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Title: Simples Contes des Collines
Author: Kipling, Rudyard
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  Simples Contes
  des
  Collines

  Par
  Rudyard Kipling
  (Traduit de l'anglais par Albert Savine)


  Paris
  Nelson, Éditeurs
  189, rue Saint-Jacques
  Londres, Édimbourg et New-York



[Illustration]



A MON AMI

THÉODORE CHÈZE

En bon souvenir.

A. S.



TABLE


                                                                   Pages
  Rudyard Kipling et les «Simples Contes des Collines»                 9
  Trois et... un Extra                                                15
  Lancé à l'Aventure                                                  27
  Le Saïs de Miss Youghal                                             49
  Unie à un Incroyant                                                 65
  Aurore trompeuse                                                    77
  Le Sauvetage de Pluffles                                            99
  Les Flèches de Cupidon                                             113
  Sa Chance dans la Vie                                              125
  Montres de Nuit                                                    139
  L'Autre                                                            153
  Conséquences                                                       163
  La Conversion d'Aurélien Mac Goggin                                177
  Les trois Mousquetaires                                            191
  Un Destructeur de Germes                                           207
  Enlevé                                                             221
  L'Arrestation du Lieutenant Létourdi                               235
  Dans la Maison de Suddhoo                                          249
  Sa Femme légitime                                                  269



PRÉFACE


Quand Rudyard Kipling, en 1888, publia à Calcutta la première édition
des _Simples Contes des Collines_, il n'avait que vingt-quatre ans et
son bagage littéraire se composait d'un seul livre, les _Departmental
Ditties_ (_Chansons administratives_), vers de circonstances et de
société, qui avaient fait bien augurer de son avenir littéraire.

Né à Bombay en 1864, il était, comme on le sait, le fils de John
Lockwood Kipling, directeur de l'école des Beaux-Arts de Lahore. Il
avait été élevé en Angleterre dans le Devon du Nord et n'était revenu
que six ans avant dans les Indes où il s'était associé, à titre de
directeur-adjoint à la rédaction de la _Lahore civil and military
Gazette_ dont il fut un moment le correspondant et le représentant à
Rajpaitana.

On se souvient encore à Simla du compte-rendu en vers qu'il inséra dans
son journal lors de l'ouverture du Gaiety-Theatre.

On n'y a pas oublié le comique du jeu de miss Kipling, sa soeur,
interprétant chez lady Roberts le rôle de la nourrice de _Lucie de
Lammermoor_, mais au frère on n'a pas pardonné Mrs Hauksbee, Mrs Reiver
et d'autres de ses portraits trop exacts qui abondent dans les _Simples
Contes_.

A peu près ignorée chez nous, la station de Simla est l'une des villes
des Indes anglaises les plus célèbres de l'autre côté de la Manche.

Édouard Buck a décrit, il y a deux ou trois ans, les vicissitudes de la
fortune de Simla dans le passé et dans le présent.

Tout son district, les Collines, contreforts des Himalayas, est un
cordon de sanatoria, véritable prise de possession par la civilisation
européenne des montagnes qui dominent la plaine semée des ruines des
temples resplendissants de l'ancienne civilisation hindoue.

Simla s'élève au point le plus pittoresque de ce paysage enchanteur.
Capitale d'été et sanatorium le plus réputé, ce sont les séjours des
vice-rois des Indes et de leur cortège de fonctionnaires qui ont fait la
fortune de cette station.

Buck reproduit dans son ouvrage, d'après un dessin du temps, le
Kennedy-House, origine du Simla actuel. C'était un banal cottage
anglais, comme en bâtissent aujourd'hui par milliers pour deux cent
cinquante à trois cents livres sterling les compagnies de constructions
à bon marché qui exploitent la banlieue londonienne. A l'unique châlet
de 1819, avaient succédé soixante maisons quand Jacquemont visita Simla.
En 1881, il y en avait onze cent quarante et une et la population
stable, la population hivernale, s'élevait à 13,200 habitants.

Les paysages de Simla étaient depuis longtemps célèbres avant même que
le capitaine J.-P. Thomas fît graver un album des principaux sites de la
région. L'automne y est superbe, et la saison des pluies seule s'y
montre impitoyable[1].

  [1] Kipling a décrit ces orages dans deux contes: _Aurore Trompeuse_
    et _La Conversion d'Aurélien Mac Goggin_.

L'été, on menait une vie très joyeuse à Simla. On s'amusait beaucoup et
le Delhi Sketch Book n'avait pas oublié d'illustrer d'un crayon
malicieux le conseil salutaire: «N'allez jamais trop vite aux tournants
de Jakko»; Jakko, c'était, alors comme aujourd'hui, la grand'route qui
contourne en bas de côte la montagne aux flancs boisés de déodoras, de
cèdres, de chênes et de rhododendrons. Les tournants en sont un peu
brusques et les couples de cavaliers grisés par les émotions du site, de
la course, et des doux entretiens risquaient des surprises
compromettantes, surtout dans un milieu désoeuvré, jaseur et
soupçonneux.

Le cadre des _Simples Contes_ n'est pas très vaste, ont dit certains.

Oui, si l'on peut marquer des frontières à cette chose sans limites, le
coeur humain.

C'était le monde anglo-indien, ce milieu de fonctionnaires nantis de
riches appointements et de grasses sinécures qu'envient tous les jeunes
fils d'Albion.

Jusque-là ce monde n'avait eu pour le peindre qu'une littérature floue
et sans vie. Rudyard Kipling lui donnait le verbe.

Le monde anglo-indien se reconnut. Ce fut un scandale et un succès très
grands.

Ceux qui se jugeaient malmenés parce que telle allusion pouvait évoquer
leurs noms dans la pensée de leurs amis auraient préféré à coup sûr que
Kipling se fût uniquement borné à des peintures de moeurs indigènes ou à
des mises en scène de troupiers. Aussi il fallait les entendre regretter
telle nouvelle, sans intérêt à leur gré, et célébrer le merveilleux
talent déployé dans _Les trois Mousquetaires_ ou _Dans la Maison de
Suddhoo_.

La critique finit par s'en mêler.

Elle compara Kipling à Lever, ce qui était vraiment beaucoup d'honneur
pour le vieil écrivain irlandais[2] et à Bret-Harte qu'elle lui
préférait comme portraitiste féminin, ce qui est d'ailleurs fort juste,
comme en jugeront bientôt les lecteurs de _Maruja_, mais elle ne se
préoccupa guère de savoir si Kipling s'est soucié de faire des
portraits.

  [2] Les troupiers des romans de Lever sont d'heureuses créations qui
    ne pâlissent en effet pas trop à côté des soldats de Kipling.

Et en réalité il n'en avait point fait, pas plus qu'il ne s'était
attardé à mettre en scène les hommes et les femmes des Collines avec
leurs longues pipes en bois et leurs bizarres attitudes.

Kipling n'avait pas écrit un livre à clé, besogne plus ou moins facile
de photographe. Il avait agi en artiste et en créateur; la crème de la
crème de l'Angleterre asiatique ne lui avait fourni que le mouvement
général et la couleur de son oeuvre, et voilà pourquoi elle peut nous
intéresser, nous Français du XXe siècle, à qui ne pourraient plaire la
caricature ou la photographie du high-life du Simla d'il y a vingt ans.

ALBERT SAVINE

Janvier 1906



TROIS ET... UN EXTRA

        _Quand les noeuds coulants au cou et aux jambes ont glissé, ce
        n'est pas avec des bâtons qu'il faut entrer en chasse mais avec
        la provende._

        (PROVERBE DU PUNJAB)


Après le mariage, il se produit une réaction, tantôt forte, tantôt
faible, mais il s'en produit une tôt ou tard, et il faut que chacun des
conjoints suive la marée, s'il désire que le reste de la vie se passe au
gré du courant.

Dans le cas des Cusack-Bremmil, cette réaction ne se produisit que la
troisième année après le mariage.

Bremmil était difficile à mener, même quand tout marchait pour le mieux,
mais ce fut un mari parfait jusqu'à ce que le petit enfant mourut et que
mistress Bremmil se couvrit de noir, maigrit, et s'endeuilla comme si le
fond de l'univers s'était dessoudé.

Peut-être Bremmil eût-il dû la consoler. Il essaya, je crois, de le
faire, mais, plus il prodiguait les consolations à mistress Bremmil,
plus elle se désolait, et par conséquent plus Bremmil se sentait
malheureux.

Le fait est qu'ils avaient besoin d'un tonique. Et ils l'eurent.

Mistress Bremmil peut en rire aujourd'hui, mais à cette époque-là la
chose n'avait rien de risible pour elle.

Voyez-vous, mistress Hauksbee apparut à l'horizon, et partout où elle
paraissait, il y avait des chances d'orage. A Simla, on l'avait
surnommée le pétrel des tempêtes.

A ma connaissance, elle avait mérité cinq fois cette désignation.

C'était une petite femme brune, mince, décharnée même, avec de grands
yeux mobiles, nuancés en bleu de violette, et les manières les plus
douces du monde.

Il vous suffisait de prononcer son nom aux thés de l'après-midi pour que
chacune des femmes qui se trouvaient présentes se redressât et déclarât
que cette personne-là n'était point... une bénédiction.

Elle était intelligente, spirituelle, brillante, à un degré
qu'atteignent rarement ses pareilles, mais elle était possédée par
nombre de diables malicieux et méchants.

Elle était pourtant capable de gentillesse à l'occasion, même envers son
propre sexe.

Mais cela, c'est toute une autre histoire.

Bremmil prit le large après la mort de l'enfant et le découragement
complet qui en fut la suite, et mistress Hauksbee lui passa ses chaînes
au cou.

Il ne lui plaisait aucunement de cacher ses prisonniers.

Elle l'enchaîna publiquement, elle s'arrangea en sorte que le public le
vît.

Bremmil faisait des promenades à cheval avec elle, des promenades à pied
avec elle; il s'entretenait en tête-à-tête avec elle; il déjeunait sur
l'herbe avec elle; il goûtait avec elle chez Peliti, si bien qu'à la fin
les gens froncèrent le sourcil et s'en scandalisèrent.

Mistress Bremmil restait chez elle, tournant et retournant les vêtements
de l'enfant défunt et pleurant sur le berceau vide. Elle était
indifférente à tout le reste.

Mais quelques dames de ses amies, sept ou huit, très bonnes, pleines
d'excellentes intentions, lui expliquèrent la situation bien en détail,
de peur qu'elle n'en appréciât point tout le charme.

Mistress Bremmil les laissa dire tranquillement et les remercia de leurs
bons offices.

Elle n'était pas aussi futée que mistress Hauksbee, mais elle n'était
point une sotte.

Elle n'en fit qu'à sa tête. Elle ne dit pas un mot à Bremmil de ce
qu'elle avait appris.

Cela vaut la peine d'être remarqué.

Parler à un mari, ou lui faire une scène de larmes, n'a jamais abouti à
rien de bon.

Aux rares heures où Bremmil était à la maison, il se montrait plus
affectueux que de coutume, et cela laissait voir son jeu. Il se
contraignait à ces démonstrations, en partie pour apaiser sa propre
conscience, en partie pour adoucir mistress Bremmil. Des deux côtés, il
ne réussissait point.

Alors l'aide de camp de service reçut de Leurs Excellences lord et lady
Lytton l'ordre d'inviter Mr et Mistress Cusack-Bremmil à Peterhoff pour
le 26 juillet, à neuf heures et demie du soir. Au coin de l'invitation,
à gauche, était inscrite cette mention: «On dansera.»

--Je n'irai pas, dit mistress Bremmil, il y a trop peu de temps que
cette pauvre petite Florie... Mais il ne faut pas que cela vous
retienne, Tom.

Elle disait bien ce qu'elle voulait dire alors.

Bremmil déclara qu'il se contenterait d'y faire une courte apparition.
Sur ce point il disait ce qui n'était point, et mistress Bremmil le
savait.

Elle devinait--une intuition de femme est toujours bien plus exacte
qu'une certitude d'homme--qu'il avait eu, dès le premier moment,
l'intention d'y aller, et cela avec mistress Hauksbee.

Elle se mit à réfléchir.

Le résultat de ses réflexions fut que le souvenir d'un enfant mort n'a
pas le prix de l'affection d'un mari vivant.

Elle fit son plan et joua le tout pour le tout.

En cette heure-là, elle comprit qu'elle connaissait à fond Tom Bremmil
et elle agit d'après cette conviction.

--Tom, dit-elle, je dînerai chez les Longmore le soir du 26. Vous ferez
mieux de dîner au Club.

Cela dispensa Bremmil de chercher une excuse pour s'esquiver et dîner
avec mistress Hauksbee. Aussi lui en sut-il bon gré et se sentit-il à la
fois mesquin et petit, ce qui lui fut salutaire.

Bremmil sortit vers cinq heures pour faire une promenade à cheval.

Vers cinq heures et demie du soir, une grande malle couverte en cuir
arriva de chez Phelps pour mistress Bremmil.

C'était une femme qui savait s'habiller. Elle n'avait point passé une
semaine à dessiner cette toilette, et à la faire piquer, pincer,
retoucher, arranger, rucher, et que sais-je encore, tout cela pour rien.

C'était une toilette magnifique de demi-deuil. Je ne saurais la décrire,
mais c'était ce que le journal _The Queen_ appelle une création, une
chose qui vous tape tout droit entre les yeux et vous rend tout ébahi.

Elle n'avait pas beaucoup le coeur à ce qu'elle était en train de faire,
mais un coup d'oeil donné dans sa psyché lui donna la satisfaction de
savoir qu'elle n'avait jamais été mieux en sa vie.

C'était une grande blonde, et quand elle le voulait, elle avait un port
superbe.

Après le dîner chez les Longmore, elle se rendit au bal un peu tard, et
y rencontra Bremmil, qui donnait le bras à mistress Hauksbee.

Cette vue fit affluer le sang à ses joues et comme les hommes
s'empressaient autour d'elle pour l'inviter à danser, elle était
vraiment magnifiquement belle. Elle inscrivit un engagement pour toutes
les danses, excepté trois, qu'elle laissa en blanc sur son carnet.

Mistress Hauksbee surprit un coup d'oeil qu'elle lui lançait, et elle
comprit que c'était la guerre--une véritable guerre entre elles deux.

Elle entrait en lutte handicapée, car elle s'était montrée un peu trop
exigeante, pas beaucoup, très peu, mais enfin un peu trop, avec Bremmil,
et il commençait à juger cela mauvais.

En outre, il n'avait jamais trouvé sa femme si charmante.

Il la contemplait béatement du seuil des portes, la foudroyait de ses
gros yeux quand elle passait devant lui avec ses cavaliers, et plus il
la regardait, plus il était pris.

Il ne pouvait se persuader que c'était bien la même femme aux yeux
rouges, à la robe d'étoffe noire qui pleurait dans ses oeufs à la coque
à déjeuner.

Mistress Hauksbee fit de son mieux pour le piquer au jeu, mais, après
deux danses, il traversa le salon pour aller retrouver sa femme et
l'inviter.

--Je crains bien que vous ne veniez trop tard, _Monsieur_ Bremmil, lui
dit-elle en clignant des yeux.

Alors il la pria de lui accorder une danse, et elle lui fit la grande
faveur de lui réserver la cinquième valse.

Ils la dansèrent ensemble, ce qui produisit un petit brouhaha dans la
salle.

Bremmil se doutait un peu que sa femme savait danser, mais il n'aurait
jamais cru qu'elle dansait ainsi, divinement.

La valse finie, il en demanda une autre--comme une faveur, non comme un
droit--et mistress Bremmil lui dit:

--Montrez-moi votre programme, mon cher.

Il le lui tendit, comme un écolier désobéissant livre à un maître les
pâtisseries défendues. Il y avait çà et là bon nombre d'_H_, sans parler
d'une _H_ au souper.

Mistress Bremmil ne dit rien, mais elle sourit avec dédain. Elle raya de
son crayon les numéros 7 et 9 réservés à des _H_, et rendit la carte
avec son nom écrit au-dessus, un petit nom d'amitié, dont elle et son
mari se servaient seuls.

Puis elle le menaça du doigt, et en riant:

--Ah! sot que vous êtes, petit sot! fit-elle.

Mistress Hauksbee entendit cela, et--ainsi qu'elle en convint--elle
sentit qu'elle avait le dessous.

Bremmil accepta avec reconnaissance les numéros 7 et 9.

Ils dansèrent le numéro 7 et passèrent le numéro 9 sous une des petites
tentes. Ce que dit Bremmil et ce que fit mistress Bremmil ne regarde
personne.

Quand l'orchestre attaqua: «_Le Roastbeef d'Old England_», tous deux
sortirent sur la vérandah et Bremmil se mit en quête d'un dandy[3] pour
sa femme (c'était avant le règne du rickshaw[4]), pendant qu'elle était
au vestiaire.

  [3] Pousse-pousse hindou.

  [4] La jinrikisha japonaise.

Mistress Hauksbee parut et lui dit:

--Monsieur Bremmil, vous me conduirez à table pour le souper, je pense?

Bremmil rougit et eut l'air tout décontenancé:

--Ah! Hum! fit-il, je rentre à la maison avec ma femme; je crois qu'il y
a eu un petit malentendu.

Étant homme, il parlait comme si mistress Hauksbee en était uniquement
responsable.

Mistress Bremmil sortit du vestiaire enveloppée d'une sortie de bal en
cygne qui formait «nuage» blanc autour de sa tête.

Elle semblait radieuse, et elle en avait bien le droit.

Le couple disparut dans l'obscurité.

Bremmil à cheval serrait de très près le dandy.

Alors mistress Hauksbee, qui avait l'air un peu fanée et vannée à la
lumière des lampes, me dit:

--Vous pouvez m'en croire; la femme la plus sotte peut mener un homme
intelligent; mais il faut qu'une femme soit bien adroite pour mener un
imbécile.

Et sur ce propos, nous allâmes souper.



LANCÉ A L'AVENTURE

        _Et quelques-uns boudent, pendant que d'autres veulent plonger.
        (Voyons, tenez ferme! Restez donc tranquille, vous!)
        Quelques-uns de vous doivent se montrer doux, et d'autres
        doivent porter des coups. (Là, là! Voyons? qui est-ce qui vous
        parle de vous tuer?) Quelques-uns,--il y a du déchet dans toute
        profession,--auront le coeur brisé avant de recevoir la mort et
        d'être domptés, et se démèneront comme des diables sous la
        morsure de la corde serrée, et mourront fous de rage muette dans
        la cour du manège._

        (CHOEUR DANS L'ENCLOS-TOOLUNGALA)


Élever un jeune garçon «dans du coton», comme disent les familles, n'est
point prudent, si le garçon doit se lancer dans le monde et y jouer des
coudes. A moins d'être une exception extrêmement rare, il lui faudra
certainement subir bien des crises possibles à éviter, et chose fort
probable, endurer d'atroces souffrances simplement par ignorance des
proportions réelles des choses.

Laissez un petit chien manger le savon dans la salle de bain ou ronger
une botte qui vient d'être cirée. Il continue à en mâcher, à en ronger
jusqu'au jour où il s'aperçoit que le cirage et le savon de Windsor
d'Old Brown le rendent très malade. De là il conclut que le savon et les
bottes ne valent rien pour la santé.

Le vieux chien de la maison lui apprendra bientôt qu'il est imprudent de
mordre les oreilles des vieux chiens.

Étant jeune, il garde la mémoire de cet enseignement et, âgé de six
mois, il part à travers le monde, en petite bête bien élevée, dont
l'appétit est discipliné.

S'il avait été tenu à distance des bottes, du savon et des oreilles des
gros chiens, puis parvenu au terme de sa croissance, avec toute sa
dentition, s'il se trouvait brusquement en contact avec cette redoutable
trinité, jugez s'il serait cruellement malade, et s'il recevrait des
rossées.

Appliquez ces principes au système de l'éducation «dans du coton», et
voyez ce qui en résulte.

Cela ne sonne pas bien à l'oreille, mais de deux maux c'est le moindre.

Il y avait une fois un petit garçon qui avait été élevé selon le système
du «coton»; ce système lui coûta la vie.

Il avait passé toutes ses journées avec sa famille, depuis l'heure de sa
naissance jusqu'à celle où il alla à Sandhurst se classer presque en
tête de liste. Il avait été admirablement formé par un précepteur
particulier dans tous les exercices au moyen desquels on gagne des bons
points, et il avait encore le mérite spécial de «n'avoir jamais causé
une heure d'inquiétude à sa famille».

Ce qu'il apprit à Sandhurst en dehors de la routine ordinaire ne vaut
pas qu'on en parle. Il regarda autour de lui, et trouva, si l'on peut
s'exprimer ainsi, très bon goût au savon et au cirage. Il en tâta un
peu, et quitta Sandhurst la tête moins haute qu'il n'y était entré.
Alors il y eut une pause, et une scène avec sa famille, qui attendait
beaucoup de lui. Puis ce fut un an de vie «loin des souillures du monde»
dans un bataillon du dépôt de troisième classe, où tous les jeunes
étaient des enfants, tous les anciens, de vieilles femmes. Enfin il
partit pour l'Inde, où il se vit privé du soutien de ses parents, et
n'eut, en temps de difficultés, d'autre personne sur qui il pût compter,
que lui-même.

Or l'Inde est, par-dessus tout, le pays où il ne faut pas prendre les
choses trop au sérieux, sauf quand il s'agit du soleil de midi.

Un travail exagéré, une énergie trop grande tuent un homme aussi
sûrement que les excès du vice ou ceux de la boisson. Quant au flirt, il
n'importe guère: tout le monde ne doit-il pas un jour ou l'autre être
déplacé; dès lors _vous_ ou _elle_ quitterez la station, et n'y
reviendrez jamais.

Le travail bien fait ne tire pas non plus à conséquence, parce qu'on
mesure un homme d'après ce qu'il peut faire le plus mal, et que s'il
faisait mieux, ce serait en général un autre qui en aurait tout
l'avantage. Mal travailler n'importe guère, parce que d'autres font plus
mal encore et que l'Inde est plus encombrée d'incapables que tout autre
pays.

Les amusements n'ont aucune importance, parce qu'ils recommencent
aussitôt après que vous les avez terminés, et que la plupart du temps,
s'amuser signifie essayer de gagner l'argent d'autrui.

La maladie n'a aucune importance, parce qu'elle est pain quotidien, et
que si vous mourez, un autre prend votre place dans les huit heures qui
s'écoulent entre votre mort et votre enterrement.

Rien n'a d'importance que les congés à passer au pays, et les soldes sur
le pied d'activité, parce que les uns et les autres sont rares.

C'est le pays de la négligence, le pays _Koucha_, où tout le monde
travaille avec des outils imparfaits. Le parti le plus sage est de ne
prendre au sérieux ni personnes, ni choses, et de s'en évader, aussitôt
qu'on peut, dans un endroit où l'amusement est un amusement et où il
vaille la peine de se faire une réputation.

Mais ce Jeune Garçon,--l'histoire est aussi vieille que les
collines,--ainsi expatrié, prit tout au sérieux.

Il était gentil; il fut choyé.

Il prit au sérieux ces gâteries, et se fit bien du mauvais sang pour des
femmes qui ne méritaient pas qu'on sellât un poney pour aller leur
rendre visite.

Il trouva beaucoup de charme à la libre vie qu'il goûtait dans l'Inde
pour la première fois. Elle paraît attrayante dans le commencement, à
celui qui juge les choses en officier subalterne,--ne voit que poneys,
camarades de jeu, danses, et le reste. Il en tâta comme les petits
chiens goûtent au savon: seulement il en goûta sur le tard et alors que
sa dentition était complète.

Il n'eut pas l'instinct de l'équilibre, tout comme le petit chien, et ne
put comprendre pourquoi il n'était pas traité avec autant d'égards que
sous le toit paternel.

Cela heurtait ses sentiments.

Il se prit de querelle avec d'autres garçons, et étant sensible jusqu'à
la moelle, il garda rancune de ces querelles, il se piqua au jeu.

Il trouva du plaisir au whist, aux gymkhanas, et aux autres choses de
cette sorte, inventées pour se distraire après les heures de travail,
mais il les prit aussi au sérieux, tout comme il l'avait fait pour
prendre le panache, après boire.

Le whist et les gymkhanas lui firent perdre de l'argent parce que tout
cela était nouveau pour lui.

Il prit au sérieux ses pertes, et mit tout autant d'énergie et
d'application à une course dont l'enjeu était deux mohurs d'or[5] sur
des poneys _ekka_ débutants, aux crinières tressées, que s'il se fût agi
du Derby. Cela était dû moitié à l'inexpérience--de même que le petit
chien se querelle avec le coin de carpette du foyer--et moitié à
l'étourdissement que lui causait le passage d'une vie tranquille, au
grand jour et au mouvement d'une vie plus animée. Personne ne lui parla
du savon et du cirage, parce que la plupart des hommes tient pour
certain qu'un homme d'intelligence moyenne s'en défie suffisamment. Il
était vraiment pénible de voir le Jeune Garçon s'en aller par morceaux à
chaque heurt, comme un poulain trop tenu en main, qui tombe et se
couronne quand il échappe au valet d'écurie.

  [5] Roupies.

Cette licence sans frein dans les amusements qui ne valent pas la peine
qu'on sorte des rangs pour y goûter, et à plus forte raison qu'on y
coure en bousculant tout le monde, dura six mois c'est-à-dire tout le
temps de la saison froide.

Alors nous pûmes croire que la chaleur, la conscience d'avoir perdu son
argent et estropié ses chevaux calmeraient le Jeune Garçon, et qu'il
prendrait de l'aplomb.

C'est ce qui fût arrivé dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent. Vous
voyez cela se produire dans toutes les stations de l'Inde.

Mais ce cas particulier fut une exception parce que le Jeune Garçon
était sensible, et prenait les choses au sérieux, ainsi que j'ai dû déjà
le répéter au moins sept fois.

Certes, nous ne saurions dire quelle impression ses excès faisaient sur
lui-même. Ils n'avaient rien qui fût de nature à briser le coeur, rien
qui dépassât la moyenne.

Il pouvait être financièrement ficelé pour toute sa vie; il pouvait
avoir besoin de quelques soins. Un jour de chaleur aurait brûlé le
souvenir de ses exploits. Un prêteur aurait pu l'aider à se remettre à
flot et à sortir des ennuis d'argent. Mais il dut se placer à un point
de vue tout différent, et se croire ruiné sans aucun espoir de
relèvement.

Son colonel l'admonesta sévèrement quand le temps froid fut passé.

Cela le rendit plus malheureux que jamais, et pourtant le colonel lui
avait «lavé la tête» comme à tout le monde, sans plus.

Ce qui se passa ensuite est un exemple curieux de la façon dont nous
tenons les uns aux autres, et sommes rendus responsables des actes
d'autrui.

La chose qui fit brutalement entrer la poutre dans l'esprit du Jeune
Garçon, ce fut une remarque d'une femme pendant qu'il causait avec elle.

Il ne servirait de rien de la reproduire, car c'était une cruelle petite
phrase, décochée avant qu'elle y eût songé, et qui le fit rougir jusqu'à
la racine des cheveux.

Il la garda sur le coeur pendant trois jours; puis il demanda deux jours
de congé pour aller chasser aux environs d'une résidence de villégiature
de l'ingénieur du canal, à environ trente milles de là.

Il obtint son congé, et ce soir-là, au mess, il fut plus bruyant, plus
encombrant que jamais. Il dit qu'il allait tirer «le gros gibier» et
partit à dix heures et demie dans une _ekka_[6].

  [6] Voiture légère indigène.

La perdrix,--unique gibier qui se rencontrait aux abords de la
villégiature en question,--n'était pas du gros gibier, de sorte que tout
le monde riait de sa gasconnade.

Le lendemain, un des majors rentra de congé, et apprit que le Jeune
Garçon était parti «pour tirer du gros gibier».

Le major s'intéressait quelque peu au Jeune Garçon et avait fait
quelques tentatives pour l'enrayer au temps froid. Le major fit les gros
yeux, quand il apprit l'expédition, et il se rendit dans les chambres du
Jeune Garçon, et y fureta.

Au bout d'un instant, il sortit et me rencontra au moment où je quittais
le jeu au mess.

Il n'y avait personne dans le vestibule.

--Le Jeune Garçon est parti à la chasse, me dit-il. Est-ce qu'on peut
tuer des _tétur_[7] avec un revolver et un encrier?

  [7] Des perdrix.

--C'est absurde, major, répondis-je, car je voyais ce qu'il avait dans
l'esprit.

--Absurde ou non, reprit-il, je vais au canal maintenant, tout de suite.
Je me sens inquiet.

Il réfléchit une minute et reprit:

--Savez-vous mentir?

--Vous vous en doutez un peu. C'est mon métier.

--Très bien, conclut le major. Alors vous allez partir avec moi,
maintenant... tout de suite, dans une _ekka_ du côté du canal, pour
tirer le daim noir. Allez vite endosser votre shikar-kit[8], vite... et
revenez avec un fusil.

  [8] Costume de chasse.

Le major était un maître homme, et je savais qu'il ne donnait pas
d'ordres sans motif.

Aussi j'obéis.

A mon retour je trouvai le major installé dans une _ekka_, des étuis à
fusil et des vivres suspendus dans les filets, tout prêt pour une
excursion de chasse.

Il renvoya le conducteur et se chargea de conduire lui-même. Nous
cahotâmes, sans nous presser, tant qu'on fut dans la station, mais dès
que nous eûmes atteint la route poussiéreuse qui traversait la plaine,
il fit voler le poney.

Un animal du pays peut faire n'importe quoi en cas d'urgence. Nous
couvrîmes nos trente milles en trois heures, mais la pauvre bête était
presque morte.

Une fois, je dis:

--Mais, major, pourquoi cette hâte vertigineuse?

Il répliqua d'un ton calme:

--Le Jeune Garçon est seul, en tête à tête avec lui-même depuis... une,
deux... cinq... quatorze heures, maintenant. Je vous le répète, je ne
suis pas tranquille.

Cette inquiétude me gagna, et moi aussi je me mis à fouetter le poney.

Quand nous arrivâmes à la maison des champs de l'ingénieur du canal, le
major héla le domestique du Jeune Garçon, mais sans obtenir de réponse.
Alors nous approchâmes, et nous appelâmes le Jeune Garçon par son nom.

Toujours pas de réponse.

--Oh! il est parti à la chasse, fis-je.

Juste alors, je vis par une des fenêtres une petite lampe de jardin qui
brûlait.

Il était quatre heures de l'après-midi.

Tous deux nous nous arrêtâmes court sous la vérandah, retenant notre
souffle pour ne pas perdre le moindre bruit, et nous entendîmes dans
l'intérieur de la pièce les _brr-brr-brr_ d'une multitude de mouches.

Le major ne dit mot, mais il enleva son casque, et nous entrâmes.

Le Jeune Garçon gisait sur le _cadre_ au milieu de la chambre nue et
badigeonnée à la chaux. Le coup de revolver lui avait fracassé la tête.
Les étuis des fusils n'étaient pas ouverts, le matériel de campement pas
déployé et sur la table se trouvait le buvard du Jeune Garçon, avec des
photographies. Il était allé très loin pour mourir, comme un rat
empoisonné.

Le major murmura tout doucement:

--Pauvre garçon! pauvre, pauvre diable!

Puis il se détourna du lit:

--J'ai besoin de votre aide dans cette affaire, me dit-il.

Comme je voyais que le Jeune Garçon s'était suicidé, je me doutais fort
bien de quelle sorte d'aide il s'agissait, de sorte que je m'installai
devant la table, allumai un cigare, et me mis à fouiller dans le buvard,
pendant que le major regardait par-dessus mon épaule et répétait à part
lui:

--Nous sommes arrivés trop tard... comme un rat dans un trou... Pauvre
diable! pauvre diable!

Le Jeune Garçon avait dû passer la moitié de la nuit à écrire à sa
famille, à son colonel, à une jeune fille de son pays, et aussitôt qu'il
avait fini d'écrire, il s'était fait sauter la cervelle, car il était
mort depuis longtemps quand nous étions arrivés.

Je lus tout ce qu'il avait écrit, et à mesure que j'avais fini une
feuille, je la faisais passer au major.

Nous vîmes, d'après son récit, combien il avait pris au sérieux toutes
sortes de choses. Il y était question d'«un déshonneur qu'il n'était pas
capable de supporter», «d'une honte ineffaçable, d'une folie
criminelle», «d'une vie gaspillée», etc.

Puis c'étaient des choses particulières qu'il disait à son père, à sa
mère; ça n'en finissait pas; c'est trop sacré pour qu'on l'imprime.

La lettre à la jeune fille de son pays était le morceau le plus
touchant.

En la lisant, j'eus la gorge serrée. Le major ne fit nul effort pour
rester les yeux secs.

Cela m'inspira du respect pour lui.

Il lut, il se balança de côté et d'autre, il pleura comme une femme,
simplement, sans chercher à s'en cacher.

Les lettres étaient bien terribles, bien désespérées, bien touchantes.
Nous oubliâmes toutes les sottises du Jeune Garçon, et nous ne pensâmes
plus qu'à la pauvre chose qui gisait sur le _cadre_ et aux feuilles
couvertes d'écriture que nous avions dans les mains. Il était absolument
impossible de laisser des lettres comme celles-là arriver à leur
adresse. Elles auraient brisé le coeur de son père, et auraient tué sa
mère en tuant la foi qu'elle avait en son fils.

Enfin, le major sécha ses yeux, toujours franchement, et dit:

--Voilà des choses bien commodes à jeter à la tête d'une famille
anglaise! Qu'allons-nous faire?

Sachant pourquoi le major m'avait emmené, je répondis:

--Le Jeune Garçon est mort du choléra. Nous étions ici à ses derniers
moments. Nous ne nous en tirerons pas par des demi-mesures... Allons-y.

