garçon. Disant cela, la bonne dame replaça doucement la tête d'Olivier
sur l'oreiller; et, écartant les mèches de cheveux qui tombaient sur
son front, elle le regarda d'un air si bon et si affectueux, qu'il ne put
s'empêcher de placer sa petite main décharnée sur la sienne et de
l'attirer autour de son cou.

--Dieu! dit la vieille dame les larmes aux yeux, quel bon petit cœur!
comme il est reconnaissant! Que dirait sa mère si, après l'avoir gardé
nuit et jour, comme je l'ai fait, elle pouvait le voir à présent?

--Peut-être bien qu'elle me voit, chuchota Olivier en joignant les
mains, peut-être bien qu'elle était assise auprès de moi, Madame; il
me semble qu'elle était auprès de moi.

--C'est l'effet de la fièvre, mon ami, dit la bonne dame.

--C'est bien possible, reprit Olivier d'un air pensif, parce qu'il y a
bien loin d'ici au ciel, et on y est trop heureux pour descendre près du
lit d'un pauvre enfant. Pourtant, si elle a su que j'étais malade, elle
m'aura plaint de là-haut, car elle a tant souffert elle-même avant de
mourir! Elle ne peut rien savoir de ce qui m'arrive cependant,
ajouta-t-il après un moment de silence; car, si elle m'avait vu battre,
cela l'aurait rendue triste, et son visage était toujours si doux et si
riant chaque fois que j'ai rêvé d'elle!

La vieille dame ne répondit rien; mais, essuyant ses yeux d'abord, puis
ses lunettes, qui étaient sur la courtepointe, elle donna à l'enfant
une boisson rafraîchissante, et, lui passant la main sur la joue, lui
recommanda de rester bien tranquillement dans son lit, sans quoi il
retomberait malade.

Olivier se tint coi; d'abord parce qu'il voulait obéir en tout à la
bonne dame, et aussi, à dire le vrai, parce qu'il était tout à fait
épuisé par ce qu'il venait de dire. Il se laissa bien aller à un
sommeil réparateur dont il fut tiré par la lumière d'une chandelle
qui, approchée de son lit, lui laissa voir un monsieur qui, lui tâtant
le pouls tout en consultant une grosse montre d'or, à tic-tac fortement
prononcé, qu'il tenait à la main, dit qu'il le trouvait beaucoup mieux.

--Vous êtes beaucoup mieux, n'est-ce pas, mon ami? dit ce dernier.

--Oui, Monsieur, je vous remercie, répliqua Olivier.

--Je sais bien que vous devez être mieux, reprit l'autre. Vous avez
faim, n'est-il pas vrai?

--Non, Monsieur, répondit l'enfant.

--Hein! fit le monsieur. Non, je sais bien que vous ne devez pas avoir
faim. Il n'a pas faim, madame Bedwin, continua-t-il d'un air d'importance
en se tournant vers la vieille dame.

Celle-ci fit un signe de tête respectueux qui semblait dire qu'elle
croyait le docteur un très habile homme: celui-ci, de son côté, parut
avoir de lui la même opinion.

--Vous avez sommeil, n'est-il pas vrai, mon ami? poursuivit le docteur.

--Non, Monsieur, répondit Olivier.

--Non, reprit l'autre d'un air de connaisseur, vous n'avez pas sommeil.
Vous n'avez pas soif, non plus, n'est-ce pas?

--Si, Monsieur, je suis un peu altéré, répliqua l'enfant.

--C'est justement ce que je pensais, madame Bedwin, dit le docteur. C'est
tout naturel, au fait, qu'il soit altéré; c'est tout à fait naturel.
Vous pouvez lui donner un peu de thé et une rôtie sans beurre. Ne le
tenez pas trop chaudement, madame Bedwin; cependant ayez bien soin qu'il
n'ait pas trop froid. Vous comprenez, n'est-ce pas?

La bonne dame fit une révérence, et le docteur, ayant goûté la potion
rafraîchissante et fait une signe d'approbation, s'éloigna en faisant
craquer ses bottes sur le parquet d'un air d'importance et de dignité.
Olivier se rendormit peu après, et il était près de minuit quand il
s'éveilla. Madame Bedwin alors lui souhaita une bonne nuit et le laissa
aux soins d'une grosse vieille femme qui venait d'entrer apportant dans
son ridicule un petit livre de prières et un large bonnet de nuit.

Il y avait déjà longtemps qu'il faisait jour quand Olivier s'éveilla
frais et dispos. La crise du mal s'était passée sans danger, et il
appartenait encore à ce monde. En moins de trois jours il fut capable de
s'asseoir sur une chaise longue, appuyé sur des oreillers; et, comme il
était encore trop faible pour marcher, madame Bedwin l'avait descendu
dans sa propre chambre, où elle s'asseyait auprès de lui, au coin du
feu, et, enchantée qu'elle était de voir en lui un mieux si sensible,
elle versa des larmes d'attendrissement.

--Ne faites pas attention, mon ami, mais ça part malgré moi, dit-elle;
là! voilà que c'est fini, maintenant, et je me sens tout à fait
soulagée!

--Vous êtes bien bonne pour moi, Madame, en vérité, dit Olivier.

--C'est bon! n'parlons pas de ça, mon ami, reprit la bonne dame. Ça n'a
rien à faire avec votre bouillon, et il est grandement temps que vous le
preniez; car le docteur dit que M. Brownlow pourrait venir vous voir ce
matin, et il faut que nous soyons sur notre _quarante-huit_: parce que
meilleure mine nous aurons, plus il sera content.

Disant cela, la bonne dame fit chauffer dans une casserole un plein bol
de bouillon assez fort (s'il eût été réduit à la force requise dans
les dépôts de mendicité) pour fournir un copieux dîner à trois cent
cinquante pauvres pour le moins.

--Aimez-vous les tableaux, mon ami? demanda la bonne dame voyant
qu'Olivier avait les yeux fixés avec une attention toute particulière
sur un portrait accroché à la muraille juste en face de lui.

--Je ne saurais vous dire, Madame! répondit celui-ci sans quitter les
yeux de dessus le tableau. J'en ai vu si peu, que je ne sais vraiment pas
. . . Quelle figure douce et belle elle a, cette dame!

--Ah! dit la bonne dame, les peintres font toujours les personnes plus
jolies qu'elles ne sont; sans quoi ils n'auraient pas de pratiques, mon
enfant. Celui qui a inventé la machine pour prendre des ressemblances
aurait bien dû savoir que ça ne réussirait jamais: c'est beaucoup trop
fidèle, beaucoup trop! reprit-elle en riant de tout son cœur de la
malice avec laquelle elle avait dit cela.

--Est-ce que ça ressemble à quelqu'un, Madame? demanda Olivier.

--Oui, répliqua la bonne dame levant les yeux un instant; c'est ce qu'on
appelle un portrait.

--À qui ressemble-t-il? demanda l'enfant avec curiosité.

--Ah! dame, je ne sais pas, mon ami, reprit-elle d'un air enjoué; ce
n'est probablement pas à quelqu'un que ni vous ni moi connaissions, du
moins que je sache. Vous avez l'air de prendre plaisir à le regarder,
mon ami?

--Il est si joli! si beau! répliqua Olivier.

--Je pense que vous n'en avez pas peur? dit la bonne dame observant avec
surprise l'air de respect avec lequel l'enfant regardait le portrait.

--Oh! bien sûr que non, répondit promptement celui-ci; mais les yeux de
cette dame paraissent si tristes, et, d'où je suis, ils semblent fixés
sur moi . . . Cela me fait battre le cœur, comme s'il était vivant
(poursuivit-il d'un ton plus bas), et qu'il voulût me parler, mais qu'il
ne pût pas.

--Que le bon Dieu vous bénisse! s'écria la bonne dame en tressaillant;
ne parlez pas comme ça, enfant! vous êtes faible et nerveux après la
maladie que vous venez de faire; laissez-moi tourner votre chaise de
l'autre côté, et, alors, vous ne la verrez pas; là! dit-elle en
joignant l'action à la parole; vous ne pouvez plus le voir maintenant,
du moins!

Olivier le voyait en imagination aussi bien que si on ne l'eût pas
changé de place; mais il pensa qu'il ferait mieux de ne pas chagriner la
bonne dame, aussi il sourit gracieusement quand elle le regarda; et
madame Bedwin, de son côté, contente de voir qu'il se trouvait plus à
l'aise, sala son bouillon et y mit de petites croûtes de pain rôti avec
tout l'apparat qui convient à un apprêt si solennel. Il l'expédia avec
une promptitude extraordinaire; et il avait à peine avalé la dernière
cuillerée, qu'on frappa doucement à la porte.

--Entrez! dit la bonne dame.

M. Brownlow (car c'était lui) entra aussi lestement que possible; mais
il n'eut pas plus tôt haussé ses lunettes sur son front, et mis ses
mains derrière les pans de sa robe de chambre pour bien examiner
Olivier, que sa figure changea plusieurs fois d'expression, et qu'elle
fit des contorsions toutes plus grotesques les unes que les autres.
Olivier était affaibli par la maladie, et comme, par respect pour son
bienfaiteur, il faisait des efforts inutiles pour se tenir debout, il
finissait toujours par retomber en arrière sur sa chaise; de sorte que
M. Brownlow, qui, à dire vrai, avait à lui seul plus de sensibilité
qu'une demi-douzaine d'hommes comme lui, ne put retenir des larmes qui
s'échappèrent de ses yeux comme par un procédé hydraulique que nous
ne sommes pas assez philosophe pour pouvoir expliquer.

--Pauvre enfant! pauvre enfant! dit-il en éclaircissant sa voix. Je suis
un peu enroué, ce matin, madame Bedwin, je crains d'avoir attrapé un
rhume.

--Faut espérer que non, Monsieur, reprit celle-ci, tout le linge que je
vous ai donné était bien sec.

--Je ne sais pas, Bedwin, je ne sais pas, poursuivit M. Brownlow, il me
semble que la serviette que vous m'avez donnée hier, à dîner, était
un peu humide. Mais n'importe! Comment vous trouvez-vous, mon ami?

--Très heureux, Monsieur, répondit Olivier, et très reconnaissant de
vos bontés pour moi.

--Charmant enfant! dit M. Brownlow remis de son émotion. Lui avez-vous
donné quelque nourriture, Bedwin? quelque bouillon, hein!

--Il vient de prendre un bol d'excellent consommé, répondit madame
Bedwin se relevant de toute sa hauteur, et prononçant ces derniers mots
avec emphase pour faire comprendre qu'entre un bouillon et un consommé,
il n'y avait pas le moindre rapport.

--Pouah! fit M. Brownlow haussant les épaules, deux ou trois verres de
vin de Porto lui auraient fait beaucoup plus de bien, n'est-il pas vrai,
Tom White, hein?

--Je m'appelle Olivier, Monsieur, reprit le jeune convalescent d'un air
étonné.

--Olivier! dit M. Brownlow; Olivier qui? Olivier White, hein?

--Non, Monsieur, Twist; Olivier Twist.

--Drôle de nom! dit le vieux monsieur. Pourquoi avez-vous dit au
magistrat que vous vous nommiez White?

--Je ne lui ai jamais dit cela, Monsieur, répondit Olivier avec un
surcroît d'étonnement.

Ceci ressemblait tellement à un mensonge, que le vieux monsieur regarda
fixement Olivier. Il était impossible de ne pas le croire: le caractère
de la vérité était empreint sur tous les traits fins et délicats de
son visage.

C'est sans doute une erreur, dit M. Brownlow. Mais, quoique ce dernier
n'eût plus de motif pour considérer attentivement Olivier, l'idée de
ressemblance entre ses traits et quelque visage qui lui était connu le
travaillait si fortement, qu'il ne pouvait détourner les yeux de dessus
lui.

--Vous n'êtes pas fâché contre moi, n'est-ce pas, Monsieur? dit
Olivier avec un regard suppliant.

--Non, non, répondit M. Brownlow. Dieu! voyez donc, Bedwin! regardez
donc là!

--En parlant ainsi, il comparait du doigt le portrait et le visage de
l'enfant. Il y avait une ressemblance parfaite. Les yeux, la bouche, les
traits, la forme de la tête étaient absolument les mêmes. L'expression
de la physionomie était tellement pareille en ce moment, que les
moindres lignes y semblaient copiées avec une exactitude qui n'avait
rien de terrestre.

Olivier ignora la cause de cette exclamation subite, car il était si
faible, qu'il ne put supporter le tressaillement qu'elle lui causa, et il
s'évanouit.



XIII. --Comment, par le moyen du facétieux vieillard, le lecteur
intelligent va faire la connaissance d'un nouveau personnage.
--Particularités et faits intéressants appartenant à cette histoire.


Quand le _Matois_ et son digne ami, maître Bates, se joignirent à ceux
qui poursuivaient Olivier, en conséquence de leur attentat à la
propriété de M. Brownlow, ils agissaient dans leur propre intérêt;
car comme la liberté individuelle est la première chose dont se vante
un Anglais de vraie race, je n'ai pas besoin de faire remarquer au
lecteur que cette action doit les exalter aux yeux de tout bon patriote.

Ce ne fut que lorsque nos deux garçons eurent parcouru un labyrinthe de
cours et de rues étroites qu'ils s'arrêtèrent d'un commun accord sous
une voûte basse et sombre. Y étant restés en silence le temps juste
qu'il leur fallait pour reprendre haleine, maître Bates poussa un cri de
satisfaction et de joie; et, partant d'un grand éclat de rire, il se
laissa tomber sur le seuil d'une porte et s'en donna à cœur joie.

--Qu'est-ce qu'y a? demanda le _Matois_.

--Ah! ah! ah! fit Charlot.

--Tu vas te taire, dit le _Matois_, regardant autour de lui avec
précaution. As-tu envie de nous faire _pincer_, animal?

--C'est plus fort que moi, dit Charlot; j'peux pas m'en empêcher, quoi!
Y m'semble encore le voir courir et s'rendre dans les poteaux au détour
des rues, puis, comme s'il était de fer aussi bien qu'eux, de r'prendre
ses jambes à son cou comme de plus belle, et moi, avec l'_blavin_ dans
ma poche, criant après lui comme les autres; ah! Dieu, s'il est
possible! . . .

L'imagination active de maître Bates lui représentait la scène sous
des couleurs trop fortes; quand il en fut à ce point de son discours, il
se roula sur le seuil de la porte, et se mit à rire encore plus fort
qu'auparavant.

--Qu'est-ce que va dire Fagin? demanda le _Matois_, profitant pour cela
du moment où son ami, n'en pouvant plus, gardait le silence.

--Quoi? reprit Charlot.

--Oui, quoi? dit le _Matois_.

--Eh bien! répliqua. Charlot un tant soit peu frappé de la manière
avec laquelle le _Matois_ fit cette remarque, qu'est-ce qu'y peut dire?

Le _Matois_, en guise de réponse, s'amusa à siffler, puis il ôta son
chapeau et se gratta la tête en faisant deux ou trois grimaces.

--Je n'te comprends pas, dit Charlot.

--Tra de ri de ra . . . c'est la mère Michel qu'a perdu son . . . fit le
_Matois_ d'un air goguenard.

Ceci était explicatif, mais non pas satisfaisant. Maître Bates le
sentit bien, et demanda à son ami ce qu'il voulait dire.

Le _Matois_ ne répondit rien; mais, donnant un léger coup de tête pour
remettre son chapeau en place, et prenant sous ses bras les longs pans de
son habit, il se fit une bosse à la joue avec sa langue, se donna
quelques chiquenaudes sur le nez d'un air familier, mais expressif, et
faisant une pirouette, il s'élança dans la cour. Maître Bates le
suivit d'un air pensif. Le bruit de leurs pas sur les marches du vieil
escalier attira l'attention du juif assis en ce moment devant le feu, un
cervelas et un petit pain dans sa main gauche, un couteau dans sa droite
et un pot d'étain sur le trépied. On eût pu apercevoir un ignoble
sourire sur sa figure blême, quand il se détourna pour écouter
attentivement, penchant l'oreille vers la porte, et jetant un regard
fauve de dessous ses sourcils rouges.

--Comment cela se fait-il? murmura-t-il changeant de contenance, ils ne
sont que deux maintenant! Où est le troisième? Leur serait-il arrivé
quelque chose? Ecoutons!

Les pas se firent entendre plus distinctement. Les deux jeunes
_messieurs_ atteignirent le palier, la porte s'ouvrit lentement et elle
se referma derrière eux.

--Où est Olivier? dit le juif d'un air furieux, qu'avez-vous fait de cet
enfant?

Les jeunes filous se regardèrent l'un l'autre d'un air embarrassé,
comme s'ils redoutaient la colère du juif; mais ils gardèrent le
silence.

--Qu'est devenu Olivier? dit le juif saisissant le Matois au collet et le
menaçant avec d'horribles imprécations. Parle, ou je t'étrangle!
Parleras-tu, dit-il d'une voix de tonnerre, et le secouant d'une telle
force qu'il était tout à fait surprenant qu'il pût tenir dans son
habit, qui, comme on le sait, n'était pas des plus étroits.

--Eh bien! il _est pincé_ et voilà tout, dit enfin le Matois d'un air
bourru. Voyons, lâchez-moi, voulez-vous? Il dit, et, d'un seul élan se
dégageant de son habit qui resta entre les mains du juif, il saisit la
fourchette à faire rôtir, et visa au gilet du facétieux vieillard une
botte qui, si elle eût porté, l'aurait privé de sa gaieté pour six
semaines ou deux mois pour le moins.

Le juif, en cette circonstance, recula avec plus d'agilité qu'on n'eût
pu l'attendre d'un homme de son âge, et s'emparant du pot d'étain, il
s'apprêtait à le lancer à la tête de son adversaire, quand Charlot
Bates, détournant en ce moment son attention par un hurlement affreux,
changea la destination du pot, et Fagin le jeta plein de bière à la
tête de ce dernier.

--Allons, maintenant, que se passe-t-il ici? murmura une grosse voix: qui
est-ce qui m'a jeté cela à la figure? C'est bien heureux que je n'aie
reçu que la bière et non pas le pot, sans quoi j'aurais fait l'affaire
à quelqu'un. Il ne me serait jamais venu à l'idée qu'un vieux voleur
de juif puisse jeter autre chose que de l'eau, et pas même encore ça,
à moins qu'il ne fraude la compagnie des eaux filtrées. Qu'est-ce que
tout ça, Fagin? Ma cravate pleine de bière!

--Venez-vous-en ici, vous! Quéqu'vous avez à rester là à c'te porte?
Comme si vous aviez à rougir de vot'maître!

L'homme qui gronda ces mots était un fort gaillard de trente-cinq ans à
peu près, portant une redingote de velours de coton noir, une culotte
courte de gros drap brun tout usée, des brodequins et des bas de coton
gris qui recouvraient des jambes massives surmontées de gros mollets; de
ces jambes auxquelles il semble toujours manquer quelque chose, si elles
ne sont garnies de chaînes.

--Venez ici, m'entendez-vous? dit-il d'un air qui n'était rien moins
qu'engageant.

Un chien blanc au poil long et sale, ayant la tête déchirée en vingt
endroits différents, entra en rampant dans la chambre.

--Vous vous faites bien prier, dit l'homme. Vous êtes devenu trop fier
sans doute pour me reconnaître en compagnie, n'est-ce pas? . . . Couchez
là!

Cet ordre fut accompagné d'un coup de pied qui envoya l'animal à
l'autre bout de la chambre.

--Après qui en avez-vous donc? Vous maltraitez les garçons, vous, vieux
ladre que vous êtes, vieux recéleur? dit l'homme s'asseyant d'un air
délibéré. Je m'étonne qu'y n'vous assassinent pas. Si j'étais que
d'eux je l'ferais. Si j'avais été votre apprenti, y a longtemps qu'ça
s'rait fait, et que . . . mais non, j'aurais pas pu tirer un sou
d'vot'peau après tout, car vous n'êtes bon à rien qu'à mettre en
bouteille pour vous faire voir comme un phénomène de laideur; et
j'pense bien qu'on n'en souffle pas d'assez grandes pour vous contenir.

--Chut! chut! monsieur Sikes, dit le juif tout tremblant. Ne parlez pas
si haut.

--Pas tant de cérémonies s'il vous plaît, poursuivit le brigand, avec
vot'air de m'appeler _monsieur_. Je sais bien où vous voulez en venir
quand vous prenez c'ton-là; ça n'dénote rien de bon. Appelez-moi par
mon nom, vous le connaissez bien. --Je ne le déshonorerai pas, allez,
quand mon heure sera venue!

--C'est bon, c'est bon, Guillaume! dit le juif avec une abjecte
humilité; vous me paraissez de mauvaise humeur, Guillaume?

--Peut-être bien, répliqua Sikes; vous n'faites pas l'effet vous-même
d'être dans vos bons moments quand vous vous amusez à lancer des pots
d'étain à la tête des gens, à moins que votre intention n'soit pas
d'leur faire plus d'mal que quand vous les dénoncez, et que . . .

--Avez-vous perdu la tête? dit le juif prenant l'autre par la manche et
lui montrant du doigt les enfants.

Sikes pour toute réponse fit semblant de se passer un nœud coulant
autour du cou, et laissa tomber sa tête en la secouant sur l'épaule
droite, pantomime que le juif parut comprendre parfaitement; puis en
termes d'argot dont sa conversation était remplie, mais qu'il est
inutile de rapporter ici, puisqu'ils ne seraient pas compris, il demanda
un verre de liqueur.

--Et n'allez pas y mettre du poison, au moins! dit Sikes posant son
chapeau sur la table.

Ceci fut dit en plaisantant; mais s'il eût pu voir le sourire amer avec
lequel le juif se mordit la lèvre en se dirigeant vers le buffet, il
eût pensé que la précaution n'était pas tout à fait inutile, ou que
le désir en tout cas d'enchérir sur l'art du distillateur n'était pas
éloigné du cœur du facétieux vieillard.

Après avoir avalé deux ou trois verres de liqueurs, Sikes voulut bien
faire attention aux deux jeunes messieurs, condescendance de sa part qui
amena une conversation dans laquelle la cause de l'arrestation d'Olivier
fut racontée avec tels détails et changements que le Matois jugea plus
convenable de faire selon les circonstances.

--J'ai bien peur, dit le juif, qu'il ne nous fasse de mauvaises affaires
s'il vient à _jaser_.

--C'est encore possible, reprit Sikes avec un malin sourire; vous êtes
_flambé_, Fagin!

--Et j'ai bien peur aussi, poursuivit le juif regardant l'autre fixement,
sans paraître faire attention à la remarque qu'il venait de faire, j'ai
bien peur que, si la mèche est découverte pour moi, elle ne le soit
aussi pour bien d'autres, et ça deviendrait du _vilain_ pour vous encore
plus que pour moi, mon cher Sikes.

--Il faut que quelqu'un aille savoir ce qui s'est passé au bureau de
police, dit Sikes d'un ton plus bas que celui qu'il avait pris depuis
qu'il était entré.

Le juif fit un signe d'approbation.

--S'il n'a pas _jasé_ et qu'il soit en prison, n'y a pas d'danger
jusqu'à c'qu'y sorte, reprit Sikes, et alors y n'faut pas l'perdre de
vue. Faut mettre la main dessus d'une façon ou d'autre.

Le juif fit un nouveau signe de tête approbatif.

La prudence de ce plan de conduite était évidente, sans aucun doute;
mais malheureusement il y avait un obstacle à surmonter pour le mettre
à exécution: c'est que le Matois, Charlot, Fagin et Sikes lui-même se
trouvaient avoir l'antipathie la plus grande pour approcher d'un bureau
de police, pour quelque cause et quelque prétexte que ce fût.

Combien de temps ils auraient pu être là à se regarder les uns les
autres dans un état d'incertitude rien moins qu'agréable, c'est ce
qu'on ne peut savoir. Il n'est pas nécessaire, d'ailleurs, de faire
aucune conjecture à ce sujet, car l'entrée subite de deux jeunes
demoiselles qu'Olivier avait déjà vues auparavant ranima la
conversation.

--Voilà justement notre affaire! dit Fagin. Betty ira, n'est-ce pas, ma
chère?

--Où donc? demanda celle-ci.

--Seulement jusqu'au bureau de police, ma chère, dit le juif d'un ton
doucereux.

C'est une justice à rendre à celle-ci de dire qu'elle ne refusa pas
positivement, mais qu'elle exprima simplement le désir _de se donner, au
diable_ plutôt que d'y aller: excuse honnête et délicate qui prouve
que la jeune _demoiselle_ était douée de cette politesse naturelle qui
fait qu'on ne peut affliger son semblable par un refus formel.

Le juif, un tant soit peu décontenancé de la réponse de cette
_demoiselle_, qui était _gaiement_ (pour ne pas dire _magnifiquement_)
parée d'une robe rouge, avec des bottines vertes et des papillotes
jaunes, s'adressa à l'autre.

--Nancy, ma chère, dit-il d'un air flatteur, qu'en dis-tu?

--Que ça ne me va pas, Fagin, répondit Nancy. Ainsi ce n'est guère la
peine de m'en parler.

--Que veux-tu dire par là? dit Sikes levant brusquement la tête.

--C'est comme je l'dis, Guillaume, reprit la fille avec le plus grand
sang-froid.

--Pourquoi cela? répliqua Sikes. Tu es justement la personne qui
convient; personne ne te connaît dans ce quartier.

--Avec ça que j'n'ai pas envie non plus qu'on me connaisse, continua
Nancy sur le même ton; c'est plutôt _non_ que _oui_ avec moi, Guillaume.

--Elle ira, Fagin, dit Sikes.

--Non, elle n'ira pas, Fagin, s'écria Nancy.

--Je vous dis qu'elle ira, Fagin, répliqua Sikes.

Celui-ci avait raison: à force de menaces, de promesses et de présents
alternativement, la demoiselle en question se laissa enfin persuader.
Elle n'était pas retenue par les mêmes considérations que son aimable
amie, ayant quitté récemment l'élégant faubourg de _Ratcliffe_ pour
venir habiter le quartier _de Field-Lane_, qui lui est tout opposé; elle
n'avait donc point la crainte d'être reconnue par aucune de ses
nombreuses connaissances.

En conséquence, ayant mis un tablier blanc et enfoncé ses papillotes
sous un chapeau de paille (deux articles de parure tirés du magasin
inépuisable du juif), Nancy se disposa à remplir sa mission.

--Attends un instant, ma chère, dit le juif apportant un petit panier
couvert. Prends cela, ça donne toujours un air plus respectable.

--Donne-lui aussi une grosse clef, pour porter de l'autre main, Fagin,
dit Sikes, ça ressemble mieux à une cuisinière qui va au marché.

--C'est vrai, reprit le juif passant une grosse clef à l'index de la
main droite de la jeune fille. Là! . . . c'est vraiment ça!
continua-t-il en se frottant les mains.

--Oh! mon frère! mon frère bien-aimé! mon cher petit frère! s'écria
Nancy feignant le chagrin, et se tordant les mains en signe de
désespoir, qu'est-il devenu? Où l'a-t-on emmené? Ah! par pitié,
Messieurs, dites-moi ce qu'est devenu cet enfant; je vous en supplie,
Messieurs, dites-le-moi!

Ayant dit ces paroles du ton le plus lamentable, à la satisfaction
indicible de ses auditeurs, Nancy se tut, jeta un regard à la compagnie,
fit un sourire d'intelligence à chacun et disparut.

--Ah! c'est une fille bien adroite, mes enfants! dit le juif en secouant
la tête d'un air grave comme un muet avertissement de suivre
l'_illustre_ exemple qu'ils avaient devant les yeux.

--Elle est la gloire et l'honneur de son _sesque_, dit Sikes remplissant
son verre et donnant un coup de son énorme poing sur la table.

--A sa santé! Dieu veuille que toutes les femmes lui ressemblent!

Tandis qu'en son absence on faisait ainsi son éloge, l'incomparable
jeunesse se dirigeait de son mieux vers le bureau de police, où, malgré
quelque peu de timidité naturelle à son sexe de marcher ainsi seule
dans les rues, elle arriva peu de temps après en toute sûreté.

Prenant par les derrières du bâtiment, elle frappa doucement avec sa
clef à la porte d'une des cellules et prêta l'oreille; comme elle
n'entendit aucun bruit en-dedans, elle toussa et écouta encore, et,
voyant qu'on ne répondait pas, elle appela.

--Olivier, dit Nancy d'une voix douce, Olivier! mon ami!

--Qui est là? répondit-on d'une voix faible et languissante.

--N'y a-t-il pas un petit garçon ici? demanda Nancy en soupirant.

--Non, fut-il répondu que Dieu l'en préserve!

Comme aucun de ces criminels ne répondit au nom d'Olivier et ne put en
donner des nouvelles, Nancy alla droit à l'agent de la police (le gros
joufflu au gilet rayé dont il a déjà été parlé), et, avec des
lamentations et des cris qu'elle rendit encore plus pitoyables en agitant
son panier et sa clef, elle demanda son frère chéri.

--Il n'est pas ici, ma chère, dit ce dernier.

--Où est-il? dit Nancy d'un air égaré.

--Le monsieur l'a emmené, reprit l'autre.

--Quel monsieur? oh! Dieu du ciel! quel monsieur? s'écria la fille.

En réponse à ces questions incohérentes, l'agent de police raconta à
cette sœur affligée comme quoi Olivier s'était évanoui dans le bureau
du magistrat, et comment, sur la déposition d'un témoin qui avait
prouvé que le vol avait été commis par un autre enfant, qui s'était
sauvé, il avait été acquitté et emmené par le plaignant à la
demeure de ce dernier, quelque part du côté de Pentonville, d'après
l'adresse que le monsieur avait donnée au cocher en montant dans le
fiacre.

Dans un état affreux de doute et d'incertitude, l'éplorée se retira en
chancelant; mais à peine eut-elle franchi le seuil de la porte, que,
reprenant sa démarche ferme et assurée, elle se rendit en toute hâte
à la demeure du juif par le chemin le plus long et le plus détourné.

Guillaume Sikes n'eut pas plus tôt connu le résultat de la démarche de
Nancy, qu'appelant son chien brusquement et mettant son chapeau sur sa
tête, il s'en alla sans dire adieu à la compagnie.

--Il faut que nous sachions où il est, mes enfants; il faut que nous le
trouvions, dit le juif grandement troublé. Charlot, ne fais rien autre
chose que d'aller à sa recherche, jusqu'à ce que tu nous aies rapporté
de ses nouvelles. Nancy, ma chère, il faut que je le trouve, n'y a pas
à dire. Je compte sur toi, ma chère; sur toi et sur le _Matois_, pour
tout cela.

--Attendez! attendez! ajouta-t-il ouvrant un des tiroirs de la commode
d'une main tremblante; voici de l'argent, mes amis. Je fermerai cette
_boutique_ ce soir. Vous savez où me trouver; ne vous arrêtez pas ici
un instant, pas un seul instant, mes amis. Disant cela, il les poussa
hors de la chambre, et, fermant soigneusement la porte aux verrous et à
la clef, il tira de sa cachette la boite qu'il avait, sans le vouloir,
découverte aux yeux d'Olivier, il se mit en devoir de cacher les montres
et les bijoux sous ses vêtements.



XIV. --Détails concernant le séjour d'Olivier chez M. Brownlow.
--Prédiction remarquable d'un certain M. Grimwig au sujet d'un message
dont l'enfant est chargé.


Olivier revint bientôt de l'évanouissement que lui avait causé la
brusque exclamation de M. Brownlow; et, le sujet du tableau ayant été
évité avec soin, de même que ce qui pouvait avoir rapport à
l'histoire ou à l'avenir de l'enfant, la conversation roula sur des
choses capables de l'amuser sans exciter sa sensibilité. Il était
encore trop faible pour se lever à l'heure du déjeuner; mais le
lendemain, lorsqu'il descendit dans la chambre de la femme de charge, son
premier soin fut de jeter un coup d'œil sur la muraille dans l'espoir de
revoir la figure de la belle dame.

--Ah! fit la femme de charge suivant des yeux le regard d'Olivier, il est
parti, comme vous le voyez.

--Je vois bien, Madame, reprit Olivier en soupirant. Pourquoi l'a-t-on
ôté de là?

--On l'a descendu dans le salon, mon enfant, parce que M. Brownlow dit
que, comme la vue de ce portrait paraît vous faire mal, cela pourrait
retarder votre guérison, poursuivit la bonne dame.

--Oh! que non, Madame! répliqua Olivier; cela ne me faisait pas de mal,
je vous assure; j'avais tant de plaisir à le voir!

--C'est bon, c'est bon! dit la dame d'un air enjoué; rétablissez-vous
le plus vite que vous pourrez, et on le remettra à sa place, c'est moi
qui vous le dis. Maintenant, parlons d'autre chose.

Voilà tout ce qu'Olivier put savoir pour cette fois du tableau
mystérieux; et comme la vieille dame s'était montrée si bonne envers
lui pendant sa maladie, il essaya de porter son attention sur un autre
objet: c'est pourquoi il prêta une oreille attentive aux récits
nombreux qu'elle lui fit au sujet de sa fille, mariée à un grand bel
homme, habitant tous deux la province.

M. Brownlow lui fit acheter un habillement neuf, et lui laissa la
liberté de disposer à son gré de ses vieilles hardes. Il les donna à
un domestique, qui les vendit le jour même à un juif.

Un soir qu'il était à causer avec madame Bedwin, quelques jours après
l'aventure du portrait, M. Brownlow envoya dire que, si Olivier se
sentait bien, il le priait de venir dans son cabinet pour causer un
instant avec lui.

--Bonne Vierge Marie! s'écria madame Bedwin, lavez-vous bien vite les
mains, et venez ensuite que je vous arrange un peu les cheveux. Si
j'avais pu prévoir ça, je vous aurais mis un col blanc et je vous
aurais fait propre comme un sou.

Olivier se lava les mains, selon que la bonne dame le lui avait dit; et,
quoique celle-ci regrettât beaucoup de n'avoir seulement pas le temps de
plisser la petite collerette de son jeune protégé, il avait vraiment si
bonne mine qu'elle ne put s'empêcher de dire en le regardant des pieds
à la tête, qu'elle ne savait réellement pas s'il lui aurait été
possible, lors même qu'elle eût été prévenue longtemps d'avance,
d'opérer en lui un plus grand changement en mieux.

Ainsi encouragé par ces paroles de la bonne dame, Olivier entra dans le
cabinet de Brownlow, après avoir frappé doucement à la porte. C'était
une jolie petite pièce remplie de livres, ayant vue sur des jardins
superbes. À une table auprès de la croisée était assis ce monsieur
avec un volume à la main. Il posa son livre sur la table à la vue
d'Olivier, et lui dit de venir s'asseoir auprès de lui.

--Maintenant, dit M. Brownlow prenant un ton plus doux et plus sérieux
cependant, j'ai besoin que vous prêtiez une oreille attentive à ce que
je vais vous dire, mon ami. Je vous parlerai à cœur ouvert, persuadé
que je suis que vous êtes aussi capable de me comprendre que bien des
personnes plus âgées que vous.

--Oh! ne me parlez pas de me renvoyer, Monsieur, je vous en conjure!
s'écria l'enfant effrayé du ton avec lequel M. Brownlow fit cet exorde.
Ne m'exposez pas à errer de nouveau dans les rues! Gardez-moi ici comme
domestique! Ne me renvoyez pas à l'affreux endroit d'où je viens! ayez
pitié d'un pauvre enfant, Monsieur, je vous en supplie!

--Mon cher enfant, dit le vieux monsieur touché de l'accent avec lequel
Olivier fit cet appel soudain à sa sensibilité, vous n'avez pas besoin
de craindre que je vous abandonne, à moins que vous ne m'en donniez le
sujet.

--Jamais, Monsieur! jamais, je vous assure! répliqua Olivier.

--J'ai tout lieu de le croire, reprit à son tour le vieux monsieur;
j'espère bien que vous ne m'en donnerez jamais le sujet. J'ai déjà
été trompé auparavant par des gens à qui j'ai voulu faire du bien
malgré cela, je me sens tout disposé à vous accorder ma confiance, et
je suis plus intéressé en votre faveur que je ne puis m'en rendre
compte à moi-même. Les personnes qui ont possédé mon affection la
plus tendre reposent en paix dans la tombe; mais, quoique la joie et le
bonheur de ma vie les y aient suivies, je n'ai pas fait un cercueil de
mon cœur, et je ne l'ai pas fermé pour toujours aux plus douces
émotions. Une profonde affliction n'a fait que les rendre plus fortes,
et cela doit être, car elle épure notre cœur. C'est bien, c'est bien,
poursuivit-il d'un air enjoué; je dis cela, parce que vous avez un jeune
cœur, et que, sachant que j'ai eu de grands chagrins, vous éviterez
avec plus de soin de les renouveler. Vous dites que vous êtes orphelin,
sans un seul ami sur la terre; toutes les recherches que j'ai faites à
ce sujet confirment votre rapport; racontez-moi votre histoire, d'où
vous venez, qui vous a élevé, et comment vous vous êtes trouvé en
compagnie de ceux avec qui je vous ai vu. Dites-moi la vérité, et si je
vois que vous n'ayez commis aucun crime, vous ne serez jamais sans ami
tant que je vivrai.

Les sanglots d'Olivier lui ôtèrent la parole pendant quelques instants,
et comme il allait raconter comment il avait été élevé à la ferme,
et, de là emmené par M. Bumble au dépôt de mendicité, deux coups de
marteau qui partaient d'une main impatiente se firent entendre à la
porte de la rue, et presque aussitôt la domestique vint annoncer M.
Grimwig.

--Monte-t-il? demanda M. Brownlow.

--Oui, Monsieur, répondit celle-ci; il s'est informé s'il y avait des
_muffins_ à la maison, et comme je lui ai répondu que oui, il a dit
qu'il était venu pour prendre le thé avec vous.

M. Brownlow sourit, et se tournant vers Olivier:

--M. Grimwig, dit-il, est une vieille connaissance. Il ne faut pas faire
attention s'il a les manières un peu brusques, c'est un digne homme, du
reste, et que j'estime sincèrement.

--Faut-il que je descende, Monsieur? demanda Olivier.

--Non pas, reprit M. Brownlow, je préfère que vous restiez.

En ce moment parut un gros individu boitant tout bas d'une jambe et
s'appuyant sur une canne énorme. Il avait l'habitude, en parlant, de
pencher sa tête d'un côté et de la tourner en manière de spirale,
comme le fait un perroquet. C'est dans cette attitude, qu'ayant à la
main un petit morceau d'écorce d'orange qu'il tenait à bras tendu, il
s'écria d'une voix rauque et chagrine:

--Tenez! voyez-vous bien ceci? N'est-ce pas la chose la plus
extraordinaire et la plus surprenante, que je ne puisse entrer dans
aucune maison sans y trouver un morceau d'orange dans l'escalier! j'ai
déjà été estropié une fois avec de l'écorce d'orange, et je sais
que l'écorce d'orange sera ma mort; oui, j'en suis certain, l'écorce
d'orange causera ma mort. J'en _mangerais ma tête_, que l'écorce
d'orange sera ma mort!

C'était l'offre avec laquelle M. Grimwig appuyait presque toutes les
assertions qu'il faisait. Ce qui rendait la chose d'autant plus
extraordinaire en ce cas, c'est que, en admettant même (en faveur de
l'argument) que les progrès scientifiques fussent portés à ce point de
donner à un homme la facilité de manger sa propre tête, s'il était
bien résolu à le faire, celle du susdit monsieur était tellement
grosse, que l'homme le plus ardent à prouver cette possibilité physique
n'eût jamais été assez téméraire pour espérer d'en venir à bout en
un seul repas, abstraction faite d'une couche épaisse de poudre dont
elle était garnie.

--J'en mangerais ma tête! répéta M. Grimwig frappant de son bâton sur
le parquet en apercevant Olivier. Allons! qu'est-ce que c'est que ça?
ajouta-t-il, faisant deux ou trois pas en arrière.

--C'est le petit Olivier Twist dont je vous ai parlé, dit M. Brownlow.

Olivier fit un salut.

--Vous ne voulez pas dire que c'est cet enfant qui a eu la fièvre, je
pense? dit M. Grimwig reculant encore. Attendez un peu! ne dites rien!
M'y voilà! ajouta-t-il brusquement, perdant toute crainte de la fièvre,
enchanté qu'il était de sa découverte; c'est cet enfant qui a mangé
une orange, et qui en aura jeté l'écorce dans l'escalier! Si ce n'est
pas lui, je veux manger ma tête et la sienne par-dessus le marché!

--Non; vous vous trompez; il n'a pas mangé d'orange, dit en souriant M.
Brownlow. Allons, posez là votre chapeau, et parlez à mon jeune ami.

--C'est là le garçon dont vous m'avez parlé, n'est-ce pas? dit enfin
M. Grimwig.

--C'est lui-même, répondit M. Brownlow, faisant un signe de tête
amical à Olivier.

--Eh bien! comment vous portez-vous, mon garçon? reprit Grimwig.

--Beaucoup mieux, Monsieur, je vous remercie, répondit Olivier.

M. Brownlow, craignant que son singulier ami ne dit quelque chose de
désagréable à son jeune protégé, pria celui-ci d'aller dire à
madame Bedwin qu'ils étaient prêts pour le thé, ce qui fit d'autant
plus de plaisir à l'enfant, que les manières du nouveau venu ne lui
revenaient qu'à moitié.

--Ne trouvez-vous pas que cet enfant est intéressant? demanda M.
Brownlow.

--Je ne sais pas trop, reprit sèchement Grimwig.

--Vous ne savez pas?

--Non, en vérité. Je ne vois pas de différence dans les enfants; ne
connais que deux espèces d'enfants: les uns pâles et fluets, et autres
colorés et joufflus.

--Et dans quelle catégorie rangez-vous Olivier?

--Dans celle des fluets. J'ai un de mes amis qui a un gros garçon bouffi
(un beau garçon qu'ils appellent ça), avec une tête comme une boule,
des joues rouges et des yeux étincelants, un enfant horrible, quoi? dont
le corps et les membres semblent forcer les coutures de ses habits, ayant
avec tout cela une voix de pilote et un appétit de loup. Je le connais,
le monstre!

--Allons! dit M. Brownlow, ce n'est pas là le défaut d'Olivier; ainsi
il ne peut exciter votre courroux.

--Sans doute, il n'a pas ce défaut-là, mais il peut en avoir de pires.

En ce moment M. Brownlow toussa avec impatience; ce qui parut faire grand
plaisir à M. Grimwig.

--Oui, je le répète, dit ce dernier, il peut en avoir de pires. D'où
vient-il? qui est-il? et quel est-il? . . .

Il a eu la fièvre. Qu'est-ce que cela prouve? La fièvre n'est pas
particulière aux honnêtes gens, du moins que je sache. Les méchantes
gens n'ont-ils pas aussi quelquefois la fièvre, hein? J'ai connu, dans
la Jamaïque, un homme qui s'est fait pendre pour avoir assassiné son
maître; il avait eu six fois la fièvre. On ne l'a pas recommandé pour
cela à la clémence de la cour, pouah! c'te bêtise!

Le fait est que, dans le fond de son cœur, M. Grimwig était fortement
disposé à convenir que l'air et les manières d'Olivier parlaient en sa
faveur, mais il était disposé plus que jamais à contredire, excité
qu'il était d'ailleurs par l'écorce d'orange; et comme il avait mis
dans sa tête que personne ne lui ferait avouer si un enfant était bien
ou non, il avait résolu dès l'abord de combattre l'opinion de son ami.

Aussi, lorsque celui-ci eut avoué qu'il ne pouvait répondre d'une
manière satisfaisante à aucune de ses questions, et qu'il avait
attendu, pour interroger Olivier sur ses antécédents, que ce dernier
fût mieux portant, M. Grimwig ricana malicieusement, et demanda d'un air
moqueur si la femme de chambre avait coutume de compter l'argenterie
chaque soir; parce que si un de ces quatre matins il ne lui manquait pas
deux ou trois cuillers, il mangerait, etc., etc.

--Et quand devez-vous entendre le récit fidèle et circonstancié de la
vie et des aventures d'Olivier Twist? demanda Grimwig à M. Brownlow vers
la fin du repas, lorgnant en même temps Olivier du coin de l'œil.

--Demain matin, répondit M. Brownlow. Je préfère qu'il soit seul avec
moi pour cela. Venez me trouver demain matin à dix heures, mon ami,
continua-t-il en s'adressant à Olivier.

--Oui, Monsieur, reprit l'enfant avec quelque hésitation, honteux de se
voir observé si attentivement par M. Grimwig.

--Voulez-vous parier qu'il n'ira pas vous trouver demain matin? dit tout
bas ce dernier à l'oreille de M. Brownlow. Je l'ai vu hésiter; il vous
trompe, mon cher.

--Je jurerais que non, dit M. Brownlow avec chaleur.

--S'il ne vous trompe pas, reprit l'autre, je veux bien . . . (Et le
bâton de retentir sur le parquet.)

--Je répondrais sur ma vie que cet enfant dit la vérité, dit M.
Brownlow frappant du poing sur la table.

--Et moi, sur ma tête, qu'il vous trompe, reprit l'autre frappant aussi
sur la table.

--Nous verrons bien, dit M. Brownlow cherchant à cacher son dépit.

--Oui, c'est ce que nous verrons, repartit Grimwig avec un sourire
moqueur, c'est ce que nous verrons!

Comme si le sort l'eût fait exprès, madame Bedwin entra sur ces
entrefaites, apportant un petit paquet de livres que M. Brownlow avait
achetés le matin même du bouquiniste qui a déjà figuré dans cette
histoire, et, l'ayant posé sur la table, elle se disposait à sortir de
la chambre.

--Dites au garçon d'attendre, madame Bedwin, dit M. Brownlow, il y a
quelque chose à remporter.

--Il est parti, Monsieur, reprit madame Bedwin.

--Rappelez-le, c'est important, répliqua M. Brownlow. Cet homme n'est
pas riche, et ces livres ne sont pas payés: il y a aussi d'autres livres
à remporter.

La porte de la rue fut ouverte; Olivier courut d'un côté et la bonne de
l'autre, tandis que, du perron, madame Bedwin appelait le garçon; mais
celui-ci était déjà bien loin, et Olivier, ainsi que la bonne,
revinrent tout essoufflés sans avoir pu le rejoindre.

--J'en suis vraiment fâché, s'écria M. Brownlow; j'aurais désiré que
ces livres fussent reportés ce soir.

--Renvoyez-les par Olivier, dit M. Grimwig avec malice; vous êtes sûr
qu'il les remettra fidèlement.

--Oh! oui, Monsieur, laissez-moi les reporter, je vous en prie dit
Olivier; je courrai tout le long du chemin; j'aurai bientôt fait.

M. Brownlow allait dire qu'Olivier ne devait sortir pour quelque cause
que ce fût, lorsqu'un coup d'œil malin de son vieil ami le détermina
à laisser partir l'enfant qui, par un prompt retour, prouverait
sur-le-champ à ce dernier l'injustice de ses soupçons, sur ce point du
moins.

--Eh bien! oui, vous irez, mon ami, dit M. Brownlow. Les livres sont sur
une chaise près de mon bureau; montez les chercher.

Olivier, enchanté de pouvoir se rendre utile, apporta les livres sous
son bras avec beaucoup d'empressement, et attendit, la casquette à la
main, qu'on lui expliquât ce qu'il avait à faire.

--Vous direz, ajouta M. Brownlow regardant fixement M. Grimwig, vous
direz que vous venez porter ces livres et payer en même temps les quatre
livres dix shillings que je dois. Voici un billet de banque de cinq
livres; vous aurez dix shillings à me remettre.

--Je ne serai pas dix minutes, dit Olivier tout joyeux.

En même temps, il serra le billet de banque dans la poche de sa veste,
qu'il boutonna jusqu'en haut, mit les livres sous son bras, et, ayant
fait un salut respectueux, il sortit. Madame Bedwin le suivit jusqu'à la
porte de la rue, lui donnant des renseignements sur le plus court chemin,
sur le nom et l'adresse du libraire, toutes choses qu'Olivier dit très
bien comprendre; et, lui ayant recommandé en outre de bien prendre garde
de ne pas attraper un rhume, la bonne dame le laissa enfin partir.

--Que Dieu le bénisse! dit-elle en le regardant s'éloigner. Je ne sais
pas pourquoi, mais je n'approuve pas qu'on le laisse ainsi partir.

En ce moment, Olivier tourna gaiement la tête et fit un signe gracieux
avant que d'entrer dans une autre rue. Madame Bedwin lui rendit son salut
en souriant; et ayant fermé la porte, elle se retira dans sa chambre.

Voyons un peu, dit M. Brownlow, tirant sa montre de son gousset et la
posant sur la table. Il sera de retour dans vingt minutes au plus tard.
Il fera nuit alors.

--Comptez-vous vraiment qu'il reviendra? demanda M. Grimwig.

--Et vous, ne le croyez-vous pas? dit en souriant M. Brownlow. M.
Grimwig, déjà porté à la contradiction, le fut encore bien davantage,
excité qu'il était par le sourire confiant de son ami.

--Non, dit-il en donnant un coup de poing sur la table; je ne le crois
pas. Ce garçon a un habillement tout neuf sur le corps, un paquet de
livres précieux sous le bras, et un billet de banque de cinq livres dans
sa poche, il ira rejoindre ses anciens amis les voleurs, et se moquera de
vous. Si jamais il revient dans cette maison, je veux manger ma tête!
Disant cela, il approcha sa chaise de la table, et les deux amis
attendirent en silence, la montre devant eux.



XV. --Montrant jusqu'à quel point le vieux juif et mademoiselle Nancy
aimaient Olivier.


Cependant Fagin, Sikes et Nancy déguisée en cuisinière s'étaient
réunis dans un cabaret du plus sale quartier de Londres, et là ils
tenaient conseil en compagnie du chien au long poil blanc et sale. Sikes
toujours bourru, le juif plus obséquieux, et Nancy déterminée plus que
jamais à se mettre à l'_affût_ pour surprendre Olivier.

--Allons, tu vas te mettre en chasse, n'est-ce pas, Nancy? dit Sikes en
lui présentant un verre.

--Oui, Guillaume, répondit la fille après avoir avalé la liqueur d'un
seul trait; et j'en ai bien assez, Dieu merci! Le pauv'p'tit a été
malade et obligé de garder le lit; et . . .

--Ah! chère Nancy! dit Fagin levant la tête.

Soit qu'un coup d'œil significatif et un froncement des sourcils rouges
du juif avertirent Nancy qu'elle allait être trop communicative, c'est
ce qu'il nous importe peu de savoir; le fait seul est ce à quoi nous
attachons de l'importance: qu'elle se tut, et, souriant gracieusement à
Sikes, elle amena la conversation sur un autre sujet. Peu après, le
vieux Fagin fut pris d'une toux si violente, que Nancy, jetant son châle
sur ses épaules, déclara qu'il était temps de partir. Sikes, qui
allait du même côté une partie du chemin, exprima son intention de
l'accompagner; et ils sortirent ensemble, suivis, à peu de distance, du
chien qui sortit d'une petite cour aussitôt que son maître fut hors de
sa vue. Le vieux juif mit la tête à la porte de la salle aussitôt que
Sikes fut parti, et, le regardant longer l'allée obscure et étroite, il
lui montra le poing en proférant d'horribles imprécations et en
grinçant les dents; après quoi il se rassit à la table, où il fut
bientôt enseveli profondément dans les pages intéressantes de la
_Gazette des Tribunaux_.

Pendant ce temps-là, Olivier, ne se doutant guère qu'il était si près
de la demeure du facétieux vieillard, se dirigeait vers la boutique du
libraire. Quand il fut dans Clerkenwell, il prit par mégarde une rue
qui, bien que parallèle, le détournait cependant un peu de son chemin;
mais, ne s'apercevant de sa méprise que quand il l'eut parcourue aux
deux tiers, et sachant d'ailleurs qu'elle le conduisait dans la même
direction, il ne jugea pas à propos de revenir sur ses pas, et il
avança bon train, avec ses livres sous son bras.

Tout en marchant, il pensait en lui-même combien il devait se trouver
heureux et content, et ce qu'il ne donnerait pas pour voir: seulement le
petit Richard qui, battu et manquant de pain, était peut-être bien en
train de pleurer en ce moment même, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie
par la voix d'une femme, criant à tue-tête:

--O mon cher frère! Et à peine eut-il tourné la tête pour voir qui
c'était, qu'il se sentit étroitement pressé par deux bras vigoureux
lourdement passés autour de son cou.

--Laissez-moi tranquille! cria-t-il en se débattant. Laissez-moi aller!
Qui êtes-vous? Pourquoi m'arrêtez-vous?

La réponse à ceci fut une foule de doléances et de lamentations de la
part de la jeune fille qui l'embrassait avec transport, et qui avait un
petit panier et une grosse clef à la main.

--Ah! grâce à Dieu, dit-elle, je l'ai enfin trouvé! Olivier! Olivier!
méchant enfant que tu es de m'avoir rendue si malheureuse à ton sujet!
Viens, viens avec moi à la maison. Dieu! c'est donc bien lui! O bonheur!
je l'ai donc retrouvé!

Au milieu de ces exclamations incohérentes, la jeune fille tomba dans un
accès qui fit tellement craindre pour ses jours, que quelques femmes,
attirées par ses cris, demandèrent à un garçon boucher, à la
chevelure luisante de suif, qui se trouvait là par hasard, s'il ne
ferait pas bien d'aller chercher le médecin; ce à quoi celui-ci, qui
était d'une nature assez lente (pour ne pas dire indolente), répondit
qu'il ne pensait pas que ce fût nécessaire.

--Oh! non, non! Ne faites pas attention, dit Nancy saisissant la main
d'Olivier; je me sens bien mieux maintenant. Allons! viens-t'en vite à
la maison, toi, petit malheureux!

--Quoi qu'y n'y a, mam'zelle? demanda une des femmes.

--Oh! Madame, répondit la fille, il y a un mois qu'il s'est sauvé de
chez son père et sa mère (personnes très respectables et de bons
ouvriers), et il s'est joint à une bande de voleurs et de mauvais
sujets; au point que sa pauv'mère en est presque morte de chagrin!

--Petit misérable! dit une femme.

--Veux-tu bien vite t'en retourner chez vous, toi, petit sauvage! reprit
une autre.

--Ce n'est pas vrai! s'écria Olivier grandement alarmé. Je ne la
connais pas! Je n'ai pas de sœur, ni de père, ni de mère! Je suis
orphelin! Je demeure à Pentonville!

--Oh! faut-il être effronté pour soutenir des choses pareilles! dit
Nancy.

--Quoi! c'est Nancy! s'écria Olivier, qui, la reconnaissant enfin,
recula d'étonnement.

--Vous voyez bien qu'il me connaît! reprit Nancy, faisant un appel aux
assistants: il ne peut pas faire autrement! Aidez-moi à le ramener chez
nous, comme de braves gens que vous êtes, ou bien il tuera son père et
sa mère, et j'en mourrai de chagrin!

--Qu'est-ce que c'est que ça? dit un homme sortant précipitamment d'un
cabaret, suivi d'un chien blanc tout crotté. Oh! c'est le petit Olivier!
Veux-tu bien vite retourner avec ta pauvre mère, toi, petit vaurien! et
plus vite que ça!

--Je ne leur appartiens pas! Je ne les connais pas! Au secours! au
secours! cria l'enfant cherchant à se débarrasser des mains de l'homme.

--Ah! tu cries au secours! reprit celui-ci. Je m'en vas t'en donner du
secours, petit drôle. Qu'est-ce que c'est que ces livres que tu as là?
Tu les auras volés, sans doute? Donne-moi ça bien vite!

Disant cela, il lui arracha les volumes des mains, et lui donna un grand
coup de poing sur la tête.

--C'est ça! dit un homme qui regardait par la fenêtre d'un grenier.
C'est le seul moyen de lui faire entendre raison.

N'y a pas de doute! s'écria un menuisier à moitié endormi en jetant un
regard approbateur à celui qui venait de parler.

--Ça lui fera du bien! dirent les deux femmes.

--Et c'est justement pour ça qu'je n'veux pas qu'y s'en passe, reprit le
brigand saisissant Olivier au collet et lui assénant un autre coup de
poing. Veux-tu avancer, toi, petit vaurien! À moi, César, à moi!
poursuivit-il en s'adressant à son chien.

Affaibli par la maladie qu'il venait de faire, interdit par les coups et
par une attaque si subite, épouvanté par l'affreux grognement du chien
et la brutalité de l'homme, et accablé par la conviction des assistants
qui le prenaient pour ce qu'il n'était pas, que pouvait ce pauvre enfant
en cette occurrence? L'obscurité de la nuit, dans un tel quartier,
rendait tout secours improbable et toute résistance inutile. En moins de
rien, il fut entraîné dans un labyrinthe de cours sombres et étroites,
avec une telle rapidité, que les quelques cris qu'il osa proférer ne
furent point entendus; et l'eussent-ils été, d'ailleurs, qu'il n'y
avait personne pour y faire attention . . .

Les réverbères étaient allumés partout; madame Bedwin attendait avec
anxiété à la porte de la cour; la domestique avait couru vingt fois
jusqu'au bout de la rue pour voir si elle ne rencontrerait pas Olivier,
et les deux amis étaient dans le salon, sans lumière, ayant toujours la
montre devant eux.



XVI. --De ce que devint Olivier, après avoir été réclamé par Nancy.


Après avoir traversé un certain nombre de cours et de ruelles, ils se
trouvèrent enfin sur une grande place qui, à en juger par les claies et
les parcs dont elle se trouvait garnie, devait être un marché aux
bestiaux. Sikes alors ralentit le pas, la jeune fille étant incapable de
le suivre plus longtemps, au train dont il les avait entraînés, et se
tournant vers Olivier il lui ordonna brusquement de donner la main à
Nancy.

--Entends-tu c'que j'te dis? gronda Sikes, s'apercevant que l'enfant
hésitait et regardait autour de lui.

Ils étaient dans un endroit très sombre, tout à fait éloigné des
passants, et Olivier ne devina que trop bien que la résistance serait
inutile. Il tendit donc à Nancy sa main, que celle-ci tint étroitement
serrée dans la sienne.

--Maintenant donne-moi celle-ci! continua Sikes, s'emparant de l'autre
main.

--Ici, César! (Le chien leva la tête et se mit à grogner.) Tu vois
bien ce garçon? poursuivit-il montrant du doigt le gosier de l'enfant et
faisant d'horribles jurements, s'il a le malheur de remuer seulement les
lèvres, mords-moi ça! tu comprends?

Le chien grogna de nouveau, et, léchant ses babines, il regarda Olivier
comme s'il se réjouissait à l'avance de lui sauter à la gorge.

--Il le fera comme je le dis, reprit Sikes, jetant à l'animal un regard
féroce en signe d'approbation. Maintenant, mon jeune camarade, ça te
regarde, crie tant qu'y t'f'ra plaisir; le chien t'aura bientôt imposé
silence! Allons, marche donc, petit vaurien!

César remua la queue, à ces paroles affectueuses de son maître,
auxquelles il n'était pas accoutumé; et faisant un grognement en signe
d'avertissement et dans l'intérêt d'Olivier, il prit les devants et
ouvrit la marche.

C'était le marché de Smithfield qu'ils traversaient: c'eût été
Grosvenor-Square, qu'Olivier n'en eût pas su davantage. La nuit était
sombre et brumeuse, les lumières des boutiques avaient peine à se faire
jour à travers l'épais brouillard qui grossissait à chaque instant, et
qui ajoutait à la solitude et à la tristesse du lieu, en même temps
qu'il rendait l'incertitude d'Olivier plus affreuse et plus accablante.

Ils parcoururent pendant près d'une heure de petites rues sales et peu
fréquentées, où les quelques personnes qu'ils rencontrèrent parurent,
aux yeux de l'enfant, occuper le même rang que M. Sikes dans la
société. À la fin, ils enfilèrent une rue plus étroite et plus sale
encore que les autres, habitée en grande partie par des fripiers; et le
chien alors courant en avant, comme s'il eût été certain que sa
vigilance était maintenant inutile, s'arrêta devant une boutique qui
était fermée et qui ne paraissait pas être occupée, car la maison
menaçait ruine, et un écriteau annonçant qu'elle était à louer
était cloué négligemment sur la porte comme s'il eût été là depuis
bien des années.

--Nous y voilà! dit Sikes après avoir jeté un coup d'œil autour de
lui.

Nancy passa la main sous les volets, et Olivier entendit résonner une
sonnette de l'intérieur. Ils allèrent se placer près d'un réverbère
en face, et attendirent là quelques instants. Une fenêtre à châssis
fut levée doucement, et, peu après, la porte s'ouvrit avec la même
précaution. Sikes alors, sans plus de cérémonie, prit l'enfant par le
collet, et en moins de rien ils furent tous trois dans la maison. Ils
attendirent, dans l'obscurité la plus profonde, que la personne qui leur
avait ouvert eût refermé la porte aux verrous et à la clef.

--Il n'y a personne ici? demanda Sikes.

--Non, répondit une voix qu'Olivier crut reconnaître.

--Le vieux y est-il? poursuivit le brigand.

--Oui, répliqua la voix; et il a été joliment sur les épines en vous
attendant. Avec ça qu'y n's'ra pas content de vous voir! non, s'cusez!
pu qu'ça d'satisfaction!

Le style de cette réponse et le ton avec lequel elle fut faite étaient
familiers aux oreilles d'Olivier; mais il ne put apercevoir la figure de
l'interlocuteur.

--Eclaire-nous un peu, dit Sikes, si tu ne veux pas que nous nous
cassions l'cou, ou que nous marchions sur les pattes du chien. Prenez
garde à vos jambes, d'abord, si vous lui marchez sur les pattes, je
n'vous dis qu'ça!

--Attendez un moment, je m'en vais chercher de la lumière, reprit la
voix.

Le bruit des pas d'une personne qui s'éloignait se fit entendre, et
aussitôt après parut en personne M. Jack Dawkins, autrement le _fin
Matois_, tenant à la main une chandelle plantée dans un bâton fendu.
Il se contenta de faire une grimace à Olivier pour renouveler
connaissance avec lui, et fit signe aux visiteurs de le suivre. Ils
descendirent l'escalier, traversèrent une cuisine dépourvue
d'ustensiles, et ouvrant la porte d'une chambre basse, d'où s'exhalait
une odeur fétide, ils furent reçus au milieu d'éclats de rire et
d'acclamations de joie.

--Oh! c'te bonne farce! s'écria maître Bates n'en pouvant plus de rire.
C'est pourtant lui! Mais voyez donc, Fagin! Fagin, regardez-le donc! Ah!
Dieu, quelle fameuse farce! Y a d'quoi en mourir de rire! Tenez-moi donc,
quelqu'un, que je rie tout à mon aise!

Disant cela, maître Bates se laissa tomber à plat ventre par terre, et
pendant plus de cinq minutes, donnant un libre cours à sa folle gaieté,
il se frappait le dos avec ses talons; après quoi, se relevant, il prit
la chandelle des mains du Matois, et, s'approchant d'Olivier, il tourna
autour de lui pour l'examiner, tandis que le juif, ôtant son bonnet de
coton, salua respectueusement et à diverses reprises le pauvre enfant
qui les regardait d'un air effaré. Pendant ce temps-là, le Matois, qui
était d'un caractère plus posé et qui compromettait rarement sa
dignité quand il s'agissait d'_affaires sérieuses_ relatives à sa
_profession_, vidait les poches du petit malheureux avec la plus
scrupuleuse attention.

--Voyez donc sa _pelure_, Fagin! dit Charlot approchant la chandelle si
près de l'habillement neuf d'Olivier, qu'il manqua y mettre le feu.
Voyez donc sa _pelure_! Du drap _coq_ et la coupe dans le _chique_!
S'cusez, pu qu'ça d'élégance! Et ses livres donc! ça lui donne tout
à fait l'air _monsieur_, n'est-ce pas, Fagin?

--Charmé de vous voir si bien portant, mon cher! dit le juif saluant
Olivier avec une humilité affectée. Le Matois vous donnera d'autres
habits, mon cher, dans la crainte que vous ne gâtiez ceux-ci, qui sont
pour les dimanches. Pourquoi n'avez-vous pas écrit que vous veniez, mon
cher? Nous aurions eu quelque chose de chaud pour votre souper.

À ces mots maître Bates partit d'un éclat de rire si grand, que Fagin
lui-même se dérida et que le Matois sourit. Mais comme ce dernier tira
en ce moment le billet de banque de la poche d'Olivier, on ne saurait
dire si c'est la bouffonnerie de Charlot, ou la découverte du billet,
qui excita son sourire.

--Tiens! qu'est-ce que c'est que ça? dit Sikes, s'avançant vers le juif
en même temps que celui-ci s'emparait de la bank-note. Cela
m'appartient, Fagin!

--Non, non, Guillaume, c'est à moi, mon cher! Vous aurez les livres.

--Si cela ne m'appartient pas, dit Sikes, mettant son chapeau d'un air
déterminé, à moi et à Nancy (ce qui est la même chose), je vas
remmener cet enfant!

Le juif tressaillit: ainsi fit Olivier, quoique pour un motif bien
différent; car il espérait que sa liberté serait le résultat de la
dispute.

--Allons! donnez-moi ça! voulez-vous? dit Sikes.

--Ce n'est pas bien, Guillaume! Ce n'est pas bien du tout; n'est-ce pas,
Nancy? dit le juif.

--Que ce soit bien ou mal, répliqua Sikes, donnez-moi ça, j'vous dis
encore une fois! Pensez-vous que Nancy et moi nous n'ayons rien autre
chose à faire que de passer un temps précieux à aller à la
découverte et à enlever tous les enfants qui se _feront pincer_ à
cause de vous? Donnez-moi ça, vous! vieil avare, vieux squelette, vieux
meuble!

En parlant ainsi, Sikes s'empara du billet de banque, que le juif tenait
entre le pouce et l'index; et envisageant celui-ci avec le plus grand
sang-froid, il le plia en cinq ou six et l'enferma dans un nœud qu'il
fit au mouchoir qu'il portait autour de son cou.

--C'est pour la peine que nous nous sommes donnée, dit Sikes rattachant
sa cravate; et c'n'est pas encore moitié de ce que ça vaut: et bien
sûr encore! Vous pouvez garder les livres, si vous aimez la lecture;
sinon, vous les vendrez.

--Ils sont bien écrits! dit Charlot, qui parcourut un des volumes en
faisant mille grimaces. Beau style! Expressions élégantes! N'est-ce
pas, Olivier? Et voyant la mine piteuse que faisait l'enfant en regardant
ses persécuteurs, maître Bates, qui était doué d'un esprit caustique
et qui avait un goût décidé pour le _burlesque_, se mit à rire aux
éclats et à faire plus de bruit qu'auparavant.

--Ils appartiennent au vieux monsieur! dit Olivier se tordant les mains;
à ce bon et respectable monsieur qui m'a emmené chez lui et qui a eu
soin de moi quand j'étais malade et que j'allais mourir. Oh! je vous en
supplie, envoyez-les-lui! Renvoyez-lui l'argent et les livres! Gardez-moi
ici toute ma vie; mais, pour l'amour de Dieu, renvoyez-lui ce qui lui
appartient! Il croira que je l'ai volé! La bonne dame et toutes les
personnes de la maison, qui ont eu tant de bontés pour moi, me prendront
pour un voleur! Oh! ayez pitié de moi! Renvoyez les livres et l'argent!

Ayant dit ces paroles avec l'accent du plus violent désespoir, Olivier
se jeta aux pieds du juif en joignant les mains d'un air suppliant.

--L'enfant a raison, dit Fagin jetant un regard furtif autour de lui et
fronçant ses sourcils rouges. Tu as raison, Olivier, tu as parfaitement
raison. Ils penseront que tu as volé l'argent et les livres. Ah! ah!
poursuivit-il en ricanant et en se frottant les mains, ça n'pouvait pas
mieux s'trouver, quand même nous aurions pris nos mesures pour ça.

--Sans doute que ça n'pouvait pas mieux s'trouver, répliqua Sikes.
C'est ce qui m'est venu tout de suite à l'idée, quand je l'ai vu
traverser Clerkenwell avec ses livres sous le bras. Ce sont des gens
pieux, sans quoi ils n'l'auraient pas reçu chez eux; et ils ne le
réclameront pas, de peur d'être obligés de le poursuivre devant les
tribunaux et de l'faire enfermer. Il est assez en sûreté comme ça.

Jusque-là Olivier les avait regardés l'un et l'autre alternativement
d'un air égaré, sans trop, comprendre ce qu'ils voulaient dire; mais
quand Sikes eut fini de parler, il se releva tout à coup, s'échappa de
la chambre, sans savoir où il allait, appelant à son secours et faisant
retentir toute la maison de ses cris.

--Appelle ton chien, Guillaume! s'écria Nancy, courant se placer devant
la porte, et la refermant sur le juif et ses deux élèves qui s'étaient
élancés à la poursuite d'Olivier, appelle ton chien! il va dévorer ce
garçon!

--Il le mérite bien! cria Sikes, faisant tous ses efforts pour se
dégager des mains de la fille. Ôte-toi de là, toi! Lâche-moi, j'te
dis, ou j'te vas briser le crâne contre la muraille!

--Ça m'est égal, Guillaume! ça m'est bien égal! dit celle-ci se
débattant pour conserver son poste. Cet enfant ne sera pas déchiré par
le chien, que tu ne m'aies tuée auparavant!

--Ah! c'est comme ça! dit Sikes, grinçant des dents. Ça n'va pas
tarder, si tu n'te r'tires pas!

Disant cela, le brigand jeta la fille de toute sa force à l'autre bout
de la chambre, juste au moment où le juif et les deux garçons
rentrèrent ramenant Olivier.

--Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda Fagin.

--Elle est devenue folle, je pense, dit Sikes d'un air farouche.

--Non, elle ne l'est pas, dit Nancy pâle de colère et tout essoufflée
par la lutte qu'elle venait de soutenir. Non, ne croyez pas qu'elle le
soit, Fagin.

--Alors, tais-toi, veux-tu, dit le juif d'un air menaçant.

--Non, je ne me tairai pas, reprit Nancy parlant très haut. Qu'est-ce
que vous avez à dire à cela?

Le vieux Fagin connaissait trop bien Nancy, pour ne pas juger prudent de
laisser là la jeune fille. C'est pourquoi, pour détourner l'attention
de celle-ci, il s'adressa à Olivier.

--Vous vouliez donc vous sauver, vous, hein? dit-il prenant un gros
gourdin, plein de nœuds, qui était dans un coin de la cheminée.

Olivier ne répondit rien; mais il épia les mouvements du juif et son
cœur battit vivement.

--Oui, vous appeliez du secours! Vous vouliez faire venir la garde,
n'est-ce pas? poursuivit l'autre ricanant et saisissant l'enfant par le
bras. Nous vous guérirons de cette manie-là, jeune homme!

Disant cela, le juif lui appliqua un bon coup de son gourdin sur les
épaules; et il avait la main levée pour lui en donner un second, quand
la jeune fille, s'élançant avec la rapidité de l'éclair, lui arracha
le bâton des mains et le jeta dans le feu avec une telle force, qu'elle
fit voltiger des charbons ardents au milieu de la chambre.

--Je ne le souffrirai pas, tant que je serai là, Fagin! s'écria-t-elle.
Vous avez retrouvé cet enfant; que voulez-vous de plus? Laissez-le
tranquille, ou je vous donne ma parole que j'me porterai, envers l'un de
vous, à des excès qui me conduiront à la potence avant le temps! (Et
elle frappa du pied en faisant cette menace, tandis que, les lèvres
serrées, les poings fermés et le visage pâle de colère, elle
regardait Fagin et Sikes alternativement.)

--Comment donc, Nancy, dit le juif d'un air doucereux, après un moment
de silence pendant lequel Sikes et lui échangèrent un regard où il
était facile de deviner le trouble de leur âme, tu es plus sentimentale
que jamais, ce soir! Ah! ah! ma chère, tu agis noblement!

--Vraiment, dit celle-ci. Prenez garde que je ne me surpasse! Vous n'en
seriez pas le bon marchand, Fagin. Ainsi je vous préviens pour la
dernière fois; laissez-moi en repos!

Il y a chez une femme irritée (surtout lorsqu'elle est poussée à bout)
un certain sentiment que les hommes n'aiment pas provoquer. Le juif vit
bien qu'il serait inutile de feindre de se méprendre au sujet de la
colère de Nancy; c'est pourquoi, se retirant prudemment en arrière, il
regarda Sikes d'un air lâche et suppliant tout à la fois, comme pour
lui donner à entendre qu'il était plus capable que lui de poursuivre
l'entretien.

