Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Vieilles Histoires du Pays Breton
Author: Le Braz, Anatole
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Vieilles Histoires du Pays Breton" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  LA BRETAGNE ET LES PAYS CELTIQUES

  VIEILLES HISTOIRES
  DU
  PAYS BRETON

  PAR
  ANATOLE LE BRAZ

  I. Vieilles Histoires bretonnes.

  La Charlézenn.--Le Bâtard du roi.--Histoire pascale.--La légende
  de Margéot.

  II. Aux veillées de Noël.

  Nédélek.--Noël de Chouans.--La Noël de Jean Rumengol.--A bord de
  la _Jeanne-Augustine_.--La Chouette.--Le Puits de saint Kadô.--Le
  Forgeron de Plouzélambre.--En «Alger d'Afrique».

  III. Récits de passants.

  Les deux amis.--La Hache.--Le Péché d'Ervoanic Prigent.--Humble amour.

  Troisième Édition.

  PARIS
  HONORÉ CHAMPION, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  Librairie spéciale pour l'Histoire de la France et de ses anciennes
  Provinces
  9, QUAI VOLTAIRE, 9

  1905



DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE


  Tryphina Keranglaz, poème. 1892, in-12 (presque épuisé).      3 fr.

  Au pays des pardons. 1898. In-12 carré, couverture
    illustrée.                                                  3 fr. 50

  La légende de la mort chez les Bretons armoricains.
    Nouvelle édition avec des notes sur les croyances
    analogues chez les autres peuples celtiques, par Georges
    DOTTIN, professeur-adjoint à l'Université de Rennes.
    2 forts volumes in-12, LXX-347-456 pages.                  10 fr.

  Cognomerus et sainte Tréfine. Mystère breton en deux
    journées. Texte et traduction. In-8 de XLIV-183 pages.      4 fr.

  Textes bretons inédits pour servir à l'histoire du
    théâtre celtique, par Anatole LE BRAZ. In-8 de 39 pages.    1 fr.


  COLLECTION «La Bretagne et les pays celtiques»

  Chaque ouvrage: fort vol. in-18                               3 fr. 50

  1º L'AME BRETONNE, par CHARLES LE GOFFIC. 2e édition.

  2º BRETONS DE LETTRES, par LOUIS TIERCELIN.

  3º VIEILLES HISTOIRES DU PAYS BRETON, par ANATOLE LE BRAZ.
    3e édition.


Angers, imp. A. Burdin et Cie, 4, rue Garnier, Angers.



A MONSIEUR JAMES DE KERJÉGU


C'est en témoignage d'une amitié déjà vieille que j'inscris votre nom en
tête de ces humbles histoires bretonnes. Elles n'auront pas pour vous le
piquant de la nouveauté. Vous les aurez lues, au fur et à mesure
qu'elles paraissaient, dans la petite gazette finistérienne pour qui
elles furent composées et qui vous est chère, comme à moi-même, à plus
d'un titre. Je dois beaucoup à ce modeste journal. Il m'a valu de
précieuses sympathies, celle entre autres de ce pauvre Percher, enlevé
depuis par un trépas si tragique. Mais surtout il m'a mis en
communication constante avec les deux éléments les plus purs de notre
antique race, les paysans et les marins. Des meneurs de charrues et des
patrons de barques, voilà les gens que ces récits eurent mission de
distraire, voilà pour quel public furent écrits ces contes, destinés à
être lus en famille, entre messe et vêpres, le jour du repos dominical.

Le peuple breton--et ce n'est pas son moindre charme--est demeuré un
peuple enfant. La politique l'intéresse peu: il préfère les _belles
histoires_. C'est un goût qui lui passera sans doute à la longue, mais
il l'a encore, et ni vous, ni moi ne nous en plaindrons. Il est, du
reste, lui-même un obstiné créateur de mythes et de légendes. Sa mémoire
est prodigieusement riche en souvenirs que sans cesse son imagination
retravaille. Les trois quarts du temps, en rédigeant les épisodes qui
constituent ce livre, je n'ai fait que rendre à l'âme populaire ce
qu'elle m'avait prêté. Les batteurs de routes, dépositaires des
traditions de la race, s'arrêtent volontiers au seuil de la maison que
j'habite, à l'entrée de l'une des voies qui conduisent dans l'ancienne
capitale de Gralon. Souvent aussi, je suis allé heurter à leurs portes,
dans les bourgades des monts et les hameaux de la mer. Ainsi se sont
construites la plupart de ces _aventures_, presque sans y songer. Il y
paraîtra, je pense, maintenant qu'elles vont courir une autre fortune
que celle à laquelle elles furent primitivement destinées.

Réunies une première fois en volume par les soins du journal qui les
publia, le tirage restreint qu'on en fit fut tout de suite épuisé, avant
même d'avoir franchi les limites du terroir cornouaillais. Un éditeur
ami des lettres bretonnes les convie aujourd'hui à se risquer en cortège
plus nombreux vers des horizons plus lointains. Je les abandonne telles
quelles à leur nouveau sort. J'ai dit leurs origines peu littéraires. Ce
sont des filles des champs et des filles des grèves, faites pour aller
pieds nus, jupes troussées, sans aucun atour. Trouveront-elles ailleurs
le même accueil qu'auprès des âmes ingénues qui les goûtèrent tout
d'abord? Je le souhaite. J'y aurai gagné en tout cas, cher monsieur et
ami, une nouvelle occasion de m'affirmer fidèlement vôtre.

A. LE BRAZ.

Stang-ar-C'hoat, 14 avril 1897.



I

VIEILLES HISTOIRES BRETONNES



LA CHARLÉZENN


I

Elle s'appelait de son vrai nom Marguerite Charlès. Mais les gens
l'avaient baptisée «la Charlézenn».

Ce fut dès l'enfance une singulière fille, aux libres allures. Toujours
grimpée dans les arbres, entre le ciel et la terre, comme un jeune chat
sauvage, elle envoyait de là-haut sa chanson aux passants qui
cheminaient en bas, dans la route. De qui était-elle née? On n'en savait
rien. On disait dans le pays qu'elle n'avait eu «ni père, ni mère». Elle
n'avait rien à elle sous le soleil, pas même le nom sous lequel on
l'avait inscrite au registre de paroisse. Si pourtant! elle avait à elle
sa beauté. Une beauté insolite, étrange, comme toute sa personne, comme
toute son histoire ou plutôt sa légende. Ce n'est pas qu'elle fût
précisément jolie. Elle avait le nez un peu fort, et aiguisé en bec
d'aigle. De même, ses cheveux déplaisaient, à cause de leur couleur. On
a en Basse-Bretagne un préjugé contre les rousses. Ils étaient cependant
magnifiques, ces cheveux. Amples et fournis comme une toison, rutilants
comme une crinière. On eût dit, autour de sa tête, un buisson ardent,
une broussaille de feu. Ses yeux, en revanche, étaient d'un bleu
tranquille, presque délavé. Leur nuance était douce--et triste.
C'étaient des yeux timides, enfantins, faciles à effaroucher. Ses lèvres
très fines, un peu serrées, montraient en s'ouvrant des dents petites et
comme passées à la lime. Avec tout cela, ou, si vous préférez, en dépit
de tout cela, la Charlézenn, quoiqu'elle eût dix-sept ans à peine,
attirait l'attention des jeunes hommes. Les commères racontaient aux
veillées qu'elle les ensorcelait. Comme preuve à l'appui, elles citaient
l'aventure de «Cloarec Rozmar».

C'était un clerc, de Plouzélambre. Une année d'études seulement le
séparait de la prêtrise. Or, un matin, pendant les vacances, il avait
sollicité de son père un entretien particulier.

--Mon père, dit-il, j'ai résolu que je ne serai pas prêtre.

--Reprends donc la bêche, répondit le vieux Rozmar.

--Oui, mais à une condition.

--Laquelle?

--C'est que vous me permettrez de prendre femme.

--As-tu fait ton choix?

--J'ai choisi la Charlézenn.

--Une _va nu-pieds_! Jamais!

--Si vous ne l'acceptez pour bru, j'en mourrai.

--J'aime mieux ta mort que le déshonneur de tous les nôtres.

--C'est bien!

Le lendemain, un des domestiques de la ferme avait trouvé Cloarec Rozmar
pendu à la branche d'un pommier, dans l'enclos.

Cette tragique aventure avait provoqué, dans toute la région, une
explosion de haine aveugle contre la Charlézenn. Notez que pas une fois
Cloarec Rozmar ne lui avait adressé la parole. Cette grande fille
farouche était ignorante de sa beauté comme de toutes choses. De
l'espèce de fascination qu'elle exerçait, elle ne se rendait pas compte.


II

C'est ici que commence à vrai dire l'histoire de la Charlézenn. Elle
vivait avec une vieille femme de moeurs équivoques qui l'avait ramassée
on ne savait où, il y avait de cela bien longtemps. Cette vieille
l'avait nourrie depuis lors des aumônes qu'elles recueillaient toutes
deux de-ci de-là, mais plus encore de coups de bâton. Car la vieille
Nann,--elle n'était connue que sous ce sobriquet à cause de certain tic
qu'elle avait et qui lui faisait branler incessamment la tête, comme
pour dire: Non--, car la vieille Nann était une vilaine _groac'h_,
acariâtre et hargneuse. A toute heure du jour et de la nuit, depuis que
la Charlézenn avait dépassé la quinzième année, elle lui criait aux
oreilles de sa voix aigre:

--Ah! si j'avais ton âge et ton corps! Si j'avais ton âge et ton
corps!...

Et comme la Charlézenn, qui n'entendait rien à ce langage, se contentait
d'ouvrir démesurément ses grands yeux limpides, couleur de ciel d'avril,
la _groac'h_ se mettait à la battre, à la battre, de toute la force de
ses vieux bras décharnés.

--Il faudra bien que tu comprennes! hurlait-elle.

Un soir, la Charlézenn comprit...

Elles habitaient à cette époque, la vieille Nann et elle, une ancienne
hutte de sabotiers, abandonnée par les nomades ouvriers qui l'avaient
construite et située sur la lisière de la forêt du Roscoat qui
appartenait à la maison noble de Keranglaz. La Charlézenn, avons-nous
dit, passait la plus grande partie de ses journées à vagabonder. Avant
que Cloarec Rozmar se fût pendu pour elle sans qu'elle s'en doutât, elle
allait de ferme en ferme, quêtant ici du pain, plus loin du lard, plus
loin des oeufs. Mais, lorsqu'après l'événement elle s'était vue
brutalement repoussée des seuils où naguère on l'accueillait avec des
paroles affables, comme elle était fière, elle ne s'y était plus
représentée. «Battez-moi tant qu'il vous plaira, avait-elle dit à la
vieille Nann, mais je vous fais le serment que je ne mendierai
plus!»--«Je ne te nourrirai donc plus», avait répondu la
_groac'h_.--«Oh! de cela je ne m'inquiète point!» Elle en était
enchantée, au contraire. De l'aube au crépuscule, elle errait par le
bois dont tous les arbres lui étaient familiers comme des amis, comme
des proches. Quand elle avait faim, elle se repaissait, au printemps, de
_poires de la Vierge_; l'été, de mûres; à l'automne, des châtaignes,
rousses comme elle, qu'elle croquait à même aux branches des
châtaigniers. Cela n'empêchait point son beau corps de prospérer, tant
s'en faut. Il y gagnait de nouveaux charmes, la sveltesse, l'odorante et
souple vigueur d'un plant de haute futaie. C'était plaisir de la voir
passer dans l'ombre verte et transparente du sous-bois, de la voir
passer en sa grâce élégante de fille sauvage, sa jupe en loques tombant
à peine jusqu'à son jarret, découvrant sa jambe longue, nerveuse et
bronzée comme celle d'une faunesse antique. Or, plus d'une fois, en ses
chasses, l'aîné des fils de Keranglaz l'avait rencontrée.

Ce soir-là donc, la Charlézenn rentrait à la hutte, en sifflant. C'était
une habitude qu'elle avait prise, à force d'entendre les merles noirs
dans l'épaisseur des fourrés. Dès le seuil, elle s'arrêta. Il y avait
dans la «loge» un inconnu. Ce devait être un passant d'importance, car
la vieille Nann lui avait cédé l'unique escabelle. La flamme du foyer
éclairait à plein sa figure. Ce n'était pas un paysan, à en juger par
ses moustaches, qu'il portait relevées aux deux coins de la bouche.
D'ailleurs, sa peau était blanche même aux mains, qu'il tenait croisées
autour du genou. Au petit doigt de l'une d'elles une escarboucle
brillait. La taille de l'étranger était serrée dans un justaucorps de
cuir parsemé de têtes de clous luisantes comme de l'or. A ses pieds
était couché un grand lévrier au poil fauve qui se dressa sur les pattes
et se mit à grommeler, dès que la Charlézenn parut.

L'homme aussi se leva, caressant son chien pour l'apaiser.

--Viens donc, sauvagesse! glapit la vieille Nann. Voici près d'une heure
que tu te fais attendre.

--Vous savez bien que j'arrive quand bon me semble, répondit la
Charlézenn qui, pour la première fois, prenait ombrage du ton impérieux
de la vieille, sans doute parce que cet homme était là.

--Apprends à mieux parler, poussière de grand chemin! Sache que celui
que voici est le fils aîné du seigneur de Keranglaz, ton maître et le
mien, après Dieu!

--Et vous, la vieille, sachez que je ne reconnais personne pour mon
maître,... pas plus d'ailleurs que pour ma maîtresse. A bon entendeur,
salut.

Ce disant, elle tournait déjà les talons et s'apprêtait à reprendre la
porte, laissant là sa mère-nourrice suffoquée de rage, quand Keranglaz
le fils se précipita pour l'arrêter.

--Belle fille, dit-il d'une voix très décidée et cependant très douce,
je n'ai commis nul manquement envers vous. Je suis votre hôte aussi bien
que celui de Nann. De quel droit me faites-vous affront?

--Je vous dis que c'est une gueuse!... une gueuse!... hurlait Nann, dont
la colère, étranglée tout d'abord par la stupeur, se répandait
maintenant en un flot d'invectives.

--Vous, ma commère, taisez-vous! commanda sèchement Keranglaz.

Puis il continua, s'adressant de nouveau à la Charlézenn, avec sa jolie
voix savante à bien dire:

--Vous êtes chez vous ici. Si ma présence vous gêne, c'est moi qui dois
sortir, non pas vous. Ordonnez, j'obéirai. Permettez-moi seulement
d'ajouter qu'égaré dans ce bois, alors qu'il faisait encore demi-jour,
je ne saurais guère m'y retrouver de nuit. En m'obligeant à partir, vous
me mettrez en grand embarras, peut-être en grande détresse; car les
loups abondent, dit-on, au Roscoat, et je n'aurais pour me défendre
contre leur appétit que mon courage, mon couteau de chasse et Kurunn mon
lévrier. Je vous avoue que la perspective de servir de souper à Messires
Loups ne me sourit nullement; j'aimerais mieux, si tel était votre bon
plaisir, quelques heures de sommeil auprès de votre feu, car je tombe de
fatigue.

Jamais on n'avait parlé à la Charlézenn un langage aussi gracieux. Elle
se sentit devenir toute rouge et balbutia timidement:

--C'est moi qui vous demande excuse pour ma maussaderie, monseigneur.
Croyez que je n'ai point l'âme malicieuse. Je ne deviens méchante ainsi
envers mon prochain que parce Nann est si hargneuse envers moi.

On eût dit que la _groac'h_ n'attendait que cette parole. Se levant du
foyer où elle s'était accroupie, elle échangea avec Keranglaz le fils un
regard d'intelligence et se dirigea vers la porte, avec un air de
dignité offensée, en grommelant:

--Puisque c'est moi qui suis de trop, je m'en vais!

La pauvre Marguerite Charlès se reprocha aussitôt les mots acerbes qui
lui étaient échappés. Elle voulut courir après sa mère-nourrice pour la
ramener. Mais elle eut beau faire le tour de la hutte, fouiller des yeux
l'épaisseur de la nuit, crier: Nann! Nann! dans toutes les directions,
Nann s'obstinait à ne point reparaître.

De guerre lasse, la jeune fille rentra dans la «loge».

--Monseigneur, supplia-t-elle, si vous m'aidiez, nous la ramènerions!

--Laissez donc cette sorcière, Marguerite, elle s'en est allée à quelque
sabbat.

--Oh! monseigneur! monseigneur! si les loups la mangent!...

--Ma foi, c'est les loups que je plaindrai... Tranquillisez-vous, et
venez vous réchauffer à ce feu. Vous êtes toute transie.

Il jeta sur l'âtre une brassée de genêt. La flamme monta, haute et
claire, avec un crépitement joyeux. Puis il força la Charlézenn à
s'asseoir à sa place, sur l'escabelle.

--Quant à moi, dit-il, je ne veux que la faveur de m'étendre à vos
pieds.

Il s'assit, en effet, sur la pierre du foyer, mais la figure tendue en
avant jusqu'à frôler celle de la jeune fille. La Charlézenn sentait sur
sa joue l'haleine forte et chaude du fils aîné de Keranglaz. Sans
qu'elle sût pourquoi, elle avait peur de cet homme. C'était cependant un
beau gars, dans tout l'épanouissement de la jeunesse.

«Qu'est ce que j'ai donc? se demandait-elle: je tremble comme si j'étais
malade de la mauvaise fièvre.» Le Keranglaz s'était mis à parler, à
parler très vite; mais elle n'entendait que le bruit des mots: cela
était doux comme une musique; elle s'efforçait d'en comprendre le sens,
elle n'y parvenait pas. Sa tête était pleine d'un bourdonnement confus.
De plus il lui semblait que des milliers et des milliers de petites
bêtes invisibles lui grimpaient tout le long du corps. Elle eût voulu
les secouer d'elle, et ne le pouvait. Elle était comme dans ces rêves où
l'on cherche à courir et où l'on a les jambes empêtrées dans on ne sait
quel obstacle. Un charme était sur elle.

Tout à coup elle poussa un cri, un cri sauvage, un hurlement de bête
blessée.

Penchée sur elle, Goulvenn de Keranglaz, les yeux luisants et fixes, les
veines gonflées à se rompre, tâchait de l'étreindre à bras le corps.

Elle rejeta la tête en arrière, se raidit d'un mouvement désespéré.
Machinalement elle se rappela le couteau de chasse que cet homme portait
à la ceinture, du côté gauche. Elle tâta, trouva la poignée, brandit
l'arme et la plongea dans le dos du Keranglaz, avec une telle force
qu'il s'abattit à terre, comme un boeuf assommé.

Éperdue, affolée, elle s'élança dans la nuit. Et toute la nuit elle
galopa devant elle, à travers bois, geignant et bramant, telle qu'une
génisse qu'on a oubliée dans les prairies, et qui bondit, et qui meugle
lamentablement sans que son troupeau lui réponde.


III

C'était au crépuscule d'aube, dans le sentier de la falaise qui longeait
la Lieue-de-Grève, entre Saint-Michel et Plestin, là où serpente
aujourd'hui la route en corniche qui mène de Lannion à Morlaix. Les
trois Rannou s'en revenaient vers Saint Michel qui était ville à cette
époque. C'était une trinité redoutée que celle de ces Rannou. L'aîné
s'appelait Kaour, le cadet Kirek, et le plus jeune Guennolé. Ils
portaient, on le voit, des noms de saints vénérés, mais tous trois
étaient des hommes du diable. Du moins le prétendait-on, dans le pays.
Mais en Basse-Bretagne, comme ailleurs, les gens valent souvent mieux
que leur légende. Les Rannou passaient en tout cas pour de mauvais
sujets. Aucun d'eux n'avait de métier déterminé. Ils vivaient en dehors
de la loi commune. Le bailli de la mouvance de Keranglaz les eût
volontiers pendus à ses potences féodales. Mais il eût d'abord fallu les
appréhender. Ce n'était pas chose facile. Le bailli n'osait en courir le
risque, quoiqu'il eût à sa dévotion une cinquantaine d'hommes d'armes.
Qu'étaient-ce que cinquante hommes auprès des trois Rannou! En attendant
de pendre ces chenapans, le bailli était le premier à leur payer rançon.
Dès qu'il avait à faire voyage dans la région, il avait soin de leur
demander, moyennant finance, un sauf-conduit. Les Rannou touchaient
ainsi des rentes assurées auxquelles venaient se joindre quelques menus
profits prélevés sur les seigneurs de passage dans les alentours de la
Lieue-de-Grève. Car ils n'aimaient à pêcher que le gros poisson. Ils
étaient très doux avec le petit peuple.

...--Voyez donc! dit Kaour à ses frères, comme ils arrivaient au pied du
Roc'h-Kerlèz.

Il leur montrait du doigt une forme humaine debout là-haut près de la
croix qui dominait le rocher.

--Damné sois-je! s'écria Guennolé, c'est la Charlézenn!

Ils la hélèrent. Mais elle ne parut point les entendre. Alors, ils se
hissèrent jusqu'à elle en se cramponnant aux saillies de la pierre, à
des touffes d'ajonc.

--Tu attends quelqu'un, Gaïdik[1]?

  [1] Diminutif affectueux de «Marguerite». Quant à _groac'h_ qu'on a
    trouvé plus haut, il signifie proprement _vieille_, mais avec une
    nuance de mépris.

--Oui, j'attends la mer.

--Pourquoi faire?

--Pour m'y jeter.

--Tu veux donc mourir?

--Oui... Je me serais déjà précipitée... Mais sur les roches nues je me
serais fait trop mal... J'attends qu'il y ait de l'eau en bas. Cela ne
tardera plus.

En effet, la mer montait. Sur l'immense plaine de sable elle roulait
avec le fracas, avec le farouche hennissement d'une horde d'étalons
lancés au galop.

L'aîné des Rannou dit:

--Conte-nous ce qui t'est arrivé, Gaïdik. Si c'est quelqu'un qui a
cherché à te nuire, livre-nous son nom seulement; nous sommes trois ici
qui te vengerons.

--Je ne conterai ni à vous ni à personne ce qui m'est arrivé. J'en ai
assez de la vie, voilà tout.

--Eh bien! nous, nous ne permettrons pas que tu meures.

Et, adoucissant le ton un peu rauque de sa voix, l'aîné des Rannou
poursuivit:

--Écoute-moi, fille. Regarde ces bois qui s'étendent là-bas à perte de
vue, jusqu'au fond du ciel. Le seigneur de Keranglaz prétend qu'ils sont
à lui. Sur le papier, c'est possible. Mais les vrais maîtres, c'est
nous. C'est nous, les Rannou, qui sommes les rois de la forêt. Ah! c'est
un fier domaine. Tu en connais les abords, mais tu ne t'es jamais
enfoncée sous les hautes futaies. Il n'y a pas au monde un palais comme
celui-là. C'est le bon Dieu qui l'a bâti de ses propres mains. Les
arbres qui le soutiennent sont bien plus beaux que les piliers des plus
belles églises. Il y a aussi des menhirs où s'asseyaient les géants
d'autrefois et des tables de pierre où ils mangeaient. Là est notre
demeurance. Nous n'en voudrions changer pour aucun prix, nous
proposât-on le château de la reine Anne. Mais elle nous plairait mieux
encore, si nous y avions avec nous une douce petite soeur, une bonne et
franche fille comme toi. Tu y ferais cuire notre soupe de venaison sous
le couvert de chênes; tu raccommoderais de tes doigts habiles nos
vêtements en peau de loup. Suis-nous à la grande forêt, Gaïdik. Nous
t'aimerons bien. Nos dehors sont rudes, mais notre coeur est aussi
tendre que celui d'un enfant. Le monde nous méprise, parce qu'il nous
craint. Tu sais comme il est méchant. Tu en as assez souffert toi-même,
puisque tu rêves de t'en aller au paradis, par le mauvais chemin de la
mort volontaire. Crois-moi, Gaïdik, je n'ai jamais menti. Tu connaîtras
de beaux jours dans le creux de nos bois et de nos ravins. Tu y seras à
l'abri des langues perfides. Qui oserait toucher à la soeur des trois
Rannou? Viens!... Tout ce que tu désireras, tu l'auras. Si tu tiens aux
parures, nous t'en rapporterons de superbes, à rendre jalouse Notre-Dame
de Rumengol qui cependant a une robe en or... Nous t'aurions déjà fait
cette proposition depuis longtemps, mais nous ne l'osions, pensant que
tu ne te déciderais pas à quitter la vieille Nann, ta mère-nourrice...

--Oh! celle-là est une misérable sorcière! s'écria la jeune fille.

Tout d'abord elle n'avait écouté les paroles de Kaour qu'avec ennui, le
front plissé, l'air méfiant et sombre. Mais peu à peu elle y avait pris
intérêt. Finalement, à l'idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la
grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son coeur
s'était fondu. Son navrement de tout à l'heure était déjà loin d'elle.
Elle pleurait silencieusement, sans amertume.

--Tu as raison de pleurer, Gaïdik, dit alors Guennolé. Cela te
soulagera. Nous allons attendre un peu plus bas que tu aies pris un
parti. Si tu descends de notre côté, c'est que tu auras accepté la
proposition de Kaour.

--C'est cela! opinèrent Kaour et Kirek.

Et tous trois se retirèrent à l'écart, sans toutefois perdre de vue la
Charlézenn.

Celle-ci resta quelque temps encore debout sur la plate-forme du rocher,
le dos appuyé à l'arbre de la croix. Mais ce n'était plus la mer qu'elle
regardait. Ses yeux limpides, d'où les larmes coulaient doucement comme
une ondée printanière, ses yeux couleur de ciel d'avril suivaient à
l'horizon la ligne onduleuse des bois. Le soleil venait d'apparaître.
Une pluie d'or s'égouttait au loin, ruisselait en lumineuses cascades
sur tout le versant, des cimes les plus éloignées aux frondaisons les
plus proches. C'était un spectacle magique. L'haleine bleuâtre de la
forêt montait, odorante, comme une vapeur d'encens. Des choeurs
d'oiseaux s'éveillaient, s'appelaient, se répondaient, et toutes les
allégresses de la terre chantaient dans leurs voix. Cela donnait l'idée
d'une sorte de résurrection universelle. Toutes choses, à la venue du
soleil, semblaient sortir de la nuit comme d'un tombeau. Et la
Charlézenn, elle aussi, dégagée de ses projets de mort, se signa devant
la lumière comme devant la plus adorable des divinités. D'un pas qui
sonnait gai sur la pierre elle descendit vers les Rannou.
Triomphalement, ils s'acheminèrent ensemble par le sentier tout humide
de rosée qui, à travers landes, menait au coeur des bois. Gaïd Charlès
marchait en tête. Le chemin, eût-on dit, lui était déjà familier. Entre
ses lèvres fines elle sifflait, elle sifflait comme un merle. Les Rannou
suivaient à distance; il y avait dans cette vierge sauvage un prestige
qui les troublait.

Kaour murmura:

--C'est la fée de la forêt que nous escortons!

Et ses deux frères répondirent à voix basse:

--En vérité, oui! c'est elle-même.


IV

    La Charlézenn si fort sifflait
    Que chêne feuillu s'effeuillait...

Ainsi débutait une complainte _levée_ à la Charlézenn par un clerc du
pays de Saint-Michel-en-Grève, depuis qu'elle était devenue la «petite
soeur» des Rannou. Dans les autres couplets on énumérait ses crimes.
Elle y était représentée comme une fille sans vergogne, comme une
création de Satan.

    Fille qui siffle et la vipère
    Ont toutes deux Satan pour père.

C'est de quoi témoignait sa beauté même, la transparence de ses yeux si
clairs, la grâce de tout son corps, mais plus que tout le reste la
couleur étrange de ses cheveux.

    Gaïdik Charlès a l'oeil pur,
    Couleur d'avril, couleur d'azur;

    Gaïdik Charlès est souple et belle
    Comme une sainte de chapelle.

    On la croirait fille de Dieu,
    N'était son poil couleur de feu...

Venait alors l'histoire du premier forfait:

    Cloarec Rozmar allait être
    Avant dix mois ordonné prêtre.

    La Charlézenn--forfait premier!--
    Le pendit au long d'un pommier.

En Basse-Bretagne, les légendes poussent robustement comme en leur
terroir naturel. Deux ans à peine s'étaient écoulés depuis la mort de
Cloarec Rozmar. Et déjà c'était la Charlézenn qui l'avait pendu!!...
Suivait le deuxième «forfait, terrible à imaginer».

    La cloche tinte, tinte, tinte...
    Une âme d'homme s'est éteinte!

    La cloche noire tinte; hélas!
    C'est pour l'Aîné de Keranglaz.

Et le poète reconstruisait à sa façon la scène tragique de la hutte.
Marguerite Charlès avait attiré le jeune homme dans un guet-apens. Elle
l'avait endormi à l'aide d'un philtre, puis, traîtreusement, elle
l'avait assassiné...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

... La jeune fille, cependant, vivait avec les Rannou de leur belle
existence errante dans la forêt du Roscoat. Kaour ne lui avait pas
menti. Dans ces profondes et verdoyantes solitudes, entourée par les
trois frères d'une sorte de vénération naïve, elle avait vu s'évanouir
l'un après l'autre tous les mauvais souvenirs de son passé. De Nann, du
fils de Keranglaz, de tant de misères et d'humiliations, à peine lui
restait-il de vagues images: encore eût-il fallu qu'elle les allât
chercher tout au fond d'elle-même. Les journées se déroulaient pour elle
avec une monotonie apaisante et grandiose. Dès le matin, les frères
partaient. Pour quelles aventures? Elle n'avait souci de le savoir; eux,
de leur côté, s'en taisaient avec elle soigneusement. Ils rentraient à
des heures irrégulières. Souvent ils avaient des taches de sang à leurs
vestes: du sang de bête, peut-être aussi du sang d'homme. D'ordinaire on
soupait tous ensemble, aux premières étoiles. C'était le moment des
causeries, la veillée en commun sous les hautes ramures à travers
lesquelles les astres brillaient, comme de claires chandelles
lointaines. A vrai dire, il n'y avait guère que la Charlézenn qui
causât. Les Rannou étaient des taciturnes. Puis, ils aimaient mieux
entendre Gaïdik, la petite soeur. Dès que l'un d'eux ouvrait la bouche,
les deux autres lui disaient: «Laisse parler Gaïdik!» Et Gaïdik parlait.
Elle les entretenait de ses courses, de ses vagabonderies durant le
jour, les amusait avec des riens. Elle leur racontait des histoires
merveilleuses, comme à des enfants, ou bien leur chantait _gwerzes_ et
_sônes_, seul héritage qu'elle sût gré à la vieille Nann de lui avoir
transmis. Ils l'écoutaient, suspendus à ses lèvres. Sa voix caressait
délicieusement leurs âmes de barbares. Quand le serein commençait à
tomber, elle souhaitait le bonsoir aux trois frères. Ils lui avaient
dressé une «couchée» sous la table d'un dolmen que ne soutenait plus
qu'un de ses supports. Là elle couchait comme une reine des âges
primitifs, avec des peaux d'animaux sauvages pour rideaux et, pour lit,
un moelleux entassement de couvertures dont quelques-unes, fruit du
pillage, avaient été tricotées sans doute par des doigts savants de
châtelaines.

A la nuit bien close, deux des Rannou disparaissaient de nouveau,
retournaient à leur besogne mystérieuse. La Charlézenn, avant de
s'endormir, les écoutait s'éloigner. Le troisième demeurait pour la
garder, étendu sur une jonchée de fougère près d'un feu de bivouac.
Chacun la veillait ainsi, à tour de rôle. Une nuit que c'était le tour
de Kaour, il sembla à la jeune fille qu'elle l'entendait sangloter.

Elle l'appela doucement:

--Kaour!

--Qu'est-ce, Gaïdik?

--C'est à toi qu'il faut le demander. Pourquoi pleures-tu?

--Je ne sais. Cela m'arrive quelquefois, à propos de rien.

--Dis-moi ta peine. Approche-toi.

Il se traîna jusqu'à elle, en rampant, comme un chien qui a peur d'être
battu.

--Est-ce peine d'esprit ou peine de coeur? Je veux que tu me le dises.

--C'est peine de coeur, Gaïdik. Tu devines toutes choses. Tu es une
sorcière, comme la vieille Nann, seulement tu es une sorcière du bon
Dieu, toi.

--N'essaie donc pas de me rien cacher.

--Aussi bien j'aurais déjà dû te le dire. Voilà, Gaïdik. Je t'aime
follement. Veux-tu que nous soyons mari et femme?

Il avait fallu qu'il prît son courage à deux mains, le pauvre Kaour,
pour proférer ces mots si simples. Et maintenant il attendait, la face
collée contre terre, que la Charlézenn parlât. La Charlézenn gardait le
silence. Kaour releva la tête. Sur ses traits, une angoisse infinie
était peinte.

--Gaïd, murmura-t-il, tu ne veux point, n'est ce pas?

--Non, répondit-elle à mi-voix.

Puis, d'un ton plus ferme:

--Non, Kaour, décidément non!

--Tu aurais répondu: Oui, Gaïd, si, au lieu d'être Kaour, j'avais été
Kirek ou Guennolé...

--En cela, tu te trompes.

--Tu préfères cependant l'un de nous?

--Tu me poses des questions bien étranges auxquelles je n'ai jamais
réfléchi. La vérité est que je vous préfère tous trois.

--La vérité vraie, Gaïdik?

--La vérité vraie, Kaour!

--Puisque c'est ainsi, je ne pleurerai plus. Je souffre déjà moins. Tu
jures que tu ne seras la femme de personne?

--De personne, je te le jure!

--C'est que, vois-tu, je le tuerais, celui-là, fût-ce Kirek, fût-ce même
Guennolé, notre plus jeune. Je me tuerais moi-même après. Tu fais bien,
Gaïd, de nous éviter cette destinée. Merci!

Il avait dit cela d'une voix profonde. Il ajouta:

--Dors en paix, petite soeur des Rannou.

Et il se retourna, s'allongea sur le dos, les bras croisés sous la
nuque, et demeura dans cette posture jusqu'au retour des deux autres,
les yeux grands ouverts, le regard attaché aux étoiles. La Charlézenn
fit mine de sommeiller. A part soi, elle songeait: «C'en est fini de la
vie heureuse!... Quelle est donc cette loi cruelle qui régit le monde?
Pourquoi l'homme ne peut-il vivre avec la femme ou même la voir
simplement sans la convoiter? Qu'est-ce que cette nourriture misérable
dont ne peuvent se passer les coeurs, ce pain de l'amour, toujours pétri
de larmes et quelquefois de sang?... Ainsi, pour un regard plus tendre
que j'adresserais à Kirek ou à Guennolé, Kaour, qui les adore tous deux,
irait jusqu'au fratricide!...» L'aventure de Cloarec Rozmar lui revint à
l'esprit toute vive; plus vive encore lui réapparut la scène dans la
hutte. Elle revit Keranglaz penché sur elle et l'instant d'après roulant
à terre, une bave rouge aux lèvres. Voici que c'était le tour de Kaour.
Que n'eût-elle pas donné pour l'épargner, celui-là! Elle avait dû le
frapper, lui aussi. Et elle savait bien qu'avec ce: Non! elle venait de
lui faire plus de mal qu'à l'autre avec le coup de couteau. Il n'y avait
décidément qu'un moyen d'éviter l'éternel piège de l'amour: c'était de
se réfugier dans la mort. Elle s'y résolut une seconde fois. Et cette
fois nulle intervention humaine ne la détournerait de son dessein.

Sa résolution prise, une paix immense lui emplit l'âme, et elle reposa,
tranquille, veillée par le grand Kaour, comme une de ces vierges de la
légende dont un géant accroupi protège le sommeil.


V

La Charlézenn, à l'aube blanche, a regardé partir les Rannou. Elle les a
vus s'enfoncer dans l'épaisseur de la forêt, du côté de la grève. Par
trois fois elle leur a crié:

--Au revoir! Au revoir! Au revoir!

Elle ne les reverra plus, et elle prolonge l'adieu. Eux, qui ne savent
rien, lui répondent gaîment:

--A tantôt, petite soeur!

Entre leurs voix, elle distingue celle de Guennolé plus jeune et plus
perçante. Ce Guennolé, elle s'avoue maintenant qu'elle l'aime. Qu'elle a
donc bien fait de ne point le lui montrer! Du moins, il n'aura pas à
pâtir à cause d'elle... Elle ne se dit pas, l'ignorante, que l'amour est
chose subtile, qu'on le devine en quelque sorte à son odeur, et que
c'est pour cela que Kaour, la veille, a tant pleuré.

Qu'importe, du reste! La Charlézenn va mourir.

L'exquise matinée! C'est jour de fête dans les bois du Roscoat. Il
semble que la douce lumière ait pris corps, qu'elle se promène, vêtue de
brume bleue, entre les arbres extasiés; et derrière elle sa chevelure
s'épand en un fleuve d'or pur. Sur ses pas, une mystérieuse musique
s'élève des choses. Les mousses même ont des frissons harmonieux. La
brise de mai qui passe dans le creux des vieux chênes les fait vibrer
puissamment comme des tuyaux d'orgue. Plus encore que d'habitude la
forêt a aujourd'hui son air de grande église, imprégnée de toute espèce
d'aromes et d'encens. Comme autant de nefs, les hautes avenues ouvrent
des perspectives immenses où mille clartés se jouent, irradiées,
semble-t-il, à travers des vitraux de nuances infinies.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand la Charlézenn fut demeurée toute seule, elle se sentit l'âme noyée
de tristesse. C'était comme une pluie, fine, lente, continue, qui eût
tombé au fond d'elle. Sa résolution si ferme en était comme détrempée.
Un instant elle douta si elle aurait le courage d'aller jusqu'au bout de
son devoir. La mort lui apparut soudain comme une chose beaucoup plus
compliquée qu'elle ne pensait. Elle dut s'arracher avec effort à ce coin
de nature sauvage où le meilleur de sa vie s'était écoulé. Des fils
invisibles l'y enchaînaient. Elle s'en apercevait, maintenant qu'il
fallait les rompre, les rompre un à un, non sans une douleur aiguë,
comme si à chacun d'eux restait pendu un lambeau d'elle-même.

Mais, à mesure qu'elle avança dans la forêt, la sérénité lui revint. Les
arbres versèrent à ses blessures un baume sacré, à son esprit une
sécurité grave, profonde. Elle marcha dès lors allègrement. Elle alla à
la mort, comme à une promenade.

Là-bas, dans le ravin, la rivière du Roscoat faisait son grand murmure.

--Elle me portera doucement jusqu'à la mer, se disait Gaïd Charlès, elle
m'emportera endormie comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Et,
de peur que je ne me réveille, la mer, quand elle m'aura prise, me
bercera d'une berceuse si longue, si longue, que jusqu'à la fin des
temps je ne me réveillerai plus.

Or, comme la Charlézenn se disait cela non seulement sans amertume, mais
même avec une sorte de volupté, subitement elle fit halte.

Au-dessus de sa tête, dans les branches hautes d'un énorme châtaignier,
une voix de garçonnet dénicheur de nids chantait, sur un ton de mélopée,
une complainte en breton où revenait sans cesse le nom de la Charlézenn.

--Hé! petit! cria la jeune fille; quelle est cette _gwerze_ que tu
chantes?

La frimousse ensoleillée du gamin se montra entre les ramures.

--D'où venez-vous donc, dit-il, que vous ne connaissez point la
complainte de la Charlézenn? Il y a beau temps qu'elle court le pays!

--Descends me la chanter et, pour récompense, je te donnerai un écu.

Elle avait à peine fini de parler que le garçonnet sautait à côté
d'elle, dans la mousse.

    ... La Charlézenn si fort sifflait
    Que chêne feuillu s'effeuillait...

Il débita la _gwerze_ d'une haleine. Marguerite l'écouta jusqu'au bout,
immobile, les mains jointes. Sur ses joues, des larmes silencieuses
ruisselaient. Ainsi, c'était là l'idée qu'elle allait laisser d'elle au
monde!

--Sais-tu qui a fait la complainte? demanda-t-elle à l'enfant.

--On prétend que c'est Pezr Guillou, de Lok-Mikel.

Elle se rappela qu'elle avait connu ce Pezr, autrefois, sur les bancs du
catéchisme. Mais que lui avait-elle donc fait pour qu'il la maltraitât
si injustement? Car ce n'était qu'un tissu de menteries, cette _gwerze_.

Elle ne savait pas, la pauvre fille, que fabricants de complaintes et
faiseurs de vers se jouent, par vocation, au milieu d'un perpétuel
mensonge.

--Mais, continua le gamin, Pezr Guillou n'a pas tout dit.

--Qu'aurais-tu voulu de plus?

--Il n'a pas dit que le vieux seigneur de Keranglaz promet dix arpents
de terre labourable à qui lui livrera vivante la Charlézenn...
Maintenant, s'il vous plaît, donnez-moi mon écu!

C'est vrai, elle avait promis un écu à cet enfant. Où le prendre?
Certes, ce n'était pas l'argent qui manquait chez les Rannou. Mais,
retourner _là-bas_, jamais!... Il lui vint une inspiration soudaine.
Après tout, qu'importait le genre de mort! Tous les chemins mènent à
Dieu.

--Ce n'est pas un écu que je veux te donner, dit-elle, mais dix, vingt,
soixante écus, cent peut-être. Seulement il faudra que tu m'accompagnes
jusqu'au château de Keranglaz où l'on m'attend et dont le seigneur te
paiera, en mon nom.

Tous deux prirent un sentier, sur la gauche, franchirent la rivière du
Roscoat, sur le pont de planches, et, au bout de longues heures, se
trouvèrent enfin dans la cour du manoir. En entendant aboyer les chiens
de garde, Keranglaz le vieux sortit. C'était un grand vieillard, tout de
noir vêtu. Depuis le trépas de son fils aîné, il n'avait pas quitté le
deuil. Gaïd Charlès s'avança vers lui, tenant par la main son petit
compagnon. Et, ayant fait une profonde révérence, elle parla en ces
termes:

--Vous êtes noble, et par conséquent, votre parole est sûre. A combien
estimez-vous dix arpents de terre labourable de votre domaine?

Keranglaz le vieux lança à la jeune fille un sombre regard.

--Je les estime à dix écus chacun, quand je les vends, à trente, quand
je les donne! prononça-t-il d'une voix sourde.

--C'est donc trois cents écus que vous aurez à remettre à cet enfant. Il
vous amène, vivante, la Charlézenn!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La complainte de Marguerite Charlès s'allongea plus tard de quatre vers
que voici:

    A Keranglaz, on la pendit...
    Ce fut grand'fête en paradis.

    Dieu s'en vint la quérir lui-même!
    Ainsi fait-il pour ceux qu'il aime.

    La Charlézenn, qui sifflait fort,
    En aumône a donné sa mort...

Et, quand on la chante aujourd'hui, on ne manque jamais d'ajouter: Bénie
soit-elle!



LE BATARD DU ROI


I

Charles-Louis-François Duparc, seigneur de Locmaria, marquis de
Guerrande, fut, au dire de Mme de Sévigné, un des cavaliers les plus
accomplis de la cour du Grand Roi. Possesseur d'immenses domaines au
joli pays de Plégat, sur la limite des départements actuels du Finistère
et des Côtes-du-Nord, il s'y fit construire, au centre de ses terres,
une belle résidence dans le goût du temps, sorte de Versailles en
raccourci, dont les plans furent dressés par Perrault et les jardins
dessinés par Lenôtre.

Les anciens du bourg de Plégat parlent encore du «château du marquis»
comme d'une demeure enchantée. On y voyait, content-ils, deux salles
merveilleuses: l'une couleur de soleil, l'autre couleur de lune. Les
plafonds avaient tantôt la splendeur éblouissante d'un ciel d'été, à
l'heure de midi, tantôt la profondeur et le mystère d'un firmament
nocturne, peuplé de millions d'étoiles. Quant à l'ameublement, il
défiait toute description.

Le marquis ne faisait, cependant, au milieu de ces somptuosités, que de
rares et brefs séjours. Et, lorsqu'il y paraissait, c'était pour
promener à travers la magnificence des appartements ou sous les nobles
frondaisons du parc une tristesse morne, un incurable ennui.

Il arrivait en automne, vers la Saint-Michel, au moment de l'année où se
payaient les fermages. Son carrosse s'arrêtait sur la place du bourg,
près de l'entrée du cimetière. Il en descendait--toujours seul--,
pénétrait dans l'église, s'agenouillait devant la statue de saint Égat,
placée à gauche du maître-autel, et, après une longue prière entrecoupée
de soupirs, arrosée de larmes silencieuses, regagnait à pied le logis
seigneurial.

D'une saison à l'autre les gens se demandaient:

--Nous amènera-t-il, cette-fois, sa femme?

On disait la marquise belle comme une fée. Mais il courait sur elle des
bruits étranges. Un domestique du château, étant un jour entre deux
vins, avait laissé entendre qu'elle était de race vagabonde,--une
Égyptienne peut-être, une fille de réprouvés errants, poussée au hasard
des grands chemins. Le seigneur de Guerrande l'avait vue et l'avait
aimée,--aimée follement... Elle dansait dans la rue, en jupe courte, des
anneaux à ses pieds: une vraie saltimbanque!... Il avait demandé congé
au Roi, sous prétexte d'aller en Hongrie guerroyer contre le Turc.
C'était, en réalité, pour suivre la danseuse. Il fut absent dix-huit
mois. Lorsqu'il revint à la Cour, il promenait l'Égyptienne à son bras.
Il l'avait, prétendit-il, rencontrée en Pologne, et il la présenta comme
la descendante d'une des plus anciennes familles de ce pays. Jamais
créature plus séduisante n'avait franchi le seuil du palais de
Versailles. Chacun lui fit fête. Le Roi lui-même s'éprit de sa grâce
exotique, de ses yeux de sortilège aux regards longs, mystérieux et
déconcertants. C'est alors que le marquis porta la pioche dans le donjon
de ses ancêtres et le remplaça par une construction luxueuse, aménagée
de telle sorte que sa jeune femme pût s'y reposer de la Cour sans la
trop regretter. Probablement même rêvait-il de s'enfermer seul à seule
avec elle, sous les hauts lambris pareils à des champs d'azur constellés
d'astres, devant le souple horizon des collines boisées ondoyant à perte
de vue jusqu'à la mer.

Mais ce fut en vain qu'il la voulut entraîner vers ce lieu de délices.
Le temple bâti, la divinité à laquelle il était dédié refusa d'y
paraître. A toutes les supplications du marquis elle répondait de sa
belle voix nonchalante:

--Qu'irais-je faire si loin, dans cet Occident que l'on dit si triste?

Il y avait des années que cela durait. Chaque automne, à la chute des
feuilles, messire Guillaume Guéguan, intendant du château, parcourait au
petit trot de sa haquenée blanche les paroisses de Plégat, de Trémel, de
Guimaëc et de Plufur, pour avertir les domaniers de l'arrivée du maître.

--Et la maîtresse, messire Guillaume? s'informaient les paysans, non
sans une arrière-pensée narquoise.

L'intendant hochait la tête et faisait «hum! hum!» de l'air d'un homme
qui en sait long, mais préfère garder le silence.

--Préparez toujours vos écus, prononçait-il.

Il la haïssait d'instinct, cette étrangère d'origine suspecte qui ne
daignait même pas honorer d'une visite le somptueux logis édifié pour
elle à si grands frais. Mais surtout il lui en voulait à mort des
tourments qu'elle faisait subir à son maître. Il avait vu grandir
«Monsieur Charles», ainsi qu'il avait coutume d'appeler le marquis, avec
une familiarité respectueuse de vieux serviteur depuis longtemps attaché
à la fortune des Locmaria de Guerrande; et il professait pour lui un
sentiment de tendresse jalouse qui allait jusqu'à l'adoration. Or, d'un
automne à l'autre, il constatait chez ce maître si ardemment vénéré une
fatigue de plus en plus manifeste qui creusait les traits, voûtait la
taille, marquait tout ce puissant organisme d'un signe précoce de
caducité.

Cette lente décomposition, messire Guillaume Guégan ne doutait point
qu'elle fût l'oeuvre de la «Bohémienne», de la «fille des marchands de
sorts». Elle avait dû faire boire au marquis un philtre mystérieux, un
de ces breuvages enchantés dont les gens de sa race passent pour avoir
le secret. Autrement, comment se fût-elle fait aimer du brillant
seigneur pour qui brûlaient les héritières les plus nobles et de la
beauté la plus parfaite? Et comment expliquer, sinon par des raisons
d'ordre diabolique, les ravages que cet amour funeste avait causé dans
l'âme et le corps du plus robuste, du plus accompli des gentilshommes,
jusqu'à l'incliner prématurément vers la tombe?

Ainsi pensait à part soi le bon intendant, et, à plusieurs reprises, il
s'était même permis de le penser tout haut, devant son maître.

--Ah! monsieur le marquis, qu'aviez-vous besoin d'aller en pays étranger
chercher femme?... Pardonnez-moi si je prononce des paroles
désobligeantes pour Mme la marquise, mais vous ne m'ôterez pas de la
tête qu'elle ne vous rend pas heureux.

A quoi «Monsieur Charles» répondait d'un ton hautain:

--Contentez-vous de surveiller mes terres, maître Guill; je ne vous ai
point commis à la garde de mon bonheur.

Là-dessus, messire Guégan faisait mine de se lever, et, après avoir
salué bien bas, de sortir en emportant ses registres.

Mais le marquis, radouci, le rappelait avant qu'il eût gagné la porte:

--Ne te fâche pas, vieux loup, et revenons à nos comptes... Quant au
reste, ne t'en préoccupe point: ce sont misères auxquelles tu ne saurais
rien entendre... D'ailleurs, lorsque je t'amènerai la marquise, tu
regretteras de l'avoir méconnue et tu seras le premier à tomber à genoux
devant elle, subjugué par sa grâce.

--Sera-ce à Pâques ou à la Trinité, monseigneur?

Monseigneur haussait les épaules et s'absorbait dans l'examen des
additions. Et tous deux, l'intendant et le maître, gardaient l'un ses
chagrins, l'autre ses rancunes.


II

Un soir de novembre, comme messire Guillaume Guégan soupait en famille,
dans la maisonnette à forme de temple grec qu'il occupait à l'entrée de
l'avenue, près de la grille, la cloche suspendue à l'intérieur du
péristyle tinta violemment, annonçant la venue de quelque voyageur aussi
impatient que tardif.

L'intendant sursauta sur sa chaise.

--Qui diable peut sonner à pareille heure? fit-il, furieux d'être
dérangé de son repas et d'avoir à mettre le nez dehors, au froid mouillé
de la nuit.

Il faisait, en effet, un temps affreux, une de ces rafales chargées de
grosse pluie qui semblent l'agonie de l'automne et qui font dire en
Bretagne: «C'est l'année qui ne veut pas mourir».

Maître Guillaume maugréa:

--Gageons que ce sera encore quelque mendiant en quête d'un logis ou
quelque ivrogne morfondu sous l'averse.

--Ce n'est point là le coup de cloche d'un _baléer-bro_[2], observa
doucement dame Claude, la digne compagne de maître Guillaume et la mère
de ses quatre marmots.

  [2] Chemineur de pays, batteur de routes.

--Ma foi! j'ai bien envie de n'y point aller voir.

--Si cependant c'était un courrier venant de la part du marquis?...
Depuis une semaine qu'il nous a quittés, j'ai la tête hantée d'idées
tristes... Ce départ si brusque, son air nerveux, agité, cette lettre
qu'il froissait entre ses doigts en te disant: «Je suis rappelé à Paris
en toute hâte», la façon dont il jeta au postillon: «Crevez les chevaux,
si c'est nécessaire, mais brûlez la route!»... vois-tu, je ne serais pas
surprise qu'il lui fût arrivé quelque chose, un accident, par
exemple,... ou peut-être pis.

La cloche carillonnait de nouveau, secouée cette fois avec rage.

--Allume-moi le fanal, dit l'intendant à sa femme dont les
pressentiments lugubres l'avaient manifestement bouleversé de fond en
comble.

Et il se précipita dans l'obscurité.

Il n'était pas sorti depuis deux minutes que dame Claude entendit les
battants de la porte grillée rouler en grinçant sur leurs gonds, et tout
aussitôt Guillaume reparut hors d'haleine.

--Vite, vite, Clauda, cours au château et prépare une bonne flambée dans
la salle couleur de lune.

Il ne s'expliqua pas davantage, et sa femme n'eut du reste pas le loisir
de lui en demander plus long: il s'était replongé dans les ténèbres. De
son côté, laissant là, devant leurs écuelles, les marmots ahuris par
tout ce branle-bas, elle s'empressa vers le château dont la majestueuse
silhouette érigeait une ombre plus noire dans le noir indistinct de la
nuit. Pour couper plus court, elle prit à travers les pelouses,
bondissant par-dessus les corbeilles de plantes rares, au risque de les
écraser. Elle se sentait en proie à une espèce d'affolement. Son coeur
faisait dans sa poitrine le bruit d'un marteau sur une enclume. Elle
murmurait, à demi suffoquée par le vent qui entravait sa course:

--Qu'y a-t-il, mon Dieu?... Qu'y a-t-il?

Quelque chose d'extraordinaire, évidemment, mais quoi?... Quand, après
avoir franchi le vestibule immense, elle pénétra dans la salle couleur
de lune, elle trouva l'atmosphère de la pièce quasi tiède encore du
séjour du marquis. C'est là qu'il avait coutume de passer les soirées,
tout le temps que durait sa présence dans ses terres de Guerrande; il y
veillait fort avant dans la nuit, parfois même jusqu'au petit matin, les
jambes étendues à la flamme d'un brasier dont la lueur suffisait à
éclairer toute la chambre, mais dont la chaleur, hélas! si ardente
fût-elle, ne parvenait point à ranimer le sang de son coeur, glacé par
les poignants dédains d'une femme inhumaine.

--Dieu me pardonne! grommelait dame Claude, tout en rassemblant les
débris de bûches carbonisées qui gisaient épars dans la cendre, je veux
que ces murs s'écroulent à l'instant sur ma tête, si la Bohémienne de
malheur n'est pas encore de moitié dans cette aventure!... Pourvu, du
moins, qu'elle n'ait pas fait égorger son mari et que ce ne soit pas le
pauvre Monsieur Charles qu'on nous ramène changé tout à fait en
cadavre!...

Elle venait d'entendre une voiture s'arrêter devant le perron.

Très émue, elle saisit une brassée de copeaux qu'elle avait apportée
dans son tablier et la répandit sur le feu qui commençait à prendre.
Puis, l'oreille aux écoutes, elle attendit.

Les tentures en fil d'argent qui tapissaient les parois de la salle
s'avivaient peu à peu, à l'éclat grandissant du foyer, d'un frisson de
lumière magique, d'une douce et mystérieuse clarté lunaire. Sur les
dalles de marbre du vestibule glissa le frôlement d'un pas léger mêlé au
froufrou d'une robe, et Clauda, stupéfaite, vit surgir dans le cadre de
la porte la plus délicieuse apparition féminine qu'il lui eût jamais été
donné de contempler.

Par deux fois, elle s'essuya les yeux du revers de sa manche, se croyant
le jouet d'un rêve.

L'inconnue s'était arrêtée au milieu de l'appartement pour promener
autour d'elle un regard curieux. Les hautes glaces de Venise disposées
de place en place contre les parois, de façon à multiplier et à
prolonger le décor en des perspectives infinies, semblaient prendre
plaisir à se renvoyer de l'une à l'autre l'image de cette femme, comme
séduites par les lignes harmonieuses de son corps, par tout ce qu'il se
dégageait d'elle d'impérieuse, et d'étrange, et d'inexprimable beauté.

Quant à dame Claude, elle la buvait littéralement des yeux, figée en
extase, les mains jointes, et bredouillant à mi-voix, sur le ton de la
prière:

--_Ma Doué!_ qu'elle est donc belle... belle à faire peur,
Jésus-Maria-credo!

D'un mouvement de la nuque, la nouvelle venue avait rejeté en arrière le
capuchon du vêtement de fourrure qui l'enveloppait toute et dont les
plis traînaient sur ses talons avec l'ampleur d'un manteau royal. On
voyait pointer sa gorge, fine et rebondie, et son cou se mouvoir en de
lentes ondulations, et son fier visage, au profil énergique, luire d'une
splendeur mate, d'une splendeur de jaune ivoire que tempérait une patine
d'or bruni. Ses cheveux crêpelés, qu'un cercle de métal enserrait à la
hauteur du front, s'échappaient en cascades massives et bleuâtres
jusqu'à noyer les épaules. De longs cils vibrants ombrageaient les yeux
et en amortissaient l'éclat. Les lèvres s'entr'ouvraient, rouges et
comme saignantes.

--Quelle est cette princesse merveilleuse? Quelle est cette fée? se
demandait l'intendante, immobile et charmée.

Au même moment, maître Guillaume Guégan, répondant à sa pensée, lui
criait du seuil de la pièce:

--Salue madame, Clauda: c'est la marquise!

Il se reprit aussitôt, craignant sans doute de s'être servi d'une
formule trop familière, et ce fut avec une sorte de solennité qu'il
ajouta:

--Notre très haute et très puissante maîtresse, madame la marquise de
Locmaria, de Lezmaës, de Langolvez et de Guerrande. Dieu lui donne de
longs jours et, après les joies de ce monde, celles du paradis en
l'autre!

--Est-il possible! s'exclama dame Claude, d'un accent où il y avait
autant de frayeur que de surprise.

Et, au lieu de s'incliner, comme l'y invitait son mari, devant celle
qu'ils n'appelaient entre eux que _la Bohémienne_, elle demeura,
stupide, à la dévisager, les bras tombés le long du corps, les yeux
écarquillés par l'étonnement et par la peur. Le diable en personne lui
fût apparu, qu'elle n'en eût pas été impressionnée plus désagréablement,
et Dieu sait si la très chrétienne Clauda professait une belle horreur
pour le diable!

La marquise de Locmaria ne fut sans doute pas sans remarquer la
singularité de cette attitude; mais, loin de s'en fâcher, elle sourit le
plus aimablement du monde et dit à Clauda d'une voix chantante qui
semblait un clair gazouillis d'oiseaux:

--Voilà une visite à laquelle vous ne vous attendiez guère, n'est-ce
pas? Je vous connais; le marquis m'a souvent entretenue des soins
précieux qu'il trouvait auprès de dame Claude... Quand vous me
connaîtrez à votre tour, je suis persuadée que vous m'aurez en quelque
affection et que je n'aurai qu'à me louer de vos services. Au reste, ne
craignez rien: je serai la moins exigeante des maîtresses... Voulez-vous
toutefois vous charger dès à présent de mettre au courant de la maison
les gens que j'ai amenés et qui sont ici aussi étrangers que moi-même?

L'intendante se sentit tout ébranlée par la fraîcheur mélodieuse de
cette voix qui s'exprimait avec tant de condescendance, de douceur et de
simplicité.

--En vérité, pensa-t-elle, ceci me trouble et me déconcerte... Il se
peut que cette femme soit un démon, mais elle a toutes les séductions
d'un ange.

Elle trouva juste assez de présence d'esprit pour répondre:

--Je suis aux ordres de madame la marquise.

Et, instinctivement, elle accompagna ces mots de la plus accorte des
révérences.

Comme elle se dirigeait vers la porte, la marquise, qui achevait de se
débarrasser de sa mante, la rappela:

--J'oubliais, dame Claude!... Tout mon domestique se compose d'un
vieillard qui s'entend à confectionner des plats de mon pays, et d'une
soubrette, sa fille, laquelle est un peu ma «soeur de lait», comme vous
dites, je crois, en Basse-Bretagne... Ils ne sont guère rompus aux
finesses du parler de France: ils viennent d'une patrie lointaine et
sortent d'une autre race... S'ils ne vous comprenaient pas toujours très
bien et s'ils se faisaient encore plus mal comprendre de vous,
soyez-leur indulgente, je vous prie; je vous en saurai gré, car ils me
sont chers. Ce sont des exilés, comme moi; ils me rendent présente aux
yeux la terre qui m'a vue naître; ils sont de mon pays, de mon village,
presque de ma parenté. De les avoir auprès de moi, je me sens moins
seule: ils savent les chants qui, toute petite, m'ont bercée et, quand
ils me regardent, je crois voir onduler dans leurs prunelles les plaines
sans fin de ma Hongrie où parmi des océans d'herbes, dorment de grands
fleuves d'argent... Vous qui êtes une Bretonne, Clauda, je gage que ces
choses ne sont point pour vous surprendre.

Clauda l'écoutait comme en rêve. Le son de cette voix céleste, d'un
timbre si pur, aux inflexions si molles et si caressantes, agissait sur
elle comme un charme.

--Certes non, madame la marquise! fit-elle avec élan... Moi, s'il me
fallait quitter Plégat et la Bretagne, j'aimerais mieux la mort.

Subitement, son front se rembrunit.

Elle venait de réfléchir que ces gens vers qui l'envoyait sa maîtresse
et qu'elle lui recommandait en termes si chaleureux, c'étaient, de son
propre aveu, des Hongrois, autrement dit des bohémiens comme elle, des
artisans de maléfices peut-être, à coup sûr des mécréants. Elle se
souciait médiocrement de se rencontrer seule à seule avec cette espèce,
et, clignant de l'oeil du côté de son mari qui, debout derrière la
marquise, pétrissait consciencieusement son chapeau de feutre entre ses
doigts:

--Si Guillou m'accompagnait, m'est avis que nous leur expliquerions
mieux...

La marquise l'interrompit vivement:

--J'ai prié maître Guillaume de veiller avec moi... Et, à ce propos, ne
m'en veuillez pas si je l'accapare une bonne partie de la nuit: nous
avons à causer ensemble... Allez, dame Claude, je suis convaincue
d'avance que tout ce que vous ferez sera bien fait.

Ainsi congédiée, l'intendante s'éloigna.

Dès que le bruit de ses sabots se fut perdu dans la profondeur des
corridors qui conduisaient aux cuisines, la marquise de Locmaria dit à
messire Guillaume Guégan:

--Ayez l'obligeance d'allumer les candélabres. Je suis des pays du
soleil. J'aime la clarté.

Elle ajouta:

--Qu'il fait donc froid dans vos contrées d'Occident! En route j'ai
failli périr.

Puis, au bout d'un moment, quand la flamme des chandelles se fut mise à
brûler longue et droite:

--C'est très beau ici, soupira-t-elle. On se croirait en quelque chambre
enchantée du palais des Mille et une Nuits.

Elle s'était laissée tomber dans un fauteuil devant le feu et, le buste
incliné vers l'âtre, tendait, pour les réchauffer, ses mains menues et
délicates que des mitaines de dentelle noire voilaient à demi. Ses
ongles diaphanes, vus en transparence, ressemblaient à de fins pétales
de rose.

--Et maintenant, madame? demanda l'intendant, très embarrassé de sa
personne dans ce mystérieux tête-à-tête.

--Maintenant, seyez-vous là.

Elle lui montrait un siège en face du sien.

--Approchez-vous davantage, davantage encore, insista-t-elle. Je désire
que vous m'entendiez bien... J'ai fait cent cinquante lieues tout d'une
traite pour arriver jusqu'à vous, à l'extrémité de cette terre de
l'Ouest qui passe, dans les traditions de mes ancêtres, pour être le
purgatoire du monde, un lieu de pénitence, un séjour de lamentation et
de deuil. Que de fois votre seigneur et le mien ne m'a-t-il pas suppliée
à genoux de l'y suivre! Obstinément, je répondais: Non!... Et voici que
je suis venue! Vous vous doutez bien qu'il a fallu qu'un impérieux
besoin m'y contraigne. J'ai tergiversé aussi longtemps que j'ai pu...
Plus tard, il eût été trop tard. Le jour même où le marquis m'annonçait
par lettre son retour à Versailles, je me suis mise en chemin pour
Guerrande, certaine désormais qu'il n'y serait plus. J'avais intérêt à
ne rencontrer ici que vous seul. Pourquoi? Je vais vous l'apprendre...
Mais d'abord, messire Guillaume, soyez franc: vous me détestez, n'est-ce
pas, autant que vous aimez votre maître? Pas de faux-fuyant, s'il vous
plaît! Je suis une bohémienne des routes: on peut--surtout quand je la
réclame--me dire la vérité.

Messire Guillaume Guégan jugea que, interpellé de la sorte, il n'avait
pas le droit de mentir. Il prononça donc d'une voix nette et ferme:

--Si je n'aimais pas mon maître comme je l'aime, je vous aurais moins
haïe pour tout le mal qu'il souffre par vous.

--A la bonne heure, repartit avec une gravité triste la marquise de
Locmaria, vous êtes bien l'homme que je pensais... Je puis tout vous
dire, car vous êtes digne de tout entendre...


III

Dame Claude, cependant, après avoir «piloté» les gens de la marquise à
travers les appartements réservés à leur maîtresse et qu'elle allait
occuper pour la première fois, après leur avoir fourni, d'assez mauvaise
grâce d'abord, et finalement avec une obligeance à peu près apprivoisée,
les renseignements les plus complets et les plus minutieux sur les
habitudes de la maison, dame Claude était rentrée chez elle, sous la
nuit sombre où les arbres du parc, animés par l'ouragan d'une vie
effrayante, poussaient des plaintes lugubres et se tordaient en des
convulsions désespérées.

La superstitieuse paysanne songeait:

--Mme de Locmaria nous arrive escortée par la tempête. C'est signe que
de tout ceci il ne résultera rien de bon.

Au logis, elle trouva les quatre marmots qui dormaient à poings fermés,
les coudes sur la table. Elle les coucha, saisit son tricot et
s'installa près du foyer, à la lueur d'une chandelle de résine, pour
attendre le retour de Guillaume Guégan.

Une curiosité fiévreuse la travaillait; elle brûlait d'impatience de
connaître les impressions de son mari, à la suite du mystérieux
entretien qu'il avait en ce moment même avec la marquise. Que
pouvait-elle avoir à lui confier de si important, au débarquer d'un si
long voyage, avant d'avoir pris aucune nourriture, aucun repos? Pourquoi
son arrivée coïncidait-elle, à huit jours près, avec le départ de son
mari? Le marquis savait-il, en roulant sur Paris, que sa femme faisait à
rebours la même route, s'acheminant vers la Bretagne? S'il le savait,
pourquoi n'en avait-il rien dit à Guillaume? Pourquoi ne l'avait-il pas
avertie, elle, Clauda, d'avoir à tout préparer en vue de cette visite
imminente? La lettre qui le rappelait, et qui l'avait troublé si fort,
l'avait-elle donc bouleversé au point de lui faire oublier, sinon la
venue de sa femme, du moins les dispositions à prendre pour la recevoir
comme il convenait?...

Ces questions, et d'autres encore, Clauda les agitait dans sa tête
obstinée de Bretonne, au bruit sauvage de la rafale, qui, dehors, allait
grossissant.

En vain avait-elle interrogé, ce tantôt, le vieillard et la jeune fille
qui formaient toute la suite de la «Bohémienne». Elle n'avait pu obtenir
d'eux aucun éclaircissement.

De singuliers personnages, d'ailleurs, ces domestiques, et combien
différents des gens de même condition à qui l'intendante était
accoutumée d'avoir affaire, durant les séjours du marquis en son château
de Plégat!