Alors commença une des scènes les plus terriblement comiques auxquelles
il me soit arrivé de prendre part.

Il s'agissait de fabriquer un gros mensonge par écrit, confirmé par des
preuves, pour consoler les parents que le Jeune Garçon avait au pays.

Je commençai par rédiger un brouillon, où le major semait çà et là des
indications, tout en rassemblant les pages écrites par le Jeune Garçon
et les brûlant dans l'âtre.

Ce fut par une soirée chaude et tranquille que nous nous mîmes à
l'oeuvre, et la lampe brûlait très mal.

En y mettant le temps, je bâtis un canevas satisfaisant, où je déclarais
que le Jeune Garçon était un modèle de toutes les vertus, chéri du
régiment, et promettant à tous les points de vue de faire brillamment
son chemin, et ainsi de suite; et je disais comme quoi nous l'avions
soigné pendant sa maladie--ce n'était pas l'heure des petits mensonges,
vous comprenez,--et comme quoi il était mort sans souffrance.

J'avais la gorge serrée pendant que j'écrivais ces choses-là, et que je
pensais aux pauvres parents qui les liraient. Puis je me mis à rire de
l'allure grotesque que prenait l'affaire... et le major dit que nous
avions besoin de boire quelque chose.

Je n'ose dire la quantité de whiskey que nous bûmes, avant que la lettre
fût finie. Ce whiskey ne nous produisit pas le moindre effet. Puis nous
prîmes la montre, le médaillon et les bagues du Jeune Garçon.

Enfin le major dit:

--Il faut que nous envoyions une mèche de cheveux. C'est une chose à
laquelle tient une femme.

Mais il nous fut impossible de couper une mèche de cheveux qui pût être
envoyée. Le Jeune Garçon avait les cheveux noirs: heureusement le major
les avait noirs, lui aussi. Je coupai avec un canif une mèche des
cheveux du major au-dessus de la tempe, et je la mis dans le paquet que
nous fîmes.

Les éclats de rire et la sensation d'étranglement me reprirent, et je
fus forcé de m'arrêter. Le major n'était guère plus maître de lui-même,
et nous savions qu'il nous restait la partie la plus terrible de la
besogne.

Nous mîmes sous enveloppe le paquet: photographies, médaillon, anneau et
boucle de cheveux, et nous cachetâmes avec la cire à cacheter et le
cachet du Jeune Garçon.

Alors le major dit:

--Grand Dieu, allons dehors--hors de cette chambre--et réfléchissons.

Nous sortîmes, pour nous promener une heure sur les bords du canal,
manger et boire ce que nous avions apporté, jusqu'à ce que la lune se
levât.

Je sais maintenant au juste quelles sont les sensations d'un assassin.

Finalement, avec un grand effort nous parvînmes à rentrer dans la
chambre où se trouvait l'autre chose avec la lampe, et nous nous mîmes à
la besogne qui nous restait à accomplir.

Je ne veux rien écrire à ce sujet: ce fut trop horrible.

Nous brûlâmes la literie et jetâmes les cendres dans le canal, nous
enlevâmes les nattes de la pièce pour les traiter de la même façon.

Je me rendis à un village et j'empruntai deux grandes pioches,--car je
ne voulais pas recourir à l'aide des paysans,--tandis que le major se
chargeait... du reste.

Il nous fallut quatre heures de travail acharné pour creuser la fosse.

Tout en travaillant, nous discutâmes sur le point de savoir si nous
ferions bien de dire tout ce qui nous restait de l'office des morts dans
la mémoire. Nous arrangeâmes la chose en récitant l'Oraison dominicale
et y ajoutant une prière personnelle qui n'avait rien de rituel pour le
repos de l'âme du Jeune Garçon.

Ensuite nous comblâmes la fosse, et nous allâmes sous la vérandah, pas
dans la maison, nous livrer au sommeil.

Nous étions à demi morts de fatigue.

Quand nous nous réveillâmes, le major dit gravement:

--Nous ne pouvons pas nous en retourner avant demain. Il faut que nous
lui laissions le temps de mourir. Il est mort ce matin, de très bonne
heure, souvenez-vous-en. Cela aura l'air plus naturel.

Donc le major était resté éveillé toute la nuit, à réfléchir.

Il dit:

--Pourquoi n'avons-nous pas rapporté le corps aux cantonnements?

Le major réfléchit une minute.

--C'est parce que les paysans auront pris la fuite, dès qu'ils ont
entendu parler de choléra. En outre l'_ekka_ nous a lâchés.

Cela, c'était littéralement vrai. Nous avions entièrement oublié le
poney de l'_ekka_, et il était retourné à son écurie.

Nous passâmes donc seuls cette longue journée de chaleur étouffante dans
la maison de repos du canal, à examiner et retoucher notre histoire de
la mort du Jeune Garçon, pour en voir les points faibles.

Un indigène parut dans l'après-midi, mais nous dîmes qu'un Sahib était
mort du choléra, et il se sauva.

Quand vint l'obscurité, le major me raconta toutes ses craintes au sujet
du Jeune Garçon, puis des histoires de suicides accomplis ou près de
l'être, à faire dresser les cheveux.

Il dit qu'il était jadis descendu, tout comme le Jeune Garçon, dans
cette vallée de l'ombre, quand il était jeune et arrivé depuis peu en ce
pays, qu'il comprenait bien comment les idées s'étaient livré bataille
dans la tête bouleversée du Jeune Garçon. Il dit aussi comment les
néophytes, dans leurs moments de repentir, croient leurs péchés bien
plus graves, bien plus difficiles à effacer qu'ils ne le sont en
réalité.

Nous causâmes pendant toute la soirée, et nous répétâmes l'histoire de
la mort du Jeune Garçon.

Dès que la lune fut levée, et que le Jeune Garçon _fut enseveli_
conformément à notre version, nous nous mîmes en route à travers champs
pour regagner la station.

Nous marchâmes de huit heures du soir à six heures du matin, mais bien
que nous fussions rompus de fatigue, nous ne manquâmes pas de nous
rendre dans le logement du Jeune Garçon et de remettre dans l'étui le
revolver, avec le nombre réglementaire de cartouches. Et nous replaçâmes
aussi sur la table sa papeterie portative.

Nous allâmes trouver le colonel pour lui annoncer ce décès, éprouvant de
plus en plus les sensations des assassins. Puis, nous allâmes nous
coucher, et nous dormîmes pendant tout un tour de cadran, car nous
étions réellement à bout de force.

Le conte trouva créance aussi longtemps qu'il le fallait, car quinze
jours plus tard tout le monde avait oublié le Jeune Garçon et ce qui le
concernait.

Néanmoins, il se trouva bien des gens qui eurent le temps de dire que le
major s'était scandaleusement conduit en ne rapportant pas le corps pour
des funérailles régimentaires.

Dans tout cela, ce qu'il y eut de plus triste, ce fut la lettre que la
mère du Jeune Garçon nous écrivit au major et à moi, avec de grandes
taches, qui avaient délayé l'encre, semées sur le papier. Elle nous
écrivait les choses les plus reconnaissantes possibles au sujet de notre
grande bonté, et de l'obligation qu'elle nous aurait toute sa vie.

Toutes choses considérées, elle nous devait bien quelque chose, mais non
point au sens où elle l'entendait.



LE SAÏS DE MISS YOUGHAL

        _Quand homme et femme s'entendent, que peut faire le Kazi?_

        (PROVERBE MAHOMÉTAN)


Certaines gens disent qu'il n'y a pas de roman dans l'Inde.

Ces gens-là se trompent.

Nos existences contiennent du roman autant qu'il nous en faut. Parfois
davantage.

Strickland faisait partie du corps de police, et personne ne le
comprenait. Aussi disait-on que c'était une étrange sorte d'homme et
s'écartait-on de lui.

Strickland ne pouvait se prendre de cela qu'à lui-même.

Il professait cette théorie extraordinaire que dans l'Inde un policeman
doit en savoir sur les indigènes autant qu'en savent ceux-ci. Or, dans
toute l'étendue de l'Inde supérieure, il n'y a qu'_un_ homme qui puisse
à son gré se faire prendre pour un Hindou ou un Mahométan, pour un
_chamar_ ou un _fakir_. Il est un objet de crainte et de respect pour
les indigènes depuis le Ghor Kathri jusqu'au Jamma Musjid. Il passe pour
posséder le pouvoir de se rendre invisible, et de faire exécuter ses
ordres par un grand nombre de diables. Mais cela lui a-t-il valu quelque
faveur du gouvernement? Pas le moins du monde. Il n'a jamais obtenu le
poste de Simla, et son nom est presque inconnu des Européens.

Strickland eut la sottise de prendre cet homme pour modèle. Se
conformant à son absurde théorie, il pataugea dans des endroits peu
parfumés où nul homme qui se respecte ne songerait à porter ses
explorations, et tout cela en pleine fripouille indigène. Il se fit à
lui-même une éducation qui prit sept ans, et il n'en fut pas plus
apprécié pour cela.

Il partait continuellement en _fantee_ au milieu des indigènes, ce qui
naturellement n'inspire aucune confiance à un homme qui a son bon sens.

Il fut bientôt initié au Sat Bhai, à Allahabad, où il était en congé. Il
apprit le chant du lézard des Sansis, ainsi que la danse du Hálli-Hukk,
qui est un cancan religieux de l'espèce la plus étonnante. Quand un
homme a appris à danser le Hálli-Hukk, et qu'il sait comment, quand, et
en quel endroit cela se danse, il sait quelque chose dont il a le droit
d'être fier. Il a pénétré le caractère hindou plus avant que la peau.

Mais Strickland n'est point fier, bien qu'une fois, à Jagadhri, il ait
aidé à peindre le taureau de la mort, chose qu'un Anglais n'oserait
jamais regarder. Il a appris à fond l'argot des voleurs et des
_chángars_. Il a pris à lui seul un voleur de chevaux d'Eusufzai près
d'Attock. Il s'est tenu debout sous la chaire d'une mosquée de la
frontière, et a présidé à l'office comme l'eût fait un mollah sunnite.

Son tour de force le plus extraordinaire, ce fut de passer onze jours
chez un fakir, dans les jardins de Baba-Atal, à Amritsar, et d'y réunir
les fils qui devaient conduire à découvrir l'assassin dans la grande
affaire de Nasiban. Mais on se dit, non sans raison: «Pourquoi donc
Strickland ne reste-t-il pas dans son bureau, à rédiger son journal, à
faire des recrues, et ne se tient-il pas tranquille au lieu de démontrer
l'incapacité de ses supérieurs?» Aussi l'affaire du meurtre de Nasiban
ne lui valut-elle point une bonne note au département?

Mais après sa première crise de rage, il en revint à sa manie naturelle
de mettre le nez dans la manière de vivre des indigènes.

Disons en passant, que quand un homme prend goût à cet amusement, cela
lui reste pour toute sa vie. C'est la chose la plus attrayante du monde,
sans même excepter l'amour.

De même que les autres hommes demandaient dix jours de congé qu'ils
passent sur les collines, Strickland demandait une permission pour ce
qu'il appelait un shikar (une chasse). Il revêtait le déguisement qui
lui semblait approprié à la circonstance, s'enfonçait dans la multitude
des peaux brunes, et y disparaissait quelque temps.

C'était un homme encore jeune, d'allure tranquille, de teint foncé,
maigre, avec des yeux noirs, un très agréable compagnon quand il ne
pensait point à autre chose. C'était un régal que d'entendre Strickland
parler de la civilisation des indigènes telle qu'il l'avait vue.

Les indigènes haïssaient Strickland, mais ils avaient peur de lui.

Il en savait trop long.

Quand les Youghal arrivèrent à la station, Strickland,--avec l'extrême
gravité qu'il mettait en toutes choses--devint amoureux de miss Youghal,
et elle s'éprit de lui, au bout de quelque temps, parce qu'il demeurait
pour elle une énigme.

Alors Strickland fit sa demande aux parents, mais mistress Youghal
répondit qu'elle n'entendait point marier sa fille dans l'administration
la plus mal payée de l'empire. Le vieux Youghal ajouta en propres termes
que les façons de Strickland ne lui inspiraient aucune confiance et
qu'il lui serait bien obligé de ne plus parler ni écrire à sa fille.

--Très bien! dit Strickland, car il n'entendait point faire de son amour
un lourd fardeau.

Il eut un long entretien avec miss Youghal.

Après quoi il n'ouvrit plus la bouche à ce sujet.

En avril, les Youghal se rendaient à Simla.

En juillet, Strickland se fit donner un congé de trois mois pour
«affaires personnelles urgentes». Il ferma sa maison, bien que pas un
indigène ne se fût pour rien au monde hasardé à porter la main sur ce
qui appartenait à «Sahib Estrekin» et alla voir un de ses amis, un vieux
teinturier à Tarn Taran.

Là on perdit toute trace de lui, jusqu'au jour où un _saïs_, me
rencontrant sur la diligence de Simla, me remit l'extraordinaire billet
que voici.

  «Mon cher vieux,

  «Veuillez remettre au porteur une boîte de cigares, de préférence des
  Supérieurs numéro 1. C'est au Club qu'on a les plus frais. Je les
  paierai dès que je reparaîtrai, mais pour le moment je suis en dehors
  de la société.

  «Bien à vous. E. STRICKLAND.»

J'en commandai deux boîtes, que je remis au _saïs_ avec mes compliments.

Ce _saïs_ là, c'était Strickland, et il était au service du vieux
Youghal, qui avait fait de lui le palefrenier du cheval arabe de miss
Youghal. Le pauvre garçon souffrait d'être privé de la fumée anglaise,
et savait que, quoi qu'il arrivât, je ne laisserais pas échapper un mot,
jusqu'au dénouement de l'affaire.

Un peu plus tard, miss Youghal, qui était enthousiaste de ses
domestiques, se mit à parler dans toutes les maisons où elle allait de
son _saïs_ modèle--l'homme qui trouvait tous les matins le temps de se
lever de bonne heure pour cueillir des fleurs à mettre sur la table au
déjeuner, et qui cirait--au sens littéral--les sabots de son cheval
comme l'eût fait un cocher anglais.

Le factotum de l'arabe de miss Youghal était une merveille, un charme.
Dulloo,--c'est-à-dire Strickland, trouvait sa récompense dans les jolies
choses que lui disait miss Youghal lorsqu'elle allait se promener à
cheval. Ses parents étaient enchantés de voir qu'elle avait renoncé à
son sot caprice pour le jeune Strickland. Ils disaient qu'elle était une
bonne fille.

Strickland proclame que les deux mois qu'il passa dans la domesticité
furent la plus sévère discipline mentale qu'il eût jamais reçue.

Sans compter ce petit détail que la femme d'un _saïs_ de ses collègues
fut férue d'amour pour lui, et tenta de l'empoisonner avec de l'arsenic
parce qu'il ne voulait rien savoir d'elle, il lui fallut s'exercer à
garder son calme lorsque miss Youghal allait faire une excursion à
cheval en compagnie d'un homme qui cherchait à lui faire la cour, et
qu'il était forcé de trotter derrière, portant la couverture et ne
perdant pas un mot.

Il lui fallait encore garder son sang-froid quand il était interpellé en
argot sous le porche du «Benmore» par un policeman, et particulièrement
quand il était injurié par un Naik qu'il avait recruté au village
d'Isser Jang, ou chose pire encore quand un jeune subalterne le
qualifiait de cochon pour ne s'être pas assez hâté de lui faire place.

Mais ce genre de vie avait ses compensations. Il lui permettait
d'étudier à fond les moeurs et les voleries des _saïs_; et il y en avait
assez, disait-il, pour faire condamner la moitié de la population
_chamar_ du Punjab, s'il avait été de service. Il devint un des gros
joueurs au jeu des osselets, auquel s'adonnent tous les _jhampánis_[9]
et un grand nombre de _saïs_ pendant qu'ils attendent, les soirs, à la
porte de la maison du gouvernement ou du théâtre de la Gaîté. Il apprit
à fumer du tabac composé aux trois quarts de bouse de vache, et il
profita de l'expérience du Jemadar grisonnant qui était le doyen des
_saïs_ du gouvernement, et dont les paroles ont du prix.

  [9] Porteurs de palanquin.

Il vit bien des choses qui l'amusèrent, et il déclare, sur l'honneur,
que nul ne saurait avoir une idée exacte de ce que c'est que Simla, s'il
ne l'a point regardée du même point de vue que les _saïs_. Il dit aussi
que s'il se décidait à écrire tout ce qu'il a vu, il y a bien des
endroits où on lui casserait la tête.

La description que fait Strickland de ses souffrances pendant les nuits
humides, pendant qu'il entendait la musique et voyait les lumières au
«Benmore», que les pieds lui démangeaient de l'envie de valser, et qu'il
avait la tête emmitouflée d'une couverture de cheval, est assez
amusante.

Un jour ou l'autre, Strickland écrira un petit livre sur ses aventures.
Ce livre vaudra la peine d'être acheté, et même celle d'être supprimé.

Ainsi donc, il servit fidèlement, comme Jacob servit pour Rachel, et son
congé touchait à son terme quand l'explosion eut lieu.

Il avait réellement fait de son mieux pour garder son sang-froid en
entendant les flirtations dont j'ai parlé, mais à la fin il éclata.

Un vieux général très distingué emmena miss Youghal faire une promenade
à cheval et commença cette sorte de flirtation genre: «Vous n'êtes
qu'une gamine» qu'il est si difficile à une femme d'esquiver avec
quelque adresse, et qu'il est si exaspérant d'entendre.

Miss Youghal tremblait de peur aux propos qu'il lui tenait à la portée
de l'oreille de son saïs.

Dulloo-Strickland supporta cela aussi longtemps qu'il put. Alors il
empoigna la bride du cheval du général, et s'exprimant le plus aisément
du monde en anglais, il l'invita à vider la place, sinon il le jetait
par-dessus le fossé.

L'instant d'après, miss Youghal pleurait, et Strickland vit qu'il avait
compromis sans remède son entreprise et que tout était fini.

Le général eut presque une crise, quand miss Youghal lui raconta en
entrecoupant son récit de sanglots l'histoire du déguisement et de ses
fiançailles en dépit de ses parents.

Strickland pesta, et furieusement, contre lui-même, et plus encore
contre le général pour lui avoir forcé la main. Il ne disait mot, mais
il tirait sur la bride du cheval et se préparait à lui administrer une
raclée pour se donner une force de satisfaction.

Mais quand le général eut parfaitement compris de quoi il s'agissait,
quand il sut qui était Strickland, il pouffa à perdre haleine, se
tordant sur sa selle, et il riait tellement qu'il fut sur le point d'en
tomber. Strickland, disait-il, méritait la croix de Victoria, rien que
pour avoir porté la couverture comme _saïs_.

Tantôt il s'adressa et à lui-même des gros mots, et disait qu'il
méritait certainement une raclée, mais qu'il était trop vieux pour la
recevoir de Strickland. Tantôt il faisait à miss Youghal des compliments
sur son amoureux.

Le côté scandaleux de l'affaire ne lui apparut pas, car c'était un bon
vieux fort gentil, et il avait un faible pour les flirts.

Puis il repartit d'un éclat de rire, et déclara que le père Youghal
était un sot.

Strickland lâcha la bride au cheval, et insinua au général qu'il ferait
mieux de lui venir en aide, puisqu'il prenait la chose ainsi. Strickland
connaissait le faible de Youghal pour les gens qui ont des titres, et
qui accumulent beaucoup d'abréviations honorifiques à la suite de leur
nom, et qui occupent de hautes situations officielles.

--Ceci ressemble assez à un lever de rideau, dit le général, mais
n'importe, je m'en mêlerai pour vous faire un succès, ne fût-ce que pour
échapper à la terrible rossée que j'ai méritée. Retournez à la maison,
monsieur le policeman-saïs, habillez-vous convenablement, et je prendrai
d'assaut Youghal. Miss Youghal, puis-je vous demander de rentrer au
petit trot, et d'attendre?

Environ sept minutes plus tard, il y avait au Club, un énorme tohu-bohu.

Un saïs, avec sa couverture, et sa corde autour de la tête demandait à
tous ceux qu'il connaissait:

--Au nom du ciel, prêtez-moi des habits convenables.

Comme on ne le reconnaissait pas, il y eut quelques scènes d'un genre
tout nouveau, avant que Strickland pût obtenir un bain chaud, avec de la
soude, une chemise de l'un, un pantalon d'un autre, et ainsi de suite.

Il partit au galop, emportant sur soi la moitié de la garde-robe du
Club, monté sur un poney qui lui était absolument inconnu, pour se
rendre chez le vieux Youghal.

Le général, dans son uniforme rouge de drap fin, l'y avait précédé.

Qu'avait dit le général à Youghal, Strickland ne le sut jamais, mais
Youghal reçut Strickland avec une civilité modérée, et mistress Youghal,
touchée du dévouement qu'avait montré le faux Dulloo, fut extrêmement
bonne.

Le général rayonnait et se frottait les mains.

Miss Youghal entra, et avant même que le père Youghal sût bien où il
était, le consentement leur avait été arraché et Strickland se mettait
en route pour le bureau du télégraphe, accompagné de miss Youghal, pour
se faire expédier ses effets.

Le dernier de ses ennuis, ce fut quand un homme qui lui était inconnu
l'aborda vivement sur le Mail, et lui réclama un poney volé.

C'est ainsi que Strickland et miss Youghal finirent par se marier, à la
condition formelle que Strickland renoncerait à son ancien système, et
s'en tiendrait à la routine, qui rapporte plus d'argent et vous fait
plus vite envoyer à Simla.

Strickland était trop épris de sa femme pour enfreindre son voeu, mais
ce fut pour lui par la suite une pénible épreuve, car les rues et les
bazars, et les paroles qui s'y échangeaient, étaient pleins
d'indications pour Strickland, tout cela l'invitait à faire une fugue, à
reprendre ses pérégrinations et ses découvertes.

Un de ces jours, je vous apprendrai comment il manqua à sa promesse pour
tirer un ami d'embarras. Mais il y a longtemps de cela, et maintenant il
est presque entièrement perdu pour ce qu'il appelait la _chasse_. Il a
oublié l'argot, la langue des mendiants, les marques, les signaux, la
direction des courants de fond, qu'un homme doit réapprendre sans cesse,
s'il veut demeurer un maître.

Mais il remplit ses feuilles statistiques en parfait administrateur.



UNIE A UN INCROYANT

        _Je meurs pour vous, et vous mourez pour un autre._

        (PROVERBE DU PUNJAB)


Quand la locomotive de Gravesend s'éloigna du steamer de la Peninsular
and Oriental pour remorquer le train à la ville, elle emporta bien des
gens en pleurs. Mais aucune de ces personnes ne pleurait plus
abondamment, plus sincèrement que miss Agnès Laiter.

Elle avait bien de quoi pleurer, car le seul homme qu'elle aimât au
monde,--le seul qu'elle pût jamais aimer, à ce qu'elle disait--partait
pour l'Inde, et comme chacun sait, l'Inde est partagée par parties
égales entre la jungle, les tigres, les cobras, le choléra et les
cipayes.

Phil Garron, appuyé au bastingage du flanc du steamer, sous la pluie, se
sentait aussi fort malheureux, mais il ne pleurait point.

On l'envoyait s'occuper de «thé». Qu'était-ce que ce _thé_? Il n'en
avait pas la moindre idée, mais il s'imaginait qu'il aurait à monter un
cheval fringant pour parcourir des collines couvertes d'arbrisseaux à
thé, qu'il toucherait pour cela une solde magnifique, et il savait très
bon gré à son oncle de lui avoir procuré cette niche.

Il avait sincèrement l'intention de réformer ses habitudes de
laisser-aller et de gaspillage. Il mettrait tous les ans de côté une
grande partie de son superbe traitement, et au bout d'un temps très
court, il reviendrait épouser Agnès Laiter.

Phil Garron était resté trois ans à flâner autour de son amie.

Comme il n'avait rien à faire, il ne manqua pas de devenir amoureux.

Il était fort gentil, mais il manquait de fermeté dans ses vues, dans
ses opinions, dans ses principes, et bien qu'il n'allât jamais jusqu'à
faire vraiment du mal, ses amis furent très contents quand il leur dit
adieu et qu'il partit pour cette mystérieuse affaire de _thé_, dans les
environs de Darjeeling. Ils dirent: «Que Dieu vous bénisse, mon cher
garçon, et qu'on ne vous revoie jamais!»

Tout au moins c'est là ce qu'on fit entendre à Phil.

Au moment du départ, il avait en tête un grand projet pour prouver qu'il
valait plusieurs centaines de fois plus qu'on ne l'évaluait: il
travaillerait comme un cheval, et il épouserait Agnès Laiter.

Outre sa bonne tournure, il avait maintes autres qualités.

Son seul défaut, c'était d'être faible. Oui il l'était, si peu que ce
fût.

En fait d'économie, il n'en savait pas plus que le _Morning Sun_, et
cependant vous n'auriez pu mettre le doigt sur un article et dire: «En
cette occasion, Phil Garron a fait preuve d'extravagance et
d'étourderie.» Et vous n'auriez point trouvé en son caractère un seul
vice bien défini, mais il était incomplet, et se laissait pétrir comme
du mastic.

Agnès Laiter retourna, les yeux rouges, à ses devoirs d'intérieur,--la
famille désapprouvait cet engagement,--pendant que Phil faisait voile
pour Darjeeling, «port situé sur l'Océan du Bengale» ainsi que sa mère
se plaisait à le dire à ses amis.

Il était fort bien vu à bord, il lia beaucoup de relations, ne fit
qu'une note de boissons assez modérée, et envoya de chaque port de
relâche d'énormes lettres à Agnès Laiter.

Puis il se mit à l'oeuvre sur la plantation, située quelque part entre
Darjeeling et Kangra.

Bien que le salaire et le cheval ne fussent pas tout à fait ce qu'il
avait rêvé, il réussit fort passablement, et s'accorda beaucoup plus
d'éloges qu'il n'en méritait pour sa persévérance.

Avec le temps, à mesure qu'il se faisait à son collier et que la tâche
prenait un contour plus précis à ses yeux, la figure d'Agnès Laiter
s'effaçait de son esprit, et n'y reparaissait que quand il était de
loisir, c'est-à-dire rarement. Il oubliait tout ce qui concernait la
jeune fille pendant une quinzaine, puis le souvenir revenant tout à
coup, il sursautait comme un écolier qui n'a pas songé à apprendre sa
leçon.

Elle n'oubliait point Phil, car elle était de cette sorte de femmes qui
n'oublient jamais.

Seulement, un autre,--un jeune homme qui eût été un bien meilleur
parti,--se présenta à mistress Laiter.

La probabilité d'un mariage avec Phil était aussi lointaine que jamais.
Les lettres qu'il écrivait étaient si peu encourageantes. Puis il y eut
de la part de la famille une certaine pression sur la jeune fille! Le
jeune homme était d'ailleurs un parti réellement avantageux au point de
vue de la fortune.

Bref Agnès l'épousa et écrivit à Phil dans les régions sauvages de
Darjeeling une lettre orageuse comme un cyclone, où elle lui disait que
pendant tout le reste de sa vie, elle n'aurait plus un instant de
bonheur.

Et la prophétie se réalisa.

Phil reçut cette lettre et se regarda comme injustement traité.

Cela se passait deux ans après son départ; mais à force de concentrer sa
pensée sur Agnès Laiter, de regarder sa photographie, de se passer une
main caressante sur le dos comme pour se féliciter d'être un des amants
les plus constants qu'il y ait dans l'histoire, de se monter petit à
petit la tête, il finit réellement par s'imaginer qu'il avait été traité
indignement.

Il se mit à composer une lettre d'adieu, une de ces épîtres pathétiques
dans le genre «Monde qui ne finira point. Ainsi soit-il», où il
déclarait qu'il serait fidèle jusque dans l'éternité, que toutes les
femmes se ressemblaient, à peu de chose près, qu'il cacherait son coeur
brisé, etc... mais que si dans la suite, etc... il pouvait supporter
cette attente, etc... affections restées fidèles au même objet, etc...
elle reviendrait à son premier amour, etc., tout cela en huit pages
d'écriture serrée.

A un point de vue artistique, c'était un travail agréable à voir.

Un Philistin ordinaire cependant--au fait de ce qu'éprouvait réellement
Phil, et non point de ce qu'il croyait éprouver à mesure qu'il
écrivait,--eût déclaré que c'était là l'élucubration plate, égoïste,
d'un être parfaitement plat, égoïste et faible. Mais un tel verdict eût
été injuste.

Phil affranchit sa lettre et éprouva, pendant au moins deux jours et
demi, tout ce qu'il avait décrit.

Ce fut la dernière lueur avant l'extinction totale de la lumière.

Cette lettre rendit Agnès Laiter très malheureuse. Elle pleura, elle
l'enferma dans son bureau pour ne plus la voir, et elle devint mistress
N'importe qui pour complaire à sa famille.

N'est-ce pas le premier devoir de toute jeune fille chrétienne?

Phil reprit sa besogne.

Il ne songeait plus à sa lettre que comme un artiste songe à une
esquisse finement parachevée.

Ses habitudes n'étaient point mauvaises, mais elles n'étaient pas
absolument bonnes jusqu'au jour où elles le mirent en présence de
Dunmaya, fille d'un Radjpoute qui avait été subadar-major dans notre
armée indigène.

La demoiselle avait un filet de sang des collines dans les veines, et
de même que les filles des collines, elle n'était point
_purdah-nashin_[10].

  [10] Femme vivant derrière le rideau.

Où fut-elle aperçue pour la première fois par Phil? Comment entendit-il
parler d'elle? Cela n'a pas d'importance.

C'était une bonne et belle fille, et fort intelligente, très rouée en
son genre, bien que, naturellement, ce genre fût un peu rude.

Il faut se rappeler que Phil vivait très confortablement, ne se refusait
aucun luxe, ne mettait pas même un _anna_ de côté, et que très content
de lui et de ses bonnes intentions, il perdait l'une après l'autre ses
relations en Angleterre en négligeant de leur écrire, et commençait à
regarder de plus en plus l'Inde comme son pays.

Certaines gens déchoient de cette façon et ne sont plus bons à rien.

Le climat de sa résidence était sain, et il se demandait s'il avait
réellement un motif quelconque pour retourner au pays.

Il fit ce qu'avaient fait avant lui beaucoup de planteurs. Il se décida
à prendre femme parmi les filles des collines et à s'installer
définitivement. Il avait alors vingt-sept ans, une longue vie à
parcourir, mais pas assez d'élan pour fournir cette carrière.

Ainsi donc il épousa Dunmaya selon les rites de l'Église anglaise.

Quelques camarades, des planteurs comme lui, déclarèrent qu'il faisait
une sottise; d'autres trouvèrent qu'il avait raison.

Dunmaya était une fille profondément honnête, et malgré tout le respect
qu'elle éprouvait pour son mari anglais, elle ne se faisait pas
d'illusion sur les côtés faibles de ce mari. Elle le menait avec
douceur, et en moins d'un an elle représentait, par une imitation assez
bien réussie, une dame anglaise comme toilette et comme ensemble. Il est
curieux de voir qu'un homme des collines reste homme des collines, même
après toute une vie employée à se transformer, tandis qu'une fille des
collines arrive en six mois à attraper les caractères essentiels de ses
soeurs anglaises.

Il y avait autrefois une femme coolie... Mais c'est une autre histoire.

Dunmaya s'habillait généralement en noir et jaune, ce qui lui allait
bien.

Et pendant tout ce temps, la lettre restait dans le tiroir d'Agnès.

De temps à autre, elle songeait au pauvre Phil, qui s'escrimait de son
mieux, de toute sa résolution, parmi les cobras et les tigres de
Darjeeling, et travaillait tant qu'il pouvait, dans l'espoir qu'un jour
elle lui reviendrait.

Le mari, qu'elle avait, valait dix hommes comme Phil, à cela près qu'il
avait un rhumatisme du coeur.

Trois ans après son mariage, après avoir essayé de Nice et de l'Algérie
pour sa maladie, il s'embarqua pour Bombay et il y mourut, ce qui rendit
la liberté à Agnès.

Comme elle était dévote, elle considéra cette mort et l'endroit où elle
avait eu lieu comme une preuve que la Providence était personnellement
intervenue, et quand elle se fut remise de l'émotion, elle se reprit,
elle relut les lettres de Phil, avec les etc., etc., les gros traits,
les petits traits. Elle les baisa maintes fois.

A Bombay personne ne la connaissait. Elle avait hérité de son mari une
fortune considérable, et Phil était tout près d'elle. Certes, c'était
mal, c'était inconvenant, mais elle résolut, comme le font les héroïnes
de romans, d'aller retrouver son amant de jadis, de lui offrir sa main
et son or, et de passer le reste de sa vie avec lui dans quelque endroit
inaccessibles aux âmes incapables de la comprendre.

Elle passa deux mois seule à l'hôtel Watson, pour parfaire son projet:
c'était là un joli tableau.

Puis elle se mit à la recherche de Phil Garron, aide dans une plantation
de thé dont le nom était encore plus impossible à prononcer qu'il n'est
habituel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle le découvrit. Elle avait employé un mois à cette recherche, car la
plantation n'était pas du tout dans le district de Darjeeling, mais
plutôt aux environs de Kangra.

Phil était très peu changé, et Dunmaya se montra fort aimable pour elle.
Mais ce qu'il y a de particulièrement affreux, de honteux dans toute
cette affaire, c'est que Phil, tout indigne qu'il soit qu'on pense à lui
deux fois, était et est encore aimé de Dunmaya, et plus qu'aimé d'Agnès,
dont il semble avoir gâté toute l'existence.

Chose pire encore, Dunmaya arrive à faire de lui quelqu'un de
présentable, et grâce aux soins qu'il reçoit d'elle, il échappera à la
perdition finale.

