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Title: Histoire littéraire des Fous
Author: Delepierre, Octave
Language: French
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produced from images generously made available by The
Internet Archive/American Libraries.)



  HISTOIRE LITTERAIRE
  DES FOUS.

  PAR
  OCTAVE DELEPIERRE.

  LONDON:
  TRÜBNER & CO., 60, PATERNOSTER ROW.

  1860.
  _The right of translation is reserved._



JOHN CHILDS AND SON, PRINTERS.



INTRODUCTION.


EPIGRAPHE.

J'ose dire que s'il y a encore un livre curieux à faire au monde, en
Bibliographie, c'est la bibliographie des fous, et que s'il y a une
bibliothèque piquante, curieuse et instructive à composer, c'est celle
de leurs ouvrages.--_Nodier, Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque,
page 247._



INTRODUCTION.


Lorsque la pensée nous vint de composer une esquisse biographique sur
les Fous Littéraires, le sujet nous parut peu compliqué et n'exigeant
que de patientes recherches. Mais à mesure que les matériaux
s'accumulaient, et que nous cherchions à les coordonner, les difficultés
de fixer des bornes à ce travail, augmentaient.

Tout dépendait de pouvoir définir d'une manière claire et précise
quelles étaient les spécialités qui rentraient dans notre cadre. Ici
tout devenait doute. La folie entre pour quelque chose dans l'existence
de la plupart des grands esprits que l'histoire nous fait connaître, et
il devient souvent très difficile d'établir les dissemblances qu'offrent
les prédispositions à la folie, avec certains états dits de raison.

Ainsi que l'a dit M. Lélut, membre de l'Institut, personne ne peut
croire que Pythagore, Numa, Mahomet, &c., fussent des fourbes, car la
fraude n'a jamais eu et n'aura jamais un tel pouvoir. Pour creuser sur
la face de la terre un sillon dont les siècles n'effacent pas
l'empreinte, il faut penser, affirmer, croire comme les masses, et plus
qu'elles; donc ces grands hommes croyaient à la réalité de leurs
visions, de leurs révélations. C'étaient tout simplement des hommes de
génie et d'enthousiasme, ayant des hallucinations partielles. L'auteur
que nous venons de citer, a établi scientifiquement et avec calme, que
ce qu'on est convenu d'appeler _le Démon de Socrate_, n'était autre
chose qu'un état d'extase et une folie momentanée.[1]

  [1] Le Démon de Socrate, ou application de la science psychologique à
    celle de l'histoire. Paris, 1856, in 8º.

L'écrit trouvé cousu dans le pourpoint de Pascal, après sa mort, et que
Condorcet a nommé son _Amulette mystique_, le précipice imaginaire qu'il
voyait à ses côtés, le globe de feu que vit Benvenuto Cellini, et les
démons qui lui apparurent dans le Colysée et lui parlèrent, ainsi qu'une
foule d'autres faits de la même nature, rendraient une histoire complète
de la folie littéraire, une œuvre immense.

Un recueil des biographies psychologiques de ces sortes de personnages,
sous le titre de _Vies des Hallucinés célèbres_, constituerait un livre
intéressant et utile, comme le fait observer le docteur Lélut, dans le
travail qu'il a consacré à démontrer la folie bien caractérisée de
Pascal.[2] La folie ne peut pas se définir, pas plus que la raison, a
dit le Docteur Calmeil.[3] Celui dont l'imagination fascinée prête un
corps et une forme aux idées qui prennent naissance dans son cerveau,
rapporte ces idées aux appareils des sens, les convertit en sensation
que presque toujours il attribue à l'action d'objets matériels qui
n'agissent point actuellement sur ses organes, et il en vient souvent à
baser ses raisonnements sur ces données vicieuses de l'entendement.
L'halluciné réalise jusqu'à un certain point la supposition des
Berkeléistes, qui prétendent établir qu'il n'est pas positivement
nécessaire que l'existence de l'univers soit réelle, pour qu'on
l'apperçoive tel qu'il se montre à nos sens. Peu d'entre nous n'ont pas
été, dans le cours de la vie, sous l'influence de quelque hallucination
momentanée.

  [2] L'Amulette de Pascal, pour servir à l'histoire des hallucinations.
    Paris, 1846, in 8º.

  [3] De la folie considérée sous le point de vue pathologique,
    philosophique et historique. Paris, 2 vol. in 8º. 1845.

Les observations précédentes que l'on pourrait étendre considérablement,
font comprendre combien il est nécessaire et en même temps difficile de
circonscrire et de déterminer une bibliographie des fous littéraires.
Laissant à d'autres le soin de développer cet intéressant sujet, nous
voulons nous borner à tracer une esquisse de quelques unes de ces
existences dont l'état mental a été suffisamment dérangé pour que l'on
prît des précautions à leur égard.

Nous prévenons donc tout d'abord que nous n'allons nous occuper que de
quelques individus qui nous ont semblé réellement atteints de folie, et
qui, s'ils n'ont pas été enfermés dans des maisons de sûreté, comme la
plupart de ceux mentionnés ici, ont néanmoins montré une aberration
mentale très décidée.

L'application des causes aux effets dans la monomanie et dans son
opposé, la folie raisonnable, offrira toujours un sujet d'étude du plus
haut intérêt. L'Etiologie de ces maladies s'explique l'une par l'autre.
Dans le premier cas, il y a un point malade dans un cerveau sain
d'ailleurs, dans le second cas, un cerveau malade nous offre un point
sain et normal. Ce sont ordinairement des esprits contemplatifs et
noblement doués que l'on voit frappés par ce malheur.

Presque toutes les nations fournissent des exemples d'écrivains qui
entrent dans cette catégorie, et ce qui doit augmenter la curiosité des
Bibliophiles à ce sujet, c'est que leurs ouvrages sont toujours assez
rares, et qu'il est difficile de se les procurer. Ces monomanies
intellectuelles sont presque toujours caractérisées, comme le fait très
bien observer le Dr. Calmeil, par une association d'idées fausses basées
sur un faux principe, mais justement déduites, et par la possibilité où
se trouve l'individu qui en est atteint, de raisonner juste sous tous
les rapports, sur les matières étrangères à sa folie.

Afin de réunir les éléments épars de cette histoire littéraire, de
manière à éviter la confusion, nous diviserons en quatre sections les
auteurs que nous allons citer. La première traitera des fous théologues;
la seconde, des fous littéraires proprement dits; la troisième, des fous
philosophiques; et la quatrième, des fous politiques.

Les voyageurs nous apprennent une chose très frappante, c'est que la
folie est comparativement un fait rare chez les nations tout-à-fait
barbares. Humboldt dit qu'on rencontre très peu de fous parmi les tribus
originaires qu'il visita sur le continent de l'Amérique. D'autres
auteurs dignes de foi remarquent aussi qu'en Chine, au fond de la Russie
et de l'Inde, la folie est moins fréquente qu'en Europe. Quoiqu'il en
soit, la folie d'écrire est particulièrement une des maladies mentales
de cette dernière partie du globe, effet probable d'un excès de
civilisation, de même que la pléthore est souvent produite par un excès
de santé. Il serait inutile de rechercher quelle est la cause de la
folie, et même ce que c'est que la folie, car les analyses les plus
persévérantes de la nature et de la composition du cerveau, n'ont abouti
qu'à confirmer l'axiome du savant Gregory: “_Nulla datur linea accurata
inter sanam mentem et vesaniam._” Dans maintes circonstances de la vie,
il est arrivé à la plupart d'entre nous, qu'appelé à décider en nous
mêmes, sur la valeur d'une idée ou d'une action, notre jugement hésite à
se prononcer, et nous disons avec le poète Beattie:--

  _Some think them wondrous wise, and some believe them mad._

Dans l'ordre métaphysique, Malebranche était arrivé à un résultat
semblable, lorsqu'il a dit: “Il est bon de comprendre clairement qu'il y
a des choses qui sont absolument incompréhensibles.”

Les savants qui se sont occupés de la médecine psychologique, et de la
pathologie mentale, rapportent nombre de faits où la folie produit des
résultats semblables à ceux d'une haute intelligence, résultats que
l'esprit de l'individu est incapable d'obtenir, dès qu'il rentre dans
l'état normal. Nous citerons un fait de ce genre qui nous a été raconté
par le médecin même qui avait donné ses soins au malade:--Une dame d'un
caractère très pieux commença peu à peu à être oppressée par un profond
sentiment de mélancolie, qui se changea bientôt en un véritable
dérangement d'esprit. On fut obligé de la mettre dans une maison de
santé. Là, durant ses accès de folie, elle exprimait les idées de son
cerveau malade, en vers tellement remarquables que le médecin en fut
frappé, et transcrivit des passages, pendant qu'elle les récitait. Au
bout d'un certain temps, cette dame recouvra ses facultés mentales, mais
ne se rappela rien de ce qui s'était passé, et n'eût pas été capable,
m'affirma le docteur, d'écrire une page avec quelque élégance.

Si l'on trouve souvent des éclairs de talent chez les aliénés, il arrive
aussi que des hommes remarquables par la clarté et l'élégance de leur
style, donnent tout à coup l'exemple de la plus entière incohérence. Un
médecin de New York, à la suite d'un travail excessif, écrivit la lettre
suivante à sa sœur:--

“MY DEAR SISTER,--As the Cedars of Lebanon have been walking through
Edgeworth forest so long, you must have concluded that I have returned
to the upper world, but I am still in purgatory for James Polk's sins,
which, if they do not end in smoke, surely have as good a chance of
beginning that way, as the ideas began to shoot; for if Thomas had not
left his trunk on the cart at the Depôt, our shades would have been a
deuced sight nearer to Land's End, than Dr Johnson said they would, by
the time the Yankees rebelled,” &c.

Le Docteur Brigham donne d'autres curieux exemples de ce genre dans un
article intitulé: “_Illustrations of Insanity, furnished by the letters
and writings of the insane_,” et insérés en 1848 dans l'_American
Journal of Insanity_.

Durant le cours de nos recherches, pour rassembler les matériaux de
cette esquisse, notre attention a été particulièrement attirée par une
méthode curative, que nous croyons peu en usage sur le continent, et qui
mériterait de faire l'objet d'une étude spéciale. Dans plusieurs des
grands établissements pour les aliénés, qui existent dans le Royaume de
la Grande Bretagne, l'encouragement régulièrement donné à la composition
littéraire, a eu les plus heureux résultats. Nous dirons en passant
quelques mots sur deux ou trois de ces asyles consacrés à la guérison
des maladies mentales.

_The Crichton Royal Institution_, au Comté de Dumfries en Ecosse,
possède une presse dirigée par les habitans de l'établissement, au moyen
de laquelle on y publie un petit journal mensuel intitulé: _The New
Moon_. On y trouve rassemblées les compositions en prose et en vers de
ceux qui, dans leurs intervalles lucides, se sentent enclins à ce genre
de distraction. La partie matérielle de l'impression, le tirage, la
correction des épreuves, tout s'exécute par les patients.

Voici l'extrait d'une lettre que nous écrivit le médecin de cette maison
de santé, pour expliquer le système qu'on y suit:--

“Mental occupation has been a marked feature in the establishment from
its commencement. A monthly journal, composed, published, and printed by
patients, has been in existence for many years. Some years ago, a series
of essays on our poets, philosophers, &c., were composed and printed
also by them. More recently a small volume of poems was published by one
of our lady patients, and we are just now thinking of publishing a
selection of poems from our _New Moon_. Many other articles of a minor
character have also been published. I am afraid it will not be possible
now to obtain copies of any of them, as the impressions have been
completely exhausted.”

La publication d'une série de Mémoires Biographiques a été commencée,
dans cette maison, sur les poètes, philosophes, rois, &c. frappés de
folie: “_Memoirs of mad poets, mad philosophers, mad kings, mad churls,
by inmates of the Crichton Institution._”

Il y a lieu de s'étonner qu'un pareil sujet ait été choisi par de
pareils écrivains, mais il est remarquable que la plupart des
compositions écrites dans des maisons de fous, indiquent que ceux qui en
sont les auteurs, ont une parfaite conviction de leur état.

Voici deux ou trois courts extraits des pièces poétiques insérées dans
le journal de l'institution. Une femme, nommée Geneviève, écrivit les
strophes suivantes à l'occasion de la mort de son bouvreuil:--

    Oh, could'st thou know, my little pet,
    How much thine absence I regret!
      Ah! 'twas a day like this
    When thou into my little room
    To cheer me with thy voice didst come,
      Which now I hourly miss;
    And 'neath this shade of love, alone
    Lament my little Goldie gone.

    Whene'er thou saw'st me shut within
    My room, thou cheerily would'st sing
      And all thy art employ;
    At thy lov'd voice, so sweet and clear,
    All care would quickly disappear,
      My sadness turn to joy;
    And all the trouble of my lot
    Be dissipated and forgot.

    Wise people do, I know, believe
    That birds, when they have ceased to breathe,
      Will never more revive;
    But--though I cannot tell you why--
    I hope, though Goldie chanced to die,
      To see him yet alive!
    May there not be--if heaven please--
    In Paradise both birds and trees?

    I've had such dreams--they may be true:
    Meantime, my little pet, Adieu!

Un des patients envoya un jour à celui qui était chargé de recevoir les
morceaux destinés à l'impression dans le journal, les vers suivants
signés _Le Grand Orient_, et accompagnés de cette explication:--

“Ces vers ont été apportés par le vent dans la Galerie du _Grand
Orient_, et étaient signés _Sapho Rediviva_. Ils portent la marque d'un
esprit malade. Je vous les envoie donc comme un tribut convenable à _la
Lune_.[4]

  [4] Allusion au titre du Journal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    “In silence only, love is read--
      The lips can ne'er true love express;
    Back to the heart--their parent bed--
      They rush, and silently, we bless:
    Such blessings ever thee attend;
      Such gifts thy heart can ne'er deplore;
    With one _will-love-thee_ to the end;
      It is enough, I may no more.”

Nous ne pouvons nous empêcher de citer aussi huit vers composés par un
malheureux que l'insomnie torturait, et que des malheurs privés avaient
frappé de folie:--

    Go! sleep, my heart, in peace,
    Bid fear and sorrow cease:
    He who of worlds takes care,
    One heart in mind doth bear.

    Go! sleep, my heart, in peace!
    If death should thee release
    And this night hence thee take;
    Thou yonder wilt awake.

Ces deux strophes nous semblent dignes d'être comparées aux vers du
poète Anglais Herrick.

Dans le même établissement la musique est aussi employée comme un moyen
de rétablir l'équilibre dans les facultés mentales des patients, et le
directeur a formé une sorte d'orchestre composé de ceux qui jouent de
quelque instrument, et tous les mois, il organise un ou deux concerts,
dont les programmes sont, ainsi que le journal, imprimés par les presses
de la maison.

L'hôpital pour les insensés fondé à Edinbourg, sous le nom de _Royal
Edinburgh Asylum for the Insane_, a, comme le précédent, une presse et
un journal mensuel intitulé: _The Morningside Mirror_; qui se publie
régulièrement depuis environ douze années. Il forme aujourd'hui deux
forts volumes in 8º. Le Médecin de la maison, le Docteur Skae, nous a
assuré dans une de ses lettres, “_that they are entirely the work of the
patients, both in writing and printing._”

                   *       *       *       *       *

Voici des strophes composées par un jeune homme devenu fou à la suite de
contrariétés d'amour:--

    Whene'er I hear the wild bird's lay
      Amid the echoing grove,
    And see the face of nature gay
      With beauty and with love,--
    I'll think that thou art with me still
      By vale and murmuring stream,
    And o'er the past my soul will dwell
      In faint collected dream.

    When all the charms of nature fade,
      And the autumn leaf is strewn,
    One charm will still be mine, sweet maid,
      To dream of thee alone.
    'Till life's last ebbing blood be run,
      'Till life itself depart,
    And death eclipse my setting sun,
      I'll bear thee on my heart.

Un autre morceau, par lequel nous terminerons nos extraits des effusions
poétiques de l'hospice d'Edinbourg, porte un cachet remarquable de
monomanie mélancolique:--

    Sweet sunset, sweet sunset, that beams from the west,
      And lights the dark shades of the green forest tree,
    Where the wild flowers bloom fresh o'er the earth's vernal breast,
      Those flowers of my childhood, the dearest to me:

    Oh! give me the wreath of these once happy years,
      The songs of the woodlark,--the friends I loved best;
    Ah! bring back again all their smiles and their tears,
      With their sunset, sweet sunset, that beam'd from the west.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Let me dream in the dells where my boyhood once stray'd,
      And gather again the neglected lone flowers;
    They bloom all unseen 'neath the cool hawthorn shade,
      The sweets of fond memory's happier hours.

    Ah! how blest but to dream of those once happy years,
      The songs of the woodlark--the friends I loved best;
    Ah! they'll bring back again all those sweet smiles and tears,
      With the glow of that sunset, that beam'd from the west.

L'hospice des aliénés de Hanwell, l'un des plus importants de
l'Angleterre, présente une particularité que nous croyons devoir noter.

L'encouragement à la composition littéraire, y forme, comme dans les
établissements cités plus haut, un moyen de guérison, et les médecins de
la maison pensent que c'est un des remèdes qui ont produit les résultats
les plus satisfaisants. En conséquence, l'administration a établi un
bazar où les diverses pièces, écrites par les lunatiques, sont exposées
et vendues à leur profit. Grand nombre de personnes se font un devoir
d'aller visiter ces expositions de publications de fantaisie, tirées sur
papier rose, vert, orné d'arabesques, &c. et le produit des ventes est
parfois assez considérable.

Les quatre vers suivants furent écrits spontanément par un patient
convalescent, au centre d'une couronne de laurier suspendu au mur de la
salle où se donnait une petite fête, dans l'hospice, le jour de
l'Epiphanie en 1843.

    No gloomy cells where sullen madness pines
    In squalid woe, where no glad sunlight shines,
    But here kind sympathy for fall'n reason reigns;
    The rule is gentleness--not force and galling chains.

Nous avons réuni plusieurs des pièces exposées sur les étalages du
_Hanwell Asylum_, pour notre collection d'ouvrages écrits par des fous.
Nous transcrirons ici une strophe d'un sonnet composé par un nommé John
Carfrae, et des extraits d'une ode par John P..... qui a rarement des
moments lucides, et se trouve enfermé depuis longtemps.

On remarquera dans cette dernière pièce, des signes évidents d'un
dérangement d'esprit.


THE HAPPY EVEN-TIDE.

_Sonnet to the Pilgrim of Sorrow._

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    When Even-tide, with radiance warm, doth glow,
      The setting sun majestic meets the sight--
    The western tints transcendant glories show,
      Foretell a morrow rich in blithe delight.
    So may each mournful thought and theme depart;
      And pure, bright, heavenly joys henceforth illume your heart!


AN ODE

WRITTEN ON THE TWELFTH-NIGHT AFTER CHRISTMAS.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

            The New Year has commenced,
              And the season is mild;
            Should our hearts be condensed,
              Like an obstinate child?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Sing, sing to the harp, to the year that is past;
    To the year now a coming, fill, fill to the brim;
    To the misletoe bough, and the Christmas, the last--
    May the Christmas forthcoming, fly away half as fast!
    And to him who promulged _Non-Coercion_, to him,
    Sing, sing to the harp, and fill up to the brim.

Dans le journal trimestriel édité par Mr le Docteur Forbes Winslow,[5]
on trouve, entr'autres articles sur la folie dans ses rapports avec la
littérature, un curieux essai “_On the Insanity of Men of Genius_,” dans
lequel les lecteurs qui prennent intérêt à notre sujet, trouveront des
rapprochements très curieux.

  [5] _The Journal of Psychological Medicine and Mental Pathology._ 10
    vol. 8vo. 1848-1858.

Les hallucinations et la folie du Tasse, de Benvenuto Cellini, du
peintre Fuseli, de Cowper, de Swift, de Southey, de White, et de tant
d'autres dont les noms se pressent sous la plume, présentent une page de
l'histoire de l'esprit humain qui nous feraient presque convenir, avec
Aristote, qu'il est de l'essence d'un bon poète d'être fou. Nous ne nous
occuperons pour le moment que de ceux dont l'esprit a jeté un éclat
moins brillant et moins durable, et qui, d'après l'expression du
poète:--

    _Like sunbeam which on billow cast,
    That glances, but it dies, &c._

Le problème psychologique dont nous rassemblons ici quelques éléments,
peut exercer, pour tout esprit réfléchi, une pénible quoique salutaire
influence sur le sentiment de fierté et d'orgueil que fait naître
parfois le pouvoir de l'intelligence. Ce mélange de grandeur et de
faiblesse est bien propre à nous donner, sous une forme pratique, une
leçon d'humilité profonde.



PREMIERE SECTION.

EPIGRAPHE.

“Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire; il est
malaisé d'y joindre l'ordre et la mesure, c'est un outrageux glaive à
son possesseur mesme, que l'esprit, à qui ne sait s'en armer
discrètement.”--_Essais de Montaigne._



THEOLOGIE.


Les idées religieuses, dans leurs aberrations, différent des autres en
plusieurs points essentiels. Elles ont pour objets les émotions, les
passions, et les impulsions instinctives de l'âme. Un horison sans borne
se présente à l'esprit religieux, où les conjectures, les espérances, et
les craintes prennent toutes les formes que l'imagination veut bien lui
prêter, dans ses paroxysmes. Les réalités de l'existence matérielle
disparaissent pour le fanatique ou fou par religion, non par suite d'un
raisonnement, comme dans certains systèmes philosophiques, mais parce
qu'il croit de son devoir de les anéantir dans l'intérêt de son âme. Son
existence toute entière s'absorbe dans cette pensée qui non seulement
exerce une immense influence sur sa folie, comme _cause_, mais encore
modifie toutes les phases des manifestations extérieures de son esprit.
Ses conjectures chimériques n'ont aucune limite, et le raisonnement
pourrait nous convaincre, _a priori_, que les doctrines, opinions, et
théories théologiques, ne sont pas la partie la moins curieuse, ni la
moins féconde de l'histoire littéraire de la folie.

Nous ne nous arrêterons pas aux ouvrages où l'exaltation a remplacé le
jugement. Ainsi nous passons à regret ces élucubrations grotesques d'une
dévotion fanatique,--telles entr'autres que les ouvrages singuliers
composés en l'honneur de la Vierge, dont G. Peignot préparait une
bibliographie. Dans _La dévote salutation aux membres sacrés de la
glorieuse Vierge_, par le Rev. Père J. H. Capucin, les oreilles, la
bouche, les mamelles, le ventre, les genoux, &c. ne sont pas oubliés.
Dans _Le livre de la toute belle sans pair, où est escripte la formosité
spirituelle, à la similité de la spéciosité corporelle_, petit in 8º, il
est question “de la méditation du nez de la Vierge Marie, et des deux
narines; de la modérée grosseur de ses lèvres; comment sa bouche doit
estre de moyenne ouverture; méditation aux cuisses qui sont force,
espérance,” &c.

Citons encore _La Seringue Spirituelle pour les âmes constipées en
dévotion_; _La tabatière spirituelle pour faire éternuer les ames
dévotes_; ouvrages d'extravagants fort sérieux, non par la forme, mais
par le but et par le fond. L'Angleterre n'est pas restée en arrière en
ce genre, et _Hooks and Eyes for Believers' Breeches_, Sermon par
Baxter, en fournit un exemple entre cent. Quantité d'autres de ces
drôleries, mystiques, séraphiques, extatiques, seraient fort amusantes;
mais revenons à notre sujet.

Durant le moyen âge, Thomas d'Acquin excita une grande admiration parmi
les théologiens, par sa doctrine et ses opinions sur _la Prédestination_
et _le Libre Arbitre_, considérées comme des chefs d'œuvre de
dialectique. Ses ouvrages furent l'objet d'une composition des plus
bizarres, par un Jésuite dont l'esprit s'était dérangé depuis plusieurs
années, par suite de ses rudes travaux de missionaire dans l'Amérique du
Sud. Cet infortuné, nommé Paoletti, qui avait été enfermé depuis cinq
ans, lorsqu'il écrivit son livre contre Thomas d'Acquin et ses
doctrines, cherchait à prouver que Dieu employait les instruments
symboliques du culte Juif, pour déterminer qui recevrait ou ne recevrait
pas la faveur divine. Il dessina un tableau ou diagramme des diverses
manières dont on employait les ustensiles sacrés dans le Tabernacle,
pour déterminer la condition future des fils d'Adam, relativement à la
Prédestination. Une gravure accompagne l'ouvrage, dans laquelle Dieu est
représenté, entouré d'anges, et présidant à la manipulation de ces
ustensiles symboliques: la volonté divine et la volonté humaine figurent
sous la forme de deux boules se mouvant dans une direction circulaire
opposée, mais qui cependant finissent par se rencontrer dans un centre
commun. Paoletti écrivit un autre traité durant sa folie, où il montrait
que les aborigènes de l'Amérique étaient les descendants directs du
diable et d'une des filles de Noé, conséquemment qu'ils sont dans
l'impossibilité absolu d'obtenir ni le salut, ni la grâce.

Le 16me et le 17me siècle ont vu paraître le plus grand nombre peut être
de grands esprits que les idées théologiques ont rendu fous. Au premier
rang peut se placer Guillaume Postel.[6] Sa vie fut des plus agitées;
tour-à-tour Jésuite, et renvoyé de l'ordre par St. Ignace, à cause de
ses bizarres idées, emprisonné à Rome, durant plusieurs années, réfugié
à Venise, accusé d'hérésie devant l'inquisition, déclaré innocent, mais
fou, il alla pour la seconde fois visiter Constantinople et Jérusalem.

  [6] A consulter entr'autres, sur les détails de sa vie, un ouvrage
    curieux du P. Desbillons, ainsi que Sallengre.

Il mourut, en 1581, au Monastère de St. Martin des Champs, laissant
après lui de nombreux ouvrages, dont une partie est consacrée aux
rêveries qui l'obsédaient. Il s'infatua à Rome d'une vieille fille, que
quelques uns traitent de courtisane et qu'il appelait sa _Grand'mère
Jeanne_. Il soutenait que Jésus Christ n'avait racheté que les hommes
seuls, et qu'ainsi les femmes devaient être rachetées, et le seraient
par la Mère Jeanne.

Un ouvrage en Italien intitulé _La Vergine Veneta_, et un autre en
Français,[7] tendaient à prouver cette thèse. Il prétendait que l'ange
Gabriel lui avait révélé divers mystères, et mêlant à sa folie les
songes de Pythagore, il voulut persuader qu'en lui était transfusée
l'âme de St. Jean Baptiste.

  [7] Imprimé à Paris sous ce titre: _Les très merveilleuses Victoires
    des femmes du Nouveau Monde, et comme elles doivent à tout le monde
    par raison commander, et même à ceux qui auront la Monarchie du
    Monde Vieil._

Postel avait une telle conviction qu'il était divinement inspiré, que
dans son ouvrage _De Nativitate Mediatoris_ il déclare que l'esprit même
de Jésus Christ en est l'auteur, et qu'il n'en était que le copiste. Il
fut condamné à être brûlé vif, par arrêt du Parlement de Toulouse.

L'article sur Postel dans les _Mémoires de Littérature_ de Sallengre,
cite presque tous les auteurs qui se sont occupés de ce visionnaire, et
leur nombre est considérable.

Vers la même époque Geoffroy Vallée se fit remarquer par une folie de la
même nature, et d'autant plus incurable qu'il se montra monomane dès sa
jeunesse.

Il avait, dit-on, autant de chemises qu'il y a de jour dans l'année, et
il les envoyait laver en Flandre, à une source fameuse par la limpidité
de ses eaux.

Jeté au milieu de Paris, dans les excès d'une vie de dissipation, sa
raison commença à s'altérer, et sa famille le mit en curatelle. Il
commença alors à composer un livre dont le titre seul dénote la folie de
l'auteur, et qui le fit condamner comme athée, quoiqu'en vérité, cela
n'en valait guère la peine, car ce n'est qu'un tissu de confusion,
d'obscurité, et de non-sens.

L'édition de ce livre fut brûlée, avec l'auteur, le 9 Février, 1574, et
il n'en existe plus qu'un exemplaire unique, celui au moyen duquel on
instruisit le procès de Vallée.[8]

  [8] On peut voir de plus amples détails et des extraits de l'ouvrage,
    dans le _Bulletin du Bibliophile_, dixième série, page 613.

Il fut constaté au procès même, qu'il ne jouissait pas de la plénitude
de sa raison, car on l'interrogea en présence du médecin.

Voici le titre de son livre lardé d'anagrammes vraiment barbares:--

_Le Béatitude des Chrétiens ou le Fléo de la foy, par Geoffroy Vallée,
fils de feu Geoffroy Vallée et de Girarde le Berruyer, ausquels noms de
père et mère assemblez il s'y treuve: Lere, geru, vrey fléo de la foy
bygarrée, et au nom du filz: va fléo règle foy, aultrement guere la fole
foy._

Il paraît qu'il fut loin de s'amender en mourant, car le Journal de
l'Etoile dit que conduit au supplice, il criait tout haut que ceux de
Paris fesaient mourir leur dieu en terre, mais qu'ils s'en
repentiraient.

_Antoine Fuzy_ ou _Fusi_ a droit à trouver une place dans cette section
de notre Essai, comme docteur en théologie de l'université de Louvain.
Il se fit recevoir docteur de Sorbonne à Paris, et il prend, dans un de
ses ouvrages, les titres de Protonotaire apostolique, de prédicateur et
confesseur de la maison du Roi.

Il serait difficile de trouver un galimatias plus extravagant et plus
inintelligible que son pamphlet publié en 1609 contre le marguillier
Vivian, qui le fit condamner à un emprisonnement de cinq ans. Son
_Mastigophore ou précurseur du Zodiaque_ est une défense de la
découverte physico-médicale, qu'il croyait avoir faite, que le sang
menstruel des femmes avait la propriété d'éteindre le feu. Toutes les
langues vivantes ou mortes, tous les patois français, tous les argots
populaires servent à exprimer la colère de l'auteur contre Nicolas
Vivian, que Fuzy nomme par anagramme _Juvien Solanic_. Le marquis du
Roure, dans son _Analectabiblion_, donne plusieurs extraits de cette
diatribe, où brille souvent, dit-il, de la verve, une gaîté mordante et
une imagination satanique. _Le Franc Archer de la Vrai Eglise, contre
les abus et énormités de la fausse_, Paris, 1619, n'est pas moins
bizarre de style, que l'ouvrage précédent. C'est une violente satire
contre l'église Romaine.

Fuzy se réfugia à Genève, au sortir de prison, renonça à la religion
catholique et embrassa le Calvinisme. Il est impossible de ne pas
reconnaître un cerveau tout-à-fait dérangé dans ses ouvrages. Le P.
Niceron lui accorde une mention particulière au tome 34 de ses
_Mémoires_.

Autant Fuzy avait d'instruction et de connaissances, autant _Simon
Morin_ qui fut brûlé en place de Grève, le 14 Mars, 1663, était ignorant
et sans lettres. Les erreurs des illuminés qui régnaient alors à Paris,
enflammèrent son imagination.

Il voulut être chef de secte, et se mit à prêcher sa doctrine, qu'il
publia en 1647, sous le titre de _Pensées de Morin, dédiées au Roi_.

Ce n'est qu'un tissu de rêveries, d'ignorances, et d'erreurs condamnées
depuis dans les Quiétistes.

Le parlement le fit arrêter et le condamna à être envoyé aux Petites
maisons pour le reste de ses jours; jugement aussi équitable que
profondément sage, auquel Morin aurait bien fait de se tenir.

Il y échappa par une abjuration; mais, convaincu d'un prétendu second
règne du fils de l'homme, il composa, en 1661, un écrit intitulé
_Témoignage du second avènement du fils de l'homme_, où il assurait que
ce n'était autre que lui-même.[9]

  [9] Au catalogue de Nodier de 1829, Nº 66, on fait mention d'un
    ouvrage ayant pour titre: _Avertissement véritable et assuré au nom
    de Dieu_, 1827, in 32º dans lequel un autre illuminé se dit aussi
    _Le fils de l'homme_, et promet de ressusciter au bout de trois
    jours, après s'être fait jeter dans l'eau à Marseille, attaché avec
    des chaînes de fer, à une grosse pierre. Ce livre est un exemplaire
    unique, sur papier de chine.

Conduit au Châtelet, on lui fit son procès où l'on voit qu'en commençant
par l'esprit avec les filles et les femmes qu'il séduisait, il allait
ensuite beaucoup plus loin.

Il fut condamné en 1662, à être brûlé vif, avec ses livres, et ses
cendres jetées au vent.

Le Président de Lamoignon lui ayant demandé s'il était écrit quelque
part que le nouveau Messie passerait par le feu, Morin répondit qu'oui,
et que c'était de lui que le Prophète a voulu parler au verset 4 du XVIe
Pseaume où il est dit: “_igne me examinasti, et non est inventa in me
iniquitas._”

Il avait promit de ressusciter le troisième jour, et une multitude de
sots s'assemblèrent, pour voir ce miracle, à l'endroit où il fut brûlé.

Morin, dit quelque part Michelet, est un homme du moyen âge, égaré dans
le 17me siècle. Ses _Pensées_ contiennent beaucoup de choses originales
et éloquentes; il s'y trouve entr'autre, ce beau vers:--

    “Tu sais bien que l'amour change en lui ce qu'il aime.”