Sikes, ainsi interpellé, et pensant peut-être aussi qu'il y allait de
son amour-propre à prouver l'ascendant qu'il avait sur Nancy en ramenant
celle-ci à la raison, proféra cinq ou six menaces avec une facilité
d'élocution qui fit honneur à sa fertilité d'invention. Mais comme
cela ne parut produire aucun effet visible sur la personne qui en était
l'objet, il eut recours à de plus solides arguments.

--Que veux-tu dire par là? s'écria-t-il. Voyons, dis! Qu'entends-tu par
là? Sais-tu qui tu es et ce que tu es?

--Oh! que oui, je sais tout cela, dit la fille avec un rire convulsif et
en secouant la tête d'un air d'indifférence.

--Eh bien! donc, tiens-toi tranquille, reprit l'autre aussi brutalement
que s'il parlait à son chien; sans quoi je t'imposerais silence pour un
bon bout de temps!

Celle-ci rit encore avec moins de retenue qu'auparavant; et lançant à
Sikes un regard furtif, elle détourna la tête et se mordit la lèvre
jusqu'au sang.

--Ah! oui, tu es une bonne fille, c'n est pas là l'embarras, ajouta
Sikes la regardant avec un air de mépris, de te donner ainsi des airs de
beaux sentiments. C'est un bien beau sujet pour _cet enfant_ (comme tu
l'appelles) de se faire de toi _une amie_!

--Sans compter que je l'suis, s'écria Nancy avec colère; et que
j'voudrais être à la place de ceux auprès de qui nous avons passé si
près ce soir, plutôt que d'vous avoir aidé à retrouver ce pauvre
petit malheureux! À partir d'aujourd'hui, c'est un menteur, un voleur,
un escroc; que sais-je, tout ce qu'il y a de plus abominable! N'est-ce
pas assez pour ce vieux brigand, sans qu'il lui donne encore des coups?

--Allons, allons, dit le juif s'adressant à Sikes, et lui faisant
remarquer avec quelle attention ses jeunes élèves prêtaient l'oreille
à tout ce qui se passait; il faut en venir à des paroles de paix,
Guillaume, à des paroles de réconciliation.

--Des paroles de paix, s'écria la fille, affreuse à voir en ce moment,
défigurée qu'elle était par la colère, des paroles de paix, vous,
vieux scélérat! Oui, vous les méritez bien! J'ai volé pour vous, que
je n'avais guère que la moitié de l'âge de cet enfant (dit-elle en
montrant Olivier); j'ai toujours fait le même commerce, et toujours pour
la même personne, depuis douze ans. N'est-ce pas vrai? dites!
Pouvez-vous dire le contraire?

--Eh bien! eh bien! répliqua le juif cherchant à la calmer, si tu l'as
fait, c'est pour exister.

--Oui, s'écria celle-ci de toute la force de ses poumons, c'est mon
existence, comme la gelée, le brouillard et la boue des rues sont mon
logis. Et vous êtes le vieux scélérat qui m'y avez exposée depuis mon
enfance, et qui m'y exposerez jour et nuit, jusqu'à ce que je meure.

--Il t'arrivera malheur, reprit le juif excité par ces reproches.
Quelque chose pire que cela, si tu dis un mot de plus.

La fille ne dit rien de plus; mais, s'arrachant les cheveux et déchirant
ses habits dans un accès de rage, elle se précipita sur Fagin et lui
aurait probablement laissé des marques de sa vengeance, si Sikes ne se
fut interposé à temps en lui prenant les poignets. Elle fit quelques
efforts inutiles pour se dégager et s'évanouit.

--La voilà bien, maintenant, dit Sikes la posant par terre dans un coin
de la chambre. Elle a une force étonnante dans les bras quand elle est
irritée à ce point!

Le juif s'essuya le front et sourit de contentement de se voir délivré
de cette scène tragique; cependant ni lui, ni Sikes, ni les garçons, ni
le chien lui-même, ne parurent la considérer sous un autre point de vue
que comme une chose inséparable des affaires.

--Je ne connais rien de pire que d'avoir à démêler avec les femmes,
dit le juif remettant le gourdin à sa place. Elles ont bien des
qualités aussi cependant, et elles nous sont bien utiles dans notre
_profession_. Charlot, conduis Olivier se coucher.

--Je pense qu'il fera bien de ne pas mettre ses beaux habits demain,
n'est-ce pas, Fagin? demanda Charlot tirant la langue avec malice.

--Comme de raison, repartit celui-ci faisant une grimace à son élève
en signe d'intelligence.

Maître Bates, grandement satisfait en apparence de la mission dont il
était chargé, prit le bâton fendu qui servait de chandelier, et
conduisit Olivier dans une pièce voisine, où étaient deux ou trois
lits sur lesquels le pauvre enfant avait déjà dormi. Là, avec des
éclats de rire irrésistibles, il fit voir au jeune Twist les mêmes
guenilles que celui-ci s'était flatté de ne plus jamais remettre; et il
lui expliqua en même temps comment, par le juif qui les avait achetées,
le vieux Fagin avait découvert le lieu de sa retraite.

--Ote ceux-ci, dit Charlot, que je les donne à Fagin pour qu'il en
prenne soin. Dieu! c'te bonne farce!

Le malheureux orphelin se soumit de mauvaise grâce, et maître Bates,
ayant roulé et mis sous son bras l'habillement neuf de ce dernier, s'en
alla, emportant la chandelle et fermant la porte à clef.

Le bruit des éclats de rire de Charlot et la voix de Betsy, qui arriva
fort à propos pour délacer son amie et lui jeter de l'eau sur les
tempes, afin de la faire revenir à elle, auraient pu tenir éveillés
bien des gens dans une position plus heureuse que celle dans laquelle se
trouvait Olivier; mais il était malade et accablé de lassitude, et il
s'endormit bientôt profondément.



XVII. --Arrivée à Londres d'un personnage illustre qui perd Olivier de
réputation.


Un matin de très bonne heure, M. Bumble sortit du dépôt de mendicité,
et monta la Grande-Rue d'un pas ferme et assuré. Il était dans toute la
gloire et l'orgueil de sa dignité de bedeau: les galons de son tricorne
et de son habit brillaient au soleil, et il serrait sa canne dans sa main
avec toute la force de la santé et du pouvoir. M. Bumble portait
toujours la tête haute, mais ce jour-là il la portait encore plus haut
que de coutume. Il y avait une distraction dans son regard et une
noblesse dans son maintien qui auraient pu faire présumer à
l'observateur intelligent que des pensées d'une nature peu commune
occupaient l'esprit du bedeau. Il ne daigna pas s'arrêter pour converser
avec les petits boutiquiers et les autres personnes qui lui adressèrent
la parole; il se contenta de répondre à leurs salutations par un signe
de la main, et ne ralentit sa marche que quand il fut arrivé à la
_ferme_, où madame Mann gardait les jeunes enfants du dépôt avec un
soin _paroissial_.

--_Satané_ bedeau! n'est-ce pas lui qui nous arrive si matin, dit
celle-ci entendant secouer avec impatience la porte du jardin. Eh!
monsieur Bumble, je pensais bien que ce ne pouvait être que vous! C'est
un vrai plaisir et une surprise agréable de vous voir si matin!
Donnez-vous donc la peine d'entrer, je vous prie!

Les premiers mots furent adressés à Suzanne, et les derniers à M.
Bumble, tout en lui ouvrant la porte et en l'introduisant dans la maison
avec les plus grandes marques d'attention et de respect.

--Madame Mann! dit M. Bumble se laissant aller graduellement et lentement
sur une chaise, au lieu de s'asseoir brusquement, comme le ferait un
malotru; madame Mann, je vous souhaite le bonjour.

--Bien l'bonjour, monsieur Bumble, reprit celle-ci avec maints sourires
gracieux. Comment va cette précieuse santé?

--Couci, couci, madame Mann, répliqua le bedeau. Une vie _paroissiale_
n'est pas un lit de roses, madame Mann!

--Bien sûr que non, poursuivit la dame. (Tous les enfants confiés à
ses soins auraient pu répondre en chœur, s'ils l'eussent entendue.)

--Une vie _paroissiale_, madame Mann, continua le bedeau frappant la
table avec sa canne, est une vie de travail, de vexations et de
tourments! Mais tous les _personnages publics_, si je puis m'exprimer
ainsi, doivent s'attendre à souffrir la persécution.

Madame Mann, ne devinant pas trop ce que le bedeau voulait dire, leva les
mains au ciel avec un air de sympathie, et soupira.

--Ah! vous pouvez bien soupirer, madame Mann! dit Bumble.

Voyant qu'elle avait bien fait, celle-ci soupira de nouveau, à la grande
satisfaction du _fonctionnaire public_, qui réprima un gracieux sourire
en regardant fixement son tricorne.

--Je vais à Londres, madame Mann, dit-il.

--Vraiment, monsieur Bumble, reprit celle-ci, joignant les mains et
faisant trois pas en arrière en signe d'étonnement.

--Oui, Madame, répliqua l'imperturbable bedeau, je vais à Londres par
la diligence, madame Mann . . . moi et deux pauvres du dépôt. Nous
avions un procès au sujet de ces deux pauvres, qui ne sont pas de notre
paroisse, et que nous ne voulons pas garder, comme de raison . . . et
c'est moi, madame Mann, que le conseil d'administration a choisi pour son
représentant, et qui dois répondre en son nom, aux prochaines sessions
de Clerkenwell [6] . . . Et je me demande à moi-même, continua-t-il en
se redressant de toute sa hauteur, si les sessions de _Clerkenwell_
n'auront pas du fil à retordre, avant d'en avoir fini avec moi.

--Oh! n'allez pas les traiter trop sévèrement, dit madame Mann d'un air
flatteur.

--Les _sessions de Clerkenwell_ m'y auront contraint, madame Mann, reprit
M. Bumble; et si les sessions de Clerkenwell ne s'en retirent pas aussi
bien qu'elles le pensent, elles ne devront s'en prendre qu'à
elles-mêmes.

Ces paroles furent dites avec une expression si chaleureuse et d'un air
si menaçant, que madame Mann en fut effrayée.

--Vous allez donc par la diligence? dit-elle enfin. Je croyais que
c'était l'habitude d'envoyer ces pauvres dans des charrettes?

--C'est lorsqu'ils sont malades, madame Mann, reprit l'autre. Nous les
mettons dans des charrettes découvertes pour prévenir les vents coulis
. . . dans la crainte qu'ils ne s'enrhument.

--Ah! c'est autre chose, reprit madame Mann.

--La concurrence se charge de ceux-là pour peu de chose, continua le
bedeau. Ils sont tous deux dans un bien triste état; . . . et nous
trouvons qu'à les changer il nous en coûtera deux livres sterling moins
cher qu'à les enterrer; c'est-à-dire si nous parvenons à les faire
recevoir dans une autre paroisse, ce qui ne nous sera pas difficile, je
pense, à moins qu'en dépit de nous ils ne viennent à mourir en route;
ah! ah! ah!

Quand M. Bumble eut bien ri, ses yeux rencontrèrent son tricorne, et il
reprit sa gravité.

--Ah! ça, mais tout en causant nous oublions les affaires, dit-il.
Madame Mann, voici votre _salaire paroissial_ du mois.

Disant cela, il tira de son portefeuille quelques pièces d'argent
roulées dans du papier, et demanda un reçu que madame Mann écrivit
aussitôt.

--C'est bien griffonné, dit celle-ci, mais ça passera tout d'même.
Bien obligée, monsieur Bumble.

--C'est moi qui vous remercie.

Le bedeau fit un léger signe de tête en réponse à la courtoisie de la
dame, et s'informa de la santé des enfants.

--Pauv'p'tits trésors, dit-elle avec émotion . . . ils sont aussi bien
qu'on peut l'être. Ces chers enfants! . . . excepté pourtant les deux
qui sont morts la semaine dernière . . . et puis l'petit Richard, qui
jette un mauvais coton.

--Est-ce qu'il ne va pas mieux? demanda le bedeau.

Madame Mann secoua la tête.

Le lendemain matin, à six heures, M. Bumble, ayant changé son tricorne
contre un chapeau rond, et empaqueté son individu dans une redingote
bleue, prit place à l'extérieur de la diligence en compagnie des deux
_criminels_ dont l'administration cherchait à se défaire, et qui
étaient la cause bien innocente du procès qui appelait le bedeau à
Londres. Celui-ci arriva à la capitale sans avoir éprouvé en route
d'autre inconvénient que celui causé par la conduite _inconvenante_ des
deux pauvres, qui persistèrent à se plaindre du froid, et à grelotter
tout le temps que dura le voyage, d'une telle manière (à ce que dit M.
Bumble) que les dents lui en claquèrent dans la tête, et qu'il se
sentit tout à fait mal à son aise, quoiqu'il eût sa grosse redingote
sur le corps.

S'étant débarrassé de ces _gens incommodes_ pour la nuit, le bedeau
s'installa à l'hôtel où s'était arrêtée la diligence, et s'y fit
servir un dîner copieux, composé de tranches de bœuf à la sauce aux
huîtres avec une bouteille d'excellent _porter_. Lorsqu'il eut fini, il
se versa un verre de _grog_ qu'il mit sur la cheminée, approcha sa
chaise du feu, et, après quelques réflexions morales sur le
désagrément de voyager avec des gens qui grelottent et qui se
plaignent, il se disposa à lire le journal.

Le premier article sur lequel ses yeux se portèrent fut l'insertion
suivante:

    CINQ GUINÉES DE RÉCOMPENSE.

«Un jeune garçon de Pentonville, nommé Olivier Twist, que l'on retient
caché ou qui a été attiré hors de chez lui, a quitté sa demeure
jeudi dernier, dans la soirée; et n'a pas reparu depuis.

La récompense ci-dessus sera accordée à quiconque donnera des
renseignements qui puissent amener à la découverte dudit Olivier Twist,
ou qui tendent à jeter un certain jour sur les particularités de son
histoire, que la personne qui fait paraître cet avis a le plus grand
intérêt à connaître.»

Venait ensuite le détail exact de l'âge, du costume, de l'extérieur et
de toute la personne d'Olivier; la manière dont il avait disparu, ainsi
que le nom et l'adresse de M. Brownlow.

M. Bumble ouvrit les yeux, lut l'article doucement et avec la plus
scrupuleuse attention à trois reprises différentes, et, cinq minutes
après, il était sur le chemin de Pentonville, ayant oublié, dans sa
précipitation, le verre de grog qu'il avait posé sur la cheminée.

--M. Brownlow est-il à la maison? demanda-t-il à la fille qui lui
ouvrit la porte.

A cette question, celle-ci fit la réponse aussi ordinaire qu'évasive:

--Je ne sais pas. De quelle part venez-vous?

M. Bumble n'eut pas plus tôt prononcé le nom d'Olivier, et expliqué le
motif de sa visite, que madame Bedwin, qui écoutait à la porte de la
salle, se précipita hors d'haleine dans le couloir.

--Entrez, entrez, dit la vieille dame. Je savais bien que nous aurions de
ses nouvelles! Pauvre petit! Je savais bien que nous en aurions! . . .
J'en étais sûre! Cher enfant! . . . Je l'ai toujours dit!

Disant cela, la bonne dame retourna dans la salle en toute hâte, et,
s'asseyant sur le sofa, elle fondit en larmes; tandis que la domestique,
qui n'avait pas tant de sensibilité, monta l'escalier quatre à quatre,
et revint bientôt dire à M. Bumble de la suivre. Elle l'introduisit
dans le cabinet d'étude, où M. Brownlow et son ami Grimwig étaient
assis à une table, avec un carafon et des verres devant eux.

--Un bedeau! Un vrai bedeau de paroisse! . . . J'en mangerais ma tête
que c'est un bedeau! s'écria ce dernier.

--Je vous en prie, mon cher ami, ne nous interrompez pas pour le moment,
dit M. Brownlow.

Et s'adressant à Bumble:

--Donnez-vous la peine de vous asseoir, Monsieur.

M. Bumble s'assit, tout à fait interdit par l'originalité des manières
de M. Grimwig. M. Brownlow plaça la lampe de manière à mieux voir le
bedeau, et dit avec un peu d'impatience:

--C'est sans doute au sujet de l'article que j'ai fait insérer dans le
journal que vous êtes venu? . . .

--Oui, Monsieur, répondit Bumble.

--Et vous êtes bedeau, n'est-ce pas? demanda M. Grimwig.

--Je suis bedeau _paroissial_, Messieurs, répliqua l'autre avec orgueil.

--Sans doute, reprit Grimwig à part à son ami; je savais bien que
c'était un bedeau. La coupe de sa redingote est _paroissiale_, et il
sent le bedeau à une lieue à la ronde.

M. Brownlow fit un signe de tête à son ami pour lui imposer silence,
puis il reprit.:

--Pouvez-vous nous dire où est ce pauvre enfant, maintenant?

--Pas le moins du monde, repartit Bumble.

--Eh bien! que savez-vous de lui? demanda M. Brownlow. Parlez, mon ami,
si vous avez quelque chose à dire . . . Que savez-vous de lui?

--Rien de bon sans doute? dit M. Grimwig après avoir examiné
attentivement le bedeau.

Celui-ci prit cette question à la lettre, et hocha la tête d'un air
capable.

--Vous voyez! dit. M. Grimwig en fixant son ami d'un air triomphant.

M. Brownlow chercha à lire dans les traits du bedeau la réponse qu'il
allait en recevoir, et le pressa de lui dire, aussi brièvement que
possible, ce qu'il savait sur le compte d'Olivier. M. Bumble ôta son
chapeau, déboutonna sa redingote, croisa les bras, pencha la tête un
peu en avant, et, après quelques moments de réflexion, il commença son
récit.

Il serait ennuyeux de rapporter ici les paroles du bedeau, qui discourut
pendant près de vingt minutes. Il suffira de savoir qu'au résumé il
raconta qu'Olivier était un enfant trouvé, d'une basse extraction, qui
n'avait déployé d'autres qualités depuis sa naissance que la
_perfidie, l'ingratitude_ et la _méchanceté_; et qu'il avait terminé
sa courte carrière, dans le lieu de sa naissance, par un acte lâche et
_sanguinaire_ sur la personne d'un garçon de charité; après quoi il
s'était sauvé de chez son maître au milieu de la nuit. Puis, pour
prouver qu'il était réellement la personne pour laquelle il s'était
donné dès l'abord, il étala sur la table les papiers qu'il avait
apportés du dépôt de mendicité, et, croisant les bras de nouveau, il
attendit les observations de M. Brownlow.

--Je crains bien que ce ne soit que trop vrai, dit tristement celui-ci
après avoir jeté un coup d'œil rapide sur les papiers. Cette somme est
bien minime pour les renseignements que vous venez de me donner; mais je
vous aurais volontiers donné le triple et même le quadruple s'ils
eussent été favorables à l'enfant.

Il est bien probable que, si M. Bumble eût su cela un peu plus tôt, il
aurait donné une tout autre tournure à son récit; mais il n'était
plus temps: c'est pourquoi, secouant la tête gravement, il empocha les
cinq guinées et se retira.

M. Brownlow se promena de long en large dans la chambre, tellement
troublé par le récit du bedeau, que M. Grimwig lui-même se garda bien
de le contrarier plus longtemps. Enfin il s'arrêta et tira le cordon de
la sonnette avec force.

--Madame Bedwin, dit-il à la femme de charge qui vint pour recevoir ses
ordres, ce petit garçon . . . Olivier . . . est un imposteur!

--Cela ne peut pas être, Monsieur, j'en suis sûre! dit énergiquement
la bonne dame.

--Je vous dis qu'il l'est! reprit sèchement M. Brownlow. Que voulez-vous
dire par: _cela ne peut pas être?_ Nous venons d'en apprendre de belles
sur son compte! Il paraît que depuis sa naissance il n'a été jusqu'à
présent qu'un petit vaurien.

--Je ne croirai jamais cela, Monsieur, répliqua la bonne dame avec
fermeté.

--Vous autres, vieilles femmes, vous n'avez foi qu'aux charlatans et aux
contes de fées, reprit brusquement M. Grimwig. Pourquoi n'avez-vous pas
suivi mes conseils dès le commencement? Vous l'auriez fait s'il n'avait
pas eu la fièvre, hein? Mais cela le rendait intéressant, n'est-ce pas?
Intéressant! c'te bêtise! Et en disant cela, il attisait le feu en
brandissant le fourgon.

--Cet enfant est doux, aimable, reconnaissant, reprit madame Bedwin avec
indignation. Je sais bien ce que sont les enfants, peut-être . . . Il y
a plus de vingt ans que j'les connais . . . et les gens qui ne peuvent
pas en dire autant ne devraient rien dire; c'est du moins mon opinion.

C'était une atteinte directe portée à Grimwig, qui était
célibataire; mais, comme cela ne fit qu'exciter le sourire du vieux
garçon, la bonne dame secoua la tête, et roulant machinalement entre
ses doigts le coin de son tablier, elle allait sans doute en dire
davantage.

--Silence! dit M. Brownlow feignant une colère qu'il était loin de
ressentir. Ne prononcez jamais devant moi le nom de cet enfant! C'était
pour vous dire cela que je vous ai sonnée . . . Jamais, jamais! . . .
sous quelque prétexte que ce soit. Songez-y bien! C'est tout ce que
j'avais à vous dire, madame Bedwin. Rappelez-vous bien que je parle
sérieusement.



XVIII. --Comment Olivier passe le temps en la société de ses estimables
amis.


Le lendemain de ce jour, dans l'après-midi, Fagin, profitant de
l'absence du Matois et de maître Bates, qui étaient allés à leurs
_occupations_ ordinaires, fit une longue morale à Olivier sur l'affreux
pêché de l'ingratitude, dont ce dernier s'était rendu grandement
coupable en s'éloignant volontairement de ses amis, inquiets de son
absence; et, ce qui est bien pis, en cherchant à s'échapper, après
toute la peine qu'on s'était donnée et tous les frais qu'on avait faits
pour le retrouver. Il fit sentir à l'enfant qu'il l'avait reçu et
choyé chez lui dans un moment où, sans ce secours aussi à propos
qu'inopiné, lui, Olivier, serait mort de faim sans aucun doute.

Olivier resta ce jour-là et la plupart des jours suivants sans voir âme
qui vive. Depuis le matin de très bonne heure jusqu'à minuit, seul à
lui-même, il pensa à ses dignes amis, et la crainte qu'ils n'eussent de
lui une opinion défavorable le rendit triste jusqu'à la mort. Huit
jours après, environ, le juif ne trouva plus nécessaire d'enfermer
Olivier dans la chambre, et celui-ci put aller en liberté par toute la
maison.

Un jour que le Matois et maître Bates devaient passer la soirée dehors,
celui-là se mit alors en tête d'être plus recherché dans sa toilette
que de coutume (faiblesse qui, à lui rendre justice, n'était pas
habituelle chez lui, tant s'en fallait). Il commanda _très poliment_ à
Olivier de l'aider à cet effet. Celui-ci était trop content d'avoir une
occasion de se rendre utile, il était trop heureux d'avoir de la
société, quelque mauvaise qu'elle fût d'ailleurs, et il avait un trop
grand désir de se concilier l'affection de tous ceux qui l'entouraient,
pour ne pas se prêter de bonne grâce à ce qu'on exigeait de lui. Il
mit donc un genou en terre de manière que le pied du Matois, qui était
assis sur la table, pût reposer sur l'autre, et il se mit en devoir de
_polir, _les trottins_ de ce dernier, ce qui veut dire en bon français
qu'il cira ses bottes.

Soit que le Matois fût excité par ce sentiment de liberté et
d'indépendance qu'éprouve nécessairement tout être pensant quand il
est assis nonchalamment sur une table, fumant sa pipe tout à son aise,
balançant mollement une jambe et faisant en même temps nettoyer ses
bottes, qu'il n'a pas même la peine d'ôter et qu'il n'aura pas besoin
de remettre; soit que la bonté du tabac éveillât sa sensibilité, ou
que la qualité de la bière adoucît ses pensées, il se sentit, pour le
moment, porté au romantique et à l'enthousiasme (deux choses si
contraires à sa manière d'être). Il regarda Olivier d'un air pensif
pendant quelques instants, puis, avec un soupir et un balancement de
tête, il dit moitié à part lui, et moitié à Charlot:

--Quel dommage qu'y n'soit pas _grinche_!

--Ah! y n'sait pas ce qui lui convient, reprit celui-ci.

Le Matois soupira de nouveau et reprit sa pipe. Charlot en fit autant, et
tous deux fumèrent quelque temps en silence.

--J'pense bien qu'tu n'sais même pas c'que c'est qu'un _grinche_? dit le
Matois d'un air de pitié.

--Je crois que si, répondit Olivier en levant la tête. C'est un vol . . .
c'est ce que vous êtes, n'est-ce pas? dit-il en se reprenant.

--Je le suis, et j'm'en fais gloire, répliqua le Matois . . . Je m'en
voudrais d'être autre chose! (Disant cela, il mit son chapeau sur
l'oreille, et lança un coup d'œil à maître Bates pour lui faire
comprendre qu'il lui serait obligé de dire le contraire.) Oui, je
l'suis, poursuivit-il, et Charlot aussi, et puis Fagin, et puis Sikes, et
puis Nancy, et puis Betsy; nous le sommes tous, tous jusqu'au chien! . . .
sans compter qu'c'est lui qu'a l'plus d'cœur à la _besogne_.

--Et qu'est l'moins porté à _trahir_, ajouta Charlot.

--C'n'est pas lui qu'aboierait jamais dans l'banc des témoins pour se
compromettre! . . .. ah! ben oui, n'y a pas d'danger! encore bien même
qu'on l'y attacherait et qu'on l'laisserait là quinze jours sans manger,
dit le Matois.

--Y s'respecte trop pour ça, répliqua Charlot.

--C'est bon! c'est bon! dit le Matois reprenant le sujet dont ils
s'étaient écartés, et auquel le ramena le souvenir de sa _profession_,
qui influait sur toutes ses actions. Ceci n'a rien à faire avec ce jeune
_lophyte_ (néophyte).

--C'est vrai, reprit Charlot. Que ne prends-tu du service sous Fagin,
Olivier?

--Tu f'rais ta fortune tout d'un coup, répliqua le Matois en tirant la
langue.

--Tu vivrais d'tes rentes et tu frais l'monsieur comme c'est bien mon
intention, vienne la Saint-Jamais ou le quarante-deuxième jeudi de la
Trinité.

--Non, je ne veux pas, reprit timidement Olivier. Je voudrais qu'on me
laisse en aller. J'ai . . . me . . . rais mieux m'en aller.

--Et Fagin préfère que tu restes, repartit Charlot.

Olivier ne le savait que trop bien; mais, pensant qu'il serait peut-être
dangereux de s'exprimer trop franchement, il poussa un soupir et se remit
à frotter les bottes du Matois.

--Allons donc! s'écria ce dernier, où est ton courage? N'y a-t-il pas
c'te fierté au-dedans de toi-même? Voudrais-tu vivre aux dépens des
amis, hein?

--Fi donc! dit maître Bates tirant deux ou trois foulards de sa poche et
les jetant pêle-mêle dans une armoire. C'est trop vil! c'est trop
mesquin!

--Je ne pourrais jamais faire ça! dit le Matois feignant la plus grande
aversion.

--Ça n'empêche pas que vous abandonnez vos amis, et que vous les
laissez punir pour ce que vous avez fait vous-même, reprit Olivier en
souriant.

--Ça c'est autre chose, répliqua le Matois ôtant sa pipe de sa bouche,
c'est par pure considération pour Fagin . . .. parce que les mouchards
savent que nous _travaillons_ ensemble, et il aurait pu lui arriver des
_désagréments_ si nous n'avions _joué des jambes_ . . . Et voilà le
pourquoi . . . n'est-ce pas, Charlot?

Maître Bates fit un signe de tête affirmatif. Il allait parler, mais le
souvenir de la fuite d'Olivier se présenta si vivement à son
imagination que la fumée de sa pipe, qui se mêla avec un éclat de
rire, lui sortit par le nez, par les yeux, et lui revint à la gorge, ce
qui le fit tousser et frapper du pied pendant plus de cinq minutes.

--Vois donc un peu, dit le Matois, montrant une poignée de _shillings_
et de sous; c'est ça une vie joyeuse! Tiens, attrape! . . . Y en a bien
d'autres dans la tirelire de celui à qui j'les ai _soufflés_! . . . Tu
n'en veux pas, n'est-ce pas? . . . Imbécile, va!

--C'est bien vilain, n'est-ce pas, Olivier, dit Charlot . . . y s'f'ra
_soulever_ un d'ces quatre matins, pas vrai?

--Je ne sais pas ce que ça veut dire, répondit Olivier tournant la
tête.

--Tiens, mon vieux! . . . quéqu'chose dans c'genre-là, reprit Charlot.
Disant cela, maître Bates prit un des bouts de sa cravate, et le tenant
en l'air, il laissa tomber sa tête sur son épaule et fit un certain
bruit avec ses dents, indiquant par cette joyeuse pantomime que
_soulever_ et pendre n'étaient qu'une seule et même chose.

--Voilà c'que ça veut dire, poursuivit-il . . . Mais vois donc,
Jacques, comme y me r'garde! . . . Non, jamais d'ma vie j'n'ai vu un
garçon comme celui-là . . . c'est d'l'_innocence_ numéro 1, parole
d'honneur! Y m'f'ra mourir de rire d'abord . . . J'te dis, encore une
fois, qu'j'aurai ma mort à lui reprocher! Et maître Bates, ayant ri de
si bon cœur que des larmes lui en vinrent aux yeux, se remit à fumer.

--Tu n'as pas été bien élevé, dit le Matois examinant ses bottes
après qu'Olivier eut fini de les cirer. Fagin fera quelque chose de toi,
cependant . . . ou bien alors tu s'ras l'premier qui n'aurait pas
profité entre ses mains . . . Tu frais bien mieux d'commencer tout
d'suite, car tu en viendras toujours là sans que tu t'en doutes, et tu
n'fais seulement qu'r'culer pour mieux sauter.

Maître Bates appuya cet avis de plusieurs réflexions morales de son
cru, après quoi Dawkins et lui s'étendirent au long sur les plaisirs
nombreux qui accompagnent ordinairement la vie qu'ils menaient, donnant
à entendre à Olivier que ce qu'il avait de mieux à faire était de
chercher à gagner les bonnes grâces et l'amitié de Fagin en employant
les moyens qu'ils avaient mis; eux-mêmes en usage pour les mériter.

--Et mets-toi bien ça dans l'toupet, dit le Matois entendant le juif
ouvrir la porte, si tu _n't'attaches_ pas aux _toquantes_ et aux
_blavins_ . . .

--C'est comme si tu chantais de lui dire ça! observa Charlot; est-ce
qu'y t'comprend?

--Si tu _n't'attaches_ pas aux montres et aux mouchoirs, poursuivit le
Matois réduisant son langage à la portée d'Olivier, d'autres le feront
. . . De sorte que ceux qui s'les laissent prendre, tant pis pour eux et
tant pis pour toi aussi . . . et personne ne s'en trouvera mieux pour ça
. . . excepté ceux qui posent _cinq_ et qui relèvent _six_, et tu as
autant de droit que les autres à la _profession_.

--Sans doute, sans doute, dit le juif, qui était entré sans qu'Olivier
s'en fût aperçu. Tout cela est clair comme le jour, mon cher! . . .
rapporte-t'en à la parole du Matois . . . il entend le catéchisme de
_sa profession_, celui-là!

Continuant en ces termes l'argument du Matois, le vieillard se frotta les
mains en signe de satisfaction et applaudit par un éclat de rire aux
talents de ce dernier. La conversation en resta là pour cette fois, car
le juif avait amené avec lui mademoiselle Betsy et un _jeune homme_
qu'Olivier n'avait pas encore vu, mais qui fut accosté par le Matois
sous le nom de Tom Chitling, et qui, s'étant amusé à folâtrer dans
l'escalier, entra en ce moment.

M. Chitling avait quelques années de plus que le Matois (ayant déjà
compté peut-être dix-huit printemps), cependant il y avait dans sa
manière d'agir envers ce dernier une certaine déférence qui indiquait
assez clairement qu'il se reconnaissait inférieur à lui sous le rapport
du _génie_ aussi bien que des ruses de leur _profession_. Il avait de
petits yeux qu'il faisait aller dans tous les sens et il était, en
outre, criblé de petite vérole.

Son costume était dans un assez piteux état, mais ainsi qu'il le dit,
il venait de _finir son temps_; depuis vingt-deux _mortels_ jours il
n'avait vu âme qui vive et ne s'était rafraîchi le _cornet_ d'une
goutte de quoi _que ce soit_. Olivier était fort étonné de cette
conversation, dont il comprenait à peine quelques bribes. Ces
_messieurs_ riaient de tout cœur de la candide ignorance de l'enfant, et
la conversation devint générale. Fagin était en belle humeur; il conta
quelques petites farces de sa jeunesse d'une si drôle de manière, qu'en
dépit de ses bons sentiments Olivier riait de si bon cœur que les
larmes lui en venaient aux yeux.

Enfin le vieux scélérat tenait l'enfant dans ses filets. Il l'avait
amené par la solitude et par la tristesse à préférer la société de
quelqu'un à celle de ses tristes pensées dans un chenil, et il
distillait dans son jeune cœur le poison qui devait le noircir et en
changer la bonté pour toujours.



XIX. --Un grand projet est discuté, et l'on en détermine l'exécution.


Par une nuit froide et sombre, le juif congédia tous ses élèves, et,
après s'être enveloppé d'une longue redingote et avoir pris toutes les
précautions nécessaires, il s'engagea dans un labyrinthe de petites
rues sales qui abondent dans le quartier populeux de Bethnal-Green.
Après une heure de marche à travers le brouillard sur un pavé couvert
d'une boue épaisse, il frappa à une porte où, ayant échangé quelques
mots à voix basse avec la personne qui lui ouvrit, il monta l'escalier.

Un chien se mit à gronder comme il toucha le loquet de la porte, et une
voix d'homme demanda:

--Qui va là?

--C'est moi, Guillaume, c'est moi, dit le juif jetant un coup d'œil dans
la chambre.

--Montrez votre carcasse! dit Sikes. Couchez là, vilaine bête! Ne
connaissez-vous pas le diable quand il a sa grande redingote?

Apparemment l'animal avait été trompé par le costume de Fagin; car
lorsque celui-ci se fut déboutonné et qu'il eut posé sa longue
redingote sur le dos d'une chaise, il retourna dans son coin en remuant
la queue pour montrer qu'il était aussi content qu'il pouvait l'être.

--Eh bien? dit Sikes.

--Eh bien! mon cher? répliqua le juif . . . Ah! Nancy.

Ces derniers mots furent prononcés avec quelque hésitation; car
c'était la première fois que Fagin et Nancy se rencontraient depuis le
jour où celle-ci avait pris si chaudement la défense d'Olivier. Tous
ses doutes à ce sujet, cependant (si toutefois il en avait), furent
bientôt dissipés par la conduite de la jeune fille envers lui. Elle
retira ses pieds du garde-cendres, recula sa chaise et pria le juif
d'approcher la sienne sans en dire davantage, car il faisait un froid
excessif.

--Il fait froid, Nancy, dit le juif approchant du feu ses mains
décharnées. Ça vous pénètre jusqu'aux os, ajouta-t-il en portant la
main à son côté gauche.

--Faudrait un fameux froid, hein, pour que ça vous _aille_ jusqu'au
cœur? dit Sikes. Donne-lui quéqu'chose à boire, Nancy. Dépêche-toi!
De voir sa vieille carcasse trembler comme celle d'un spectre hideux qui
sort de la tombe, y a d'quoi vous rendre malade!

Nancy apporta aussitôt une bouteille qu'elle prit d'un buffet où il y
en avait beaucoup d'autres qui paraissaient contenir différentes sortes
de liqueurs; et Sikes ayant versé un verre d'eau-de-vie, dit au juif de
le boire tout d'un trait.

--Non, merci, Sikes, j'en ai bien assez! répliqua Fagin remettant le
verre sur la table après y avoir posé seulement le bord de ses lèvres.

--Avez-vous peur que ça vous rende meilleur que vous n'êtes? demanda
Sikes fixant le juif d'un air de mépris.

Ayant jeté en même temps dans les cendres la liqueur qui restait dans
le verre de ce dernier, il le remplit aussitôt pour lui-même.

Tandis qu'il avalait son eau-de-vie, le juif jeta un coup d'œil autour
de la chambre (non pas que ce fût par curiosité, car il connaissait
l'appartement, mais par un sentiment de crainte qui lui était naturel).
L'ameublement en était grossier et les seuls objets entassés dans
l'armoire eussent pu donner à penser que le maître du logis n'était
rien moins qu'un artisan. Deux ou trois _assommoirs_ placés dans un
coin, et un fléau accroché au-dessus du manteau de la cheminée
étaient du reste les seuls objets qui pussent inspirer du soupçon.

--Eh bien! dit Sikes en faisant claquer ses lèvres, maintenant je suis
prêt.

--Pour la _besogne_, hein? demanda le juif.

--Pour la _besogne_, répondit Sikes. Ainsi dites ce que vous avez à
dire.

--Au sujet de cette maison à Chertsey, Guillaume? dit l'autre
rapprochant sa chaise et parlant très bas.

--Oui, après? demanda Sikes.

--Ah! vous savez bien ce que je veux dire, mon cher? dit le juif. Il sait
bien ce que je veux dire, n'est-ce pas, Nancy?

--Non, _y_ n'sait pas! dit en ricanant Sikes. Ou bien _y_ n'veut pas,
c'qu'est à peu près la même chose. Parlez franchement. Nommez les
choses par leur nom! Quand vous serez là à cligner de l'œil et à
tourner autour du pot, comme si vous n'étiez pas le premier qui a eu
l'idée de ce vol? Expliquez-vous!

--Chut, Guillaume, parlez plus bas! dit le juif essayant en vain de
calmer son ami, on va nous entendre.

--Eh bien! qu'on nous entende, reprit Sikes, j'm'en moque pas mal!

Il paraît cependant qu'après réflexion il ne s'en _moquait plus_, car
il devint plus calme et parla bien moins haut.

--Là là, dit Fagin, c'était seulement par prudence, et rien de plus,
mon cher. Maintenant, au sujet de cette maison à Chertsey, quand doit-on
se mettre à la _besogne_, hein, Guillaume? Quand doit-on s'y mettre?
Tant d'argenterie, mes enfants! tant d'argenterie? poursuivit-il se
frottant les mains et levant les yeux au plafond, transporté de joie à
l'avance, à l'idée du butin.

--N'faut plus y penser, répondit froidement Sikes.

--N'faut plus y penser! répéta le juif se laissant aller sur le dos de
sa chaise,

--Non, n'faut plus y penser, reprit Sikes. Du moins ça n'est pas chose
facile que nous l'espérions.

--Alors, on ne s'y est pas bien pris! répliqua le juif pâle de colère.
Ne nous dites pas . . .

--Et moi, j'veux justement vous dire! s'écria l'autre. Qui êtes-vous
donc, qu'on n'puisse pas vous parler? J'vous dis qu'il y a quinze jours
que Toby Crackit _traîne ses guêtres_ autour de la place, et il ne peut
parvenir à mettre un des domestiques dans nos intérêts.

--Voulez-vous dire, Guillaume, reprit le juif s'adoucissant à mesure que
l'autre s'échauffait, qu'aucun des deux domestiques ne puisse être
_persuadé_?

--Sans doute que c'est c'que je veux dire, et c'est comme je l'dis,
repartit Sikes. Il y a vingt ans qu'y sont au service de la vieille, et
on leur donnerait cinq cents livres sterling qu'y r'fuseraient d'entrer
dans le complot.

--Oui, mais voulez-vous dire aussi, Guillaume, qu'il n'y a pas moyen de
faire en sorte que les femmes soient des nôtres? demanda le juif.

--Pas le moins du monde, répondit Sikes.

--Pas même par le moyen du _flambant_ Toby Crackit? dit le juif d'un air
de doute. Vous n'ignorez pas ce que sont les femmes, Guillaume!

--Eh bien! non; pas même par le moyen du _flambant_ Toby Crackit,
repartit Sikes.

--Il dit qu'il a porté de faux favoris, qu'il a mis un gilet et des
gants _serin Canarie_, tout l'temps qu'il a été là, et qu'ça n'a
servi de rien.

--Il aurait dû essayer de porter le costume militaire et des moustaches,
mon cher, répliqua le juif après un peu de réflexion.

--C'est bien aussi ce qu'il a fait, reprit Sikes. Mais il paraît que ce
moyen n'a pas mieux pris que l'autre.

Le juif parut déconcerté à cette nouvelle, et ayant réfléchi
quelques minutes, la tête penchée sur sa poitrine, il dit avec un
soupir:

--Que si le _flambant_ Toby Crackit accusait vrai, il craignait bien
qu'il ne fallût y renoncer. Et cependant, ajouta-t-il laissant tomber
ses mains sur ses genoux, c'est bien dur, mon cher, de perdre ainsi une
chose sur laquelle nous avions fondé nos plus chères espérances et que
nous regardions déjà comme à nous!

--C'est vrai, dit Sikes, c'est là le pis.

Un long silence s'ensuivit pendant lequel le juif, le visage livide et
l'œil hagard, fut enseveli dans ses pensées. Sikes le regardait de
temps à autre; et Nancy, craignant sans doute d'irriter le brigand,
resta assise devant la cheminée, les yeux fixés sur le feu, avec
l'indifférence d'une sourde pour tout ce qui se disait devant elle.

--Fagin, dit Sikes rompant tout à coup le silence, me reviendra-t-il
cinquante guinées en plus du partage si nous réussissons du dehors?

--Oui, dit le juif s'éveillant aussitôt comme d'un rêve.

--Est-ce convenu? demanda Sikes.

--Oui, mon cher, oui, c'est bien entendu! répliqua le juif saisissant la
main de l'autre.

Disant cela, ses yeux étincelaient et tous les muscles de son visage
rendaient l'impression que la question de Sikes avait produite en lui.

--Alors, reprit celui-ci repoussant la main du juif avec un certain air
de dédain, ça s'fera quand vous voudrez. Nous étions, Toby et moi,
l'avant-dernière nuit, sur le mur du jardin, à sonder les volets et les
panneaux de la porte. La maison est fermée, la nuit, comme une prison;
mais il y a un endroit que nous pouvons briser avec assurance, sans faire
de bruit.

--Lequel? demanda le juif avec empressement.

--Vous savez bien, dit l'autre à voix basse, quand on a traversé la
pelouse?

--Oui, oui, dit le juif penchant la tête pour mieux entendre et ouvrant
les yeux si grands qu'ils semblaient sortir de leurs orbites.

--N'importe! dit Sikes s'arrêtant tout court à un signe de tête de la
jeune fille, qui lui faisait remarquer la figure du juif. Peu importe
l'endroit; vous ne pouvez rien faire sans moi, je l'sais bien; mais il
vaut mieux se mettre sur ses gardes, quand on a affaire à vous.

--Comme vous voudrez, mon cher, comme vous voudrez, reprit le juif se
mordant les lèvres. Croyez-vous que Toby Crackit et vous puissiez en
venir à bout sans le secours de personne?

--Certainement, dit Sikes. Il ne nous faut qu'un vilebrequin et un
enfant. Le premier, nous l'avons déjà; quant à l'autre, il nous faudra
le trouver.

--Un enfant! s'écria le juif. Oh! alors c'est pour un panneau, hein?

--Peu vous importe, reprit l'autre. Il me faut un enfant, et n'faut pas
qu'il soit trop gros. Ah! si j'avais seulement le petit garçon de Ned,
le ramoneur de cheminées, ça f'rait bien mon affaire! Il l'empêchait
de grandir exprès pour ça, et il le louait à l'occasion; mais le père
s'est fait _pincer_, et alors v'là la _société des jeunes
délinquants_ qui s'en mêle, et qui, r'tirant cet enfant d'un _état_
où il gagnait de l'argent, lui fait apprendre à lire et à écrire, et,
par suite, le met en apprentissage. Et c'est ainsi _qu'y_ conduisent le
monde! continua-t-il avec indignation; c'est ainsi qu'y conduisent le
monde! Et s'ils avaient aussi bien assez d'argent comme ils n'en ont pas
(grâce à Dieu), il ne nous resterait pas, l'année prochaine, six
enfants dans le _commerce_ à notre disposition.

--Ce n'est que trop vrai! répliqua le juif, qui, absorbé dans ses
réflexions tout le temps que parla Sikes, n'avait saisi que les derniers
mots de son discours. Guillaume!

--Eh bien? demanda celui-ci.

Le juif fit un signe de tête vers la jeune fille, qui avait les yeux
toujours fixés sur le feu pour donner à entendre à Sikes qu'elle
devait quitter la chambre. Celui-ci haussa les épaules d'un air
d'impatience, pensant que la précaution était inutile, et finit
cependant par dire à Nancy d'aller lui chercher un pot de bière.

--Tu n'veux pas d'bière, dit Nancy croisant les bras et restant bien
tranquillement sur sa chaise.

--J'te dis qu'j'en veux! reprit Sikes.

--C'est d'la farce, répliqua froidement celle-ci: allez toujours, Fagin.
J'sais bien c'qu'y va dire, Guillaume; il n'a pas besoin de faire
attention à moi.

Le juif hésita encore, et Sikes les regarda tous les deux avec
étonnement.

--Je pense bien que Nancy ne doit pas vous faire peur? dit à la fin
celui-ci; vous la connaissez depuis assez de temps pour avoir confiance
en elle. Ce n'est pas une fille _à manger l'morceau_; n'est-ce pas,
Nancy!

--J'pense bien que non, reprit la fille s'approchant de la table et
posant ses deux coudes dessus.

--Non, non, ma chère, je sais bien que tu en es incapable, dit le juif,
mais . . . Et le vieillard hésita de nouveau.

--Mais quoi? demanda Sikes.

--C'est que j'ignorais si elle n'était pas aussi mal disposée que
l'autre soir, vous savez, Guillaume? répondit le juif.

Nancy partit d'un éclat de rire, et, avalant un verre d'eau-de-vie, elle
secoua la tête comme si elle eût voulu narguer Fagin; puis elle se mit
à crier à tue-tête: «_Allez toujours vot'p'tit bonhomme de chemin!
N'parlez jamais d'vous rendre!_» et autres choses semblables, qui
parurent tout à fait rassurer les deux hommes.

--Maintenant, Fagin, dit Nancy en riant, faites-nous donc part de vos
intentions au sujet d'Olivier.

--Ah! tu es une fine mouche, ma chère! . . . tu es la fille la plus
_subtile_ que je connaisse! dit le juif lui donnant de petites tapes sur
le cou. C'est en effet d'Olivier que je veux parler. Ah! ah! ah!

--Que voulez-vous dire? demanda Sikes.

--C'est l'enfant qu'il vous faut, mon cher! dit le juif d'un air de
mystère en posant son doigt sur son nez et faisant une affreuse grimace.

--Lui! s'écria Sikes.

--Prends-le, Guillaume, dit Nancy. Je le prendrais, moi, si j'étais que
d'toi. Il peut bien ne pas être aussi _espiègle_ que les autres; mais
qu'est-ce que ça t'fait, si ce n'est que pour t'ouvrir une porte? C'est
un enfant sur lequel tu peux compter, va, sois-en sûr, Guillaume.

--Elle a raison, reprit Fagin, il est en bon chemin depuis quelques
semaines; et il est grandement temps qu'il commence à se rendre utile,
ne gagnerait-il que son pain. D'ailleurs, les autres sont trop gros.

--Au fait, il est justement de la taille qu'il me le faut, dit Sikes
après un instant de réflexion.

--Et il fera tout ce que vous voudrez, mon cher, répliqua le juif . . .
Il ne pourra pas faire autrement, c'est-à-dire si vous l'effrayez
quelque peu.

--L'effrayer, s'écria Sikes, ce ne sera pas une fausse peur, croyez-le
bien! S'il a l'malheur de m'faire des farces, une fois qu'y s'ra à la
_besogne_, vous n'le r'verrez pas vivant, Fagin. Pensez-y sérieusement
avant de me l'envoyer, d'abord! ajouta le brigand soulevant une énorme
pince qu'il tira de dessous le lit.

--J'ai pensé à tout cela, dit l'autre avec force . . . je l'ai
surveillé de près, mes amis . . . de bien près. Qu'il comprenne une
bonne fois qu'il est un des nôtres, --qu'il ait la certitude d'_avoir
été voleur_, et il est à nous,-- à nous pour la vie! Ah! ah! ça ne
pouvait pas mieux se trouver! Disant cela, le vieillard croisa ses bras
sur sa poitrine, renfonça sa tête dans ses épaules, et poussa un cri
de joie.

--A nous? dit Sikes. À vous, vous voulez dire?

--Peut-être bien, mon cher! reprit le juif avec un affreux ricanement.
À moi, si vous voulez, Guillaume.

--Et pourquoi, dit l'autre d'un ton rechigné, pourquoi ce méchant petit
blanc-bec vous occupe-t-il tant à lui tout seul? . . . quand vous
n'ignorez pas qu'il y en a cinquante pour un qui flânent chaque soir
autour de _Covent-Garden_ [7] et que vous pourriez choisir parmi eux?

--Parce qu'ils ne me sont d'aucune utilité, repartit Fagin un peu
embarrassé. Ils ne valent pas la peine qu'on s'en occupe . . . Leur
physionomie parle contre eux, lorsqu'ils se font _pincer_, et je les
perds tous. Avec cet enfant, s'il était bien dirigé, mes enfants, je
ferais ce que je ne pourrais jamais faire avec vingt de ceux-là. Et
puis, continua-t-il se remettant un peu de son trouble, il nous tient,
s'il venait encore une fois à _nous brûler la politesse_; et il faut
qu'il soit absolument des nôtres, peu importe de quelle manière il s'y
trouve. Tout ce que je demande, c'est de l'amener à _pêcher avec les
grinches_ . . . Et vaut mieux que ça tourne comme ça que d'être
obligés de nous en _défaire_, ce qui ne laisserait pas que d'être
dangereux pour nous . . . sans compter que nous y perdrions.

--Quand cela se fera-t-il? demanda Nancy arrêtant une exclamation prête
à échapper à Sikes, sur qui cette prétention d'humanité, de la part
de Fagin, avait produit le plus grand dégoût.

--En effet, dit le juif, quand cela se fera-t-il, Guillaume?

--Je suis convenu avec Toby pour après-demain, si d'ici là je ne lui
donnais point contre-ordre, reprit Sikes d'une voix sombre.

--Bon, dit le juif; il n'y aura pas de lune.

--Non, repartit Sikes.

--Et vous avez pris vos mesures pour emporter le _magot_, n'est-ce pas?

Sikes fit un signe de tête affirmatif.

--Au sujet de? . . .

--Oui, oui, tout cela est arrangé, reprit Sikes sans lui donner le temps
de finir sa phrase. Ne vous inquiétez pas des détails. Vous ferez bien
d'amener l'enfant ici demain soir . . . Je quitterai Londres une heure
avant le jour . . . Quant à vous, ne dites rien et tenez le creuset tout
prêt; c'est tout ce que vous avez à faire.

Après une discussion il fut convenu que Nancy, qui avait pris tout
récemment le parti d'Olivier, serait chargée de conduire l'enfant
auprès de Sikes, et que celui-ci, dès l'entreprise commencée, aurait
tout pouvoir sur le pauvre Olivier. Sauf réserve à Toby Crackit
d'appuyer les résolutions dudit Sikes.

Ces préliminaires ainsi réglés, Sikes avala quelques verres
d'eau-de-vie; et s'étant mis à brandir la pince de fer d'une manière
effrayante, il chanta ou plutôt il beugla quelques refrains. Ensuite,
dans un accès d'enthousiasme pour son _état_, il alla chercher sa
boîte à _outils_, qu'il posa sur la table, et qu'il ouvrit pour
expliquer la nature et l'usage de chacun des objets qui y étaient
renfermés. Il en avait à peine levé le couvercle, qu'il tomba
lourdement, avec elle sur le plancher, où il s'endormit presque
aussitôt.

--Bonne nuit, Nancy! dit le juif endossant sa redingote.

--Bonne nuit!

Le vieillard, ayant donné en passant un coup de pied à l'ivrogne,
tandis que la fille avait le dos tourné, descendit l'escalier à tâtons.

--C'est toujours comme ça, marmotta le juif entre ses dents quand il fut
seul dans la rue. Ce qu'il y a de mal chez ces femmes, c'est qu'un rien
suffit pour rappeler en elles des souvenirs du passé; et ce qu'il y a de
bon, c'est qu'ils ne durent pas. Ha! ha! L'homme contre l'enfant pour un
sac d'or!

Avec ces agréables réflexions, Fagin regagna sa sombre demeure, où le
Matois veillait en attendant son retour avec impatience.

--Olivier est-il couché? . . . J'ai besoin de lui parler, dit-il en
descendant l'escalier.

--Il y a déjà longtemps, répondit le Matois ouvrant la porte d'une
chambre: le voilà!

L'enfant était couché sur un mauvais matelas étendu par terre, et
dormait d'un profond sommeil. L'accablement, l'inquiétude et la
tristesse de sa prison l'avaient rendu si pâle qu'il ressemblait à la
mort.

--Pas maintenant, dit le juif en s'éloignant doucement. À demain, à
demain!



XX. --Olivier est remis entre les mains de Guillaume Sikes.


Le lendemain matin, à son réveil, Olivier fut bien surpris de trouver
au pied de son lit une paire de souliers neufs à fortes semelles, en
place des siens qui étaient tout usés. D'abord il fut charmé de la
découverte, pensant que ce pouvait bien être le précurseur de sa
délivrance; mais il eut bientôt acquis la certitude du contraire, lors
qu'en déjeunant tête à tête avec le juif ce dernier lui eut annoncé
d'une manière à redoubler ses alarmes qu'on devait le conduire le soir
même chez Guillaume Sikes.

--Pour . . . y . . . res . . . ter, Monsieur? demanda l'enfant d'un air
inquiet.

--Non, non, mon ami, pas pour y rester, reprit le juif. Nous ne voudrions
pas te perdre, ne crains pas cela, Olivier! Tu reviendras au milieu de
nous: ah! ah! ah! nous ne sommes pas assez cruels pour te renvoyer, mon
ami . . . certainement non!

Disant cela, le facétieux vieillard, qui était accroupi devant le feu,
occupé à faire griller une tranche de pain, se mit à rire aux éclats,
comme pour donner à entendre qu'il n'ignorait pas qu'Olivier serait bien
content de se sauver s'il le pouvait.

--Je pense bien, dit-il en le regardant fixement, que tu es curieux de
savoir ce que tu vas faire chez Guillaume, eh! mon ami!

Olivier rougit involontairement à l'idée que le vieux recéleur avait
deviné sa pensée. Il répondit pourtant avec assez d'assurance que
_oui_.

--Que penses-tu que tu vas y faire? demanda l'autre prévenant la
question.

--Je ne sais pas trop, en vérité, Monsieur, répondit Olivier.

--Bah! fit l'autre se détournant pour cacher son désappointement.
Attends alors que Guillaume te le dise.

Le juif parut très contrarié de ce que l'enfant ne témoignait pas un
plus grand désir d'en savoir davantage. Le fait est que celui-ci aurait
bien voulu savoir à quoi on le destinait; mais, troublé qu'il était
par le regard scrutateur du juif et par ses propres pensées à lui, il
lui fut impossible de faire aucune question à ce sujet. L'occasion
d'ailleurs ne s'en présenta plus, car le juif resta sombre et silencieux
jusqu'au soir, qu'il se disposa à sortir.

--Tu pourras allumer cette chandelle, dit Fagin en posant une sur la
table. Et voici un livre pour t'amuser à lire, jusqu'à ce qu'on vienne
te chercher. Allons, bonsoir!

--Bonsoir, Monsieur! repartit doucement Olivier.

Tout en se dirigeant vers la porte, le juif se retourna de temps en temps
pour regarder le jeune Twist; et, s'arrêtant tout à coup, il l'appela
par son nom.

Olivier leva la tête; et, sur un signe de celui-là, il alluma la
chandelle. Comme il posait le chandelier sur la table, il s'aperçut que,
de l'extrémité obscure de la chambre, le vieillard le regardait
fixement en fronçant le sourcil.

--Prends garde, Olivier! prends bien garde! dit-il en agitant la main
d'un air sentencieux . . . C'est un mauvais _gas_ qui ne se gêne guère
quand il est poussé à bout. Quoi qu'il arrive, ne dis rien, et fais
tout ce qu'il te dira. Fais-y bien attention d'abord!

Ayant appuyé sur ces derniers mots avec beaucoup d'emphase, il sourit
d'une manière horrible, fit un signe de tête et sortit.

Olivier, resté seul, repassa dans son esprit ce qu'il venait d'entendre.
Après avoir longtemps réfléchi, il conclut que le brigand le faisait
venir pour l'utiliser dans sa maison, jusqu'à ce qu'il eût trouvé
quelque autre garçon plus convenable à ses vues. Il était d'ailleurs
trop habitué à la souffrance pour regretter un changement quel qu'il
fût. Il resta enseveli dans ses pensées; puis: ayant pris le livre, il
le parcourut. Ce livre avait pour titre: _Vie, jugement, condamnation et
exécution des grands criminels._ Les pages en étaient souillées à
force d'avoir été lues. C'étaient des crimes, d'horribles assassinats,
des cadavres longtemps cachés qui apparaissaient à leurs meurtriers, et
ceux-ci, saisis de frayeur, venaient eux-mêmes réclamer l'échafaud qui
devait terminer leurs tourments.

Il y avait tant de vérité dans la description de ces crimes et le
tableau en était si frappant, qu'Olivier crut voir les pages crasseuses
du livre se changer en sang caillé, et que les mots qu'il lisait lui
semblèrent sortir en sourds gémissements de la bouche même des
malheureuses victimes. Dans un accès de terreur, il ferma le livre et le
repoussa loin de lui; et se laissant tomber sur ses genoux, il pria Dieu
de lui épargner de pareilles pensées, et de le rappeler à lui plutôt
que de permettre qu'il se souillât jamais de crimes aussi affreux.

Il avait fini sa prière, mais il était encore agenouillé, la tête
appuyée sur ses deux mains, lorsqu'un bruissement le fit sortir de sa
méditation.

--Qu'est-ce que cela? s'écria-t-il en se relevant . . . Et apercevant
une forme humaine debout près de la porte: Qui est là? reprit-il.

--C'est moi . . . c'est moi! répondit une voix tremblante.

Olivier leva la chandelle au-dessus de sa tête pour mieux voir: c'était
Nancy.

--Mets cette chandelle de côté, dit la jeune fille en tournant la
tête, elle me fait mal aux yeux.

Il s'aperçut qu'elle était très pâle, et lui demanda avec bonté si
elle était malade. Pour toute réponse elle lui tourna le dos, se jeta
sur une chaise et se tordit les mains.

--Dieu! Dieu! s'écria-t-elle enfin, je n'avais pas songé à tout cela!

--Vous est-il arrivé quelque chose? demanda Olivier. Puis-je vous être
de quelque secours? . . . Parlez . . . tout ce qui est en mon pouvoir, je
le ferai avec le plus grand plaisir.

Elle s'agita sur sa chaise, porta ses mains à son cou, poussa un cri à
moitié étouffé par le râle et ouvrit la bouche toute grande pour
respirer.

--Nancy, s'écria l'enfant effrayé, qu'avez-vous, dites?

Celle-ci frappa des mains sur ses genoux et des pieds sur le parquet;
puis, s'arrêtant tout à coup, elle rajusta son châle sur ses épaules
en grelottant.

Olivier attisa le feu. La jeune fille approcha sa chaise du foyer, y
resta assise quelque temps sans dire un mot, et, levant enfin la tête,
elle jeta un regard effaré autour d'elle.

--Je ne sais pas ce qui me prend quelquefois, dit-elle affectant de
réparer le désordre de sa toilette. C'est cette chambre sale et humide
je crois. Maintenant, Olivier, es-tu prêt?

--Est-ce que je vais avec vous? demanda l'enfant.

--Oui, je viens de la part de Guillaume, répondit la jeune fille, c'est
pour te chercher.

--Pourquoi faire? dit-il, faisant deux ou trois pas en arrière.

--Pourquoi? reprit l'autre levant les yeux au plafond et les ramenant
aussitôt vers la terre à l'instant où son regard rencontra celui de
l'enfant; oh! pour rien de mal.

--Je ne le pense pas, reprit Olivier, qui l'avait examinée avec
attention.

--Eh bien! pense comme tu voudras, dit-elle avec un rire affecte; pour
rien de bon, alors.

Olivier put bien s'apercevoir qu'il avait quelque pouvoir sur la
sensibilité de la jeune fille, et, dans sa détresse, il lui vint à
l'idée de faire un appel à sa compassion; mais, ayant réfléchi tout
à coup qu'il était à peine onze heures, et qu'il devait y avoir encore
dans les rues quelques personnes qui ajouteraient foi à ses paroles, il
se hâta de dire qu'il était prêt, et se disposa avec un tant soit peu
d'empressement à sortir.

Ni cette réflexion, ni le dessein qui l'accompagnait n'échappèrent à
Nancy. Elle le considéra attentivement, tandis qu'il parlait, et lui
lança un coup d'œil qui lui fit comprendre assez clairement qu'elle
avait deviné ce qui se passait en lui.

--Chut! dit-elle se penchant sur son épaule et lui montrant du doigt la
porte, tandis qu'elle regardait avec précaution autour d'elle. N'y a pas
moyen. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour toi, mais inutilement. Tu es
entouré de tous côtés, et, si tu es jamais pour t'échapper, ce n'est
pas ici le moment.

Frappé de la manière avec laquelle elle disait cela, Olivier la regarda
avec étonnement. Elle parlait sérieusement, il n'y avait point à en
douter: elle était pâle à faire peur, les muscles de son visage
étaient contractés et un tremblement convulsif agitait tout son être.

--Je t'ai sauvé bien des mauvais traitements déjà, et je le ferai
encore, continua-t-elle en élevant la voix; car ceux qui seraient venus
te chercher, si ce n'avait pas été moi, t'auraient mené bien plus
durement. J'ai promis que tu serais tranquille; et, si tu ne l'étais
pas, tu te ferais du tort à toi-même, ainsi qu'à moi, et peut-être
serais-tu la cause de ma mort! Tiens, regarde! j'ai déjà supporté tout
cela pour toi, aussi vrai que Dieu nous voit.

En même temps elle montra à Olivier les meurtrissures toutes noires
dont ses bras et son cou étaient couverts.

--Rappelle-toi bien ceci, continua-t-elle avec une grande volubilité, et
fais en sorte maintenant que je n'en souffre pas d'autres à cause de toi
. . . Si je pouvais te rendre service, je le ferais bien volontiers; mais
je n'en ai pas le pouvoir . . . Ils n'ont pas l'intention de te faire du
mal, d'ailleurs. Eh! qu'importe ce qu'ils te feront faire, tu n'en es pas
responsable devant Dieu . . . Tais-toi! chacune de tes paroles est un
coup pour moi . . . Donne-moi ta main! allons, dépêche-toi; ta main!

Elle saisit la main qu'Olivier lui tendit machinalement, et, ayant
soufflé la chandelle, elle entraîna l'enfant en haut de l'escalier. La
porte fut ouverte promptement par quelqu'un caché dans l'obscurité, et
elle fut refermée de même lorsqu'ils eurent franchi le seuil de la
porte.

Nancy monta lestement, avec son jeune protégé, dans un cabriolet de
place qui les attendait. Elle en tira soigneusement les rideaux; et le
cocher, sans attendre qu'on lui donnât une direction quelconque, fouetta
son cheval, qui en moins de rien partit au grand galop.

La jeune fille tenait la main d'Olivier étroitement serrée dans les
siennes, et lui répétait à l'oreille les mêmes assurances et les
mêmes avis qu'elle lui avait déjà donnés. Tout cela fut l'affaire de
si peu de temps, qu'il avait à peine eu le loisir de se rappeler où il
était et comment il y était venu, quand le cabriolet s'arrêta devant
la maison vers laquelle le juif avait dirigé ses pas, la veille.

Pendant une seconde tout au plus, Olivier jeta un coup d'œil rapide le
long de la rue déserte, et il allait crier au secours; mais la voix
tremblante de la jeune fille était dans son oreille, le suppliant avec
tant d'instance d'avoir pitié d'elle, qu'il retint le cri qui allait lui
échapper. Tandis qu'il hésitait encore, il n'était déjà plus temps:
il se trouvait dans la maison et la porte s'était refermée sur lui.

--Par ici! dit la fille lâchant enfin la main d'Olivier. Guillaume!

--Voilà! voilà! reprit Sikes paraissant au haut de l'escalier avec une
chandelle. Voilà qui va bien! Allons, montez!

Pour un homme du caractère de Sikes, c'était un bon accueil qu'il
faisait à nos deux jeunes gens. Nancy lui en sut gré, car elle le salua
cordialement.

--Le chien est sorti avec Tom, dit Sikes avançant la chandelle pour les
éclairer. Nous n'avions pas besoin d'eux ici pour entendre ce que nous
avons à dire.

--C'est bien, reprit Nancy.

--De sorte, dit l'autre en fermant la porte de la chambre quand ils
furent tous entrés, que tu as amené le jeune _chevreau_?

--Comme tu vois, répondit la fille.

--A-t-il été tranquille? demanda Sikes.

--Comme un agneau, reprit Nancy.

--A la bonne heure! dit Sikes regardant malignement Olivier; autrement sa
jeune carcasse en aurait souffert. Avance ici, toi, petit, que je te
fasse ta leçon! . . . Autant maintenant que plus tard.

Disant cela, il ôta la casquette de son jeune protégé, la jeta dans un
coin de la chambre, et, s'asseyant à une table, il le prit par l'épaule
et le plaça en face de lui.

--Primo, d'abord, connais-tu cela? dit-il prenant un pistolet de poche
qui était sur la table.

L'enfant répondit affirmativement.

--Bien! regarde ici maintenant! Voici de la poudre . . . Ça c'est une
balle . . . et voilà un morceau de vieux chapeau pour bourrer.

Olivier fit signe qu'il comprenait l'usage de chacune de ces choses, et
Sikes se mit à charger le pistolet avec une dextérité surprenante.
Maintenant le voilà chargé, dit ce dernier quand il eut fini.

--Je vois bien, Monsieur, dit l'enfant tremblant de tous ses membres.

--Tu vois bien, dit le brigand serrant fortement le bras d'Olivier et lui
mettant le canon du pistolet si près de la tempe que ce dernier ne put
retenir un cri perçant, si tu as le malheur de dire un seul mot quand
nous serons dehors, à moins que je ne t'adresse la parole, je t'envoie
cette décharge dans la tête sans te prévenir. Ainsi, dans le cas où
tu serais tenté de parler sans permission, tu peux dire tes prières
d'avance.

Ayant accompagné cette menace d'un jurement affreux (pour en augmenter
l'effet, sans doute), il ajouta:

--Comme, autant que je puis savoir, il n'y a personne qui s'enquêtera
beaucoup de toi après ta mort, je ne sache pas qu'il soit nécessaire de
me casser la tête à t'expliquer un tas de choses comme je le fais, si
ce n'était pour ton bien. Tu comprends?

--Le court et le long de ce que tu veux dire (dit Nancy avec emphase pour
réclamer l'attention d'Olivier) est que, si, dans cette affaire qui
t'occupe maintenant, tu es le moins du monde retardé ou contrarié par
ce garçon, tu sauras bien l'empêcher de _jaser_ à l'avenir en lui
cassant la tête, et exposant ainsi la tienne comme tu le fais chaque
jour de ta vie.

--C'est cela, dit Sikes d'un air approbateur. Les femmes ont le tact pour
raconter les choses en peu de mots . . . excepté pourtant quand elles
ont la tête montée . . . alors elles n'en finissent plus. Maintenant
qu'il sait ce que parler veut dire, si tu nous donnais quelque chose à
souper, que nous ayons le temps de faire un somme avant de partir?

En conséquence de cette remarque, Nancy mit promptement le nappe; et,
s'étant absentée quelques instants, elle rentra avec un pot plein de
bière et un plat de tête de mouton, lequel donna lieu à quelques
réflexions plaisantes de la part de Sikes, qui, stimulé sans doute par
la riante perspective d'une _expédition_ nouvelle, avala toute la bière
d'un seul trait (histoire de rire, bien entendu).

Le souper fini (on comprendra facilement qu'Olivier n'avait pas grand
appétit), Sikes avala deux verres de _grog_ et se jeta sur son lit,
ayant recommandé à Nancy de l'éveiller à cinq heures précises, dans
le cas où il dormirait encore. Olivier, d'après un ordre émané du
même chef, se jeta tout habillé sur un matelas étendu par terre; et la
jeune fille, ayant attisé le feu, s'assit devant la cheminée jusqu'à
ce qu'il fût temps de les éveiller.

L'enfant resta longtemps les yeux tout grands ouverts, pensant qu'il ne
serait pas impossible que celle-ci cherchât l'occasion de lui parler
tout bas mais elle resta immobile sur sa chaise, et ne se tourna parfois
que pour moucher la chandelle. À la fin, épuisé de fatigue, il
s'endormit profondément.

Lorsqu'il s'éveilla, la théière et les tasses étaient sur la table,
et Sikes était occupé à fourrer divers objets dans les poches de sa
redingote accrochée au dos d'une chaise, tandis que Nancy préparait le
déjeuner. Il ne faisait pas jour, car la chandelle brûlait encore. Une
pluie perçante battait contre les vitres, et le ciel était couvert de
nuages noirs et épais.

--Allons donc! gronda Sikes, tandis qu'Olivier se levait, voilà qu'il
est cinq heures et demie! Dépêche-toi, si tu veux déjeuner. Nous
sommes en retard, sans qu'ça paraisse!

Olivier ne fut pas longtemps à faire sa toilette, et, ayant déjeuné
quelque peu, il dit qu'il était prêt. Nancy, sans le regarder à peine,
lui mit un mouchoir autour du cou, et Sikes lui donna un vieux collet
pour lui tenir chaud aux épaules.

L'enfant se retourna quand ils furent sur le seuil de la porte, dans
l'espoir de rencontrer le regard de la jeune fille; mais elle avait
repris sa place auprès du feu, ou elle était assise dans un état
d'immobilité complète.



XXI. --Expédition.


C'était par une sombre et froide matinée qu'ils sortirent. La pluie
tombait par torrents, il y avait de grandes flaques d'eau au milieu du
chemin. Il n'y avait personne de levé, les fenêtres étaient fermées,
et les rues étaient tristes et silencieuses. Quelques chariots de loin
en loin s'avançaient vers la ville. À mesure qu'ils approchaient de la
cité, le bruit augmenta. Et quand ils arrivèrent à Smithfield,
c'était un tumulte à ne plus s'y reconnaître; il faisait grand jour
alors, et la moitié de Londres était sur pied. C'était jour de
marché, la place était couverte de boue. Et la fumée qui s'élevait du
corps des bestiaux, se mêlant avec le brouillard, restait lourdement
suspendue en l'air. Paysans, bouchers, bouviers, enfants, voleurs,
fainéants confondus dans la presse offraient une scène capable de vous
faire perdre la raison.

Sikes, traînant Olivier après lui, se frayait un chemin à travers la
foule, faisant fort peu d'attention à tout ce qui étonnait si fort
celui-ci. Il se contenta de faire un signe de tête en passant à maint
et maint ami, refusant de boire la goutte chaque fois que l'offre lui en
fut faite, et il s'avança rapidement jusqu'à ce qu'ils fussent hors du
tumulte et qu'ils eussent gagné _Holborn_ par _Hosier-Lane_.

--Maintenant, mon jeune homme, dit-il d'un air bourru en regardant le
cadran de l'église Saint-André, voilà qu'il est près de sept heures?
Faut trotter un peu plus vite que ça! Ne va pas commencer par rester en
arrière, toi, méchant clampin!

Disant cela il secouait le bras de l'enfant, qui, doublant le pas, régla
sa marche autant qu'il put sur les longues enjambées du brigand.

