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Title: Notice bio-bibliographique sur La Boëtie, suivie de La Servitude volontaire
Author: Payen, Jean François, Boëtie, Estienne de la
Language: French
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    NOTICE

    BIO-BIBLIOGRAPHIQUE

    SUR

    ÉTIENNE DE LA BOËTIE.

[Illustration:
    _Marie Payen Lith._
    _Impr Lith. CARLES, 12, rue JJ. Rousseau._
    _Dess. d'après nat. par M. E. de CERVAL._]



    NOTICE

    BIO-BIBLIOGRAPHIQUE

    SUR

    LA BOËTIE

    L'AMI DE MONTAIGNE,

    SUIVIE DE

    LA SERVITUDE VOLONTAIRE,

    DONNÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS

    SELON LE VRAI TEXTE DE L'AUTEUR,

    D'APRÈS UN MANUSCRIT CONTEMPORAIN ET AUTHENTIQUE.

    PAR LE Dr J. F. PAYEN.

    PARIS,
    TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES,
    IMPRIMEURS DE L'INSTITUT DE FRANCE,
    RUE JACOB, 56.

    1853.



AVERTISSEMENT.


Ce travail biographique est complètement dû au hasard. Nous
n'avions, en effet, nulle intention de nous occuper isolément
de La Boëtie, qui n'entre dans les recherches que nous avons
entreprises sur Montaigne que comme satellite de cet auteur, et
il n'a fallu rien moins pour nous décider à l'entreprendre que
la demande pressante faite par l'écrivain très-capable et trop
scrupuleux qui avait d'abord été chargé de rédiger l'article La
Boëtie pour la _Nouvelle Biographie universelle_.

La vie de La Boëtie est, on le sait, fort peu connue; un petit
nombre de faits, la plupart controuvés, quelques dates, dont
plusieurs sont inexactes, composent ses articles biographiques;
et M. L. Feugère, dans ses travaux si consciencieux et si
remarquables, s'est plus occupé de ce personnage au point de
vue littéraire qu'au point de vue spécialement biographique et
bibliographique.

Nous avons senti de bonne heure la nécessité de fertiliser ce
sol abandonné, et les renseignements que nous avons demandés et
reçus de toutes parts se sont trouvés assez nombreux pour que
leur dépouillement donnât à notre article un développement trop
considérable pour l'ouvrage auquel il était destiné.

Ce fut alors que MM. Didot, appréciant l'intérêt que pouvait
offrir ce travail, non pour son exécution, mais pour les faits
nouveaux qu'il renferme, et ne voulant pas frapper de stérilité
un article composé exclusivement à leur intention, résolurent
de l'imprimer à part, afin que les lecteurs de la _Biographie_
qui trouveraient que certaines parties n'ont pas assez de
développement, que certaines assertions n'ont point leurs preuves,
pussent rencontrer dans cette publication isolée ce qu'ils
chercheraient vainement dans d'autres ouvrages. Cet essai de
biographie peut être d'ailleurs regardé comme un acte provisoire
de justice et de réparation pour La Boëtie. Nous avons dit que
M. Feugère a surtout étudié l'ami de Montaigne sous son aspect
littéraire, mais La Boëtie compte parmi les chefs de la croisade
politique du seizième siècle. Chacun d'entre eux a trouvé son
historien. La vie de Thomas Morus a été écrite plusieurs fois
et en plusieurs langues; Hottmann a été le sujet d'un éloge;
Buchanan, De Thou, Lanoue, Pasquier, ont eux-mêmes écrit leurs
vies ou leurs mémoires. Hub. Languet a été récemment l'occasion
d'un travail remarquable, et un livre non moins important vient
d'être publié sur J. Bodin; La Boëtie seul attend encore son
historien: nous sommes loin de prétendre à ce titre; mais en
attendant qu'une plume plus habile et plus autorisée que la
nôtre prononce en dernier ressort sur ce grand homme de bien,
en attendant que La Boëtie ait trouvé son Villemain[1], nous
apportons humblement des matériaux, nouveaux pour la plupart,
et recueillis à des sources sûres où cependant les biographes
n'avaient pas encore puisé.

[Note 1: Allusion à l'admirable article que M. Villemain a
donné sur saint Ambroise dans la _Nouvelle Biographie_.]

Enfin la découverte d'un manuscrit authentique de _la Servitude
volontaire_, qui montre combien était défectueuse la leçon suivie
jusqu'à ce jour par tous les éditeurs, nous a décidé à donner une
nouvelle édition de cette pièce, de telle sorte que La Boëtie
puisse être équitablement jugé sur l'ouvrage qui aurait le plus
fait pour sa réputation, si l'amitié de Montaigne n'avait
d'ailleurs entouré son nom d'une auréole impérissable.

Dans son ensemble cette publication sur La Boëtie peut être
regardée comme un supplément aux _Essais_ de Montaigne; car, selon
nous, les vies et les œuvres de ces deux amis ne devraient jamais
être séparées.

D'autres noms encore se rattachent à ce grand nom de Montaigne:
Gournay, Sebon, Gamaches. Nous continuerons à recueillir tous les
renseignements qui s'y rapportent, sans savoir s'il nous sera
donné de les utiliser.... Mais nous espérons que d'autres ne
jugeront point ces personnages indignes de leurs recherches.

Déjà M. Feugère s'est occupé, avec la distinction qu'il apporte
dans toutes ses œuvres, de la fille d'alliance de Montaigne;
heureux celui qui, profitant des travaux de ses devanciers, aura
le loisir de réunir dans un même tableau cette famille d'adoption
formée entre des âmes d'élite, et de rattacher, par des liens
indissolubles, à la mémoire de Montaigne le nom de ceux qui ont, à
titres divers, fait son bonheur et dont il a fait la gloire.

    J. F. P.

    Avril 1853.



FAMILLE

DE

LA BOËTIE.


Boëtie (de La), nom célèbre et personnages peu connus d'une
famille considérée et importante du Périgord.

Ce nom se rencontre dans les manuscrits et les titres anciens
écrit de diverses manières. Ainsi on trouve Boëtie, Boitie,
Boytie, Boittie; en patois, Boetia, Bouetias, Bouetio, aujourd'hui
lo Boïtou; en latin Boetianus. Varillas écrit à tort Boissie
(_Hist. de Henri III_), et quelques éditeurs plus fautivement
encore Béotie.

Le T dans ce nom doit être prononcé dur comme dans _amitié_; la
tradition, l'usage actuel du pays, le nom patois, l'existence
simultanée de deux T le prouvent. Surabondamment, Bayle (au
mot _Bongars_), Mercier Saint-Léger (Notes manuscrites à la
Croix-du-Maine), M. de Mourcin (Société d'agriculture, sciences et
arts de la Dordogne, 1841), établissent qu'il en doit être ainsi.

Le nom de cette famille vient d'une terre assez importante, située
à deux kilomètres de Sarlat, dont le nom, d'origine celtique, est
_La Boëtie_, et dont la modeste maison d'habitation s'appelle le
Castelet.

La famille La Boëtie est originaire de Sarlat, et son nom se
rattache anciennement et honorablement à l'histoire du pays. Dès
le douzième siècle un Robert de La Boëtie se distingue dans cette
longue et souvent sanglante lutte que les consuls soutinrent
contre les prétentions de l'abbé et du monastère, et par suite
de laquelle fut fondée l'indépendance de la ville sous la seule
autorité des rois de France (_Tableau des évenements arrivés
dans la ville de Sarlat_, etc., par A. L. Bouffanges, manuscrit
inédit, communiqué par M. Lascoux). En 1238, Pierre de La Boëtie
est consul de Sarlat; en 1300, Gabriel de La Boëtie est l'un des
vingt-quatre conseillers qui composent la jurade. Gaucelin de
La Boëtie stipule, en 1512, pour son frère Étienne et sa sœur
Guillerme, mariée à Simon de Laurière.

Antoine de La Boëtie, probablement fils de Gaucelin et père de
l'ami de Montaigne, est né à la fin du quinzième siècle; il paraît
en juillet 1539[2] comme chargé d'un examen à futur au château
de Biron, dont la tour de l'Horloge, qui contenait les archives,
avait été incendiée, il est qualifié: «_licencié ez droit seigneur
de la Mothe Lèz Sarlat[3] et lieuctenant par autorité royal en la
sénéchaucée de Périgort au siège de Sarlat et baillaige de Domme_.
(Pièce communiquée par M. de Mourcin, conseiller de préfecture à
Périgueux). Antoine avait un frère, Étienne, sieur de Bouilhonnas,
qui, depuis 1517, étudia à Toulouse sous le père Jean Dufresne,
et fut reçu bachelier le 3 mars 1523 (Notes inédites de l'abbé de
Lespine, communiquées par M. J.-B. Lascoux, magistrat). Antoine
avait épousé une Calvimont, d'une famille importante du Bordelais;
le frère de cette dame, Sardon de Calvimont (ce prénom est le nom
du patron de Sarlat, aujourd'hui Saint-Sacerdos), était président
au parlement de Bordeaux. Leur père était vraisemblablement Jean
de Calvimont, second président du parlement en 1530, secrétaire
du roi à Bordeaux en 1537, le même probablement que je vois
qualifié _homme honorable et scientifique, conseiller en 1509 en
la suprême cour du parlement de Bordeaux_[4]. Antoine a dû mourir
jeune, laissant trois enfants: l'aîné, Étienne, dont l'article
suit, et deux filles, Clémence et Anne. L'une d'elles épousa M.
de Saint-Quentin[5] dont la fille assista à la mort du célèbre La
Boëtie. (_Testament_ de ce dernier communiqué par M. J. Delpit.)

[Note 2: Probablement peu de temps avant sa mort.]

[Note 3: La Mothe, aujourd'hui métairie près de Sarlat.]

[Note 4: Ce dut être cette liaison des deux familles qui
fut cause que Estienne de la Boëtie fut appelé au parlement de
Bordeaux.]

[Note 5: La terre de Saint-Quentin, canton de Sarlat, et tout
près, de ce chef-lieu, a donné son nom à une commune; _Marcillac
Saint-Quentin_.]



ÉTIENNE LA BOËTIE.


LA BOETIE (_Estienne de_), fils d'_Antoine_, naquit à Sarlat,
chef-lieu d'un arrondissement qu'on appelle quelquefois le
Périgord Noir, le mardi 1er novembre 1530 (deux ans avant
son ami, Michel Montaigne, l'année même de la naissance de Jean
Bodin). Il perdit son père étant fort jeune, et son oncle Étienne,
sieur de Bouilhonnas, qui était aussi son parrain, entoura
le jeune orphelin de soins paternels que La Boëtie, dans son
_Testament_, rappelle avec une effusion de reconnaissance.

Le jeune Étienne fut placé au collége de Bordeaux, très-florissant
pour lors et le meilleur de France (_Essais_) et qui comptait
des talents de premier ordre, _Math.-Cordier_, _Élie Vinet_,
_Marc-Ant. Muret_, _Andr. Govéa_ et d'autres non moins célèbres;
et bien que la liaison de La Boëtie et de Montaigne ne date pas
de cette époque, il n'est pas sans intérêt de remarquer que celui
qui devait être de moitié dans la vie de Montaigne se trouva
sous la direction des mêmes savants qui furent les _précepteurs
domestiques_ de ce dernier, élevé alors dans le sein de sa famille
(_Nic. Grouchi_, _Guill. Guerente_, _G. Buchanan_, _Marc-Ant.
Muret_). Le rapprochement même du nom de ces maîtres avec celui
de La Boëtie n'est pas moins intéressant; car si Georges Buchanan
reprenant la thèse soutenue par Hottmann (_Franco-Gallia_) et
Languet (_Vindiciæ contra Tyrannos_) devait, postérieurement à la
mort de La Boëtie, publier le traité _De Jure regni apud Scotos_,
son élève devait écrire la SERVITUDE VOLONTAIRE et traduire
Aristote après avoir eu pour professeur Guill. Guerente, qui a
commenté cet auteur, et Nic. Grouchy, qui le premier l'expliqua à
Bordeaux avec une grande distinction.

Sous de tels maîtres, La Boëtie développa cette merveilleuse et
précoce facilité que lui accordent tous ses contemporains, et
c'est à juste titre que Baillet et Klefeker l'ont compté parmi les
enfants célèbres.

La Boëtie acquit ainsi, au dire de De Thou, un esprit admirable,
une érudition vaste et profonde et une facilité de parler et
d'écrire surprenante. De si grandes qualités lui concilièrent tous
les suffrages, et, en 1552, le 14 octobre, n'ayant pas encore
vingt-deux ans, il fut pourvu d'une charge de conseiller au
parlement de Bordeaux, en remplacement de M. de Lur, avec dispense
de tenir son office. Cette mesure tenait probablement au défaut
d'âge, puisque le 17 mai 1553 les chambres s'assemblèrent «pour
procéder à l'examen des sieurs Pommier et La Boëtie, lesquels
ayant été reconnus idoines et suffisants, furent reçus à prêter
serment.» (_Registres manuscrits du parlement de Bordeaux._)

Le jugement, la haute raison de La Boëtie, le rendirent bientôt
_l'oracle de sa compagnie, et il acquit en ce rang-là plus de
vraie réputation que nul autre avant lui_ (Montaigne). Cependant
il paraît que sa modestie le faisait se défier de ses propres
lumières, car on lit partout qu'il n'allait jamais aux voix sans
émotion, et on cite en preuve les _Decisiones Burdigalenses de
Boerius_ (Nic. Bohier ou Boyer), je ne sais ce qui en est de
l'émotion, mais je n'ai pu en trouver la trace dans le volumineux
in-folio de cet auteur. D'ailleurs, Bohier a-t-il pu écrire ce
qu'on lui prête; _la Biographie Universelle_ le fait, il est vrai,
mourir en 1579, ce qui, à son compte, ne lui donnerait pas moins
de cent neuf ans; mais Nicéron, qui a donné au tome XLIII une
_Vie de Nicolas Boyer_, écrite avec beaucoup de soin par Michaud
de Dijon, sur les notes du président Bouhier, fait naître Bohier
en 1469 et le fait mourir le 10 juin 1539 à l'âge de soixante-dix
ans, et il relève les erreurs commises par Denis Simon et Taisand,
qui le font mourir en 1531, de Lurbe en 1538, et Moréri en 1553;
ainsi donc, à l'époque de la mort de Bohier, La Boëtie avait neuf
ans, et il s'en fallait de quatorze qu'il pût aller aux voix,
_dût-il trembler plus tard à cette occasion_.

Ce fut à ces modestes fonctions que s'arrêta la carrière de
La Boëtie[6], et cet homme, que De Thou déclarait _capable des
plus grandes affaires_ et Montaigne _l'un des plus propres et_
NÉCESSAIRES _hommes aux premières charges de la France_, resta,
comme le dit ce dernier, «_tout du long de sa vie croupy ez
cendres de son fouyer domestique;_» mais il n'y resta pas oisif,
et ce temps, cette capacité qu'il aurait pu employer au service
de l'État et pour sa gloire, il les employa dans une obscurité
studieuse dont nous aurons à apprécier les résultats.

[Note 6: Le reçu que je possède, qui est la seule pièce
portant autographe de La Boëtie que je connaisse, accuse réception
_de ving livres parisis_ pour la présence et les gaiges d'avoir
vacqué en la tournelle au jugement et décision des procès
criminels durant demye année. 1555.]

A une époque que nous ne pouvons fixer, et quoi qu'en aient
dit plusieurs de ses biographes, La Boëtie se maria: il épousa
Marguerite de Carle, d'une famille distinguée, qui fournit à
Bordeaux un maire, Carle de la Roquette en 1561 et un jurat
en 1580. Lancelot de Carle Bordelais, évêque de Riez, était
vraisemblablement de cette famille (de Lurbe à 1553). D'après
Montaigne (lettre à son père), il existait déjà quelqu'alliance
antérieure et ancienne entre ces deux familles.

Une circonstance touchante, et qui n'a pas encore été appréciée
d'une manière exacte[7], c'est qu'entre les familles de Montaigne
et de La Boëtie, les liens du sang vinrent plus d'une fois
resserrer les liens volontaires de l'amitié. Entre plusieurs
alliances, je ne citerai que les suivantes:

[Note 7: M. Delphin de la Mothe (_Éloge manuscrit et inédit de
La Boëtie_) dit par erreur qu'il avait épousé la veuve d'un frère
de Montaigne.]

Marguerite de Carle était veuve d'un seigneur d'Arsac[8], et
de ce premier mariage elle avait conservé deux enfants. Une
fille, Jacquette d'Arsac, épousa Thomas de Montaigne (frère de
l'auteur des _Essais_)[9], qui devint ainsi seigneur d'Arsac,
de Lilhan[10], de Loirac et du Castera[11]; et le fils, Gaston
d'Arsac, épousa Louise de La Chassaigne, fille de Joseph et sœur
de Françoise, femme de Michel Montaigne: de sorte que ce dernier
était beau-frère de la fille par alliance de La Boëtie, et madame
de Montaigne était belle-sœur du beau-fils du même personnage.

[Note 8: Village et château à quatre ou cinq lieues de
Bordeaux, canton de Castelnau de Médoc.]

[Note 9: De ce mariage naquit un fils, Mathias, qui fut tué à
la descente des Anglais dans l'île de Rhé, en 1627, en même temps
que le père de madame de Sévigné.]

[Note 10: La terre de Lilhan est celle dont parle Montaigne
dans ses _Essais_ comme appartenant à son frère et ayant été
couverte par les sables de la mer. Un ancien pouillé dit par les
eaux: «_est cooperta aquis_.»]

[Note 11: C'est du Castera qu'est datée la lettre adressée par
Montaigne à _Claude Dupuy_, et qui a fait dernièrement tant de
bruit.]

Nous arrivons enfin à la circonstance capitale de la vie de La
Boëtie, je veux dire sa liaison avec Montaigne.

Henri II avait, en 1553, établi à Périgueux une cour des aides,
dont Pierre Eyquem de Montaigne fut conseiller (_Conférences
des Édits par Ét. Girard.--Recueil de titres etc. de la cité de
Périgueux_, Paris, 1775). Son fils Michel lui succéda; il est
probable que ce fut dès qu'il eut atteint ses vingt-deux ans,
c'est-à-dire dans le courant de 1555. Mais en 1557 le roi réunit
cette cour, dite des _généraux conseillers_, à la chambre des
requêtes du parlement de Bordeaux. A la réception qui eut lieu le
3 décembre, on voit figurer Michel Montaigne, qui de ce moment
devint le collègue de La Boëtie (_Registr. manusc. du parlement
de Bordeaux_), et nous trouvons là en effet les six années
pendant lesquelles Montaigne dit qu'a duré leur accointance.
(_Avertissement du livret de 1571_). Si ailleurs Montaigne parle
de quatre années pendant lesquelles il lui a été donné de jouir de
l'amitié de La Boëtie, c'est qu'alors il supprimait les fractions
d'années, et peut-être comptait-il seulement le temps de leur
complète intimité; dans un cas il calculait avec le calendrier,
dans l'autre avec son cœur.

Du reste, l'intimité s'établit rapidement. «Ils se cherchaient
avant de s'être vus; ils s'embrassaient et s'appelaient par
leurs noms avant de se connaître, et, au premier contact, ils
se trouvèrent si pris, si connus, si obligés entre eux, que
Montaigne voyait là quelqu'_ordonnance du ciel_.» La Boëtie a fait
une satire latine pour excuser en quelque sorte _la précipitation
d'une intelligence si promptement parvenue à sa perfection_:

    At nos jungit amor, paulo magis annuus et qui
    Nil tamen ad summum reliqui sibi fecit amorem,
    Te Montane, mihi casus sociavit in omnes
    Et natura potens, et amoris gratior illex
    Virtus.

Il faut lire dans les _Essais_ ce que dit Montaigne sur cette
liaison, et il y aurait une grande témérité à écrire après lui sur
l'ami qu'il a immortalisé. Tout au plus redirais-je quelques-unes
de ces phrases si touchantes répandues à profusion dans _les
Essais_. «Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens
que cela ne se peut exprimer qu'en disant: parce que c'était
lui, parce que c'était moi!» Leur amitié c'était: «Je ne sais
quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute
sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une
faim, d'une concurrence pareille, je dis perdre, à la vérité, ne
nous réservant rien qui nous fût propre ni qui fût sien ou mien.»
Mais que citai-je d'un chapitre comme celui _de l'amitié_ où tout
serait à citer? comme si ces phrases n'étaient pas gravées dans le
souvenir, on pourrait dire dans le cœur de tous ceux qui les ont
une fois lues!

Ce dut être peu de temps après cette heureuse rencontre que
les deux amis, s'adoptant mutuellement, se donnèrent le nom de
_Frères_. C'était en ce temps un usage assez répandu; on en trouve
des exemples dans Marot: témoin l'épigramme intitulée: _De sa mère
par alliance_. C'est ainsi que Montaigne donna plus tard à Marie
de Jars de Gournay le titre de fille et en reçut le nom de père,
_titre dont elle était aussi glorieuse que si elle eût été mère
des muses mêmes_ (Épître du Proumenoir, 1634), et qu'elle étendait
à la femme de Montaigne, qu'elle appelait sa mère, à sa fille et à
ses frères. (Même _Épître_, édit. de 1594.)

C'est dans le même ordre de sentiments que La Boëtie institue
Montaigne légataire de sa bibliothèque, que Montaigne à son tour
donne à Charron par testament le droit de porter ses pleines armes
(_Vie de Charron_ par Rochemaillet)[12], qu'à son tour Charron
teste en faveur de l'une des sœurs de Montaigne et de son mari,
qu'enfin Marie de Gournay lègue ses livres à Lamothe le Vayer.
Paisibles et touchantes successions qui témoignent d'une pieuse
affection et font autant d'honneur à celui qui donne qu'à celui
qui reçoit[13]!

[Note 12: Les mauvaises langues du temps prétendirent que
c'était un legs de Gascon.]

[Note 13: M. Feugère fait remarquer avec justesse qu'à cette
époque il existait dans certaines classes privilégiées pour
les mœurs quelques traditions favorables à l'amitié. Il cite
l'intimité qui régnait entre De Thou et P. Pithou; entre l'Hôpital
et du Faur; mais ces liaisons sont éclipsées par l'éclat qui
immortalise celle de Montaigne et de La Boëtie.]

Voilà donc deux existences si puissantes déjà par elles-mêmes,
l'une par la pensée, l'autre par l'imagination, rapprochées par
les dissemblances mêmes qui les distinguent, qui se complètent en
s'unissant: quel commerce ce dut être entre ces deux âmes! Nous
voyons dans la lettre de Montaigne à son père quelle était la
nature de ces graves entretiens: Il m'interrompit, dit Montaigne,
pour «me prier de montrer par effet que les discours que nous
avions tenus ensemble, pendant notre santé, nous ne les portions
pas seulement en la bouche, mais engravés bien avant au cœur et
en l'âme pour les mettre à exécution aux premières occasions qui
s'offriraient, ajoutant que c'était la vraie pratique de nos
études et de la philosophie», on peut presque dire que nous avons
dans les _Essais_ un reflet de La Boëtie; car son influence a dû
se faire sentir sur toutes les phases de la vie et des opinions de
Montaigne: «ils étaient à moitié _de tout_,» et plus d'une fois en
écrivant les _Essais_ l'auteur a dû se demander ce qu'en aurait
pensé son ami.

Mais cette _sainte couture, ce mélange universel de deux âmes_
durait déjà depuis six ans: c'était trop pour tant de bonheur, et
la mort, qui n'attend pas, réclamait une victime.

Un lundi, 9 août 1563, Montaigne revenait tranquille du palais; il
envoie convier à dîner son ami récemment de retour d'une tournée
en Périgord et en Agénois; mais celui-ci le fait prier de venir
le voir, parce que la veille il a été frappé de refroidissement
en jouant à la paume avec M. Descars[14]. Montaigne s'empresse,
et trouve La Boëtie ayant déjà les traits altérés; il est affecté
de dysenterie. Comme son habitation se trouvait dans un quartier
infecté de peste, Montaigne approuva le projet de départ pour
le Médoc, et il engagea son ami à n'aller pour ce soir que
jusqu'à Germinian[15], qui n'est qu'à deux lieues de la ville. La
Boëtie s'arrêta en effet dans ce village, et comme sa maladie en
s'aggravant ne lui permit pas d'aller plus loin, ce fut là qu'il
mourut, et probablement c'est en ce lieu qu'il est inhumé, car le
testament ne fixe rien à cet égard: «a voulu être enterré là où et
en la manière qu'il plaira à son héritier».

[Note 14: Alors lieutenant pour le roi en Guyenne.]

[Note 15: Ce village, situé entre Le Taillan et Saint-Aubin,
sur le chemin de Castelnau, n'est mentionné par aucun dictionnaire
géographique, ce qui fait que les biographes ont donné
inexactement son nom. On le trouve sur la carte de Cassini et le
bel atlas de Guyenne par De Belleyme. Éloi Johanneau l'a confondu
avec _Germignac_, près de Jonzac en Saintonge à vingt-cinq ou
trente lieues de Bordeaux.]

Il faut lire dans Montaigne même (_Lettre à son père_) le récit
jour par jour, heure par heure de la dernière maladie de son
ami et de cette mort digne d'un sage de l'antiquité, mort que
Montaigne qualifie de _pompeuse_ et de _glorieuse_. Car nous
possédons au moins un chapitre de la vie de La Boëtie écrit par
Montaigne, et certes personne ne sera tenté de le refaire. On peut
voir dans cette lettre la pieuse résignation de l'un, le tendre
dévouement de l'autre. C'est là qu'on rencontre ces mots sublimes
dans leur naïve simplicité, et que nous recommandons à ceux qui,
de parti pris, prétendent trouver des phrases d'un égoïsme _impie_
dans Montaigne. La Boëtie fait observer à son ami que sa maladie
est bien un peu contagieuse, et il l'engage à n'être avec lui _que
par bouffées_; de ce moment, dit Montaigne, «_je_ ne l'abandonnay
plus.»

La Boëtie s'entoure de ses parents, de ses amis; il les console,
les conseille, les encourage, et tour à tour nous voyons paraître
sa femme, _sa semblance_ qu'il a aimée, chérie et estimée autant
qu'il lui a été possible; son oncle, M. de Bouilhonnas, «son vrai
père, à qui il est redevable de tout ce qu'il est, et à qui il
demande permission pour disposer de son bien;» Montaigne «qu'il
aimait si chèrement, qu'il avait choisi parmi tant d'hommes
pour renouveler avec lui cette vertueuse et sincère amitié de
laquelle l'usage est par les vices dès si longtemps éloigné qu'il
n'en reste plus que quelques vieilles traces en la mémoire de
l'antiquité;» sa nièce, mademoiselle de Saint-Quentin, à qui il
recommande d'être dévote envers Dieu, d'aimer et d'honorer son
père et sa mère; sa mère, la sœur de La Boëtie, qu'il estime «_des
meilleures et des plus sages femmes du monde_;» de Beauregard,
le frère de Montaigne, qui avait embrassé le protestantisme:
La Boëtie respecte ses convictions, mais il lui recommande la
modération, l'union avec les siens; il déplore les ruines que ces
dissensions ont apportées dans le royaume, et il lui assure qu'à
l'avenir elles en produiront bien d'autres!