Ce qui est une injustice manifeste.



AURORE TROMPEUSE

        _Dieu sait ce qu'apportera le flot de la marée. La terre est
        fourbue et défaillante, dans l'attente, dans l'insomnie et les
        yeux ouverts, et nous qui avons été tirés de la terre, nous
        vibrons à l'unisson de notre mère souffrante._

        (DANS NOTRE PRISON)


Aucun homme ne saura jamais ce qu'il y a de vrai dans cette histoire.

Des femmes peuvent sans doute se la chuchoter mutuellement après une
danse, quand elles s'arrangent les cheveux pour la nuit et qu'elles
comparent les listes de leurs victimes.

Naturellement, un homme n'assiste pas à cette cérémonie.

Il faut donc conter la chose extérieurement,--sans y voir clair,--tout
de travers.

Ne faites jamais à une femme l'éloge de sa soeur, avec l'espoir que vos
compliments arriveront à la destination que vous vous proposez, et dans
celui de planter des jalons pour vous-même.

Une soeur est avant tout, femme. Elle n'est soeur qu'ensuite, et vous
reconnaîtrez que vous vous nuisez à vous-même.

Saumarez savait cela quand il se décida à demander sa main à l'aînée des
misses Copleigh.

Saumarez était un homme singulier. Il n'avait guère de mérites visibles
pour les hommes, quoiqu'il fût très bien vu des femmes et qu'il eût de
la prétention assez pour en fournir à un conseil de vice-roi, tout en en
gardant un peu pour le commandant en chef de l'état-major.

C'était un civil.

Beaucoup de femmes s'intéressaient à Saumarez, peut-être parce qu'il
était rude dans ses façons avec elles.

Si vous heurtez les naseaux d'un poney, dès le premier moment où vous
faites sa connaissance, il peut se faire qu'il ne vous prenne pas en
affection, mais il est certain qu'il suivra avec un vif intérêt tous les
mouvements que vous ferez par la suite.

L'aînée des misses Copleigh était jolie, boulotte, engageante et
charmante.

La cadette n'était pas aussi jolie, et à entendre des hommes qui ne
tiennent pas compte du conseil donné ci-dessus, elle inspirait de
l'éloignement, elle n'avait aucune attraction. En fait, les deux jeunes
personnes avaient le même extérieur, et il y avait la plus grande
ressemblance entre leur air et leur voix, bien que le premier venu pût
dire sans hésitation laquelle des deux était la plus jolie.

Saumarez avait mis dans sa tête, dès qu'elles vinrent à la station de
Béhar, qu'il épouserait l'aînée.

Du moins, nous étions tous certains qu'il le voudrait, ce qui revient au
même.

Elle avait vingt-deux ans et lui en avait trente-trois avec des
appointements et des allocations qui faisaient environ quatorze cents
roupies par mois.

Ainsi cette union, comme nous l'arrangions, était parfaitement assortie.

Il se nommait Saumarez, et sommaire aussi était sa nature, ainsi que
l'avait dit quelqu'un.

Ayant rédigé sa résolution, il se forma en comité d'un seul homme pour
en discuter, et son vote fut qu'il choisirait son heure.

D'après notre argot inconvenant, les misses Copleigh «chassaient
couplées».

En d'autres termes, il vous était impossible d'avoir affaire à l'une
d'elles sans avoir affaire à l'autre.

C'étaient des soeurs bien aimantes, sans doute, mais leur affection
mutuelle n'était pas dépourvue d'inconvénients.

Saumarez tenait la balance en équilibre à l'épaisseur d'un cheveu près,
entre elles, et lui seul eût pu dire de quel côté son coeur penchait.
Pourtant chacun le devinait.

Il faisait de fréquentes promenades à cheval, et dansait souvent avec
elles, mais il ne réussissait jamais à les séparer, un temps
appréciable, l'une de l'autre.

Selon les femmes, c'était une défiance profonde qui tenait les deux
soeurs rapprochées, chacune d'elles craignant que l'autre ne gagnât
l'avance d'une étape par une marche dérobée. Mais cela ne regarde pas un
homme.

Saumarez se taisait, à raison ou à tort, et se donnait l'air aussi
affairé qu'il pouvait dans ses attentions, et apportait le même soin à
son travail et à sa partie de polo.

Il n'était pas douteux que les jeunes filles ne l'eussent pris en
amitié.

Comme la saison chaude approchait, et que Saumarez ne se décidait
pas,--les femmes disent qu'on eût pu lire dans les yeux des jeunes
filles leur embarras,--elles avaient l'air contraint, anxieux,
irritable.

Les hommes sont absolument aveugles en ces matières, à moins qu'il
n'entre plus de féminin que de masculin dans leur composition, et alors
ce qu'ils disent et ce qu'ils pensent n'a pas d'importance.

Pour moi, j'affirme que si les joues des misses Copleigh avaient perdu
de leur fraîcheur, cela tenait à la chaleur des journées d'avril.

On aurait dû les envoyer plus tôt dans les montagnes.

Personne,--soit homme, soit femme,--ne se sent un ange quand arrivent
les grandes chaleurs.

La cadette devint plus _rosse_,--pour ne pas dire plus aigre--dans ses
façons. Quant aux manières engageantes de l'aînée, elles prirent quelque
tranchant. On y sentait quelque effort.

Or, la station où se passaient toutes ces choses n'était certes pas une
petite station, mais elle était en dehors de la ligne du chemin de fer,
et périssait dans l'oubli.

Il n'y avait point de jardins, point d'orchestre, aucune distraction qui
valût la peine d'en parler, et il fallait presque une journée de voyage
pour aller danser à Lahore.

Les gens vous savaient gré de la moindre chose qui pût les intéresser.

Vers le commencement de mai, juste avant l'exode final des habitués de
stations en montagne, alors qu'il faisait très chaud et qu'il ne restait
pas plus de vingt personnes à la station, Saumarez organisa un
pique-nique, où l'on devait se rendre à cheval pour souper au clair de
lune, sur une tombe antique, à six milles de là, sur le bord de la
rivière.

C'était un pique-nique genre Arche de Noé; et il devait y avoir comme à
l'ordinaire, un intervalle d'un quart de mille entre chaque couple, à
cause de la poussière.

Il vint six couples en tout, y compris les chaperons.

Les pique-niques au clair de la lune sont utiles justement quand la
saison va finir, avant que les jeunes filles ne partent pour les
stations en montagne. Ces pique-niques amènent les coeurs à battre à
l'unisson et les chaperons devraient les encourager, surtout quand leurs
filles ont l'air charmantes en amazones.

J'en ai connu un cas jadis, mais cela c'est une autre histoire.

Ce pique-nique-là fut appelé le grand pique-nique détente, parce qu'on
savait qu'alors Saumarez se déclarerait à l'aînée des misses Copleigh,
et outre son affaire, il y en avait une autre qui pourrait se dénouer
aussi heureusement.

L'atmosphère sociale était chargée à haute pression et demandait à être
dégagée.

Nous nous réunîmes, à dix heures, sur le terrain de manoeuvre.

La nuit était d'une chaleur terrible.

Les chevaux, bien qu'allant au pas, étaient couverts de sueur, mais
plutôt que de rester dans nos sombres demeures tout paraissait
supportable.

Quand on se mit en marche sous la pleine lune, nous étions quatre
couples, un groupe de trois, et moi. Saumarez accompagnait à cheval les
misses Copleigh, et je flânais à l'arrière de la procession, en me
demandant avec laquelle Saumarez reviendrait.

Tout le monde était heureux et content, mais nous nous doutions tous que
quelque chose allait se produire.

Nous allions lentement.

Il était près de minuit quand nous arrivâmes à la tombe antique, faisant
vis-à-vis à la pièce d'eau en ruines, dans les jardins abandonnés où
nous allions boire et manger.

J'arrivai en retard, et avant que j'eusse pénétré dans le jardin, je
remarquai à l'horizon, au nord, un coup de lumière indécise, d'un ton
noir foncé. Mais personne ne m'aurait su gré de gâter une partie de
plaisir aussi bien organisée que ce pique-nique, et un ouragan de
poussière de plus ou de moins ne fait pas grand mal.

On se groupa au bord de la pièce d'eau.

Quelqu'un avait apporté un banjo--c'est un instrument très
sentimental--et trois ou quatre d'entre nous chantèrent.

Il n'y a pas là de quoi rire. Nous avons un très petit nombre de
distractions dans les stations lointaines.

Puis, nous causâmes par groupes ou ensemble, couchés sous les arbres,
pendant que les roses, grillées par le soleil, laissaient tomber leurs
pétales à nos pieds, en attendant le souper.

Ce fut un beau souper, aussi froid, aussi glacé que vous pouviez le
désirer, et nous prîmes notre temps pour le savourer.

J'avais senti l'air s'échauffer de plus en plus, mais personne n'avait
paru s'en apercevoir jusqu'au moment où la lune disparut, où un vent
brûlant commença à fouetter les orangers avec un bruit comparable à
celui de la mer.

Avant que nous puissions nous rendre compte de ce qui se passait,
l'orage de poussière fondait sur nous, et faisait de tout ce qui nous
entourait un tourbillon hurlant et sombre.

La table du souper fut emportée par le travers dans la pièce d'eau.

Nous n'osions pas nous arrêter quelque part aux environs de la vieille
tombe, de peur qu'elle ne fût déracinée par une rafale. Aussi
chercha-t-on à se diriger à tâtons vers les orangers où nos chevaux
étaient à l'attache et à y attendre que l'orage passât.

Alors le peu de lumière qui restait disparut, et on n'aurait pu
distinguer sa main devant sa figure.

L'air était lourdement chargé de poussière et de sable venant du lit de
la rivière. Tout cela remplissait les bottes et les poches, coulait le
long du cou, formait une couche sur les sourcils et les moustaches.

C'était un des pires orages de sable de l'année.

Nous étions serrés les uns contre les autres, à côté des chevaux qui
tremblaient, pendant que le tonnerre babillait au-dessus de nous, que
les éclairs pleuvaient du ciel, en nappe comme l'eau d'une écluse, de
tous les côtés à la fois.

On ne courait aucun danger, certes, à moins que les chevaux ne
rompissent leurs liens.

J'étais debout, la tête tournée du côté opposé à la direction du vent,
les mains sur ma bouche. J'entendais les arbres se fouetter
mutuellement.

Je ne pouvais voir ce qui se trouvait près de moi que quand il faisait
des éclairs.

Alors je reconnus que j'étais terré près de Saumarez et miss Copleigh
l'aînée, avec mon cheval juste devant moi.

Si je reconnus miss Copleigh l'aînée, c'est qu'elle avait un
_puggry_[11] autour de son casque, et que la cadette n'en avait pas.

  [11] Turban de gaze ou de mousseline.

Toute l'électricité qui se trouvait dans l'air avait passé dans mon
corps. J'étais tout frémissant, tout vibrant, de la tête aux pieds, tout
comme lorsqu'un cor vous donne une sensation de battement, une douleur
lancinante, quand le temps est à la pluie.

C'était une tempête grandiose.

On eût dit que le vent ramassait la terre pour la jeter à droite en
grands tas.

La chaleur montait du sol comme le feu du Jugement Dernier.

L'orage s'apaisa un peu au bout de la première demi-heure, et j'entendis
une petite voix désespérée tout près de mon oreille. Elle se disait,
comme à elle-même, comme une âme perdue qui volèterait emportée par le
vent:

--O mon Dieu!

Alors miss Copleigh, la cadette, chancela entre mes bras en disant:

--Où est mon cheval? Trouvez-moi mon cheval. Il faut, il faut que je
rentre à la maison, il le faut. Ramenez-moi à la maison.

Je pensai que les éclairs et la noirceur de la nuit l'avaient effrayée.
Aussi dis-je qu'il n'y avait aucun danger, mais qu'il fallait qu'elle
attendît la fin de l'orage.

Elle répondit:

--Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela! Il faut que je rentre. Oh!
emmenez-moi d'ici!

Je dis qu'elle ne pouvait pas partir avant qu'on y vît clair, mais je
sentis qu'elle me frôlait en passant et qu'elle s'éloignait.

De quel côté? Il faisait trop noir pour qu'on pût le voir.

Alors tout le ciel se fendit pour livrer passage à un éclair effrayant,
comme si la fin du monde arrivait.

Toutes les femmes jetèrent un cri aigu.

Presque à l'instant même, je sentis une main d'homme sur mon épaule, et
j'entendis Saumarez hurlant à mon oreille.

Les craquements des arbres et les grondements de la tempête
m'empêchèrent de comprendre tout de suite ce qu'il disait, mais à la fin
je l'entendis.

--Je me suis trompé de miss! Que faut-il faire?

Saumarez n'avait aucun motif pour me faire cette confidence.

Je n'avais jamais été son ami, et je ne le suis pas devenu, mais je
suppose qu'en ce moment-là, lui et moi, nous n'étions pas dans notre
assiette.

Resté debout, il tremblait d'agitation, et l'électricité me pénétrait
d'une singulière sensation.

Tout ce que je pus trouver à dire, ce fut:

--Vous n'en êtes que plus sot d'avoir fait votre déclaration en plein
ouragan de poussière.

Mais je ne voyais pas en quoi cela pouvait arranger les choses.

Alors il cria:

--Où est Édith, Édith Copleigh?

Édith était la soeur cadette.

Tout stupéfait, je lui répondis:

--Que lui voulez-vous?

Le croiriez-vous? Pendant les deux minutes qui suivirent, nous restâmes
à nous regarder comme deux fous.

De son côté, il jurait que c'était à la plus jeune des soeurs qu'il
avait toujours compté faire sa déclaration. Du mien, je lui criai
jusqu'à extinction de voix qu'il avait dû commettre une méprise.

Tout ce que je pourrais dire pour expliquer cela, c'est qu'en fait nous
avions tous les deux perdu la tête.

Tout m'apparaissait comme un mauvais rêve, depuis le piétinement des
chevaux dans l'obscurité, jusqu'au récit de Saumarez, me contant qu'il
s'était épris tout d'abord d'Édith Copleigh.

Il me tenait toujours solidement par l'épaule, et me suppliait de lui
dire où était Édith Copleigh, quand il se fit une nouvelle accalmie, qui
ramena de la lumière.

Alors nous vîmes le nuage de poussière qui se formait sur la plaine en
avant de nous. Alors nous comprîmes que le plus fort de l'orage était
passé.

La lune s'était rapprochée de l'horizon, et on apercevait tout juste la
lueur de la trompeuse aurore qui précède la vraie d'environ une heure.
Mais c'était une lueur bien faible, et le nuage roux mugissait comme un
taureau.

Je me demandais où était passée Édith Copleigh, et pendant que je me
faisais cette question, je vis simultanément trois choses.

Tout d'abord la figure de Maud Copleigh qui émergeait toute souriante de
l'obscurité, et s'avançait vers Saumarez, debout près de moi.

J'entendis la jeune fille murmurer.

--Georges!

Elle glissa son bras sous le bras qui n'était pas employé à me maintenir
par l'épaule, et je vis sur la figure de la jeune fille cette expression
qui n'y apparaît qu'une ou deux fois dans toute une existence,--quand
une femme est parfaitement heureuse, que l'air est plein de sons de
trompettes, de flammes aux couleurs féériques, et que la terre se
dissipe en vapeur, parce qu'on aime et qu'on est aimée.

En même temps, je vis la figure que fit Saumarez en entendant la voix de
Maud Copleigh, et à une cinquantaine de yards du bouquet d'orangers, je
vis une amazone de toile brune qui se remettait en selle.

Ce fut sans doute mon état de surexcitation qui me porta aussi vite à me
mêler de ce qui ne me regardait pas.

Saumarez se dirigeait vers l'amazone, mais je le ramenai en arrière et
lui dis:

--Arrêtez-vous, expliquez-vous; je vais la chercher.

Et je courus pour aller chercher mon cheval. J'avais l'idée parfaitement
inopportune que toute chose devait se faire convenablement et avec
ordre, et que Saumarez avait pour premier devoir d'effacer de la figure
de Maud Copleigh cet air de bonheur.

Pendant tout le temps que je mis à rajuster le mors, je me demandai
comment il allait s'y prendre.

Je partis au trot après Édith Copleigh, comptant la ramener à petits pas
sous un prétexte ou un autre. Mais elle se lança au galop aussitôt
qu'elle m'aperçût, et je fus forcé de lui faire une chasse à courre en
règle.

Elle me cria par-dessus son épaule:

--Allez-vous-en; je retourne à la maison, allez-vous-en.

Et cela deux ou trois fois.

Mais mon devoir était de la rattraper d'abord, de la raisonner ensuite.

Cette chevauchée était bien ce qu'il fallait pour achever le mauvais
rêve.

Le terrain était très dur, et de temps à autre nous nous lancions à
travers les tourbillons étouffants, les «diables de poussière» qui se
forment à la lisière de l'orage qui se déplace.

Il soufflait un vent d'une chaleur brûlante qui nous apportait la
puanteur d'un four à briques moisies, et ainsi tantôt dans un demi-jour,
tantôt à travers les «diables de poussière» par la plaine désolée,
voltigeait l'amazone de toile brune sur le cheval gris.

Tout d'abord elle piqua droit vers la station.

Puis, elle fit demi-tour, et partit dans la direction de la rivière en
traversant des couches roussies de l'herbe des jungles, sol assez
mauvais pour vous faire faire panache.

Si j'avais été de sang-froid, je n'aurais jamais eu l'idée de traverser
un pareil pays la nuit, mais cela me paraissait tout naturel, avec
l'éclair scintillant au-dessus de moi, et, dans le nez une vapeur puante
qui semblait monter de l'abîme.

Je volais, je criais.

Elle se penchait en avant, et fouaillait son cheval, si bien que la
queue de l'ouragan arriva sur nous, en nous enveloppant et nous
emportant dans la direction du vent, comme des bouts de papier.

Je ne sais quelle distance nous parcourûmes à cheval, mais le bruit de
tambour que faisaient les fers, les grondements du vent, et la marche
affolée de la lune rouge de sang à travers le brouillard jaune, tout
cela me parut durer des années, des années.

J'étais littéralement trempé de sueur depuis mon casque jusqu'à mes
guêtres, quand le cheval gris trébucha, reprit son équilibre, et se
remit en marche complètement fourbu.

Ma bête, elle aussi, n'en pouvait plus.

Édith Copleigh était dans un piteux état, toute cuirassée de poussière,
son casque enlevé, et pleurant à chaudes larmes:

--Pourquoi donc ne pas me laisser tranquille? disait-elle. Je ne
demandais qu'à partir, à rentrer à la maison! Oh! _je vous en prie_,
laissez-moi aller.

--Maintenant il faut que vous reveniez avec moi, miss Copleigh. Saumarez
a quelque chose à vous dire.

C'était une bien sotte façon de présenter la chose, mais je connaissais
à peine miss Copleigh, et bien que j'eusse joué le rôle de Providence
aux dépens de mon cheval, je ne pouvais lui répéter en propres termes ce
que m'avait appris Saumarez.

Cela, je pensais qu'il le ferait mieux lui-même.

Tous ses airs de se dire fatiguée, de vouloir rentrer à la maison,
disparurent. Elle se balança de côté et d'autre sur sa selle, tout en
sanglotant, pendant que le vent brûlant faisait flotter sa chevelure de
côté.

Je n'ai pas besoin de répéter ce qu'elle dit, attendu qu'elle avait
perdu tout sang-froid.

C'était bel et bien, je vous en réponds, l'effrontée miss Copleigh.

Me voilà donc là, moi absolument un étranger pour elle, à tâcher de lui
faire entendre que Saumarez l'aimait, et qu'il fallait qu'elle revînt,
pour le lui entendre dire.

Je crois que je parvins à me faire comprendre, car elle éperonna le
cheval gris et le fit marcher tout clopinant, tant bien que mal, et l'on
se mit en route vers la tombe, pendant que les roulements de l'orage
descendaient sur Umballah, et que quelques grosses gouttes de pluie
chaude tombaient.

Je découvris qu'elle s'était trouvée debout tout à côté de Saumarez
pendant qu'il avait fait sa demande à sa soeur, et qu'elle avait alors
éprouvé le besoin de rentrer chez elle pour pleurer à son aise, en jeune
fille anglaise qu'elle était.

Pendant notre trajet, elle s'épongea les yeux avec son mouchoir, et se
mit à me gazouiller son contentement, dans une joie débordante, comme
convulsive.

Cela était absolument extraordinaire, mais n'en avait pas du tout l'air,
en ce moment, en cet endroit.

Tout l'univers se réduisait aux deux petites Copleigh, à Saumarez et à
moi, et on eût dit que la tâche de remettre en ordre cet univers
bouleversé m'avait été confiée.

Lorsque nous parvînmes à la tombe, dans le calme profond et morne qui
suivit l'orage, l'aube allait bientôt paraître. Personne ne s'était
éloigné.

On attendait notre retour.

Saumarez surtout.

Sa figure était pâle et tirée.

Quand miss Copleigh et moi, nous arrivâmes clopin-clopant, il s'avança à
notre rencontre, et lorsqu'il l'eut aidée à mettre pied à terre, il
l'embrassa devant toute la troupe.

On eût dit une scène jouée sur un théâtre, et ce qui ajoutait à la
ressemblance, c'était l'aspect des acteurs tout blancs de poussière,
avec des airs de fantômes, tant les hommes que les femmes, sous les
orangers qui applaudissaient--on eût dit qu'ils étaient l'auditoire--au
choix de Saumarez.

Je n'ai jamais rien vu en ma vie qui fût aussi peu anglais.

Finalement, Saumarez dit qu'il nous fallait retourner à la station, sans
quoi la station viendrait nous chercher, et... aurais-je la bonté
d'accompagner à cheval Maud Copleigh pendant le retour?

--Rien ne me serait plus agréable, répondis-je.

En conséquence, on se forma en six couples, et l'on repartit deux par
deux pendant que Saumarez marchait à pied à côté de miss Édith Copleigh,
à qui il avait donné son cheval.

Le ciel s'était éclairci, et peu à peu, à mesure que le soleil
s'élevait, je sentis que nous redevenions tout doucement des hommes et
des femmes ordinaires et que le grand pique-nique détente était une
chose tout à fait à part, une chose extraterrestre, une chose qui ne se
reproduirait plus.

C'était parti avec l'ouragan de poussière, avec les vibrations de l'air
brûlant.

Je me sentais éreinté, fourbu et quelque peu honteux de moi-même lorsque
j'allai prendre un bain et dormir un peu.

Il y a une version féminine de cette histoire, mais elle ne sera jamais
écrite... à moins qu'il ne prenne fantaisie à Maud Copleigh de l'écrire.



LE SAUVETAGE DE PLUFFLES

        _Ainsi pendant une saison elles se battirent à armes égales,
        elle et sa cousine Mary. Pleines de tact, de talent, de
        bonhomie, elles furent des adversaires accomplies. Mais qu'on ne
        compare jamais des batailles entre hommes avec les implacables
        rencontres entre femmes._

        (DEUX ET UN)


Mistress Hauksbee était parfois bienveillante pour son propre sexe.

Voici une histoire qui le prouve; vous en prendrez ce qui vous plaira,
pas davantage.

Pluffles était sous-officier dans les «_Inconvenants_».

Il était nigaud, même pour un sous-officier; nigaud des pieds à la tête,
comme un serin dont le duvet n'a pas encore cédé toute la place aux
plumes.

Le pire de tout, c'est qu'il avait trois fois plus d'argent qu'il n'eût
été bon pour lui.

Le père de Pluffles était riche, et Pluffles était fils unique.

La maman de Pluffles l'adorait. Elle était presque aussi serine qu'il
était serin, et elle croyait tout ce qu'il disait.

La faiblesse de Pluffles consistait à ne jamais croire ce qu'on lui
disait.

Il aimait mieux s'en rapporter à ce qu'il appelait son propre jugement.

Il avait juste autant de jugement que d'adresse à se tenir en selle ou à
se servir de ses mains, et cette partialité lui valut de tomber une ou
deux fois la tête la première dans des ennuis.

Mais le plus grand des ennuis que Pluffles se créa de toutes pièces, lui
échut à Simla, il y a quelques années, alors qu'il avait vingt-quatre
ans.

Il débuta par ne s'en rapporter qu'à son propre jugement, selon son
habitude, et le résultat ce fut d'être attaché pieds et poings liés aux
roues du rickshaw de mistress Reiver.

Il n'y avait qu'une chose de bien dans mistress Reiver, c'était sa
toilette.

Elle était mauvaise depuis ses cheveux, qui avaient poussé sur la tête
d'une jeune Bretonne, jusqu'aux talons de ses bottines qui avaient deux
pouces deux tiers de hauteur.

Elle n'était point loyalement malfaisante comme mistress Hauksbee. Elle
avait une scélératesse de femme d'affaires.

Elle ne prêtait jamais le flanc aux mauvais propos. Elle était trop
dépourvue d'instincts généreux pour cela.

Elle était l'exception destinée à prouver qu'en règle générale, les
dames anglo-indiennes sont à tous les points de vue aussi charmantes que
leurs soeurs d'Angleterre.

Elle passait sa vie à démontrer cette règle.

Mistress Hauksbee et elle se détestaient cordialement. Elles se
détestaient bien trop pour se heurter avec fracas, mais elles disaient,
l'une de l'autre, des choses à vous faire tressauter, tant elles étaient
fortes.

Mistress Hauksbee était honnête--honnête comme ses dents de devant--et
sans son goût pour les méchants tours, elle eût été la perle des femmes.
Mais chez mistress Reiver il n'y avait point d'honnêteté; rien
qu'égoïsme.

Et dès le début de la saison, le pauvre petit Pluffles devint sa proie.

Elle se donna tout entière à cette tâche; et qu'était Pluffles, pour
résister? Il persista à ne s'en rapporter qu'à son propre jugement, et
ce fut sa perdition.

J'ai vu Stayes se chamailler avec un cheval rétif; j'ai vu un meneur de
tonga venir à bout d'un poney entêté, j'ai vu un setter indocile dressé
au fusil par un piqueur impitoyable, mais cela ne fut rien à côté du
dressage de Pluffles, sous-officier aux «Inconvenants».

Il apprit à aller chercher et à rapporter comme un chien, et aussi à
attendre, comme un chien, un mot de mistress Reiver.

Il apprit à attendre sous l'orme à des rendez-vous où mistress Reiver
n'avait point l'intention d'aller.

Il apprit à accepter avec reconnaissance un tour de danse que mistress
Reiver n'avait point l'intention de lui donner.

Il prit l'habitude de rester une heure et quart à grelotter du côté
exposé au vent, à l'Élysée, alors que mistress Reiver se disposait à
faire un tour à cheval.

Il apprit à aller en quête d'un «rickshaw» dans un complet léger, sous
une pluie battante, et à marcher à côté de ce rickshaw quand il l'avait
trouvé.

Il apprit à s'entendre adresser la parole comme on fait à un coolie, à
recevoir des ordres comme un cuisinier.

Il apprit tout cela, et bien d'autres choses encore.

Et il paya pour recevoir cette éducation.

Peut-être s'imaginait-il, d'une façon plus ou moins vague, que c'était
beau, que cela faisait de l'effet, que cela lui créait une filiation au
milieu des gens, que c'était précisément là ce qu'il devait faire.

Avertir Pluffles qu'il agissait imprudemment, cela n'était l'affaire de
personne.

Cette saison-là, l'allure était trop correcte pour qu'on y regardât de
près, et quand on se mêle des sottises d'autrui on fait une besogne qui
ne rapporte que des ennuis.

Le colonel de Pluffles l'aurait renvoyé à son régiment, s'il avait su
comment les choses allaient. Mais Pluffles avait trouvé le moyen de se
fiancer à une jeune fille en Angleterre, la dernière fois qu'il y était
allé, et s'il y avait une chose que le colonel détestât avant tout,
c'était un sous-officier marié.

Il se frotta les mains quand il vit quelle éducation recevait Pluffles,
et dit que c'était excellent «pour former ce garçon-là».

Mais cela ne consistait nullement à le former: cela l'amenait à dépenser
au-delà de ses ressources, qui étaient grandes.

En outre, cette éducation-là était propre à perdre un garçon de force
moyenne, et en faisait un homme de deuxième ordre et d'un caractère
suspect.

Il se risquait dans un mauvais milieu, et on eût été surpris de voir à
combien se montait sa petite note chez Hamilton.

Alors mistress Hauksbee surgit au bon moment.

Elle joua sa partie à elle seule, sachant ce que les gens diraient
d'elle, et elle la joua dans l'intérêt d'une jeune fille qu'elle n'avait
jamais vue.

La fiancée de Pluffles était sur le point d'arriver, chaperonnée par une
tante, en octobre, pour épouser Pluffles.

Au commencement d'août, mistress Hauksbee reconnut qu'il était temps
d'intervenir.

Un homme qui monte beaucoup à cheval sait exactement ce qu'un cheval va
faire au moment où il va le faire.

De la même façon, une femme, aussi expérimentée que mistress Hauksbee,
sait au juste comment se conduira un tout jeune homme, dans certaines
circonstances, particulièrement quand il s'est amouraché d'une femme du
type de mistress Reiver.

Elle se dit que tôt ou tard le petit Pluffles romprait ce mariage pour
rien du tout, rien que pour être agréable à mistress Reiver, et qu'en
récompense, celle-ci le tiendrait à ses pieds, à son service tout juste
autant de temps qu'elle le trouverait agréable.

Elle disait qu'elle connaissait les symptômes de ces choses.

Si elle ne les connaissait pas, qui donc les eût connus.

Alors elle se mit en campagne pour reprendre Pluffles sous les canons
mêmes de l'ennemi, tout comme mistress Cusack-Bremmil avait pris Bremmil
sous les yeux de mistress Hauksbee.

Cette lutte-là dura sept semaines.

Nous l'appelâmes la guerre de Sept Semaines, et on y disputa le terrain
pouce par pouce des deux côtés.

Le compte-rendu détaillé remplirait tout un volume sans être complet.
Quiconque se connaît en ces questions peut suppléer par lui-même aux
lacunes de détail.

Ce fut une bataille superbe, il n'y en aura jamais de pareille tant que
flotteront les couleurs anglaises, et Pluffles était le prix de la
victoire.

On disait des choses à faire rougir sur mistress Hauksbee. On ne savait
pas quel était son jeu.

Mistress Reiver luttait un peu parce que Pluffles lui était utile, mais
surtout parce qu'elle détestait mistress Hauksbee, et que c'était un
essai de leur force respective.

Quant à Pluffles, nul ne sait ce qu'il en pensait. Même dans ses
meilleurs moments, Pluffles n'avait pas beaucoup d'idées, et le peu
qu'il en avait lui servaient à poser.

Mistress Hauksbee dit:

--Il faut prendre à l'appeau ce garçon-là, et la seule façon de le
prendre, c'est de le bien traiter. Aussi le traita-t-elle en homme du
monde et d'expérience aussi longtemps que l'issue fut douteuse.

Peu à peu Pluffles se dégagea de son ancien vasselage et dévia vers
l'ennemi, qui fit grand cas de lui.

On ne l'envoya jamais en service de corvée pour courir après des
rickshaws. On ne lui promit jamais de danses qu'on ne lui accordait
point. On ne tira plus à jet continu sur sa bourse.

Mistress Hauksbee le menait avec un licol, et après le traitement que
lui avait fait subir mistress Reiver, ce lui fut un changement
appréciable.

Mistress Reiver lui avait fait perdre l'habitude de parler de lui, et
l'avait dressé à parler de ses mérites à elle.

Mistress Hauksbee s'y prit autrement, et gagna si bien sa confiance
qu'il finit par lui parler de ses fiançailles avec la jeune fille de
là-bas, au pays, tout en présentant la chose en grandes et vastes
phrases comme un «coup de folie de jeunesse».

Cela eut lieu un jour qu'il prenait le thé chez elle, dans l'après-midi,
en causant d'une façon qu'il croyait gaie et charmeuse.

Mistress Hauksbee avait vu la génération qui avait précédé Pluffles dans
la vie bourgeonner, puis s'épanouir, puis se flétrir en devenant des
capitaines gras à lard et des majors ronds comme des tonneaux.

En comptant sans exagération, on aurait pu trouver vingt-trois aspects
divers dans le caractère de la dame.

Certains en eussent vu davantage.

Elle débuta en tenant à Pluffles des propos maternels, et comme si la
différence entre leurs âges eût été de trois cents ans, au lieu de
quinze.

Elle parlait avec une sorte de tremblement guttural qui avait un effet
moelleux, bien qu'elle prétendît que son langage n'eût rien de moelleux.

Elle faisait remarquer à Pluffles la folie extrême, pour ne pas dire la
bassesse de sa conduite, l'étroitesse de ses vues.

Alors il bafouillait je ne sais quoi, signifiant «qu'il s'en rapportait
à son propre jugement, comme un homme du monde», et cela préparait les
voies à ce qu'elle avait à dire ensuite.

Ce traitement aurait bientôt été usé, si Pluffles l'avait reçu d'une
autre femme, mais avec le genre de roucoulements qu'employait mistress
Hauksbee, il n'en résultait autre chose pour lui que la sensation
d'embarras et de remords, comme s'il eût été dans une église fréquentée
par du beau monde.

Petit à petit, avec grande douceur, avec un charme accompli, elle finit
par enlever à Pluffles sa prétention, tout comme on enlève les baleines
d'un parapluie pour le couvrir de nouveau.

Elle lui dit ce qu'elle pensait de lui et de son jugement, et de sa
connaissance du monde; elle lui dit comme quoi ses exploits avaient fait
de lui la risée des gens, et comme quoi il projetait de lui faire la
cour si elle lui en laissait voir la possibilité.