Ils allèrent de ce train jusqu'à ce qu'ils eurent passé _Hyde-Park_
sur la route de _Kensington_. Alors Sikes, ralentissant le pas pour
donner le temps à une charrette vide qui venait derrière eux de les
rattraper, et ayant vu sur la plaque Hounslow, demanda au charretier,
avec autant de politesse qu'il en était susceptible, s'il voulait leur
permettre de monter jusqu'à _Isleworth_.

--Montez! dit l'homme. Est-ce là votre petit?

--Oui . . . c'est mon garçon, répondit Sikes jetant un coup d'œil
menaçant à l'enfant et mettant la main par distraction dans la poche
où était le pistolet.

--Ton père marche un peu trop vite pour toi, n'est-ce pas, mon petit?
dit le charretier, s'apercevant qu'Olivier était tout hors d'haleine.

--Pas le moins du monde, reprit Sikes. Il y est accoutumé. Voyons!
donne-moi la main, Edouard! . . . monte vite!

En parlant ainsi, il aida l'enfant à monter; et le charretier lui ayant
montré une pile de sacs, lui dit de se coucher dessus pour se reposer.

Chaque fois qu'ils passaient devant une borne milliaire, Olivier
s'étonnait de plus en plus où son compagnon pouvait le mener.
_Kinsington_, _Hammersmith_, _Chiswick_, _Kewbridge_, _Brentford_
étaient déjà bien loin derrière eux, et ils allaient toujours comme
s'ils n'eussent fait que se mettre en route.

Ils arrivèrent enfin à une auberge ayant pour enseigne: _La diligence
et les chevaux_, au-delà de laquelle une autre route prenait son
embranchement; alors la charrette s'arrêta. Sikes en descendit
précipitamment, tenant la main d'Olivier pendant tout le temps; et
l'ayant fait descendre lui-même, il lui lança un regard furieux en
portant la main à sa poche de côté d'une manière très expressive.

--Au revoir, mon garçon! dit l'homme.

--Il est de mauvaise humeur, reprit Sikes rudoyant l'enfant. Il est de
mauvaise humeur, ce petit maussade! N'y faites pas attention, allez!

--Oh! certainement non! dit l'autre montant dans sa voiture. Voilà le
temps qui se remet, ajouta-t-il en s'éloignant.

Sikes attendit qu'il fût loin, et ils tournèrent à gauche, ils
marchèrent longtemps, passant devant un grand nombre de jardins,
jusqu'à ce qu'enfin ils furent arrivés à _Hampton_, qu'ils
traversèrent, et entrèrent dans un cabaret de chétive apparence, où
ils se firent servir à dîner devant le feu dans la cuisine.

Il y avait devant le foyer quelques bancs à dossier, sur lesquels
étaient assis des hommes en blouse, occupés à boire et à fumer. Ils
firent peu d'attention à Sikes et encore moins à Olivier; et comme
celui-là ne fit guère plus d'attention à eux, il s'assit avec son
jeune camarade, dans un coin à part, sans être trop importuné par la
compagnie.

On leur servit un plat de viande froide, et ils restèrent si longtemps
après avoir fini de manger, qu'Olivier, voyant que Sikes allait fumer sa
quatrième pipe, commença à croire qu'ils n'iraient probablement pas
plus loin. Fatigué d'avoir marché et de s'être levé si matin, il
roupilla d'abord; puis, accablé de fatigue, étourdi par la fumée du
tabac, il s'endormit profondément.

Il faisait tout à fait nuit quand il fut éveillé par un coup de coude
de Sikes. Se frottant les yeux et regardant autour de lui, il vit ce
digne personnage en conférence intime avec un paysan en société duquel
il buvait une pinte de bière.

--De sorte que vous allez au bas _Halliford_? demanda Sikes.

--Oui, répondit l'homme . . . Sans compter que je n's'rai, pas vingt ans
en route. Mon cheval n'a pas la charge qu'il avait à ce matin, et il
aura bientôt arpenté la distance . . . Et qu'y n'en s'ra pas fâché! .
. . Ah! dame! c'est qu'c'est un'bonne bête!

--Pouvez-vous nous prendre dans votre charrette, mon p'tit et moi?
demanda Sikes passant le pot de bière à sa nouvelle connaissance.

--Oui, si vous partez de suite, reprit l'autre ôtant de ses lèvres la
pinte, qu'il posa sur la table, est-ce que vous allez à _Halliford_?

--Je vais jusqu'à _Shepperton_, dit Sikes.

--Je suis votre homme jusqu'aussi loin que je vais moi-même, repartit le
paysan. Tout est payé, Rebecca?

--Qui, répondit la fille, c'est Monsieur qui a payé.

--Dites: donc! poursuivit-il avec une gravité ridicule, ça n'peut pas
aller comme ça, savez-vous?

--Pourquoi pas? reprit Sikes. Vous nous faites une honnêteté, je ne
vois pas ce qui m'empêcherait de vous régaler d'une ou deux pintes de
bière.

L'homme parut réfléchir profondément; après quoi, prenant ce dernier
par la main, il lui déclara qu'il était un _bon enfant_; ce à quoi
Sikes lui dit qu'il plaisantait, sans doute (ce que chacun aurait été
tenté de croire, pour peu que l'homme eût été de sang-froid).

Après quelques paroles civiles de part et d'autre, ils prirent congé de
la compagnie; et la servante ayant ramassé les pots et les verres qui
étaient sur la table, s'en vint, les mains pleines, sur le seuil de la
porte pour les voir partir.

Le cheval, à la santé duquel on avait bu il n'y avait qu'un instant,
attendait patiemment à la porte. Olivier et Sikes, sans plus de
cérémonie, montèrent dans la charrette à laquelle il était attelé;
et l'homme, après avoir arrangé les guides et défié tous les
assistants de trouver une pareille bête dans le monde entier, monta à
son tour.

Alors le garçon de l'auberge ayant conduit le cheval au milieu de la
route et ayant lâché la bride, celui-ci commença à faire un mauvais
usage de la liberté qu'on lui donnait, en courant à travers la rue et
en dansant sur ses pieds de derrière. À la fin cependant il partit au
galop.

La nuit était venue, un brouillard humide s'élevait des marais
d'alentour et de la rivière, il faisait un froid glacial, tout était
morne et silencieux. Olivier, accroupi dans un coin, était travaillé
par la peur. Enfin ils quittèrent la charrette, et, ayant pris à
travers champs, ils se trouvèrent sur les bords de la rivière.

--La rivière! (pensa Olivier malade de frayeur.) Il m'a sans doute
amené dans cet endroit écarté pour m'assassiner!

Il allait se rouler par terre et faire un dernier effort pour défendre
ses jours, lorsqu'il s'aperçut qu'ils étaient devant une maison en
ruines. Il y avait une fenêtre de chaque côté de la porte, elle
n'avait qu'un seul étage, et, selon toute apparence, elle était
inhabitée, car on n'y voyait point de lumière.

Sikes, tenant toujours Olivier par la main, s'avança doucement vers la
masure et porta la main au loquet, qui céda à la pression. La porte
s'ouvrit et ils entrèrent tous deux.



XXII. --Le vol de nuit avec effraction.


--Qui va là? s'écria une voix rauque aussitôt qu'ils eurent mis le
pied dans le couloir.

--Ne fais pas tant de bruit! dit Sikes fermant la porte aux verrous.
Eclaire-moi, Toby!

--Ah! c'est toi, vieux? reprit la même voix. Barney, allume donc la
chandelle! Entends-tu, Barney? Introduis donc monsieur, et éveille-toi
auparavant, s'il y a moyen!

L'individu qui parlait ainsi jeta sans doute un tire-bottes à la tête
de celui à qui il s'adressait; car on entendit le bruit de quelque chose
en bois qui tomba lourdement sur le plancher, lequel bruit fut suivi d'un
grognement comme celui d'un homme à moitié endormi.

--M'entends-tu? cria la même voix. Guillaume Sikes est là dans le
passage, et il n'y a personne pour le recevoir; tandis que tu es là à
dormir comme si tu avais pris du laudanum à ton repas et rien de plus
fort! Te trouves-tu mieux maintenant, ou faut-il que je te lance le
chandelier de fer aux oreilles pour t'éveiller entièrement?

A peine ces mots furent-ils prononcés, qu'un frottement de savates sur
le parquet se fit entendre, et qu'on aperçut d'abord une faible lueur
provenant d'une porte à droite, puis le même individu qui nous a été
décrit auparavant, comme parlant du nez et remplissant l'emploi de
garçon, au cabaret de _Saffron-Hill_.

--Bosieur Sikes, s'écria Barney avec une joie feinte ou réelle,
dodez-vous la peide d'endrer.

--Allons, passe le premier! dit Sikes poussant Olivier devant lui. Plus
vite que ça, ou j'vas t'marcher sur les talons!

Ayant murmuré contre la lenteur de l'enfant, il le poussa rudement, et
ils entrèrent dans une petite salle obscure et pleine de fumée, dont
l'ameublement consistait en deux ou trois chaises cassées, une mauvaise
table et un vieux sofa sur lequel, les pieds beaucoup plus haut que la
tête, un homme, ayant une pipe de terre à la bouche, était étendu de
son long. Il avait un habit couleur de tabac à priser, taillé dans le
dernier genre, avec de larges boutons de cuivre, un gilet à fleurs d'une
couleur vive, un pantalon de drap brun et une cravate jaune-orange.

Le sieur Crackit (car c'était lui) n'avait pas une grande quantité de
tire-cheveux; mais ce qu'il en avait était d'une teinte rousse et frisé
en longs bouchons dans lesquels il passait de temps en temps ses doigts
malpropres ornés de grosses bagues communes. Il était au-dessus de la
taille moyenne et avait les jambes un peu faibles; mais cette
circonstance ne diminuait en rien son admiration pour ses bottes, qu'il
contemplait avec une vive satisfaction.

--Eh bien! mon vieux! dit-il, tournant la tête vers la porte, je suis
content de te voir . . . Je commençais à craindre que tu n'eusses
renoncé à l'entreprise, et alors je me serais aventuré tout seul.

--Eh bien! s'écria-t-il avec surprise en se remettant sur son séant à
la vue d'Olivier, qu'est-ce que c'est que ça?

--C'est le petit, répliqua Sikes approchant sa chaise du feu.

--Un des b'dits abbrendis de bosieur Fagin, s'écria Barney en ricanant.

--De Fagin, eh? repartit Toby regardant Olivier. Quel crâne jeune homme
ça fera pour les poches des vieilles dames dans les églises. Il a une
_balle_ à faire fortune.

--En v'là assez! en v'là assez! reprit Sikes avec impatience. Et se
penchant à l'oreille de son ami, il lui dit tout bas quelques mots qui
excitèrent l'hilarité de celui-ci, et lui firent regarder Olivier avec
une attention mêlée de curiosité.

--Maintenant, dit Sikes en se rasseyant, si vous aviez quelque chose à
nous donner à manger et à boire en attendant, ça nous donnerait un peu
d'courage,-- à moi du moins. --Assis-toi là près du feu, petit, et
r'pose-toi . . . car tu as encore à sortir avec nous cette nuit . . .
quoique ce n'soit pas bien loin!

Olivier jeta sur Sikes un regard craintif; et, approchant un tabouret du
feu, il s'assit, sa tête brûlante soutenue dans ses deux mains, sachant
à peine où il était et ce qui se passait autour de lui.

Après un repas assez modeste, mais où l'on but beaucoup au succès de
l'entreprise, les brigands s'endormirent. Olivier, assoupi au coin de la
cheminée, croyait être encore rôdant dans les ruelles, lorsqu'il fut
réveillé par Toby Crackit, qui se leva en s'écriant qu'il était une
heure et demie.

En un instant les deux autres furent debout, et chacun s'occupa des
préparatifs du départ. Sikes et son compagnon mirent chacun un grand
mouchoir autour de leur cou, et endossèrent leurs redingotes, tandis que
Barney, ouvrant une armoire, en tira plusieurs objets dont il emplit
leurs poches à la hâte.

--Des _bavards_ pour moi, Barney! dit Toby Crackit.

--Les voici! dit Barney montrant une paire de pistolets. Vous les avez
chargés vous-même.

--C'est bon! poursuivit l'autre en les posant sur la table. Les
_persuadeurs_?

--Je les ai, reprit Sikes.

--Rossignols, ciseaux à froid, lanternes sourdes, masques, rien n'est
oublié? demanda Toby attachant, au moyen d'un crampon, une petite pince
de fer en-dedans des basques de son habit.

--Nous avons tout ce qu'il nous faut, répliqua son compagnon. Prends ces
petites badines qui sont là, Barney! . . . Nous voilà maintenant à
notre affaire.

Disant cela, il prit un énorme gourdin des mains de ce dernier, qui,
ayant donné l'autre à Toby, se mit à boutonner le collet d'Olivier.

--Maintenant, dit Sikes, donne-moi la main!

Olivier, étourdi tout à la fois par une marche inaccoutumée, par le
grand air et par la liqueur qu'on l'avait forcé de boire, donna
machinalement sa main à Sikes.

--Prends-lui l'autre main, Toby! dit Sikes. Toi, Barney, aie un peu
l'œil au guet!

Ce dernier alla entr'ouvrir la porte et revint dire que tout était
tranquille au-dehors. Les deux brigands sortirent avec Olivier au milieu
d'eux; et Barney, ayant refermé la porte aux verrous, s'enveloppa comme
auparavant et se rendormit bientôt.

Il faisait très sombre; le brouillard était beaucoup plus épais qu'il
ne l'avait été au commencement de la nuit, et l'atmosphère était si
humide que, bien qu'il ne tombât pas de pluie, les cheveux et les
sourcils d'Olivier furent trempés en moins de rien. Ils passèrent le
pont et parurent se diriger vers les lumières qu'il avait aperçues
auparavant. Ils n'en étaient pas bien loin; et, comme ils marchaient
assez vite, ils arrivaient bientôt à Chertsey.

--Traversons le pays! dit tout bas Sikes. N'y a personne dans les rues à
c'te heure-ci.

Toby y consentit et ils enfilèrent la Grande-Rue, qui, à cette heure
avancée de la nuit, était tout à fait déserte. Une faible lumière se
montrait bien par-ci par-là à quelques fenêtres, et l'aboiement des
chiens rompait parfois le profond silence de la nuit; mais il n'y avait
personne dehors, et ils avaient passé les dernières maisons, quand deux
heures sonnèrent à l'horloge de l'église. Alors, doublant le pas, ils
prirent un chemin à droite, et, après cinq minutes de marche environ,
ils s'arrêtèrent devant une maison isolée, entourée d'un mur, au haut
duquel, sans se donner le temps de reprendre haleine, Toby Crackit grimpa
en un clin d'œil.

--L'enfant ensuite! dit celui-ci. Hisse-le-moi, je le recevrai!

Avant qu'Olivier eût le loisir de se reconnaître, Sikes l'avait pris
sous le bras, et au même instant Toby et lui étaient sur la pelouse
l'autre côté Sikes ne tarda pas à les suivre, et ils s'acheminèrent
vers la maison.

Et maintenant, pour la première fois, Olivier, presque fou de chagrin et
de frayeur, devina que le vol et l'effraction (sinon le meurtre) étaient
le but de l'expédition. Il joignit les mains involontairement et jeta un
cri d'horreur; ses yeux se couvrirent d'un nuage, une sueur froide
parcourut tout son être, les jambes lui manquèrent et il tomba sur ses
genoux.

--Lève-toi! gronda Sikes tremblant de colère et tirant le pistolet de
sa poche, lève-toi, ou j'te fais sauter la cervelle!

--Oh! pour l'amour de Dieu, laissez-moi aller! s'écria Olivier.
Laissez-moi me sauver et mourir dans les champs! Je n'approcherai jamais
de Londres; jamais, jamais! Oh! je vous en prie, ayez pitié de moi, et
ne me forcez pas à voler! Pour l'amour de tous les saints qui sont au
ciel, ayez pitié de moi!

L'homme à qui cet appel fut fait murmura un affreux jurement et il avait
armé son pistolet, quand Toby, le lui arrachant, mit sa main sur la
bouche de l'enfant et l'entraîna vers la maison.

--Tais-toi! dit celui-ci, ça n'servirait de rien ici! Dis encore un seul
mot, et j'te ferai ton affaire moi-même avec un bon coup de ce gourdin
sur la tête! Ça n'fait pas d'bruit et ça a l'avantage d'être aussi
sûr et bien plus gentil. Allons, Guillaume, enfonce le volet . . . Il en
a assez de ça, j'en réponds. J'en ai vu de plus hardis que lui, de son
âge, faire la même chose, pendant une minute ou deux, par un froid
comme celui-ci.

Sikes, maudissant Fagin d'avoir envoyé Olivier en une telle rencontre,
fit usage du levier avec toute la force dont il était susceptible, sans
pourtant faire trop de bruit: quelques secondes et un peu d'aide de la
part de Toby suffirent pour que le volet tournât sur ses gonds.

C'était une petite fenêtre à cinq ou six pieds au-dessus du sol,
éclairant une espèce de cellier situé sur le derrière de la maison et
faisant face au passage d'entrée. L'ouverture en était si petite, que
les commensaux de la maison n'avaient pas jugé nécessaire de la
défendre plus sûrement; et pour tout le corps d'un enfant y pouvait
bien passer. Un peu d'adresse et de pratique dans la _profession_ du
sieur Sikes mirent ce dernier à même de forcer le volet, qui fut ouvert
en moins de rien.

--Maintenant, écoute bien ce que je m'en vais te dire, murmura Sikes
tirant de sa poche une lanterne sourde et en dirigeant la lumière vers
le visage d'Olivier, je m'en vais te passer de l'autre côté . . .
Prends cette lanterne, monte les marches qui sont là devant toi . . ..
Tu traverseras le vestibule et tu nous ouvriras la porte de la rue.

--Il y a les verrous du haut, que tu ne pourras pas atteindre, répliqua
Toby, tu monteras sur une des chaises du vestibule. Il y en a trois,
Guillaume, avec les armes de la vieille, au dos de chacune (une superbe
licorne bleue avec une fourche d'or.)

--Tais ta langue, veux-tu! repartit Sikes d'un ton menaçant. La porte de
l'appartement est ouverte, n'est-ce pas?

--Toute grande, reprit Toby après avoir regardé par la fenêtre pour
s'en assurer. Le plus beau de tout cela, c'est qu'on la laisse toujours
entrouverte, au moyen d'un crochet, pour que le chien, qui a son chenil
ici quelque part, puisse aller et venir quand il ne dort pas. --Ah! ah!
Barney vous l'a si joliment enjôlé cette nuit!

Quoique M. Crackit eût fait cette remarque à voix basse, Sikes lui
ordonna impérieusement de se taire et de se mettre à la besogne.
Celui-ci commença par poser la lanterne à terre, s'appuya la tête
contre le mur au-dessous de la fenêtre, mit ses mains sur ses genoux; et
Sikes, montant aussitôt sur ses épaules, passa Olivier les pieds en
premier par la fenêtre, et le posa doucement à terre, sans cependant
lâcher le collet de sa veste.

--Prends cette lanterne! dit Sikes mettant la tête à la fenêtre. Tu
vois cet escalier devant toi?

Olivier, plus mort que vif, fit signe que oui, et Sikes, lui indiquant la
porte de la rue avec le canon du pistolet, l'avertit froidement qu'il
serait tout le temps à portée du coup, et que, s'il avait le malheur de
broncher, il était mort.

--C'est l'affaire d'une seconde, poursuivit le brigand à voix basse.
Aussitôt que je t'aurai lâché, fais ton devoir. Ecoutez!

--Qu'est-ce que c'est? demanda Toby.

Ils prêtèrent l'oreille avec la plus grande attention.

--Ce n'est rien, dit Sikes en lâchant Olivier. Allons, va!

Pendant le court espace de temps qu'il avait eu pour se reconnaître,
l'enfant avait pris la ferme résolution (dût-il lui en coûter la vie)
de courir en haut de l'escalier pour éveiller les gens de la maison et
donner l'alarme. Plein de cette idée, il avança aussitôt, mais avec
précaution.

--Viens ici! s'écria tout à coup Sikes, vite! vite!

Effrayé par cette exclamation soudaine de Sikes, au milieu du silence
profond de la nuit, et par un cri perçant parti de l'intérieur, Olivier
laissa tomber sa lanterne et ne sut s'il devait avancer ou reculer.

Le cri fut répété. Une lumière brilla sur le palier du vestibule.
L'apparition sur l'escalier de deux hommes à moitié habillés et pâles
de frayeur flotta devant ses yeux. Un éclair, une explosion, une fumée
épaisse, un craquement quelque part, dont il ne put se rendre compte, et
il chancela en arrière . . .

Sikes, qui avait disparu un instant, remit la tête à la fenêtre et
reprit Olivier par le collet avant que la fumée ne se fût dissipée. Il
tira un coup de pistolet aux deux hommes, qui commençaient déjà à
battre en retraite, et enleva l'enfant.

--Tiens-moi donc mieux que ça! dit-il en le tirant par la fenêtre . . .
Donne-moi un mouchoir, Toby! Ils l'ont atteint! Vite donc! Damnation!
Comme cet enfant saigne!

Le carillon d'une sonnette se mêla au bruit des armes à feu et aux cris
des gens de la maison, et Olivier se sentit emporté rapidement à
travers la plaine. Alors les voix se perdirent dans le lointain. Un froid
mortel s'empara de ses sens et il s'évanouit.



XXIII. --Entretien entre M. Bumble et madame Corney.


Il faisait un froid piquant; une couche épaisse de neige couvrait la
terre et résistait au vent qui soufflait avec force, et qui, comme pour
se dédommager de l'obstacle qu'il rencontrait, en balayait les monceaux
qui s'étaient formés le long des murs et dans les coins, et, les
éparpillant dans l'air, les laissait retomber en des milliers de
papillotes.

Tel était l'aspect des affaires du dehors quand madame Corney (la
matrone du dépôt de mendicité que nous avons fait connaître au
lecteur comme le lieu de naissance d'Olivier), assise auprès du feu dans
sa _petite_ chambre, jeta les yeux avec un certain air de contentement
sur une _petite_ table ronde supportant un _petit_ plateau garni de tous
les _petits_ objets nécessaires à la plus agréable collation que
puisse faire une matrone: en effet, madame Corney allait se régaler
d'une tasse de thé. Et comme, du coin de son feu (où la plus _petite_
des bouilloires possibles chantait d'une _petite_ voix flûtée une toute
_petite_ chanson,) la bonne dame regardait sur la table, sa satisfaction
intérieure s'accrut visiblement: car elle sourit.

Elle venait de prendre sa première tasse, lorsqu'elle fut interrompue
par quelqu'un qui frappa doucement à la porte de sa chambre.

--Entrez! dit-elle sèchement. Quelque vieille femme qui se meurt, sans
doute? Elles choisissent toujours le moment où je suis à table, pour
mourir, et jamais d'autre. Entrez! voulez-vous? et ne restez pas là une
heure, la porte ouverte, pour me faire geler de froid! Voyons, qu'est-ce
qu'il y a, maintenant?

--Rien, Madame, rien du tout, répliqua une voix d'homme.

--Dieu? s'écria la matrone d'un ton plus doux, est-ce vous, monsieur
Bumble?

--À votre service, Madame! reprit le bedeau, qui, s'étant arrêté à
la porte pour essuyer ses pieds et secouer la neige de dessus sa
redingote, entra, son chapeau d'une main et un petit paquet de l'autre.

--Il fait bien froid, monsieur Bumble! dit la matrone.

--C'est vrai, Madame, répliqua le bedeau, c'est ce que j'appelle un
temps _antiparoissial_. Nous avons distribué aujourd'hui, madame Corney,
nous avons distribué, cette bienheureuse journée, environ vingt pains
de quatre livres et un fromage et demi . . . et cependant ces _gueux_ de
pauvres ne sont pas encore contents!

--Oh! sans doute, reprit la dame humant son thé. Qu'est-ce donc qu'il
faudrait pour les contenter?

--Madame Corney, dit le bedeau souriant d'un air capable, comme un homme
qui a le sentiment de sa supériorité, les secours en-dehors du dépôt,
--_convenablement administrés_,-- vous comprenez, Madame,
_convenablement administrés_, sont la sauvegarde des paroisses. Le grand
principe de ce système que vous paraissez condamner est justement
d'accorder aux pauvres ce dont ils n'ont pas besoin, afin de leur ôter
l'envie de revenir à la charge.

--C'est assez bien vu, s'écria madame Corney. La farce n'est pas
mauvaise, savez-vous!

--C'est comme je vous l'assure, Madame, reprit M. Bumble. Entre nous soit
dit, voilà le grand principe . . . et c'est la raison pour laquelle vous
voyez quelquefois dans ces _bavards_ de journaux que des malades ont
reçu pour tout secours quelques tranches de fromage. C'est une règle
généralement adoptée par toute l'Angleterre au jour d'aujourd'hui.
Cependant (poursuivit-il en défaisant son paquet) ce sont des secrets du
métier qui ne sont connus que de nous autres _fonctionnaires
paroissiaux_. Voici deux bouteilles d'oporto, Madame, que
l'administration envoie pour l'infirmerie: c'est une bonne qualité de
vin naturel, pur et sans mélange, qui n'est en bouteille que
d'aujourd'hui, clair comme le son d'une cloche, et qui ne déposera pas,
je vous l'assure.

Disant cela, il en prit une bouteille, qu'il présenta à la lumière, et
qu'il secoua en même temps pour en prouver la bonté; et, les ayant
posées toutes deux sur la commode, il plia le mouchoir qui les
enveloppait, le mit soigneusement dans sa poche, et prit son chapeau
comme pour s'en aller.

--Vous n'allez pas avoir trop chaud pour vous en retourner, monsieur
Bumble! dit la matrone.

--C'est vrai, Madame, répliqua celui-ci relevant le collet de sa
redingote, il fait un vent qui vous coupe les oreilles!

Madame Corney, jetant les yeux sur la bouilloire, les reporta ensuite sur
le bedeau, qui se dirigeait vers la porte; et ce dernier s'étant mis à
tousser, comme pour se préparer à lui souhaiter le bonsoir, elle lui
demanda d'un air timide s'il ne voulait pas accepter une tasse de thé.

M. Bumble rebattit aussitôt le collet de sa redingote, posa sa canne et
son chapeau sur une chaise, et approcha un siège de la table. En
s'asseyant, son regard rencontra celui de la dame, qui baissa aussitôt
les yeux. Il toussa de nouveau et sourit.

Madame Corney se leva pour prendre une autre tasse et une soucoupe dans
le buffet, revint à sa place, et ce ne fut pas sans quelque émotion
qu'elle versa une tasse de thé à son convive. M. Bumble toussa
derechef, mais plus fort cette fois qu'il ne l'avait fait jusqu'alors.

--L'aimez-vous sucré, monsieur Bumble? demanda la matrone en prenant le
sucrier.

--Vous avez un chat, Madame, à ce que je vois, dit M. Bumble apercevant
un de ces animaux qui prenait ses ébats devant le feu; . . . et des
petits aussi, si je ne me trompe?

--Je les aime tant, monsieur Bumble! Vous ne pouvez vous imaginer,
repartit la matrone, ils sont si gais, si heureux, si drôles, que c'est
tout à fait une société pour moi.

--Ce sont des animaux bien doux, Madame, répliqua le bedeau d'un air
approbatif, si casaniers aussi!

--C'est bien vrai! poursuivit la dame avec enthousiasme. Ils sont si
attachés à la maison, que c'est un plaisir en vérité!

--Madame Corney, dit M. Bumble d'un ton doctoral en marquant la mesure
avec sa cuiller, remarquez bien ceci, Madame, qu'un animal, quel qu'il
soit, qui vivrait avec vous, Madame, et qui ne serait pas attaché à la
maison, serait nécessairement un âne, Madame.

Et là-dessus, il lui faisait une proposition de mariage, lorsqu'on
frappa vivement à la porte de la chambre:

--Qui est là?

Une chose digne de remarque, comme pouvant servir d'exemple du pouvoir
physique de la surprise sur la peur, c'est que la voix de madame Corney
retrouva tout à coup son aspérité ordinaire.

--S'cusez, not'maîtresse, dit une vieille pauvresse entrouvrant la porte
et montrant sa tête hideuse la vieille Sally se meurt.

--Qu'est-ce que ça peut me faire, à moi! demanda brusquement la
matrone. Est-ce que j'y peux quelque chose?

--Oh! non, not'maîtresse! bien sûr que non! répliqua la pauvresse;
personne n'y peut. N'y a plus d'espoir d'ailleurs. J'en ai tant vu mourir
(des petits et des grands), que je sais bien quand n'y a plus de remède
. . . Mais elle a quelque chose qui la tourmente; et, dans ses moments de
raison, qui sont bien rares (car elle finit comme une chandelle), elle
dit qu'elle a queuqu'chose à vous communiquer, et qu'il faut
nécessairement que vous sachiez. Elle ne mourra jamais tranquille que
vous ne soyez venue, not'maîtresse.

A cette nouvelle, la digne matrone murmura une foule d'invectives contre
ces vieilles pauvresses qui ne pouvaient même pas mourir sans déranger,
à _dessein_, leurs _supérieures_, et, s'enveloppant d'un châle épais,
qu'elle jeta à la hâte sur ses épaules, elle pria M. Bumble d'attendre
qu'elle fût de retour, en cas qu'il arrivât quelque chose
d'extraordinaire. Alors, ayant dit à la vieille de marcher devant et de
ne pas lui faire passer la nuit dans les escaliers, elle la suivit
d'assez mauvaise grâce et en grondant tout le long du chemin.

M. Bumble, livré seul à lui-même, se conduisit étrangement: il ouvrit
le buffet, compta les cuillers à thé, pesa les pinces du sucrier,
examina un petit pot au lait pour s'assurer s'il était bien en argent,
et quand il eut satisfait sa curiosité sur ce point, il mit son chapeau,
sens devant derrière, et fit quatre fois le tour de la table en dansant
gravement sur la pointe des pieds.

Après s'être livré à un exercice aussi ridicule, il remit son
tricorne sur la chaise, et, se prélassant devant la cheminée, le dos
tourné vers le feu, il parut occupé mentalement à faire l'inventaire
du mobilier.



XXIV. --Détails obscurs en apparence, mais qui ne laissent pas que
d'être de quelque importance dans cette histoire.


C'était bien une vraie messagère de mort qui était venue troubler ce
calme et cette paix intérieure qui régnaient dans la chambre de la
matrone: son corps était courbé par l'âge, ses membres paralysés
tremblaient continuellement, sa démarche était lente; et la fixité de
ses yeux, l'horrible expression de ses traits et le mouvement convulsif
de ses lèvres lui donnaient plutôt l'apparence d'un portrait grotesque
que d'une œuvre de la création.

La vieille femme monta l'escalier en chancelant et trotta, du mieux
qu'elle put, le long des corridors, marmottant quelques paroles
inintelligibles en réponse aux réprimandes de sa compagne. À la fin,
obligée de s'arrêter pour respirer, elle remit sa lumière à celle-ci
et suivit clopin-clopant, tandis que la matrone, plus alerte, alla droit
à la chambre de la mourante.

C'était un misérable galetas sous la mansarde, éclairé par la lueur
blafarde d'une lampe. Une vieille femme du dépôt était assise au
chevet de la malade, et l'apprenti du pharmacien de la paroisse, debout
devant la cheminée, s'amusait, avec un tuyau de plume, à se faire un
cure-dents.

--Il ne fait pas chaud, madame Corney! dit celui-ci voyant entrer la
matrone,

--C'est vrai, Monsieur, qu'y n'fait pas chaud, répliqua la matrone du
ton le plus gracieux, en faisant la révérence.

--Vos fournisseurs devraient bien vous envoyer de meilleur charbon, dit
l'apprenti pharmacien attisant le feu avec le fourgon; celui-ci ne
convient pas du tout pour un froid aussi rigoureux.

En ce moment la conversation fut interrompue par un gémissement de la
malade.

--Oh! fit le carabin se tournant aussitôt vers le lit, comme s'il eût
tout à fait oublié la patiente: N, I, ni, c'est fini, madame Corney.

--C'est fini, n'est-ce pas? demanda la matrone.

--Si elle avait encore deux heures à vivre, ça me surprendrait bien,
dit le jeune homme, actionné à finir la pointe de son cure-dents. Le
système moral aussi bien que le physique est usé chez elle. Est-elle
assoupie, ma bonne femme?

La garde, à qui cette question s'adressait, se pencha sur le lit pour
s'en assurer, et répondit affirmativement par un signe de tête.

--Il est bien possible alors qu'elle s'en aille comme ça, si vous ne
faites pas trop de bruit, dit le jeune homme . . . Posez la lumière à
terre . . . Elle ne pourra pas la voir là, du moins.

La garde posa la lumière à terre en hochant la tête, donnant sans
doute à entendre que la malade ne mourrait pas si aisément qu'on le
pensait; et elle alla se rasseoir à côté de l'autre vieille, qui
était rentrée sur ces entrefaites. La matrone s'enveloppa dans son
châle avec un air d'impatience, et s'assit elle-même au pied du lit.

Le carabin, qui avait enfin achevé son cure-dents, le promena dans sa
bouche pendant un bon quart d'heure qu'il resta planté devant le feu;
après quoi, paraissant s'ennuyer, il souhaita à madame Corney _beaucoup
de plaisir_, et s'en alla sur la pointe du pied.

Après être restée un quart d'heure dans cette position, madame Corney
commença à s'ennuyer; et, voyant que la vieille s'obstinait à rester
assoupie, elle allait sortir tout d'un bond, lorsque les deux femmes
jetèrent un cri qui la fit se retourner. La malade s'était dressée sur
son séant et leur tendait les bras.

--Qui est là? s'écria-t-elle d'une voix sourde.

--Chut! chut! dit l'une des deux vieilles en s'approchant du lit.
Couchez-vous! couchez-vous!

--Je ne me recoucherai pas vivante! dit la malade en se débattant. Je
veux qu'elle sache . . . Venez ici! plus près . . . que je vous dise
tout bas à l'oreille.

Elle prit la matrone par le bras, et, l'attirant vers une chaise qui
était à son chevet, elle l'y fit asseoir.

Elle allait parler, lorsque, jetant un regard autour d'elle, elle
aperçut les deux vieilles, qui, le cou tendu et le corps en avant,
prêtaient une oreille attentive à ce qu'elle allait dire.

--Faites-les sortir! continua-t-elle d'une voix léthargique. Vite! vite!

Les deux vieilles, s'écriant à qui mieux mieux et d'un commun accord,
se plaignirent amèrement d'être méconnues par leur ancienne camarade,
et protestèrent contre l'injustice qu'il y aurait à les en séparer à
ses derniers moments; mais la matrone les poussa hors de la chambre,
ferma la porte sur elles et vint se rasseoir au chevet de la malade.

--Maintenant, écoutez bien! dit la mourante d'une voix plus forte, comme
pour exciter en elle une dernière lueur d'énergie. Dans cette chambre,
--dans ce lit,-- j'ai soigné, autrefois, une jeune créature qu'on avait
amenée dans cette maison. Ses pieds, meurtris et déchirés par la
marche, étaient couverts de sang et de poussière. Elle accoucha d'un
garçon, et mourut. Attendez donc! En quelle année, déjà?

--Peu importe l'année! dit l'impatiente matrone. Eh bien! quoi, au sujet
de cette jeune femme?

--Ah! murmura la malade retombant dans son premier assoupissement . . .
Au sujet de la jeune femme, n'est-ce pas? À . . . à . . . son . . .
sujet? --Ah! oui! (Elle pleura, jeta un cri perçant, et bondit sur son
lit d'un air furieux; son visage devint pourpre et ses yeux lui sortaient
de la tête.) --Je l'ai volée! . . . oui, c'est pourtant vrai . . . je
l'ai volée! . . . Elle n'était pas encore froide! . . . Oui . . . je le
répète . . . elle était encore tiède quand je l'ai volée!!!

--Volé quoi? . . . Pour l'amour de Dieu, parlez donc! s'écria la
matrone faisant un mouvement, comme si elle eût voulu appeler du secours.

--M'y voici! répliqua la mourante mettant sa main sur la bouche de
l'autre: la seule chose qu'elle avait. Elle manquait de tout . . .. de
vêtements pour se couvrir et de pain pour subsister; . . . mais elle
avait conservé précieusement dans son sein . . . C'était de l'or, je
vous dis! . . . de l'or magnifique qui aurait pu lui sauver la vie!

--De l'or! répéta la matrone se penchant avidement sur le lit de la
moribonde, à mesure que celle-ci retombait sur l'oreiller. Eh bien!
quoi, après? Qui était la mère? En quel temps? À quelle époque?
Parlez! parlez!

--Elle m'avait priée de le garder, poursuivit l'autre en poussant un
profond soupir. Elle me l'avait confié comme étant la seule personne
qui fût auprès d'elle à l'heure de son agonie. Je l'ai convoité dans
mon cœur . . . je l'ai volé en pensée, lorsque je le lui ai vu autour
du cou pour la première fois. --Et, qui pis est, j'ai peut-être la mort
de l'enfant à me reprocher. Ils l'auraient certainement mieux traité
s'ils avaient su tout cela.

--Su quoi? demanda la matrone. Parlez!

--Il ressemblait tant à sa mère, à mesure qu'il grandissait, ce cher
petit (continua l'autre, sans prendre garde à la question), que chaque
fois que je le voyais, je ne pouvais m'empêcher de penser à elle!
Pauvre jeune fille!  . . . pauvre petite! Elle était si jeune aussi! . .
. Un si beau petit agneau! Attendez! . . . Je n'vous ai pas tout dit,
n'est-ce pas? . . . Il me semble que j'ai encore quelque chose à vous
dire!

--Oui! oui! répliqua la matrone penchant l'oreille pour saisir les
paroles qui sortaient plus lentement de la bouche de la mourante. Dites
vite, ou bien il ne serait plus temps!

--La mère (dit la mourante faisant un dernier effort pour donner à sa
voix un diapason plus élevé), la mère, sentant s'approcher l'instant
de son trépas, me dit à l'oreille que _si son enfant venait au monde
vivant, et qu'on pût l'élever, un jour viendrait où il pourrait, sans
rougir, entendre prononcer le nom de sa pauvre jeune mère_. Et _vous, ô
mon Dieu_, ajouta-t-elle enjoignant ses mains si maigres et si
délicates, _que ce soit un garçon ou une fille, suscitez-lui des amis
sur cette terre de douleur et d'exil; et prenez pitié d'un pauvre petit
orphelin abandonné à la merci des étrangers_!

--Le nom de l'enfant? demanda la matrone.

--On l'appelait Olivier, répondit la mourante d'une voix faible. L'or
que j'ai volé était . . .

--Oh! oui, oui! qu'est-ce que c'était? s'écria vivement la matrone.

Comme elle se penchait avec empressement pour recevoir la réponse de la
moribonde, celle-ci se remit lentement et avec roideur sur son séant, et
empoignant à deux mains sa couverture, elle marmotta, d'une voix
gutturale, quelques paroles inintelligibles et tomba sans vie sur
l'oreiller.

--Roide morte! dit une des deux vieilles femmes, entrant précipitamment
aussitôt que la porte fut ouverte.

--Et rien de rien, après tout! ajouta la matrone en s'en allant comme si
de rien n'était.



XXV. --Encore Fagin et compagnie.


Tandis que toutes ces choses se passaient dans le dépôt de mendicité
en question, M. Fagin était dans son vieux repaire (le même qu'Olivier
venait de quitter en compagnie de Nancy,) assis devant la cheminée, et
tenant sur ses genoux un soufflet avec lequel il avait essayé sans doute
de donner au feu, dont la fumée se répandait par toute la chambre, une
plus vive action. Ses coudes sur le soufflet et son menton appuyé sur
ses pouces, il regardait le foyer d'un air distrait, et paraissait
plongé dans une profonde rêverie.

A une table derrière lui, le fin Matois, Charlot Bates et M. Chitling
faisaient une partie de _wist_: le Matois seul contre les deux autres. Sa
physionomie, expressive en tout temps, devint encore plus intéressante
par le sérieux avec lequel il étudiait la partie et par les coups
d'œil qu'il lançait de temps en temps, selon que l'occasion s'en
présentait, sur les cartes de M. Chitling, réglant sagement son jeu
d'après les remarques qu'il avait faites sur celui de ce dernier. Comme
il faisait froid, il avait (selon sa coutume) son chapeau sur la tête.
Il avait entre les dents une pipe de terre, qu'il n'ôtait que lorsqu'il
jugeait nécessaire d'avoir recours à une mesure d'étain placée sur la
table, et qu'on avait remplie à l'avance de _grog_, pour le bien de la
compagnie.

Maître Bates faisait aussi beaucoup d'attention à son jeu; mais, étant
d'un caractère beaucoup plus gai que son incomparable ami, il eut plus
souvent recours à la mesure d'étain, et il se permit en outre certaines
plaisanteries et certaines remarques tout à fait hors de saison, et qui
ne conviennent nullement à un bon joueur, surtout au jeu de _wist_, qui
exige du silence et de l'attention. En vain le Matois, usant du droit que
lui donnait son attachement pour ce dernier, lui fit remarquer plus d'une
fois l'inconvenance de sa conduite; maître Bates n'en fit que rire, et
(pour me servir de son expression) _l'envoya promener_; et par ses
reparties aussi vives que spirituelles, il excita au plus haut point
l'admiration de M. Chitling.

Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que ce dernier et son partenaire
perdaient toujours, et que cette circonstance, loin de fâcher maître
Bates, paraissait l'amuser infiniment, puisqu'il riait aux éclats à la
fin de chaque partie, assurant que, _de sa vie ni de ses jours_, il ne
s'était autant diverti.

--Ça nous fait deux manches et la belle, dit Chitling d'un air piteux en
tirant une demi-couronne de la poche de son gilet. Faut avouer que tu as
un bonheur insolent . . . Tu nous gagnerais jusqu'à notre dernier sou .
. . Même quand nous avions beau jeu, Charlot et moi, ça ne nous a pas
empêchés de perdre.

Charlot Bates partit d'un tel éclat de rire à cette remarque, qui fut
faite d'un ton lamentable, que le juif sortit de sa rêverie et demanda
ce qu'il y avait.

--Monsieur Fagin! s'écria Charlot, j'voudrais que vous eussiez pu voir
le jeu . . . Thomas Chitling n'a pas fait un seul point, et j'étais son
partenaire contre le Matois.

--Ah! ah! dit le juif souriant d'une manière qui prouvait assez qu'il
n'en ignorait pas la cause, prends ta revanche, Tom, prends ta revanche!

--Non, merci, Fagin, j'en ai assez comme ça, répliqua l'autre. Le
Matois vous a une chance contre laquelle on ne peut tenir!

--Ah! ah! mon cher, repartit le juif, il faut se lever matin pour gagner
le Matois.

--Se lever matin! s'écria Charlot Bates; y n'suffit pas de se lever
matin. Y vous faut mettre vos bottes la veille, avoir un double
télescope . . . et une lorgnette entre vos deux épaules si vous voulez
_faire_ celui-là.

M. Dawkins reçut cet éloge flatteur avec beaucoup de modestie, et
offrit de dire au premier venu de la société, pour la simple bagatelle
d'un shilling chaque fois, la carte que celui-ci aurait pensée. Comme
personne n'acceptait le défi et que sa pipe était éteinte, il s'amusa
avec le morceau de craie qui lui avait servi à compter le jeu à tracer
le plan de la prison de Newgate, sifflant tout le temps d'une manière
toute particulière.

--Tu m'as joliment l'air de t'amuser, Tom! dit le Matois rompant le
silence qui durait depuis plus de cinq minutes. Je parie que vous ne
devinez pas ce qui l'occupe, Fagin!

--Comment veux-tu que je sache . . . mon cher? répliqua le juif levant
la tête et remettant le soufflet en place. Il pense peut-être à la
perte de son argent ou bien encore à la _retraite_ qu'il vient de faire
à la campagne, hein? Ah! ah! n'est-ce pas, Tom?

--Vous n'y êtes pas, repartit le Matois au moment où Chitling allait
répondre. Qu'en dis-tu, toi, Charlot?

--Moi, répondit celui-ci, je pense qu'il veut épouser Betsy. Voyez
plutôt comme il rougit! En v'là un heureux mortel! Est-il possible! . .
. Oh! Fagin, Fagin, c'te bonne farce!

--Ne fais pas attention à eux, Tom! dit le juif faisant un signe
d'intelligence à Dawkins et donnant un petit coup à Charlot avec la
douille du soufflet. Ne les écoute pas, va! Betsy est aimable . . .
c'est une bien bonne fille! Attache-toi à elle, Tom. Va toujours ton
petit bonhomme de chemin.

--Quand bien même encore, Fagin, répliqua Chitling rougissant encore
plus; quand même encore que ça s'rait; . . . c'est une chose qui ne
regarde personne.

Le juif, voyant que Chitling prenait la mouche, s'empressa de l'assurer
que personne ne se moquait; et, pour preuve de ce qu'il avançait, il en
appela à maître Bates, le principal offenseur. Malheureusement, en
ouvrant la bouche pour répondre qu'il n'avait jamais été si sérieux
de sa vie, Charlot partit d'un tel éclat de rire que Chitling, se voyant
mystifié, s'élança aussitôt sur le rieur, et lui lança un coup de
poing que ce dernier évita heureusement, et qui, tombant lourdement sur
la poitrine du _facétieux_ vieillard, envoya ce dernier à l'autre bout
de la chambre, contre la muraille, où il ouvrit la bouche toute grande
pour respirer, tandis que Tom le regardait d'un air consterné.

--Ecoutez! s'écria le Matois en ce moment; j'entends la _bavarde_.

Disant cela, il prit la lumière et monta doucement l'escalier.

La sonnette se fit entendre de nouveau avec quelque impatience, tandis
que la compagnie était dans l'obscurité. Un instant après le Matois
reparut et parla mystérieusement à l'oreille de Fagin.

--Est-ce qu'il est seul? s'écria celui-ci.

Le Matois fit un signe de tête affirmatif, et, mettant sa main devant la
lumière, il donna à entendre à Charlot qu'il ferait bien, pour le
quart d'heure, de réprimer sa folle gaieté; après quoi il fixa les
yeux sur le juif comme pour attendre ses ordres.

Le vieillard porta ses doigts jaunes à sa bouche, et réfléchit un
instant, les traits de son visage paraissant visiblement contractés tout
le temps, comme s'il redoutait quelque malheur et qu'il craignit de
l'apprendre. Enfin il leva la tête.

--Où est-il? demanda-t-il au Matois.

Celui-ci montra du doigt l'étage au-dessus, et se préparait à quitter
la chambre.

--Oui, dit le juif devinant la question; fais-le descendre. Chut!
tais-toi, Charlot! . . . Doucement, Tom! Passez de l'autre côté, mes
amis! laissez-nous seuls! . . .

Charlot et Chitling se retirèrent sans faire le moindre bruit. Un
profond silence régnait dans la chambre, quand le Matois descendit
l'escalier, la lumière à la main, et suivi d'un homme en blouse, qui,
ayant jeté un coup d'œil rapide autour de lui, détacha une grosse
cravate de laine qui lui cachait le bas du visage, et laissa voir les
traits du _flambant_ Toby Crackit, pâle, hagard et horriblement fatigué.

--Comment ça va-t-il, Fagin? dit l'élégant jeune homme faisant un
signe de tête au juif. Mets ce mouchoir dans mon castor, le Matois, afin
que j'le r'trouve quand je m'en irai . . . Là . . . c'est ça! Tu feras
un fameux _fameux_ un jour et tu vaudras mieux que les anciens.

Disant cela, il releva sa blouse et la retroussa autour de sa ceinture;
ensuite il approcha une chaise du feu et posa ses pieds sur le
garde-cendres.

--Voyez donc, Fagin! dit-il d'un air piteux en montrant du doigt ses
bottes toutes crottées, pas seulement une seule goutte de cirage depuis
que vous savez! Mais ne me regardez pas comme ça, homme que vous êtes!
Chaque chose a son temps. Je ne puis parler affaires que je n'aie bu et
mangé quelque chose. Mettez donc la _pâtée_ sur la table, que je me
remplisse un peu . . . depuis trois jours qu'il ne m'est rien entré dans
l' _cornet_!

Le juif fit signe au Matois d'apporter ce qu'il y avait de comestibles,
et, s'asseyant en face du brigand, il attendit son bon plaisir.

A en juger par les apparences, Toby n'était nullement pressé d'entamer
la conversation. D'abord le juif se contenta d'observer sa physionomie,
pour tâcher d'y deviner la nouvelle qu'il apportait; mais ce fut
inutilement.

Fagin épiait donc avec une anxiété indéfinissable chaque morceau que
ce dernier portait à sa bouche, se promenant de long en large dans la
chambre pour tuer le temps, qui lui paraissait si long; il n'en fut pas
plus avancé. Toby avala toujours jusqu'à ce qu'il lui fut impossible de
manger davantage; et alors, ayant dit au Matois de sortir, afin d'être
seul avec le juif, il alla lui-même fermer la porte, puis se fit un
verre de _grog_ et se disposa à parler.

--Primo, d'abord, Fagin! dit-il.

--Ah! oui, oui, reprit l'autre approchant sa chaise de la table.

Le sieur Crackit s'arrêta pour avaler son verre de grog et pour
déclarer que le genièvre était excellent; ensuite, passant ses pieds
sur le manteau de la cheminée pour être plus à même de considérer
ses bottes, il poursuivit tranquillement:

--Primo, d'abord, Fagin, comment va Guillaume?

--Quoi! s'écria le juif se levant précipitamment de sa chaise.

--Comment cela? dit Toby en pâlissant. Vous ne voulez pas dire? . . .

--Je ne veux pas dire! s'écria le juif frappant du pied avec fureur sur
le plancher. Où sont-ils, Sikes et l'enfant? où sont-ils? . . . où
ont-ils été? où se cachent-ils? pourquoi ne sont-ils pas venus ici?

--Le coup a manqué, dit Toby d'un air triste.

--Je sais cela! repartit le juif tirant un journal de sa poche et lui
montrant du doigt l'article en question. Après?

--Ils ont tiré et ont atteint le _moutard_. Nous avons joué des jambes
à travers les haies et les fossés avec le petit entre nous deux. Nous
allions aussi vite que le vent. Ils nous ont fait la chasse. Damnation!
tout le pays était sur pied et les chiens à nos trousses! . . .

--L'enfant? dit le juif d'un air effaré.

--Guillaume l'avait pris sur ses épaules et filait avec lui; nous nous
sommes arrêtés pour le prendre entre nous deux, sa tête penchait sur
sa poitrine et il était froid comme marbre. Ils étaient sur nos talons:
chacun pour soi et sauve qui peut! . . . Nous avons été chacun de notre
côté, et nous avons laissé là le _moutard_ couché dans un fossé.
Mort ou vivant, c'est tout ce que j'en sais.

Sans laisser à Toby le temps de se reconnaître, le juif jeta un cri
perçant en s'arrachant les cheveux et s'élança de la chambre sur
l'escalier et de l'escalier dans la rue.



XXVI. --Un mystérieux personnage paraît sur la scène.
--Particularités inséparables de cette histoire.


Le vieillard avait gagné le coin de la rue, qu'il ne s'était point
encore remis de l'impression qu'avait produite sur lui le récit de Toby
Crackit. Contre son ordinaire, il marchait vite et sans paraître savoir
où il allait, lorsque le frôlement soudain d'une voiture qui faillit le
renverser et le cri des personnes qui virent le danger qu'il venait de
courir le ramenèrent sur le trottoir. Evitant autant que possible les
rues fréquentées et ne cherchant au contraire que les allées et les
passages, il se trouva enfin dans _Snow-Hill_. Là il marcha encore plus
vite, et ne ralentit sa marche que quand il fut entré dans une petite
ruelle où, comme s'il eût eu la conviction qu'il était dans son propre
élément, il reprit son pas ordinaire et sembla respirer plus librement.

Près de l'endroit ou _Snow-Hill_ et _Holborn-Hill_ se joignent, vous
voyez sur la droite, en venant de la Cité, une allée sombre et étroite
qui conduit à _Saffron-Hill_, et dans les sales boutiques de laquelle
sont exposés en vente d'énormes paquets de mouchoirs d'occasion de
toutes grandeurs et de toutes couleurs; car c'est là que résident les
marchands qui les achètent des filous.

C'est dans cet endroit que le juif venait d'entrer. Il était bien connu
des pâles habitants du passage; car quelques-uns d'entre eux, qui
étaient sur le pas de leur porte pour guetter les chalands, lui firent
un signe de tête amical, auquel il répondit semblablement sans
s'arrêter. Il alla ainsi jusqu'au bout du passage, où il adressa la
parole à un fripier, homme de petite taille, assis dans une petite
chaise d'enfant et fumant sa pipe devant la porte de sa boutique.

--Comment donc, monsieur Fagin! vous devenez si rare que votre présence
suffirait pour guérir de l'ophtalmie! dit le respectable négociant en
réponse à la question du juif sur l'état de sa santé.

--Il y faisait un peu trop chaud, dans votre quartier, Lively, repartit
Fagin levant les yeux et croisant les mains sur ses épaules.

--C'est ce que je me suis laissé dire, répliqua l'autre, mais cela
s'apaisera; ne pensez-vous pas comme moi?

Fagin fit un signe de tête affirmatif, et, montrant du doigt
_Saffron-Hill_, il s'informa s'il n'y avait pas là quelqu'un ce soir.

--À l'enseigne des _Trois-Boiteux_? demanda le négociant.

Le juif fit signe que oui.

--Attendez donc! poursuivit le marchand cherchant à se rappeler; oui, il
y en a quelques-uns, autant que je puis me rappeler. Je ne pense pas que
votre ami y soit.

--Sikes n'y est pas, je pense? demanda le juif d'un air désappointé.

--_Non est ventus_, comme disent les hommes de loi, reprit le petit homme
secouant la tête d'un air tout à fait capable. Avez-vous quelque chose
qui puisse me convenir?

--Non, je n'ai rien aujourd'hui, dit le juif en s'en allant.

--Allez-vous à l'enseigne des _Trois-Boiteux_, dites donc, Fagin? cria
le petit homme. Je ne me ferai pas tirer l'oreille pour aller avec vous,
si vous vous sentez disposé à payer quelque chose.

Mais, comme le juif, en se retournant, fit un signe de la main qu'il
préférait être seul, l'auberge des _Trois-Boiteux_ fut privée pour
cette fois de l'avantage de posséder M. Lively.

L'auberge des _Trois-Boiteux_, ou simplement des _Boiteux_, ainsi connue
des habitués de l'établissement, était précisément celle où Sikes
et son chien ont déjà figuré. Faisant seulement un signe à l'homme
assis au comptoir, Fagin monta l'escalier, ouvrit la porte d'une chambre,
s'y introduisit doucement et regarda d'un air inquiet autour de lui,
mettant sa main au-dessus de ses yeux comme s'il eût cherché quelqu'un.

Cette chambre était éclairée par deux becs de gaz, dont l'éclatante
lumière était garantie du dehors par des volets assujettis par une
barre de fer et par des rideaux épais d'un rouge passé. L'endroit
était si plein d'une épaisse fumée de tabac, qu'il était presque
impossible de s'y voir. S'étant dissipée peu à peu cependant à
travers la porte, qu'on avait laissée entrouverte, elle laissa voir un
assemblage de têtes aussi confus que le bruit des voix, et, à mesure
que l'œil s'accoutumait à la scène, le spectateur eût été à même
de discerner une nombreuse société d'hommes et de femmes assis autour
d'une longue table au bout de laquelle se tenait le président, son
marteau d'office à la main, tandis qu'un artiste au nez bleuâtre, et
ayant la figure entortillée d'un mouchoir à cause d'un mal de dents,
était devant un mauvais piano placé dans le coin le plus retiré de la
chambre.

Fagin, peu susceptible de fortes émotions, passa en revue toutes ces
figures l'une après l'autre sans rencontrer celle qu'il cherchait. Etant
parvenu enfin à attirer sur lui le regard de l'homme qui occupait le
fauteuil, il lui fit un léger signe de tête et se retira aussi
doucement qu'il était entré.

--Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Fagin? demanda l'homme qui
l'avait suivi jusque sur le palier. Ne voulez-vous pas être des nôtres?
Ils seront tous charmés de vous avoir.

Le juif secoua la tête d'un air d'impatience, et demanda tout bas:

--Est-il ici?

--Non, répondit l'homme.

--Et-vous n'avez point de nouvelles de Barney? demanda Fagin.

--Du tout, répliqua le maître de la taverne des _Trois-Boiteux_, car
c'était lui. Il ne bougera pas que tout ne soit bien tranquille. Soyez
sûr que la police est sur leurs traces là-bas, et que, s'il avait le
malheur de bouger, il se ferait _pincer_ du premier coup. Barney est en
sûreté où il est, il n'y a pas de doute, sans quoi j'aurais entendu
parler de lui. Je parierais tout ce qu'on voudra qu'il s'en retirera
_proprement_: vous pouvez bien y compter; je vous en donne mon billet.

--Viendra-t-il ici ce soir? demanda le juif appuyant sur le pronom avec
la même emphase qu'auparavant.

--Monks, vous voulez dire? demanda le maître de la taverne.

--Chut! fit le juif; oui.

--Certainement! reprit l'autre tirant de son gousset une montre d'or. Il
devrait déjà être arrivé. Si vous voulez attendre seulement dix
minutes, vous allez le voir.

--Non, non, dit le juif d'un air qui laissait penser que, bien qu'il
désirât voir la personne en question, il n'était cependant pas fâché
de ne pas la rencontrer.

--Dites-lui que je suis venu pour le voir, et qu'il vienne chez moi cette
nuit . . . Non . . . plutôt demain. Puisqu'il n'est pas ici, il sera
toujours assez temps demain.

--C'est bien! dit l'homme. Il n'y a rien de plus à lui dire?

--Non, dit le juif en descendant l'escalier.

--Dites donc! fit l'autre à demi-voix en se penchant vers la rampe, quel
bon moment pour une _vente_? . . . Si vous vouliez, nous avons là
Philippe Barker . . . il est si soûl qu'un enfant pourrait le prendre.

--Ah! ah! fit le juif en levant la tête; mais ce n'est pas encore
l'heure de Philippe Barker; il a encore quelque chose à faire avant que
nous nous séparions de lui. Allez rejoindre les amis, mon cher; et
dites-leur de bien s'amuser _tandis qu'ils sont de ce monde_, ah! ah! ah!

Le maître de la taverne rit bien fort de la réflexion du vieillard et
alla rejoindre ses convives. Le juif ne fut pas plus tôt seul que ses
traits reprirent l'expression de l'inquiétude et de la crainte. Après
avoir réfléchi un instant, il monta dans un cabriolet de place et dit
au cocher de se diriger versBethnal-Green. Il descendit à un quart de
mille de la demeure de Sikes et fit le reste du chemin à pied.

--Maintenant, marmotta-t-il entre ses dents tout en frappant à la porte,
s'il y a ici quelque anguille sous roche, je le saurai bien vite de vous,
ma jeune fille, toute maligne que vous êtes!

La femme qui lui ouvrit lui ayant dit que Nancy était chez elle, il
monta doucement l'escalier et ouvrit la porte de la chambre sans plus de
cérémonie.

La jeune fille était seule, la tête appuyée sur la table et ses
cheveux épars sur ses épaules.

--Il faut qu'elle ait bu, dit à part soi le juif, ou bien elle a du
chagrin.

Disant cela, il revint sur ses pas pour fermer la porte; et le bruit
qu'il fit ayant éveillé Nancy, elle s'informa s'il y avait du nouveau,
regardant fixement le rusé vieillard pendant qu'il lui racontait le
récit de Toby Crackit. Lorsqu'il eut fini elle reprit sa première
attitude sans dire un seul mot. Elle poussait le chandelier avec
impatience, frottait ses pieds sur le parquet chaque fois qu'elle
changeait de position; mais ce fut tout.

Pendant tout ce temps le juif regardait autour de lui d'un air inquiet
comme s'il eût voulu s'assurer que Sikes n'était point rentré.

Ayant satisfait sa curiosité sur ce point, il toussa deux ou trois fois
et fit tout ce qu'il put pour entamer la conversation; mais la fille ne
fit pas plus d'attention à lui et ne bougea non plus qu'une statue de
pierre. Enfin il fit un nouvel effort, et, se frottant les mains, il dit
du ton le plus affable:

--Et où crois-tu que Guillaume puisse être maintenant, hein?

Celle-ci répondit, d'une manière presque inintelligible et comme si
elle pleurait, qu'elle ne savait pas.

--Et l'enfant? dit le juif regardant la fille entre les deux yeux pour
voir l'expression de son visage. Pauvre petit! abandonné dans un fossé!
vois donc un peu, Nancy?

--L'enfant, dit celle-ci en levant la tête, est mieux où il est qu'avec
nous . . . Et, pourvu qu'il n'arrive rien à Sikes, je désire qu'il soit
mort dans le fossé et que ses os y pourrissent.

--Quoi donc! s'écria le juif avec étonnement.

--Sans doute, reprit la fille le regardant fixement à son tour; je
serais bien contente de ne plus l'avoir sous mes yeux, et de savoir qu'il
est affranchi de tout ce qui pouvait lui arriver de plus fâcheux.
C'était un fardeau que de l'avoir autour de moi . . . sa vue seule
était un reproche contre moi et contre vous tous.

--Bah! fit le juif d'un ton de mépris, tu es soûle, ma fille.

--Ah! sans doute, s'écria amèrement celle-ci; ce ne serait pas votre
faute si je ne l'étais pas. Vous n'aimeriez pas me voir autrement,
pourvu que je fasse comme vous voulez; excepté maintenant que ça ne
vous convient guère, n'est-ce pas?

--Non, répliqua le juif d'un air furieux, ça ne me convient pas du tout!

--Faut pourtant que ça vous convienne! reprit celle-ci par tant d'un
éclat de rire.

--Que ça me convienne! s'écria le juif, on ne peut plus irrité de
l'opiniâtreté de la fille et du désappointement de la journée. Que
ça me convienne! Ecoute-moi bien, toi, pécore! écoute-moi bien, moi
qui, avec six mots, pourrais étrangler Sikes aussi sûrement que si je
tenais maintenant sa tête de taureau entre mes doigts. S'il revient sans
cet enfant . . . s'il a le bonheur de s'en retirer et qu'il ne le ramène
pas mort ou vif, assassine-le toi-même, si tu ne veux pas que Jack Ketch
(le bourreau) lui fasse son affaire . . . et expédie-le aussitôt qu'il
aura mis le pied dans cette chambre, sans quoi il pourrait bien être
trop tard.

--Qu'est-ce que tout cela? s'écria la fille involontairement.

--Ah! qu'est-ce que tout cela? poursuivit Fagin aveuglé par la colère,
le voici: lorsque cet enfant est pour moi une valeur de plusieurs
centaines de livres, dois-je perdre cela par la faute d'un tas d'ivrognes
dont je pourrais aisément me défaire, et devrais-je me soumettre à un
gueux à qui il ne manque que la volonté et qui a le pouvoir de . . .

Tout hors d'haleine, le vieillard ne put achever sa pensée, et,
réprimant aussitôt son courroux, il devint un tout autre homme.

Après un silence de quelques minutes, il risqua un regard sur sa
compagne, et se rassura bientôt en voyant qu'elle était dans le même
état d'insensibilité dont il l'avait tirée d'abord.

--Nancy! ma chère! dit-il avec sa voix de corbeau, as-tu fait attention
à ce que je t'ai dit?

--Ne me tourmentez pas, Fagin! répondit la fille levant nonchalamment la
tête. Ce que Guillaume n'a pas fait cette fois-ci, il le fera une autre.
Il a bien fait des choses pour vous, vous le savez bien; et il en fera
encore bien d'autres lorsqu'il le pourra . . . Et quand il ne le fait
pas, c'est qu'il ne le peut pas; ainsi, n'en parlons plus.

--Oui; mais quant à cet enfant, ma chère? dit le juif en se frottant
les mains fortement.

--L'enfant doit courir la même chance que les autres, reprit brusquement
Nancy. Et je le répète, j'espère qu'il est mort et qu'il est à l'abri
de tout danger; surtout de celui auquel il était exposé avec vous.

--Et quant à ce que je disais il n'y a qu'un instant, ma chère? dit le
juif fixant sur elle ses yeux de lynx.

--Vous n'avez qu'à le redire, reprit Nancy. Et si c'est quelque chose
que vous désirez que je fasse pour vous, vous feriez mieux d'attendre
jusqu'à demain. Je vous entends bien quand vous me parlez, et le moment
d'après je ne sais plus ce que vous venez de me dire.

Le juif lui fit encore quelques questions, afin de s'assurer qu'elle
n'avait point retenu ses paroles indiscrètes; mais elle répondit avec
tant d'assurance, et elle soutint si bien le regard scrutateur du
vieillard, qu'il en revint à sa première idée que la fille était
_dans les vignes du Seigneur_.

En effet, Nancy n'était pas exempte d'un défaut malheureusement trop
commun parmi les protégées du juif, et dans lequel dès leurs plus
tendres années elles avaient été encouragées plutôt que retenues.

Rassuré par cette découverte, et ayant rempli le double but de
communiquer à Nancy ce qu'il avait appris le soir même de Toby, et de
s'assurer par ses propres yeux que Sikes n'était pas rentré, il s'en
alla laissant sa jeune amie endormie sur la table.

Il était à peu près une heure du matin, et comme il faisait très
sombre et très froid, il ne fut guère tenté de s'amuser en route.

Il avait atteint le coin de sa rue, et il fouillait dans sa poche pour
prendre sa clef, lorsqu'un personnage sortit d'un vestibule, à l'ombre
duquel il se tenait caché, et, traversant le ruisseau, se glissa auprès
de lui sans en être aperçu.

--Fagin! dit une voix tout près de son oreille.

--Ah! fit le juif se retournant vivement, est-ce vous?

--Oui, répondit brusquement l'inconnu. Voilà deux heures que vous me
faites droguer là! Où avez-vous donc été?

--À vos affaires, mon cher, dit le juif ralentissant le pas et regardant
son compagnon d'un air embarrassé, j'ai trotté pour vous toute la nuit.

--Oh! sans doute, reprit l'inconnu d'un air moqueur. Eh bien! qu'y a-t-il
de nouveau?

--Rien de bon, dit le juif.

--Rien de mauvais, j'espère? dit l'autre s'arrêtant tout court et
regardant son compagnon d'un air surpris.

Fagin eût bien voulu se dispenser de recevoir un visiteur à une heure
aussi indue, et s'excusa en disant qu'il n'y avait pas de feu chez lui;
mais son compagnon réitérant sa question d'un ton d'autorité, il
ouvrit la porte et pria celui-ci de la refermer doucement tandis qu'il
irait chercher de la lumière.

--Il fait aussi noir que dans un four, dit l'inconnu faisant quelques pas
à tâtons. Dépêchez-vous! Il n'y a rien que je déteste autant que de
rester dans l'obscurité.

--Fermez la porte, murmura Fagin de l'extrémité du passage.

Au même instant elle se ferma avec un grand bruit.

--Ce n'est pas moi qui ai fait cela, dit l'homme en cherchant son chemin.
Le vent l'a poussée, ou bien elle s'est fermée d'elle-même; c'est l'un
ou l'autre . . . Dépêchez-vous d'apporter de la lumière, que je
n'aille pas me casser la tête contre quelque chose dans cette maudite
cassine!

Fagin descendit à la dérobée dans la cuisine et revint bientôt avec
une chandelle allumée, après s'être assuré que Toby Crackit dormait
au-dessous dans la pièce du fond, et que ses dignes élèves en
faisaient autant dans celle de devant. Ayant fait signe à son compagnon
de le suivre, il monta l'escalier devant lui.

--Nous pouvons dire ici le peu de mots que nous avons à nous
communiquer, mon cher, dit le juif ouvrant une porte au premier étage.
Et comme il y a des trous dans les volets, et que nous ne montrons jamais
de lumière à nos voisins, nous laisserons la chandelle sur l'escalier .
. . Là!

Disant cela, le juif posa la chandelle sur le palier vis-à-vis de la
chambre dans laquelle ils entrèrent, et où il n'y avait pour tout
ameublement qu'un fauteuil cassé et un vieux sofa sans couverture placé
derrière la porte. L'étranger s'y jeta de l'air d'un homme épuisé de
fatigue, et le juif, approchant le fauteuil, s'assit en face de lui.

Ils y voyaient un peu, car la porte était entrouverte, et la chandelle
répandait une faible clarté sur la muraille en face d'eux.

Ils parlèrent pendant quelque temps à voix basse; et, quoique, à
l'exception de quelques mots çà et là, il fût impossible d'entendre
leur conversation, un tiers qui les eût écoutés aurait pu aisément
deviner que Fagin se défendait contre les remarques de l'étranger, et
que celui-ci était grandement irrité.

Il y avait bien un quart d'heure ou vingt minutes environ qu'ils
s'entretenaient de la sorte, lorsque Monks (sous lequel nom Fagin
désigna plusieurs fois l'étranger pendant le cours de leur colloque)
dit en élevant un peu la voix:

--Je vous dis encore une fois que ça a été mal combiné! Pourquoi ne
pas l'avoir gardé ici avec les autres, et en avoir fait tout de suite un
voleur?

--S'il n'y a pas de quoi se fâcher! s'écria le juif haussant les
épaules.

--N'allez-vous pas me faire croire que vous n'auriez pas pu en venir à
bout si vous aviez voulu? demanda Monks avec colère. Ne l'avez-vous pas
fait des centaines de fois avec d'autres enfants? Si vous aviez eu la
patience d'attendre encore un an tout au plus, n'auriez-vous pas pu
trouver moyen de le faire juger et condamner à la déportation,
peut-être pour la vie?

--Et à qui ça aurait-il rendu service, mon cher? demanda humblement le
juif.

--À moi, donc! répliqua Monks.

--Mais pas à moi, dit le juif d'un air soumis. Il eût pu m'être utile
. . . Lorsqu'il y a deux parties intéressées à un marché, il est bien
juste que l'intérêt commun soit consulté, n'est-il pas vrai, mon cher?

--Quoi donc? demanda Monks d'un air bourru.

--J'ai vu qu'il n'était pas facile de le former à notre _genre de
commerce_, repartit le juif. Il n'était pas dans les mêmes
circonstances que les autres enfants.

--Malheureusement non! murmura l'autre entre ses dents, sans quoi il y a
déjà longtemps qu'il serait _voleur_.

--Je n'avais pas de prise sur lui pour le rendre pire, reprit le juif
observant le visage de son compagnon. Il ne s'y prêtait nullement . . .
Je n'avais pour l'effrayer aucun de ces moyens que nous employons
toujours au commencement, et sans lesquels tous nos efforts sont inutiles
. . . Que pouvais-je faire? L'envoyer avec le Matois et Charlot? Nous en
avons eu assez de la première fois, mon cher. J'ai tremblé pour nous
tous!

--Je n'y pouvais rien, observa Monks.

--Non, sans doute, mon cher, répliqua le juif; . . . aussi bien je ne
vous en fais pas de reproche; . . . parce que, si cela n'était pas
arrivé, vous auriez bien pu ne jamais le rencontrer, et par conséquent
perdre la chance de découvrir que c'était lui que vous cherchiez. Je
l'ai donc repris pour vous, comme vous savez, par l'entremise de Nancy;
et voilà maintenant qu'elle le protège!

--Etranglez cette fille! dit Monks avec impatience.

--Nous ne pouvons guère faire cela maintenant, mon cher, reprit le juif
en souriant . . . Et d'ailleurs ces sortes de choses ne sont pas de notre
ressort, sans quoi je l'aurais fait un de ces jours avec le plus grand
plaisir. Je sais fort bien ce que sont ces filles, voyez-vous, Monks. Le
petit garçon n'aura pas plus tôt commencé à s'endurcir, qu'elle ne
s'occupera pas plus de lui que si c'était un morceau de bois. Vous
voulez qu'il soit _voleur_? S'il est vivant, je puis le rendre tel à
compter d'aujourd'hui. Et si . . . si . . . ce qui n'est pas probable,
dit le juif se rapprochant de l'autre; mais, au pis-aller, s'il était
mort?

--Je n'y suis pour rien, d'abord, s'il en est ainsi! répliqua Monks
frappé de terreur et saisissant en tremblant, le bras du juif. Faites
bien attention, Fagin, je m'en lave les mains. Je vous ai prévenu dès
le commencement: _Tout ce que vous voudrez, excepté sa mort_. Je ne veux
pas répandre de sang . . . ça se découvre toujours; . . . et
d'ailleurs votre crime vous poursuit partout. S'ils l'ont tué, je n'en
suis pas la cause, entendez-vous, Fagin? . . . Que le diable soit de
cette infernale cassine! Qu'est-ce que cela?