Mais il lui reste d'autres devoirs à remplir: «il est catholique;
tel il a vécu, tel il est délibéré de clore sa vie, il ne veut
faillir au dernier devoir d'un chrétien; il se confesse donc à son
prêtre et il fait ses pâques.» Enfin il veut faire son testament
presqu'aussi modeste que celui d'Eudamidas. Il s'excuse auprès
de ses bien-aimées sœurs de ne pouvoir leur faire quelque grand
avantage. Il institue son oncle son légataire universel; il donne
_mille deux cents livres tournoyses à sa bien aymée femme_, ses
livres et manuscrits à Montaigne, _son inthyme frère et inviolable
amy_; quelques ouvrages sur le droit à son cousin de Calvimont;
_à sa niepce Saint-Quentin, norrie avecques sa femme, deux cent
livres tournoyses_, et à Jacquette d'Arsac, sa belle-fille, cent
livres. (_Testament_ communiqué par M. Delpit.)

Et puis, désormais libre de tout souci, il s'apprête à mourir
avec la fermeté d'un stoïque tempérée par l'humilité du chrétien.
Il disserte froidement avec Montaigne sur la gravité, sur les
éventualités de sa maladie; «il est prêt à partir quand il plaira
à Dieu: il y a longtemps qu'il est préparé; il énumère les misères
qu'il évitera en mourant jeune; il espère que Montaigne, par sa
résignation, soutiendra le courage défaillant de sa femme et de
son oncle.»

Mais le mal s'aggrave, La Boëtie le sait, et «si Dieu lui donnait
à choisir ou de retourner à vivre encore ou d'achever le voyage
qu'il a commencé, il serait bien empêché au choix». Plusieurs fois
il s'évanouit; alors il ne veut plus que Montaigne le quitte:
«_mon frère, tenez-vous auprès de moi_», et puis son jugement
s'ébranle, mais le cœur survit, et dans son délire il s'inquiète
encore si Montaigne est près de lui. Enfin, après plusieurs heures
de lutte, le moment suprême arrive: La Boëtie emploie son dernier
souffle à prononcer une fois encore le nom de son ami, et il
expire à 3 heures du matin, le mercredi 18 août 1563, après avoir
vécu 32 ans 9 mois et 17 jours. Heureuse la vie dont six années
se sont écoulées en communauté d'âme et de cœur avec Montaigne!
heureuse mille fois la vie qui trouve son terme dans les bras d'un
tel consolateur!

Autant avait été exceptionnelle l'amitié, autant sont
exceptionnels les regrets qu'elle entraîne. Désormais Montaigne
ne fera plus que «traîner languissant, sa vie ne sera plus que
fumée, qu'une nuit obscure et ennuyeuse, les plaisirs même lui
redoubleraient la perte de son ami[16]; le reste de sa vie sera
employé à lui faire à tout jamais les obsèques.» Son unique pensée
sera dès lors de sauver de l'oubli sa mémoire; il s'occupe à
rassembler tout ce qu'il peut retrouver dans les manuscrits dont
il est légataire. Aussitôt après la mort de La Boëtie il écrit
à son père cette belle lettre dont il a publié un extrait. Huit
ans après il publie le livre de ses œuvres; cinq ans plus tard
il écrit le chapitre de l'amitié; près de vingt ans après, aux
bains della Villa, occupé uniquement du soin de sa santé «il est
pris d'un pensement si pénible de M. de La Boëtie et il est si
longtemps sans se raviser que cela lui fait grand mal[17].»

[Note 16: Réminiscence de Pétrarque: Illos annos egi tanta in
requie, tantaque dulcedine, ut illud ferme tempus solum mihi vita
fuerit, reliquum omne supplicium.»]

[Note 17: Rappelons ici que Montaigne avait fait tracer
dans sa bibliothèque en l'honneur de La Boëtie une _inscription
touchante_ que M. Jouanet paraît avoir vue, mais qui était effacée
lorsque nous visitâmes le château.]

Était-ce un homme ordinaire que celui qui savait inspirer de tels
regrets? S'il est beau d'avoir écrit le chapitre de l'Amitié,
avec lequel l'antiquité n'offre peut-être rien de comparable,
n'est-il pas bien honorable de l'avoir inspiré? et n'est-elle pas
légitime cette immortalité que Montaigne a donnée à son ami en
échange du bonheur qu'il en a reçu?

Tel fut dans sa trop courte carrière cet homme chez qui le talent
était rehaussé par la vertu, celui que les personnages les
plus illustres de son temps proclament un homme véritablement
supérieur. De Thou, en maint endroit de son Histoire, en fait un
pompeux éloge; Montaigne le regarde comme le plus grand homme
de son siècle; Scevole de Sainte-Marthe, Colletet, Florimond
de Ræmond, de Lurbe, Tessier, Vivant, le comblent de louanges;
Pierre de Brach le célèbre dans ses vers (_Hymne en l'honneur
de Bordeaux_, Millanges 1576). Et pourtant il faut se souvenir
que La Boëtie n'a pas atteint sa trente-troisième année. C'est
par l'estime de ses contemporains, c'est par la valeur même de
Montaigne qu'il faut apprécier cet ami puisque le hasard des
événements ne l'a pas élevé à des fonctions qui eussent mis en
relief sa haute capacité, et que sa mort prématurée ne lui a
pas permis d'attacher son nom à quelqu'œuvre digne de lui. Si
Montaigne était mort au même âge que La Boëtie, qui connaîtrait
aujourd'hui le nom de cet obscur conseiller d'un parlement de
province?

De même, lorsqu'on a jugé Montaigne, on a trop souvent eu le
tort de le séparer de son ami. L'étude de l'un est nécessaire à
la connaissance de l'autre, et, par exemple, a-t-on suffisamment
tenu compte de l'amitié de La Boëtie quand on a voulu établir
l'égoïsme de Montaigne, comme si ce jugement ne s'évanouissait
pas en présence des témoignages de sensibilité exquise qui
abondent dans ses _Essais_.--Si on avait voulu être juste envers
Montaigne n'aurait-on pas pu reconnaître qu'après avoir joui
pendant plusieurs années avec un homme d'une nature supérieure
d'une amitié passionnée dont notre faiblesse actuelle nous
permet à peine de nous faire une idée, toutes les autres
affections, lorsque celle-là a été perdue, ont dû lui paraître
sans saveur, comme sans attraits, et alors on eût peut-être été
amené à conclure que ce qu'on qualifiait d'égoïsme n'était que
l'indifférence d'un cœur blasé par une passion ardente violemment
interrompue dans son cours.

Je ne pense pas qu'il existe aucun portrait connu de La Boëtie.
De quelques passages de Montaigne on peut inférer que son ami
jouissait d'une très-vigoureuse santé (Dédicace à M. de Foix),
mais que la première impression produite par son extérieur ne
lui était pas favorable (_Essais_). Montaigne, qui a écrit au
sujet de la beauté corporelle «je ne puis dire assez souvent
combien je l'estime qualité puissante et avantageuse», parle de
cette «mésadvenance au premier regard qui loge principalement au
visage et souvent nous dégoûte d'un teint, d'une tache, _d'une
rude contenance_,» et il ajoute que la laideur de La Boëtie
«était de ce prédicament, laideur superficielle qui est pourtant
très-impérieuse.» Ailleurs Montaigne parle de la _brave démarche_
de son ami, de sorte qu'on doit croire que La Boëtie, né sur cette
terre toute celtique du Périgord, avait emprunté quelque chose de
la puissance et de l'âpreté de la nature, et qu'il avait dans son
allure un peu de la rudesse de la plume qui a écrit le _Contr'un_.

Du reste La Boëtie était de Sarlat, et de tout temps les habitants
de cette petite ville ont eu un cachet particulier d'intelligence,
de franchise et d'indépendance.--On dit généralement que l'esprit
court les rues de Sarlat,--et M. l'abbé Audierne, Sarladais, et
digne de l'être (_Périgord illustré_, 1851), regarde La Boëtie
comme le type du Sarladais.

«Aperta in viro frons et sine fuco, a sordibus et quæstu omnino
alienus,» dit un contemporain en parlant de La Boëtie (de Lurbe,
dans le très-rare volume in-8º intitulé: _De illustribus Aquitaniæ
viris_, Burdig, 1591).

Quant aux autographes de La Boëtie, je ne connais qu'une seule
signature apposée au bas d'une quittance que je possède. Le
testament que j'ai cité plusieurs fois est une expédition délivrée
à Montaigne comme légataire. On ignore ce qu'est devenue la
minute, reçue, le samedi 14 août 1563, à Germinian, par Raymond,
notaire de Bordeaux[18].

[Note 18: Cette date est incontestable.--Pourtant, à lire la
lettre de Montaigne, on pourrait croire que ce testament a été
dicté le dimanche 15. Il n'en est rien, mais il est probable que
Montaigne avait dans son récit anticipé sur les événements et
qu'il n'a pas rétrogradé pour placer le testament en son lieu.]

J'ai cité à l'article Antoine La Boëtie une signature autographe
de ce personnage; et j'ai donné les fac-simile des signatures du
père et du fils dans les _Documents inédits ou peu connus sur
Montaigne_ (Techener, 1847).

On trouve une vue du Castelet de La Boëtie dans _La Guyenne
historique et monumentale_ de M. Ducourneau (Bordeaux, in 4º).

La maison patrimoniale de la famille à Sarlat, dont la façade
rappelle la belle époque de la renaissance, a été représentée
dans le même ouvrage et aussi dans le _Magasin pittoresque_
(juin 1850), et dans les _Annales agricoles et littéraires de
la Dordogne_ (1848, in-8º). Elle a été décorée, il y a quelques
années, d'une plaque de marbre sur laquelle on lit cette
inscription:

    Étienne de la Boetie,
    le célèbre ami de Michel Montaigne,
    est né dans cette maison
    le 1er février 1530.

Cette maison est située sur la place dite du Peyrou, qui précède
l'église, et M. J. B. Lascoux, magistrat à Paris, voudrait qu'on
donnât à cette voie publique le nom de La Boëtie. Il serait à
souhaiter qu'un vœu aussi légitime fût entendu. (Voy. _Relation de
deux siéges soutenus par la ville de Sarlat_ etc., par J. B. L.
(_Lascoux_.) Paris, 1832.)



OUVRAGES DE LA BOETIE.


Il nous reste à étudier La Boëtie comme auteur; et bien que ses
ouvrages aient peu fait pour sa gloire, et que son titre principal
soit, aux yeux de la postérité, l'amitié de Montaigne, nous le
connaîtrions imparfaitement si nous négligions de l'étudier sous
ce rapport.

A vrai dire les opuscules de La Boëtie ne sont que des promesses
qu'il ne lui a pas été donné de réaliser; mais si ce sont des
ébauches, l'une d'elles est un chef-d'œuvre. La Boëtie a beaucoup
écrit, et une grande partie de ses ouvrages est perdue; il n'a
rien publié, ne trouvant rien, au dire de Montaigne, «qu'il
estimât digne de porter son nom en public.» Mais Montaigne, qui
n'était pas si _hault à la main_, s'occupa, à la mort de son ami,
à rassembler une partie au moins de ses écrits, et les publia en
1571 et 1572. Nous dirons d'abord quelques mots des œuvres qui
n'ont pas été imprimées.

Avant seize ans La Boëtie avait déjà composé _des rimes
françaises_; il en cite dans le _Contr'un_ qu'il écrivit à cet
âge, comme nous le prouverons. Il fit ensuite des vers français
et latins, connus sous le nom de _Gironde_, qui n'ont pas été
imprimés, au moins sous son nom: on ignore ce qu'ils sont devenus.
La Boëtie avait encore écrit des poëmes grecs, qui ont été
également perdus. Son ingénieuse activité lui faisait saisir
toutes les occasions: une mort, un tombeau lui inspiraient des
vers; envoyait-il à un ami, à la Chassaigne, à Belot[19], quelques
livres, il les accompagnait d'une pièce de poésie. Il paraît qu'il
en avait composé sur le duc François de Guise alors vivant, car
dans la pièce intitulée: _In tumulum Francisci Ovisii_ (Guise) on
lit ce vers:

    _Illius et vivi laudes tentavimus olim._

[Note 19: Belot, fils de Martial Belot. J'ajoute, par respect
pour la mémoire de La Boëtie, quelques mots sur ce personnage, qui
était son ami et celui de Montaigne et conseiller comme eux. _Lati
decorat quem purpura clavi_, dit La Boëtie, qui lui a adressé
plusieurs pièces de vers latins, dont une en communauté avec
Montaigne. L'Hôpital mentionne un personnage de ce nom, peut-être
celui-là même (_Lettre au chancelier Olivier_). Belot visita La
Boëtie dans sa dernière maladie.]

Nous comprenons dans les œuvres inédites de La Boëtie un livre
que jusqu'ici personne ne semble avoir vu, et qui est annoncé
dans la _Bibliothèque historique de la France_ par le P. Lelong,
édition de Fontette, sous le nº. 2,230 et sous ce titre:
HISTORIQUE DESCRIPTION DU SOLITAIRE ET SAUVAGE PAYS DE MÉDOC
(ces qualifications se retrouvent dans les mêmes termes dans des
vers imprimés de L. B.), Bordeaux, Millanges, 1593, in-12. (Nous
reviendrons ailleurs sur une note qui suit cette indication.)
Depuis tantôt un siècle, géographes et bibliophiles, biographes
et bibliographes réclament cet ouvrage, sans en avoir trouvé la
trace. Baurein en 1784 (_Variétés bordelaises_) le demandait déjà.
M. Lainé, ancien président de la Chambre des députés, l'a cherché
longtemps. Beuchot, M. Techener, moi-même avons fréquemment
sollicité des renseignements, sans avoir jamais rien obtenu.
Le savant M. Weiss, qui mentionne ce livre dans La _Biographie
Universelle_, ne l'a non plus jamais rencontré; et M. Jouanet,
l'érudit bibliothécaire de Bordeaux, m'a affirmé que cet ouvrage
n'a jamais été imprimé. (Voyez le paragraphe des 29 sonnets.)

Enfin La Boëtie avait, peu de temps avant sa mort, écrit quelques
observations sur l'édit de janvier 1562 (ou 1561 suivant qu'on
fait commencer l'année au 1er janvier ou à Pâques). Cet édit,
œuvre de la sagesse de l'Hôpital, et rendu sous Charles IX, encore
mineur, par l'influence de Catherine de Médicis, qui craignait
que la jonction du prince de Navarre au triumvirat ne rendît
ce parti trop puissant, autorisait, sous quelques réserves,
l'exercice du culte réformé. Le parlement de Paris avait refusé
de l'enregistrer (_non possumus, nec debemus_), et il ne fallut
pas moins de deux lettres de jussion (président Hénault). L'édit
fut l'objet des protestations de cette ligue formée sous le nom
de Syndicat de la foi, dont le chef à Bordeaux, l'avocat Delange,
homme remuant et populaire, dominait les masses par la hardiesse
et la facilité de sa parole. Le parlement de Bordeaux, présidé par
un mâle et généreux esprit, Lagebaton[20], s'efforçait de tenir
la balance entre les exaltés qui défendaient la vieille foi et
les sectes nouvelles qui s'attaquaient à la monarchie elle-même.
Delange blâmait cette modération; il prétendait qu'elle mettait
en danger le catholicisme. Ce fut alors que La Boëtie prit la
plume, «et certes ce fut pour défendre l'autorité royale contre
les entreprises d'un zèle dont le mobile n'était pas toujours
l'intérêt public.» (M. Compans avocat général, _Discours de
rentrée à la cour royale de Bordeaux_, novembre 1841.) Toutefois
constatons ce fait que Montaigne use de la même prudence vis-à-vis
de ces _observations_ qu'à l'égard de la _Servitude volontaire_:
il ne les publie pas; il pouvait donc se trouver là quelque
souvenir du _Contr'un_. La Boëtie était de force à dire la vérité
aux deux partis, et des deux côtés les vérités pouvaient être
dures à entendre.

[Note 20: Il aurait expié plus tard son impartialité, et il
aurait compté dans les deux cent soixante-quatre victimes que la
Saint-Barthélemy a faites à Bordeaux, si le commandant du fort
du Hâ (Merville) ne l'eût caché dans cette forteresse pendant
l'exécution.]

On trouve l'édit de 1562 avec la date de 1561 dans le _Recueil
des édits de pacification_ etc., faits par les rois de France.
Mayer l'a donné un peu modifié dans la _Galerie philosophique du
seizième siècle_.

Nous arrivons aux OUVRAGES IMPRIMÉS de La Boëtie; nous nous
occuperons d'abord des opuscules, réservant l'ouvrage le plus
important, _la Servitude_, pour le dernier.

La Boëtie a suivi l'usage de son temps; et, à l'exemple de
l'Hôpital, de Pasquier, de De Thou, il a demandé un délassement
à la poésie: il a fait des vers. De plus, comme la plupart des
lettrés du seizième siècle, il s'est fait traducteur, moyen
certain de fortifier son talent et d'assouplir son langage.
Montaigne lui-même s'est engagé dans cette voie, mais non plus
par imitation: c'est par une déférence respectueuse pour un
vœu formulé par son père peu avant sa mort qu'il a traduit R.
SEBON, dont le latin ne lui rappelait guère celui de Tacite; et
pourtant, qui pourrait dire que cette œuvre ingrate ne lui a pas
révélé une capacité jusque-là ignorée, qu'elle ne l'a pas mis en
goût d'écrire? Peut-être est-ce à la traduction de _la Théologie
naturelle_ que nous devons _les Essais_.

J'ai dit précédemment qu'à la mort de La Boëtie, Montaigne
s'occupa à rassembler, dans les manuscrits que lui avait légués
son ami, tout ce qu'il put réunir «_vert et sec_», et en 1571
il se trouva en mesure de publier un livre qui comprenait la
traduction du grec en français de _la Ménagerie_ de Xénophon,
dédiée à M. de Lansac; celle des _Règles du mariage_, de
Plutarque, dédiée à M. de Mesmes; celle de _la Lettre de
consolation_ de Plutarque à sa femme, dédiée à madame de
Montaigne; les poëmes latins dédiés au chancelier de l'Hôpital;
enfin, l'extrait d'une lettre adressée par Montaigne à son
père pour lui apprendre la maladie et la mort de son ami. Le
frontispice annonçait des vers français, qui ne se trouvent pas
dans ce volume.

L'année suivante, Montaigne donna isolément ces vers français, et,
en les dédiant à M. de Foix, il lui dit qu'il n'avait pas osé les
imprimer l'année précédente, «parce que par de là (c'est-à-dire
dans le centre de la France) on ne les trouvoit pas assez limez
pour estre mis en lumière.»

On trouve dans ces vers français une traduction partielle de
l'Arioste, et vingt-cinq sonnets différents des vingt-neuf dont
nous parlerons plus tard. Quant au mérite des vers de La Boëtie,
Sainte-Marthe dit que Bordeaux possède dorénavant un poëte
capable de rendre l'Italie jalouse[21], et Montaigne trouvait que
la Gascogne n'en avait pas encore produit d'aussi parfait. La
postérité n'a pas complétement ratifié ces jugements; cependant M.
Marguerin avoue qu'il a pour ces sonnets une estime particulière,
et on ne peut disconvenir qu'il n'y ait dans ces vers des passages
fort agréables.

[Note 21: C'était à cette époque la formule consacrée. Scevole
Sainte-Marthe n'en emploie pas d'autre. Voyez les articles de
Macrin, de Dampierre, etc.]

    L'automne abat moins de feuilles aux plaines
    Moins en refait le plaisant renouveau
    Que tu desfais et fais d'amours soudaines.
    Ainsi voit-on en un ruisseau coulant
    Sans fin l'vne eau après l'autre coulant.
    Et tout de rang d'un éternel conduit
    L'une suit l'autre et l'une l'autre fuit
    Par ceste cy celle la est poussée
    Et ceste cy par une autre auancée
    Tousiours l'eau va dans l'eau, et tousiours est-ce,
    Mesme ruisseau, et tousiours eau diverse[22].

    Vn lundy fut le iour de la grande iournée
    Que l'Amour me liura: ce iour il fut vainqueur,
    Ce iour il se fit maistre et tyran de mon cœur,
    Du fil de ce iour pend toute ma destinée.
    Lors fut à mon tourment ma vie abandonnée,
    Lors amour m'asseruit à sa folle rigueur,
    C'est raison qu'à ce iour, le chef de ma langueur
    Soit la place en mes vers la première donnée.
    Ie ne sçay que ce fut, s'amour (si amour) tendit ses toiles
    Ce iour là pour m'auoir, ou bien si les estoiles
    S'estoient encontre moy en embusche ordonnées;
    Pour vray ie fus trahy, mais la main i'y prestois
    Car plus fin contre moy que nul autre i'estois
    Qui sçeus tirer d'un iour tant de males (mauvaises) années.

[Note 22: Je ne sais pourquoi M. Feugère, qui cite ces vers
dans son _Etude sur La Boëtie_, a suivi une orthographe surannée,
qui n'est pas dans l'imprimé (_aultre_ pour _autre_, etc.), et
remplace le mot _avancé_ par _dévancé_.]

En général, dans les traductions de La Boëtie, le texte est
fidèlement étudié, reproduit avec exactitude et souvent avec
bonheur; cependant M. P. Mantz (dans _l'Artiste_) émet à ce sujet
une opinion un peu différente, et dont nous lui laissons la double
responsabilité. «La manière de La Boëtie, dit-il, est à peu près
celle d'Amyot; comme les femmes et comme lui, il n'est ni tout
à fait fidèle ni complétement perfide, il défigure quelquefois
l'original, et quelquefois il l'arrange.»

Le Xénophon a été souvent traduit, mais, d'après M. Feugère,
excellent juge et très-compétent, il ne l'a jamais été mieux
que par La Boëtie. Cette traduction figure textuellement dans
l'édition des œuvres de Xénophon traduites par divers auteurs
(Seyssel, Doublet, etc. Voy. Barbier, _Dict. des anonymes_,
nº 13255), publiée par Pyramus de Candolle, Cologny (coloniæ
Allobrogum); ou Genève, in-fol. 1613; ou Iverdun, in-8º, 1619. Il
y a à peine quelques mots de changés, par exemple _vous_ au lieu
de _tu_, _chrysobole_ au lieu de _chrysobolus_, etc.[23].

[Note 23: Nous connaissons une traduction de Xénophon,
très-rare et non citée, que nous avons vu à tort attribuer
à La Boëtie: _Le mesnagier de Xénophon, plus un discours de
l'Excellence, du même auteur_; Paris, Vincent Sertenas, 1562,
in-8º.]

Pour être complet, nous ajouterons que postérieurement à la mort
de Montaigne, on retrouva une traduction faite par La Boëtie du
grec du premier livre de l'_Économique_ d'Aristote, le seul que
quelques critiques admettent aujourd'hui pour authentique; et en
1600, le libraire Claude Morel réimprima les pièces publiées en
1571 et 1572, et y ajouta celle-ci[24].

[Note 24: On sait que _l'Économique_ a été contestée à
Aristote. (Voyez Camérarius, _Préface des Économiques_ d'Aristote
et de Xénophon; J. G. Schneider, _Anonymi Œconomia quæ vulgo
Aristoteli falso ferebantur_, Leipzig, 1815, in-8º; Schœll,
_Histoire de la littérature grecque_; Barthélemy Saint-Hilaire,
_Traduction de la Politique_; Feugère, _Œuvres complètes de la
Boëtie_. M. Hoëfer, traducteur des deux livres de _l'Économique_,
ne partage pas cette opinion. M. Feugère rappelle que déjà Nicolas
Oresme (Baillet, _Jugement des savants_), par l'ordre de Charles
V, avait translaté dans notre langue, _sur une version latine_, le
traité d'Aristote; mais il ajoute: La Boëtie fut à la fois de cet
ouvrage le _second_ et le dernier traducteur français. Ceci est
contestable, car nous connaissons une autre traduction, très-rare
à la vérité, non citée, qui est celle-ci: _les Œconomiques de
Aristote translatées nouvellement du latin en françoys par Sibert
Louvenbroch, licencié es loix demeurant en la noble ville de
Coulongne_; Paris, etc., sans date (vers 1532), in-16 de 46 pages,
lettres rondes, à la fin un feuillet blanc avec la marque de Denis
Janot.

Vascosan a aussi publié une traduction du grec en français de ce
même traité, 1554, in-8º, par Gabriel Bouin ou Bounin, bailli de
Châteauroux.

Enfin le marquis de Paulmy cite (_Mélanges tirés d'une grande
Bibliothèque_) une traduction faite en 1417 du premier livre de
ce même traité, mais qui n'a pas été imprimée, par Laurent de
Premierfait, valet de chambre du roi Charles V (mss. Bibl. impér.
nº 7351), et une autre traduction, mais cette fois imprimée et
en vers français, par Jean Hérault de Sainte-Ferme en Bazadois,
in-16, 1561.

M. F. Hoëfer a donné la première traduction française complète de
_l'Économique_, d'après les mss. de la Bibliothèque impériale,
à la suite de _la Politique_, traduite par Champagne, revue et
corrigée par lui (Paris, 1843).]

Ainsi, en résumé, le livret des opuscules de La Boëtie avec des
réimpressions partielles ou générales dont j'ai donné le détail
dans le _Bulletin du bibliophile_ de Techener, août 1846, se
présente sous le format in-8º dans les différents états qui
suivent:

 1º 1571. Paris, Fédéric Morel, contenant Xénophon, Plutarque, vers
 latins, dédicaces, lettre de Montaigne. 131 feuillets numérotés au
 recto avec un seul frontispice annonçant des vers français qui ne s'y
 trouvent pas.

 2º 1571. Les mêmes pièces que ci-dessus, plus les vers français,
 avec frontispice particulier et la date 1572, 20 feuillets dont 19
 numérotés.

 3º 1572. Mêmes pièces que le numéro 2, mais les 2 frontispices portant
 la date de 1572.

 4º 1600. Claude Morel. Aristote avec frontispice, 8 feuillets. Vers
 français avec frontispice, 20 feuillets, dont 19 numérotés. Xénophon,
 Plutarque, vers latins, lettre de Montaigne. 131 feuillets avec un
 seul frontispice.

On trouve encore des exemplaires avec la date de 1572 sans les
vers français, d'autres sans la lettre de Montaigne, enfin on peut
rencontrer les vers français ou l'Aristote reliés à part.

Le premier état n'est pas très-rare, les vers français le sont
beaucoup plus, l'Aristote est extrêmement rare; je n'en connais
pas plus de cinq exemplaires, dont un isolé appartient à la
bibliothèque Sainte-Geneviève.

