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Title: Jean-Christophe, Volume 4 (of 4) - Le Buisson Ardent, La Nouvelle Journée
Author: Rolland, Romain
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Jean-Christophe, Volume 4 (of 4) - Le Buisson Ardent, La Nouvelle Journée" ***


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ROMAIN ROLLAND

_JEAN-CHRISTOPHE_

NOUVELLE ÉDITION

IV

LE BUISSON ARDENT
LA NOUVELLE JOURNÉE

PARIS

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

LIBRAIRIE OLLENDORFF

50, CHAUSSÉE D'ANTIN

Tous droits réservés.



LE BUISSON ARDENT



[Illustration]



PREMIÈRE PARTIE



Calme du cœur. Les vents suspendus. L'air immobile......

Christophe était tranquille; la paix était en lui. Il éprouvait,
quelque fierté de l'avoir conquise. Et secrètement, il en était
contrit. Il s'étonnait du silence. Ses passions étaient endormies; il
croyait, de bonne foi, qu'elles ne se réveilleraient plus.

Sa grande force, un peu brutale, s'assoupissait, sans objet,
désœuvrée. Au fond, un vide secret, un: «à quoi bon», caché;
peut-être le sentiment du bonheur qu'il n'avait pas su saisir. Il
n'avait plus assez à lutter ni contre soi, ni contre les autres. Il
n'avait plus assez de peine, même à travailler. Il était arrivé au
terme d'une étape; il bénéficiait de la somme de ses efforts
antérieurs; il épuisait trop aisément la veine musicale qu'il avait
ouverte; et tandis que le public, naturellement en retard, découvrait
et admirait ses œuvres passées, lui, s'en détachait, sans savoir
encore s'il irait plus avant. Il jouissait, dans la création, d'un
bonheur uniforme. L'art n'était plus pour lui, à cet instant de sa
vie, qu'un bel instrument, dont il jouait en virtuose. Il se sentait,
avec honte, devenir dilettante.


«_Il faut_, disait Ibsen, _pour persévérer dans l'art, autre chose et
plus qu'un génie naturel: des passions, des douleurs qui remplissent la
vie et lui donnent un sens. Sinon, l'on ne crée pas, on écrit des
livres._»


Christophe écrivait des livres. Il n'y était pas habitué. Ces livres
étaient beaux. Il les eût préférés moins beaux et plus vivants. Cet
athlète au repos, qui ne savait que faire de ses muscles, regardait,
avec le bâillement d'un fauve qui s'ennuie, les années, les années de
tranquille travail qui l'attendaient. Et comme, avec son vieux fonds
d'optimisme germanique, il se persuadait volontiers que tout était pour
le mieux, il pensait que c'était là sans doute le terme inévitable;
il se flattait d'être sorti de la tourmente, d'être devenu son
maître. Ce n'était pas beaucoup dire...

Enfin! On règne sur ce qu'on a, on est ce qu'on peut être....

Il se croyait arrivé au port.



Les deux amis n'habitaient pas ensemble. Quand Jacqueline était partie,
Christophe avait pensé qu'Olivier reviendrait s'installer chez lui.
Mais Olivier ne le pouvait point. Malgré le besoin qu'il avait de se
rapprocher de Christophe, il sentait l'impossibilité de reprendre avec
lui l'existence d'autrefois. Après les années passées avec
Jacqueline, il lui eût semblé intolérable, et même sacrilège,
d'introduire un autre dans l'intimité de sa vie,--cet autre l'aimât-il
mieux et fût-il mieux aimé de lui que Jacqueline.--Cela ne se raisonne
pas...

Christophe avait eu peine à comprendre. Il revenait à la charge, il
s'étonnait, il s'attristait, il s'indignait... Puis, son instinct,
supérieur à son intelligence, l'avertit. Brusquement, il se tut, et
trouva qu'Olivier avait raison.

Mais ils se voyaient, chaque jour, et jamais ils n'avaient été plus
unis. Peut-être n'échangeaient-ils pas dans leurs entretiens les
pensées les plus intimes. Ils n'en avaient pas besoin. L'échange se
faisait sans paroles, par la grâce des cœurs aimants.

Tous deux causaient peu, absorbés, l'un dans son art, et l'autre dans
ses souvenirs. La peine d'Olivier s'atténuait; mais il ne faisait rien
pour cela, il s'y complaisait presque: ce fut pendant longtemps sa seule
raison de vivre. Il aimait son enfant; mais son enfant--un bébé
vagissant--ne pouvait tenir grand place dans sa vie. Il y a des hommes
qui sont plus amants que pères. Il ne servirait à rien de s'en
scandaliser. La nature n'est pas uniforme; et il serait absurde de
vouloir imposer à tous les mêmes lois du cœur. Nul n'a le droit de
sacrifier ses devoirs à son cœur. Du moins, faut-il reconnaître au
cœur le droit de n'être pas heureux, en faisant son devoir. Ce
qu'Olivier aimait le plus en son enfant, c'était celle dont son enfant
était la chair.

Jusqu'à ces derniers temps, il avait prêté peu d'attention aux
souffrances des autres. Il était un intellectuel, qui vit trop enfermé
en soi. Ce n'était pas égoïsme, c'était habitude maladive du rêve.
Jacqueline avait encore élargi le vide autour de lui; son amour avait
tracé entre Olivier et le reste des hommes un cercle magique, qui
persistait après que l'amour n'était plus. Et puis, il était, de
tempérament, un aristocrate. Depuis l'enfance, en dépit de son cœur
tendre, il s'était tenu éloigné de la foule, par une délicatesse
instinctive de corps et d'âme. L'odeur et les pensées publiques lui
répugnaient.

Mais tout avait changé, à la suite d'un fait-divers banal, dont il
venait d'être le témoin.



Il avait loué un appartement très modeste, dans le haut Montrouge, non
loin de Christophe et de Cécile. Le quartier était populaire, la
maison habitée par de petits rentiers, des employés, et quelques
ménages ouvriers. En un autre temps, il eût souffert de ce milieu où
il se trouvait un étranger; mais en ce moment, peu lui importait, ici
ou là: il se trouvait partout un étranger. Il ne savait pas qui il
avait pour voisins, et il ne voulait pas le savoir. Quand il revenait du
travail--(il avait pris un emploi dans une maison d'éditions)--il
s'enfermait avec ses souvenirs, et il n'en sortait que pour aller voir
son enfant et Christophe. Son logement n'était pas le foyer: c'était
la chambre noire où se fixent les images du passé; plus elle était
noire et nue, plus nettement les images ressortaient. À peine
remarquait-il les figures qu'il croisait sur l'escalier. À son insu
pourtant, certaines se fixaient en lui. Il est des esprits qui ne voient
bien les choses qu'après qu'elles sont passées. Mais alors, rien ne
leur échappe, les moindres détails sont gravés au burin. Tel était
Olivier: peuplé d'ombres des vivants. Au choc d'une émotion, elles
surgissaient; et Olivier les reconnaissait sans les avoir connues,
parfois tendait les mains pour les saisir... Trop tard!...

Un jour, en sortant, il vit un rassemblement devant la porte de sa
maison, autour de la concierge qui pérorait. Il était si peu curieux
qu'il eût continué son chemin sans s'informer; mais la concierge,
désireuse de recruter un auditeur de plus, l'arrêta, lui demandant
s'il savait ce qui était arrivé à ces pauvres Roussel. Olivier ne
savait même pas qui étaient «ces pauvres Roussel»; et il prêta
l'oreille, avec une indifférence polie. Quand il apprit qu'une famille
d'ouvriers, père, mère et cinq enfants, venait de se suicider de
misère, dans sa maison, il resta comme les autres à regarder les murs,
en écoutant la narratrice qui ne se lassait pas de recommencer
l'histoire. À mesure qu'elle parlait, des souvenirs lui revenaient, il
s'apercevait qu'il avait vu ces gens; il posa des questions... Oui, il
les reconnaissait: l'homme--(il entendait sa respiration sifflante dans
l'escalier)--un ouvrier boulanger, au teint blême, le sang bu par la
chaleur du four, les joues creuses, mal rasé; atteint d'une pneumonie,
au commencement de l'hiver, il s'était remis à la tâche,
insuffisamment guéri; une rechute était survenue; depuis trois
semaines, il était sans travail et sans forces. La femme, traînant
d'incessantes grossesses, percluse de rhumatismes, s'épuisait à faire
quelques ménages, passait les journées en courses, pour tâcher
d'obtenir de l'Assistance Publique de maigres secours qui ne se
pressaient pas de venir. En attendant, les enfants venaient, et ils ne
se lassaient point: onze ans, sept ans, trois ans,--sans compter deux
autres qu'on avait perdus sur la route;--et pour achever, deux jumeaux
qui avaient bien choisi le moment pour faire leur apparition: ils
étaient nés, le mois passé!

--Le jour de leur naissance, racontait une voisine, l'aînée des cinq,
la petite de onze ans, Justine--pauvre gosse!--s'est mise à sangloter,
demandant comment elle viendrait à bout de les porter tous les deux...

Olivier revit sur-le-champ l'image de la fillette,--un front volumineux,
des cheveux pâles tirés en arrière, les yeux gris trouble, à fleur
de tête. On la rencontrait toujours portant les provisions, ou la sœur
plus petite; ou bien elle tenait par la main le frère de sept ans, un
garçon chétif, au minois fin, qui avait un œil perdu. Quand ils se
croisaient dans l'escalier, Olivier disait, avec sa politesse distraite:

--Pardon, mademoiselle.

Elle ne disait rien; elle passait, raide, s'effaçant à peine; mais
cette courtoisie illusoire lui faisait un secret plaisir. La veille au
soir, à six heures, en descendant, il l'avait rencontrée pour la
dernière fois; elle montait un seau de charbon de bois. La charge
semblait bien lourde. Mais c'est chose naturelle, pour les enfants du
peuple. Olivier avait salué, comme d'habitude, sans regarder. Quelques
marches plus bas, levant machinalement la tête, il avait vu, penchée
sur le palier, la petite figure crispée, qui le regardait descendre.
Elle avait aussitôt repris sa montée. Savait-elle où cette montée la
menait?--Olivier n'en doutait pas, et il était obsédé par la pensée
de cette enfant, qui portait dans son seau trop lourd la mort,--la
délivrance... Les malheureux petits, pour qui ne plus être voulait
dire ne plus souffrir! Il ne put continuer sa promenade. Il rentra dans
sa chambre. Mais là, savoir ces morts près de lui... Quelques cloisons
l'en séparaient... Penser qu'il avait vécu à côté de ces angoisses!

Il alla voir Christophe. Il avait le cœur serré; il se disait qu'il
est monstrueux de s'absorber, comme il avait fait, dans de vains regrets
d'amour, lorsque tant d'êtres souffraient de malheurs mille fois pires,
et qu'on pouvait les sauver. Son émotion était profonde; elle n'eut
pas de peine à se communiquer. Christophe fut remué à son tour. Au
récit d'Olivier, il déchira la page qu'il venait d'écrire, se
traitant d'égoïste qui s'amuse à des jeux d'enfant... Mais ensuite,
il ramassa les morceaux déchirés. Il était trop pris par sa musique;
et son instinct lui disait qu'une œuvre d'art de moins ne ferait pas un
heureux de plus. Cette tragédie de la misère n'était pour lui rien de
nouveau; depuis l'enfance, il était habitué à marcher sur le bord de
tels abîmes, et à n'y pas tomber. Même, il était sévère pour le
suicide, à ce moment de sa vie où il se sentait en pleine force et ne
concevait pas qu'on pût, pour quelque souffrance que ce fût, renoncer
à la lutte. La souffrance et la lutte, qu'y a-t-il de plus normal?
C'est l'échine de l'univers.

Olivier avait aussi passé par des épreuves semblables; mais jamais il
n'avait pu en prendre son parti, ni pour lui, ni pour les autres. Il
avait l'horreur de cette misère, où la vie de sa chère Antoinette
s'était consumée. Après qu'il avait épousé Jacqueline, quand il
s'était laissé amollir par la richesse et par l'amour, il avait eu
hâte d'écarter le souvenir des tristes années où sa sœur et lui
s'épuisaient à gagner, chaque jour, leur droit à vivre le lendemain,
sans savoir s'ils y réussiraient. Ces images reparaissaient, à
présent qu'il n'avait plus son égoïsme d'amour à sauvegarder. Au
lieu de fuir le visage de la souffrance, il se mit à sa recherche. Il
n'avait pas beaucoup de chemin à faire pour la trouver. Dans son état
d'esprit, il devait la voir partout. Elle remplissait le monde. Le
monde, cet hôpital... Ô douleurs, agonies! Tortures de chair blessée,
pantelante, qui pourrit vivante! Supplices silencieux des cœurs que le
chagrin consume! Enfants privés de tendresse, filles privées d'espoir,
femmes séduites et trahies, hommes déçus dans leurs amitiés, leurs
amours et leur foi, lamentable cortège des malheureux que la vie a
meurtris!... Le plus atroce n'est pas la misère et la maladie; c'est la
cruauté des hommes, les uns envers les autres. À peine Olivier eut-il
levé la trappe qui fermait l'enfer humain que monta vers lui la clameur
de tous les opprimés, prolétaires exploités, peuples persécutés,
l'Arménie massacrée, la Finlande étouffée, la Pologne écartelée,
la Russie martyrisée, l'Afrique livrée en curée aux loups européens,
les misérables de tout le genre humain. Il en fut suffoqué; il
l'entendait partout, il ne pouvait plus concevoir qu'on pensât à autre
chose. Il en parlait sans cesse à Christophe. Christophe, troublé,
disait:

--Tais-toi! laisse-moi travailler.

Et comme il avait peine à reprendre son équilibre, il s'irritait,
jurait:

--Au diable! Ma journée est perdue! Te voilà bien avancé!

Olivier s'excusait.

--Mon petit, disait Christophe, il ne faut pas toujours regarder
dans le gouffre. On ne peut plus vivre.

--Il faut tendre la main à ceux qui sont dans le gouffre.

--Sans doute. Mais comment? En nous y jetant aussi? Car c'est cela que
tu veux. Tu as une propension à ne plus voir dans la vie que ce qu'elle
a de triste. Que le bon Dieu te bénisse! Ce pessimisme est charitable,
assurément; mais il est déprimant. Veux-tu faire du bonheur? D'abord,
sois heureux!

--Heureux! Comment peut-on avoir le cœur de l'être, quand on voit
tant de souffrances? Il ne peut y avoir de bonheur qu'à tâcher de
les diminuer.

--Fort bien. Mais ce n'est pas en allant me battre à tort et à travers
que j'aiderai les malheureux. Un mauvais soldat de plus, ce n'est
guère. Mais je puis consoler par mon art, répandre la force et la
joie. Sais-tu combien de misérables ont été soutenus dans leurs
peines par la beauté d'une chanson ailée? À chacun son métier! Vous
autres de France, en généreux hurluberlus, vous êtes toujours les
premiers à manifester contre toutes les injustices, d'Espagne ou de
Russie, sans savoir au juste de quoi il s'agit. Je vous aime pour cela.
Mais croyez-vous que vous avanciez les choses? Vous vous y jetez en
brouillons, et le résultat est nul,--quand il n'est pas pire... Et
vois, jamais votre art n'a été plus fade qu'en ce temps où vos
artistes prétendent se mêler à l'action universelle. Étrange, que
tant de petits-maîtres dilettantes et roués s'érigent en apôtres!
Ils feraient beaucoup mieux de verser à leur peuple un vin moins
frelaté.--Mon premier devoir, c'est de faire bien ce que je fais, et de
vous fabriquer une musique saine, qui vous redonne du sang et mette en
vous du soleil.



Pour répandre le soleil sur les autres, il faut l'avoir en soi. Olivier
en manquait. Comme les meilleurs d'aujourd'hui, il n'était pas assez
fort pour rayonner la force, à lui tout seul. Il ne l'aurait pu qu'en
s'unissant avec d'autres. Mais avec qui s'unir? Libre d'esprit et
religieux de cœur, il était rejeté de tous les partis politiques et
religieux. Ils rivalisaient tous entre eux, d'intolérance et
d'étroitesse. Dès qu'ils avaient le pouvoir, c'était pour en abuser.
Seuls, les opprimés attiraient Olivier. En ceci du moins il partageait
l'opinion de Christophe, qu'avant de combattre les injustices
lointaines, on doit combattre les injustices prochaines, celles qui nous
entourent et dont nous sommes plus ou moins responsables. Trop de gens
se contentent, en protestant contre le mal commis par d'autres, sans
songer à celui qu'ils font.

Il s'occupa d'abord d'assistance aux pauvres. Son amie, madame Arnaud,
faisait partie d'une œuvre charitable. Olivier s'y fit admettre. Dans
les premiers temps, il eut plus d'un mécompte: les pauvres dont il dut
se charger n'étaient pas tous dignes d'intérêt; ou ils répondaient
mal à sa sympathie, ils se méfiaient de lui, ils lui restaient
fermés. D'ailleurs, un intellectuel a peine à se satisfaire de la
charité toute simple: elle arrose une si petite province du pays de
misère! Son action est presque toujours morcelée, fragmentaire; elle
semble aller au hasard, et panser les blessures, au fur et à mesure
qu'elle en découvre; elle est, en général, trop modeste et trop
pressée pour s'aventurer jusqu'aux racines du mal. Or, c'est là une
recherche dont l'esprit d'Olivier ne pouvait se passer.

Il se mit à étudier le problème de la misère sociale. Il ne manquait
point de guides. En ce temps, la question sociale était devenue une
question de société. On en parlait dans les salons, dans les romans,
au théâtre. Chacun avait la prétention de la connaître. Une partie
de la jeunesse y dépensait le meilleur de ses forces.

À toute génération nouvelle il faut une belle folie. Même les plus
égoïstes parmi les jeunes gens ont un trop-plein de vie, un capital
d'énergie qui ne veut point rester improductif; ils cherchent à le
dépenser dans une action, ou--(plus prudemment)--dans une théorie.
Aviation ou Révolution. Le sport des muscles ou celui des idées. On a
besoin, quand on est jeune, de se donner l'illusion qu'on participe à
un grand mouvement de l'humanité, qu'on renouvelle le monde. On a des
sens qui vibrent à tous les souffles de l'univers. On est si libre et
si léger! On ne s'est pas encore chargé du lest d'une famille, on n'a
rien, on ne risque guère. On est bien généreux, quand on peut
renoncer à ce qu'on ne tient pas encore. Et puis, il est si bon d'aimer
et de haïr, et de croire qu'on transforme la terre avec des rêves et
des cris! Les jeunes gens sont comme des chiens aux écoutes: ils
frémissent et ils aboient au vent. Une injustice commise, à l'autre
bout du monde, les faisait délirer...

Aboiements dans la nuit. D'une ferme à l'autre, au milieu des grands
bois, ils se répondaient sans répit. La nuit était agitée. Il
n'était pas facile de dormir, en ce temps-là! Le vent charriait dans
l'air l'écho de tant d'injustices!... L'injustice est innombrable; pour
remédier à l'une, on risque d'en causer d'autres. Qu'est-ce que
l'injustice?--Pour l'un, c'est la paix honteuse, la patrie démembrée.
Pour l'autre, c'est la guerre. Pour celui-ci, c'est le passé détruit,
c'est le prince banni; pour celui-là, c'est l'Église spoliée; pour ce
troisième, c'est l'avenir étouffé, la liberté en danger. Pour le
peuple, c'est l'inégalité; et pour l'élite, c'est l'égalité. Il y a
tant d'injustices différentes que chaque époque choisit la
sienne,--celle qu'elle combat, et celle qu'elle favorise.

À ce moment, le plus gros des efforts du monde étaient tournés
contre les injustices sociales,--et visaient inconsciemment à en
préparer de nouvelles.

Certes, ces injustices étaient lourdes et s'étalaient aux yeux, depuis
que la classe ouvrière, croissant en nombre et en puissance, était
devenue un des rouages essentiels de l'État. Mais en dépit des
déclamations de ses tribuns et de ses bardes, la situation de cette
classe n'était pas pire, elle était meilleure qu'elle n'avait été
dans le passé; et le changement ne venait pas de ce qu'elle souffrait
plus, mais de ce qu'elle était plus forte. Plus forte, par la force
même du capital ennemi, par la fatalité du développement économique
et industriel, qui avait rassemblé ces travailleurs en armées prêtes
au combat et, par le machinisme, leur avait mis les armes à la main,
avait fait de chaque contremaître un maître qui commandait à la
lumière, à la foudre, à l'énergie du monde. De cette masse énorme
de forces élémentaires, que des chefs depuis peu tâchaient
d'organiser, se dégageaient une chaleur de brasier, des ondes
électriques qui parcouraient le corps de la société humaine.

Ce n'était pas par sa justice, ou par la nouveauté et la force de ses
idées que la cause de ce peuple remuait la bourgeoisie intelligente,
bien qu'ils voulussent le croire. C'était par sa vitalité.

Sa justice? Mille autres justices étaient violées dans le monde, sans
que le monde s'en émût. Ses idées? Des lambeaux de vérités,
ramassées çà et là, ajustées à la taille d'une classe, aux dépens
des autres classes. Des _credo_ absurdes, comme tous les _credo_,--Droit
divin des rois. Infaillibilité des papes, Règne du prolétariat,
Suffrage universel, Égalité des hommes,--pareillement absurdes, si
l'on ne considère que leur valeur de raison, et non la force qui les
anime. Qu'importait leur médiocrité? Les idées ne conquièrent pas le
monde, en tant qu'idées, mais en tant que forces. Elles ne prennent pas
les hommes par leur contenu intellectuel, mais par le rayonnement vital,
qui, à certaines heures de l'histoire, s'en dégage. On dirait un fumet
qui monte: les odorats les plus grossiers en sont saisis. La plus
sublime idée restera sans effet, jusqu'au jour où elle devient
contagieuse, non par ses propres mérites, mais par ceux des groupes
humains qui l'incarnent et lui transfusent leur sang. Alors la plante
desséchée, la rose de Jéricho, soudainement fleurit, grandit, remplit
l'air de son arôme violent.--Ces pensées, dont l'éclatant drapeau
menait les classes ouvrières à l'assaut de la citadelle bourgeoise,
étaient sorties du cerveau de rêveurs bourgeois. Tant qu'elles
étaient restées dans les livres des bourgeois, elles étaient comme
mortes: des objets de musée, des momies emmaillotées dans des
vitrines, que personne ne regarde. Mais aussitôt que le peuple s'en
était emparé, il les avait faites peuple, il y avait ajouté sa
réalité fiévreuse, qui les déformait, et qui les animait, soufflant
dans ces raisons abstraites ses espoirs hallucinés, un vent brûlant
d'Hégire. Elle se propageait de l'un à l'autre. On en était touché,
sans savoir ni par qui, ni comment elles avaient été apportées. Les
personnes ne comptaient guère. L'épidémie morale continuait de
s'étendre; et il se pouvait que des êtres bornés la communiquassent
à des êtres d'élite. Chacun en était porteur, à son insu.

Ces phénomènes de contagion intellectuelle sont de tous temps et de
tous pays; ils se font sentir même dans les États aristocratiques, où
tâchent de se maintenir des castes fermées. Mais nulle part, ils ne
sont plus foudroyants que dans les démocraties, qui ne conservent
aucune barrière sanitaire entre l'élite et la foule. Celle-là est
aussitôt contaminée. En dépit de son orgueil et de son intelligence,
elle ne peut résister à la contagion: car elle est bien plus faible
qu'elle ne pense. L'intelligence est un îlot, que les marées humaines
rongent, effritent et recouvrent. Elle n'émerge de nouveau que quand le
flux se retire.--On admire l'abnégation des privilégiés français qui
abdiquèrent leurs droits, dans la nuit du 4 Août. Ce qui est le plus
admirable sans doute, c'est qu'ils n'ont pu faire autrement. J'imagine
que bon nombre d'entre eux, rentrés dans leur hôtel, se sont dit:
«Qu'ai-je fait? J'étais ivre...» La magnifique ivresse! Loué soit le
bon vin et la vigne qui le donne! La vigne, dont le sang enivra les
privilégiés de la vieille France, ce n'étaient pas eux qui l'avaient
plantée. Le vin était tiré, il n'y avait plus qu'à le boire. Qui le
buvait, délirait. Même ceux qui ne buvaient point avaient le vertige,
rien qu'à humer en passant l'odeur de la cuvée. Vendanges de la
Révolution!... Du vin de 89, il ne reste plus à présent, dans des
celliers de famille, que quelques bouteilles éventées; mais les
enfants de nos petits-enfants se souviendront que leurs
arrière-grands-pères en eurent la tête tournée.

C'était un vin plus âpre, mais non moins fort, qui montait au cerveau
des jeunes bourgeois de la génération d'Olivier. Ils offraient leur
classe en sacrifice au dieu nouveau, _Deo ignoto_:--le Peuple.



Certes, ils n'étaient pas tous également sincères. Beaucoup ne
voyaient là qu'une occasion de se distinguer de leur classe, en
affectant de la mépriser. Pour la plupart, c'était un passe-temps
intellectuel, un entraînement oratoire, qu'ils ne prenaient pas tout à
fait au sérieux. Il y a plaisir à croire que l'on croit à une cause,
que l'on se bat pour elle, ou bien que l'on se battra,--du moins, qu'on
pourrait se battre. Il n'est même pas mauvais de penser que l'on risque
quelque chose. Émotions de théâtre.

Elles sont bien innocentes, quand on s'y livre naïvement, sans qu'il
s'y mêle de calcul intéressé.--Mais d'autres, plus avisés, ne
jouaient qu'à bon escient; le mouvement populaire leur était un moyen
d'arriver. Tels les pirates Northmans, ils profitaient de la mer
montante pour lancer leur barque à l'intérieur des terres; ils
comptaient pénétrer au fond des grands estuaires, et rester agrippés
aux villes conquises, tandis que la mer se retire. La passe était
étroite, et le flot capricieux: il fallait être habile. Mais deux ou
trois générations de démagogie ont formé une race de corsaires, pour
qui le métier n'a plus de secrets. Ils passaient hardiment, et
n'avaient même pas un regard pour ceux qui sombraient.

Cette canaille-là est de tous les partis; grâce à Dieu, aucun parti
n'en est responsable. Mais le dégoût que ces aventuriers inspiraient
aux sincères et aux convaincus avait conduit certains à désespérer
de leur classe. Olivier voyait de jeunes bourgeois riches et instruits,
qui avaient le sentiment de la déchéance de la bourgeoisie et de leur
inutilité. Il n'avait que trop de penchant à sympathiser avec eux.
Après avoir cru d'abord à la rénovation du peuple par l'élite,
après avoir fondé des Universités Populaires et y avoir dépensé
beaucoup de temps et d'argent, ils avaient constaté l'échec de leurs
efforts; l'espoir avait été excessif, le découragement l'était
aussi. Le peuple n'était pas venu à leur appel, ou il s'était sauvé.
Quand il venait, il entendait tout de travers, il ne prenait de la
culture bourgeoise que les vices. Enfin, plus d'une brebis galeuse
s'étaient glissées dans les rangs des apôtres bourgeois, et les
avaient discrédités, en exploitant du même coup la peuple et las
bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie
était condamnée, qu'elle ne pouvait qu'infecter le peuple, et que le
peuple devait à tout prix se libérer d'elle, faire pou chemin tout
seul. Ils restaient donc sans antre action possible que d'annoncer un
mouvement qui sa ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une
joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et désintéressée,
qui se nourrit de son sacrifice. Aimer, se donner! La jeunesse est si
riche de son propre fonds qu'elle peut sa passer d'être payée de
retour; elle ne craint pas de rester dépourvue,--D'autres
satisfaisaient là un plaisir de raison, une logique impérieuse; ils sa
sacrifiaient non aux hommes, mais aux idées, C'étaient les plus
intrépides. Ils éprouvaient une jouissance orgueilleuse à déduire de
leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur eût été
plus pénible de voir leurs prédictions démenties que d'être
écrasés sous le poids. Pans leur ivresse intellectuelle, ils criaient
à ceux du dehors; «Plus fort! Frappez plus fort! Qu'il ne reste plus
rien de nous!» Ils s'étaient faits les théoriciens de la violence.

De la violence des autres. Car, suivant l'habitude, ces apôtres de
l'énergie brutale étaient presque toujours des gens débiles et
distingués, Quelques-uns, fonctionnaires de cet État qu'ils parlaient
de détruire, fonctionnaires appliqués, consciencieux et soumis. Leur
violence théorique était la revanche de leur débilité, de leurs
rancœurs et de la compression de leur vie. Mais elle était surtout
l'indice des orages qui grondaient autour d'eux, Les théoriciens sont
comme les météorologistes; ils disent, en termes scientifiques, le
temps non pas qu'il fera, mais qu'il fait. Ils sont la girouette, qui
marque d'où souffle le veut. Quand ils tournent, ils ne sont pas loin
de croire qu'ils font tourner le vent.

Le vent avait tournée.

Les idées s'usent vite dans une démocratie: d'autant plus qu'elles se
sont plus vite propagées. Combien de républicains en France
s'étaient, en moins de cinquante ans, dégoûtés de la république, du
suffrage universel, et de tant de libertés conquises avec ivresse!
Après le culte fétichiste du nombre, après l'optimisme béat qui
avait cru aux saintes majorités et qui en attendait le progrès humain,
l'esprit de violence soufflait; l'incapacité des majorités à se
gouverner elles-mêmes, leur vénalité, leur veulerie, leur basse et
peureuse aversion de toute supériorité, leur lâcheté oppressive,
soulevaient la révolte; les minorités énergiques--toutes les
minorités--en appelaient à la force. Un rapprochement baroque, et
cependant fatal, se faisait entre les royalistes de l'Action Française
et les syndicalistes de la C. G. T. Balzac parle, quelque part, de ces
hommes de son temps, «_aristocrates par inclination, qui se faisaient
républicains par dépit, uniquement pour trouver beaucoup d'inférieure
parmi leurs égaux_»... Maigre plaisir! Il faut contraindre ces
inférieurs à se reconnaître tels; et pour cela, nul moyen qu'une
autorité qui impose la suprématie de l'élite--ouvrière ou bourgeoise
au nombre qui l'opprime. Les jeunes intellectuels, petits bourgeois
orgueilleux, se faisaient royalistes, ou révolutionnaires, par
amour-propre froissé et par haine de l'égalité démocratique. Et les
théoriciens désintéressés, les philosophes de la violence, en bonnes
girouettes, se dressaient au-dessus d'eux, oriflammes de la tempête.

Il y avait enfin la bande des littérateurs en quête d'inspiration,--de
ceux qui savent écrire, mais ne savent quoi écrire: comme les Grecs à
Aulis, bloqués par le calme plat, ils ne peuvent plus avancer, et
guettent impatiemment le bon vent, quel qu'il soit, qui viendra gonfler
leurs voiles.--On voyait là des illustres, de ceux que l'Affaire
Dreyfus avait inopinément arrachés à leurs travaux de style et
lancés dans les réunions publiques. Exemple trop suivi, au gré des
initiateurs. Une foule de littérateurs s'occupaient maintenant de
politique, et prétendaient régenter les affaires de l'État. Tout leur
était prétexte à former des ligues, lancer des manifestes, sauver le
Capitole. Après les intellectuels de l'avant-garde, les intellectuels
de l'arrière: les uns valaient les autres. Chacun des deux partis
traitait l'autre d'intellectuel, et se traitait lui-même d'intelligent.
Ceux qui avaient la chance de posséder dans leurs veines quelques
gouttes de sang du peuple, en étaient glorieux; ils y trempaient
leur plume.--Tous, bourgeois, mécontents, et cherchant à reprendre
l'autorité que la bourgeoisie avait, par son égoïsme, irrémédiablement
perdue. Il était rare que ces apôtres soutinssent longtemps
leur zèle apostolique. Au début, la cause leur valait des succès,
qui n'étaient probablement pas dus à leurs dons oratoires. Leur
amour-propre en était délicieusement flatté. Depuis, ils continuaient,
avec moins de succès, et quelque peur secrète d'être un peu
ridicules. À la longue, ce dernier sentiment tendait à l'emporter,
doublé de la lassitude d'un rôle difficile à jouer, pour des hommes
de leurs goûts distingués et de leur scepticisme. Ils attendaient,
pour battre en retraite, que le vent le leur permît, et aussi leur
escorte. Car ils étaient prisonniers et de l'une et de l'autre. Ces
Voltaire et ces Joseph de Maistre des temps nouveaux cachaient sous leur
hardiesse d'écrits une incertitude épeurée, qui tâtait le terrain,
craignait de se compromettre auprès des jeunes gens, s'évertuait à
leur plaire, à jouer les jouvenceaux. Révolutionnaires, ou
contre-révolutionnaires, par littérature, ils se résignaient à
suivre la mode littéraire qu'ils avaient contribué à fonder.


Le type le plus curieux qu'Olivier rencontra, dans cette petite
avant-garde bourgeoise de la Révolution, fut le révolutionnaire
par timidité.

L'échantillon qu'il en avait sous les yeux se nommait Pierre Canet. De
riche bourgeoisie, et de famille conservatrice, hermétiquement fermée
aux idées nouvelles: magistrats et fonctionnaires, qui s'étaient
illustrés en boudant le pouvoir ou en se faisant révoquer; gros
bourgeois du Marais, qui flirtaient avec l'Église et pensaient peu,
mais bien. Il s'était marié, par désœuvrement, avec une femme au nom
aristocratique, qui ne pensait pas moins bien, ni davantage. Ce monde
bigot, étroit et arriéré, qui remâchait perpétuellement sa morgue
et son amertume, avait fini par l'exaspérer,--d'autant plus que sa
femme était laide et l'assommait. D'intelligence moyenne, d'esprit
assez ouvert, il avait des aspirations libérales, sans trop savoir en
quoi elles consistaient: ce n'était pas dans son milieu qu'il aurait pu
apprendre ce qu'était la liberté. Tout ce qu'il savait, c'est qu'elle
n'était point là; et il se figurait qu'il suffisait d'en sortir pour
la trouver. Il était incapable de marcher seul. Dès ses premiers pas
au dehors, il fut heureux de se joindre à des amis de collège, dont
certains étaient férus des idées syndicalistes. Il se trouvait encore
plus dépaysé dans ce monde que dans celui d'où il venait; mais il ne
voulut pas en convenir: il lui fallait bien vivre quelque part; et des
gens de sa nuance (c'est-à-dire sans nuance), il n'en pouvait trouver.
Dieu sait pourtant que la graine n'en est pas rare en France! Mais ils
ont honte d'eux-mêmes: ils se cachent, ou se teignent en l'une des
couleurs politiques à la mode, voire en plusieurs.

Suivant l'habitude, il s'était attaché surtout à celui de ses
nouveaux amis qui était le plus différent de lui. Ce Français,
bourgeois français et provincial dans l'âme, s'était fait le fidèle
Achate d'un jeune docteur juif, Manousse Heimann, un Russe réfugié,
qui, à la façon de beaucoup de ses compatriotes, avait le double don
de s'installer chez les autres comme chez lui, et de se trouver si
parfaitement à l'aise dans toute révolution qu'on pouvait se demander
si c'était le jeu, ou la cause qui l'intéressait en elle. Ses
épreuves et celles des autres lui étaient un divertissement.
Sincèrement révolutionnaire, ses habitudes d'esprit scientifique lui
faisaient regarder les révolutionnaires (lui, compris), comme des
sortes d'aliénés. Il observait cette aliénation, tout en la
cultivant. Son dilettantisme exalté et son extrême inconstance
d'esprit lui faisaient rechercher les milieux les plus opposés. Il
avait des accointances parmi les hommes au pouvoir, et jusque dans le
monde de la police; il furetait partout, avec cette curiosité
inquiétante qui donne à tant de révolutionnaires russes l'apparence
de jouer un double jeu, et qui parfois de cette apparence fait une
réalité. Ce n'est pas trahison, c'est versatilité, souvent
désintéressée. Que d'hommes d'action, pour qui l'action est un
théâtre, où ils apportent les aptitudes de bons comédiens,
honnêtes, mais toujours prêts à changer de rôles! À celui de
révolutionnaire Manousse était fidèle, autant qu'il pouvait l'être:
c'était le personnage qui s'accordait le mieux avec son anarchisme
naturel et avec le plaisir qu'il avait à démolir les lois des pays où
il passait. Malgré tout, ce n'était qu'un rôle. On ne savait jamais
la part d'invention et celle de réalité qu'il y avait dans ses propos;
lui-même finissait par ne plus le savoir très bien.

Intelligent et moqueur, doué de la finesse psychologique de sa double
race, sachant lire à merveille dans les faiblesses des autres, comme
dans les siennes, et habile à en jouer, il n'avait pas eu de peine à
dominer Canet. Il trouvait plaisant d'entraîner ce Sancho Pança dans
des équipées à la Don Quichotte. Il disposait sans façon de lui, de
sa volonté, de son temps, de son argent,--non pour son propre compte
(il n'avait pas de besoins, on ne savait de quoi il vivait),--mais pour
les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se
laissait faire; il tâchait de se persuader qu'il pensait comme
Manousse. Il savait très bien le contraire: ces idées l'effaraient;
elles choquaient son bon sens. Et il n'aimait pas le peuple. De plus, il
n'était pas brave. Ce gros garçon, grand, large et corpulent, à la
figure poupine, complètement rasée, le souffle court, la parole
affable, pompeuse et enfantine, qui avait des pectoraux d'Hercule
Farnèse, et qui était d'une jolie force à la boxe et au bâton,
était le plus timide des hommes. S'il s'enorgueillissait de passer
parmi les siens pour un esprit subversif, il tremblait en secret devant
la hardiesse de ses amis. Sans doute, ce petit frisson n'était pas trop
désagréable, aussi longtemps qu'il ne s'agissait que d'un jeu. Mais le
jeu devenait dangereux. Ces animaux-là se faisaient agressifs, leurs
prétentions croissaient; elles inquiétaient Canet dans son égoïsme
foncier, son sentiment enraciné de la propriété, sa pusillanimité
bourgeoise. Il n'osait pas demander: «Où me menez-vous?» Mais il
pestait tout bas contre le sans-gêne des gens qui n'aiment rien tant
qu'à se casser le cou, sans s'inquiéter de savoir s'ils ne casseront
pas en même temps le cou des autres.--Qui l'obligeait à les suivre?
N'était-il pas libre de leur fausser compagnie? Le courage lui
manquait. Il avait peur de rester seul, tel un enfant qu'on laisse en
arrière sur la route et qui pleure. Il était comme tant d'hommes: ils
n'ont aucune opinion, sinon qu'ils désapprouvent toutes les opinions
exaltées; mais pour être indépendant, il faudrait rester seul; et
combien en sont capables? Combien, même des plus clairvoyants, auront
la témérité de s'arracher à l'esclavage de certains préjugés, de
certains postulats qui pèsent sur tous les hommes d'une même
génération? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres.
D'un côté, la liberté dans le désert; de l'autre côté, les hommes.
Ils n'hésitent point: ils préfèrent les hommes, le troupeau. Il sent
mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce
qu'ils ne pensent pas. Ce ne leur est pas très difficile: ils savent si
peu ce qu'ils pensent!... «Connais-toi toi-même!»... Comment le
pourraient-ils, ceux qui ont à peine un moi! Dans toute croyance
collective, religieuse ou sociale, ils sont rares ceux qui croient,
parce qu'ils sont rares ceux qui sont des hommes. La foi est une force
héroïque; son feu n'a jamais brûlé que quelques torches humaines;
elles-mêmes vacillent souvent. Les apôtres, les prophètes et Jésus
ont douté. Les autres ne sont que des reflets,--sauf à certaines
heures de sécheresse des âmes, où quelques étincelles tombées d'une
grande torche embrasent toute la plaine; puis, l'incendie s'éteint, et
l'on ne voit plus luire que des charbons sous la cendre. À peine
quelques centaines de chrétiens croient réellement au Christ. Les
autres croient qu'ils croient, ou bien ils veulent croire.

Il en était ainsi de beaucoup de ces révolutionnaires. Le bon Canet
voulait croire qu'il l'était: il le croyait donc. Et il était épouvanté
de sa hardiesse.

Tous ces bourgeois se réclamaient de principes différents: les uns de
leur cœur, les autres de leur raison, les autres de leur intérêt;
ceux-ci rattachaient leur façon de penser à l'Évangile, ceux-là à
M. Bergson, ceux-là à Karl Marx, à Proudhon, à Joseph de Maistre, à
Nietzsche, ou à M. Georges Sorel. Il y avait les révolutionnaires par
mode, par snobisme, il y avait ceux par sauvagerie; il y avait ceux par
besoin d'action, par chaleur d'héroïsme; il y avait ceux par
servilité, par esprit moutonnier. Mais tous, sans le savoir, étaient
emportés par le vent. C'étaient les tourbillons de poussière qu'on
voit fumer au loin, sur les grandes routes blanches, et qui annoncent
que la bourrasque vient.



Olivier et Christophe regardaient venir le vent. Tous deux avaient de
bons yeux. Mais ils ne voyaient pas, de la même façon. Olivier, dont
le regard lucide pénétrait l'arrière-pensée des gens, était
attristé par leur médiocrité; mais il apercevait la force cachée qui
les soulevait; l'aspect tragique des choses le frappait davantage.
Christophe était plus sensible à leur aspect comique. Les hommes
l'intéressaient, nullement les idées. Il affectait envers elles une
indifférence méprisante. Il se moquait des utopies sociales. Par
esprit de contradiction et par réaction instinctive contre
l'humanitarisme morbide qui était à l'ordre du jour, il se montrait
plus égoïste qu'il n'était; l'homme qui s'était fait lui-même, le
robuste parvenu, fier de ses muscles et de sa volonté, avait un peu
trop tendance à traiter de fainéants ceux qui ne possédaient point sa
force. Pauvre et seul, il avait pu vaincre: que les autres fissent de
même!... La question sociale! Quelle question? La misère?

--Je la connais, disait-il. Mon père, ma mère, et moi, nous avons
passé par là. Il n'y a qu'à en sortir.

--Tous ne le peuvent point, disait Olivier. Les malades, les
malchanceux.

--Qu'on les aide, c'est tout simple. Mais de là à les exalter, comme
on fait à présent, il y a loin. Naguère, on alléguait le droit
odieux du plus fort. Ma parole, je ne sais pas si le droit du plus
faible n'est pas plus odieux encore: il énerve la pensée
d'aujourd'hui, il tyrannise et exploite les forts. On dirait que ce soit
maintenant un mérite d'être maladif, pauvre, inintelligent,
vaincu,--un vice d'être fort, bien portant, triomphant. Et le plus
ridicule, c'est que les forts sont les premiers à le croire... Un beau
sujet de comédie, mon ami Olivier!

--J'aime mieux faire rire de moi que faire pleurer les autres.

--Bon garçon! disait Christophe. Parbleu! Qui dit le contraire? Quand
je vois un bossu, j'en ai mal dans mon dos. La comédie; c'est nous qui
la jouons, ce n'est pas nous qui l'écrirons.

Il ne se laissait pas prendre aux rêves de justice sociale. Son gros
bon sens populaire lui faisait opiner que ce qui avait été, serait.

--Si on te disait cela, en art, tu pousserais de beaux cris!
observait Olivier.

--Peut-être bien. En tout cas, je ne m'y connais qu'en art. Et
toi aussi. Je n'ai pas confiance dans les gens qui parlent de ce qu'ils
ne connaissent pas.

Olivier n'avait pas non plus confiance. Les deux amis poussaient même
un peu loin leur méfiance: ils s'étaient toujours tenus en dehors de
la politique. Olivier avouait, non sans un peu de honte, qu'il ne se
souvenait pas d'avoir usé de ses droits d'électeur; depuis dix ans, il
n'avait pas retiré sa carte d'inscription à la mairie.

--Pourquoi m'associer, disait-il, à une comédie que je sais inutile?
Voter? Pour qui voter? Je n'ai nulle préférence entre des candidats
qui me sont également inconnus, et qui, j'ai trop de raisons de
l'attendre, dès le lendemain de l'élection, trahiront également leur
profession de foi. Les surveiller? Les rappeler au devoir? Ma vie s'y
passerait, sans fruit. Je n'ai ni le temps, ni la force, ni les moyens
oratoires, ni le manque de scrupules et le cœur cuirassé contre les
dégoûts de l'action. Il vaut mieux m'abstenir. Je consens à subir le
mal. Du moins, n'y pas souscrire!

Mais malgré sa clairvoyance excessive, cet homme qui répugnait au jeu
régulier de l'action politique conservait un espoir chimérique dans
une révolution. Il le savait chimérique; mais il ne l'écartait point.
C'était un mysticisme de race. On n'appartient pas impunément au grand
peuple destructeur d'Occident, au peuple qui détruit pour construire et
construit pour détruire,--qui joue avec les idées et avec la vie, qui
fait constamment table rase pour mieux recommencer le jeu, et pour enjeu
verse son sang.

Christophe ne portait pas en lui ce Messianisme héréditaire. Il était
trop germanique pour bien goûter l'idée d'une révolution. Il pensait
qu'on ne change pas le monde. Que de théories, que de mots, quel
bavardage inutile!

--Je n'ai pas besoin, disait-il, de faire une révolution--ou des
palabres sur la révolution--pour me prouver ma force. Surtout je n'ai
pas besoin, comme ces braves jeunes gens, de bouleverser l'État pour
rétablir un roi ou un Comité de Salut public, qui me défende.
Singulière preuve de force! Je sais me défendre moi-même. Je ne suis
pas un anarchiste; j'aime l'ordre nécessaire, et je vénère les Lois
qui gouvernent l'univers. Mais entre elles et moi, je me passe
d'intermédiaire. Ma volonté sait commander, et elle sait aussi se
soumettre. Vous qui avez la bouche pleine de vos classiques,
souvenez-vous de votre Corneille: «_Moi seul, et c'est assez!_» Votre
désir d'un maître déguise votre faiblesse, La force est pareille à
la lumière; aveugle qui la nie! Soyez forts tranquillement, sans
théories, sans violences: comme les plantes vers le jour, toutes les
âmes des faibles se tourneront vers vous...

Mais tout en protestant qu'il n'avait pas de temps à perdre aux
discussions politiques, il en était moins détaché qu'il ne voulait le
paraître. Il souffrait, comme artiste, du malaise social. Dans sa
disette momentanée de passions, il lui arrivait de regarder autour de
lui et de se demander pour qui il écrivait. Alors, il voyait la triste
clientèle de l'art contemporain, cette élite fatiguée, ces bourgeois
dilettantes; et il pensait:

Quel intérêt y a-t-il à travailler pour ces gens-là?

Certes, il ne manquait point d'esprits distingués, instruits, sensibles
au métier, et qui n'étaient même pas incapables de goûter la
nouveauté ou--(c'est tout comme)--l'archaïsme de sentiments raffinés,
Mais ils étaient blasés, trop intellectuels, trop peu vivants pour
croire à la réalité de l'art; ils ne s'intéressaient qu'au jeu--des
sonorités ou des idées; la plupart étaient distraits par d'autres
intérêts mondains, habitués à se disperser entre des occupations
multiples, dont aucune n'était «nécessaire». Il leur était à peu
près impossible de pénétrer sous l'écorce de l'art, jusqu'au cœur;
l'art n'était pas pour eux de la chair et du sang: c'était de la
littérature. Leurs critiques érigeaient en théorie, d'ailleurs
intolérante, leur impuissance à s'évader du dilettantisme. Quand par
hasard quelques-uns étaient assez vibrants pour résonner aux puissants
accords de l'art, ils n'avaient pas la force de le supporter, ils en
restaient détraqués pour la vie. Névrose ou paralysie. Qu'est-ce que
l'art venait faire dans cet hôpital?--Et cependant, il ne pouvait, dans
la société moderne, se passer de ces anormaux: car ils avaient
l'argent et la presse; eux seuls pouvaient assurer à l'artiste les
moyens de vivre. Il fallait donc se prêter à cette humiliation:
d'offrir comme divertissement--comme désennui plutôt, ou comme ennui
nouveau--dans des soirées mondaines, à un public de snobs et
d'intellectuels fatigués, l'intimité frémissante de son art, la
musique où l'on a mis le secret de sa vie intérieure.

Christophe cherchait le vrai public, celui qui croit aux émotions de
l'art comme de la vie, et qui les ressent avec une âme vierge. Et il
était obscurément attiré par le nouveau monde promis,--le peuple. Les
souvenirs de son enfance, de Gottfried et des humbles, qui lui avaient
révélé la vie profonde, ou qui avaient partagé avec lui le pain
sacré de la musique, l'inclinaient à croire que ses véritables amis
étaient de ce côté. Comme d'autres naïfs jeunes hommes, il caressait
de grands projets d'art populaire, de concerts et de théâtre du
peuple, qu'il eût été bien embarrassé pour définir. Il attendait
d'une révolution la possibilité d'un renouvellement artistique, et il
prétendait que c'était pour lui le seul intérêt du mouvement social.
Mais il se donnait le change: il était trop vivant pour ne pas être
aspiré par Faction la plus vivante qui fût alors.

Ce qui l'intéressait le moins dans le spectacle, c'étaient les
théoriciens bourgeois. Les fruits que portent ces arbres-là sont trop
souvent des fruits secs; tout le suc de la vie s'est figé en idées.
Entre ces idées, Christophe ne distinguait pas. Il n'avait pas de
préférence, même pour les siennes, quand il les retrouvait,
congelées en systèmes. Avec un mépris bonhomme, il restait en dehors
des théoriciens de la force, et de ceux de la faiblesse. Dans toute
comédie, le rôle ingrat est celui du raisonneur. Le public lui
préfère non seulement les personnages sympathiques, mais les
antipathiques. Christophe était public en cela. Les raisonneurs de la
question sociale lui semblaient fastidieux. Mais il s'amusait à
observer les autres, ceux qui croyaient et ceux qui voulaient croire,
ceux qui étaient dupes et ceux qui cherchaient à l'être, voire les
bons forbans qui font leur métier de rapaces, et les moutons qui sont
faits pour être tondus. Sa sympathie était indulgente aux braves gens
un peu ridicules, comme le gros Canet. Leur médiocrité ne le choquait
pas autant qu'Olivier. Il les regardait tous, avec un intérêt
affectueux et moqueur; il se croyait dégagé de la pièce qu'ils
jouaient; et il ne s'apercevait pas que peu à peu il s'y laissait
prendre. Il pensait n'être qu'un spectateur, qui voit passer le vent.
Déjà le vent l'avait touché et l'entraînait dans son remous de
poussière.



La pièce sociale était double. Celle que jouaient les intellectuels
était la comédie dans la comédie: le peuple ne l'écoutait guère. La
vraie pièce était la sienne. Il n'était pas facile de la suivre;
lui-même n'arrivait pas très bien à s'y reconnaître. Elle n'en avait
que plus d'imprévu.

Ce n'était pas qu'on n'y parlât beaucoup plus qu'on n'agissait.
Bourgeois ou peuple, tout Français est gros mangeur de parole, autant
que de pain. Mais tous ne mangent pas le même pain. Il y a une parole
de luxe pour les palais délicats, et une plus nourrissante pour les
gueules affamées. Si les mots sont les mêmes, ils ne sont pas pétris
de la même façon; la saveur et l'odeur, le sens, est différent.

La première fois qu'Olivier, assistant à une réunion populaire,
goûta de ce pain-là, il manqua d'appétit; les morceaux lui restèrent
dans la gorge. Il était écœuré par la platitude des pensées, la
lourdeur incolore et barbare de l'expression, les généralités vagues,
la logique enfantine, cette mayonnaise mal battue d'abstractions et de
faits sans liaison. L'impropriété du langage n'était pas compensée
par la verve du parler populaire. C'était un vocabulaire de journal,
des nippes défraîchies, ramassées au décrochez-moi-ça de la
rhétorique bourgeoise. Olivier s'étonnait surtout du manque de
simplicité. Il oubliait que la simplicité littéraire n'est pas
naturelle, mais acquise: conquête d'une élite. Le peuple des villes ne
peut pas être simple; il va toujours chercher, de préférence, les
expressions alambiquées. Olivier ne comprenait pas l'action que ces
phrases ampoulées pouvaient avoir sur l'auditoire. Il n'en possédait
pas la clef. On nomme langues étrangères celles d'une autre race;
mais, dans une même race, il y a presque autant de langues que de
milieux sociaux. Ce n'est que pour une élite restreinte que les mots
sont les voix de l'expérience des siècles; pour les autres, ils ne
représentent que leurs propres expériences et celles de leur groupe.
Tels de ces mots usés pour l'élite et méprisés par elle sont comme
une maison vide, où, depuis son départ, se sont installées des
énergies nouvelles. Si vous voulez connaître l'hôte, entrez dans la
maison.

C'est ce que fit Christophe.


Il fut mis en rapports avec les ouvriers par un voisin, employé aux
chemins de fer de l'État. Homme de quarante-cinq ans, petit, vieilli
avant l'âge, le crâne tristement déplumé, les yeux enfoncés dans
l'orbite, les joues creuses, le nez proéminent, gros et recourbé, la
bouche intelligente, les oreilles déformées aux lobes cassés: des
traits de dégénéré. Il se nommait Alcide Gautier. Il n'était pas du
peuple, mais de la moyenne bourgeoisie, d'une bonne famille qui avait
dépensé à l'éducation du fils unique tout son petit avoir et qui
même n'avait pu, faute de ressources, lui permettre de la poursuivre
jusqu'au bout. Très jeune, il avait obtenu, dans une administration de
l'État, un de ces postes qui semblent à la bourgeoisie pauvre le port,
et qui sont la mort,--la mort vivante. Une fois entré là, il n'avait
plus eu la possibilité d'en sortir. Il avait commis la faute--(c'en est
une dans la société moderne)--de faire un mariage d'amour avec une
jolie ouvrière, dont la vulgarité foncière n'avait pas tardé à
s'épanouir. Elle lui avait donné trois enfants. Il fallait faire vivre
ce monde. Cet homme, qui était intelligent et qui aspirait, de toutes
ses forces, à compléter son instruction, se trouvait ligoté par la
misère. Il sentait en lui des puissances latentes, que les difficultés
de sa vie étouffaient; il ne pouvait en prendre son parti. Il n'était
jamais seul. Employé à la comptabilité, il passait ses journées à
des besognes mécaniques, dans une pièce qui lui était commune avec
d'autres collègues, vulgaires et bavards; ils parlaient de choses
ineptes, se vengeaient de l'absurdité de leur existence en médisant
des chefs, et se moquaient de lui, à cause de ses visées
intellectuelles, qu'il n'avait pas eu la sagesse de leur cacher. Quand
il rentrait chez lui, il trouvait un logis sans grâce et mal odorant,
une femme bruyante et commune, qui ne le comprenait pas, qui le traitait
de feignant ou de fou. Ses enfants ne lui ressemblaient en rien,
ressemblaient à la mère. Était-ce juste, tout cela? Était-ce juste?
Tant de déboires, de souffrances, la gêne perpétuelle, le métier
desséchant qui le tenait, du matin au soir, l'impossibilité de trouver
jamais une heure de recueillement, une heure de silence, l'avaient jeté
dans un état d'épuisement et d'irritation neurasthénique. Pour
oublier, il recourait depuis peu à la boisson qui achevait de le
détruire.--Christophe fut frappé du tragique de cette destinée: une
nature incomplète, sans culture suffisante et sans goût artistique,
mais faite pour de grandes choses, et que la malchance écrasait.
Gautier s'accrocha aussitôt à Christophe, ainsi que font les faibles
qui se noient, quand leur main rencontre le bras d'un bon nageur. Il
avait pour Christophe un mélange de sympathie et d'envie. Il
l'entraîna dans des réunions populaires et lui fit voir quelques chefs
des partis révolutionnaires, auxquels il ne s'unissait que par rancune
contre la société. Car il était un aristocrate manqué. Il souffrait
amèrement d'être mêlé au peuple.

Christophe, beaucoup plus peuple que lui,--d'autant plus qu'il n'était
pas forcé de l'être,--prit plaisir à ces meetings. Les discours
l'amusaient. Il ne partageait pas les répugnances d'Olivier; il était
peu sensible aux ridicules du langage. Pour lui, un bavard en valait un
autre. Il affectait un mépris général de l'éloquence. Mais sans se
donner la peine de bien comprendre cette rhétorique, il en ressentait
la musique au travers de celui qui parlait et de ceux qui écoutaient.
Le pouvoir de celui-là se centuplait de ses résonnances dans ceux-ci.
D'abord, Christophe ne prit garde qu'au premier; et il eut la curiosité
de connaître quelques-uns des parleurs.

Celui qui avait le plus d'action sur la foule était Casimir
Joussier,--un petit homme brun et blême, de trente à trente-cinq ans,
figure de Mongol, maigre, souffreteux, les yeux ardents et froids, les
cheveux rares, la barbe en pointe. Son pouvoir tenait moins à sa
mimique, pauvre, saccadée, rarement d'accord avec la parole,--il tenait
moins à sa parole, rauque, sifflante, avec des aspirations
emphatiques,--qu'à sa personne même, à la violence de certitude qui
en émanait. Il ne semblait pas permettre qu'on pût penser autrement
que lui; et comme ce qu'il pensait était ce que son public désirait
penser, ils n'avaient pas de difficulté à s'entendre. Il leur
répétait trois fois, quatre fois, dix fois, les choses qu'ils
attendaient; il ne se lassait pas de frapper sur le même clou, avec une
ténacité enragée; et tout son public frappait, frappait, entraîné
par l'exemple, frappait jusqu'à ce que le clou s'incrustât dans la
chair.--À cette emprise personnelle s'ajoutait la confiance
qu'inspirait son passé, le prestige de multiples condamnations
politiques. Il respirait une énergie indomptable; mais qui savait
regarder démêlait, au fond, une lourde fatigue accumulée, le dégoût
de tant d'efforts, et une colère contre sa destinée. Il était de ces
hommes qui dépensent, chaque jour, plus que leur revenu de vie. Depuis
l'enfance, il s'usait au travail et à la misère. Il avait fait tous
les métiers: ouvrier verrier, plombier, typographe; sa santé était
ruinée, la phtisie le minait; elle le faisait tomber dans des accès de
découragement amer, de sombre désespoir, pour sa cause et pour lui;
d'autres fois, elle l'exaltait. Il était un composé de violence
calculée et de violence maladive, de politique et d'emportement. Il
s'était instruit, tant bien que mal; il savait très bien certaines
choses, de science, de sociologie, de ses divers métiers; il savait
très mal beaucoup d'autres; et il était aussi sûr des unes que des
autres; il avait des utopies, des idées justes, des ignorances, un
esprit pratique, des préjugés, de l'expérience, une haine
soupçonneuse pour la société bourgeoise. Cela ne l'empêcha point
d'accueillir bien Christophe. Son orgueil était flatté de se voir
recherché par un artiste connu. Il était de la race des chefs, et quoi
qu'il fît, cassant pour les ouvriers. Bien qu'il voulût, de bonne foi,
l'égalité parfaite, il la réalisait plus facilement avec ceux qui
étaient au-dessus de lui qu'avec ceux qui étaient au-dessous.

Christophe rencontra d'autres chefs du mouvement ouvrier. Il
n'y avait pas grande sympathie entre eux. Si la lutte commune
faisait--difficilement--l'unité d'action, elle était loin de faire
l'unité de cœur. On voyait à quelle réalité tout extérieure et
transitoire correspondait la distinction de classes. Les vieux
antagonismes étaient seulement ajournés et masqués; mais ils
subsistaient tous. On retrouvait là les hommes du Nord et ceux du Midi,
avec leur dédain foncier les uns pour les autres. Les métiers
jalousaient mutuellement leurs salaires, et se regardaient entre eux,
avec le sentiment non déguisé, chacun, qu'il était supérieur aux
autres. Mais la grande différence était--sera toujours--celle des
tempéraments. Les renards et les loups et le bétail cornu, les bêtes
aux dents aiguës et celles aux quatre estomacs, celles qui sont faites
pour manger et celles qui sont faites pour être mangées, se flairaient
en passant dans le troupeau que le hasard de classe et l'intérêt
commun avaient groupé; et ils se reconnaissaient; et leur poil se
hérissait.

Christophe prit quelquefois ses repas dans un petit
restaurant-crémerie, tenu par un ancien collègue de Gautier, Simon,
employé des chemins de fer, révoqué pour faits de grève. La maison
était fréquentée par des syndicalistes. Ils étaient cinq ou six,
dans une salle du fond, qui donnait sur une cour intérieure, étroite
et mal éclairée, d'où montait éperdument le chant intarissable de
deux canaris en cage vers la lumière. Joussier venait avec sa
maîtresse, la belle Berthe, une fille robuste et coquette, teint pâle,
casque pourpre, les yeux égarés et rieurs. Elle traînait à ses jupes
un joli garçon, bellâtre, intelligent et poseur, Léopold Graillot,
ouvrier mécanicien: l'esthète de la bande. Tout en se disant
anarchiste, et l'un des plus violents contre la bourgeoisie, il avait
l'âme du pire bourgeois. Chaque matin, depuis des années, il absorbait
les nouvelles érotiques et décadentes des journaux littéraires à un
sou. Ces lectures lui avaient façonné une étrange caboche. Un
raffinement cérébral dans ses imaginations du plaisir s'amalgamait
chez lui à un manque absolu de délicatesse physique, à son
indifférence à la propreté, à la grossièreté relative de sa vie.
Il avait pris goût à ce petit verre d'alcool frelaté--alcool
intellectuel du luxe, malsaines excitations des riches malsains. Ne
pouvant avoir leurs jouissances dans la peau, il se les inoculait dans
le cerveau. Ça fait la bouche mauvaise, ça vous casse les jambes. Mais
on est l'égal des riches. Et on les hait.

Christophe ne pouvait le souffrir. Il avait plus de sympathie pour
Sébastien Coquard, un électricien qui était, avec Joussier, l'orateur
le plus écouté. Celui-là ne s'encombrait pas de théories. Il ne
savait pas toujours où il allait. Mais il y allait tout droit. Il
était bien Français. Un solide gaillard, d'une quarantaine d'années,
grosse figure colorée, la tête ronde, le poil roux, une barbe de
fleuve, le cou et la voix de taureau. Excellent ouvrier, comme Joussier,
mais aimant rire et boire. Le malingre Joussier regardait cette santé
indiscrète, avec des yeux d'envie; et bien qu'ils fussent amis, une
hostilité intime couvait entre eux.

La patronne de la crèmerie, Aurélie, bonne femme de quarante-cinq ans,
qui avait dû être belle, qui l'était encore malgré l'usure,
s'asseyait auprès d'eux, un ouvrage à la main, les écoutait causer,
avec un sourire cordial, remuant les lèvres tandis qu'ils parlaient;
elle glissait à l'occasion son mot dans l'entretien, et scandait la
mesure de ses paroles avec sa tête, en travaillant. Elle avait une
fille mariée, et deux enfants de sept à dix ans--fillette et
garçon--qui faisaient leurs devoirs d'école sur le coin d'une table
poissée, en tirant la langue et attrapant au passage des bribes de
conversations qui n'étaient pas faites pour eux.

Olivier essaya d'accompagner, deux ou trois fois, Christophe. Mais il ne
se sentait pas à l'aise parmi ces gens. Quand ces ouvriers n'étaient
pas tenus par une heure stricte d'atelier, par un appel d'usine au
sifflet tenace, on ne pouvait s'imaginer combien ils avaient de temps à
perdre, soit après le travail, soit entre deux travaux, soit flânerie,
soit chômage. Christophe, qui se trouvait dans une de ces périodes de
liberté désœuvrée, où l'esprit a terminé une œuvre et attend que
s'en forme une nouvelle, n'était pas plus pressé qu'eux; il restait
volontiers, les coudes sur la table, à fumer, boire et causer. Mais
Olivier était choqué dans ses instincts bourgeois, dans ses habitudes
traditionnelles de discipline d'esprit, de régularité de travail, de
temps scrupuleusement économisé; et il n'aimait pas à perdre ainsi
tant d'heures. Au reste, il ne savait ni causer, ni boire. Enfin, la
gêne physique, l'antipathie secrète qui sépare les corps des races
d'hommes différentes, l'hostilité de leurs sens qui s'oppose à la
communion de leurs âmes, la chair qui se révolte contre le cœur.
Quand Olivier était seul avec Christophe, il lui parlait, tout ému, du
devoir de fraterniser avec le peuple; mais quand il se trouvait en
présence du peuple, il était incapable d'en rien faire. Au lieu que
Christophe, qui se moquait de ses idées, était, sans effort, le frère
du premier ouvrier rencontré dans la rue. Olivier avait un vrai chagrin
de se sentir éloigné de ces hommes, il tâchait d'être comme eux, de
penser comme eux, de parler comme eux. Il ne le pouvait pas. Sa voix
était sourde, voilée, ne sonnait pas comme la leur. Lorsqu'il essayait
de prendre certaines de leurs expressions, les mots lui restaient dans
la gorge ou détonnaient étrangement. Il s'observait, il se gênait, il
les gênait. Et il le savait. Il savait qu'il était pour eux un
étranger et un suspect, qu'aucun n'avait de sympathie pour lui, et que
lorsqu'il s'en allait, tout le monde faisait: «Ouf!» Il surprenait, au
passage, des regards durs et glacés, de ces coups d'œil ennemis que
jettent sur les bourgeois les ouvriers aigris par la misère. Christophe
en avait peut-être sa part; mais il n'envoyait rien.

De toute la compagnie, les seuls qui fussent disposés à se lier avec
Olivier étaient les enfants d'Aurélie. Ceux-là n'avaient certes pas
la haine du bourgeois. Le petit garçon était fasciné par la pensée
bourgeoise; il était assez intelligent pour l'aimer, pas assez pour la
comprendre; la fillette, fort jolie, qu'Olivier avait conduite une fois
chez Mme Arnaud, était hypnotisée par le luxe; elle éprouvait un
ravissement muet à s'asseoir dans de beaux fauteuils, à toucher de
belles robes; elle avait un instinct de petite grue, qui aspire à
s'évader du peuple vers le paradis du confort bourgeois. Olivier ne se
sentait nullement le goût de cultiver ces dispositions; et ce naïf
hommage rendu à sa classe ne le consolait pas de la sourde antipathie
de ses autres compagnons. Il souffrait de leur malveillance. Il avait un
désir si ardent de les comprendre! Et en vérité, il les comprenait,
trop bien peut-être, il les observait trop, et ils en étaient
irrités. Il n'y apportait pas de curiosité indiscrète, mais son
habitude d'analyse des âmes.

Il ne tarda pas à voirie drame secret de la vie de Joussier: le mal qui
le minait, et le jeu cruel de sa maîtresse. Elle l'aimait, elle était
fière de lui; mais elle était trop vivante; il savait qu'elle lui
échapperait; et il était dévoré de jalousie. Elle s'en amusait; elle
agaçait les mâles, elle les enveloppait de ses œillades, de sa
luxure: c'était une enragée frôleuse. Peut-être le trompait-elle
avec Graillot. Peut-être se plaisait-elle à le laisser croire. En tout
cas, si ce n'était pour aujourd'hui, ce serait pour demain. Joussier
n'osait lui interdire d'aimer qui lui plaisait. Ne professait-il pas,
pour la femme, comme pour l'homme, le droit d'être libre? Elle le lui
rappela, avec une insolence narquoise, un jour qu'il l'injuriait. Une
lutte torturante se livrait en lui entre ses libres théories et ses
instincts violents. Parle cœur, il était encore un homme d'autrefois,
despotique et jaloux; par la raison, un homme de l'avenir, un homme
d'utopie. Elle, elle était la femme d'hier et de demain, de
toujours.--Et Olivier, qui assistait à ce duel caché, dont il
connaissait par expérience la férocité, était plein de pitié pour
Joussier, en voyant sa faiblesse. Mais Joussier devinait qu'Olivier
lisait en lui; et il était loin de lui en savoir gré.

Une autre suivait aussi ce jeu de l'amour et de la haine, d'un regard
indulgent. La patronne, Aurélie. Elle voyait tout, sans en avoir l'air.
Elle connaissait la vie. Cette brave femme, saine, tranquille, rangée,
avait mené une libre jeunesse. Fleuriste, elle avait eu un amant
bourgeois; elle en avait eu d'autres. Puis, elle s'était mariée avec
un ouvrier. Elle était devenue une bonne mère de famille. Mais elle
comprenait toutes les sottises du cœur, aussi bien la jalousie de
Joussier que cette «jeunesse» qui voulait s'amuser. En quelques mots
affectueux, elle tâchait de les mettre d'accord:

--«Faut être conciliants! ça ne vaut pas la peine de se faire du
mauvais sang pour si peu...»

Elle ne s'étonnait pas que ce qu'elle disait ne servît à rien...

--«Ça ne sert jamais à rien. Faut toujours qu'on se tourmente...»

Elle avait la belle insouciance populaire, sur qui les malheurs semblent
glisser. Elle en avait eu sa part. Trois mois avant, elle avait perdu un
garçon de quinze ans qu'elle aimait... Gros chagrin... À présent,
elle était de nouveau active et riante. Elle disait:

--Si on se laissait aller à y penser, on ne pourrait pas vivre.

Et elle n'y pensait plus. Ce n'était pas égoïsme. Elle ne pouvait pas
faire autrement, sa vitalité était trop forte; le présent
l'absorbait: impossible de s'attarder au passé. Elle s'accommodait de
ce qui était, elle s'accommoderait de ce qui serait. Si la révolution
venait et mettait à l'endroit ce qui était à l'envers et à l'envers
ce qui était à l'endroit, elle saurait toujours se trouver sur ses
pieds, elle ferait ce qu'il y aurait à faire, elle serait à sa place
partout où elle serait placée. Au fond, elle n'avait dans la
révolution qu'une croyance modérée. De foi, elle n'avait guère en
quoi que ce fût. Inutile d'ajouter qu'elle se faisait tirer les cartes,
dans les moments de perplexité, et qu'elle ne manquait jamais de faire
le signe de croix, au passage d'un mort. Très libre et tolérante, elle
avait le scepticisme sain du peuple de Paris, qui doute, comme on
respire, allègrement. Pour être la femme d'un révolutionnaire, elle
n'en témoignait pas moins d'une maternelle ironie pour les idées de
son homme et de son parti,--et des autres partis,--comme pour les
bêtises de la jeunesse,--et de l'âge mûr. Elle ne s'émouvait pas de
grand chose. Mais elle s'intéressait à tout. Et elle était prête à
la bonne comme à la mauvaise fortune. En somme, une optimiste.

--«Pas se faire de bile!... Tout s'arrangera toujours, pourvu
qu'on se porte bien...»

Celle-là devait s'entendre avec Christophe. Ils n'avaient pas eu besoin
de beaucoup de paroles pour voir qu'ils étaient de la même famille. De
temps en temps, ils échangeaient un sourire de bonne humeur, tandis que
les autres discouraient et criaient. Mais plus souvent, elle riait toute
seule, en regardant Christophe qui se laissait à son tour entraîner
dans ces discussions, où il apportait aussitôt plus de passion que
tous les autres.



Christophe ne remarquait pas l'isolement et la gêne d'Olivier. Il ne
cherchait pas à lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait
et mangeait avec eux, il riait et il se fâchait. Ils ne se défiaient
pas de lui, quoiqu'ils se disputassent rudement. Il ne leur mâchait
pas les mots. Dans le fond, il eût été embarrassé pour dire
s'il était avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas.
Sans doute, si on l'eût forcé de choisir, il eût été syndicaliste
contre le socialisme et toute doctrine d'État,--l'État, cette entité
monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa
raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont
la hache à double tranchant frappe à la fois l'abstraction morte de
l'État socialiste et l'individualisme infécond, cet émiettement
d'énergies, cette dispersion de la force publique en faiblesses
particulières,--la grande misère moderne, dont la Révolution
française est en partie responsable.

Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se
trouvait en contact avec les syndicats,--ces coalitions redoutables des
faibles,--son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait
s'empêcher de mépriser ces hommes qui avaient besoin de s'enchaîner
ensemble, pour marcher au combat; et s'il admettait qu'ils se soumissent
à cette loi, il déclarait qu'elle n'était pas pour lui. Ajoutez que
si les faibles opprimés sont sympathiques, ils cessent de l'être quand
ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait naguère aux braves
gens isolés: «Unissez-vous!» eut une sensation désagréable, quand
il se vit, pour la première fois, au milieu de ces unions de braves
gens, mêlés à d'autres qui étaient moins braves, tous remplis de
leurs droits, de leur force, et prêts à en abuser. Les meilleurs, ceux
que Christophe aimait, les amis qu'il avait rencontrés _dans la
Maison_, à tous les étages, ne profitaient nullement de ces
associations de bataille. Ils étaient trop délicats de cœur et trop
timides pour ne pas s'en effaroucher; ils étaient destinés à être,
des premiers, écrasés par elles. Ils se trouvaient, vis-à-vis du
mouvement ouvrier, dans la situation d'Olivier. Sa sympathie allait aux
travailleurs qui s'organisent. Mais il avait été élevé dans le culte
de la liberté: or, c'était ce dont les révolutionnaires se souciaient
le moins. Qui, d'ailleurs, aujourd'hui se soucie de la liberté? Une
élite sans action sur le monde. La liberté traverse des jours sombres.
Les papes de Rome proscrivent la lumière de la raison. Les papes de
Paris éteignent les lumières du ciel[1]. Et M. Pataud, celles des
rues. Partout l'impérialisme triomphe: impérialisme théocratique de
l'Église romaine; impérialisme militaire des monarchies mercantiles et
mystiques, impérialisme bureaucratique des républiques capitalistes;
impérialisme dictatorial des comités révolutionnaires Pauvre
liberté, tu n'es pas de ce monde!... Les abus de pouvoir, que les
révolutionnaires prêchaient et pratiquaient, révoltaient Christophe
et Olivier. Ils n'avaient point d'estime pour les ouvriers jaunes qui
refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient odieux
qu'on prétendît les y contraindre par la force.--Cependant, il faut
prendre parti. Dans la réalité, le choix n'est pas aujourd'hui entre
un impérialisme et la liberté, mais entre un impérialisme et un
impérialisme. Olivier disait:

--Ni l'un ni l'autre. Je suis pour les opprimés.

Christophe ne haïssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais
il était entraîné dans le sillage de la force, à la suite de l'armée
des travailleurs révoltés.

Il ne s'en doutait guère. Il déclarait à ses compagnons de table
qu'il n'était pas avec eux.

--Tant qu'il ne s'agira pour vous, disait-il, que d'intérêts
matériels, vous ne m'intéressez pas. Le jour où vous marcherez pour
une foi, alors je serai des vôtres. Autrement, qu'ai-je à faire entre
deux ventres? Je suis artiste, j'ai le devoir de défendre l'art, je ne
dois pas l'enrôler au service d'un parti. Je sais qu'en ces derniers
temps, des écrivains ambitieux, poussés par un désir de popularité
malsaine, ont donné le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu'ils
aient beaucoup servi la cause qu'ils défendaient ainsi; mais ils ont
trahi l'art. Sauver la lumière de l'intelligence: c'est notre rôle, à
nous. Qu'on n'aille pas la mêler à vos luttes aveugles! Qui tiendra la
lumière, si nous la laissons tomber? Vous serez bien aises de la
retrouver intacte, après la bataille. Il faut qu'il y ait toujours des
travailleurs occupés à entretenir le feu de la machine, tandis qu'on
se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien haïr. L'artiste
est la boussole qui, pendant la tempête, marque toujours le Nord...

Ils le traitaient de phraseur, ils disaient qu'en fait de boussole, il
avait perdu la sienne; et ils se donnaient le luxe de le mépriser
amicalement. Pour eux, un artiste était un malin qui s'arrangeait de
façon à travailler le moins et le plus agréablement possible.

Il répondait qu'il travaillait autant qu'eux, qu'il travaillait plus
qu'eux, et qu'il avait moins peur du travail. Rien ne le dégoûtait
autant que le sabotage, le gâchage du travail, la fainéantise érigée
en principe.

--Tous ces pauvres gens, disait-il, qui craignent pour leur précieuse
peau!... Bon Dieu! Moi, depuis l'âge de dix ans, je travaille sans
répit. Vous, vous n'aimez pas le travail, vous êtes, au fond, des
bourgeois... Si seulement vous étiez capables de détruire le vieux
monde! Mais vous ne le pouvez pas. Vous ne le voulez même pas. Non,
vous ne le voulez pas! Vous avez beau gueuler, menacer, faire celui qui
va tout exterminer. Vous n'avez qu'une pensée: mettre la main dessus,
vous coucher dans le lit tout chaud de la bourgeoisie. En dehors de
quelques centaines de pauvres bougres de terrassiers qui sont toujours
prêts â se faire crever la peau, ou à crever celle des autres, sans
savoir pourquoi,--pour le plaisir,--pour la peine, la peine
séculaire,--les autres ne pensent qu'à foutre le camp, à filer dans
les rangs des bourgeois, à la première occasion. Ils se font
socialistes, journalistes, conférenciers, hommes de lettres, députés,
ministres... Bah! ne criez pas contre celui-là! Vous ne valez pas
mieux. C'est un traître, vous dites?... Bon. À qui le tour? Vous y
passerez tous. Pas un de vous qui résiste à l'appât! Comment le
pourriez-vous? Il n'y a pas un de vous qui croie à l'âme immortelle.
Vous êtes des ventres, je vous dis. Des ventres vides qui ne pensent
qu'à s'emplir.

Là-dessus, ils se fâchaient, et ils parlaient tous à la fois. Et tout
en se disputant, il arrivait que Christophe, entraîné par sa passion,
fût plus révolutionnaire que les autres. Il avait beau s'en défendre:
son orgueil intellectuel, sa conception complaisante d'un monde purement
esthétique, fait pour la joie de l'esprit, rentraient sous terre, à la
vue d'une injustice. Esthétique, un monde où huit hommes sur dix
vivent dans le dénuement ou dans la gêne, dans la misère physique ou
morale? Allons donc! Il faut être un impudent privilégié, pour le
prétendre. Un artiste comme Christophe, en son for intérieur, ne
pouvait pas ne pas être du parti des travailleurs. Qui a, plus que le
travailleur de l'esprit, à souffrir de l'immoralité des conditions
sociales, de l'inégalité scandaleuse des fortunes? L'artiste meurt de
faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la
mode et de ceux qui spéculent sur elle. Une société qui laisse périr
son élite, ou qui la rémunère d'une façon extravagante, est un
monstre: elle doit être détruite. Chaque homme, qu'il travaille
ou non, a droit au pain quotidien. Chaque travail, qu'il soit
bon ou médiocre, doit être rémunéré, au taux non de sa valeur
réelle--(Qui en est le juge infaillible?)--mais des besoins légitimes
et normaux du travailleur. À l'artiste, au savant, à l'inventeur qui
l'honorent, la société peut et doit assurer une pension suffisante
pour leur garantir le temps et les moyens de l'honorer davantage. Rien
de plus. La _Joconde_ ne vaut pas un million. Il n'y a aucun rapport
entre une somme d'argent et unes œuvre d'art; l'œuvre n'est pas
au-dessus, ni au-dessous: elle est en dehors. Il ne s'agit pas de la
payer; il s'agit que l'artiste vive. Donnez-lui de quoi manger et
travailler en paix! La richesse est de trop: c'est un vol qu'on fait aux
autres. Il faut le dire crûment: tout homme qui possède plus qu'il
n'est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement
normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu'il a en plus, d'autres
l'ont en moins. Nous sourions tristement, quand nous entendons parler de
la richesse inépuisable de la France, de l'abondance des fortunes,
nous, le peuple des travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et
femmes qui, depuis notre enfance, nous épuisons à la tâche pour
gagner de quoi ne pas mourir de faim, et qui souvent voyons les
meilleurs succomber à la peine,--nous qui sommes les forces vives de la
nation! Mais vous qui êtes gorgés des richesses du monde, vous êtes
riches de nos souffrances et de nos agonies. Cela ne vous trouble point,
vous ne manquerez jamais de sophismes qui vous rassurent: droits sacrés
de la propriété, saine guerre pour la vie, intérêts supérieurs du
Progrès, ce monstre fabuleux, ce mieux problématique auquel on
sacrifie le bien,--le bien des autres!--Il n'en reste pas moins ceci:
que vous avez trop. Vous avez trop pour vivre. Nous n'avons pas assez.
Et nous valons mieux que vous. Si l'inégalité vous plaît, gare que
demain elle ne se retourne contre vous!



Ainsi, les passions qui entouraient Christophe, lui montaient à la
tête. Ensuite, il s'étonnait de ces accès d'éloquence. Mais il n'y
attachait pas d'importance. Il s'amusait de cette excitation, qu'il
attribuait à la bouteille. Il regrettait seulement que la bouteille ne
fût pas meilleure; et il vantait ses vins du Rhin. Il continuait de se
croire détaché des idées révolutionnaires Mais il se produisait ce
phénomène singulier que Christophe apportait à les discuter une
passion croissante, tandis que celle de ses compagnons semblait, par
comparaison, décroître.

Ils avaient moins d'illusions que lui. Même les meneurs violents, ceux
qui étaient redoutés par la bourgeoisie, étaient incertains au fond
et diablement bourgeois. Coquard, avec son rire d'étalon qui hennit,
faisait la grosse voix et des gestes terribles; mais il ne croyait qu'à
demi à ce qu'il vociférait: il était un hâbleur de la violence. Il
perçait à jour la lâcheté bourgeoise, et il jouait à la terroriser,
en se montrant plus fort qu'il n'était; il ne faisait pas de
difficultés pour en convenir, en riant, avec Christophe. Graillot
critiquait tout, tout ce qu'on voulait faire: il faisait tout avorter.
Joussier affirmait toujours, il ne voulait jamais avoir tort. Il voyait
très bien le vice de son argumentation; il ne s'en obstinait que
davantage; il eût sacrifié la victoire de sa cause à l'orgueil de ses
principes. Mais il passait d'accès de foi têtue à des accès de
pessimisme ironique, où il jugeait amèrement le mensonge des
idéologies et l'inutilité de tous les efforts.

La plupart des ouvriers étaient de même. Ils tombaient, en un moment,
de la soûlerie des paroles au découragement. Ils avaient des illusions
immenses; mais elles ne reposaient sur rien; ils ne les avaient pas
conquises et créées eux-mêmes; ils les avaient reçues toutes faites,
par cette loi du moindre effort, qui les menait dans leurs distractions
à l'assommoir et au beuglant. Paresse de penser incurable, qui n'avait
que trop d'excuses: c'est la bête harassée qui ne demande qu'à se
coucher et ruminer en paix sa pâture, ses rêves. Mais ces rêves
cuvés, il n'en restait plus rien qu'une lassitude pire et la gueule de
bois. Sans cesse, ils s'enflammaient pour un chef; et peu de temps
après, le soupçonnaient, le rejetaient. Le plus triste était qu'ils
n'avaient point tort: les chefs étaient attirés, l'un après l'autre,
par l'appât du succès, de la richesse, de la vanité; pour un
Joussier, que préservait de la tentation la phtisie qui le minait, la
mort à brève échéance, que d'autres trahissaient, ou se lassaient!
Ils étaient victimes de la plaie qui rongeait alors les hommes
politiques de tous les partis: la démoralisation par la femme ou par
l'argent, par la femme et par l'argent--(les deux fléaux n'en font
qu'un).--On voyait, dans le gouvernement comme dans l'opposition,
des talents de premier ordre, des hommes qui avaient l'étoffe
de grands hommes d'État--(en d'autres temps, ils l'eussent été
peut-être);--«mais ils étaient sans foi, sans caractère; le besoin,
l'habitude, la lassitude de la jouissance les avait énervés; elle leur
faisait commettre, au milieu de vastes projets, des actes incohérents,
ou brusquement tout jeter là, les affaires en cours, leur patrie ou
leur cause, pour se reposer et jouir. Ils étaient assez braves pour se
faire tuer dans une bataille; mais bien peu de ces chefs eussent été
capables de mourir à la tâche, sans vaine forfanterie, immobiles à
leur poste, le poing au gouvernail.

La conscience de cette faiblesse foncière coupait les jarrets à la
révolution. Ces ouvriers passaient leur temps à s'accuser
mutuellement. Leurs grèves échouaient toujours, par les dissentiments
perpétuels entre les chefs ou entre les corps de métier, entre les
réformistes et les révolutionnaires--par la timidité profonde sous
les menaces fanfaronnes,--par l'hérédité moutonnière qui, à la
première sommation légale, faisait rentrer sous le joug ces
révoltés,--par le lâche égoïsme et la bassesse de ceux qui
profitaient de la révolte des autres pour se pousser auprès des
maîtres, en faisant payer cher leur fidélité intéressée. Sans
parler du désordre inhérent aux foules, de leur esprit anarchique. Ils
voulaient bien faire des grèves corporatives qui eussent un caractère
révolutionnaire; mais ils ne voulaient pas qu'on les traitât en
révolutionnaires. Ils n'avaient aucun goût pour les baïonnettes. Ils
eussent voulu battre l'omelette sans casser d'œufs. En tout cas, ils
aimaient mieux que les œufs cassés fussent ceux du voisin.

Olivier regardait, observait, et il ne s'étonnait point. Il avait
reconnu combien ces hommes étaient inférieurs à l'œuvre qu'ils
prétendaient réaliser; mais il avait aussi reconnu la force fatale qui
les entraînait; et il s'apercevait que Christophe, à son insu, suivait
le fil de l'eau. Pour lui, qui n'eût demandé qu'à se laisser
emporter, le courant ne voulait pas de lui. Il restait au rivage et
regardait l'eau passer.

C'était un fort courant: il soulevait une masse énorme de passions,
d'intérêts et de foi, qui se heurtaient, se fondaient, avec des
bouillonnements d'écume et des remous contradictoires. Les chefs
étaient en tête, les moins libres de tous, car ils étaient poussés,
et peut-être de tous, ceux qui croyaient le moins: ils avaient cru
jadis, ils étaient comme ces prêtres qu'ils avaient tant raillés,
enfermés dans leurs vœux, dans la foi qu'ils avaient eue et qu'ils
étaient forcés de professer jusqu'à la fin. Derrière eux, le gros du
troupeau était brutal, incertain, et de vue courte. Le plus grand
nombre croyaient par hasard, parce que le courant allait maintenant à
ces utopies; ils n'y croiraient plus, ce soir, parce que le courant
aurait changé. Beaucoup croyaient par besoin d'action, par désir
d'aventures. D'autres, par logique raisonneuse, dénuée de sens commun.
Quelques-uns par bonté. Les avisés ne se servaient des idées que
comme d'armes pour la bataille, ils luttaient pour un salaire précis,
pour un nombre réduit d'heures de travail. Les forts appétits
couvaient l'espoir secret de revanches grossières d'une vie misérable.

Mais le courant qui les portait était plus sage qu'eux tous; il savait
où il allait. Qu'importait qu'il dût momentanément se briser contre
la digue du vieux monde! Olivier prévoyait que la Révolution sociale
serait aujourd'hui écrasée. Mais il savait aussi qu'elle n'atteindrait
pas moins ses fins par la défaite que par la victoire: car les
oppresseurs ne font droit aux demandes des opprimés que lorsque ces
opprimés leur font peur. Ainsi, l'injuste violence des révolutionnaires
ne servait pas moins leur cause que la justice de leur cause. L'une et
l'autre faisaient partie du plan de la force aveugle et sûre qui mène
le troupeau humain...


«_Considérez ce que vous êtes, vous que le Maître a appelés. Selon
la chair, il n'y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de
forts, ni beaucoup de nobles. Mais il a choisi les choses folles de ce
monde pour confondre les sages; et il a choisi les choses faibles de ce
monde pour confondre les fortes; et il a choisi les choses viles de ce
monde et les choses méprisées et celles qui ne sont point pour abolir
celles qui sont..._»


Cependant, quel que fût le Maître qui gouvernait les choses,--(Raison
ou Déraison),--et bien que l'organisation sociale préparée par le
syndicalisme constituât pour l'avenir un progrès relatif, Olivier ne
pensait pas qu'il valût la peine, pour Christophe et pour lui,
d'absorber toute leur force d'illusion et de sacrifice dans ce combat
terre à terre, qui n'ouvrirait pas un monde nouveau. Son espoir
mystique de la révolution était déçu. Le peuple n'était pas
meilleur, et guère plus sincère que les autres classes; surtout, il
n'était pas assez différent.

Au milieu du torrent des intérêts et des passions boueuses, le regard
et le cœur d'Olivier étaient attirés par des îlots d'indépendants,
les petits groupes de vrais croyants, qui émergeaient çà et là,
comme des fleurs sur l'eau. L'élite a beau vouloir se mêler à la
foule: elle va toujours à l'élite,--l'élite de toutes les classes et
de tous les partis,--ceux qui portent le feu. Et son devoir sacré,
c'est de veiller à ce que le feu ne s'éteigne point.

Olivier avait déjà fait son choix.



À quelques maisons de la sienne, était une échoppe de savetier, un
peu en contre-bas de la rue,--quelques planches clouées ensemble, avec
des vitres et des carreaux de papier. On y descendait par trois marches,
et il fallait baisser le dos pour s'y tenir debout. Il y avait juste la
place pour un rayon de savates et deux escabeaux. Tout le jour, on
entendait, selon la tradition du savetier classique, le maître de
céans chanter. Il sifflait, tapait ses semelles, braillait d'une voix
enrouée des gaudrioles et des chansons révolutionnaires, ou
interpellait à travers son bocal les voisines qui passaient. Une pie à
l'aile cassée, qui se promenait sur le trottoir en sautillant, venait
d'une loge de concierge lui rendre visite. Elle se posait sur la
première marche, à l'entrée de l'échoppe, et regardait le savetier.
Il s'interrompait un moment pour lui dire des grivoiseries, d'un ton
flûté, ou il lui sifflait l'_Internationale._ Elle restait, le bec
levé, écoutant gravement; de temps en temps, elle faisait un plongeon,
le bec en avant comme pour saluer, elle battait gauchement des ailes
pour retrouver son équilibre; puis, elle virait soudain, plantant là
son interlocuteur au milieu d'une phrase, et d'une aile et d'un aileron
s'envolait sur le dossier d'un banc, d'où elle narguait les chiens du
quartier. Alors, le gniaf se remettait à battre ses empeignes; et la
fuite de son auditrice ne l'empêchait pas de continuer jusqu'au bout le
discours interrompu.

Il avait cinquante-six ans, l'air jovial et bourru, de petits yeux
rieurs sous d'énormes sourcils, le crâne chauve au sommet qui
s'élevait comme un œuf au-dessus d'un nid de cheveux, des oreilles
poilues, une gueule noire et brèche-dents qui s'ouvrait comme un puits,
dans des accès de rire, une barbe hirsute et malpropre, où il
fourrageait à pleines mains, de ses pinces volumineuses et noires de
cirage. Il était connu dans le quartier sous le nom de père Feuillet,
dit Feuillette, dit papa La Feuillette--on disait La Fayette, pour le
faire enrager: car le vieux, en politique, arborait des opinions
écarlates; tout jeune il avait été mêlé à la Commune, condamné à
mort, finalement déporté; il était fier de ses souvenirs et associait
dans ses rancunes Badinguet, Galliffet et Foutriquet. Il était assidu
aux meetings révolutionnaires, et enthousiaste de Coquard, pour
l'idéal vengeur que celui-ci prophétisait avec une si belle barbe et
une voix de tonnerre. Il ne manquait pas un de ses discours, il buvait
ses paroles, riait de ses plaisanteries à mâchoire déployée,
écumait de ses invectives, jubilait des combats et du paradis promis.
Le lendemain, à l'échoppe, il relisait dans son journal le résumé
des discours; il le relisait tout haut, pour lui et pour son apprenti;
afin de mieux le savourer, il se le faisait lire et calottait l'apprenti
quand il sautait une ligne. Aussi, n'était-il pas souvent exact à
livrer l'ouvrage, aux dates promises; en revanche, c'était de l'ouvrage
solide: il usait les pieds, mais il était inusable.

Le vieux avait avec lui un petit-fils de treize ans, bossu, malingre et
rachitique, qui lui servait d'apprenti. La mère, à dix-sept ans, avait
fui sa famille, pour filer avec un mauvais ouvrier, devenu apache, qui
ne tarda pas à être pris, condamné, et disparut. Restée seule avec
l'enfant, rejetée par les siens, elle éleva le petit Emmanuel. Elle
avait reporté sur lui l'amour et la haine qu'elle avait pour son amant.
C'était une femme d'un caractère violent, maladivement jaloux. Elle
aimait son enfant avec emportement, le malmenait brutalement, puis,
quand il était malade, elle était folle de désespoir. Dans ses jours
de mauvaise humeur, elle le couchait sans dîner, sans un morceau de
pain. Quand elle le traînait par la main dans les rues, s'il était
fatigué, s'il ne voulait plus avancer et se laissait choir par terre,
elle le relevait d'un coup de pied. Elle avait un langage incohérent,
et passait des larmes à une excitation de gaieté hystérique. Elle
était morte. Le grand-père avait recueilli le petit, alors âgé de
six ans. Il l'aimait bien; mais il avait sa manière de le lui
témoigner: elle consistait à rudoyer l'enfant, à le nommer d'injures
variées, à lui allonger les oreilles, à le claquer, du matin au soir,
afin de lui apprendre son métier: et il lui inculquait en même temps
son catéchisme social et anticlérical.

Emmanuel savait que le grand-père n'était pas méchant; mais il était
toujours prêt à lever le coude pour parer les gifles; le vieux lui
faisait peur, surtout les soirs de ribote. Car le père la Feuillette
n'avait pas volé son surnom: il se pochardait deux ou trois fois par
mois; alors, il parlait à tort et à travers, il riait, il faisait le
faraud, et cela finissait par quelques bourrades au petit. Plus de bruit
que de mal. Mais l'enfant était craintif; son état souffreteux le
rendait plus sensible; il avait une intelligence précoce, et
tenait de sa mère un cœur farouche et déréglé. Il était bouleversé
par les brutalités du grand-père, comme par ses déclamations
révolutionnaires. Tout résonnait en lui des impressions du dehors,
comme l'échoppe qui tremblait au passage des lourds omnibus. Dans son
imagination affolée se mêlaient, en des vibrations de clocher, ses
sensations journalières, ses grandes douleurs d'enfant, les lamentables
souvenirs d'une expérience prématurée, les récits de la Commune, des
bribes de cours du soir, de feuilletons de journaux, de discours de
meetings, et les instincts sexuels, troubles et torrentueux, qui lui
venaient des siens. Le tout formait ensemble un monde de rêve,
monstrueux, marécage dans la nuit, d'où se détachaient des jets
d'espoir éblouissant.