--Quoi donc? s'écria le juif saisissant le poltron à bras-le-corps au
moment où celui-ci se leva brusquement du sofa. Où?

--Là! dit Monks montrant du doigt la muraille. Une ombre! une ombre!
J'ai vu l'ombre d'une femme en manteau et en chapeau passer le long de la
boiserie aussi rapidement que l'éclair!

Le juif lâcha son compagnon, et ils s'élancèrent tous deux hors de la
chambre.

La chandelle, presque entièrement usée par le courant d'air, était à
la même place, et leur montra la solitude profonde de l'escalier ainsi
que la pâleur affreuse de leurs visages. Ils prêtèrent une oreille
attentive, mais le plus grand silence régnait dans toute la maison.

--C'est une idée, mon cher! Vous vous être trompé, il n'y a pas de
doute! dit le juif prenant la chandelle et se tournant vers son compagnon.

--Je jurerais que je l'ai vue! répliqua Monks tremblant de tous ses
membres. Elle était penchée quand je l'ai vue; et aussitôt que j'ai eu
parlé, elle a disparu.

Le juif jeta un regard de mépris sur le visage pâle de son compagnon;
et lui ayant dit qu'il pouvait le suivre s'il voulait, ils montèrent
jusqu'au haut de l'escalier. Ils regardèrent dans toutes les chambres:
elles étaient froides et vides. Ils descendirent dans le passage, et de
là dans les caves: mais tout était tranquille comme la mort.

--Que pensez-vous, maintenant? dit le juif lorsqu'ils eurent regagné le
passage. Excepté nous, il n'y a pas une seule âme dans la maison, si ce
n'est Toby et les enfants . . . Et ils sont en sûreté . . . voyez
plutôt!

Et, pour preuve de ce qu'il avançait, le juif tirade sa poche deux
clefs, expliquant comment, lorsqu'il était descendu la première fois
dans la cuisine, il avait enfermé ses jeunes pupilles pour empêcher
qu'ils ne troublassent leur entretien.

Cette nouvelle preuve détruisit entièrement la conviction dans l'esprit
de Monks: ses protestations avaient insensiblement perdu de leur énergie
à mesure que leurs recherches devenaient de plus en plus infructueuses,
et il finit par rire de lui-même et par convenir que ce n'avait pu être
qu'un rêve de son imagination.



XXVII. --Amende honorable pour une impolitesse faite à une dame que nous
avons quittée de la manière la plus incivile dans le chapitre
précédent.


Comme il ne serait nullement convenable à un humble auteur de faire
attendre, le dos au feu et les mains sous les pans de sa redingote, un
personnage aussi distingué que l'est un bedeau, et qu'il serait en outre
peu galant de sa part de comprendre dans cet oubli des convenances une
dame sur qui ce bedeau avait jeté l'espoir d'un mariage, l'historien
fidèle dont la plume retrace cette histoire, sachant à quoi son devoir
l'engage et ayant la plus grande vénération pour les personnes
élevées aux plus hautes dignités, se hâte de leur rendre les honneurs
qui leur sont dus et de les traiter avec tous les égards que leur rang
dans le monde, et par conséquent leurs _sublimes vertus_ réclament de
lui.

M. Bumble avait recompté les cuillers à thé, pesé de nouveau les
pinces à sucre, examiné plus attentivement le pot au lait et fait
l'inventaire exact du mobilier, jusqu'à s'assurer de la qualité du crin
qui recouvrait les chaises; et il avait recommencé ce manège jusqu'à
cinq ou six fois avant de songer qu'il était temps que madame Corney
rentrât. Une pensée en amène une autre; et comme on n'entendait pas le
moindre bruit qui annonçât le retour de madame Corney, il vint à
l'esprit de M. Bumble qu'il pourrait bien sans scrupule, et seulement
pour passer le temps, satisfaire amplement sa curiosité en jetant un
coup d'œil rapide dans la commode de la matrone.

Ayant mis l'oreille au trou de la serrure pour écouter si personne
n'approchait, M. Bumble, commençant par le bas, prit connaissance des
objets contenus dans trois grands tiroirs remplis de linge et de
vêtements du dernier goût serrés bien précieusement entre deux
couches de journaux parsemés de fleur de lavande sèche; ce qui parut
lui causer une grande satisfaction.

Arrivé au petit tiroir de droite du haut, sur lequel était la clef, et
ayant vu une petite boîte fermée au cadenas, il la secoua; et comme il
en sortit un son agréable, comme celui d'argent monnayé, M. Bumble
retourna gravement autour du feu, où, ayant repris sa première
attitude, il se dit, à part lui, d'un air déterminé:

--Allons! c'en est fait, je lui demanderai d'être mon épouse.

A ce moment, madame Corney rentra précipitamment dans la chambre, se
jeta sur une chaise auprès du feu et parut respirer à peine.

--Madame Corney! dit M. Bumble se penchant sur l'épaule de la matrone.
Qu'avez-vous, Madame! . . . Vous est-il arrivé quelque chose, Madame?
répondez-moi, je vous prie! . . . Je suis sur . . . sur . . . Et comme
dans son trouble il ne put trouver sur-le-champ le mot _épines_: sur des
_bouteilles cassées_ ajouta-t-il.

--Oh! monsieur Bumble! s'écria la dame; j'ai été horriblement
bouleversée!

--Bouleversée, Madame! s'écria à son tour M. Bumble. Et qui a été
assez hardi pour? . . . Je m'en doute, dit-il se reprenant avec dignité.
C'est sans doute ces _audacieuses pauvresses_?

--C'est affreux d'y penser! dit la dame frissonnant d'horreur.

--Alors, n'y pensez plus, Madame! reprit M. Bumble.

--Je ne puis pas m'en empêcher, dit celle-ci d'une voix entrecoupée par
les sanglots.

--Prenez quelque chose, Madame, dit le bedeau, un peu de ce vin!

--Je n'en prendrais pas pour tout l'or du monde! répliqua madame Corney.
O Dieu! Dieu! La tablette du haut . . . dans le coin à droite. O Dieu!
(En même temps la bonne dame montrant du doigt le buffet d'un air
distrait paraissait en proie à des convulsions intérieures.)

M. Bumble courut au buffet; et saisissant sur la tablette en question la
bouteille qui lui avait été indiquée d'une manière si vague, il
remplit une tasse à thé de la liqueur qu'elle contenait et la porta aux
lèvres de la matrone.

--Je me sens mieux, maintenant, dit celle-ci se laissant aller sur le dos
de sa chaise après avoir vidé la tasse à moitié.

--C'est de la menthe, dit madame Corney d'une voix languissante, en
souriant agréablement au bedeau. Goûtez-y. Il n'y a pas que de la
menthe, il y a encore autre chose avec.

M. Bumble goûta le breuvage d'un air douteux, fit claquer ses lèvres,
le porta de nouveau à sa bouche et vida entièrement la tasse.

--C'est très fortifiant, dit madame Corney.

--C'est très bon, Madame! reprit le bedeau. (Disant cela, il s'assit
auprès de la matrone et lui demanda avec un air d'intérêt ce qui lui
était arrivé.)

--Rien du tout, répondit madame Corney. Je suis une simple et faible
créature!

--Vous n'êtes pas faible, Madame! reprit M. Bumble approchant sa chaise
de celle de la matrone. Êtes-vous une _faible créature_, madame Corney?

--Nous sommes tous, tant que nous sommes, de _faibles créatures_! dit
madame Corney avançant une maxime générale.

--C'est vrai, dit le bedeau.

Cette réponse fut suivie d'un silence de quelques minutes.

--Cette chambre est _très confortable_, Madame! dit M. Bumble jetant un
regard autour de lui. Une seule autre pièce avec celle-ci ferait un joli
petit logement!

--Ce serait trop pour une personne seule, répliqua la dame.

--Oui, mais pas pour deux, repartit M. Bumble. Hein! madame Corney?

A ces paroles du bedeau, madame Corney baissa la tête, et M. Bumble en
fit autant pour voir le visage de la matrone.

--L'administration vous alloue le charbon, n'est-ce pas, madame Corney?
demanda M. Bumble.

--Ainsi que la chandelle, reprit madame Corney.

--Le charbon, la chandelle et le loyer, qui plus est? dit M. Bumble. Oh!
madame Corney, quel ange vous êtes!

Celle-ci ne put résister à un transport si doux.

--Une perfection si _paroissiale_! s'écria M. Bumble avec ravissement.
Vous savez, que M. Slout est plus mal ce soir?

--Je sais cela, répondit la dame d'un air timide.

--Le médecin dit qu'il ne passera pas la semaine, poursuivit M. Bumble.
Il est le maître de cet établissement . . . Sa mort va laisser une
place vacante . . . cette place doit être remplie . . . Oh! madame
Corney, quelle brillante perspective! . . . Quelle occasion favorable
d'unir deux cœurs qui s'aiment et de se mettre en ménage!

Madame Corney sanglota.

--Le petit mot, voyons! dit M. Bumble.

--Ou . . . ou . . . oui! dit en soupirant la matrone.

--Encore un autre mot! poursuivit le bedeau. Remettez-vous de vos douces
émotions pour un seul mot de plus! À quand le mariage?

Madame Corney essaya deux fois de parler, et deux fois la parole expira
sur ses lèvres. Enfin, s'armant de courage, elle dit que ce serait
aussitôt qu'il le voudrait, et qu'il était un _être irrésistible_.

Les choses ainsi arrangées à l'amiable et à la satisfaction des deux
parties, l'accord fut solennellement ratifié dans une autre tasse de
menthe, que l'agitation et le trouble de la dame avaient rendue
nécessaire. Pendant ce temps-là, celle-ci apprit à M. Bumble la mort
de la vieille femme.

--Fort bien! dit le bedeau humant sa liqueur. Je vais aller chez
Sowerberry en m'en retournant, et je lui dirai de passer ici demain
matin. Est-ce là ce qui vous a effrayée?

--Ce n'était rien d'extraordinaire, cher ami, dit la dame d'un air
évasif.

--Il faut pourtant bien qu'il y ait eu quelque chose, ma bonne, répliqua
le bedeau. Ne voulez-vous pas le dire à votre Bumble?

--Pas maintenant, reprit la dame; un de ces jours . . . quand nous serons
mariés.

--Quand nous serons mariés s'écria M. Bumble. Serait-ce quelque
impudence de la part d'un de ces _audacieux_ pauvres?

--Non, non, repartit aussitôt la matrone.

Alors M. Bumble retroussa le collet de son habit, il brava de nouveau le
vent froid de la nuit, non pas toutefois sans s'être arrêté quelques
instants dans la cour des pauvres (celle des hommes, bien entendu), pour
les brutaliser un peu, dans le but seulement d'essayer s'il pourrait
remplir, avec toute la sévérité voulue, la place de maître du dépôt
de mendicité.

Ayant acquis la certitude qu'il en avait toutes les qualités requises,
il quitta l'établissement le cœur joyeux et plein d'espoir; et la
brillante perspective de sa future promotion occupa son esprit jusqu'à
ce qu'il fut arrivé devant la boutique de l'entrepreneur des
funérailles.

Comme M. et madame Sowerberry étaient allés passer la soirée quelque
part, Noé Claypole, qui n'était jamais disposé à se donner plus
d'exercice qu'il n'en faut pour boire et pour manger, n'avait pas encore
fermé la boutique quoique l'heure à laquelle on la fermait
ordinairement fût passée depuis longtemps. M. Bumble frappa sur le
comptoir avec sa canne à plusieurs reprises; mais, n'obtenant point de
réponse et apercevant de la lumière à travers la croisée de la petite
salle, il prit la liberté de regarder pour _voir ce qui se passait_, et
quand il eut vu _ce qui se passait_ il ne fut pas peu surpris.

La nappe était mise pour le souper, et la table était couverte de pain,
de beurre, d'assiettes, de verres, d'un pot rempli de _porter_ et d'une
bouteille de vin. À un bout de la table, Noé Claypole se prélassait
dans un fauteuil. À son côté était Charlotte prenant d'un petit baril
des huîtres qu'elle ouvrait et que le susdit jeune homme avalait avec
une avidité remarquable. Une rougeur un peu plus qu'ordinaire dans la
région de son nez, et une sorte de clignotement dans son œil droit
annonçaient assez clairement qu'il était un tant soit peu _loriole_.

--En voici une bien grasse et qui paraît bien délicieuse, dit
Charlotte. Goûtez-y, Noé! . . . Allons, plus que celle-ci!

--Quelle chose délicieuse qu'une huître! dit le sieur Claypole après
l'avoir avalée. Quel dommage que d'en manger trop, ça pourrait faire du
mal! . . . n'est-ce pas, Charlotte?

--C'est une _chose inouïe_! dit celle-ci.

--Sans doute; c'est une _vraie cruauté_! reprit M. Claypole. Est-ce que
vous n'aimez pas les huîtres, vous, Charlotte?

--Je n'en suis pas folle, répondit Charlotte; j'aime mieux vous les voir
manger, Noé, que de les manger moi-même, mon cher.

--Que c'est drôle! reprit Noé d'un air pensif.

--Encore une? dit Charlotte. Celle-ci a une si belle barbe!

--Je n'en prendrai pas davantage! . . . Ça m's'rait impossible
d'ailleurs! . . . dit Noé. J'en suis vraiment fâché.

--Eh bien! dit M. Bumble entrant brusquement dans la salle.

Charlotte jeta un cri et se cacha le visage dans son tablier, tandis que
le sieur Claypole, se contentant seulement de retirer ses jambes de
dessus les bras du fauteuil, regarda le bedeau avec une terreur bachique.

--Silence! cria le bedeau d'un air sévère. Descendez à votre cuisine,
Mademoiselle! . . . et vous, Noé, fermez la boutique et ne soufflez mot
jusqu'à ce que votre maître revienne! . . . Et lorsqu'il sera de
retour, dites-lui d'envoyer demain matin une bière pour une vieille
femme du dépôt! Vous comprenez, Monsieur?

Disant cela, le bedeau sortit gravement de la boutique de l'entrepreneur.



XXVIII. --Suite des aventures d'Olivier.


--Que les cinq cent millions de loups vous déchirent le gosier! murmura
Sikes grinçant des dents. Si j'en tenais quelques-uns d'entre vous, vous
n'en hurleriez que plus fort!

En faisant cette imprécation avec toute la fureur dont il était
susceptible, il s'arrêta un instant pour poser le pauvre blessé sur son
genou, et il tourna en même temps la tête pour voir à quelle distance
il était de ceux qui le poursuivaient.

C'était chose assez difficile au milieu de la nuit et d'un épais
brouillard; mais les cris confus des hommes qui étaient à sa poursuite
et l'aboiement des chiens du voisinage, éveillés par le tocsin,
retentissaient de tous côtés.

--Arrête-toi, vil poltron! cria le brigand à Toby Crackit, qui, faisant
le meilleur usage qu'il pouvait de ses jambes, avait déjà beaucoup
d'avance sur lui: arrête!

Toby ne se le fit pas répéter une troisième fois. Peu certain d'être
hors de la portée du coup de pistolet, et sachant d'ailleurs que Sikes
n'était pas d'humeur à plaisanter, il s'arrêta tout court.

--Viens donner la main à cet enfant! gronda-t-il d'un air furieux à son
acolyte. Allons donc!

Toby fit mine de revenir sur ses pas, tout en témoignant d'une voix
basse et étouffée par la peur l'extrême répugnance avec laquelle il
se rendait à l'injonction de son ami.

--Plus vite que ça! murmura Sikes déposant l'enfant sur le bord d'un
fossé qui était à ses pieds et dans lequel il n'y avait point d'eau.
Ne va pas t'amuser à faire le _nigaud_ avec moi!

Au même instant le bruit s'accrut; et Sikes, regardant de nouveau autour
de lui, s'aperçut que les hommes qui s'étaient mis à leur poursuite
escaladaient la barrière du champ dans lequel il était lui-même, et
qu'une couple de chiens les devançait.

--Nous sommes flambés, Guillaume! s'écria Toby. Laisse-là la _moutard_
et montrons-leur nos talons!

Ayant dit cela, le sieur Crackit, préférant courir la chance d'être
tué par son ami à la certitude d'être pris par l'ennemi, partit tout
d'un trait et courut à toutes jambes.

Sikes frappa du pied de colère, jeta un coup d'œil rapide autour de
lui, étendit sur Olivier le collet dont il l'avait affublé à la hâte,
et, courant le long du fossé pour donner le change à ceux qui le
poursuivaient en détournant leur attention de l'endroit où était
Olivier, il s'arrêta au coin de la haie, déchargea son pistolet en
l'air et s'enfuit.

--Ohé! ohé! cria une voix tremblante dans le lointain. _Pincher_!
_Neptune_! ici! ici!

Les chiens, qui avaient cela de commun avec leurs maîtres, qu'ils ne
semblaient avoir aucun goût pour le genre d'amusement auquel ils se
livraient, obéirent volontiers à la voix qui les rappelait, et trois
hommes qui, pendant ce temps, avaient fait quelques pas dans la prairie,
s'arrêtèrent pour tenir conseil entre eux.

--Mon avis, ou pour mieux dire mon ordre, est (dit le plus gros des
trois) que nous retournions tout de suite à la maison.

--Je me conforme volontiers à tout ce qui peut faire plaisir à M.
Giles, dit un autre plus petit et encore plus joufflu que le premier, et
qui était tout à la fois très pâle et très poli (comme le sont
ordinairement les gens qui ont peur).

--Je ne voudrais pas passer pour être incivil, Messieurs, dit le
troisième (celui-là même qui avait appelé les chiens). M. Giles doit
savoir que . . .

--Certainement, reprit le gros joufflu; et, quoi que puisse dire M.
Giles, ce n'est pas à nous à le contredire. Non, sans doute, je connais
ma _position_, Dieu merci, je connais ma _position_.

À dire le vrai, le petit joufflu semblait connaître sa _position_, et
savait fort bien qu'elle n'était nullement à envier, car les dents lui
claquaient en parlant.

--Vous avez peur, Brittles? dit M. Giles.

--Bien sûr que non! répondit l'autre.

--Je vous dis que vous avez peur! reprit Giles.

--Ça n'est pas vrai, monsieur Giles! répliqua Brittles.

--Vous en avez menti, Brittles, dit à son tour M. Giles.

Les compagnons s'arrêtèrent et se mirent à discuter; ils sentaient
qu'ils avaient peur; ils s'accusaient mutuellement de poltronnerie; mais
personne ne voulait avouer ce qu'il éprouvait. Ils se regardèrent, et,
d'un commun accord, sans se rien dire, ils coururent en toute hâte vers
la maison, jusqu'à ce que M. Giles, qui était le plus poussif et qui
s'était armé d'une fourche, eut insisté sur la nécessité de
s'arrêter.

--C'est étonnant, dit-il, lorsqu'il se fut justifié à leurs yeux, tout
ce qu'un homme peut faire quand il a la tête montée! J'aurais commis un
meurtre, j'en suis sûr, si j'avais tenu un de ces brigands! . . .

Comme les deux autres pensaient de même, et qu'à son instar ils
s'étaient apaisés tout à coup, ils firent des réflexions
philosophiques sur la cause de ce changement soudain dans leur caractère.

--Je sais bien ce que c'est! dit M. Giles, c'est la barrière!

--Cela pourrait bien être! s'écria Brittles saisissant l'idée.

--Vous pouvez en être sûrs, reprit Giles, que c'est la barrière qui a
produit ce changement en nous. J'ai senti tout mon courage s'en aller,
tandis que je l'escaladais.

Par une de ces coïncidences extraordinaires, il se trouva que les deux
autres avaient éprouvé la même sensation dans le même moment; de
sorte qu'il n'y eut plus à douter que c'était la barrière, surtout
lorsqu'ils se furent rappelé que ce fut au moment de l'escalader qu'ils
aperçurent les voleurs.

Le colloque avait lieu entre les deux hommes qui avaient surpris les
brigands, et un chaudronnier ambulant qui avait couché sous un hangar,
et qui, éveillé par le bruit, s'était joint, de concert avec ses deux
chiens, au nombre des poursuivants. M. Giles était à la maison en la
double qualité de sommelier et de maître d'hôtel; et Brittles était
un homme de peine qui, entré tout jeune au service de la vieille dame,
était traité comme un enfant qui promet beaucoup, bien qu'il eût
passé la trentaine.

S'encourageant ainsi réciproquement par leurs paroles, tout en se
serrant cependant le plus près possible l'un de l'autre, tremblant de
tous leurs membres et jetant un regard effrayé autour d'eux chaque fois
qu'une bouffée de vent agitait le feuillage, nos trois hommes coururent
chercher leur lanterne, qu'ils avaient laissée au pied d'un arbre dans
la crainte qu'elle n'indiquât aux voleurs la direction dans laquelle ils
devaient tirer, et ils regagnèrent la maison au pas de course. Ils
étaient déjà bien loin qu'on eût pu voir encore leurs ombres
vacillantes se projeter dans la distance et se balancer légèrement, de
même qu'une vapeur qui s'exhale d'un terrain humide.

Enfin un léger cri de douleur rompit le silence qui durait depuis si
longtemps, et en même temps l'enfant s'éveilla. Son bras gauche pendait
nonchalamment à son côté, et le mouchoir qui l'enveloppait était
teint de sang. Il était si faible qu'il eut beaucoup de peine à se
mettre sur son séant; et lorsqu'il en fut venu à bout, il jeta autour
de lui un regard languissant, comme pour implorer du secours, et il
sanglota amèrement. Transi de froid et épuisé de fatigue, il essaya de
se lever; mais il retomba sur le gazon.

Lorsqu'il fut revenu de l'état de stupeur dans lequel il avait été si
longtemps plongé, Olivier, sentant une faiblesse mortelle le gagner
jusqu'au cœur, comprit qu'il mourrait indubitablement là s'il ne
cherchait les moyens d'en sortir; en conséquence, il fit un nouvel
effort pour se remettre sur pied et essaya de marcher. D'abord il
chancela comme un homme pris de vin; puis, rassemblant le peu de forces
qui lui restaient, il avança machinalement, sa tête penchée sur sa
poitrine et ses jambes fléchissant sous le poids de son corps.

Alors une foule d'idées confuses et bizarres vint assiéger son esprit.
Il lui sembla être encore entre Sikes et Crackit, qui se disputaient à
son sujet; leurs propres paroles résonnaient à ses oreilles, et les
efforts qu'il fit pour ne pas tomber ayant forcé son attention, il se
surprit à leur parler.

Il avança ainsi clopin-clopant, se traînant du mieux qu'il put et comme
par instinct entre les barreaux des barrières et à travers les trouées
des haies, jusqu'à ce qu'il eût rejoint la grande route, et alors la
pluie commença à tomber si fort qu'elle le fit sortir de sa rêverie.

Il regarda autour de lui, et vit qu'à peu de distance il y avait une
maison qu'il pourrait peut-être atteindre. L'état déplorable dans
lequel il était exciterait sans doute la compassion; et quand bien même
il en serait autrement (pensait-il en lui-même), il vaut mieux mourir
tout près d'êtres humains qu'au milieu des champs. Il réveilla tout
son courage et dirigea ses pas chancelants vers la maison.

A mesure qu'il en approchait, il eut un pressentiment qu'il l'avait
déjà vue auparavant: il ne s'en rappelait aucunement les détails; mais
la forme et l'ensemble ne lui étaient pas inconnus.

Ce mur de clôture! . . . sur le gazon, de l'autre côté, dans le
jardin, il s'était jeté à genoux pour implorer la pitié des deux
brigands! . . . C'était bien la même maison qu'ils avaient tenté de
piller!

Olivier fut si effrayé lorsqu'il eut reconnu l'endroit, qu'oubliant un
instant la douleur que lui causait sa blessure, il ne songea plus qu'à
fuir. Fuir, il pouvait à peine se soutenir sur ses jambes; et eut-il
joui d'ailleurs de toute la vigueur et de la légèreté qu'on a
ordinairement à son âge, où aurait-il pu fuir? Il poussa la porte du
jardin, qui tourna sur ses gonds, marcha sur la pelouse, monta les
marches du perron, frappa doucement à la porte, et, ses forces
l'abandonnant tout à coup, il tomba contre un des piliers du portique.

Il se trouva que, dans le même temps, M. Giles, Brittles et le
chaudronnier, après toutes les fatigues et les terreurs de la nuit, se
restauraient dans la cuisine avec une tasse de thé et quelques
friandises. Non pas qu'il fût dans l'habitude de M. Giles de souffrir
une trop grande familiarité chez ses inférieurs, envers lesquels, au
contraire, il se comportait ordinairement avec une fierté bienveillante
qui ne pouvait manquer de leur rappeler sa supériorité sur eux dans le
monde; mais les voleurs, les coups de pistolet et la crainte de la mort
rapprochent les distances et rendent tous les hommes égaux: aussi M.
Giles, assis devant le feu, les pieds posés sur le cendrier et le bras
gauche appuyé sur la table, racontait minutieusement toutes les
circonstances de l'attentat, tandis que ses auditeurs (et principalement
la servante et la cuisinière) écoutaient avec le plus vif intérêt.

--Je disais donc que je crus entendre du bruit, poursuivit Giles. Je me
dis comme ça, d'abord: _C'est une illusion_; et je me disposais à me
rendormir, quand j'entendis de nouveau le même bruit, mais plus
distinctement.

--Quelle sorte de bruit? demanda la cuisinière.

--Comme qui dirait une espèce de bruit sourd, dit M. Giles regardant
autour de lui d'un air effaré; comme quelque chose que l'on brise.

--Ou plutôt comme une barre de fer qu'on limerait avec une râpe à noix
muscade, dit Brittles.

--Je ne dis pas, peut-être bien quand vous avez entendu; mais au moment
que je veux dire, moi, c'était un bruit de quelque chose que l'on brise,
reprit M. Giles. Je soulève ma couverture (continua-t-il en repoussant
la nappe), je me mets sur mon séant et je prête l'oreille.

--Dieu! s'écrièrent simultanément la cuisinière et la servante se
rapprochant l'une de l'autre.

--J'entends le même bruit, mieux que jamais, reprit M. Giles, et je me
dis comme ça en moi-même: Bien sûr qu'on force une porte ou une
fenêtre. Que faire? Je m'en vais appeler Brittles et empêcher ce pauvre
garçon d'être assassiné dans son lit; sans quoi (que j'me dis en
moi-même) il serait bien dans le cas de se laisser couper la gorge,
d'une oreille à l'autre, sans seulement s'en apercevoir.

Tous les yeux se tournèrent vers Brittles qui, la bouche béante, fixa
les siens sur Giles avec une expression de terreur.

--Je rabaisse ma couverture, dit ce dernier rejetant la nappe, et
regardant fixement la cuisinière et la servante, je sors doucement du
lit, j'enfile mes pantoufles, je m'empare du pistolet chargé que je
monte tous les soirs avec moi dans le panier à l'argenterie, et je vais
tout doucement sur la pointe du pied à la chambre de ce pauvre Brittles.
Brittles! que je lui dis en l'éveillant, n'ayez pas peur!

Et M. Giles, joignant l'action à la parole, s'était levé de sa chaise
et avait déjà fait deux ou trois pas les yeux fermés, quand,
tressaillant tout à coup, aussi bien que toute la compagnie, il revint
bien vite à sa place. La cuisinière et la servante jetèrent un cri
perçant.

--On a frappé, dit Giles prenant un air tout à fait calme . . . Allez
ouvrir, quelqu'un de vous!

Personne ne bougea.

--Il me semble bien étonnant qu'on frappe à la porte à une telle
heure, dit M. Giles observant l'extrême pâleur qui régnait sur tous
les visages et paraissant lui-même en butte aux effets d'une frayeur peu
commune; mais il faut ouvrir cependant quelqu'un de vous! . . . Vous
m'entendez?

En parlant ainsi, M. Giles regardait Brittles; mais ce jeune homme,
naturellement modeste, ne se considérant pas comme quelqu'un, pensa avec
raison que la remarque de son supérieur ne pouvait s'adresser à lui, et
il garda le silence. M. Giles voulut faire un appel au chaudronnier; mais
celui-ci s'était soudainement endormi. Quant aux deux femmes, il ne
fallait pas y penser.

--Si Brittles voulait seulement entr'ouvrir la porte en présence de
témoins, dit M. Giles après un moment de silence, j'en serais un, pour
ma part.

--Et moi aussi, dit le chaudronnier s'éveillant aussi subitement qu'il
s'était endormi.

Brittles se rendit à ces conditions; et nos trois amis, après que les
volets furent ouverts, s'étant un peu rassurés en voyant qu'il faisait
grand jour, s'acheminèrent vers la porte d'entrée, précédés des deux
chiens et accompagnés des deux femmes, qui, n'osant pas rester seules
dans la cuisine, formaient l'arrière-garde.

Ces précautions une fois prises, M. Giles s'empara du bras du
chaudronnier, _afin de l'empêcher de se sauver_ (à ce qu'il dit, du
moins en plaisantant) et donna ordre d'ouvrir la porte. Brittles obéit;
et nos gens, se pressant les uns contre les autres et regardant avec une
avide curiosité chacun par-dessus l'épaule de son voisin, ne virent
d'autre objet plus formidable que le pauvre petit Olivier, qui, épuisé
de fatigue et interdit à la vue de tant de personnes, leva les yeux
langoureusement et implora du regard leur compassion.

--Un petit garçon! s'écria M. Giles repoussant vaillamment le
chaudronnier au fond du vestibule. Qu'est-ce que tu veux, toi, hein?
Regarde donc un peu, Brittles! . . . ne vois-tu pas?

Brittles, qui s'était tenu derrière la porte pour l'ouvrir, n'eut pas
plus tôt aperçu Olivier, qu'il poussa un grand cri. M. Giles,
saisissant l'enfant par une jambe et par un bras (fort heureusement celui
qui n'était pas fracassé), l'entraîna dans le vestibule et le coucha
tout de son long sur le parquet.

--Le voici! cria Giles de toutes ses forces en se penchant sur la rampe
de l'escalier. Voici un des voleurs, Madame!

Les deux servantes montèrent l'escalier quatre à quatre pour porter
cette heureuse nouvelle à leurs maîtresses; et le chaudronnier fit tous
ses efforts pour rappeler Olivier à la vie, de peur qu'il ne vint à
mourir avant d'être pendu. Au milieu de tout ce remue-ménage, on
entendit une douce voix de femme qui apaisa le bruit en un instant.

--Giles! murmura la voix du haut de l'escalier.

--Me voici, Mademoiselle, répliqua celui-ci; ne craignez rien,
Mademoiselle, je n'ai pas beaucoup de mal! . . .

--Chut! reprit la jeune demoiselle, vous effrayez ma tante autant que les
voleurs eux-mêmes. Le pauvre homme est-il dangereusement blessé?

--Furieusement, Mademoiselle, repartit Giles avec un air de complaisance
et de satisfaction intérieure.

--On dirait qu'il se meurt, Mademoiselle, cria Brittles de la même
manière qu'auparavant. Ne voulez-vous pas le voir, Mademoiselle, avant
qu'il ne? . . .

--Chut! ne faites pas de bruit, mon ami, dit la demoiselle. Attendez un
instant, que je parle à ma tante.

D'un pas aussi doux que sa voix, la jeune fille s'éloigna légèrement,
et revint bientôt donner l'ordre de transporter le blessé dans la
chambre de M. Giles, avec tous les soins possibles. Elle dit en même
temps à Brittles de seller le bidet et de se rendre sur-le-champ à
Chertsey, d'où il devait envoyer en toute hâte un constable et un
médecin.

--Mais ne voulez-vous pas le voir auparavant, Mademoiselle demanda M.
Giles avec autant d'orgueil que si Olivier eût été quelque oiseau d'un
rare plumage qu'il aurait abattu adroitement. Ne désirez-vous pas
seulement l'entrevoir?

--Non, pas maintenant, pour tout au monde, répondit la jeune fille.
Pauvre malheureux! Oh! traitez-le avec bonté, Giles . . . ne fût-ce que
pour l'amour de moi!

Comme la demoiselle se retira après avoir dit ces mots, le vieux
serviteur leva les yeux sur elle avec autant d'orgueil et d'admiration
que si c'eût été sa propre fille; et se penchant sur Olivier, il
l'aida à se relever, et le porta à sa chambre avec tout le soin et la
sollicitude d'une femme.



XXIX. --Caractère des commensaux de la maison où se trouve Olivier.
--Ce qu'ils pensent de lui.


Dans une jolie salle, dont l'ameublement toutefois annonçait la mode et
le confort du bon vieux temps, plutôt que le luxe et l'élégance de nos
jours, deux dames, assises à une table, prenaient leur déjeuner. M.
Giles, habillé tout en noir, les servait, et s'était placé à une
distance à peu près égale de la table et du buffet, le corps droit, la
tête haute et penchée un tant soit peu sur une épaule. La jambe gauche
en avant et la main droite dans la poche de son gilet, tandis que la
gauche tenant un plateau pendait à son côté, il avait l'air d'un homme
confiant en son propre mérite, et ayant le sentiment intérieur de son
importance.

L'une des deux dames était déjà fort avancée en âge, et pourtant
elle était aussi droite que le dossier élevé de sa chaise de chêne.
Un air de bienveillante dignité régnait dans sa personne. Les mains
jointes et posées sur le bord de la table, elle fixa sur sa jeune
compagne des yeux qui conservaient encore toute la vivacité du jeune
âge.

L'autre (la plus jeune) était à la fleur du printemps de la vie. Elle
n'avait pas plus de dix-sept ans.

Levant les yeux par hasard, au moment où la vieille dame la contemplait
en silence, elle rejeta en arrière ses cheveux, qui étaient simplement
tressés sur son front, et il y avait dans son regard tant de douceur et
d'affection qu'on n'eût pu s'empêcher de l'aimer en la voyant.

La vieille dame sourit; mais son cœur était plein, et elle essuya une
larme en même temps.

--Il y a plus d'une heure que Brittles est parti, n'est-ce pas?
demanda-t-elle après un moment de silence.

--Une heure et douze minutes, Madame, répondit Giles tirant de son
gousset une montre d'argent assujettie par un ruban noir passé autour du
cou.

--Il va toujours si lentement! observa la vieille dame.

--Brittles a toujours été un garçon très lent, Madame, répliqua le
serviteur, comme s'il eût voulu faire observer que, puisqu'il y avait
plus de trente ans que Brittles était ainsi, il n'y avait pas de raison
pour qu'il devint jamais vif.

--Il va de pis en pis, je pense, dit la dame.

--Il n'est pas du tout excusable, s'il s'arrête pour jouer avec d'autres
garçons, dit en riant la jeune demoiselle.

M. Giles réfléchissait s'il devait se permettre un sourire approbateur,
lorsqu'un _gig_ s'arrêta devant la porte du jardin, et il en descendit
un gros monsieur qui, entrant tout droit sans se faire annoncer, faillit,
dans sa précipitation, culbuter M. Giles et la table du déjeuner.

--A-t-on jamais vu! s'écria le gros monsieur. Ma chère madame Maylie!
Est-il possible! Et au milieu de la nuit, encore! . . . Je n'ai jamais vu
chose pareille!

Disant cela, il tendit affectueusement sa main aux deux dames; et
s'étant assis auprès d'elles, il s'informa de leur santé.

--Je suis étonné que vous ne soyez pas mortes de frayeur,
poursuivit-il. Pourquoi n'avez-vous pas envoyé me prévenir? Mon
domestique fût venu aussitôt . . . et moi-même avec mon jeune homme ou
toute autre personne, nous nous serions fait un plaisir en pareille
circonstance . . . Quand j'y pense!  . . . chose si imprévue! Et au
milieu de la nuit, qui pis est?

Ce qui surprenait le plus le docteur, c'est que l'attentat eût été
imprévu, et que les voleurs eussent choisi la nuit pour le mettre à
exécution; comme si ces messieurs avaient l'habitude de travailler en
plein midi, et d'écrire par la petite poste trois jours d'avance pour
annoncer leur arrivée!

--Et vous, mademoiselle Rose? dit le docteur s'adressant à la jeune
fille. Je . . .

--Oh! certainement, dit celle-ci en l'interrompant: mais il y a ici, en
haut, un pauvre malheureux que ma tante désire bien que vous voyiez.

--Bien volontiers! reprit le docteur. C'est un de vos coups de main,
Giles, d'après ce qu'on m'a dit?

M. Giles, qui rangeait en ce moment les tasses à thé, rougit jusqu'au
blanc des yeux, et répondit qu'il avait eu cet honneur.

--Vous appelez cela de l'honneur, repartit le gros monsieur. Je ne sais
pas trop! Peut-être est-il aussi honorable de tirer à bout portant sur
un voleur, dans un cellier, que de blesser votre homme à douze pas de
distance . . . Imaginez-vous qu'il a tiré en l'air, et que vous vous
êtes battu en duel.

M. Giles, peu satisfait de voir qu'en traitant si légèrement cette
matière on diminuait de beaucoup le mérite de son action, répondit
avec respect qu'il ne se croyait pas en droit de juger de cela, mais
qu'il avait tout lieu de croire que ce n'était pas une plaisanterie pour
son adversaire.

--C'est vrai! dit le docteur. Où est-il? . . . Montrez-moi le chemin!
. . . Je vous reverrai en descendant, madame Maylie. C'est là la petite
fenêtre par

laquelle il s'est introduit, hé! . . . En vérité, je n'aurais jamais
pu croire cela! Et en parlant ainsi, il suivit M. Giles en haut de
l'escalier.

M. Losberne, chirurgien du voisinage, connu à dix milles à la ronde
tous le nom de docteur, était le plus gai, le plus franc des
célibataires des environs. Il fut longtemps auprès du malade, on sortit
du coffre de sa voiture une grande boîte plate, les domestiques furent
continuellement en mouvement; ce qui fit présumer qu'il se passait
quelque chose d'extraordinaire.

A la fin cependant il descendit; et pour toute réponse aux questions
empressées de madame Maylie, il ferma la porte avec un air de mystère
et s'y adossa comme pour empêcher d'entrer.

--Voilà qui est bien surprenant, madame Maylie! dit le docteur.

--Il n'est pas en danger, j'espère? dit la vieille dame.

--Il n'y aurait rien d'étonnant, répondit-il, au point où en sont les
choses. Cependant je ne pense pas qu'il le soit. Avez-vous vu ce voleur?

--Non, répliqua la vieille dame.

--Et vous ne savez rien de lui?

--Du tout.

--Pardon, Madame, dit M. Giles, mais j'allais vous en parler quand le
docteur Losberne est entré.

Le fait est que M. Giles n'avait pu se décider, dès l'abord, à avouer
que c'était sur un enfant qu'il avait tiré. On avait tant vanté sa
bravoure, qu'il voulait jouir le plus longtemps possible de la
réputation colossale qu'il s'était récemment acquise.

--Rose désirait voir cet homme, dit madame Maylie; mais je n'ai pas
voulu.

--Son aspect n'a rien de bien effrayant, je vous assure, repartit le
docteur. Consentiriez-vous à le voir en ma présence?

--Oui, si vous pensez que ce soit nécessaire, répondit la dame.

--C'est parce que je crois que c'est nécessaire que je-vous fais cette
question, répliqua le docteur. En tout cas, je sais surtout que vous
regretteriez vivement de ne pas l'avoir vu, si vous différiez davantage.
Il est mieux maintenant . . . Mademoiselle Rose, voulez-vous me
permettre? Il n'y a pas la moindre crainte à avoir, je vous le jure.

Tout en assurant ces dames qu'elles seraient agréablement surprises à
la vue du criminel, M. Losberne prit le bras: de la jeune demoiselle, et
présentant la main à madame Maylie, il les conduisit avec beaucoup de
cérémonie à la chambre du malade.

--Maintenant, dit-il à voix basse en ouvrant doucement la porte de la
chambre, voyons un peu ce que vous allez en penser . . . Quoique sa barbe
ne soit pas fraîchement faite, il n'en a pas pour cela l'air plus
farouche . . . Attendez cependant! . . .. que je sache s'il est visible.

Le docteur entra le premier, et, après avoir jeté un coup d'œil dans
la chambre, il fit signe aux deux dames d'approcher. Ensuite il ferma la
porte derrière elles; et ayant fait quelques pas vers le lit, il en
écarta les rideaux avec précaution.

Au lieu d'un bandit à la mine rébarbative qu'elles s'attendaient à
voir, ce fut un pauvre enfant épuisé de douleur et de fatigue et
dormant d'un profond sommeil, un bras en écharpe, posé sur sa poitrine,
tandis que l'autre soutenait sa tête cachée en partie par ses cheveux
épars.

Comme le bon docteur observait ainsi son malade, la jeune demoiselle se
glissa légèrement auprès de lui, et, s'étant assise au chevet du lit,
elle sépara les cheveux d'Olivier et quelques larmes, s'échappant de
ses yeux, tombèrent sur le front de l'enfant.

Celui-ci se remua un peu et sourit dans son sommeil, comme si ces marques
de compassion eussent produit en lui un rêve agréable d'amour et
d'affection qu'il n'avait jamais connu.

--Que veut dire ceci? s'écria la vieille dame. Cet enfant n'a jamais pu
être le complice des voleurs!

--Le vice, dit le chirurgien avec un soupir en laissant retomber le
rideau, le vice fait sa demeure dans bien des temples! . . . Eh! qui peut
dire qu'un bel extérieur ne le renferme pas?

--Mais à un âge si tendre! observa Rose.

--Ma chère demoiselle, répliqua gravement le chirurgien, le crime, de
même que la mort, ne s'attache pas seulement aux vieillards et aux gens
difformes; les plus jeunes et les plus beaux ne sont que trop souvent ses
victimes de prédilection.

--Mais pouvez-vous penser, monsieur Losberne, dit Rose, pouvez-vous
réellement penser que cet enfant, si délicat, ait été l'associé
volontaire de ces brigands?

Le chirurgien branla la tête de manière à donner à entendre qu'il
craignait bien que cela ne fût possible; et observant qu'ils pouvaient
troubler le repos du malade, ils passèrent tous trois dans une chambre
voisine.

--Mais quand même il serait ce que vous pensez, poursuivit Rose, songez
qu'il est si jeune! . . . que peut-être il n'a jamais connu ce que c'est
que l'amour ou les soins d'une mère . . . que les coups, les mauvais
traitements et le manque de pain l'auront réduit à s'associer avec les
hommes qui l'ont forcé au crime! . . . Ma tante! ma bonne tante! . . .
pour l'amour de Dieu, réfléchissez bien à tout ceci avant de laisser
emmener ce pauvre enfant dans une prison où, à coup sûr, il perdra la
chance de devenir meilleur! Oh! par l'affection toute maternelle que vous
me portez et sans laquelle, privée moi-même de parents, j'aurais pu
être abandonnée, ainsi que ce pauvre enfant, ayez pitié de lui avant
qu'il ne soit trop tard!

--Chère enfant, dit la vieille dame pressant Rose sur son cœur,
crois-tu donc que je voudrais lui ôter un seul cheveu de la tête?

--Oh! non, repartit vivement Rose, non, bonne tante, vous en êtes
incapable!

--Sans doute, répliqua madame Maylie. Mes jours touchent à leur fin . . .
Puisse le ciel avoir pitié de moi, comme j'ai pitié des autres! . . .
Que puis-je faire pour le sauver, monsieur Losberne?

--Attendez donc un peu, dit celui-ci, que je voie s'il y a moyen.

Le docteur alors, mettant ses mains dans ses poches, se promena de long
en large dans la chambre, tantôt s'arrêtant et se balançant sur la
pointe des pieds en s'écriant: _J'y suis!_ tantôt en fronçant le
sourcil d'une manière effroyable en disant: _Je n'y suis pas!_ Enfin,
après bien des allées et venues, il s'arrêta tout court et parla ainsi:

--Je pense que si vous m'accordez plein pouvoir de brusquer un peu Giles
et ce gamin de Brittles, je puis en venir à bout . . . C'est un brave
garçon et un fidèle serviteur, j'en conviens; mais vous avez mille
moyens de le dédommager et de récompenser son adresse au pistolet. Vous
n'avez aucune objection à faire?

--À moins qu'il n'y ait d'autre moyen de sauver cet enfant, répondit
madame Maylie.

--Je n'en vois point d'autre, reprit le docteur; et il n'y en a
réellement pas d'autre, vous pouvez m'en croire.

--Eh bien! ma tante vous donne liberté pleine et entière de faire comme
vous voudrez, dit Rose souriant et pleurant tout à la fois
d'attendrissement; pourvu que vous n'usiez de sévérité envers ces
pauvres diables qu'autant qu'il sera nécessaire.

--Il semble, dit le docteur, que vous pensiez qu'excepté vous tout le
monde aujourd'hui doive avoir le cœur dur. Mais, pour en revenir à
notre malade, il me reste à vous dire le point principal de nos
conventions. Il s'éveillera d'ici à une heure, je pense; et quoique
j'aie dit à ce gros butor de constable qui est en bas dans la cuisine
que cet enfant ne doit remuer ni parler, au péril de sa vie, je suis
fondé à croire que nous pouvons sans danger nous entretenir un instant
avec lui. J'y mets une condition: c'est que, si, après l'avoir
questionné en votre présence, nous jugeons qu'il est vraiment mauvais
sujet (ce qui est très probable), nous l'abandonnerons à son malheureux
sort, sans que je m'en mêle davantage, en tout cas?

--Oh! non, ma tante! dit Rose d'un ton suppliant.

--Oh! si, ma tante! dit le docteur. Est-ce convenu?

--Il ne peut être endurci dans le vice, dit Rose; c'est impossible!

--Tant mieux! repartit le docteur: raison de plus pour accéder à ma
proposition.

Finalement le traité fut conclu, et nos amis s'assirent en attendant le
réveil d'Olivier.

La patience des deux dames dut subir une plus longue épreuve qu'elles ne
s'y attendaient, d'après ce que leur avait dit M. Losberne. Plusieurs
heures s'écoulèrent successivement, et Olivier dormait toujours.

Il était déjà presque nuit quand le bon docteur annonça que l'enfant
était assez éveillé pour qu'on pût lui parler. Il n'est pas bien du
tout, et le sang qu'il a perdu a totalement épuisé ses forces, dit-il;
mais il paraît éprouver un tel besoin de révéler quelque chose, qu'il
vaut mieux lui en fournir l'occasion plutôt que de l'engager à rester
tranquille jusqu'au lendemain.

L'entretien fut long, car Olivier raconta toute son histoire; mais la
souffrance et la faiblesse l'obligèrent plusieurs fois de s'arrêter. Il
y avait quelque chose de solennel à entendre, dans cette chambre sombre,
la voix douce et languissante de ce pauvre enfant faisant l'énumération
des malheurs que des méchants avaient attirés sur lui.

Comme Olivier avait fini de parler, et qu'il se disposait à se
rendormir, le docteur, tout ému de ce qu'il venait d'apprendre, se
retira en s'essuyant les yeux et chercha M. Giles pour commencer les
hostilités avec lui. Ne trouvant personne en bas, ni dans le parloir, ni
dans les salles, il poussa ses recherches jusqu'à la cuisine, dans
l'espoir d'un meilleur succès. Il vit en effet, dans ce _salon de
réception_ de la _gent domestique_, une société nombreuse, composée
des deux servantes, de M. Brittles, de M. Giles, du chaudronnier, qui (en
considération de ses services) avait été invité à passer la journée
à la maison, et du constable. Ce dernier avait un gros bâton, une
grosse tête, de gros traits, et paraissait avoir bu autant de bière que
son gros ventre pouvait en contenir.

--Ne vous dérangez pas, dit le docteur faisant un signe de la main.

--Vous êtes bien honnête, Monsieur, répliqua Giles. Madame m'a chargé
de distribuer de la bière; et comme je ne me sentais pas du tout
disposé à rester seul dans ma chambre, et que d'ailleurs je voulais
jouir de l'avantage de la société, je bois mon _ale_ en compagnie de
ces messieurs et de ces dames, comme vous voyez.

Brittles marmotta quelques paroles flatteuses; et un murmure approbateur
s'éleva dans l'assemblée, qui exprima tout le plaisir qu'elle
ressentait d'une telle preuve de condescendance de la part de M. Giles.

--Comment va le malade ce soir, monsieur Losberne? demanda-t-il.

--Comme ci comme ça, répondit le docteur. Je crains bien que vous ne
vous soyez mis dans l'embarras, monsieur Giles!

--Il n'est pas possible! s'écria celui-ci tout tremblant. Voulez-vous
dire qu'il en mourra? . . . Si je le pensais, je ne serais plus jamais
heureux de ma vie. Je ne voudrais pas pour tout l'or du monde être la
cause de la mort d'un enfant.

--Ce n'est pas là ce que je veux dire, reprit le docteur d'un air
mystérieux. Êtes-vous protestant, monsieur Giles?

--Si je le suis, Monsieur! bégaya ce dernier, qui était pâle à faire
peur, il n'y a pas à en douter.

--Et vous, jeune homme? demanda le docteur, se tournant brusquement vers
Brittles.

--Mon Dieu! Monsieur, répondit celui-ci en tressaillant, je suis
absolument de même que M. Giles.

--Dites-moi donc maintenant, chacun de vous, reprît le docteur d'un air
furieux, pourriez-vous affirmer par serment que l'enfant qui est en haut
est bien celui qu'on a introduit par la fenêtre la nuit dernière?
Voyons, répondez. Nous sommes tout prêts à vous entendre.

Le docteur, qui était généralement connu pour l'homme le plus
débonnaire qui fut jamais, fit cette question d'un ton si bref, que
Giles et Brittles, étourdis par la bière et par l'agitation où les
mettait cet examen, se regardèrent fixement l'un l'autre, dans un état
complet de stupéfaction.

--Faites bien attention à ce qu'ils vont répondre, constable!
poursuivit le docteur agitant l'index de sa main droite avec beaucoup de
gravité, et s'en donnant de petits coups sur le nez pour forcer
l'attention de ce fonctionnaire. Nous allons savoir avant peu de quoi il
retourne.

Celui-ci, se donnant les airs d'un homme _capable_, prit son bâton
l'office, qu'il avait posé dans un coin de la cheminée.

--Observez que c'est simplement une question d'identité, dit le docteur.

--Comme vous dites, Monsieur, repartit le constable mettant sa main
devant sa bouche pour tousser (car, en vidant son verre à la hâte, il
avait avalé de travers).

--Voici une maison que l'on force, continua le docteur. Dans l'obscurité
la plus profonde . . . au milieu du tumulte et de la confusion . . . à
travers la fumée épaisse de la pondre . . . deux hommes croient avoir
entrevu un enfant. Il se trouve par hasard que le lendemain matin un
enfant vient frapper à la porte de cette même maison; et, parce qu'il a
le bras enveloppé d'un mouchoir, ces deux hommes se saisissent de lui,
l'entraînent dans le vestibule, et, non contents de mettre ainsi sa vie
dans le plus grand danger, ils vont jusqu'à affirmer par serment que
c'est le voleur . . . Maintenant il s'agit de savoir s'ils ont eu raison
d'agir comme ils l'ont fait; et, si leurs soupçons ne sont pas fondés,
dans quelle situation ils se trouvent placés.

Le constable fit un signe de tête respectueux, et dit que, si ce
n'était pas là la loi, il serait bien curieux de savoir ce que c'était.

--Je vous le demande encore une fois, dit le docteur d'une voix de
tonnerre, pouvez-vous jurer que ce soit le même enfant?

Brittles regardait Giles avec un air de doute, et Giles regardait
Brittles de la même manière; le constable avait mis sa main à son
oreille, pour mieux saisir leur réponse; les deux femmes et le
chaudronnier se penchaient en avant pour écouter, et le docteur jetait
un regard pénétrant autour de lui, quand un bruit de roues se fit
entendre et en même temps on sonna à la porte du jardin.

--Ce sont les officiers de police! s'écria Brittles, qui ne s'en
trouvait pas plus à son aise.

--Les quoi? demanda le docteur stupéfait à son tour.

--Les officiers de police de _Bow-Street_, répliqua Brittles en prenant
une chandelle. Nous les avons fait prévenir ce matin, M. Giles et moi.

--Comment! s'écria le docteur.

--Sans doute, repartit Brittles. J'ai envoyé un mot par le conducteur de
la diligence, et je m'étonne qu'ils ne soient pas arrivés plus tôt.

--Ah! vous avez envoyé un exprès, n'est-ce pas? Lambins de conducteurs!
s'écria le docteur en s'en allant.



XXX. --Position critique.


--Qui est là? demanda Brittles entrouvrant la porte et mettant sa main
devant la chandelle pour mieux voir.

--Ouvrez! répondit un homme. Ce sont les officiers de police qu'on a
envoyé chercher ce matin.

Rassuré par ces paroles, Brittles ouvrit la porte toute grande et se
trouva face à face avec un homme en redingote longue, qui entra
majestueusement sans rien dire et essuya ses pieds sur le paillasson avec
autant de sang-froid que s'il eût été chez lui.

--Envoyez quelqu'un donner un coup de main à mon camarade, voulez-vous,
jeune homme, dit l'officier de police. Il est dans le _gig_ pour garder
le cheval. Avez-vous une remise où l'on pourrait mettre ce dernier à
couvert pour quelques minutes?

Brittles répondit affirmativement en montrant du doigt un petit
bâtiment destiné à cet usage.

--Voulez-vous prévenir votre maître que messieurs _Blathers_ et _Duff_
sont ici? dit le premier, passant la main dans ses cheveux et posant une
paire de menottes sur la table. Ah! bonsoir, notr'bourgeois! . . .
Puis-je vous dire deux mots en particulier, s'il vous plaît?

Ces paroles s'adressaient à M. Losberne, qui parut en ce moment, et qui,
ayant fait signe à Brittles de se retirer, fit entrer les deux dames et
ferma la porte.

--Voici la maîtresse du logis, dit-il en se tournant vers madame Maylie.

M. Blathers s'inclina respectueusement; et, ayant été invité à
s'asseoir, il posa son chapeau à terre, prit un siège et fit signe à
Duff de faire de même. Puis ils demandèrent les renseignements les plus
minutieux sur l'évènement. Le docteur, qui désirait gagner du temps,
leur raconta les détails aussi longuement qu'il lui fut possible. Ils
écoutaient avec l'air du plus vif intérêt, comme des gens qui s'y
entendent.

--Mais qu'est-ce que c'est donc que ce petit garçon dont parlent les
domestiques? demanda Blathers.

--Il est vrai qu'un des domestiques s'est mis dans la tête que cet
enfant était pour quelque chose dans l'affaire . . . mais c'est une
absurdité . . . il n'y a rien de tout cela.

--C'est bien facile à dire! remarqua Duff.

--Il a raison, dit Blathers faisant un signe de tête approbatif et
jouant machinalement avec les menottes comme on le ferait avec des
castagnettes. Qui est cet enfant? . . . Que dit-il de lui-même? D'où
vient-il? . . . Il ne tombe pas des nues! . . . N'est-ce pas,
notr'bourgeois?

--Sans doute, reprit le docteur jetant un coup d'œil significatif aux
deux dames. Je connais toute son histoire. Mais nous parlerons de cela
tout à l'heure . . . Peut-être ne serez-vous pas fâchés de voir
auparavant la fenêtre que les voleurs ont brisée?

--Certainement, répondit Blathers. Nous ferons mieux de visiter les
lieux d'abord! . . . ensuite nous interrogerons les domestiques: c'est
ainsi que nous avons l'habitude de procéder.

On apporta des lumières et MM. Blathers et Duff, accompagnés du
constable du lieu, de Brittles, de Giles et de tous les commensaux de la
maison, enfin, se rendirent dans le petit cellier, au bout du passage.

Après en avoir examiné la fenêtre, ils firent le tour par la pelouse,
examinèrent de nouveau la fenêtre, puis le volet; et, à l'aide d'une
lanterne, suivirent la trace des pas et battirent les buissons avec une
fourche.

Ceci fait en présence de tous les assistants, qui observèrent tout le
temps un religieux silence, on rentra dans la salle, où MM. Giles et
Brittles furent requis de donner la représentation dramatique du rôle
qu'ils avaient joué la nuit précédente; et il se trouva qu'après
avoir répété cette scène jusqu'à six fois, ils ne s'étaient
contredits que sur un seul fait important dans la première, et sur une
douzaine, tout au plus, dans les autres.

Lorsque la volubilité de nos deux acteurs fut épuisée, Blathers et
Duff se retirèrent dans la pièce voisine et tinrent conseil entre eux.
La nature et l'importance de leur colloque furent telles, qu'une
consultation des plus habiles docteurs de la faculté, sur le cas le plus
épineux en matière de médecine, n'eût été qu'un jeu d'enfants en
comparaison.

Pendant ce temps-là, le docteur, resté seul avec les deux dames, se
promenait de long en large dans la salle, extrêmement agité, tandis que
Rose et madame Maylie se regardaient d'un air inquiet.

--Ma parole, dit-il en s'arrêtant tout court, je ne sais vraiment que
faire!

--Je suis sûre, dit Rose, que l'histoire de ce pauvre enfant racontée
franchement à ces hommes suffirait pour le disculper à leurs yeux.

--J'en doute fort, ma chère demoiselle, dit le docteur en branlant la
tête, je ne pense pas qu'elle doive produire un bon effet sur l'esprit
de ces gens . . . pas plus que sur ceux d'un grade supérieur. Qu'est-il
après tout (objecteront-ils)? Un vagabond . . . rien autre chose . . .
À en juger par les apparences et les considérations du monde, son
histoire est bien douteuse.

--Vous y ajoutez foi, vous, n'est-ce pas? reprit vivement la jeune fille.

--Oui, sans doute, j'y ajoute foi, quelque étrange qu'elle soit,
d'ailleurs, et je peux bien être un grand fou, à cause de cela,
repartit le docteur. Mais je ne crois pas (comme je vous l'ai dit tout à
l'heure) que ce soit là le genre d'histoire qui puisse intéresser un
officier de police un tant soit peu exercé dans l'art de sa profession.

--Pourquoi non? demanda Rose.

--Pourquoi, ma belle enfant? répliqua le docteur. Parce que,
considérée sous certains rapports et par ces gens-là surtout, il y a
bien du louche. Cet enfant ne peut prouver que les circonstances qui sont
contre lui et pas une de celles qui pourraient être en sa faveur. Les
agents de police voudront avoir les _si_ et les _pourquoi_ et ne nous
feront aucune concession, d'abord! . . .. D'après ce qu'il nous a dit
lui-même, vous voyez qu'il a été avec des voleurs depuis quelque temps
déjà! Il a été conduit à un bureau de police comme ayant volé le
mouchoir d'un monsieur; puis, en faisant une commission pour ce même
monsieur, qui l'a traité avec tous les égards possibles, il est
entraîné dans un endroit qu'il ne peut décrire et dont il n'a pas la
moindre idée . . . Maintenant, voilà qu'il prend fantaisie à des
hommes de l'emmener à Chertsey, malgré lui; on le fait passer par une
fenêtre, dans l'intention de piller la maison, et, juste au moment où
il veut donner l'alarme (la seule chose qui eût pu prouver en sa faveur
s'il l'eût mise à exécution), le sommelier arrive et lui tire un coup
de pistolet, comme pour l'empêcher d'agir dans son propre intérêt . .
. A-t-on jamais vu chose pareille?

--Je ne dis pas non, reprit Rose souriant de la vivacité du docteur.
Mais je ne vois en tout cela rien qui démontre que ce pauvre enfant soit
coupable.

--Non, sans doute, repartit le docteur. Grâce à votre sexe, vous ne
verrez jamais qu'un côté de la question, qu'il soit bien ou mal, et
c'est toujours celui qui se présente le premier.

Disant cela, le docteur mit ses mains dans ses poches et se promena de
nouveau de long en large avec plus d'agitation qu'auparavant.

--Plus j'y réfléchis, dit-il, et plus j'entrevois les obstacles et les
difficultés sans nombre que nous aurons à surmonter. Si nous racontons
à ces hommes la chose telle qu'elle est, je suis certain qu'ils n'y
ajouteront pas foi; . . . et en supposant même qu'ils finissent plus
tard par acquitter cet enfant, la publicité qu'ils donneront à cette
affaire et le doute qui l'enveloppera détruiront tout l'effet de la
bonne action que vous vous proposez en le tirant de ce mauvais pas.

--Comment faire, alors? s'écria Rose. Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi
a-t-on fait dire à ces hommes de venir?

--C'est vrai! dit madame Maylie. Je donnerais tout au monde pour qu'ils
ne fussent pas venus!

--Tout ce qu'il y a de mieux à faire, selon moi, dit M. Losberne se
laissant tomber sur une chaise de l'air d'un homme qui a perdu tout
espoir, c'est de payer d'audace, je ne vois plus que ce moyen . . . Notre
intention est louable, et c'est là une excuse . . . Cet enfant a de
forts symptômes de fièvre, et n'est pas en état de pouvoir parler,
voilà déjà une bonne chose. Nous ferons de notre mieux; et si nous ne
réussissons pas, ce ne sera pas de notre faute!  . . . Entrez!

--Eh bien! notr'bourgeois, dit Blathers entrant suivi de son compagnon et
fermant la porte, ceci n'était pas un _coup monté_?

--Eh! qu'appelez-vous un _coup monté_? demanda le docteur avec
impatience.

--Nous disons que c'est un _coup monté_, répondit Blathers (s'adressant
de préférence aux dames, comme s'il eût eu pitié de leur ignorance,
en même temps qu'il méprisait celle du docteur), quand les domestiques
de la maison y sont pour quelque chose.

--Personne n'a eu le moindre soupçon sur eux en cette circonstance, dit
madame Maylie.

--Je ne dis pas le contraire, répliqua Blathers. Il n'en est pas moins
vrai qu'ils auraient bien pu en être, cependant.

-- . . . A plus forte raison, sachant qu'ils ont la confiance de leurs
maîtres, reprit Duff.

--Nous avons lieu de croire que le coup a été fait par des _pègres de
la haute_, poursuivit Blathers; nous reconnaissons cela tout de suite au
genre de travail, qui est de main de maître.

--Et un peu soigné, que je dis, ajouta Duff à demi-voix.

--Ils étaient deux, continua Blathers; et il n'y a pas de doute qu'ils
avaient un enfant avec eux . . . C'est bien facile à deviner en voyant
la fenêtre . . . C'est tout ce que nous pouvons dire pour le présent .
. . Il nous reste à voir ce petit garçon que vous avez en haut. Si vous
voulez bien nous y conduire.

--Ils prendront bien auparavant un verre de quelque chose? dit le docteur
enchanté d'avoir trouvé ce moyen de les retarder un peu.

--Certainement, dit Rose devinant l'intention de ce dernier. Tout de
suite, si vous voulez!

--Volontiers, Mademoiselle, dit Blathers passant sa main sur ses lèvres.
Cette sorte de besogne ne laisse pas que d'être fatigante. Ne vous
dérangez pas pour nous, Mademoiselle. Donnez-nous ce que vous aurez sous
la main.

--Que voulez-vous prendre? demanda le docteur se dirigeant avec Rose vers
le buffet. Dites votre goût, Messieurs!

--Une petite goutte de liqueur, si cela vous est égal, notr'bourgeois,
dit Blathers. Il ne faisait pas chaud, Madame, quand nous sommes partis
de Londres, ce matin; et je trouve qu'il n'y a rien de tel qu'un petit
verre de liqueur pour vous ranimer.

Profitant du moment où madame Maylie disait quelque chose de gracieux en
réponse à la remarque de ce dernier, le docteur s'esquiva adroitement.

MM. Duff et Blathers se mirent à conter des tours de voleurs et à faire
valoir leur adresse pour se relever aux yeux de ces dames, qui les
écoutaient avec complaisance, afin de donner le temps au docteur de tout
préparer. Enfin M. Losberne parut.

--Maintenant, Messieurs, si vous voiliez venir avec moi?

--Certainement, dit Blathers. Et les deux officiers de police suivirent
M. Losberne, qui les conduisit à la chambre d'Olivier, précédés de
Giles, qui les éclairait.

Olivier avait dormi, mais il avait un redoublement de fièvre et
paraissait plus mal. Le docteur l'aida à se mettre sur son séant; et
quand il y fut il regarda les deux étrangers sans paraître savoir où
il était, ni ce qui se passait autour de lui.

--Voici, dit M. Losberne parlant doucement, mais avec assurance
cependant, voici le jeune garçon qui ayant été blessé par mégarde
par un fusil à vent en passant sur la propriété de monsieur . . .
(comment l'appelez-vous donc? . . . qui demeure ici derrière?) est venu
frapper ici, ce matin, pour demander du secours, et a été indignement
rudoyé et maltraité par cet individu que vous voyez qui tient la
chandelle, et qui est cause que la vie de cet enfant est dans le plus
grand danger, comme je puis l'affirmer en ma qualité de médecin.

MM. Blathers et Duff jetèrent les yeux sur M. Giles, qui, à son tour,
regarda alternativement les deux officiers de police, le jeune malade et
le docteur avec l'expression la plus comique d'inquiétude et de crainte.

--Vous ne pouvez pas dire le contraire, je pense? poursuivit le docteur
recouchant doucement Olivier.

--Tout ce que j'ai fait a été pour . . . pour le mieux, répondit
Giles. Je ne suis pas méchant par caractère, je vous assure . . . Et si
je n'avais pas cru que c'était . . . l'enfant de . . . du . . . des . .
. je me serais bien gardé de . . .

--L'enfant de qui croyez-vous que c'était? demanda M. Duff.

--L'enfant d'un des voleurs, répliqua Giles. Ils avaient cer . . . tai
. . . ne . . . ment un enfant avec eux.

--Et maintenant pensez-vous que ce soit le même? demanda Blathers.

--Que ce soit le même, quoi? reprit Giles regardant Blathers d'un air
effaré.

--Le même enfant, imbécile! dit Blathers perdant patience.

--Je ne saurais vous dire . . . Je ne sais vraiment pas, répondit Giles
tout décontenancé . . . Je ne pourrais pas l'affirmer.

--Que pensez-vous? demanda Blathers.

--Je ne sais que penser, répliqua le pauvre Giles. Je ne pense pas que
ce soit le même enfant, en vérité. Je suis presque certain que ce
n'est pas lui . . . Vous savez bien vous-même que ça ne peut pas être
lui.

--Est-ce que cet homme a bu? dit Blathers s'adressant au docteur.

--Quel fameux butor vous faites, allez! reprit Duff s'adressant à Giles
de l'air du plus profond dédain.

M. Losberne, qui pendant ce dialogue avait tâté le pouls du malade, se
leva de sa chaise et dit à ces messieurs de la police que, pour peu
qu'ils eussent quelque doute à ce sujet, ils ne seraient peut-être pas
fâchés de passer dans la chambre voisine pour questionner Brittles à
son tour.

La proposition ayant été goûtée, on fit monter Brittles, qui, par ses
contradictions sans nombre, ne fit qu'embrouiller davantage l'affaire au
lieu de l'éclaircir, et qu'ajouter à sa propre mystification. Il dit
entre autres choses qu'il lui serait impossible de reconnaître l'enfant,
lors même qu'il serait devant lui en ce moment . . . qu'il avait pensé
que c'était Olivier, parce que M. Giles l'avait cru lui-même; mais que
ce dernier venait d'avouer dans la cuisine, il n'y avait pas cinq
minutes, qu'il commençait à craindre qu'il n'eût été trop prompt.

D'après cette déposition, la question fut de savoir si M. Giles avait
réellement blessé quelqu'un; et, après examen du second pistolet, il
se trouva qu'il n'était chargé qu'à poudre avec un peu de bourre, ce
qui surprit considérablement tout le monde: excepté le docteur, qui en
avait extrait la balle dix minutes auparavant. Mais celui sur l'esprit de
qui cette découverte fit le plus d'impression fut M. Giles, qui, après
avoir été pendant quelques heures tourmenté par la crainte d'avoir
mortellement blessé un de ses semblables, mordit le mieux du monde à la
grappe.

Enfin, sans s'occuper davantage d'Olivier, les officiers de police
laissèrent à la maison le constable de Chertsey et s'en allèrent
coucher en ville, après avoir promis de revenir le lendemain matin.

Le lendemain matin le bruit courut qu'il y avait, dans la prison de
Kingston, deux hommes et un petit garçon qu'on avait arrêtés la nuit
précédente comme étant suspects. En conséquence, MM. Blathers et Duff
firent route pour Kingston.

Le crime de ces hommes était d'avoir été trouvés endormis contre une
meule de foin, crime qui, bien qu'il soit énorme sans doute, n'est
seulement punissable que d'emprisonnement; en ce qu'aux yeux de la loi
anglaise (cette loi si douce et si bonne pour tous les sujets du roi) il
n'y a point, dans cette action de _dormir à la belle étoile_, de preuve
suffisante que ceux qui s'en sont rendus coupables aient pour cela commis
un vol avec escalade et effraction, et aient, par là même, encouru la
peine de mort. MM. Blathers et Duff revinrent donc chez madame Maylie
aussi savants qu'ils en étaient partis.

Enfin, après une conférence assez longue au sujet d'Olivier, il fut
convenu que madame Maylie et M. Losberne répondraient pour lui dans le
cas où la justice reviendrait sur cette affaire, et un magistrat des
environs fut appelé à cet effet pour recevoir leur caution.

Nos deux officiers de police, ayant reçu une couple de guinées pour la
peine qu'ils s'étaient donnée, s'en retournèrent à Londres, chacun
avec des opinions toutes différentes au sujet de leur expédition: l'un
(Duff), après de mûres réflexions, soutenant que la bande de Pett
était pour quelque chose dans la tentative de vol; et l'autre
(Blathers), en attribuant tout le mérite au fameux Conkey Chickweed.

Grâce aux soins de madame Maylie, de Rose et du bienveillant M.
Losberne, Olivier se rétablit peu à peu.



XXXI. --De la vie heureuse qu'Olivier mène avec ses amis.


La maladie d'Olivier ayant été d'une nature sérieuse, sa convalescence
fut longue. Les souffrances que lui causait sa blessure, jointes à une
fièvre ardente qui dura plus d'un mois, l'avaient épuisé totalement.
Pénétré des attentions délicates que ses deux hôtesses avaient pour
lui, il leur en témoignait sa reconnaissance les larmes aux yeux, et il
leur disait souvent combien il lui tardait d'être rétabli pour faire
quelque chose pour elles, ne fût-ce que pour leur prouver que leurs
bienfaits n'étaient point perdus, mais que le pauvre enfant qu'elles
avaient sauvé de la misère, et peut-être bien de la mort, était tout
dévoué à leur service.

Et cependant, malgré les bontés de madame Maylie et de Rose, Olivier
était souvent inquiet. Il semblait éprouver un remords, c'est qu'il
pensait à M. Brownlow et à cette vieille dame qui l'avaient si bien
traité pendant sa maladie. Il craignait de passer pour un ingrat aux
yeux de ses généreux protecteurs: aussi ne fut-il tranquille que
lorsque M. Losberne lui eut formellement promis de le mener les voir
aussitôt qu'il serait en état de supporter le voyage. [8]

Olivier fut bientôt rétabli. Il partit en conséquence un beau matin,
avec M. Losberne, dans la calèche de madame Maylie. Arrivés au pont de
Chertsey, il devint pâle et jeta un cri perçant.

--Eh bien! qu'est-ce qu'il a donc, cet enfant? s'écria le docteur d'un
ton brusque comme à son ordinaire. Que vois-tu? Que ressens-tu?
Qu'entends-tu? Voyons, parle!

--Cette maison, Monsieur! dit Olivier.

--Eh bien! après? Arrêtez, cocher! cria le docteur. Qu'est-ce qu'elle
a, cette maison, hein! mon garçon?

--Les voleurs! . . . La maison où ils m'ont amené! dit tout bas Olivier.

Sans donner le temps au cocher de descendre de son siège, le docteur
parvint (je ne sais comment) à sertir de la calèche, et courut droit à
la masure, à la porte de laquelle il frappa à coups redoublés, comme
un enragé.

--Allons! dit un vilain petit bossu ouvrant si brusquement la porte que
le docteur, qui venait de donner son dernier coup de pied, perdit
l'équilibre et faillit tomber tout de son long dans le passage,
qu'est-ce qu'il y a donc?