Alors elle ajouta qu'il lui fallait le mariage pour faire de lui
quelqu'un. Elle traça un petit portrait, tout en teintes de rose et
d'opale, de la future mistress Pluffles, traversant la vie avec toute
confiance dans le jugement et l'expérience mondaine d'un mari qui
n'avait aucun reproche à se faire.

Comment concilier ces deux qualités? Elle seule le savait.

Mais Pluffles ne s'apercevait point qu'elles étaient incompatibles.

Son discours fut une petite homélie en règle--bien meilleure que celle
qu'eût pu prononcer n'importe quel clergyman--et elle la termina par de
touchantes allusions à papa et à maman, et à la sagesse qu'il montrerait
en prenant femme.

Alors elle envoya Pluffles faire un tour de promenade, et méditer ce
qu'elle lui avait dit.

Pluffles s'en alla en se mouchant très fort, et se tenant très droit.

Mistress Hauksbee se mit à rire.

Quels avaient été les projets de Pluffles au sujet du mariage?

Mistress Reiver était seule à le savoir, et elle garda son secret
jusqu'à la tombe.

J'imagine qu'elle n'eût pas été fâchée, qu'elle eût considéré comme un
hommage que son mariage eût été manqué à cause d'elle.

Pluffles eut le plaisir de s'entretenir bien des fois avec mistress
Hauksbee pendant les quelques jours qui suivirent, et tous ces
entretiens tendirent au même but; ils soutinrent Pluffles dans le chemin
de la vertu.

Mistress Hauksbee tint à le garder sous son aile jusqu'au dernier
moment.

C'est pourquoi elle désapprouva son projet de se rendre à Bombay pour se
marier.

--Grands Dieux! disait-elle, qui sait ce qui peut survenir en route?
Pluffles a reçu la _malédiction de Ruben_, et l'Inde n'est pas le pays
qu'il lui faut.

Finalement la fiancée arriva avec sa tante, et Pluffles ayant mis un
semblant d'ordre dans ses affaires,--ce en quoi il fut encore aidé par
mistress Hauksbee,--se maria.

Mistress Hauksbee poussa un soupir de soulagement, quand les mots «je le
veux» eurent été prononcés des deux côtés, et elle s'en alla à ses
affaires.

Pluffles suivit le conseil qu'elle lui avait donné de retourner au pays.

Il quitta l'armée, et maintenant il élève quelque part en Angleterre des
bestiaux de diverses couleurs, dans un parc fermé de barrières peintes
en vert. Je crois qu'il s'en tire très judicieusement.

Il aurait fini par avoir ici les mésaventures les plus désagréables.

Pour ces raisons, si jamais on tient des propos plus désobligeants que
de coutume au sujet de mistress Hauksbee, répondez en racontant le
sauvetage de Pluffles.



LES FLÈCHES DE CUPIDON

        _Fosse où le bison rafraîchissait sa peau ridée par l'ardeur du
        soleil et enflammée et desséchée; hutte de troncs d'arbres dans
        le ray-grass, cachée, solitaire; levée où surgissent éparses les
        taupinières du rat de terre; creux sous la berge que longe le
        timide et furtif ruisseau; aloès qui poignarde le ventre et les
        talons. Élancez-vous, si vous l'osez, sur un étalon inconnu. Il
        est plus sûr d'aller bien loin, bien loin! Écoutez du côté où
        les meilleurs cavaliers sont en première ligne: «Garçons,
        éparpillez-vous! au loin! au loin!»._

        (LA CHASSE AU PÉORA)


Il y avait autrefois à Simla une très jolie fille, dont le père était un
pauvre, mais honnête juge de sessions et de district.

C'était une très bonne fille, mais elle ne pouvait faire autrement que
de connaître sa puissance et de s'en servir.

Sa maman était fort anxieuse au sujet de sa fille, ainsi que doit l'être
toute bonne maman.

Quand on est commissaire, célibataire, et qu'on a le droit de porter sur
son habit des joyaux à jour en or et émail, et de passer une porte avant
tout le monde, excepté un membre du conseil, un lieutenant-gouverneur ou
un vice-roi, on est un beau parti.

Du moins, c'est ce que disent les dames.

Il y avait en ce temps-là, à Simla, un commissaire qui était, qui
portait, et qui faisait tout ce que je viens d'énumérer. Il avait la
figure commune. Il était même laid. C'était l'homme le plus laid qu'il y
eût en Asie, à deux exceptions près.

Il avait une figure qui vous faisait rêver et qui vous donnait ensuite
l'idée de sculpter une tête de pipe.

Il se nommait Saggott--Barr-Saggott--Anthony Barr-Saggott, suivi de six
lettres[12].

  [12] Les lettres étaient les abréviations d'autant de titres et de
    qualités.

Comme fonctionnaire, il était un des plus capables qu'ait eu le
gouvernement de l'Inde.

Comme particulier, c'était un gorille aux manières engageantes.

Lorsqu'il adressa ses hommages à miss Beighton, je crois que mistress
Beighton pleura de joie, en voyant quelle récompense la Providence lui
envoyait dans sa vieillesse.

M. Beighton ne disait rien; c'était un homme facile à vivre.

Or, un commissaire est un très riche personnage.

Son traitement dépasse tout ce que peut souhaiter l'avidité. Il est si
énorme qu'il permet de mettre de côté, de gratter d'une façon qui ferait
perdre toute considération à n'importe quel membre du Conseil.

La plupart des commissaires sont ladres, mais Barr-Saggott était une
exception.

Il recevait royalement. Il avait une belle écurie; il donnait à danser;
il était une puissance dans le pays, et il se comportait en conséquence.

Considérez que tout ce que j'écris se passait à une époque presque
préhistorique dans le passé de l'Inde anglaise.

Certaines personnes se rappellent les années où nous jouions tous au
croquet, avant la naissance du lawn-tennis.

Et même auparavant,--si vous voulez m'en croire, il y eût des saisons où
le croquet n'étant pas encore inventé,--le jeu de l'arc, ressuscité en
Angleterre en 1844, était un fléau non moins redoutable que le
lawn-tennis de nos jours.

Les gens parlaient doctement de «tenir», de «lâcher», de «manier»,
«d'arcs reployés», «d'arcs de 56 livres», «d'arcs renforcés», «d'arcs en
yeux d'une seule pièce», tout comme nous parlons aujourd'hui de
«rallies», de «volées», de «coups durs», de «retours», de «raquettes de
16 onces».

Miss Beighton tirait divinement, plus loin que la distance des dames,
soit 60 yards, et on la proclamait la meilleure tireuse à l'arc qu'il y
eût à Simla.

Les hommes l'avaient surnommée la Diane de Tara-Devi.

Barr-Saggott était plein d'attentions pour elle, et comme je l'ai dit,
le coeur de sa mère se dilatait en conséquence.

Kitty Beighton prenait les choses avec plus de calme.

C'était charmant que d'être distinguée par un commissaire dont le nom
était suivi de plusieurs initiales et de remplir de mauvais sentiments
le coeur des autres jeunes filles. Mais il n'y avait pas moyen de nier
le fait: Barr-Saggott était d'une laideur phénoménale, et les essais
qu'il faisait pour s'embellir ne le rendaient que plus grotesque. Ce
n'était pas sans motif qu'on l'avait baptisé le _Langur_,--ce qui
signifie _singe gris_.

C'était charmant, se disait Kitty, de l'avoir à ses pieds, mais il était
plus agréable de le planter là et de s'en aller faire une promenade à
cheval avec ce coquin de Cubbon--un dragon du régiment en garnison à
Umballa,--le jeune beau soldat, qui n'avait point d'avenir.

Kitty se plaisait plus qu'un peu avec Cubbon. Il ne nia pas une minute
qu'il était féru d'elle de la tête aux pieds, car c'était un honnête
garçon.

Ainsi Kitty s'enfuyait de temps à autre, à bonne distance des pompeuses
déclarations que lui adressait Barr-Saggott pour aller retrouver le
jeune Cubbon, ce qui lui valait des réprimandes maternelles.

--Mais, maman, disait-elle, M. Saggott est tellement... tellement... si
horriblement laid! vous savez!

--Ma chère enfant, disait pieusement mistress Beighton, nous ne pouvons
être autrement que ne nous a faits la Providence qui gouverne toutes
choses. En outre, c'est vouloir en savoir plus long que votre mère,
savez-vous bien? Songez à cela et montrez-vous raisonnable.

Alors Kitty relevait son petit menton et tenait des propos
irrévérencieux sur la supériorité maternelle, sur les commissaires, sur
le mariage.

M. Beighton se frottait le sinciput, car c'était un homme facile à
vivre.

Vers la fin de la saison, Barr-Saggott, quand il jugea l'occasion mûre,
mit en train un projet qui faisait le plus grand honneur à ses talents
administratifs.

Il organisa un concours de tir à l'arc pour les dames, et donna comme
prix un magnifique bracelet tout constellé de diamants.

Il en rédigea les conditions avec une grande habileté, et chacun comprit
que le bracelet était un cadeau destiné à miss Beighton et qu'en
l'acceptant, elle acceptait aussi la main et le coeur du commissaire
Barr-Saggott.

D'après ses règles, il fallait accomplir une série dite de Saint
Léonard,--trente-six coups dans le blanc à soixante yards,--en se
conformant aux usages de la Société toxophile de Simla.

Tout Simla fut invité.

Il y eut des tables à thé, très artistement disposées sous les deodars,
à Annandale, où se trouve aujourd'hui le grand stand, et là, seul dans
toute sa gloire, scintillant au soleil, se voyait le bracelet endiamanté
dans un écrin de velours bleu.

Miss Beighton était anxieuse,--trop anxieuse, peut-être,--de prendre
part au concours.

Dans l'après-midi choisi, tout Simla se rendit à cheval à Annandale pour
assister à cette représentation du jugement de Pâris en sens inverse.

Kitty fit le trajet à cheval en compagnie du jeune Cubbon, et il fut
aisé de voir que le petit avait l'esprit troublé.

Il faut le tenir pour innocent de tout ce qui se passa ensuite.

Kitty était pâle et nerveuse, et lorgna longtemps le bracelet.

Barr-Saggott était habillé somptueusement, plus nerveux encore que
Kitty, et plus hideux que jamais.

Mistress Beighton souriait avec condescendance ainsi qu'il convient à la
mère de la toute-puissante Madame l'épouse du Commissaire.

Le tir commença.

Tout le monde était debout, rangé en demi-cercle pour voir venir les
dames l'une après l'autre.

Rien de plus ennuyeux qu'un concours à l'arc.

Les dames tiraient, tiraient, tiraient toujours et cela dura jusqu'à ce
que le soleil quittât la vallée, jusqu'à ce que de petites brises
s'élevassent parmi les deodars.

On attendait que miss Beighton vînt tirer et gagner.

Le jeune Cubbon était à un bout du demi-cercle, qui entourait les
tireuses, et Barr-Saggott à l'autre bout.

Miss Beighton était la dernière sur la liste.

Les coups heureux avaient été rares et on était certain qu'elle
gagnerait le bracelet,--plus le commissaire Barr-Saggott.

Le commissaire lui banda son arc, de ses mains augustes.

Elle fit quelques pas, regarda le bracelet, et sa première flèche alla
tout droit, avec une précision parfaite se planter au milieu du rond
doré, coup qui comptait pour neuf points.

Le jeune Cubbon, qui était du côté gauche, devint tout pâle, et le démon
de Barr-Saggott lui inspira de sourire.

Or, presque toujours les chevaux s'effarouchaient quand Barr-Saggott
souriait.

Kitty vit ce sourire.

Elle jeta un coup d'oeil en avant, un peu à gauche, fit un signe de tête
presque imperceptible à Cubbon, et se remit à tirer.

Je voudrais pouvoir décrire la scène qui se passa ensuite.

Elle fut absolument extraordinaire et des plus inconvenantes.

Miss Kitty ajustait ses flèches avec un soin infini, de telle sorte que
chacun pût voir ce qu'elle faisait. Elle tirait à la perfection, et son
arc de 46 livres était tout à fait à sa main.

Elle planta avec grand soin quatre flèches de suite dans les pieds de
bois qui portaient la cible; elle planta une flèche dans le haut du bois
de la cible.

Et toutes les dames de se regarder.

Ensuite elle se livra à un tir fantaisiste sur le blanc, ce qui vous
donne juste un point, chaque fois que vous l'atteignez.

Elle mit cinq flèches dans le blanc.

C'était merveilleux comme tir à l'arc, mais comme il s'agissait pour
elle de mettre dans le rond doré et de gagner le bracelet, Barr-Saggott
devint d'un vert tendre comme celui de la jeune lentille d'eau.

Ensuite elle tira deux fois par-dessus la cible, puis deux fois à une
grande distance sur la gauche,--toujours avec le même air
délibéré,--pendant qu'un silence glacial pesait sur l'assistance, et que
mistress Beighton tirait son mouchoir.

Ensuite Kitty tira sur le sol devant la cible et cassa plusieurs
flèches.

Après cela, elle en mit une dans le rouge, ce qui faisait sept points,
rien que pour montrer ce qu'elle était capable de faire quand elle
voulait, et elle termina ses singuliers exploits en tirant d'une façon
fantaisiste sur les supports de la cible.

Voici le total de ses points, tel qu'il résulte du compte des flèches
plantées:

  Miss Beighton.   {  Or  Rouge  Bleu  Noir  Blanc
                   {  1   1      0     0     5

  Total des mises dans la cible: 7; ensemble: 21.

Barr-Saggott faisait la même figure que si les deux ou trois dernières
flèches avaient été plantées dans ses jambes et non dans les pieds de la
cible.

Le silence profond fut interrompu par une petite fille boulotte, au
visage semé de taches de rousseur, à peine formée, qui dit d'une voix
aigrelette, mais triomphante:

--Alors c'est moi qui ai gagné!

Mistress Beighton tâcha de faire bonne contenance, mais elle pleura
devant le monde. Il fallait plus d'exercice qu'elle n'en avait, pour
résister à un tel désappointement.

Kitty détendit son arc d'un geste pervers, et retourna à sa place,
pendant que Barr-Saggott se donnait l'air de prendre grand plaisir à
fermer le bracelet sur le poignet noueux et rouge.

C'était une scène embarrassante, même pénible.

Tout le monde s'arrangea de façon à partir en masse et à laisser Kitty
en tête à tête avec sa maman.

Mais ce fut Cubbon qui l'emmena.

Quant au reste, ce n'est pas la peine de l'imprimer.



SA CHANCE DANS LA VIE

        _Alors il dressa une pile de têtes; il en entassa trente mille
        l'une sur l'autre,--tout cela pour plaire à la jeune Infidèle,
        au pays où se rident les eaux de l'Oxus. Et ainsi parla le
        farouche Atulla Khan: «C'est l'amour qui a fait de cette chose
        un homme.»_

        (HISTOIRE D'OATTA)


Oubliez tout net les réceptions, les listes d'invités aux palais du
gouvernement, les bals de corporations commerciales; partez le plus loin
possible de tous les êtres, de toutes les personnes que vous connaissez
dans votre milieu respectable,--et tôt ou tard vous franchirez la ligne
où s'arrête la dernière goutte de sang blanc, et que bat de ses flots la
marée montante du sang noir.

Il serait plus aisé d'entrer en conversation avec une duchesse de
création récente, alors qu'elle est sous le coup de l'émotion que de
causer avec les habitants de la zone frontière sans enfreindre
quelques-unes de leurs conventions, sans heurter un de leurs sentiments.

Les relations se compliquent de la façon la plus bizarre entre le Noir
et le Blanc.

Parfois le Blanc éclate en accès d'orgueil farouche, puéril,--qui sont
l'orgueil de race devenu difforme; parfois ce sont chez le Noir des
crises plus farouches encore d'abaissement, d'humilité, des usages à
demi païens, d'étranges, d'inexplicables impulsions criminelles.

Un de ces jours, ces gens-là, entendez-moi bien, il s'agit de gens très
inférieurs à la classe d'où sortit Derozio, l'homme qui imita
Byron,--ces gens-là donneront naissance à un écrivain, à un poète,--et
alors nous saurons comment ils vivent, et ce qu'ils sentent.

Jusqu'alors aucune des histoires qu'on racontera sur eux ne pourra être
absolument vraie, soit par elle-même, soit dans les conclusions qu'on en
tire.

Miss Vezzis vint de l'autre côté de la ligne frontière pour soigner
quelques enfants appartenant à une dame, jusqu'à ce qu'une nourrice déjà
retenue pût arriver.

La dame disait que miss Vezzis était une bonne incapable, malpropre,
inattentive.

Il ne lui vint jamais à l'esprit que miss Vezzis avait son existence à
diriger, ses propres affaires pour lui donner du souci, et que ces
affaires-là étaient la chose la plus importante qu'il y eût au monde
pour miss Vezzis.

Bien peu de maîtresses admettent ce genre de raisonnement.

Miss Vezzis était aussi noire qu'une botte, et à en juger d'après notre
idéal, affreusement laide. Elle portait des robes de cotonnade imprimée
et des souliers à bouts carrés, et quand les enfants lui faisaient
perdre patience, elle les injuriait dans la langue de la frontière,
langue qui est faite d'anglais, de portugais et de mots indigènes.

Elle n'était point attrayante, mais enfin elle avait son amour-propre,
et tenait à ce qu'on l'appelât miss Vezzis.

Tous les dimanches, elle s'attifait merveilleusement, et allait voir sa
maman qui passait la plus grande partie de sa vie sur un grand fauteuil
de canne, enveloppée d'une robe crasseuse de soie tussore, dans une
vaste maison, sorte de lapinière où pullulaient les Vezzis, les Pereira,
les Lisboa, les Gonsalves, sans compter une population flottante de
flâneurs.

On y trouvait en outre des débris du marché de la journée, gousses
d'ail, encens éventé, habits traînant à terre, jupons pendus à des
cordes en guise de rideaux, vieilles bouteilles, crucifix d'étain,
immortelles desséchées, fétiches de parias, statuettes en plâtre de la
Vierge, chapeaux percés.

Miss Vezzis recevait vingt roupies par mois pour faire les fonctions de
bonne, et elle se chamaillait chaque semaine avec sa maman, sur le tant
pour cent qu'il fallait pour tenir le ménage.

Une fois la dispute finie, Michele D'Cruze franchissait tant bien que
mal le petit mur en terre de la clôture, et faisait la cour à miss
Vezzis, à la façon de la frontière, qui est hérissée d'épineux
cérémonial.

Michele était une pauvre créature maladive, et très noire. Mais il avait
son amour-propre. Pour rien au monde il n'eût voulu être surpris à fumer
un _huqa_, et il regardait les naturels avec le dédain condescendant que
peut seule donner une proportion de sept huitièmes de sang noir dans les
veines.

La famille Vezzis avait aussi son amour-propre.

Elle faisait remonter son origine à un poseur de plaques, ancêtre
mythique, qui avait travaillé au pont sur la Sone, alors que les chemins
de fer étaient d'introduction nouvelle dans l'Inde, et les Vezzis
faisaient grand cas de leur origine anglaise.

Michele était aiguilleur sur la voie ferrée à 35 roupies par mois. La
situation d'employé du gouvernement rendait mistress Vezzis indulgente
sur ce que ses ancêtres laissaient à désirer.

Il y avait une légende compromettante--Dom Anna, le tailleur, l'avait
rapportée de Poonani--d'après laquelle un juif noir de Cochin aurait
épousé une femme de la famille D'Cruze; mais un secret connu de tout le
monde, c'était qu'un oncle de mistress D'Cruze remplissait, à cette
époque même des fonctions absolument domestiques, qui touchaient de près
à la cuisine, dans un club de l'Inde méridionale.

Il envoyait à mistress D'Cruze sept roupies huit annas par mois, mais
elle n'en sentait pas moins cruellement combien c'était humiliant pour
la famille.

Toutefois, au bout de quelques dimanches, mistress Vezzis vint à bout de
surmonter la répugnance que lui causaient ces taches. Elle donna son
consentement au mariage de sa fille avec Michele, à la condition que
Michele aurait au moins cinquante roupies par mois pour débuter dans la
vie conjugale.

Cette prudence extraordinaire devait être un dernier et suprême effet du
sang qu'avait apporté dans la famille le mystique poseur de rails du
Yorkshire, car de l'autre côté de la frontière, les gens se font une
question d'amour-propre, de se marier quand ils veulent,--et non point
quand ils peuvent.

S'il ne se fût agi que de son avenir comme employé, mistress Vezzis eût
tout aussi bien pu demander à Michele de partir et de revenir avec la
lune dans sa poche. Mais Michele était profondément épris de miss
Vezzis, et cela lui donna de la persévérance.

Il accompagna miss Vezzis à la messe un dimanche, et après la messe,
comme il revenait à travers la chaude et fade poussière, en la tenant
par la main, il jura par plusieurs saints dont les noms ne vous
intéresseraient guère, qu'il n'oublierait jamais miss Vezzis, et elle
lui jura, sur son honneur et sur les saints, en un serment qui finissait
d'une façon assez curieuse: «In nomine Sanctissimæ» (quel que pût être
le nom de cette sainte-là) et ainsi de suite, en finissant par un baiser
sur le front, un sur la joue gauche, et un troisième sur la
bouche,--qu'elle n'oublierait jamais Michele.

La semaine suivante, Michele fut changé de poste, et miss Vezzis laissa
tomber quelques larmes sur le cadre de la portière du compartiment au
moment où il quittait la gare.

Si vous jetez les yeux sur une carte des télégraphes de l'Inde, vous
verrez une longue ligne qui longe la côte depuis Backergunge jusqu'à
Madras.

Michele était envoyé à Tibasu, petite station de second ordre au bout du
premier tiers de cette ligne, pour expédier les dépêches entre Berhampur
et Chicacola, y rêver à miss Vezzis et aux chances qu'il avait de gagner
cinquante roupies par mois avec ses heures de bureau.

Il eut pour lui tenir compagnie le bruit de la Baie de Bengale et un
Babou bengali, rien de plus.

Il envoyait à miss Vezzis des lettres folles, où il fourrait des croix
par-dessous la patte de l'enveloppe.

Quand il eut été à Tibasu pendant près de trois semaines, l'occasion
décisive se présenta.

Qu'on ne l'oublie pas: à moins que les signes extérieurs et visibles de
notre autorité ne soient constamment sous les yeux d'un indigène, il est
aussi incapable qu'un enfant de comprendre ce que c'est que l'autorité,
et à quel danger il s'expose en lui désobéissant.

Tibasu était un petit poste oublié, où habitent quelques Mahométans de
l'Orissa.

Ces gens-là, n'ayant point entendu de quelque temps parler du
Sahib-Collecteur[13], et méprisant de tout leur coeur le sous-juge
hindou, s'arrangèrent pour organiser à leur idée une petite révolte
genre Mohurrum.

  [13] _Monsieur_ le percepteur.

Mais les Hindous, faisant une sortie, leur cassèrent la tête; puis
trouvant que l'état anarchique avait du bon, Hindous et Musulmans
hissèrent en commun une sorte de Donnybrook sans savoir où ils voulaient
en venir, mais rien que pour voir jusqu'où cela irait. Ils se démolirent
leurs boutiques les uns les autres, et assouvirent leurs rancunes
personnelles, de manière à ne laisser aucun arriéré.

C'était une méchante petite émeute, mais pas assez importante pour qu'on
en parlât dans les journaux.

Michele était dans le bureau, occupé à écrire, quand il entendit ce
bruit qu'on n'oublie jamais en sa vie,--le _ah-yah_, d'une cohue
irritée.

Quand ce bruit baisse d'environ trois tons, et devient un _ut_ sourd,
bourdonnant, l'homme qui l'entend n'a rien de mieux à faire que de se
sauver, s'il est seul.

L'inspecteur indigène de police entra en courant et dit à Michele que
toute la ville était en ébullition et se préparait à saccager la station
télégraphique.

Le babou se coiffa de son bonnet, et sortit tranquillement par la
fenêtre, pendant que l'inspecteur terrifié, mais obéissant à l'antique
instinct de race qui devine une goutte de sang blanc, si diluée qu'elle
soit, demandait:

--Quels sont les ordres du Sahib?

Au mot de Sahib, Michele prit son parti.

Malgré l'horrible frayeur qu'il éprouvait, il se sentit, lui l'homme qui
avait dans sa généalogie le juif de Cochin, et l'oncle domestique, il se
sentit donc le seul homme qui représentât dans la localité l'autorité
anglaise.

Alors il songea à miss Vezzis, aux cinquante roupies, et il assuma la
responsabilité de la situation.

Il y avait à Tibasu sept policemen indigènes, et ils disposaient pour
eux sept de quatre fusils à pistons tout détraqués. Tous ces hommes
étaient gris de peur, mais non au point qu'on ne pût les faire marcher.

Michele lâcha la clef de l'appareil télégraphique, sortit, à la tête de
son armée, pour affronter la foule.

Et comme la cohue venait de tourner l'angle de la route, il mit en joue
et fit feu, les hommes qui étaient derrière lui en firent autant, par
instinct.

Toute la foule,--composée jusqu'au dernier homme de lâches roquets,
poussa un hurlement et se sauva, laissant par terre un mort et un
mourant.

Michele suait de peur, mais il ne laissa pas percer sa faiblesse.

Il descendit dans la ville, jusqu'à la maison où le sous-juge s'était
barricadé.

Les rues étaient désertes.

Tibasu était plus effrayé que Michele, car la foule avait été assaillie
au bon moment.

Michele revint au bureau du télégraphe, et envoya une dépêche à
Chicacola pour demander de l'aide.

La réponse n'était pas arrivée, qu'il recevait une députation des
anciens, venue pour lui dire que ses actes étaient absolument
«inconstitutionnels» et pour essayer de l'intimider. Mais Michele avait
dans la poitrine un grand coeur d'homme blanc, à cause de son amour pour
miss Vezzis, la bonne d'enfants, et parce qu'il avait goûté pour la
première fois à la Responsabilité et au Pouvoir.

Ces deux choses réunies formaient une boisson enivrante, et elles ont
causé plus de chutes parmi les hommes, que le whiskey n'en produisit
jamais.

Michele répondit que le sous-juge pourrait dire ce qu'il voudrait, mais
qu'en attendant l'arrivée de l'aide-collecteur, l'opérateur du
télégraphe était à Tibasu le gouvernement de l'Inde, et que les anciens
de Tibasu seraient tenus pour responsables si l'émeute recommençait.

Alors ils courbèrent la tête, et dirent: «Soyez miséricordieux», ou
quelque chose d'approchant, puis ils repartirent, profondément pénétrés
de crainte, en s'accusant mutuellement d'avoir excité le désordre.

Dès les premières heures du jour, après avoir fait une patrouille dans
les rues avec ses sept policemen, Michele descendit sur la route, le
fusil en main, allant à la rencontre de l'aide-collecteur, qui était
monté à cheval pour calmer Tibasu.

Mais en présence de ce jeune Anglais, Michele se sentait redevenir de
plus en plus indigène, et l'histoire de l'affaire de Tibasu finit, en
même temps que s'éteignait la tension nerveuse du narrateur, par un
déluge de pleurs convulsifs, à la pensée douloureuse qu'il avait tué un
homme; d'autant plus que la nuit n'avait nullement allégé le poids de
cette honte, et qu'il éprouvait un dépit enfantin à sentir que sa langue
se refusait à faire valoir ses grands exploits.

Cela, c'était la disparition définitive de la dernière goutte de sang
blanc que Michele eût dans les veines, mais il ne s'en doutait pas.

L'Anglais, lui, le comprit, et quand il eut bien lavé la tête aux gens
de Tibasu, quand il eut tenu avec le sous-juge une conférence où cet
excellent fonctionnaire devint tout vert, il trouva le temps nécessaire
pour rédiger un rapport où il faisait connaître la conduite de Michele.

Cette lettre fut transmise à _qui de droit_ par les voies ordinaires, et
aboutit à faire déplacer Michele vers une résidence plus lointaine
encore, avec l'impérial salaire de 66 roupies par mois.

En conséquence son mariage avec miss Vezzis se fit en grande pompe,
selon le rituel antique; et maintenant il y a un grand nombre de petits
D'Cruzes qui se vautrent autour de la vérandah du bureau central de
télégraphe.

Mais, quand bien même on lui offrirait comme récompense tous les profits
du service public où il est employé, Michele ne pourrait jamais, non,
jamais recommencer ce qu'il fit à Tibasu, pour obtenir Miss Vezzis, la
bonne d'enfants.

Cela prouve que quand un homme accomplit une bonne besogne, tout à fait
hors de proportion avec son salaire, c'est, sept fois sur neuf, qu'il y
a une femme, derrière le rideau de sa vertu.

Quant aux deux exceptions, elles peuvent s'expliquer par une insolation.



MONTRES DE NUIT

        _Ce qu'il y a dans les livres du Brahmane se retrouve dans le
        coeur du Brahmane. Ni vous ni moi nous ne savions qu'il y eût
        autant de mal dans le monde._

        (PROVERBE HINDOU)


Cela commença par une mystification, mais maintenant c'est allé assez
loin, et cela commence à devenir sérieux.

Platte, le sous-officier, étant pauvre, avait une montre Waterbury, et
une simple chaîne en cuir uni.

Le colonel avait aussi une montre Waterbury, mais il se servait comme
chaîne de la fausse gourmette d'un mors.

Une fausse gourmette, c'est ce qu'il y a de mieux comme chaîne de
montre. C'est à la fois solide et court. Entre une fausse gourmette et
une autre, il n'y a pas grande différence; entre une montre Waterbury et
une autre, il n'y en a aucune.

Tout le monde, à la station, connaissait la fausse gourmette du colonel.

Il n'était pas un cavalier de premier ordre, mais il aimait à faire
croire aux gens qu'il l'avait été jadis, et il enfilait des histoires
étonnantes, au sujet de la bride de chasse dont avait fait partie la
fausse gourmette en question.

A part cela, il était religieux au point d'en être assommant.

Platte et le colonel faisaient leur toilette au club, car tous deux
étaient en retard pour leurs invitations, et tous deux étaient pressés.

On était en _Kismet_.

Les deux montres étaient posées sur une étagère, au-dessous de la glace,
avec la chaîne pendante. C'était là de la négligence.

Platte, qui avait fini le premier, prit au hasard une montre, se regarda
dans la glace, arrangea son noeud de cravate, et sortit en courant.

Quarante secondes après, le colonel fit exactement la même chose.

Chacun avait pris la montre de l'autre.

Vous avez pu remarquer que bon nombre des gens qui ont de la religion
sont extrêmement méfiants. On dirait qu'ils en savent bien plus
long,--naturellement, pour des motifs uniquement religieux,--que les
inconvertis, sur les choses du mal. Peut-être qu'ils étaient tout
particulièrement criminels avant leur conversion.

En tout cas, quand il s'agit d'émettre des imputations défavorables, et
de donner l'interprétation la plus cruelle possible aux choses les plus
innocentes, vous pouvez être sûr que certaines catégories de gens
religieux se distingueront par-dessus toutes les autres.

Le colonel et sa femme appartenaient à cette catégorie-là. Mais la femme
du colonel était la pire des deux. C'était elle qui fabriquait les
cancans de la station et bavardait avec son ayah!

Il n'est pas besoin d'en dire plus long.

La femme du colonel troubla pour jamais le ménage Laplace.

La femme du colonel fit manquer le mariage Ferris-Haughtrey.

La femme du colonel persuada au pauvre Brexton de laisser sa femme
là-bas dans les plaines pendant la première année de leur mariage. Il en
résulta la mort de la petite mistress Brexton, puis celle de leur bébé.

Les griefs contre la femme du colonel ne seront jamais oubliés tant
qu'il y aura un régiment dans le pays.

Nous revenons au colonel et à Platte.

En quittant le salon de toilette, ils allèrent chacun de son côté.

Le colonel dîna avec deux chapelains, pendant que Platte allait à un
rendez-vous de garçons, qui devait être suivi d'une partie de whist.

Remarquez bien comment les choses arrivent.

Si le saïs de Platte avait mis sur la jument la selle toute neuve, les
têtes des anneaux de la selle n'auraient pu traverser le cuir usé, et
faire entrer le vieux rembourrage dans le garrot de la bête, alors
qu'elle revenait, vers deux heures du matin.

Elle n'aurait pas rué, sauté, elle ne serait pas tombée dans un fossé en
faisant verser la carriole, et lançant Platte par-dessus une haie
d'aloès jusque sur la pelouse si bien ratissée de mistress Larkyn, et ce
récit n'aurait jamais été écrit.

Mais la jument fit tout cela, et pendant que Platte se roulait et se
roulait sur l'herbe, comme un lapin qui a reçu un coup de fusil, la
montre et sa chaîne s'échappèrent de son gilet, tout comme l'épée d'un
major saute hors de son baudrier quand on allume un feu de joie; et la
montre roula, au clair de lune, jusqu'à ce qu'elle se fût arrêtée sous
une fenêtre.

Platte bourra son mouchoir sous le capiton, remit le véhicule d'aplomb,
et rentra chez lui.

Remarquez encore comment _Kismet_ travaille. C'est une chose qui
n'arrive pas une fois en cent ans.

Vers la fin de son dîner avec les deux chapelains, le colonel déboutonna
son gilet et se pencha sur la table pour jeter un coup d'oeil sur
quelques rapports de missionnaires. La barrette de la chaîne de montre
passa peu à peu à travers la boutonnière, et la montre,--la montre de
Platte,--glissa sans bruit sur le tapis. C'est là que le porteur la
trouva le lendemain, et il la garda.

Alors le colonel partit pour retourner auprès de l'épouse de son coeur,
mais le conducteur de la voiture était ivre et il s'égara. Aussi le
colonel rentra-t-il à une heure indue, et ses excuses ne furent point
écoutées.

Si la femme du colonel avait été un de ces «vases ordinaires voués à la
destruction» elle aurait compris que quand un homme fait exprès de
s'attarder, il se munit toujours d'une excuse plausible et originale. Et
la simplicité démesurée de l'explication que donnait le colonel était
une preuve de sa bonne foi.