       *       *       *       *       *

LES VINGT-NEUF SONNETS.--Postérieurement à la publication des
œuvres de La Boëtie faite en 1571 et 1572, un de ses amis M.
Poyferré _retrouva par fortune_ vingt-neuf sonnets, qu'il
s'empressa d'envoyer à Montaigne, qui les inséra au chap. XXIX,
du livre Ier des _Essais_. Montaigne les dédia à madame de
Grammont (la belle Corisandre d'Andoins) comme ayant été composés
par La Boëtie dans sa plus verte jeunesse, échauffé d'une belle
et noble ardeur qu'il promettait de lui dire un jour à l'oreille.
Montaigne estimait ces sonnets plus que les vingt-cinq qu'il
avait insérés dans _les Opuscules_; il leur trouvait quelque
chose de plus vif et de plus bouillant, tandis que, selon lui,
les vingt-cinq sonnets composés lorsque La Boëtie était à la
poursuite de son mariage sentaient déjà quelque froideur maritale.
Ces vingt-neuf sonnets parurent ainsi dans les quatre éditions
connues, publiées pendant la vie de Montaigne, y compris celle
de 1588. Mais sur un exemplaire de cette date que Montaigne avait
préparé pour une nouvelle édition (Bibliothèque publique de
Bordeaux), il avait supprimé ces sonnets et ajouté cette note:
_Ces vers se voyent ailleurs_. Dans ce cas, où se voyent-ils?
était-ce une allusion aux premières éditions? Mais Marie de
Gournay, dans son édition de 1595, donna une note bien plus
explicite: «_Ces vingt-neuf sonnets d'Étienne de La Boëtie ont
été depuis imprimés avec ses œuvres._» A quelles œuvres cela se
rapporte-t-il? serait-ce à la suite de _la Description du Médoc_,
si elle existe? et serait-ce à ces sonnets que se rapporterait
cette note de Lelong à l'article précité sur cet ouvrage: «_On y
a joint quelques vers du même auteur qui ne se trouvent pas dans
l'édition qu'avait donnée de ses œuvres Michel de Montaigne._»
Mais alors comment se fait-il que Claude Morel, qui en 1600
réimprimait les opuscules à l'occasion de la découverte de
l'Aristote, n'ait pas eu l'idée d'y joindre ces vingt-neuf sonnets
et d'autres poésies s'il y avait lieu? dans tous les cas, cette
explication ne s'appliquerait pas à la note de Montaigne, puisque
la publication du _Médoc_ serait, si _elle est_, postérieure à sa
mort.

Marie de Gournay, qui certainement s'occupait moins de La Boëtie
que de Montaigne, aurait-elle confondu ces vingt-neuf sonnets
avec les vingt-cinq, erreur commise par beaucoup d'écrivains,
notamment par Amaury Duval et M. Violet le Duc? Tout cela est
fort obscur et fait encore plus désirer l'_historique description_.

Aux nombreuses interrogations qui composent presque seules ce
paragraphe je ne puis répondre qu'en disant: DUBITARE ET QUÆRERE
SEMPER.

Quoi qu'il en soit, ces vers exclus des _Essais_ depuis 1595
disparurent pendant cent cinquante ans, jusqu'à ce que Coste
ou plutôt Jamet et Gueulette les reproduisissent dans la belle
édition de 1725, et, depuis, la plupart des éditeurs ont maintenu
cette restitution, sauf de l'Aulnaye, Am. Duval et Naigeon. Ce
dernier motivait la suppression en disant que «ces sonnets ne
méritent pas d'être réimprimés, parce qu'ils ne méritent pas
d'être lus.»

(Je fais remarquer que, par suite d'un changement dans les numéros
des chapitres, ces sonnets, qui dans les premières éditions des
_Essais_ occupaient le chapitre XXIX, se trouvent aujourd'hui au
XXVIII.)

       *       *       *       *       *

LA SERVITUDE VOLONTAIRE. Le plus célèbre des ouvrages de La Boëtie
et, d'après M. Labitte (_Prédicateurs de la Ligue_, 1841), «le
plus remarquable, le plus audacieux et maintenant le seul connu
des traités politiques qui composent _les Mémoires de l'Estat de
France_ sous Charles IX.» La Boëtie le composa dans sa première
jeunesse, mais ne le fit pas plus imprimer qu'aucune autre de
ses œuvres. Montaigne avait eu d'abord le projet d'insérer la
_Servitude volontaire_ dans le chapitre _De l'amitié_; mais,
l'ayant vu imprimée par un parti politique dont il blâmait les
tendances, à _mauvaise fin_, par _ceux qui cherchoient à troubler
et à changer l'État sans savoir s'ils l'amenderaient_, et _mêlée
à d'autres écrits de leur farine_ (allusion aux _Mémoires de
l'État de France_ 1576-1578), il renonça à la publier, lui
trouvant, ainsi qu'aux observations sur l'édit de janvier, «la
façon trop délicate et mignarde pour les abandonner au grossier
et pesant air d'une si malplaisante saison.» Néanmoins, un grand
nombre d'auteurs ont écrit que Montaigne a publié _la Servitude
volontaire_.

Cet ouvrage fut dès sa naissance très-répandu; il courut «ès
mains des gens d'entendement, non sans bien grande et méritée
recommandation.» (_Essais._) Il ne portait pas de titre, et le
manuscrit du temps que je connais est dans ce cas; mais La Boëtie
dans son intimité l'avait _baptisé_ LA SERVITUDE VOLONTAIRE.
Ce qu'ignorant le public, il l'avait _rebaptisé_, comme dit
Montaigne, le CONTR'UN, et c'est ce dernier nom qui a donné au
sénateur Vernier l'étrange idée d'appeler ce traité _Les Quatre
Contr'un!_ (_Notices et obser. pour... les Essais de Montaigne_).

De Thou, blâmé en cela par La Monnaie, intitulait cet opuscule
ANTHENOTICON, faisant allusion à l'édit de Henri III, dit Édit de
réunion, et par cette raison _Henoticon_ (Ἐνωτιϰὀς, ή, ὀν, qui
unit, d'ἑνὀω, unio; R. Εἷς, unus), mot qu'on peut dire renouvelé
des Grecs, puisque dès le cinquième siècle, en 482, on avait ainsi
appelé un édit de l'empereur Zenon pour réunir les catholiques et
les eutychiens, sous le pontificat de Simplicius. (Moréri, au mot
_Henoticon_.)

Une grande divergence règne entre les auteurs sur l'âge auquel
La Boëtie a écrit _le Contr'un_, et on le comprend, puisque cet
ouvrage circulait en manuscrit, sans date, sans nom d'auteur et
même sans intitulé. Quelques écrivains disent seize ans ou moins,
d'autres dix-sept, d'autres dix-huit, enfin quelques-uns, et De
Thou est de ce nombre, disent dix-neuf. Dans le doute il est
évident que c'est Montaigne qu'il faut croire; or, dans toutes les
éditions données de son vivant, il a inscrit dix-huit ans; mais
dans l'exemplaire annoté pour une édition nouvelle et dans celui
de Bordeaux, où un tiers des _Essais_ est écrit de sa main, il a
rayé le mot _dix-huit_ et écrit lui-même (j'en ai le calque sous
les yeux) SESE (seize). Ce chiffre, d'autant plus probant qu'il
est le résultat d'une correction, n'a pu être substitué au premier
que pour de bonnes raisons et sur de nouveaux renseignements. Il
n'y a donc nul motif de le rejeter, et c'est celui qu'on trouve
dans toutes les éditions depuis 1595: «_mais oyons un peu parler
ce garçon de seize ans._»

Cette discussion a son intérêt, parce que De Thou, trompé par
la presque coïncidence de la composition du _Contr'un_ et de
la révolte de Guyenne, a conclu que _l'Anthenoticon_ avait été
inspiré à La Boëtie par l'indignation que lui avaient causée les
cruautés exercées dans cette ville par le connétable lors des
événements de Bordeaux. Je crois cette opinion erronée, et c'est
en cela que l'âge qu'avait La Boëtie en écrivant est essentiel
à connaître, car il suffit à décider la question. Si La Boëtie
avait seize ans, né en 1530, il faut qu'il ait écrit en 1546;
or, le nouvel impôt, le soulèvement de la Guyenne, l'assassinat
de Monneins, n'eurent lieu qu'en 1548, et Anne de Montmorency
n'exerça ses cruelles représailles qu'à la fin de cette année,
c'est-à-dire quand La Boëtie complétait ses dix-huit ans. On
voit d'après cela que la version de De Thou n'aurait pas même
de probabilité en s'en tenant à l'âge de dix-huit ans indiqué
primitivement par Montaigne. De Thou a tellement senti l'objection
soulevée par ces dates, qu'au lieu d'accepter l'âge donné d'abord
par Montaigne, il a voulu laisser à La Boëtie le temps d'écrire,
et il a dit: «_Vix tantum XIX annos natus._»

Mais l'erreur de De Thou devient bien plus évidente si on étudie
le _Contr'un_: on n'y trouve pas, en effet, une seule allusion
au temps présent. Sa haine contre la tyrannie est une haine
toute antique, et c'est bien plus contre Denis et Sylla qu'il se
passionne que pour Guise ou Condé. La Boëtie a vu les choses de
plus haut que son époque. Son but était de montrer que la liberté
est le droit des nations; qu'elles-mêmes se font leur servitude,
et que, pour en être délivrées, il leur suffirait de s'abstenir.
Ses exemples, il les demande aux Vénitiens et aux Mahométans, aux
Grecs et aux Romains: à ses compatriotes, jamais! Si l'inspiration
de son siècle se fait jour, c'est pour exprimer un sentiment
chrétien qui tempère ce que l'indépendance qu'il prêche pourrait
avoir de trop absolu. «Il soumet la puissance des uns aux besoins
des autres, et fait dériver d'aptitudes plus grandes de plus
grands devoirs et non de plus grands droits.» (Voyez Louis Blanc,
_Hist. de la Révol._, t. I.) Je cite avec bonheur les propres
paroles de La Boëtie: «_La nature, faisant aux uns les parts
plus grandes, aux autres plus petites, a voulu faire place à la
fraternelle affection; ayant les uns puissance de donner et les
autres besoin de recevoir._» Un seul instant il se souvient de
l'histoire de France! et alors, le croirait-on? c'est pour en
citer les choses les moins croyables peut-être, l'oriflamme, la
sainte ampoule, l'origine des fleurs de lis, et déclarer qu'il
«ne les veut mescroire parce que nous ni nos ancêtres n'avons
eu jusqu'ici aucune raison de l'avoir mescru,» d'accord en cela
avec Pasquier, qui disait que ces choses «étoient non-seulement
véritables, mais sacrosaintes, et qu'il était bienséant à tout
bon citoyen de les croire pour la majesté de l'empire.» (_Rech. de
la Fr._ liv. VIII, ch. 21.) Et là même, si _le Contr'un_ était une
protestation contre des cruautés exercées au nom et par les ordres
du souverain, La Boëtie aurait-il inséré un éloge ampoulé de nos
rois qu'il est probable qu'il ne l'aurait pas écrit au moins dans
ces termes dix ans plus tard «ayans touiours des Roys si bons
en la paix, si vaillans en la guerre, qu'encore qu'ils naissent
roy si semble il qu'ils ont esté non pas faits comme les autres
par nature, _mais choisis par le Dieu tout puissant avant que de
naistre_ pour le gouvernement et la CONSERVATION de ce royaume.»
Ne semble-t-il pas que ce soit là une indignation bien contenue!
et le connétable, ce _grand rabroueur de personnes_, comme dit
Brantôme, traitant Bordeaux en ville conquise, n'est-il pas un
singulier _conservateur_[25].

[Note 25: Pour bien faire comprendre la portée de mon
objection, je crois devoir, quoiqu'à regret, rappeler les faits
principaux de ce déplorable épisode. Une révolte dans laquelle
le gouverneur de la ville, Monneins, est tué, éclate à Bordeaux
à l'occasion d'un impôt nouveau. Le roi commande à Anne de
Montmorency, _parent de Monneins_, de réprimer cette sédition,
quand déjà les Bordelais imploraient leur pardon. Le connétable
entre par la brèche, quoique les portes fussent ouvertes et que la
ville fût pavoisée, il frappe une contribution de deux cent mille
livres. Les archives et titres de la ville sont brûlés, les jurats
et cent-cinquante notables déterrent avec leurs ongles le corps
du gouverneur; cent vingt personnes (les _Annales d'Aquitaine_
disent cent cinquante) sont pendues, décapitées, rouées, empalées,
démembrées à quatre chevaux, et brûlées, trois sont maillotées,
(les os broyés avec un pilon de fer); Guillottin est brûlé vif
(_Mém. de la Vieuville_, tome Ier), la femme de Lestonnac,
jurat condamné à mort, implore la grâce de son mari; mais la
suppliante est belle, le connétable impose une condition infâme,
et dans le même moment où l'épouse se sacrifie, la tête du mari
roule sur l'échafaud (Lafaille, _Ann. de Toulouse_), etc., etc.

Et c'est en présence de ces atrocités que La Boëtie aurait
reconnu l'_Élu du Seigneur, choisi entre tous pour conserver
le royaume_!!! Quand on a dix-huit ans et qu'on est témoin de
pareilles horreurs on se tait ou on écrit autre chose que le
_Contr'un_.]

De Thou lui-même se contredit, car il reconnaît que cet ouvrage
fut pris par ceux qui le publièrent dans un SENS CONTRAIRE à celui
que _son sage et savant auteur_ avait eu en le composant. Quel
pouvait donc être _ce sens_ en présence des cruautés auxquelles
il l'attribue. Enfin Montaigne nous déclare «qu'il n'était pas
un meilleur citoyen, plus religieux observateur des lois ni plus
ennemi des nouveautés et remuements de son temps que La Boëtie, et
qu'il eût plutôt employé sa suffisance à les éteindre qu'à leur
fournir de quoi les émouvoir davantage.»

C'est donc à tort qu'on a voulu transformer La Boëtie en écrivain
politique de son temps. Son livre n'est pas un pamphlet; il n'en a
ni la marche, car il ne conclut pas, ni même la langue, car, en
général, dans ce temps, c'était le latin qu'employait la polémique
en politique et en religion. Ce traité appartient à l'antiquité:
si on ne savait pas sa date on ne la devinerait pas. La Boëtie
soutient une thèse générale pour tous les temps et pour tous les
peuples, et dont, par conséquent, on peut user dans tous les temps
et dans tous les pays. C'est ainsi que sous Louis XIV, La Fontaine
a pu dire: «_Votre ennemi c'est votre maître_»; La Bruyère, au
début du chapitre _du Souverain ou de la République_ n'est pas
moins explicite, et Voltaire a écrit: _Voulez-vous vivre heureux,
vivez toujours sans maître_[26]. C'est dans ce sens qu'on a pu
considérer La Boëtie comme un des précurseurs de 1789 (Louis
Blanc, Mongin, Lebas), et qu'on a pu dire que le _Contr'un_ était
la préface du _Contrat social_, jugement assez piquant, puisque
si La Boëtie est le J.-J. Rousseau du seizième siècle, on a dit
de son dernier éditeur, M. l'abbé de Lamennais, qu'il était le
J.-J. Rousseau du dix-neuvième. La Boëtie n'est pas plus un
écrivain politique pour son temps que Montaigne pour le temps de
Mazarin, parce qu'il a plu à un frondeur quelconque de composer
une Mazarinade tout entière (_Ovide parlant à Tieste_) avec des
extraits des _Essais_.

[Note 26: C'est ainsi qu'Homère (_Iliade_, A, vers 231) et
Plutarque (dans la _Vie de Caton le Censeur_) donnent aux rois
des qualifications qui semblent étranges, qu'ils attribuent d'une
manière générale à cette forme d'autorité sans applications
personnelles (δημοϐὀρος, σαρϰοφἀγον).]

Tallement des Réaux ne veut voir dans la _Servitude_ qu'une
amplification de collége, et M. Mongin (_Encyclopédie nouvelle_)
la regarde comme «jeux et exercices de jeune homme.»[27]

[Note 27: D'Aubigné donne de l'origine de la _Servitude
volontaire_ une explication dénuée de toute probabilité et plus
digne du baron de Fœneste que d'un _historien universel_. (_Hist.
univers._, liv. II, ch. II.)]

Dirai-je le fond de ma pensée? La Boëtie a seize ans, il sort du
collége, il est nourri de l'histoire de l'antiquité, il est actif,
laborieux, les vers ne suffisent plus à sa maturité précoce, il
choisit un sujet d'amplification dont, au dire de Montaigne,
Plutarque lui a peut-être fourni la matière et l'occasion («Les
habitants d'Asie servaient à un seul pour ne savoir prononcer
une seule syllabe, qui est NON»); il s'est lié au collége avec
un ami, LONGA, qui s'est déjà montré indulgent pour ses vers
(_Serv. vol._); il le tutoie, il lui dédie son ouvrage, qui a
plus de succès qu'il ne l'avait prévu, on veut le lire, on en
fait des copies, et il circule dans cet état jusqu'au moment où
l'opposition du temps s'en empare, comme elle l'a fait en 1789,
comme elle l'a fait de nos jours. Telle est, selon moi, l'histoire
vraie de cet écrit, et je crois que si La Boëtie l'avait composé
en vue d'un événement contemporain, Montaigne l'aurait su, et il
n'aurait pas cherché à nous donner le change sur son origine.

A vrai dire, ces élans spontanés d'une indépendance virginale me
plaisent plus encore que s'ils étaient commandés par des émotions
actuelles, et ces préceptes, ces observations, grandissent en
autorité à être ainsi dégagés de tout intérêt contemporain. Mais
une fois le sujet envisagé comme abstraction, j'aurais aimé à voir
La Boëtie descendre jusqu'à son temps; de théoricien, d'écrivain
spéculatif, devenir homme pratique et apprécier à sa manière ce
temps de pénible enfantement des sociétés modernes, ce seizième
siècle, si dramatique! siècle de croyance et de scepticisme, de
fidélité et de révolte, ce siècle où tout a été mis en question,
et que M. Daunou, qui avait vu la terreur, n'a pas craint
d'appeler le plus tragique de tous les siècles. Quels tableaux il
aurait fournis à l'appréciation de La Boëtie! sans doute notre
auteur compterait une belle page de plus; car la plume qui a tracé
le _Contr'un_ était de force à nous donner une autre Ménippée[28].

[Note 28: Montaigne (chap. de l'_Amitié_) paraît être de cet
avis, car il regrette que La Boëtie n'ait pas fait comme lui et
_mis par écrit ses fantaisies_. On remarquera que la _Servitude_
a été écrite trente ans avant la _République_ de Bodin, le
_Franco-Gallia_ d'Hottmann, les _Vindiciæ contra Tyrannos_ de
Languet, etc.]

Ce que nous avons dit du _Contr'un_ nous amène à placer ici
quelques mots sur l'ami auquel il s'adresse, personnage que
M. Feugère semble seul avoir remarqué, mais pour dire qu'il
est parfaitement inconnu. Il s'agit évidemment de Bertrand de
Larmandie, quatrième du nom, baron de Longa ou Longua (château
situé dans la commune de Sainte-Foy de Longa, canton de
Saint-Alvere, arrondissement de Bergerac). Bertrand était fils
de Jean et neveu de Jacques, évêque de Sarlat en 1532. D'après
l'époque de son mariage[29] (le 3 mars 1560 il épousa la fille de
Jean de Bourbon, vicomte de Lavedan), il devait être précisément
de l'âge de La Boëtie, qui, cette année-là, complétait ses trente
ans. (Voy. COURCELLES.)

[Note 29: Ce mariage du baron de Longa prouve l'importance
de sa famille puisqu'en entrant dans celle des Bourbon Lavedan
il s'alliait jusqu'à un certain point avec la grande famille des
Matignon; en effet, il épousait Françoise de Bourbon Lavedan, dont
la mère, Françoise de Silli, était sœur d'Anne de Silli, mère du
célèbre maréchal de Matignon, qui se trouvait ainsi cousin germain
de la femme de Longa.]

Montaigne dit que La Boëtie composa le _Contr'un_ «_dans sa
première jeunesse[30], dans son enfance, par manière d'essai,
d'exercitation, comme sujet vulgaire et tracassé en mille
endroits des livres._» En effet, du temps de La Boëtie, mais
postérieurement à sa mort, on a traduit en français un livre
dont il connaissait peut-être le texte grec, et qui offre avec
le sien une remarquable analogie (_Discours de la royauté et
de la tyrannie_, traduit nouvellement du grec de Dion Prusien,
surnommé Chrysostome ou bouche d'or, etc.). Montaigne lui-même met
dans la bouche de sauvages qui visitent la France cette pensée
«qu'ils ne comprenaient pas que des hommes vigoureux et portant
barbe obéissent à un enfant.» C'est là la thèse développée par
La Boëtie. La _Westminster Review_ (1838) trouve des rapports
frappants entre la _Servitude volontaire_ et les écrits politiques
de Milton; on sait que la Mothe Levayer a traité le même sujet
(_de la liberté et de la servitude_); enfin Hobbes (dans son livre
De Cive) a soutenu la thèse opposée, etc., etc.

[Note 30: C'est en effet par la grande jeunesse de l'auteur
que le _Contr'un_ est remarquable, et un jeune homme d'une
précocité remarquable, qui devait être conseiller avant vingt-deux
ans, n'était plus un enfant à dix-neuf. Si La Boëtie eût écrit la
_Servitude_ à cet âge, comme le veut De Thou, la chose n'aurait
plus été assez merveilleuse pour que les protestants, désireux
d'avoir dans leurs rangs un homme à opposer à l'homme admirable
que les catholiques possédaient en la personne de La Boëtie,
eussent imaginé de rajeunir Bongars et de prétendre qu'il n'avait
que dix-sept ans lorsqu'il fit la réponse fameuse qu'on lui
attribue à la bulle d'excommunication de Sixte V contre Henri de
Navarre et le prince de Condé (Voy. Varillas, _Hist. de Henri
III_, et Bayle, au mot _Bongars_). Le choix même de cet âge pour
Bongars prouve que ceux qui ont inventé cette fable savaient que
La Boëtie n'avait que seize à dix-sept ans lorsqu'il écrivit.]

Il paraîtrait que la _Servitude volontaire_ fit à son apparition
une grande sensation, car on voit dans les mémoires manuscrits de
Vivant (Geoffroy, gouverneur du Périgord, etc., célèbre dans les
guerres du seizième siècle), que les Sarladais se révoltèrent par
suite de la lecture qu'ils en firent (manuscrit précité de A. L.
Bouffanges).

D'un autre côté, Sarlat était sous la domination des évêques,
et la liberté de langage de La Boëtie a pu lui aliéner quelques
concitoyens. Le _Contr'un_ lui suscita peut-être des tracasseries,
et c'est ainsi qu'il aurait été amené à dire, comme le rapporte
Montaigne, _qu'il aurait mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat_.

       *       *       *       *       *

PUBLICATION. Je ne pense pas que la _Servitude volontaire_ ait
été imprimée avant que Simon Goulart la fît entrer dans les
_Mémoires de l'Estat de France sous Charles IX_ (trois éditions,
1576-1578). Cependant, interprétant probablement ce que De Thou
avait dit de la publicité par les manuscrits, M. Louis Blanc
a conclu que ce traité a été donné à la suite de la première
édition du _Franco-Gallia_ (1573), et M. Charpentier (_Tableau
historique de la littérature française_), renchérissant sur cette
erreur, dit que le _Contr'un_ a été publié sous le titre de
_Franco-Gallia_[31]!

[Note 31: Le marquis de Paulmy (_Livres de politique du
seizième siècle_) dit, sans en fournir la preuve et sans
indication aucune, que la _Servitude_ a été publiée en 1572. Je
crois que c'est une erreur.]

L'ouvrage, à partir de ce moment, tomba dans l'oubli, à ce point
que le cardinal de Richelieu, voulant le connaître, le fit
demander chez tous les libraires de la rue Saint-Jacques sans
qu'aucun d'eux sût ce dont on voulait lui parler. Pourtant un
certain Blaise, plus instruit et plus avisé que les autres, dit
à l'émissaire du cardinal qu'il connaissait un curieux qui en
possédait un exemplaire, mais qu'il ne voudrait pas s'en dessaisir
à moins de cinq pistoles. Cette difficulté fut bientôt levée,
et le libraire n'eut qu'à découdre un exemplaire des _Mémoires_
et extraire quelques feuillets du tome III pour toucher ce prix
(Tallement des Réaux).

Cent cinquante ans s'écoulèrent jusqu'à ce que Coste, le
consciencieux éditeur, fît entrer le _Contr'un_ dans ses éditions
de 1727, 1739 et 1745. En 1740, on l'avait imprimé à Londres dans
un supplément in-4º des éditions des _Essais_ de 1724 et 1725, et,
sauf un petit nombre d'exceptions, il a fait partie de toutes les
éditions depuis cette époque.

En 1802, le libraire Louis donna de la _Servitude volontaire_
une édition isolée, ou seulement accolée à quelques lettres de
Montaigne (format in-8º et in-12).

En 1835, M. de Lamennais en a donné deux éditions exclusives de
toute autre pièce, l'une in-8º avec frontispice successif de
1re, 2e et 3e édition, l'autre in-18, toutes deux avec une
préface analytique et apologétique de l'ouvrage.

La _Servitude_ a eu les honneurs de la traduction: en français
moderne, en anglais et en italien.

En 1789, on a publié à Paris un _Discours de Marius, plébéien
et consul_, traduit de Salluste, suivi du _Discours d'Étienne
La Boëtie_, traduit du français de son temps en français
d'aujourd'hui, par l'Ingénu (Lafite, avocat) in-8º. En 1791, la
_Servitude_ modernisée a reparu dans le supplément à la huitième
Philippique (_Ami de la Révolution_, 57 nos de 1790 à 1791,
in-8º). Enfin, plus récemment, une édition a été imprimée en
Belgique, mais elle n'a pas été mise en vente, à cause du
commentaire fort étendu qui l'accompagne, et qui, pour parler
comme Montaigne, est AU MOINS _de la même farine_ que le texte,
mais beaucoup plus actuel et personnel. Voyez: DE LA SERVITUDE
VOLONTAIRE, ou _le Contr'un, par Étienne de La Boëtie, ouvrage
publié l'an 1549_ (date arrangée d'après _les 19 ans_ de De Thou),
_et transcrit en langage moderne, pour être plus à la portée d'un
chacun, voire des moins aisés, par_ ADOLPHE RESCHATELET (anagramme
de CHARLES TESTE, mort il y a peu de temps, frère de l'ancien
ministre); Bruxelles et Paris, chez les marchands de nouveautés,
1836, in-18 (il y a des exemplaires avec errata, d'autres n'en ont
pas). L'auteur annonce que cette édition est préparée depuis 1834,
et devait paraître avant celles qui l'ont précédée; il ajoute
qu'elle s'en distingue par le soin qu'il a apporté à la mettre
au niveau de toutes les intelligences, et par les _notes dont
elle est accompagnée_. La _Servitude_ est précédée d'extraits des
lettres de Montaigne qui ont trait à La Boëtie et du chapitre de
l'_Amitié_. Elle est suivie de plusieurs pièces étrangères à notre
auteur (pages 127 à 158). Je suis entré dans quelques détails sur
ce volume puisqu'il ne se vend pas et que les exemplaires en sont
fort rares en France.

Il a paru à Londres en 1735, in-12, sous ce titre: a _Discourse
of Voluntary Servitude_, une traduction anglaise faite avec grand
soin, qu'on dit être d'un style «plus net, plus coulant et plus
poli que l'original», précédée d'une assez longue préface du
traducteur. Une expression de La Boëtie, que Coste n'avait pas
pu expliquer, se trouve là éclaircie pour la première fois (le
panier d'Érichtone). Cette traduction, portée au catalogue du
_British Museum_, est assez rare pour qu'un bibliophile ardent et
distingué, M. S. Van de Weyer, ambassadeur belge à Londres, qui a
bien voulu m'en donner une analyse, m'ait dit n'en avoir vu qu'un
seul exemplaire (bibliothèque de lord Malmesbury).

