Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Les louanges de la Folie - Traicté fort plaisant en forme de paradoxe, traduict - d'Italien en François par feu messire Jehan du Thier
Author: Anonymous
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les louanges de la Folie - Traicté fort plaisant en forme de paradoxe, traduict - d'Italien en François par feu messire Jehan du Thier" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/American Libraries.)



  Les louanges de
  LA FOLIE,

  Traicté fort plaisant en forme de Paradoxe, traduict d'Italien en
  François par feu messire Jehan du Thier, Chevalier, Conseiller du Roy,
  & Secretaire d'Estat & des Finances dudict Seigneur.


  A PARIS,
  Pour Hertman Barbé marchant demeurant à Paris rue S. Jean de Beauvais.

  M. D. LXVI.
  AVEC PRIVILEGE.



  TRAICTÉ FORT PLAISANT
  DES LOUANGES DE
  la Folie. Traduict d'Italien en François,
  par feu messire Jehan du Thier,
  Chevalier, Conseiller du Roy, & Secretaire
  d'Estat & des Finances dudict
  Seigneur.


S'il est ainsi que plusieurs ayent acquis grande louange & estime entre
les hommes, pour avoir escript mille facecies & choses vaines, donnant
plaisir à ceux qui se sont delectez de les lire & oyr, & encores par
advanture y croire chose qui jamais ne fut, qui n'est point & ne peult
estre: Doibs-je estre blasmé & repris de reciter une pure verité, qui ne
sera moins utile, que plaisante & aggreable à celuy qui daignera
l'escouter? Or en advienne ce qu'il pourra. Car tout ainsi que les
Musiciens qui n'ont soucy du jugement d'autruy, s'efforcent quelquesfois
(chantans leur musique) de delecter eux-mesmes, & les sacrees Muses:
Tout ainsi ay-je deliberé (ne me souciant aussi du dire ne du penser
d'autruy) reciter à ma recreation (ou pour mieux dire) consolation, les
louanges de la Folie, & les plaisirs que ordinairement reçoivent d'elle
les humains.

    [En marge: Les effects & actions de la Folie.]

Il est bien vray que les saiges ne faudront pas en cest instant de dire,
Que celuy doit estre bien hors de propos & jugement, qui pour tiltre &
argument d'un sien oeuure qu'il veult mettre en lumiere a entrepris de
louer la folie. Mais je leur respondray, qu'il se treuve du temps des
anciens que par escripts divinement couchez, les mousches, les fiebvres,
la vieillesse & la mort ont esté louees & celebrees autentiquement: Et
de nostre siecle se sont encores trouvez de tresnobles esprits, qui ont
faict de mesme des jeux de la Prime & des Eschets, des Artichaulx, de la
Verolle, & plusieurs autres choses moins dignes de louange. Et ceux qui
considereront de combien peult la Folie en la vie humaine, laquelle
prend & reçoit par elle quasi sa totale conduicte & direction, ne se
devront esmerveiller que j'aye proposé telle entreprise: mais plustost
veux-je trouver estrange, que entre tant de siecles passez aucun ne
s'est offert & entremis à chanter & escrire les louanges de ceste
benigne dame Folie, pour recognoissance des grans faveurs & biensfaicts
que nous recevons d'elle. Ce que toutesfois je pense bien que l'on eust
faict, si de la grandeur & difficulté du subject l'on n'eust esté
aucunement retenu & estonné. Pource que ceste dame Folie en la plus part
de toutes ses actions, se gouverne seule: Elle est seule qui dechasse &
bannit de nos cueurs & entendemens les fascheuses, cruelles, &
ennuyeuses sollicitudes, angoisses, douleurs & passions: Et seule fait
contens & heureux les hommes & les femmes, qui autrement seroyent
tousjours chagrins, miserables & calamiteux. Bref, sans elle nostre vie
certainement se trouveroit amere & fascheuse à passer.

Et d'autant que és grans actes & haults faicts la seule volonté est
souventesfois louee & estimee, bien que les effects ne s'en ensuyvent:
Je protesteray pour le commencement de cest oeuure à messieurs les
repreneurs qui voudront faire & trancher des anciens severes Catons, que
en quelque sorte que ce soit, ils n'entreront point ne au Theatre de la
Folie, ne au catalogue des fols: si premierement ils ne donnent leurs
noms à l'autheur pour estre inscripts. Et neantmoins estans entrez au
theatre, ils ne diront un seul mot pour se donner peine des sens &
jugemens d'autruy.

    [En marge: Les Poetes ont communication avec la Folie.]

    [En marge: Jeunesse mere de Folie.]

Les Poetes ausquels se peult prester & adjouster facile croyance, pource
que avec la Folie ils ont tousjours eu pratique & communication,
recitent que Pluto Dieu des Richesses, qui ha commandement sur la paix,
sur les guerres, sur les seigneuries, Royaumes & Empires, & toutes
autres choses de ce monde, dont il est directeur, & comme il luy plaist
en dispose, fut pere de ceste dame Folie, laquelle eut pour mere la
gracieuse Deesse Jeunesse, qui la conceut & enfanta és isles Fortunees,
où ne se treuve ennuy, fascherie, maladie ne vieillesse, mais tousjours
les Roses, violettes & autres fleurs & herbes odoriferantes, avecques
arbres qui produisent fruicts tresexquis, delicieux & savoureux, y
couvrent la terre pour l'eternelle prime-vere, qui jamais ne bouge de
là: de sorte que de pays, de pere & de mere ceste Dame ne pourroit estre
plus noble, ne plus estimable & recommandable qu'elle est. Aussi tost
qu'elle fut nee, elle se print à rire, & avecque demonstration de festes
& jeux plaisans, resjouit fort le monde, qui premierement sans elle
estoit pensif & melancholique. Et pour le tenir en continuels plaisirs &
soulas, incontinent elle s'allia & accompagna de Venus, de Bacchus, de
volupté, des delices & adulations, fuyant & evitant toutes peines,
ennuis, fascheries & tristesses, pour s'addonner à toutes sortes de
plaisirs, joyes & passetemps.

    [En marge: La Folie cause de la generation des hommes.]

Surquoy il est bien requis que vous saichez & entendez quel bien,
proufict, utilité & commodité elle avec sa compagnie a apporté & apporte
à nous autres pauvres humains: & de combien nous luy sommes tenus &
obligez. Premierement je vous demande comme se pourroyent engendrer les
hommes, si ce n'estoit la Folie. Tous les saiges ensemble feront &
diront ce qu'ils voudront & sçauront: mais s'ils veulent estre peres, &
observer le divin commandement de croistre & multiplier, il est
necessaire qu'ils mettent à part la gravité, les estudes & la prudence,
& qu'ils embrassent la Folie: mettans en oeuvre la partie du corps,
laquelle quasi ne se peult nommer, voir ne toucher sans rire. Cela
veritablement est la source & la fontaine de laquelle naissent &
sourdent les saiges Philosophes, les graves Jurisconsultes, les devots
Religieux, les reverends Prelats, les magnanimes Seigneurs, les
trespuissans Rois & Empereurs Augustes. Et certes si ce n'estoit la
Folie & la volupté qui est tousjours conjoincte avecque elle, peu
d'hommes naistroyent & seroyent produicts sur terre.

Mais par vostre foy, croyez-vous que aucune femme ayant un coup esprouvé
les grandes & extremes douleurs, agonies & perils de la mort manifeste &
apparente, qu'ils reçoivent à leur enfantement, se voulsissent jamais
plus consentir de retourner à faire ce qu'ils ont premierement faict
pour concevoir: si elles n'estoyent, comme elles sont (ainsi que lon
dit) aucunement folles & hors de raisonnable sentement? Vous voyez par
cela clairement que du naistre & de l'estre nous sommes grandement
obligez à la Folie. Considerez doncques en vousmesmes combien est grand
ce benefice.

Et d'avantage, que si depuis que nous sommes nez, la Folie se vouloit du
tout abandonner & faire de nous à sa naturelle discretion, quelle seroit
nostre vie: sans doubte miserable & pleine de calamité. Mais ceste Dame,
comme benigne mere & doulce nourrice, se contient gracieusement avec
nous, pour nous domestiquer & apprivoiser, sans se laisser du tout
eschapper, à fin de ne nous estranger. Et tant plus nous sommes en
grande necessité, plus s'efforce de nous secourir & aider.

    [En marge: Pourquoy les petits enfans sont tant aimez.]

Et d'où vient cela aussi, que les petis enfans en leur puberté & tendre
enfance sont tant chers tenus, tant aimez, mignardez & baisez, non
seulement par leurs peres & meres, parens, & autres qui les cognoissent:
mais encores un mortel ennemi, nonobstant sa malveillance & cruauté, ne
desdaignera à les voir & regarder sans les outrager. Et quelques fois
s'est trouvé que les bestes sauvages les ont nourris. Il fault que vous
pensez que cela ne procede d'autre chose, sinon que pour estre tels
petis enfançonnets, simples & hors de sentement & jugement, ils
demeurent continuellement en la protection de la Folie: laquelle leur
donne tant de grace, que en leurs babils & façons de faire, ils sont
souvent plus plaisans, & donnent plus à rire que les plus grans
farseurs, bouffons & basteleurs qui se pourroyent trouver.

    [En marge: L'Adolescence printemps de nostre vie.]

    [En marge: Les maladies & travaux accompaignent nos ans.]

Apres ceste enfance vient à succeder la florie Adolescence, qui
certainement est le printemps de nostre vie. Et n'y a personne qui ne
sache bien comme les jouvenceaux adolescens en cestuy leur doux aage
sont favorisez, caressez, aimez, dressez & aidez en leurs estudes &
operations, & quel bien tout homme leur desire & procure: mesmement
quand lon voit que leurs façons de faire ne sont trop austeres ne trop
sages, mais qu'ils ont plaisante & affable conversation. Depuis, estans
faicts hommes, soudainement qu'ils commencent à sentir & gouster les
choses graves, & à les embrasser, deslors ils perdent la faveur & la
grace; & leur beauté, vigueur & dexterité leur commence à faillir. Et de
tant plus qu'ils se distrayent & esloignent de la Folie, pour entendre à
la Prudence, de tant plus ils se font difformes & brutaux: En maniere
qu'à peine les peult lon recognoistre pour ceux qui n'agueres auparavant
pour leur singuliere beauté estoyent tant estimez & desirez. Et ainsi
allans de mal en pis, croissent les ans en maladies, en fatigues & en
travaulx, jusques à ce qu'ils soyent joincts à la dure & aspre
vieillesse, laquelle est tant facheuse, que les vieillars elle fait non
seulement aux autres, mais encores à eux mesmes desplaisans & ennuyeux.

    [En marge: Les vieillards reviennent au rang d'enfance.]

Et vrayement il n'y auroit aucun qui peust comporter leurs fascheries,
plainctes & querelles, si de nouveau la Folie meue de compassion de
leurs miseres, ne les secouroit, en les faisant, comme elle a
accoustumé, rajeunir & ragaillardir, les transformant & reduisant du
tout en leur premier estat de insensez petits enfans: apres leur avoir
faict oublier tous leurs arts, sciences & industries, & toute autre
grande & importune negoce, pour eux addonner, ainsi que en leurs
premiers ans, à la volupté & aux pratiques d'amour. Et alors il fault
teindre les cheveux, porter la belle coeffe bien tissue, pour faire
semblant que lon n'est point chauve, raser tous les jours la barbe,
s'approprier, se perfumer, suborner macquereaux & macquerelles, escrire
lettres amoureuses à leurs dames, & puis se marier avec jeunes filles
sans douaire, desquelles par apres autres qu'eux sont possesseurs &
jouissans. Et sur cela fault despendre & consumer son patrimoine à
boire, à jouer, à ribler & enfolastrir du tout, tenants propos
ordinairement de leurs amours, & disants choses vaines, pueriles &
sottes: tout ainsi qu'ils eussent faict lors qu'ils vindrent au monde, &
comme si jamais ils n'y avoyent esté.

    [En marge: Les vieillards aiment les petis enfans.]

Et de ceste similitude de nature advient que les vieillars aiment tant
ces petis enfans, & les petis enfans se resjouissent & prennent tant de
plaisir avecque eux, que plus vont en avant en l'aage, tant plus ils
perdent les sens & jugement: de sorte que sans y penser, ne eux en
appercevoir, ils passent heureusement de la presente vie en l'autre,
sans aucune douleur ne sentement de maladie, voire de la propre mort.
Considerez donques encores une autre fois, combien nous sommes obligez à
la Folie: Et pour certain, si les hommes fuyoyent du tout la Prudence, &
demouroyent tousjours avecque la Folie, ils ne sentiroyent aucune
molestie, melancholie ne travail, mais tousjours vivroyent heureux &
consolez.

    [En marge: Les saiges & graves hommes subjects à fascheries &
    maladies.]

Et encores qu'il ne soit ja besoing de prouver les choses claires &
manifestes, toutesfois je vous prie regardez un peu des saiges & graves
hommes, qui n'ont autre versation qu'à l'estude & aux lettres, à
gouverner les estats, regir les Republiques, & traicter les negoces de
grands seigneurs: vous les trouverez la pluspart palles, maigres,
desfaicts & maladifs, & deviennent vieux & chenus devant qu'ils soyent à
peine faicts jeunes. Ce qui n'est pas de merveilles, parce que les
continuelles cures & sollicitudes, les divers pensemens, les travaulx &
fatigues, & le veiller de la nuict, lever avant le jour, ne cognoissent
jamais ne plaisir ne repos: mais tousjours travailler & avec le corps &
avec l'entendement, les fait debiles, leur oste les esprits, & abbrege
beaucoup leur vie, tourmentee en sorte, que quand vous voyez aucuns
petits enfans ou jeunes garsons trop saiges, vous devez tenir pour
certain & tresevident signe, que leur voyage ne sera pas long en ce
monde, & que leurs ans ne dureront gueres. Mais au contraire, ceux qui
sont grossiers & robustes, qui ne se soucient depuis le nez en amont, &
fuyent les fatigues, s'esloignans le plus qu'ils peuvent de la Prudence,
sont sains, gaillards & dispos, & vivent longuement sans aucune maladie.

    [En marge: Les Senois, peuple d'Italie.]