Mais regardez encore _Kismet_ à l'oeuvre!

La montre du colonel, qui était arrivée si brusquement avec Platte sur
la pelouse de mistress Larkyn, jugea bon de s'arrêter tout juste sous la
fenêtre de mistress Larkyn, qui la vit à cet endroit le lendemain matin
de bonne heure, la reconnut et la ramassa.

Elle avait entendu le bruit que faisait la carriole de Platte en
versant, à deux heures de ce matin-là. Elle l'avait entendu apostropher
la jument. Elle connaissait Platte et il lui plaisait.

Ce jour-là, elle lui fit voir la montre, et écouta son histoire.

Il tourna la tête de côté, cligna de l'oeil et dit:

--C'est dégoûtant! Quel vieux polisson! Et avec tant d'étalage de
principes religieux encore! Je devrais envoyer la montre à la femme du
colonel et lui demander des explications.

Mistress Larkyn songea une minute aux Laplace--elle les avait connus au
temps où le mari et la femme croyaient l'un à l'autre, et elle répondit:

--Je l'enverrai; je pense que ça lui fera du bien, à elle. Mais
rappelez-vous que nous ne devrons jamais lui dire la vérité.

Platte se douta que sa propre montre était entre les mains du colonel et
pensa que l'envoi de la Waterbury avec sa fausse gourmette, accompagnée
d'un billet rassurant de mistress Larkyn, n'aurait d'autre effet que de
produire une courte agitation, de quelques minutes à peine.

Mais mistress Larkyn voyait plus loin.

Elle savait que la moindre goutte de poison aurait une prise solide sur
le coeur de la colonelle.

Le paquet, accompagné d'un billet contenant quelques détails sur les
heures tardives où le colonel faisait ses visites, fut envoyé à la femme
du colonel.

Elle s'enferma pour pleurer et examiner quelle décision elle prendrait.

S'il y avait au monde une femme que la colonelle détestât avec une
sainte ferveur, c'était bien mistress Larkyn.

Mistress Larkyn était une personne frivole, et qualifiait la colonelle
de «Vieille Chatte».

La femme du colonel soutenait qu'un certain personnage de l'Apocalypse
ressemblait étrangement à mistress Larkyn.

Elle citait également d'autres personnages de l'Écriture. Elle les
prenait dans l'Ancien Testament.

Mais la femme du colonel était la seule personne qui voulût ou osât dire
quoi que ce soit contre mistress Larkyn.

Tout le monde, à part elle, l'accueillait comme une amusante, une
honnête petite personne.

En conséquence, à la pensée que son mari était allé semer des montres
sous les fenêtres de cette «créature» à des heures maudites, et se
rappelant que la nuit d'avant, même, il était rentré fort tard...

Arrivée à ce point, elle se leva et se mit en quête de son mari.

Il nia tout, excepté que la montre était à lui.

Elle le supplia de songer au salut de son âme et de dire la vérité. Il
nia de nouveau, en ajoutant deux gros mots.

Puis, un silence tomba sur la colonelle pétrifiée, et pendant ce silence
on aurait pu respirer cinq fois.

Le discours qui suivit ne regarde ni vous ni moi. C'était un tissu de
jalousie conjugale et féminine. On y devinait l'expérience de la
vieillesse et des joues creuses, une méfiance profonde, basée sur le
texte qui dit que les coeurs mêmes des tendres bébés sont aussi mauvais
qu'on les fait. Il y avait enfin de la rancune, de la haine contre
mistress Larkyn, tout cela assaisonné des articles de foi que professait
la femme du colonel.

Et par-dessus tout, il y avait la montre Waterbury avec la chaîne faite
d'une fausse gourmette, cette montre qui faisait tic tac dans le creux
de sa main desséchée.

A cette heure-là, je crois bien que la colonelle éprouva quelque chose
des soupçons contenus qu'elle avait insinués dans l'âme du vieux
Laplace, quelque peu des souffrances qu'elle avait causées à la pauvre
miss Haughtrey, quelque peu de la douleur qui rongeait comme un cancer
le coeur de Brexton, pendant qu'il assistait à l'agonie de sa femme.

Le colonel bafouilla; il essaya de donner des explications. Alors il
s'aperçut que sa montre avait disparu; le mystère redoubla d'obscurité.

La femme du colonel passa alternativement de la parole à la prière,
jusqu'à ce qu'elle fût lasse; et alors elle s'en alla pour aviser aux
moyens de «châtier le coeur obstiné de son mari». Ce qui se traduit dans
notre argot par «lui river son clou».

Comme vous le voyez, elle était profondément imbue de la doctrine du
péché originel; et elle ne pouvait croire, en présence des apparences.
Elle en savait bien trop long, et arrivait d'un bond aux pires
conclusions.

Mais c'était tant mieux. Cela empoisonnait sa vie: elle avait empoisonné
celle de Laplace. Elle avait perdu toute confiance dans le colonel; et
c'était en cela que le dogme de défiance faisait sentir son influence.

--Il aurait pu, se disait-elle, il aurait pu commettre bien des fautes,
avant qu'une Providence compatissante, employant un instrument indigne,
cette mistress Larkyn, eût établi sa culpabilité.

C'était un débauché, un scélérat en cheveux gris.

On pourrait trouver que c'était là une réaction bien soudaine après une
longue vie conjugale, mais s'il est un fait digne de respect, c'est
celui-ci:

«Lorsqu'un homme ou une femme se font une habitude, et en même temps un
plaisir de croire et de mettre en circulation les mauvais propos sur des
gens indifférents à lui ou à elle, lui ou elle finiront par croire aux
mauvais propos sur des gens très aimés, sur des parents très proches de
lui ou d'elle.

Vous trouverez peut-être aussi que le simple incident de la montre était
trop futile, trop banal pour faire naître cette mésintelligence. Mais
une vérité non moins antique, c'est que dans la vie comme aux courses,
les petits fossés, et les barrières les plus basses causent les pires
accidents.

Pour la même raison, il peut vous arriver de voir une femme, capable
d'être une Jeanne d'Arc dans un autre pays, dans un autre climat, se
démolir, tomber en morceaux sous l'influence des soucis les plus terre à
terre de la vie en ménage.

Mais cela, c'est une autre histoire.

La femme du colonel fut tourmentée d'autant plus cruellement parce
qu'elle croyait, que cela faisait ressortir plus vivement la vilenie des
hommes.

Quand on se rappelait les méfaits qu'elle avait commis, c'était un vrai
plaisir que de la voir ainsi misérable, que de voir les efforts
désespérés qu'elle faisait pour que la station ne s'en aperçût point.

Mais la station le savait, en riait sans le moindre remords, car on y
avait appris l'histoire de la montre, racontée avec maints gestes
dramatiques par mistress Larkyn.

Une ou deux fois, Platte croyant que le colonel n'était point parvenu à
se disculper, dit à mistress Larkyn:

--Cette affaire est allée assez loin. Je suis d'avis qu'on apprenne à la
femme du colonel comment c'est arrivé.

Mistress Larkyn pinça les lèvres, hocha la tête, et déclara que la femme
du colonel devait faire de son mieux pour supporter son châtiment.

Or, mistress Larkyn était une femme frivole, en qui nul n'eût pu
soupçonner une telle profondeur de haine.

En conséquence, Platte ne fit aucune démarche, et en vint à croire,
d'après le silence du colonel, que celui-ci avait dû «courir la
prétantaine» quelque part, cette nuit-là, et que dès lors, il aimait
mieux encourir une légère pénalité pour avoir pénétré dans les clôtures
des gens en dehors des heures de visites.

Platte finit au bout d'un temps par oublier l'affaire de la montre, et
retourna dans la plaine avec son régiment.

Mistress Larkyn rentra en Angleterre quand son mari eut achevé son temps
de service dans l'Inde. Elle n'oublia jamais.

Mais Platte avait parfaitement raison quand il disait que la
plaisanterie durait un peu trop.

La défiance, et les scènes de tragédie qu'elle comporte,--toutes choses
que nous autres étrangers ne pouvons pas voir, ni croire,--tuent la
femme du colonel, et font au colonel une vie misérable.

Si l'un ou l'autre lisent cette histoire, ils peuvent être convaincus
que l'affaire y est exposée avec vérité. Ils peuvent «échanger le baiser
de réconciliation».

Shakespeare fait allusion au plaisir qu'on éprouve en voyant un
artilleur canonné par sa propre batterie.

Cela prouve que les poètes ne devraient pas écrire sur des choses
auxquelles ils n'entendent rien.

Le premier venu aurait pu lui apprendre que les sapeurs et les
canonniers appartiennent à des corps parfaitement distincts dans
l'armée. Mais si vous corrigez la phrase, en substituant le mot de
canonnier à celui de sapeur, il en résultera exactement la même morale.



L'AUTRE

        _Quand la terre fut malade et que les cieux grisonnèrent et que
        les bois eurent été pourris par la pluie, l'homme mort vint à
        cheval, par un jour d'automne, revoir ce qu'il avait aimé._

        (VIEILLE BALLADE)


Il y a bien longtemps de cela, du temps des «soixante-dix», avant qu'on
eût construit aucun édifice public à Simla, et la large route qui fait
le tour de Jakko, alors qu'ils habitaient un nid à pigeons dans les
bouges du P. W. D., les parents de miss Gaurey lui firent épouser le
colonel Schreiderling.

Il ne devait pas avoir beaucoup plus de trente-cinq ans de plus qu'elle,
et comme il avait deux cents roupies par mois, et avec cela de la
fortune personnelle, il était assez à son aise.

Il appartenait à une bonne famille, et quand il faisait froid, il
souffrait d'une affection des poumons. En été, il vacillait sur le bord
de l'apoplexie par insolation, mais jamais elle ne vint à bout de le
tuer.

Entendez-moi bien, je ne blâme pas Schreiderling: il était bon mari,
suivant ses idées, et il ne se mettait en colère que quand on le
soignait, ce qui arrivait environ dix-sept jours par mois.

Il était très large avec sa femme sur les questions d'argent, et
c'était, selon lui, une concession.

Et cependant, mistress Schreiderling n'était point heureuse.

On l'avait mariée quand elle avait moins de vingt ans et qu'elle avait
donné à un autre tout son pauvre petit coeur.

J'ai oublié son nom, mais nous l'appellerons l'Autre.

Il n'avait ni argent, ni avenir; il n'avait pas même l'air intéressant,
et je crois qu'il avait un emploi dans le commissariat ou les
transports. Mais malgré tout cela, elle l'aimait terriblement, et il y
avait entre lui et elle comme des fiançailles, lorsque Schreiderling
apparut et informa mistress Gaurey qu'il se proposait d'épouser sa
fille.

Alors l'autre promesse de mariage fut annulée, effacée par les larmes de
mistress Gaurey.

En effet, cette dame gouvernait sa maison en larmoyant sur la
désobéissance à son autorité, et sur le peu de respect qu'on lui
témoignait dans sa vieillesse.

La jeune fille ne faisait pas comme sa mère; elle ne pleura jamais: non,
pas même au mariage.

L'Autre supporta sa perte avec calme, et se fit envoyer dans le poste le
plus mauvais qu'il pût trouver. Peut-être que le climat le consolait.

Il souffrait de la fièvre intermittente, et cela put lui servir à se
distraire de ses autres peines.

Il avait également le coeur faible. Une des valvules était atteinte, et
la fièvre empirait les choses. Cela se vit bien par la suite.

Puis, plusieurs mois se passèrent, et mistress Schreiderling se mit à
être malade. Elle ne se consumait point de langueur, comme on le voit
dans les livres; mais on eût dit qu'elle collectionnait toutes les
formes de maladie qui sévissaient à la station, depuis la simple fièvre,
et au-dessus.

Même en ses meilleurs moments, elle n'était jamais qu'ordinairement
jolie; ces maladies la rendaient laide.

Ainsi s'exprimait Schreiderling.

Il mettait son amour-propre à dire tout ce qu'il pensait.

Quand elle eut perdu sa joliesse, il la laissa s'arranger à son gré, et
retourna dans les bouges où s'était passé son célibat.

On la voyait trottiner, allant et venant sur la Simla-Mall, d'un air
d'abandon, avec un grand chapeau du Terai qui lui retombait derrière la
tête, et sur une selle en si mauvais état qu'elle faisait peine à voir.

La générosité de Schreiderling s'arrêtait au cheval. Il disait que la
première selle venue était assez bonne pour une femme aussi nerveuse que
mistress Schreiderling.

On ne l'invitait jamais à danser, parce qu'elle ne dansait pas bien.
Elle était si terne, si peu intéressante qu'il était extrêmement rare
qu'elle trouvât des cartes dans sa boîte aux lettres.

Schreiderling disait que s'il avait su qu'elle deviendrait un pareil
épouvantail après son mariage, il ne l'aurait jamais épousée.

Il avait toujours mis son amour-propre à dire ce qu'il pensait, ce
Schreiderling!

Il la laissa à Simla un jour du mois d'août, et retourna à son régiment.

Alors elle reprit un peu de vie, mais ne retrouva jamais son apparence
d'autrefois.

J'appris au club que l'Autre revenait malade, très malade, essayer d'une
chance incertaine de guérison. La fièvre et l'état de ses valvules du
coeur l'avaient presque tué.

Elle savait cela, et elle savait aussi une chose que je n'avais aucun
intérêt à connaître, à quelle époque il devait arriver.

Il lui avait écrit, je suppose.

Ils ne s'étaient jamais vus depuis le mois qui avait précédé le mariage.

Et voici maintenant le côté déplaisant de l'histoire.

Une invitation tardive me retint à l'hôtel Dovedell jusqu'à ce qu'il fît
sombre.

Mistress Schreiderling avait arpenté le Mall, pendant toute
l'après-midi, sous la pluie.

Comme je remontais par la route des voitures, je passai près d'un tonga,
et mon poney, las d'être resté longtemps arrêté, partit au petit trot.

Tout près de la route qui allait au bureau des tongas, se trouvait
mistress Schreiderling, trempée de la tête aux pieds, attendant le
tonga.

Je piquai vers les hauteurs, car le tonga n'était pas mon affaire, et à
ce moment même, elle se mit à jeter des cris aigus.

Je rebroussai chemin aussitôt et je vis, aux lumières qui éclairaient le
bureau du tonga, mistress Schreiderling agenouillée sur la route tout
humide, près du siège de derrière du tonga, qui venait d'arriver; elle
poussait des cris affreux.

Et comme je m'approchais, elle tomba la figure dans la boue.

L'Autre était assis sur le siège de derrière, se tenant très bien, très
ferme, une main sur le support de la tente, l'eau dégoulinant de son
chapeau et de sa moustache: il était mort.

Le voyage de soixante milles dans un véhicule cahotant avait mis sa
valvule à une épreuve trop rude, à ce que je pense.

Le conducteur du tonga dit:

--Le sahib est mort à deux stations de Solon. C'est pourquoi je l'ai
attaché avec une corde, pour l'empêcher de tomber en route, et nous
sommes arrivés comme cela à Simla. Est-ce que le sahib me donnera le
buckshih[14]?... Cet Autre-là, ajouta-t-il, en me montrant le défunt,
aurait dû donner une roupie.

  [14] Pourboire.

L'Autre, toujours assis, avait l'air de ricaner, comme s'il trouvait des
plus plaisantes sa façon d'arriver.

Quant à mistress Schreiderling, toujours dans la boue, elle laissa
échapper un gémissement.

Il n'y avait au bureau que nous quatre, et il pleuvait à verse.

La première chose à faire était de ramener mistress Schreiderling chez
elle; la seconde était de s'arranger pour que son nom ne fût pas mêlé à
l'affaire.

Le conducteur du tonga reçut cinq roupies pour aller au bazar chercher
un rickshaw destiné à mistress Schreiderling; ensuite il parlerait au
_babou_ du tonga, au sujet de l'Autre, et le babou arrangerait la chose
le mieux possible.

Mistress Schreiderling fut portée sous le hangar à l'abri de la pluie,
et nous attendîmes le rickshaw pendant trois quarts d'heure.

Quant à l'Autre, on le laissa tout juste comme il était arrivé.

Mistress Schreiderling n'était en état de rien faire qui pût la tirer
d'embarras, si ce n'est de pleurer.

Dès qu'elle eut repris ses sens, elle essaya de crier, puis elle se mit
à prier pour l'âme de l'Autre.

Si elle n'avait été pure comme la lumière du jour, elle aurait aussi
prié pour son âme à elle.

Alors je fis de mon mieux pour enlever la boue de ses vêtements.

A la fin, le rickshaw arriva, et je l'emmenai, un peu de force.

Ce fut une affaire terrible, du commencement à la fin, mais surtout
quand le rickshaw eut à passer entre le mur et le tonga, alors qu'elle
voyait la main décharnée, jaunie, qui serrait toujours le support de la
tente.

Elle fut ramenée chez elle au moment même où tout le monde partait pour
aller danser à la villa du vice-roi--alors c'était Peterhoff.

Le docteur découvrit qu'elle était tombée de cheval, que je l'avais
relevée derrière Jakko, et que je méritais vraiment d'être félicité pour
la promptitude avec laquelle je lui avais assuré des soins médicaux.

Elle ne mourut pas: les gens de la trempe de Schreiderling épousent des
femmes qui ne meurent pas aisément: elles durent et s'enlaidissent.

Elle ne dit jamais un mot de son unique rendez-vous, depuis son mariage,
avec l'Autre.

Et quand le refroidissement et le rhume causés par sa sortie en temps de
pluie lui permirent de se lever, elle ne laissa jamais échapper un mot,
un geste indiquant qu'elle m'avait rencontré au bureau du tonga.

Peut-être ne le sut-elle jamais.

Elle garda son habitude d'aller et venir à cheval sur le Mall, avec
cette mauvaise selle si usée. A son air, on eût cru qu'elle s'attendait
à rencontrer quelqu'un d'une minute à l'autre, au premier tournant.

Deux ans plus tard, elle retourna en Angleterre, et mourut--à
Bournemouth, je crois.

Schreiderling, quand il avait au mess une crise de mélancolie, ne
manquait jamais de dire: «Ma pauvre chère femme!»

Il mettait toujours son amour-propre à parler comme il pensait, ce
Schreiderling.



CONSÉQUENCES

        _Les subtilités des Rose-Croix ont pris naissance en Orient.
        Vous pouvez trouver encore ceux qui les enseignent, au pied de
        la colline de Jacatala. Fouillez dans Bombast Paracelsus. Lisez
        ce que nous apprend le chercheur Flood au sujet du Dominant qui
        se meut à travers les cycles du soleil. Lisez mon récit et voyez
        Luna à son apogée._


Il y a des postes où l'on est nommé pour un an, des postes où l'on est
nommé pour deux ans, des postes où l'on est nommé pour cinq ans à Simla.

Il y a aussi, ou il y avait ordinairement, autrefois, des postes
permanents, que vous conserviez pendant toute la durée de votre vie, et
qui vous assuraient des joues fraîches et un revenu respectable.

A la saison froide naturellement, il vous était permis de descendre, car
alors Simla est fort monotone.

Tarrion venait Dieu sait d'où, de quelque part bien loin, dans une
région abandonnée de l'Inde centrale, où l'on qualifie Pachmari de
«_santarumi_,» et où l'on se promène en voiture attelée de boeufs
trotteurs.

Il appartenait à un régiment, mais son but était avant tout de
s'échapper de son régiment, et de vivre toujours, toujours à Simla.

Il n'avait aucune préférence marquée, si ce n'est pour un bon cheval et
une jolie femme.

Il se croyait capable de bien faire tout ce qu'il faisait. C'est une
bien belle croyance quand on met toute son âme à la garder.

Il s'entendait à bien des choses. Il avait une tournure agréable, et
savait rendre heureux tout son entourage, même dans l'Inde centrale.

Il vint donc à Simla, et comme il était adroit et amusant, il se mit
naturellement à graviter dans la direction de mistress Hauksbee, qui
pardonnait tout, sauf la stupidité.

Un jour, il lui rendit un grand service en changeant la date sur une
carte d'invitation à un grand bal, auquel mistress Hauksbee désirait
paraître. Mais elle ne le pouvait pas, s'étant querellée avec l'aide de
camp. Celui-ci qui avait une âme mesquine avait eu la précaution de
l'inviter à un petit bal qui avait lieu le 6 et non au grand bal qui
était fixé au 26.

Ce fut un faux des plus adroits, et quand mistress Hauksbee tendit à
l'aide de camp sa carte d'invitation, et le taquina doucement sur la
générosité qu'il mettait à omettre de se venger, il crut positivement
qu'il s'était trompé.

Il comprit, et en cela il fit bien--qu'il ne fallait point engager de
lutte avec mistress Hauksbee.

Elle fut reconnaissante pour Tarrion, et lui demanda ce qu'elle pouvait
faire pour lui.

Il répondit avec simplicité.

--Je suis un lansquenet en congé ici, et je guette tout butin qui sera à
ma portée. Il n'y a pas dans tout Simla un pied carré de terrain qui
m'intéresse. Mon nom est inconnu à tous ceux qui disposent des
places--et il me faut une situation qui soit bonne, sérieuse, qui enfin
soit _pukka_. Je crois que vous êtes capable de réussir tout ce que vous
entreprenez. Voulez-vous m'aider?

Mistress Hauksbee réfléchit une minute. Elle passa sur ses lèvres la
mèche de sa cravache, comme c'était son habitude quand elle
réfléchissait.

Puis, ses yeux pétillèrent, et elle dit.

--Je veux bien.

Et l'on topa.

Tarrion, qui avait une parfaite confiance en cette grande femme, ne se
préoccupa plus du tout de la chose, si ce n'est pour se demander quelle
sorte de place il obtiendrait.

Mistress Hauksbee se mit à calculer le prix de tous les chefs des grands
services, de tous les membres du Conseil qu'elle connaissait, et plus
elle réfléchissait, plus elle riait.

Alors elle prit un annuaire du service civil, et jeta les yeux sur
quelques emplois.

Il y a quelques beaux emplois dans le service civil.

A la fin, elle jugea qu'elle ferait mieux d'essayer de caser Tarrion
dans le service politique, bien qu'il fût trop intelligent pour ces
sortes d'emplois.

Quels plans combina-t-elle pour atteindre cette fin? Cela n'importe pas
le moins du monde, car la chance ou la destinée étaient dans son jeu et
ne lui laissaient plus rien à faire que de suivre le cours des
événements, et de s'en attribuer le mérite.

Tous les vice-rois, à leur début,--ont à traverser une attaque de
«secret diplomatique».

Cela leur passe, à la longue, mais dans les premiers temps, ils
l'attrapent tous, parce qu'ils sont nouveaux dans le pays.

Le vice-roi d'alors,--celui qui subissait la crise en ce moment-là,--il
y a de cela bien longtemps, c'était avant que lord Dufferin revînt du
Canada, ou avant que lord Ripon abandonnât le giron de l'Église
anglicane--le vice-roi, donc, avait une crise très aiguë.

Il en résultait que les gens qui débutaient dans le maniement des
secrets d'État allaient et venaient l'air malheureux; et le vice-roi se
targuait d'avoir su inculquer des notions de discrétion à son
état-major.

Mais voilà, le gouvernement suprême a l'imprudente habitude de relater
ses actes sur des imprimés.

Ces papiers traitent de toutes sortes de choses, depuis le paiement de
200 roupies pour «renseignements confidentiels» jusqu'aux mercuriales
qu'on administre aux vakils[15] et aux motamids[16] des États de
protectorat, et compris les lettres assez raides qu'on envoie aux
princes indigènes pour leur enjoindre de mettre de l'ordre dans leurs
maisons, leur défendre d'enlever des femmes, de bourrer de poivre rouge
en poudre les coupables, et de commettre d'autres excentricités
analogues.

  [15] Résidents auprès d'un prince indigène.

  [16] Juges indigènes.

Naturellement ce sont là des choses qu'il faut éviter de rendre
publiques, parce que, officiellement, les princes indigènes sont
infaillibles, et parce que, officiellement, leurs États sont aussi bien
administrés que nos territoires.

Il y a aussi les sommes données de la main à la main à divers
personnages fort singuliers. Ce ne sont pas précisément des détails à
mettre dans les journaux, bien qu'on y puisse trouver de temps en temps
matière à une lecture divertissante.

Quand le gouvernement suprême est à Simla, c'est à Simla qu'on prépare
ces papiers, c'est de là qu'ils sont envoyés par messager officiel aux
bureaux ou par la poste aux gens qui doivent les voir.

Pour ce vice-roi, le principe du secret n'était pas moins important que
la pratique, et il était d'avis qu'un despotisme paternel comme le nôtre
ne doit laisser entrevoir qu'en temps opportun même de menus faits,
comme la nomination d'un employé subalterne.

Il se faisait en tout temps remarquer par ses principes.

Il y avait en préparation à ce moment-là une très importante liasse de
papiers. Il fallait porter cela à la main pour lui faire traverser Simla
d'un bout à l'autre. Elle ne devait pas être mise dans une enveloppe
officielle, mais dans une enveloppe grande, carrée, de couleur incarnat
clair. Ce qu'elle contenait était écrit à la main sur du papier mince,
plusieurs fois ployé.

C'était adressé «au Principal Employé..., etc.»

Or, entre le principal employé, etc., etc., et mistress Hauksbee, en
accompagnant ce nom de quelques fioritures, la différence n'est pas très
grande, surtout quand l'adresse est très mal écrite, comme c'était le
cas.

Le _chaprassi_ qui reçut l'enveloppe n'était pas plus idiot que la
majorité des chaprassis.

Il se contenta d'oublier où il fallait porter cette enveloppe d'aspect
si peu officiel. En conséquence, il s'en informa auprès du premier
Anglais qu'il rencontra, et il se trouva que c'était un homme qui s'en
allait à cheval vers Annandale, d'un air très pressé.

L'Anglais jeta à peine un coup d'oeil sur l'adresse et répondit.

--_Hauksbee, Sahib ki mens._

Et il repartit.

Et le chaprassi en fit autant, parce que cette lettre était la dernière
de son paquet, et qu'il avait hâte de finir sa besogne.

Il n'y avait pas de reçu à faire signer. Il jeta la lettre dans les
mains du porteur de mistress Hauksbee, et s'en alla fumer avec un ami.

Mistress Hauksbee attendait justement d'une connaissance l'envoi d'un
patron de costume découpé sur papier de soie.

Dès qu'elle tint la grande enveloppe carrée, elle s'écria en
conséquence: «Oh! la _chère_ créature!» et l'ouvrit avec un couteau à
papier, et toutes les pièces écrites à la main tombèrent à terre.

Mistress Hauksbee se mit à les lire.

J'ai dit que le dossier était important. C'est bien assez que vous
sachiez cela.

Il y était question d'une certaine correspondance, de deux mesures à
prendre, d'un ordre péremptoire adressé à un chef indigène, et d'une ou
deux douzaines d'autres objets.

Mistress Hauksbee resta bouche bée, à cette lecture.

Quand le mécanisme du grand gouvernement de l'Inde vous apparaît pour la
première fois tout nu, dépourvu de son cadre, de son vernis, de sa
peinture, de ses grilles, il y a là de quoi impressionner l'homme le
plus stupide.

Et mistress Hauksbee était une femme pleine d'intelligence.

Elle fut d'abord quelque peu effrayée, et il lui sembla d'abord qu'elle
avait pris un éclair par la queue et ne savait au juste qu'en faire.

Il y avait des remarques et des initiales sur les marges des papiers, et
certaines de ces remarques étaient plus sévères encore que le texte
lui-même.

Les initiales étaient celles d'hommes qui maintenant sont tous morts ou
partis, mais qui furent considérables en leur temps.

Mistress Hauksbee continua sa lecture, et tout en lisant, elle réfléchit
avec calme.

Alors la valeur de sa trouvaille lui apparut et elle se mit à chercher
le meilleur moyen d'en tirer parti.

A ce moment, Tarrion entra.

Ils parcoururent ensemble tous les papiers.

Tarrion, ignorant comment elle avait mis la main dessus, jura que
mistress Hauksbee était la femme la plus remarquable qu'il y eût au
monde.

C'était vrai ou peu s'en faut, selon moi,

--Les procédés les plus honnêtes sont toujours les plus sûrs, dit
Tarrion, quand ils eurent passé une heure et demie à étudier la chose et
à causer. Tout bien considéré, le service des renseignements, voilà ce
qu'il me faut. Ou bien cela, ou bien le Foreign-Office. Je vais mettre
les Dieux souverains en état de siège dans leurs temples.

Il n'alla point s'adresser à un petit personnage, ni à un important
petit personnage, ni au chef incapable d'un grand service administratif.

Il alla trouver l'homme le plus considérable, le plus influent que le
gouvernement possédât, et il lui expliqua qu'il désirait un emploi à
Simla avec de bons émoluments.

Cette impertinence à double détente amusa l'homme considérable, et comme
il n'avait rien à faire à cette heure-là, il écouta les propositions de
l'audacieux Tarrion.

--Vous avez, je suppose, certaines aptitudes spéciales, en dehors de
votre talent pour vous imposer, pour les emplois auxquels vous
prétendez? dit l'homme considérable.

--Pour cela, dit Tarrion, c'est à vous d'en juger.

Et alors, comme il avait une excellente mémoire, il se mit à citer
quelques-unes des notes les plus importantes qui se trouvaient dans les
papiers,--laissant tomber les mots lentement, un à un, comme un homme
qui verse de la chlorodyne dans un verre.

Lorsqu'il en fut arrivé à l'ordre péremptoire,--car c'en était un, un
ordre péremptoire,--l'homme considérable fut troublé.

Tarrion reprit:

--Je m'imagine que des connaissances particulières de cette sorte sont
pour obtenir ce que j'oserais appeler, une niche confortable dans le
Foreign-Office, une recommandation aussi puissante, que le fait d'être
le neveu de la femme d'un officier distingué.

Ce coup droit fit grande impression sur l'homme considérable, car la
dernière nomination qu'il avait faite aux affaires étrangères avait été
un cas de favoritisme criant et il le savait.

--Je verrai ce que je puis faire pour vous, dit le grand personnage.

--Grand merci, dit Tarrion, qui prit alors congé.

Et l'homme considérable alla de son côté s'occuper de rendre l'emploi
disponible.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Onze jours se passèrent, sans qu'il y eût autre chose que des coups de
tonnerre, des éclairs et de nombreux envois de dépêches télégraphiques.

L'emploi n'était pas des plus importants. Il rapportait de cinq à sept
cents roupies par mois, mais, ainsi que le disait le vice-roi, c'était
le principe du secret diplomatique qu'il fallait maintenir avant tout,
et il était plus que probable qu'un gaillard qui possédait des
informations spéciales méritait de l'avancement.

Aussi l'avança-t-on.

On avait dû avoir des soupçons sur lui, bien qu'il jurât que ses
informations n'eussent d'autre source que les talents remarquables dont
il était doué.

Vous pourrez compléter vous-même une bonne partie de cette histoire, y
compris celle qui se produisit ensuite au sujet de l'enveloppe égarée,
il y a, en effet, des raisons qui ne permettent pas de l'écrire.

Si vous ne connaissez rien aux choses de là-haut, vous ne saurez comment
la compléter, et vous direz que cela est impossible.

Ce que dit le vice-roi, quand on introduisit Tarrion devant lui, le
voici:

--Ah! c'est donc le gaillard qui a forcé la main au gouvernement indien,
n'est-ce pas? Rappelez-vous, monsieur, que cela ne se fait pas deux
fois.

Évidemment, il se doutait de quelque chose.

Ce que dit Tarrion quand il lut sa nomination dans la _Gazette_, ce fut
ceci:

--Si mistress Hauksbee avait vingt ans de moins, et que je fusse son
mari, je voudrais être vice-roi des Indes au bout de quinze ans.

Ce que dit mistress Hauksbee, quand Tarrion vint la remercier, presque
avec les larmes aux yeux, ce fut d'abord: «Je vous l'avais dit,» et
ensuite: «Que les hommes sont bêtes!»



LA CONVERSION D'AURÉLIEN MAC GOGGIN

        _Montez à cheval avec une vaine cravache, montez à cheval avec
        des éperons édentés: soit! Mais un jour, d'une façon ou d'une
        autre, il faudra que le poulain apprenne à connaître le coup
        cinglant qui abat, le mors qui serre à briser et la piqûre que
        fait la rouille de l'éperon._

        (LE HANDICAP DE LA PIE)


Ceci n'est pas un conte, au sens propre; c'est un tract, et j'en suis
immensément fier, composer un tract, c'est faire un tour de force.

Chacun a le droit d'avoir ses opinions religieuses à soi, mais personne,
et à plus forte raison un cadet, n'a le droit de les faire avaler par
force à autrui.

Le gouvernement envoie de temps à autre de fantastiques fonctionnaires,
mais Mac Goggin était le plus cocasse qu'on eût exporté depuis bien
longtemps.

Il était intelligent, d'une intelligence brillante, mais cette
intelligence travaillait de travers.

Au lieu de s'en tenir aux ouvrages en langue maternelle, il avait lu
ceux qui ont été composés par un nommé Comte, par un nommé Spencer, par
un professeur Clifford. (Vous trouverez ces livres dans la
bibliothèque.) Il est question dans ces ouvrages de l'intérieur des gens
considéré au point de vue de ceux qui n'ont point d'estomac.

Il ne lui était point défendu, par ordre spécial, de les lire, mais sa
maman eût bien dû l'en punir par une fessée. Ils fermentaient dans sa
tête et il arriva dans l'Inde avec une religion raréfiée qui était en
dehors et au-dessus de sa besogne.

Ça ne ressemblait que très peu à un credo.

Cela prouvait seulement que les hommes n'ont pas d'âme, qu'il n'y a
point de Dieu, point d'autre vie, et que vous devez vous mettre en
quatre tout de même, pour servir l'humanité.