_François Dosche_ se rendit parfaitement digne d'être l'un des adhérents
de Morin, par le désordre de ses idées et l'extravagance de son style.
Le titre suivant d'un de ses opuscules suffit pour juger et de l'un et
de l'autre:--

“Abrégé de l'arsenal de la foy, qui est contenu en ceste copie, de la
conclusion d'une lettre d'un secretaire de Sainct Innocent, par luy
escrite à sa sœur, sur la detraction de la foy d'autruy, lequel n'ayant
de quoy la faire imprimer toute entière, il a commencé par la fin à la
mettre en lumière, estant en peine d'enfanter la vérité de Dieu en luy,
comme une femme enceinte, de mettre son enfant au monde.”

Les querelles religieuses, et les discussions théologiques qui agitèrent
le 17me siècle, amenèrent en Allemagne et en Angleterre, les mêmes
résultats qu'en France.

_John Mason_ est un des exemples les plus frappants de la folie
religieuse, par sa conviction inaltérable, jusqu'à la mort, et son
enthousiasme calme et grave.

Les mystères de la théologie de Calvin et du _Millenium_, avaient égaré
sa raison.

Il était persuadé et avait persuadé à une masse de personnes, qu'il
avait mission de proclamer le règne visible du Christ qui devait établir
son trône temporel à Water-stratford près de Buckingham.

Il parlait bien et sensément sur tout, excepté sur ce qui avait rapport
à ses extravagantes idées religieuses. Aussitôt qu'il s'agissait de
Religion révélée, il devenait immédiatement fou. Il mourut en 1695, dans
la persuasion ferme et arrêtée qu'il avait reçu peu auparavant la visite
du Sauveur du monde, et qu'il était réellement prédestiné à une mission
divine.

Sa vie et son caractère ont été décrits par H. Maurice, recteur de
Tyringham, dans un pamphlet en 4º publié l'année même de sa mort.

_Jean P. Parizot_ égala, s'il ne surpassa point, l'extravagance du
précédent. La monomanie de ce fou théologue consistait à voir clairement
annoncé dans la Génèse et dans l'évangile de Saint Jean, que les trois
éléments de la Trinité se trouvaient dans la nature. Le sel, générateur
des choses, répond à Dieu le père, le mercure, dans son extrême
fluidité, représente Dieu le fils, répandu dans tout l'univers, et le
souffre par sa propriété de joindre et d'unir le sel au mercure, figure
le Saint Esprit.

Les divagations inintelligibles de Parizot, sous le titre de _La Foy
dévoilée par la Raison, dans la connaissance de Dieu, de ses mystères et
de la nature_, fut dédié d'abord à Dieu, puis au Roi, et soumis au Pape,
avant l'impression. Le Saint Père fit répondre que la cour de Rome avait
lu son livre avec plaisir, qu'il était plein d'esprit et digne de
louanges.

Là dessus le malheureux fait imprimer son travail, qui est condamné
comme impie et brûlé, ce qu'il méritait bien d'ailleurs, non à cause de
son impiété, mais à cause des folies qui y sont débitées.

Il est probable que Peignot en parle sans l'avoir lu, puisqu'il avance,
dans son _dictionnaire des livres condamnés au feu_, qu'on connait peu
d'ouvrages aussi _licencieux_. Ceci est plus qu'une exagération, si ce
mot est pris dans l'acception commune, et nous ne lui en connaissons
point d'autre.

Il ne serait pas difficile de citer un bon nombre d'autres écrivains,
dont la théologie renversa la raison, antérieurement à notre siècle,
mais ceux que nous avons cités suffiront pour cette première section,
que nous terminerons par un exemple ou deux pris dans notre époque.

On a de la peine à se persuader, en lisant les pamphlets de J. A.
Soubira, qu'il appartienne au 19me siècle. Ce fou fanatique
s'intitulait: _Apôtre d'Israel, Messie de l'univers, Poète d'Israel,
Lion de Jacob, &c. &c._

Les titres seuls de ses nombreuses publications que donnent _La France
Littéraire_ et _La Littérature Française Contemporaine_, sont une preuve
suffisante de la folie de ce malheureux, par leur incroyable
extravagance. En voici quelques échantillons: _Le second Messie, à Tout
l'univers_ (1818, in 8º); _Avis à toutes les puissances de la terre_
(1822, in 8º); _La fin du monde prédite par Soubira, son époque fixe,
celle de la venue du Messie d'Israel, et du premier jour de l'âge d'or,
ou du nouveau Paradis Terrestre_ (in 8º); _Le Juif errant à ses
banquiers_, in 8º de deux pages; _Le Messie va paraître_, in 8º de 4
pages; _A tous les habitans du globe terrestre_, in 8º de 4 pages; _Gog
et Magog_, in 8º de 4 pages; _L'Eternité du globe terrestre_, in 8º de 4
pages, &c. &c.; “_666_” (1824, in 8º). Soubira avait trouvé une
puissance extraordinaire dans ce nombre. Il publia en 1828, in 8º un
autre pamphlet avec ce seul titre: “_666._”[10]

  [10] Par une coincidence assez singulière, on réimprima en Angleterre,
    en la même année et à la même époque, les idées saugrenues d'un
    nommé Francis Potter, sous le titre de: “An interpretation of the
    Number 666, wherein is shown that this number is an exquisite and
    perfect character, truly, exactly, and essentially describing that
    state of government to which all other notes of Antichrist do
    agree.”

    L'auteur consacre 29 chapitres à prouver sa thèse, et commence le
    dernier en disant: “_All objections are answered, and all
    difficulties cleared, even to such who have no knowledge in
    arithmetic._” Nous croyons le livre assez rare.

Le premier de ces deux opuscules se compose de neuf quatrains, précédés
de plus de deux cents pages de prose, où l'auteur donne une clef de son
alphabet numérique; le second a dix huit couplets ou stances de cinq
vers; le nombre _666_ est mis à la fin de chaque vers de chaque couplet.
Voici le premier couplet, et tous sont de la même absurdité:--

   “Les banquiers de la France        666
    Des organistes de la foi          666
    Et des concerts de la cadence     666
    Vont accomplir la loi             666
    Et contreminer l'alliance         666.”

Peut-être qu'un jour tous ces pamphlets seront aussi difficiles à
trouver réunis, que les écrits de Bluet d'Arbères, avec lequel Soubira a
une certaine ressemblance.

En 1840, un respectable négociant de Mennetout sur Cher, nommé Cheneau,
persuadé qu'il avait une mission divine de réformer toutes les
religions, se mit à publier des pamphlets fort bizarres.

“Les Augustin (dit Saint Augustin), les Bossuet, et autres hautes
intelligences,” dit-il, “ont cultivé l'erreur, le fanatisme, et les
préjugés, la preuve c'est qu'ils ont reconnu une autorité humaine au
dessus de leur intelligence,” &c.

Il publie d'abord des _Etrennes de vie_, puis des _Instructions pour
avoir des enfants sains d'esprit et de corps, et aussi parfaits qu'on
peut l'être_.

Enfin, avant de lancer dans le monde ce qu'il appelle “la nouvelle base
religieuse et son mode d'organisation, où tous reconnaîtront la
puissance divine,” il publie en brochure, et fait afficher sur les murs
de Paris, une protestation contre tous les oppresseurs, sous le titre de
_La volonté de Jehovah en Jésus le Christ, seul Dieu, manifestée par son
serviteur Cheneau, Négociant_.

On y lit: “J'ai dit à l'Eternel, moi son serviteur: Je préfère la
malédiction des hommes à leurs bénédictions. Alors l'Eternel me dit:
Marche avec la force que tu as, parle à tous les peuples de la terre...
Tous ceux qui se sont dits pasteurs et les représentants de Dieu,
n'importe leur base religieuse, n'ont point été reconnus par Dieu, ni
les uns ni les autres... Jean Baptiste prêcha dans le désert, mais Moi
je sème dans la bonne terre, c'est l'ordre que j'ai reçu.

“Je ne viens pas parler sans raisonnement à tous les peuples de la
terre. J'en appelle à témoins la voix des journaux,--_La Gazette de
France_ du 27; _La Quotidienne_ du 28 Janvier dernier; _Le
Constitutionnel_ du 8; _Le Siècle_ du 11, et _le Courrier Français_ du
27 février dernier, &c., voir leurs réflexions. Alors vous verrez que
tous ont reconnu l'utilité et la nécessité de propager la nouvelle base
religieuse, que j'ai démontrée dans un opuscule intitulé: Instructions
pour avoir des enfants sains d'esprit et de corps.”

Pauvre Cheneau!

Dans le Nº 4, année 1855 du _Neuer Anzeiger für Bibliographie und
Bibliothek Wissenschaft_, un auteur allemand, qui promettait l'analyse
d'une bibliothèque de la bêtise et de la folie, mais nous ignorons s'il
l'a continuée, cite trois livres écrits en allemand, au nom et par ordre
de Dieu lui-même, par un certain _Busch_, et qui ont été publiés en
1855-56, à Misnie, Royaume de Saxe.

Joseph O'Donnelly fit imprimer à Bruxelles en 1854 un livre où il
prétend avoir découvert la langue originelle, et son style donne la
preuve la plus satisfaisante que les hommes ont oublié l'idiôme que
parlait Adam.[11] Il y a en lui quelque chose du mysticisme de Bluet
d'Arbères lorsqu'il dit: “Il faut que la volonté du seigneur soit faite;
il donna à son serviteur (c'est-à-dire à lui, l'auteur) la clef de
toutes les sciences, soit dans le ciel, soit sur la terre, accompagnée
de l'équerre avec lequel il a taillé la création, comme s'il disait: Va,
passe cela sur les montagnes et sur les vallées, sur la terre et sur la
mer, pour que mon peuple puisse, en reconnaissant la trace de mes mains,
être ramené à mes lumières.”

  [11] Bulletin du Bibliophile Belge, tome 10, page 443.

On peut croire aisément qu'un pays aussi religieux que l'Angleterre n'a
pas manqué de mystiques hallucinés. Un des plus curieux exemples de
notre époque est la nommée Elisabeth Cottle, de Kirstall Lodge, Clapham
Park. Cette inspirée est toute prête à mettre fin à toutes les petites
difficultés politiques et sociales de notre époque, et à régénérer le
genre humain. Dans ce but, elle a adressé successivement des mémoires à
la plupart des Ministres de l'Angleterre et aux principaux souverains de
l'Europe. La Reine et le Prince Albert ont également reçu de ses
effusions prophétiques. Au commencement de cette année, elle envoya une
lettre imprimée à Mr Bright, le membre du parlement, pour l'informer, en
style apocalyptique, qu'elle était devenue son adversaire, parce qu'il
voulait trop étendre le droit de voter.

Peut-être la plus curieuses des pièces de ce genre est son adresse à
l'Empereur des Français et au Roi de Sardaigne, après la dernière
campagne d'Italie. Elisabeth Cottle, qui se donne elle-même la
qualification d'_Ange_, ne voulant pas, sans doute, que ses conseils
soient mal interprétés, a eu soin d'envoyer des duplicata de cette
adresse à Lord Palmerston et à un Ministre de Prusse.

Le fait rapporté dans l'Evangile que St Pierre en prison était gardé par
quatre centurions, est d'après elle une allusion à la quadruple alliance
de 1815, et au quadrilatère de fortresses autrichiennes en Italie.

Pour donner une idée de sa manière d'énoncer ses pensées, nous
présenterons aux lecteurs un extrait de cette pièce:--“Revelat. VII.
verse 10. When they (the allied armies of France and Sardinia) were
passed the first and second ward (by crossing the Ticino, after the
battle of Magenta) they came to the iron gate (of the iron crown of
Lombardy) that leadeth into the city (of Milan), which opened to them of
his (the Mayor's) own accord, and they went out (of Milan to the battle
of Melegnano) and passed on (to Mantua) through one street (one line of
victory of Montebello and Solferino, and the meeting of) the two
(Imperial) soldiers (at Villafranca). Psalm LXXXV. verse 10-13. And
forthwith the Angel (the Emperor of France) departed from them (at the
Court of Turin, to receive the Italian army at Paris), and the Italians
were left to work out their own salvation,” &c. &c.

Avec l'assistance d'un ecclésiastique, qu'elle prétend être un nouveau
St Pierre, cette illuminée veut établir une nouvelle église; et il
paraît qu'elle a déjà plus d'une centaine d'adhérents.

Le Docteur Calmeil, dans son ouvrage sur la Folie, déjà cité, fait
observer que la théomanie, ou cette aberration d'esprit qui se rapporte
à la mysticité, aux anges, à la prédiction des événements, &c. a parfois
attaqué des populations entières, et il en donne plusieurs exemples.

Cette nature épidémique de la monomanie religieuse, toute
exceptionnelle, et dont la cause est inconnue, peut seule expliquer
comment il est possible d'inspirer d'autre sentiment qu'une profonde
pitié, lorsqu'on écrit des épîtres dans le goût de celle qui suit, et
que nous avons choisie entre plusieurs, toutes plus bizarres l'une que
l'autre:[12]

  [12] Il est à remarquer que toutes ces pièces sont imprimées,
    distribuées au public, et même souvent adressées per Mrs Cottle aux
    membres du Parlement.


_To the Reverend_ John Scott _and the churchwardens and congregation of
All Saints' Church, in this New Park Road_.

“Matt. xviii. 20; Judges i. 11. And there came (after the opening of
this new church, in this New Park Road, in the autumn of 1858) an angel
(Elizabeth Cottle) of the Lord (Jesus--Rev. xxii. 16), and sat (‘in the
mercy-seat,’ No. 62) under an oak (roof in this All Saints' Church)
which was in Ophrah (a city--which Clapham Park was near, the New
Jerusalem--London--of the new name of Cottle--Rev. iii. 11-13), that
pertained (Rom. ix. 4) unto Joash (the orthodox body that despairs, or
that burns, or is on fire).

“The Abi-ezrite (the Father of help, or my Father is my help), and his
(Trinitarian) Son Gideon (the Rev. John Scott) threshed (Isa. xxviii.
28; xli. 15, 16) wheat (Jews--worked for the Society for the Conversion
of the Jews) by the wine-press (sacramental table), to hide it (the
truth of his Father, God, in the mystery of the Trinity--Ps. xxvii. 5)
from the Midianites (the Trinitarians). Midian--judgment, habit,
covering; Gideon--he that bruises and breaks the bruised reed or
sceptre, by cutting off iniquity; Trinity Gods. Isa. xlii. 3, 4; liii.
5-10; Matt. xii. 10; Heb. xi. 32-34, 39, 40.”

Cette extravagance rappelle celle de Jeanne Southcote, cette hallucinée
laide, vieille et ignorante, rêvant le bonheur de la maternité; et
persuadant qu'elle avait reçu une mission divine à de nombreux sectaires
qui préparaient, dans leur enthousiasme inexplicable, un berceau et de
magnifiques habits pour leur nouveau Messie.



DEUXIEME SECTION.


EPIGRAPHES.

    “Fellow, thy words are madness.”

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    “No, Madam, I do but read madness.”

SHAKESPEARE, _Twelfth Night_.


        “... He raves; his words are loose
    As heaps of sand, and scatter'd wide from sense;
    So high he's mounted on his airy throne,
    That now the wind has got into his head,
    And turns his brains to frenzy.”

DRYDEN.



BELLES LETTRES.


Ici les écarts de l'esprit humain ne font qu'effleurer les objets.
L'imagination ne les touche que d'un main légère. Les figures, les
tropes et les analogies bizarres sont les instruments dont elle se sert.
Elle galope et bondit comme un cheval sans frein, ou pirouette sur
elle-même comme une toupie, qui paraît d'autant plus immobile que son
mouvement est plus rapide.

Les spéculations de longue haleine font rarement partie de ces sortes
d'aberrations mentales. L'esprit s'occupe d'avantage du mode et de la
forme d'expression des idées, que de la nature abstraite et de la valeur
de ces idées elles-mêmes. La surface des choses est tout ce qu'il peut
saisir. Les émotions qu'éveille cette sorte de folie sont d'une nature
générale, et produites par une très grande variété d'objets. Aussi les
forces intelligentes de l'individu étant moins concentrées que dans les
fous qui s'occupent d'idées philosophiques ou théologiques, l'épuisement
est beaucoup moins grand.

Le premier, dans l'ordre de date, qui se présente dans cette section,
est un professeur de l'université de Salamanque, nommé _de Arcilla_, né
au milieu du seizième siècle.

Il avait déjà donné son cours d'histoire pendant deux ou trois ans,
lorsqu'il tomba dans une profonde mélancolie, qui se termina bientôt en
folie déclarée. Comme il était docile et doux, ses amis en prirent soin.
Il employait tout son temps à écrire de nombreux essais qu'il
intitulait: _Programme d'histoire universelle_.

Son idée fixe était que les annales telles que nous les avons, des
Egyptiens, des Juifs, des Grecs et des Romains, avaient été composées
par des fanatiques et des insensés, et que les hommes avaient existé de
toute éternité. Dans l'espoir d'amener quelque calme dans son esprit
malade, ses amis consentirent à publier un ouvrage renfermant le résumé
de ses idées absurdes. Ce livre porte le titre de: _Divinas Flores
Historicas_.

Un exemplaire s'en trouve dans la Bibliothèque Royale de Madrid.

Ici du moins le raisonnement joue encore un certain rôle, mais le
dérangement du cerveau est bien plus complet dans Guillaume Dubois, sur
lequel Pluquet, dans ses _curiosités littéraires_ et Mr Edouard Frère,
dans son _Manuel du Bibliographe Normand_, nous donnent des
renseignements. Ce Dubois publia à Paris en 1606, in 12º un ouvrage à
peine intelligible intitulé: “Les œuvres de Guillaume Dubois, natif de
la paroisse de Pulot en Bessin, et ouvrier du métier de maçon, maistre
tailleur de pierre à la ville de Caen, où il lui a été donné le don
d'écrire en poésie françoise, par un ordre alphabétique, pour opposer au
fantastique, comme on pourra voir en ce petit livre.” Six pièces
singulières et rares sont réunies sous ce titre.

Shakespeare a dit que l'aliéné, l'amoureux et le poète

    _Are of imagination all compact_.

C'est en Angleterre que nous trouvons la preuve vivante de cette
expression poétique du dramatiste anglais, dans la personne de
_Nathaniel Lee_, né à la fin du dix-septième siècle.

Les compositions de Lee ont été louées par Addison. Ses vers sur la
passion de l'amour prouvent qu'il la comprenait comme un esprit dérangé,
et ses actes nous le montrent dans un si constant état de folie, qu'un
soir qu'il composait un de ses drames dans sa cellule à Bedlam, un nuage
venant à passer sur la lune qui l'éclairait pour écrire, il s'écria
soudain: Jupiter, mouche la lune! _Jove, snuff the moon!_

Dryden, dans une lettre à Dennis, raconte que Lee répondit à un mauvais
poète qui lui disait qu'il était facile d'écrire comme un fou: comme un
sot, oui, mais comme un fou, non, _It is very difficult to write like a
madman, but it is very easy to write like a fool_.

Il composa treize tragédies. Lorsqu'on dut l'enfermer, jeune encore, à
Bedlam, il continua à écrire dans un style des plus ampoulés, mais on
rencontre assez souvent dans ses écrits des passages qui témoignent
d'une imagination puissante. Malgré ces éclairs de génie, on ne peut
s'empêcher en le lisant, de sourire à la description de ses caractères
impossibles, de ses sentiments extravagants, et de ses héros en dehors
de toute vérité. Il mourut à 34 ans.

Si nous avons assez généralement l'idée qu'il y a de certains rapports
entre la folie et les élucubrations des poètes, nous ne nous figurons
guère l'auteur d'un livre d'érudition, devenir fou par amour.

Ce fut le sort d'_Alexandre Cruden_ qui perdit la raison à la suite
d'une passion malheureuse pour la fille d'un ecclésiastique de la ville
d'Aberdeen en Ecosse.

Il n'avait guère que vingt ans, et ne recouvra jamais complètement
l'esprit. Nous donnons dans ce volume sa Biographie détaillée.

Un contraste frappant se rencontre, chez _Christophe Smart_, compatriote
de Cruden, et qui développa une puissance poétique remarquable au milieu
de sa déraison. Ayant reçu une éducation brillante à Cambridge, il fut
couronné durant cinq années de suite, pour la composition du meilleur
poème.

Atteint, en 1754, d'une folie qui ne permettait pas même de lui laisser
la liberté, et non seulement enfermé dans une maison d'aliénés, mais
privé dans sa cellule, de papier, de plume, et d'encre, il composa un
poème de près de cent strophes, à la Gloire du Roi prophète David.
Quelques unes ont le cachet d'un véritable poète. Ces vers, tracés à
l'aide d'une clef, sur les panneaux de bois de sa chambre, doivent faire
douter qu'il fut réellement fou lorsqu'il les composa.

Les pensées et le langage sont nobles et dignes, dans les strophes qui
suivent:--

    He sang of God--the mighty source
    Of all things--the stupendous force
      On which all strength depends;
    From whose right arm, beneath whose eyes
    All period, power, and enterprise
      Commences, reigns, and ends.

    Sweet is the dew that falls betimes,
    And drops upon the leafy limes;
      Sweet Hermon's fragrant air;
    Sweet is the lily's silver bell,
    And sweet the wakeful taper's smell
      That watch for early prayer.

    Sweeter in all the strains of love,
    The language of the turtle-dove,
      Pair'd to thy swelling chord;
    Sweeter, with every grace endued,
    The glory of thy gratitude
      Respired unto the Lord.

    Strong is the lion--like a coal
    His eye-ball--like a bastion's mole
      His chest against his foes;
    Strong the gyre-eagle on his sail;
    Strong against tide, the enormous whale
      Emerges, as he goes.

    But stronger still, in earth and air,
    And in the sea, the man of prayer,
      And far beneath the tide,
    And in the seat to faith assign'd
    Where ask is have, and seek is find,
      Where knock is open wide.

    Glorious the sun in mid career;
    Glorious the assembled fires appear;
      Glorious the comet's train;
    Glorious the trumpet and alarm,
    Glorious the Almighty's stretched-out arm;
      Glorious the enraptured main.

    Glorious--more glorious is the crown
    Of Him that brought salvation down
      By meekness, call'd thy Son;
    Thou that stupendous truth believed,
    And now the matchless deed's achieved,
      Determined, dared, and done.

On croirait presque lire une des paraphrases des psaumes par J. Bte
Rousseau:--

    Il chanta Dieu d'abord,--Dieu, la fin et la cause,
    Le pouvoir immuable, imposant, grandiose,
        Eternel et toujours divers;
    Dont le bras nous soutient, dont l'œil perçant nous guide,
    Qui par sa volonté, d'un mot, peuple le vide.
        Et qui règne sur l'Univers, &c.

Smart mourut en 1770. Il traduisit les psaumes, Phèdre, et Horace en
prose. Ses poèmes furent publiés en 1791. Garrick et Johnson
l'honorèrent de leur amitié, et ce dernier écrivit sa biographie.
_Tantum est in rebus inane!_

Peut-être que si Smart, malgré ses accès de folie, eût été laissé en
liberté, comme _Edme Billard_, dont le public Parisien s'amusait, à peu
près vers la même époque, et dont nous dirons quelques mots, peut-être
qu'il serait mort aussi tranquillement.

Edme Billard se croyait un génie incompris. Un jour, il se lève à
l'orchestre du Théâtre Français, apostrophe le parterre, en leur
racontant ses griefs contre les Comédiens, les supplia de faire jouer de
force sa comédie du _Suborneur_, et fut conduit à Charenton. On a de lui
quatre pièces: _Le joyeux moribond_, Genève, 1779; _Voltaire apprécié_,
sans date; _Le Pleureur malgré lui_, sans date; _Le Suborneur_, en cinq
actes, Amsterdam et Paris, 1782.

La seconde et la troisième de ces pièces ne sont pas indiquées par
Quérard. Dans le _Pleureur malgré lui_, les personnages sont M.
Parterre, Mme Loge, et M. Balcon.

Quoiqu'évidemment sorties d'un cerveau malade, ces pièces ne manquent
pas d'une certaine gaîté, qui nous empêche de compatir aussi vivement à
cette sorte de folie, qu'à celle de l'infortuné dont nous allons nous
occuper.

_Thomas Lloyd_ se persuadait qu'il était le plus sublime poète qui eut
existé. Les annales d'aucune maison d'aliénés ne présentent peut-être un
mélange plus hétérogène que celui-ci, de malice, d'orgueil, de talent,
de mensonge, de vils défauts et de grandes qualités.[13]

  [13] Dans les _Sketches in Bedlam, or Characteristic Traits of
    Insanity_,--London, Sherwood, 1823, in 8º pp. 30 et suiv.,--on
    trouve des détails sur lui et d'autres fous singuliers.

Dès qu'il pouvait se procurer un morceau de papier, il se mettait à
composer des vers. Mais comme généralement ils ne lui plaisaient pas, il
les jetait dans sa boisson, pour les nettoyer, disait-il. Tout ce qu'il
a mis dans ses poches, ou tout ce qu'il trouve sous la main, sa manie
est de le mêler ainsi à ce qu'on lui donne à manger et à boire: petits
cailloux, tabac, morceaux de cuir, os, charbons, sont jetés dans son
potage, et cela d'après un procédé scientifique, à ce qu'il prétend. Le
cuir le clarifie, les cailloux le purifie, le charbon le minéralise;
telle chose y ajoute un acide agréable, telle autre, un alkali utile, et
ainsi de suite. Si l'on n'y prend pas garde, il avale le tout, avec le
goût d'un Apicius.

Il proclamait en toute occasion qu'il avait une connaissance universelle
des langues anciennes et modernes, que les sciences, l'histoire, la
musique, lui étaient très familiers.

Plusieurs fois on le remit en liberté, mais toujours on fut obligé de
l'enfermer de nouveau, après un peu de temps. Successivement il fut logé
dans diverses maisons d'aliénés de Londres et des environs, et vécut au
delà de soixante ans. Voici un exemple de son talent poétique, qui était
parfois réellement remarquable; mais excepté la pièce dont nous citons
un extrait, il est très douteux que rien ait été conservé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    When disappointment gnaws the bleeding hearts;
    And mad resentment hurls her venom'd darts;
    When angry noise, disgust, and uproar rude,
    Damnation urge and every hope exclude;
    These, dreadful though they are, can't quite repel
    The aspiring mind, that bids the man excel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    To brighter mansions let us hope to pass,
    And all our pains and torments end. Alas!
    That fearful bourne we seldom wish to try,
    We hate to live, and still we fear to die.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    _Pro bono publico_, I do write what is true,
    Nor care what others think, or say, or do.
    Three-score long years' experience have I had,
    Through thick and thin, and still I am not dead.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Shut up in dreary gloom, like convicts are,
    In company of murd'rers! Oh! wretched fate!
    If pity e'er extended through the frame,
    Or sympathy's sweet cordial touch'd the heart,
    Pity the wretched maniac, who knows no blame,
    Absorbed in sorrow, where darkness, poverty, and every curse impart.

    Methinks that still I see a brighter ray,
    That bids me live, to see a happier day,
    And when my sorrows, and my grief-worn spirit flies,
    My Maker tells me--fear not, Lloyd,--it never dies.
    This cheering hope has long supported me,
    I live in hope much happier days to see...

Ces vers furent écrits vers 1817. On y trouve un sentiment de
mélancolie, qui pourrait faire douter, comme dans le cas du poète
Christophe Smart, si l'intelligence qui rencontre de pareilles
expressions pour ses pensées, peut être absolument dérangée. L'un et
l'autre néanmoins sont morts dans un état complet de folie, après une
longue détention.

M. Forgues[14] nous a donné la description d'une visite à Bicêtre, où il
s'est occupé des fous littéraires. Les faits qu'il rapporte font
regretter qu'il n'ait pas jugé à propos de saisir cette occasion pour
développer davantage ce sujet. Il cite un certain _Pentecôte_ dont la
chimère favorite consistait en ce qu'il se croyait l'inventeur d'un
système infaillible pour s'emparer d'Abd-el-Kader. Il existe plusieurs
de ses lettres adressées au Roi, où il revendique avec acharnement la
qualité _d'homme de lettres_. “J'ai plusieurs ouvrages littéraires à
terminer,” écrit-il à M. Deleffert. “J'ai fait en littérature de fort
beaux ouvrages,” dit-il, “dans une requête à l'administration des
hospices.”

  [14] _Revue de Paris_, 3me série, tomes 25 et 26, année 1841.

Il adressa une lettre à un des aliénés qui avait voulu se donner la
mort. Sans être un modèle d'éloquence, elle ne manque ni de suite ni
d'onction.

M. Forgues cite encore des vers anonymes, et des titres de compositions
tels que: _Ma Némésis_--_Le Fou_,--_Souvenirs de jeunesse_, &c. Dans le
morceau intitulé _le Fou_, on trouve cette apostrophe originale:--

    Malheureux conducteur de ta machine usée.

L'auteur fait ailleurs allusion à une tentative de suicide qui fut
déjouée, à ce qu'il semble: “Mon Dieu!” ajoute-t-il.

    Mon Dieu vous m'avez vu chaque jour vous prier
    De terminer la vie que je n'ai pu m'ôter!
    Ami, qui m'empêchas, viens donc me consoler!

Ce dernier vers semble émaner d'un vrai sentiment poétique.

Un des plus féconds romanciers de l'Allemagne, _Johan Carl Wezel_, né en
1747, tomba à 39 ans dans un état complet d'aberration mentale après une
vie laborieuse. D'abord il eut l'idée de fonder une maison de banque,
pour laquelle il fabriquerait lui-même les billets. Il fuyait toute
société, laissa croître ses cheveux et ses ongles, et malgré les soins
du docteur Hahnemann, sa folie devint chronique. Il passa le reste de
ses jours à Sondershausen, lieu de sa naissance, jusqu'en 1819, époque
de sa mort.

De temps à autre quelques éclairs de raison se laissaient appercevoir,
mais toute idée poëtique l'avait abandonné, et en écrivant il se croyait
être dieu. On lui permit même d'imprimer quelques unes de ses
élucubrations sous le titre de _Opera Dei Wezelii W. S. des Gottes_.

On a fait en Amérique une attention particulière aux phénomènes
intellectuels que présente la folie. Dans plusieurs des journaux de ce
pays ont paru, de temps à autre, des articles intéressants sur cette
matière. Les bornes dans lesquelles nous devons nous renfermer, ne nous
permettent pas d'entrer dans des détails qui seuls rempliraient un
volume, mais nous citerons l'histoire d'un nommé _Milman_, qui naguère
excita singulièrement l'attention dans l'état de Pensylvanie, et fut
répétée par un grand nombre de journaux. Milman était un avocat d'une
fortune indépendante. Le jour où allait se célébrer son mariage, et
tandis que la fiancée se parait pour aller à l'autel, un violent orage
éclata, et elle fut frappée par la foudre, au milieu de son appartement.

La nouvelle de ce malheur fut portée, avec tous les ménagements
possibles, à l'infortuné Milman, dont l'imagination éprouva néanmoins
une telle commotion, qu'il tomba évanoui. Lorsqu'il revint à lui, il
éclata d'un rire insensé, et l'on vit bientôt, qu'il avait complètement
perdu la raison.

Comme sa démence lui laissait de longs intervalles d'apparente
tranquillité, on espéra le guérir, mais son esprit resta égaré jusqu'à
sa mort, et l'on fut obligé de l'enfermer dans une maison de sûreté. Ses
parens étaient riches, et sa folie, d'une nature assez paisible pour
permettre que de temps à autre on lui fît faire des excursions à la
campagne, pour sa santé: on le menait quelquefois pour deux ou trois
jours de suite, sur les bords pittoresque de l'Hudson. De là il écrivait
des lettres à ses amis, dans ses moments lucides; mais jamais on ne
pouvait le laisser seul trois heures de suite, sans craindre de le voir
retomber dans un accès de démence, ou dans un état de prostration
stupide. Voici deux morceaux écrits durant ces intervalles,[15] l'un est
la description des dispositions où il faut être, pour jouir du loisir de
la campagne, l'autre la description d'un cheval échappé, que l'on finit
par reprendre.

  [15] Réunis, avec beaucoup d'autres dans: _Records of Pennsylvania_;
    _Philadelphia_, 1802, et réimprimés dans un des journaux de cette
    ville, en 1840.

“Nobody has any business to expect satisfaction in a pure country life
for two months, unless they have a decided genius for _leisure_. If a
man expects to live in a country, of course he must have something to
do, and do it all the while. But to gather up yourself, and sit down in
a plain country house, without bears and lions about it, without
anything to do, but to rest, with no marvels or phenomena, but only the
good, real, common country;--if you mean to be happy in this, I repeat
you should have the element of _leisure_ very full and powerful within
you. You cannot be happy if you are in a hurry. You must not be in a
hurry to get up or sit down; you must not be in a hurry to get up in the
morning, or to retire at night; you must regard it quite the same
whether you look at a tree ten minutes or thirty; if you walk out, never
must you look at your watch; go till your return; if you sit down upon a
breezy fence or wall, it should be a matter of indifference to you,
whether it be four o'clock, or five, or six. There can be no greater
impertinence than to say, ‘It is time to go!’ There is no such thing as
time to a man in a summer vacation.