A ceux-cy ne different pas beaucoup de complexion les Senois, qui est un
peuple de l'Italie, lesquels par un commun & general edict sont de
toutes les autres nations tenus & appelez fols publiques, comme ils
meritent: mais encores beaucoup plus maintenant que jamais, ayans
dechassé de leur ville aucunes familles & nobles citadins, qui avoyent
en eux quelque peu de jugement de raison & prudence, & ont mis le
gouvernement de leur Republique entre les mains de certains fols
glorieux & effrenez, qui tous les jours font tant & de telles folies,
que la Folie mesme ils en feroyent devenir folle.

    [En marge: Des Portugalois.]

Avec eux contendent, il y a desja longtemps, les Portugalois, lesquels
d'entre eux doit obtenir le pris de la Folie: & jusques icy n'y a esté
donnee solution ne diffinition aucune.

    [En marge: Des Boulongnois.]

Allez encores à la jadis saige Boulongne, qui usurpe le tiltre
d'enseigner autruy, & vous verrez qu'ils tiennent tous les saiges
enfermez & enchesnez és librairies, & laissent aller les fols par la
ville, suyvis d'un chascun: à quoy ils prennent plaisir, & en donnent
aux autres.

    [En marge: Des Florentins, Mantouans & Venissiens.]

    [En marge: Des Espaignols.]

Et qui est-ce aussi qui ignore comme sont grands les fols à Florence, &
combien ils peuvent. Que dirons-nous de ces babillards de Mantoue, & de
ces couyons Venitiens avec leurs manches à plein fons, & leurs
gondolles. Semblablement de ces seigneurs Espaignols, lesquels avec tant
de leurs Juradios, & tant de leurs seigneuries se reputent les saiges du
monde: n'ont-ils pas edifié en leurs plus nobles villes de tresgrands
Palais, & à iceux assigné gros revenu, seulement pour nourrir &
entretenir leurs fols?

    [En marge: Des François.]

Et les bons François veulent-ils nier leur folie (si tant est qu'ils le
voulsissent, comme je croy que non) les villes qu'ils ont faictes en
Italie depuis quelques ans en çà, les manifestent & font declarer
tresfols.

    [En marge: Des Genevois.]

Nous tairons-nous des Genevois, lesquels oultre ce qu'à leur retour de
leurs longs voyages trouvent leur famille creue & augmentee, vont
tousjours, & mesmement en esté avecques leurs guarnachiolles, que nous
disons socquenys de toille blanche, pour couvrir leurs belles robbes de
soye, de peur de les gaster: & semble qu'ils viennent de beluter la
farine pour faire le tourteau.

    [En marge: Des Neapolitains.]

Il seroit trop long si je voulois raconter toutes les villes, les
peuples, les provinces, & les nations que la Folie ha en sa peculiere
protection: comme la laborieuse cité de Naples, que j'avois oublié à
nommer, là où les follies sont appelees gentillesses. Et combien que le
nombre des fols (comme lon sçait assez) soit infiny, toutesfois on
l'estime encores plus grand pour l'affluence des personnes qui les
suyvent. Et par cela se doit juger la Folie estre plus delectable
d'autant qu'elle est plus frequentee.

Or laissons à parler d'elle entant que touche les hommes mondains, &
considerons un peu quelle est son auctorité au Ciel, aupres des dieux,
que les Poetes anciens ont faict immortels & eternels.

    [En marge: Janus avec ses deux visages.]

    [En marge: Bacchus tousjours jeune & beau.]

Premierement il est à un chascun manifeste, qu'à la porte du Ciel est
tousjours Janus avec ses deux visages, l'un de jeune enfant, & l'autre
de insensé vieillard: lesquels deux aages, comme vous avez ouy dire cy
dessus, sont gouvernez par la Folie. Et telle forme de double visage est
de soy tant folle & ridicule que tous ceux qui la voyent, subitement
sont meuz & incitez à rire. En apres vous sçavez qu'il n'y a point de
plus beaux, de plus aggreables ne de plus joyeux de ces dieux là, que
ceux qui sont amis & alliez de la Folie. Bacchus est tousjours jeune &
beau, pource que ordinairement en la compagnie d'elle il vit en
continuels banquets, en danses, en jeux & en festes.

    [En marge: Cupido tousjours petit enfant.]

    [En marge: La Deesse Venus.]

    [En marge: La deesse Flora.]

    [En marge: Pourquoy est dict à Rome Camp de Flor.]

Semblablement le lascif Cupido, qui est le plus beau sur tous les autres
dieux, est tousjours petit enfant pource qu'il est tousjours fol. La
belle Venus, source de toute beauté, qui tousjours se soubsrit, n'est
elle pas une heure avec Mars, & une autre heure avec Adonis, prenant
plaisir en lasciveté, en amours brutalles & perpetuelles festes? Quelle
deesse fut jamais plus aggreable, & donna plus de soulas & plaisir au
peuple Romain, que la deesse Flora: en l'honneur & memoire de laquelle
la plus notable & plus frequente place de Rome est encores aujourd'huy
appelee de son nom, Camp de Flor: C'estoit pource que en ses sacrifices
& festes solennelles non seulement abondoyent les fleurs, & autres
delices: mais encores aux grans theatres les dames toutes nues en la
presence du peuple les celebroyent, avecque danses, chansons & jeux
follastres, risees & autres demonstrations de joye desordonnee.

    [En marge: Mercure.]

    [En marge: Sillenus.]

    [En marge: Les Satyres.]

    [En marge: Pan.]

    [En marge: Apollo.]

Il ne fault ja racompter les finesses & tours de passe-passe dont
Mercure se delecte tant: Ne autrement parler de Sillenus, qui tousjours
se trouve avoir beu d'autant: ne semblablement des Satyres qui dansent
continuellement: n'aussi de Pan, qui avec ses fleustes chante chansons
pour rire: & à fin de donner plus de plaisir à ceux qui l'escoutent, se
peint le visage de meures, & de grains d'yebles. Et le blond Apollo
quand est-ce qu'il chante aussi plus doulcement, sinon lors qu'il
raconte ses vaines amours de Daphne avec sa doulce harpe?

    [En marge: Jupiter.]

    [En marge: Momus jecté hors du Ciel, & pourquoy.]

Et pour ne perdre temps à parler de tous, n'y voit lon pas l'Altitonant
Jupiter tant terrible, qu'avec ses fouldres il espouvante les hommes &
les dieux, quand il se transmue tantost en Cygne, tantost en Taureau,
tantost en Aigle, puis en une sorte, puis en une autre, pour donner
ordre à ses amours, & soy delecter singulierement de la Folie: comme les
autres dieux, lesquels le grand Momus voulut une fois reprendre: mais du
commun conseil de tous il fut jecté hors du ciel, & le feit on
trebuscher icy bas, à fin que là hault il ne demourast plus aucun
moleste ne fascheux repreneur, qui aucunement destourbast le singulier
plaisir de leurs folies. Et estant ce pauvre Momus tombé en terre, il
demoura grandement esmerveillé, voyant que la Folie, laquelle il avoit
voulu blasmer là hault, gouverne icy bas encores toutes choses.

                   *       *       *       *       *

    [En marge: Raison & Prudence confinees au derriere de la teste.]

    [En marge: Le gouvernement du cueur baillé à la colere.]

Celuy qui vouldra mettre peine & diligence de considerer l'universelle
complexion des corps humains, il trouvera que la Raison & la Prudence
ont en iceux trespetite part: mais c'est par la grace de benigne Nature,
qui du commencement voulant subvenir & pourveoir aux hommes, cognoissant
de combien ces deux dames Raison & Prudence estoyent contraires &
nuisibles à la longueur & au repos de nostre vie, les alla sagement
confiner en l'extreme & derniere partie de la teste: Ordonnant à tous
les autres esprits appetitifs & sensitifs du corps, de tousjours eux
opposer & formaliser contre elles. Et en ceste partie là les tiennent
continuellement assiegees, comme quasi en une estroicte roche. En apres
elle donna le gouvernement du cueur, qui est l'origine & source de
nostre vie, à l'ardente colere. Et quant au reste de ce corps, il fut
quasi du tout mis en la disposition & puissance de l'irraisonnable
concupiscence, pour estre entre les autres appetits deux trespuissans
contraires, qui tousjours s'opposeroyent & viendroyent combatre à la
Raison & à la Prudence, comme à leurs manifestes ennemis: à fin que
nostre vie humaine fust regie & gouvernee de ses affections & appetits
avec plaisir & douceur, & non de la Raison & Prudence avec severité &
aigreur.

    [En marge: La femme baillee à l'homme pour compagnie.]

    [En marge: L'opinion de Platon touchant les femmes.]

Parquoy la divine Providence voyant l'homme estre né pour commander, &
dominer sur les autres animaux, regir & gouverner l'universel: se
doutant que par une dure necessité ou travail d'aucuns fascheux negoces
il ne fust souvent contrainct avoir recours & se joindre à la Prudence:
Elle voulut bien encores luy pourveoir d'une eternelle & inseparable
compagnie, & luy bailla la femme, qui tousjours le divertit des griefves
sollicitudes, tribulations & fascheries qu'il ha, ou lieu desquelles
elle luy donne plaisir: estant un animal si goffe, & en toutes choses si
follastre, que le divin & saige Platon, ne sçait bonnement s'il le doit
mettre au nombre des animaux raisonnables ou brutaux.

    [En marge: L'opinion des Turcs touchant les femmes.]

A laquelle opinion se conforme toute la secte des Turcs, qui ne permet
que lon adjouste aucune foy ne creance, soit en causes civiles ou
criminelles aux dicts & depositions des femmes: encores que toutes les
femmes du pays fussent ensemble. D'avantage par les loix & constitutions
Turquesques est defendu de croire que les ames des femmes soyent
immortelles, ne qu'apres la mort ils aillent en Paradis, ainsi que font
celles des hommes: mais qu'elles demeurent en ce monde pour estre, comme
elles sont proprement, semblables à bestes sauvages: dont la divine &
singuliere folie de ce sexe insensé est seule occasion.

    [En marge: Des femmes qui presument de devenir saiges, sçavantes &
    subtilles.]

    [En marge: Bocace.]

    [En marge: Dante.]

    [En marge: Petrarque.]

    [En marge: L'Asollan.]

    [En marge: L'Arcadie.]

    [En marge: Le Morgant.]

    [En marge: Orland furieux.]

    [En marge: Le Courtisan.]

    [En marge: Seraphin.]

    [En marge: Aretin.]

Toutesfois entre elles il y en peult avoir quelques unes (si Dieu veult)
qui contre leur naturel presument, en renonceant du tout à la Folie, de
devenir saiges, sçavantes & subtilles: chose que la Folie en aucune
maniere ne peult souffrir ne permettre: Et lors qu'ils debvroyent
couldre, filer, & vacquer aux affaires & negoces domestiques, à quoy
elles sont dediees, l'une fait profession de choses grandes, l'autre se
veult du tout addonner à la Philosophie, & ordonne, parle & dispute du
Monde, du Ciel, des Idees, de l'immortalité, & de la divine essence,
comme si c'estoit un nouveau Aristote: & veult arguer aux excellens
Philosophes, & aux plus grans Theologiens: Et souventesfois, quelque
ignorante qu'elle soit, sera si hardie que de les reprendre. L'autre
vouldra faire profession de la Poesie, se mordera la levre, & fait le
bouquin, hume le vent & avalle sa salive, se persuadant que l'esprit du
divin Homere, ou l'ame de la sage Sappho luy est entree au corps: Elle
composera des vers, des petites lettres & chansonnettes d'amour, &
disputera des Poetes Grecs, Latins & Tuscans, qui ont mieux & plus
doulcement exprimé les affections & passions d'amour: mettra en avant un
subtil argument sur le quatrieme des Eneides de Virgile, dira
Épigrammes, chappitres, chansons, sonets & madrigales, faisant une
anatomie de la langue Tuscane, pour la rechercher & retourner parolle
par parolle. La façon de parler de Bocace ne la satisfera pas, par ce
que en d'aucuns lieux il ha beaucoup de rude & du vieil. Elle dira que
Dante fut beaucoup plus sçavant que bien orné en son langage: Aussi que
ce n'est pas grand'chose que des Triomphes de Petrarque: Que la nouvelle
Grammaire avec l'Asollan sont trop affectez: Que l'Arcadie est une
traduction sans invention, & n'est pas Tuscane: Le Morgant est mal limé:
Orland furieux delecte le commun peuple, mais en plusieurs lieux se
treuve qu'il default de jugement, & se perd & abysme aux adulations: Le
Courtisan est Lombard, & a prins l'invention d'autruy. Quant au
Seraphin, & quelques autres qui ont par cy devant eu cours, & ont esté
fort estimez, n'est pas grand cas, & à peine meritent ils d'estre leuz.
Elles se mocquent de Aretin, disans qu'il n'est point argut, sinon à
dire mal d'autruy, quand la bouche ne luy est close avec quelque
present. Conclusion, tout ce qui a esté dict par quelques fameux &
singuliers Autheurs que ce soyent, ne les peult aucunement satisfaire ne
contenter, tant elles pensent avoir grand' engin, dy-je bon entendement.

    [En marge: Des femmes qui s'addonnent à la Musique.]

    [En marge: De celles qui s'addonnent aux bals & danses.]

    [En marge: De celles qui se delectent à se faire trouver belles.]

Il y en a quelques autres qui s'addonnent à la Musique, & à sonner des
instrumens, qui ne peuvent accorder: Et pour entretenir des maistres à
leur monstrer, despendent & consument follement tout ce qu'elles ont:
ayants plus de soing & curiosité de faire leurs voix plus doulces &
gracieuses, que leur propre vie. Que dirons-nous maintenant de celles
ausquelles le baller & le danser plaist tant, que jamais elles ne
parlent d'autre chose: s'exercitans & glorifians és gaillards &
aggreables mouvemens & fredons du corps: en mesurant leurs pas par
simples, doubles & reprinses, avec reverences & contenances: en quoy
s'en va & consume la plus grande partie du temps & de leur substance.
Mais toutes generalement se delectent & mettent peine entre autres
choses de se faire trouver belles & plaire à autruy, & non sans bonne &
juste occasion: car la beauté seule est ce qui les fait aimer, reverer &
desirer: Et de ceste singuliere faveur elles ont obligation
principalement à la Folie, qui ne laisse jamais la Prudence avoir en eux
aucune part, & quasi tousjours les maintient en florissant aage &
perpetuelle beauté.

    [En marge: Des jouvenceaux entrans en aage viril.]