Un des articles secondaires de son credo paraissait être qu'il existe un
péché plus grand que celui de donner un ordre, c'est celui d'y obéir. Du
moins c'est ce que disait Mac Goggin, mais je suppose qu'il avait mal lu
ses Éléments.

Je ne dis pas un mot contre ce credo.

Il a été fabriqué là-bas, à Londres, où il n'y a rien autre chose que
des machines, de l'asphalte et des bâtisses, et le tout noyé dans le
brouillard. On en vient tout naturellement à croire qu'on n'a personne
au-dessus de soi, et que le bureau de construction de la capitale a fait
toutes choses.

Mais dans ce pays-ci, où vous voyez l'humanité, à cru, tannée, toute
nue,--sans que rien s'interpose entre elle et le ciel de feu, sans rien
sous les pieds que la terre vieillie, surmenée, c'est une idée qui ne
tarde pas à s'évaporer, et bien des gens retournent à des théories plus
simples.

Dans l'Inde, la vie ne dure pas assez pour qu'on puisse la gaspiller à
prouver que personne n'est spécialement chargé de faire marcher le
monde.

Et en voici la raison.

Le délégué est au-dessus de l'assistant, le commissaire au-dessus du
délégué, le lieutenant-gouverneur au-dessus du commissaire, et le
vice-roi est au-dessus d'eux tous quatre, sous les ordres du secrétaire
d'État, qui est responsable devant l'Impératrice.

Si l'Impératrice n'est pas responsable envers son Créateur; et s'il n'y
a point pour elle de Créateur envers qui elle soit responsable, c'est
que tout notre système d'administration doit être mauvais.

Et c'est chose manifestement impossible.

Au pays, l'on est excusable. On est continuellement à l'écurie, et on y
devient intellectuellement dru.

Lorsque vous faites prendre de l'exercice à un cheval grossièrement
surnourri, il bave, et écume sur le mors au point que vous n'en voyez
plus les cornes. Mais le mors n'en reste pas moins ce qu'il est.

Dans l'Inde, les hommes ne deviennent point drus. Le climat et le
travail s'opposent à ce qu'on joue des briques contre des mots.

Si Mac Goggin avait gardé pour lui sa doctrine, avec ses lettres
majuscules, et ses finales en _isme_, personne n'y eût pris garde, mais
ses deux grands pères avaient été des prêcheurs wesleyens et il avait
dans le sang la tendance à prêcher.

Au Club, il avait le besoin d'examiner tout le monde, pour se rendre
compte qu'on manquait d'âme, tout comme lui, et il appelait tout le
monde à l'aide pour exterminer son Créateur.

Ainsi que le lui dirent bon nombre de gens, il était évidemment dépourvu
d'âme, parce qu'il était bien jeune, mais il ne s'ensuivait pas que ses
aînés fussent aussi arrêtés dans leur développement. Qu'il y eût ou non
un monde à venir, il lui fallait toujours dans le monde présent un homme
auquel il pût lire ses articles.

--Mais ce n'est point de cela, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, avait
coutume de dire Aurélien.

Les hommes lui jetaient à la tête des coussins de canapé et lui disaient
d'aller dans n'importe quel endroit particulier où il pourrait croire.

On l'avait surnommé Blastoderme. Il prétendait descendre d'une famille
de ce nom qui habitait quelque part, dans les âges préhistoriques, et à
force d'injures et de rires on tâchait de lui enlever la parole, attendu
qu'il était un raseur impitoyable au Club et qu'il offusquait les
vieilles gens.

Son délégué commissaire, qui travaillait sur la frontière pendant
qu'Aurélien se dorlotait sur un oreiller de plume, lui dit que pour si
intelligent garçon qu'il fût, il n'en était pas moins un grand nigaud.

Or vous savez, s'il avait voulu s'appliquer à son travail, il serait
parvenu au secrétariat en peu d'années.

Il était exactement conforme à ce type qui arrive ici; tout en tête, peu
de physique et une centaine de théories.

Nul ne s'intéressait à l'âme de Mac Goggin. Il eût pu indifféremment en
avoir deux, n'en point avoir, ou avoir celle d'un autre.

Son affaire était d'exécuter les ordres et de se tenir sur la même ligne
que les autres hommes de sa file, et non point comme il y parvint, de
faire le vide au Club avec ses _ismes_.

Il accomplissait admirablement sa besogne, mais il lui était impossible
de recevoir un ordre qu'il n'essayât d'améliorer.

C'était la faute à sa doctrine. Elle rendait les hommes trop
responsables, et laissait trop de choses à faire à leur honneur.

Vous pouvez parfois monter un vieux cheval sans avoir autre chose qu'une
longe, mais non point un poulain.

Mac Goggin se tourmentait plus au sujet de ses arrêts, que ne le fit
aucun des gens de sa promotion. Il a pu se figurer que trente-six pages
de jugements sur des affaires de cinquante roupies, où de part et
d'autre les intéressés avaient commis d'affreux parjures, faisaient
progresser la cause de l'humanité.

En tout cas, il se donnait trop de peine, trop de mal, prenait trop à
coeur les reproches qu'on lui adressait. En dehors des heures de
service, on lui fit des leçons pour lui ôter sa ridicule croyance et il
fallut que le docteur vînt l'avertir qu'il faisait trop de zèle.

Nul homme ne peut sans souffrance travailler pour dix-huit annas à la
roupie, au mois de juin. Mais Mac Goggin était encore _dru_
intellectuellement, et il négligea l'avis du docteur, il était fier de
lui et de ses facultés.

Il travaillait neuf heures de suite par jour.

--Parfait, disait le docteur, vous tomberez d'un seul coup, parce que
vous avez une machine trop forte pour votre bâti.

Mac Goggin était un nabot.

Un jour la chute se produisit,--d'une façon aussi dramatique que si elle
avait été arrangée pour la composition d'un tract.

C'était juste avant les pluies.

Nous étions assis à la vérandah dans une atmosphère morte, chaude, la
gorge haletante et implorant le ciel pour que les nuages d'un bleu noir
crevassent en ramenant la fraîcheur.

Au loin, bien loin, se faisait entendre un vague murmure. C'était le
grondement des pluies se déversant sur le fleuve.

L'un de nous l'entendit, se leva de sa chaise, prêta l'oreille, et dit
une parole fort naturelle:

--Dieu merci!

Alors le Blastoderme se retourna à sa place et dit:

--Eh! mais je vous assure que c'est simplement l'effet de causes tout à
fait naturelles, de phénomènes atmosphériques aussi simples que
possible. Dès lors pourquoi en savoir gré à un être qui n'a jamais
existé, qui n'est qu'une figure...

--Blastoderme, grogna celui qui occupait la chaire voisine, fermez ça et
passez-moi le _Pioneer_, nous sommes fixés sur vos théories.

Le Blastoderme se tourna vers la table, prit un journal, il fit un bond
comme si quelque chose l'avait piqué.

Alors il passa le journal.

--Comme je le disais, reprit-il lentement avec effort, c'est dû à des
causes naturelles, des causes parfaitement naturelles... Je veux dire...

--Hé, Blastoderme, vous m'avez donné le _Calcutta Mercantile
Advertiser_.

La poussière s'éleva en petits tourbillons pendant que les sommets des
arbres se balançaient et que les vautours sifflaient. Mais personne ne
s'intéressait à la venue des pluies. Nous étions tous à regarder avec
stupeur le Blastoderme, qui s'était levé de sa chaise et luttait contre
une subite difficulté d'élocution.

Alors il dit, avec plus de lenteur encore:

--Parfaitement concevable... Dictionnaire... chêne rouge...
réductible... cause... conserver... girouette... seul...

--Blastoderme est ivre, dit quelqu'un.

Mais le Blastoderme n'était point ivre.

Il nous regardait d'un air effaré, puis il se mit à gesticuler, avec ses
mains, dans la pénombre que formaient les nuées en se rassemblant
au-dessus de nous.

Alors, jetant un cri:

--Qu'est-ce que c'est?... Peux pas... Réserve... accessible... marché...
obscur...

Alors on eût dit que la parole se congelait en lui, et au moment même où
l'éclair lançait deux langues de feu qui déchirèrent tout le ciel en
trois morceaux, et où la pluie s'abattait en nappes ondulantes, le
Blastoderme perdit toute faculté de parler.

Il resta debout, frappant du pied, renâclant, comme un cheval tenu par
une main dure, et les yeux grandis par l'épouvante.

Au bout de trois minutes le docteur arriva, et on lui raconta
l'histoire.

--C'est l'aphasie. Ramenez-le chez lui, dit-il; je _savais_ que
l'effondrement se ferait.

A travers les torrents de pluie, nous reconduisîmes le Blastoderme à son
logis, et le docteur lui administra du bromure de potassium pour le
faire dormir.

Puis, le docteur revint parmi nous, et nous apprit que l'_aphasie_,
pareille aux avalanches qui s'accumulent sur le «sommet du Penjab» était
tombée d'un seul coup, et que jusqu'alors il n'avait rencontré qu'une
fois un cas aussi complet,--celui d'un cipaye.

J'ai vu moi-même un cas bénin d'aphasie, chez un homme surmené.

Mais ce mutisme soudain avait quelque chose de mystérieux, quoique pour
employer le langage du Blastoderme, «les causes en fussent parfaitement
naturelles».

--Il faudra, après cela, qu'il demande un congé, dit le docteur. Il ne
sera en état de reprendre son travail qu'au bout de trois autres mois.
Non, ce n'est pas de la folie, ce n'est rien de semblable; c'est
seulement la perte complète de la faculté de gouverner son langage et sa
mémoire. Tout de même, je m'imagine que cela calmera le Blastoderme.

Deux jours plus tard, le Blastoderme recouvra la parole.

Sa première question fut celle-ci:

--Qu'est ce que j'ai eu?

Le docteur le mit au fait.

--Mais je ne puis comprendre cela, dit le Blastoderme, je suis tout à
fait bien portant, mais il me semble que je ne puis compter sur mon
intelligence... sur ma mémoire. Le puis-je?

--Allez passer trois mois dans la montagne, dit le docteur, et ne songez
plus à cela.

--Mais je n'arrive pas à le comprendre, dit le Blastoderme. C'était bien
mon intelligence et ma mémoire.

--Je n'y puis rien, dit le docteur. Il y a bon nombre de choses que vous
ne pouvez pas comprendre et quand vous aurez autant d'années de service
que moi, vous saurez au juste de combien de choses un homme peut avoir
la témérité de s'attribuer la possession.

Ce coup terrassa le Blastoderme.

Il ne pouvait arriver à le comprendre.

Tremblant de peur, il se rendit dans la montagne, en se demandant s'il
serait en état de finir une phrase commencée.

Cela lui donna une salutaire sensation de méfiance.

L'explication parfaitement juste qu'on lui avait donnée, à savoir son
surmenage, ne le contentait pas.

Un je ne sais quoi avait essuyé les paroles sur ses lèvres, comme une
mère essuie les gouttes de lait sur les lèvres de son enfant, et il
avait peur, horriblement peur.

Aussi, quand il revint, le Club fut-il tranquille.

Et si parfois il vous arrive d'entendre Aurélien Mac Goggin exposer les
lois des choses humaines, il semble du moins n'en pas savoir aussi long
que jadis sur les choses divines.

En tout cas, vous n'avez qu'à mettre un instant le doigt sur vos lèvres,
et vous verrez alors ce qui se passe.

Ne vous en prenez pas à moi, s'il vous lance un verre à la tête!



LES TROIS MOUSQUETAIRES

        _Et quand la guerre commença, nous fîmes la chasse à l'audacieux
        Afghan et nous mîmes en fuite le Ghazi tout-puissant, oui, mes
        gaillards. Et nous entrâmes dans Kaboul et nous prîmes le
        Balar'-Issar et nous leur apprîmes à respecter le soldat
        anglais._

        (CHANSON DE CHAMBRÉE)


Mulvaney, Ortheris et Learoyd sont simples soldats dans la deuxième
compagnie d'un régiment de ligne et mes amis personnels.

Je crois, mais je n'en suis pas très sûr, que pris en bloc, ce sont les
pires soldats du régiment, en ce sens qu'ils déploient un vrai génie à
se montrer ficelles et fortes têtes.

Voici l'histoire qu'ils m'ont contée, l'autre jour, dans la salle de
café d'Umballa, pendant que nous attendions un train montant.

C'est moi qui payais la bière; si le récit m'a coûté un gallon et demi,
ce fut encore une bonne affaire.

Évidemment, vous connaissez lord Benira Trig.

C'est un duc, un comte, un personnage sans position officielle. C'est
aussi un pair; c'est enfin un globe-trotter, et tout compte fait, il ne
vaut pas la peine qu'on en parle, comme dit Ortheris.

Il était venu par ici faire un voyage de trois mois afin de réunir des
matériaux pour son livre: «_Nos Impedimenta orientaux_» et s'était
cramponné à tout le monde, comme un Cosaque en tenue de soirée.

Son vice particulier,--attendu qu'il est radical,--consistait à mettre
sous les armes les garnisons pour les inspecter.

Puis, il dînait avec l'officier-commandant, et l'injuriait, d'une
extrémité à l'autre de la table du mess, au sujet de l'aspect de ses
troupes.

Telles étaient les façons de Benira.

Il mit les troupes sous les armes une fois de trop.

Il arriva au cantonnement d'Helanthami un mardi. Il se proposait de
faire un tour dans les bazars le mercredi, et il _pria_ qu'on mît les
troupes sous les armes le jeudi.

Un _jeu-di_!

L'officier-commandant ne pouvait guère refuser, car Benira était un
lord.

Les sous-officiers tinrent un meeting d'indignation à la cantine, où
l'on donna au colonel des noms d'oiseaux.

--Mais la vraie démonstration, dit Mulvaney, c'est nous trois qui
l'avons dirigée dans le quartier de la seconde compagnie.

Mulvaney grimpa sur le comptoir, s'installa confortablement à portée de
la bière et commença:

--Quand le chahut fut à son comble, et que la seconde compagnie eut voté
qu'on massacrerait cet individu, ce Trig, sur le champ de
manoeuvre,--alors voilà Learoyd qui coiffe son casque, et qui dit...
Quoi donc que t'as dit?

--V'là ce que j'ai dit, fait Learoyd: «Aboulez-nous le pognon, que j'ai
dit. Les amis, faites une souscription pour esquiver la parade et si
l'on n'esquive pas la parade, on rendra la braise.» V'là ce que j'ai
dit. Toute la seconde compagnie me connaissait. Alors on a fait une
belle souscription. On a récolté quatre roupies huit annas, et il ne
s'agissait plus que de faire l'affaire. Mulvaney et Ortheris étaient de
mèche avec moi.

--Nous sommes généralement trois pour évoquer le diable, en tête à tête,
expliqua Mulvaney.

A cet endroit, Ortheris prit la parole.

--Lisez-vous les journaux? demanda-t-il.

--Quelquefois, répondis-je.

--Nous avons lu les journaux, et nous avons monté une fameuse blague,
une... un plateau.

--Un bateau, idiot, dit Mulvaney.

--Bateau, plateau; ça ne fait rien. Bref, nous nous sommes arrangés pour
faire battre la campagne à maître Benira jusqu'à ce que le jeudi fût
passé, ou de façon qu'il soit trop occupé pour venir nous assommer avec
ses revues. C'est celui-là qu'a dit: Nous tirerons quelques roupies de
l'affaire.

--Nous avons tenu un conseil de guerre, reprit Mulvaney, en nous
promenant dans le quartier de l'artillerie. Moi j'étais président,
Learoyd ministre des finances, et le petit Ortheris que voilà était...

--Un Bismarck épatant. C'est lui qui a fait réussir le coup.

--C'est Benira lui-même qui a fait tourner l'affaire à notre profit avec
sa manie de se fourrer partout; car, sur mon âme, je vous le jure, nous
ne savions à quoi nous arrêter après la première minute.

Il se promenait à pied dans le bazar. Il faisait des emplettes. Il
commençait à faire sombre, et nous étions plantés là à suivre de l'oeil
ce petit homme, qui entrait dans les boutiques, en sortait, et tâchait
d'inculquer aux négros la connaissance de son bafouillage.

Bientôt il sort, les bras chargés de marchandises, et il se met à dire
d'un air imposant, poussant en avant sa petite bedaine:

--Mes amis, qu'il dit, est-ce que vous avez vu la barouche du colonel.

--La broche, fait Learoyd, des broches; il n'y en a pas ici, il n'y a
qu'une ekka.

--Qu'est-ce que c'est que ça? demande Trig.

Learoyd lui en montre une au bout de la rue.

Lui, il dit:

--Ah! voilà qui est bien oriental. Je serais curieux de voyager à ekka.

Je compris alors que notre saint patron du régiment était disposé à nous
livrer Trig, comme qui dirait pieds et poings liés.

Je mets en quête d'une ekka, et je vais parler au diable qui servait de
conducteur.

Je lui dis.

--Écoute, négro, voici un sahib qui va demander cette ekka. Il s'est mis
en tête d'aller se balader à la montagne de Padsahi,--c'était à environ
deux milles,--pour chasser la bécasse--tu vas le mener tambour battant,
compris! C'est pas la peine de faire de boniment au sahib; il ne
comprend mot à ton bafouillage. S'il te dégoise quelque chose, tu cognes
ton cheval et fouette cocher. Va bon train le premier mille, sitôt sorti
du cantonnement. Puis, rosse ta bête et guette à tout renverser, fouette
à tours de bras. Ce sahib sera content. Et voici une roupie pour toi.

L'homme à l'ekka comprit qu'il y avait dans l'air quelque chose de pas
ordinaire.

Il rit de toute sa bouche, et dit:

--Je vois de quoi il retourne. J'irai un train d'enfer.

Je priai le ciel pour que la barouche du colonel arrivât trop tard,
quand mon petit Benira serait embarqué, à la grâce de Dieu.

Le petit homme fourre toutes ses affaires dans l'ekka, et s'y introduit
lui-même comme un petit cochon d'Inde, sans avoir la moindre idée de
nous offrir de quoi prendre un verre pour la peine que nous nous
donnions pour le ramener chez lui.

--Et maintenant, que je dis aux autres, le voilà en route pour les
montagnes de Padsahi!

--Juste à ce moment, continua Ortheris, arrive le petit Bhuldoo.
Celui-là, c'est le fils d'un des saïs de l'artillerie. En voilà un qui
aurait fait un fameux camelot sur le pavé de Londres, tant il était
malin et propre à jouer toutes sortes de jeux. Il nous avait regardés
mettre Monsieur Benira, dans sa barouche improvisée, et il nous dit:

--Qu'est-ce que vous êtes en train de faire, sahibs?

Learoyd le prend par l'oreille et lui dit:

--Je lui dis... continua Learoyd... Jeune homme, cet individu prétend
nous passer en revue, un jeudi... macache! Et voici encore de la besogne
pour vous, jeune homme. A présent, Sitha, prends un tat et un tookri, et
rends-toi à fond de train à la côte de Padsahi. Là, quand tu verras
venir cette ekka, tu diras au conducteur, dans ton jargon, que tu es
venu prendre sa place. Le sahib ne sait pas parler notre langue: c'est
un petit homme. Mène la ekka dans la montagne de Padsahi et jette-le en
pleine eau. Laisse le sahib barboter et viens par ici. Voici une roupie
pour toi.

A partir de ce point, Mulvaney et Ortheris prirent la parole
alternativement, Mulvaney dirigeant le récit.

A vous de faire à chaque narrateur la part qui lui revient,
tirez-vous-en de votre mieux.

--C'était un petit lutin des plus malins, ce Bhuldoo. En un clin d'oeil
il voit de quoi il retourne, il saisit tout de suite le truc.

--Il flaire qu'il y a de la galette à récolter.

--Moi, d'ailleurs, je voulais voir comment finirait la campagne.

--Aussi, _lui_, il dit que nous allons doubler le pas pour arriver aux
côtes de Padsahi, et que nous sauverons le petit homme en empêchant cet
assassin de Bhuldoo de le livrer aux Dacoits, que nous sortirons tout
d'un coup de quelque part pour voler à son secours, tout comme dans un
mélo au théâtre royal de Victoria.

--Aussi nous partons à fond de train pour la montagne et voilà que nous
brûlons le gazon comme un ouragan pour sauver cette chère existence.

--Que Bobs m'emporte, si Bhuldoo n'avait pas levé une véritable armée de
Dacoits,--afin de faire la chose dans le grand style.

--Et nous courions, et ils couraient en se tordant de rire, si bien que
nous arrivons aux côtes, et nous entendons des sons de détresse qui
flottaient avec mélancolie sur l'air du soir.

Ortheris devenait poète sous l'influence de la bière.

Le duo reprit, sous la conduite de Mulvaney.

--Alors nous entendons Bhuldoo, le Dacoit, qui hélait le conducteur de
la ekka.

--Un des jeunes diables abat son lakri sur le toit de la ekka, et Benira
Trig, qui était dedans, se mit à hurler: «Au meurtre! A l'assassin!»

--Bhuldoo prend les rênes et mène à toute vitesse, comme un fou dans la
direction des côtes, après avoir semé le conducteur de la ekka.

L'homme s'approche alors de nous.

--Ce sahib est à moitié mort de terreur, qu'il dit. Dans quelle sale
affaire m'avez-vous entraîné?

--Ça va bien, que nous disons, toi enlève ton poney d'ici et marche
devant toi. C'est entendu que ce sahib aura été livré aux Dacoits et que
nous volons à son secours.

--Alors, que fait le conducteur, des Dacoits? Quels Dacoits? En fait de
Dacoits, je ne vois que ce vaurien de Bhuldoo.

--Qu'est-ce que tu nous racontes avec ton Bhuldoo, que nous disons.
C'est un Pathan des montagnes, un des plus sauvages. Et il y en a bien
huit avec lui, qui attaquent le sahib. Rappelez-vous que vous avez
encore une roupie à gagner.

Alors nous entendons crier; Ah, oh! ah, oh! ah, oh! et la ekka verse.

L'eau clapote et Benira supplie Dieu de lui pardonner ses péchés,
pendant que Bhuldoo et ses amis barbotent comme des petits Londoniens
dans la Serpentine.

Et les trois Mousquetaires se remirent simultanément à boire leur bière.

--Eh bien! demandai-je, qu'arriva-t-il ensuite?

--Ensuite? dit Mulvaney, en s'essuyant les lèvres. Est-ce que vous
admettez que trois jeunes soldats ont été capables de laisser un des
ornements de la Chambre des Lords se noyer et succomber sous les coups
des Dacoits dans une montagne perdue?

Nous nous formons en ligne, par quart de colonne, et nous descendons sur
l'ennemi.

Pendant cinq bonnes minutes, vous ne vous seriez pas entendu causer. On
se prend aux cheveux et avec Benira et l'armée de Bhuldoo.

Les bâtons sifflèrent autour de la ekka.

Ortheris tambourinait avec les poings sur le toit de la ekka, et Learoyd
hurlait:

--Attention, ils ont des couteaux!

Quant à moi, je lançais des coups à droite, à gauche, et je dispersais
le corps d'armée des Pathans.

Sainte mère de Moïse! C'était pire qu'à Ahmid Kheyl et à Maiwund réunis.

Au bout d'un moment, Bhuldoo et ses hommes prennent la fuite.

Avez-vous jamais vu un vrai lord essayant de cacher sa noblesse sous un
pied et demi de l'eau sale des collines? Eh bien! ça n'est pas plus
brillant qu'une outre percée de porteur d'eau.

Il fallut bien du temps pour prouver à mon ami Benira qu'il n'était pas
éventré, et encore plus de temps pour tirer la ekka de là.

Le conducteur reparut après la bataille en jurant qu'il avait aidé à
repousser l'ennemi.

Benira était malade de peur. Nous l'escortâmes au retour. On regagna
très lentement le cantonnement, car cette alerte et le froid qu'il avait
pris le pénétraient jusqu'aux os. Ça dégouttait. Gloire au saint patron
du régiment, mais ça dégouttait jusque dans le dos du lord Benira Trig.

Et alors Ortheris, crevant de fierté, reprit:

--Vous êtes mes généreux sauveurs, qu'il dit. Vous êtes l'honneur de
l'armée anglaise, qu'il dit encore.

Et en même temps il décrit l'innombrable armée de Dacoits qui avait
fondu sur lui. Ils étaient au moins quarante ou cinquante; il était
accablé par le nombre, qu'il dit, mais il ne perdit jamais sa présence
d'esprit, jamais.

Il donna au conducteur de la ekka cinq roupies pour le récompenser de
son noble courage, et il dit qu'il penserait à nous dès qu'il aurait
parlé au colonel, car nous faisions honneur au régiment. Ça c'est vrai.

--Et nous trois, dit Mulvaney, avec un sourire angélique, nous avons
attiré l'attention toute particulière de Bob Bahadur, et plus d'une
fois. Mais c'est un vraiment bon petit homme, Bob. Continue, Ortheris,
mon garçon.

--Alors nous le laissons à la porte du colonel, encore bien malade, et
nous, nous allons tout de suite à la caserne de la deuxième compagnie.

Nous racontons que nous avons sauvé Benira d'une mort sanglante, et
qu'il n'est guère probable qu'il y aura revue le jeudi.

Environ dix minutes après, arrivent trois enveloppes, une pour chacun de
nous.

Grands Dieux! le vieux bêta ne nous envoyait-il pas à chacun un billet
de cinq livres, ce qui fait soixante-quatre dibs, au bazar.

Le jeudi, il était à l'hôpital pour se remettre de sa rencontre
sanglante avec une bande de Pathans, et la deuxième compagnie se
régalait par escouades à sa santé.

Comme ça, il n'y eut pas de revue le jeudi.

Mais le colonel, quand il entendit parler de notre vaillante conduite,
se mit à dire:

--Je sais bien qu'il s'est passé quelque diablerie, quelque part, mais
je ne peux pas vous fourrer dedans, vous trois.

--Et mon impression personnelle, dit Mulvaney dégringolant du comptoir
après avoir retourné son verre, c'est que si on avait su la vérité, on
ne nous aurait rien fait. Ç'aurait été trop d'aplomb d'abord, en face de
la nature, puis en face des règlements, et enfin contre la volonté de
Térence Mulvaney, de faire une revue un jeudi.

--Fort bien, mes enfants, dit Learoyd; mais, jeune homme, à quoi vont
servir ces notes que vous avez prises?

--Laisse faire, dit Mulvaney. Vois-tu, le mois prochain, nous serons à
bord du _Serapis_. Ce gentleman va nous donner une gloire immortelle...
Mais il faut garder tout ça secret jusqu'à ce que nous ne soyons plus à
la portée de mon petit ami Bob Bahadur.

J'ai déféré au désir de Mulvaney.



UN DESTRUCTEUR DE GERMES

        _Les petits dieux d'étain trouvent bien drôle de voir le Grand
        Jupiter sommeiller en hochant la tête. Mais les petits dieux
        d'étain commettent aussi leurs petites maladresses en se
        trompant sur l'instant où le Grand Jupiter se réveille._


En règle générale, il n'y a que des inconvénients à se mêler des
affaires d'État dans un pays où les gens sont grassement payés pour s'en
occuper à votre place.

Le récit suivant est une exception qui peut se justifier.

Ainsi que vous le savez, tous les cinq ans nous passons un contrat avec
un vice-roi nouveau, et chaque vice-roi importe, avec le reste de ses
bagages, un secrétaire particulier qui peut être, ou ne pas être le
véritable vice-roi; cela dépend du destin.

Le Destin a les yeux fixés sur l'Empire indien parce qu'il est grand et
incapable de se défendre.

Il y avait autrefois un vice-roi qui amena avec lui un turbulent
secrétaire particulier, homme dur avec des façons douces, et une passion
morbide pour le travail.

Le secrétaire se nommait Wonder, John Vennil Wonder.

Le vice-roi n'avait pas de nom à lui,--rien qu'une enfilade de comtés,
suivie des deux tiers des initiales de l'alphabet.

Il disait confidentiellement qu'il était simplement la figure à la
galvanoplastie placée au haut d'une administration en or, et il
contemplait d'un air rêveur et amusé les tentatives que faisait Wonder
pour attirer dans ses mains, des affaires qui étaient tout à fait en
dehors de sa sphère d'action.

--Quand nous serons passés tous ensemble à l'état de chérubins, disait
un jour Son Excellence, mon cher, mon bon ami Wonder se mettra à la tête
d'une conspiration pour arracher une plume aux ailes de Gabriel, ou pour
voler ses clefs à saint Pierre. _Alors_ je ferai un rapport sur lui.

Mais, bien que le vice-roi ne fît rien pour entraver le zèle de Wonder,
d'autres tenaient des propos fâcheux.

Peut-être cela commença-t-il par les membres du Conseil; mais tout Simla
fut d'accord «qu'il y avait dans ce régime-là trop de Wonder, et trop
peu de vice-roi».

Wonder mettait toujours en avant «Son Excellence», «Son Excellence avait
fait ceci... Son Excellence avait dit cela... l'opinion de Son
Excellence était que...» et ainsi de suite.

Le vice-roi souriait, mais il ne s'en mêlait pas.

Il disait que tant que ses vieux se chamailleraient avec son cher, son
bon Wonder, on pourrait obtenir d'eux qu'ils laissassent en paix
«l'éternel Orient».

--Aucun homme avisé n'a de système, disait le vice-roi. Un système,
c'est une contribution levée sur les sots par l'imprévu. Je ne suis pas
des premiers, quant au dernier, je n'y crois pas.

Je ne vois pas très bien ce que cela signifie, à moins qu'il ne s'agisse
d'une police d'assurances. Peut-être était-ce la tournure que prenait le
vice-roi pour dire: «Restez couchés à terre.»

En cette saison, arriva à Simla un de ces hommes à la tête fêlée qui
n'ont qu'une idée.

Ce sont ces gens-là qui mettent les choses en mouvement, mais ils ne
sont pas d'un entretien agréable.

Cet homme-là se nommait Mellish, et il avait passé quinze ans dans une
propriété à lui, au Bas-Bengale, à étudier le choléra.

Il soutenait que le choléra était un germe qui se propageait
spontanément en traversant une atmosphère lourde et moite, et restait
accroché aux branches des arbres comme un flocon de laine.

--On pouvait rendre ce germe stérile, disait-il, au moyen de la
«toute-puissante fumigation de Mellish», poudre lourde, d'un violet
tirant sur le noir, résultat de quinze ans de recherches, oui, monsieur.

Les inventeurs ont tout à fait l'air d'appartenir à une caste.

Ils causent très haut, particulièrement au sujet des camarillas des
hommes qui ont un monopole. Ils frappent du poing sur la table, et ils
colportent sur eux-mêmes des échantillons de leurs inventions.

Mellish prétendait qu'il existait à Simla un trust de médecins ayant à
sa tête le chirurgien en chef, lequel était, selon toute apparence, de
connivence avec tous les aides d'hôpitaux de l'empire.

Je ne me rappelle plus au juste comment il le démontrait, mais cela
avait l'air «d'une infiltration sournoise dans les montagnes» et ce
qu'il fallait à Mellish, c'était le témoignage impartial du vice-roi,
«représentant de notre très gracieuse Majesté la Reine, monsieur».

En conséquence, Mellish monta à Simla, avec quatre-vingts livres de sa
drogue à fumigations dans sa malle pour parler au vice-roi, et lui
démontrer les mérites de l'invention.

Mais il était plus aisé de voir un vice-roi que de l'entretenir, à moins
que vous n'eussiez la chance d'être un personnage aussi important que
Mellishe, de Madras.

C'était un homme de six mille roupies, si grand, que ses filles ne «se
marièrent jamais». Elles «contractèrent des alliances».

Lui-même, il n'était point payé; il recevait des émoluments, et ses
voyages dans le pays étaient qualifiés d'«Excursions d'un Observateur».

Son travail consistait à tenir éveillés les gens de Madras, au moyen
d'une longue perche, comme on fait aller et venir les tanches dans une
mare, et les gens étaient obligés de renoncer à leurs bonnes vieilles
habitudes, en se disant d'une voix éteinte:

--C'est cela les Lumières et le Progrès! N'est-ce pas superbe?

Alors ils votaient à Mellishe des statues et des guirlandes de jasmin,
avec l'espoir d'être délivrés de lui.

Mellishe monta à Simla, afin de «conférer avec le vice-roi».

C'était là un de ses dadas.

Tout ce que le vice-roi savait de lui, c'était que Mellishe était une de
ces divinités d'ordre intermédiaire qui paraissent nécessaires au
bien-être spirituel de ce Paradis des classes moyennes, et que selon
toutes probabilités «il avait suggéré, organisé, fondé et doté tous les
établissements publics de Madras».

Cela prouve que Son Excellence, malgré ses tendances à rêver,
connaissait par expérience les façons des gens aux six mille roupies...

Le nom de Mellishe était E. Mellishe, et celui de Mellish s'écrivait E.
S. Mellish.

Tous deux étaient installés dans le même hôtel, et le Destin qui régit
l'Empire indien, décida que Wonder ferait une faute d'orthographe en
omettant l'_e_ final, que le chaprassi y mettrait du sien, et que le
billet ainsi conçu:

  «Cher Monsieur Mellish,--_pouvez-vous ajourner vos autres invitations,
  et luncher avec nous, demain à deux heures? Son Excellence aura alors
  une heure à vous donner._»

serait remis au Mellish de la poudre fumigatoire.

Il faillit pleurer d'orgueil et de joie, et à l'heure convenue, il
trotta dans la direction de Peterhoff, ayant dans une des poches de
derrière de sa redingote un gros paquet de poudre fumigatoire.

Il tenait l'occasion et il entendait en tirer tout le parti possible.