Le savetier traînait son apprenti au cabaret, chez Aurélie. Ce fut là
qu'Olivier remarqua le petit bossu qui avait une voix d'hirondelle.
Parmi ces ouvriers avec qui il ne causait guère, il avait eu tout le
temps d'étudier la figure maladive de l'enfant, au front proéminent,
son air sauvage et humilié; il avait assisté aux grossièretés
joviales qu'on lui disait, et dont les traits du petit se crispaient en
silence. Il avait vu, à certaines palabres révolutionnaires, ses yeux
de velours marron rayonner de l'extase chimérique du bonheur futur,--ce
bonheur qui, même s'il devait se réaliser jamais, ne changerait pas
grand chose à sa chétive destinée. À ces instants, son regard
illuminait son visage ingrat, le faisait oublier. La belle Berthe
elle-même en fut frappée; un jour, elle le lui dit, et, sans crier
gare, le baisa sur la bouche. L'enfant sursauta, pâlit de saisissement,
et se rejeta en arrière, avec dégoût. La fille n'eut pas le temps de
le remarquer: elle était déjà occupée à se quereller avec Joussier.
Seul, Olivier s'aperçut du trouble d'Emmanuel: il suivait des yeux le
petit, qui s'était reculé dans l'ombre, les mains tremblantes, le
front baissé, regardant en dessous, jetant de côté sur la fille des
coups d'œil ardents et irrités. Il se rapprocha de lui, il lui parla
doucement, poliment, l'apprivoisa... Quel bien peut faire la douceur de
manières à un cœur sevré d'égards! C'est une goutte d'eau qu'une
terre aride boit avidement. Il ne fallut que quelques mots, un sourire,
pour que, dans le secret de son cœur, le petit Emmanuel se donnât à
Olivier et décidât qu'Olivier était à lui. Après, quand il le
rencontra dans la rue et découvrit qu'ils étaient voisins, ce lui fut
un signe mystérieux du destin qu'il ne s'était pas trompé. Il
guettait le passage d'Olivier devant l'échoppe, pour lui adresser le
bonjour; et s'il arrivait qu'Olivier, distrait, ne regardât pas de son
côté, Emmanuel en était froissé.

Il eut un grand bonheur, le jour qu'Olivier entra chez le père
Feuillette, pour une commande. L'ouvrage terminé, Emmanuel le porta
chez Olivier; il avait guetté son retour à la maison, afin d'être
sûr de le trouver. Olivier, absorbé, fit peu attention à lui, paya,
ne disait rien; l'enfant semblait attendre, regardait à droite, à
gauche, s'en allait à regret. Olivier, avec sa bonté, devina ce qui se
passait en lui; il sourit, et essaya de lier conversation, malgré la
gêne qu'il avait toujours à causer avec quelqu'un du peuple. Cette
fois, il sut trouver les mots simples et directs. Une intuition de
souffrances lui faisait voir dans l'enfant--(d'une façon trop
simpliste)--un petit oiseau blessé par la vie, comme lui, et qui se
consolait, la tête sous son aile, recroquevillé en boule sur son
perchoir, en rêvant de vols fous dans la lumière. Un sentiment
analogue de confiance instinctive rapprochait de lui l'enfant; il
subissait l'attraction de cette âme silencieuse, qui ne criait point,
qui ne disait point de paroles rudes, où l'on était à l'abri des
brutalités de la rue; et la chambre, peuplée de livres, paroles
magiques des siècles, lui inspirait un respect religieux. Aux questions
d'Olivier il répondait volontiers, avec de brusques sursauts de
sauvagerie orgueilleuse; mais l'expression lui manquait. Olivier
démaillotait avec précaution cette âme obscure et bégayante; il
arrivait à y lire peu à peu sa foi ridicule et touchante dans le
renouvellement du monde. Il n'avait pas envie d'en rire, sachant qu'elle
rêvait de l'impossible et qu'elle ne changerait pas l'homme. Les
chrétiens aussi ont rêvé de l'impossible; et ils n'ont pas changé
l'homme. De l'époque de Périclès à celle de Monsieur Fallières, où
est-il le progrès moral?... Mais toute foi est belle; et quand
pâlissent celles dont le cycle est révolu, il faut saluer les
nouvelles qui s'allument: il n'y en aura jamais trop. Olivier regardait
avec une curiosité attendrie la lueur incertaine qui brûlait dans le
cerveau de l'enfant. Quel étrange caboche!... Olivier ne parvenait pas
à suivre le mouvement de cette pensée, incapable d'un effort de raison
continue, qui allait par saccades, et, quand on lui parlait, restait
loin derrière vous, arrêtée, agrippée à une vision surgie, on ne
savait comment, d'un mot dit tout à l'heure, puis soudain vous
rejoignait, vous dépassait d'un saut, faisant jaillir d'une pensée de
tout repos, d'une prudente parole bourgeoise, tout un monde enchanté,
un _credo_ héroïque et dément. Cette âme, qui somnolait, avec des
réveils bondissants, avait un besoin puéril et puissant d'optimisme;
à tout ce qu'on lui disait, art ou science, elle ajoutait une fin de
mélodrame complaisant qui répondait au vœu de ses chimères.

Olivier fit, par curiosité, quelques lectures au petit, le dimanche. Il
croyait l'intéresser avec des récits réalistes et familiers; il lui
lut les Souvenirs d'enfance de Tolstoy. Le petit n'en était pas
frappé; il disait:

--Ben oui, on sait ça.

Et il ne comprenait pas qu'on se donnât tant de mal pour écrire
des choses réelles.

--Un gosse, c'est un gosse, disait-il dédaigneusement.

Il n'était pas plus sensible a l'intérêt de l'histoire; et la science
l'ennuyait; elle était pour lui une préface fastidieuse à un conte de
fées: les forces invisibles, mises au service de l'homme, tels des
génies terribles et terrassés. À quoi bon tant d'explications? Quand
on a trouvé quelque chose, on n'a pas besoin de dire comment on l'a
trouvé, mais ce qu'on a trouvé. L'analyse des pensées est du luxe
bourgeois. Ce qu'il faut aux âmes du peuple, c'est la synthèse, des
idées toutes faites, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, mais
qui mènent à l'action, des réalités grosses de vie et chargées
d'électricité. De la littérature qu'Emmanuel connaissait, ce qui le
toucha le plus, ce fut le pathos épique de Victor Hugo et la
rhétorique fuligineuse de ces orateurs révolutionnaires, qu'il ne
comprenait pas bien, et qui, non plus que Hugo, ne se comprenaient pas
toujours eux-mêmes. Le monde était pour lui, comme pour eux, non pas
un assemblage cohérent de raisons ou de faits, mais un espace infini,
noyé d'ombre et tremblant de lumière, où passaient dans la nuit de
grands coups d'aile ensoleillés. Olivier essayait en vain de lui
communiquer sa logique bourgeoise. L'âme rebelle et ennuyée lui
échappait des mains; et elle se complaisait dans le vague et le heurt
de ses sensations hallucinées, comme une femme en amour, qui se livre,
les yeux fermés.

Olivier était à la fois attiré et déconcerté par ce qu'il sentait
chez l'enfant de si proche de lui: solitude, faiblesse orgueilleuse,
ardeur idéaliste,--et de si différent:--ce déséquilibre, ces désirs
aveugles et effrénés, cette sauvagerie sensuelle qui n'avait aucune
idée du bien et du mal, tels que les définit la morale ordinaire. Il
ne faisait qu'entrevoir une partie de cette sauvagerie. Jamais il ne se
douta du monde de passions troubles qui grondaient dans le cœur de son
petit ami. Notre atavisme bourgeois nous a trop assagis. Nous n'osons
même pas regarder en nous. Si nous disions le centième des rêves que
fait un honnête homme, ou des étranges ardeurs qui passent dans le
corps d'une femme chaste, on crierait au scandale. Silence aux monstres!
Fermons la grille. Mais sachons qu'ils existent, et que dans les âmes
neuves, ils sont prêts à sortir.--Le petit avait tous les désirs
érotiques, que l'on regarde comme pervers; ils l'étreignaient à
l'improviste, par rafales; ils étaient exaspérés par sa laideur qui
l'isolait. Olivier n'en savait rien. Devant lui, Emmanuel avait honte.
Il subissait la contagion de cette paix. L'exemple d'une telle vie lui
était un dompteur. L'enfant ressentait pour Olivier un amour violent.
Ses passions comprimées se ruaient en rêves tumultueux: bonheur
humain, fraternité sociale, miracles de la science, aviation
fantastique, poésie enfantine et barbare,--tout un monde héroïque
d'exploits, de niaiseries, de luxures, de sacrifices, où, sa volonté
ivre cahotait dans la flânerie et dans la fièvre.

Il n'avait pas beaucoup de temps pour s'y abandonner, dans l'échoppe du
grand-père, qui ne restait pas un instant silencieux, sifflant, tapant,
jabotant, du matin au soir. Mais il y a toujours place pour le rêve.
Que de journées de songes on peut faire, debout, les yeux ouverts, en
une seconde de vie!--Le travail de l'ouvrier s'accommode assez bien
d'une pensée intermittente. Son esprit aurait peine à suivre, sans un
effort de volonté, une chaîne un peu longue de raisonnements serrés;
s'il parvient à le faire, il y manque, çà et là, quelques mailles;
mais dans les intervalles des mouvements rythmés, les idées
s'intercalent, les images surgissent; les gestes réguliers du corps les
font jaillir, comme le soufflet de forge. Pensée du peuple! Gerbe de
feu et de fumée, pluie d'étincelles qui s'éteignent, se rallument et
s'éteignent! Mais parfois l'une d'elles, emportée par le vent, va
mettre l'incendie aux riches meules bourgeoises...

Olivier réussit à faire entrer Emmanuel dans une imprimerie. C'était
le vœu de l'enfant; et le grand-père ne s'y opposa point: il voyait
volontiers son petit-fils plus instruit que lui; et il avait du respect
pour l'encre d'imprimerie. Dans le nouveau métier, le travail était
plus fatigant que dans l'ancien; mais parmi la foule des travailleurs,
le petit se sentait plus libre de penser que dans l'échoppe, seul, à
côté du grand-père.

Le meilleur moment était à l'heure du déjeuner. Loin du flot des
ouvriers qui envahissait les petites tables sur le trottoir et les
débits de vins du quartier, il s'échappait en clopinant vers le square
voisin; et là, à cheval sur un banc, sous le dais d'un marronnier,
près d'un faune de bronze qui dansait, une grappe à la main, il
déballait son pain et le morceau de charcuterie enveloppé dans un
papier gras; et il le savourait lentement, au milieu d'un cercle de
moineaux. Sur la pelouse verte, de petits jets d'eau faisaient tomber
leur fine pluie en réseau grésillant. Dans un arbre ensoleillé, des
pigeons bleu d'ardoise, à l'œil rond, roucoulaient. Et tout autour,
c'était le ronflement perpétuel de Paris, le grondement des voitures,
la mer bruissante des pas, les cris familiers de la rue, le lointain
flûteau rieur d'un raccommodeur de faïence, un marteau de terrassier
tintant sur les pavés, la noble musique d'une fontaine,--enveloppe
fiévreuse et dorée du rêve parisien...--Et le petit bossu, à cheval
sur son banc, la bouche pleine, ne se pressant pas d'avaler,
s'alanguissait dans une torpeur, où il ne sentait plus son échine
douloureuse et son âme chétive; il était baigné d'un bonheur
imprécis et grisant...


--«... Tiède lumière, soleil de la justice qui luira demain pour
nous, déjà ne luis-tu pas? Tout est si bon, si beau! On est riche, on
est fort, on se porte bien, on aime... J'aime, j'aime tous et tous
m'aiment... Ah! qu'on est bien! Qu'on sera bien, demain!...»


Les sirènes d'usines sifflaient; l'enfant s'éveillait, avalait sa
bouchée, buvait une longue gorgée à la Wallace voisine, et, rentré
dans sa carapace bossue, il allait, de sa démarche sautillante et
boiteuse, reprendre sa place à l'imprimerie, devant les casiers aux
lettres magiques, qui écriraient un jour le _Mane Thecel Pharès_ de la
Révolution.



Le père Feuillet avait un vieil ami, Trouillot, le papetier, de l'autre
côté de la rue. Une papeterie-mercerie, où l'on voyait, à la
devanture, des bonbons roses et verts dans des bocaux, et des poupées
en carton sans bras ni jambes. D'un trottoir à l'autre, l'un sur le pas
de sa porte, l'autre dans son échoppe, ils échangeaient clignements
d'yeux, hochements de tête, et pantomimes variées. À certaines
heures, quand le savetier était las de taper et qu'il avait, disait-il,
la crampe dans les fesses, ils se hélaient, La Feuillette de son
gueuloir glapissant, Trouillot d'un mugissement de veau enroué; et ils
allaient siroter un verre au comptoir voisin. Ils ne se pressaient pas
de revenir. C'étaient de sacrés bavards. Ils se connaissaient depuis
près d'un demi-siècle. Le papetier avait joué, lui aussi, son bout de
rôle dans le grand mélodrame de 1871. On ne s'en serait pas douté, à
voir ce gros homme placide, une toque noire sur la tête, vêtu d'une
blouse blanche, avec sa moustache grise de vieux troupier, ses yeux
vagues d'un bleu pâle striés de rouge, sous lesquels les paupières
faisaient des poches, ses joues flasques et luisantes, toujours en
transpiration, traînant la jambe, goutteux, le souffle court, la langue
lourde. Mais il n'avait rien perdu de ses illusions d'antan. Réfugié
en Suisse pendant quelques années, il y avait rencontré des compagnons
de diverses nations, et notamment des Russes, qui l'avaient initié aux
beautés de l'anarchie fraternelle. Là-dessus, il n'était pas d'accord
avec La Feuillette, qui était un vieux Français, partisan de la
manière forte et de l'absolutisme dans la liberté. Pour le reste,
fermes croyants l'un et l'autre dans la révolution sociale et la
Salente ouvrière de l'avenir. Chacun était épris d'un chef en qui il
incarnait l'idéal de ce qu'il aurait voulu être. Trouillot était pour
Joussier, et La Feuillette pour Coquard. Ils discutaient
interminablement sur ce qui les divisait, estimant que leurs pensées
communes étaient démontrées;--(peu s'en fallait qu'entre deux rasades
ils ne les crussent réalisées).--Des deux, le plus raisonneur était
le savetier. Il croyait, par raison; du moins, il s'en flattait: car
Dieu sait que sa raison était d'une espèce singulière! Elle n'eût pu
chausser d'autre pied que le sien. Cependant, moins expert en raison
qu'en chaussures, il prétendait que les autres esprits se chaussassent
à son pied. Le papetier, plus paresseux, ne se donnait pas la peine de
démontrer sa foi. On ne démontre que ce dont on doute. Il ne doutait
point. Son optimisme perpétuel voyait les choses comme il les
désirait, et ne les voyait pas quand elles étaient autrement, ou il
les oubliait. Les expériences fâcheuses glissaient sur son cuir, sans
y laisser de traces.--Tous deux étaient de vieux enfants romanesques,
qui n'avaient pas le sens de la réalité; la révolution, dont le nom
seul les grisait, était pour eux une belle histoire qu'on se raconte et
dont on ne sait plus très bien si elle arrivera jamais, ou si elle est
arrivée. Et tous deux avaient foi dans l'Humanité-Dieu, par
transposition de leurs habitudes héréditaires, pliées durant des
siècles devant le Fils de l'Homme.--Inutile d'ajouter que tous deux
étaient anticléricaux.

Le plaisant était que le bon papetier habitait avec une nièce fort
dévote, qui faisait de lui ce qu'elle voulait. Cette petite femme très
brune, grassouillette, aux yeux vifs, douée d'une volubilité de parole
que relevait encore un fort accent de Marseille, était veuve d'un
rédacteur au ministère du commerce. Restée seule sans fortune, avec
une fillette, et recueillie par l'oncle, cette bourgeoise, qui avait des
prétentions, n'était pas loin de croire qu'elle faisait une grâce à
son parent le boutiquier, en vendant, à son magasin; elle trônait avec
des airs de reine déchue, que, fort heureusement pour les affaires de
l'oncle et pour la clientèle, tempérait son exubérance naturelle.
Royaliste et cléricale, comme il convenait a une personne de sa
distinction, Mme Alexandrine étalait ses sentiments avec un zèle
indiscret, stimulé par le malin plaisir de taquiner le vieux mécréant
chez qui elle s'était installée. Elle s'était constituée la
maîtresse du logis, responsable de la conscience de toute la
maisonnée; si elle ne pouvait convertir l'oncle--(et elle se jurait
bien de l'attraper in extremis),--elle s'en donnait à cœur joie de
tremper le diable dans l'eau bénite. Elle épinglait aux murs des
images de Notre-Dame de Lourdes et de saint Antoine de Padoue; elle
ornait la cheminée de fétiches peinturlurés sous des globes de verre;
et, la saison venue, elle installait dans l'alcôve de sa fille une
chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait
ce qui l'emportait, dans sa dévotion agressive, d'une affection réelle
pour l'oncle qu'elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu'elle
avait à l'embêter.

Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire; il ne se
risquait pas à relever les provocations batailleuses de sa terrible
nièce: avec une langue si bien pendue, impossible de lutter; avant
tout, il voulait la paix, Une seule fois, il se fâcha, lorsqu'un petit
saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre,
au-dessus de son lit; sur ce point, il eut gain de cause: car il faillit
en avoir une attaque, et la nièce prit peur; l'expérience ne fut pas
renouvelée. Pour tout le reste, il céda, affectant de ne pas voir;
cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise; mais il ne
voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa nièce, et il éprouvait
un certain plaisir à être malmené par elle. Et puis, ils
s'accordaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette.

Elle avait treize ans, et elle était toujours malade. Depuis des mois,
une coxalgie la tenait étendue et captive, tout un côté du corps
moulé dans une gouttière, comme une petite Daphné dans son écorce.
Elle avait des yeux de biche blessée et le teint décoloré des plantes
privées de soleil; une tête trop grosse, que ses cheveux blond pâle,
très fins et très tirés, faisaient paraître encore plus grosse; mais
un visage mobile et délicat, un vivant petit nez, et un bon sourire
enfantin. La dévotion de la mère avait pris chez l'enfant souffrante
et désœuvrée un caractère exalté. Elle passait des heures à
réciter son chapelet de corail, que le pape avait bénit; et elle
s'interrompait pour le baiser avec emportement. Elle ne faisait presque
rien, de toute la journée; les travaux à l'aiguille la fatiguaient;
Mme Alexandrine ne lui en avait pas donné le goût. À peine si elle
lisait quelques _Tracts_ insipides, quelque fade histoire miraculeuse,
ont le style prétentieux et plat lui semblait la poésie même,--ou les
récits des crimes avec illustrations coloriées dans les journaux du
Dimanche, que sa stupide mère lui mettait dans les mains. À peine si
elle faisait quelques mailles de crochet, en remuant les lèvres, moins
attentive à son ouvrage qu'à la conversation qu'elle tenait avec une
sainte de ses amies, ou même avec le bon Dieu. Car il ne faut pas
croire qu'il soit nécessaire d'être une Jeanne d'Arc, pour avoir de
ces visites; nous en avons tous reçu. Seulement, à l'ordinaire, les
visiteurs célestes nous laissent parler seuls, assis à notre foyer; et
ils ne disent mot. Rainette ne songeait pas à s'en formaliser: qui ne
dit mot consent. D'ailleurs, elle avait tant à leur dire qu'à peine
leur laissait-elle le temps de répondre: elle répondait pour eux. Elle
était une bavarde silencieuse; elle tenait de sa mère la volubilité
de langue; mais ce flot s'infiltrait en paroles intérieures, comme un
ruisseau qui disparaît sous terre.--Naturellement, elle faisait partie
de la conspiration contre l'oncle, afin de le convertir; elle se
réjouissait de chaque pouce de la maison conquis sur l'esprit de
ténèbres par les esprits de lumière; elle cousait des médailles
saintes dans les doublures d'habit du vieux, ou bien elle lui glissait
dans les poches un grain de chapelet, que l'oncle, pour faire plaisir à
sa petite nièce, affectait de ne pas remarquer.--Cette mainmise des
deux dévotes sur le mangeur de prêtres causait l'indignation et la
joie du savetier. Il ne tarissait pas en grosses plaisanteries sur les
femmes qui portent culotte; et il se gaussait de son ami, qui se
laissait mettre sous la pantoufle. Il n'avait pas lieu de faire le
malin: car lui-même avait été affligé pendant vingt ans d'une femme
acariâtre et sobre, qui le traitait de pochard, et devant qui il
baissait la crête. Il se gardait d'en faire mention. Le papetier, un
peu honteux, se défendait mollement, professant d'une langue pâteuse
une tolérance à la Kropotkine.

Rainette et Emmanuel étaient amis. Depuis leur petite enfance, ils se
voyaient chaque jour. Emmanuel osait rarement se glisser dans la maison.
Mme Alexandrine le regardait d'un mauvais œil, comme petit-fils d'un
mécréant et comme sale petit gniaf. Mais Rainette passait ses
journées sur une chaise longue près de la fenêtre, au rez-de-chaussée.
Emmanuel tambourinait aux carreaux, en passant; et, le nez écrasé
contre la vitre, il grimaçait un bonjour. En été, quand la fenêtre
restait ouverte, il s'arrêtait, les bras appuyés un peu haut
sur la barre de la fenêtre;--(il s'imaginait que cette pose
l'avantageait, que ses épaules remontées dans une attitude familière
donnaient le change sur sa difformité).--Rainette, qui n'était pas
gâtée par les visites, ne songeait plus à remarquer qu'Emmanuel fût
bossu. Emmanuel, qui avait peur des filles, peur et dégoût, faisait
exception pour Rainette. Cette petite malade, à demi pétrifiée, lui
était quelque chose d'intangible et de lointain. Seulement le soir où
la belle Berthe lui baisa la bouche, et encore le jour suivant, il
s'écarta de Rainette, avec une répulsion instinctive; il longea la
maison, sans s'arrêter, baissant la tête; et il rôdait à distance,
méfiant, comme un chien sauvage. Puis, il revint. Elle était si peu
une femme!... À la sortie de l'atelier, quand il passait, tâchant de
se faire aussi petit que possible, au milieu des brocheuses dans leurs
longues blouses de travail, telles que des chemises de nuit,--ces
grandes filles rieuses, dont les yeux affamés vous déshabillaient en
passant,--il détalait vers la fenêtre de Rainette. Il savait gré à
son amie de ce qu'elle était infirme: il pouvait, vis-à-vis d'elle, se
donner des airs de supériorité, et même de protection. Il racontait
les événements de la rue; il s'y mettait en bonne place. Parfois,
quand il était en veine de galanterie, il apportait à Rainette, en
hiver, des marrons grillés, en été, un bouquet de cerises. Elle, de
son côté, lui donnait de ces bonbons multicolores qui remplissaient
les deux bocaux, à la devanture; et ils regardaient ensemble les cartes
postales illustrées. C'étaient d'heureux moments; ils oubliaient tous
deux le triste corps qui tenait en cage leur âme d'enfant.

Mais il arrivait aussi qu'ils se missent à discuter, comme les grands,
des choses politiques et de la religion. Alors, ils devenaient aussi
stupides que les grands. La bonne entente cessait. Elle, parlait de
miracles, de neuvaines, ou de pieuses images bordées de dentelles en
papier et de jours d'indulgences. Lui, disait que c'étaient des
bêtises et des mômeries, comme il avait entendu dire à son
grand-père. Mais quand il voulait à son tour raconter les réunions
publiques où le vieux l'avait emmené, elle l'interrompait avec mépris
et disait que tous ces gens-là étaient des soulards. La conversation
s'aigrissait. Ils en venaient à parler de leurs parents; ils se
répétaient, l'un sur le compte de la mère, l'autre sur celui du
grand-père, les propos injurieux du grand-père et de la mère. Puis,
ils parlaient d'eux-mêmes. Ils cherchaient à se dire des choses
désagréables. Ils y arrivaient sans peine. Il disait les plus
grossières. Mais elle savait trouver les mots les plus méchants.
Alors, il s'en allait; et quand il revenait, il racontait qu'il avait
été avec d'autres filles, et qu'elles étaient jolies, et qu'ils
avaient bien ri ensemble, et qu'ils devaient se retrouver, le dimanche
prochain. Elle, ne disait rien; elle faisait semblant de mépriser ce
qu'il disait; et brusquement, elle se mettait en rage, elle lui lançait
son crochet à la tête, en lui criant de partir, et qu'elle le
détestait; et elle se cachait la figure dans ses mains. Il partait, pas
fier de sa victoire. Il avait envie d'écarter les petites mains
maigres, de dire que ce n'était pas vrai. Mais il se forçait, par
orgueil, à ne pas revenir.

Un jour, Rainette fut vengée.--Il était avec ses camarades d'atelier.
Ils ne l'aimaient guère, parce qu'il se tenait en dehors d'eux et qu'il
ne parlait pas, ou qu'il parlait trop bien, d'une façon naïvement
prétentieuse, comme un livre, ou plutôt comme un article de
journal--(il en était farci).--Ce jour-là, ils s'étaient mis à
causer de la révolution et des temps futurs. Il s'exaltait, et il
était ridicule. Un camarade l'apostropha brutalement:

--D'abord, toi, n'en faut plus, tu es trop laid. Dans la société
future, il n'y aura plus de boscos. On les fout à l'eau en naissant.

Cela le fit dégringoler, du haut de son éloquence. Il se tut,
consterné. Les autres se tordaient de rire. De tout l'après-midi il ne
desserra plus les dents. Le soir, il s'en retournait chez lui; il avait
hâte d'être rentré, pour se cacher dans un coin, et pour souffrir
seul. Olivier le rencontra; il fut frappé de son visage terreux.

--Tu as de la peine. Pourquoi?

Emmanuel ne voulait pas parler. Olivier insista affectueusement. Le
petit persistait à se taire; mais sa mâchoire tremblait, comme s'il
était près de pleurer. Olivier le prit par le bras et l'emmena chez
lui. Bien qu'il éprouvât, lui aussi, pour la laideur et pour la
maladie, cette répulsion instinctive et cruelle dont ne peuvent se
défendre ceux qui ne sont pas nés avec des âmes de sœurs de
charité, il n'en laissait rien voir.

--On t'a fait de la peine?

--Oui.

--Qu'est-ce qu'on t'a fait?

Le petit débonda son cœur. Il dit qu'il était laid. Il dit que ses
camarades avaient dit que leur révolution n'était pas pour lui.

--Elle n'est pas pour eux non plus, mon petit, ni pour nous. Ce
n'est pas l'affaire d'un jour. On travaille pour ceux qui viendront
après nous.

Le petit était déçu que ce fût pour si tard.

--Est-ce que cela ne te fait pas plaisir de penser qu'on travaille
pour donner le bonheur à des milliers de garçons comme toi, à des
millions d'êtres?

Emmanuel soupira et dit:

--Ça serait pourtant bon, d'avoir un peu de bonheur, soi-même.

--Mon petit, il ne faut pas être un ingrat. Tu vis dans la plus belle
ville, dans l'époque la plus riche en merveilles; tu n'es pas bête, et
tu as de bons yeux. Pense à ce qu'il y a de choses à voir et à aimer
autour de soi.

Il lui en montra quelques-unes.

L'enfant écoutait, hocha la tête et dit:

--Oui, mais on sera toujours enfermé dans cette peau!

--Mais non, tu en sortiras.

--Et alors, ce sera fini.

--Qu'est-ce que tu en sais?

Le petit fut stupéfait. Le matérialisme faisait partie du _credo_ du
grand-père; il pensait qu'il n'y avait que les calotins qui crussent à
une vie éternelle. Il savait que son ami ne l'était point; et il se
demanda si Olivier parlait sérieusement. Mais Olivier, le tenant par la
main, lui parla longuement de sa foi idéaliste, de l'unité de la vie
sans limites, qui n'a ni commencement ni fin, et dont les milliards
d'êtres et les milliards d'instants ne sont que les rayons de l'unique
soleil. Mais il ne le lui disait pas sous cette forme abstraite.
D'instinct, en lui parlant, il s'adaptait à la pensée de l'enfant: les
antiques légendes, les imaginations matérielles et profondes des
vieilles cosmogonies lui revenaient à l'esprit; moitié riant, moitié
sérieux, il parlait de la métempsycose et de la succession des formes
innombrables où l'âme coule et se filtre, comme une source qui passe
de bassins en bassins. Il y mêlait des ressouvenirs chrétiens et les
images du soir d'été qui les baignait tous deux. Il était assis près
de la fenêtre ouverte: le petit, debout près de lui, et la main dans
sa main. C'était un samedi soir. Les cloches sonnaient. Les premières
hirondelles, revenues depuis peu, rasaient les murs des maisons. Le ciel
lointain riait au-dessus de la ville, qui s'enveloppait d'ombre.
L'enfant, retenant son souffle, écoutait le conte de fées que lui
disait son grand ami. Et Olivier, à son tour, réchauffé par
l'attention de son petit auditeur, se laissait prendre à ses propres
récits.

Il est, dans la vie, des secondes décisives où, de même que
s'allument tout d'un coup dans la nuit d'une grande ville les lumières
électriques, s'allume dans l'âme obscure la flamme éternelle. Il
suffit d'une étincelle qui jaillisse d'une autre âme et transmette à
celle qui attend, le feu de Prométhée. Ce soir de printemps, la
tranquille parole d'Olivier alluma dans l'esprit que recélait le petit
corps difforme, comme une lanterne bossuée, la lumière qui ne
s'éteint plus. Aux raisonnements d'Olivier il ne comprenait rien, à
peine les entendait-il. Mais ces légendes, ces images qui étaient pour
Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient
chair, devenaient réalité. Le conte de fées s'animait, palpitait
autour de lui. Et la vision qu'encadrait la fenêtre de la chambre, les
hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les
hirondelles qui frôlaient les murs, et les chevaux harassés qui
traînaient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient
l'ombre du crépuscule, et le ciel pâlissant où mourait la
lumière,--tout ce monde extérieur s'imprima brusquement en lui, comme
un baiser. Ce ne fut qu'un éclair. Puis, cela s'éteignit. Il pensa à
Rainette, et dit:

--Mais ceux qui vont à la messe, ceux qui croient au bon Dieu,
c'est pourtant des toqués!

Olivier sourit:

--Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous la même chose.
Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens qui, pour voir
la lumière, ont besoin de fermer leurs volets et d'allumer leur lampe.
Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c'est
toujours la même lumière que nous aimons.


Le petit retournait chez lui, par les rues sombres où les becs de gaz
n'étaient pas encore allumés. Les paroles d'Olivier bourdonnaient dans
sa tête. Il se disait qu'il est aussi cruel de se moquer des gens parce
qu'ils ont de mauvais yeux que parce qu'ils sont bossus. Et il pensait
à Rainette qui avait de jolis yeux; et il pensait qu'il les avait fait
pleurer. Cela lui fut insupportable. Il revint sur ses pas, il alla à
la maison du papetier. La fenêtre était encore entr'ouverte; il y
coula doucement la tête et appela à voix basse:

--Rainette...

Elle ne répondit pas.

--Rainette! Je te dis pardon.

La voix de Rainette, dans l'ombre, dit:

--Méchant! Je te déteste.

--Pardon, répéta-t-il.

Il se tut. Puis, d'un élan soudain, il dit, plus bas encore, troublé,
un peu honteux:

--Rainette, tu sais, je crois aussi à des bons Dieux, comme toi.

--C'est vrai?

--C'est vrai.

Il le disait surtout par générosité. Mais, après l'avoir dit, il y
croyait un peu.

Ils restèrent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit,
dehors! Le petit infirme murmura:

--Il fera bon, quand on sera mort!...

On entendait le souffle léger de Rainette.

Il dit:

--Bonne nuit, petite grenouille.

La voix attendrie de Rainette dit:

--Bonne nuit.

Il partit, allégé. Il était content que Rainette lui eût pardonné.
Et, tout au fond de lui, il ne déplaisait pas au petit souffre-douleur
qu'une autre eût souffert par lui.



Olivier était rentré dans sa retraite. Christophe ne tarda pas à l'y
rejoindre. Décidément, leur place n'était pas dans le mouvement
social révolutionnaire. Olivier ne pouvait pas s'enrôler avec ces
combattants. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s'en écartait, au
nom des faibles, opprimés; Christophe, au nom des forts, indépendants.
Mais qu'ils se fussent retirés, celui-ci à la proue, celui-là à la
poupe, ils n'en étaient pas moins sur le même bateau qui emportait
l'armée des ouvriers et la société entière. Libre et sûr de sa
volonté, Christophe contemplait, avec un intérêt provocant, la
coalition des prolétaires; il aimait à se retremper dans la cuve
populaire: cela le détendait; il en sortait plus gaillard et plus
frais. Il continuait de voir Coquard et prenait ses repas, de temps en
temps, chez Aurélie. Une fois là, il ne se surveillait guère, il
s'abandonnait à son humeur fantasque; le paradoxe ne l'effrayait pas;
et il trouvait un malin plaisir à pousser ses interlocuteurs jusqu'aux
extrêmes conséquences de leurs principes, absurdes et enragées. On ne
savait jamais s'il parlait ou non sérieusement: car il se passionnait
en parlant, et il finissait par oublier son intention paradoxale du
début. L'artiste se laissait griser par l'ivresse des autres.
En un de ces moments d'émotion esthétique, il improvisa, dans
l'arrière-boutique d'Aurélie, un chant révolutionnaire qui, aussitôt
répété, dès le lendemain se répandit parmi les groupes ouvriers. Il
se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des
intelligences au cœur de la place, fut averti par un de ses amis,
Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la préfecture de police, qui se
mêlait de littérature et se disait toqué de la musique de
Christophe--(car le dilettantisme et l'esprit anarchique s'étaient
glissés jusque parmi les chiens de garde de la troisième République).

--Votre Krafft est en train de jouer un vilain jeu, lui avait dit
Bernard. Il fait le fier à-bras. Nous savons ce qu'il en faut penser;
mais on ne serait pas fâché, en haut lieu, de pincer un étranger--qui
plus est, un Allemand--dans ces mic-mac révolutionnaires: c'est le
moyen classique pour déconsidérer le parti et pour y jeter les
soupçons. Si ce nigaud ne fait pas attention, nous allons être
obligés de l'arrêter. C'est ennuyeux. Avertissez-le!

Manousse avertit Christophe; Olivier le supplia d'être prudent.
Christophe ne prit pas l'avis au sérieux.

--Bah! dit-il, chacun sait que je ne suis pas dangereux. J'ai bien le
droit de m'amuser! J'aime ces gens, ils travaillent comme moi, ils ont
une foi comme moi. À la vérité, ce n'est pas la même, nous ne sommes
pas du même camp... Très bien! On se battra donc. Ce n'est pas pour me
déplaire... Que veux-tu? Je ne peux pas rester, comme toi,
recroquevillé dans ma coquille. J'étouffe chez les bourgeois.


Olivier, qui n'avait pas des poumons aussi exigeants, se trouvait bien
de son logis étroit et de la calme société de ses deux amies, encore
que l'une d'elles, Mme Arnaud, se consacrât maintenant aux œuvres de
bienfaisance, et que l'autre, Cécile, fût absorbée dans les soins de
l'enfant, jusqu'à ne plus parler que de lui et avec lui, sur ce ton
gazouillant, bêtifiant, qui tâche de se modeler sur celui de l'oiselet
et de muer sa chanson informe en un parler humain.

De son passage dans les milieux ouvriers, il lui était resté deux
connaissances. Deux indépendants, comme lui. L'un, Guérin, était
tapissier. Il travaillait, à sa fantaisie, d'une façon capricieuse,
mais adroite. Il aimait son métier, il avait pour les objets d'art un
goût naturel, développé par l'observation, le travail, les visites
dans les musées. Olivier lui avait fait réparer un meuble ancien: le
travail était difficile, et l'ouvrier s'en était acquitté habilement;
il y avait dépensé de la peine et du temps: il ne réclama à Olivier
qu'un modeste salaire, tant il était heureux d'avoir réussi. Olivier,
s'intéressant à lui, l'interrogea sur sa vie, tâcha de savoir ce
qu'il pensait du mouvement ouvrier. Guérin n'en pensait rien; il ne
s'en souciait pas. Il n'était pas de cette classe. Il n'était d'aucune
classe. Il était lui. Il lisait peu. Toute sa formation intellectuelle
s'était faite par les sens, l'œil, la main, le goût inné au vrai
peuple de Paris. Il était un homme heureux. Le type n'en est pas rare
dans la petite bourgeoisie ouvrière, qui est une des races les plus
intelligentes de la nation: car elle réalise un bel équilibre du
travail manuel et d'une activité saine de l'esprit.

L'autre connaissance d'Olivier était d'une espèce plus originale.
C'était un facteur, qui se nommait Hurteloup. Bel homme, grand, les
yeux clairs, petite barbe et moustache blondes, l'air ouvert et gai. Un
jour qu'il apportait une lettre recommandée, il était entré dans la
chambre d'Olivier. Pendant qu'Olivier signait, il faisait le tour de la
bibliothèque, le nez sur les titres des volumes:

--Ha! ha! fit-il, vous avez les classiques...

Il ajouta:

--Moi, je collectionne les bouquins d'histoire sur la Bourgogne.

--Vous êtes Bourguignon? demanda Olivier.


--«_Bourguignon salé,
L'épée au côté,
La barbe au menton,
Saute y Bourguignon!_»


répondit, en riant, le facteur. Je suis du pays d'Avallon. J'ai des
papiers de famille qui datent de 1200 et quelque...

Olivier, intrigué, voulut en savoir davantage. Hurteloup ne demandait
qu'à parler. Il appartenait en effet à une des plus vieilles familles
de Bourgogne. Un de ses ancêtres était à la croisade de Philippe
Auguste; un autre, secrétaire d'État sous Henri II. La décadence
avait commencé, dès le XVIIe siècle. Au temps de la Révolution, la
famille, ruinée et déchue, avait fait le plongeon dans la mare
populaire. Maintenant, elle revenait à la surface, par le probe
travail, la vigueur physique et morale du facteur Hurteloup, et sa
fidélité à sa race. Son meilleur passe-temps était de réunir des
documents historiques et généalogiques, se rapportant aux siens ou à
leur pays d'origine. À ses heures de congé, il allait aux Archives
copier de vieux papiers. Quand il ne les comprenait pas, il demandait
l'explication à un de ses clients, Chartiste ou Sorbonnard. Son
illustre ascendance ne lui tournait pas la tête; il en parlait, en
riant, sans l'ombre de récrimination contre le mauvais sort. Il avait
une gaieté insouciante et robuste, qui faisait plaisir à voir. Et
Olivier, le regardant, pensait au va-et-vient mystérieux de la vie des
races, qui coule à pleins bords pendant des siècles, pendant des
siècles disparaît sous terre, puis ressurgit après avoir drainé au
fond du sol des énergies nouvelles. Le peuple lui apparaissait un
réservoir immense où se perdent les fleuves du passé et d'où
ressortent les fleuves de l'avenir, qui, sous un autre nom, sont bien
souvent les mêmes.

Guérin et Hurteloup lui plaisaient; mais ils ne pouvaient lui être une
société; entre eux et lui, peu de conversation possible. Le petit
Emmanuel l'occupait davantage; il venait chez lui presque chaque soir.
Depuis l'entretien magique, une révolution s'était faite chez
l'enfant. Il s'était jeté dans la lecture avec une fureur de savoir.
Il sortait de ses livres, abruti. Il semblait moins intelligent
qu'avant; il parlait à peine; Olivier n'arrivait plus à lui arracher
que des monosyllabes; aux questions, Emmanuel répondait des âneries.
Olivier se décourageait; il tâchait de n'en rien montrer; mais il
croyait qu'il s'était trompé et que le petit était tout à fait
stupide. Il ne voyait pas le travail formidable d'incubation fiévreuse,
qui s'opérait dans cette âme. Il était un mauvais pédagogue, plus
capable de jeter au hasard dans les champs les poignées de bon grain
que de sarcler la terre et de creuser les sillons.--La présence de
Christophe ajoutait au trouble. Olivier éprouvait une gêne à exhiber
son petit protégé; il était honteux de la bêtise d'Emmanuel, qui
devenait accablante quand Christophe était là. L'enfant se renfermait
alors dans un mutisme farouche. Il haïssait Christophe, parce
qu'Olivier l'aimait; il ne supportait pas qu'un autre eût place dans le
cœur de son maître. Ni Christophe ni Olivier ne se doutait de la
frénésie d'amour et de jalousie qui rongeait cet enfant. Cependant,
Christophe avait passé par là, jadis! Mais il ne se reconnaissait pas
en cet être, fabriqué d'un autre métal que le sien. En cet amalgame
obscur d'hérédités malsaines, tout--l'amour et la haine et le génie
latent--rendait un autre son.



Le premier Mai approchait.

Une rumeur inquiète parcourait Paris. Les matamores de la C. G. T.
contribuaient à la répandre. Leurs journaux annonçaient le grand jour
arrivé, convoquaient les milices ouvrières, et lançaient le mot
d'épouvante qui atteint les bourgeois à l'endroit le plus sensible: au
ventre... _Feri ventrem!_... Ils les menaçaient de la grève
générale. Les Parisiens épeurés partaient pour la campagne, ou
s'approvisionnaient comme pour un siège. Christophe avait rencontré
Canet, dans son auto, rapportant deux jambons et un sac de pommes de
terre; il était hors de lui; il ne savait plus au juste de quel parti
il était; on le voyait tour à tour vieux républicain, royaliste, et
révolutionnaire. Son culte de la violence était une boussole affolée,
dont l'aiguille sautait du nord au midi et du midi au nord. En public,
il continuait de faire chorus aux rodomontades de ses amis; mais il eût
pris _in petto_ le premier dictateur venu, pour balayer le spectre
rouge.

Christophe riait de cette universelle poltronnerie. Il était convaincu
qu'il ne se produirait rien. Olivier en était moins sûr. De sa
naissance bourgeoise, il lui restait quelque chose de ce petit
tremblement éternel que cause à la bourgeoisie le souvenir et
l'attente de la Révolution.

--Allons donc! disait Christophe, tu peux dormir tranquille. Elle n'est
pas pour demain, ta Révolution! Vous en avez tous peur. La peur des
coups... Elle est partout. Chez les bourgeois, dans le peuple, par toute
la nation, par toutes les nations d'Occident. On n'a plus assez de sang,
on a peur de le perdre. Depuis quarante ans, tout se passe en paroles.
Regarde un peu votre fameuse Affaire! Avez-vous assez crié: «Mort!
Sang! Carnage!» ... Ô cadets de Gascogne! Que de salive et d'encre!
Combien de gouttes de sang?

--Ne t'y fie pas, disait Olivier. Cette peur du sang, c'est l'instinct
secret qu'au premier sang versé, la bête délirera; le masque du
civilisé tombera, la brute montrera son mufle aux crocs féroces, et
Dieu sait alors qui la pourra museler! Chacun hésite devant la guerre;
mais quand la guerre éclatera, elle sera atroce...

Christophe haussait les épaules, et disait que ce n'était pas pour
rien que l'époque avait pour héros Cyrano le hâbleur et le poulet
fanfaron, Chantecler,--les héros qui mentent.

Olivier hochait la tête. Il savait qu'en France hâbler est le
commencement d'agir. Toutefois, pour le premier Mai, il ne croyait pas
plus que Christophe à la Révolution: on l'avait trop annoncée, et le
gouvernement se tenait sur ses gardes. Il y avait lieu de croire que les
stratèges de l'émeute remettraient le combat à un moment plus
opportun.


Dans la seconde quinzaine d'avril, Olivier eut un accès de grippe; elle
le reprenait, chaque hiver, à peu près vers la même date, et elle
réveillait une bronchite ancienne. Christophe s'installa chez lui, deux
ou trois jours. Le mal fut assez léger et passa rapidement. Mais il
amena, comme à l'ordinaire, chez Olivier, une fatigue morale et
physique qui persista quelque temps après que la fièvre fut tombée.
Il restait au lit, étendu, pendant des heures, et il n'avait pas envie
de bouger, il regardait. Christophe qui lui tournait le dos, travaillant
à sa table.

Christophe s'absorbait dans son travail. Quand il était las d'écrire,
il se levait brusquement et allait au piano; il jouait, non ce qu'il
avait écrit, mais ce qui lui venait sous les doigts. Alors, se passait
un phénomène étrange. Tandis que ce qu'il écrivait était conçu
dans un style qui rappelait ses œuvres antérieures, ce qu'il jouait
paraissait d'un autre homme. C'était un monde au souffle rauque et
déréglé. Il y avait là un égarement, une incohérence violente ou
brisée, ne rappelant en rien la puissante logique qui régnait dans le
reste de sa musique. On eût dit que ces improvisations irréfléchies,
qui échappaient à l'œil de la conscience, qui jaillissaient de la
chair plus que de la pensée, comme un cri d'animal, révélassent un
déséquilibre de l'âme, un orage se préparant, au fond de l'avenir.
Christophe ne s'en apercevait pas; mais Olivier écoutait, regardait
Christophe, et il était vaguement inquiet. Dans son état de faiblesse,
il avait une pénétration singulière, lointaine: il apercevait des
choses que nul ne remarquait.

Christophe, plaquant un dernier accord, s'arrêta en sueur, hagard; il
promena autour de lui son regard encore trouble, rencontra le regard
d'Olivier, se mit à rire, et retourna à sa table. Olivier demanda:

--Qu'est-ce que c'était, Christophe?

--Rien du tout, dit Christophe. Je remue l'eau, pour attirer le
poisson.

--Est-ce que tu vas écrire cela?

--Cela? Quoi, cela?

--Ce que tu as dit.

--Et qu'est-ce que j'ai dit? Je ne me souviens déjà plus.

--Mais à quoi pensais-tu?

--Je ne sais pas, dit Christophe, se passant la main sur le front.

Il se remit à écrire. Le silence retomba dans la chambre des deux
amis. Olivier continuait de regarder Christophe. Christophe sentait ce
regard; et il se retourna. Les yeux d'Olivier le couvaient avec tant
d'affection!

--Paresseux! dit-il gaiement.

Olivier soupira.

--Qu'as-tu? demanda Christophe.

--Ô Christophe! dire qu'il y a tant de choses en toi, là, près
de moi, des trésors que tu donneras aux autres et dont je n'aurai pas
ma part!...

--Es-tu fou? Qu'est-ce qui te prend?

--Quelle sera ta vie? Par quels dangers, par quelles épreuves
passeras-tu encore?... Je voudrais être avec toi... Je ne verrai rien
de tout cela. Je resterai stupidement en chemin.

--Pour stupide, tu l'es. Crois-tu, par hasard, que même si tu le
voulais, je te laisserais en route?

--Tu m'oublieras, dit Olivier.

Christophe se leva, et alla s'asseoir sur le lit, près d'Olivier; il
lui prit les poignets, moites d'une sueur de faiblesse. Le col de la
chemise s'était ouvert; on voyait la maigre poitrine, la peau frêle et
tendue comme une voile qu'un souffle de vent gonfle et qui va se
déchirer. Les robustes doigts de Christophe reboutonnèrent
maladroitement le col. Olivier se laissait faire.

--Cher Christophe! dit-il tendrement, j'ai eu pourtant un grand
bonheur dans ma vie!

--Ah! çà, qu'est-ce que ces idées? dit Christophe, tu vas aussi
bien que moi.

--Oui, dit Olivier.

--Alors, pourquoi dis-tu des sottises?

--J'ai tort, fit Olivier, honteux et souriant. C'est cette grippe
qui m'abat.

--Il faut se secouer. Houp! Lève-toi.

--Pas maintenant. Plus tard.

Il restait à rêver. Le lendemain, il se leva. Mais ce fut pour
continuer de rêvasser, au coin du feu.

Avril était doux et brumeux. À travers le voile tiède des brouillards
argentés, les petites feuilles vertes dépliaient leurs cocons, les
oiseaux invisibles chantaient le soleil caché. Olivier dévidait le
fuseau de ses souvenirs. Il se revoyait enfant, dans le train qui
l'emportait de sa petite ville, au milieu du brouillard, avec sa mère
qui pleurait. Antoinette était seule, à l'autre coin du wagon... De
délicats profils, des paysages fins, se peignaient au fond de ses yeux.
De beaux vers venaient d'eux-mêmes agencer leurs syllabes et leurs
rythmes chantants. Il était près de sa table; il n'avait qu'à
étendre le bras pour prendre sa plume et noter ces visions poétiques.
Mais la volonté lui manquait; il était las; il savait que le parfum de
ses rêves s'évaporerait dès qu'il voudrait les fixer. C'était
toujours ainsi: le meilleur de lui-même ne pouvait s'exprimer; son
esprit était un vallon plein de fleurs; mais nul n'en avait l'accès;
et dès qu'on les cueillait, les fleurs se flétrissaient. À peine
quelques-unes avaient pu languissamment survivre, quelques frêles
nouvelles, quelques pièces de vers, qui exhalaient une haleine suave et
mourante. Cette impuissance artistique avait été longtemps un des plus
gros chagrins d'Olivier. Sentir tant de vie en soi, que l'on ne peut pas
sauver!...--Maintenant, il était résigné. Les fleurs n'ont pas besoin
qu'on les voie, pour fleurir. Elles n'en sont que plus belles dans les
champs où nulle main ne les cueille. Heureux, les champs en fleurs qui
rêvent, au soleil!--De soleil, il n'y en avait guère; mais les rêves
d'Olivier n'en fleurissaient que mieux. Que d'histoires, tristes,
tendres, fantasques, il se raconta, ces jours-là! Elles venaient on ne
sait d'où, voguaient comme des nuages blancs sur un ciel d'été, elles
se fondaient dans l'air, d'autres leur succédaient; il en était
peuplé. Parfois, le ciel restait vide; dans sa lumière, Olivier
s'engourdissait, jusqu'au moment où de nouveau glissaient, leurs ailes
éployées, les barques silencieuses du rêve.

Le soir, le petit bossu venait. Olivier était si plein de ses histoires
qu'il lui en conta une, souriant et absorbé. Que de fois il parlait
ainsi, regardant devant lui, sans que l'enfant soufflât mot! Il
finissait par oublier sa présence... Christophe, qui arriva au milieu
du récit, fut saisi de sa beauté, et demanda à Olivier de recommencer
l'histoire. Olivier s'y refusa:

--Je suis comme toi, dit-il, je ne la sais déjà plus.

--Ce n'est pas vrai, dit Christophe; toi, tu es un diable de
Français qui sait toujours tout ce qu'il dit et fait, tu n'oublies
jamais rien.

--Hélas! fit Olivier.

--Recommence, alors.

--Cela me fatigue. À quoi bon?

Christophe était fâché.

--Ce n'est pas bien, dit-il. À quoi te sert ta pensée? Ce que tu as,
tu le jettes. C'est perdu pour jamais.

--Rien n'est perdu, dit Olivier.

Le petit bossu sortit de l'immobilité ou il était resté pendant le
récit d'Olivier,--tourné vers la fenêtre, les yeux vagues, la figure
froncée, l'air hostile, sans qu'on pût deviner ce qu'il pensait. Il se
leva et dit:

--Il fera beau, demain.

--Je parie, dit Christophe à Olivier, qu'il n'a même pas écouté.

--Demain, le premier Mai, continua Emmanuel, dont la figure
maussade s'illuminait.

--C'est son histoire, à lui, dit Olivier. Tu me la conteras demain.

--Balivernes! dit Christophe.



Le lendemain, Christophe vint prendre Olivier, pour faire une promenade
dans Paris. Olivier était guéri; mais il éprouvait toujours son
étrange lassitude; il ne tenait pas à sortir, il avait une crainte
vague, il n'aimait pas à se mêler à la foule. Son cœur et son esprit
étaient braves; la chair était débile. Il avait peur des cohues, des
bagarres, de toutes les brutalités; il savait trop qu'il était fait
pour en être victime, sans pouvoir--sans vouloir--se défendre: car il
avait horreur de faire souffrir, autant que de souffrir. Les corps
maladifs répugnent plus que les autres à la souffrance physique, parce
qu'ils la connaissent mieux, et que leur imagination la leur représente
plus immédiate et plus saignante. Olivier rougissait de cette lâcheté
de son corps que contredisait le stoïcisme de sa volonté, et il
s'efforçait de la combattre. Mais, ce matin, tout contact avec les
hommes lui était pénible, il eût voulu rester enfermé, tout le jour.
Christophe le semonça, le railla, voulut à tout prix qu'il sortit,
pour s'arracher à sa torpeur: depuis dix jours il n'avait pas pris
l'air. Olivier faisait mine de ne pas entendre. Christophe dit:

--C'est bon, je m'en vais sans toi. Je vais voir leur premier Mai.
Si je ne suis pas revenu ce soir, tu te diras que je suis coffré.

Il partit. Dans l'escalier, Olivier le rejoignit. Il ne voulait
pas laisser son ami aller seul.

Peu de monde dans les rues. Quelques petites ouvrières, fleuries d'un
brin de muguet. Des ouvriers endimanchés se promenaient, d'un air
désœuvré. À des coins de rues, près des stations du Métro, des
agents, par paquets, se tenaient dissimulés. Les grilles du Luxembourg
étaient fermées. Le temps restait toujours brumeux et tiède. Il y
avait si longtemps qu'on n'avait vu le soleil!... Les deux amis allaient
au bras l'un de l'autre. Ils parlaient peu; ils s'aimaient bien.
Quelques mots évoquaient des choses intimes et passées. Devant une
mairie, ils s'arrêtèrent pour regarder le baromètre, qui avait une
tendance à remonter.

--Demain, dit Olivier, je verrai le soleil.

Ils étaient tout près de la maison de Cécile. Ils pensèrent à entrer
pour embrasser l'enfant.

--Non, ce sera pour le retour.

De l'autre côté de l'eau, ils commencèrent à rencontrer plus de
monde. Des promeneurs paisibles, des costumes et des visages du
dimanche; des badauds avec leurs enfants; des ouvriers qui flânaient.
Deux ou trois portaient à la boutonnière l'églantine rouge; ils
avaient l'air inoffensifs: c'étaient des révolutionnaires qui se
forçaient à l'être; on sentait chez eux un cœur optimiste, qui se
satisfaisait des moindres occasions de bonheur: qu'il fit beau ou
simplement passable, en ce jour de congé, ils en étaient
reconnaissants... ils ne savaient trop à qui... à tout ce qui les
entourait. Ils allaient sans se presser, épanouis, admirant les
bourgeons des arbres, les toilettes des petites filles qui passaient;
ils disaient avec orgueil:

--Il n'y a qu'à Paris qu'on peut voir des enfants aussi bien
habillés...

Christophe plaisantait le fameux mouvement prédit... Bonnes gens!...
Il avait de l'affection pour eux, avec un grain de mépris.

À mesure qu'ils avançaient, la foule s'épaississait. De louches
figures blêmes, des gueules crapuleuses, se glissaient dans le courant,
aux aguets, attendant l'heure et la proie à happer. La bourbe était
remuée. À chaque pas, la rivière se faisait plus trouble. Maintenant,
elle coulait, opaque. Comme des bulles d'air venues du fond qui montent
à la surface grasse, des voix qui s'appelaient, des coups de sifflet,
des cris de camelots, perçaient le bruissement de cette multitude et en
faisaient mesurer les couches amoncelées. Au bout de la rue, près du
restaurant d'Aurélie, c'était un bruit d'écluses. La foule se brisait
contre des barrages de police et de troupes. Devant l'obstacle, elle
formait une masse pressée, qui houlait, sifflait, chantait, riait, avec
des remous contradictoires... Rire du peuple, seul moyen d'exprimer
mille sentiments obscurs, qui ne peuvent trouver un débouché par les
mots!...

Cette foule n'était pas hostile. Elle ignorait ce qu'elle voulait. En
attendant qu'elle le sût, elle s'amusait,--à sa façon, nerveuse,
brutale, sans méchanceté encore,--à pousser et à être poussée, à
insulter les agents, ou à s'apostropher. Mais peu à peu, elle
s'énervait. Ceux qui venaient par derrière, impatientés de ne rien
voir, étaient d'autant plus provocants qu'ils avaient moins à risquer,
sous le couvert de ce bouclier humain. Ceux qui étaient devant,
écrasés entre ceux qui poussaient et ceux qui résistaient,
s'exaspéraient d'autant plus que leur situation devenait intolérable;
la force du courant qui les pressait centuplait leur propre force. Et
tous, à mesure qu'ils étaient plus serrés les uns contre les autres,
comme un bétail, sentaient la chaleur du troupeau qui leur pénétrait
la poitrine et les reins; il leur semblait qu'ils ne formaient qu'un
bloc; et chacun était tous, et chacun était un géant Briarée. Une
vague de sang refluait, par moments, au cœur du monstre à mille
têtes; les regards se faisaient haineux, et les cris meurtriers. Des
individus qui se dissimulaient, au troisième ou au quatrième rang,
commencèrent à jeter des pierres. Aux fenêtres des maisons, des
familles regardaient; elles se croyaient au spectacle; elles excitaient
la foule, et attendaient, avec un petit frémissement d'impatience
angoissée, que la troupe chargeât.

Au milieu de ces masses compactes, à coups de genoux et de coudes,
Christophe se frayait son chemin, comme un coin. Olivier le suivait. Le
bloc vivant s'entr'ouvrait, un instant, pour les laisser passer, et se
refermait aussitôt derrière eux. Christophe jubilait. Il avait
complètement oublié que, cinq minutes avant, il niait la possibilité
d'un mouvement populaire. À peine avait-il mis la jambe dans le courant
qu'il était happé: étranger à cette foule française et à ses
revendications, il s'y était subitement fondu; peu lui importait ce
qu'elle voulait: il voulait! Peu lui importait où il allait: il allait,
respirant ce souffle de démence...


Olivier suivait, entraîné, mais sans joie, lucide, ne perdant jamais
la conscience de soi, mille fois plus étranger que Christophe aux
passions de ce peuple qui était le sien, et emporté pourtant par elles
comme une épave. La maladie, qui l'avait affaibli, détendait ses liens
avec la vie. Qu'il se sentait loin de ces gens!... Comme il était sans
délire et que son esprit était libre, les plus petits détails des
choses s'inscrivaient en lui. Il regardait avec délices la nuque dorée
d'une fille devant lui, son cou pâle et fin. Et en même temps, l'âcre
odeur qui fermentait de ces corps entassés l'écœurait.

--Christophe! supplia-t-il.

Christophe n'écoutait pas.

--Christophe!

--Hé?

--Rentrons.

--Tu as peur? dit Christophe.

Il continua son chemin. Olivier, avec un sourire triste, le suivit.

À quelques rangs devant eux, dans la zone dangereuse où le peuple
refoulé formait comme une barre, il aperçut juché sur le toit d'un
kiosque à journaux son ami le petit bossu. Accroché des deux mains,
accroupi dans une pose incommode, il regardait en riant par delà la
muraille des troupes; et il se retournait vers la foule, d'un air de
triomphe. Il remarqua Olivier, et lui adressa un regard rayonnant; puis,
il se mit de nouveau à épier là-bas, du côté de la place, avec des
yeux élargis d'espoir, attendant... Quoi donc?--Ce qui devait venir...
Il n'était pas le seul. Bien d'autres, autour de lui, attendaient le
miracle! Et Olivier, regardant Christophe, vit que Christophe attendait
aussi...

Il appela l'enfant, lui cria de descendre. Emmanuel fit mine de ne pas
entendre, et ne regarda plus. Il avait vu Christophe. Il était bien
aise de s'exposer dans la bagarre, en partie pour montrer son courage à
Olivier, en partie pour le punir de ce qu'il était avec Christophe.

Cependant, ils avaient retrouvé dans la foule quelques-uns de leurs
amis,--Coquard à la barbe d'or, qui, lui, n'attendait rien que quelques
bousculades, et qui, d'un œil expert, surveillait le moment où le vase
allait déborder. Plus loin, la belle Berthe, qui échangeait des mots
verts avec ses voisins, en se faisant peloter. Elle avait réussi à se
glisser au premier rang, et elle s'enrouait à insulter les agents.
Coquard s'approcha de Christophe. Christophe, en le voyant, retrouva sa
gouaillerie:

--Qu'est-ce que j'avais dit? Il ne se passera rien du tout.

--Savoir! dit Coquard. Ne restez pas trop là. Ça ne tardera pas
à se gâter.

--Quelle blague! fit Christophe.

À ce moment, les cuirassiers, lassés de recevoir des pierres,
avancèrent pour déblayer les entrées de la place; les brigades
centrales marchaient devant, au pas de course. Aussitôt, la débandade
commença. Selon le mot de l'Évangile, les premiers furent les
derniers. Mais ils s'appliquèrent à ne pas le rester longtemps. Pour
se dédommager de leur déroute, les fuyards furieux huaient ceux qui
les poursuivaient, et criaient: «Assassins!» avant que le premier coup
eût été porté. Berthe filait entre les rangs, comme une anguille, et
poussait des cris aigus. Elle rejoignit ses amis; à l'abri derrière le
vaste dos de Coquard, elle reprit haleine, se serra contre Christophe,
lui pinça le bras, par peur ou pour toute autre raison, décocha une
œillade à Olivier, et montra le poing à l'ennemi, en glapissant.
Coquard prit Christophe par le bras, et lui dit:

--Allons chez Aurélie.

Ils n'avaient que quelques pas à faire. Avec Graillot, Berthe les y
avait précédés. Christophe allait entrer, suivi par Olivier. La rue
était en dos d'âne. Du trottoir, devant la crèmerie, on dominait la
chaussée, du haut de cinq à six marches. Olivier respirait, sorti du
flot. Il répugna à l'idée de se retrouver dans l'atmosphère
empestée du cabaret et les braillements de ces énergumènes. Il dit à
Christophe:

--Je vais à la maison.

--Va, mon petit, dit Christophe, je te rejoindrai dans une heure.

--Ne t'expose plus, Christophe!

--Trembleur! fit Christophe, en riant.

Il entra dans la crèmerie.

Olivier allait tourner l'angle de la boutique. Quelques pas encore, et
il était dans une ruelle transversale qui l'éloignait de la
bousculade. L'image de son petit protégé lui traversa l'esprit. Il se
retourna et le chercha des yeux. Il l'aperçut, à l'instant précis où
Emmanuel, qui s'était laissé choir de son poste d'observation, roulait
par terre, bousculé par la foule; les fuyards passaient dessus; les
agents arrivaient. Olivier ne réfléchit point: il sauta en bas des
marches, et courut au secours. Un terrassier vit le danger, les sabres
dégainés, Olivier qui tendait la main à l'enfant pour le relever, le
flot brutal des agents qui les renversaient tous deux. Il cria, et se
précipita, à son tour. Des camarades le suivirent en courant.
D'autres, qui étaient sur le seuil du cabaret. Puis, à leurs appels,
les autres qui étaient rentrés. Les deux bandes se prirent à la
gorge, comme des chiens. Et les femmes, restées en haut des marches,
hululaient.--Ainsi, le petit bourgeois aristocrate déclencha le ressort
de la bataille, que nul ne voulait moins que lui...

Christophe, entraîné par les ouvriers, s'était jeté dans la bagarre,
sans savoir qui l'avait causée. Il était à cent lieues de penser
qu'Olivier s'y trouvait mêlé. Il le croyait bien loin déjà, tout à
fait à l'abri. Impossible de rien voir du combat. Chacun avait assez à
faire de regarder qui l'attaquait. Olivier avait disparu dans le
tourbillon: une barque qui coule au fond... Un coup de pointe, qui ne
lui était pas destiné, l'avait atteint au sein gauche; il venait de
tomber; la foule le piétinait. Christophe avait été balayé par un
remous jusqu'à l'autre extrémité du champ de bataille. Il n'y
apportait aucune animosité; il se laissait pousser et poussait avec
allégresse, ainsi qu'à une foire de village. Il pensait si peu à la
gravité des choses qu'il eut l'idée bouffonne, empoigné par un agent
à la carrure énorme et l'empoignant à bras-le-corps, de lui dire:

--Un tour de valse, mademoiselle?

Mais un second agent lui ayant sauté sur le dos, il se secouait comme
un sanglier, et il les bourrait de coups de poing tous les deux: il
n'entendait pas se laisser prendre. L'un de ses adversaires, celui qui
l'avait saisi par derrière, roula sur les pavés. L'autre, furieux,
dégaina. Christophe vit la pointe du sabre à deux doigts de sa
poitrine; il l'esquiva et, tordant le poignet de l'homme, il tâcha de
lui arracher l'arme. Il ne comprenait plus; jusqu'à ce moment, ce lui
avait semblé un jeu... Ils restaient là à lutter, et ils se
soufflaient au visage. Il n'eut pas le temps de réfléchir. Il aperçut
le meurtre dans les yeux de l'autre; et le meurtre s'éveilla en lui. Il
vit qu'il allait être égorgé comme un mouton. D'un brusque mouvement,
il retourna le poignet et le sabre contre la poitrine de l'homme; il
enfonça, il sentit qu'il tuait, il tua. Et soudain, tout changea, à
ses yeux; il était ivre, il hurla.

Ses cris produisirent un effet inimaginable. La foule avait flairé le
sang. En un instant, elle devint une meute féroce. On tirait, de tous
côtés. Aux fenêtres des maisons parut le drapeau rouge. Et le vieil
atavisme des révolutions parisiennes fit surgir une barricade. La rue
fut dépavée, des becs de gaz tordus, des arbres abattus, un omnibus
renversé. On utilisa une tranchée ouverte depuis des mois pour les
travaux du Métropolitain. Les grilles de fonte, autour des arbres,
brisées en morceaux, fournirent des projectiles. Des armes sortaient
des poches et du fond des maisons. En moins d'une heure, ce fut
l'insurrection: tout le quartier en état de siège. Et sur la
barricade, Christophe, méconnaissable, hurlait son chant
révolutionnaire, que vingt voix répétaient.


Olivier avait été porté chez Aurélie. Il était sans connaissance.
On l'avait déposé dans l'arrière-boutique sombre, sur un lit. Au
pied, le petit bossu se tenait, atterré. Berthe avait eu d'abord une
grosse émotion: elle avait cru, de loin, que Graillot était blessé,
et son premier cri, en reconnaissant Olivier, avait été:

--Quel bonheur! Je croyais que c'était Léopold...

Maintenant apitoyée, elle embrassait Olivier, et lui soutenait la tête
sur l'oreiller. Avec sa tranquillité habituelle, Aurélie avait défait
les vêtements et appliquait un premier pansement. Manousse Heimann se
trouvait là fort à propos, avec Canet, son inséparable. Par
curiosité, comme Christophe, ils étaient venus regarder la
manifestation; ils avaient assisté à la bagarre et vu tomber Olivier.
Canet pleurait comme un veau; et en même temps, il pensait:

--Que suis-je venu faire dans cette galère?

Manousse examina le blessé; tout de suite il le jugea perdu. Il avait
de la sympathie pour Olivier; mais il n'était pas homme à s'attarder
sur l'irrémédiable; et il ne s'occupa plus de lui, pour songer à
Christophe. Il admirait Christophe, comme un cas pathologique. Il savait
ses idées sur la Révolution; et il voulait l'arracher au danger
stupide que Christophe courait pour une cause qui n'était pas la
sienne. Le risque de se faire casser la tête dans l'échauffourée
n'était pas le seul: si Christophe était pris, tout le désignait à
des représailles. On l'en avait prévenu depuis longtemps, la police le
guettait; on lui ferait endosser non seulement ses sottises, mais aussi
celles des autres. Xavier Bernard, que Manousse venait de rencontrer,
rôdant parmi la foule, autant par amusement que par devoir
professionnel, lui avait fait signe en passant, et lui avait dit:

--Votre Krafft est idiot. Croiriez-vous qu'il est en train de
faire le joli cœur sur la barricade! Nous ne le raterons pas,
cette fois. Nom de Dieu! Faites-le filer.

Plus facile à dire qu'à faire! Si Christophe venait à savoir
qu'Olivier mourait, il deviendrait fou furieux, il tuerait, il
serait tué. Manousse dit à Bernard:

--S'il ne part pas sur-le-champ, il est perdu. Je vais l'enlever.

--Comment?

--Dans l'auto de Canet, qui est là, au coin de la rue.

--Mais pardon, pardon... dit Canet, suffoqué.

--Tu le mèneras à Laroche, continua Manousse. Vous arriverez à
temps pour l'express de Pontarlier. Tu l'emballeras pour la Suisse.

--Il ne voudra jamais.

--Il voudra. Je vais lui dire que Jeannin l'y rejoindra, qu'il
est déjà parti.

Sans écouter les objections de Canet, Manousse alla chercher Christophe
sur la barricade. Il n'était pas fort brave, il faisait le gros dos,
chaque fois qu'il entendait un coup de feu; et il comptait les pavés
sur lesquels il marchait,--(nombre pair ou impair)--pour savoir s'il
serait tué. Mais il ne recula pas, il alla jusqu'au bout. Quand il
arriva, Christophe, juché sur une roue de l'omnibus renversé,
s'amusait à tirer en l'air des coups de revolver. Autour de la
barricade, la tourbe de Paris, vomie des pavés, avait grossi comme
l'eau sale d'un égout après une forte pluie. Les premiers combattants
étaient noyés par elle. Manousse héla Christophe, qui lui tournait le
dos. Christophe n'entendit pas. Manousse grimpa vers lui, le tira par la
manche. Christophe le repoussa, faillit le faire tomber. Manousse,
tenace, de nouveau se hissa, et cria:

--Jeannin...

Dans le vacarme, le reste de la phrase se perdit. Christophe se tut
brusquement, laissa tomber son revolver, et, dégringolant de son
échafaudage, il rejoignit Manousse, qui l'entraîna.

--Il faut fuir, dit Manousse.

--Où est Olivier?

--Il faut fuir, répéta Manousse.

--Pourquoi diable? dit Christophe.

--Dans une heure, la barricade sera prise. Ce soir, vous serez arrêté.

--Et qu'est-ce que j'ai fait?

--Regardez vos mains... Allons!... Votre affaire est claire, on ne
vous épargnera pas. Tous vous ont reconnu. Pas un instant à perdre.

--Où est Olivier?

--Chez lui.

--Je vais le rejoindre.

--Impossible. La police vous attend, à la porte. Il m'envoie vous
prévenir. Filez.

--Où voulez-vous que j'aille?

--En Suisse. Canet vous enlève dans son auto.

--Et Olivier?

--Nous n'avons pas le temps de causer...

--Je ne pars pas sans le voir.

--Vous le verrez là-bas. Il vous retrouvera demain. Il prend le
premier train. Vite! Je vous expliquerai.

Il empoigna Christophe. Christophe, étourdi par le bruit et par le vent
de folie qui venait de souffler en lui, incapable de comprendre ce qu'il
avait fait et ce qu'on demandait de lui, se laissa entraîner. Manousse
le prit par un bras, de l'autre main prit Canet, qui n'était pas ravi
du rôle qu'on lui attribuait dans l'affaire; et il les installa dans
l'auto. Le bon Canet eût été navré que Christophe fût pris; mais il
eût préféré que ce fût un autre que lui qui le sauvât. Manousse le
connaissait. Et comme sa poltronnerie lui inspirait des doutes, sur le
point de les quitter, au moment où l'auto s'ébrouait pour partir, il
se ravisa soudain, et monta auprès d'eux.



Olivier n'avait pas repris connaissance. Il n'y avait plus dans la
chambre qu'Aurélie et le petit bossu. La triste chambre, sans air et
sans lumière! Il faisait presque nuit... Olivier, un instant, émergea
de l'abîme. Sur sa main il sentit les lèvres et les larmes d'Emmanuel.
Il sourit faiblement, et mit avec effort sa main sur la tête de
l'enfant. Comme sa main était lourde!... Il disparut de nouveau...


Près de la tête du mourant, sur l'oreiller, Aurélie avait placé un
petit bouquet du premier Mai, quelques brins de muguet. Un robinet mal
fermé s'égouttait dans la cour, sur un seau. Des images tremblèrent,
une seconde, au fond de la pensée, comme une lumière qui va
s'éteindre... Une maison de province, des glycines aux murs; un jardin,
où un enfant jouait: il était couché sur une pelouse; un jet d'eau
s'égrenait dans la vasque de pierre. Une petite fille riait...



DEUXIÈME PARTIE



Ils sortirent de Paris. Ils traversèrent les vastes plaines ensevelies
dans le brouillard. C'était par un soir semblable que Christophe, dix
ans avant, était arrivé à Paris. Il fuyait alors, déjà, comme
aujourd'hui. Mais alors, l'ami vivait, l'ami qui l'aimait; et
Christophe, sans le savoir, alors, fuyait vers lui...

Pendant la première heure, Christophe était encore dans l'excitation
de la lutte; il parlait beaucoup et fort; il racontait, d'une façon
saccadée, ce qu'il avait vu et fait; il était fier de ses prouesses.
Manousse et Canet parlaient aussi pour l'étourdir. Peu à peu, la
fièvre tomba, et Christophe se tut; ses deux compagnons continuèrent
seuls de parler. Il était ahuri par les aventures de l'après-midi,
mais nullement abattu. Il se souvint du temps où il s'était enfui
d'Allemagne. Fuir, toujours fuir... Il rit. C'était sans doute sa
destinée! Quitter Paris ne lui causait pas de peine: la terre est
vaste; les hommes sont partout les mêmes. Où qu'il fût, ce ne lui
importait guère, pourvu qu'il fût avec son ami. Il comptait le
rejoindre, le matin suivant...

Ils arrivèrent à Laroche. Manousse et Canet ne le quittèrent point
qu'ils ne l'eussent vu dans le train qui partait. Christophe se fit
répéter l'endroit où il devait descendre, et le nom de l'hôtel, et
la poste où il trouverait des nouvelles. Malgré eux, en le quittant,
ils avaient des mines funèbres. Christophe leur serra gaiement la main.

--Allons, leur cria-t-il, ne faites pas ces figures d'enterrement.
On se reverra, que diable! Ce n'est pas une affaire! Nous vous écrirons
demain.

Le train partit. Ils le regardèrent s'éloigner.

--Pauvre diable! dit Manousse.

Ils remontèrent dans l'auto. Ils se taisaient. Au bout de quelque
temps, Canet dit à Manousse:

--Je crois que nous venons de commettre un crime.

Manousse ne répondit rien d'abord, puis il dit:

--Bah! les morts sont morts. Il faut sauver les vivants.


Avec la nuit qui était venue, l'excitation de Christophe tomba tout à
fait. Rencogné dans un angle de son compartiment, il méditait,
dégrisé et glacé. En regardant ses mains, il y vit du sang, qui
n'était pas le sien. Il eut un frisson de dégoût. La scène du
meurtre reparut. Il se rappela qu'il avait tué; et il ne savait plus
pourquoi. Il recommença à se raconter la scène de la bataille; mais
il la voyait, cette fois, avec d'autres yeux. Il ne comprenait plus
comment il y avait été mêlé. Il reprit le récit de la journée,
depuis l'instant où il était sorti de la maison avec Olivier; il refit
avec lui le chemin à travers Paris, jusqu'au moment où il avait été
aspiré dans le tourbillon. À ce moment, il cessait de comprendre; la
chaîne de ses pensées se rompait: comment avait-il pu crier, frapper,
vouloir avec ces hommes dont il ne partageait pas la foi? Ce n'était
pas lui!... Éclipse de sa conscience et de sa volonté!... Il en était
stupéfait et honteux. Il n'était donc pas son maître? Et qui était
son maître?... Il était emporté par l'express dans la nuit; et la
nuit intérieure où il était emporté n'était pas moins sombre, ni la
force inconnue moins vertigineuse..... Il secoua son trouble; mais ce
fut pour changer de souci. À mesure qu'il approchait du but, il pensait
davantage à Olivier; et il commençait à ressentir une inquiétude,
sans raison.

Au moment d'arriver, il regarda par la portière si, sur le quai de la
gare, la chère figure connue... Personne. Il descendit, regardant
toujours autour de lui. Une ou deux fois, il eut l'illusion... Non, ce
n'était pas «lui». Il alla à l'hôtel convenu. Olivier n'y était
point. Christophe n'avait pas lieu d'en être surpris: comment Olivier
l'y eût-il devancé?... Mais dès lors, l'angoisse de l'attente
commença.

C'était le matin. Christophe monta dans sa chambre. Il redescendit. Il
déjeuna. Il flâna dans les rues. Il affectait d'avoir l'esprit libre;
il regardait le lac, les étalages des boutiques; il plaisantait avec la
fille du restaurant, il feuilletait les journaux illustrés... Il ne
s'intéressait à rien. La journée se traînait, lente et lourde. Vers
sept heures du soir, Christophe qui, ne sachant que faire, avait dîné
plus tôt et de mauvais appétit, remonta dans sa chambre, en priant
qu'aussitôt que viendrait l'ami qu'il attendait, on le conduisît chez
lui. Il s'assit devant sa table, le dos tourné à la porte. Il n'avait
rien pour l'occuper, aucun bagage, aucun livre; seulement un journal,
qu'il venait d'acheter; il se forçait à le lire; son attention était
ailleurs: il écoutait le bruit des pas dans le corridor. Tous ses sens
étaient surexcités par la fatigue d'une journée d'attente et d'une
nuit sans sommeil.

Brusquement, il entendit qu'on ouvrait la porte. Un sentiment
indéfinissable fit qu'il ne se retourna pas d'abord. Il sentit une main
s'appuyer sur son épaule. Alors, il se retourna, et vit Olivier, qui
souriait. Il ne s'en étonna pas, il dit:

--Ah! te voilà enfin!

Le mirage s'effaça...

Christophe se leva violemment, repoussant la table et sa chaise, qui
tomba. Ses cheveux se hérissaient. Il resta un moment, livide, claquant
des dents...

À partir de cette minute,--(il avait beau ne rien savoir, et se
répéter: «Je ne sais rien»)--il savait tout. Il était sûr de ce qui
allait venir.

Il ne put rester dans sa chambre. Il sortit dans la rue, il marcha
pendant une heure. À son retour, dans le vestibule de l'hôtel, le
portier lui remit une lettre. La lettre. Il était sûr qu'elle serait
là. Sa main tremblait, en la prenant. Il remonta chez lui pour la lire.
Il l'ouvrit, il vit qu'Olivier était mort. Et il s'évanouit.

La lettre était de Manousse. Manousse disait qu'en lui cachant ce
malheur, la veille, pour hâter son départ, ils n'avaient fait
qu'obéir au vœu d'Olivier, qui voulait que son ami fût sauvé,--qu'il
n'eût servi de rien à Christophe de rester, sinon pour se perdre
aussi,--qu'il lui fallait se conserver pour la mémoire de son ami, et
pour ses autres amis, et pour sa propre gloire... etc... etc... Aurélie
avait ajouté trois lignes de sa grosse écriture tremblée, pour dire
qu'elle prendrait bien soin du pauvre petit monsieur...


Quand Christophe revint à lui, il eut une crise de fureur. Il voulait
tuer Manousse. Il courut à la gare. Le vestibule de l'hôtel était
vide, les rues désertes; dans la nuit, les rares passants attardés ne
remarquèrent pas cet homme aux yeux tous, qui haletait. Il était
cramponné à son idée fixe, comme un bouledogue qui mord: «Tuer
Manousse! Tuer!...» Il voulut revenir à Paris. Le rapide de nuit
était parti, une heure avant. Il fallait attendre au lendemain matin.
Impossible d'attendre! Il prit le premier train qui partait dans la
direction de Paris. Un train qui s'arrêtait à toutes les stations.
Seul, dans le wagon, Christophe criait:

--Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai!

À la deuxième station après la frontière française, le train
s'arrêta tout à fait; il n'allait pas plus loin. Christophe,
frémissant de rage, descendit, demandant un autre train, questionnant,
se heurtant à l'indifférence des employés à demi endormis. Quoi
qu'il fit, il arriverait trop tard. Trop tard pour Olivier. Il ne
parviendrait même pas à rejoindre Manousse. Il serait arrêté avant.
Que faire? Que vouloir? Continuer? Revenir? À quoi bon? À quoi bon?...
Il songea à se livrer à un gendarme qui passait. Un obscur instinct de
vivre le retint, lui conseilla de retourner en Suisse. Aucun train ne
partait plus, dans l'une ou l'autre direction, avant deux ou trois
heures. Christophe s'assit dans la salle d'attente, ne put rester,
sortit de la gare, prit une route au hasard dans la nuit. Il se trouva
au milieu de la campagne déserte,--des prairies, coupées ça et là de
bouquets de sapins, avant-garde d'une forêt. Il s'y enfonça. À peine
y eut-il fait quelques pas qu'il se jeta par terre, et cria:

--Olivier!

Il se coucha en travers de la route, et sanglota.

Longtemps après, un sifflet de train, au loin, le fit se relever. Il
voulut retourner à la gare. Il se trompa de chemin. Il marcha, toute la
nuit. Que lui importait, ici ou là? Marcher pour ne pas penser, marcher
jusqu'à ce qu'on ne pense plus, jusqu'à ce qu'on tombe mort. Ah! si
l'on pouvait être mort!...

À l'aube, il se trouva dans un village français, très loin de la
frontière. Toute la nuit, il s'en était éloigné. Il entra dans une
auberge, mangea voracement, repartit, marcha encore. Dans la journée,
il s'écroula au milieu d'un pré, il y resta jusqu'au soir, endormi.
Lorsqu'il se réveilla, une nouvelle nuit commençait. Sa fureur était
tombée. Il ne lui restait plus qu'une douleur atroce, irrespirable. Il
se traîna jusqu'à une ferme, demanda un morceau de pain, une botte de
paille pour dormir. Le fermier le dévisagea, lui coupa une tranche de
miche, le conduisit dans l'étable, l'enferma. Couché dans la litière,
près des vaches à l'odeur fade, Christophe dévorait son pain. Son
visage ruisselait de larmes. Sa faim et sa douleur ne pouvaient
s'apaiser. Cette nuit encore, le sommeil le délivra, pour quelques
heures, de ses peines. Il se réveilla le lendemain, au bruit de la
porte qui s'ouvrait. Il resta étendu, sans bouger. Il ne voulait plus
revivre. Le fermier s'arrêta devant lui, et le regarda longuement; il
tenait à la main un papier sur lequel il jeta les yeux. Enfin, l'homme
fit un pas, et mit sous le nez de Christophe un journal. Son portrait,
en première page.

--C'est moi, dit Christophe. Livrez-moi.

--Levez-vous, dit le fermier.

Christophe se leva. L'homme lui fit signe de le suivre. Ils passèrent
derrière la grange, prirent un sentier qui tournait, au milieu des
arbres fruitiers. Arrivés à une croix, le fermier montra un chemin à
Christophe, et lui dit:

--La frontière est par là.

Christophe reprit sa route, machinalement. Il ne savait pourquoi il
marchait. Il était brisé de corps et d'âme; il avait envie de
s'arrêter, à chaque pas. Mais il sentait que s'il s'arrêtait, il ne
pourrait plus repartir de l'endroit où il serait tombé. Il marcha,
tout le jour encore. Il n'avait plus un sou pour acheter du pain.
D'ailleurs, il évitait de traverser les villages. Par un sentiment
bizarre qui échappait à sa raison, cet homme qui voulait mourir avait
peur d'être pris; son corps était comme un animal traqué qui fuit.
Ses misères physiques, la fatigue, la faim, une terreur obscure qui se
levait de son être épuisé, étouffaient pour l'instant sa détresse
morale. Il aspirait seulement à trouver un asile, où il lui fût
permis de s'enfermer avec elle et de s'en repaître.

Il passa la frontière. Au loin, il vit une ville que dominaient des
tours aux clochetons effilés et des cheminées d'usines, dont les
longues fumées, comme des rivières noires, monotones, coulaient,
toutes dans le même sens, sous la pluie, dans l'air gris. Il était
près de tomber. À cet instant, il se rappela qu'il connaissait dans
cette ville un docteur de son pays, un certain Erich Braun, qui lui
avait écrit, l'an passé, après un de ses succès, pour se rappeler à
lui. Si médiocre que fût Braun et si peu qu'il eût été mêlé à sa
vie, Christophe, par un instinct de bête blessée, fit un suprême
effort pour aller tomber chez quelqu'un qui ne lui fût pas tout à fait
un étranger.



Sous le voile de fumées et de pluie, il entra dans la ville grise et
rouge. Il marcha au travers, sans rien voir, demandant son chemin, se
trompant, revenant sur ses pas, errant au hasard. Il était à bout de
forces. Par une dernière tension de sa volonté bandée, il lui fallut
gravir des ruelles escarpées, des escaliers qui montaient au sommet
d'une étroite colline, chargée de maisons, serrées autour d'une
église sombre. Soixante marches en pierre rouge, groupées par trois ou
par six. Entre chaque groupe de marches, une plateforme exiguë pour la
porte d'une maison. À chacune, Christophe reprenait haleine, en
chancelant. Là-haut, au-dessus de la tour, des corbeaux tournoyaient.

Enfin, il lut sur une porte le nom qu'il cherchait. Il frappa.--La
ruelle était dans la nuit. De fatigue, il ferma les yeux. Nuit
noire en lui.... Des siècles passèrent...


La porte étroite s'entr'ouvrit. Sur le seuil parut une femme. Son
visage était dans l'ombre; mais sa silhouette se détachait sur le fond
clair d'un petit jardin, que l'on apercevait au bout du long corridor,
au couchant. Elle était grande, se tenait droite, sans parler,
attendant qu'il parlât. Il ne voyait pas ses yeux; il sentait leur
regard. Il demanda le docteur Erich Braun, et se nomma. Les mots
sortaient avec peine de sa gorge. Il était épuisé de fatigue, de soif
et de faim. Sans un mot, la femme rentra; et Christophe la suivit dans
une pièce aux volets clos. Dans l'obscurité, il se heurta contre elle;
ses genoux et son ventre pressèrent ce corps silencieux. Elle sortit et
ferma la porte sur lui, le laissant seul, sans lumière. Il restait
immobile, de crainte de renverser quelque chose, appuyé au mur, le
front contre la paroi lisse; ses oreilles bourdonnaient; dans ses yeux,
les ténèbres dansaient.

À l'étage au-dessus, une chaise remuée, des exclamations de surprise,
une porte fermée avec fracas. De lourds pas descendirent l'escalier.

--Où est-il? demandait une voix connue.

La porte de la chambre se rouvrit.

--Comment! On l'a laissé dans l'obscurité! Anna! Sacre-bleu! Une
lumière!

Christophe était si faible, il se sentait si perdu que le son de cette
voix bruyante, mais cordiale, lui fit du bien, dans sa misère. Il
saisit les mains qu'on lui tendait. La lumière était venue. Les deux
hommes se regardèrent. Braun était petit; il avait la figure rouge
avec une barbe noire, dure et mal plantée, de bons yeux qui riaient
derrière des lunettes, un large front bosselé, ridé, tourmenté,
inexpressif, des cheveux soigneusement collés au crâne et divisés par
une raie qui descendait jusqu'à la nuque. Il était parfaitement laid;
mais Christophe éprouvait un bien-être à le regarder et à serrer ses
mains. Braun ne cachait pas sa surprise.

--Bon Dieu! qu'il est changé! Dans quel état!

--Je viens de Paris, dit Christophe. Je me suis sauvé.

--Je sais, je sais, nous avons vu dans le journal, on disait que
vous étiez pris. Dieu soit loué! Nous avons bien pensé à vous, Anna
et moi.

Il s'interrompit, et montrant à Christophe la figure silencieuse
qui l'avait accueilli dans la maison:

--Ma femme.

Elle était restée à l'entrée de la chambre, une lampe à la main. Un
visage taciturne, au fort menton. La lumière tombait sur ses cheveux
bruns aux reflets roux et sur ses joues, d'un teint mat. Elle tendit la
main à Christophe, d'un geste raide, le coude serré au corps; il la
prit sans regarder. Il défaillait.

--Je suis venu... essaya-t-il d'expliquer. J'ai pensé que voudriez
bien... si je ne vous gêne pas trop... me recevoir, un jour...

Braun ne le laissa pas achever.

--Un jour!... Vingt jours, cinquante, autant qu'il vous plaira. Tant que
vous serez dans ce pays, vous logerez dans notre maison; et j'espère
que ce sera longtemps. C'est un honneur et un bonheur pour nous.

Ces affectueuses paroles bouleversèrent Christophe. Il se jeta dans
les bras de Braun.

--Mon bon Christophe, mon bon Christophe, disait Braun... Il
pleure... Eh bien, qu'est-ce qu'il a donc?.... Anna! Anna!... Vite!
Il s'évanouit...

Christophe s'était affaissé dans les bras de son hôte. La syncope
qu'il sentait venir depuis quelques heures l'avait terrassé.

Quand il rouvrit les yeux, il était couché dans un grand lit. Une
odeur de terre humide montait par la fenêtre ouverte. Braun était
penché sur lui.

--Pardon, balbutia Christophe, entachant de se relever.

--Mais il meurt de faim! cria Braun.

La femme sortit, revint avec une tasse, le fit boire. Braun lui
soutenait la tête. Christophe reprenait vie; mais la fatigue était
plus forte que la faim; à peine la tête remise sur l'oreiller, il
s'endormit. Braun et sa femme le veillèrent; puis, voyant qu'il n'avait
besoin que de repos, ils le laissèrent.



C'était un de ces sommeils qui semblent durer des années, sommeil
accablé, accablant, comme du plomb au fond d'un lac. On est la proie de
la lassitude amoncelée et des hallucinations monstrueuses qui rôdent
éternellement aux portes de la volonté. Il voulait s'éveiller,
brûlant, brisé, perdu dans cette nuit inconnue; il entendait des
horloges sonner d'éternelles demies; il ne pouvait respirer, ni penser,
ni bouger; il était ligoté, bâillonné, comme un homme que l'on noie,
il voulait se débattre et retombait au fond.--L'aube arriva enfin,
l'aube tardive et grise d'un jour pluvieux. L'intolérable chaleur qui
le consumait tomba; mais son corps gisait sous une montagne. Il se
réveilla. Réveil terrible...

--Pourquoi rouvrir les yeux? Pourquoi me réveiller? Rester, comme
mon pauvre petit, qui est couché sous la terre...

Étendu sur le dos, il ne faisait pas un mouvement, bien qu'il souffrît
de sa position dans le lit; ses bras et ses jambes étaient lourds comme
pierre. Il était dans un tombeau. Lumière blafarde. Quelques gouttes
de pluie frappaient les carreaux. Un oiseau dans le jardin poussait de
petits cris plaintifs. Ô misère de vivre! Inutilité cruelle!...

Les heures s'écoulèrent. Braun entra. Christophe ne tourna pas la
tête. Braun, lui voyant les yeux ouverts, l'interpella joyeusement; et
comme Christophe continuait de fixer le plafond, d'un regard morne, il
entreprit de secouer sa mélancolie; il s'assit sur le lit et bavarda
bruyamment. Ce bruit était insupportable à Christophe. Il fit un
effort, qui lui sembla surhumain, pour dire:

--Je vous en prie, laissez-moi.

Le brave homme changea de ton, aussitôt.

--Vous voulez être seul? Comment donc! Certainement. Restez bien
tranquillement. Reposez-vous, ne parlez pas, on vous montera les
repas, personne ne dira rien.

Mais il lui était impossible d'être bref. Après d'interminables
explications, il quitta la chambre sur le bout de ses gros souliers
qui faisaient craquer le parquet. Christophe resta de nouveau
seul, enfoncé dans sa lassitude mortelle. Sa pensée se diluait
dans un brouillard de souffrance. Il s'épuisait à comprendre...
«Pourquoi l'avait-il connu? Pourquoi l'avait-il aimé? À quoi avait-il
servi qu'Antoinette se dévouât? Quel sens avaient toutes ces vies, toutes
ces générations,--une telle somme d'épreuves et d'espoirs!--qui
aboutissaient à cette vie et s'étaient engouffrées avec elle dans le
vide?»... Non-sens de la vie. Non-sens de la mort. Un être raturé,
toute une race disparue, sans qu'il en reste aucune trace. On ne sait ce
qui l'emporte, de l'odieux ou du grotesque. Il lui venait un rire
mauvais, de désespoir et de haine. Son impuissance d'une telle douleur,
sa douleur d'une telle impuissance, le tuaient. Il avait le cœur
broyé....

Nul bruit dans la maison, que les pas du docteur, sortant pour ses
visites. Christophe avait perdu toute notion du temps, lorsque Anna
parut. Elle portait le dîner sur un plateau. Il la regarda sans faire
un mouvement, sans même remuer les lèvres, pour remercier; mais dans
ses yeux fixes, qui semblaient ne rien voir, l'image de la jeune femme
se grava avec une netteté photographique. Longtemps après, quand il la
connut mieux, c'est ainsi qu'il continua de la voir; les images plus
récentes ne parvinrent pas à effacer ce premier souvenir. Elle avait
des cheveux épais, tirés en lourd chignon, le front bombé, de larges
joues, le nez court et droit, les yeux obstinément baissés, ou qui,
lorsqu'ils rencontraient d'autres yeux, se dérobaient avec une
expression peu franche et sans bonté, les lèvres un peu grosses,
serrées l'une contre l'autre, l'air butté, presque dur. Elle était
grande, elle semblait robuste et bien faite, mais étriquée dans ses
vêtements et raide dans ses mouvements. Elle alla sans parole et sans
bruit, posa le plateau sur la table près du lit, et repartit, les bras
collés au corps, le front baissé. Christophe ne songea pas à
s'étonner de cette apparition étrange et un peu ridicule; il ne toucha
pas au dîner, et continua de souffrir en silence.

Le jour passa. Le soir revint, et de nouveau Anna avec de nouveaux
plats. Elle trouva intacts ceux qu'elle avait apportés, le matin; et
elle les remporta, sans une observation. Elle n'eut pas un de ces mots
affectueux que toute femme trouve, d'instinct, pour s'adresser à un
malade. Il semblait que Christophe n'existât pas pour elle, ou qu'elle
existât à peine. Christophe éprouvait une sourde hostilité, en
suivant, avec impatience cette fois, ses mouvements gauches et guindés.
Pourtant, il lui était reconnaissant de ne pas essayer de parler.--Il
le fut encore plus, quand il eut à subir, après son départ, l'assaut
du docteur, qui venait de s'apercevoir que Christophe n'avait pas
touché à son premier repas. Indigné contre sa femme de ce qu'elle ne
l'eût pas fait manger de force, il voulait y contraindre Christophe.
Pour avoir la paix, Christophe dut avaler quelques gorgées de lait.
Après quoi, il lui tourna le dos.