Enfin une traduction italienne, par César Paribelli, _Loisirs
d'une Servitude involontaire_, car l'auteur était détenu
politique, parut à Naples, «anno settimo republicano», in-18,
avec les notes de Coste, sous ce titre: «Discorso di Stefano
della Boëtie della Schiavitù Volontaria o il Contra uno. Liberta,
Eguaglianza.»

Après les honneurs de la traduction, la _Servitude_ a eu ceux de
la réfutation. Henri de Mesmes[32], digne émule de La Boëtie pour
la précocité, puisqu'il professait le droit à Toulouse à seize
ans, ami de Montaigne, qui, cette même année 1570, lui dédie une
des traductions de La Boëtie (_Règles de mariage_), protecteur de
tous les savants, celui-là qui fournit à Lambin ses meilleures
observations sur Cicéron, à René du Bellay de bons renseignements
pour les mémoires de Martin et de Guillaume, Henri de Mesmes avait
formé le projet de réfuter _in extenso_ l'opuscule de La Boëtie.
Dans ce but il en avait rédigé un extrait analytique _pour y
répondre_, c'était une sorte de programme de son travail. De plus
il avait rassemblé dans les anciens auteurs, Xénophon, Isocrate,
Plutarque, Aristote, Callimaque, etc., un grand nombre de
passages propres à étayer ses raisonnements; ce projet est resté
en cours d'exécution.

[Note 32: Seigneur de Roissy et de _Malassise_, celui-là même
qui avec Biron (boiteux), conclut en 1570, à Saint-Germain, avec
les chefs des protestants, cette paix éphémère dite _boiteuse et
malassise_, dont la Saint-Barthélemy fit expier la désignation
railleuse.]

       *       *       *       *       *

MANUSCRIT DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE. Toutes les éditions de
la _Servitude volontaire_ ont été données d'après la première
publication faite dans les _Mémoires de l'Estat de France_,
c'est-à-dire d'une manière fort incorrecte et en beaucoup
d'endroits tout à fait inintelligible, les éditeurs de ce
recueil étant préoccupés de tout autre chose que de la pureté
des textes. Il devenait donc très-important de rencontrer un de
ces manuscrits qui au seizième siècle couraient «ès mains des
gens d'entendement.» J'ai été assez heureux pour en trouver un à
la Bibliothèque impériale (indiqué par M. P. Paris, _Manuscrits
français de la bibliothèque du Roi_, t. VI); c'est celui qui a
appartenu à Henri de Mesmes. Il est joint au projet de réfutation
dont j'ai parlé ci-dessus; et, pour surcroît de preuves de sa
provenance, les _Memoranda_ de Henri de Mesmes renvoient aux pages
du manuscrit. Il ne porte ni titre, conformément à ce que dit
Montaigne, et ce qui explique la diversité de ceux sous lesquels
on l'a désigné; ni date, ce qui explique la divergence des
écrivains sur ce point.

Une collation minutieuse de ce manuscrit avec les imprimés m'a
fait découvrir non pas tant des variantes que des fautes énormes
reproduites par les éditeurs, de telle sorte qu'une foule de
passages obscurs dans les imprimés sont parfaitement clairs dans
le manuscrit; un vers entier, des phrases entières ont été omis.
On a imprimé _le sang_ de la tyrannie, pour _le sein_; les bœufs
sous _les pieds_ du joug geignent, pour _le poids_; je ne lui
_permets pas_, pour _je lui permets_; le feu est sans _forme_,
pour sans _force_; _étendre_ pour _estreindre_; connoissance du
_bien_, pour _mal_; _taxés_, pour _tachés_; _malhabiles_ pour _mal
habillés_; _marin_, pour _Macrin_ (celui qui fit tuer Antonin
Caracalla). Le bon sens de Coste avait déjà, par une note, indiqué
cette erreur, mais il avait laissé le nom de _marin_ dans le
texte; celui de Macrin qui se trouve dans le manuscrit est une
preuve décisive entre mille qu'il donne la bonne leçon. Enfin,
pour en finir, j'ai antérieurement cité l'expression de «panier
d'Érisichtone». Le savant M. J. V. Leclerc avait supposé qu'il
fallait écrire d'après Suidas, ERICHTONE, ce que confirme le
manuscrit.

A l'avenir donc les éditeurs de la _Servitude_ ne pourront se
dispenser de consulter et, à mon avis, de suivre ce manuscrit,
qu'ils trouveront relié avec sa réfutation fonds de Mesmes nº
564; et par une singulière distraction du relieur qui a lu le nom
d'Homère aux premières lignes, il est intitulé _Extraits d'Homère_.

Je voudrais dire maintenant quelques mots des jugements qui ont
été portés sur _la Servitude volontaire_. Mais il est impossible
de sortir de ce dédale de contradictions autrement qu'en citant
textuellement!

Montaigne juge ce traité _gentil et plein au possible_.--De
Thou qualifie son auteur de _sage et savant_.--Scévole
Sainte-Marthe, Colletet trouvent cet ouvrage _excellent_.--M.
Barthelemy-Saint-Hilaire le dit un _admirable traité_ (_Politique
d'Aristote_).--M. L. Feugère le trouve _marqué au coin de la
véritable éloquence_.--Pour M. P. Lacroix, c'est un beau _morceau
d'utopie politique_ (_Catalogue Karstner_).--Pour Paul Dupont,
c'est (_Ann. litt. de la Dordogne_) un _Évangile politique_.--Pour
M. Lebas (_Univers pittoresque_), c'est un _des plus beaux
monuments de la langue française_.--Pour M. S. de Sacy (_Journal
des Débats_, avril 1852), c'est _une des plus belles pages en
prose que nous ait léguées le seizième siècle_.--Enfin, M.
Chevreul (_Hubert Languet_) le juge un _des monuments_ les plus
_remarquables de la prose française_ au seizième siècle[33].

[Note 33: M. Chevreul toutefois conclut en classant Montaigne
et La Boëtie parmi les protestants, par la nature de leurs
raisonnements, et par leurs œuvres.--Ce jugement me paraît
contestable.]

Naigeon dans une note manuscrite ajoutée à son exemplaire, dit que
le _Contr'un_ est écrit d'un _style mâle et vigoureux_.

Mais, en revanche, Baillet dit que, si La Boëtie avait composé
son livre en vue de l'usage qu'on en a fait, c'eût été une _tache
éternelle à son nom_.--Lamonnaye trouve que c'est «_une très
froide, très ennuyeuse et très puérile déclamation_.»--M. Henri
Aigre, tout en reconnaissant que le _Contr'un_ «est écrit avec une
force et une noblesse que la prose de ces temps n'avait pas encore
atteintes,» n'en déclare pas moins l'ouvrage «_fort dangereux
en politique_.»--M. Baudrillart trouve dans le _Contr'un_ «_un
appel à l'insurrection, d'une entraînante éloquence_.»--M. Matter
(_Histoire des doctrines morales et politiques des trois derniers
siècles_) regarde La Boëtie comme le représentant de la doctrine
de la renaissance poussée par le RADICALISME à _l'action la plus
funeste_, de même qu'il regarde Thomas Morus comme représentant la
même doctrine réduite par L'IDÉALISME _à la nullité pratique_.--M.
J. B. Laforêt, professeur au séminaire de Bastogne, prend aussi La
Boëtie comme type pour le principe démocratique; et il l'oppose
à Bodin, qu'il prend pour type du principe monarchique (Voy. le
_Mém._ lu en 1852 à la Soc. litt. de l'Université catholique de
Louvain, sous le titre de: _Lutte entre le principe démocratique
et le principe monarchique au seizième siècle, ou Étude sur La
Boëtie et Bodin_, analysé dans le rapport que M. Prosper Staes
a inséré dans l'_Annuaire_ de cette université; Louvain, 1853,
page 35). Mais M. Matter va plus loin: oubliant que, sujet fidèle,
La Boëtie a été l'oracle d'un parlement, qu'il se présente à la
postérité sous l'égide de l'amitié de Montaigne et de l'estime
de De Thou, M. Matter dresse contre la _Servitude volontaire_ un
véritable réquisitoire, et il conclut en disant que le _Contr'un_
est une _déclamation séditieuse_, qui serait de nature à _faire
traduire son auteur devant les tribunaux_!

L'espace nous manque pour citer en entier ce curieux jugement, qui
tombe par sa propre exagération, et dont la meilleure réfutation
serait la reproduction pure et simple de tout le passage relatif à
La Boëtie.

Je n'ajouterai pas un jugement de plus à ceux que je viens de
rapporter: le lecteur impartial relira l'œuvre de La Boëtie en
tenant compte des conditions dans lesquelles elle a été écrite,
et nous osons espérer qu'il ne vouera pas le nom de l'auteur à
l'exécration des générations futures.

Quelle que soit d'ailleurs l'opinion qu'on se forme de cet
ouvrage, nous devons tous faire comme Montaigne, et «être
particulièrement obligés à cette pièce, d'autant qu'elle a servi
de moyen à leur première accointance.»

       *       *       *       *       *

ŒUVRES COMPLÈTES. Jusqu'ici j'ai mentionné des parties isolées
des œuvres de La Boëtie; mais M. Léon Feugère, qui en 1845 avait
donné une «_Étude sur la vie et les ouvrages de La Boëtie_ (Paris,
in 8º),» publia en 1846 la première édition complète des œuvres
connues de cet auteur. J'ai apprécié cette intéressante collection
dans le _Bulletin du Bibliophile_ (Techener, août 1846), et, après
avoir rendu justice au remarquable travail d'érudition dont le
texte est accompagné, j'ai témoigné le regret que le laborieux
éditeur qui avait à juste titre admis les dédicaces de Montaigne
n'eût pas inséré la lettre de cet auteur sur la mort de son ami;
à mon avis, une édition de La Boëtie ne serait complète qu'à
la condition de contenir cette lettre et même le chapitre de
l'_Amitié_.

Ce volume des œuvres complètes (Paris, Delalain, in-12) comprend
tous les opuscules connus de La Boëtie, même les vingt-neuf
sonnets insérés dans les _Essais_.

Il ne me reste plus qu'à indiquer un certain nombre d'écrivains
qui ont jugé La Boëtie, et que je n'ai pas eu occasion de nommer
dans les citations que j'ai faites d'environ cinquante ouvrages
différents. Mais auparavant je dois publiquement reconnaître
combien je suis redevable à l'assistance de MM. l'abbé Audierne,
de Mourcin et Lapeyre, à Périgueux; MM. G. Brunet et Delpit, à
Bordeaux; M. S. Van de Weyer, ambassadeur à Londres; M. J. B.
Lascoux, à Paris, et surtout à M. Richard, conservateur adjoint
de la Bibliothèque impériale, ma providence bibliographique.

J'ajouterai, pour l'acquit de ma conscience, que ce travail
biographique, qui n'entrait en aucune façon dans mes projets
actuels, est uniquement dû au scrupule honorable, et certainement
exagéré, d'un des plus laborieux collaborateurs de la _Biographie
nouvelle_. M. Regnard, qui avait été chargé de l'article LA
BOËTIE, vint me demander quelques renseignements, et, frappé
du nombre de pièces que je possédais et que je mettais à sa
disposition il renonça à écrire cet article, et je dus, sur ses
instances réitérées, consentir à m'en charger. On a vu dans
l'avertissement comment je me suis trouvé entraîné au delà des
limites qui m'étaient assignées.

       *       *       *       *       *

LISTE COMPLÉMENTAIRE des ouvrages à consulter sur Étienne de La
Boëtie.

Le P. Lelong, édit. de Fontette, écrit ce qui suit sous le nº
33129: MANUSCR. _Mémoires pour la vie d'Estienne de La Boëtie
recueillis par M. Philibert de Lamare, conseiller au parlement
de Dijon_. Malgré d'actives recherches je n'ai pu parvenir à
découvrir ce manuscrit à la Bibliothèque impériale; je l'ai
cherché dans le fonds Lamare, qui se compose d'environ 600
volumes, dans les mémoires de ce magistrat, qui se trouvent non
dans le fonds qui porte son nom mais dans le fonds Bouhier, et
sans plus de résultat. Seulement, dans le catalogue du premier
de ces fonds, j'ai trouvé deux morceaux portant le nom de _Boëce_
en latin _Boëtius_, et je me suis demandé s'il n'y aurait pas eu
confusion entre les deux noms; mais cela est peu probable, puisque
dans le catalogue il s'agit de la _Consolatio philosophiæ_, et que
dans le P. Lelong il est question de _Mémoires_.

On sait, du reste, que la Bibliothèque ne possède qu'une partie
des manuscrits de Lamare; le reste se trouve encore à Dijon.

Ce qui porte à admettre l'exactitude de la note du P. Lelong,
c'est que Lamare a écrit une vie d'Hubert Languet, publiée sans
nom d'auteur par J. P. Ludwig. Il a de plus composé plusieurs
biographies qu'on n'a pas osé imprimer, dans la crainte de porter
ombrage à de puissants personnages. La même raison a pu prescrire
la même discrétion relativement aux mémoires sur La Boëtie, mais
cela ne porte aucune atteinte à la probabilité de leur existence.

On peut consulter encore sur La Boëtie; 1º _Mémoires en forme de
lettres pour servir à l'histoire des grands hommes de la Guyenne_.
Étienne de La Boëtie; Lettre première, lue à l'Académie des
sciences de Bordeaux en 1777 par Delphin de Lamothe (manuscrit
inédit, Bibliothèque de M. J. Delpit); 2º De Thou, _Hist._, liv.
5, 35, 47; 3º Tessier, _Éloges des savants_; 4º Florim. de Ræmond,
_la Couronne du soldat_; 5º G. Naudé, _Mascurat_; 6º Goujet,
_Biblioth. française_, t. XII; 7º Leclerc, _Bibliothèque ancienne
et moderne_, t. XXVII; 8º Baillet, _Jugem. des savants_, tom. IV,
_Enfants célèbres_, XLI; 9º Klefeker, _Bibliotheca eruditorum
precocium_, Hamburg, 1717; 10º _le Passe Tems de messire François
le Poulchre_, seig. de la Motte Messemé; 11º Marchet, Delfau,
_Ann. de la Dordogne_; _Calendr. administratif_, an XI; 12º
_Concours de 1812 à l'Académie française, Éloges de Montaigne_
par Villemain, Jay, Droz, Dutens, Biot, etc.; 13º Moréri et les
_Biographies_ de Chaudon et Delandine, de Michaud, de Weiss,
etc.; 14º Hallam, _Hist. de la litt. de l'Europe_; 15º Sismonde
de Sismondi, _Histoire des Français_, t. XVII; 16º Henri Aigre,
_Précis de la littérature en France_; 17º Nodier, _Manuel de
bibliographie_, 1835; 18º J. F. Payen, _Notice bibliograph. sur
Montaigne_, 1837; _Docum. inédits ou peu connus sur Montaigne_,
1847; _Bulletin du bibliophile_, 1846; 19º Sauveroche, _Discours
sur les célébrités du Périgord_; 20º M. Compans, avocat général
à Bordeaux, _Discours de rentrée de la cour, Mémor. Bordelais_,
6 novembre 1841, reproduit dans les _Annales agricoles et
littéraires_ de la Dordogne 1848, et dans la _Guyenne historique
et monumentale_, cinquante-troisième et cinquante-quatrième
liv.; 21º Bouffanges, art. dans le journal _le Sarladais_, 19
mars 1836; 22º M. la Rouverade, président au tribunal civil de
Sarlat, journal _le Sarladais_, 2 juin 1838; 23º Marguerin,
_Courrier français_, 31 décembre 1846; 24º P. Leroux, _Revue
sociale_, 1847; 25º Mongin, _Encyclopédie nouvelle_, t. II, 1847;
26º M. Lebas, _Univers pittoresque_, Paris, Didot; _France_, t.
IX; _Biographie_, t. XI; _Philosophie_;--_Annales historiques_,
tom. Ier; 27º Violet le Duc, _Catalogue raisonné de sa
bibliothèque_; 28º Lamothe, _Compte rendu de la commission des
monuments du département de la Gironde_, Paris, 1849; 29º _Magasin
pittoresque_, juin 1850, art. biogr., et _Maison de Sarlat_; 30º
H. Baudrillart, _J. Bodin et son tems_, 1852; 31º Henri Chevreul,
_Hubert Languet_, 1852; 32º le _Dictionnaire de la Conversation_,
art. _Boëtie_; 33º Naigeon, notes autographes et inédites
inscrites sur son exemplaire des _Essais_.



    LA

    SERVITUDE VOLONTAIRE

    OU

    LE CONTR'UN.



AVIS AU LECTEUR.


Dans la notice qui précède, nous avons dit quelques mots du
manuscrit d'après lequel nous donnons l'impression nouvelle de
la _Servitude volontaire_. Ce manuscrit a appartenu à Henri de
Mesmes, ami de Montaigne et peut-être aussi de La Boëtie[34].
Montaigne lui a dédié la traduction des _Règles du Mariage_, de
Plutarque, ce traité dont Wittenbach disait: «_Suavis est materia,
suavior est forma._»

[Note 34: Henri était tout à fait contemporain de Montaigne et
de La Boëtie, puisque, né en 1532, il se trouvait avoir un an de
plus que le premier et deux ans de moins que le second. Son père
mourut la même année que celui de Montaigne (1569).]

Ce petit in-folio se trouve aux manuscrits de la Bibliothèque
impériale, nº 7218. 3, fonds de Mesmes, 564[35]. Il se compose
de trente-trois feuillets, sur lesquels la _Servitude_ occupe
vingt-six pages, d'une belle et nette écriture, imitant l'italique
des impressions du seizième siècle. Sur les feuillets restants,
vingt-sept pages contiennent les matériaux d'une réfutation que
_de Mesmes_ avait l'intention d'entreprendre. On trouve là un
«_Extraict du liure de La Boitie pour y respondre_,» des citations
d'auteurs anciens dont l'autorité devait être invoquée, enfin
des _memoranda_ inscrits à la marge des EXTRAICTS qu'ils devaient
réfuter (_on dira... era monstré que.._ etc).

[Note 35: Ce fut en 1731 que mesdames la duchesse de Lorges
et la marquise d'Ambré cédèrent au roi les manuscrits de leur
père, M. le président de Mesmes, composant plus de 600 volumes
in-fol. Cette collection avait dû être formée successivement
par les ancêtres du président, et au 3e degré des ascendants
nous trouvons Henri de Mesmes, celui dont nous nous occupons,
conseiller à la Cour des aides, puis au grand Conseil, puis maître
des requêtes, podestat de la république de Sienne, chancelier de
Navarre, garde du trésor des Chartes, surintendant de la maison de
la reine Louise, femme de Henri III, mort en 1596.]

La _Servitude_ n'est pas de la main de _de Mesmes_; mais les
annotations qui la suivent sont incontestablement autographes,
d'après la comparaison que nous en avons faite avec les pièces que
nous possédons de ce personnage.

Le manuscrit de H. _de Mesmes_ offre un grand intérêt.

1º Il fait comprendre comment le public fut amené à imposer un
intitulé quelconque à ce discours, puisque le manuscrit (et
vraisemblablement aucun des autres) n'en porte pas; comment chacun
a varié sur l'époque à laquelle on suppose que la _Servitude_
a été écrite, puisqu'il ne porte pas plus de date que de nom
d'auteur.

2º Il offre sur la leçon de tous les imprimés des variantes
nombreuses et importantes; mais surtout, en comblant des lacunes
considérables, il rend parfaitement intelligibles des passages qui
dans les diverses éditions n'ont pas de sens.

3º Enfin l'orthographe du manuscrit est beaucoup moins surannée
que celle des imprimés, nous la reproduirons scrupuleusement, et
nous avouerons que de prime abord elle nous avait fait hésiter
sur l'âge de cette copie. Mais le doute n'est pas permis, puisque
les _Extraicts_, qui sont incontestablement de la main de _de
Mesmes_, portent chacun un numéro qui renvoie au manuscrit, et qui
y correspond exactement.

Cette observation sur l'orthographe nous a d'autant plus frappé,
que cette manière d'écrire se rapproche beaucoup de celle de
Montaigne dans les lettres et manuscrits de cet auteur que
nous avons eu occasion d'étudier. Il semble que pour les deux
écrivains, elle est moins le résultat d'un système qu'une
recherche d'économie de peine et de temps: l'un et l'autre se
bornent aux lettres nécessaires pour former le son de chaque
syllabe; et ils suppriment la plupart des lettres doubles ou
des consonnes surabondantes, sans se soucier de l'étymologie.
C'est ainsi que Montaigne écrit le plus souvent, _home_, _somes_,
_miene_, _come_, _votre_, _notre_, _philosofe_, _conoysance_,
etc.[36].

[Note 36: Je me borne à rapprocher comme exemples quelques
mots pris au hasard dans les imprimés et dans le manuscrit;
aultre, autre; aulcun, aucun; assubiectis, assujetis; avecques,
avec; besoing, besoin; chorde, corde; contraincts, contrains;
cettuy, celui; desfaict, défait; dangier, danger; doncques, donc;
feit, fit; nays, nés; veoy, voi; etc., etc.]

Nous avons ajouté quelques notes; et, si quelquefois nous avons
rapporté les leçons vicieuses des imprimés, c'était bien moins
pour nous donner l'occasion d'un petit triomphe que pour établir
incontestablement l'authenticité de notre manuscrit.

Surtout nous n'avons pas voulu priver le lecteur des annotations
des savants éditeurs qui nous ont précédé; mais nous nous sommes
borné à celles qui ont un rapport direct avec le texte; nous
avons même donné quelques exemples des observations critiques de
_de Mesmes_. Notre unique but a été de reproduire l'œuvre de La
Boëtie, telle qu'elle a été créée par son auteur. Quelque jugement
qu'on porte sur elle nous pouvons espérer par nos soins, qu'au
moins elle sera appréciée en connaissance de cause.



NOTE RELATIVE AUX LITHOGRAPHIES.


Nous donnons en tête de cette publication une _Vue du château de
La Boëtie_ et des _fac-simile_ qui se rapportent à ce personnage.

La vue, dessinée d'après nature, est plus étendue que celle que
donne la _Guyenne monumentale_. On y trouve le pigeonnier et le
moulin, attributs anciens de la seigneurie. A gauche, on voit le
commencement d'une longue avenue plantée d'arbres qui sert de
promenade.

En arrière du petit château, et parallèlement à lui, existe un
autre édifice: c'est la chapelle, qui se trouve reliée au castelet
par un bâtiment transversal; de telle sorte que l'ensemble des
constructions représente un P grec, Π.

Cette propriété appartenait encore, dans ces dernières années, à
madame Philopal, qu'on nous a assuré, sans en fournir la preuve,
être veuve d'un descendant de la famille de La Boëtie.

Quant aux autographes, nous avons relevé les signatures
d'_Antoine_ et d'_Étienne_ de LA BOETIE sur les pièces qui sont
mentionnées dans la NOTICE. Les spécimens de _Henri de Mesmes_
sont pris dans divers endroits du manuscrit; nous y avons ajouté
une signature choisie parmi celles que nous possédons de ce
personnage.



LA

SERVITUDE VOLONTAIRE.


    D'auoir plusieurs seigneurs aucun bien ie n'y voy;
    Qu'un, sans plus, soit le maistre, et qu'un seul soit le roy[37];


[Note 37:

    Οὐϰ ἀγαθον πολυϰοιρανιη εἱς ϰοιρανος ἐστω
    Εἰς βασιλευς.

(_Iliad._, l. 2, v. 204, 205.)]

ce disoit Ulisse en Homere, parlant en public. S'il n'eust rien
plus dit, sinon

    D'auoir plusieurs seigneurs aucun bien ie n'y voy,

c'estoit autant bien dit que rien plus: mais, au lieu que, pour
le raisonner il falloit dire que la domination de plusieurs ne
pouuoit estre bonne, puisque la puissance d'un seul, deslors qu'il
prend ce tiltre de maistre, est dure et desraisonnable, il est
allé adiouster, tout au rebours,

    Qu'un, sans plus, soit le maistre, et qu'un seul soit le roy.

Il en faudroit, d'auenture, excuser Ulisse, auquel possible lors
estoit besoin d'user de ce langage, pour appaiser la reuolte de
l'armée; conformant, ie croy, son propos plus au temps, qu'à la
verité. Mais à parler à bon escient, c'est un extreme malheur
d'estre subiect à un maistre, duquel on ne se peut iamais asseurer
qu'il soit bon, puisqu'il est tousiours en sa puissance d'estre
mauuais quand il voudra: et d'auoir plusieurs maistres, c'est
autant qu'on en a autant de fois estre extremement malheureux. Si
ne veux ie pas, pour ceste heure, debattre ceste question tant
pourmenée, «Si les autres façons de republique sont meilleures que
la monarchie:»[38] ancore voudrois ie sçauoir, auant que mettre en
doute quel rang la monarchie doit auoir entre les republicques,
si elle en y doit auoir aucun; pource qu'il est malaisé de croire
qu'il y ait rien de public en ce gouuernement, où tout est à
un. Mais ceste question est reseruee pour un autre temps, et
demanderoit bien son traité à part, ou plustost ameneroit quand et
soy toutes les disputes politiques.

[Note 38: Voy, sur cette question, Hérodote, III. 80, 84;
Polybe, VI, 3. Plutarque, _Gouvernements comparés_.

L. FEUGÈRE.]

Pour ce coup, ie ne voudrois sinon entendre, comm' il se peut
faire, que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de
nations, endurent quelque fois un tyran seul, qui n'a puissance
que celle qu'ils lui donnent; qui n'a pouuoir de leur nuire,
sinon tant qu'ils ont vouloir de l'endurer; qui ne sçauroit leur
faire mal aucun, sinon lors qu'ils aiment mieulx le souffrir que
lui contredire. Grand' chose certes, et touteffois si commune,
qu'il s'en faut de tant plus douloir, et moins s'esbahir, voir un
milion d'hommes seruir miserablement, aiant le col sous le ioug,
non pas contrains par une plus grande force, mais aucunement[39]
(ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d'UN, duquel
ils ne doiuent ni craindre la puissance, puis qu'il est seul, ny
aimer les qualités, puis qu'il est en leur endroit[40], inhumain
et sauuage. La foiblesse d'entre nous hommes est telle: qu'il
faut souuent que nous obeissions à la force; il est besoin de
temporiser; nous ne pouuons pas tousiours estre les plus forts.
Doncques, si une nation est contrainte par la force de la guerre
de seruir à un, comme la cité D'Athenes aus trente tirans, il ne
se faut pas esbahir qu'elle serue, mais se plaindre de l'accident;
ou bien plustost ne s'esbair, ni ne s'en plaindre, mais porter le
mal patiemment, et se reseruer à l'aduenir à meilleure fortune.