* * * * * * * *

“Yet amid the tranquil, dreaming, gazing life, one cannot always be
quite as serene as one would. For example, this morning, while the dew
was yet on the grass, word came in that _Charley had got away_. Now
Charley is the most important member of the family, and as shrewd a
horse as ever need be. Lately he had found out the difference between
being harnessed by a boy and a man. Accordingly, on several occasions,
as soon as the halter dropped from his head, and before the bridle could
take its place, he proceeded to back boldly out of the stable, in spite
of the stout boy pulling with all his might at his mane and ears. This
particular morning we were to put a passenger friend on board the cars
at 8.10; it was now 7.30. Out popped Charley from his stall like a cork
from a bottle, and lo! some fifty acres there were in which to exercise
his legs and ours, to say nothing of temper and ingenuity. First, the
lady, with a measure of oats, attempted to do the thing, by bribing him
genteelly. Not he! he had no objection to the oats, none to the hand,
until it came near his head, then off he sprang. After one or two
trials, we dropped the oats, and went at it in good earnest--called all
the boys, headed him off this way, ran him out of the growing oats,
drove him into the upper lot, and out of it again. We got him into a
corner with great pains, and he got himself out of it without the least
trouble. He would dash through a line of six or eight whooping boys,
with as little resistance as if they had been as many mosquitoes! down
he ran to the lower side of the lot, and down we all walked after him.
Up he ran to the upper end of the lot, and up we all walked after
him--too tired to run. Oh! it was glorious fun! the sun was hot. The
cars were coming, and we had two miles to ride to the depôt! He did
enjoy it, and we did not. We resorted to expedients--opened wide the
great gate of the barn-yard, and essayed to drive him in, and we did it
too, almost; for he ran close to it,--and just sailed past, with a laugh
as plain on his face as ever horse had! Man is vastly superior to a
horse in many respects, but running on a hot summer day, in a
twenty-acre lot, is not one of them. We got him by the brook, and while
he drank, oh, how leisurely! we started up and succeeded in just missing
our grab at his mane. Now comes another splendid run. His head was up,
his eyes flashing, his tail streamed out like a banner, and glancing his
head this way and that, right and left, he allowed us to come on to the
brush corner, from whence, in a few moments, he allowed us to emerge and
come afoot after him, down to the barn again. But luck will not hold for
ever, even with horses. He dashed down a lane, and we had him. But as
soon as he saw the gate closed, and perceived the state of the case, how
charmingly he behaved! allowed us to come up and bridle him without a
movement of resistance, and affirmed by his whole conduct that it was
the merest sport in the world, all this seeming disobedience; and to him
I have no doubt it was!”

On fait observer, dans l'ouvrage dont nous extrayons ces deux morceaux,
que ce qui ajoute encore à l'étrangeté du cas de Milman, c'est qu'avant
sa folie, il ne montra jamais la moindre disposition pour tout ce qui
tient à l'imagination; son aptitude naturelle le portait vers les
sciences positives et abstraites. Mais, dès que les opérations de ses
facultés intelligentes sont arrêtées dans leur marche régulière, ses
idées prennent une teinte de plaisanterie et de satire.

Assez rarement il arrive que le sculpteur, le peintre ou le graveur
deviennent poètes après avoir perdu la raison. C'est pourquoi nous avons
un double motif en insérant ici le nom de Luc Clennell, l'élève le plus
distingué du célèbre Bewick, comme dessinateur et graveur sur bois.

Clennel naquit près de Morpeth, dans le Northumberland, en 1781. Après
avait terminé ses sept années d'apprentissage sous Bewick, il vint à
Londres en 1804. Il excellait également dans les aquarelles, et les
encouragements qu'il reçut comme peintre, l'engagèrent à s'adonner
exclusivement à ce genre, et à abandonner la gravure sur bois. En 1814,
le Comte de Bridgewater lui avait commandé un important travail, dont il
s'occupait avec ardeur, lorsqu'en 1817 il perdit soudainement la raison.
Jamais ses plus intimes camarades n'avaient aperçu précédemment le
moindre symptôme de folie dans ses actes, ni dans ses paroles. Il est
digne de remarque que sa femme, peu après, fut aussi frappée de folie,
ainsi que le peintre E. Bird, chargé d'achever le tableau commandé par
le Comte de Bridgewater.

Après avoir subi une réclusion de quatre ans environ dans un hospice
d'aliénés, il devint possible de lui accorder une certaine liberté, et
l'un de ses parents, qui habitait les environs de Newcastle, le prit
chez lui. Il y demeura pendant plusieurs années, tranquille et doux,
mais privé de raison.

Vers 1831, on fut de nouveau obligé de l'enfermer dans une maison de
Santé, à cause de ses moments de violence. Dans ce lieu, comme
auparavant chez son parent, il s'amusait, en ses moments de calme, à
dessiner et à écrire de la poésie, et chose curieuse, ce qu'il faisait
de moins mal, était les vers. Voici une des différentes pièces de sa
composition que ses amis rassemblèrent.


L'ETOILE DU SOIR.

    Look! what is it, with twinkling light,
    That brings such joys, serenely bright,
    That turns the dusk again to light?
      'Tis the evening star!

    What is it, with the purest ray,
    That brings such peace at close of day,
    That lights the traveller on his way?
      'Tis the evening star!

    What is it, of purest holy ray,
    That brings to man the promised day,
    And peace?
      'Tis the evening star!

A la même époque environ, au commencement de ce siècle, la république
des lettres fut surprise d'apprendre l'apparition d'un nouveau poète,
simple paysan du Northamptonshire, dont la gloire était annoncée par des
juges d'ordinaire très sévères, et peu livrés à l'enthousiasme du
moment. Après une longue attente, et bien des délais, John Clare parvint
enfin à faire publier ses vers à Londres vers 1825. Ce recueil prouva
que John Clare était un poète original. La lutte visible entre la pensée
et l'expression pour la représenter, amenait souvent un résultat d'une
beauté inattendue. De riches et puissants protecteurs l'aidèrent
momentanément, mais l'inconstance du public, et des difficultés
d'argent, exercèrent une influence si fatale sur le pauvre John Clare,
que sa raison l'abandonna. Des amis qui allèrent le voir il y a peu
d'années, disent que sa folie était douce et tranquille. Mme Mary
Russell Mitford, dans ses Mémoires, nous apprend qu'elle possède
quelques pièces de ses vers, écrites au crayon, qui prouvent qu'il avait
gardé tout son talent pour la facture du vers et pour le rythme.

Sa mémoire était si vive et si tenace qu'il s'assimilait absolument à ce
qu'il avait lu, ou ce qu'il entendait raconter.

Il dépeignait par exemple l'exécution du Roi Charles I. comme un
événement arrivé hier, et dont il prétendait avoir été un témoin
oculaire. Tout était représenté avec une fidélité si parfaite et si
graphique quant aux costumes et aux usages du temps, qu'il est probable
qu'il n'eût pu raconter le fait aussi bien, lorsqu'il possédait toute sa
raison. C'est une pareille lucidité que les partisans du magnétisme
animal qualifie de _Clairvoyance_.

Clare vous racontait de la même manière la bataille du Nil et la mort de
Nelson, s'imaginant qu'il était un des matelots témoins de l'action. Il
y avait une admirable exactitude dans ses termes nautiques, quoiqu'il
est probable qu'il n'avait jamais vu la mer de sa vie.

Un fou d'un autre genre, Olivier Ferrand, mort à Rouen en 1809, composa
un nombre considérable de pièces de théâtre qui par le style et la
conception sont de véritables parodies. Un amour propre excessif lui
bouleversa le cerveau, à en juger par l'inscription placée sous son
portrait dans: _Les Muses éplorées, ou Gilles régisseur du Parnasse,
pour servir d'apothéose au célèbre Ferrand_. _An_ IX. in 8º.

    Sept villes de la Grèce ont disputé l'honneur
          D'avoir donné la lumière
    Au chantre d'Ilion. Et du nouveau Voltaire,
    Du célèbre Ferrand et la Bouille et Honfleur
    Et le Havre et Rouen, veulent être la mère.

Le _Manuel du Bibliographe Normand_ par M. Edouard Frère nous apprend
que Mme Canel et Lebreton ont écrit la vie de ce singulier personnage
qui s'intitulait: _Membre de l'Athénée d'Evreux et Ecuyer de Franconi
(!), homme de lettre à Rouen_.

Ses œuvres dramatiques sont devenues d'une grande rareté. Mr Frère en a
donné la liste complète.

Si, dans ce qui précède, nous avons souvent eu l'occasion de nous
étonner de l'intelligence qui se rencontre dans les compositions des
fous, il est peut-être plus étonnant encore de voir les folies qui sont
sorties du cerveau d'écrivains intelligens et sensés. Elles sont parfois
poussées si loin, qu'on ne peut s'empêcher d'y trouver la confirmation
de l'idée du Dr Gregory, déjà citée au commencement de cet essai:
“_Nulla datur linea accurata inter sanam mentem et vesaniam._”

M. _G. Desjardins_ publia à Paris, en 1834, sous le titre de _Première
Babylone_, la première partie d'un vaste drame, _Sémiramis la Grande_,
d'une originalité, pour ne rien dire de plus, tout-à-fait hors ligne.

Voulant, dit-il, dans son introduction intitulée _Porte Cyclopéenne_,
peindre, dans un large tableau, son pays de face et les autres pays de
trois quarts ou de profil, il ébaucha une immense composition
trilogique, _La Révolution_, _Napoléon_, et _le Monde de l'avenir_.

“Projetant,” ajoute-t-il, “une longue parabole ou courbe unitaire sur
ces trois grandes têtes de la Gloire Française,[16] il veut les lier
entr'elles d'un nœud indissoluble, et donner à son siècle un évangile
des peuples libres!”

  [16] Le Monde de l'avenir qui est une tête de la gloire Française!
    _Stupete gentes!_

Il suppose alors qu'il trouve un rouleau de papyrus Egyptien de 4,000
ans de date, écrit en hiéroglyphes qu'il déchiffre ainsi:--

_Sémiramis Trismegiste_ (trois fois grande), _Journée de Dieu, en cinq
coupes d'amertume_.

Ces cinq actes ou cinq coupes d'amertume sont intitulés: _Le Deuil_, _La
Complicité_, _La Résurrection_, _Le Combat_, _Le Prêtre et la Mort_.
Outre la bizarrerie extraordinaire des vers et des idées, une des
curiosités de ce drame, qui se compose de plus de 500 pages grand en 8º,
est que plusieurs passages sont imprimés en caractères Hébreux, Persans,
Arabes, Chaldéens, &c. &c.

Il s'ouvre par une description allégorique de ce que l'auteur appelle
_Les années climatériques du genre humain_. Le style plein de grands
mots pompeux, recouvre des idées généralement très incohérentes, mais
qui prouve une singulière facilité dans la facture du vers.

Dans la scène intitulée: _Retentissement des oracles_, Ophis, Prince des
Rois, écrit ce vers, avec la pointe d'une glaive, sur le trône d'Asshur:

    Asshur-le-tombé, tombe, et tombe foudroyé!

Puis tous se retirent, et _Asshur-le-tombé_ reste seul, et frappé par la
lecture de ce vers, commence ainsi un long monologue:--

    D'où part le trait brûlant dans mon âme envoyé,
    L'éclair qui se plongeant dans mes destins moins sombres,
    Pour les montrer sanglants, en dissipent les ombres?
    Quoi donc? de l'action le cours impérieux
    Passe-t-il en effet dans la sphère des Dieux,
    Que l'orgueil indompté de mon mâle génie
    Se débat sous le poids d'une force infinie?

* * * * * * * *

Dans la scène: _Le retentissement des chutes de Babel_, Sémiramis la
Grande étant venue s'asseoir _sur l'un de ses trônes_, devant la cité
des morts, _plusieurs nations passent au fond des portiques et
dialoguent entr'elles_, dit l'auteur, _puis s'éloignent successivement,
et se voilent la tête en signe de douleur_.

A cause de sa longueur, nous regrettons de ne pouvoir insérer ici, comme
exemple de galimatias, l'introduction en prose, par laquelle l'auteur
commence la _quatrième coupe d'amertume_. Dans la cinquième coupe, dont
une partie est en prose et en récit, des voix innombrables et
caverneuses (textuel) sortent des profondeurs de la terre, et le Prince
des prophètes, _Jugement-de-Dieu_, leur dit:--

    Levez vous! secouez d'une aile immense et lente
    De trois mille ans de nuit la poussière éloquente!

et ces formidables amas de générations s'écrient toutes ensemble, du
fond de leurs sépulcres:--

    Par rang horizontaux, vois, nous nous levons tous!...

“Alors les rois, princes et chefs innombrables de peuples (textuel) de
commencer pêle-mêle, une sorte de ronde ou de chaîne immense, appuyée
par derrière des trépignements et acclamations des peuples.”

“Dans ses rangs se trouvent mêlées et entraînées, et bêtes et brutes
contemporaines des vieux acteurs de cette scène apocalyptique; toute
création, toute multiplication des êtres produits, reptiles, oiseaux,
bêtes à quatre pieds, de toute chair, foisonnant et se mouvant; les
grands lions dans les rangs des gigantesques guerriers; les dromadaires,
les autruches, les girafes, les boas, élevant leurs longs cols, ou
avançant en spirales, au milieu des races d'homme voyageuses; les hauts
éléphants, les colossales mastodontes leurs aînés, dressant le monstreux
serpent de leur trompe, au dessus des têtes et des cornes des vieilles
races princières, royales et antédéluviennes. Et au dessus d'eux tous,
la cigogne, l'ibis, les grands vautours déploient leur vol; tous roulent
ensemble les flots épais de leur ronde, tous éclairés dans le voyage de
leur chaîne tournoyante, des rayons de la face rouge et enflammée de
Dieu, et grommelant, rugissant et hurlant ces paroles, chacun dans sa
langue, en tournoyant:”


_L'assemblée mystérieuse._

    Figurons et l'orage et l'effrayant tonnerre
    Qui gronde autour du Mont qui corrompit la terre!
    Durant la longue horreur d'un jour de châtiment,
    Imitons les rigueurs du _dernier Jugement_.

* * * * * * * *

La scène suivante, intitulée: _Le bain de sang_, est tout aussi
extraordinaire, mais nous en avons assez dit pour que le lecteur puisse
juger de l'œuvre, et nous avons hâte d'arriver à l'examen d'un livre
dépassant de beaucoup le précédent en extravagance.

C'est un poème de 724 pages, in 8º (1858), composé par M. _Paulin
Gagne_, avocat et auteur d'autres compositions poétiques.[17]

  [17] Telles que _Le Suicide_, _La Monopanglotte, ou langue
    universelle_, _Le Délire_, _L'Océan des Catastrophes_.

_L'Unitéide_, ou _la Femme-Messie_, est ainsi que le dit l'auteur, un
poème universel en douze chants, et en soixante actes, dont l'action se
passe en l'an de grâce 2000 de l'Ere Chrétienne, et dont chaque chant
forme un tout complet.

On y rencontre la plus bizarre agglomération de noms fantastiques et de
vers saugrenus, que puisse inventer le cerveau humain.

La table des matières mériterait de trouver place dans un recueil de
facéties.

Dans le drame on voit parler et agir tour-à-tour l'Ane-Archide,

    Fille du despotisme et de la Liberté.

_Demounas_, le précurseur de l'Antechrist, la _Panarchie_, la _Dive
Insania_, le _Bœuf Apis_, _l'Archimonde_ et son illustre épouse _La
Presse_, la _Pataticulture_, et vingt autres personnages tous plus
extraordinaires les uns que les autres. Mais ces noms bizarres ne sont
rien en comparaison de la bizarrerie des vers et des idées, qu'il serait
difficile de faire comprendre, à qui n'a pas le livre sous les yeux.
Essayons d'en donner une esquisse.

Tournant en anagramme les noms des réformateurs socialistes modernes,
l'auteur les met en présence de _l'Ane-Archide_ qui leur dit:--

                        Parlez donc;
    Sans dormir, si je puis, j'écouterai vos rêves.
    Parlez Pierre Xourel, Nodourp, Urdel-Nillor,
    Louis Cnalb, George Nas, Narrédisnoc sans or,
    Tebac, Oguh sans peur, et vous tous grands apôtres
    Qui prétendez marcher sur la tête des autres.

Alors le poète expose, par leur bouche, les divers systèmes de ces
Messieurs, (tels qu'il les comprend, bien entendu,) dans une série de
vers incroyables.

Le premier chant se termine par l'entrée de _la Femme-Messie_ à Paris.

Le second chant nous présente une partie des mêmes personnages,
augmentés des ambassadeurs du Soleil et de la Lune, des habitans des
astres, de l'_Aurithéocratie_, de la _Ratiothéie_, &c. &c. Ici
l'extravagance de la mise en scène dépasse encore ce qui précède. La
_Comète Trouble-tout_ a une discussion avec la _Ratiothéie_. L'auteur en
l'introduisant, a soin de décrire son costume: “Elle est couverte d'une
immense Tullillusionine (?) qui jette des éclairs, coiffée d'une
chevelure de serpents rouges, et pourvue d'une queue aux feux les plus
ardents. Elle chante la chanson suivante, appelée _le Galop de la
Comète_, sur l'air: _Les défenseurs de la Religion_:”--

      Peuples, je viens, sonner l'heure dernière
      Sur les clochers de l'immense univers!
      Déjà la Mort creusant la vaste bière,
      Du grand convoi fait les apprêts divers;
      Peuples, tremblez, vous n'avez plus de tente,
      Adressez vous le plus touchant adieu!
      Peuples, tremblez devant ma queue ardente!
      Peuples, roulez dans le chaos de feu!

On peut s'imaginer quelles luttes s'établissent entre les personnages,
après un pareil début.

Au chant III, _La Socialiforce_ tient un long discours à ses partisans,
qu'elle termine ainsi:--

    Je fonde pour toujours les âges d'or du ventre,
    Dont la raison moderne élargit le doux centre;
    C'est le ventre qui fait les révolutions,
    Et les créations et les destructions.
    Des ventres vides sont toute nuit de tonnerres;
    Des ventres bien garnis sortent toutes lumières;
    Enfin les ventres creux ne valent jamais rien.
    Donc je veux les remplir, pour qu'ils me chantent bien.
    Nous allons, chers amis, sans perdre une seconde,
    Préparer des festins qu'admirera le monde.

Le chant Vme, dont la scène se passe _partout où l'on voudra_, dit le
texte, se compose d'idées si peu décentes qu'il serait difficile d'en
donner des extraits.

L'acte 38me du chant VIIIme, se développe dans un vaste champ de pommes
de terre, et _la Pataticulture_ ouvre la scène par un discours de 72
vers, d'autant plus singuliers que, comme nous le démontrerons
tout-à-l'heure, ils sont écrits très sérieusement:--

    Peuples et Rois, je suis _la Pataticulture_,
    Fille de la nature et du siècle en friture;

* * * * * * * *

    J'ai toujours adoré ce fruit délicieux
    Que, dit-on, pour extra, mangeaient jadis les Dieux.

La tirade se termine par ce vers:--

    Dans la pomme de terre est le salut de tous!

On croirait qu'il est difficile d'aller plus loin dans le grotesque;
mais à l'acte suivant, dont la scène, dit le texte, _se passe partout_,
_La Carotticulture_ tient aux rois et aux peuples un discours qui
l'emporte sur le précédent. On y trouve la parodie de la _Marseillaise_,
intitulée _la Carotte universelle_, commençant par:--

        Allons, Enfans de la Carotte,
        Le jour de gloire est arrivé.

Et le chœur chante:--

    Aux armes, Carottiers, formez vos bataillons,
    Marchons, que la Carotte inonde nos sillons.

Probablement que le lecteur croira que tout ceci n'est qu'une
plaisanterie; mais non seulement M. Gagne est très sérieux, en
expliquant son œuvre, mais il déclare en outre, dans sa préface, que _le
vaste sujet de ce poème humanitaire et Chrétien, doit former la poëtique
universelle de l'humanité, et l'école de la vérité_, et il s'écrie,
plein d'enthousiasme:--

    Telle est, telle est la Sainte et nouvelle épopée
    Que de mon pur amour l'âme a développée!

Ensuite Mme _Elise Gagne_, sa femme, ajoute un épilogue, où elle
proclame qu'après les réformes indiquées dans le poème:--

    L'abondance parvint à chasser la misère,
    Et le bonheur des cieux habita sur la terre.

L'ensemble prouve, en un mot, que M. Gagne a employé toutes les
ressources de son intelligence pour écrire ce chef-d'œuvre, et si le
lecteur est tenté de rire, c'est qu'il ne comprend pas l'extrême
profondeur de la pensée qui enfanta ce poème.

                   *       *       *       *       *

N'est-ce pas bien le cas de dire, avec le sieur de Longval--“Lorsque
ceste Meduse (la manie) s'est une fois glissée dans le cerveau, elle
sçait si bien offusquer l'imagination, pervertir les pensées,
transporter l'esprit, et corrompre la raison, que par son moyen les
actions et les paroles des hommes se tournent en extravagances.”

                   *       *       *       *       *

Un drame imprimé en 1811, à Londres, par un certain Thomas Bishop,
présente quelqu'analogie, quant aux formes excentriques, pour ne rien
dire de plus, avec le drame dont nous venons de donner une analyse. En
voici le titre: _Koranzzo's Feast, or the Unfair Marriage, a tragedy
founded on facts, 2366 years ago, and 555 years before the birth of
Christ. In five acts. Embellished with sixteen descriptive plates, by
the first artists, antient and modern. Printed by Geo. Smelton, and sold
by Hookham and at the author's, 22, Clarges Street._

Cette production extraordinaire qui a coûté trois années de travail à
l'auteur, est divisée par lui d'une façon dont il est, dit-il, l'unique
inventeur: _the work consists in Prologue, Epilogue, dirge and design,
solely invented by the author._

Parmi les personnages on remarque les suivants: Le Roi de Babylone, le
Roi de Perse, Lord Strawberry, le Docteur Pillule, quatre Reines, Madame
Hector, trois sauvages, et cinq Revenants. La préface nous apprend que
l'auteur a jugé convenable de mêler des incidents des temps modernes,
avec les événements antiques, afin de corriger la jeunesse, d'inspirer
la terreur aux méchants, et de rappeler aux bons leur récompense. C'est
la première pièce, ajoute l'auteur, dans laquelle on présente au public
les caractères curieux, les décorations, les machines et armes de
guerre, existant à l'époque où se passe le drame (ce n'est pas difficile
à croire!).

Le sujet tout entier est traité avec autant d'extravagance que peuvent
le faire supposer les détails qui précèdent. La scène finale commence
par les indications suivantes: “D'un côté le théâtre représente une
forêt, dont une partie est obscure. Deux sofas et l'apparence d'une
pendule (the appearance of a clock). Trois sauvages dans l'éloignement.”
On ne doit pas être surpris après cela, que les espérances de l'auteur
de voir son drame représenté, furent déçues; mais son extrême confiance
dans le mérite de la pièce lui sait attribuer le refus à quelque erreur
(to some error).

Parmi les livres qui par leur contenue appartiennent à la littérature de
la folie, quoiqu'écrits par des hommes que le monde considère comme très
sensés, nous devons ranger le _Goualana, ou, collection incomplette des
œuvres prototypes de Fricandeau_, in 18º de 22 pages. Il est dit dans la
préface:

    C'est le travail des fous d'épuiser leurs cervelles
    Sur des riens fatiguans, sur quelques bagatelles.

Ce livre se compose d'une suite de non-sens dont l'exemple suivant est
encore un des moins absurdes: “Mon hôtel est une des plus belles et des
mieux rognées de la ville; dans ma cuisine qui est aux rats de chaussée,
j'ai un four en cuir, j'ai fait contredire un petit salon fort
comminatoire, au premier étage. Je compte huit pièces d'arrache-pied,
avec portes d'excommunication, pièces d'autant plus faciles à accélérer,
que j'ai fait placer une crampe de fer à l'escalier; au haut duquel
escalier vous voyez un très joli vistembule. J'ai indécemment de cela,
une salle quarrée à manger cinquante personnes, nombrissée tour-à-tour
avec une tentation à personnages de bêtes. A coté est un appartement
polipode orné dans le dernier gendre, où j'ai mis mon passavant de
papier Chinois. Admirez ma précaution; plusieurs de mes fermiers locatis
gâtent souvent (paroles ne puent pas) les latrines, et vous sentez
combien cela est désagréable pour nous. Eh bien! j'en ai fait constituer
à l'Anglaise, où personne ne met le nez, que ma femme et moi,” &c. &c.
&c.

On apprend dans l'introduction “que le sieur Fricandeau est écuyer
tranchant, député pour les Tartares, agrégé membre pour les Académies de
la Daube et de Saupiquet, vérificateur de la recette d'aloyau,
inspecteur aux blanquettes, dans la quatrième division potagère,
chevalier de l'ordre de Sainte Menehoult, gouverneur de la crapaudine et
autres lieux.”

Qui se douterait que tant de folies soient sorties de la plume de feu M.
Hécart, de Valenciennes, auteur connu par plusieurs écrits pleins
d'érudition et de jugement?

Il composa aussi, dans ses moments que nous ne pouvons nous empêcher de
qualifier d'hallucination, l'_Anagrammeana, poème en huit Chants_, petit
volume in 12º de 58 pages remplis d'un amphigouris inintelligible dont
voici un exemple:

        Le nomade a mis la madone
        A la poterne de Petronne
        Par son rhume il voulait l'humer,
        Pour le marcher et le charmer.

        Quand le grand Dacier était diacre,
        Le casier cultivé du fiacre,
        Faisait le lopin d'un pilon.
        Pour nourrir de loin le lion...

Ces deux ouvrages sont excessivement rares et à-peu-près introuvables,
l'auteur ne faisant jamais tirer qu'à dix ou douze exemplaires. Nous en
devons la communication à l'extrême obligeance de M. Van De Weyer,
Ministre Plénipotentiaire de Belgique, à Londres. Ils font partie, ainsi
que l'opuscule dont nous allons parler, de la collection _d'Ana_, unique
en Europe, que renferme la Bibliothèque de ce bibliophile distingué, si
riche en collections de livres rares de tous genres, et dont la
bienveillance à venir en aide aux hommes de lettres, dans leurs
recherches, est égale à ses connaissances étendues.

Nous terminerons cette section par la mention de deux fous littéraires
très peu connus cités dans un autre ouvrage de M. Hécart, _Stultitiana,
ou petite biographie des fous de la ville de Valenciennes, par un homme
en démence_, 8º, 1823.

Un nommé Lalou vivait en cette ville en 1820. Peintre, poète, musicien,
calligraphe, il avait le germe de tous les talents, mais malheureusement
tout cela se mêlait dans sa tête, au point que son cerveau présentait un
chaos complet.

Il est fâcheux que l'on ne nous ait pas conservé quelques morceaux des
écrits et des dessins qu'il distribuait si libéralement durant sa vie.

Un autre poète fou de la ville de Valenciennes fut un nommé Martorex,
que Boileau a dépeint en parlant de cette classe d'auteurs:

    Qui poursuit de ses vers les passants dans la rue.

Il n'y avait pas de fête qu'il ne célébrât, soit par une ode ou par un
récit en vers ampoulés qu'il déclamait aux passants d'une manière
ridiculement emphatique. Arrivait-il un personnage important? Sa verve
est en mouvement, et bientôt il lui présente les fruits de sa muse. Du
reste il n'était pas difficile, et se contentait du moindre présent. Il
était fort joyeux lorsqu'il obtenait de quoi s'acheter quelques verres
de genièvre. Nous ignorons quand est mort cet original.



TROISIEME SECTION.


EPIGRAPHES.

  “What is said, is not to be understood; but what is to be understood,
  is not said.--PYTHAGORAS. _Exoteric Doctrine._

  “Ever, as before, does madness remain mysterious, terrific, altogether
  infernal boiling-up of the nether chaotic deep, through this
  fair-painted vision of creation (which swims thereon) which we name
  the real.”--CARLYLE.



PHILOSOPHIE ET SCIENCE.


Un des caractères les plus prééminents de la folie est la faiblesse de
la faculté logique dans toutes ses variétés. La philosophie s'occupant
de principes abstraits, on doit naturellement s'attendre à rencontrer
cette faiblesse beaucoup plus frappante en ceux qui entreprennent, dans
un état de dérangement mental, des spéculations d'une nature profonde.
La philosophie a souvent été le thème favori des lunatiques, mais jamais
ils n'ont rien produit d'intelligible ni de suivi, comme cela est arrivé
parfois aux autres fous littéraires. On rencontre pourtant quelques
rares exceptions; ainsi le grand métaphysicien allemand Kant perdit la
raison sur la fin de ses jours, et l'on a récemment découvert, en
Allemagne, le manuscrit d'un ouvrage qu'il composa durant cette période.
Ce qu'il y a de plus subtil, de plus profond, de plus abstrait, et
tout-à-fait en dehors de l'observation, dans la pensée humaine, étant
précisément de l'essence de la métaphysique et de la philosophie, il est
naturel que l'aberration mentale doive y trouver des sujets favoris,
lorsqu'elle attaque des esprits d'un certain ordre et d'une éducation
soignée.

Aristote, dont les commentateurs sont aussi nombreux que les hirondelles
au printemps, ne pouvait manquer d'être l'objet de quelques unes de ces
déviations du sens commun.

Dans un ouvrage intitulé: _De Philosophiâ Aristotelis_, publié à Pise en
1496, l'auteur affirme intrépidement que jamais ce soi-disant Aristote
n'existât, que son nom est un mythe. Cette singulière thèse fut composée
par un médecin du nom de _Gragani_, qui, à l'époque de la composition de
ce livre, était enfermé dans un hospice de lunatiques à Pise. C'était un
homme riche et de noble naissance. Ses amis, voyant que sa monomanie
d'écrire était son seul amusement et lui tenait l'esprit en repos,
consentirent à publier ce livre bizarre, dont on dit qu'un exemplaire
existe encore aujourd'hui dans la Bibliothèque du Vatican. C'est un
petit in 8º, d'environ 200 pages, régulièrement divisé en chapitres.

Le système employé par Gragani consiste à montrer les contradictions
innombrables des écrivains, relativement à la vie et au caractères
d'Aristote.

L'un avance que le précepteur d'Alexandre était un soldat et non un
philosophe; un autre, qu'Aristote était un esclave, connu uniquement par
la facilité avec laquelle il composait des jeux-d'esprit en vers; un
troisième, soutient qu'il prétendait, à la vérité, enseigner une sorte
de philosophie, mais qu'étant le fils d'une marchande de fruits, et
d'une grande ignorance, il devint l'objet de la raillerie publique, par
ses ridicules prétensions de science.

Ces assertions diverses, quoiqu'entièrement sans fondement, sont réunies
de telle façon, que le livre de notre maniaque n'est pas aussi
incohérent qu'on serait disposé à le penser. On croit que les citations
qu'il fait, sont tirées d'une satire composée à Rome vers la fin du
treizième siècle, dont le manuscrit est perdu, et où l'on tournait en
ridicule les différentes disputes des écoles philosophiques.

L'attention des savants de l'Italie fut singulièrement excitée, en 1529,
par la publication à Florence d'un ouvrage sur _l'anatomie du langage_.
C'était l'œuvre d'un médecin, _Joseph Bernardi_, composée pendant qu'il
était enfermé dans une maison d'aliénés. Parmi plusieurs autres opinions
étranges et bizarres, il soutenait que toute la race des singes
jouissait de la faculté de la parole, mais était très jalouse de garder
le secret de ce don. Il dessina sur les murs de sa chambre la
construction anatomique du gosier des singes, et chercha à démontrer que
cette structure prouvait clairement la faculté de la parole, et même du
chant. Bernardi disait que dans les premières éditions des voyages de
Marco Paulo, il avait été bien établi que les singes pouvaient chanter.
Ce qui ajoute à la curiosité de tout ceci, c'est que le père Cremoni,
Jésuite, composa une réfutation de ce traité, et soutint que, quoique
l'œuvre de son adversaire fut bien écrite, sa thèse était contraire au
témoignage de l'Ecriture Sainte, et par conséquent ne pouvait être
vraie. Le lecteur jugera lequel était le plus fou des deux.

Bernardi survécut dix ans à la publication de son curieux ouvrage, mais
ne recouvra jamais pleinement la raison.[18]

  [18] “Thinges that be Olde and Newe,” published by Elisha King,
    Cornhill, 1639.

En 1622, parut à Salamanca, sous le titre de: _De Philosophiâ_, un
ouvrage écrit par _Miguel de Flores_, jadis professeur à l'université de
cette ville, et qui était devenu fou à la suite d'un concussion du
cerveau produite par une chute de voiture. Son aliénation mentale dura
plusieurs années, mais comme il était d'un naturel fort doux, on le
laissait en liberté, et sa folie ne se faisait remarquer que par la
manie qu'il avait d'écrire constamment, et de porter ses manuscrits avec
lui dans les rues, arrêtant les passants, et leur lisant ses
élucubrations. Quatre ans environs avant sa mort, ses amis publièrent un
de ses traités. Il est remarquable en ce qu'il contient en germe le
système développé de nos jours sous la dénomination de la _théorie des
atômes_, par Boscovitch, Docteur Priestley, et autres. _De Flores_
représente la Déité comme occupant le centre de la création, et toutes
les choses créées comme des cercles concentriques, plus ou moins
éloignés les uns des autres. Des gravures bizarres donnent l'idée de la
théorie de l'auteur. On y voit la Divinité faisant mouvoir toutes
choses, par l'action mécanique des bras et des jambes.

Un monomane néologue que nous ne devons pas oublier, est Pierre Lucien
Le Barbier, né à Rouen en 1766, et auteur de plusieurs ouvrages dont
deux intitulés: _Dominatmosphérie_, l'un contenant des instructions pour
les propriétaires et cultivateurs, à l'effet d'obtenir double récolte,
précocité, qualité et économie de bras pour la rentrer; l'autre donnant
aux marins les moyens de se procurer la variation des vents, d'éviter
les calmes, les tempêtes, les brouillards; et il prétendait opérer ces
miracles à l'aide d'une canne en cuivre creuse et percée de huit ou dix
trous, avec laquelle il croyait dominer l'atmosphère. Aussi prenait-il
les titres de: _Dominatmosphérisateur_, _Dominaturalisateur_,
_Doministérisateur_, &c. Le Barbier mourut à la fin de l'année 1836; une
notice sur ce monomane est insérée dans le _Courrier Rouennais_ du 17
décembre, et Mlle Bosquet en parle dans la _Normandie Romanesque_, p.
255.[19]

  [19] _Manuel du Bibliographe Normand_, tome 2, page 172.