Et si ce n'estoit elle, il leur adviendroit comme aux jouvenceaux,
lesquels incontinent qu'ils sont entrez en aage viril, & és ans de la
discretion & prudence, se transforment & desguisent du tout: la barbe
leur croist & devient longue: leur voix s'engrossit & fait rude: & leur
jadis beau visage s'emplit de riddes, & leur corps se couvre de poil &
devient brutal. Voyez là les beaux dons & fruicts qu'ils reçoivent de la
Prudence, lesquels vrayement sont dignes d'elle.

    [En marge: Des moyens qu'usent les femmes pour se faire tousjours
    sembler jeunes & belles.]

    [En marge: Inconveniens advenus à Luculle & Lucretius par les
    femmes.]

Mais la benigne Folie, ayant memoire qu'elle mesmes est femme, comme à
ses trescheres & tresamees ministres, ne laisse ainsi venir aux femmes
le poil, ne muer la voix, qui leur demeure puerile, & tousjours leur
conserve le visage avec le reste du corps lisse, tendre & delicat: leur
monstrant & enseignant mille arts, mille secrets, mille remedes pour les
faire tousjours sembler jeunes, belles & mignottes. Et d'autre costé
elle leur laisse par honnesteté l'art magicque, les enchantemens, les
sorceries, les devinations, & autres arts damnez & reprouvez, dont elles
ont accoustumé d'user pour se faire caresser & adorer: tenants
ordinairement leurs quaissettes & petits coffres, leurs licts, leurs
vestemens & leurs bourses pleines de figures & images conjurees de neuds
de cheveux, de parchemin avorton, avec les caracteres & noms des
infernaulx esprits: avec lesquels elles font sortir les hommes hors de
leur sens: & aucunesfois leur font perdre le sentement avec la vie
ensemble: Ainsi que autresfois (pour ne parler des vivans) il s'est veu
du tresvertueux & magnifique Luculle, & du sçavant Lucretius, lesquels
en rendront pour jamais un eternel tesmoignage. Et encore que telles
diaboliques inventions desplaisent grandement à la Folie: toutesfois les
cognoissant estre femmes, c'est à sçavoir folles, effrenees, sans mode &
sans mesure, les comporte le mieux qu'elle peult.

    [En marge: Des habits des Italiennes & Espagnoles.]

    [En marge: De la chaussure.]

    [En marge: Des coiffures.]

Or maintenant puis qu'il vient à propos de parler de leurs habits, de
leurs gorgiasetez, ornemens, pompes & mignotises, mesmement de celles de
nostre Italie & des Espaignes, Il est necessaire de imiter les Poetes,
lesquels non seulement au commencement de leurs oeuvres, mais encores au
milieu de celles où ils traictent choses ardues & difficiles, ont
accoustumé d'invoquer à leurs secours les sacrees Muses: car je ne sçay
où je doy commencer. Si je leur regarde aux pieds, je leur voy certaines
pantoufles ou patins si haults & si hors de mesure, qu'ils ressemblent
plus à eschasses, qu'à autre chose: Et si elles n'ont quelqu'un qui les
soustienne & conduise par la main de pas en pas, elles sont tousjours
prestes à tomber. Si je les regarde à la teste, je les treuve tant
desguisees avec plumes & pannaches, bonnets & coiffes garnis de fers &
boutons d'or, de medalles, enseignes & devises nouvelles, que à grand'
peine les peult on cognoistre.

Aucunes penseront estre plus aggreables, & avoir meilleure grace avec
bourrelets soubs leurs coeffes, lesquels elles portent plus haults que
les cornes de leurs maris. L'autre se pensera plus gorgiase d'estre
coeffee à la Moresque, ou d'une autre nouvelle façon: applicquant à ses
oreilles persees, les grosses perles, & autres joyaux. L'une noue ses
cheveux, l'autre les mipartit & fait la greve entre deux. L'une les
veult avoir blonds: l'autre les desire avoir noirs, & avec le fer faict
à propos, ou avec le feu, les fait crespeler: Et pour les rendre plus
reluisans y applicque du souffre vif, & les decore un jour d'un
chappelet d'or singulierement elabouré, & un autre jour avec bagues
precieuses.

    [En marge: Des fards & peintures des femmes.]

Quant à se peindre & peler les sourcils, c'est chose ordinaire.
Semblablement de faire la peau blanche, les joues & les levres colorees.
Et ne fut, ne ny aura jamais peintre qui peust adjouster en cest
endroict à leur artifice. Au regard de distiller eaues, gomme dragant,
allun de roche, argent sollymé, & autres semblables mixtures &
compositions, pour faire la face claire & reluisante, unir & lisser la
peau: de sorte que en leur visaige lon se peult facilement mirer:
certainement elles en sçavent ce qui en est, & en ont l'art tout entier.
Le petit drappelet teinct, les savons, les pommades, & les pouldres pour
les dents & pour l'haleine, les muscadins composez de succre & de muscq,
& autres especes de dragees, huilles, eaues & senteurs de mille sortes,
ne sont plus gueres d'elles prisees ne estimees, pource que les
Perfumeurs les ont trop dilvuguees: mais maintenant elles vont tant
chargees de pouldre de chippre, d'aloes, de benjoyn, de muscq, de
civette, d'ambre, & autres infinies odeurs, qu'il n'est pas croyable.

    [En marge: Response d'un grand Prince touchant les perfums des
    femmes.]

Et n'y a pas long temps qu'il fut demandé à un grand Prince, comme il
avoit esté satisfaict d'une dame, avec laquelle il avoit prins soulas &
plaisir: il jura qu'estant avec elle, il luy sembloit proprement estre à
vespres, où, comme vous sçavez, lon a accoustumé de remplir l'Eglise
d'odeur d'encens. Et ainsi respondit ce gracieux Prince, ne sachant
mieux exprimer de combien sans propos la dame s'estoit perfumee. Et
encores que semblables senteurs se vendent au poix de l'or, toutesfois
elles n'en font cas, & les reputent pour petites choses, au pris de
leurs grands secrets qu'elles sçavent, & que tant elles estiment: comme
de faire, que le poil osté & arraché ne revienne plus, que le sein
avallé se releve, & que les choses trop larges se restresissent.

    [En marge: Des joyaux & affiquets.]

Conclusion, ce seroit chose aussi par trop longue & ennuyeuse à reciter
des joyaux, chaisnes, brasselets, & divers habillemens de nouvelles
façons, que quasi tous les jours elles changent: Esquelles varietez,
diversitez & excessives despenses, se monstre manifestement & apertement
quelle est l'abondance de leur folie, & le peu de leur cerveau. Et qui
est celuy qui pourroit suffisamment parler de leurs riches chemises, de
leurs calceons brodez & pourfilez, de leurs gands tressez & perfumez, de
leurs esventails, de leurs martres sublimes pendantes, & de leurs
patenostres de senteurs, qu'elles tiennent tousjours és mains, non par
devotion, mais par lasciveté & folie.

    [En marge: Des femmes desguisees, & faisans actes virils.]

    [En marge: Folie se trouve és festes & banquets.]

    [En marge: Platon en son banquet.]

Ne s'en est-il pas veu quelques unes habillees en paiges, courir les
chevaux Turcqs & rudes en bouche, & manier les aspres coursiers:
s'efforceans de faire tous actes virils? Et je vous demande comme cela
se pourroit comporter, si la doulce Folie en cest endroit ne les
accompaignoit. Il fault aussi entendre que ce qui leur fait avoir tant
de faveur & de grace en leurs oeillades, en leur rire sans propos, & à
faire des tours plus qu'un singe, n'est autre chose, que d'autant plus
qu'elles sont folles, plus elles sont plaisantes, aggreables &
delectables. Par cela doncques je conclud, que manifestement se peult
cognoistre que de tous les plaisirs qui se reçoivent des femmes, nous en
sommes tenus & obligez à la Folie. Laquelle encores si elle ne se
trouvoit és festes & banquets, certainement lon ne s'y resjouyroit
point, comme lon fait: pource que la silence y seroit gardee, & par
consequent la gravité & la melancolie: & ressembleroyent tels banquets
aux repas que font les bonnes gens de village pour l'honneur des
obseques & mortuailles de leurs amis trespassez. Vous entendez bien
qu'és grands & magnifiques banquets lon invite des dames principalement,
pour avec leur presence & folies telles que dessus, donner plaisir aux
hommes assistans. Aussi Platon en son banquet vouloit tousjours avoir
devant luy Alcibiades, pour luy donner allegresse & plaisir, avec sa
singuliere beauté.

En ces festins & banquets lon a accoustumé de faire venir les plaisans,
les bouffons & farseurs, pour reciter comedies, danser morisques, jouer
farces, faire musique, & mille autres choses plaisantes, pour tenir les
invitez & conviez en feste & en joye. Et cela delecte plus beaucoup que
les viandes delicates & bien preparees, lesquelles nourrissent seulement
le corps, & incontinent le font saoul: mais les joyes & plaisirs
nourrissent & delectent l'esprit, les yeux, les oreilles, & tous autres
sentimens spirituels: & tant plus ils les goustent, tant moins en
sont-ils rassasiez. De là vient, que lon s'invite l'un l'autre à boire:
& apres bon vin, bon cheval, fault faire le Roy, le Seigneur, qui ne
commande autre chose que folies. Puis fault mettre des chappeaux au lieu
de couronnes, burler, gaudir & chanter, & faire autres infinis jeux, &
choses pour rire, qui se font ordinairement en tels banquets: lesquels
tant plus sont pleins de folie, tant plus sont plaisans, aggreables &
delectables.

    [En marge: De ceux qui ne s'aiment és grands bancquets.]

Toutesfois il s'en trouve d'aucuns qui ne se soucient pas fort de
semblables plaisirs: & sont beaucoup plus aises de communiquer & eux
resjouir avec leurs amis en charité & benevolence. Et vrayement je
confesse qu'il n'y a chose en la vie humaine qui soit plus necessaire,
ne de plus grande consolation aux hommes, que d'avoir amis que
singulierement tu aimes, & dont tu sois singulierement aimé: avec
lesquels selon les occurrences & necessitez tu te peulx douloir &
consoler, comme avec toy-mesmes: & lesquels aussi prennent non moindre
cure & solicitude de tes affaires & negoces, que de leurs propres. Mais
en vous prouvant manifestement que ce tant grand benefice procede mesmes
de la Folie, ne jugerez-vous pas de tant plus estre à elle tenus?

    [En marge: La varieté & difference des hommes en toutes choses.]

    [En marge: La Folie trompe nos jugemens en ce que nous aimons.]

    [En marge: Pourquoy Cupido est peinct aveugle.]

Regardez doncques quelle est la varieté & difference des hommes, non
seulement en leurs visages & complexions, mais encores és langues, és
estudes, és coustumes & és façons de faire, és arts, exercices, gousts,
appetits & volontez, affections & operations: où ne se pourroit trouver
aucun qui du tout fust à l'autre semblable. Et vous jugerez si en telle
diversité (dont plus grande ne se pourroit imaginer ne penser) lon
sçauroit trouver ne amour ne benevolence qui fust ferme & stable: si la
Folie qui trompe nos jugemens, & deçoit nos yeux, ne cachoit & couvroit
les fautes & imperfections l'un de l'autre. Et à ceste occasion les
peres trouvent beaux leurs enfans difformes & contrefaicts: les amis
avaricieux, nous les appelons chiches & diligens: & les prodigues, qui
sans riens retenir abandonnent & jettent le leur sans discretion, nous
les tenons pour benins & liberaux: aucuns taquins, qui tousjours sont
estudians sur la tromperie & pour decevoir leur compaignon, nous les
disons caults & prudens: certains insensez & lourdaults, qui ne sçavent
à grand' peine s'ils sont nez, nous les reputons pour simples & bonnes
personnes: les melancoliques, pour ingenieux & industrieux: les furieux
& temeraires, pour vaillans & hardis: les timides, pour discrets & bien
advisez. En somme, par la benignité & douceur de la Folie, nous aimons
leurs defaults & imperfections, & louons de gayeté de cueur les extremes
vices, comme la singuliere vertu. Aussi vous voyez que le dieu Cupido,
qui est la principale occasion, & l'auteur de toutes amitiez &
gratieusetez, se peint aveugle: d'autant que les choses tresbelles il
fait sembler laides & difformes: & celles qui de soy sont laides &
difformes, il les fait trouver belles & aggreables, selon & ainsi que
nos sens & jugemens sont guidez & conduicts de la Folie.

    [En marge: Du mariage, & comme il est entretenu par la Folie.]

Le Mariage, qui n'est autre chose que une perpetuelle & inseparable
compagnie entre le mary & la femme, ha grande voisinance & conformité
avec l'amitié: Et si les maris avant que d'eux marier vouloyent, comme
prudens, eux informer & enquerir de la vie, des complexions, & de toutes
les façons de faire de leurs femmes: sans aucune doubte ils trouveroyent
tant de belles choses, & si diverses, que nul, ou bien peu se
marieroyent. Et si depuis qu'ils sont mariez, ils s'estudioyent aussi à
diligemment observer, & subtilement veoir & prendre garde à toutes les
faultes & erreurs d'elles, ô Dieu! en combien de travaux, en quelles
contentions & en quels tourmens vivroyent-ils? Certes il ne seroit pas
possible qu'ils peussent ensemble durer, ne jamais n'auroyent une seule
heure de repos: mais se verroyent tous les jours infinis divorces, &
choses beaucoup plus mauvaises que cela, sans les separations des licts,
qui se font aujourd'huy, lesquels se feroyent encores plus souvent,
voire à toutes heures, si la Folie à cela ne pourveoit & donnoit ordre:
Car incontinent que l'homme & la femme sont couchez & joincts ensemble,
elle se met entre eux deux, & fait que non croyant, supportant &
dissimulant les deffaults l'un de l'autre respectivement, vivent en si
grande amour, en si parfaicte charité, & en telle mutuelle affection,
que en deux corps il semble n'estre qu'une seule ame: & ne sentent point
lors les cruelles passions & griefves angoisses dont ordinairement sont
tormentez & dessirez les esprits des pauvres malheureux jaloux, les
induisant aucunesfois à faire horribles tragedies.

    [En marge: Aucune conjonction ne obeissance ne seroyent fermes sans
    la Folie.]

Et certainement les peuples ne pourroyent souffrir ne tolerer les
Princes, ne les Princes les aimer, ne les serviteurs les seigneurs, ne
les fils les peres, ne les disciples leur maistre d'eschole, ne
semblablement aucune compagnie ne conjonction ne pourroit demourer ferme
ne durable, si la Folie avec sa douceur & benignité ne les venoit à
domestiquer, apprivoiser & addoulcir: de sorte qu'aimant la moleste &
dure severité, avec le trop sçavoir, l'un benignement comporte l'autre:
Ainsi par le benefice de la Folie tout le monde vit en charité & union,
& se conserve en amitié. Je pense bien qu'il vous semblera quasi
incroyable que la Folie puisse faire les grandes choses que je vous ay
racontees: mais donnez moy benigne audience, & vous orrez & entendrez
qu'elle en fait beaucoup de plus grandes.