Le vieux, avec sa grande crinière de lion dont les mèches venaient se
perdre jusque dans les flots étalés de sa barbe blanche, avait la
majesté d'un patriarche biblique, l'air solennel et triste d'un
souverain détrôné. Une houppelande verte, à brandebourgs noirs,
l'enveloppait des pieds à la tête et le faisait paraître d'une taille
démesurée. Il parlait peu, par phrases brèves, graves comme des
sentences. Dame Claude, à son aspect, s'était sentie vaguement
intimidée; et, après s'être promis de traiter de très haut cette
«engeance de saltimbanques», elles les avait promenés, lui et sa fille,
de chambre en chambre, avec une complaisance quasi déférente, comme si
elle leur eût fait les honneurs du château.

La «petite», en revanche, l'avait mise à l'aise. C'était une adolescente
de seize ans à peine, presque une enfant encore, au teint mat,
délicatement ambré, aux clairs yeux de source qui semblaient renvoyer
l'éclat d'un soleil lointain. Elle avait le port svelte et la souple
démarche d'une biche. Entre ses lèvres d'un rouge vif, ses dents de
nacre riaient d'un rire étincelant. Toute sa gracieuse personne
respirait la santé, la joie, une franchise heureuse, quelque chose
d'ailé, d'imprévu, avec des brusqueries soudaines, des effarouchements
d'oiseau qui craint la glu.

Dame Claude avait cherché à se renseigner auprès d'elle sur ce qu'il lui
eût tant agréé de savoir.

Mais elle n'en avait obtenu que des réponses insignifiantes, soit que la
jeune fille fût peu dans les confidences de sa maîtresse, soit qu'elle
feignît une ignorance qui lui était peut-être commandée.

En somme, Clauda avait tout simplement appris que la marquise avait nom
Rita, qu'elle était de noblesse très illustre, qu'elle comptait des rois
parmi ses ancêtres et qu'il n'eût tenu qu'à elle d'être reine là-bas,
elle aussi, au pays des plaines immenses qu'arrosent les plus beaux
fleuves de la terre et que féconde un printemps éternel.

--Pourquoi donc au titre de reine a-t-elle préféré celui de marquise de
Guerrande? avait demandé, non sans ironie, l'intendante agacée.

Le vieux avait riposté de sa voix profonde:

--Il est dans le destin de la plume d'aller où le vent la porte.

--Au moins n'y a-t-elle rien perdu... Elle a un mari qui l'adore. Ce
palais, auprès de qui l'église même de Plégat n'est qu'une misérable
crèche, savez-vous qu'il l'a construit exprès pour elle, pour être leur
maison d'amour, leur maison du bonheur?... Et, à ce propos, d'où vient,
s'il vous plaît, qu'elle y mette les pieds aujourd'hui pour la première
fois, et lorsque le marquis en est absent?

A quoi le serviteur à la barbe vénérable avait répondu:

--Les secrets de notre maîtresse n'appartiennent qu'à elle seule...
L'aiglonne a, dans les gyres de son vol, des caprices qui déroutent vos
lourds oiseaux de mer... Et quel palais, je vous prie, vaut le libre
espace, les horizons ondoyants comme la lumière qui les dore, et la
terre douce, la terre enchantée, la terre ineffable de la Patrie?

Les prunelles sombres du grand vieillard lançaient des éclairs. Clauda
n'avait plus insisté.

Assise maintenant au foyer de sa demeure close, où, derrière elle, du
fond d'un lit à étages, s'exhalait la tranquille respiration de ses
quatre chérubins, elle s'efforçait de récapituler en elle-même les
événements de la soirée, tout en supputant, d'un mouvement machinal des
lèvres, les points de son tricot et en piquant de temps à autre dans ses
cheveux, contre la tempe gauche, les aiguilles dont elle n'avait plus à
faire usage.

Sa hâte de revoir Guillaume et de connaître les résultats de sa
conférence avec la marquise la tenait éveillée. Les heures s'écoulaient
lentes et longues, rythmées par le tic-tac d'un coucou. Les orgues
déchaînées du vent ronflaient dans les ténèbres, avec des mugissements
sinistres. Minuit sonna. Fidèle aux traditions de sa race, l'intendante
suspendit sa tâche[3], jeta un fagot d'ajoncs dans le feu qui commençait
à pâlir, et tirant son rosaire, se mit à réciter des oraisons.

  [3] Dans les croyances bretonnes, c'est une impiété de poursuivre le
    travail au-delà de minuit. A partir de cette heure jusqu'au premier
    chant du coq, les vivants doivent faire place aux morts.

Enfin la porte s'ouvrit, et messire Guillaume Guégan se montra sur le
seuil.

--Ah! tout de même! s'écria dame Claude qui en était à son dixième _De
Profundis_ pour les âmes du purgatoire, les funèbres _Anaon_.

Elle ajouta:

--Tu dois être glacé. Veux-tu que je te chauffe un peu de _flip_[4]?

  [4] Sorte de grog, fait de cidre, d'eau-de-vie et quelquefois
    d'hydromel mélangés.

Il s'assit devant l'âtre sans répondre. Il paraissait las, exténué,
Clauda fut frappée de l'altération de ses traits. A ses paupières
rouges, elle vit qu'il avait pleuré.

--Qu'as-tu, au nom de Dieu? lui demanda-t-elle... Parle enfin!...
Qu'est-ce qu'il y a?

Il soupira profondément, mais sans desserrer les lèvres.

Alors, elle, reprise par ses pressentiments et aussi par ses rancunes:

--Un malheur est sur nous, n'est-ce pas?... J'en étais sûre... Mes
_avertissements_ ne me trompent jamais... Allons, qu'a-t-elle encore
machiné, cette gueuse?

L'intendant tressaillit:

--Clauda, prononça-t-il d'un ton sévère, n'insulte pas celle qui est ta
maîtresse et la mienne. Sache qu'elle est plus à plaindre qu'à blâmer.

--Tu as bien changé d'opinion sur son compte, Guillaume!

--Tu feras de même, Clauda.

--Explique-toi donc... Je t'écoute.

--Non. Pas ce soir, ni demain, ni après-demain, pas avant que le moment
soit venu... Ne m'interroge pas: je ne pourrais te répondre. J'ai juré
de me taire... Sur un point seulement il importe que tu sois renseignée.

Messire Guillaume Guégan se recueillit quelques instants; puis, montrant
du geste le lit à étages:

--Les petits dorment?

--Comme des anges, les pauvrets.

--Eh bien! voici Clauda... Tu es une bonne femme et une femme de tête.
Je sais que je puis compter sur toi comme sur moi-même... Apprends donc
que ce n'est pas une visite de passage que nous fait aujourd'hui la
marquise. Elle va nous rester longtemps, quatre mois, six mois
peut-être. Or, entends-moi bien, il faut que personne ici ni dans la
contrée ne soupçonne sa présence au château, personne hormis nous deux
et les domestiques qui l'accompagnent. Les arbres qui peuplent le parc
sont discrets et les murs qui l'entourent sont hauts. Il faut que nous
soyons muets comme les arbres et fermés comme les murs. Le plus innocent
bavardage aurait les pires conséquences. Nous sommes les gardiens d'un
secret terrible. Tu devras, sans le connaître, veiller jour et nuit avec
moi à ce qu'il ne s'ébruite point... Mon Dieu, il ne tient qu'à nous de
perdre la malheureuse qu'hier encore nous détestions si cordialement
l'un et l'autre: elle est venue d'elle-même se mettre à notre merci.
D'un mot nous la vouons à la plus lamentable des infortunes. Le
voudrais-tu, Clauda?

--Oh! Guillaume, murmura l'intendante, je ne suis pas une païenne,
j'imagine.

Il continua:

--D'ailleurs, il n'y a pas qu'elle qui soit en jeu. Il y va également du
salut de Monsieur Charles et, je crois bien, du nôtre, puisque cependant
la fatalité nous mêle à ces tragiques événements.

--A la grâce de Dieu, mon ami! dit dame Claude en se signant par trois
fois, pour écarter les mauvais présages.

Ils demeurèrent silencieux à regarder les étincelles jaillir des tisons
et s'engouffrer sous le manteau de la cheminée où grondait en sourdine
la grosse voix du vent.

Tout à coup, Clauda reprit:

--Tu n'as pas d'imprudence à craindre de ma part. Mais nos enfants, y
as-tu songé?

--Précisément. J'ose à peine te demander ce sacrifice, et, pourtant, je
ne vois guère d'autre moyen...

Dame Claude acheva elle-même la pensée de son mari:

--Soit. Nous nous en séparerons. Ma mère sera enchantée de les avoir,
et, quant à eux, ils seront ravis de passer un hiver chez leur
_mam-goz_[5]. L'hiver, à la ferme de Kerguntul, c'est le temps des
belles histoires, des contes merveilleux et des châtaignes qu'on mange
au coin de l'âtre, en buvant du cidre bouilli... Tu attelleras Mogis au
char-à-bancs, et je les conduirai là-bas, dès le petit jour... Si les
commères de Plégat s'informent de ce qu'ils sont devenus, je dirai que
je les ai envoyés à Kerguntul apprendre à lire. L'on m'annonçait
justement, avant-hier, qu'un maître d'école ambulant vient de se fixer à
Plestin-les-Grèves pour toute la durée des _mois noirs_. Les marmots
n'auront qu'une demi-lieue de route à faire pour aller de temps à autre
écouter ses leçons.

  [5] Grand-mère.

--Merci, Clauda. Ton esprit est aussi avisé que généreux ton coeur.

Là-dessus finit l'entretien des deux époux. Ils n'avaient devant eux que
quelques heures de repos jusqu'à l'aube. Ils durent dormir profondément,
s'il est vrai qu'une bonne conscience fait le lit moelleux et paisible
le sommeil.


IV

L'hiver, cette année-là, fut particulièrement rigoureux. Ce furent
d'abord des averses continuelles qui noyaient les campagnes, couraient
en cascades par les chemins creux changés en lits de torrents et
croupissaient dans les champs labourés, entre les digues des talus, en
de vastes nappes d'une eau boueuse où l'on voyait nager les sarcelles
comme sur des étangs. Puis le vent d'est se mit à souffler, chassant les
pluies vers la mer. Tout gela, même les sources, même la fontaine sacrée
de Saint-Égat, ce qui, de mémoire d'homme, ne s'était pas encore
produit. Les vieilles «pèlerines par procuration», qui viennent y
chercher un remède souverain contre la fièvre, durent emporter l'eau
salutaire sous la forme de menus glaçons.

Puis des brumes arrivèrent du nord, si épaisses que les
«longs-courriers» de Morlaix affirmaient n'en avoir pas rencontré de
plus impénétrables dans les parages les plus voisins du Pôle. Et ces
brumes se condensèrent en d'énormes flocons de neige qui tombèrent,
tombèrent sans relâche pendant des jours, des semaines, des mois. A la
fin de janvier la terre en était encore toute couverte. On ne
distinguait plus ni routes, ni fossés, ni vallons, ni plaines. Ce
n'était, aussi loin que le regard pouvait atteindre, qu'un immense
désert blanc, d'une solitude et d'une immobilité mortuaires, avec, çà et
là, des fûts d'arbres d'un noir de suie, qui semblaient les piliers
calcinés de quelque église jadis consumée par les flammes.

Toute vie naturellement était suspendue. Les paysans restaient
calfeutrés chez eux, sous leurs chaumes, n'allaient plus aux marchés ni
aux foires, hésitaient même à se rendre au bourg le dimanche, pour la
messe. Un silence funèbre enveloppait toutes choses, entrecoupé
seulement par le lugubre croassement des corbeaux qui traversaient le
ciel en bandes farouches, criant la faim.

Il y eut des paroisses où le recteur autorisa ses ouailles à enterrer
les morts dans les courtils, près des demeures, tellement les
communications avec le cimetière du village étaient devenues
impraticables.

Messire Guillaume Guégan et sa femme, Claude Riou, étaient, selon toute
apparence, les seuls humains à se congratuler de la persistance de ce
temps affreux. Grâce à lui, l'étroite surveillance qu'ils avaient
organisée aux alentours du parc de Guerrande, afin d'en écarter tout
rôdeur indiscret, s'était trouvée simplifiée plus qu'ils n'auraient cru.
C'est à peine si, à de rares intervalles, un mendiant ou quelque
chercheur de bois mort se présentait devant la grille. Clauda lui
faisait l'aumône, soit d'une miche de pain, soit d'un fagot de ronces,
et l'homme s'éloignait bien vite, uniquement occupé de suivre à rebours,
dans la neige, l'empreinte incertaine de ses pas.

Le château, à l'extrémité de la longue avenue, avait son aspect habituel
de veuvage et de solitude, si même il n'offrait pas aux yeux quelque
chose de plus désert encore et, pour ainsi dire, de plus sépulcral. Quel
passant, voyant de loin sa façade aux hautes persiennes hermétiquement
closes, eût soupçonné la présence d'êtres vivants derrière ces murs
silencieux et mornes, scellés comme un tombeau?

Tout le jour, cependant, des colonnes de fumée se balançaient dans la
bise, au-dessus des sveltes cheminées de granit. Mais ce n'était point
là, pour les gens de Plégat, un indice que le château fût habité. Chacun
savait, dans le pays, que les régisseurs avaient mission d'entretenir du
feu dans la plupart des pièces. Au cours des précédents hivers, Clauda
avait plus d'une fois invité ses amies du bourg à venir faire la veillée
avec elle devant ces vastes brasiers. Comme elle ne les y conviait plus,
cette année, une d'elles lui en fit la remarque.

--Pour Dieu, ne m'en parle pas, répondit l'intendante dont la sagesse
inquiète avait tout prévu... On m'offrirait les monceaux d'or que le
château a coûtés que je ne consentirais pas à y mettre les pieds après
la tombée de la nuit...

Et à mots couverts, d'un ton mystérieux, elle entama une histoire de
fantômes dont elle avait, d'avance, arrangé les principaux épisodes dans
son imagination de Bretonne, créatrice de mythes.

--Figure-toi... J'entrais sans penser à rien... Je me penche pour
allumer le feu... Tout à coup, brr! Une haleine glacée me parcourt la
nuque... Je me retourne. Et, derrière moi, dans la glace, je vois une
dame parée d'atours magnifiques qui me dévisage, la bouche fendue en un
rire effrayant, le rictus d'une tête de mort, ma pauvre chère!...

--En vérité, Clauda! C'est donc que la maison est hantée?

--Ne divulgue pas ceci, au moins... Le marquis nous chasserait.

--Sois tranquille, ma bonne.

Est-il besoin de dire que, le lendemain, tout Plégat en était informé?
Et c'est bien à quoi s'attendait l'ingénieuse Clauda. Un rempart
surnaturel protégeait désormais la marquise. L'intendante venait de
dresser autour de sa maîtresse un mur isolateur, le plus infranchissable
de tous, le mur d'airain de la superstition.

--Vous voilà élevée à la dignité de fantôme, dit-elle à Mme de Locmaria,
vous n'avez plus rien à craindre pour votre sécurité.

Des rapports presque affectueux s'étaient établis entre les deux femmes,
quelque grande que fût la distance sociale qui les séparait. Non
seulement Clauda avait abjuré tout parti-pris à l'égard de la marquise;
mais, à la fréquenter chaque soir, à vivre avec elle sur un pied de
respectueuse intimité, elle en était venue à s'attacher à elle d'un lien
puissant à la force duquel elle ne cherchait plus à se dérober.

Aux premières ombres du crépuscule, elle se dirigeait vers le château.

Vanda, la jeune Hongroise, qui remplissait les fonctions de soubrette,
l'introduisait incontinent dans la salle couleur de lune où la marquise
se tenait de préférence, brodant ou lisant à la clarté d'un flambeau de
cire. Mme de Locmaria la faisait asseoir près d'elle sur un tabouret et
lui disait de sa jolie voix chantante:

--Contez-moi n'importe quoi, dame Claude. Je suis comme les recluses et
les pestiférées: j'ai besoin d'entendre le son des paroles humaines.

Et Clauda, obligée de se surveiller avec les gens du dehors, donnait
libre carrière à sa langue, flattée au fond qu'une personne si
distinguée prît plaisir à ses bavardages rustiques.

Un chapitre qui semblait intéresser particulièrement la marquise,
c'était celui des enfants. L'intendante ne tarissait pas sur les siens.
Elle abondait en menus détails sur ses grossesses, ses couches, la peine
qu'elle avait eue à nourrir celui-ci, à sevrer celui-là. La marquise
écoutait, plongée en une vague rêverie, absente en apparence, très
présente en réalité, ses doigts de fée occupés à de fins ouvrages qui
ressemblaient, à s'y méprendre, à des langes de nouveau-né.

Ces belles batistes de Hollande, où l'on eût dit que Mme de Locmaria
dessinait en nobles arabesques les caprices de ses songes, n'étaient pas
sans intriguer Clauda Riou.

Elle n'osait interroger la soubrette, encore moins la marquise, mais un
soupçon commençait à lui traverser l'esprit. Elle se mit à observer de
plus près.

La taille de sa gracieuse maîtresse s'épaississait visiblement,
s'alanguissait. Puis, c'était tantôt de brusques lassitudes, tantôt des
plaintes sourdes, des tristesses inexpliquées.

Une nuit que la marquise l'avait congédiée tout à coup, bien avant
l'heure accoutumée, l'intendante ne put se retenir de communiquer à son
mari ses impressions:

--Sais-tu, Guillou? Héritier ou héritière, il y aura d'ici peu du
nouveau dans la seigneurie de Guerrande.

--Possible! fit-il de son ton calme.

Et il ajouta, feignant de réfléchir à l'importance de cette nouvelle:

--Puisses-tu dire vrai! Ce sera pour Monsieur Charles une joie si vive!

A partir de ce moment, Clauda ne se contenta plus d'aimer, de vénérer la
marquise; elle affecta vis-à-vis d'elle une dévotion spéciale, comme
envers un être sacré.

Les jours passèrent et, à la suite des jours, les nuits. Aux approches
de mars, il se produisit dans l'atmosphère une détente subite. Les vents
tournèrent, sans transition appréciable, de l'est à l'ouest. La mer
souffla sur les campagnes bretonnes la douceur de l'haleine atlantique.
Les brumes remontèrent peu à peu vers le septentrion. Un soleil pâle se
montra, toucha mystérieusement la terre et la fit tressaillir. Les
neiges, liquéfiées, s'écoulèrent en ruisseaux; des brins d'herbe
surgirent de ci de là, s'entrelacèrent en guirlandes, coururent en
festons sur la face rajeunie du monde. Les sources rouvrirent leurs yeux
divins, heureuses d'avoir à refléter un ciel pur.

Un matin, messire Guillaume Guégan, qui avait le soin des écuries et des
étables, dit à sa femme, en rentrant au château:

--La marquise désire te voir. Reste à sa disposition jusqu'à mon retour.
J'ai à m'absenter.

--C'est bien, répondit Clauda.

Les commères de Plégat, quand elles virent, des marches de leur seuil,
déboucher sur la place le véhicule qui emportait l'intendant, ne
manquèrent point de crier à celui-ci:

--Déjà en route, maître Guégan!

Ah! si elles s'étaient doutées!...


V

La journée finissait.

Le vieux Bohémien aux airs de patriarche, de roi pasteur, que la
marquise appelait Ropardi, avait recommandé à l'intendante de demeurer,
avec sa fille, dans la pièce qui précédait immédiatement la chambre
occupée par Mme de Locmaria.

--Vous ne viendrez qu'à mon appel, lui avait-il dit d'un ton bref, en
tirant derrière lui la porte.

--Votre père est donc médecin, Vanda? s'informa dame Claude, quand elle
fut restée seule avec la jeune fille.

--Il n'est point de science dont le docteur Ropardi n'ait pénétré les
plus secrets arcanes, répondit Vanda, non sans un éclair d'orgueil dans
ses grands yeux limpides que voilaient d'une ombre bleuâtre ses longs
cils.

Chez nous, dans la tribu, les gens prétendent que ses connaissances sont
infinies. Il n'y a que la steppe ou que la mer, affirment-ils, qui
soient aussi vastes que son esprit. Il entend le langage des vents et
celui des étoiles. Les herbes lui ont révélé, dans les nuits de lune,
leurs vertus salutaires ou malfaisantes. Il serait, s'il le voulait,
aussi puissant pour le mal que pour le bien. Mais, en même temps qu'une
intelligence incomparable, il porte en lui un sentiment divin. C'est une
âme de lumière, vivifiante et douce comme le soleil. Jamais il n'a fait
usage de son prestigieux génie que pour soulager, pour guérir. Rita
Dongui, notre maîtresse est en bonnes mains...

Une plainte continue s'élevait de l'autre côté de la cloison.

--Quelles sont, en pareille occurrence, les habitudes de votre pays?
interrogea la Hongroise.

--Nous prions, fit l'intendante en se mettant à genoux.

--Sur les rives de la Tisza, l'on chante.

Et, tandis que Clauda Riou invoquait à mi-voix la Vierge-Mère et sainte
Brigitte, patronne des femmes en couches, elle commença de fredonner
doucement, dans son idiome barbare, une chanson en mineur, qui tantôt se
traînait en notes graves et lentes, tantôt courait, rapide, sur un
rythme allègre et précipité.

Soudain, la porte de la chambre où la marquise souffrait les douleurs de
l'enfantement s'entre-bâilla pour donner passage à la tête léonine de
Ropardi.

--Venez, dit-il en s'adressant à Clauda.

En même temps, il jetait à sa fille:

--Les astres ne m'avaient point trompé: c'est un garçon.

C'était un garçon, en effet, de formes à la fois élégantes et robustes,
et qui visiblement ne demandait qu'à vivre. Dame Claude ne lui eut pas
plutôt entr'ouvert les lèvres pour lui faire avaler, selon la coutume
bretonne, une cuillerée de vin sucré, qu'il l'ingurgita d'un trait
«comme un petit homme», à la très grande joie de l'intendante extasiée.

--Il a la peau merveilleusement dorée de sa mère, songeait-elle, en le
dodelinant devant le feu pour apaiser ses premiers cris.

Elle s'ingéniait, d'autre part, à lui trouver des ressemblances avec le
marquis, avec «Monsieur Charles». Et, sa pensée allant à son maître,
elle s'étonna tout à coup qu'il ne parût point en une circonstance aussi
solennelle, quoiqu'elle fût habituée désormais à ne se plus étonner de
rien, tant cette atmosphère d'étrangeté, de mystère et de
circonspection, où elle était confinée depuis près de cinq mois,
l'avaient comme blasée sur les choses les plus extraordinaires et les
événements les plus imprévus.

A peine venait-elle d'évoquer le souvenir de M. de Locmaria qu'un bruit
résonna dans l'escalier. Elle tressaillit.

Si c'était lui, pourtant!

Ce fut Guillaume Guégan qui se montra sur le seuil.

--La nourrice est là, dit-il à voix basse au vieux Ropardi qui avait
marché à sa rencontre.

Celui-ci murmura:

--C'est bien. Faites ce qui est convenu.

Et, se tournant vers l'intendante, il lui fit signe de se lever avec
l'enfant.

--Suis-moi, Clauda, prononça messire Guillaume.

Avant de s'éloigner, il demanda au vieux:

--Et la marquise?

--Voyez, elle repose.

Par l'ouverture des rideaux, dans la pénombre de l'alcôve, on apercevait
la tête pâle et fine de la jeune femme, noyée dans les ondes brunes de
ses beaux cheveux épandus. Elle semblait dormir d'un sommeil enchanté.

--Avant trois jours, reprit le majestueux vieillard, elle sera sur pied,
comme toutes les filles de notre race.

L'intendant et sa femme descendirent aux appartements du
rez-de-chaussée, précédés de Vanda qui les éclairait. Clauda tenait le
nouveau-né soigneusement enveloppé dans des linges magnifiques aux
dessins compliqués et multicolores, ceux-là-mêmes que la marquise avait
passé l'hiver à broder, bercée aux bavardages de la Bretonne.

Ils enfilèrent une longue suite de corridors et de salles jusqu'à cette
partie du château que M. de Locmaria avait aménagée à dessein pour être,
selon sa propre expression, le «paradis de ses enfants». Car il avait
pensé à tout, le marquis, sauf à la fatalité qui était entrée dans sa
vie sur les pas de la «Bohémienne».

Plantée gauchement au milieu de la pièce, dont le parquet luisant
réfléchissait en raccourci sa robuste silhouette, une paysanne en coiffe
attendait, debout, les mains croisées sous son tablier et l'oreille aux
écoutes. Clauda la dévisagea d'abord sans la connaître. Puis, avec un
cri joyeux:

--Hé! _ma Doué_[6], Guillaume, mais c'est ta soeur Margod!

  [6] Mon Dieu!

--A quelle autre aurais-je pu me fier? répliqua l'intendant. Heureux
encore que Marguerite se soit trouvée nourrice et qu'elle ait consenti,
par obligeance, à nous rendre service en cette occasion!...

Trois jours plus tard, ainsi que l'avait prédit le «docteur» Ropardi, ni
dans ses traits, ni dans son allure, la marquise de Locmaria ne portait
trace de la crise qu'elle venait de traverser. Sa taille avait recouvré
sa sveltesse onduleuse, ces longs mouvements serpentins qui étaient chez
elle d'une grâce inexprimable, d'une séduction infinie. Accoudée à une
des hautes croisées de sa chambre, qu'elle avait ouverte toute large,
elle buvait avec avidité l'air du soir, parfumé d'une capiteuse odeur de
printemps naissant.

Le soleil d'avril se couchait au fond de l'espace, dans un admirable
ciel d'or, de vert et de pourpre. Sous cette lumière mourante, les
feuillages encore tendres des futaies du parc houlaient, nuancés de
teintes merveilleuses, comme les vagues d'une mer. Les angélus des
villages bretons se répondaient à travers la sonorité des campagnes. De
mélancoliques sons de _corn-boud_ retentissaient, mêlés aux beuglements
des troupeaux. Un charme doux et triste émanait de toutes choses.

--Il eût pourtant fait bon vivre ici! soupira la marquise... Que ne
m'a-t-il d'abord emmenée en ces lieux?... Ce qui est n'eût peut-être pas
été.

Des larmes lui montaient aux yeux. Elle les essuya d'un geste brusque.

Un doigt discret heurtait à la porte.

--Vous m'avez mandé, madame? dit messire Guillaume Guégan.

Et, remarquant la fenêtre ouverte:

--Vous voulez donc vous tuer?... Ignorez-vous que la fraîcheur peut vous
être mortelle?

Elle eut un sourire énigmatique:

--Oh! fit-elle, le grand air me connaît... Je suis née sous une tente,
messire Guillaume, une tente dont les lambeaux mal assujettis claquaient
au vent des steppes. Et j'ai grandi au hasard des routes... Savez-vous
ce qu'elle disait la première chanson que j'aie retenue? Écoutez-la
d'abord: je vous la traduirai ensuite.

Elle se mit à chanter dans la langue des Romanichels. Sa voix, forte et
pure, éploya ses ailes, se balança, comme un oiseau qui prend son vol.
Et, dans le silence du crépuscule de Bretagne, devant le pacifique décor
des bois et des collines sur qui commençait à planer la solennité muette
de la nuit, la musique de cette voix étrangère avait quelque chose de
mystérieux et d'inquiétant.

--Vous rendriez jalouses les sirènes de la mer, dit l'intendant
subjugué.

--Le sens est celui-ci, continua la marquise:

  Le monde est grand: plus grand que le monde est le rêve;

  Le ciel est vaste: plus vaste que le ciel est le désir;

  Les roues des chariots ont grincé; le chef a dit: «En route!»

  «En route!» répète la tribu. Il faut aller, aller sans trêve.

  Les passereaux ont des nids; les hommes éphémères se bâtissent des
  demeures;

  Mais la race, fille de l'air, comme l'air mouvant est mobile;

  Le vent la soulève: elle part. Le vent la chasse devant lui;

  L'ancienne cendre n'est pas éteinte, qu'elle allume un foyer nouveau;

  Ne t'attache à rien, tout est périssable... Il faut aller, il faut
  aller...!

Elle répéta d'un ton résolu et comme s'intimant à elle-même un ordre:

--Oui, il faut aller!

Elle ajouta presque aussitôt:

--Cet entretien est le dernier que nous avons ensemble, messire
Guillaume. Tout est concerté, tout est prêt pour le départ. Prévenus par
Ropardi, les compagnons dont je vais de nouveau partager quelque temps
la vie errante s'arrêteront cette nuit même devant la grille. Mêlée à
eux, perdue dans leurs rangs, je pourrai, j'espère, sortir de France
sans encombre et regagner à petites journées la terre hongroise que
j'aurais dû ne quitter jamais...

Elle s'interrompit pour tirer de son sein un pli scellé d'un sceau
rouge.

--J'ai voulu tout prévoir, même l'improbable, même l'impossible...
Gardez par devers vous ce papier. Il contient des renseignements qui
vous permettront de me retrouver, à quelque moment que ce soit, tant que
Rita Dongui sera de ce monde... Je n'ai, d'ailleurs, rien de plus à vous
dire que ce que vous savez. J'emporte de vous un souvenir qui ne périra
qu'avec moi. Vous m'avez été indulgent et doux. Recevez ce diamant; il
me rappelle ma honte. Vous l'échangerez contre de l'or honnête qui
assurera la dignité de vos vieux jours et constituera une aisance à
chacun de vos fils.

Sa voix tremblait. Encore plus ému qu'elle, l'intendant, baissant la
tête et faisant effort sur lui-même, demanda:

--Et le vôtre, madame?... La petite créature innocente qui est votre
sang et qui peut-être ne vous connaîtra jamais, aurez-vous donc le coeur
de partir sans l'avoir vue, sans l'avoir embrassée?...

La marquise ne répondit pas, mais elle fit de la tête un geste qui
disait: Non!

Arrivée à Guerrande par une nuit de tempête, elle s'en éloigna par une
nuit d'apaisement et de calme. Dans l'azur assombri du ciel, piqué de
nuages qu'enflait comme des voiles le souffle d'un vent léger, la lune
voguait, traînant derrière elle un long sillage pailleté d'une écume
d'argent.

Une troupe de saltimbanques, de baladins, de jongleurs, qui, depuis près
d'un mois, courait les foires et les _pardons_ d'alentour, était venue
camper à la brune, dans un terrain vague, à l'entrée du bourg de Plégat.
Ce fut en compagnie de ces truands que Mme de Locmaria, marquise de
Guerrande, de Lezmaës et autres lieux, quitta la somptueuse demeure
édifiée à sa gloire par le dernier rejeton d'une des plus antiques
familles d'Occident. Elle était, du reste, méconnaissable. Elle avait
repris la jupe courte, les bottes de cuir rouge, l'ample chemise de
laine et le voile de soie voyante de la Bohémienne d'antan. Les beaux
seigneurs, qui, naguère, papillonnaient autour d'elle à Versailles,
eussent difficilement deviné, sous cet accoutrement farouche, celle que,
dans leurs conversations de l'OEil-de-Boeuf, ils nommaient entre eux,
avec des mines pâmées, la «houri de Mahon», la «perle orientale», la
«fleur des jardins du Levant». Sa beauté n'avait pas changé, si ce n'est
qu'à la voir ainsi vêtue on lui trouvait un je ne sais quoi de plus
étrange et de plus rare, quelque chose d'irrésistible et d'indomptable
tout ensemble, qui attirait et qui faisait peur. Il ne fut donné à
messire Guillaume Guégan de la contempler dans ce costume que l'espace
d'un instant et à la lueur d'une lanterne de corne; c'en fut assez
néanmoins pour lui faire comprendre la passion subite dont le marquis
s'était féru pour cette femme et le mal effrayant, le mal sans remède,
dont, pour avoir voulu la posséder, il se mourait.

Quand dame Claude et lui eurent regagné à pas lents la maison de garde
sous les grands ormes déjà feuillus, ils s'attardèrent tous deux, d'un
accord tacite, sur les marches du péristyle, à écouter les cahots de
plus en plus lointains des chars qui emportaient leur maîtresse.

Ils assistaient encore, par la pensée, à toutes les péripéties de ce
départ. Le vieux thaumaturge Ropardi avait fait monter la marquise avec
lui, dans la voiture de tête. Debout à l'avant du chariot, il avait
récité à haute voix, dans sa langue, une sorte d'oraison. Puis il avait
fait entendre un glapissement guttural, cri d'adieu peut-être, signal de
route en tout cas, car la caravane vagabonde aussitôt s'était ébranlée.

Lorsque le dernier grincement des lourds véhicules se fut évanoui dans
la direction de Plestin, l'intendant et sa femme se décidèrent enfin à
rentrer dans leur logis désert.

--C'est égal, opina Claude Riou, je suis heureuse qu'elle nous soit
venue; et, d'autre part, j'eusse préféré ne la point connaître, puisque
cependant nous ne devons plus la revoir.

Messire Guillaume répondit avec une gravité triste:

--Qui sait? La volonté de Dieu est grande, Clauda.

Le lendemain, un char-à-bancs attelé d'un bidet gris-fer roulait à
travers le pays montueux de l'Arrée, sur la route royale qui menait en
ces temps-là de Plégat à Morlaix et de Morlaix à Carhaix, en passant par
Lannéanou. Chaque fois qu'un pâtre, qu'un bouvier, qu'un laboureur
croisait la voiture, l'homme soulevait son chapeau, du plus loin qu'il
apercevait la bête, et criait au conducteur, d'un ton jovial qui
n'allait pas sans une nuance de respect:

--Salut et bon voyage, messire Guillaume!

C'était, en effet, le régisseur de Guerrande qui reconduisait sa soeur
Margod à son manoir de Garen-Dreuz, paroisse de Lannéanou. La femme
tenait étroitement fermés les pans de sa mante brune d'où s'échappaient
par intervalles les vagissements du nourrisson couché en travers sur ses
genoux.

--C'est une terrible responsabilité pour nous, Margod, disait messire
Guillaume... Tu auras bien soin de lui, n'est-ce pas?... Ce n'est pas un
enfant ordinaire. Il se peut que de grands destins l'attendent... Après
tout, tu as droit de savoir la vérité maintenant, à la condition de la
garder pour toi seule: c'est plus que le fils d'un marquis... C'est le
bâtard d'un roi.


VI

La moisson commençait à peine, dans le terroir de Plégat. On fauchait
les seigles à Guerrande. Maître Guégan allait et venait, surveillait les
travailleurs dont les chemises de chanvre, moites de sueur, faisaient çà
et là des taches grises parmi la mer frissonnante des hauts épis
barbelés. Soudain un faucheur se redressa pour lui crier de l'autre bout
du champ:

--Ohé, maître! Voici Clauda qui accourt hors d'haleine et qui vous fait
signe!

Il s'empressa au devant d'elle. Elle le saisit par la manche de sa
veste, l'entraîna à l'écart, dans l'ombre verte des coudriers, contre
les talus, et trouva juste assez de voix pour soupirer:

--Ah! mon pauvre homme!... Imagine-toi qu'_il_ est arrivé... qu'_il_ est
là... qu'_il_ veut te voir à l'instant!...

L'intendant devint tout pâle.

Sa femme reprit, après avoir soufflé avec force:

--Tu ne saurais croire comme il a encore changé. Il ne reste plus de lui
de quoi remplir un cercueil... Quand il est descendu de son carrosse, il
m'a semblé voir apparaître l'_Ankou_...

Ils s'acheminèrent vers le château dont les fenêtres innombrables
étincelaient comme d'énormes escarboucles au resplendissant soleil de
juillet. Guillaume Guégan s'était recomposé un visage, lorsque le valet
en livrée noire qui le guettait du haut du perron l'introduisit dans le
salon d'honneur où l'attendait, debout et la tête inclinée sur sa
poitrine, le marquis de Locmaria.

--Bienvenue à vous, monsieur le marquis! dit-il dès le seuil.

Et, s'étant avancé de quelques pas, il mit un genou en terre.

D'ordinaire, «Monsieur Charles» l'attirait à lui, lui donnait
affectueusement l'accolade, le traitait en ami d'enfance, presque en
égal.

Il ne lui tendit même pas la main, cette fois, et dédaigna de répondre à
son salut.

Il y eut entre eux plusieurs minutes d'un silence pénible.

Enfin le marquis parla.

--Prenez connaissance de cette lettre, prononça-t-il d'un ton dur. Vous
me direz ensuite si ce qu'elle renferme est exact.

La lettre ne portait aucune indication de date ni de provenance; elle
était signée Rita Dongui: Guillaume Guégan la lut avec lenteur,
posément, sans trahir aucune émotion.

--Eh bien? demanda le marquis.

--Il n'y a là-dedans rien qui ne soit vrai.

Les traits de M. de Locmaria se contractèrent douloureusement, et ce fut
d'une voix sourde, tremblante d'une fureur mal contenue, qu'il articula:

--Ainsi, vous, mon homme-lige, le serviteur-né de ma maison, vous n'avez
pas craint de vous faire, contre moi, le complice de cette drôlesse?

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de l'intendant et coulèrent dans
sa barbe rude. Il ne se départit pourtant pas de son calme.

--Il ne m'appartenait pas, répondit-il, d'interdire l'entrée du château
à celle qui, portant votre nom, était en ces lieux légitime souveraine
et maîtresse.

--Certes... et cette arrivée clandestine, en mon absence, presque au
lendemain de mon départ, vous sembla, n'est-ce pas, la chose du monde la
plus naturelle? Vous ne vous êtes pas douté un instant que cette femme
venait ici, non pour me rejoindre, mais pour me fuir?

Le marquis persiflait, les lèvres serrées, la voix sèche et coupante.

--Faites excuse, Monsieur Charles, riposta, toujours impassible,
Guillaume Guégan. Le soir même de son arrivée, la marquise avait jugé à
propos de m'en instruire.

--Ceci est parfait, en vérité!... Et vous avez accepté de faire le jeu
de cette aventurière!... Vous l'avez reçue, hébergée, cachée
sciemment... Et vous vous gaussiez entre vous, j'imagine, de mes
angoisses, de mon désespoir!... Car, pendant qu'elle se riait, à l'abri
de ces murs, du plus farouche hiver qui ait désolé le siècle, moi je
courais l'Europe à sa recherche, en poste, à cheval, en traîneau, battu
de la neige et du vent, suivant à la trace de ville en ville, de
bourgade en bourgade, les troupes de Tziganes errants, criant son nom
dans les auberges, dans les bouges, dans l'écho des montagnes, dans le
silence glacé des plaines, et cela, jour et nuit, sans repos ni relâche,
le corps moulu, l'esprit égaré, le coeur en détresse, achevant de me
tuer pour elle et, d'ailleurs, y réussissant, n'est-il pas vrai, maître
Guillaume? Je rapporte à Plégat mon cadavre. Vous devez être content!

Il n'en put dire plus long; ses jambes se dérobaient sous lui. Il se fût
affaissé sur le parquet, si l'intendant ne s'était précipité pour le
maintenir et le faire asseoir dans un fauteuil. Une toux violente le
secouait jusque dans les fibres profondes de son être. Il donnait
l'impression de ces arbres qui n'ont plus de vivant que l'écorce et que
la moindre rafale suffirait à déraciner.

--Maître, murmura Guillaume, avec l'accent de la prière la plus humble,
condamnez-moi, si vous voulez, sans m'entendre; mais, pour Dieu, ne vous
mettez point en ces états.

Le marquis tira de sa poche un flacon, huma quelques gouttes d'un élixir
brunâtre et, ranimé, reprit:

--Je suis venu, au reçu de cette lettre, vous demander les explications
qu'on vous a, paraît-il, chargé de me fournir. Allez! je suis prêt à
tout entendre et je prétends tout savoir.

Et, comme Guillaume Guégan restait muet, les yeux fixés à terre:

--Eh bien! qu'attendez-vous?

L'intendant joignit les mains, supplia:

--Pas maintenant, de grâce!... Vous n'êtes pas assez fort... Cette
révélation peut vous donner le coup mortel.

--J'admire vos scrupules, répliqua le marquis. Mais ne vous embarrassez
point pour si peu... Ce coup mortel n'atteindra qu'un mort. Parlez.

Il n'y avait plus à tergiverser. D'un geste grave, le paysan se signa,
puis entama le cruel récit, à voix résignée, mais ferme. Il dit d'abord
l'arrivée de la marquise, dans la nuit sombre, sous l'orage. Elle
l'avait appelé par son nom et, de crainte qu'il ne fît difficulté de lui
ouvrir, lui avait présenté une commission apostillée de la signature et
scellée du sceau du roi, laquelle ordonnait à tout sujet du royaume,
sous peine des châtiments les plus sévères, d'avoir à traiter avec les
plus grands égards, la féale amie de Sa Majesté, Mme de Locmaria,
marquise de Guerrande.

Le marquis sursauta.

--Ah! elle avait eu la précaution de se munir d'un passe-port?

--Un passe-port, peut-être, acquiesça l'intendant, ou mieux une
attestation écrite du cas que le roi faisait d'elle.

Il proféra ces derniers mots d'un ton presque honteux. Puis, s'exaltant
tout à coup:

--Ah! ce roi... la malheureuse!... si seulement elle ne l'avait pas
connu!

--Hein? s'écria M. de Locmaria, livide... Goujat, que veux-tu dire?

L'autre poursuivit, indifférent à l'insulte.

--C'est lui qu'elle fuyait, encore plus que vous. C'est pour échapper à
ses assiduités qu'elle venait chercher en cette demeure lointaine, au
fond de ce pays inaccessible, une retraite qu'elle savait sûre, parce
que nul, à la Cour, n'ignorait qu'elle avait toujours refusé à vos
instances de s'y rendre, parce que le roi l'ignorait moins que personne.

L'intendant fit une pause, et, baissant le front, comme si c'eût été lui
le coupable, soupira:

--Il était du reste trop tard!

--Pourquoi trop tard?... Va donc, voyons, va donc! hurla le marquis, les
doigts crispés à son siège, le buste raidi en avant, les yeux dilatés et
striés de fibrilles rouges.

Guillaume Guégan dit:

--Faites de moi ce que vous voudrez... Pour l'honneur des Locmaria, dont
les portraits nous regardent, j'ai cru qu'il était de mon devoir de bon
serviteur d'aider cette infortunée à cacher sa honte... Prévenu par un
avis de moi, vous seriez accouru... C'était, alors, le scandale public,
l'opprobre sur votre nom, le sang peut-être dans votre demeure... J'ai
accepté sciemment, comme vous dites, de veiller et de me taire. Bien
plus, ma femme a servi de matrone, et j'ai poussé, moi, la complaisance
jusqu'à procurer la nourrice...

Il s'interrompit brusquement, frappé de l'immobilité du marquis,
épouvanté de la fixité de son regard, de la rigidité de ses traits.

M. de Locmaria ne l'entendait plus. Il s'était évanoui.

Guillaume bondit vers la porte, se suspendit à la cloche du vestibule
pour appeler les domestiques, et cria au valet de chambre:

--Vite, vite! Monsieur se trouve mal.

Il n'y avait de chirurgien qu'à Morlaix. Le premier soin de l'intendant
fut d'expédier un exprès à cheval vers cette ville, puis il fit avertir
Clauda. A eux deux, ils déshabillèrent, couchèrent le marquis et,
installés à son chevet, attendirent... Les heures de la soirée tintèrent
l'une après l'autre, sinistrement monotones. Enfin, vers minuit, le
galop d'une monture résonna dans l'avenue. L'homme de l'art arrivait.

Il palpa le malade et hocha la tête.

--C'est un corps usé, dit-il. Je vais le saigner à tout hasard, mais je
ne réponds de rien.

Contrairement à sa prévision, le sang jaillit avec force. Le marquis
soupira, rouvrit les yeux et les referma presque aussitôt, en marmonnant
du bout des lèvres des mots vagues, inintelligibles. Le coeur s'était
remis à battre.

--Pour l'instant, il n'a besoin que de repos, opina le praticien.

--Notre présence est-elle nécessaire? demanda messire Guillaume.

Il avait hâte de se retirer; il craignait que sa vue, en réveillant la
mémoire du marquis, ne provoquât une nouvelle crise. Aussi éprouva-t-il
un vif soulagement à s'entendre répondre par le chirurgien:

--Faites à votre gré. En tout cas, vous ne pouvez m'être d'aucune
utilité.

Il emmena sa femme et, de tout le reste de la semaine, ne reparut pas au
château. Clauda, seule, allait aux informations. De jour en jour, l'état
du malade s'améliorait. Dès qu'il eut repris possession de lui-même, son
premier acte fut de congédier le médecin et de le renvoyer à sa
clientèle morlaisienne.

--On dirait, ma parole, qu'il m'en veut de l'avoir sauvé, jeta celui-ci
à Guillaume, au moment de franchir la grille.

Autant l'hiver avait été rude, autant l'été se montrait délicieux. On
entrait en août. La campagne fromenteuse, les landes, les monts
lointains, tout vibrait dans une ardente lumière d'or. Une vie éclatante
animait les choses, sous le resplendissement du soleil. Et, le soir,
quand l'astre, s'éteignant comme à regret, plongeait dans la mer,
c'était une douceur, un calme, un apaisement infinis. Des groupes de
moissonneurs, la faucille sur l'épaule, s'en revenaient à la lueur des
étoiles, en chantant. Leurs voix, au lieu de rompre le silence,
s'harmonisaient avec lui et, en quelque sorte, le solennisaient. Ils
clamaient, sur le ton d'une mélopée paysanne et semi-liturgique, la
_Chanson des Coupeurs de blé_:

    Garçon, filles, à bas la veste et le justin,
        Car il est mûr, le blé jaune!
                  Iou!...

    Meunier, graisse ton moulin;
        Fournier, chauffe ton four;
    Vous aurez de l'argent plein la main!
                  Iou!...

    Il y aura du pain pour les riches,
        Il y en aura pour les pauvres,
    Car il est fauché, le blé jaune!
                  Iou!...

Messire Guillaume Guégan continuait à surveiller la moisson dans les
terres de Guerrande, comme si, entre son maître et lui, rien ne se fût
passé. Mais, chaque fois que sa femme venait lui apporter à manger aux
champs, il ne manquait pas de lui demander:

--Il n'a rien fait dire, Clauda?

--Rien encore, répondait-elle.

Ils s'attendaient, d'un jour à l'autre, à ce que le marquis les mît
dehors, sans autre forme de procès. Ils avaient même pris leurs
dispositions en conséquence. Ils iraient vivre auprès des «vieux», à
Kerguntul, en Plestin-les-Grèves, d'où ils se félicitaient de n'avoir
pas ramené les marmots. Mais les desseins de M. de Locmaria demeuraient
impénétrables.

--Les comptes du moins sont en règle, disait l'intendant, le soir, en
tombant au lit, harassé de fatigue... Je ne lui aurai fait tort ni d'une
minute ni d'un liard.

Au fond, et quoiqu'il n'en laissât rien paraître, la pensée de quitter
Guerrande le navrait dans l'âme. Là il était né, là il avait grandi; là
reposaient, dans l'étroit cimetière, à l'ombre du clocher de Plégat, les
ossements vénérés de ses ancêtres. Aussi haut qu'il pouvait remonter
dans l'humble lignée des Guégan, tous avaient vieilli, tous étaient
morts au service des Locmaria... Et puis, se séparer de «Monsieur
Charles»! Vraiment, cela était-il dans l'ordre des choses possibles?

--Je serai comme un lierre arraché, songeait-il, et je me flétrirai de
même. On ne transplante pas son coeur.

Il s'attendrissait au souvenir des années anciennes, se remémorait les
bontés du marquis, leurs causeries presque fraternelles dans la salle
couleur de lune, les promenades où ils s'attardaient ensemble, sous le
ciel embrumé d'automne, et les demi-confidences auxquelles s'abandonnait
parfois le maître avec son serviteur, comme avec le plus sûr des amis.

Guillaume remuait ces choses dans sa tête, tout le long de la nuit, sans
pouvoir en détacher son esprit, et restait, les yeux ouverts dans les
ténèbres, à pleurer en silence, immobile, de peur de réveiller Clauda.

Si, vaincu par la lassitude de ses membres, il s'endormait aux approches
du matin, le sommeil ne lui versait pas l'oubli. Ses rêves ne faisaient
qu'ajouter des tortures nouvelles aux angoisses de la réalité.

Cette situation commençait à devenir intolérable. Il aspirait
fiévreusement à être enfin fixé sur les intentions du marquis, tout en
redoutant une rupture qui l'eût atteint aux sources mêmes de son être,
dans ce qu'il avait de plus cher au monde et de plus sacré.

Puis, il n'y avait pas que lui en cause. Il y avait encore l'_autre_,
celui qu'il appelait le «petit» ne sachant de quel nom le nommer, et qui
poussait, ma foi, robuste et dru, comme un beau rejeton de plante saine,
à Garen-Dreuz, là-haut, dans le grand air des monts...

De la marquise, Guillaume Guégan s'inquiétait moins. Dans l'éloignement
où elle s'était enfuie, son image avait pâli, n'était plus qu'une forme
vague, incertaine, à demi effacée. Il ne l'entrevoyait guère que comme à
travers la brume d'un songe, perdue qu'elle était presque aux confins de
la terre, par delà des espaces immenses, en des pays dont elle lui
avait, la première, révélé l'existence et dont les aspects lui
demeuraient inconnus.


VII

L'aube du dimanche se leva,--une aube rose et fraîche, comme une lèvre
qui sourit.

Les cloches de la basse messe tintaient à l'église de Plégat.
L'intendant achevait de s'habiller pour s'y rendre, lorsque le valet de
chambre du marquis se dressa sur le seuil de la maison de garde.

--On vous réclame au château, maître Guillaume.

--Le temps de passer ma _chupen_, répondit-il.

En se retrouvant devant M. de Locmaria, il fut pris d'un tremblement et
dut s'appuyer au premier meuble que ses mains rencontrèrent. Il était en
face, non d'un convalescent, mais d'un spectre. Le marquis semblait
moins un homme qui revient à la vie qu'un défunt qui sort de la tombe.
Sa constitution, déjà minée par les soucis antérieurs, paraissait avoir
subi, en quelques jours, le travail de tout un siècle. Dans les orbites
excavées, les yeux brûlaient d'une flamme mystérieuse, de cette pâle et
fixe clarté funéraire qu'a, dit-on, le regard des morts.

Il reçut toutefois le régisseur avec une aisance tranquille, comme s'ils
se fussent quittés amicalement la veille, et ce fut d'une voix un peu
grave, mais qui n'avait rien de sépulcral, qu'il demanda:

--M'avez-vous dit où était l'enfant, Guillaume? C'est, je crois bien, la
seule chose dont je n'aie pas gardé souvenir.

--Il est chez ma soeur, Monsieur Charles..., chez ma soeur Margod, à
Lannéanou.

--Ah! très bien. Veuillez faire atteler. Nous nous mettrons en route dès
que vous serez prêt.

Là se borna leur conversation. Et, dans les heures qui suivirent, durant
tout le trajet, ils n'échangèrent pas une parole. Ils arrivèrent au
Garen-Dreuz, comme les gens de la ferme rentraient de la grand'messe.

--Margod est sortie au _Sanctus_, dit Lanascol, le beau-frère; elle doit
être dans «la chambre de la tourelle».

Il grimpèrent l'escalier à vis. Sur le palier de pierre, par la porte
large ouverte, Guillaume Guégan montra à M. de Locmaria, dans le jour
doré de la fenêtre, sa soeur Marguerite en train d'allaiter un poupon
superbe, à la peau mate, au crâne déjà couronné d'une fine toison de
cheveux crépus où le soleil de midi allumait des reflets d'or fauve.

--C'est lui! murmura-t-il.

Le marquis entra, et, comme la jeune femme faisait mine de se lever, il
la contraignait de se rasseoir.

L'enfant, qui, aux trois quarts repu, avait abandonné le sein, tourna la
tête et, curieusement, dévisagea le nouveau venu dont la grande perruque
ondulée l'amusait. M. de Locmaria le contempla quelques instants en
silence.

--Tu as ses traits, dit-il enfin, comme se parlant à lui-même, tu as ses
yeux de ténèbres, ses yeux sans fond, ses yeux sans âme; un peu de sa
magie est en toi. Comme elle, tu feras souffrir et mourir. C'est dans
les destins de ta race... Mais puisqu'il t'a été donné de naître, vis
heureux.

Il se dépouilla du cordon de soie auquel était suspendu le sceau des
Locmaria, marqué à leurs armes, et le passa, comme un hochet, autour du
cou de l'enfant de l'adultère qui, paisible, s'était remis à téter.

Pendant le retour, le marquis resta aussi muet qu'à l'aller. Roulé dans
son manteau et les paupières closes, il ne sortit de cet espèce
d'assoupissement que lorsque les toits de Plégat étincelèrent dans le
fouillis des verdures, aux rayons du soleil couchant.

--Guillaume, s'informa-t-il, l'enfant est baptisé, je suppose?

--Ondoyé seulement, Monsieur Charles... Le recteur, sur ma prière, vint
au château...

--Il figure au registre de la paroisse?

--Oui et non... Le vénérable Dom Mathias a fait pour le mieux.

--Vous arrêterez au presbytère.

Une demi-heure plus tard, ils pénétraient, sur les pas du vieux
desservant, dans la sacristie au plafond bas, aux boiseries de chêne
lustré, toute parfumée encore, depuis vêpres, d'une odeur de cire et
d'encens. Dom Mathias posa sur une table la chandelle qu'il portait,
prit un cahier cousu de grosse ficelle et, après en avoir feuilleté les
dernières pages d'une main qui tremblait, dit:

--Voici, monsieur le marquis:

On lisait:

«Cejourd'hui, quatrième d'avril, nous, Efflam Mathias, recteur de
Plégat, avons administré le saint sacrement de baptême à..., fils
légitime et naturel (_legitimus ac naturalis_) de... et de très haute et
noble dame Rita Dongui..., né au château de Guerrande la nuit d'hier,
sur les deux heures de relevée. Ont été parrain et marraine...»

--Vous voyez, il y a des blancs, fit ingénûment observer le prêtre.

--Permettez que je les remplisse moi-même, répondit le marquis.

Et, d'une écriture forte et droite, il compléta l'acte de naissance de
«Louis-Dieudonné Duparc, seigneur de Locmaria, marquis de Guerrande,
fils légitime et naturel de Charles-Louis-François, chevalier de l'ordre
de Saint-Louis, commandeur de Malte, capitaine garde-côtes au service de
Sa Majesté... etc.»

Puis, ayant zébré la page du fier paraphe des Locmaria:

--Vous voudrez bien signer comme parrain, dit-il à Dom Mathias.

Et il ajouta, s'adressant à messire Guillaume:

--Toi, ta femme signera comme marraine.

Le recteur et l'intendant se regardaient sans mot dire, les yeux en
larmes.

--C'est bien ainsi, n'est-ce pas? interrogea le marquis.

Le prêtre lui montra du geste un crucifix accroché à la muraille, entre
deux armoires contenant les ornements sacerdotaux.

--Si celui-là pouvait parler, monsieur le marquis, il vous répondrait:
«Oui, c'est bien ainsi!»

Pour regagner la voiture, M. de Locmaria dut accepter l'aide de
Guillaume Guégan. En le quittant, dans le vestibule du château, il lui
chuchota:

--Tu la reverras sans doute, Guillaume. Dis-lui que je l'ai aimée jusque
dans le fruit de sa faute.

Le surlendemain, des cimes de l'Arrée aux grèves trégorroises, les
cloches carillonnaient le grand glas et Dom Efflam Mathias, recteur de
Plégat, ensevelissait Charles-Louis-François, marquis de Guerrande, dans
la paix suprême et le suprême oubli.

                                   *
                                  * *

L'histoire, telle qu'elle m'a été contée, ne dit pas ce qu'il advint de
la marquise. Il faut croire cependant que, prévenue sans doute par
maître Guillaume Guégan, elle revit la terre d'Ouest, et la tombe de son
mari, et le berceau de son fils. Ce fut même, paraît-il, son châtiment,
son expiation, ou, pour parler comme en Bretagne, son purgatoire. Elle
eut, en effet, à souffrir comme mère des douleurs comparables à celles
que, femme, elle avait fait souffrir. Le «fruit de sa faute» ne lui fut
pas clément.

Autant la mémoire du marquis Charles-François est restée chère aux
habitants de Plégat, autant le souvenir de Louis-Dieudonné, _An aotrom
brunn_, le «seigneur aux crins roux,» y est un objet d'exécration et
d'horreur. Les jeunes filles se signent, si l'on prononce son nom devant
elles, et les vieillards grommellent en hochant la tête:

--Le «bâtard du roi»? Hum! Dites plutôt le bâtard du démon.

Les sangs qui se mêlaient en lui en avaient fait, d'après la chronique
locale, un être monstrueux, une sorte de composé des plus étranges,
quelque chose de cynique et de séduisant tout ensemble, de brutal et de
raffiné, de magnanime et de pervers.

Les _gwerziou_ qui se chantent au pays de Plégat, tantôt célèbrent sa
générosité, tantôt flétrissent ses débauches et le vouent, en termes
indignés, à l'opprobre des peuples.

La liste de ses crimes est infinie. Il en est un qui revient sans cesse
et dont voici, pris entre mille autres, un exemple[7]:

  [7] Cf. Gwerziou Breiz-Izel, II, 473 et sqq. _Le clerc de Lampaul._

Fiecca Le Calvez passait, à juste titre, pour la plus jolie fille qu'il
y eût de Plestin-les-Grèves à Morlaix. Elle aimait un fier paysan, le
«clerc de Lampaul», qui, pour elle, avait renoncé à l'Église. Ils
étaient fiancés. Leurs noces devaient avoir lieu au printemps. Sur les
entrefaites, le terrible marquis de Guerrande rencontre Fiecca, un jour
qu'elle sortait du four banal où elle faisait cuire son pain. Il
s'enflamme pour elle d'une passion furieuse, s'informe de son nom, de sa
demeure, et, le lendemain, se rend chez le vieux Calvez.

--Où est Fiecca, votre fille?

--Elle est à l'aire-neuve, monsieur le marquis, au manoir de Kerhallon.

Le marquis tourne bride, pique des deux vers Kerhallon où les danseurs
battent l'aire nouvelle, au son des hautbois et des binnious. Il
reconnaît, parmi les couples, le clerc de Lampaul à sa veste grise et
Fiecca Le Calvez à son justin blanc.

--Clerc, dit-il, assez de danses! Une aire-neuve est surtout faite pour
lutter. Jetons bas nos pourpoints et que la belle qui est à ton côté
soit l'enjeu!

Le clerc lui répondit du même ton hautain:

--Les luttes sont bonnes pour nous autres, paysans. Vous êtes
gentilhomme: je vous ferai raison avec l'épée.

Le duel s'engage, haletant et farouche. Mais le marquis se sent faiblir.

--Trêve! s'écrie-t-il, et soyons amis!

Le clerc, confiant, laisse tomber son épée, et le marquis, éclatant d'un
mauvais rire, lui passe la sienne à travers le corps.

Tels étaient les exploits coutumiers du bâtard de Locmaria. En revanche,
on vous citera du même homme des traits admirables de mansuétude et de
pitié.

Un matin qu'il revenait de quelque équipée nocturne, son cheval se cabra
devant un paquet de haillons couché en travers de la route et d'où
s'exhalait un gémissement indistinct. Le fougueux marquis mit
immédiatement pied à terre et secoua, non sans rudesse, le monceau de
loques.

--Damnation! qu'est-ce qui vous prend de barrer ainsi le chemin, au
risque de vous faire écraser?

La voix gémissante balbutia:

--Je ne peux plus me traîner.

C'était une pauvre vieille aux trois quarts morte.

Le «seigneur aux poils roux» la souleva avec précaution, l'assit sur la
selle et, la maintenant d'un bras, tandis que, de l'autre, il conduisait
pédestrement la bête, il l'amena ainsi jusqu'au château.

Vous pensez si les gens de Plégat écarquillèrent les yeux devant ce
cortège. D'aucuns s'approchèrent et, après avoir dévisagé la pauvresse:

--Malheur à vous, monsieur le marquis! Lâchez vite cette femme au nom du
Christ! C'est la Lépreuse!

Il les regarda d'une façon qui les fit taire.

Non seulement il ne lâcha point cette triste guenille humaine que
rongeait un mal redoutable, mais il l'étendit dans son propre lit,
baigna lui-même ses plaies, pansa ses ulcères et, trois nuits durant, la
veilla. Elle trépassa au bout de ce temps et ce fut encore lui qui la
mit au linceul.

                   *       *       *       *       *

Voici qui n'est pas moins typique.

L'année avait été mauvaise. Les grains avaient gelé presque tous dans
les terres emblavées. Il ne poussa qu'une herbe rare et maigre et qui
avorta tout aussitôt, sans donner d'épis. Pas de froment, pas d'orge ni
de sarrasin, pas même de seigle. La patate, ce pain du pauvre aux temps
de disette, était encore inconnue. La famine fut grande au pays breton.
Les bestiaux mêmes mouraient d'inanition, ne trouvant plus rien à
brouter. A plus forte raison les hommes. On ramassa dans les douves des
cadavres, la bouche pleine d'écorces de saule à demi mâchées.

Un dimanche, à l'issue de la messe d'aube, le crieur public, chargé de
faire assavoir les fantaisies, le plus souvent extravagantes ou
vexatoires, du marquis de Locmaria, monta sur les marches de la croix du
cimetière et dit à la foule assemblée:

--Louis-Dieudonné, notre seigneur, a décidé ceci:

«Tant qu'il y aura de quoi manger au château, il y sera tenu table
ouverte, et tout y demeurera librement à la disposition d'un chacun.»

Quinze jours après, les greniers de Guerrande étaient vides, vide le
fournil, vides les étables; on avait fait rôtir jusqu'aux chiens. Le
cuisinier, un soir, vint tout tremblant annoncer au marquis qu'il
n'avait à lui servir que des os. Il s'attendait à être étranglé. Le
marquis lui sauta, en effet, au cou, mais ce fut pour l'embrasser avec
effusion.

--Ah! la bonne nouvelle!... La bonne nouvelle! s'exclama-t-il, en se
frottant les mains... Je vais donc pouvoir mendier!

Il avait commandé, hors de Bretagne, de vastes approvisionnements, mais
qui n'arrivaient point. Pendant près d'un mois, il dut partager avec ses
domaniers leur misérable pitance, dînant ici d'une rave, soupant là
d'une tranche de pain de son. Jamais il ne se montra plus souriant,
d'humeur plus accommodante, plus affable. Il admettait des plaisanteries
qu'en d'autres temps il n'eût point tolérées. Les paysans lui disaient:

--En vérité, monseigneur, vous auriez dû naître gueux.

--Hé! ripostait-il, ne suis-je pas un peu de la race des quêteurs
d'aumônes? Qui sait dans quels chariots ont roulé mes ancêtres?

Car il ne faisait pas mystère de ses origines maternelles. Volontiers
même il s'en targuait. Ce qui ne l'empêchait pas de traiter la marquise,
sa mère, comme la dernière des servantes. Mme de Locmaria s'efforça
d'abord de maîtriser les écarts de cette nature effrénée, elle n'y
réussit point; alors elle s'attacha, autant qu'il était en elle, à en
prévenir les suites funestes. On raconte qu'elle passait les jours et
souvent les nuits à surveiller, de l'embrasure d'une fenêtre, les allées
et les venues de son formidable fils. Dès qu'il sortait du château,
avant qu'il eût franchi la grille du parc, elle courait à la cloche et
sonnait le tocsin. Ce signal était entendu et compris de tout le pays
environnant. Les jeunes filles se barricadaient chez elles; les hommes
s'armaient de leur _penn-baz_, prêts à toute éventualité. On savait que
la bête avait quitté sa tanière, et l'on se mettait en garde contre son
féroce appétit.

Mme de Locmaria mourut à la peine.

Mais son ombre, dit-on, habite toujours la somptueuse demeure élevée,
voici deux siècles, à son intention. On voit parfois, au crépuscule du
soir, apparaître derrière les vitres son pâle et douloureux visage, noyé
dans une opulente chevelure que les angoisses anciennes ont blanchie.

Comment finit le _markiz brunn_? On l'ignore. Les complaintes populaires
nous ont toutefois transmis les dispositions de son testament. Il
distribuait sa fortune entre les églises de Plégat, de Plestin, de
Plouigneau, de Lanmeur, de Plougonver, et fondait un hôpital pour les
pauvres. En revanche, il demandait qu'on inscrivît sur sa tombe ces deux
vers:

    Etré Montroulèz a Guerrand,
    'M euz grêt mil markizès ha cant.

  [Entre Morlaix et Guerrande,--J'ai fait mille et cent marquises.]

Et c'est bien l'épigraphe qui convenait à cet étrange Don Juan breton.



HISTOIRE PASCALE


I

A trois quarts de lieue environ, en aval de Lannion, sur le Léguer,
jolie rivière chantante qui réfléchit dans son courant quelques-uns des
plus beaux sites de la Bretagne, se voit le vieux moulin de Keryel, avec
sa toiture moussue et gondolée, sa tourelle toute feuillue de lierre
d'où s'envolent chaque matin des nuées de pigeons, et ses deux roues à
aubes, taillées dans des chênes massifs, solides encore et abattant de
belle besogne, sans trop geindre, malgré leurs cent vingt ans révolus.

Elles étaient toutes neuves, les braves roues, et d'une jaune couleur de
bois fraîchement ouvré à l'époque où se passait cette histoire. C'était
au printemps de 1793, un samedi d'avril ou, comme on disait alors, un
sextidi de germinal, vers le soir. Il avait plu dans la journée, mais le
vent qui s'était levé avait chassé les nuages, en sorte qu'il ne
traînait plus maintenant, dans le ciel nettoyé, que quelques flocons
épars.

--La lessive est finie, dit en son pittoresque langage, maître Jean
Derrien, le meunier; voilà les draps qui sèchent!... Tout de même, il se
pourrait bien que Dom Karis nous arrive détrempé par l'averse... Fais
bon feu, Mar'Yvonne.

Debout, en bras de chemise, sur le seuil de la porte, il regardait
onduler sur le coteau d'en face les verdures naissantes, saupoudrées de
gouttes de pluie que le soleil couchant faisait étinceler comme des
myriades de joyaux.

C'était un gaillard robuste que maître Jean Derrien, carré de la tête,
carré des reins, carré de toute sa personne; jovial, du reste, et
gardant le goût du rire, même en ces temps troublés.

Derrière lui, dans la cuisine, allait et venait sa femme Mar'Yvonne,
vaquant aux apprêts du souper.

Petite et menue, elle trottinait d'un pas léger de souris.

--Ne t'inquiète de rien, lui répondit-elle: Dom Karis trouvera flamme
claire et soupe chaude... Pourvu, du moins, qu'il n'ait pas eu, en
route, d'autre désagrément que l'ondée!

--Ta, ta, fit le meunier, le vieux _recteur_, avec sa douceur de mouton,
sait au besoin se faire renard pour dépister les loups...