[Note 39: _En quelque sorte._]

[Note 40: _A leur égard._]

Nostre nature est ainsi, que les communs deuoirs de l'amitié
emportent une bonne partie du cours de nostre vie: il est
raisonnable d'aimer la vertu, d'estimer les beaus faicts, de
reconnoistre le bien doù l'on l'a receu, et diminuer souuent de
nostre aise, pour augmenter l'honneur et auantage de celui qu'on
aime, et qui le merite: Ainsi doncques, si les habitans d'un
païs ont trouué quelque grand personnage qui leur ait monstré
par espreuue une grand' preueoiance pour les garder, une grand'
hardiesse pour les defendre, un grand soing pour les gouuerner;
si, de là en auant, ils s'appriuoisent de lui obeïr, et s'en
fier tant, que de lui donner quelques auantages, ie ne sçay si
ce seroit sagesse; tant qu'on l'oste de là où il faisoit bien,
pour l'auancer en lieu où il pourra mal faire: mais certes sy ne
pourroit il faillir d'y auoir de la bonté, de ne craindre point
mal de celui duquel on n'a receu que bien.

Mais, ô bon Dieu! que peut estre cela? comment dirons nous que
cela s'appelle? quel malheur est celui là? quel vice? ou plustost
quel malheureux vice? voir un nombre infini de personnes non pas
obéir, mais seruir; non pas estre gouuernés, mais tirannisés;
n'aians ni biens, ni parens, femmes ny enfans, ni leur vie mesme,
qui soit à eux! souffrir les pilleries, les paillardises, les
cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare contre
lequel il faudroit despendre son sang et sa vie deuant; mais
d'un seul! non pas d'un Hercule, ny d'un Samson; mais d'un seul
hommeau[41], et le plus souuent le plus lasche[42] et femelin
de la nation; non pas accoustumé à la poudre des batailles; mais
ancore à grand peine au sable des tournois[43]; non pas qui
puisse par force commander aux hommes, mais tout empesché de
seruir vilement à la moindre femmelette! Appellerons nous cela
lascheté? dirons nous, que ceux qui seruent, soient couards et
recreus[44]? Si deux, si trois, si quatre, ne se defendent d'un,
cela est estrange, mais touteffois possible; bien pourra l'on
dire lors, à bon droict, que c'est faute de cœur: Mais si cent,
si mille, endurent d'un seul, ne dira l'on pas qu'ils ne veulent
point, non qu'ils n'osent pas, se prendre à luy, et que c'est non
couardise, mais plustost mespris ou desdain? Si l'on void, non
pas cent, non pas mille hommes, mais cent païs, mille villes,
un million d'hommes, n'aissaillir pas un seul, duquel le mieulx
traité de tous en recoit ce mal d'estre serf et esclaue; comment
pourrons nous nommer cela? Est ce lascheté? Or, il y a en tous
vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuuent
passer: deux peuuent craindre un, et possible dix; mais mille,
mais un million, mais mille villes, si elles ne se deffendent
d'un, cela n'est pas couardise, elle ne va point iusques là;
non plus que la vaillance ne s'estend pas qu'un seul eschelle
une forteresse, qu'il assaille une armée, qu'il conqueste un
roiaume: Doncques quel monstre de vice est cecy, qui ne merite pas
ancore le tiltre de couardise? qui ne trouue point de nom assés
vilain? que la nature desaduoue auoir fait, et la langue refuse
de nommer? Qu'on mette d'un costé cinquante mil hommes en armes;
d'un autre, autant; qu'on les range en bataille; qu'ils viennent
à se ioindre, les uns libres combattans pour leur franchise, les
autres pour la leur oster: ausquels promettra l'on par coniecture
la victoire? lesquels pensera l'on qui plus gaillardement iront
au combat, ou ceux qui esperent pour guerdon[45] de leurs peines
l'entretenement de leur liberté, ou ceux qui ne peuuent attendre
autre loyer des coups qu'ils donnent, ou qu'ils recoiuent, que
la seruitude d'autrui? Les uns ont tousiours deuant les yeulx le
bon heur de la vie passée, l'attente de pareil aise à l'aduenir;
il ne leur souuient pas tant de ce peu qu'ils endurent le temps
que dure une bataille, comme de ce qu'il leur conuiendra à iamais
endurer à eux, à leurs enfans et à toute la postérité: Les autres
n'ont rien qui les enhardie, qu'une petite pointe de conuoitise
qui se rebousche soudain contre le danger, et qui ne peut estre si
ardante que elle ne se doiue, ce semble, esteindre de la moindre
goutte de sang qui sorte de leurs plaies. Aus batailles tant
renommées de Miltiade, de Leonide, de Themistocle, qui ont esté
données deux mil ans y a, et qui sont ancores auiourd'hui aussi
fresches en la mémoire des liures et des hommes, comme si c'eust
esté l'aultr'hier, qui furent données en Grece, pour le bien des
Grecs et pour l'exemple de tout le monde; qu'est ce qu'on pense
qui donna à si petit nombre de gens, comme estoient les Grecs,
non le pouuoir, mais le cœur de soustenir la force de tant de
nauires, que la mer mesme en estoit chargée; de défaire tant de
nations, qui estoient en si grand nombre que l'escadron des Grecs
n'eust pas fourni, s'il eust fallu, des cappitaines aus armées
des ennemis? sinon qu'il semble qu'à ces glorieux iours là ce
n'estoit pas tant la bataille des Grecs contre les Perses, comme
la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur
la conuoitise.

[Note 41: _Hommeau_, petit homme, N. DUEZ, C. OUDIN, COTGRAVE,
dans leurs _Dictionnaires italien, espagnol et anglais_. On trouve
_hommet_ et _hommelet_ dans NICOT, et _homunculus_ dans CICÉRON.
(_Tuscul._, liv. 1, ch. 9.)]

[Note 42: Montaigne s'est souvenu de la pensée et de
l'expression dans le chap. sur _l'éducation_.]

[Note 43: _Les imprimés portent femenin_, féminin, efféminé,
le manuscrit dit _femelin_ évidemment dérivé de _femelle_,
mais moins usité que _féminin_, on trouve ce mot avec cette
signification dans le dict. italien de Duez et dans le dict.
espagnol de C. Oudin. Ménage et Borel ne le donnent pas.]

[Note 44: _Lâches_, _poltrons_.]

[Note 45: GUERDON, _loyer, salaire, récompense_. (Κἐρδος)]

C'est chose estrange d'ouïr parler de la vaillance que la liberté
met dans le cœur de ceux qui la deffendent: mais ce qui se fait
en tous païs, par tous les hommes, tous les iours, qu'un homme
mastine[46] cent mille, et les priue de leur liberté; qui le
croiroit, s'il ne faisoit que l'ouïr dire, et non le voir? et,
s'il ne se faisoit qu'en païs estranges et lointaines terres, et
qu'on le dit; qui ne penseroit que cela fut plustost feint et
trouué[47], que non pas véritable? Encores ce seul tiran, il n'est
pas besoin de le combattre, il n'est pas besoin de le defaire[48],
il est de soymesme defait, mais[49] que le païs ne consente à sa
seruitude: il ne faut pas luy oster rien, mais ne lui donner rien;
il n'est pas besoin que le païs se mette en peine de faire rien
pour soy, pourueu qu'il ne face rien contre soy. Ce sont donc les
peuples mesmes qui se laissent, ou plustost se font, gourmander,
puis qu'en cessant de seruir ils en seroient quittes; c'est le
peuple qui s'asseruit; qui se coupe la gorge; qui, aiant le chois
ou d'estre serf, ou d'estre libre, quitte sa franchise, et prend
le ioug; qui consent à son mal, ou plustost le pourchasse. S'il
lui coustoit quelque chose à recouurer sa liberté, ie ne l'en
presserois point, combien qu'estce que l'homme doit auoir plus
cher que de se remettre en son droit naturel, et, par maniere de
dire, de beste reuenir homme; mais ancore ie ne desire pas en
lui si grande hardiesse: ie lui permets qu'il aime mieulx une ie
ne sçay quelle seureté de viure miserablement, qu'une douteuse
espérance de viure à son aise. Quoi? si, pour auoir liberté, il ne
faut que la desirer; s'il n'est besoin que d'un simple vouloir,
se trouuera il nation au monde qui l'estime ancore trop chere, la
pouuant gaigner d'un seul souhait? et qui pleigne sa volonté à
recouurer le bien lequel il deuroit racheter au prix de son sang?
et lequel perdu, tous les gens d'honneur doiuent estimer la vie
desplaisante et la mort salutaire? Certes, comme le feu d'une
petite estincelle deuient grand, et tousiours se renforce; et plus
il trouue de bois, plus il est prest d'en brusler; et, sans qu'on
y mette de l'eaue pour l'esteindre, seulement en n'y mettant plus
de bois, n'aiant plus que consommer, il se consomme soymesme, et
vient sans force aucune[50] et non plus feu: pareillement les
tirans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et
destruisent, plus on leur baille, plus on les sert; de tant plus
ils se fortiffient, et deuiennent tousiours plus forts et plus
frais pour aneantir et destruire tout; et, si on ne leur baille
rien, si on ne leur obeït point, sans combattre, sans fraper, ils
demeurent nuds et deffaits, et ne sont plus rien, sinon que comme
la racine, n'aians plus d'humeur ou aliment, la branche deuient
sèche et morte[51].

[Note 46: _Asservisse_, _opprime_, Montaigne employe ce mot au
chap. 3 du livre 2, au sujet du vieillard Rasias.]

[Note 47: Les imprimés portent _controuvé_.]

[Note 48: Les imprimés disent certainement à tort de _s'en
défendre_.]

[Note 49: _Pourvu que._ «Un homme sage, dit Philippe de
Comines, sert bien en une compaignie de princes, _mais_ qu'on le
veuille croire, et ne se pourroit trop acheter.» L. I, c. 12.]

[Note 50: Les imprimés disent: sans _forme_.]

[Note 51: Les imprimés: _la racine_ n'ayant plus d'humeur et
aliment _devient une branche_ sèche et morte.]

Les hardis, pour acquerir le bien qu'ils demandent, ne craignent
point le dangier; les aduisés ne refusent point la peine: les
lasches et engourdis ne sçauent ni endurer le mal, ni recouurer
le bien; ils s'arrestent en cela de les souhaitter; et la vertu
d'y pretendre leur est ostee par leur lascheté; le desir de
l'auoir leur demeure par la nature. Ce desir, ceste volonté,
est commune aux sages et aus indiscrets, aus courageus et aus
couars, pour souhaitter toutes choses qui, estant acquises, les
rendroient heureus et contens: une seule chose en est à dire, en
laquelle ie ne sçay comment nature defaut[52] aus hommes pour la
desirer; c'est la liberté, qui est touteffois un bien si grand et
si plaisant, qu'elle perdue, tous les maus viennent à la file,
et les biens mesme qui demeurent apres elle perdent entierement
leur goust et sçaueur, corrompus par la seruitude: la seule
liberté, les hommes ne la desirent point, non pour autre raison,
ce semble, sinon que s'ils la desiroient, ils l'auroient; comme
s'ils refusoient de faire ce bel acquest, seulement par ce qu'il
est trop aisé.

[Note 52: _Fait défaut_, _manque_.]

Pauures et misérables, peuples insensés, nations opiniastres en
vostre mal, et aueugles en vostre bien, vous vous laissés emporter
deuant vous le plus beau et le plus clair de vostre reuenu, piller
vos champs, voller vos maisons, et les despouiller des meubles
anciens et paternels! vous viués de sorte, que vous ne vous pouués
vanter que rien soit à vous; et sembleroit que meshui ce vous
seroit grand heur de tenir a ferme[53] vos biens, vos familles et
vos vies[54]: et tout ce degast, ce malheur, ceste ruine, vous
vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien, de l'ennemy,
et de celui que vous faites si grand qu'il est, pour lequel vous
allés si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous
ne refusés point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui
vous maistrise tant, n'a que deux yeulx, n'a que deus mains, n'a
qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du
grand et infini nombre de vos villes; sinon que l'auantage que
vous luy faites pour vous destruire. D'où a il pris tant d'yeulx;
dont il vous espie; si vous ne les luy baillés? comment a il tant
de mains pour vous fraper, s'il ne les prend de vous? Les pieds
dont il foule vos cités, d'où les a il, s'ils ne sont des vostres?
Comment a il aucun pouuoir sur vous, que par vous? Comment vous
oseroit il courir sus, s'il n'auoit intelligence auec vous? Que
vous pourroit il faire, si vous n'estiés receleurs du larron qui
vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traistres à
vous mesmes? Vous semés vos fruicts, afin qu'il en face le degast;
vous meublés et remplissés vos maisons, afin de fournir à ses
pilleries; vous nourrissés vos filles, afin qu'il ait de quoy
saouler sa luxure; vous nourrissez vos enfans, afin que, pour le
mieulx qu'il leur sçauroit faire, il les mene en ses guerres,
qu'il les conduise a la boucherie, qu'il les face les ministres
de ses conuoitises, et les executeurs de ses vengeances; vous
rompés à la peine vos personnes, afin qu'il se puisse mignarder en
ses délices, et se veautrer dans les sales et vilains plaisirs;
vous vous affoiblissés, afin de le rendre plus fort et roide à
vous tenir plus courte la bride: et de tant d'indignités, que les
bestes mesmes ou ne les sentiroient point, ou ne l'endureroient
point, vous pouués vous en deliurer, si vous l'essaiés, non pas
de vous en deliurer, mais seulement de le vouloir faire. Soiés
resolus de ne seruir plus; et vous voilà libres. Ie ne veux pas
que vous le poussiés, ou l'ebransliés; mais seulement ne le
soustenés plus: et vous le verrés, comme un grand colosse à qui
on a desrobé la base, de son pois mesme fondre en bas, et se
rompre.

[Note 53: _De tenir à moitié_ (imprimés).]

[Note 54: Le manuscrit porte _vies_, mais en marge il est
écrit de la même main, _Villes_.]

Mais certes les medecins conseillent bien de ne mettre pas
la main aux plaies incurables; et ie ne fais pas sagement de
vouloir prescher en cecy le peuple qui a perdu, long temps a,
toute congnoissance, et duquel, puis qu'il ne sent plus son mal,
cela monstre assés que sa maladie est mortelle. Cherchons donc
par coniecture, si nous en pouuons trouuer, comment s'est ainsi
si auant enracinée ceste opiniastre volonté de seruir, qu'il
semble maintenant que l'amour mesme de la liberté ne soit pas si
naturelle[55].

[Note 55: Ce seroit tomber de fièvre en chaud mal et non pas
guérir. H. DE MESMES.]

Premierement, cela est, comme ie croy, hors de doute, que, si
nous viuions auec les droits que la nature nous a donné et auec
les enseignemens qu'elle nous apprend, nous serions naturellement
obeïssans aus parens, subiets à la raison, et serfs de personne.
De l'obéïssance que chacun, sans autre aduertissement que de son
naturel, porte à ses père et mère; tous les hommes s'en sont
tesmoins, chacun pour soy. De la raison; si elle nait auec nous,
ou non, qui est une question debattue a fons par les académiques
et touchée par toute l'escole des philosophes[56]; pour ceste
heure ie ne penserai point faillir en disant cela qu'il y a
en nostre ame quelque naturelle semence de raison, laquelle,
entretenue par bon conseil et coustume, florit en vertu, et au
contraire, souuent ne pouuant durer contre les vices suruenus,
estouffee s'auorte. Mais certes s'il y a rien de clair ni
d'apparent en la nature, et ou il ne soit pas permis de faire
l'aueugle, c'est cela, que la nature, la ministre de Dieu, la
gouuernante des hommes, nous a tous faits de mesme forme, et,
comme il semble, à mesme moule[57], afin de nous entreconnoistre
tous pour compaignons, ou plustost pour frères; et si, faisant les
partages des présens qu'elle nous faisoit[58], elle a fait quelque
auantage de son bien, soit au corps ou en l'esprit, aus uns plus
qu'aus autres, si n'a elle pourtant entendu nous mettre en ce
monde comme dans un camp clos, et n'a pas enuoié icy bas les plus
forts ny les plus auiséz, comme des brigans armés dans une forest,
pour y gourmander les plus foibles; mais plustost faut il croire
que, faisant ainsi les parts aus uns plus grandes, aus autres plus
petites, elle vouloit faire place à la fraternelle affection,
afin qu'elle eut où s'emploier, aians les uns puissance de donner
aide, les autres besoin d'en receuoir: Puis doncques que ceste
bonne mere nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous
a tous logés aucunement[59] en mesme maison, nous a tous figurés
a mesme patron[60], afin que chacun se peust mirer[61] et quasi
reconnoistre l'un dans l'autre; si elle nous a donné à tous ce
grand present de la voix et de la parolle, pour nous accointer
et fraterniser dauantage, et faire, par la commune et mutuelle
declaration de nos pensées, une communion de nos volontés; et si
elle a tasché par tous moiens de serrer et estreindre si fort le
nœud de nostre alliance et société; si elle a monstré, en toutes
choses, qu'elle ne vouloit pas tant nous faire tous unis, que
tous uns: il ne faut pas faire doute que nous ne soions tous
naturellement libres, puis que nous sommes tous compaignons; et ne
peut tomber en l'entendement de personne que nature ait mis aucun
en seruitude, nous aiant tous mis en compaignie.

[Note 56: PLATON, le _Menon_; EURIPIDE, _Hippol._, v., 79. L.
F.]

[Note 57: Montaigne s'est souvenu de cette pensée et de
l'expression, il l'emploie dans un passage très-remarquable du
chap. 12 du livre II des _Essais_.]

[Note 58: Les éditeurs ici ont corrigé la répétition et ils
ont mis _donnoit_.]

[Note 59: _En quelque sorte._]

[Note 60: Les imprimés disent: _paste_.]

[Note 61: Montaigne s'était dressé à _mirer_ sa vie dans celle
d'autruy, III, 12.]

Mais, à la verité, c'est bien pour neant de debatre si la
liberté est naturelle[62], puis qu'on ne peut tenir aucun en
seruitude sans lui faire tort, et qu'il n'i a rien si contraire
au monde à la nature, estant toute raisonnable, que l'iniure.
Reste doncques la liberté estre naturelle, et, par mesme moien
à mon aduis, que nous ne sommes pas nez seulement en possession
de nostre franchise, mais aussi auec affection de la deffendre.
Or, si d'auenture nous faisons quelque doute en cela, et sommes
tant abastardis que ne puissions reconnoistre nos biens ni
semblablement nos naïfues affections, il faudra que ie vous face
l'honneur qui vous appartient, et que ie monte, par maniere de
dire, les bestes brutes en chaire, pour vous enseigner vostre
nature et condition. Les bestes, ce maid' Dieu! si les hommes ne
font trop les sourds, leur crient, VIUE LIBERTÉ. Plusieurs en y
a d'entre elles, qui meurent aussy tost qu'elles sont prises:
comme le poisson quitte la vie aussy tost que l'eaue, pareillement
celles là quittent la lumiere, et ne veulent point suruiure à leur
naturelle franchise. Si les animaus auoient entre eulx quelques
preeminences, ils feroient de celles là leur noblesse[63]. Les
autres, des plus grandes, iusques aux plus petites, lors qu'on
les prend, font si grand' resistence d'ongles, de cornes, de bec
et de pieds, qu'elles declarent asses combien elles tiennent cher
ce qu'elles perdent; puis, estans prises, elles nous donnent
tant de signes apparens de la congnoissance qu'elles ont de leur
malheur, qu'il est bel à voir, que dores en là[64] ce leur est
plus languir que viure, et qu'elles continuent leur vie, plus pour
plaindre leur aise perdu, que pour se plaire en seruitude. Que
veut dire autre chose, l'elephant qui, s'estant defendu iusques à
n'en pouuoir plus, n'i voiant plus d'ordre, estant sur le point
d'estre pris, il enfonce ses machoires, et casse ses dents contre
les arbres; sinon que le grand desir qu'il a de demourer libre,
ainsi qu'il est, luy fait de l'esprit, et l'aduise de marchander
avec les chasseurs si, pour le pris de ses dens, il en sera
quitte, et s'il sera receu à bailler son iuoire, et paier ceste
rançon, pour sa liberté. Nous apastons[65] le cheual deslors
qu'il est né, pour l'appriuoiser à seruir; et si ne le sçauons
nous si bien flatter, que quand ce vient à le domter, il ne morde
le frein, qu'il ne rue contre l'esperon, comme (ce semble) pour
monstrer à la nature, et tesmoigner au moins par là, que s'il
sert, ce n'est pas de son gré, ains par nostre contrainte. Que
faut il donc dire?

[Note 62: «La principauté est de nature et de justice de
Dieu.» H. DE M.]

[Note 63: La pensée de La Boëtie est que ce fait de perdre
sa vie dès qu'on perd la liberté constitue une sorte de noblesse
naturelle. Les imprimés changent complétement l'idée en disant:
_ils feroient de liberté leur noblesse_.]

[Note 64: _Dorénavant._]

[Note 65: Montaigne (livre III, ch. 9) exprime le désir de
trouver un gendre «qui sçeut appaster commodément ses vieux ans.»]

    Mesmes les bœufs soubs le pois du ioug geignent[66],
    Et les oiseaus dans la caige se pleignent,

[Note 66: Un grand nombre d'éditeurs ont mis: _sous les pieds
du ioug_.]

comme i'ai dit autreffois, passant le temps à nos rimes
françoises: Car ie ne craindray point, escriuant à toi, ô
Longa[67], mesler de mes vers, desquels ie ne te lis[68] jamais,
que, pour le semblant que tu fais de t'en contenter, tu ne m'en
faces tout glorieus. Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont
sentiment, deslors qu'elles l'ont, sentent le mal de la suietion,
et courent apres la liberté; puis que les bestes, qui ancore sont
faites pour le seruice de l'homme, ne se peuuent accoustumer
à seruir qu'auec protestation d'un desir contraire: quel mal
encontre a esté cela, qui a peu tant denaturer l'homme, seul né,
de vrai, pour viure franchement, et lui faire perdre la souuenance
de son premier estre et le desir de le reprendre?

[Note 67: Voyez sur ce personnage (Bertrand de Larmandie,
baron de Longa) la notice bio-bibliographique sur La Boëtie.]

[Note 68: Les éditeurs mettent: _je ne lis jamais_.]

Il y a trois sortes de tirans[69]: Les uns ont le roiaume, par
élection du peuple; les autres, par la force des armes; les
autres, par succession de leur race. Ceus qui les ont acquis
par le droit de la guerre, ils s'y portent ainsi, qu'on connoit
bien qu'ils sont, (comme l'on dit,) en terre de conqueste. Ceus
là qui naissent rois, ne sont pas communement gueres meilleurs;
ains estans nés et nourris dans le sein[70] de la tirannie, tirent
auec le lait la nature du tiran, et font estat des peuples qui
sont soubs eus, comme de leurs serfs hereditaires; et, selon la
complexion à laquelle ils sont plus enclins, auares, ou prodigues,
tels qu'ils sont, ils font du royaume comme de leur heritage.
Celui à qui le peuple a donné l'estat, deuroit estre (ce me
semble) plus supportable; et le seroit, comme ie croy, n'estoit
que deslors qu'il se voit esleué par dessus les autres, flatté
par ie ne sçay quoy qu'on appelle la grandeur, il delibere de
n'en bouger point: communement, celui là fait estat de rendre à
ses enfans la puissance que le peuple lui a baillé: et, deslors
que ceus là ont pris ceste opinion, c'est chose estrange de
combien ils passent, en toutes sortes de vices, et mesmes en la
cruauté, les autres tirans; ne voians autre moien, pour asseurer
la nouuelle tirannie, que d'estreindre[71] si fort la seruitude,
et estranger tant leurs subiects de la liberté, qu'ancore que la
memoire en soit fresche, ils la leur puissent faire perdre. Ainsi,
pour en dire la verité, ie voi bien qu'il y a entr'eus quelque
différence; mais de chois, ie ni en vois[72] point; et, estant les
moiens de venir aus regnes, diuers, tousiours la façon de regner
est quasi semblable: Les esleus, comme s'ils auoient pris des
toreaus à domter, ainsi les traictent ils: Les conquerans en font,
comme de leur proie: Les successeurs, pensent d'en faire ainsi que
de leurs naturels esclaues[73].

[Note 69: Les imprimés ajoutent ici ce qui n'est pas dans
notre manuscrit: «ie parle des méchants princes.»]

[Note 70: Les imprimés portent _sang_.]

[Note 71: Les imprimés portent _estendre_.]

[Note 72: «Silz sont esleus prenons nous en à eulx; s'ilz
sont de naissance, c'est la nature, silz nous ont conquis seruons
aux plus forts, c'est le droit des gens. Ainsi noz ancêstres
respondirent aux Romains.» H. DE M. (Le sens de l'observation
semblerait exiger pour le premier membre de phrase «_prenons nous
en a nous_.)»]

[Note 73: C'est par nécessité et pour maintenir les peuples.
H. DE M.]