                   *       *       *       *       *

    [En marge: De la Nature.]

    [En marge: Les hommes ne sont jamais contents de leurs conditions.]

    [En marge: La Folie nous persuade que nous passons les autres.]

La Nature, laquelle en beaucoup de choses a esté plustost trescruelle
marastre que benigne mere, a engendré en nos esprits desirs & affections
insatiables, avec infinies passions, dont quasi tous les jours ils sont
tourmentez. Entre autres lon voit que les discrets & les prudens jamais
quasi ne se contentent d'eux-mesmes, ne des choses qui leur touchent &
appartiennent, estimans singulierement celles d'autruy. Et si la Folie
ne se trompoit & abusoit en nos mesmes defaults, comme en ceux de nos
amis: qui seroit celuy lequel ne se contentant de soy mesmes, vouldroit
presumer de pouvoir satisfaire à autruy: ou bien penser faire aucune
chose avec grace, luy semblant de soy estre desaggreable? De là
proviendroit que desesperans de nos propres jugemens & entendemens, nous
ne nous adventurerions, ne mettrions jamais peine d'acquerir nom ne
louange aucune, & tousjours vivrions sans gloire & reputation. Mais la
Folie voulant s'esvertuer aux faicts magnanimes, se fait amouracher de
nousmesmes, nous persuadant qu'en nos exercices & operations, nous avons
beaucoup l'advantage, & passons tous les autres. Et qui est celuy qui
pourroit nier qu'aimer soymesmes, & avoir en admiration ses propres
choses, ce ne soit la plus grande folie du monde: toutesfois cela
pourtant contente les hommes, & quasi les rend heureux.

    [En marge: L'autheur discourt touchant son livre.]

Quant à moy escrivant ceste mienne folie, j'esprouve assez de combien
est grand ce plaisir, me semblant quelquefois avoir trouvé invention
aucunement subtile, ingenieuse & belle, & ne l'avoir encores trop
lourdement escripte; mais si aucuns viennent par cy apres à veoir & lire
telles lourderies, ils pourront facilement juger & cognoistre comme en
cest endroict je suis excessivement trompé & abusé: estans choses
indoctes, impertinentes, mal limees, & sans aucun goust ne saveur. Or
elles seront telles que lon voudra, si est-ce toutesfois que pour
l'amour & grace de la Folie, je ne me suis peu delecté à les escrire: &
ay esperance que paradventure elles ne desplairont point à quelque autre
bon & honneste compaignon, qui ne sera du tout ennemi de la Folie.
Conclusion, il se peult clairement cognoistre que tous les grands &
glorieux faicts procedent de l'instance de la Folie, & la plus grande
part se font avec son aide & faveur.

                   *       *       *       *       *

    [En marge: Des guerres & faicts-d'armes, & quelle grande folie
    c'est.]

    [En marge: A quelles gens appartient la vacation de la guerre.]

    [En marge: Quel conseil y est requis.]

    [En marge: Demosthene.]

    [En marge: M. T. Ciceron.]

    [En marge: Sosyne.]

    [En marge: Xenocrates.]

Qui est celuy qui ignore que les guerres & les faicts d'armes ne soyent
les plus grandes & haultes choses qui se puissent faire & exercer entre
les hommes, puis que de là sourdent & procedent les grans Empires, & la
supresme autorité des trespuissans Rois, qui font trembler tout le
monde, avec leurs exercites & armees. Et qu'est-ce qu'une bataille,
sinon la plus grande folie que lon sçauroit imaginer, quand lon y perd
quasi tousjours beaucoup plus que lon n'y gaigne? Là on est à l'effroy
des sons de tabourins & de trompettes entre les terribles &
espouantables bruits & coups d'artillerie, ausquels n'y a nul rampart.
Et puis en la meslee des coups de main où se respand le sang de tous
costez, à la discretion de la Fortune & de la Folie, qui gouverne tout
cela. Et desirerois bien sçavoir quel lieu pourroyent tenir là les
saiges avec leur prudence, leurs ombres & continuelles estudes. Certes
ce n'est pas ce qu'il leur fault, & ne leur est la guerre convenable,
car ils n'ont ne force ne vigueur: mais ce mestier & telle vacation
appartient à fols, desbridez, larrons, volleurs, braves, ruffians,
pauvres, malheureux, audacieux, deseperez & furieux: lesquels n'ayants
ne bien ne cervelle, n'estiment leur propre vie, & moins encores se
soucient des manifestes & evidens perils. Toutesfois lon dit communément
que le conseil vault beaucoup au faict de la guerre: ce qui ne se peult
nier: Mais il s'entend aussi le conseil des Capitaines, & hommes
experimentez à la guerre, & non des personnages doctes & sçavans, ne des
Philosophes, qui naturellement ont peu de cueur, & sont pusillanimes.
S'en est-il trouvé de plus sçavants ne plus eloquents que Demosthene &
Marc Tulle Ciceron, qui ont esté & demeureront perpetuellement fontaines
de l'eloquence Grecque & Latine: Et toutesfois lon voit par escript que
tous deux furent merveilleusement timides: de sorte que Demosthene en un
faict d'armes, que luy-mesmes avoit persuadé & dressé, subitement qu'il
vit devant luy ses ennemis, leur tourna le dos, & jettant sa targe sur
l'espaule en fuyant alla dire, Celuy qui fuit, une autre fois peult
combattre: voulant faire croire par cela, que meilleur estoit de perdre
l'honneur que la vie. Quant à Marc Tulle, il trembloit tousjours au
commencement de ses oraisons. Et de nostre temps un nommé Sosyne estant
si excellent docteur, que durant son vivant n'a esté son pareil: Luy
venu en public consistoire de la part de sa Republique rendre obeissance
au Pape Alexandre, demoura, comme feit Xenocrates tout court, sans
sçavoir ce qu'il devoit dire. Et plusieurs autres hommes tressçavans ne
sont-ils pas semblablement en leurs oraisons & concions souvent demourez
comme muets, sans pouvoir dire une parolle? Voyez doncques ce que
eussent peu faire tels personnages s'ils eussent eu à combattre avec les
harquebouzes, que seulement avec la parolle, ils se sont trouvez
espouvantez & esperdus.

    [En marge: Les sages ont esté le plus souvent ruine de leurs
    Republiques.]

    [En marge: Tiberius & Caius freres.]

    [En marge: Les deux Catons.]

D'avantage lisez les histoires, & vous trouverez que les saiges ont esté
quasi tousjours la ruine de leurs Republiques. Et pour revenir aux deux
personnages que j'ay cy dessus alleguez, c'est assçavoir Tulle &
Demosthene, n'ont-ils pas hazardé & puis ruiné, l'un la Republique des
Atheniens, & l'autre celle des Romains, avec leur grand babil? Et les
deux freres, qui furent dicts Gracchi, Tiberius & Caius, treseloquens
entre les autres de leur temps, ne tournerent-ils pas avec leurs loix
plusieurs fois dessus dessoubs la cité de Rome, jusques à tant que en
leurs seditions & contentions ils perdirent la vie? Et les deux Catons,
qui entre les Romains furent tenus tressages, le plus grand desquels
reprenoit & accusoit ordinairement quelque citadin: ne troubla-il pas la
Republique? Et le mineur, voulant avec trop grande severité defendre la
liberté du peuple Romain, ne fut-il pas cause & occasion de la faire
perdre? L'on peult facilement & aiseement juger par cela de combien sont
les peuples heureux n'ayans point ces sages avec eux.

    [En marge: Du peuple de l'Indie Occidentale.]

    [En marge: Les Espaignols ont interrompu la façon de vivre du peuple
    susdict.]

Et en font d'avantage preuve suffisante & manifeste, la vie, les
coustumes & les façons de faire du peuple nouvellement descouvert en
l'Indie Occidentale, lesquels bienheureux sans loix, sans lettres, &
sans aucuns saiges, ne prisoyent rien l'or, ne les joyaux precieux: & ne
cognoissoyent ne l'avarice, ne l'ambition, ne quelque autre art que ce
fust: prenoyent leur nourriture des fruicts que la terre sans artifice
produisoit: & avoyent comme en la Republique de Platon, toutes choses
communes, jusques aux femmes & petits enfans: lesquels dés leur
naissance ils nourrissoyent & eslevoyent en communité comme propres. Au
moyen dequoy tels petits enfans (recognoissans sans aucune difference
tous les hommes pour leurs peres) sans haine ne passion aucune vivoyent
en perpetuelle amour & charité: tout ainsi qu'au siecle heureux qui fut
dict doré du vieil Saturne. Laquelle joyeuse, gracieuse & pacifique
façon de vivre, les ambitieux & avaritieux Espaignols leur ont troublee
& interrompue, en communiquant & frequentant en ceste Region: Car avec
leur trop de sçavoir, leurs grandes finesses, leurs tresdures &
insupportables loix & edicts l'ont remplie de cent mille maux,
fascheries & travaux: tout ainsi que s'ils avoyent porté pardelà le
vaisseau de Pandora.

    [En marge: Sentence de Platon non approuvee.]

Pour ces causes je voudrois bien demander si lon doit louer & approuver
la sentence de Platon, qui dit que les Republiques seroyent heureuses
estans gouvernees de Philosophes. Là dessus je respondray que non: mais
que les peuples ne sçauroyent estre plus malheureux, n'en plus grande
calamité, que d'eux veoir tomber és mains de tels philosophastres & trop
saiges hommes.

    [En marge: Anthonin Empereur Romain.]

    [En marge: Commode dict Incommode.]

    [En marge: Les sages ont souvent des fils fols, & pour raison.]

Et encores qu'il se die qu'Anthonin Empereur Romain, qui par sa doctrine
& louable façon de faire estant surnommé philosophe, fust un tresbon
Prince: toutesfois apres sa mort il a esté estimé & reputé
trespernicieux à la République, ayant laissé pour successeur son fils
nommé Commode, tant vicieux, que ce nom Commode luy fut renversé, estant
appelé Incommode & ruine de son siecle. Cela advient quasi tousjours à
ces trop saiges personnages, qu'ils laissent des fils fols & insensez,
lesquels ne leur ressemblent de riens. Et la raison est, que nature ne
veult que la mauvaise semence de ces trop saiges hommes pullulle &
multiplie: Car oultre ce qu'ils sont (comme nous avons ja dict) la ruine
& la peste du peuple, ils se trouvent encores en leur conversation &
frequentation avecque les autres hommes, fort molestes, fascheux, odieux
& intolerables en toutes les actions humaines.

    [En marge: Un peuple en Norvvegue chasse de son conseil tous les
    sçavans.]

Et à ce propos il y a un peuple en Norvvegue, lesquels considerans
combien sont pernicieux les sçavans & lettrez au gouvernement de leur
Cité & Republique, font crier à haulte voix par leur huissier ou
herault, quand ils veulent entrer en leur conseil publique, Dehors
dehors tous lettrez. Ne voulans souffrir qu'aucun entendant les lettres
demeure ne comparoisse là en ceste compaignie: à fin qu'avec les
sophistiqueries des lettres leur jugement naturel & sincere (qui n'ha
besoin d'interpretation) ne soit aucunement interrompu.

    [En marge: Combien les sages sont fascheux en toutes les actions
    humaines.]

Si de malheur aucuns de ces sages entrent en un banquet, soudainement
avec leur trop de gravité, leur pondereux propos & fascheux discours,
ils le remplissent tout de tristesse, melancholie & silence. S'ils sont
appelez aux festes, aux danses, aux jeux, à ouir chanter & sonner
d'instrumens de Musique, ils veulent que lon pense que tout procede &
est faict pour l'amour d'eux. Et toutesfois ils sont comme l'asne au son
de la lyre: car ils ne sçavent que c'est que de se resjouir, de baller
ne de danser. Si d'adventure ils interviennent en quelques bons,
gracieux & honnestes propos d'hommes joyeux, facetieux & aggreables,
leur presence les fait incontinent taire, & leur faillir la parolle,
comme s'ils estoyent veuz du loup. Aussi en entrant aux theatres &
publiques spectacles lon les reçoit pour fascheux & molestes: de sorte
que souvent ils sont contraincts d'eux en aller & vuider la place, comme
quelques fois est advenu au saige Caton: à fin qu'estans là ils
n'empeschent les plaisirs, risees, demonstrations de joye & follastries
du peuple. Et consequemment s'ils ont à achepter ou à vendre,
contracter, negocier, ou faire les autres choses qui appartiennent à
l'exercice & office de nostre vie: jamais ne se pourront bien accorder
avec les autres hommes, lesquels en bon langaige sont quasi tous fols, &
ne traictent que folies en la plus grande part de leurs actions: & si
ont continuellement à besongner avec des fols. Par ainsi la concorde &
convenance ne pouvans avoir lieu en ceste tant grande curiosité de vie,
de coustumes & d'opinions, fault confesser que ces sages sont par la
leur trop grande curiosité & sagesse, extremement hays de tous.

    [En marge: Aristides surnommé le juste.]

    [En marge: Socrates.]

    [En marge: Messire Cecho & Copula, finent leurs jours par les
    bourreaux.]

    [En marge: Messire Falcone meurt de fascherie.]

Aristides surnommé le juste, fut-il pas pour sa trop grande justice &
sagesse chassé d'Athenes, & envoyé en exil? Et Socrates, qui par
l'oracle d'Apollo fut jugé le plus sage de son siecle, ne fut-il pas
aussi (seulement pour son trop grand sçavoir) condamné à mort: lequel
estant en prison, beut du jus de la Cicue pour exterminer ses jours.
D'avantage du temps de nos derniers peres, Messire Cecho, Secretaire du
seigneur Jean Galeace Duc de Millan: & un autre nommé Copula, du Roy
Alphonce de Naples: Et Messire Falcone, qui estoit au Pape Innocent
huictieme, n'estoyent-ils pas reputez les plus sages, & plus prudens
hommes de toute l'Italie? Les deux avec leur prudence finirent leur
miserable vie par la main des bourreaux: & le tiers voyant le Pape son
maistre mort, qui avoit si grande creance en luy, & duquel il estoit
tant estimé, & qu'en son lieu estoit creé au papat Alexandre VI. son
plus grand ennemi, mourut soudainement d'ennuy & fascherie.