Mellishe, de Madras, avait été si pompeux, si solennel au sujet de sa
«Conférence», que Wonder avait arrangé un tiffin[17] en tête à tête, non
point avec un aide de camp, non point avec Wonder, mais avec le
vice-roi, qui exprimait d'un ton plaintif sa crainte de se voir seul en
présence d'un autocrate démuselé, tel que l'était le grand Mellishe, de
Madras.

  [17] Collation entre le déjeuner et le dîner.

Mais le vice-roi ne fut point ennuyé par son hôte.

Loin de là, il fut diverti.

Mellish était nerveusement préoccupé d'en venir promptement à son
procédé fumigatoire; il causa à tort et à travers au hasard pendant tout
le repas, et Son Excellence l'invita à fumer.

Le vice-roi fut enchanté de Mellish, parce que celui-ci ne lui parlait
pas d'affaires du métier.

Dès que les cigares furent allumés, Mellish causa comme un homme; il
commença par sa théorie sur le choléra, détailla ses quinze années de
«travaux scientifiques», les machinations de la «Coterie de Simla», la
supériorité de sa poudre fumigatoire, pendant que le vice-roi
l'observait, les yeux à demi clos, en se disant:

--Évidemment, il y a une erreur sur l'identité: ce n'est pas le
véritable tigre annoncé, mais c'est un animal original.

Mellish était si animé que ses cheveux se hérissaient et qu'il bégayait.

Puis, il se mit à fouiller dans la poche de derrière de sa redingote, et
avant que le vice-roi eût pu se douter de ce qui allait arriver, il
avait jeté une grosse poignée de sa poudre dans le grand cendrier
d'argent.

--Ju-jugez-en par vous-même, monsieur, disait Mellish, Vo-Votre
Excellence en jugera par elle-même. Absolument infaillible, sur mon
honneur!

Il plongea le bout allumé de son cigare dans la poudre, qui se mit à
fumer comme un volcan, en dégageant des tourbillons de vapeur grasse,
salissante, d'une couleur de cuivre.

En cinq secondes, la pièce fut remplie d'une odeur très piquante, très
écoeurante, d'une atmosphère fétide qui vous prenait violemment à la
gorge et vous la fermait comme une trappe.

La poudre sifflait, pétillait, lançait des étincelles bleues et vertes.
La fumée s'épaissit au point qu'on ne pouvait plus ni voir, ni respirer,
ni ouvrir la bouche.

Quant à Mellish, il y était habitué.

--Nitrate de strontiane, criait-il, baryte, os calciné, et cætera; mille
pouces cubes de fumée par pouce cube de poudre. Pas un germe ne pourrait
résister, pas un... Excellence!

Mais Son Excellence avait pris la fuite, et toussait au pied de
l'escalier, pendant que tout Peterhoff bourdonnait comme une ruche.

Des lanciers rouges arrivèrent, et le chaprassi en chef, qui parle
anglais, arriva, et il arriva aussi des porte-masses, et des dames
descendirent par l'escalier en courant et criant: «Au feu!» Car la fumée
s'insinuait dans toute la maison, filtrait à travers les fenêtres,
s'enflait le long des vérandahs, se répandait en grosses vagues, en
guirlandes par les jardins.

Personne ne pouvait pénétrer dans la pièce où Mellish continua sa
conférence sur son produit fumigatoire, jusqu'à ce que son infâme poudre
eût été consumée.

Alors un aide de camp, qui avait grand désir de la croix de Victoria, se
précipita à travers les torrents de fumée et traîna Mellish dans le
hall.

Le vice-roi perdait l'équilibre, à force de rire. Il ne put qu'agiter
faiblement ses mains du côté de Mellish, qui brandissait vers lui un
nouveau paquet de poudre.

--Superbe! Superbe! sanglota Son Excellence. Pas un germe ne peut y
résister, comme vous le faisiez remarquer avec raison. Je puis en jurer.
Un résultat magnifique.

Alors il se mit à rire jusqu'à ce que les larmes lui vinrent aux yeux,
et Wonder, qui avait pris le vrai Mellishe, tout grondant, sur le Mail,
fit son entrée et fut très choqué de cette scène.

Mais le vice-roi fut charmé, parce qu'il comprit que Wonder serait
bientôt obligé de partir.

Le Mellish à la poudre fumigatoire fut aussi enchanté, parce qu'il était
certain d'avoir écrasé «la Coterie médicale de Simla».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien peu d'hommes savaient raconter une histoire comme Son Excellence,
quand Elle s'en donnait la peine, et son récit sur «L'ami de mon cher,
mon bon Wonder, l'homme à la poudre», fit le tour de Simla, et les gens
frivoles tourmentèrent Wonder de leurs remarques.

Mais Son Excellence conta la chose une fois de trop, de trop pour
Wonder.

Et c'était à dessein.

Cela eut lieu lors d'une partie de campagne, à Seepee.

Wonder était justement assis derrière le vice-roi.

--Et j'étais réellement persuadé, disait pour finir Son Excellence, que
mon cher et bon Wonder avait payé un assassin pour se frayer la voie
jusqu'au trône.

Tout le monde rit, mais il y avait dans le ton de voix du vice-roi une
légère et mystérieuse vibration, qui fut comprise de Wonder.

Il s'aperçut que sa santé s'altérait.

Le vice-roi lui permit de s'en aller et lui délivra un certificat
magnifique pour qu'on l'utilisât chez les grands personnages, en
Angleterre.

--Tout cela est arrivé par ma faute, dit Son Excellence, pendant
plusieurs saisons de suite. Mon peu d'application avait dû choquer un
homme aussi énergique.



ENLEVÉ

        _Il y a un flux et un reflux dans les affaires des hommes, et
        cela, de quelque côté qu'on le prenne, est chose fâcheuse. Par
        là ils sont jetés sur des plages, sur des baies désertes, où
        nulle personne respectable ne se soucie de leur rendre visite;
        vous ne sauriez arrêter la marée, mais parfois, de temps à
        autre, il dépend de vous d'arrêter un aventurier étourdi qui,
        hum! ne vous sera guère reconnaissant de vos peines._

        (MORALITÉS, DE VIBART)


Nous sommes une caste supérieure, une race éclairée, et le mariage entre
enfants est chose révoltante.

Il en résulte parfois de singulières conséquences.

Néanmoins la manière de voir des Hindous, qui est identique à la manière
de voir des gens du continent, identique à la manière de voir
primitive,--et qui consiste à arranger des mariages sans avoir égard aux
inclinations personnelles des conjoints,--cette manière de voir est
juste.

Qu'on y réfléchisse une minute, et l'on verra qu'il doit en être ainsi,
à moins, naturellement, que vous ne croyiez aux «affinités».

Et dans ce cas, vous ferez mieux de ne pas lire ce récit.

Un homme qui n'a jamais été marié, un homme auquel on ne peut s'en
rapporter pour choisir au premier coup d'oeil un cheval de valeur bien
ordinaire, un homme dont la cervelle est échauffée et bouleversée par
des visions de bonheur domestique, peut-il être abandonné à lui-même
pour le choix d'une femme.

Il a beau faire, il ne peut voir droit, penser droit, et tout cela se
retrouve dans les imaginations d'une jeune fille.

Mais quand ce sont des gens mûrs, mariés, prudents qui arrangent une
union entre un jeune garçon et une fillette, ils le font d'une manière
raisonnable, en tenant compte de l'avenir, et par la suite le jeune
couple vit heureux.

Chacun sait cela.

Parlons sérieusement.

Le gouvernement devrait établir un ministère matrimonial, pourvu d'un
personnel capable, avec un jury de matrones, un juge de cour suprême, un
chapelain-doyen, et un avertissement solennel, sous la forme d'un
mariage d'inclination ayant mal tourné qui serait enchaîné aux arbres de
la cour.

Tous les mariages se feraient par l'intermédiaire de ce ministère, qui
pourrait être subordonné à celui de l'éducation, et on y appliquerait la
même pénalité que celle dont on est châtié quand on opère un changement
de propriété sans un acte sur papier timbré.

Mais le gouvernement se refuse à entendre aucun conseil; il prétend
qu'il est trop occupé.

Cela ne m'empêchera pas de consigner mon projet par écrit, et de
mentionner l'exemple qui vient éclairer cette théorie.

Il y avait une fois un bon jeune homme,--un fonctionnaire de premier
ordre dans son ministère,--un homme qui avait un bel avenir, et dont le
nom serait suivi de ces initiales: K. C. I. E.

Tous ses supérieurs disaient du bien de lui, parce qu'il savait retenir
sa langue et sa plume en temps opportun.

Il y a, actuellement dans l'Inde, onze personnes seulement qui
connaissent ce secret, et tous, un seul excepté, sont arrivés à de
grands honneurs, et à d'énormes revenus.

Ce bon jeune homme était tranquille et savait se dominer; il était bien
trop vieux pour son âge.

Et c'est une faute qui entraîne toujours avec elle son châtiment.

Si un subalterne, ou le régisseur d'un planteur de thé; si l'un
quelconque de ceux qui jouissent de la vie et n'ont pas le souci du
lendemain, avaient fait ce qu'il essaya de faire, nul ne s'en serait
inquiété. Mais la chute de Peythroppe,--du jeune Peythroppe, si
estimable, si vertueux, si économe, si tranquille, si laborieux--causa
un grand émoi dans cinq ministères.

Voici comment cette chute se produisit.

Il fit la rencontre d'une miss Castries--le nom était tout d'abord
D'Castries, mais la famille avait supprimé le D', pour des raisons
administratives, et devenu amoureux d'elle, il le fut avec plus
d'énergie encore qu'il n'en mettait à sa besogne.

Entendez-moi bien, il n'y avait pas moyen de dire l'ombre d'un mot
contre miss Castries.

Elle était bonne personne, très gracieuse. Elle avait ce teint que les
naïfs, en Angleterre, appellent le teint espagnol, avec une épaisse
chevelure d'un noir bleu, descendant très bas sur le front, pour former
comme une pointe de veuve, de grands yeux de nuance violette, sous des
sourcils aussi noirs et aussi droits que les encadrements qu'on voit en
marge sur le numéro exceptionnel de la _Gazette_, quand meurt un
personnage important.

Mais... Mais... Mais.

Bref, c'était une jeune fille très douce et très pieuse, mais pour bien
des raisons, elle était «impossible».

C'était comme cela.

Toutes les bonnes mamans savent ce que veut dire «impossible».

Il était évidemment absurde que Peythroppe l'épousât.

Pourquoi?

Pour le savoir aussi sûr que si la chose eût été imprimée, il suffisait
d'avoir vu le petit croissant opalin que miss Castries avait à la racine
de ses ongles.

En outre, épouser miss Castries équivalait à épouser un grand nombre
d'autres Castries.--Le lieutenant honoraire Castries, son papa, mistress
Eulalie Castries, sa maman, et toutes les ramifications de la famille
Castries, ayant des revenus qui allaient de 175 à 470 roupies par mois,
et qui avaient, elles aussi, des femmes et des parents.

Il en eût moins coûté à Peythroppe de cravacher un commissaire avec un
fouet à chiens, ou d'avoir brûlé les papiers d'un bureau de
sous-commissaire, que de contracter une alliance avec les Castries.

Cela eût pesé moins lourd sur son avenir,--même sous un gouvernement qui
jamais n'oublie, et _jamais_ ne pardonne.

Tout le monde, excepté Peythroppe, voyait cela.

Il allait épouser miss Castries,--oui, il allait le faire, étant majeur,
pourvu d'un bon revenu, et malheur à la famille qui refuserait ensuite
de recevoir mistress Virginie Saulez Peythroppe avec tous les égards dûs
au rang de son mari.

Tel était l'ultimatum de Peythroppe, et tout ce qu'on lui représentait à
ce sujet le mettait en fureur.

Ces folies soudaines s'attaquent surtout aux gens les plus posés.

Il s'en produisit un cas une fois... mais je vous conterai cela plus
tard.

On ne saurait expliquer cette manie qu'en recourant à une théorie
diamétralement opposée à celle qu'on professe dans l'endroit où se font
les mariages.

Peythroppe mettait de la rage à vouloir s'attacher au cou une meule de
moulin, au début de sa carrière, et aucun raisonnement n'avait de prise
sur lui.

Il s'était mis en tête qu'il épouserait miss Castries, et c'était une
affaire qui ne regardait que lui.

Il vous serait fort obligé, si vous gardiez vos conseils pour vous.

Quand un homme est dans cet état, les paroles ne servent qu'à le rendre
plus obstiné dans son projet.

Naturellement, il ne saurait voir que le mariage, dans ces pays
lointains, est une affaire du gouvernement et non point une affaire
individuelle.

Vous rappelez-vous mistress Hauksbee, la femme la plus extraordinaire
qu'il y ait dans l'Inde?

C'est elle qui sauva Pluffles de mistress Reiver, qui fit avoir à
Tarrion sa nomination au ministère des affaires étrangères, et qui fut
battue en rase campagne par mistress Cusack-Bremmil.

Elle entendit parler de l'état lamentable où se trouvait Peythroppe, et
son cerveau conçut aussitôt le plan qui le sauva.

Elle avait la sagesse du serpent, la logique serrée de l'homme,
l'intrépidité inconsciente de l'enfant, et la triple intuition de la
femme.

Jamais, non jamais, tant qu'un tonga cahotera sur les pentes ardues de
Solon, tant que des couples iront en partie équestre, de l'autre côté de
la Côte d'Été, il n'y aura jamais de génie comparable à celui de
mistress Hauksbee.

Elle assista à la consultation qui eut lieu entre trois hommes sur le
cas de Peythroppe, et elle se dressa, passant sur ses lèvres la mèche de
sa cravache, et elle parla...

Trois semaines plus tard, Peythroppe dînait avec les trois hommes quand
on apporta la _Gazette de l'Inde_.

Peythroppe fut tout surpris d'y lire qu'on lui accordait un mois de
congé.

Ne me demandez pas comment cela avait été arrangé.

Je suis fermement convaincu que si mistress Hauksbee le lui commandait,
toute l'administration de l'Inde marcherait sur les mains.

Les trois hommes avaient aussi chacun un mois de congé.

Peythroppe mit la _Gazette_ dans un coin, et dit de gros mots.

Alors on entendit monter de la clôture, le «pad-pad» assourdi que font
les chameaux en marchant, «ces chameaux de voleurs» de la race Bikaneer,
qui ne geint et ne hurle pas quand elle se couche et se relève.

Après cela, je ne sais ce qui arriva.

Une seule chose est certaine; c'est que Peythroppe disparut,--qu'il
s'évanouit comme de la fumée,--et que la chaise longue avec des appuis
pour les pieds, qui se trouvait chez les trois hommes, fut brisée en
morceaux.

En même temps un lit disparut d'une des chambres à coucher.

Mistress Hauksbee dit que M. Peythroppe était allé chasser avec les
trois hommes dans le Radjputana.

Nous fûmes donc forcés de la croire.

A la fin du mois, on vit dans la _Gazette_ que le congé de Peythroppe
était prolongé de vingt jours, mais il y eut de la colère et des
lamentations chez les Castries.

Le jour du mariage avait été fixé, mais le futur ne revint jamais.

Les D'Silvas, les Pereiras, les Ducketts élevèrent la voix et raillèrent
le lieutenant honoraire Castries de s'être laissé berner de la manière
la plus basse.

Mistress Hauksbee alla au mariage et fut fort étonnée de voir que
Peythroppe ne reparaissait pas.

Au bout de sept semaines, Peythroppe et les trois hommes revinrent du
Radjputana.

Peythroppe était endurci, raffermi, assez blanc, et plus maître que
jamais de lui-même.

Un des trois hommes avait sur le nez une coupure, produite par le recul
d'un fusil.

Les fusils de douze ont un recul assez curieux.

Alors le lieutenant honoraire Castries se présenta, assoiffé du sang de
son perfide gendre, qui n'avait pas voulu l'être.

Il tint des propos--des propos vulgaires «impossibles»--où perçait
l'être sans éducation, sorti des rangs, et devenu un _honoraire_.

Je m'imagine qu'alors les yeux de Peythroppe se dessillèrent.

Quoi qu'il en soit, il garda son calme jusqu'à la fin, et dit alors
quelques mots d'un ton bref.

Le lieutenant honoraire Castries ne cherchait qu'un «clou» pour
accrocher son parti de mourir ou d'intenter un procès pour rupture de
promesse.

Miss Castries était une excellente fille. Elle déclara qu'elle ne
voulait point d'un procès pour rupture d'engagement.

Elle dit que si elle n'était point une dame, elle était assez civilisée
pour savoir que les dames gardaient le secret de leur coeur brisé, et
comme elle gouvernait ses parents, la chose n'eut pas de suites.

Plus tard, elle épousa un personnage très honorable et très distingué.

Il voyageait pour le compte d'une entreprenante maison de Calcutta, et
il avait tout ce qu'il faut pour faire le meilleur des maris.

En conséquence, Peythroppe rentra dans son état d'esprit ordinaire. Il
travailla beaucoup et fut estimé de tous ceux qui le connaissaient.

Un de ces jours, il se mariera, mais il épousera une charmante jeune
fille blanche et rose, qui se trouvera sur la liste des personnes qu'on
invite au palais du gouvernement, qui aura un peu d'argent et quelques
parents influents, ainsi que doit faire tout homme prudent.

Et jamais de sa vie il ne lui racontera ce qui s'est passé pendant sa
partie de chasse de sept semaines dans le Radjputana.

Mais songez donc à ce qu'il a fallu de peines et de dépenses,--car la
location d'un chameau coûte cher, et ces animaux de la race Bikaneer
mangeaient comme des hommes; et tout cela aurait été économisé s'il
avait existé un ministère des mariages, bien dirigé, sous le contrôle du
directeur de l'instruction publique, mais correspondant directement avec
le vice-roi.



L'ARRESTATION DU LIEUTENANT LÉTOURDI

        _--J'ai oublié le mot de passe, qu'il dit._

        _--Ah! vraiment, vous avez oublié? Il a oublié, que je dis._

        _--Mais je suis le colonel, qu'il fait._

        _--Oh vous l'êtes, n'est-ce pas? que je fais. Colonel ou pas
        colonel, vous allez attendre ici jusqu'à ce qu'on me relève et
        que le sergent fasse son rapport sur votre vieille laide
        bobine._

                   *       *       *       *       *

        _Eh bien! sur mon âme, c'était le colonel en personne. Mais à
        cette époque-là, je n'étais qu'une recrue._

        (AUTOBIOGRAPHIE INÉDITE DU SIMPLE SOLDAT ORTHERIS)


S'il était une chose dont Létourdi tirât vanité plus que de toute autre,
c'était d'avoir l'air d'un officier et d'un gentleman. Il disait que
c'était par respect pour le service qu'il mettait tant de soin à sa
toilette, mais ceux qui le connaissaient le mieux disaient que c'était
seulement parce qu'il était vain de sa personne.

Il n'y avait rien de mauvais chez Létourdi,--pas une once. Il
reconnaissait un cheval, quand il en voyait un, et il pouvait faire
quelque chose de plus que de bien se tenir en selle.

Il jouait franc jeu au billard, et c'était un partenaire digne de
confiance au whist.

Tout le monde avait de l'affection pour lui, et jamais nul n'aurait cru,
même en rêve, qu'un jour on le verrait sur une plate-forme, les menottes
aux mains, comme déserteur.

Et pourtant cette triste chose arriva.

Il revenait de Dalhousie à la fin de son congé, et descendait la route à
cheval.

Il avait profité de son congé jusqu'à la dernière minute, et il était
extrêmement pressé de retourner à son poste.

Il faisait très chaud à Dalhousie, et sachant ce qui l'attendait là-bas,
il avait pris un uniforme complet en khaki, tout neuf, très ajusté,
d'une délicate couleur olive; une cravate bleue à reflets changeants, un
col blanc, et un casque _solah_ blanc comme la neige.

Il se faisait un point d'honneur d'avoir l'air bien habillé, même quand
il courait la poste.

Et il avait l'air bien habillé; il était si préoccupé de sa tournure,
qu'avant son départ il avait oublié de prendre autre chose qu'un peu de
menue monnaie. Il avait laissé tous ses billets de banque à l'hôtel.

Ses domestiques étaient partis en avant sur la route, pour être prêts à
le recevoir, à Pathankote, avec un nouveau complet.

C'est là ce qu'il appelait voyager avec un petit train.

Il était fier de son talent d'organisateur, de ce que nous appelons
_bundobust_.

A vingt-deux milles de Dalhousie, il commença à pleuvoir.

Ce n'était pas un simple orage de montagne, mais un vrai déluge d'eau
tiède, comme dans les pays à moussons.

Létourdi poussa en avant, en regrettant de n'avoir pas pris un
parapluie.

La poussière des routes devint de la fange, et le poney s'embourba
sérieusement; il en fut de même pour les guêtres de khaki, que portait
Létourdi, mais il tint bon, et fit de son mieux pour s'imaginer que la
fraîcheur était agréable.

Le poney qui lui échut ensuite était vicieux au départ, et comme la
pluie rendait les mains de Létourdi glissantes, l'animal réussit à se
débarrasser de lui à un tournant.

Létourdi lui fit la chasse, le rattrapa et se remit en route d'un bon
train.

L'averse n'avait point fait bon effet sur ses habits ni sur son humeur,
et il avait perdu un éperon. Il ne laissa pas l'autre inactif.

A ce moment l'étape était finie; le poney avait pris autant d'exercice
qu'il lui en fallait, et malgré la pluie, Létourdi suait abondamment.

A la fin d'une autre fâcheuse demi-heure, Létourdi crut voir l'univers
entier se dissoudre devant ses yeux en une pulpe visqueuse.

La pluie avait transformé le haut de son vaste casque blanc _solah_, en
une pâte mal odorante, et il s'était refermé sur sa tête, comme un
champignon à demi ouvert. La doublure verte commençait aussi à se
décoller.

Létourdi ne dit rien, qui mérite d'être rapporté ici.

Il arracha ou remonta tout le rebord qui lui retombait sur les yeux, et
poursuivit sa route pénible.

Le derrière de son casque lui battait dans le cou; les deux côtés
adhéraient à ses oreilles, mais le ruban de cuir, et la doublure verte
continuaient à maintenir tant bien que mal tous les morceaux, de sorte
que le chapeau, tout en flottant, ne s'était pas tout à fait fondu.

Bientôt la pâte et l'étoffe verte formèrent une sorte de moisissure
visqueuse qui se répandit sur Létourdi dans plusieurs directions, soit
sur son dos, soit sur sa poitrine, à son choix.

La teinture de khaki s'épancha aussi,--c'était vraiment une teinture de
bien mauvaise qualité, de sorte qu'il était partiellement peint en brun,
avec des plaques violettes, des contours couleur d'ocre, des bandes d'un
rouge de rouille, avec des parties presque blanches, suivant la nature
et les particularités de la teinture.

Lorsqu'il tira son mouchoir pour essuyer sa figure, la couleur verte de
la doublure, et la couleur pourpre qui avait filtré de sa cravate jusque
dans son cou, se mêlèrent; le résultat fut étonnant.

Aux environs de Dhar, la pluie cessa. Le soleil de la soirée se montra
et le sécha un peu, mais en même temps il fixa les couleurs.

A trois milles de Pathankote le dernier poney se mit à boiter sans
remède, et Létourdi fut forcé d'aller à pied. Il poussa jusque dans
Pathankote pour y trouver ses domestiques.

Il ne se doutait pas alors que son _khitmatgar_ s'était arrêté au bord
de la route pour boire, et reparaîtrait le lendemain en disant qu'il
s'était fait une entorse.

Quand il fut entré à Pathankote, il ne put trouver ses domestiques. Il
avait ses bottines raidies et couvertes par la boue, et celle-ci
s'étalait sur une grande partie de son vêtement.

La cravate bleue avait déteint autant que le khaki.

Aussi l'enleva-t-il avec le col pour les jeter.

Alors il dit quelques mots qui s'appliquaient aux domestiques en
général, et tâcha de trouver un endroit où se mettre.

Il paya huit annas pour un verre de quelque chose, et s'aperçut à cet
instant qu'il lui restait six annas dans la poche, c'est-à-dire qu'en sa
situation, il était seul au monde avec six annas.

Il alla trouver le chef de gare pour tâcher d'obtenir un billet de
première classe pour Khasa, où il était en garnison.

L'employé de la distribution dit un mot au chef de gare; le chef de gare
dit un mot à l'employé du télégraphe, et tous trois le regardèrent avec
curiosité.

Il le prièrent d'attendre une demi-heure, pendant qu'ils consulteraient
l'autorité à Umritsar.

Il attendit donc, et ce furent quatre constables qui vinrent et se
groupèrent d'une façon pittoresque autour de lui.

Et au moment même où il allait leur dire de s'en aller, le chef de gare
lui dit qu'il donnerait un billet pour Umritsar, au _sahib_, si le sahib
voulait bien entrer dans le bureau de l'enregistrement.

Létourdi y entra donc, et la première chose qu'il vit c'est qu'il avait
un constable attaché à chaque bras et à chaque jambe, et que le chef de
gare essayait de lui mettre sur la tête un sac à dépêches.

Il en résulta une mêlée assez réussie dans le bureau d'enregistrement,
où Létourdi se fit une forte entaille au-dessus de l'oeil, en tombant
contre une table. Mais ces constables vinrent à bout de lui, et le chef
de gare lui mit les menottes solidement.

Dès qu'il fut coiffé du sac à dépêches, il se mit à sacrer ce qu'il
pensait, et le constable-chef dit:

--Sans aucun doute, c'est le soldat anglais que nous cherchions.
Entendez-vous les gros mots?

Alors Létourdi demanda au chef de gare ce que signifiait un traitement
pareil, un traitement aussi indigne.

Le chef de gare lui répondit qu'il était le soldat John Binkle du ***me
régiment, cinq pieds neuf pouces, cheveux blonds, yeux gris, tenue en
désordre et pas de signes extérieurs, qui avait déserté quinze jours
auparavant.

Létourdi se mit à donner de longues explications; mais plus il en
donnait, moins le chef de gare le croyait.

Il répondait que jamais lieutenant n'avait eu l'air aussi bandit que
Létourdi, et qu'il avait pour instruction d'expédier son prisonnier sous
bonne garde à Umritsar.

Létourdi souffrait de l'humidité, était fort mal à son aise. Les termes
dont il se servit ne sont pas de nature à être publiés, même sous forme
expurgée.

Les quatre constables le mirent dans un compartiment de troisième
classe, et il passa ses vingt-quatre heures de trajet à les injurier
avec autant de volubilité que le lui permettait sa connaissance du
langage courant.

A Umritsar, on fit de lui un paquet bien ficelé qu'on déposa sur une
plate-forme, grâce aux bras d'un caporal et de deux hommes du ***me
régiment.

Létourdi se redressa et tâcha de se tirer d'affaire en prenant un air
supérieur.

Il n'avait guère l'air supérieur, avec ses menottes, quatre constables
derrière lui, et le sang de sa coupure qui s'était coagulé sur sa joue
gauche.

Le caporal n'avait pas non plus l'air de plaisanter.

Létourdi alla bien jusqu'à ces mots: «Les amis, c'est une méprise des
plus absurdes», mais arrivé là, le caporal lui enjoignit de «fermer ça»
et de marcher.

Létourdi n'avait aucune disposition à marcher; il demanda à s'arrêter, à
s'expliquer.

Il s'expliquait fort bien, en effet, quand le caporal y coupa court en
disant:

--Vous, un officier! Ce sont des gens de votre espèce qui déshonorent
les gens comme _nous_. En voilà un officier! il est beau, l'officier! Je
le connais votre régiment. La marche des Canailles, voilà le pas
accéléré qui vous a amené ici. Vous êtes une honte pour l'armée!»

Létourdi se calma, et voulut recommencer ses explications depuis le
point de départ.

Alors on le ramena sous la pluie jusqu'à la cantine, et on lui
recommanda de ne pas faire l'imbécile.

Les hommes devaient le conduire de là au fort Govingdhar, et la conduite
en question, n'était guère plus solennelle que la Marche de la
Grenouille.

Létourdi faillit devenir fou de rage, de froid, du malentendu, des
menottes et du mal de tête que lui causait sa coupure au front.

Il se mit donc en devoir de dire tout ce qu'il avait dans l'esprit.

Quand il eut tout dit jusqu'au dernier mot, et qu'il eut la gorge sèche,
un des hommes s'expliqua:

--J'ai bien entendu des vagabonds derrière les barreaux du violon, faire
des poses et jacasser, mais je n'en ai jamais entendu un qui fut de la
force de cet _officier_.

Ils ne s'en fâchaient point; ils avaient plutôt de l'admiration pour
lui.

Ils prirent quelques verres de bière à la cantine, et en offrirent à
Létourdi, parce qu'il avait juré d'une façon étonnante.

Ils lui demandèrent de lui raconter tout ce que le soldat John Binkle
avait fait, depuis qu'il avait pris la clef des champs, et cela irrita
Létourdi, encore plus que tout le reste.

S'il avait conservé quelque présence d'esprit, il se serait tenu
tranquille jusqu'à l'arrivée d'un officier, mais il tenta de s'enfuir.

Or, un coup de la crosse d'un Martini qu'on reçoit à la chute des reins
vous fait grand mal et du khaki moisi, détrempé par la pluie se déchire
facilement, quand deux hommes vous secouent par le collet.

Létourdi se releva, éprouvant grand mal au coeur, et un fort vertige,
avec sa chemise déchirée sur sa poitrine, et presque sur toute la
longueur de son dos.

Il céda à la fortune, au moment même où le train descendant de Lahore
arriva amenant un de ses majors.

Voici _in extenso_ la déposition du major:

«Il y avait un bruit de lutte dans la salle du buffet de la seconde
classe; j'y suis entré, et j'ai vu le plus affreux vagabond que j'aie
jamais rencontré.

«Ses bottines et ses guêtres étaient couvertes de boue et de taches de
bière.

«Il avait sur la tête une sorte de tas de fumier d'un blanc sale, qui
pendait en lambeaux sur ses épaules fortement égratignées.

«Il était à moitié couvert d'une chemise presque fendue en deux
morceaux, et il demandait à la garde de regarder le nom, qui était
marqué sur le pan.

«Comme il avait tiré sa chemise par-dessus sa tête, je ne pus tout
d'abord voir qui il était, mais je m'imaginai que c'était un soldat qui
était dans le premier cas de désertion, d'après les jurons qu'il lançait
en se débattant dans ses guenilles.

«Quand il se fut retourné, et que j'eus tenu compte d'une bosse aussi
grosse qu'un pain au jambon, qu'il avait au-dessus d'un oeil, de
quelques plaques vertes de peinture de guerre qu'il avait sur la figure,
et des quelques raies violettes qui lui zébraient les épaules, je vis
que c'était Létourdi.

«Il fut très heureux de me voir, ajoutait le major, et il me déclara
qu'il espérait que je ne soufflerais mot de l'affaire au mess.

«Je n'en ai rien dit, mais vous pouvez le faire, si cela vous plaît,
maintenant que Létourdi est retourné au pays.»

Létourdi passa une grande partie de cet été à faire des démarches pour
qu'on traduisît en cour martiale le caporal et les deux soldats pour
avoir arrêté «un officier et un gentleman».

Naturellement, ils étaient navrés de leur erreur.

Mais l'histoire se fit jour jusqu'à la cantine du régiment, et de là
elle fit le tour de la province.



DANS LA MAISON DE SUDDHOO

        _Éloignez-vous à un jet de pierre sur la droite et sur la gauche
        de cette route bien entretenue où nous marchons et aussitôt
        l'univers prend un aspect farouche, étrange. Churel et goule, et
        djinn et esprit nous tiendront compagnie cette nuit, car nous
        voici arrivés au plus vieux des pays, à celui que parcourent en
        liberté les puissances des ténèbres._

        (DU CRÉPUSCULE DU SOIR AU CRÉPUSCULE DU MATIN)


La maison de Suddhoo, tout près de la porte de Taksali, a un étage, avec
quatre fenêtres en vieux bois brun sculpté, et un toit plat.

Vous pouvez la reconnaître à cinq annonces rouges imprimées à la main et
disposées comme le cinq de carreau sur le badigeon, entre les fenêtres
du haut.

Bhagwan-Dass l'épicier et un homme qui, dit-il, gagne sa vie à graver
des cachets, habitent au rez-de-chaussée, avec leur bande d'épouses, de
domestiques, d'amis et de familiers.

Les deux chambres d'en haut étaient ordinairement occupées par Janoo et
Azizun, ainsi que par un petit terrier noir et tan, qui avait été volé à
un Anglais et donné à Janoo par un soldat.

Aujourd'hui il ne reste plus que Janoo dans les chambres d'en haut.

Suddhoo couche généralement sur le toit, à moins qu'il ne dorme dans la
rue, mais, dans la saison froide, il va d'habitude à Peshawar rendre
visite à son fils qui vend des curiosités près de la porte d'Edwardes;
et alors il dort sous un vrai toit de terre.

Suddhoo est mon grand ami, parce que son cousin a un fils qui, grâce à
ma recommandation, a obtenu un emploi de messager en chef dans une
grosse maison de la localité.

Suddhoo dit que Dieu fera de moi un de ces jours, un
lieutenant-gouverneur, et j'ose croire que sa prédiction se réalisera.

Il est très, très vieux; il a les cheveux blancs; si peu de dents que ce
n'est pas la peine d'en parler.

Il a survécu à son intelligence; il a survécu en somme à toutes ces
choses, excepté à son affection pour son fils de Peshawar.

Janoo et Azizun sont des Kashmiriennes, honnêtes dames de la cité. Leur
profession était fort ancienne, et plus ou moins honorable; mais Azizun
a depuis épousé un étudiant en médecine du Nord-Ouest. Elle s'est rangée
et elle mène aujourd'hui une vie des plus convenables, quelque part aux
environs de Bareilly.