Mais à propos, si d'auanture il naissoit auiourd'huy quelques
gens, tous neufs, ni accoustumés à la subiection, ni affriandés
à la liberté, et qu'ils ne sçeussent que c'est ni de l'un, ni de
l'autre, ni à grand' peine des noms; si on leur presentoit, ou
d'estre serfs, ou viure francs, selon les loix desquelles ils ne
s'accorderoient, il ne faut pas faire doute qu'ils n'aimassent
trop mieulx obeïr à la raison seulement, que seruir à un homme;
sinon possible que ce fussent ceux d'Israël, qui, sans contrainte,
ni aucun besoin, se firent un tiran: duquel peuple ie ne lis
iamais l'histoire, que ie n'en aye trop grand despit, et, quasi
iusques à en deuenir inhumain pour me resiouïr de tant de maus
qui lui en aduindrent. Mais certes tous les hommes, tant qu'ils
ont quelque chose d'homme, deuant qu'ils se laissent assuietir, il
faut l'un des deus, qu'ils soient contrains, ou déceus: Contrains,
par les armes estrangeres, comme Sparthe ou Athenes par les
forces d'Alexandre, ou par les factions, ainsi que la seigneurie
d'Athenes estoit deuant venue entre les mains de Pisistrat: Par
tromperie perdent ils souuent la liberté; et, en ce, ils ne sont
pas si souuent seduits par autrui comme ils sont trompés par
eus mesmes: ainsi le peuple de Siracuse, la maistresse ville de
Sicile (on me dit qu'elle s'appelle auiourd'hui Sarragousse[74]),
estant pressé par les guerres inconsiderement ne mettant ordre
qu'au danger présent, esleua Denis, le premier tiran, et lui
donna la charge de la conduite de l'armée; et ne se donna garde
qu'il[75] l'eut fait si grand, que ceste bonne piece là, reuenant
victorieus, comme s'il n'eust pas vaincu ses ennemis, mais ses
citoiens, se feit de cappitaine, roy, et de roy, tiran. Il n'est
pas croiable, comme le peuple, deslors qu'il est assuietti, tombe
si soudain en un tel et si profond oubly de la franchise, qu'il
n'est pas possible qu'il se resueille pour la rauoir, seruant si
franchement et tant volontiers, qu'on diroit, à le voir, qu'il
a non pas perdu sa liberté, mais gaigné sa seruitude[76]. Il
est vray qu'au commencement on sert contraint, et vaincu par la
force: mais ceus qui viennent apres[77], seruent sans regret,
et font volontiers ce que leurs deuanciers auoient fait par
contrainte.[78] C'est cela, que les hommes naissans soubs le ioug;
et puis, nourris et esleués dans le seruage, sans regarder plus
auant, se contentent de viure comme ils sont nés, et ne pensans
point auoir autre bien ni autre droict que ce qu'ils ont trouué,
ils prennent pour leur naturel l'estat de leur naissance[79]. Et
touteffois il n'est point d'heritier si prodigue et nonchalant,
que quelque fois ne passe les yeulx sur les registres de son père,
pour voir s'il iouïst de tous les droicts de sa succession, ou si
l'on a rien entrepris sur lui, ou son prédécesseur. Mais certes
la coustume, qui a en toutes choses grand pouuoir sur nous, n'a
en aucun endroit si grand vertu qu'en cecy, de nous enseigner
à seruir et, comme l'on dit de Mitridat qui se fit ordinaire à
boire[80] le poison, pour nous apprendre à aualer et ne trouuer
point amer le venin de la seruitude. L'on ne peut pas nier que la
nature n'ait en nous bonne part pour nous tirer là où elle veut,
et nous faire dire bien ou mal nez: mais si faut il confesser
qu'elle a en nous moins de pouuoir que la coustume; pource que
le naturel, pour bon qu'il soit, se perd s'il n'est entretenu;
et la nourriture nous fait tousiours de sa façon, comment que
ce soit, maugré la nature. Les semences de bien que la nature
met en nous sont si menues et glissantes, qu'elles ne peuuent
endurer le moindre heurt de la nourriture contraire; elles ne
s'entretiennent pas si aisement, comme elles s'abatardissent,
se fondent, et viennent à rien: ne plus ne moins que les arbres
fruictiers, qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils
gardent bien si on les laisse venir; mais ils le laissent aussi
tost, pour porter d'autres fruicts estrangiers et non les leurs,
selon qu'on les ente: Les herbes ont chacune leur propriété,
leur naturel et singularité; mais toutesfois le gel, le temps,
le terroir ou la main du iardinier, y adioustent, ou diminuent
beaucoup de leur vertu: la plante qu'on a veu en un endroit,
on est ailleurs empesché de la reconnoistre. Qui verroit les
Venitiens, une poignée de gens, viuans si librement que le plus
meschant d'entr'eulx ne voudroit pas estre le roy de tous; ainsi
nés et nourris, qu'ils ne reconnoissent point d'autre ambition
sinon à qui mieulx aduisera et plus soigneusement prendra garde
à entretenir la liberté; ainsi appris et faits dès le berceau,
qu'ils ne prendroient point tout le reste des félicités de la
terre, pour perdre le moindre point de leur franchise[81]: Qui
aura veu, dis-ie, ces personnages là, et au partir de là s'en ira
aus terres de celui que nous appellons Grand Seigneur; voiant là
les gens qui ne veulent estre nez que pour le seruir, et qui
pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie, penseroit il
que ceus là et les autres, eussent un mesme naturel, ou plustost
s'il n'estimeroit pas que, sortant d'une cité d'hommes, il estoit
entré dans un parc de bestes? Licurge, le policeur de Sparte,
auoit nourri, ce dit on, deux chiens tous deus freres, tous deus
allaités de mesme laict[82], l'un engraissé en la cuisine, l'autre
accoustumé par les champs au son de la trompe et du huchet[83];
voulant monstrer au peuple lacedemonien que les hommes sont
tels que la nourriture les fait, mit les deus chiens en plain
marché, et entr'eus une soupe et un lieure; l'un courut au plat,
et l'autre au lieure: «Toutesfois, dit il, si sont ils freres.»
Doncques celui là, auec ses loix et sa police, nourrit et feit si
bien les Lacedemoniens, que chacun d'eux eut plus cher de mourir
de mille morts[84], que de reconnoistre autre seigneur que la loy
et la raison[85].

[Note 74: Les Siciliens l'appellent aujourd'hui _Saragusa_ ou
_Saragosa_: la manière dont La Boëtie écrit le nom de Syracuse
confond cette ville avec celle de _Saragosse_ en Espagne.]

[Note 75: _Il_ se rapporte au peuple de _Saragusa_, les
imprimés portent _elle_.]

[Note 76: Cette phrase est très-claire et très-correcte; les
imprimés la remplacent par celle-ci: _qu'il a non pas perdu sa
liberté mais sa servitude_.]

[Note 77: Les imprimés ajoutent ici «_n'ayans iamais veu la
liberté et ne sachants que c'est_».]

[Note 78: Il en était de même «ez republiques.» H. DE M.]

[Note 79: Montaigne a fait un chapitre sur la _Coustume_ (22e
du livre Ier). Il est naturel de croire que ce passage de La
Boëtie lui en a fourni la première idée. On y trouve dans une
foule d'endroits des réminiscences frappantes de la _Servitude
volontaire_: Je me borne à en citer deux exemples.

«De vray parce que nous la humons avec le laict de notre naissance
(la servitude), et que le visage du monde se présente en cet
état à notre premiere veuë, il semble que nous soyons nais à la
condition de suivre ce train.»

«Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux-mesmes
estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature,
ceux qui sont duits à la monarchie en font de mesme et quelque
facilité que leur prète fortune au changement, lors mesme qu'ils
se sont avec grandes difficultez deffaits de l'importunité d'un
maître, ils courent à en replanter un nouueau auec pareilles
difficultez pour ne se pouuoir résoudre de prendre en haine la
maitrise.»]

[Note 80: APPIEN, _Guerres de Mithridate_; PLINE, _Hist.
nat._, XXIV., 2.--L. F.]

[Note 81: C'est peut-être ce passage qui a donné lieu à
Montaigne de dire que son ami aurait mieux aimé être né à Venise
qu'à Sarlat.]

[Note 82: Ceci est pris d'un traité de Plutarque, intitulé
_Comment il faut nourrir les enfants_, de la traduction d'Amyot.]

[Note 83: _Du cor._ «_Huchet_, dit Nicot, c'est un cornet
dont on huche ou appelle les chiens, et dont les postillons usent
ordinairement.»]

[Note 84: Tout ce paragraphe est si favorable au système
d'Helvétius sur la grande influence de l'éducation qu'il est
étonnant que cet auteur ne s'en soit pas appuyé. (Note manuscrite
ajoutée par Naigeon à son exemplaire des _Essais_ postérieurement
à l'édition qu'il en a donnée, et imprimée par Am. Duval.]

[Note 85: Les imprimés portent: _la loy et le Roy_.]

Ie prens plaisir de ramenteuoir un propos que tindrent iadis
un des fauoris de Xerxes, le grand roy des Persans, et deux
Lacedemoniens. Quand Xerxe faisoit les appareils de sa grande
armée pour conquerir la Grece, il enuoia ses ambassadeurs par les
cités gregeoises, demander de l'eau et de la terre: c'estoit la
façon que les Persans auoient de sommer les villes de se rendre à
eus. A Athenes ni à Sparte n'enuoia il point[86], pource que ceus
que Daire[87] son pere y auoit enuoié[88], les Athéniens et les
Spartains en auoient ietté les uns dedans les fossés, les autres
dans les puits, leur disants qu'ils prinsent hardiment de là de
l'eaue et de la terre, pour porter à leur prince: ces gens ne
pouuoient soufrir que, de la moindre parole seulement, on touchast
à leur liberté. Pour en auoir ainsi usé, les Spartains congneurent
qu'ils auoient encouru la haine des dieus, mesme de Talthybie,
le dieu des herauds[89]: ils s'aduiserent d'enuoier à Xerxe,
pour les appaiser, deus de leurs citoiens, pour se presenter à
lui, qu'il feit d'eulx à sa guise, et se paiat de là pour les
ambassadeurs qu'ils auoient tué à son pere. Deux Spartains, l'un
nommé Sperte[90] et l'autre Bulis[91] s'offrirent de leur gré
pour aller faire ce paiement. De fait ils y allerent; et en chemin
ils arriuerent au palais d'un Persan qu'on nommoit Indarne[92],
qui estoit lieutenant du roy en toutes les villes d'Asie qui sont
sur les costes de la mer. Il les recueillit fort honnorablement
et leur fit grand chère et, apres plusieurs propos tombans de
l'un en l'autre, il leur demanda pourquoy ils refusoient tant
l'amitié du roy[93]: «Voiés, dit-il, Spartains, et connoissés par
moy comment le roy sçait honorer ceulx qui le valent, et pensés
que si vous estiez à lui, il vous feroit de mesme: si vous estiés
à lui, et qu'il vous eust connu, il n'i a celui d'entre vous qui
ne fut seigneur d'une ville de Grece.» «En cecy, Indarne, tu ne
nous sçaurois donner bon conseil, dirent les Lacedemoniens, pource
que le bien que tu nous promets, tu l'as essaié, mais celui dont
nous iouissons, tu ne sçais que c'est: tu as esprouué la faueur
du roy; mais de la liberté, quel goust elle a, combien elle est
douce, tu n'en sçais rien. Or, si tu en auois tasté, toymesme nous
conseillerois de la defendre, non pas auec la lance et l'escu,
mais auec les dens et les ongles.» Le seul Spartain disoit ce
qu'il falloit dire: mais certes et l'un et l'autre parloit comme
il auoit esté nourry; car il ne se pouuoit faire que le Persan eut
regret à la liberté, ne l'aiant iamais eue, ni que le Lacedemonien
endurast la suietion, aiant gousté de la franchise.

[Note 86: _Il n'envoya point à.... parce que_, etc.]

[Note 87: Ou, comme nous disons aujourd'hui, _Darius_, roi des
Perses, fils d'Hystaspe, le premier de ce nom. Voy. HÉRODOTE, l.
7.]

[Note 88: Les imprimés ajoutent là: _pour faire pareille
demande_.]

[Note 89: Voy. _Iliad._, I, 320.--PAUSANIAS, 7, c. 23.]

[Note 90: Tous les imprimés écrivent SPECTE, et les éditeurs
ajoutent la note de Coste ainsi conçue: ou plutôt _Sperthies_,
Σπερθιης, comme le nomme Hérodote, l. 7, p. 421 (édit. de
Gronovius). On voit que notre manuscrit décide la question, et que
l'erreur des éditeurs a seule rendu la glose nécessaire.]

[Note 91: Βουλις, _id._, _ib._]

[Note 92: Ici encore notre manuscrit donne la bonne leçon
INDARNE, au lieu de GIDARNE que portent tous les imprimés.
_Hydarnès_, Υδαρνες, _id._, _ib._, gouverneur de la côte maritime
d'Asie. HÉRODOTE, 6., 135.]

[Note 93: Voy. HÉRODOTE, l. 7, p. 422.]

Caton l'utiquain, estant ancore enfant, et sous la verge, alloit
et venoit souuent chés Sylla le dictateur, tant pource qu'à raison
du lieu et maison dont il estoit, on ne lui refusoit iamais la
porte, qu'aussi, ils estoient proches parens. Il auoit tousiours
son maistre quand il y alloit, comme ont accoustumé les enfans
de bonne maison. Il s'apperceut que dans l'hostel de Sylla, en
sa presence ou par son commandement, on emprisonnoit les uns, on
condamnoit les autres; l'un estoit banni, l'autre estranglé; l'un
demandoit la confiscation[94] d'un citoien, l'autre la teste: en
somme, tout y alloit, non comme chés un officier de ville, mais
comme chés un tiran de peuple; et c'estoit, non pas un parquet
de iustice, mais un ouuroir de tirannie. Si dit lors à son
maistre[95] ce ieune gars: «Que ne me donnés vous un poignard?
Ie le cacherai sous ma robe: ie entre souuent dans la chambre
de Sylla auant qu'il soit leué: i'ay le bras assés fort pour en
despescher[96] la ville.» Voilà certes une parolle vraiement
appartenante à Caton: c'estoit un commencement de ce personnage,
digne de sa mort[97]. Et, neantmoins qu'on ne die ni son nom ni
son pais, qu'on conte seulement le fait tel qu'il est, la chose
mesme parlera, et iugera l'on, à belle auenture, qu'il estoit
Romain, et né dedans Romme[98], et lors qu'elle estoit libre. A
quel propos tout ceci? non pas certes que i'estime que le pais ni
le terroir y facent rien; car en toutes contrées, en tout air,
est amère la suietion, et plaisant d'estre libre: mais par ce que
ie suis d'aduis qu'on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont
trouués le ioug au col, ou bien que on les excuse, ou bien qu'on
leur pardonne, si naians veu seulement l'ombre de la liberté, et
n'en estans point auertis, ils ne s'apperçoiuent point du mal que
ce leur est d'estre esclaues. S'il y auoit quelque pais, comme
dit Homere des Cimmeriens[99] où le soleil se monstre autrement
qu'à nous, et apres leur auoir esclairé six mois continuels, il
les laisse sommeillans dans l'obscurité, sans les venir reuoir de
l'autre demie année, ceux qui naistroient pendant ceste longue
nuit, s'il n'auoient pas oui parler de la clarté, s'esbairoit on
si n'aians point veu de iours, ils s'accoustumoient aus tenebres
où ils sont nez, sans desirer la lumiere? On ne plaint iamais ce
que l'on n'a iamais eu[100], et le regret ne vient point sinon
qu'apres le plaisir; et tousiours est, auec la congnoissance du
mal, la souuenance de la ioie passee. La nature de l'homme est
bien d'estre franc, et de le vouloir estre; mais aussi sa nature
est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui
donne.

[Note 94: Les imprimés portent: le _confisq_.]

[Note 95: PLUTARQUE, dans la _Vie de Caton d'Utique_.]

[Note 96: _En délivrer la ville._]

[Note 97: «Se mocquer de Caton d'Utique, et d'eulx; et come
leurs dieus ou pour mieulx dire le nôtre aprouua là l'estat
Royal».--H. DE MESMES.]

[Note 98: «Qu'apellons-nous Rome? une Republique? nous nous
trompons. C'estoit une cage d'oiseaus de rapine, voleurs qui
escumoient le monde; c'estoit une oligarchie, une tirannie d'une
cité sur toute la terre habitable; ie trouue le monde moins
foulé d'Alexandre que d'eux. Ils chasserent les tyrans de dessus
eulx pour le deuenir du reste de la terre, ils n'estoient pas
Roys, mais ils bailloient les Roys à l'Asie, à l'Afrique, à
l'Europe.»--H. DE MESMES.]

[Note 99: Montaigne dans ses _Essais_ parle des _Ténèbres
cimmériennes_. Voy. sur les Cimmériens, Κειμἐριος, l'_Odyssée_,
liv. XI, c. 14 et suiv., et _Métamorph._ d'Ovide, XI, § 14. Ces
peuples habitaient la côte occidentale de l'Italie. Leur pays
était tellement obscurci par les brouillards, qu'Homère y avait
pris ses images de l'enfer, et que les poëtes y plaçaient le
palais du Sommeil.]

[Note 100: Voltaire a dit dans _Zaïre_:

    On ne peut désirer ce qu'on ne connaît pas.
]

Disons donc, ainsi qu'à l'homme toutes choses lui sont comme
naturelles, à quoy il se nourrit et accoustume; mais cela
seulement lui est naïf, à quoi sa nature simple et non altérée
l'appelle: ainsi la premiere raison de la seruitude volontaire,
c'est la coustume: Comme des plus braues courtaus[101], qui, au
commencement mordent le frein, et puis s'en iouent, et là où n'a
gueres ruoiet contre la selle, ils se parent[102] maintenant dans
les harnois, et tous fiers se gorgiasent[103] soubs la barde[104].
Ils disent qu'ils ont esté tousiours subiets, que leurs peres
ont ainsi vescu; ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal,
et se font acroire par exemples; et fondent eus mesmes, soubs
la longueur du tems, la possession de ceus qui les tirannisent;
mais, pour vrai, les ans ne donnent iamais droit de mal faire,
ains agrandissent l'iniure. Touiours s'en trouue il quelques uns,
mieulx nés que les autres, qui sentent le pois du ioug, et ne se
peuuent tenir de le secouer; qui ne s'appriuoisent iamais de la
subietion, et qui tousiours, comme Ulisse, qui, par mer et par
terre cherchoit tousiours de voir de la fumée de sa case[105],
ne se peuuent tenir d'auiser à leurs naturels priuileges, et de
se souuenir de leurs predecesseurs et de leur premier estre: ce
sont volontiers ceus là qui, aians l'entendement net et l'esprit
clairvoiant, ne se contentent pas, comme le gros populas, de
regarder ce qui est deuant leurs pieds, s'ils n'aduisent et
derrière et deuant, et ne rememorent ancore les choses passées,
pour iuger de celles du temps aduenir, et pour mesurer les
presentes: ce sont ceus qui aians la teste, d'eus mesmes, bien
faite[106], l'ont ancore polie par l'estude et le sçauoir: ceus
là, quand la liberté seroit entierement perdue, et toute hors du
monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et ancore la
sauourent, et la seruitude ne leur est de goust, pour tant bien
qu'on l'accoustre.

[Note 101: Cheval qui a crin et oreilles coupés, dit Nicot.
Voy. le _Dictionnaire de l'Académie française_, au mot _Courtaud_.
Roquefort définit ce mot, cheval de course de moyenne taille.]

[Note 102: Les imprimés disent: _portent_.]

[Note 103: _Se pavanent sous l'armure qui les couvre._]

[Note 104: Armure ou paremens de cheval pour la bataille ou
pour un jour de fête.]

[Note 105: De l'italien _Casa_.]

[Note 106: Montaigne voulait que le gouverneur d'un enfant de
bonne maison «eust plustôt la _teste bien faite_ que bien pleine.»
L. I., ch. 25.]

Le grand Turc s'est bien auisé de cela, que les liures et la
doctrine donnent, plus que toute autre chose, aus hommes le
sens et l'entendement de se reconnoistre et d'haïr la tirannie:
i'entens qu'il n'a en ses terres gueres de gens sçauants ni
n'en demande. Or, communément, le bon zele et affection de ceus
qui ont gardé maugré le temps la deuotion à la franchise, pour
si grand nombre qu'il y en ait, demeure sans effect pour ne
s'entrecongnoistre point: la liberté leur est toute ostee, sous
le tiran, de faire, de parler, et quasi de penser; ils deuiennent
tous singuliers en leurs fantasies: doncques Mome le Dieu moqueur
ne se moqua pas trop, quand il trouua cela à redire en l'homme
que Vulcan auoit fait, dequoi il ne lui auoit mis une petite
fenestre au cœur, afin que par là on peut voir ses pensées[107].
L'on voulsist bien dire que Brute, Casse, et Casque[108] lors
qu'ils entreprindrent la deliurance de Romme, ou plustost de tout
le monde, ne voulurent pas que Cicéron[109], ce grand zelateur du
bien public, s'il en fut iamais, fust de la partie, et estimerent
son cœur trop foible pour un fait si haut: il se fioient bien de
sa volonté, mais ils ne s'asseuroient point de son courage. Et
touteffois, qui voudra discourir les faits du temps passé et les
annales anciennes, il s'en trouuera peu, ou point, de ceus qui,
voians leur païs mal mené et en mauuaises mains, aient entrepris
d'une intention, bonne, entiere et non feinte, de le déliurer,
qui n'en soient venus à bout, et que la liberté, pour se faire
paroistre, ne se soit elle mesme fait espaule; Harmode[110],
Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieus, Valere et Dion, comme
ils l'ont vertueusement pensé, l'executerent heureusement: en tel
cas, quasi iamais à bon vouloir ne defaut la fortune. Brute le
ieune et Casse osterent bien heureusement la seruitude[111]; mais,
en ramenant la liberté, ils moururent; non pas miserablement,
(car quel blaphesme[112] seroit ce de dire qu'il y ait eu rien de
misérable en ces gens là, ni en leur mort ni en leur vie?) mais
certes au grand dommage, perpetuel malheur, et entiere ruine de
la republicque; laquelle fut, comme il semble, enterrée avec eus.
Les autres entreprises, qui ont esté faites depuis contre les
empereurs romains, n'estoient que coniurations de gens ambitieus,
lesquels ne sont pas à plaindre des inconueniens qui leur en sont
aduenus; estant bel à voir qu'ils désiroient, non pas oster,
mais remuer la couronne, prétendans chasser le tiran et retenir
la tirannie. A ceus cy ie ne voudrois pas moymesme qu'il leur en
fut bien succedé, et suis content qu'ils aient monstré, par leur
exemple, qu'il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour
faire mauuaise entreprise.

[Note 107: LUCIEN, _Hermotime_, ou le _Choix des sectes_.
ERASME, sur le proverbe _Momo satisfacere_, etc.--J. V. L.

M. L. Feugère ajoute Babrius, fable LIX, p. 112 (M. BOISSONNADE).]

[Note 108: _Marcus-Junius_ BRUTUS; _Caïus-Longinus_ CASSIUS;
CASCA. Ce dernier nom qui ne se trouve dans aucun imprimé est
celui du Romain qui porta le premier coup à César lors de la
conjuration de Brutus et Cassius.]

[Note 109: PLUTARQUE, _Vie de Cicéron_, c. 53.--L. F.]

[Note 110: _Harmodius._]

[Note 111: «Fault dire les maulx que Brutus et Cassius feirent
pour le pretexte de la liberté et Pompéius deuant eulx.»--H. DE M.]

[Note 112: Les imprimés portent _quel blasme_.]

Mais pour reuenir à notre propos, duquel ie m'estois quasi perdu,
la première raison pourquoy les hommes seruent volontiers, est,
pource qu'ils naissent serfs, et sont nourris tels. De ceste cy
en vient un'autre, qu'aisement les gens deuiennent, soubs les
tirans, lasches et effeminés: dont ie sçay merueilleusement bon
gré à Hyppocras, le grand père de la medecine, qui s'en est pris
garde, et l'a ainsi dit en l'un de ses liures qu'il institue «des
maladies[113]». Ce personnage auoit certes en tout le cœur en bon
lieu, et le monstra bien lors que le grand roy le voulut attirer
pres de lui à force d'offres et grands présens, il luy respondit
franchement qu'il feroit grand conscience de se mesler de guerir
les Barbares qui vouloient tuer les Grecs, et de bien seruir par
son art à lui qui entreprenoit d'asseruir la Grece. La lettre
qu'il lui enuoia, se void ancore auiourd'hui parmi ses autres
œuures, et tesmoignera, pour iamais, de son bon cœur et de sa
noble nature[114]. Or, est il doncques certein qu'auec la liberté
se perd tout en un coup la vaillance. Les gens subiets n'ont point
d'allegresse au combat, ni d'aspreté: ils vont au danger quasi
comme attachés, et tous engourdis par manière d'acquit; et ne
sentent point bouillir dans leur cœur l'ardeur de la franchise qui
fait mespriser le peril, et donne enuie d'achapter, par une belle
mort entre ses compagnons, l'honneur et la gloire. Entre les gens
libres, c'est à l'enui, à qui mieulx mieux, chacun pour le bien
commun, chacun pour soi, ils s'attendent d'auoir tous leur part
au mal de la defaite, ou au bien de la victoire: mais les gens
asseruis, outre ce courage guerrier, ils perdent aussi en toutes
autres choses la viuacité, et ont le cœur bas et mol, et incapable
de toutes choses grandes[115]. Les tirans connoissent bien cela:
et, voians qu'ils prennent ce pli, pour les faire mieulx auachir
ancore, ils aident ils.

[Note 113: Ce n'est point dans celui des maladies, que nous
cite ici La Boëtie, mais dans un autre, intitulé, Περὶ ἁἐρων,
ὑδάτων ϰαι τὀπων, de _Aere, aquis et locis_. Voy. l'excellente
édition de M. Littré, Nº 16, page 63, tom. 2. «La plus grande
partie de l'Asie est soumise à des rois. Or là où les hommes ne
sont pas maîtres de leurs personnes ils s'inquiètent non comme
ils s'exerceront aux armes, mais comment ils paraîtront impropres
au service, car les dangers ne sont pas également partagés. Les
sujets vont à la guerre, en supportent les fatigues, et meurent
même, pour leurs maîtres, loin de leurs enfants, de leurs femmes,
de leurs amis; et tandis que les maîtres profitent, pour accroître
leur puissance, des services rendus et du courage déployé, eux
n'en recueillent d'autre fruit que les périls et la mort; en outre
ils sont exposés à voir la guerre et la cessation des travaux
changer leurs champs en désert. Ainsi ceux mêmes à qui la nature
aurait donné parmi eux du cœur et de la bravoure seraient par
les institutions détournés d'en faire usage. La grande preuve de
ce que j'avance, c'est qu'en Asie tous ceux, Grecs ou barbares,
qui, exempts de maîtres, se régissent par leurs propres lois et
travaillent pour eux-mêmes sont les plus belliqueux de tous,
car ils s'exposent aux dangers pour leur propres intérêts, ils
recueillent le fruit de leur courage et subissent la peine de leur
lâcheté.»

Nº 23, pag. 85: «Les Européens sont plus belliqueux aussi
par l'effet des institutions, car ils ne sont pas, comme les
Asiatiques, gouvernés par des rois; et chez les hommes qui sont
soumis à la royauté, le courage, ainsi que je l'ai déjà remarqué,
manque nécessairement.»

J'ai rapporté ces passages avec une certaine extension pour
montrer les sources où a puisé La Boëtie et pour prouver que les
opinions qu'il produisait n'étaient pas nouvelles.

Aristote a donné un véritable résumé de ce traité. Voy.
_Politique_, tom. II, pag. 41 de la traduction de M. Barthélemy
Saint-Hilaire.]

[Note 114: La citation textuelle que fait La Boëtie prouve
qu'il puisait aux sources mêmes, et qu'il était véritablement
érudit. Voy. cette correspondance dans les œuvres d'Hippocrate.
Artaxerxe écrit à Hystanes: «Dato igitur ipsi (Hippocrati) auri
quantum voluerit et reliqua abunde, quibus opus habet.... viros
enim invenire qui consilio præstent non est facile». Le même
écrit aux habitants de l'île de Cos, les menaçant de sa colère
s'ils ne livrent pas Hippocrate: «Ut in posterum tempus nemo
sciat an in hoc loco fuerit insula aut urbs Cos.» Les habitants
répondent: «Cives non dabunt Hippocratem etiam si pessissima morte
sint interituri» et Hippocrate écrit au puissant roi: «Quod et
victu, et vestitu, et domo et omni ad vitam sufficienti opulentia
fruimur; Persarum autem divitiis uti fas mihi non est neque
barbaros homines a morbis liberare qui hostes sunt Græcorum» je ne
puis m'empêcher de rapprocher cet: OPULENTIA FRUIMUR par lequel
Hippocrate repousse les présens d'Ataxerces, du: JE SUIS, SIRE,
AUSSI RICHE QUE JE ME SOUHAITE, que Montaigne écrit à Henri IV,
qui lui faisait de pompeuses promesses pour l'attirer à la cour.]

[Note 115: Ceci est précisément l'opinion d'Hippocrate, que
nous avons précédemment transcrite.]