    [En marge: Jean Jacques de Trevolse.]

Encores ne s'est-il point veu de ce temps de plus prudent ne vertueux
Chevalier, que le seigneur Jean Jacques de Trevolse; si est-ce que luy
se trouvant relegué en France, est mort avec peu de contentement.

    [En marge: Archisages retournez au college de Folie.]

Je parlerois aussi volontiers d'aucuns autres Archisages, que nous avons
veus avec leur prudence presumer de gouverner & reformer le monde: si
n'estoit que depuis avoir esté par eux eschappez des mains de la
Prudence, ils sont avec si grande ardeur venus à trois pas & un sault,
eux jetter en nostre college de Folie, que certainement j'espere encores
un jour (si les tresveritables signes qui apparoissent en eux ne me
trompent) de les veoir en nostre profession faire miracles. Or estant
doncques ces saiges inutiles à eux-mesmes, & à leur patrie, & hays quasi
de tout le monde, laissons les avec leur prudence & sagesse malheureux &
infortunez: & d'autre costé considerons de combien tousjours a esté la
Folie utile aux choses publicques & privees.

                   *       *       *       *       *

    [En marge: L'excellence de la liberté.]

    [En marge: Junius Brutus.]

    [En marge: Tarquin Roy superbe.]

    [En marge: Menenius Agrippa.]

    [En marge: Themistocle.]

    [En marge: D'un Sicilien.]

    [En marge: Galuaguo Visconte.]

    [En marge: Sertorio.]

    [En marge: Numa Pompilius.]

    [En marge: Machomet.]

Est-il en ce monde rien plus cher aux hommes nobles & de bon cueur que
la liberté: pour laquelle lon doit mille fois, s'il en est besoin,
mettre sa propre vie en peril & danger? Les Romains ne l'acquirent-ils
pas du commencement par les oeuvres de Junius Brutus, lequel feignant
estre aliené de son sens, avec l'aide de la Folie, les delivra de la
servitude & tyrannie du Roy Tarquin tant superbe, pour les faire joyr de
ceste liberté. Et quand aussi ce peuple pour les extorsions & mauvais
portemens des Patrices se mutina, & desespera, de sorte que ayant ja
occupé le sacré mont Avantin, il s'estoit deliberé & resolu de
abandonner la patrie, sans jamais plus retourner soubs l'intolerable
gouvernement de l'orgueilleux Senat, dont se fust ensuyvi, s'ainsi eust
esté, la totale ruine & desolation de Rome: Ne fut-il pas incontinent
appaisé & reduict à union & concorde par Menenius Agripa, en leur
recitant la ridicule & puerile fable du ventre & des membres, qui une
fois parloyent? A quoy auparavant n'avoyent servy ny les raisons,
persuasions & requestes de beaucoup de saiges, ne la prudence de tout le
Senat ensemble. Themistocle pareillement avec une autre fable du
herisson & du regnard, aida & proufita grandement à ses concitoyens.
Aussi le Sicilien se feignant fol avec sa canne persee induisit &
persuada les autres Siciliens à eux delivrer de la subjection des
François, en ce glorieux vespre, duquel reste encores tant de memoire.
Et Galuaguo Visconte, qui apres la ruine de Millan alloit en plusieurs
lieux de l'Italie raconter la vie & les faicts du cruel Empereur
Barberousse, contrefaisant le fol avec sa sarbataine, assembla-il pas en
un mesme lieu & temps tous les forussis Millanois, lesquels joincts &
unis ensemble, delivrerent le pays de la cruelle & barbare servitude des
Tudesques? Et Sertorio, par l'exemple qu'il bailla des queues de cheval
& l'aide de sa biche blanche, fortifia & augmenta plusieurs fois le
courage de ses soldats. Numa Pompilius avec sa feincte & simulee deesse
Egeria, ne feit-il pas aussi de belles choses? Et Machomet avec les
incroyables folies de son Alcoran, n'a-il pas gouverné paisiblement les
peuples furieux & insensez, lesquels aiment tant la folie, qu'ils se
laissent manier & conduire avecques fables & mensonges, beaucoup plus
facilement que par les saiges enseignemens, loix & constitutions des
prudens Philosophes, dont ils ne font cas ny estime, & ne les veulent
oyr ne cognoistre.

Telle chose se voit encores manifestement en nos beaux-peres prescheurs,
lesquels pendant qu'ils exposent & declarent les grands mysteres de la
sacree Theologie, & les doctrines, meditations & contemplations de leurs
illuminez Docteurs, ont bien peu d'auditeurs qui leur prestent
l'oreille, la pluspart de l'assistance cause & babille, & les autres
dorment: Mais soubdain que le predicateur vient (comme ils ont de bonne
coustume) à reciter quelque fable, ou bien qu'il luy eschappe de la
bouche aucune sornette, tous se resveillent, se rendent ententifs, &
puis au bout du jeu se mettent à rire à gorge desployee. Et telle
impudence provient seulement de ce que les entendemens des hommes sont
naturellement plus enclins à eux delecter de la folie que d'autre chose.

    [En marge: Curtius le Romain.]

    [En marge: Codrus Roy d'Athenes.]

    [En marge: Les deux Romains appelez Decii.]

Or ça, quelle occasion pensez-vous qui deust avoir meu Curtius le Romain
à soy precipiter tout armé dans le profond abysme: Et Codrus Roy
d'Athenes, les deux Romains appelez Deces, avec infini nombre d'autres
personnages à aller sacrifier leurs vies, & courir volontairement à la
mort, pour le salut de la patrie, si ce n'a esté la Folie, avec la
douceur de vaine gloire, laquelle est tant vituperee & reprouvee des
saiges, qu'ils l'appellent vent populaire, & estouppement d'oreilles? Et
se mocquent de ceux qui consument & employent leurs richesses &
patrimoines en jeux, en banquets, en jouxtes, en tournois, & autres
semblables spectacles, pour complaire au peuple, le faire rire, &
gaigner sa faveur & louange: cherchans par tels moyens eux faire grans,
& acquerir honneurs, estats, prerogatives & triomphes, avecque tiltres,
statues & effigies, que le peuple comme beste insensee souventesfois,
sans aucun jugement, donne & fait eslever aux tyrans & hommes meschans &
pernicieux: choses qui passent comme l'ombre d'une fumee chassee du
vent. Qui pourroit doncques nier que tels actes ne soyent manifestes
folies, & tresgrande vanité? Si est-ce toutesfois que par le moyen de
semblables sont souvent faicts & creez les magistrats & Princes du
peuple. Les grands Empires en succedent: & consequemment les
tresglorieux & magnanimes faicts, que les sçavans hommes, pour les
celebrer par leurs lettres, & exalter par leur eloquence jusques au
ciel, font & rendent apres immortels: Il est tout certain que lon ne
peult parvenir à eternelle renommee & immortelle gloire, sans faire ou
attaindre tels grans & haults faicts, qui convertissent les hommes en
merveilles, & qui estonnent ceux qui en oyent parler, combien que ce
soit quasi tousjours manifeste folie.

    [En marge: D'Alexandre le grand, & Jules Cesar, & de leurs hardies
    entreprises.]

Et à ce propos me sçauriez vous nommer de plus merveilleux fols que
furent en leur vivant Alexandre le grand, & Jules Cesar, lesquels sont
tenus les plus glorieux, plus magnifiques & triomphans monarques qui
jamais ont esté? Et je vous demande quelle plus grande folie eust sceu
monstrer Alexandre, que celle qu'il feit en Indie, battant une tresforte
cité habitee d'un peuple courageux & cruel, quand luy monta par force
sur la muraille, & saulta dedans la cité au milieu des citoyens ses
ennemis? Lesquels subitement avec grande furie luy coururent sus: mais
luy seulement accompaigné de deux de ses gens qui l'avoyent suyvi,
combatit si bien qu'il soustint leurs efforts & alarmes, jusques à ce
que ses soldats furent venus à son secours: & illec tant pour la fatigue
du long combat, comme aussi pour les coups qu'il avoit receus, & le sang
par luy perdu, le trouverent si debilité, que pour demy-mort & sans
esperance de vie, ils le porterent en son logis.

Ne fut-ce pas encores une autre grande & excessive folie, quand un si
grand & si magnanime Roy que luy, pour faire preuve de sa personne, se
meit volontairement à combatre un trescruel lyon, lequel il tua
vertueusement: mais ce fut avec l'aide de la Folie qui l'avoit à un si
evident & notable peril induict & persuadé.

    [En marge: Du tresgrand danger ou se meit Jules Cesar.]

Et que devons-nous dire aussi de Cesar, qui en faisant la guerre en
Alexandrie contre Ptolomee Roy d'Egypte, estant suyvi de ses ennemis,
nagea un grand travers de mer avec le bras senestre seulement, tenant,
en si grand danger qu'il estoit, tousjours la main dextre empeschee de
certains papiers qu'il portoit & eslevoit dessus l'eaue, pour ne les
mouiller ne gaster: & avec les dents tiroit ses vestements, à fin que
les ennemis ne se peussent glorifier d'avoir gaigné aucune chose de sa
despouille?

    [En marge: Autre folie que feit ledict Cesar.]

    [En marge: Lucius Cassius Capitaine du party de Pompee.]

    [En marge: Mutius Scevola.]

    [En marge: Horace Cocle.]

    [En marge: Le More de Grenade.]

    [En marge: La gloire cause de l'invention des arts & sciences.]

Ne feit-il pas aussi une autrefois une tresexcellente folie, quand apres
la victoire de Pharsalie, ayant envoyé tout son exercite en Asie, &
passant avec une seule petite barquette la mer Hellespont, rencontra
Lucius Cassius Capitaine du parti de Pompee, avec dix grosses naufs, &
fut si temeraire, que combien que la fortune l'eust presenté & reduict
au pouvoir de son ennemi, il ne daigna toutesfois s'escarter ne penser à
se sauver, mais s'alla mettre au devant de luy, & avec audacieuses
parolles le feit rendre. Qui voudroit certes reciter toutes les folies
de ces deux tant grands Empereurs, il fauldroit prendre & poursuyvre le
commencement de leurs vies jusques à la fin: & lon trouveroit, comme de
celles des autres hommes, que ce n'a esté en la plus grande partie que
un jeu de fortune & de folie. Et qui persuada Mutius Scevola, à se
brusler la main, & Horace Cocle à soustenir le pont contre toute l'armee
des Toscans? Et de nostre temps le More de Grenade à se soubsmettre au
manifeste peril de certaine cruelle mort, qu'il receut depuis, pour
vouloir tuer le Roy Catholique Ferdinand & la Roine Ysabel, qui venoyent
occuper son naturel pays? ne fut-ce pas la folie & tresfolle affection
d'acquerir nom immortel? D'avantage quelle occasion pensez-vous qui ait
incité les entendements subtils des hommes excellens, de eux travailler
avec un si grand labeur & vigilance, à inventer tant de beaulx arts, &
chercher tant de sciences & profitables disciplines: sinon le mesme
desir d'acquerir eternelle fame & gloire, qui est une vanité sur toutes
les autres vanitez: Ainsi que apertement se peult recueillir par ceste
divine sentence qui dit en ceste maniere,

      _O aveuglez, que sert l'extreme peine
    Qu'icy bas vous prenez, puis qu'il fault retourner
      Tous au geron de la grand' mere ancienne,
    Et vostre nom à peine on pourra retrouver?_

                   *       *       *       *       *

    [En marge: La naissance, jeunesse & vieillesse des hommes est
    miserable.]

Oultre les excellences que je vien cy dessus de declarer, desquelles
manifestement nous sommes obligez à la Folie, il se reçoit encores
d'elle plusieurs autres grandes commoditez, non moins dignes que celles
là d'estre louees & estimees. Et qui seroit celuy à qui il ne despleust
merveilleusement d'estre né, ou qui ne fust trescontent de mourir, si
avec la Prudence lon venoit à considerer de combien est malheureuse &
pleine de calamité nostre vie humaine: regardant pour le premier combien
est miserable nostre naissance, à laquelle parvenus nous ne sçavons
faire autre chose que plorer & gemir, qui est veritablement un certain
augure des infinies miseres où nous sommes entrez. Et apres voyez comme
est penible & fascheux nostre eslevement: à quels perils est submise la
debile enfance: de combien la jeunesse est pleine de fatigues & travaux:
comme est griefve & dure la vieillesse, & de quelles necessitez elle est
ordinairement abbayee pour la joindre à l'inevitable mort: sans les
innumerables infirmitez & douleurs, à quoy nous sommes subjects durant
le cours de nostre pauvre vie, laquelle est tousjours circuye &
environnee de tels accidens & naufrages.

    [En marge: Quels maux procedent des hommes pervers.]

    [En marge: Diogenes, Xenocrates, Caton, Brutus, Cassius, Silius
    Italicus, & Cornelius Tacitus, se sont tuez eux-mesmes.]

Oultre cela, est encores à considerer quels maux procedent des hommes
pervers, comme tromperies, deceptions, injures, parjurements, noises,
trahisons, bannissements, prisons, tourments, blesseures, homicides, &
autres infinies malheurtez: que qui les voudroit toutes reciter, seroit
entreprendre à nombrer le sable de la mer. Diogenes, Xenocrates, Caton,
Brutus, Cassius, Silius Italicus, Cornelius Tacitus, & tant d'autres
personnages de singuliere prudence & divine vertu, Grecs, Latins &
Barbares se sont avec leurs propres mains, ou autrement d'eux-mesmes
administré la mort & faict trespasser de ceste dolente vie. Et encores à
present en voit lon beaucoup, qui volontairement suyvent ceste
malheureuse fin, & se tuent pour la mesme occasion que les autres: qui
n'est pas toutesfois la coulpe de la Folie, comme les ignorans croyent:
mais de la Prudence, qui induit avec tels moyens les sages faisans
profession de la suyvre, d'eux delivrer & jetter hors des adversitez où
elle les a mis & reduicts.

    [En marge: L'autheur raconte & se complaint de ses miseres,
    adversitez & calamitez.]

L'exemple desquels je devrois pieça avoir imité, pour tout à un coup
donner fin aux miseres & calamitez dont continuellement je suis affligé:
ayant desja, & non pas sans honneur & reputation passé la fleur de mon
aage. Mais quoy? lors que je pensois doulcement me reposer, & à mon aise
continuer le reste de ma vie és estudes de bonnes lettres, exempt de
toute cupidité & ambition, la cruelle Fortune troublant mon repos a en
un moment interrompu mes vaines deliberations & faulses esperances és
deux horribles sacqs intervenus à Rome: esquels les biens que j'avois
honnestement acquis avec grans labeurs & infinies fatigues m'ont esté
entierement ostez & ravis: y faisant encores perte de la plus grande
partie de mes treschers amis.