--Ce qu'il y a! s'écria l'autre le prenant au collet sans lui donner le
temps de se reconnaître; ce qu'il y a! . . . c'est au sujet d'un vol
avec escalade et effraction: voilà ce qu'il y a! . . .

--Alors il y aura un meurtre aussi si vous ne me lâchez pas, reprit
froidement le petit bossu, entendez-vous.

--Oui, je vous entends! répliqua le docteur serrant celui-ci fortement.
Où est . . . (allons, voilà le nom qui m'échappe maintenant!) où est
ce coquin de Sikes, vous, voleur?

Le petit bossu regarda le docteur d'un air étonné et indigné tout à
la fois; et se dégageant adroitement des mains de ce dernier, il se
retira au fond de la maison en proférant une kyrielle de jurements
affreux M. Losberne le suivit jusque dans une petite salle obscure sans
dire une seule parole. Il regarda autour de lui avec quelque inquiétude;
aucun meuble, aucun objet animé ou inanimé, pas même la place des
armoires, rien enfin ne répondait à la description qu'Olivier en avait
faite.

--Maintenant, dit le petit bossu, qui avait étudié tous ses mouvements,
quelle est votre intention en entrant chez moi de cette manière?
Venez-vous pour me voler ou pour m'assassiner? Lequel des deux?

--Avez-vous jamais vu un voleur ou un assassin descendre de calèche pour
faire son coup, vous, vieux vampire? demanda l'irritable docteur.

--Que voulez-vous, alors? demanda le bossu d'un air furieux. Je vous
engage à sortir au plus vite si vous ne voulez pas qu'il vous arrive
malheur!

--Je m'en irai quand bon me semblera! dit M. Losberne jetant un coup
d'œil rapide dans une autre petite salle, qui, de même que la
première, n'avait rien qui ressemblât à la description qu'Olivier
avait donnée. Je saurai vous retrouver un de ces jours, mon ami!

--En vérité! dit en ricanant l'affreux bossu, si jamais vous avez
besoin de moi, je suis toujours ici. Je n'ai pas vécu ici seul dans cet
état de folie, depuis plus de vingt-cinq ans, pour que vous veniez
m'effrayer ainsi. Vous me payerez cela, soyez-en sûr!

Ayant dit ces mots, le hideux petit monstre poussa un cri affreux et se
mit à danser avec une fureur frénétique.

--Ceci est assez drôle! se dit le docteur en lui-même. Il faut que
l'enfant se soit trompé. Tenez, prenez cela!

En même temps, il tira une pièce de monnaie de sa poche, qu'il jeta au
bossu, et s'en revint à la calèche. Celui-ci le suivit jusqu'à la
portière en faisant des imprécations tout le long du chemin; et tandis
que M. Losberne parlait au cocher, il lança à Olivier un regard si
furieux que, de nuit aussi bien que de jour, le pauvre enfant y passa
pendant des mois entiers. Il continua ses imprécations jusqu'à ce que
le cocher fut remonté sur son siège; et quand la voiture se fut
éloignée, on eût pu le voir encore d'une certaine distance frapper du
pied contre terre et s'arracher les cheveux dans un transport de rage.

--Je suis un âne! dit le docteur après un long silence. Savais-tu cela,
Olivier?

--Non, Monsieur.

--Eh bien! ne l'oublie pas une autre fois!

--Oui, je suis un âne! reprit le docteur après un moment de réflexion.
En supposant que c'eût été la même maison et les mêmes individus,
que pouvais-je faire seul? . . . Et quand même encore j'aurais eu
main-forte, je n'aurais fait que me vendre moi-même en divulguant la
ruse que j'ai dû employer pour étouffer cette affaire. Et cependant
c'eût été bien fait . . . Je m'enfonce toujours dans quelque bourbier
en agissant ainsi d'après ma première impulsion, et je n'en retire
aucun bien.

Le fait est que cet excellent homme n'avait jamais de sa vie agi
autrement; et que, loin de s'enfoncer dans un bourbier comme il le disait
lui-même, la nature de l'impulsion qu'il suivait était telle, qu'il
s'était acquis le respect et l'estime de tous ceux qui le connaissaient.

Comme Olivier connaissait le nom de la rue où demeurait M. Brownlow, ils
y allèrent tout droit, sans chercher, et quand la calèche tourna le
coin de la rue, le cœur de l'enfant battit si fort qu'il pouvait à
peine respirer.

--Maintenant, mon garçon, quelle maison est-ce? demanda M. Losberne.

--Là! . . . là! Celle-ci! . . . La maison blanche! s'écria Olivier
mettant vivement la tête à la portière de la voiture. Oh! vite, vite,
je vous prie! . . . Je sens que j'en mourrai de joie. J'en suis tout
tremblant.

--Patience! patience! dit le bon docteur lui donnant un petit coup sur
l'épaule. Tu les verras tout à l'heure, et ils seront ravis de te voir
sain et sauf.

--Oh! je crois bien, répliqua Olivier, ils ont été si bons pour moi,
si vous saviez, Monsieur!

La voiture s'arrêta: car ce n'était point cette maison. Elle avança
quelques pas et s'arrêta encore. Des larmes de joie s'échappèrent des
yeux de l'enfant comme il regardait aux fenêtres. Hélas! la maison
blanche était déserte, et un écriteau portant ces mots: _A louer_,
était appendu au-dessus de la porte.

--Frappez à l'autre porte, cocher! dit M. Losberne passant son bras dans
celui d'Olivier.

--Qu'est devenu M. Brownlow, qui habitait la maison voisine, savez-vous?
demanda-t-il à la domestique qui vint ouvrir.

--Je ne sais pas, répondit celle-ci; mais je vais m'en informer. Elle
vint bientôt dire que M. Brownlow avait vendu son mobilier, il y avait
à peu près dix semaines, et qu'il était ensuite parti pour les Indes
occidentales.

--A-t-il emmené avec lui sa femme de charge? demanda M. Losberne après
avoir réfléchi un instant.

--Oui, Monsieur, répondit le domestique. Il a emmené sa femme de charge
et un monsieur de ses amis . . . Ils sont partis tous trois le même jour.

--Alors, droit à la maison, cocher! dit M. Losberne, et ne vous arrêtez
pour faire rafraîchir vos chevaux que quand nous serons hors de ce
maudit Londres.

--Et le libraire, Monsieur? dit Olivier. Je sais où il demeure . . .
Allons-y, je vous en prie!

--Mon pauvre enfant, reprit le docteur, c'est assez de désappointements
en un jour. Assez comme cela pour toi et pour moi. Si nous allons chez le
libraire, je ne doute pas qu'il ne soit mort, ou que sa maison n'ait
été incendiée, ou bien qu'il n'ait pris la fuite. Non, tout droit au
logis! Et, conformément à la _première impulsion_ du docteur, ils s'en
retournèrent à la maison.

Cette circonstance ne produisit pourtant aucun changement dans la
conduite de ses bienfaiteurs envers lui. Une quinzaine s'était passée
depuis, et, avec elle les beaux jours étant venus, on se disposa à
quitter pour quelques mois la maison de Chertsey. En conséquence, ayant
envoyé chez leur banquier l'argenterie qui avait excité si fort la
cupidité du juif, et ayant laissé Giles et un autre domestique à la
maison pour en prendre soin pendant leur absence, nos deux dames
partirent pour leur maison de campagne, à quelques lieues de là,
emmenant Olivier avec elles.

C'était une campagne charmante que celle où ils s'étaient retirés; et
Olivier, peu accoutumé à un séjour aussi délicieux, semblait
commencer une nouvelle vie.

Chaque matin, il se rendait près de l'église chez un vieillard en
cheveux blancs, qui lui apprenait à lire et à écrire, et qui se
donnait vraiment tant de peine qu'Olivier ne pouvait jamais trop faire
pour le contenter. Ensuite il faisait un tour de promenade avec ses
bienfaitrices; et si l'on s'asseyait pour faire une lecture, il écoutait
avec une si grande attention, que la nuit eût pu venir qu'il ne s'en
serait pas aperçu. Après cela, c'était sa leçon qu'il fallait
préparer pour le lendemain; et alors il s'enfermait dans une petite
salle qui donnait sur le jardin, et il étudiait jusqu'au soir, où on
faisait une seconde promenade.

Tous les jours, dès six heures du matin, il était sur pied, parcourant
les champs et cueillant des fleurs dont il faisait des bouquets qu'il
mettait sur la table, à l'heure du déjeuner. Il rapportait aussi du
mouron pour les oiseaux de mademoiselle Maylie, et en décorait les cages
avec un soin tout particulier. Quand il avait fini, il y avait
ordinairement quelque petite commission à faire dans le village, quelque
acte de charité à exécuter de la part de ces dames. Ou bien il
s'amusait dans le jardin à cultiver les plantes que le clerc du village,
qui était jardinier, lui avait appris à connaître; et sur ces
entrefaites, arrivait mademoiselle Rose, qui ne manquait jamais de le
complimenter sur tout ce qu'il avait fait, et qui l'en récompensait
toujours par un gracieux sourire.

C'est ainsi que trois mois se passèrent: trois mois de félicité pour
Olivier, dont la vie n'avait été jusqu'alors qu'une suite continuelle
de chagrins et de tourments.



XXXII. --Un incident imprévu vient troubler le bonheur de nos trois amis.


L'été succéda bientôt au printemps; et la campagne, qu'Olivier avait
trouvée si belle à son arrivée au village, déployait alors ses
richesses et se montrait dans toute sa beauté. La terre avait revêtu
son manteau de verdure et exhalait ses plus doux parfums.

Un soir qu'ils venaient de faire une promenade plus longue que de
coutume, Rose, qui avait été enjouée tout le long du chemin, s'assit
à son piano. Après avoir promené machinalement ses doigts sur le
clavier pendant quelque temps, elle joua un air langoureux, et madame
Maylie crut l'entendre sangloter.

--Rose! . . . ma bonne amie! dit cette dame.

La jeune fille garda le silence, mais joua un peu plus vite, comme si la
voix de la bonne dame l'eût tirée d'une pénible rêverie.

--Rose! ma bien-aimée! s'écria celle-ci se levant précipitamment de sa
chaise et s'approchant de la jeune fille: qu'as-tu? Ton visage est
baigné de pleurs! . . . Dis-moi, qui a pu te faire de la peine?

--Rien, ma tante, je vous assure, dit Rose. Je ne sais pas en vérité ce
que j'ai; mais je me sens si abattue ce soir!

--Serais-tu malade, mon ange? demanda madame Maylie.

--Oh! non, je ne suis pas malade? répondit Rose en frissonnant somme si
un froid mortel l'eût saisie tout à coup. Du moins ce ne sera rien. Je
serai mieux tout à l'heure. Fermez la fenêtre, je vous prie.

Olivier ferma bien vite la croisée; et la jeune fille, faisant tous ses
efforts pour surmonter le sentiment qui l'agitait, essaya de jouer un air
plus gai. Mais à peine ses doigts eurent-ils effleuré les touches,
qu'elle ne put se contenir, et se couvrant le visage de ses deux mains,
elle alla s'asseoir sur le sofa et donna un libre cours à ses larmes.

--Ma chère enfant! s'écria madame Maylie, je ne t'ai jamais vue ainsi!

--J'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne pas vous alarmer, dit Rose; mais
c'est plus fort que moi, ma tante; je crois vraiment que je suis malade.

Elle l'était en effet; car, lorsqu'on eut apporté de la lumière, ils
s'aperçurent qu'elle était pâle comme la mort. Il y avait dans ses
traits si doux et si réguliers quelque chose de hagard qu'on n'y avait
jamais vu auparavant. En moins de rien, son visage devint pourpre et ses
yeux bleus se couvrirent d'un nuage. Quelques minutes encore et elle
était pâle à faire peur.

Olivier, qui, pendant tout ce temps, avait observé madame Maylie avec la
plus scrupuleuse attention, remarqua que ces étranges symptômes
l'avaient alarmée, et il en fut lui-même effrayé. Mais, voyant qu'elle
cherchait à cacher son trouble, en affectant un air calme, il fit de
même; de sorte que, lorsqu'à l'instigation de sa tante, Rose les quitta
pour aller se coucher, elle était plus gaie et paraissait être beaucoup
mieux. Elle leur dit même qu'elle était certaine de s'éveiller le
lendemain matin en parfaite santé.

--J'espère qu'il n'y a rien de sérieux, n'est-ce pas, Madame? dit
Olivier quand madame Maylie rentra dans la salle, Mademoiselle Maylie n'a
pas l'air de se bien porter, ce soir; mais . . .

La bonne dame lui fit signe de ne point parler; et, s'asseyant dans un
coin, elle demeura silencieuse pendant quelque temps. Enfin elle dit
d'une voix tremblante:

--J'espère que non, Olivier. J'ai été très heureuse avec elle depuis
quelques années . . . trop heureuse peut-être, et il se pourrait bien
qu'il m'arrivât quelque malheur . . . Non pas que je veuille dire que ce
soit ici le cas!

--Quel malheur, Madame? demanda Olivier.

--Celui de perdre cette chère enfant, qui a fait si longtemps ma joie et
mon bonheur, dit celle-ci d'une voix entrecoupée.

--A Dieu ne plaise! s'écria vivement Olivier.

--Que sa sainte volonté soit faite! reprit la dame en se tordant les
mains.

--Assurément nous ne sommes pas menacés d'un si grand malheur! dit
Olivier. Il n'y a pas encore deux heures qu'elle était si bien portante!

Les craintes de madame Maylie n'étaient que trop fondées, et ce qu'elle
avait prédit arriva. Le lendemain matin les premiers symptômes d'une
maladie dangereuse s'étaient déclarés chez Rose.

--Il faut nous dépêcher, Olivier, et ne pas perdre notre temps à nous
affliger inutilement, dit madame Maylie passant son doigt sur ses
lèvres. M. Losberne doit recevoir cette lettre le plus tôt possible. Il
faut donc la porter au bourg voisin, à quatre milles d'ici tout au plus,
par la traverse; et de là, l'envoyer à Chertsey par un exprès à qui
vous recommanderez d'aller à franc étrier. Les gens de l'auberge s'en
chargeront, et je m'en rapporte à vous du soin de la voir partir.

Olivier ne put répondre, tant il était impatient de s'éloigner au plus
vite.

--En voici une autre, reprit madame Maylie d'un air pensif; mais je ne
sais vraiment pas si je ne ferais pas mieux d'attendre que le docteur
m'ait dit ce qu'il pense de Rose . . . Je ne voudrais l'envoyer que dans
le cas où il y aurait du danger.

--Est-ce aussi pour Chertsey, Madame? demanda Olivier tendant sa main
tremblante pour recevoir la lettre, impatient qu'il était de s'acquitter
de sa commission.

--Non, reprit la dame en la lui donnant machinalement.

Olivier jeta un coup d'œil sur l'adresse, et vit qu'elle était pour M.
Henri Maylie, chez un monsieur dont il ne put déchiffrer ni le nom ni la
demeure.

--Voulez-vous qu'elle parte, Madame? demanda Olivier plus impatient que
jamais.

--Je pense que je ferai mieux d'attendre jusqu'à demain, dit madame
Maylie en la reprenant.

Ayant dit cela, elle donna sa bourse à Olivier; il s'élança hors de la
salle sans prendre congé de sa bienfaitrice.

Courant à travers champs autant que ses forces le lui permirent, tantôt
caché par le blé à haute tige qui s'élevait des deux côtés du
chemin, tantôt au milieu d'une plaine où des hommes étaient occupés
à faucher et à faner, et ne s'arrêtant que pour reprendre haleine, il
arriva enfin couvert de sueur et de poussière sur la place du marché de
l'endroit.

Son premier soin fut de chercher l'auberge dont madame Maylie lui avait
parlé. Il regarda de tous côtés. Une brasserie peinte en rouge se
présenta d'abord à ses regards, puis l'Hôtel-de-Ville peint en jaune,
puis enfin une auberge ayant pour enseigne: _Au roi Georges_. Il y entra
incontinent.

Il s'adressa à un postillon qui flânait sous la porte-cochère, et qui,
après s'être fait expliquer la nature du message qui amenait Olivier,
le renvoya au garçon d'écurie, qui, après même explication, le
renvoya au maître de poste, qui, adossé contre la pompe, près de la
porte de l'écurie, s'amusait à promener dans sa bouche un cure-dents
d'argent. Ce dernier prit la lettre des mains de l'enfant, et se dirigea
nonchalamment vers le bureau pour prendre connaissance de l'adresse (ce
qui exigea encore assez de temps). Ensuite, quand il en fut venu à bout
et qu'il se fut fait payer d'avance, il fit seller un cheval et donna
ordre à un postillon de s'apprêter, ce qui fut l'affaire de près d'un
quart d'heure, pendant lequel temps Olivier, qui était sur les épines,
fut tenté vingt fois de sauter sur le cheval et de courir à bride
abattue jusqu'au prochain relais.

A la fin cependant tout fut prêt; et Olivier ayant bien recommandé au
postillon de faire le plus de diligence qu'il lui serait possible,
celui-ci partit d'un seul trait et fut en moins de rien à l'extrémité
opposée du bourg.

Ce n'était pas peu de chose pour Olivier d'avoir la certitude que la
jeune fille allait recevoir de prompts secours, et qu'il n'y avait point
eu de temps de perdu. Il venait de quitter la cour de l'auberge, le cœur
moins oppressé, et il tournait le coin de la porte-cochère en courant,
lorsqu'il se jeta dans les jambes d'un homme en manteau qui entrait dans
l'auberge.

--Qu'est-ce là? dit l'homme reculant tout à coup à la vue de l'enfant.

--Je vous demande pardon, Monsieur, dit celui-ci, j'étais pressé de
m'en retourner à la maison et je ne vous voyais pas.

--Malédiction! murmura l'homme entre ses dents en lançant à Olivier un
regard furieux. Est-il possible! . . . Je crois que, s'il était mort, il
sortirait exprès de la tombe pour se trouver sur mon chemin!

--Je suis bien fâché, Monsieur, en vérité, balbutia Olivier effrayé
de la manière avec laquelle l'étranger le regardait. Vous ai-je fait
mal?

--Malédiction! murmura de nouveau celui-ci entre ses dents. Si j'avais
seulement eu le courage de dire un mot, il y a longtemps que j'en serais
débarrassé? Que l'enfer te confonde, toi, petit diable! Que fais-tu ici?

Disant cela, il grinça des dents, ferma les poings, et avançant sur
Olivier, comme pour le frapper, il tomba à la renverse, écumant de rage
et se débattant comme un furieux.

Il l'eut bientôt oublié cependant; car lorsqu'il fut arrivé à la
maison, des choses plus sérieuses occupèrent son esprit et
détournèrent son attention de ce qui lui était personnel.

Rose était plus mal; la fièvre avait redoublé, et, avant la nuit, elle
eut le délire. Le chirurgien de l'endroit ne la quitta pas d'un seul
instant. À peine l'eut-il vue que, prenant madame Maylie en particulier,
il lui avait déclaré que sa maladie était des plus graves, et que ce
serait un miracle si sa nièce en réchappait.

Le lendemain matin, tout se passa en silence dans l'intérieur de la
maison. On se parlait tout bas; des femmes et des enfants se montraient
de temps en temps à la grille, et s'en retournaient les larmes aux yeux.
Toute la journée, et même assez longtemps après le coucher du soleil,
Olivier se promena dans le jardin, levant les yeux à chaque instant vers
la fenêtre de la chambre de la malade. Il lui semblait, d'après la
tristesse du lieu, que la mort devait être là, et il en frissonnait
d'horreur.

Il était tard le soir quand M. Losberne arriva.

--C'est un grand malheur, dit-il en se tournant de côté. Si jeune et si
aimable! . . . Mais il y a bien peu d'espoir!

Pendant plusieurs jours, la mort semblait habiter cette maison, tant elle
était triste et morne; le silence le plus profond y régnait; la douleur
se peignait sur tous les visages. Un soir madame Maylie et Olivier
étaient assis dans le salon, lorsqu'ils furent tirés de leur rêverie
par le bruit des pas d'une personne qui approchait. Ils se
précipitèrent involontairement vers la porte, au moment où M. Losberne
entra.

--Et Rose? s'écria madame Maylie. Dites-moi, je vous en supplie! . . .
Je suis préparée à tout! Je ne puis vivre plus longtemps dans cette
affreuse incertitude! Parlez! . . . au nom du ciel, parlez!

--Calmez-vous, ma chère dame, dit le docteur la prenant par le bras,
calmez-vous, je vous prie.

--Pour l'amour de Dieu, laissez-moi! dit madame Maylie d'une voix
étouffée. Rose! . . . ma chère enfant! elle est morte! Elle se meurt!

--Non! s'écria le docteur avec force. Dieu, qui est la bonté même,
permet qu'elle vive encore de longues années, pour notre bonheur à tous.

La bonne dame tomba à genoux, et essaya de joindre les mains en signe
d'actions de grâces; mais le courage qui l'avait soutenue si longtemps
l'ayant abandonnée, elle s'évanouit entre les bras de son vieil ami.



XXXIII. --Un nouveau personnage est introduit sur la scène. --Encore une
aventure qui survient à Olivier.


C'était vraiment plus de bonheur qu'Olivier n'en pouvait supporter.
Etourdi et stupéfait à cette nouvelle inattendue, il ne pouvait ni
pleurer, ni parler, ni même se tenir en place. À peine s'il pouvait se
rendre compte à lui-même de ce qui s'était passé. Ce ne fut qu'après
avoir fait une longue course dans les champs, que l'air frais du soir le
rappela à ses sens et qu'il versa un torrent de larmes.

La nuit était déjà avancée et il s'en revenait à la maison, chargé
de fleurs qu'il avait cueillies avec un soin particulier pour orner la
chambre de la malade, lorsqu'il entendit le bruit d'une voiture qui
s'avançait rapidement derrière lui. Il se retourna, et vit une chaise
de poste attelée de deux chevaux qui couraient au galop. Comme la route
en cet endroit était étroite, il se rangea de côté pour laisser
passer la voiture.

Quand elle fut en face de lui, il entrevit un homme en bonnet de coton,
dont les traits ne lui étaient pas inconnus, bien qu'il n'eût pas eu le
temps de le reconnaître. En moins d'une seconde, l'homme au bonnet de
coton mit la tête à la portière, et d'une voix de stentor cria au
postillon d'arrêter (ce qui n'était pas chose facile de la manière
dont les chevaux étaient lancés). À la fin cependant, ce dernier en
étant venu à bout non sans peine, l'homme au bonnet de coton mit de
nouveau la tête à la portière et appela Olivier par son nom.

--Ohé! monsieur Olivier! monsieur Olivier! mademoiselle Rose comment
va-t-elle?

--Est-ce vous, Giles? cria Olivier courant à la voiture.

Giles se préparait à répondre, car le gland du bonnet de coton se
montra derechef à la portière; mais il en fut empêché par un jeune
homme qui le fit rasseoir brusquement, et qui, adressant à son tour la
parole à Olivier:

--En un mot, lui dit-il, mieux ou pire?

--Mieux! . . . beaucoup mieux! répondit vivement Olivier.

--Dieu soit loué! s'écria le jeune homme. Vous en êtes bien sûr?

--Oui, Monsieur, répliqua Olivier. Le changement s'est opéré il y a
quelques heures . . . M. Losberne affirme qu'elle est hors de danger.

Sans en dire davantage, le jeune homme ouvrit la portière, s'élança
hors de la voiture, et prenant brusquement Olivier par le _bras_, il le
tira en particulier.

--Vous êtes certain de ce que vous dites, n'est-ce pas, mon ami?
demanda-t-il d'une voix tremblante. Vous ne voudriez pas me tromper en me
donnant un espoir qui ne devrait pas se réaliser, n'est-il pas vrai?

--Oh! certainement non, Monsieur! répliqua Olivier. Je ne le ferais pas
pour tout au monde, vous pouvez m'en croire! . . .. Voici les propres
paroles de M. Losberne: _Elle vivra encore longtemps pour notre bonheur
à tous!_  . . . J'étais présent quand il a dit cela à madame Maylie.

Des larmes d'attendrissement s'échappèrent des yeux de l'enfant au
souvenir de cette scène touchante (le commencement de tant de bonheur),
et le jeune homme lui-même, se tournant de côté pour cacher son
émotion, garda quelque temps le silence.

Pendant tout ce temps, Giles, assis sur le marchepied de la voiture, ses
coudes appuyés sur ses genoux, essuyait ses larmes avec un mouchoir de
coton bleu parsemé de points blancs. À en juger par les yeux rouges de
ce fidèle serviteur, son émotion n'était rien moins que feinte.

--Vous n'avez qu'à remonter dans la chaise de poste, Giles, et aller
tout droit chez ma mère, dit le jeune homme; . . . je préfère marcher
un peu pour me préparer à la voir . . .. Vous lui direz que je viens
tout doucement.

--Je vous serais obligé, monsieur Henri, dit Giles donnant le dernier
poli à son visage avec son mouchoir, je vous . . . serais . . . bien
obligé si vous vouliez charger le postillon de ce message . . . Je pense
qu'il n'est pas _convenable_ que je paraisse ainsi devant les servantes.
Si elles me voyaient en cet état, je perdrais toute mon autorité sur
elles.

--Eh bien! reprit Henri Maylie en souriant, faites comme il vous plaira.
Qu'il aille devant avec les valises . . . et vous, suivez-nous, si vous
voulez . . . Seulement je vous engage à changer de coiffure, si vous ne
voulez pas qu'on vous prenne pour un fou.

Giles, se rappelant qu'il avait son bonnet de coton sur la tête, le
fourra bien vite dans sa poche, et prenant son chapeau, qui était dans
la voiture, il s'en alla aussitôt. Le postillon se remit en route, et M.
Maylie, Olivier, ainsi que Giles, suivirent tout doucement.

Tout en marchant, Olivier jetait de temps en temps un coup d'œil sur le
nouveau venu. Il pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans; il était
de moyenne taille; il y avait un air de franchise et de bonté sur son
visage, qui d'ailleurs était noble et régulier; ses manières étaient
aisées et prévenantes tout à la fois. Malgré la différence qui
existe entre la jeunesse et la vieillesse, il ressemblait tellement à
madame Maylie, qu'Olivier eût pu aisément deviner qu'il était le fils
de cette dame, lors même que celui-ci n'aurait point parlé d'elle en
cette qualité.

Il tardait à madame Maylie de voir son fils, au moment où celui-ci
ouvrit la porte de la salle; et l'entrevue fut des plus touchantes.

--Bonne mère! dit le jeune homme, pourquoi ne m'avoir pas écrit plus
tôt?

--J'avais écrit, reprit madame Maylie; mais, réflexion faite, j'ai cru
qu'il serait plus prudent de n'envoyer la lettre qu'après avoir vu M.
Losberne.

--Mais pourquoi, dit le jeune homme, pourquoi attendre au dernier moment?
Si Rose fût . . . (je n'ose prononcer ce mot), si cette maladie s'était
terminée différemment, ne vous seriez-vous pas reproché toute la vie
votre silence? . . . Et moi, aurais-je jamais pu être heureux à
l'avenir?

--S'il en eût été ainsi, répliqua madame Maylie, vos espérances
eussent été entièrement détruites; et je ne sache pas que votre
arrivée ici un jour plus tôt ou un jour plus tard eût été de bien
grande importance.

--Qui peut en douter, ma mère? reprit le jeune homme . . . Vous savez
combien je l'aime . . . Vous devez le savoir.

--Sans doute, repartit madame Maylie. Je sais fort bien qu'elle mérite
l'amour le plus pur et le plus constant, un amour durable, cimenté par
la plus solide amitié. Si je ne savais pas qu'un changement de conduite,
de la part de celui qu'elle aimerait, dût briser son cœur, je ne
trouverais pas ma tâche si difficile à remplir, et je n'éprouverais
pas ce combat intérieur, quand je fais en sorte d'agir le plus
consciencieusement possible en cette circonstance.

--Ceci n'est pas bien, ma mère! répliqua Henri. Supposez-vous donc que
je sois si enfant, que je ne connaisse pas mon propre cœur, ou que je
puisse me méprendre sur la nature de mes sentiments?

--Je pense, mon cher Henri, dit la bonne dame posant sa main sur
l'épaule de son fils, que la jeunesse est sujette à des impulsions
généreuses du cœur qui ne durent pas, et qu'il est certains sentiments
qui, pour être partagés, n'en deviennent que plus passagers. Je sais en
outre, poursuivit-elle en regardant fixement le jeune homme, qu'une femme
qui peut rougir de sa naissance (bien qu'il n'y ait rien de sa faute) est
exposée, ainsi que ses enfants, aux sarcasmes des sots; que son mari,
quelque généreux qu'il soit d'ailleurs, peut un jour se repentir de
l'avoir épousée dans un moment d'enthousiasme, et elle s'apercevoir de
son indifférence et en mourir de douleur.

--Celui qui se conduirait ainsi serait indigne de porter le nom d'homme!
s'écria Henri. Ce serait un brutal.

--C'est ainsi que vous pensez maintenant, Henri? dit la dame.

--Et que je penserai toujours, reprit le jeune homme. Tout ce que j'ai
souffert depuis deux jours m'arrache l'aveu sincère d'une passion qui ne
date pas d'hier, et que je n'ai pas conçue légèrement, vous le savez
vous-même. Mes pensées, mes espérances, mon avenir, tout est en elle .
. . Je ne vois rien au-delà de Rose. Si vous mettez un obstacle à mes
désirs, vous m'ôtez la paix et le bonheur. Pensez-y sérieusement, ma
mère, et connaissez mieux mes sentiments.

--Henri, reprit madame Maylie, c'est justement parce que je les connais
que je ne voudrais pas qu'ils fussent froissés. Mais nous en avons assez
dit sur ce sujet.

--Que Rose se prononce elle-même! dit Henri. Votre intention n'est pas
de vous opposer à mes vœux, n'est-ce pas?

--Non, sans doute, repartit la bonne dame; mais réfléchissez-y
vous-même.

--J'y ai réfléchi depuis des années, mes sentiments seront toujours
les mêmes, répliqua Henri avec impatience, et pourquoi tarderais-je à
me déclarer? Quel avantage en retirerais-je? Je n'en vois aucun. Non,
avant que je quitte cette maison il faut que Rose m'entende!

--Elle vous entendra, dit madame Maylie se disposant à quitter la place.

--Où allez-vous donc, ma mère?

--Je m'en vais rejoindre Rose. Au revoir!

--Je vous reverrai ce soir? demanda vivement Henri.

--Tout à l'heure, répondit sa mère, quand j'aurai parlé à notre
jeune malade.

--Vous lui direz que je suis ici? dit Henri.

--Sans doute, reprit la bonne dame.

--Dites-lui aussi combien j'ai été inquiet . . . combien j'ai souffert
de la savoir malade . . . et comme il me tarde de la voir. Vous ferez
cela pour l'amour de moi, n'est-ce pas, bonne mère?

--Oui, dit madame Maylie; je lui dirai tout cela. Ayant dit ces mots,
elle pressa tendrement la main de son fils et disparut.

Pendant ce dialogue entre le fils et la mère; M. Losberne et Olivier
s'étaient tenus à l'écart, à l'extrémité opposée de la salle. Le
premier alors s'avançant vers Henri, lui tendit la main, et après
maintes salutations de part et d'autre, le docteur, en réponse aux
questions multipliées du jeune homme, lui donna un détail exact des
progrès de la maladie de Rose et de l'heureux changement qui s'était
opéré dans la soirée; ce qui s'accordait parfaitement avec ce
qu'Olivier lui avait dit en chemin.

--Avez-vous tiré quelque chose d'extraordinaire depuis peu, Giles?
demanda le docteur se tournant vers ce dernier, qui, tout en s'occupant
de défaire des malles, prêtait une oreille attentive à ce qu'on disait
de sa jeune maîtresse.

--Non, Monsieur, répondit Giles rougissant jusque dans le blanc des yeux.

--Et n'avez-vous mis la main sur aucun voleur? ajouta le docteur avec
malice.

--Du tout, Monsieur, reprit Giles avec beaucoup de gravité.

--J'en suis vraiment fâché, repartit le docteur. Vous vous acquittez si
bien de ces sortes de choses! . . . Et Brittles, comment va-t-il?

--Le jeune homme se porte très bien, Dieu merci! répliqua Giles
reprenant son air de protecteur. Il m'a chargé de vous présenter ses
civilités respectueuses.

--Fort bien! dit M. Losberne. À propos, Giles! en vous voyant cela me
rappelle que la veille du jour où l'on m'a dépêché un courrier pour
venir en toute hâte auprès de mademoiselle Rose, je me suis acquitté
pour votre maîtresse d'une petite commission en votre faveur.
Voulez-vous venir ici un instant, que je vous dise un mot en particulier?

Giles s'avança vers l'embrasure de la fenêtre d'un air important et
étonné tout à la fois, et, après avoir eu avec le docteur une petite
conférence à voix basse qu'il termina par un grand nombre de
courbettes, il se retira avec une aisance peu commune. Le sujet de cette
conférence ne fut point connu au salon, mais on en fut instruit à la
cuisine; car M. Giles s'y rendit tout droit, et s'étant fait apporter un
pot de bière et des verres, il annonça avec un air de bienveillante
dignité qui produisit le plus grand effet, qu'en considération de sa
belle conduite lors de la tentative de vol, il avait plu à sa maîtresse
de déposer à la caisse d'épargne la somme de vingt-cinq livres
sterling en son nom à lui et pour son propre compte.

Le reste de la soirée se passa gaiement au salon, car M. Losberne était
de bonne humeur; et, bien que Henri Maylie fût pensif et en même temps
très fatigué, il ne put tenir contre les saillies et les bons mots du
docteur, qui raconta plusieurs anecdotes au sujet de sa profession, et
qui fit des plaisanteries sans nombre, toutes plus drôles les unes que
les autres: de sorte qu'Olivier, qui n'avait jamais entendu rien de
semblable, ne put s'empêcher de rire aux éclats, à la grande
satisfaction du docteur, qui riait lui-même à gorge déployée des
farces qu'il débitait, et que cette folle gaieté gagna bientôt Henri
Maylie, qui suivit leur exemple.

Le lendemain matin, Olivier se leva plus frais et plus dispos, et il
vaqua à ses occupations ordinaires avec plus de plaisir et de courage
qu'il ne l'avait fait les jours précédents.

Une chose digne de remarque et qui n'échappa point à Olivier, c'est
qu'il n'était plus seul dans ses excursions matinales. Dès la première
fois qu'Henri Maylie l'eut vu revenir à la maison chargé de bouquets,
il s'était pris tout à coup d'une telle passion pour les fleurs, et il
les assemblait avec tant de goût, qu'il eut bientôt surpassé dans cet
art son jeune compagnon. Mais, si Olivier était en arrière quant à
cela, il savait mieux où trouver les plus belles, et chaque matin nos
deux amis parcouraient la plaine et ne revenaient jamais les mains vides
à la maison. Quand parfois, pour respirer un air plus pur, Rose laissait
sa fenêtre entrouverte, on eût pu apercevoir à l'intérieur, dans un
vase rempli d'eau, un joli petit bouquet dont les fleurs étaient
artistement mélangées. Un bouquet nouveau succédait chaque jour à
celui de la veille, qu'on gardait bien précieusement, quoiqu'il fût
fané, et Olivier remarqua que chaque fois que M. Losberne se promenait
dans le jardin, il ne manquait jamais de lever les yeux vers la fenêtre
sur laquelle était le petit vase, et qu'alors il branlait la tête de la
manière la plus expressive. Cependant Rose se rétablissait et
recouvrait ses forces de jour en jour.

Quoique la jeune convalescente ne fût pas encore en état de quitter la
chambre, et que les promenades accoutumées du soir n'eussent plus lieu
que très rarement, Olivier n'en trouvait pas pour cela le temps long. Il
redoubla d'assiduité auprès du bon vieillard, qui lui donnait des
leçons, et il travailla avec tant d'ardeur qu'il fut lui-même étonné
des progrès rapides qu'il fit. C'est pendant qu'il poursuivait ainsi le
cours de ces études, qu'il fut grandement alarmé par un incident
imprévu.

La petite salle qui lui servait de cabinet d'étude était située au
rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison. Elle était éclairée
par une fenêtre à treillage autour de laquelle s'entrelaçaient le
chèvrefeuille et le jasmin, qui répandaient à l'intérieur un parfum
délicieux. Elle avait vue sur un jardin correspondant par un guichet
avec un petit clos au bout duquel étaient de verts bocages et des
prairies émaillées de fleurs. Comme il n'y avait point d'habitation
tout près dans cette direction, la perspective en était immense.

Un soir que les premières ombres de la nuit commençaient à couvrir la
terre, Olivier était assis à une table auprès de la fenêtre de son
cabinet, les yeux fixés sur ses livres. Comme il avait fait ce jour-là
une chaleur excessive, et qu'il avait lui-même beaucoup travaillé, il
s'assoupit par degrés et s'endormit insensiblement.

Olivier savait parfaitement qu'il était dans sa petite salle d'étude
avec ses livres posés sur une table devant lui, et qu'un doux zéphyr
agitait le feuillage au-dehors; cependant il dormait. Tout à coup la
scène changea, l'air devint plus épais, et il se crut de nouveau dans
la maison du juif, où le hideux vieillard, de sa place accoutumée, au
coin de la cheminée, le montrait du doigt en parlant tout bas à un
autre individu assis à côté de lui, et qui tournait le dos à l'enfant.

--Chut! disait Fagin; c'est bien lui! allons-nous-en!

--Lui! répliqua l'autre, pensez-vous que je ne le reconnaisse pas? S'il
se trouvait au milieu d'une foule de démons qui prissent la même forme
et la même figure, il y aurait quelque chose qui me le ferait découvrir
parmi eux tous. S'il était à cinquante pieds sous terre et que le
hasard me conduisît sur sa tombe, je saurais bien qu'il est enterré
là, bien qu'il n'y eût rien pour me l'indiquer. Que la foudre l'écrase!

Il semblait y avoir tant de haine dans les paroles de cet homme,
qu'Olivier s'éveilla en sursaut et tressaillit d'épouvante.

Grand Dieu! là, là . . . à sa fenêtre, tout près de lui . . . si
près qu'ils auraient pu le toucher avant qu'il eût eu le temps de se
sauver, il aperçut le juif qui le regardait! . . . Son regard perçant
rencontra le sien . . . et à côté de l'affreux vieillard . . . à
cette même fenêtre, pâle de rage ou de frayeur, ou peut-être des
deux, était ce même homme qui lui avait parlé si brusquement à la
porte de l'auberge.

En moins de rien ils disparurent aussi vite que l'éclair; mais ils
l'avaient reconnu et lui de même, et leurs regards étaient restés
gravés dans sa mémoire aussi profondément que sur la pierre. D'abord
il resta pétrifié un instant; puis, sautant par la fenêtre dans le
jardin, il donna l'alarme en jetant de grands cris.



XXXIV. --Résultat peu satisfaisant de l'aventure d'Olivier. --Entretien
de quelque importance entre Henri Maylie et mademoiselle Rose.


Lorsque les commensaux du logis, attirés par les cris d'Olivier, furent
arrivés en toute hâte dans le jardin, ils trouvèrent ce pauvre enfant
pâle et agité montrant du doigt la prairie, derrière la maison, et
ayant à peine la force d'articuler ces mots:

--Le juif! le juif!

Giles ne pouvait comprendre ce que cela voulait dire; mais Henri Maylie,
à qui sa mère avait raconté l'histoire d'Olivier, fut bien vite au
fait.

--Quel chemin a-t-il pris? demanda-t-il, s'armant d'un gros bâton qui
était dans un coin.

--Par là! dit Olivier montrant du doigt la direction que les deux hommes
avaient prise. Je les ai perdus de vue à l'instant.

--Alors, ils sont dans le fossé, reprit Henri. Suivez-moi d'aussi près
que vous pourrez. Ayant dit cela, il sauta par-dessus la haie, et courant
d'une telle vitesse que les autres eurent beaucoup de peine à marcher
sur ses traces.

Giles suivit du mieux qu'il put, ainsi fit Olivier; et M. Losberne, qui
était allé faire une promenade dans les champs, venant à rentrer sur
ces entrefaites, sauta par-dessus la haie comme avaient fait les trois
autres, et, se relevant avec plus d'agilité qu'on ne l'aurait cru, les
suivit d'assez près les appelant tout le long du chemin pour savoir la
cause de leur excursion.

Ils coururent ainsi d'un seul trait jusqu'à l'angle d'un champ indiqué
par Olivier. Alors Henri Maylie, qui était arrivé le premier, s'étant
mis à visiter le fossé et la haie, les autres le rejoignirent pendant
ce temps, et Olivier put expliquer à M. Losberne le motif de cette
poursuite.

Leurs recherches furent inutiles; ils n'aperçurent même pas les traces
des pas des deux fugitifs. Ils se trouvaient alors sur le sommet d'une
colline qui dominait la plaine à trois ou quatre milles à la ronde. Le
village était dans le fond à gauche; mais en supposant que les deux
hommes eussent voulu s'y réfugier, il leur eût fallu faire en rase
campagne un circuit qu'il leur avait été impossible de parcourir en si
peu de temps. Il y avait bien un petit bois qui bordait la prairie dans
une autre direction; mais ils n'avaient pu y arriver par la même raison.

--Il faut que ce soit un rêve; Olivier! dit Henri Maylie prenant
celui-ci à part.

--Oh! non, bien sûr, Monsieur! répliqua Olivier, que le souvenir de
l'affreux vieillard fit tressaillir involontairement, je l'ai trop bien
vu pour cela . . . Je les ai vus tous deux comme je vous vois maintenant.

--Qui était l'autre? demandèrent en même temps le jeune homme et M.
Losberne.

--Celui dont je vous ai parlé, qui m'a brusqué si fort à la porte de
l'auberge, dit Olivier. Nous nous sommes trop bien regardés l'un l'autre
pour que je puisse m'y tromper . . . Je jurerais que c'est lui.

--Vous êtes sûr que c'est bien de ce côté qu'ils se sont sauvés?
demanda Henri.

--J'en suis aussi certain qu'il est vrai qu'ils étaient à ma fenêtre,
reprit Olivier montrant du doigt la haie qui sépare le jardin de la
prairie. Le plus grand a sauté à cet endroit même, et le juif a passé
par cette trouée que voici à droite.

Henri Maylie et M. Losberne se regardèrent et parurent satisfaits des
réponses d'Olivier. Cependant aucun indice de personnes qui s'enfuient
précipitamment ne s'offrit à leurs yeux: l'herbe haute n'était foulée
nulle part, excepté dans les endroits où ils avaient marché
eux-mêmes; le bord des fossés n'était que boue; mais en aucun lieu
cette houe ne portait l'empreinte de souliers d'homme.

--Voilà qui est bien étrange! dit Henri.

--Etrange! répéta le docteur; Blathers et Duff eux-mêmes y perdraient
leur latin.

Malgré le peu de succès qu'ils obtinrent de leurs recherches, ils n'y
renoncèrent que lorsque la nuit qui s'avançait les eut rendues tout à
fait inutiles; encore ne le firent-ils qu'à regret. Giles, muni du
signalement des deux hommes, fut envoyé dans les cabarets du village où
ils auraient pu être à boire ou à s'amuser; mais il ne rapporta aucune
nouvelle qui servît à éclaircir ou à dissiper ce mystère.

Le lendemain on fit de nouvelles perquisitions sans obtenir un meilleur
résultat. Le jour suivant, M. Maylie et Olivier se rendirent au bourg
voisin dans l'espoir d'apprendre quelque chose relativement aux deux
hommes; mais ils ne revinrent pas plus savants qu'ils n'étaient partis.
On finit bientôt par oublier cette affaire, à l'exemple de tant
d'autres qui meurent d'elles-mêmes quand le merveilleux en est passé.

Cependant Rose se rétablissait à vue d'œil. En peu de jours elle fut
en état de sortir, et, se mêlant de nouveau avec la famille, elle
ramena la joie dans tous les cœurs.

Mais, quoique cet heureux changement produisit un effet visible sur le
petit cercle d'amis, et que le bonheur et la gaieté régnassent encore
une fois dans la maison, il existait parfois chez certains d'entre eux
(et Rose était du nombre) une contrainte inaccoutumée qu'Olivier ne put
s'empêcher de remarquer. Madame Maylie s'enfermait souvent avec son fils
pendant des heures entières, et la jeune fille parut plus d'une fois
dans la salle les yeux encore tout humides de larmes. Après que M.
Losberne eut fixé le jour de son départ pour Chertsey, cette contrainte
redoubla: il était donc évident qu'il se passait quelque chose qui
affectait visiblement la jeune demoiselle et une autre personne encore.

Un matin que Rose était seule dans la salle à manger, Henri Maylie
entra et lui demanda en hésitant la permission de l'entretenir un
instant.

--Quelques minutes, Rose! . . . seulement quelques minutes! dit Henri
approchant sa chaise de celle de la jeune fille. Ce que j'ai à vous dire
s'est déjà présenté de soi-même à votre esprit. Vous n'ignorez pas
mes plus chères espérances; mes sentiments vous sont connus, bien que
je ne vous les aie pas déclarés moi-même.

Rose, qui était restée très pâle depuis le moment où Henri Maylie
était entré, fit seulement un signe de tête, et, s'amusant à
effeuiller quelques fleurs qu'elle tenait à la main, elle attendit en
silence qu'il continuât.

--Il y a longtemps que je devrais être parti, dit Henri.

--En effet, reprit Rose. Pardonnez-moi de parler ainsi, mais je
désirerais que vous le fussiez.

--Je suis venu ici entraîné par la plus affreuse de toutes les
craintes, reprit le jeune homme: celle de perdre l'objet de toutes mes
affections . . . l'être qui m'est plus cher que la vie . . . celle enfin
sur qui je fonde mes désirs et mon espoir.

Des larmes s'échappèrent en ce moment des yeux de la jeune fille.

--Un ange! poursuivit Henri, une créature aussi pure que les anges du
ciel flottait entre la vie et la mort. Oh! qui pouvait penser, lorsque le
séjour des bienheureux dont elle était si digne allait lui être
ouvert, qu'elle dût connaître encore les misères et les chagrins de ce
monde! Rose! . . . Rose! Vous vous rétablîtes de jour en jour, je dirai
presque d'heure en heure, et j'épiai ce changement de la mort à la vie
avec la plus vive anxiété . . . Et si l'affection que je vous porte m'a
fait répandre des larmes d'attendrissement et de joie, ne m'en faites
point un reproche, car elles ont adouci mes peines et rendu le calme à
mes sens.

--Ce n'était point mon intention, dit Rose avec une émotion visible.
J'aurais seulement désiré, dans votre intérêt, vous voir reprendre
des occupations plus sérieuses et plus dignes de vous.

--Et quelle occupation plus digne de moi que de m'efforcer de gagner un
cœur comme le vôtre? dit Henri. Depuis longtemps je ne cherche à me
faire un nom que pour vous l'offrir. Bien que ce temps ne soit pas encore
arrivé, acceptez ce cœur qui vous appartient depuis si longtemps . . .
De votre réponse dépend mon avenir.

--Votre conduite a toujours été noble et généreuse, dit Rose
cherchant à maîtriser son émotion.

--Dois-je faire tous mes efforts pour vous mériter? dites, Rose!

--Au contraire, reprit Rose, vous devez chercher à m'oublier, non pas
comme la compagne et l'amie de votre enfance, cela me ferait trop de
peine, mais comme l'objet de votre amour.

Il s'ensuivit un instant de silence, pendant lequel Rose, portant la main
à ses yeux, donna un libre cours à ses larmes.

--Et quelles sont vos raisons, Rose, pour agir ainsi? dit enfin Henri
d'un air chagrin. Puis-je les savoir?

--Sans doute, répliqua Rose, vous avez droit de les connaître. Tout ce
que vous pourriez dire ne me fera pas changer de résolution . . .

--Pour vous?

--Oui, Henri. Je me dois à moi-même, pauvre jeune fille sans parents,
sans fortune et sans nom, de ne pas donner à penser au monde que, par un
motif d'intérêt, j'aurais encouragé une première passion de jeune
homme et que j'aie été un obstacle à ses projets futurs.

--Si votre inclination s'accorde avec ce que vous croyez votre devoir!
dit Henri.

--Non, répliqua Rose rougissant extrêmement. Ne le croyez pas!

--Alors vous partagez mon amour? répliqua Henri. Dites, Rose, dites
seulement cela, et vous adoucirez l'amertume de ce cruel désappointement.

--Si je l'avais pu sans faire tort à celui que j'aime, dit Rose,
j'aurais peut-être . . .

--Reçu cette déclaration bien différemment? reprit vivement Henri.
Dites, Rose, avouez-moi cela du moins!

--C'est vrai, répliqua la jeune fille dégageant sa main de celle
d'Henri. Mais pourquoi prolonger un entretien qui m'est si pénible, bien
qu'il me procure le bonheur de savoir qu'un jour j'aurai occupé la
meilleure place dans votre cœur? Adieu, Henri; jamais pareil entretien
ne sera renouvelé entre nous. Qu'une franche et pure amitié nous unisse
comme par le passé.

--Encore un mot! dit Henri: que j'entende vos raisons de votre propre
bouche. Faites-moi connaître le motif de votre refus.

--L'avenir qui se prépare pour vous est brillant, dit Rose avec
fermeté; tous les honneurs attachés aux grands talents vous sont
préparés; . . . vous avez des amis puissants qui vous aideront de tout
leur pouvoir; . . . mais ces amis sont fiers, et je ne me mêlerai jamais
avec des gens qui pourraient mépriser ma mère; encore moins voudrais-je
envelopper dans ma disgrâce le fils de celle qui m'en a tenu lieu. En un
mot, poursuivit la jeune fille en détournant la tête, mon nom porte une
tache que le monde ferait retomber sur des innocents: je la garderai pour
moi, et la honte en sera pour moi seule.

--Un dernier mot, Rose! plus qu'un mot! s'écria Henri se mettant devant
elle comme elle allait se retirer. Si j'avais été moins heureux (selon
que le monde considère le bonheur), si ma vie eût été simple et
obscure; . . . si j'avais été pauvre, malade et abandonné de tout le
monde, auriez-vous rejeté mes offres?

--Ne me forcez pas à répondre, dit Rose. Il n'en est pas ainsi, et
jamais ce ne sera. Ce n'est pas bien à vous de me presser ainsi.

--Si votre réponse doit être ce que j'ose presque espérer, repartie
Henri, elle jettera un rayon de bonheur sur ma triste destinée, Rose! au
nom de l'affection que je vous porte, au nom de tout ce que j'ai souffert
et de ce que je suis condamné à souffrir à cause de vous, répondez à
cette seule question!

--Si votre destinée eût été tout autre, répliqua la jeune fille,
s'il n'y eût pas eu une si grande différence entre votre sort et le
mien, si j'avais pu vous rendre l'existence plus douce et que je ne dusse
pas être un obstacle à votre avancement dans le monde, cet entretien
eût été moins pénible. J'ai bien sujet d'être heureuse . . . très
heureuse, maintenant; mais alors, Henri, je l'eusse été encore bien
davantage! Je ne puis empêcher cette faiblesse; mais ma résolution n'en
sera que plus forte, dit-elle tendant la main à Henri. Il faut vraiment
que je vous quitte.

--Je ne vous demande qu'une chose, dit Henri. Permettez-moi (dans un an
ou peut-être plus tôt) de vous entretenir une seule et dernière fois
à ce sujet.

--Non pas pour me presser de changer ma détermination, reprit Rose avec
un sourire mélancolique, ce serait inutile.

--Non, répliqua Henri, mais pour vous l'entendre répéter, si vous
voulez. Je déposerai alors à vos pieds mon état et ma fortune; et si
vous persistez dans votre résolution, je vous promets de ne rien faire
pour la changer.

--Eh bien! soit, reprit Rose, ce ne sont que des chagrins de plus que je
me prépare; mais à cette époque je serai peut-être plus en état de
les supporter.

Elle tendit de nouveau sa main à Henri, et ils se séparèrent.



XXXV. --Qui, bien qu'il soit court, n'en est pas moins d'une certaine
importance pour cette histoire, en ce qu'il fait suite au chapitre
précédent, et qu'il conduit nécessairement au chapitre suivant.


--Ainsi vous êtes bien décidé à m'accompagner, ce matin? dit le
docteur à Henri Maylie au moment où celui-ci entra dans la salle à
manger, où M. Losberne et Olivier l'attendaient pour déjeuner. Vous
n'êtes pas dans les mêmes dispositions une heure de suite.

--Vous me direz tout le contraire un de ces jours, répondit Henri en
rougissant.

--Je désire en avoir le sujet, reprit le docteur, quoiqu'à vous parler
franchement je ne le pense pas du tout. Hier matin, vous aviez tout à
coup résolu de rester ici, et, comme un bon fils, d'accompagner madame
Maylie au bord de la mer; l'après-midi, vous annoncez que vous me ferez
l'honneur de venir avec moi, aussi loin que je vais moi-même, sur la
route de Londres; et le soir vous me pressez avec beaucoup de mystère de
partir avant que ces dames soient levées; ce qui fait qu'Olivier est
cloué là, sur sa chaise, à vous attendre, au lieu de parcourir les
champs et de s'occuper de botanique comme il fait tous les matins. C'est
très mal! n'est-ce pas, Olivier?

--J'aurais été au désespoir de ne pas m'être trouvé à la maison, au
moment de votre départ, croyez-le bien, Monsieur! répondit Olivier.

--Voilà ce qui s'appelle un charmant garçon! reprit le docteur. Mais,
plaisanterie à part, Henri, auriez-vous reçu quelque lettre des gens de
la _haute volée_, que vous êtes si impatient de partir?

--Les gens de la _haute volée_ ne m'ont pas écrit une seule fois depuis
que je suis ici; et il n'est guère probable non plus qu'à cette saison
de l'année il arrive rien qui nécessite ma présence parmi eux.

--Alors, répliqua le docteur, vous êtes bien étonnant! . . . Mais ils
vous auront au parlement, il n'y a pas de doute.

Henri Maylie parut un instant sur le point de faire quelques remarques
qui n'eussent pas peu étonné le docteur; mais il se contenta de dire:

--Nous verrons plus tard; et la conversation finit là. Peu de temps
après, la chaise de poste arriva devant la maison, Giles entra pour
prendre le bagage, et M. Losberne le suivit jusqu'à la porte de la rue
pour le voir charger.

--Olivier! dit Henri à demi-voix, j'ai quelque chose à vous dire.

Olivier suivit M. Maylie vers l'embrasure d'une fenêtre, étrangement
surpris du contraste frappant qu'offrait la conduite du jeune homme,
triste et gai tour à tour.

--Vous commencez à bien écrire, maintenant, n'est-ce pas?

--Mais . . . assez bien, Monsieur, répondit celui-ci.

--Je ne reviendrai pas à la maison de quelque temps peut-être; je
désirerais que vous m'écrivissiez . . . voyons un peu, disons une fois
tous les quinze jours; le lundi.

--Avec le plus grand plaisir, Monsieur! s'écria Olivier enchanté de
cette marque de confiance de la part du fils de sa bienfaitrice.

--J'aimerais apprendre de vous comment . . . ma mère . . . et . . .
mademoiselle Maylie se portent, poursuivit le jeune homme. Ecrivez-moi au
long et parlez-moi des promenades que vous faites le soir, du sujet de
vos entretiens; et dites-moi surtout si ces dames paraissent heureuses
. . . Vous comprenez bien, n'est-ce pas?

--Oh! certainement, Monsieur! répliqua Olivier.

--Il n'est pas nécessaire de leur en parler, ajouta Henri affectant un
air indifférent. Cela obligerait sans doute ma mère à m'écrire plus
souvent; et je voudrais, autant, que possible, lui éviter cette peine.

Olivier promit d'écrire de longues lettres et de garder fidèlement le
secret; et M. Maylie prit congé de lui après l'avoir assuré de son
estime et de sa protection.

Le docteur était déjà dans la chaise de poste. Henri jeta un coup
d'œil furtif vers la fenêtre de Rose, et s'élança dans la voiture.

--En route! s'écria-t-il. Ventre à terre, postillon!

--Pas si vite, postillon! s'écria le docteur baissant vivement le
châssis de devant.

La chaise de poste s'éloigna aussitôt et les roues tournaient avec une
telle vitesse qu'il eût été impossible à l'œil de les suivre.

Mais la chaise de poste était déjà à trois ou quatre milles de la
demeure de nos amis, qu'une autre personne était encore là, les yeux
fixés sur l'endroit où elle avait disparu: car à cette même fenêtre
vers laquelle Henri avait jeté un coup d'œil furtif avant de monter en
voiture, derrière le rideau blanc qui l'avait dérobée aux regards du
jeune homme, était Rose elle-même.

--Il semble être heureux! se dit-elle enfin. J'ai craint un moment le
contraire . . . Je me trompais . . . J'en suis contente . . . très
contente!



XXXVI. --Dans lequel, en se reportant au chapitre XXVII de cet ouvrage,
on apercevra un contraste malheureusement trop commun dans le mariage.


M. Bumble était assis dans le parloir du dépôt de mendicité, les yeux
tristement fixés vers le foyer, où, à cause de la belle saison, il n'y
avait point de feu.

La tristesse de M. Bumble n'était pas la seule chose qui dût exciter la
compassion. Tout en sa personne annonçait qu'un grand changement avait
eu lieu dans sa position sociale. Qu'étaient devenus le tricorne et
l'habit galonné? . . . Il portait bien, comme auparavant, une culotte
courte et des bas de coton noirs; mais ce n'était plus la _culotte de
drap peluché_. L'habit avait bien de larges basques, de même que
l'autre; mais qu'il était différent de ce dernier! L'élégant tricorne
était remplacé par un modeste chapeau rond: M. Bumble enfin n'était
plus bedeau.

M. Bumble avait épousé madame Corney, et il était devenu maître du
dépôt de mendicité.

--Dire qu'il y aura demain deux mois que nous sommes mariés!

On eût pu croire, d'après ce que venait de dire M. Bumble, que ce court
espace de temps avait compris toute une existence de bonheur; mais le
soupir prouvait assez le contraire.

--Je me suis vendu pour six cuillers à thé, une paire de pinces à
sucre, un pot au lait, quelques méchants meubles d'occasion et vingt
livres sterling. Je puis bien dire que j'ai été raisonnable! Faut
avouer que c'est bon marché!

--Bon marché! bon marché! cria une voix aigre à l'oreille de M.
Bumble. Moins que cela eût été encore plus que vous ne valez.

M. Bumble se retourna et se trouva face à face avec son intéressante
moitié, qui avait saisi imparfaitement je sens de ces quelques paroles.

--Madame Bumble! dit celui-ci d'un air sévère et sentimental.

--Eh bien? reprit la dame.

--Ayez un peu la bonté de me regarder, si vous voulez bien! Si elle
soutient mon regard, se dit M. Bumble en lui-même, elle peut tout
braver. Jamais (du moins que je sache) il n'a manqué de produire le plus
grand effet sur les pauvres . . . Si elle peut le supporter, mon
autorité est perdue à tout jamais.

Le fait est que la matrone ne fut nullement déconcertée par celui que
lui lança M. Bumble. Bien loin de là, elle affecta la plus grande
indifférence, et poussa le mépris jusqu'à rire au nez de son mari
d'aussi bon cœur, en apparence, et avec autant de bruit que si c'eût
été naturel.

Etonné d'une chose à laquelle il s'attendait si peu, M. Bumble ne sut
s'il devait en croire ses yeux et ses oreilles. Il redevint pensif et ne
fut tiré de sa rêverie que par la voix de sa moitié.

--Allez-vous rester là toute la journée à ronfler? demanda celle-ci.

--Je resterai là aussi longtemps qu'il me semblera convenable,
entendez-vous, Madame! reprit M. Bumble. Et, quoique je ne ronfle pas, je
ronflerai, je bâillerai, j'éternuerai, je rirai, je chanterai, je
crierai selon que l'idée m'en prendra et en conséquence de mes
prérogatives.

--Vos prérogatives! s'écria madame Bumble.

--J'ai dit le mot, Madame! observa le ci-devant bedeau. Les prérogatives
de l'homme . . . c'est de commander.

--Et quelles sont les prérogatives de la femme, s'il vous plaît?

--C'est d'obéir, Madame! répondit M. Bumble d'une voix de tonnerre. Feu
votre premier mari (l'infortuné Corney) aurait dû vous l'apprendre; et
peut-être bien que, s'il l'avait fait, il serait encore de ce monde . .
. Je le souhaiterais de tout mon cœur, pauvre cher homme!

Madame Bumble vit d'un coup d'œil que le moment décisif était venu, et
qu'il fallait porter un grand coup pour assurer la maîtrise en faveur de
l'un ou de l'autre. Aussi, à peine eut-elle entendu l'allusion faite à
la mémoire du défunt, que se laissant tomber sur une chaise, elle
s'écria que M. Bumble n'était qu'un brutal, et elle versa un torrent de
larmes.

Mais les larmes n'étaient pas choses qui dussent trouver accès auprès
du cœur de M. Bumble, lequel était à l'épreuve de l'eau.

--Cela dégage les poumons, lave le visage, exerce les yeux et adoucit le
caractère, ajouta-t-il; ainsi pleurez, pleurez, ma chère!

En même temps, M. Bumble prit son chapeau, qui était accroché à une
_patère_, et se coiffant un tant soit peu de côté _(en vrai luron)_,
et comme le doit tout homme qui a établi sa supériorité d'une manière
convenable, il mit ses deux mains dans ses poches et se dirigea, en
sautillant, vers la porte, se donnant les airs d'un _franc vaurien_.

La ci-devant madame Corney avait essuyé ses pleurs, parce que c'était
moins fatigant que d'en venir aux mains; mais elle était toute prête à
employer ce dernier moyen, ainsi que M. Bumble fut bientôt à même de
s'en apercevoir. Un bruit sourd frappa son oreille, et au même instant
son chapeau vola à l'extrémité de la salle. Cette action préliminaire
laissant son chef à nu, la bonne dame le prit d'une main par la gorge,
et de l'autre lui asséna une volée de coups de poings sur la tête avec
une vigueur et une dextérité peu communes.

En ce moment, madame Bumble fit quelques pas en avant pour replacer le
tapis, qui avait été foulé aux pieds dans la lutte, et M. Bumble
s'échappa aussitôt de la salle.

M. Bumble fut grandement surpris et joliment battu. Il avait une
propension décidée à faire le fanfaron; et cette propension lui
faisait trouver un certain plaisir à exercer une petite tyrannie sur
ceux qui lui étaient subordonnés: il n'est pas besoin de dire qu'il
était poltron.

Mais la mesure de sa dégradation n'était pas encore remplie, et un
autre affront lui était réservé. Après avoir parcouru
l'établissement dans tous les sens, pensant pour la première fois que
la loi concernant les pauvres était trop sévère, et que ceux qui
abandonnaient leurs femmes en les laissant aux frais de la paroisse
étaient plus à plaindre qu'à blâmer, en ce qu'ils avaient dû
nécessairement beaucoup souffrir, M. Bumble se trouva près de la
buanderie où les femmes du dépôt lavaient ordinairement le linge de la
paroisse, et la conversation lui sembla sur un diapason plus haut que de
coutume.

--Hom! fit le digne homme reprenant cet air de dignité qui lui était
naturel, ces pauvresses, du moins, continueront de respecter mes
prérogatives. Eh bien! que signifie ce bruit! Allez-vous bientôt vous
taire, vous, vieilles sorcières!

Disant cela, M. Bumble ouvrit la porte et s'avança d'un air courroucé;
mais à peine eut-il fait quelques pas qu'il se radoucit en apercevant
son épouse, qu'il ne s'attendait pas à rencontrer là.

--Ma chère amie, dit-il, je ne vous savais pas ici.

--Vous ne saviez pas! reprit l'aimable dame; et qu'y venez-vous faire
vous-même?

--Je pensais qu'elles parlaient trop pour bien faire leur ouvrage, ma
chère amie, répondit M. Bumble regardant d'un air effaré deux vieilles
femmes occupées à savonner dans un baquet et se communiquant leur
étonnement au sujet de l'humilité du maître du dépôt.

--Vous pensiez qu'elles parlaient trop, n'est-ce pas? dit la matrone. Et
de quoi vous mêlez-vous?

--Mais, ma chère amie! . . . reprit humblement M. Bumble.

--Encore une fois, de quoi vous mêlez-vous? demanda la matrone.

--Il est vrai que vous êtes la maîtresse ici, répondit celui-ci du
même ton; mais je pensais que vous pouviez bien ne pas y être en ce
moment.

--Voulez-vous que je vous dise, monsieur Bumble, reprit la dame, nous
n'avons nullement besoin de vous ici, et vous aimez trop à fourrer votre
nez dans les choses qui ne vous regardent pas. Il n'y a pas une seule
personne dans cette maison qui ne se moque de vous aussitôt que vous
avez le dos tourné; et par vos niaiseries vous vous rendez si ridicule
que vous êtes la risée de tout le monde à chaque instant du jour.
Allons, sortez d'ici!

A la vue des deux vieilles pauvresses qui ricanaient entre elles, M.
Bumble éprouva un serrement de cœur et il hésita un instant; mais son
épouse, dont l'impatience ne souffrait point de retard, saisit une
cuiller à pot, la plongea dans l'eau de savon, et, lui montrant du doigt
la porte, elle lui ordonna de sortir, sous peine de recevoir le liquide
sur sa noble personne.

Que pouvait faire M. Bumble? Il regarda autour de lui d'un air contrit et
fila bien vite. À peine avait-il passé le seuil de la porte que les
éclats de rire des deux vieilles redoublèrent avec plus de force
qu'auparavant. Il les entendit et en fut pénétré jusqu'au fond du
cœur. Il ne manquait plus que cela. Il était dégradé à leurs yeux;
il avait perdu son aplomb et son autorité sur les pauvres de
l'établissement; il était tombé du faîte des grandeurs et de la
splendeur du _bedléisme_ à l'état le plus avilissant de _mari mené
par sa femme_.

--Et tout cela dans l'espace de deux mois! dit M. Bumble l'esprit plein
de ces tristes pensées. Deux mois!

C'en était trop: M. Bumble donna un soufflet au petit garçon qui lui
ouvrit la grande porte, car au milieu de ses rêveries il était arrivé
sous le portail, et il s'élança dans la rue.

Il marcha comme un fou, prenant tantôt à gauche, tantôt à droite,
jusqu'à ce que l'air et l'exercice l'eussent un peu calmé: alors il se
sentit altéré. Il passa devant plusieurs tavernes sans qu'elles
attirassent son attention; et en apercevant une entre autres située dans
un enfoncement, il s'y arrêta.

Un homme y était assis à une table: il était brun et d'assez belle
taille; un long manteau couvrait ses épaules et lui cachait une partie
du visage. Il avait l'air étranger en ces lieux, et, à voir
l'égarement de ses yeux et la poussière de sa chaussure, il était
facile de deviner qu'il venait de loin. Il jeta un regard oblique sur M.
Bumble; mais à peine s'il daigna rendre le salut que lui fit ce dernier.

Il arriva cependant (ce qui arrive assez souvent quand des hommes se
rencontrent en de telles circonstances) que M. Bumble ne put s'empêcher
de jeter, de temps à autre, un regard furtif sur l'inconnu; et chaque
fois que cela lui arrivait, il ramenait bien vite ses yeux sur le
journal: confus de voir que, dans le même moment, celui-ci le regardait
de la même manière.

Lorsque leurs yeux se furent ainsi rencontrés plusieurs fois, l'inconnu
rompit enfin le silence.

--Est-ce moi que vous cherchiez, dit-il d'une voix sombre, lorsque vous
avez mis la tête à la fenêtre?

--Non pas que je sache, à moins que vous ne soyez M . . ...

Ici M. Bumble s'arrêta tout court; car il aurait voulu savoir le nom de
l'inconnu, et il pensait que, dans son impatience, celui-ci finirait la
phrase en se nommant.

--Je vois maintenant que ce n'est pas moi que vous cherchiez, reprit
l'autre avec un air de dédain; sans quoi vous sauriez mon nom.

--Je n'ai pas eu l'intention de vous offenser, jeune homme! observa M.
Bumble avec dignité.

--Et je ne m'en offense pas non plus, repartit l'autre.

Il s'ensuivit un court silence, que l'étranger rompit de nouveau.

--Il me semble vous avoir déjà vu, dit-il; vous aviez un autre costume
alors. J'ai seulement passé près de vous dans la rue, mais je crois
bien vous reconnaître . . . N'avez-vous pas été autrefois bedeau de
cette paroisse?

--Oui, répondit M. Bumble un peu surpris, bedeau _paroissial_.

--Justement, reprit l'autre en branlant la tête. C'est bien sous ce
costume que je vous ai vu . . . Qu'êtes-vous maintenant?

--_Maître_ du dépôt de mendicité, jeune homme! répliqua M. Bumble
appuyant avec emphase sur chaque mot.

--Vous avez toujours le même œil à vos intérêts que jadis, à n'en
pas douter? demanda l'inconnu regardant fixement M. Bumble. Ne craignez
pas de répondre franchement. Vous voyez que je vous connais passablement
bien.

--Un homme marié peut, aussi bien qu'un célibataire, ce me semble,
détourner un sou à son profit, surtout quand c'est par des moyens
honnêtes, repartit M. Bumble regardant l'autre de la tête aux pieds
avec une évidente perplexité. Les _officiers paroissiaux_ ne sont pas
assez bien salariés pour refuser quelques petits profits quand ils se
présentent à eux d'une manière convenable.

L'inconnu sourit en branlant de nouveau la tête, comme pour dire qu'il
avait bien deviné son homme, et il tira le cordon de la sonnette.

--Remplissez cela! dit-il donnant au garçon le verre de M. Bumble. Fort
et chaud! C'est ainsi que vous l'aimez, je crois?

--Pas trop fort, dit M. Bumble affectant de tousser avec peine.

--Vous comprenez ce que cela veut dire, garçon? reprit sèchement
l'inconnu.

Celui-ci sortit en souriant et reparut bientôt avec un verre de _grog_
d'où s'élevait une vapeur épaisse qui fit venir les larmes aux yeux de
M. Bumble aussitôt qu'il y eut porté les lèvres.

--Maintenant écoutez-moi, dit l'inconnu après avoir fermé avec soin la
porte, puis la fenêtre de la salle. Je suis venu aujourd'hui dans ce
pays dans l'intention de vous trouver; et, par une de ces chances que le
hasard jette quelquefois sur les pas de ses amis, vous entrez
précisément dans la salle où je suis et au moment même où je pensais
le plus à vous . . . J'ai besoin de quelques renseignements, et, bien
qu'ils soient de peu d'importance, je ne vous les demande pas pour rien.

En même temps il posa sur la table deux souverains; et lorsque, après
avoir examiné chaque pièce l'une après l'autre pour s'assurer si elles
étaient de bon aloi, M. Bumble les eut mises, avec une satisfaction
évidente, dans la poche de son gilet, il continua ainsi:

Tâchez de vous rappeler. Attendez un peu . . . il y a eu douze ans
l'hiver dernier; le lieu de la scène, le dépôt de mendicité;
l'instant . . . la nuit; et l'endroit, le sale trou, quelque part qu'il
soit, où de misérables procurent la vie à de petits braillards . . .

--Vous voulez dire, je pense, la salle d'accouchement? demanda M. Bumble,
qui avait peine à suivre la description de l'inconnu.

--Oui, dit l'autre; un garçon y est né?

--Plusieurs garçons, observa M. Bumble secouant la tête d'un air grave.

--Je parle d'un petit gamin, pâle et chétif . . . qui avait l'air d'une
_sainte n'y touche_ . . . qu'on avait mis en apprentissage ici chez un
fabricant de cercueils, et qui s'est sauvé à Londres, à ce qu'on croit.

--Ah! vous voulez parler d'Olivier . . . du jeune Twist?

--Ce n'est pas de lui que je veux parler, j'en sais déjà assez comme
ça sur son compte, reprit l'inconnu arrêtant M. Bumble au commencement
d'une tirade dans laquelle il allait relater tous les vices d'Olivier,
c'est d'une femme . . . vous savez, la vieille sorcière qui a enseveli
la mère de cet enfant et qui a assisté à ses derniers moments . . . ou
est-elle?

--Il me serait assez difficile de vous dire où elle est maintenant!
répondit M. Bumble, que le _grog_ avait rendu facétieux. En quelque
endroit qu'elle soit allée, d'une manière ou d'autre, il y a gros à
parier qu'elle est sans emploi.