Xenophon, historien graue, et du premier rang entre les Grecs, a
fait un liure[116], auquel il fait parler Simonide, auec Hieron,
tiran de Syracuse, des miseres du tiran. Ce liure est plein de
bonnes et graues remonstrances, et qui ont aussi bonne grace, à
mon aduis, qu'il est possible. Que pleust à Dieu, que les tirans
qui ont iamais esté, l'eussent mis deuant les yeulx, et s'en
fussent seruis de miroir! ie ne puis pas croire qu'ils n'eussent
reconnu leurs verrues, et eu quelque honte de leurs taches. En
ce traité il conte la peine enquoy sont les tirans, qui sont
contrains, faisans mal à tous, se craindre de tous. Entre autres
choses, il dit cela, que les mauuais rois se seruent d'estrangers
à la guerre, et les souldoient[117], ne s'osans fier de mettre
à leurs gens à qui ils ont fait tort les armes en main. (Il y
a bien eu de bons rois qui ont eu à leur soulde des nations
estrangeres, comme des François mesmes, et plus ancore d'autrefois
qu'auiourd'huy, mais à une autre intention, pour garder les
leurs, n'estimant rien le dommage de l'argent pour espargner
les hommes. C'est ce que disoit Scipion, ce croi ie, le grand
Afriquain, qu'il aimeroit mieux auoir sauué un citoien, que défait
cent ennemis.) Mais, certes, cela est bien asseuré, que le tiran
ne pense iamais que sa puissance lui soit asseurée, sinon quand il
est venu à ce point qu'il n'a sous lui homme qui vaille: donques
à bon droit lui dira on cela, que Thrason, ou Terence, se vante
auoir reproché au maistre des elephans,

    Pour cela si braue vous estes
    Que vous aues charge des bestes[118].

[Note 116: Intitulé Ἱέρων ῆ Τύραννιϰος; _Hiéron_, ou _Portrait
de la condition des Rois_. Coste a traduit cet ouvrage, et l'a
publié en grec et en français, avec des notes. Amsterd. 1711.]

[Note 117: Notre manuscrit porte: «et les soldats;» ce qui
n'a pas de sens. Il est clair qu'il y a eu ici erreur de copiste;
peut-être y avait-il: «et les soldent:» je maintiens donc la leçon
des _imprimés_.]

[Note 118:

    Eone es ferox, quia habes imperium in belluas?

(TERENT., _Eunuch._, act. III, sc. I, v. 25.)]

Mais ceste ruse de tirans d'abestir leurs subiects ne se peut
pas congnoistre plus clairement que par ce que Cyrus fit enuers
les Lydiens, après qu'il se fut emparé de Sardis, la maistresse
ville de Lydie[119], et qu'il eust pris à merci Cresus, ce tant
riche roy, et l'eut amené quand et soy: on lui apporta nouuelles
que les Sardains s'estoient reuoltés; il les eut bien tost reduit
sous sa main: mais ne voulant pas ni mettre à sac une tant belle
ville, ni estre tousiours en peine d'y tenir une armée pour la
garder, il s'aduisa d'un grand expedient pour s'en asseurer: il
y establit des bordeaus[120], des tauernes et ieux publics; et
feit publier une ordonnance, que les habitans eussent à en faire
estat. Il se trouua si bien de ceste garnison, que iamais depuis
contre les Lydiens ne fallut tirer un coup d'espée. Ces pauures et
miserables gens s'amuserent à inuenter toutes sortes de ieus, si
bien que les Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appellons
_passetemps_, ils l'appellent LUDE, comme s'ils vouloient dire
LYDE. Tous les tirans n'ont pas ainsi declaré expres qu'ils
voulsissent effeminer leurs gens: mais, pour vrai, ce que celui
ordonna formelement et en effect, sous main ils l'ont pourchassé
la plus part. A la vérité, c'est le naturel du menu populaire,
duquel le nombre est tousiours plus grand dedans les villes,
qu'il est soubçonneus à l'endroit de celui qui l'aime, et simple
enuers celui qui le trompe. Ne pensés pas qu'il y ait nul oiseau
qui se prenne mieulx à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la
friandise du ver, s'accroche plus tost dans le haim[121], que tous
les peuples s'aleschent vistement à la seruitude, par la moindre
plume qu'on leur passe, comme l'on dit, deuant la bouche: et
c'est chose merueilleuse qu'ils se laissent aller ainsi tost[122],
mais seulement qu'on les chatouille. Les theatres, les ieus, les
farces, les spectacles, les gladiateurs, les bestes estranges, les
medailles, les tableaus et autres telles drogueries, c'estoient
aus peuples anciens les apasts de la seruitude, le pris de leur
liberté, les outils de la tirannie[123]. Ce moien, ceste pratique,
ces allechemens auoient les anciens tirans, pour endormir leurs
subiects sous le ioug. Ainsi les peuples, assotis, trouuans
beaus ces passetemps, amusés d'un vain plaisir qui leur passoit
deuant les yeulx, s'accoustumoient à seruir aussi niaisement,
mais plus mal, que les petits enfans, qui pour voir les luisans
images des liures enluminés, aprenent à lire. Les rommains
tirans s'aduiserent ancore d'un autre point de festoier souuent
les dizaines[124] publiques, abusant ceste canaille comme il
falloit, qui se laisse aller, plus qu'à toute autre chose, au
plaisir de la bouche: le plus auisé et entendu d'entr'eus n'eust
pas quitté son esculée de soupe, pour recouurer la liberté de la
republique de Platon. Les tirans faisoient largesse d'un quart
de blé, d'un sestier de vin, et d'un sesterce: et lors c'estoit
pitié d'ouïr crier VIUE LE ROI! Les lourdaus ne s'auisoient
pas qu'ils ne faisoient que recouurer une partie du leur, et
que cela mesmes qu'ils recouuroient, le tiran ne le leur eust
peu donner, si, deuant, il ne l'auoit osté à eus mesmes. Tel
eust amassé auiourd'hui le sesterce, et se fut gorgé au festin
public, benissant Tibere et Neron et leur belle liberalité, qui,
le lendemain, estant contraint d'abandonner ses biens à leur
auarice, ses enfans à la luxure, son sang mesmes à la cruauté de
ces magnifiques empereurs, ne disoit mot, non plus qu'une pierre,
ne se remuoit non plus qu'une souche. Tousiours le populaire a
eu cela: Il est, au plaisir qu'il ne peut honnestement receuoir,
tout ouuert et dissolu; et, au tort et à la douleur qu'il ne[125]
peut honnestement souffrir, insensible. Ie ne vois pas maintenant
personne qui, oiant parler de Neron, ne tremble mesmes au surnom
de ce vilain monstre, de ceste orde et sale peste du monde; et
touteffois, de celui là de ce boutefeu, de ce bourreau, de ceste
beste sauuage on peut bien dire qu'apres sa mort, aussi vilaine
que sa vie, le noble peuple romain[126] en receut tel desplaisir,
se souuenant de ses ieus et de ses festins, qu'il fut sur le
point d'en porter le deil; ainsi l'a escrit Corneille Tacite,
auteur bon, et graue et des plus certeins. Ce qu'on ne trouuera
pas estrange, veu que ce peuple là mesmes auoit fait au parauant à
la mort de Iules Cœsar, qui donna congé aus lois et à la liberté:
auquel personnage il n'y eut, ce me semble, rien qui vaille, car
son humanité mesmes que l'on presche tant, fut plus dommageable
que la cruauté du plus sauuage tiran qui fust onques, pource qu'à
la verité, ce fut ceste sienne venimeuse douceur qui, enuers le
peuple romain, sucra la seruitude: mais apres sa mort, ce peuple
là, qui auoit ancore en la bouche ses bancquets, et en l'esprit
la souuenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs
et le mettre en cendre[127], amonceloit, à l'enui, les bancs de
la place, et puis lui[128] esleua une colonne, comme au Pere du
peuple (ainsi le portoit le chapiteau), et lui fit plus d'honneur,
tout mort qu'il estoit, qu'il n'en debuoit faire par droit à
homme du monde, si ce n'estoit parauenture, à ceus qui l'auoient
tué. Ils n'oublierent pas aussi cela les empereurs romains, de
prendre communement le tiltre de tribun du peuple, tant pource que
cest office estoit tenu pour saint et sacré qu'aussi il estoit
establi pour la defense et protection du peuple, et sous la
faueur de l'estat. Par ce moien, ils s'asseuroient, que le peuple
se fieroit plus d'eus; comme s'il deuoit en ouir[129] le nom,
et non pas sentir les effects au contraire. Auiourd'hui ne font
pas beaucoup mieux ceus qui ne font gueres mal aucun, mesmes de
consequence, qu'ils ne facent passer, deuant quelque ioly propos
du bien public et soulagement commun. Car tu scais bien[130], ô
Longa, le formulaire, duquel en quelques endroits ils pourroient
user assez finement: mais à la plus part, certes, il ni peut auoir
de finesse, là où il y a tant d'impudence. Les rois d'Assyrie, et
ancore apres eus ceus de Mede, ne se presentoient en public que
le plus tard qu'ils pouuoient, pour mettre en doute ce populas
s'ils estoient en quelque chose plus qu'hommes, et laisser en
ceste resuerie les gens qui font volontiers les imaginatifs aus
choses desquelles ils ne peuuent iuger de veue. Ainsi tant de
nations, qui furent asses long temps sous cest empire assyrien,
auec ce mistere s'accoustumoient à seruir, et seruoient plus
volontiers, pour ne sçauoir pas quel maistre ils auoient, ni à
grand' peine s'ils en auoient; et craignoient tous, à crédit, un,
que personne iamais[131] n'auoit veu. Les premiers rois d'Égipte
ne se monstroient gueres, qu'ils ne portassent tantost un chat,
tantost une branche, tantost du feu sur la teste, et se masquoient
ainsi, et faisoient les basteleurs; et, en ce faisant, par
l'estrangeté de la chose ils donnoient à leurs subiects quelque
reuerence et admiration: où, aus gens qui n'eussent esté ou trop
sots ou trop asseruis, ils n'eussent appresté, ce m'est aduis,
sinon passetems et risee. C'est pitié d'ouïr parler de combien de
choses les tirans du temps passé faisoient leur profit pour fonder
leur tirannie; de combien de petits moiens ils se seruoient,
aians de tout tems trouué ce populas fait à leur poste[132];
auquel il ne sçauoient si mal tendre filet, qu'ils ne si vinsent
prendre; lequel ils ont tousiours trompé à si bon marché qu'ils ne
l'assuiettissoient iamais tant, que lors qu'ils s'en moquoient le
plus.

[Note 119: _Sardes_, dans l'Asie mineure, capitale de la
Lydie, résidence de _Crésus_. C'est dans cette province que
coulait le Pactole.]

[Note 120: _Lieux publics de prostitution._ Voy. HÉRODOTE,
I, I; FRANK DE FRANCKENAU, _Tractatio qua lupanaria, vulgo
Hurenhauser, improbantur, Halœ magd._, 1743, _in_ 4º, insérée
antérieurement dans le curieux ouvrage de cet auteur, _Satyræ
medicæ, Lipsiæ_, 1722, in-8º.]

[Note 121: _Hameçon_, de _hamus_.]

[Note 122: _Aussitôt_, _pourvu_.]

[Note 123: _Instrumenta Servitutis_, expression de Tacite.]

[Note 124: _Les décuries du petit peuple, nourri aux dépens du
trésor public._]

[Note 125: Je maintiens la négation qui se lit dans les
imprimés; car elle est nécessaire au sens de la phrase, et
elle était assurément dans la pensée de l'auteur, _comme elle
se trouvait_ primitivement dans notre manuscrit; un lecteur
superficiel l'a rayée à tort, et assez récemment, selon toute
apparence.]

[Note 126: _Plebs sordida, et circo ac theatris sueta, simul
deterrimi servorum, aut qui, adesis bonis, per dedecus Neronis
alebantur, mœsti._ TACITE, _Hist._, l. I, ab initio.]

[Note 127: SUÉTONE, dans la _Vie de Jules-César_, § 84.]

[Note 128: _Postea solidam columnam prope viginti pedum
lapidis numidici in foro statuit, scripsitque: Parenti patriæ._
_Id._, _ibid._, § 85.]

[Note 129: _Comme si le peuple devoit se contenter d'entendre
le nom sans sentir les effets de la fonction._ Je maintiens
_devoit_ au singulier quoique le manuscrit porte _deuoient_; il
s'agit évidemment du peuple et non des empereurs.]

[Note 130: Ce tutoiement adressé à Longa est encore une
preuve de l'authenticité de notre manuscrit. Les imprimés portent
tous; _vous sçavez bien_, ce qui constraste avec le tutoiement
précédemment employé par La Boëtie en s'adressant au même
personnage.]

[Note 131: M. Feugère fait ici un rapprochement plein
d'intérêt: «Omne ignotum pro magnifico est... et major e longinquo
reverentia.» (TACITE).

J'ajoute, pour égayer un peu ce grave sujet, une réflexion
_inédite_ que je copie sur l'exemplaire des _Essais_, où Naigeon
l'a inscrite, et qui est trop bouffonne pour être impie: «Il n'est
rien tel que de voir ces fantômes de près; ils s'agrandissent
toujours par la distance et le secret, _et Dieu, qui ne se montre
jamais_, et les despotes orientaux, qui ne se montrent que
rarement, _savent bien ce qu'ils font_.» On reconnaît la plume qui
a tracé le fameux avertissement _supprimé_ de l'édition de 1802.]

[Note 132: _A leur gré._]

Que dirai-ie d'une autre belle bourde[133], que les peuples
anciens prindrent pour argent content? ils creurent
fermement[134], que le gros doigt de Pyrrhe, roy des Epirotes,
faisoit miracles, et guérissoit les malades de la rate: ils
enrichirent ancore mieus le conte, que ce doigt, apres qu'on eut
bruslé tout le corps mort, s'estoit trouué entre les cendres,
s'estant sauué, maugré le feu. Tousiours ainsi le peuple sot[135]
fait lui mesmes les mensonges, pour, puis apres, les croire. Prou
de gens l'ont ainsi escrit, mais de façon, qu'il est bel à voir
qu'ils ont amassé cela des bruits de ville et du vain parler du
populas. Vespasian, reuenant d'Assyrie, et passant à Alexandrie
pour aller à Romme s'emparer de l'empire, feit merueilles[136]: il
addressoit les boiteus, il rendoit clair-voians les aueugles, et
tout plein d'autres belles choses ausquelles, qui ne pouuoit voir
la faute qu'il y auoit, il estoit à mon aduis plus aueugle que
ceus qu'il guerissoit. Les tirans mesmes trouuoient bien estrange,
que les hommes peussent endurer un homme leur faisant mal: ils
vouloient fort se mettre la religion deuant, pour gardecorps,
et, s'il estoit possible emprunter quelque eschantillon de
la diuinité, pour le maintien de leur meschante vie. Donques
Salmonée, si l'on croit à la sybile de Virgile en son enfer, pour
s'estre ainsi moqué des gens, et auoir voulu faire du Juppiter, en
rend maintenant conte, et elle le veit en l'arrierenfer.

[Note 133: _Sornette_, _fable_, _tromperie_.]

[Note 134: Tout ce qu'on dit ici de Pyrrhus est rapporté dans
sa vie par Plutarque.]

[Note 135: Naigeon a adopté dans l'édition de 1802 (Paris,
Didot) la leçon de tous les imprimés, _le peuple s'est faict_,
mais il a ajouté la note suivante: «--Le peuple sot fait.--Cette
leçon est une correction manuscrite qu'on trouve, avec plusieurs
autres, à la marge de l'exemplaire de la Bibliothèque royale.»
J'avais cru d'abord que Naigeon avait eu connaissance du manuscrit
de de Mesmes, mais ce qui précède se rapporte à un exemplaire
imprimé.]

[Note 136: SUETONE, _Vie de Vespasien_, § 7.]

    «Souffrant cruels tourmens, pour vouloir imiter
    «Les tonnerres du ciel, et feus de Juppiter.
    «Dessus quatre coursiers celui alloit, branlant
    «Haut monté dans son poing un grand flambeau brillant,
    «Par les peuples gregeois[137] et dans le plein marché,
    «De la ville d'Élide haut il auoit marché[138]
    «Et faisant sa brauade ainsi entreprenoit
    «Sur l'honneur qui, sans plus, aus dieus appartenoit.
    «L'insensé, qui l'orage et foudre inimitable
    «Contrefaisoit d'airain, et d'un cours effroiable
    «De cheuaus cornepiés le Pere tout puissant:
    «Lequel, bien tost apres, ce grand mal punissant,
    «Lança, non un flambeau, non pas une lumière
    «D'une torche de cire, auecques sa fumière,
    «Et de ce rude coup d'une horrible tempeste,
    «Il le porta a bas, les pieds par dessus teste,[139]

[Note 137: _Grecs._]

[Note 138: Ce vers, omis dans tous les imprimés, est une
preuve entre mille que la leçon du manuscrit est préférable,
puisque les premiers ne donnent pas la traduction de: _mædioque
per Elidis urbem ibat_.]

[Note 139: La pauvreté de cette traduction, que Coste trouvoit
_fade_ et _grossière_, que Naigeon qualifie de _burlesque_, et qui
est certainement l'œuvre de La Boëtie, me servira d'excuse d'en
donner une autre qui se trouve en marge de notre manuscrit, et
incontestablement écrite du même tems et de la même main; elle est
précédée de ces deux lettres, AL, dont j'ignore la signification:

    En l'arrierenfer comme elle dit
    J'ai veu aussi cruellement damnée
    Au mesme lieu l'âme de Salmonée
    Qui contrefit pour la foudre imiter
    Par un flambeau le feu de Iuppiter
    Quatre coursiers son chariot trainoient
    Qui par la Grèce en pompe le menoit
    Voire au milieu d'Elide la cité
    Et se donnoit tiltre de déïté
    Oultrecuidé qui du dieu souuerain
    En galopant dessus un pont d'airain
    Contr'imitoit l'inimitable orage
    Mais Iuppiter par un espais nuage
    Darda son trait, non la vapeur fumeuse
    Sortant du feu d'une torche gommeuse
    Et accabla ce chef tant orgueilleus
    D'un tourbillon terrible et merueilleus.

Ces vers sont la traduction de ces beaux vers latins:

    _Vidi et crudeles dantem Salmonea pœnas,
    Dum flammas Jovis et sonitus imitatur Olympi.
    Quattuor hic invectus equis, et lampada quassans,
    Per Graium populos, mediæque per Elidis urbem,
    Ibat ovans, divumque sibi poscebat honorem:
    Demens! qui nimbos et non imitabile fulmen
    Ære et cornipedum cursu simularat equorum.
    At pater omnipotens densa inter nubila telum
    Contorsit (non ille faces, nec fumea tædis
    Lumina), præcipitemque immani turbine adegit._

(VIRG., _Énéide_, l. 6, v. 585, etc.)]

Si cestuy qui ne faisoit que le sot est à ceste heure si bien
traité là bas, ie croi que ceus qui ont abusé de la religion, pour
estre méschans, s'y trouueront ancore à meilleures enseignes.

Les nostres semerent en France ie ne sçai quoi de tel, des
crapaus, des fleurdelis, l'ampoule et l'oriflamb[140]. Ce que de
ma part[141], comment qu'il en soit, ie ne veus pas mescroire,
puis que nous ni nos ancestres n'auons eu iusques ici aucune
occasion de l'auoir mescreu, aians tousiours eu des rois si bons
en la paix et si vaillans en la guerre, qu'ancore qu'ils naissent
rois, si semble ils qu'ils ont esté non pas faits comme les autres
par la nature, mais choisis par le Dieu toutpuissant, auant que
naistre, pour le gouuernement, et la conseruation de ce roiaume,
et ancore quand cela ni seroit pas, si ne voudrois-ie pas pour
cela entrer en lice pour debattre la verité de nos histoires, ni
les esplucher si priuement, pour ne tollir[142] ce bel esbat,
où se pourra fort escrimer nostre poësie françoise, maintenant
non pas accoustrée, mais, comme il semble, faite tout à neuf,
par nostre Ronsard, nostre Baïf, nostre du Bellay, qui en cela
auancent bien tant nostre langue, que i'ose esperer que bien tost
les Grecs ni les Latins n'auront gueres, pour ce regard, deuant
nous, sinon possible, le droit d'aisneesse. Et certes ie ferois
grand tort à nostre rime, car i'use volontiers de ce mot[143],
et il ne me desplaist point pour ce qu'ancore que plusieurs
l'eussent rendu mechanique, touteffois ie voy assés de gens qui
sont à mesmes pour la ranoblir, et lui rendre son premier honneur:
mais ie lui ferois, di-ie, grand tort de lui oster maintenant ces
beaus contes du roi Clouis, ausquels desià ie voy, ce me semble,
combien plaisamment, combien à son aise, s'y esgaiera la veine de
nostre Ronsard, en sa Franciade. I'entens sa portée, ie connois
l'esprit aigu, ie sçay la grace de l'homme: il fera ses besoignes
de l'oriflamb aussi bien que les Romains de leurs ancilles[144]

    et des boucliers du ciel en bas iettés.

[Note 140: _L'Oriflamme._]

[Note 141: Par tout ce que La Boëtie nous dit ici des fleurs
de lis, de l'ampoule et de l'oriflamme, il est aisé de deviner
ce qu'il pense véritablement des choses merveilleuses qu'on
en conte, et le bon Pasquier n'en jugeait point autrement que
la Boëtie. «Il y a en chaque république (nous dit-il dans ses
_Recherches de la France_, l. 8, c. 21) plusieurs histoires que
l'on tire d'une longue ancienneté, sans que le plus du temps l'on
en puisse sonder la vraye origine; et toutesfois on les tient non
seulement pour véritables, mais pour grandement auctorisées et
sacrosainctes. De telle marque en trouvons nous plusieurs, tant en
Grèce qu'en la ville de Rome; et de cette même façon avons nous
presque tiré, entre nous, l'ancienne opinion que nous eumes de
l'Auriflame, l'invention de nos Fleurs de Lys, que nous attribuons
à la Divinité, et plusieurs autres belles choses, les quelles bien
qu'elles ne soient aydées d'aucteurs anciens, si est ce qu'il
est bien seant à tout bon citoyen de les croire pour la majesté
de l'empire.» Dans un autre endroit du même ouvrage (l. 2, c.
17), Pasquier remarque qu'il y a eu des rois de France qui ont eu
pour armoiries trois crapauds; mais que «Clovis, pour rendre son
royaume plus miraculeux, se fit apporter par un hermite, comme par
advertissement du ciel, les fleurs de lys, les quelles se sont
continuées jusques à nous.» (Note de Coste.)

HENRI DE MESMES ajoute ici: «Il s'en trouuera ez citéz libres
assez, c'est le moien ancien pour les estats, non particulier pour
le règne» (monarchie).]

[Note 142: Les imprimés portent _tollir ce bel estat_, que les
éditeurs ont expliqué par _enlever_, _ternir_; c'est _esbat_ qu'il
faut lire, et on comprend le mot _escrimer_ qui vient ensuite.]

[Note 143: On se souvient que La Boëtie, au commencement de ce
discours, a déjà parlé des _rimes françaises_.]

[Note 144: ANCILE ou ANCILIES; bouclier que Numa feignit être
tombé du ciel et à la conservation duquel il prétendit qu'étaient
attachées les destinées de l'empire romain. (OVID., TIT. LIV.,
DIONYS. HALIC.)]

Ce dit Virgile:[145] il mesnagera nostre ampoule aussi bien que
les Athéniens le panier d'Erictone[146]: il fera parler de nos
armes aussi bien qu'eux de leur oliue qu'ils maintiennent estre
ancore en la tour de Minerue[147]. Certes ie serois outrageus de
vouloir dementir nos liures, et de courir ainsi sur les erres de
nos poëtes. Mais pour retourner, d'où ie ne sçay comment i'auois
destourné le fil de mon propos, il n'a iamais esté que les tirans,
pour s'asseurer, ne se soient efforcés d'accoustumer le peuple
enuers eus, non seulement à obeïssance et seruitude, mais ancore
à deuotion. Donques ce que i'ay dit iusques icy, qui apprend les
gens à seruir plus volontiers, ne sert gueres aus tirans que pour
le menu et grossier peuple.

[Note 145: Et lapsa ancilia cælo. (VIRGIL., _Ænéid._, l. VIII.
v. 664.)]

[Note 146: Tous les imprimés portent ERISICHTHONE, et Coste,
dans les premières éditions qu'il a données de la _Servitude_,
n'avait pas mis de note en cet endroit, «_n'ayant pu rendre
raison de ce que veut dire ici La Boëtie_.» Mais l'auteur de la
traduction anglaise publiée en 1735 suppléa à cette lacune, et mit
une longue note, dont la substance est que: «Callimaque, dans son
hymne à Cérès, parle d'une corbeille qu'on supposait descendre
du ciel, et qui était portée sur le soir dans le temple de cette
déesse lorsqu'on célébrait sa fête. Suidas, sur le mot Κανηφὀροι,
_porteurs de corbeilles_, dit que la cérémonie des corbeilles
fut instituée sous le règne d'Érisichthon (_sic_), et c'est
peut-être sur cela que La Boëtie s'est avisé de l'appeler Panier
d'Erisichthone.» _Métamorph._ 6. Voy. Metra et aussi Callimaque,
à qui Ovide a emprunté cette fable, hymne Ψ, 12.--A cette note M.
J.-V. Leclerc a ajouté avec beaucoup de sagacité: «Il y a dans
Suidas Ἐριχθονἰου βασιλεὐοντος, _sous le règne d'Erichthonius_. Il
faut lire peut-être dans La Boëtie, _leur panier d'Érichthone_.»
On voit que le doute du savant doyen de la Faculté des lettres
était fondé, et qu'il avait restitué la bonne leçon dans sa note,
mais il n'avait pas osé le faire dans le texte.]

[Note 147: Tous les imprimés donnent ici une phrase qui n'a
aucun sens, et on ne comprend pas que les éditeurs n'en aient
pas fait la remarque: «_il se parlera de nos armes dans la tour
de Minerve_,» et il s'agit de Ronsard et de la Franciade! _risum
teneatis!_

La Boëtie fait allusion à la cérémonie des _Panathénées_,
dans lesquelles tous les assistants portaient à la main une
branche d'olivier pour honorer Minerve, à qui ces fêtes étaient
consacrées, et à qui le pays était redevable de cet arbre utile;
et il rappelle que les Athéniens prétendaient posséder encore
l'olivier que cette déesse fit sortir de terre lors de son
différend avec Neptune pour nommer la ville à laquelle, par suite
de la victoire qu'elle remporta en cette circonstance, elle donna
son nom (_Athéna_ ou _Athénée_). Voy. tous les auteurs anciens et
plusieurs mémoires dans ceux de l'Acad. des Inscriptions. Tomes I
à XXVIII.]