Et oultre tel dommage insupportable, m'est aussi advenu un autre
tresinjuste naufrage en ma douce patrie, où la plus part de mon
patrimoine m'a esté prins & usurpé par la main de ceux qui avec leur
auctorité pour plusieurs justes causes le me devoyent defendre &
conserver. Et encores non contente ceste mauldicte & perverse Fortune
continuant ces coups, m'a robé deux de mes tresamez freres, avec injuste
& violente mort: la memoire & souvenance desquels me presente au cueur
telle & si inestimable douleur, que les tresameres larmes m'en tombent
des yeux. Au moyen dequoy je demeure tant affligé, qu'il est impossible
à mon esprit supporter plus grands tourmens que ceux là où de present je
me retreuve.

Mais ce n'est pas tout: car à ce mesme but je suis tombé en infirmité de
maladie incurable: en laquelle estant habandonné des plus excellens
medecins, & desesperé de tout allegement & remede, je vis long temps a
sans aucun moyen de paix ou de trefve: Me voyant avec douleur & rage
devorer non seulement la chair, mais encores les miserables os: Estant
si difforme qu'à peine me puis-je moymesmes recognoistre pour celuy que
j'ay esté autresfois. Et encores, ce que moins ne me tourmente que cela,
est que je me voy du tout quasi privé du doux refuge & delectable repos
que je pretendois aux lettres: ayant perdu une grande partie de la veue,
de l'ouye, de la memoire, de l'entendement, de l'odorement & du goust:
de sorte que estant vif, je suis faict quasi semblable aux morts, &
vivant je meurs tous les jours mille fois. Si qu'il ne me reste autre
chose que d'attendre d'heure en heure la mort dure & aspre pour
exterminer ceste tourmentee vie. Laquelle, à fin que nulle autre misere
ne luy faille, se passera sans aucun legitime successeur ne hoir de mon
propre sang, ne de mes pauvres & malheureux freres, dont je me voy
privé. Et pour conclusion, je suis si empesché de larmes, que je ne puis
dire le reste de mes miseres, adversitez & calamitez. Mais la doulce
Folie meue de compassion me vient sur cela benignement secourir &
consoler: me paissant quelque fois d'une vaine esperance & persuasion de
pouvoir guerir, une autre fois elle m'oste la douleur & sentement du
mal, avec diverses folies qui me font passer le temps, & à peine me
souvient-il que c'est que de mal.

    [En marge: La raison pourquoy l'autheur loue tant la Folie.]

Parquoy estant à elle si obligé que je suis, nul ne se doit esmerveiller
si meritement je la loue, comme l'unique refrigeration & repos de ma
fascheuse vie, & de celle de tous les autres pauvres calamiteux &
souffreteux: lesquels, comme ils ont moindre occasion de vivre, plus
desirent la vie par le benefice de la Folie. Et le semblable font ces
vieillards, lesquels encores qu'ils soyent hors de tout sentiment & à
demy mors: se delectent toutesfois de vivre, en souspirant & regrettant
les amourettes & plaisirs passez.

    [En marge: Des vieilles qui se veulent encores farder, & faire
    l'amour.]

Le semblable font ces pauvres insensees vieillottes: entre lesquelles
j'en ay autresfois veu de tant decrepitees & difformes, qu'elles
ressembloyent quasi proprement aux malings esprits, & ne laissoyent pas
pourtant d'estre si confites & enveloppees en l'amour & és delices,
qu'elles ne cessoyent à toutes heures de farder, licer, colorer &
peindre leurs visages, tenans ordinairement propos de leurs amours. Et
encores qu'en ce faisant elles donnassent matiere aux autres de rire &
s'en mocquer, si est-ce qu'elles se satisfaisoyent & contentoyent elles
mesmes. Et ainsi passoyent heureusement & gaillardement leur decrepité &
tresfascheux aage.

                   *       *       *       *       *

    [En marge: Comparaison de la Prudence avec la Folie.]

Or maintenant faisons jugement de ceux lesquels ont tant odieuses les
follies, qu'ils ne les veulent ne peuvent comporter: Et leur demandons
lequel vault le mieux, ou avec la Prudence vivre en continuels affaires,
peines, douleurs & fascheries, & à la fin pour en sortir & alleger leur
tourment, se desesperer, pendre & estrangler: ou bien avec la Folie
passer les maladies, les miseres, & la vieillesse: si facilement que à
peine en peult lon rien sentir.

    [En marge: Les fols jugez heureux & pourquoy.]

    [En marge: Les fols bien venus & receus par tout.]

    [En marge: La liberté que les loix donnent aux fols.]

    [En marge: Les fols escoutez des Rois & Princes.]

    [En marge: Les flateurs ordinairement sont alentour des grands
    seigneurs.]

Il me semble que non sans juste occasion ceux qui du tout sont fols, ont
esté de plusieurs jugez tresheureux: pource qu'ils ne prennent soin,
melancholie ne fascherie des grandes molesties & infinis travaux où nous
sommes soubmis, & ne sentent perturbation d'entendement: Ils n'ont amour
ne haine, & ne cognoissent la honte, ne ce qu'il leur default: Aussi ne
sont affligez de la crainte ne de l'esperance, ne pareillement
tourmentez de l'ambition, de l'envie ne de l'avarice: Ils n'ont remord
de conscience, ne crainte de mort: & ne se soucient de paradis, de
l'enfer, ne des diables: & parainsi tousjours demeurent joyeux, & en
continuelle feste, rians, chantans, jouans, causans & folastrans devant
le peuple, & avec les petits enfans, qui pour participer à leurs folies
les suyvent: dont ils reçoivent incroyables plaisirs. Et en quelque lieu
qu'ils arrivent, ils sont les tresbien venus, & joyeusement receus avec
ris & allegresses, & de la plus grand' part caressez & estrenez de dons
& presens: Ils sont en leurs necessitez benignement subvenus & aidez.

Et non seulement les hommes avec grande humanité les comportent, mais
encores les rigoreuses loix ont à eux tresgrand respect: ne permettans
que pour aucun delict ou malefice, quelque grand ou important qu'il
soit, ils puissent estre condamnez, punis ne chastiez. Laquelle liberté
leur est concedee & octroyee pour estre en la protection de la Folie: &
à fin que plus seurement ils puissent tirer & arracher des cueurs des
hommes les molesties, tristesses & fascheries, & les tenir tousjours en
plaisir & joyeuseté. Parquoy ils sont aux Rois & aux Princes si
aggreables, qu'assez volontiers ils escoutent plustost leurs folies, que
les graves, prudens & notables propos des saiges: la plus grande partie
desquels sont pleins d'adulations, inventions & mensonges, & ne disent
pas souvent de la langue ce qu'ils ont sur le cueur: Mais avec flateries
& assentations sçavent humer & soufler, & monstrer le noir pour le
blanc, faisans sortir de leurs bouches le chaut & le froid: en maniere
que jamais lon ne peult entendre d'eux la verité. Et pour cela les
seigneurs les ont volontiers pour suspects, & ne croyent facilement en
eux, comme ils font aux fols, qui sont veritables, sans simulation ne
trahison aucune. Et laissans la gravité & haultesse, dont avec les
autres ils ont accoustumé d'user, ils oyent non seulement la verité, qui
quelque fois ne plaist pas beaucoup aux Princes: mais encores ils
supportent de ces fols, les vilenies & injures qu'ils disent, & ne s'en
font que rire & y prendre singulier plaisir. Et non moins aux femmes
qu'aux grands seigneurs plaisent les fols, pource que de nature elles
ont grande conformité avec eux: & aucunesfois faisant semblant de jouer
& rire ensemble, lon se laisse faire je ne sçay quoy à bon escient.

    [En marge: Les fols vont en paradis apres leur mort.]

Pour conclusion, estans tels fols bien venus, regardez & caressez de
tous, ils demeurent tousjours tant qu'ils vivent en jeux, en plaisirs &
en festes: & apres la mort (laquelle directement ils ne peuvent sentir)
s'en vont, selon les Theologiens (qui afferment que pour estre hors de
tout sentement ils ne peuvent pecher) tout droict en paradis, où ils
vivent eternellement avec felicité.

Y aura-il maintenant aucun tant hors de jugement, qui soit si osé &
hardi de faire comparaison de l'heureuse fortune & adventure des fols, à
la miserable vie & servitude des saiges: lesquels consument toute leur
petite enfance, l'adolescence & la plus doulce partie de la vie soubs
rigoureux maistres, qui jour & nuict avec aspres & cruelles batures les
tourmentent, leur faisant avec grand sueur, labeur & vigilance apprendre
la difficile Grammaire, & les autres disciplines. Et en ce faisant ne
mangent, ne boivent, ne dorment à suffisance? Et pour eux tenir vigilans
& sobres, rudes & cruels à eux-mesmes, & aux autres fascheux & odieux,
meurent avant que jamais ils ayent peu avoir une seule heure de bon
temps.

    [En marge: De la misere des boeufs.]

Il advient aussi en semblable aux animaux, qui pour avoir quelque
sentement de Prudence vivent en la compagnie des hommes, estans d'eux
continuellement tourmentez. Et quelle misere sçauroit estre plus grande
que celle des pauvres boeufs, bestes innocentes & sans malice, lesquels
dessirez de poignans aguillons consument tout le bon de leur aage à
labourer & supporter autres infinis travaux pour nostre vivre: Et apres
sur la fin de leur vieillesse, pour recompense de tout ce qu'ils ont
faict pour nous, ils sont entierement de nous devorez?

    [En marge: Des chevaux.]

Que dirons-nous pareillement des chevaulx, animaux tant nobles, lesquels
non moins que les hommes se repaissent de l'honneur: & non seulement par
les longs & fascheux voyages, & quasi inaccessibles chemins, se portent
si gaillardement & commodément: Mais encores pour la victoire & pour nos
triomphes, combatent armez courageusement & vaillamment: & aucunesfois
pour sauver la vie de leur maistre, meurent volontiers? Et quels sont
leurs merites & loyers? Les dures & fascheuses brides & mords, les
esperons aguts, & force bastonnades. Et lors que lon n'ha besoin d'eux,
& qu'on ne les veult point travailler, ils sont pour leur repos avec
forces chesnes emprisonnez dedans les estables. Et apres tant de travaux
estans faicts debiles, ou pour les coups receus du passé, ou pour l'aage
qu'ils ont: lon les met à tirer de grosses & penibles charrettes: ou
bien lon les abandonne du tout pour estre proye aux affamez loups.

    [En marge: Des chiens.]

Et les chiens tant obeissans & fideles, qui aiment leurs maistres, non
moins qu'eux mesmes, ont-ils autre aise ne exercice que l'extreme
travail qu'ils prennent ordinairement pour le plaisir des seigneurs és
perilleuses chasses: où souventesfois ils sont blessez ou morts? Et
depuis que lon les voit vieux, & qu'on ne se peult plus servir d'eulx,
ils sont chassez de la maison, où ils ont esté nez & eslevez, & apres
ils meurent miserablement de faim.

    [En marge: Des oiseaux.]

Les pauvres oiseaux ne sont gueres plus heureux, lesquels ayans
sentement de pouvoir exprimer les voix humaines, ou de voller & chasser
pour le plaisir des seigneurs, finissent leurs vies emprisonnez és
estroictes caiges, ou és fascheux gets. Voyez là les belles recompenses
que reçoivent les animaux qui frequentent & accompaignent les hommes, &
veulent estre trop saiges. Mais au contraire combien sont heureux ceux
là qui esloignez de tout humain sentement fuyent la conversation des
ingrats hommes, errans par les delectables pasturages, ou par l'air,
selon leur instinct naturel, sans aucune fatigue vivent tousjours en
liberté & à leur plaisir. Pour lesquelles raisons se peult clairement
cognoistre que non seulement les hommes, mais encores les animaux qui
veulent sçavoir plus que la nature mesmes ne leur a permis, vivent &
meurent tresmalheureux & infortunez.

                   *       *       *       *       *

    [En marge: Ajax, Orestes, Saul, Nabuchodonosor devenus furieux.]

    [En marge: Du temple de Diane bruslé par un fol.]

Or à ceste heure il me semble que je voy ces saiges entrer en cholere, &
eux armer de bourdes, pour avec leur prudence arguer & proposer que
nulle chose est plus miserable que d'entrer en fureur & follie: Allegant
là dessus les exemples de Ajax, de Orestes, de Saul, de Nabuchodonosor,
& de plusieurs autres, lesquels pour estre devenus furieux & fols, ont
tué leurs peres, bruslé villes & maisons, prins à force & violé leurs
soeurs & consanguinaires, les religieuses & vierges: commis sacrileges,
& infinis autres abominables crimes & execrables excez. Et n'oublieront
pas aussi de parler de cestuy fol acariastre qui brusla le temple de
Diane en Ephese, l'un des sept spectacles plus renommez au monde,
pensant avec un tel beau faict acquerir bruict, & soy faire immortel.
Pour conclusion ils diront que l'une des plus grandes punitions que la
Justice divine donne aux mauvais & vitieux: est de leur oster
l'entendement, & les faire devenir fols & furieux: voulans sur le
dernier de leur propos inferer, que ce mien tant maldire d'eux pour
louer la Folie, est une mesme espece de maladie qui m'est advenue: Au
moyen de quoy lon ne me doit prester ne audience ne croyance. Et en cest
endroict se haulseront sur les ergots, & se feront glorieux, pensans
avoir merité triomphe & gloire, comme s'ils avoyent opugné & gaigné une
Babylone.

    [En marge: Diverses especes de folie.]

    [En marge: Quelle est la folie dont l'autheur parle.]

    [En marge: Platon.]

    [En marge: La folie des Vaticinateurs & poetes.]