La seconde nuit fut plus calme. Le lourd sommeil recouvrit Christophe de
son néant. Plus trace de l'odieuse vie...--Mais le réveil fut encore
plus asphyxiant. Il se remémorait tous les détails de la fatale
journée, la répugnance d'Olivier à sortir de la maison, ses instances
pour rentrer, et il se disait avec désespoir:

--C'est moi qui l'ai tué....

Impossible de rester seul, enfermé, immobile, sous la griffe du sphinx
aux yeux féroces, qui continuait de lui souffler au visage le vertige
de ses questions et son souffle de cadavre. Il se leva, fiévreux; il se
traîna hors de la chambre, il descendit l'escalier; il avait le besoin
instinctif et peureux de se serrer contre d'autres hommes. Et dès qu'il
entendit une autre voix, il eût voulu s'enfuir.

Braun était dans la salle à manger. Il accueillit Christophe avec ses
démonstrations d'amitié ordinaires. Tout de suite, il se mit a
l'interroger sur les événements parisiens. Christophe lui saisit le
bras:

--Non, dit-il, ne me demandez rien. Plus tard... Il ne faut pas
m'en vouloir. Je ne puis pas. Je suis las à mourir, je suis las...

--Je sais, je sais, dit Braun affectueusement. Les nerfs sont
ébranlés. Ce sont les émotions des jours précédents. Ne parlez pas.
Ne vous contraignez en rien. Vous êtes libre, vous êtes chez vous. On
ne s'occupera pas de vous.

Il tint parole. Pour éviter de fatiguer son hôte, il tomba dans
l'excès opposé: il n'osait plus causer, devant lui, avec sa femme; on
parlait à voix basse, on marchait sur le bout des pieds; la maison
devint muette. Il fallut que Christophe, agacé par cette affectation de
silence chuchotant, priât Braun de continuer à vivre comme par le
passé.

Les jours suivants, on ne s'occupa donc plus de Christophe. Il restait
assis, pendant des heures, dans le coin d'une chambre, ou bien il
circulait à travers la maison, comme un homme qui rêve. À quoi
pensait-il? Il n'aurait pu le dire. À peine s'il avait encore la force
de souffrir. Il était anéanti. La sécheresse de son cœur lui faisait
horreur. Il n'avait qu'un désir: être enterré avec «lui», et que
tout fût fini.--Une fois, il trouva la porte du jardin ouverte, et il
sortit. Mais ce lui fut une sensation si pénible de se retrouver dans
la lumière qu'il revint précipitamment et se barricada dans sa
chambre, volets clos. Les jours de beau temps le torturaient. Il
haïssait le soleil. La nature l'accablait de sa brutale sérénité. À
table, il mangeait en silence ce que Braun lui servait, et, les yeux
fixés sur la table, il restait sans parler, Braun lui montra, un jour,
dans le salon, un piano; Christophe s'en détourna avec terreur. Tout
bruit lui était odieux. Le silence, le silence, et la nuit!... Il n'y
avait plus en lui que le vide et le besoin du vide. Fini de sa joie de
vivre, de ce puissant oiseau de joie qui jadis s'élevait, par élans
emportés, en chantant! Des journées, assis dans sa chambré, il
n'avait d'autre sensation de vivre que le pouls boiteux de l'horloge,
dans la chambre voisine, qui lui semblait battre dans son cerveau. Et
pourtant, le sauvage oiseau de joie était encore en lui, il avait de
brusques envolées, il se cognait aux barreaux; et c'était au fond de
l'âme un affreux tumulte de douleur,--«_le cri de détresse d'un être
demeuré seul dans une vaste étendue dépeuplée_...»

La misère du monde est qu'on n'y a presque jamais un compagnon. Des
compagnes peut-être, et des amis de rencontre. On est prodigue de ce
beau nom d'ami. En réalité, on n'a guère qu'un ami dans la vie. Et
bien rares ceux qui l'ont. Mais ce bonheur est si grand qu'on ne sait
plus vivre, quand on ne l'a plus. Il remplissait la vie, sans qu'on y
eût pris garde. Il s'en va: la vie est vide. Ce n'est pas seulement
l'aimé qu'on a perdu, c'est toute raison d'aimer, toute raison d'avoir
aimé. Pourquoi a-t-il vécu? Pourquoi a-t-on vécu?...

Le coup de cette mort était d'autant plus terrible pour Christophe
qu'elle le frappait à un moment où son être se trouvait déjà
secrètement ébranlé. Il est, dans la vie, des âges où s'opère, au
fond de l'organisme, un sourd travail de transformation; alors, le corps
et l'âme sont plus livrés aux atteintes du dehors; l'esprit se sent
affaibli, une tristesse vague le mine, une satiété des choses, un
détachement de ce qu'on a fait, une incapacité de voir encore ce qu'on
pourra faire d'autre. Aux âges où se produisent ces crises, la plupart
des hommes sont liés par les devoirs domestiques: sauvegarde pour eux,
qui leur enlève, il est vrai, la liberté d'esprit nécessaire pour se
juger, s'orienter, se refaire une forte vie nouvelle. Que de tristesses
cachées, que d'amers dégoûts!... Marche! Marche! Il te faut passer
outre... La tâche obligée, le souci de la famille dont on est
responsable, tiennent l'homme ainsi qu'un cheval qui dort debout et
continue d'avancer, harassé, entre les brancards.--Mais l'homme tout à
fait libre n'a rien qui le soutienne, à ces heures de néant, et qui le
force à marcher. Il va, par habitude; il ne sait où il va. Ses forces
sont troublées, sa conscience obscurcie. Malheur à lui si, dans ce
moment où il est assoupi, un coup de tonnerre vient interrompre sa
marche de somnambule! Il s'écroule...



Quelques lettres de Paris, qui finirent par le joindre, arrachèrent
pour un instant Christophe à son apathie désespérée. Elles venaient
de Cécile et de madame Arnaud. Elles lui apportaient des consolations.
Pauvres consolations! Consolations inutiles.... Ceux qui parlent sur la
douleur ne sont pas ceux qui souffrent.... Elles lui apportaient surtout
un écho de la voix disparue... Il n'eut pas le courage de répondre; et
les lettres se turent. Dans son abattement, il cherchait à effacer sa
trace. Disparaître... La douleur est injuste: tous ceux qu'il avait
aimés n'existaient plus pour lui. Un seul être existait: celui qui
n'existait plus. Pendant des semaines, il s'acharna à le faire revivre;
il conversait avec lui; il lui écrivait:

--«Mon âme, je n'ai pas reçu ta lettre aujourd'hui. Où es-tu?
Reviens, reviens, parle-moi, écris-moi!...»

Mais la nuit, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à le revoir en
rêve. On rêve peu à ceux qu'on a perdus, tant que leur perte nous
déchire. Ils reparaissent plus tard, quand l'oubli vient.

Cependant, la vie du dehors s'infiltrait peu à peu dans ce tombeau de
l'âme. Christophe commença par réentendre les divers bruits de la
maison et s'y intéresser sans qu'il s'en aperçût. Il sut à quelle
heure la porte s'ouvrait et se fermait, combien de fois dans la
journée, et de quelles façons différentes, suivant les visiteurs. Il
connut le pas de Braun; il s'imaginait voir le docteur, au retour de ses
visites, arrêté dans le vestibule, et accrochant son chapeau et son
manteau, toujours de la même manière méticuleuse et maniaque. Et
lorsqu'un des bruits accoutumés cessait de se faire entendre dans
l'ordre prévu, il cherchait malgré lui la raison du changement. À
table, il se mit à écouter machinalement la conversation. Il
s'aperçut que Braun parlait presque toujours seul. Sa femme ne lui
faisait que de brèves répliques. Braun n'était pas troublé du manque
d'interlocuteurs; il racontait, avec une bonhomie bavarde, les visites
qu'il venait de faire et les commérages recueillis. Il arriva que
Christophe le regardât, tandis que Braun parlait; Braun en était tout
heureux, il s'ingéniait à l'intéresser.

Christophe tâcha de se reprendre à la vie... Quelle fatigue! Il se
sentait vieux, vieux comme le monde!... Le matin, quand il se levait,
quand il se voyait dans la glace, il était las de son corps, de ses
gestes, de sa forme stupide. Se lever, s'habiller, pourquoi?... Il fit
d'immenses efforts pour travailler: c'était à vomir! À quoi bon
créer, puisque tout est destiné au néant? La musique lui était
devenue impossible. On ne juge bien de l'art--(comme du reste)--que par
le malheur. Le malheur est la pierre de touche. Alors seulement, on
connaît ceux qui traversent les siècles, les plus forts que la mort.
Bien peu résistent. On est frappé de la médiocrité de certaines
âmes sur lesquelles on comptait--(des artistes qu'on aimait, des amis
dans la vie).--Qui surnage? Que la beauté du monde sonne creux sous le
doigt de la douleur!

Mais la douleur se lasse, et sa main s'engourdit. Les nerfs de
Christophe se détendaient. Il dormait, dormait sans cesse. On eût dit
qu'il ne parviendrait jamais à assouvir cette faim de dormir.

Et une nuit enfin, il eut un sommeil si profond qu'il ne s'éveilla que
dans l'après-midi suivante. La maison était déserte. Braun et sa
femme étaient sortis. La fenêtre était ouverte, l'air lumineux riait.
Christophe se sentait déchargé d'un poids écrasant. Il se leva et
descendit au jardin. Un rectangle étroit, enfermé dans de hauts murs,
à l'aspect de couvent. Quelques allées sablées, entre des carrés de
gazon et de fleurs bourgeoises; un berceau où s'enroulaient une treille
et des roses. Un filet d'eau minuscule s'égouttait d'une grotte en
rocaille; un acacia adossé au mur penchait ses branches odorantes sur
le jardin voisin. Par delà s'élevait la vieille tour de l'église, en
grès rouge. Il était quatre heures du soir. Le jardin se trouvait
déjà dans l'ombre. Le soleil baignait encore la cime de l'arbre et le
clocher rouge. Christophe s'assit sous la tonnelle, le dos tourné au
mur, la tête renversée en arrière, regardant le ciel limpide parmi
les entrelacs de la vigne et des roses. Il lui semblait s'éveiller d'un
cauchemar. Un silence immobile régnait. Au-dessus de sa tête, une
liane de roses languissamment pendait. Soudain, la plus belle
s'effeuilla, expira; la neige de ses pétales se répandit dans l'air.
C'était comme une belle vie innocente qui mourait. Si simplement!...
Dans l'esprit de Christophe, cela prit une signification d'une douceur
déchirante. Il suffoqua; et, se cachant la figure dans ses mains, il
sanglota...

Les cloches de la tour sonnèrent. D'une église à l'autre, d'autres
voix répondirent... Christophe n'eut pas conscience du temps qui
s'écoula. Quand il releva la tête, les cloches s'étaient tues, le
soleil avait disparu. Christophe était soulagé par ses larmes; son
esprit était lavé. Il écoutait en lui sourdre un filet de musique, et
regardait le fin croissant de lune glisser dans le ciel du soir. Un
bruit de pas qui rentraient l'éveilla. Il remonta dans sa chambre,
s'enferma à double tour, et il laissa couler la fontaine de musique.
Braun l'appela pour dîner, il frappa à la porte, il essaya d'ouvrir:
Christophe ne répondit pas. Braun, inquiet, regarda par la serrure, et
se rassura, en voyant Christophe à demi couché sur sa table, au milieu
de papiers qu'il noircissait.

Quelques heures après, Christophe, épuisé, descendit, et trouva dans
la salle du bas le docteur qui l'attendait patiemment, en lisant. Il
l'embrassa, lui demanda pardon de ses façons d'agir depuis son
arrivée, et, sans que Braun l'interrogeât, il se mit à lui raconter
les dramatiques événements des dernières semaines. Ce fut la seule
fois qu'il lui en parla; encore n'était-il pas sûr que Braun eût bien
compris: car Christophe discourait sans suite, la nuit était avancée,
et malgré sa curiosité, Braun mourait de sommeil. À la fin,--(deux
heures sonnaient)--Christophe s'en aperçut. Ils se dirent bonne nuit.


À partir de ce moment, l'existence de Christophe se réorganisa. Il ne
se maintint pas dans cet état d'exaltation passagère; il revint à sa
tristesse, mais à une tristesse normale, qui ne l'empêchait pas de
vivre. Revivre, il le fallait bien! Cet homme qui venait de perdre ce
qu'il aimait le plus au monde, cet homme que son chagrin minait, qui
portait la mort en lui, avait une telle force de vie, abondante,
tyrannique, qu'elle éclatait en ses paroles de deuil, elle rayonnait de
ses yeux, de sa bouche, de ses gestes. Mais au cœur de cette force, un
ver rongeur s'était logé. Christophe avait des accès de désespoir.
C'étaient des élancements. Il était calme, il s'efforçait de lire,
ou il se promenait: brusquement, le sourire d'Olivier, son visage las et
tendre... Un coup de couteau au cœur... Il chancelait, il portait la
main à sa poitrine, en gémissant. Une fois, il était au piano, il
jouait une page de Beethoven, avec sa fougue d'autrefois... Tout à
coup, il s'arrêtait, il se jetait par terre et, s'enfonçant la figure
dans les coussins d'un fauteuil, il criait:

--Mon petit!...

Le pire était l'impression du «déjà vécu»: il l'avait, à chaque
pas. Incessamment, il retrouvait les mêmes gestes, les mêmes mots, le
retour perpétuel des mêmes expériences. Tout lui était connu, il
avait tout prévu. Telle figure qui lui rappelait une figure ancienne
allait dire--(il en était sûr d'avance)--disait les mêmes choses
qu'il avait entendu dire à l'autre; les êtres analogues passaient par
des phases analogues, se heurtaient aux mêmes obstacles, et s'y usaient
de même. S'il est vrai que «_rien ne lasse de la vie, comme le
recommencement de l'amour_», combien plus le recommencement de tout!
C'était à devenir fou.--Christophe tâchait de n'y pas penser,
puisqu'il était nécessaire de n'y pas penser pour vivre, et puisqu'il
voulait vivre. Hypocrisie douloureuse, qui ne veut point se connaître,
par honte, par piété même, invincible besoin de vivre qui se cache!
Sachant qu'il n'est point de consolation, il se crée des consolations.
Convaincu que la vie n'a point de raisons d'être, il se forge des
raisons de vivre. Il se persuade qu'il faut qu'il vive, alors que
personne n'y tient que lui. Au besoin, il inventera que le mort
l'encourage à vivre. Et il sait qu'il prête au mort les paroles qu'il
veut lui faire dire. Misère!...

Christophe reprit sa route; son pas sembla retrouver l'ancienne
assurance; sur sa douleur la porte du cœur se referma; il n'en parlait
jamais aux autres; lui-même, il évitait de se trouver seul avec elle:
il paraissait calme.


«_Les peines vraies_, dit Balzac, _sont en apparence tranquilles
dans le lit profond qu'elles se sont fait, où elles semblent dormir,
mais où elles continuent à corroder l'âme._»


Qui eût connu Christophe et l'eût bien observé, allant, venant,
causant, faisant de la musique, riant même--(il riait maintenant!)--eût
senti qu'il y avait dans cet homme vigoureux, aux yeux brûlants de vie,
quelque chose de détruit, au plus profond de la vie.



Du moment qu'il était rivé à la vie, il devait s'assurer les moyens
de vivre. Il ne pouvait être question pour lui de quitter la ville. La
Suisse était l'abri le plus sûr; et où aurait-il trouvé hospitalité
plus dévouée?--Mais son orgueil ne pouvait s'accommoder de l'idée de
restera la charge d'un ami. Malgré les protestations de Braun, qui ne
voulait rien accepter, il ne fut pas tranquille jusqu'à ce qu'il eût
quelques leçons de musique qui lui permissent de payer une pension
régulière à ses hôtes. Ce ne fut pas facile. Le bruit de son
équipée révolutionnaire s'était répandu; et les familles
bourgeoises répugnaient à introduire chez elles un homme qui passait
pour dangereux, ou en tout cas pour extraordinaire, par conséquent pour
peu «convenable». Cependant, sa renommée musicale et les démarches
de Braun réussirent à lui ouvrir l'accès de quatre ou cinq maisons
moins timorées, ou plus curieuses, peut-être désireuses par snobisme
artistique de se singulariser. Elles ne furent pas les moins attentives
à le surveiller et à maintenir entre maître et élèves des distances
respectables.

La vie s'arrangea chez Braun sur un plan méthodiquement réglé. Le
matin, chacun allait à ses affaires: le docteur à ses visites,
Christophe à ses leçons, Mme Braun au marché et à ses œuvres
édifiantes. Christophe rentrait vers une heure, d'habitude avant Braun,
qui défendait qu'on l'attendît; et il se mettait à table avec la
jeune femme. Ce ne lui était point agréable: car elle ne lui était
pas sympathique, et il ne trouvait rien à lui dire. Elle ne se donnait
aucun mal pour combattre cette impression, dont il était impossible
qu'elle n'eût pas conscience; elle ne se mettait en frais ni de
toilette, ni d'esprit; jamais elle n'adressait la parole à Christophe,
la première. La disgrâce de ses mouvements et de son habillement, sa
gaucherie, sa froideur, eussent éloigné tout homme, sensible comme
Christophe à la grâce féminine. Quand il se rappelait la spirituelle
élégance des Parisiennes, il ne pouvait s'empêcher, en regardant
Anna, de penser:

--Comme elle est laide!

Ce n'était pourtant pas juste; et il ne tarda pas à remarquer la
beauté de ses cheveux, de ses mains, de sa bouche, de ses yeux,--aux
rares instants où il lui arrivait de rencontrer ce regard, qui se
dérobait toujours. Mais son jugement n'en était pas modifié. Par
politesse, il s'obligeait à lui parler; il cherchait avec peine des
sujets de conversation; elle ne l'aidait en rien. Deux ou trois fois, il
essaya de l'interroger sur sa ville, sur son mari, sur elle-même: il
n'en put rien tirer. Elle répondait des choses banales; elle faisait
effort pour sourire; mais cet effort se sentait d'une façon
désagréable; son sourire était contraint, sa voix sourde; elle
laissait tomber chaque mot; chaque phrase était suivie d'un silence
pénible. Christophe finit par lui parler le moins possible; et elle lui
en sut gré. C'était un soulagement pour tous deux, quand le docteur
rentrait. Il était toujours de bonne humeur, bruyant, affairé,
vulgaire, excellent homme. Il mangeait, buvait, parlait, riait
abondamment. Avec lui, Anna causait un peu; mais il n'était guère
question, dans ce qu'ils disaient ensemble, que des plats qu'on mangeait
et du prix de chaque chose. Parfois, Braun s'amusait à la taquiner sur
ses œuvres pieuses et les sermons du pasteur. Elle prenait alors un air
raide, et se taisait, offensée, jusqu'à la fin du repas. Plus souvent,
le docteur racontait ses visites; il se complaisait à décrire certains
cas répugnants, avec une joviale minutie qui mettait hors de lui
Christophe. Celui-ci jetait sa serviette sur la table, et se levait,
avec des grimaces de dégoût, qui faisaient la joie du narrateur. Braun
cessait aussitôt, et apaisait son ami, en riant. Au repas suivant, il
recommençait. Ces plaisanteries d'hôpital semblaient avoir le don
d'égayer l'impassible Anna. Elle sortait de son silence par un rire
brusque et nerveux, qui avait quelque chose d'animal. Peut-être
n'éprouvait-elle pas moins de dégoût que Christophe pour ce dont elle
riait.

L'après-midi, Christophe avait peu d'élèves. Il restait d'ordinaire
à la maison, avec Anna, tandis que le docteur sortait. Ils ne se
voyaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Au début, Braun avait
prié Christophe de donner quelques leçons de piano à sa femme: elle
était, suivant lui, assez bonne musicienne. Christophe demanda à Anna
de lui jouer quelque chose. Elle ne se fit point prier, malgré le
déplaisir qu'elle en avait; mais elle y apporta son manque de grâce
habituel: elle avait un jeu mécanique, d'une insensibilité
inimaginable; toutes les notes étaient égales; nul accent nulle part;
ayant à tourner la page, elle s'arrêta froidement au milieu d'une
phrase, ne se hâta point, et reprit à la note suivante. Christophe en
fut si exaspéré qu'il eut peine à ne pas lui dire une grossièreté;
il ne put s'en défendre qu'en sortant avant la fin du morceau. Elle ne
s'en troubla point, continua imperturbablement jusqu'à la dernière
note, et ne se montra ni mortifiée, ni blessée de cette impolitesse;
à peine sembla-t-elle s'en être aperçue. Mais entre eux, il ne fut
plus question de musique. Les après-midis où Christophe sortait, il
lui arriva, rentrant à l'improviste, de trouver Anna qui étudiait au
piano, avec une ténacité glaciale et insipide, répétant cinquante
fois sans se lasser la même mesure, et ne s'animant jamais. Jamais elle
ne faisait de musique, quand elle savait Christophe à la maison. Elle
employait aux soins du ménage tout le temps qu'elle ne consacrait pas
à ses occupations religieuses. Elle cousait, recousait; elle
surveillait la domestique; elle avait le souci maniaque de l'ordre et de
la propreté. Son mari la tenait pour une brave femme, un peu
baroque,--«comme toutes les femmes», disait-il,--mais, «comme toutes
les femmes», dévouée. Sur ce dernier point Christophe faisait _in
petto_ des réserves: cette psychologie lui semblait trop simpliste;
mais il se disait qu'après tout, c'était l'affaire de Braun; et il n'y
pensait plus.

On se réunissait le soir, après dîner. Braun et Christophe causaient.
Anna travaillait. Sur les prières de Braun, Christophe avait consenti
à se remettre au piano; et il jouait jusqu'à une heure avancée, dans
le grand salon mal éclairé qui donnait sur le jardin. Braun était
dans l'extase... Qui ne connaît de ces gens, passionnés pour des
œuvres qu'ils ne comprennent point, ou qu'ils comprennent à
rebours!--(C'est bien pour cela qu'ils les aiment!)--Christophe ne se
fâchait plus; il avait déjà rencontré tant d'imbéciles, dans sa
vie! Mais, à certaines exclamations d'un enthousiasme saugrenu, il
cessait de jouer et il remontait dans sa chambre. Braun finit par en
soupçonner la cause, et il mit une sourdine à ses réflexions.
D'ailleurs, son amour pour la musique était vite repu; il n'en pouvait
écouter avec attention plus d'un quart d'heure de suite: il prenait son
journal, ou bien il somnolait, laissant Christophe tranquille. Anna,
assise au fond de la chambre, ne disait mot; elle avait un ouvrage sur
les genoux, et semblait travailler; mais ses yeux étaient fixes et ses
mains immobiles. Parfois, elle sortait sans bruit au milieu du morceau,
et on ne la revoyait plus.



Ainsi passaient les journées. Christophe reprenait ses forces. La
bonté lourde, mais affectueuse de Braun, le calme de la maison, la
régularité reposante de cette vie domestique, le régime de nourriture
singulièrement abondant, à la mode germanique, restauraient son
robuste tempérament. La santé physique était rétablie; mais la
machine morale était toujours malade. La vigueur renaissante ne faisait
qu'accentuer le désarroi de l'esprit, qui ne parvenait pas à retrouver
son équilibre, comme une barque mal lestée qui sursaute, au moindre
choc.

Son isolement était profond. Il ne pouvait avoir aucune intimité
intellectuelle avec Braun. Ses rapports avec Anna se réduisaient
presque aux saluts échangés le matin et le soir. Ses relations avec
ses élèves étaient plutôt hostiles: car il leur cachait mal que ce
qu'ils auraient eu de mieux à faire, c'était de ne plus faire de
musique. Il ne connaissait personne. La faute n'en était pas uniquement
à lui, qui depuis son deuil se terrait dans son coin. On le tenait à
l'écart.


Il était dans une vieille ville, pleine d'intelligence et de force,
mais d'orgueil patricien, renfermé en soi et satisfait de soi. Une
aristocratie bourgeoise, qui avait le goût du travail et de la haute
culture, mais étroite, piétiste, tranquillement convaincue de sa
supériorité et de celle de la cité, se complaisait en son isolement
familial. D'antiques familles aux vastes ramifications. Chaque famille
avait son jour de réunion pour les siens. Pour le reste, elle
s'entr'ouvrait à peine. Ces puissantes maisons, aux fortunes
séculaires, n'éprouvaient nul besoin de montrer leur richesse. Elles
se connaissaient: c'était assez; l'opinion des autres ne comptait
point. On voyait des millionnaires, mis comme de petits bourgeois, et
parlant leur dialecte rauque aux expressions savoureuses, aller
consciencieusement à leur bureau, tous les jours de leur vie, même à
l'âge où les plus laborieux s'accordent le droit au repos. Leurs
femmes s'enorgueillissaient de leur science domestique. Point de dot
donnée aux filles. Les riches laissaient leurs enfants refaire, à leur
tour, le dur apprentissage qu'eux-mêmes ils avaient fait. Une stricte
économie pour la vie journalière. Mais un emploi très noble de ces
grandes fortunes à des collections d'art, à des galeries de
tableaux, à des œuvres sociales; des dons énormes et continuels,
presque toujours anonymes, pour des fondations charitables, pour
l'enrichissement des musées. Un mélange de grandeur et de ridicules,
également d'un autre âge. Ce monde, pour qui le reste du monde ne
semblait pas exister,--(bien qu'il le connût fort bien, par la pratique
des affaires, par ses relations étendues, par les longs et lointains
voyages d'études auxquels ils obligeaient leurs fils),--ce monde,
pour qui une grande renommée, une célébrité étrangère, ne comptait
qu'à partir du jour où elle s'était fait accueillir et reconnaître
par lui,--exerçait sur lui-même la plus rigoureuse des disciplines.
Tous se tenaient, et tous se surveillaient. Il en était résulté une
conscience collective qui recouvrait les différences individuelles,--plus
accusées qu'ailleurs entre ces rudes personnalités,--sous le
voile de l'uniformité religieuse et morale. Tout le monde pratiquait,
tout le monde croyait. Pas un n'avait un doute, ou n'en voulait
convenir. Impossible de se rendre compte de ce qui se passait
au fond de ces âmes qui se fermaient d'autant plus hermétiquement
aux regards qu'elles se savaient environnées d'une surveillance
étroite, et que chacun s'arrogeait le droit de regarder dans
la conscience d'autrui. On disait que même ceux qui étaient
sortis du pays et se croyaient affranchis,--aussitôt qu'ils y
remettaient les pieds, étaient ressaisis par les traditions, les
habitudes, l'atmosphère de la ville: les plus incroyants étaient
aussitôt contraints de pratiquer et de croire. Ne pas croire leur eût
semblé contre nature. Ne pas croire était d'une classe inférieure,
qui avait de mauvaises manières. Il n'était pas admis qu'un homme de
leur monde se dérobât aux devoirs religieux. Qui ne pratiquait pas se
mettait en dehors de sa classe et n'y était plus reçu.

Le poids de cette discipline n'avait pas encore paru suffisant. Ces
hommes ne se trouvaient pas assez liés dans leur caste. À l'intérieur
de ce grand _Verein_, ils avaient formé une multitude de petits
_Vereine_, afin de se ligoter tout à fait. On en comptait plusieurs
centaines; et leur nombre augmentait, chaque année. Il y en avait pour
tout: pour la philanthropie, pour les œuvres pieuses, pour les œuvres
commerciales, pour les œuvres pieuses et commerciales à la fois, pour
les arts, pour les sciences, pour le chant, la musique, pour les
exercices spirituels, pour les exercices physiques, pour se réunir,
tout simplement, pour se divertir ensemble; il y avait des _Vereine_ de
quartiers, de corporations; il y en avait pour ceux qui avaient le même
état, le même chiffre de fortune, qui pesaient le même poids, qui
portaient le même prénom. On disait qu'on avait voulu former un
_Verein_ des _Vereinlosen_ (de ceux qui n'appartenaient à aucun
_Verein_): on n'en avait pas trouvé douze.

Sous ce triple corset, de la ville, de la caste, et de l'association,
l'âme était ficelée. Une contrainte cachée comprimait les
caractères. La plupart y étaient faits depuis l'enfance,--depuis des
siècles; et ils la trouvaient saine; ils eussent jugé malséant et
malsain de se passer de corset. À voir leur sourire satisfait, nul ne
se fût douté de la gêne qu'ils pouvaient éprouver. Mais la nature
prenait sa revanche. De loin en loin, sortait de là quelque
individualité révoltée, un vigoureux artiste ou un penseur sans
frein, qui brisait brutalement ses liens et qui donnait du fil à
retordre aux gardiens de la cité. Ils étaient si intelligents que,
quand le révolté n'avait pas été étouffé dans l'œuf, quand il
était le plus fort, jamais ils ne s'obstinaient à le combattre:--(le
combat eût risqué d'amener des éclats scandaleux):--ils
l'accaparaient. Peintre, ils le mettaient au musée; penseur, dans les
bibliothèques. Il avait beau s'époumoner à dire des énormités: ils
affectaient de ne pas l'entendre. En vain, protestait-il de son
indépendance: ils se l'incorporaient. Ainsi, l'effet du poison était
neutralisé: c'était le traitement par l'homéopathie.--Mais ces cas
étaient rares, la plupart des révoltes n'arrivaient pas au jour. Ces
paisibles maisons renfermaient des tragédies inconnues. Il arrivait
qu'un de leurs hôtes s'en allât, de son pas tranquille, sans
explication, se jeter dans le fleuve. Ou bien l'on s'enfermait pour six
mois, on enfermait sa femme dans une maison de santé, afin de se curer
l'esprit. On en parlait sans gêne, comme d'une chose naturelle, avec
cette placidité qui était un des beaux traits de la ville, et qu'on
savait garder vis-à-vis de la souffrance et de la mort.

Cette solide bourgeoisie, sévère pour elle-même parce qu'elle savait
son prix, l'était moins pour les autres parce qu'elle les estimait
moins. À l'égard des étrangers qui séjournaient dans la ville, comme
Christophe, des professeurs allemands, des réfugiés politiques, elle
se montrait même assez libérale: car ils lui étaient indifférents.
Au reste, elle aimait l'intelligence. Les idées avancées ne
l'inquiétaient point: elle savait que sur ses fils elles resteraient
sans effet. Elle témoignait à ses hôtes une bonhomie glacée, qui les
tenait à distance.


Christophe n'avait pas besoin qu'on insistât. Il se trouvait
dans un état de sensibilité frémissante, où son cœur était à nu:
il n'était que trop disposé à voir partout l'égoïsme, l'indifférence,
et à se replier sur soi.

De plus, la clientèle de Braun, le cercle fort restreint, auquel
appartenait sa femme, faisaient partie d'un petit monde protestant,
particulièrement rigoriste. Christophe y était doublement mal vu,
comme papiste d'origine et comme incroyant de fait. De son côté, il y
trouvait beaucoup de choses qui le choquaient. Il avait beau ne plus
croire, il portait la marque séculaire de son catholicisme, moins
raisonné que poétique, indulgent à la nature, et qui ne se
tourmentait pas tant d'expliquer ou de comprendre que d'aimer ou de
n'aimer point; et il portait aussi les habitudes de liberté
intellectuelle et morale, qu'il avait sans le savoir ramassées à
Paris. Il devait fatalement se heurter à ce petit monde piétiste, où
s'accusaient avec exagération les défauts d'esprit du calvinisme; un
rationalisme religieux, qui coupait les ailes de la foi, et la laissait
ensuite suspendue sur l'abîme: car il partait d'un _a priori_ aussi
discutable que tous les mysticismes: ce n'était plus de la poésie, ce
n'était pas de la prose, c'était de la poésie mise en prose. Un
orgueil intellectuel, une foi absolue, dangereuse, en la raison,--en
leur raison. Ils pouvaient ne pas croire à Dieu, ni à l'immortalité;
mais ils croyaient à la raison, comme un catholique croit au pape, ou
un fétichiste à son idole. Il ne leur venait même pas à l'idée de
la discuter. La vie avait beau la contredire, ils eussent nié plutôt
la vie. Manque de psychologie, incompréhension de la nature, des forces
cachées, des racines de l'être, de «l'Esprit de la Terre». Ils se
fabriquaient une vie et des êtres enfantins, simplifiés,
schématiques. Certains d'entre eux étaient gens instruits et
pratiques; ils avaient beaucoup lu, beaucoup vu. Mais ils ne voyaient,
ni ne lisaient aucune chose comme elle était; ils s'en faisaient des
réductions abstraites. Ils étaient pauvres de sang; ils avaient de
hautes qualités morales; mais ils n'étaient pas assez humains: et
c'est le péché suprême. Leur pureté de cœur, très réelle souvent,
noble et naïve, parfois comique, devenait malheureusement, en certains
cas, tragique; elle les menait à la dureté vis-à-vis des autres, à
une inhumanité tranquille, sans colère, sûre de soi, qui effarait.
Comment eussent-ils hésité? N'avaient-ils pas la vérité, le droit,
la vertu avec eux? N'en recevaient-ils pas la révélation directe de
leur sainte raison? La raison est un soleil dur; il éclaire, mais il
aveugle. Dans cette lumière sèche, sans vapeurs et sans ombres, les
âmes poussent décolorées, le sang de leur cœur est bu.

Or, si quelque chose était en ce moment, pour Christophe, vide de sens,
c'était la raison. Ce soleil-là n'éclairait, à ses yeux, que les
parois de l'abîme, sans lui montrer les moyens d'en sortir, sans même
lui permettre d'en mesurer le fond.

Quant au monde artistique, Christophe avait peu l'occasion et encore
moins le désir de frayer avec lui. Les musiciens étaient en général
d'honnêtes conservateurs de l'époque néo-schumannienne et
«brahmine», contre laquelle Christophe avait jadis rompu des lances.
Deux faisaient exception: l'organiste Krebs, qui tenait une confiserie
renommée, brave homme, bon musicien, qui l'eût été davantage si,
pour reprendre le mot d'un de ses compatriotes, «il n'eût été assis
sur un Pégase auquel il donnait trop d'avoine»,--et un jeune
compositeur juif, talent original, plein de sève vigoureuse et trouble,
qui faisait le commerce d'articles suisses: sculptures en bois, chalets
et ours de Berne. Plus indépendants que les autres, sans doute parce
qu'ils ne faisaient pas de leur art un métier, ils eussent été bien
aises de se rapprocher de Christophe; et, en un autre temps, Christophe
eût été curieux de les connaître; mais à ce moment de sa vie, toute
curiosité artistique et humaine était émoussée en lui; il sentait
plus ce qui le séparait des hommes que ce qui l'unissait à eux.

Son seul ami, le confident de ses pensées, était le fleuve qui
traversait la ville,--le même fleuve puissant et paternel, qui
là-haut, dans le nord, baignait sa ville natale. Christophe retrouvait
auprès de lui les souvenirs de ses rêves d'enfance... Mais dans le
deuil qui l'enveloppait, ils prenaient, comme le Rhin, une teinte
funèbre. À la tombée du jour, appuyé sur le parapet d'un quai, il
regardait le fleuve fiévreux, cette masse en fusion, lourde, opaque, et
hâtive, qui était toujours passée, où l'on ne distinguait rien que
de grands crêpes mouvants, des milliers de ruisseaux, e courants, de
tourbillons, qui se dessinaient, s'effaçaient; tel, un chaos d'images
dans une pensée hallucinée; éternellement, elles s'ébauchent, et se
fondent éternellement. Sur ce songe crépusculaire glissaient comme des
cercueils des bacs fantomatiques, sans une forme humaine. La nuit
s'épaississait. Le fleuve devenait de bronze. Les lumières de la rive
faisaient luire son armure d'un noir d'encre, qui jetait des éclairs
sombres. Reflets cuivrés du gaz, reflets lunaires des fanaux
électriques, reflets sanglants des bougies derrière les vitres des
maisons. Le murmure du fleuve remplissait les ténèbres. Éternel
bruissement, plus triste que la mer, par sa monotonie...

Christophe aspirait, des heures, ce chant de mort et d'ennui. Il avait
peine à s'en arracher; il remontait ensuite au logis par les ruelles
escarpées aux marches rouges, usées dans le milieu; le corps et l'âme
accablés, il s'accrochait aux rampes de fer, scellées au mur,
luisantes, qu'éclairait le réverbère d'en haut sur la place déserte
devant l'église vêtue de nuit...

Il ne comprenait plus pourquoi les hommes vivaient. Quand il se
souvenait des luttes dont il avait été le témoin, il admirait
amèrement cette humanité avec sa foi chevillée au corps. Les
idées succédaient aux idées opposées, les réactions aux
actions:--démocratie, aristocratie; socialisme, individualisme;
romantisme, classicisme; progrès, tradition;--et ainsi, pour
l'éternité. Chaque génération nouvelle, brûlée en moins de dix
ans, croyait avec le même entrain être seule arrivée au faîte, et
faisait dégringoler ses prédécesseurs, à coups de pierres; elle
s'agitait, criait, se décernait le pouvoir et la gloire, dégringolait
sous les pierres des nouveaux arrivants, disparaissait. À qui le
tour?...

La création musicale n'était plus un refuge pour Christophe; elle
était intermittente, désordonnée, sans but. Écrire? Pour qui
écrire? Pour les hommes? Il passait par une crise de misanthropie
aiguë. Pour lui? Il sentait trop la vanité de l'art, incapable de
combler le vide de la mort. Seule, sa force aveugle le soulevait, par
instants, d'une aile violente, et retombait, brisée. Il était une
nuée d'orage qui gronde dans les ténèbres. Olivier disparu, rien ne
restait,--rien. Il s'acharnait contre tout ce qui avait rempli sa vie,
contre les sentiments, contre les pensées qu'il avait cru partager avec
le reste de l'humanité. Il lui semblait aujourd'hui qu'il avait été
le jouet d'une illusion: toute la vie sociale reposait sur un immense
malentendu, dont le langage était la source... Tu crois que ta pensée
peut communiquer avec les autres pensées? Il n'y a de rapports qu'entre
des mots. Tu dis et tu écoutes des mots; pas un mot n'a le même sens
dans deux bouches différentes. Et ce n'est rien encore: pas un mot, pas
un seul, n'a tout son sens dans la vie. Les mots débordent la réalité
vécue. Tu dis: amour et haine... Il n'y a pas d'amour, pas de haine,
pas d'amis, pas d'ennemis, pas de foi, pas de passion, pas de bien, pas
de mal. Il n'y a que de froids reflets de ces lumières qui tombent de
soleils morts depuis des siècles... Des amis? Il ne manque pas de gens
qui revendiquent ce nom!... Quelle fade réalité! Qu'est-ce que leur
amitié, qu'est-ce que l'amitié, au sens du monde ordinaire? Combien de
minutes de sa vie celui qui se croit un ami donne-t-il au pâle souvenir
de l'ami? Que lui sacrifierait-il, non pas même de son nécessaire,
mais de son superflu, de son oisiveté, de son ennui? Qu'ai-je sacrifié
à Olivier?--(Car Christophe ne s'exceptait point, il exceptait Olivier
seul du néant où il englobait tous les êtres humains.)--L'art n'est
pas plus vrai que l'amour. Quelle place tient-il réellement dans la
vie? De quel amour l'aiment-ils, ceux qui s'en disent épris?... La
pauvreté des sentiments humains est inconcevable. En dehors de
l'instinct de l'espèce, de cette force cosmique, qui est le levier du
monde, rien n'existe qu'une poussière d'émotions. La plupart des
hommes n'ont pas assez de vie pour se donner tout entiers dans aucune
passion. Ils s'économisent, avec une prudente ladrerie. Ils sont de
tout, un peu, et ne sont tout à fait de rien. Celui qui se donne sans
compter, dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il souffre, dans tout
ce qu'il aime, dans tout ce qu'il hait, celui-là est un prodige, le
plus grand qu'il soit accordé de rencontrer sur terre. La passion est
comme le génie: un miracle. Autant dire qu'elle n'existe pas!....


Ainsi pensait Christophe; et la vie s'apprêtait à lui infliger un
terrible démenti. Le miracle est partout, comme le feu dans la pierre:
un choc le fait jaillir. Nous ne soupçonnons pas les démons qui dorment
en nous...


... _Pero non mi destar, deh! parla basso!_...



Un soir que Christophe improvisait, au piano, Anna se leva et sortit,
comme elle faisait souvent, lorsque Christophe jouait. Il semblait que
la musique l'ennuyât. Christophe n'y prenait plus garde: il était
indifférent à ce qu'elle pouvait penser. Il continua de jouer; puis,
des idées lui venant qu'il désirait noter, il s'interrompit et courut
chercher dans sa chambre les papiers dont il avait besoin. Comme il
ouvrait la porte de la pièce voisine et, tête baissée, se jetait dans
l'obscurité, il se heurta violemment contre un corps immobile et
debout, à l'entrée. Anna... Le choc et la surprise arrachèrent un cri
à la jeune femme. Christophe, craignant de lui avoir fait mal, lui prit
affectueusement les deux mains. Les mains étaient glacées. Elle
semblait grelotter,--sans doute de saisissement? Elle murmura une
explication vague:

--Je cherchais dans la salle à manger...

Il n'entendit pas ce qu'elle cherchait; et peut-être qu'elle ne l'avait
point dit. Il lui parut singulier qu'elle se promenât, sans lumière,
pour chercher quelque chose. Mais il était si habitué aux allures
bizarres d'Anna qu'il n'y prêta pas attention.

Une heure après, il était revenu dans le petit salon, où il passait
la soirée avec Braun et Anna. Il était assis devant la table, sous la
lampe, et il écrivait. Anna, au bout de la table, à droite, cousait,
penchée sur son ouvrage. Derrière eux, dans un fauteuil bas, près du
feu, Braun lisait une revue. Ils se taisaient tous trois. On entendait,
par intermittences, le trottinement de la pluie sur le sable du jardin.
Pour s'isoler tout à fait, Christophe, assis de trois quarts, tournait
le dos à Anna. En face de lui, au mur, une glace reflétait la table,
la lampe, et les deux figures baissées sur leur travail. Il sembla à
Christophe que Anna le regardait. Il ne s'en inquiéta point d'abord;
puis, l'insistance de cette idée finissant par le gêner, il leva tes
yeux vers la glace, et il vit... Elle regardait, en effet. De quel
regard! Il en resta pétrifié, retenant son souffle, observant. Elle ne
savait pas qu'il l'observait. La lumière de la lampe tombait sur sa
figure pâle, dont le sérieux et le silence habituels avaient un
caractère de violence concentrée. Ses yeux--ces yeux inconnus, qu'il
n'avait jamais pu saisir,--étaient fixés sur lui: bleu-sombre, avec de
larges prunelles, au regard brûlant et dur; ils étaient attachés à
lui, ils fouillaient en lui, avec une ardeur muette et obstinée. Ses
yeux? Se pouvait-il que ce fussent ses yeux? Il les voyait, et il n'y
croyait pas. Les voyait-il vraiment? Il se retourna brusquement... Les
yeux étaient baissés. Il essaya de lui parler, de la forcer à le
regarder en face. L'impassible figure répondit, sans lever de son
ouvrage son regard abrité sous l'ombre impénétrable des paupières
bleuâtres, aux cils courts et serrés. Si Christophe n'avait été sûr
de lui-même, il aurait cru qu'il avait été le jouet d'une illusion.
Mais il savait ce qu'il avait vu...

Cependant, son esprit étant repris par le travail et Anna l'intéressant
peu, cette étrange impression ne l'occupa point longtemps.

Une semaine plus tard, il essayait au piano un lied qu'il venait de
composer. Braun, qui avait la manie, par amour-propre de mari autant que
par taquinerie, de tourmenter sa femme pour qu'elle chantât ou jouât,
avait été particulièrement insistant, ce soir-là. D'ordinaire, Anna
se contentait de dire un non très sec; après quoi, elle ne se donnait
plus la peine de répondre aux demandes, prières, ou plaisanteries;
elle serrait les lèvres, et ne semblait pas entendre. Cette fois, au
grand étonnement de Braun et de Christophe, elle plia son ouvrage, se
leva et vint près du piano. Elle chanta ce morceau qu'elle n'avait
jamais lu. Ce fut une sorte de miracle:--le miracle. Sa voix, d'un
timbre profond, ne rappelait en rien la voix un peu rauque et voilée
qu'elle avait en parlant. Fermement posée dès la première note, sans
une ombre de trouble, sans effort, elle donnait à la phrase musicale
une grandeur émouvante et pure; et elle s'éleva à une violence de
passion qui fit frémir Christophe: car elle lui parut la voix de son
propre cœur. Il la regarda stupéfait, tandis qu'elle chantait, et il
la vit pour la première fois. Il vit ses yeux obscurs, où s'allumait
une lueur de sauvagerie, sa grande bouche passionnée aux lèvres bien
ourlées, le sourire voluptueux, un peu lourd et cruel, de ses dents
saines et blanches, ses belles et fortes mains, dont l'une s'appuyait
sur le pupitre du piano, et la robuste charpente d'un corps étriqué
par la toilette, amaigri par une vie trop réduite, mais qu'on devinait
jeune, vigoureux, et harmonieux.

Elle cessa de chanter, et alla se rasseoir, les mains posées sur ses
genoux. Braun la complimenta; mais il trouvait qu'elle avait chanté,
sans moelleux. Christophe ne lui dit rien. Il la contemplait. Elle
souriait vaguement, sachant qu'il la regardait. Il y eut, ce soir-là,
un grand silence entre eux. Elle se rendait compte qu'elle venait de
s'élever au-dessus d'elle-même, ou peut-être, qu'elle avait été
«elle», pour la première fois. Elle ignorait pourquoi.



À partir de ce jour, Christophe se mit à observer attentivement Anna.
Elle était retombée dans son mutisme, sa froide indifférence et sa
rage de travail, qui agaçait jusqu'à son mari, et où elle endormait
les pensées obscures de sa trouble nature. Christophe avait beau la
guetter, il ne retrouvait plus en elle que la bourgeoise guindée des
premiers temps. À des moments, elle restait absorbée, sans rien faire,
les yeux fixes. On la quittait ainsi, on la retrouvait ainsi, un quart
d'heure après: elle n'avait point bougé. Quand son mari lui demandait
à quoi elle pensait, elle s'éveillait de sa torpeur, souriait, et
disait qu'elle ne pensait à rien. Et elle disait vrai.

Rien n'était capable de la faire sortir de sa tranquillité. Un jour
qu'elle faisait sa toilette, sa lampe à alcool éclata. En un instant,
Anna fut entourée de flammes. La domestique s'enfuit, en hurlant au
secours. Braun perdit la tête, s'agita, poussa des cris, et faillit se
trouver mal. Anna arracha les agrafes de son peignoir, fit couler de ses
hanches sa jupe qui commençait à brûler, et la mit sous ses pieds.
Quand Christophe accourut affolé, avec une carafe qu'il avait
stupidement saisie, il vit Anna, montée sur une chaise, en jupon et les
bras nus, qui sans trouble éteignait les rideaux en feu avec ses mains.
Elle se brûla, n'en parla point, et parut seulement dépitée qu'on
l'eût vue en ce costume. Elle rougit, se cacha gauchement les épaules
avec ses bras, et s'en fut, d'un air de dignité offensée, dans la
chambre voisine. Christophe admira son calme; mais il n'aurait pu dire
si ce calme prouvait plus son courage, ou son insensibilité. Il
penchait pour la dernière explication. En vérité, cette femme
semblait ne s'intéresser à rien, ni aux autres, ni à elle. Christophe
doutait qu'elle eût un cœur.

Il n'eut plus aucun doute, après un fait dont il fut le témoin. Anna
avait une petite chienne noire, aux yeux intelligents et doux, qui
était l'enfant gâtée de la maison. Braun l'adorait. Christophe la
prenait chez lui, quand il s'enfermait dans sa chambre pour travailler,
et, la porte close, au lieu de travailler, souvent, il s'amusait avec
elle. Lorsqu'il sortait, elle était là, sur le seuil, le guettant, et
s'attachant à ses pas: car il lui fallait un compagnon de promenade.
Elle courait devant lui, tricotant de ses quatre pattes qui grattaient
la terre si vite qu'elles semblaient voltiger. De temps en temps, elle
s'arrêtait, fière de son agilité; et elle le regardait, la poitrine
en avant, bien cambrée. Elle faisait l'importante; elle aboyait
furieusement à un morceau de bois; mais dès qu'elle apercevait au loin
un autre chien, elle détalait et se réfugiait, tremblante, entre les
jambes de Christophe. Christophe s'en moquait et l'aimait. Depuis qu'il
s'éloignait des hommes, il se sentait plus rapproché des bêtes; il
les trouvait pitoyables. Ces pauvres animaux, lorsqu'on est bon pour
eux, s'abandonnent à vous avec tant de confiance! L'homme est si
absolument le maître de leur vie et de leur mort que s'il maltraite ces
faibles qui lui sont livrés, il commet un abus de pouvoir odieux.

Si aimante que la gentille bête fût pour tous, elle avait une
préférence marquée pour Anna. Celle-ci ne faisait rien pour
l'attirer; mais elle la caressait volontiers, la laissait se blottir sur
ses genoux, veillait à sa nourriture, et paraissait l'aimer autant
qu'elle était capable d'aimer. Un jour, la chienne ne sut pas se garer
des roues d'une automobile. Elle fut écrasée, presque sous les yeux de
ses maîtres. Elle vivait encore et criait lamentablement. Braun courut
hors de la maison, nu-tête; il ramassa la loque sanglante, et il
tâchait au moins de soulager ses souffrances. Anna vint, regarda sans
se baisser, fit une moue dégoûtée, et s'en alla. Braun, les larmes
aux yeux, assistait à l'agonie du petit être. Christophe se promenait
à grands pas dans le jardin, et crispait les poings. Il entendit Anna
qui donnait tranquillement des ordres à la domestique. Il lui dit:

--Cela ne vous fait donc rien, à vous?

Elle répondit:

--On n'y peut rien, n'est-ce pas? C'est mieux de n'y pas penser.

Il se sentit de la haine pour elle; puis, le burlesque de la réponse le
frappa; et il rit. Il se disait qu'Anna devrait bien lui donner sa
recette pour ne pas penser aux choses tristes, et que la vie était
aisée à ceux qui ont la chance d'être dénués de cœur. Il songea
que si Braun mourait, Anna n'en serait guère troublée, et il se
félicita de n'être point marié. Sa solitude lui semblait moins triste
que cette chaîne d'habitudes qui vous attache pour la vie à un être
pour qui vous êtes un objet de haine, ou, (bien pire!) pour qui vous
n'êtes rien. Décidément, cette femme n'aimait personne. Le piétisme
l'avait desséchée.

Elle surprit Christophe, un jour de la fin d'octobre.--Ils étaient à
table. Il causait avec Braun d'un crime passionnel, dont toute la ville
était occupée. Dans la campagne, deux filles italiennes, deux sœurs,
s'étaient éprises du même homme. Ne pouvant, l'une ni l'autre, se
sacrifier de plein gré, elles avaient joué au sort qui des deux
céderait la place. La vaincue devait se jeter dans le Rhin. Mais quand
le sort eut parlé, celle qu'il n'avait pas favorisée montra peu
d'empressement à accepter la décision. L'autre fut révoltée par un
tel manque de foi. Des injures on en vint aux coups, même aux coups de
couteau; puis, brusquement, le vent tourna; on s'embrassa en pleurant,
on jura qu'on ne pourrait vivre l'une sans l'autre; et comme on ne
pouvait cependant pas se résigner à partager le galant, on décida de
le tuer. Ainsi fut fait. Une nuit, les deux amoureuses firent venir dans
leur chambre l'amant enorgueilli de sa double bonne fortune; et tandis
que l'une le liait passionnément de ses bras, l'autre passionnément le
poignardait dans le dos. Ses cris furent entendus. On vint, on l'arracha
en assez piteux état à l'étreinte de ses amies; et on les arrêta.
Elles protestaient que cela ne regardait personne, qu'elles étaient
seules intéressées dans l'affaire, et que du moment qu'elles étaient
d'accord pour se débarrasser de ce qui était à elles, nul n'avait a
s'en mêler. La victime n'était pas loin d'approuver ce raisonnement;
mais la justice ne le comprit point. Et Braun, pas davantage.

--Elles sont folles, disait-il, folles à lier! il faut les enfermer
dans un hospice d'aliénés... Je comprends qu'on se tue par amour. Je
comprends même qu'on tue celui ou celle qu'on aime et qui vous
trompe... C'est-à-dire, je ne l'excuse pas; mais je l'admets, comme un
reste d'atavisme féroce; c'est barbare, mais logique: on tue qui vous
fait souffrir. Mais tuer ce qu'on aime, sans rancune, sans haine,
simplement parce que d'autres l'aiment, c'est de la démence... Tu
comprends cela, Christophe?

--Peuh! fit Christophe, je suis habitué à ne pas comprendre. Qui
dit amour dit déraison.

Anna, qui se taisait sans paraître écouter, leva la tête, et dit,
de sa voix calme:

--Il n'y a là rien de déraisonnable. C'est tout naturel. Quand on
aime, on veut détruire ce qu'on aime, afin que personne autre ne
puisse l'avoir.

Braun regarda sa femme, stupéfait; il frappa sur la table, se croisa
les bras, et dit:

--Où a-t-elle été pêcher cela?... Comment! il faut que tu dises
ton mot, toi? Qu'est-ce que diable tu en sais?

Anna rougit légèrement, et se tut. Braun reprit:

--Quand on aime, on veut détruire?....Voilà une monstrueuse sottise!
Détruire ce qui vous est cher, c'est se détruire soi-même... Mais,
tout au contraire, quand on aime, le sentiment naturel est de faire du
bien à qui vous fait du bien, de le choyer, de le défendre, d'être
bon pour lui, d'être bon pour toutes choses! Aimer, c'est le paradis
sur terre.

Anna, les yeux fixés dans l'ombre, le laissa parler, et, secouant
la tête, elle dit froidement:

--On n'est pas bon quand on aime.



Christophe ne renouvelait pas l'épreuve d'entendre chanter Anna. Il
craignait... une désillusion, ou quoi? Il n'eût pas su le dire. Anna
avait la même crainte. Elle évitait de se trouver dans le salon, quand
il commençait à jouer.

Mais un soir de novembre qu'il lisait auprès du feu, il vit Anna
assise, son ouvrage sur ses genoux, et plongée dans une de ses
songeries. Elle regardait le vide, et Christophe crut voir passer dans
son regard des lueurs de l'ardeur étrange de l'autre soir. Il ferma son
livre. Elle se sentit observée et se remit à coudre. Sous ses
paupières baissées, elle voyait toujours tout. Il se leva et dit:

--Venez.

Elle fixa sur lui ses yeux ou flottait encore un peu de trouble,
comprit, et le suivit.

--Où allez-vous? demanda Braun.

--Au piano, répondit Christophe.

Il joua. Elle chanta. Aussitôt, il la retrouva telle qu'elle lui était
apparue, une première fois. Elle entrait de plain-pied dans ce monde
héroïque, comme s'il était le sien. Il continua l'expérience,
prenant un second morceau, puis un troisième plus emporté,
déchaînant en elle le troupeau des passions, l'exaltant, s'exaltant;
puis, arrivés au paroxysme, il s'arrêta net, et lui demanda, les yeux
dans les yeux:

--Mais enfin, qui êtes-vous?

Anna répondit:

--Je ne sais pas.

Il dit brutalement;

--Qu'est-ce que vous avez dans le corps, pour chanter ainsi?

Elle répondit:

--J'ai ce que vous me faites chanter.

--Oui? Eh bien, il n'y est pas déplacé. Je me demande si c'est moi
qui l'ai créé, ou si c'est vous. Vous pensez donc des choses comme
cela, vous?

--Je ne sais pas. Je crois qu'on, n'est plus soi, quand on chante.

--Et moi, je crois que c'est alors seulement que vous êtes vous.

Ils se turent. Elle avait les joues moites d'une légère buée. Son
sein se soulevait, en silence. Elle fixait la lumière des flambeaux, et
grattait machinalement la bougie qui avait coulé sur le rebord du
chandelier. Il tapotait les touches, en la regardant. Ils se dirent
encore quelques mots gênés, d'un ton rude, puis essayèrent de paroles
banales, et se turent tout à fait, craignant d'approfondir.


Le lendemain, ils se parlèrent à peine, ils se regardaient à la
dérobée, avec une sorte de peur. Mais ils prirent l'habitude de faire,
le soir, de la musique ensemble. Ils en firent même bientôt dans
l'après-midi; et chaque jour, davantage. Toujours la même passion
incompréhensible s'emparait d'elle, dès les premiers accords, la
brûlait de la tête aux pieds, et faisait de cette bourgeoise
piétiste, pour le temps que durait la musique, une Vénus impérieuse,
l'incarnation de toutes les fureurs de l'âme.

Braun, étonné de l'engouement subit d'Anna pour le chant, n'avait pas
pris la peine de chercher l'explication de ce caprice de femme; il
assistait à ces petits concerts, marquait la mesure avec sa tête,
donnait son avis, et était parfaitement heureux, quoiqu'il eût
préféré une musique plus douce: cette dépense de forces lui
paraissait exagérée. Christophe respirait dans l'air un danger; mais
la tête lui tournait: affaibli par la crise qu'il venait de traverser,
il ne résistait pas; il perdait conscience de ce qui se passait en lui,
et il ne voulait pas savoir ce qui se passait dans Anna. Une
après-midi, au milieu d'un morceau, débordant d'ardeurs frénétiques,
elle s'interrompit et, sans explication, elle sortit de la pièce.
Christophe l'attendit: elle ne reparut plus. Une demi-heure après,
comme il passait dans le corridor, près de la chambre d'Anna, par la
porte entr'ouverte il l'aperçut au fond, absorbée dans des prières
mornes, la figure glacée.


Cependant, un peu, très peu de confiance s'insinuait entre eux. Il
tâchait de la faire parler de son passé; elle ne disait que des choses
banales; à grand'peine, il lui arrachait morceau par morceau quelques
détails précis. Grâce à la bonhomie, facilement indiscrète, de
Braun, il réussit à entrevoir le secret de sa vie.

Elle était née dans la ville. De son nom de famille, elle s'appelait
Anna-Maria Senfl. Son père, Martin Senfl, appartenait à une vieille
maison de marchands, séculaire et millionnaire, où l'orgueil de caste
et le rigorisme religieux étaient montés en graine. D'esprit
aventureux, il avait, comme beaucoup de ses compatriotes, passé
plusieurs années au loin, en Orient, en Amérique du Sud; il avait
même fait des explorations hardies au centre de l'Asie, où le
poussaient à la fois les intérêts commerciaux de sa maison, l'amour
de la science, et son propre plaisir. À rouler à travers le monde, non
seulement il n'avait pas amassé mousse, mais il s'était défait de
celle qui le couvrait, de tous ses vieux préjugés. Si bien que, de
retour au pays, étant de tempérament chaud et d'esprit entêté, il
épousa, aux protestations indignées des siens, la fille d'un fermier
des environs, de réputation douteuse, qu'il avait commencé par prendre
comme maîtresse. Ce mariage avait été le seul moyen qu'il eût
trouvé pour garder à soi cette belle fille, dont il ne pouvait plus se
passer. La famille, après avoir mis vainement son veto, se ferma tout
entière à celui qui méconnaissait son autorité sacro-sainte. La
ville,--tous ceux qui comptaient, se montrant, comme d'habitude,
solidaires pour ce qui touchait à la dignité morale de la communauté,
prirent parti en masse contre le couple imprudent. L'explorateur apprit
à ses dépens qu'il n'y a pas moins de péril à contrecarrer les
préjugés des gens, au pays des sectateurs du Christ que chez ceux du
Grand Lama. Il n'était pas assez fort pour pouvoir se passer de
l'opinion du monde. Il avait plus qu'entamé sa portion de fortune; il
ne trouva d'emploi nulle part: tout lui était fermé. Il s'usa en
colères inutiles contre les avanies de la ville implacable. Sa santé,
minée par les excès et par les fièvres, n'y résista point. Il mourut
d'un coup de sang, cinq mois après le mariage. Quatre mois plus tard,
sa femme, bonne personne, mais faible et de peu de cervelle, qui depuis
ses noces n'avait passé aucun jour sans pleurer, mourait en couches,
jetant sur la rive qu'elle quittait la petite Anna.

La mère de Martin vivait. Elle n'avait rien pardonné, même sur le lit
de mort, à son fils, ni à celle qu'elle n'avait pas voulu reconnaître
pour sa bru. Mais quand celle-ci ne fut plus,--la vengeance divine
étant assouvie,--elle prit l'enfant et la garda. C'était une femme
d'une dévotion étroite; riche et avare, elle tenait un magasin de
soieries dans une rue sombre de la vieille ville. Elle traita
la fille de son fils moins comme sa petite-fille que comme une
orpheline qu'on recueille par charité et qui vous doit en échange une
demi-domesticité. Pourtant, elle lui fit donner une éducation
soignée; mais elle ne se départit jamais envers elle d'une rigueur
méfiante; il semblait qu'elle considérât l'enfant comme coupable du
péché de ses parents et qu'elle s'acharnât à poursuivre le péché
en elle. Elle ne lui permit aucune distraction; elle traquait la nature
comme un crime, dans ses gestes, ses paroles, jusque dans ses pensées.
Elle tua la joie dans cette jeune vie. Anna fut habituée, de bonne
heure, à s'ennuyer au temple et à ne pas le montrer; elle fut
environnée des terreurs de l'enfer; ses yeux d'enfant aux paupières
sournoises les voyaient, chaque dimanche, à la porte du vieux
_Münster_, sous la forme des statues immodestes et contorsionnées
qu'un feu brûle entre les jambes et sur qui montent, le long des
cuisses, des crapauds et des serpents. Elle s'accoutuma à refouler ses
instincts, à se mentir à elle-même. Dès qu'elle fut d'âge à aider
sa grand'mère, elle fut employée, du matin au soir, dans l'obscur
magasin. Elle prit les habitudes qui régnaient autour d'elle, cet
esprit d'ordre, d'économie morose, de privations inutiles, cette
indifférence ennuyée, cette conception méprisante et maussade de la
vie, conséquence naturelle des croyances religieuses chez ceux qui ne
sont pas naturellement religieux. Elle s'absorba dans la dévotion, au
point de paraître exagérée même à la vieille femme; elle abusait
des jeûnes et des macérations; pendant un certain temps, elle s'avisa
de porter un corset garni d'épingles qui s'enfonçaient dans sa chair,
à chaque mouvement. On la voyait pâlir; on ne savait ce qu'elle avait.
À la fin, comme elle défaillait, on fit venir un médecin. Elle refusa
de se laisser examiner--(elle fût morte plutôt que de se déshabiller
devant un homme);--mais elle avoua; et le médecin fit une scène si
violente qu'elle promit de ne plus recommencer. La grand'mère, pour
plus de sûreté, soumit dès lors sa toilette à des inspections. Anna
ne trouvait pas à ces tortures, comme on aurait pu croire, une
jouissance mystique; elle avait peu d'imagination, elle n'eût pas
compris la poésie d'un François d'Assise ou d'une sainte Thérèse. Sa
dévotion était triste et matérielle. Quand elle se persécutait, ce
n'était pas pour les avantages qu'elle en attendait dans la vie future,
c'était par un ennui cruel qui se retournait contre elle, trouvant un
plaisir presque méchant au mal qu'elle se faisait. Par une exception
singulière, cet esprit dur et froid, comme celui de l'aïeule,
s'ouvrait a la musique, sans qu'elle sût jusqu'à quelle profondeur.
Elle était fermée aux autres arts; elle n'avait peut-être jamais
regardé un tableau; elle semblait n'avoir aucun sens de la beauté
plastique, tant elle manquait de goût, par indifférence orgueilleuse;
l'idée d'un beau corps n'éveillait en elle que l'idée de la nudité,
c'est-à-dire, comme chez le paysan dont parle Tolstoy, un sentiment de
répugnance; ce dégoût était d'autant plus fort chez Anna qu'elle
percevait obscurément, dans ses rapports avec les êtres qui lui
plaisaient, le sourd aiguillon du désir beaucoup plus que la tranquille
impression de jugements esthétiques. Elle ne se doutait pas plus de sa
beauté que de la force de ses instincts refoulés; ou plutôt, elle ne
voulait pas le savoir, et, avec l'habitude du mensonge intérieur, elle
réussissait à se donner le change.

Braun la rencontra, à un dîner de mariage où elle se trouvait, d'une
façon exceptionnelle: car on ne l'invitait guère, à cause de la
mauvaise réputation que continuait de lui faire l'indécence de son
origine. Elle avait vingt-deux ans. Il la remarqua. Ce n'était point
qu'elle cherchât à se faire remarquer. Assise à côté de lui, à
table, raide et mal fagotée, elle ouvrit à peine la bouche pour
parler. Mais Braun, qui ne cessa de causer avec elle, c'est-à-dire tout
seul, pendant tout le repas, revint enthousiasmé. Avec sa pénétration
ordinaire, il avait été frappé de la candeur virginale de sa voisine;
il avait admiré son bon sens et son calme; il appréciait aussi sa
belle santé et les solides qualités de ménagère qu'elle paraissait
avoir. Il fit visite à la grand'mère, revint, fit sa demande, et fut
agréé. Point de dot: Mme Senfl léguait à la ville, pour des missions
commerciales, la fortune de sa maison.

À aucun moment, la jeune femme n'avait eu d'amour pour son mari:
c'était là une pensée dont il ne lui semblait pas qu'il dût être
question dans une vie honnête, et qu'il allait plutôt écarter comme
coupable. Mais elle savait le prix de la bonté de Braun; elle lui
était reconnaissante, sans le lui montrer, de ce qu'il l'avait
épousée malgré son origine douteuse. Elle avait d'ailleurs un fort
sentiment de l'honneur conjugal. Depuis sept ans qu'ils étaient
mariés, rien n'avait troublé leur union. Ils vivaient l'un à côté
de l'autre, ne se comprenaient point, et ne s'en inquiétaient point:
ils étaient, aux yeux du monde, le type d'un ménage modèle. Ils
sortaient peu de chez eux. Braun avait une clientèle assez nombreuse;
mais il n'avait pas réussi à y faire agréer sa femme. Elle ne
plaisait point; et la tache de sa naissance n'était pas encore tout à
fait effacée. Anna, de son côté, ne faisait nul effort pour être
admise. Elle gardait rancune des dédains qui avaient attristé son
enfance. Puis, elle était gênée dans le monde, et ne se plaignait pas
qu'on l'oubliât. Elle faisait et recevait les visites indispensables,
qu'exigeait l'intérêt de son mari. Les visiteuses étaient de petites
bourgeoises curieuses et médisantes. Leurs commérages n'avaient aucun
intérêt pour Anna; elle ne prenait pas la peine de dissimuler son
indifférence. Cela ne se pardonne point. Aussi, les visites
s'espaçaient, et Anna restait seule. C'était ce qu'elle voulait: rien
ne venait plus troubler le rêve qu'elle ruminait, et le bourdonnement
obscur de sa chair.



Depuis quelques semaines, Anna semblait souffrante. Son visage se
creusait. Elle fuyait la présence de Christophe et de Braun. Elle
passait ses journées dans sa chambre; elle s'enfonçait dans ses
pensées; elle ne répondait pas quand on lui parlait. Braun ne
s'affectait pas trop, à l'ordinaire, de ces caprices de femme. Il les
expliquait à Christophe. Comme presque tous les hommes destinés à
être dupes des femmes, il se flattait de les connaître très bien. Et
il les connaissait assez bien, en effet: ce qui ne sert à rien. Il
savait qu'elles ont souvent des accès de rêverie têtue, de mutisme
opiniâtre et hostile; et il pensait qu'il faut alors les laisser
tranquilles, ne pas chercher à faire le jour, ni surtout à ce qu'elles
le fassent dans le dangereux monde subconscient où baigne leur esprit.
Néanmoins, il commençait à s'inquiéter pour la santé d'Anna. Il
jugea que son étiolement venait de son genre de vie, éternellement
renfermée, sans jamais sortir de la ville, à peine de la maison. Il
voulut qu'elle se promenât. Il ne pouvait guère l'accompagner: le
dimanche, elle était prise par ses devoirs de piété; les autres
jours, il avait ses consultations. Quant à Christophe, il évitait de
sortir avec elle. Une ou deux fois, ils avaient fait une courte
promenade ensemble, aux portes de la ville: ils s'étaient ennuyés à
périr. La conversation chômait. La nature semblait ne pas exister pour
Anna; elle ne voyait rien; tous les pays étaient pour elle de l'herbe
et des pierres; son insensibilité glaçait. Christophe avait tâché de
lui faire admirer un beau site. Elle regarda, sourit froidement, et dit,
faisant effort pour lui être agréable:

--Oh! oui, c'est mystique...

De la même façon qu'elle eût dit:

--Il y a beaucoup de soleil.

D'irritation, Christophe s'était enfoncé les ongles dans la paume
des mains. Depuis, il ne lui demandait plus rien; et lorsqu'elle
sortait, il trouvait un prétexte pour rester chez lui.

En réalité, il était faux qu'Anna fût insensible à la nature. Elle
n'aimait pas ce qu'on est convenu d'appeler les beaux paysages: elle ne
les distinguait pas des autres. Mais elle aimait la campagne, n'importe
laquelle--la terre et l'air. Seulement, elle ne s'en doutait pas plus
que de ses autres sentiments forts; et qui vivait avec elle s'en doutait
encore moins.


À force d'insister, Braun décida sa femme à faire une course d'une
journée aux environs. Elle céda par ennui, afin d'avoir la paix. On
arrangea la promenade pour un dimanche. Au dernier moment, le docteur,
qui s'en faisait une joie enfantine, fut retenu par un cas de maladie
urgente. Christophe partit avec Anna.

Beau temps d'hiver sans neige: air pur et froid, ciel clair, grand
soleil, avec une bise glacée. Ils prirent un petit chemin de fer local,
qui rejoignait une de ces lignes de collines bleues formant autour de la
ville une lointaine auréole. Leur compartiment était plein; ils furent
séparés l'un de l'autre. Ils ne se parlaient pas. Anna était sombre:
la veille, elle avait déclaré, à la surprise de Braun, qu'elle
n'irait pas au culte du lendemain. Pour la première fois de sa vie,
elle y manquait. Était-ce une révolte?... Qui eût pu dire les combats
qui se livraient en elle? Elle regardait fixement la banquette devant
elle; elle était blême...

Ils descendirent du train. Leur froideur ennemie ne se dissipa point,
durant le commencement de la promenade. Ils marchaient côte à côte;
elle allait d'un pas ferme, ne faisant attention à rien; elle avait les
mains libres; ses bras se balançaient; ses talons sonnaient sur la
terre gelée.--Peu à peu, sa figure s'anima. La rapidité de sa marche
rougissait ses joues pâles. Sa bouche s'entr'ouvrait pour boire la
fraîcheur de l'air. Au détour d'un sentier qui montait en lacets, elle
se mit a escalader la colline, en ligne droite, comme une chèvre; le
long d'une carrière, au risque de tomber, elle s'accrochait aux
arbustes. Christophe la suivit. Elle grimpait plus vite, glissant, se
rattrapant, avec les mains, aux herbes. Christophe lui cria de
s'arrêter. Elle ne répondit pas, et continua de monter, courbée à
quatre pattes. Ils traversèrent les brouillards qui traînaient
au-dessus de la vallée, comme une gaze argentée, se déchirant aux
buissons; ils se trouvèrent dans le chaud soleil d'en haut. Arrivée au
sommet, elle se retourna; sa figure s'était éclairée; sa bouche,
ouverte, respirait. Elle regarda, ironique, Christophe qui gravissait la
pente, enleva son manteau, le lui jeta au nez, puis, sans attendre qu'il
soufflât, elle reprit sa course. Christophe lui fit la chasse. Ils
prenaient goût au jeu; l'air les grisait. Elle se lança sur une pente
rapide; les pierres roulaient sous ses pieds; elle ne trébuchait point,
elle glissait, sautait, filait comme une flèche. De temps en temps,
elle jetait un coup d'œil en arrière, pour mesurer l'avance qu'elle
avait sur Christophe. Il se rapprochait d'elle. Elle se jeta dans un
bois. Les feuilles mortes craquaient sous leurs pas; les branches
qu'elle avait écartées le fouettaient au visage. Elle butta contre les
racines d'un arbre. Il la saisit. Elle se débattit, luttant des pieds
et des mains, lui donnant de forts coups, cherchant à le faire tomber;
elle criait et riait. Sa poitrine haletait, appuyée contre lui; leurs
joues se frôlèrent; il but la sueur qui mouillait les tempes d'Anna;
il respira l'odeur de ses cheveux humides. D'une robuste poussée, elle
se dégagea, et le regarda, sans trouble, de ses yeux qui le défiaient.
Il était stupéfait de la force qui était en elle, et dont elle ne
faisait rien dans la vie ordinaire.

Ils allèrent au prochain village, foulant allègrement le chaume sec,
qui rebondissait sous leurs pas. Devant eux s'envolaient les corbeaux
qui fouillaient les champs. Le soleil brûlait, et la bise mordait.
Christophe tenait le bras d'Anna. Elle avait une robe peu épaisse; il
sentait sous l'étoffe le corps moite et baigné de chaleur. Il voulut
qu'elle remît son manteau; elle refusa et, par bravade, défit l'agrafe
du col. Ils s'attablèrent à une auberge, dont l'enseigne portait
l'image d'un «homme sauvage» (_Zum wilden Mann_). Devant la porte,
poussait un petit sapin. La salle était décorée de quatrains
allemands, de deux chromos, l'une sentimentale: _Au printemps_ (_Im
Frühling_), l'autre patriotique: _La bataille de Saint-Jacques_, et
d'un crucifix avec un crâne au pied de la croix. Anna avait un appétit
vorace, que Christophe ne lui connaissait pas. Ils burent gaillardement
du petit vin blanc. Après le repas, ils repartirent à travers champs,
comme deux bons compagnons. Nulle pensée équivoque. Ils ne songeaient
qu'au plaisir de la marche, de leur sang qui chantait, de l'air qui les
fouettait. La langue d'Anna s'était déliée. Elle ne se méfiait plus;
elle disait, au hasard, tout ce qui lui venait à l'esprit.

Elle parla de son enfance: sa grand'mère l'emmenait chez une amie qui
habitait près de la cathédrale; tandis que les vieilles dames
causaient, on l'envoyait dans le grand jardin, sur lequel pesait l'ombre
du _Münster._ Elle s'asseyait dans un coin et elle ne bougeait plus;
elle écoutait les frémissements des feuilles, elle épiait le
fourmillement des insectes; et elle avait plaisir et peur.--Elle
omettait de dire qu'elle avait peur des diables: son imagination en
était obsédée; on lui avait conté qu'ils rôdaient autour des
églises, sans oser y entrer; et elle croyait les voir sous la forme des
bêtes: araignées, lézards, fourmis, tout le petit monde difforme qui
grouillait sous les feuilles, sur la terre, ou dans les fentes des
murs.--Ensuite, elle parla de la maison où elle vivait, de sa chambre
sans soleil; elle s'en souvenait avec plaisir; elle y passait des nuits
sans dormir, à se raconter des choses...

--Quelles choses?

--Des choses folles.

--Racontez.

Elle secoua la tête, pour dire que non.

--Pourquoi?

Elle rougit, puis rit, et ajouta:

--Et aussi le jour, pendant que je travaillais.

Elle y pensa un moment, rit de nouveau, et conclut:

--C'étaient des choses folles, des choses mauvaises.

Il dit, en plaisantant:

--Vous n'aviez donc pas peur?

--De quoi?

--D'être damnée?

Sa figure se glaça.

--Il ne faut pas parler de cela, dit-elle.

Il détourna la conversation. Il admira la force qu'elle avait montrée
tout à l'heure, en luttant. Elle reprit son expression confiante et
raconta ses prouesses de fillette--(elle disait: «de garçon», car,
lorsqu'elle était enfant, elle eût voulu se mêler aux jeux et aux
batailles des garçons).--Une fois, se trouvant avec un petit camarade,
plus grand qu'elle de la tête, elle lui avait brusquement lancé un
coup de poing, espérant qu'il répondrait. Mais il s'était sauvé, en
criant qu'elle le battait. Une autre fois, à la campagne, elle avait
grimpé sur le dos d'une vache noire qui paissait; la bête effarée
l'avait jetée contre un arbre; Anna avait failli se tuer. Elle s'avisa
aussi de sauter par la fenêtre d'un premier étage, parce qu'elle
s'était défiée elle-même de le faire; elle eut la chance d'en être
quitte, avec une entorse. Elle inventait des exercices bizarres et
dangereux, quand on la laissait seule à la maison; elle soumettait son
corps à des épreuves étranges et variées.

--Qui croirait cela de vous, dit-il, quand on vous voit si grave?...

--Oh! dit-elle, si l'on me voyait, certains jours dans ma chambre,
quand je suis seule?

--Quoi! encore à présent?

Elle rit. Elle lui demanda--sautant d'un sujet à l'autre--s'il
chassait. Il protesta que non. Elle dit qu'elle avait une fois tiré un
coup de fusil sur un merle et qu'elle l'avait touché. Il s'indigna.

--Bon! dit-elle, qu'est-ce que cela fait?

--Vous n'avez donc pas de cœur?

--Je n'en sais rien.

--Ne pensez-vous pas que les bêtes sont des êtres comme nous?

--Si, dit-elle. Justement, je voulais vous demander: est-ce que
vous croyez que les bêtes ont une âme?

--Oui, je le crois.

--Le pasteur dit que non. Et moi, je pense qu'ils en ont une.
D'abord, ajouta-t-elle avec un grand sérieux, je crois que j'ai
été animal, dans une vie antérieure.

Il se mit à rire.

--Il n'y a pas de quoi rire, dit-elle. (Elle riait aussi.) C'est là une
des histoires que je me racontais, lorsque j'étais petite. Je
m'imaginais être chat, chien, oiseau, poulain, génisse. Je me sentais
leurs désirs. J'aurais voulu être, une heure, dans leur poil ou leur
plume; il me semblait que j'y étais. Vous ne comprenez pas cela?

--Vous êtes une étrange bête. Mais si vous vous sentez cette
parenté avec les bêtes, comment pouvez-vous leur faire du mal?

--On fait toujours du mal à quelqu'un. Les uns me font du mal, je fais
du mal à d'autres. C'est dans l'ordre. Je ne me plains pas. Il ne faut
pas être si douillet, dans la vie! Je me fais bien du mal à moi, par
plaisir!

--À vous?

--À moi. Regardez. Un jour, avec un marteau, je me suis enfoncé
un clou dans cette main.

--Pourquoi?

--Pour rien.

(Elle ne disait pas qu'elle avait voulu se crucifier.)

--Donnez-moi la main, dit-elle.

--Qu'en voulez-vous faire?

--Donnez.

Il lui donna la main. Elle la saisit et la serra, à le faire crier. Ils
jouèrent, comme deux paysans, à se faire le plus de mal possible. Ils
étaient heureux, sans arrière-pensée. Tout le reste du monde, les
chaînes de leur vie, les tristesses du passé, l'appréhension de
l'avenir, l'orage qui s'amassait en eux, tout avait disparu.

Ils avaient fait plusieurs lieues; ils ne sentaient point la fatigue.
Brusquement, elle s'arrêta, elle se jeta par terre, s'étendit sur les
chaumes, ne dit plus rien. Couchée sur le dos, les bras derrière la
tête, elle regardait le ciel. Quelle paix! Quelle douceur!... À
quelques pas, une fontaine cachée sourdait, d'un jet intermittent,
comme une artère qui bat, tantôt faible, tantôt plus forte. L'horizon
était nacré. Une buée flottait sur la terre violette, d'où montaient
les arbres nus et noirs. Soleil de fin d'hiver, jeune soleil blond pâle
qui s'endort. Comme des flèches brillantes, des oiseaux fendaient
l'air. Les voix gentilles des cloches paysannes s'appelaient, se
répondaient, de village en village... Assis près d'elle, Christophe
contemplait Anna. Elle ne songeait pas à lui. Sa belle bouche riait en
silence. Il pensait:


--_Est-ce bien vous? Je ne vous reconnais plus._

--_Moi non plus, moi non plus. Je crois que je suis une autre. Je n'ai
plus peur; je n'ai plus peur de Lui... Ah! comme Il m'étouffait, comme
Il m'a fait souffrir! Il me semble que j'étais clouée dans mon
cercueil.... Maintenant, je respire; ce corps, ce cœur est à moi. Mon
corps. Mon libre corps. Mon libre cœur. Ma force, ma beauté, ma joie!
Et je ne les connaissais pas, je ne me connaissais pas! Qu'aviez-vous
fait de moi?..._»


Ainsi, il croyait l'entendre soupirer doucement. Mais elle ne
pensait à rien, sinon qu'elle était heureuse, et que tout était bien.

Le soir tombait déjà. Sous des rideaux de brume grise et lilas, dès
quatre heures, le soleil, fatigué de vivre, disparaissait. Christophe
se leva, et s'approcha d'Anna. Il se pencha sur elle. Elle tourna vers
lui son regard, encore plein du vertige du grand ciel sur lequel elle
était suspendue. Quelques secondes passèrent avant qu'elle le
reconnût. Alors, ses yeux le fixèrent avec un sourire énigmatique,
qui lui communiqua leur trouble. Afin d'y échapper, un instant il ferma
les yeux. Quand il les rouvrit, elle le regardait toujours; et il lui
parut qu'il y avait des jours qu'ils se regardaient ainsi. Ils lisaient
dans l'âme l'un de l'autre. Mais ils ne voulurent pas savoir ce qu'ils
avaient lu.

Il lui tendit la main. Elle la prit, sans un mot. Ils revinrent au
village, dont on voyait là-bas, dans le creux du vallon, les tours
coiffées en as de pique; l'une d'elle portait sur le faîte de son toit
de tuile moussue, comme une toque sur le front, un nid vide de cigogne.
Au carrefour de deux chemins, près de l'entrée du village, ils
passèrent devant une fontaine sur laquelle une petite sainte
catholique, une Madeleine en bois, gracieuse, un peu mignarde, se tenait
debout, tendant les bras. Répondant à son geste, Anna, d'un mouvement
instinctif, lui tendit ses bras aussi, et, montant sur la margelle, elle
remplit les mains de la jolie déesse avec des branches de houx et des
grappes de sorbiers aux baies rouges, que le bec des oiseaux et le gel
avaient épargnées.

Ils croisaient sur la route des groupes de paysans et de paysannes
endimanchés. Des femmes à la peau très brune, aux joues très
colorées, avec d'épais chignons, enroulés en coquilles, robes
claires, chapeaux fleuris. Elles avaient des gants blancs et des
poignets rouges. Elles chantaient des chants honnêtes, avec des voix
aiguës, placides, pas très justes. À l'intérieur d'une étable, une
vache meuglait. Un enfant qui avait la coqueluche toussait dans une
maison. D'un peu plus loin venaient des sons de clarinette nasillarde et
de cornet à piston. On dansait sur la place du village, entre le
cabaret et le cimetière. Juchés sur une table, quatre musiciens
jouaient. Anna et Christophe s'assirent devant l'auberge et regardèrent
les danseurs. Les couples se heurtaient et s'apostrophaient à grand
bruit. Les filles poussaient des cris, pour le plaisir de crier. Les
buveurs marquaient la mesure sur les tables, avec leurs poings. En un
autre temps, cette joie lourde eût dégoûté Anna; ce soir, elle en
jouissait; elle avait ôté son chapeau, et regardait, la figure
animée. Christophe pouffait de la gravité burlesque de la musique et
des musiciens. Il chercha dans ses poches, prit un crayon et, sur
l'envers d'une note d'auberge, il se mit à tracer des barres et des
points: il écrivait des danses. La feuille fut bientôt remplie; il en
demanda d'autres, qu'il couvrit, comme la première, de sa grosse
écriture impatiente et maladroite. Anna, la joue près de la sienne,
lisait par-dessus son épaule, chantonnant à mi-voix; elle tâchait de
deviner la fin des phrases, et elle battait des mains, quand elle avait
deviné, ou quand ses prévisions étaient déroutées par une saillie
inattendue. Après avoir fini, Christophe porta aux musiciens ce qu'il
venait d'écrire. C'étaient de braves Souabes, qui savaient leur
métier: ils déchiffrèrent sans broncher. Les airs avaient un humour
sentimental et burlesque, avec des rythmes heurtés, comme ponctués
d'éclats de rire. Impossible de résister à leur impétueuse
bouffonnerie: les jambes dansaient malgré soi. Anna se jeta dans la
ronde, elle saisit au hasard deux mains, elle tourna comme une folle;
une épingle d'écaille sauta de ses cheveux; des boucles se défirent
et tombèrent sur ses joues. Christophe ne la quittait pas des yeux; il
admirait ce bel animal robuste, qu'une discipline impitoyable avait
condamné jusque-là au silence et à l'immobilité; elle lui
apparaissait comme nul ne l'avait vue, comme elle était réellement
sous le masque emprunté: une Bacchante, ivre de force. Elle l'appela.
Il courut à elle et l'empoigna. Ils dansèrent, jusqu'à ce qu'ils
allassent se jeter, en tournant, contre un mur. Ils s'arrêtèrent,
étourdis. La nuit était complète. Ils se reposèrent un moment, puis
prirent congé de la compagnie. Anna, d'ordinaire si roide avec les gens
du peuple, par gêne ou par mépris, tendit la main gentiment aux
musiciens, à l'hôte, aux garçons du village, à côté de qui elle
était dans la ronde.

Ils se retrouvèrent seuls, sous le ciel brillant et glacé, refaisant
à travers champs le chemin qu'ils avaient suivi le matin. Anna était
encore tout animée. Peu à peu, elle parla moins, puis elle cessa de
parler, prise par la fatigue ou par l'émotion mystérieuse de la nuit.
Elle s'appuyait affectueusement sur Christophe. En redescendant la pente
qu'elle avait grimpée, quelques heures avant, elle soupira. Ils
arrivaient à la station. Près de la première maison, il s'arrêta
pour la regarder. Elle le regarda aussi, et lui sourit avec mélancolie.

Dans le train, même foule qu'en venant. Ils ne purent causer. Assis en
face d'elle, il la couvait des yeux. Elle avait les yeux baissés; elle
les leva vers lui; puis elle les détourna, et il ne parvint plus à les
attirer de son côté. Elle regardait dehors, dans la nuit. Un vague
sourire flottait sur ses lèvres, avec un peu de fatigue aux coins.
Puis, le sourire disparut. L'expression devint morne. Il crut qu'elle
s'endormait dans le rythme du train, et il essaya de lui parler. Elle
répondit froidement, d'un mot, sans tourner la tête. Il tâcha de se
persuader que la fatigue était cause de ce changement; mais il savait
bien que la raison était autre. À mesure qu'on se rapprochait de la
ville, il voyait le visage d'Anna se figer, la vie s'éteindre, ce beau
corps à la grâce sauvage rentrer dans sa gaine de pierre. En
descendant du wagon, elle ne s'appuya pas sur la main qu'il lui tendait.
Ils revinrent en silence.



Quelques jours après, vers quatre heures du soir, ils étaient seuls
ensemble. Braun était sorti. Depuis la veille, la ville était
enveloppée dans un brouillard vert pâle. Le grondement du fleuve
invisible montait. Les éclairs des trams électriques éclataient dans
la brume. La lumière du jour s'éteignait, étouffée; elle ne semblait
plus d'aucun temps: c'était une de ces heures où se perd toute
conscience du réel, une heure qui est hors des siècles. Après la
brise mordante des jours précédents, l'air humide, subitement adouci,
était devenu tiède et mou. La neige gonflait le ciel, qui ployait sous
le poids.

Ils étaient seuls ensemble, dans le salon dont le goût froid et
étriqué reflétait celui de la maîtresse. Ils ne disaient rien. Il
lisait. Elle cousait. Il se leva et alla à la fenêtre; il appuya sa
grosse figure contre les carreaux, et resta à rêver; cette lumière
blafarde qui se répercutait du ciel sombre à la terre livide lui
causait un étourdissement; sa pensée était inquiète; il essayait de
la fixer: elle lui échappait. Une angoisse l'envahit: il se sentait
engloutir; et dans le vide de son être, du fond des ruines amoncelées,
un vent brûlant se levait en lents tourbillons. Il tournait le dos à
Anna. Elle ne le voyait pas, elle s'absorbait dans sa tâche; mais un
frisson lui passait par le corps; elle se piqua plusieurs fois avec son
aiguille, elle ne le sentit point. Ils étaient tous les deux fascinés
par l'approche du danger.

Il s'arracha de son engourdissement et fit quelques pas à travers la
chambre. Le piano l'attirait et lui faisait peur. Il évitait de le
regarder. En passant à côté, sa main ne put résister; elle toucha
une note. Le son vibra comme une voix. Anna tressaillit et laissa tomber
son ouvrage. Déjà Christophe s'était assis et jouait. Il perçut,
sans la voir, qu'Anna s'était levée, qu'elle venait, qu'elle était
là. Avant de se rendre compte de ce qu'il faisait, il reprit l'air
religieux et passionné qu'elle avait chanté, la première fois qu'elle
s'était révélée à lui; il improvisa sur le thème de fougueuses
variations. Sans qu'il eût dit un mot, elle commença à chanter. Ils
perdirent le sentiment de ce qui les entourait. La frénésie sacrée de
la musique les emporta dans ses serres....


Ô musique, qui ouvres les abîmes de l'âme! Tu ruines l'équilibre
habituel de l'esprit. Dans la vie ordinaire, les âmes ordinaires sont
des chambres fermées. Se fanent, au dedans, les forces sans emploi, les
vertus et les vices dont l'usage nous gêne; la sage raison pratique, le
lâche sens commun, tiennent les clefs de la chambre. Ils n'en montrent
que quelques placards, bourgeoisement rangés. Mais la musique tient le
magique rameau qui fait tomber les serrures. Les portes s'ouvrent. Les
démons du cœur paraissent. Et l'âme se voit nue...--Tant que chante
la sirène, le dompteur tient sous son regard les fauves. La puissante
raison d'un grand musicien fascine les passions qu'il déchaîne. Mais
quand la musique s'est tue, quand le dompteur n'est plus là, les
passions qu'il a réveillées rugissent dans la cage ébranlée, et
elles cherchent leur proie...


La mélodie finit. Silence... Elle avait, en chantant, appuyé sa main
sur l'épaule de Christophe. Ils n'osaient plus remuer; et ils
tremblaient... Soudain--ce fut un éclair--elle se pencha sur lui, il se
leva vers elle; leurs bouches se joignirent; son souffle entra en lui...

Elle le repoussa et s'enfuit. Il resta sans bouger, dans l'ombre. Braun
rentra. Ils se mirent à table. Christophe était incapable de penser.
Anna semblait absente; elle regardait «ailleurs». Peu après le
souper, elle alla dans sa chambre. Christophe, qui n'aurait pu rester
seul avec Braun, se retira aussi.

Vers minuit, le docteur, déjà couché, fut appelé auprès d'un
malade. Christophe l'entendit descendre l'escalier et sortir. Il
neigeait depuis six heures. Les maisons et les rues étaient ensevelies.
L'air comme rembourré d'ouate. Ni pas, ni voitures au dehors. La ville
semblait morte. Christophe ne dormait pas. Il sentait une terreur, qui
croissait de minute en minute. Il ne pouvait bouger: cloué dans son
lit, sur le dos, les yeux ouverts. Une clarté métallique, qui sortait
de la terre et des toits blancs, frottait les parois de la chambre....
Un bruit imperceptible le fit tressaillir. Il fallait son oreille
fiévreuse pour l'entendre. Un frôlement sur le plancher du couloir.
Christophe se dressa dans son lit. Le bruit léger se rapprocha,
s'arrêta; une planche craqua. On était derrière la porte; on
attendait.... Immobilité complète, pendant plusieurs secondes,
plusieurs minutes peut-être... Christophe ne respirait plus, il était
baigné de sueur. Des flocons de neige, au dehors, effleuraient la
vitre, comme une aile. Une main tâtonna sur la porte, qui s'ouvrit. Sur
le seuil, une blancheur apparut, s'avança lentement; à quelques pas du
lit, fit une pause. Christophe ne distinguait rien; mais il l'entendait
respirer, et son propre cœur qui battait... Elle vint près du lit.
Elle s'arrêta encore. Leurs visages étaient si près que leurs
haleines se mêlaient. Leurs regards se cherchaient, sans se trouver,
dans l'ombre.... Elle tomba sur lui. Ils s'étreignirent en silence,
sans un mot, avec rage....


Une heure, deux heures, un siècle après. La porte de la maison
s'ouvrit. Anna se détacha de l'étreinte qui les nouait, glissa du lit,
et quitta Christophe, sans une parole, comme elle était venue. Il
entendit ses pieds nus s'éloigner, frôlant le parquet de leur toucher
rapide. Elle regagna sa chambre, où Braun la trouva couchée,
paraissant dormir. Ainsi, elle resta toute la nuit, les yeux ouverts,
sans un souffle, immobile, dans le lit étroit, près de Braun endormi.
Que de nuits elle avait déjà passées ainsi!