Bhagwan-Dass est un usurier et un faussaire.

Quant à l'homme qui prétend gagner sa vie à graver des cachets, il se
donne pour très pauvre.

Maintenant vous en savez autant qu'il est nécessaire sur les quatre
principaux habitants de la maison de Suddhoo.

Naturellement il y a encore moi, mais je ne joue que le rôle du choeur
qui vient au dernier moment donner l'explication des événements.

De sorte que je ne compte pas.

Suddhoo n'était pas malin.

L'homme qui se donnait pour un graveur de cachets était le plus malin de
tous ces gens-là,--excepté Janoo.

Quant à Bhagwan-Dass, il ne savait que mentir.

Janoo avait en outre la beauté, mais cela c'était son affaire.

Le fils que Suddhoo avait à Peshawar fut atteint de pleurésie, et le
vieux Suddhoo conçut de l'inquiétude.

Le graveur de cachets apprit l'anxiété de Suddhoo, et se résolut à la
monnayer.

Il était en avance sur son temps. Il s'arrangea avec un compère de
Peshawar pour se faire télégraphier jour par jour l'état de santé du
fils.

Et c'est ici que l'histoire commence.

Un soir, le cousin de Suddhoo m'informa que Suddhoo désirait me voir,
qu'il était trop vieux et trop faible pour venir lui-même, et que si
j'allais lui rendre visite, je ferais à la maison de Suddhoo un honneur
éternel.

J'y allai, mais je pense que vu la grande distance où était alors
Suddhoo, qu'il aurait bien pu envoyer un autre véhicule qu'une ekka qui
cahotait terriblement, quand il s'agissait d'amener un futur
lieutenant-gouverneur, par une soirée de brouillard en avril.

L'ekka ne courait pas très vite.

Il était nuit noire quand nous nous trouvâmes devant l'entrée de la
tombe de Runjet Singh, près de la porte principale du fort.

Là on trouva Suddhoo.

Il dit qu'à en juger par ma condescendance, il était absolument certain
que je deviendrais lieutenant-général, avant que mes cheveux eussent
cessé d'être noirs.

Puis nous causâmes du temps qu'il faisait, de ma santé, des récoltes de
blé, pendant un quart d'heure, dans le Hazuri Bagh, sous les étoiles.

A la fin, Suddhoo se décida à aborder le sujet.

Il dit que Janoo l'avait informé que le _Sirkar_ avait lancé un ordre
interdisant la magie, parce qu'on craignait que la magie n'en arrivât
tôt ou tard à faire périr l'Impératrice des Indes.

Je n'étais pas au courant de la législation sur ce sujet, mais je
m'imaginai qu'il allait advenir quelque chose d'intéressant.

Je hasardai donc que la magie, loin d'être blâmée par le gouvernement,
était hautement recommandée par lui.

Les fonctionnaires les plus élevés de l'État la pratiquaient.

Si l'exposé financier n'est pas de la magie, je ne sais pas ce que
c'est.

Alors pour l'encourager dans ses confidences, je lui dis que s'il se
tramait quelque _jadoo_, je n'hésiterais aucunement à y donner mon appui
et ma sanction, pourvu que ce fût du _jadoo_ pur, de la magie blanche,
et non pas du _jadoo_ impur, qui fait périr les gens.

Il fallut longtemps pour faire avouer à Suddhoo que c'était précisément
là le motif pour lequel il m'avait fait venir.

Alors il me dit, par saccades, et d'une voix tremblante que le
soi-disant graveur de cachets était un sorcier de l'espèce la plus pure;
que chaque jour il donnait à Suddhoo des nouvelles de son fils, le
malade de Peshawar, plus vite que l'éclair ne volait, et que ces
nouvelles étaient toujours confirmées par les lettres.

Il me dit de plus que le sorcier avait appris à Suddhoo qu'un grand
danger menaçait son fils, danger qui pouvait être écarté par du _jadoo_
pur, et naturellement par une grosse somme d'argent.

Je commençais à entrevoir exactement ce qui se passait, et je dis à
Suddhoo que moi aussi je me connaissais un peu en _jadoo_ à la façon
occidentale, et que j'irais chez lui pour veiller à ce que tout se
passât décemment et avec ordre.

Nous partîmes ensemble.

En route, Suddhoo me dit qu'il avait déjà payé au graveur de sceaux
entre cent cinquante et deux cents roupies, et que le _jadoo_ de cette
nuit-ci lui en coûterait deux cents de plus.

--C'était à bon compte, disait-il, vu le danger que courait son fils,
mais je ne crois pas que ce fût son véritable avis.

Toutes les lumières étaient voilées sur la façade de la maison, quand
nous arrivâmes.

J'entendais fort bien des bruits terribles qui partaient de derrière la
boutique qu'occupait sur la rue le graveur de sceaux.

On eût dit un homme occupé à rendre l'âme à force de geindre.

Suddhoo frissonnait de la tête aux pieds, et pendant que nous montions à
tâtons l'escalier, il me dit que le _jadoo_ était déjà commencé.

Janoo et Azizun nous reçurent du haut des marches et nous dirent que les
opérations du _jadoo_ avaient lieu dans leur chambre, parce qu'il y
avait plus de place.

Janoo est une dame d'un esprit frondeur.

Elle dit à demi-voix que le _jadoo_ était une invention pour soutirer de
l'argent à Suddhoo, et que le graveur de sceaux serait logé, après sa
mort, dans un endroit où il ferait chaud.

Suddhoo était sur le point de pleurer de crainte et de vieillesse.

Il ne cessait d'aller et venir dans la chambre à demi éclairée, de
répéter à chaque instant le nom de son fils, et de demander à Azizun, si
le graveur de sceaux ne pourrait pas faire un rabais quand il avait
affaire à son propriétaire.

Janoo m'attira dans l'ombre du coin où étaient les fenêtres sculptées de
la tourelle d'angle.

Les lames des persiennes étaient remontées, la chambre n'était éclairée
que par une toute petite lampe à huile, et en me tenant immobile je ne
courais pas risque d'être vu.

Bientôt les gémissements cessèrent au rez-de-chaussée, et nous
entendîmes des pas qui montaient les marches.

C'était le graveur de sceaux.

Il s'arrêta devant le seuil, pendant que le terrier aboyait, et
qu'Azizun défaisait la chaîne; il dit à Suddhoo d'éteindre la lampe.

Il en résulta que la chambre fut plongée dans des ténèbres noires comme
du jais, où on distinguait tout juste la lueur rouge des deux
_hukas_[18] de Janoo et d'Azizun.

  [18] Pipes à tuyaux souples.

Le graveur de cachets entra, et j'entendis Suddhoo se jeter à terre en
gémissant.

Azizun retenait son souffle, et Janoo s'appuyait sur un des lits, en
frissonnant.

On entendit un tintement de métal, et on vit s'élever du sol une pâle
flamme d'un bleu verdâtre.

On y voyait juste assez pour apercevoir Azizun blottie dans un coin de
la pièce, avec le terrier entre ses genoux; et Janoo les mains jointes,
penchée en avant, tout en étant assise sur le lit, et Suddhoo, la face
contre terre, tout tremblant, et le graveur de sceaux.

J'espère ne jamais revoir un homme semblable à ce graveur de sceaux. Il
était nu jusqu'à la ceinture, et avait sur la tête une couronne de
jasmin blanc aussi épaisse que mon poing, un pagne de couleur saumon
autour des reins, et des anneaux d'acier à chaque cheville.

Cela n'avait rien de bien effrayant. Mais c'était la figure de cet homme
qui me faisait froid dans le dos.

Tout d'abord elle était d'un bleu tirant sur le gris. En second lieu les
yeux étaient retournés de telle sorte qu'on n'en voyait plus que le
blanc. En troisième lieu ses traits étaient ceux d'un démon, d'une
goule, de tout ce que vous voudrez, excepté ceux du vieux coquin
brillant de santé, à peau huileuse, que l'on voyait en plein jour
manoeuvrant son tour, au rez-de-chaussée.

Il était étendu à plat ventre, les bras retournés et croisés sur son
dos, comme si on l'avait jeté à terre tout ligoté.

Sa tête et son cou étaient les seules parties de son corps qui ne
touchaient pas le sol. Elles faisaient presque un angle droit avec le
corps, comme la tête d'un cobra qui va bondir.

C'était d'un fantastique terrifiant.

Au centre de la pièce, sur le sol de terre nue, était posé un large et
profond bassin de cuivre au centre duquel flottait une lueur d'un bleu
vert pâle, comme celle d'un feu follet.

L'homme fit trois fois le tour de ce bassin au moyen de contorsions du
corps.

Comment y parvint-il, je ne sais.

Je voyais bien les muscles onduler le long de l'épine dorsale, et se
déprimer ensuite, mais je n'apercevais aucun autre mouvement.

On eût dit qu'il n'y avait plus dans ce corps que la tête de vivante,
avec les phases lentes de soulèvement et d'affaissement des muscles du
dos qui travaillaient péniblement.

Janoo, assise sur le lit, respirait soixante-dix fois par minute.

Le vieux Suddhoo, cherchant de ses doigts la boue qui était entrée dans
sa barbe blanche, pleurait tout seul.

Ce qu'il y avait d'horrible dans tout cela, c'était cette chose qui
rampait, rampait,--sans bruit, et qui rampait toujours.

Et puis, souvenez-vous que cela dura bien dix minutes, pendant
lesquelles le terrier gémissait, Azizun frissonnait, Janoo regardait
bouche béante, et Suddhoo pleurait.

Je sentais mes cheveux se dresser sur ma nuque et mon coeur battre comme
la palette d'un appareil anticalorique.

Heureusement le graveur de sceaux se trahit par son tour de force le
plus propre à faire impression, et me rendit ainsi tout mon calme.

Après avoir terminé ce triple voyage circulaire d'un genre si nouveau,
il redressa la tête en l'écartant du sol autant qu'il put, en lançant
par les narines un jet de flamme.

Or, je sais comment ce jet de flamme s'exécute, je suis en état de le
faire;--je me sentis donc rassuré.

Tout était donc une supercherie.

S'il s'en était tenu à cette reptation, sans essayer d'augmenter son
effet, que n'aurais-je pas cru? Dieu le sait.

Les deux demoiselles poussèrent en même temps un cri aigu, en voyant ce
jet de flamme, et la tête retomba heurtant le sol du menton, et tout le
corps étendu comme un cadavre dont on aurait ramené les bras en arrière.

Il y eut ensuite une pause de cinq bonnes minutes, et la flamme
bleu-verdâtre s'éteignit.

Janoo se baissa pour remettre en place un des anneaux de sa cheville
pendant que Azizun se tournait la figure contre le mur, en serrant le
terrier entre ses bras.

Suddhoo étendit machinalement un bras vers le _huka_ de Janoo, qui le
fit glisser sur le sol avec son pied.

Juste au-dessus du corps, sur le mur, il y avait deux portraits de
couleurs criardes, dans des cadres de carton en relief, représentant la
reine et le prince de Galles.

Tous deux contemplaient l'opération, et il me semblait que cela
concourait à rendre la cérémonie plus grotesque.

Au moment même où le silence commençait à devenir insupportable, le
corps se retourna, et s'éloigna du bassin en roulant sur lui-même
jusqu'à un côté de la pièce où il s'arrêta, allongé sur le dos.

Il y eut un léger bruit «plop» dans le bassin, tout à fait comme celui
que produit un poisson quand il attrape une mouche, et la lueur verte,
qui avait paru au milieu, se montra de nouveau.

Jetant les yeux sur le bassin, j'y vis une tête d'enfant indigène, avec
les gros yeux saillants, sa peau du crâne séchée, ratatinée, noircie,
les yeux ouverts, la bouche ouverte, le crâne-rasé.

Et comme la chose s'était faite brusquement, elle faisait un effet plus
effrayant que le voyage sur le ventre.

Nous n'eûmes pas le temps de réfléchir, que cette tête se mit à parler.

Relisez le récit où Poë vous fait entendre la voix de l'homme qui meurt
magnétisé, et vous n'aurez au plus que la moitié de la sensation
d'horreur que causait la voix partant de cette tête.

Il y avait un intervalle d'une ou deux secondes entre chacun des mots,
et une sorte de vibration, prolongée comme le son d'une cloche, dans le
timbre de la voix.

Elle tintait lentement, comme si elle se parlait à elle-même, et il me
fallut plusieurs minutes pour me délivrer de la sueur froide qu'elle me
causait.

Alors la solution qui m'apportait la délivrance m'apparut.

Je regardai le corps étendu près de la porte, et je vis se mouvoir par
saccades, juste à l'endroit où la dépression claviculaire se confond
avec l'épaule, un muscle qui n'intervient jamais dans la respiration
régulière de l'homme.

Tout cela était une reproduction soignée de ces téraphins égyptiens
qu'on trouve mentionnés çà et là. La voix était le résultat d'un
ventriloquisme aussi parfait, aussi terriblement habile qu'on pouvait le
désirer.

Pendant tout ce temps, la tête continuait à résonner en faisant vibrer
les flancs du bassin, et à parler.

Elle s'adressait à Suddhoo, toujours geignant la face contre terre, en
parlant de la maladie de son fils, et lui disant dans quel état il
serait ce soir même.

J'aurai toujours quelque estime pour le graveur de cachets, à raison du
soin qu'il mettait pour rester d'accord avec les dépêches de Peshawar.

La voix se remit à dire que des médecins expérimentés veillaient jour et
nuit sur la vie de son homme, et qu'il guérirait bientôt, à la condition
de doubler la somme convenue avec le sorcier tout-puissant qui avait à
son service la tête placée dans le bassin.

C'était alors que se produisit l'erreur qui gâtait l'effet artistique.

Demander qu'on doublât la somme convenue, et emprunter pour cela la voix
de Lazare qui sort du tombeau, c'est absurde.

Janoo, femme qui a réellement une intelligence masculine, vit cela aussi
promptement que moi.

Je l'entendis dire d'un ton dédaigneux, quoiqu'à demi-voix: «_Asli
nahin! Fareib_» et au moment même où elle disait ces mots, la lueur du
bassin s'éteignit, la tête se tut, et nous entendîmes la porte de la
chambre crier sur ses gonds.

Aussitôt Janoo enflamma une allumette, ralluma la lampe, et nous vîmes
que tout avait disparu, la tête, le bassin, et le graveur de cachets.

Suddhoo se tordait les mains, et expliquait à qui voulait l'entendre que
quand même il s'agirait de son salut éternel, il lui serait impossible
de trouver deux cents roupies de plus.

Azizun était près d'avoir une crise de nerfs dans le coin, tandis que
Janoo, tranquillement assise sur le lit, était prête à discuter la
probabilité que toute l'affaire se réduisait à un _bunao_, c'est-à-dire
à une supercherie.

J'expliquai dans la mesure de mes connaissances les procédés employés
par le graveur de cachets, mais son argument, à elle, était bien plus
simple.

--La magie qui persiste à demander des présents n'est pas de la vraie
magie, disait-elle. Ma mère m'a appris que les seuls enchantements
amoureux qui aient du pouvoir sont ceux qu'on vous fait connaître par
simple affection. Ce graveur de cachets est un fourbe, un diable. Je
n'ose pas parler, ni agir, ni faire agir un autre, parce que je dois à
Bhagwan-Dass de l'argent pour deux anneaux d'or, et un gros bracelet de
chevilles. Il faut que je fasse venir ma nourriture de sa boutique. Le
graveur de cachets est l'ami de Bhagwan-Dass, et il empoisonnerait ma
nourriture. Voilà dix jours qu'on a mis en train un _jadoo_
d'escroquerie, et chaque soir, cela a coûté à Suddhoo bien des roupies.
Jusqu'à présent, le graveur de cachets employait des poules noires et
des citrons, et des mantras[19]. Il ne nous a jamais rien fait voir de
pareil à ce qu'il a fait cette nuit. Azizun est une sotte, et bientôt
elle sera bonne à faire une _purdah-nashin_[20]. Suddhoo n'a plus ni
force ni intelligence. Voyez-vous, j'avais espéré que je tirerais de
Suddhoo bien des roupies pendant sa vie, et bien plus encore après sa
mort, et voilà qu'il dépense tout au profit de ce métis d'un diable et
d'une ânesse, de ce graveur de cachets.

  [19] Formules magiques rituelles.

  [20] Femme de harem.

En cet endroit, je l'interrompis:

--Mais qu'est-ce qui a décidé Suddhoo à me fourrer dans l'affaire? Je
n'aurais qu'à dire un mot au graveur de sceaux et je le forcerais à
dégorger. Tout cela est de l'enfantillage. C'est honteux, cela n'a pas
le sens commun.

--Suddhoo est un vieil enfant, dit Janoo. Il a logé sur les toits
pendant soixante-dix ans, et il n'a pas plus de raison qu'une chèvre
laitière. S'il vous a amené ici, c'est pour être certain qu'il ne serait
point en contravention avec un règlement quelconque du Sirkar, dont il a
mangé le sel il y a bien des années. Il se prosterne dans la poussière
sur les traces du graveur de cachets, et ce mangeur de vache lui a
défendu d'aller voir son fils. Est-ce que Suddhoo sait quelque chose de
vos lois, pas plus que du paratonnerre? Faut-il que je voie son argent
s'en aller pièce par pièce, sous l'influence de la bête menteuse qui vit
là-dessous?

Janoo frappa violemment du pied sur le sol, tant elle était colère,
pendant que Suddhoo geignait sous une couverture, dans un coin, et
qu'Azizun essayait de mettre dans la bouche de ce vieil imbécile, le
bout de sa pipe.

Donc, voici où en est l'affaire.

Sans m'en douter, je me suis exposé à l'accusation d'avoir, de
complicité avec le graveur de sceaux, tenté d'obtenir de l'argent pour
des motifs chimériques, ce qui est interdit par l'article 420 du code de
l'Inde.

Je ne puis rien faire pour plusieurs raisons.

Je ne puis informer la police.

Quels témoins aurais-je pour confirmer mes dires?

Janoo refuse tout net.

Azizun est une femme voilée quelque part aux environs de Bareilly,
perdue dans cette Inde immense qu'est notre domaine.

Je n'ose pas me faire de moi-même l'exécuteur de la loi, et parler du
graveur de cachets, car j'en suis absolument certain, non seulement
Suddhoo refuserait de me croire, mais encore cette démarche aboutirait à
faire empoisonner Janoo, qui est en quelque sorte, pieds et poings liés
à la discrétion du _bunnia_.

Suddhoo est un vieux radoteur, et chaque fois que nous nous rencontrons
il me marmotte ma plaisanterie idiote que le Sirkar a des faveurs pour
la magie plutôt que de l'aversion.

Son fils est remis maintenant, mais Suddhoo est entièrement sous
l'influence du graveur de cachets, dont il prend l'air pour régler
toutes les affaires de sa vie.

Janoo voit filer entre les mains du graveur de cachets tout l'argent
qu'elle espérait soutirer à Suddhoo et chaque jour la rend plus colère,
plus boudeuse.

Elle ne dira jamais rien, parce qu'elle n'ose pas. Mais si rien ne
contrarie ses désirs, je crains bien que le graveur de cachets ne meure
du choléra,--sous les espèces de l'arsenic blanc,--vers le milieu de
mai.

Et c'est ainsi que je me trouverai complice d'un meurtre dans la maison
de Suddhoo.



SA FEMME LÉGITIME

        _Criez au meurtre au milieu du marché et chacun de se retourner
        vers la face anxieuse de son voisin, face qui dit: «Est-ce toi
        le meurtrier?» Nous avons pourchassé Caïn, il y a quelques
        siècles de cela, à travers le monde. Et c'est de là que nous
        vient la peur qu'entretiennent nos propres méfaits de notre
        temps même._

        (MORALITÉS, DE VIBART)


Shakespeare parle quelque part de vers, à moins que ce ne soit de géants
ou d'insectes,--qui se retournent quand vous leur marchez dessus trop
brutalement.

Ce qu'il y a de plus sûr, c'est de ne point mettre le pied sur un ver,
pas même sur le plus humble subalterne arrivé d'Angleterre tout
dernièrement, avec ses boutons à peine sortis du papier de soie, et les
joues encore toutes rouges du boeuf savoureux de l'Angleterre.

Ici, il s'agit de raconter l'histoire d'un ver qui se retourna.

Afin d'être bref, nous désignerons Henri-Auguste Ramsay Faizanne par ce
nom de Ver, bien qu'en réalité ce fût un jeune garçon extrêmement
gentil, sans un poil sur la figure, avec une taille de jeune fille,
lorsqu'il fut envoyé au second régiment de Shikarris, où on le rendit
malheureux de diverses manières.

Les Shikarris sont des régiments de haute volée, et il faut savoir y
faire convenablement les choses, jouer du banjo, être un peu plus que
bon cavalier, être bon chanteur, bon acteur, afin d'y être bien vu.

Le Ver ne faisait rien qu'une chose: c'était de tomber de son poney et
d'enlever des copeaux aux montants des portes avec son harnais.

Et même on finit par trouver la chose monotone.

Il faisait des façons pour jouer au whist. Il crevait le drap des
billards. Il chantait faux, ne se liait guère. Il écrivait au pays, à sa
maman, à ses soeurs.

Sur ces cinq choses, il y en avait quatre que les Shikarris blâmaient
comme des vices, et qu'ils entreprirent d'extirper.

Chacun sait comment les sous-officiers sont adoucis par les
sous-officiers leurs collègues, qui ne leur permettent pas de se montrer
féroces.

Cela est bon, et salutaire, ne fait de mal à personne, à moins qu'on ne
perde patience; alors il y a des ennuis.

Une fois il était un...

Mais nous conterons cela un autre jour.

Les Shikarris _Shikarrifièrent_ le Ver avec persévérance, et il supporta
tout sans sourciller.

Il était si bon, si désireux de s'instruire; il devenait d'un rouge si
vif qu'on coupa court à son dressage et qu'il fut abandonné à lui-même
par tout le monde, excepté par le doyen des sous-officiers, qui persista
à faire de la vie un lourd fardeau pour le Ver.

Le doyen des sous-officiers ne voulait pas être méchant, mais ses
blagues étaient grossières, et il ne savait pas toujours s'arrêter où il
fallait.

On lui avait fait attendre longtemps sa compagnie, et cela vous aigrit
toujours un homme.

Et en outre, il était amoureux, ce qui le rendait pire.

Un jour, après avoir emprunté la carriole du Ver pour une dame qui
n'avait jamais existé, il s'en était servi lui-même pendant toute la
soirée, lui avait envoyé un billet qui était censé venir de la dame.

Comme il contait la chose au mess, le Ver se leva et dit de sa voix
tranquille, féminine:

--C'était une jolie farce, mais je parie un mois de ma solde, contre
votre premier mois de solde, quand vous aurez votre nomination, de vous
en jouer un, de tour, dont vous vous souviendrez pendant toute votre
vie, et qui se contera encore dans le régiment quand vous serez mort ou
cassé.

Le Ver n'était pas le moins du monde en colère, et le reste du mess
applaudit à grands cris.

Alors le sergent doyen regarda le Ver des pieds à la tête, puis de la
tête aux pieds, et dit:

--C'est entendu, Bébé!

Le Ver prit le reste du mess à témoin que le pari était engagé, et avec
un doux sourire s'enfonça dans la lecture d'un livre.

Deux mois se passèrent.

Le sergent doyen continuait à dresser le Ver, qui commençait à se donner
un peu plus de mouvement à mesure que le temps devenait plus chaud.

J'ai dit que le sergent doyen était amoureux.

Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'une jeune fille fut amoureuse du
sergent doyen.

Malgré les propos terribles du colonel, malgré les grognements des
majors, malgré les airs d'inexprimable prudence que prenaient les
capitaines mariés, malgré les blagues des jeunes, les fiançailles
avaient eu lieu.

Le sergent doyen était si content d'avoir sa compagnie et en même temps
d'être agréé, qu'il en oubliait de tourmenter le Ver.

La jeune fille était jolie, et elle avait sa fortune indépendante. Elle
ne joue aucun rôle dans la présente histoire.

Un soir, au commencement de la saison chaude, tout le mess était assis
sur la plate-forme qui se trouvait en avant de sa maison, il n'y
manquait que le Ver, qui était rentré chez lui pour écrire des lettres
au pays.

La musique avait fini de jouer, mais personne ne songeait à rentrer.

Il y avait là aussi les femmes des capitaines.

La folie dépasse toutes limites chez un homme amoureux.

Le sergent doyen s'était étendu, à n'en plus finir, sur les mérites de
la jeune personne à laquelle il était fiancé, et les dames ronronnaient
d'approbation, pendant que les hommes bâillaient, quand on entendit un
froufrou de robe dans l'obscurité, et une voix lasse et faible se fit
entendre.

--Où est mon mari?

Je n'ai pas le moins du monde l'intention de jeter un doute sur la
moralité des Shikarris, mais il est de notoriété publique qu'alors
quatre hommes sursautèrent comme s'ils avaient reçu un coup de fusil.

Trois d'entre eux étaient mariés.

Peut-être avaient-ils été terrifiés à la pensée que leurs femmes étaient
arrivées d'Angleterre sans les prévenir.

Le quatrième dit qu'il avait obéi à une impulsion instantanée. Il donna
plus tard des explications sur ce point.

Alors la voix appela.

--Oh! Lionel!

Lionel était le prénom du sergent doyen.

Une femme entra dans la pièce faiblement éclairée par les bougies
plantées dans les trous des tables.

Elle étendait les mains en tâtonnant dans l'obscurité du côté du sergent
doyen, et elle sanglotait.

Nous nous levâmes soudain, pressentant qu'il allait se passer quelque
chose, et tout disposés aux pires suppositions.

Dans ce méchant petit univers, qui est le nôtre, chacun en sait si peu
sur la vie de son voisin le plus proche,--ce qui d'ailleurs ne regarde
que ce dernier,--qu'on ne montre aucune surprise quand un éclat se
produit.

Il peut arriver n'importe quoi dans l'existence de n'importe qui.

Peut-être que, dans sa jeunesse, le sergent doyen s'était laissé prendre
au piège.

Il y a comme cela des hommes qui traînent un boulet de ce genre.

Nous ne savions pas, nous étions pressés de savoir, et les femmes des
capitaines l'étaient autant que nous.

S'il avait été pris au piège, il était excusable, car cette femme aux
chaussures poudreuses, au costume de voyage gris, qui arrivait de je ne
sais où, était extrêmement jolie, avec ses cheveux noirs, et ses grands
yeux pleins de larmes.

Elle était grande, avec une tournure fine, et sa voix avait un
tremblement de sanglots qui faisait peine à entendre.

Dès que parut le sergent doyen, elle lui jeta les bras autour du cou,
l'appela «Mon chéri». Elle dit qu'elle ne pouvait plus supporter de
rester seule en Angleterre à l'attendre, qu'elle ne recevait de lui que
des lettres courtes et froides, qu'elle le suivrait jusqu'au bout du
monde... Est-ce qu'il lui pardonnerait?

Ces propos-là n'étaient pas exactement ceux qu'eût tenus une vraie lady:
ils étaient trop démonstratifs.

Les choses tournaient au noir.

Les femmes des capitaines, les yeux à demi clos, épiaient le sergent
doyen, et la figure du colonel se rembrunissait: on eût dit le Jugement
dernier encadré d'une barbe grise tout hérissée.

Pendant un temps, ce fut un silence complet.

Alors le colonel prit la parole, très brièvement.

--Eh bien, Monsieur?

Et les sanglots de la femme redoublèrent.

Le sergent doyen était à moitié étranglé par les bras qui lui
enserraient le cou, mais il parvint à dire:

--C'est un affreux mensonge. Jamais de ma vie je n'ai été marié.

--Ne jurez pas, dit le colonel, venez au mess. Il faut tirer cette
affaire au clair.

Et il soupira en aparté, car il croyait à ses Shikarris, ce bon colonel.

On s'empila dans l'antichambre, sous la pleine lumière, et alors nous
vîmes combien la femme était belle.

Elle se tenait debout, au milieu de nous, tantôt la voix coupée par les
pleurs, tantôt prenant l'air dur et fier, et aussitôt après tendant les
mains vers le sergent doyen.

On eût dit le quatrième acte d'une tragédie.

Elle nous raconta que le sergent doyen l'avait épousée dix-huit mois
auparavant pendant un congé qu'il avait passé en Angleterre. Elle
paraissait savoir sur lui tout ce que nous savions, et plus encore, sur
la famille du sergent, sur sa vie d'autrefois.

Il était pâle, d'une pâleur cendrée. Il faisait de temps en temps un
effort pour arrêter ce torrent de paroles.

Quant à nous, en la voyant si charmante, et remarquant combien il avait
l'air en faute, nous le regardions comme un animal de la pire espèce.

Toutefois nous en étions un peu fâchés pour lui.

Je n'oublierai jamais l'acte d'accusation porté contre le sergent doyen
par sa femme.

Lui non plus ne l'oubliera pas.

Cela s'était produit si brusquement, cela avait surgi des ténèbres d'une
façon si inattendue, au milieu de notre monotone existence.

Les femmes des capitaines s'effacèrent un peu, mais elles avaient des
lueurs dans les yeux et on y lisait clairement que le sergent doyen
était jugé et condamné.

Le colonel semblait avoir vieilli de cinq ans.

Un des majors, s'abritant les yeux avec la main, dévisageait la femme,
de dessous cet abri.

Un autre mordait sa moustache et souriait tranquillement, comme s'il
assistait à une représentation.

Au milieu de l'espace libre qui se trouvait au centre, le terrier du
sergent doyen faisait la chasse à ses puces.

Je me rappelle tout cela aussi nettement que si j'en avais une
photographie à la main. Je me rappelle l'expression d'horreur qui se
trouvait sur la figure du sergent doyen.

Cela faisait à peu près le même effet que de voir pendre un homme;
c'était même plus intéressant.

Pour en finir, sa femme déclara que le sergent doyen avait les initiales
F. M. tatouées deux fois sur l'épaule gauche.

Cela nous le savions tous, et dans notre naïveté, nous étions convaincus
que la question était tranchée par cette preuve-là.

Mais un des majors célibataires dit très poliment:

--Je crois cependant que votre certificat de mariage ferait mieux
l'affaire.

Cela piqua la femme au vif.

Elle se dressa, regarda le sergent doyen d'un air narquois, comme elle
eût regardé un chien, et elle tint des propos insolents envers le major,
le colonel, et tout le monde.

Puis elle pleura, et enfin tira de son corsage un papier, et dit, de
l'air d'une impératrice:

--Le voilà! Et que ce soit mon mari--mon mari légitime qui le lise tout
haut,--s'il en a l'audace.

Un silence se fit.

Les hommes échangèrent des regards.

Le sergent doyen s'avança l'air ahuri, le pas incertain, et prit le
papier.

Tout en regardant avec stupéfaction, nous nous demandions s'il n'allait
pas sortir de là quelque chose qui tournerait contre nous un jour ou
l'autre.

Le sergent doyen avait la gorge sèche, mais quand il eut parcouru le
papier, il eut comme un gloussement rauque de soulagement, et dit à la
femme:

--Petite canaille!

Mais la femme s'était esquivée par une porte, et sur le papier était
écrit ce qui suit:

«Ceci a pour but de certifier que moi, le Ver, j'ai payé intégralement
ma dette au sergent doyen, et en outre, que le sergent doyen est mon
débiteur, d'après la convention conclue le 23 février, ainsi que le mess
en a été témoin, et que sa dette se monte à un mois de solde de
capitaine, payable en monnaie ayant cours dans l'Empire indien.»

Alors une députation se rendit chez le Ver, et le trouva bien
tranquille, occupé à délacer un corset; le chapeau, la perruque, et le
costume de serge, et le reste sur le lit.

Il revint avec nous tel qu'il était, et les Shikarris poussèrent de tels
cris, que le mess des artilleurs envoya demander si on ne pourrait pas
les admettre à prendre part à la fête.

Je suis d'avis que nous fûmes tous, à l'exception du colonel et du
sergent doyen, quelque peu désappointés de voir que le scandale avait
avorté. Mais c'est ainsi qu'est faite la nature humaine.

Il n'y avait pas moyen de mettre en doute le talent du Ver comme acteur:
il avait poussé la chose aussi près d'un affreux et tragique dénouement,
que le comportait ce genre de facétie.

La plupart des sous-officiers le mirent à la question afin de savoir
pourquoi il n'avait pas dit qu'il était très fort comme acteur, mais il
répondit tranquillement:

--Je ne me souviens pas que vous me l'ayez jamais demandé. J'avais
l'habitude de jouer des pièces à la maison avec mes soeurs.

Mais des pièces jouées avec des jeunes filles... cela n'était pas assez
pour expliquer le talent dont le Ver avait fait preuve ce soir-là.

Pour mon compte, je trouve que c'était de mauvais goût. Et en outre
c'était dangereux. Il ne sert de rien de jouer avec le feu, même pour
faire des farces.

Les Shikarris l'élurent président du club dramatique du régiment, et
quand le sergent doyen paya sa dette, ce qu'il fit sans se faire prier,
le Ver dépensa tout l'argent à acheter des décors et des costumes.

C'était un bon Ver et les Shikarris sont fiers de lui.

Le seul inconvénient de la chose, c'est qu'on lui ait donné le nom de
«Mistress Sergent Doyen», et comme il y a maintenant deux mistress
Sergent Doyen dans la garnison, les étrangers s'y trompent quelquefois.

Plus tard, je vous conterai un fait qui ressemble un peu à celui-là,
mais où il ne reste rien du côté plaisant, et où tout se passa d'une
façon fâcheuse.


FIN


IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN



  COLLECTION NELSON.

  _Chefs-d'oeuvre de la littérature._

  Chaque volume contient de 250 à 550 pages.

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NELSON, ÉDITEURS,

189, rue Saint-Jacques, Paris.





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