Tout soudain, comme il venait de s'abriter les yeux avec la main pour
voir au loin, dans la direction de l'occident, il s'écria:

--Eh! pardieu, je veux être damné si ce n'est pas lui que j'aperçois,
descendant la côte de Sainte-Thècle, déguisé en mendiant!...

--Ce n'est pas une raison pour blasphémer, Jean Derrien, observa
Mar'Yvonne de son ton discret.

Elle se hâta vers l'âtre, jeta une brassée de copeaux dans le feu et se
mit à écumer le bouillon qui trottait dans la grande marmite. Le
meunier, lui, s'en alla en sifflotant à la rencontre du vénérable
messire Dom Karis.


II

Un prêtre d'autrefois, ce Dom Karis, ci-devant recteur de Ploubezre.
Ainsi que la plupart des membres du bas clergé en notre pays, il avait
été des premiers à saluer l'aube de la Révolution comme le signal d'une
ère nouvelle, toute de justice féconde et de généreuse égalité. «Dieu le
veut!» avait-il crié, dans un sermon célèbre, du haut de sa chaire
paroissiale, le dimanche qui suivit la prise de Bastille. On l'en
plaisanta plus tard, quand le cours des choses se fut précipité,
emportant les principes mêmes au nom desquels le mouvement s'était
d'abord accompli. «Ah! ah! lui disait-on, vous avez changé de façon de
voir, Dom Karis!»--«Nullement, répondait-il. J'ai tenu la Révolution sur
les fonds baptismaux, et je m'en vante: ce n'est point ma faute si elle
a mal tourné». Il refusa le serment, mais n'accepta pas non plus
d'émigrer. Son évêque, Mgr le Mintier, le pressant de l'accompagner dans
sa fuite, il lui écrivit ces simples mots, non peut-être sans ironie:
«Un évêque peut s'en aller: il n'a que des liens spirituels avec son
diocèse. Mais moi, j'ai toutes mes ouailles suspendues à mes basques.
Lors même que je voudrais les lâcher, elles ne me lâcheraient pas...» Il
quitta son presbytère, pour laisser la place libre à son successeur
constitutionnel, mais demeura dans la région, invisible et toujours
présent.

Il excellait à être partout et nulle part.

Dans les premiers temps de la «persécution», comme il disait, quelques
administrateurs trop zélés du district lancèrent une dizaine de
«citoyens» à ses trousses, avec ordre de le ramener pieds et poings liés
à la prison de ville. Lesdits citoyens furent si peu aimablement
accueillis sur le territoire de Ploubezre qu'ils s'empressèrent de
rentrer à Lannion dare-dare, jurant qu'ils avaient vu parfois trente-six
mille chandelles, mais pas l'ombre de Dom Karis.

On finit par où l'on aurait dû commencer. On laissa en paix ce
vieillard.

Il avait près de soixante-dix ans.

Mais qu'il était donc resté alerte, et jeune, et vivant!

De jour et de nuit, par vent, grêle ou soleil, il se multipliait à
travers sa paroisse. Il baptisait ici, confessait là, extrémisait plus
loin, se prodiguait à tous, arpentant les routes, franchissant les
talus, de ses longues jambes infatigables, sous les déguisements les
plus variés, tantôt maçon, tantôt ménétrier, tantôt colporteur, cachant
le pain-chant d'une hostie entre les pages d'un livret de sans-culotte.

Il disait parfois avec une pointe d'humeur sacerdotale:

--Mon remplaçant assermenté n'a vraiment pas grand'chose à faire, grâce
à moi... Il devrait, au moins, me rendre le service de soigner en mon
absence mes rosiers...

Le vieux prêtre errant et sans abri ne regrettait de son presbytère
qu'une admirable collection de rosiers, le seul luxe qu'il se fût jamais
permis... Il souffrait de la voir négligée par celui qui occupait
actuellement son ancienne et chère demeure.

Un jour, il ne put se tenir de pousser la porte vermoulue de l'enclos
contigu au cimetière et servant de jardin presbytéral. Il entra, la
serpe en main, trouva son «confrère» qui lisait au frais, vautré dans
l'herbe folle, foisonnante comme en pleins champs.

--Tu as là une superbe plantation de rosiers, citoyen curé.

--Possible! fit l'autre, indifférent.

--Oui, mais si tu n'y prends garde, chacun de ces sujets menace de
retourner à sa nature primitive de sauvageon.

--Ah!

--Parole de jardinier.

--Que veux-tu que j'y fasse?

--On les taille, parbleu!... Il y a dans le nombre, à ce que je vois,
des variétés qu'il serait criminel de laisser perdre...

--Tu prêches pour ton saint.

--Eh bien! non, citoyen-curé... La preuve, c'est qu'avec ta permission
je vais te les tailler pour l'amour de l'art, tes rosiers...

Hip! Houp!... Les branchettes stériles furent élaguées, Dom Karis
s'éloigna content, et, l'été d'après, les roses fleurirent...

Tel était l'homme au devant duquel s'acheminait Jean Derrien, le meunier
de Keryel.

Ils se joignirent à quelques pas du tronc rustique où les pèlerins, de
nos jours encore, ont coutume de déposer leur offrande en mettant le
pied sur la «terre de sainte Thècle», avant de s'engager dans la sente
qui, à travers prés, conduit jusqu'à la chapelle.

Pour tout autre qu'un de ses fidèles paroissiens, Dom Karis eût été
littéralement méconnaissable.

Un feutre aux bords jadis retroussés, mais amollis et pendants par suite
d'un long usage, par suite aussi des fréquentes inclémences du ciel
breton, prolongeait une ombre propice sur sa figure émaciée, toute
brûlée et comme tannée au grand air. Une barbe hirsute lui mangeait les
trois quarts du visage. Ses pieds nus étaient chaussés de sabots bourrés
de paille de seigle. Une veste en peau de mouton lui couvrait tant bien
que mal les épaules, et ses braies en toile, rapiécées de morceaux des
nuances les plus diverses, étaient retenues par une corde autour de ses
reins. Il portait en bandoulière son bissac de «quêteur d'aumônes».

--Comme vous voilà équipé, monsieur le recteur! s'écria joyeusement le
meunier.

--Chut! fit le prêtre, dehors appelle-moi Yann Divalo.

--Oh! une fois dans les prés du moulin de Keryel, il n'y a plus rien à
craindre...

--C'est ce qui te trompe, interrompit vivement Dom Karis... Mais
d'abord, rentrons. Je te dirai ensuite de quoi il retourne.

Quand il fut installé dans le fauteuil du maître, au coin de l'âtre,
devant l'énorme flambée pieusement entretenue par les soins de
Mar'Yvonne, il commença:

--Vous êtes ici dans un fond retiré, et le tic-tac de votre moulin vous
empêche d'entendre les bruits du dehors... Mais moi qui cours les routes
et dont c'est maintenant le métier d'être sans cesse aux aguets comme un
sauvage, j'apprends les nouvelles... Elles sont mauvaises... Un
bataillon d'Étampois fouille en ce moment le pays. Ce sont des barbares,
des hommes sans foi ni loi. Ils saccagent, ils brûlent, ils tuent. Ils
brisent à coups de marteaux les statues des saints, ils font de la
pierraille avec nos christs, mais leur grande joie est de mettre la main
sur un prêtre réfractaire... Il paraît qu'à quelques lieues d'ici ils en
ont rôti un, comme un simple cochon de lait... Je pense toutefois qu'ils
n'en ont pas mangé... Or, ces brutes ont mon nom et ils me cherchent. Un
de leurs détachements vient d'arriver à Ploubezre. Ce matin, je me suis
approché du chef, en lui demandant la charité. Il m'a pris au collet,
m'a secoué et m'a dit:

«--Découvre le gîte où se terre le ci-devant Dom Karis, et tu toucheras
un assignat de mille francs!

«J'ai répondu:

«--Ah! si j'avais su ça plus tôt!... Mais les gueux comme moi ont du
flair. Je retrouverai peut-être la piste.

«--A la bonne heure! a fait l'homme; en attendant tiens, bois-moi ça.

«Il me tendait une pleine écuellée de vin. Je l'ai vidée à sa santé.

--Pauvre monsieur le recteur! soupira Mar'Yvonne en joignant les mains.

--Mais non, repartit Dom Karis, le vin n'était pas mauvais, et j'en fus
tout regaillardi... Je continue. Vers midi, comme je me mettais en
chemin pour venir vers vous, selon ma promesse, un groupe de soudards me
dépassa, à peu près à la hauteur du bois de pin, presque au sortir du
bourg.

«--Tiens, c'est notre mendiant de ce matin, dit l'un d'eux, celui-là
même qui m'avait fait boire... Hé, vieux! est-ce bien par ici qu'on se
rend à Keryel?

«--Au moulin?

«--Oui.

«--J'y vais moi-même et vous servirai, si vous voulez, de guide.

«--Inutile... Il suffit que nous soyons sur la bonne voie...

«Il ajouta, en clignant de l'oeil:

«--Rappelle-toi, vieux... La récompense est de mille livres... Prends
garde seulement de te laisser devancer...

«--Ho! ho! fis-je, vous allez plus vite que moi, je le sais. Mais tout
de même j'aurai peut-être découvert avant vous la retraite de Dom Karis.

«--Nous verrons, dit l'officier.

«Et, sur ce, ils doublèrent le pas, riant et se gaussant...» Je
m'attendais à les trouver installés ici, et j'ai été agréablement
surpris en voyant Jean Derrien arriver au devant de moi avec sa mine de
tous les jours... Ils auront probablement jugé à propos de faire
quelques crochets à droite et à gauche vers les manoirs de Lezguern et
de Kerbastiou. Mais il faut vous attendre à les voir arriver d'un moment
à l'autre...

--Seigneur Dieu! s'exclama la meunière... Et moi qui ai prévenu tous les
voisins que vous célébreriez chez nous, cette nuit, l'office de
Pâques!...

--N'était-ce pas chose entendue entre nous, Mar'Yvonne? fit doucement le
recteur.

--Mais comment les avertir à présent qu'il y a contre-ordre?

--Je n'ai pas dit qu'il y eût contre-ordre, Mar'Yvonne.

--Quoi! vous vous imaginez que ces allées, ces venues de gens dans nos
alentours, à une heure si étrange, passeront inaperçues des soudards!...
C'est donc votre mort que vous cherchez, monsieur le recteur?

--Ni ma mort, ni la vôtre, ni celle d'aucune de mes ouailles... N'ayez
point d'inquiétudes, Mar'Yvonne... J'ai réfléchi à tout cela; nous
allons en causer, Jean et moi; tout s'arrangera bien, j'en suis sûr...
Vous, ne vous préoccupez que de faire bon visage aux Étampois. Qu'ils
trouvent abondamment à manger, plus abondamment à boire... Pour le
reste, Dieu nous aidera.

S'adressant au meunier, il ajouta:

--Me voilà sec, Jean Derrien; la soirée est admirable; allons faire un
tour par le courtil.

Ils sortirent dans la fraîcheur grise du crépuscule qui tombait.


III

Quand ils rentrèrent au bout d'une demi-heure, Jean Derrien se frottait
les mains et, dans ses yeux vifs, une gaîté malicieuse brillait. Tout le
personnel du moulin était attablé pour le souper, à savoir: un garçon
meunier, une servante et le petit gardeur de vaches. Mar'Yvonne avait
déjà mis tout ce monde au courant des événements. Jean Derrien leur dit:

--Quoi qu'on vous demande de faire, ne vous étonnez de rien.

--Compris, grommela le garçon meunier, le nez dans son écuelle.

On mangea vite et en silence.

Le petit gardeur de vaches alla soigner ses bêtes, mais il reparut
presque aussitôt pour annoncer que des gens ivres venaient par le
sentier du bord de l'eau en chantant une chanson française.

C'étaient les soldats du bataillon d'Étampes. Ils étaient quatre, dont
trois semblaient avoir bu plus que de raison. Seul, celui que Dom Karis
appelait le chef ou l'officier avait conservé en partie son sang-froid.

--Où est le meunier? demanda-t-il dès le seuil, d'une voix rogue.

--C'est moi, fit en se levant maître Jean Derrien.

--Fort bien. Tu vas nous loger ce soir.

--A ton service, citoyen commandant. Nous sommes prêts à te céder, à toi
et à tes hommes, tout ce que nous avons de lits. Mais auparavant
chauffez-vous, si vous êtes transis; buvez, si vous avez soif; mangez,
si vous avez faim. Ma maison est la vôtre.

--Pas mal parlé, dit le chef d'un ton radouci... Mais sais-tu qu'on la
prétend suspecte, ta maison?

--Qui prétend ça?... De mauvais payeurs, peut-être, pour qui j'ai refusé
de moudre.

--Nous en recauserons... Toi, citoyenne, mets notre couvert.

Il s'approcha de l'âtre, reconnut Dom Karis qui s'apprêtait à quitter
son escabeau pour lui faire place.

--Ah! c'est toi, mendiant?

--Oui, le moulin de Keryel a toujours été hospitalier. J'y ai, quand je
passe, ma couchée de paille à l'étable, articula le prêtre à voix haute.

Puis, plus bas, se penchant à l'oreille du soudard:

--J'ai appris du nouveau. Viens me rejoindre, dès que tu pourras, dans
le bâtiment où l'on m'héberge, sous prétexte d'inspecter le logis.

Ayant souhaité le bonsoir à chacun Dom Karis gagna la porte.

                   *       *       *       *       *

L'étable où se rendit Dom Karis était située au fond de l'aire. C'était
une construction assez spacieuse et dont l'intérieur témoignait, du
moins pour l'instant, d'une singulière propreté. Les bestiaux,
d'ailleurs peu nombreux, avaient été relégués contre l'un des pignons,
en sorte qu'on se fût cru dans une grange vide plutôt que dans une
crèche, n'était la fougère fraîchement renouvelée qui jonchait le sol. A
l'un des angles opposés au coin des vaches, une charrette renversée sens
dessus dessous formait une espèce de table que recouvrait une pièce de
toile étendue là comme sur un séchoir. Dom Karis prit au râtelier une
botte de paille et s'y coucha, après avoir placé son bissac sous sa
tête, en guise d'oreiller. Puis, tout en égrenant dans sa poche son
chapelet, il attendit.

Son attente ne fut pas longue.

La lueur d'une lanterne de corne rougeoya dans les ténèbres du dehors.

--Mendiant! héla discrètement une voix.

--Voilà, mon officier!

--Eh bien? interrogea le soudard en laissant retomber la claie qui
fermait l'étable.

--Dom Karis est ici, j'en ai la certitude, foi de Yann Divalo! affirma
le prêtre... Il ne tient qu'à nous de le pincer. Seulement, dame! il
faudrait agir avec prudence. Pour peu que nous donnions le moindre
éveil, il nous filera des mains comme une anguille. Et tes hommes,
citoyen commandant, en l'état où je les ai vus, me paraissent plus
propres à compromettre le succès de notre entreprise qu'à la servir...

--Je les obligerai bien à se tenir cois.

--C'est quelque chose, mais ce n'est pas encore assez. Consentiras-tu à
monter la garde toute la nuit en un lieu que je t'indiquerai?

--Indique.

--Viens donc et suis-moi; mais commence par éteindre ton fanal.

Dom Karis se glissa dehors, le long du mur de l'étable, feignant les
précautions les plus minutieuses. Le sergent rampa derrière lui. Le
fumier dont l'aire était couverte étouffait le bruit de leurs pas.

Ils franchirent un échalier, prirent une sente étroite qui serpentait à
travers prés jusqu'à la rivière. On entendait un grand bruit d'eau.

--Attention! fit le prêtre. Nous sommes au barrage. Il nous faut passer
de l'autre côté. As-tu le pied sûr au moins?

--Va toujours, grommela entre ses dents l'Étampois qui ne laissait pas
de ressentir quelque appréhension devant cette large nappe sombre
s'écroulant avec un tel fracas, mais n'en était pas moins résolu à aller
jusqu'au bout.

De place en place, à longueur d'enjambée, des têtes de pierres noires et
ruisselantes émergeaient. Le prêtre se mit à sauter allègrement de l'une
à l'autre et fut bientôt sur la rive opposée. Il dut attendre quelque
temps son compagnon. Vingt fois celui-ci faillit perdre l'équilibre, et,
lorsqu'enfin il prit terre, ce ne fut pas sans un fort soupir de
soulagement.

Maintenant, en face des deux hommes, se dressait une espèce de
promontoire rocheux, hérissé çà et là de touffes de genêt et d'ajonc.

--Allons, fit le prêtre, nous touchons presque au but.

Et déjà il montait, s'accrochant aux aspérités du granit, aux racines,
aux brousses. Le sergent suivait, non sans pester. Ils atteignirent le
sommet, après une pénible ascension. Là, sur une plate-forme assez
vaste, se voyaient des pans de murs en ruine, vestiges de quelque
antique demeure féodale. Dom Karis souleva un épais rideau de lierre, et
le sergent aperçut le trou béant d'une poterne ouvrant sur les premières
marches d'un escalier souterrain.

--Voilà, dit le prêtre. Le petit gardeur de vaches du moulin m'a confié
que le ci-devant _recteur_ est caché là-dedans depuis près de huit
jours. Les paysans de la région lui apportent de la nourriture, la nuit,
environ sur le coup des deux heures du matin. Il se risque alors à
sortir. Fais bonne garde et tu es assuré de t'emparer de lui. Mais
attends qu'il soit dehors, sinon il aura tôt fait de disparaître sous
terre par des voies ténébreuses et inextricables dont il connaît toutes
les issues, mais où tu t'ensevelirais vivant, s'il te prenait fantaisie
d'essayer de l'y poursuivre. Donc, prudence, patience et vigilance!...
Pour le moment, regagnons le moulin... Tu feras semblant de te coucher
avec tes hommes, dans la cuisine, et, vers minuit, tout le monde
endormi, tu t'esquiveras pour te rendre ici derechef...

--Et toi? demanda le soudard quelque peu perplexe.

--Comment, moi?

--Oui, ton intention n'est pas de m'accompagner?

--Il ne manquerait plus que cela! Ce serait le moyen de tout faire
rater... Si, tout à l'heure, on ne me trouvait allongé sur ma botte de
paille, l'alarme serait vite donnée, et le ci-devant prêtre vite
averti... Sans compter qu'un de ces jours il m'en cuirait fort d'avoir
voulu te livrer Dom Karis. Je ne tiens nullement à être haché en menus
morceaux ou jeté à l'eau, une pierre au cou...

Ce disant, le faux mendiant dévalait l'âpre pente; le soudard l'imita.

--Là, fit Dom Karis, quand ils furent sur l'autre rive du Léguer,
maintenant séparons-nous. Prends le sentier qui côtoie l'eau. La lumière
qui brille aux fenêtres du moulin te servira de phare. Bonsoir et bonne
chance.


IV

Le vieux recteur était rentré depuis quelque temps dans l'étable, quand
on gratta faiblement à la porte. Il alla ouvrir: c'était le petit
gardeur de vaches.

--Je viens de la part de maître Jean, murmura l'enfant: il vous fait
dire que tout va bien. Le chef est parti pour l'endroit que vous savez,
et ses trois hommes, ivres-morts, ronflent comme des serpents d'église.

--Dieu soit loué!... quelle heure est-il?

--Minuit passé.

--C'est donc le moment... Aide-moi à terminer les derniers préparatifs.

Le vieillard plongea les mains dans son bissac, en tira successivement
un crucifix de cuivre, un ciboire, un surplis, des fioles contenant le
vin à consacrer... Le tout fut disposé sur la charrette renversée qui
devait tenir lieu d'autel... Le pâtre sortit, puis revint avec deux
longues chandelles de résine qui furent allumées en guise de cierge.

--Les gens sont dans le bois, qui attendent, dit-il.

--C'est bien... Que Jean Derrien donne le signal! répondit le prêtre,
déjà revêtu de son surplis.

Peu après, un hou! strident, prolongé, d'oiseau de nuit retentit dans le
vaste silence. Des formes d'hommes, de femmes, d'adolescents et de
fillettes, surgirent en foule des profondeurs sombres.

--Entrez, entrez, disaient maître Jean et Mar'Yvonne: il y aura place
pour tout le monde.

La grange ne tarda pas à s'emplir.

Dans le fond, les vaches, réveillées, soulevaient avec étonnement leurs
mufles graves.

Dom Karis, se tournant vers l'assistance, lui rappela en quelques brèves
paroles la solennité de la grande fête pascale. Puis la messe fut
célébrée. Le petit pâtre faisait les fonctions d'enfant de choeur et
donnait les répons à l'officiant. Un groupe de jeunes filles entonnèrent
l'_Alleluia_. Un recueillement doux planait. Toutes les tristesses de
l'époque présente étaient oubliées. La lumière fleurie des anciens
dimanches de Pâques rayonnait sur les visages et dans les âmes, malgré
l'heure obscure et la pauvreté du décor.

A l'Élévation, le gardeur de vaches fit tinter la clochette de fer qui
pendait d'ordinaire au collier des chevaux du moulin, et la communion
commença.

Grands et petits défilèrent tous un à un, pour recevoir l'hostie des
mains du vieux prêtre. Il les bénit, puis d'une voix que l'émotion
faisait trembler:

--Vous m'êtes témoins, prononça-t-il, que j'ai toujours tâché de faire
ce qui dépendait de moi pour assurer l'oeuvre de votre salut... J'ignore
ce que l'avenir me réserve... Que ma mémoire vous soit douce et que la
volonté de Dieu s'accomplisse!... Allez en paix.

Resté seul avec le meunier, il lui dit:

--Tu vas m'accompagner, maître Jean; j'ai encore un devoir à remplir,
qui est de relever de sa garde l'homme que j'ai mis en sentinelle sur le
sommet de Roc'h-Vrân.

Et, comme Jean Derrien se récriait:

--Il le faut... Marchons!... Sinon, avant ce soir, ton moulin serait en
cendres, toi-même et les tiens massacrés!...

Une blancheur d'aube se dessinait vaguement au fond du ciel.

Quand ils furent arrivés sur la crête du promontoire de granit, ils
trouvèrent le sergent tapi à côté de la poterne et luttant avec effort
contre le sommeil.

--Eh bien? demanda avec un sourire Dom Karis.

--Je n'ai rien vu, rien entendu, grogna le soudard.

Et, remarquant le sourire du prêtre:

--Te serais-tu moqué de moi, par hasard?

Ses doigts jouaient autour de la gâchette de son fusil à pierre.

--Non. Je t'ai promis de te livrer Dom Karis, tu vas être satisfait...
Mais, donnant, donnant, s'il te plaît... Où sont les mille francs?

Le soudard sortit de sa poche un papier crasseux.

--C'est bien, remets cet argent à cet homme, continua le recteur, en
désignant le meunier.

Et, comme le soudard hésitait, étonné, sans comprendre:

--Je suis dom Karis, articula tranquillement le vieux prêtre.

Puis, se tournant vers Jean Derrien qui assistait à cette scène, muet et
blême comme un mort, il lui dit en breton:

--Prends en souvenir de moi, et plus tard, quand des temps meilleurs
seront revenus, fais édifier une croix de pierre à la place où je serai
tombé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On vous la montrera cette croix de pierre, sur le bord de la grande
route qui mène de Lannion à Plouaret, à l'angle d'un champ dont les
talus se constellent, chaque année, aux approches de Pâques, de
primevères couleur de sang. Elle est massive, fruste, ne porte aucun
nom, aucune date, mais les gens de Ploubezre ne passent jamais devant
elle sans s'y agenouiller pieusement: ils l'appellent _Kroaz Dom
Karis_[8], et plus d'une vieille du pays s'imagine que le recteur-martyr
y fut réellement crucifié.

  [8] La croix de Dom Karis.



LA LÉGENDE DE MARGÉOT


I

A gauche de la route qui mène de Plouëc à Pontrieux, s'élève la
gentilhommière de Kercabin. Ce n'est aujourd'hui qu'une grande maison
d'un caractère tout moderne. Ce fut jadis un manoir d'importance, à en
juger par la splendide avenue qui y conduisait et qui subsiste encore.
Les seigneurs de Kercabin passaient pour de joyeux viveurs, un peu
détrousseurs de routes, mais surtout grands trousseurs de jupons. Ainsi
nous les représente une vieille chanson populaire dont quelques couplets
seulement ont survécu. Les jeunes filles, en ce temps-là, ne se
risquaient guère aux abords du château.

    Non, je n'irai pas toute seule,
    A Kercabin, prendre du feu.
    Car le seigneur est à la maison
    Qui me lèverait mon tablier...

Il est vrai que, quelques vers plus loin, la même chanson ajoute
crûment:

    Il n'y a pas une fille en Plouëc
    Qui n'ait à Kercabin couché.

Le «vieux de Kercabin et ses gars» étaient, paraît-il, de terribles
séducteurs. Aussi magnifiques d'ailleurs que violents. Il y avait chez
eux «une chambre toute remplie d'anneaux d'argent et d'anneaux d'or».
Kercabin et ses fils y faisaient entrer le matin leurs maîtresses de la
nuit, et leur permettaient de puiser au tas, à mains pleines. Les jolies
paysannes d'alentour rêvaient dans leur lit clos, sous le chaume, de
cette chambre merveilleuse; elles en causaient entre elles tout bas, au
lavoir, quelquefois à l'église. Le «trésor» de Kercabin exerçait une
sorte de fascination sur tout le pays, à sept lieues à la ronde. A
Plouëc, à Plouézal, à Guingamp même, quand on voyait passer une fille de
peu avec un châle rouge ou violet sur les épaules et une croix d'argent
au cou, on disait:

--En voici une qui revient pour sûr de Kercabin!


II

Pendant la Révolution, le manoir et le vaste domaine qui en dépendait
furent vendus comme biens nationaux. C'est sans doute à cette époque
qu'ils passèrent aux mains de mon grand oncle Margéot. Ce farouche
ancêtre a laissé derrière lui une légende fantastique dont je vais
entretenir le lecteur. M. Luzel, dans ses _Veillées Bretonnes_, en a
donné un intéressant chapitre. C'est une restitution à peu près
intégrale que je voudrais tenter.

... Il y a quelque deux ans, j'eus le plaisir d'être l'hôte des
propriétaires actuels de Kercabin. L'un deux, esprit très cultivé,
réalise pleinement le type, aujourd'hui malheureusement trop rare, du
_gentleman farmer_ bas-breton. Il dirige en personne l'exploitation de
ses terres et engrange lui-même ses gerbes. Il mène la vie rude et
simple de son nombreux domestique. Il se rend aux champs avec les
journaliers, guide et surveille leurs travaux, parle volontiers leur
langue, et ne dédaigne pas de s'asseoir au milieu d'eux, devant l'âtre
énorme de la cuisine, quand viennent les longues soirées d'hiver, mères
des longues causeries.

--Çà, lui demandai-je un jour, est-il encore bruit dans la contrée du
fameux «cheval de Margéot»?

--Interrogez mes gens. Vous n'en trouverez pas un qui ne vous affirme
l'avoir entendu.

C'est, en effet, de quoi je pus me convaincre. Les garçons, les
servantes, le petit pâtre furent unanimes dans leurs réponses. Voilà: on
est tranquillement à se chauffer au coin du feu, ou bien on vient de
s'étendre au lit, quand tout à coup, dans la nuit sonore, au loin,
retentit le galop effréné d'un cheval. Dip-a-drap! Dip-a-drap!
Dip-a-drap! Cela fait un train d'enfer. A mesure que le fracas se
rapproche, on perçoit le sifflement des coups de cravache cinglant
éperdument la bête. Le cavalier nocturne ne cesse d'exciter sa monture
que lorsqu'il est arrivé à Kercabin. Dans la cour, il fait halte. On
l'entend qui met pied à terre, tandis que le cheval halète avec force.
Se trouve-t-il dans le personnel de la ferme quelque domestique gagé
récemment ou qu'on a oublié de mettre sur ses gardes, il ne manque
jamais de se lever. «C'est apparemment un hôte inattendu», se dit-il, et
il s'empresse, pour aller débrider la bête et lui faire place à
l'écurie. Grande est sa surprise, en constatant que la cour est déserte,
qu'il n'y a là ni cheval ni cavalier. Lorsque le lendemain il raconte la
chose, ce sont les autres qui s'étonnent de son étonnement.

--Ah! vous ne saviez donc pas! mais c'est le cheval de Margéot!...


III

Margéot, «Tonton Margéot» comme l'appelait mon grand-père, était une
espèce de géant à tête carrée, avec un cou de taureau et des muscles
d'athlète. On citait de lui des exploits incroyables. Par exemple il
renversait un boeuf sur le dos en l'empoignant par les deux cornes. D'un
coup de pied, il défonçait un fût plein jusqu'à la bonde. Ayant manqué
un lièvre à la chasse, il en conclut que sa pierre à fusil était
mauvaise et l'écrasa entre ses doigts comme une noisette. Bref, c'était
une brute superbement douée et qui eût figuré avec honneur parmi les
héros d'Homère. Ses colères étaient épouvantables. Et la moindre
contrariété le mettait hors de lui. Sa face alors devenait pourpre, et
ses veines gonflées ressemblaient à ces grosses racines qui se tordent
dans nos chemins creux. Il ne connaissait en fait de loi que celle de
ses appétits et de ses convoitises. De la morale commune il ignorait le
premier mot. Adolescent, on voulait faire de lui un prêtre. Il prit des
mains de sa mère l'argent destiné à payer les frais d'étude, se rendit à
Tréguier où était le collège, y passa une nuit à boire avec des matelots
du port, apprit d'eux un certain nombre de refrains obscènes, et rentra
chez lui le lendemain en disant qu'il n'avait pas besoin de s'instruire
davantage et qu'il en savait désormais assez.

--C'est bien, mon garçon, grogna le père Margéot, tu tâteras donc de la
charrue!

Il en tâta, en effet. C'est-à-dire qu'il détela le meilleur des chevaux
de labour, l'enfourcha prestement et s'en alla au diable quérir fortune.
C'était le temps des premières fusillades entre Blancs et Bleus. La dure
discipline des troupes républicaines ne pouvait convenir à Margéot le
fils. Il essayera de la chouannerie. Mais un freluquet de royaliste
l'ayant un jour réprimandé pour avoir fait rôtir un poulet, dans
l'église de Coatascorn, avec des copeaux empruntés à une statue en bois
de saint Fiacre, Margéot souffla sur le petit royaliste qui s'évanouit,
et, dégoûté du commerce des chouans, il se mit à guerroyer pour son
propre compte, tout seul d'abord, puis à la tête d'une bande de pillards
qui sollicitèrent l'honneur de «travailler» sous ses ordres.

La pacification de la Bretagne le rendit à la vie privée. Il vint
s'établir en son manoir de Kercabin qu'il avait acheté au rabais, parce
qu'il avait pu le payer en beaux écus sonnants. Il y installa près de
lui ceux de ses routiers qui s'étaient distingués par leur audace et
surtout par une complète absence de scrupules. Kercabin devint de la
sorte une colonie de brigands. Sans doute, le temps était passé des
grandes razzias où, dans une semaine, on pouvait rançonner tout un
canton. Mais Margéot avait un génie souple qui se pliait aisément à la
nécessité de combinaisons nouvelles. Il transforma Kercabin en un
coupe-gorge. Le lieu s'y prêtait. Pas d'habitation dans le voisinage;
l'avenue, immense, solitaire avec des arbres aux frondaisons
gigantesques qui y entretenaient une perpétuelle nuit, la route enfin
toute proche et fréquentée à toute heure par les voyageurs qui de
Lannion, de Bégard ou de Guingamp, se dirigeaient sur Pontrieux. Tous,
désormais, durent payer péage au maître de Kercabin ou à ses associés.
On leur prit la bourse toujours, et quelquefois la vie par-dessus le
marché.

Le coup fait, c'étaient, à l'intérieur du manoir, de formidables
soûleries. On y conviait--souvent de force--des filles d'alentour, les
arrières-nièces de celles que les anciens sires de céans menaient le
matin faire visite à la chambre dorée. Margéot présidait ces agapes,
avec sa brutale jovialité de reître. Lorsqu'un des compagnons roulait à
terre, ivre-mort, il riait d'un énorme rire à faire trembler les
poutres; il était heureux! Quant à lui, il buvait douze heures sans
désemparer, et se levait de table, les jambes solides, la tête saine.
Par exemple, il ne touchait jamais aux femmes. La tradition le dit
expressément: ce barbare mourut vierge.


IV

Un soir, un des malandrins de la bande revint blessé, la figure en
lambeaux, le corps lardé de coups de poignard. Son sang pleuvait autour
de lui en larges gouttes.

Margéot, qui jamais ne paraissait dans ce genre d'expéditions, afin de
se ménager une apparence d'honorabilité et d'en pouvoir couvrir ses
compères, le cas échéant, Margéot donc fronça le sourcil et demanda
durement au misérable près de défaillir:

--Qui est-ce qui t'a mis dans cet état?

L'homme, après avoir craché quelques dents mêlées à quelques caillots,
trouva la force de raconter son aventure. Il avait eu vent du passage
d'un riche marchand de cochons. Il avait voulu l'arrêter à lui seul,
pour ne pas laisser perdre une aussi bonne aubaine. Mais il avait eu
affaire à trop forte partie.

--Et le bourgeois? gronda Margéot.

--... Est reparti à toute bride dans la direction de Pontrieux.

--C'est bien. Va te coucher... Hé! Nannik!

Une vieille servante, à la peau rugueuse et plissée comme une écorce de
chêne, accourut à l'appel du maître.

--Conduis-moi cet imbécile au lit et badigeonne-le des pieds à la tête
avec tes onguents de sorcière.

Tandis que Nannik emmenait le blessé par une porte, Margéot sortait par
l'autre, une lanterne sourde à la main. Il suivit l'avenue, courbé en
deux, les yeux fixés à terre, promenant la lumière de son fanal à droite
et à gauche, inspectant les herbes fraîchement foulées et où des taches
rouges se montraient çà et là. Il marcha ainsi jusqu'à la barrière qui
s'ouvrait sur le grand chemin. Là, il se redressa et se mit à siffloter
un vieux air breton aux finales mélancoliques. De loin, on eût dit
quelque petit pâtre inoffensif sifflant ses bêtes; c'était le terrible
Margéot qui sifflait ses bandits. Il se fit un bruit de branches
froissées, puis de respirations haletantes. Des formes noires
s'approchèrent en rampant sur le ventre avec mille précautions.

--Il faut rentrer, dit Margéot. Nous avons à causer.

Un quart d'heure plus tard, tout le monde était réuni dans la grande
salle du manoir; le chef seul était assis; les autres se tenaient
debout, les mains derrière le dos ou les bras croisés sur la poitrine,
en silence. Margéot commença:

--Voici de quoi il retourne. Cet animal de Kadô-Vraz s'est laissé
saigner comme un simple porc par un marchand de cochons. A l'heure qu'il
est, le marchand de cochons qui a gagné Pontrieux a sans doute déjà
porté plainte. Il faut nous attendre à une visite des _enfants de Marie
Robin_ (des gendarmes). C'est d'autant plus désagréable que Kadô-Vraz a
eu soin de semer son sang tout le long de l'avenue; on va faire une
descente de justice à Kercabin. Si j'étais soupçonné, moi, vous tous,
vous seriez perdus. Il faut à tout prix, dans notre commun intérêt, que
je sorte indemne de ce mauvais pas. Je pense du moins que c'est votre
avis?

--Certes! s'écrièrent les hommes.

--Clerc Chevanton, reprit Margéot, en interpellant l'un d'eux, toi qui
as une superbe écriture de tabellion, sieds-toi à mon côté. Voici
papier, plume et encre. Écris.

Les bandits se penchèrent en avant, tendirent l'oreille pour mieux
écouter.

Margéot dicta:

  «Au citoyen procureur, à Guingamp.

  «CITOYEN-MAGISTRAT,

  «Ce jourd'hui, 15 floréal an IX, le nommé Kadô Vraz s'est présenté sur
  les dix heures de nuit en ma maison de Kercabin. Il m'a dit avoir eu
  en route une vive altercation avec un passant. De quoi faisaient foi
  les blessures multiples qu'il avait tant à la tête que dans le reste
  du corps. Je l'ai hébergé, ainsi que me le commandait l'humanité, sans
  lui demander aucune explication autre que celle qu'il jugeait à propos
  de me donner. Au coup de minuit ma servante m'est venue annoncer qu'il
  avait rendu l'âme. J'ai cru qu'il était de mon devoir de t'informer
  immédiatement de ce fait; j'attendrai tes ordres, avant de procéder à
  l'inhumation.

  «Citoyen-magistrat, je t'envoie mon salut fraternel.

  «MARGÉOT.»

Margéot se tourne vers l'assistance.

--Avez-vous compris? interrogea-t-il avec un gros rire, enchanté de sa
ruse.

--Oui, répondit un des hommes, tu livres à la justice Kadô-Vraz.

--Et je le livre mort, afin qu'il ne lui prenne pas fantaisie de nous
dénoncer. Il suffira de quelques coups de couteau de plus. Dans le
nombre, cela ne paraîtra point.

Les bandits s'extasièrent.

Margéot leur apparut grandi de plusieurs coudées.

--Donc, reprit-il, que l'un de vous monte là-haut et qu'il l'achève. Que
cela se fasse vite et proprement!

Quelqu'un s'éclipsa, mais pour revenir presque aussitôt.

--Ça y est! dit-il.

Le clerc Chevanton se leva. Quoiqu'il eût tourné le dos au séminaire, il
était resté dévot. En petit comité, on l'appelait _person Kergabinn_ (le
recteur de Kercabin). Il récita le _De profundis_, à voix haute. Margéot
cependant remettait le pli, dûment cacheté, à un robuste gaillard, son
aide de camp.

--Il importe que tu sois à Guingamp avant l'aube, Dollo. Prends Awellik,
le bon cheval qui va comme le tonnerre.

Dollo parti, le _De profundis_ terminé, Margéot congédia les bandits. Il
ne garda près de lui que Chevanton. Comme il l'avait prévu, au point du
jour les gendarmes de Pontrieux firent irruption dans la cour du manoir.
Il se rendit au devant d'eux, les reçut sur le perron, leur souhaita la
bienvenue. Les gendarmes, qui croyaient le surprendre, furent quelque
peu décontenancés.

--Tu nous attendais donc? demanda le maréchal des logis.

--N'est-ce pas le citoyen procureur de Guingamp qui t'envoie?

... Ce fut une scène du meilleur comique. Margéot la prolongea par
plaisir. C'était un fantaisiste.

--Les traces de sang conduisent chez toi. C'est péremptoire.

Ainsi parlait le «maître des archers».

--Je ne le nie pas, répondait ce brigand de Margéot.

--C'est donc que le chenapan que nous cherchons est ici.

--A qui le dis-tu?

--Livre-le.

--Suivez-moi.

Margéot précéda les gendarmes dans l'escalier; au premier étage, il
ouvrit une porte. Dans la chambre, sur un grabat, était étendu
Kadô-Vraz. Au chevet du lit, Nannik égrenait un rosaire.

--Le voilà, votre chenapan! prononça Margéot avec flegme.

--Mais il est mort! s'écria le maréchal des logis.

--Dieu ait pitié de son âme! conclut Chevanton.

--Ça se complique, murmura un des _enfants de Marie Robin_, en
remarquant la perplexité de son chef.

Alors seulement Margéot exposa comme quoi il avait déjà adressé un
exprès au citoyen procureur. Il finissait à peine de parler qu'un galop
de cheval retentit. Dollo était de retour. Il annonçait la proche
arrivée du magistrat. Vers les huit heures, celui-ci parut. Il eut pour
le maître de Kercabin des effusions de tendresse, promit de faire
connaître sa «noble conduite» au Premier Consul. Ce matin-là, il y eut
au manoir un déjeuner fin, d'où le procureur s'en alla en se pourléchant
les lèvres; quant aux gendarmes, nonobstant leur maintien compassé, ils
titubèrent. Il s'en fallut de peu que le marchand de cochons ne fût
poursuivi pour avoir causé mort d'homme. Les funérailles de Kadô-Vraz
furent célébrées en grande pompe. Le recteur de Plouëc prononça sur la
fosse un véritable sermon où le mort était représenté comme un martyr,
mais où étaient surtout exaltées la charité, la générosité, la
magnanimité et toutes autres vertus en _té_ de Margéot. D'excellentes
femmes pleurèrent d'émotion. Le camarade, qui avait porté à Kadô-Vraz le
dernier coup, s'en félicita comme de la meilleure action qu'il lui eût
été donné d'accomplir. Bref, ce fut une fête régionale que cet
enterrement. Elle finit à Kercabin, en une véritable orgie qui dura
jusqu'au lendemain. Des tonneaux de vin d'Espagne y coulèrent comme des
fontaines. On en but à pleine chopine. La rosée du matin perla, le long
des douves, sur des corps d'hommes ou de filles qui n'avaient pu gagner
un gîte. Nannik elle même, si sobre, goûta de la _boisson_ cette
nuit-là, et s'endormit sur l'âtre, le nez dans la cendre.


V

Seul, Margéot ne s'était enivré ni de son succès ni de son vin. Allongé
sur un lit de camp, il réfléchissait, se démontrait à lui-même que les
temps de pêche en eau trouble étaient passés, ébauchait des plans pour
l'avenir, ruminait mille projets et, en véritable homme d'action, ne
consentit à s'endormir qu'après avoir irrévocablement fixé son choix.

Le lendemain, dès son réveil, de sa grosse écriture lourde il arrêta sur
le papier les lignes essentielles de son nouveau programme.

Plus de banditisme! C'était trop compromettant et pas assez fructueux.

Il rassembla ses hommes dans la cuisine, toutes portes closes, et leur
tint à peu près ce langage:

--Camarades, c'est fini. Il faut nous séparer. Le métier que nous avons
fait ensemble jusqu'à ce jour ne nous rapporterait plus rien qui vaille.
Que chacun coure son bord. Mais, auparavant, à chacun son dû. Tendez vos
mains!

Il distribua entre tous une dizaine de mille francs en or. A mesure
qu'il allait de l'un à l'autre, il demandait:

--Que comptes-tu faire de cette somme?

Celui-ci répondait:

--Ma foi, je vais me soûler jusqu'à ce qu'il n'en reste plus.

Celui-là:

--Telle métairie est en vente. Je l'aurai peut-être pour ce prix.

Un troisième:

--J'ai promis mariage à Loïzaïk la couturière. C'est de quoi payer notre
noce.

La plupart, grisés par cette fortune, n'aspiraient qu'à en jouir au plus
tôt. Trois ou quatre seulement s'étonnèrent, regardèrent Margéot avec
des yeux où la stupeur était mêlée de courroux.

--Pourquoi nous renvoies-tu? demanda l'un d'eux.

--Je ne vous renvoie point, vous, répondit Margéot. Il me plaît au
contraire que vous restiez près de moi. Mais ceux qui se tiennent pour
satisfaits, qu'ils s'en aillent!

Et il les congédia d'un air hautain.

Demeuré seul avec les autres, il sortit de sa longue houppelande
verdâtre le papier crasseux sur lequel il avait rédigé son plan
d'avenir.

--Or çà, dit-il, Pipi Luc, Cloarec Chevanton, Fanch Ann Tign, et toi,
notre ancien à tous, Gohéter-Coz, vous êtes de francs gaillards. Puisque
votre avis est que nous continuions à travailler ensemble, topez là. Je
suis votre homme. Mais d'abord entendons-nous bien. De nos équipées
passées il ne saurait plus être question. Je veux finir dans mon lit,
honorablement, et non pas épouser «Marie-Guillotine» à l'article de la
mort. Le sage doit changer d'habit selon le temps. Nous serions des sots
de nous obstiner à vouloir gagner notre vie dans les douves des grands
chemins. Il y a désormais trop de gendarmes. Je ne vois plus pour nous
qu'un métier...

Margéot s'interrompit un instant. Les quatre truands dressèrent
l'oreille.

--C'est un métier paisible, reprit-il, et qui, pour être bien fait,
n'exige qu'un peu de force et beaucoup d'adresse. Les profits sont
grands, les risques légers. Pas de relations incommodes avec la
gendarmerie. Tout au plus quelques explications, à de rares intervalles,
avec les gabelous qui sont gens faciles à convaincre...

--Pardieu! s'écria Clerc Chevanton qui comprenait vite, tu veux faire de
nous des «fraudeurs». C'est une belle idée, ma foi. Vive «la fraude»!

--Est-ce aussi votre sentiment? demanda Margéot aux trois autres. Qu'en
dis-tu, Gohéter-Coz?

Gohéter-Coz ne semblait pas très enthousiaste de la proposition. Il
souleva des objections grincheuses. Métier pour métier, pourquoi ne s'en
tenir point à celui qu'on exerçait depuis si longtemps et qui ne portait
malheur qu'aux imbéciles, comme Kadô-Vraz? A son âge, c'était dur de
recommencer sa vie. Puis, quels avantages y trouverait-on? Au lieu de
guetter le voyageur, en fumant la pipe, tranquillement allongé, comme un
cantonnier qui se repose, dans l'herbe ou les feuilles sèches, il
faudrait grelotter le long des grèves, s'étendre sur la dure dans les
roches mouillées, se crever l'oeil à épier une voile qui souvent se
ferait attendre plusieurs nuits, attraper le _mal froid_ (les
rhumatismes), s'en revenir à moitié perclus, et tout cela pour quelques
brasses de dentelles, pour quelques paquets de tabac!!! En vérité,
était-ce la peine?

Margéot le laissa dire jusqu'au bout. Quand le vieux eut fini de
bougonner:

--Gohéter, prononça le maître de Kercabin, avec toute ton expérience
grisonnante, tu n'es qu'une bête.

Il entra alors dans les détails de son plan, développant point par point
les notes jetées sur le petit papier crasseux.

Premièrement, il s'entendrait avec les corsaires de Paimpol qui
faisaient les voyages de Jersey et de la Grande-Ile (de l'Angleterre).

Secondement, les marchandises seraient débarquées à l'île Verte, à
l'embouchure du Trieux. Des bateaux de Loguivy et de Lanmodez les
transporteraient, de nuit, en rasant la côte le long des landes
pierreuses et désertes de Plourivo et de Quemper-Guézennek, au
souterrain qui, partant du château de la Roche-Jagu, venait déboucher
sur la rivière.

Les habitants de ce château transformé en simple ferme étaient pauvres
et besogneux. Ils ne demanderaient pas mieux que de participer aux
bénéfices de l'association. A l'aube, les charrettes pleines
quitteraient la cour du manoir et se dirigeraient sur Kercabin,
l'entrepôt central. Les douaniers n'y verraient que du feu. Comment
suspecter de paisibles tombereaux qui paraissent chargés de betteraves,
de patates ou de blé, et qui cheminent au pas de leur attelage, conduits
par un brave homme de paysan, à mine bonasse, le fouet à la main et la
pipe aux dents?

--Car tu pourras fumer ta pipe, Gohéter-Coz, conclut Margéot, si
toutefois tu consens à être ce conducteur. Ne sera-ce pas plaisir pour
toi, vieux flâneur de grandes routes, de t'en aller ainsi au joli petit
soleil du matin, criant hue! à tes bonnes juments, écoutant siffler les
merles dans les haies, et «bonjourant» d'un air cordial messieurs les
gabelous?

Pour le coup, Gohéter-Coz fut conquis. Comme le loup de La Fontaine cet
idéal de félicité le fit presque pleurer de tendresse.

Margéot n'eut plus qu'à distribuer les autres rôles. Il fut convenu que
Clerc Chevanton, l'homme débrouillard, se fixerait à Loguivy, à portée
de Paimpol. Pipi Luc se bâtirait un ermitage à l'île Verte, et
Fanch-Ann-Tign s'engagerait soi-disant comme domestique à La Roche-Jagu,
pour monter la garde à l'issue du souterrain.

Quant à Margéot, inutile d'ajouter que, en sa qualité de bailleur de
fonds et d'organisateur, il se réservait la direction suprême de
l'entreprise.


VI

Après avoir été le coupe-gorge des marchands, Kercabin devint leur lieu
de rendez-vous. Toute la contrée fut inondée de colporteurs. Il était
rare qu'une journée se passât, sans qu'on vît arriver au bourg de Plouëc
deux ou trois de ces batteurs de pays. A l'auberge où ils descendaient,
ils faisaient mine de s'informer des principales maisons de la commune.

En première ligne on leur désignait Kercabin.

Ils s'y rendaient, de l'air du monde le plus naturel.

Il faut croire qu'il y trouvaient à faire affaire avec le maître du
lieu, car ils y restaient parfois de longues heures et ne s'en allaient
qu'à moitié gris, chantant sur tous les tons la louange de Margéot, de
Monsieur Margéot, «le mieux accueillant et le plus conciliant des
acheteurs!»

Ce qu'ils ne disaient pas, mais ce qu'on aurait pu remarquer sans peine,
c'est qu'ils sortaient de Kercabin avec plus de marchandises qu'ils n'en
avaient en y entrant.

Le lecteur l'a déjà compris, tous ces colporteurs n'étaient que des
agents de Margéot. C'est par leur intermédiaire qu'il déversait sur tout
l'arrondissement de Guingamp, et même au delà, les mille objets de
contrebande emmagasinés dans ses caves et dont la provision était sans
cesse renouvelée par de continuels arrivages.

Ce pirate de Margéot avait le génie de l'organisation. Deux mois lui
avaient suffi pour créer et mettre en branle tous les rouages de cette
singulière entreprise. Trois goëlettes paimpolaises, affrétées par lui,
sillonnaient pour son compte la Manche et même la mer du Nord. De temps
en temps il en venait une mouiller dans les eaux du Trieux, à l'entrée
de la rivière, jouxte l'île Verte. Là, dans les ruines d'un ancien
couvent, Pipi Luc attendait. Un canot abordait à l'île, y débarquait de
lourds ballots. A la tombée de la nuit, Pipi Luc grimpait sur une roche
et y allumait un feu de brande. Les douaniers de la côte disaient en se
moquant: «Allons! voilà l'ermite d'_Enez Glaz_[9] qui fait cuire ses
patates en plein vent.» Pipi Luc n'était plus connu que sous ce nom. Il
avait pris à tâche de le justifier, ne se montrant jamais que vêtu d'un
froc de moine qu'un chapelet à gros grains serrait à la ceinture. Il
avait là-dessous d'humbles airs confits, à tromper le Pape en personne.
On eût difficilement trouvé une tête d'une niaiserie plus béate. Aussi
commençait-on à lui faire dans le voisinage, à Lanmodez, à Pleubian, à
Ploubazlanec, une réputation de sainteté. Vous pensez si Clerc Chevanton
et lui s'en donnaient des gorges chaudes, à chacune de leurs rencontres.
Or, dès que Clerc Chevanton voyait luire le feu de Pipi Luc, il
accourait, dans une de ces fines embarcations de Loguivy qui semblent
raser l'eau comme des mouettes. Quatre gars robustes maniaient les
avirons, car on voguait à la rame, sans jamais hisser la voile qui eût
éveillé l'attention des gabelous. A l'île, on cassait le cou à quelques
litres de rhum, pur Jamaïque, tout en procédant au chargement; puis,
avec la marée montante, on mettait le cap sur La Roche-Jagu, où l'on
arrivait toujours avant l'aube. Ce repaire féodal avait été aménagé en
véritable dock. Fanch-Ann-Tign, qui en était le directeur, s'acquittait
consciencieusement de sa fonction. Le fermier et ses fils remplissaient
l'office de débardeurs. Au point du jour, par les routes détournées, à
travers les landes de Botloï et les _mezou_[10] qui dominent Pontrieux,
on entendait claquer le fouet de Gohéter-Coz. Le vieux chenapan était
devenu un parfait charretier. C'était plaisir de le voir cheminer à côté
de son attelage, causant avec ses bêtes, comme un personnage d'églogue
rustique.

  [9] Ile Verte.

  [10] Hauts plateaux livrés à la culture.

Tout allait pour le mieux. Les bénéfices étaient énormes. A chaque fin
de mois, Margéot, homme probe, en faisait la répartition au _prorata_
des services.

Une prospérité jusque-là inconnue, se répandait dans la contrée. Le
seigneur de Kercabin, de jour en jour plus riche, se montrait aussi de
plus en plus libéral. Sa gloire éclipsait déjà celle de ses légendaires
devanciers. Il vivait en nabab breton, faisait à tous les pauvres qui se
présentaient à sa porte des largesses quasi royales, dotait les jeunes
filles, tenait table ouverte, y réunissait les débris de tous les partis
et de tous les régimes, renippait avec une délicatesse de gentilhomme
d'anciens émigrés nécessiteux, hébergeait pendant des semaines entières
des jacobins hirsutes, invitait à ses chasses toute l'administration
impériale du département, faisait restaurer à ses frais la si jolie
chapelle de Belle-Église et construire pour le recteur de Plouëc un
magnifique presbytère, se créait, en un mot, la plus extravagante des
popularités.

Le préfet avait sollicité pour lui la croix. Le peuple le bénissait. Qui
sait? il allait être élu membre du Corps législatif, sans doute.
L'Empereur, «qui se connaissait en hommes», l'eût promptement distingué,
l'eût attaché à sa fortune. Ce bandit bas-breton ne pouvait manquer de
plaire par le côté pittoresque et quelque peu condottière au grand
capitaine Napoléon, le seul capitaine de son temps qui lui inspirât du
respect, le seul chef sous lequel il eût volontiers accepté de servir.
L'avenir de Margéot s'annonçait plein de promesses. Les extraordinaires
prédictions des tireuses de cartes qui s'arrêtaient parfois à Kercabin
semblaient près de se réaliser.

Brusquement, tout s'effondra.

Ne fallait-il pas que la morale se vengeât de ce soudard qui l'avait si
souvent et si brutalement souffletée?

Saluons-la. La voici qui entre en scène sous l'habit vert, l'honnête
habit d'un gabelou.


VII

Un matin, Gohéter-Coz, après avoir remisé sa charrette dans la grange de
Kercabin, s'en vint d'un air soucieux trouver le maître.

--Quoi donc? demanda Margéot. Ton voyage s'est-il fait à vide, que tu
aies si mauvaise figure?

--Je t'apporte au contraire un fût bien plein, un énorme foudre de _gin_
qui a failli défoncer la voiture.

--Et c'est cela qui te rend maussade?

--Pas précisément.

Gohéter tenait dans sa dextre sa pipe éteinte, une vieille pipe
crasseuse aussi noire que son âme. A petits coups, il heurtait le
fourneau renversé contre la paume de sa main gauche. Lorsque le culot se
fut enfin détaché il continua:

--Je ne sais: mais, depuis quelques jours, je me croise en route avec un
bonhomme qui ne me dit rien de bon.

--Tu ne le connais pas?

--Non. C'est un nouveau-venu dans le pays. Mais ou je me trompe fort, ou
c'est un _ambulant_[11].

  [11] On appelait ainsi des douaniers qui, le jour, portaient des
    vêtements bourgeois et qui étaient comme la police secrète de la
    douane.

--Bah! est-ce que tous les gabelous ne sont pas à notre dévotion? Nous
les payons assez cher, fichtre!

--Je te dis ce que j'ai vu. Écoute mon conseil. Méfie-toi.

--C'est bien, on se méfiera. Est-ce tout?

--La barrique que j'ai apportée n'était pas facile à dissimuler,
poursuivit Gohéter-Coz, en tirant ses mots par les cheveux.

--Explique-toi donc enfin, vieille brute! s'écria Margéot impatienté.

--Eh bien! oui, là! l'homme m'a interpellé d'un ton goguenard. «Voilà
une belle charretée de fumier!» m'a-t-il dit, «il y aura de quoi
moissonner après ça!» Je lui eusse volontiers fendu le coffre, mais tu
as défendu les coups.

Cette fois le vieux Gohéter avait craché toute sa phrase en un seul
bloc. Margéot arpentait la salle à grands pas. C'était signe chez lui de
graves préoccupations. Il avait les mains derrière le dos et faisait
craquer les os de ses doigts avec le bruit sec d'un fusil qu'on arme.

--Cette barrique est dans la grange? grogna-t-il, au bout d'un instant.
Va dire qu'on l'amène ici... Oui, triple bête, ici où nous sommes!

... Quand Margéot prétendait avoir acheté tous les gabelous de la
région, il exagérait. D'abord, il n'eût pas commis la sottise de vouloir
corrompre les chefs. En supposant même qu'ils eussent accepté un marché
de ce genre, c'eût été se mettre à leur merci. A quoi bon d'ailleurs? Il
n'avait rien à faire avec les chefs. Ce ne sont pas eux qui montent les
gardes de nuit, dans les petits sentiers de falaise, au long des flots.
Non. Il avait tout bonnement désintéressé quelques employés subalternes,
quelques pauvres hères, qui ne pouvaient trouver de profit à faire leur
devoir qu'à la condition d'y manquer sans cesse. C'étaient pour la
plupart des malheureux chargés de famille. Ils servaient tant bien que
mal le gouvernement, qui les payait à peine; ils fermaient les yeux sur
les agissements de Margéot qui leur donnait l'aisance.

Un d'eux, un sous-patron, avait reçu de l'avancement, une quinzaine de
jours auparavant, et avait dû rejoindre dare-dare son nouveau poste. Un
jeune homme l'avait remplacé, un Français de l'Est, une petite frimousse
imberbe, mais résolue. Margéot avait été prévenu de cette mutation par
un de ses _amis_ de Pontrieux. Mais le billet de l'ami ajoutait: «Rien à
craindre; c'est un blanc-bec, un enfant, presque une fille». Margéot,
dès lors, ne s'en était pas autrement soucié. En quoi il eut tort.

Les plus forts ont de ces vertiges. On ne saurait penser à tout.

C'est ce que Margéot se disait, le soir du jour où il eut avec
Gohéter-Coz la conversation relatée plus haut.

Il pouvait être environ neuf heures. Soudain un paysan, le garçon
d'écurie, se précipita dans la cuisine en poussant un cri d'alarme:

--Les gabelous!

D'un coup de poing, Margéot l'abattit sur le sol.

--Imbécile! murmura-t-il entre ses dents, cela t'apprendra à te mêler de
ce qui ne te regarde pas.

Et, calme, il prit une chandelle sur la table de la cuisine, pour
éclairer ces «messieurs de la douane».

--A quoi dois-je l'honneur de cette visite tardive?

Ils étaient une vingtaine d'_habits verts_, presque tous des stipendiés
du maître de Kercabin. Mais à leur tête s'avançait crânement le nouveau
sous-patron. Il avait, en effet, la mine blanche et menue d'une
fillette. On lui eût donné seize ans, tout au plus. Les yeux seuls
étaient d'un homme: des yeux noirs qui regardaient droit devant eux, des
yeux virils, aux prunelles énergiques.

Il s'inclina légèrement.

--Monsieur, répondit-il, je soupçonne fort cette maison d'être un dépôt
de recel pour des marchandises de contrebande. Pas plus tard que ce
matin, il a été transporté un foudre d'alcool. Je me vois dans la
nécessité de procéder à une perquisition domiciliaire. Je vous serai
reconnaissant de me faciliter cette tâche; au besoin, je vous en
requiers.

--Je croyais que ma maison et moi devions être au-dessus de semblables
soupçons, dit Margéot. Ce n'est pas d'hier que j'habite le pays. Je n'y
suis pas, comme vous, un nouveau venu. Faites, monsieur. Toutes les
portes vous sont larges ouvertes. Mais d'abord, je vous prie, commencez
par cette pièce.

Cette pièce, c'était la vaste salle à manger du château.

A peine Margéot en eut-il poussé les battants que le sous-patron
s'arrêta, interloqué. D'un geste machinal, il se découvrit.

Au milieu de la salle, un grand catafalque était dressé. Les lignes du
cercueil se dessinaient sous le drap mortuaire aux plis amples dont les
franges traînaient à terre. De vieilles femmes étaient agenouillées
de-ci de-là; l'une d'elles récitait les longues prières de la mort, les
autres marmonnaient les répons.

--Voulez-vous que je renvoie momentanément ces femmes? demanda Margéot
d'un ton pénétré.

--Non, monsieur, répartit le douanier. C'est chose sacrée que la mort.
Je n'ai rien à voir ici.

Il fit néanmoins quelques pas dans l'appartement, mais ce fut pour
prendre la branche de buis qui trempait dans une assiette pleine d'eau
bénite, au pied du catafalque, et pour en asperger le drap funéraire.

--Merci, monsieur, prononça Margéot. Celui à qui vous venez de rendre
cet hommage fut le plus loyal des serviteurs. Je le vénérais à l'égal de
mon père.

Sur les joues du maître de Kercabin deux larmes coulèrent lentement.

Le jeune sous-patron se retira fort ému. Il visita les autres chambres,
par acquit de conscience, avec une hâte visible d'en finir, peut-être
même avec le regret d'avoir commencé. Margéot le reconduisit jusqu'au
bout de l'avenue, après lui avoir vainement offert de le faire véhiculer
jusqu'à Pontrieux.

--Bien joué, les vieilles! s'écria ledit Margéot, en rentrant dans la
salle à manger. Mais voilà assez de patenôtres. Nannik, enlève le
couvert!...

Bénitier, cierges, drap mortuaire, bière de chêne et croix d'argent, en
un clin d'oeil tout eut disparu. Et, dans la pièce immense, resta seule
en sa nudité ventrue l'énorme barrique, cadavre d'un délit qui n'avait
pu être constaté, prestigieux cercueil en qui vivait l'âme terrible du
_gin_, la triste empoisonneuse des derniers Bretons. Margéot fit percer
la tonne. Jusqu'au lendemain la liqueur blonde coula. Lèvres d'hommes,
lèvres de femmes y burent à même, comme au jet d'une fontaine.

Ce fut la suprême soûlerie dont Kercabin ait gardé la mémoire.

On ne joue pas impunément avec l'_Ankou_[12].

  [12] Personnification de la mort en Basse-Bretagne.

Introduite à Kercabin pour y faire un personnage de farce, la Mort prit
son rôle au sérieux. Elle ne quitta désormais la maison qu'après y avoir
fait place nette.


VIII

Le corps de garde des douanes, à Pontrieux, est situé à l'extrémité du
quai, hors ville.

En 1805, il n'y avait sur ce quai qu'une auberge--un bouge plutôt,--dont
l'enseigne était un calembour: A L'ANCRE NOIRE.

Neuf heures de nuit. Le couvre-feu venait de sonner. Un cavalier mit
pied à terre au seuil de l'auberge. L'hôtelier parut dans le cadre de la
porte, élevant un fanal au-dessus de sa tête, pour reconnaître le
nocturne voyageur.

--C'est donc vous, maître Margéot? fit-il joyeusement. J'en étais sûr.
Demandez à ma femme. Je lui disais à l'instant: «Il n'y a qu'un cheval
pour avoir ce trot de velours.» Depuis la tournée de Guingamp,
voyez-vous, rien qu'au bruit de son pas je divine Awellik... Ah! c'est
une fameuse bête!... N'est-ce pas, ma mie, que nous sommes une fameuse
bête?

Il avait pris la bride et, tout en jasant, il tapotait le poitrail
d'Awellik.

--Veille à ce qu'elle ne se refroidisse point dans ton affreuse écurie,
et fais-lui donner un picotin d'avoine. Sois prompt, Dollo! j'ai à te
parler.

Laissant son cheval aux mains de son ancien aide de camp, Margéot entra.
«Madame Dollo»--comme on disait à Pontrieux--l'introduisit dans un
étroit cabinet, dans une espèce de cellule interlope, qu'une table et
deux bancs suffisaient à remplir. Il y fut bientôt rejoint par
l'ex-routier.

--Dollo, commença Margéot, quand ils furent seuls, tu m'écrivais il y a
quelques jours: «... Le nouveau sous-patron? rien à craindre, une
fille!» Tu n'y vois pas clair, mon brave. Cette «fille» est capable de
venir à bout de moi, si je n'y mets ordre. Comment l'appelles-tu, ce
gringalet?

--Metzu.

--Est-il en ce moment au corps de garde?

--Je le crois.

--Va le trouver et prie-le de t'accompagner ici. Dis-lui que Margéot, de
Kercabin, désirerait l'entretenir.

Peu après, Dollo amenait le douanier. Margéot et celui-ci se saluèrent
cérémonieusement.

--Monsieur, dit Margéot, étant de passage à Pontrieux ce soir, j'ai tenu
à vous rendre votre visite de l'autre jour... Croyez qu'il n'y a aucune
ironie dans mes paroles. La première fois que j'ai eu l'honneur de vous
rencontrer, j'ai été absolument conquis par la correction de votre
attitude, par la délicatesse de votre procédé.

Dollo s'était esquivé, Margéot et le sous-patron demeuraient seuls en
tête à tête. Le maître de Kercabin reprit:

--Trinquons ensemble, monsieur, à la mode de Bretagne.

Puis, brusquement, dès qu'ils eurent choqué leurs verres:

--Je vous demande votre amitié. Voici la mienne.

Il jetait sur la table une bougette de grosse toile où tintèrent des
pièces d'or.

Le douanier leva sur Margéot son regard d'une fixité et d'une acuité
étranges.

--Monsieur, prononça-t-il avec netteté, d'une voix tranquille où perçait
cependant quelque mépris, nous ne sommes pas en foire; en tout cas, je
ne suis pas à vendre.

Margéot devint pourpre. Une poussée de sang monta de son cou de taureau
à sa large face congestionnée. Il dressa son poing, son formidable
poing, lourd comme la masse d'un forgeron et le laissa retomber sur le
crâne du gabelou. Le jeune homme s'affaissa. En un soupir plaintif, son
âme légère d'adolescent s'exhala de ses lèvres. Ce coup d'assommoir
l'avait tué. Mais quand Margéot se pencha sur lui, ses yeux noirs,
dilatés, attachaient encore sur l'assassin leur regard d'une limpidité
troublante. Sans savoir pourquoi, Margéot tressaillit. Il appela Dollo.

--Ramasse cette bourse, lui dit-il, en lui montrant la bougette.
Celui-ci n'en a pas voulu. D'ailleurs elle ne lui servirait plus de
rien. Il a son compte. Si on vient chez toi réclamer le gabelou, tu
diras que tu nous auras vu sortir ensemble, ce qui ne sera point un
mensonge.

Margéot, soulevant le cadavre, venait, en effet, de le jeter en travers
sur ses puissantes épaules.

Qui aurait été cette nuit-là sur la route de Pontrieux à Lanvollon et de
Lanvollon à Saint-Brieuc se fût signé d'épouvante et n'eût pas manqué
d'affirmer, le lendemain, qu'il avait vu passer le cheval du Diable,
rapide comme l'éclair et mystérieux comme la nuit.


IX

Margéot fut deux jours absent de Kercabin. Le troisième jour, il parut
au bout de l'avenue, monté sur Awellik, sa bête de prédilection. Il
trouva les gendarmes installés chez lui et feignit une vive surprise. Le
juge d'instruction aussi était là. Dans un coin Nannik pleurait.

--Monsieur Margéot, dit le magistrat, en y mettant les formes, vous êtes
accusé de meurtre. On a trouvé avant-hier, dans l'écluse d'un moulin en
amont de Pontrieux, le cadavre du sous-patron des douanes Metzu, avec
qui vous avez passé la soirée de vendredi, à l'auberge de l'_Ancre
Noire_, s'il faut en croire le témoignage des hommes de service, cette
nuit-là, au corps de garde, corroboré par celui du cabaretier lui-même.