Un des plus déplorables exemples de la monomanie d'écrire et de se faire
imprimer, se rencontre dans l'anglais Thomas Wirgman. Orfèvre de son
état, il se retira des affaires, avec un capital de 50,000 livres
sterling. Cette fortune, laborieusement acquise, fut absorbée toute
entière par le frais d'impression de ses livres, publiés à Londres, au
commencement de ce siècle,[20] et de chacun desquels il ne se vendait
jamais plus d'une vingtaine d'exemplaires. Ce maniaque mourut dans le
dénuement.

  [20] Grammar of the Five Senses--Principles of the Kantian
    Philosophy--Devarication of the New Testament, &c.

Par _Devarication of the New Testament_, Wirgman entend, dit il: “The
development of celestial power, the aggregate of spiritual existence,
the sublimity of creative energy, the positive realisation of voluntary
action, and the blended harmony of supreme wisdom, truth, and goodness.”

Il faudrait être bien difficile pour n'être pas satisfait de la clarté
de cette définition.

Il adressa, avec cet ouvrage, une lettre à George IV, alors Prince
Régent, et il y déclare qu'à moins que le Prince n'adopte les principes
qui y sont développés, ni lui même, ni aucun de ses sujets, ne pourront
être sauvés dans l'autre monde.

Le dérangement des idées chez Wirgman se faisait remarquer non seulement
dans ses écrits, mais encore dans la forme extérieure de ses livres.
Ainsi il faisait fabriquer du papier exprès, de différentes couleurs
dans la même feuille, et lorsque ces couleurs, les feuilles une fois
imprimées, ne lui plaisaient pas, il en faisait tirer d'autres. Il
changeait le plan de l'ouvrage, l'arrangement des chapitres, et tout
cela durant l'impression. Il en résultat que le livre dont nous venons
de parler, se composant de 400 pages, finit par coûter à l'auteur 2276
livres sterling.

Dans sa _Grammaire des Cinq Sens_, l'auteur prétend que lorsque son
livre aura été universellement adopté dans les écoles, la paix et
l'harmonie seront ramenées sur la terre, et la vertu remplacera le
crime.

Cette grammaire est une espèce de cours de métaphysique à l'usage des
enfants, d'après l'idée de l'écrivain. Les explications ont lieu à
l'aide de dix-neuf diagrammes coloriés, et sont basées sur trois idées
principales, le _Temps_, _l'Espace_, et _l'Eternité_, constituant ce
qu'il appelle: _The Science of Mind_.

Il a formé une carte de cette science, qui offre vingt éléments ou
principes, et il est tellement persuadé que tout est dit maintenant sur
ce sujet, qu'il se résume lui-même par ces mots:--

“The twenty elements which constitute the human mind are not only
discovered, but so completely classified as to defy posterity either to
add one more element or take one away--or even to alter the arrangement
so scientifically displayed in the _British Euclid_” (autre livre du
même auteur). “The work is done for ever; like the Pythagorean Table,
which was made 600 years before the birth of Christ, and not only stood
the test of ages to the present period, but actually defies succeeding
generations, to the end of Time, either to add or detract from its
perfection.”

Le malheureux Wirgman, dans plusieurs endroits de ses livres, se plaint
qu'on ne voulut jamais l'écouter, et qu'il demanda en vain d'être nommé
professeur de philosophie dans une université ou collège, quoiqu'il eût
consacré près d'un demi siècle à la propagation de ses idées; mais son
courage résista à ces épreuves, et à la fin d'une requête au conseil de
l'université de Londres, en 1837, il déclare que: “_While life remains I
will not cease to communicate this Blessing on the rising world._”

Quelle pitié qu'une telle énergie n'ait pas pu rester dans la droite
voie, comme dit le Dante.

La même ténacité dans l'idée se trouve également chez _William Martin_.
Les œuvres qu'il publia durant près d'un quart de siècle, et son
excentricité habituelle, suffisent pour lui donner une place ici.
Remarquons aussi qu'il était frère de Jonathan Martin qui incendia la
cathédrale d'York en 1829, dans un accès de folie, et de John Martin, le
célèbre peintre dont les conceptions extraordinaires ont créé un genre
nouveau.

Il s'adonna aux études philosophiques, et finit par se convaincre qu'il
était prédestiné à renverser la philosophie Newtonienne. Son premier
ouvrage est intitulé:

_A New System of Natural Philosophy on the principle of Perpetual
Motion_, Newcastle, Preston, 1821. Sur le titre il se désigne comme:
_philosophe de la nature_.

Dans la préface, il nous apprend qu'au mois d'Août, 1805, il commença à
étudier le mouvement perpétuel, et qu'au mois de décembre, 1806, après
trente six manières différentes d'opérer, il fut parfaitement convaincu
de l'impossibilité d'atteindre son but à l'aide de machines, et qu'il
renonça à cette idée comme tout-à-fait impraticable. “Mais le soir
même,” ajoute-t-il, “du jour où je formai cette conclusion, j'eus un
songe des plus étranges, terrible et effrayant, pour une part, et très
agréable pour l'autre. Je m'éveillai parfaitement convaincu que j'étais
l'homme que la Majesté divine avait choisi pour découvrir la grande
cause secondaire de toutes choses, et le véritable mouvement perpétuel.”

Comme on peut bien le supposer, ces sortes d'élucubrations de Martin
furent rudement traitées par la critique, mais il n'était pas homme à se
décourager, et il publia: _William Martin's Challenge to all the World,
as a Philosopher and Critic_. Newcastle, 1829.

Cet ouvrage renfermait entr'autres traités: _The Flight through the
Universe into Boundless Space, or the Philosopher's Travels of his
Mind_; ainsi que: _A Critic on all false men who pretend to be Critics,
and not being men of wisdom or genius_.

Dans l'introduction il souhaite longue vie et prospérité au Roi et au
Vice-Roi d'Irlande. Tous deux savent bien, dit-il, que William Martin a
complètement effacé Newton, Bacon, Boyle et Lord Bolingbroke:--

    Well they know that Wm Martin has outstript
    Newton, Bacon, Boyle and Lord Bolingbroke.

Les années n'apportèrent aucune amélioration à l'état sanitaire de
l'esprit de William Martin, car en 1839, il publia chez Pattison and
Ross, à Newcastle-on-Tyne: _The Exposure of Dr Nichol, the Impostor and
Mock Astronomer from Glasgow College, and of those who are showing their
ignorance concerning the New System of National Education_.

“Je supplie la jeune Reine,” dit-il, dans sa préface, ainsi que le
gouvernement Britannique, de mettre fin à l'abominable système qui se
pratique, sous les regards de Dieu et des hommes. Un sot peut se lever
et produire un vain bruit, mais du bruit ne forme pas un argument, et
quiconque d'entre les serviteurs du diable l'oppose au système de
Martin, qu'ils se lèvent l'un après l'autre, et qu'ils donnent une bonne
raison de leur opposition.”

La même année il publia également un ouvrage de théologie, intitulé: _A
stumbling-block to the Unitarians, proving Three in One in everything_.

Il y démontrait que tous les objets de la nature physique, se divisaient
en trois parties, dont l'air était l'unité.

On a encore, du même auteur: _A Poetical Chronological Account of the
World, from the Creation until the Birth of our Blessed Lord, &c. By
William Martin, Natural Philosopher and Poet_.

Il se donne la qualité de poète dans cette œuvre, parcequ'elle est
composée de quatrains de la force de celui-ci, qui est le premier:--

    The creation of the world and
    Likewise Adam and Eve, we know,
    Made by the great God, from
    Whom all blessings flow.

Un autre original, C. Fusnot[21] résout les hautes questions de la
philosophie humaine par leur analogie avec les parties du corps de
l'homme! Il démontre, dans un de ses Chapitres, que “Les pouvoirs de
l'homme et de la femme, unis en mariage, sont représentés par la jambe
et le pied.”

  [21] Vérités positives; rapport entre les vérités physiques et les
    vérités morales. Bruxelles, 1854, in 12º.

Ailleurs, que le grande semaine de la création est représentée dans le
bras de l'homme, fait à l'image de Dieu, parceque “Les six articulations
du bras, avec la main et les doigts, forment un tout qui se tient et se
mène (semaine) pour nous rappeler la chaîne de la création de
l'Univers.”

Bien d'autres calembourgs se trouvent dans l'œuvre de cet infortuné, qui
était néanmoins de la meilleure foi du monde.

Un des auteurs contemporains dont le dérangement du cerveau avait le
caractère le plus prononcé, fut John Steward, qui mourut à un âge fort
avancé en 1822. Né à Londres, il fut envoyé à Madras dans sa jeunesse,
comme employé de la compagnie des Indes, mais atteint de la manie des
voyages, il renonça bientôt à ce poste, et parcourut à pied une grande
partie du globe. Dès lors il commença à écrire, mais sans jamais
communiquer à personne ses compositions. Un jour en danger de faire
naufrage en revenant en Europe, il recommanda aux matelots qui lui
survivraient, le manuscrit qu'il allait publier, et qu'il avait
intitulé, _Opus Maximum_. Il disait que tous ses voyages avaient été
entrepris pour découvrir _la Polarisation de la vérité morale_. Ayant
recouvré du gouvernement Anglais une assez forte somme, pour ses
services dans l'Inde, il s'établit à Londres, et réunit une fois la
semaine ses amis pour causer et discuter. Le dimanche il donnait à dîner
aux plus intimes, et le soir il avait la coutume de leur faire un
discours philosophique où il développait l'une ou l'autre des thèses
dont il s'occupait pour le moment. Voici un court exemple de son style:
“The Philoptopist moving progressively on the scale of good sense, to
the index of self-knowledge or manhood, makes the end of the philosopher
his means to procure universal Good, or universal truth, to all
existence in unity of co-eternal essence, co-eternal energy, and
co-eternal interest!”

La soirée finissait par quelque morceau de la musique sacrée de Handel,
qu'il aimait passionnément, et la marche funèbre de Saül, était le
signal pour la société de se retirer.

Il allait s'asseoir pendant des heures entières dans le parc de St
James, ou sur le pont de Westminster, et quiconque venait se mettre à
coté de lui, était sûr de lui entendre commencer une discussion sur la
Polarisation de la vérité morale.

Il composa un nombre assez considérable d'ouvrages, qu'il faisait
imprimer presque toujours à ses frais, puis les distribuait à ses amis
et connaissances. Ils sont devenus fort rares. Les titres seuls de ses
livres au nombre de plus de vingt, et dont nous allons mentionner les
plus curieux, indiquent suffisamment l'état du cerveau de notre
original:

1º. Voyages pour découvrir la source du mouvement moral, in 12º pages
XLVIII, et 252.

2º. L'apocalypse de la nature, où la source du mouvement moral est
découverte, 12º pages XVI, et 310.

3º. La Révolution de la raison, ou l'établissement de la Constitution
des choses, de l'homme, de l'intelligence humaine, du bien universel,
12º pages XXIV, et 140.

4º. Le Tocsin de la vie sociale, adressé à toutes les nations du monde
civilisé, et découverte des lois de la nature relatives à l'existence
humaine, 8º.

5º. Livre de la vie intellectuelle ou soleil du monde moral. Publié en
l'année du sens-commun 7000. année de l'histoire astronomique des tables
Chinoises.

Quoique John Stewart connût fort bien plusieurs langues, tous ses
ouvrages sont écrits en Anglais, à l'exception des deux suivants qui
sont en Français:

1º. Système nouveau de la philosophie physique, morale, politique, et
spéculative. Londres, 1815, 18º.

2º. Philosophie du sens-commun, ou livre de la nature, révélant les lois
du monde intellectuel. 1816.

Le principe de ses extravagances était un amour-propre colossal. Dans un
de ses ouvrages il se compare à Socrate et se met au dessus de lui; dans
un autre il se qualifie du seul homme de la nature qui ait jamais paru
dans le monde.

Il était poursuivi par l'idée qu'à une certaine époque, tous les rois de
la terre pactiseraient ensemble pour parvenir à détruire ses ouvrages,
et en conséquence il priait tous ses amis d'envelopper soigneusement, de
manière à les garantir de l'humidité, quelques exemplaires, et puis de
les enterrer à sept ou huit pieds sous terre, ayant soin de ne déclarer
qu'à leur lit de mort, et sous le sceau du secret, l'endroit où ils
seraient cachés. Thomas De Quincey, dans ses _Essays sceptical and
anti-sceptical_, donne un curieux article sur John Stewart.



QUATRIEME SECTION.

EPIGRAPHES.

       “... In pectus cæcos absorbuit ignes,
    Ignes qui nec aquâ perimi potuêre, nec imbre
    Diminui, neque graminibus, magicisque susurris.”

       “... Their wretched brain gave way,
    And they became a wreck, at random driven,
    Without one glimpse of reason or of heaven.”

MOORE.



POLITIQUE.


La science politique doit nécessairement entraîner à de profondes
études, et exige un constant et vigoureux usage des plus hautes facultés
du raisonnement. Dans la pratique, elle excite, passionne et aveugle
souvent les âmes ardentes, quoiqu'à la surface règne l'apparence du
calme et de la froideur. C'est même cette apparence nécessaire qui
double l'énergie de la conviction.

Et lorsque l'esprit politique descend jusqu'à l'esprit de parti, ou que
l'intérêt personnel et l'ambition ont une libre carrière, un champ riche
et fécond s'offre aux pensées désordonnées. Il serait facile d'énumérer
ici les théories les plus extravagantes, mais nous nous contenterons de
citer quelques auteurs des plus remarquables sous ce rapport.

_Démons_, conseiller au Présidial d'Amiens, composa des ouvrages dont
les titres seuls annoncent qu'il avait donné congé à sa raison. On ne
connaît rien de sa vie, mais il figure dans la _Biographie universelle_
de Didot, comme un des écrivains les plus bizarres du 16me siècle, et y
est rangé dans la classe des fous qui ont composé des livres. “La
plupart des Bibliographes, dit Nodier, ont classé ses bouquins
polymorphes dans l'_histoire de France_, l'abbé Langlet Dufresnoy les
rapporte à la _théologie mystique_, et Mr Brunet les restitue à la
_Poésie_. C'est que le sieur Démons est un fou très complexe, et que la
variété de ses lubies l'avait mis en fonds d'extravagances pour tout le
monde. C'était un maniaque à facettes, continuellement prédisposé à
répéter toutes les sottises qu'il voyait faire et toutes celles qu'il
entendait dire.”

Les deux ouvrages, dont nous donnons les titres en entier, témoignent
que le texte n'est d'un bout à l'autre qu'un amphigouri inextricable.

“La démonstration de la quatrième partie de rien, et quelque chose et
tout; et la quintessence tirée du quart de rien, et de ses dépendances,
contenant les préceptes de la saincte magie et dévote invocation de
_Démons_, pour trouver l'origine des maux de la France, et les remèdes
d'iceux,” 1594, petit in 8º, de 78 pages et un errata.

Leber, dans son catalogue, où il cite ce livre, pense qu'il n'est pas
absolument impossible de dire, d'après le préambule, ce que l'auteur
entendait par le _quart de rien_.

“On se rappelle,” ajoute-t-il, “le poème de Passerat sur le mot _Nihil_,
_rien_. Ce jeu de mots fut suivi de quelques autres semblables,
notamment de deux petits poèmes intitulés, l'un: _Quelque chose_,
l'autre: _Tout_. Or le quart de _rien_ est un quatrième poème dont le
sujet est _Dieu_, qui renchérit, qui domine sur _tout_. Voilà le mot de
l'énigme: non de l'ouvrage, auquel je ne comprends rien, mais d'un titre
d'une demi page, dont j'ai compris deux mots.”

Voici le titre du second ouvrage de Démons. On n'en connaît qu'un seul
exemplaire: “La Sextessence diallactique et potentielle tirée par une
nouvelle façon d'alambiquer, suivant les préceptes de la saincte magie
et invocation de _Démons_, conseiller au Présidial d'Amiens; tant pour
guarir l'hémorragie, playes, tumeurs et ulcères vénériennes de la
France, que pour changer et convertir les choses estimées nuisibles et
abominables, en bonnes et utiles,” Paris, 1595, in 8º.

L'auteur dit: “Qu'il a résolu de faire marcher en public
l'esclaircissement des ténèbres de sa craintive obscurité, en la
quintessence qu'il avait tirée du quart de rien,... et de donner
l'explication des énigmes de son invention, touchant l'origine et le
remède des maux de la France.” Malheureusement cette explication n'a
point été expliquée.

C'est probablement le nom de l'auteur qui aura égaré le bibliographe
qui, par une méprise singulière, dit Leber, prit le Conseiller pour un
suppôt de l'enfer, et son livre pour un _grimoire cabalistique_.

Dans son catalogue déjà cité, Nº 4148, on fait observer que peu de
livres peuvent être comparés, quant à l'absurdité, à la _Quintessence_
ou à la _Sextessence_, excepté peut-être l'ouvrage dont le titre suit:
“Lettre mystique, responce, réplique, Mars joue son rolle en la
première; en la seconde la bande et le chœur de l'Estat; la troisième
figure l'amour de Polyphème, Galathée et des sept pasteurs--Cabale
mystérielle révélée par songe, envoyée à Jean Boucher;”[22] 1603, deux
parties en un volume in 8º.

  [22] C'était un des plus fougueux apôtres de la Ligue. Comme il était
    alors en fuite, cette lettre lui fut sans doute adressée par
    raillerie. Voir le _Bulletin du Bibliophile_, année 1849, p. 187.

“Je n'oserais décider,” ajoute Leber, “si _la lettre mystique_ est au
dessus ou au dessous du _Quart de rien_.”

L'auteur est anonyme, mais mérite incontestablement une mention ici.

Nous citerons encore, pour mémoire seulement, l'auteur anonyme des
_Codicilles de Louis XIII_, parce que le Marquis du Roure le qualifie de
lunatique insensé, dans son _Analectabiblion_, tome 2me, page 213, où il
parle de cet ouvrage de 1643.

_François Davenne_, disciple de Simon Morin, fut de beaucoup plus
extravagant que _Démons_.

“Ce rêveur fanatique dont la raison était égarée,” dit Charles Brunet,
dans son _Manuel_, “publia tant en vers qu'en prose, à Paris de 1649 à
1651, les bizarres productions de son cerveau malade.” Ces pièces sont
décrites, au nombre de 23, dans la _Bibliographie instructive_ de De
Bure, d'après Châtre de Cangé, mais il y en avait deux de plus dans le
recueil formé par Mr De Macarthy. Ces écrits ont presque tous pour but
de revendiquer la royauté qu'il prétend que Dieu lui avait attribuée. Il
veut prouver que le monde finira en 1655; et dans son _Harmonie de
l'amour_, il cherche à démontrer, par des exemples empruntés à
l'Ecriture sainte, que Louis XIV n'a pu être le fils de Louis XIII.

Son opuscule _De l'harmonie de l'amour et de la justice_, où cette idée
est soutenue, se termine par dix sonnets et autres pièces qu'il serait
difficile de qualifier de poésie.

“Davesne ou Davenne naquit à Fleurance, petite ville du bas Armagnac; on
ne sait précisément, ni la date de sa naissance ni celle de sa mort,”
dit C. Moreau, dans sa _Bibliographie des Mazarinades_, qui donne plus
de renseignements littéraires que toutes les autres biographies. Ses
extravagances le firent enfermer plusieurs fois. Persuadé qu'il devait
supplanter Louis XIV, et monter sur le trône, il propose deux moyens de
_sa souveraine puissance et autorité royale_: “Appelez le Cardinal,”
dit-il, “la régente, le duc d'Orléans, les Princes, Beaufort, le
coadjuteur, et ceux qu'on estime les plus saints dans le monde; faites
allumer une fournaise; qu'on nous y jette dedans, et celui qui sortira
sans lésion de la flamme, comme un phœnix renouvellé, que celui-là soit
estimé le protégé de Dieu, et qu'il soit ordonné prince des peuples.”

Mais craignant que cette épreuve ne soit acceptée, il en propose une
autre: “Que le Parlement me juge à mort, pour avoir osé dire la vérité
aux princes. Qu'on m'exécute, et si Dieu ne me garantit de leurs mains
d'une manière surnaturelle, je veux que ma mémoire soit éteinte. Si Dieu
ne me préserve de la main des bourreaux, rien ne leur sera fait; mais si
le bras surnaturel m'arrache de leurs griffes, qu'ils soient sacrifiés à
ma place.”

Voici une de ses pensées, dans son meilleur style, tirée de son _Factum
de la sapience eternelle_: “Je t'immole mon âme sur l'échafaud de mes
idées, de la main de mes désirs, par le glaive de ma résignation.”

Tous les pamphlets de Davenne sont extrêmement rares; il n'en existe
peut-être pas une collection complète, dit C. Moreau, dans sa
_Bibliographie_.

Louis XIV semblait jouer de malheur, car un autre fou, _le Chevalier
Caissant_,[23] se prétendait frère de ce monarque.[24] Nous avons de cet
auteur deux opuscules in 8º sans lieu ni date, qu'il nous a été
impossible de nous procurer et dont voici les titres, d'après Ch.
Brunet:--

  [23] _Histoire du grand et véritable Chevalier Caissant_; Versailles,
    1714, in 12º, par Joseph Bonnet, jurisconsulte d'Aix en Provence.
    Barbier, _Dictionnaire des Anonymes_, qui cite _Achard_, transcrit
    la note sur _Caissant_ que donne cet auteur. Voir aussi le _Manuel
    du Libraire_ de Brunet, tom. 1er, page 521.

  [24] Et non de Louis XV, comme l'indique le Catalogue de la Vallière,
    t. 2. p. 567, dit Barbier. Cette erreur n'a pas été rectifiée dans
    le _Manuel_.

“A la tête de ce merveilleux ouvrage, l'honneur m'engage de souhaiter
l'accomplissement de l'heureuse année à mon frère sa Majesté, et à la
Reine également, et à toute l'auguste famille pareillement. Ainsi
soit-il:--

“AU ROI dont j'espère qu'il soutiendra mes titres, mes prérogatives, et
qualités de _Caissant_, dont sa sainteté et sa Majesté ont honoré avec
un zèle et félicité, le Roi de Mississippi, Cardinal-Laïque et
Pape-Laïque, cordon bleu, Généralissime des mers orientales et
occidentales, qui me procurent millions et milliards immenses.”

Achard[25] nous apprend dans une note de sa biographie de Joseph Bonnet,
que Caissant eut le talent par ses facéties et sa crédulité de faire
rire et d'amuser les autres, en menant une vie commode et agréable.

  [25] _Dictionnaire des Hommes Illustres de la Provence_, Marseille,
    1736, in 4º.

Après avoir diverti longtemps les habitants de Bignolles, il vint à
Paris, et trouva moyen de s'insinuer auprès du Cardinal de Fleury. Il se
disait aussi Cardinal, et le croyait, ou semblait du moins le croire.
Caissant prouva que sa folie, sous le rapport du bien-être matériel,
valait bien l'esprit des autres.

_La suite_ de l'histoire de Caissant, que cite Brunet, n'offre rien de
piquant ni d'agréable, dit Barbier, et il y a toute apparence qu'elle
vient d'une autre main que la première partie. Il n'en est point parlé
dans le _Dictionnaire des Hommes Illustres de la Provence_. Cette suite
est presqu'entièrement composée de longues histoires épisodiques,
absolument étrangères au héros principal, selon Barbier.

Cette monomanie d'être frère d'un roi de France, s'est renouvellée de
nos jours, dans la personne de _d'Aché_ ou _Dachet_, que les biographies
ont oublié, quoiqu'il soit l'auteur de six ou sept volumes fort rares.

Quérard, dans ses _Supercheries littéraires_, tome 3, a réparé cet
oubli, et nous apprend des faits qui nous obligent à faire entrer ce
Namurois dans notre galerie.

Né en 1748, Dachet reçut son éducation au collège des Jésuites, et en
1768 accomplit ses vœux monastiques à l'abbaye de Floreffes.

Ce fut alors que sa folie paraît avoir commencé. Il nous a raconté
lui-même sa vie, quoique d'une manière très peu intelligible, et son
mariage avec _sa nièce_, fille de Louis XVI; car notre homme ne
prétendait à rien moins qu'à être le Duc de Bourgogne, fils aîné du
Dauphin, père de Louis XVI, par conséquent le véritable successeur de
Louis XV, et _frère aîné_ de Louis XVI, qu'il regardait comme un
usurpateur.

En 1809 il s'occupait à Voroux-Goreux près de Liège, à imprimer lui-même
ses _Mémoires_ qui sont dédiés _Aux Indiens_, et intitulés: _Tableau
historique des malheurs de la Substitution_, cinq volumes in 8º.

L'histoire de ce livre étant très curieuse, nous la donnerons ici,
d'après le catalogue d'Alphonse Polain, Liège, 1842, in 8º, pages 14-16,
qu'a suivi Quérard.

Comme en 1810 le pays de Liège faisait partie de l'empire Français, et
qu'on y jouissait par conséquent de toute la liberté de la presse
qu'avait bien voulu nous laisser l'Empereur, on prouva au sieur d'Aché
qu'en vertu d'un décret de Novembre 1810, il n'avait pas le droit
d'imprimer des absurdités, même pour lui seul, et sans avoir dessein de
les vendre. On saisit sa presse, les quatre cents exemplaires de son
livre, et l'on expédia le tout vers Liège, sous l'escorte d'un gendarme.

Lorsqu'on demanda au frère aîné du malheureux Louis XVI de faire
connaître les motifs qui l'avaient engagé à imprimer ces six gros
volumes in 8º, dont un exemplaire avait été envoyé au conseiller d'Etat
_Réal_, à Paris, un autre à M. De Pommereul, directeur de la librairie,
et le troisième réservé au Préfet, d'Aché répondit que ses motifs
étaient: “Le désir et le besoin d'imprimer pour sa propre utilité, afin
de démontrer qu'il avait droit au sacrement du baptême, et que l'abbaye
de Floreffes l'ayant tenu en prison pendant dix-huit cent
quatre-vingt-quatre jours et demi, il a cru pouvoir revendiquer, à la
charge de ladite abbaye une somme de cent quatre-vingt huit mille,
quatre cent cinquante florins, argent du pays, à raison de cent florins
par jour d'emprisonnement.”

Le Synode de Liège avait déclaré, quelque temps auparavant, que d'Aché
était _un fou parfaitement caractérisé_. Le synode ne s'était pas trop
hasardé dans son assertion; mais on n'était pas d'une croyance aussi
facile à Paris. On s'obstinait presque à voir dans l'ancien moine
défroqué un conspirateur habile, un ennemi acharné de la dynastie
régnante. M. Réal ordonna de surveiller attentivement cet effronté
visionnaire.

Quant aux 400 exemplaires de l'ouvrage, _Les malheurs de la
Substitution_, ils furent pilonnés le 17 et 18 Février, 1812. Les
exemplaires envoyés par l'auteur, plus deux autres qu'on lui laissa,
échappèrent seuls à cet immense désastre. Aux yeux du bibliomane, le
livre de d'Aché a donc aujourd'hui un fort grand mérite, celui de la
rareté; il n'a guère que celui-là.

A la Restauration on retrouve d'Aché à Paris, publiant une brochure,
mentionnée par _le Journal de la Librairie_ de M. Beuchot; _Réclamation
de Louis-Joseph-Xavier_ (D. D'Aché) _contre la spoliation de ses biens_,
1817, in 8º, de 58 pages.

Cet opuscule n'est pas moins rare, dit Quérard, que le _Tableau
historique_.

M. Alphonse Polain croit que notre auteur est mort à Charenton.

Peut-être est-il encore plus difficile de trouver les trois _Epîtres_
qu'_Usamer_ publia à Nivelles (Belgique) et dédia à _ses contemporains_.
Ce pseudonyme cache le nom d'un certain _Herpain_, de Genappe, qui, vers
1848, ayant eu le cerveau dérangé par les idées de progrès social, à
l'ordre du jour alors, chercha à faire accepter, afin d'être plus
universellement compris, une langue de sa façon, qu'il appelle _Langage
Physiologique_. Il développa son système dans une brochure in 18º,
format carré, dont il envoya un exemplaire à toutes les assemblées
législatives de l'Europe. Celui qu'il destinait au Parlement Anglais,
porte pour suscription: _Aux Législateurs de la Grande Nation Anglaise,
par leur serviteur Herpain, auteur_.

Dans une note, à la fin de l'invocation, il prévient le lecteur qu'on a
dû se servir de quelques chiffres, au lieu de lettres, les caractères
nouveaux n'étant pas confectionnés. Usamer a soin de donner la
traduction de son galimatias, et l'on peut juger par les deux lignes
suivantes, que la précaution n'est pas inutile:--

INVOCATION.

Stat5nq facto oprolit2al n1, n1 foʌ2al ovo otano. Tunk tev oret2inpod
etesas et etes, &c. &c.

TRADUCTION.

“Aussitôt que votre présence majestueuse eut éclairé le néant, le néant
fut fait le milieu de l'existence. Alors vous voulûtes régner
favorablement sur des essences, et des principes d'êtres furent produits
par votre généreuse fécondité, &c. &c.”

Nous ne croyons pouvoir mieux terminer cette esquisse que par les
paroles de François de Clarier, sieur de Longval, dans son _Hôpital des
fols incurables_:[26] “Qui ne voit combien est grande la folie qui règne
parmy les hommes, puisque les plus sçavans d'entr'eux, qui devroient par
conséquent estre plus sages que tous les autres, disent quelquefois des
choses que les moins senséz n'oseroient mettre en avant?

  [26] L'HOSPITAL DES FOLS INCURABLES, _où sont déduites de poinct en
    poinct toutes les folies et les maladies d'esprit, tant des hommes
    que des femmes; tiré de l'Italien de Thomas Gazoni, et mis en nostre
    langue par François de Clarier, sieur de Longval, professeur ez
    mathématiques et docteur en médecine_, 1 vol. in 8º, 1620.

“Pline n'est-il pas plaisant de dire que le poète Philetas estoit si
maigre et si gresle de corps, qu'il luy fallait mettre un contrepoids de
plomb à ses pieds, pour empescher que le vent ne l'emportast? Ne nous en
baille-t-il pas bien à garder quand il dit que sur le lac appelé
_Tarquinien_, il y eut jadis deux forests qui flottoient par dessus
l'eau, ores en figure triangulaire, tantost en rond, et maintenant en
quarré. La folie de Cœlius n'est pas moindre quand il nous conte qu'un
certain monstre marin, homme par devant et cheval par derrière, mourut
et ressuscita par diverses fois. Elian n'est guère plus sage d'escrire
que Ptolomée Philadelphe eut un cerf si bien instruict, qu'il entendoit
clairement son maistre, quand il luy parloit grec. Les exemples sont
sans nombre, mais tant s'en faut qu'un esprit si grossier que le mien
puisse raconter toutes les folies que les écrivains, mesme les doctes,
ont mis en avant, qu'au contraire je tiens qu'entreprendre un si long
ouvrage seroit de mesme que vouloir délasser Atlas, et le descharger de
son fardeau; il me suffit de dire que le sage peut s'escrier à bon
droict: _J'ay veu tout ce qui se faict sous le soleil, qui n'est
qu'affliction d'esprit et que vanité!_ et: _Stultorum numerus est
infinitus._”

En réfléchissant sur les faits que nous venons de passer en revue, il
nous semble que l'on expliquerait beaucoup mieux les différentes sortes
de folie, comme le dit le docteur J. Moreau dans son ouvrage intitulé:
_Du Hachisch et de l'aliénation mentale_, si l'on admettait l'identité
psychologique de la folie et de l'état de rêve. Il n'est pas de rêve
dans lequel ne se retrouvent tous les phénomènes de l'état
hallucinatoire. La folie est le rêve d'un homme éveillé; l'état de rêve
est le type normal ou psychologique de l'hallucination. A quelques
égards l'homme à l'état de rêve, éprouve, au suprême degré, tous les
symptômes de la folie; convictions délirantes, incohérence des idées,
faux jugements, hallucination de tous les sens, terreurs paniques,
impulsions irrésistibles, et, dans cet état, la conscience de
nous-mêmes, de notre individualité _réelle_, de nos rapports avec le
monde extérieur, la liberté de notre activité individuelle sont
suspendus, ou, si l'on veut, s'exercent dans des conditions
_essentiellement_ différentes de l'état de veille. Une seule faculté
survit, et acquiert une énergie, une puissance qui n'a plus de limites.
De vassale qu'elle était dans l'état normal ou de veille,
_l'imagination_ devient souveraine, absorbe et résume en elle toute
l'activité cérébrale. C'est ainsi que s'explique et que l'on comprend
beaucoup mieux comment les Fous écrivent parfois des choses sensées, et
comment des esprits ordinairement très sensés ont de temps à autre écrit
de grandes folies. Les uns comme les autres rêvent tout éveillés,
l'association normale des idées échappe peu à peu à la volonté, la
conscience de nous-mêmes s'affaiblit, et nous passons de la vie réelle à
celle de l'imagination.

Un des phénomènes les plus constants dans le songe, comme dans la folie,
c'est que le temps et l'espace n'existent plus; le célèbre Robert Hall,
le grand prédicateur, disait à un de ses amis, après être revenu d'un
des accès de folie qu'il avait de temps à autre: “Vous et mes autres
amis me dites que je n'ai été enfermé que durant sept semaines, et je
suis forcé de vous croire, car la date de l'année et du mois correspond
à ce que vous et eux dites; mais ces sept semaines m'ont paru sept
années. Mon imagination était tellement active et féconde que plus
d'idées m'ont passé par l'esprit durant ce temps, que pendant n'importe
quelle période de sept années de ma vie.”