Ausquels, sauf leur bonne grace, je responds, que tout ce qu'ils disent
est tresveritable: mais aussi qu'ils sont grandement trompez & abusez,
s'ils croyent qu'il n'y ait point de difference entre la Folie, & la
folie dont il se trouve (selon l'opinion de frere Marian) innumerables
especes: & entre les autres il y en a une, comme ceux cy veritablement
jugent, laquelle est furieuse, terrible, bestiale & pleine de toute
misere, semblable aux peines & tourments que les Furies infernalles ont
accoustumé de donner pour chastier les ames damnees. Et de ceste là ne
veux-je parler. Mais supplie la divine Clemence la vouloir dechasser &
esloingner de nous, & l'envoyer pour ostage aux vitieux Turcqs &
malheureux Payens. Celle que je traicte, & dont je parle, est à l'autre
du tout differente & contraire: car elle est douce, amiable, joyeuse &
plaisante, & à nous octroyee par don & grace des haults dieux, pour nous
delivrer des griefves cures, solicitudes & molesties, & nous causer les
voluptez & glorieux faicts que je vous ay cy dessus recitez. Ceste cy
est tant de Platon estimee, qu'il conclud qu'en la vie humaine ne peult
estre plus grand plaisir ne plus de delectation, que la folie des
Vaticinateurs & Poetes: c'est à sçavoir des Vaticinateurs, quand ils
pensent prophetizer & predire les choses futures, comme s'ils les
avoyent presentes: Et des Poetes, quand agitez de leur fureur ils font
vers plust tost divins qu'humains. Et certes nulle chose se pourroit
imaginer plus delectable, qu'est de non sentir les adversitez & joyr des
plaisirs.

    [En marge: Response gentille d'un Florentin touchant la Folie.]

Parquoy non sans juste occasion fut grandement loué le conseil, que
donna un gentilhomme Florentin à la dame qui le prioit de luy enseigner
les remedes, avec lesquels il s'estoit autrefois guary de la folie, àfin
de pouvoir donner guarison à un sien fils unique qui estoit tombé en
semblable inconvenient. A quoy le gentilhomme courtoisement respondit,
Madame, pour Dieu ne cerchez point de priver vostre fils d'un si grand
plaisir où maintenant il se retrouve: Car je n'eu oncques, & n'espere
jamais avoir un meilleur temps que j'avois quand j'estois fol, pource
que lors je ne sentois aucune fascherie ne molestie, joyssant des
infinis plaisirs que continuellement la Folie amene avec soy.

    [En marge: Argutius de fol retourné en son bon sens.]

Et combien fut aussi heureux cestuy Argutius, lequel estant devenu fol,
se tenoit le jour & la nuict tout seul és theatres, où il luy sembloit
voir continuellement faire nouveaux jeux, & oyr reciter farces &
comedies plaisantes: dont sans cesse il rioit & plaudissoit, tout ainsi
que s'il eust veu presens les recitateurs qui en estoyent absens. Et
avec ceste aggreable faulte d'entendement vivoit en singulier plaisir:
Depuis estant par le moyen & diligence de ses amis retourné en santé, &
ayant recouvré le sens, non sans juste occasion se plaignoit griefvement
d'eux, qui l'avoyent privé de si doulce folie. O Dieu! combien de
semblables à cest Argutius lon trouve aujourd'huy, & n'y a nul qui
prenne soing de les guerir!

    [En marge: D'aucuns Poetes, Orateurs, & Historiens de ce temps.]

Voyez une troupe de superlatifs Poetes Latins & vulgaires, qui font
certains versets dont les chiens à peine voudroyent manger: & toutesfois
se persuaderont qu'il n'y a pas beaucoup à dire d'eux à Virgile ne
Petrarque. Autres composent des oraisons & histoires sans fondement ne
grace, pleines d'adulations & menteries: & selon leur goffe jugement
leur semble que de nostre temps ils ont renouvelé l'ancienne eloquence
Romaine. Aussi aucuns presomptueux & pleins de temerité & audace, sans
jugement ne prudence, presument avecque conseil (dont ils sont vuides)
gouverner les Rois & grans seigneurs. Et le plus beau que je trouve
encores en eux, c'est qu'abusans eux mesmes, ils se donnent en proye aux
autres: & tout ainsi que s'ils estoyent, ou Mecenas ou Pollion se
veulent faire croire & estimer.

    [En marge: Penelope & Lucresse chastes.]

    [En marge: Des trousses que aucunes femmes donnent à leurs maris.]

Combien doucement se trompent ces pauvres maris, qui ont femmes belles &
bonnes compaignes, où beaucoup d'autres qu'eux praticquent &
participent! Toutesfois ils se persuadent que de chasteté elles
surpassent la Grecque Penelope, & la Romaine Lucresse: soy tenant un
chascun d'eux heureux de la sienne: Et en soy riant des trousses que les
autres femmes donnent à leurs maris, ils ne s'advisent pas que à la fin
ils se treuvent tous peincts d'une mesme peincture. Et est ceste espece
de folie tant grande & ample, qu'elle est dilatee & diffuse quasi par
tous les hommes: & peu s'en treuve qui ne s'en sentent. Mais en ne
prenant point de regard à sa propre folie, chascun se rit & prend
plaisir à celle d'autruy.

    [En marge: De la folie des chasseurs & veneurs.]

Lon ne sçauroit voir plus belle mocquerie que celle que font d'eux
mesmes les veneurs & chasseurs, qui ne se soucient point d'eux lever
avant le jour par les extremes froidures, terribles vents & fascheuses
pluyes & neiges: Ne aussi au milieu de l'esté, de travailler à courir
puis çà puis là par les vehementes chaleurs du soleil: à quoy ils
prennent tant de plaisir, qu'ils pensent veritablement qu'il n'est point
autre plaisir semblable à la chasse. Et non moins se delectent au son
des trompes, au hurlement des chiens, & aux voix enrouees par trop
crier, qu'à la plus douce musique que lon pourroit trouver.
L'intolerable puanteur des chiens leur semble une doulce & delicate
odeur, & souvent se mettent en danger de la mort à courir sans aucun
arrest par les lieux perilleux & precipitez, ou à combattre avec quelque
furieuse & attainee beste sauvaige: puis avec un grand appareil de
bourdes, ils ne fauldront pas de raconter & resumer plusieurs fois à
ceux qui ne les veulent point escouter, leurs telles belles prouesses,
ou pour mieux dire folies, tout ainsi que si c'estoit un faict-d'armes:
& se glorifient autant de la mort d'un insensé animal, comme s'ils
avoyent vaillamment vaincu en guerre un grand Capitaine. Ainsi en
delaissant & abandonnant leurs estudes, leurs offices & tous leurs
autres importans negoces, ils entendent seulement à chasser; estimans
chose digne d'un grand & noble courage despendre en tel exercice tout
leur revenu: apres lequel consommé ils se trouvent comme fut jadis le
corps du miserable Acteon, devoré de ses chiens. Ainsi parlans des
bestes, traitans de bestes, & negocians avec les bestes, ils deviennent
eux-mesmes, encores plus bestes.

    [En marge: De la folie d'edifier maisons.]

Diray-je point de combien est delectable la folie d'edifier & construire
logis, cercher la commodité de l'assiette, des huis, des fenestres &
croisees, des perrons, viz & escaliers, formant rondes stanzes carrees,
& les carrees rondes? il est vray qu'en voyant croistre ses ouvrages
avec un incroyable desir & plaisir, lon ne sent ne la despense, ne la
faim, ne le froid, ne le chault. Et certes j'estimerois grandement ce
gratieux & aisé moyen d'aller à l'hospital, si en cela je ne m'estois si
enveloppé, que j'en porte l'esprit & les habillemens deschirez.

    [En marge: Zoroastre.]

    [En marge: De l'alchymie & cercheurs de quinte essence.]

    [En marge: Croesus & Crassus fort riches.]

Nostre grand docteur Zoroastre affirme par ses saincts juremens, tous
les autres plaisirs n'estre que songes, au pris de l'esperance de faire
la vraye alchymie, & de trouver la quinte essence, pour laquelle les
alchymistes ne pardonnent aucunement ne au travail ne à la despense,
croyants tousjours la tenir pour certaine dedans la fournaise devant que
le feu y soit encores allumé: & continuellement leur semble asseurément
avoir ceste fois là en leurs fourneaux le secret de convertir tous les
metaux en or tresfin, avec l'experience de congeler le Mercure: esperans
en brief passer en richesses Croesus & Crassus. Et encores que mille
fois telle leur esperance se soit reduicte & resolue en fumee:
toutesfois estans d'icelle repeuz, ils souflent tant, qu'à la fin il ne
leur reste autre chose que le deviser & le parler des beaux secrets de
Nature.

    [En marge: De la folie des joueurs.]

Mais entre toutes les folies, je n'en trouve point une plus grande que
celle des joueurs: lesquels trompez & deceus de l'esperance qu'ils ont
de gaigner, mettent & exposent tous les jours leurs substances au hazard
de la fortune, & au peril de mille tromperies & piperies, dont ceux qui
font profession & industrie de jouer ont accoustumé d'user. Et
maintenant par une convoitise & affection de gaigner, une autre heure
pour un desir d'eux recouvrer, vivent ordinairement en tels tourmens,
que jamais ne cognoissent ne paix ne repos: estans durant tout le cours
de leur vie miserables & avaritieux jusques au bout. Et seulement se
monstrent liberaux à faire belles pauses en leurs jeux: Puis quand la
chanse est tournee, & qu'ils vont à la renverse, ô dieu! quels souspirs,
quelles doleances & lamentations, quels grattemens de testes, quels
horribles maudissons & cruels blasphemes ils font! Et ne fault pas
s'esbahir si quelques fois ils en font trembler & fremir ceux qui les
oyent. Mais jamais ils ne cessent de suyvre ce train, jusques à ce
qu'ayans perdu leurs deniers, & dissipé leurs patrimoines, ils demeurent
nuds, & despouillez de toute dignité & reputation. Et à la fin estans
faicts infames & desesperez, souventesfois ils perdent la vie & l'ame
ensemble. Partant il me semble que ceux là sont indignes de la compagnie
de nos fols paisibles & contens, & qu'ils meritent d'estre releguez à
l'abandon de ces furieux tourmentez.

    [En marge: Des plaideurs.]

A ceux cy ont grande conformité les enragez plaideurs, lesquels esperans
tousjours sur leurs adversaires estre victorieux font les procés
immortels, & tout le temps de leur vie tourmentent eux & autruy: estans
continuellement reduicts à la discretion des sermens & depositions de
tesmoings, & de instrumens faulx: & souventesfois se trouvent vollez par
la malignité & mauvaises consciences des Juges, des Advocats, des
Procureurs & des Notaires, qui sont les vrayes sangsues du bien
d'autruy, & certainement la peste de la vie humaine. Car estans accordez
& bandez à la ruine de l'une & l'autre des deux parties, comme affamez
vautours ne cessent de les manger & devorer avec leurs tromperies &
trahisons, en deniant la justice, & monstrant le faulx pour le vray. Et
ces pauvres miserables plaideurs aveuglez de raige, jamais ne s'en
apperçoivent, jusques à ce qu'ils se trouvent par les murailles & les
portes excommuniez, mauldicts, & en la compagnie du diable. Et puis pour
sortir hors des mains des sergens, & n'estre confinez és prisons, ils se
recommandent aux chapitres _Odoardus_, & _Pervenit alternativè_, & à
_Cedo bonis_, ou pour mieux dire, selon le proverbe ancien, ils donnent
du cul au lyon. Et souventesfois estans de grace receus aux hospitaux,
meurent en grande necessité.

    [En marge: Des mariniers & navigans.]

    [En marge: Description d'une tempeste de mer.]

Que vous semble des mariniers ou navigans, gens audacieux & temeraires,
continuellement soubmis à tant de divers perils, que non sans cause lon
dispute s'ils doivent estre nombrez au rang des vifs ou des morts,
pource que ils sont tousjours logez à trois doigts pres de la mort: Et
quant à leur vie, elle est ordinairement reduicte soubs la puissance &
discretion des eaues instables & des variables vents: Mais aveuglez de
la convoitise & soif insatiable du gaing, ne craignent les ravissans &
cruels corsaires: ne en cueur d'hyver eux mettre (ô temerité incroyable,
ou avarice insatiable!) à naviguer les mers incogneues, & à cercher les
nouveaux mondes: comme s'ils avoyent saufconduict de Neptune, & qu'ils
tinssent les vents enclos & estouppez dedans bouteilles. En quoy faisant
ils reçoivent tant d'incommoditez & inconveniens, que le plus souvent
ils perissent de faim & de soif: ce que encores je ne pourrois croire,
si je ne l'eusse esprouvé, ayant navigué entre les colomnes d'Hercules.
Et certes je pense que une grande fortune de mer ressemble fort à un
enfer. Le ciel obscurci & tenebreux tonne, les fouldres & les vents
contraires se repercutent & correspondent, la mer troublee du profond de
ses entrailles mugit & crie, la nef gemit, les antennes & les voilles
fremissent, les cordages se rompent, les mariniers vaincus du vent &
combatus de l'eaue, desperez de salut, jettent à la furie en mer les
precieuses marchandises, qui sont l'occasion de leur mal. L'un
s'esgratigne le visage, l'autre se bat la poictrine: l'un fait des
voeuz, l'autre avec larmes se confesse: l'autre mauldit, l'autre renie:
& de moment en moment attendans à estre submergez, voyent la nef aller
le dessus dessoubs: Et pour la fin du naufrage ils meurent miserablement
sans sepulture, ou bien par une disgrace se sauvent, & vont demander
tous nuds l'aulmosne pour l'amour de Dieu.

    [En marge: Des Necromantiens & Magiciens.]

Or il m'est advis que nous devons tels perilleux fols laisser à part, &
retourner à nos aggreables & delectables folies: entre lesquelles il est
impossible d'en trouver encores une plus belle que celle des
Necromantiens & Magiciens, qui s'abusent tant eux-mesmes, que
veritablement ils pensent avec leurs cercles, caracteres, conjurations &
pentacules pouvoir troubler le ciel, obscurcir la lune & le soleil, &
faire trembler la mer, la terre, & tous les autres elemens, ressusciter
les morts, & parler les ames, transformer les corps, passer tout par
l'invisible, voller plus viste que le vent, & faire tous les songes,
dont sont pleins les livres des chevaliers errans. Les autres pensent
avoir dans des anneaux & en cristalins les esprits familiers enfermez,
comme perroquets en cage, & avec iceux trouver les tresors cachez,
sçavoir secrets, acquerir l'amour des dames, la grace des seigneurs,
estimans ces esprits estre du tout dediez à obeir & satisfaire à leurs
commandemens, desirs & appetits.

    [En marge: Des basteleurs.]

Et certes à grand peine me puis-je tenir de rire quand je voy aucuns qui
presument estre saiges & advisez, lesquels toutesfois croyent que les
basteleurs avec l'aide des esprits, font leurs jeux & tours de
passe-passe, comme si de nostre temps le diable eust si peu d'autres
affaires qu'il voulsist se mettre à jouer & basteler.