Christophe ne dormit pas non plus. Il était désespéré. Cet homme
apportait aux choses de l'amour et surtout du mariage un sérieux
tragique. Il haïssait la légèreté de ces écrivains, dont l'art se
fait un piment de l'adultère. L'adultère lui inspirait une répulsion,
où se combinaient sa brutalité plébéienne et sa hauteur morale. Il
éprouvait tout ensemble un respect religieux et un dégoût physique
pour la femme qui appartient à un autre. La promiscuité de chiens où
vit une certaine élite européenne lui soulevait le cœur. L'adultère,
consenti par le mari, est une ordure; à l'insu du mari, c'est un
mensonge ignoble de valet crapuleux, qui se cache pour trahir et pour
salir son maître. Que de fois il avait méprisé sans pitié ceux qu'il
avait vus coupables de cette lâcheté! Il avait rompu avec des amis qui
s'étaient ainsi déshonorés à ses yeux... Et voici qu'à son tour, il
s'était souillé de la même ignominie! Les circonstances de son crime
le rendaient plus odieux. Il était venu dans cette maison, malade et
misérable. Un ami l'avait recueilli, secouru, consolé. Jamais sa
bonté ne s'était démentie. Rien ne l'avait lassée. Il lui devait de
vivre encore. Et en reconnaissance, il venait de lui voler son honneur
et son bonheur, son humble bonheur domestique! Il l'avait trahi
bassement, et avec qui? Avec une femme qu'il ne connaissait pas, qu'il
ne comprenait pas, qu'il n'aimait pas... Qu'il n'aimait pas? Tout son
sang se révolta. L'amour était un mot trop faible pour exprimer le
torrent de feu qui le brûlait, dès qu'il pensait à elle. Ce n'était
pas de l'amour, et c'était mille fois plus que l'amour... Il passa la
nuit dans une tempête. Il se levait, il se trempait la figure dans
l'eau glacée, il étouffait et il frissonnait. La crise se termina par
un accès de fièvre.

Quand il se leva, brisé, il pensa combien elle devait être, plus
encore que lui, accablée de honte. Il alla à sa fenêtre. Le soleil
brillait sur la neige éblouissante. Dans le jardin, Anna étendait du
linge sur une corde. Attentive à sa tâche, rien ne semblait la
troubler. Elle avait une dignité de démarche et de gestes qui lui
était nouvelle et qui lui faisait trouver, sans y penser, des
mouvements de statue.


Au dîner de midi, ils se revirent. Braun était absent, pour toute la
journée. Jamais Christophe n'eût supporté de se rencontrer avec lui.
Il voulait parler à Anna. Mais ils n'étaient pas seuls: la domestique
allait et venait; ils devaient se surveiller. Christophe cherchait en
vain le regard d'Anna. Elle ne le regardait pas. Nul indice de trouble,
et toujours dans ses moindres mouvements, cette assurance et cette
noblesse inhabituelles. Après dîner, il espéra qu'ils pourraient
enfin causer; mais la domestique s'attardait à desservir; et lorsqu'ils
passèrent dans la chambre voisine, elle s'arrangea de façon à les y
suivre; elle avait toujours quelque chose à prendre ou à rapporter;
elle furetait dans le corridor, près de la porte entr'ouverte, qu'Anna
ne se pressait point de fermer: on eût dit qu'elle les épiait. Anna
s'assit près de la fenêtre, avec son éternel ouvrage. Christophe,
enfoncé dans un fauteuil, le dos tourné au jour, avait un livre
ouvert, qu'il ne lisait pas. Anna, qui pouvait l'entrevoir de profil,
aperçut d'un coup d'œil son visage tourmenté, qui regardait le mur;
et elle sourit, cruelle. Du toit de la maison, de l'arbre du jardin, la
neige qui fondait s'égouttait sur le sable avec un tintement fin. Au
loin, des rires d'enfants qui se poursuivaient dans la rue, à coup de
boules de neige. Anna semblait assoupie. Le silence torturait
Christophe; il eût crié de souffrance.

Enfin, la domestique descendit à l'étage au-dessous, et sortit de la
maison. Christophe se leva, il se tourna vers Anna, il allait dire:

--Anna! Anna! qu'avons-nous fait?

Anna le regardait; ses yeux, obstinément baissés, venaient de se
rouvrir; ils posaient sur Christophe leur feu dévorant. Christophe
reçut le choc dans ses yeux, et chancela; tout ce qu'il voulait dire
fut raturé, d'un trait. Ils allèrent l'un à l'autre, et de nouveau
ils se saisirent...


L'ombre du soir se répandait. Leur sang grondait encore. Elle était
allongée sur le lit, sa robe arrachée, les bras étendus, sans même
faire un geste pour recouvrir son corps. Il s'était enfoncé la figure
dans l'oreiller, et gémissait. Elle se souleva vers lui, elle lui prit
la tête, lui caressant les yeux, la bouche avec ses doigts; elle
approcha son visage, elle plongea son regard dans le regard de
Christophe. Ses yeux avaient une profondeur de lac; ils souriaient,
indifférents aux peines. La conscience s'effaça. Il se tut. Des
frissons les remuaient comme de grandes ondes...

Cette nuit-là, seul, rentré dans sa chambre, Christophe songea à
se tuer.

Le jour suivant, à peine levé, il chercha Anna. C'était lui
maintenant, dont les yeux évitaient les yeux de l'autre. Dès qu'il les
rencontrait, ce qu'il avait à dire fuyait de sa pensée. Il fit effort
pourtant et commença à parler de la lâcheté de leur acte. À peine
eut-elle compris qu'elle lui ferma violemment la bouche avec sa main.
Elle s'écarta de lui, les sourcils contractés, les lèvres serrées,
avec une expression mauvaise. Il continua. Elle jeta par terre l'ouvrage
qu'elle tenait, et ouvrit la porte, voulut sortir. Il lui empoigna les
mains, il referma la porte, il dit amèrement qu'elle était bien
heureuse de pouvoir effacer de son esprit l'idée du mal commis. Elle se
débattait furieusement, et elle cria avec colère:

--Tais-toi!... Lâche! Tu ne vois donc pas que je souffre!... Je
ne veux pas que tu parles. Laisse-moi!

Sa figure s'était creusée, son regard était haineux et peureux, comme
une bête à qui l'on a fait mal; s'ils avaient pu, ses yeux l'auraient
tué.--Il la lâcha. Elle courut, pour se mettre à l'abri, à l'autre
coin de la pièce. Il n'avait pas envie de la poursuivre. Il avait le
cœur serré d'amertume et d'effroi. Braun rentra. Ils le regardaient,
stupides. Hors leur souffrance, rien n'existait.

Christophe sortit. Braun et Anna se mirent à table. Au milieu du
dîner, Braun se leva brusquement pour ouvrir la fenêtre: Anna
s'était évanouie.


Christophe disparut, pour quinze jours, de la ville, prétextant un
voyage. Anna resta, toute la semaine, enfermée dans sa chambre, sauf
aux heures des repas. Elle était reprise par sa conscience, ses
habitudes, toute cette vie passée dont elle s'ôtait crue dégagée,
dont on ne se dégage jamais. Elle avait beau se fermer les yeux. Chaque
jour, le souci cheminait davantage, allait plus loin dans le cœur; il
finit par s'y installer. Le dimanche suivant, elle refusa encore d'aller
au temple. Mais le dimanche d'après, elle y retourna, et elle ne le
quitta plus. Elle était, non soumise, mais vaincue. Dieu était
l'ennemi,--un ennemi dont elle ne pouvait se délivrer. Elle allait à
lui, avec la sourde colère d'un esclave, forcé d'obéir. Son visage,
pendant le culte, ne laissait voir qu'une froideur hostile; mais dans
les profondeurs de l'âme, toute sa vie religieuse était une lutte
farouche, d'une exaspération muette, contre le Maître, dont le
reproche la persécutait. Elle feignait de ne pas l'entendre. Il fallait
qu'elle l'entendît; et elle discutait âprement avec Dieu, les
mâchoires serrées, le front barré d'une ride entêtée, le regard
dur. Elle pensait à Christophe avec haine. Elle ne lui pardonnait pas
de l'avoir un instant arrachée à la prison de l'âme, et de l'y
laisser retomber, en proie à ses bourreaux. Elle ne dormait plus; elle
ressassait, jour et nuit, les mêmes pensées torturantes; elle ne se
plaignait pas; elle allait, obstinée, continuant de diriger tout dans
la maison, de faire toute sa tâche, et gardant jusqu'au bout le
caractère intraitable et têtu de sa volonté dans la vie quotidienne,
dont elle accomplissait les besognes avec une régularité de machine.
Elle s'amaigrissait, elle semblait rongée par un mal intérieur. Braun
l'interrogea, avec une affection inquiète; il voulut l'ausculter. Elle
le repoussa rageusement. Plus elle avait de remords envers lui, plus
elle se montrait dure.

Christophe avait résolu de ne plus revenir. Il se brisait de fatigues.
Il faisait de grandes courses, des exercices pénibles, il ramait, il
marchait, il grimpait des montagnes. Rien ne parvenait â éteindre le
feu.

Il était livré à la passion. Elle est, chez les génies, une
nécessité de la nature. Même les plus chastes, Beethoven, Bruckner,
il faut qu'ils aiment constamment; toutes les forces humaines en eux
sont exaltées; et comme en eux les forces sont captées par
l'imagination, leur cerveau est la proie de passions perpétuelles. Ce
sont, le plus souvent, des flammes passagères; l'une détruit l'autre;
et toutes sont absorbées dans l'incendie de l'esprit créateur. Mais
que l'ardeur de la forge cesse de remplir l'âme, et l'âme sans
défense est livrée aux passions dont elle ne peut se priver; elle les
veut, elle les crée; il faut qu'elles la dévorent...--Et puis, avec
l'âpre désir qui laboure la chair, il y a le besoin de tendresse qui
pousse l'homme meurtri et déçu par la vie vers les bras maternels de
la consolatrice. Un grand homme est plus enfant qu'un autre; plus qu'un
autre, il a besoin de se confier à une femme, de reposer son front sur
la paume des mains douces, dans le creux de la robe tendue entre les
genoux...

Mais Christophe ne comprenait pas... Il ne croyait pas à la fatalité
de la passion,--cette bêtise des romantiques! Il croyait au devoir et
au pouvoir de lutter, à la force de sa volonté... Sa volonté! Où
était-elle? Il n'en restait plus trace. Il était possédé.
L'aiguillon du souvenir le harcelait, jour et nuit. L'odeur du corps
d'Anna enfiévrait sa bouche et ses narines. Il était une lourde
barque, désemparée, sans gouvernail, livrée au vent. En vain, il
s'épuisait à fuir: il se retrouvait toujours ramené à la même
place; et il criait au vent:

--Brise-moi donc! Que veux-tu de moi?

Pourquoi, pourquoi cette femme?... Pourquoi l'aimait-il? Pour ses
qualités de cœur et d'esprit? Il ne manquait pas d'autres plus
intelligentes et meilleures. Pour sa chair? Il avait eu d'autres
maîtresses, que ses sens préféraient. Alors? qu'est-ce qui le
tenait?--«On aime, parce qu'on aime.»--Oui, mais il y a une raison,
même si elle dépasse la raison ordinaire! Folie? c'est ne rien dire.
Pourquoi cette folie?


Parce qu'il y a une âme cachée, des puissances aveugles, des démons,
que chaque homme porte emprisonnés en lui. Tout l'effort humain, depuis
que l'homme existe, a été d'opposer à cette mer intérieure les
digues de sa raison et de ses religions. Mais que se lève une tempête
(et les âmes plus riches sont plus sujettes aux tempêtes), que les
digues aient cédé, que les démons aient le champ libre, qu'ils se
heurtent à d'autres âmes soulevées par de semblables démons... Ils
se jettent l'un sur l'autre, et s'étreignent. Haine? Amour? Fureur de
destruction mutuelle?...--La passion, c'est l'âme de proie.



Après quinze jours d'efforts inutiles pour fuir, Christophe
revint dans la maison d'Anna. Il ne pouvait plus vivre loin
d'elle. Il étouffait.

Cependant, il continuait de lutter. Le soir de son retour, ils
trouvèrent des prétextes pour ne pas se voir, pour ne pas dîner
ensemble; la nuit, ils s'enfermèrent à clef, peureusement, chacun dans
sa chambre.--Mais ce fut plus fort que tout. Au milieu de la nuit, elle
accourut, pieds nus, elle vint frapper à sa porte; il ouvrit; elle
entra dans son lit, et, contre lui, elle s'étendit, glacée. Elle
pleurait tout bas. Christophe, sur sa joue, sentait couler ces pleurs.
Elle tachait de s'apaiser; mais sa peine l'emportant, elle sanglota, ses
lèvres sur le cou de Christophe. Bouleversé par cette douleur, il
oubliait la sienne; il tentait de la calmer, en disant des mots tendres.
Elle gémissait:

--Je suis malheureuse, je voudrais être morte...

Ses plaintes lui perçaient le cœur. Il voulut l'embrasser. Elle le
repoussa:

--Je vous hais!... Pourquoi êtes-vous venu?

Elle s'arracha de ses bras, se jeta de l'autre côté du lit. Le lit
était étroit. Malgré leurs efforts pour s'éviter, ils se touchaient.
Anna tournait le dos à Christophe et tremblait de rage et de douleur.
Elle le haïssait jusqu'à la mort. Christophe se taisait, atterré.
Dans le silence, Anna entendit son souffle oppressé; elle se retourna
brusquement, de ses bras lui enlaça le cou:

--Pauvre Christophe! dit-elle, je te fais souffrir...

Pour la première fois, il lui entendait cette voix de pitié.

--Pardonne-moi, dit-elle.

--Pardonnons-nous.

Elle se souleva, comme si elle ne pouvait plus respirer. Assise
dans le lit, courbant le dos, accablée, elle dit:

--Je suis perdue... Dieu l'a voulu. Il m'a livrée... Que puis-je
contre Lui?

Elle resta ainsi longtemps, puis elle se recoucha, et elle ne bougea
plus. Une faible lueur annonça l'aube. Dans le demi-jour, il vit le
douloureux visage qui touchait le sien. Il murmura:

--Le jour.

Elle ne fit pas un mouvement.

Il dit

--Soit. Qu'importe?

Elle rouvrit les yeux, sortit du lit, avec une expression de
lassitude mortelle. Assise sur le bord, elle regardait le plancher.
D'une voix sans couleur, elle dit:

--J'ai pensé le tuer, cette nuit.

Il eut un sursaut d'effroi.

--Anna! dit-il.

Elle fixait la fenêtre, d'un air sombre.

--Anna! répéta-il. Au nom du ciel!... Pas lui!... Il est le
meilleur!...

Elle répéta.

--Pas lui. Oui.

Ils se regardèrent.

Il y avait longtemps qu'ils le savaient. Ils savaient quelle était la
seule issue. Ils ne pouvaient supporter de vivre dans le mensonge. Et
jamais ils n'avaient envisagé même la possibilité de s'enfuir
ensemble. Ils n'ignoraient pas que cela ne résoudrait rien: car la pire
souffrance n'était pas dans les obstacles extérieurs qui les
séparaient, mais en eux, dans leurs âmes différentes. Il leur était
aussi impossible de vivre ensemble que de ne pas vivre ensemble. Aucune
issue.

À partir de ce moment, ils ne se touchèrent plus: l'ombre de la
mort était sur eux; ils étaient sacrés l'un pour l'autre.

Mais ils évitaient de se fixer un délai. Ils se disaient: «Demain,
demain...» Et de ce demain ils détournaient les yeux. L'âme puissante
de Christophe avait des sursauts de révolte; il ne consentait pas à la
défaite; il méprisait le suicide, et il ne pouvait se résigner à
cette conclusion piteuse et écourtée d'une grande vie. Quant à Anna,
comment eût-elle accepté sans y être contrainte l'idée d'une mort
qui menait à la mort éternelle? Mais la nécessité meurtrière les
traquait, et le cercle se resserrait autour d'eux.


Ce matin, pour la première fois depuis sa trahison, Christophe se
trouva seul avec Braun. Jusque-là, il avait réussi à l'éviter. Cette
rencontre lui était intolérable. Il lui fallut trouver un prétexte
pour ne pas donner la main à Braun. Il lui fallut trouver un prétexte
pour ne pas manger, à table, assis à ses côtés: les morceaux lui
restaient dans la gorge. Serrer sa main, manger son pain, le baiser de
Judas!... Le plus odieux n'était pas le mépris qu'il éprouvait pour
lui-même, c'était l'angoisse de la souffrance de Braun, s'il venait à
apprendre... Cette pensée le crucifiait. Il savait trop bien que le
pauvre Braun ne se vengerait jamais, qu'il n'aurait peut-être pas même
la force de les haïr; mais quel écroulement!... De quels yeux le
regarderait-il! Christophe se sentait incapable d'affronter le reproche
de ces yeux.--Et il était fatal que tôt ou tard Braun fût averti.
Déjà, ne soupçonnait-il rien? En le revoyant après une absence de
quinze jours, Christophe fut frappé du changement: Braun n'était plus
le même. Sa gaieté avait disparu, ou elle avait quelque chose de
contraint. À table, il jetait à la dérobée des regards sur Anna, qui
ne parlait pas, qui ne mangeait pas, qui se consumait comme une lampe.
Avec des prévenances timides et touchantes, il essaya de s'occuper
d'elle; elle repoussa ses attentions, âprement; alors, il baissa le nez
sur son assiette et se tut. Au milieu du repas, Anna, qui étouffait,
jeta sa serviette sur la table, et sortit. Les deux hommes achevèrent
en silence de diner, ou ils firent semblant; ils n'osaient pas lever les
yeux. Quand ce fut fini, Christophe allait partir, Braun lui prit
brusquement un bras avec ses deux mains.

--Christophe!... dit-il.

Christophe, troublé, le regarda.

--Christophe, répéta Braun,--(sa voix tremblait),--sais-tu ce
qu'elle a?

Christophe se sentit transpercé; il fut un moment sans répondre.
Braun le regardait timidement; très vite, il s'excusait:

--Tu la vois souvent, elle a confiance en toi...

Christophe fut sur le point d'embrasser les mains de Braun, de lui
demander pardon. Braun vit le visage bouleversé de Christophe; et
aussitôt, terrifié, il ne voulut plus voir; le suppliant du regard, il
bredouilla précipitamment, il lui souffla:

--Non, n'est-ce pas? tu ne sais rien?

Christophe, accablé, dit:

--Non.

Ô douleur de ne pouvoir s'accuser, s'humilier, puisque ce serait
déchirer le cœur de celui qu'on a outragé! Douleur de ne pouvoir dire
la vérité, quand on lit dans les yeux de celui qui vous la demande,
qu'il ne veut pas, il ne veut pas savoir la vérité!...

--Bien, bien, merci, je te remercie... fit Braun.

Il restait, les mains accrochées à la manche de Christophe, comme
s'il voulait lui demander encore quelque chose, n'osant pas, évitant
ses yeux. Puis, il le lâcha, soupira, et s'en alla.

Christophe était écrasé par son nouveau mensonge. Il courut
chez Anna. Il lui raconta, en bégayant de trouble, ce qui s'était
passé. Anna écouta, d'un air morne, et dit:

--Eh bien, qu'il sache! Qu'importe?

--Comment peux-tu parler ainsi? cria Christophe. À aucun prix,
à aucun prix, je neveux qu'il souffre!

Anna s'emporta.

--Et quand il souffrirait! Est-ce que je ne souffre pas, moi?
Qu'il souffre aussi!

Ils se dirent des paroles amères. Il l'accusa de n'aimer qu'elle.
Elle lui reprocha de penser plus à son mari qu'à elle.

Mais un moment après, quand il lui dit qu'il ne pouvait plus vivre
ainsi, qu'il allait tout avouer à Braun, ce fut elle à son tour qui
le traita d'égoïste, criant qu'elle se souciait peu de la conscience
de Christophe, mais que Braun ne devait rien savoir.

Malgré ses dures paroles, elle pensait à Braun, autant que Christophe.
Sans avoir pour son mari d'affection véritable, elle lui était
attachée. Elle avait le respect religieux des liens sociaux et des
devoirs qu'ils établissent. Elle ne pensait peut-être pas que
l'épouse eût le devoir d'être bonne et d'aimer son mari; mais elle
pensait qu'elle était obligée de remplir scrupuleusement les charges
du ménage et de rester fidèle. Il lui semblait ignoble d'avoir manqué
à cette obligation.

Et mieux que Christophe, elle savait que Braun apprendrait tout
bientôt. Elle avait quelque mérite à le cacher à Christophe, soit
qu'elle ne voulût pas ajouter à son trouble, soit plutôt par fierté.



Si fermée que fût la maison de Braun, si secrète que restât la
tragédie bourgeoise qui s'y jouait, quelque chose en avait transpiré,
au dehors.

Dans cette ville, nul ne peut se flatter de cacher sa vie. C'est
étrange. Dans les rues, personne ne vous regarde; les portes des
maisons et les volets sont clos. Mais il y a des miroirs accrochés au
coin des fenêtres; et l'on entend, quand on passe, le bruit sec des
persiennes qui s'entrouvrent et se referment. Personne ne se soucie de
vous; il semble qu'on vous ignore; mais vous vous apercevez qu'aucune de
vos paroles, aucun de vos gestes n'a été perdu: on sait ce que vous
avez fait, ce que vous avez dit, ce que vous avez vu, ce que vous avez
mangé; on sait même, on se flatte de savoir ce que vous avez pensé.
Une surveillance occulte, universelle, vous enveloppe. Domestiques,
fournisseurs, parents, amis, indifférents, passants inconnus, tous
collaborent, d'un consentement tacite, à cet espionnage instinctif dont
les éléments dispersés se centralisent, on ne sait comment. On
n'observe pas seulement vos actes, on scrute votre cœur. Dans cette
ville, nul n'a le droit de réserver le secret de sa conscience; et
chacun a le droit de se pencher sur elle, de fouiller dans vos pensées
intimes, et, si elles choquent l'opinion, de vous en demander compte.
L'invisible despotisme de l'âme collective pèse sur l'individu; il
est, toute sa vie, un enfant en tutelle; rien de lui n'est à lui: il
appartient à la ville.

Il avait suffi qu'Anna, deux dimanches de suite, s'abstint de paraître
à l'église, pour éveiller les soupçons. En temps ordinaire, nul ne
semblait remarquer sa présence au culte; elle vivait à l'écart, et la
ville, eût-on dit, oubliait qu'elle existât.--Le soir du premier
dimanche où elle n'était pas venue, son absence était partout connue,
consignée dans le souvenir. Le dimanche suivant, aucun des pieux
regards qui suivaient les paroles saintes dans le Livre, ou sur les
lèvres du pasteur, ne parut distrait de sa grave attention; aucun
n'avait omis de constater à l'entrée, de vérifier à la sortie que la
place d'Anna était demeurée vide. Le lendemain, Anna commençait à
recevoir la visite de personnes qu'elle n'avait point vues depuis
plusieurs mois; elles venaient, sous des prétextes variés, les unes
craignant qu'elle ne fût malade, les autres prenant un intérêt
nouveau à ses affaires, à son mari, à sa maison; quelques-unes se
montraient singulièrement bien informées de ce qui se passait chez
elle; aucune ne fit allusion--(par une maladroite adresse)--à son
abstention de deux dimanches au culte. Anna se dit souffrante, parla de
ses occupations. Les visiteuses l'écoutaient attentives, approuvaient:
Anna savait qu'elles n'en croyaient pas un mot. Leur regard se promenait
autour d'elles, dans la chambre, fouillait, notait, enregistrait. Elles
ne se départaient pas de leur bonhomie froide, au débit bruyant et
affecté; mais on voyait dans leurs yeux la curiosité indiscrète qui
les dévorait. Deux ou trois demandèrent, avec une indifférence
exagérée, des nouvelles de M. Krafft.

Quelques jours après,--(c'était pendant l'absence de Christophe),--le
pasteur vint lui-même. Bel homme, et bonhomme, de santé florissante,
affable, avec la tranquillité imperturbable que donne la conscience
d'avoir à soi la vérité, toute la vérité. Il s'enquit avec
sollicitude de la santé de sa cliente, écouta poli et distrait les
excuses qu'elle lui donna, et qu'il ne demandait pas, accepta une tasse
de thé, plaisanta agréablement, à propos de boisson émit l'opinion
que le vin dont mention est faite dans la Bible n'était pas une boisson
alcoolisée, fit quelques citations, raconta une anecdote, et, au moment
de partir, eut une allusion obscure au danger des mauvaises compagnies,
à certaines promenades, à l'esprit d'impiété, à l'impureté de la
danse, aux sales convoitises. Il paraissait s'adresser au siècle en
général, non à Anna. Il se tut un moment, toussa, se leva, chargea
Anna de ses compliments cérémonieux pour monsieur Braun, fit une
plaisanterie en latin, salua et sortit.--Anna resta glacée par
l'allusion. Était-ce une allusion? Comment aurait-il pu savoir la
promenade de Christophe et d'Anna? Ils n'avaient rencontré là-bas
personne qui les connût. Mais tout ne se sait-il pas, dans cette ville?
Le musicien aux traits caractéristiques et la jeune femme en noir qui
dansaient à l'auberge s'étaient fait remarquer; leur signalement avait
été donné; et comme tout se répète, le bruit en était venu en
ville, où la malveillance éveillée n'avait pas manqué de
reconnaître Anna. Sans doute, ce n'était encore là qu'un soupçon,
mais singulièrement attirant; et s'y ajoutaient les renseignements
fournis par la domestique d'Anna. La curiosité publique était
maintenant aux aguets, attendant qu'ils se compromissent, les épiant
par mille yeux invisibles. La ville silencieuse et sournoise les
traquait, comme un chat à l'affût.

Malgré le danger, Anna n'eût peut-être pas cédé; peut-être le
sentiment de cette lâche hostilité l'eût-elle poussée à la
provoquer rageusement, si elle n'avait porté en elle l'esprit
pharisaïque de cette société qui lui était ennemie. L'éducation
avait asservi sa nature. Elle avait beau juger la tyrannie et la
niaiserie de l'opinion: elle la respectait; elle souscrivait à ses
arrêts, même quand ils la frappaient; s'ils avaient été en
opposition avec sa conscience, elle eût donné tort à sa conscience.
Elle méprisait la ville; et le mépris de la ville lui eût été
impossible à supporter.

Or, le moment venait où l'occasion allait s'offrir à la médisance
publique de s'épancher. Le carnaval était proche.


Le carnaval, dans cette ville, avait gardé jusqu'au temps où se
déroule cette histoire--(il a changé, depuis)--un caractère de
licence et d'âpreté archaïque. Fidèle à ses origines, où il était
une détente au dévergondage de l'esprit humain asservi, volontairement
ou non, au joug de la raison, nulle part il n'eut plus d'audace qu'aux
époques et dans lés pays où pesaient lourdement les mœurs et les
lois, gardiennes de la raison. Aussi, la ville d'Anna devait-elle rester
une de ses terres d'élection. Plus le rigorisme moral y paralysait les
gestes, y bâillonnait les voix, plus durant quelques jours les gestes
étaient hardis et les voix affranchies. Tout ce qui s'amassait dans les
bas-fonds de l'âme: jalousies, haines secrètes, curiosité impudique,
instincts de malveillance inhérents à la bête sociable, crevaient
d'un coup avec le fracas et la joie d'une revanche. Chacun avait le
droit de descendre dans la rue et, masqué prudemment, de clouer au
pilori, en pleine place publique, celui qu'il détestait, d'étaler aux
passants tout ce que lui avait appris un an d'efforts patients, tout son
trésor de secrets scandaleux, goutte à goutte amassés. Tel en faisait
la parade sur des chars. Tel promenait des lanternes transparentes, où
s'affichait en inscriptions et en images l'histoire secrète de la
ville. Tel osait même se faire le masque de son ennemi, si facilement
reconnaissable que les polissons du ruisseau le désignaient de son nom.
Des journaux de médisances paraissaient pendant ces trois jours. Des
gens de la société se mêlaient sournoisement à ce jeu de _Pasquino._
Nul contrôle exercé, sauf pour les allusions politiques,--cette âpre
liberté ayant été la cause, à diverses reprises, de contestations
entre le gouvernement de la ville et les représentants des États
étrangers. Mais rien ne protégeait les citoyens contre les citoyens;
et cette appréhension de l'outrage public, constamment suspendue, ne
devait pas peu contribuer à maintenir dans les mœurs l'apparence
impeccable dont la ville s'honorait.

Anna était sous le poids de cette peur,--d'ailleurs injustifiée. Elle
avait peu de raisons de craindre. Elle tenait trop peu de place dans
l'opinion de la ville pour qu'on eût l'idée de l'attaquer. Mais dans
l'isolement absolu où elle se murait, dans l'état d'épuisement et de
surexcitation nerveuse où l'avaient mise plusieurs semaines
d'insomnies, son imagination était prête à accueillir les terreurs
les plus déraisonnables. Elle s'exagérait l'animosité de ceux qui ne
l'aimaient point. Elle se disait que les soupçons étaient sur sa
piste; il suffisait d'un rien pour la perdre; et qui l'assurait que ce
n'était pas fait? Alors, c'était l'injure, le déshabillage sans
pitié, l'étalage de son cœur offert en proie aux passants: un
déshonneur si cruel qu'Anna mourait de honte en y songeant. On se
contait que, quelques années avant, une jeune fille, livrée à cette
persécution, avait dû fuir du pays avec les siens... Et l'on ne
pouvait rien, rien faire pour se défendre, rien faire pour l'empêcher,
rien faire même pour savoir ce qui allait arriver. Le doute était plus
affolant encore que la certitude. Anna jetait autour d'elle des yeux de
bête aux abois. Dans sa propre maison, elle se savait cernée.


La domestique d'Anna avait passé la quarantaine: elle se nommait Bäbi:
grande, forte, la face rétrécie et décharnée aux tempes et au front,
large et longue à la base, soufflée sous la mâchoire, telle une poire
tapée; elle avait un sourire perpétuel et des yeux perçants comme des
vrilles, enfoncés, sucés en dedans, sous des paupières rouges aux
cils invisibles. Elle ne se départait pas d'une expression de gaieté
mignarde: toujours enchantée des maîtres, toujours de leur avis,
s'inquiétant de leur santé avec un intérêt attendri; souriant, quand
on lui donnait des ordres; souriant, quand on lui faisait des reproches.
Braun la croyait d'un dévouement à toute épreuve. Son air béat
faisait contraste avec la froideur d'Anna. En beaucoup de choses
pourtant, elle lui ressemblait: comme elle, parlant peu, vêtue d'une
façon sévère et soignée; comme elle, fort dévote, raccompagnant au
culte, accomplissant exactement ses devoirs de piété, ayant le souci
scrupuleux de ses devoirs de maison: propreté, ponctualité, mœurs et
cuisine sans reproches. Elle était, en un mot, une servante exemplaire,
et le type accompli de l'ennemie domestique. Anna, dont l'instinct
féminin ne se trompait guère sur les pensées secrètes des femmes, ne
se faisait aucune illusion à son égard. Elles se détestaient, le
savaient, et ne s'en montraient rien.

La nuit qui suivit le retour de Christophe, lorsque Anna, en proie à
ses tourments, alla le retrouver, malgré la résolution qu'elle avait
prise de ne plus le revoir jamais, elle venait furtivement, tâtonnant
les murs, dans les ténèbres; elle était près d'entrer dans la
chambre de Christophe, quand elle sentit sous ses pieds nus, au lieu du
contact habituel du parquet lisse et froid, une poussière tiède qui
s'écrasait mollement. Elle se baissa, toucha avec les mains, et
comprit: une mince couche de cendres fines avait été répandue dans
toute la largeur du couloir, sur un espace de deux à trois mètres.
C'était Bäbi qui avait, sans le savoir, retrouvé la vieille ruse
employée, au temps des lais bretons, par le nain Frocin pour surprendre
Tristan se rendant au lit d'Yseut: tant il est vrai qu'un nombre
restreint de types, dans le bien comme dans le mal, servent pour tous
les siècles. Grande preuve en faveur de la sage économie de
l'univers!--Anna n'hésita point; elle continua son chemin, par une
bravade méprisante; elle entra chez Christophe, ne lui parla de rien,
malgré son inquiétude; mais au retour, elle prit le balai du poêle,
et effaça soigneusement sur la cendre la trace de ses pas, après
qu'elle eut passé.--Quand Anna et Bäbi se retrouvèrent, dans la
matinée, ce fut, l'une avec sa froideur, l'autre avec son sourire
accoutumés.

Bäbi recevait parfois la visite d'un parent un peu plus âgé qu'elle;
il remplissait au temple les fonctions de gardien; on le voyait, à
l'heure du _Gottesdienst_ (du service divin), faire sentinelle devant la
porte de l'église, avec un brassard blanc à raies noires et gland
d'argent, appuyé sur un jonc à bec recourbé. De son métier, il
était fabricant de cercueils. Il se nommait Sami Witschi. Il était
très grand, maigre, la tête un peu penchée, avec une face rasée et
sérieuse de vieux paysan. Il était pieux, et connaissait comme pas un
tous les bruits qui couraient sur toutes les âmes de la paroisse. Bäbi
et Sami pensaient à s'épouser; ils appréciaient, l'un dans l'autre,
leurs qualités sérieuses, leur foi solide et leur méchanceté. Mais
ils ne se pressaient pas de conclure; ils s'observaient
prudemment.--Dans les derniers temps, les visites de Sami étaient
devenues plus fréquentes. Il entrait sans qu'on le sût. Toutes les
fois qu'Anna passait près de la cuisine, par la porte vitrée elle
apercevait Sami assis près du fourneau, et Bäbi à quelques pas,
cousant. Ils avaient beau parler, on n'entendait aucun bruit. On voyait
la figure épanouie de Bäbi et ses lèvres qui remuaient; la grande
bouche sévère de Sami se plissait, sans s'ouvrir, d'un rire
grimaçant: rien ne sortait du gosier; la maison semblait muette. Quand
Anna entrait dans la cuisine, Sami se levait respectueusement et restait
debout, sans parler, jusqu'à ce qu'elle fût sortie. Bäbi, en
entendant la porte qui s'ouvrait, interrompait avec affectation un sujet
indifférent, et tournait vers Anna un sourire obséquieux, en attendant
ses ordres. Anna pensait qu'ils parlaient d'elle; mais elle les
méprisait trop pour s'abaisser à les écouter en cachette.

Le jour après qu'Anna eut déjoué le piège ingénieux des cendres,
entrant dans la cuisine, le premier objet qu'elle vit, ce fut, dans les
mains de Sami, le petit balai dont elle s'était servie, la nuit, pour
effacer l'empreinte de ses pieds nus. Elle l'avait pris dans la chambre
de Christophe; et, à cette minute même, elle se ressouvint brusquement
qu'elle avait oublié de l'y reporter; elle l'avait laissé dans sa
propre chambre, où les yeux perçants de Bäbi l'avaient aussitôt
remarqué. Les deux compères avaient reconstitué l'histoire. Anna ne
broncha point. Bäbi, suivant le regard de sa maîtresse, sourit avec
exagération, et expliqua:

--Le balai était cassé; je l'ai donné à Sami, pour qu'il le réparât.

Anna ne se donna pas la peine de relever le grossier mensonge; elle ne
parut même pas entendre; elle regarda l'ouvrage de Bäbi, fit ses
observations, et sortit, impassible. Mais, la porte fermée, elle perdit
toute fierté; elle ne put s'empêcher d'écouter, cachée dans l'angle
du corridor--(elle était humiliée jusqu'à l'âme de recourir à de
pareils moyens...)--Un gloussement de rire très bref. Puis, un
chuchotement, si bas qu'on ne pouvait rien distinguer. Mais, dans son
affolement, Anne crut entendre; sa terreur lui soufflait les mots
qu'elle craignait d'entendre; elle s'imagina qu'ils parlaient des
mascarades prochaines et d'un charivari. Nul doute: ils voulaient y
introduire l'épisode des cendres... Probablement, elle se trompait;
mais au point d'exaltation morbide où elle était, hantée depuis
quinze jours par l'idée fixe de l'avanie, elle ne s'arrêta même pas
à considérer l'incertain comme possible, elle le regarda comme
certain.

Dès lors, sa décision fut prise.



Le soir du même jour--(c'était le mercredi qui précède les jours
gras),--Braun fut appelé en consultation, à une vingtaine de
kilomètres de la ville: il ne devait revenir que le lendemain matin.
Anna ne descendit pas dîner, et resta dans sa chambre. Elle avait
choisi cette nuit pour exécuter l'engagement tacite qu'elle avait
souscrit. Mais elle avait décidé de l'exécuter seule, sans rien dire
à Christophe. Elle le méprisait. Elle pensait:

--Il a promis. Mais il est homme, il est égoïste et menteur, il
a son art, il aura vite oublié.

Et puis, il y avait peut-être, dans ce cœur violent qui semblait
inaccessible à la bonté, il y avait peut-être place pour un sentiment
de pitié, à l'égard de son compagnon. Mais elle était trop rude et
trop passionnée pour se l'avouer.

Bäbi dit à Christophe que sa maîtresse la chargeait de l'excuser,
qu'elle était un peu souffrante et voulait se reposer. Christophe soupa
donc seul, sous la surveillance de Bäbi, qui le fatiguait de son
verbiage, tâchait de le faire parler, et protestait pour Anna d'un
zèle si outré que Christophe, malgré la facilité qu'il avait à
croire dans la bonne foi des gens, fut mis en défiance. Il comptait
justement profiter de cette soirée pour avoir avec Anna un entretien
décisif. Lui non plus, il ne pouvait différer davantage. Il n'avait
pas oublié l'engagement qu'ils avaient pris ensemble, à l'aube de
cette triste journée. Il était prêt à le tenir si Anna l'exigeait.
Mais il voyait l'absurdité de cette double mort, qui ne résolvait
rien, et dont la douleur et le scandale devaient retomber sur Braun. Il
pensait que le mieux était qu'ils s'arrachassent l'un à l'autre, qu'il
essayât encore une fois de partir,--si du moins il avait la force de
rester éloigné d'elle: il en doutait, après l'épreuve inutile qu'il
venait de faire; mais il se disait qu'au cas où il ne pourrait le
supporter, il aurait toujours le temps de recourir, seul, au suprême
moyen.

Il espéra qu'après le souper il pourrait s'échapper un moment pour
monter dans la chambre d'Anna. Mais Bäbi ne quittait point ses pas.
D'habitude, elle terminait de bonne heure son ouvrage; ce soir-là, elle
n'en finit plus de laver la cuisine; et lorsque Christophe crut en être
délivré, elle inventa de ranger un placard dans le corridor qui menait
à la chambre d'Anna. Christophe la trouva solidement installée sur un
escabeau; il comprit qu'elle ne délogerait pas, de toute la soirée. Il
sentait une furieuse démangeaison de la jeter en bas avec ses piles
d'assiettes; mais il se contint et la pria d'aller voir comment sa
maîtresse se trouvait, et s'il ne pourrait lui souhaiter le bonsoir.
Bäbi alla, revint, et dit, en l'observant avec une joie maligne, que
Madame allait mieux, qu'elle avait sommeil et demandait que personne
n'entrât. Christophe, irrité et nerveux, essaya de lire, ne put, et
monta dans sa chambre. Bäbi guetta sa lumière jusqu'à ce qu'elle fût
éteinte, et monta à son tour, se promettant de veiller; elle eut la
précaution de laisser sa porte entr'ouverte, afin de pouvoir entendre
tous les bruits de la maison. Malheureusement pour elle, elle ne pouvait
se mettre au lit sans s'endormir aussitôt, et d'un sommeil si puissant
que ni le tonnerre, ni sa curiosité même, n'eussent été capables de
l'éveiller, avant qu'il fût jour. Ce sommeil n'était un secret pour
personne. L'écho en arrivait jusqu'à l'étage au-dessous.

Dès que Christophe entendit ce bruit familier, il alla chez Anna. Il
fallait qu'il lui parlât. Une inquiétude le travaillait. Il arriva à
la porte, il tourna le bouton: la porte était fermée. Il frappa
doucement: point de réponse. Il colla sa bouche contre la serrure,
supplia à voix basse, puis avec insistance: nul mouvement, nul bruit.
Il avait beau se dire qu'Anna dormait, une angoisse le prit. Et comme,
tâchant vainement d'entendre, il appuyait sa joue contre la porte, une
odeur le frappa, qui semblait sortir du seuil; il se pencha, et il la
reconnut: c'était l'odeur du gaz. Son sang se glaça. Il secoua la
porte, sans penser qu'il pouvait réveiller Bäbi: la porte ne céda
pas... Il avait compris: Anna avait, dans le cabinet de toilette
attenant à sa chambre, un petit poêle à gaz; elle l'avait ouvert. Il
fallait défoncer la porte; mais, dans son trouble, Christophe garda
assez de raison pour se rappeler qu'à aucun prix Bäbi ne devait
entendre. Il pesa sur un des battants, d'une énorme poussée, en
silence. La porte, solide et bien close, craqua sur ses gonds, mais ne
bougea point. Une autre porte donnait accès de la chambre d'Anna au
cabinet de Braun. Il y courut. Elle était également fermée; mais ici,
la serrure était en dehors. Il entreprit de l'arracher. Ce n'était pas
aisé. Il devait enlever les quatre grosses vis, encastrées dans le
bois, il n'avait que son couteau; et il ne voyait rien: car il n'osait
pas allumer une bougie; il eût risqué de faire sauter l'appartement.
En tâtonnant, il réussit à introduire son couteau dans la tête d'une
vis, puis d'une autre, cassant les lames, se coupant; il lui semblait
que les vis étaient d'une longueur diabolique, qu'il ne finirait jamais
de les arracher; et en même temps, dans sa précipitation fébrile qui
lui inondait le corps d'une sueur glacée, un souvenir d'enfance lui
revenait à l'esprit: il se revoyait, à dix ans, enfermé par punition
dans le cabinet noir; il avait enlevé la serrure et fui de la maison...
La dernière vis céda. La serrure sortit, avec un grésillement de
sciure de bois. Christophe se précipita dans la chambre, courut à la
fenêtre, l'ouvrit. Une nappe d'air froid entra. Christophe, trébuchant
aux meubles, dans l'obscurité trouva le lit, tâtonna, rencontra le
corps d'Anna, de ses mains frémissantes palpa à travers les draps les
jambes immobiles, remonta jusqu'à la taille: Anna était assise sur son
lit, et tremblait. Elle n'avait pas eu le temps d'éprouver les premiers
effets de l'asphyxie: la chambre était haute de plafond; l'air
circulait par les fentes de la fenêtre et des portes mal jointes.
Christophe la prit dans ses bras. Elle se dégagea avec fureur, criant:

--Va-t'en!... Ah! qu'est-ce que tu as fait?

Elle le frappa; mais brisée d'émotion, elle retomba sur l'oreiller;
elle sanglotait:

--Ho! ho! tout est à recommencer!

Christophe lui prit les mains, l'embrassant, la grondant, lui disant
des paroles tendres et rudes:

--Mourir! Et mourir seule, sans moi!

--Oh! toi! dit-elle amèrement.

Son ton disait assez:

--Toi, tu veux vivre.

Il la rudoya, il voulut violenter sa volonté.

--Folle! dit-il, tu ne sais donc pas que tu pouvais faire sauter
la maison!

--C'était ce que je voulais, fit-elle avec rage.

Il tâcha de réveiller ses craintes religieuses: c'était la corde
juste. À peine y eut-il touché qu'elle commença à crier, à le
supplier de se taire. Il persista sans pitié, pensant que c'était le
seul moyen de ramener la volonté de vivre. Elle ne disait plus rien,
elle avait des hoquets convulsifs. Quand il eut fini, elle lui dit, d'un
ton de haine concentrée:

--Tu es content maintenant? Tu as bien travaillé! Tu as achevé de
me désespérer. Et maintenant, qu'est-ce que je vais faire?

--Vivre, dil-il.

--Vivre! cria-t-elle, mais tu ne sais donc pas que c'est impossible!
Tu ne sais rien! Tu ne sais rien!

Il demanda:

--Qu'y a-t-il?

Elle haussa les épaules:

--Écoute.

Elle lui raconta, en phrases brèves, hachées, tout ce qu'elle lui
avait caché jusqu'à présent: l'espionnage de Bäbi, les cendres, la
scène avec Sami, le carnaval, l'affront imminent. Elle ne distinguait
plus, en racontant, ce que sa crainte avait forgé de ce qu'elle avait
raison de craindre. Il écoutait, consterné, plus incapable qu'elle
encore de discerner, dans le récit, le danger réel de l'imaginaire. Il
était à mille lieues de soupçonner la chasse qu'on leur faisait. Il
cherchait à comprendre; il ne pouvait rien dire: contre de tels ennemis
il était désarmé. Il ressentait seulement une fureur aveugle, le
désir de frapper. Il dit:

--Pourquoi n'as-tu pas chassé Bäbi?

Elle dédaigna de répondre. Bäbi chassée eût été plus venimeuse
encore que Bäbi tolérée; et Christophe comprit le non-sens de sa
question. Ses pensées se heurtaient; il cherchait un parti à prendre,
une action immédiate. Il dit, les poings crispés:

--Je les tuerai.

--Qui? fit-elle, méprisante pour ces mots inutiles.

Sa force tomba. Il se vit perdu dans ce réseau de trahisons obscures,
où l'on ne pouvait rien saisir, où tous étaient complices.

--Lâches! cria-t-il, accablé.

Il s'effondra, a genoux devant le lit, son visage pressé contre le
corps d'Anna.--Ils se turent. Elle éprouvait un mélange de mépris et
de pitié pour cet homme qui ne savait ni la défendre, ni se défendre.
Il sentait contre sa joue trembler de froid les jambes d'Anna. La
fenêtre était restée ouverte, et dehors il gelait: dans le ciel lisse
comme un miroir, frissonnaient les étoiles glacées.

Quand elle eut savouré l'amère jouissance de le voir brisé comme
elle, elle dit, d'un ton dur et lassé:

--Allumez une bougie.

Il alluma. Anna claquait des dents, ramassée sur elle-même, les bras
serrés contre les seins, les genoux repliés sous le menton. Il ferma
la fenêtre. Il s'assit sur le lit. Il prit dans ses mains les pieds
d'Anna, d'un froid de glace, il les réchauffa avec ses mains, avec sa
bouche. Elle fut attendrie.

--Christophe! dit-elle.

Elle avait des yeux lamentables.

--Anna! dit-il.

--Qu'allons-nous faire?

Il la regarda, et dit:

--Mourir.

Elle eut un cri de joie:

--Oh! tu veux bien? tu veux aussi?... Je ne serai pas seule!

Elle l'embrassait.

--Croyais-tu donc que j'allais te laisser?

Elle répondit, à voix basse:

--Oui.

Il sentit ce qu'elle avait dû souffrir.

Après quelques instants, il l'interrogea du regard. Elle comprit:

--Dans le bureau, dit-elle. À droite. Le tiroir du bas.

Il alla et chercha. Tout au fond, il vit un revolver. Braun l'avait
acheté, quand il était étudiant. Il ne s'en était jamais servi. Dans
une boîte crevée, Christophe trouva quelques cartouches. Il les
rapporta vers le lit. Anna regarda, et détourna aussitôt les yeux vers
la ruelle. Christophe attendit, puis il demanda:

--Tu ne veux plus?

Anna se retourna vivement:

--Je veux... Vite!

Elle pensait:

--Rien ne peut plus me sauver maintenant de l'abîme éternel. Un
peu plus, un peu moins, ce sera toujours de même.

Christophe chargea maladroitement le revolver.

--Anna, dit-il d'une voix tremblante, l'un des deux verra mourir
l'autre.

Elle lui arracha l'arme des mains, et dit avec égoïsme:

--Moi, d'abord.

Ils se regardèrent encore... Hélas! dans ce moment même où ils
allaient mourir l'un pour l'autre, ils se sentaient si loin l'un de
l'autre!... Chacun pensait, avec terreur:

--Mais qu'est-ce que je fais? Qu'est-ce que je fais?

Et chacun le lisait dans les yeux de l'autre. L'absurdité de l'acte
frappait surtout Christophe. Toute sa vie, inutile; inutiles, ses
luttes; inutiles, ses souffrances; inutiles, ses espoirs; tout, jeté au
vent, gâché; un geste médiocre allait tout effacer... Dans son état
normal, il eût arraché le revolver des mains d'Anna, il l'eût jeté
par la fenêtre, il eût crié:

--Non! Je ne veux pas.

Mais huit mois de souffrances, de doutes, et de deuil torturants, et par
là-dessus cette rafale de passion démente, avaient ruiné ses forces,
brisé sa volonté; il sentait qu'il n'y pouvait plus rien, il n'était
plus le maître... Ah! qu'importe, après tout?

Anna, sûre de la mort éternelle, tendait son être dans la possession
de cette dernière minute de vie: la figure douloureuse de Christophe,
éclairée par la bougie vacillante, les ombres sur le mur, un bruit de
pas dans la rue, le contact de l'acier qu'elle tenait dans sa main...
Elle s'accrochait à ces sensations, comme un naufragé à l'épave qui
s'enfonce avec lui. Après, tout est terreur. Pourquoi ne pas prolonger
l'attente? Mais elle se répéta:

--Il faut...

Elle dit adieu à Christophe, sans tendresse, avec la hâte d'un
voyageur pressé qui craint de manquer le train; elle ouvrit sa chemise,
tâta le cœur, et y appuya le canon du revolver. Christophe,
agenouillé, se cachait la figure dans les draps. Au moment de tirer,
elle posa sa main gauche sur la main de Christophe. Le geste d'un enfant
qui a peur de marcher dans la nuit...

Alors s'écoulèrent quelques secondes effroyables... Anna ne tirait
pas. Christophe voulait relever la tête, il voulait saisir le bras
d'Anna; et il craignait que ce mouvement même ne la décidât à tirer.
Il n'entendait plus rien, il perdait connaissance... Un gémissement...
Il se redressa. Il vit Anna, le visage décomposé de terreur. Le
revolver était tombé sur le lit, devant elle. Elle répétait
plaintivement:

--Christophe!... Le coup n'est pas parti!...

Il prit l'arme; le long oubli où elle était restée l'avait rouillée;
mais le fonctionnement était bon. Peut-être la cartouche avait été
détériorée par l'air.--Anna tendit la main vers le revolver.

--Assez! supplia-t-il.

Elle ordonna:

--Les cartouches!

Il les lui remit. Elle les examina, en prit une, chargea sans cesser
de trembler, appuya de nouveau l'arme sur son sein, et tira.--Le
coup rata encore.

Anna jeta le revolver dans la chambre.

--Ah! c'est trop! c'est trop! cria-t-elle. Il ne veut pas que
je meure!

Elle se tordait dans ses draps; elle était comme folle. Il voulut
l'approcher; elle le repoussa, avec des cris. Enfin, elle eut une
attaque de nerfs. Christophe resta près d'elle, jusqu'au matin. Elle
finit par se calmer; mais sans souffle, les yeux fermés, les os du
front et les pommettes tendant la peau livide: elle semblait une morte.

Christophe refit le lit bouleversé, ramassa le revolver, remit la
serrure arrachée, rangea tout dans la chambre, et partit: car il était
sept heures, et Bäbi allait venir.



Quand Braun rentra, le matin, il trouva Anna dans la même prostration.
Il vit bien qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire; mais
il ne put rien savoir de Bäbi, ni de Christophe. De tout le jour, Anna
ne bougea point; elle n'ouvrit pas les yeux; son pouls était si faible
qu'on le sentait à peine; par moments, il s'arrêtait, et Braun eut
l'angoisse de croire, un instant, que le cœur avait cessé de battre.
Son affection le faisait douter de sa science; il courut chez un
confrère, et il le ramena. Les deux hommes examinèrent Anna et ne
purent décider s'il s'agissait d'une fièvre qui commençait, ou d'un
cas de névrose hystérique: il fallait tenir la malade en observation.
Braun ne quitta pas le chevet d'Anna. Il refusa de manger. Vers le soir,
le pouls d'Anna n'indiquait pas de fièvre, mais une faiblesse extrême.
Braun tâcha de lui introduire dans la bouche quelques cuillerées de
lait; elle les rendit aussitôt. Son corps s'abandonnait dans les bras
de son mari, comme un mannequin brisé. Braun passa la nuit, assis près
d'elle, se levant à tout instant pour l'écouter. Bäbi, que la maladie
d'Anna ne troublait guère, mais qui était la femme du devoir, refusa
de se coucher, et veilla avec Braun.

Le vendredi, Anna ouvrit les yeux. Braun lui parla; elle ne prit pas
garde à sa présence. Elle était immobile, les yeux fixés sur un
point de la muraille. Vers midi, Braun vit de grosses larmes qui
coulaient le long de ses joues maigres; il les essuya avec douceur; une
à une, les larmes continuaient de couler. De nouveau, Braun essaya de
lui faire prendre quelque aliment. Elle se laissa faire, passivement.
Dans la soirée, elle se mit à parler: c'étaient des mots sans suite.
Il s'agissait du Rhin; elle voulait se noyer, mais il n'y avait pas
assez d'eau. Elle persistait en rêve dans ses tentatives de suicide,
imaginant des formes de mort bizarres: toujours la mort se dérobait.
Parfois, elle discutait avec quelqu'un, et sa figure prenait alors une
expression de colère et de peur; elle s'adressait à Dieu, et
s'entêtait à lui prouver que la faute était à lui. Ou la flamme d'un
désir s'allumait dans ses yeux; et elle disait des mots impudiques,
qu'il ne semblait pas qu'elle pût connaître. Un moment, elle remarqua
Bäbi, et lui donna avec précision des ordres pour la lessive du
lendemain. Dans la nuit, elle s'assoupit. Tout à coup, elle se souleva;
Braun accourut. Elle le regarda, d'une façon étrange, balbutiant des
mots impatients et informes. Il lui demanda:

--Ma chère Anna, que veux-tu?

Elle dit, d'une voix âpre:

--Va le chercher!

--Qui? demanda-t-il.

Elle le regarda encore, avec la même expression, brusquement éclata
de rire; puis, elle se passa les mains sur le front, et gémit:

--Ah! mon Dieu! oublier!...

Le sommeil la reprit. Elle fut calme jusqu'au jour. Vers l'aube, elle
fit quelque mouvement; Braun lui souleva la tête, pour lui donner à
boire; elle avala docilement quelques gorgées, et, se penchant vers les
mains de Braun, elle les embrassa. Elle s'assoupit de nouveau.

Le samedi matin, elle s'éveilla vers neuf heures. Sans dire un mot,
elle sortit les jambes du lit, et voulut descendre. Braun se précipita
vers elle et essaya de la recoucher. Elle s'obstina. Il lui demanda ce
qu'elle voulait faire. Elle répondit:

--Aller au culte.

Il essaya de la raisonner, de lui rappeler que ce n'était pas dimanche,
que le temple était fermé. Elle se taisait; mais assise sur la chaise,
près du lit, elle passait ses vêtements, de ses doigts grelottants. Le
docteur, ami de Braun, entra. Il joignit ses instances à celles de
Braun; puis, voyant qu'elle ne cédait pas, il l'examina, et finalement
consentit. Il prit Braun à part, et lui dit que la maladie de sa femme
semblait toute morale, qu'on devait pour l'instant éviter de la
contrarier, et qu'il ne voyait pas de danger à ce qu'elle sortît,
pourvu que Braun l'accompagnât. Braun dit donc à Anna qu'il irait avec
elle. Elle refusa et voulut aller seule. Mais dès les premiers pas dans
la chambre, elle trébucha. Alors, sans un mot, elle prit le bras de
Braun, et ils sortirent. Elle était très faible et s'arrêtait en
route. Plusieurs fois, il lui demanda si elle voulait rentrer. Elle se
remit à marcher. Arrivés à l'église, comme il le lui avait dit, ils
trouvèrent porte close. Anna s'assit sur un banc, près de l'entrée,
et resta, frissonnante, jusqu'à ce que midi sonnât. Puis, elle reprit
le bras de Braun, et ils revinrent en silence. Mais le soir, elle voulut
retourner à l'église. Les supplications de Braun furent inutiles. Il
fallut repartir.

Christophe avait passé ces deux jours, dans l'isolement. Braun était
trop inquiet pour songer à lui. Une seule fois, le matin du samedi,
cherchant à détourner Anna de son idée fixe de sortir, il lui avait
demandé si elle voulait voir Christophe. Elle avait eu une expression
d'épouvante et de répulsion si forte qu'il en avait été frappé; et
le nom de Christophe n'avait plus été prononcé.

Christophe s'était enfermé dans sa chambre. Inquiétude, amour,
remords, tout un chaos de douleur s'entrechoquait en lui. Il s'accusait
de tout. Il succombait sous le dégoût de lui-même. Plusieurs fois, il
s'était levé pour tout avouer à Braun,--aussitôt arrêté par
l'idée, en s'accusant, de faire un malheureux de plus. La passion ne
lui faisait pas grâce. Il rôdait dans le couloir, devant la chambre
d'Anna; et dès qu'il entendait, à l'intérieur, des pas s'approcher de
la porte, il s'enfuyait chez lui.

Quand Braun et Anna sortirent dans l'après-midi, il les guetta, caché
derrière le rideau de sa fenêtre. Il vit Anna. Elle, si droite et si
fière, elle avait le dos voûté, la tête courbée, le teint jaune;
vieillie, écrasée par le manteau et le châle dont son mari l'avait
couverte, elle était laide. Mais Christophe ne vit pas sa laideur, il
ne vit que sa misère; et son cœur déborda de pitié et d'amour. Il
eût voulu courir à elle, se prosterner dans la boue, baiser ses pieds,
ce corps ravagé par la passion, implorer son pardon. Et il pensait, la
regardant:

--Mon ouvrage... Le voici!

Mais son regard, dans la glace, rencontra sa propre image; il vit
sur ses traits la même dévastation; il vit la mort inscrite en lui,
ainsi qu'en elle, et il pensa:

--Mon ouvrage? Non pas. L'ouvrage du maître cruel, qui affole
et qui tue.

La maison était vide. Bäbi était sortie, pour raconter aux voisins
les événements de la journée. Le temps passait. Cinq heures
sonnèrent. Une terreur prit Christophe, à l'idée d'Anna qui allait
rentrer, et de la nuit qui venait. Il sentit qu'il n'aurait pas la force
de rester, cette nuit, sous le même toit. Il sentit sa raison craquer
sous le poids de la passion. Il ne savait ce qu'il ferait, il ne savait
ce qu'il voulait, sinon qu'il voulait Anna. À quelque prix que ce fût.
Il pensa a cette misérable figure qu'il avait vu passer tout à
l'heure, sous sa fenêtre, et il se dit:

--La sauver de moi!...

Un coup de volonté souffla. Il ramassa, par poignées, les liasses de
papiers qui traînaient sur sa table, les ficela, prit son chapeau, son
manteau, et sortit. Dans le corridor, près de la porte d'Anna, il
précipita le pas, pris de peur. En bas, il jeta un dernier coup d'œil
sur le jardin désert. Il se sauva comme un voleur. Un brouillard glacé
traversait la peau avec des aiguilles. Christophe rasait le mur des
maisons, craignant de rencontrer une figure connue. Il alla à la gare.
Il monta dans un train qui partait pour Lucerne. À la première
station, il écrivit à Braun. Il disait qu'une affaire urgente
l'appelait, pour quelques jours, hors de la ville, et qu'il se désolait
de le laisser en un pareil moment; il le priait de lui envoyer des
nouvelles, à une adresse qu'il lui indiqua. À Lucerne, il prit le
train du Gothard. Dans la nuit, il descendit a une petite station entre
Altorf et Gœschenen. Il n'en sut pas le nom, il ne le sut jamais. Il
entra dans la première hôtellerie, près de la gare. Des mares d'eau
coupaient le chemin. Il pleuvait à torrents; il plut toute la nuit; il
plut tout le lendemain. Avec un bruit de cataracte, l'eau tombait d'une
gouttière crevée. Le ciel et la terre étaient noyés, dissous, comme
sa pensée. Il se coucha dans des draps humides, qui sentaient la fumée
du chemin de fer. Il ne put rester couché. L'idée des dangers que
courait Anna l'occupait trop pour qu'il eût le temps de sentir sa
propre souffrance. Il fallait donner le change a la malignité publique,
la lancer sur une autre piste. Dans la fièvre ou il était, il eut une
idée bizarre: il inventa d'écrire à un des rares musiciens avec qui
il se fût un peu lié dans la ville, à Krebs, l'organiste confiseur.
Il lui laissa entendre qu'une affaire de cœur l'entraînait en Italie,
qu'il subissait déjà cette passion quand il était venu s'installer
chez Braun, qu'il avait essayé de s'y soustraire, mais qu'elle était
la plus forte. Le tout, en des termes assez clairs pour que Krebs
comprit, assez voilés pour qu'il pût y ajouter, de son propre fonds.
Christophe priait Krebs de lui garder le secret. Il savait que le brave
homme était d'un bavardage maladif, et il comptait--justement--qu'à
peine la nouvelle reçue, Krebs courrait la colporter par toute la
ville. Pour achever de détourner l'opinion, Christophe terminait sa
lettre par quelques mots très froids, sur Braun et sur la maladie
d'Anna.

Il passa le reste de la nuit et de la journée suivante, incrusté dans
son idée fixe... Anna... Anna... Il revivait avec elle les derniers
mois, jour par jour; il la voyait au travers d'un mirage passionné.
Toujours, il l'avait créée à l'image de son désir, lui prêtant une
grandeur morale, une conscience tragique, dont il avait besoin pour
l'aimer davantage. Ces mensonges de la passion redoublaient d'assurance,
maintenant que la présence d'Anna ne les contrôlait plus. Il voyait
une saine et libre nature, opprimée, qui se débattait contre ses
chaînes, qui aspirait à une vie franche, large, au plein air de
l'âme, et puis, qui en avait peur, qui combattait ses instincts, parce
qu'ils ne pouvaient s'accorder avec sa destinée et qu'ils la lui
rendaient plus douloureuse encore. Elle lui criait: «À l'aide!» Il
étreignait son beau corps. Ses souvenirs le torturaient; il trouvait un
plaisir meurtrier à redoubler leurs blessures. À mesure que la
journée avançait, le sentiment de tout ce qu'il avait perdu lui devint
si atroce qu'il ne pouvait plus respirer.

Sans savoir ce qu'il faisait, il se leva, sortit, paya l'hôtel, et
reprit le premier train qui revenait à la ville d'Anna. Il arriva, dans
la nuit; il alla droit à la maison. Un mur séparait la ruelle du
jardin contigu à celui de Braun. Christophe escalada le mur, sauta dans
le jardin étranger, passa de là dans le jardin de Braun. Il se
trouvait devant la maison. Tout était dans le noir, sauf une lueur de
veilleuse qui teintait d'un reflet d'ocre une fenêtre,--la fenêtre
d'Anna. Anna était là. Elle souffrait là. Il n'avait plus qu'un pas
à faire pour entrer. Il avança la main vers la poignée de la porte.
Puis, il regarda sa main, la porte, le jardin; il prit soudain
conscience de son acte; et, s'éveillant de l'hallucination qui le
possédait depuis sept à huit heures, il frémit, il s'arracha par un
sursaut à la force d'inertie qui lui rivait les pieds au sol; il courut
au mur, le repassa, et s'enfuit.

Dans la même nuit, il quittait la ville, pour la seconde fois; et le
lendemain, il allait se terrer dans un village de montagne, sous des
rafales de neige... Ensevelir son cœur, endormir sa pensée, oublier,
oublier!...



--«_E però leva su, vinci l'ambascia
con l'animo che vince ogni battaglia,
se col suo grave corpo non s'accascia..._»

_Leva'mi allor, mostrandomi fornito
meglio di lena ch'io non mi sentia;
e dissi: «Va, ch'io son forte ed ardito._»


INF. XXIV.



Mon Dieu, que t'ai-je fait? Pourquoi m'accables-tu? Dès l'enfance, tu
m'as donné pour lot la misère, la lutte. J'ai lutté sans me plaindre.
J'ai aimé ma misère. J'ai tâché de conserver pure cette âme que tu
m'avais donnée, de sauver ce feu que tu avais mis en moi... Seigneur,
c'est toi, c'est toi qui t'acharnes à détruire ce que tu avais créé,
tu as éteint ce feu, tu as souillé cette âme, tu m'as dépouillé de
tout ce qui me faisait vivre. J'avais deux seuls trésors au monde: mon
ami et mon âme. Je n'ai plus rien, tu m'as tout pris. Un seul être
était mien dans le désert du monde, tu me l'as enlevé. Nos cœurs
n'en faisaient qu'un, tu les as déchirés, tu ne nous as fait
connaître la douceur d'être ensemble que pour nous faire mieux
connaître l'horreur de nous être perdus. Tu as creusé le vide autour
de moi, en moi. J'étais brisé, malade, sans volonté, sans armes,
pareil à un enfant qui pleure dans la nuit. Tu as choisi cette heure
pour me frapper. Tu es venu à pas sourds, par derrière, comme un
traître, et tu m'as poignardé; tu as lâché sur moi la passion, ton
chien féroce; j'étais sans force, tu le savais, et je ne pouvais
lutter; elle m'a terrassé, elle a tout saccagé en moi, tout sali, tout
détruit... J'ai le dégoût de moi. Si je pouvais au moins crier ma
douleur et ma honte! ou bien les oublier, dans le torrent de la force
qui crée! Mais ma force est brisée, ma création desséchée. Je suis
un arbre mort... Mort, que ne le suis-je! Ô Dieu, délivre-moi, romps
ce corps et cette âme, arrache-moi à la terre, déracine-moi de la
vie, ne me laisse pas sans fin me débattre dans la fosse! Je crie
grâce... Tue-moi!



Ainsi, la douleur de Christophe appelait un Dieu, à qui sa raison
ne croyait pas.


Il s'était réfugié dans une ferme, isolée, du Jura suisse. La
maison, adossée aux bois, se dissimulait dans le repli d'un haut
plateau bossué. Des renflements de terrain la protégeaient des vents
du Nord. Par devant, dévalaient des prairies, de longues pentes
boisées; la roche, brusquement, s'arrêtait, tombait à pic; des sapins
contorsionnés s'accrochaient au bord; des hêtres aux larges bras se
rejetaient en arrière. Ciel éteint. Vie disparue. Une étendue
abstraite aux lignes effacées. Tout dormait sous la neige. Seuls, la
nuit, dans la forêt, les renards glapissaient. C'était la fin de
l'hiver. Hiver tardif. Interminable hiver. Lorsqu'il semblait fini, il
recommençait toujours.

Cependant, depuis une semaine, la vieille terre engourdie sentait son
cœur renaître. Un premier printemps trompeur s'insinuait dans l'air et
sous l'écorce glacée. Des branches de hêtres étendues comme des
ailes qui planent, la neige s'égouttait. Au travers du manteau blanc
qui couvrait les prairies, déjà quelques fils d'herbe d'un vert tendre
pointaient; autour de leurs fines aiguilles, par les déchirures de la
neige, comme par de petites bouches, le sol noir et humide respirait.
Quelques heures par jour, la voix de l'eau engourdie dans sa robe de
glace, de nouveau murmurait. Dans le squelette des bois, quelques
oiseaux sifflaient de clairs chants aigrelets.

Christophe ne remarquait rien. Tout était le même pour lui. Il
tournait indéfiniment dans sa chambre. Ou il marchait, dehors.
Impossible de rester en repos. Son âme était écartelée par les
démons intérieurs. Ils s'entre-déchiraient. La passion, refoulée,
continuait de battre furieusement les parois de la maison. Le dégoût
de la passion n'était pas moins enragé; ils se mordaient à la gorge;
et dans leur lutte, ils lacéraient le cœur. Et c'étaient en même
temps le souvenir d'Olivier, le désespoir de sa mort, la hantise de
créer qui ne pouvait se satisfaire, l'orgueil qui se cabrait devant le
trou du néant. Tous les diables en lui. Pas un instant de répit. Ou,
s'il se produisait une menteuse accalmie, si les flots soulevés
retombaient un moment, il se retrouvait seul, et il ne retrouvait plus
rien de lui: pensée, amour, volonté, tout avait été tué.

Créer! c'était le seul recours. Abandonner aux flots l'épave de sa
vie! Se sauver à la nage dans le rêve de l'art!... Créer! Il le
voulait... Il ne le pouvait plus.

Christophe n'avait jamais eu de méthode de travail. Quand il était
fort et sain, il était plutôt gêné de sa surabondance qu'inquiet de
la voir s'appauvrir; il suivait son caprice; il travaillait, à sa
fantaisie, au hasard des circonstances, sans aucune règle fixe. En
réalité, il travaillait en tout lieu, à tout moment; son cerveau ne
cessait d'être occupé. Bien des fois, Olivier, moins riche et plus
réfléchi, l'avait averti:

--Prends garde. Tu te fies trop à ta force. Torrent des montagnes.
Plein aujourd'hui, demain peut-être à sec. Un artiste doit capter son
génie; il ne lui permet pas de s'éparpiller, au hasard. Canalise ta
force. Contrains-toi à des habitudes, à une hygiène de travail
quotidien, à heures fixes. Elles sont aussi nécessaires à l'artiste
que l'habitude des gestes et des pas militaires à l'homme qui doit se
battre. Viennent les moments de crise--(et il en vient toujours)--cette
armature de fer empêche l'âme de tomber. Je le sais bien, moi! Si je
ne suis pas mort, c'est qu'elle m'a sauvé.

Mais Christophe riait, et disait:

--Bon pour toi, mon petit! Pas de danger que je perde jamais le
goût de vivre! J'ai trop bon appétit.

Olivier haussait les épaules:

--Le trop amène le trop peu. Il n'est pas de pires malades que
les trop bien portants.

La parole d'Olivier se vérifiait maintenant. Après la mort de l'ami,
la source de vie intérieure ne s'était pas tout de suite tarie; mais
elle était devenue étrangement intermittente; elle coulait par
brusques gorgées, puis se perdait sous terre. Christophe n'y prenait
pas garde; que lui importait? Sa douleur et la passion naissante
absorbaient sa pensée.--Mais après qu'eut passé l'ouragan, lorsqu'il
chercha de nouveau la fontaine pour y boire, il ne trouva plus rien. Le
désert. Pas un filet d'eau. L'âme était desséchée. En vain, il
voulut creuser le sable, faire jaillir l'eau des nappes souterraines,
créer à tout prix: la machine de l'esprit refusait d'obéir. Il ne
pouvait pas évoquer l'aide de l'habitude, l'alliée fidèle, qui,
lorsque toutes les raisons de vivre nous ont fuis, seule, tenace et
constante, demeure à nos côtés, et ne dit pas un mot, et ne fait pas
un geste, les yeux fixes, les lèvres muettes, mais de sa main très
sûre qui n'a jamais la fièvre, nous conduit au travers du défilé
dangereux, jusqu'à ce que soient revenus la lumière du jour et le
goût à la vie. Christophe était sans aide; et sa main ne rencontrait
aucune main dans la nuit. Il ne pouvait plus remonter à la lumière du
jour.

Ce fut l'épreuve suprême. Alors, il se sentit aux limites de la folie.
Tantôt une lutte absurde et démente contre son cerveau, des obsessions
de maniaque, une hantise de nombres: il comptait les planches du
parquet, les arbres dans la forêt; des chiffres et des accords, dont le
choix lui échappait, se livraient dans sa tête des batailles rangées.
Tantôt un état de prostration, comme un mort.

Personne ne s'occupait de lui. Il habitait une aile de la maison, à
l'écart. Il faisait lui-même sa chambre,--il ne la faisait pas, tous
les jours. On lui déposait sa nourriture, en bas; il ne voyait pas un
visage humain. Son hôte, un vieux paysan, taciturne et égoïste, ne
s'intéressait pas à lui. Que Christophe mangeât ou ne mangeât point,
c'était son affaire. À peine prenait-on garde si, le soir, Christophe
était rentré. Une fois, il se trouva perdu dans la forêt, enfoncé
dans la neige jusqu'aux cuisses; il s'en fallut de peu qu'il ne pût
revenir. Il cherchait à se tuer de fatigue, pour ne pas penser. Il n'y
réussissait pas. Seulement, de loin en loin, quelques heures de sommeil
harassé.

Un seul être vivant semblait se soucier de son existence: un vieux
chien Saint-Bernard, qui venait poser sa grosse tête aux yeux sanglants
sur les genoux de Christophe, lorsque Christophe était assis sur le
banc devant la maison. Ils se regardaient longuement. Christophe ne le
repoussait pas. Comme le maladif Goethe, ces yeux ne l'inquiétaient
point.

Il n'avait pas envie de leur crier:

--Va-t'en!... Tu auras beau faire, larve, tu ne me happeras point!

Il ne demandait qu'à se laisser prendre par ces yeux suppliants et
somnolents, à leur venir en aide; il sentait là une âme emprisonnée,
qui l'implorait.

Dans ce moment où il était détrempé par la souffrance, arraché tout
vivant à la vie, châtré de l'égoïsme humain, il apercevait les
victimes de l'homme, le champ de bataille où l'homme triomphe, sur le
carnage des autres êtres; et son cœur était plein de pitié et
d'horreur. Même au temps où il était heureux, il avait toujours aimé
les bêtes; il ne pouvait supporter la cruauté à leur égard; il avait
pour la chasse une aversion, qu'il n'osait pas exprimer, par crainte du
ridicule; peut-être n'osait-il pas en convenir avec lui-même, mais
cette répulsion était la cause secrète de l'éloignement qu'il
éprouvait pour certains hommes: jamais il n'aurait pu accepter pour ami
un homme qui tuait un animal, par plaisir. Nulle sentimentalité: il
savait mieux que personne que la vie repose sur une somme de souffrance
et de cruauté infinie; l'on ne peut vivre sans faire souffrir. Il ne
s'agit pas de se fermer les yeux et de se payer de mots. Il ne s'agit
pas non plus de conclure qu'il faut renoncer à la vie, et de
pleurnicher comme un enfant. Non. S'il n'est pas aujourd'hui d'autre
moyen de vivre, il faut tuer pour vivre. Mais celui qui tue pour tuer
est un misérable. Un misérable, inconscient. Un misérable, tout de
même. L'effort incessant de l'homme doit être de diminuer la somme de
la souffrance et de la cruauté: c'est le premier devoir.

Ces pensées, dans la vie ordinaire, restaient ensevelies au fond du
cœur de Christophe. Il ne voulait pas y songer. À quoi bon? Qu'y
pouvait-il? Il lui fallait être Christophe, il lui fallait accomplir
son œuvre, vivre à tout prix, vivre aux dépens des plus faibles... Ce
n'était pas lui qui avait fait l'univers... N'y pensons pas, n'y
pensons pas!...

Mais après que le malheur l'eut précipité, lui aussi, dans les rangs
des vaincus, il fallut bien qu'il y pensât! Naguère, il avait blâmé
Olivier, qui s'enfonçait dans l'inutile remords et la compassion vaine
pour les malheurs que les hommes souffrent et font souffrir. Il allait
plus loin que lui, à présent; avec l'emportement de sa puissante
nature, il pénétrait jusqu'au fond de la tragédie de l'univers; il
souffrait de toutes les souffrances du monde, il était comme un
écorché. Il ne pouvait plus songer aux animaux sans un frémissement
d'angoisse. Il lisait dans les regards des bêtes, il lisait une âme
comme la sienne, une âme qui ne pouvait pas parler; mais les yeux
criaient pour elle:

--Que vous ai-je fait? Pourquoi me faites-vous mal?

Le spectacle le plus banal, qu'il avait vu cent fois,--un petit veau qui
se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies; ses gros yeux
noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses paupières roses, ses
cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son museau
violet, ses genoux cagneux;--un agneau qu'un paysan emportait par les
quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se
relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue
grise;--des poules empilées dans un panier;--au loin, les hurlements
d'un cochon qu'on saignait;--sur la table de la cuisine, un poisson que
l'on vide... Il ne pouvait plus le supporter. Les tortures sans nom que
l'homme inflige à ces innocents lui étreignaient le cœur. Prêtez à
l'animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu'est le monde
pour lui: ces hommes indifférents, aveugles et sourds, qui l'égorgent,
l'éventrent, le tronçonnent, le cuisent vivant, s'amusent de ses
contorsions de douleur. Est-il rien de plus atroce parmi les cannibales
d'Afrique? La souffrance des animaux a quelque chose de plus
intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des
hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu'elle est un mal et que
qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées
inutilement, chaque jour, sans l'ombre d'un remords. Qui y ferait
allusion se rendrait ridicule.--Et cela, c'est le crime irrémissible.
À lui seul, il justifie tout ce que l'homme pourra souffrir. Il crie
vengeance contre le genre humain. Si Dieu existe et le tolère, il crie
vengeance contre Dieu. S'il existe un Dieu bon, la plus humble des âmes
vivantes doit être sauvée. Si Dieu n'est bon que pour les plus forts,
s'il n'y a pas de justice pour les misérables, pour les êtres
inférieurs offerts en sacrifice à l'humanité, il n'y a pas de bonté,
il n'y a pas de justice...

Hélas! Les carnages accomplis par l'homme sont si peu de chose,
eux-mêmes, dans la tuerie de l'univers! Les animaux s'entre-dévorent.
Les plantes paisibles, les arbres muets sont entre eux des bêtes
féroces. Sérénité des forêts, lieu commun de rhétorique pour les
littérateurs qui ne connaissent la nature qu'au travers de leurs
livres!... Dans la forêt toute proche, à quelques pas de la maison, se
livraient des luttes effrayantes. Les hêtres assassins se jetaient sur
les sapins au beau corps rosé, enlaçaient leur taille svelte de
colonnes antiques, les étouffaient. Ils se ruaient sur les chênes, ils
les brisaient, ils s'en forgeaient des béquilles. Les hêtres Briarées
aux cent bras, dix arbres dans un arbre! Ils faisaient la mort autour
d'eux. Et quand, faute d'ennemis, ils se rencontraient ensemble, ils se
mêlaient avec rage, se perçant, se soudant, se tordant, comme des
monstres antédiluviens. Plus bas, dans la forêt, les acacias, partis
de la lisière, étaient entrés dans la place, attaquaient la
sapinière, étreignaient et griffaient les racines de l'ennemi, les
empoisonnaient de leurs sécrétions. Lutte à mort, où le vainqueur
s'emparait à la fois de la place et des dépouilles du vaincu. Alors,
les petits monstres achevaient l'œuvre des grands. Les champignons,
venus entre les racines, suçaient l'arbre malade, qui se vidait peu à
peu. Les fourmis noires broyaient le bois qui pourrissait. Des millions
d'insectes invisibles rongeaient, perforaient, réduisaient en
poussière ce qui avait été la vie... Et le silence de ces combats!...
Ô paix de la nature, masque tragique qui recouvre le visage douloureux
et cruel de la Vie!



Christophe coulait à pic. Mais il n'était pas homme à se laisser
noyer sans lutte, les bras collés au corps. Il avait beau vouloir
mourir, il faisait tout ce qu'il pouvait pour vivre. Il était de ceux,
comme disait Mozart, «_qui veulent agir, jusqu'à ce qu'enfin il n'y
ait plus moyen de rien faire_». Il se sentait disparaître, et il
cherchait dans sa chute, battant des bras, à droite, à gauche, un
appui où s'accrocher. Il crut l'avoir trouvé. Il venait de se rappeler
le petit enfant d'Olivier. Sur-le-champ, il reporta sur lui toute sa
volonté de vivre; il s'y agrippa. Oui, il devait le rechercher, le
réclamer, l'élever, l'aimer, prendre la place du père, faire revivre
Olivier dans son fils. Dans son égoïste douleur, comment n'y avait-il
pas songé? Il écrivit à Cécile, qui avait la garde de l'enfant. Il
attendit fiévreusement la réponse. Tout son être se tendait vers
cette unique pensée. Il se forçait au calme: une raison d'espérer lui
restait. Il avait confiance, il connaissait la bonté de Cécile.

La réponse vint. Cécile disait que, trois mois après la mort
d'Olivier, une dame en deuil s'était présentée chez elle, et lui
avait dit:

--Rendez-moi mon enfant!

C'était celle qui avait abandonné naguère son enfant et
Olivier,--Jacqueline, mais si changée qu'on avait peine à la
reconnaître. Sa folie d'amour n'avait pas duré. Elle s'était lassée
plus vite de l'amant que l'amant ne s'était lassé d'elle. Elle était
revenue brisée, dégoûtée, vieillie. Le scandale trop bruyant de son
aventure lui avait fermé beaucoup de portes. Les moins scrupuleux
n'étaient pas les moins sévères. Sa mère elle-même lui avait
témoigné un dédain si offensant que Jacqueline n'avait pu rester chez
elle. Elle avait vu à fond l'hypocrisie du monde. La mort d'Olivier
avait achevé de l'accabler. Elle semblait si abattue que Cécile ne
s'était pas cru le droit de lui refuser ce qu'elle réclamait. C'était
bien dur de rendre un petit être qu'on s'était habitué à regarder
comme sien. Mais comment être plus dur encore pour quelqu'un qui a plus
de droits que vous et qui est plus malheureux? Elle eût voulu écrire
à Christophe, lui demander conseil. Mais Christophe n'avait jamais
répondu aux lettres qu'elle lui avait écrites, elle ne savait pas son
adresse, elle ne savait même pas s'il était vivant ou mort... La joie
vient, elle s'en va. Que faire? Se résigner. L'essentiel était que
l'enfant fût heureux et aimé...


La lettre arriva, le soir. Un retour d'hiver tardif avait ramené la
neige. Toute la nuit, elle tomba. Dans la forêt, où déjà les
feuilles nouvelles étaient apparues, les arbres sous le poids
craquaient et se rompaient. Une bataille d'artillerie. Christophe, seul
dans sa chambre, sans lumière, au milieu des ténèbres phosphorescentes,
écoutant la forêt tragique, sursautait à chaque coup; et il était
pareil à un de ces arbres qui plie sous le faix et craque. Il se disait:

--Maintenant, tout est fini.

La nuit passa, le jour revint; l'arbre ne s'était pas rompu. Toute la
journée nouvelle, et la nuit qui suivit, et les jours et les nuits
d'après, l'arbre continua de plier et de craquer; mais il ne se rompit
point. Christophe n'avait plus aucune raison de vivre; et il vivait. Il
n'avait plus aucun motif de lutter; et il luttait, pied à pied, corps
à corps, avec l'ennemi invisible qui lui broyait l'échine. Jacob avec
l'ange. Il n'attendait rien de la lutte, il n'attendait rien que la fin;
et il luttait toujours. Et il criait:

--Mais terrasse-moi donc! Pourquoi ne me terrasses-tu pas?



Les jours passèrent. Christophe sortit de là, vidé de sa vie. Il
persistait pourtant à se tenir debout, il sortait, il marchait.
Heureux, ceux qu'une race forte soutient, dans les éclipses de leur
vie! Les jambes du père et du grand-père portaient le corps du fils
prêt à s'écrouler; la poussée des robustes ancêtres soulevait
l'âme brisée, comme le cavalier mort que son cheval emporte.


Il allait, par un chemin de crête, entre deux ravins; il descendait
l'étroit sentier aux pierres aiguës, entre lesquelles serpentaient les
racines noueuses de petits chênes rabougris; sans savoir où il allait,
et plus sûr de ses pas que si une volonté lucide l'eût mené. Il
n'avait pas dormi; à peine avait-il mangé depuis plusieurs jours. Il
avait un brouillard devant les yeux. Il descendait vers la
vallée.--C'était la semaine de Pâques. Jour voilé. Le dernier assaut
de l'hiver était vaincu. Le chaud printemps couvait. Des villages d'en
bas, les cloches montèrent. De l'un d'abord, nid blotti dans un creux,
au pied de la montagne, avec ses toits de chaumes bariolés, noirs et
blonds, revêtus de mousse épaisse, comme velours. Puis, d'un autre,
invisible, sur l'autre versant du mont. Puis, d'autres dans la plaine,
au delà d'une rivière. Et le bourdon, très loin, d'une ville qui se
perdait dans la brume... Christophe s'arrêta. Son cœur était près de
défaillir. Ces voix semblaient lui dire:

--Viens avec nous! Ici est la paix. Ici, la douleur est morte. Morte,
avec la pensée. Nous berçons l'âme si bien qu'elle s'endort dans nos
bras. Viens, et repose-toi, tu ne t'éveilleras plus...

Comme il se sentait las! Qu'il eût voulu dormir! Mais il secoua
la tête, et dit:

--Ce n'est pas la paix que je cherche, c'est la vie.

Il se remit en marche. Il parcourait des lieues, sans s'en apercevoir.
Dans son état de faiblesse hallucinée, les sensations les plus simples
avaient des résonnances inattendues. Sa pensée projetait, sur la terre
et dans l'air, des lueurs fantastiques. Une ombre qui courait devant
lui, sans qu'il en vît la cause, sur la route blanche et déserte au
soleil, le fit tressaillir.

Au débouché d'un bois, il se trouva près d'un village. Il rebroussa
chemin: la vue des hommes lui faisait mal. Il ne put éviter pourtant de
passer près d'une maison isolée, au-dessus du hameau; elle était
adossée au flanc de la montagne; elle ressemblait à un sanatorium; un
grand jardin, exposé au soleil, l'entourait; quelques êtres erraient,
à pas incertains, par les allées sablées. Christophe n'y prit pas
garde; mais à un détour du sentier, il se trouva face à face avec un
homme aux yeux pâles, figure grasse et jaune, qui regardait devant lui,
affaissé sur un banc, au pied de deux peupliers. Un autre homme était
assis, auprès; ils se taisaient tous deux. Christophe les dépassa.
Mais après quatre pas, il s'arrêta: ces yeux lui étaient connus. Il
se retourna. L'homme n'avait pas bougé, il continuait de fixer,
immobile, un objet devant lui. Mais son compagnon regardait Christophe,
qui lui fit signe. Il vint.

--Qui est ce? demanda Christophe.

--Un pensionnaire de la maison de santé, dit l'homme, montrant
l'habitation.

--Je crois le connaître, dit Christophe.

--C'est possible, fit l'autre. Il était un écrivain très connu
en Allemagne.

Christophe dit un nom.--Oui, c'était bien ce nom-là.--Il l'avait vu
jadis, au temps où il écrivait dans la revue de Mannheim. Alors, ils
étaient ennemis; Christophe ne faisait que débuter, l'autre était
déjà célèbre. C'était un homme fort, sûr de lui, méprisant de
tout ce qui n'était pas lui, un romancier fameux, dont l'art réaliste
et sensuel dominait la médiocrité des productions courantes.
Christophe, qui le détestait, ne pouvait s'empêcher d'admirer la
perfection de cet art matériel, sincère et borné.

--Ça l'a pris, il y a un an, dit le gardien. On l'a soigné, on l'a cru
guéri, il est reparti chez lui. Et puis, ça l'a repris. Un soir, il
s'est jeté de sa fenêtre. Dans les premiers temps qu'il était ici, il
s'agitait et il criait. Maintenant, il est bien tranquille. Il passe ses
journées, comme vous le voyez, assis.

--Que regarde-t-il? dit Christophe.

Il s'approcha du banc. Il contempla avec pitié la blême figure du
vaincu, les grosses paupières qui retombaient sur les yeux; l'un d'eux
était presque fermé. Le fou ne semblait pas savoir que Christophe
était là. Christophe l'appela par son nom, lui prit la main,--la main
molle et humide, qui s'abandonnait comme une chose morte; il n'eut pas
le courage de la garder dans ses mains; l'homme leva, un instant, vers
Christophe ses yeux chavirés, puis se remit à regarder devant lui,
avec son sourire hébété. Christophe demanda:

--Qu'est-ce que vous regardez?

L'homme, immobile, dit, à mi-voix:

--J'attends.

--Quoi?

--La Résurrection.

Christophe tressauta. Il partit précipitamment. La parole l'avait
pénétré d'un trait de feu.

Il s'enfonça dans la forêt, il remonta la pente, dans la direction de
sa maison. Dans son trouble, il perdit le chemin; il se trouva au milieu
des grands bois de sapins. Ombre et silence. Quelques taches de soleil
d'un blond roux, venues on ne savait d'où, tombaient dans l'épaisseur
de l'ombre. Christophe était hypnotisé par ces plaques de lumière.
Tout semblait nuit, autour. Il allait sur le tapis d'aiguilles, buttant
contre les racines qui saillaient comme des veines gonflées. Au pied
des arbres, pas une plante, pas une mousse. Dans les branches, pas un
chant d'oiseau. Les rameaux du bas étaient morts. Toute la vie s'était
réfugiée en haut, où était le soleil. Bientôt, cette vie même
s'éteignît. Christophe entra dans une partie du bois que rongeait un
mal mystérieux. Des sortes de lichens longs et fins, comme des toiles
d'araignées, enveloppaient de leurs résilles les branches de sapins
rouges, les ligotaient des pieds à la tête, passaient d'un arbre à
l'autre, étouffaient la forêt. On eût dit des algues sous-marines aux
tentacules sournoises. Et c'était le silence des profondeurs
océaniques. En haut, le soleil pâlissait. Des brouillards, qui
s'étaient insidieusement glissés au travers de la forêt morte,
cernèrent Christophe. Tout disparut; plus rien. Pendant une demi-heure,
Christophe erra au hasard, dans le réseau de brume blanche, qui peu h
peu se resserrait, noircissait, lui entrait dans la gorge; il croyait
marcher droit, et il tournait en cercle sous les gigantesques toiles
d'araignées qui pendaient des sapins étouffés; le brouillard, en les
traversant, y laissait attachées des gouttes grelottantes. Enfin, les
mailles se détendirent, une trouée se fit, et Christophe réussit à
sortir de la forêt sous-marine. Il retrouva les bois vivants et la
lutte silencieuse des sapins et des hêtres. Mais c'était toujours
même immobilité. Ce silence qui couvait depuis des heures angoissait.
Christophe s'arrêta pour l'entendre...

Soudain, ce fut au loin une houle qui venait. Un coup de vent
précurseur se levait du fond de la forêt. Comme un cheval au galop, il
arriva sur les cimes des arbres, qui ondulèrent. Tel le Dieu de
Michel-Ange, qui passe dans une trombe. Il passa au-dessus de la tête
de Christophe. La forêt et le cœur de Christophe frémirent. C'était
l'annonciateur...

Le silence retomba. Christophe, en proie à une terreur sacrée,
hâtivement rentra, les jambes flageolantes. Sur le seuil de la maison,
comme un homme poursuivi, il jeta un coup d'œil inquiet derrière lui.
La nature semblait morte. Les forêts qui couvraient les pentes de la
montagne dormaient, appesanties sous une lourde tristesse. L'air
immobile avait une transparence magique. Nul bruit. Seule, la musique
funèbre d'un torrent--l'eau qui ronge le roc--sonnait le glas de la
terre. Christophe se coucha, avec la fièvre. Dans l'étable voisine,
les bêtes, inquiètes comme lui, s'agitaient...

La nuit. Il s'était assoupi. Dans le silence, la houle de nouveau,
lointaine, se leva. Le vent revenait, en ouragan cette fois,--le _fœhn_
du printemps, qui réchauffe de sa brûlante haleine la terre frileuse
qui dort encore, le _fœhn_ qui fond les glaces et amasse les pluies
fécondes. Il grondait comme le tonnerre, de l'autre côté du ravin,
dans les forêts. Il se rapprocha, s'enfla, monta les pentes au pas de
charge; la montagne entière mugit. Dans l'étable, un cheval hennit et
les vaches meuglèrent. Christophe, dressé sur son lit, les cheveux
hérissés, écoutait. La rafale arriva, hulula, fit grincer les
girouettes, fit voler des tuiles du toit, fit trembler la maison. Un pot
de fleurs tomba et se brisa. La fenêtre de Christophe, mal fermée,
s'ouvrit avec fracas. Et le vent chaud entra. Christophe le reçut en
pleine face et sur sa poitrine nue. Il sauta du lit, la bouche ouverte,
suffoqué. C'était comme si dans son âme vide se ruait le Dieu vivant.
La Résurrection!... L'air entrait dans sa gorge, le flot de vie
nouvelle le pénétrait jusqu'aux entrailles. Il se sentait éclater, il
voulait crier, crier de douleur et de joie; et il ne sortait de sa
bouche que des sons inarticulés. Il trébuchait, il frappait les murs
de ses bras, au milieu des papiers que l'ouragan faisait voler. Il
s'abattit, au milieu de la chambre, en criant:

--Ô toi, toi! Tu es enfin revenu!



--Tu es revenu, tues revenu! Ô toi, que j'avais perdu. Pourquoi
m'as-tu abandonné?

--Pour accomplir ma tâche, que tu as abandonnée.

--Quelle tâche?

--Combattre.

--Qu'as-tu besoin de combattre? N'es-tu pas le maître de tout?

--Je ne suis pas le maître.

--N'es-tu pas Tout ce qui Est?

--Je ne suis pas tout ce qui est. Je suis la Vie qui combat le Néant.
Je ne suis pas le Néant. Je suis le Feu qui brûle dans la Nuit. Je ne
suis pas la Nuit. Je suis le Combat éternel; et nul destin éternel ne
plane sur le combat. Je suis la Volonté libre, qui lutte
éternellement. Lutte et brûle avec moi.

--Je suis vaincu. Je ne suis plus bon à rien.

--Tu es vaincu? Tout te semble perdu? D'autres seront vainqueurs.
Ne pense pas à toi, pense à ton armée.

--Je suis seul, je n'ai que moi, et je n'ai pas d'armée.

--Tu n'es pas seul, et tu n'es pas à toi. Tu es une de mes voix, tu es
un de mes bras. Parle et frappe pour moi. Mais si le bras est rompu, si
la voix est brisée, moi, je reste debout; je combats par d'autres voix,
d'autres bras que les tiens. Vaincu, tu fais partie de l'armée qui
n'est jamais vaincue. Souviens-toi, et tu vaincras jusque dans ta mort.

--Seigneur, je souffre tant!

--Crois-tu que je ne souffre pas aussi! Depuis les siècles, la mort me
traque et le néant me guette. Ce n'est qu'à coups de victoires que je
me fraie le chemin. Le fleuve de la vie est rouge de mon sang.

--Combattre, toujours combattre?

--Il faut toujours combattre. Dieu combat, lui aussi. Dieu est un
conquérant. Il est un lion qui dévore. Le néant l'enserre, et Dieu le
terrasse. Et le rythme du combat fait l'harmonie suprême. Cette
harmonie n'est pas pour tes oreilles mortelles. Il suffit que tu saches
qu'elle existe. Fais ton devoir en paix, et laisse faire aux Dieux.

--Je n'ai plus de forces.

--Chante pour ceux qui sont forts.

--Ma voix est brisée.

--Prie.

--Mon cœur est souillé.

--Arrache-le. Prends le mien.

--Seigneur, ce n'est rien de s'oublier soi-même, de rejeter son
âme morte. Mais puis-je rejeter mes morts, puis-je oublier mes aimés?

--Abandonne-les, morts, avec ton âme morte. Tu les retrouveras,
vivants, avec mon âme vivante.

--Ô toi qui m'as laissé, me laisseras-tu encore?