--Il est exact, monsieur le juge, que j'ai passé avec le sous-patron
Metzu la soirée de vendredi, entre neuf heures et quart environ et neuf
heures et demie. Nous avons bu ensemble chez le cabaretier Dollo. Metzu,
au sortir de l'auberge, me proposa de m'accompagner jusqu'à ce que je
fusse hors ville. Nous nous séparâmes très cordialement, à l'amorce de
la route de Lanvollon. Il me souhaita bon voyage. J'allais à
Saint-Brieuc, d'où j'arrive. C'est tout ce que je puis vous dire.

--Faites venir le meunier de Milin-Gwern, commanda le juge d'instruction
à l'un des gendarmes.

La porte de la salle s'ouvrit, le meunier entra.

--Reconnaissez-vous cet homme? lui demanda le juge en lui montrant
Margéot.

--Je vous l'ai dit. Il n'y a que Margéot pour avoir cette force. Il a
fait tourner le douanier au-dessus de sa tête et l'a lancé au beau
milieu de l'étang. D'ailleurs, je suis sorti en entendant le plouf! du
cadavre dans l'eau, et j'ai parfaitement vu le large dos de Margéot qui
remontait la colline pour regagner la route. J'ai regardé à l'horloge du
moulin. Il était juste dix heures vingt minutes.

--Cette déposition est accablante pour vous monsieur Margéot, observa le
juge.

--Mon Dieu, monsieur le juge, vous interrogerez mon hôtesse de
Saint-Brieuc. Je descends toujours à la _Pomme d'Or_... Comme j'arrivais
à la porte, Mme Verry priait les consommateurs de quitter l'estaminet,
parce que les douze coups de minuit venaient de sonner et que c'était
l'heure de la fermeture réglementaire.

Margéot fit preuve d'un flegme imperturbable. Pas un instant, il ne se
départit de son calme. Tel il s'était montré le jour de ce premier
interrogatoire, tel il demeura jusqu'à la fin du procès, tel il fut à la
cour d'assises. Mme Verry, l'opulente hôtesse de la _Pomme d'Or_, et les
quelques buveurs qui étaient attablés chez elle le soir du crime
attestèrent que, à minuit sonnant, Margéot faisait son entrée dans
l'estaminet. L'avocat de l'accusé ne prit même pas la peine de plaider.

--Messieurs les jurés, dit-il, on ne peut vous poser qu'une question. La
plupart d'entre vous êtes des éleveurs. Pensez-vous qu'un cheval, si
merveilleusement doué qu'on le suppose, puisse abattre de dix heures
vingt à minuit les quinze lieues qui séparent Milin-Wern de
Saint-Brieuc?

Margéot fut acquitté haut la main.

Les habitants de Plouëc lui firent une ovation.

Mais à peine rentré à Kercabin, son premier soin fut de renvoyer tout
son monde. Il ne garda près de lui que Nannik. L'entreprise qu'il avait
montée s'émietta. Il vécut désormais inabordable, en proie à une
mélancolie farouche.

Le jour anniversaire de la mort du jeune douanier, il trépassa. Il
s'était fait préparer une tombe dans le jardin, avait prié le recteur de
la bénir. On y coucha son cercueil immense, par une nuit de tempête et
d'éclairs.

En même temps que Margéot, disparut Awellik.

On crut encore l'entrevoir quelquefois, bondissant au loin, la crinière
au vent, hennissant une longue plainte d'âme en détresse.

... C'est lui dont on continue d'entendre le pas sonore dans la cour de
Kercabin. Il vient sans doute y chercher son maître, son maître Margéot,
mort de tristesse pour avoir tué le gabelou aux yeux noirs.



II

AUX VEILLÉES DE NOËL



NÉDÉLEK

(LA FÊTE DE NOËL CHEZ LES BRETONS)


La solennité de Noël a donné naissance à une riche floraison de chants
populaires célébrant sur tous les tons, et même sur les moins religieux
parfois, le touchant épisode de la Nativité. Chaque région, chaque
province a les siens, qui réfléchissent le tour d'imagination propre à
ses habitants. Ils ont, en Bourgogne, une jovialité large, bien nourrie,
haute en couleur; en Provence, une grâce heureuse et comme ensoleillée;
ils sont, en Bretagne, où la joie même a quelque chose de grave, d'une
mysticité délicieuse qui en fait comme les fragments épars d'une sorte
d'évangile apocryphe, composé par des poètes barbares, mais pieux, à
l'usage du peuple armoricain. Les enfants des bourgs, et aussi les
mendiants, les vieilles femmes, les vont chantant de portes en portes,
aux approches du jour consacré. Du 20 au 25 décembre, les rues
foisonnent de ces «chanteurs de Nédélek»[13]. Ils voyagent par groupes,
le plus souvent à la tombée de la nuit, égrenant leur répertoire le long
des seuils, implorant, en échange, le _cuignaoua_, les étrennes du
pauvre, au nom de Jésus. D'aucuns se réunissent sur la place du village
ou s'échelonnent sur les marches du cimetière, et se mettent à
psalmodier en plein air, sous les étoiles, de rustiques récitatifs où il
arrive que le même acteur soit tour à tour mage et berger. Tous sont
tout entiers à leur rôle d'annonciateur du Messie. Ils y apportent une
conviction ingénue et entêtée. Pluie ou verglas, ils n'en ont cure. J'en
ai vu stationner devant les maisons, fronts découverts et toujours
bramant, sous des averses torrentielles. Parmi eux, beaucoup ne sont pas
éloignés de croire que le Christ est venu spécialement pour les Bretons.
Aussi le poème de sa naissance a-t-il pris, en passant par leurs lèvres,
une forte teinte celtique. Il suffirait de coudre ensemble, à la façon
des rhapsodes, quelques-uns des «noëls» locaux où cette naissance est
célébrée, pour obtenir un évangile complet, j'entends un évangile
bas-breton, de la Nativité. C'est ce que l'on a tenté de faire dans les
lignes qui suivent, en demeurant fidèle non seulement à l'esprit, mais,
autant que possible, à la lettre de ces naïves inspirations.

  [13] Nom breton de Noël.

                                   *
                                  * *

Or, c'était à Beth-Léhem, la petite ville de Judée, à deux lieues de
Jérusalem la sainte. Le soir descendait, doux et pur, quoiqu'on fût au
coeur de l'hiver. Depuis de longues heures déjà le marché était fini; et
cependant les rues étaient pleines de monde, et sans cesse la foule
s'accroissait. Car l'empereur de Rome, désireux d'être fixé sur le
nombre de ses sujets, avait ordonné à tous les habitants de la contrée
de se faire inscrire au greffe de leur quartier. Et tous étaient venus,
rois, princes, bourgeois et simples artisans. L'hôte de la grande
hôtellerie de Beth-Léhem, debout sur le seuil de sa porte, et regardant
passer les flots de la multitude, disait à sa femme empressée autour des
fourneaux:

--On prétend qu'il a déjà défilé dans les salles du greffe plus de
cinquante mille personnes. Si l'affluence continue, les gens ne
trouveront ni à se nourrir ni à se loger... Nous, notre maison est
vaste, et les familles de conséquence ont accoutumé d'y descendre. Je ne
crois pas qu'il reste une seule chambre qui ne soit point retenue. Que
s'il se présente des pauvres, des manants, de la canaille, des gueux et
des pouilleux, il est urgent de veiller à ce qu'ils n'entrent point. Je
vais, à ce dessein, faire fermer toutes les issues, pousser tous les
verrous, et l'on n'ouvrira désormais qu'aux gentilshommes qui viendront
en litière, en carrosse ou en magnifique équipage.

Ainsi parla l'hôte, et sa femme fut d'avis qu'il parlait selon la
raison.

Cependant la foule commençait à se disperser, chacun gagnant son gîte en
grande hâte. Les rues et les ruelles se vidaient l'une après l'autre. Il
n'y avait plus guère dehors que les commères qui restent tard à deviser
ensemble. Soudain, une d'elles dit aux voisines:

--Quelle est celle, là-bas, qui monte la rue si péniblement et d'une
démarche si chancelante?... Elle est toute jeunette encore, et pourtant
elle va bientôt être mère... Rouge est sa jupe, si je ne me trompe, et
bleu son manteau. Son visage est plutôt d'une jeune fille avant les
fiançailles que d'une femme après les noces, tant il est délicat et
agréable à regarder.

--En effet, répartit une autre commère, on ne saurait dire si l'homme
qui s'avance à côté d'elle doit être appelé son père ou son mari; il a
barbe grise et l'air quasi vénérable. Avec quelle sollicitude il prend
soin d'elle et la soutient!... Et toutefois il est lui-même bien chargé,
le malheureux. Voyez, il a sur le dos un bissac rempli des instruments
de sa profession. C'est sans doute quelque artisan, et qui n'a que le
travail de ses dix doigts pour subvenir aux frais du voyage.

Celui qui s'avançait de la sorte était Joseph le charpentier, et la
femme qui l'accompagnait était Marie, de la race de David. Et si elle
était si lasse, si pâle, si exténuée, c'est qu'elle portait dans ses
entrailles un fruit que nulle autre mère n'a porté, un enfant qui était
un Dieu. Cela, les commères l'ignoraient et, avec elles, le monde
entier, les temps n'étant pas encore venus.

Joseph, en passant près d'elles, leur demanda où il trouverait à loger.
Elles lui montrèrent la grande hôtellerie du haut de la rue, et Marie,
bien doucement, les remercia... Et Joseph de heurter à la porte avec son
bâton de voyageur. Il entendit l'hôtelier qui disait à une des
servantes:

--On frappe. Allez voir qui est là, mais souvenez-vous qu'il n'y a place
que pour qui a dans les poches bruit d'or ou d'argent...

--Hélas! répondit Joseph à la servante, je n'ai ni or ni argent à offrir
à votre maître... Mais dites-lui en quel état est celle-ci qui est ma
femme, et peut-être aura-t-il pitié... C'est ici la vingtième porte à
laquelle nous frappons: personne n'a voulu de nous. Ce que nous
demandons n'est pas grand'chose: une poignée de foin ou de paille et un
toit qui nous abrite contre la fraîcheur mauvaise de la nuit...

--Non, non, cria de l'intérieur l'hôtelier, passez votre chemin. Nous
n'hébergeons point les vagabonds!

Or, cet homme avait un fils clerc qui se destinait à la prêtrise et qui
avait l'âme compatissante. Celui-ci ne put voir la figure honnête de
Joseph et les yeux suppliants de Marie sans en être remué. Il dit à son
père sévèrement:

--Votre cupidité vous perdra. N'est-ce pas elle déjà qui est cause si ma
soeur Berta, l'aînée de vos filles, est venue au monde sans bras, comme
une créature maléficiée? Croyez-moi, ne vous exposez point à de pires
infortunes, en repoussant ces malheureux qui vous implorent.
Accordez-leur l'hospitalité, fût-ce dans la crèche de l'âne. Au moins
ils ne mourront ni de lassitude ni de froid.

L'hôtelier dit à la servante d'un ton bourru:

--Va donc, puisque mon fils clerc le veut; prends la lanterne et conduis
ces quémandeurs à l'étable.

La servante fit ce qui lui était ordonné, puis se retira laissant Joseph
et Marie dans l'ombre de la crèche. Mais aussitôt il s'éleva des
vêtements de la Vierge une lumière douce comme la vapeur qui s'exhale
des prés au clair de lune. Et Joseph vit qu'ils n'étaient pas seuls, que
deux bêtes aussi étaient là, un boeuf et un âne, qui n'étaient même pas
attachés. Et il dit à sa femme:

--N'ayez point de peur, Marie. Ces bêtes ne vous feront point de mal.
Elles sont lasses, comme nous, car elles ont beaucoup peiné.

Ils s'allongèrent tous deux dans la paille fraîche. Et Joseph ne tarda
pas à s'endormir, et Marie, ayant elle-même fermé les yeux, fit ce rêve:

Le fils qui devait naître d'elle se tenait debout à ses pieds et lui
demandait: «Petite mère, dites-moi, êtes-vous plongée dans le sommeil ou
simplement étendue dans le repos?» Et elle répondait: «Je ne sais si je
dors ou si je repose, mais je songe un songe qui vous concerne.»--«Et
quel est ce songe que vous songez?»--«Mon enfant chéri, des gens qui
portent des fanaux s'avancent vers vous et vous arrêtent. Voici qu'ils
vous traînent par les sentiers tristes d'une montagne jusqu'à la cime.
Sur une croix vous êtes cloué et par des fouets de plomb vous êtes
flagellé. Le sang coule sur votre face divine, mêlé aux crachats de la
populace; votre âme s'échappe dans un grand cri. Tel est mon rêve.»
Comme elle achevait ces mots, elle se réveilla et, ayant passé la main
sur son visage, elle le sentit moite de sueur. Par la lucarne percée
dans le toit, au-dessus de sa tête, elle vit que les astres étaient haut
dans le ciel. Son fruit dans ses entrailles remuait. Elle dit à Joseph,
toute triste encore du songe dont elle venait de sortir:

--Secoue tes membres fatigués. Lève-toi, car les temps sont proches. Le
Dieu que je porte en mon sein demande à connaître les amertumes de la
vie.

Elle n'avait pas fini de parler que Jésus naissait. Comme un rayon de
soleil traverse un verre sans le briser, ainsi naquit Jésus sans entamer
la virginité de sa mère. Avec une poignée de foin arrachée au râtelier
des animaux, Joseph façonna une couchette pour l'enfant.

Marie lui dit, d'une voix faible:

--Seule, je ne saurais l'emmailloter. Cours donc à l'hôtellerie. Prie
une des filles de la maison qu'elle me vienne en aide.

Et Joseph alla, heurta derechef à la porte, supplia l'hôte au nom de
l'Éternel.

--Ma femme vient d'enfanter pour la première fois. Elle est jeune et
inexpérimentée. De grâce, permettez qu'une de vos filles, ou, à leur
défaut, une de vos servantes lui prête la main pour emmailloter
l'enfant.

L'hôte sommeillait dans le lit clos, auprès du foyer.

--Vraiment, s'écria-t-il, ces gueux, quand on a la faiblesse de les
accueillir chez soi, vous font plus de train que les gens de qualité!...
Cherchez ailleurs, l'homme!... Mes filles sont couchées et mes servantes
ont à s'occuper d'autre chose que de soigner des nouveau-nés.

Joseph, sans se décourager, reprit:

--J'ai vu par la fenêtre, en passant, une jouvencelle accroupie dans le
coin de l'âtre et qui n'avait rien à faire que se chauffer...

--Tu l'entends, Berta, dit l'hôte; il s'imagine que tu peux être à sa
femme de quelque secours. Suis-le donc, afin qu'il reconnaisse son
erreur et qu'ensuite il nous laisse en paix.

Sans une parole, Berta se leva du milieu des cendres et suivit Joseph
jusqu'à l'étable. Et là:

--Voyez, dit-elle tristement, vous n'avez à attendre de moi aucune aide.

Et elle agita ses manches qui pendaient, car, au lieu de bras et de
mains, elle n'avait, hélas! que deux moignons.

--Ton sort est à plaindre, lui dit Marie, mais tu ne seras pas venue en
vain.

Et, l'ayant fait asseoir auprès d'elle, dans la litière, elle plaça
l'enfant sur ses genoux. Et aussitôt Berta eut bras et mains, pour
emmailloter Jésus qui lui souriait. Tel fut le premier miracle du
Sauveur. Par la seule vertu de son sourire, une fille maléficiée fut
guérie. Berta, le coeur plein d'allégresse, chanta une berceuse douce,
la berceuse de Nédélek:

    Il n'y avait ni chandelle, ni feu,
    Dans la crèche où naquit l'Enfant-Dieu,
    Dans la crèche où Jésus naquit
    Sur une jonchée de foin vert,
    Lui, le Rédempteur, le Messie!
    Il n'y avait ni feu, ni chandelle;
    Le vent soufflait à travers le toit;
    Mais, dans la nuit, mille cierges de cire
    Brillaient plus clairs que la lune;
    Et c'étaient les anges qui faisaient le vent
    En battant le ciel de leurs ailes.

Ainsi chantait Berta. Que les mères retiennent ce chant. Il a bercé le
Christ. Il n'en est pas de plus efficace: rien qu'à l'entendre, les
enfants malades s'endorment calmés et, le lendemain, se réveillent
dispos... Quand Jésus eut clos les yeux, Marie dit à Berta:

--Tu as veillé près de moi en cette nuit terrestre, tu goûteras à mes
côtés la lumière du jour sans fin. Sainte au paradis tu seras. Et je
veux que ta fête parmi les hommes se célèbre avant la mienne. Les femmes
en couches t'invoqueront dans la douleur et te béniront dans la joie. Tu
donneras force et santé aux nourrissons, aux nourrices un lait
intarissable. Cette promesse que je te fais, sois assurée que mon Fils
la ratifiera.

Et cependant, à travers le ciel étoilé, dans la nuit de décembre plus
claire qu'un soir de juin à l'heure du couchant, des anges passaient,
par légions innombrables, et tourbillonnaient ainsi que les vols de
mouettes blanches sur l'estuaire des rivières salées. Leurs grandes
ailes silencieuses traçaient de-ci de-là des sillages couleur d'argent.
Ils chantaient: «Gloire, gloire, dans les profondeurs du firmament, au
créateur du soleil et de la lune et de tout ce qui est sur la face de la
terre!»

A leur voix, le monde entier tressaillit. Une procession immense se mit
en marche vers Beth-Léhem. Les hommes vinrent, les animaux suivirent, et
les arbres, dit-on, inclinant leurs cimes dans la direction de l'étable
sainte, pleurèrent d'être attachés au sol. Les pâtres des montagnes
arrivèrent les premiers. Une étoile de là-haut leur avait fait signe et,
jusqu'au terme du voyage, avait cheminé devant eux. Des pêcheurs,
mouillés au large, entendirent des musiques ravissantes vibrer dans les
flots; leurs barques, rompant les amarres, dérivèrent d'elles-mêmes vers
le rivage, comme pour leur enjoindre d'aller adorer le Messie. Après les
bergers et les marins, ce fut le tour des laboureurs, des artisans, et
enfin des rois. Aux mânes mêmes des ancêtres, enfouis dans les limbes,
il fut donné de contempler le visage rayonnant de Jésus...

                                   *
                                  * *

Telle est, dans ses traits principaux, la rustique épopée dont les
chanteurs de Noël font retentir les bourgades bretonnes. Elle se
complète par des pastorales que l'on jouait naguère dans les églises
mêmes (_Noël des Bergers_, _Noël des Mages_), et sur lesquelles il
serait trop long d'insister. Elle se complète surtout par un ensemble de
croyances et de traditions, communes sans doute à la plupart des peuples
chrétiens, mais qui ont gardé en ce pays d'Ouest une empreinte
singulièrement vive et profonde.

On vient de voir les ancêtres associés, jusque dans les ténèbres des
limbes, à l'allégresse universelle. C'est fête, à Noël, pour les morts
aussi bien que pour les vivants. Les paysans, qui, des manoirs éloignés,
se rendent à travers champs à la messe de minuit, croisent parfois en
route des défilés d'êtres mystérieux, de muettes processions d'âmes.
Elles sont disposées d'ordinaire sur trois rangs: les blanches, les
grises, les noires. Celles-ci ne font que commencer leur pénitence; les
secondes l'ont à moitié accomplie; les premières, ayant terminé leur
stage expiatoire, prendront, au moment de l'Élévation, leur vol pour le
paradis. Elles suivent, de préférence, les anciennes voies abandonnées.
A leur tête s'avance un prêtre en surplis, escorté d'un enfant de choeur
agitant une clochette, de laquelle il ne sort aucun son. C'est le
_recteur_ des défunts. Il mène ses ouailles vers quelque chapelle en
ruine, comme il s'en voit tant sur les promontoires de la côte ou dans
les landes de l'intérieur. Les ronces qui obstruent le seuil s'écartent
spontanément pour laisser passer le cortège; la neige qui recouvre la
table de l'autel se change en une nappe de toile fine, et des cierges
invisibles s'allument, dont le vent qui souffle est impuissant à faire
vaciller la flamme. Chacun se place, s'installe. Le visage des hommes
disparaît sous un feutre à larges bords; celui des femmes, sous le
capuchon de la mante. L'officiant, d'une voix plus ténue qu'une haleine
de brise, entonne la «messe du silence». Il a été donné à des vivants
d'y assister par hasard. Un pêcheur de Buguélès, rentrant vers minuit de
la mer, s'aperçut avec stupeur que le sanctuaire croulant de
Saint-Gonval était illuminé. La curiosité l'amena jusqu'au porche. Comme
il pénétrait dans l'enceinte, le prêtre, se retournant et tenant
l'hostie entre ses doigts, dit:

--Il y a ici quelqu'un qui peut _recevoir_. Qu'il s'avance donc et qu'il
_reçoive_.

En parlant de la sorte, il regardait fixement le pêcheur. Par trois
fois, il renouvela cette injonction. A la troisième, le pêcheur
s'avança. Il s'était confessé au bourg, dans l'après-dînée, et pouvait
par conséquent _recevoir_.

--Ma bénédiction sur toi! murmura le prêtre, aussitôt qu'il eut
communié; en acceptant de ma main le corps du Seigneur Dieu, tu m'as
délivré et, avec moi, toutes les âmes défuntes ici présentes. Pour ta
récompense, tu nous rejoindras avant peu.

La semaine d'après, le pêcheur mourut, sans souffrance, et,
naturellement, alla droit au ciel.

C'est une croyance répandue en France, et même en Europe, que, la nuit
de Noël, les bêtes devisent entre elles dans la langue des hommes. En
Bretagne, elles ont, ce soir-là, double provende, et leur litière est
plus soignée que de coutume. Que si vous en demandez la raison, l'on
vous contera quelque histoire de ce genre: Une année, les gens de la
ferme de K..., revenant de l'office de minuit, entendirent geindre et
ahanner dans l'étable. Une grande frayeur les prit. Le maître,
cependant, eut la hardiesse d'entrer. Il vit une forme, ou plutôt une
loque humaine que les boeufs, tout en sueur, piétinaient avec rage et
qui, néanmoins, ne cessait de les encourager en gémissant: «Allons, les
bonnes bêtes! Encore! Encore, au nom de Jésus!» Il s'approcha, reconnut,
non sans épouvante, son père, mort au cours de l'été précédent. Et déjà
il s'apprêtait à le dégager, le fouet levé sur les boeufs; mais l'Ombre
lui cria: «Ne les touche point! En me broyant de la sorte, ils hâtent
mon salut: chaque minute du supplice qu'ils me font endurer abrège pour
moi d'un siècle les tortures bien autrement cruelles du purgatoire...
Vivant, je les ai fait souffrir; mort, il est juste que je souffre par
eux... Que mon exemple te serve! Apprends qu'il faut être doux envers
les animaux de Dieu, et tâche surtout qu'à Noël ils n'aient que des
louanges à te donner devant la face du Rédempteur!»

Ce ne sont pas seulement les animaux, c'est la création tout entière, au
dire des Bretons, qui a part avec l'humanité aux merveilles de la nuit
sainte. Les landes désertes, les cimes dénudées, les solitudes même de
la mer se peuplent de cités splendides, retentissantes d'un immense
hosannah. Les entrailles des terres et des eaux s'ouvrent pendant que
tintent les douze coups de minuit et laissent voir, au sein de leurs
mystérieuses profondeurs, des enfilades de salles enchantées où l'or et
le diamant ruissellent le long des murs. Il n'est pas jusqu'aux arbres à
qui les bises de novembre ont arraché leurs dernières feuilles qui ne se
mettent à reverdir momentanément, au souffle du printemps divin. Des
«fleurs de paradis» éclatent en un bouquet magique à la pointe de chaque
branche, et tout l'espace en est embaumé. L'Herbe d'Or (_an aour
ieoten_), l'herbe qui fait aimer, miroite à la lueur des étoiles, et
devient facile à reconnaître, partant à cueillir, dans l'humide gazon
des prairies. Enfin--et c'est ici aux yeux du peuple armoricain le
miracle suprême--l'eau des sources, pendant le temps que dure la
consécration, se change, dit-on, en vin pur. On représente volontiers la
Bretagne comme la terre classique de l'ivrognerie. En réalité, la race y
est plus sobre qu'on ne croit, par force, il est vrai, plutôt que par
vertu. Le vin surtout apparaît comme une boisson de luxe, exclusivement
réservée à la table des riches. Il ne manque pas de pauvres gens qui, de
toute leur misérable vie, n'y ont jamais goûté. Pourquoi Jésus naissant
ne renouvellerait-il pas en leur faveur, une fois par an, le miracle des
Noces de Cana? On vous citera pour preuve l'aventure, authentique ou
légendaire, de Nonnic Garlantès. Terminons par elle. Ce Nonnic Garlantès
était un petit vieillard, un simple d'esprit; il errait de bourgs en
bourgs, tenant, en guise de violon, un sabot sur lequel il faisait mine
de jouer des airs qui devaient être fort beaux, à en juger par les
extases où ils le ravissaient. Une nuit de Noël, il vint demander
l'hospitalité dans une ferme des environs de Ploumilliau. On lui dressa
un lit de paille dans la grange, et, le lendemain matin, selon l'usage,
on lui trempa une écuellée de soupe. Mais il ne parut pas dans la
maison. Il était coutumier de ces fugues, de sorte qu'on ne s'inquiéta
point. Or, vers midi, la servante, ayant eu besoin au puits, pensa
s'évanouir de frayeur, lorsqu'en tirant sur la corde du seau elle vit
émerger une tête d'homme. On hissa dehors le cadavre: c'était celui de
Nonnic. Ses yeux grands ouverts ne marquaient nulle épouvante; ils
avaient même une expression joyeuse, et les lèvres souriaient. Les
«anciens» dirent: «Sans doute, il aura voulu savoir quel goût a le _vin
de Nédélek_, et, pour en avoir bu avec excès, il sera mort de
béatitude.» Tel fut aussi l'avis des autres personnes présentes, et la
tradition bretonne, en l'adoptant, l'a consacré.



NOËL DE CHOUANS


I

Depuis trois jours il neigeait sans presque discontinuer. Sous le ciel
bas et noir la lumière était comme morte: on n'eût pas vu clair en plein
midi, n'était l'éclat triste de toute cette blancheur qui couvrait le
sol. Çà et là des troncs d'arbres émergeaient, des chênes courts,
bossués, trapus, tordus, pareils à des squelettes ramassés sur eux-mêmes
et tout recroquevillés par le froid. Il n'y a guère qu'en Bretagne que
les pauvres arbres, martyrs du vent, ont ces attitudes douloureuses, ces
formes tourmentées. Et c'est, en effet, au pays d'extrême-ouest que ceci
se passait dans l'hiver de 1793, la veille de Noël.

Quand je dis: veille de Noël, c'est une façon de parler. Car de Noël,
cette année-là, bien peu de gens se souciaient. Et, dans l'aspect des
choses, on eût cherché en vain quelque signe annonciateur de la nuit
sainte. Depuis de longs mois déjà les églises s'étaient vêtues de
solitude et de silence: elles étaient, au milieu des maisons des bourgs,
comme des veuves ou comme des tombes. L'herbe poussait entre leurs
dalles disjointes; les autels ne connaissaient plus d'autres guirlandes
que la moisissure des mousses, parure funèbre des lieux abandonnés. Les
cloches--c'est le cas de le dire--s'en étaient allées au diable, ou bien
pendaient à leurs jougs, immobiles, sans âme ni voix.

Et Noël sans les cloches, Noël sans les grêles sonneries qui tintent
dans le vent par joyeuses volées, en vérité est-ce encore Noël?

L'étoile de la Nativité avait elle-même déserté le firmament. Pas une
lueur ne veillait là-haut, pas une seule petite clarté ne filtrait à
travers les amoncellements de nues, si épaisses, si lourdes qu'elles
semblaient de pierre, comme si on avait muré le ciel. Nue aussi était la
terre, et vide, et, en apparence, inhabitée. On n'y voyait point trace
de chaumière. La grande uniformité sinistre de la neige avait tout
nivelé. On eût dit un paysage polaire. Tel devait être le monde avant
que la lumière fût. Par instants, on entendait hennir l'invisible et
sauvage troupeau des rafales, et des bruits de galops étranges
retentissaient au loin dans les profondeurs de l'espace. Puis c'était de
nouveau une paix sans limites, une sorte de stupeur universelle; et les
flocons blancs se remettaient à tomber en silence ainsi qu'une
mystérieuse pluie d'atomes.

Voici que, soudain, dans la désolation de la steppe, une silhouette
d'homme se montra, suivie d'une autre, puis d'une troisième.

Ils s'avançaient à la file, entre les deux rangs d'arbres qui marquaient
la route.

--Sale corvée tout de même! murmura en français l'un d'eux.

Celui qui marchait en tête se retourna pour répondre:

--Vous pouvez être tranquilles désormais. Je suis certain d'être dans la
bonne voie. Avant un quart d'heure nous serons arrivés.

Ils portaient le costume du pays vannetais, la veste en peau de mouton,
la braie de _berlinge_ noir serrée au genou et les guêtres en cuir. Tous
trois étaient armés: au-dessus de leur épaule le canon d'un fusil
pointait. A leur accoutrement et à leur mine, on les reconnaissait sans
peine pour des chouans.

--Tenez, maître, continua l'homme qui paraissait être le guide, cette
fois j'en suis sûr, nous sommes à la croix de Keralzy... La ferme est à
droite... Une centaine de pas, tout au plus.

Ils enfonçaient dans la neige jusqu'à mi-jambes.

Un vague tertre se dessina. L'homme dit:

--_Motus!_... Ce sont les bâtiments.

Ils en firent le tour, d'un pas précautionneux, tâtant les murs pour
trouver la porte.

--Voici! fit le guide à voix basse.

Les deux autres armèrent leurs fusils, après avoir enlevé le mouchoir
qui enveloppait la batterie pour la préserver de l'humidité.

La ferme semblait vide.

--L'oiseau aura été prévenu par quelque traître, prononça celui des
trois hommes qui n'avait pas encore parlé. Et il aura déguerpi!...

A ce moment, dans un appentis adossé à la maison, une vache meugla.

--S'il avait été prévenu, maître, il aurait amené le bétail, observa le
guide.

--En tout cas, frappe!

Le poing de l'homme s'abattit sur les ais de chêne qui rendirent un son
sourd, le lugubre gémissement d'une planche de cercueil.

Une voix faible répondit de l'intérieur, en breton:

--Je vais ouvrir.

Un verrou cria, le loquet fut soulevé, et par la porte entre-bâillée les
trois chouans entrèrent. Des ténèbres épaisses emplissaient le logis. La
voix faible au timbre enroué reprit dans l'obscurité:

--Pardonnez-moi. Je ne vous attendais point de sitôt. Ma mère me disait
encore tout à l'heure que vous ne viendriez que sur le coup de minuit.
Mais il y a de la braise dans l'âtre, sous la cendre. Je ne serai pas
long à allumer la chandelle de résine.

Une flamme bleuâtre brilla au bout d'une de ces allumettes primitives
que les paysans d'alors fabriquaient avec des tiges de chanvre
desséchées et enduites de soufre. Puis, à l'angle de la cheminée, la
chandelle de résine assujettie à une pince en fer se mit à brûler en
crépitant.

Et les hommes virent debout sur la pierre de foyer un garçonnet en
chemise qui leur souriait doucement.

--Si vous voulez bien me permettre, dit-il, je me recoucherai. Car,
depuis le commencement de cet hiver, je suis tout à fait malade.

Malade. Oh! oui! Il n'était pas besoin d'être grand clerc pour
s'apercevoir qu'il se mourait. C'est à peine si un souffle de vie
animait ce pauvre squelette d'enfant tout mangé par la phtisie.

Les trous de ses yeux démesurément dilatés par la fièvre étaient comme
percés à jour dans sa figure transparente.

Voyant que les trois hommes le regardaient d'un air de pitié, il ajouta:

--Je guérirai peut-être à la belle saison. Mais ce froid me glace.

Il se hissa péniblement sur le banc placé en avant du lit clos, en guise
de marchepied.

--Ah! j'oubliais, fit-il en se retournant. L'ajonc est là près de vous.
Il est bien sec et prendra feu tout de suite. Seulement je vous prierai
de souffler vous-mêmes sur la braise. Moi, je ne pourrais pas;
j'étoufferais...

Une quinte de toux l'interrompit, si violente qu'on eût juré que tous
ses petits os allaient voler en éclats.

Celui des chouans qu'on appelait «maître» le souleva dans ses bras, le
déposa avec toutes sortes de précautions sur la mauvaise couette de
balle qui garnissait le lit et ramena sur lui les couvertures. Le visage
de l'enfant exprimait une joie singulière, un ravissement infini. Il
s'était remis à parler, à mots entrecoupés, et baisait avec effusion la
main du chouan qu'il avait retenue dans les siennes...


II

Une claire flambée rayonnait dans l'âtre. Le petit malade s'étant
assoupi, le chef de bande était venu s'asseoir auprès de ses compagnons.

--L'aventure est piquante, commença-t-il. J'arrive dans le dessein de
fusiller le père, et voilà qu'il me faut bercer l'enfant. Boishardy
jouant à la nourrice! Nos amis refuseront d'y croire. C'est étrange, en
vérité. Ce môme-là, avec sa mine de cadavre et sa voix si triste, m'a
remué jusqu'aux entrailles... Notez que je n'ai pas compris ça à ce
qu'il nous chantait... A propos, Penn-Dîr, qu'est-ce qu'il nous
racontait donc, dans son satané breton?... Ah! d'abord, mets une
sourdine, s'il te plaît, à ton instrument. J'entends qu'il repose en
paix, ce gamin!

Le guide, ainsi apostrophé, demeura un instant sans répondre. Enfin il
dit, très bas, en jetant un regard inquiet vers le lit:

--Je pense que la maladie a troublé le cerveau de l'enfant de Keralzy.
Plus je réfléchis à ses paroles, plus je les trouve dénuées de sens...

Il avait le mot _folie_ sur les lèvres, mais n'osait le prononcer. Cela
porte malheur.

--Traduis-les, ces paroles, et ne fais pas tant de façons.

Penn-Dîr répéta en français l'énigmatique phrase par laquelle l'enfant
les avait accueillis.

--Il nous attendait?... mais seulement sur le coup de minuit?... murmura
Boishardy; voilà qui est bizarre, en effet... Nous tirerons cela au
clair. Je soupçonne là-dessous une ruse du fermier. Je vous le dis, il
aura eu vent de notre visite... Mais, d'abord, inspectons les lieux...
Tout ceci n'est pas naturel... Fleur-d'Épine, allume la lanterne,
commanda-t-il en s'adressant à l'autre chouan.

Ils firent sans bruit le tour de la maison, ouvrant les armoires,
sondant avec le canon de leurs fusils les coins obscurs. Ils visitèrent
ensuite les dépendances; dans l'étable ils ne trouvèrent qu'une chèvre
et la vache qui, à leur arrivée, avait meuglé; dans l'écurie, en
revanche, deux chevaux de belle encolure dormaient debout, la tête
appuyée au rebord de la mangeoire.

Leur perquisition terminée, ils rentrèrent, sans avoir vu trace de
l'homme qu'ils cherchaient, du fermier de Keralzy, Yvon Lestrézec.

La semaine d'avant, un chouan poursuivi par les Bleus s'était réfugié
dans la métairie, et, pendant une journée, Yvon Lestrézec l'avait
hébergé et nourri; mais la prime promise à qui livrerait un rebelle
avait tenté la cupidité du paysan. Il avait lui-même livré son hôte à la
gendarmerie prévenue par ses soins.

Pour ce fait, le comité exécutif des chouans, siégeant à Vannes, l'avait
condamné à mort. Le jugement décrétait qu'il serait fusillé en pleine
figure à bout portant, dépouillé de ses hardes et ligoté tout nu au
calvaire de Keralzy, avec le nom _Judas_ inscrit au couteau sur sa
poitrine.

Boishardy avait été chargé de l'exécution de la sentence. Il s'était mis
en route, malgré la neige, malgré ce vent d'enfer qui faisait rage,
malgré les postes des Bleus, disséminés dans toute la région. Comme aide
de camp il s'était adjoint Fleur-d'Épine. Penn-Dîr, en français
Tête-d'Acier, un braconnier de Trégunc, batteur de pays, remplissait la
double fonction de guide et d'interprète.

On sait le reste.

Grand, souple, avec de larges épaules et une taille de fille, la face
rasée de frais, les yeux francs et audacieux, le nez en bec d'oiseau de
proie, les lèvres sensuelles et, dans la physionomie, un mélange de
rudesse et de bonté, tel apparaissait Boishardy à la lueur du feu
d'ajoncs où il venait de reprendre place entre ses deux acolytes[14].

  [14] Emile Souvestre, dans les _Souvenirs d'un Bas-Breton_ (2e série),
    trace de Boishardy le portrait suivant:

  «Les royalistes (des Côtes-du-Nord) avaient pour chef un des hommes
    les plus actifs et les plus entreprenants qu'ait jamais produits
    aucune guerre civile. Ce chef était un gentilhomme obscur nommé
    Boishardy, qui avait vécu jusqu'alors uniquement occupé de chasser
    le loup et de courtiser les jeunes fermières. Les paysans, qui le
    craignaient à cause de sa force et de son audace, l'aimaient pour sa
    franchise familière, sa gaîté et ses élans d'une brusque bonté. Il
    ne s'était jamais donné la peine d'être meilleur ni plus mauvais que
    le hasard. C'était un de ces hommes d'instinct, destinés à devenir
    populaires, parce qu'ils ont le bonheur d'avoir, à côté de chaque
    vertu, un défaut qui la rend visible aux yeux grossiers de la foule.
    Capables de mauvaises actions quand la passion les pousse, mais non
    d'une méchanceté, parce que la méchanceté suppose la corruption et
    le parti-pris; natures cahoteuses qui plaisent, comme les paysages
    accidentés et les arbres rugueux, par le seul charme de la vie et de
    la variété.»

Par l'entre-bâillement des volets du lit, le petit malade, réveillé, se
pencha vers le groupe des chouans. Ses cheveux, couleur de paille,
s'ébouriffaient autour de son visage exsangue, d'une pâleur de vieille
cire.

--Vous désirez peut-être manger, fit-il. Il y a une tourte de pain de
seigle dans la huche, et sur la planche qui est là-haut, suspendue à la
poutre, vous trouverez dans un plat d'étain une tranche de lard fumé.

Penn-Dîr transmit cette offre au chef de bande.

--Remercie-le, répondit celui-ci. Sa politesse n'est pas à dédaigner.

L'instant d'après, ils étaient à table tous les trois. La course dans la
neige leur avait creusé l'estomac; ils soupèrent avec appétit. Sur
l'ordre de Boishardy, le guide interprète, sans perdre une bouchée se
mit en devoir d'interroger l'enfant, traduisant en breton les questions
du «maître» et en français les réponses du bambin:

--N'as-tu pas dit que tu nous attendais? Tu sais donc qui nous sommes?

--Certes, oui. Il y a trois ans, quand on faisait encore le catéchisme à
l'église du bourg, j'y assistais tous les samedis. Le recteur, celui qui
s'en est allé chez les Anglais, nous a souvent raconté votre histoire,
et j'ai bien retenu vos noms.

--Lesquels, s'il te plaît?

--Gaspar, Melchior et Balthazar, débita l'enfant tout d'une haleine, sur
un ton de leçon apprise par coeur.

--Le cher innocent! il nous prend pour les Rois Mages, murmura
Boishardy.

Penn-Dîr reprit:

--Alors, ta mère t'avait averti que nous viendrions?... Mais comment
a-t-elle pu te laisser seul, malade comme tu es?

--Les temps sont durs et nous ne sommes pas riches. Depuis quelques
jours elle accompagne mon père, chaque soir, au manoir des Saliou, à une
demi-lieue d'ici. Ils y passent la nuit à teiller du lin et ne rentrent
qu'à l'aube. Ce n'est pas que ça leur plaise. Ma mère pleure toujours en
m'embrassant au départ. Mais le père lui dit: «Il le faut! il le faut!»
Et ils s'en vont. Quand on est pauvre, on ne fait pas ce qu'on veut.

Boishardy pensait: «Le rustre s'est méfié, s'il n'a été prévenu. Mais je
trouverai moyen, quoi qu'il fasse, de lui régler son compte.»

--Ce soir, continua l'enfant, ils m'ont dit: «Si l'on vient frapper, va
ouvrir et n'aie pas peur. Rappelle-toi que, la nuit de Noël, les envoyés
de Dieu courent les chemins.»

Fleur-d'Épine s'écria:

--Au fait, c'est nuit de Noël. Nous réveillonnons en ce moment.

--Ainsi, demanda Penn-Dîr, tu n'as pas eu peur de nous?

--Au contraire, j'ai été bien content. Durant tant d'années je vous ai
attendus en vain! J'avais beau mettre mes sabots dans le coin de l'âtre,
je n'y retrouvais le lendemain matin que la paille de la veille. J'en
étais venu à croire que Keralzy n'était pas sur votre route. Les autres,
de mon âge, étalaient devant moi leurs jouets, un tas de belles choses
peinturlurées que le _Mabik Jésus_ leur avait fait distribuer par ses
mages, ses bergers ou ses apôtres. Moi seul, je n'avais rien. Je m'en
allais pleurer de désespoir, derrière le fournil, non pas tant à cause
du cadeau que parce qu'il me semblait triste qu'on m'oubliât de la
sorte.

«Ma mère tâchait de me consoler, en me disant: «Sèche tes larmes, petit
Job. Tu verras, l'année prochaine les gens du bon Dieu t'apporteront un
habit neuf aussi bleu que le ciel avec des boutons de nacre aussi
brillants que les étoiles.» Mais moi, je faisais «non» de la tête. Je
n'avais plus foi. Si vous aviez tardé d'un Noël encore, je suis sûr que
la peine que j'en aurais eue m'aurait tué. Tenez, quand enfin j'ai
entendu votre coup à la porte, j'ai pensé mourir de joie...»

Le pauvret dut s'interrompre. Dans sa gorge oppressée sa voix râlait. Il
fit cependant un dernier effort pour demander:

--Dites, vous me l'apporterez, n'est-ce pas, l'habit bleu aux boutons de
nacre?

Boishardy s'était levé d'un bond; sur ses joues roses deux grosses
larmes roulaient. Il tira sa montre: elle marquait dix heures.

--Penn-Dîr, fit-il, réponds-lui qu'il dorme tranquille et que demain, au
lever du jour, l'habit sera étendu au pied de son lit, veste, gilet et
pantalon... Vous autres, faites le quart jusqu'à mon retour, et, à la
moindre alerte, égaillez-vous!

Le terrible homme était déjà dehors.

On entendit dans la cour le bruit d'un cheval qui s'ébroue, puis un
«hop!» sonore, puis un galop sourd, bientôt étouffé dans le vaste
silence des neiges...


III

Blanches elles étaient, les neiges,--blanches d'une blancheur morne,
blafarde, d'une blancheur de suaire. Et, sur les grandes étendues
blêmes, le ciel de plus en plus s'abaissait, comme un couvercle noir,
comme la dalle immense d'un immense tombeau.

Qui eût été, cette nuit-là, sur les routes--comme dit la chanson--se fût
signé d'épouvante, croyant voir passer la bête de l'Apocalypse.

Et c'était Boishardy qui s'en allait chevauchant, en quête d'un habit
neuf pour le petit de Keralzy. Cramponné à la crinière de sa monture, la
joue collée à son poitrail pour mieux rompre la bise, il allait, il
allait.

Mais laissons parler ici la vieille complainte, composée, dit-on, par un
tailleur de pierres, et que les bardes ambulants, depuis lors, ont fait
entendre à tous les pardons:

«L'an dix-sept cent quatre-vingt-treize,--la veille de Noël, au
soir,--il faisait tel vent et telle neige--que les corbeaux mêmes se
tenaient tapis--dans le ventre creux des vieux chênes.--La neige
tombait, le vent soufflait.

«Les petits enfants, sous le chaume,--étaient tristes et
songeaient:--Avec cette neige, avec ce vent,--Jésus n'osera point
descendre;--en sorte que nos sabots resteront vides!--Le vent soufflait,
la neige tombait.

«Le fait est qu'il ventait si fort,--il neigeait neige si épaisse--qu'il
eût fallu à Dieu autant de courage--pour descendre sur la terre des
hommes--que, jadis, pour gravir le Golgotha.--La neige tombait, le vent
soufflait.

«Malgré la neige, malgré le vent,--par vaux et monts, sur un cheval
nu,--sans étriers ni mors, sans selle,--Boishardy courait
cependant.--Qu'importe le temps au chouan!--Le vent soufflait, la neige
tombait.

«Il n'a pour éclairer sa route--que le feu qui sort de ses
yeux--luisants comme des escarboucles.--Il crie à la bête: Plus
vite!--Plus vite que la mort va la bête.--La neige tombait, le vent
soufflait.

«Aux trous des talus, les chouettes--se demandaient l'une à l'autre:--Où
va Boishardy de ce pas? Quel nouveau meurtre a-t-il en tête?--Quelle
ferme va-t-il brûler?--Le vent soufflait, la neige tombait.

«Le rouge-gorge, oiseau du Calvaire,--aux chouettes a
répondu:--Boishardy, le massacreur d'hommes,--pour une fois a changé
d'âme.--Puisse Dieu lui en savoir gré!--La neige tombait, le vent
soufflait.

«Boishardy galope, galope,--pour exaucer le dernier voeu,--le voeu d'un
innocent, malade--dans le lit clos de Keralzy.--Qu'il prenne garde! La
mer monte...»

                   *       *       *       *       *

... La petite ville se tassait, toute noire, sur le gris de l'horizon,
de l'autre côté d'une de ces grèves profondes que l'Océan creuse dans
les failles de la terre bretonne et que le flot ne visite guère qu'aux
grandes marées d'équinoxe.

Le dur sabot du cheval de ferme sonnait maintenant sur une chaussée de
galet.

Une âcre odeur de saumure montait des ténèbres.

Soudain, bête et cavalier sentirent le sol se dérober sous eux. Une
chose mouvante, glacée, sinistre, les engloutissait sans bruit.

--La mer! pensa Boishardy, je n'avais pas prévu ce détail!...

Il enfonça les deux genoux dans les flancs de sa monture, râlante, à
demi-noyée, et, ayant saisi entre les dents une de ses oreilles,
dressées d'épouvante:

--Hangn! fit-il.

Sous cette morsure sauvage, l'animal bondit avec un hurlement de
douleur.

--Sauvés! s'écria le chouan.

Ils étaient déjà sur l'autre rive.

L'aubergiste de la _Tête-de-Loup_ fut long à réveiller. Il montra enfin
à la lucarne sa grosse figure congestionnée.

--Qui est là?

--Pour Dieu et le Roy! proféra Boishardy. Ouvre vite, triple endormi, si
tu ne veux que les compagnons te fassent perdre avant peu le goût des
draps!

Maître Jean Tarridec ne se le fit pas répéter deux fois. Sa femme, sa
fille Lévénès, le palefrenier, tout le personnel de la _Tête-de-Loup_
fut bientôt sur pied.

--D'abord qu'on soigne le cheval! J'entends qu'avant une demi-heure il
n'ait plus un poil de mouillé. N'oublie pas de verser une chopine
d'eau-de-vie dans son avoine.

Cet ordre donné au garçon d'écurie, le chef de bande se tourna vers
l'aubergiste qui grelottait dans sa graisse, un peu de peur, beaucoup de
froid, n'ayant passé de son vêtement que les pièces les plus sommaires.

--Toi, pour t'apprendre ton métier de chouan, je devrais bien t'emmener
en cet état faire un tour de ville. Mais je suis bon prince. Va
t'habiller, pendant que je ferai prendre à mes semelles un air de feu.

La maritorne, aidée de Lévénès--fine fleur des côtes au parfum de goëmon
frais,--avait ranimé la cendre du foyer en y jetant une brassée de
copeaux. Elle disposait le trépied et, sur le trépied, la poêle, tandis
que la jeune fille battait des oeufs.

Boishardy assistait à tout ce manège, du centre d'un nuage de vapeurs
flottant autour de son accoutrement détrempé. Il s'exhalait de la
cuisine proprette et chaude une torpeur de bien-être qui l'envahissait.
Si endurant qu'il fût à la fatigue, sa marche du jour, sa chevauchée de
la nuit avaient endolori ses membres. Et puis, on a beau être un
aventurier, un fanatique de la vie nomade, on n'en subit pas moins le
charme momentané d'une maison close au vent qui vente, d'un abri
paisible et sûr, égayé par les sursauts de la flamme dans l'âtre et par
les mouvements onduleux d'une belle fille qui va, vient, s'empresse et
laisse rire dans ses yeux d'esclave soumise la joie qu'elle a de vous
servir.

Déjà le chouan se voyait étendu, après un copieux repas abondamment
arrosé, dans un lit de ouate tiède fleurant les lavandes du printemps
dernier.

Mais, par une subite association d'images, il se rappela l'autre lit,
là-bas, le lit de Keralzy avec son banc de chêne, ses volets sombres, sa
couette de chanvre, bourrée de vieille balle, ses toiles d'araignée
peuplées de mouches mortes, et ses tristes couvertures en loques où un
pauvre être de douze ans agonisait sans plainte, en rêvant d'une veste à
boutons de nacre trop longtemps désirée en vain et qu'il avait
grand'chance de ne porter jamais.

Il secoua sa lourde tignasse brune toute ruisselante d'eau de mer, et,
poussant du pied la poêle où commençait à bruire doucement la chanson du
beurre rissolé:

--Ta, ta, ta, fit-il, ramassez-moi toutes ces gâteries. J'ai bien autre
chose en tête.

Maître Tarridec descendait l'escalier, enveloppé dans une limousine, le
cou entortillé dans une demi-douzaine de foulards:

--A la bonne heure! s'écria Boishardy, te voilà garanti contre
les rhumes!... Dis-moi, tu as bien parmi tes amis quelque
boutiquier-tailleur?

--Certes.

--Courons-y de ce pas!

Le marchand, réveillé en sursaut, pesta sans doute quelque peu contre
cet acheteur nocturne à mine de forban, mais la vue d'une poignée de
jaunets calma vite sa mauvaise humeur.

Justement il avait là un habit d'enfant «tout ce qui se peut voir de
plus délicieux... et moelleux!... un pur velours!... Touchez-moi cette
étoffe!...»

Les boutons, il est vrai, n'étaient point de nacre. Mais ce fut
l'affaire d'un instant de les changer.

Au sortir de chez le tailleur on passa chez le cordonnier. Puis vint le
tour de l'apothicaire. Le chouan s'y emplit les poches de fioles de
sirop, de plusieurs aunes de pâte de réglisse et d'un nombre indéfini de
sachets de pastilles.

A l'un des contreforts de l'église--qui pour le moment servait de
grenier à fourrages--s'adossait l'échoppe d'un imagier... Mais rendons
la parole à l'auteur inconnu de la complainte:

«Chez l'artisan faiseur de saints--Boishardy entre en dernier
lieu,--Boishardy entre, bourse en main,--et sans marchander il achète un
bon Dieu d'ivoire.--Le vent soufflait, la neige tombait.

«Il achète un blanc crucifix,--pour que l'enfant de Keralzy--ait, en
mourant, devant les yeux,--Celui qui mourut pour les hommes,--le Maître
doux du Paradis!...--La neige tombait, le vent soufflait...»


IV

Entre le ciel noir et la terre blanche, de nouveau Boishardy galopait.
Une fente s'était ouverte du côté de l'orient dans la muraille sombre
qui fermait le ciel, et une grise lumière, émanée d'une source
mystérieuse, filtrait au flanc des nuages. C'était comme une promesse de
jour après cette nuit sépulcrale qui semblait ne devoir jamais finir.

Le cavalier put franchir la crique sans encombre. La mer s'était retirée
au loin: sa plainte basse, continue, s'entendait à peine, comme si,
après avoir été furieusement surmenée par la rafale, elle s'en fût
retournée battue et pleurante vers d'impénétrables solitudes.

Sur la pente opposée, la bête tout à coup se cabra.

Boishardy ne tarda pas à comprendre à quelle sorte de danger il avait
affaire. Quelques flocons de fumée se balançaient au-dessus d'un bouquet
d'aulnes.

--Attrape, chouan! avait crié une voix.

Il donna si rudement du talon de ses souliers ferrés dans le ventre de
sa monture que celle-ci s'enleva d'un bond.

--Au cheval! visez au cheval! hurla une autre voix.

Une grêle de balles siffla, fauchant les ramilles menues, et Boishardy,
désormais hors d'atteinte, se mit à agiter son feutre épinglé d'une
cocarde noire, en ricanant:

--Tirez! tirez, les Bleus! Taillez de la besogne pour les ramasseurs de
bois mort!

Aux alentours de la ferme de Keralzy rien dans le paysage n'avait
changé: c'était le même désert neigeux, le même silence.

En passant au pied du calvaire, le bandit se signa, mais en même temps
il marmonnait entre ses dents quelque chose qui ne devait pas être une
prière, à en juger par l'expression de férocité de sa figure.

Les deux piliers qui marquaient l'entrée de la cour émergèrent.

Boishardy fit entendre un cri strident et prolongé, un ululement
d'oiseau nocturne. La porte de la maison s'entre-bâilla aussitôt, et
Fleur-d'Épine se montra, suivi de Penn-Dîr.

--C'est vous, maître?

--C'est moi... Fleur-d'Épine, maintiens la bête: nous aurons encore
besoin d'elle... Toi, Penn-Dîr, trouve-moi à l'écurie une corde
quelconque, longe ou licol. Surtout prends-la solide.

Quant à lui, il s'achemina vers la ferme, son ballot sur les épaules.
L'enfant dormait, la tête tournée au mur. Boishardy étala sur le lit un
à un les effets qu'il avait été quérir, rangea sur la table de cuisine
les paquets de bonbons et les fioles, suspendit les souliers en évidence
au manteau de la cheminée; puis, ayant posé le christ d'ivoire entre les
mains amaigries du pauvre malade, il se découvrit et murmura:

--Que le Dieu qui naquit à Noël te garde de souffrir longtemps!... Pour
nous, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, dépouillons notre couronne
de Roi Mage. A ta besogne, Boishardy!...

L'enfant resta seul dans la pièce assombrie, seul avec le crucifix que
le rouge reflet de l'âtre éclairait d'une lueur de sang.

Le chouan avait rejoint ses compagnons.

--Où allons-nous?

--Au calvaire!... Et tâchez que l'animal ne vous échappe point!

Le cheval, encore tout fumant de la folle équipée qu'il venait de
fournir, se refusa d'abord à marcher. Il reniflait désespérément du côté
de l'écurie où son frère de labour, qui tout à l'heure avait reconnu son
trot, ne cessait de hennir, pour l'appeler.

Boishardy lui larda la croupe de coups de couteau.

Alors, comprenant sans doute qu'il ne gagnerait rien à résister, il
s'abandonna au sort, avec son doux fatalisme de bête. Il ne lança même
pas une ruade quand, arrivés auprès de la croix, les brigands
s'apprêtèrent à lui entraver les jambes. Garrotté au point de ne pouvoir
plus se tenir debout, il s'abattit lourdement dans la neige, sans une
plainte, se résignant d'avance à de pires extrémités.

Le calvaire se dressait à l'angle d'un champ que bordaient de hauts
talus, hérissés de broussailles surplombantes. Les trois hommes se
couchèrent dans la douve, à l'abri de cette espèce d'auvent. Devant eux
de grandes masses de neige durcie formaient rempart.

La tourmente s'était tue.

Une haleine moins âpre soufflait de l'occident. Les nuages se
soulevaient comme s'il leur eût poussé des ailes: une sorte d'animation
silencieuse se faisait dans le ciel.

A l'est, du fond des lointains pâles, un disque de pourpre violacée
surgit, un soleil sans flamme et sans rayons, un spectre d'astre,
fatigué avant d'avoir entrepris sa course.

Les chouans guettaient, fusils armés.


V

Un groupe d'hommes venait par la route, en causant.

L'un d'eux dit:

--J'ai envoyé la ménagère par la traverse. Elle doit être à la ferme
depuis déjà dix bonnes minutes... S'il n'y a rien de nouveau, elle ne va
pas tarder à me faire signe.

Ils s'étaient arrêtés; une main en abat-jour au-dessus des yeux, ils
regardaient dans la direction de Keralzy.

--La voilà! s'écria un second. Je la reconnais. Elle secoue dans l'air
un mouchoir.

--C'est donc que tout va bien, répondit celui qui avait parlé le premier
et qui n'était autre que le fermier du lieu.

Il poussa de toute la force de ses poumons un _iou!_ retentissant pour
donner à entendre à sa femme que son signal avait été aperçu et qu'elle
pouvait quitter sa faction.

Puis, se tournant vers les paysans qui l'escortaient:

--Il est inutile que vous m'accompagniez plus loin. Les chouans ne
m'auront pas encore cette fois-ci!

Il y eut de gros éclats de rire, un échange de lazzis campagnards, et
l'on se sépara. Le fermier continua seul sa route.

Il n'avait pas fait cent pas qu'il vit, jouxte le calvaire, une grande
forme étendue qui s'agitait confusément. C'était le cheval; son flair
l'avait averti de l'approche de son maître, et il essayait de se
remettre sur pied, sans y réussir, battant le sol avec sa tête à coups
sourds et précipités.

--Hé, mais! s'exclama l'homme, c'est Mogiz!... Ah! les brutes! les
bandits! Se venger sur une pauvre bête!... Doux! doux! mon pauvre Mogiz,
on va te débarrasser de tes liens.

Il s'était agenouillé auprès de l'animal, tapotant son poitrail d'une
main pour le faire tenir tranquille, tandis que, de l'autre, il tirait
son couteau pour trancher la corde...

--Feu! commanda Boishardy.

Le fermier tomba à la renverse, le crâne fracassé.

Une des balles avait traversé l'orbite droite.

--Est-ce visé, çà! ricana le chef de bande en montrant à ses acolytes le
globe de l'oeil qui pendait.

Penn-Dîr dépouilla le cadavre de ses vêtements. En même temps
Fleur-d'Épine enlevait au cheval son entrave qui allait servir à
crucifier le «traître».

Mogiz partit en trébuchant, comme une bête saoûle.

Et le fermier, dont le froid racornissait déjà les chairs, fut hissé sur
la croix et amarré à l'arbre de granit.

Avec la pointe d'un stylet, Boishardy grava un peu au-dessous des seins
le nom de Judas. Il apporta à cette sinistre besogne l'application d'un
calligraphe, toute sa _maëstria_ de sculpteur en peau humaine.

A la même heure, là-bas, dans la cuisine que blanchissait le jour,
l'enfant de Keralzy, extasié, disait à sa mère:

--Si tu l'avais vu, _mamm_!... Comme sa figure était imposante et
belle!... Je n'ai pas eu de peine, va, à deviner que c'était lui
Balthazar, le Mage fils de Japhet. Les deux autres, quoique rois eux
aussi, avaient l'air de n'être que ses serviteurs... Que de cadeaux,
hein! que de cadeaux!... Tu avais raison, _mamm_, il ne faut jamais
désespérer!... Je suis bien dédommagé cette fois de tous les Noëls où je
n'ai rien eu!...

Et, embrassant avec ferveur le christ d'ivoire, il murmurait dans un
transport de reconnaissance:

--Béni sois-tu, ô Dieu! et béni soit celui qui m'est venu visiter en ton
nom!...



LA NOËL

DE JEAN RUMENGOL


I

Jean Rumengol était de son métier chanteur de chansons.

La race disparaît, hélas! de ces vagabonds inspirés qui jadis peuplaient
les routes de la Basse-Bretagne. Ils s'abattaient sur le pays, au
printemps, comme une joyeuse volée d'oiseaux. Ils abondaient surtout aux
pardons. Ils y arrivaient la veille, le soleil déjà couché, avec leur
havre-sac en peau de veau bourré de chansons, de _gwerzes_ dolentes et
de _sônes_ délicieuses. Ils passaient la nuit accroupis sur les bancs de
pierre du porche ou allongés dans l'herbe du cimetière, entre les
tombes. Et ils dormaient là, paisiblement, le visage tourné vers les
étoiles. La lumière du matin faisait étinceler leurs haillons que la
rosée avait saupoudrés de diamants. Soudain, ils se levaient de terre,
secouaient--comme ils disaient--leur pauvreté, et s'égosillaient à qui
mieux mieux, avec des voix allègres d'alouettes. Jeunes gens et jeunes
filles, venus pour la messe matinale, faisaient cercle autour d'eux.
Entre deux couplets, le chanteur brandissait au-dessus de sa tête une
poignée de feuilles volantes, de pages rugueuses, grossièrement
imprimées, mais en qui bruissait l'âme enfantine et si charmante des
vieilles poésies primitives.

Qui veut la _gwerze_? Qui veut la _sône_?... _Daou guennek!_ Deux
sous!...

Et des mains se tendaient. Et on se l'arrachait, ce «papier de
chandelle». Et les gros sous pleuvaient dans l'escarcelle de l'homéride
bas-breton! Ils n'y séjournaient pas longtemps. Chanter donne soif.
Puis, c'était bien le moins que, en l'honneur du saint du lieu, l'on se
permît quelques libations à la mode antique. Avant la fin du jour, les
bons aèdes avaient bu autant de chopines qu'ils avaient vendu de
chansons.

C'étaient de vrais enfants de Sans-Souci; ils aimaient à s'en aller les
poches vides, comme ils étaient venus. On ne les en blâmait point, dans
ce temps-là. Leur facile imprévoyance semblait aux gens toute naturelle.
On les regardait un peu comme des êtres à part, qui n'avaient pour
fonction dans la vie que de perpétuer parmi les Bretons le culte des
vieux chants, d'en composer de nouveaux suivant les formules consacrées,
et d'égayer, en les répandant par le pays, la misère si dure à porter
des pauvres laboureurs d'Armorique.

Hommes bénis, on les accueillait partout avec une sorte d'empressement
superstitieux et comme des hôtes de bon présage. L'hiver, quand ils
apparaissaient au seuil des fermes, leur havre-sac dégouttant de neige,
leur barbe hérissée de glaçons, vite on se serrait autour de l'âtre pour
leur faire place à l'air du feu; souvent même l'aïeul se levait de son
fauteuil de chêne et les contraignait de s'y asseoir. Lisez la ballade
de Kerglogor, telle que M. Luzel l'a contée, et vous verrez comme on
leur faisait fête! Crêpes de blé noir, châtaignes bouillies, et le
_flip_ délieur de langues! Ah! les chanteurs de chansons avaient en ce
temps-là toute la Basse-Bretagne pour famille. Pas un vaisselier où ils
n'eussent leur écuelle; pas une maison où leur _couchée_ ne fût toujours
prête, dans la chaleur saine de l'étable, auprès des chevaux ou des
boeufs... On n'eût pas vu alors un Jean Rumengol, le plus habile ouvrier
de vers qui fût jamais, errer trois jours et trois nuits dans la
campagne gelée, sans un bouchon de paille où appuyer sa tête et, qui pis
est, sans une croûte de pain à se fourrer dans le ventre.

--Malheur de Dieu! faut-il que tout soit changé, les temps et les
âmes!...


II

On l'avait trouvé, petit enfantelet nouveau-né enveloppé de mauvais
langes, un matin de la Saint-Jean, au pied du pilier de la Vierge dans
l'église de Rumengol. De là ses nom et prénom.

C'est une coutume en Bretagne de vendre aux enchères les cendres qui
restent des feux allumés en l'honneur de Monseigneur saint Jean. Ces
cendres ont des vertus miraculeuses. Elles assurent à qui les répand sur
sa terre des récoltes extraordinaires. C'est dire qu'on se les dispute.
Qui les veut avoir y doit mettre le prix. Le produit de la vente a sa
destination toute marquée: on l'emploie à faire célébrer des messes
expiatoires pour les défunts de la paroisse; il va grossir le casuel du
desservant.

Mais, cette année-là, les gens de Rumengol dérogèrent à l'usage
traditionnel, et cela sur la proposition du recteur lui-même. Il fut
convenu que pour cette fois «l'argent des cendres» serait consacré à
payer la mère-nourrice qui voudrait bien se charger de «l'enfant
d'aventure».

Une femme se présenta, au refus de plusieurs autres que le recteur avait
sollicitées d'abord: une pauvresse, une veuve de matelot qui passait
pour «innocente». Elle habitait une misérable chaumière d'argile au haut
d'une lande, du côté d'Hanvec. C'est là qu'elle emporta Jean Rumengol
roulé dans son tablier. Elle l'y nourrit du lait d'une chèvre qu'elle
avait. Pour l'endormir elle lui chantait des bouts de complaintes, des
_gwerzes_ d'une inspiration sauvage dont sa mémoire avait retenu des
lambeaux.

Elle avait une voix étrangement mélodieuse. On l'invitait souvent aux
veillées d'alentour, rien que pour l'entendre chanter. L'enfant grandit,
bercé par ces mystérieuses mélopées qui ressemblaient à des
incantations. De bonne heure, une âme musicale s'éveilla en lui. Puis,
cette croupe de pays où il demeurait avec sa mère-nourrice était comme
hantée par les vents, par ces grands bruits d'orgues qui emplissent la
Bretagne de leurs mugissantes harmonies. Ils ébranlaient la hutte,
réveillaient en sursaut l'adolescent, dans son lit de fougères, lui
criaient:

«Viens donc avec nous! nous sommes les divins nomades, les voix
errantes, les bouches sonores de l'air. Nous t'apprendrons les rythmes
éternels. Tu seras notre disciple bien-aimé. Nous soufflerons en toi
notre esprit. Nous t'enseignerons les seules choses qui vaillent la
peine d'être sues, le mépris des vains labeurs où s'immobilisent la
pensée des hommes, l'amour des libres espaces, dont vécurent les
ancêtres, et la douce contemplation des étoiles qui les enchanta.
Suis-nous Jean Rumengol!»

Un soir, il les suivit.

La mère-nourrice lui fit de graves adieux. Elle lui passa au cou une
médaille de plomb où se voyait en pied la Vierge de Rumengol, avec ses
doigts fins qui se prolongeaient en rayons.

--C'est le portrait de ta marraine, dit-elle, quand on t'a trouvé près
de son pilier, à l'église, elle te souriait ineffablement. Puisse son
sourire t'accompagner et être dans toute ta vie comme une lumière!»

Là-dessus, Jean Rumengol s'enfonça dans la nuit.

C'était le temps où la terre bretonne est en fleurs, où des odeurs de
paradis lointains semblent se mêler à l'haleine des choses. Le jeune
homme marcha devant lui, au hasard, du côté où soufflait le vent, tout
étonné de sentir trembler dans son âme le reflet des étoiles qui
brillaient là-haut.