Une esquisse de la folie littéraire n'est pas, à notre avis, un sujet de
pure curiosité bibliographique. Il serait possible d'en tirer des
conclusions d'une nature toute pratique, si l'on voulait examiner sans
préjugé, avec zèle et une connaissance approfondie du sujet, dans toutes
ses variétés, les circonstances qui ont de l'analogie avec les faits que
nous venons de détailler. Un dérangement mental, dit le docteur
Conolly,[27] peut exister, sans être ce qu'on appelle communément de la
folie: “without constituting insanity in the usual sense of the word,”
et ce qui produit ce dérangement est souvent une cause physique. Par
contre, les causes morales amènent fréquemment le dérangement physique
du corps, ce qui a fait dire à un des plus grands philosophes de
l'antiquité que tous les désordres des fonctions du corps humain ont
leur cause dans les désordres de l'esprit. La science a-t-elle assez
soigneusement étudié ce qu'on appelle folie, sous ce double rapport?

  [27] Inquiry concerning the Indications of Insanity.

Si des choses très sensées ont été écrites par des individus, dont le
cerveau était évidemment dérangé, de même le travail de la pensée et les
opérations de l'esprit ont achevé durant le sommeil et en rêve, chez
plusieurs hommes célèbres, ce dont ils se sentaient incapables, étant
éveillés.

Désespéré de ne pouvoir composer un morceau de musique, et accablé de
fatigue, Tartini s'endort, et en rêve il arrange sa fameuse _sonate du
diable_, qu'il se hâte d'écrire de mémoire à son réveil.

Condorcet nous apprend que parfois des calculs difficiles qu'il ne
pouvait achever, se sont terminés d'eux-mêmes, dans ses rêves.

_Hermas_ dormait lorsqu'une voix lui dicta, dit-il, le livre qu'il
intitula _le Pasteur_.

Franklin racontait à Cabanis que les combinaisons politiques qui
l'avaient embarrassé pendant le jour, se débrouillaient parfois
d'elles-mêmes, en rêve. Les nombreux exemples de ce genre, qui sont
consignés dans maints ouvrages, formeraient un curieux pendant à notre
esquisse de la littérature de la folie, et serviraient à prouver, une
fois de plus, que l'état hallucinatoire est plus fréquent qu'on ne le
croit.



HISTOIRE DE LA LITTERATURE DES FOUS.

DEUXIEME PARTIE.

BIOGRAPHIES.



BLUET D'ARBERES.


PREMIERE SECTION.

BIOGRAPHIE.

En conséquence de la rareté et de la singularité des publications de ce
fou littéraire qui nous avertit lui-même, dès son début qu'il ne sait ni
lire ni écrire, et qu'il compose par l'inspiration de Dieu et sous la
conduite des anges, presque tous les Bibliographes se sont occupés de
lui, mais en mêlant au vrai, nombre de suppositions et d'erreurs. Les
suppositions avaient leur cause dans les notions vagues d'après
lesquelles on parlait des écrits de Bluet dont probablement pas un des
critiques et des bibliographes antérieurs à notre époque, n'avait lu en
entier les fragments qu'il pouvait avoir à sa disposition. Les erreurs
résultaient de l'impossibilité de consulter l'ensemble de ses
compositions dont les très rares exemplaires sont tous défectueux et
incomplets.

Des recherches plus soigneuses que celles que l'on avait faites jusqu'à
présent, et un heureux hasard ayant fait découvrir plusieurs parties des
œuvres de Bluet, on a examiné plus attentivement les détails que l'on
possédait déjà, et l'on s'est de nouveau occupé des bizarres
élucubrations du Comte de Permission. Les trois écrivains qui ont
exploré ce champ ingrat avec le plus de succès sont M. Deperrey dans sa
_Biographie des hommes célèbres du Département de l'Ain_, M. Paul
Lacroix dans deux articles du _Bulletin du Bibliophile_, de Techener, et
M. Gustave Brunet, dans _la Biographie Universelle_, de Didot.

Le premier a mis en œuvre les renseignements biographiques fournis par
Bluet lui-même, mais en nous les présentant sous une forme moderne. Nous
avons préféré, après avoir lu d'un bout à l'autre trois exemplaires
différents des œuvres de Bernard Bluet, de lui laisser son style simple
et naïf, et de choisir dans son œuvre entière les détails romanesques
mais vrais de cette existence vagabonde, tels qu'il les fournit
lui-même.

Dans la partie Bibliographique nous présenterons ce que les divers
livres offrent de plus curieux, et profitant des recherches faites
jusqu'à ce jour, nous serons à même de donner une esquisse passablement
complète de l'homme et de l'auteur.

Charles Nodier dans une notice pleine de son esprit et de sa causticité
habituels, nous a donné un excellent article critique sur Bluet
d'Arbères et sur ses œuvres, dans _le Bulletin du Bibliophile_, de
Techener. Quoique plusieurs autres bibliographes se soient occupés de
Bluet, comme nous allons le voir, Nodier est le premier, à notre
connaissance, qui soit entré dans quelques détails sur sa vie et ses
écrits bizarres. “J'aime à penser,” dit-il, en terminant sa notice, “que
_Dubois, Gaillard, Braguemart et Neuf-Germain_ portèrent les quatre
coins du poêle funèbre de Bluet; c'étaient des fous de même force.”[28]

  [28] Gaillard avait été valet de pied, puis cocher, dit Nodier, avant
    d'être poète. Il avait reprit l'artifice commode de Bluet d'Arbères,
    et ses lettres adulatrices aux belles dames de son temps sont assez
    passables pour des lettres de cocher. Ses poésies parurent en 1634,
    et sont très rares.

    Nous avons parlé ailleurs de Dubois.

    Quant à Louis de Neuf-Germain, que Bayle désigne comme étant un peu
    fou, pour ne rien dire de plus, il vivait sous le règne de Louis
    XIII. Le Duc d'Orléans le nomma son _poète Hétéroclite_ et
    Neuf-Germain prit sérieusement ce titre à la tête de ses ouvrages.
    Le Cardinal de Richelieu se plaisait à lui entendre répéter ses
    plates bouffonneries. On ignore l'époque de sa mort, mais les
    contemporains en parlent encore comme étant vivant en 1652.
    Sarrasin, Voiture et Boileau se sont occupés de ce fou littéraire
    dont les œuvres furent publiées en deux volumes in 4º en 1630 et
    1637, sous le titre de: _Poésies et rencontres du sieur de
    Neuf-Germain_.

Examinons brièvement ce que savait la critique littéraire sur Bluet,
avant Charles Nodier.

L'article que Flögel[29] consacre à notre auteur, résume assez bien,
sauf quelques oublis, ce qu'on en savait à cette époque. Il indique la
contradiction entre Prosper Marchand et Beyer,[30] sur la nature même
des œuvres de Bluet, l'un affirmant que c'est un petit volume, et
l'autre que c'est un gros ouvrage. Flögel qui probablement n'en parle
que par ouï-dire, penche pour le dernier avis. Au fond ils n'ont
peut-être tort ni l'un ni l'autre. Marchand a voulu parler du format, et
Beyer de l'épaisseur de ce petit volume, lorsque tout est réuni (dickes
Buch). Il paraît que du temps de Flögel on n'avait connaissance que de
cent trois des livres, ou morceaux numérotés de Bernard. On n'était
guère d'accord non plus, sur la signification de ces visions. Les uns
n'y voyaient que des énigmes incompréhensibles, les autres y trouvaient
un sens mystique caché et profond; enfin une troisième classe y
reconnaissait la science de la pierre philosophale, tant il est vrai de
dire:

    Un fou trouve toujours un plus fou qui l'admire.

Bayle, dans sa correspondance, lettre 187, (et non 137, comme le dit
Flögel,) nous apprend qu'il ne savait rien sur Bluet d'Arbères, mais,
ajoute-t-il: “j'espère rencontrer quelque chose, du moins fortuitement,
dans le cours des recherches que je fais, sur le Comte de Permission.”

  [29] Geschichte der Komischen Litteratur. Ersten Haupstück 17ième
    siècle, 2ième vol. p. 528.

  [30] Memoriæ librorum rariorum, p. 49.

Le Duchat fit copier le commencement de Bluet par M. Du Fourni, auditeur
de la chambre des comptes, et dans cette copie il est fait mention, pour
la première fois, d'une circonstance que Bluet nous apprend lui-même,
c'est la couverture diversement coloriée dont il faisait relier les
plaquettes, qu'il appelait des livres.

“Le 2me livre d'oraisons était couvert de bleu céleste.

“Le troisième livre des sentences, couvert d'orangé.

“Le 4me livre des prophéties est couvert de rouge.

“Le 6me livre des songes, est couvert de bleu et de noir, &c.”

Le Duchat, dans une remarque sur un passage de _La Confession de Sancy_,
fait une observation très naïve, et qui prouve qu'il n'avait qu'une idée
bien vague du Comte de Permission: “Il y eut à la cour d'Henri IV,
dit-il, depuis 1601 jusqu'en 1605, un homme de ce nom-là, qui n'y avait
pas fait fortune, et qui dépendait de quelque ministre, comme pouvait
être M. De Sillery, garde des sceaux, chez lequel il avait la commission
de revoir les ouvrages pour lesquels on demandait un privilège.”

La pensée de donner cette étrange position à un homme qui ne savait ni
lire ni écrire, aurait été des plus bouffonnes. C'est un curieux exemple
du danger qu'il y a de faire des suppositions sur un auteur dont on n'a
guère lu les ouvrages.

Prosper Marchand[31] accorde huit lignes à notre Comte de Permission, de
l'existence duquel il n'est pas même fort assuré, car il en parle comme
d'un personnage “_qu'on prétend avoir paru à la cour de France_, au
commencement du 17me siècle, et qu'on croit avoir été _une espèce
d'administrateur de la librairie_, ou d'examinateur des ouvrages à
publier, sous l'autorité du Chancellier.”

  [31] Dictionnaire historique, t. 1ier, p. 203.

Ceci n'est pas mal, comme mystification dans l'histoire littéraire, mais
Prosper Marchand ne s'arrête pas en si beau chemin: “Il y a sous ce nom
(celui du Comte de Permission) un petit livre extrêmement rare, et connu
de très peu de personnes, _dont surtout les partisans de la pierre
philosophale font beaucoup de cas_!” Il faut dire cependant, à la
décharge du biographe, que, convaincu de la nullité de ses
renseignements, il donne tout au long en note, ceux de l'auteur des
remarques sur les lettres de Bayle, dont nous avons parlé ci-dessus.

Il avait eu sous les yeux l'ouvrage de Bluet d'Arbères, car il le décrit
et en donne même des extraits. Comprend-on, après cela, que non
seulement il n'ait pas la moindre idée de son contenu, ni de la date de
l'impression (indiquée cependant presqu'à chaque livre) mais encore
qu'il forge à plaisir un faux titre dans un catalogue!

Il est curieux de citer les paroles mêmes d'un bibliophile aussi exact.

“Le Comte de Permission est un petit livre très rare” (d'abord le Comte
de Permission non seulement n'est pas un livre; ce n'est pas même le
titre d'un ouvrage quelconque). “C'est une espèce de catalogue de livres
feints et imaginaires;” (ne croirait-on pas qu'il s'agit d'une seconde
bibliothèque de Saint Victor?) “qui contient 42 feuillets,” (et ce
malheureux Bluet croyait avoir composé 173 livres!) “Les chimistes
regardent le Comte de Permission comme un ouvrage de philosophie
hermétique, où l'on a développé, sous diverses figures emblématiques,
l'art de transmuter les métaux, et c'est ce qui fait que les curieux le
recherchent encore quelquefois,” (et c'est ainsi que l'on écrit
l'histoire des livres!) “Pour moi, j'aime mieux le regarder comme une
satire assez froide de diverses personnes du temps de Henri IV, et c'est
sous cette idée que je me souviens d'en avoir ainsi fait dresser le
titre, dans le catalogue de la Bibliothèque de M. Cloche, qui fut vendue
publiquement à Paris en août 1708: _Le Comte de Permission, ou 42
portraits satiriques et allégoriques de différentes personnes du temps
de Henri IV, en forme de titres de livres; avec figures, en 1603, in
12º._”

Le trop confiant Flögel a été pris à ce piège d'un faux titre, qu'il a
donné comme un ouvrage véritable. Pierre de l'Estoile, dans son Journal
de Henri IV,[32] nous fournit une description plus précise de notre
auteur et de ses ouvrages: “En ce mois” (août 1603) dit-il, “courait à
Paris un nouveau livre d'un fol courant les rues, qui se faisoit nommer
_le Comte de Permission_, lequel ne savoit ni lire ni écrire, comme il
en donne avis à chaque feuillet, et ce qu'il faisoit et écrivoit, étoit,
à ce qu'il disoit, par inspiration du Saint Esprit, c'est à dire, de
l'esprit de folie qui le possédoit, comme il apparoit par ses discours,
où il n'y a ni rime ni raison, non plus qu'en ses visions. Il a mis dans
ce beau livre, la Reine, tous les princes et les princesses, dames et
damoiselles, dont il a pu avoir connaissance, tant étrangers, qu'autres,
avec des étymologies et interprétations de leurs noms, fort plaisants et
à-propos, selon le proverbe commun qui dit que les fols rencontrent
souvent mieux et plus à-propos que les sages. Ce beau livre imprimé à
Paris, à ses dépens, et avec permission de Monsieur le Chancellier, est
bien digne du siècle de folie tel qu'est le nôtre.”[33]

  [32] Tome 1, pages 259-260.

  [33] Nous verrons plus loin pourquoi de l'Estoile ajoute que le métier
    de ce fol était d'être charron, et qu'il montait en Savoie
    l'Artillerie du Duc, _où on disoit qu'il se connaissoit fort bien_.

Garnier, un des commentateurs de Ronsard,[34] range aussi notre Bluet
d'Arbères au nombre des fous, dans une note d'un passage relatif à
l'époque précédant les guerres civiles de France, où l'on voyait errer
parmi les villes, des hommes:

    Barbus, crineux, crasseux et demi-nus,
    Qui, transportés de noires frénésies,
    A tous venans contaient leurs fantaisies
    En plein marché ou dans un carrefour,
    Dès le matin, jusqu'à la fin du jour.

  [34] Edition de Paris, in folio, 1623.

“Tels,” dit Garnier, “que nous avons eu de notre temps le _Prince
Mandon, le Comte de Permission et maître Pierre du Four l'Evesque_.”

De tous les Bibliographes anciens, De Bure le jeune est celui qui a
donné les détails les plus exacts sur les œuvres de Bluet d'Arbères,
d'après l'exemplaire de la Bibliothèque du Duc de la Vallière, le plus
complet à cette époque.

La Bibliographie allemande moderne s'est aussi occupée de notre auteur,
et Grässe lui a consacré une notice exacte, mais peut-être trop
concise,[35] où il avance, sans que nous puissions nous imaginer sur
quel fondement, que les œuvres de Bluet d'Arbères sont une imitation du
_Seconda Libraria di Doni_.

  [35] _Lehrbuch einer Allgemeinen Literärgeschichte aller bekannten
    Völker der Welt, Von Dr J. G. Ch. Grässe._ Leipzig, 1856, tom. 3,
    section 1ère, page 502.

Présentons maintenant l'autobiographie de notre original.[36]

  [36] Bluet commence à raconter sa vie au 70ème livre, imprimé le 10
    Novembre, et dédié au Duc de Maines. Nous indiquerons successivement
    les livres dans lesquels il continue sa narration, en y faisant
    entrer les détails qu'il a répandus dans un grand nombre d'entr'eux.

Moy Bernard de Bluet d'Arbères, Comte de Permission, chevalier des
ligues des treize cantons de Suysse, naquit l'an 1566, à Arbères, terre
de Gex, auprès de Genève, issu de petite maison et pauvres parens. Ils
estoient de la religion Philistienne. Tout ce qu'ils m'ont appris c'est
mon _Pater_ et le _Credo_ en François. Mon village est en une boissière
(_vallée_). Du coté du Soleil couchant il y a des montagnes, où il n'y a
que rochers et herbes de senteur. Du coté du Levant, il n'y a que
marescages. Je me souviens de tout ce que j'ay dit et fait, depuis que
j'estois au berceau.

Quand je commençay à cheminer, je montois dessus de grands coffres de
paysans, et chantois à haute voix: _Domine_.

Les paysans qui avoient semé du millet, avoient mis des images de nostre
Seigneur dans les champs pour faire peur aux oyseaux. Je les allois
prendre, à cause que nostre Seigneur y estoit en peinture.

Nous étions alléz mener les brebis _André Bure_ et la _Tivène de Trec_,
auprès du chesne du _Baissot_; eux avoient beaucoup plus de temps que
moy. Voicy que le loup commence a venir prendre de nos brebis, alors je
commence à réclamer l'aide de Dieu, et à l'instant le loup quitta les
brebis... Depuis l'age de quatre ans je n'ay eu que du travail et point
de repos.

Mon père me fit le gardien de toutes les brebis du village. J'avois
entendu dire que Dieu avoit promis que quand on seroit deux qui
parleroient de luy, qu'il seroit au milieu des deux. Je me mettois en
teste et croyois que moy seul suffirois, et que Dieu pouvoit aussy bien
m'assister qu'à un grand troupeau... Mon frère Michel prenoit plaisir à
dire des chansons, estant aux champs avec les brebis. Il estoit loué et
estimé par les filles, et je n'estois point loué ny estimé, parceque je
ne sçavois pas dire de chansons. Mais pour cela le loup ne laissoit de
luy manger ses brebis, ce qui ne m'arrivoit point.

J'hayssois fort la paillardise jusques à l'age de sept ans. Quand je
voyois des femmes et des filles, j'allois me cacher derrière des lits...
Je n'avois pas une heure de relasche; on me faisoit aller quérir du bois
sur les épaules. J'avois fait un petit chariot pour aller le quérir, et
mes compagnons venoient tirer le chariot avec moy, encore qu'ils fussent
de plus grande maison que moy.

Au temps qu'il falloit retirer le foin et le bled, l'on m'envoyoit par
les montagnes pour faire du ramage pour donner aux brebis; je m'y tenois
tousjours incessamment. Il y avoit un chasteau qui s'appeloit _le
chasteau Dyvone_, proche de mon village: dans le chasteau, au belvar de
l'haute cour, il y avoit Adam et Eve, l'arbre de vie avec le serpent,
représentés au naturel, et ne leur manquoit que la parole. Aussitôt que
je me pouvois desrober, j'étois incité et induit pour aller voir ceste
belle histoire si hazardeuse et escandaleuse. Je ne faisois que penser
aux grans dons des graces et faveurs que Dieu avoit fait au prophète
Royal David, et à Moyse, et me représentois tousjours ces deux grands
personnages.

La plus grande ambition que j'avois en ce temps c'est qu'il pleust à
Dieu de me faire la grace que je peusse estre prédicateur. Les clercs
estoient de grand renom et respect. J'empruntois des livres de mes
compagnons, et y regardois quand j'estois aux champs àfin qu'on eust
creu que je sceusse bien lire, et m'estois toujours d'avis qu'un ange me
devoit parler et me représentois toujours le jugement de Dieu devant ma
face. Je priois incessamment Dieu... Je me faisois accroire en ce
temps-là que si j'eusse esté du temps de Jesus Christ, j'eusse tout
quitté pour le suyvre... Je disois à mes compagnons: “quand je seray
grand, vous me verrez suivre des princes, puis des roys, s'il plaist à
Dieu, et porteray de leurs mesmes habits, satin et velours, avec
passemens d'or.” Ils ne faisoient que rire, mais mon dire s'est trouvé
estre véritable.

En l'an 70, du temps que le Duc Darue passa par Chamberry en Savoye pour
aller en Flandre, ceux de Genève et de mon pays craignoient que les
Espagnols ne leur fissent la guerre, et disoient: Les gendarmes nous
viendrons couper la gorge! Je me consolois avec Dieu, aux champs, à mes
brebis. Je disois: Hélas! où irai-je me cacher, afin qu'ils ne me
coupent la gorge! Je priois Dieu qu'il prolongeast cet accident jusqu'à
ce que je fusse en age, que je pusse entrer au service et en crédit, par
la miséricorde de Dieu, avec ceux qui peuvent allumer le feu et
l'esteindre. Mon Dieu a entendu ma voix, m'ayant envoyé au service de
Charles Emmanuel Duc de Savoye en l'an 85, où je suis demeuré jusqu'en
l'an 1600.[37]

  [37] Livre 47ème.

De sept ans à dix[38] mon père voulut me faire berger de vaches; j'avois
accoustumé de garder les brebis jusqu'alors, qui est la plus noble beste
qui soit en toutes les bestes, après la colombe. Il m'estoit bien
fascheux d'aller aux marescages là où il n'abite que des bestes sales.
Je demanday à mon père qu'il me laissast garder les brebis, car ce
m'estoit plus honorable que de garder les vaches, mais il me respondit,
qu'il n'estoit pas si profitable. Il me fallut donc estre gardien de
vaches. Comme je n'avois pas peur que le loup les mangeast, je me
livrois aux pensées de l'ambition. Je faisois des cuirasses des escorces
d'arbres, et des morillons des citrouilles, et force espées de bois, des
paniers de bois, artilleries de bois, arquebuzes et pistoles de bois, et
les canons estoient des clefs percées, trois tambours, et les caisses
des tambours estoient d'escorces de cérisier. Prenant les lettres de
parchemin qui estoient des contracts et testaments de mes prédécesseurs,
pour en faire les fonds des tambours, prenant les filets pour faire les
cordages. Je faisois des paniers d'ozier et les envoyois vendre à Genève
pour avoir de l'argent pour acheter du taffetas pour faire des enseignes
de guerre. Après avoir fait tout cela, je le cachois par dedans la
paille, afin qu'on ne trouvast ces artifices. Je fis un coffre de la
longueur d'un escabeau, trois pieds de long et deux de large. J'achetois
des jettons marqués de la Fleur de Lys du Roy de France, et en
empruntois encore à Janet Gaudar et les estendois sur le sable.
J'empruntay une grosse gibecière de Pierre Rouzé, principal du village,
et la remplis tant de sable que de jettons, et la mis dedans le coffre.
Je prins une chambre qui estoit sur quatre colonnes de bois faictes avec
des ais. J'y mis tous mes artifices de guerre. La chambre estoit à un de
mes voisins.

  [38] Ceci appartient au 71ème livre, qui a en tête une gravure
    surmontée d'une couronne, et qui représente le Comte de Permission
    gardant les moutons et pourchassant un loup.

Au village où je suis né, il y avoit de très belles filles. Mes
compagnons estoient les bien-venus auprès d'elles, mais moy je n'estois
ny bienvenu, ny aucunement caressé, à cause que j'estois sorty de
pauvres gens de mépris.

J'estois déjà fort persecuté en ce temps là à caresser et aymer les
belles filles, jusqu'à considérer dans mon esprit quand viendra le temps
que les femmes seront à bon marché.

Je hayssois tous les autres vices, mais je trouvois que celuy là estoit
le plus plaisant. Quand j'estois couché la nuict, toujours les mauvaises
pensées me venoient attaquer, et me sembloit que si toutes les plus
belles femmes et filles du village se fussent présentées à moy, que
j'eusse accomply le plaisir de concupiscence.

Je priois Dieu journellement qu'il luy pleust me faire tant de grace que
de me donner le savoir et la science pour pouvoir prescher à mes
compagnons.

Je leur dis que j'avois un trésor, et ils me respondirent qu'ils
vouloient en avoir leur part, autrement ils l'iroient rapporter au
gouverneur de Gex.

Je leur respondis: je vous en feray part moyennant que vous ne le disiez
point aux autres, et que vous soyiez petit nombre de gens. Incontinent
ils l'allèrent dire à tous les autres, et j'en faisois du fasché, et
cependant j'en estois bien joyeux, parceque ma cour et ma suite en
seroient plus grandes. Je leur dis: vous vous contenterez de le voir,
sans le toucher et n'entrerez qu'un à la fois dans la chambre. (Il suit
ce plan et les introduit l'un après l'autre dans son arsenal, leur
montrant le coffre de jettons, puis les fait sortir, et leur donne à
chacun des noms de noblesse.) Je les fis armer de mes armes, battre mes
tambours. J'avois fait une colombe de bois doré, et un baston de la
hauteur d'un homme, avec une banderolle de fer-blanc doré, et une croix
blanche à jour, au milieu de la banderolle. C'estoit ainsy un baston
royal. Je le faisois tousjours porter devant moy, signifiant la grandeur
de l'inspiration de Dieu. Alors mes compagnons de noblesse me disoient:
que ferons nous de ce trésor; il faut que nous le partagions. Je
respondis: je ne veux pas qu'un aussy grand trésor se disperse. Il faut
voir s'il y a quelque chasteau ou seigneurie à vendre, nous l'acheterons
tous ensemble, et serons frères. Toutefois je veux estre le supérieur de
vous tous, et me rendrez obéissance.

Tout le plaisir et delectation que j'avois, c'est que je les faisois
tirer à l'arbaleste et à la flesche, eux marchant en ordonnance, le
tambour battant, les enseignes déployées.

Toutes les plus belles filles me venoient voir et me faisoient grande
caresse et reverence.

Quand je fus à l'age de neuf ans,[39] il y avoit une paysanne, belle
fille et riche qui estoit une voysine. Elle s'appeloit Antoinette
Goandet. Mes compagnons me venoient prier que je parlasse pour eux à
ceste paysanne. Alors je parlay pour un nommé Chateaufort, mais la belle
me respondit que je parlasse pour moy et non point pour les autres, et
qu'elle m'aymeroit mieux que celuy pour lequel je luy parlois. Je fus
bien joyeux et content.

  [39] Ceci appartient au 72ème livre dont la gravure représente le
    Comte de Permission et ses compagnons armés comme il l'a décrit plus
    haut, debout au centre de son artillerie, et le coffre aux jettons
    ouvert au milieu d'eux.

(Il devient amoureux, la mère de la jeune fille se fâche, le père de
Bluet s'irrite. Notre héros s'enfuit de la maison paternelle, et se
sauve au château de Grelly, à un quart de lieue de son village.)

Le seigneur du dict lieu estoit capitaine de cinquante lances pour le
Duc de Savoye. Au chasteau se trouvoient la femme du seigneur, son fils
et ses trois filles. Je dis à icelle dame: Madame, je vous prie
humblement de me faire ceste faveur, au nom de Dieu, de m'amener à
Rumilly avec vous. Elle me dit: que feras-tu quand tu seras là? tu es si
petit, à quoy employeras-tu le temps?--Je prieroy Dieu le créateur afin
qu'il luy plaise me faire la grace que je puisse devenir le maistre
monteur de l'artillerie. Alors la dicte Dame m'accorda ma demande, et
nous partîmes le lendemain... (admis au château, il y trouve le
contrôleur du Duc, qui voulant probablement s'amuser, promet à Bluet de
le faire entrer au service de son altesse, à raison de dix écus par
mois; mais on ne le paie pas; il se plaint; on déchire le contrat que
par plaisanterie on avait fait dresser par un notaire, et Bluet s'arme
de patience contre sa mauvaise fortune.)

Au bout de quatre mois, on m'habille tout de boccassin incarnadin, espée
et poignard, manteau et panache. Tous mes compagnons furent
esmerveillés, puis je m'en retournay à Rumilly. Le jour de mon
arrivée[40] les quatre compagnies de chevaux-leger firent montre,
ensemble toute la noblesse de Savoye commençoit à s'armer et à se
préparer...

  [40] 73ème livre. Suite de sa vie jusqu'à l'âge de 16 ans.

J'estois en renom de plus en plus à cause de mon jeune age et de
l'intelligence qui estoit en moy. Je n'avois que douze ans. Je demeuray
six ans à Rumilly, et toute l'envie que j'avois c'estoit de m'amasser
quelque somme d'argent, à la sueur de mon visage, et puis après me
marier... J'avois ceste coutume que j'aymois à estre tousjours
superbement habillé. A Rumilly je fis faire des habits de taffetas et
satin.

Durant ces six années, je m'en allai quatre ou cinq fois au lieu de ma
naissance, et je ne voulus jamais loger en la maison de mon père, mais
je logeois en la maison du voisin qui s'appelle Nicolas Coindet; et six
ans après, la maison de mon père est venue à tomber, et il a acheté la
maison où je logeois... J'avois incité et sollicité mon père et ma mère
qu'ils ayent à vendre le peu de biens qu'ils ont, pour s'en venir
ailleurs, parceque le temps viendroit que les armées leur couperoient la
gorge. Dix ans après, les Espagnols brûlèrent la terre de Gex; les
femmes et filles furent forcées et violées, brûlées et massacrées. Mon
père et ma mère furent liés et garottés. Mon père s'ecria Hélas! mon
fils Bernard où es-tu, qui a monté l'artillerie de nostre prince? Les
Espagnols dirent: est ce maistre Bernard qui a monté la croix? Alors mon
père et ma mère furent déliés et libres. Tout le pays fut bruslé, sinon
mon village qui fut préservé.[41]

  [41] Livre 47ème.

A seize ans je quittay Rumilly,[42] et j'allay au chasteau de
Monmeillan, principale place de toute la Savoye. J'allois offrir mes
services à Monsieur de Bonvillar, gouverneur de la place. Une sentinelle
donne avis qu'un jeune garçon vouloit parler au gouverneur. Celui-cy
demande ce que je voulois, et je luy respondis: “Monsieur, depuis que
Dieu m'a donné le jugement je n'ay eu d'autre dessein que de servir son
altesse, pour accommoder son artillerie.” (Il est agréé et on lui donne
un logement dans la forteresse. Le contrôleur du gouverneur lui offre,
dit-il, une de ses maîtresses pour femme, mais il refuse par fierté.
Puis il veut lui donner une de ses filles bâtardes, ce qui ne réussit
pas non plus. Parmi plusieurs intrigues, qui toutes, dit-il, _s'en
allèrent au vent_, il en raconte une fort originale, mais que nous ne
pouvons placer ici.)

  [42] 74ème livre. Portrait en pied de Bluet d'Arbères armé, et d'une
    femme de chambre tenant en main une quenouille. Au-dessus des
    portraits se trouve imprimée en deux lignes la légende suivante:
    “Outre que la figure est bien taillée, c'estoit la plus belle
    suivante qui fust jamais en tout le monde.”

Le gouverneur avoit parlé à son Altesse le duc pour moy, et lorsqu'il
fust desmist de ses fonctions, elle commanda que j'eusse les mesmes
franchises qu'auparavant. Quelque temps après le nouveau gouverneur me
donna commission de monter toute l'artillerie, et qu'il n'y auroit
jamais artisan qui seroit mieux récompensé de son Altesse, que moy.
“Mais gardez-vous, dit-il, de vous marier encore de quelque temps, car
tel ne vous voudroit donner sa Chambrière pour l'heure présente, qui
avec le temps sera trop heureux de vous donner sa fille.” Je me tenois
bien heureux d'avoir receu un aussy bon conseil de mon dit sieur le
gouverneur, lequel j'ay observé jusqu'à présent.

(Bluet a maintenant près de vingt ans, et c'est probablement vers cette
époque qu'il commença à avoir ses visions, au milieu d'amours
multipliées, et de tours très fâcheux qu'on lui joue à chaque instant.
Dans une de ses visions arrivée le 19 Novembre 1586 au château de
Montmeillan, il lui sembla que des armoiries lui étaient données en
rêve. C'était, dit-il, l'arbre de vie, avec sept racines entourées par
deux serpents dont l'un a une tête de femme. Deux branches de laurier
chargées de douze pommes entourent l'arbre, et le tout est surmonté par
cinq couronnes, au-dessous desquelles est une colombe au milieu d'une
gloire. Dans sa première _oraison_, il explique symboliquement ces
armoiries qui se retrouvent plusieurs fois gravées dans ses œuvres.

L'année précédente, il était allé faire un pélerinage à St Claude, et il
passa par le pays de Gex. Tous ceux de son pays se moquaient de lui,
rapporte-t-il, et le traitaient de fou, parcequ'il leur recommandait de
prier Dieu, vu que le temps approchait où les châteaux et maisons du
pays seraient brûlés, et les habitans passés au fil de l'épée.

Laissons maintenant à notre héros le soin d'expliquer lui même ses
amours et les tours dont il est la victime.)