--Je te laisserai encore. N'en doute point. C'est à toi de ne
me plus laisser.

--Mais si ma vie s'éteint?

--Allumes-en d'autres.

--Si la mort est en moi?

--La vie est ailleurs. Va, ouvre-lui tes portes. Insensé, qui
t'enfermes dans ta maison en ruines! Sors de toi. Il est d'autres
demeures.

--Ô vie, ô vie! Je vois... Je te cherchais en moi, dans mon âme vide
et close. Mon âme se brise; par les fenêtres de mes blessures, l'air
afflue; je respire, je te retrouve, ô vie!...

--Je te retrouve... Tais-toi, et écoute.



Et Christophe entendit, comme un murmure de source, le chant de la vie
qui remontait en lui. Penché sur le bord de sa fenêtre, il vit la
forêt, morte hier, qui dans le vent et le soleil bouillonnait,
soulevée comme la mer. Sur l'échine des arbres, des vagues de vent,
frissons de joie, passaient; et les branches ployées tendaient leurs
bras d'extase vers le ciel éclatant. Et le torrent sonnait comme un
rire de cloche. Le même paysage, hier dans le tombeau, était
ressuscité; la vie venait d'y rentrer, en même temps que l'amour dans
le cœur de Christophe. Miracle de l'âme que la grâce a touchée! Elle
se réveille à la vie! Et tout revit autour d'elle. Le cœur se remet
à battre. Les fontaines taries recommencent à couler.

Et Christophe rentra dans la bataille divine... Comme ses propres
combats, comme les combats des hommes se perdent au milieu de cette
mêlée gigantesque, où pleuvent les soleils comme des flocons de neige
que l'ouragan balaie!... Il avait dépouillé son âme. Ainsi que dans
ces rêves suspendus dans l'espace, il planait au-dessus de lui-même,
il se voyait d'en haut, dans l'ensemble des choses; et, d'un regard, lui
apparut le sens de ses souffrances. Ses luttes faisaient partie du grand
combat des mondes. Sa déroute était un épisode, aussitôt réparé.
Il combattait pour tous, tous combattaient pour lui. Ils partageaient
ses peines, il partageait leur gloire.


--«Compagnons, ennemis, marchez, piétinez-moi, que je sente sur mon
corps passer les roues des canons qui vaincront! Je ne pense pas au fer
qui me laboure la chair, je ne pense pas au pied qui me foule la tête,
je pense à mon Vengeur, au Maître, au Chef de l'innombrable armée.
Mon sang est le ciment de sa victoire future...»


Dieu n'était pas pour lui le Créateur impassible, le Néron qui
contemple, du haut de sa tour d'airain, l'incendie de la Ville que
lui-même alluma. Dieu souffre. Dieu combat. Avec ceux qui combattent et
pour tous ceux qui souffrent. Car il est la Vie, la goutte de lumière
qui, tombée dans la nuit, s'étend et boit la nuit. Mais la nuit est
sans bornes, et le combat divin ne s'arrête jamais; et nul ne peut
savoir quelle en sera l'issue. Symphonie héroïque, où les dissonances
même qui se heurtent et se mêlent forment un concert serein! Comme la
forêt de hêtres qui livre dans le silence des combats furieux, ainsi
la Vie guerroie dans l'éternelle paix.

Ces combats, cette paix, résonnaient dans Christophe. Il était un
coquillage où l'océan bruit. Des appels de trompettes, des rafales de
sons, des cris d'épopées passaient sur l'envolée de rythmes
souverains. Car tout se muait en sons dans cette âme sonore. Elle
chantait la lumière. Elle chantait la nuit. Et la vie. Et la mort. Pour
ceux qui étaient vainqueurs. Pour lui-même, vaincu. Elle chantait.
Tout chantait. Elle n'était plus que chant.

Comme les pluies de printemps, les torrents de musique s'engouffraient
dans ce sol crevassé par l'hiver. Hontes, chagrins, amertumes,
révélaient à présent leur mystérieuse mission: elles avaient
décomposé la terre, et elles l'avaient fertilisée; le soc de la
douleur, en déchirant le cœur, avait ouvert de nouvelles sources de
vie. La lande refleurissait. Mais ce n'étaient plus les fleurs de
l'autre printemps. Une autre âme était née.

Elle naissait, à chaque instant. Car elle n'était pas encore
ossifiée, comme les âmes parvenues au terme de leur croissance, les
âmes qui vont mourir. Elle n'était pas la statue, mais le métal en
fusion. Chaque seconde faisait d'elle un nouvel univers. Christophe ne
songeait pas à fixer ses limites. Il s'abandonnait à cette joie de
l'homme qui, rejetant derrière lui le poids de son passé, part pour un
long voyage, le sang jeune, le cœur libre, et aspire l'air marin, et
croit que le voyage n'aura jamais de fin. Il était repris par la force
créatrice qui coule dans le monde; et la richesse du monde le
remplissait d'extase. Il aimait, il _était_ son prochain comme
lui-même. Et tout lui était «prochain», de l'herbe qu'il foulait à
la main qu'il serrait. Un arbre, l'ombre d'un nuage sur la montagne,
l'haleine des prairies, la ruche du ciel nocturne, bourdonnante des
essaims de soleils... c'était un tourbillon de sang... Il ne cherchait
pas à parler, ni penser... Rire, pleurer, se fondre dans cette
merveille vivante!... Écrire, pourquoi écrire? Est-ce qu'on peut
écrire l'indicible?... Mais que cela fût possible ou non, il fallait
qu'il écrivît. C'était sa loi. Les idées le frappaient, par
éclairs, en quelque lieu qu'il fût. Impossible d'attendre. Alors, il
écrivait, avec n'importe quoi, sur n'importe quoi; et il eût été
incapable souvent de dire ce que signifiaient ces phrases qui
jaillissaient de lui; et voici que pendant qu'il écrivait, d'autres
idées lui venaient, d'autres... il écrivait, il écrivait, sur ses
manches de chemise, sur la coiffe de son chapeau; si vite qu'il
écrivît, sa pensée allait plus vite, il devait user d'une sorte de
sténographie...

Ce n'étaient là que des notes informes. La difficulté commença
lorsqu'il voulut couler ces idées dans les formes musicales ordinaires;
il fit la découverte qu'aucun des moules anciens ne pouvait leur
convenir; s'il voulait fixer ses visions avec fidélité, il devait
commencer par oublier tout ce qu'il avait jusque-là entendu ou écrit,
faire table rase de tout formalisme appris, de la technique
traditionnelle, rejeter ces béquilles de l'esprit impotent, ce lit tout
fait pour la paresse de ceux qui, fuyant la fatigue de penser par
eux-mêmes, se couchent dans la pensée des autres. Naguère, lorsqu'il
se croyait arrivé à la maturité de sa vie et de son art,--(en fait,
il n'était qu'au bout d'une de ses vies),--il s'exprimait dans une
langue préexistante à sa pensée; son sentiment se soumettait à une
logique de développement préétablie, qui d'avance lui dictait une
partie de ses phrases et le menait docilement, par les chemins frayés,
au terme convenu où le public l'attendait. À présent, plus de route,
c'était au sentiment de la frayer; l'esprit n'avait qu'à suivre. Son
rôle n'était même plus de décrire la passion; il devait faire corps
avec elle et tâcher d'en épouser la loi intérieure.

Du même coup, tombaient les contradictions où Christophe se débattait
depuis longtemps, sans vouloir en convenir. Car, bien qu'il fût un pur
artiste, il avait mêlé souvent à son art des préoccupations
étrangères à l'art; il lui attribuait une mission sociale. Et il ne
s'apercevait pas qu'il y avait deux hommes en lui: l'artiste qui
créait, sans se soucier d'aucune fin morale, et l'homme d'action,
raisonneur, qui voulait que son art fût moral et social. Ils se
mettaient parfois l'un l'autre dans un étrange embarras. À présent
que toute idée créatrice s'imposait à lui, comme une réalité
supérieure avec sa loi organique, il était arraché à la servitude de
la raison pratique. Certes, il n'abdiquait rien de son mépris pour le
veule immoralisme du temps; certes, il pensait toujours que l'art impur
est le plus bas degré de l'art, parce qu'il en est une maladie, un
champignon qui pousse sur un tronc pourri; mais si l'art pour le plaisir
est l'art mis au bordel, Christophe ne lui opposait pas l'utilitarisme
plat de l'art pour la morale, ce Pégase hongre qui traîne la charrue.
L'art le plus haut, le seul digne de ce nom, est au-dessus des lois d'un
jour: il est une comète lancée dans l'infini. Que cette force soit
utile, ou qu'elle semble inutile, même dangereuse, dans l'ordre
pratique, elle est la force, elle est le feu; elle est l'éclair jailli
du ciel: par là, elle est sacrée, par là, elle est bienfaisante. Ses
bienfaits peuvent être, par fortune, même de l'ordre pratique; mais
ses vrais, ses divins bienfaits sont, comme la foi, de l'ordre
surnaturel. Elle est pareille au soleil, dont elle est issue. Le soleil
n'est ni moral, ni immoral. Il est Celui qui Est. Il vainc la nuit.
Ainsi, l'art.

Alors Christophe, qui lui était livré, eut la stupeur de voir surgir
de lui des puissances inconnues, qu'il n'eût pas soupçonnées: tout
autres que ses passions, ses tristesses, son âme consciente...--une
âme étrangère, indifférente à ce qu'il avait aimé et souffert, à
sa vie entière, une âme joyeuse, fantasque, sauvage, incompréhensible!
Elle le chevauchait, elle lui labourait les flancs à coups d'éperons.
Et, dans les rares moments où il pouvait reprendre haleine, il se
demandait, relisant ce qu'il venait d'écrire:

--Comment cela, cela a-t-il pu sortir de mon corps?

Il était en proie à ce délire de l'esprit, que connaît tout génie,
à cette volonté indépendante de la volonté, «_cette énigme
indicible du monde et de la vie_», que Gœthe appelait «_le
démoniaque_», et contre laquelle il restait armé, mais qui le
soumettait.

Et Christophe écrivait, écrivait. Pendant des jours, des semaines. Il
y a des périodes où l'esprit, fécondé, peut se nourrir uniquement de
soi, et continue de produire, d'une façon presque indéfinie. Il suffit
d'un effleurement, d'un pollen apporté par le vent, pour que lèvent
les germes intérieurs, les myriades de germes... Christophe n'avait pas
le temps de penser, il n'avait pas le temps de vivre. Sur les ruines de
la vie, l'âme créatrice régnait.


Et puis, cela s'arrêta. Christophe sortit de là, brisé, brûlé,
vieilli de dix ans,--mais sauvé. Il avait quitté Christophe,
il avait émigré en Dieu.

Des touffes de cheveux blancs étaient brusquement apparues dans la
chevelure noire, comme ces fleurs d'automne qui montent des prairies en
une nuit de septembre. Des rides nouvelles sabraient les joues. Mais les
yeux avaient reconquis leur calme, et la bouche s'était résignée. Il
était apaisé. Il comprenait, maintenant. Il comprenait la vanité de
son orgueil, la vanité de l'orgueil humain, sous le poing redoutable de
la Force qui meut les mondes. Nul n'est maître de soi, avec certitude.
Il faut veiller. Car si l'on s'endort, la Force se rue en nous et nous
emporte... dans quels abîmes? Ou le torrent se retire et nous laisse
dans son lit à sec. Il ne suffit même pas de vouloir, pour lutter. Il
faut s'humilier devant le Dieu inconnu, qui _fiat ubi vult_, qui souffle
quand il veut, où il veut, l'amour, la mort, ou la vie. La volonté de
l'homme ne peut rien sans la sienne. Une seconde lui suffit pour
anéantir des années de labeur et d'efforts. Et, s'il lui plaît, il
peut faire surgir l'éternel de la boue. Nul, plus que l'artiste qui
crée, ne se sent à sa merci: car, s'il est vraiment grand, il ne dit
que ce que l'Esprit lui dicte.

Et Christophe comprit la sagesse du vieux Haydn, se mettant à genoux,
chaque matin, avant de prendre la plume... _Vigila et Ora._ Veillez et
priez. Priez le Dieu, afin qu'il soit avec vous. Restez en communion
amoureuse et pieuse avec l'Esprit de vie!



Vers la fin de l'été, un ami parisien qui passait en Suisse découvrit
la retraite de Christophe. Il vint le voir. C'était un critique
musical, qui s'était toujours montré le meilleur juge de ses
compositions. Il était accompagné d'un peintre connu, qui se disait
mélomane et admirateur, lui aussi, de Christophe. Ils lui apprirent le
succès considérable de ses œuvres: on les jouait partout, en Europe.
Christophe témoigna peu d'intérêt à cette nouvelle: le passé était
mort pour lui, ces œuvres ne comptaient plus. Sur la demande de son
visiteur, il lui montra ce qu'il avait écrit récemment. L'autre n'y
comprit rien. Il pensa que Christophe était devenu fou.

--Pas de mélodie, pas de mesure, pas de travail thématique; une sorte
de noyau liquide, de matière en fusion qui n'est pas refroidie, qui
prend toutes les formes et qui n'en a aucune; ça ne ressemble a rien:
des lueurs dans un chaos.

Christophe sourit:

--C'est à peu près cela, dit-il. «_Les yeux du chaos qui luisent
à travers le voile de l'ordre..._»

Mais l'autre ne comprit pas le mot de Novalis.


(--Il est vidé, pensa-t-il.)


Christophe ne chercha pas à se faire comprendre.

Quand ses hôtes prirent congé, il les accompagna un peu, afin de leur
faire les honneurs de sa montagne. Mais il n'alla pas bien loin. À
propos d'une prairie, le critique musical évoquait des décors de
théâtre parisien; et le peintre notait des tons, sans indulgence pour
la maladresse de leurs combinaisons, qu'il trouvait d'un goût suisse,
tarte à la rhubarbe, aigres et plates, à la Hodler; il affichait
d'ailleurs, à l'égard de la nature, une indifférence qui n'était pas
tout à fait simulée. Il feignait de l'ignorer.

--La nature! qu'est-ce que c'est que ça? Connais pas! Lumière,
couleur, à la bonne heure! La nature, je m'en fous...

Christophe leur serra la main et les laissa partir. Tout cela ne
l'affectait plus. Ils étaient de l'autre côté du ravin. C'était bien.
Il ne dirait à personne:

--Pour venir jusqu'à moi, prenez le même chemin.

Le feu créateur qui l'avait brûlé pendant des mois était tombé.
Mais Christophe en gardait dans son cœur la chaleur bienfaisante. Il
savait que le feu renaîtrait: si ce n'était en lui, ce serait dans un
autre. Où que ce fût, il l'aimerait autant: ce serait toujours le
même feu. En cette fin de journée de septembre, il le sentait répandu
dans la nature entière.


Il remonta vers sa maison. Un orage avait passé. C'était maintenant le
soleil. Les prairies fumaient. Des pommiers, les fruits mûrs tombaient
dans l'herbe humide. Tendues aux branches des sapins, des toiles
d'araignées, brillantes encore de pluie, étaient pareilles aux roues
archaïques de chariots mycéniens. À l'orée de la forêt mouillée,
le pivert secouait son rire saccadé. Et des myriades de petites
guêpes, qui dansaient dans les rayons de soleil, remplissaient la
voûte des bois de leur pédale d'orgue continue et profonde.

Christophe se trouva dans une clairière, au creux d'un plissement de la
montagne, un vallon fermé, d'un ovale régulier, que le soleil couchant
inondait de sa lumière: terre rouge; au milieu, un petit champ doré,
blés tardifs, et joncs couleur de rouille. Tout autour, une ceinture de
bois, que l'automne mûrissait: hêtres de cuivre rouge, châtaigniers
blonds, sorbiers aux grappes de corail, flammes des cerisiers aux
petites langues de feu, broussailles de myrtils aux feuilles orange,
cédrat, brun, amadou brûlé. Tel, un buisson ardent. Et du centre de
cette coupe enflammée, une alouette, ivre de grain et de soleil,
montait.

Et l'âme de Christophe était comme l'alouette. Elle saurait qu'elle
retomberait tout à l'heure, et bien des fois encore. Mais elle savait
aussi qu'infatigable ment elle remonterait dans le feu, chantant son
tireli, qui parle à ceux qui sont en bas de la lumière des cieux.



[Footnote 1: Allusion à un discours ridicule d'un rhéteur de la Chambre.]



LA NOUVELLE JOURNÉE



PRÉFACE AU DERNIER VOLUME


_J'ai écrit la tragédie d'une génération qui va disparaître. Je
n'ai cherché à rien dissimuler de ses vices et de ses vertus, de sa
tristesse pesante y de son orgueil chaotique, de ses efforts héroïques
et de ses accablements sous l'écrasant fardeau d'une tâche surhumaine:
toute une_ Somme _du monde, une morale, une esthétique, une foi, une
humanité nouvelle à refaire.--Voilà ce que nous fûmes._


_Hommes d'aujourd'hui, jeunes hommes, à votre tour! Faites-vous de nos
corps un marchepied, et allez de l'avant. Soyez plus grands et plus
heureux que nous._

_Moi-même, je dis adieu à mon âme passée; je la rejette derrière
moi, comme une enveloppe vide. La vie est une suite de morts et de
résurrections. Mourons, Christophe, pour renaître!_


R. R.

Octobre 1912.



[Illustration]


La vie passe. Le corps et l'âme s'écoulent comme un flot. Les ans
s'inscrivent sur la chair de l'arbre qui vieillit. Le monde entier des
formes s'use et se renouvelle. Toi seule ne passes pas, immortelle
Musique. Tu es la mer intérieure. Tu es l'âme profonde. Dans tes
prunelles claires, la vie ne mire pas son visage morose. Au loin de toi
s'enfuient, troupeau des nuées, les jours, brûlants, glacés,
fiévreux, que l'inquiétude chasse, que jamais rien ne fixe. Toi seule
ne passes pas. Tu es en dehors du monde. Tu es un monde, à toi seule.
Tu as ton soleil, qui mène ta ronde des planètes, ta gravitation, tes
nombres et tes lois. Tu as la paix des étoiles, qui tracent dans le
champ des espaces nocturnes leur sillon lumineux,--charrues d'argent que
mène l'invisible bouvier.

Musique, amie sereine, ta lumière lunaire est douce aux yeux fatigués
par le brutal éclat du soleil d'ici-bas. L'âme qui se détourne de
l'abreuvoir commun, où les hommes pour boire remuent la vase avec leurs
pieds, se presse sur ton sein et suce à tes mamelles le ruisseau de
lait du rêve. Musique, vierge mère, qui portes en ton corps immaculé
toutes les passions, qui contiens dans le lac de tes yeux couleur de
joncs, couleur de l'eau vert-pâle qui coule des glaciers, tout le bien,
tout le mal,--tu es par delà le mal, tu es par delà le bien; qui chez
toi fait son nid vit en dehors des siècles; la suite de ses jours ne
sera qu'un seul jour; et la mort qui tout mord s'y brisera les dents.

Musique qui berças mon âme endolorie, Musique qui me l'as rendue
calme, ferme et joyeuse,--mon amour et mon bien,--je baise ta bouche
pure, dans tes cheveux de miel je cache mon visage, j'appuie mes
paupières qui brûlent sur la paume douce de tes mains. Nous nous
taisons, nos yeux sont clos, et je vois la lumière ineffable de tes
yeux, et je bois le sourire de ta bouche muette; et blotti sur ton
cœur, j'écoute le battement de la vie éternelle.



_PREMIÈRE PARTIE_



Christophe ne compte plus les années qui s'enfuient. Goutte à goutte,
la vie s'en va. Mais _sa_ vie est ailleurs. Elle n'a plus d'histoire.
Son histoire, c'est l'œuvre qu'il crée. Le chant incessant de la
source Musique remplit l'âme et la rend insensible au fracas du dehors.

Christophe a vaincu. Son nom s'est imposé. Ses cheveux ont blanchi.
L'âge est venu. Il ne s'en soucie point; son cœur est toujours jeune;
il n'a rien abdiqué de sa force et de sa foi. Il a de nouveau le calme;
mais ce n'est plus le même qu'avant d'avoir passé par le Buisson
Ardent. Il garde au fond de lui le tremblement de l'orage et de ce que
la mer soulevée lui a montré de l'abîme. Il sait que nul ne doit se
vanter d'être maître de soi qu'avec la permission du Dieu qui règne
dans la bataille. Il porte en son âme deux âmes. L'une est un haut
plateau, battu des vents et des nuages. L'autre, qui la domine, est un
sommet neigeux qui baigne dans la lumière. On n'y peut séjourner; mais
quand on est glacé par les brouillards d'en bas, on connaît le chemin
qui monte vers le soleil. Dans son âme de brume, Christophe n'est
jamais-seul. Il sent auprès de lui la présente de la robuste amie,
sainte Cécile, aux yeux larges qui écoutent le ciel; et, comme
l'apôtre Paul,--dans le tableau de Raphaël,--qui se tait et qui songe,
appuyé sur l'épée, il ne s'irrite plus, il ne pense plus à
combattre; il édifie son rêve.


Il écrivait surtout, dans cet âge de sa vie, des compositions, pour
clavier et pour musique de chambre. On y est bien plus libre d'oser
davantage; il y a moins d'intermédiaires entre la pensée et sa
réalisation: celle-là n'a pas eu le temps de s'affaiblir en route.
Frescobaldi, Couperin, Schubert et Chopin, par leurs témérités
d'expression et de style, ont devancé de cinquante ans les
révolutionnaires de l'orchestre. De la pâte sonore que pétrissaient
les fortes mains de Christophe sortaient des agglomérations harmoniques
inconnues, des successions d'accords vertigineux, issus des plus
lointaines parentés de sons accessibles à la sensibilité
d'aujourd'hui; ils exerçaient sur l'esprit un envoûtement
sacré.--Mais il faut du temps au public pour s'habituer aux conquêtes
qu'un grand artiste rapporte de ses plongées au fond de l'océan. Bien
peu suivaient Christophe dans l'audace de ses dernières compositions.
Sa gloire était due toute à ses premières œuvres. Le sentiment de
l'incompréhension publique dans le succès, plus pénible encore que
dans l'insuccès, car elle paraît sans remède, avait aggravé chez
Christophe, depuis la mort de son unique ami, une tendance un peu
morbide à s'isoler du monde.

Cependant, les portes de l'Allemagne s'étaient rouvertes à lui. En
France, l'oubli était tombé sur la tragique échauffourée. Il était
libre d'aller où il voulait. Mais il avait peur des souvenirs qui
l'attendaient, à Paris. Et bien qu'il fût rentré pour quelques mois
en Allemagne, bien qu'il y revînt de temps en temps, pour diriger des
exécutions de ses œuvres, il ne s'y était point fixé. Trop de choses
l'y blessaient. Elles n'étaient pas spéciales à l'Allemagne; il les
trouvait ailleurs. Mais on est plus exigeant pour son pays que pour un
autre, et on souffre davantage de ses faiblesses. Au reste, il était
vrai que l'Allemagne portait la plus lourde charge des péchés de
l'Europe. Quand on a la victoire, on en est responsable, on contracte
une dette envers ceux qu'on a vaincus; on prend l'engagement tacite de
marcher devant eux, de leur montrer le chemin. Louis XIV vainqueur
apportait à l'Europe la splendeur de la raison française. Quelle
lumière l'Allemagne de Sedan a-t-elle apportée au monde? L'éclair des
baïonnettes? Une pensée sans ailes, une action sans générosité, un
réalisme brutal, qui n'a même pas l'excuse d'être sain; la force et
l'intérêt: Mars commis-voyageur. Quarante ans, l'Europe s'était
traînée dans la nuit, sous la peur. Le soleil était caché sous le
casque du vainqueur. Si des vaincus trop faibles pour soulever
l'éteignoir n'ont droit qu'à une pitié, mêlée d'un peu de mépris,
quel sentiment mérite l'homme au casque?

Depuis peu, le jour commençait à renaître; des trouées de lumière
passaient par les fissures. Pour être des premiers à voir lever le
soleil, Christophe était sorti de l'ombre du casque; il revenait
volontiers dans le pays dont il avait été naguère l'hôte forcé: en
Suisse. Comme tant d'esprits d'alors, altérés de liberté, qui
suffoquaient dans le cercle étroit des nations ennemies, il cherchait
un coin de terre où l'on pût respirer au-dessus de l'Europe. Jadis, au
temps de Gœthe, la Rome des libres papes était l'île où les pensées
de toute race venaient se poser, ainsi que des oiseaux, à l'abri de la
tempête. Maintenant, quel refuge? L'île a été recouverte par la mer.
Rome n'est plus. Les oiseaux se sont enfuis des Sept Collines.--Les
Alpes leur demeurent. Là se maintient, (pour combien de temps encore?)
au milieu de l'Europe avide, l'ilot des Vingt-quatre Cantons. Certes, il
ne rayonne point le mirage poétique de la Ville Séculaire; l'histoire
n'y a point mêlé à l'air que l'on respire l'odeur des dieux et des
héros; mais une puissante musique monte de la Terre nue; les lignes des
montagnes ont des rythmes héroïques; et plus qu'ailleurs, ici, l'on se
sent en contact avec les forces élémentaires. Christophe n'y venait
point chercher un plaisir romantique. Un champ, quelques arbres, un
ruisseau, le grand ciel, lui eussent suffi pour vivre. Le calme visage
de sa terre natale lui était plus fraternel que la Gigantomachie
Alpestre. Mais il ne pouvait oublier qu'ici, il avait recouvré sa
force; ici, Dieu lui était apparu dans le Buisson Ardent; il n'y
retournait jamais sans un frémissement de gratitude et de foi. Il
n'était pas le seul. Que de combattants de la vie, que la vie a
meurtris, ont retrouvé sur ce sol l'énergie nécessaire pour reprendre
le combat et pour y croire encore!

À vivre dans ce pays, il avait appris à le connaître. La plupart de
ceux qui passent n'en voient que les verrues: la lèpre des hôtels, qui
déshonore les plus beaux traits de cette robuste terre, ces villes
d'étrangers, monstrueux entrepôts où le peuple gras du monde vient
acheter la santé, ces mangeoires de tables d'hôte, ces ignobles
gâchages de viandes jetées dans la fosse aux bêtes, ces musiques de
casinos dont le bruit accompagne celui des petits chevaux, ces pitres
italiens dont les braillements dégoûtants font pâmer d'aise les
riches imbéciles qui s'ennuient, la sottise des étalages de
boutiques: ours de bois, chalets, bibelots niais, servilement
répétés, sans aucune invention, les honnêtes libraires aux brochures
scandaleuses,--toute la bassesse morale de ces milieux où s'engouffrent,
chaque année, sans plaisir, les millions de ces oisifs, incapables
de trouver des amusements plus relevés que ceux de la canaille,
ni simplement aussi vifs.

Et ils ne connaissent rien de la vie de ce peuple, qui est leur hôte.
Ils ne se doutent pas des réserves de force morale et de liberté
civique qui s'y sont amassés, depuis des siècles, des charbons de
l'incendie de Calvin et de Zwingli, qui brûlent encore sous la cendre,
du vigoureux esprit démocratique qu'ignorera toujours la République
napoléonienne, de cette simplicité d'institutions et de cette largesse
d'œuvres sociales, de l'exemple donné au monde par ces États-Unis des
trois races principales d'Occident, miniature de l'Europe de l'avenir.
Ils ignorent encore plus la Daphné qui se cache sous cette dure
écorce, le rêve fulgurant et sauvage de Bœcklin, le rauque héroïsme
de Hodler, la sereine bonhomie et la verte franchise de Gottfried
Keller, l'épopée Titanique, la lumière Olympienne du grand aède
Spitteler, les traditions vivantes des fêtes populaires, et la sève de
printemps qui travaille l'arbre rude et antique: tout cet art encore
jeune, qui tantôt râpe la langue, comme les fruits pierreux des
poiriers sauvages, tantôt à la fadeur sucrée des myrtils noirs et
bleus, mais du moins sent la terre, est l'œuvre, d'autodidactes qu'une
culture archaïque ne sépare point de leur peuple et qui lisent, avec
lui, dans le même livre de vie.

Christophe avait de la sympathie pour ces hommes qui cherchent
moins à paraître qu'à être, et qui, sous le vernis récent d'un
industrialisme germano-américain, conservent certains des traits les
plus reposants de l'ancienne Europe rustique et bourgeoise. Il s'était
fait parmi eux deux ou trois bons amis, graves, sérieux et fidèles,
qui vivaient isolés et murés dans leurs regrets du passé; ils
assistaient à la disparition lente de la vieille Suisse, avec une sorte
de fatalisme religieux, un pessimisme calviniste: de grandes âmes
grises. Christophe les voyait rarement. Ses blessures anciennes
s'étaient cicatrisées en! apparence; mais elles avaient été trop
profondes pour guérir tout à fait. Il avait peur de renouer des liens
avec les hommes. Il avait peur de se reprendre à la chaîne
d'affections et de douleurs. C'était un peu pour cela qu'il se trouvait
bien dans un pays où il était facile de vivre à l'écart, étranger
parmi la foule des étrangers. Au reste, il était rare qu'il
séjournât longtemps au même lieu; il changeait souvent de gîte:
vieil oiseau nomade, qui a besoin d'espace, et pour qui la patrie est
dans l'air... «_Mein Reich ist in der Luft..._»



Un soir d'été.

Il se promenait dans la montagne, au-dessus d'un village. Il allait, son
chapeau à la main, par un chemin en lacets qui montait. Arrivé à un
tournant, le sentier sinuait, à l'ombre, entre deux pentes; des
buissons de noisetiers, des sapins, le bordaient. C'était comme un
petit monde fermé. À l'un et l'autre coudes, le chemin semblait fini,
cabré au bord du vide. Au delà, les lointains bleuâtres, l'air
lumineux. Le calme du soir s'épandait goutte à goutte, comme un filet
d'eau qui tintait sous la mousse...

Elle apparut, à l'autre tournant de la route. Vêtue de noir, elle se
détachait sur la clarté du ciel; derrière elle, deux enfants, un
garçon et une fille, de six à huit ans, jouaient, cueillaient des
fleurs. À quelques pas, ils se reconnurent. Leur émotion se trahit
dans leurs yeux; mais nulle exclamation, à peine un geste de surprise.
Lui, très troublé; elle... ses lèvres tremblaient un peu. Ils
s'arrêtèrent.

Presque à voix basse:

--Grazia!

--Vous ici!

Ils se donnèrent la main, et restèrent sans parler. La première,
Grazia fit un effort pour rompre le silence. Elle dit où elle habitait,
demanda où il était. Questions et réponses machinales, qu'ils
écoutaient à peine, qu'ils entendirent après, quand ils furent
séparés: ils se contemplaient. Les enfants l'avaient rejointe. Elle
les lui présenta. Il éprouvait pour eux un sentiment hostile. Il les
regarda sans bonté, et ne dit rien: il était plein d'elle, uniquement
occupé à étudier son beau visage souffrant et vieilli. Elle était
gênée par ses yeux. Elle dit:

--Voulez-vous venir, ce soir?

Elle nomma l'hôtel.

Il demanda où était son mari. Elle montra son deuil. Il était trop
ému pour continuer l'entretien. Il la quitta gauchement. Mais après
avoir fait deux pas, il revint vers les enfants, qui cueillaient des
fraises, il les prit avec brusquerie, les embrassa, et se sauva.

Le soir, il vint à l'hôtel. Elle était sous la véranda vitrée.
Ils s'assirent à l'écart. Peu de monde: deux ou trois vieilles
personnes. Christophe était sourdement irrité de leur présence.
Grazia le regardait. Il regardait Grazia, en répétant son nom,
tout bas.

--J'ai bien changé, n'est-ce pas? dit-elle.

Il avait le cœur gonflé d'émotion.

--Vous avez souffert, dit-il.

--Vous aussi, fit-elle avec pitié, en regardant son visage ravagé
par la peine et par la passion.

Ils ne trouvèrent plus de mots.

--Je vous en prie, dit-il après un instant, allons ailleurs!
Est-ce que nous ne pouvons pas nous parler dans un lieu où nous
soyons seuls?

--Non, mon ami, restons, restons ici, nous sommes bien. Qui
fait attention à nous?

--Je ne suis pas libre de parler.

--Cela est mieux, ainsi.

Il ne comprit pas pourquoi. Plus tard, quand il repassa l'entretien dans
sa mémoire, il pensa qu'elle n'avait pas confiance en lui. Mais
c'était qu'elle avait une peur instinctive des scènes d'émotion; elle
cherchait un abri contre les surprises de leurs cœurs; même, elle
aimait la gêne de cette intimité dans un salon d'hôtel, qui
protégeait la pudeur de son trouble secret.

Ils se dirent, à mi-voix, avec de fréquents silences, les grandes
lignes de leur vie. Le comte Berény avait été tué en duel, quelques
mois auparavant; et Christophe comprit qu'elle n'avait pas été très
heureuse avec lui. Elle avait aussi perdu un enfant, son premier-né.
Elle évitait toute plainte. Elle détourna l'entretien d'elle-même,
pour interroger Christophe, et elle témoigna, au récit de ses
épreuves, une affectueuse compassion.

Les cloches sonnaient. C'était un dimanche soir. La vie était
suspendue...

Elle lui demanda de revenir, le surlendemain. Il fut affligé
de ce qu'elle fût si peu pressée de le revoir. En son cœur se
mêlaient le bonheur et la peine.

Le lendemain, sous un prétexte, elle lui écrivit de venir. Ce mot
banal le ravit. Elle le reçut, cette fois, dans son salon particulier.
Elle était avec ses deux enfants. Il les regarda, avec un peu de
trouble encore et beaucoup de tendresse. Il trouva que la
petite,--l'aînée,--ressemblait à sa mère; il ne demanda pas à qui
ressemblait le garçon. Ils causèrent du pays, du temps, des livres
ouverts sur la table;--leurs yeux tenaient un autre langage. Il comptait
parvenir à lui parler plus intimement. Mais entra une amie d'hôtel. Il
vit l'aimable politesse, avec laquelle Grazia recevait cette
étrangère; elle ne semblait pas faire de différence entre ses deux
visiteurs. Il en fut affligé; il ne lui en voulut pas. Elle proposa une
promenade ensemble, il accepta; la compagnie de cette autre femme,
pourtant jeune et agréable, le glaça; et sa journée fut gâtée.

Il ne revit plus Grazia que deux jours après. Pendant ces deux jours,
il ne vécut que pour l'heure qu'il allait passer avec elle.--Cette fois
encore, il ne réussit pas mieux à lui parler. Tout en se montrant
bonne, elle ne se départait pas de sa réserve. Christophe y ajouta par
quelques effusions de sentimentalité germanique, qui la gênèrent, et
contre lesquelles, d'instinct, elle réagit.

Il lui écrivit une lettre, qui la toucha. Il disait que la vie était
si courte! Et la leur, si avancée, déjà! Ils n'avaient plus que peu
de temps à se voir: il était douloureux, et presque criminel de ne pas
en profiter pour se parler librement.

Elle répondit, par un mot affectueux; elle s'excusait de garder,
malgré elle, une certaine méfiance, depuis que la vie l'avait
blessée; cette habitude de réserve, elle ne pouvait la perdre; toute
manifestation trop vive, même d'un sentiment vrai, la choquait,
l'effrayait. Mais elle sentait le prix de l'amitié retrouvée; et elle
en était aussi heureuse que lui. Elle le priait de venir dîner, le
soir.

Son cœur fut inondé de reconnaissance. Dans sa chambre d'hôtel,
couché sur son lit, la tête dans ses oreillers, il sanglota. C'était
la détente de dix ans de solitude. Car depuis la mort d'Olivier, il
était resté seul. Cette lettre apportait le mot de résurrection pour
son cœur affamé de tendresse. La tendresse!... Il croyait y avoir
renoncé: il lui avait bien fallu apprendre à s'en passer! Il sentait
aujourd'hui combien elle lui manquait, et tout ce qu'il avait accumulé
d'amour.

Douce et sainte soirée... Il ne put lui parler que de sujets
indifférents, malgré leur intention de ne se cacher rien. Mais que de
choses bienfaisantes il dit sur le piano, où elle l'invita du regard à
lui parler! Elle était frappée de l'humilité de cœur de cet homme,
qu'elle avait connu orgueilleux et violent. Quand il partit, l'étreinte
silencieuse de leurs mains dit qu'ils s'étaient retrouvés, qu'ils ne
se perdraient plus.--Il pleuvait, sans un souffle de vent. Le cœur de
Christophe chantait...

Elle ne devait plus rester que quelques jours dans le pays; et elle ne
retarda pas d'une heure son départ, sans qu'il osât le lui demander,
ni s'en plaindre. Le dernier jour, ils se promenèrent seuls, avec les
enfants; à un moment, il était si plein d'amour et de bonheur qu'il
voulut le lui dire; mais d'un geste très doux, elle l'arrêta, en
souriant:

--Chut! Je sens tout ce que vous pouvez dire.

Ils s'assirent, au détour du chemin où ils s'étaient rencontrés.
Elle regardait, souriante toujours, la vallée à ses pieds; mais ce
n'était pas la vallée qu'elle voyait, il contemplait le suave visage
où les tourments avaient laissé leur marque; dans l'épaisse chevelure
noire, partout des fils blancs se montraient. Il ressentait une
adoration pitoyable et passionnée pour cette chair qui s'était
imprégnée des souffrances de l'âme. L'âme était partout visible en
ces blessures du temps.--Et il demanda, à voix basse et tremblante,
comme une faveur précieuse, qu'elle lui donnât... un de ses cheveux
blancs.



Elle partit. Il ne pouvait comprendre pourquoi elle ne voulait pas qu'il
l'accompagnât. Il ne doutait point de son amitié; mais sa réserve le
déconcertait. Il ne put rester deux jours dans le pays; il partit dans
une autre direction. Il tâcha d'occuper son esprit en voyages, en
travaux. Il écrivit à Grazia. Elle lui répondit, deux ou trois
semaines après, de courtes lettres, où se montrait une amitié
tranquille, sans impatience, sans inquiétude. Il en souffrait et il les
aimait. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui en faire un reproche;
leur affection était trop récente, trop récemment renouvelée! Il
tremblait de la perdre. Et pourtant, chaque lettre qui lui venait d'elle
respirait un calme loyal qui aurait dû le rassurer. Mais qu'elle était
différente de lui!...

Ils avaient convenu de se retrouver à Rome, vers la fin de l'automne.
Sans la pensée de la revoir, ce voyage aurait eu pour Christophe peu de
charme. Son long isolement l'avait rendu casanier; il n'avait plus de
goût à ces déplacements inutiles, où se complaît l'oisiveté
fiévreuse d'aujourd'hui. Il avait peur d'un changement d'habitudes,
dangereux pour le travail régulier de l'esprit. D'ailleurs, l'Italie ne
l'attirait point. Il ne la connaissait que par l'infâme musique des
«véristes» et par les airs de ténor que la terre de Virgile inspire
périodiquement aux littérateurs en voyage. Il éprouvait pour elle
l'hostilité méfiante d'un artiste d'avant-garde, qui a trop souvent
entendu invoquer le nom de Rome par les pires champions de la routine
académique. Enfin, ce vieux levain d'antipathie instinctive, qui couve
au fond des cœurs du Nord pour les hommes du Midi, ou du moins pour le
type légendaire de jactance oratoire qui représente, aux yeux des
hommes du Nord, les hommes du Midi. Rien que d'y penser, Christophe
faisait sa lippe dédaigneuse... Non, il n'avait nulle envie de faire
plus ample connaissance avec le peuple sans musique.--(Ainsi le
nommait-il, avec son outrance coutumière: «Car que comptent,
disait-il, dans la musique de l'Europe actuelle, ses grattements de
mandoline et ses vociférations de mélodrames hâbleurs?»)--Mais à ce
peuple pourtant, Grazia appartenait. Pour la retrouver, jusqu'où et par
quels chemins Christophe ne fût-il pas allé? Il en serait quitte pour
fermer les yeux, jusqu'à ce qu'il l'eût rejointe.


Fermer les yeux, il y était habitué. Depuis tant d'années, ses volets
étaient clos sur sa vie intérieure! Dans cette fin d'automne, c'était
plus nécessaire que jamais. Trois semaines de suite, il avait plu sans
répit. Et depuis, une calotte grise d'impénétrables nuées pesait sur
les vallées de Suisse, grelottantes et mouillées. Les yeux avaient
perdu le souvenir de la saveur du soleil. Pour en retrouver en soi
l'énergie concentrée, il fallait commencer par faire nuit complète,
et, sous les paupières closes, descendre au fond de la mine, dans les
galeries souterraines du rêve. Là dormait dans, la houille le soleil
des jours morts. Mais à passer sa vie, accroupi, à creuser, on sortait
de là brûlé, l'échine et les genoux raides, les membres déformés,
le regard trouble, avec des yeux d'oiseau de nuit. Bien des fois,
Christophe avait rapporté de la mine le feu péniblement extrait, qui
réchauffe les cœurs transis. Mais les rêves du Nord sentent la
chaleur du poêle. On ne s'en doute pas, lorsqu'on vit, dedans; on aime
cette tiédeur lourde, on aime ce demi-jour et les songes entassés dans
la tête pesante. On aime ce qu'on a. Il faut bien s'en contenter!...

Lorsqu'au sortir de la barrière alpestre, Christophe, assoupi dans un
coin de son wagon, aperçut le ciel immaculé et la lumière qui coulait
sur les pentes des monts, il lui sembla rêver. De l'autre côté du
mur, il venait de laisser le ciel éteint, le jour crépusculaire. Si
brusque était le changement qu'il en sentit d'abord plus de surprise
que de joie. Il lui fallut quelque temps avant que l'âme, engourdie,
peu à peu se détendit, fendît l'écorce qui l'emprisonnait, et que le
cœur se dégageât des ombres du passé. Mais à mesure que la journée
s'avançait, la lumière moelleuse l'entourait de ses bras; et, perdant
le souvenir de tout ce qui avait été, il buvait avidement la volupté
de voir.

Plaines du Milanais. Œil du jour qui se reflète dans les canaux
bleutés, dont le réseau de veines sillonne les rizières duvetées.
Arbres d'automne, à la souple maigreur, au squelette élégant d'un
dessin contourné, avec des touffes de duvet roux. Montagnes de Vinci,
Alpes neigeuses à l'éclat adouci, dont la ligne orageuse encercle
l'horizon, frangée d'orange, d'or vert et d'azur pâle. Soir qui tombe
sur l'Apennin. Descente sinueuse le long des monts abrupts, aux courbes
serpentines, dont le rythme se répète et s'enchaîne, en une
farandole.--Et soudain, au bas de la pente, comme un baiser, l'haleine
de la mer, aux orangers mêlée. La mer, la mer latine et sa lumière
d'opale, où dorment, suspendues, des barques par volées, aux ailes
repliées...

Sur le bord de la mer, à un village de pécheurs, le train restait
arrêté. On expliquait aux voyageurs qu'à la suite des grandes pluies,
un éboulement s'était produit dans un tunnel, sur la voie de Gênes à
Pise; tous les trains avaient des retards de plusieurs heures.
Christophe, qui avait pris un billet direct pour Rome, fut ravi de cette
malchance qui soulevait les protestations de ses compagnons. Il sauta
sur le quai et profita de l'arrêt pour courir vers la mer, dont le
regard l'attirait. Il fut si bien attiré qu'une ou deux heures après,
quand siffla le train qui reparlait, Christophe était dans une barque,
et, le voyant passer, lui cria: «Bon voyage!» Sur la mer lumineuse,
dans la nuit lumineuse, il se laissait bercer, longeant les promontoires
bordés de cyprès enfantins. Il s'installa dans le village, il y passa
cinq jours dans une joie perpétuelle. Il était comme un homme qui sort
d'un long jeûne, et qui dévore. De tous ses sens affamés, il mangeait
la splendide lumière.... Lumière, sang du monde, fleuve de vie, qui,
par nos yeux, nos narines, nos lèvres, tous les pores de la peau,
t'infiltres dans la chair, lumière plus nécessaire à la vie que le
pain,--qui te voit dévêtue de tes voiles du Nord, pure, brûlante et
nue, se demande comment il a jamais pu vivre sans te posséder, et sait
qu'il ne pourra plus jamais vivre sans te désirer.

Cinq jours, Christophe se plongea dans une soulerie de soleil. Cinq
jours, il oublia--pour la première fois--qu'il était musicien. La
musique de son être s'était muée en lumière. L'air, la mer et la
terre: symphonie du soleil! Et de cet orchestre, avec quel art inné
l'Italie sait user! Les autres peuples peignent d'après la nature;
l'Italien collabore avec elle; il peint avec le soleil. Musique des
couleurs. Tout est musique, tout chante. Un mur du chemin, rouge,
craquelé d'or; au-dessus, deux cyprès à la toison crêpelée; le ciel
d'un bleu avide, autour. Un escalier de marbre, blanc et raide, qui
monte entre des murs roses, vers une façade bleue. Des maisons
multicolores, abricot, citron, cédrat, qui luisent parmi les oliviers,
fruits merveilleux, dans le feuillage... La vision italienne est une
sensualité; les yeux jouissent des couleurs, comme la langue d'un fruit
juteux et parfumé. Sur ce régal nouveau, Christophe se jetait, avec
gourmandise; il prenait sa revanche de l'ascétisme des visions grises
auxquelles il avait été jusque-là condamné. Son abondante nature,
étouffée par le sort, prenait soudain conscience des puissances de
jouir dont il n'avait rien fait; elles s'emparaient de la proie qui leur
était offerte: odeurs, couleurs, musique des voix, des cloches et de la
mer, voluptueuses caresses de l'air et de la lumière.... Christophe ne
pensait à rien. Il était dans la béatitude. Il n'en sortait que pour
faire part de sa joie à ceux qu'il rencontrait; à son batelier, un
vieux pêcheur, aux yeux vifs et plissés, coiffé d'une toque rouge de
sénateur vénitien;--à son unique commensal, un Milanais, qui mangeait
du macaroni, en roulant des yeux d'Othello, atroces, noirs de haine
furieuse, homme apathique;--au garçon de restaurant, qui, pour porter
un plateau, ployait le cou, tordait les bras et le torse, comme un ange
de Bernin;--au petit saint Jean, dardant des œillades coquettes, qui
mendiait sur le chemin, en offrant une orange avec la branche verte. Il
interpellait les voiturins, vautrés, la tête en bas au fond de leurs
chariots, et poussant, par accès intermittents, les mille et un
couplets d'un chant nasillard. Il se surprenait à fredonner _Cavalliera
rusticana!_ Le but de son voyage était oublié. Oubliée, sa hâte
d'arriver au but, de rejoindre Grazia....

Jusqu'au jour où l'image aimée se réveilla. Fut-ce au choc d'un
regard, rencontré sur la route, ou d'une inflexion de voix, grave et
chantante? Il n'en eut pas conscience. Mais une heure vint où, de tout
ce qui l'entourait, du cercle des collines couvertes d'oliviers, et des
hautes arêtes polies de l'Apennin, que sculptent l'ombre épaisse et le
soleil ardent, et des bois d'orangers, et de la respiration profonde de
la mer, rayonna la figure souriante de l'amie. Par les yeux innombrables
de l'air, les yeux de Grazia le regardaient. Elle fleurissait de cette
terre, comme une rose d'un rosier.

Alors, il reprit le train pour Rome, sans s'arrêter nulle part. Rien ne
l'intéressait des souvenirs italiens, des villes d'art du passé. De
Rome il ne vit rien, il ne chercha à rien voir; et ce qu'il en
aperçut, au passage, d'abord, des quartiers neufs sans style, des
bâtisses carrées, ne lui inspira pas le désir d'en connaître
davantage.

Aussitôt arrivé, il alla chez Grazia. Elle lui demanda:

--Par quel chemin êtes-vous venu? Vous êtes-vous arrêté à Milan,
à Florence?

--Non, dit-il. Pourquoi faire?

Elle rit.

--Belle réponse! Et que pensez-vous de Rome?

--Rien, dit-il, je n'ai rien vu.

--Mais encore?

--Rien. Pas un monument. Au sortir de l'hôtel, je suis venu
chez vous.

--Il suffit de dix pas, pour voir Rome... Regardez ce mur, en
face... Il n'y a qu'à voir sa lumière.

--Je ne vois que vous, dit-il.

--Vous êtes un barbare, vous ne voyez que votre idée. Et quand
êtes-vous parti de Suisse?

--Il y a huit jours.

--Qu'avez-vous donc fait, depuis?

--Je ne sais pas. Je me suis arrêté, par hasard, dans un pays près de
la mer. J'ai à peine fait attention au nom. J'ai dormi pendant huit
jours. Dormi, les yeux ouverts. Je ne sais pas ce que j'ai vu, je ne
sais pas ce que j'ai rêvé. Je crois que j'ai rêvé de vous. Je sais
que c'était très beau. Mais le plus beau, c'est que j'ai tout
oublié...

--Merci, dit-elle.

(Il n'écouta pas.)

--... Tout, reprit-il, tout ce qui était alors, tout ce qui
était avant. Je suis comme un homme nouveau, qui recommence
à vivre.

--C'est vrai, dit-elle, en le regardant avec ses yeux riants.
Vous avez changé, depuis notre dernière rencontre.

Il la regardait aussi, et ne la trouvait pas moins différente de celle
qu'il se rappelait. Non pas qu'elle eût changé pourtant, depuis deux
mois. Mais il la voyait avec des yeux tout neufs. Là-bas, en Suisse,
l'image des jours anciens, l'ombre légère de la jeune Grazia
s'interposait entre son regard et l'amie présente. Maintenant, au
soleil d'Italie, les rêves du Nord s'étaient fondus; il voyait dans la
clarté du jour l'âme et le corps réels de l'aimée. Qu'elle était
loin de la chevrette sauvage prisonnière à Paris, loin de la jeune
femme au sourire de saint Jean, qu'il avait retrouvée un soir, peu
après son mariage, pour la reperdre aussitôt! De la petite madone
Ombrienne avait fleuri une belle Romaine:


_Color verus, corpus solidum et succi plenum._


Ses formes avaient pris une harmonieuse plénitude; son corps était
baigné d'une fière langueur. Le génie du calme l'entourait. Elle
avait cette gourmandise du silence ensoleillé, de la contemplation
immobile, cette jouissance voluptueuse de la paix de vivre, que les
âmes du Nord ne connaîtront jamais bien. Ce qu'elle avait conservé
surtout du passé, c'était sa grande bonté, qui se mêlait à tous ses
autres sentiments. Mais on lisait des choses nouvelles dans son lumineux
sourire: une indulgence mélancolique, un peu de lassitude, une pointe
d'ironie, un paisible bon sens. L'âge l'avait voilée d'une certaine
froideur, qui l'abritait contre les illusions du cœur; elle se livrait
rarement; et sa tendresse se tenait en garde, avec un sourire
clairvoyant, contre les emportements de passion que Christophe avait
peine à réprimer. Avec cela, des faiblesses, des moments d'abandon au
souffle des jours, une coquetterie qu'elle raillait elle-même, mais
qu'elle ne combattait point. Nulle révolte contre les choses, ni contre
soi: un fatalisme très doux, dans une nature toute bonne et un peu
fatiguée.



Elle recevait beaucoup, et sans beaucoup choisir,--du moins en
apparence;--mais comme ses intimes appartenaient, en général, au même
monde, respiraient la même atmosphère, avaient été façonnés par
les mêmes habitudes, cette société formait une harmonie assez
homogène, très différente de celles que Christophe avait entendues,
en Allemagne et en France. La plupart étaient de vieille race
italienne, vivifiée çà et là par des mariages étrangers; il
régnait parmi eux un cosmopolitisme de surface, où se mêlaient avec
aisance les quatre langues principales et le bagage intellectuel des
quatre grandes nations d'Occident. Chaque peuple y apportait son appoint
personnel, les Juifs leur inquiétude et les Anglo-Saxons leur flegme;
mais le tout, aussitôt fondu dans le creuset italien. Quand des
siècles de grands barons pillards ont gravé dans une race tel profil
hautain et rapace d'oiseau de proie, le métal peut changer, l'empreinte
reste la même. Certaines de ces figures qui semblaient le plus
italiennes, un sourire de Luini, un regard voluptueux et calme de
Titien, fleurs de l'Adriatique ou des plaines lombardes, s'étaient
épanouies sur des arbustes du Nord transplantés dans le vieux sol
latin. Quelles que soient les couleurs broyées sur la palette de Rome,
la couleur qui ressort est toujours le romain.

Christophe, sans pouvoir analyser son impression, admirait le parfum de
culture séculaire, de vieille civilisation, que respiraient ces âmes,
souvent assez médiocres, et, quelques-unes même, au-dessous du
médiocre. Impalpable parfum, qui tenait à des riens, une grâce
courtoise, une douceur de manières qui savait être affectueuse, tout
en gardant sa malice et son rang, une finesse élégante de regard, de
sourire, d'intelligence alerte et nonchalante, sceptique, diverse et
aisée. Rien de raide et de rogue. Rien de livresque. On n'avait pas à
craindre de rencontrer ici un de ces psychologues de salons parisiens,
embusqué derrière son lorgnon, ou le caporalisme de quelque docteur
allemand. Des hommes, tout simplement, et des hommes très humains, tels
que l'étaient déjà les amis de Térence et de Scipion l'Emilien...


_Homo sum..._


Belle façade! La vie était plus apparente que réelle. Par dessous,
l'incurable frivolité, commune à la société mondaine de tous les
pays. Mais ce qui donnait à celle-ci ses caractères de race, c'était
son indolence. La frivolité française s'accompagne d'une fièvre
nerveuse, un mouvement perpétuel du cerveau, même quand il se meut à
vide. Le cerveau italien sait se reposer. Il ne le sait que trop. Il est
doux de sommeiller à l'ombre chaude, sur le tiède oreiller d'un mol
épicurisme et d'une intelligence ironique, très souple, assez
curieuse, et prodigieusement indifférente, au fond.

Tous ces hommes manquaient d'opinions décidées. Ils se mêlaient à la
politique et a l'art, avec le même dilettantisme. On voyait là des
natures charmantes, de ces belles figures italiennes de patriciens aux
traits fins, aux yeux intelligents et doux, aux manières tranquilles,
qui aimaient d'un cœur affectueux la nature, les vieux peintres, les
fleurs, les femmes, les livres, la bonne chère, la patrie, la
musique... Ils aimaient tout. Ils ne préféraient rien. On avait le
sentiment parfois qu'ils n'aimaient rien. L'amour tenait pourtant une
large place dans leur vie; mais c'était à condition qu'il ne la
troublât point. Il était indolent et paresseux, comme eux; même dans
la passion, il prenait volontiers un caractère familial. Leur
intelligence, bien faite et harmonieuse, s'accommodait d'une inertie où
les contraires de la pensée se rencontraient, sans heurts,
tranquillement associés, souriants, émoussés, rendus inoffensifs. Ils
avaient peur des croyances entières, des partis excessifs, et se
trouvaient à l'aise dans les demi-solutions et les demi-pensées. Ils
étaient d'esprit conservateur-libéral. Il leur fallait une politique
et un art à mi-hauteur: des stations climatiques, où l'on ne risque
pas d'avoir le souffle coupé et des palpitations. Ils se
reconnaissaient dans le théâtre paresseux de Goldoni, ou dans la
lumière égale et diffuse de Manzoni. Leur aimable nonchaloir n'en
était pas inquiété. Ils n'eussent pas dit, comme leurs grands
ancêtres: «_Primum vivere..._», mais plutôt: «_Dapprima, quieto
vivere._»

Vivre tranquille. C'était le vœu secret, la volonté de tous, même
des plus énergiques, de ceux qui dirigeaient l'action politique. Tel
petit Machiavel, maître de soi et des autres, le cœur aussi froid que
la tête, l'intelligence lucide et ennuyée, sachant, osant se servir de
tous moyens pour ses fins, prêt à sacrifier toutes ses amitiés à son
ambition, était capable de sacrifier son ambition à une seule chose:
le sacrosaint _quieto vivere._ Ils avaient besoin de longues périodes
d'anéantissement. Quand ils sortaient de là, ainsi que d'un bon
sommeil, ils étaient frais et dispos; ces hommes graves, ces
tranquilles madones, étaient pris brusquement d'une fringale de parole,
de gaieté, de vie sociale: il leur fallait se dépenser en une
volubilité de gestes et de mots, de saillies paradoxales, d'humour
burlesque: ils jouaient l'_opera buffa._ Dans cette galerie de portraits
italiens, on eût trouvé rarement l'usure de la pensée, cet éclat
métallique des prunelles, ces visages flétris par le travail
perpétuel de l'esprit, comme on en voit, au Nord. Pourtant il ne
manquait pas, ici comme partout, d'âmes qui se rongeaient et qui
cachaient leurs plaies, de désirs, de soucis qui couvaient sous
l'indifférence et, voluptueusement, s'enveloppaient de torpeur.
Sans parler, chez certains, d'étranges échappées, baroques,
déconcertantes, indices d'un déséquilibre obscur, propre aux très
vieilles races,--comme les failles qui s'ouvrent dans la Campagne
Romaine.

Il y avait bien du charme dans l'énigme nonchalante de ces âmes, de
ces yeux calmes et railleurs, où dormait un tragique caché. Mais
Christophe n'était pas d'humeur à le reconnaître. Il enrageait de
voir Grazia entourée de gens du monde. Il leur en voulait, et il loi en
voulait. Il la bouda, de même qu'il boudait Rome. Il espaça ses
visites, il se promit de repartir.



Il ne repartit pas. Il commençait de sentir, malgré lui, l'attrait
de ce monde italien, qui l'irritait.

Pour le moment, il s'isola. Il flâna dans Rome, et autour. La lumière
romaine, les jardins suspendus, la Campagne, que ceint, comme une
écharpe d'or, la mer ensoleillée, lui révélèrent peu à peu le
secret de la terre enchantée. Il s'était juré de ne pas faire un pas
pour aller voir ces monuments morts, qu'il affectait de dédaigner; il
disait en bougonnant qu'il attendrait qu'ils vinssent le trouver. Ils
vinrent: il les rencontra, au hasard de ses promenades, dans la Ville au
sol onduleux. Il vit, sans l'avoir cherché, le Forum rouge, au soleil
couchant, et les arches à demi écroulées du Palatin, au fond
desquelles l'azur profond se creuse, gouffre de lumière bleue. Il erra
dans la Campagne immense, près du Tibre rougeâtre, gras de boue, comme
de la terre qui marche,--et le long des aqueducs ruinés, gigantesques
vertèbres de monstres antédiluviens. D'épaisses masses de nuées
noires roulaient dans le ciel bleu. Des paysans à cheval poussaient, à
coups de gaule, à travers le désert, des troupeaux de grands bœufs
gris perle à longues cornes; et, sur la voie antique, droite,
poussiéreuse et nue, des pâtres chèvre-pieds, les cuisses recouvertes
de peaux velues, cheminaient en silence, avec des théories de petits
ânes et d'ânons. Au fond de l'horizon, la chaîne de la Sabine, aux
lignes olympiennes, déroulait ses collines; et sur l'autre rebord delà
coupe du ciel, les vieux murs de la ville, la façade de Saint-Jean,
surmontée de statues qui dansaient, profilaient leurs noires
silhouettes... Silence... Soleil de feu... Le vent passait sur la
plaine... Sur une statue sans tête, au bras emmailloté, battue par
les flots d'herbe, un lézard, dont le cœur paisible palpitait,
s'absorbait, immobile, dans son repas de lumière. Et Christophe, la
tête bourdonnante de soleil (et quelquefois aussi de vin des
_Castelli_), près du marbre brisé, assis sur le sol noir, souriant,
somnolent et baigné par l'oubli, buvait la force calme et violente de
Rome.--Jusqu'à la nuit tombante.--Alors, le cœur étreint d'une
angoisse, il fuyait la solitude funèbre où la lumière tragique
s'engloutissait... Ô terre, terre ardente, terre passionnée et muette!
Sous ta paix fiévreuse, j'entends sonner encore les trompettes des
légions. Quelles fureurs de vie grondent dans ta poitrine! Quel désir
du réveil!


Christophe trouva des âmes, où brûlaient des tisons du feu
séculaire. Sous la poussière des morts, ils s'étaient conservés. On
eût pensé que ce feu se fût éteint, avec les yeux de Mazzini. Il
revivait. Le même. Bien peu voulaient le voir. Il troublait la
quiétude de ceux qui dormaient. C'était une lumière claire et
brutale. Ceux qui la portaient,--de jeunes hommes (le plus âgé n'avait
pas trente-cinq ans), libres intellectuels, qui différaient, entre eux,
de tempérament, d'éducation, d'opinions et de foi--étaient unis dans
le même culte pour cette flamme de la nouvelle vie. Les étiquettes de
partis, les systèmes de pensée ne comptaient point pour eux: la grande
affaire était de «penser avec courage». Être francs, et oser! Ils
secouaient rudement le sommeil de leur race. Après la résurrection
politique de l'Italie, réveillée de la mort à l'appel des héros,
après sa toute récente résurrection économique, ils avaient
entrepris d'arracher du tombeau la pensée italienne. Ils souffraient,
comme d'une injure, de l'atonie paresseuse et peureuse de l'élite, de
sa lâcheté d'esprit, de sa verbolâtrie. Leur voix retentissait dans
le brouillard de rhétorique et de servitude morale, accumulé depuis
des siècles sur l'âme de la patrie. Ils y soufflaient leur réalisme
impitoyable et leur intransigeante loyauté. Ils avaient la passion de
l'intelligence claire, que suit l'action énergique. Capables, à
l'occasion, de sacrifier les préférences de leur raison personnelle au
devoir de discipline que la vie nationale impose à l'individu, ils
réservaient pourtant leur autel le plus haut et leurs plus pures
ardeurs à la vérité. Ils l'aimaient, d'un cœur fougueux et pieux.
Insulté par ses adversaires, diffamé, menacé, un chef de ces jeunes
hommes[2] répondait, avec une calme grandeur:


«_Respectez la vérité! Je vous parle, à cœur ouvert, libre de toute
rancune. J'oublie le mal que j'ai reçu de vous et celui que je puis
vous avoir fait. Soyez vrais! Il n'est pas de conscience, il n'est pas
de hauteur de vie, il n'est pas de capacité de sacrifice, il n'est pas
de noblesse, là où n'existe pas un religieux, rigide et rigoureux
respect de la vérité. Exercez-vous dans ce devoir difficile. La
fausseté corrompt celui qui en use, avant de vaincre celui contre qui
on en use. Que vous y gagniez le succès immédiat, qu'importe? Les
racines de votre âme seront suspendues dans le vide, sur le sol rongé
par le mensonge. Je ne vous parle plus en adversaire. Nous sommes sur un
terrain supérieur à nos dissentiments, même si dans votre bouche
votre passion se pare du nom de patrie. Il est quelque chose de plus
grand que la patrie, c'est la conscience humaine. Il est des lois que
vous ne devez pas violer, sous peine d'être de mauvais Italiens. Vous
n'avez plus devant vous qu'un homme qui cherche la vérité; vous devez
entendre son cri. Vous n'avez plus devant vous qu'un homme qui désire
ardemment vous voir grands et purs, et travailler avec vous. Car, que
vous le veuillez ou non, nous travaillons tous en commun avec tous ceux
dans le monde qui travaillent avec vérité. Ce qui sortira de nous (et
nous ne pouvons le prévoir) portera notre marque commune, si nous avons
agi avec vérité. L'essence de l'homme est là: dans sa merveilleuse
faculté de chercher la vérité, de la voir, de l'aimer, et de s'y
sacrifier.--Vérité, qui répands sur ceux qui te possèdent le souffle
magique de ta puissante santé!..._»

La première fois que Christophe entendit ces paroles, elles lui
semblèrent l'écho de sa propre voix; et il sentit que ces hommes et
lui étaient frères. Les hasards de la lutte des peuples et des idées
pouvaient les jeter, un jour, les uns contre les autres, dans la
mêlée; mais amis ou ennemis, ils étaient, ils seraient toujours de la
même famille humaine. Ils le savaient, comme lui. Ils le savaient avant
lui. Il était connu d'eux, avant qu'il les connût. Car ils étaient
déjà les amis d'Olivier. Christophe découvrit que les œuvres de son
ami--(quelques volumes de vers, des essais de critique),--qui
n'étaient à Paris lues que d'un petit nombre, avaient été traduites
par ces Italiens et leur étaient familières.

Plus tard, il devait découvrir les distances infranchissables qui
séparaient ces âmes de celle d'Olivier. Dans leur façon de juger les
autres, ils restaient uniquement Italiens, enracinés dans la pensée de
leur race. De bonne foi, ils ne cherchaient dans les œuvres
étrangères que ce que voulait y trouver leur instinct national;
souvent, ils n'en prenaient que ce qu'ils y avaient mis d'eux-mêmes, à
leur insu. Critiques médiocres et piètres psychologues, ils étaient
trop entiers, pleins d'eux-mêmes et de leurs passions, même quand ils
étaient épris de la vérité. L'idéalisme italien ne sait pas
s'oublier; il ne s'intéresse point aux rêves impersonnels du Nord; il
ramène tout à soi, à ses désirs, à son orgueil de race, qu'il
transfigure. Consciemment ou non, il travaille toujours pour la _terza
Roma._ Il faut convenir que, pendant des siècles, il ne s'est pas
donné grand mal pour la réaliser! Ces beaux Italiens, bien taillés
pour l'action, n'agissent que par passion, et se lassent vite
d'agir; mais quand la passion souffle, elle les soulève plus haut
que tous les autres peuples: on l'a vu par l'exemple de leur
_Risorgimento._--C'était un de ces grands vents qui commençait à
passer sur la jeunesse italienne de tous les partis: nationalistes,
socialistes, néo-catholiques, libres idéalistes, tous Italiens
irréductibles, tous, d'espoir et de vouloir, citoyens de la Rome
impériale, reine de l'univers.

Tout d'abord, Christophe ne remarqua que leur généreuse ardeur et les
communes antipathies qui l'unissaient à eux. Ils ne pouvaient manquer
de s'entendre avec lui, dans le mépris de la société mondaine, à
laquelle Christophe gardait rancune des préférences de Grazia. Ils
haïssaient plus que lui cet esprit de prudence, cette apathie, ces
compromis et ces arlequinades, ces choses dites à moitié, ces pensées
amphibies, ce subtil balancement entre toutes les possibilités, sans se
décider pour aucune. Robustes autodidactes, qui s'étaient faits de
toutes pièces, et qui n'avaient pas eu les moyens ni le loisir de se
donner le dernier coup de rabot, ils outraient volontiers leur rudesse
naturelle et leur ton un peu âpre de _contadini_ mal dégrossis. Ils
voulaient être entendus. Ils voulaient être combattus. Tout, plutôt
que l'indifférence! Ils eussent, pour réveiller les énergies de leur
race, consenti joyeusement à en être les premières victimes.

En attendant, ils n'étaient pas aimés et ils ne faisaient rien pour
l'être. Christophe eut peu de succès, quand il voulut parler à Grazia
de ses nouveaux amis. Ils étaient déplaisants à cette nature éprise
de mesure et de paix. Il fallait bien reconnaître avec elle qu'ils
avaient une façon de soutenir les meilleures causes, qui donnait envie
parfois de s'en déclarer l'ennemi. Ils étaient ironiques et agressifs,
d'une dureté de critique qui touchait à l'insulte, même avec des gens
qu'ils ne voulaient point blesser. Ils étaient trop sûrs d'eux-mêmes,
trop pressés de généraliser, d'affirmer brutalement. Arrivés à
l'action publique avant d'être arrivés à la maturité de leur
développement, ils passaient d'un engouement à l'autre, avec
la même intolérance. Passionnément sincères, se donnant tout
entiers, sans rien économiser, ils étaient consumés par leur excès
d'intellectualisme, par leur labeur précoce et forcené. Il n'est pas
sain pour de jeunes pensées, au sortir de la gousse, de s'exposer au
soleil cru. L'âme en reste brûlée. Rien ne se fait de fécond qu'avec
le temps et le silence. Le temps et le silence leur avaient manqué.
C'est le malheur de trop de talents italiens. L'action violente et
hâtive est un alcool. L'intelligence qui y a goûté a peine ensuite à
s'en déshabituer; et sa croissance normale risque d'en rester faussée
pour toujours.

Christophe appréciait la fraîcheur acide de cette verte franchise, par
contraste avec la fadeur des gens du juste milieu, des _vie di mezzo_,
qui ont une peur éternelle de se compromettre et un subtil talent de ne
dire ni oui ni non. Mais bientôt, il dut convenir que ces derniers,
avec leur intelligence calme et courtoise, avaient aussi leur prix.
L'état de perpétuel combat où vivaient ses amis était lassant.
Christophe croyait de son devoir d'aller chez Grazia, afin de les
défendre. Il y allait parfois, afin de les oublier. Sans doute, ils lui
ressemblaient. Ils lui ressemblaient trop, lia étaient aujourd'hui ce
qu'il avait été, à vingt ans. Et le cours de la vie ne se remonte
pas. Au fond, Christophe savait bien qu'il avait dit adieu, pour son
compte, à ces violences, et qu'il s'acheminait vers la paix, dont les
yeux de Grazia semblaient tenir le secret. Pourquoi donc se
révoltait-il contre elle?... Ah! c'est qu'il eût voulu, par un
égoïsme d'amour, être seul à en jouir. Il ne pouvait souffrir que
Grazia en dispensât les bienfaits à tout venant, qu'elle fût prodigue
envers tous de son charmant accueil.



Elle lisait en lui; et, avec son aimable franchise, elle lui
dit, un jour:

--Vous m'en voulez d'être comme je suis? Il ne faut pas m'idéaliser,
mon ami. Je suis une femme, je ne vaux pas mieux qu'une autre. Je ne
cherche pas le monde; mais j'avoue qu'il m'est agréable, de même que
j'ai plaisir à aller quelquefois à des théâtres pas très bons, à
lire des livres insignifiants, que vous dédaignez, mais qui me reposent
et qui m'amusent. Je ne puis me refuser à rien.

--Comment pouvez-vous supporter ces imbéciles?

--La vie m'a enseigné à n'être pas difficile. On ne doit pas trop lui
demander. C'est déjà beaucoup, je vous assure, quand on a affaire à
de braves gens, pas méchants, assez bons... (naturellement, à
condition de ne rien attendre d'eux! Je sais bien que si j'en avais
besoin, je ne trouverais plus grand monde...) Pourtant, ils me sont
attachés; et quand je rencontre un peu de réelle affection, je fais
bon marché du reste. Vous m'en voulez, n'est-ce pas? Pardonnez-moi
d'être médiocre. Je sais faire du moins la différence de ce qu'il y a
de meilleur et de moins bon en moi. Et ce qui est avec vous, c'est le
meilleur.

--Je voudrais tout, dit-il, d'un ton boudeur.

Il sentait bien, pourtant, qu'elle disait vrai. Il était si sûr de
son affection qu'après avoir hésité pendant des semaines, un jour
il lui demanda:

--Est-ce que vous ne voudrez jamais...?

--Quoi donc?

--Être à moi.

Il se reprit:

--... que je sois à vous?

Elle sourit:

--Mais vous êtes à moi, mon ami.

--Vous savez bien ce que je veux dire.

Elle était un peu troublée; mais elle lui prit les mains et le
regarda franchement:

--Non, mon ami, dit-elle avec tendresse.

Il ne put parler. Elle vit qu'il était affligé.

--Pardon, je vous fais de la peine. Je savais que vous me diriez
cela. Il faut nous parler en toute vérité, comme de bons amis.

--Des amis, dit-il tristement. Rien de plus?

--Ingrat! Que voulez-vous de plus? M'épouser?... Vous souvenez-vous
d'autrefois, lorsque vous n'aviez d'yeux que pour ma belle cousine?
J'étais triste alors que vous ne compreniez pas ce que je sentais pour
vous. Toute notre vie aurait pu être changée. Maintenant, je pense que
c'est mieux, ainsi; c'est mieux que nous n'ayons pas exposé notre
amitié à l'épreuve de la vie en commun, de cette vie quotidienne, où
ce qu'il y a de plus pur finit par s'avilir...

--Vous dites cela, parce que vous m'aimez moins.

--Oh! non, je vous aime toujours autant.

--Ah! c'est la première fois que vous me le dites.

--Il ne faut plus qu'il y ait rien de caché entre nous. Voyez-vous, je
ne crois plus beaucoup au mariage. Le mien, je le sais, n'est pas un
exemple suffisant. Mais j'ai réfléchi et regardé autour de moi. Ils
sont rares, les mariages heureux. C'est un peu contre nature. On ne peut
enchaîner ensemble les volontés de deux êtres qu'en mutilant l'une
d'elles, sinon toutes les deux; et ce ne sont même point là,
peut-être, des souffrances où l'âme ait profit à être trempée.

--Ah! dit-il, j'y vois une si belle chose, au contraire, l'union
de deux sacrifices, deux âmes mêlées en une!

--Une belle chose, dans votre rêve. En réalité, vous souffririez
plus que qui que ce soit.

--Quoi! vous croyez que je ne pourrai jamais avoir une femme, une
famille, des enfants?... Ne me dites pas cela! Je les aimerais tant!
Vous ne croyez pas ce bonheur possible pour moi?

--Je ne sais pas. Je ne crois pas... Peut-être avec une bonne
femme, pas très intelligente, pas très belle, qui vous serait dévouée,
et ne vous comprendrait pas.

--Que vous êtes mauvaise!... Mais vous avez tort de vous moquer.
C'est bon, une bonne femme, même qui n'a pas d'esprit.

--Je crois bien! Voulez-vous que je vous en trouve une?

--Taisez-vous, je vous prie, vous me percez le cœur. Comment
pouvez-vous parler ainsi?

--Qu'est-ce que j'ai dit?

--Vous ne m'aimez donc pas du tout, pas du tout, pour penser à
me marier avec une autre?

--Mais c'est au contraire parce que je vous aime, que je serais
heureuse de faire ce qui pourrait vous rendre heureux.

--Alors, si c'est vrai...

--Non, non, n'y revenez pas! Je vous dis que ce serait votre
malheur...

--Ne vous inquiétez pas de moi. Je jure d'être heureux! Mais dites
la vérité: vous croyez que vous, vous seriez malheureuse avec moi?

--Oh! malheureuse? mon ami, non. Je vous estime et je vous admire trop,
pour être jamais malheureuse avec vous... Et puis, je vous dirai: je
crois bien que rien ne pourrait me rendre tout à fait malheureuse, à
présent. J'ai vu trop de choses, je suis devenue philosophe... Mais à
parler franchement,--(n'est-ce pas? vous me le demandez, vous ne vous
fâcherez pas?)--eh bien, je connais ma faiblesse, je serais peut-être
assez sotte, au bout de quelques mois, pour n'être pas tout à fait
heureuse avec vous; et cela, je ne le veux pas, justement parce que j'ai
pour vous la plus sainte affection; et je ne veux pas que rien au monde
puisse la ternir.

Lui, tristement:

--Oui, vous dites ainsi, pour m'adoucir la pilule. Je vous déplais.
Il y a des choses, en moi, qui vous sont odieuses.

--Mais non, je vous assure! N'ayez pas l'air si penaud. Vous êtes
un bon et cher homme.

--Alors, je ne comprends plus. Pourquoi ne pourrions-nous pas
nous convenir?

--Parce que nous sommes trop différents, d'un caractère trop
accusé, tous deux, trop personnels.

--C'est pour cela que je vous aime.

--Moi aussi. Mais c'est aussi pour cela que nous nous trouverions
en conflit.

--Mais non!

--Mais si! Ou bien, comme je sais que vous valez plus que moi, je me
reprocherais de vous gêner, avec ma petite personnalité; et alors, je
l'étoufferais, je me tairais, et je souffrirais.

Les larmes viennent aux yeux de Christophe.

--Oh! cela, je ne veux point. Jamais! J'aime mieux tous les
malheurs, plutôt que vous souffriez par ma faute, pour moi.

--Mon ami, ne vous affectez pas... Vous savez, je dis ainsi,
je me flatte peut-être... Peut-être que je ne serais pas assez bonne
pour me sacrifier à vous.

--Tant mieux!

--Mais alors, c'est vous que je sacrifierais, et c'est moi qui me
tourmenterais, à mon tour... Vous voyez bien, c'est insoluble, d'un
côté comme de l'autre. Restons comme nous sommes. Est-ce qu'il y a
quelque chose de meilleur que notre amitié?

Il hoche la tête, en souriant avec un peu d'amertume.

--Oui, tout cela, c'est qu'au fond vous n'aimez pas assez.

Elle sourit aussi, gentiment, un peu mélancolique. Elle dit,
avec un soupir:

--Peut-être. Vous avez raison. Je ne suis plus toute jeune,
mon ami. Je suis lasse. La vie use, quand on n'est pas très
fort, comme vous... Oh! vous, il y a des moments, quand je vous
regarde, vous avez l'air d'un gamin de dix-huit ans.

--Hélas! avec cette vieille tête, ces rides, ce teint flétri!

--Je sais bien que vous avez souffert, autant que moi, peut-être plus.
Je le vois. Mais vous me regardez quelquefois, avec des yeux
d'adolescent; et je sens sourdre de vous un flot de vie toute fraîche.
Moi, je me suis éteinte. Quand je pense, hélas! a mon ardeur
d'autrefois! Comme dit l'autre, c'était le bon temps alors, j'étais
bien malheureuse! À présent, je n'ai plus assez de force pour l'être.
Je n'ai qu'un filet de vie. Je ne serais plus assez téméraire pour
oser l'épreuve du mariage. Ah! autrefois, autrefois!... Si quelqu'un
que je connais m'avait fait signe!...

--Eh bien, eh bien, dites...

--Non, ce n'est pas la peine...

--Ainsi, autrefois, si j'avais... Oh! mon Dieu!

--Quoi! si vous aviez? Je n'ai rien dit.

--J'ai compris. Vous êtes cruelle.

--Eh bien, autrefois, j'étais folle, voilà tout.

--Ce que vous dites là est encore pis.

--Pauvre Christophe! Je ne puis dire un mot qui ne lui fasse
du mal. Je ne dirai donc plus rien.

--Mais si! Dites-moi... Dites quelque chose!...

--Quoi?

--Quelque chose de bon.

Elle rit.

--Ne riez pas.

--Et vous, ne soyez pas triste.

--Comment voulez-vous que je ne le sois pas?

--Vous n'en avez pas de raison, je vous assure.

--Pourquoi?

--Parce que vous avez une amie qui vous aime bien.

--C'est vrai?

--Si je vous le dis, ne le croyez-vous pas?

--Dites-le encore!

--Vous ne serez plus triste, alors? Vous ne serez plus insatiable?
Vous saurez vous contenter de notre chère amitié?

--Il faut bien!

--Ingrat, ingrat! Et vous dites que vous aimez? Au fond, je
crois que je vous aime plus que vous ne m'aimez.

--Ah! si cela se pouvait!

Il dit cela, d'un tel élan d'égoïsme amoureux qu'elle rit. Lui
aussi. Il insistait:

--Dites!

Un instant, elle se tut, le regarda, puis soudain approcha son visage de
celui de Christophe, et l'embrassa. Cela fut si inattendu! Il en fut
bouleversé d'émotion. Il voulut la serrer dans ses bras. Déjà, elle
s'était dégagée. À la porte du salon, elle le regarda, un doigt sur
ses lèvres, faisant: «Chut!»--et disparut.



À partir de ce jour, il ne lui reparla plus de son amour, et il fut
moins gêné dans ses relations avec elle. À des alternatives de
silence guindé et de violences mal comprimées succéda une intimité
simple et recueillie. C'est le bienfait de la franchise en amitié. Plus
de sous-entendus, plus d'illusions ni de craintes. Ils connaissaient,
chacun, le fond de la pensée de l'autre. Lorsque Christophe se
retrouvait avec Grazia dans la société de ces indifférents qui
l'irritaient, quand l'impatience le reprenait d'entendre son amie
échanger avec eux de ces choses un peu niaises, qui sont l'ordinaire es
salons, elle s'en apercevait, le regardait, souriait. C'était assez, il
savait qu'ils étaient ensemble; et la paix redescendait en lui.

La présence de ce qu'on aime arrache à l'imagination son dard
envenimé; la fièvre du désir tombe; l'âme s'absorbe dans la chaste
possession de la présence aimée.--Grazia rayonnait d'ailleurs sur ceux
qui l'entouraient le charme silencieux de son harmonieuse nature. Toute
exagération, même involontaire, d'un geste ou d'un accent, la
blessait, comme quelque chose qui n'était pas simple et qui n'était
pas beau. Par là, elle agit à la longue sur Christophe. Après avoir
rongé le frein mis à ses emportements, il y gagna peu à peu une
maîtrise de soi, une force d'autant plus grande qu'elle ne se
dépensait plus en vaines violences.

Leurs âmes se mêlaient. Le demi-sommeil de Grazia, souriante en son
abandon à la douceur de vivre, se réveillait au contact de l'énergie
morale de Christophe. Elle se prit, pour les choses de l'esprit, d'un
intérêt plus direct et moins passif. Elle, qui ne lisait guère, qui
relisait plutôt indéfiniment les mêmes vieux livres avec une
affection paresseuse, elle commença d'éprouver la curiosité d'autres
pensées et bientôt leur attrait. La richesse du monde d'idées
modernes, qu'elle n'ignorait pas, mais où elle n'avait aucun goût à
s'aventurer seule, ne l'intimidait plus, maintenant qu'elle avait, pour
l'y guider, un compagnon. Insensiblement, elle se laissait amener, tout
en s'en défendant, à comprendre cette jeune Italie, dont les ardeurs
iconoclastes lui avaient longtemps déplu.

Mais le bienfait de cette mutuelle pénétration des âmes était
surtout pour Christophe. On a souvent observé qu'en amour, le plus
faible des deux est celui qui donne le plus: non que l'autre aime moins;
mais plus fort, il faut qu'il prenne davantage. Ainsi, Christophe
s'était enrichi déjà de l'esprit d'Olivier. Mais son nouveau mariage
mystique était bien plus fécond: car Grazia lui apportait en dot le
trésor le plus rare, que jamais Olivier n'avait possédé: la joie. La
joie de l'âme et des yeux. La lumière. Le sourire de ce ciel latin,
qui baigne la laideur des plus humbles choses, qui fleurit les pierres
des vieux murs, et communique à la tristesse même son calme
rayonnement.

Elle avait pour allié le printemps renaissant. Le rêve de la vie
nouvelle couvait dans la tiédeur de l'air engourdi. La jeune verdure se
mariait aux oliviers gris d'argent. Sous les arcades rouge sombre des
aqueducs ruinés, fleurissaient des amandiers blancs. Dans la Campagne
réveillée ondulaient les flots d'herbe et les flammes des pavots
triomphants. Sur les pelouses des villas coulaient des ruisseaux
d'anémones mauves et des nappes de violettes. Les glycines grimpaient
autour des pins parasols; et lèvent qui passait sur la ville apportait
le parfum des roses du Palatin.

Ils se promenaient ensemble. Quand elle consentait à sortir de sa
torpeur d'Orientale, où elle s'absorbait pendant des heures, elle
devenait tout autre; elle aimait à marcher: grande, les jambes longues,
la taille robuste et flexible, elle avait la silhouette d'une Diane de
Primatice.--Le plus souvent, ils allaient à une de ces villas, épaves
du naufrage où la splendide Rome du _settecento_ a sombré sous les
flots de la barbarie piémontaise. Ils avaient une prédilection pour la
villa Mattei, ce promontoire de la Rome antique, au pied duquel viennent
mourir les dernières vagues de la Campagne déserte. Ils suivaient
l'allée de chênes, dont la voûte profonde encadre la chaîne bleue,
la suave chaîne Albaine, qui s'enfle doucement comme un cœur qui
palpite. Rangées le long du chemin, des tombes d'époux romains
montraient, à travers le feuillage, leurs faces mélancoliques et la
fidèle étreinte de leurs mains. Ils s'asseyaient au bout de l'allée,
sous un berceau de roses, adossés à un sarcophage blanc. Devant eux,
le désert. Paix profonde. Le chuchotement d'une fontaine aux gouttes
lentes, qui semblait expirer de langueur... Ils causaient à mi-voix. Le
regard de Grazia s'appuyait avec confiance sur celui de l'ami.
Christophe disait sa vie, ses luttes, ses peines passées; elles
n'avaient plue rien de triste. Près d'elle, sous son regard, tout
était simple, tout était comme cela devait être... À son tour, elle
racontait. Il entendait a peine ce qu'elle disait; mais nulle de ses
pensées n'était perdue pour lui. Il épousait son âme. Il voyait avec
ses yeux. Il voyait partout ses yeux, ses yeux tranquilles où brûlait
un feu profond; il les voyait dans les beaux visages mutilés des
statues antiques et dans l'énigme de leurs regards muets; il les voyait
dans le ciel de Rome, qui riait amoureusement autour des cyprès laineux
et entre les doigts des _lecci_, noirs, luisants, criblés des flèches
du soleil.

Par les yeux de Grazia, le sens de l'art latin s'infiltra dans son
cœur. Jusque-là, Christophe était demeuré indifférent aux œuvres
italiennes. L'idéaliste barbare, le grand ours qui venait de la forêt
germanique, n'avait pas encore appris à goûter la saveur voluptueuse
des beaux marbres dorés, comme un rayon de miel. Les antiques du
Vatican lui étaient franchement hostiles. Il avait du dégoût pour ces
têtes stupides, ces proportions efféminées ou massives, ce modelé
banal et arrondi, ces Gitons et ces gladiateurs. À peine quelques
statues-portraits trouvaient-elles grâce à ses yeux; et leurs modèles
étaient sans intérêt pour lui. Il n'était pas beaucoup plus tendre
pour les Florentins blêmes et leurs grimaces, pour les madones malades,
les Vénus préraphaélites, pauvres de sang, phtisiques, maniérées et
rongées. Et la stupidité bestiale des matamores et des athlètes
rouges et suants, qu'a lâchés sur le monde l'exemple de la Sixtine,
lui semblait de la chair à canon. Pour le seul Michel-Ange, il avait
une piété secrète, pour ses souffrances tragiques, pour son mépris
divin, et pour le sérieux de ses chastes passions. Il aimait d'amour
pur et barbare, comme fut celui du maître, la religieuse nudité de ses
adolescents, ses vierges fauves et farouches, telles des bêtes
traquées, l'Aurore douloureuse, la Madone, aux yeux sauvages, dont
l'enfant mord le sein, et la belle Lia, qu'il eût voulue pour femme.
Mais dans l'âme du héros tourmenté, il ne trouvait rien de plus que
l'écho magnifié de la sienne.

Grazia lui ouvrit les portes d'un monde d'art nouveau. Il entra dans la
sérénité souveraine de Raphaël et de Titien. Il vit la splendeur
impériale du génie classique, qui règne, comme un lion, sur l'univers
des formes conquis et maîtrisé. La foudroyante vision du grand
Vénitien, qui va droit jusqu'au cœur et fend de son éclair les
brouillards incertains dont se voile la vie, la toute puissance
dominatrice de ces esprits latins, qui savent non seulement vaincre,
mais se vaincre soi-mêmes, qui s'imposent, vainqueurs, la plus stricte
discipline, et, sur le champ de bataille, savent parmi les dépouilles
de l'ennemi terrassé choisir exactement et emporter leur proie,--les
portraits olympiens et les _Stanze_ de Raphaël, remplirent le cœur de
Christophe d'une musique plus riche que celle de Wagner. Musique des
lignes sereines, des nobles architectures, des groupes harmonieux.
Musique qui rayonne de la beauté parfaite du visage, des mains, des
pieds charmants, des draperies et des gestes. Intelligence. Amour.
Ruisseau d'amour qui sourd des âmes et des corps de ces adolescents.
Puissance de l'esprit et de la volupté. Jeune tendresse, ironique
sagesse, odeur obsédante et chaude de la chair amoureuse, sourire
lumineux où les ombres s'effacent, où la passion s'endort. Forces
frémissantes de la vie qui se cabrent et que dompte, comme les chevaux
du Soleil, la main calme du maître...

Et Christophe se demandait:

--«Est-il donc impossible d'unir, comme ils ont fait, la force et la
paix romaines? Aujourd'hui, les meilleurs n'aspirent à l'une des deux
qu'au détriment de l'autre. De tous, les Italiens semblent avoir le
plus perdu le sens de cette harmonie, que Poussin, que Lorrain, que
Gœthe ont entendue. Faut-il, une fois déplus, qu'un étranger leur en
révèle le prix?... Et qui l'enseignera à nos musiciens? La musique
n'a pas eu encore son Raphaël. Mozart n'est qu'un enfant, un petit
bourgeois allemand, qui a les mains fiévreuses et l'âme sentimentale,
et qui dit trop de mots et qui fait trop de gestes, et qui parle et qui
pleure et qui rit, pour un rien. Et ni Bach le gothique, ni le
Prométhée de Bonn, qui lutte avec le vautour, ni sa postérité de
Titans qui entassent Pélion sur Ossa et invectivent contre le ciel,
n'ont jamais entrevu le sourire du Dieu...»

Depuis qu'il l'avait vu, Christophe rougissait de sa propre musique; ses
agitations vaines, ses passions boursouflées, ses plaintes
indiscrètes, cet étalage de soi, ce manque de mesure, lui paraissaient
à la fois pitoyables et honteux. Un troupeau sans berger, un royaume
sans roi.--Il faut être le roi de l'âme tumultueuse...

Durant ces mois, Christophe semblait avoir oublié la musique. Il n'en
sentait pas le besoin. Son esprit, fécondé par Rome, était en
gestation. Il passait les journées dans un état de songe et de
demi-ivresse. La nature, comme lui, était en ce premier printemps, où
se mêle à la langueur du réveil un vertige voluptueux. Elle et lui,
ils rêvaient, enlacés, ainsi que des amants qui, dans le sommeil,
s'étreignent. L'énigme fiévreuse de la Campagne ne lui était plus
hostile; il s'était rendu maître de sa beauté tragique; il tenait
dans ses bras Déméter endormie.



Au cours du mois d'avril, il reçut de Paris la proposition de venir
diriger une série de concerts. Sans l'examiner davantage, il allait
refuser; mais il crut devoir en parler d'abord à Grazia. Il éprouvait
une douceur à la consulter sur sa vie; il se donnait ainsi l'illusion
qu'elle la partageait.

Elle lui causa, cette fois, une grande déception. Elle se fit expliquer
bien posément l'affaire; puis, elle lui conseilla d'accepter. Il en fut
attristé; il y vit la preuve de son indifférence.

Grazia n'était peut-être pas sans regrets de donner ce conseil. Mais
pourquoi Christophe le lui demandait-il? Puisqu'il s'en remettait à
elle de décider pour lui, elle se jugeait responsable des actes de son
ami. Par suite de l'échange qui s'était fait entre leurs pensées,
elle avait pris à Christophe un peu de sa volonté; il lui avait
révélé le devoir et la beauté d'agir. Du moins, elle avait reconnu
ce devoir pour son ami; et elle ne voulait pas qu'il y manquât. Mieux
que lui, elle connaissait le pouvoir de langueur que recèle le souffle
de cette terre italienne, et qui, tel l'insidieux poison de son tiède
_scirocco_, se glisse dans les veines, endort la volonté. Que de fois
elle en avait senti le charme maléfique, sans avoir l'énergie de
résister! Toute sa société était plus ou moins atteinte de cette
_malaria_ de l'âme. De plus forts qu'eux, jadis, en avaient été
victimes; elle avait rongé l'airain de la louve romaine. Rome respire
la mort: elle a trop de tombeaux. Il est plus sain d'y passer que d'y
vivre. On y sort trop facilement du siècle: c'est un goût dangereux
pour les forces encore jeunes qui ont une vaste carrière à remplir.
Grazia se rendait compte que le monde qui l'entourait n'était pas un
milieu vivifiant pour un artiste. Et quoiqu'elle eût pour Christophe
plus d'amitié que pour tout autre... (osait-elle se l'avouer?)... elle
n'était pas fâchée, au fond, qu'il s'éloignât. Hélas! il la
fatiguait, partout ce qu'elle aimait en lui, par ce trop-plein
d'intelligence, par cette abondance de vie accumulée pendant des
années et qui débordait: sa quiétude en était troublée. Et il la
fatiguait aussi, peut-être, parce qu'elle sentait toujours la menace de
cet amour, beau et touchant, mais obsédant, contre lequel il fallait
rester en éveil; il était plus prudent de le tenir à distance. Elle
se gardait bien d'en convenir avec elle-même; elle ne croyait avoir en
vue que l'intérêt de Christophe.

Les bonnes raisons ne lui manquaient pas. Dans l'Italie d'alors, un
musicien avait peine à vivre; l'air lui était mesuré. La vie musicale
était comprimée. L'usine du théâtre étendait ses cendres grasses et
ses fumées brûlantes sur ce sol, dont naguère les fleurs de musique
embaumaient toute l'Europe. Qui refusait de s'enrôler dans l'équipe
des vociférateurs, qui ne pouvait ou ne voulait entrer dans la
fabrique, était condamné à l'exil ou à vivre étouffé. Le génie
n'était nullement tari. Mais on le laissait stagner et se perdre.
Christophe avait rencontré plus d'un jeune musicien, chez qui revivait
l'âme des maîtres mélodieux de la race et cet instinct de beauté qui
pénétrait l'art savant et simple du passé. Mais qui se souciait
d'eux? Ils ne pouvaient ni se faire jouer, ni se faire éditer. Nul
intérêt pour la pure symphonie. Point d'oreilles pour la musique qui
n'a pas le museau graissé de fard!... Alors, ils chantaient pour
eux-mêmes, d'une voix découragée, qui finissait par s'éteindre. À
quoi bon? Dormir...--Christophe n'eût pas demandé mieux que de les
aider. En admettant qu'il l'eût pu, leur amour-propre ombrageux ne s'y
prêtait pas. Quoi qu'il fît, il était pour eux un étranger; et pour
des Italiens de vieille race, malgré leur accueil affectueux, tout
étranger reste, au fond, un barbare. Ils estimaient que la misère de
leur art était une question qui devait se régler en famille. Tout en
prodiguant à Christophe les marques d'amitié, ils ne l'admettaient pas
dans leur famille.--Que lui restait-il? Il ne pouvait pourtant pas
rivaliser avec eux et leur disputer leur maigre place au soleil!...