Et dès lors il erra, semant à plein gosier les beaux vers, lâchant à
travers l'Armorique les vols éperdus de strophes qui se nichaient
d'elles-mêmes dans les mémoires. Il eut son heure de popularité. En
Cornouailles, en Tréguêr, en Goëlo, on le salua comme le maître des
chanteurs. On l'avait surnommé _costik ann od_, «le rossignol des
grèves», parce qu'il voyageait de préférence le long des côtes et se
faisait surtout entendre dans les hameaux marins. Non qu'il dédaignât
l'intérieur, le pays de l'Argoat[15], où fument, sous le couvert des
bois, les cabanes très primitives des sabotiers. Mais la mer l'attirait.
Les vents lui avaient raconté sur elle des histoires merveilleuses. Il
la savait peuplée de villes profondes, immenses, engourdies et non
mortes. D'ailleurs, il l'aimait pour elle-même; elle était si bleue, si
verte, si rose, de nuances si adorables, d'un charme si ondoyant!

  [15] On appelle ainsi, plus particulièrement, toute la Cornouaille des
    monts d'Arrée dont les pentes sont encore couvertes de bois.

Et c'était presque toujours elle qu'il chantait. Il la nommait «sa
douce». Il disait ses rires et ses colères soudaines. Il la célébrait
comme l'épouse du ciel et comme la mère du monde. Aussi les tribus
grouillantes de pêcheurs qui pullulent sur le littoral armoricain se
pressaient-elles autour de lui, avides de l'ouïr. D'un bourg à l'autre,
on se signalait sa présence. On allumait sur les hauteurs de grands
feux, et cela voulait dire:

--Petites voiles brunes, éparses là-bas, au large de la côte, revenez
vite!... Jean Rumengol est parmi nous!...

Et vite, vite, les petites voiles brunes rentraient au port...

Oui, ces triomphes-là, Jean Rumengol les connut naguère! C'étaient les
belles années. Depuis, hélas! tout avait changé, tout, les êtres et même
les choses. Si bien que Jean Rumengol n'était plus qu'un étranger dans
son propre pays. Des gens venus de _Bro C'hall_, dans des chariots
monstrueux traînés par des bêtes en fer, avaient envahi la contrée, la
bouleversant de fond en comble.

Au lieu des petites maisons basses de pêcheurs, toutes grises et comme
sculptées dans les roches qui les abritaient, ce n'étaient maintenant,
au bord des grèves, que bâtisses bizarrement peinturlurées, auberges
immenses plus somptueuses que des églises, où folâtrait du matin au
soir, et souvent du soir au matin, une population aux allures vives et
bruyantes, pour qui le plaisir semblait être l'unique affaire, et qui
poussait l'irrévérence jusqu'à badiner avec la mer sacrée. Le solennel
silence des côtes bretonnes fut d'abord scandalisé de tout ce tapage.
Mais on n'y pouvait rien. Les rochers, ces grandes figures de pierre,
ces aïeux du monde, dont aucun profane n'avait encore troublé le rêve,
se virent soudain mis en pièces, débités en moellons. Quelques-uns,
dit-on, échappèrent cependant au carnage, par l'exil. Des femmes de
matelots, des ramasseuses d'épaves, affirmèrent les avoir vus s'éloigner
par le chemin des eaux, en une longue procession, puis disparaître du
côté de l'Ouest, dans la brume. On considéra cela comme un «intersigne»
annonçant la mort de la vieille Bretagne. Bien des coeurs se serrèrent à
cette idée. Jean Rumengol en fit une complainte tragique, et, quand il
la chantait, il avait des sanglots dans la voix.

Mais son cri d'alarme venait trop tard. Déjà les Bretons s'étaient
laissé prendre aux subtiles séductions des gens de France. Peu à peu ils
avaient adopté d'abord leurs vices, puis leur accoutrement, et enfin
leur langue. De sorte que Jean Rumengol prêchait à des oreilles qui ne
voulaient plus entendre. Les lamentations de Jérémie ne trouvèrent pas
d'écho. Les vieillards hochaient la tête d'un air résigné, passif. Les
jeunes éclataient de rire au nez du barde. Les personnes «sensées» lui
disaient sur un ton de pitié méprisante:

--En vérité, nous cherchons vainement à comprendre pourquoi vous geignez
ainsi. Ce que vous appelez un mal est le plus grand des biens. Non
seulement les hommes de France ne complotent point la mort de la
Bretagne, ils la ressuscitent au contraire; ils lui ont apporté la
connaissance des choses utiles, la prospérité, la vie!...

Pêcheurs et laboureurs faisaient _chorus_. Jamais le blé, jamais le
poisson, même au temps des disettes les plus fameuses, n'avaient atteint
des prix aussi invraisemblables.

A ceux qui parlaient de la sorte, Jean Rumengol ne répondait rien. Il se
contentait de leur tourner le dos. Il ne les considérait plus comme des
Bretons, comme des hommes de sa race. L'amour du lucre était entré dans
leurs âmes. Il n'avait plus rien de commun avec eux. Hélas! jour par
jour il dut assister, témoin irrité mais impuissant, à cette agonie de
son pays, à cette déchéance de son peuple. Il n'en continua pas moins de
promener à travers les hameaux sa haute silhouette, ses longs cheveux
grisonnants, sa face rasée, creusée, émaciée, et sa parole amère de
Savonarole bas-breton. Il semblait le spectre du passé. On ne tarda pas
à le trouver importun. On le traita de fou, de «vieux rêveur».

--Oui, rêveur! ripostait-il. Voilà pourtant où vous êtes tombés. Ce nom
dont vos pères se faisaient gloire est devenu une insulte sur vos
lèvres.

Les seuils se fermèrent à son approche. Les chiens lui montraient les
dents et les enfants lui jetaient des pierres. Un jour qu'il cheminait
par le Léon, il se présenta dans dans un manoir où jadis son couvert
était toujours mis à la meilleure place. Mais, depuis qu'il n'y avait
paru, l'_ancien_ du lieu était mort. Son fils aîné, le maître actuel,
dévisagea le poète nomade:

--Que te faut-il, mendiant?

--Du pain, pour l'amour de Dieu.

--Quand tu l'auras gagné! fit l'homme.

Et il lui proposa de l'ouvrage, du chanvre à teiller. Pour le coup, Jean
Rumengol eut dans les yeux une telle flamme de haine que le Léonard
recula, épouvanté. Il ne se rassura qu'après avoir vu le vieux vagabond
franchir la porte, du pas chancelant d'un homme ivre. Car il chancelait,
le pauvre Jean; sa colère s'était comme fondue subitement en une
détresse infinie. Il venait de prendre conscience de son inutilité dans
un monde qui prétendait faire des teilleurs de chanvre avec les
chanteurs de chansons.

Il marcha désormais au hasard, ou plutôt à l'abandon, comme une chose
inerte, comme une barque en dérive, ne chantant plus, marmonnant des
paroles sans suite, l'âme jonchée d'un tas d'inspirations mortes. Il
traversa Rumengol sans savoir, et nul ne le reconnut, tant il était
cassé, flétri. On était en décembre. Il voulut grimper une dernière fois
au Ménez-Hom, pour saluer de là-haut la mer grande, embrasser d'un
regard suprême l'horizon de la terre d'Armor, et puis rendre aux vents
l'esprit chanteur dont il lui avaient confié la garde, les Néo-Bretons
n'en ayant plus que faire.

                   *       *       *       *       *

Sur le flanc du Ménez est une pyramide de pierres brutes qu'on appelle
dans le pays le _Bern-Mein_[16]. Un roi, dit-on, est enterré sous ce
_cairn_. Jean Rumengol se laissa choir au pied de cette tombe primitive.
Depuis trois jours et trois nuits il n'avait mangé. Il ferma les yeux,
pour ne plus rien voir, pas même les étoiles. Une torpeur l'envahit.
«Dieu merci! pensa-t-il, c'est la fin!»

  [16] Le «tas de pierres». Cf. _La légende de la mort chez les bretons
    armoricains_, «l'Ame dans un tas de pierres».

Tout à coup, des bruits éperdus de cloches prirent leur volée dans le
vaste silence.

Il sentit leurs ailes battre contre ses tempes. Et les cloches lui
crièrent aux oreilles, joyeusement:

--Réveille-toi donc, Jean Rumengol. Oublies-tu que c'est Noël?...


III

C'était nuit de Noël, en effet. Les cloches joyeuses disaient vrai.

Mais qu'est-ce que cela pouvait bien faire au vieux barde, cette
allégresse de la terre pour la naissance de l'Enfant-Dieu? Est-ce que
cela empêchait que la Bretagne fût mourante et qu'il eût lui-même soif
de la mort?

Voici que la chanson éparse des cloches lui apparaissait comme une
dernière ironie, comme un défi suprême jeté au grand deuil qu'il portait
dans l'âme. Il leur en voulait de carillonner si allègrement, alors
qu'elles eussent dû tinter le glas.

Mais les cloches n'en continuaient pas moins leur chanson. Elles y
mettaient une sorte d'acharnement, et l'on eût juré, sur ma foi,
qu'elles n'en avaient qu'après Jean Rumengol. Elles tournoyaient
au-dessus de sa tête, bourdonnaient à ses oreilles, le houspillaient
presque, et quand les unes étaient lasses, d'autres survenaient, comme
si toutes les cloches de la chrétienté se fussent donné rendez-vous sur
le Ménez-Hom.

--Jean Rumengol, réveille-toi! Lève-toi, Jean Rumengol! Jean Rumengol,
c'est Noël!

Noël! Noël! En chantant cela, elles avaient des voix si pénétrantes, si
douces, que, malgré lui, Jean Rumengol sentait tout son vieux corps
tressaillir d'aise. Comme à l'appel des cloches du dehors, des cloches
intérieures s'ébranlaient en lui-même, dans le crépuscule de ses
lointains souvenirs. En vain il s'efforçait de ne les entendre pas.
Elles l'emplissaient d'une victorieuse vibration qui retentissait dans
tout son être. En vain il tenait ses paupières obstinément closes. Les
_Noëls_ anciennes repassaient devant ses yeux, vêtues de leur robe de
neige, et derrière elles défilaient de souriantes images.

Il voyait, quoi qu'il fît, les petites routes rustiques poudrées de
blanc, la nuit sainte, d'un bleu étrange, d'un bleu surnaturel; les
étoiles en marche dans le ciel, étincelantes et comme ravivées. Puis
c'étaient des processions d'humbles gens, des processions de laboureurs,
de pâtres, de jeunes servantes et de vieilles filandières,
s'acheminant--ainsi qu'au temps de l'Évangile--vers la crèche
symbolique, pour y contempler le roi Jésus couché sur la paille entre
des boeufs. C'était encore l'église de la paroisse, ses piliers courts
et trapus, son autel radieux, son peuple de cierges, l'air de bonne
humeur qu'avaient les statues des saints sous les caresses inaccoutumées
de toute cette lumière qui les allait chercher jusqu'au fond de leurs
niches et faisait rayonner leurs durs visages.

Quelle que fût l'église et quel que fût le desservant, Jean Rumengol,
cette nuit-là, avait toujours sa stalle réservée dans le choeur. Et,
quand le prêtre avait célébré les trois messes, le chanteur pontifiait à
son tour. Debout, ses longs cheveux de Celte épandus sur ses épaules,
les mains appuyées à son bâton de pèlerin, il entonnait en un breton
quasi biblique une hymne de circonstance, improvisée le jour même. Il
chantait d'une voix lente, un peu rauque, mais avec un accent si profond
qu'il vous prenait l'âme. Il commençait en se comparant au mage nègre,
pauvre souverain d'une race dédaignée; il disait comment une jeune
étoile l'était venu réveiller là-bas, dans les solitudes du désert: il
n'avait pas de présents à apporter au Dieu nouveau, mais tout de même il
s'était mis en route pour le saluer «avec un esprit soumis et un coeur
parfait». Il déposerait à ses pieds sa détresse, la seule chose qui fût
à lui... Ici, Jean Rumengol faisait une pause. Puis, en une cantilène
naïve, il évoquait la gracieuse apparition de la Vierge-Mère. Il était
resté le dévot de «sa marraine». Il trouvait pour parler d'elle un
langage divin et cependant familier. Il la montrait s'avançant par la
rue d'un pas alourdi par sa grossesse sacrée[17]. Il décrivait Bethléem,
ses maisons de chaume, les fumiers au seuil des portes, des gens
attablés dans les auberges, un vrai village breton par une après-midi de
dimanche, et Joseph frappant à un cabaret «dont l'hôtelier avait un fils
_clerc_», et le fils clerc intercédant auprès du père avaricieux pour
qu'il logeât gratuitement, au moins dans son étable, la douce compagne
du charpentier. Venait ensuite quelque merveilleuse histoire, témoignant
du pouvoir de Marie, celle par exemple de Berta l'infirme qui n'avait
aux épaules que des moignons et à qui des bras poussèrent pour qu'elle
pût emmailloter l'enfant Jésus[18]...!

  [17] Un Noël breton dit: _He c'hof ganthi beteg hi daoulagad_ «son
    ventre montant jusqu'à ses yeux» cf. _Soniou Breiz-Izel_, t. II.

  [18] Cf. plus haut _Nédélek_.

Ah! ces Noëls d'antan!

Jean Rumengol vous avait une façon à lui de dire les choses. On croyait
y être. Il vous transportait par delà les espaces, dans la bourgade
galiléenne, en ce grand soir de la Nativité. Ou plutôt, c'était sous vos
yeux, là, dans la vieille église bretonne presque aussi nue, presque
aussi branlante qu'une crèche, que le _Mabik_[19] naissait. Son image de
cire semblait vivre. On respirait sa délicieuse haleine. Sous les voûtes
basses, à l'entour des piliers, malgré les bises de décembre et la
silencieuse tombée de la neige au dehors, il courait des souffles
tièdes, l'odeur réchauffante du printemps chrétien. Les pâtres, les
laboureurs pouvaient se figurer qu'ils assistaient réellement à la venue
du Messie, mais d'un Messie breton, en quelque sorte, tant ce Jean
Rumengol excellait à tout bretonniser, même Dieu.

  [19] L'enfantelet. Les Bas-Bretons désignent ainsi l'Enfant-Jésus, des
    Italiens l'appellent de même le _bambino_.

Aussi, quand le poète avait terminé son _prézec_, son sermon chanté,
c'était à qui l'hébergerait pour le reste de la «nuitée»; c'était à qui
l'emmènerait par les petites routes poudrées de blanc vers la ferme
lointaine, perdue et comme ensevelie dans le mystère de la campagne.
Hommes, femmes, enfants lui faisaient cortège. Il semblait que ce fût un
prophète, un personnage prestigieux. Et, de fait, il avait en lui l'âme
des anciens mages. Il avait approché Dieu, ce misérable, et ses haillons
en restaient comme embaumés. Pendant le trajet, on le suppliait de
«prêcher» encore, et il se remettait à chanter la _gwerze_ de Jésus,
dans le silence solennel de la nuit. Son bras, levé dans un geste
grandiose, dans un geste de semeur, répandait autour de lui la «bonne
nouvelle». Sa voix roulait plus vibrante dans l'air glacé. Sur les
talus, les chênes penchaient pour l'écouter, leurs torses macabres; les
chiens de garde oubliaient d'aboyer; les boeufs, dans les étables,
meuglaient doucement; la mer même, ensorcelée, suspendait sa plainte
éternelle.

Jean Rumengol chantait tout le long du chemin. A la ferme, la veillée se
continuait jusqu'à l'aube. Un tronc d'arbre brûlait dans le foyer, et le
noble vagabond, assis dans l'âtre, était comme enveloppé d'une auréole
de feu.

Le Jean Rumengol de ces temps-là se sentait investi d'une mission, d'un
sacerdoce. Il ouvrait dans l'imagination des humbles de hautes
perspectives. Il les aidait à voir le ciel. Il faisait passer devant eux
le mirage des paradis futurs auxquels il croyait ardemment. Il était
vraiment apôtre. Il avait le don des grands rêves qui seuls font vivre
les âmes, et, après avoir pétri ce pain d'élection, il avait joie à le
partager avec la foule.

... Mais à quoi bon le boulanger désormais, ce pain azyme, puisque les
Bretons en étaient las?

Taisez-vous, taisez-vous, cloches des Noëls anciennes! Jean Rumengol est
de trop parmi le monde d'à présent. Laissez-le mourir de sa belle mort,
avec la neige pour linceul et pour oreiller le tombeau d'un roi.
Soyez-lui compatissantes, ô cloches. Ne l'obligez pas à déclore ses
yeux. Il les rouvrirait sur un pays vide et désenchanté. Pitié pour le
vieux barde! Il a jadis magnifiquement interprété vos voix. Faites comme
les vents, ses premiers maîtres. Ne sonnez que pour l'endormir!...


IV

--Lève-toi, Jean Rumengol! Lève-toi!

Elles sont obsédantes, ces cloches. Même sur le Ménez-Hom, il est dit
qu'on ne peut mourir en paix.

Combien vaste pourtant est la solitude, et combien sauvage! C'est à
peine si en avril les bergers osent y faire paître leurs moutons
récalcitrants. L'herbe y est amère, rase et rousse. En décembre, il est
morne, ce promontoire, avec ses deux croupes jumelles, également
chauves. Entre les deux se tapit une chapelle sous le vocable de Sainte
Marie, un de ces sanctuaires bretons qui sont comme des guérites bâties
par la piété populaire le long des côtes.

Du haut de ces oratoires, les vieux saints d'Armor veillèrent longtemps
sur le pays, montèrent autour de la Bretagne une sorte de garde sacrée.
Saints marins, pour la plupart, ayant encore dans quelque coin de leur
chapelle l'auge de pierre où jadis ils naviguèrent, leurs sanctuaires
étaient comme des sémaphores épars sur les hauts lieux. Et, de ces
sémaphores mystiques, les Maudez, les Guévrok, les Kirek, les Guennolé,
les Kadok, les Beuzek et tant d'autres étaient les guetteurs éternels.
Ils rassuraient les hameaux de pêcheurs dont les masures inquiètes
aimaient à se blottir à leur pied.

Mais leur vigilance protectrice s'étendait bien au delà. Elle rayonnait
sur la mer même, jusqu'aux extrêmes confins de l'horizon des eaux. Elle
enveloppait d'une atmosphère de calme et de sécurité les vaillantes
petites barques vouées à l'aventure quotidienne. Dès qu'il y avait
menace de gros temps, la cloche de la chapelle se mettait d'elle-même à
tinter. Et ce signal si menu, si grêle, semblait se prolonger à
l'infini; il dominait la sauvage chanson du vent, la chanson plus
sauvage de la houle; il se propageait, sonore, au sein de la brume la
plus épaisse. Et les barques lointaines faisaient force de voiles vers
la terre. Tel un troupeau que la trompe du berger rassemble, elles
rentraient dans les anses de la côte, comme des vaches à l'étable. Les
équipages, pour remercier le saint, entonnaient son cantique. Ces rudes
voix d'hommes étaient douces à entendre, le soir, dans les étroits
chemins caillouteux, rythmées par la cadence lourde des sabots. Debout
sur les seuils, les femmes les écoutaient venir, en tricotant, et dans
leur âme aussi s'élevait un chant ineffable, une reconnaissante action
de grâces...

Que de fois Jean Rumengol avait été témoin de ces retours!

Plus encore que les saints «patriotes», comme les appelle Albert le
Grand, la Vierge était chère aux Bretons du littoral. Sur tous les caps
ils dressaient son image; ils lui bâtissaient des _maisons_[20] de
pierre sculptée, avec des clochers élégants qu'on prendrait de loin pour
de fines robes de dentelles en granit suspendues entre terre et ciel.
Ils l'invoquaient sous de multiples noms, les plus poétiques, les plus
tendres. Ils la nommaient «Madame Marie la douce», «Vierge de
Bonne-Nouvelle», «Fleur blanche de la mer». Pendant les tourmentes, ils
la voyaient marcher, vêtue de lumière, sur les flots. Elle ouvrait
devant les bateaux des routes d'argent clair. Le seul frôlement de sa
longue jupe apaisait la colère des vagues; la tempête lui obéissait avec
une docilité bêlante de mouton.

  [20] _Ty ar Werc'hès_, la _maison_ de la Vierge. C'est ainsi que le
    langage populaire désigne la plupart des chapelles qui ont la Vierge
    pour patronne.

C'est du moins ce que croyaient fermement les Bretons d'autrefois.

Ils croyaient encore que sainte Marie du Ménez-Hom avait été préposée
par Dieu à la garde des mystérieuses cités qui dorment, enfouies sous
les eaux, au bord des plages armoricaines. Aux temps anciens, avant la
disparition d'Is, elle fut la patronne de cette merveilleuse capitale.
Quand la ville eut été submergée par les flots, Gralon, qui s'était
enfui sur son cheval gris pommelé, avec saint Guennolé en croupe, vint
prendre terre au pied du Ménez-Hom. Sur les conseils du moine, il fit
élever au sommet du mont une église expiatoire, de proportions modestes,
mais qui reproduisait néanmoins en ses lignes essentielles la cathédrale
d'Is. Il s'apprêtait même à faire sculpter une sainte Marie en granit
bleu, toute pareille à celle que la mer avait engloutie avec tout le
reste. Guennolé lui enjoignit d'attendre, et momentanément la niche
destinée à la Vierge resta vide.

Mais, un soir, les pêcheurs de Cast, de Penn-Trêz et de Plomodiern ne
furent pas peu surpris de voir une grande silhouette rigide de femme,
que le couchant auréolait d'un nimbe d'or, glisser majestueusement sur
la face des ondes. Elle marchait du pas étrange et silencieux d'une
statue. Parvenue à la grève, elle s'engagea dans le sentier de la
montagne, et, le lendemain--qui était un dimanche--la Vierge d'Is se
dressait en pied dans l'église neuve du Ménez-Hom. On crut remarquer que
dans sa main droite elle tenait une grosse clef de fer artistement
ouvrée. On en conclut que c'était la clef de la ville noyée. Depuis, un
proverbe eut cours, qui disait:

--Si jamais sainte Marie descend du Ménez-Hom, ce sera pour rouvrir les
portes de Ker-Is.

Comme le gland engendre le chêne, ainsi le proverbe engendre souvent la
légende.

Plus tard on raconta dans le pays que la Vierge du mont quittait son
piédestal tous les cent ans, durant la nuit de Noël, pour aller montrer
le _Mabik_ aux cités qui dorment sous les eaux. Bienheureux le vivant
qui se trouvait, cette nuit-là, sur son chemin. La Vierge le priait de
porter l'Enfant-Dieu et l'emmenait à sa suite dans les villes
mystérieuses. Il y assistait à de merveilleux spectacles; il y voyait
des choses si belles que ses yeux en demeuraient éblouis pour
l'éternité.


V

Mère-nourrice, aux veillées d'antan, se faisait l'écho de ces naïves
histoires, et Jean Rumengol les apprit, tout enfant, de ses lèvres.
Longtemps il en fut hanté. Mais, vieilli maintenant et désabusé, il n'y
ajoutait plus grande foi. Il savait, hélas! désormais l'inanité des
légendes. Il les savait mourantes, comme l'âme délicieuse des ancêtres
qui les enfanta. Et il les regrettait d'ailleurs assez pour se résoudre
à ne leur point survivre.

Il voulait mourir, d'abord parce que les rêves auxquels il tenait le
plus lui avaient fait banqueroute dans la vie; puis, parce qu'il gardait
l'espoir--ou l'illusion--qu'ils pouvaient se reconstruire dans l'au-delà
de la mort.

Dans ce dessein, il avait choisi ce Ménez, le plus farouche sommet de la
_sierra_ bretonne. Il comptait y trépasser solitaire. La mer tout proche
eût célébré sa messe funèbre, et la nuit, la triste nuit d'hiver, l'eût
cousu dans un linceul de neige blanche, de ses doigts glacés et
silencieux. Les grands fauves ont, dit-on, de ces pudeurs: ils se
cachent pour mourir. Jean Rumengol avait dans les veines du sang
d'animal sauvage.

Or, voici que cette nuit se trouva être celle de Noël; voici que toutes
les cloches se mettaient en branle; voici que, par un fait exprès,
semblait-il, elles accouraient de tous les points de l'horizon à ce
morne promontoire, comme s'attroupent les sorcières au lieu du sabbat.
Sorcières pieuses! Sabbat divin!

Jean Rumengol souleva ses paupières qui déjà s'appesantissaient.

Ce qu'il vit alors, je vais tâcher de vous le dire.

Les cloches tourbillonnaient dans l'air, sveltes, légères, lumineuses.
On eût dit un essaim de fées. Leurs robes de bronze qui faisaient un
grand bruit sonore étaient saupoudrées de neige étincelante, comme d'une
poussière de diamants. Les battants se balançaient, furtifs et doux,
ainsi que des pieds de femmes qui dansent. Chose plus étrange encore,
elles avaient des figures, de jeunes visages d'un rose de séraphins,
avec des regards limpides couleur de ciel. Leurs chevelures éparses
baignaient leurs épaules. D'aucunes étaient blondes, du blond des
peupliers en automne; d'autres avaient le ton roux des feuilles qui
s'amoncellent au pied des chênes; d'autres étaient brunes, au point de
se confondre avec la nuit.

Jamais il n'avait été donné à Jean Rumengol de contempler des formes de
cloches aussi surnaturelles. Il se demandait si ce n'était pas le rêve
de la mort qui commençait à se dérouler devant ses yeux. Et, comme ces
chanteuses aériennes continuaient de lui répéter: «Lève-toi!», il se
leva...

                   *       *       *       *       *

La vieille église du Ménez-Hom était illuminée splendidement. Toutes les
étoiles du firmament y brûlaient comme autant de cierges. Dans la baie
du portail apparut la Vierge en granit bleu, marchant de son pas de
statue vivante. Jean Rumengol la regarda venir. Les étoiles la
suivaient, rangées en longues files, comme pour une procession. Dans ses
bras était le _Mabik_, le Dieu nouveau-né, enveloppé de langes qui
avaient été taillés sans doute dans les morceaux d'une toile très
ancienne.

Elle s'en vint droit au barde. Elle souriait de ce même sourire qu'elle
avait aux lèvres le matin où Jean Rumengol, l'enfant d'aventure, fut
trouvé près de son pilier.

--Te voilà bien vieux et bien las, mon pauvre Jean! dit-elle, de sa voix
mélodieuse.

Il s'était jeté à genoux, et ne sut que balbutier:

--Ah! ma marraine!... ma bonne marraine!!!...

Elle reprit:

--Pour vieux que tu sois, et si lourde que t'ait été la vie, je désire,
filleul, que tu m'aides à porter mon fils.

--C'est un honneur dont je suis indigne, marraine, mais je ferai ce
qu'il vous plaira et, où vous voudrez que j'aille, j'irai.

Avec des précautions infinies il reçut l'enfantelet divin. Et aussitôt
il sentit courir dans ses veines une flamme étrange de jeunesse. Il lui
sembla que tout son être reverdissait comme au souffle d'un printemps
surnaturel.

--Viens! dit la Vierge.

Jean vit qu'elle tenait à la main une clef de fer. Ils se mirent à
descendre la montagne, dans la direction de la mer. Les cloches
sonnaient, agitant leurs grandes robes de bronze. Le ciel entier
retentissait d'une vibration immense. Les flocons de neige planaient,
comme de légers oiseaux blancs, comme de toutes petites choses ailées,
vaguement chuchotantes, puis s'abattaient sans bruit, ainsi que les
pétales de fleurs, pour faire un tapis de ouate fine sous les pas de la
Vierge et de Jean Rumengol.

On chemina longtemps en silence.

Le coeur du vieux chanteur de chansons battait à se rompre. Il éprouvait
un sentiment d'allégresse mêlé d'angoisse. Il avait conscience qu'il
allait au devant de quelque magique révélation.

                   *       *       *       *       *

Il les avait souvent parcourues, de nuit comme de jour, et par des
hivers tout semblables à celui-ci, ces campagnes de Cast, de Plomodiern
et de Plonévez-Porzay qui dévalent en pente douce, avec leurs menues
pièces de terre et leurs bouquets de bois, vers la baie de Douarnenez.
Jamais il ne leur avait trouvé ce je ne sais quel air qu'elles avaient
ce soir. On les eût dites attentives à quelque chose d'insolite qui se
préparait dans l'ombre. Elles étaient troublées, elles aussi, d'une
émotion mystérieuse. Cela se voyait à l'attitude des arbres, des talus,
et à une sorte de frisson qui agitait le sol même.

Un grand silence d'attente, une oppression infinie...

Ce qui plus que tout le reste étonnait Jean Rumengol, c'était de
n'entendre point la chanson coutumière des eaux de la mer qu'il savait
toutes proches. Vainement il les cherchait, ces eaux, entre la
presqu'île basse de Crozon et les hautes falaises du Cap dont la courbe
majestueuse se dessinait énergiquement sur le fond clair de la nuit.

La baie apparaissait comme un immense entonnoir vide. L'Océan s'était
enfui. Il devait avoir été refoulé là-bas, à des lieues et à des lieues.
On respirait encore son haleine salée, son odeur de saumure saine, si
persistante. Mais, de lui, tout s'était effacé, à moins que ce ne fût
lui, ce nuage d'un gris sombre qui se distinguait à peine dans les
lointains et qui avait une forme de bête cabrée, comme sont représentés
les chevaux dans certains groupes équestres. Du moins, son hennissement
sauvage s'était-il évanoui. La plage, d'ordinaire bruissante, traversée
par des galops de vagues, s'étendait nue, plate, dans sa maigreur de
solitude stérile.

Et c'est de ce côté que la Vierge s'avançait.

On marchait maintenant dans les sables. Le _Mabik_ faisait mine de
dormir dans les bras du vieux barde. Mais de ses yeux clos des gouttes
de lumière coulaient.

                   *       *       *       *       *

... Dans cette partie de la grève est un éboulis de roches, un pan de
falaise, sans doute, tombé là et que les flots n'ont pu émietter. Des
lambeaux d'argile y sont restés suspendus avec leurs herbes. Cela
ressemble au dernier débris survivant d'une ruine. Ce sont des blocs de
schiste aux assises régulières rappelant les constructions primitives,
les maçonneries cyclopéennes. Un bloc plus massif et comme appuyé aux
autres figure assez bien la porte ou mieux la poterne de cette espèce de
rempart préhistorique.

Sainte Marie du Ménez-Hom introduisit dans la pierre la clef qu'elle
portait. La pierre roula sur d'invisibles gonds et exhala, en s'ouvrant,
un soupir si doux, si long, si puissant que toute la terre bretonne en
dut tressaillir dans ses entrailles les plus profondes.

--Te voici dans le pays de tes jeunes rêves! dit la Vierge à son
filleul, le chanteur nomade.

Jean Rumengol s'était déjà ressouvenu de la légende. Il avait compris
avant même que sa marraine eût parlé.


VI

--Donne-moi l'enfantelet, reprit-elle, et suis-nous.

Elle s'engagea la première dans l'étroit corridor creusé à travers la
roche. Jean y pénétra sur ses pas. De la voûte, des eaux amères
s'égouttaient, et les parois étaient luisantes comme des joues où ont
ruisselé des larmes. Ce trajet souterrain fut de courte durée. Quand on
se retrouva à l'air libre, Jean ne fut pas médiocrement désappointé de
voir qu'il faisait dans le ciel la même nuit et que la grève était tout
aussi nue, tout aussi plate.

Elle mentait donc comme les autres, la belle légende de la Vierge du
Ménez-Hom, puisque le miracle tardait tant à s'accomplir! Dame Marie
devina-t-elle le doute qui assombrissait l'âme de son filleul? Elle eut
un sourire étrange, un plissement malicieux des lèvres.

--Allons, vieux barde, ouvre grand tes yeux!

Ce disant, le visage tourné vers la baie, elle élevait en ses bras le
_Mabik_. Maintenant il semblait tout en or, ce _Mabik_. Il agita ses
petites mains, et, de chacun de ses doigts, des jets de feu
s'élancèrent, rayant l'espace comme des fusées. Puis il s'écria d'un ton
enfantin, quoique un peu triste:

--En l'honneur de ma naissance, je veux que toute chose morte renaisse!

Il n'eut pas plus tôt achevé que, dans la plage déserte, il se fit comme
un vaste remuement. Où il n'y avait tout à l'heure que sable, monotonie,
stérilité, solitude, des maisons surgirent; et plus haut que les maisons
montèrent des palais, et plus haut que les palais se dressèrent des
clochers d'églises. A la place de la mer disparue, une mer nouvelle
s'épandait, un océan de toits, une houle d'ardoises bleuissantes, où les
cathédrales avaient une majestueuse immobilité de vaisseaux à l'ancre,
où les flèches de pierre pointaient comme des mâts.

Une ville, non! Mais un peuple de villes. Elles étaient toutes là,
pressées les unes contre les autres, les cités dont la tradition
bretonne a perpétué jusqu'en notre temps les noms et le souvenir:
Tolente qui fut, dit-on, où est Plouguerneau; Occismor qui fut où est
Saint-Pol; Lexobie qui fut où est le Coz-Ieodet; Ker-Is, enfin, Ker-Is
la somptueuse, dont le spectre domine encore tout le pays de
Cornouailles.

La Bretagne des jours fabuleux ressuscitait, sous la forme d'une
Jérusalem messianique, à l'appel du Messie. L'âge d'or des vieilles
tribus armoricaines revivait.

Jésus fit un signe.

Et voilà les cloches de Noël de s'abattre de-ci de-là sur les clochers
de ces villes de rêve; les voilà de se nicher dans les hautes chambres,
avec leurs longues chevelures blondes ou brunes pendant jusqu'à terre,
pareilles à des cordes tressées. Et les étoiles errantes de se disperser
dans les maisons, d'allumer une flamme dans les âtres, de brûler
derrière les vitres, sur les tables, comme les chandelles joyeuses d'un
réveillon. Dans les rues sinueuses, baignées d'une lumière élyséenne qui
les faisait ressembler à des sillages de barques, tant elle les
argentait doucement, des ombres commencèrent à se mouvoir. Silhouettes
encore indistinctes, mais qui allaient se précisant.

Ainsi que le lui avait narquoisement recommandé sa marraine, Jean
Rumengol avait ouvert tout grand ses yeux. Il n'osait les en croire. Au
fond, il avait peur. Cette réalisation imprévue du plus tenace et du
plus impossible de ses voeux le terrifiait. Il aurait voulu fuir, se
retrouver dans le Ménez, la tête appuyée au Bern-Meïn, échapper
n'importe comment à cette vision tant souhaitée des choses d'autrefois,
redevenues actuelles, présentes, vivantes, trop vivantes! Mais ses pieds
s'étaient comme enracinés dans le sable. Il était prisonnier de son
propre songe. Peut-être qu'en implorant sainte Marie?... Il joignit les
mains, entr'ouvrit la bouche, pour la supplier. Elle avait disparu.
Disparu aussi le _Mabik_.

Il ne restait d'eux que cette grande clarté enveloppant quatre villes
mortes qui se mettaient à revivre.

Le barde, en regardant du côté de la terre, constata qu'un mur immense
la lui fermait, un mur noir, impénétrable, une cloison sans issue.
Devant lui, en revanche, s'élargissait un éventail de rues aux
perspectives indéfinies. Il entendait geindre, en s'ouvrant, les volets
ankylosés des boutiques. Des marchands très anciens, aux figures
jeunettes, paraient les façades de leurs maisons de défroques
historiques. Les justaucorps en peau d'aurochs se balançaient accrochés
à des clous. Des bijoux barbares flambaient aux vitrines des orfèvres.
Une odeur de sanglier rôti s'exhalait des cheminées et flottait en fumée
odorante sur les toits. Des groupes de gens de tout âge et de l'un et de
l'autre sexe s'acheminaient vers les églises, au bruit des cloches
bourdonnantes.

Sur une place, un vieillard inspiré chantait. Il avait la barbe drue et
sa chevelure se mêlait à sa barbe. Autour de lui faisaient cercle des
gars énormes, des filles d'une beauté souveraine. Il chantait dans une
langue rude et cependant très musicale, dans une langue aux sons
gutturaux que tempérait, que voilait une sorte de nasillement triste. Et
il s'accompagnait d'un instrument bizarre, d'une lyre à deux nerfs, l'un
grave, l'autre mordant. Mélopée lamentable traversée d'un filet
d'ironie.

Ce que cet homme disait à cette foule, Jean Rumengol voulut le savoir.

Il oublia tout le reste, sa peur même, et s'élança, tête baissée, au
coeur des villes englouties, par la première voie qui s'offrait à lui.


VII

Arriva-t-il jusqu'au chanteur, son lointain ancêtre? Sut-il comme il se
nommait? si c'était Taliésinn, Marzinn ou Gwenc'hlan?... Apprit-il de
lui le poème à la fois religieux et sceptique qui dut, à l'origine,
bercer notre race? S'endormit-il, après l'avoir écouté, sur une pensée
de confiance ou dans la torpeur résignée du désespoir? C'est ce que
l'histoire de Jean Rumengol ne révéla jamais.

                   *       *       *       *       *

La vieille femme qui me l'a contée demeure à Port-Blanc, dans les
Côtes-du-Nord. Elle connut en sa jeunesse le barde cornouaillais, déjà
vieux. En guise d'épilogue, elle ajoutait ceci:

--J'imagine que Jean Rumengol prit son rêve pour une réalité. Il avait
le culte de la Bretagne ancienne. Je l'ai vu pleurer, parce qu'il
entendait les petits garçons de l'école primaire converser entre eux en
français. Il n'aimait pas les nouveautés. Et c'est pourquoi les
générations nouvelles ne l'aimaient point. Si vraiment la Vierge l'a
fait vivre, durant la nuit de Noël, dans Ker-Is, elle a rempli son voeu.
Peut-être y choqua-t-il son verre contre celui d'Ahès. Il s'en réjouit,
j'en suis sûre, et ce fut sa dernière joie. Ahès, vous le savez, c'est
le symbole de la Bretagne qu'on jette à la mer comme un bagage
encombrant. Ainsi les Français, les Galls, se sont débarrassés de nous.

Le lendemain de cette nuit-là, le cadavre du chanteur de chansons fut
repêché au bout d'une gaffe par des hommes de Douarnenez. Faut-il croire
que l'Océan, la grande bête cabrée, s'était vengée sur lui? On le dit.
Mais, en dépit de l'Océan, la Bretagne que Jean Rumengol aima se survit
au sein de l'Océan même. La mer a beau faire, elle est grosse de nos
villes, comme le monde est plein de notre âme. Cela nous suffit!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

... Ainsi concluait la vieille conteuse. Je revois, en reproduisant son
récit, la chaumière basse où elle le narrait, tout en filant. Le rouet
faisait un bruit très doux, un ronronnement mélancolique comme une
chanson du passé. La mer poussait jusqu'aux marches du seuil sa plainte
inassouvie.

Et je me représentais le cadavre de Jean Rumengol flottant sur les eaux
du large, promenant sur les côtes de l'Armorique, en ses yeux clos de
noyé, le mystère de nos légendes.



A BORD

DE LA

«JEANNE-AUGUSTINE»


I

C'était la veille de Noël, à Paimpol, dans le cabaret de la mère Foëson.
Un grand feu flambait dans le foyer de la vaste cuisine au plafond bas,
allumant çà et là, le long des murs, de petites lueurs claires dans le
cuivre des ustensiles et la faïence à fleurs des chopines ou des brocs.
Autour des tables, des hommes buvaient, en attendant l'heure de la messe
nocturne. C'étaient tous des _gens de mer_, aux colliers de barbe dure,
âpre et grise comme du lichen de roche; on reconnaissait parmi eux les
d'_Islandais_ à leur peau bistre, à leurs yeux brillants et fixes,
surtout à leurs voix éraillées, comme voilées de brume. Les autres
étaient pour la plupart des _goëmonniers_ de la baie ou des _homardiers_
de Loguivy.

La porte s'ouvrit.

Une bouffée de bise entra et, avec elle, un colosse à barbe brune et
frisée,--une tête de dieu assyrien sur des épaules immenses.

--Ohé! à bâbord! cria l'un des buveurs. Par ici, Yvon Floury!

Yvon Floury, le capitaine, eut un calme sourire et vint s'asseoir auprès
de l'homme qui l'avait hélé. Celui-ci reprit:

--Puisque nous te tenons et que c'est veille de Noël, tu vas nous
raconter _cela_ tout au long.

--Quoi?

--L'histoire de la _Jeanne-Augustine_.

Yvon Floury demanda une _mocque_ de cidre, passa son énorme pouce dans
l'anse de la chopine et trinqua à la ronde avec les compagnons. Il but
d'une seule lampée, puis, promenant sur les poils de sa moustache sa
langue rouge, vibrante et mince comme celle d'un fauve:

--L'histoire de la _Jeanne-Augustine_, grommela-t-il. Il n'y a guère que
moi, en effet, qui vous la puisse conter. De ceux qui étaient à bord,
cette nuit-là, je crois bien que je suis le seul survivant...

--C'est pourtant juste!... Il y avait Alain Perrot, n'est-ce pas?

--Mon second: perdu «à Islande».

--Il y avait aussi Ludo Guilcher?

--De Plounez. Mon matelot: décédé à Singapour.

--Puis?

--Puis il y avait le mousse... Celui-là, je ne sais pas trop ce qu'il
est devenu.

--Perdu aussi «à Islande», murmura quelqu'un. C'était mon fils.

Il y eut un silence gêné.

Jean Carguet, le maître-voilier, se hâta d'intervenir:--Dis donc
l'histoire, capitaine Floury!


II

Voilà. La _Jeanne-Augustine_ était une goëlette de Paimpol.
Contrairement au «petit navire» de la chanson, elle avait beaucoup
navigué. Un peu vieille, un peu décatie, avec quelques rhumatismes à sa
grosse membrure de chêne,--brave, tout de même, et pas geignarde. Elle
avait fait jadis les grandes pêches; maintenant, on l'utilisait aux
voyages de Norvège, pour les bois. Une demi-retraite. Partie, fin de
novembre, pour Dronthem, elle avait eu, à l'aller, mer douce et joli
vent de suroît. Double faveur en cette saison et dans ces parages. Le
retour, en revanche, fut pénible. On n'eut pas plus tôt quitté le
_fjord_ que les brumes se mirent à tisser leurs toiles d'araignées entre
mer et ciel. On aurait cru _nager_ dans de la ouate. Air et eau, ça ne
faisait qu'un. On flottait dans cette étoupe, à l'aveuglette.
Marchait-on? virait-on sur place? On n'en savait rien. Nul clapotis à
l'avant. Comme temps, un crépuscule; un entre-deux de lumière et
d'ombre, ni jour, ni nuit. Pas de vent. Les voiles pendaient grises et
mortes.

--Combien de lieues, capitaine? demanda le second.

--Une trentaine environ.

--Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l'année prochaine.

--Ce serait encore de la chance, puisque l'année prochaine s'ouvre dans
huit jours.

--Au fait, c'est vrai. C'est nuit de Noël, à cette heure...
Réveillonne-t-on?

--C'est une idée. Ça fera passer le temps...

Yvon Floury appela le mousse:

--Tu vas nous cuire une andouille.

Puis, ayant invité le second et le matelot à descendre avec lui dans la
cabine, il versa trois pleins verres de brandy, pour «faire le trou»,
avant la ripaille. Ils s'apprêtaient à boire à la santé du _Pays_,
lorsque la tête ahurie du mousse se montra à l'ouverture du roufle.

--C'est comme ça que tu t'occupes de ton andouille, animal!

--Non, mais... capitaine... c'est que... c'est vraiment
extraordinaire... On dirait qu'on entend tinter des cloches à l'arrière
et à l'avant, à bâbord et à tribord...

--Imbécile!

--Écoutez plutôt!

Les trois hommes tendirent l'oreille... Il avait raison, le morveux!...
De tous côtés, dans le grand silence mat de la mer, retentissaient,
lointaines encore, mais se rapprochant de minute en minute, de longues
et lentes vibrations pareilles à des sons de cloches mystérieuses. On
eût pu se croire sur une des collines du pays de Paimpol, alors que
toutes les paroisses de la côte se renvoient leurs carillons pour
annoncer la venue de l'Enfant-Dieu.

Les gars de l'équipage se regardaient entre eux, sans mot dire,
stupéfaits.

Dans la brume épaisse, cette musique était d'une infinie douceur. Elle
était maintenant toute proche: elle semblait se balancer au large rythme
des eaux.

C'est une tradition, en Basse-Bretagne, que dans la semaine d'avant
Pâques les cloches s'en vont à Rome. Les marins se demandèrent si ce
n'étaient pas quelques bourdons sans cervelle qui, s'étant égarés, s'en
revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du Pape.

Mais en voici bien d'une autre. A mesure que les sons se faisaient plus
distincts, il leur sembla les reconnaître.

--Ma parole! murmura Guilcher, je veux qu'on me coupe le cou si ce n'est
pas là le carillon de Plounez!...

--Et ce timbre clair, fit le mousse, dites si ce n'est pas la petite
cloche de Notre-Dame de Kerfot!...

C'étaient en vérité toutes les voix chantantes des clochers du Goëlo qui
se promenaient là, autour d'eux, dans la tristesse blafarde du
septentrion. Et ils se sentaient le coeur serré d'une angoisse étrange.
Que pouvait bien présager ce _signe_? A la lueur tremblante de la lampe
de cuivre accrochée à une des poutrelles de la cabine, ils se voyaient
pâles comme des morts.

Ils se décidèrent à monter sur le pont voulant _savoir_.

Le bruit sonore allait toujours grandissant. Mais on ne voyait rien. Les
brumes demeuraient inertes et pendantes. Pas une ondulation dans leurs
vastes plis.

Les hommes s'étaient accoudés au bordage. Ils échangeaient des propos
rapides, à voix basse, comme s'ils eussent été à l'église. Au fait, ils
y étaient, à l'église, dans l'église infinie de la mer, toute pleine
d'une impénétrable vapeur d'encens.

Le mousse, grimpé dans le hauban, poussa un cri éperdu:

--Des cierges!... J'aperçois des cierges!...

De toutes parts, en effet, presque au ras de l'eau, s'allumaient, ainsi
que des lucioles, des flammes pâles qui se mirent à tourner autour du
navire: on eût dit une flottille d'étoiles émergée de la profondeur
diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes blanches des cierges.
Enfin les bras qui les tenaient se montrèrent à leur tour; et, après les
bras, des têtes et des épaules surgirent. A ces têtes de longues barbes
mouillées pendaient, qu'on eût prises pour des goëmons-épaves. Oh! les
lamentables faces blêmes aux traits figés!... Elles se suivaient comme
les gens d'une procession. De leurs lèvres entr'ouvertes un chant
s'exhalait; et subitement les cloches se turent. On n'entendit plus que
ce chant, pareil à une plainte,--mélopée lente et triste à fendre l'âme.
Si faibles que fussent les paroles, on en percevait le sens. C'était un
noël breton, un de ceux que les petits pâtres vont fredonnant de porte
en porte durant la veillée sainte. Les hommes de la _Jeanne-Augustine_
se signèrent avec une dévotion mêlée d'épouvante.

Le chant disait:

    Une étoile à l'Orient s'est levée;
    Un Dieu nouveau est né pour la terre,
    Pour la terre grande et pour la mer profonde...

Le mousse claquait des dents, là-haut, dans les vergues, et sur le pont
les hommes aussi grelottaient, et ce n'était point de froid.

Longtemps les têtes défilèrent; longtemps défilèrent, dans le crépuscule
arctique, les petites lueurs pâles que faisaient les flammes des
cierges. Parfois elles venaient si près du bord qu'on distinguait à leur
clarté les visages de ceux qui les portaient.

Longtemps, longtemps... oui, cela dura longtemps. Et puis, sans qu'on
sût comment tout cela passa, s'effaça, s'évanouit. Il n'y eut plus dans
la nuit qu'une solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.

Soudain un craquement se fit dans la vieille carcasse du navire. Les
cordages se tendirent, les voiles s'enflèrent comme si la respiration du
vent, jusque-là oppressée par l'attente de ces choses, fût redevenue
libre de se jouer à travers l'espace. A l'avant de la _Jeanne-Augustine_
l'eau se mit à mousser, entonnant la douce chanson de marche. Et les
hommes furent tout heureux de sentir qu'ils vivaient encore, que leurs
âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d'une
heure sans se parler, tant les réflexions qu'ils avaient à se
communiquer leur semblaient inexprimables.

Alain Perrot le premier desserra les lèvres.

--J'ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J'étais
avec lui à bord de la _Reine-des-Anges_, quand il trépassa... Même qu'il
m'a fait un signe avec la main comme pour me dire je ne sais quoi... Ah!
le pauvre Guiastrennec!

--Moi, j'ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il
avait encore la fente qu'il s'ouvrit dans le crâne en tombant des
huniers.

--Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s'écria le mousse, mon parrain,
Dieu lui pardonne!

--Moi, dit le matelot, j'en ai reconnu plus de trente.

Il entreprit de les nommer, en comptant sur ses doigts. Mais, au dixième
le capitaine l'interrompit.

--Assez!... Tais-toi!...

Elle était trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu'ils avaient
été portés, tous ces noms, par de robustes gars aux poitrines superbes,
taillés pour vivre cent ans! Et voici qu'ils ne surnageaient déjà plus
que dans quelques mémoires, éphémères elles-mêmes, ou dans les brèves
inscriptions des «perdus à Islande» qu'on déchiffre à peine sous les
porches des vieilles chapelles, au long des côtes d'Armorique...


III

... Et les trois verres de brandy? demanda quelqu'un dans l'auditoire.

--Nous les vidâmes, répondit le capitaine; nous vidâmes même toute la
bouteille... en récitant des _De profundis_. Nous _savions_ les uns et
les autres que c'était la dernière fois que nous trinquions ensemble.

Il ajouta:

--Voilà l'histoire de la _Jeanne-Augustine_.

Puis, après un silence:

--Vous avez eu tort de me la faire raconter. Je trouve à cette _mocque_
de cidre le goût qu'avait, ce soir-là, le brandy...



LA CHOUETTE


Mathias Kervenno, patriarche mendiant, originaire de la forêt de
Coat-an-Noz, entre Plougonver et Belle-Isle, m'a fait ce véridique
récit.


I

En ce temps-là--je vous parle du temps du roi Louis-Philippe--j'étais
sabotier. Vous connaissez Gurunhuël, dans la montagne? Notre équipe
campait au pied de la côte qui mène au bourg, sous une majestueuse
futaie dont tous les hêtres ont été transformés en sabots depuis lors.
Nous composions entre _cousins_ (comme nous avons coutume de nous
appeler dans la corporation) un village d'environ cinq ou six huttes.
Celle que j'occupais avec ma femme--Dieu lui fasse paix!--et nos quatre
enfants, aujourd'hui dispersés à travers le vaste monde, s'adossait au
mur d'une chapelle en ruines dont il ne subsistait guère que ce pan de
muraille, un vieil autel disjoint, envahi par les ronces, et, çà et là,
quelques soubassements de piliers, ensevelis sous un épais fumier de
mousses, de plantes parasites, de feuilles mortes.

Vers l'est, cependant, derrière l'autel, l'architecture de la maîtresse
fenêtre, destinée à éclairer le choeur, se dressait encore presque
intacte, découpant, sur le fond libre d'une avenue, sa rosace de pierres
veuve de ses anciens vitraux. J'aimais beaucoup, le soir, quand on ne
voyait plus assez pour le travail, à venir m'installer là sur le rebord
de granit sculpté, pour songer en paix et fumer silencieusement ma pipe,
loin du bavardage des femmes et des cris des enfants.

Il ne manquait pas de nids de chouettes dans cette vieille bâtisse
effondrée.

Un jour, je ne sais comment, en me hissant à ma place de prédilection,
j'effarouchai une de ces bêtes qui s'envola de son trou, avec une
plainte si étrange que vous eussiez dit un gémissement humain. Le
soleil--un soleil d'hiver, à la lumière aiguë et pénétrante,--dardait,
au moment de mourir, une flèche de feu rougeâtre parmi les décombres.
Éblouie, aveuglée par cette lueur, la chouette vint se jeter dans mes
genoux. Je n'en avais jamais vu aucune d'aussi près, si ce n'est sur les
portes des granges où les paysans, par peur, ont la cruelle habitude de
les crucifier. Celle-ci, étourdie du choc, allait tomber. J'étendis les
mains et je la saisis par les ailes.

Je ne crois pas avoir tenu entre mes doigts rien d'aussi doux que ces
ailes soyeuses, ouatées, frémissantes et chaudes.

Je tournai la bête à contre-jour, pour lui épargner l'éclat trop vif de
l'astre couchant.

Et, alors, je ne vis plus que ses yeux.

Vous est-il arrivé de contempler face à face les yeux d'une chouette?
C'est comme un miroir immense, mais terni; on y devine, vaguement, une
foule de choses mystérieuses; cela ressemble à des trous ouverts sur
d'insondables, d'effrayants abîmes. Tout au fond, tout au fond, comme à
des lieues, on entrevoit de larges remuements d'ombres et de clartés. On
dirait des pays, des mers, avec des nuages en marches et des processions
d'êtres qui vont, viennent, passent et repassent, jamais les mêmes,
ainsi que des personnages de rêves, de muets et mélancoliques
fantômes...

Tandis que je regardais la chouette, elle me regardait elle aussi,
tremblante, dominatrice néanmoins, d'un air à la fois impérieux et
triste qui me troubla.

Je me mis à lisser ses plumes, pour la rassurer et peut-être pour me
rassurer moi-même.

--Va, va, pauvre animal, lui disais-je, je ne suis pas un homme mauvais.
Je ne veux point te faire de mal. Les sabotiers vivent dans les bois,
dans les solitudes apaisantes, au milieu des silences sacrés de la
nature. Ce sont des âmes sereines, pacifiques, quoiqu'ils soient des
manieurs de hache et des abatteurs d'arbres. Ils aiment les oiseaux, qui
leur tiennent compagnie, qui sont, comme eux, les hôtes de la forêt, et
dont la chanson rythme allègrement leur tâche. Toi, tu ne chantes point
et tu ne te montres guère. Je te connais néanmoins. Souvent, la nuit,
ton «hou!» lugubre m'a réveillé. Je te sentais perchée sur le haut de la
hutte. Et tu inclinais mon esprit vers des pensers graves; tu me faisais
souvenir des ancêtres morts qui, parfois, dit-on, revêtent ta forme,
pour rappeler les vivants au respect pieux de ceux qui vécurent. Tu
passes pour en savoir très long sur des choses auxquelles les hommes
craignent ou diffèrent de réfléchir. Moi, ces choses me sont constamment
présentes. Le lendemain de la vie me préoccupe plus que la vie même...
Tes plumes rousses sont frangées de gris: tu es sans doute aussi vieille
que les hêtres de cette avenue, tu as vu debout cette chapelle dont les
pierres jonchent à présent le sol. Tu en as entendu les cloches convier
gaiement les gens d'alentour au pardon du saint... Mais le passé est le
passé, n'est-ce pas?

Ainsi je parlais à la chouette, les yeux fascinés par ses immobiles
prunelles où scintillaient des points d'or, semblables à des étoiles
dans le velours bleuâtre d'un firmament assombri.

--Or çà? me dis-je à part moi, réintégrons cette pauvre aveugle dans son
domicile.

J'écartai les lierres pendants qui voilaient le nid d'où je l'avais vue
s'envoler, et j'allais y déposer l'oiseau, quand les lianes soulevées
découvrirent, non point un nid quelconque dans une anfractuosité de
muraille, mais bien une de ces _armoires_ à double compartiment que les
maçons ménagent dans les églises, à la droite du choeur, pour recevoir
les fioles saintes.

Et elles s'y trouvaient encore, les fioles, au nombre de deux, l'une
pour le vin, l'autre pour l'eau, encrassées, il est vrai, prises dans
les trames superposées d'innombrables toiles d'araignées auxquelles
elles avaient probablement dû leur préservation. Et, près d'elles, un
livre gisait, un missel énorme, très ancien, garni de lourds fermoirs de
métal, avec des moisissures, des lèpres, des plaies d'humidité
suppurante, de larges taches de vert-de-gris. La dorure des tranches,
toutefois, apparaissait bien conservée, par places.

La vue du livre me fit oublier la chouette qui s'était rencoignée
peureusement dans un des angles du réduit.

Il me tenta, ce missel; et je le pris, avec le sentiment, du reste, que
je commettais un affreux larcin, car je le cachai sous ma veste, pour
l'emporter, et m'enfuis à pas de loup, comme un voleur. Je dois ajouter
qu'une vilaine pensée m'était venue,--une pensée de lucre. L'ouvrage
datait, à coup sûr, de longtemps; et je savais qu'il y avait, à
Belle-Isle, un Anglais, homme excentrique, qui payait au poids de l'or
des bouquins de ce genre, les estimant d'autant plus cher qu'ils étaient
plus vieux.


II

Noël était proche. La veille de la fête, le chef de notre campement me
dit:

--Ça te ferait-il plaisir d'aller, ce soir, à Belle-Isle?... Il y a un
chargement de sabots à fournir chez Roll Even, le marchand de la
Grand'Rue... Tu pourras de la sorte assister à la messe de minuit dans
l'église de ville qui sera, dit-on, illuminée comme une cathédrale.

J'acceptai avec empressement, non point à cause de la messe de minuit,
quoique j'aie toujours été bon chrétien, mais parce que, par la même
occasion, je trouverais probablement à vendre le missel à l'Anglais.

Je profitai d'un moment où j'étais seul dans la hutte pour tirer le
livre de la cachette, l'envelopper d'un morceau de toile et le glisser
dans la poche intérieure de ma veste.

Après souper, la charrette attelée et chargée, je fis claquer mon fouet,
et me voilà en route.

Il faisait un petit froid vif, qui piquait: je m'entortillai dans ma
limousine, les rênes serrées entre les genoux, les mains enfoncées dans
les manches de ma veste. Le cheval était la bête la plus douce et la
plus intelligente qui se pût imaginer. Il entendait le breton, comme
vous et moi, et il suffisait d'un mot pour accélérer son allure ou la
ralentir. La nuit était claire, une fine couche de givre commençait à
saupoudrer au loin la campagne.

Nous dévalâmes au trot la descente de Gurunhuël.

Je me laissais bercer au balancement de la charrette, l'esprit perdu
dans ma rêverie, supputant le prix que je retirerais du missel,
cherchant ce que je pourrais acheter pour la femme et les mioches avec
cet argent. J'évoquais les idées les plus riantes, je tâchais à me
représenter la joie étonnée des miens, quand, au retour, je leur
rapporterais toutes sortes de cadeaux inespérés, comme en ont seuls, à
Noël, les enfants des riches; et toutefois, plus je roulais vers
Belle-Isle, moins je me sentais en gaieté. Une inquiétude sourde me
travaillait, un malaise étrange, le trouble qu'on éprouve quand on va
commettre une mauvaise action.

Soudain je fis un soubresaut. Derrière moi, dans la profondeur sonore de
la nuit, un «hou!» prolongé, plaintif, triste à fendre l'âme, venait de
s'élever et, par trois fois, il se répéta, toujours plus long, plus
plaintif, plus triste.

J'écartai ma couverture, saisis les rênes à pleines mains et cinglai le
cheval qui partit à fond de train.

Nous traversions maintenant le coeur de la forêt. Des arbres vénérables
bordaient la route, enchevêtrant au dessus de nous leurs ramures
dépouillées. Des deux côtés c'était une double rangée interminable de
troncs noirs, et, derrière ceux-là, il s'en pressait d'autres,
confusément, par milliers.

Pour la première fois, la forêt me fit peur, à moi qui me considérais
comme son fils, né à son ombre, bercé dans ses bras centenaires, sur son
sein si moelleux et si embaumé, à moi qui vivais en elle et par elle, à
moi qu'elle nourrissait, en vérité, de sa chair même et de son noble
sang. Oui, j'eus peur de ces grands arbres familiers: je leur trouvai un
air menaçant que je ne leur connaissais point; je crus les voir se
pencher, abaisser lentement leurs branches, pour m'arrêter au passage;
ils m'apparurent comme un fourmillement muet de grands spectres, et je
sentis peser sur moi la fixité effrayante de leurs yeux.

Oui, de leurs yeux. Car ils avaient des yeux, tous ces arbres. Dans
chaque fût, à la hauteur de la maîtresse branche, deux prunelles
luisaient, larges, rondes, affreusement immobiles, dardant un éclat pâle
et comme décoloré.

Le cheval, non moins épouvanté que moi-même, suspendit net son élan, les
jambes raidies, le crin hérissé. J'entendis son coeur battre dans ses
flancs, à grands coups; et le mien aussi battait à se rompre.

Je tremblais si fort que j'avais laissé tomber les guides et l'idée ne
me venait pas de mettre pied à terre pour les ramasser... Il y eut
quelques minutes d'une attente indicible. Dieu m'épargne de revivre
jamais ces minutes-là. L'angoisse me serrait à la gorge, m'étouffait
presque; une sueur glacée me ruisselait par tout le corps.

Qu'allait-il se passer?

J'avais une hâte fébrile de le savoir, persuadé, d'ailleurs, que ce
serait terrible et que j'en mourrais...

Or, voici que de l'un des arbres se détacha une grande forme sombre qui
se balança, un instant, au dessus de la route, dans l'espace, puis vint
se poser sur le rebord de la charrette sans bruit. Un flocon de neige ne
serait pas descendu plus doucement.

Je me retournai sur mon siège et je vis près de moi les deux prunelles
luisantes que j'avais prises pour les yeux de l'arbre.

Je me rappelai, je ne sais comment, une antique formule de conjuration,
retenue d'un vieux conteur de légendes à demi sorcier.

--Blanche ou noire? Faste ou néfaste? De la part de Dieu ou de la part
du diable? demandai-je.

Une voix faible et dolente me répondit:

--Je suis la chouette des ruines de Saint-Mélar, ô Mathias Kervenno.
Regarde, reconnais-moi, et, puisque tu me fus secourable naguère,
laisse-moi te sauver aujourd'hui... Tu es sur le chemin de ta damnation
éternelle, Mathias Kervenno.

--Je te reconnais, dis-je à l'oiseau de ténèbres. Parle: que veux-tu de
moi?

--Tu crois rouler vers Belle-Isle et tu es en marche pour l'enfer.

--Je n'ai pas fait de mal, que je sache.

--Tu as un poids sous l'aisselle, Mathias Kervenno.

Je compris qu'il faisait allusion au missel; la rougeur de la honte me
monta au visage. Je balbutiai:

--Je n'ai dépouillé personne. Un vieux livre trouvé dans un vieux mur,
est-ce donc un si gros péché?

--Écoute, Mathias, reprit l'oiseau. Il y a cent ans, jour pour jour,
Saint-Mélar étant alors paroisse, un prêtre y célébrait la messe de
minuit. Déjà l'office était terminé, et le prêtre ôtait ses ornements,
tout heureux de penser qu'un bon feu l'attendait au presbytère (car il
faisait un froid de loup), lorsqu'une pauvresse, arrivée sans doute en
retard, se présenta à la porte de la sacristie, demandant à être
entendue en confession et à communier.

«--Revenez demain, Brigida, lui dit le prêtre, contrarié. Je serai dès
neuf heures au confessionnal et vous communierez à la grand'messe.»

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de la vieille, mais elle n'osa
point insister, fit une humble révérence et sortit.

Le lendemain, à l'aube, un cantonnier la trouva couchée dans la douve,
morte, enveloppée d'un linceul de neige.

Par la faute du prêtre, elle n'avait point trépassé en état de grâce. Or
ce prêtre comparut, à son tour, au tribunal de Dieu, et Dieu lui dit:

«--Pour avoir péché de la sorte, tant qu'il restera deux pierres de la
chapelle de Saint-Mélar, ton expiation sera d'y donner la communion, la
nuit de Noël, à toutes les âmes errantes!...»

Voici Noël, Mathias Kervenno. Les cloches de minuit vont carillonner. Le
prêtre est à son poste, les âmes errantes se sont rassemblées, les
fioles saintes vont être remplies, mais le «livre», Mathias, le livre
n'est plus à sa place... S'il ne se retrouve pas, le prêtre ne pourra
célébrer l'office. Il sera quitte pour recommencer cent autres années de
pénitence, peut-être... Mais c'est celui qui a emporté le missel que je
plains: ce qui appartient aux défunts devient un instrument de damnation
entre les mains des vivants. J'ai dit, Mathias Kervenno.

Je sortis le livre de ma poche.

--Le voilà, murmurai-je. Est-ce à toi qu'il faut que je le restitue?

--Je ne suis qu'une chouette, répondit l'oiseau. Rapporte-le où tu l'as
pris.

Je ne sais ce que vous auriez fait. Moi je n'hésitai point. Je tirai sur
la bride du cheval qui, lui non plus, ne se fit pas prier, et nous
rebroussâmes chemin.

Les figures des arbres, aussitôt, me redevinrent amies. Ce n'étaient
plus des spectres terrifiants, mais des ormes, des hêtres, des
châtaigniers, des chênes aux attitudes majestueuses et protectrices. La
nuit avait repris le calme divin qui sied à un soir de Noël, et, dans
mon coeur aussi, une paix douce était rentrée.

Arrivé près du campement, j'attachai ma bête au montant d'une barrière
et je pénétrai dans les ruines.

Alors, seulement, je m'aperçus qu'un vol immense de chouettes me
suivait. Elles se perchèrent sur les branches d'alentour, fixant sur moi
leurs prunelles blafardes qui ne me faisaient plus peur. Je remis le
missel à son ancienne place, ébauchai un signe de croix en passant
devant l'autel et m'en retournai vers la charrette. Je m'étais à peine
éloigné d'une cinquantaine de pas que des chants s'élevèrent de la
chapelle détruite, à la louange de l'Enfant-Dieu. En me retournant, je
ne vis plus les chouettes; mais, parmi les décombres du sanctuaire, une
foule agenouillée entonnait l'hymne de la Nativité et un prêtre à
cheveux blancs se tenait, les bras étendus, en face du missel ouvert que
lui présentait un acolyte.

... Hue! Dia!... Le cheval rassuré repartit au galop dans la direction
de Belle-Isle. Les carillons de Gurunhuël, de Plougonver, de Loquenvel,
de vingt autres paroisses encore se répondaient à travers la clarté
laiteuse de la nuit, sous le scintillement avivé des étoiles.

Et j'arrivai à Belle-Isle à temps pour entendre la messe.



LE PUITS DE SAINT-KADÔ


I

_Puns Kadô_,--le puits de Saint-Kadô,--je le revois, en écrivant ces
lignes, tel qu'il était aux jours de mon enfance, avec sa margelle
basse, son parapet de pierres moussues et son vieux treuil qui poussait
des gémissements presque humains, dans le silence du soir, à l'heure où
les femmes du bourg, selon l'expression consacrée, «allaient à l'eau».

C'était une espèce de citerne carrée, peu profonde, creusée au milieu de
la place. Dans une des parois s'ouvrait une haute niche, jadis décorée
de la statue du saint. Cette statue, un beau jour, s'était effondrée de
vétusté et de moisissure.

--Foi de Dieu! avait dit un loustic comme il y en a tant en Trégor, je
ne m'étonne pas que saint Kadô ait donné sa démission... Ça n'est pas
gai d'être le patron d'un puits. Il aura sans doute demandé à monter en
grade et à devenir patron d'auberge!...