Je dépendois grande somme d'argent pour adhérer aux desirs de
Toinette.[43] Je faisois force collations et faisois manger force
confitures à ma maistresse et à sa compagnie, jusqu'à luy donner tout ce
qu'elle estimoit luy estre agréable. Mais l'on abusoit de ma bonté et de
ma patience. Je payois tous les violons, et les autres dansoient à mes
despens; je faisois l'amour et les autres la vie, c'est à dire la monte.
Monsieur de Choizel, veneur de Madame la Gouvernante, prenoit du
poulverin d'arquebuze, et me le venoit souffler contre les yeux, ce qui
me faisoit beaucoup de mal à la vue. Encore ne se contentoit-il pas de
cela, mais il prenoit la clef de mon coffre, et me prenoit tout ce qui
estoit dedans. Il me venoit trouver dans ma chambre et me tiroit mes
bagues d'or de mes doigts, et en faisoit son propre, ce qui m'occasionna
de m'en plaindre à Monsieur le Gouverneur, et il me respondit que ma
maistresse y mettroit du remède. Le dict Choizel estoit des mignons de
Toinette. Je consideray qu'il n'estoit pas possible que le c. d'une p.
me peust faire condescendre à vivre desreglement à l'encontre de la
volonté de Dieu... Petits et grands se mocquoient de moy, et me
faisoient des cornes. J'avois des visions que partout où ma maistresse
logeoit, qu'il y avoit deux portes... Je demanday mon congé à Monsieur
le Gouverneur, et satisfaction de mon travail.[44] Il me dit: le congé
que je vous donne, c'est de garder de près votre maistresse. Je luy
respondis: Monsieur, je ne seray jamais subject au c. d'une p., et il me
respondit: Maugré de coquin! Monsieur, répliquai-je, si je suis coquin,
mon esprit n'est point abastardy, et à l'instant il me donna mon congé
par escrit, mais sans me donner aucun payment de ce qu'il me devoit...
Je retournay au chasteau de Montmeillan, où je fus très bien venu et
très honorablement reçeu... C'estoit environ un mois avant Noel. Dieu
m'envoya une inspiration de demeurer trois jours sans boire et sans
manger... et pour une repentance et pénitence, je voulus aller à pied
nud, et marcher teste nue au plus gros de l'hiver, depuis Montmeillan
jusques à nostre Dame de Means, qui est une bonne lieue de distance. Je
ne portois que ma chemise et mes scarçons. Estant de retour, ma chair
estoit toute noire, et alors me fust annoncé secret haut et puissant.
Une voix me disoit: comporte-toy bien et sagement, car Dieu veut se
servir de toy, et te veut faire prophète...

  [43] Il raconte ceci au 75ème livre, celui où se trouve une gravure
    indécente représentant une femme nue, entrelardée par tout son corps
    de priapes ailés.

  [44] 76ème livre.

(Au 78ème livre il raconte une autre vision, dans laquelle on veut lui
faire épouser sa maîtresse qu'il nomme tantôt Toinette, tantôt Lucrèce
de la Tornette, mais il ne veut pas se marier avec elle. Comme, en cette
vision, il est très pauvre, et n'ayant pour tout vêtement que sa
chemise, Toinette fait amener auprès de lui sept mulets tous chargés
d'écus: Voilà, mon serviteur, pour vous remonter, dit-elle. Il désire
savoir d'où vient tant d'argent, et elle répond: c'est son altesse qui
me l'a donné, pour récompense de ce qu'il m'a fort bien embrassée.
Allez, p., s'écrie Bluet furieux, je ne veux point estre remonté par
votre...

Le gouverneur, sa femme et tout le monde disaient, et faisaient courir
le bruit, rapporte-t-il, qu'il était devenu fou, et avait des transports
au cerveau. Enfin touts ces tribulations cessèrent par la mort de
Toinette qui mourut de la peste. Rendons la parole à Bluet.)

Le péché qui m'a le plus persécuté, c'est la tentation des femmes, et
quand j'ay mangé, encore que je ne mange dissolument, et ne mange rien
que je ne veuille que tout le monde sache, je ne suis pas si prompt pour
prier Dieu, et l'incitement de Sathan me faict trouver belles les
femmes... il m'a pris des envies de me faire crever les yeux pour éviter
de les veoir; mais j'ay considéré que cela me détourneroit de faire
quelque chose de grand, que j'ay envie de faire au monde, qui sera
remarquable, s'il plaist à Dieu...

(Au livre 80ème il nous raconte que dans un de ces accès d'ascétisme, et
tenté du péché de concupiscence, il s'en alla vers un cimetière des
environs de Chambéry, s'y dépouilla tout nu, se fit un lit d'orties, s'y
coucha et s'y roula de tous côtés. En revenant chez lui son corps était
plein d'ampoules, et il alla trouver le chirurgien Blondel, pour se
faire panser.)

Je dis au chirurgien: allons un peu dedans vostre chambre, et prenez
vostre razoir, puis me recommandant à Dieu, faites justice de mon
courtaud, ajoutai-je, qui veut faire la beste, pour trahir mon âme. Puis
me donnant trois coups de razoir sur le petit bidet, je le fis recharger
encore de deux coups, dequoy il y en avoit un qui entra fort profond. Le
soir mesme je faillis perdre tout mon sang.

(Le livre 81ème contient une histoire assez curieuse, mais trop longue
pour l'insérer ici, de deux squelettes avec lesquels il donne une leçon
de morale à un gentilhomme qui voulait se servir de son intermédiaire
pour obtenir les faveurs d'une maîtresse. Il paraît que les officiers de
la maison du Duc de Savoye lui jouaient de cruels tours, auxquels le Duc
même prêtait la main. Nous en laisserons raconter deux ou trois à
Bluet.)

Mes ennemis mirent en teste à son altesse de me faire vanner dans une
couverte, par plusieurs et diverses fois, puis me faisoient monter tous
les chevaux les plus vicieux qu'il y avoit, mais je me comportois le
mieux que je pouvois, comme d'effet je me tenois fort bien à cheval. On
fit attacher deux grandes boucles de fer au coing d'une salle, avec une
corde et une cuve; puis me faisoient mettre dedans ladicte cuve, et me
faisoient tourner un longtemps. Je me consolois avec Dieu; mais après
cela je demeuray fort longtemps sans me pouvoir recognoistre.

(C'est facile à croire, Pauvre Bluet! Pour récompense de ces mauvais
tours, on lui donnait _un superbe habit de couleur colombine, passementé
d'un grand passement d'or_. Don Juan de Mandoche lui donne _un habit
bleu celeste tout chamarré d'argent_, et il lui donne encore vingt
ducatons pour récompense de ce qu'il lui avait coupé la barbe.)

Le jour de caresme prenant j'arrivay en la ville d'Ast, et m'en vins
loger au logis des trois Rois, et ne pensois pas sejourner deux jours,
mais je m'y trouvay si bien, avec toute la Noblesse d'Ast, que j'y
demeuray tout le caresme.[45] M. le comte de Neufville, sa mere et sa
femme, M. De Salines et sa femme, M. De Callo et sa femme, qui est la
plus belle femme d'Ast, et estoient tous de mes amis, et me donnoient de
beaux habits et d'autres beaux présents. En la semaine saincte je m'en
vins trouver le Roy David en triomphe et en bon équipage; j'avois de
superbes habits et de grandes pièces d'or, et force perles et
pierreries, et grand quantité de bagues. Mes habits estoient tous
brochez d'or, doublez de toile d'argent. Quand le Roy David me vit, il
fut extrêmement joyeux... De Quiers, il s'en vint faire feste à Turin...

  [45] Livre 84ème.

(Là, on le présente à la fille du Président Provane, et sans doute pour
s'amuser de lui, on lui conseille de faire la cour à la fille du
président. Bluet prend la chose au sérieux, et le Duc même se mêle de la
plaisanterie.)

Son Altesse alla faire ses Pasques aux Capucins, à Turin. Il avoit un
valet de chambre qui s'appeloit Campois, qui avoit accoutumé de me faire
du mal. Il incita son Altesse à me faire monter à cheval sans selle, ny
bride, ny licol, puis le faisoit courir par un taillis là où je
rencontray une branche coupée, laquelle entra deux doigts profond en ma
chair, derrière le col. Je tombay en terre, comme un homme mort, puis me
vint une postume, laquelle demeura sur moy fort longtemps. Mais pour
cela je ne laissois de fréquenter Mademoiselle Provane une maistresse,
là où j'estois le bien venu à toutes les heures où je voulois y aller,
et estois toujours assis auprès d'elle, et ne mangeois que ce qu'elle me
donnoit de sa propre main. Il advint que la peste se mit dans Turin, et
le Roy David, ma maistresse Argentine, et toute la noblesse quittèrent
la ville... Quand le Roy David vouloit aller à la chasse dans le parc de
la forest de Turin, il me faisoit tousjours chercher, pour me mener avec
luy. Un jour quand nous fusmes à la campagne, il me fit monter sur un
arbre, puis me fit faire une grande prédication, et cependant il fit
couper le dict arbre, et quand je voulois descendre, on me jettoit des
pierres et cailloux, tellement qu'enfin je fus contrainct de me laisser
tomber avec le dict arbre, en me recommandant à Dieu lequel me sauva.
Une autre fois je m'estois sauvé dans une église à Turin, là où il
m'envoya Monsieur de Trois Serve lequel j'avois nommé Roland le furieux.
Il me fit monter en trousse derrière luy, puis il alloit me picquant les
jambes avec ses éperons, jusqu'à ce que nous fusmes en la forest, et
alors il me vouloit mettre à la mercy des sangliers; mais quand nous
fusmes arrivés, la chasse estoit parachevée, et par la grace de Dieu les
sangliers estoient morts, tellement que Dieu me sauva encore ceste fois.

Son altesse n'alloit nulle part qu'il ne fallust que j'allasse avec luy,
et me faisoit tousjours coucher dans sa chambre, estant à Turin dans le
chasteau. Je couchois sur un matelas auprès de son lict, où je faisois
mes oraisons, et y prenois grand plaisir. Je me levois tousjours de bon
matin pour m'en aller à la messe, et il me disoit que je ne devois
poinct sortir du logis avant luy. Quand il dinoit ou soupoit, il me
demandoit si j'avois diné ou soupé, et quand je disois que non,
incontinent il me servoit luy-mesme de ses propres mains.

Le Roy David s'en vint demeurer à Avellane,[46] et me fit loger
vis-à-vis du logis de ma maistresse. Puis il commença à dresser mon
équipage avec un accoustrement d'un gros taffetas renforcé, de couleur
bleu celeste qui sont les couleurs de ma maistresse, et estoit tout
chamarré de passemens de fin argent. Tous mes laquais estoient vestus de
bleu celeste, avec des passemens blancs. Tous mes chevaux et mulets
estoient harnachés de bleu celeste, avec franges et panaches. Bref rien
ne me manquoit, j'avois aussy un brave secretaire qui escrivoit bien.

  [46] Livre 85ème.

Le monde murmuroit fort que le Roy David couchoit avec ma dicte
maistresse, mais j'entrois à toutes les heures que je voulois, tant la
nuict que le jour, en la chambre du Roy David, et aussy en celle de ma
maistresse, et vous promets que je n'ay jamais trouvé femme ny fille en
la chambre du Roy, et ne luy vis jamais faire mal à personne qu'à
moy.[47]

  [47] Quelle naïveté dans cet aveu!

Il estoit un jour allé à la chasse et ils prindrent un cerf, lequel il
fit écorcher devant la porte de son logis, puis me fit attacher les
cornes du dict cerf sur ma teste. Je luy dis: Roy David, pourquoy me
faictes vous attacher les cornes de ce cerf, attendu que je ne suis
poinct marié; c'est chose qu'il faudroit faire à ceux qui veulent estre
agrandi et honoré par le c. de leur femme. Puis je tournay la teste avec
les cornes, et en donnay un grand coup contre la teste de celuy qui me
les attachoit. Le Roy David me dist: vous avez grandement offensé des
gens d'honneur. Je respondis: celuy qui se sent galeux, qu'il se gratte.
Il me fit alors apporter toutes mes bagues, qui m'avoient esté données à
Milan, et les jetta devant les laquais, au jardin de Turin, et il y en
eut quelques unes de perdues, dont je fus extrêmement fasché, et
cependant le Roy David s'en resjouissoit. Quand nous fusmes arrivés à
Vellane, le Roy David me dit: donnez aux pauvres tout ce qu'on vous a
donné à Milan. Et je respondis: j'ay mon père qui est pauvre et qui n'a
rien, parquoy je desirerois lui donner quelques commodités. Ne vous
souciez tant seulement de vostre père, respondit-il, mais donnez
entièrement tout ce que vous avez aux pauvres. Je repliquay par une
response assez gaillarde: dernièrement que vous jouastes tant de mille
escus, que ne les donnastes vous aux pauvres; considerez, je vous prie,
que le temps perdu n'est jamais recouvré. Alors il fut fort fasché et
irrité contre moy, puis fit prendre une couverture, et luy avec des
nobles me mirent dedans, me descendirent en la rue, et me vannèrent
devant les fenestres de ma maistresse, dont j'avois grande honte, et un
grand deshonneur m'arriva; ce qui m'occasionna de lui demander mon
congé, pour venir en France vers le grand Empereur Theodose, disant que
je ne voulois plus demeurer avec luy. Je ne pouvois m'en aller sans son
congé; mais dans bien peu de temps, nous fismes la paix, de manière que
tout fut remis en grace. Je luy pardonnay et mis en oubly le mal qu'il
m'avoit faict.

(Vers ce temps Bluet se mit en tête d'établir un ordre de chevalerie:
_L'ordre de l'admiration du grand jugement de Dieu_. Les grands
dominateurs, dit-il, qui seront vertueux, le porteront en or, mais les
méchants ne le porteront point. Le ruban sera blanc.)

Je ne fais poinct de doute,[48] continue-t-il, dans un moment d'amère
réflexion, que de tant de monde qui ont eu de mes livres, il n'y en aye
beaucoup qui les ont méprisés et n'en ont faict aucune mémoire, mais de
tant de livres que j'ay faict, tousjours il y en aura quelque petit
nombre qui se sauveront en despit des diables... et ils seront meilleurs
au dernier temps, que non pas à l'heure présente, et y aura un million
d'amis qui rendront tesmoignage de ce que je suis, en despit des pauvres
envieux. Je n'ay point reçeu de desplaisir sinon de ceux à qui j'ay
faict du bien; mais en mon Dieu je me console.

  [48] Livre 98ème.

(Enfin complètement dégoûté de son séjour en Savoie, par suite des
mauvais traitements qu'il y recevait, et que toutes les cajoleries ne
pouvaient lui faire oublier, il partit pour la France, ce qui comme nous
l'avons vu, était un de ses anciens projets. Tout au commencement du
17ème siècle, nous le trouvons à Paris, et le 15 Mars 1601, étant à
l'abbaye de St Germain, ses visions le reprirent de plus belle.

Au commencement de son séjour à Paris, il paraît qu'on lui accordait
parfois un logement dans les grandes maisons où il plaçait ses
pamphlets, car il répète à plusieurs reprises: “Au logis de Madame la
Duchesse de Bouillon, j'eus une vision... Au logis de Madame la
Princesse de la Marque, estant en contemplation... Le 7 Janvier, 1601,
j'allay souper avec le Comte de la Forest qui estoit logé à la porte St
Germain des prez. Le comte me donna une petite chambre auprès de la
sienne.”)

Quand je suis venu en France, continue-t-il, j'ay remis quarante livres
que j'avois fait escrire à des petits compagnons, au Comte Jacques de
Montmaieu, Prince de Brandy... Estant à Lyon, Monsieur le Duc de
Nemours, roy de valeur, me fist très grande caresse, et deffendit à ceux
de la cour, qu'ils n'eussent à me faire aucun desplaisir, sous peine de
l'estrapade.[49]

  [49] Livre 48ème.

(Bluet raconte alors une aventure fâcheuse pour lui, mais assez
plaisante. Un soldat l'attire dans un piège, lui enlève cent écus que
les Espagnols lui avaient donnés, et le dépouille nu, jusqu'à la
chemise, ne lui laissant autre chose qu'un méchant bas de chausse de
toile.)

Arrivé à Paris, la première année le Roy me donna une chesne d'or de
cent escus; les deux années suivantes, deux cens escus, et quarante
escus pour la naissance de Monseigneur le Dauphin, Roy de paix, que le
grand Abraham me donna.

J'ay receu cent francs de mes gages de ceste année présente, et cent
escus que le Roy m'a faict donner pour le chariot et le livre de la
représentation, que je donnay au Roy de paix; et me revenoit bien le
dict chariot et le dict livre à cent cinquante escus, dequoy l'on me les
a donnez, et quatre escus que l'Imperatrice me fist donner, et puis
cinquante escus pour envoyer à mon père... Monsieur Bastien Zamet, le
grand Abraham m'a donné la première fois quatre escus, et puis six escus
en trois fois, et un habit dont j'en fis faire trois, et six chemises,
sans autres bienfaits que j'ay receus de luy. Madame la Duchesse de
Lorraine, royne d'espérance, sœur du grand Empereur, m'a donné six
escus, et luy donnay un présent qui valoit quatre escus. Monsieur le Duc
de Lorraine, le Roy Godefroy de Bouillon, me donna six escus, et ce à
cause que je luy avois faict présent d'un beau livre qui avoit la
couverture d'argent, et le dedans en velin, avec force belles petites
figures, et mes oraisons escrites à la main, avec le prophète Royal
David en bosse, en figure qu'il estoit berger, qu'il avoit tué Goliath,
et en figure qu'il estoit Roy; dont j'en avois refusé d'un marchand
quinze escus. J'avois fait faire quatre artilleries, qui estoit l'œuvre
la mieux faite, tout le montage de mesme étoffe que le canon: il y avoit
tout ce qui est requis en telles pièces: j'en avois faict faire quatre,
qui estoit une œuvre rare, me revenant à seize escus, et ce trois ou
quatre mois avant la naissance de Monseigneur le Prince Dauphin...
Madame la princesse de Conty, Royne de Senaïque, me donna dix escus la
première fois, et en plusieurs fois me donna trente escus, et un habit
qui coustoit trente six escus. Elle me payoit toute la despense que je
faisois. Madame la Duchesse de Nemours, Royne de la fleur de May, m'a
donné la première fois huict escus, une autre fois douze, puis quinze,
puis dix. Monsieur le Duc de Nemours, Roy Octavien, la première fois me
donna un bel habit, qui valoit cinquante escus, et en plusieurs fois
dix-huit escus. Madame la Duchesse de Longueville, Royne Esther, m'a
donné deux escus, un beau manteau d'escarlate, doublé de fine frize,
couleur de Zinzolin, qui valoit quinze escus, et un manteau de serge en
broderies qui est estimé cinquante escus. Monsieur le Duc de Nevers, roy
de valeur, me donna une medaille d'or qui pesoit huict escus, et puis un
habit qu'il me donna du deuil de sa mère, et m'a faict donner un escu
aux estrennes... Monsieur le comte et Prince d'Auvergne, Roy Cæsar, m'a
donné six aulnes de velours, qu'il a faict prendre chez un marchand...

(Un grand nombre d'autres personnages donnent l'un un pourpoint, l'autre
un chapeau de castor, un troisième un bas-de-chausse de serge, &c. &c.
Monsieur Laurent de Cenamy lui fait présent d'une bouteille d'huile pour
accommoder sa salade; Monsieur le Vidame du Mans, _le grand supplice_,
lui donne le corps d'un haut de chausse rond, sans canons ni bas, qu'il
vend pour deux écus, parceque, dit-il, il ne pouvait s'en servir.
Quoique Bluet ne vécût pour ainsi dire que d'aumônes, il refusait
parfois d'en recevoir par fierté. Il nous raconte qu'ayant dîné un jour
chez M. De Chappes, le chevalier Dammont lui prit la main et y mit une
pièce d'or; “mais, dit-il, je fis refuz parcequ'il m'a donné plusieurs
fois, sans jamais l'avoir courtizé ni demandé. M. De Chappes me donna un
jour sept quarts d'escus sans que je voulusse les recevoir non plus, à
cause que j'ay honte, parceque j'ay reçeu plusieurs biens de luy.”
Cependant peu-à-peu les donneurs se lassent et les libéralités
diminuent. Le maréchal de Balaguy lui promet un habit, le fait venir
trente fois chez lui, à cet effet, et finalement il ne l'obtient pas. Il
offre à l'évêque de Noyon un beau chandelier qui valait six écus, et sa
grandeur lui donne cinq _testons_! Voilà, dit tristement Bluet, la
libéralité de ce Prélat! Il fait cadeau à Madame la Vidame du Mans d'un
petit livre dont la couverture est en argent, façonné en lacs d'amour et
le dedans de vélin, où sont écrites ses oraisons à la main, _et comme
grande dame, généreuse et recognoissante, elle m'a donné un chapelet qui
vaut bien dix sols!_ “Messieurs les lecteurs, ajoute-t-il ailleurs, qui
verrez ces escrits, c'est pour vous honorer, et c'est pour me mespriser
en la despence que j'ay faicte pour imprimer mes livres, où j'ay
despendu trois mil six cents escus. Je n'en fais aucune avarice, je ne
l'ay point enterré en terre, ny caché en une muraille, l'argent va,
l'argent vient, encore plus fou est celuy qui en amasse avec avarice, et
qui y met son cœur.”

“Pour avoir donné de mes livres à des estrangers que je n'ay jamais veu
qu'une fois, j'ay tiré plus de commodité d'eux, que des autres. Je ne
les ay jamais courtisez, mais ils me sont venus rechercher, et m'ont
mené à leur logis, et m'ont donné des habits et argent.” Il continue
ensuite à détailler ses désappointements à cause des misérables aumônes
qu'on lui faisait.)

Monsieur le Duc de Rouenne m'a donné deux escus en une fois! Monsieur
Forcet Hardy m'a donné un quart d'escu en une fois! Le maistre d'hostel
du Grand Abraham m'a donné un quart d'escu _en une fois_! mais,
(ajoute-t-il, saisi d'une noble fierté,) j'en ay eu une revanche, je luy
ay donné une medaille du grand Roy François, de nacre de perle,
enchassée en argent doré! Véritablement, j'aymerois mieux estre avec
quelqu'un qui ne me donneroit que le tiers de ce que j'ay reçeu, pour
courtiser, que la grande somme gagnée avec tant de peine et de
travail... Je plains le temps perdu!

(Les choses allaient de mal en pis, et il présenta enfin la requête
suivante au Roi Henri IV.)

Empereur, la pension que vous m'avez donnée, et tout ce que vous pouvez
m'avoir donné, il n'y a que pour m'entretenir de logis; il m'a fallu
courtiser, le temps que j'ay esté en France, pour m'entretenir. Le
courtisement que je fais aux autres, je le veux faire à vous tout
seul... Je ne suis point demeuré en vostre France pour y faire des
piperies, et n'y suis point venu pour avoir faict des friponneries, là
où j'ay esté: mais suis venu avec un bel équipage bien accompagné d'un
Charles Emmanuel, Duc de Savoye; et pour avoir prédict ce qui a esté
récité à vostre avantage, j'ay esté disgracié... Le cœur me faict bien
mal, me voyant dans une miserable nécessité, et m'estant veu avec luy en
esquipage si honorable, entretenir de beaux chevaux d'Italie, et beaux
mulets pour porter mon bagage; entrant en son cabinet secret à toutes
les heures que bon me sembloit; dormant en sa chambre, auprès de son
lict, au chateau de Turin; faisant bons offices à qui bon me sembloit;
mes chevaux et mulets bardés de bleu celeste, et laquais et estaffiés
accoustrés de même couleur... Je ne demande rien qu'une livre de pain
que l'on donne aux chiens, de trois jours en trois jours, et je vous
seray fidèle et obeyssant, sans jamais varier, à vostre service.
Servez-vous de moy, et je seray le rocher qui ne s'esbranlera jamais.
S'il ne vous plaist d'accepter ce que je vous dis par cet escrit, vous
me permettrez que je secoue la poudre de mes souliers, et n'emporteray
rien du vostre. Je quitteray tout, et sortiray tout en chemise, sans
chapeau, sans souliers, me baignant la face de larmes, me resjouissant
et louant Dieu le créateur, &c. &c.

(Il y a quelque chose d'espagnol dans cette manière de demander
l'aumône, et qui ne devait pas déplaire à Henri IV.

Malgré ce qu'il parvenait encore à obtenir de temps à autre, la misère
s'approchait à pas lents, et augmentait sans doute l'exaltation
religieuse de Bluet. Lorsque la peste éclata à Paris vers 1606, il
s'imagina que s'il se soumettait à une sévère pénitence, il parviendrait
à détourner en partie le fléau. En conséquence il résolut de se vouer à
l'abstinence et à la prière, et se proposa, dit-on, de jeûner pendant
neuf jours de suite, mais dès le sixième, il devint si faible, qu'étant
allé, vers le soir, faire ses oraisons au cimetière Saint Etienne, il y
mourut de misère et de besoin.)

Il nous semble que la vie de Bluet d'Arbères, dont nous venons de donner
un aperçu, présenterait un excellent cadre pour y faire entrer un
tableau critique des hommes et des mœurs de la fin du seizième et du
commencement du dix-septième siècle. Ses œuvres elles mêmes, lues avec
attention, présenteraient bon nombre d'esquisses ingénieuses. Son
enfance passée dans les champs, les marais et les bois de son pays
natal, comme berger; sa jeunesse pleine de folles imaginations de
grandeur et de gloire; sa fuite de la maison paternelle, à la suite
d'une intrigue d'amour; son séjour à la cour du Duc de Savoie, ses
voyages avec ce prince, auprès duquel il remplissait le rôle d'une
espèce de fou de cour; ses mésaventures risibles; son arrivée à Paris,
ses prospérités et ses misères dans cette capitale; son existence de
bohémien littéraire, et sa fin misérable au milieu des tombeaux, où il
meurt de faim, dans la pensée qu'il est une victime expiatoire de la
peste; voilà certes des données suffisantes pour en composer un livre
plein d'intérêt.



DEUXIEME PARTIE.

BIBLIOGRAPHIE.


Le recueil des œuvres de Bluet d'Arbères dont on ne rencontre jamais
l'ensemble complet, et dont les exemplaires incomplets différent
entr'eux dans le contenu des pièces qui les composent, formait dans
l'origine 173 livres, ou morceaux numérotés, même 180, si l'on s'en
rapporte à une note de l'abbé de St Léger, écrite en 1778, d'après
l'exemplaire du baron d'Heiss; mais plusieurs de ces livres ne nous sont
pas parvenus.

Ce qu'on en connaît jusqu'ici se réduit aux livres 1 à 85, et 91 à 103;
à quoi il faut ajouter les livres 104 à 113, découverts depuis quelques
années. Les livres 105 à 113 sont imprimés séparément. Il en est de même
des livres 141 à 173, formant un volume composé de 200 feuillets, avec
des gravures sur bois, et un titre ainsi conçu:

_Dernières œuvres de Bernard de Bluet d'Arbères, &c. contenant les
interpretations de la vie de Jesus Christ, imprimées à Paris, depuis le
jour de Noël 1604, jusqu'au IXème jour d'avril 1605._

Ce volume supplémentaire dont trois ou quatre exemplaires seulement ont
échappé à la destruction, se trouvait dans le catalogue de la vente des
livres de M. le Comte de Mac-Carthy, et provenait de la Bibliothèque de
M. Girardot de Préfond qui l'avait acheté 300 francs.

Le Bibliophile Jacob nous apprend[50] que ces trois ou quatre
exemplaires furent trouvés en feuilles parmi de vieux papiers, dans les
archives de la société des Jésuites, après l'expulsion de cette société
par arrêt du Parlement en 1762. Ces livres de 141 à 173 avaient été
condamnés à être détruits, comme renfermant des opinions bizarres et
très hétérodoxes, sur la vie de Jésus Christ, qui auraient pu mettre
l'auteur en danger d'être brûlé, comme hérétique, si sa folie n'eût été
bien notoire. Les imprimeurs de Paris reçurent l'ordre de ne plus
imprimer ses ouvrages, ce qui dut le priver de ses moyens d'existence
ordinaires.

  [50] Bulletin du Bibliophile Techener. Juillet 1859.

Ce recueil des _Dernières œuvres_ de Bluet, étant extrêmement rare, M.
Paul Lacroix en a donné, dans le Nº du Bulletin du Bibliophile indiqué
ci-dessous, une description minutieuse, et de nombreux extraits des
endroits les plus remarquables. Nous y renvoyons les curieux.

Quant à l'autre recueil des œuvres de notre auteur, en voici le titre
tout au long:

“L'Intitulation et Recueil de toutes les œuvres de Bernard de Bluet
d'Arbères, Comte de Permission, Chevalier des Ligues des XIII Quantons
de Suisse; et Ledict Comte de Permission vous advertit qu'il ne sçait ny
lire ny escrire, et n'y a jamais aprins; mais par l'inspiration de Dieu
et conduite des anges, et pour la bonté et miséricorde de Dieu. Et le
tout sera dédié à haut et puissant Henry de Bourbon, roy de France et de
Navarre, grand Empereur Theodoze, premier fils de l'Eglise, Monarque des
Gaules le premier du monde, par la grâce, bonté, et miséricorde de Dieu.

“C'est pour faire déclaration des livres qui ont esté imprimez en son
nom, qui ont eu leur suite et effect; m'en observant trois de toutes mes
œuvres, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de m'appeler. Et en sera donné de
tous mes livres, reliez tous en un, des déclarations à tous les
dominateurs et grands seigneurs de la terre, qui sont de mes amis, et
sera dattée (sic) le jour et le temps qu'ils les auront receuz et seront
imprimés, et seront prins pour tesmoignage pour déclarer la vérité des
visions qui n'ont pas encore eu leurs effects, pour déclarer la vérité
de celles qui auront leurs effects, s'il plaist à Dieu. Mai 1600, in
12º.”

Ce titre principal a une gravure sur bois, représentant le Calvaire,
avec l'inscription, _in hoc signo vinces_.

Dans l'analyse suivante, nous ne présenterons aux lecteurs des extraits
de ce que l'auteur veut bien appeler des _livres_, que lorsqu'ils
contiendront quelque chose de remarquable, ou qui puisse compléter, sous
certains rapports, la Biographie qui précède.

_Le 1er Livre d'Oraisons_, partie de 72 pages d'impression, a en tête
une assez jolie gravure sur bois, représentant allégoriquement l'_Arbre
de vie_. Cette gravure est reproduite plusieurs fois dans le cours de
l'ouvrage.

Dans une courte préface l'auteur nous dit qu'il a commencé de faire
imprimer le 19 Mai 1600, ce livre d'oraisons, qu'il a été réimprimé de
nouveau, au nombre de deux mille exemplaires.

Ces prières ne manquent pas d'onction et d'un certain mérite,
quoiqu'elles renferment deux ou trois propositions singulières, telle,
entr'autres, que la distinction entre la pucelle et la vierge: “La
première, dit-il, c'est avoir mauvaise volonté sans effect, la seconde
c'est estre sans mauvaise volonté et sans effect.”

Nous consignerons ici une remarque que M. Paul Lacroix a faite le
premier, et qui est importante, sous le rapport bibliographique, pour
l'œuvre entière de Bluet; c'est qu'après avoir fait imprimer, à un
nombre inégal, une édition de ses _livres_ qui forment ordinairement 12
ou 21 pages in 18º, et en avoir distribué lui-même une partie, l'auteur
faisait imprimer à part pour chaque _livre_ deux feuillets qui n'étaient
pas seulement destinés à figurer en tête de ce livre comme titre détaché
et supplémentaire, mais qui devaient servir de prospectus pour attirer
de nouveaux acheteurs, afin de vendre le reste de l'édition, et
quelquefois une édition nouvelle. Ces titres-prospectus qu'il
distribuait dans les rues, manquent souvent aux anciens exemplaires, ou
se trouvent dans quelques-uns, sans les livres pour lesquels ils sont
faits. Ceci sert à expliquer certaines différences entre les trois
exemplaires que nous avons examinés, et la description donnée par De
Bure le jeune.

_Le deuxième livre d'oraisons_, également imprimé à 2000 exemplaires, le
15 Mai, _contient cinq cens clauses et est couvert de bleu céleste_, dit
Bluet, dans un des exemplaires que nous avons eus entre les mains. Dans
un autre il n'y avait que le titre-prospectus dont nous venons de
parler, c'est-à-dire deux feuillets contenant seulement le titre et une
figure.

Pour les six livres suivants, aucun de nos trois exemplaires ne
renfermant les livres complets, nous transcrirons les détails curieux
donnés par M. Paul Lacroix, d'après l'exemplaire de M. Techener.

“_Le 3ème livre, des sentences sans repliques_, contenait trente-six
feuillets, et fut tiré aussi à 2000 exemplaires. Il n'en restait plus
que trois, lorsque le Comte de Permission fit paraître le
titre-prospectus en deux feuillets, qui existe seul aujourd'hui, le
livre étant perdu.

“_Le 4ème livre, des prophéties_, n'existe pas davantage, quoique les
Bibliographes aient cité son titre-prospectus en deux feuillets où l'on
apprend que ce livre contenant 60 feuilles, avait été dédié à Henri IV
et tiré à deux mille exemplaires. Il n'en restait plus que quatre, tous
les autres ayant été donnés au mois de Juin 1600.

“_Le cinquième livre, des songes_, contenait 24 feuilles. Il avait aussi
été tiré à 2000, dont trois seulement restaient, après la distribution
des exemplaires. Malheureusement ce livre-là n'est plus représenté que
par son titre-prospectus.

“_Le sixième livre, des visions_, imprimé le 29 octobre 1600, contenait
24 feuilles; il était dédié au Comte de Laval: douze exemplaires
seulement survécurent à la distribution générale de 2000 que le Comte de
Permission avait fait imprimer.

“_Le septième livre, de professie._ Le titre-prospectus de ce livre
offre un portrait de Henri de Bourbon, Prince de Condé, à l'âge de neuf
ans, en 1597. Le livre tiré à 2000, dont il ne restait plus que cent,
après la distribution, contenait douze feuilles, suivant ce
titre-prospectus que les bibliographes n'ont pas connu: or comme il est
composé de 24 pages, on doit en conclure que Bluet désigne les
_feuillets_ par le nom de _feuilles_.

“On trouve dans ces titres-prospectus la preuve irrécusable de
l'existence de plusieurs livres en grand format, in 4º sans doute, qui
ne sont jamais parvenus sous les yeux des bibliographes. On lit sur le
titre-prospectus du 27ème livre _du Chariot Triomphant_: “Est en grand
volume, et ne peult pas entrer en cestuy rang. Puis au dessous: Le 29ème
livre est en grand volume, qui ne peult pas entrer aussi en cestuy
rang.”