--Que voulez-vous dire? demanda l'autre d'un air sévère.

--Qu'elle est morte l'hiver dernier, répliqua M. Bumble.

L'inconnu le regarda fixement à cette nouvelle. Il sembla douter pendant
quelque temps s'il devait se réjouir ou s'affliger de ce qu'il venait
d'apprendre.

M. Bumble, qui était assez rusé, vit tout d'abord qu'il s'agissait d'un
secret dont son épouse était dépositaire, et qu'une occasion se
présentait pour elle de gagner de l'argent en le révélant. Il se
rappelait fort bien le soir que la vieille Sally était morte, et il
avait une bonne raison pour s'en souvenir, c'était ce même soir qu'il
s'était déclaré à madame Corney; et, bien que cette dame ne lui eût
jamais confié ce secret, dont elle seule avait connaissance, il en
savait assez pour deviner qu'il avait rapport à quelque chose qui se
serait passé entre la jeune mère d'Olivier et la vieille qui, en
qualité de garde-malade du dépôt, avait assisté à ses derniers
moments. Cette circonstance lui étant revenue tout à coup à l'esprit,
il informa l'inconnu avec un air de mystère qu'une femme avait eu un
entretien avec la vieille garde-malade un quart d'heure avant que
celle-ci mourût; et qu'elle pourrait, comme il avait raison de le
croire, satisfaire sa curiosité au sujet de ses recherches.

--Et comment la trouverai-je? demanda celui-ci se trahissant lui-même en
laissant voir clairement ses craintes.

--Seulement par moi, répondit ce dernier.

--Quand cela? s'écria vivement l'inconnu.

--Demain, repartit M. Bumble.

--À neuf heures du soir, reprit l'autre tirant de sa poche un petit
morceau de papier sur lequel il écrivit une adresse.

Disant cela, il se dirigea vers la porte après s'être arrêté un
instant au comptoir pour payer ce qu'ils devaient.

En jetant un coup d'œil sur l'adresse, le _fonctionnaire paroissial_
remarqua que le nom de l'inconnu n'y était point. Il courut après lui
pour le lui demander.

--Eh bien! qu'est-ce que c'est que cela? s'écria celui-ci se retournant
subitement au moment où M. Bumble lui toucha le bras; vous me suivez, je
crois!

--C'est seulement pour vous faire une question, reprit l'autre montrant
du doigt le petit morceau de papier. Quel nom dois-je demander?

--Monks! répliqua l'inconnu, et il s'éloigna rapidement.



XXXVII. --De ce qui se passa entre Monks et les époux Bumble le soir de
leur entrevue.


Il faisait une chaleur étouffante, le ciel était couvert de nuages
d'où s'échappaient déjà de larges gouttes d'eau, quand M. et madame
Bumble dirigèrent leurs pas vers la maison du bord de l'eau, distante
d'environ une demi-lieue de la ville.

Ils s'étaient affublés tous deux de vieux manteaux. Ils avancèrent
ainsi en silence: de temps en temps M. Bumble ralentissant sa marche et
tournant la tête pour s'assurer si sa compagne le suivait; et,
s'apercevant que celle-ci était sur ses talons, il redoublait de vitesse
pour gagner au plus tôt le lieu du rendez-vous.

Ce n'était qu'un assemblage confus de misérables cabanes situées pour
la plupart à quelques pas du bord de l'eau: les unes bâties en briques
mal jointes, les autres de planches de bateau pourries ou vermoulues.
Quelques barques trouées, couchées sur la vase et amarrées au petit
mur bordant le quai, une rame et des cordages étendus çà et là sur le
rivage, semblaient indiquer, dès l'abord, que les habitants de ces
pauvres demeures avaient quelque occupation sur la rivière; mais un seul
coup d'œil suffisait au passant pour deviner que ces objets, inutiles et
hors d'état de servir, étaient déposés là plutôt pour sauver les
apparences que dans un but d'utilité quelconque.

Au beau milieu de cet amas de bicoques, et si près de la berge que les
étages supérieurs dominaient la rivière, était un grand bâtiment
ayant servi autrefois de manufacture, et qui avait dû, dans le temps,
fournir de l'occupation aux habitants des maisons circonvoisines; mais
depuis longtemps il était tombé en ruines. Les rats, les vers, ainsi
que l'humidité, avaient affaibli et pourri les pieux qui le soutenaient,
et une grande partie avait croulé dans l'eau; tandis que l'autre,
affaissée sous son poids, semblait épier une occasion favorable pour en
faire autant.

Ce fut devant cette maison que le digne couple s'arrêta comme les
premiers roulements du tonnerre se faisaient entendre au loin, et que la
pluie commençait à tomber par torrents.

--Ce doit être ici quelque part, dit M. Bumble consultant un petit
morceau de papier qu'il tenait à la main.

--Ohé! s'écria une voix au-dessus de lui.

M. Bumble leva la tête et aperçut, au second étage, un homme regardant
par une porte à hauteur d'appui.

--Attendez un instant, s'écria de nouveau la voix; je suis à vous dans
la minute. Disant cela, il disparut et la porte se referma aussitôt.

--Est-ce lui? demanda la femme.

M. Bumble fit un signe de tête affirmatif.

--Alors, rappelez-vous ce que je vous ai dit, observa la matrone, et
faites attention de parler le moins possible si vous ne voulez nous
trahir tout d'un coup.

M. Bumble, qui avait considéré la maison d'un œil pitoyable, allait
sans doute exprimer quelque doute sur la nécessité d'aller plus loin,
lorsqu'il en fut empêché par la présence de Monks, qui ouvrit une
petite porte près de laquelle ils se trouvaient, et leur fit signe
d'entrer.

--Allons! s'écria-t-il d'un ton d'impatience en frappant du pied contre
terre, ne me faites pas attendre là une heure!

La femme, qui d'abord avait hésité, entra hardiment, sans se faire
prier davantage; et M. Bumble, qui eût été honteux ou qui eût craint
de rester en arrière, suivit son aimable moitié d'un pas incertain, qui
prouvait assez qu'il était très mal à son aise, ayant perdu pour le
quart d'heure cette assurance et cette dignité qui le caractérisaient
si bien en toute autre circonstance.

--Qu'aviez-vous donc à rester ainsi à la pluie? dit Monks se tournant
vers Bumble après avoir fermé la porte aux verrous derrière lui.

--Nous nous . . . rafraîchissions, balbutia celui-ci en jetant un regard
inquiet autour de lui.

--Vous vous rafraîchissiez! répliqua Monks. Jamais toutes les pluies
qui sont tombées depuis la création du monde (quand vous y joindriez
celles qui doivent tomber jusqu'à la fin des siècles) ne seraient
capables d'éteindre une parcelle du feu qui vous consumera dans l'enfer.

Ayant dit ces paroles gracieuses, Monks se tourna brusquement vers la
matrone et la regarda fixement; de sorte que celle-ci, qui pourtant ne se
laissait pas facilement intimider, fut obligée de baisser les yeux.

--C'est bien la femme dont vous m'avez parlé? demanda Monks.

--Hum! fit Bumble se souvenant des recommandations de son épouse. C'est
elle-même.

--Vous pensez peut-être que les femmes ne peuvent pas garder un secret?
dit la matrone s'adressant à Monks, qu'elle regarda fixement à son tour.

--Je sais qu'il en est un qu'elles sauront toujours garder jusqu'à ce
qu'on le découvre, dit Monks d'un air de mépris.

--Et quel est-il, s'il vous plaît? demanda la matrone.

--La perte de leur réputation, reprit Monks, vous comprenez . . .

--Non, repartit la matrone rougissant tant soit peu.

--Il n'y a pas de doute à cela, répliqua Monks d'un air moqueur,
comment pourriez-vous comprendre?

Et leur ayant de nouveau fait signe de le suivre, il traversa
précipitamment plusieurs grandes pièces dont le plafond était fort
bas; et il allait monter un escalier rapide, ou plutôt une échelle
conduisant à l'étage au-dessus, lorsqu'un éclair en sillonna
l'entrée, et fut aussitôt suivi d'un coup de tonnerre qui ébranla la
vieille masure jusque dans ses fondements.

--Ecoutez! s'écria-t-il reculant d'horreur. Ce bruit me fait mal! . . .

Il garda le silence pendant quelques minutes, et, ôtant tout à coup ses
mains de devant ses yeux, M. Bumble vit avec une surprise et une frayeur
indicibles que son visage était décomposé et presque noir.

--Ces accès me prennent de temps en temps, dit Monks remarquant la
frayeur de Bumble; et bien souvent c'est le tonnerre qui en est cause.

Disant cela, il monta le premier à l'échelle; et lorsqu'il fut dans la
chambre où elle conduisait, il en ferma aussitôt les volets et baissa
une lanterne qui pendait au bout d'une corde par le moyen d'une poulie
assujettie à une des énormes poutres du plafond.

--Maintenant, dit Monks lorsqu'ils se furent assis tous trois, plus tôt
nous parlerons affaires et mieux cela vaudra pour nous tous. Cette femme
sait ce qui l'amène ici, n'est-ce pas?

La question s'adressait à Bumble, mais la femme s'empressa de répondre
qu'elle en était instruite.

--Vous étiez avec la vieille sorcière en question, le soir qu'elle est
morte, et . . . elle vous a dit quelque chose? . . .

--Au sujet de la mère de cet enfant que vous connaissez? interrompit la
matrone. Oui, c'est la vérité.

--La première question est de savoir de quelle nature était sa
confidence, dit Monks.

--Non pas! observa la matrone d'un air délibéré; ce n'est que la
seconde. La première question est de savoir ce que vous donnerez pour en
avoir connaissance.

Mais madame Bumble n'était pas femme à se démonter facilement; elle
aimait mieux un _tiens_ quelconque que tous les _tu l'auras_ du monde.
Aussi joua-t-elle serré avec son adversaire; celui-ci eut beau
marchander, faire l'indifférent, paraître ne se soucier que
médiocrement du secret, la matrone ne voulut point démordre des
vingt-cinq livres sterling en or qu'elle demandait. Enfin, il fallut se
soumettre, faire contre fortune bon cœur.

--A quoi cela m'avancera-t-il, si je paye pour rien? dit Monks avec
quelque hésitation.

--Vous pourrez reprendre votre argent, répondit la matrone. Je ne suis
qu'une faible femme, seule, sans appui.

M. Bumble voulut ici placer son mot.

--Taisez-vous, dit Monks d'un ton d'autorité.

Disant cela, il tira de sa poche un sac de toile, et compta sur la table
vingt-cinq souverains, qu'il donna ensuite à la matrone.

--Maintenant, dit-il, empochez cela! et lorsque ce maudit coup de
tonnerre que je sens approcher aura éclaté sur l'exécrable cassine,
racontez-nous ce que vous savez.

Le tonnerre, qui se faisait entendre avec plus de force qu'auparavant, et
qui semblait vouloir éclater sur la maison et la réduire en poudre,
ayant enfin cessé, Monks, qui pendant ce temps s'était couvert la
figure de ses deux mains et avait la tête appuyée sur la table se
releva quand le danger fut passé et se pencha en avant pour écouter ce
que la femme allait dire.

--Lorsque la vieille Sally mourut, c'est ainsi que s'appelait cette
femme, dit la matrone, j'étais seule avec elle.

--N'y avait-il point quelqu'un tout près, demanda Monks à voix basse,
quelque autre malade ou quelque idiote couchée dans la même chambre,
laquelle aurait pu entendre, et, par conséquent, comprendre? . . .

--Il n'y avait pas une âme, répliqua la matrone. Nous étions tout à
fait seules. J'étais à son chevet quand elle rendit le dernier soupir.

--Bien, dit Monks regardant fixement la matrone.

--Elle m'a parlé d'une jeune fille, poursuivit la matrone, qui accoucha,
quelques années auparavant, non seulement dans la même chambre, mais
encore dans le même lit.

--Comme les choses se découvrent pourtant, à la fin! dit Monks
visiblement agité. N'est-ce pas étonnant?

--L'enfant à qui cette jeune fille donna le jour est le petit garçon
dont vous lui avez parlé hier, reprit la matrone tournant la tête vers
son mari. La mère de cet enfant (la jeune fille en question) a été
volée par la vieille Sally la garde-malade.

--Lorsqu'elle vivait? demanda Monks.

--Non, après sa mort! répliqua l'autre frémissant involontairement.
Cette jeune fille était encore tiède quand la garde détacha du cadavre
de la jeune mère ce que celle-ci, jusqu'à son dernier moment, l'avait
priée de garder pour le bien de son enfant.

--Elle l'aura vendu, sans doute! s'écria Monks hors de lui. L'a-t-elle
vendu? . . . Où? . . . Quand? . . . À qui? . . . Y a-t-il longtemps?
. . .

--Comme elle pouvait à peine articuler ces mots, quand elle m'a confié
cela, dit la matrone, elle est morte sans m'en dire davantage.

--Sans en dire davantage! s'écria Monks d'un air furieux. C'est un
mensonge! Je ne souffrirai pas que vous me trompiez! Elle en a dit
davantage! Je vous arracherai la vie à tous deux, si vous ne me dites ce
que c'était!

--Je vous assure encore une fois qu'elle ne m'a pas dit un seul mot de
plus, reprit celle-ci avec un sang-froid que M. Bumble était loin de
partager; mais, d'une main à moitié fermée, elle me prit par ma robe
et m'attira près d'elle, et lorsque je vis qu'elle était morte, je
m'aperçus, en retirant ma robe d'entre ses doigts, qu'elle tenait un
morceau de papier tout crasseux.

--Qui contenait? . . . interrompit brusquement Monks.

--Rien du tout, répliqua la matrone, c'était une reconnaissance du
Mont-de-Piété.

--Pour quel objet? . . . demanda Monks.

--Vous le saurez tout à l'heure, répondit la femme. J'ai tout lieu de
croire qu'elle avait d'abord gardé l'objet pendant quelque temps, dans
l'espoir, sans doute, d'en tirer un plus grand profit, et qu'elle le mit
ensuite en gage, ayant soin, sur l'argent qu'elle en aura reçu,
d'épargner de quoi payer, chaque année, les intérêts, afin de pouvoir
le retirer en cas de besoin. Elle est donc morte, comme je viens de vous
le dire, tenant fortement serré dans sa main ce morceau de papier tout
sale et tout déchiré. Comme il ne s'en fallait que de trois jours pour
que l'année fût écoulée, j'ai pensé que je pourrais moi-même un
jour en tirer avantage et j'ai dégagé l'objet.

--Où est-il maintenant? demanda Monks avec impatience.

--Le voici, répliqua la matrone. Et comme s'il lui eût tardé d'en
être débarrassée, elle jeta vivement sur la table un petit sac de peau
à peine assez grand pour contenir une montre de femme. Monks s'en empara
aussitôt, et, l'ouvrant d'une main tremblante, il en tira un petit
médaillon en or contenant deux boucles de cheveux et une alliance toute
simple.

--Le mot _Agnès_ est gravé à l'intérieur de la bague, dit la matrone.
Le nom de famille est laissé en blanc: mais il y a la date, qui est, je
crois, un an avant l'époque de la naissance de l'enfant. J'ai découvert
cela.

Est-ce là tout? dit Monks après avoir examiné attentivement les objets.

--C'est tout, répondit la femme . . . Je ne sais rien de cette histoire,
au-delà de ce que je puis deviner, dit la dame s'adressant à Monks
après un instant de silence. Je ne désire pas non plus en savoir
davantage, car ce ne serait peut-être pas prudent, et je crains bien
qu'il n'y ait rien à gagner . . . mais il m'est bien permis de vous
faire deux questions, n'est-ce pas?

--Sans doute, répliqua Monks un tant soit peu surpris; mais que j'y
réponde ou non, c'est une autre question.

--Ce qui fait trois questions, observa M. Bumble voulant faire le
plaisant. --Est-ce là tout ce que vous désiriez de moi? demanda la
matrone.

--C'est tout, répondit Monks. Et puis quoi, encore?

--Ce que vous vous proposez d'en faire peut-il me porter préjudice?

--Jamais, reprit Monks, pas plus qu'à moi . . . Regardez! mais ne faites
pas un seul pas en avant, ou c'en serait fait de vous pour toujours!

Disant ces mots, il poussa la table de côté, et passant sa main dans un
anneau de fer fixé dans le plancher, lâcha une trappe qui s'ouvrit
justement aux pieds de M. Bumble; ce qui effraya tellement ce dernier,
qu'il recula précipitamment.

--Jetez un coup d'œil au fond, dit Monks baissant la lanterne dans le
gouffre. N'ayez pas peur de moi! J'aurais pu vous faire descendre la
garde bien tranquillement, quand vous étiez tous deux assis dessus, si
telle avait été mon intention.

Rassurée par ces paroles, la matrone approcha jusque sur le bord du
précipice; et M. Bumble lui-même, poussé par la curiosité, en fit
autant. L'eau bourbeuse, grossie par la pluie, coulait rapidement
au-dessous et faisait un tel bruit en se brisant contre les piliers
verdâtres qui soutenaient l'édifice, qu'il était impossible de
s'entendre.

--Si l'on précipitait un homme au fond de ce gouffre, où pensez-vous
qu'on doive retrouver son cadavre demain matin? dit Monks secouant la
corde au bout de laquelle était attachée la lanterne.

--A douze milles d'ici, et coupé en morceaux, qui plus est, répliqua
Bumble reculant d'horreur à cette seule pensée.

Monks tira de sa poche le petit sachet qu'il y avait mis à la hâte, et
l'attachant solidement avec une ficelle à un morceau de plomb qui était
par terre, dans un coin de la chambre, il le jeta dans la rivière.

Ils se regardèrent tous trois, et parurent soulagés d'un poids énorme.

--Voilà ce que c'est! dit Monks fermant la trappe. Si la mer rejette ses
cadavres sur le rivage, comme certains écrivains le prétendent, elle
garde au moins l'or et l'argent; et je ne doute pas que cette bagatelle
n'y reste ensevelie pour toujours . . . Nous n'avons rien de plus à nous
dire, ainsi nous pouvons nous séparer.

--Comme de raison! s'empressa de dire M. Bumble.

--Vous saurez retenir votre langue, j'espère? dit Monks lançant à ce
dernier un regard menaçant; je n'ai pas besoin de faire cette
recommandation à votre femme, je suis sûr qu'elle gardera le secret.

--Vous pouvez compter sur moi, jeune homme! répliqua M. Bumble.

Ce fut fort heureux pour M. Bumble que la conversation finît là, car il
se trouvait en ce moment si près de l'échelle qu'il s'en fallait de
bien peu qu'il ne tombât, la tête la première, dans la pièce
au-dessous. Il alluma sa lanterne à celle que Monks détacha de la
corde; et, ne cherchant nullement à prolonger l'entretien, il descendit
en silence, suivi de sa femme. Monks descendit le dernier.

A peine furent-ils dehors, que Monks, qui n'aimait point sans doute à
rester seul, appela un petit garçon qui s'était tenu caché quelque
part dans le bas de la maison; et lui ayant dit de prendre de la lumière
et de marcher le premier, il retourna à la chambre qu'il venait de
quitter.



XXXVIII. --Le lecteur se retrouve avec d'anciennes connaissances. --Monks
et Fagin se concertent entre eux.


Il pouvait être environ sept heures du soir, le lendemain même du jour
où les trois dignes personnages dont il est fait mention dans le
chapitre précédent réglèrent ensemble leurs petites affaires, quand
Guillaume Sikes, s'éveillant tout à coup, demanda d'un ton bourru
quelle heure il était.

Coiffé d'un sale bonnet de coton et enveloppé dans sa grande-redingote
blanche, à défaut de robe de chambre, le brigand reposait
tranquillement sur son lit. Une barbe dure et épaisse, qui n'avait pas
été faite depuis huit jours, jointe à la teinte cadavéreuse de son
visage, ajoutait à la férocité de ses traits. Le chien était couché
au chevet du lit, tantôt regardant son maître d'un œil pensif, et
tantôt dressant les oreilles ou grognant sourdement, selon que quelque
bruit attirait son attention. Auprès de la fenêtre était une jeune
femme occupée à raccommoder un vieux gilet qui formait une partie de
l'habillement du voleur. Elle était si pâle et si défaite, à force de
veilles et de privations, que, sans le son de sa voix, au moment où elle
répondit à la question de Sikes, on eût eu beaucoup de peine à
reconnaître en elle cette même Nancy qui a déjà figuré dans le cours
de cette histoire.

--Sept heures viennent de sonner à l'instant, dit la jeune fille;
comment te trouves-tu ce soir, Guillaume?

--Aussi faible que de l'eau, répliqua Sikes. Voyons, donne-moi la main
et aide-moi à sortir de cet infernal lit, d'une manière ou d'autre!

La maladie de Sikes n'avait pas adouci son caractère; car, au moment où
Nancy, l'ayant aidé à se lever, le conduisait vers une chaise, il fit
des imprécations contre sa maladresse, et il la frappa.

--Ne vas-tu pas pleurnicher? dit-il; ôte-toi de là, si tu veux
r'nifler! Si tu n'peux rien faire de mieux, décampe au plus vite!
Entends-tu?

--Pourquoi donc, Guillaume? demanda celle-ci posant sa main sur l'épaule
de Sikes; tu n'as pas l'intention de me maltraiter ce soir, je pense?

--Non! . . . Et pourquoi pas? s'écria Sikes.

--Tant de nuits, reprit la fille avec une expression de tendresse qui
donnait de la douceur même à sa voix, tant de nuits que j'ai passées
près de toi à te soigner, comme si tu étais un enfant! . . . Et pour
la première fois aujourd'hui que je te vois un peu toi-même, je suis
sûre que tu ne m'aurais pas traitée comme tu viens de le faire, si tu
avais pensé à cela, n'est-ce pas? Voyons, Guillaume, parle franchement!

--Eh bien! je ne dis pas non, répliqua Sikes, certainement je ne
l'aurais pas fait . . . Allons, peste soit la fille, la voilà qui
pleurniche encore!

--Ce n'est rien, dit celle-ci se laissant tomber sur une chaise, ne fais
pas attention à moi; . . . c'est l'affaire d'un rien . . . ce sera
bientôt passé.

--Qu'est-ce qui sera bientôt passé? demanda Sikes d'un air furieux;
qu'est-ce qui te prend maintenant? Lève-toi, voyons! promène-toi par la
chambre, et ne viens pas _m'emberlificoter_ avec tes niaiseries de femme!

En toute autre circonstance, cette remontrance faite d'un ton si
péremptoire eût sans doute produit son effet; mais la jeune fille,
affaiblie par les veilles et épuisée de fatigue, laissa tomber sa tête
sur le dos de sa chaise avant que Sikes eût eu le temps de débiter le
chapelet de jurons qu'il avait tout prêts en pareil cas. Ne sachant que
faire en cette occurrence, car les convulsions de mademoiselle Nancy
étaient de telle nature que tout secours était superflu, Sikes essaya
un blasphème; et, voyant que ce genre de traitement n'était rien moins
qu'efficace, il appela du secours.

--Qu'y a-t-il donc, mon cher? dit le juif ouvrant la porte de la chambre.

--Ne pouvez-vous porter secours à cette fille? dit Sikes d'un air
impatient . . . au lieu d'être là à babiller et à me regarder comme
un évènement!

Fagin s'approcha aussitôt de Nancy avec une exclamation de surprise,
tandis que Jack Dawkins, autrement le fin Matois, qui avait suivi son
vénérable ami, posa promptement à terre un paquet dont il était
chargé, et prenant une bouteille des mains de maître Bates, qui entra
derrière lui, il la déboucha en un clin d'œil avec ses dents, et versa
une partie de la liqueur qu'elle contenait dans le gosier de la jeune
fille; après y avoir toutefois goûté lui-même, de peur de méprise.

--Donnez-lui une bouffée d'air avec le soufflet, Charlot! dit Dawkins;
et vous, Fagin, tapez-lui dans la main, tandis que Guillaume la délacera!

Ces secours, administrés à propos et avec zèle, surtout ceux qui
étaient du ressort de maître Bates, qui paraissait prendre un plaisir
tout particulier à s'acquitter consciencieusement de son devoir, ne
furent pas longtemps à produire l'effet qu'on en attendait: Nancy
recouvra peu à peu ses sens, et, se traînant sur une chaise qui était
au chevet du lit, elle se cacha le visage sur l'oreiller, laissant
entièrement le soin de confronter les nouveaux venus à Sikes, un peu
étonné de leur visite inattendue.

--Comment se fait-il que vous soyez venus? demanda-t-il à Fagin. Quel
mauvais vent vous a soufflés ici?

--Ce n'est pas un mauvais vent, mon cher, répondit le juif, car un
mauvais vent ne souffle jamais rien de bon pour qui que ce soit, et je
vous ai apporté quelque chose de bon qui vous réjouira la vue. Matois,
mon ami, défais ce paquet, et donne à Guillaume ces petites friandises
pour lesquelles nous avons dépensé tout notre argent ce matin.

A la demande de Fagin, le Matois, dénouant le paquet, qui formait un
assez gros volume et qui était enveloppé d'une vieille nappe, passa les
objets qu'il contenait, un par un, à Charlot Bates, qui en fit l'éloge
en même temps qu'il les posa sur la table.

--Ah! fit le juif se frottant les mains avec un air de satisfaction,
voilà, j'espère, de quoi vous remettre! Ça va vous rétablir, ça,
Guillaume!

--Tout cela est bel et bon, dit celui-ci; mais il me faut de la _bille_
ce soir même!

--Je n'ai pas une seule pièce de monnaie sur moi, reprit le juif.

--Vous en avez chez vous à remuer à la pelle, répliqua Sikes, et c'est
de là qu'il m'en faut!

--A remuer à la pelle! y pensez-vous? s'écria le juif levant les mains
au ciel. Le peu que j'ai ne pourrait pas suffire à . . ...

--Je ne sais pas combien vous avez, et je pense bien que vous auriez de
la peine à le savoir vous-même, d'autant plus que ça vous demanderait
du temps à compter, dit Sikes. Tout ce que je sais, c'est qu'il m'en
faut ce soir: c'est positif, cela!

--C'est bien, cela suffit, dit le juif avec un soupir; j'enverrai le
Matois tout à l'heure.

--Vous n'en ferez rien du tout, reprit Sikes; le _Matois_ est beaucoup
trop _matois_, et il oublierait peut-être de venir. Il pourrait se faire
d'ailleurs qu'il perdit son chemin, ou qu'il fût pris au _traquenard_,
ou toute autre excuse de ce genre, si vous lui en suggérez l'idée.
Nancy fera mieux d'aller avec vous le chercher; ce sera bien plus sûr.
Je me coucherai et je ferai un somme pendant ce temps-là.

Après avoir bien contesté et marchandé de part et d'autre, le juif
réduisit la somme exigée par Sikes de cinq livres à trois livres
quatre schellings six pence, protestant avec serment qu'il ne lui
resterait qu'un schelling six pence pour vivre à la maison. Sur quoi
Sikes ayant répliqué d'un ton bourru que, s'il n'y avait pas moyen
d'avoir davantage, il fallait bien s'en contenter, Nancy se prépara à
sortir avec Fagin, tandis que le Matois et maître Bates rangèrent les
comestibles dans le buffet.

Le juif alors, prenant congé de son intime ami, s'en retourna chez lui
accompagné de ses élèves et de Nancy; et Sikes, resté seul, se jeta
sur son lit et se disposa à dormir pour passer le temps jusqu'au retour
de la jeune fille.

Ils arrivèrent à temps à la demeure du juif, où ils trouvèrent Toby
Crackit et le sieur Chitling en train de faire leur quinzième partie de
piquet.

--Est-il venu quelqu'un, Toby? demanda le juif.

--Je n'ai vu âme qui vive, répondit le sieur Crackit tirant le col de
sa chemise. C'était aussi triste que de la piquette.

Le juif ayant fait remarquer à ses amis qu'il était grandement temps
d'aller à la besogne, car il était dix heures, et il n'y avait encore
rien de fait, ils partirent pour se distribuer leurs quartiers respectifs.

--Maintenant, dit le juif quand ils eurent quitté la chambre, je m'en
vais te chercher cet argent, Nancy. Ceci est la clef de la petite armoire
où je serre toutes les choses que mes jeunes gens m'apportent. Je
n'enferme jamais mon argent à clef, ma chère; car je n'en ai jamais
assez pour cela, ah! ah! ah!  . . . Non certes, ma chère, je n'en ai pas
du tout même . . . C'est un pauvre commerce que le nôtre, Nancy! il n'y
a pas à s'en louer, tant s'en faut! Et si ce n'était que j'aime les
jeunes gens comme je le fais, il y a déjà longtemps que j'y aurais
renoncé . . . Mais je les aide, ma chère, je les soutiens, Nancy; j'en
ai toute la charge, ma fille. Chut! dit-il fourrant précipitamment la
clef dans son sein, qui ce peut-il être? écoute!

La jeune fille, qui était assise les bras croisés et les coudes
appuyés sur le bord de la table, affecta la plus grande indifférence
quant à l'arrivée d'un tiers, et parut se soucier fort peu de savoir
quelle était la personne qui venait à cette heure, quand, le
chuchotement d'une voix d'homme ayant frappé son oreille, elle ôta
sur-le-champ son chapeau et son châle avec la rapidité de l'éclair,
les jeta sous la table, se plaignant de la chaleur d'un ton langoureux
qui contrastait singulièrement avec la promptitude de ses mouvements,
mais ce dont le juif ne put s'apercevoir, ayant le dos tourné en ce
moment.

--Ah! ah! dit-il comme s'il eût été contrarié de la visite de
l'importun, c'est l'homme que j'attendais . . . Il va descendre ici,
Nancy. Tu n'as pas besoin de parler de cet argent en sa présence,
entends-tu? . . . Il ne restera pas longtemps, ma chère . . . dix
minutes tout au plus.

Le juif prit la chandelle et alla ouvrir la porte au visiteur.

--C'est une de mes petites jeunesses, dit le juif voyant Monks (car
c'était lui-même) reculer à l'aspect de la jeune fille. Reste là,
Nancy!

Cette dernière se rapprochant de la table regarda Monks d'un air
insouciant et baissa aussitôt les yeux; mais, comme il se fut tourné
vers le juif pour lui adresser la parole, elle lui lança à la dérobée
un nouveau regard, si différent du premier, si vif et si pénétrant
que, s'il y avait eu là quelqu'un pour en remarquer la différence, il
eût eu beaucoup de peine à croire qu'ils provinssent de la même
personne.

--Avez-vous quelque nouvelle à m'apprendre? demanda le juif.

--Oui, une bien grande! répondit Monks.

--Et . . . bonne, sans doute? demanda le juif en hésitant comme s'il
eût craint de déplaire à l'autre par un excès de curiosité.

--Pas mauvaise, tant s'en faut! répliqua Monks en souriant. J'ai été
assez heureux cette fois. Je voudrais vous dire deux mots en particulier.

Nancy s'approcha de nouveau de la table et n'offrit point de se retirer,
bien qu'elle s'aperçût que Monks la montrait du doigt en s'adressant
ainsi au juif. Celui-ci craignant sans doute qu'elle ne vînt à parler
d'argent s'il essayait de la renvoyer, fit un signe de tête pour
désigner l'appartement supérieur, et sortit avec son ami.

Le bruit de leurs pas n'avait pas encore cessé, que la jeune fille avait
déjà ôté ses souliers, retroussé sa robe par-dessus sa tête, et
écoutait attentivement à la porte. Lorsqu'elle n'entendit plus rien,
elle sortit tout doucement, et, montant l'escalier sans faire le moindre
bruit, elle fut bientôt perdue dans l'obscurité.

Au bout d'un quart d'heure ou vingt minutes environ, elle descendit aussi
légèrement qu'elle était montée et fut bientôt suivie des deux
hommes. Monks ne tarda pas à sortir, et le juif remonta l'escalier pour
aller chercher l'argent. Au moment où il rentra, la jeune fille mettait
son châle et son chapeau pour se préparer à sortir.

--Qu'as-tu donc, Nancy? s'écria le juif reculant d'étonnement aussitôt
qu'il eut posé la chandelle sur la table, comme tu es pâle!

--Pâle! s'écria à son tour la jeune fille mettant sa main devant ses
yeux, afin de supporter le regard du juif avec plus d'assurance.

--Tu es pâle comme la mort, reprit celui-ci. Que t'est-il donc arrivé?

--Rien du tout . . .. À moins que ce ne soit d'avoir été renfermée
pendant tout ce temps dans cette pièce où il fait une chaleur
étouffante, repartit nonchalamment la fille. Allons! finissons-en, que
je m'en aille!

Fagin remit à Nancy la somme convenue, poussant un soupir à chaque
pièce de monnaie qu'il lui mettait dans la main; et, après s'être
souhaité réciproquement une bonne nuit, ils se séparèrent.

A peine la jeune fille fut-elle dans la rue, qu'elle se vit obligée de
s'asseoir sur le pas d'une porte, incapable qu'elle était de poursuivre
son chemin. Tout à coup elle se leva et courut dans une direction tout
à fait opposée à la demeure de Sikes, jusqu'à ce qu'épuisée de
fatigue et couverte de sueur elle s'arrêta enfin pour reprendre haleine.
Alors, comme si elle fût revenue à elle-même, et qu'après s'être
remise de son trouble elle eût déploré l'impossibilité d'exécuter un
projet qu'elle avait en tête, elle se tordit les bras et pleura
amèrement.



XXXIX. --Singulière entrevue en conséquence de ce qui s'est passé dans
le chapitre précédent.


Fort heureusement pour Nancy, Sikes, une fois en possession de l'argent,
passa toute la journée du lendemain à boire et à manger; ce qui lui
adoucit tellement le caractère, qu'il n'eut ni le temps ni l'envie de
trouver à redire à la conduite de la jeune fille.

A mesure que le jour s'avançait, le trouble de la jeune fille augmenta;
et quand, vers le soir, elle s'assit au chevet du brigand, attendant avec
impatience que le sommeil et la boisson eussent appesanti ses paupières,
son visage était si pâle et ses yeux si brillants, que Sikes même
l'observa avec étonnement.

Ce dernier, que la fièvre avait affaibli, était couché sur son lit,
buvant force _grog_, afin de l'apaiser, et il tendait son verre à Nancy,
pour qu'elle le lui remplît pour la troisième ou quatrième fois,
lorsque ces symptômes le frappèrent.

--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria-t-il se mettant sur son séant
pour la considérer de plus près. Tu as l'air d'un revenant! Qu'est-ce
que cela signifie?

--Ce que cela signifie! reprit la fille. Rien . . . Pourquoi me
regardes-tu ainsi entre les deux yeux?

--Qu'est-ce que c'est que toutes ces bêtises-là? demanda Sikes la
prenant par le bras et la secouant rudement. Qu'y a-t-il? . . . que veut
dire cela? A quoi penses-tu? Voyons, parle!

--A bien des choses, Guillaume! répondit celle-ci passant ses mains sur
ses yeux pour cacher son trouble et frissonnant involontairement. Mais,
qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela?

Le ton enjoué qu'elle affecta en prononçant ces dernières paroles
sembla produire sur Sikes une plus forte impression que ne l'avait fait
la pâleur excessive de la jeune fille.

Rassuré par cette pensée que Nancy pouvait bien avoir la fièvre, Sikes
vida son verre jusqu'à la dernière goutte; et alors, tout en continuant
de gronder, il demanda sa potion. La fille ne se le fit pas dire deux
fois; elle se leva aussitôt de sa chaise, versa le breuvage dans une
tasse (ayant eu soin pour cela de se détourner un tant soit peu), et
elle porta elle-même le vase à ses lèvres, jusqu'à ce qu'il eût tout
bu.

--Maintenant, dit le brigand, viens t'asseoir près de moi, et reprends
ta mine accoutumée si tu ne veux pas que je te la change moi-même de
telle manière que tu ne te reconnaîtras pas quand il te prendra envie
de te regarder dans la glace.

Celle-ci obéit et Sikes, lui prenant la main, la tint étroitement
serrée dans la sienne, et quand il retomba sur l'oreiller, il n'en
continua pas moins de la considérer attentivement. Ses yeux se
fermèrent, puis se rouvrirent; ils se refermèrent et se rouvrirent de
nouveau. Il se remua dans son lit et changea plusieurs fois de position,
comme s'il eût été mal à son aise; et après s'être assoupi à
différentes reprises pendant l'espace de quelques minutes, tressaillant
de temps à autre et regardant d'un air effaré autour de lui, il resta
tout à coup immobile dans la position d'une personne prête à se lever,
et dormit bientôt d'un sommeil léthargique. Sa main lâcha celle de
Nancy et retomba nonchalamment sur le lit.

--Le laudanum a produit enfin son effet! murmura Nancy s'éloignant
aussitôt du lit. Il se pourrait bien même qu'il fût trop tard.

Disant ces mots, elle mit bien vite son chapeau et son châle en
regardant avec frayeur autour d'elle comme si, malgré le breuvage
qu'elle avait administré au brigand, elle se fût attendue à chaque
instant à sentir sur son épaule la pression de sa lourde main; ensuite,
se penchant doucement sur le lit, elle déposa un baiser sur les lèvres
de Sikes et disparut aussi vite que l'éclair.

Au bout d'un passage qu'elle devait traverser pour gagner une des rues
principales de Londres, un _watchman_ cria neuf heures et demie.

--Y a-t-il longtemps que la demie est sonnée? demanda Nancy.

--Dix heures sonneront dans un quart d'heure, répondit le crieur de nuit
levant sa lanterne pour voir le visage de la fille.

--Déjà dix heures moins un quart! . . . et il me faut une bonne heure
au moins pour arriver là! se dit à part soi Nancy continuant son chemin
avec une rapidité sans égale.

--Cette femme est folle! disait-on en la regardant courir ainsi à
travers la chaussée.

C'était un superbe hôtel, situé dans une rue élégante et tranquille
aux environs de _Hyde-Park_. Au moment où elle aperçut la brillante
clarté du réverbère placé devant la porte, onze heures sonnèrent à
l'horloge d'une église voisine. Elle avait ralenti sa marche, incertaine
si elle devait avancer ou s'en retourner, mais le son de la cloche
l'ayant déterminée, elle entra dans le vestibule. Ayant trouvé le
fauteuil du portier vacant, elle regarda d'un air inquiet autour d'elle
et se dirigea vers l'escalier.

--Que voulez-vous, jeune fille, demanda une femme de chambre élégamment
vêtue entrouvrant une porte derrière Nancy, qui demandez-vous ici?

--Une demoiselle qui est dans cette maison, répondit la fille.

--Une demoiselle! reprit l'autre avec dédain. Quelle demoiselle, s'il
vous plaît?

--Mademoiselle Maylie, dit Nancy.

La jeune femme, qui, pendant ce court dialogue, avait remarqué la mise
de cette dernière, se contenta de la regarder de toute sa hauteur, et
fit signe à un laquais de venir lui parler. Nancy exposa à ce dernier
le motif de sa visite.

--De quelle part? demanda le domestique, quel nom faut-il que je dise?

--Ce n'est pas nécessaire, répliqua Nancy.

--Ni ce qui vous amène ici? demanda l'homme.

--Non, ce n'est pas la peine, répondit la fille, il faut que je voie
cette demoiselle.

--Allons donc! reprit l'homme en la poussant vers la porte. Nous
connaissons ces couleurs-là. Sortez d'ici!

--Si je sors d'ici, il faudra que vous me portiez dehors, dit vivement
Nancy, et je vous jure que ce ne sera pas une petite affaire pour deux
d'entre vous. N'y a-t-il donc personne ici, poursuivit-elle en promenant
ses regards autour de la salle, qui veuille se charger d'un message pour
une pauvre fille comme moi?

Nancy eut bien des difficultés à vaincre pour arriver jusqu'à Rose,
car les domestiques de grande maison croyaient se déshonorer en faisant
sa commission. Les servantes l'insultaient, les valets la regardaient
d'un air de pitié, la prenant pour une mendiante. Enfin, une bonne pâte
de cuisinier vint à son secours et finit par déterminer le valet de
chambre à daigner aller prévenir mademoiselle Maylie; et, quoique
l'orgueil de celui-ci se trouvât froissé, il voulut bien faire quelque
chose à la recommandation d'un confrère.

Enfin elle entendit un léger bruit.

Elle leva les yeux suffisamment pour remarquer que la personne qui se
présentait à elle était jeune.

--On a assez de peine à parvenir jusqu'à vous, Mademoiselle! dit-elle
secouant la tête d'un air d'indifférence. Si je m'étais offensée et
que je fusse partie (comme toute autre à ma place l'aurait fait), vous
en auriez été bien fâchée un jour à venir; et il y aurait eu de quoi.

--Je suis désolée qu'on se soit mal conduit envers vous, reprit Rose,
oubliez cela et dites-moi quelle est la cause qui vous a fait désirer me
voir: je suis la personne que vous demandez.

Le ton obligeant avec lequel cette réponse fut faite, la douce voix de
Rose, ses manières affables, exemptes de hauteur, frappèrent
d'étonnement la jeune fille, qui fondit en larmes.

--Oh! Mademoiselle, dit Nancy joignant les mains d'un air suppliant, s'il
y avait plus de personnes comme vous, il y en aurait moins comme moi;
c'est bien certain!

--Asseyez-vous, dit Rose avec empressement: vous me serrez le cœur. Si
vous êtes dans la misère ou l'affliction, je me ferai un vrai plaisir
de vous soulager si c'est en mon pouvoir. Asseyez-vous . . .

--Permettez-moi de rester debout, Mademoiselle, dit la fille, et ne me
parlez pas avec tant de bonté jusqu'à ce que vous me connaissiez mieux
. . . Il commence à se faire tard . . . Cette porte est-elle fermée?

--Oui, dit Rose reculant quelques pas, afin de se trouver plus à portée
d'appeler du secours en cas de besoin. Pourquoi me faites-vous cette
question?

--Parce que, dit la fille, je suis sur le point de mettre ma vie et celle
de bien d'autres entre vos mains. C'est moi qui ai ramené le petit
Olivier à la maison du vieux Fagin, le juif, le soir même que cet
enfant a disparu de Pentonville.

--Vous! dit Rose.

--Moi-même, reprit la fille. Je suis l'infâme créature dont vous avez
entendu parler; qui vis parmi les voleurs, et qui, depuis que je me
connais (c'est-à-dire dès ma plus tendre enfance), n'ai jamais connu
d'existence préférable à celle qu'ils m'ont procurée, ni de paroles
plus douces que celles qu'ils m'ont adressées: ainsi, que Dieu ait
pitié de moi! . . . Vous n'avez pas besoin de déguiser l'horreur que je
vous inspire . . . Je suis plus jeune qu'on ne le penserait à me voir;
mais je sais bien l'effet que produit ma présence: les femmes les plus
misérables s'éloignent de moi quand je passe près d'elles dans la rue.

--De quelles horribles choses venez-vous m'entretenir! dit Rose reculant
involontairement.

--Rendez grâces au ciel, ma bonne demoiselle, s'écria Nancy, de ce
qu'il vous a accordé des amis qui ont eu soin de vous dans votre enfance
et qu'il n'a pas permis que vous soyez exposée au froid, à la faim, à
l'ivrognerie et à quelque chose encore de pire que tout cela, comme je
l'ai été moi-même dès mon berceau pour ainsi dire: car les allées et
les ruisseaux ont été mon partage, et j'y mourrai comme j'y ai vécu.

--Je vous plains! dit Rose d'une voix émue. Vos paroles me déchirent le
cœur!

--Que Dieu vous bénisse pour votre bonté! reprit la fille. Si vous
saviez ce que j'éprouve quelquefois, vous me plaindriez bien
certainement. Mais j'ai échappé à la vigilance de ceux qui
m'assassineraient, j'en suis sûre, s'ils savaient que je suis venue ici
pour vous dire ce que j'ai entendu. Connaissez-vous un individu appelé
Monks?

--Non, dit Rose.

--Il vous connaît bien, lui, répliqua la fille, et il savait que vous
étiez ici; car c'est par lui que j'ai découvert votre adresse.

--Je ne connais personne de ce nom, dit Rose.

--Alors probablement que c'est un nom d'emprunt, poursuivit la fille.
C'est ce qui m'est venu plus d'une fois à l'idée. Il y a quelque temps
(peu de jours après qu'Olivier fut introduit par cette petite fenêtre
dans la maison que vous habitez à Chertsey, le jour qu'ils devaient vous
voler), comme j'avais des soupçons sur cet homme, j'écoutai une
conversation qu'il eut avec Fagin, dans l'obscurité. D'après ce que
j'entendis, j'appris donc que Monks, l'homme que je croyais que vous
connaissiez, vous savez? . . .

--Oui, oui, dit Rose, je comprends.

--J'appris donc que Monks, poursuivit la fille, avait vu par hasard
Olivier avec deux de nos petits jeunes gens le jour même que nous
l'avons perdu pour la première fois, et qu'il l'avait tout de suite
reconnu pour être l'enfant qu'il cherchait (quoique je ne puisse pas me
rendre compte pourquoi). Un marché fut conclu entre eux que, si Fagin
pouvait ravoir Olivier, il recevrait une certaine somme d'argent, et
qu'il recevrait davantage s'il parvenait à faire de cet enfant un
voleur; ce que (pour des raisons que j'ignore) Monks paraissait désirer
vivement.

--Dans quel but? demanda Rose.

--C'est ce que je ne sais pas, reprit la fille. Comme je me penchais pour
mieux entendre, il aperçut mon ombre sur le mur (et il n'y en a pas
beaucoup à ma place qui auraient pu s'esquiver aussi adroitement sans
être découvertes); mais, fort heureusement, je me suis retirée
inaperçue, et depuis je ne l'ai plus revu si ce n'est hier au soir.

--Et que se passa-t-il, alors?

--Je m'en vais vous le dire, Mademoiselle. La nuit dernière il revint,
et Fagin l'emmena à l'étage au-dessus comme la première fois. Comme la
première fois aussi, j'écoutai à la porte et j'entendis Monks qui
disait:

--Ainsi, les seules choses qui eussent pu servir à prouver l'identité
de cet enfant sont au fond de la rivière; et la vieille sibylle qui les
a reçues de la mère est morte depuis longtemps, et ses os sont pourris
dans sa bière. Alors ils se mirent à rire en s'entretenant du succès
de cette affaire; et chaque fois que Monks parlait d'Olivier, il devenait
furieux et disait que, quoiqu'il se fût assuré de l'argent de ce petit
diable, il aurait préféré s'en emparer d'une autre manière. Car
(disait-il) quelle bonne farce c'eût été d'annuler le testament du
père en traînant celui qui en est l'objet et qui faisait sa gloire dans
toutes les prisons de Londres, et en le conduisant ensuite à la potence
pour quelque crime capital! . . . ce que vous pouvez encore faire, Fagin,
après avoir tiré avantage de lui par-dessus le marché.

--Qu'est-ce que tout cela, mon Dieu! s'écria Rose.

--La vérité, Mademoiselle, quoiqu'elle sorte de mes lèvres, répliqua
Nancy. Alors il ajouta avec d'horribles jurements (familiers à mes
oreilles, mais tout à fait étrangers aux vôtres) que, s'il pouvait
satisfaire à sa haine en prenant la vie de cet enfant sans mettre la
sienne en danger, il le ferait sans hésiter; mais que, puisque cela
était impossible, il ferait en sorte de mettre des entraves dans toutes
ses actions et de lui nuire dans plus d'une circonstance; et que, si
Olivier voulait jamais un jour tirer avantage de sa naissance et de son
histoire, il saurait bien l'en empêcher; enfin, Fagin (ajouta-t-il),
tout juif que vous êtes, vous n'avez jamais employé de moyens
semblables à ceux que je vais mettre en usage pour attirer dans le
piège mon frère Olivier.

--Son frère! s'écria Rose joignant les mains de surprise.

--Voilà ses propres paroles, dit Nancy regardant d'un air inquiet autour
d'elle (ce qu'elle n'avait cessé de faire depuis le moment où elle
avait commencé à parler, car l'image de Sikes la tourmentait
continuellement). Il a même dit plus lorsqu'il est venu à parler de
vous et de l'autre dame, il a dit qu'il fallait que le ciel ou l'enfer
s'en fût mêlé pour avoir fait tomber Olivier entre vos mains; puis il
se prit à rire et observa que le hasard l'avait encore assez bien servi
en cela: car, ajouta-t-il en vous nommant, que de milliers de livres
sterling ne donnerait-elle pas elle-même, si elle les avait, pour savoir
qui est _ce petit épagneul à deux pattes qui la suit partout_!

--Est-il possible! dit Rose en pâlissant, il n'a pas pu dire cela
sérieusement, n'est-ce pas?

--Si jamais homme a parlé sérieusement, ce fut lui en cette
circonstance, répliqua Nancy. Il n'est pas homme à plaisanter lorsqu'il
est excité par la haine. J'en connais qui font pis que lui, mais
j'aimerais mieux les entendre douze fois que lui une . . . Il se fait
tard et je veux arriver à la maison sans qu'on se doute que je suis
venue ici: il faut donc que je m'en retourne au plus vite.

--Mais comment m'y prendre? dit Rose. Comment, sans vous, pourrai-je
tirer avantage de la révélation que vous venez de me faire? . . . Vous
en retourner! . . . comment pouvez-vous désirer rejoindre des compagnons
que vous peignez sous des couleurs si affreuses? Si vous voulez répéter
ce que vous venez de me dire à un monsieur qui est là, dans la chambre
voisine,

il vous conduira en moins d'une demi-heure dans un endroit où vous serez
en sûreté.

--Je désire m'en aller, dit la fille. Il faut que je m'en aille; parce
que . . . (comment pourrai-je avouer de telles choses à une vertueuse
demoiselle comme vous!) parce que, parmi ces hommes dont je vous ai
parlé, il en est un (le plus méchant et le plus déterminé d'eux tous
peut-être), que je ne puis quitter . . . non, pas même pour m'arracher
à la vie que je mène maintenant!

--La sensibilité que vous avez déjà montrée une fois auparavant en
prenant le parti de ce cher enfant, dit Rose, la générosité dont vous
faites preuve maintenant en venant, au risque de votre vie, me dire ce
que vous avez entendu, vos manières, qui me sont un sur garant de la
vérité de vos paroles, le repentir évident et le sentiment intérieur
de votre honte, tout me porte à croire que vous pourriez encore vous
réformer. Oh! continua Rose joignant les mains, tandis que des larmes
coulaient de ses joues, ne rejetez pas les sollicitations d'une personne
de votre sexe, la première, la seule, je pense, qui vous ait jamais
parlé avec douceur et compassion! . . . Ne refusez pas de m'entendre et
laissez-vous ramener dans le sentier de l'honneur et de la vertu!

--Ma bonne demoiselle! s'écria Nancy se jetant aux genoux de Rose, ange
de douceur et de bonté! vous êtes, en effet, la première qui m'ait
fait entendre ces paroles de consolation qui me pénètrent le cœur, et
si je les avais entendues longtemps auparavant elles auraient pu me tirer
du vice dans lequel je suis plongée; mais maintenant il est trop tard! .
. . il est trop tard!

--Il n'est jamais trop tard pour le repentir, dit Rose.

--Il est trop tard! s'écria Nancy se tordant les bras dans l'agonie du
désespoir. Je ne puis l'abandonner maintenant! Je ne veux pas être la
cause de sa mort!

--Comment seriez-vous la cause de sa mort? demanda Rose.

--Rien ne pourrait le sauver, s'écria la fille, si je déclarais à
d'autres ce que je viens de vous dire, et qu'on les prît tous, il n'en
réchapperait pas. C'est le plus hardi et le plus intrépide de la bande.
Et il a commis des actions si atroces!

--Est-il possible, dit Rose, que pour un tel homme vous renonciez à une
délivrance certaine et à l'espoir d'un meilleur avenir? C'est de la
vraie folie!

--J'ignore moi-même ce que c'est, reprit la fille. Tout ce que je sais,
c'est qu'il n'en est pas ainsi qu'avec moi, et qu'il y en a beaucoup
d'autres aussi vicieuses et aussi misérables que moi qui pensent de
même. Il faut que je m'en retourne. Que ce soit la volonté du ciel ou
punition du mal que j'ai fait, c'est ce dont je ne puis me rendre compte
à moi-même; mais je suis ramenée vers cet homme malgré sa brutalité
envers moi, et je crois que je le serais encore si je savais que je dusse
périr de sa main.

--Que faire? dit Rose. Je ne devrais pas vous laisser partir ainsi.

--Vous ne me retiendrez pas, j'en suis sûre, repartit la fille, vous ne
le ferez pas, parce que je me suis fiée à votre bonté et que je n'ai
exigé aucune promesse de vous, comme j'aurais pu le faire.

--Alors, à quoi me servira la révélation que vous m'avez faite?
demanda Rose. Dans l'intérêt d'Olivier que vous désirez servir, ce
mystère doit être éclairci.

--Il me semble que vous devriez raconter cela, sous le sceau du secret,
à quelque monsieur de vos amis qui vous dira ce que vous avez à faire,
repartit Nancy.

--Mais où vous trouverai-je quand il en sera nécessaire? demanda Rose.
Je ne cherche pas à savoir où demeurent ces gens affreux; mais encore
ai-je besoin de vous revoir.

--Me promettez-vous de garder fidèlement le secret et de venir seule ou,
du moins, accompagnée seulement de la personne qui sera dans la
confidence? demanda la fille. Puis-je compter que je ne serai pas épiée
ou suivie?

--Je vous le jure! répondit Rose.

--Tous les dimanches, depuis onze heures jusqu'à minuit, dit la fille
sans hésiter, je me promènerai sur le pont de Londres . . . si j'existe!

--Encore un mot! dit Rose comme Nancy se préparait à se retirer.
Réfléchissez encore une fois à l'horreur de votre position et à
l'occasion qui se présente de vous en affranchir. Vous avez des droits
à l'intérêt que je vous porte, non seulement pour être venue ici
volontairement me faire cette révélation, mais parce que vous êtes,
pour ainsi dire, perdue au-delà de toute espérance. Retournerez-vous
vers cette bande de voleurs et avec cet homme qui vous maltraite si
cruellement, lorsqu'une seule parole suffit pour vous sauver? Quel est
donc ce charme qui vous entraîne malgré vous, et qui vous attache au
malheur et au crime? N'est-il pas dans votre cœur une corde que je
puisse toucher? N'y reste-t-il donc aucun sentiment auquel je puisse en
appeler contre ce fatal prestige?

--Quand de jeunes demoiselles aussi belles et aussi bonnes que vous
livrent leur cœur, reprit avec fermeté la jeune fille, l'amour les
entraîne quelquefois bien loin, celles mêmes qui ont, comme vous, des
parents, des amis et des admirateurs pour les distraire. Mais quand de
malheureuses filles, qui, comme moi, n'ont d'autre demeura que la tombe
et d'autre ami pour les visiter dans leurs maladies, ou à l'heure de la
mort, que le servant d'hôpital, donnent leur cœur à un homme qui leur
tient lieu de parents et d'amis qu'elles ont perdus ou qui leur ont
manqué pendant tout le cours de leur misérable existence, qui peut
espérer de les guérir? . . . Plaignez-nous, Mademoiselle, d'entretenir
en notre cœur un sentiment que la justice divine condamne et que les
hommes réprouvent!

--Vous accepterez de moi quelque argent qui vous mette à même de vivre
sans déshonneur, jusqu'à ce que nous nous revoyions du moins? dit Rose
après un instant de silence.

--Pas un sou! reprit la fille.

--Ne rejetez pas l'offre que je fais de vous aider, dit Rose avec bonté;
je désire vous être utile, je vous assure.

--Vous me rendriez un plus grand service, repartit Nancy avec l'accent du
plus grand désespoir, si vous pouviez m'arracher la vie d'un seul coup;
car jamais, plus que ce soir, je n'ai senti l'horreur de ma position, et
il me serait si agréable de ne pas mourir dans le même enfer que celui
dans lequel j'ai vécu! . . . Que Dieu vous bénisse, bonne demoiselle,
et qu'il répande sur votre tête autant de bonheur qu'il a répandu de
honte et d'opprobre sur la mienne!

Ayant prononcé ces paroles entrecoupées par ses sanglots, la
malheureuse créature s'en alla.



XL. --Nouvelles découvertes, prouvant que les surprises, de même que
les malheurs, viennent rarement seules.


La situation de Rose n'était pas des moins embarrassantes; car, tandis
qu'elle désirait vivement pénétrer le mystère qui enveloppait la
naissance d'Olivier, elle se voyait obligée, en conscience, de garder le
secret qui lui avait été confié par la malheureuse fille avec qui elle
venait d'avoir un si pénible entretien.

Elle n'avait plus que trois jours à rester à Londres avant de partir,
avec madame Maylie et son jeune protégé, pour un port de mer assez
éloigné. On touchait déjà à la fin du premier jour (minuit venait
justement de sonner à l'instant où Nancy quitta la chambre). Quel
projet pouvait-elle former qui pût être mis à exécution en
vingt-quatre heures? ou quel moyen devait-elle employer pour retarder le
voyage sans exciter le soupçon?

M. Losberne était à l'hôtel avec ces dames, et il devait y passer les
deux dernières journées de leur séjour à Londres; mais Rose
connaissait trop bien le caractère impétueux du docteur, et elle
prévoyait trop clairement le courroux que, dans un premier moment
d'indignation, il ferait éclater contre la jeune fille, pour lui confier
le secret. C'était encore une des raisons pour lesquelles Rose craignait
de s'ouvrir à madame Maylie, qui n'aurait pas manqué d'en parler au
docteur . . . Avoir recours à un homme de loi, en supposant qu'elle eût
su comment s'y prendre, était chose à laquelle elle devait renoncer
pour la même raison . . . Elle eut bien un moment la pensée d'écrire
à Henri; mais elle se souvint de leur dernière entrevue . . . Elle
était dans cette perplexité, lorsque Olivier, qui venait de se promener
dans la ville, escorté de Giles, qui lui tenait lieu de garde du corps,
entra brusquement dans la chambre hors d'haleine et tout ému.

--Qu'avez-vous donc, que vous paraissez si agité? demanda Rose en
s'avançant vers lui; répondez-moi, Olivier.

--Je puis à peine parler, reprit l'enfant. Il me semble que j'étouffe
. . . Quel bonheur de penser que je le reverrai enfin, et que vous aurez la
certitude que tout ce que je vous ai dit est l'exacte vérité!

--Je n'ai jamais supposé qu'il en fût autrement, mon ami, dit Rose,
mais pourquoi dites-vous cela? . . . De qui parlez-vous?

--J'ai revu ce bon monsieur qui m'a témoigné tant d'amitié! répliqua
Olivier pouvant à peine articuler ses mots . . . Vous savez, M.
Brownlow, dont je vous ai si souvent parlé?

--Où donc? demanda Rose.

--Il descendait de voiture et il entrait dans une maison, répondit
Olivier pleurant de joie. Je ne lui ai pas parlé . . . je ne pouvais pas
lui parler, car il ne m'a pas aperçu, et j'étais si tremblant, qu'il
m'a été impossible de courir vers lui; mais Giles s'est informé s'il
demeurait dans la maison où nous l'avons vu entrer, et on lui a répondu
que oui. Tenez, ajouta-t-il en tirant un papier de sa poche, voici son
adresse: c'est là qu'il demeure . . . j'y vais de ce pas . . . Oh! mon
Dieu, mon Dieu! que deviendrai-je quand je le reverrai et qu'il me
parlera!

--Vite! dit Rose. Envoyez chercher un fiacre, et tenez-vous prêt à
partir; je vais vous y conduire sur-le-champ. Il n'y a pas une minute à
perdre! Le temps seulement de prévenir ma tante que nous sortons pour
une heure, et je vous emmène. Ainsi soyez prêt!

Olivier ne se le fit pas dire deux fois, et en moins de dix minutes ils
étaient en route pour _Craven Street_ dans le _Strand_. Lorsqu'ils y
furent arrivés, Rose descendit du fiacre pour préparer le vieux
monsieur à recevoir Olivier; et remettant sa carte au domestique, elle
le pria de dire à M. Brownlow qu'elle désirait le voir pour affaires de
la plus grande importance. Celui-là reparut bientôt, il avait reçu
l'ordre de faire monter la jeune demoiselle; il l'introduisit dans une
chambre du premier étage, où elle fut présentée à un monsieur d'un
certain âge, à l'air affable, et ayant un habit vert-bouteille. Non
loin de lui était un autre vieux monsieur en culotte courte et en
guêtres de nankin, lequel vieux monsieur (qui ne paraissait point
extrêmement affable) était assis les mains jointes, appuyées sur la
pomme de sa canne, et son menton par-dessus.

--Mille pardons, ma jeune demoiselle! dit le monsieur à l'habit vert se
levant précipitamment de sa chaise et faisant un salut gracieux à
mademoiselle Maylie. Je pensais que ce pouvait être quelque personne
importune qui . . . Je vous prie en grâce de m'excuser . . . Donnez-vous
la peine de vous asseoir.

--C'est à M. Brownlow que j'ai l'honneur de parler? dit Rose s'adressant
à ce dernier.

--Oui, Mademoiselle, répondit le vieux monsieur, et voici mon ami M.
Grimwig. Grimwig, voulez-vous bien nous laisser pour quelques minutes?

--Je crois, observa Rose, qu'à ce point de notre entrevue Monsieur peut
fort bien rester avec nous. Si je suis bien informée, il n'est pas
étranger à l'affaire qui m'amène près de vous.

M. Brownlow fit une inclination de tête; et M. Grimwig, qui avait fait
un salut très roide, s'étant levé de sa chaise, fit un autre salut
très roide et se rassit.

--Je vais bien vous surprendre, sans doute, dit Rose un peu embarrassée;
mais vous avez jadis témoigné beaucoup d'intérêt et d'affection à un
de mes jeunes amis, et je suis sûre que vous ne serez pas fâché d'en
avoir des nouvelles.

--Vraiment! dit M. Brownlow. Puis-je savoir son nom?

--Olivier Twist, répliqua Rose.

A peine eut-elle prononcé ce nom, que M. Grimwig, qui s'était mis à
parcourir un gros livre qui était sur la table, le referma brusquement;
et se laissant retomber sur le dos de sa chaise, il laissa voir sur son
visage les signes de la plus grande surprise.

L'étonnement de M. Brownlow ne fut pas moins grand, quoiqu'il ne le fit
pas paraître d'une manière aussi excentrique. Il approcha sa chaise de
celle de Rose, et dit:

--Faites-moi la grâce, ma chère demoiselle, de passer sous silence
cette bienveillance et cette bonté dont vous parlez et dont personne
autre ne se doute; et s'il est en votre pouvoir de me désabuser quant à
l'opinion défavorable que j'ai dû concevoir de ce pauvre enfant, au nom
du ciel faites-le sur-le-champ!

--C'est un petit vaurien! j'en mangerais ma tête que c'est un petit
vaurien! dit M. Grimwig sans remuer aucun muscle de son visage, comme le
ferait un ventriloque.

--Cet enfant a le cœur noble et généreux, reprit Rose en rougissant;
et l'Être suprême, qui a jugé à propos de lui envoyer des peines et
de le faire passer par des épreuves au-dessus de ses forces, lui a
donné des qualités et des sentiments qui feraient honneur à bien des
gens qui ont six fois son âge.

--Je n'ai que soixante et un ans! repartit M. Grimwig sur le même ton;
et comme cet Olivier dont vous parlez doit avoir douze ans, s'il n'a pas
davantage, je ne vois pas l'application de cette remarque.

--Ne faites pas attention à mon ami, Mademoiselle, dit M. Brownlow, il
ne pense pas ce qu'il dit.

--Si, gronda M. Grimwig.

--Non, il ne le pense pas, je vous assure! reprit M. Brownlow, qui
commençait visiblement à s'impatienter.

--Il en mangera sa tête si ce n'est pas vrai! gronda M. Grimwig.

--Il mériterait plutôt qu'on la lui cassât! répliqua M. Brownlow.

--Il voudrait bien voir quelqu'un le lui proposer! repartit M. Grimwig
frappant avec sa canne sur le plancher.

Après s'être ainsi excités l'un l'autre, les deux amis prirent
séparément chacun une prise et se donnèrent ensuite une poignée de
main, selon leur invariable coutume.

Rose, qui avait eu le temps de rassembler ses idées, raconta en peu de
mots ce qui était arrivé à Olivier depuis le jour où il avait quitté
la maison de M. Brownlow, réservant pour le moment où elle serait seule
avec ce monsieur la révélation de Nancy. Elle ajouta que le seul
chagrin de cet enfant, pendant plusieurs mois, avait été de ne pouvoir
retrouver son bienfaiteur.

--Dieu soit loué! dit le vieux monsieur. Voilà qui me rassure! . . .
Mais vous ne m'avez pas dit où il est maintenant, mademoiselle Maylie
. . . Vous m'excuserez si je vous fais cette remarque; mais pourquoi ne
l'avoir pas amené?

--Il est en bas qui m'attend dans la voiture qui est à la porte,
répliqua Rose.

--Ici, à ma porte! s'écria le vieux monsieur. Et, sans en dire
davantage, il s'élança hors de la chambre, descendit l'escalier quatre
à quatre, sauta sur le marchepied, et de là dans la voiture.

A peine la porte de la chambre fut-elle refermée sur lui, que M. Grimwig
leva la tête, et, convertissant en pivot un des pieds de derrière de sa
chaise, il décrivit, à l'aide de son bâton et de la table, trois
cercles distincts; après quoi, se remettant sur ses jambes, il marcha
clopin-clopant à travers la chambre, et, s'approchant tout à coup de
Rose, il l'embrassa sans autre préambule.

--Chut! dit-il voyant que celle-ci se levait précipitamment, alarmée
qu'elle était de son audace, ne craignez rien! je suis assez vieux pour
être votre grand-père . . . Vous êtes une bonne fille, je vous aime
bien! Les voici qui montent!

En effet, comme il s'était jeté d'un seul bond sur une chaise, M.
Brownlow rentra accompagné d'Olivier, que Grimwig reçut fort
gracieusement; et cette satisfaction du moment eût-elle été pour Rose
la seule récompense de ses soins et de ses inquiétudes pour son jeune
protégé, qu'elle s'en fut trouvée bien payée.

--A propos! il y a quelqu'un qui ne doit pas être oublié, dit M.
Brownlow tirant le cordon de la sonnette. Dites à madame Bedwin de
monter, s'il vous plaît!

La vieille femme de charge monta aussitôt, et, ayant fait une
révérence, elle attendit à la porte que M. Brownlow lui donnât ses
ordres.

--Je crois que votre vue s'affaiblit de jour en jour, Bedwin! dit
celui-ci d'un air à moitié fâché.

--A mon âge, Monsieur, il n'y a rien d'étonnant, répliqua la bonne
dame. Les yeux des gens ne s'améliorent pas avec les années.

--Je pourrais bien vous en dire autant, repartit M. Brownlow; mais mettez
vos lunettes et voyons un peu si vous devinerez pourquoi je vous ai fait
demander.

Madame Bedwin se mit à fouiller dans ses poches pour chercher ses
lunettes, mais la patience d'Olivier n'était pas à l'épreuve contre ce
nouveau retard, c'est pourquoi, cédant à la première impulsion de son
cœur, il se précipita dans les bras de la bonne dame.

--Dieu me pardonne! s'écria celle-ci en l'embrassant, c'est mon cher
petit garçon!

--Ma bonne madame Bedwin! s'écria Olivier.

--Je savais bien qu'il reviendrait! reprit la vieille dame le pressant
dans ses bras. Comme il a bonne mine . . . et qu'il est bien mis! Il a
l'air d'un petit monsieur! Où avez-vous été pendant tout ce temps qui
m'a semblé si long? . . . Ah! toujours son joli petit visage . . . mais
plus si pâle cependant . . . Toujours ses yeux si doux, mais plus si
tristes. Je ne les ai jamais oubliés, ni son agréable sourire non plus.
Laissant madame Bedwin et Olivier converser à loisir, M. Brownlow fit
passer Rose dans une autre chambre et celle-ci lui raconta tout au long
l'entrevue qu'elle avait eue avec Nancy; ce qui le surprit et l'inquiéta
étrangement. Comme elle lui eut expliqué les raisons qui l'avaient
empêchée d'en parler dès l'abord à Losberne, il approuva fort sa
prudence et résolut aussitôt d'avoir, à cet effet, une conférence
avec le docteur. Pour se procurer plus tôt l'occasion d'exécuter ce
dessein, il fut convenu qu'il irait à l'hôtel le soir même, à huit
heures, et que, pendant ce temps, madame Maylie serait instruite de tout
ce qui s'était passé.

Mademoiselle Maylie n'avait point exagéré le courroux du docteur; car
à peine eut-il eu connaissance de la révélation de Nancy, qu'il se
répandit en imprécations contre elle et qu'il menaça de la livrer à
MM. Blathers et Duff. Il avait déjà pris son chapeau et se préparait
à aller trouver ces dignes personnes, sans considérer quelles
pourraient être les suites de cette folle démarche, si M. Brownlow, qui
était lui-même très irascible, ne l'eût empêché de sortir et n'eût
employé tous les arguments possibles pour lui faire entendre raison.

--Que nous reste-t-il donc à faire? Ne faut-il pas encore remercier tous
ces vagabonds, et les prier d'accepter chacun une centaine de livres
sterling comme une légère preuve de notre estime et un faible gage de
notre gratitude!

--Je ne dis pas précisément cela, reprit en souriant M. Brownlow, mais
il faut agir avec douceur et avec prudence.

--De la douceur et de la prudence! s'écria le docteur. Je vous les
enverrai tous aux . . .

--Je ne dis pas le contraire, répliqua M. Brownlow, et sans doute ils
l'ont bien mérité.

Il fut très difficile de faire entendre raison au docteur, qui, depuis
qu'il avait vu MM. Duff et Blathers, semblait avoir une confiance sans
bornes en leurs talents. Mais M. Brownlow lui ayant fait comprendre que
de leur prudence dépendait le sort d'Olivier, et qu'une seule démarche
inconsidérée pouvait tout compromettre et le priver à la fois de
l'héritage de ses parents et de tout espoir de retrouver sa famille, le
docteur finit par convenir que ses emportements pouvaient tout gâter et
qu'à l'avenir il serait plus calme. En conséquence il fut convenu que
MM. Grimwig et Henri Maylie feraient partie du comité, et que M.
Brownlow accompagnerait Rose au pont de Londres, où elle devait revoir
Nancy; que tout serait fait de façon à ne pas compromettre cette
malheureuse, et que la justice ne serait pas avertie, de peur qu'en
donnant l'éveil Nancy ne voulût plus faire connaître ce Monks.



XLI-- Une vieille connaissance d'Olivier, donnant des preuves d'un génie
supérieur, devient un personnage public dans la métropole.


Le même soir que Nancy vint trouver Rose Maylie, après avoir donné à
Sikes un breuvage soporifique, deux personnes que le lecteur connaît
déjà, mais avec lesquelles (pour l'intelligence de cette histoire) il
doit renouer connaissance, s'acheminaient vers Londres par la grande
route du Nord.

Ces deux voyageurs étaient un homme et une femme (peut-être serait-il
mieux de dire un mâle et une femelle). Le premier, au corps long et
fluet, était monté très haut sur jambes et avait une de ces figures
osseuses auxquelles il est difficile d'assigner aucun âge exact:
c'était de ces êtres enfin qui paraissent déjà vieux quand ils sont
encore jeunes, et qui paraissent enfants quand ils commencent à prendre
de l'âge. La femme pouvait avoir dix-huit ou vingt ans; mais elle était
solidement construite et il fallait qu'elle le fût en effet, à en juger
par l'énorme paquet qu'elle portait sur son dos au moyen de bretelles.
Celui de son compagnon, enveloppé d'un mouchoir bleu et pendant au bout
d'un bâton, formait un très petit volume.

--Avance donc, veux-tu? Que tu es lente, va, Charlotte!

--Ce paquet est bien lourd.

--Lourd! c'te bêtise! À quoi es-tu propre donc? reprit celui-là
changeant d'épaule son petit paquet. Oh! te voilà encore arrêtée! . . .

--Y a-t-il encore bien loin? demanda la femme.

--S'il y a encore loin? Tu es encore bonne, toi, de me demander ça! dit
l'homme aux longues jambes. Ne vois-tu pas d'ici les lumières de Londres?

--Il y a encore au moins deux bons milles d'ici.