Ce fut toute l'oraison funèbre de la pauvre vieille image, sculptée aux
temps anciens dans un tronc de hêtre par quelque pieux sabotier
d'alentour. On songea bien à la remplacer, mais plus tard, lorsque la
fabrique serait plus riche. En attendant, des ronces grimpantes, des
fougères aux fines dentelles s'efforçaient de cacher de leur mieux la
détresse de cette niche veuve, où les débris sacrés achevaient de
pourrir.

Le puits continua de s'appeler _Puns Kadô_; mais, de Kadô lui-même, à la
longue, il ne fut plus question...

Entre toutes les ménagères qui s'attroupaient, le soir, auprès de la
margelle et qui s'y attardaient quelquefois des heures à médire de leur
prochain, sous prétexte d'emplir leurs cruches, Fanta Gouronnec était la
seule qui se souvînt encore du saint et adressât de temps à autre à ses
tristes reliques décomposées une salutation mélancolique.

--Je ne désire qu'une grâce avant de mourir, disait-elle souvent: c'est
de voir sur pied le saint Kadô tout neuf qu'on nous promet depuis des
années et qui pourrait bien être comme le veau de la vache à Tanguy,
lequel devait peser en naissant six cents livres, mais ne naquit
jamais...

Il faut croire que Fanta était destinée à mourir heureuse, car sa prière
fut exaucée, à la suite d'une circonstance assez bizarre dont voici
l'authentique récit.


II

Le meilleur des hommes, Joseph le Saint,--en breton _Ar Zant_,--bon
mari, bon père, cultivateur consommé, éleveur émérite, mais, par
exemple, ivrogne, ah! ça, oui, ivrogne pommé!... Plus que sa femme, plus
que ses enfants, plus même que sa terre et que son bétail, il aimait la
boisson. Il fallait lui entendre prononcer ce mot: «la Boisson!» Il y
avait, dans la façon dont il le disait, de la tendresse, de la piété, de
la dévotion, de la ferveur, quelque chose de mystique et de passionné.
C'était chez lui un culte qui allait jusqu'au fanatisme. Le _recteur_ de
la paroisse le sermonnait souvent à cet égard.

--Que voulez-vous? répondait-il doucement. C'est dans ma nature. Je suis
_boissonnier_!

Les néophytes de la primitive église ne mettaient pas plus d'accent à
professer qu'ils étaient chrétiens.

Il se soûlait à chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, c'est-à-dire
tout les dimanches régulièrement, plus les jours de fêtes gardées, et
enfin quand ses affaires l'obligeaient à paraître aux marchés voisins.
Ivresses charmantes, d'ailleurs, qui le faisaient pleurer de joie et lui
versaient dans l'âme une infinie béatitude. Sa large face candide alors
s'épanouissait, rayonnait, sans rien de bestial ni même de grossier, au
contraire: il en était comme transfiguré. Ses petits yeux vifs avaient
des scintillements d'étoiles, et, de ses lèvres souriantes, coulaient
des paroles de miel. Pour causer d'affaires, il avait soin d'attendre
qu'il fût gris: il voyait plus clair et se sentait plus retors...

Ce soir-là, veille de Noël, il revenait, au trot de Rouzic, sa jument
rouge, d'une vente de bois faite en l'étude de Me. Cariz, notaire à
Lannion. Il était content de lui et des autres, content de l'humanité
tout entière. Il avait beaucoup bu, et bu à bon compte, ce qui doublait
son allégresse, ayant acquis pour la bagatelle de cinquante écus un lot
de chêne d'une valeur réelle de quatre cents francs... Oui dame! pour
cinquante écus il était devenu, lui paysan, lui fermier, propriétaire de
cette magnifique avenue du château de Kergloz,--des arbres superbes
comme on n'en trouve plus que chez «les nobles».--Fallait-il tout de
même que M. le comte eût besoin de gros sous, après avoir _rousti_ les
pièces d'or!... Un _boissonnier_ aussi, ce comte, mais un boissonnier
des grandes villes, un boissonnier joueur, fainéant et sombre.

--Vois-tu, il y a l'ivrognerie des braves gens et celle des pendards,
expliquait Joseph le Saint à Dall an Dribunêr, assis à sa gauche sur
l'unique siège du char à bancs.

Ce Dall an Dribunêr était un vieil aveugle, vivant d'aumônes et clamant:
«La charité!» de seuil en seuil. En échange de l'hospitalité qu'on lui
accordait, dans les greniers ou les étables, il rendait aux femmes le
service de les aider à dévider les écheveaux de chanvre, aux fileries
d'hiver: d'où ce sobriquet de _An Dribunêr_ (le dévideur) dont on
l'avait affublé et qui avait fini par se substituer à son véritable nom,
tombé pour lui-même en oubli. Le Saint l'avait trouvé gravissant
péniblement la côte, au sortir de Lannion.

--Où vas-tu comme ça, Dall?

--A ta voix je te reconnais, Ar Zant... Je vais bien loin, si j'en crois
mes jambes qui me rappellent à tout moment qu'elles ont passé l'âge de
courir les chemins.

--Mais encore?

--A Roquinarc'h, mon fils, chez les Krénavel, puisque cependant tu tiens
à le savoir. C'est mon jour de loger sous leur toit.

--Eh bien! monte. Je te déposerai, presque à leur porte. Tu n'auras que
trois champs à traverser.

Et le vieux s'était hissé dans le véhicule, en appelant sur Joseph le
Saint toutes les bénédictions du ciel. Et celui-ci tout de suite s'était
mis à lui faire ses confidences.

...--Oui, continuait-il, il y a ivrognes et ivrognes...

--Certes, opinait l'aveugle.

--Toi, Dall, t'es-tu jamais soûlé?

--Plus d'une fois, oui... à l'auberge du _Coûte rien_.

--Hein? Quoi? Où est-ce qu'elle est, cette auberge?

--Eh! un peu partout, Dieu merci! Le long des routes, sur les places des
bourgs, dans l'herbe des prés. C'est le tonneau du bon Dieu: chacun peut
y boire. L'eau coule pour tout le monde.

--De l'eau!... Pouah! fit le Saint avec une grimace.

Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de l'aveugle, mais que
surprirent seuls les anges qui rôdent dans le firmament de Bretagne, la
nuit de Noël... La silhouette d'une maison se profila en noir sur
l'horizon nocturne criblé d'étoiles.

Au dessus de l'huis se balançait, dans le vent, une touffe de gui. A
l'intérieur, nulle clarté. Les gens, apparemment, dormaient.

Joseph arrêta court la bête.

--J'ai soif, dit-il. Nous allons réveiller ce mécréant d'aubergiste qui
se permet de ronfler à l'heure où les autres se lèvent pour rendre
visite dans sa crèche à l'Enfant-Dieu... Nous boirons un litre en
l'honneur de Jésus!... D'ailleurs, te voilà presque arrivé...

Ils descendirent de voiture, et le paysan se mit à cogner sur la porte
avec le manche de son fouet.

Mais personne ne lui répondit.

--Ohé! Tignouz, ohé! Grida, ouvrez donc!... C'est moi, Joseph le Saint,
de Kergouanton, avec Dall an Dribunêr. Laisserez-vous deux chrétiens
mourir de la pépie?

Même silence.

--Hé! fit l'aveugle, ne vois-tu pas que le logis est vide? Ils sont tous
en route pour la messe, mon cher... Ce que tu as de mieux à faire, c'est
de continuer, toi-même, ton chemin. Tu te désaltéreras au bourg de
Tréziny.

--Ouais, tous les cabarets seront clos.

--Tu en seras quitte pour t'abreuver au _puns Kadô_.

--Grand merci! Je ne suis pas, comme toi, de l'espèce des grenouilles.

--Parlons sérieusement, reprit l'aveugle d'un ton pénétré, avec,
toutefois, une imperceptible nuance d'ironie. Tu as été obligeant à mon
égard, je te veux payer de retour. Je vais te révéler un secret que je
tiens de ma grand'mère, laquelle était une femme de sens, renseignée
comme pas une sur les merveilles de la «nuit sainte»... Seulement,
jure-moi d'abord que tu n'en abuseras point...

--Je jure tout ce que tu voudras. Voyons ton secret.

--Lorsque tu arriveras à Tréziny, toutes les auberges en effet seront
fermées; les gens seront à l'église. Laisse ton équipage à l'entrée du
bourg et dirige-toi vers le puits qui est au milieu de la place. Là,
assieds-toi sur la margelle jusqu'à ce que tu entendes tinter la
clochette de l'enfant de choeur, au moment de la consécration. Dès
qu'elle aura commencé à sonner, ne perds pas de temps. Saisis d'un poing
solide l'un des seaux et mets-toi à califourchon sur l'autre. Tu
descendras ainsi tout doucement et tu atteindras sans peine la niche
pratiquée dans le mur du fond. Tu m'as bien compris?

--Parfaitement; mais qu'est-ce que ça me rapportera, toute cette
gymnastique?

--Mon cher, la nuit de Noël, pendant la durée de la consécration, l'eau
de ce puits se change en vin, par les mérites du Christ et la vertu de
saint Kadô[21]... Tu n'auras qu'à te pencher pour en boire à pleines
gorgées. Et c'est un vin, mon cher, comme on n'en goûte qu'au paradis.
Tu m'en diras des nouvelles!

  [21] C'est une tradition répandue en Basse-Bretagne que la nuit de
    Noël, pendant le temps que dure la consécration, l'eau des sources
    se change en vin pur. J'ai mentionné plus haut l'aventure
    authentique du pauvre Nonnic Garlantès, qui, lui, se noya tout à
    fait, pour avoir voulu s'assurer de la réalité du miracle (cf.
    _Nédélek_).

Le fermier se grattait le bout du nez.

--J'ai idée que tu te moques de moi, Dall an Dribunêr.

--Crois ou ne crois point. Cela te regarde. Il était de mon devoir de te
témoigner ma reconnaissance à ma manière... Au revoir, fils! grâce à toi
me voilà presque rendu à destination. Il ne me reste qu'à te souhaiter
bon voyage!

Et le vieux, franchissant une barrière, s'engagea dans les champs,
tandis que l'ivrogne, remonté tant bien que mal sur son siège, criait à
Rouzic un «hue!» formidable, et que la bonne jument s'enlevait en
faisant feu des quatre pieds.


III

--Allez à la messe avec nos invités, disait Fanta Gouronnec à son mari.
Je suffirai bien toute seule à surveiller la cuisson du repas et à
disposer le couvert... Partez sans crainte; la table sera prête à votre
retour...

Le bourg était silencieux et comme désert. A peine si çà et là, aux
lucarnes des chaumières, veillait une flamme pâle, une clarté discrète
de ver luisant. L'église, en revanche, jetait par ses vitraux de grandes
lueurs rougeâtres, pareilles à des feux de forge. Et des chants
montaient, où dominait la voix de taureau du sacristain Fanch ar Luch,
accompagné comme en sourdine par le nasillement monotone du choeur des
femmes. Puis, soudain, les chants cessèrent et, dans le silence,
retentirent par saccades les tintements grêles d'une clochette.

--La consécration! se dit Fanta.

Elle se signa dévotement, murmura une patenôtre et, ouvrant la porte, se
vint mettre debout pour assister à la sortie de la messe.

Il lui sembla entendre des gémissements.

Jésus-Dieu! qu'est-ce donc qui se passait?

Elle prêta l'oreille. Les plaintes venaient du fond de _puns Kadô_. Et
Fanta de courir au vieux puits, non sans s'être munie au préalable d'une
lanterne.

--Qui est là? demanda-t-elle.

Une voix faible, exténuée, lointaine, lui répondit:

--Moi! Le Saint!

--Le Saint? fit-elle, interloquée. Quoi! c'est vous, Monseigneur saint
Kadô?... Est-il possible!... Et que puis-je pour vous?

La bonne Fanta ne trouvait nullement étrange que la pauvre statue
délaissée l'implorât de la sorte, dans le langage des vivants.
N'était-ce pas nuit de Noël? Et puisque, cependant, cette nuit-là, les
bêtes elles-mêmes reçoivent l'usage de la parole, pourquoi, je vous
prie, pareille faculté ne serait-elle pas accordée aux images vénérées
des saints?

Au reste l'esprit ingénu de Fanta n'en chercha pas si long.

Penchée sur la margelle, le buste engagé dans l'ouverture béante, elle
disait de sa voix la plus dévote:

--Parlez, monseigneur. Vous savez comme je vous suis dévouée. Vous le
savez, n'est-ce pas?... Depuis que votre ancienne statue est tombée en
poussière, je ne cesse d'en réclamer une neuve, avec un manteau de
pourpre, des gants violets, une crosse blanche et une mitre d'or. Mais
tous ces fabriciens, voyez-vous, ce sont des gens sans coeur et sans
oreilles, des misérables, des goujats, de fieffés ivrognes!...

Il faut croire que Joseph le Saint ne perçut que le dernier mot de cette
pieuse apostrophe.

--Ivrogne, oui! bégaya-t-il. Mais je me corrigerai... je vous le
jure!... Sauvez-moi!... Vous n'avez qu'à abaisser le seau que j'ai
laissé échapper!...

--Hein? s'écria Fanta Gouronnec... Comment? Tu n'es donc pas le saint de
la citerne?

--Le Saint!... Joseph le Saint, de Kergouanton! hurla le malheureux.

--Ah! c'est toi, chenapan? Les auberges ne te suffisent donc pas que tu
te mets à voyager dans les puits?

Elle était furieuse d'avoir pris pour saint Kadô un «paroissien» qui
n'avait avec lui que de si lointains rapports,--furieuse surtout de voir
finir de façon si plate une aventure qu'elle avait crue céleste.

L'autre, cependant, geignait de plus belle:

--Je suis à bout de forces... Au nom de Dieu, père des créatures, venez
à mon aide!... Qui que vous soyez, je vous le revaudrai.

Fanta Gouronnec se dit: «Je ne peux pourtant pas le laisser périr en
état de péché mortel, la nuit où Jésus vient de naître!»

--Écoute, prononça-t-elle, je consens à te porter secours, mais à une
condition.

--Je les accepte toutes.

--Voici. Tu doteras d'une image neuve, en bois de chêne, et peinte de
pourpre et d'or, la niche où tu te morfonds.

--Dans deux jours elle sera commandée.

--Chez Philippe Merrer, «l'homme aux saints»! Il n'y a que lui qui sache
les sculpter comme il faut.

--Chez Philippe Merrer, c'est entendu.

--Dût-elle te coûter cent francs!

--Je paierai même le transport.

--Tu le jures?

--Sur ma part de paradis.

--Non. Tu l'as déjà perdue, soûlard que tu es.

--Sur la tête de ma femme et de mes cinq enfants!

Les gens sortaient de la messe de minuit: un attroupement s'était formé
autour de la citerne.

--Vous êtes tous témoins, dit Fanta en s'adressant à la foule de plus en
plus compacte...

Et elle commença de tirer sur la corde, en criant, comme font les
marins:

--Ohé! hisse!

On vit alors ce spectacle: Fanta Gouronnec ramenant, au lieu d'eau, ce
sac à vin de Job Ar Zant, vert de peur et vert de mousse. Vous jugez si
le treuil grinçait, mais l'homme aussi claquait des dents.

                                   *
                                  * *

Moins d'un mois plus tard, on inaugurait à Tréziny une mirifique statue
de saint Kadô drapée de violet et mitrée d'or. Toute la population
assistait à la cérémonie. Ce fut une occasion de franches lippées et de
grasses soûleries. Mais Joseph le Saint rentra chez lui, à Kergouanton,
sans tituber. Depuis son aventure, il ne buvait plus qu'à l'auberge du
_Coûte-rien_ dont Dall an Dribunêr lui avait, le premier, appris la
route.

Et aujourd'hui, quand il est question d'un incorrigible ivrogne, il se
trouve toujours quelqu'un pour dire:

--Il faudrait l'envoyer à _Puns Kadô_ s'abreuver de «vin de Noël.»



LE FORGERON

DE

PLOUZÉLAMBRE


A Mlle Finette.

Lorsque j'avais votre âge, mon amie, j'étais, ne vous en déplaise, un
affreux galopin, toujours courant, toujours trottant, en quête
d'aventures héroïques qui finissaient le plus souvent de la façon la
plus sotte et d'où je sortais penaud, mais impénitent. Vous m'avez
demandé de vous en conter une. Écoutez celle-ci qu'une rencontre récente
m'a remise en mémoire.


I

C'était aux vacances dernières. Je passais par Plouzélambre. Imaginez
une pauvre bourgade, la plus humble et la plus perdue: de vieilles
maisons grises aux toits galonnés de lichens jaunes; quatre ou cinq
auberges avec des enseignes d'une orthographe extraordinairement
fantaisiste; un enclos plein de tombes, ombragé par des ifs presque
millénaires; une église lamentable, à demi effondrée, ne tenant debout
que par miracle, et, en face de l'église, l'école--une grande bâtisse
fort laide, mais où, tout de même, autrefois, nous nous plaisions bien.
J'en ai fréquenté d'autres, plus tard, qui, plus somptueuses, ne sont
pas demeurées aussi chères à mon souvenir.

J'étais arrivé à Plouzélambre sur le coup des huit heures. Des écoliers,
pareils à celui que je fus, entraient en classe, disposés sur une longue
file, les mains derrière le dos, le sac de toile en bandoulière, tête
nue et chantant. Le fracas sonore de leurs sabots sur les dalles
retentissait en moi délicieusement et, parmi leurs voix claires montant
à l'unisson, j'écoutais presque si je ne distinguerais pas la mienne.
L'homme porte en lui une infinie puissance d'illusion: il avait suffi
qu'autour de moi se reconstituât le décor familier de mon enfance, pour
que je me crusse redevenu un enfant.

Un moissonneur descendait la rue, en corps de chemise, sa faucille sur
l'épaule. Je l'arrêtai pour lui demander:

--L'instituteur, c'est bien M. Loarer, n'est-ce pas?

Je nommais mon ancien maître. Le paysan me dévisagea, un peu surpris.
Puis, au bout d'un instant:

--Si je ne me trompe, nous avons ânonné ensemble sur les mêmes bancs. Tu
dois être un tel. Moi, je suis le Bourdonnec.

Je lui sautai au cou et nous nous embrassâmes longuement.

--C'est singulier, fit-il, qu'après tant d'années on n'ait pas plus de
peine à se reconnaître!... Je me suis souvent demandé, quand on causait
de toi, chez nous, quel air tu pouvais bien avoir à présent. N'est-il
pas étrange que tu sois exactement celui que je me figurais?

Je confessai en toute sincérité que, pour ma part, j'eusse difficilement
mis, de prime abord, sur son visage robuste et hâlé le nom du petit
Jouan Le Bourdonnec qui fut le premier et le plus aimé de mes compagnons
d'études.

Il eut une de ces réparties profondes dont les paysans de Bretagne sont
coutumiers:

--Nous, vois-tu, la vie des champs nous rend tous pareils... Mais,
poursuivit-il, je n'ai pas répondu à ta question. Ne me parlais-tu pas
de M. Loarer? Je vais te conduire à lui: nous n'avons, hélas! que
l'échalier du cimetière à franchir.

Nous fîmes quelques pas dans une étroite allée, sablée de coquillages de
mer; à droite, à gauche, des tertres verdoyants surmontés de croix
peintes, racontant des vies obscures et d'humbles trépas; tout au bout,
une tombe moins fruste, presque monumentale, taillée dans un bloc de
granit rose.

--C'est ici, fit Jouan.

Et quand nous eûmes donné à la mémoire du vieux maître d'école un
souvenir attendri:

--Tu vois que ses élèves lui sont restés fidèles. Les plus pauvres y
sont allés de leurs quatre sous, pour qu'il eût une sépulture
convenable. «Il faut, disaient-ils, que sa tombe soit aussi belle que
celle d'un curé.» Le fait est que nous lui devions bien cela. Te
rappelles-tu...?

Nous avions pris à travers le cimetière, pour sortir par l'autre côté.
Et sur nos lèvres, tout en marchant, abondaient les évocations du passé.
Le paisible champ des morts, baigné par l'éclatante lumière d'août,
foisonnait de vie végétale. Des bourdonnements d'abeilles sortaient du
calice des fleurs funèbres, et l'on entendait au loin, dans les
campagnes ensoleillées, le ronflement d'orgue des machines à battre. De
temps à autre, Jouan me prenait par le bras, me désignait une croix sur
un tertre:

--Lis ce nom...

Et c'était quelqu'un de nos camarades d'antan, couché dans le grand
repos, avant d'avoir accompli le meilleur de sa tâche. Une vague
mélancolie me gagnait, et cependant j'eus toutes les peines du monde à
retenir un éclat de rire, lorsque, à propos d'un des noms inscrits là,
au lugubre registre d'absence, Jouan Le Bourdonnec me dit à
brûle-pourpoint:

--Il était de l'histoire du _symbole_, tu sais?... Car tu te la
rappelles, l'histoire du _symbole_?

Oui bien, je me la rappelais... Nous voilà de la reconstruire ensemble,
pièce à pièce, en ses moindres détails.

Cela se passait aux âges déjà lointains où, sous prétexte d'apprendre
aux petits Bretons le français, dont ils ne possédaient pas un traître
mot, on leur interdisait, même aux récréations, de se servir entre eux
de la seule langue dans laquelle ils fussent capables de s'exprimer.

Autant les condamner au silence.

Mais l'enfant a l'ingéniosité d'un sauvage.

Nous tournâmes la loi, quant à nous, en donnant à notre vocabulaire
celtique, au moyen de désinences appropriées, une couleur vaguement
française. Et ce fut alors le plus abracadabrant des jargons. On disait,
par exemple: «J'ai _torré_ mon _botès_». Traduisez: j'ai cassé mon
sabot. J'ai retenu encore ce verbe étonnant: _meignater_. Cela
signifiait: se battre à coup de pierres. Tant de choses en un seul mot!

Le reste était à l'avenant.

Et voilà pourtant le mirifique idiome que j'ai parlé de six à dix ans.

Les inconvénients de la méthode frappèrent nos maîtres eux-mêmes et,
pour y obvier, ils adoptèrent le _symbole_.

Symbole de quoi? Je ne l'ai jamais su. Il y a, comme cela, des
inventions pédagogiques qu'enveloppe un terrifiant mystère.

Il nous était présenté, ce symbole, sous les espèces et apparences d'une
rondelle de fer-blanc percée en son milieu d'un trou que traversait une
ficelle.

Au premier terme suspect que vous laissiez échapper, le surveillant vous
glissait dans la main ce signe d'infamie. A vous maintenant de vous en
défaire, en le passant à un condisciple, astucieusement pris par vous en
faute. On gagnait à ce genre d'espionnage de devenir assez vite un
excellent apprenti policier. Peut-être est-il permis de penser que ce
n'est point le but idéal de l'éducation. Le dernier détenteur du
_symbole_, à la fin de la journée scolaire, restait une heure après le
départ des autres à ranger les livres, à épousseter les bancs, à faire
la toilette de la classe.

Et donc, cette humiliation m'advint.

J'en éprouvai un tel froissement que je résolus de me venger.

Au lieu de déposer le _symbole_ sur la chaire, ainsi qu'il était
prescrit, je profitai de l'absence du maître, quand je fus libre, pour
emporter la maudite rondelle de fer-blanc, et, sitôt dehors, mon premier
soin fut d'assembler autour de moi tous les garnements du bourg.

--Çà, leur dis-je à peu près, il faut en finir avec cet instrument
d'oppression. Qui le hait me suive, et faisons-lui les funérailles qu'il
mérite.

Ils s'écrièrent d'une seule voix:

--C'est cela, oui! Qu'on l'enterre! qu'on l'enterre!

L'instant d'après, nous étions en route pour le Rûn. Le Bourdonnec et
moi marchions en tête de la bande. Les autres suivaient, hurlant et
vociférant. Nous devions avoir un peu l'air d'une troupe d'Apaches
partant en guerre. Les gens, ébaubis, se pressaient sur les seuils pour
nous regarder passer.

Le Rûn est une éminence broussailleuse, située à un quart de lieue
environ du bourg de Plouzélambre, dont d'anciennes carrières abandonnées
ont profondément entaillé les flancs. Où le cadavre de notre ennemi
serait-il mieux enfoui que sous cette colline déserte, dans une de ces
grottes obstruées par les ronces, hantées seulement des chauves-souris
et des crapauds? Il fut procédé à son inhumation, selon les rites les
plus solennels.

En guise de monument, nous érigeâmes au-dessus un tas de pierres
semblable à ces _cairns_ qui, chez nos ancêtres, marquaient la sépulture
des grands chefs barbares. Puis, sur une «couverture de cahier cartonné»
fixée dans un rameau d'ajonc, l'un de nous--celui-là même dont une croix
de bois noir venait de me rappeler le nom--écrivit au crayon ces deux
vers qu'un _symboliste_ d'aujourd'hui (soit dit sans jeu de mots) ne
désavouerait peut-être pas:

    Ci-gît le symbole,
    On pourra parler breton à l'école.

Ce sont probablement les seules rimes qu'il ait jamais assemblées. Que
Dieu les lui pardonne!

Pas n'est besoin, je pense, de vous apprendre que le lendemain le
symbole était ressuscité, sinon le même, du moins son frère.

Si j'en crois mon ami Le Bourdonnec, nous fûmes, pour cette escapade,
battus de verges.


II

Tout en devisant de la sorte, je m'étais laissé entraîner par Jouan vers
sa métairie du Gollod. Il tenait à me présenter à sa femme, «Monna
Dizès, voyons, la fille du meunier de Nizilzi, une petite fûtée qui
faisait sa première communion l'année où nous faisions, nous, notre
troisième».

Il ajoutait d'un ton philosophe:

--Ah! elle a quelque peu épaissi, depuis lors.

La «petite fûtée» s'était, en effet, changée en une opulente matrone,
mais qui me reçut de la manière la plus accorte, avec une bonne grâce
paysanne à laquelle il n'était guère possible de résister. Je dînai donc
au Gollod, le matin; j'y soupai, le soir; et il fut entendu, malgré mes
protestations d'ailleurs assez faibles, que j'y passerais la nuit.

--Nous causerons dans l'aire, au pied des meules de blé, sous les
étoiles, disait Jouan.

Et Monna Dizès ajoutait:

--Nos lits valent bien ceux de l'auberge... La couette est de fine balle
d'avoine, vannée au vent de mer, et les draps sont en toile de Bretagne
parfumée de fleur de lavande... Vous y dormirez, croyez-moi, d'un franc
somme et, comme la chambre est au levant, le soleil béni vous
_bonjourera_ gaîment au réveil. Restez.

Je restai.

L'après-midi fut consacrée à parcourir le domaine. Nous ne rentrâmes que
pour le repas du soir, que nous prîmes à la table commune, dans la
grande cuisine, parmi les servantes, les bouviers et les pâtres. Il fut
exquis, ce repas, assaisonné de propos rustiques, de menues histoires
locales que ces braves gens contaient à mots brefs, sans lever le nez de
leur écuelle, avec des rires silencieux. C'était le charme de la vie
patriarcale retrouvé. Monna présidait, debout, et distribuait les parts,
en disant à chacun, selon l'usage antique:

--Grand bien vous fasse!

A quoi l'on répondait:

--Dieu vous le rende!

Le souper fini, Jouan Le Bourdonnec récita le _Deo gratias_, et nous
nous acheminâmes vers l'aire où les tas de gerbes dessinaient en noir
sur le couchant de pourpre leurs hautes silhouettes pyramidales. Jouan
me convia à m'asseoir auprès de lui sur le timon d'une charrette. Il
faisait une de ces belles et calmes soirées où les choses semblent
frémir d'une mystérieuse attente. Une nuit violette montait peu à peu;
les premières étoiles s'allumaient; un reste de clarté diurne agonisait
délicieusement.

Nous fumâmes quelques minutes en silence.

--Çà, me demanda Jouan tout à coup, sais-tu à qui je pense?

--Dis voir.

--A quelqu'un dont j'ai oublié tantôt de te montrer la tombe et à qui
nous devons cependant, l'un et l'autre, les plus radieuses peut-être de
nos anciennes joies d'écoliers... à Miliau, mon cher, à Miliau Arzur.

Vous ne sauriez croire, mon amie, l'effet que produisirent sur moi ces
quatre syllabes. Les lointains assombris de l'horizon du Gollod
s'illuminèrent à mes yeux d'une flamme soudaine, d'une rouge lueur de
forge, et les étoiles m'apparurent comme des étincelles jaillies d'une
enclume immense.

--Ah! oui, m'écriai-je, Miliau Arzur, le terrible batteur de fer!

Je revis l'homme, de taille moyenne, les jambes courtes et comme tassées
sous le poids du torse, des épaules quasi trop vastes, presque pas de
cou et des bras de géant, des bras velus, avec des biceps en boule qui
montaient et qui descendaient. La tête était rude, hirsute, encadrée
d'une barbe en collier aussi raide que poil de brosse. Les joues rêches,
excoriées comme un vieux cuir, étaient incrustées, damasquinées de
limaille de fer qu'on eût prise pour le pointillé bleuâtre de quelque
tatouage ancien.

Tout cela ne constituait pas précisément un ensemble très agréable.

Mais ce qui contribuait, plus que tout le reste, à donner à la
physionomie un aspect farouche et terrifiant, c'était la cavité vide de
l'orbite gauche d'où la prunelle avait été arrachée par un éclat
incandescent et que recouvrait mal un lambeau de paupière ombragé d'une
touffe de sourcils.

C'était, comme vous voyez, un véritable Cyclope, à l'oeil unique. Cet
oeil, en revanche, était d'une douceur qui rassurait, qui exerçait sur
vous, au premier regard, une fascination de bonté. Il était gris, du
gris des étangs sous la lune, avec des transparences profondes derrière
lesquelles brûlait l'âme du vieux Miliau, hospitalière et chaude comme
sa forge.

Cette forge occupait, à l'extrémité du bourg, sur la route de
Saint-Michel-en-Grève, les ruines d'un antique sanctuaire de
Saint-Efflam détruit, prétend-on, vers 93, par un bataillon de vandales
étampois. La statue mutilée du grand anachorète celtique ornait encore
un des angles du bâtiment. De temps à autre, des pèlerines l'y venaient
prier, car cette image passait pour avoir conservé des vertus spéciales:
elle portait chance aux jeunes conscrits, soit avant, soit après le
tirage au sort, et guérissait les maris jaloux. C'était, du reste, avec
les murs, tout ce qui demeurait de l'édifice primitif. L'autel avait été
transformé en foyer. Le feu y couvait tout le jour et même une partie de
la nuit. Miliau était un travailleur acharné, dur à la besogne, battant
et forgeant depuis l'angélus du matin jusqu'à l'heure où tintait
_Marie-Jeanne_, la cloche tardive, dite _la cloche des polissons_. Il
ferrait les chevaux, réparait les coutres de charrues, cerclait les
roues des tombereaux et des chars à bancs, martelait les faux pour les
foins et les faucilles pour les blés, aiguisait les tranche-lard des
ménagères, rétamait les bassins de cuivre, et, au besoin, fabriquait les
_symboles_.

Nous l'eussions détesté de ce chef, si nous n'avions eu toute espèce
d'autres motifs de l'aimer à plein coeur.

Pour sa serviabilité, d'abord. C'était l'homme du monde le plus
obligeant, en dépit de ses dehors farouches. Le clou d'une toupie
venait-il à sauter, vite on courait chez Miliau Arzur.

--Miliau _gêz_, mon doux Miliau!...

Il bougonnait un peu, commençait par vous envoyer au diable, vous et
votre toupie, et tout de même s'interrompait débonnairement dans son
travail pour vous la raccommoder de main de maître.

--Combien est-ce, Miliau?

Il vous prenait le bout de l'oreille entre ses gros doigts râpeux,
faisait mine de pincer légèrement et disait:

--Me voilà payé, mais n'y reviens plus.

Nous revenions sans cesse.

Il y en avait même--et j'étais du nombre--qui, la classe terminée,
s'installaient chez lui à demeure, jusqu'à la nuit déjà close.

L'on y était si bien, dans le pêle-mêle des ferrailles appuyées aux murs
ou traînant à terre, dans le bruit rythmé des marteaux et
l'éparpillement féerique des scories en feu! Joignez que Miliau avait
une voix superbe, une voix de métal, comme il disait, avec des sonorités
fortes et graves où le timbre mordant de l'acier se mariait aux
retentissantes vibrations du cuivre. De l'aube au crépuscule il
chantait. Son répertoire était infini. _Sônes_ d'amour, berceuses
enfantines, _gwerziou_ tragiques et cantilènes sacrées, il vous
promenait en quelques heures à travers le champ si fécond de
l'inspiration populaire bretonne. Je crois même qu'il improvisait
parfois et que l'esprit des temps bardiques vivait en lui. C'était, en
tout cas, plaisir de l'entendre, et nous nous en privions le moins
possible.

Puis, à l'instar des _lesches_ grecques, la forge était un lieu de
réunion, de causeries, de racontars de toute nature. Les mendiants, les
colporteurs, la race vagabonde des _chemineurs de pays_ y entraient, au
passage, pour allumer leur pipe ou réchauffer leurs doigts transis, et,
le plus souvent, s'y attardaient à débiter les nouvelles, assis sur
quelque enclume hors d'usage. On apprenait là les crimes, les incendies,
les accidents, les baptêmes, les mariages, les décès, tous les faits
divers de la contrée à plusieurs lieues à la ronde. J'y ai vu des types
étonnants, des figures inoubliables, une entre autres, celle d'un ancien
forçat qui s'était laissé condamner pour son frère. On ignorait son nom:
on l'appelait communément _Ar Galéour_, le Galérien. Il était maigre,
chétif, ratatiné, avec un air navré de bête errante, de pauvre chien
battu. Il portait une coiffure étrange, une espèce de sac en bure jadis
bleue dont le fond lui tombait derrière la tête, sur le dos, son bonnet
de bagne, paraît-il.

Miliau lui témoignait une grande compassion, le retenait quelquefois à
coucher et ne le laissait jamais repartir sans avoir bourré son bissac
de pain bis et de lard fumé.

--Savez-vous que c'est un maître artisan, nous disait-il... Seulement,
il ne peut plus travailler. Il a le _tremblement_. Il est incapable de
rester en place; il fuit devant sa honte, la honte imméritée qui est sur
lui; et il faut qu'il marche sans repos ni trêve, comme fait le
_Boudé-déo_[22]... Plaignez-le et tirez-lui vos bérets...

  [22] Le Juif-Errant.

Le samedi était le jour de la semaine où la forge présentait le
spectacle le plus animé. Les cultivateurs de Plouzélambre s'y donnaient
rendez-vous: ils arrivaient montés sur leurs chevaux de labour, les
jambes ballantes du même côté, le chapeau rejeté en arrière, le
brûle-gueule aux dents. Et c'étaient des cris, des appels, des
remontrances aux bêtes pour les faire tenir tranquilles. Les étalons
hennissaient, se dressaient debout contre la muraille, balayant le sol
du crin de leurs queues; les juments ruaient ou reniflaient avec force;
les hommes juraient, tempêtaient, claquaient du fouet et tout à coup
éclataient en gros rires, quand Miliau leur jetait une facétie ou les
bousculait d'une bourrade amicale. Il fallait le voir se démener, le
rude forgeron, brandissant au bout d'une pince le fer empourpré. Il
connaissait par leur nom tous les chevaux du pays et savait l'art de les
calmer d'un mot. Une odeur âcre de corne brûlée s'épandait dans l'air.
Nous aimions ce parfum sauvage, nous le respirions avec délices.

Ah! ces soirs du samedi!... La cloche de quatre heures n'avait pas fini
de sonner que déjà, nos sabots aux mains pour courir plus vite, nous
galopions dans la direction de la forge. Ces jours-là, Miliau, affairé,
ne dédaignait pas notre aide. C'était à qui s'offrirait le premier pour
«tirer sur le soufflet». Tirer sur le soufflet, c'est-à-dire sur la
corde qui le faisait mouvoir, quelle fonction enviée! On se la disputait
généralement à coups de poings. Des générations de gamins se sont
suspendues à cette pauvre corde, toute noire de suie et terminée par une
cheville de bois dur que des milliers de mains avaient polie comme un
vieil ivoire.

J'apportais, quant à moi, à ce métier de _souffleur_, la même gravité
que si j'eusse accompli un sacerdoce.

J'éprouvais une satisfaction singulière à sentir au dessus de mon front
le branle du levier, à écouter le halètement sourd de l'appareil, à
regarder fuser la flamme multicolore dans les crépitements du charbon.

--Hardi! Hardi! criait Miliau.

Et je m'évertuais, les bras tendus, la face inondée de sueur.

C'est là un genre de plaisirs qui vous paraîtront d'une qualité bien
médiocre, mon amie; moi, ils m'enchantaient.

Le nom de Miliau Arzur, prononcé par Jouan, suffit à me faire revivre,
comme dans un éclair, toute la magie éteinte de mon passé d'enfant. Je
demandai:

--Est-ce qu'il y a longtemps qu'il est mort, le «maréchal borgne», le
«forgeron de Saint-Efflam»?

--On célébrera son anniversaire à la Noël prochaine, me répondit Le
Bourdonnec.

Il secoua la cendre de sa pipe, baissa la tête et demeura un moment sans
parler.

--Oui, et il n'est pas mort comme tout le monde, reprit-il. Ce qu'il y a
de pis, c'est que j'ai été, très involontairement, la cause de son
trépas.

--Allons donc! Comment cela?

--Je veux te le dire. Ça me soulagera...

Et moi, mon amie, je veux vous redire à mon tour cette extraordinaire
aventure, telle que je la tiens des lèvres de Jouan Le Bourdonnec. Elle
vous prouvera qu'au pays de mon enfance l'âme triste de la légende n'a
pas cessé de fleurir.


III

L'hiver précédent avait été rude, surtout vers la fin de décembre, aux
approches de Noël. Il faisait un temps de chien ou plutôt un temps de
loups. Le sol, depuis huit jours, était couvert d'un pied de neige sur
laquelle il avait plu du verglas.

Un mercredi, veille de la Nativité, Jouan Le Bourdonnec se rendit chez
Miliau Arzur.

--Vieux père, lui dit-il, j'ai vendu, voici près de deux semaines, une
charge de fagots au notaire de Plufur. J'attendais pour les charroyer
que les routes fussent redevenues praticables. Mais il paraît qu'on
meurt de froid chez le tabellion. Il m'envoie prévenir par son clerc
qu'il faut que la commande soit livrée pour après-demain. Donc, Miliau,
tape ferme et dur, car j'ai besoin pour mon harnais de trois chevaux
d'une belle douzaine de fers à glace.

Le forgeron le dévisagea d'un air furieux:

--Ah! çà, par la barbe du roi Arzur, mon ancêtre, vous vous êtes donc
tous donné le mot, dans votre satané quartier du Gollod?

--Quoi? quoi? Miliau de mon âme, qu'est-ce qu'il y a donc?

--Il y a que ton voisin Merrer sort d'ici et qu'avant lui il en est venu
dix autres, également de tes environs, tous criant et clamant: «Une
douzaine de fers à glace, Miliau, pour l'amour de Dieu!»... J'aurais les
cent bras du géant Gawr, ma parole, qu'on ne me traiterait pas
différemment... J'ai promis de servir les premiers arrivés. Les autres,
eh bien! je leur ai indiqué l'adresse du diable dont la forge ne chôme
jamais et dont les feux brûlent nuit et jour... Fais comme les
camarades, mon garçon, si le coeur te dit.

Jouan Le Bourdonnec ne se démonte pas vite. Il s'assit sur l'escabeau de
chêne luisant, près du foyer, et repartit d'un ton tranquille:

--Tu ne me feras pas cet affront, Miliau. Tu as travaillé pour mon père
et même, je crois, pour mon grand-père. Tu ne voudras point que
j'attrape peut-être ma mort à m'en aller à cette heure, à pied, dans la
neige, acheter des fers tout faits--et mal faits--chez le maréchal
expert de la rue des Juifs, à Lannion.

--Non, mais tu consens à ce que j'attrape la mienne à forger pour toi et
pour tes compagnons, toute la nuit.

--Oh! toute la nuit!... Pour quelques douzaines de fers!... Ce n'est
pas, je pense, Miliau Arzur, ancien forgeron breveté des lanciers de la
Garde, qui parle de la sorte!... Ah bien! si ce maladroit de Tinévez, le
maréchal expert, savait ça!... Il s'en ferait des gorges chaudes, et, du
coup, il aurait raison de prétendre que tu vieillis.

--Te voilà encore avec ta langue de vipère, Jouan.

--Oh! il ne l'a jamais dit devant moi. Si grande qu'il ait la bouche,
j'ai la paume assez large pour la lui fermer.

--Tu ne ferais que ton devoir. Les Bourdonnec peuvent, mieux que
personne, attester ce que je vaux.

L'instant d'après, Miliau suivait Jouan à l'auberge d'en face, trinquait
avec lui, debout, devant le comptoir, et, le verre bu, disait en
s'essuyant les lèvres du revers de sa manche:

--Les fers seront prêts pour demain matin.

L'énorme soufflet de cuir ronfla furieusement, ce soir-là, dans la forge
de Saint-Efflam. Sur les onze heures, Brun, le petit apprenti, demanda:

--Sauf votre respect, maître, y a-t-il encore beaucoup d'ouvrage?

--Ça diminue, répondit Miliau. Tes bras commencent à réclamer un peu
d'huile de repos, hein, garçonnet?

--C'est à cause de la messe de minuit. Si ça ne vous faisait rien,
j'aimerais bien y aller.

--La messe de minuit... répéta le forgeron stupéfait... Faut-il qu'ils
m'aient fait perdre la tête, tous ces _kouers_ (paysans)!... J'avais,
par ma foi, oublié que ce fût Noël. Dire que Christ va naître et que je
suis là, comme un mécréant, à battre le fer!... Ah! si je n'avais pas
donné ma parole à cet enjôleur de Bourdonnec!... Mais je ne peux pas...
non, vraiment, je ne peux pas. Je suis lié par ma promesse. Toi, petit,
tu es libre. Va, mon bonhomme, va. Seulement souviens-toi de réciter un
_Pater_ à mon intention, quand tu feras tes dévotions devant la
«Crèche».

En un tour de main, l'apprenti eut jeté bas son tablier en peau de
mouton et débarbouillé sa figure dans le baquet d'eau tiédie où l'on
mettait à tremper les fers rouges.

Quand il fut dehors, Miliau demeura un moment tout triste et comme sans
courage. Les cloches carillonnaient allègrement dans le grand silence de
la nuit. Puis des pas retentirent, un fracas de sabots cloutés sonnant
clair sur le chemin durci... Le front collé à la vitre d'une lucarne,
Miliau vit défiler des groupes de gens, hommes et femmes, gars et
fillettes, qui tous se dirigeaient du même côté, vers l'église. Ils
marchaient vite, en balançant leurs fanaux dont la menue flamme jaune
vacillait au vent d'hiver. On entendait les voix, les rires. D'aucuns,
en passant devant la forge, criaient:

--Ohé! Miliau... viens-tu?

D'autres disaient:

--_Bennoz Nédélek_ (bénédiction de Noël) au forgeron de Saint-Efflam!

Il les regarda disparaître les uns après les autres par l'échalier du
cimetière, derrière le rideau noir des ifs. Et il se murmurait à
lui-même:

--Je devrais les suivre. Ma place est parmi eux, là-bas, près des
balustres du choeur.

Le carillon des cloches, dont les sons se précipitaient avant de
s'éteindre, semblait l'appeler, le presser d'accourir:

--Dépêche-toi, Miliau... Dépêche-toi... Bim, baon!... bim, baon, baon!

Elles l'obsédaient, ces cloches. Pour ne les entendre plus, et aussi
pour changer le cours de ses idées qui tournaient au noir, il reprit sa
grosse masse, se remit à coups redoublés à battre le fer. Il ne
s'arrêtait de battre que pour tirer sur le soufflet et de tirer sur le
soufflet que pour battre. Il battait, il battait. Mais, chose étrange!
la masse, si docile d'ordinaire, déviait à tout moment sur l'enclume, et
le fer chaud, le beau fer souple couleur de feu, au lieu de chanter sous
le marteau, exhalait un bruit strident comme une plainte.

Miliau en éprouva une sorte d'angoisse.

Des pressentiments sinistres voletaient autour de lui.

Pour se redonner du coeur, il entonna une sône alerte, la sône des
filles de Plouzélambre, dont il était l'auteur.

Mais il n'avait pas achevé le premier couplet qu'il s'interrompit. On
venait de heurter à la porte.

--Voilà quelqu'un qui arrive à point, pensa-t-il. La solitude est une
marâtre. Je commençais à avoir peur de je ne sais quoi.

Ce fut d'une voix joyeuse qu'il cria:

--Entrez!

Il s'attendait à voir paraître la figure connue d'une de ses pratiques
habituelles ou encore d'un de ces nomades que, dans la saison des grands
froids, il avait coutume d'hospitaliser... Justement le vieux forçat ne
s'était pas montré depuis plusieurs mois.

--Gageons que c'est lui! s'exclama Miliau.

Mais non. Ce n'était pas _Ar Galéour_. L'homme qui passa le seuil était
de haute taille, le buste court, les jambes d'une longueur démesurée.
Son corps efflanqué flottait dans des vêtements trop larges. Ses os
craquaient en marchant, comme prêts à se disjoindre, à s'effondrer en
tas.

--Quel est ce particulier bizarre? se demanda le forgeron.

L'homme souleva son feutre, découvrit un visage étrangement maigre, aux
yeux caves, au nez camard qu'on eût dit rongé par une lèpre, aux mèches
rares et grisonnantes, souillées de boue. Il prononça:

--J'ai entendu que vous travailliez, malgré l'heure tardive et quoique
ce soit nuit de Noël. Alors j'ai frappé.

--C'est bien, répondit Miliau. Avancez au feu, si vous désirez vous
chauffer. Mais fermez la porte, car il gèle terriblement.

Et, en parlant ainsi, il n'eût su dire si c'était l'air du dehors ou la
présence de ce singulier visiteur qui lui avait donné subitement si
froid. Ce qui est sûr, c'est qu'il se sentait transi.

L'autre repartit avec calme:

--Je ne me chauffe jamais.

--Qu'y a-t-il donc pour votre service? fit Miliau, agacé. Expliquez-vous
promptement, car je n'ai pas de temps à perdre.

--Alors, c'est comme moi.

Ce disant, l'homme tendit à Miliau Arzur une grande faux de tous points
identique à celles dont on se sert dans le pays breton pour la coupe des
foins.

--Voici, poursuivit-il avec un flegme grave; il s'agirait de me rajuster
cette faux; comme vous pouvez juger, la lame branle un peu dans le
manche.

Le forgeron regarda un peu son interlocuteur, se demandant s'il n'avait
pas affaire à un fou.

--Bah! se dit-il, le moyen le plus rapide de me débarrasser du
personnage, c'est de réparer en un tour de main son instrument. Un rivet
et trois coups de marteau suffiront.

Il prit la faux et la coucha sur l'enclume. Tout en besognant, il
questionnait l'homme.

--C'est drôle tout de même! Quelle idée avez-vous de vous promener avec
cet outil, un vingt-quatre décembre, quand il y a sur la terre un pied
de neige?

--Chacun son métier, maître Miliau.

--Oui, mais encore... vous ne me direz pas que le métier de faucheur
soit un métier d'hiver?

--C'est pourtant la période de l'année où j'ai le plus à faire.

--Je ne voudrais pas vous désobliger, mais un autre que moi vous
prendrait pour un farceur... Vous fauchez peut-être les ajoncs des
landes ou les roseaux des marais?... Ça ne doit pas être lucratif!

Miliau riait maintenant, très amusé.

L'autre gardait son attitude immobile, son air mystérieux et figé. Il
répondit:

--Il y a faucheur et faucheur, il faut croire. Moi, je fauche en tout
temps.

--Et dans quel pays, s'il vous plaît?

--Dans tous les pays où l'on me donne de l'ouvrage.

--Ne comptez pas en trouver ici, mon brave. Si vous avez envie qu'on
vous occupe, vous ferez bien de repasser dans six mois.

--Je suis cependant demandé chez Gonéry Lezveur.

Le forgeron eut un haut-le-corps.

--Chez Gonéry Lezveur, du Poulru? Vous plaisantez?

--Je ne plaisante jamais.

--Vous êtes prié d'aller faucher au Poulru, chez Gonéry Lezveur? insista
Miliau qui n'en revenait pas et que l'assurance impassible de l'inconnu
décontenançait.

--Parfaitement.

--Et Gonéry vous attend?

--Il faut que je sois à sa porte avant le chant du coq.

--C'est donc que ce pauvre Gonéry a complètement perdu la tête. Au
reste, voilà déjà quelques jours, paraît-il, qu'il n'est pas bien.

--Il est possible, fit l'homme du même ton tranquille.

Miliau avait fini d'emmancher solidement la faux. Quand il voulut la
remettre à son propriétaire, il eut peine à la soulever, tant elle était
devenue lourde.

--Hein? quoi? balbutia-t-il... Qu'est-ce que cela signifie?

L'inconnu, lui, la souleva aussi légèrement qu'il eût fait d'une plume,
et posa sa main sur l'épaule du forgeron:

--Service pour service, Miliau Arzur... Il est écrit: _Malheur à celui
qui reste sourd à la voix de l'Ange et qui ne se met pas en route pour
la Crèche sainte, avec les Mages et les bergers!_... Tu as enfreint le
précepte: tu dois expier. Mais, parce que tu t'es montré charitable à
mon égard, je veux en user de même envers toi. Je ne repasserai par ici
qu'après avoir terminé ma tournée du Poulru. Ainsi tu auras le temps de
te confesser et de te repentir. A bientôt.

Le sinistre personnage était déjà dehors quand le pauvre Miliau comprit
enfin qu'il venait de travailler pour l'_Ankou_. A la place où s'était
posée la main du faucheur d'hommes, son épaule était glacée, et le froid
terrible, le froid mortel commençait à se répandre de proche en proche.

L'apprenti qui rentrait de la messe ne put retenir un cri de stupeur
devant la face livide de son maître.

--Retourne à l'église, lui dit Miliau, et prie le recteur de venir...
Cela presse.

Un quart d'heure plus tard, les gens du bourg, en train de réveillonner
dans les petites maisons closes, entendirent tinter dans la rue la
clochette de l'Extrême-Onction.

Et tous se demandèrent troublés dans leur gai repas de Noël:

--Quel est donc le chrétien qui meurt au moment où Jésus vient de
naître?

Certes, ils étaient loin de penser que ce fût le forgeron de
Saint-Efflam.

Miliau raconta son histoire au prêtre, fit son acte de contrition, reçut
les derniers sacrements et ferma les yeux. Des voisines accoururent pour
le veiller. Vers le jour, comme une aube triste commençait à blêmir au
dehors, sur le vaste pays neigeux, il entr'ouvrit les paupières, fit
signe à Brun l'apprenti et lui murmura dans l'oreille:

--Tu diras à Jouan Le Bourdonnec que, sur les douze fers, je n'ai pu en
parachever que dix. Il voudra bien m'excuser, quand il saura qu'il n'y a
point de ma faute.

Dans les fermes d'alentour, des coqs chantèrent.

A partir de ce moment il ne bougea plus. Une des femmes, ayant imaginé
de lui passer un chapelet dans les doigts, s'aperçut qu'ils étaient
rigides. On n'avait cependant pas vu son âme s'en aller.

La fête de Noël à Plouzélambre fut annoncée, ce matin-là, par un double
glas, et le fossoyeur eut à creuser deux tombes, l'une pour Miliau
Arzur, l'autre pour Gonéry Lezveur.

                                   *
                                  * *

--J'ai tenu à payer la croix de fer qui abrite le vieux forgeron dans la
paix du repos final, me dit en terminant Jouan Le Bourdonnec. J'aurais
dû t'y conduire. J'y récite un _De profundis_ tous les dimanches.

Il reprit après un silence:

--C'est égal, vois-tu, je ne songe pas à tout cela sans remords.

--Et le saint qui ornait la vénérable forge? m'informai-je.

--Ah! oui, j'oubliais... Je l'ai recueilli. Il est précisément dans
cette chambre de la tourelle où tu vas coucher.

Vous l'avouerai-je, mon amie? Je trouvai au bon saint une physionomie
toute changée et comme dolente encore de la disparition de Miliau.



EN ALGER D'AFRIQUE


I

La bûche fusait doucement, comme ayant à épancher de petites confidences
vieillotes.

Lui contait de sa voix lente, les pieds au feu, les mains fourrées dans
sa ceinture bleue de Léonard...

Il avait, avec les autres du régiment, fait la campagne de Tunisie, au
pas de course, histoire de la conquérir, puisque, paraît-il, c'était
urgent. De ces autres,--parmi lesquels une douzaine de Bretons comme
lui,--il en était resté plus d'un couché sur le dos dans les grandes
montagnes chauves, le ventre troué par des balles de Kroumirs;--et il
ajoutait d'un ton de plaisanterie funèbre, avec ce rire grave qu'ils ont
au pays de San-Thégonnek:

--Voici beau temps que leurs os ont blanchi, car les vautours, là-bas,
ont vite fait de nettoyer une carcasse.

Une voix dit dans l'assistance:

--Dieu pardonne aux défunts!

Lui, du moins, en était revenu, la peau noircie comme le cuir d'un vieux
harnais, mais sans couture... Toutefois, avant de revoir la cheminée de
sa maison d'ardoises, dans les courtils du Léonnais, il avait dû _finir
son temps_ là-bas, de l'autre côté du monde, «en Alger d'Afrique».

--Vous ne sauriez croire, reprit-il, après avoir trempé ses lèvres dans
l'écuellée de cidre chaud,--vous ne sauriez croire avec quel sentiment
d'aise je grimpai les ruelles tortueuses de la Kasbah où nous avions
notre caserne. C'était précisément à l'époque de Noël...

--Ah! oui, prononça le frère aîné qui venait de recevoir les ordres et
qui célébrait le lendemain sa première messe, tu m'as parlé de cette
Noël-là... Tu sais, entre nous, tu devrais peut-être t'en confesser. Ça
n'est pas une chose très orthodoxe.

--Oh! ma confession est très simple, répondit-il, et, puisque tu m'y
provoques, je la vais faire publiquement.

Les gens de la veillée s'écrièrent d'une seule voix:

--C'est cela, Yvik! Nous t'absoudrons, nous autres!

Les filles de la maison versèrent dans les écuelles d'argile peinte une
nouvelle ration de cidre fumant. Le _soudard_ commença son récit.


II

Donc, ce vingt-quatre décembre de l'année que vous savez, il montait la
garde dans la ville haute, heureux de se retrouver là, vivant et intact,
alors que tant de ses camarades... Suffit!

Alger, c'est encore la terre africaine, mais elle sent déjà bon l'odeur
de France.

Il allait et venait, la crosse à l'épaule.

A ses pieds, la ville blanche s'écroulait, ainsi qu'une énorme cascade
d'écume fouettée par le vent jusqu'au bleu sombre de la mer. Car il
ventait à force. C'est là-bas, pour l'hiver, une manière de s'imposer. A
chaque saute de la rafale, des houles d'eau s'abattaient, et, dans le
ciel, des nuages couraient d'une fuite éperdue.

Il s'était pris à les situer ailleurs, ces nuages, et dans sa pensée
s'ébauchait le contour idéal d'une autre terre où leur ombre défilait
processionnellement...

De quelle subtile essence est donc faite la Patrie, qu'elle se déplace,
qu'elle émigre ainsi avec nous au gré de nos fantaisies voyageuses ou de
nos exils forcés? Si loin que le destin nous entraîne, il semble que
toujours un peu d'elle nous accompagne, qui s'épanouit là où nous
plantons notre tente et continue d'exhaler autour de nous son immatériel
arome... Un _déjà vu_ dans le visage d'un étranger qui passe, un bout de
chanson dans un souffle de brise, la silhouette d'un arbre, l'émanation
fugitive d'un parfum, moins encore, un détail, une insignifiance, un
rien, et voilà que retentit en nous un rappel mystérieux, voilà qu'au
plus intime de nous-même une combinaison subite s'opère à notre insu,
qui élimine tout ce qui contraste, groupe tout ce qui cadre avec l'image
aimée du pays lointain. L'âme bretonne se prête plus aisément que toute
autre à ce travail mystérieux...

                   *       *       *       *       *

A mesure que tourbillonnaient les coups de vent chargés de grosse pluie,
à mesure que s'allongeaient les envergures grises des nuages dans l'air,
c'étaient comme des pans de la Bretagne qui se reconstruisaient
lentement autour du conscrit léonard, en vedette devant la Kasbah.

Un bruit de cloches, qui, dans une accalmie, montait de la ville basse,
du quartier français, tinta dans tout son être, profondément. Il se
rappela que c'était Noël, la veillée sainte pour la naissance d'un Dieu.

Et des choses d'enfance lui revinrent en mémoire, si douces qu'elles lui
donnaient envie de pleurer. Oh! le manoir paternel, la flambée d'ajoncs
dans l'âtre, et le _flip_, ce punch d'Arvor, qui bout joyeusement, et
les châtaignes dorées dont la pelure craque! C'était maintenant comme
une vision présente. L'horloge de la cuisine sonne onze heures du haut
de sa gaine de bois: un remue-ménage secoue la ferme; tout son monde est
vite dehors, si ce n'est les bêtes qui, ce soir-là, dit-on, causent
entre elles, en langage humain, du nouveau-né de l'étable galiléenne. Il
fait nuit noire, malgré les étoiles; on cherche sa route, à travers les
chemins crottés; car elle est morte, la tradition des Noëls blancs de
neige, et les saisons ont changé d'habitudes, comme les hommes. Au
cimetière, on s'oriente parmi les tombes d'ancêtres: les portes de
l'église, grand'ouvertes, forment des baies lumineuses par où s'échappe
la mélodie voilée du chant des femmes. Et, dans le choeur des voix,
domine la voix aimée, celle que le Léonard de la Kasbah reconnaîtrait
entre toutes, la vôtre, ô Glaudinaïk du Mezou-brân, qui ne songez guère
à l'Afrique sans doute en psalmodiant les versets latins...

Son rêve prenait une intensité de vie actuelle: il s'y plongeait avec
une infiniment délicieuse tristesse, quand on le vint relever de sa
garde.

Il avait une heure devant lui, jusqu'à l'appel du soir. Combien
volontiers il eût couru à la cathédrale, si elle n'avait été si loin! Il
dut se contenter de promener sa flânerie méditative, à travers les
petites rues grouillantes d'Arabes. Le crépuscule était brusquement
tombé; le ciel semblait une immense lave refroidie, piquée de
scintillements; la caravane des nuages avait disparu.

Soudain, comme il longeait une façade haute et morne, vint à son oreille
un bruit léger, traînant, une sorte de murmure monotone qui pouvait être
une prière et aussi une lamentation. Un porche étroit bâillait dans
l'ombre; il entra.


III

Une enceinte vaste, douteusement éclairée; d'épais tapis jonchaient le
sol et amortissaient les pas.

Autour des piliers, vers le fond, des étendards verts pendaient à des
hampes, comme les oriflammes dont on décore en Bretagne les murs des
chapelles, le jour du pardon.

De vagues formes accroupies, drapées d'étoffes blanches, grises, bleues,
gisaient dans une immobilité silencieuse.

De temps à autre, cependant, un nom s'échappait de leurs lèvres. Cela
courait comme un frisson de vent sur une mer calme. On ne percevait
qu'un mot, toujours le même:

--Allah!... Allah!...

Alors seulement le _soudard_ de San-Thégonnek comprit qu'il était dans
un sanctuaire arabe, dans une mosquée, et que ces gens prosternés
adoraient...

Son frère prêtre l'interrompit à cet endroit de son récit:

--Tu aurais dû t'en aller, Yvik; tu aurais dû t'en aller à ce moment.

--Eh bien! non, continua-t-il, je restai. J'ajouterai même, pour être
franc, que je ne songeai point à m'esquiver.

Tout au contraire. Une envie irrésistible le prit, lui, chrétien, de
joindre sa prière à celle de ces mécréants. Il s'agenouilla derrière
leurs files pressées et, dans la maison de Mohammed, il se mit, au
milieu de toutes ces oraisons musulmanes, à réciter son oraison
catholique, en breton.

La voix du mufti, tout au haut de la nef, égrenait la lente mélopée du
Coran.

Naïvement, sans penser à mal il se laissa aller, les yeux mi-clos, à
écouter susurrer cette voix grêle, un peu chevrotante, avec de très
douces modulations. Et elle lui rappelait, quoi qu'il fît pour repousser
cette comparaison sacrilège, oui, elle lui rappelait le vieux curé de sa
paroisse, et la messe basse dans l'église bretonne, et les répons
étouffés de l'enfant de choeur sur les marches du maître-autel.

N'était-ce donc pas vraiment à quelque nocturne de Noël qu'il assistait?
N'allait-il point découvrir quelque part, dans un des recoins de la
mosquée, cette crèche naïve à laquelle travaillaient naguère ses soeurs,
aux approches de la grande fête? Il s'imaginait presque la voir là-bas,
près de la chaire du mufti, avec son toit de branchages verts où des
flocons de ouate simulaient la neige, avec son Jésus de cire sur un lit
de paille fraîche, et son saint Joseph à figure grave, et sa mignonne
Vierge, et les mufles recueillis des boeufs.

Rien ne gênait l'illusion; même elles semblaient la fortifier encore,
toutes ces formes prostrées devant lui, dont il n'apercevait que les
dos; les blanches vous avaient des airs de religieuses encapuchonnées,
et, quant à celles de couleur sombre, on les pouvait prendre aisément
pour des vieilles du pays de San-Thégonnek, enveloppées des longues
mantes à cagoule qui servent dans les deuils et par les grands froids.

Qui sait si elle n'était pas là, au milieu de ce monde exotique, sa
Glaudinaïk du Mezou-brân? Il aurait juré qu'elle allait se lever tout à
l'heure, la messe finie, et sortir avec lui, fine et svelte, légèrement
rougissante sous sa coiffe de dentelle, la coiffe des filles de
Quimerc'h aux ailes éployées. On suivrait ensemble les chemins boueux,
enjambant les flaques, avec de bons rires où sonnerait l'amour; ensemble
aussi l'on s'attablerait dans la cuisine de la ferme, pour le réveillon
commun, et ce serait une veillée exquise en l'honneur du dieu Jésus qui
vint au monde salué par des pâtres...

Mais Glaudinaïk ne se leva pas; ce furent les Arabes qui franchirent le
seuil derrière lui, en le regardant de leurs yeux vifs, pétillants de
haine. Dehors, c'était le même ciel immense de lave refroidie, où
passaient, non plus les rafales mouillées de tantôt, mais des souffles
aigres de bise qui vous coupaient la face.

Et il sentit qu'elle était loin, la tiédeur qui passe sur l'aile des
vents de Bretagne, même au coeur de l'hiver.

Il remonta vers la caserne, vers la gouailleuse chambrée, la tête vide
et sonnant creux, l'âme tout endolorie...

--Voilà! dit-il en terminant... Pour parler comme mon frère l'abbé, ce
n'est peut-être pas très orthodoxe... mais, de cette messe de minuit, je
me souviendrai à tout jamais.

Puis, se tournant vers sa jeune femme assise sur le banc du lit, à
gauche de l'âtre, auprès des servantes:

--En aucune circonstance, Glaudinaïk, pas même au pays des Kroumirs,
devant la mort, je n'ai pensé à toi avec plus de ferveur.

Il se tut. On n'entendit plus, dans le grand silence, que le tic-tac de
l'horloge et la chanson de la bûche qui agonisait.



III

RÉCITS DE PASSANTS



LES DEUX AMIS


C'était le soir de la Toussaint, à la veillée, dans une vieille maison
des environs de Plogoff, bâtie sur l'emplacement et avec les pierres de
l'ancien manoir de Kergaradec.

On connaît ce paysage funèbre de l'extrémité du Cap. A gauche, le morne
chemin qui mène vers Lezcoff, la pointe du Raz et le gouffre de l'Enfer;
à droite, la vallée profonde, où dort, dit-on, sous les eaux grises de
l'étang de Laoual, tout un quartier de la Ker-Is des légendes, et qui
s'ouvre, vers l'ouest, entre les promontoires sinistres du Raz et du
Van, sur la mystérieuse baie des Trépassés.

Dans la cuisine, étroite et sombre comme une crypte, une douzaine de
personnes formaient cercle devant l'âtre, encadré, suivant l'usage de la
région, par une boiserie peinte supportant, sur une tablette, une vierge
en faïence entre deux bouquets de fleurs artificielles.

Un feu de mottes brûlait dans le foyer et remplissait le réduit d'une
âcre odeur de tourbe.

Les cloches de Plogoff entrèrent en branle, se mirent à tinter le glas
de nuit pour la fête du lendemain. Gaïd Dagorn, la maîtresse de la
maison, donna le signal de la prière et commença la série des _De
profundis_ pour tous les parents défunts. Les oraisons se succédèrent
tant que dura le glas; puis, quand les voix des cloches se furent tues
dans le lointain, il se fit parmi les assistants un long silence.

Le grand bruit de la mer semblait par instants tout proche, comme si les
lames fussent venues battre contre les murs du logis. Gaïd, après s'être
signée une dernière fois, interpella une espèce de colosse aux poings
velus, assis en face d'elle, de l'autre côté de la cheminée.

--Çà, taupier, dit-elle, puisque vous êtes des nôtres, ce soir,
contez-nous une histoire de votre pays de Commana, là-bas, à l'intérieur
des terres.

L'homme fit entendre un grognement, un _hon_ inarticulé.

Puis, comme la ménagère insistait:

--Tout de même, prononça-t-il... Seulement, ce n'est pas une histoire,
c'est une chose arrivée.

Et il commença d'une voix posée, un peu sourde.

                                   *
                                  * *

«A Rozvélenn, en Sizun de la montagne, vivait, il y a quelque vingt-cinq
ans, un fermier du nom de Jean Bleiz, qu'on appelait encore _Bleiz du
Ménez_, pour le distinguer d'un de ses cousins qui habitait le bourg.

«Je l'ai connu. C'était un homme laborieux et sage. Ses terres étaient
les mieux tenues qui se pussent voir à dix lieues à la ronde. On disait
de lui que le beau blé venait aussi aisément dans ses champs que la
fougère dans les champs des autres. Le vrai, c'est qu'on eût fait bien
de la route avant de trouver un travailleur aussi capable, aussi
entendu.

«Mais son fils Noël, élevé à son école, lui était, il faut le dire,
d'une aide singulièrement précieuse. Quel beau gars, solidement
découplé! et si attaché à sa besogne! L'esprit sérieux, avec cela, trop
sérieux même. Son père le morigénait souvent à ce propos.

«--Tu ne prends pas assez de bon temps. Tu réfléchis trop. Va donc aux
pardons, avec les camarades, et danse, et amuse-toi.

«Lui souriait, se contentait de répondre doucement:

«--Que voulez-vous? Je suis comme je suis. Mon plaisir n'est pas où est
celui des autres; voilà tout. D'ailleurs, je ne suis pas seul de mon
espèce. Est-ce que Evenn, sous ce rapport, n'est pas tout mon portrait?