Et puis, le génie ne peut se passer d'aliment. Le musicien a besoin de
musique,--de musique à entendre, de musique à faire entendre. Une
retraite temporaire a son prix pour l'esprit, qu'elle force au
recueillement. À condition qu'il en sorte. La solitude est noble, mais
mortelle pour l'artiste qui n'aurait plus la force de s'y arracher. Il
faut vivre de la vie de son temps, même bruyante et impure; il faut
incessamment donner et recevoir, et donner, et donner, et recevoir
encore... L'Italie, du temps de Christophe, n'était plus ce grand
marché de l'art qu'elle fut autrefois, qu'elle redeviendra peut-être.
Les foires de la pensée, où s'échangent les âmes des nations, sont
au Nord, aujourd'hui. Qui veut vivre doit y vivre.

Christophe, livré à lui-même, eût répugné à rentrer dans la
cohue. Mais Grazia sentait plus clairement le devoir de Christophe. Et
elle exigeait plus de lui que d'elle. Sans doute parce qu'elle
l'estimait plus. Mais aussi, parce que ce lui était plus commode. Elle
lui déléguait l'énergie. Elle gardait la quiétude.--Il n'avait pas
le courage de lui en vouloir. Elle était comme Marie, elle avait la
meilleure part. À chacun son rôle, dans la vie. Celui de Christophe
était d'agir. Elle, il lui suffisait d'être. Il ne lui demandait rien
de plus...

Rien, que de l'aimer un peu moins pour lui et un peu plus pour elle. Car
il ne lui savait pas beaucoup de gré d'être, dans son amitié,
dénuée d'égoïsme, au point de ne penser qu'à l'intérêt de
l'ami,--qui ne demandait qu'à n'y pas penser.


Il partit. Il s'éloigna d'elle. Il ne la quitta point. Comme dit un
vieux trouvère, «_l'ami ne quitte son amie que quand son âme y
consent_».



_DEUXIÈME PARTIE_



Le cœur lui faisait mal, quand il arriva à Paris. C'était la
première fois qu'il y rentrait, depuis la mort d'Olivier. Jamais il
n'avait voulu revoir cette ville. Dans le fiacre qui l'emportait de la
gare à l'hôtel, il osait à peine regarder par la portière; il passa
les premiers jours dans sa chambre, sans se décider à sortir. Il avait
l'angoisse des souvenirs, qui le guettaient, à la porte. Mais quelle
angoisse, au juste? S'en rendait-il bien compte? Était-ce, comme il
voulait croire, la terreur de les voir ressurgir, avec leur visage
vivant? Ou celle, plus douloureuse, de les retrouver morts?... Contre ce
nouveau deuil, toutes les ruses à demi inconscientes de l'instinct
s'étaient armées. C'était pour cette raison--(il ne s'en doutait
peut-être pas)--qu'il avait choisi son hôtel dans un quartier
éloigné de celui qu'il habitait jadis. Et quand, pour la première
fois, il se promena dans les rues, quand il dut diriger à la salle de
concerts ses répétitions d'orchestre, quand il se retrouva en contact
avec la vie de Paris, il continua quelque temps à se fermer les yeux,
à ne pas vouloir voir ce qu'il voyait, à ne voir obstinément que ce
qu'il avait vu jadis. Il se répétait d'avance:

«Je connais cela, je connais cela...»

En art comme en politique, la même anarchie intolérante, toujours. Sur
la place, la même Foire. Seulement, les acteurs avaient changé de
rôles. Les révolutionnaires de son temps étaient devenus des
bourgeois; les surhommes, des hommes à la mode. Les indépendants
d'autrefois essayaient d'étouffer les indépendants d'aujourd'hui. Les
jeunes d'il y a vingt ans étaient à présent plus conservateurs que
les vieux qu'ils combattaient naguère; et leurs critiques refusaient le
droit de vivre aux nouveaux venus. En apparence, rien n'était
différent.

Et tout avait changé...

 *
* *

«_Mon amie, pardonnez-moi! Vous êtes bonne de ne pas m'en avoir voulu
de mon silence. Votre lettre m'a fait un grand bien. J'ai passé
quelques semaines dans un terrible désarroi. Tout me manquait. Je vous
avais perdue. Ici, le vide affreux de ceux que j'ai perdus. Tous les
anciens amis dont je vous ai parlé, disparus. Philomèle--(vous vous
souvenez de la voix qui chantait, en ce soir triste et cher où, errant
parmi la foule d'une fête, je revis dans un miroir vos yeux qui me
regardaient)--Philomèle a réalisé son rêve raisonnable; un petit
héritage lui est venu; elle est en Normandie; elle possède une ferme,
qu'elle dirige. M. Arnaud a pris sa retraite; il est retourné avec sa
femme dans leur province, une petite ville du côté d'Angers. Des
illustres de mon temps beaucoup sont morts ou se sont effondrés; seuls,
quelques vieux mannequins, qui jouaient il y a vingt ans les jeunes
premiers de l'art et de la politique, les jouent encore aujourd'hui,
avec le même faux visage. En dehors de ces masques, je ne reconnaissais
personne. Ils me faisaient l'effet de grimacer sur un tombeau. C'était
un sentiment affreux.--De plus, les premiers temps après mon arrivée,
j'ai souffert physiquement de la laideur des choses, de la lumière
grise du Nord, au sortir de votre soleil d'or; l'entassement des maisons
blafardes, la vulgarité de lignes de certains dômes, de certains
monuments, qui ne m'avait jamais frappé jusque-là, me blessait
cruellement. L'atmosphère morale ne m'était pas plus agréable._

«_Pourtant, je n'ai pas à me plaindre des Parisiens. L'accueil que
j'ai trouvé ne ressemble guère à celui que je reçus autrefois. Il
parait que, pendant mon absence, je suis devenu une manière de
célébrité. Je ne vous en parle pas, je sais ce qu'elle vaut. Toutes
les choses aimables que ces gens disent ou écrivent sur moi me
touchent; je leur en suis obligé. Mais que vous dirai-je? Je me sentais
plus près de ceux qui me combattaient autrefois que de ceux qui me
louent aujourd'hui... La faute en est à moi, je le sais. Ne me grondez
pas! J'ai eu un moment de trouble. Il fallait s'y attendre. Maintenant,
c'est fini. J'ai compris. Oui, vous avez eu raison de me renvoyer parmi
les hommes. J'étais en train de m'ensabler dans ma solitude. Il est
malsain de jouer les Zarathustrâ. Le flot de la vie s'en va, s'en va de
nous. Vient un moment, où l'on n'est plus qu'un désert. Pour creuser
jusqu'au fleuve un nouveau chenal dans le sable, il faut bien des
journées de fatigues.--C'est fait. Je n'ai plus le vertige. J'ai
rejoint le courant. Je regarde et je vois..._

«_Mon amie, quel peuple étrange que ces Français! Il y a vingt ans,
je les croyais finis... Ils recommencent. Mon cher compagnon Jeannin me
l'avait bien prédit. Mais je le soupçonnais de se faire illusion. Le
moyen d'y croire, alors! La France était, comme leur Paris, pleine de
démolitions, de plâtras et de trous. Je disais: «Ils ont tout
détruit... Quelle race de rongeurs!»--Une race de castors. Dans
l'instant qu'on les croit acharnés sur des ruines, avec ces ruines
mêmes ils posent les fondations d'une ville nouvelle. Je le vois à
présent que les échafaudages s'élèvent de tous côtés..._


«Wenn ein Ding geschehen,
Selbst die Narren es verstehen...[3]


«_À la vérité, c'est toujours le même désordre français. Il faut
y être habitué pour reconnaître, dans la cohue qui se heurte en tous
sens, les équipes d'ouvriers qui vont chacune à sa tâche. Ce sont des
gens, comme vous savez, qui ne peuvent rien faire, sans crier sur les
toits ce qu'ils font. Ce sont aussi des gens qui ne peuvent rien faire,
sans dénigrer ce que les voisins font. Il y a de quoi troubler les
têtes les plus solides. Mais quand on a vécu, ainsi que moi, près de
dix ans chez eux, on n'est plus dupe de leur vacarme. On s'aperçoit que
c'est leur façon de s'exciter au travail. Tout en parlant, ils
agissent; et, chacun des chantiers bâtissant sa maison, il se trouve
qu'à la fin la ville est rebâtie. Le plus fort, c'est que l'ensemble
des constructions n'est pas trop discordant. Ils ont beau soutenir des
thèses opposées, ils ont tous la caboche faite de même. De sorte que,
sous leur anarchie, il y a des instincts communs, il y a une logique de
race qui leur tient lieu de discipline, et que cette discipline est
peut-être, au bout du compte, plus solide que celle d'un régiment
prussien._

«_C'est partout le même élan, la même fièvre de bâtisse: en
politique, où socialistes et nationalistes travaillent à l'envi à
resserrer les rouages du pouvoir relâché; en art, dont les uns veulent
refaire un vieil hôtel aristocratique pour des privilégiés, les
autres un vaste hall ouvert aux peuples, où chante l'âme collective:
reconstructeurs du passé, constructeurs de l'avenir. Quoi qu'ils
fassent d'ailleurs, ces ingénieux animaux refont toujours les mêmes
cellules. Leur instinct de castors ou d'abeilles leur fait, à travers
les siècles, accomplir les mêmes gestes, retrouver les mêmes formes.
Les plus révolutionnaires sont peut-être, à leur insu, ceux qui se
rattachent aux traditions les plus anciennes. J'ai trouvé dans les
syndicats et chez les plus marquants des jeunes écrivains, des âmes du
moyen âge._

«_Maintenant que je me suis réhabitué à leurs façons tumultueuses,
je tes regarde travailler, avec plaisir. Parlons franc: je suis un trop
vieil ours, pour me sentir jamais à l'aise dans aucune de leurs
maisons; J'ai besoin de l'air libre. Mais quels bons travailleurs! C'est
leur plus haute vertu. Elle relève les plus médiocres et les plus
corrompus. Et puis, chez leurs artistes, quel sens de la beauté! Je le
remarquais moins autrefois. Vous m'avez appris à voir. Mes yeux se sont
ouverts, à la lumière de Rome. Vos hommes de la Renaissance m'ont fait
comprendre ceux-ci. Une page de Debussy, un torse de Rodin, une phrase
de Suarès, sont de la même lignée que vos_ cinquecentisti.

_Ce n'est pas que beaucoup de choses ne me déplaisent ici. J'ai
retrouvé mes vieilles connaissances de la Foire sur la Place, qui m'ont
jadis causé tant de saintes colères. Ils n'ont guère changé. Mais
moi, hélas! j'ai changé. Je n'ose plus être sévère. Quand je me
sens l'envie de juger durement l'un d'entre eux, je me dis: «Tu n'en as
pas le droit. Tu as fait pis que ces hommes, toi qui te croyais fort.»
J'ai appris aussi à voir que rien n'existait d'inutile, et que les plus
vils ont leur rôle dans le plan de la tragédie. Les dilettantes
dépravés, les fétides amoralistes, ont accompli leur tâche de
termites: il fallait démolir la masure branlante, avant de réédifier.
Les Juifs ont obéi à leur mission sacrée, qui est de rester, à
travers les autres races, le peuple étranger, le peuple qui tisse, d'un
bout à l'autre du monde, le réseau de l'unité humaine. Ils abattent
les barrières intellectuelles des nations, pour faire le champ libre à
la Raison divine. Les pires corrupteurs, les destructeurs ironiques qui
ruinent nos croyances du passé, qui tuent nos morts bien-aimés,
travaillent, sans le savoir, à l'œuvre sainte, à la nouvelle vie.
C'est de la même façon que l'intérêt féroce des banquiers
cosmopolites, au prix de combien de désastres! édifie, qu'ils le
veuillent ou non, l'Unité future du monde, côte à côte avec les
révolutionnaires qui les combattent, et bien plus sûrement que les
niais pacifistes._

«_Vous le voyez. Je vieillis. Je ne mords plus. Mes dents sont usées.
Quand je vais au théâtre, je ne suis plus de ces spectateurs naïfs
qui apostrophent les acteurs et insultent le traître._

«_Grâce tranquille, je ne vous parle que de moi; et pourtant, je ne
pense qu'à vous. Si vous saviez combien mon moi m'importune! Il est
oppressif et absorbant. C'est un boulet, que Dieu m'a attaché au cou.
Comme j'aurais voulu le déposer à vos pieds! Mais le triste cadeau!...
Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante
sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent
sur les pelouses parsemées d'anémones... (Êtes-vous retournée à la
villa Doria?)... Les voici déjà las! Je vous vois maintenant à demi
étendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon,
accoudée, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m'écoutez avec
bonté, sans faire bien attention à ce que je vous dis: car je suis
ennuyeux; et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez
à vos propres pensées; mais vous êtes courtoise et, veillant à ne
pas me contrarier, lorsqu'un mot par hasard vous fait revenir de très
loin, vos yeux distraits se hâtent de prendre un air intéressé. Et
moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis; moi aussi, j'entends
à peine le bruit de mes paroles; et tandis que j'en suis le reflet sur
votre beau visage, j'écoute au fond de moi de tout autres paroles, que
je ne vous dis pas. Celles-là, Grâce tranquille, tout au rebours des
autres, vous les entendez bien; mais vous faites semblant de ne pas les
entendre._

«_Adieu. Je crois que vous me reverrez, sous peu. Je ne languirai pas
ici. Qu'y ferais-je, à présent que mes concerts sont donnés?--J'embrasse
vos enfants, sur leurs bonnes petites joues. L'étoffe en est la
vôtre. Il faut bien se contenter!..._


CHRISTOPHE.»


«Grâce tranquille» répondit:


«_Mon ami, j'ai reçu votre lettre dans le petit coin du salon, que
vous vous rappelez si bien; et je vous ai lu, comme je sais lire, en
laissant de temps en temps votre lettre reposer, et en faisant comme
elle. Ne vous moquez pas! C'était afin quelle durât plus longtemps.
Ainsi, nous avons passé toute une après-midi. Les enfants m'ont
demandé ce que je lisais toujours. J'ai dit que c'était une lettre de
vous. Aurora a regardé le papier, avec commisération, et elle a dit:
«Comme ça doit être ennuyeux d'écrire une si longue lettre!» J'ai
tâché de lui faire comprendre que ce n'était pas un pensum que je
vous avais donné, mais une conversation que nous avions ensemble. Elle
a écouté sans mot dire, puis elle s'est sauvée avec son frère, pour
jouer dans la chambre voisine; et, quelque temps après, comme Lionello
était bruyant, j'ai entendu Aurora qui disait: «Il ne faut pas crier;
maman fait la conversation avec signor Christophe._»

«_Ce que vous me dites des Français m'intéresse, et ne me surprend
pas. Vous vous souvenez que je vous ai reproché d'être injuste envers
eux. On peut ne pas les aimer. Mais quel peuple intelligent! Il y a des
peuples médiocres, que sauve leur bon cœur ou leur vigueur physique.
Les Français sont sauvés par leur intelligence. Elle lave toutes leurs
faiblesses. Elle les régénère. Quand on les croit tombés, abattus,
pervertis, ils retrouvent une nouvelle jeunesse dans la source
perpétuellement jaillissante de leur esprit._

«_Mais il faut que je vous gronde. Vous me demandez pardon de ne me
parler que de vous. Vous êtes un_ ingannatore. _Vous ne me dites rien
de vous. Rien de ce que vous avez fait. Rien de ce que vous avez vu. Il
a fallu que ma cousine Colette--(pourquoi n'allez-vous pas la
voir?)--m'envoyât sur vos concerts des coupures de journaux, pour que
je fusse informée de vos succès. Vous ne m'en dites qu'un mot, en
passant. Êtes-vous si détaché de tout?... Ce n'est pas vrai.
Dites-moi que cela vous fait plaisir!... Cela doit vous faire plaisir,
d'abord parce que cela me fait plaisir. Je n'aime pas à vous voir un
air désabusé. Le ton de votre lettre était mélancolique. Il ne faut
pas... C'est bien, que vous soyez plus juste pour les autres. Mais ce
n'est pas une raison pour vous accabler, comme vous faites, en disant
que vous êtes pire que les pires d'entre eux. Un bon chrétien vous
louerait. Moi, je vous dis que c'est mal. Je ne suis pas un bon
chrétien. Je suis une bonne Italienne, qui n'aime pas qu'on se
tourmente avec le passé. Le présent suffi bien. Je ne sais pas au
juste tout ce que vous avez pu faire jadis. Vous m'en avez dit quelques
mots, et je crois avoir deviné le reste. Ce n'était pas très beau;
mais vous ne m'en êtes pas moins cher. Pauvre Christophe, une femme
n'arrive pas à mon âge, sans savoir qu'un brave homme est bien faible
souvent! Si on ne savait sa faiblesse, on ne l'aimerait pas autant. Ne
pensez plus à ce que vous avez fait. Pensez à ce que vous ferez. Ça
ne sert à rien de se repentir. Se repentir, c'est revenir en arrière.
Et en bien comme en mal, il faut toujours avancer._ Sempre avanti,
Savoia!... _Si vous croyez que je vais vous laisser revenir à Rome!
Vous n'avez rien à faire ici. Restez à Paris, créez, agissez,
mêlez-vous à la vie artistique. Je ne veux pas que vous renonciez. Je
veux que vous fassiez de belles choses, je veux qu'elles réussissent,
je veux que vous soyez fort, pour aider les jeunes Christophes nouveaux,
qui recommencent les mêmes luttes et passent par les mêmes épreuves.
Cherchez-les, aidez-les, soyez meilleur pour vos cadets que vos aînés
n'ont été pour vous.--Et enfin, je veux que vous soyez fort, afin que
je sache que vous êtes fort: vous ne vous doutez pas de la force que
cela me donne à moi-même._

«_Je vais presque chaque jour, avec les petits, à la villa Borghèse.
Avant-hier, nous avons été, en voiture, à Ponte Molle, et nous avons
fait à pied le tour de Monte Mario. Vous calomniez mes pauvres jambes.
Elles sont fâchées contre vous.--«Qu'est-ce qu'il dit, ce monsieur,
que nous sommes tout de suite lasses, pour avoir fait dix pas, à la
villa Doria? Il ne nous connaît point. Si nous n'aimons pas trop à
nous donner de la peine, c'est que nous sommes paresseuses, ce n'est pas
que nous ne pouvons pas...» Vous oubliez, mon ami, que je suis une
petite paysanne..._

«_Allez voir ma cousine Colette. Lui en voulez-vous encore? C'est une
bonne femme, au fond. Et elle ne jure plus que par vous. Il paraît que
les Parisiennes sont folles de votre musique. Il ne tient qu'à mon ours
de Berne d'être un lion de Paris. Avez-vous reçu des lettres? Vous
a-t-on fait des déclarations? Vous ne me parlez d'aucune femme.
Seriez-vous amoureux? Racontez-moi. Je ne suis pas jalouse._


_Votre amie G._»


 *
* *


--«_Si vous croyez que je vous sais gré de votre dernière phrase!
Plut à Dieu, Grâce moqueuse, que vous fussiez jalouse! Mais ne comptez
pas sur moi, pour vous apprendre à l'être. Je n'ai aucun béguin pour
ces folles Parisiennes y comme vous les appelez. Folles? Elles
voudraient bien l'être. C'est ce qu'elles sont le moins. N'espérez pas
qu'elles me tournent la tête. Il y aurait peut-être plus de chances
pour cela, si elles étaient indifférentes à ma musique. Mais, il est
trop vrai, elles l'aiment; et le moyen de garder des illusions! Lorsque
quelqu'un vous dit qu'il vous comprend, c'est alors qu'on est sûr qu'il
ne vous comprendra jamais..._

«_Ne prenez pas trop au sérieux mes boutades. Les sentiments que j'ai
pour vous ne me rendent pas injuste pour les autres femmes. Je n'ai
jamais eu plus de vraie sympathie pour elles que depuis que je ne les
regarde plus avec des yeux amoureux. Le grand effort qu'elles font,
depuis trente ans, pour s'évader de la demi-domesticité dégradante et
malsaine, où notre stupide égoïsme d'hommes les parquait, pour leur
malheur et pour le nôtre, me semble un des hauts faits de notre
époque. Dans une ville comme celle-ci, on apprend à admirer cette
nouvelle génération de jeunes filles qui, en dépit de tant
d'obstacles, se lancent avec une ardeur candide à la conquête de la
science et des diplômes,--cette science et ces diplômes, qui doivent,
pensent-elles, les affranchir, leur ouvrir les arcanes du monde inconnu,
les faire égales aux hommes!..._

«_Sans doute, cette foi est illusoire et un peu ridicule. Mais le
progrès ne se réalise jamais de la façon qu'on espérait; il ne s'en
réalise pas moins, par de tout autres voies. Cet effort féminin ne
sera pas perdu. Il fera des femmes plus complètes, plus humaines, comme
elles furent, aux grands siècles. Elles ne se désintéresseront plus
des questions vivantes du monde: ce qui était monstrueux, car il n'est
pas tolérable qu'une femme, même la plus soucieuse de ses devoirs
domestiques, se croie dispensée de songer à ses devoirs dans la cité
moderne. Leurs arrière-grand'mères, des temps de Jeanne d'Arc et de
Catherine Sforza, ne pensaient pas ainsi. La femme s'est étiolée. Nous
lui avons refusé l'air et le soleil. Elle nous les reprend, de vive
force. Ah! les braves petites!... Naturellement, de celles qui luttent
aujourd'hui, beaucoup mourront, beaucoup seront détraquées. C'est un
âge de crise. L'effort est trop violent pour des forces trop amollies.
Quand il y a longtemps qu'une plante est sans eau, la première pluie
risque de la brûler. Mais quoi! C'est la rançon de tout progrès.
Celles qui viendront après, fleuriront de ces souffrances. Les pauvres
petites vierges guerrières d'à présent, dont beaucoup ne se marieront
jamais, seront plus fécondes pour l'avenir que les générations de
matrones qui enfantèrent avant elles: car d'elles sortira, au prix de
leurs sacrifices, la race féminine d'un nouvel âge classique._

«_Ce n'est pas dans le salon de votre cousine Colette qu'on a chance de
trouver ces laborieuses abeilles. Quelle rage avez-vous de m'envoyer
chez cette femme? Il m'a fallu vous obéir; mais ce n'est pas bien! Vous
abusez de votre pouvoir. J'avais refusé trois de ses invitations,
laissé sans réponse deux lettres. Elle est venue me relancer à une de
mes répétitions d'orchestre--(on essayait ma sixième symphonie).--Je
l'ai vue, pendant l'entracte, arriver, le nez au vent, humant l'air,
criant: «Ça sent l'amour! Ah! comme j'aime cette musique!..._»

«_Elle a changé, physiquement; seuls sont restés les mêmes ses yeux
de chatte à la prunelle bombée, son nez fantasque qui grimace et a
toujours l'air en mouvement. Mais la face élargie, aux os solides,
colorée, renforcie. Les sports l'ont transformée. Elle s'y livre, à
corps perdu. Son mari, comme vous savez, est un des gros bonnets de
l'Automobile-Club et de l'Aéro-Club. Pas un raid d'aviateurs, pas un
circuit de l'air, ou de la terre, ou de l'eau, auquel les
Stevens-Delestrade ne se croient obligés d'assister. Ils sont toujours
par voies et par chemins. Nulle conversation possible; il n'est
question, dans leurs entretiens, que de_ Racing, _de_ Rowing, _de_
Rugby, _de_ Derby. _C'est une race nouvelle de gens du monde. Le temps
de_ Pelléas _est passé pour les femmes. La mode n'est plus aux âmes.
Les jeunes filles arborent un teint ronge, halé, cuit par les courses
à l'air et les jeux au soleil; elles vous regardent avec des yeux
d'homme; elles rient, d'un rire un peu gros. Le ton est devenu plus
brutal et plus cru. Votre cousine dit parfois, tranquillement, des
choses énormes. Elle est grande mangeuse, elle qui mangeait à peine.
Elle continue de se plaindre de son mauvais estomac, afin de n'en pas
perdre l'habitude; mais elle n'en perd pas non plus un bon coup de
fourchette. Elle ne lit rien. On ne lit plus, dans ce monde. Seule, la
musique a trouvé grâce. Elle a même profité de la déroute de la
littérature. Quand ces gens sont éreintés, la musique leur est un
bain turc, vapeur tiède, massage, narguilé. Pas besoin de penser.
C'est une transition entre le sport et l'amour. Et c'est aussi un sport.
Mais le sport le plus couru, parmi les divertissements esthétiques, est
aujourd'hui la danse. Danses russes, danses grecques, danses suisses,
danses américaines, on danse tout à Paris: les symphonies de
Beethoven, les tragédies d'Eschyle, le_ Clavecin _bien tempéré, les
antiques du Vatican_, Orphée, Tristan, _la_ Passion, _et la
gymnastique. Ces gens ont le vertigo._

«_Le curieux est de voir comment votre cousine concilie tout ensemble:
son esthétisme, ses sports et son esprit pratique (car elle a hérité
de sa mère son sens des affaires et son despotisme domestique). Tout
cela doit former un mélange incroyable; mais elle s'y trouve à l'aise;
ses excentricités les plus folles lui laissent l'esprit lucide, de
même qu'elle garde toujours l'œil et la main sûrs dans ses
randonnées vertigineuses en auto. C'est une maîtresse femme; son mari,
ses invités, ses gens, elle mène tout, tambour battant. Elle s'occupe
aussi de politique; elle est pour «Monseigneur»: non que je la croie
royaliste; mais ce lui est un prétexte de plus à se remuer. Et
quoiqu'elle soit incapable de lire plus de dix pages d'un livre, elle
fait des élections Académiques.--Elle a prétendu me prendre sous sa
protection. Vous pensez que cela n'a pas été de mon goût. Le plus
exaspérant, c'est que, du fait que je suis venu chez elle afin de vous
obéir, elle est convaincue maintenant de son pouvoir sur moi... Je me
venge, en lui disant de dures vérités. Elle ne fait qu'en rire; elle
n'est pas embarrassée pour répondre. «C'est une bonne femme, au
fond...» Oui, pourvu qu'elle soit occupée. Elle le reconnaît
elle-même: si la machine n'avait plus rien à broyer, elle serait
prête à tout, à tout, pour lui fournir de l'aliment.--J'ai été deux
fois chez elle. Je n'irai plus, maintenant. C'est assez pour vous
prouver ma soumission. Vous ne voulez pas ma mort? Je sors de là
brisé, moulu, courbaturé. La dernière fois que je l'ai vue, j'ai eu,
dans la nuit qui a suivi, un cauchemar affreux: je rêvais que j'étais
son mari, toute ma vie attaché à ce tourbillon vivant... Un sot rêve,
et qui ne doit certes pas tourmenter le vrai mari: car, de tous ceux
qu'on voit dans le logis, il est peut-être celui qui reste le moins
avec elle; et quand ils sont ensemble, ils ne parlent que de sport. Ils
s'entendent très bien._

«_Comment ces gens-là ont-ils fait un succès à ma musique? Je
n'essaie pas de comprendre. Je suppose qu'elle les secoue, d'une façon
nouvelle. Ils lui savent gré de les brutaliser. Ils aiment, pour le
moment, l'art qui a un corps bien charnu. Mais l'âme qui est dans ce
corps, ils ne s'en doutent même pas; ils passeront de l'engouement
d'aujourd'hui à l'indifférence de demain, et de l'indifférence de
demain au dénigrement d'après-demain, sans l'avoir jamais connue.
C'est l'histoire de tous les artistes. Je ne me fais pas d'illusion sur
mon succès, je n'en ai pas pour longtemps, et ils me le feront
payer.--En attendant, j'assiste à de curieux spectacles. Le plus
enthousiaste de mes admirateurs est... (je vous le donne en mille)...
notre ami Lévy-Cœur. Vous vous souvenez de ce joli monsieur, avec qui
j'eus autrefois un duel ridicule? Il fait aujourd'hui la leçon à ceux
qui ne m'ont pas compris naguère. Il la fait même très bien. De tous
ceux qui parlent de moi, il est le plus intelligent. Jugez de ce que
valent les autres. Il n'y a pas de quoi être fier, je vous assure!_

«_Je n'en ai pas envie. Je suis trop humilié, lorsque j'entends ces
ouvrages, dont on me loue. Je m'y reconnais, et je ne me trouve pas
beau. Quel miroir impitoyable est une œuvre musicale, pour qui sait
voir! Heureusement qu'ils sont aveugles et sourds. J'ai tant mis dans
mes œuvres de mes troubles et de mes faiblesses qu'il me semble parfois
commettre une mauvaise action, en lâchant dans le monde ces volées de
démons. Je m'apaise, quand je vois le calme du public: il porte une
triple cuirasse; rien ne saurait l'atteindre: sans quoi, je serais
damné... Vous me reprochez d'être trop sévère pour moi. C'est que
vous ne me connaissez pas, comme je me connais. On voit ce que nous
sommes. On ne voit pas ce que nous aurions pu être; et l'on nous fait
honneur de ce qui est bien moins l'effet de nos mérites que des
évènements qui nous portent et des forces qui nous dirigent.
Laissez-moi vous conter une histoire._

«_L'autre soir, j'étais entré dans un de ces cafés où l'on fait
d'assez bonne musique, quoique d'étrange façon: avec cinq ou six
instruments, complétés d'un piano, on joue toutes les symphonies, les
messes, les oratorios. De même, on vend à Rome, chez des marbriers, la
chapelle Médicis, comme garniture de cheminée. Il paraît que cela est
utile à l'art. Pour qu'il puisse circuler à travers tes hommes, il
faut bien qu'on en fasse de la monnaie de billon. Au reste, à ces
concerts, on ne vous trompe pas sur le compte. Les programmes sont
copieux, les exécutants consciencieux. J'ai trouvé là un
violoncelliste, avec qui je me suis lié; ses yeux me rappelaient
étrangement ceux de mon père. Il m'a fait le récit de sa vie.
Petit-fils de paysan, fils d'un petit fonctionnaire, employé de mairie,
dans un village du Nord. On voulut faire de lui un monsieur, un avocat;
on le mit au collège de la ville voisine. Le petit, robuste et rustaud,
mal fait pour ce travail appliqué de petit notaire, ne pouvait tenir en
cage; il sautait par-dessus les murs, vaguait à travers les champs,
faisait la cour aux filles, dépensait sa grosse force dans des rixes;
le reste du temps, flânait, rêvassait à des choses qu'il ne ferait
jamais. Une seule chose l'attirait: la musique. Dieu sait comment! Nul
musicien, parmi les siens, à l'exception d'un grand-oncle, un peu
toqué, un de ces originaux de province, dont l'intelligence et les
dons, souvent remarquables, s'emploient, dans leur isolement
orgueilleux, à des niaiseries de maniaques. Celui-là avait inventé un
nouveau système de notation--(un de plus!)--qui devait révolutionner
la musique; il prétendait même avoir une sténographie qui permettait
de noter à la fois les paroles, le chant et l'accompagnement; il
n'était jamais parvenu lui-même à la relire correctement. Dans la
famille, on se moquait du bonhomme; mais on ne laissait pas d'en être
fier. On pensait: «C'est un vieux fou. Qui sait? Il a peut-être du
génie...»--Ce fut de lui sans doute que la manie musicale se transmit
au petit-neveu. Quelle musique pouvait-il bien entendre, dans sa
bourgade?... Mais la mauvaise musique peut inspirer un amour aussi pur
que la bonne._

«_Le malheur était qu'une telle passion ne semblait pas avouable y
dans ce milieu; et l'enfant n'avait pas la solide déraison du
grand-oncle. Il se cachait pour lire les élucubrations du vieux
maniaque, qui constituèrent le fond de sa baroque éducation musicale.
Vaniteux, craintif devant son père et devant l'opinion, il ne voulait
rien dire de ses ambitions, à moins d'avoir réussi. Brave garçon,
écrasé par la famille, il fit comme tant de petits bourgeois
français, qui n'osant, par faiblesse, tenir tête à la volonté des
leurs, s'y soumettent en apparence et vivent dans une cachotterie
perpétuelle. Au lieu de suivre son penchant, il s'évertua sans goût
au travail qu'on lui avait assigné: incapable d'y réussir, comme d'y
échouer avec éclat. Tant bien que mal, il parvint à passer les
examens nécessaires. Le principal avantage qu'il y voyait était
d'échapper à la double surveillance provinciale et paternelle. Le
droit l'assommait; il était décidé à rien pas faire sa carrière.
Mais tant que son père vécut, il n'osa déclarer sa volonté.
Peut-être n'était-il point fâché de devoir attendre encore, avant de
prendre parti. Il était de ceux qui, toute leur existence, se leurrent
sur ce qu'ils feront plus tard, sur ce qu'ils pourraient faire. Pour le
moment, il ne faisait rien. Désorbité, grisé par sa vie nouvelle à
Paris, il se livra, avec sa brutalité de jeune paysan, à ses deux
passions: les femmes et la musique; affolé par les concerts, non moins
que par le plaisir. Il y perdit des années, sans profiter des moyens
qu'il aurait eus de compléter son instruction musicale. Son orgueil
ombrageux, son mauvais caractère indépendant et susceptible,
l'empêchèrent de suivre aucune leçon, de demander aucun conseil._

«_Quand son père mourut, il envoya promener Thémis et Justinien. Il
se mit à composer, sans avoir eu le courage d'acquérir la technique
nécessaire. Des habitudes invétérées de flânerie paresseuse et le
goût du plaisir l'avaient rendu incapable de tout effort sérieux. Il
sentait vivement; mais sa pensée, comme sa forme, lui échappait; en
fin de compte, il n'exprimait que des banalités. Le pire était qu'il y
avait réellement chez ce médiocre quelque chose de grand. J'ai lu deux
de ses anciennes compositions. Çà et là, des idées saisissantes,
restées à l'état d'ébauches, aussitôt déformées. Des feux follets
sur une tourbière... Et quel étrange cerveau! Il a voulu m'expliquer
les sonates de Beethoven. Il y voit des romans enfantins et saugrenus.
Mais une telle passion, un sérieux si profond! Les larmes lui viennent
aux yeux, quand il en parle. Il se ferait tuer pour ce qu'il aime. Il
est touchant et burlesque. Dans le moment que fêtais près de lui rire
au nez, j'avais envie de l'embrasser... Une honnêteté foncière. Un
robuste mépris pour le charlatanisme des cénacles parisiens et pour
les fausses gloires,--tout en ne pouvant se défendre d'une naïve
admiration de petit bourgeois pour les gens à succès..._

«_Il avait un petit héritage. En quelques mois, il le mangea; et, se
trouvant sans ressources, il eut, comme nombre de ses pareils,
l'honnêteté criminelle d'épouser une fille sans ressources, qu'il
avait séduite; elle avait une belle voix et faisait de la musique, sans
amour de la musique. Il fallut vivre de sa voix et du médiocre talent
qu'il avait acquis à jouer du violoncelle. Naturellement, ils ne
tardèrent pas à voir leur commune médiocrité et à ne plus se
supporter. Une fille leur était venue. Le père reporta sur l'enfant
son pouvoir d'illusions; il pensa qu'elle serait ce qu'il n'avait pu
être. La fillette tenait de sa mère: c'était une pianoteuse, qui
n'avait pas ombre de talent; elle adorait son père et s'appliquait à
sa tâche, pour lui plaire. Pendant plusieurs années, ils coururent les
hôtels des villes d'eaux, ramassant plus d'affronts que de monnaie.
L'enfant, chétive et surmenée, mourut. La femme, désespérée, devint
plus acariâtre, chaque jour. Et ce fut la misère sans fond, sans
espoir d'en sortir, avivée par le sentiment d'un idéal que l'on se
sait incapable d'atteindre..._

«_Et je pensais, mon amie, en voyant ce pauvre diable de raté, dont la
vie n'a été qu'une suite de déboires: «Voilà ce que j'aurais pu
être. Nos âmes d'enfants avaient des traits communs, et certaines
aventures de notre vie se ressemblent; j'ai même trouvé quelque
parenté dans nos idées musicales; mais les siennes se sont arrêtées
en chemin. À quoi a-t-il tenu que je n'aie pas sombré, comme lui? Sans
doute, à ma volonté. Mais aussi aux hasards de ta vie. Et même, à ne
prendre que ma volonté, est-ce uniquement à mes mérites que je la
dois? N'est-ce pas plutôt à ma race, à mes amis, à Dieu qui m'a
aidé?...» Ces pensées fendent humble. On se sent fraternel à tous
ceux qui aiment l'art et qui souffrent pour lui. Du plus bas au plus
haut, la distance n'est pas grande..._

«_Là-dessus, j'ai songé à ce que vous m'écriviez. Vous avez raison:
un artiste n'a pas le droit de se tenir à l'écart, tant qu'il peut
venir en aide à d'autres. Je resterai donc, je m'obligerai à passer
quelques mois par année, soit ici, soit à Vienne ou à Berlin, quoique
j'aie peine à me réhabituer à ces villes. Mais il ne faut pas
abdiquer. Si je ne réussie pas à être d'une grande utilité, comme
j'ai des raisons de le craindre, ce séjour me sera peut-être utile à
moi-même. Et je me consolerai en pensant que vous l'avez voulu. Et
puis,... (je neveux pas mentir)... je commence à y trouver du plaisir.
Adieu, tyran. Vous triomphez. J'en arrive, non seulement à faire ce que
vous voulez que je fasse, mais à l'aimer._


CHRISTOPHE.»


 *
* *


Ainsi, il resta, en partie pour lui plaire, mais aussi parce que sa
curiosité d'artiste, réveillée, se laissait reprendre an spectacle de
l'art renouvelé. Tout ce qu'il voyait et faisait, il l'offrait en
pensée à Grazia; il le lui écrivait. Il savait bien qu'il se faisait
illusion sur l'intérêt qu'elle y pouvait trouver; il la soupçonnait
d'un peu d'indifférence. Mais il lui était reconnaissant de ne pas
trop la lui montrer.

Elle lui répondait régulièrement, une fois par quinzaine. Des lettres
affectueuses et mesurées, comme l'étaient ses gestes. En lui contant
sa vie, elle ne se départait pas d'une réserve tendre et fière. Elle
savait avec quelle violence ses mots se répercutaient dans le cœur de
Christophe. Elle aimait mieux lui paraître froide que le pousser à une
exaltation, où elle, ne roulait pas le suivre. Mais elle était trop
femme pour ignorer le secret de ne point décourager l'amour de son ami
et de panser aussitôt, par de douces paroles, la déception intime que
des paroles indifférentes avaient causée. Christophe ne tarda pas à
deviner cette tactique; et, par une ruse d'amour, il s'efforçait à son
tour de contenir ses élans, d'écrire des lettres plus mesurées, afin
que les réponses de Grazia s'appliquassent moins à l'être.

À mesure qu'il prolongeait son séjour à Paris, il s'intéressait
davantage à l'activité nouvelle qui remuait la gigantesque
fourmilière. Il s'y intéressait d'autant plus qu'il trouvait chez les
jeunes fourmis moins de sympathie pour lui. Il ne s'était pas trompé:
son succès était une victoire à la Pyrrhus. Après une disparition de
dix ans, son retour avait fait sensation dans le monde parisien. Mais
par une ironie des choses, qui n'est point rare, il se trouvait
patronné, cette fois, par ses vieux ennemis les snobs, les gens à la
mode; les artistes lui étaient sourdement hostiles, ou se méfiaient de
lui. Il s'imposait par son nom qui était déjà du passé, par son
œuvre considérable, par son accent de conviction passionnée, par la
violence de sa sincérité. Mais si l'on était contraint de compter
avec lui, s'il forçait l'admiration ou l'estime, on le comprenait mal
et on ne l'aimait point. Il était en dehors de l'art du temps. Un
monstre, un anachronisme vivant. Il l'avait toujours été. Ses dix ans
de solitude avaient accentué le contraste. Durant son absence, c'était
accompli en Europe, et surtout à Paris, comme il l'avait bien vu, un
travail de reconstruction. Un nouvel ordre naissait. Une génération se
levait, désireuse d'agir plus que de comprendre, affamée de possession
plus que de vérité. Elle voulait vivre, elle voulait s'emparer de la
vie, fût-ce au prix du mensonge. Mensonges de l'orgueil,--de tous les
orgueils: orgueil de race, orgueil de caste, orgueil de religion,
orgueil de culture et d'art,--tous lui étaient bons, pourvu qu'ils
fussent une armature de fer, pourvu qu'ils lui fournissent l'épée et
le bouclier, et qu'abritée par eux, elle marchât à la victoire. Aussi
lui était-il désagréable d'entendre la grande voix tourmentée, qui
lui rappelait l'existence du doute et de la douleur: ces rafales, qui
avaient troublé la nuit à peine enfuie, qui continuaient, en dépit de
ses dénégations, à menacer le monde, et qu'elle voulait oublier.
Impossible de ne pas entendre; on en était trop près. Alors, ces
jeunes gens se détournaient avec dépit et ils criaient à tue-tête,
afin de s'assourdir. Mais la voix parlait plus fort. Et ils lui en
voulaient.

Au contraire, Christophe les regardait avec amitié. Il saluait
l'ascension du monde vers une certitude et un ordre, à tout prix. Ce
qu'il y avait de volontairement étroit dans cette poussée ne
l'affectait point. Quand on veut aller droit au but, il faut regarder
droit devant soi. Pour lui, assis au tournant d'un monde, il jouissait
de voir, derrière lui, la splendeur tragique de la nuit et, devant, le
sourire de la jeune espérance, l'incertaine beauté de l'aube fraîche
et fiévreuse. Il était au point immobile de l'axe du balancier, tandis
que le pendule recommençait à monter. Sans le suivre dans sa marche,
il écoutait avec joie battre le rythme de vie. Il s'associait aux
espoirs de ceux qui reniaient ses angoisses passées. Ce qui serait
serait, comme il l'avait rêvé. Dix ans avant, Olivier, dans la nuit et
la peine,--pauvre petit coq gaulois,--avait, de son chant frêle,
annoncé le jour lointain. Le chanteur n'était plus; mais son chant
s'accomplissait. Dans le jardin de France, les oiseaux s'éveillaient.
Et, dominant les autres ramages, Christophe entendit soudain, plus
forte, plus claire, la voix d'Olivier ressuscité.



Il lisait distraitement, à un étalage de libraire, un livre de
poésies. Le nom de l'auteur lui était inconnu. Certains mots le
frappèrent; il resta attaché. À mesure qu'il continuait de lire entre
les feuilles non coupées, il lui semblait reconnaître une voix, des
traits amis... Impuissant à définir ce qu'il sentait, et ne pouvant se
décider à se séparer du livre, il l'acheta. Rentré chez lui, il
reprit sa lecture. Aussitôt, son obsession le reprit. Le souffle
impétueux du poème évoquait, avec une précision de visionnaire, les
âmes immenses et séculaires,--ces arbres gigantesques, dont les hommes
sont les feuilles et les fruits,--les Patries. De ces pages surgissait
la figure surhumaine de la Mère,--celle qui fut avant les vivants
d'aujourd'hui, celle qui sera après, celle qui trône, pareille aux
Madones byzantines, hautes comme des montagnes, au pied desquelles
prient les fourmis humaines. Le poète célébrait le duel homérique de
ces grandes Déesses, dont les lances s'entrechoquent, depuis le
commencement de l'histoire: cette Iliade millénaire, qui est à celle
de Troie ce que la chaîne alpestre est aux collines grecques.

Une telle épopée d'orgueil et d'action guerrière était loin des
pensées d'une âme européenne, comme celle de Christophe. Et pourtant,
par lueurs, dans cette vision de l'âme française,--la vierge pleine de
grâce, qui porte l'égide, Athéna aux yeux bleus qui brillent dans les
ténèbres, la déesse ouvrière, l'artiste incomparable, la raison
souveraine, dont la lance étincelante terrasse les barbares
tumultueux,--Christophe apercevait un regard, un sourire qu'il
connaissait, et qu'il avait aimés. Mais au moment de la saisir, la
vision s'effaçait. Et tandis qu'il s'irritait a la poursuivre en vain,
voici qu'en tournant une page, il entendit un récit, que, peu de jours
avant sa mort, lui avait fait Olivier.

Il fut bouleversé. Il courut chez l'éditeur, il demanda l'adresse du
poète. On la lui refusa, comme c'est l'usage. Il se fâcha.
Inutilement. Enfin, il s'avisa qu'il trouverait le renseignement dans un
annuaire. Il le trouva en effet, et aussitôt il alla chez l'auteur. Ce
qu'il voulait, il le voulait bien; jamais il n'avait su attendre.

Dans le quartier des Batignolles. À un dernier étage. Plusieurs portes
donnaient sur un couloir commun. Christophe frappa à celle qu'on lui
indiqua. Ce fut la porte voisine qui s'ouvrit. Une jeune femme point
belle, très brune, les cheveux sur le front, le teint brouillé--une
figure crispée aux yeux vifs--demanda ce qu'on voulait. Elle avait
l'air soupçonneux. Christophe exposa l'objet de sa visite, et, sur une
nouvelle question, il donna son nom. Elle sortit de sa chambre et ouvrit
l'autre porte, avec une clef qu'elle avait sur elle. Mais elle ne fit
pas entrer Christophe tout de suite. Elle lui dit d'attendre dans le
corridor, et elle pénétra seule, lui fermant la porte au nez. Enfin
Christophe eut accès dans le logement bien gardé. Il traversa une
pièce à moitié vide, qui servait de salle à manger: quelques meubles
délabrés; près de la fenêtre sans rideaux, une douzaine d'oiseaux
piaillaient dans une volière. Dans la pièce voisine, sur un divan
râpé, un homme était couché. Il se souleva pour recevoir Christophe.
Ce visage émacié, illuminé par l'âme, ces beaux yeux de velours où
brûlait une flamme de fièvre, ces longues mains intelligentes, ce
corps mal fait, cette voix aiguë qui s'enrouait... Christophe reconnut
sur-le-champ... Emmanuel! Le petit ouvrier infirme, qui avait été la
cause innocente... Et Emmanuel, brusquement debout, avait aussi reconnu
Christophe.

Ils restaient sans parler. Tous deux, en ce moment, ils voyaient
Olivier... Ils ne se décidaient pas à se donner la main. Emmanuel
avait fait un mouvement de recul. Après dix ans passés, une rancune
inavouée, l'ancienne jalousie qu'il avait pour Christophe, ressortait
du fond obscur de l'instinct. Il restait là, défiant et hostile.--Mais
lorsqu'il vit l'émotion de Christophe, lorsqu'il lut sur ses lèvres le
nom qu'ils pensaient tous deux: «Olivier!...» ce fut plus fort que
lui: il se jeta dans les bras qui lui étaient tendus.

Emmanuel demanda:

--Je savais que vous étiez à Paris. Mais vous, comment m'avez-vous
pu trouver?

Christophe dit:

--J'ai lu votre dernier livre; au travers, j'ai entendu sa voix.

--N'est-ce pas? dit Emmanuel, vous l'avez reconnu? Tout ce que
je suis à présent, c'est à lui que je le dois.

(Il évitait de prononcer le nom).

Après un moment, il continua, assombri:

--Il vous aimait plus que moi.

Christophe sourit:

--Qui aime bien ne connaît ni plus ni moins; il se donne tout
à tous ceux qu'il aime.

Emmanuel regarda Christophe; le sérieux tragique de ses yeux
volontaires s'illumina subitement d'une douceur profonde. Il prit la
main de Christophe, et le fit asseoir sur le divan, près de lui.

Ils se dirent leur vie. De quatorze à vingt-cinq ans, Emmanuel avait
fait bien des métiers: typographe, tapissier, petit marchand ambulant,
commis de librairie, clerc d'avoué, secrétaire d'un homme politique,
journaliste... Dans tous, il avait trouvé moyen d'apprendre
fiévreusement, çà et là rencontrant l'appui de braves gens frappés
par l'énergie du petit homme, plus souvent tombant aux mains d'hommes
qui exploitaient sa misère et ses dons, s'enrichissant des pires
expériences et réussissant à en sortir sans trop d'amertume, n'y
laissant que le reste de sa chétive santé. Des aptitudes singulières
pour les langues anciennes, (moins exceptionnelles qu'on ne croirait,
dans une race imbue de traditions humanistes), lui avaient valu
l'intérêt et l'appui d'un vieux prêtre hellénisant. Ces études,
qu'il n'avait pas eu le temps de pousser très avant, lui furent une
discipline d'esprit et une école de style. Cet homme sorti de la bourbe
du peuple, dont toute l'instruction s'était faite par lui-même, au
hasard, et offrait des lacunes énormes, avait acquis un don de
l'expression verbale, une maîtrise de la pensée sur la forme, que dix
ans d'éducation universitaire sont impuissants à donner à la jeune
bourgeoisie. Il en attribuait le bienfait à Olivier. D'autres l'avaient
pourtant plus efficacement aidé. Mais d'Olivier venait l'étincelle qui
avait allumé, dans la nuit de cette âme, la veilleuse éternelle. Les
autres n'avaient fait que verser de l'huile dans la lampe.

Il dit:

--Je n'ai commencé de le comprendre qu'à partir du moment où
il s'en est allé. Mais tout ce qu'il m'avait dit était entré
en moi. Sa lumière ne m'a jamais quitté.

Il parlait de son œuvre, de la tâche qui lui avait été,
prétendait-il, léguée par Olivier: du réveil des énergies
françaises, de cette flambée d'idéalisme héroïque, dont Olivier
était l'annonciateur; il voulait s'en faire la voix retentissante qui
plane sur la mêlée et qui sonne la victoire prochaine; il chantait
l'épopée de sa race ressuscitée.

Ses poèmes étaient bien le produit de cette étrange race qui, à
travers les siècles, a conservé si fort son vieil arôme celtique,
tout en mettant un orgueil bizarre à vêtir sa pensée des défroques
et des lois du conquérant romain. On y trouvait tout purs cette audace
gauloise, cet esprit de raison folle, d'ironie, d'héroïsme, ce
mélange de jactance et de bravoure, qui allait tirer la barbe aux
sénateurs de Rome, pillait le temple de Delphes, et lançait en riant
ses javelots contre le ciel. Mais il avait fallu que ce petit gniaf
parisien incarnât ses passions, comme avaient fait ses grands-pères à
perruque, et comme feraient sans doute ses arrière-petits-neveux, dans
les corps des héros et des dieux de la Grèce, morts depuis deux mille
ans. Instinct curieux de ce peuple, qui s'accorde avec son besoin
d'absolu: en posant sa pensée sur les traces des siècles, il lui
semble qu'il impose sa pensée pour les siècles. La contrainte de cette
forme classique ne faisait qu'imprimer un élan plus violent aux
passions d'Emmanuel. La calme confiance d'Olivier en les destins de la
France s'était transformée, chez son petit protégé, en une foi
brûlante, affamée d'action et sûre du triomphe. Il le voulait, il le
voyait, il le clamait. C'était par cette foi exaltée et par cet
optimisme qu'il avait soulevé les âmes du public français. Son livre
avait été aussi efficace qu'une bataille. Il avait ouvert la brèche
dans le scepticisme et dans la peur. Toute la jeune génération s'y
était ruée à sa suite, vers les destins nouveaux...

Il s'animait en parlant; ses yeux brûlaient, sa figure blême se
marbrait de plaques roses, et sa voix était criarde. Christophe ne
pouvait s'empêcher de remarquer le contraste entre ce feu dévorant et
le corps misérable qui lui servait de bûcher. Il ne faisait
qu'entrevoir l'émouvante ironie de ce sort. Le chantre de l'énergie,
le poète qui célébrait la génération des sports intrépides, de
l'action, de la guerre, pouvait à peine marcher sans essoufflement,
était sobre, suivait un régime strict, buvait de l'eau, ne devait pas
fumer, vivait sans maîtresses, portait toutes les passions en lui, et
était réduit par sa santé à l'ascétisme.

Christophe contemplait Emmanuel; et il éprouvait un mélange
d'admiration et de pitié fraternelle. Il n'en voulait rien montrer;
mais sans doute ses yeux en trahirent quelque chose; ou l'orgueil
d'Emmanuel, qui gardait dans son flanc une blessure toujours ouverte,
crut lire dans les yeux de Christophe la commisération, oui lui était
plus odieuse que la haine. Sa flamme tomba, d'un coup. Il cessa de
parler. Christophe essaya vainement de ramener la confiance. L'âme
s'était refermée. Christophe vit qu'il l'avait blessé.

Le silence hostile se prolongeait. Christophe se leva. Emmanuel le
reconduisit, sans un mot, à la porte. Sa démarche accusait son
infirmité; il le savait; il mettait son orgueil à y sembler
indifférent; mais il pensait que Christophe l'observait, et sa rancune
s'en aggravait.

Au moment où il serrait froidement la main à son hôte, pour le
congédier, une jeune dame élégante sonnait à la porte. Elle était
escortée d'un gandin prétentieux, que Christophe reconnut pour l'avoir
remarqué à des premières théâtrales, souriant, caquetant, saluant
de la patte, baisant la patte des dames, et, de sa place à l'orchestre,
décochant des sourires jusqu'au fond du théâtre: faute de savoir son
noua, il l'appelait «le daim».--Le daim et sa compagne, à la vue
d'Emmanuel, se jetèrent sur le «cher maître», avec des effusions
obséquieuses et familières. Christophe, qui s'éloignait, entendit la
voix sèche d'Emmanuel répondre qu'il ne pouvait recevoir, qu'il était
occupé. Il admira le don que possédait cet homme d'être
désagréable. Il ignorait ses raisons de faire mauvais visage aux
riches snobs qui venaient le gratifier de leurs visites indiscrètes:
ils étaient prodigues de belles phrases et d'éloges; mais ils ne
s'occupaient pas plus d'alléger sa misère que les fameux amis de
César Franck ne cherchèrent jamais à le décharger des leçons de
piano, que jusqu'au dernier jour il dut donner pour vivre.

Christophe retourna plusieurs fois chez Emmanuel. Il ne réussit plus à
faire renaître l'intimité de la première visite. Emmanuel ne
témoignait aucun plaisir à le voir, et se tenait sur une réserve
soupçonneuse. Par moments, le besoin d'expansion de son génie
l'emportait; un mot de Christophe le faisait vibrer jusqu'aux racines;
alors, il s'abandonnait à un accès d'enthousiasme; et son idéalisme
jetait sur son âme cachée de splendides lueurs. Puis, brusquement, il
retombait; il se crispait dans un silence hargneux; et Christophe
retrouvait l'ennemi.

Trop de choses les séparaient. La moindre n'était pas leur différence
d'âge. Christophe s'acheminait vers la pleine conscience et la
maîtrise de soi. Emmanuel était encore en formation, et plus chaotique
que Christophe n'avait jamais été. L'originalité de sa figure tenait
aux éléments contradictoires qu'on y trouvait aux prises: un
stoïcisme puissant, qui tâchait de dompter une nature rongée de
désirs ataviques,--(le fils d'un alcoolique et d'une prostituée);--une
imagination frénétique, qui se cabrait sous le mors d'une volonté
d'acier; un immense égoïsme et un immense amour des autres,--(on ne
savait jamais quel des deux serait vainqueur);--un idéalisme héroïque
et une avidité de gloire qui le rendait maladivement inquiet des autres
supériorités. Si la pensée d'Olivier, si son indépendance, son
désintéressement se retrouvaient en lui, si Emmanuel était supérieur
à son maître par sa vitalité plébéienne, qui ne connaissait pas
l'écœurement de l'action, par le génie poétique et par la rude
écorce, qui le défendait contre tous les dégoûts, il était loin
d'atteindre à la sérénité du frère d'Antoinette; son caractère
était vaniteux, tourmenté; et le trouble d'autres êtres venait
s'ajouter au sien.

Il vivait dans une union orageuse avec une jeune femme qu'il avait pour
voisine: celle qui avait reçu Christophe, la première fois. Elle
aimait Emmanuel et s'occupait de lui jalousement, faisait son ménage,
recopiait ses œuvres, les écrivait sous sa dictée. Elle n'était pas
belle et portait le fardeau d'une âme passionnée. Sortie du peuple,
longtemps ouvrière dans un atelier de cartonnage, puis employée des
postes, elle avait passé une enfance étouffée dans le cadre ordinaire
des ouvriers pauvres de Paris: âmes et corps entassés, travail
harassant, promiscuité perpétuelle, pas d'air, pas de silence, jamais
de solitude, impossibilité de se recueillir, de défendre la retraite
de son cœur. Esprit fier, qui couvait une ferveur religieuse pour un
idéal confus de vérité, elle s'était usé les yeux à copier pendant
la nuit, et parfois sans lumière, à la clarté de la lune, _les
Misérables_ de Hugo. Elle avait rencontré Emmanuel, à un moment où
il était plus malheureux qu'elle, malade et sans ressources; elle
s'était vouée à lui. Cette passion était le premier, le seul amour
de sa vie. Aussi elle s'y attachait, avec une ténacité d'affamée. Son
affection était pesante pour Emmanuel, qui la partageait moins qu'il ne
la subissait. Il était touché de ce dévouement; il savait qu'elle lui
était la meilleure des amies, le seul être pour qui il fût tout, et
qui ne pût se passer de lui. Mais ce sentiment même l'écrasait. Il
avait besoin de liberté, il avait besoin d'isolement; ces yeux qui
mendiaient avidement un regard l'obsédaient; il lui parlait avec
dureté, il avait envie de lui dire: «Va-t'en!» Il était irrité par
sa laideur et par ses brusqueries. Si peu qu'il connût la société
mondaine et quelque mépris qu'il lui témoignât,--(car il souffrait de
s'y voir plus laid et plus ridicule),--il était sensible à
l'élégance, il subissait l'attrait de femmes qui avaient pour lui (il
n'en doutait pas) le sentiment qu'il avait pour son amie. Il tâchait de
témoigner à celle-ci une affection qu'il n'avait pas, ou du moins que
ne cessaient d'obscurcir des bourrasques de haine involontaire. Il n'y
parvenait point; il portait dans sa poitrine un grand cœur généreux,
avide de faire le bien, et un démon de violence, trop apte à faire le
mal. Cette lutte intérieure et la conscience qu'il avait de ne pouvoir
la terminer à son avantage le jetaient dans une sourde irritation, dont
Christophe recevait les éclats.

Emmanuel ne pouvait se défendre envers Christophe d'une double
antipathie: l'une, issue de sa jalousie ancienne (ces passions
d'enfance, dont la poussée subsiste, même quand on en a oublié la
cause); l'autre, inspirée par un brûlant nationalisme. Il incarnait en
la France tous les rêves de justice, de pitié, de fraternité humaine,
conçus par les meilleurs de l'époque précédente. Il ne l'opposait
pas au reste de l'Europe, comme une ennemie dont la fortune croît sur
les ruines des autres nations; il la mettait à leur tête, comme la
souveraine légitime qui règne pour le bien de tous,--épée de
l'idéal, guide du genre humain. Plutôt qu'elle commit une injustice,
il l'eût préférée morte. Mais il ne doutait point d'elle. Il était
exclusivement français, de culture et de cœur, uniquement nourri de la
tradition française, dont il retrouvait les raisons profondes en son
instinct. Il méconnaissait, avec sincérité, la pensée étrangère,
pour laquelle il avait une condescendance dédaigneuse,--une irritation,
si l'étranger n'acceptait point cette situation humiliée.

Christophe voyait tout cela; mais plus âgé et plus instruit par la
vie, il ne s'en affectait point. Si cet orgueil de race ne laissait pas
d'être blessant, Christophe n'en était pas atteint; il faisait la part
des illusions de l'amour filial, et il ne songeait pas à critiquer les
exagérations d'un sentiment sacré. Au reste, l'humanité même trouve
son profit à la croyance vaniteuse des peuples dans leur mission. De
toutes les raisons qu'il avait de se sentir éloigné d'Emmanuel, une
seule lui était pénible: la voix d'Emmanuel, qui s'élevait parfois à
des intonations suraiguës. L'oreille de Christophe en souffrait
cruellement. Il ne pouvait s'empêcher de faire des grimaces. Il
tâchait qu'Emmanuel ne les vit point. Il s'appliquait à entendre la
musique, et non pas l'instrument. Une telle beauté d'héroïsme
rayonnait du poète infirme, quand il évoquait les victoires de
l'esprit, devancières d'autres victoires, la conquête de l'air, le
«dieu volant» qui soulevait les foules et, comme l'étoile de
Bethléem, les entraînait à sa suite, extasiées, vers quels lointains
espaces ou quelles revanches prochaines! La splendeur de ces visions
d'énergie n'empêchait pas Christophe d'en sentir le danger, de
prévoir où menaient ce pas de charge et la clameur grandissante de
cette nouvelle _Marseillaise._ Il pensait, avec un peu d'ironie, (sans
regret du passé ni peur de l'avenir), que le chant aurait des échos
que le chantre ne prévoyait pas, et qu'un jour viendrait où les hommes
soupireraient après le temps disparu de la Foire sur la place... Qu'on
était libre alors! L'âge d'or de la liberté! Jamais on n'en
connaîtrait plus de pareil. Le monde s'acheminait vers un âge de
force, de santé, d'action virile, et peut-être de gloire, mais
d'autorité dure et d'ordre étroit. L'aurons-nous assez appelé
de nos vœux, l'âge de fer, l'âge classique! Les grands âges
classiques,--Louis XIV ou Napoléon,--nous paraissent, à distance, les
cimes de l'humanité. Et peut-être la nation y réalise-t-elle le plus
victorieusement son idéal d'État. Mais allez donc demander aux héros
de ces temps ce qu'ils en ont pensé! Votre Nicolas Poussin s'en est
allé vivre et mourir à Rome; il étouffait chez vous. Votre Pascal,
votre Racine ont dit adieu au monde. Et parmi les plus grands, que
d'autres vécurent à l'écart, disgraciés, opprimés! Même l'âme
d'un Molière cachait bien des amertumes.--Pour votre Napoléon, que
vous regrettez tant, vos pères ne semblent pas s'être doutés de leur
bonheur; et le maître lui-même ne s'y est pas trompé; il savait que
quand il disparaîtrait, le monde ferait: «Ouf!»... Autour de
l'_Imperator_, quel désert de pensée! Sur l'immensité de sable, le
soleil africain...

Christophe ne disait point tout ce qu'il ruminait. Quelques allusions
avaient suffi à mettre Emmanuel en fureur; il ne les renouvela point.
Mais il avait beau garder pour lui ses pensées, Emmanuel savait qu'il
les pensait. Bien plus, il avait obscurément conscience que Christophe
voyait plus loin que lui. Et il n'en était que plus irrité. Les jeunes
gens ne pardonnent pas à leurs aînés, qui les contraignent à voir ce
qu'ils seront dans vingt ans.

Christophe lisait dans son cœur et se disait:

--Il a raison. À chacun sa foi! Il faut croire ce qu'on croit.
Dieu me garde de troubler sa confiance dans l'avenir!

Mais sa seule présence était une cause de trouble. De deux
personnalités qui sont ensemble, quelque effort qu'elles fassent toutes
deux pour s'effacer, l'une écrase toujours l'autre, et l'autre en garde
en soi la rancune humiliée. L'orgueil d'Emmanuel souffrait de la
supériorité d'expérience et de caractère de Christophe. Et
peut-être se défendait-il de l'amour qu'il sentait grandir pour lui...

Il devint plus farouche. Il ferma sa porte. Il ne répondit pas
aux lettres.--Christophe dut renoncer à le voir.



On était arrivé aux premiers jours de juillet. Christophe faisait le
compte de ce que ces mois lui avaient apporté: beaucoup d'idées
nouvelles, peu d'amis. Des succès brillants et dérisoires: retrouver
son image, le reflet de son œuvre, affaiblis ou caricaturés, dans des
cerveaux médiocres, cela n'a rien de réjouissant. Et de ceux dont il
eût aimé à être compris, la sympathie lui manquait; ils n'avaient
pas accueilli ses avances; il ne pouvait se joindre à eux, quelque
désir qu'il eût de s'associer à leurs espoirs, de leur être un
allié; on eût dit que leur amour-propre inquiet se défendît de son
amitié et trouvât plus de satisfaction à l'avoir pour ennemi. Bref,
il avait laissé passer le flot de sa génération, sans passer avec
elle; et le flot de la génération suivante ne voulait pas de lui. Il
était isolé, et ne s'en étonnait pas, toute sa vie l'y ayant
habitué. Mais il jugeait que maintenant il avait conquis le droit,
après ce nouvel essai, de retourner dans son ermitage suisse, en
attendant de réaliser un projet qui, depuis peu, prenait plus de
consistance. À mesure qu'il vieillissait, il était tourmenté du
désir de revenir s'installer au pays. Il n'y connaissait plus personne,
il y trouverait sans doute encore moins de parenté d'esprit que dans
cette ville étrangère; mais ce n'en est pas moins le pays: vous ne
demandez pas à ceux de votre sang de penser comme vous; il existe entre
eux et vous mille secrets liens; les sens ont appris à lire dans le
même livre du ciel et de la terre, le cœur parle la même langue.

Il raconta gaiement ses mécomptes à Grazia, et dit son intention de
retourner en Suisse; il demandait, en plaisantant, la permission de
quitter Paris et annonçait son départ pour la semaine suivante. Mais,
à la fin de la lettre, un _post-scriptum_ disait:

«J'ai changé d'avis. Mon départ est remis.»

Christophe avait en Grazia une confiance entière; il lui livrait le
secret de ses plus intimes pensées. Et pourtant, il y avait un
compartiment de son cœur, dont il gardait la clef: c'étaient les
souvenirs qui n'appartenaient pas seulement à lui, mais à ceux qu'il
avait aimés. Ainsi, il se taisait sur ce qui touchait à Olivier. Sa
réserve n'était pas voulue. Les mots ne pouvaient sortir, quand il
allait parler à Grazia de l'ami. Elle ne l'avait point connu...

Or, ce matin-là, tandis qu'il écrivait à son amie, on frappa à la
porte. Il alla ouvrir, en maugréant d'être dérangé. Un jeune garçon
de quatorze à quinze ans demanda monsieur Krafft. Christophe, bourru,
le fit entrer. Il était blond, les yeux bleus, les traits fins, pas
très grand, la taille mince. Debout devant Christophe, il restait sans
parler, un peu intimidé. Très vite il se remit, et il leva ses yeux
limpides, qui le considéraient avec curiosité. Christophe sourit, en
regardant le charmant visage; et le jeune garçon sourit aussi.

--Eh bien, lui dit Christophe, qu'est-ce que vous voulez?

--Je suis venu, dit l'enfant...

(Il se troubla de nouveau, il rougit et se tut.)

--Je vois bien que vous êtes venu, dit Christophe en riant. Mais
pourquoi êtes-vous venu? Regardez-moi, est-ce que vous avez
peur de moi?

Le jeune garçon retrouva son sourire, secoua la tête et dit:

--Non.

--Bravo! Alors, dites-moi d'abord qui vous êtes.

--Je suis, dit l'enfant...

Il s'arrêta encore. Ses yeux, qui faisaient curieusement tout le tour
de la chambre, venaient de découvrir, sur la cheminée de Christophe,
une photographie d'Olivier. Christophe suivit machinalement la direction
de son regard.

--Allons! fit-il. Courage!

L'enfant dit:

--Je suis son fils.

Christophe tressauta; il se souleva de son siège, saisit le jeune
garçon par les deux bras, et l'attira à lui; retombé sur sa chaise,
il le tenait, étroitement serré; leurs figures se touchaient presque;
et il le regardait, il le regardait en répétant:

--Mon petit... mon pauvre petit...

Brusquement, il lui prit la tête entre ses mains, et il l'embrassa
sur le front, sur les yeux, sur les joues, sur le nez, sur les
cheveux. Le jeune garçon, effrayé et choqué par la violence de ces
démonstrations, se dégagea de ses bras. Christophe le laissa. Il se
cacha le visage dans ses mains, il appuya son front contre le mur, et il
resta ainsi pendant quelques instants. Le petit avait reculé au fond de
la chambre. Christophe releva la tête. Sa figure était apaisée; il
regarda l'enfant, avec un sourire affectueux:

--Je t'ai effrayé, dit-il. Pardon... Vois-tu, c'est que je l'aimais
bien.

Le petit se taisait, encore effarouché.

--Comme tu lui ressembles! dit Christophe... Et pourtant, je ne
t'aurais pas reconnu. Qu'y a-t-il de changé?

Il demanda:

--Comment t'appelles-tu?

--Georges.

--C'est vrai. Je me souviens. Christophe-Olivier-Georges... Tu
as quel âge?

--Quatorze ans.

--Quatorze ans! Il y a si longtemps déjà?... Cela me paraît hier,--ou
dans la nuit des temps... Comme tu lui ressembles! Ce sont les mêmes
traits. Le même, et cependant un autre. La même couleur des yeux, et
pas le même regard. Le même sourire, la même bouche, et pas le même
son de voix. Tu es plus fort, tu te tiens plus droit. Tu as la figure
plus pleine, mais tu rougis comme lui. Viens, assieds-toi, causons. Qui
t'a envoyé chez moi?

--Personne.

--C'est de toi-même que tu es venu? Comment me connais-tu?

--On m'a parlé de vous.

--Qui?

--Ma mère.

--Ah! dit Christophe. Est-ce qu'elle sait que tu es venu chez moi?

--Non.

Christophe se tut, un moment; puis il demanda:

--Où habitez-vous?

--Près du parc Monceau.

--Tu es venu à pied? Oui? C'est une bonne course. Tu dois être
fatigué.

--Je ne suis jamais fatigué.

--À la bonne heure! Montre-moi tes bras.

(Il les palpa.)

--Tu es un solide petit gars... Et qu'est-ce qui t'a donné l'idée
de venir me voir?

--C'est que papa vous aimait plus que tout.

--C'est elle qui te l'a dit?

(Il se reprit:)

--C'est ta mère qui te l'a dit?

--Oui.

Christophe sourit, pensif. Il songeait: «Elle aussi!... Comme
ils l'aimaient, tous! Pourquoi donc ne le lui ont-ils pas montré?...»

Il continua:

--Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour venir?

--Je voulais venir plus tôt. Mais je croyais que vous ne vouliez
pas me voir.

--Moi!

--Il y a plusieurs semaines, aux concerts Chevillard, je vous ai
aperçu; j'étais avec ma mère, à quelques fauteuils de vous; je vous
ai salué; vous m'avez regardé de travers, en fronçant le sourcil, et
vous ne m'avez pas répondu.

--Moi, je t'ai regardé?... Mon pauvre petit, tu as pu penser?...
Je ne t'ai pas vu. J'ai les yeux fatigués. Voilà pourquoi je
fronce le sourcil... Tu me crois donc bien méchant?

--Je crois que vous pouvez l'être _aussi_, quand vous voulez.

--Vraiment? dit Christophe. En ce cas, si tu pensais que je
ne voulais pas te voir, comment as-tu osé venir?

--Parce que moi, je voulais vous voir.

--Et si je t'avais mis à la porte?

--Je ne me serais pas laissé faire.

Il disait cela, d'un petit air décidé, confus et provocant tout
ensemble.

Christophe éclata de rire; et Georges fit comme lui.

--C'est moi que tu aurais mis à la porte!... Voyez-vous cela!
Quel luron!... Non, décidément, tu ne ressembles pas à ton père.

Le visage mobile du jeune garçon s'assombrit.

--Vous trouvez que je ne lui ressemble pas? Mais vous disiez,
tout à l'heure!... Alors, vous croyez qu'il ne m'aurait pas aimé?
Alors, vous ne m'aimez pas?

--Et qu'est-ce que cela peut te faire, que je t'aime?

--Cela me fait beaucoup.

--Parce que?

--Parce que je vous aime.

En une minute, ses yeux, sa bouche, tous ses traits se coloraient de dix
expressions diverses. Comme en un jour d'avril, l'ombre des nuages qui
courent sur les champs, au souffle des vents printaniers. Christophe
éprouvait une joie délicieuse à le voir, à l'entendre; il lui
semblait être lavé des soucis du passé; ses tristes expériences, ses
épreuves, ses souffrances et celles d'Olivier, tout était effacé: il
renaissait tout neuf dans ce jeune surgeon de la vie d'Olivier.

Ils causèrent. Georges ne connaissait rien de la musique de Christophe,
avant ces derniers mois; mais depuis que Christophe était à Paris, il
ne manquait pas un concert où l'on jouait de ses œuvres. Il en
parlait, le visage animé, les yeux brillants, riants, et les larmes
tout proche: un amoureux!... Il confia à Christophe qu'il adorait la
musique, et que, lui aussi, il voulait en faire. Mais Christophe
s'aperçut, après quelques questions, que le petit en ignorait les
éléments. Il s'informa de ses études. Le jeune Jeannin était au
lycée; il dit, allègrement, qu'il n'était pas un fameux élève.

--Où es-tu le plus fort? En lettres ou en sciences?

--C'est a peu près la même chose partout.

--Mais comment? Mais comment? Est-ce que tu serais un cancre?

Il rit franchement et dit:

--Je crois que oui.

Puis, il ajouta confidentiellement:

--Mais je sais bien que non, tout de même.

Christophe ne put s'empêcher de rire:

--Alors, pourquoi ne travailles-tu pas? Est-ce que rien ne t'intéresse?

--Au contraire! tout m'intéresse.

--Eh bien, alors?

--Tout est intéressant, on n'a pas le temps...

--Tu n'as pas le temps? Et que diable fais-tu?

Il esquissa un geste vague:

--Beaucoup de choses. Je fais de la musique, je fais du sport,
je vais voir des expositions, je lis...

--Tu ferais mieux de lire tes livres de classe.

--On ne lit jamais en classe ce qui est intéressant... Et puis,
nous voyageons. Le mois dernier, j'ai été en Angleterre, pour voir
le match entre Oxford et Cambridge.

--Cela doit bien avancer tes études!

--Bah! on apprend plus, ainsi, qu'en restant au lycée.

--Et ta mère, que dit-elle de cela?

--Ma mère est très raisonnable. Elle fait tout ce que je veux.

--Mauvais diable!... Tu as de la chance de ne pas m'avoir pour père.

--C'est vous qui n'auriez pas eu de chance...

Impossible de résister à son air enjôleur.

--Et dis-moi, grand voyageur, fit Christophe, connais-tu mon pays?

--Oui.

--Je suis sûr que tu ne sais pas un mot d'allemand.

--Je sais très bien, au contraire.

--Voyons un peu.

Ils se mirent à causer en allemand. Le petit baragouinait, d'une façon
incorrecte, mais avec un aplomb drôlatique; très intelligent, d'un
esprit éveillé, il devinait plus qu'il ne comprenait; il devinait
souvent, de travers; il était le premier à rire de ses bévues. Il
racontait ses voyages, ses lectures, avec entrain. Il avait beaucoup lu,
hâtivement, superficiellement, en passant la moitié des pages, en
inventant ce qu'il n'avait pas lu, mais toujours talonné par une
curiosité vive et fraîche, qui cherchait partout des raisons
d'enthousiasme. Il sautait d'un sujet à l'autre; et sa figure
s'animait, en parlant de spectacles ou d'œuvres qui l'avaient ému. Ses
connaissances étaient sans aucun ordre. On ne savait pas comment il
avait lu un livre de dixième rang, et ignorait tout des œuvres les
plus célèbres.

--Tout cela est très gentil, dit Christophe. Mais tu n'arriveras
à rien, si tu ne travailles pas.

--Oh! je n'en ai pas besoin. Nous sommes riches.

--Diable! c'est grave, alors. Tu veux être un homme qui n'est
bon à rien, qui ne fait rien?

--Au contraire, je voudrais tout faire. C'est stupide de s'enfermer,
toute sa vie, dans un métier.

--C'est encore la seule façon qu'on ait trouvée de le faire bien.

--On dit ça!

--Comment! «on dit ça »?»... Moi, je dis ça. Voilà quarante ans
que j'étudie mon métier. Je commence à peine à le savoir.

--Quarante ans, pour apprendre son métier! Et quand peut-on le
faire, alors?

Christophe se mit à rire.

--Petit Français raisonneur!

--Je voudrais être musicien, dit Georges.

--Eh bien, il n'est pas trop tôt pour t'y mettre. Veux-tu que
je t'apprenne?

--Oh! je serais si heureux!

--Viens demain. Je verrai ce que tu vaux. Si tu ne vaux rien, je te
défends de mettre jamais les mains sur un piano. Si tu as des
dispositions, nous essaierons de faire de toi quelque chose... Mais je
t'avertis: je te ferai travailler.

--Je travaillerai, dit Georges, ravi.

Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Au moment de sortir, Georges
se rappela que le lendemain, il avait d'autres rendez-vous, et aussi le
surlendemain. Oui, il n'était pas libre avant la fin de la semaine. On
convint du jour et de l'heure.

Mais le jour et l'heure venus, Christophe attendit en vain. Il fut
déçu. Il s'était fait une joie enfantine de revoir Georges. Cette
visite inattendue avait éclairé sa vie. Il en avait été si heureux
et ému qu'il n'en avait pas dormi, de la nuit qui avait suivi. Il
songeait, avec une gratitude attendrie, au jeune ami qui était venu le
trouver, de la part de l'ami; il souriait, en pensée, à cette
charmante figure: son naturel, sa grâce, sa franchise malicieuse et
ingénue, le ravissaient; il s'abandonnait à cet enivrement muet, à ce
bourdonnement du bonheur, qui remplissait ses oreilles et son cœur,
dans les premiers jours de l'amitié avec Olivier. Il s'y joignait un
sentiment plus grave et presque religieux, qui, par delà les vivants,
apercevait le sourire du passé.--Il attendit, le lendemain et le
surlendemain. Personne. Pas une lettre d'excuses. Christophe, attristé,
chercha des raisons pour excuser l'enfant. Il ne savait où lui écrire,
il n'avait pas son adresse. L'aurait-il connue, qu'il n'eût osé lui
écrire. Un vieux cœur qui s'éprend d'un jeune être éprouve une
pudeur à lui témoigner le besoin qu'il a de lui; il sait bien que
celui qui est jeune n'a pas le même besoin: la partie n'est pas égale;
et l'on ne craint rien tant que de paraître s'imposer à qui ne se
soucie point de vous.

Le silence se prolongeait. Bien que Christophe en souffrit, il se
contraignit à ne faire aucune démarche pour retrouver les Jeannin.
Mais, chaque jour, il attendait celui qui ne venait point. Il ne partit
pas pour la Suisse. Il resta, tout l'été, à Paris. Il se jugeait
absurde; mais il n'avait plus de goût à voyager. En septembre
seulement, il se décida à passer quelques jours à Fontainebleau.

Vers la fin d'octobre, Georges Jeannin revint frapper à la porte. Il
s'excusa tranquillement, sans la moindre confusion, de son manque
de parole.

--Je n'ai pas pu venir, dit-il; et ensuite, nous sommes partis,
nous avons été en Bretagne.

--Tu aurais pu m'écrire, dit Christophe.

--Oui, c'était ce que je voulais faire. Mais je n'avais jamais le
temps... Et puis, dit-il en riant, j'ai oublié, j'oublie tout.

--Depuis quand es-tu revenu?

--Depuis le commencement d'octobre.

--Et tu as mis trois semaines pour te décider à venir?... Écoute,
dis-moi franchement: c'est ta mère qui t'empêche?... Elle n'aime
pas que tu me voies?

--Mais non! tout au contraire. C'est elle qui m'a dit aujourd'hui
de venir.

--Comment cela?

--La dernière fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai
tout raconté, en rentrant. Elle m'a dit que j'avais bien fait; elle
s'est informée de vous, elle m'a fait beaucoup de questions. Quand nous
sommes rentrés de Bretagne, il y a trois semaines, elle m'a engagé à
retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l'a rappelé de nouveau.
Et ce matin, quand elle a su que je n'étais pas encore venu, elle a
été fâchée, elle a voulu que je vinsse tout de suite après
déjeuner, sans plus attendre.

--Et tu n'as pas honte de me raconter cela? Il faut qu'on te
force à venir chez moi?

--Non, non, ne croyez pas!... Oh! je vous ai fâché! Pardon... C'est
vrai, je suis étourdi... Grondez-moi, mais ne m'en veuillez pas. Je
vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne
m'a pas forcé. Moi, d'abord, on ne me force jamais à faire que ce que
je veux faire.

--Garnement! dit Christophe, en riant malgré lui. Et tes projets
musicaux, qu'est-ce que tu en as fait?

--Oh! j'y pense toujours.

--Cela ne t'avance pas beaucoup.

--Je veux m'y mettre, à présent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas,
j'avais tant, tant à faire! Mais maintenant, vous allez voir comme je
vais travailler, si vous voulez encore de moi...

(Il avait des yeux câlins.)

--Tu es un farceur, dit Christophe.

--Vous ne me prenez pas au sérieux.

--Ma foi, non.

--C'est dégoûtant! Personne ne me prend au sérieux. Je suis
découragé.

--Je te prendrai au sérieux, quand je t'aurai vu au travail.

--Tout de suite, alors!

--Je n'ai pas le temps. Demain.

--Non, c'est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous
me méprisiez, tout un jour.

--Tu m'ennuies.

--Je vous en prie!...

Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui
parla de musique. Il lui posa des questions; il lui faisait résoudre de
petits problèmes d'harmonie. Georges ne savait pas grand'chose; mais
son instinct musical suppléait à beaucoup d'ignorance; sans connaître
leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait; et ses
erreurs mêmes témoignaient, dans leur gaucherie, d'une curiosité de
goût et d'une sensibilité singulièrement aiguisée. Il n'acceptait
pas sans discussion les remarques de Christophe; et les intelligentes
questions qu'il posait, à son tour, montraient un esprit sincère, qui
n'acceptait pas l'art comme un formulaire de dévotion qu'on récite des
lèvres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte.--Ils ne
s'entretinrent pas seulement de musique. À propos d'harmonies, Georges
évoquait des tableaux, des paysages, des âmes. Il était difficile à
tenir en bride; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin;
et Christophe n'en avait pas toujours le courage. Il s'amusait à
écouter le joyeux bavardage de ce petit être, plein d'esprit et de
vie. Quelle différence de nature avec Olivier!... Chez l'un, la vie
était une rivière intérieure qui coulait silencieuse; chez l'autre,
elle était tout en dehors: un ruisseau capricieux qui se dépensait à
des jeux, au soleil. Et pourtant, la même belle eau pure, comme leurs
yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines
antipathies instinctives, des goûts et des dégoûts, qu'il connaissait
bien, et cette intransigeance naïve, cette générosité de cœur qui
se donne tout entier à ce qu'on aime... Seulement, Georges aimait tant
de choses qu'il n'avait pas le loisir d'aimer longtemps la même.

Il revint, le lendemain et les jours qui suivirent. Il s'était pris
d'une belle passion juvénile pour Christophe; et il s'appliquait à ses
leçons avec enthousiasme...--Et puis, l'enthousiasme faiblit, les
visites s'espacèrent. Il vint moins souvent... Et puis, il ne vint
plus. Il disparut de nouveau, pour des semaines.

Il était léger, oublieux, naïvement égoïste et sincèrement
affectueux; il avait un bon cœur et une vive intelligence, qu'il
dépensait en menue monnaie, au jour le jour. On lui pardonnait tout,
parce qu'on avait plaisir à le voir: il était heureux...

Christophe se refusait à le juger. Il ne se plaignait pas. Il avait
écrit à Jacqueline, pour la remercier de ce qu'elle lui avait envoyé
son fils. Jacqueline répondit une courte lettre, d'une émotion
contenue; elle exprimait le vœu que Christophe s'intéressât à
Georges, le dirigeât dans la vie. Elle ne faisait aucune allusion à la
possibilité de rencontrer Christophe. Par pudeur de souvenir et par
fierté, elle ne pouvait se résoudre à le revoir. Et Christophe ne se
crut point permis de venir, sans qu'elle l'y invitât.--Ainsi, ils
restèrent séparés, l'un de l'autre, s'apercevant de loin parfois à
un concert, et reliés seulement par les rares visites du jeune garçon.



L'hiver passa. Grazia n'écrivait plus que rarement. Elle gardait à
Christophe sa fidèle amitié. Mais, en vraie Italienne, fort peu
sentimentale, et attachée au réel, elle avait besoin de voir les gens,
sinon pour penser à eux, du moins pour avoir plaisir à causer avec
eux. Il lui fallait, pour entretenir la mémoire de son cœur,
rafraîchir de temps en temps la mémoire de ses yeux. Ses lettres se
faisaient donc brèves et lointaines. Elle restait sûre de Christophe,
comme Christophe l'était d'elle. Mais cette sécurité répandait plus
de lumière que de chaleur.

Christophe ne souffrait pas trop de ses nouveaux mécomptes. Son
activité musicale suffisait à le remplir. Arrivé à un certain âge,
un vigoureux artiste vit dans son art bien plus que dans sa vie; la vie
est devenue le rêve, l'art la réalité. Au contact de Paris, sa
puissance créatrice s'était réveillée. Nul stimulant plus
énergique, au monde, que le spectacle de cette ville de travail. Les
plus flegmatiques sont touchés par sa fièvre. Christophe, reposé par
des années de saine solitude, apportait une somme énorme de forces à
dépenser. Enrichi des conquêtes nouvelles que ne cessait de faire,
dans le champ de la technique musicale, l'intrépide curiosité de
l'esprit français, il se lançait à son tour à la découverte; plus
violent et plus barbare, il allait plus loin qu'eux tous. Mais rien,
dans ses hardiesses nouvelles, n'était plus abandonné au hasard de
l'instinct. Un besoin de clarté s'était emparé de Christophe. Tout le
long de sa vie, son génie avait obéi à un rythme de courants
alternants; sa loi était de passer tour à tour d'un pôle à l'autre
opposé et de remplir l'entre-deux. Après s'être avidement livré,
dans la période précédente, «_aux yeux du chaos qui luisent à
travers le voile de l'ordre_», au point de déchirer le voile, pour
mieux les voir, il cherchait à s'arracher à leur fascination, à jeter
de nouveau sur la face du sphinx le rets magique de l'esprit dominateur.
Le souffle impérial de Rome avait passé sur lui. Comme l'art parisien
d'alors, dont il subissait un peu la contagion, il aspirait à l'ordre.
Mais non pas,--à la façon de ces réactionnaires fatigués, qui
dépensent leurs restes d'énergie à défendre leur sommeil,--non pas
à l'ordre dans Varsovie. Ces bonnes gens qui en reviennent à
Saint-Saëns et à Brahms,--aux Brahms de tous les arts, aux forts en
thèmes, aux fades néoclassiques, par besoin d'apaisement! Dirait-on
pas qu'ils sont exténués de passion! Vous êtes bientôt fourbus, mes
amis... Non, ce n'est pas de votre ordre que je parle. Le mien n'est pas
de la même famille. C'est l'ordre dans l'harmonie des libres passions
et de la volonté... Christophe s'étudiait à maintenir dans son art le
juste équilibre des puissances de la vie. Ces accords nouveaux, ces
démons musicaux qu'il avait fait surgir de l'abîme sonore, il les
employait à bâtir de claires symphonies, de vastes architectures
ensoleillées, comme les basiliques à coupoles italiennes.

Ces jeux et ces combats de l'esprit l'occupèrent, tout l'hiver. Et
l'hiver passa vite, bien que parfois, le soir, Christophe, terminant sa
journée et regardant derrière soi la somme de ses jours, n'aurait pas
su se dire si elle était longue ou courte, et s'il était encore jeune
ou s'il était très vieux...


Alors, un nouveau rayon de soleil humain perça les voiles du rêve et,
une nouvelle fois encore, ramena le printemps. Christophe reçut une
lettre de Grazia, lui disant qu'elle venait à Paris avec ses deux
enfants. Depuis longtemps, elle en avait le projet. Sa cousine Colette
l'avait souvent invitée. La peur de l'effort à faire pour rompre ses
habitudes, pour s'arracher à sa nonchalante paix et à son _home_
qu'elle aimait, pour rentrer dans le tourbillon parisien qu'elle
connaissait, lui avait fait remettre son voyage, d'année en année. Une
mélancolie qui la prit, ce printemps, peut-être une déception
secrète--(que de romans muets dans le cœur d'une femme, sans que les
autres en sachent rien, et que souvent elle se l'avoue elle-même!)--lui
inspirèrent le désir de s'éloigner de Rome. Les menaces d'une
épidémie lui furent un prétexte pour hâter le départ des enfants.
Elle suivit de peu de jours sa lettre à Christophe.

À peine la sut-il arrivée chez Colette, Christophe accourut la voir.
Il la trouva encore absorbée et lointaine. Il en eut de la peine, mais
il ne lui la montra pas. Il avait fait maintenant à peu près le
sacrifice de son égoïsme; et cela lui donnait la clairvoyance du
cœur. Il comprit qu'elle avait un chagrin qu'elle voulait cacher; et il
s'interdit de chercher à le connaître. Il s'efforça seulement de la
distraire, en lui contant gaiement ses mésaventures, en lui faisant
part de ses travaux, de ses projets, en l'enveloppant discrètement de
son affection. Elle se sentait pénétrée par cette grande tendresse,
qui craignait de s'imposer; elle avait l'intuition que Christophe avait
deviné sa peine; et elle en était attendrie. Son cœur un peu dolent
se reposait dans le cœur de l'ami, qui lui parlait d'autre chose que de
ce qui les occupait tous deux. Et peu à peu, il vit l'ombre
mélancolique s'effacer des yeux de son amie et leur regard se faire
plus proche, encore plus proche... Si bien qu'un jour, en lui parlant,
il s'interrompit brusquement et la regarda en silence.

--Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle.

--Aujourd'hui, dit-il, vous êtes tout à fait revenue.

Elle sourit, et tout bas elle répondit:

--Oui.

Il n'était pas très facile de causer tranquillement. Ils étaient
rarement seuls. Colette les gratifiait de sa présence, plus qu'ils
n'auraient voulu. Elle était excellente, malgré tous ses travers,
sincèrement attachée à Grazia et à Christophe; mais il ne lui venait
pas à l'idée qu'elle pût les ennuyer. Elle avait bien remarqué--(ses
yeux remarquaient tout)--ce qu'elle appelait le flirt de Christophe avec
Grazia: le flirt était son élément, elle en était enchantée; elle
ne demandait qu'à l'encourager. Mais précisément, on ne le lui
demandait pas; on souhaitait qu'elle ne se mêlât pas de ce qui ne la
regardait point. Il suffisait qu'elle parût, ou fît à l'un des deux
une allusion discrète (indiscrète) à leur amitié, pour que
Christophe et Grazia prissent un air glacé et parlassent d'autre chose.
Colette cherchait à leur réserve toutes les raisons possibles, hors
une seule, la vraie. Heureusement pour les amis, elle ne pouvait tenir
en place. Elle allait et venait, entrait, sortait, surveillait tout dans
la maison, menait dix affaires à la fois. Dans l'intervalle de ses
apparitions, Christophe et Grazia, seuls avec les enfants, reprenaient
le fil de leurs innocents entretiens. Ils ne parlaient jamais des
sentiments qui les unissaient. Ils se confiaient leurs petites aventures
journalières. Grazia s'informait, avec un intérêt féminin, des
affaires domestiques de Christophe. Tout allait mal chez lui; il avait
des démêlés sans fin avec ses femmes de ménage; il était
constamment dupé, volé par ceux qui le servaient. Elle en riait, de
bon cœur, avec une compassion maternelle pour le peu de sens pratique
de ce grand enfant. Un jour que Colette venait de les quitter, après
les avoir persécutés plus longtemps qu'à l'ordinaire, Grazia soupira:

--Pauvre Colette! Je l'aime bien... Comme elle m'ennuie!...

--Je l'aime aussi, dit Christophe, si vous entendez par là qu'elle
nous ennuie.

Grazia rit:

--Écoutez... Me permettez-vous... (il n'y a décidément pas moyen
de causer en paix ici)... me permettez-vous d'aller une fois chez
vous?

Il eut un saisissement.

--Chez moi! Vous viendriez!

--Cela ne vous contrarie pas?

--Me contrarier! Ah! mon Dieu!

--Eh bien, voulez-vous mardi?

--Mardi, mercredi, jeudi, tous les jours que vous voudrez.

--Mardi, quatre heures, alors. C'est convenu.

--Vous êtes bonne, vous êtes bonne.

--Attendez. C'est à une condition.

--Une condition? À quoi bon? Tout ce que vous voulez. Vous savez
bien que je le ferai, avec ou sans conditions.

--J'aime mieux une condition.

--C'est promis.

--Vous ne savez pas quoi.

--Cela m'est égal, c'est promis. Tout ce que vous voudrez.

--Mais écoutez d'abord, entêté!

--Dites.

--C'est que d'ici là, vous ne changerez rien--rien, vous entendez,--à
votre appartement; tout restera dans le même état, exactement.

La mine de Christophe s'allonge. Il prend l'air consterné.

--Ah! ce n'est pas de jeu.

Elle rit:

--Vous voyez, voilà ce que c'est de s'engager trop vite! Mais
vous avez promis.

--Mais pourquoi voulez-vous?...

--Parce que je veux vous voir chez vous, comme vous êtes, tous
les jours, quand vous ne m'attendez pas.

--Enfin, vous me permettrez bien?...

--Rien du tout. Je ne permettrai rien.

--Au moins...

--Non, non, non, non. Je ne veux rien entendre. Ou je ne viendrai
pas, si vous le préférez...

--Vous savez bien que je consentirais à tout, pourvu que vous
veniez.

--Alors, c'est promis?

--Oui.

--J'ai votre parole?

--Oui, tyran.

--Bon tyran?

--Il n'y a pas de bon tyran; il y a des tyrans qu'on aime, et des
tyrans qu'on déteste.

--Et je suis des deux, n'est-ce pas?

--Oh non! vous n'êtes que des premiers.

--C'est joliment humiliant.

Le jour dit, elle vint. Christophe, avec son scrupule de loyauté,
n'avait pas osé ranger la moindre feuille de papier dans son
appartement en désordre: il se serait cru déshonoré. Mais il était
à la torture. Il avait honte de ce que penserait son amie. Il
l'attendait anxieusement. Elle fut exacte, elle arriva, quatre ou cinq
minutes à peine après l'heure. Elle monta l'escalier, de son petit pas
ferme. Elle sonna. Il était derrière la porte, et il ouvrit. Elle
était mise, avec une simple élégance. Au travers de sa voilette, il
vit ses yeux tranquilles. Ils se dirent: «Bonjour», à mi-voix, en se
donnant la main; elle, plus silencieuse que d'habitude; lui, gauche et
ému, se taisant pour ne pas montrer son trouble. Il la fit entrer, sans
lui dire la phrase qu'il avait préparée, afin d'excuser le désordre
de la chambre. Elle s'assit sur la meilleure chaise, et lui, auprès.