Dans la seconde édition du _7ème livre de professies_ l'auteur annonce
que cette pièce a été réimprimée le 1er Janvier 1601 à cinq cents
exemplaires, et dédiée à Monseigneur de Nantouillet.

_Le 8ème livre_, de 24 pages, contient l'interprétation et l'explication
de la gravure qui représente l'_arbre de vie_. Ce livre est dédié: “à la
plus belle demoyselle et Princesse Anne de Montofye, Duchesse de Lucé,
Royne, nymphe des nymphes, et fille unique de la noble Senahic.”

A la fin de cette pièce se trouvent deux pages imprimées en italiques,
indiquant la date précise de huit des livres de Bluet, et la couleur
emblématique, selon lui, dont chaque livre était recouvert. Le verso du
dernier feuillet contient une espèce d'apostrophe au Duc de Savoie, en
latin.

_Le 9ème Livre, des Rois_, 24 pages, dédié à Henry de Bourbon, Roy de
France, pour lequel 400 exemplaires ont été imprimés. Néanmoins ce livre
se termine par les mots: “Le Comte de Permission en a fait imprimer deux
mil copies.”

Dans d'autres exemplaires, ce livre est dédié à M. le Prince de Conty.

Ce n'est qu'une série de noms de fantaisie que l'auteur se plaît à
donner aux Rois et aux grands seigneurs de l'Europe, dans le genre de ce
qui suit: “Le Roy d'Espagne s'appellera Alexandre le Grand, monarque des
trésors des Indes, parceque Alexandre possedait de grands pays, et qu'il
étoit fils de Philippe. L'Archiduc d'Autriche s'appellera l'empereur des
Attrapes, parcequ'il a attrapé la Bourgogne, et s'en est faict Prince;
parcequ'il a attrapé les Pays-Bas, qui sont la Flandre, et parcequ'il a
attrapé la Princesse d'Espagne, pour en faire sa femme.”

_Le 10ème livre_ n'est composé que de comparaisons et d'épithètes
bizarres, comme celles du livre précédent. Il a de même aussi une
gravure de _l'arbre de vie_. On doit en avoir tiré deux éditions, car il
est dédié à Monsieur de Beaumont, dans un exemplaire, et à Henri de
Savoye, Duc de Nemours, dans l'autre, et chose assez singulière,
l'impression, dans tous deux, est datée du 16 Mars 1601.

_Le 11ème livre_ fut imprimé le 24 du même mois, “par le commandement du
Comte de Permission qui en a faict la composition; et en sera imprimé
deux rammes, dequoy en sera dédié deux cens coppies à Haulte et
Puissante Damoiselle De Lorraine.”

M. Paul Lacroix nous apprend que dans d'autres exemplaires, la dédicace
est adressée à Marie de Médicis Reine de France, et aussi à Ysabeau de
la Tour. Ce livre traite “de toutes les premières du monde, Princesses,
Roynes, dames et damoiselles de grande qualité, de noms, de surnoms et
interpretations.”

_Le 12ème livre_ traite “des grands seigneurs qui sont compris dans les
terres du Duc de Savoye, Roy David, soit en Piedmont, soit en Savoye, et
s'appellera le livre sans oubly.” Imprimé à 2000 exemplaires le 5 avril
1601, et portant en tête une gravure de l'arbre de vie.

_Le 13ème livre_ a un de ces titres-prospectus d'un feuillet dont nous
avons déjà parlé plus haut, d'après M. Lacroix, et au bas, on lit pour
la première fois, selon le même bibliographe, cet avis, que Bluet a
répété sur quelques autres titres-prospectus: “Le Comte de Permission
prétend donner tous ses livres reliez ensemble, à tous ceux à qui il en
a dédiez.”

_Le 14ème livre_, six pages, plus un feuillet non chiffré, fig.

_Le 15ème livre_, 12 pages, fig.

_Le 16ème livre_, 12 pages. M. Lacroix cite deux titres différents de ce
livre, l'un de deux feuillets, avec le portrait du Comte de Permission
agenouillé et entouré d'emblèmes; l'autre d'un seul feuillet, sans
figure.

_Le 17ème livre_ traite des visions du Comte de Permission et est dédié
à Antoine Zamet, _baron de cinquante mille escus, frère du Grand
Abraham_. 12 pages, sans fig.

_Le 18ème livre_ renferme quelques détails sur la paillardise, et sur
les Cornes de Moïse, d'un genre assez singulier.

_Le 19ème livre_ est dédié à Bastien Zamet, le grand Abraham, _marquis
d'un million d'or, par la grace de Dieu_. Douze pages, fig. Dans un
autre exemplaire la dédicace est à _Sebastian Zamet,--Grand Abraham,
père de familles de toutes les Europes, riche de deux millions d'or par
la grace de Dieu_.

_Le 20ème livre_ nous apprend que Bluet avait un frère boiteux,
probablement gardien de troupeau, comme lui, d'après l'allusion qu'il
fait.

Douze pages, et portraits en tête, de H. Du Plessis, R. Du Plessis, et
Isabelle Du Plessis, _la tant belle desirable_.

_Le 21ème livre_, 24 pages, fig. du prophète Nahum. Dédié à Henry IIII,
Roy de France et de Navarre. C'est une espèce de sermon à la manière de
l'auteur, sur les dissentions entre les Catholiques et les Protestans.
Quelques passages sont assez curieux, celui-ci entr'autres: “Voyla les
prédicateurs des deux religions; la plus part de leurs prédications,
c'est d'inciter de se couper la gorge les uns avec les autres. Voila le
prédicateur de la religion Philistienne qui preschera que ces pauvres
papaux font un Dieu de paste, et d'un goubelet d'argent, qu'ils sont
idolastres. Voyla les autres prédicateurs de la religion Catholique, qui
dirent: Ces Calvinistes sont des chiens qui mangent de la chair en tout
temps. Le Comte de Permission vous avertit de la part de Dieu, que cela
n'est point bon de rapporter toutes ces paroles... que de trente mille
qui vont à l'église, il n'y en a pas un qui fasse son devoir.”

_Le 22ème livre_ a douze gravures sur bois, qui remplissent plus de la
moitié des pages, et qui sont tirées d'une Danse des morts.

“Il faut que je me résolve,” (dit Bluet, avec tristesse s'apercevant
sans doute que ses livres ne se plaçaient plus aussi bien) “de me mettre
en bon estat, comme cestuy là qui s'en va mourir et rendre l'esprit,
avec une vraye repentance d'avoir offensé Dieu; et je ne pense estre que
trop riche quand je n'aurois que deux chemises, si je vois mon frère
Chrestien qui n'en a qu'une.”

_Le 23ème livre_, 12 pages, fig. Dédicace à Henri de Bourbon, Duc de
Montpensier. Il y a deux titres différents pour ce livre, d'après les
exemplaires.

_Le 24ème livre_, 12 pages, sans fig. M. Lacroix cite un titre de 2
feuillets avec les instruments de la Passion, et figure très singulière
et très équivoque.

_Le 25ème livre_, 12 pages, fig. Deux titres différents.

_Le 26ème livre._ “Ce livre s'appellera, dit Bluet, le renouvellement
des prophéties, dont la figure du prophete Nahum sera en teste.” 8
pages, fig.

_Le 27ème livre_; un titre de deux feuillets, avec figures. Un autre
titre sans fig. Ce livre, dit M. Lacroix, qui avait été imprimé en grand
volume, n'existe plus.

_Le 28ème livre_; un titre de deux feuillets, fig., 12 pages.

_Le 29ème livre_; titre de deux feuillets, avec armoiries des treize
Cantons. Ce livre qui avait aussi été imprimé en grand volume, n'existe
plus.

_Le 30ème livre_ est une série de visions des plus bizarres, telles que:
“Je voyois le soleil à ma fenêtre, lequel me crioit: ouvre moi la porte,
que j'entre en la maison; je veux entrer et tu me fermes tousjours la
porte.--Autre vision, que j'estois transporté en la Turquie, avec la
femme du Grand Turc, et qu'elle lisoit mes livres, et pleuroit des
livres que se devoyent imprimer. Les enfants du Grand Turc et de la
Turquesse ne se pouvoient lever que je ne les levasse.”

Ce livre, dans quelques exemplaires, est en double, et montre qu'il y en
a eu deux éditions, chacune du même nombre de pages (24), avec une
addition de neuf lignes en plus petits caractères, dans l'un d'elles.

_Les 31ème et 32ème livres_ ne présentent aucune observation. L'un a un
titre de deux feuillets, avec portraits, et se compose de 10 pages,
aussi avec portraits; l'autre a douze pages et traite “des discours et
interprétations des noms et surnoms des demoiselles de la Royne de
France.”

_Le 33ème livre_ est dédié à Marie de Médicis, _Impératrice de hasard et
de fortune_, et se compose de douze pages imprimées le premier jour de
l'an 1603. Bluet a l'idée originale dans ce livre d'appliquer aux damnés
le contraste du froid et du chaud: “Quand il est jour au monde, ceux des
enfers sont tourmentés par la glace et la froidure; d'autant qu'ils ont
eu la chaleur à mal faire, Dieu les veut refroidir par la glace; et
quand il est nuict au monde, ceux des enfers sont tourmentés par le
feu.”

_Le 34ème livre_ est dédié à la haute et puissante dame Henriette de
Balsac, Marquise de Verneuil, Royne de beau plaisir.

Au nombre de ces visions qui n'ont aucune suite, il y en a d'assez
curieuses: “Autre vision que je voyois la ressemblance de Madame la
Princesse et Duchesse de Nemours, et elle s'est venue présenter à moy,
en chemise, et me dist: mon amy, j'ay froid, poussez moy un peu dans
ceste chambre. Autre vision que je voyois une grande Duchesse qui avoit
perdu ses souliers, &c.”

_Le 35ème livre_ de 12 pages, avec figure, présente encore des visions.
Elles commencent par le récit d'un enlèvement de Bluet par un diable qui
le transporte aux lieux où il est né, le pose au milieu des marais où il
gardait les vaches. Puis ils se battent ensemble. Plus loin, il est aux
prises avec un autre diable à cheval. Bluet lui met le mors d'une bride
dans la bouche, et appelle au secours: “Je voyois le Pape et Messieurs
les Cardinaux qui ne me vouloient point secourir. Je leur ay dit: sauve
qui pourra, car je m'en vais le laisser aller, je ne le peus plus
tenir,” &c. &c.

_Les 36ème, 37ème et 38ème Livres_, de 12 et 24 pages, avec figures, ne
renferment également que des visions. L'une d'elles montre jusqu'à quel
point la malheureuse cervelle du Comte de Permission était bouleversée
par la vanité: “Il m'est apparu que j'étois transporté en la maison
d'une grande dame de mes amies; j'étois accoustré d'un habit à
l'antiquité, portant une palle de feu en ma main; il y avoit une table
toute pleine de vesselle d'argent doré... trois capucins qui avoient une
face reflambante ont dict à la compagnie qu'ils étoient venus pour me
veoir, je leur suis allé parler, les larmes leur distiloient des yeux,
et m'ont dict: vous avez la plus grande obligation à cestuy grand Dieu
de là haut; il n'y a jamais eu pape, et n'y aura qui aye jamais pu faire
ce que vous avez faict. Vos livres regneront jusqu'à la consommation du
monde, vous serez tenu à merveille au dernier temps, ce que vous n'estes
pour le présent; monstrez nous de vos œuvres. Je leur en ai monstré.
Quand ils ont eu de mes œuvres, ils ont commencé à chanter à haulte
voix: Gloire soit donnée au Grand Dieu Eternel, et bénédictions soient
données à vos actions et à vos œuvres.”

“Je leur ay dict: cela n'est rien pour le présent, au prix de ce que je
feray pour l'avenir, s'il plaist à Dieu. Je vais oster toutes les
difficultés de toutes les divisions, y compris la Turquie,” &c. &c.

Il y a un second 38ème livre, de 12 pages, intitulé: _des sentences,
&c._, imprimé le 27 février 1603, et dédié “à Anthoine Zamet Jacob, fils
aîné du grand Abraham, et de la Victoire de Laurier, sa mère.”

_Livre 39ème_, deux feuillets, fig.

Entre ce livre et le 40ème dont nous allons parler, il se trouve deux
morceaux, dans l'un des exemplaires que nous avons lus, qui ne portent
aucune indication soit de série, soit de classification quelconque, et
qui ne sont point mentionnés par les bibliographes. Ils n'ont ni titre,
ni gravure. Il est donc impossible de deviner où ces morceaux devraient
être placés. Ils sont néanmoins complets en eux-mêmes, paginés de 1 à
12, et indépendants de tout autre livre. Voici les premières lignes de
chacune de ces pièces: “Autre vision que je voyois que les gens du Roy
de France venoient me dire: chauffez un peu ceste serviette pour le Roy
nostre maistre, et moy approchant la serviette proche du feu, elle ne se
vouloit point eschauffer.”

“Quand le ciel est bien clair, le soleil étend ses rayons sur le monde;
subitement vient la nuée qui se met devant le soleil, et tout à l'heure
le soleil retire ses rayons, et sont cachés,” &c.

_Les livres 40, 41, 42, 43, et 44_ ne nous présentent que deux
observations à faire. Au bas de la 1ère page du 41ème livre se trouve la
remarque suivante: “Le quarante deuxième livre qui est le tableau du
Paradis et de l'Enfer, est en grand volume, et ne peult pas entrer en
cestuy rang.”

A partir du 43ème livre, De Bure, dans son catalogue des Œuvres de
Bluet, avance que les livres suivants n'ont pas de figures. Néanmoins
presque tous ces livres en ont en tête, mais le 43ème qui commence par
une gravure représentant St Pierre et St Paul, en contient une à
mi-page, au verso et au recto, jusqu'à la fin des douze pages.

_Livre 45_; “_Figure qui représente les douleurs qu'a enduré la Vierge
Marie._” Tel est l'intitulé de ce livre de douze pages, collection de
visions bizarres dans le goût de celle ci: “Le Grand Turc m'est venu
dire: Comte de Permission, allez au grand juge et sauveur vostre
maistre, qu'il luy plaise prolonger son grand jugement, et me donner un
petit de temps, que je me puisse amender, pour demander miséricorde;
j'aboliray la loi et la religion de Mahomet l'enchanteur, je la fouleray
sous les pieds, et observeray vos ordonnances, moy et tous mes royaumes
et empires.”

_Les livres 46, 47, 48_ ont chacun 12 pages et une gravure.

_Livre 49_; idem. “Le Duc de Nemours me fit donner douze ducats, m'en
allant à Chamberry, pour m'accoustrer, et je m'accoustris depuis les
pieds jusques à la teste, tout de frize noire, et les dames me
demandoient qui m'avoit donné cestuy habit; je leur dis que c'estoit le
Duc de Nemours, la fleur de mes amis, et ne le vois plus, à mon grand
regret.”

_Les livres 50 à 57_ ne présentent pas d'observations à faire.

_Le livre 58ème_ de douze pages, a en tête une petite gravure sur bois,
passablement indécente, et dont nul bibliographe n'a parlé. Le titre
porte: “Dédié à haulte et puissante Dame, princesse et duchesse de
Guise, Royne de Sabat. Iceluy livre traicte du remède comment les femmes
mettent les hommes en tentation, et comment les hommes doivent
résister.”

L'auteur explique la gravure de la manière suivante: “L'homme sera
couché à la renverse, la femme sera aussi couchée vis-à-vis de l'homme.
Une des gorges d'un serpent à deux gorges et à quatre griffes, tirera la
langue de l'homme, et l'autre gorge engouffre la partie honteuse de
l'homme. Sur la femme il y aura un dragon qui aura une grande queue,
laquelle entrera dedans la partie honteuse de la femme, les deux griffes
sur les deux mamelles. Il ne faudra pas que l'homme dise à Dieu: les
belles femmes m'ont monstré leurs testins, elles m'ont induict à mal
faire; il n'y aura poinct d'excuse.”

Tout ce livre est fort curieux, mais trop long pour le transcrire ici.

_Livre 59_; douze pages. Portrait d'Argentine Provane, _la plus belle
damoyselle qui soit en Italie, de là les monts_, à laquelle le livre est
dédié.

Le verso de la dernière page est rempli par dix portraits en buste, du
Duc de Savoie et de ses enfants.

_Livre 60_; douze pages, gravure. “Comme je m'en allay trouver Abraham,
j'ay rencontré Monsieur l'Ambassadeur d'Espagne qui m'a convié pour
aller disner avec luy; j'y suis allé, et il m'a faict donner un escu,
après que j'ay eu disné.”

La plupart de ceux que Bluet mentionne à cette époque comme leur ayant
donné un de ses _gros livres_, lui font remettre un écu. Le Prince
d'Orange lui fait présent d'un doublon d'Espagne, et Dom Pierre de
Balançon, d'un beau pourpoint de satin.

_Les livres 61 à 65_ n'offrent pas de remarques à faire.

_Livre 66_; douze pages (le titre porte par erreur lxvii). En tête est
le portrait du Comte de Permission, ressemblant beaucoup à celui de
Ronsard, et entouré par deux branches de laurier. Au revers est un
portrait d'Argentine de Provane, fille du Grand Chancelier du Duc de
Savoie “qui eust esté ma femme, si je ne fusse demeuré en France,” dit
l'auteur.

_Les livres 67, 68, et 69_ ne m'ont pas présenté d'observations à faire.

Le livre suivant, indiqué comme le _octante deuxième_, et intitulé _le
Livre des trois couronnes_ à cause de la gravure qui se trouve en tête,
répond, dit Bluet, “et suit au soixante-neufiesme livre, et est des
visions depuis le cinq Novembre, jusqu'à présent.”

Il a 12 pages, comme les précédents.

_Le livre 70ème_ est dédié au Duc de Maine, et imprimé le 10 Novembre
1603. Il traite de la vie de l'auteur, ainsi que plusieurs des livres
suivants, comme nous l'avons indiqué dans la biographie du Comte de
Permission.

_Le livre 75ème_ est celui où se trouve la gravure indécente qui manque
à la plupart des exemplaires.

_Le livre 77ème_ renferme plusieurs aventures où l'on voit que tout le
monde s'amusait aux dépens du pauvre Bluet, et le raillait surtout de
son peu de courage.

_Le livre 78ème_ porte en tête la gravure d'une chapelle sur roulettes.
“C'est une chapelle, dit-il, que j'avois faicte à Chambery, et m'y
tenois tout droit, et me couchois tout de mon long dedans, et la pouvois
porter sous mon bras, et y faisois mes oraisons aux églises et ailleurs.
Je voyois et on ne me voyoit poinct, et estant dedans je la faisois
aller où je voulois, avec ses roues et autre subtilité et industrie.”

Cette description est très énigmatique, nous paraît-il, et il est fort
difficile de comprendre comment Bluet pouvait en même temps s'y coucher
tout de son long, et aussi, lorsqu'il voulait, la mettre sous son bras
et l'emporter.

_Le livre 79ème_ a aussi la gravure de la chapelle, mais entièrement
différente en construction et accessoires.

_Le livre 81ème_ a une petite gravure représentant le portrait en pied
de sa maîtresse Antoinette Coynder, qu'il manqua épouser, dit-il,
lorsqu'il eut quitté l'état de berger. Puis vient un autre portrait en
pied de la servante de Madame la Comtesse de Fournon “à laquelle je
failly me marier quand j'eus quitté la paysanne.”

_Le livre 82ème_ continue la série des portraits en pied des personnes
qu'on a voulu lui faire épouser. Le troisième est celui _de Damoiselle
du Gayet qui s'appelloit Adriane de Quincin_. Le quatrième est celui de
_la fille d'un écuyer de chevaux, nommé George Estrajo_.

_Livre 83ème._ Nouveaux portraits en pied de Mademoiselle de Senamy, de
la belle Catherine de Gratian, la fille de chambre de la Marquise d'Ais;
de Lucrèce de Lalee, damoiselle de la Tornette; de Peronne Pobel. “Bref,
ajoute-t-il, je dis avec vérité que j'ay eu autant de maîtresses, qu'il
y a de mois en l'année. J'ay failly de me marier à toutes.”

_Le livre 84ème_ contient le portrait d'Argentine Provane, “la plus
belle qui soit et qui jamais aye esté en toute l'Italie. Il n'y a
peintre, si brave soit-il, qui puisse imiter sa rare et excellente
beauté.”

_Le livre 85ème_ est dédié à Henriette de Balsac, Marquise de Verneuil,
Royne de beau plaisir. “Ce livre traicte de la continuation de ma vie,
tant de fortune que de mon infortune pour ne m'estre pas sceu gouverner
selon les fantaisies et dissimulations du monde: Chacun mesure la
capacité des esprits d'autruy, comme ils mesurent la leur; mais celuy
qui compte sans son hoste, est sujet à compter deux fois. Les penseurs
feroient beaucoup si ce n'estoit leurs contre-penseurs. En Dieu je me
console.”

_Le 91ème_ livre traite de l'interprétation du Royaume de France et des
provinces et duchés qui appartiennent au Grand Empereur Théodose.

_Le 92ème_ est la continuation du même sujet.

_Le 93ème_ contient l'interprétation du nom des possessions du Roy du
Levant.

_Le 94ème_ livre est intitulé _le livre de la désolation et
lamentation_, et dédié au Nonce du Pape. “Le sujet en est, dit-il,
l'interprétation de l'Annonciation de la Vierge Marie.” Ce livre de 12
pages, malgré ce qu'il annonce, ne se compose que de plusieurs courtes
oraisons et prières.

_Le livre 95ème_ est dédié “à Catherine de Lorraine, Princesse et
Duchesse de Nevers, Royne de toute Vertu, l'Excellence de la France.”

Ce livre est également rempli d'oraisons. Portraits des prophètes Elie
et Enoch, Jérémie et David.

_Livre 96ème._ En tête se trouve le singulier intitulé suivant, en
lettres Italiques: “Il n'y a nul rapport au contenu de ce livre dédié à
la Princesse de Dombes et de Montpensier: Pere Cothon s'appellera
Rembourré parceque le coton sert à rembourrer les pourpoints, et luy
comme plein de vérités, rembourre le vice.”

En tête, figure du prophète Isaïe, qui fut le premier, dit Bluet, qui
ait prophétisé l'avénement du fils de Dieu.

_Le livre 97ème_ est intitulé: _Le Prophète Daniel_, et donne son
portrait. Ce livre traite _de l'interprétation du Duché de Nemours, et
autres royaumes et principautés_. “Le Duché de Nemours s'appellera
Tentation d'amitié, parceque Amour est amitié: un amoureux et une
amoureuse qui se baisent, pour armoiries.” Une gravure en marge les
représente.

“Rome en Genevois, s'appellera aveugle, parceque celuy qui est borgne
n'est pas aveugle: un homme borgne pour armoiries.” Gravure d'un borgne.

Tout est de cette force, durant douze pages.

_Le livre 98ème_ est dédié _à Monsieur le Grand, de France, gouverneur
pour le premier du monde, de la Duché de Bourgogne_.

Nous avons cité plus haut le volume des _dernières œuvres de Bluet
d'Arbères_, volume séparé et excessivement rare, de 200 feuillets, avec
des gravures sur bois, et qui commence au livre 141 et finit au 173ème.
Nous nous proposions d'en donner également une analyse détaillée, mais
ce travail a été si bien exécuté par _le Bibliophile Jacob_, dans le
Bulletin du Bibliophile de Techener, du mois de Juillet 1859, page 450,
que nous avons préféré y renvoyer les curieux.[51]

  [51] Nous consignerons ici, en finissant, une note de Beuchot dans le
    33ème volume de son édition des œuvres de Voltaire, où il est
    question du Comte de Permission: “Fréron reproche à Voltaire, y
    est-il dit, d'avoir tiré presque mot pour mot l'épisode de
    _l'hermite_, dans _Candide_, d'une pièce de 150 vers, intitulée _The
    Hermit_, par Th. Parnell. Avant Parnell, plusieurs auteurs avaient
    traité le même sujet, et entr'autres Bluet d'Arbères, dans le livre
    105 de ses œuvres. C'est en 1604 qu'avaient paru les livres 104 et
    115, dont on ne connaît encore qu'un seul exemplaire, découvert en
    1824.”



JEAN MARIE CHASSAIGNON.


“Les cataractes de l'imagination, déluge de la scribomanie, vomissement
littéraire, hémorhagie encyclopédique, monstre des monstres, par
Epiménide l'inspiré--Dans l'antre de Trophonius, au pays des visions.--4
vol. in 12º, 1779.”

Certes, ce titre seul annonce que notre auteur eût pu être mis dans une
maison de santé, sans grande injustice, d'autant mieux que ce n'est ni
ce titre, ni cet ouvrage seulement, qui prouvent le dérangement des
idées de l'auteur, mais encore la manière de traiter ses sujets.

Une mauvaise gravure représentant l'auteur en robe de chambre, assis à
son bureau, ayant derrière lui la Renommée et la Muse de l'histoire, se
trouve vis-à-vis du titre du 1er volume. Au dessous sont gravés les cinq
vers suivants:

    Muses, retirez-vous, je cède à mon génie,
    Un cœur comme le mien est au dessus des lois.
    La crainte fit les dieux, l'audace fit les rois.
    Qui consulte est un lâche et ne sait point écrire.
        Servons d'exemple, et n'imitons personne.

Chassaignon a certainement tenu parole, car il n'a imité qui que ce
soit, mais ses vœux sont restés inexaucés, il n'a heureusement servi
d'exemple à personne.

Dans une longue préface de près de cent pages, il avoue qu'il écrit dans
un genre inconnu à son siècle, et il apostrophe ainsi ceux qui
douteraient de son mérite: “Mais lis encore une fois, insolent faquin,
lis, dégoûté scélérat, lis, bourreau mécréant, qui doute de notre
supériorité originale,” et à ses critiques trop rhéteurs et puristes il
dit: “d'un seul éclat de mon imagination, je foudroierais ce pusillanime
troupeau d'esclaves, nés pour aligner des mots, symétriser des phrases
et couper les ailes du génie.”

Comme nous l'avons déjà fait observer, les monomanes ont souvent la
connaissance parfaite du dérangement de leurs idées. Ce fait est prouvé
par la science. Aussi notre auteur décrit très bien lui-même comment ses
accès de folie commencent: “Je n'écris jamais plus d'une heure de suite,
souvent même je cesse au bout d'un quart d'heure, une crispation dans
les nerfs, un éblouissement dans la vue, une palpitation de cœur, une
ébullition de cerveau, m'empêchent de tenir la plume, de regarder le
papier, et même de combiner mes idées. Souvent au moment où j'entre en
verve, mes fibres organiques s'ébranlent et se déchirent, je retiens une
explosion qui m'accablerait.”

Cet état du cerveau explique suffisamment les jugements littéraires
qu'il énonce: “l'Esprit des lois, le Cid, Cinna, Emile et Mahomet n'ont
pour moi que d'arides beautés. Voltaire, J. Jacques, Corneille, et
Montesquieu n'ont pas senti ce que je sens. Je préfère _moi_ à tous ces
fastidieux personnages.”

Il raconte plusieurs des visions qu'il eut; une entr'autres pendant la
nuit qui lui représente l'enfer: “_Horrescentes stetêre comæ_, dit-il,
la plume m'échappe ici de frayeur; encore une minute, et j'expirais.
J'écrivis ma vision à un incrédule qui en perdit la tête, et mourut.”

Ayant conçu le plan d'une satire sanglante qui retracerait un tableau
des scélératesses qui ravagent notre globe, il évoque tous les souvenirs
les plus capables de lui donner ce qu'il nomme _des convulsions
poétiques_. “Que la rage, la haine et la vengeance, s'écrie-t-il,
broient mes couleurs avec leurs bras de fer... Un frénétique accès
s'empare de ma verve, l'Etna est dans ma tête, le Vésuve est dans mon
cœur.”

Monté à ce diapason, il consacre un chapitre à l'expression du désir que
les “coups de sa plume soient aussi destructifs que les dents de
l'Ichneumon qui pénètre dans les entrailles du crocodile, et les lui
déchire; aussi terribles que des tenailles rougies qui emportent des
lambeaux de chair et arrachent le cœur... que ces satyres ressemblent au
tonneau armé en dedans de lames tranchantes, dans lequel les
Carthaginois firent rouler Régulus tout nu... qu'elles soient aussi
meurtrières que le poison qu'Agrippine reçut de l'empoisonneuse
Locuste”... et une foule de souhaits semblables, remplissent six pages.

Enfin il conclut en disant que si quelqu'un était tenté de le persifler:
“Ah! je l'en préviens, je lui fais effacer ses écrits dans des larmes de
sang; j'imprime sur son front le fer de la satire, rougi sur une braise
infernale, et on le verra convulsionner sous le poignard du remords...
je le contraindrai à se pendre de honte et de desespoir!”

Je pense qu'après cette tirade, personne ne doutera que notre forcené
méritait d'être mis aux Petites Maisons.

Les chapitres suivants sont consacrés à la critique de la littérature de
l'époque. Après un assez long examen des meilleurs écrivains français,
il conclut en disant qu'il n'en finirait pas s'il prenait à tâche de
relever tous les solécismes, barbarismes, expressions impropres, vers
boursoufflés, images incohérentes, mots vagues, rebattus, rimes
oiseuses, négligences basses, licenses choquantes, fatiguantes
répétitions, &c. &c., dont fourmillent les chefs-d'œuvres de Boileau,
Racine, Corneille, Voltaire, Crébillon, Rousseau, &c. &c.

Après cet examen vient un volume et demi de notes, sous le titre de:
_Détachement ou Entrailles du monstre_, titre qu'il justifie par le
motif suivant: “Ces notes étaient d'abord consubstantiellement
renfermées dans les volumes, et y occasionnaient une espèce
d'engorgement et d'obstruction. Pour dégager la masse, vider le
ventricule, et éclaircir le chaos, on a cru devoir en détacher les
parties hétérogènes, indigestes et compliquantes, et donner ces notes en
supplément.” Cette explication aurait pu trouver place dans quelques
endroits du _Médecin malgré lui_.

Vers le milieu du 4ème volume se trouve une espèce de Post-face de deux
feuillets, imprimés en encre rouge, et intitulés: _Fin du Monstre et de
ses entrailles, suivie (sic) de la fin du monde et d'une esquisse des
Enfers_.

L'ouvrage se termine par deux cents pages presque toutes consacrées à
une amère critique des œuvres de Voltaire, ce que l'on ne devinerait
guère sous le titre, en encre rouge, de: _Arrière-Monstre, plus terrible
que le Monstre: Paraphrase des prophéties d'Ezéchiel, &c. &c., visions,
enfers, apocalypse nouvelle. Offrande au Clergé._

Le lecteur ne doit pas s'imaginer pourtant que ces quatre volumes ne
soient remplis que d'extravagances; l'auteur y déploie une très grande
érudition, et prouve par ses citations et ses extraits sans nombre,
qu'il avait immensément lu, et, qui plus est, retenu ses lectures.
Malheureusement tout est si incohérent, qu'il serait difficile de les
lire en entier. C'est évidemment le produit d'un cerveau en délire.

Dans un autre ouvrage: _Les nudités, ou les crimes du peuple_, 8º, 1793,
Chassaignon nous a retracé les malheurs que les aberrations de son
esprit attirèrent sur lui. M. J. Lamoureux, dans l'article qu'il lui a
consacré dans la Nouvelle Biographie Universelle, par Firmin Didot, t.
10, p. 42, a très bien résumé ces événements. Nous y renvoyons les
curieux et nous nous contenterons d'indiquer les autres ouvrages de
Chassaignon.

1º. Eloge de la Brotade (Poème de Julien Pascal), par un enthousiaste.
Genève (Lyon) 1779, in 12º.

2º. Les Etats Généraux de l'autre monde, vision prophétique. Le Tiers
Etat rétabli pour jamais dans tous ses droits, par la résurrection des
bons Rois, et la mort éternelle des tyrans. Langres (Lyon) 1789, in 8º.

3º. Etrennes à Messieurs les Rédacteurs du Courrier de Lyon, Autun
(Lyon) 1790, in 8º.

4º. Les Ruines de Lyon, Ode, 1794, in 8º.

Ces ouvrages, dit M. Breghot du Lut (Mémoires biographiques et
littéraires, 1828, in 8º), sont devenus fort rares, et contiennent la
plupart, au milieu de beaucoup de folies, des choses très sensées et
très spirituelles.

Il publia en 1793 une défense de Chalier, ce disciple de Marat, condamné
à mort. Ce fut peut-être ce qui lui permit de traverser le règne de la
Terreur sain et sauf. On l'avait porté sur la liste des émigrés. Il
adressa une réclamation aux Représentants du peuple, dans laquelle il
dit, entr'autres choses originales, “Comme on sait que les penseurs ont
l'âme cosmopolite, les affections vagabondes, l'imagination aîlée et
émigrante, on s'est diverti à mettre mon nom sur la liste des émigrés,
et cette petite malice ne tend à rien moins qu'à me faire mourir de faim
et de soif.”

Heureusement pour lui, ce ne fut pas la fin qui lui était destinée. Il
mourut tranquillement, mais l'esprit toujours exalté, à Thoissy,
département de l'Ain, à l'âge de 60 ans, dans un modeste domaine dont il
avait hérité.

Son frère, épicier à Lyon, sa ville natale, fit servir à envelopper les
marchandises de son commerce, les nombreux manuscrits laissés par le
défunt, et parmi lesquels se trouvait une tragédie de _Cromwell_.



ALEXANDRE CRUDEN.