«Le vieux Jean Bleiz, alors, de conclure:

«--Ce qui me déplaît chez toi ne me plaît pas davantage chez ton Evenn.

«Mais, me demanderez-vous, qu'était-ce que cet Evenn?

«Voici.

«C'était un jeune homme du même âge que Noël Bleiz, et son inséparable.
Son père avait tenu, jadis, la ferme de Keranroué dont les terres
touchent celles de Rozvélenn. Mais le pauvre René Mordellès,--c'était
son nom,--quoiqu'il fût, lui aussi, un maître laboureur, avait toujours
été desservi par la malechance. Au lieu que les cultures de Jean Bleiz,
son voisin, prospéraient de plus en plus, d'année en année, les siennes,
quelque peine qu'il se donnât, tournaient toujours contre son attente.
Il y a comme cela des domaines et des gens sur qui pèse une fatalité.
René Mordellès épuisa, on peut dire, toutes les infortunes. Ses bêtes
crevaient, sans qu'on sût de quelle maladie; l'eau noyait ses foins; sa
moisson se desséchait sur pied. Un hiver, la foudre tomba sur sa grange.
Il lutta longtemps, finalement fut vaincu. La tristesse et le désespoir
s'emparèrent de lui et le conduisirent à la tombe. Sa veuve ne tarda pas
à le suivre dans la mort.

«Restait un enfant, Evenn, ou, comme on l'appelait alors, à cause de son
jeune âge, Evennik.

«Il venait d'avoir dix ans et se préparait à sa première communion. Sur
les bancs du catéchisme, il s'était lié d'amitié avec Noël Bleiz;
ensemble ils allaient au bourg, ensemble ils en revenaient. Le soir de
l'enterrement de René Mordellès, Noël dit à Evenn:

«--Tu n'as plus de chez toi. Veux-tu demeurer avec nous, à Rozvélenn? Tu
y serais comme dans ta propre maison. Mon père te donnerait les gages
d'un gardeur de vaches. Tu deviendrais comme mon frère et nous ne nous
quitterions plus.

«Le lendemain Evenn Mordellès était installé chez les Bleiz. Et, à
partir de ce moment, en effet, Noël et lui ne firent plus un pas l'un
sans l'autre.

«Leur amitié ne fit que grandir avec l'âge, à mesure qu'ils
grandissaient eux-mêmes.

«Le temps vint pour eux de tirer au sort. Il se trouva que Noël eut un
mauvais numéro, tandis qu'Evenn en ramenait un bon. Jean Bleiz, qui se
sentait vieillir, fut désolé, à la pensée que son fils lui serait enlevé
pour sept ans, sans compter que c'était l'époque où l'on se battait par
là-bas, je ne sais où, du côté de la Russie. Et la ménagère, la bonne
Glauda, était encore plus navrée que son mari. Dès que les hommes
étaient partis pour les champs, elle s'asseyait sur le _banc-tossel_,
auprès de la cheminée, pour pleurer à chaudes larmes, se lamenter, en
maudissant la conscription et la guerre. Le soir, tout le monde couché
dans la ferme, Jean Bleiz et elle s'attardaient de part et d'autre du
foyer, devant la cendre déjà éteinte, à échanger leurs idées noires,
leurs craintes, leurs mauvais pressentiments.

«--C'est si long, sept ans! disait Jean Bleiz. Serai-je encore là, quand
il reviendra?

«--Ce à quoi je songe, moi, c'est qu'il peut ne pas revenir, faisait
Glauda.

«Et ils restaient songeurs, tristes, sans foi dans l'avenir, murmurant
chacun à part soi:

«--Si du moins le sort était tombé sur Evenn.

«Quant à acheter un remplaçant, cela n'était pas dans leurs moyens. Le
«marchand d'hommes» demandait trop cher.

«Cependant les jours s'écoulaient, rapprochant le terme fatal.

«Evenn n'avait pas été sans voir que Jean Bleiz avait beaucoup perdu de
sa vaillance à la tâche et que Glauda, à table, sitôt qu'elle fixait les
yeux sur son fils, se détournait pour essuyer furtivement une larme.

«--Allons, se dit-il un matin, au saut du lit, il faut qu'aujourd'hui je
me décide à parler.

«Le hasard favorisa son dessein. Quand il vint prendre les ordres du
maître pour la journée, Jean Bleiz s'exprima de la sorte:

«--J'ai résolu de commencer à défricher la Grand'Lande. Tu guideras les
chevaux et Noël conduira la charrue. Buvez tous deux un bon coup de
cidre, car les souches sont vieilles et le travail sera dur.

«Voilà nos gaillards partis. Quand ils furent seuls, avec l'attelage,
là-haut sur le versant du Ménez, dans la Grand'Lande, Evenn dit à son
ami Noël:

«--Laissons souffler un peu les bêtes avant d'entamer la première
tranchée, et asseyons-nous sur cette roche plate qui est, si l'on en
croit les vieilles femmes, le tombeau d'un saint inconnu. Regarde comme
on voit bien de cette place tout le pays!

«--Comme tu prononces ces paroles d'un ton étrange! prononça Noël. Ta
voix tremble.

«--Peut-être, car mon coeur bat avec violence.

«--Pourquoi?

«--Parce que j'ai une demande à te faire et que j'ai peur que tu me
refuses.

«--T'ai-je jamais rien refusé, à toi qui m'es plus qu'un ami, plus qu'un
frère?

«--Eh bien! promets-moi que tu m'accorderas encore cette grâce-ci.

«--Tout ce que tu voudras, pourvu que ce soit en mon pouvoir.

«--Jure-le.

«Noël cracha, selon l'usage, dans le creux de sa main droite, et leva la
paume ouverte vers le ciel.

«--Je le jure, fit-il.

«--Tu me donnes donc la plus grande joie que j'aie jamais rêvée en ce
monde, reprit Evenn. Je vais enfin pouvoir m'acquitter de ma dette
envers toi et envers tes parents. Tu te rappelles, Noël, ce soir
d'octobre où l'on porta ma mère en terre, pour la réunir à son mari, à
mon pauvre, à mon malheureux père, Dieu lui fasse paix! Je sanglotais au
pied de la tombe, suppliant Dieu de me faire mourir, moi aussi,
maintenant que je n'avais plus personne, plus rien, pas même un toit,
puisque la vente avait eu lieu l'avant-veille à Rozvélenn et que le
nouveau fermier attendait, avec ses meubles, dans la cour, tandis que le
cercueil de la défunte franchissait le portail. Soudain, j'entendis une
voix qui me disait: «Viens, Evennik! ton lit est fait chez nous.» Grâce
à toi, Noël, grâce à Jean Bleiz et à Glauda, je n'ai pas connu
l'amertume du pain mendié. J'ai eu la nourriture du corps et cette autre
nourriture, la plus nécessaire de toutes, celle de l'âme. J'ai été aimé,
moi l'orphelin, moi l'enfant de misère et d'abandon. Pas un matin je ne
me suis réveillé sans te bénir, toi et les tiens. Mais comment vous
prouver à tous que vous n'aviez point obligé un ingrat? En m'appliquant
au travail de mon mieux? Beau mérite! Ton père n'a jamais voulu admettre
que je travaille sans être payé... A la fin tout de même, l'occasion que
je guettais est venue. Avoue, Noël, que je serais le plus méprisable des
hommes si je la laissais échapper... J'ai tiré un bon numéro, toi un
mauvais; mais tu ne partiras point: c'est moi qui partirai à ta place.

«Le fils de Jean Bleiz, assis sur la roche, à côté de son ami, avait
écouté Evenn Mordellès sans l'interrompre. Mais, aux derniers mots, il
bondit.

«--Cela, jamais! s'écria-t-il.

«--J'ai ta parole sacrée, riposta l'autre.

«--Il n'y a pas de parole qui tienne!... Quand le sort a prononcé, ce
qui doit être doit être. Le sort, c'est la voix de Dieu. Dieu ne m'en
voudra point de parjurer un serment fait à l'encontre de ses desseins.

«--Tu t'emportes bien légèrement, Noël, dit Evenn, la main sur l'épaule
du jeune homme... et bien inutilement aussi, ajouta-t-il, en tirant de
la poche intérieure de sa veste un papier plié avec soin. Tu vois ça!
C'est la feuille de route d'Yves Mordellès, fils de défunts René et
Marie Mingam, accepté, sur avis du commandant de recrutement, comme
soldat du train des équipages, en remplacement du nommé Noël Bleiz,
auquel il est reconnu apte à se substituer... Et maintenant, frère, à la
charrue! Les chevaux commencent à se demander ce que nous faisons là...

«La Grand'Lande, je vous prie de le croire, fut éventrée de la belle
façon. Noël était si impressionné, si nerveux, si dépité même, qu'il
faisait voler le coutre comme une hache à travers les souches d'ajoncs
presque séculaires.

«A dix heures, quand le _corn-boud_ de la ferme appela les laboureurs au
repas, la sueur ruisselait du front du jeune homme, pressée comme les
gouttes d'une pluie d'orage. Mais son âme aussi s'était amollie. Et,
lorsqu'Evenn, le prenant par le bras, lui demanda: «Dis, est-ce que tu
m'en veux encore?» il ne put que le serrer sur sa poitrine et fondre en
larmes.

                                   *
                                  * *

Ici, le taupier s'interrompit:

--Je n'ai pas l'habitude, fit-il, de parler si longtemps d'une seule
haleine. Dans mon métier, on est plutôt silencieux.

Gaïd Dagorn, qui savait son monde, comprit que c'était une écuellée de
cidre qu'il attendait. Il la but d'un trait; puis, s'étant essuyé les
lèvres du revers de sa manche, il reprit le fil de son récit:

«Ce soir-là, donc, quand les servantes eurent fini d'aller et de venir
par la cuisine, Jean Bleiz et Glauda, sa _moitié de ménage_, s'assirent,
selon leur coutume, dans leurs fauteuils de bois, aux deux coins du
foyer.

«Et ils recommencèrent leurs jérémiades, sur le sujet que vous savez,
incapables désormais de penser à autre chose.

«Soudain, la porte de la cuisine s'ouvrit, et Evenn Mordellès entra,
disant:

«--Pardonnez-moi si je vous dérange dans vos méditations du soir, mais
j'ai à vous entretenir.

«Les deux vieux s'entre-regardèrent, eurent l'air de se demander l'un à
l'autre:

«Que nous veut-il?

«Quelque chose d'important, à coup sûr, à en juger par sa mine grave et
l'émotion qui perçait dans sa voix. Jean Bleiz dit:

«--Tu sais bien, Evenn, qu'il y a toujours place pour toi à notre feu.
Entre toi et notre Noël, nous ne faisons aucune différence.

«Le jeune homme s'était assis.

«Glauda dit à son tour, obéissant à son éternelle préoccupation:

«--Si quelque chose peut nous consoler du départ de Noël, c'est que tu
nous restes. Car tu ne songes point à nous quitter, toi aussi, je
suppose? Ce n'est pas ton mariage, au moins, que tu viens nous annoncer.

«Evenn ne put s'empêcher de sourire.

«--Si, fit-il: mais mon mariage avec le régiment.

«--Tu t'engages, pour suivre Noël? s'écrièrent les maîtres d'une seule
voix...

«Glauda se couvrit la figure de ses mains. Jean Bleiz ajouta tristement,
non sans amertume:

«--Fais ce qu'il te plaît, gars. Nous deviendrons, nous autres, ce que
nous pourrons.

«--Ne pleurez point, Glauda, dit Evenn; et vous, Jean Bleiz,
connaissez-moi mieux. Si je pars, c'est pour que votre Noël ne parte
pas. Je venais vous avertir que je suis accepté par le gouvernement pour
être son remplaçant... J'aurais souhaité vous apporter cette nouvelle
plus tôt. Mais, pour une chose si simple, il faut des tas de démarches
et de paperasseries. Je n'ai eu la lettre qu'hier. Sans ça, croyez bien
que vous n'auriez pas été si longtemps à vous manger de chagrin en
tâchant de faire bon visage.

«Pour le coup, Glauda s'était mise à sangloter. Quant à Jean Bleiz, il
avait laissé tomber sa pipe dans la cendre et demeurait ahuri, comme un
homme qui rêve.

«--Evenn Mordellès, prononça-t-il enfin, tu es un brave coeur. La
bénédiction de Dieu est entrée avec toi dans notre maison... Mais,
l'as-tu dit à Noël? demanda-t-il, subitement inquiet.

«--Noël le sait de ce matin.

«--C'est donc pourquoi il était tantôt si taciturne? intervint Glauda.
Il m'a donné le bonsoir d'un air tout drôle.

«--Et il consent? interrogea de nouveau Jean Bleiz.

«Evenn répondit:

«--Je l'ai prié de venir avec moi vous en assurer lui-même; il n'a pas
voulu. C'est qu'il a le coeur encore trop gros, voyez-vous. Mais ça lui
passera.

«--Il t'aime tant? repartit Jean Bleiz. Ça doit, en effet, lui être bien
dur de songer que tu te sacrifies pour lui. Non, fils, je ne te cacherai
pas que tu nous enlèves un poids terrible... Nous ne vivions plus... Tu
nous rends la joie et le courage. Viens que nous t'embrassions. Tu es le
digne rejeton d'une race d'honnêtes gens, Evenn...

«Le vieux était si troublé qu'il bredouillait. Il poursuivit, se
tournant vers sa femme et l'appelant par le nom qu'il lui donnait au
temps de leurs fiançailles.

«--Va, Glaudaïk, à mon armoire, et prends la bouteille qui est dans le
fond, sous mes habits des dimanches...

«Evenn l'interrompit.

«--Excusez-moi, Jean Bleiz. Nous avons Noël et moi, à étriller les
chevaux qui ont sué ferme dans la Grand'Lande. Il m'attend. Je me
sauve!...

«Et il s'enfonça, très vite, dans la nuit du dehors, en tirant derrière
lui la porte.»

                                   *
                                  * *

«... Mes amis, continua le taupier, après un court silence, et non sans
avoir jeté un coup d'oeil sournois du côté de l'écuelle vide,
l'allégresse des hommes est comme un feu de paille: elle jette une
grande flamme, mais s'éteint aussitôt.

«Maintenant qu'Evenn Mordellès partait pour la guerre à la place de leur
fils, les maîtres de Rozvélenn croyaient avoir conjuré le mauvais sort.
Jamais Glauda ne s'était montrée si gaie. Elle se surprenait parfois à
chanter des refrains de jeunesse, comme une petite couturière de quinze
ans qui rentre de sa journée. La lumière du soleil lui paraissait plus
joyeuse et comme rajeunie dans la fenêtre de sa cuisine. Elle ne
craignait plus rien, pas même la vieillesse, pas même la mort, puisque
son fils serait là pour lui fermer les yeux.

«Hélas! le proverbe dit vrai: Marin qui siffle attire la tempête, gens
qui chantent attirent le malheur.

«Mais n'allons pas plus vite que les événements.

«Evenn Mordellès et Noël Bleiz avaient toujours été, je vous l'ai dit,
une paire d'amis incomparable, n'ayant qu'une âme, qu'un sentiment,
qu'une pensée. Mais, à partir du jour où ils faillirent se brouiller,
par excès d'amitié, dans la Grand'Lande, leur affection devint encore
plus étroite, si possible, plus exclusive, en tout cas, et presque
mystérieuse. Ils ne parlaient plus qu'entre eux, passaient les
dimanches, après la messe, à errer ensemble dans les champs, par les
prairies solitaires, le long des vieux chemins abandonnés. Et le soir,
dans l'écurie où ils couchaient tous les deux, auprès de leurs bêtes,
ils avaient de longs colloques, des entretiens graves et passionnés dont
rien ne transpirait au dehors.

«Cependant la feuille de route du conscrit Mordellès fut apportée un
jour par le secrétaire de la mairie. Il devait se rendre dans la
huitaine à Landerneau. La veille du départ, Glauda prépara de ses
propres mains un souper succulent et Jean Bleiz mit en perce la
meilleure de ses barriques de cidre. A table, Evenn feignit une grande
gaieté, mais Noël eut toutes les peines du monde à desserrer les lèvres.
Ils se retirèrent l'un et l'autre de bonne heure, prétextant qu'il
faudrait se lever le lendemain à la première aube, de façon à être à
Landerneau avec le soleil.

«En réalité, ils ne se couchèrent point de toute cette nuit-là,
restèrent assis dans le foin à se faire toutes sortes de
recommandations, à se remémorer le passé, à s'entendre pour l'avenir.

«Cet avenir, Noël en avait peur.

«A diverses reprises il avait eu des songes étranges, des _intersignes_
menaçants. Il ne put--a-t-il raconté plus tard--prendre sur lui de
dissimuler ses inquiétudes à son ami. La douleur de la séparation le
rendait comme fou. En vain le bon Evenn s'efforçait de le calmer. A tous
ses raisonnements, il répondait avec une persistance farouche:

«--Je n'aurais jamais dû accepter... jamais!... jamais!... Une voix me
l'a dit dès le premier jour et, depuis, n'a cessé de me le répéter: ce
n'est pas sept ans de ton âge, c'est ta vie même que tu me donnes en
présent.

«Et il suppliait:

«--Je t'en conjure, rends-moi ma parole, délivre-moi de mon serment! Il
en est temps encore. Reste, et laisse-moi partir, comme l'a voulu le
destin!... Vois-tu, si tu ne revenais pas, si tu étais tué là-bas, dans
les contrées lointaines, j'en perdrais la raison, je me tiendrais pour
damné, j'aurais ton sang sur moi, comme sur Caïn le sang d'Abel. Les
champs que nous avons labourés ensemble, les arbres qui nous ont versé
leur ombre, les chemins où nous nous sommes promenés côte à côte, ces
chevaux que voilà, Evenn, qui nous regardent et qui m'écoutent, tout me
crierait: Malheureux! qu'as-tu fait de ton frère?

«--Noël, Noël, je reviendrai; sois-en sûr, affirmait Evenn, remué
jusqu'aux entrailles.

«Noël Bleiz eut une idée singulière, une idée insensée, épouvantable.

«--Tu reviendras, dis-tu?... Eh bien! jure-le, que tu reviendras!

«Ses yeux jetaient des flammes. Evenn répondit doucement:

«--Y songes-tu, ami? Ce serment, si je te le faisais, dépendrait-il de
moi de le tenir?

«--J'admets que cela dépende de toi!

«--Oh! alors sois content. Je jure des deux mains.

«--Vivant ou mort, n'est-ce pas?

«Evenn, à cette question, frissonna, comme frôlé d'avance par le coup de
faux de l'Ankou. Il prononça néanmoins d'une voix ferme, sur le ton
solennel qui convenait à un pareil engagement:

«--Vivant ou mort. Je le jure!

«--C'est bien. Nous sommes quittes, dit Noël. Maintenant que j'ai ton
serment, je ne me repens plus du mien.

«Il n'avait pas achevé ces mots que la lanterne qu'ils avaient laissée
brûler tout la nuit, suspendue à un des râteliers, s'éteignit
brusquement, faute de suif peut-être, peut-être aussi pour une autre
raison. La Blanchonne--une vieille jument--se mit à rêver tout haut, en
gémissant, oppressée par quelque cauchemar. Et, dans la cour, un coq
chanta.

«--C'est le jour, dit Evenn.

«--Le jour des adieux, murmura Noël chez qui succédait au délire un
morne apaisement.

«Et il s'approcha de la Blanchonne pour lui passer le licol, car c'était
elle, la brave bête, qu'on avait coutume d'atteler au char à bancs, dans
les grandes occasions, et qui devait mener le _soldat neuf_ jusqu'à
Landerneau. Un rayon de lumière grise commençait à filtrer par l'unique
lucarne; tandis qu'Evenn faisait un paquet de ses meilleures hardes et
chaussait une paire de bas de laine inusable, tricotés à son intention
par Glauda, Noël lissait le poil de la jument, débrouillait sa crinière
chenue, teignait d'un peu de noir de fumée ses lourds sabots, inspectait
ses fers.

«Moins d'une heure après, les deux amis roulaient à travers la montagne,
vers Landerneau...

«Et au moment où l'angélus du bourg sonnait midi, Noël Bleiz rentra seul
à la ferme.

«--Tout s'est bien passé? lui demanda son père en lui donnant la main
pour dételer la Blanchonne.

«--Très bien, répondit le jeune homme d'un air distrait, les yeux et la
pensée ailleurs.

«Il suivait mentalement, à des lieues de là, le fuyant panache de fumée
d'un train en marche, emportant l'autre moitié de son âme très loin,
vers l'inconnu, vers le poignant mystère, et peut-être pour jamais.»

                                   *
                                  * *

--Gaïd Dagorn, fit à cet endroit le taupier, le plus difficile me reste
à dire.

La vieille _Capenn_ remplit l'écuelle et, de nouveau, le conteur la vida
sans désemparer, avec une majestueuse aisance. Puis il continua, les
mains croisées, les coudes aux genoux:

«Vous pensez bien que le départ d'Evenn Mordellès, s'il fit un grand
trou dans la vie et dans les habitudes de Rozvélenn, ne changea rien au
cours des saisons. Le printemps vint avec ses fleurs, l'été avec ses
moissons, l'automne avec ses fruits, et l'immense horloge du monde, qui
ne s'émeut guère des choses humaines, promena tranquillement, comme par
le passé, d'un bout de l'année à l'autre, son balancier invisible et
silencieux.

«Noël travaillait avec rage, pour tâcher d'oublier. Mais il gardait un
front triste, parlait peu, semblait vivre dans sa propre maison comme un
étranger.

«Une fois, il eut une colère terrible. Sa mère ne s'était-elle pas mis
dans la tête qu'une bru gentille, aimable et sage, chasserait du logis
le _mauvais air_, lui rendrait sa gaieté d'autrefois et ramènerait le
sourire sur les lèvres fermées de Noël. Elle avait jeté son dévolu sur
une gracieuse héritière, la fille des Ménou. Et elle s'en ouvrit un jour
à son gars. Plût à Dieu qu'avant d'articuler le premier mot elle se fût
fourré un bouchon d'étoupe dans la gorge! Noël s'était soudain dressé,
très pâle, les yeux pleins de foudre et d'éclairs. Et lui qui avait
toujours été le plus doux des enfants, c'est à peine s'il put retenir un
blasphème. Une fourche qu'il emmanchait se brisa dans ses mains comme un
fétu. Il étouffait; il se précipita dehors, et, toute cette nuit et le
jour suivant, il erra dans la campagne d'hiver, sous la rafale, sous les
mornes tourbillons de neige. Quand il reparut à la ferme, il dit:

«--Pardonne-moi, mère. J'ai commis un manquement grave envers toi. Mais,
je t'en prie, laisse-moi le soin de gouverner ma vie à moi seul.

«Glauda avait le coeur gonflé de larmes. Elle ne leur donna cours que
lorsqu'elle fut couchée dans le lit clos, auprès de son mari.

«--Tu verras, soupirait-elle à travers ses sanglots, un malheur rôde
autour de nous. Nous pensions l'avoir conjuré, et voici qu'il est à
notre porte. J'ai peur...

«Jean Bleiz essaya de raisonner la pauvre ménagère; il ne la rassura
point, car il tremblait lui-même, agité de sombres pressentiments.

«On entrait dans les mois venteux. Déjà l'hiver s'éloignait, courbant
son vieux dos, vêtu de misérables nuages en haillons. Toutefois, il
n'avait pas encore disparu derrière les croupes brumeuses des _ménez_.

«C'était un samedi. Tout heureux d'avoir reçu le matin une lettre
d'Evenn, datée de quinze jours auparavant, «dans la tranchée, sous
Sébastopol», Noël était sorti de sa réserve ordinaire, s'était montré
presque gai pendant le repas et, finalement, avait fait à haute voix la
lecture de la lettre, devant un auditoire composé de ses parents, des
domestiques et de quelques voisins venus pour la veillée.

«Evenn annonçait qu'il se portait à merveille, qu'on allait
prochainement donner l'assaut, contait en peu de mots de menues
histoires du siège et demandait à Noël de lui écrire de longues
nouvelles. Il s'informait de tout et de tous, des gens et des bêtes, des
labours aussi, voulait savoir si le défrichement de la Grand'Lande avait
produit les résultats espérés et si le blé noir qu'on y avait semé avait
été d'un bon rendement.

«Noël lut de la première ligne à la dernière, et même la signature. Puis
il dit:

«--Je vais lui répondre tout de suite. Bonsoir.

«--Tu lui enverras nos bénédictions, s'écrièrent Jean Bleiz et sa femme.

«--Et nos souhaits de prospérité! firent les voisins, les valets de
ferme, les servantes.

«Le jeune homme gagna l'écurie, suspendit son fanal au clou accoutumé,
et là, dans la demi-clarté vacillante, il se mit à relire plus posément
le grimoire de son ami, de son frère.

«Le vent d'ouest soufflait dans le pignon, par grandes haleines
intermittentes, avec de brusques accalmies suivies d'une sorte de
déchaînement sauvage... Or, voici qu'en relisant, peut-être pour la
vingtième fois, il sembla à Noël que certains passages de la lettre
revêtaient un sens nouveau, plus profond, plus mystérieux. Une phrase
disait: «Les officiers prétendent que la guerre est sur le point de
finir. Peut-être, quand te parviendra ce chiffon de papier, serai-je
moi-même au moment de te rejoindre. Dieu fasse qu'il en soit ainsi!»
Noël se prit à murmurer, après l'absent:

«--Dieu fasse qu'il en soit ainsi!

«Et à l'instant même, il eut le sentiment que _cela_ allait être.

«L'ouragan s'était tu. Un silence effrayant régnait au dehors, une sorte
d'attente angoissée. Noël tendit l'oreille: _quelqu'un_ venait. Un
bruissement presque imperceptible de pas remuait les fougères desséchées
qui jonchaient la cour: et trois coups discrets, espacés de quelques
secondes, furent frappés à la porte de l'écurie.

«Le coeur de Noël Bleiz battit avec force.

«Les chevaux, qui dormaient à demi, s'ébrouèrent, tournèrent tous la
tête dans la même direction, vers l'huis de chêne qu'une lourde barre
fermait.

«Noël demanda:

«--Qui est là?

«--C'est moi, ton frère Evenn, répondit une voix.

«--Mes _avertissements_ ne m'avaient donc pas trompé! s'écria Noël.

«Et il se précipita pour ouvrir. Dans le cadre de la porte, sur le fond
orageux du ciel qu'une lune aux trois quarts noyée éclairait de teintes
sinistres, il vit Evenn, mais combien différent de celui d'autrefois!
C'est à peine s'il put le reconnaître. Le malheureux était revêtu de son
uniforme de soldat, mais des plaques de boue souillaient son pantalon,
sa tunique, comme s'il avait dû se traîner longtemps à plat ventre par
les routes détrempées. Ses traits défaits trahissaient des fatigues
surhumaines et, dans la profondeur sombre des orbites, ses yeux
brillaient d'une fièvre étrange.

«--Tu vois, dit-il en esquissant un vague sourire, je tiens ce que je
promets. Va mon doux Noël, ce n'a pas été aussi facile que tu pourrais
le croire.

«--Ton accoutrement le montre assez! fit Noël en l'attirant sur sa
poitrine... Mais, s'exclama-t-il soudain, qu'est-ce là?... Du sang?...
Evenn de mon coeur, serais-tu blessé?

«Du flanc gauche du soldat, un peu au dessus du rein pendait un large
caillot rouge.

«Noël reprit:

«--Tu dois souffrir horriblement... Il faut faire lever les gens de la
maison... Nous allons te soigner ça.

«--Je ne souffre plus, dit Evenn, je ne me souviens même pas d'avoir
souffert..., ou, si je souffre, ajouta-t-il, c'est d'autre chose.

«--Eh! parle donc, que je te soulage!

«--Me soulager, tu le peux... Mais le voudras-tu?

«--Ah! çà, tu es Evenn Mordellès, je suis Noël Bleiz, et tu me poses une
pareille question!

«--Si tu voyais clair, tu t'étonnerais peut-être moins.

«--Explique-toi, je t'en conjure. Qu'as-tu? Qu'y a-t-il?

«--Je t'avais fait le serment de revenir, Noël, je suis revenu... Vivant
ou mort! avais-tu dit. Et j'avais juré: Vivant ou mort! Touche ces
mains: elles sont glacées...

«--N'en dis pas plus, Evenn! j'ai compris!

«Et, tombant à genoux devant le fantôme de son frère d'âme, Noël Bleiz
fondit en sanglots.

«--Avais-je raison, poursuivit le mort, quand naguère je te suppliais de
m'épargner un tel serment?... Si tu n'avais pas eu cette idée funeste et
si je n'avais eu la faiblesse d'y céder, je ferais à cette heure ma
pénitence, là-bas, parmi mes camarades de la fosse commune, sous les
étoiles du ciel d'Orient... Et tu ne serais point ici pleurant à mes
pieds sur celui qui fut si content de partir à ta place, oui, de partir
à ta place pour jamais!...

«Noël cependant s'était redressé, tout pâle.

«--Tu as dit que je pouvais quelque chose pour ton soulagement. Je suis
prêt, prononça-t-il d'une voix ferme.

«--Si j'ai dit cela, n'en tiens aucun compte... Adieu, Noël! Garde mon
souvenir. Je t'ai aimé dans la vie, je t'aime dans la mort...

«Le spectre d'Evenn Mordellès se reculait déjà dans l'ombre, mais le
fils de Rozvélenn, bondissant hors de l'écurie, lui barra résolument le
passage.

«--Tu ne t'en iras pas ainsi, cria-t-il. Je puis, de ton propre aveu,
quelque chose pour la délivrance de ton âme. Eh bien! cela, quoi qu'il
doive m'en coûter, fût-ce ma damnation éternelle, je veux l'accomplir,
entends-tu? Je le veux!

«--De plus impérieux devoirs t'obligent envers ton père et ta mère. Pour
l'amour d'eux, au nom du repos de leurs vieux jours, si durement gagné,
Noël, n'insiste point!

«--Parle! te dis-je, ou je me brise le crâne contre ces murailles.

«--Tu l'exiges? Tu as tort.

«--J'ai tort, soit! Je l'exige.

«--Attelle donc la Blanchonne au char à bancs, car nous aurons de la
route à faire. Ce n'est plus à Landerneau que nous allons cette fois...

«... Dans le lit clos de la cuisine, Jean Bleiz, réveillé de son premier
somme, poussa du coude la bonne Glauda.

«--Écoute donc, fit-il. Ne dirait-on pas, dans l'avenue, le bruit de
notre char à bancs et le trot saccadé de la Blanchonne?...

«Assis côte à côte sur le siège de devant, l'ami vivant et l'ami mort
franchirent des lieues et des lieues de pays. La vieille jument,
d'allure d'abord hésitante, semblait avoir retrouvé son agilité
d'autrefois, du temps où, jeune pouliche indomptée, elle faisait, de ses
quatre sabots, jaillir du sol un quadruple éclair.

«Était-ce une route qu'ils suivaient maintenant, Noël n'aurait su le
dire.

«De vastes horizons muets et tristes s'étendaient en des perspectives
flottantes, indéterminées. Çà et là apparaissaient des formes
inconsistantes, qui étaient peut-être des nuages et peut-être des
arbres. Parfois des oiseaux s'envolaient, des oiseaux fantastiques, aux
ailes brunes et ouatées, qui glissaient sans bruit, pareils à des
chauves-souris d'une espèce inconnue.

«Nul vent ne soufflait dans ce désert. L'air dormait, épais et immobile.

«Une lumière vague éclairait les choses, une lumière qui n'était ni le
jour ni la nuit, une lumière comme celle qui semble émaner des miroirs
dans un appartement sombre.

«Mais le plus surprenant, c'était, dans la terre, l'absence de toute
sonorité. La voiture roulait sans troubler le silence, et les sabots
ferrés de la Blanchonne n'éveillaient aucun écho dans la plaine sourde,
la plaine noire.

«Soudain, quelque chose de brillant se mit à luire, comme une eau pâle
effleurée d'un rayon de lune.

«--Nous approchons, dit Evenn.

«--N'est-ce pas la mer que nous voyons devant nous? demanda Noël.

«--Non. C'est le marais des Trépassés.

«Ils arrivèrent sur le bord de l'étang mystérieux.

«--Noël, dit Evenn, est-tu toujours résolu?

«--Toujours!

«--Alors, descendons.

«Ils mirent pied sur une plage de sable fin comme une cendre que
hérissaient, par places, des joncs noirs, des roseaux funèbres.

«--Fais le signe de la croix sur ta bête, poursuivit Evenn; ainsi elle
paîtra, en t'attendant, l'herbe des morts, comme si c'était une herbe
vivante, et les esprits de la nuit ne pourront rien contre elle... Toi,
commence à te déshabiller.

«--Tout nu?

«Evenn fit oui de la tête et se dépouilla lui-même de ses vêtements.
Puis, quand Noël eut retiré sa chemise:

«--Donne-moi la main, et marchons!

«Ils entrèrent dans l'eau jusqu'à mi-jambes, puis jusqu'à mi-corps.
Autour d'eux des têtes éparses surgissaient, ridaient un instant la
surface de l'onde et, de nouveau, sombraient. D'aucunes étaient des
visages flétris de jeunes filles, traînant de longues chevelures
déteintes; d'autres montraient des crânes dénudés et des barbes couleur
de soufre.

«--Tu trembles? murmura Evenn à l'oreille de son compagnon. Tu as peur?

«--Non, j'ai froid, extraordinairement froid.

«--Eh bien! je brûle, moi; c'est une souffrance mille fois pire. Mais il
faut expier, vois-tu, il faut expier.

«--Expier quoi, Evenn, toi dont la vie a été pure comme une soirée
d'août, toi dont la mort a été le plus simple et le plus entier des
dévouements?

«--Je l'ai trop aimé, Noël. Ce fut mon crime... Quand l'éclat d'obus fut
entré dans mon flanc. Dieu me laissa presque une heure d'agonie pour
implorer sa miséricorde, avant de comparaître devant son tribunal.
J'aurais dû ne penser qu'à lui, mais ce furent des images de Rozvélenn
qui me passèrent devant les yeux, au moment suprême, et, en exhalant le
dernier soupir, ce fut ton nom que j'eus sur les lèvres... Si seulement
tu avais hésité à me suivre en ce lieu, tu retardais ma délivrance
d'autant de siècles que les sabots de la Blanchonne ont frappé de fois
la terre des défunts.

«Un flot de larmes inonda les joues de Noël.

«--Tu as beaucoup de mal? lui demanda le fantôme.

«--Je voudrais en avoir dix mille fois plus, soupira-t-il.

«A peine avait-il parlé de la sorte qu'une cloche tinta. Oh! mais des
sons tristes à vous fendre le coeur, un glas rapide, puissant, sauvage,
un glas inattendu! Evenn dit:

«--C'est l'_Angélus_ des morts... Retourne au rivage, tu y retrouveras
tes vêtements auprès des miens. Ne touche pas à ceux-ci, fût-ce du bout
du doigt, fût-ce du bout du pied. Demain, à la même heure, je serai sur
le seuil de l'écurie. Va.

«Noël ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà l'ombre de son ami le
plus cher, et l'étang de mystère, et la plaine lugubre s'étaient
dissipés comme de vaines apparences. Le jeune homme grelottait tout nu,
au milieu de la Grand'Lande. Ses habits gisaient en tas à ses pieds et,
non loin, des lambeaux rouges et bleus, des haillons d'uniforme
finissaient de pourrir dans la boue d'un sillon. Très vite, il endossa
ses hardes et cria:

«--Blanchona! Blanchonik!

«Un hennissement joyeux monta de la route qui longeait le bas de la
friche. La bonne jument, toujours attelée, broutait au talus les pousses
des jeunes ajoncs.

«Quand, ce matin-là, Noël parut au premier déjeuner, les gens
s'accordèrent à lui trouver l'air malade. Il affirma qu'il se portait à
merveille. Jean Bleiz, lui, demeurait tout songeur, le nez dans son
écuelle. Les domestiques partis pour les champs, il dit à son fils:

«--Je te l'ai souvent répété, Noël; mais tu ne prends pas assez de
distractions. La lettre que tu as reçue d'Evenn a dû te mettre en repos.
Profites-en pour t'amuser un peu. La herse que nous avions commandée à
Morlaix, au début de l'hiver, est prête depuis trois semaines. Attelle
la Blanchonne et fais le voyage. Tu verras par la même occasion la foire
de février. Nous sommes au mardi: je te donne _campos_ jusqu'à dimanche.

«Jean Bleiz dit cela d'un ton paterne, en homme qui n'en pense pas plus
long. N'empêche qu'il avait son idée d'en dessous. Et croyez qu'il ne
fut pas aussi étonné qu'il feignit de l'être, lorsque son fils Noël lui
repartit:

«--La Blanchonne, mon père, tire sur l'âge. Elle a fait un brave
service. M'est avis qu'il conviendrait de lui épargner les courses
longues. Et, pour ce qui est de moi, je vous avoue que les boutiques de
la foire de Morlaix me tentent médiocrement.

«--N'en parlons plus, conclut Jean Bleiz.

«Mais, le soir, dans le lit clos, la résine éteinte, il dit à sa femme:

«--Je suis sûr maintenant qu'il se passe quelque chose, et pas quelque
chose de bon. Fais comme moi: prie et ne t'endors point. Si nous
entendons encore, cette nuit, le trot de la vieille jument grise, je
guetterai, demain, dans la cour, et dussé-je en mourir, je saurai
pourquoi elle sort, où elle va, et qui la conduit.

«Ils prièrent en silence, l'oreille tendue, et, le bruit qu'ils
redoutaient, à la même heure que la veille, ils l'entendirent.

«Les morts sont ponctuels. Evenn fut exact au rendez-vous et trouva Noël
qui l'attendait. La Blanchonne, qui s'était reposée tout le jour et à
qui, d'ailleurs, cette besogne nocturne semblait plaire, fit sonner ses
fers, sur le pavé de l'avenue, puis s'enfonça, d'une course éperdue,
dans les routes du pays des défunts, les routes de l'éternel silence.

«Que vous dirai-je? Il en fut de cette nuit-là comme de la précédente
nuit, à ce détail près qu'Evenn entraîna Noël plus avant dans le marais
des Trépassés et que le gars de Rozvélenn eut cette fois de l'eau
jusqu'aux aisselles.

«Ce qu'il souffrit, je ne vous le révélerai pas. Lui-même s'efforçait de
le cacher à son ami. Pas un gémissement, pas une plainte ne s'échappa de
ses lèvres.

«Il rentra à la ferme, si faible que ses jambes pouvaient à peine le
porter. Quand il se présenta dans la cuisine, son père dormait encore ou
feignait de dormir; ce fut sa mère qui l'entreprit:

«--Noël, mon enfant, lui dit-elle, tu dois avoir un secret à me confier.
Personne ne nous écoute. Ouvre-moi ton coeur. Tu es le fruit de mes
entrailles. Confesse-moi ton mal, je te guérirai; les mères savent des
remèdes, des philtres capables de conjurer la mort même.

«Pauvre Glauda! C'était comme si elle se fût cogné la tête contre une
tombe pour lui arracher le mystère de l'éternité.

«Son Noël lui répondit par des paroles douces et tristes, des mots
vagues, insignifiants, et elle n'apprit rien de ce qu'elle eût donné son
âme pour savoir.

«La journée s'écoula. Le soir vint. Dans le ciel, nettoyé par les vents,
des étoiles vacillantes s'allumèrent. La vieille maison de Rozvélenn, si
longtemps aimée de Dieu, paraissait plongée dans le repos. Mais, sur le
_banc-tossel_, près de l'âtre, Glauda égrenait son chapelet de corne;
dans l'aire, Jean Bleiz se dissimulait, sous l'auvent de l'étable à
boeufs, et Noël attendait, derrière la porte entre-bâillée de l'écurie,
le spectre d'Evenn Mordellès.

«Accroupie dans sa litière fraîche, la Blanchonne ruminait de lentes,
d'obscures idées, parmi la respiration forte et chaude des chevaux de
labour.

«--Allons, Noël! dit une voix plus légère qu'une brise d'été.

«Le harnais fut bouclé en un clin d'oeil,--et ils allèrent.

«Jean Bleiz s'élança derrière eux, dans la nuit.

«Jadis, il avait été le plus agile coureur de la montagne. On racontait
de lui que dans sa jeunesse, il forçait les lièvres à la chasse. Il faut
croire que si ses cheveux avaient grisonné, ses jambes n'avaient point
trop vieilli, car il arriva sur la grève de l'étang funéraire comme
Evenn disait à Noël, là-bas, dans le purgatoire des eaux profondes:

«--Tu as été jusqu'à mi-corps, tu as été jusqu'aux aisselles; je serai
délivré, si, ce soir, tu te laisses submerger tout entier. Seulement,
pour Dieu! clos tes lèvres! Que pas une goutte du marais de la mort n'y
puisse pénétrer! Qui a bu de cette onde n'aspire désormais qu'au trépas.

«Il se fit un silence. Jean Bleiz vit s'engouffrer lentement les deux
têtes. Il murmura: «Je n'ai plus de fils», battit l'air de ses bras et
s'évanouit sur le sable couleur de cendre...

«Quand il reprit ses sens, une cloche lointaine, une cloche de l'autre
monde sonnait l'angélus. Et il entendit son fils Noël, agenouillé près
de lui, qui lui disait:

«--Vois cette fumée blanche qui monte dans le ciel! C'est l'âme délivrée
d'Evenn Mordellès qui gagne le Palais de la Trinité...

«Il regarda, vit les talus, plantés d'ajoncs, et devers l'Orient, où le
jour commençait à poindre, un petit nuage clair, déjà haut, soulevé par
les premiers souffles du matin.

«La Blanchonne ramena le père et le fils.

«Debout au seuil de la maison, Glauda les reçut sur son coeur, blême des
angoisses de sa longue veille.»

                                   *
                                  * *

«Mon histoire devrait finir ici, grommela le taupier, mais elle a
malheureusement une autre fin, et vous devinez laquelle.

«Soit involontairement, soit à dessein, Noël Bleiz avait ouvert ses
lèvres aux eaux de la mort: il en perdit le goût de vivre.

«Il décéda le vendredi, jour du Christ. Son père et sa mère ne
demeurèrent après lui que pour l'ensevelir.

«J'ai suivi les trois enterrements dans l'espace d'une seule année. Dieu
fasse paix aux maîtres de Rozvélenn! Ils sont en Paradis, je pense, et
peut-être aussi la Blanchonne qui jamais ne pécha.

«Gaïd Dagorn, la nuit s'avance. Vous feriez bien de réciter un dernier
_De profundis_ pour les Ames.

«Moi, j'ai dit.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, joignant ses mains velues, le taupier de Commana rentra dans son
silence.



LA HACHE


I

Matic Corniguellou est une petite vieille, si vieille qu'elle ne sait
plus son âge. Quand on le lui demande, elle répond:

--Voilà, par exemple, une chose dont je ne me suis jamais inquiétée, pas
plus que de vérifier quelle heure il est à l'horloge, lorsque je me sens
envie de dormir.

Quelquefois elle ajoute sentencieusement:

--Il n'y a ni jeunes, ni vieux, voyez-vous. Nous avons tous le même âge,
l'âge de mourir.

Elle est mince, fluette, et quasi impondérable. Elle a coutume de dire:

--Mes proches n'auront pas la peine de suivre mon enterrement. Je m'en
irai dans un coup de vent d'ouest, à la grâce de Dieu, comme un fétu de
paille.

Fraîche, d'ailleurs, et à ce point conservée, selon ses propres termes,
que c'en est miracle. De figure d'aïeule semblable à la sienne, je n'en
ai vu que dans les tableaux des vieux maîtres hollandais. Encore y
a-t-il dans ses traits une grâce fine et délicate qu'il n'a jamais été
donné à ces vieux maîtres de contempler dans leurs modèles. Cela est
chez elle le signe de la race, le signe aussi--et surtout--de son âme
charmante, de son «moi», comme parlent certains. Oh! nullement
compliqué, ce «moi», très simple, au contraire, très primitif, mais
d'une si exquise simplicité! Et combien varié néanmoins! Que d'images
changeantes, tour à tour gaies ou tristes, défilent, en moins de temps
qu'il ne faut pour les saluer au passage, dans les clairs yeux
septuagénaires de Matic Corniguellou! Vous rappelez-vous ces yeux des
filles de Bretagne que Renan célébra jusque devant la face de Pallas
Archégète, purs «comme ces vertes fontaines où, sur un fond d'herbes
ondulées, se mire le ciel»? Aussi limpides sont ceux de Matic, la
fileuse de chanvre; seulement, au cours de l'arrière-saison, il y a plu
des feuilles mortes. Car elle a connu les jours pénibles et les nuits,
les pâles nuits de larmes. Elle a eu à pleurer, non seulement ceux dont
elle était issue, mais ceux encore qui étaient issus d'elle.

--Je suis, dit-elle en sa jolie langue, comme une touffe d'herbe oubliée
par mégarde dans un pré que la faux des faucheurs a tondu.

Ou bien:

--Mon rouet a filé plus de linceuls que de draps nuptiaux.

Elle ne parle, au reste, de ces choses qu'avec une pudeur discrète, une
sorte de symbolisme transparent, jamais pour se douloir ni pour
apitoyer. Il y a de plus malheureux qu'elle. Elle porte en elle-même le
remède à toutes les afflictions: une force de résignation que rien ne
saurait surprendre, jointe à une extraordinaire puissance de vie idéale.
On fait grand bruit de la tristesse innée des Bretons, race occidentale,
toute pleine des nuages de son ciel et de l'éternelle lamentation des
mers. Or, il n'est pas un peuple au monde d'un optimisme plus absolu et
plus entêté. Nourri de misère, il exalte la douceur de l'existence, et
la mort même n'est pour lui qu'un long rêve pacifique, indéfiniment
continué... Toujours est-il que Matic a traversé les plus cruelles
épreuves «comme un agneau qui passe dans les fourrés épineux des
landes», y laissant peut-être quelques brins de laine, mais rien de sa
belle humeur vaillante, de son immuable sérénité.

Je recherche volontiers son commerce. Sa conversation est aussi
reposante qu'une promenade, au soleil couchant, par les campagnes
silencieuses, dans la féerique somptuosité des premiers soirs d'automne.
Sa mémoire est vaste, profonde, pareille à ces palais souterrains, à ces
hypogées de la légende où l'on va de salles en salles, de trésors en
trésors, d'admirations en admirations. Elle sait la vie et la mort. Elle
sait ce qui est, ce qui sera. Elle a voyagé aussi loin qu'il est
possible à l'imagination humaine et dans la réalité et dans la fiction.
Elle a assisté à la naissance des choses, elle prévoit, elle décrit
d'avance les formes imprescriptibles qu'elles revêtiront à leur déclin.
Ses yeux de calme visionnaire ignorent les frontières de l'espace et les
bornes noires qui se dressent à l'entrée ou à la sortie des temps...


II

Elle vient d'ordinaire le samedi soir, sa semaine finie, arrive toujours
à la même heure, s'assied toujours à la même place. Et ce sont d'abord,
pour commencer, de petits racontars, les menus faits de la chronique
paysanne, auxquels elle excelle à donner un tour ingénieux et
sentimental. Puis, peu à peu, sans efforts, d'une aile souple, la
causerie s'élève aux généralités. Matic est une manière de philosophe,
d'esprit délié--je l'ai dit--et qui se joue à l'aise autour des
problèmes les plus redoutables.

Il est entendu, de par une familière et déjà longue habitude, que, le
soir de la Toussaint, nous faisons ensemble la veillée des ancêtres...
Donc, jeudi dernier, sur le coup des huit heures, comme le glas de nuit
achevait de tinter, elle fit son apparition sur le seuil, quitta ses
sabots et prit l'escabelle basse qu'elle affectionne, à l'angle du
foyer.

Sa mise était soignée, comme il convient un jour de fête. Elle portait
sa belle jupe de laine rousse, lourde et roide comme si elle eût été en
plomb, le corsage bleu sombre orné de parements de velours, et son fin
visage s'encadrait--vu la circonstance funèbre--dans une coiffe aux
cassures rigides, couleur safran, le jaune étant la nuance de deuil chez
les femmes de Cornouailles.

Ses premiers mots furent pour s'excuser.

--Pardonnez-moi... Nous avons un vrai temps de purgatoire... Vent et
pluie pêle-mêle... Je suis toute trempée. Ma jupe est comme une
cloche... J'ai tenu à suivre jusqu'au bout _la procession du charnier_,
et nous avons séjourné longtemps devant la «maison des morts»... J'y ai
beaucoup des miens, dans cette pauvre maison, crânes terreux, ossements
blanchis... Et voilà: je n'ai plus un fil de sec; l'eau, par instants,
tombait du ciel à pleins seaux... Pardonnez-moi. Dans quelques minutes,
il n'y paraîtra plus.

A la chaleur du feu, une buée montait de ses vêtements mouillés,
l'enveloppant d'une brume lumineuse, en sorte qu'elle avait l'air d'une
bonne petite fée, descendue par le trou de la cheminée, dans un nuage.

Elle reprit, après un silence:

--C'est une belle chose, le feu!... J'ai entendu conter ceci, quand
j'étais enfant. Il y a des tribus d'oiseaux qui, l'hiver venu, ne
consentent point à s'expatrier. Ce sont, je pense, des oiseaux bretons.
L'idée seule des climats lointains, mêmes dorés par des soleils
éblouissants, leur semble plus mortelle que la mort. La première bise
les saisit et les tue, perchés au haut de l'arbre natal. Leurs corps
menus tombent à terre, s'y écrasent, ainsi que des fruits mûrs. Mais où
de leur vivant ils nichèrent, leurs âmes délicates restent blotties,--et
ce sont ces âmes qui, lorsque l'arbre a été débité en bûches, s'évadent
de nos foyers en flammes vives, avec un joli bruit de chansons... Au
temps où Pêr Corniguellou, mon défunt mari,--Dieu l'ait en sa garde!--me
faisait la cour, il avait coutume de fredonner en passant, le soir, près
de notre porte:

    Du bois qui brûle un oiseau s'envole.
    Matic, écoute ce que te dit ton chant...
    Il te dit, ce chant, que je t'aime;
    Il te dit, que mon coeur aussi brûle,
    Qu'il brûle d'amour pour sa douce...

«Ce temps est loin, si loin que c'est presque comme s'il n'avait jamais
été.»

Matic resta un instant songeuse à regarder voltiger les flammes, sans
doute aussi à écouter, tout au fond de sa prime jeunesse, la chanson de
Pêr Corniguellou.

Je lui dis, pour renouer l'entretien:

--Causons de nos morts, Matic, puisque c'est leur soir.

Elle releva sa jolie tête de vieille, d'un mouvement qui rejeta sa
coiffe un peu en arrière, découvrant ses bandeaux de fins cheveux blancs
où brillaient encore quelques fils blonds.

--Je vous parlais tout de suite de Pêr, murmura-t-elle; vous ai-je
jamais dit ce qui lui advint le matin même du jour marqué pour son
trépas?... C'est une histoire singulière à laquelle je n'aime guère à
penser, mais que je veux bien vous conter, à vous, ce soir qui est,
comme vous dites, un soir de commémoration... Les moindres circonstances
m'en sont restées présentes à l'esprit, comme si la scène datait d'hier,
quoiqu'il y ait depuis lors vingt ans moins six semaines. C'est, en
effet, un 15 décembre, exactement, que mon pauvre mari rendit à Dieu son
âme de brave homme... Laissez-moi seulement un répit de quelques
minutes, le temps de me recueillir, afin que je vous expose les choses
dans l'ordre et avec clarté...

Elle se couvrit le visage de ses deux mains, puis, après un assez long
silence, commença:

--Voici... Pêr, de sa profession était sabotier. Et les sabotiers, comme
vous savez, sont gens nomades. Aujourd'hui ici, demain là-bas.
L'ancienne hutte est vite à terre, et la nouvelle vite bâtie. En fait de
bagages, un bahut, quelques ustensiles de cuisine et les outils. Nous en
avions de quoi remplir une petite charrette dans laquelle nous montions
nous-mêmes et qu'un bidet de montagne, acheté à Carhaix, traînait aussi
aisément, ma foi! que si c'eût été un berceau d'enfant...
Connaissez-vous la forêt de Porthuault?

--Si je la connais, Matic!... Mais je suis né à Saint-Gervais, presque
au coeur du bois!

--Eh bien! tant mieux pour vous! Car vous pouvez vous vanter d'être né
dans un beau pays... Je me rappelle--tenez! comme si c'était
maintenant--le jour où nous y arrivâmes, un peu avant le coucher du
soleil. Nous grimpions une longue côte, au flanc du Ménez Mikêl; Pêr
était descendu et menait la bête par la bride, l'aidant à éviter les
ornières; moi, assise sur des sacs dans le fond de la charrette, je lui
tournais le dos; nous étions partis de Quimper l'avant-veille et le
voyage avait été dur, surtout à cause des marmots dont j'avais
constamment un ou deux sur les genoux; j'étais lasse, je dormais à
moitié. Soudain, Pêr me héla: «Regarde, Matic, voilà ce que tu n'as
jamais vu.» Je regardai, et j'eus, à la vérité, un éblouissement, tant
c'était beau. Des bois, des bois, rien que des bois, et si touffus, et
si profonds que tout l'horizon en était noir.

«--N'avais-je pas raison, femme? poursuivit mon mari. Et n'est-ce pas
ici le vrai paradis des sabotiers?...

«Il faut vous dire que je m'étais fâchée contre lui, quelques jours
auparavant, lorsqu'au retour du marché de Quimper, un samedi, il m'avait
annoncé qu'il venait de faire prix, pour un arpent de hêtres, avec un
garde-forestier de Porthuault... Oh! oui, et vivement fâchée même!...
Qu'était-ce encore que ce Porthuault dont j'entendais pour la première
fois prononcer le nom? Quelque trou de misère sans doute, par delà le
pays du pain!... Et quand il m'avait eu expliqué où c'était, je m'étais
mise à pleurer de mécontentement, de désespoir... Plus loin que
Châteauneuf, plus loin que Carhaix plus loin que Callac! Au bout du
monde, quoi!... Quel besoin d'aller chercher à tant et tant de lieues ce
qu'il était si facile de trouver à portée de la main? Bref j'avais été
navrée...

«Et c'est pourquoi lui, à cette heure, triomphait, en me montrant du
geste toute cette étendue de collines boisées, entrecoupées de vallons
verts, et, dans le creux du l'un d'eux, presqu'à nos pieds, la vieille
église si avenante de Saint-Servais.

«Je n'avais plus de mauvaise humeur. Au bourg, nous fîmes halte devant
le seuil de Harnay, un des grands marchands de sabots de la contrée,
chez qui Pêr, autrefois, dans le temps que nous n'étions pas encore
mariés, avait travaillé deux années durant. Ce Harnay nous accueillit
avec infiniment de bonne grâce, nous obligea de souper à sa table et de
coucher sous son toit, en sorte que le lendemain, à l'aube, je me
réveillai complètement réconciliée avec le pays.

«Complètement, non! Une appréhension me restait, si vague, il est vrai,
que je n'eusse su dire au juste à quoi elle tenait, mais réelle
néanmoins et tourmentante au point que je ne pus m'empêcher de dire à
Pêr:

«--Écoute, ces parages me semblent plaisants, et pourtant j'ai idée que
ni l'un ni l'autre nous n'en retirerons rien de bon. Je suis enchantée
d'être venue, histoire de voir ce que c'est; mais, si tu m'en crois,
nous ne séjournerons point ici. Je t'en supplie à mains jointes, bien
doucement, cette fois, et sans colère aucune, reprenons notre chemin
vers le sud!

«Il haussa les épaules, me traita de rêveuse, de folle, que sais-je? et,
finalement, n'y voulut point entendre. Comme j'avais des larmes plein
les yeux, pour me consoler il ajouta:

«--Tu me remercieras plus tard, Matic, d'être demeuré sourd à tes
absurdes pressentiments. Harnay, François Harnay, chez qui nous sommes,
c'est dans la forêt, là tout à côté, qu'il a gagné sa fortune. Il a
commencé par être simple sabotier, comme ton Pêr Corniguellou. Un peu de
patience seulement! File ta laine et laisse-moi besogner. Je te jure sur
cette hache que, le jour où nous réattèlerons le bidet pour partir, il
aura triple charge, charge de monde, charge de meubles et... charge
d'écus!

«Cette hache par laquelle il jurait, le malheureux! notre hôte la lui
avait donnée, la veille, en présent d'amitié, après avoir conclu marché
avec lui pour une importante fourniture de sabots.

«--Qu'elle te serve encore mieux qu'elle m'a servi! avait-il dit; ce que
je suis, je le lui dois.

«Et Pêr, si calme d'habitude, ému de reconnaissance avait répondu:
«Mieux serait trop bien! Ne me rapportât-elle que le tiers de ce qu'elle
t'a rapporté, je me tiendrai pour satisfait.»

«Et, en montant se coucher, il l'avait posée avec toutes sortes de
précautions sur une chaise au chevet du lit... Tandis que je vous conte
ceci, je la vois: une hachette menue, d'un acier bleuâtre piqué de
taches de rouille, le manche à la fois grêle et solide, en bois
étranger. Des caractères d'une langue inconnue avaient été gravés au fer
rougi sur ce manche. Quant au tranchant, la finesse, l'acuité, le
mordant d'un rasoir... Pêr ne l'eut pas plus tôt prise à témoin de ses
gains futurs qu'elle m'apparut, à moi, comme un instrument de
malédiction et de mort. Il l'avait saisie et la tournait, la retournait,
s'extasiant sur ses qualités, avec une joie d'enfant dans les yeux. Je
lui dis:

«--Pour l'amour de Dieu, rétracte le serment que tu viens de faire...
Même, à ta place, je n'emporterais point cette hachette.

«--Pourquoi?

«--Parce que...

«Je n'eus pas le temps de finir, Harnay entrait dans la chambre, nous
appelant à déjeuner. Je dus me taire par politesse.

«Une demi-heure plus tard, nous prenions le chemin de la forêt, en
compagnie de notre hôte qui, avec une charmante obligeance, s'était
offert à nous servir de guide jusqu'à la maison du _jugard_, autrement
dit du garde-forestier. Celui-ci, à son tour, nous conduisit à la
hêtraie au plus épais du bois, et fit visiter à Pêr, un à un, les pieds
d'arbres pour lesquels ils avaient fait marché. Le soir même, nous nous
installâmes dans notre lot. D'autres sabotiers occupaient déjà ces
parages. Conformément aux habitudes de la corporation, ils nous vinrent
voir, nous saluant du nom consacré de _cousins_, et se mirent à notre
disposition pour nous aider à construire la hutte. Grâce à eux, nous
eûmes avant la tombée de la nuit un abri très suffisant. Deux jours
après on m'eût fort étonnée en me disant que je n'avais pas toujours
vécu dans ce coin de montagne. A force d'errer sans cesse, on finit par
se trouver partout chez soi.

«Et puis, il faut l'avouer, l'endroit était merveilleux. D'un côté,
c'étaient de longues et hautes avenues où le regard se perdait, entre
les troncs blancs des hêtres, dans la profondeur tranquille des
feuillages. De l'autre nous jouissions d'une échappée sur les prés de
Rozviliou et de la vue du vieux château de ce nom dont les toits
pointus, les fines cheminées se dressaient sur le couchant comme autant
de clochetons d'église. Moi, j'ai toujours aimé la beauté des choses.
C'est un spectacle qui ne coûte rien et dont la contemplation ne lasse
jamais. Nous étions arrivés en ce pays au moment où il est le plus à son
avantage, c'est-à-dire au seuil de l'automne, quand les feuilles des
bois se parent de teintes plus variées et plus délicates, comme les
jeunes poitrinaires qui, dit-on, s'habillent plus belles, sur le point
de mourir. Je passais les journées dehors, à filer, près de la hutte,
tandis que les enfants se roulaient dans les mousses ou cueillaient les
myrtilles le long des sentiers. Le père et les deux aînés, garçons déjà
robustes, abattaient les arbres. J'entendais leurs grands coups sourds à
qui d'autres faisaient écho çà et là dans le silence de la hêtraie.

«J'étais, du reste, rarement seule.

«Les ménagères des huttes prochaines venaient voisiner, apportaient
leurs ravaudages ou leurs tricots, et nous devisions, tout en
travaillant. Les jours, les semaines passaient, monotones, mais sans
ennui. Ma bonne humeur naturelle avait repris le dessus. Mes confuses
inquiétudes se taisaient, dormaient immobiles au fond de moi comme les
nuées d'orage au fond d'un ciel d'été.

«Quant à Pêr, il jubilait. Le cubage des hêtres que nous avions achetés
avait donné des résultats inespérés. Et le bois était des meilleurs, à
la fois très dense et très facile à ouvrer. D'autre part, l'hiver
s'annonçait pluvieux: les commandes de sabots abondaient. Harnay, lors
de la première livraison de marchandise, avait dit à Pêr: «Tant que tu
seras dans le canton, accorde-moi la préférence. Je te solderai deux
sous par paire de plus que mes concurrents.»

«Bref une ère de prospérité s'annonçait. C'étaient les pronostics de mon
mari qui semblaient avoir raison et non mes pressentiments.

«Or, voici qu'à Saint-Servais, à Duault, à Saint-Nicodème, dans toutes
les paroisses d'alentour, tintèrent les glas de la Toussaint. J'avais
invité deux femmes de sabotiers à venir faire chez nous la veillée des
morts. L'une d'elle s'excusa au dernier moment. L'autre tint parole.
J'achevais de coucher les enfants quand elle souleva la porte de
branchages entrelacés de fougères qui fermait la hutte.

«--Je vois que tes hommes non plus ne sont pas rentrés, dit-elle,
faisant allusion à mon mari et à mes deux fils. Ils seront restés au
bourg avec les miens et s'en retourneront sans doute tous ensemble.

«--Certes, fis-je; cependant, assieds-toi près du feu, et jettes-y
quelques brassées de copeaux.

«Je berçais mon dernier-né qui allait sur ses six mois. Jeanne Tual, la
voisine, se mit en attendant à inspecter des yeux notre intérieur que la
flamme, ravivée, illuminait en ses moindres recoins. Les femmes ont de
ces curiosités, soit dédaigneuses, soit jalouses, suivant que c'est
mieux ou pis que dans leur propre maison. Soudain je la vis se lever de
la pierre de l'âtre où elle s'était accroupie et marcher droit à l'un
des poteaux de la loge auquel Pêr Corniguellou avait coutume de
suspendre ses outils. Elle se pencha, regarda de près quelque chose que,
de ma place, je ne pouvais distinguer, et les traits de son visage
prirent une expression d'étonnement ou même d'épouvante. Je déposai dans
sa couchette l'enfant qui avait clos les yeux.

«--Qu'y a-t-il donc, femme Tual, demandai-je, que ta mine s'allonge
ainsi?

«Elle me montra la hachette donnée en présent à mon mari par François
Harnay, et murmura:

«--Est-ce que les tiens se servent de cet outil?

«Je l'avais presque oubliée, cette hache. Mes préventions à son égard ne
s'étaient point dissipées; mais, dans le calme si occupé de notre vie,
je n'avais plus eu le temps d'y songer.

«La question de ma voisine réveilla toutes mes anciennes terreurs. Mon
impression première me revint, plus nette et plus aiguë... Aux lueurs du
foyer, l'acier luisait d'un éclat sinistre et les taches de rouille se
rembrunissaient, revêtaient des teintes noirâtres de sang figé... Je
devinai que la hache avait son histoire et que la méfiance qu'elle
m'avait inspirée dès l'abord allait m'être expliquée.

«--Jusqu'à présent, répondis-je, je ne crois pas qu'on s'en soit
servi... Mais, dis-moi, je t'en prie, ce que tu sais sur elle...
Nouveaux venus dans le pays, nous n'avons connaissance ni du bien ni du
mal qui ont pu s'y accomplir. Le devoir, entre femmes de _cousins_, est
de s'éclairer mutuellement. Tu ne voudrais pas, j'en suis sûre, que,
faute d'avoir été avertis à temps, nous qui sommes ignorants de tout ce
qui a trait à cette contrée, nous nous attirions des désagréments, sinon
des infortunes... Cette hache, n'est-ce pas? a été l'instrument de
quelque malheur. Et je ne doute point, à la façon dont tu détournes
d'elle tes regards, qu'elle ne passe pour être maléficieuse et,
peut-être, diabolique... Je t'en conjure, par Dieu et par les sept
saints de Bretagne, hâte-toi de m'apprendre ce qu'il m'importe tant de
connaître!...»

... Ici, Matic fit une pause, essuya les gouttes de sueur qui perlaient
à ses tempes et poussa deux ou trois soupirs.

--C'est le plus dur qui me reste à conter, prononça-t-elle.


III

Et, après un silence troublé seulement par le bruit du vent au dehors et
les craquements des volets, elle reprit:

--La voisine me fit, sur mes supplications, ce récit que j'ai retenu
point par point:

«Un jour, des bohémiens errants, montreurs d'ours et diseurs de bonne
aventure, s'égarèrent dans la forêt de Porthuault; ils arrivèrent,
harassés, à bout d'haleine et de forces, dans la clairière où
travaillait alors François Harnay. Celui-ci, homme généreux et
hospitalier, les admit au repas de famille, les hébergea une nuit, dans
son appentis, et, le lendemain, les mit dans leur chemin, sans vouloir
accepter d'eux aucun argent. Un vieux, presque centenaire, qui
paraissait être le chef de la bande, lui dit:

«--Ton accueil nous a touchés. Nous t'en aurons une gratitude éternelle,
et ton nom sera vénéré jusque chez les enfants de nos petits-enfants. Je
veux te faire un cadeau qui puisse t'être utile. Reçois-le en souvenir
de nous. Je suis assuré d'avance qu'il te portera bonheur.

«Et il sortit de son havresac cette hachette.

«--Ceci te sera un talisman, ajouta le vieillard, à la condition que tu
t'en serves toujours comme d'un outil de travail, jamais comme d'une
arme de combat.

«Harnay prit la hache et remercia.

«Difficilement il en eût trouvé une meilleure. Elle eût coupé du fer.
Avec cela, inusable, et jamais ébréchée. Durant douze années qu'il la
mania, il n'eut point à l'affûter une seule fois. Elle fit sa fortune,
selon la prédiction du vieux tzigane, elle fut vraiment dans sa loge
comme un talisman. Il est juste de dire qu'il était lui-même le plus
rangé des hommes et le plus sobre, le plus habile, le plus laborieux des
sabotiers. De simple ouvrier il passa patron, put s'établir au bourg de
Saint-Servais dans une maison de pierre couverte en ardoises, pratiquer
sur un pied plus large le commerce de sabots, et finalement, devenir un
des principaux rentiers de l'endroit.

«Cependant les autres _cousins_ ne laissaient pas d'être jaloux de la
prospérité si rapide des affaires de François Harnay.