--Voilà mon cabinet de travail.

Ce fut tout ce qu'il trouva à lui dire.

Un silence. Elle regardait sans hâte, avec un sourire de bonté, elle
aussi, un peu troublée. (Plus tard, elle lui raconta qu'enfant, elle
avait pensé à venir chez lui; mais elle avait eu peur, au moment
d'entrer.) Elle était saisie de l'aspect de solitude et de tristesse de
l'appartement: l'antichambre étroite et obscure, le manque absolu de
confort, la pauvreté visible, lui serraient le cœur; elle était
pleine de pitié affectueuse pour son vieil ami, que tant de travaux,
tant de peines et quelque célébrité n'avaient pu affranchir de la
gêne des soucis matériels. Et en même temps, elle s'amusait de
l'indifférence totale au bien-être que révélait la nudité de cette
pièce, sans un tapis, sans un tableau, sans un objet d'art, sans un
fauteuil; pas d'autres meubles qu'une table, trois chaises dures et un
piano; et, mêlés à quelques livres, des papiers, des papiers partout,
sur la table, sous la table, sur le parquet, sur le piano, sur les
chaises--(elle sourit, en voyant avec quelle conscience il avait tenu
parole).

Après quelques instants, elle lui demanda:

--C'est ici--(montrant sa place)--que vous travaillez?

--Non, dit-il, c'est là.

Il indiqua le renfoncement le plus obscur de la pièce, et une chaise
basse qui tournait le dos à la lumière. Elle alla s'y mettre
gentiment, sans un mot. Ils se turent quelques minutes, et ils ne
savaient que dire. Il se leva et alla au piano. Il joua, il improvisa
pendant une demi-heure; il se sentait entouré de son amie, et un
immense bonheur lui gonflait le cœur; les yeux fermés, il joua des
choses merveilleuses. Elle comprit alors la beauté de cette chambre,
toute vêtue de divines harmonies; elle entendait, comme s'il battait en
sa poitrine, ce cœur aimant et souffrant.

Quand les harmonies se furent tues, il resta, un moment encore,
immobile, devant le piano; puis il se retourna, entendant la respiration
de son amie qui pleurait. Elle vint à lui:

--Merci, murmura-t-elle, en lui prenant la main.

Sa bouche tremblait un peu. Elle ferma les yeux. Il fit de même.
Quelques secondes, ils restèrent ainsi, la main dans la main; et
le temps s'arrêta...

Elle rouvrit les yeux et, pour se dégager de son trouble, elle
demanda:

--Voulez-vous que je voie le reste de l'appartement?

Heureux, aussi, d'échapper à son émotion, il ouvrit la porte de la
chambre voisine; mais aussitôt, il eut honte. Il y avait là un lit
de fer étroit et dur.

(Plus tard, quand il confia à Grazia qu'il n'avait jamais introduit
de maîtresse dans sa maison, elle lui dit, moqueuse:

--Je m'en doute bien; il eût fallu qu'elle eût un grand courage.

--Pourquoi?

--Pour dormir dans votre lit.)

Il y avait aussi une commode de campagne, au mur un moulage de la tête
de Beethoven, et, près du lit, dans des cadres de quelques sous, les
photographies de sa mère et d'Olivier. Sur la commode, une autre
photographie: elle. Grazia, à quinze ans. Il l'avait trouvée, à Rome,
dans un album chez elle, et il l'avait volée. Il le lui avoua, en lui
demandant pardon. Elle regarda l'image, et dit:

--Vous me reconnaissez là?

--Je vous reconnais, et je me souviens.

--Quelle aimez-vous le mieux des deux?

--Vous êtes toujours la même. Je vous aime toujours autant. Je vous
reconnais partout. Même dans vos photographies de toute petite enfant.
Vous ne savez pas quelle émotion j'éprouve à sentir dans cette
chrysalide toute votre âme, déjà. Rien ne me fait mieux connaître
que vous êtes éternelle. Je vous aime dès avant votre naissance, et
je vous aime jusqu'après que...

Il se tut. Elle resta sans répondre, amoureusement troublée. Quand
elle fut revenue dans le cabinet de travail et qu'il lui eut montré,
devant la fenêtre, le petit arbre son ami, où bavardaient les
moineaux, elle dit:

--Maintenant, savez-vous ce que nous allons faire? Nous allons goûter.
J'ai apporté le thé et les gâteaux, parce que j'ai bien pensé que
vous n'aviez rien de tout cela. Et j'ai encore apporté autre chose.
Donnez-moi votre pardessus.

--Mon pardessus?

--Oui, oui, donnez.

Elle tira de son sac des aiguilles et du fil.

--Quoi, vous voulez?

--Il y avait deux boutons, l'autre jour, dont le sort m'inquiétait.
Où en sont-ils, aujourd'hui?

--C'est vrai, je n'ai pas encore pensé à les recoudre. C'est si
ennuyeux!

--Pauvre garçon! Donnez.

--J'ai honte.

--Allez préparer le thé.

Il apporta dans la chambre la bouillotte et la lampe à alcool, pour ne
pas perdre un instant de son amie. Elle, tout en cousant, regardait du
coin de l'œil malicieusement ses gaucheries. Ils prirent le thé dans
des tasses ébréchées, qu'elle trouva affreuses, avec ménagement, et
qu'il défendit avec indignation, parce qu'elles étaient des souvenirs
de la vie commune avec Olivier.

Au moment où elle partait, il demanda:

--Vous ne m'en voulez pas?

--De quoi donc?

--Du désordre qui est ici?

Elle rit.

--Je ferai l'ordre.

Quand elle fut sur le seuil, et près d'ouvrir la porte, il s'agenouilla
devant elle, il lui baisa les pieds.

--Que faites-vous? dit-elle. Fou, cher fou! Adieu.



Il fut convenu qu'elle reviendrait, toutes les semaines, à jour fixe.
Elle lui avait fait promettre qu'il n'y aurait plus d'excentricités,
plus d'agenouillements, plus de baisements de pieds. Un calme si doux
émanait d'elle que Christophe en était pénétré, même dans ses
jours de violences; et bien que, lorsqu'il était seul, il pensât à
elle avec un désir passionné, ensemble ils étaient toujours comme de
bons camarades. Jamais il ne lui échappait un mot, un geste qui pût
inquiéter son amie.

Pour la fête de Christophe, elle habilla sa petite fille, comme
elle-même elle était, au temps où ils s'étaient rencontrés jadis,
pour la première fois; et elle fit jouer à l'enfant le morceau que
Christophe, jadis, lui faisait répéter.

Cette grâce, cette tendresse, cette bonne amitié, se mêlaient à des
sentiments contradictoires. Elle était frivole, elle aimait la
société, elle avait plaisir à être courtisée, même par des sots;
elle était assez coquette, sauf avec Christophe,--même avec
Christophe. Lorsqu'il était tendre avec elle, elle était volontiers
froide et réservée. Lorsqu'il était froid et réservé, elle se
faisait tendre et elle lui adressait d'affectueuses agaceries. La plus
honnête des femmes. Mais dans la plus honnête il y a, par moments, une
fille. Elle tenait à ménager le monde, à se conformer aux
conventions. Bien douée pour la musique, elle comprenait les œuvres de
Christophe; mais elle ne s'y intéressait pas beaucoup--(et il le savait
bien).--Pour une vraie femme latine, l'art n'a de prix qu'autant qu'il
se ramène à la vie, et la vie à l'amour... L'amour qui couve au fond
du corps voluptueux, engourdi... Qu'a-t-elle à faire des symphonies
tourmentées, des méditations tragiques, des passions intellectuelles
du Nord? Il lui faut une musique ou ses désirs cachés s'épanouissent,
avec un minimum d'efforts, un opéra qui soit la vie passionnée, sans
la fatigue des passions, un art sentimental, sensuel et paresseux.

Elle était faible et changeante; elle ne pouvait s'appliquer à une
étude sérieuse que par intermittences; il lui fallait se distraire;
rarement, elle faisait le lendemain ce qu'elle avait annoncé, la
veille. Que de puérilités, de petits caprices déconcertants! La
trouble nature de la femme, son caractère maladif et déraisonnable,
par périodes... Elle s'en rendait compte et tâchait alors de s'isoler.
Elle connaissait ses faiblesses, elle se reprochait de n'y pas mieux
résister, puisqu'elles chagrinaient son ami; quelquefois, elle lui fit,
sans qu'il le sût, de réels sacrifices; mais au bout du compte, la
nature était la plus forte. Au reste, Grazia ne pouvait souffrir que
Christophe eût l'air de lui commander; et il arriva qu'une ou deux
fois, pour affirmer son indépendance, elle fît le contraire de ce
qu'il lui demandait. Ensuite, elle le regrettait; la nuit, elle avait
des remords de ne pas rendre Christophe plus heureux; elle l'aimait
beaucoup plus qu'elle ne le lui montrait; elle sentait que cette amitié
était la meilleure part de sa vie. Comme il est ordinaire, entre deux
êtres très différents qui s'aiment, ils étaient le mieux unis, quand
ils n'étaient pas ensemble. En vérité, si un malentendu avait
séparé leurs destinées, la faute n'en était pas tout entière à
Christophe, ainsi qu'il le croyait bonnement. Même lorsque Grazia,
jadis, aimait le plus Christophe, l'eût-elle épousé? Elle lui aurait
peut-être donné sa vie; mais lui aurait-elle donné de vivre toute sa
vie avec lui? Elle savait (elle se gardait de l'avouer à Christophe)
elle savait qu'elle avait aimé son mari et qu'encore aujourd'hui,
après tout le mal qu'il lui avait fait, elle l'aimait comme jamais elle
n'avait aimé Christophe... Secrets du cœur, secrets du corps, dont on
n'est pas très fière, et qu'on cache à ceux qui vous sont chers,
autant par respect pour eux que par une pitié complaisante pour soi...
Christophe était trop homme pour les deviner; mais il lui arrivait, par
éclairs, d'entrevoir combien celle qui l'aimait le mieux tenait peu à
lui,--et qu'il ne faut compter tout à fait sur personne, sur personne,
dans la vie. Son amour n'en était pas altéré. Il n'en éprouvait
même aucune amertume. La paix de Grazia s'étendait sur lui. Il
acceptait. Ô vie, pourquoi te reprocher ce que tu ne peux donner?
N'es-tu pas très belle et très sainte, comme tu es? Il faut aimer ton
sourire, Joconde...

Christophe contemplait longuement le beau visage de l'amie; il y lisait
bien des choses du passé et de l'avenir. Durant les longues années où
il avait vécu seul, voyageant, parlant peu, mais regardant beaucoup, il
avait acquis une divination du visage humain, cette langue riche et
complexe que des siècles ont formée. Mille fois plus complexe que le
langage parlé. La race s'exprime en elle... Contrastes perpétuels
entre les lignes d'une figure et les mots qu'elle dit! Tel profil de
jeune femme, au dessin net, un peu sec, à la façon de Burne Jones,
tragique, comme rongé par une passion secrète, une jalousie, une
douleur shakespearienne... Elle parle: c'est une petite bourgeoise,
sotte comme un panier, coquette et égoïste avec médiocrité, n'ayant
aucune idée des redoutables forces inscrites dans sa chair. Cependant,
cette passion, cette violence sont en elle. Sous quelle forme se
traduiront-elles, un jour? Sera-ce par une âpreté au gain, une
jalousie conjugale, une belle énergie, une méchanceté maladive? On ne
sait. Il se peut même qu'elle les transmette à un autre de son sang,
avant que soit venue l'heure de l'explosion. Mais c'est un élément qui
plane sur la race, comme une fatalité.

Grazia aussi portait le poids de ce trouble héritage, qui, de tout le
patrimoine des vieilles familles, est ce qui risque le moins de se
dissiper en route. Elle, du moins, le connaissait. Grande force, de
savoir sa faiblesse, de se rendre, sinon maître, pilote de l'âme de la
race à laquelle on est lié, qui vous emporte comme un vaisseau,--de
faire son instrument de la fatalité, de s'en servir, comme d'une
voilure, qu'on tend ou cargue, suivant le vent. Lorsque Grazia fermait
les yeux, elle entendait en elle plus d'une voix inquiétante, dont le
timbre lui était connu. Mais dans son âme saine, les dissonances
finissaient par se fondre; elles formaient, sous la main de sa raison
harmonieuse, une musique profonde et veloutée.



Par malheur, il ne dépend pas de nous de transmettre à ceux de
notre sang, le meilleur de notre sang.

Des deux enfants de Grazia, l'une, la fillette, Aurora, qui avait onze
ans, lui ressemblait; elle était moins jolie, d'une sève un peu
rustique; elle boitait légèrement: c'était une bonne petite,
affectueuse et gaie, qui avait une excellente santé, beaucoup de bonne
volonté, peu de dons naturels, sauf celui de l'oisiveté, la passion de
ne rien faire. Christophe l'adorait. Il goûtait, en la voyant à côté
de Grazia, le charme d'un être double, qu'on saisit à la fois à deux
âges dé sa vie... Deux fleurs d'une même tige: une Sainte Famille de
Léonard, la Vierge et la sainte Anne, une gamme du même sourire. On
embrasse d'un regard l'entière floraison d'une âme féminine; et cela
est beau et mélancolique: car on la voit passer... Rien de plus naturel
pour un cœur passionné que d'aimer d'amour brûlant et chaste les deux
sœurs à la fois, ou la mère et la fille. La femme que Christophe
aimait, il eût voulu l'aimer dans toute la suite de sa race. Chacun de
ses sourires, de ses pleurs, des plis de son cher visage, n'était-il
pas un être, le ressouvenir d'une vie écoulée, avant que se fussent
ouverts ses yeux à la lumière, l'annonciateur d'un être qui viendrait
plus tard, quand ses beaux yeux seraient fermés?

Le petit garçon, Lionello, avait neuf ans. Beaucoup plus joli que sa
sœur, et d'une race plus fine, trop fine, exsangue et usée, il
ressemblait au père; il était intelligent, riche en mauvais instincts,
caressant et dissimulé. Il avait de grands yeux bleus, de longs cheveux
blonds de fille, le teint blême, la poitrine délicate, une nervosité
maladive, dont il jouait, à l'occasion, étant comédien né,
étrangement habile à trouver le faible des gens. Grazia avait pour lui
une prédilection, par cette préférence naturelle des mères pour
l'enfant moins bien portant,--aussi par cet attrait de femmes bonnes et
honnêtes pour des fils qui ne sont ni l'un ni l'autre (car en eux se
soulage toute une part de leur vie qu'elles ont refoulée). Et il s'y
mêle encore un souvenir de l'homme qui les a tait souffrir et jouir,
qu'elles ont méprisé peut-être, mais aimé. Toute cette flore
capiteuse de l'âme, qui pousse dans la serre obscure et tiède du
subconscient.

Malgré l'attention de Grazia à partager entre ses deux enfants
également sa tendresse, Aurora sentait la différence, et elle en
souffrait un peu. Christophe la devinait, elle devinait Christophe; ils
se rapprochaient, d'instinct. Au lieu qu'entre Christophe et Lionello
grondait une antipathie, que l'enfant déguisait sous une exagération
de gentillesses zézayantes,--que Christophe repoussait, comme un
sentiment honteux. Il se faisait violence; il s'efforçait de chérir
cet enfant d'un autre, comme si c'était celui qu'il lui eût été
ineffablement doux d'avoir de l'aimée. Il ne voulait pas reconnaître
la mauvaise nature de Lionello, tout ce qui lui rappelait «l'autre»;
il s'appliquait à ne trouver en lui que l'âme de Grazia. Grazia, plus
clairvoyante, ne se faisait aucune illusion sur son fils; et elle ne
l'en aimait que davantage.


Cependant, le mal, qui depuis des années couvait chez l'enfant,
éclata. La phtisie. Grazia prit la résolution d'aller s'enfermer avec
Lionello dans un sanatorium des Alpes. Christophe demanda à
l'accompagner. Pour ménager l'opinion, elle l'en dissuada. Il fut
peiné de l'importance excessive qu'elle attachait aux conventions.

Elle partit. Elle avait laissé sa fille chez Colette. Elle ne tarda pas
à se sentir terriblement isolée, parmi ces malades qui ne parlent que
de leur mal, dans cette nature sans pitié, dont le visage impassible se
dresse au-dessus des loques humaines. Pour fuir le spectacle déprimant
de ces malheureux qui, le crachoir à la main, s'épient les uns les
autres et suivent sur le voisin les progrès de la mort, elle quitta le
Palace hôpital et elle loua un chalet où elle était seule avec son
petit malade. Au lieu d'améliorer, l'altitude aggravait l'état de
Lionello. La fièvre était plus forte. Grazia passa des nuits
d'angoisses. Christophe en ressentait au loin l'intuition aiguë,
quoique son amie ne lui écrivît rien: car elle se raidissait dans sa
fierté; elle eût souhaité que Christophe fût là; mais elle lui
avait interdit de la suivre; elle ne pouvait consentir à avouer
maintenant: «Je suis trop faible, j'ai besoin de vous...»

Un soir qu'elle se tenait sur la galerie du chalet, à cette heure du
crépuscule si cruelle pour les cœurs tourmentés, elle vit... elle
crut voir sur le sentier qui montait de la station du funiculaire... Un
homme marchait, d'un pas précipité; il s'arrêtait, hésitant, le dos
un peu voûté. Il leva la tête et regarda le chalet. Elle se jeta à
l'intérieur, afin qu'il ne la vît pas; elle comprimait son cœur avec
ses mains, et, tout émue, elle riait. Bien qu'elle ne fût guère
religieuse, elle se mit à genoux, elle cacha sa figure dans ses bras:
elle avait besoin de remercier quelqu'un... Cependant, il n'arrivait
pas. Elle retourna à la fenêtre, et regarda, cachée derrière ses
rideaux. Il s'était arrêté, adossé à la barrière d'un champ, près
de la porte du chalet. Il n'osait pas entrer. Et elle, plus troublée
que lui, souriait, et disait tout bas:

--Viens... Viens...

Enfin, il se décida, et sonna. Déjà, elle était à la porte. Elle ouvrit.
Il avait les yeux d'un bon chien, qui craint d'être battu. Il dit:

--Je suis venu... Pardon...

Elle lui dit:

--Merci!

Alors, elle lui avoua combien elle l'attendait.

Christophe l'aida à soigner le petit, dont l'état empirait. Il y mit
tout son cœur. L'enfant lui témoignait une animosité irritée; il ne
prenait plus la peine de la cacher; il trouvait à dire des paroles
méchantes. Christophe attribuait tout au mal. Il avait une patience qui
ne lui était pas coutumière. Ils passèrent au chevet de l'enfant une
suite de jours pénibles, surtout une nuit de crise, au sortir de
laquelle Lionello, qui semblait perdu, fut sauvé. Et ce fut alors pour
eux un bonheur si pur,--tous deux, veillant le petit malade
endormi,--que brusquement elle se leva, elle prit son manteau à
capuchon, elle entraîna Christophe au dehors, sur la route, dans la
neige, le silence et la nuit, sous les froides étoiles. Appuyée à son
bras, aspirant avec enivrement la paix glacée du monde, ils
échangeaient à peine quelques syllabes. Nulle allusion à leur amour.
Seulement, quand ils rentrèrent, sur le pas de la porte, elle lui dit:

--Mon cher, cher ami!... les yeux illuminés de bonheur pour leur
enfant sauvé...

Ce fut tout. Mais ils sentirent que leur lien était devenu sacré.



De retour à Paris après la longue convalescence, installée dans un
petit hôtel qu'elle avait loué à Passy, elle ne prit plus aucun soin
de «ménager l'opinion»; elle se sentait le courage de la braver, pour
son ami. Leur vie était désormais si intimement mêlée qu'elle se
fût jugée lâche de cacher l'amitié qui les unissait, au
risque--inévitable--que cette amitié fût calomniée. Elle recevait
Christophe, à toute heure du jour; elle se montrait avec lui, en
promenade, au théâtre; elle lui parlait familièrement devant tous.
Personne ne doutait qu'ils ne fussent amants. Colette elle-même
trouvait qu'ils s'affichaient trop. Grazia arrêtait les allusions, d'un
sourire, et, tranquillement, passait outre.

Pourtant, elle n'avait donné à Christophe aucun droit nouveau sur
elle. Ils n'étaient rien qu'amis; il lui parlait toujours avec le même
respect affectueux. Mais entre eux, rien n'était caché; ils se
consultaient sur tout; et insensiblement, Christophe exerçait dans la
maison une sorte d'autorité familiale: Grazia l'écoutait et suivait
ses conseils. Depuis l'hiver passé dans le sanatorium, elle n'était
plus la même; les inquiétudes et les fatigues avaient éprouvé
gravement sa santé, jusque-là robuste. L'âme s'en était ressentie.
Malgré quelques retours des caprices d'antan, elle avait un je ne sais
quoi de plus sérieux, de plus recueilli, un plus constant désir
d'être bonne, de s'instruire et de ne pas faire de peine. Elle était
attendrie de l'affection de Christophe, de son désintéressement, de sa
pureté de cœur; et elle songeait à lui faire, quelque jour, le grand
bonheur qu'il n'osait plus rêver: devenir sa femme.

Jamais il n'en avait reparlé, depuis le refus qu'elle lui avait
opposé; il ne se le croyait pas permis. Mais il gardait le regret de
l'espoir impossible. Quelque respect qu'il eût pour les paroles de
l'amie, la façon désabusée dont elle jugeait le mariage ne l'avait
pas convaincu; il persistait à croire que l'union de deux êtres qui
s'aiment, d'un amour profond et pieux, est le faîte du bonheur
humain.--Ses regrets furent ravivés par la rencontre du vieux ménage
Arnaud.

Madame Arnaud avait plus de cinquante ans. Son mari, soixante-cinq ou
six. Tous deux paraissaient en avoir beaucoup plus. Lui, s'était
épaissi; elle, tout amincie, un peu ratatinée; si fluette autrefois
déjà, elle n'était plus qu'un souffle. Ils s'étaient retirés dans
une maison de province, après qu'Arnaud eut pris sa retraite. Nul lien
ne les rattachait plus au siècle que le journal qui venait, dans la
torpeur de la petite ville et de leur vie qui s'endormait, leur apporter
l'écho tardif des rumeurs du monde. Ils y lurent, une fois, le nom de
Christophe. Madame Arnaud lui écrivit quelques lignes affectueuses, un
peu cérémonieuses, pour lui dire la joie qu'ils avaient de sa gloire.
Aussitôt, il prit le train, sans s'annoncer.

Il les trouva dans leur jardin, assoupis sous le dais rond d'un frêne,
par une chaude après-midi d'été. Ils étaient comme les deux vieux
époux de Bœcklin, qui s'endorment sous la tonnelle, la main dans la
main. Le soleil, le sommeil, la vieillesse les accablent; ils tombent,
ils sont déjà plus qu'à mi-corps enfoncés dans le rêve d'au-delà.
Et, dernière lueur de vie, persiste jusqu'au bout leur tendresse, le
contact de leurs mains, de la chaleur de leur corps qui
s'éteint...--Ils eurent une grande joie de la visite de Christophe,
pour tout ce qu'il leur rappelait du passé. Ils causèrent des jours
anciens, qui de loin leur semblaient lumineux. Arnaud se complaisait à
parler; mais il avait perdu la mémoire des noms. Madame Arnaud les lui
soufflait. Elle se taisait volontiers, elle aimait mieux écouter que
parler; mais les images d'autrefois s'étaient conservées fraîches,
dans son cœur silencieux; par lueurs, elles transparaissaient, comme
des cailloux qui brillent dans un ruisseau. Il en était une, que
Christophe reconnut dans les yeux qui le regardaient, avec une
affectueuse compassion; mais le nom d'Olivier ne fut pas prononcé. Le
vieil Arnaud avait pour sa femme des attentions maladroites et
touchantes; il était soucieux qu'elle ne prit froid, qu'elle ne prît
chaud; il couvait d'un amour inquiet ce cher visage fané, dont le
sourire fatigué s'efforçait de le rassurer. Christophe les observait,
ému, avec un peu d'envie... Vieillir ensemble. Aimer dans sa compagne
jusqu'à l'usure des ans. Se dire: «Ces petits plis, près de l'œil,
sur le nez, je les connais, je les ai vus se former, je sais quand ils
sont venus. Ces pauvres cheveux gris, ils se sont décolorés, jour par
jour, avec moi, un peu par moi, hélas! Ce fin visage s'est gonflé et
rougi, à la forge des fatigues et des peines qui nous ont brûlés. Mon
âme, que je t'aime mieux encore d'avoir souffert et vieilli avec moi!
Chacune de tes rides m'est une musique du passé.»... Charmantes
vieilles gens, qui après la longue veille de la vie, côte à côte,
vont s'endormir côte à côte dans la paix de la nuit! Leur vue était
bienfaisante et douloureuse pour Christophe. Oh! que la vie, que la mort
eût été belle, ainsi!

Quand il revit Grazia, il ne put s'empêcher de lui raconter sa visite.
Il ne lui dit pas les pensées que cette visite avait éveillées. Mais
elle les lut en lui. Il était absorbé, en parlant. Il détournait les
yeux; et il se taisait, par moments. Elle le regardait, elle souriait,
et le trouble de Christophe se communiquait à elle.

Ce soir-là, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle resta à
rêver. Elle se redisait le récit de Christophe; mais l'image qu'elle
voyait au travers n'était pas celle des vieux époux endormis sous le
frêne: c'était le rêve timide et ardent de son ami. Et son cœur
était plein d'amour. Couchée, la lumière éteinte, elle pensait:

--Oui, c'est une chose absurde, absurde et criminelle, de perdre
l'occasion d'un tel bonheur. Quelle joie au monde vaut celle de rendre
heureux celui qu'on aime?... Quoi! Est-ce que je l'aime?

Elle se tut, écoutant, émue, son cœur qui répondait:

--Je l'aime.

À ce moment, une toux sèche, rauque, précipitée, éclata dans la
chambre voisine, où dormaient les enfants. Grazia dressa l'oreille;
depuis la maladie du petit, elle était toujours inquiète. Elle
l'interrogea. Il ne répondit pas et continua de tousser. Elle sauta du
lit, elle vint auprès de lui. Il était irrité, il geignait, il disait
qu'il n'était pas bien, et il s'interrompait pour tousser.

--Où as-tu mal?

Il ne répondait pas; il gémissait qu'il avait mal.

--Mon trésor, je t'en prie, dis-moi où tu as mal.

--Je ne sais pas.

--As-tu mal, ici?

--Oui. Non. Je ne sais pas. J'ai mal partout.

Là-dessus, il était pris d'une nouvelle quinte de toux, violente,
exagérée. Grazia était effrayée; elle avait le sentiment qu'il se
forçait à tousser; mais elle se le reprochait, en voyant le petit, en
sueur et haletant. Elle l'embrassait, elle lui disait de tendres
paroles, il semblait se calmer; mais aussitôt qu'elle essayait de le
quitter, il recommençait à tousser. Elle dut rester à son chevet,
grelottante: car il ne permettait même pas qu'elle s'éloignât, pour
se vêtir, il voulait qu'elle lui tînt la main; et il ne la lâcha
point, jusqu'à ce que le sommeil le prît. Alors, elle se recoucha,
glacée, inquiète, harassée. Et il lui fut impossible de retrouver ses
rêves.


L'enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pensée de sa mère.
On trouve assez souvent--mais à ce degré, rarement,--ce génie
instinctif chez des êtres du même sang: à peine ont-ils besoin de se
regarder, pour savoir ce que l'autre pense; ils le devinent, à mille
indices imperceptibles. Cette disposition naturelle, que fortifie la vie
en commun, était aiguisée, chez Lionello, par une méchanceté
toujours en éveil. Il avait la clairvoyance que donne le désir de
nuire. Il détestait Christophe. Pourquoi? Pourquoi un enfant prend-il
en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait? Souvent, c'est le hasard.
Il suffit que l'enfant ait commencé, un jour, par se persuader qu'il
déteste quelqu'un, pour en prendre l'habitude; et plus on le raisonne,
plus il s'obstine; après avoir joué la haine, il finit par haïr
vraiment. Mais il est, d'autres fois, des raisons plus profondes qui
dépassent l'esprit de l'enfant; il ne les soupçonne pas... Dès les
premiers jours qu'il avait vu Christophe, le fils du comte Berény avait
senti de l'animosité contre celui que sa mère avait aimé. On eût dit
qu'il avait eu l'intuition de l'instant précis où Grazia songea à
épouser Christophe. À partir de ce moment, il ne cessa plus de les
surveiller. Il était toujours entre eux, il refusait de quitter le
salon, lorsque Christophe venait; ou bien il s'arrangeait de façon à
faire brusquement irruption dans la pièce où ils se trouvaient
ensemble. Bien plus, quand sa mère était seule et pensait à
Christophe, il s'asseyait près d'elle; et il l'épiait. Ce regard la
gênait, la faisait presque rougir. Elle se levait, pour cacher son
trouble.--Il prenait plaisir à dire de Christophe, devant elle, des
choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle
voulait le punir, il menaçait de se rendre malade. C'était une
tactique dont il usait, avec succès depuis l'enfance. Tout petit, un
jour, qu'on l'avait grondé, il avait inventé, comme vengeance, de se
déshabiller et de se coucher nu sur le carreau, afin de prendre un gros
rhume.--Une fois que Christophe venait d'apporter une œuvre musicale
qu'il avait composée pour la fête de Grazia, Lionello s'empara du
manuscrit et le fit disparaître. On en retrouva les lambeaux
déchirés, dans un coffre à bois. Grazia perdit patience; elle gronda
sévèrement l'enfant. Alors, il pleura, cria, tapa des pieds, se roula
par terre; et il eut une crise de nerfs. Grazia, épouvantée,
l'embrassa, le supplia, promit tout ce qu'il voulut.

De ce jour, il fut le maître: car il sut qu'il l'était; et, à maintes
reprises, il eut recours à l'arme qui lui avait réussi. On ne savait
jamais jusqu'à quel point ses crises étaient naturelles, ou simulées.
Il ne se contentait plus d'en user par vengeance, quand on le
contrariait, mais par pure méchanceté, lorsque sa mère et Christophe
avaient le projet de passer la soirée ensemble. Il en vint même à
jouer ce jeu dangereux, par désœuvrement, par cabotinage, et afin
d'essayer jusqu'où allait son pouvoir. Il était d'une ingéniosité
extrême à inventer de bizarres accidents nerveux: tantôt, au milieu
d'un dîner, il était pris de tremblements convulsifs, il renversait
son verre ou cassait son assiette; tantôt, montant un escalier, sa main
s'agrippait à la rampe; ses doigts se crispaient; il prétendait qu'il
ne pouvait plus les rouvrir; ou bien, il avait une douleur lancinante au
côté, et il se roulait avec des cris; ou bien, il étouffait.
Naturellement, il finit par se donner une vraie maladie nerveuse. Mais
il n'avait pas perdu sa peine. Christophe et Grazia étaient affolés.
La paix de leurs réunions,--ces calmes causeries, ces lectures, cette
musique, dont ils se faisaient une fête,--tout cet humble bonheur
était désormais ruiné.

De loin en loin, le petit drôle leur laissait quelque répit, soit
qu'il fût fatigué de son rôle, soit que sa nature d'enfant le reprît
et qu'il pensât à autre chose. (Il était sûr maintenant d'avoir
gagné la partie.)

Alors, vite, vite, ils en profitaient. Chaque heure qu'ils dérobaient
ainsi leur était d'autant plus précieuse qu'ils n'étaient pas
certains d'en jouir jusqu'au bout. Qu'ils se sentaient près l'un de
l'autre! Pourquoi ne pouvaient-ils rester toujours ainsi?... Un jour,
Grazia elle-même avoua ce regret. Christophe lui saisit la main.

--Oui, pourquoi? demanda-t-il.

--Vous le savez bien, mon ami, dit-elle, avec un sourire navré.

Christophe le savait. Il savait qu'elle sacrifiait leur bonheur à son
fils; il savait qu'elle n'était pas dupe des mensonges de Lionello, et
pourtant qu'elle l'adorait; il savait l'égoïsme aveugle de ces
affections de famille, qui font dépenser aux meilleurs leurs réserves
de dévouement, au profit d'êtres mauvais ou médiocres de leur sang:
après quoi, il ne leur reste plus rien à donner à ceux qui en
seraient les plus dignes, à ceux qu'ils aiment le mieux, mais qui ne
sont pas de leur sang. Et bien qu'il s'en irritât, bien qu'il eût
envie, par moments, de tuer le petit monstre qui détruisait leur vie,
il s'inclinait en silence et comprenait que Grazia ne pouvait agir
autrement.

Alors, ils renoncèrent tous deux, sans récriminations inutiles. Mais
si l'on pouvait leur voler le bonheur qui leur était dû, rien ne
pouvait empêcher leurs cœurs de s'unir. Le renoncement même, le
commun sacrifice, les tenaient par des liens plus forts que ceux de la
chair. Chacun d'eux tour à tour confiait ses peines à son ami, s'en
déchargeait sur lui, et prenait en échange les peines de son ami:
ainsi, le chagrin même devenait joie. Christophe appelait Grazia «son
confesseur». Il ne lui cachait pas les faiblesses, dont son
amour-propre avait à souffrir; il s'en accusait avec une contrition
excessive; et elle apaisait en souriant les scrupules de son vieil
enfant. Il allait jusqu'à lui avouer sa gêne matérielle. Toutefois,
il ne s'y était décidé qu'après qu'il avait été bien entendu entre
eux qu'elle ne lui offrirait rien, qu'il n'accepterait d'elle rien.
Dernière barrière d'orgueil, qu'il maintint et qu'elle respecta. À
défaut du bien-être qu'il lui était interdit de mettre dans la vie de
son ami, elle s'ingéniait à y répandre ce qui avait mille fois plus
de prix pour lui: sa tendresse. Il en sentait le souffle autour de lui,
à toute heure du jour; le matin, il n'ouvrait pas les yeux, il ne les
fermait pas, le soir, sans une muette prière d'adoration amoureuse. Et
elle, quand elle s'éveillait, ou que la nuit, elle restait, comme
souvent, des heures sans dormir, elle songeait:

--Mon ami pense à moi.

Et un grand calme les entourait.



Sa santé s'était altérée. Grazia était constamment alitée, ou
devait passer des jours étendue sur une chaise longue. Christophe
venait quotidiennement causer, lire avec elle, lui montrer ses
compositions nouvelles. Elle se levait alors de sa chaise, elle allait
au piano en boitant, avec ses pieds gonflés. Elle lui jouait la musique
qu'il avait apportée. C'était la plus grande joie qu'elle pût lui
faire. De toutes les élèves qu'il avait formées, elle était, avec
Cécile, la mieux douée. Mais la musique, que Cécile sentait
d'instinct sans presque la comprendre, était pour Grazia une belle
langue harmonieuse dont elle savait le sens. Le démoniaque de la vie et
de l'art lui échappait entièrement; elle y versait la clarté de son
cœur intelligent. Cette clarté pénétrait le génie de Christophe. Le
jeu de sou amie lui faisait mieux comprendre les obscures passions qu'il
avait exprimées. Les yeux fermés, il l'écoutait, il la suivait, la
tenant par la main, dans le dédale de sa propre pensée. À vivre sa
musique au travers de l'âme de Grazia, il épousait cette âme et il la
possédait. De ce mystérieux accouplement naissaient des œuvres
musicales, qui étaient comme le fruit de leurs êtres mêlés. Il le
lui dit, un jour, en lui offrant un recueil de ses compositions,
tissées avec sa substance et celle de son amie:

--Nos enfants.

Communion de tous les instants, où ils étaient ensemble et où ils
étaient séparés; douceur des soirs passés dans le recueillement de
la vieille maison, dont le cadre semblait fait pour l'image de Grazia,
et où des domestiques silencieux et cordiaux, qui lui étaient
dévoués, reportaient sur Christophe un peu du respectueux attachement
qu'ils avaient pour leur maîtresse. Joie d'écouter à deux le chant
des heures qui passent, et de voir le flot de la vie s'écouler... La
santé chancelante de Grazia jetait sur ce bonheur une ombre
d'inquiétude. Mais malgré ses petites infirmités, elle restait si
sereine que ses souffrances cachées ne faisaient qu'ajouter à son
charme. Elle était «sa chère, souffrante, touchante amie, au lumineux
visage». Et il lui écrivait, certains soirs, au sortir de chez elle,
quand il avait le cœur gonflé d'amour et ne pouvait attendre au
lendemain pour le lui dire:

«_Liebe liebe liebe liebe liebe Grazia..._»

Cette tranquillité dura plusieurs mois. Ils pensaient qu'elle durerait
toujours. L'enfant semblait les avoir oubliés; son attention était
distraite. Mais après ce répit, il revint à eux et ne les lâcha
plus. Le diabolique petit s'était mis dans la tête de séparer sa
mère de Christophe. Il recommença ses comédies. Il n'y apportait pas
de plan prémédité. Il suivait, au jour le jour, les caprices de sa
méchanceté. Il ne se doutait pas du mal qu'il pouvait faire; il
cherchait à se désennuyer, en ennuyant les autres. Il n'eut pas de
cesse qu'il n'obtînt de Grazia qu'elle partît de Paris, qu'ils
voyageassent au loin. Grazia était sans force pour lui résister. Au
reste, les médecins lui conseillaient un séjour en Égypte. Elle
devait éviter un nouvel hiver dans un climat du Nord. Trop de choses
l'avaient ébranlée: les secousses morales des dernières années, les
soucis perpétuels causés par la santé de son fils, les longues
incertitudes, la lutte livrée en elle et dont elle ne montrait rien, le
chagrin du chagrin qu'elle faisait à son ami. Christophe, pour ne pas
ajouter aux tourments qu'il devinait, cachait ceux qu'il avait à voir
s'approcher le jour de la séparation; il ne faisait rien pour le
retarder; et ils affectaient tous deux un calme qu'ils n'avaient point,
mais qu'ils réussissaient à se communiquer l'un à l'autre.

Le jour vint. Un matin de septembre. Ils avaient ensemble quitté Paris,
au milieu de juillet, et passé les dernières semaines qui leur
restaient, en Engadine, près du pays où ils s'étaient retrouvés, il
y avait six ans déjà.

Depuis cinq jours, ils n'avaient pu sortir; la pluie tombait sans
relâche; ils étaient restés presque seuls à l'hôtel; la plupart des
voyageurs avaient fui. Ce dernier matin, la pluie cessa enfin; mais la
montagne restait vêtue de nuages. Les enfants partirent d'abord, avec
les domestiques, dans une première voiture. À son tour, elle partit.
Il l'accompagna jusqu'à l'endroit où la route descendait en lacets
rapides sur la plaine d'Italie. Sous la capote de la voiture,
l'humidité les pénétrait. Ils étaient serrés l'un contre l'autre,
et ils ne se parlaient pas; ils se regardaient à peine. L'étrange
demi-jour demi-nuit qui les enveloppait!... L'haleine de Grazia
mouillait d'une buée sa voilette. Il pressait la petite main tiède
sous le gant glacé. Leurs visages se joignirent. À travers la voilette
humide, il baisa la chère bouche.

Ils étaient arrivés au tournant du chemin. Il descendit. La voiture
s'enfonça dans le brouillard. Elle disparut. Il continuait d'entendre
le roulement des roues et les sabots du cheval. Les nappes de brumes
blanches coulaient sur les prairies. Sous le réseau serré, les arbres
transis pleuraient. Pas un souffle. Le brouillard bâillonnait la vie.
Christophe s'arrêta, suffoquant... Rien n'est plus. Tout est passé...

Il aspira largement le brouillard. Il reprit son chemin. Rien
ne passe, pour qui ne passe point.



_TROISIÈME PARTIE_



L'absence ajoute encore au pouvoir de ceux qu'on aime. Le cœur ne
retient d'eux que ce qui nous est le plus cher. L'écho de chaque parole
qui, par delà les espaces, vient de l'ami lointain, vibre dans le
silence, religieusement.

La correspondance de Christophe et de Grazia avait pris le ton grave et
contenu d'un couple qui n'en est plus à l'épreuve dangereuse de
l'amour, mais qui, l'ayant passée, se sent sûr de sa route et marche,
la main dans la main. Chacun des deux était fort pour soutenir et pour
diriger l'autre, faible pour se laisser diriger et soutenir par lui.

Christophe retourna à Paris. Il s'était promis de n'y plus revenir.
Mais que valent ces promesses! Il savait qu'il y trouverait encore
l'ombre de Grazia. Et les circonstances, conspirant avec son secret
désir contre sa volonté, lui montrèrent à Paris un devoir nouveau à
remplir. Colette, très au courant de la chronique mondaine, avait
appris à Christophe que son jeune ami Jeannin était en train de faire
des folies. Jacqueline, qui avait toujours été d'une grande faiblesse
envers son fils, n'essayait plus de le retenir. Elle passait elle-même
par une crise singulière: trop occupée de soi, pour s'occuper de lui.

Depuis la triste aventure qui avait brisé son mariage et la vie
d'Olivier, Jacqueline menait une existence très digne et retirée. Elle
se tenait à l'écart de la société parisienne qui, après lui avoir
hypocritement imposé une sorte de quarantaine, lui avait de nouveau
fait des avances, qu'elle avait repoussées. De son action elle
n'éprouvait vis-à-vis de ces gens nulle honte; elle estimait qu'elle
n'avait pas de compte à leur rendre: car ils valaient moins qu'elle; ce
qu'elle avait accompli franchement, la moitié des femmes qu'elle
connaissait le pratiquaient sans bruit, sous le couvert protecteur du
foyer. Elle souffrait seulement du mal qu'elle avait fait à son
meilleur ami, au seul qu'elle eût aimé. Elle ne se pardonnait point
d'avoir perdu, dans un monde aussi pauvre, une affection comme la
sienne.

Ces regrets, cette peine, s'atténuèrent peu à peu. Il ne subsista
plus qu'une souffrance sourde, un mépris humilié de soi et des autres,
et l'amour de son enfant. Cette affection, où se déversait tout son
besoin d'aimer, la désarmait devant lui; elle était incapable
de résister aux caprices de Georges. Pour excuser sa faiblesse,
elle se persuadait qu'elle rachetait ainsi sa faute envers Olivier.
À des périodes de tendresse exaltée succédaient des périodes
d'indifférence lassée; tantôt elle fatiguait Georges de son amour
exigeant et inquiet, tantôt elle paraissait se fatiguer de lui, et elle
le laissait tout faire. Elle se rendait compte qu'elle était une
mauvaise éducatrice, elle s'en tourmentait; mais elle n'y changeait
rien. Quand elle avait (rarement) essayé de modeler ses principes de
conduite sur l'esprit d'Olivier, le résultat avait été déplorable;
ce pessimisme moral ne convenait ni à elle, ni à l'enfant. Au fond,
elle ne voulait avoir sur son fils d'autre autorité que celle de son
affection. Et elle n'avait pas tort: car entre ces deux êtres, si
ressemblants qu'ils fussent, il n'était d'autres liens que du cœur.
Georges Jeannin subissait le charme physique de sa mère; il aimait sa
voix, ses gestes, ses mouvements, sa grâce, son amour. Mais il se
sentait, d'esprit, étranger à elle. Elle ne s'en aperçut qu'au
premier souffle de l'adolescence, lorsqu'il s'envola loin d'elle. Alors,
elle s'étonna, elle s'indigna, elle attribua cet éloignement à
d'autres influences féminines; et en voulant maladroitement les
combattre, elle ne fit que l'éloigner davantage. En réalité, ils
avaient toujours vécu, l'un à côté de l'autre, préoccupés chacun
de soucis différents et se faisant illusion sur ce qui les séparait,
grâce à une communion de sympathies et d'antipathies à fleur de peau,
dont il ne resta plus rien, quand de l'enfant (cet être ambigu, encore
tout imprégné de l'odeur de la femme) l'homme se dégagea. Et
Jacqueline disait, avec amertume, à son fils:

--Je ne sais pas de qui tu tiens. Tu ne ressembles ni à ton père,
ni à moi.

Elle achevait ainsi de lui faire sentir tout ce qui les séparait;
et il en éprouvait un secret orgueil, mêlé de fièvre inquiète.


Les générations qui se suivent ont toujours un sentiment plus vif de
ce qui les désunit que de ce qui les unit; elles ont besoin de
s'affirmer leur importance de vivre, fût-ce au prix d'une injustice ou
d'un mensonge avec soi-même. Mais ce sentiment est, suivant l'époque,
plus ou moins aigu. Dans les âges classiques où se réalise, pour un
temps, l'équilibre des forces d'une civilisation,--ces hauts plateaux
bordés de pentes rapides,--la différence de niveau est moins grande,
d'une génération à l'autre. Mais dans les âges de renaissance
ou de décadence, les jeunes hommes qui gravissent ou dévalent
la pente vertigineuse laissent loin, par derrière, ceux qui les
précédaient.--Georges, avec ceux de son âge, remontait la montagne.

Il n'avait rien de supérieur, ni par l'esprit, ni par le caractère:
une égalité d'aptitudes, dont aucune ne dépassait le niveau d'une
élégante médiocrité. Et cependant, il se trouvait, sans efforts, au
début de sa carrière, plus élevé de quelques marches que son père,
qui avait dépensé, dans sa trop courte vie, une somme incalculable
d'intelligence et d'énergie.

À peine les yeux de sa raison s'étaient ouverts au jour qu'il avait
aperçu autour de lui cet amas de ténèbres transpercées de lueurs
éblouissantes, ces monceaux de connaissances et d'inconnaissances, de
vérités ennemies, d'erreurs contradictoires, où son père avait
fiévreusement erré. Mais il avait en même temps pris conscience d'une
arme qui était en son pouvoir, et qu'Olivier n'avait jamais connue: sa
force...

D'où lui venait-elle?... Mystère de ces résurrections d'une race, qui
s'endort épuisée, et se réveille débordante, comme un torrent de
montagne, au printemps!... Qu'allait-il faire de cette force?
L'employer, à son tour, à explorer les fourrés inextricables de la
pensée moderne? Ils ne l'attiraient point. Il sentait peser sur lui la
menace des dangers qui s'y tenaient embusqués. Ils avaient écrasé son
père. Plutôt que de renouveler l'expérience et de rentrer dans la
forêt tragique, il y eût mis le feu. Il n'avait fait qu'entr'ouvrir
ces livres de sagesse ou de folie sacrée, dont Olivier s'était grisé:
la pitié nihiliste de Tolstoy, le sombre orgueil destructeur d'Ibsen,
la frénésie de Nietzsche, le pessimisme héroïque et sensuel de
Wagner. Il s'en était détourné avec un mélange de colère et
d'effroi. Il haïssait la lignée d'écrivains réalistes qui, pendant
un demi-siècle, avaient tué la joie de l'art. Il ne pouvait cependant
effacer tout à fait les ombres du triste rêve dont son enfance avait
été bercée. Il ne voulait pas regarder derrière lui; mais il savait
bien que derrière lui, l'ombre était. Trop sain pour chercher un
dérivatif à son inquiétude dans le scepticisme paresseux de l'époque
précédente, il abominait le dilettantisme des Renan et des Anatole
France, comme une dépravation de la libre intelligence, le rire sans
gaieté, l'ironie sans grandeur: moyen honteux et bon pour des esclaves,
qui jouent avec leurs chaînes, impuissants à les briser!

Trop vigoureux pour se satisfaire du doute, trop faible pour se créer
une certitude, il la voulait, il la voulait! Il la demandait, il
l'implorait, il l'exigeait. Et les éternels happeurs de popularité,
les faux grands écrivains, les faux penseurs à l'affût, exploitaient
ce magnifique désir impérieux et angoissé, en battant du tambour et
faisant du boniment pour leur orviétan. Du haut de ses tréteaux,
chacun de ces Hippocrates criait que son élixir était le seul qui fût
bon, et décriait les autres. Leurs secrets se valaient tous. Aucun de
ces marchands ne s'était donné la peine de trouver des recettes
nouvelles. Ils avaient été chercher au fond de leurs armoires des
flacons éventés. La panacée de l'un était l'Église catholique; de
l'autre, la monarchie légitime; d'un troisième, la tradition
classique. Il y avait de bons plaisants qui montraient le remède à
tous les maux dans le retour au latin. D'autres prônaient
sérieusement, avec un verbe énorme qui en imposait aux badauds, la
domination de l'esprit méditerranéen. (Ils eussent aussi bien parlé,
en un autre moment, d'un esprit atlantique!) Contre les barbares du Nord
et de l'Est, ils s'instituaient avec pompe les héritiers d'un nouvel
empire Romain... Des mots, des mots, et des mots empruntés. Un fonds de
bibliothèque, qu'ils débitaient en plein vent.--Comme tous ses
camarades, le jeune Jeannin allait de l'un à l'autre vendeur, écoutait
la parade, se laissait parfois tenter, entrait dans la baraque, en
ressortait déçu, un peu honteux d'avoir donné son argent et son
temps, pour contempler de vieux clowns dans des maillots usés. Et
pourtant, telle est la force d'illusion de la jeunesse, telle sa
certitude d'atteindre à la certitude qu'à chaque promesse nouvelle
d'un nouveau vendeur d'espérance, il se laissait reprendre. Il était
bien Français: il avait l'humeur frondeuse et un amour inné de
l'ordre. Il lui fallait un chef, et il était incapable d'en supporter
aucun: son ironie impitoyable les perçait tous à jour.

En attendant qu'il en eût trouvé un qui lui livrât le mot de
l'énigme... il n'avait pas le temps d'attendre! Il n'était pas homme
à se contenter, comme son père, de rechercher, toute sa vie, la
vérité. Sa jeune force impatiente voulait se dépenser. Avec ou sans
motif, il voulait se décider. Agir, employer, user son énergie. Les
voyages, les jouissances de l'art, la musique surtout dont il s'était
gorgé, lui avaient été d'abord une diversion intermittente et
passionnée. Joli garçon, précoce, livré aux tentations, il
découvrit de bonne heure le monde de l'amour aux dehors enchantés, et
il s'y jeta, avec un emportement de joie poétique et gourmande. Puis,
ce Chérubin, naïf et insatiable avec impertinence, se dégoûta des
femmes: il lui fallait l'action. Alors, il se livra aux sports, avec
fureur. Il essaya de tous, il les pratiqua tous. Il fut assidu aux
tournois d'escrime, aux matches de boxe; il fut champion français pour
la course et le saut en hauteur, chef d'une équipe de foot-ball. Avec
quelques jeunes fous de sa sorte, riches et casse-cou, il rivalisa de
témérité dans des courses en auto, absurdes et forcenées, de vraies
courses à la mort. Enfin, il délaissa tout pour le hochet nouveau. Il
partagea le délire des foules pour les machines volantes. Aux fêtes
d'aviation qui se tinrent à Reims, il hurla, il pleura de joie, avec
trois cent mille hommes; il se sentait uni avec un peuple entier, dans
une jubilation de foi; les oiseaux humains, qui passaient au-dessus
d'eux, les emportaient dans leur essor; pour la première fois depuis
l'aurore de la grande Révolution, ces multitudes entassées levaient
les yeux au ciel et le voyaient s'ouvrir...--À l'effroi de sa mère, le
jeune Jeannin déclara qu'il voulait se mêler à la troupe des
conquérants de l'air. Jacqueline le supplia de renoncer à cette
ambition périlleuse. Elle le lui ordonna. Il n'en fit qu'à sa tête.
Christophe, en qui Jacqueline avait cru trouver un allié, se contenta
de donner au jeune homme quelques conseils de prudence, qu'au reste il
était sûr que Georges ne suivrait point; (car il ne les eût pas
suivis, à sa place). Il ne se croyait pas permis--même s'il l'avait
pu--d'entraver le jeu sain et normal de jeûnes forces qui, contraintes
à l'inaction, se fussent tournées vers leur propre destruction.

Jacqueline ne parvenait pas à prendre son parti de voir son fils lui
échapper. En vain, elle avait cru sincèrement renoncer à l'amour,
elle ne pouvait se passer de l'illusion de l'amour; toutes ses
affections, tous ses actes en étaient teintés. Combien de mères
reportent sur leur fils l'ardeur secrète qu'elles n'ont pu dépenser
dans le mariage--et hors du mariage! Et lorsqu'elles voient ensuite avec
quelle facilité ce fils se passe d'elles, lorsqu'elles comprennent
brusquement qu'elles ne lui sont plus nécessaires, elles passent par
une crise du même ordre que celle où les a jetées la trahison de
l'amant, la désillusion de l'amour.--Ce fut pour Jacqueline un nouvel
écroulement. Georges n'en remarqua rien. Les jeunes gens ne se doutent
pas des tragédies du cœur qui se déroulent autour d'eux: ils n'ont
pas le temps dé s'arrêter pour voir: un instinct d'égoïsme les
avertit de passer tout droit, sans tourner la tête.

Jacqueline dévora seule cette nouvelle douleur. Elle n'en sortit que
quand la douleur se fut usée. Usée avec son amour. Elle aimait
toujours son fils, mais d'une affection lointaine, désabusée, qui se
savait inutile et se désintéressait d'elle-même et de lui. Elle
traîna ainsi une morne et misérable année, sans qu'il y prît garde.
Et puis, ce malheureux cœur, qui ne pouvait ni mourir ni vivre sans
amour, il fallut qu'il inventât un objet à aimer. Elle tomba au
pouvoir d'une étrange passion, qui visite fréquemment les âmes
féminines, et surtout, dirait-on, les plus nobles, les plus
inaccessibles, quand vient la maturité et que le beau fruit de la vie
n'a pas été cueilli. Elle fit la connaissance d'une femme qui, dès
leur première rencontre, la soumit à son pouvoir mystérieux
d'attraction.

C'était une religieuse, à peu près de son âge. Elle s'occupait
d'œuvres de charité. Une femme grande, forte, un peu corpulente;
brune, de beaux traits accusés, les yeux vifs, Une bouche large et fine
qui souriait toujours, le menton impérieux. D'intelligence remarquable,
nullement sentimentale; une malice paysanne, un sens précis des
affaires, allié à une imagination méridionale qui aimait à voir
grand, mais savait en même temps voir à l'échelle exacte, quand
c'était nécessaire; un mélange savoureux de haut mysticisme et de
rouerie de vieux notaire. Elle avait l'habitude de la domination et
l'exerçait naturellement. Jacqueline fut aussitôt prise. Elle se
passionna pour l'œuvre. Elle le croyait, du moins. Sœur Angèle savait
à qui la passion s'adressait; elle était accoutumée à en provoquer
de semblables; sans paraître les remarquer, elle savait froidement les
utiliser au service de l'œuvre et à la gloire de Dieu. Jacqueline
donna son argent, sa volonté, son cœur. Elle fut charitable, elle
crut, par amour.

On ne tarda pas à remarquer la fascination qu'elle subissait. Elle
était la seule à ne pas s'en rendre compte. Le tuteur de Georges
s'inquiéta. Georges, trop généreux et trop étourdi pour se soucier
des questions d'argent, s'aperçut lui-même de l'emprise exercée sur
sa mère; et il en fut choqué. Il essaya, trop tard, de reprendre avec
elle son intimité passée; il vit qu'un rideau s'était tendu entre
eux; il en accusa l'influence occulte, et il conçut contre celle qu'il
nommait une intrigante, non moins que contre Jacqueline, une irritation
qu'il ne déguisa point; il n'admettait pas qu'une étrangère eût pris
sa place dans un cœur qu'il avait cru son bien naturel. Il ne se disait
pas que si la place était prise, c'est qu'il l'avait laissée. Au lieu
de tenter de la reconquérir, il fut maladroit et blessant. Entre la
mère et le fils, tous deux impatients, passionnés, il y eut échange
de paroles vives; la scission s'accentua. Sœur Angèle acheva
d'établir son pouvoir sur Jacqueline; et Georges s'éloigna, la bride
sur le cou. Il se jeta dans une vie active et dissipée. Il joua, il
perdit des sommes considérables; il mettait une forfanterie dans ses
extravagances, à la fois par plaisir, et afin de répondre aux
extravagances de sa mère.--Il connaissait les Stevens-Delestrade.
Colette n'avait pas manqué de remarquer le joli garçon et d'essayer
sur lui l'effet de ses charmes, qui ne désarmaient point. Elle était
au courant des équipées de Georges; elle s'en amusait. Mais le fonds
de bon sens et de bonté réelle, cachés sous sa frivolité, lui fit
voir le danger que courait le jeune fou. Et comme elle savait bien que
ce n'était pas elle qui serait capable de l'en préserver, elle avertit
Christophe, qui revint aussitôt.



Christophe était le seul qui eût quelque influence sur le jeune
Jeannin. Influence limitée et bien intermittente, mais d'autant plus
remarquable qu'on avait peine à l'expliquer. Christophe appartenait b
cette génération de la veille, contre laquelle Georges et ses
compagnons réagissaient avec violence. Il était un des plus hauts
représentants de cette époque tourmentée, dont l'art et la pensée
leur inspiraient une hostilité soupçonneuse. Il restait inaccessible
aux Évangiles nouveaux et aux amulettes des petits prophètes et des
vieux griots, qui offraient aux bons jeunes gens la recette infaillible
pour sauver le monde, Rome et la France. Il demeurait fidèle à une
libre foi, libre de toutes les religions, libre de tous les partis,
libre de toutes les patries,--qui n'était plus de mode,--ou ne l'était
pas redevenue. Enfin, si dégagé qu'il fût des questions nationales,
il était un étranger à Paris, dans un temps où tous les étrangers
semblaient, aux naturels de tous les pays, des barbares.

Et pourtant, le petit Jeannin, joyeux, léger, ennemi des
trouble-fêtes, fougueusement épris du plaisir, des jeux violents,
facilement dupé par la rhétorique de son temps, inclinant par vigueur
de muscles et paresse d'esprit aux brutales doctrines de l'Action
Française, nationaliste, royaliste, impérialiste,--(il ne savait pas
trop)--ne respectait au fond qu'un seul homme: Christophe. Sa précoce
expérience et le tact très fin qu'il tenait de sa mère lui avaient
fait juger (sans que sa bonne humeur en fût altérée) le peu que
valait ce monde dont il ne pouvait se passer, et la supériorité de
Christophe. Il se grisait en vain de mouvement et d'action, il ne
pouvait pas renier l'héritage paternel. D'Olivier lui venait, par
brusques et brefs accès, une inquiétude vague, le besoin de trouver,
de fixer un but à son action. Et d'Olivier aussi, peut-être, lui
venait ce mystérieux instinct qui l'attirait vers celui qu'Olivier
avait aimé.

Il allait voir Christophe. Expansif et un peu bavard, il aimait à se
confier. Il ne s'inquiétait pas de savoir si Christophe avait le temps
de l'écouter. Christophe écoutait pourtant, et il ne manifestait aucun
signe d'impatience. Il lui arrivait seulement d'être distrait, quand la
visite le surprenait au milieu d'un travail. C'était l'affaire de
quelques minutes, pendant lesquelles l'esprit s'évadait, pour ajouter
un trait à l'œuvre intérieure; puis, il revenait auprès de Georges,
qui ne s'était pas aperçu de l'absence. Il s'amusait de son escapade,
comme quelqu'un qui rentre sur la pointe des pieds, sans qu'on
l'entende. Mais Georges, une ou deux fois, le remarqua, et dit avec
indignation:

--Mais tu ne m'écoutes pas!

Alors, Christophe était honteux; et docilement, il se remettait a
suivre l'impatient narrateur, en redoublant d'attention, pour se faire
pardonner. La narration ne manquait pas de drôlerie; et Christophe ne
pouvait s'empêcher de rire, au récit de quelque fredaine: car Georges
racontait tout; il était d'une franchise désarmante.

Christophe ne riait pas toujours. La conduite de Georges lui était
souvent pénible. Christophe n'était pas un saint; il ne se croyait le
droit de faire la morale à personne. Les aventures amoureuses de
Georges, la scandaleuse dissipation de sa fortune en des sottises,
n'étaient pas ce qui le choquait le plus. Ce qu'il avait le plus de
peine à pardonner, c'était la légèreté d'esprit que Georges
apportait à ses fautes: certes, elles ne lui pesaient guère; il les
trouvait naturelles. Il avait de la moralité une autre conception que
Christophe. Il était de cette espèce de jeunes gens qui ne voient dans
les rapports entre les sexes qu'un libre jeu, dénué de tout caractère
moral. Une certaine franchise et une bonté insouciante étaient tout le
bagage suffisant d'un honnête homme. Il ne s'embarrassait pas des
scrupules de Christophe. Celui-ci s'indignait. Il avait beau se
défendre d'imposer aux autres sa façon de sentir, il n'était pas
tolérant; sa violence de naguère n'était qu'à demi domptée. Il
éclatait parfois. Il ne pouvait s'empêcher de taxer de malpropretés
certaines intrigues de Georges, et il le lui disait crûment. Georges
n'était pas plus patient. Il y avait entre eux des scènes assez vives.
Ensuite, ils ne se voyaient plus pendant des semaines. Christophe se
rendait compte que ces emportements n'étaient pas faits pour changer la
conduite de Georges, et qu'il y a quelque injustice à vouloir soumettre
la moralité d'une époque à la mesure des idées morales d'une autre
génération. Mais c'était plus fort que lui: à la première occasion,
il recommençait. Comment douter de la foi pour qui l'on a vécu? Autant
renoncer à la vie! À quoi sert de se guinder à penser autrement qu'on
ne pense, pour ressembler au voisin, ou pour le ménager? C'est se
détruire soi-même, sans profit pour personne. Le premier devoir est
d'être ce qu'on est. Oser dire: «Ceci est bien, cela est mal.» On
fait plus de bien aux faibles, en étant fort, qu'en devenant faible
comme eux. Soyez indulgent, si vous voulez, pour les faiblesses
commises. Mais jamais ne transigez avec une faiblesse, à commettre!...

Oui; mais Georges se gardait bien de consulter Christophe sur ce qu'il
allait faire:--(le savait-il lui-même?)--il ne lui parlait de rien que
lorsque c'était fait.--Alors?... Alors, que restait-il, qu'à regarder
le polisson, avec un muet reproche, en haussant les épaules et
souriant, comme un vieil oncle qui sait qu'on ne l'écoutera pas?

Ces jours-là, il se faisait un silence de quelques instants. Georges
regardait les yeux de Christophe, qui semblaient venir de très loin. Et
il se sentait tout petit garçon devant eux. Il se voyait; comme il
était, dans le miroir de ce regard pénétrant, où s'allumait une
lueur de malice; et il n'en était pas très fier. Christophe se servait
rarement contre Georges des confidences que celui-ci venait de lui
faire; on eût dit qu'il ne les avait pas entendues. Après le dialogue
muet de leurs yeux, il hochait la tête railleusement; puis, il se
mettait à raconter une histoire qui paraissait n'avoir aucun rapport
avec ce qui précédait: une histoire de sa vie, ou de quelque autre
vie, réelle ou fictive. Et Georges voyait peu à peu ressurgir, sous
une lumière nouvelle, exposé en fâcheuse et burlesque posture, son
Double (il le reconnaissait), passant par des erreurs analogues aux
siennes. Impossible de ne pas rire de soi et de sa piteuse figure.
Christophe n'ajoutait pas de commentaire. Ce qui faisait plus d'effet
encore que l'histoire, c'était la puissante bonhomie du narrateur. Il
parlait de lui, comme des autres, avec le même détachement, le même
humour jovial et serein. Ce calme en imposait à Georges. C'était ce
calme qu'il venait chercher. Quand il s'était déchargé de sa
confession bavarde, il était comme quelqu'un qui s'étend et
s'étire, à l'ombre d'un grand arbre, par une après-midi d'été.
L'éblouissement fiévreux du jour brûlant tombait. Il sentait planer
sur lui la paix des ailes protectrices. Près de cet homme qui portait,
avec tranquillité, le poids d'une lourde vie, il était à l'abri de
ses propres agitations. Il goûtait un repos, à l'entendre parler. Loi
non plus, il n'écoutait pas toujours; il laissait son esprit
vagabonder; mais, où qu'il s'égarât, le rire de Christophe était
autour de lui.

Cependant, les idées de son vieil ami lui restaient étrangères. Il se
demandait comment Christophe pouvait s'accommoder de sa solitude d'âme,
se priver de toute attache à un parti artistique, politique, religieux,
à tout groupement humain. Il le lui demandait: «N'éprouvait-il jamais
le besoin de s'enfermer dans un camp?»

--S'enfermer! disait Christophe, en riant. N'est-on pas bien,
dehors? Et c'est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme
de grand air?

--Ah! ce n'est pas la même chose pour le corps et pour l'esprit,
répondait Georges. L'esprit a besoin de certitude; il a besoin de
penser avec les autres, d'adhérer à des principes admis par tous les
hommes d'un même temps. J'envie les gens d'autrefois, ceux des âges
classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du
passé.

--Poule mouillée! dit Christophe. Qu'est-ce qui m'a donné des
découragés pareils!

--Je ne suis pas découragé, protesta Georges avec indignation.
Aucun de nous ne l'est.

--Il faut que voua le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous.
Quoi! vous avez besoin d'un ordre, et vous ne pouvez pas le faire
vous-mêmes? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos
arrière-grand'mères! Bon Dieu! marchez tout seuls!

--Il faut s'enraciner, dit Georges, tout fier de répéter un des
ponts-neufs du temps.

--Pour s'enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin
d'être en caisse? La terre est là, pour tous. Enfonces-y tes racines.
Trouve tes lois. Cherche en toi.

--Je n'ai pas le temps, dit Georges.

--Tu as peur, répéta Christophe.

Georges se révolta; mais il finit par convenir qu'il n'avait aucun
goût à regarder au fond de soi; il ne comprenait pas le plaisir qu'on
y pouvait trouver: à se pencher sur ce trou noir, on risquait d'y
tomber.

--Donne-moi la main, disait Christophe.

Il s'amusait à entr'ouvrir la trappe, sur sa vision réaliste et
tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le ventail,
en riant.

--Comment pouvez-vous vivre ainsi? demandait Georges.

--Je vis, et je suis heureux, disait Christophe.

--Je mourrais, si j'étais forcé de voir cela toujours.

Christophe lui tapait sur l'épaule:

--Voilà nos fameux athlètes!... Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne
te sens pas la tête assez solide. Rien ne t'y force, après tout. Va de
l'avant, mon petit! Mais pour cela, qu'as-tu besoin d'un maître qui te
marque à l'épaule, comme un bétail? Quel mot d'ordre attends-tu? Il y
a longtemps que le signal est donné. Le boute-selle a sonné, la
cavalerie est en marche. Ne t'occupe que de ton cheval, À ton rang! Et
galope!

--Mais où vais-je? dit Georges.

--Où va ton escadron, à la conquête du monde. Emparez-vous de l'air,
soumettez les éléments, enfoncez les derniers retranchements de la
nature, faites reculer l'espace, faites reculer la mort...

«_Expertus vacuum Daedalus aera..._»


... Champion du latin, connais-tu cela, dis-moi? Es-tu seulement
capable de m'expliquer ce que cela veut dire?

«_Perrupit Acheronta..._»


... Voilà votre lot à vous. Heureux _conquistadores!_...


Il montrait si clairement le devoir d'action héroïque, échu à la
génération nouvelle, que Georges, étonné, disait:

--Mais si vous sentez cela, pourquoi ne venez-vous pas avec nous?

--Parce que j'ai une autre tâche. Va, mon petit, fais ton œuvre.
Dépasse-moi, si tu peux. Moi, je reste ici, et je veille... Tu as lu ce
conte des Mille-et-Une Nuits, où un génie, haut comme une montagne,
est enfermé dans une boîte, sous le sceau de Salomon?... Le génie est
ici, dans le fond de notre âme, cette âme sur laquelle tu as peur de
te pencher. Moi et ceux de mon temps, nous avons passé notre vie à
lutter avec lui; nous ne l'avons pas vaincu; il ne nous a pas vaincus.
À présent, nous et lui, nous reprenons haleine; et nous nous
regardons, sans rancune et sans peur, satisfaits des combats que nous
nous sommes livrés, et attendant qu'expire la trêve consentie. Vous,
profitez de la trêve pour refaire vos forces et pour cueillir la
beauté du monde! Soyez heureux, jouissez de l'accalmie. Mais
souvenez-vous qu'un jour, vous ou ceux qui seront vos fils, au retour de
vos conquêtes, il faudra que vous reveniez à cet endroit où je suis
et que vous repreniez le combat, avec des forces neuves, contre celui
qui est là et près de qui je veille. Et le combat durera, entrecoupé
de trêves, jusqu'à ce que l'un des deux ait été terrassé. À vous,
d'être plus forts et plus heureux que nous!...--En attendant, fais du
sport, si tu veux; aguerris tes muscles et ton cœur; et ne sois pas
assez fou pour dilapider en niaiseries ta vigueur impatiente: tu es d'un
temps (sois tranquille!) qui en trouvera l'emploi.



Georges ne retenait pas grand'chose de ce que lui disait Christophe. Il
était d'esprit assez ouvert pour que les pensées de Christophe y
entrassent; mais elles en ressortaient aussitôt. Il n'était pas au bas
de l'escalier qu'il avait tout oublié. Il n'en demeurait pas moins sous
une impression de bien-être, qui persistait, alors que le souvenir de
ce qui l'avait produite était depuis longtemps effacé. Il avait pour
Christophe une vénération. Il ne croyait à rien de ce que Christophe
croyait. (Au fond, il riait de tout, il ne croyait à rien.) Mais il
eût cassé la tête à qui se fût permis de dire du mal de son vieil
ami.

Par bonheur, on ne le lui disait pas: sans quoi, il aurait eu
fort à faire.


Christophe avait bien prévu la saute de vent prochaine. Le nouvel
idéal de la jeune musique française était différent du sien; mais
tandis que c'était une raison de plus pour que Christophe eût de la
sympathie pour elle, elle n'en avait aucune pour lui. Sa vogue auprès
du public n'était pas faite pour le réconcilier avec les plus affamés
de ces jeunes gens; ils n'avaient pas grand'chose dans le ventre; et
leurs crocs, d'autant plus, étaient longs et mordaient. Christophe ne
s'émouvait pas de leurs méchancetés.

--Quel cœur ils y mettent! disait-il. Ils se font les dents,
ces petits...

Il n'était pas loin de les préférer à ces autres petits chiens, qui
le flagornaient, parce qu'il avait du succès,--ceux dont parle
d'Aubigné, qui, «_lorsqu'un matin a mis la tête dans un pot de
beurre, lui viennent lécher les barbes par congratulation_».

Il avait une pièce reçue à l'Opéra. À peine acceptée, on la mit en
répétitions. Un jour, Christophe apprit, par des attaques de journaux,
que pour faire passer son œuvre, on avait remis aux calendes la pièce
d'un jeune compositeur, qui devait être jouée. Le journaliste
s'indignait de cet abus de pouvoir, dont il rendait responsable
Christophe.

Christophe vit le directeur, et lui dit:

--Vous ne m'aviez pas prévenu. Cela ne se fait point. Vous allez
monter d'abord l'opéra que vous aviez reçu avant le mien.

Le directeur s'exclama, se mit à rire, refusa, couvrit de flatteries
Christophe, son caractère, ses œuvres, sou génie, traita l'œuvre de
l'autre avec le dernier mépris, assura qu'elle ne valait rien et
qu'elle ne ferait pas un sou.

--Alors, pourquoi l'avez-vous reçue?

--On ne fait pas tout ce qu'on veut. Il faut bien donner, de loin en
loin, un semblant de satisfaction à l'opinion. Autrefois, ces jeunes
gens pouvaient crier; personne ne les entendait. À présent, ils
trouvent moyen d'ameuter contre nous une presse nationaliste, qui
braille à la trahison et nous appelle mauvais Français, quand on a le
malheur de ne pas s'extasier devant leur jeune école. La jeune école!
Parlons-en!... Voulez-vous que je vous dise? J'en ai plein le dos! Et le
public, aussi. Ils nous rasent, avec leurs _Oremus!_... Pas de sang dans
les veines; des petits sacristains qui vous chantent la messe; quand ils
font des duos d'amour, on dirait des _De profundis_... Si j'étais
assez sot pour monter les pièces qu'on m'oblige à recevoir, je
ruinerais mon théâtre. Je les reçois: c'est tout ce qu'on peut me
demander.--Parlons de choses sérieuses. Vous, vous faites des salles
pleines...

Les compliments reprirent.

Christophe l'interrompit net, et dit avec colère:

--Je ne suis pas dupe. Maintenant que je suis vieux et un homme
«arrivé», vous vous servez de moi, pour écraser les jeunes. Lorsque
j'étais jeune, vous m'auriez écrasé comme eux. Vous jouerez la pièce
de ce garçon, ou je retire la mienne.

Le directeur leva les bras au ciel, et dit:

--Vous ne voyez donc pas que si nous faisions ce que vous voulez, nous
aurions l'air de céder à l'intimidation de leur campagne de presse?

--Que m'importe? dit Christophe.

--À votre aise! Vous en serez la première victime.

On mit à l'étude l'œuvre du jeune musicien, sans interrompre les
répétitions de l'œuvre de Christophe. L'une était en trois actes,
l'autre en deux; on convint de les donner dans le même spectacle.
Christophe vit son protégé; il avait voulu être le premier à lui
annoncer la nouvelle. L'autre se confondit en promesses de
reconnaissance éternelle.

Naturellement, Christophe ne put faire que le directeur ne donnât tous
ses soins à sa pièce. L'interprétation, la mise en scène de l'autre
furent sacrifiées. Christophe n'en sut rien. Il avait demandé à
suivre quelques répétitions de l'œuvre du jeune homme; il l'avait
trouvée bien médiocre; il avait hasardé deux ou trois conseils: ils
avaient été mal reçus; il s'en était tenu là et il ne s'en mêlait
plus. D'autre part, le directeur avait fait admettre au nouveau-venu la
nécessité de quelques coupures, s'il voulait que sa pièce passât
sans retard. Ce sacrifice, d'abord aisément consenti, ne tarda pas à
sembler douloureux à l'auteur.

Le soir de la représentation arrivé, la pièce du débutant n'eut
aucun succès; celle de Christophe fit grand bruit. Quelques journaux
déchirèrent Christophe; ils parlaient d'un coup monté, d'un complot
pour écraser un jeune et grand artiste français; ils disaient que son
œuvre avait été mutilée, pour complaire au maitre allemand, qu'ils
représentaient bassement jaloux de toutes les gloires naissantes.
Christophe haussa les épaules, pensant:

--Il va répondre.

«Il» ne répondit pas. Christophe lui envoya un des entrefilets,
avec ces mots:

--Vous avez lu?

L'autre écrivit:

--Comme c'est regrettable! Ce journaliste a toujours été si
délicat pour moi! Vraiment, je suis fâché. Le mieux est de ne pas
faire attention.

Christophe rit, et pensa:

--Il a raison, le petit pleutre.

Et il en jeta le souvenir dans ce qu'il nommait ses «oubliettes».

Mais le hasard voulut que Georges, qui lisait rarement les journaux et
qui les lisait mal, à part les articles de sport, tombât cette fois
sur les attaques les plus violentes contre Christophe. Il connaissait le
journaliste. Il alla au café où il était sûr de le rencontrer, l'y
trouva, le calotta, eut un duel avec lui, et lui égratigna rudement
l'épaule avec son épée.

Le lendemain, en déjeunant, Christophe apprit l'affaire, par une lettre
d'ami. Il en fut suffoqué. Il laissa son déjeuner et courut chez
Georges. Georges lui-même ouvrit. Christophe entra, comme un ouragan,
le saisit par les deux bras, et, le secouant avec colère, il se mit à
l'accabler sous une volée de reproches furibonds.

--Animal! criait-il, tu t'es battu pour moi! Qui t'a donné la
permission? Un gamin, un étourneau, qui se mêle de mes affaires!
Est-ce que je ne suis pas capable de m'en occuper, dis-moi? Te voilà
bien avancé! Tu as fait à ce gredin l'honneur de te battre avec lui.
C'est tout ce qu'il demandait. Tu en as fait un héros. Imbécile! Et si
le hasard avait voulu... (Je suis sûr que tu t'es jeté là-dedans, en
écervelé, comme toujours)... si tu avais été tué!... Malheureux! je
ne te l'aurais pardonné, de ta vie!...

Georges, qui riait comme un fou, à cette dernière menace tomba
dans un tel accès d'hilarité qu'il en pleurait:

--Vieil ami, que tu es drôle! Ah! tu es impayable! Voilà que tu
m'injuries, pour t'avoir défendu! Une autre fois, je t'attaquerai.
Peut-être que tu m'embrasseras.

Christophe s'interrompit; il étreignit Georges, l'embrassa sur les
deux joues, et puis, une seconde fois encore, et il dit:

--Mon petit!... Pardon. Je suis une vieille bête... Mais aussi, cette
nouvelle m'a bouleversé le sang. Quelle idée de te battre! Est-ce
qu'on se bat avec ces gens? Tu vas me promettre tout de suite que tu ne
recommenceras plus jamais.

--Je ne promets rien du tout, dit Georges. Je fais ce qui me plaît.

--Je te le défends, entends-tu. Si tu recommences, je ne veux
plus te voir, je te désavoue dans les journaux, je te...

--Tu me déshérites, c'est entendu.

--Voyons, Georges, je t'en prie... À quoi cela sert-il?

--Mon bon vieux, tu vaux mille fois mieux que moi, et tu sais infiniment
plus de choses; mais pour ces canailles-là, je les connais mieux que
toi. Sois tranquille, cela servira; ils tourneront maintenant plus de
sept fois dans leur bouche leur langue empoisonnée, avant de
t'injurier.

--Eh! que me font ces oisons? Je me moque de ce qu'ils peuvent dire.

--Mais moi, je ne m'en moque pas. Mêle-toi de ce qui te regarde!

Dès lors, Christophe fut dans des transes qu'un article nouveau
n'éveillât la susceptibilité de Georges. Il y avait quelque comique
à le voir, les jours qui suivirent, s'attabler au café et dévorer les
journaux, lui qui ne les lisait jamais, tout prêt, au cas où il y eût
trouvé un article injurieux, à faire n'importe quoi (une bassesse, au
besoin), pour empêcher que ces lignes ne tombassent sous les yeux de
Georges. Après une semaine, il se rassura. Le petit avait raison. Son
geste avait donné à réfléchir, pour le moment, aux aboyeurs.--Et
Christophe, tout en bougonnant contre le jeune fou qui lui avait fait
perdre huit jours de travail, se disait qu'après tout il n'avait guère
le droit de lui faire la leçon. Il se souvenait de certain jour, il n'y
avait pas si longtemps, où lui-même s'était battu, à cause
d'Olivier. Et il croyait entendre Olivier, qui disait:

--Laisse, Christophe, je te rends ce que tu m'as prêté!



Si Christophe prenait aisément son parti des attaques contre lui,
un autre était fort loin de ce désintéressement ironique. C'était
Emmanuel.

L'évolution de la pensée européenne allait grand train. On eût dit
qu'elle s'accélérait avec les inventions mécaniques et les moteurs
nouveaux. La provision de préjugés et d'espoirs, qui suffisait
naguère à nourrir vingt ans d'humanité, était brûlée en cinq ans.
Les générations d'esprits galopaient, les unes derrière les autres,
et souvent par-dessus: le Temps sonnait la charge.--Emmanuel était
dépassé.

Le chantre des énergies françaises n'avait jamais renié l'idéalisme
de son maître, Olivier. Si passionné que fût son sentiment national,
il se confondait avec son culte de la grandeur morale. S'il annonçait
dans ses vers, d'une voix éclatante, le triomphe de la France, c'était
qu'il adorait en elle, par un acte de foi, la pensée la plus haute de
l'Europe actuelle, l'Athéna Niké, le Droit victorieux qui prend sa
revanche de la Force.--Et voici que la Force s'était réveillée, au
cœur même du Droit; et elle resurgissait, dans sa fauve nudité. La
génération nouvelle, robuste et aguerrie, aspirait au combat et avait,
avant la victoire, une mentalité de vainqueur. Elle était orgueilleuse
de ses muscles, de sa poitrine élargie, de ses sens vigoureux et
affamés de jouir, de ses ailes d'oiseau de proie qui plane sur les
plaines; il lui tardait de s'abattre et d'essayer ses serres. Les
prouesses de la race, les vols fous par-dessus les Alpes et les mers,
les chevauchées épiques à travers les sables africains, les nouvelles
croisades, pas beaucoup moins mystiques, pas beaucoup plus intéressées
que celles de Philippe-Auguste et de Villehardouin, achevaient de
tourner la tête à la nation. Ces enfants qui n'avaient jamais vu la
guerre que dans des livres n'avaient point de peine à lui prêter des
beautés. Ils se faisaient agressifs. Las de paix et d'idées, ils
célébraient «l'enclume des batailles», sur laquelle l'action aux
poings sanglants reforgerait, un jour, la puissance française. Par
réaction contre l'abus écœurant des idéologies, ils érigeaient le
mépris de l'idéal en profession de foi. Ils mettaient de la
forfanterie à exalter le bon sens borné, le réalisme violent,
l'égoïsme national, sans pudeur, qui foule aux pieds la justice des
autres et les autres nationalités, quand c'est utile à la grandeur
delà patrie. Ils étaient xénophobes, antidémocrates, et--même les
plus incroyants--prônaient le retour au catholicisme, par besoin
pratique de «canaliser l'absolu», d'enfermer l'infini sous la garde
d'une puissance d'ordre et d'autorité. Ils ne se contentaient pas de
dédaigner--ils traitaient en malfaiteurs publics les doux radoteurs de
la veille, les songes-creux idéalistes, les penseurs humanitaires.
Emmanuel était du nombre, aux yeux de ces jeunes gens. Il en souffrait
cruellement, et il s'en indignait.

De savoir que Christophe était victime, comme lui,--plus que lui,--de
cette injustice, le lui rendit sympathique. Par sa mauvaise grâce, il
l'avait découragé de venir le voir. Il était trop orgueilleux pour
paraître le regretter, en se mettant à sa recherche. Mais il réussit
à le rencontrer, comme par hasard, et il se fit faire les premières
avances. Après quoi, son ombrageuse susceptibilité étant en repos, il
ne cacha pas le plaisir qu'il avait aux visites de Christophe. Dès
lors, ils se réunirent souvent, soit chez l'un, soit chez l'autre.

Emmanuel confiait à Christophe sa rancœur. Il était exaspéré des
critiques; et, trouvant que Christophe ne s'en émouvait pas assez, il
lui faisait lire sur son propre compte des appréciations de journaux.
Ou y accusait Christophe de ne pas savoir la grammaire de son art,
d'ignorer l'harmonie, d'avoir pillé ses confrères, et de déshonorer
la musique. On l'y nommait: «Ce vieil agité»... On y disait: «Nous
en avons assez, de ces convulsionnaires! Nous sommes l'ordre, la raison,
l'équilibre classique...»

Christophe s'en divertissait.

--C'est la loi, disait-il. Les jeunes gens jettent les vieux dans la
fosse... De mon temps, il est vrai, on attendait qu'un homme eût
soixante ans, pour le traiter de vieillard. On va plus vite,
aujourd'hui... La télégraphie sans fil, les aéroplanes... Une
génération est plus vite fourbue... Pauvres diables! ils n'en ont pas
pour longtemps! Qu'ils se hâtent de nous mépriser et de se pavaner, au
soleil!

Mais Emmanuel n'avait pas cette belle santé. Intrépide de pensée, il
était en proie à ses nerfs maladifs; âme ardente en un corps
rachitique, il lui fallait le combat, et il n'était pas fait pour le
combat. L'animosité de certains jugements le blessait, jusqu'au sang.

--Ah! disait-il, si les critiques savaient le mal qu'ils font aux
artistes, par un de ces mots injustes jetés au hasard, ils auraient
honte de leur métier.

--Mais ils le savent, mon bon ami. C'est leur raison de vivre. Il
faut bien que tout le monde vive.

--Ce sont des bourreaux. On est ensanglanté par la vie, épuisé par la
lutte qu'il faut livrer à l'art. Au lieu de vous tendre la main, de
parler de vos faiblesses avec miséricorde, de vous aider
fraternellement à les réparer, ils sont là, qui, les mains dans leurs
poches, vous regardent hisser votre charge sur la pente, et qui disent:
«Pourra pas!...» Et quand on est au faîte, disent, les uns: «Oui,
mais ce n'est pas ainsi qu'il fallait monter.» Tandis que les autres,
obstinés, répètent: «N'a pas pu!...» Bien heureux, quand ils ne
vous lancent pas dans les jambes des pierres pour vous faire tomber!

--Bah! il se trouve aussi, parfois, dans le nombre, deux ou trois braves
gens; et quel bien ils peuvent faire! Les méchantes bêtes, il y en a
partout; cela ne tient pas au métier. Connais-tu rien de pire, dis-moi,
qu'un artiste sans bonté, vaniteux et aigri, pour qui le monde est une
proie, qu'il enrage de ne pouvoir mastiquer? Il faut s'armer de
patience. Point de mal, qui ne puisse servir à quelque bien. Le pire
critique nous est utile; il est un entraîneur; il ne nous permet pas de
flâner sur la route. Chaque fois que nous croyons être au but, la
meute nous mord les fesses. En marche! Plus loin! Plus haut! Elle se
lassera plutôt de me poursuivre que moi de marcher devant elle.
Redis-toi le mot arabe: «_On ne tourmente pas les arbres stériles.
Ceux-là seuls sont battus de pierres, dont le front est couronné de
fruits d'or_»... Plaignons les artistes qu'on épargne. Ils resteront
à mi-chemin, paresseusement assis. Quand ils voudront se relever, leurs
jambes courbaturées se refuseront à marcher. Vivent mes amis les
ennemis! Ils m'ont fait plus de bien, dans ma vie, que mes ennemis les
amis!

Emmanuel ne pouvait s'empêcher de sourire. Puis, il disait:

--Tout de même, ne trouves-tu pas dur, un vétéran comme toi, de
te voir faire la leçon par des conscrits, qui en sont à leur
première bataille?

--Ils m'amusent, dit Christophe. Cette arrogance est le signe d'un sang
jeune et bouillant qui aspire à se répandre. Je fus ainsi, jadis. Ce
sont les giboulées de mars, sur la terre qui renaît... Qu'ils nous
fassent la leçon! Ils ont raison, après tout. Aux vieux, de se mettre
à l'école des jeunes! Ils ont profité de nous, ils sont ingrats:
c'est dans l'ordre!... Mais, riches de nos efforts, ils vont plus loin
que nous, ils réalisent ce que nous avons tenté. S'il nous reste
encore quelque jeunesse, apprenons, à notre tour, et tâchons de nous
renouveler. Si nous ne le pouvons pas, si nous sommes trop vieux,
réjouissons-nous en eux. Il est beau de voir les défloraisons
perpétuelles de l'âme humaine qui semblait épuisée, l'optimisme
vigoureux de ces jeunes gens, leur joie de l'action aventureuse, ces
races qui renaissent, pour la conquête du monde.

--Que seraient-ils sans nous? Cette joie est sortie de nos larmes. Cette
force orgueilleuse est la fleur des souffrances de toute une
génération. _Sic vos non vobis..._

--La vieille parole se trompe. C'est pour nous que nous avons
travaillé, en créant une race d'hommes qui nous dépassent. Nous avons
amassé leur épargne, nous l'avons défendue dans une bicoque mal
fermée, où tous les vents sifflaient; il nous fallait nous arcbouter
aux portes pour empêcher la mort d'entrer. Par nos bras fut frayée la
voie triomphale où nos fils vont marcher. Nos peines ont sauvé
l'avenir. Nous avons mené l'Arche, au seuil de la Terre Promise. Elle y
pénétrera, avec eux, et par nous.

--Se souviendront-ils jamais de ceux qui ont traversé les déserts,
portant le feu sacré, les dieux de notre race, et eux, ces enfants, qui
maintenant sont des hommes? Nous avons eu, pour notre part, l'épreuve
et l'ingratitude.

--Le regrettes-tu?

--Non. Il y a une ivresse à sentir la grandeur tragique d'une puissante
époque sacrifiée, comme la nôtre, à celle qu'elle a enfantée. Les
hommes d'aujourd'hui ne seraient plus capables de goûter la joie
superbe du renoncement.

--Nous avons été les plus heureux. Nous avons gravi la montagne de
Nébo, au pied de laquelle s'étendent les contrées où nous
n'entrerons pas. Mais nous en jouissons plus que ceux qui entreront. Qui
descend dans la plaine perd de vue l'immensité de la plaine et
l'horizon lointain.



L'action apaisante que Christophe exerçait sur Georges et sur Emmanuel,
il en puisait l'énergie dans l'amour de Grazia. À cet amour il devait
de se sentir rattaché à tout ce qui était jeune, d'avoir pour toutes
les formes neuves de la vie une sympathie jamais lassée. Quelles que
fussent les forces qui ranimaient la terre, il était avec elles, même
quand elles étaient contre lui; il n'avait point peur de l'avènement
prochain de ces démocraties, qui faisaient pousser des cris d'orfraie
à l'égoïsme d'une poignée de privilégiés; il ne s'accrochait pas
désespérément aux patenôtres d'un art vieilli; il attendait, avec
certitude, que des visions fabuleuses, des rêves réalisés de la
science et de l'action jaillît un art plus puissant que l'ancien; il
saluait la nouvelle aurore du monde, dût la beauté du vieux monde
mourir avec lui.

Grazia savait le bienfait de son amour pour Christophe; la conscience de
son pouvoir l'élevait au-dessus d'elle-même. Par ses lettres, elle
exerçait une direction sur son ami. Non qu'elle eût le ridicule de
prétendre à le diriger dans l'art: elle avait trop de tact et savait
ses limites. Mais sa voix juste et pure était le diapason auquel il
accordait son âme. Il suffisait que Christophe crût entendre, par
avance, cette voix répéter sa pensée, pour qu'il ne pensât rien qui
ne fût juste, pur, et digne d'être répété. Le son d'un bel
instrument est, pour le musicien, pareil à un beau corps où son rêve
aussitôt s'incarne. Mystérieuse fusion de deux esprits qui s'aiment:
chacun ravit à l'autre ce qu'il a de meilleur; mais c'est afin de le
lui rendre, enrichi de son amour. Grazia ne craignait pas de dire à
Christophe qu'elle l'aimait. L'éloignement la rendait plus libre de
parler; et aussi, la certitude qu'elle ne serait jamais à lui. Cet
amour, dont la religieuse ferveur s'était communiquée à Christophe,
lui était une fontaine de paix.

De cette paix, Grazia donnait bien plus qu'elle n'avait. Sa santé
était brisée, son équilibre moral gravement compromis. L'état de son
fils ne s'améliorait pas. Depuis deux ans, elle vivait dans des transes
perpétuelles, qu'aggravait le talent meurtrier de Lionello à en jouer.
Il avait acquis une virtuosité dans l'art de tenir en haleine
l'inquiétude de ceux qui l'aimaient; pour réveiller l'intérêt et
tourmenter les gens, son cerveau inoccupé était fertile en inventions:
cela tournait chez lui à la manie. Et le tragique fut que, tandis qu'il
grimaçait la parade de la maladie, la maladie réelle cheminait; et la
mort apparut, au seuil. Dramatique ironie! Grazia, que son fils avait
torturée pendant des ans pour un mal inventé, cessa d'y croire,
lorsque le mal fut là... Le cœur a ses limites. Elle avait épuisé sa
force de compassion à des mensonges. Elle traita Lionello de comédien,
au moment qu'il disait vrai. Et après que la vérité se fut révélée
à elle, le reste de sa vie fut empoisonné de remords.

La méchanceté de Lionello n'avait pas désarmé. Sans amour pour qui
que ce fût, il ne pouvait supporter qu'un de ceux qui l'entouraient
eût de l'amour pour quelque autre que pour lui; la jalousie était sa
seule passion. Il ne lui suffisait pas d'avoir réussi à éloigner sa
mère de Christophe; il eût voulu la contraindre à rompre l'intimité,
qui persistait entre eux. Déjà, il avait usé de son arme
habituelle,--la maladie,--pour faire jurer à Grazia qu'elle ne se
remarierait pas. Il ne se contenta point de cette promesse. Il
prétendit exiger que sa mère n'écrivît plus à Christophe. Cette
fois, elle se révolta; et cet abus de pouvoir achevant de la libérer,
elle lui dit sur ses mensonges des mots d'une sévérité cruelle,
qu'elle se reprocha plus tard comme un crime; car ils jetèrent Lionello
dans une crise de fureur, dont il fut réellement malade. Il le fut
d'autant plus que sa mère refusa d'y croire. Alors, il souhaita, dans
sa rage, de mourir pour se venger. Il ne se doutait pas que ce souhait
serait exaucé.

Quand le médecin laissa entendre à Grazia que son fils était perdu,
elle resta comme frappée de la foudre. Il lui fallut pourtant cacher
son désespoir, afin de tromper l'enfant, qui l'avait si souvent
trompée. Il soupçonnait que c'était sérieux, cette fois; mais il ne
voulait pas le croire; et ses yeux quêtaient dans les yeux de sa mère
ce reproche de mensonge qui l'avait mis en fureur, alors qu'il mentait.
Vint l'heure où il ne fut plus possible de douter. Alors, ce fut
terrible pour lui et pour les siens: il ne voulait pas mourir!...