Ce savant était fils d'un des magistrats d'Aberdeen en Ecosse, et naquit
en 1701. Sa folie bien caractérisée, et d'autre part la preuve qu'il
nous a laissée de sa science philologique et de ses patientes
recherches, en font un des phénomènes les plus curieux de l'aberration
mentale. A dix-neuf ans il prit ses degrés de Maître-es-Arts, et se
destinait à devenir ministre de la religion, mais toute sa carrière fut
interrompue par un événement qui bouleversa à jamais ses facultés
mentales.

Durant ses études à l'Université, il conçut une passion violente pour la
fille d'un des ministres de sa ville natale, mais celle-ci ne répondit
pas à ses sentiments, et comme il continuait ses poursuites avec une
obstination que rien ne pouvait vaincre, le père de la jeune personne
fut obligé de lui interdire sa maison. Ce désappointement produisit un
effet si terrible sur son organisation qu'il fut frappé de folie
immédiatement après, au point que l'on dut l'enfermer dans une maison de
santé. Cet événement fut peut-être un bonheur pour lui, car on découvrit
plus tard que la jeune fille avait été la victime d'une passion coupable
pour l'un de ses frères.

Au bout de quelque temps les soins assidus des amis de Cruden, et son
application à l'étude qu'il avait toujours conservée, durant ses moments
de lucidité, finirent par donner un peu de calme à son esprit malade, et
l'on put le rendre à la liberté. Afin de détourner le cours de ses
idées, il quitta Aberdeen et vint s'établir à Londres en 1722. Il y
donna pendant quelque temps des leçons particulières, puis alla habiter
l'Ile de Man, et obtint enfin la place de correcteur d'imprimerie dans
la Métropole. Ses connaissances et son assiduité au travail lui firent
des protecteurs, et il fut recommandé à Sir Robert Walpole, par
l'influence duquel il fut nommé, en 1735, libraire de la Reine Caroline,
épouse de George II. Depuis longtemps il s'occupait d'un grand ouvrage,
_La Concordance de la Bible_. On sait que dans l'origine les Saintes
Ecritures n'avaient aucune division en chapitres ni en versets,
divisions qui furent établies plus tard pour faciliter la lecture et les
citations. C'est la corrélation des divers passages qui forme la base du
travail de Cruden, qui appliqua à la Bible ce qu'on avait fait pour les
auteurs Grecs et Latins, afin de trouver à volonté les concordances du
texte. La préface de la première édition donne un résumé historique de
tout ce qui a été fait avant lui, dans ce genre, et établit d'une
manière très claire les avantages de cette œuvre de patience qui
l'occupa toute sa vie. On peut se faire une idée de l'immense labeur
exigé pour un pareil livre, lorsqu'on se rappelle que le premier essai
se fit sous la direction d'Hugo de St Marc, qui pour cela employa, en
1247, cinq cents moines à la fois.

Maintenant que Cruden avait un poste qui lui laissait quelque loisir, il
mit la dernière main à son ouvrage, et la première édition en fut
publiée en 1737. Elle était dédiée à la Reine, à laquelle il en présenta
un exemplaire, et qui lui promit son appui, et lui assura qu'elle ne
l'oublierait point. Malheureusement pour l'auteur, elle mourut seize
jours après, et ainsi s'évanouit tout espoir pour lui d'être aidé
pécuniairement. C'était un terrible coup, car il avait engagé son
modique avoir tout entier dans cette immense entreprise. Aussi sa
profonde anxiété, jointe sans doute à une trop grande tension d'esprit
par suite d'un excès de travail, le privèrent de nouveau de l'usage de
sa raison, et on dut l'enfermer dans la maison de santé de _Bethnal
Green_. A sa sortie il publia un pamphlet satirique, plein de
bizarreries, dans lequel il se plaignait des mauvais traitements qu'il
prétendait avoir reçus; il intenta en même temps une action contre le
médecin et le directeur de l'établissement, mais l'examen judiciaire de
la cause, et le plaidoyer qu'il voulut faire lui-même, prouvèrent que si
sa mise en liberté était sans danger pour ses amis, ses facultés
intellectuelles étaient néanmoins décidément dérangées. Malgré cela, il
reprit ses occupations de correcteur d'imprimerie, et continua pendant
plusieurs années à revoir les feuilles de plusieurs éditions des
classiques Grecs et Latins, sans donner d'autres signes de son état
mental qu'une grande taciturnité et une constante mélancolie.

Un événement montra que son ancienne blessure ne s'était pas cicatrisée.
Un jour un de ses amis, Mr Chalmers, lui proposa, afin de le distraire,
de le présenter chez un des marchands de la Cité, qui par le plus grand
des hasards se trouvait être un des frères de celle qui avait été la
cause de sa folie. Ce fut elle-même qui vint ouvrir la porte. A cette
vue Cruden se jette en arrière, et saisissant violemment et d'un air
effaré la main de son ami: C'est elle! s'écrie-t-il, ah! elle a toujours
les mêmes beaux yeux noirs!--

Mr Chalmers le ramena en toute hâte chez lui, et eut beaucoup de peine à
calmer son agitation. Il n'y eut pas de seconde entrevue, mais il ne
prononçait jamais le nom de cette jeune femme, sans qu'une sombre
douleur ne s'emparât de lui aussitôt.

En 1753 sa sœur fut obligée de le faire garder de nouveau à vue, dans
une maison de Chelsea, et lorsqu'au bout de quelque temps, ses
excentricités paraissaient avoir disparu, une idée bizarre s'empara de
lui. Convaincu qu'on lui devait une réparation pour la perte de sa
liberté, et qu'il ne pouvait l'obtenir de la justice ordinaire, ainsi
qu'il en avait déjà eu la preuve, il écrivit à sa sœur et à plusieurs de
ses amis, leur proposant, avec la plus grande simplicité, de lui fournir
eux-mêmes _une légère compensation_, de l'injustice qu'il avait
soufferte, par un moyen très facile. C'était de subir à leur tour un
emprisonnement à Newgate. Sa sœur, disait-il, en serait quitte en lui
payant une amende de dix ou quinze livres, et pourrait choisir entre les
prisons de Newgate, de Reading, d'Aylesbury, ou le château de Windsor,
où elle resterait enfermée durant quarante huit heures seulement.

Le reste de la vie de Cruden s'écoula dans une espèce de paisible
hallucination. Il croyait avoir reçu du ciel une mission spéciale de
corriger les mœurs publiques, et quoiqu'il continuât paisiblement ses
occupations quotidiennes à l'imprimerie, ordinairement jusqu'à une heure
de la nuit, il trouvait encore le temps de travailler à corriger sa
_Concordance de la Bible_, dont il se proposait de donner une nouvelle
édition. Elle fut publiée en 1761, l'auteur en présenta un exemplaire au
Roi, qui lui octroya une indemnité de deux mille cinq cents francs.

Jouissant maintenant de quelque repos, sa manie religieuse l'absorba
tout entier. Dans ses visions, des voix célestes lui disaient qu'il
avait une grande mission à remplir. Il crut que pour le faire
efficacement, son autorité devait être reconnue par le Roi en conseil,
et il demanda à être nommé _Correcteur du peuple_ par acte du Parlement,
et à être créé _chevalier_.

Il nous donne lui-même de curieux détails sur ses démarches, à cet
effet, auprès des chambellans et des Ministres d'Etat. Comme il était
fort connu, on ne le rudoyait jamais, mais on cherchait à échapper à ses
importunités. Il se plaint souvent de ce qu'on l'évite, excepté,
raconte-t-il, un Lord qui, ayant la goutte dans les pieds, fut forcément
obligé de lui donner audience.

Une autre de ses manies fut de faire la cour à la fille d'un baronnet,
et, malgré tous les refus, il continua à importuner la jeune personne de
ses poursuites incessantes. Pour éviter une esclandre son père la fit
partir pour un voyage; Cruden aussitôt fit circuler dans le public des
prières imprimées où il implorait l'assistance de Dieu pour qu'elle et
sa suite revinssent sans accident dans leurs foyers. A son retour, il
distribua également des actions de grâce pour remercier le ciel.

Toujours résolu à être de fait ou de droit le correcteur de la moralité
publique, il parcourait les rues, une éponge dans sa poche, et effaçait
sur les murs les inscriptions qui lui paraissaient n'être pas conformes
à l'honnêteté, ou il arrachait les affiches.

En 1769 il fit une excursion dans sa ville natale, et en sa qualité de
correcteur du peuple, y fit des lectures publiques en Latin et en
Anglais, sur la nécessité d'une réforme générale des mœurs. Il
distribuait des pamphlets sur le même sujet à tous ceux qui voulaient
les lire.

Il mourut d'une façon aussi extraordinaire qu'il avait vécu. Un matin,
la femme qui le soignait dans son modeste logis à Islington, le trouva
dans le privé, mort et agenouillé dans l'attitude de la prière.

Parmi les nombreux pamphlets que Cruden publia, un des plus curieux est:
_The adventures of Alexander the Corrector_, in 8º, Londres, 1754.

Il y a une naïveté dans les détails, et une conviction si profonde de la
mission qu'il est appelé à remplir, qu'on ne peut s'empêcher d'être
convaincu que le malheureux ne recouvra jamais l'usage complet de sa
raison. Cette brochure, ainsi que toutes les autres, du même auteur, est
assez rare, et il serait fort difficile de les réunir toutes.



SIR THOMAS AMES GEVAEFT.


On vit paraître en Belgique, en 1839, un volume des œuvres d'un écrivain
dont le nom inscrit au titre, paraît être un pseudonyme, mais dont les
idées, quel qu'il fût, avaient un cachet évident de folie. Nous croyons
ce volume très peu connu, et comme il rentre tout-à-fait dans notre
cadre, nous en donnerons une courte analyse.

L'auteur commence par une préface où il adresse au peuple Belge un avis
sur les droits d'auteur. “Plusieurs des principaux articles de votre
belle constitution sont sortis de ma plume, dit-il, et quoique
jusqu'ici, je n'aie reçu de récompense des éminents services que j'ai
rendus à la cause des Belges, malgré tous les titres que j'ai fait
valoir au gouvernement, je ne puis contempler mon ouvrage sans ressentir
ce noble sentiment d'orgueil, connu seulement aux hommes savants et
vertueux.”

“L'impression de mes beaux poèmes, tous dédiés à des têtes couronnées,
et dont le manuscrit est déposé, est le prélude de celle de mes œuvres
complettes, et ce, en ma triple qualité d'historien, de Jurisconsulte et
de poète Anglo-Français.”

Ces _beaux_ poèmes sont d'abord des méditations sur le tombeau de Saint
Louis, dédiées _Au Saint Père Grégoire XVI, Pontife Suprême_; puis vient
LA CRÉATION, _Poème dédié à sa Majesté Louise, Reine des Belges_; en
troisième lieu: LE DERNIER JUGEMENT, _dédié à sa Majesté Louis Philippe
I, Roi des Français_. Le quatrième poème, écrit en Anglais est intitulé:
_The Shipwreck_, et dédié _à sa Majesté Léopold I, Roi des Belges_.

Viennent enfin plusieurs morceaux plus courts ayant pour titres: _La
Vertu_; _La Vérité_; _Le Patriotisme_, et trois esquisses en anglais et
en prose, sur le caractère de la poésie de Jérémie, d'Isaïe et de David.

Notre auteur a les idées les plus excentriques sur la versification
française qu'il décrit à sa façon: “Les vers alexandrins, dit-il,
n'admettent à la rigueur que douze syllabes ou six pieds, mais le poète
d'un génie supérieur ne se laisse pas dominer par de pareilles entraves.
Se trouvant dans les champs si vastes de la poésie, il dédaigne la
rigoureuse sévérité susdite, sévérité qu'il sacrifie à ses sublimes
conceptions qui, semblables à un torrent impétueux, renversent tous les
obstacles qui s'y opposent. L'homme qui a écrit sur un sujet aussi vaste
(que ceux que traite notre poète) doit posséder à peu près toutes les
connaissances humaines; il doit avoir acquis par une grande expérience,
l'autorité nécessaire à faire adopter ses opinions par tous ceux qui se
distinguent dans les connaissances susdites: Cet homme, c'est le fils de
l'écriture Sainte; cet homme, c'est moi, et alors même que je n'en eusse
d'autres preuves, mes œuvres le prouvent, et par mes œuvres je veux que
l'histoire me juge. Partant de ces principes et en vertu de mes droits,
j'ai introduit dans la langue française plusieurs nouvelles expressions,
inconnues à elle jusqu'à ce jour, et sauf à les expliquer moi-même; je
déclare en même temps loin de moi toute vanité, loin de moi toute
crainte de faire usage d'un droit, dont la postérité, peut-être même mes
contemporains, me tiendra, me tiendront, compte un jour.

“La langue de l'écriture Sainte fourmille de tant de beautés de toutes
espèces, qu'il est juste que les cinq langues dont les Pères de l'Eglise
ont fait et feront toujours usage, s'entraident, surtout dans les
compositions élevées.”

“J'ose espérer, dit l'auteur, en terminant sa préface, qu'un public
éclairé et impartial saura apprécier les difficultés qui entourent les
compositions de ce genre, qui ont le bien-être de l'humanité pour but,
et qu'il me rendra justice avec la loyauté, l'impartialité et la bonne
foi qui caractérisent les nations civilisées de l'Europe.”

Dans son adresse au Pape Grégoire XVI, il donne quelques détails sur
lui-même. Nous en citerons quatre strophes qui serviront en même temps
de spécimen de sa versification:--

    Le Créateur même daigna jeter sur moi
    _Thomas Ames_ HMC HAZ, fils de la Croix
    Ses yeux célestes et pleins de miséricorde,
    Afin que je suivisse de ses préceptes l'ordre;
    Et afin que je fusse connu de tous sous les cieux,
    Il imprima les signes célestes dans mes yeux.

    A l'âge de treize ans, âge encore bien tendre
    Je reçus des mains mêmes du Primat de Londres
    Guillaume Pointer, digne vicaire de mon PÈRE
    PIUS SEPTIMUS HEIPHA[52] de Jesus Christ le Vicaire,
    La première dignité dont m'investit l'Eglise,
    Qui me donna plus tard le beau titre de fils.

  [52] _Heipha._ Expression hébraïque qui signifie l'_Ecriture Sainte_,
    et quelquefois même le _céleste séjour_. Elle résume également les
    cinq langues de l'_Ecriture Sainte_, l'Hébreu, le Grec, le Latin, le
    Français et l'Anglais, mais cette partie seulement des langues
    Française et Anglaise qui a pour base l'histoire et les trois
    langues Savantes de l'antiquité. (Cette note appartient à notre
    auteur.)

    A l'âge de vingt ans, moins quelques mois,
    Par ordre du SAINT PERE gardien de la Foi,
    Je reçus de mes grades et titres plein droit
    De prendre place en la famille des Rois;[53]
    Ce choix, ratifié d'avance _per omnes Chefæ_,
    Fut accepté comme gage de bonheur et de paix.

  [53] Vide l'almanach de Gotha. (Note de l'auteur.)

    Hail,[54] father PIUS! Hail, Pontife suprême!
    Hail, illustre Père du dévoué Thommæ CM!
    Salve ad te, _Pater Heipha_, Père de la foi!
    Tes cendres sont bénies jusqu'à la SAINTE CROIX!
    Le ciel se réjouit de ce choix digne de toi,
    Et la couronne céleste relève la _Tiare_!

  [54] Cette belle salutation de l'Eglise Catholique dérive non du Saxon
    ainsi que les auteurs et même les lexicographes Anglais le
    prétendent; mais de la belle salutation hébraïque _Hallelujah_;
    salutation composée des attributs célestes, et dont les saints mêmes
    sont fiers! (Note de l'auteur.)

        Hail! Ave! Salve!
        Ad Sir Ilius Gregorius XVI. MG.

    En foi de quoi et en vertu de mes droits,
              Je Signe
      Ego Sir Thomas Ames Gevaeft, &c.,
          Primus Jurisconsultus,
          Primus Doctor,
          Primus Professoris,
              Oig.

      In Heipha. Dies script. A. D. Oig, plus trois!
      Resurrexit Roma, Mater Mea!

Une lueur de raison laisse toutefois apercevoir à Sir Thomas Ames que
ses vers Alexandrins, ainsi qu'il les qualifie, sont passablement
défectueux, mais il pense que cela ne fait qu'ajouter à leur beauté.
“Quoique la mesure métrique, dit-il, ou quantité soit parfois dépassée,
il n'en est pas moins vrai que le _temps_ y fait ample compensation, et
la cadence variée et vive qui en est la conséquence naturelle, loin de
fatiguer l'oreille, relève la monotonie qui existe si souvent dans les
compositions poétiques françaises de quelqu'étendue.”



TABLE ALPHABETIQUE

_Des auteurs dont les écrits sont cités dans cet Essai._


                                Page
  Ames (Sir Thomas)              177
  Arcilla (de)                    40
  Bernardi, Joseph                75
  Billard, Edme                   44
  Busch                           32
  Caissant (le Chevalier)         94
  Carfrae, John                   13
  Cheneau                         31
  Clare, John                     55
  Clennell, Luc                   53
  Cottle, Elisabeth               33
  Cruden, Alexandre               42
  D'Arbères, Bluet               107
  Dachet                          96
  Davenne, François               92
  Démons                          89
  Desjardins, G.                  57
  Dosche, François                27
  Dubois, Guillaume              109
  Ferrand, Olivier                56
  Flores (Miguel de)              76
  Fusnot, C.                      82
  Fuzy, Antoine                   24
  Gagne, Paulin                   61
  Geneviève                        9
  Gragani                         74
  Hall, Robert                   101
  Hécart                          68
  Herpain, dit Usamer             98
  Kant                            73
  Lalou                           69
  Le Barbier, Pierre Lucien       77
  Lee, Nathaniel                  41
  Lloyd, Thomas                   45
  Martin, William                 80
  Martorex                        69
  Mason, John                     27
  Milman                          49
  Monfrabeuf, de Thenorgues      111
  Morin, Simon                    25
  O'Donnelly                      32
  Paoletti                        21
  Parizot, Jean P.                28
  Pentecôte                       47
  Postel, Guillaume               22
  Smart, Christophe               42
  Soubira, J. A.                  29
  Steward, John                   83
  Vallée, Geoffroy                23
  Wezel, Johan Carl               48
  Wirgman, Thomas                 77


JOHN CHILDS AND SON, PRINTERS.



AUTRES OUVRAGES

DU MEME AUTEUR.


1º HISTOIRE DE CHARLES LE BON, d'après Gualbert. Un vol. gr. in 8º.

_Bruxelles_, Imprimerie Normale, 1831.


2º CHRONIQUES, TRADITIONS ET LEGENDES de l'ancienne histoire des
Flandres. Un vol. in 8º.

_Lille_, 1833.


3º ANNALES DE BRUGES depuis les temps les plus reculés jusqu'au XVIIème
siècle. Un vol. gr. in 8º, orné des portraits en pied de tous les Comtes
et Comtesses de Flandre.

_Bruges_, Van De Casteele, 1833.


4º LE ROMAN DU RENARD, traduit pour la première fois, d'après un ancien
manuscrit flamand, augmenté de notes et d'une analyse des anciens poèmes
français du Renard. Un vol. in 8º.

_Bruxelles_, 1834, Hauman.


5º GUIDE DANS BRUGES, ou description des monuments et des objets d'art
que cette ville renferme. 1 vol. in 12º.

_Bruges_, Bogaert-Dumortier, 1834.


6º CHRONIQUE DE L'ABBAYE DE ST ANDRE, par Li Miusis, traduit pour la
première fois; suivie de mélanges historiques et littéraires. 1 vol. in
8º.

_Bruges_, 1834, Van De Casteele.


7º LA VISION DE TONDALUS, RÉCIT MYSTIQUE du XIIIème siècle. 1 vol. in
8º.

Publié par la Société des Bibliophiles de _Mons_, 1835.


8º CHRONIQUE DES FAITS ET GESTES DE L'EMPEREUR MAXIMILIEN, durant son
mariage avec Marie de Bourgogne. 1 vol. in 8º, fig.

_Bruxelles_, Wahlen, 1835.


9º ALBUM PITTORESQUE DE BRUGES. 1 vol. in folº, avec Lithographies.

_Bruxelles_, De Mat, et Bruges, Bogaert-Dumortier, 1836.


10º LA BELGIQUE ILLUSTREE par les sciences, les arts et les lettres. 1
vol. in 8º.

_Bruxelles_, Wahlen, 1836.


11º LES AVENTURES DE TIEL ULENSPIEGEL, édition illustrée par Lauters, et
augmentée de notes bibliographiques. 1 vol. in 8º.

_Bruxelles_, Société des Beaux Arts, 1839.


12º GALERIE DES ARTISTES BRUGEOIS depuis Van Eyck, jusqu'aujourd'hui. 1
vol. in 8º.

_Bruges_, Van De Casteele.


13º DE L'ORIGINE DU FLAMAND, avec une esquisse de la littérature
flamande, d'après l'anglais du Revd Bosworth, avec additions et
annotations. 1 vol. gr. in 8º.

_Tournai_, Hennebert frères, 1840.


14º CHASSE DE STE URSULE, peinte par Memling, et lithographiée de
grandeur naturelle par Mr Manche et Ghémaer, accompagnée d'un texte
historique, biographique et artistique. Grand in folº avec quinze
Planches.

_Bruges_, Bogaert-Dumortier, 1840.


15º HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE, édition illustrée et augmentée de
documents inédits. 1 vol. in 4º.

_Bruxelles_, Wahlen, 1841.


16º PRECIS ANALYTIQUE DES DOCUMENTS que renferme le dépôt des archives
de la Flandre Occidentale. 3 vol. in 8º.

_Bruges_, Van De Casteele, 1840-42.


17º OLD FLANDERS, OR POPULAR TRADITIONS AND LEGENDS OF BELGIUM. 2 vols.
8º.

_London_, Newby, 1845.


18º MEMOIRES HISTORIQUES relatifs à une Mission à la cour de Vienne en
1806, par Sir Robert Adair, traduit de l'anglais, avec un choix de ses
Dépêches. 1 vol. in 8º.

_Bruxelles_, A. Wahlen, 1845.


19º TABLEAU FIDELE DES TROUBLES DE LA FLANDRE, de 1500 à 1585, par
Beaucourt de Noortvelde, augmenté d'une introduction et de notes. 1 vol.
gr. in 8º.

Publié par la Société des Bibliophiles de _Mons_, 1845.


20º DESCRIPTION BIBLIOGRAPHIQHE ET ANALYSE d'un livre unique qui se
trouve au Musée Britannique. 1 vol. gr. in 8º, avec toutes les vignettes
employées par les Elseviers.

Au _Meschacébé_ (_Bruxelles_), 1849.


21º MACARONEANA, ou mélanges de littérature Macaronique des différents
peuples de l'Europe. 1 vol. in 8º.

_Brighton_ et _Paris_, Gancia, 1852.



TRÜBNER & CO.'S

LIST OF NEW PUBLICATIONS.


(Eulenspiegel Redivivus.)

THE MARVELLOUS ADVENTURES AND RARE CONCEITS

OF

Master Tyll Owlglass.

EDITED, WITH AN INTRODUCTION, AND A CRITICAL AND BIBLIOGRAPHICAL
APPENDIX,

BY KENNETH R. H. MACKENZIE, F.S.A.

WITH SIX COLOURED FULL-PAGE ILLUSTRATIONS, AND TWENTY-SIX WOODCUTS, FROM
ORIGINAL DESIGNS BY ALFRED CROWQUILL.

Price 10_s._ 6_d._ bound in embossed cloth, richly gilt, with
appropriate Design; or neatly half-bound morocco, gilt top, uncut,
Roxburgh style.


“Tyll's fame has gone abroad into all lands: this, the narrative of his
exploits, has been published in innumerable editions, even with all
manner of learned glosses, and translated into Latin, English, French,
Dutch, Polish, &c. We may say that to few mortals has it been granted to
earn such a place in universal history as Tyll: for now, after five
centuries, when Wallace's birthplace is unknown even to the Scots, and
the Admirable Crichton still more rapidly is grown a shadow, and Edward
Longshanks sleeps unregarded save by a few antiquarian English,--Tyll's
native village is pointed out with pride to the traveller, and his
tombstone, with a sculptured pun on his name,--namely, an Owl and a
Glass,--still stands, or pretends to stand, at Möllen, near Lübeck,
where, since 1350, his once nimble bones have been at rest.”--_Thomas
Carlyle_, _Essays_, II. pp. 287, 288.


OPINIONS OF THE PRESS.

“A volume of rare beauty, finely printed on tinted paper, and profusely
adorned with chromolithographs and woodcuts, in Alfred Crowquill's best
manner. Wonderful has been the popularity of Tyll Eulenspiegel ...
surpassing even that of the ‘Pilgrim's Progress.’”--SPECTATOR, _October_
29, 1859.

“A book for the antiquary; for the satirist, and the historian of
satire; for the boy who reads for adventures' sake; for the grown
person, loving every fiction that has character in it.... Mr Mackenzie's
language is quaint, racy, and antique, without a tiresome stiffness. The
book as it stands is a welcome piece of English reading, with hardly a
dry or tasteless morsel in it. We fancy that few Christmas books will be
put forth more peculiar and characteristic, than this comely English
version of the ‘Adventures of Tyll Owlglass.’”--ATHENÆUM, _November_ 5,
1859.

“Mr Mackenzie has made diligent use of all editions, and has judiciously
founded his version ... on the old English translation of Henry the
Eighth's time. By this means he has imparted the flavour of antiquity to
the style, whilst he has freed it from the incumbrances of the obsolete
language and spelling.... He has, in truth, executed his work with great
judgment, and, as far as we can judge, with considerable talent, for he
has imparted to his little narrative the force and vigour of original
composition.... It will delight young and old; and the careful,
artistic, and humorous designs of Mr Crowquill will equally please the
children, both of large and small growth. Altogether, we cannot doubt
its popularity, especially as a Christmas gift.”--LEADER, _Nov._ 5,
1859.

“There are, indeed, few languages in Europe into which the adventures of
this arch-mystificator have not been translated.... The bibliographical
appendix, which the editor has added to the volume, will be of great
interest and value to those who are curious in researches of that kind;
but to all the reading public this edition of the ‘Adventures of Tyll
Owlglass’ will be very welcome, as one of the prettiest and pleasantest
volumes of the season.”--CRITIC, _Nov._ 5, 1859.

“This can hardly fail to become one of the most popular among the books
of the winter season.... We must add, in justice to Mr Mackenzie, that
no labour has been spared to make the present edition as complete as
possible. The translation is racy and vigorous, but we have not met with
a single phrase which could be described as ‘slang’.... We must also
call attention to the appendices at the end of the volume, which furnish
the reader with a succinct account of all that is worthy to be known
respecting the literary history of Owlglass.”--MORNING HERALD, _Nov._ 9,
1859.

“Ordinary English readers know little of Tyll Eulenspiegel, or, as his
name is translated, Tyll Owlglass, a famous person in German mediæval
story, and one whose acquaintance they will be glad to make through Mr
Mackenzie's version.... Mr Mackenzie's translation is well calculated to
popularize this work. The book is beautifully printed, and the
illustrations by Alfred Crowquill worthy of his fame.”--LITERARY
GAZETTE, _Nov._ 12, 1859.

                   *       *       *       *       *

PREPARING FOR PUBLICATION,

DEDICATED, BY PERMISSION, TO

HIS ROYAL HIGHNESS PRINCE ALBERT.

In one volume 8vo, handsomely printed, uniform with DR. LIVINGSTONE'S
TRAVELS, and accompanied by a Portrait of the Author, numerous
Illustrations, and a Map,

NARRATIVE OF

MISSIONARY RESIDENCE

AND

TRAVEL IN EASTERN AFRICA,

DURING THE YEARS 1837-1855.

BY J. L. KRAPF, PH. D.

One of the Agents of the Church Missionary Society in Abyssinia and the
Equatorial Countries of Eastern Africa.

The present volume will be acceptable at once to the friends of
Missions, to those interested in geographical discoveries, and to the
lovers of adventure. Few Missionaries have undergone greater sufferings
and been exposed to greater perils than those first fully disclosed in
this work as having been voluntarily fronted by Dr Krapf. The value of
his geographical discoveries it is scarcely possible to over-estimate.
The land journeys of Dr. Krapf in Eastern Africa extended to upwards of
nine thousand miles, and were made mostly on foot--for the luxury of
oxen, enjoyed by Dr. Livingstone, was beyond the reach of the German
missionary in his travels from the coast into the interior.

                   *       *       *       *       *

REYNARD THE FOX.

After the German Version of Goethe.

By THOMAS J. ARNOLD, Esq.

    “Fair jester's humour and merry wit
    Never offend, though smartly they bit.”

WITH SEVENTY ILLUSTRATIONS, AFTER THE CELEBRATED DESIGNS BY WILHELM VON
KAULBACH.

Royal 8vo. Printed by CLAY, on toned paper, and elegantly bound in
embossed cloth, with appropriate Design after KAULBACH, richly tooled
front and back, price 16_s._ Best full morocco, same pattern, price
24_s._; or neatly half-bound morocco, gilt top, uncut edges, Roxburgh
style, price 18_s._

“The translation of Mr Arnold has been held more truly to represent the
spirit of Goethe's great poem than any other version of the legend.”

                   *       *       *       *       *

ON THE

STUDY OF MODERN LANGUAGES

IN GENERAL, AND OF

THE ENGLISH LANGUAGE IN PARTICULAR.

BY DR. DAVID ASHER.

In one Volume 12mo, cloth.

“I have read Dr Asher's Essay on the Study of the Modern Languages with
profit and pleasure, and think it might be usefully reprinted here. It
would open to many English students of their own language some
interesting points from which to regard it, and suggest to them works
bearing upon it which otherwise they might not have heard of. Any
weakness which it has in respect of the absolute or relative value of
English authors does not materially affect its value.”--RICHARD C.
TRENCH.

                   *       *       *       *       *

Uniform with “TYLL OWLGLASS,” a Second Edition of

THE TRAVELS

AND

SURPRISING ADVENTURES

OF

BARON MUNCHAUSEN.

WITH THIRTY ORIGINAL ILLUSTRATIONS,

(Ten full-page Coloured Plates and Twenty Woodcuts), by ALFRED
CROWQUILL.

Crown 8vo. ornamental cover, richly gilt front and back, price 7_s._
6_d._

“The travels of Baron Munchausen are perhaps the most astonishing
storehouse of deception and extravagance ever put together. Their fame
is undying and their interest continuous; and no matter where we find
the Baron,--on the back of an eagle, in the Arctic Circle, or
distributing fudge to the civilized inhabitants of Africa,--he is ever
amusing, fresh, and new.”

BOSTON POST, _Feb._ 10, 1859.

“A most delightful book.... Very few know the name of the author. It was
written by a German in England, during the last century, and published
in the English language. His name was Rudolph Erich Raspe. We shall not
soon look upon his like again.”

                   *       *       *       *       *

THE EPIDEMICS

OF

THE MIDDLE AGES.

FROM THE GERMAN OF J. F. C. HECKER, M.D.

Translated by G. B. Babington, M.D. F.R.S.

THIRD EDITION,

Completed by the Author's Treatise on CHILD-PILGRIMAGES.

Octavo cloth, pp. 384, price 9_s._

CONTENTS: THE BLACK DEATH--THE DANCING MANIA--THE SWEATING
SICKNESS--CHILD-PILGRIMAGES.

This volume is one of the series published by the Sydenham Society, and,
as such, originally issued to its members only. The work having gone out
of print, this new edition--the third--has been undertaken by the
present proprietors of the copyright, with the view not only of meeting
the numerous demands from the class to which it was primarily addressed
by its learned author, but also for extending its circulation to the
general reader, to whom it had, heretofore, been all but inaccessible,
owing to the peculiar mode of its publication; and to whom it is
believed it will be very acceptable, on account of the great and growing
interest of its subject-matter, and the elegant and successful treatment
thereof. The volume is a verbatim reprint from the second edition, but
its value has been enhanced by the addition of a paper on
“Child-Pilgrimages,” never before translated; and the present edition is
therefore the _first_ and _only_ one in the English language which
contains _all_ the contributions of DR HECKER to the history of
medicine.

“Dr Hecker's volume is one of rare excellence, and one not to be met
with and discussed lightly. He is the only historian of epidemics at
present known, and he has the rare faculty of making a medical book an
interesting one; likely, it appears, unfortunately, to be the only work
upon the subject for many years.”--SPECTATOR.

                   *       *       *       *       *

A DICTIONARY

OF

ENGLISH ETYMOLOGY.

BY HENSLEIGH WEDGWOOD, ESQ.

Vol. I., embracing Letters A to D. 8vo, 507 pages. Cloth boards, 14_s._

Dictionaries are a class of books not usually esteemed light reading,
but no intelligent man were to be pitied who should find himself shut up
on a rainy day, in a lonely house, in the dreariest part of Salisbury
Plain, with no other means of recreation than that which Mr Wedgwood's
Dictionary of English Etymology could afford him. He would read it
through from cover to cover at a sitting, and only regret that he had
not the second volume to begin upon forthwith. It is a very able book,
of great research, full of delightful surprises, a repertory of the
fairy tales of linguistic science.--SPECTATOR.


TRÜBNER & CO., 60, PATERNOSTER ROW.



Notes du transcripteur


On a conservé l'ortographe de l'original, en particulier dans les
citations. On a cependant corrigé plus de deux cents erreurs
manifestement introduites par les typographes londoniens, dont la
connaissance de la langue française ne s'étendait pas jusqu'à la
maîtrise du genre des noms (“le pomme”, “le folie”, etc.), des règles de
grammaire élémentaires d'accord ou de conjugaison, ni de l'usage des
accents (“l'àge”, “gôut”, etc.). On a également restitué quatre-vingt
accents manquant dans les petits caractères, sans doute en raison du
matériel typographique disponible.





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