--Eh bien! après? Qu'il y en ait deux ou qu'il y en ait vingt, répliqua
Noé Claypole (car c'était lui-même). Allons! lève-toi, et en route,
si tu ne veux que je te donne un coup de pied pour te faire déguerpir!

Comme le nez naturellement rouge du sieur Noé était devenu pourpre de
colère, et qu'il s'avançait vers Charlotte d'un air furieux, celle-ci
se leva sans mot dire, et se remit en marche.

Charlotte, fatiguée, harassée, ne pensait plus qu'à s'arrêter. À
chaque instant, elle s'informait si Noé s'arrêterait bientôt pour
passer la nuit. Mais le sieur Claypole était avant tout un homme
prudent; il avait fait ses plans, il craignait les logements que pouvait
lui fournir si généreusement Sa très gracieuse Majesté Britannique:
aussi se défiait-il de toute auberge située trop près de la grande
route; il avait une préférence tout à fait marquée pour les quartiers
les plus retirés. Sowerberry lui apparaissait comme l'ombre de Banco. Au
milieu de toutes ses peurs, il ne manquait cependant jamais l'occasion de
faire sentir sa supériorité à Charlotte. Celle-ci la reconnaissait et
le remerciait de la confiance grande qu'il lui avait témoignée en lui
laissant l'argent qu'ils avaient emporté de chez Sowerberry! Mais cette
confiance n'était qu'une conséquence du système de prudence du sieur
Claypole; il avait craint de se compromettre dans le cas où on les
aurait poursuivis, et l'argent se trouvant sur elle seule, il aurait pu
protester de son innocence et échapper peut-être à la justice.

Noé, traînant Charlotte après lui, tantôt ralentissait le pas au coin
d'une de ces rues qu'il parcourait des yeux dans toute sa longueur pour
voir s'il ne découvrirait point l'enseigne de quelque modeste auberge,
et tantôt se remettait à marcher comme de plus belle s'il craignait que
l'endroit ne fût trop public pour lui. Il s'arrêta enfin devant un
cabaret plus sale et plus chétif en apparence que tous ceux qu'il avait
vus jusqu'alors; et après en avoir examiné scrupuleusement
l'extérieur, il annonça gracieusement à Charlotte son intention d'y
passer la nuit.

--Ainsi, donne-moi ce paquet, dit-il défaisant les bretelles passées
autour des bras de Charlotte et s'en chargeant lui-même, et ne t'avise
pas d'ouvrir la bouche à moins que je ne t'adresse la parole! Quelle est
l'enseigne de la maison? A . . . u . . . x . . . aux, t . . . r . . . o
. . . i . . . s . . . trois, aux trois . . . aux trois . . . aux trois
quoi? demanda-t-il.

--Aux _Trois-Boiteux_, dit Charlotte.

--Aux _Trois-Boiteux_? répéta Noé. Elle n'est déjà pas si bête,
c'te enseigne-là! Toi, suis-moi . . . et fais bien attention à ce que
je t'ai recommandé! Ayant dit ces mots, il poussa la porte avec son
épaule et entra, suivi de Charlotte.

Il n'y avait au comptoir qu'un jeune juif qui, les deux coudes appuyés
sur la table, était occupé à lire un journal crasseux. Il regarda
fixement Noé, et celui-ci le considéra de même.

Si Noé avait eu son costume de l'école de charité, l'air d'étonnement
avec lequel le juif le regardait n'eût pas paru extraordinaire; mais
comme il avait une blouse par-dessus ses vêtements, il n'y avait rien en
lui, ce semble, qui dût attirer à ce point l'attention dans un cabaret.

--N'est-ce pas ici l'auberge des _Trois-Boiteux_? demanda Noé.

--C'est l'enseigne de cette baison, répondit le juif.

--Un monsieur que nous avons rencontré sur la route nous a recommandé
votre maison, dit Noé faisant signe de l'œil à Charlotte autant pour
lui faire remarquer la subtilité de son esprit que pour l'avertir de ne
laisser paraître aucun signe de surprise. Pouvons-nous y avoir un lit
pour cette nuit?

--Je d'sais bas s'il y a boyen, reprit Barney, qui était garçon dans
cette maison, j'b'en vais b'inforber.

--Conduisez-nous dans la salle et servez-nous un plat de viande froide et
une pinte de bière en attendant, dit Noé.

Barney, les ayant introduits dans une petite salle basse, leur apporta
bientôt après ce qu'ils avaient demandé, les informant en même temps
qu'ils pourraient passer la nuit et qu'on allait leur préparer un lit;
après quoi il se retira.

Cette salle était située de manière que quelqu'un qui connaissait la
maison pouvait, au moyen d'un petit carreau placé dans un angle, voir de
la salle d'entrée tout ce qui s'y passait sans courir le risque d'être
vu, et qu'en appliquant son oreille au susdit endroit, il était facile
d'entendre ce qui s'y disait. Le maître de la maison avait l'œil collé
à cet endroit depuis plus de cinq minutes, prêtant l'oreille en même
temps à la conversation de nos deux voyageurs, et Barney venait
justement de leur rendre la réponse ci-dessus, quand Fagin entra pour
s'informer si on n'avait point vu quelques-uns de ses jeunes élèves.

--Chut! fit Barney mettant son doigt sur ses lèvres, il y a deux
bersodes dans la bedite salle.

--Deux personnes! répéta le vieillard à voix basse.

--Oui, et de drôles de corps, allez! ajouta Barney. Ils arrivent de la
gambagne; bais c'est queuqu'chose dans votr'genre, ou bien j'be
dromberais fort.

Cette nouvelle parut intéresser vivement Fagin: il monta sur un
tabouret, appliqua son œil au carreau et fut à même de distinguer le
sieur Claypole mangeant sa viande et buvant sa bière en compagnie de
Charlotte.

--Ah! ah! dit tout bas Fagin se tournant vers Barney, l'air de ce
gaillard-là me plaît assez! . . . Il nous serait utile, j'en suis
certain! . . . Il comprend à merveille la manière de vous mener la
donzelle! Ne fais pas de bruit, Barney, que j'entende ce qu'ils disent!

Le juif appliqua de rechef son œil au carreau, retenant son haleine pour
mieux entendre, et l'expression de son visage en ce moment était tout à
fait satanique.

--Décidément je veux être un monsieur! dit le sieur Claypole
allongeant ses jambes et finissant une conversation commencée avant
l'arrivée de Fagin. Je ne veux plus faire de cercueils; j'en ai assez de
ça! mais je veux mener une joyeuse vie, et si tu veux, Charlotte, tu
seras une dame!

--Je ne demanderais pas mieux, Noé, reprit celle-ci, mais on ne trouve
pas tous les jours des tirelires à vider.

--Bah! dit Noé. Il y a bien autre chose que des tirelires à vider!

--Que veux-tu dire? demanda Charlotte.

--Il y a des poches, des ridicules, des maisons, des carrosses, la Banque
même . . . est-ce que je sais, moi! dit Noé excité par le _porter_.

--Mais tu ne peux pas faire tout cela, Noé? dit Charlotte.

--Je verrai à m'associer avec d'autres, s'il y a moyen, reprit le sieur
Claypole, ils ne seront pas embarrassés de nous employer d'une manière
ou d'autre. Toi-même tu vaux cinquante femmes comme toi! . . .

--Oh! comme ça me fait plaisir de t'entendre dire cela! s'écria la
fille, imprimant un gros baiser sur la figure hideuse de son compagnon.

--C'est bon, en voilà assez comme ça! Ne sois pas trop affectionnée,
de crainte de me déplaire, dit Noé la repoussant avec gravité.
J'aimerais être le capitaine de quelque bande . . . J'vous les mènerais
rondement et j'me déguiserais pour les guetter . . . Oui, cela me
conviendrait assez! . . . Et si je pouvais seulement rencontrer quelques
messieurs de ce genre, je dis que ça vaudrait bien la _banknote_ de
vingt livres que tu as soufflée à Sowerberry; d'autant plus que nous ne
savons pas trop, ni l'un ni l'autre, comment nous en défaire.

Ayant ainsi déclaré son opinion, le sieur Claypole regarda dans le pot
à bière d'un air avisé; et; en ayant bien secoué le contenu, il fit
un signe d'intelligence à Charlotte, et en but une gorgée qui parut le
rafraîchir extrêmement. Il se disposait à en boire une autre lorsqu'il
fut interrompu par l'arrivée subite d'un étranger. Cet étranger
n'était autre que M. Fagin, qui, faisant un salut gracieux accompagné
d'un sourire aimable en passant devant nos deux voyageurs, s'assit à une
table près d'eux, et ordonna au rusé Barney de lui servir quelque chose
à boire.

--Une belle soirée, un peu froide pour la saison, cependant, dit Fagin
en se frottant les mains . . . vous arrivez de la campagne, à ce qu'il
paraît, Monsieur?

--Comment pouvez-vous le savoir? demanda Noé.

--Nous n'avons pas tant de poussière que cela dans Londres, reprit le
juif montrant du doigt les souliers de Noé.

--Vous m'avez l'air d'un _finaud_, dit Noé. Ha! ha!

--On ne saurait trop l'être dans une ville comme celle-ci.

Il accompagna cette remarque d'un petit coup sur son nez avec l'index de
sa main droite; geste que Noé voulut imiter, mais qu'il manqua
complètement, à cause du peu d'étoffe que le sien offrait en cette
partie de son visage. Fagin, satisfait de l'intention, partagea
libéralement avec nos deux amis la liqueur que Barney avait apportée.

--C'est du chenu, cela! observa Noé faisant claquer ses lèvres.

--Oui; mais c'est cher! dit Fagin. Un homme ne peut faire autrement que
de vider des poches, des ridicules, des maisons, des carrosses et même
la Banque, s'il veut en boire à tous ses repas.

A ces paroles, Noé se laissa retomber sur le dos de sa chaise, et
regarda alternativement Fagin et Charlotte.

--Que cela ne vous effraie pas, mon cher! dit Fagin se rapprochant de
Noé. Ha! ha! c'est bien heureux que je sois le seul qui vous ait entendu
par le plus grand des hasards.

--Ce n'est pas moi qui ai pris la _banknote_! balbutia Noé n'allongeant
plus ses jambes comme un homme indépendant, mais les fourrant du mieux
qu'il put sous sa chaise c'est elle qui a fait le coup. Tu l'as encore
sur toi, Charlotte; tu ne peux pas dire le contraire.

--Peu importe qui a fait le coup ou qui a l'argent, mon cher, reprit le
juif fixant cependant ses yeux de faucon sur la jeune fille et sur les
deux paquets. Je suis moi-même dans la partie, et je ne vous en aime que
plus pour cela.

--Dans quelle partie voulez-vous dire? demanda le sieur Claypole un peu
plus rassuré.

--Dans la même _branche de commerce_, repartit Fagin. Ainsi sont les
gens de cette maison. Vous êtes tombé ici comme _Mars en carême_, mon
cher!  . . . Il n'y a pas dans Londres un endroit plus sûr que les
_Trois-Boiteux_; . . . surtout si je vous prends sous ma protection . . .
Et comme vous et cette jeune femme m'inspirez de l'intérêt, vous pouvez
vous tranquilliser; je puis vous assurer qu'il n'y a rien à craindre.

Noé Claypole eût dû en effet se tranquilliser d'après cette
assurance; mais si son esprit était plus à l'aise, son corps ne
l'était certainement pas: car il se tordit de mille manières sur sa
chaise et il prit différentes positions toutes plus bizarres les unes
que les autres, regardant tout le temps son nouvel ami avec un air de
défiance et de crainte tout à la fois.

--Je vous dirai plus, repartit le juif après être parvenu à rassurer
la fille à force de signes de tête et de protestations d'amitié: j'ai
un mien ami qui pourra satisfaire le désir que vous venez d'exprimer en
vous lançant dans la bonne voie; vous laissant le maître, bien entendu,
de choisir d'abord la partie qui vous conviendra le mieux, et se
réservant le soin de vous enseigner les autres.

--Vous dites cela comme si vous parliez sérieusement, reprit Noé.

--Je ne vois pas pourquoi je plaisanterais, dit le juif haussant les
épaules. Venez avec moi à la porte, que je vous dise un mot en
particulier.

--Ce n'est pas nécessaire de nous déranger, dit Noé allongeant ses
jambes de nouveau; vous pouvez me dire cela, tandis qu'elle va porter les
paquets en haut. Charlotte! vois un peu à ce que ces paquets soient
placés dans la chambre où nous devons coucher.

Charlotte se mit en devoir d'obéir, et Noé tint la porte ouverte pour
lui faciliter le passage et pour la voir sortir; après quoi il vint se
rasseoir.

--Comme je vous la fais marcher, hein! dit-il du ton d'un directeur de
ménagerie qui aurait apprivoisé une bête féroce.

--A merveille! dit Fagin lui donnant un petit coup sur l'épaule; vous
êtes un génie, mon cher!

--C'est bien pour cela que je suis venu à Londres, reprit Noé. Mais
nous ferons bien de ne pas perdre notre temps, car elle ne va pas tarder
à revenir.

--Vous avez raison, au fait, dit le juif. Eh bien! voyons, si mon ami
vous plaît, pensez-vous que vous puissiez mieux faire que de vous
associer avec lui?

--Fait-il de bonnes affaires? . . . c'est là le grand point! demanda
Noé en clignant ses petits yeux.

--Il en fait d'excellentes, répondit le juif; il occupe une foule de
_mains_, et il a à son service les _travailleurs_ les plus _habiles_ et
les plus _distingués de la profession_.

--Comme qui dirait alors des _ouvriers bourgeois_? demanda le sieur
Claypole.

Puis le juif et son nouvel associé se mirent à passer en revue toutes
les façons de voler connues et inconnues. À chaque proposition, le
sieur Claypole trouvait toujours l'objection: tantôt le genre de
commerce était trop dangereux, car, nous l'avons dit, la bravoure
n'était pas dans les qualités dominantes de ce héros; tantôt il ne
rapportait pas assez, et la rapacité de Noé ne se trouvait pas
satisfaite; et, s'il y avait quelque chose de difficile à satisfaire,
c'était bien cette rapacité; car, si le sieur Claypole eût été
partagé en deux, nous croyons que la gourmandise se serait emparée du
côté droit et l'avarice du côté gauche, côté du cœur. Enfin il
trouva un genre d'_occupation_ à sa fantaisie, il fut convenu qu'_il
ferait les moutards_.

--Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-il.

--Les _moutards_ sont les jeunes enfants qui vont faire les commissions.
Ils ont presque toujours un shilling ou une pièce de six sous à la
main, on les culbute, on prend leur argent et on passe son chemin.

--Ah! ah! voilà mon affaire.

--Eh bien! c'est convenu! dit Noé voyant que Charlotte était rentrée
sur ces entrefaites. À quelle heure demain?

--A dix heures, cela vous va-t-il? demanda le juif. Et quand le sieur
Claypole eut fait un signe de tête affirmatif, il ajouta:

--Sous quel nom faudra-t-il que je parle de vous à mon ami?

--M. Bolter, répondit Noé, qui avait prévu la question et qui s'était
préparé à y répondre, M. Maurice Bolter. Voici madame Bolter,
poursuivit-il en montrant Charlotte.

--Serviteur à madame Bolter! dit Fagin faisant un salut grotesque.
J'espère avant peu avoir l'avantage de la mieux connaître.

--Entends-tu ce que dit Monsieur, Charlotte?

--Oui, Noé! reprit madame Bolter tendant sa main à Fagin.

--Elle m'appelle Noé comme par manière d'amitié, dit M. Maurice Bolter
(ci-devant Noé Claypole) s'adressant à Fagin. Vous comprenez?

--Oui, oui, je comprends . . . parfaitement, reprit le juif disant la
vérité pour cette fois. Bonsoir! bonsoir!



XLII. --Le Matois se fait de mauvaises affaires.


--Ainsi c'était vous-même qui étiez votre ami? dit le sieur Claypole,
autrement Bolter, quand, par suite de leurs conventions, il fut allé le
lendemain demeurer chez le juif; je m'en serais presque douté hier.

--Tout homme est son propre ami à lui-même, reprit le juif avec un
sourire insinuant; il ne peut nulle part en trouver de meilleur.

--Excepté quelquefois, pourtant, dit Maurice Bolter se donnant des airs
d'un homme du monde. Il y a des gens, vous savez, qui sont leurs ennemis
à eux-mêmes.

--Ne croyez pas cela, dit le juif. Lorsqu'un homme est son propre ennemi,
c'est seulement parce qu'il est beaucoup trop son ami, et non parce qu'il
prend plus les intérêts des autres que le sien propre. Bah! c'te
bêtise! ce ne serait pas naturel d'ailleurs.

--C'est encore vrai, reprit M. Bolter d'un air pensif; oh! vous êtes un
vieux malin!

M. Fagin vit avec un certain plaisir l'impression qu'il avait produite
sur le sieur Bolter. Pour en augmenter l'effet, il l'instruisit de
l'état de ses affaires et de ses opérations de commerce, mêlant si
bien la fiction à la vérité, que le respect et la crainte qu'il avait
inspirés à ce digne jeune homme s'accrurent visiblement.

--C'est la confiance mutuelle que nous avons l'un envers l'autre qui me
console et me dédommage pour ainsi dire des pertes douloureuses que je
fais quelquefois, poursuivit Fagin. Mon meilleur sujet . . . mon bras
droit m'a été ravi hier matin.

--Vous voulez dire qu'il est mort sans doute? reprit le sieur Bolter.

--Non pas, reprit Fagin, pas si mal que cela . . . pas tout à fait si
mal.

--Que peut-il donc lui être arrivé?

--Ils ont eu besoin de lui, répliqua le juif; ils ont jugé à propos de
le retenir.

--Pour affaires importantes peut-être? demanda le sieur Bolter.

--Non, reprit le juif; ils prétendent qu'ils l'ont vu mettre la main
dans la poche d'un monsieur. Ils l'ont fouillé comme de raison, et ils
ont trouvé sur lui une tabatière d'argent . . . la sienne, mon cher, la
sienne à lui, car il adorait le tabac en poudre et il en prenait
habituellement. Ils l'ont gardé jusqu'aujourd'hui, prétendant
connaître l'individu à qui appartient cette bagatelle . . .. Ah! il
valait bien cinquante tabatières comme celle-là; et j'en donnerais,
s'il était en mon pouvoir, la valeur avec le plus grand plaisir pour le
ravoir auprès de moi! Je voudrais que vous eussiez connu le Matois, mon
cher; je voudrais que vous l'eussiez connu!

--Faut espérer que je le connaîtrai, dit le sieur Bolter.

--Ah! j'en doute fort, répliqua le juif avec un soupir. S'ils
n'obtiennent point de nouvelles preuves à l'appui de cette accusation,
ce ne sera pas grand-chose et il reviendra dans six semaines ou deux mois
au plus tard; sans quoi ils sont dans le cas de l'envoyer au _pré_ comme
_pensionnaire_. Ils connaissent bien tout ce qu'il vaut, et ils en feront
un _pensionnaire_.

--Qu'entendez-vous par pré et pensionnaire? demanda le sieur Bolter. A
quoi bon me parler de cette manière, puisque je ne comprends pas!

Fagin allait traduire en langage vulgaire ces expressions mystérieuses
et recherchées, et le sieur Bolter eût su alors que la combinaison de
ces mots _pré_ et _pensionnaire_ signifiait condamné à perpétuité,
quand le dialogue fut interrompu par l'arrivée de maître Bates, qui
entra d'un air contrit, les deux mains dans ses poches.

--C'est fini, Fagin! dit Charlot.

--Que veux-tu dire? demanda celui-ci d'une voix tremblante.

--Ils ont trouvé le monsieur à qui appartient la boîte. Deux ou trois
témoins, qui plus est, sont venus grossir l'accusation, et le pauvre
Matois est enregistré pour un _passage au loin_. Il me faut un costume
de deuil et un crêpe à mon chapeau, Fagin, pour l'aller visiter avant
son départ. De penser que Jacques Dawkins, le _Matois_, le _fin Matois_,
sera déporté pour une méchante tabatière de deux sous et demi! . . .
Je n'aurais jamais cru qu'il dût faire ce voyage à moins d'une montre
d'or avec sa chaîne et les breloques. Oh! pourquoi n'a-t-il pas
dévalisé quelque vieux richard! Il aurait fait parler de lui et serait
du moins parti comme un monsieur, au lieu de nous quitter sans honneur et
sans gloire comme un misérable _grinche_!

Donnant ainsi un libre cours à sa douleur, maître Bates se laissa
tomber sur une chaise et garda quelque temps le silence.

--Qu'entends-tu par là quand tu dis qu'il nous quitte sans honneur et
sans gloire? demanda Fagin d'un ton courroucé. N'a-t-il pas toujours
été le premier d'entre vous tous? . . . y en a-t-il un seul, dis-je,
qui soit digne de décrotter ses bottes, hein?

--Non, certainement! répondit maître Bates d'une voix piteuse, je n'en
connais pas un seul qui puisse se vanter de cela.

--Eh bien! alors, que nous chantes-tu là, dit le juif avec aigreur. À
quoi bon ces jérémiades?

--Parce qu'on n'en dit rien dans les journaux, vous le savez bien
vous-même! s'écria Charlot s'irritant en dépit de son vénérable ami.
Parce que l'affaire n'aura point de publicité, et que personne ne saura
jamais ce qu'il était. Comment figurera-t-il dans le calendrier de
Newgate? Peut-être bien son nom n'y sera-t-il pas inscrit, seulement.
Ah! mon Dieu, mon Dieu! quel malheur! . . . Si ce n'est pas désolant!

--Ha! ha! fit le juif étendant la main et se tournant vers le sieur
Bolter, voyez un peu comme ils sont fiers de leur profession, mon cher!
N'est-ce pas édifiant?

--Il ne manquera de rien, reprit le juif. Il sera dans sa cellule comme
un seigneur, Charlot, comme un jeune prince. Il aura tout ce qu'il
désire . . . tout. Je veux qu'il ait, comme d'habitude, sa bière à
tous ses repas et de l'argent dans sa poche pour jouer à pile ou face,
s'il ne peut le dépenser.

--Vraiment! s'écria Charlot.

--Sans doute, repartit le juif. Et nous lui trouverons un défenseur,
Charlot. Nous choisirons celui qui passe pour avoir la meilleure
_platine_. Il prendra son parti avec chaleur dans un superbe discours qui
touchera l'audience. Notre jeune ami parlera aussi à son tour, s'il le
juge convenable, et nous verrons cela dans tous les journaux. Le _fin
Matois_ . . . (éclats de rire parmi l'auditoire). Plus loin . . .
(agitation au banc de MM. les jurés) . . . Et, quelques lignes plus bas
encore . . . (hilarité générale). Hein, Charlot!

--Ah! ah! s'écria maître Bates en riant, c'te besogne qu'il va vous
leur tailler à tous, dites donc, Fagin! . . . Comme le Matois va vous
les r'tourner! Je ne les vois pas _blancs_ avec lui, s'cusez du peu!

--Et qu'il fera bien de ne pas les ménager! reprit le juif.

--Il n'y a pas de doute, reprit Charlot se frottant les mains.

--Il me semble le voir maintenant, dit le juif fixant ses regards sur son
jeune élève.

--Et moi aussi, s'écria Charlot. Ah! ah! ah! Il me semble que j'y suis.
Parole d'honneur, Fagin, si je ne crois pas y être! Je me le représente
comme si ça se passait sous mes yeux. Quelle bonne farce! Ces vieilles
têtes à perruque, faisant tout leur possible pour garder leur sérieux,
et Jacques Dawkins ne se gênant pas plus pour leur dire sa façon de
penser que s'il était leur camarade, et leur parlant avec autant
d'aisance que le ferait le fils du président lui-même après un bon
repas, ah! ah! ah!

Le fait est que le juif avait si bien réussi à exciter la belle humeur
de son jeune élève, que maître Bates, qui avait d'abord considéré
l'emprisonnement de son ami comme un malheur, et le Matois lui-même
comme une victime, regardait maintenant cet illustre jeune homme comme le
principal acteur d'une scène comique, et il lui tardait de voir arriver
le moment où son jeune ami aurait une occasion si favorable de déployer
ses talents.

--Il faudrait aviser aux moyens d'avoir de ses nouvelles aujourd'hui
d'une manière ou d'autre, dit Fagin, voyons un peu?

--Si j'y allais? demanda Charlot.

--Ne t'avise pas de cela! reprit le juif. Es-tu fou, mon cher? En
vérité, il faut que tu sois archifou, pour penser à t'aller fourrer
dans la gueule du loup! . . . Non, non, mon cher! c'est assez pour moi
d'en avoir perdu un, sans encore m'exposer à perdre l'autre. C'est même
déjà trop pour cette fois.

--Vous ne voulez pas y aller vous-même, je pense? dit Charlot d'un ton
goguenard.

--Cela ne m'irait pas du tout, reprit Fagin en secouant la tête.

--Alors, pourquoi n'envoyez-vous pas ce nouveau venu? demanda maître
Baies posant sa main sur le bras de Noé. Personne ne le connaît.

--S'il veut bien y aller, je ne demande pas mieux, observa Fagin.

--Pourquoi ne voudrait-il pas? répliqua Charlot.

--Je ne sais pas, mon cher, dit Fagin se tournant vers Bolter, je ne sais
réellement pas!

--Oh! que si, vous savez bien, observa Noé faisant quelques pas
rétrogrades vers la porte. Que si, que si, vous savez bien, ajouta-t-il
en branlant la tête, un tant soit peu alarmé de la proposition de
Charlot. Pas de ça, Lisette! ça n'entre pas dans mon département, ce
genre de _besogne-là_. Vous ne l'ignorez pas, d'ailleurs!

--Pour quel genre de _travail_ l'avez-vous donc embauché, Fagin? demanda
maître Bates toisant Noé de la tête aux pieds avec un air de dédain;
pour jouer des jambes quand il y aura quelque chose de _louche_, et pour
_tortiller_, à lui seul, tout ce qu'il y aura sur la table quand tout
ira bien, sans doute?

--Ceci ne vous regarde pas, mon jeune homme, répliqua le sieur Bolter,
et si vous vous permettez ces libertés avec vos _supérieurs_, nous
pourrons bien nous fâcher: je ne vous dis que ça!

Maître Bates partit d'un tel éclat de rire à cette menace, que Fagin
fut longtemps avant de pouvoir interposer son autorité et faire
comprendre au sieur Bolter qu'il ne courait aucun risque à visiter le
bureau de police, d'autant plus que, comme la petite affaire qui
l'amenait à Londres n'avait pas encore transpiré dans cette ville, et
que son signalement n'y était pas encore parvenu, il était plus que
probable qu'on ne le soupçonnerait pas de s'y être réfugié; qu'en
conséquence, s'il changeait de costume, il n'y avait pas plus de danger
pour lui à aller au bureau de police, qu'il n'y en aurait partout
ailleurs, puisque, de tous les endroits de la capitale, c'est, sans
contredit, celui qu'on penserait le moins qu'il dut visiter de son plein
gré.

Persuadé par ces paroles de Fagin, aussi bien que par la crainte que ce
dernier lui avait inspirée, le sieur Bolter consentit, d'assez mauvaise
grâce, à faire cette démarche. Par le conseil du juif, il revêtit un
costume de charretier.

Lorsque tous ces arrangements furent pris, on lui fit le portrait du
Matois de manière qu'il pût facilement le reconnaître; et Charlot
l'ayant accompagné jusqu'à l'entrée de la rue dans laquelle se
trouvait le bureau de police, lui promit de l'attendre au même endroit.

Noé Claypole, ou plutôt Maurice Bolter (comme il plaira au lecteur de
l'appeler), suivant la direction que lui avait donnée Charlot Bates, qui
avait lui-même une connaissance exacte des lieux, arriva sans obstacle
dans le sanctuaire de la justice.

Noé chercha des yeux le Matois; mais, quoiqu'il vît plusieurs femmes
qui auraient bien pu passer, les unes pour la mère, les autres pour les
sœurs de cet estimable jeune homme, et que, parmi les hommes qui
parurent au banc des prévenus, il y en eût plus d'un qui lui
ressemblât assez pour qu'on le prît pour son frère ou pour son père,
il n'aperçut pourtant, parmi les jeunes gens de son âge, personne qui
répondît au signalement qu'on lui avait donné. Il attendait avec
impatience, lorsque parut un jeune prisonnier qu'il reconnut aussitôt
pour Jacques Dawkins.

C'était en effet le Matois, qui, les manches retroussées comme de
coutume, la main gauche dans son gousset, et de l'autre tenant son
chapeau, entra délibérément, suivi du geôlier. Ayant pris place au
banc des accusés, il demanda d'un ton semi-sérieux et semi-comique la
raison pour laquelle on le traitait d'une manière aussi indigne.

--Silence! cria le geôlier.

--Je suis Anglais, n'est-ce pas? dit le Matois. Où sont mes privilèges?

--Vous les aurez assez tôt, vos privilèges, et ils _seront poivrés_,
que je dis, reprit le geôlier.

--Nous verrons un peu ce que l'ministre de l'intérieur aura à dire aux
_becs_ si on me r'tire mes privilèges, répliqua Jacques Dawkins.
Maintenant, voulez-vous bien m'faire le plaisir de m'expliquer de quoi
qu'il en r'tour ne? J'vous s'rai obligé, poursuivit-il s'adressant aux
magistrats, de terminer cette petite affaire au plus vite, et de ne pas
m'tenir là en suspens, au lieu d'vous amuser à lire le journal, car
j'ai rendez-vous avec un monsieur, dans la Cité, et comme il sait que je
suis très exact, pour ce qui est des _affaires_, et que je n'ai jamais
manqué à ma parole, il s'en ira d'abord, je vous préviens, si je
n'arrive pas à l'heure dite. Avec ça qu'je ne r'clamerai point des
dommages et intérêts contre ceux qui m'auront fait perdre mon temps;
non, s'cusez! du plus souvent!

Ayant dit ces paroles avec une volubilité extraordinaire, il pria le
geôlier de lui faire connaître les noms de ces _deux vieux rococos_
(désignant les magistrats) qui étaient assis au comptoir: ce qui excita
tellement l'hilarité des spectateurs, qu'ils rirent d'aussi bon cœur
que l'eût fait maître Bates lui-même, s'il se fut trouvé là.

--Silence! cria le geôlier.

--De quoi s'agit-il? demanda l'un des juges.

--Il s'agit d'un vol, monsieur le président, répondit le geôlier.

--Ce garçon a-t-il déjà comparu ici?

--Il n'a pas comparu devant ce tribunal, monsieur le président,
répliqua le geôlier, quoiqu'il l'ait mérité plus d'une fois; mais je
réponds qu'il a été _plus d'une fois_ autre part. Je le connais de
long temps.

--Ah! vous me connaissez! dit le Matois prenant note de la déclaration
du geôlier; c'est bon à savoir. Je me rappellerai ça! Ce n'est rien
autre chose qu'une diffamation; rien qu'ça, s'cusez!

Ces paroles furent suivies de nouveaux éclats de rire parmi la foule, et
d'un autre: _Silence!_ de la part du geôlier.

--Où sont les témoins? demanda le greffier.

--C'est juste, au fait! reprit le Matois. Où sont-ils? Je serais bien
curieux de les connaître.

Il fut bientôt satisfait sur ce point; car un _policeman_ s'étant
avancé, déclara qu'il avait vu dans la foule le prisonnier introduire
sa main dans la poche d'un inconnu et en retirer un mouchoir qu'il
examina attentivement, et que, ne l'ayant pas trouvé sans doute assez
bon pour lui, il le remit de la même manière après s'être mouché
dedans; qu'en conséquence il l'avait arrêté pour ce fait; et qu'ayant
été fouillé au _violon_, on avait trouvé sur lui une tabatière
d'argent, sur le couvercle de laquelle était gravé le nom du monsieur
à qui elle appartenait, et qui était même présent à l'audience.

Ce monsieur, dont on avait découvert la demeure au moyen de l'almanach
du commerce, jura que la tabatière était réellement à lui, et qu'il
l'avait perdue la veille au moment où il se dégageait de la foule. Il
ajouta qu'il avait remarqué un jeune homme empressé se frayer un chemin
à travers la presse, et que ce jeune homme était bien le prisonnier
qu'il voyait devant lui.

--Avez-vous quelque question à faire, au témoin ici présent, jeune
homme? dit le magistrat.

--Je n'voudrais pas m'abaisser à tenir conversation avec lui, répondit
le Matois.

--Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense?

--N'entendez-vous pas M. le président qui vous demande si vous avez
quelque chose à dire pour votre défense? dit le geôlier donnant un
coup de coude au Matois, qui s'obstinait à garder le silence.

--J'vous demande bien pardon, dit celui-ci levant la tête d'un air
distrait et s'adressant au magistrat. Est-ce à moi qu'vous parliez, mon
vieux?

--Je n'ai jamais vu un petit vagabond aussi effronté que celui-là,
monsieur le président! observa le geôlier. N'avez-vous rien à dire,
vous, petit filou?

--Non pas ici, répliqua le Matois, car ce n'est pas ici la _boutique_ à
la justice. D'ailleurs mon défenseur est maintenant à déjeuner avec le
vice-président de la chambre des communes; mais j'aurai quelque chose à
dire autre part et lui aussi, ainsi que mes amis, qui sont en grand
nombre et très respectables.

--Reconduisez-le en prison, cria le greffier il sera jugé aux prochaines
assises.

--Allons! dit le geôlier.

--Me v'là! reprit le Matois brossant son chapeau avec la paume de sa
main. Ah! poursuivit-il s'adressant aux magistrats, ça n'vous sert de
rien de paraître effrayés, allez! J'n'aurai pas de pitié de vous pour
un liard, soyez-en sûrs! . . . C'n'est pas mon intention de vous
ménager, prenez garde de l'perdre! . . . Il vous en cuira pour ça, mes
camarades, soyez tranquilles!  . . . Je r'fuserais maintenant ma
liberté, voyez-vous bien, quand même vous vous mettriez à mes genoux
pour me la faire accepter! Allons, vous! dit-il au geôlier,
r'conduisez-moi en prison, j'suis prêt à vous suivre!

Ayant dit cela, le Matois se laissa prendre au collet et suivit ou
plutôt marcha côte à côte avec le geôlier, ne cessant de menacer les
juges jusqu'à ce qu'il fut hors de la salle; ensuite il tira la langue
à son gardien avec un air de satisfaction intérieure, et se retrouva de
nouveau sous les verrous. Après que le Matois eut quitté la salle, Noé
s'en retourna du mieux qu'il put à l'endroit où il avait laissé
maître Bates.

Ils se hâtèrent donc d'apporter à Fagin l'heureuse nouvelle que le
Matois faisait honneur aux _principes_ qu'il avait reçus, et qu'il
travaillait à s'établir une glorieuse réputation.



XLIII. --Le temps est arrivé pour Nancy de tenir sa promesse envers
Rose. --Elle y manque. --Noé Claypole est employé par Fagin pour une
mission secrète.


On était au dimanche soir: l'horloge de l'église voisine annonça
l'heure. Fagin et Sikes, qui causaient ensemble, se turent un instant
pour écouter. Nancy leva la tête et prêta une oreille attentive.

--Onze heures, dit Sikes se levant de sa chaise et écartant le rideau de
la fenêtre pour regarder dans la rue. Il fait noir comme dans un four.
Un fameux temps pour les _affaires_!

--Ah! reprit le juif, n'est-ce pas dommage, hein, Guillaume, qu'il n'y
ait rien de prêt pour cette nuit?

--Vous avez raison cette fois, repartit brusquement Sikes; c'est d'autant
plus dommage que je me sens tout à fait en train ce soir.

Le juif poussa un soupir et secoua tristement la tête.

--Aussi, à la première occasion qui se présentera, faudra prendre la
balle au bond et réparer le temps perdu, il n'y a pas à dire, continua
Sikes.

--Voilà ce qui s'appelle parler! dit le juif lui donnant un petit coup
sur l'épaule; j'aime à vous entendre parler ainsi, Guillaume.

--Vraiment! reprit Sikes, ça m'fait plaisir!

--Ah! ah! ah! fit le juif encouragé par cette remarque, vous êtes dans
votre assiette ce soir, Guillaume, vous êtes tout à fait dans votre
assiette!

--Je ne suis pas dans mon assiette, quand vous posez vos griffes sur mon
épaule, dit Sikes repoussant la main du juif. Ainsi, à bas les pattes!

Fagin ne répondit rien à ce compliment flatteur; mais, tirant Sikes par
la manche, il lui montra du doigt Nancy, qui, ayant profité du moment
où ils étaient à causer pour mettre son chapeau, se disposait à
sortir.

--Eh bien! Nancy, cria Sikes, que fais-tu donc là! où as-tu l'intention
d'aller à l'heure qu'il est?

--Pas bien loin.

--Est-ce que c'est une réponse ça, _Pas bien loin_! reprit Sikes. Où
vas-tu?

--Pas loin, te dis-je.

--Mais encore! veux-tu répondre, demanda Sikes, qui commençait à
s'échauffer, je te demande où tu vas?

--Je ne sais pas, répondit la fille.

--Eh bien! donc, dit Sikes plutôt par esprit de contradiction que parce
qu'il n'avait aucune raison pour l'empêcher de sortir, assieds-toi et ne
bouge pas de là!

--Je ne me porte pas bien, je te l'ai déjà dit, observa Nancy; j'ai
besoin de prendre l'air.

--Passe la tête par la fenêtre et prends-en à discrétion, reprit
Sikes.

--Il n'y en a pas assez là, repartit la fille: j'ai besoin de prendre
l'air dans la rue.

--Tu n'iras pas dans la rue! répliqua Sikes. Disant cela, il alla fermer
la porte, mit la clef dans sa poche, et arrachant le chapeau de la tête
de Nancy, il le jeta sur le haut d'une vieille armoire. Maintenant,
ajouta le brigand, je te dis encore une fois de t'asseoir et de rester
tranquille, tu m'entends!

--Ce n'est pas un chapeau qui m'empêcherait de sortir, dit la fille en
pâlissant. Que signifie cela, Guillaume! Sais-tu ce que tu fais?

--C'est un peu fort! s'écria Sikes se tournant vers Fagin. Il faut
qu'elle ait perdu l'esprit, sans quoi elle n'oserait pas me parler ainsi.

--Tu me feras faire un coup de tête! murmura Nancy mettant ses deux
mains sur sa poitrine comme pour retenir un cri qui allait lui échapper,
laisse-moi sortir, je te dis! tout de suite! . . . à l'instant même!

--Non! s'écria Sikes.

--Dites-lui qu'il ferait mieux de me laisser sortir, Fagin! Il ferait
beaucoup mieux . . . M'entends-tu? cria Nancy frappant du pied sur le
plancher.

--Si je t'entends! reprit Sikes se retournant brusquement pour la
regarder en face; je ne t'ai déjà que trop entendue! Si tu dis encore
un seul mot, je te ferai étrangler par mon chien ça fait que tu crieras
pour quelque chose. Qu'est-ce lui prend? a-t-on jamais vu!

--Laisse-moi sortir, dit Nancy d'un ton suppliant. Laisse-moi sortir,
Guillaume, je t'en prie! ajouta-t-elle en s'asseyant par terre près de
la porte. Tu ne sais pas ce que tu fais. Non, tu ne le sais pas . . .
Seulement une heure, dis; je t'en supplie!

--Cette fille est devenue folle! s'écria Sikes l'empoignant par le bras.
Allons, lève-toi!

--Non! non! cria Nancy, je ne me lèverai pas à moins que tu ne me
laisses sortir.

Sikes l'examina quelque temps en silence; et, profitant du moment où
elle ne faisait plus de résistance, il lui mit les mains derrière le
dos et l'entraîna avec beaucoup de peine dans la chambre voisine, où,
l'ayant assise de force sur une chaise, il l'y tint en respect.

--A-t-on jamais vu! dit-il en essuyant son visage couvert de sueur.
Est-elle étonnante, cette fille, avec ses volontés!

--C'est vrai, dit le juif d'un air pensif, c'est une fille étonnante.

--Pour quelle raison pensez-vous qu'elle voulait sortir ce soir, dites?
demanda Sikes. Vous devez la connaître mieux que moi. Qu'est-ce que
c'est que cette idée qu'elle s'est mise dans la tête?

--Entêtement de femme, je pense, mon cher, répliqua le juif haussant
les épaules.

--Peut-être bien, gronda Sikes. Je croyais l'avoir soumise, mais elle
est pire que jamais.

--Certainement qu'elle est pire, reprit le juif d'un air distrait. Je ne
l'ai jamais vue s'emporter pour un rien, comme aujourd'hui.

--Ni moi non plus, repartit Sikes. Je crois bien qu'elle a attrapé un
peu de cette coquine de fièvre qui m'a mis sur les dents. Ça n'peut
être que ça; qu'en pensez-vous?

--C'est possible, répliqua le juif.

--Je me charge de lui tirer un peu de sang, si ça lui prend encore, ces
lubies-là, dit Sikes. J'éviterai au médecin la peine de venir.

Le juif fit un signe expressif de tête, donnant à entendre qu'il
approuvait fort ce genre de traitement.

--Elle ne m'a pas quitté d'un seul instant pendant cette maladie; elle
rôdait nuit et jour autour, de mon lit, tout le temps que j'ai été sur
le dos; tandis que vous, vieux crocodile que vous êtes, vous m'avez
laissé là; vous m'avez abandonné, vous vous êtes tenu à l'écart,
dit Sikes. Nous n'avions pas le sou à la maison, et c'est probablement
ce qui l'aura tourmentée. D'avoir été enfermée si longtemps, aussi,
ça peut bien lui avoir aigri le caractère, hein?

--C'est très probable, mon cher! dit le juif à voix basse. Chut! la
voici!

A peine avait-il dit ces mots, que Nancy reparut dans la chambre, et
revint s'asseoir à sa place. Elle avait dû pleurer, car ses yeux
étaient rouges et gonflés. Elle s'agita d'abord sur sa chaise, et, un
instant après, elle partit d'un éclat de rire.

--La voilà qui rit maintenant! s'écria Sikes se tournant d'un air
surpris vers son compagnon.

Le juif lui fit signe de ne pas y faire attention, et Nancy devint
bientôt plus calme. Ayant dit tout bas à Sikes qu'il n'y avait pas à
craindre maintenant qu'elle retombât, et qu'il pensait bien que c'était
fini, Fagin prit son chapeau et souhaita le bonsoir à ses deux amis.
Arrivé près de la porte, il s'arrêta, et jetant un regard autour de
lui, il demanda si quelqu'un ne voulait pas l'éclairer pour descendre.

--Eclaire-le, Nancy, dit Sikes bourrant sa pipe, ce serait dommage s'il
venait à s'casser l'cou; il priverait les assistants du plaisir de le
voir pendre.

Nancy prit la chandelle et accompagna le vieillard jusqu'au bas de
l'escalier. Lorsqu'ils eurent atteint le passage d'entrée, le juif,
posant son doigt sur ses lèvres, dit tout bas à l'oreille de la jeune
fille:

--Qu'y a-t-il donc, Nancy, hein?

--Que voulez-vous dire? reprit celle-ci sur le même ton.

--Quelle est la cause de tout ceci? demanda Fagin. Si ce gros brutal se
conduit indignement envers toi, ajouta-t-il en montrant du doigt l'étage
supérieur, pourquoi ne pas? . . .

--Quoi donc? dit celle-ci voyant que Fagin n'achevait point sa phrase et
qu'il la regardait attentivement.

--N'importe! reprit celui-ci. Nous reparlerons de cela une autre fois. Tu
as en moi un ami, Nancy, un véritable ami. J'ai les moyens de faire bien
des choses! Quand tu voudras te venger de celui qui te traite comme un
chien, quand je dis comme un chien, pis qu'un chien, car il flatte le
sien quelquefois, viens me trouver, entends-tu, Nancy? ce n'est qu'un
oiseau de passage, _lui_; tandis que moi, Nancy, tu me connais depuis
longtemps . . . depuis bien longtemps.

--Je vous connais bien, dit la fille sans faire paraître la moindre
émotion. Bonsoir!

Tout en regagnant sa demeure, Fagin donna un libre cours aux pensées qui
occupaient son esprit. Depuis quelque temps il avait conçu l'idée que
Nancy, lassée de la brutalité du brigand, voulait le laisser. L'objet
de cette nouvelle affection n'était point parmi ses mirmidons à lui . .
. Ce serait une bonne acquisition à faire avec un tel partenaire que
Nancy, pensait Fagin; il fallait donc se les assurer tous deux au plus
tôt.

--Avec un peu de persuasion, pensait Fagin, quel motif plus puissant
pourrait déterminer cette fille à empoisonner Sikes? . . . D'autres
l'ont fait avant elle, et ont même fait pis . . .

Il se leva de bonne heure le lendemain et attendit avec impatience
l'arrivée de son nouveau compagnon, qui, après un certain laps de
temps, se présenta enfin et commença par attaquer furieusement les
vivres.

--Bolter! dit le juif prenant une chaise et s'asseyant en face de Noé.

--Eh bien! me voilà! qu'est-ce que vous me voulez? reprit celui-ci. Ne
me donnez rien à faire avant que j'aie fini de déjeuner; c'est assez
l'habitude dans cette maison: on n'a jamais le temps de manger!

--Vous pouvez parler en mangeant, n'est-ce pas?

--Oh! sans doute, je n'en mange que mieux quand je parle, reprit Noé
coupant une énorme tranche de pain. Où est Charlotte?

--Elle est sortie, dit Fagin, je l'ai envoyée dehors ce matin avec
l'autre jeune fille, parce que j'avais besoin d'être seul avec vous.

--Vous auriez dû lui dire de me faire des rôties au beurre auparavant,
repartit Noé . . . Eh bien! parlez toujours, parlez, vous ne
m'interromprez pas.

Il n'y avait pas de danger que quoi que ce fût pût l'interrompre; car
il s'était attablé avec la ferme intention d'_abattre de la besogne_,
et il y allait en effet de si bon cœur, qu'il faisait sauter les miettes
par-dessus sa tête.

--Vous avez joliment travaillé hier, savez-vous bien! dit le juif, six
shillings neuf pence et demie. Le _vol aux moutards_ fera votre fortune,
mon cher.

--N'oubliez pas d'ajouter trois pintes à bière et une mesure à lait.

--Non, certainement, mon cher, reprit le juif, l'escamotage des trois
pots d'étain est sans doute quelque chose de très adroit; mais celui de
la boîte à lait est tout à fait un chef-d'œuvre.

--Pas mal, je dis, pour un débutant! repartit le sieur Bolter avec un
air de complaisance; j'ai décroché les pintes d'une grille en fer
devant une maison bourgeoise, et comme la boîte à lait était sur le
seuil d'une porte, en-dehors d'un cabaret, je l'ai ramassée, de crainte
qu'elle ne se rouillât ou qu'elle n'attrapât un rhume; c'est trop
juste, n'est-ce pas! ha! ha! ha!

Le juif affecta de rire aux éclats, et M. Bolter, ayant fait de même,
mordit à belles dents dans sa première tranche de pain et de beurre; et
à peine l'eut-il expédiée, qu'il s'en coupa une seconde.

--J'ai besoin de vous, Bolter, dit Fagin s'accoudant sur la table, pour
un coup de main qui exige beaucoup de prudence.

--Dites donc! reprit Bolter, n'allez pas m'exposer à quelque danger ou
m'envoyer encore dans un bureau de police! Je vous préviens que ça ne
me convient pas du tout! . . . Ça ne peut vraiment pas m'aller!

--Il n'y a pas le moindre danger à courir, mon cher, repartit le juif;
pas le moindre, mon cher. Il s'agit seulement de suivre une femme et
d'épier ses actions.

--Une vieille femme? demanda le sieur Bolter.

--Non, une jeune femme, répliqua Fagin.

--Je puis faire cela à merveille, dit le sieur Bolter. À l'école
j'étais un fameux rapporteur, allez. Pourquoi faut-il que je la suive?
Ce n'est pas pour . . .

--Non, interrompit Fagin. Il n'y a rien autre chose à faire qu'à me
dire où elle va, qui elle voit, et, s'il est possible, ce qu'elle fait;
se rappeler le nom de la rue, si c'est une rue, ou bien de la maison, si
c'est une maison, et me donner enfin tous les renseignements que vous
pourrez vous-même recueillir.

--Que me donnerez-vous pour cela?

--Je vous donnerai une livre sterling. Et c'est ce que je n'ai jamais
donné jusqu'alors pour une corvée de ce genre, dont je ne tire
moi-même aucun profit.

--Qui est cette femme? demanda Noé.

--Une des nôtres, répondit le juif.

--Je vois ce que c'est, s'écria Bolter en fronçant le nez: vous avez
des soupçons sur elle, n'est-ce pas?

Elle a fait de nouvelles connaissances, mon cher, répliqua le juif, et
il faut que je sache ce qu'elles sont.

--Je devine, reprit Noé. Seulement pour avoir le plaisir de les
connaître, afin de savoir si ce sont des gens respectables, hein? ha!
ha! ha! Je suis votre homme.

--Je savais bien que vous ne demanderiez pas mieux, s'écria Fagin.

--Il n'y a pas de doute à cela, repartit Noé. Où est-elle, où et
quand devrai-je la suivre?

--Je vous dirai tout cela, mon cher . . . je vous la ferai connaître
quand il sera temps, dit Fagin, ayez soin de vous tenir prêt; le reste
me regarde.

Ce soir-là, le lendemain et le jour suivant, l'espion, botté et
accoutré de ses habits de charretier, se tint prêt à partir au signal
de Fagin. Six nuits se passèrent ainsi; six mortelles nuits à chacune
desquelles le juif rentra désappointé, donnant à entendre en peu de
mots qu'il n'était pas encore temps. Le soir du septième jour, il
rentra plus tôt que les jours précédents, et un air de satisfaction
brillait sur son visage: c'était un dimanche.

--Elle sort ce soir, dit Fagin, et c'est pour aller voir ses nouvelles
connaissances, j'en suis sûr; car elle a été seule toute la journée,
et celui qu'elle redoute ne reviendra guère avant le jour. Partons vite,
il est temps!

Noé se leva sans dire un seul mot; car l'extrême joie que ressentait le
juif s'était communiquée à lui. Ils sortirent à la dérobée, et,
ayant traversé un labyrinthe de rues, ils arrivèrent enfin devant un
cabaret.

Il était onze heures et un quart, et la porte en était fermée. Elle
tourna doucement sur ses gonds à un léger sifflement que fit le juif.

Osant à peine chuchoter, mais substituant les gestes aux paroles, Fagin
et le jeune juif qui leur avait ouvert montrèrent à Noé le carreau de
verre, et lui firent signe de monter pour voir la personne qui était
dans la salle voisine.

--Est-ce là la femme en question? demanda celui-ci à voix basse. Le
juif fit un signe de tête affirmatif.

L'espion échangea un coup d'œil avec Fagin et partit comme un trait.



XLIV. --Nancy est exacte au rendez-vous.


Onze heures trois quarts sonnaient à l'horloge de plusieurs églises,
quand deux personnes parurent à l'entrée du pont de Londres. La
première, qui était une femme, s'avançait d'un pas vif et léger,
regardant avidement autour d'elle comme si elle cherchait quelqu'un;
l'autre, qui était un homme, suivait à quelque distance dans l'ombre et
réglait son pas sur celui de la femme, s'arrêtant lorsqu'elle
s'arrêtait, et se glissant de nouveau à la dérobée le long du parapet
quand elle repartait.

Il faisait une nuit sombre, le ciel avait été couvert toute la
journée, et, à cette heure, dans ce lieu surtout, il n'y avait pas
beaucoup de monde.

Un brouillard épais qui couvrait la rivière donnait une teinte blafarde
à la flamme rougeâtre des falots qui brûlaient sur les chaloupes.

Minuit sonnait; le douzième coup vibrait encore dans l'air quand une
jeune demoiselle et un monsieur en cheveux blancs, descendant d'un fiacre
à quelque distance, se dirigèrent vers le pont après avoir renvoyé le
cocher. À peine avaient-ils fait quelques pas, que Nancy tressaillit et
alla aussitôt à leur rencontre.

Ils marchaient comme des gens qui s'attendent peu à rencontrer la
personne qu'ils cherchent, lorsqu'ils se trouvèrent face à face avec la
jeune fille. Ils s'arrêtèrent en poussant un cri de surprise qu'ils
réprimèrent aussitôt, car un homme en costume de paysan passa
rapidement auprès d'eux au même instant.

--Par ici! dit vivement Nancy. Je crains de vous parler en cet endroit,
suivez-moi en bas de cet escalier.

Comme elle disait ces mots, le paysan tourna la tête, et demandant
brusquement pourquoi ils occupaient ainsi tout le trottoir à eux seuls,
il poursuivit son chemin.

L'escalier dont parlait Nancy est à l'extrémité du pont sur la rive du
comté de Surrey.

Ces marches, qui forment une partie du pont, consistent en trois
échappées ou paliers. En bas du second palier, le mur de gauche se
termine par un pilastre faisant face à la Tamise. Arrivé au bas de ce
second palier, le paysan jeta un regard autour de lui; et, voyant qu'il
n'y avait point d'autre endroit pour se cacher et que, d'ailleurs, la
marée étant alors très basse, il y avait beaucoup de place, il se
rangea de côté, le dos contre le pilastre, et attendit là nos trois
amis, presque sûr qu'ils ne descendraient pas plus bas, et que, s'il ne
pouvait entendre leur entretien, il pourrait du moins les suivre de
nouveau en toute sûreté.

Il était sur le point de sortir de sa cachette et il pensait à
remonter, quand il entendit un bruit de pas résonner sur la pierre, et
bientôt après les voix de plusieurs personnes frappèrent son oreille;
il se dressa contre le mur, et respirant à peine, il écouta
attentivement.

--Il me semble que c'est assez loin comme cela, dit le monsieur. Je ne
souffrirai pas que cette jeune demoiselle descende une marche de plus; il
y a bien des gens qui auraient eu trop peu de confiance en vous pour
consentir même à venir jusqu'ici! Mais je suis encore complaisant,
comme vous voyez.

--Vraiment! vous appelez cela être complaisant! repartit Nancy, vous
êtes vraiment sensé! . . . complaisant! Bah! c'est égal.

--Non, mais dites-moi, reprit le monsieur d'un ton plus doux, pourquoi
nous avoir amenés dans cet étrange endroit! Pourquoi pas là-haut, où
l'on y voit du moins, et où il y a du monde qui passe, plutôt que dans
cet affreux coupe-gorge?

--Je vous ai déjà dit que je n'aime pas vous parler là-haut, répliqua
la fille frémissant involontairement; je ne sais pas ce que j'ai, mais
j'éprouve une telle frayeur, ce soir, que je puis à peine me soutenir.
Je ne puis m'en rendre compte, je voudrais le savoir. J'ai été
tourmentée tout le jour par de si horribles pensées de mort et de
linceuls couverts de sang, j'en ai eu la fièvre. J'ai voulu m'amuser à
lire ce soir pour passer le temps, et j'ai vu les mêmes choses dans le
livre . . .

--C'est l'effet de l'imagination, dit le monsieur.

--Je n'ai pas pu venir dimanche dernier, répondit la fille; j'ai été
retenue par force.

--Par qui donc?

--Par Guillaume, l'homme dont j'ai parlé à Mademoiselle.

--Vous n'étiez point soupçonnée d'avoir eu un entretien avec quelqu'un
au sujet de ce qui vous amène ici, je pense?

--Non, reprit la fille en secouant la tête. Il ne m'est point facile de
le quitter, à moins qu'il ne sache pourquoi. Je n'aurais pas pu voir
Mademoiselle quand je suis venue la trouver, si, pour le faire dormir, je
n'avais mis du _laudanum_ dans la potion que je lui ai donnée.

--Dormait-il encore quand vous êtes rentrée? demanda le monsieur.

--Oui, répondit la fille, et ni lui ni aucun d'eux n'ont le moindre
soupçon.

--C'est bien, dit le monsieur. Maintenant, écoutez-moi.

--Je suis prête à vous entendre, dit la fille.

--Cette jeune demoiselle que voici, dit le monsieur, m'a communiqué,
ainsi qu'à quelques amis sur la discrétion desquels on peut se reposer
en toute confiance, ce que vous lui avez dit il y a environ quinze jours.
Pour vous prouver que je me fie à vous, je vous dirai franchement que
nous nous proposons d'extorquer de ce Monks son secret (quel qu'il soit),
et que pour cela nous tirerons avantage, s'il le faut, des terreurs
paniques auxquelles vous dites qu'il est sujet. Mais si cependant nous ne
pouvons nous en rendre maîtres, ou qu'une fois entre nos mains il ne
veuille rien avouer, il faudrait pourtant consentir à nous livrer le
juif.

--Fagin! s'écria Nancy faisant un pas en arrière.

--Sans doute, poursuivit le monsieur. Il faut que vous nous livriez cet
homme.

--N'y comptez pas! repartit la fille. Quelque affreuse qu'ait été sa
conduite envers moi, je ne ferai jamais ce que vous me demandez là! . . .

--Vous êtes bien résolue! dit le vieux monsieur.

--Jamais! reprit Nancy.

--Dites-moi pourquoi.

--Pour une bonne raison, répondit avec fermeté celle-ci. Pour une seule
raison que Mademoiselle connaît et pour laquelle elle se rangera de mon
côté, j'en suis sûre, puisqu'elle m'en a donné sa parole; et puis
encore par cela même que, si sa conduite est mauvaise, la mienne n'est
pas non plus exempte de reproches.

--Alors, repartit le monsieur comme s'il avait atteint le but qu'il se
proposait, livrez-moi Monks et laissez-le s'arranger avec moi.

--Et s'il vient à dénoncer les autres? demanda Nancy.

--Je vous promets que, dans tous les cas où nous pourrons obtenir de lui
la vérité en lui arrachant son secret, il n'en sera que cela. Il peut y
avoir, dans l'histoire du petit Olivier, des particularités qu'il serait
pénible de soumettre aux yeux du public; et pourvu (comme je vous l'ai
dit) que la vérité nous soit connue, c'est tout ce que nous demandons,
vos amis ne courront aucun danger.

--Et s'il ne veut pas avouer la vérité? dit la fille.

--Alors, repartit le monsieur, le juif ne sera traîné en justice
qu'autant que vous y consentirez.

--Mademoiselle s'engage-t-elle à me donner sa parole en cela?

--Je vous la donne, répliqua Rose. Vous pouvez y compter.

--Monks ne saura jamais par qui vous avez appris ce que vous savez? dit
la fille après un instant de silence.

--Jamais! répliqua le monsieur. Je vous assure que nous nous prendrons
de telle manière qu'il ne pourra même pas s'en douter.

--Quoique depuis mon jeune âge j'aie vécu parmi les menteurs et que par
conséquent le mensonge me soit devenu familier, dit Nancy après un
autre moment de silence, j'accepte votre parole et je m'en rapporte
entièrement à vous.

Après avoir reçu l'assurance de Rose et du monsieur qu'elle pouvait
être parfaitement tranquille, elle commença (d'une voix si basse que
l'espion pouvait à peine entendre) par donner l'adresse du cabaret d'où
elle avait été suivie ce soir-là. À la manière dont elle s'arrêtait
en parlant, on eût pu croire que le monsieur prenait note des
renseignements qu'elle lui donnait. Lorsqu'elle eut bien expliqué les
localités de la place ainsi que l'endroit d'où, sans exciter les
regards, on pouvait très bien voir; qu'elle eut dit l'heure de la nuit
et quels étaient à peu près les jours où Monks fréquentait le plus
ordinairement ce repaire, elle sembla réfléchir un instant comme pour
se rappeler les traits de l'homme en question et être plus capable de
donner le signalement.

--Il est grand, dit-elle, assez fort, mais pas gros. À le voir marcher
on croirait qu'il va faire un mauvais coup, car il regarde constamment de
côté et d'autre. Il a les yeux tellement renfoncés dans la tête que,
par cela seul, vous pourriez aisément le reconnaître. Il est très brun
de peau, et, bien qu'il n'ait que vingt-six ou vingt-huit ans tout au
plus, ses yeux sont secs et hagards. Ses lèvres sont souvent flétries
et décolorées par les marques de ses dents, car il est sujet à de
terribles convulsions, et souvent même il se mord les mains jusqu'au
sang . . . Pourquoi tressaillez-vous? dit la fille s'arrêtant tout court.

Le monsieur se hâta de répondre qu'il ne savait pas qu'il eût
tressailli, et il la pria de continuer.

--J'ai su cela en partie des gens de la maison dont je vous ai parlé,
poursuivit la fille; car je ne l'ai vu que deux fois, et encore il était
enveloppé d'un grand manteau. Je crois que voilà tout ce que je puis
vous en dire . . . À propos, attendez! . . . Quand il tourne la tête,
en aperçoit sur son cou, un peu au-dessus de sa cravate . . .

--Une grande marque rouge comme une brûlure! s'écria le monsieur.

--Comment cela se fait-il, dit la fille; vous le connaissez donc?

La jeune demoiselle jeta un cri de surprise et ils gardèrent tous trois,
pendant quelques instants, un si profond silence, que l'espion eût pu
les entendre respirer.

--Je crois le connaître, dit le monsieur: je le reconnaîtrais du moins,
d'après le signalement que vous m'en donnez . . . Nous verrons . . .

Disant cela d'un air d'indifférence, il se tourna du côté de l'espion
et murmura entre ses dents:

--Ce ne peut être que lui!

--Maintenant, reprit-il en s'adressant à Nancy, vous venez de nous
rendre un grand service, jeune fille, et je vous en remercie. Que puis-je
faire pour vous?

--Rien, répliqua Nancy.

--Ne persistez pas dans ce refus, voyons, réfléchissez un peu, reprit
le monsieur avec un air de douceur et de bonté qui eût pu toucher un
cœur plus dur et plus insensible.

--Non, rien, Monsieur, je vous assure, repartit la jeune fille en versant
des larmes, vous ne pouvez rien pour changer mon sort.

--Elle va se laisser persuader, s'écria Rose, elle va se rendre, j'en
suis sûre; elle hésite.

--Je crains bien que non, ma chère demoiselle! dit le monsieur.

--Non, Monsieur, reprit Nancy après un moment de réflexion, je suis
enchaînée à ma première existence: j'en ai horreur, il est vrai; mais
je ne puis la quitter. Adieu! peut-être bien que j'aurai été aperçue
et suivie. Partez, partez les premiers! Si vous croyez que je vous ai
rendu quelque service, tout ce que je demande de vous en retour est de me
quitter à l'instant même et de me laisser m'en retourner seule.

--Il est inutile d'insister davantage, dit en soupirant le monsieur;
peut-être bien qu'en restant ici nous compromettons sa sûreté.

--Oui, oui, repartit la fille, vous avez bien raison!

--Comment peut donc se terminer la misérable existence de cette pauvre
fille? s'écria Rose.

--Comment! reprit la fille; regardez devant vous, Mademoiselle! jetez les
yeux sur cette eau qui bouillonne à vos pieds! Combien de fois
n'avez-vous pas entendu parler de pauvres malheureuses comme moi qui s'y
sont précipitées, fatiguées qu'elles étaient de la vie!

--Ne parlez pas ainsi, je vous en supplie! dit Rose en sanglotant.

--Vous n'en entendrez jamais parler, bonne demoiselle, repartit Nancy; à
Dieu ne plaise que de telles horreurs viennent jamais souiller vos
chastes oreilles! Bonne nuit! Adieu!

Le monsieur se retourna comme pour se disposer à partir.

--Prenez cette bourse, s'écria Rose; gardez-la pour l'amour de moi, que
vous ayez quelque ressource au besoin.

--Non, non, reprit la fille, l'argent ne me tente pas, ce n'est pas
l'intérêt qui m'a fait agir en cette circonstance, croyez-le bien . . .
cependant donnez-moi quelque chose, quelque chose que vous ayez porté
. . . J'aimerais avoir quelque chose de vous . . . Non, non, pas une bague
. . . Vos gants ou votre mouchoir . . . Merci, merci! Dieu vous bénisse!
Adieu!

L'extrême agitation dans laquelle était la fille, et la crainte qu'elle
avait d'être maltraitée à son retour, dans le cas où elle viendrait
à être découverte, semblèrent déterminer le monsieur à partir.

Rose et son compagnon parurent bientôt sur le pont, et s'arrêtèrent un
instant sur la dernière marche de l'escalier.

Rose Maylie attendit encore, mais le vieux monsieur la prit par le bras
et l'entraîna doucement vers lui. À l'instant où ils disparurent,
Nancy se laissa tomber tout de son long sur l'une des marches, et donna
un libre cours à ses larmes.

Arrivé en haut de l'escalier, Noé Claypole tourna la tête à droite et
à gauche, et, n'apercevant âme qui vive, il prit ses jambes à son cou.



XLV. --Conséquence fatale.


C'était environ deux heures avant le point du jour: le juif veillait
dans son grabat, paraissant attendre quelqu'un avec la plus vive
impatience. Près de lui, sur un matelas étendu à terre, gisait Noé
Claypole dormant d'un profond sommeil. Il était depuis longtemps dans
cette attitude, lorsque enfin le bruit des pas d'une personne qu'il crut
reconnaître vint frapper son oreille.

--Enfin ce n'est pas dommage! murmura-t-il.

Comme il disait ces mots, la sonnette se fit entendre: il grimpa
l'escalier quatre à quatre et revint bientôt accompagné de Sikes
portant un paquet sous son bras.

--Tenez, serrez cela, dit celui-ci, et tirez-en le plus que vous pourrez;
j'ai eu assez de peine à l'avoir, Dieu merci! . . . Il y a plus de deux
heures que je devrais être ici.

Fagin, ayant pris le paquet, le serra à clef dans l'armoire, revint
s'asseoir à sa place sans dire un seul mot, et regarda fixement le
brigand: ses lèvres pâles tremblaient si fortement, ses traits étaient
si bouleversés par les différentes émotions qui le maîtrisaient, que
Sikes recula involontairement.

--Qu'est-ce qu'il y a donc, maintenant, s'écria ce dernier, pourquoi
envisager ainsi les gens, hein! voulez-vous répondre?

Le juif leva la main, et agita son doigt d'un air mystérieux.

--Malédiction! dit Sikes passant vivement sa main dans sa poche de
côté, il est devenu enragé! Il faut que je fasse attention à moi, ici!

--Non! non! dit Fagin recouvrant enfin l'usage de la voix. Il n'y a pas
de danger, Guillaume . . . Ce n'est pas à vous que j'en veux . . . Je
n'ai rien à vous reprocher, à vous.

--Ah! c'est fort heureux! reprit Sikes le regardant entre deux yeux et
mettant, avec un air d'ostentation, son pistolet dans une autre poche.
Fort heureusement pour l'un de nous deux . . .

--Ce que j'ai à vous dire, Guillaume, repartit le juif approchant sa
chaise de celle du brigand, vous fera encore plus d'effet qu'à moi.

--J'en doute fort, répliqua Sikes d'un air d'incrédulité. Parlez vite,
ou Nancy va croire que je suis perdu.

--Perdu! s'écria Fagin, ça ne la surprendrait pas. Elle a assez
travaillé comme cela à votre perte.

Sikes interdit chercha à lire dans les yeux du vieillard; mais, n'y
pouvant deviner le sens de cette énigme, il le saisit au collet, et le
secouant de toutes ses forces:

--Encore une fois, parlez! dit-il, ou, si vous ne parlez pas, c'est que
vous n'en aurez plus la force! Ouvrez la bouche et expliquez-vous
clairement, entendez-vous, vieux scélérat!

--Je suppose, dit Fagin, que ce garçon qui est couché là . . .

--Eh bien! après? dit-il reprenant sa première position.

--Je suppose que ce garçon, poursuivit le juif, vienne à nous trahir
. . . qu'il nous vende tous . . . qu'il découvre les gens qui ont
intérêt à nous connaître . . . qu'il leur donne notre signalement
jusqu'à la moindre petite marque, et qu'il leur dise l'endroit où on
peut aisément nous _pincer_?

--Ce que je ferais! reprit Sikes. S'il était encore en vie à mon
retour, je lui briserais le crâne avec le talon de ma botte.

--Et si c'était moi? cria le juif à tue-tête. _Moi_ qui en sais tant
et qui pourrais en faire pendre tant d'autres avec moi!

--Je n'sais pas, repartit Sikes grinçant des dents et pâlissant de
colère à la seule idée que ce pût être. Je ferais quelque chose dans
la prison qui me ferait mettre la camisole, j'en suis sûr; ou, si
j'étais pour être jugé en même temps que vous, j'en dirais plus à
moi seul, contre vous, que tous les témoins à charge, et j'vous ferais
sauter la cervelle devant tout le monde . . . Ce n'est ni la force ni le
courage qui me manqueraient, allez! murmura le brigand brandissant son
poing comme s'il allait réellement commencer l'action. J'irais de si bon
cœur que vous n'y verriez que du feu!

--Vraiment? fit le juif.

--Aussi vrai que je vous le dis, repartit le brigand. Essayez un peu,
vous verrez si je me gêne.

--Si c'était Charlot, ou le Matois, ou Betsy . . . ou bien? . . .

--Peu m'importe à moi qui ce soit! reprit Sikes avec impatience. Je lui
ferais son affaire tout de même.

Fagin fixa de nouveau le brigand, et, lui faisant signe de garder le
silence, il se pencha sur le matelas où reposait Noé, et secoua
celui-ci par le bras pour l'éveiller.

--Bolter! Bolter! . . . _Pauvre garçon!_ dit le juif appuyant avec
emphase sur l'épithète, il est fatigué, Guillaume, il est harassé
d'avoir guetté si longtemps la jeune fille!

--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Sikes.

Le juif ne répondit rien; mais, se penchant de nouveau vers Noé, il le
tira par le bras et parvint à le faire mettre sur son séant.

--Répétez-moi donc cela encore une fois, afin qu'il l'entende! dit le
juif montrant du doigt Sikes. Encore une fois, Bolter, plus qu'une fois,
mon garçon!

--Que je vous répète quoi? demanda Noé d'assez mauvaise humeur.

--Ce que vous savez au sujet de Nancy, dit le juif, tenant Sikes par le
poignet comme s'il eût craint que celui-ci ne sortît avant d'avoir tout
entendu. Vous l'avez suivie, n'est-ce pas?

--Oui.

--Au pont de Londres?

--Oui.

--Où elle a rencontré deux personnes?

--Justement.

--Un monsieur et une demoiselle qu'elle avait été trouver auparavant de
son plein gré. Ils lui ont demandé de leur livrer tous ses compagnons
et Monks le premier, ce qu'elle a fait; de leur dépeindre son
signalement, ce qu'elle a fait; de leur donner le nom et l'adresse de la
maison que nous fréquentons le plus habituellement, et où nous nous
réunissons, ainsi que l'endroit d'où l'on peut le mieux voir sans être
aperçu, ce qu'elle a fait; ils lui ont demandé le jour et l'heure où
nous nous rendions ordinairement dans cette maison, et elle le leur a
dit: voilà tout ce qu'elle a fait. On n'a pas eu besoin d'employer la
menace pour lui faire dire toutes ces choses; elle les a dites de son
plein gré, n'est-il pas vrai? s'écria le juif presque fou de colère.

--C'est vrai, répliqua Noé se grattant la tête. Voilà justement comme
cela s'est passé!

--Qu'ont-ils dit au sujet de dimanche dernier? demanda le juif.

--Au sujet de dimanche dernier? reprit Noé cherchant à se rappeler, il
me semble que je vous l'ai déjà dit.

--Cela ne fait rien, dites-le encore une fois! s'écria Fagin serrant
encore plus fort le bras de Sikes, et agitant son autre main, tandis que
l'écume lui sortait de la bouche.

--Ils lui ont demandé, dit Noé (qui, à mesure qu'il s'éveillait,
semblait avoir une idée de ce qu'était Sikes), ils lui ont demandé
pourquoi elle n'était pas venue dimanche dernier, comme elle l'avait
promis; et elle a répondu que cela lui avait été impossible.

--Pourquoi, pourquoi? interrompit le juif d'un air triomphant. Dites-lui
pour quelle raison.

--Parce que Guillaume n'a pas voulu la laisser sortir et qu'il l'a
retenue de force. Et comme le monsieur ne paraissait pas connaître
Guillaume, elle a ajouté que c'était l'homme dont elle avait parlé à
la demoiselle auparavant.

--Qu'a-t-elle dit de plus au sujet de Guillaume? cria le juif.
Qu'a-t-elle ajouté à propos de l'homme dont elle avait parlé à la
demoiselle auparavant? Dites-lui cela, dites-lui cela.