Lorsque Grazia le vit enfin endormi, elle n'eut pas un cri, pas une
plainte; elle étonna par son silence; il ne lui restait plus assez de
force pour souffrir; elle n'avait qu'un désir: s'endormir, à son tour.
Elle continua d'accomplir tous les actes de sa vie, avec le même calme,
en apparence. Après quelques semaines, le sourire reparut même sur sa
bouche, plus silencieuse. Personne ne se doutait de sa détresse.
Christophe, moins que tout autre. Elle s'était contentée de lui
écrire la nouvelle, sans rien lui dire d'elle-même. Aux lettres de
Christophe, brûlantes d'affection inquiète, elle ne répondit pas. Il
voulait venir: elle le pria de n'en rien faire. Au bout de deux ou trois
mois, elle reprit avec lui le ton grave et serein, qu'elle avait, avant.
Elle eût jugé criminel de se décharger sur lui du poids de sa
faiblesse. Elle savait que l'écho de tous ses sentiments résonnait en
lui, et qu'il avait besoin de s'appuyer sur elle. Elle ne s'imposait pas
une contrainte douloureuse. C'était une discipline qui la sauvait. Dans
sa lassitude de vie, deux seules choses la faisaient vivre: l'amour de
Christophe, et le fatalisme qui, dans la douleur comme dans la joie,
formait le fond de sa nature italienne. Ce fatalisme n'avait rien
d'intellectuel: il était l'instinct animal, qui fait marcher la bête
harassée, sans qu'elle sente sa fatigue, dans un rêve aux yeux fixes,
oubliant les pierres du chemin et son corps, jusqu'à ce qu'il tombe. Le
fatalisme soutenait son corps. L'amour soutenait son cœur. Sa vie
personnelle était usée, elle vivait en Christophe. Pourtant, elle
évitait, avec plus de soin que jamais, d'exprimer dans ses lettres
l'amour qu'elle avait pour lui. Sans doute, parce que cet amour était
plus grand. Mais aussi, parce que pesait dessus le veto du petit mort,
qui lui en faisait un crime. Alors, elle se taisait, elle s'obligeait à
ne plus écrire, de quelque temps.

Christophe ne comprenait pas les raisons de ces silences. Parfois, il
saisissait, dans le ton uni et tranquille d'une lettre, des accents
inattendus où frémissait une passion refoulée. Il en était
bouleversé; mais il n'osait rien dire; il était comme un homme qui
retient son souffle et craint de respirer, de peur que l'illusion ne
cesse. Il savait que, presque infailliblement, ces accents seraient
rachetés, dans la lettre suivante, par une froideur voulue...Puis, de
nouveau, le calme... _Meeresstille..._



Georges et Emmanuel se trouvaient réunis chez Christophe. C'était une
après-midi. L'un et l'autre étaient pleins de leurs soucis personnels:
Emmanuel, de ses déboires littéraires, et Georges, d'une déconvenue
dans un concours de sport. Christophe les écoutait avec bonhomie et les
raillait affectueusement. On sonna. Georges alla ouvrir. Un domestique
apportait une lettre, de la part de Colette. Christophe se mit près de
la fenêtre, pour la lire. Ses deux amis avaient repris leur discussion;
ils ne voyaient pas Christophe, qui leur tournait le dos. Il sortit de
la chambre, sans qu'ils y prissent garde. Et quand ils le remarquèrent,
ils n'en furent pas surpris. Mais comme son absence se prolongeait,
Georges alla frapper à la porte de l'autre chambre. Il n'y eut pas de
réponse. Georges n'insista point, connaissant les façons bizarres de
son vieil ami. Quelques minutes après, Christophe revint. Il avait
l'air très calme, très las, très doux. Il s'excusa de les avoir
laissés, reprit la conversation où il l'avait interrompue, leur
parlant de leurs ennuis avec bonté, et leur disant des choses qui leur
faisaient du bien. Le ton de sa voix les émouvait, sans qu'ils sussent
pourquoi.

Ils le quittèrent. Au sortir de chez lui, Georges alla chez Colette.
Il la trouva en larmes. Aussitôt qu'elle le vit, elle accourut,
demandant:

--Et comment a-t-il supporté le coup, le pauvre ami? C'est affreux!

Georges ne comprenait pas. Et Colette lui apprit qu'elle venait
de faire porter à Christophe la nouvelle de la mort de Grazia.

Elle était partie, sans avoir eu le temps de dire adieu à personne.
Depuis quelques mois, les racines de sa vie étaient presque arrachées;
il avait suffi d'un souffle pour l'abattre. La veille de la rechute de
grippe qui l'emporta, elle avait reçu une bonne lettre de Christophe.
Elle en était attendrie. Elle eût voulu l'appeler auprès d'elle; elle
sentait que tout le reste, que tout ce qui les séparait, était faux et
coupable. Très lasse, elle remit au lendemain, pour lui écrire. Le
lendemain, elle dut rester alitée. Elle commença une lettre, qu'elle
n'acheva pas; elle avait le vertige, la tête lui tournait; d'ailleurs,
elle hésitait à parler de son mal, elle craignait de troubler
Christophe. Il était pris en ce moment par les répétitions d'une
œuvre chorale et symphonique, écrite sur un poème d'Emmanuel: le
sujet les avait passionnés tous deux, car c'était un peu le symbole de
leur propre destinée: _La Terre promise._ Christophe en avait souvent
parlé à Grazia. La première devait avoir lieu, la semaine
suivante.... Il ne fallait pas l'inquiéter. Grazia fit, dans sa lettre,
allusion à un simple rhume. Puis elle trouva que c'était encore trop.
Elle déchira la lettre, et elle n'eut pas la force d'en recommencer une
autre. Elle se dit qu'elle écrirait, le soir. Le soir, il était trop
tard. Trop tard pour le faire appeler. Trop tard même pour
écrire...... Comme la mort est pressée! Quelques heures suffisent à
détruire ce qu'il a fallu des siècles pour former... Grazia eut à
peine le temps de donner à sa fille l'anneau qu'elle portait au doigt,
et elle la pria de le remettre à son ami. Elle n'avait pas été,
jusque-là, très intime avec Aurora. À présent qu'elle partait, elle
contemplait passionnément le visage de celle qui restait; elle pressait
la main qui transmettrait son étreinte; et elle pensait avec joie:

--Je ne m'en vais pas tout à fait.



«_Quid? hic, inquam, quis est qui
complet aures meas tantus et tam
dulcis sonus!..._»

(Songe de Scipion.)



Un élan de sympathie ramena Georges chez Christophe, après avoir
quitté Colette. Depuis longtemps il savait, par les indiscrétions de
celle-ci, la place que Grazia tenait dans le cœur de son vieil ami; et
même--(la jeunesse n'est guère respectueuse)--il s'en était parfois
égayé. Mais en ce moment, il ressentait avec une vivacité généreuse
la douleur qu'une telle perte devait causer à Christophe; et il avait
besoin de courir à lui, de le plaindre, de l'embrasser. Connaissant la
violence de ses passions,--la tranquillité que Christophe avait
montrée tout à l'heure l'inquiétait. Il sonna à la porte. Rien ne
bougea. Il sonna de nouveau et frappa, de la façon convenue entre
Christophe et lui. Il entendit remuer un fauteuil, et venir un pas lent
et lourd. Christophe ouvrit. Sa figure était si calme que Georges,
prêt à se jeter dans ses bras, s'arrêta; il ne sut plus que dire.
Christophe demanda doucement:

--C'est toi, mon petit. Tu as oublié quelque chose?

Georges, troublé, balbutia:

--Oui.

--Entre.

Christophe alla se rasseoir dans le fauteuil où il était avant
l'arrivée de Georges; près de la fenêtre, la tête appuyée contre le
dossier, il regardait les toits en face et le ciel rouge du soir. Il ne
s'occupait pas de Georges. Le jeune homme faisait semblant de chercher
sur la table, en jetant à la dérobée un coup d'œil vers Christophe.
Le visage du vieil homme était immobile; les reflets du soleil couchant
illuminaient le haut des joues et une partie du front. Georges passa
dans la pièce voisine,--la chambre à coucher,--comme pour continuer
ses recherches. C'était là que Christophe s'était enfermé tout à
l'heure avec la lettre. Elle était encore sur le lit non défait, qui
portait l'empreinte d'un corps. Par terre, sur le tapis, un livre avait
glissé. Il était resté ouvert, sur une page froissée. Georges le
ramassa et lut, dans l'Évangile, la rencontre de Madeleine avec le
Jardinier.

Il revint dans la première pièce, remua quelques objets, à droite, à
gauche, pour se donner une contenance, regarda de nouveau Christophe qui
n'avait pas bougé. Il eût voulu lui dire combien il le plaignait. Mais
Christophe était si lumineux que Georges sentit que toute parole eût
été déplacée. C'était lui qui aurait eu plutôt besoin de
consolations. Il dit timidement:

--Je m'en vais.

Christophe, sans tourner la tête, dit:

--Au revoir, mon petit.

Georges s'en alla, et ferma la porte sans bruit.

Christophe resta longtemps ainsi. La nuit vint. Il ne souffrait point,
il ne méditait point. Aucune image précise. Il était comme un homme
fatigué, qui écoute une musique indistincte, sans chercher à la
comprendre. La nuit était avancée, quand il se leva, courbaturé. Il
se jeta sur son lit, et s'endormit, d'un sommeil lourd. La symphonie
continuait de bruire.

Et voici qu'il _la_ vit, elle, la bien-aimée... Elle lui tendait
les mains, et souriait, disant:

--Maintenant, tu as passé la région du feu.

Alors, son cœur se fondit. La paix remplissait les espaces étoilés,
où la musique des sphères étendait ses grandes nappes immobiles et
profondes...


Quand il se réveilla (le jour était revenu), l'étrange bonheur
persistait, avec la lueur lointaine des paroles entendues. Il sortit
de son lit. Un enthousiasme silencieux et sacré le soulevait.


... _Or vedi, figlio,
tra Beatrice e te è questo muro_...


Entre Béatrice et lui, le mur était franchi.

Il y avait longtemps déjà que plus de la moitié de son âme était de
l'autre côté. À mesure que l'on vit, à mesure que l'on crée, à
mesure que l'on aime et qu'on perd ceux qu'on aime, on échappe à la
mort. À chaque nouveau coup qui nous frappe, à chaque œuvre qu'on
frappe, on s'évade de soi, on se sauve dans l'œuvre qu'on a créée,
dans l'âme qu'on aimait et qui nous a quittés. À la fin, Rome n'est
plus dans Rome; le meilleur de soi est en dehors de soi. La seule Grazia
le retenait encore, de ce côté du mur. Et voici qu'à son tour... À
présent, la porte était fermée sur le monde de la douleur.

Il vécut une période d'exaltation secrète. Il ne sentait plus le
poids d'aucune chaîne. Il n'attendait plus rien. Il ne dépendait plus
de rien. Il était libéré. La lutte était finie. Sorti de la zone des
combats et du cercle où régnait le Dieu des mêlées héroïques,
_Dominus Deus Sabaoth_, il regardait à ses pieds s'effacer dans la nuit
la torche du Buisson Ardent. Qu'elle était loin, déjà! Quand elle
avait illuminé sa route, il se croyait arrivé presque au faîte. Et
depuis, quel chemin il avait parcouru! Cependant, la cime ne paraissait
pas plus proche. Il ne l'atteindrait jamais, (il le savait maintenant),
dût-il marcher pendant l'éternité. Mais quand on est entré dans le
cercle de lumière et qu'on ne laisse pas derrière soi les aimés,
l'éternité n'est pas trop longue pour faire route avec eux.

Il condamna sa porte. Personne n'y frappa. Georges avait dépensé d'un
coup toute sa force de compassion; rentré chez lui, rassuré, le
lendemain il n'y pensait plus. Colette était partie pour Rome. Emmanuel
ne savait rien; et, susceptible comme toujours, il gardait un silence
piqué, parce que Christophe ne lui avait pas rendu sa visite.
Christophe ne fut pas troublé dans le colloque muet qu'il eut pendant
des jours avec celle qu'il portait maintenant dans son âme, comme la
femme enceinte porte son cher fardeau. Émouvant entretien, qu'aucun mot
n'eût traduit. À peine, la musique pouvait-elle l'exprimer. Quand le
cœur était plein, plein jusqu'à déborder, Christophe, les yeux clos,
immobile, l'écoutait chanter. Ou, des heures, assis devant son piano,
il laissait ses doigts parler. Durant cette période, il improvisa plus
que dans le reste de sa vie. Il n'écrivait pas ses pensées. À quoi
bon?

Quand, après plusieurs semaines, il recommença à sortir et à voir
les autres hommes, sans qu'aucun de ses intimes, sauf Georges, eût un
soupçon de ce qui s'était passé, le démon de l'improvisation
persista quelque temps encore. Il visitait Christophe, aux heures où on
l'attendait le moins. Un soir, chez Colette, Christophe se mit au piano
et joua pendant près d'une heure, se livrant tout entier, oubliant que
le salon était plein d'indifférents. Ils n'avaient pas envie de rire.
Ces terribles improvisations subjuguaient et bouleversaient. Ceux même
qui n'en comprenaient pas le sens avaient le cœur serré; et les larmes
étaient venues aux yeux de Colette... Lorsque Christophe eut fini, il
se retourna brusquement; il vit l'émotion des gens, et, haussant les
épaules,--il rit.

Il était arrivé au point où la douleur, aussi, est une force,--une
force qu'on domine. La douleur ne l'avait plus, il avait la douleur;
elle pouvait s'agiter et secouer les barreaux: il la tenait en cage.

De cette époque datent ses œuvres les plus poignantes, et aussi les
plus heureuses: une scène de l'Évangile, que Georges reconnut:


«_Mulier, quid ploras?_»--«_Quia tulerunt Dominum meum, et
nescio ubi posuerunt eum._»

_Et cum haec dixisset, conversa est retrorsum, et vidit Jesum
stantem: et non sciebat quia Jesus est._


--une série de _lieder_ tragiques sur les vers de cantares populaires
d'Espagne, entre autres une sombre chanson, amoureuse et funèbre,
comme une flamme noire:


_Quisiera ser el sepulcro
Donde à ti te han de enterrar,
Para tenerle en mis brazos
Por loda la eternidad._

(_Je voudrais être le sépulcre, où on doit t'ensevelir, afin de
te tenir dans mes bras, pour toute l'éternité._)


et deux symphonies, intitulées _l'Ile des Calmes_, et _le Songe de
Scipion_, où se réalise plus intimement qu'en aucune autre des œuvres
de Jean-Christophe Krafft l'union des plus belles forces musicales de
son temps: la pensée affectueuse et savante d'Allemagne aux replis
ombreux, la mélodie passionnée d'Italie, et le vif esprit de France,
riche de rythmes fins et d'harmonies nuancées.

Cet «_enthousiasme que produit le désespoir, au moment d'une grande
perte_», dura un ou deux mois. Après quoi, Christophe reprit son rang
dans la vie, d'un cœur robuste et d'un pas assuré. Le vent de la mort
avait soufflé les derniers brouillards du pessimisme, le gris de l'âme
stoïcienne, et les fantasmagories du clair-obscur mystique.
L'arc-en-ciel avait lui sur les nuées s'effaçant. Le regard du ciel,
plus pur, comme lavé par les larmes, au travers, souriait. C'était le
soir tranquille sur les monts.



_QUATRIÈME PARTIE_



L'incendie qui couvait dans la forêt d'Europe commençait à flamber.
On avait beau l'éteindre, ici; plus loin, il se rallumait; avec des
tourbillons de fumée et une pluie d'étincelles, il sautait d'un point
à l'autre et brûlait les broussailles sèches. À l'Orient, déjà,
des combats d'avant-garde préludaient à la grande Guerre des Nations.
L'Europe entière, l'Europe hier encore sceptique et apathique, comme un
bois mort, était la proie du feu. Le désir du combat possédait toutes
les âmes. À tout instant, la guerre était sur le point d'éclater. On
l'étouffait, elle renaissait. Le prétexte le plus futile lui était un
aliment. Le monde se sentait à la merci d'un hasard, qui déchaînerait
la mêlée. Il attendait. Sur les plus pacifiques pesait le sentiment de
la nécessité. Et des idéologues, s'abritant sous l'ombre massive du
cyclope Proudhon, célébraient dans la guerre le plus beau titre de
noblesse de l'homme...

C'était donc à cela que devait aboutir la résurrection physique et
morale des races d'Occident! C'était à ces boucheries que les
précipitaient les courants d'action et de foi passionnées! Seul, un
génie napoléonien eût pu fixer à cette course aveugle un but prévu
et choisi. Mais de génie d'action, il n'y en avait nulle part, en
Europe. On eût dit que le monde eût, pour le gouverner, fait choix des
plus médiocres. La force de l'esprit humain était ailleurs.--Alors, il
ne restait plus qu'à s'en remettre à la pente qui vous entraîne.
Ainsi faisaient gouvernants et gouvernés. L'Europe offrait l'aspect
d'une vaste veillée d'armes.

Christophe se souvenait d'une veillée analogue, où il avait près de
lui le visage anxieux d'Olivier. Mais les menaces de guerre n'avaient
été, dans ce temps, qu'un nuage orageux qui passe. À présent, elles
couvraient de leur ombre toute l'Europe. Et le cœur de Christophe,
aussi, avait changé. À ces haines de nations, il ne pouvait plus
prendre part. Il se trouvait dans l'état d'esprit de Gœthe, en 1813.
Comment combattre, sans haine? Et comment haïr, sans jeunesse? La zone
de la haine était désormais passée. De ces grands peuples rivaux,
lequel lui était le moins cher? Il avait appris à connaître leurs
mérites à tous, et ce que le monde leur devait. Quand on est parvenu
à un certain degré de l'âme, «_on ne connaît plus de nations, on
ressent le bonheur ou le malheur des peuples voisins, comme le sien
propre_». Les nuées d'orage sont à vos pieds. Autour de soi, on n'a
plus que le ciel,--«_tout le ciel, qui appartient à l'aigle_».

Quelquefois, cependant, Christophe était gêné par l'hostilité
ambiante. On lui faisait trop sentir, à Paris, qu'il était de la race
ennemie; même son cher Georges ne résistait pas au plaisir d'exprimer
devant lui des sentiments sur l'Allemagne, qui l'attristaient. Alors, il
s'éloignait; il prenait pour prétexte le désir qu'il avait de revoir
la fille de Grazia; il allait, pour quelque temps, à Rome. Mais il n'y
trouvait pas un milieu plus serein. La grande peste d'orgueil
nationaliste s'était répandue là. Elle avait transformé le
caractère italien. Ces gens, que Christophe avait connus indifférents
et indolents, ne rêvaient plus que de gloire militaire, de combats, de
conquêtes, d'aigles romaines volant sur les sables de Libye; ils se
croyaient revenus au temps des Empereurs. L'admirable était que, de la
meilleure foi du monde, les partis d'opposition, socialistes,
cléricaux, aussi bien que monarchistes, partageaient ce délire, sans
croire le moins du monde être infidèles à leur cause. C'est là qu'on
voit le peu que pèsent la politique et la raison humaine, quand
soufflent sur les peuples les grandes passions épidémiques. Celles-ci
ne se donnent même pas la peine de supprimer les passions
individuelles; elles les utilisent: tout converge au même but. Aux
époques d'action, il en fut toujours ainsi. Les armées d'Henri IV, les
Conseils de Louis XIV, qui forgèrent la grandeur française, comptaient
autant d'hommes de raison et de foi que de vanité, d'intérêt et de
bas épicurisme. Jansénistes et libertins, puritains et verts-galants,
en servant leurs instincts, ont servi le même destin. Dans les
prochaines guerres, internationalistes et pacifistes feront sans doute
le coup de feu, en étant convaincus, comme leurs aïeux de la
Convention, que c'est pour le bien des peuples et le triomphe de la
paix!...

Christophe, souriant avec un peu d'ironie, regardait, de la terrasse du
Janicule, la ville disparate et harmonieuse, symbole de l'univers
qu'elle domina: ruines calcinées, façades «baroques», bâtisses
modernes, cyprès et roses enlacés,--tous les siècles, tous les
styles, fondus en une forte et cohérente unité sous la lumière
intelligente. Ainsi, l'esprit doit rayonner sur l'univers en lutte
l'ordre et la lumière, qui sont en lui.

Christophe demeurait peu à Rome. L'impression que cette ville faisait
sur lui était trop forte: il en avait peur. Pour bien profiter de cette
harmonie, il fallait qu'il l'écoutât à distance; il sentait qu'à y
rester, il eût couru le risque d'être absorbé pat elle, comme tant
d'autres de sa race.--De temps en temps, il faisait quelques séjours en
Allemagne. Mais, en fin de compte, et malgré l'imminence d'un conflit
franco-allemand, c'était Paris qui l'attirait toujours. Il y avait son
Georges, son fils adoptif. Les raisons d'affection n'étaient pas les
seules qui eussent prise sur lui. D'autres raisons, de l'ordre
intellectuel, n'étaient pas les moins fortes. Pour un artiste habitué
à la pleine vie de l'esprit, qui se mêle généreusement à toutes les
passions de la grande famille humaine, il était difficile de se
réhabituer à vivre en Allemagne. Les artistes n'y manquaient point.
L'air manquait aux artistes. Ils étaient isolés du reste de la nation;
elle se désintéressait d'eux; d'autres préoccupations, sociales ou
pratiques, absorbaient l'esprit public. Les poètes s'enfermaient, avec
un dédain irrité, dans leur art dédaigné; ils mettaient leur orgueil
à trancher les derniers liens qui le rattachaient à la vie de leur
peuple; ils n'écrivaient que pour quelques-uns: une petite aristocratie
pleine de talent, raffiné, inféconde, elle-même divisée en des
cercles rivaux de fades initiés, ils étouffaient dans l'étroit espace
où ils étaient parqués; incapables de l'élargir, ils s'acharnaient
à le creuser; ils retournaient le terrain, jusqu'à ce qu'il fût
épuisé. Alors, ils se perdaient dans leurs rêves anarchiques, et ils
ne se souciaient même pas de mettre en commun leurs rêves. Chacun se
débattait sur place, dans le brouillard. Nulle lumière commune. Chacun
ne devait attendre de lumière que de soi.

Là-bas, au contraire, de l'autre côté du Rhin, chez les voisins de
l'Ouest, soufflaient périodiquement sur l'art les grands vents des
passions collectives, les tourmentes publiques. Et, dominant la plaine,
comme leur tour Eiffel au-dessus de Paris, luisait au loin le phare
jamais éteint d'une tradition classique, conquise par des siècles de
labeur et de gloire, transmise de main en main, et qui, sans asservir ni
contraindre l'esprit, lui indiquait la route que les siècles ont
suivie, et faisait communier tout un peuple dans sa lumière. Plus d'un
esprit allemand,--oiseaux égarés dans la nuit,--venaient à tire
d'ailes vers le fanal lointain. Mais qui se doute, en France, de la
force de sympathie qui pousse vers la France tant de cœurs généreux
de la nation voisine! Tant de loyales mains tendues, qui ne sont pas
responsables des crimes de la politique!... Et vous ne nous voyez pas
non plus, frères d'Allemagne, qui vous disons: «Voici nos mains. En
dépit des mensonges et des haines, on ne nous séparera point. Nous
avons besoin de vous, vous avez besoin de nous, pour la grandeur de
notre esprit et de nos races. Nous sommes les deux ailes de l'Occident.
Qui brise l'une, le vol de l'autre est brisé. Vienne la guerre! Elle ne
rompra point l'étreinte de nos mains et l'essor de nos génies
fraternels.»

Ainsi pensait Christophe. Il sentait à quel point les deux peuples se
complètent mutuellement, et comme, privés du secours l'un de l'autre,
leur esprit, leur art, leur action sont infirmes et boiteux. Pour lui,
originaire de ces pays du Rhin, où se mêlent en un flot les deux
civilisations, il avait eu, dès son enfance, l'instinct de leur union
nécessaire: tout le long de sa vie, l'effort inconscient de son génie
avait été de maintenir l'équilibre et l'aplomb des deux puissantes
ailes. Plus il était riche de rêves germaniques, plus il avait besoin
de la clarté d'esprit et de l'ordre latins. De là, que la France lui
était si chère. Il y goûtait le bienfait de se connaître mieux et de
se maîtriser. En elle, il était lui-même, tout entier.

Il prenait son parti des éléments qui cherchaient à lui nuire. Il
s'assimilait les énergies étrangères à la sienne. Un vigoureux
esprit, quand il se porte bien, absorbe toutes les forces, même celles
qui lui sont ennemies; et il en fait sa chair. Il vient même un moment
où l'on est plus attiré par ce qui vous ressemble le moins: car l'on y
trouve une plus abondante pâture.

Christophe avait plus de plaisir aux œuvres d'artistes qu'on lui
opposait comme rivaux, qu'à celles de ses imitateurs:--car il avait des
imitateurs, qui se disaient ses disciples, à son grand désespoir.
C'étaient de braves garçons, pleins de vénération pour lui,
laborieux, estimables, doués de toutes les vertus. Christophe eût
donné beaucoup pour aimer leur musique; mais--(c'était bien sa
chance!)--il n'y avait pas moyen: il la trouvait nulle. Il était mille
fois plus séduit par le talent de musiciens qui lui étaient
personnellement antipathiques et qui représentaient en art des
tendances ennemies... Eh! qu'importe? Ceux-ci, du moins, vivaient! La
vie est, par elle-même, une telle vertu que qui en est dépourvu,
fût-il doué de toutes les autres vertus, ne sera jamais un honnête
homme tout à fait, car il n'est pas tout à fait un homme. Christophe
disait, en plaisantant, qu'il ne reconnaissait comme disciples que ceux
qui le combattaient. Et quand un jeune artiste, qui venait lui parler de
sa vocation musicale, croyait s'attirer sa sympathie, en le flagornant,
il lui demandait:

--Alors, ma musique vous satisfait? C'est de cette manière que
vous exprimeriez votre amour, ou votre haine?

--Oui, maître.

--Eh bien, taisez-vous! Vous n'avez donc rien à dire.

Cette horreur des esprits soumis, qui sont nés pour obéir, ce besoin
de respirer d'autres pensées que la sienne, l'attirait dans des milieux
dont les idées étaient diamétralement opposées aux siennes. Il avait
comme amis des gens pour qui son art, sa foi idéaliste, ses conceptions
morales étaient lettre morte; ils avaient des façons différentes
d'envisager la vie, l'amour, le mariage, la famille, tous les rapports
sociaux:--de bonnes gens d'ailleurs, mais qui semblaient appartenir à
un autre stade de l'évolution morale; les angoisses et les scrupules
qui avaient dévoré une partie de la vie de Christophe leur eussent
été incompréhensibles. Tant mieux pour eux! Christophe ne désirait
pas les leur faire comprendre. Il ne demandait pas aux autres, en
pensant comme lui, d'affermir sa pensée: de sa pensée, il était sûr.
Il leur demandait d'autres pensées à connaître, d'autres âmes à
aimer. Aimer, connaître, toujours plus. Voir et apprendre à voir. Il
avait fini, non seulement par admettre chez les autres des tendances
d'esprit qu'il avait autrefois combattues, mais par s'en réjouir: car
elles lui paraissaient contribuer à la fécondité de l'univers. Il en
aimait mieux Georges de ne pas prendre la vie au tragique, comme lui.
L'humanité serait trop pauvre et de couleur trop grise, si elle était
uniformément revêtue de sérieux moral, ou de la contrainte héroïque
dont Christophe était armé. Elle avait besoin de joie, d'insouciance,
d'audace irrévérencieuse à l'égard des idoles, même des plus
saintes. Vive «_le sel gaulois, qui ravive la terre!_» Le scepticisme
et la foi sont tous deux nécessaires. Le scepticisme, qui ronge la foi
d'hier, fait la place à la foi de demain... Comme tout s'éclaire pour
qui, s'éloignant de la vie, ainsi que d'un beau tableau, voit se fondre
en une harmonieuse magie les couleurs divisées qui, de près, se
heurtaient!

Les yeux de Christophe s'étaient ouverts à l'infinie variété du
monde matériel, comme du monde moral: C'avait été une de ses
conquêtes, depuis le premier voyage en Italie. À Paris, il s'était
lié surtout avec des peintres et des sculpteurs; il trouvait que le
meilleur du génie français était en eux. La hardiesse triomphante,
avec laquelle ils poursuivaient le mouvement, ils fixaient dans son vol
la couleur qui vibre, ils arrachaient les voiles dont s'enveloppe la
vie, faisait bondir le cœur, d'allégresse. Richesse inépuisable, pour
qui sait voir, d'une goutte de lumière! Que compte, auprès de ces
délices souveraines de l'esprit, le vain tumulte des disputes et des
guerres!... Mais ces disputes mêmes et ces guerres font partie du
merveilleux spectacle. Il faut tout embrasser, et joyeusement jeter dans
la fonte ardente de notre cœur et les forces qui nient et celles qui
affirment, ennemies et amies, tout le métal de vie. La fin de tout,
c'est la statue qui s'élabore en nous, le fruit divin de l'esprit; et
tout est bon qui contribue à le rendre plus beau, fût-ce au prix de
notre sacrifice. Qu'importe celui qui crée? Il n'y a de réel que ce
qu'on crée... Vous ne nous atteignez pas, ennemis qui voulez nous
nuire! Nous sommes hors de vos coups... Vous mordez le manteau vide. Il
y a beau temps que je suis ailleurs!



Sa création musicale avait pris des formes sereines. Ce n'étaient plus
les orages du printemps, qui naguère s'amassaient, éclataient,
disparaissaient. C'étaient les blancs nuages de l'été, montagnes de
neige et d'or, grands oiseaux de lumière, qui planent avec lenteur et
remplissent le ciel... Créer! Moissons qui mûrissent, au soleil calme
d'août...

D'abord, une torpeur vague et puissante, l'obscure joie de la grappe
pleine, de l'épi gonflé, de la femme enceinte qui couve son fruit
mûr. Un bourdonnement d'orgue; la ruche où les abeilles chantent, au
fond du panier... De cette musique sombre et dorée, comme un rayon de
miel d'automne, peu à peu se détache le rythme qui la mène; la ronde
des planètes se dessine; elle tourne...

Alors, la volonté paraît. Elle saute sur la croupe du rêve hennissant
qui passe, et le serre entre ses genoux. L'esprit reconnaît les lois du
rythme qui l'entraîne; il dompte les forces déréglées, et leur fixe
la voie et le but où il va. La symphonie de la raison et de l'instinct
s'organise. L'ombre s'éclaire. Sur le long ruban de route qui se
déroule, se marquent par étapes des foyers lumineux, qui seront à
leur tour dans l'œuvre en création les noyaux de petits mondes
planétaires enchaînés à l'enceinte de leur système solaire...

Les grandes lignes du tableau sont désormais arrêtées. À présent
son visage surgit de l'aube incertaine. Tout se précise: l'harmonie des
couleurs et le trait des figures. Pour accomplir l'ouvrage, toutes les
ressources de l'être sont mises à réquisition. La cassolette de
mémoire s'ouvre, et ses parfums s'exhalent. L'esprit déchaîne les
sens; il les laisse délirer, et se tait; mais, tapi à l'affût, il
guette et il choisit sa proie.

Tout est prêt: l'équipe de manœuvres exécute, avec les matériaux
ravis aux sens, l'œuvre dessinée par l'esprit. Il faut au grand
architecte de bons ouvriers qui sachent leur métier et ne ménagent
point leurs forces. La cathédrale s'achève.

«Et Dieu contemple son œuvre. Et Il voit qu'_elle n'est pas
bonne encore._»

L'œil du maître embrasse l'ensemble de sa création; sa main parfait
l'harmonie.


Le rêve est accompli. _Te Deum_....

Les blancs nuages de l'été, grands oiseaux de lumière, planent avec
lenteur; et le ciel tout entier est couvert de leurs ailes.



Il s'en fallait pourtant que sa vie fût réduite à son art. Un homme
de sa sorte ne peut se passer d'aimer; et non pas seulement de cet amour
égal, que l'esprit de l'artiste répand sur tout ce qui est: non, il
faut qu'il _préfère_; il faut qu'il se donne à des êtres de son
choix. Ce sont les racines de l'arbre. Par là se renouvelle tout le
sang de son cœur.

Le sang de Christophe n'était pas près d'être tari. Un amour le
baignait,--le meilleur de sa joie. Un double amour, pour la fille de
Grazia et le fils d'Olivier. Dans sa pensée, il unissait les deux
enfants. Il allait les unir, dans la réalité.


Georges et Aurora s'étaient rencontrés chez Colette. Aurora habitait
dans la maison de sa cousine. Elle passait une partie de l'année à
Rome, le reste du temps à Paris. Elle avait dix-huit ans, Georges cinq
ans de plus. Grande, droite, élégante, la tête petite et la face
large, blonde, le teint halé, une ombre de duvet sur la lèvre, les
yeux clairs dont le regard riant ne se fatiguait pas à penser, le
menton un peu charnu, les mains brunes, de beaux bras ronds et robustes
et la gorge bien faite, elle avait l'air gai, matériel et fier.
Nullement intellectuelle, très peu sentimentale, elle avait hérité de
sa mère sa nonchalante paresse. Elle dormait à poings fermés, onze
heures, tout d'un trait. Le reste du temps, elle flânait, en riant, à
demi éveillée. Christophe la nommait _Dornröschen_, la Belle au Bois
dormant. Elle lui rappelait sa petite Sabine. Elle chantait en se
couchant, elle chantait en se levant, elle riait sans raison, d'un bon
rire enfantin, en avalant son rire, comme un hoquet. On ne savait à
quoi elle passait ses journées. Tous les efforts de Colette pour la
parer de ce brillant factice, qu'on plaque si aisément sur l'esprit des
jeunes filles, comme un vernis laqué, avaient été perdus: le vernis
ne tenait point. Elle n'apprenait rien; elle mettait des mois à lire un
livre, qu'elle trouvait très beau, sans pouvoir se souvenir, huit jours
après, du titre ni du sujet; elle faisait sans trouble des fautes
d'orthographe et, quand elle parlait de choses savantes, commettait des
erreurs drôlatiques. Elle était rafraîchissante par sa jeunesse, sa
gaieté, son manque d'intellectualisme, même par ses défauts, par son
étourderie qui touchait quelquefois à l'indifférence, par son naïf
égoïsme. Si spontanée, toujours! Cette petite fille, simple et
paresseuse, savait être, à ses heures, coquette, innocemment: alors,
elle tendait ses lignes aux petits jeunes gens, elle faisait de la
peinture en plein air, jouait des nocturnes de Chopin, promenait des
livres de poésie qu'elle ne lisait point, avait des conversations
idéalistes et des chapeaux qui ne l'étaient pas moins.

Christophe l'observait et riait sous cape. Il avait pour Aurora une
tendresse paternelle, indulgente et railleuse. Et il avait aussi une
piété secrète, qui s'adressait à celle qu'il avait aimée autrefois
et qui reparaissait, avec une jeunesse nouvelle, pour un autre amour que
le sien. Personne ne connaissait la profondeur de son affection. La
seule à la soupçonner était Aurora. Depuis son enfance, elle avait
presque toujours vu Christophe auprès d'elle; elle le considérait
comme quelqu'un de la famille. Dans ses peines d'autrefois, moins aimée
que son frère, elle se rapprochait instinctivement de Christophe. Elle
devinait en lui une peine analogue; il voyait son chagrin; et sans se
les confier, ils les mettaient en commun. Plus tard, elle avait
découvert le sentiment qui unissait sa mère et Christophe; il lui
semblait qu'elle était du secret, quoiqu'ils ne l'y eussent jamais
associée. Elle connaissait le sens du message, dont elle avait été
chargée par Grazia mourante, et de l'anneau qui était maintenant à la
main de Christophe. Ainsi, existaient entre elle et lui des liens
cachés, qu'elle n'avait pas besoin de comprendre clairement, pour les
sentir dans leur complexité. Elle était sincèrement attachée à son
vieil ami, bien qu'elle n'eût jamais pu faire l'effort de jouer ou de
lire ses œuvres. Assez bonne musicienne pourtant, elle n'avait même
pas eu la curiosité de couper les pages d'une partition, qui lui était
dédiée. Elle aimait à venir causer familièrement avec lui.--Elle
vint plus souvent, quand elle sut qu'elle pouvait rencontrer chez lui
Georges Jeannin.

Et Georges, de son côté, n'avait jamais trouvé jusqu'alors tant
d'intérêt à la société de Christophe.

Cependant, les deux jeunes gens furent lents à se douter de leurs vrais
sentiments. Ils s'étaient vus d'abord, d'un regard moqueur. Ils ne se
ressemblaient guère. L'un était vif-argent, et l'autre eau qui dort.
Mais il ne se passa pas beaucoup de temps avant que le vif-argent
s'ingéniât à paraître plus calme et que l'eau dormante se
réveillât. Georges critiquait la toilette d'Aurora, son goût
italien,--un léger manque de nuances, une certaine préférence pour
les couleurs tranchées. Aurora aimait à railler, imitait plaisamment
la façon de parler de Georges, hâtive et un peu précieuse. Et tout en
s'en moquant, tous deux prenaient plaisir... était-ce à s'en moquer,
ou à s'en entretenir? Même, ils en entretenaient aussi Christophe,
qui, loin de les contredire, malicieusement transmettait de l'un à
l'autre les petites flèches. Ils affectaient de ne pas s'en soucier;
mais ils faisaient la découverte qu'ils s'en souciaient beaucoup trop,
au contraire; et incapables, surtout Georges, de cacher leur dépit, ils
se livraient, à la première rencontre, de vives escarmouches. Les
piqûres étaient légères; ils avaient peur de faire du mal; et la
main qui les frappait leur était si chère qu'ils avaient plus de
plaisir aux coups qu'ils recevaient qu'à ceux qu'ils portaient. Ils
s'observaient curieusement, avec des yeux qui cherchaient les défauts
de l'autre et y trouvaient des attraits. Mais ils n'en convenaient
point. Chacun, seul avec Christophe, protestait que l'autre lui était
insupportable. Ils n'en profitaient pas moins de toutes les occasions
que Christophe leur offrait de se rencontrer.

Un jour qu'Aurora était chez son vieil ami et venait de lui annoncer sa
visite pour le dimanche suivant, dans la matinée,--Georges, entrant en
coup de vent, selon son habitude, dit à Christophe qu'il viendrait
dimanche, dans l'après-midi. Le dimanche matin, Christophe attendit
vainement Aurora. À l'heure indiquée par Georges, elle parut,
s'excusant d'avoir été empêchée de venir, plus tôt; elle broda
là-dessus toute une petite histoire. Christophe, qui s'amusait de son
innocente rouerie, lui dit:

--C'est dommage. Tu aurais trouvé Georges; il est venu, nous
avons déjeuné ensemble; il ne pouvait rester, cet après-midi.

Aurora, déconfite, n'écoutait plus ce que lui disait Christophe. Il
parlait, de bonne humeur. Elle répondait distraitement; elle n'était
pas loin de lui en vouloir. On sonna. C'était Georges. Aurora fut
saisie. Christophe la regardait, en riant. Elle comprit qu'il s'était
moqué d'elle; elle rit et rougit. Il la menaçait du doigt, avec
malice. Brusquement, avec effusion, elle courut l'embrasser. Il lui
soufflait à l'oreille:

--_Biricchina, ladroncello, furbetta_...

Et elle lui mettait sa main sur la bouche, pour l'obliger à se taire.

Georges ne comprenait rien à ces rires et à ces embrassades. Son
air étonné, et même un peu vexé, ajoutait à la joie des deux autres.

Ainsi, Christophe travaillait à rapprocher les deux enfants. Et quand
il eut réussi, il se le reprocha presque. Il les aimait autant l'un que
l'autre; mais il jugeait plus sévèrement Georges: il connaissait ses
faiblesses, il idéalisait Aurora; il se croyait responsable du bonheur
de celle-ci plus que de celui de Georges: car il lui semblait que
Georges était un peu son fils, était un peu lui-même. Et il se
demandait s'il n'était pas coupable, en donnant à l'innocente Aurora
un compagnon, qui ne l'était guère.

Mais un jour qu'il passait près d'une charmille, où les deux jeunes
gens étaient assis,--(c'était très peu de temps après leurs
fiançailles)--il entendit, avec un serrement de cœur, Aurora, qui
questionnait en plaisantant Georges sur une de ses aventures passées,
et Georges qui racontait, sans se faire prier. D'autres bribes
d'entretiens dont ils ne se cachaient point, lui montrèrent qu'Aurora
était beaucoup plus à l'aise que lui-même dans les idées «morales»
de Georges. Très épris l'un de l'autre, ils ne se regardaient pourtant
pas comme liés pour toujours; ils apportaient, dans les questions
relatives à l'amour et au mariage, un esprit de liberté, qui avait sa
beauté, mais qui tranchait singulièrement avec l'ancien système de
mutuel dévouement _usque ad mortem._ Et Christophe regardait avec un
peu de mélancolie... Qu'ils étaient déjà loin de lui! Comme elle
file, la barque qui emporte nos enfants!... Patience! Un jour viendra,
on se retrouvera tous au port.

En attendant, la barque ne s'inquiétait guère de la route à suivre;
elle flottait à tous les vents du jour.--Cet esprit de liberté, qui
tendait à modifier les mœurs d'alors, il eût semblé naturel qu'il
s'établît aussi dans les autres domaines de la pensée et de l'action.
Mais il n'en était rien: la nature humaine se soucie peu de la
contradiction. Dans le même temps que les mœurs devenaient plus
libres, l'intelligence le devenait moins; elle demandait à la religion
de la remettre au licou. Et ce double mouvement en sens inverse
s'effectuait, avec un magnifique illogisme, dans les marnes âmes.
Georges et Aurora s'étaient laissé gagner par le nouveau courant
catholique, qui était en train de conquérir une partie des gens du
monde et des intellectuels. Rien de plus amusant que de voir Georges,
frondeur de nature, impie comme on respire, sans même y prendre garde,
qui ne s'était jamais soucié ni de Dieu ni du diable,--un vrai petit
Gaulois qui se moque de tout,--brusquement déclarer que la vérité
était là. Il lui en fallait une; et celle-ci s'accordait avec son
besoin d'action, son atavisme de bourgeois français et sa lassitude de
la liberté. Le jeune poulain avait assez vagabondé; il revenait, de
lui-même, se faire attacher à la charrue de la race. L'exemple de
quelques amis avait suffi. Georges, ultra-sensible aux moindres
pressions atmosphériques de la pensée environnante, fut un des
premiers pris. Et Aurora le suivit, comme elle l'eût suivi n'importe
où. Aussitôt, ils se montrèrent sûrs d'eux et méprisants pour ceux
qui ne pensaient pas comme eux. Ô ironie! Ces deux enfants frivoles
étaient sincèrement croyants, alors que la pureté morale, le
sérieux, l'ardent effort de Grazia et d'Olivier ne leur avait jamais
valu de l'être, malgré tout leur désir.

Christophe observait curieusement cette évolution des âmes. II
n'essayait pas de la combattre, comme l'eût voulu Emmanuel, dont le
libre idéalisme s'irritait de ce retour de l'ancien ennemi. On ne
combat pas le vent qui passe. On attend qu'il ait passé. La raison
humaine était fatiguée. Elle venait de fournir un effort gigantesque.
Elle cédait au sommeil; et, comme l'enfant harassé d'une longue
journée, avant de s'endormir, elle disait ses prières. La porte des
rêves s'était rouverte: à la suite des religions, les souffles
théosophiques, mystiques, ésotériques, occultistes, visitaient le
cerveau de l'Occident. La philosophie même vacillait. Leurs dieux de la
pensée, Bergson, William James, titubaient. Jusqu'à la science, où se
manifestaient les signes de fatigue de la raison. Un moment à passer.
Laissons-les respirer! Demain, l'esprit se réveillera, plus alerte et
plus libre... Le sommeil est bon, quand on a bien travaillé.
Christophe, qui n'avait guère eu le temps d'y céder, était heureux
que ses enfants en jouissent, à sa place, qu'ils eussent le repos de
l'âme, la sécurité de la foi, la confiance absolue, imperturbable, en
leurs rêves. Il n'aurait pas voulu, ni pu, faire échange avec eux.
Mais il se disait que la mélancolie de Grazia et l'inquiétude
d'Olivier trouvaient l'apaisement dans leurs fils, et que c'était bien,
ainsi.

--«Tout ce que nous avons souffert, moi, mes amis, tant d'autres qui
vivaient avant nous, tout cela fut pour que ces deux enfants
atteignissent à la joie... Cette joie, Antoinette, pour qui tu étais
faite et qui te fut refusée!... Ah! si les malheureux pouvaient
goûter, par avance, le bonheur qui sortira, un jour, de leurs vies
sacrifiées!»

Pourquoi eût-il cherché à contester ce bonheur? Il ne faut pas
vouloir que les autres soient heureux à notre façon, mais à la leur.
Tout au plus, demandait-il doucement à Georges et à Aurora qu'ils
n'eussent pas trop de mépris pour ceux qui, comme lui, ne partageaient
pas leur foi.

Ils ne se donnaient même pas la peine de discuter avec lui. Ils
avaient l'air de se dire:

--Il ne peut pas comprendre...

Il était, pour eux, du passé. Et ils n'attachaient pas au passé une
énorme importance! Entre eux, il leur arrivait de causer innocemment de
ce qu'ils feraient plus tard, quand Christophe «ne serait plus
là»...--Pourtant ils l'aimaient bien... Terribles enfants! Ils
poussent autour de vous, comme des lianes! Cette force de la nature, qui
vous pousse, qui vous chasse...

--«Va-t'en! Va-t'en! Ôte-toi de là! À mon tour!...»

Christophe, qui entendait leur langage muet, avait envie de
leur dire:

--Ne vous pressez pas tant! Je me trouve bien, ici. Regardez-moi
encore comme quelqu'un de vivant!

Il se divertissait de leur naïve impertinence.

--Dites tout de suite, fit-il avec bonhomie, un jour qu'ils l'avaient
accablé de leur air dédaigneux, dites tout de suite que je suis une
vieille bête.

--Mais non, mon vieil ami, dit Aurora, en riant de tout son cœur.
Vous êtes le meilleur; mais il y a des choses que vous ne savez pas.

--Et que tu sais, petite fille? Voyez la grande sagesse!

--Ne vous moquez pas. Moi, je ne sais pas grand'chose. Mais, lui,
Georges, il sait.

Christophe sourit:

--Oui, tu as raison, petite. Il sait toujours, celui qu'on aime.

Ce qui lui était beaucoup plus difficile que de se soumettre à leur
supériorité intellectuelle, c'était de subir leur musique. Ils
mettaient sa patience à une rude épreuve. Le piano ne chômait pas,
quand ils venaient chez lui. Il semblait que, pareils aux oiseaux,
l'amour éveillât leur ramage. Mais ils n'étaient pas, à beaucoup
près, aussi habiles à chanter. Aurora ne se faisait pas d'illusion sur
son talent. Il n'en était pas de même pour celui de son fiancé; elle
ne voyait aucune différence entre le jeu de Georges et celui de
Christophe. Peut-être préférait-elle la façon de Georges. Et
celui-ci, malgré sa finesse ironique, n'était pas loin de se laisser
convaincre par la foi de son amoureuse. Christophe n'y contredisait pas;
malicieusement, il abondait dans le sens des paroles de la jeune fille,
(quand il ne lui arrivait pas, toutefois, de quitter la place, excédé,
en frappant les portes un peu fort.) Il écoutait, avec un sourire
affectueux et apitoyé, Georges, jouant au piano Tristan. Ce pauvre
petit bonhomme mettait, à traduire ces pages formidables, une
conscience appliquée, une douceur aimable de jeune fille, pleine de
bons sentiments. Christophe riait tout seul. Il ne voulait pas dire au
jeune garçon pourquoi il riait. Il l'embrassait. Il l'aimait bien,
ainsi. Il l'aimait peut-être mieux... Pauvre petit!... Ô vanité de
l'art!...



Il s'entretenait souvent de «ses enfants»--(il les nommait
ainsi)--avec Emmanuel. Emmanuel, qui avait de l'affection pour Georges,
disait, en plaisantant, que Christophe aurait dû le lui céder, il
avait déjà Aurora: ce n'était pas juste, il accaparait tout.

Leur amitié était devenue quasi légendaire dans le monde parisien,
quoiqu'ils vécussent à l'écart. Emmanuel s'était pris d'une passion
pour Christophe. Il ne voulait pas la lui montrer, par orgueil; il la
cachait sous des façons brusques; il le rudoyait parfois. Mais
Christophe n'en était pas dupe. Il savait combien ce cœur lui était
maintenant dévoué, et il en connaissait le prix. Ils ne passaient pas
de semaine, sans se voir deux ou trois fois. Quand leur mauvaise santé
les empêchait de sortir, ils s'écrivaient. Des lettres, qui semblaient
venir de régions éloignées. Les événements extérieurs les
intéressaient moins que certains progrès de l'esprit dans les sciences
et dans l'art. Ils vivaient en leur pensée, méditant sur leur art, ou
distinguant, sous le chaos des faits, la petite lueur inaperçue qui
marque dans l'histoire de l'esprit humain.

Le plus souvent, Christophe venait chez Emmanuel. Bien que, depuis une
récente maladie, il ne fût pas beaucoup mieux portant que son ami, ils
avaient pris l'habitude de trouver naturel que la santé d'Emmanuel eût
droit à plus de ménagements. Christophe ne montait plus sans peine les
six étages d'Emmanuel; et quand il était arrivé, il lui fallait un
bon moment avant de reprendre haleine. Ils savaient aussi mal se soigner
l'un que l'autre. En dépit de leurs bronches malades et de leurs accès
d'oppression, ils étaient des fumeurs enragés. C'était une des
raisons pour lesquelles Christophe préférait que leurs rendez-vous
eussent lieu chez Emmanuel, plutôt que chez lui: car Aurora lui faisait
la guerre, pour sa manie de fumer; et il se cachait d'elle. Il arrivait
aux deux amis d'être pris de quintes de toux, au milieu de leurs
discours; alors, ils devaient s'interrompre et se regardaient, en riant,
comme des écoliers en faute; et parfois l'un des deux faisait la leçon
à celui qui toussait; mais, le souffle revenu, l'autre protestait avec
énergie que la fumée n'y était pour rien.

Sur la table d'Emmanuel, dans un espace libre au milieu de ses papiers,
était couché un chat gris, qui regardait les deux fumeurs, gravement,
d'un air de reproche. Christophe disait qu'il était leur conscience
vivante; pour l'étouffer, il mettait son chapeau dessus. C'était un
chat malingre, de l'espèce la plus vulgaire, qu'Emmanuel avait ramassé
dans la rue, à demi assommé; il ne s'était jamais bien remis des
brutalités, mangeait peu, jouait à peine, ne faisait aucun bruit;
très doux, suivant son maître de ses yeux intelligents, malheureux
quand il n'était point là, content d'être couché sur la table, près
de lui, ne se laissant distraire de sa méditation que pour contempler,
pendant des heures d'extase, la cage où voletaient les oiseaux
inaccessibles, ronronnant poliment à la moindre marque d'attention, se
prêtant avec patience aux caresses capricieuses d'Emmanuel, un peu
rudes de Christophe, et prenant toujours garde de ne griffer ni mordre.
Il était délicat, un de ses yeux pleurait; il toussotait; s'il avait
pu parler, il n'eût certes pas eu l'effronterie de soutenir, comme les
deux amis, «que la fumée n'y était pour rien»; mais d'eux, il
acceptait tout; il avait l'air de penser:

--Ils sont hommes, ils ne savent ce qu'ils font.

Emmanuel s'était attaché à lui, parce qu'il trouvait une analogie
entre le sort de cette bête souffreteuse et le sien. Christophe
prétendait que les ressemblances s'étendaient jusqu'à l'expression du
regard.

--Pourquoi pas? disait Emmanuel.

Les animaux reflètent leur milieu. Leur physionomie s'affine, selon les
maîtres qu'ils fréquentent. Le chat d'un imbécile n'a pas le même
regard que le chat d'un homme d'esprit. Un animal domestique peut
devenir bon ou méchant, franc ou sournois, fin ou stupide, non
seulement suivant les leçons que lui donne son maître, mais selon ce
qu'est son maître. Il n'est même pas besoin de l'influence des hommes.
Les lieux modèlent les bêtes, à leur image. Un paysage intelligent
illumine les yeux des animaux.--Le chat gris d'Emmanuel était en
harmonie avec la mansarde étouffée et le maître infirme,
qu'éclairait le ciel parisien.

Emmanuel s'était humanisé. Il n'était plus le même qu'aux premiers
temps de sa connaissance avec Christophe. Une tragédie domestique
l'avait profondément ébranlé. Sa compagne, à qui il avait fait
sentir trop clairement, dans une heure d'exaspération, la lassitude que
lui causait le poids de son affection, avait brusquement disparu. Il
l'avait cherchée, toute une nuit, bouleversé d'inquiétudes. Il avait
fini par la trouver dans un poste de police. Elle avait voulu se jeter
dans la Seine; un passant l'avait retenue par ses vêtements, au moment
où elle enjambait le parapet d'un pont; elle avait refusé de donner
son adresse et son nom; elle voulait recommencer. Le spectacle de cette
douleur accabla Emmanuel; il ne pouvait supporter la pensée qu'après
avoir souffert des autres, il faisait souffrir, à son tour. Il ramena
chez lui la désespérée, il s'appliqua à panser la blessure qu'il
avait ouverte, à rendre à l'exigeante amie la confiance dans
l'affection qu'elle voulait de lui. Il avait fait taire ses révoltes,
il s'était résigné à cet amour absorbant, il lui avait voué ce qui
lui restait de vie. Toute la sève de son génie avait reflué à son
cœur. Cet apôtre de l'action en était arrivé à croire qu'il n'y
avait qu'une action qui fût bonne: ne pas faire de mal. Son rôle
était fini. Il semblait que la Force qui soulève les grandes marées
humaines ne se fût servie de lui que comme d'un instrument, pour
déchaîner l'action. Une fois l'ordre accompli, il n'était plus rien:
l'action continuait sans lui. Il la regardait continuer, à peu près
résigné aux injustices qui le touchaient personnellement, pas tout à
fait à celles qui concernaient sa foi. Car bien que, libre-penseur, il
se prétendît affranchi de toute religion et qu'il traitât en
plaisantant Christophe de clérical déguisé, il avait son autel, comme
tout esprit puissant, qui déifie les rêves auxquels il se sacrifie.
L'autel était déserté maintenant; et Emmanuel en souffrait. Comment
voir sans douleur les saintes idées qu'on a eu tant de peine à faire
vaincre, pour lesquelles les meilleurs, depuis un siècle, ont souffert
mille tourments, foulées aux pieds par ceux qui viennent! Tout ce
magnifique héritage de l'idéalisme français,--cette foi dans la
Liberté, qui eut ses saints, ses héros, ses martyrs, cet amour de
l'humanité, cette aspiration religieuse à la fraternité des nations
et des races,--avec quelle aveugle brutalité ces jeunes gens le
saccagent! Quel délire les a pris de regretter les monstres que nous
avions vaincus, de se remettre sous le joug que nous avions brisé, de
rappeler à grands cris le règne de la Force, et de rallumer la haine,
la démence de la guerre dans le cœur de ma France!

--Ce n'est pas seulement en France, c'est dans le monde entier, disait
Christophe, d'un air riant. De l'Espagne à la Chine, la même
bourrasque souffle. Plus un coin où l'on puisse s'abriter contre le
vent! Vois, cela devient comique: jusqu'à ma Suisse, qui se fait
nationaliste!

--Tu trouves cela consolant?

--Assurément. On voit là que de tels courants ne sont pas dus aux
ridicules passions de quelques hommes, mais à un Dieu caché qui mène
l'univers. Et devant ce Dieu, j'ai appris à m'incliner. Si je ne
comprends pas, c'est ma faute, non la sienne. Essaie de le comprendre.
Mais qui de vous s'en inquiète? Vous vivez au jour le jour, vous ne
voyez pas plus loin que la borne prochaine, et vous vous imaginez
qu'elle marque le terme du chemin; vous voyez la vague qui vous emporte,
et vous ne voyez pas la mer! La vague d'aujourd'hui, c'est la vague
d'hier, la nôtre, qui lui a imprimé son élan. La vague d'aujourd'hui
creusera le sillon de la vague de demain, qui la fera oublier, comme on
oublie la nôtre. Je n'admire ni ne crains le nationalisme de l'heure
présente. Avec l'heure, il s'écoule; il passe, il est passé. Il est
un degré de l'échelle. Monte au faîte! Il est le sergent-fourrier de
l'armée qui va venir. Écoute déjà sonner ses tambours et ses
fifres!...

(Christophe battait du tambour sur la table, où le chat, réveillé,
sursauta.)

... Chaque peuple, aujourd'hui, sent l'impérieux besoin de rassembler
ses forces et d'en dresser le bilan. C'est que, depuis un siècle, les
peuples se sont transformés par leur pénétration mutuelle et par
l'immense apport de toutes les intelligences de l'univers, bâtissant la
morale, la science, la foi nouvelles. Il faut que chacun fasse son
examen de conscience et sache exactement qui il est et quel est son
bien, avant d'entrer, avec les autres, dans le nouveau siècle. Un
nouvel âge vient. L'humanité va signer un nouveau bail avec la vie.
Sur de nouvelles lois, la société va revivre. C'est dimanche, demain.
Chacun fait ses comptes de la semaine, chacun lave son logis et veut sa
maison nette, avant de s'unir aux autres, devant le Dieu commun, et de
conclure avec lui le nouveau pacte d'alliance.

Emmanuel regardait Christophe; et ses yeux reflétaient la vision qui
passait. Il se tut, quelque temps après que l'autre eut parlé; puis,
il dit:

--Tu es heureux, Christophe! Tu ne vois pas la nuit.

--Je vois dans la nuit, dit Christophe. J'y ai assez vécu. Je suis
un vieux hibou.



Vers cette époque, ses amis remarquèrent un changement dans ses
manières. Il était souvent distrait, comme absent. Il n'écoutait pas
bien ce qu'on lui disait. Il avait l'air absorbé et souriant. Quand on
lui faisait remarquer ses distractions, il s'excusait affectueusement.
Il parlait de lui parfois, à la troisième personne:

--Krafft vous fera cela...

ou...

--Christophe rira bien...

Ceux qui ne le connaissaient pas, disaient:

--Quelle infatuation de soi!

Et c'était tout le contraire. Il se voyait du dehors, comme un
étranger. Il en était à l'heure où l'on se désintéresse même de
la lutte livrée pour le beau, parce qu'après avoir accompli sa tâche,
on a tendance à croire que les autres accompliront la leur et qu'au
bout du compte, ainsi que dit Rodin, «_le beau finira toujours par
triompher_». Les méchancetés et les injustices ne le révoltaient
plus.--Il se disait, en riant, que ce n'était pas naturel, que la vie
se retirait de lui.

De fait, il n'avait plus sa vigueur de naguère. Le moindre effort
physique, une longue marche, une course rapide, le fatiguaient. Il
était tout de suite hors d'haleine; le cœur lui faisait mal. Il
pensait quelquefois à son vieil ami Schulz. Il ne parlait pas aux
autres de ce qu'il éprouvait. À quoi bon, n'est-ce pas? On ne peut que
les inquiéter, et on ne se guérit pas. D'ailleurs, il ne prenait pas
au sérieux ces malaises. Beaucoup plus que d'être malade, il craignait
qu'on ne l'obligeât à se soigner.

Par un secret pressentiment, il fut pris d'un désir de revoir encore le
pays. C'était un projet qu'il remettait, d'année en année. Il se dit
que, l'année prochaine... Il ne le remit plus, cette fois.

Il partit en cachette, sans avertir personne. Le voyage fut court.
Christophe ne retrouva plus rien de ce qu'il venait chercher. Les
transformations qui s'annonçaient, à son dernier passage, étaient
maintenant accomplies: la petite ville était devenue une grande ville
industrielle. Les vieilles maisons avaient disparu. Disparu, le
cimetière. À la place de la ferme de Sabine, une usine dressait ses
hautes cheminées. Le fleuve avait achevé de ronger les prairies, où
Christophe jouait, enfant. Une rue, (quelle rue!) entre d'immondes
bâtisses, portait son nom. Tout était mort du passé, la mort même...
Soit! La vie continuait; peut-être d'autres petits Christophes
rêvaient, souffraient, luttaient, dans les masures de cette rue
décorée de son nom.--À un concert de la gigantesque _Tonhalle_, il
entendit exécuter, au rebours de sa pensée, une de ses œuvres; il la
reconnut à peine... Soit! Mal comprise, elle suscitera peut-être des
énergies nouvelles. Nous avons semé le grain. Faites-en ce qu'il vous
plaît; nourrissez-vous de nous!--Christophe, se promenant, à la
tombée de la nuit, dans les champs autour de la ville, sur lesquels de
grands brouillards allaient flottant, pensait aux grands brouillards qui
allaient aussi envelopper sa vie, aux êtres aimés, disparus de la
terre, réfugiés dans son cœur, que la nuit qui tombait recouvrirait,
avec lui... Soit! Soit! Je ne te crains pas, ô nuit, couveuse de
soleils! Pour un astre qui s'éteint, des milliers d'autres s'allument.
Comme un bol de lait qui bout, le gouffre de l'espace déborde de
lumière. Tu ne m'éteindras point. Le souffle de la mort fera reflamber
ma vie...

Au retour d'Allemagne, Christophe voulut s'arrêter dans la ville où il
avait connu Anna. Depuis qu'il l'avait quittée, il ne savait plus rien
d'elle. Il n'aurait pas osé demander de ses nouvelles. Pendant des
années, le nom seul le faisait trembler...--À présent, il était
calme, il ne craignait plus rien. Mais le soir, dans sa chambre
d'hôtel, qui donnait sur le Rhin, le chant connu des cloches qui
sonnaient pour la fête du lendemain ressuscita les images du passé. Du
fleuve montait vers lui l'odeur du danger lointain, qu'il avait peine à
comprendre. Il passa toute la nuit à se le remémorer. Il se sentait
affranchi du redoutable Maître; et ce lui était une triste douceur. Il
n'était pas décidé sur ce qu'il ferait, le lendemain. Il eut, un
instant, l'idée--(le passé était si loin!)--de faire visite aux
Braun. Mais le lendemain, le courage lui manqua; il ne se risqua même
pas à demander, à l'hôtel, si le docteur et sa femme vivaient encore.
Il décida de partir...

À l'heure de partir, une force irrésistible le poussa au temple où
allait jadis Anna; il se plaça derrière un pilier, d'où il pouvait
voir le banc, sur lequel autrefois elle venait s'agenouiller. Il
attendit, certain que, si elle vivait, elle viendrait encore là.

Une femme vint, en effet; et il ne la reconnut pas. Elle était
semblable à d'autres: corpulente, la face pleine, au menton gras,
l'expression indifférente et dure. Vêtue de noir. Elle s'assit à son
banc, et resta immobile. Elle ne semblait ni prier, ni entendre; elle
regardait devant elle. Rien, en cette femme, ne rappelait celle que
Christophe attendait. Une ou deux fois seulement, un geste un peu
maniaque, comme pour effacer les plis de sa robe sur les genoux. Jadis,
elle avait ce geste... À la sortie, elle passa près de lui, lentement,
la tête droite, les mains avec son livre croisées au-dessus du ventre.
Un instant, se posa sur les yeux de Christophe la lueur de ses yeux
sombres et ennuyés. Et ils ne se reconnurent point. Elle passa, droite
et raide, sans tourner la tête. Ce ne fut qu'un instant après qu'il
reconnut soudain, dans un éclair de mémoire, sous le sourire glacé,
à certain pli des lèvres, la bouche qu'il avait baisée... Le souffle
lui manqua, et ses genoux fléchirent. Il pensait:

--Seigneur, est-ce là ce corps, où habitait celle que j'ai aimée? Où
est-elle? Où est-elle? Et où suis-je, moi-même? Où est celui qui
l'aima? Que reste-t-il de nous et du cruel amour qui nous a
dévorés?--La cendre. Où est le feu?

Et son Dieu lui répondit:

--En moi.

Alors, il releva les yeux; et, pour la dernière fois, il
l'aperçut,--au milieu de la foule,--qui sortait par la porte, au
soleil.

Ce fut peu après son retour à Paris qu'il fit la paix avec son vieil
ennemi Lévy-Cœur. Celui-ci l'avait longtemps attaqué, avec autant de
malicieux talent que de mauvaise foi. Puis, arrivé au faîte du
succès, repu d'honneurs, rassasié, apaisé, il avait eu l'esprit de
reconnaître secrètement la supériorité de Christophe; et il lui
avait fait des avances. Attaques et avances, Christophe feignait de ne
rien remarquer. Lévy-Cœur s'était lassé. Ils habitaient le même
quartier, et se rencontraient souvent. Ils n'avaient pas l'air de se
connaître. Christophe laissait, au passage, tomber son regard sur
Lévy-Cœur, comme s'il ne le voyait pas. Cette façon tranquille de le
nier exaspérait Lévy-Cœur.

Il avait une fille de dix-huit à vingt ans, jolie, fine, élégante,
avec un profil de petit mouton, une auréole de cheveux blonds qui
frisottaient, de doux yeux coquets, et un sourire de Luini. Ils se
promenaient ensemble; Christophe les croisait dans les allées du
Luxembourg: ils semblaient très intimes; la jeune fille s'appuyait
gentiment au bras du père. Christophe qui, pour être distrait, n'en
remarquait pas moins les jolis visages, avait un faible pour celui-ci.
Il pensait de Lévy-Cœur:

--L'animal a de la chance!

Mais il ajoutait fièrement:

--Moi aussi, j'ai une fille.

Et il les comparait. Cette comparaison, où sa partialité donnait tout
l'avantage à Aurora, avait fini par créer dans son esprit une sorte
d'amitié imaginaire entre les deux jeunes filles, qui s'ignoraient, et
même, sans qu'il s'en aperçût, par le rapprocher de Lévy-Cœur.

En revenant d'Allemagne, il apprit que «le petit mouton» était
mort. Son égoïsme paternel pensa aussitôt:

--Si c'était la mienne qui avait été frappée!

Et il fut pris d'une immense pitié pour Lévy-Cœur. Sur le premier
moment, il voulut lui écrire; il commença deux lettres; il ne fut pas
satisfait, il eut une mauvaise honte: il ne les envoya pas. Mais,
quelques jours plus tard, rencontrant de nouveau Lévy-Cœur, la figure
ravagée, ce fut plus fort que lui: il alla droit au malheureux, il lui
tendit les mains. Lévy-Cœur, sans raisonner non plus, les saisit.
Christophe dit:

--Vous l'avez perdue!...

Son accent d'émotion pénétra Lévy-Cœur. Il en éprouva une
reconnaissance indicible... Ils échangèrent des paroles douloureuses
et confuses. Quand ils se quittèrent après, plus rien ne subsistait de
ce qui les avait divisés. Ils s'étaient combattus: c'était fatal,
sans doute; que chacun accomplisse la loi de sa nature! Mais lorsqu'on
voit arriver la fin de la tragi-comédie, on dépose les passions dont
on était masqué, et l'on se retrouve face à face,--deux hommes qui ne
valent pas beaucoup mieux l'un que l'autre, et qui ont bien le droit,
après avoir joué leur rôle comme ils ont pu, de se donner la main.



Le mariage de Georges et d'Aurora avait été fixé aux premiers jours
du printemps. La santé de Christophe déclinait rapidement. Il avait
remarqué que ses enfants l'observaient, d'un air inquiet. Une fois, il
les entendit, qui causaient à mi-voix. Georges disait:

--Comme il a mauvaise mine! Il est capable de tomber malade.

Et Aurora répondait:

--Pourvu qu'il n'aille pas retarder notre mariage!

Il se l'était tenu pour dit. Pauvres petits! Bien sûr qu'il n'irait
pas troubler leur bonheur!

Mais il fut assez maladroit, l'avant-veille du mariage,--(il s'était
ridiculement agité, les derniers jours; on eût dit que c'était lui
qui allait se marier),--il fut assez sot pour se laisser reprendre par
son mal ancien, un réveil de la vieille pneumonie, dont la première
attaque remontait à l'époque de la Foire sur la Place. Il se traita
d'imbécile. Il jura qu'il ne céderait pas, avant que le mariage ne
fût fait. Il songeait à Grazia mourante, qui n'avait pas voulu
l'avertir de sa maladie, à la veille d'un concert, afin qu'il ne fût
pas distrait de sa tâche et de son plaisir. Cette pensée lui souriait,
de faire maintenant pour sa fille,--pour elle,--ce qu'elle avait fait
pour lui. Il cacha donc son mal; mais il eut de la peine à tenir
jusqu'au bout. Toutefois, le bonheur des deux enfants le rendait si
heureux qu'il réussit à soutenir, sans faiblesse, la longue épreuve
de la cérémonie religieuse. À peine rentré à la maison, chez
Colette, ses forces le trahirent; il eut juste le temps de s'enfermer
dans une chambre, et il s'évanouit. Un domestique le trouva ainsi.
Christophe, revenu à lui, fit défense d'en parler aux mariés, qui
partaient le soir, en voyage. Ils étaient trop occupés d'eux-mêmes,
pour remarquer rien autre. Ils le quittèrent gaiement, promettant de
lui écrire demain, après-demain...

Aussitôt qu'ils furent partis, Christophe s'alita. La fièvre le prit,
et ne le quitta plus. Il était seul. Emmanuel, malade aussi, ne pouvait
venir. Christophe ne vit pas de médecin. Il ne jugeait pas son état
inquiétant. D'ailleurs, il n'avait pas de domestique, pour chercher un
médecin. La femme de ménage, qui venait, deux heures, le matin, ne
s'intéressait pas à lui; et il trouva moyen de se priver de ses
services. Il l'avait priée, dix fois, quand elle faisait la chambre, de
ne pas toucher à ses papiers. Elle était obstinée; elle jugea le
moment venu pour faire ses volontés, maintenant qu'il avait la tête
clouée sur l'oreiller. Dans la glace de l'armoire, il la vit, de son
lit, qui bouleversait tout, dans la pièce à côté. Il fut si
furieux--(non, décidément, le vieil homme n'était pas mort en
lui!)--qu'il sauta de ses draps, pour lui arracher des mains un paquet
de paperasses et la mettre à la porte. Sa colère lui valut un bon
accès de fièvre et le départ de la servante qui, vexée, ne revint
plus, sans même se donner la peine de prévenir «ce vieux fou», comme
elle l'appelait. Il resta donc, malade, sans personne pour le servir. Il
se levait, le matin, pour prendre le pot de lait, déposé à sa porte,
et pour voir si la concierge n'avait pas glissé sous le seuil la lettre
promise des amoureux. La lettre n'arrivait pas; ils l'oubliaient, dans
leur bonheur. Il ne leur en voulait pas; il se disait qu'à leur place,
il en eut fait autant. Il songeait à leur insouciante joie, et que
c'était lui qui la leur avait donnée.

Il allait un peu mieux et commençait à se lever, lorsque arriva enfin
la lettre d'Aurora. Georges s'était contenté d'y joindre sa signature.
Aurora s'informait peu de Christophe, lui donnait peu de nouvelles; mais
en revanche, elle le chargeait d'une commission: elle le priait de lui
expédier un tour de cou, qu'elle avait oublié chez Colette. Bien que
ce ne fût guère important,--(Aurora n'y avait songé qu'au moment
d'écrire à Christophe, et parce qu'elle cherchait ce qu'elle pourrait
bien lui raconter),--Christophe, tout joyeux d'être bon à quelque
chose, sortit pour chercher l'objet. Un temps de giboulées. L'hiver
faisait un retour offensif. Neige fondue, vent glacial. Pas de voitures.
Christophe attendit, dans un bureau d'expéditions. L'impolitesse des
employés et leur lenteur voulue le jetèrent dans une irritation, qui
n'avança pas ses affaires. Son état maladif était cause, en partie,
de ces accès de colère, que le calme de son esprit désavouait; ils
ébranlaient son corps, comme, sous la cognée, les derniers frissons du
chêne qui va tomber. Il revint, transi. La concierge, en passant, lui
remit une coupure de revue. Il y jeta les yeux. C'était un méchant
article, une attaque contre lui. Elles se faisaient rares, maintenant.
Il n'y a pas de plaisir à attaquer qui ne s'aperçoit pas de vos coups!
Les plus acharnés se laissaient gagner, tout en le détestant, par une
estime qui les irritait.

«_On croit_, avouait Bismarck, comme à regret, _que rien n'est plus
involontaire que l'amour. L'estime l'est bien davantage..._»

Mais l'auteur de l'article était de ces hommes forts qui, mieux armés
que Bismarck, échappent aux atteintes de l'estime et de l'amour. Il
parlait de Christophe, en termes outrageants, et annonçait, pour la
quinzaine suivante, une suite à ses attaques. Christophe se mit à
rire, et dit, en se recouchant:

--Il sera bien attrapé! Il ne me trouvera plus chez moi.

On voulait qu'il prît une garde pour le soigner; il s'y refusa
obstinément. Il disait qu'il avait vécu seul, que c'était bien le
moins qu'il eût le bénéfice de sa solitude, en un pareil moment.

Il ne s'ennuyait pas. Dans ces dernières années, il était constamment
occupé à des dialogues avec lui-même, comme si son âme était
double; et, depuis quelques mois, sa société intérieure s'était
beaucoup accrue: non plus deux âmes, mais dix logeaient en lui. Elles
conversaient; plus souvent, elles chantaient. Il prenait part à
l'entretien, ou se taisait pour les écouter. Il avait toujours sur son
lit, sur sa table, à portée de sa main, du papier à musique sur
lequel il notait leurs propos et les siens, en riant des reparties.
Habitude machinale; les deux actes: penser et écrire, étaient devenus
presque simultanés; chez lui, écrire était penser en pleine clarté.
Tout ce qui le distrayait de la compagnie de ses âmes, le fatiguait,
l'irritait. Même, à certains moments, les amis qu'il aimait le mieux.
Il faisait effort pour ne pas trop le leur montrer; mais cette
contrainte le mettait dans une lassitude extrême. Il était tout
heureux de se retrouver ensuite: car il s'était perdu; impossible
d'entendre les voix intérieures, au milieu des bavardages humains.
Divin silence!...

Il permit seulement que la concierge, ou l'un de ses enfants, vînt,
deux ou trois fois par jour, voir ce dont il avait besoin. Il leur
donnait aussi les billets, que, jusqu'au dernier jour, il continua
d'échanger avec Emmanuel. Les deux amis étaient presque aussi malades
l'un que l'autre; ils ne se faisaient pas d'illusion. Par des chemins
différents, le libre génie religieux de Christophe et le libre génie
sans religion d'Emmanuel étaient parvenus à la même sérénité
fraternelle. De leur écriture tremblante, qu'ils avaient de plus en
plus de peine à lire, ils causaient, non de leur maladie, mais de ce
qui avait toujours fait l'objet de leurs entretiens; de leur art, de
l'avenir de leurs idées.

Jusqu'au jour où, de sa main qui défaillait, Christophe traça le
mot du roi de Suède, mourant, dans la bataille:

«_Ich habe genug, Bruder; reite dich!_»[4]



Comme une succession d'étages, il embrassait l'ensemble de sa vie...
L'immense effort de sa jeunesse pour prendre possession de soi, les
luttes acharnées pour conquérir sur les autres le simple droit de
vivre, pour se conquérir sur les démons de sa race. Même après la
victoire, l'obligation de veiller, sans trêve, sur sa conquête, afin
de la défendre contre la victoire même. La douceur, les épreuves de
l'amitié, qui rouvre au cœur isolé par la lutte la grande famille
humaine. La plénitude de l'art, le zénith de la vie. Régner
orgueilleusement sur son esprit conquis. Se croire souverain de son
destin. Et soudain rencontrer, au détour du chemin, les cavaliers de
l'Apocalypse, le Deuil, la Passion, la Honte, l'avant-garde du Maître.
Renversé, piétiné par les sabots des chevaux, se traîner tout
sanglant jusqu'aux sommets où flambe, au milieu des nuées, le feu
sauvage qui purifie. Se trouver face à face avec Dieu. Lutter ensemble,
comme Jacob avec l'ange. Sortir du combat, brisé. Adorer sa défaite,
comprendre ses limites, s'efforcer d'accomplir la volonté du Maître,
dans le domaine qu'il nous a assigné. Afin, quand les labours, les
semailles, la moisson, quand le dur et beau labeur serait achevé,
d'avoir gagné le droit de se reposer au pied des monts ensoleillés et
de leur dire:

«Bénis vous êtes! Je ne goûterai pas votre lumière. Mais votre
ombre m'est douce...»

Alors, la bien-aimée lui était apparue; elle l'avait pris par la main;
et la mort, en brisant les barrières de son corps, avait, dans l'âme
de l'ami, fait couler l'âme de l'amie. Ensemble, ils étaient sortis de
l'ombre des jours, et ils avaient atteint les bienheureux sommets, où,
comme les trois Grâces, en une noble ronde, le passé, le présent,
l'avenir se tiennent par la main, où le cœur apaisé regarde à la
fois naître, fleurir et finir les chagrins et les joies, où tout est
Harmonie...

Il était trop pressé, il se croyait déjà arrivé. Et l'étau qui
serrait sa poitrine haletante, et le délire tumultueux des images qui
heurtaient sa tête brûlante, lui rappelaient qu'il restait la
dernière étape, la plus dure à fournir... En avant!...

Il était cloué dans son lit, immobile. À l'étage au-dessus, une
sotte petite femme pianotait, pendant des heures. Elle ne savait qu'un
morceau; elle répétait inlassablement les mêmes phrases; elle y avait
tant de plaisir! Elles lui étaient une joie et une émotion de toutes
les couleurs. Et Christophe comprenait son bonheur; mais il en était
agacé, à pleurer. Si du moins elle n'avait pas tapé si fort! Le bruit
était aussi odieux à Christophe que le vice... Il finit par se
résigner. C'était dur d'apprendre à ne plus entendre. Pourtant, il y
eut moins de peine qu'il n'eût pensé. Il s'éloignait de son corps. Ce
corps malade et grossier... Quelle indignité d'y avoir été enfermé,
tant d'années! Il le regardait s'user, et il pensait:

--Il n'en a plus pour longtemps.

Il se demanda, pour tâter le pouls à son égoïsme humain:

--Que préférerais-tu? Ou que le souvenir de Christophe, de sa personne
et de son nom s'éternisât et que son œuvré disparût? Ou que son
œuvre durât et qu'il ne restât aucune trace de ta personne et de ton
nom?

Sans hésiter, il répondit:

--Que je disparaisse, et que mon œuvre dure! J'y gagne doublement: car
il ne restera de moi que le plus vrai, que le seul vrai. Périsse
Christophe!...

Mais, peu de temps après, il sentit qu'il devenait aussi étranger à
son œuvre qu'à lui-même. L'enfantine illusion de croire à la durée
de son art! Il avait la vision nette non seulement du peu qu'il avait
fait, mais de la destruction qui guette toute la musique moderne. Plus
vite que toute autre, la langue musicale se brûle; au bout d'un siècle
ou deux, elle n'est plus comprise que de quelques initiés. Pour qui
existent encore Monteverdi et Lully? Déjà, la mousse ronge les chênes
de la forêt classique. Nos constructions sonores, où chantent nos
passions, seront des temples vides, s'écrouleront dans l'oubli... Et
Christophe s'étonnait de contempler ces ruines, et de n'en être pas
troublé.

--Est-ce que j'aime moins la vie? se demandait-il, étonné.

Mais il comprit aussitôt qu'il l'aimait beaucoup plus... Pleurer sur
les ruines de l'art? Elles n'en valent pas la peine. L'art est l'ombre
de l'homme, jetée sur la nature. Qu'ils disparaissent ensemble, lampés
par le soleil! Ils m'empêchent de le voir... L'immense trésor de la
nature passe à travers nos doigts. L'intelligence humaine veut prendre
l'eau qui coule, dans les mailles d'un filet. Notre musique est
illusion. Notre échelle des sons, nos gammes sont invention. Elles ne
correspondent à aucun son vivant. C'est un compromis de l'esprit entre
les sons réels, une application du système métrique à l'infini
mouvant. L'esprit avait besoin de ce mensonge, pour comprendre
l'incompréhensible; et, comme il voulait y croire, il y a cru. Mais
cela n'est pas vrai. Cela n'est pas vivant. Et la jouissance, que donne
à l'esprit cet ordre créé par lui, n'a été obtenue qu'en faussant
l'intuition directe de ce qui est. De temps en temps, un génie, en
contact passager avec la terre, aperçoit brusquement le torrent du
réel, qui déborde les cadres de l'art. Les digues craquent. La nature
rentre par une fissure. Mais aussitôt après, la fente est bouchée.
Sauvegarde nécessaire pour la raison humaine! Elle périrait, si ses
yeux rencontraient les yeux de Jéhovah. Alors, elle recommence à
cimenter sa cellule, où rien n'entre du dehors, qu'elle n'ait
élaboré. Et cela est beau, peut-être, pour ceux qui ne veulent pas
voir... Mais moi, je veux voir ton visage, Jéhovah! Dût-il
m'anéantir, je veux entendre le tonnerre de ta voix. Le bruit de l'art
me gêne. Que l'esprit se taise! Silence à l'homme!...

Mais quelques minutes après ces beaux discours, il chercha, en
tâtonnant, une des feuilles de papier, éparses sur les draps, et il
essaya encore d'y écrire quelques notes. Lorsqu'il s'aperçut de sa
contradiction, il sourit, et il dit:

--Ô ma vieille compagne, ma musique, tu es meilleure que moi. Je suis
un ingrat, je te congédie. Mais toi, tu ne me quittes point; tu ne te
laisses pas rebuter par mes caprices. Pardon! tu le sais bien, ce sont
là des boutades. Je ne t'ai jamais trahie, tu ne m'as jamais trahi,
nous sommes sûrs l'un de l'autre. Nous partirons ensemble, mon amie.
Reste avec moi, jusqu'à la fin.


_Bleib bei uns..._


[Illustration]



Il venait de se réveiller d'une longue torpeur, lourde de fièvre et de
rêves. D'étranges rêves, dont il était encore imprégné. Et
maintenant, il se regardait, il se touchait, il se cherchait, il ne se
retrouvait plus. Il lui semblait qu'il était «un autre». Un autre,
plus cher que lui-même... Qui donc?... Il lui semblait qu'en rêve, un
autre s'était incarné en lui. Olivier? Grazia?... Son cœur, sa tête
étaient si faibles! Il ne distinguait plus entre ses aimés. À quoi
bon distinguer? Il les aimait tous autant.

Il restait ligoté, dans une sorte de béatitude accablante. Il ne
voulait pas bouger. Il savait que la douleur, embusquée, le guettait,
comme le chat la souris. Il faisait le mort. Déjà!... Personne dans la
chambre. Au-dessus de sa tête, le piano s'était tu. Solitude. Silence.
Christophe soupira.

--Qu'il est bon de se dire, à la fin de sa vie, qu'on n'a jamais été
seul, même quand on l'était le plus!... Âmes que j'ai rencontrées
sur ma route, frères qui m'avez, un instant, donné la main, esprits
mystérieux éclos de ma pensée, morts et vivants,--tous vivants,--ô
tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'ai créé! Vous m'entourez de
votre chaude étreinte, vous me veillez, j'entends la musique de vos
voix. Béni soit le destin, qui m'a fait don de vous! Je suis riche, je
suis riche... Mon cœur est rempli!...

Il regardait la fenêtre... Un de ces beaux jours sans soleil, qui,
disait Balzac le vieux, ressemblent à une belle aveugle... Christophe
s'absorbait dans la vue passionnée d'une branche d'arbre qui passait
devant les carreaux. La branche se gonflait, les bourgeons humides
éclataient, les petites fleurs blanches s'épanouissaient; il y avait,
dans ces fleurs, dans ces feuilles, dans tout cet être qui
ressuscitait, un tel abandon extasié à la force renaissante que
Christophe ne sentait plus son oppression, son misérable corps qui
mourait, pour revivre en la branche d'arbre. Le doux rayonnement de
cette vie le baignait. C'était comme un baiser. Son cœur trop plein
d'amour se donnait au bel arbre, qui souriait à ses derniers instants.
Il songeait qu'à cette minute, des milliers d'êtres s'aimaient, que
cette heure d'agonie pour lui pour d'autres était une heure d'extase,
qu'il en est toujours ainsi, que jamais ne tarit la joie puissante de
vivre. Et, suffoquant, d'une voix qui n'obéissait plus à sa
pensée,--(peut-être même aucun son ne sortait de sa gorge; mais il ne
s'en apercevait pas)--il entonna un cantique à la vie.

Un orchestre invisible lui répondit. Christophe se disait:

--Comment font-ils, pour savoir? Nous n'avons pas répété. Pourvu
qu'ils aillent jusqu'au bout, sans se tromper!

Il tâcha de se mettre sur son séant, afin qu'on le vit bien de tout
l'orchestre, marquant la mesure, avec ses grands bras. Mais l'orchestre
ne se trompait pas; ils étaient sûrs d'eux-mêmes. Quelle merveilleuse
musique! Voici qu'ils improvisaient maintenant les réponses! Christophe
s'amusait:

--Attends un peu, mon gaillard! Je vais bien t'attraper.

Et, donnant un coup de barre, il lançait capricieusement la barque,
à droite, à gauche, dans des passes dangereuses.

--Comment te tireras-tu de celle-ci?... Et de celle-là? Attrape!...
Et encore de cette autre?

Ils s'en tiraient toujours; ils répondaient aux audaces par d'autres
encore plus risquées.

--Qu'est-ce qu'ils vont inventer? Sacrés malins!...

Christophe criait bravo, et riait aux éclats.

--Diable! C'est qu'il devient difficile de les suivre! Est-ce que je
vais me laisser battre?... Vous savez, ce n'est pas de jeu! Je suis
fourbu, aujourd'hui... N'importe! Il ne sera pas dit qu'ils auront le
dernier mot...

Mais l'orchestre déployait une fantaisie d'une telle abondance, d'une
telle nouveauté qu'il n'y avait plus moyen de faire autre chose que de
rester, à l'entendre, bouche bée. On en avait le souffle coupé...
Christophe se prenait en pitié:

--Animal! se disait-il, tu es vidé. Tais-toi! L'instrument a donné
tout ce qu'il pouvait. Assez de ce corps! Il m'en faut un autre.

Mais le corps se vengeait. De violents accès de toux l'empêchaient
d'écouter:

--Te tairas-tu!

Il se prenait à la gorge, il se frappait la poitrine à coups de poing,
comme un ennemi qu'il fallait vaincre. Il se revit, au milieu d'une
mêlée. Une foule hurlait. Un homme l'étreignit, à bras-le-corps. Ils
roulaient ensemble. L'autre pesait sur lui. Il étouffait.

--Lâche-moi, je veux entendre!... Je veux entendre! Ou je te tue!

Il lui martelait la tête contre le mur. L'autre ne lâchait point.

--Mais qui est-ce, à présent? Avec qui est-ce que je lutte,
enlacé? Quel est ce corps que je tiens, qui me brûle?...

Mêlées hallucinées. Un chaos de passions. Fureur, luxure, soif de
meurtre, morsures des étreintes charnelles, toute la bourbe de l'étang
soulevée, une dernière fois...

--Ah! est-ce que cela ne sera pas bientôt la fin? Est-ce que je ne
vous arracherai pas, sangsues collées à ma chair?... Tombe donc
avec elles, ma charogne!

Des épaules, des reins, des genoux, Christophe, arc-bouté, repousse
l'invisible ennemi... Il est libre!... Là-bas, la musique joue
toujours, s'éloignant. Christophe, ruisselant de sueur, tend les bras
vers elle:

--Attends-moi! Attends-moi!

Il court, pour la rejoindre. Il trébuche. Il bouscule tout... Il a
couru si vite qu'il ne peut plus respirer. Son cœur bat, son sang bruit
dans ses oreilles: un chemin de fer, qui roule sous un tunnel...

--Est-ce bête, bon Dieu!

Il faisait à l'orchestre des signes désespérés, pour qu'on ne
continuât pas sans lui... Enfin! sorti du tunnel!... Le silence
revenait. Il entendit, de nouveau.

--Est-ce beau! Est-ce beau! Encore! Hardi, mes gars... Mais de qui cela
peut-il être?... Vous dites? Vous dites que cette musique est de
Jean-Christophe Krafft? Allons donc! Quelle sottise! Je l'ai connu,
peut-être! Jamais il n'eût été capable d'en écrire dix mesures...
Qui est-ce qui tousse encore? Ne faites pas de bruit! Quel est cet
accord-là?... Et cet autre?... Pas si vite! Attendez!...

Christophe poussait des cris inarticulés; sa main, sur le drap qu'elle
serrait, faisait le geste d'écrire; et son cerveau épuisé,
machinalement continuait à chercher de quels éléments étaient faits
ces accords et ce qu'ils annonçaient. Il n'y parvenait point:
l'émotion faisait lâcher prise. Il recommençait... Ah! cette fois,
c'était trop...

--Arrêtez, arrêtez, je n'en puis plus...

Sa volonté se desserra tout à fait. De douceur, Christophe ferma les
yeux. Des larmes de bonheur coulaient de ses paupières closes. La
petite fille qui le gardait, sans qu'il s'en aperçût, pieusement les
essuya. Il ne sentait plus rien de ce qui se passait ici-bas.
L'orchestre s'était tu, le laissant sur une harmonie vertigineuse, dont
l'énigme n'était pas résolue. Le cerveau, obstiné, répétait:

--Mais quel est cet accord? Comment sortir de là? Je voudrais
pourtant bien trouver l'issue, avant la fin...

Des voix s'élevaient maintenant. Une voix passionnée. Les yeux
tragiques d'Anna... Mais dans le même instant, ce n'était plus Anna.
Ces yeux pleins de bonté...

--Grazia, est-ce toi?... Qui de vous? Qui de vous? Je ne vous
vois plus bien... Pourquoi donc le soleil est-il si long à venir?

Trois cloches tranquilles sonnèrent. Les moineaux, à la fenêtre,
pépiaient pour lui rappeler l'heure où il leur donnait les miettes du
déjeuner... Christophe revit en rêve sa petite chambre d'enfant... Les
cloches, voici l'aube! Les belles ondes sonores coulent dans l'air
léger. Elles viennent de très loin, des villages là-bas... Le
grondement du fleuve monte derrière la maison... Christophe se retrouve
accoudé, à la fenêtre de l'escalier. Toute sa vie coulait sous ses
yeux, comme le Rhin. Toute sa vie, toutes ses vies, Louisa, Gottfried,
Olivier, Sabine...

--Mère, amantes, amis... Comment est-ce qu'ils se nomment?...
Amour, où êtes-vous? Où êtes-vous, mes âmes? Je sais que vous êtes
là, et je ne puis vous saisir.

--Nous sommes avec toi. Paix, notre bien-aimé!

--Je ne veux plus vous perdre. Je vous ai tant cherchés!

--Ne te tourmente pas. Nous ne te quitterons plus.

--Hélas! le flot m'emporte.

--Le fleuve qui t'emporte, nous emporte avec toi.

--Où allons-nous?

--Au lieu où nous serons réunis.

--Sera-ce bientôt?

--Regarde!

Et Christophe, faisant un suprême effort pour soulever la
tête,--(Dieu! qu'elle était pesante! )--vit le fleuve débordé,
couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et, comme
une lueur d'acier, au bord de l'horizon, semblait courir vers lui une
ligne de flots d'argent, qui tremblaient au soleil. Le bruit de
l'Océan... Et son cœur, défaillant, demanda:

--Est-ce Lui?

La voix de ses aimés lui répondit:

--C'est Lui.

Tandis que le cerveau, qui mourait, se disait:

--La porte s'ouvre... Voici l'accord que je cherchais!... Mais
ce n'est pas la fin? Quels espaces nouveaux!... Nous continuerons
demain.

Ô joie, joie de se voir disparaître dans la paix souveraine
du Dieu, qu'on s'est efforcé de servir, toute sa vie!...

--Seigneur, n'es-tu pas trop mécontent de ton serviteur? J'ai fait si
peu! Je ne pouvais davantage... J'ai lutté, j'ai souffert, j'ai erré,
j'ai créé. Laisse-moi prendre haleine dans tes bras paternels. Un
jour, je renaîtrai, pour de nouveaux combats.

Et le grondement du fleuve, et la mer bruissante chantèrent
avec lui:

--Tu renaîtras. Repose! Tout n'est plus qu'un seul cœur. Sourire de la
nuit et du jour enlacés. Harmonie, couple auguste de l'amour et de la
haine! Je chanterai le Dieu aux deux puissantes ailes. Hosanna à la
vie! Hosanna à la mort!



_Christofori faciem die quacumque tueris,
Illa nempe die non morte mala morieris._



Saint Christophe a traversé le fleuve. Toute la nuit, il a marché
contre le courant. Comme un rocher, son corps aux membres athlétiques
émerge au-dessus des eaux. Sur son épaule gauche est l'Enfant, frêle
et lourd. Saint Christophe s'appuie sur un pin arraché, qui ploie. Son
échine aussi ploie. Ceux qui l'ont vu partir ont dit qu'il n'arriverait
point. Et l'ont suivi longtemps leurs railleries et leurs rires. Puis,
la nuit est tombée, et ils se sont lassés. À présent, Christophe est
trop loin pour que les cris l'atteignent de ceux restés là-bas. Dans
le bruit du torrent, il n'entend que la voix tranquille de l'Enfant, qui
tient de son petit poing une mèche crépue sur le front du géant, et
qui répète: «Marche!»--Il marche, le dos courbé, les yeux, droit
devant lui, fixés sur la rive obscure, dont les escarpements commencent
à blanchir.

Soudain, l'angélus tinte, et le troupeau des cloches s'éveille en
bondissant. Voici l'aurore nouvelle! Derrière la falaise, qui dresse sa
noire façade, le soleil invisible monte dans un ciel d'or. Christophe,
près de tomber, touche enfin à la rive. Et il dit à l'Enfant:

--Nous voici arrivés! Comme tu étais lourd! Enfant, qui donc es-tu?

Et l'Enfant dit:

--Je suis le jour qui va naître.



[Footnote 2: Giuseppe Prezzolini, qui dirigeait alors, avec Giovanni
Papini, le groupe de _la Voce._]

[Footnote 3: Quand une chose est arrivée, même les sots la comprennent.]

[Footnote 4: «J'ai mon compte, frère, sauve-toi!»]



_Le Buisson Ardent_ a été publié d'abord en deux livraisons des
_Cahiers de la quinzaine_, dirigés par Charles Péguy, les 5 et
12 novembre 1911.

_La Nouvelle Journée_, en deux livraisons de la même collection,
les 6 et 20 octobre 1912.



TABLE

LE BUISSON ARDENT
LA NOUVELLE JOURNEE



TABLE GÉNÉRALE

Tome I
Tome II
Tome III
Tome IV

JEAN-CHRISTOPHE

L'Aube.
Le Matin.
L'Adolescent.
La Révolte.
La Foire sur la Place.
Antoinette.
Dans la Maison.
Les Amis.
Le Buisson Ardent.
La Nouvelle Journée.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Jean-Christophe, Volume 4 (of 4) - Le Buisson Ardent, La Nouvelle Journée" ***

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