    [En marge: De ceux qui pensent estre muez en especes d'animaux.]

Et que dites-vous de ceux qui en proferant ces parolles, Vent sur vent
porte moy aux nopces, pensent incontinent estre convertis en especes
d'animaux, & aller par la cheminee au sabbath avec ceux de leur secte?

    [En marge: De ceux qui pensent les enchantemens avoir quelque
    vertu.]

Aussi des autres qui pensent avec leurs enchantemens trouver les metaux,
les sources des eaux, les meates de la terre, guarir blessures, oster la
fiebvre, & donner remedes jusques aux bestes. Certainement je pense que
sans la peur des inquisiteurs de la foy, ils ne se pourroyent garder,
qu'à la fin ils ne feissent miracles.

    [En marge: Des Geomantiens.]

    [En marge: Des Chiromantiens & Physionomiens.]

    [En marge: Des Bohemiens.]

De ceste mesme espece sont quasi les Geomantiens qui avec leurs figures
& poincts presument deviner les choses futures. Et non moins
delectablement se repaissent le cerveau les Chiromantiens &
Physionomiens, pensans cognoistre avec leur art tout le discours de la
vie des hommes: & toutes fois ils se trouvent aucunesfois tant fols, que
non seulement ils croyent indubitablement en cela, mais encores à la
bonne adventure des Bohemiens.

    [En marge: La mer des folies spacieuse & profonde.]

Or il fault que je die & confesse de bon cueur, que si j'eusse creu la
mer des folies estre tant spacieuse & profonde comme je la treuve,
jamais avec la fragile barque de mon debile entendement je n'y fusse
entré. Et certainement si la Folie qui m'y a induict, ne m'eust de sa
grace & faveur porté & conduict sans jamais quasi m'abandonner, me
baillant continuellement secours, j'eusse desja plusieurs fois
interrompu cest ouvrage: pource que tant plus je vay considerant les
actions des hommes, plus je cognois clairement nostre vie n'estre autre
chose que folie, folie, folie. Et qui est-ce qui en si grande multitude
ne se perdroit & abysmeroit? Ou bien qui se pourroit tenir d'en rire
sans cesse, comme Democritus, ou bien crever de rire comme les Margites?

    [En marge: Des faulses persuasions que ont les hommes.]

Je voy certains monstres qui pensent estre des Narcissus: un qui aura sa
femme ressemblant à un singe, l'estimera toutesfois plus belle que
Venus. Cestuy-là par jalousie comme Argus la gardera: l'autre par
avarice exposera la sienne aux plaisirs d'autruy: l'un prend le dot &
non la femme: Cestuy cy se fera amoureux de la vefve, l'autre de la
damoiselle: & souventesfois plus il aime, plus il est hay.

    [En marge: Des ignorans voulans apparoistre doctes.]

Autres ignorans parleront avec les Latins des lettres Grecques, & avec
les Grecs des lettres Latines: & tant moins sçauront en quelque
profession que ce soit, plus en presumeront. Aucuns qui à peine
sçauroyent tirer une ligne, veulent apparoistre un Euclides: estans si
hardis que de vouloir monstrer avec leur babil & belles bourdes, les
spheres & mouvemens celestes.

    [En marge: Des vanteurs.]

    [En marge: Des diverses complexions des hommes.]

L'autre qui sera plus paoureux qu'un vieil connin, vouldra tousjours
faire le brave, & (comme s'il estoit un Hector) ne fera que se vanter.
Un autre s'addonnera à l'oisiveté: cestuy-là à la gourmandise: L'un ne
bouge de la taverne: l'autre dompte les chevaulx: l'autre apprend aux
oiseaux & aux chiens.

    [En marge: Des inventeurs de nouvelles.]

Plusieurs hommes legiers ne pensent à autre chose que à entendre &
inventer des nouvelles, & ne tiendront autres propos, que du Concile, du
Pape, de l'Empereur, du Roy, & du Turc: comme s'ils estoyent de leur
conseil privé: & feront des discours, ou si la paix demourera ferme, ou
si la France & l'Angleterre se feront guerre: babillans follement des
choses publiques, qui en riens ne leur touchent.

    [En marge: Des desirs, affections & manieres de faire differentes.]

Autres desirent la guerre, autres veulent la paix: Cestuy-ci court par
les postes pour se rompre le col, l'autre en une lictiere va dormant:
l'un fait semblant de plorer & rit au cueur, l'autre par le visage
monstre estre joyeux, & en l'estomach creve de douleur.

    [En marge: Des avaricieux & usuriers.]

Vous en verrez aussi un autre qui aux despens de ses heritiers gaudist &
triomphe. Autre pour mourir riche travaille oultre mesure, & ayant caché
ses tresors, se plaint de pauvreté. L'un fera le belistre en sa maison,
& dehors se monstrera riche & puissant: l'autre avec usures & interests
accumulera infinies richesses. Autre changera & rechangera tant, qu'à la
fin il se reduira en zero.

    [En marge: Des tristes & joyeux.]

Cestuy-ci se plaint, cestuy-cy se lamente, cestuy rit, cestuy chante:
cestuy sonne d'instrumens, l'autre passe le temps, & l'autre avec trop
grande sollicitude continuellement se ronge l'esprit.

    [En marge: Des Grammariens & Pedans.]

    [En marge: Phalare.]

    [En marge: Denys le Tyran.]

Mais où est-ce que par la Folie je me laisse transporter, perdant le
temps à racompter telles petites & quasi communes folies, qui comme les
estoilles du ciel sont innumerables? Certes il vault beaucoup mieux
deviser de celles que font les hommes qui s'estiment, & entre les autres
pensent estre les plus sages: dont j'estime pour les premiers de ceste
folle bande les Grammariens, Pedants affamez, mendians & morts de faim,
qui travaillent ordinairement en ce fascheux exercice de regenter &
enseigner les escholiers: qui est une fatigue sur toutes les autres
tresmoleste. Toutesfois par le benefice de la Folie, voyants en leurs
escholes une grande caterve de jeunes enfans, qu'ils font trembler &
espouvanter avec leurs visages & voix horribles; leur faisant à tous
propos sentir leurs cruelles verges: Ils pensent & croyent estre
quelques grands Princes, & que ceste miserable servitude soit un grand
Royaume: Tellement qu'ils ne vouldroyent pas ceder à Phalare, ne à Denys
le tyran.

Et ceste tant leur folle persuasion ne se pourroit facillement
comporter, si d'autre part ils ne s'estimoyent encores plus, pensans la
leur profession, qui n'est autre chose qu'une observation de fadaises &
baboyneries, estre le plus excellent art qui se puisse trouver, la
nommant le fondement de toutes disciplines, & la science des sciences:
Et puis tout le temps de leur vie ils se trouvent enveloppez, avec les
accents & syllabes, avec les adverbes & conjonctions, se allambiquant &
minant le cerveau avec vocables & constructions, & cent mille autres
barbouilleries de nulle importance. Et quand ils viennent à disputer des
patronymiques, des figures & autres semblables mocqueries, Dieu sçait
avec quelles villaines parolles & venimeuses invectives ils s'injurient,
& bien souvent des parolles ils viennent au poil: de sorte qu'ils font
si beau jeu, que ceux qui les voyent, n'ont point faulte de matiere pour
rire. Mais c'est tout le bon, qu'au sortir de là chascun d'eux presume
avoir vaincu son adversaire: ils s'en vont pourmener par toutes les
places, carrefours & lieux publiqs, pour raconter telles leurs belles
victoires, qui sont pures folies: & en veulent triompher & gaudir, comme
s'ils avoyent surmonté & debellé le grand Turc.

    [En marge: Autre secte de Grimaulx Latins.]

    [En marge: Grammaires vulgaires.]

Et si ces folies des Grimaulx Latins ne suffisent, il s'en presente une
autre secte de vulgaires, non moins sotte que ridicule, lesquels ont
leurs boutiques toutes pleines de Grammaires vulgaires, de inventions de
nouvelles lettres, & d'observations de la langue Tuscane: dont ils font
autant de vente & de proufict, comme je ferois de ceste mienne Folie, si
j'estoys si fol qu'il me vinst envie de l'envoyer pourmener par la ville
és mains des porte-panniers, pour l'exposer en vente: car à grand peine
trouveroit-elle à qui se vendre & faire achepter, si ce n'estoit à
quelque bon fol aveuglé, qui n'entend riens: Tout ainsi est-ce de leurs
beaux livres, lesquels à la fin se trouvent amassez és mains de certains
ignorans curieux, comme les regnards chez le pelletier. Et pource qu'ils
ne se peuvent faire entendre, & qu'ils se trouvent inutiles bien
souvent, ils sont reduicts de livres en quarterons.

    [En marge: Quelles sont les Grammaires susdictes, & que c'est
    qu'elles contiennent.]

    [En marge: Pourquoy est dicte la langue vulgaire.]

    [En marge: La langue Latine corrompue par les Barbares.]

    [En marge: De l'ignorance d'un grand seigneur d'Italie qui vouloit
    prendre un secretaire.]

Par ainsi, ma doulce Folie, demeure tout coy en mes coffres, à fin qu'il
ne t'advienne comme à ces livres là: ausquels encores qu'ils soyent de
belle estampe & bien imprimez, lon ne peult pardonner, ne faire qu'il ne
leur advienne comme j'ay dit cy dessus. Et n'est pas de merveilles: car
ils veulent imposer certaines nouvelles loix & reigles de parler hors de
propos: & veulent qu'en leur escrire se facent les accens graves, aguts
& circonflexes, avec les collisions des vocables: & veulent qu'en la
prose s'observe le nombre de pieds avec les desinances & respondances,
comme lon a accoustumé de faire en la rythme: & qu'au parler lon garde
les cas droicts & obliques, & que lon use de vocables affectez, & de peu
de gens entendus: lesquels ne donnent moindre peine à ceux qui les dient
& prononcent, comme ils font de fascherie & ennuy à ceux qui les oyent
dire & prononcer. Et les pauvres fols ne s'advisent pas que la langue
vulgaire est dicte vulgaire, pource qu'elle est en usage au vulgue, & à
la plusgrand' part commune: Et ceux cy veulent que lon escrive & que lon
parle à une certaine leur nouvelle mode, dont chascun se mocque d'eux,
d'autant que ils ne pourroyent nier que la langue vulgaire ne soit nee &
derivee de la corruption de la Latine, commes les fleuves premierement
proviennent des fontaines. Car la langue Latine fut autresfois commune à
tout le peuple Romain, & depuis par les Barbares & gens serviles
corrompue & gastee: Ainsi cerche lon encores de present de depraver &
corrompre celle qui nous est demouree: usans de tels estranges vocables,
avec lesquels & leurs sotties & ignorances, ils ont alteré le goust & le
jugement des hommes curieux. Imitant un grand seigneur d'Italie, qui
vouloit prendre un secretaire, auquel il dict, que avant que le prendre
il vouloit voir une sienne lettre. Et le secretaire, qui estoit homme
docte & expert, luy feit une bien belle & elegante epistre. Et apres que
le seigneur, lequel, Dieu mercy, n'avoit pas grande intelligence en
cela, & presumoit toutesfois beaucoup de soy, l'eut veue, il dit qu'il
n'en vouloit point, pource qu'il n'escrivoit point correct. Et quand on
luy vint à demander les erreurs que avoit faictes ledict secretaire en
sadicte epistre, il respondit, qu'il avoit escript _benevolence_ pour
_benivolence_, _sanè_ & _penè_ par deux _n n_. qui sont deux mots Latins
marquez d'un accent chascun sur les deux, & pensant que lesdicts accens
fussent tiltres: Et pour cela ne voulut accepter ledict secretaire.

    [En marge: De la difference de l'orthographe de la langue
    Italienne.]

Il y en a encores beaucoup d'autres de nos Italiens, qui estiment
grossiers & ignorans ceux qui n'escrivent _strumento_ pour
_instrumento_: _aldace_ pour _auldace_: _menemo_ pour _minimo_:
_segretario_ pour _secretario_: _ufficio_ pour _officio_: _giulio_ pour
_julio_: _gerolamo_ pour _jeronymo_: _eglino_ pour _egli_, & autres
semblables inepties. Et en ceste sorte ayans la copie des beaux,
intelligibles & elegans vocables, comme lon voit souventesfois, ils se
repaissent de cela. Mais pour estre, comme les heretiques, ja faicts
incorrigibles, & en trop grand nombre, à fin qu'ils ne sement autre plus
mauvaise & pernicieuse erreur & zizanie, laissons les joyr du privilege
de la vraye Folie: qui est tel, Que celuy là est le plus fol qui se
repute le plus saige: & comme plus il se trompe, tant plus il s'en
resjouit & pense affiner les autres.



_Faict & composé en Indie Pastinaque par monsieur Ne me blasmez, à
l'issue des masques & folies de Caresme prenant, Avec grace & privilege
de tous les nouveaux Heteroclites, & expresse protestation, Que
quiconques de ceste Folie dira mal, qu'il s'asseure de là en apres estre
un vray fol, encores que pour tel n'eust esté jamais cogneu._



EXTRAICT DV PRIVILEGE.


Par lettres du Roy donnees à Paris le XX jour d'Octobre, M. D. LXV,
signees Par le Conseil, SANGUIN, & seellees en cire jaulne sur simple
queue: Il est permis à Hertman Barbé marchant Libraire en l'Université
de Paris, de faire imprimer & exposer en vente ce present livre
intitulé, _Paradoxe des louanges de la Folie, traduict en François par
feu Messire Jehan du Thier, Chevalier &c._ jusques au temps & terme de
six ans, à compter du jour qu'il sera achevé d'imprimer: Avec defenses à
tous autres marchans, Libraires & Imprimeurs de l'imprimer, faire
imprimer, ne exposer en vente: sur peine d'amende arbitraire,
confiscation desdicts livres, & de tous despens, dommages & interests
envers ledict Barbé.



Note du transcripteur

L'orthographe et la ponctuation sont conformes à l'original. On a
cependant résolu les abréviations par signes conventionnels (par exemple
"Cõme" transcrit "Comme"), ajouté les cédilles, et distingué u/v et i/j
selon l'usage. On a noté les italiques entre _caractères soulignés_.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les louanges de la Folie - Traicté fort plaisant en forme de paradoxe, traduict - d'Italien en François par feu messire Jehan du Thier" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home