Mais maintenant ie viens à un point, lequel est à mon aduis le
ressort et le secret de la domination, le soustien et fondement
de la tirannie: Qui pense que les halebardes, les gardes, et
l'assiete du guet, garde les tirans, à mon iugement se trompe
fort: et s'en aident ils, comme ie croy, plus pour la formalité
et espouuantail, que pour fiance qu'ils y ayent. Les archers
gardent d'entrer au palais les mal-habillés[148] qui n'ont
nul moyen, non pas les bien armés qui peuuent faire quelque
entreprise. Certes, des empereurs romains il est aisé à conter
qu'il n'en y a pas eu tant qui aient eschappé quelque dangier
par le secours de leurs gardes, comme de ceus qui ont esté tués
par leurs archers mesmes. Ce ne sont pas les bandes des gens
à cheual, ce ne sont pas les compaignies des gens de pied, ce
ne sont pas les armes, qui defendent le tiran; on ne le croira
pas du premier coup, mais certes il est vray. Ce sont tousiours
quatre ou cinq qui maintiennent le tiran, quatre ou cinq qui lui
tiennent tout le païs en seruage. Tousiours il a esté que cinq ou
six ont eu l'oreille du tiran, et s'y sont approché d'eus mesmes,
ou bien ont esté appelés par lui, pour estre les complices de
ses cruautés, les compaignons de ses plaisirs, les macquereaus
de ses voluptés, et communs aus biens de ses pilleries. Ces six
addressent[149] si bien leur chef, qu'il faut, pour la société,
qu'il soit meschant, non pas seulement de ses meschancetés, mais
ancore des leurs. Ces six ont six cent, qui proufitent sous eus,
et font de leurs six cent ce que les six font au tiran. Ces six
cent en tiennent sous eus six mille, qu'ils ont esleué en estat,
ausquels ils font donner ou le gouuernement des prouinces, ou le
maniement des deniers, afin qu'ils tiennent la main à leur auarice
et cruauté, et qu'ils l'executent quand il sera temps, et facent
tant de maus d'allieurs, qu'ils ne puissent durer que soubs leur
ombre, ni s'exempter, que par leur moien, des loix et de la peine.
Grande est la suitte qui vient apres cela; et qui voudra s'amuser
à deuider ce filet, il verra que, non pas les six mille, mais
les cent mille, mais les milions, par ceste corde, se tiennent
au tiran; s'aidant d'icelle, comme, en Homere, Iuppiter qui se
vante, s'il tire la chesne, d'emmener vers soi tous les dieus. De
là venoit la creue du senat sous[150] Iules, l'establissement de
nouueaus estats, erection d'offices; non pas certes, à le bien
prendre, reformation de la iustice, mais nouueaus soustiens de
la tirannie. En somme, que l'on en vient là, par les faueurs ou
soufaueurs, les guains ou reguains qu'on a auec les tirans, qu'il
se trouue en fin quasi autant de gens ausquels la tirannie semble
estre profitable, comme de ceus à qui la liberté seroit aggréable.
Tout ainsi que les medecins disent qu'en nostre corps, s'il y
a quelque chose de gasté, deslors qu'en autre endroit il s'y
bouge rien[151], il se vient aussi tost rendre vers ceste partie
vereuse: pareillement deslors qu'un roi s'est déclaré tiran,
tout le mauuais, toute la lie du roiaume, ie ne dis pas un tas
de larronneaus et essorillés[152], qui ne peuuent gueres en une
republicque, faire mal ne bien, mais ceus qui sont taschés d'une
ardente ambition, et d'une notable auarice, s'amassent autour
de lui, et le soustiennent, pour auoir part au butin, et estre,
sous le grand tiran, tiranneaus eusmesmes. Ainsi font les grands
voleurs et les fameus corsaires: les uns discourent le païs, les
autres cheualent[153] les voiageurs; les uns sont en embusche, les
autres au guet; les autres massacrent, les autres despouillent,
et ancore qu'il y ait entr'eus des preeminences, et que les uns
ne soient que vallets, les autres chefs de l'assemblée, si n'en
y a il à la fin pas un qui ne se sente sinon du principal butin,
au moins de la recerche. On dit bien que les pirates ciliciens
ne s'assemblerent pas seulement en si grand nombre, qu'il falut
enuoier contr'eus Pompée le grand; mais ancore tirerent à leur
alliance plusieurs belles villes et grandes cités, aus haures
desquelles ils se mettoient en seureté, reuenans des courses; et
pour recompense leur bailloient quelque profit du recelement de
leur pillage.

[Note 148: Les imprimés portent ici _malhabiles_!]

[Note 149: _Adressent_ pour _dressent_. Amyot emploie aussi en
ce sens la première expression. (_Œuvres mor._)]

[Note 150: L'augmentation du sénat sous Jules César.]

[Note 151: _Rien_ est là pour _quelque chose_.]

[Note 152: _De faquins, de gens perdus de réputation, qui ont
été condamnés à avoir les oreilles coupées._--_Essaurillez_ ou
_essaureillez_, rei auribus diminuti.]

[Note 153: _Poursuivent les voyageurs pour les détrousser_:
chevaler, _piller_.]

Ainsi le tiran asseruit les subiects, les uns par le moien des
autres, et est gardé par ceus desquels, s'ils valoient rien[154],
il se deuroit garder; et, comme on dit, pour fendre du bois il
faict les coings du bois mesme. Voilà ses archers, voilà ses
gardes, voilà ses halebardiers; non pas qu'eusmesmes ne souffrent
quelque fois de lui, mais ces perdus, et abandonnés de Dieu et
des hommes, sont contens d'endurer du mal, pour en faire, non
pas à celui qui leur en faict, mais à ceus qui endurent comme
eus, et qui n'en peuuent mais. Touteffois voians ces gens là,
qui nacquetent[155] le tyran, pour faire leurs besongnes de
sa tirannie et de la seruitude du peuple, il me prend souuent
esbahissement de leur meschanceté, et quelque fois pitié de leur
sottise. Car, à dire vrai, qu'est ce autre chose de s'approcher du
tiran, que se tirer plus arriere de sa liberté, et par maniere de
dire serrer à deus mains et ambrasser la seruitude? Qu'ils mettent
un petit à part leur ambition, et qu'ils se deschargent un peu de
leur auarice; et puis, qu'ils se regardent eus mesmes, et qu'ils
se reconnoissent, et ils verront clairement, que les villageois,
les païsans, lesquels, tant qu'ils peuuent, ils foulent aus
pieds, et en font pis que de forsats ou esclaues; ils verront,
di-ie, que ceus là, ainsi mal menés, sont touteffois, aus pris
d'eus, fortunés et aucunement libres. Le laboureur et l'artisan,
pour tant qu'ils soient asseruis, en sont quittes, en faisant ce
qu'on leur dit: mais le tiran voit les autres qui sont pres de
lui, coquinans et mendians sa faueur; il ne faut pas seulement
qu'ils facent ce qu'il dit, mais qu'ils pensent ce qu'il veut,
et souuent, pour lui satisfaire, qu'ils preuiennent ancore ses
pensées. Ce n'est pas tout à eus de lui obeïr, ils faut ancore
lui complaire; il faut qu'ils se rompent, qu'ils se tourmentent,
qu'ils se tuent à trauailler en ses affaires; et puis, qu'ils
se plaisent de son plaisir, qu'ils laissent leur goust pour le
sien, qu'ils forcent leur complexion, qu'ils despouillent leur
naturel; il faut qu'ils se prennent garde à ses parolles, à sa
vois, à ses signes, et à ses yeulx; qu'ils n'aient ny oeil, ni
pied, ni main, que tout ne soit au guet, pour espier ses volontés,
et pour descouurir ses pensees. Cela est ce viure heureusement?
cela s'appelle il viure? est il au monde rien moins supportable
que cela, ie ne dis pas à un homme de coeur, ie ne di pas à un
bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans
plus, la face d'homme? Quelle condition est plus miserable, que de
viure ainsi, qu'on n'aie rien à soy, tenant d'autrui son aise, sa
liberté, son corps et sa vie!

[Note 154: Le sens de la phrase semblerait exiger le
singulier, car _valoit_ doit se rapporter au _tyran_ «qui se fait
garder par ceux dont il se garderait (méfieroit) s'il valoit
quelque chose.» Am. Duval dit ici: RIEN, _Res_, chose.]

[Note 155: Je ne sais pourquoi quelques éditeurs expliquent
ce mot par _flattent le tyran, lui font servilement la cour_.
On appelait _naquet_ le garçon qui, dans le jeu de paume, sert
les joueurs: et c'est de ce mot qu'a été formé _naqueter_, ou
_nacqueter_, qu'on a conservé dans le _Dictionnaire de l'Académie
française_, et qui sous la plume de La Boëtie signifie _servir
bassement_.]

Mais ils veulent seruir, pour auoir des biens: comme s'ils
pouuoient rien gaigner qui fust à eus puis qu'ils ne peuuent pas
dire de soy qu'ils soient à eusmesmes; et, comme si aucun pouuoit
auoir rien de propre sous un tiran, ils veulent faire que les
biens soient à eus, et ne se souuiennent pas que ce sont eus qui
lui donnent la force pour oster tout à tous, et ne laisser rien
qu'on puisse dire estre à personne: ils voient que rien ne rend
les hommes subiects à sa cruauté, que les biens; qu'il n'y a aucun
crime enuers lui digne de mort que le dequoy[156]; qu'il n'aime
que les richesses; et ne defait que les riches et ils se viennent
presenter, comme deuant le boucher, pour s'y offrir ainsi plains
et refaits, et lui en faire enuie. Ces fauoris ne se doiuent pas
tant souuenir de ceus qui ont gaigné au tour des tirans beaucoup
de biens, comme de ceus qui aians quelque temps amassé, puis apres
y ont perdu et les biens et les vies; il ne leur doit pas tant
venir en l'esprit combien d'autres y ont gaigné de richesses, mais
combien peu ceus là les ont gardées. Qu'on discoure toutes les
anciennes histoires; qu'on regarde celles de nostre souuenance,
et on verra, tout à plein, combien est grand le nombre de ceus
qui aians gaigné par mauuais moiens l'oreille des princes, aians
ou emploié leur mauuaistie ou abusé de leur simplesse, à la fin
par ceus là mesmes ont esté aneantis, et autant qu'ils y auoient
trouué de facilité pour les eleuer, autant y ont ils congneu puis
après d'inconstance pour les abattre. Certainement en si grand
nombre de gens qui se sont trouué iamais pres de tant de mauuais
rois, il en a esté peu, ou comme point, qui n'aient essaié quelque
fois en eus mesmes la cruauté du tiran qu'ils auoient deuant
attisée contre les autres: le plus souuent s'estant enrichis, sous
ombre de sa faueur, des despouilles d'autrui, il l'ont à la fin
eusmesmes enrichi de leurs despouilles.

[Note 156: M. Feugère pense que cela est dit dans le même sens
qu'aujourd'hui encore le peuple dit, en parlant d'un homme aisé:
«_il a de quoi_.»]

Les gens de bien mesmes, si quelque fois il s'en trouue quelqu'un
aimé du tiran, tant soient ils auant en sa grace, tant reluise
en eus la vertu et intégrité, qui voire aus plus meschans, donne
quelque reuerence de soi quand on le voit de prés, mais les gens
de bien di-ie ni sçauroient durer, et faut qu'ils se sentent du
mal commun, et qu'à leurs despens[157] ils esprouuent la tirannie.
Un Seneque, un Burre[158], un Thrasée ceste terne[159] de gens
de bien, lesquels mesmes les deus[160] leur male fortune approcha
du tiran, et leur mit en main le maniement de ses[161] affaires;
tous deus estimés de lui, tous deus cheris, et ancore l'un l'auoit
nourri, et auoit pour gages de son amitié, la nourriture de son
enfance: mais ces trois là sont suffisans tesmoins, par leur
cruelle mort, combien il y a peu d'asseurance en la faueur d'un
mauuais maistre; et, à la vérité, quelle amitié peut on esperer
de celui qui a bien le cœur si dur, que d'haïr son roiaume qui ne
fait que lui obeïr, et lequel pour ne se sauoir pas ancore aimer,
s'appauurit lui mesme et destruit son empire?

[Note 157: Je maintiens le mot _despens_ quoique le manuscrit
porte _desseins_.]

[Note 158: _Un Burrhus, un Thraséas._]

[Note 159: Ce _trio_, pourrait-on dire aujourd'hui, s'il était
permis d'employer le mot de _trio_ dans un sens grave et sérieux.
Cela n'est pas possible: il faudrait dire, _cette trinité_ ou _ce
triumvirat_ de _gens de bien_.]

[Note 160: Sous entendu _premiers_.--L. F.]

[Note 161: Le copiste a écrit, par erreur, _leurs_.]

Or, si on veut dire que ceus là[162] pour auoir bien vescu[163]
sont tombés en ces inconueniens, qu'on regarde hardiment au tour
de celui là mesme[164], et on verra que ceus qui vindrent en
sa grâce, et s'i maintindrent par mauuais moiens ne furent pas
de plus longue durée. Qui a ouï parler d'amour si abandonnée,
d'affection si opiniastre? qui a iamais leu d'homme si
obstinement acharné enuers femme, que de celui là enuers Popée? or
fut elle apres[165] empoisonnée par lui mesme. Agrippine sa mere
auoit tué son mari Claude pour lui faire place à l'empire; pour
l'obliger, elle n'auoit iamais fait difficulté de rien faire ni
de souffrir: donques son fils mesme, son nourrisson, son empereur
fait de sa main[166], après l'auoir souuent faillie, enfin lui
osta la vie: et n'i eut lors personne qui ne dit qu'elle auoit
trop bien mérité ceste punition, si c'eust esté par les mains
de tout autre, que de celui à qui elle l'auoit baillée. Qui fut
oncques plus aisé à manier, plus simple, pour le dire mieus, plus
vrai niais, que Claude l'empereur? qui fut oncques plus coiffé
de femme, que lui de Messaline? Il la meit enfin entre les mains
du bourreau. La simplesse demeure tousiours aus tirans, s'ils
en ont, à ne sçauoir bien faire; mais ie ne sçay comment à la
fin, pour user de cruauté, mesmes enuers ceus qui leur sont près,
si peu qu'ils ont d'esprit cela mesme s'esueille[167]. Assés
commun est le beau mot de cest autre la[168], qui voiant la gorge
de sa femme descouuerte, laquelle il aimoit le plus, et sans
laquelle il sembloit qu'il n'eust sceu viure, il la caressa de
ceste belle parolle, «Ce beau col sera tantost coupé, si ie le
commande.» Voilà pourquoi la plus part des tirans anciens estoient
communement tués par leurs plus fauoris, qui, aians congneu la
nature de la tirannie, ne se pouuoiont tant asseurer de la volonté
du tiran, comme ils se deffioient de sa puissance. Ainsi fut
tué Domitian[169], par Estienne; Commode, par une de ses amies
mesmes[170]; Antonin[171], par Macrin; et de mesme quasi tous les
autres.

[Note 162: _Que Burrhus, Senèque et Thraséas ne sont tombés
dans ces inconvénients que pour avoir été gens de bien._]

[Note 163: Le manuscrit porte _receu_, ce qui n'a pas de sens.]

[Note 164: _De Néron._]

[Note 165: _Poppœa Augusta_, fille de T. Ollius selon Suétone
et Tacite. Néron la tua d'un coup de pied qu'il lui donna dans le
temps de sa grossesse. «_Poppœam_ (dit le premier dans la _Vie de
Néron_, § 35,) _unice dilexit. Et tamen ipsam quoque, ictu calcis,
occidit_.» Pour Tacite, il ajoute que c'est plutôt par passion que
sur un fondement raisonnable que quelques écrivains ont publié
que Poppée avait été empoisonnée par Néron. «_Poppœa_, dit-il,
_mortem obiit, fortuita mariti iracundia, a quo gravida ictu
calcis afflicta est. Neque enim venenum crediderim, quamvis quidam
scriptores tradant odio magis quam ex fide_.» _Annal._, l. 16, ab
initio.]

[Note 166: _Voyez_ SUÉTONE, dans la _Vie de Néron_, § 34.]

[Note 167: Sil s'agit de bien faire, les tirans restent
simples, inhabiles quand ils le sont; mais s'il s'agit de
commettre des cruautés, le peu d'esprit qu'ils ont s'éveille.]

[Note 168: De _Caligula_, lequel, dit Suétone dans sa vie, §
33, «_Quoties uxoris vel amiculæ collum exoscularetur, addebat:
Tam bona cervix, simul ac jussero, demetur._»]

[Note 169: SUÉTONE, dans la _Vie du Domitien_, § 17.]

[Note 170: Qui se nommait _Marcia_.--HÉRODIEN, l. I.]

[Note 171: Le manuscrit porte MACRIN (ce qui est conforme
à l'histoire); cependant la plupart des imprimés disent MARIN,
et à ce sujet Coste et depuis tous les éditeurs qui ont suivi
cette leçon ajoutent qu'il s'agit probablement de _Macrin_. On
sait qu'Antonin Caracalla fut tué d'un coup de poignard par
un centurion nommé Martial, à l'instigation de Macrin. Voyez
HÉRODIEN, liv. 4, vers la fin.]

C'est cela, que certainement le tiran n'est iamais aimé, ni
n'aime. L'amitié, c'est un nom sacré, c'est une chose sainte, elle
ne se met iamais qu'entre gens de bien, et ne se prend que par une
mutuelle estime; elle s'entretient, non tant par bienfaits, que
par la bonne vie. Ce qui rend un ami asseuré de l'autre, c'est la
connoissance qu'il a de son intégrité: les respondens qu'il en a,
c'est son bon naturel, la foi, et la constance. Il n'i peut auoir
d'amitié, là où est la cruauté, là où est la desloiauté, là où est
l'iniustice; et entre les meschans quand ils s'assemblent, c'est
un complot, non pas une compaignie; ils ne s'entr'aiment[172] pas,
mais ils s'entrecraignent; ils ne sont pas amis, mais ils sont
complices.

[Note 172: _Hæc inter bonos amicitia, inter malos factio
est._ SALLUST., _Jugurtha_, c. 31.--Les imprimés portent
_s'entretiennent_, mais le bon sens de Naigeon lui avait fait
présumer qu'il fallait _s'entr'aiment_, ce que confirme notre
manuscrit, et il avait inscrit cette supposition sur son
exemplaire, où Am. Duval l'a prise pour l'insérer dans son
édition.]

Or, quand bien cela n'empescheroit point, ancore seroit il mal
aisé de trouuer en un tiran un amour asseuree; par ce qu'estant au
dessus de tous, et n'aiant point de compaignon, il est desià au
delà des bornes de l'amitié qui a son vrai gibier en l'équalité,
qui ne veut iamais clocher, ains est tousiours egale. Voilà
pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit on) quelque foi
au partage du butin, pource qu'ils sont pairs et compaignons,
et s'ils ne s'entr'aiment, au moins ils s'entrecraignent et ne
veulent pas, en se des-unissant, rendre leur force moindre: mais
du tiran, ceus qui sont ses fauoris n'en peuuent auoir iamais
aucune asseurance, de tant qu'il a appris d'eus mesmes qu'il peut
tout, et qu'il n'i a droit ni deuoir aucun qui l'oblige; faisant
son estat de conter sa volonté pour raison, et n'auoir compaignon
aucun, mais d'estre de tous maistre. Doncques n'est ce pas grand'
pitié, que voiant tant d'exemples apparens, voiant le dangier si
present, personne ne se vueille faire sage aus despens d'autrui?
et que, de tant de gens s'approchans si volontiers des tirans,
qu'il n'i en ait pas un qui ait l'auisement et la hardiesse de
leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lyon qui
faisoit le malade: «Ie t'irois volontiers voir en ta tasniere:
mais ie voi assés de traces de bestes qui vont en auant vers toi,
mais qui reuiennent en arriere ie n'en vois pas une[173]?»

[Note 173: HORAT., _Epist._ I, v. 72; ESOPE, _fab._ 137;
FAERNE, _fab._ 74; un anonyme dans le _Phèdre_ de Barbou, p. 134;
LA FONTAINE, VI, 14.--L. F.]

Ces miserables voient reluire les tresors du tiran, et regardent
tous esbahis les raions de sa braueté[174]; et, allechés de ceste
clarté, ils s'approchent, et ne voient pas qu'ils se mettent dans
la flamme qui ne peut faillir de les consommer: ainsi le satyre
indiscret (comme disent les fables anciennes) voiant esclairer
le feu trouué par Promethé, le trouua si beau, qu'il l'alla
baiser, et se brusla[175]: ainsi le papillon, qui, esperant iouïr
de quelque plaisir, se met dans le feu pource qu'il reluit,
il esprouue l'autre uertu, celle qui brusle, ce dit le poëte
toscan[176]. Mais ancore, mettons que ces mignons eschapent les
mains de celui qu'ils seruent; ils ne se sauuent iamais du roi qui
vient apres: s'il est bon, il faut rendre conte de reconnoistre au
moins lors la raison: s'il est mauuais, et pareil à leur maistre,
il ne sera pas qu'il n'ait aussi bien ses fauoris, lesquels
communement ne sont pas contens d'auoir à leur tour la place des
autres, s'ils n'ont ancore le plus souuent et les biens et les
vies. Se peut il donc faire qu'il se trouue aucun, qui, en si
grand péril, et auec si peu d'asseurance, vueille prendre ceste
malheureuse place, de seruir en si grand'peine un si dangereus
maistre? Quelle peine, quel martire est ce! vrai Dieu! estre
nuit et iour après pour songer de plaire à un, et neantmoins
se craindre de lui, plus que d'homme du monde; auoir tousiours
l'oeil au guet, l'oreille aux escoutes, pour espier d'où viendra
le coup, pour descouurir les embusches, pour sentir la mine de
ses compaignons, pour auiser qui le trahit, rire à chacun, et
neantmoins se craindre de tous, n'auoir aucun ni ennemi ouuert, ny
ami asseuré; aiant tousiours le visage riant et le cœur transi,
ne pouuoir estre ioieus, et n'oser estre triste!

[Note 174: _Braveté_, _braverie_, luxe des vêtements,
_magnificence_, de _bravium_ (prix qu'on donnait à celui qui avait
remporté la victoire dans les jeux, βραϐεῖον).]

[Note 175: Ceci est pris d'un traité de Plutarque, intitulé
_Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis_, c. 2, de la
traduction d'Amyot, dont voici les propres paroles: «Le satyre
voulut baiser et embrasser le feu, la premiere fois qu'il le veid;
mais Prometheus luy cria: _Bouquin, tu pleureras la barbe de ton
menton, car il brusle quand on y touche._»]

[Note 176: Il s'agit de Pétrarque: le passage auquel il est
fait allusion se trouve dans le 17e sonnet:

    Son animali al mondo di si altera
    Vista, che 'ncontr' al sol pur si difende
    Altri, però che'l gran lume gli offende
    Non escon fuor se non verso la sera;
    Ed altri, col desio folle che spera
    Gioir forse nel foco perchè splende
    _Provam l'altra virtù quella che 'ncende_,
    Lasso! il mio loco è'n questa ultima schiera....

On regrette que le trait saillant de la seconde strophe ait
disparu dans l'élégante traduction de M. de Montesquiou (1842):

      Semblable au phalène du soir,
    Victime, comme lui, d'un funeste délire
      Et du plus dangereux espoir,
    Je péris consumé par le feu qui m'attire.

La même comparaison est encore employée par Pétrarque dans le
sonnet 110.--L. F.]

Mais c'est plaisir de considerer, qu'est ce qui leur reuient de
ce grand tourment, et le bien qu'ils peuuent attendre de leur
peine et de leur miserable vie. Volontiers le peuple, du mal
qu'il souffre, n'en accuse point le tiran, mais ceus qui le
gouuernent: ceus là, les peuples, les nations, tout le monde, à
l'enui, iusques aux païsans, iusques aus laboureurs, ils sçauent
leurs noms, ils dechifrent leurs vices, ils amassent sur eus
mille outrages, mille vilenies, mille maudissons[177]; toutes
leurs oraisons, tous leurs veus sont contre ceus là; tous leurs
malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils les leur
reprochent; et si quelque fois ils leur font par apparence quelque
honneur, lors mesmes ils les maugreent en leur coeur, et les
ont en horreur plus estrange que les bestes sauuages. Voilà la
gloire, voilà l'honneur qu'ils recoiuent de leur seruice enuers
les gens, desquels quand chacun auroit une piece de leur corps,
ils ne seroient pas ancore ce leur semble assés satisfaits, ni à
demisaoulés de leur peine; mais certes, ancore apres qu'ils sont
morts, ceus qui viennent apres ne sont iamais si paresseus, que
le nom de ces _mangepeuples_[178] ne soit noirci de l'encre de
mille plumes, et leur reputation deschirée dans mille liures, et
les os mesmes, par maniere de dire, traînés par la posterité, les
punissans, ancore apres leur mort, de leur meschante vie[179].

[Note 177: MAUDISSON, MALDÉCÉON, MALEICÉON, malédiction.]

[Note 178: C'est la qualification qu'Homère donne à un
roi (_Iliad._, A, v. 341), Δημοϐὸρος βασιλεὺς. Je trouve dans
Plutarque que Caton le Censeur (vie de ce philosophe) applique au
même personnage une expression analogue «Εστω «εἷπεν» άλλὰ φύσει
τοῦτο τὁ ζῶο δ βασιλεὺς σαρϰοφἀγον ἑστἰν.»]

[Note 179: «On dira que les republiques n'ont iamais soufert
les excellans hommes et fera discours de Nemesis.»--H. DE M.]

Aprenons donc quelque fois, aprenons à bien faire: leuons les
yeulx vers le ciel, ou pour nostre honneur, ou pour l'amour mesmes
de la vertu, _ou certes, à parler à bon escient pour l'amour et
honneur de_[180] Dieu tout puissant, qui est asseuré tesmoin de
nos faits, et iuste iuge de nos fautes[181]. De ma part, ie pense
bien, et ne suis pas trompé, puis qu'il n'est rien si contraire
à Dieu, tout liberal et debonnaire[182] que la tirannie, qu'il
reserue là bas à part pour les tirans et leurs complices quelque
peine particuliere.

[Note 180: Ce qui est souligné ne se lit dans aucune édition;
de sorte que la phrase est complétement inintelligible.]

[Note 181: A quoi H. de Mesmes ajoute: «_qui bien fera bien
trouuera_.»]

[Note 182: D'après M. Genin, on a tort de mettre un accent
aigu sur la première syllabe de ce mot, dont l'étymologie est
en effet _de bonne aire_: de là cette métaphore empruntée à
la fauconnerie «_qui a été si longtemps, comme le remarque H.
Estienne, en grande recommandation à nostre France_.» (_Projet du
livre de la Précellence._) L. F.]



PUBLICATIONS

RELATIVES A MONTAIGNE

FAITES

PAR LE Dr J. F. PAYEN.


1º NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE SUR MONTAIGNE, insérée en tête de
l'édition des ESSAIS dans le PANTHÉON LITTÉRAIRE, augmentée et
imprimée à part, à petit nombre; Paris, Duverger, in-8º, 1837,
distribuée à _cinquante_ exemplaires.

    (N'a pas été mise dans le commerce.)

2º DOCUMENTS INÉDITS OU PEU CONNUS SUR MONTAIGNE; Paris, Techener,
in-8º, portrait, fac-simile, 1847. (Épuisés.)

3º NOUVEAUX DOCUMENTS INÉDITS OU PEU CONNUS SUR MONTAIGNE; Paris,
Jannet, 1850, in-8º, fac-simile.

4º De CHRISTOPHE KORMART ET DE SON ANALYSE DES ESSAIS DE MONTAIGNE.

Article inséré dans le Journal de l'Amateur de livres, et tiré
à part à _trente_ exemplaires, qui n'ont pas été mis dans le
commerce.--Paris, Guiraudet, 1849, in-8º.

5º NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR ÉTIENNE DE LA BOETIE, dans le Bulletin
du Bibliophile de Techener, nº 20, 1846.





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