--Elle a dit qu'elle ne pouvait pas sortir aisément, à moins qu'il ne
sût où elle allait, dit Noé, et que, la première fois qu'elle est
venue trouver cette demoiselle (ha! ha! ha! je n'ai pu m'empêcher, de
rire quand elle a dit cela), elle lui avait mis du _laudanum_ dans la
potion qu'elle lui a fait boire avant qu'elle sortît.

--Damnation! s'écria Sikes faisant lâcher prise au juif. Laissez-moi!

Repoussant loin de lui le vieillard, il s'élança hors de la chambre et
se précipita dans l'escalier comme un furieux.

--Guillaume! Guillaume! cria le juif courant après lui, un mot! un seul
mot!

Ce mot n'eût pas été échangé si le brigand, qui ne pouvait ouvrir la
porte, n'eût donné le temps au juif d'arriver tout haletant.

--Ouvrez-moi cette porte, dit Sikes, ne m'amusez pas là une heure avec
votre bavardage, je ne suis pas d'humeur à vous entendre! laissez-moi
sortir sans m'adresser la parole, il n'y ferait pas bon, je vous assure!

--Un instant, un seul instant! dit le juif posant la main sur la serrure;
ne soyez pas trop . . .

--Trop quoi? reprit l'autre.

--Ne soyez pas . . . trop . . . violent, Guillaume! dit le juif d'un air
patelin.

Il commençait à faire assez jour pour que chacun d'eux pût lire sur le
visage de l'autre ce qui se passait en son âme. Ils échangèrent un
regard; leurs yeux étincelaient. On ne pouvait se tromper sur la nature
de leurs sentiments à tous deux.

--Ah! çà, Guillaume! dit Fagin voyant que toute feinte était
désormais inutile: je voulais dire, ne soyez pas trop violent (du moins
pour votre sûreté à vous). N'allez pas vous compromettre, surtout
soyez prudent!

Disant cela, le juif tourna deux fois la clef dans la serrure; et Sikes,
pour toute réponse, ouvrit la porte toute grande et partit comme un
trait.

Sans se donner le temps de réfléchir, sans tourner la tête d'aucun
côté, sans jeter un regard à droite ou à gauche, mais les yeux fixes
devant lui, il allait à grands pas, ses dents serrées si fortement les
unes contre les autres, que sa mâchoire inférieure semblait rentrer
dans sa peau. Plein de farouches pensées et ayant un affreux projet en
tête, il marchait tête baissée; et, sans avoir dit une seule parole ni
remué un seul muscle de son visage, il se trouva devant sa maison. Il
entra sans faire de bruit, monta doucement l'escalier, ouvrit la porte de
sa chambre avec la même précaution, la ferma à doute tour; et ayant
porté une table derrière, il s'approcha du lit et en tira les rideaux.

Nancy, qui était couchée à moitié habillée, s'éveilla en sursaut.

--Est-ce toi, Guillaume? dit-elle avec un air de satisfaction de le
savoir de retour.

--Oui, c'est moi, répondit le brigand, lève-toi!

Il y avait une chandelle qui brûlait en attendant Sikes, celui-ci l'ôta
du chandelier et la jeta dans la cheminée. La jeune fille, voyant qu'il
faisait petit jour, se leva pour tirer les rideaux de la fenêtre.

--Ce n'est pas nécessaire, dit Sikes mettant son bras devant elle pour
l'en empêcher: j'y verrai toujours assez pour ce que j'ai à faire.

--Guillaume! s'écria Nancy d'une voix étouffée par la peur, pourquoi
me regardes-tu ainsi?

L'œil hagard, la respiration courte et les narines gonflées, le brigand
la considéra un instant en silence; puis, la prenant par la tête et par
le cou, il la traîna au milieu de la chambre et lui mit la main sur la
bouche après avoir jeté un regard vers la porte.

--Guillaume! Guillaume! s'écria la fille se débattant avec une force
que peut donner seule la crainte de la mort, je ne ferai point de bruit,
je ne crierai pas . . . je te le promets! Ecoute-moi! . . . parle-moi!
. . . dis-moi ce que j'ai fait!

--Ah! tu le sais bien, ce que tu as fait, infâme! reprit Sikes avec un
rire infernal! tu le sais bien, ce que tu as fait! . . . On t'a guettée
cette nuit . . . Chacune de tes paroles a été entendue.

--Epargne ma vie comme j'ai épargné la tienne, je t'en supplie,
Guillaume! au nom du ciel, épargne ma vie! s'écria Nancy se cramponnant
après lui. Guillaume! mon cher Guillaume! . . . tu n'auras pas le cœur
de me tuer! Ah! pense à tout: ce que j'ai refusé cette nuit pour toi!
. . . réfléchis un peu et épargne-toi ce crime! Je ne te lâcherai pas;
tu ne peux pas me faire lâcher prise, Guillaume. Pour l'amour de Dieu,
réfléchis avant de verser mon sang! C'est moi qui supplie! . . . moi
qui t'aime tant! . . . Je t'ai toujours été fidèle, Guillaume. Aussi
vrai que je suis une indigne créature.

Le brigand se débattit violemment pour lui faire lâcher prise; mais les
bras de la fille étaient entrelacés dans les siens d'une telle sorte,
qu'il ne put en venir à bout.

--Guillaume, dit Nancy cherchant à poser sa tête sur le sein du
brigand, ce vieux monsieur et cette bonne demoiselle m'ont offert cette
nuit un asile dans quelque pays étranger, où je pourrai finir mes jours
en paix; laisse-les-moi voir encore une fois, je les supplierai à genoux
de t'accorder la même faveur, et, s'ils y consentent, comme je n'en
doute pas, nous quitterons cet horrible lieu, nous irons chacun de notre
côté vivre dans la retraite, où nous tâcherons d'oublier la vie
affreuse que nous avons menée ensemble, et nous ne nous reverrons jamais
plus. Il n'est jamais trop tard pour se repentir: ils me l'ont dit, et je
comprends maintenant qu'ils ont raison . . . mais il faut le temps . . .
Faut-il encore avoir le temps, Guillaume . . . un peu de temps!

Sikes saisit son pistolet. L'idée qu'il serait découvert et arrêté
sur-le-champ s'il en lâchait la détente se présenta comme un éclair
à son esprit au milieu même de sa fureur, et il en asséna deux ou
trois coups de crosse sur le visage suppliant de la jeune fille.

Elle chancela d'abord et tomba ensuite presque aveuglée par le sang qui
ruisselait d'un trou énorme qu'il lui avait fait à la tête; mais se
relevant sur ses genoux, avec quelque difficulté toutefois, elle tira de
son sein un mouchoir blanc (celui de Rose Maylie), et l'élevant entre
ses deux mains jointes, aussi haut que ses forces le lui permirent, elle
murmura une courte prière pour implorer la pitié du Seigneur.

C'était un spectacle horrible. L'assassin épouvanté recula jusqu'à la
muraille en portant la main devant ses yeux; puis s'emparant d'un énorme
bâton, il en porta un coup sur le crâne de la fille et l'étendit roide
à ses pieds.



XLVI. --Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. Entretien qu'ils
eurent ensemble, et de quelle manière il fut interrompu.


Le jour commençait à baisser quand M. Brownlow, descendant d'une
voiture de place, frappa doucement à la porte de sa maison. À peine
eut-on ouvert, qu'un fort gaillard descendit à son tour et se mit en
faction d'un côté du perron, tandis qu'un autre de même stature sauta
lestement de dessus le siège où il avait pris place à côté du
cocher, et vint se poster vis-à-vis du premier. À un signe de M.
Brownlow, ils firent sortir du fiacre un troisième individu, qu'ils
introduisirent dans la maison: cet individu n'était autre que Monks.

Ils marchèrent tous trois sans dire mot, et suivirent M. Brownlow dans
une petite salle à la porte de laquelle Monks, qui n'était monté
qu'avec répugnance, s'arrêta tout court; et les deux hommes
regardèrent M. Brownlow comme pour lui demander ce qu'ils avaient à
faire.

--Il connaît l'alternative, dit M. Brownlow. S'il hésite ou qu'il
veuille s'enfuir, emmenez-le dehors et faites-le arrêter en mon nom.

--Et de quel droit agissez-vous ainsi envers moi? demanda Monks.

--Pourquoi m'y forcez-vous, jeune homme? répliqua M. Brownlow en le
regardant fixement. Seriez-vous assez fou pour vous enfuir? Lâchez-le!
poursuivit-il, s'adressant aux deux hommes. Maintenant, jeune homme, vous
êtes libre d'aller où vous voudrez, et nous de vous suivre; mais je
vous jure, par tout ce qu'il y a de plus sacré, qu'aussitôt que vous
aurez mis le pied dans la rue, je vous fais arrêter comme faussaire et
voleur. Ma résolution est prise! . . .

Monks murmura quelques mots inintelligibles, et parut irrésolu.

--Je vous engage à vous décider promptement, ajouta M. Brownlow. Un
seul mot de ma bouche, et l'alternative est perdue pour toujours.

Monks hésita encore.

--Je n'en dirai pas davantage, continua M. Brownlow.

--N'y a-t-il point d'autre alternative? demanda Monks.

--Non, certainement!

Monks regarda le vieux monsieur d'un air inquiet; mais, ne voyant sur son
visage que l'expression de la sévérité et de la détermination, il fit
quelques pas dans la salle en haussant les épaules, et finit par
s'asseoir.

--Fermez la porte en-dehors, dit M. Brownlow aux deux hommes.

Ceux-ci obéirent, et M. Brownlow resta seul avec Monks.

--Voilà de jolis procédés, Monsieur, en vérité, de la part d'un
ancien ami de mon père! dit Monks.

--C'est justement parce que j'étais l'intime ami de votre père, reprit
M. Brownlow; c'est justement parce que l'espoir de mes jeunes années
m'attachait à lui, et que sa sœur, qui est morte le jour même que je
devais l'épouser, m'a laissé seul sur cette terre; c'est parce que,
encore enfant, il s'est agenouillé avec moi auprès du lit de mort de
cet ange de douceur et de bonté qu'il a plu à Dieu de retirer de ce
monde à la fleur de son âge; c'est parce que, depuis ce moment, j'ai
voué à votre père une amitié que ni ses chagrins ni ses malheurs,
n'ont jamais refroidie et qui a duré jusqu'à sa mort; c'est parce que
ces souvenirs du passé remplissent mon cœur, que je me sens disposé à
vous traiter avec égards.

--Et qu'a de commun mon nom avec ce que vous avez à me dire?

--Rien pour vous, jeune homme, repartit celui-ci, rien pour vous, sans
doute; mais beaucoup pour moi, et je suis charmé que vous en ayez pris
un autre.

--Tout cela est bel et bon, dit Monks d'un air effronté, tout cela est
fort beau, mais où voulez-vous en venir?

--Vous avez un frère, dit avec chaleur M. Brownlow, un frère dont le
nom seul, prononcé tout bas à votre oreille quand j'étais derrière
vous dans la rue, a suffi pour me faire: suivre de vous malgré la
répugnance que vous aviez à le faire.

--Je n'ai point de frère! reprit Monks. Vous n'ignorez pas que je suis
fils unique.

--Ecoutez ce que j'ai à vous dire, continua M. Brownlow; cela ne
laissera pas que de vous intéresser. Je sais fort bien que vous êtes le
seul et l'indigne fruit d'une fatale union qu'un orgueil de famille et un
intérêt sordide ont forcé votre père, jeune encore, à contracter.

--Je me soucie fort peu de vos épithètes, interrompit Monks avec un
sourire forcé. Vous avouez le fait, et c'est assez.

--Mais je sais aussi quels furent les maux causés par cette fatale
union, poursuivit M. Brownlow. Je sais combien fut lourde, pour tous
deux, cette chaîne qu'ils durent porter dans le monde, aux yeux de ce
monde qui n'avait plus de charme pour eux. Je sais que les froides
formalités de l'étiquette furent remplacées par les reproches, que
l'indifférence fit place au mépris, le mépris au dégoût, et le
dégoût à la haine, jusqu'à ce qu'enfin, ne pouvant plus se supporter
l'un l'autre, ils furent obligés de se séparer.

--Eh bien! ils furent séparés, dit Monks. Qu'est-ce que cela prouve?

--Après quelque temps de séparation, reprit M. Brownlow, et quand votre
mère, lancée dans le tourbillon du grand monde, eut entièrement
oublié l'homme qui lui avait été donné pour mari, et qui était plus
jeune qu'elle de onze ans pour moins, celui-ci, qui jusqu'alors avait
mené une vie retirée, fit de nouvelles connaissances. Vous savez déjà
cela, j'en suis sûr.

--Non pas! dit Monks. Je ne sais rien du tout.

--Votre contenance prouve le contraire, repartit M. Brownlow. Je parle de
cela, il y a quinze ans à peu près: vous aviez alors dix ou onze ans,
et votre père n'en avait que trente, car, je le répète, il n'était
qu'un enfant quand son père le força de se marier. Dois-je rappeler un
évènement que, par respect: pour la mémoire de votre père, je
voudrais passer sous silence, ou voulez-vous m'en épargner la peine en
m'avouant la vérité?

--Comme je ne sais rien, je n'ai rien à dire! répliqua Monks.

--Parmi ces nouvelles connaissances que fit votre père, poursuivit M.
Brownlow, était un officier de marine, veuf depuis six mois et restant
seul avec deux enfants. Il en avait eu plusieurs, mais heureusement il
avait perdu les autres. C'étaient deux filles: l'une, un ange de
beauté, qui pouvait avoir dix-neuf ans à cette époque, et l'autre une
enfant de deux ou trois ans.

--Qu'est-ce que cela peut me faire, à moi? demanda Monks.

--Cet officier de marine, ajouta M. Brownlow sans paraître faire
attention à l'observation de Monks, occupait une maison dans cette
partie de l'Angleterre que votre père parcourut à l'époque de ses
malheurs, et dans laquelle maison il prit un logement. Peu de temps leur
suffit pour se lier d'une étroite amitié. Votre père avait des
avantages qu'ont peu d'hommes: il était joli garçon, et avait un cœur
franc et généreux comme sa sœur. Plus le vieil officier le connut, et
plus il l'aima. Malheureusement il en fut de même avec sa fille. Avant
qu'un an se fût écoulé, reprit M. Brownlow, il était lié par serment
à cette jeune vierge, victime d'une passion vive et sincère . . . d'un
premier amour, enfin.

--Votre conte est des plus longs, observa Monks évidemment mal à son
aise.

--C'est un récit de malheurs, de chagrins et de misères, jeune homme,
répliqua M. Brownlow; et de tels contes (comme vous voulez bien dire)
sont toujours longs. Enfin, un de ses parents pour l'amour duquel votre
père avait été sacrifié, comme le sont tant d'autres, vint à mourir;
et, comme s'il eût voulu réparer le malheur dont il avait été la
cause, il lui légua toute sa fortune, qui était considérable. Votre
père dut se rendre à Rome, où ce parent était allé pour sa santé,
et où il mourut sans avoir mis ordre à ses affaires. Il y alla donc et
y tomba dangereusement malade. Votre mère, qui en reçut la nouvelle à
Paris, qu'elle habitait alors, partit avec vous sur-le-champ pour l'aller
trouver. Il mourut le jour de votre arrivée, sans avoir fait son
testament: de sorte que sa fortune vous échut en partage à tous deux.

A cet endroit de ce récit, Monks prêta une oreille plus attentive, sans
cependant regarder M. Brownlow.

--Avant de s'embarquer et en passant par Londres, poursuivit M. Brownlow
regardant fixement celui-ci, il vint me voir.

--Je n'ai jamais eu connaissance de cela, reprit Monks.

--Oui, jeune homme, reprit M. Brownlow, il vint me voir, et me laissa
entre autres choses un portrait peint par lui-même . . . le portrait de
cette pauvre fille qu'il ne pouvait emporter . . . Il paraissait accablé
par le remords, s'accusait d'avoir causé la ruine et le déshonneur
d'une famille, et me confia l'intention qu'il avait de convertir tout son
bien en argent (_quoi qu'il dût lui en coûter_), et, après vous avoir
laissé à votre mère et à vous une partie de cet argent, s'enfuir en
pays étranger. Je devinai bien qu'il ne s'enfuirait pas seul . . . Il ne
m'en dit pas davantage, il me cacha le reste, à moi son vieil ami, son
ami d'enfance! Il promit de m'écrire, de me dire tout et de me revoir
une seule et dernière fois avant de quitter définitivement
l'Angleterre. Hélas! je ne devais plus le revoir, et je ne reçus même
pas de lettre de lui . . . Quelque temps après sa mort, continua M.
Brownlow, j'allai moi-même à la demeure du père de la jeune fille,
résolu, dans le cas où mes craintes ne se trouveraient que trop
fondées, d'offrir asile et protection à une pauvre jeune fille errante
qu'un amour coupable . . . (selon le monde) aurait entraînée à sa
perte. Il y avait huit jours qu'ils avaient quitté le pays. Après avoir
payé quelques petites dettes criardes, ils étaient partis pendant la
nuit. Où et pourquoi, c'est ce que personne ne put me dire.

Monks parut se trouver plus à l'aise, et jeta autour de lui un regard de
triomphe.

--Lorsque votre frère, poursuivit M. Brownlow en se rapprochant de
Monks, pauvre et opprimé, tomba entre mes mains (je ne dirai pas par le
plus grand des hasards, mais par les soins de la Providence), et que je
le sauvai du vice et de l'opprobre . . .

--Quoi! s'écria Monks tressaillant d'étonnement.

--Oui, jeune homme, moi-même, reprit M. Brownlow. Je vous ai dit que je
finirais par vous intéresser. Je vois bien que votre rusé compagnon ne
vous a pas dit le nom de celui qui avait reçu le petit Olivier: il avait
sans doute ses raisons pour cela. Lors donc que ce pauvre enfant eut
été reçu par moi, et qu'il y eut passé tout le temps de sa
convalescence, sa ressemblance parfaite avec le portrait dont je vous ai
parlé me frappa d'étonnement. Lors même que je le vis pour la
première fois couvert de haillons, je remarquai de suite sur son visage
une expression langoureuse qui me rappela les traits d'une personne qui
me fut bien chère . . . Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il fut repris
par vos associés avant que je connusse son histoire.

--Pourquoi non? demanda vivement l'autre.

--Parce que c'est ce que vous savez fort bien.

--Moi!

--Il est inutile de nier, dit M. Brownlow. Je vais vous prouver que j'en
sais plus que vous ne croyez.

--Vous ne pouvez rien prouver contre moi! balbutia Monks. Je vous défie
de prouver que j'y sois pour quelque chose!

--C'est ce que nous allons voir, reprit M. Brownlow lançant à Monks un
regard scrutateur. Je perdis donc Olivier, et tout ce que je pus faire
pour le retrouver fut inutile. Votre mère étant morte, je savais qu'il
n'y avait que vous qui pussiez résoudre ce mystère; et, comme vous
étiez alors aux Grandes-Indes, où, à cause de certains méfaits, vous
aviez dû vous réfugier pour éviter ici des démêlés avec la justice,
j'en fis le voyage. Vous étiez retourné à Londres depuis quelques
mois; j'y revins aussi. Aucun de vos correspondants ne put me dire où
vous demeuriez: vous alliez et veniez, me dirent-ils, sans résider
positivement à tel ou tel endroit, menant le même genre de vie qu'avant
votre départ pour les Grandes-Indes. Je battis le pavé nuit et jour
dans l'espoir de vous rencontrer, et ce n'est, comme vous voyez,
qu'aujourd'hui même que j'y suis parvenu.

--Et me voilà! dit Monks effrontément en se levant de sa chaise, que me
voulez-vous enfin? La fraude et le vol sont deux fort jolis mots
justifiés (selon vous) par une ressemblance imaginaire entre un petit
diablotin et un homme qui n'est plus depuis des années . . . Mon frère!
. . . Vous ignorez même que de cette liaison criminelle, il est
résulté un enfant . . . vous ne savez même pas cela!

--Il est vrai que je l'ai ignoré longtemps, reprit M. Brownlow se levant
à son tour, mais depuis quinze jours je sais tout. Vous avez un frère,
vous n'en ignorez pas, et vous le connaissez, qui plus est. Il existait
un testament que votre mère a détruit. Vous étiez vous-même dans le
secret et vous deviez en profiter après sa mort. Ce testament était en
faveur de l'enfant qui devait probablement naître de cette liaison
coupable; cet enfant naquit, et sa ressemblance frappante avec son père
fit que vous le reconnûtes quand le hasard l'amena sur vos pas. Vous
vous rendîtes au lieu de sa naissance; vous fîtes supprimer ou plutôt
vous supprimâtes vous-même les preuves qui eussent pu justifier de sa
parenté. Je puis même, au besoin, vous rappeler vos propres paroles:
_Ainsi les seules choses qui eussent pu servir à prouver l'identité de
cet enfant sont au fond de la rivière. La vieille sibylle qui les a
reçues de sa mère est morte depuis longtemps, et ses os sont pourris
dans sa bière_. Indigne fils que vous êtes! lâche! menteur! Vous qui
fréquentez des voleurs et des assassins, et qui avez avec eux des
entretiens secrets au milieu de la nuit dans des lieux retirés; vous
dont les trames et les complots ont causé la mort de tant de gens comme
vous; vous qui dès votre enfance n'avez fait que de la peine à votre
malheureux père, et dont les excès en tous genres de vices sont peints
sur votre visage, qu'on peut regarder avec juste raison comme le miroir
de votre âme; vous, Edouard Leeford, me bravez-vous encore?

--Non! non! s'écria Monks atterré par ces paroles.

--Chaque mot qui s'est dit entre vous et Fagin (le juif) m'est connu, dit
M. Brownlow. Les ombres que vous avez vues vous-même sur la muraille ont
retenu vos chuchotements et me les ont rapportés. La vue de l'enfant
persécuté a changé le vice en courage, et je dirai même en vertu. Un
assassinat vient d'être commis, assassinat que vous avez commis
moralement, sinon réellement . . .

--Non! non! s'écria Monks, j'en suis innocent, je vous assure! j'entrais
pour prendre des informations à ce sujet quand vous m'avez arrêté. Je
n'en connaissais pas la cause; j'attribuais cela à toute autre chose.

--La révélation d'une partie de vos secrets en est la seule cause, dit
M. Brownlow. Voulez-vous révéler le reste?

--Oui, oui, certainement!

--Avouer la vérité devant témoins?

--Je le promets aussi.

--Rester tranquille jusqu'à ce que j'aie pris d'autres renseignements,
et venir avec moi en tel lieu qu'il sera nécessaire?

--Si vous insistez sur ce point, j'y consens encore, répliqua Monks.

--J'exige de vous plus que cela, ajouta M. Brownlow: il faut que vous
fassiez restitution à votre frère. Bien que ce pauvre enfant soit le
fruit d'un amour coupable, il n'en est pas moins votre frère. Vous
connaissez les clauses du testament; exécutez-les quant à ce qui
regarde le petit Olivier, et allez ensuite où vous voudrez.

Tandis que Monks se promenait de long en large dans la salle,
réfléchissant aux conditions expresses que lui dictait M. Brownlow, M.
Losberne entra tout ému.

--Il ne peut manquer d'être pris, s'écria-t-il.

--L'assassin, vous voulez dire? demanda M. Brownlow.

--Oui, oui, reprit le docteur, on a vu son chien aux environs d'une
maison qu'il fréquente ordinairement: son maître y est sans doute,
sinon il y entrera probablement à la nuit. La police est sur pied; j'ai
parlé aux hommes qui sont chargés de l'arrêter, et ils m'ont assuré
qu'il ne peut leur échapper. Le gouvernement a fait proclamer une
récompense de cent livres sterling à quiconque mettra la main dessus.

--J'en donnerai cinquante autres, dit M. Brownlow, et j'en ferai l'offre
moi-même sur les lieux, si je puis m'y transporter. Où est M. Maylie?

--Henri? Aussitôt qu'il vous a su ici en sûreté avec cet inconnu,
répondit le docteur, il a fait seller son cheval et est allé voir ce
qui se passe.

--Et le juif? demanda M. Brownlow.

--Il n'était pas encore pris quand je me suis informé de tout cela,
répliqua M. Losberne, mais il le sera bientôt.

--Etes-vous bien décidé? dit tout bas M. Brownlow.

--Oui, répondit celui-ci, vous me promettez le secret?

--Restez ici jusqu'à mon retour.

Disant cela, M. Brownlow sortit avec M. Losberne et ferma à clef la
porte de la chambre.

--Quel est le résultat de votre entretien? demanda le docteur.

--Tout ce que j'en espérais et même plus, répondit M. Brownlow. Je lui
ai prouvé qu'il n'y avait pour lui aucun espoir de salut. Faites-moi le
plaisir d'écrire, et assignez rendez-vous pour après-demain au soir à
sept heures.

Les deux amis se séparèrent extrêmement agités.



XLVII. --Sikes est poursuivi. --Comment il échappe à la police.


Près de cet endroit de la Tamise où est située l'église de
_Rotherhithe_, existe de nos jours le plus sale, le plus étrange et le
plus extraordinaire de tous les recoins qui se trouvent dans Londres;
recoin inconnu, même de nom, à la plupart de ceux qui l'habitent.

Dans l'île de Jacob, les maisons qui servaient anciennement de magasins
sont sans toits, les murailles sont en ruines, les fenêtres manquent de
châssis, les portes ne tiennent plus à rien et sont prêtes à tomber
dans la rue; les cheminées sont noires, mais il n'en sort pas de fumée.
Il y a trente ou quarante ans, c'était un quartier commerçant, tandis
que maintenant c'est une île déserte. Les bâtiments sont sans
propriétaires, et sont occupés seulement par ceux qui ont le courage
d'y vivre et d'y mourir.

Dans une chambre supérieure de l'une de ces maisons se trouvaient trois
hommes se regardant l'un l'autre en silence; l'un était Toby Crackit,
l'autre le sieur Chitling, et le troisième, nommé Kags, homme d'une
cinquantaine d'années, dont le visage était couvert de meurtrissures et
de cicatrices, était un forçat évadé.

--Tu m'aurais joliment fait plaisir, mon cher, dit Toby s'adressant à
Chitling, d'aller te réfugier partout ailleurs.

--Est-il borné! reprit Kags, comme s'il n'y avait pas plusieurs
_cassines_, sans venir ici nous compromettre!

--Je m'attendais peu à cet accueil flatteur de votre part, répliqua
Chitling d'un air déconcerté.

--Crois-tu, répondit Toby, qu'il soit agréable pour un jeune homme
comme moi, qui se tient aussi à l'écart que possible, et qui a su se
conserver son _chez soi_ sans exciter le moindre soupçon, de recevoir à
l'improviste la visite d'un particulier qui, bien qu'il soit aimable et
même plaisant au jeu de cartes, n'en est pas moins dans une position
équivoque?

--Surtout quand ce jeune homme a chez lui un ami revenu des pays
lointains plus tôt qu'on ne l'attendait, et qui est tout à la fois trop
modeste et trop circonspect pour se présenter devant les juges à son
retour! reprit Kags.

--Quand donc Fagin a-t-il été pris? demanda Toby Crackit.

--Il a été pris à deux heures après midi, juste au moment de son
dîner, répondit le sieur Chitling. Charlot et moi nous avons été
assez heureux pour nous sauver par la cheminée de la cuisine; quant à
Maurice Bolter, il s'était caché dans le cuvier, qu'il avait eu soin de
mettre sens dessus dessous, mais ses longues guibolles qui dépassaient
l'ont fait découvrir, et il a été pincé aussi.

--Et Betsy?

--Pauvre Betsy! dit Chitling d'un air piteux; elle est venue pour voir le
cadavre, et la révolution que cela lui a fait l'a rendue folle.

--Qu'est devenu le petit Charlot? demanda Kags.

--Il est quelque part aux environs, attendant sans doute qu'il fasse nuit
pour venir ici, répondit Chitling: il ne peut pas tarder maintenant. Il
n'y a pas à dire qu'on puisse aller ailleurs; _la Rousse_ a commencé
par arrêter tous ceux qui se trouvaient aux _Trois-Boiteux_.
Heureusement pour moi que j'étais dehors, sans quoi j'y aurais passé
comme les autres. La salle du fond et celle d'entrée sont pleines de
_loustics_: il y fait chaud, je vous assure!

--Voilà qui est vexant! dit Toby Crackit se mordant les lèvres. Il y en
a plus d'un qui la sautera dans cette affaire.

--Les assises sont commencées, dit Kags; s'ils chauffent l'affaire, si
Bolter se porte dénonciateur et témoin à charge contre Fagin (ce dont
on ne doit pas douter d'après ce qu'il a déjà dit), le pauvre vieux
juif sera convaincu de complicité du meurtre, et il la dansera dans six
jours à compter d'aujourd'hui.

--Il aurait fallu entendre le monde crier après lui! dit Chitling. Sans
_la Rousse_, ils l'auraient déchiré en morceaux. Ils l'ont renversé
par terre une fois, et ils l'auraient tué, j'en suis sûr, si les
_loustics_ n'avaient formé aussitôt un cercle autour de lui; mais il
peut dire qu'il l'a échappée belle.

Tandis que, les yeux baissés, l'oreille au guet, ils paraissaient tous
trois ensevelis dans une rêverie profonde, un piétinement se fit
entendre dans l'escalier, et le chien de Sikes entra d'un seul bond dans
la chambre. Ils regardèrent aussitôt par la fenêtre, mais ils ne
virent personne; ils descendirent l'escalier, personne; dans la rue,
personne.

--Que signifie cela? dit Toby. Est-ce qu'il s'aviserait de venir ici, par
exemple? J'espère bien que non!

--S'il était pour venir ici, nous l'aurions vu avec son chien.

--D'où peuvent-ils venir? dit Toby. Il aura été aux autres _cassines_,
sans doute, et ayant vu là un tas de gens qu'il ne connaît pas, il sera
accouru ici, où il est venu tant de fois. Mais comment se fait-il qu'il
soit seul?

--Il ne se serait pas détruit, pensez-vous? dit Chitling.

Toby secoua la tête en signe de doute.

--Si cela était, reprit Kags, le chien nous tourmenterait pour que nous
l'accompagnions sur les lieux. Non, je ne pense pas. Je crois plutôt
qu'il sera passé en pays étranger, et qu'il aura perdu son chien.

Chacun fut de l'avis du forçat, et le chien, se fourrant sous une
chaise, se mit à dormir.

Comme il faisait nuit, on ferma les volets et on mit une chandelle sur la
table. Les évènements des deux jours précédents avaient fait une
telle impression sur eux, qu'ils tressaillaient au moindre bruit. Ils se
rapprochèrent l'un de l'autre et se parlèrent à voix basse, comme si
le cadavre de la femme eût été dans la chambre voisine.

Ils étaient depuis quelque temps dans cette position quand on frappa
tout à coup à la porte de la rue.

--C'est le petit Charlot, dit Kags.

On frappa de nouveau à coups redoublés.

--Non, ce n'est pas Charlot! il ne frappe jamais comme ça.

Toby Crackit se hasarda d'aller voir à la fenêtre; mais il se retira
tout tremblant: sa pâleur en disait assez. Le chien fut sur pattes en un
instant, et courut vers la porte en jappant.

--Il faut pourtant lui ouvrir, dit Toby prenant la chandelle.

--Est-ce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement?

--Non, il n'y a pas de milieu; il faut lui ouvrir, répliqua Toby.

--Ne va pas nous laisser sans lumière, dit Kags.

Crackit descendit ouvrir, et revint accompagné d'un homme ayant la tête
enveloppée d'un mouchoir. Cet homme n'était autre que Sikes. Il posa sa
main sur le dos d'une chaise; puis, venant à tourner la tête, il
tressaillit tout à coup et alla s'asseoir sur un autre siège adossé
contre le mur.

--Comment se fait-il que ce chien soit ici? demanda-t-il.

--Il est venu seul, il y a deux ou trois heures.

--Le journal de ce soir annonce que Fagin est pris, est-ce vrai?

--C'est vrai.

--N'avez-vous rien à me dire l'un ou l'autre? dit Sikes passant sa main
sur son front.

Ils se regardèrent les uns les autres d'un air embarrassé; mais pas un
n'ouvrit la bouche.

--Toi qui es le patron ici, as-tu envie de me vendre ou m'y laisseras-tu
cacher jusqu'à ce qu'ils soient las de chercher? voyons, parle! demanda
Sikes s'adressant à Toby Crackit.

--Tu peux y rester si tu t'y crois en sûreté, répondit celui-ci. Sikes
tourna lentement la tête vers la muraille contre laquelle il était
adossé, et dit d'une voix creuse:

--Est-elle . . . l'ont-ils enterrée?

Ils se contentèrent de faire un signe de tête négatif.

--Pourquoi ne l'ont-ils pas enterrée? Qui vient de frapper là?

Toby Crackit fit signe de la main qu'il n'y avait rien à craindre, et,
étant allé ouvrir la porte, il revint bientôt après avec Charlot
Bates.

Aussitôt qu'il eut aperçu l'assassin, ce dernier recula d'horreur.

--Toby, dit-il, pourquoi ne m'avoir pas dit cela en bas?

Les trois autres pâlirent à cette question de l'enfant, et Sikes, qui
s'en aperçut, chercha à l'amadouer.

Charlot fit trois pas en arrière, et posa la main sur le loquet de la
porte, comme s'il eût voulu sortir.

--Est-ce que tu ne me reconnais pas, Charlot?

--N'approchez pas de moi, monstre que vous êtes! s'écria Charlot fixant
l'assassin avec une expression de terreur et d'effroi.

Sikes s'arrêta: leurs yeux se rencontrèrent, mais il baissa aussitôt
les siens.

--Remarquez bien, tous trois, ce que je vous dis, s'écria Charlot
fermant les poings et s'irritant de plus en plus à mesure qu'il parlait:
je ne le crains pas! S'ils viennent ici pour le chercher, je le livrerai
moi-même! Je le ferai, aussi vrai que je vous le dis! Il peut me tuer
s'il veut ou s'il l'ose; mais je vous déclare que je le livrerai à la
police si je suis ici quand ils viendront pour le prendre. Dût-il être
brûlé vif, je le livrerai! Assassin! . . . Au secours! au secours! à
l'assassin!

Disant cela, il se précipita sur Sikes, qui, étourdi par les cris de
Charlot, et surpris de trouver tant d'énergie et de courage dans un
enfant, se laissa terrasser par lui avant d'avoir eu le temps de songer
à se défendre.

Le combat cependant était trop inégal pour durer plus longtemps. Déjà
Sikes, ayant pris le dessus, avait un genou sur la poitrine de l'enfant
quand Crackit, se levant précipitamment de sa place, s'élança vers
lui, et, le tirant par le collet, lui montra du doigt la fenêtre.

Il y avait une foule de gens à la porte de la rue: on se parlait tout
haut; le bruit des pas et celui des voix arrivèrent jusqu'à eux et les
frappèrent d'épouvante. On frappait à coups redoublés à la porte de
la rue, comme si on eût voulu l'enfoncer.

--Au secours! à l'assassin! criait Charlot.

--Au nom de la loi, ouvrez! criaient à leur tour les gens du dehors.

--Enfoncez la porte, répétait Charlot. Ils ne vous ouvriront pas. Venez
droit à la chambre où vous voyez de la lumière, c'est là qu'est
l'assassin.

La porte et les volets commençaient à céder aux efforts des
assaillants, et les cris de joie de la multitude donnèrent à Sikes une
juste idée du danger qu'il courait.

--N'avez-vous pas quelque endroit ici où je puisse enfermer cet infernal
braillard? demanda-t-il marchant dans la chambre.

La porte d'un petit cabinet se trouvant sous sa main, il l'ouvrit et y
enferma l'enfant.

--Maintenant, dit-il, la porte d'en bas est-elle bien fermée?

--Au verrou et à la clef, répliqua Toby.

--Les panneaux sont solides?

--Doublés en fer.

--Et les volets?

--Les volets aussi.

--Que le tonnerre vous confonde! s'écria l'assassin levant le châssis
de la fenêtre et bravant la foule.

A ce défi, des huées se firent entendre parmi la populace effrénée:
les uns criaient à ceux qui étaient plus près de mettre le feu à la
maison, les autres faisaient signe aux officiers de police de tirer sur
lui; mais parmi les acharnés était un monsieur à cheval, qui, étant
parvenu à fendre la presse, criait sous les fenêtres de la maison:
_Vingt guinées à celui qui apportera une échelle!_

--Ils vont envahir la maison! s'écria l'assassin regardant par la
fenêtre! donnez-moi une corde! une longue corde à l'aide de laquelle je
puisse me glisser dans le fossé et ensuite jouer des jambes.

Toby lui montra du doigt où se trouvaient ces objets; et l'assassin,
ayant choisi, parmi plusieurs cordes, la plus longue et la plus forte,
monta précipitamment au grenier.

Toutes les fenêtres donnant sur le derrière de la maison et ayant vue
par conséquent sur le fossé, avaient été murées depuis longtemps; à
l'exception pourtant d'une petite ouverture éclairant le cabinet où
était enfermé Charlot, encore était-elle si étroite qu'il ne pouvait
y passer la tête. De cette ouverture, il ne cessait de crier aux gens du
dehors de se porter sur ce point; de sorte que, lorsque l'assassin se
montra sur le bord du toit pour regarder au-dessous de lui, une foule de
voix en donnèrent avis à ceux qui étaient sur le devant de la maison,
et ceux-ci se refoulèrent en masse vers le fossé.

Ayant barricadé la porte du grenier avec un morceau de bois qu'il avait
pris à cet effet, il sortit par la lucarne et grimpa sur les tuiles.

Il regarda encore une fois au-dessous de lui: le fossé était à sec.

--Cinquante livres sterling à celui qui le prendra vivant! s'écria à
son tour un vieux monsieur tout près de là. Cinquante livres à celui
qui le prendra vivant! . . . Je resterai ici jusqu'à ce qu'il vienne les
chercher.

Rassemblant toutes ses forces et toute son énergie à l'aspect du
danger, et stimulé par le bruit qui se faisait à l'intérieur de la
maison, dont la porte venait effectivement d'être enfoncée, il passa un
bout de sa corde autour d'une souche de cheminée et l'y attacha
solidement; puis, à l'aide de ses mains et de ses dents, il fit en moins
de rien un nœud coulant avec l'autre bout. De cette manière il pouvait,
au moyen de la corde, se laisser descendre jusqu'à quelques pieds de
terre et couper ensuite la corde avec son couteau, qu'il tenait tout
ouvert dans sa main.

Au moment où il tenait le nœud coulant au-dessus de sa tête pour le
passer sous ses bras, et comme le vieux monsieur en question, celui qui
avait promis cinquante livres sterling à quiconque arrêterait
l'assassin, avertissait ceux qui l'entouraient d'un dessein de ce
dernier, Sikes regarda derrière lui, et se couvrant le visage avec ses
deux mains, il jeta un cri de terreur.

--Encore ces vilains yeux! s'écria-t-il.

Chancelant comme s'il eût été frappé par la foudre, il perdit
l'équilibre et tomba à la renverse, d'une hauteur de trente-cinq pieds,
avec le nœud coulant passé autour du cou. La corde s'était roidie
comme celle d'un are, et l'effet en fut aussi prompt que la flèche qu'il
lance. Il y eut une rude secousse, puis un mouvement convulsif du corps,
et l'assassin resta suspendu, tenant fortement serré dans sa main son
couteau ouvert.

La vieille cheminée en fut ébranlée, mais elle résista cependant; le
cadavre du brigand se trouvait contre la muraille.

Un chien, qu'on n'avait pas aperçu jusqu'alors, se mit à courir de
droite et de gauche sur le bord du toit en poussant d'affreux hurlements,
et, prenant son élan, il sauta tout à coup sur les épaules du pendu.
Ayant manqué son coup, il tomba dans le fossé, la tête contre une
pierre, et se brisa le crâne.



XLVIII. --Eclaircissement de plus d'un mystère. --Proposition de mariage
sans dot et sans épingles.


Il n'y avait guère plus de deux jours qu'avaient eu lieu les
évènements que nous avons lus dans le chapitre précédent, quand, vers
les trois heures de l'après-midi, Olivier se trouva dans une chaise de
poste en compagnie de madame Maylie, de Rose, de madame Bedwin et du bon
docteur, tous faisant route pour sa ville natale: dans une autre chaise,
à quelque distance derrière, venaient M. Brownlow et un individu dont
ils ignoraient le nom.

A mesure qu'ils approchaient de la ville, il fut impossible à Olivier de
maîtriser ses transports.

Ils descendirent à la porte d'un des plus beaux hôtels. Ils furent
reçus par M. Grimwig, qui les y attendait et qui les embrassa tous quand
ils descendirent de voiture.

Enfin, comme neuf heures venaient de sonner, M. Losberne et M. Grimwig
entrèrent suivis de M. Brownlow et d'un étranger à la vue duquel
Olivier fit une exclamation de surprise, car on lui dit que c'était son
frère, et il le reconnut pour le même individu qu'il avait rencontré
en sortant du bourg, où il était allé porter une lettre pour madame
Maylie, et qu'il avait vu avec Fagin à la fenêtre de son petit cabinet
d'étude.

--Dépêchons-nous, dit l'étranger se tournant de côté.

--Ce petit garçon est votre frère, dit M. Brownlow, attirant Olivier.
C'est le fils naturel de mon meilleur ami, Edwin Leeford, votre père, et
de la jeune et malheureuse Agnès Fleming.

--Oui, répliqua Monks. Mon père étant tombé dangereusement malade à
Rome, où il était allé pour affaires, comme vous savez, ma mère, dont
il était séparé depuis longtemps, et qui habitait Paris à cette
époque, se rendit bien vite avec moi auprès de lui, dans son intérêt
à elle-même. Il n'en sut rien, car, lorsque nous arrivâmes, il avait
perdu connaissance et il resta dans cet état jusqu'au lendemain matin
qu'il mourut. Parmi ses papiers se trouvait un paquet sous enveloppe,
lequel était daté du premier jour de sa maladie et adressé à
vous-même avec recommandation expresse, écrite de sa main sur le revers
de l'enveloppe, de ne l'envoyer qu'après sa mort. Ce paquet renfermait
une lettre assez insignifiante pour Agnès Fleming, ainsi qu'un testament
en faveur de cette fille.

--Que contenait cette lettre? demanda M. Brownlow.

--L'aveu de sa faute et des vœux pour la jeune fille, répondit Monks,
rien autre chose. Elle était enceinte de quelques mois à cette époque.
Il lui disait dans cette lettre tout ce qu'il avait fait pour cacher son
déshonneur; et il la priait, dans le cas où il viendrait à mourir, de
ne pas maudire sa mémoire ou de ne pas croire que son enfant et
elle-même dussent être les victimes de sa faute, car lui seul était la
cause de tout le mal. Il lui rappelait le jour où il lui avait donné le
médaillon et la bague sur laquelle il avait fait graver son nom de
baptême à elle, se réservant d'y joindre le sien, qu'il espérait lui
faire porter un jour. Il lui recommandait de garder soigneusement ce
médaillon et de le porter sur son cœur, comme auparavant.

--Quant au testament, dit M. Brownlow, je me charge de vous en dire la
teneur. Il était dicté dans le même esprit que la lettre. Votre père
s'y plaignait des chagrins que sa femme lui avait causés. Il vous
laissait, à votre mère et à chacun, une pension viagère de huit cents
livres. Le reste de son bien était divisé en deux portions égales,
l'une pour Agnès Fleming, l'autre pour l'enfant auquel elle devait
donner le jour, dans le cas où il naîtrait et qu'il parvînt à l'âge
de majorité. Si c'était une fille, elle devait jouir de sa part, sans
aucune condition; mais si, au contraire, c'était un garçon, il ne
devrait recueillir cet héritage qu'à condition que, pendant sa
minorité, il ne déshonorerait jamais son nom par quelque acte de
lâcheté ou de félonie. Dans le cas contraire, l'argent devait vous
revenir.

--Ma mère, dit à son tour Monks d'un ton plus haut, fit ce que toute
femme à sa place aurait fait: elle brûla le testament. La lettre ne
parvint jamais à son adresse, mais elle resta entre les mains de ma
mère, ainsi que d'autres preuves, dans le cas où la jeune Agnès
viendrait à nier son déshonneur. Le père de cette jeune fille connut
toute la vérité par ma mère. Accablé de chagrin, ce brave homme
s'enfuit avec ses enfants dans un village retiré du pays de Galles et
changea de nom, afin que ses amis ne connussent point le lieu de sa
retraite. Après quelques mois de séjour d'ans cet endroit, on le trouva
mort dans son lit. Sa fille ayant quitté le pays une quinzaine
auparavant, il avait parcouru tout le voisinage à pied, marchant nuit et
jour pour la chercher.

--Quelques années après, la mère d'Edouard Leeford ici présent vint
me trouver. Cette femme avait une maladie incurable, qui devait la
conduire lentement au tombeau.

--Elle mourut au bout de quelques mois, reprit Monks, après m'avoir
confié tous ses secrets et m'avoir légué la haine qu'elle portait à
cette Agnès. Elle ne voulut jamais croire que cette fille se fût
détruite; mais elle pensa, au contraire, qu'elle avait dû accoucher. Je
jurai la perte de cet enfant, si jamais le hasard me le faisait
rencontrer. Ma mère ne s'était pas trompée: j'eus l'occasion de le
voir, et sa ressemblance avec mon père me fit deviner que c'était lui.
Je tins fidèlement ma promesse: j'avais déjà bien commencé, il eût
été à souhaiter que j'eusse fini de même! . . .

--Le médaillon et la bague? demanda M. Brownlow s'adressant à Monks.

--Je les ai achetés de ces gens dont je vous ai parlé, répondit Monks.

M. Brownlow fit signe à M. Grimwig, qui sortit aussitôt et revint
incontinent accompagné des époux Bumble.

--Mes yeux ne me trompent-ils pas! s'écria M. Bumble avec un
enthousiasme affecté. Est-ce bien là le petit Olivier! . . .

--Taisez-vous, vieux fou! dit tout bas madame Bumble.

--C'est plus fort que moi, madame Bumble. Moi qui l'ai élevé d'une
manière toute _paroissiale_; quand je le revois entouré de dames et de
messieurs de la haute volée, ne dois-je pas être surpris
superlativement? J'ai toujours eu autant d'affection pour cet enfant que
s'il eût été mon . . . mon grand-père, dit M. Bumble cherchant dans
sa tête une juste comparaison. Cher petit Olivier!

--Voyons! interrompit M. Grimwig, trêve de sentiments!

--Je m'en vais faire mon possible pour me contenir, répliqua M. Bumble.
Comment vous portez-vous, Monsieur?

Ce salut amical s'adressait à M. Brownlow, qui, s'étant approché du
respectable couple, demanda en montrant du doigt Monks:

--Connaissez-vous Monsieur?

--Non, répondit sèchement madame Bumble.

--Vous ne le connaissez sans doute pas non plus? dit M. Brownlow. --Je ne
l'ai jamais vu de ma vie ni de mon vivant, répliqua M. Bumble. --Vous ne
lui avez jamais rien vendu, peut-être?

--Non, jamais! répondit la dame.

--Vous n'avez point eu non plus en votre possession certain médaillon et
certaine bague, n'est-ce pas? poursuivit M. Brownlow.

--Non, certainement! reprit la matrone. M. Brownlow fit signe de nouveau
à M. Grimwig, qui disparut lestement et reparut de même, accompagné
cette fois de deux vieilles femmes à demi paralytiques, qui le suivaient
d'un pas chancelant.

--Vous avez eu bien soin de fermer la porte la nuit que la vieille Sally
est morte, dit l'une des deux femmes levant sa main tremblante; mais nous
n'en avons pas moins entendu votre conversation au travers des fentes de
la porte.

--Ah! ah! vous ne vous doutiez guère de cela!

--Nous regardions par le trou de la serrure, et nous vous avons vue lui
prendre un papier qu'elle tenait à la main! reprit la première. Et le
lendemain nous vous guettions quand vous avez été au Mont-de-Piété.

--Et nous en savons même plus, que vous là-dessus, repartit la
première; car la vieille Sally nous a souvent répété que cette jeune
fille lui avait dit que, sentant qu'elle ne pourrait jamais surmonter son
chagrin, elle se rendrait à Rome (lorsque les premières douleurs de
l'enfantement la forcèrent de s'arrêter ici), résolue de s'y laisser
mourir sur la tombe de son enfant.

--Désirez-vous voir le commis du Mont-de-Piété? demanda M. Grimwig se
dirigeant vers la porte.

--Ce n'est pas la peine, répondit la matrone. Puisque monsieur a été
assez lâche pour avouer, et que vous avez su tirer les vers du nez de
ces vieilles sorcières, je n'ai plus rien à dire.

--Non, reprit M. Brownlow. Vous pouvez vous retirer.

--J'espère, dit M. Bumble regardant d'un air piteux autour de lui,
j'espère que cette fâcheuse circonstance, qui n'est rien en elle-même,
ne me privera pas de ma charge _paroissiale_?

--Détrompez-vous, répliqua M. Brownlow. Il faut vous y attendre.

--Je n'y suis pour rien, je vous le jure! reprit M. Bumble après s'être
assuré que la matrone avait quitté la salle.

--Ceci n'est pas une excuse, vous êtes aux yeux de la loi plus coupable
que votre femme; car elle est censée avoir agi d'après vos ordres.

--Si la _loi_ suppose des choses pareilles, dit M. Bumble pressant
fortement son chapeau entre ses mains, la _loi_ est une sotte . . .

Ayant dit ces mots d'un ton emphatique, il enfonça son chapeau sur sa
tête, mit ses mains dans les poches de sa redingote et se retira.

--Vous, ma belle enfant, donnez-moi votre main, dit M. Brownlow se
tournant vers Rose. Ne tremblez pas ainsi! vous n'avez pas besoin de
craindre pour le peu de mots qu'il nous reste à dire.

--S'ils ont rapport à moi (bien que je ne sache pas en quoi ils
pourraient me concerner), dit Rose, dispensez-moi pour aujourd'hui de les
entendre; je n'en ai maintenant ni la force ni le courage.

--Vous avez plus de fermeté que cela, j'en suis sûr! repartit M.
Brownlow la prenant par le bras. Connaissez-vous cette jeune demoiselle?
poursuivit-il en s'adressant à Monks.

--Oui, répondit celui-ci.

--Je ne vous ai jamais vu auparavant, dit Rose d'une voix faible.

--Je vous ai vue souvent, moi! reprit Monks.

--Le père de la malheureuse Agnès avait deux filles, poursuivit M.
Brownlow, qu'est devenue la plus jeune?

--Lorsque le père mourut sous un nom supposé sans laisser aucun papier
qui pût faire connaître ses amis, répliqua Monks, la plus jeune, qui
n'était qu'une enfant, fut adoptée par de pauvres gens du village, qui
l'élevèrent comme la leur.

--Poursuivez, dit M. Brownlow faisant signe à madame Maylie d'approcher.

--Vous ne pûtes trouver l'endroit où cet homme s'était retiré, reprit
Monks; mais là où l'amitié échoue, souvent la haine réussit: ma
mère finit par découvrir l'enfant après un an de recherches.

--Elle la prit, n'est-ce pas?

--Non. Ces braves gens étaient fort pauvres, et cette action d'humanité
les mit encore plus à la gêne. L'homme finit par tomber malade, ce que
voyant ma mère, elle leur laissa la petite fille, leur remettant une
modique somme d'argent qui ne devait pas durer longtemps, et leur en
promettant une plus forte, qu'elle n'avait pas l'intention de leur
envoyer. Ne trouvant pas que l'état de misère dans lequel ils étaient
fût une cause assez grande pour les indisposer contre cette enfant, elle
leur raconta à sa manière l'histoire de la sœur, leur disant que s'ils
n'y faisaient attention, la petite qu'ils élevaient deviendrait
certainement comme elle; car elle provenait de parents sans principes et
était elle-même une enfant illégitime. Ces bonnes gens ajoutèrent foi
à tout ce que leur dit ma mère, et l'enfant traîna une misérable
existence jusqu'à ce qu'une dame veuve qui demeurait à Chertsey, ayant
vu par hasard cette petite, en eut pitié et l'adopta. Il faut qu'il y
ait un sort contre nous; car, en dépit de tous nos efforts, elle resta
chez cette dame et fut heureuse. Je l'avais perdue de vue depuis deux ou
trois ans, et je ne l'ai revue qu'il y a quelques mois.

--Vous la voyez, maintenant.

--Oui, appuyée sur votre bras.

--Mais elle n'en est pas moins ma nièce, s'écria madame Maylie pressant
la jeune fille sur son cœur; elle n'en est pas moins ma chère enfant.
Je ne voudrais pas la perdre maintenant pour tous les trésors du monde.
Ma douce compagne! ma fille d'adoption! mes plus chères espérances!

--Vous êtes la seule amie que j'aie dans ce monde! s'écria Rose passant
ses bras autour du cou de la dame. Vous fûtes pour moi la meilleure des
amies, la plus tendre des mères.

--Rassurez-vous, mon ange, dit madame Maylie l'embrassant tendrement, et
rappelez-vous qu'il en est d'autres à qui vous êtes chère.

--Rose, ma chère Rose, s'écria Olivier, vous fûtes pour moi une bonne
sœur, je veux vous considérer désormais comme une sœur chérie.

Ils restèrent seuls bien longtemps. Un léger coup à la porte de la
chambre annonça que quelqu'un désirait entrer. Olivier courut ouvrir et
s'esquiva aussitôt pour faire place à Henri Maylie.

--Je sais tout! dit-il en s'asseyant auprès de la jeune fille.

Ce n'est pas le hasard qui m'amène en ce lieu, ajouta-t-il après un
silence prolongé, et ce n'est seulement que d'hier que j'ai connaissance
de tout ce qui vous concerne. Vous n'ignorez pas sans doute que je suis
venu pour vous rappeler votre promesse?

--Un moment, dit Rose; vous savez tout?

--Vous endurcissez votre cœur contre moi, Rose!

--O Henri! Henri! dit Rose fondant en larmes, je voudrais le pouvoir et
m'épargner cette peine!

--Eh bien! alors, dit Henri, réfléchissez à ce que vous avez appris ce
soir.

--Et qu'ai-je appris, mon Dieu! s'écria Rose: que le sentiment de sa
honte et de son déshonneur a tellement agi sur mon malheureux père,
qu'il n'a pu supporter son malheur . . .

--Non pas, reprit le jeune homme retenant Rose par le bras comme elle se
disposait à se retirer. Mes désirs, mon espoir, mon avenir, tout enfin,
excepté mon amour pour vous, a subi un changement. Je ne vous offre plus
maintenant un rang distingué dans le monde, où certains préjugés font
rougir même l'innocence . . .

--Que signifie cela? dit Rose d'une voix mal assurée.

--Cela signifie, poursuivit Henri, que, dans un des plus beaux comtés de
l'Angleterre, au milieu de riants coteaux et de vertes prairies, il est
une petite église de village qui m'appartient, Rose, et dont je suis le
pasteur; près de cette église est le presbytère, habitation rustique
que vous embellirez par votre présence, et que vous me ferez préférer
mille fois à toutes les dignités auxquelles j'ai renoncé: tel est le
rang que j'occupe dans le monde et que je me trouverais si heureux de
partager avec vous. [9]



XLIX. --Le dernier jour d'un condamné.


La cour d'assises était tapissée de figures humaines depuis le parquet
jusqu'au plafond. Le moindre espace, le plus petit recoin était occupé.

Au milieu de tout ce monde, il était là, une main appuyée sur la rampe
de bois qui était devant lui, l'autre à son oreille et la tête
penchée en avant pour mieux entendre l'acte d'accusation que l'avocat
général lisait à messieurs les jurés. De temps en temps il portait
sur eux des regards avides pour voir s'il ne découvrirait point sur
leurs traits la moindre chance en sa faveur; et quand les charges
portées contre lui étaient prouvées par trop clairement, il regardait
d'un œil inquiet son conseil.

Un léger bruit dans la salle le rappela à lui-même. Il tourna la tête
et s'aperçut que les jurés s'étaient assemblés pour délibérer.

Comme il comprit cela d'un seul coup d'œil, l'image de la mort se
présenta à son esprit; et ramenant ses regards vers la cour, il
s'aperçut que le chef des jurés adressait la parole au président. Chut!

C'était seulement pour demander la permission de se retirer.

Il les envisagea les uns après les autres, afin de deviner, s'il lui
était possible, pour quel parti penchait le plus grand nombre; mais
inutilement. Le geôlier lui ayant donné un petit coup sur l'épaule, il
le suivit machinalement jusqu'à l'extrémité du banc des accusés pour
y attendre le retour du jury.

Tout à coup le silence se rétablit, et tous les regards se portèrent
vers la porte latérale par laquelle étaient sortis les jurés. Ils
passèrent tout près de lui en rentrant dans la salle; mais il lui fut
impossible de rien distinguer sur leurs traits: ils étaient impassibles:
«Oui, l'accusé est coupable!»

La salle retentit par trois fois des acclamations de la multitude, et
ceux du dehors y répondirent par des cris de joie en apprenant qu'il
serait exécuté le lundi suivant.

Quand le bruit se fut apaisé peu à peu, on lui demanda s'il n'avait
rien à dire contre la peine de mort. Il avait repris sa première
attitude, et regardait attentivement le président mais on fut obligé de
lui répéter par deux fois cette question avant qu'il parût comprendre,
et il marmotta seulement entre ses dents qu'il était un vieillard,--
pauvre vieillard,-- un malheureux vieillard. Puis il garda le silence.

Les juges prirent le bonnet noir; le prisonnier resta dans la même
position, la bouche béante, le cou tendu. Il y eut une femme, dans la
galerie, qui jeta un cri perçant, et le juif se retourna vivement comme
s'il eût été contrarié d'être interrompu. Le président prononça
d'une voix émue la fatale sentence, et l'accusé resta tout le temps
aussi immobile qu'une statue.

On le conduisit le long d'un passage carrelé dans lequel il y avait
quelques prisonniers qui attendaient leur tour; et d'autres qui parlaient
à leurs amis à travers une grille donnant sur la cour. Quoiqu'il n'y
eût la personne pour lui parler, ces derniers reculèrent à son
approche, afin de laisser aux gens du dehors qui grimpaient sur la grille
pour le voir passer le loisir de le considérer tout à leur aise; et ils
le huèrent, le sifflèrent et l'accablèrent d'injures.

Il s'assit sur un banc de pierre qui servait tout à la fois de siège et
de lit, et, baissant les yeux vers la terre, il chercha à rassembler ses
idées. Il arriva par degrés à ce terrible dénouement: _Condamné à
être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive._ Telle avait été
la fatale sentence: _Condamné à être pendu par le cou jusqu'à ce que
mort s'ensuive!!!_

Il n'avait plus qu'un jour à vivre; et à peine eut-il eu le temps d'y
penser, que le dimanche était arrivé!

Ce ne fut que lorsque le soir fut venu qu'il commença à sentir
l'horreur de sa position; non pas qu'il eût conçu auparavant l'espoir
d'obtenir sa grâce, mais parce qu'il n'avait jamais pu s'imaginer qu'il
dût mourir sitôt.

Il se coucha sur le banc de pierre et chercha à se rappeler le passé.
Ayant été blessé par la populace le jour qu'il avait été pris par la
police, il avait un bandeau autour de la tête; ses cheveux roux
pendaient sur son front ridé; sa barbe, pleine de poussière et de
crasse, était mêlée en petits nœuds; son teint livide, ses yeux
étincelants, ses joues creuses faisaient horreur à voir. Huit! neuf!
dix! Si ce n'était pas un tour qu'on lui jouât, et que ces trois heures
se fussent réellement succédé aussi rapidement, où sera-t-il
lorsqu'elles sonneront de nouveau? Onze heures! minuit sonna que le
dernier coup de onze heures vibrait encore à ses oreilles.

Des barrières peintes en noir étaient déjà placées tout autour de la
place de la prison pour contenir l'affluence de la foule que la
curiosité ne manquerait pas d'attirer en ce lieu, quand M. Brownlow,
accompagné d'Olivier, se présenta au guichet; ayant fait voir au
concierge un permis d'entrée signé de l'un des shérifs, ils furent
aussitôt introduits dans la loge.

--Ce petit jeune homme va-t-il avec vous au cachot du condamné? dit
l'homme qui devait les y conduire. Ce n'est pas un beau spectacle pour
des enfants.

--Sans doute, mon ami, vous avez parfaitement raison, reprit M. Brownlow;
mais sa présence est indispensable, et je ne puis faire autrement que de
l'emmener.

L'homme les conduisit sans mot dire.

--Voici l'endroit par lequel il va passer, dit-il lorsqu'ils furent
arrivés à une petite cour carrelée dans laquelle plusieurs
charpentiers travaillaient.

De là ils passèrent par plusieurs grilles qui leur furent ouvertes de
l'intérieur par d'autres guichetiers. Ayant dit à M. Brownlow
d'attendre un instant, le geôlier frappa avec son trousseau de clefs à
l'une des portes garnies de fer; et les deux gardiens ayant ouvert,
après avoir échangé avec lui quelques paroles à voix basse, ils
firent signe à nos visiteurs de suivre le geôlier dans la cellule.

Le criminel était assis sur son banc, s'agitant de côté et d'autre
comme une bête farouche prise au piège.

Le geôlier prit Olivier par la main; et lui ayant dit tout bas de ne pas
avoir peur, il regarda le juif en silence.

--Fagin! dit le geôlier.

--Me voilà! c'est moi! s'écria le juif prenant la même attitude qu'il
avait pendant le cours des débats; je suis un vieillard, milords!

--Voici quelqu'un qui demande à vous parler, Fagin! dit le geôlier lui
posant la main sur l'épaule pour le faire rasseoir. Voyons, Fagin!
n'êtes-vous pas un homme?

--Je ne le serai pas longtemps! reprit le juif levant la tête et
regardant le geôlier avec une expression de rage et de terreur.

En parlant ainsi, il aperçut Olivier et M. Brownlow; et se reculant
jusqu'à l'extrémité du banc, il leur demanda ce qu'ils lui voulaient.

--Allons, Fagin, restez tranquille, dit le geôlier. Maintenant,
Monsieur, poursuivit-il en s'adressant à M. Brownlow, si vous avez
quelque chose à lui dire, faites-le au plus vite, car il devient plus
furieux à mesure que l'heure approche.

--Vous avez des papiers, dit M. Brownlow, qui vous ont été remis, pour
plus de sûreté, par un certain homme appelé Monks?

--Il n'y a rien de si faux! répliqua le juif.

--Pour l'amour de Dieu! dit M. Brownlow, ne dites pas cela, maintenant
que vous touchez à vos derniers moments; avouez plutôt où ils sont.
Vous savez que Sikes est mort, que Monks a tout déclaré, et qu'il ne
vous reste plus d'espoir. Dites-moi, où sont ces papiers?

--Olivier! s'écria le juif en lui faisant signe de la main, viens ici
que je te dise un mot à l'oreille.

--Je n'ai pas peur, dit tout bas Olivier lâchant la main de M. Brownlow.

--Les papiers en question, dit le juif attirant l'enfant vers lui, sont
dans un sac de toile, au fond d'un trou pratiqué un peu avant dans le
tuyau de cheminée. J'ai quelque chose à te dire, mon ami; quelque chose
d'important à te dire . . . Dehors! dehors! ajouta-t-il poussant
celui-ci vers la porte, et regardant d'un air égaré autour de lui. Dis
que je me suis endormi et ils te croiront. Je ne parviendrai jamais à
sortir si tu t'y prends de cette manière . . . Avance! avance! C'est
cela! c'est bien cela! Nous réussirons ainsi! . . . Cette porte d'abord.
Si je tremble en passant devant l'échafaud, n'y fais pas attention et va
toujours comme si de rien n'était . . .

--N'avez-vous rien autre chose à lui demander? dit le geôlier
s'adressant à M. Brownlow.

--Non, répondit celui-ci. Si je pensais qu'on pût le ramener au
sentiment de sa position!

--Ne croyez pas cela, dit l'homme en branlant la tête.

--Avance! avance! s'écria de nouveau le juif . . . Doucement! doucement!
. . . un peu plus vite! Là . . . comme cela! . . . c'est bien! . . .

Les gardiens le séparèrent enfin d'Olivier et le repoussèrent au fond
de la cellule.

Nos visiteurs furent quelque temps à sortir de la prison, car Olivier
sentit son cœur défaillir après cette scène affreuse, et le jour
commençait à paraître quand ils en franchirent le seuil. Une multitude
de personnes étaient déjà rassemblées sur la place de l'exécution.



L. --Conclusion.


Les destinées de ceux qui ont figuré dans cet ouvrage sont presque
fixées, et il ne reste à l'historien que peu de chose à dire.

En moins de trois mois Rose Fleming et Henri Maylie furent mariés dans
la petite église dont celui-ci devint le pasteur, et dans le presbytère
de laquelle ils s'établirent le même jour.

Madame Maylie vint demeurer avec ses enfants pour jouir, pendant ses
dernières années, de la félicité la plus pure que la vieillesse et la
vertu puissent connaître: celle d'être témoin du bonheur de ceux qui
avaient été constamment les objets de ses soins.

Il paraît, d'après un sérieux examen, qu'en partageant également
entre Olivier et Monks les débris de l'immense fortune dont celui-ci
était seul possesseur (laquelle n'avait jamais profité entre ses mains,
pas plus que dans celles de sa mère), il leur revenait à chacun un peu
plus de trois mille livres sterling.

Monks ayant jugé à propos de garder ce nom d'emprunt, se retira dans
une partie éloignée du Nouveau-Monde avec la portion que voulut bien
lui accorder M. Brownlow, et qu'il dissipa promptement. Il reprit
bientôt ses mauvaises habitudes et retomba dans ses anciens vices.

M. Brownlow adopta Olivier comme son propre fils; et étant venu, à la
grande satisfaction de ce dernier, demeurer avec sa femme de charge à un
mille environ du presbytère qu'habitaient les nouveaux époux, ils
composèrent une petite société de vrais amis, dont le bonheur fut
aussi parfait qu'on peut l'espérer en ce monde.

Peu après le mariage de nos jeunes gens, le bon docteur retourna à
Chertsey, où, privé de la société de ses dignes amis, il ne tarda pas
à s'ennuyer et serait bientôt devenu maussade pour peu qu'il y eût
été disposé par caractère. Pendant deux ou trois mois, il se contenta
de donner à entendre qu'il craignait bien que l'air de Chertsey ne fût
contraire à sa santé; puis, voyant qu'il ne s'y plaisait plus comme
auparavant, il céda sa clientèle à son associé, et loua une petite
maison à l'entrée du village dont son jeune ami était pasteur.

Avant de venir s'installer dans sa nouvelle demeure, il avait contracté
une forte amitié pour M. Grimwig, qui lui rendait le réciproque. En
conséquence, il reçoit bien souvent la visite de cet excentrique
monsieur, qui, en ces occasions, jardine, pêche et charpente avec une
activité sans égale; faisant chacune de ces choses à rebours de tous
les autres, et affirmant (avec sa proposition favorite) que sa manière
de s'y prendre est infiniment préférable à toute autre.

Le sieur Noé Claypole, ayant obtenu sa grâce de la couronne pour avoir
témoigné contre le juif, et ayant considéré que sa profession
n'était pas tout à fait aussi sûre qu'il le désirait, avisa
nécessairement aux moyens de gagner sa vie sans être par trop
surchargé de besogne. Il fut d'abord assez embarrassé sur le parti
qu'il avait à prendre; mais, après quelque réflexion, il se fit
mouchard, partie dans laquelle il réussit assez bien. Il se promène
régulièrement tous les dimanches, pendant l'heure de l'office, en
compagnie de Charlotte, décemment vêtue. Celle-ci s'évanouit à la
porte des charitables cabaretiers; Noé s'étant fait servir pour trois
sous d'eau-de-vie, afin de la faire revenir à elle, fait sa déposition
le lendemain contre tel ou tel cabaretier qui a contrevenu à la loi en
ouvrant sa boutique pendant l'office: alors il empoche la moitié de
l'amende.

Les époux Bumble, privés tous deux de leur emploi, furent réduits
graduellement à la plus affreuse misère, et finirent par être reçus
comme pauvres dans le dépôt de mendicité où ils avaient jadis
gouverné en despotes.

Quant à Giles et à Brittles, ils sont toujours à leurs anciens postes.

Charles Bates, épouvanté par le crime de Sikes, fit de sérieuses
réflexions sur son inconduite passée, et, persuadé qu'après tout une
vie honnête vaut mieux, il résolut de s'amender et de vivre désormais
de son travail.


FIN.



Notes des Éditeurs:


[1] Ceux-là seuls qui ont étudié de près en Angleterre le
fonctionnement de la charité légale, peuvent dire ce que le
protestantisme a fait pour les pauvres en leur enlevant les sœurs de
chanté et les religieux hospitaliers. A eux de contrôler le tableau que
présente ici Dickens; fût-il chargé, il en reste assez pour juger la
philanthropie.

[2] Soulignons ce passage pour remarquer que Dickens était un de ces
penseurs mécontents de tout le monde, chez lesquels le jugement n’est
pas à la hauteur de l'imagination et de I’esprit. Critiquer,
ridiculiser à peu près tout sans réfléchir sur les conséquences de
leurs railleries, voilà leur préoccupation exclusive. Il prend ici à
part les marins; mais pour empêcher ces sortes de _digestion qu’ils
aiment_, qu’oppose-t-il de sérieux remède, en admettant que cela soit
vrai? Le lecteur donc ne se ferait que des idées fausses sur les hommes
et sur les choses, s’il s’en rapportait à ces exagérations, qui
n’ont pour premier but que celui de l’amuser par leur spirituel
agencement.

[3] Ainsi qu’en sera aisément convaincu le lecteur par la suite de ce
récit, Dickens tombe encore ici dans l'exagération. Qu'un enfant soit
maltraité, méprisé, persécuté parce qu'il est né de parents
indignes et dans des conditions malheureuses, assurément cela est de
toute injustice, puisque lui est innocent. Mais de ce que, par suite de
cette circonstance, il trouve dans ce monde des obstacles qu’un enfant
né d'une véritable famille honnête n’a pas à vaincre, en conclure
contre l'inhumanité des hommes et leurs institutions et leurs lois,
c’est de la déraison, c’est le renversement de tout ordre social,
c’est la démoralisation décrétée en 1793.

[4] Quelque fondée que puisse être particuliérement en Angleterre la
défaveur attachée au nom de _juif_, nous ne saurions approuver cette
qualification continuellement appliquée ici à un type de
scélératesse. Il n’y a pas seulement que des juifs dans les tavernes
de bandits et les bagnes. Le fils d’Israël croit à Dieu, à
l’immortalité de l'àme etc. Donc, englober tous les juifs dans la
même accusation à cause de quelques exceptions, c’est exagérer, plus
que cela, c’est manquer de justice. Fagin est étranger a toute
croyance; mieux valait par conséquent, et ce n’eût été calomnier
aucune croyance, simplement l'appeler l'_Apostat_ ou le _Rénégat_, etc.
Pareil être doit s’attendre à tout.

[5] Moulin mis en action par des hommes.

[6] Assises qui se tiennent quatre fois l’année pour juger certaines
causes civiles ou criminelles.

[7] Un des principaux marchés de Londres.

[8] Dickens omet toujours d’indiquer une condition première, pourtant
un moyen indispensable pour arriver à la perfection d’Olivier. Que
quoique né d’une mère coupable, cet enfant aime et pratique cependant
la vertu dans un certain degré, cela se peut, cela se voit quelquefois.
Mais que la nature seule produise cet effet sans l’aide d'aucune
espèce de religion (Dickens est muet sur ce point), que ce fruit
particulier et divin de la prière et de la grâce naisse et grandisse
ainsi de lui-même, comme une production spontanée de la nature, c’est
faux, c’est contraire à l'expérience de chaque jour.

[9] Pour peu que le lecteur connaisse de romans protestants, il ne
s’étonnera pas que toujours le beau rôle, la vertu la plus pure,
soient le lot des pasteurs ou ministres. Cette façon de soutenir
l’erreur est une sorte de calomnie qui n’est pas sans effet. Heureuse
encore cette Eglise abhorrée qu’ils appellent _papisme_, si
quelques-uns de ses prêtres ou religieux n’y figurent pas comme
d’hypocrites scélérats.





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