«Un d'eux surtout, un nommé Chevanz, homme violent et débordé, que la
malechance, d'ailleurs, poursuivait, allait partout répétant que Harnay
avait, par l'intermédiaire des Bohémiens, fait un pacte avec le diable,
si même le grand vieux à longue barbe blanche, qui lui avait remis la
hache mystérieuse, n'était pas le diable en personne. Au fond, ce
Chevanz brûlait d'envie de s'approprier cette hache, fût-ce par la
fraude et par le vol. Il y réussit, on ne sait comment. Harnay s'aperçut
un beau jour que l'outil auquel il tenait tant lui avait été dérobé, et
tout de suite il soupçonna quel était le voleur. Il eût pu s'adresser
aux gendarmes. Mais il était de tradition parmi les _cousins_ que l'on
réglât ses comptes entre soi, en famille, comme on disait. Harnay se
contenta de réunir chez lui, un dimanche soir, ceux de ses ouvriers
sabotiers dont les habitudes d'ordre et d'honnêteté lui étaient
particulièrement connues. Et il les harangua à peu près en ces termes:

«--Camarades, il s'est trouvé un _cousin_ assez indélicat pour enlever
ma bonne hache. Son nom, je n'ai pas besoin de le prononcer, vous l'avez
tous sur les lèvres. Je respecte trop les usages de la corporation pour
qu'il me vienne à la pensée de saisir la justice de cette affaire. Il ne
faut pas qu'un sabotier soit jugé par d'autres que par ses pairs. Mais
je n'entends pas non plus que ma bonne hache demeure indûment en des
mains indignes. Je suis prêt à me séparer d'elle, quoiqu'elle soit pour
moi une vieille amie à qui il m'en coûtera de dire adieu,--mais du moins
je ne veux m'en séparer que de mon plein gré et pour la confier à
quelqu'un qui sache en faire, comme moi-même, un brave emploi. Vous, je
vous connais tous, et vous m'êtes également chers. Elle sera à celui de
vous qui l'ira réclamer.

«Tous les sabotiers s'offrirent. On dut tirer à la courte paille. Le
sort tomba sur Jozon Lantic, un jeune homme de vingt ans, joli comme une
femme, mais hardi comme l'archange saint Michel. Il fallait qu'il en
eût, de la hardiesse, pour s'attaquer à Jérôme Chevanz.

«Les sabotiers de ce temps-là se tenaient pour gentilshommes. C'est en
combat singulier, la hache au poing, qu'ils avaient coutume de trancher
leurs différends.

«Quelles furent les péripéties de la lutte entre Jozon Lantic et Jérôme
Chevanz, sans doute on ne le saura jamais. La femme de ce dernier ne put
fournir de renseignements que sur la scène de la provocation. Ils
venaient de finir de souper. Chevanz, qui avait été au bourg et y avait
bu quelques verres, après vêpres, somnolait à demi, en achevant de fumer
sa pipe, sur la pierre de l'âtre. Tout à coup la porte s'était ouverte
et Lantic était entré, une hache sur l'épaule.

«--Ohé! Chevanz!

«--C'est toi, Lantic?

«--Je viens de la part de François Harnay...

«--Me redemander son outil magique, n'est-ce pas?

«--Le redemander, non! Le reprendre!...

«--Tu es trop jeune!

«--Et toi, trop lâche!

«--C'est bien. Je te suis. As-tu choisi l'endroit?

«--Au carrefour de Blanche-Épine.

«--Marchons. Ce sera tout à l'heure le carrefour de l'Épine-Rouge... Tu
l'auras, ta hache de patron, tu l'auras, mais en plein crâne!...

«La femme n'eut même pas le temps de s'interposer. Les deux hommes
avaient déjà disparu dans les ténèbres.

«--... Ce qui se passa ensuite, ajoutait Jeanne Tual, la forêt profonde
en a gardé le secret. Il y a là un étrange, un impénétrable mystère...
Ni Lantic, ni Chevanz n'ont été vus dans le pays depuis lors, et l'on
n'a retrouvé le cadavre ni de l'un ni de l'autre... La nuit du duel, il
pleuvait à verse; les _cousins_ d'alentour, en visitant à l'aube le lieu
du combat, n'y aperçurent que des feuilles mortes, et pas une trace de
sang... François Harnay, toutefois, recouvra sa bonne hache. Un an
après, jour pour jour, comme il s'était levé de grand matin pour se
rendre au marché de Callac, son pied heurta sur le seuil quelque chose
qui luisait. Et c'était la hache mais non plus étincelante de ce bel
éclat toujours neuf qu'elle avait auparavant, rouillée au contraire,
d'une rouille mauvaise, d'une rouille ineffaçable, de cette rouille que
voilà, et que nul frottement n'a pu faire disparaître, et qui est du
sang, du sang d'homme, du sang de chrétien...

«Comme la voisine achevait ces mots, nous entendîmes au dehors un bruit
de voix. C'étaient nos maris qui rentraient.

«--Chut! fit-elle, ne parlons plus de cela pour l'instant. Je vous
demanderai de cacher la hache, que mon homme ne la voie point. Elle lui
rappellerait de trop pénibles souvenirs. Il aimait Jozon Lantic comme
s'il eût été son propre fils.

«J'obéis promptement et jetai l'outil sinistre sous le lit où nous
couchions, Pêr et moi.

«Du reste de la soirée, je n'ai rien à vous dire. Il fut question de
toute espèce de choses hormis de l'histoire de la hachette. L'heure
venue de nous quitter un peu avant minuit, nous récitâmes en commun le
_De profundis_, puis chacun gagna son gîte. A peine m'étais-je étendue à
côté de Pêr, la chandelle soufflée, qu'un frisson me parcourut la peau
du dos, comme au contact d'un corps glacé. Et je me souvins de la hache
qui était là, sous le lit. Cette idée me fut désagréable, m'empêcha de
fermer l'oeil. Je songeais au carrefour de Blanche-Épine. Il me semblait
voir deux formes gigantesques de spectres bataillant éperdûment et en
silence dans la nuit. Et à chaque coup il jaillissait de ces deux
fantômes de larges gouttes de sang qui se changeaient en feuilles mortes
en tombant sur le sol... Heureusement que Pêr ne tarda pas à s'endormir.
Je me levai alors, et, ayant ramassé la hache à terre, je l'enfermai
dans le bahut...

«Plût à Dieu que je l'eusse laissée où je l'avais cachée tout d'abord...
Pêr Corniguellou serait peut-être encore de ce monde!


IV

Matic se tut une seconde fois. De longues larmes ruisselaient de ses
paupières abaissées.

--Grand'mère vénérée, lui dis-je, avec la crainte égoïste que la
violence de son émotion ne lui permît point de continuer son récit,
n'est-ce pas un de vos principes qu'au cadran du destin l'heure est
inflexible et ne se dérange jamais?

--Certes. Je le pense bien, et cela est. Je n'en ai eu que trop de
preuves, hélas! Mais rien ne le montre mieux que la fin de cette
histoire.

«Pour y revenir, je m'étais promis, dès le lendemain de cette soirée où
j'avais reçu les confidences de Jeanne Tual, d'enterrer la hache quelque
part où Pêr Corniguellou ne songerait point à l'aller chercher. Or, sur
les entrefaites, et avant que j'eusse trouvé un moment propice pour
exécuter mon projet, arriva parmi nous un de ces vieux sabotiers
infirmes qui, désormais impropres au travail, voyagent de hutte en hutte
et vivent, comme on dit, sur le commun, toujours bien accueillis, du
reste installés à la meilleure place auprès du foyer, nourris des
meilleurs mets, couchés dans le meilleur lit. Ils sont les anciens et
comme qui dirait les évêques de la confrérie. Sans cesse par monts et
par vaux, ils servent d'intermédiaires entre les _cousins_, colportent
les nouvelles d'un bois à l'autre. Celui-ci venait presque en droite
ligne du pays de Fouesnant où demeurait la mère de mon mari, la
septuagénaire Nanna Corniguellou.

«--Nanna, nous annonça-t-il, ne bat plus que d'une aile. Son idée est
qu'elle ne passera pas le Jour de l'An. Alors, elle demande que Matic
lui conduise sa filleule, afin qu'elle puisse contempler les traits de
l'enfant, une fois encore, avant que ses pauvres yeux ne soient tout à
fait embrumés par les brouillards de la mort.

«Cette filleule, c'était Nannic, l'aînée de nos filles, âgée à peine de
dix ans.

«C'eût été chose sacrilège que de ne se rendre point au voeu de
l'aïeule. Un jeudi, le second de novembre, j'attelai le bidet et je me
mis en route avec l'enfant.

«Quand nous débarquâmes chez la vieille, je la trouvai très bas, si bas
qu'elle me parut n'en avoir plus que pour quelques jours. Notre
présence, cependant, lui redonna un semblant de vie. Pour fixer en eux,
avant de se clore à jamais, l'image de sa filleule, ses yeux affaiblis
redevinrent momentanément aussi lucides qu'au printemps de ses années.
Mais, comme s'ils se fussent usés à cet effort, tout à coup ils
s'éteignirent. Et, quand ils se furent éteints, le corps aussi peu à peu
se refroidit, se glaça. Nous vîmes s'en aller son âme, doucement, comme
le dernier reflet d'un soleil d'hiver sur un paysage de neige. Même
averti à temps, Pêr n'aurait pu venir aux obsèques.

«Et, d'ailleurs, il ne devait que trop tôt la rejoindre dans le pays de
ceux qui ne sont plus!...

«La cérémonie funèbre, les messes d'usage dans la semaine qui suit
l'enterrement, des réglements d'intérêt et le partage des dépouilles de
la morte aux pauvres de la paroisse me retinrent à Fouesnant jusqu'au 10
décembre, en sorte que je ne rentrai à Saint-Servais que le 14 au soir.

«Nous restâmes un peu tard, Pêr et moi, à causer de sa défunte mère.
Naturellement, il avait hâte de tout savoir, comment elle avait
trépassé, ses dernières paroles, ce que nous avions fait. Au moment de
nous coucher, me voyant très lasse, à cause des émotions des jours
précédents et des fatigues de la route, il me dit avec cette douceur de
voix qui lui était habituelle:

«--J'entends que tu reposes en paix demain matin. Les garçons emmèneront
les petits dans la hêtraie. Moi, j'irai seul abattre un arbre, pas très
loin d'ici. J'aurai fini de belle heure et reviendrai aussitôt préparer
le repas de midi, en sorte que tu n'auras à t'occuper de rien. Je te
prie donc, pour ma propre satisfaction, de ne te lever point avant mon
retour.

«Je dormis d'un sommeil de bête de labour. Le soleil était déjà haut sur
l'horizon quand je rouvris les yeux. Un grand silence régnait dans la
hutte et au dehors. Je sautai à bas de mon lit, un peu étonnée que Pêr
ne fût pas encore là, car notre vieille horloge marquait onze heures.

«--L'arbre, pensai-je, aura été plus dur à abattre qu'il ne croyait.

«Et je me mis, en l'attendant, à ranger les choses du ménage, à réparer
l'inévitable désordre causé par mon absence. Assiettes et bols avaient
été entassés pêle-mêle dans le bahut. La vue de ce meuble me rappela
subitement la hache que j'y avais enfermée. Je constatai avec effroi
qu'elle n'y était plus... Un des fils entrait.

«--La hache de François Harnay, lui demandai-je toute troublée, est-ce
toi qui l'as prise?

«--Non, me répondit-il, mais le père l'a emportée au bois ce matin.

«Je sentis une secousse au coeur.

«--Viens! fis-je; allons voir où il reste. Je ne suis pas tranquille à
son sujet.

«Nous n'avions pas cheminé l'espace d'une centaine de pas hors de la
hutte que nous aperçûmes Pêr au détour du sentier; mais qu'il était
pâle, Jésus-Dieu! Et combien chancelante était sa démarche! C'est à
peine s'il pouvait mettre un pied devant l'autre. Je m'élançai vers lui:

«--Tu es blessé?

«--Je ne sais pas... non... mais malade, très malade.

«--Par la croix du Christ, que t'est-il arrivé?

«--Rentrons d'abord chez nous, de grâce... Je vous raconterai tout.

«... Ce qui lui était arrivé, le voici:

«Il avait fortement entamé le tronc de l'arbre, quand soudain, sans
qu'il pût s'expliquer comment, la hache lui échappa des mains et glissa
dans une espèce de fosse--sans doute un ancien piège à loups--à demi
pleine d'eau et d'un fumier flottant de feuilles mortes. Il s'agenouilla
sur le rebord, plongea son bras dans le trou, crut saisir le manche...
Horreur! ce fut un ossement humain qu'il ramena, un os de jambe auquel
pendaient encore des lambeaux de chair pourrie. Et, en même temps, à la
surface de l'eau remuée, remontèrent des choses infectes, des débris de
cadavre mêlés à des débris de vêtements, un crâne enfin détaché du
squelette, comme la tête hideuse d'un supplicié.

«Une peur folle s'empara de Pêr. Il voulut courir, mais ne le put. Les
genoux vacillaient sous lui. Il tournoya sur lui-même comme un homme
ivre et s'abattit sur le sol. Lorsqu'il recouvra ses sens, il était
glacé. Il eut pourtant la force de se traîner jusqu'à l'endroit où nous
le rencontrâmes.

«Il nous fit ce récit à mots entrecoupés, s'interrompant sans cesse pour
boire à une écuellée de _flip_ que je lui avais préparée. Une soif
inextinguible le dévorait. Il avait des pâleurs subites; puis, tout
aussitôt, son visage s'empourprait, devenait d'un rouge feu.

«Je le suppliai de se coucher, mais il s'obstina à demeurer assis sur le
banc, les coudes allongés sur la table, le front dans les mains. Les
enfants ni moi nous n'osions lui adresser la parole. D'ailleurs, nous
étions nous-mêmes frappés d'une sorte de stupeur. Quant à faire chercher
un médecin, c'eût été peine perdue. Il n'y en avait pas dans la contrée.
Et puis, ce n'était pas dans les habitudes des gens de cette époque. On
vivait, on mourait, sans médecin ni médecine. Il faut dire aussi que,
bien que très angoissés, nous n'avions pas le sentiment d'un danger
immédiat... Dans l'après-midi, peut-être pour nous rassurer, Pêr se
prétendit mieux. Il manda le fils aîné:

«--Va chez Tual, notre voisin, lui ordonna-t-il, et mets-le au courant
de l'aventure, afin qu'il prévienne les autres _cousins_. On ne doit pas
laisser pourrir en plein vent comme une charogne le cadavre d'un
chrétien qui fut peut-être un sabotier. Dis-lui que c'est au carrefour
de Blanche-Épine, à gauche du sentier qui mène vers Saint-Nicodème...

«Au nom de Blanche-Épine j'avais tressailli.

«--Qu'as-tu? fit Pêr qui avait remarqué mon mouvement.

«--Rien, mon ami... ou plutôt, c'est toute une histoire, trop longue à
te raconter pour l'instant... Tu n'es pas en état de l'entendre.

«--Ah! murmura-t-il en laissant retomber sa tête.

«Je crus qu'il voulait dormir. Je le conjurai encore de s'étendre sur le
lit. Il eut un geste las, soupira:

«--Je suis bien ainsi... je suis très bien...

«Et il ne bougea plus... J'envoyai les enfants jouer dans la clairière.
Il soufflait un peu de brise, mais le ciel était pur et le soleil
brillait... Une heure se passa. Un bruit de sabots résonna sur la terre
durcie. J'allai voir à la porte de la hutte. C'était une troupe d'hommes
et de femmes, Tual en tête, charriant sur une brouette, dans une manne
d'osier, les reliques qu'on avait pu extraire de la fosse à loups.
Jeanne, sa femme, se détacha du cortège et vint à moi:

«--Nous avons reconnu le corps, quoiqu'il fût en bouillie, me dit-elle;
c'est celui de Jozon Lantic. La boîte du crâne est fendue en deux. Nous
y avons trouvé une nichée de sangsues...

«Je la priai de m'épargner ces détails. Elle me demanda:

«--Peut-on voir Pêr?

«--Oui, mais ne faites pas de bruit. Il dort.

«Elle entra sur mes pas, s'approcha de mon mari, puis, me tirant
brusquement à l'écart:

«--Savez-vous, Matic, qu'on ne l'entend plus respirer!

«Je la regardai ahurie.

«--Hein! m'écriai-je, comprenant tout à coup, comme si un éclair m'eût
traversé le cerveau.

«Je me précipitai vers la table.

«--Pêr! Pêr!

«Je n'eus pas plus tôt touché le malheureux qu'il s'affaissa. La voisine
avait dit vrai. Il était mort...»


V

--Voilà, continua Matic, quand elle eut trouvé la force de poursuivre,
voilà comment et par suite de quel concours singulier de circonstances
je suis devenue veuve.

«Les sabotiers façonnèrent deux cercueils. Dans l'un fut déposé mon
mari, dans l'autre furent placés les restes de Jozon Lantic. Leurs
tombes à tous deux sont dans le cimetière de Saint-Servais, au pied de
la tour. Toute la forêt et même les paysans des fermes des environs
assistèrent à ce double enterrement. Après l'absoute, François Harnay
prit un sabot, le dernier que Pêr eût fabriqué, y mit, quant à lui, un
louis d'or de vingt francs et fit la quête parmi l'assemblée pour la
veuve de Pêr Corniguellou et pour ses orphelins.

«Bénies soient ces charitables populations de la montagne! Je leur dois
de n'être pas morte de misère et d'avoir pu élever ma bande sans tendre
la main à l'aumône publique.

«Huit jours plus tard, je reprenais seule, avec mes enfants, la route
vers le sud. De nouveau j'escaladai la pente du Ménez Mikêl. Je me
rappelai les paroles de Pêr et mon exclamation:

--«Oh! le beau pays! le beau pays!

«Elle avait, cette terre de bois, elle avait la même figure majestueuse
et recueillie que le jour où nous l'admirâmes ensemble.

«Peut-être même était-elle plus délicieuse à contempler, avec son
onduleuse forêt, toute poudrée de givre, étincelante au soleil du matin
d'une myriade de pierreries. Les hêtres aux branches lisses, roses dans
la lumière, avaient l'air de candélabres incrustés de joyaux, dressés
sur une fine nappe blanche pour quelque fête des fées... Des basses
messes tintaient à Saint-Servais, à Duault, à Saint-Nicodème, ailleurs
encore, à Botmel, à Plusquellec. Les carillons alternaient, se
répondaient, à travers les étendues tranquilles, et tout le ciel en
vibrait, comme s'il eût été de cristal. Au dessus de la forêt
s'élevaient de grêles colonnes de fumée qui s'épanouissaient très haut
dans l'atmosphère en de mouvants calices de fleurs bleues... Tout cela
m'est resté extraordinairement présent à l'esprit... Depuis, hélas! j'ai
dû semer un peu partout les tombes de mes morts. Car, d'une famille qui
était presque une tribu, Dieu a voulu que seule je survécusse. Mais, si
les femmes qui m'enseveliront exaucent mes volontés suprêmes, c'est
là-bas, auprès de Pêr Corniguellou, qu'elles me mèneront enterrer. J'ai
dans mon armoire une pile d'écus de trois francs, gagnés sou à sou, pour
parer aux frais du voyage...»

A ce moment, onze heures sonnèrent à la pendule.

--Par Notre-Dame de Rozcudon, s'écria la bonne vieille, récitons vite le
_De profundis_ pour clore la veillée. C'est nuit funèbre, ne l'oublions
pas. Les Ames défuntes vont venir. Il n'est que temps de leur faire
place.

--Pardon, observai-je, mais la hache, la hache tzigane, la hache
révélatrice, qu'est-elle devenue?

--Cela, personne ne l'a jamais su. Ce n'est point faute de l'avoir
cherchée. Peut-être y a-t-il des niais qui la cherchent encore. J'espère
bien que Dieu ne permettra pas qu'on la retrouve. Elle a enrichi un
homme, elle en a tué deux. Il me semble que c'est assez.

Et, faisant le signe de la croix, Matic commença la prière.



LE PÉCHÉ

D'ERVOANIC PRIGENT


I

Ceux qui ont connu Ervoanic Prigent se le rappellent encore. Il était de
ceux qu'on n'oublie pas.

Quand on le voyait arriver dans les bourgs du Trégor,--avec son éternel
chapeau haut, aux plis avachis d'accordéon, et qu'ornait une guirlande
de _fausses fleurs_, avec son habit aux longues basques traînantes qui
faisaient derrière lui une espèce de sillage dans la poussière ou la
boue des rues,--vite les enfants accouraient, et c'étaient de toutes
parts des appels bruyants:

--Ervoanic! Ervoanic!

Lui, habitué à ces ovations, les accueillait avec une indulgence
hautaine de souverain en tournée.

Il se campait fièrement, au beau milieu de la place du bourg, croisait
l'un sur l'autre les revers de son habit à basques et envoyait de la
main des saluts protecteurs à toute la foule des polissons.

Il passait pour un homme simple ou--comme on dit là-bas--pour un
_innocent_. On s'en amusait, tout en lui témoignant cette sorte de
vénération, qui s'attache, en Bretagne, à la sacro-sainte confrérie des
mendiants.

A vrai dire, Ervoanic ne mendiait pas.

Jamais on ne le vit tendre son chapeau ni demander un morceau de pain.
Il eût refusé l'aumône, si on la lui avait offerte.

Ce prétendu idiot s'était arrangé sa vie en homme d'esprit. Il avait son
jour pour rendre visite à chaque maison,--le jour où il était assuré d'y
faire le meilleur repas. Il connaissait les menus habituels de toutes
les fermes et de tous les manoirs du pays, à six lieues à la ronde, et
ne se montrait sur les seuils que les jours de soupe fraîche.
Régulièrement, il se présentait au bon moment. Pas une fois, la mémoire
de son estomac ne se trouva en défaut, au cours d'une existence qui fut
pourtant des plus longues, car il approchait de la centaine lorsque,
selon son expression, il s'en alla goûter de la cuisine du bon Dieu, en
paradis.

Il mourut, n'ayant commis qu'un péché,--de gourmandise, cela va de soi.

Et voici comme on le raconte en Trégor, ce péché d'Ervoanic Prigent.


II

A l'approche des _Gras_ une odeur de porc frais tué s'épand à travers
l'Armorique.

L'air est embaumé d'un parfum de côtelettes qui rissolent.

Au bord des eaux courantes, les servantes lavent les boyaux qui se
tortillent comme des anguilles captives; au dessus des flambées d'ajonc,
dans la cuisine qui rougeoie, les ménagères font cuire le sang caillé.

Vive le boudin!

Mais qu'est-ce auprès de la vénérable andouille, pieusement entretenue,
âgée déjà de plusieurs hivers et qui rêve, toute ridée, dans un coin de
l'âtre, ainsi que la statue d'un _lare_ antique?

Ah! l'andouille!...

Le recteur de Trédarzec en possédait une qui pesait cinq livres... oui,
cinq belles et bonnes livres, et peut-être quelques onces de plus!
Toutes les saintes âmes des vieilles filles de la paroisse s'étaient
entendues (chose exceptionnelle!) pour l'offrir à Dom Karantec, en
souvenir d'un jubilé.

Lorsque le bon recteur entrait dans la cuisine,--ce qui lui arrivait
principalement le soir, après quelque visite lointaine à une de ses
ouailles,--tout en tournant ses pouces et en étirant ses jambes devant
le foyer, il disait, d'une voix onctueuse:

--Ne pensez-vous pas qu'il est temps de la manger, Coupaïa?

Et Coupaïa, la gouvernante, répondait en bougonnant:

--Une andouille pareille!... Pouvez-vous blasphémer ainsi?... Attendez
du moins jusqu'aux Gras!...

Mais les _Gras_ se succédaient... et se ressemblaient. Et l'andouille
commémorative demeurait suspendue au plafond, où elle se balançait
doucement, lorsque des courants d'air entraient avec les mendiants de
passage.

De ces hôtes, infirmes d'esprit ou de corps, qui venaient, de temps à
autre, loqueter à l'huis du presbytère de Trédarzec, le plus assidu,
comme bien on pense, était Ervoanic Prigent.

Il apparaissait quelquefois le dimanche, s'il avait appris dans la
semaine qu'il dût y avoir à la cure des convives étrangers. Mais, tous
les vendredis, il était ponctuel.

C'était un de ses axiomes que, seules, les gouvernantes de ces
_messieurs prêtres_ s'entendent à faire doucement digérer les jours
maigres à de robustes estomacs de chrétiens. Et donc, le vendredi matin,
il quittait Tréguier où il avait eu soin de s'en venir coucher la
veille, franchissait la rivière sur le _pont Canada_, s'arrêtait à
Notre-Dame de Tromeur pour réciter une courte prière et prendre haleine
avant de s'engager dans la montée; puis, musant et flânant, semant des
bonjours, de droite et de gauche, aux petites chaumines proprettes,
enguirlandées de vigne vierge, qui jalonnent la route, il grimpait vers
Trédarzec, du pas tranquille d'un invité qui a pris ses précautions pour
arriver à temps et qui s'attarde volontiers à humer l'air frais,
histoire de s'aiguiser l'appétit.

Le presbytère est situé derrière l'église; pour couper plus court,
Ervoanic s'acheminait à travers le cimetière. Parfois, il rencontrait
Dom Karantec sortant de la sacristie.

Le cher vieux prêtre passait familièrement son bras sous celui du
mendiant.

--Ha! ha! crois-tu que ce soit l'heure du déjeuner, Ervoanic?

--Voyez le _Calvaire des morts_, monsieur le recteur... L'ombre courte
de la croix annonce qu'il est près de midi.

--Sais-tu, Ervoanic, que tu n'es peut-être pas aussi simple qu'on le
prétend?

--Il se pourrait, monsieur le recteur.

Tous deux entraient de compagnie, et Dom Karantec, poussant la porte de
la cuisine, criait à Coupaïa:

--Je vous amène votre amoureux, Ervoanic Prigent, qui vient vous
demander en mariage.

Il n'y avait guère de vendredi dans l'année que Coupaïa n'entendît ce
refrain.

--Hé! faisait-elle, on ne sait pas... La volonté de Dieu est grande.

Ervoanic, lui, riait discrètement, gagnait la table de chêne massif
accotée à la fenêtre, et attendait, avec une patience dévote, les mains
jointes, les yeux au plafond, que la gouvernante eût fini de tremper
l'exquise soupe au congre, fleurant un parfum de beurre fondu et
d'herbes fines, dont elle ne manquait pas de lui réserver une pleine
écuellée.

Car, il n'y a pas à dire, il avait su attendrir le coeur de la
rébarbative Coupaïa, ce diable d'homme.

Elle l'avait pris en amitié sincère, rien que pour le regard enamouré
dont il caressait l'andouille, dès le seuil.

Leurs âmes communiaient dans le culte de l'andouille: ils causaient
d'elle ensemble, longuement, d'un accent pénétré.

--N'est-ce pas qu'elle est belle, Ervoanic?

--Et comme elle doit être bonne!... Toutes les vertus, Coupaïa!

La gouvernante avait le nez bossué de verrues et les joues creusées de
larges sillons, comme les champs après les labours d'octobre. Il y avait
cependant des pauvres qui la comparaient à la Vierge _pleine de
grâces_!... Ceux-là, elle les mettait à la porte, avec un haussement
d'épaules et un simple morceau de pain. Ervoanic, plus avisé, lui
vantait l'andouille du jubilé.

Il avait tout de même ses finesses, cet Ervoanic.

Il murmurait quelquefois, sur un ton de patenôtre:

--Je veux bien mourir, pourvu que j'y aie goûté.

La vieille reprenait, tremblante d'émotion:

--Parlez franchement!... Trouvez-vous qu'elle gagne?

--Certes oui, Coupaïa. Elle prospère. Elle mûrit!... Le culot monte...
Encore un an, elle sera noire comme ma pipe.

Or, les temps étaient venus.

Tant de fumées et de convoitises avaient frôlé la peau de l'andouille
qu'elle en était noire, plus noire que la pipe d'Ervoanic Prigent, aussi
noire que la soutane, la belle soutane neuve de Dom Karantec.


III

En quelle année ceci se passait-il? L'histoire ne le dit point.

L'hiver remontait vers le Nord, de son allure cassée de vieillard
cacochyme, le dos voûté sous un énorme parapluie, tel que se le
représentent volontiers les Bretons. C'est à peine si l'on percevait
encore dans le lointain les éclats voilés de sa grosse toux et de ses
tristes éternuements... Et, le _Vieux_ parti, la jeunesse de la terre se
risquait timidement à rouvrir les yeux, ses clairs yeux printaniers où
riait la vie renaissante après l'engourdissement d'un long sommeil.

On assistait de tous côtés au réveil de la Belle au bois dormant.

La _Chanson des Gras_ courait les sentiers des champs et les sentiers
des grèves, hurlée à tue-tête par des groupes d'adolescents:

    En l'honneur de Malargez[23]
    Liesse en toute maisonnée!

    Voici venir le Temps nouveau
    Derrière l'Ancien temps en fuite.

    C'est nous les joyeux messagers!
    Nous annonçons la bonne nouvelle.

    Ouvrez les portes, les fenêtres,
    Au nom du soleil, notre maître!

    Ouvrez, ouvrez vos coeurs aussi,
    Au nom du bon soleil béni!

    Soyez heureux, riches et pauvres!
    Ainsi le veut le soleil d'or.

    Le soleil d'or vient sur nos pas:
    D'un sourire il fait fondre la neige;

    D'un sourire il fait naître l'amour...
    C'est la chanson de Malargez!...

  [23] Personnification bretonne du Mardi-Gras.

Ce matin-là, Ervoanik Prigent s'éveilla tout radieux sur la couchette de
paille qu'il s'était dressée le soir d'avant, dans la grange de maître
Bertrand Le Gonidec, l'opulent boucher de Pleumeur.

Il avait eu, sur la fin de son sommeil, un songe merveilleux.

Une noble dame, aux formes un peu grasses, parée comme une Madone, était
venue vers lui, dans une auréole de lumière bleue semblable à la vapeur
qui flotte dans les cuisines bretonnes, les jours de gala, et, le
touchant au front, lui avait dit d'une voix très douce:

--Ervoanik, ce n'est pas en vain que tu m'auras si longtemps vénérée en
silence. Tes assiduités muettes m'ont pris le coeur. Apprends que je
veux être à toi désormais, à toi seul!

Alors, lui, effaré:

--Qui êtes-vous, ô noble dame, et en quoi ai-je pu mériter une telle
faveur?

--Je suis l'andouille, Ervoanik, l'andouille qui t'est chère entre
toutes, l'andouille du presbytère de Trédarzec!

A ces mots, transporté de reconnaissance et d'amour, le pauvre homme
avait tendu les bras vers elle pour l'étreindre, mais déjà elle s'était
évanouie comme une ombre, ne laissant derrière elle d'autre témoignage
de sa venue qu'un âcre parfum d'épices qu'Ervoanik savourait encore
lorsqu'il se réveilla.

--C'est égal, murmura-t-il; il y a dans ce rêve un _avertissement_.
J'hésitais vers quel logis orienter mes pas, en ce jour de _Malargez_ où
toutes les cuisines bretonnes se transforment à l'envi en lieux de
délices. L'embarras du choix me laissait perplexe... Désormais, je suis
fixé.

Et, dans la grâce adolescente du matin, il s'en alla vers Trédarzec...

--Bonjour, Coupaïa!

--Ah! c'est vous, Ervoanic?

Coupaïa est très affairée.

Et ce n'est pas sans motif.

Toutes les casseroles de cuivre sont descendues au foyer, des clous de
leur cadre de bois où, la veille encore, elles se contentaient de
briller inutilement.

Elle tiennent à montrer, semble-t-il, qu'elles ne sont pas de simples
ustensiles de parade.

Rangées en bataille, le long de l'âtre, elles se comportent toutes le
plus bravement du monde, même celles qui voient le feu pour la première
fois.

En pourrait-il être autrement, avec un généralissime culinaire de la
force de Coupaïa?

Elle s'empresse de l'une à l'autre, active celle-ci, modère celle-là,
prodigue à toutes son expérience et ses encouragements.

Devant ce superbe spectacle, Ervoanic demeure bouche bée, extasié.

--Vierge Marie! s'écrie tout à coup la servante, j'ai oublié le persil!

--Désirez-vous que j'aille en prendre, Coupaïa?

--Vous! allons donc!... Vous ne savez seulement pas la manière de le
cueillir... Vous croyez que ça se fait comme ça peut-être... Ah! bien
oui!... Je ne vous demande qu'une chose, c'est de veiller, jusqu'à ce
que je revienne, sur la casserole que voici. Que l'eau ne trotte pas,
surtout! Au besoin, vous soulèverez un peu le couvercle. Pensez que
c'est l'andouille qui est là-dedans, Ervoanic!

--L'andouille? la belle andouille?

--Elle-même, en vérité.

Ervoanic lève la tête, constate, en effet, le vide laissé par
l'andouille au milieu des viandes salées qui sèchent appendues aux
solives. Il se refuse à en croire ses yeux.

Et il rougit, rougit jusqu'au bout de ses oreilles velues dont le poil
se hérisse.

--C'est extraordinaire, Coupaïa!

--Dame! on n'a pas tous les jours à déjeuner M. l'archiprêtre...
Suffit!... Je compte sur vous, au moins?

--Soyez tranquille!

Ervoanic s'agenouille devant la casserole sacrée, tandis que Coupaïa se
dirige d'un trot menu vers le jardin.

Ervoanic se sent triste, affreusement triste.

--Une si belle andouille!... Et si bonne!... toutes les vertus!...

A ses lèvres montent des phrases solennelles d'oraison funèbre.

S'il s'écoutait, il entonnerait le _De profundis_, _le De profundis de
l'andouille_.

Et cependant, à vrai dire, elle n'est pas morte.

Elle vit, au contraire, d'une vie qu'il ne lui connaissait pas. Sous le
couvercle de son cercueil, qu'il a soulevé doucement, il l'aperçoit qui
fait de petits mouvements joyeux, qui frétille d'aise, comme si elle
n'avait jamais été si bien; et, au bruit des mets qui mijotent à côté
d'elle, la voilà qui se met à chanter aussi, à chanter de sa voix pansue
les refrains les plus extravagants.

Sans respect pour la sainteté du lieu--la cuisine du presbytère!--, elle
débite à Ervoanic Prigent, avec mille enjôleries de gueuse, des propos
si alléchants que, ma foi! notre homme en perd la tête, et...


IV

Lorsque la vénérable Coupaïa rentra du potager, un fin bouquet de persil
à la main, Ervoanic Prigent n'était plus là, et l'andouille aussi avait
disparu.

--Le misérable! il l'a enlevée!

Non, bonne Coupaïa, il s'est laissé enlever par elle.

Que dirait Dom Karantec? Que penserait M. l'archiprêtre?

Coupaïa était déjà dehors, ameutant les commères du bourg qui
s'exclamaient, avec des mines scandalisées:

--_Jésus-Maria-credo!... Miséricorde!..._ Ervoanic Prigent!... Est-il
possible!... Un si doux homme! L'enfant du bon Dieu! un innocent!...

Et toutes de se mettre à la poursuite de l'infâme ravisseur. On fouilla
les coins et les recoins, les crèches et les granges. On le chercha
partout, sauf là où il était, c'est-à-dire à l'église.

Mon Dieu, oui! à l'église, où officiait précisément M. l'archiprêtre, en
somptueuse chasuble mauve, ornée dans le dos d'un resplendissant soleil
d'or.

Entré par la porte du bas-côté, Ervoanic s'était glissé le long de la
muraille jusqu'au confessionnal, où Dom Karantec achevait d'écouter
d'une oreille bénigne et d'absoudre d'une main paternelle les péchés de
ses ouailles, car l'heure de la communion approchait.

C'était un excellent chrétien qu'Ervoanic Prigent; et, bien qu'à
l'entendre il n'eût jamais eu «ni père ni mère», il n'en avait pas moins
une conscience scrupuleuse, plus scrupuleuse peut-être que celle de
beaucoup de gens très apparentés. Tout en pressant le fruit de son
larcin contre son coeur, sous sa pauvre chemise en loques, il ne
laissait pas de se faire les reproches les plus sanglants. Réfugié dans
un angle obscur, près du tribunal de pénitence, il se meurtrissait la
poitrine de _Meâ culpâ_ sonores, attentif néanmoins à ne pas froisser
l'andouille dont la tiédeur humide caressait doucement sa chair.

Son tour venu, il s'agenouilla d'un air contrit sur le petit banc de
bois, la figure à la hauteur du guichet.

--Mon père, bénissez-moi parce que j'ai péché!

--Est-ce que ce n'est pas vous, Ervoanic?

--Hélas! si, monsieur le recteur.

--Quelle est cette idée qui vous prend, mon garçon?... Les innocents,
comme vous, ne pèchent point.

--Je ne demande pas mieux que de vous croire, monsieur le recteur...
Cependant, je ne suis pas tranquille...

--Allons, contez-moi donc ça. Mais faites vite, car l'Élévation a sonné,
et M. l'archiprêtre m'attend à l'autel.

--Voilà. J'ai volé, monsieur le recteur.

--Volé, Ervoanic? Ah! c'est mal, en effet, c'est très mal. Vous n'avez
qu'un moyen de réparer votre faute, c'est de restituer. Reportez ce que
vous avez dérobé à la personne à qui vous avez fait tort.

--Oui, j'y ai pensé, mais... Peut-être, monsieur le recteur, qu'en vous
remettant la chose à vous-même...

Ici, le bon apôtre fit semblant de plonger la main dans ses haillons.

Dom Karantec l'arrêta vivement:

--Ta, ta, ta, Ervoanic, cela ne me regarde point.

--Je vous en prie, monsieur le recteur.

--Jamais de la vie.

--Bien vrai... vous ne voulez pas?...

--Non, vous dis-je.

--Hélas! monsieur le recteur, c'est qu'alors je ne sais plus comment
faire.

--Voyons. Vous vous rappelez pourtant quel est le propriétaire?

--Certes.

--Eh bien! vous allez à lui et vous lui dites: «Je vous rapporte votre
bien.» Est-ce assez simple?

--Vous parlez d'or, monsieur le recteur. Mais s'il ne consent pas à le
reprendre?

--Vous le lui avez donc proposé.

--Foi d'honnête homme, monsieur le recteur... d'honnête homme qui n'a
péché qu'une fois.

--Que ne le disiez-vous tout de suite!... Finissez votre _Confiteor_. Je
vous donne l'absolution. Allez en paix, Ervoanic.

--Dieu vous fasse vivre longtemps, monsieur le recteur.


V

Dom Karantec n'apprit qu'une heure plus tard de quelle façon il avait
été joué. Il eut l'esprit d'en rire. M. l'archiprêtre rit aussi, mais du
bout des lèvres seulement, en homme que l'on fait jeûner, après lui
avoir promis merveilles. Car le dîner, qui devait être succulent, fut
détestable.

A vouloir courir après l'andouille, Coupaïa avait laissé brûler les
autres plats.

Ce fut un désastre.

Ervoanic Prigent eut, en revanche, des _Gras_ tels qu'il les eût
souhaités à Dieu même. Il avait gagné la campagne, le pied leste,
l'estomac en bel appétit et la conscience en repos. Pour la première
fois de sa vie, de sa dure vie de vagabond, il allait pouvoir s'offrir
une bombance _chez lui_, c'est-à-dire en plein air, en plein soleil, en
pleine nature. Un ciel fin, léger, pommelé d'une ouate immobile de nuées
d'argent, enveloppait les collines trégorroises d'une paix et d'une
mansuétude infinies. Ervoanic dévora pieusement la plus exquise des
andouilles, dans un coin de champ tout embaumé d'herbe nouvelle, avec
une source fraîche à portée de sa main et les gazouillis d'oiseaux au
dessus de sa tête.

Et telle est la naïve histoire du péché d'Ervoanic Prigent. Je la tiens
d'un charbonnier nomade, d'un _marchand de farine noire_, comme on dit
en Trégor.



HUMBLE AMOUR


I

A Portz-Gwenn de Trégor, en août.

J'ai reçu, ce matin, la visite du vieux Laurik. Laurik est un diminutif
de Laur, qui est lui-même un diminutif de Laurent. Il y a en Bretagne
trois catégories de gens qu'on a l'habitude de désigner par ces
diminutifs affectueux: les enfants, les vieillards et les _innocents_.
Laurik Cosquer vient d'entrer, à la Pâque de Pentecôte, dans sa
soixante-sixième année. C'est un petit vieillard aux allures graves d'un
patriarche, avec une figure mince, toute ridée, qui ressemble à un
labour d'automne, mais où des yeux bleus, d'un bleu délicat, ont l'air
de deux sources claires et profondes reflétant un ciel matinal.

Il m'est venu voir en voisin, et aussi pour me rappeler les souvenirs
qui nous lient l'un à l'autre dans le passé. Il parle d'un ton
sentencieux, entrecoupé de longs silences méditatifs.

--Je vous ai connu haut comme cela, dit-il. Vous habitiez alors
Penvénan. Que de fois j'ai mangé chez vous la soupe du dimanche!...

Une délicieuse coutume bretonne, cette soupe du dimanche. Nos
populations rustiques sont restées fidèles à la grand'messe. Elles s'y
rendent et par devoir et par plaisir. C'est une de leurs rares
distractions, la plus noble et la plus goûtée. Et d'abord, c'est jour de
repos, jour de libre flânerie. On se lève le matin, tout heureux,
surtout si le temps promet d'être beau; on procède sans hâte à la
toilette hebdomadaire, après avoir soigné les bêtes et lâché les chevaux
dans les prés où ils auront droit, eux aussi, de se prélasser jusqu'au
soir. On se débarbouille en commun, à l'auge de la cour. Et ce sont des
rires, des farces paysannes, une joie d'écoliers en vacances. On revêt
ses habits propres, ses «habits de dimanche», _dillad ar zûl_. Trois
sons de cloches espacés de demi-heure en demi-heure annoncent l'office:
on se met en route pour le bourg, au premier son. Au printemps, à l'été,
même à l'arrière-saison, c'est une joie de s'en aller de compagnie vers
le bourg, par les sentiers des champs ou les chemins creux, sous la
voûte mobile des branches ensoleillées. Les paysans bretons ont l'âme
sensible à la mystérieuse poésie des choses: ils ont pour leurs horizons
familiers des tendresses virgiliennes. La terre n'est pas seulement à
leurs yeux la rude nourrice qui ne livre l'aliment de vie qu'au prix
d'un effort acharné; elle est aussi la source des contemplations pures
et désintéressées; ils l'aiment pour la variété de sa parure, pour la
richesse de ses nuances, pour sa fraîcheur, pour sa beauté changeante et
cependant éternelle, pour les fines odeurs émanées de son opulente
chevelure, pour tout ce qu'elle porte en elle d'enchantements profonds,
d'émotions sacrées. Ils sont restés des êtres primitifs, ils n'ont pas
encore rompu le lien ombilical qui les rattache à l'antique nature, dont
ils sont issus; ils conversent avec elle, entendent sa voix et jusqu'au
battement sourd de ses artères. La souple et ondoyante Viviane les
enlace toujours de ses bras divins et fait bruire à leurs oreilles son
immortelle chanson...

Les vieux ne sont pas moins assidus à la grand'messe que les jeunes. On
les voit arriver de leur pas alenti, la courte pipe de terre entre les
dents, dont ils secouent la cendre sur leur pouce avant d'enjamber
l'échalier du cimetière. Ils entrent des premiers à l'église, afin
d'éviter la grande poussée tumultueuse de fidèles, qui se fait toujours
au moment du dernier son. Ils ont leurs places consacrées dans les vieux
bancs vermoulus, contre les piliers ou sur les marches qui règnent
devant la balustrade du choeur. Et c'est de là qu'agenouillés ou assis
ils prennent part à l'office, dans un état de douce somnolence, de vague
et délicieuse rêverie, bercés au chant des cantiques, écoutant passer au
fond de leur mémoire la longue et pâle procession des souvenirs et
roulant dans leurs doigts d'un geste monotone et quasi inconscient les
gros grains usés d'un interminable chapelet. Ils goûtent à l'église,
dans le jour multicolore des vitraux, parmi les odeurs d'encens et
l'eurythmie grave des proses latines, une sorte de bien-être somptueux
qu'il ne leur est donné d'éprouver qu'en ce lieu et qui est pour eux
quelque chose comme une prélibation des béatitudes prochaines du
_baradoz_, du paradis breton. Ils s'y abandonnent avec volupté, les yeux
demi clos; c'est proprement une sieste d'âme.

A l'issue de la messe, une autre joie attend les plus pauvres ou les
plus infirmes d'entre eux. Dans toutes les maisons un peu aisées de la
bourgade, leur couvert est mis. On les prie poliment à dîner, à manger
la soupe dominicale. Ainsi ils n'auront point à refaire à jeun un trajet
souvent considérable. Chaque famille a ses pensionnaires de
prédilection.

Laurik Cosquer était régulièrement notre hôte. Non qu'il n'y mît parfois
une sorte de discrétion farouche. Il fallait le guetter au sortir du
cimetière où il s'attardait longtemps sur les tombes de ses quatre
femmes, éparses aux quatre coins de l'enclos. Je me chargeais volontiers
de ce soin. Il n'avait pas fini son dernier signe de croix que j'étais à
ses côtés:

--Allons, Laurik, venez. La soupe est prête.

Il secouait sa vieille tête, ses mèches brunes qui, par un privilège
étrange, n'ont jamais grisonné.

--Pas aujourd'hui, mon enfant! en vérité, pas aujourd'hui.

Je déployais toutes les ingéniosités d'éloquence dont j'étais capable et
il me suivait enfin, tout en protestant contre cette contrainte, jurant
qu'il n'avait faim ni soif, disant que c'était une _insolence_ de sa
part d'abuser ainsi de la charité des gens. On le poussait par les
épaules dans la cuisine où d'autres, des vieux comme lui, étaient déjà
attablés devant les écuelles pleines. Ces humbles commensaux d'alors,
Laurik me rappelle leurs noms et, en même temps, je revois leurs
figures. C'étaient Baptiste Javré--un habitué de la maison,--Jozon
Kerham, et Gabik, l'_innocent_, qui vivait dans la contemplation
attendrie de son ventre, et Kanan, le fameux Kanan, Kanan le sourd-muet,
à la bouche tordue dans un perpétuel rictus d'impuissance; d'autres
encore, qu'il serait trop long d'énumérer. Quels braves gens, et comme
j'ai plaisir à me les représenter tels qu'ils m'apparaissaient alors,
dans notre intérieur, le nez tendu vers la soupe dont l'odorante fumée
ennuageait leurs faces tranquilles! Entre deux cuillerées, ils
échangeaient de douces plaisanteries, d'une malice enfantine, qui les
faisaient rire aux larmes, Kanan surtout qui, n'entendant rien, n'en
comprenait que mieux.

Laurik apportait dans cette assemblée de ses pairs une note spéciale de
gravité. Dès qu'il s'était assis, la conversation prenait une allure
moins fantaisiste; les voix devenaient plus calmes et les esprits
s'élevaient aux pensées sérieuses. Parmi ce petit monde, Laurik passait
pour un _philosophe_, pour un homme qui a beaucoup voyagé, beaucoup vu,
beaucoup réfléchi. Et puis, quand il se mêlait de dire quelque chose,
c'est que cela valait la peine d'être dit. Il vous avait une façon
sentencieuse de discourir qui en imposait; ou plutôt il ne discourait
pas: il prêchait. Baptiste Javré le définissait un _recteur_ manqué. Par
exemple, il n'aimait pas qu'on l'interrompît hors de propos.

--Parlez donc et je me tairai, prononçait-il. J'ai sur vous cet avantage
que le silence ne me coûte rien, tandis que vous ne savez pas encore à
quelle foire on l'achète.

... Le bonhomme d'aujourd'hui diffère peu de celui d'autrefois. Ses
joues seulement sont plus évidées, ses prunelles plus claires, d'un bleu
plus effacé, plus lointain, sous les touffes épaisses des sourcils.
Comme je lui fais compliment de ce qu'il n'a point vieilli:

--A mon âge, on n'a plus d'âge, murmure-t-il; on est comme sorti du
temps.

Sa philosophie aussi est restée la même, indulgente à la vie, pleinement
rassurée quant à l'au delà de la mort.

--Je sais où j'irai, dit-il, avec autant de certitude que si j'avais
déjà fait le chemin. J'attends patiemment l'heure où je serai appelé à
me mettre en route, mais je ne serais pas fâché qu'elle sonnât bientôt.
J'ai plus de parents et d'amis en l'autre monde qu'en ce monde-ci, et
j'avoue que j'ai quelque hâte de les revoir. Voyez-vous, il ne faut pas
vivre trop longtemps. Les choses, surtout à notre époque, changent vite
et les hommes eux-mêmes changent avec les choses. Je commence à être
dépaysé dans ma propre paroisse. Les nouvelles générations
m'apparaissent comme des visages étrangers: elles ne ressemblent en rien
à celles que j'ai connues et qui me furent chères; elles ont d'autres
pensées, d'autres préoccupations, d'autres goûts; à les écouter, elles
valent mieux. Cependant elles sont moins gaies. Les plaisirs qui nous
enchantaient, dans notre jeunesse, ne leur suffisent plus: elles en ont
inventé d'autres qui les amusent peu et qui leur sont nuisibles. Je les
entends sans cesse se plaindre, sans qu'elles sachent au juste de quoi,
comme si le pain n'avait plus la même saveur pour leurs lèvres et comme
si le soleil béni ne luisait plus du même éclat sur leurs têtes.
J'assiste à des transformations qui m'étonnent, qui me font peur. Car,
je vous le dis, tout est changé, non seulement le peuple, mais les
nobles, mais les prêtres. M'est avis qu'on finira par nous changer Dieu.
Il est vrai qu'alors ce sera la fin des fins...

La pipe de Laurik s'est éteinte: il s'interrompt pour la rallumer, en
cueillant à même dans le foyer un morceau de braise qu'il fait rouler
dans le creux de sa main, tapissé d'un véritable cuir. Et, après une
pause, il reprend:

--Jadis nous n'avions d'autre ambition que de faire ce qu'avaient fait
nos pères et de vivre comme ils avaient vécu. Les anciens nous
répétaient: «La vie n'est qu'un temps à passer,» et nous ajoutions foi à
la parole des anciens. Par suite, les peines nous semblaient moins
lourdes, les joies plus savoureuses. Nous allions d'une allure paisible,
sans hâte, en gens qui ne demandent au chemin que de les conduire où il
mène. Nous n'attachions aux choses de la terre qu'un prix modéré,
puisque cependant nous n'étions que de passage au milieu d'elles.
L'argent nous touchait peu, nous n'eussions pas fait un pas au devant de
lui. Il venait ou ne venait point, partait ou restait, cela le regardait
et non pas nous. C'était l'usage, en Bretagne, de dire: L'argent est
sourd, l'argent est aveugle: il va où il peut et n'entend pas qui
l'appelle. Nos besoins étaient médiocres, notre faim et notre soif se
satisfaisaient à bon compte. Pour tout luxe, une pipée de tabac, le
dimanche, avec un verre de cidre frais dont les pommiers de ce temps-là
n'étaient point avares. (Avez-vous remarqué que, depuis l'intrusion en
notre pays des maléficieuses boissons d'ailleurs, nos braves pommiers
bretons semblent dégoûtés de produire?)

«Nous étions des hommes heureux. La chanson que nous chantions de
préférence disait:

    Gwell eo karantez leiz an dorn
      Eged arc'hant leiz ar forn!

«Mieux vaut de l'amour plein la main que de l'argent plein le
four».--Nous aimions de toutes nos forces. La grâce des jeunes filles,
la tendresse de leur délicieux petit coeur nous possédaient tout
entiers. Dès le catéchisme, vers l'âge de douze ans, chacun de nous
choisissait sa _douce_. Et plus tard, vous plus grand, elle plus jolie,
vous la meniez aux pardons des chapelles d'alentour, en la tenant par le
petit doigt. On n'échangeait que de rares propos, bien insignifiants.
Vous disiez: «Le vent qui souffle de votre courtil sent bon l'odeur des
plantes fines,» ou encore: «Du seuil de ma porte, j'ai plaisir à voir
monter en l'air la fumée bleue de votre toit.» Elle répondait: «Il n'est
point d'herbe si odorante qui ne se fane», ou: «Fumée qui s'élève, au
vent se dissipe.» Et elle vous donnait son parapluie à porter,
confessant de la sorte, en fille sage, que si elle vous plaisait, en
revanche vous ne lui déplaisiez point. Nos jeunesses d'à présent ont
d'autres façons. On se fiançait aux pieds du saint, après avoir allumé
devant l'image deux cierges dont on regardait, avec anxiété, brûler la
flamme. Feu clair et vif, mariage prompt et prospère... Tenez, je me
souviens de ceci, comme si c'était d'hier...»

Laurik s'arrête une fois encore, pour secouer les cendres de sa pipe
consumée; dans sa vieille âme, d'autres cendres remuent, et des
étincelles en jaillissent qui éclairent subitement les mélancoliques
recoins de sa mémoire.


II

Il me conte l'histoire de son premier amour... En disant _premier
amour_, je suis infidèle à sa pensée. C'est la théorie de Laurik; c'est
la théorie de tous les Bretons «qu'on n'aime qu'une fois».

--L'amour, _ôtrou_, est une fleur vite poussée, tôt flétrie, mais dont
le parfum embaume à jamais toute l'âme. Fleur rare et délicieuse!
Beaucoup croient l'avoir cueillie qui n'ont cueilli que son ombre. Elle
est comme l'herbe d'or, l'_aour-iéotenn_ des légendes. Elle ne
s'épanouit non plus que la nuit, en des lieux difficiles à connaître. Il
la faut chercher patiemment, à l'heure sacrée où elle se révèle par son
éclat parmi les autres herbes, la chercher avec une ardeur grave, avec
un zèle religieux. Et il faut aussi ne porter sur elle qu'une main
délicate et prudente. Sinon elle se dérobe, glisse, ne vous laissant au
bout des doigts qu'un peu de sa poussière dorée.

«Moi, voici comme elle me tomba sous la main. J'avais alors dix-sept
ans. Mon père, qui était taupier, m'avait enseigné son état. J'allais
offrir mes services de ferme en ferme, mon hoyau sur l'épaule, un bissac
en bandoulière. J'étais un garçonnet paisible, de moeurs rangées,
jovial, du reste, toujours un bout de chanson aux lèvres, et, à cause de
cela, partout le bienvenu. Sans cesse par monts et par vaux, j'apprenais
au passage les nouvelles, les mariages, les décès, les aventures de
jeunes gens, le prix du blé, d'autres choses encore, telles que les
oraisons pour guérir, les miracles accomplis par les sources des saints,
et aussi les contes qui font rire, les histoires tristes qui font
pleurer.

«Dès qu'on me voyait paraître à l'entrée de la cour, le bouvier en train
de curer l'étable ou la servante en train de donner à manger aux porcs
s'écriaient:

«--Il arrive, le _gohéter_ (taupier)!

«Dans les grandes fermes, je restais quelquefois jusqu'à huit jours de
rang; dans les petites, deux jours, trois jours au plus. Dans toutes
j'étais également bien traité. Je partais pour les champs, pour les
prés, à la prime blancheur de l'aube. Oh! les jolis levers du soleil que
j'ai contemplés en ces temps-là et qu'ils me semblaient beaux, vus par
mes yeux d'adolescent!... Sur les dix heures, un pâtre, souvent aussi la
fille même de la maison, me venait apporter à déjeuner: une écuellée de
soupe d'oing, une tranche de lard, un morceau de pain de seigle... C'est
ainsi qu'un matin d'avril je fis connaissance avec Néa Garandel.

«Un bien modeste domaine, la terre des Garandel sise en la paroisse de
Mantallot, sur une des pentes de la vallée du Jaudy. Un logis en chaume,
deux ou trois crèches délabrées, un mulon de paille autour d'une perche,
une aire où l'on battait au fléau, quatre champs, un ruban de prairies,
c'était tout l'avoir de la famille. Mais quel brave monde! Le père avait
été soldat sous Napoléon l'ancien. Il avait retenu des mots de toute
espèce de langues dont il émaillait son breton. Il jurait en espagnol,
en italien, en hollandais. C'était plaisir de l'entendre conter. Il
avait fait la campagne de Russie et avait une façon de l'évoquer qui
vous gelait. Tout le froid du pays de l'hiver vous passait dans les
moelles, vos cheveux se hérissaient comme des aiguilles de glace, rien
qu'au ton dont il disait: «Imaginez-vous de la neige, de la neige,--ni
ciel, ni terre, de la neige...» Selon lui, l'Empereur n'était pas mort;
il courait les mers sur un navire blanc, n'attendant qu'une occasion
propice de débarquer en Bretagne; ce moment venu, les cloches à tous les
clochers se mettraient à carillonner d'elles-mêmes... La mère, Fanta,
était une femme de quarante ans, douce de figure et de manières, avec
une voix suave comme une musique. Des deux gars, l'aîné, après avoir
tiré au sort un bon numéro, s'était engagé, pour toucher la prime, en
remplacement du fils du notaire; le cadet était entré en apprentissage
chez un bourrelier. En sorte qu'il ne restait d'enfant dans la maison
que Néa.

«Quoique le train des Garandel fût des plus médiocres, je ne me trouvai
nulle part aussi bien que chez eux. Les patates et la bouillie dont se
composait presque exclusivement leur nourriture me paraissaient, servies
par les mains de Fanta et assaisonnées par les récits du vieux, le plus
exquis, le plus succulent des régals. Et je faisais dans la crèche aux
vaches, où j'avais pour lit une mauvaise couette de paille, des rêves
merveilleux dont il ne me restait au réveil que de confuses images, mais
qui me laissaient dans l'âme, pour toute la journée, un mystérieux
enchantement. A quoi cela tenait-il? Je ne me le demandais même pas, ou
bien, s'il m'arrivait d'y songer, je me l'expliquais par cette
observation, que j'avais souvent ouï faire à mon père Jean Cosquer, à
savoir qu'à respirer l'air d'un logis honnête on en garde en soi un vif
contentement et comme la douceur d'un parfum... Il y avait une autre
raison, mais qu'avec ma naïveté de garçonnet je mis quelque temps à
découvrir.

«Je fis cette découverte le 12 avril, exactement. C'est une de ces dates
qui persistent à jamais dans l'esprit, même quand la mémoire a sombré.
Après cinquante ans ou peu s'en faut, je revois toute nette la figure
qu'avaient ce jour-là les choses. D'abord les prés, d'un vert
printanier, chatoyant comme un velours, piqué çà et là de taches brunes
qui étaient les taupinières; la rivière, sinueuse, grossie par les
pluies récentes, tantôt courante, et clapotante, et chantant la claire
chanson de l'eau, tantôt endormie en nappes tranquilles et mirant les
fins rameaux des aulnes à peine feuillus; puis, les collines voilées
d'une brume légère, et les _mézou_, les terres hautes où montaient de
calmes fumées émanées de toits invisibles; enfin, le ciel, un grand ciel
pur, très élevé, très vaste, enveloppant tout d'une lumière bleue, d'une
clarté de paradis qui vous faisait joie...

«J'avais jeté bas ma veste et je travaillais ferme, en corps de chemise,
sous le soleil béni... Je n'étais pourtant pas comme à mes jours
ordinaires. Une allégresse étrange m'exaltait, mêlée de je ne sais quel
attendrissement. Jamais je n'avais été ainsi. J'étais heureux et
troublé. Dans ma poitrine mon coeur battait à coups sonores, comme une
cloche d'église la veille du pardon, et mes yeux étaient brouillés de
larmes. C'était un état délicieux et inquiétant. Je me pensais:

«--Qu'est-ce donc qui va m'arriver?

«Sentant que la tête me tournait, je me couchai à plat ventre sur un
tronc d'aulne surplombant la rivière et me plongeai la face dans l'eau,
qui était d'une fraîcheur glacée.

«Soudain, derrière moi, dans la pente, une voix cria:

«--Laurik, hé! Laurik Cosquer! Où donc êtes-vous?

«J'eus le bondissement d'un poisson que le pêcheur, d'un brusque coup de
ligne, fait sauter sur la berge. La voix, une fois encore, répéta:

«--Laurik, hé!

«Oh! ce cri, si jeune, si vibrant, d'un timbre si harmonieux, dussé-je
vivre cent ans, je l'entendrai toujours, toujours!

«Celle qui m'appelait se tenait droite dans le sentier, au flanc du
coteau, entre deux touffes de prunellier qui l'encadraient de part et
d'autre. Sa jupe de laine bleue à raies rouges lui tombait à peine à
mi-jambe. Sa taille svelte s'échappait de l'étroit corsage comme une
fleur de sa gaine. Son visage était une lumière, et ses cheveux blonds,
ébouriffés tout autour, semblaient une couronne de rayons. Et elle était
si jolie, elle avait une grâce si étrange, si fluide et surnaturelle,
qu'on eût dit une apparition. Je restai là, tout saisi, à la contempler.
Les pâtres et pastoures de Lourdes ou de la Salette n'éprouvèrent
assurément pas devant l'image vivante de la Vierge un trouble plus
religieux. Je n'osais faire un mouvement ni prononcer une parole de peur
de la voir ouvrir ses ailes et s'envoler.

«Et c'était Néa, certes, mais une Néa que je ne soupçonnais point, une
Néa transfigurée. Je ne pus m'empêcher de lui en faire la remarque,
quand elle fut près de moi, dans l'herbe du pré.

«--Qu'avez-vous aujourd'hui de changé, Néa? Vous êtes telle que je ne
vous ai jamais vue.

«Elle prit une mine étonnée, me dévisagea, puis partit d'un bel éclat de
rire, disant:

«--Il faut croire, Laurik Cosquer, que vous me regardez ce matin pour la
première fois!

«Et c'était peut-être vrai pourtant. Jusqu'alors je n'avais vu en elle
qu'une gamine, une _merc'hodennic_, une petite poupée des champs que mes
souvenirs de l'année précédente me représentaient sagement assise sur le
seuil des Garandel, à apprendre son catéchisme. Et voici qu'elle était à
présent presque une jeune fille, ayant passé l'âge de la troisième
communion, toute menue encore et un peu grêle, mais assez mûrie déjà
pour faire rêver d'amour les jeunes hommes. Je n'en pouvais croire mes
yeux... Elle avait posé à terre le panier qui contenait mon repas. Elle
dit, de sa jolie voix rythmée comme un chant:

«--N'avez-vous donc pas faim, Laurik, que vous demeurez là, bouche bée,
comme notre recteur en chaire, quand il a perdu la suite de son
sermon?... Je vous apporte une soupe aux fèves et des crêpes de froment
du pardon de sainte Brigitte, de Ploézal, où nous avons des cousins.

«Après un silence, tandis que je me mettais à manger, elle demanda:

«--Où sont les taupes que vous avez tuées?

«Je les lui montrai du doigt, suspendues par les pattes de derrière à
une grosse branche de chêne au dessus du talus. Elle s'en approcha,
resta un moment à les regarder se balancer au vent, puis, revenant vers
moi, murmura:

«--C'est tout de même un singulier métier que le vôtre, Laurik Cosquer?

«Je pris la chose pour un compliment.

«--Oui, répondis-je, c'est un métier où il faut un talent spécial,
beaucoup de patience, de perspicacité, d'adresse. Ne devient pas bon
taupier qui veut. Mon père a formé bien des élèves, mais il prétend
qu'aucun d'eux ne me vaut. J'ai hérité de la finesse de son oeil et de
la sûreté de sa main. Quand mon hoyau s'abat, la taupe est à moi... Il y
a des professions plus considérées, il y en a peu qui soient d'un
meilleur rapport. A deux sous la bête, comme c'est le prix, je fais
aisément mes vingt-quatre sous par jour. Cela n'est point à dédaigner.

«J'avais parlé tout d'une haleine, le feu aux joues, avec un secret
désir de passer pour quelqu'un aux yeux de Néa. Des journées de
vingt-quatre sous en ce temps-là étaient des raretés. Les tailleurs n'en
gagnaient que dix. La fillette, songeuse, roulait entre ses doigts le
rebord de son tablier. Je m'imaginai que mes paroles avaient fait
impression sur elle, qu'elles lui donnaient à réfléchir. Et j'en eus une
joie orgueilleuse, mais qui ne dura qu'un instant.

«--Oui... peut-être... soupira-t-elle. N'importe, Laurik! A votre place,
moi, j'aimerais mieux laisser à d'autres le soin de détruire ces pauvres
petites bêtes.

«Je demandai, déconcerté, un peu dépité aussi:

«--Ah!... Et quel état auriez-vous donc choisi, Néa Garandel?

«--Moi?... Oh! un seul, Laurik, le plus beau, le plus vaillant! J'aurais
été marin sur la mer.

«Sa figure avait subitement pâli, ses prunelles brillaient d'un éclat
sombre, d'une flamme mystérieuse et presque sauvage...

«Sans rien ajouter, elle s'envola. Il n'y a pas d'autre mot pour marquer
combien vite elle gravit la pente, traversa le fourré, disparut derrière
la colline.

«L'après-midi me sembla long. Je n'avais plus la tête ni le coeur au
travail. Mon sang dans mes veines courait comme un fou, et, dans ma
poitrine, ce n'était plus une mais vingt cloches qui sonnaient le
tocsin. Je compris que j'avais la _grande fièvre_, la fièvre à la fois
si douce et si terrible à trembler. J'aimais Néa. Néa m'avait versé le
philtre d'amour. Et je sentis que si elle ne consentait point à devenir
un jour ma femme, j'en mourrais. «Que la même main qui a allumé le feu
l'éteigne,» dit la sagesse des Bretons. Un brasier flambait en moi,
allumé par une main d'enfant. De tout le reste de la journée, je ne tuai
point un seul animal. Il m'était venu un soudain dégoût de mon métier,
du métier de mon père. J'étais malade et triste. Je n'attendis pas que
les premières ombres du soir se fussent allongées sur les prairies.
Jetant mon hoyau sur l'épaule, je m'acheminai, les jambes faibles et
vacillantes, vers le toit des Garandel. Dans les haies de prunelliers
les oiseaux s'égosillaient, saluant la mort du soleil. Je me rappelai
une vieille chanson du pays trégorrois:

    Petits oiseaux, vous fredonnez, joyeux,
      Et vous ne savez point ma peine...

«Il n'y avait dans la maison, quand j'entrai, que la ménagère, Fanta.
Elle fut toute surprise de me revoir si tôt:

«--Tu as fini de bonne heure! dit-elle sans qu'il y eût toutefois le
moindre reproche dans son accent... Tu auras un bon moment à t'ennuyer,
mon fils, avant que le souper ne soit prêt.

«--Faites excuse, Fanta, répondis-je. Avec votre permission, je ne
resterai point souper.

«--Hein?

«--Non, j'ai désir de m'en retourner chez nous. Je ne suis pas à mon
aise.

«--Tu auras attrapé chaud et froid, imprudent!

«--Peut-être bien.

«--Et tu veux faire trois lieues, de nuit, mal portant comme tu es?...
Je ne me le permettrai pas... Tu vas te coucher dans notre lit qui est
clos et suffisamment moelleux. Garandel et moi nous saurons bien trouver
place dans celui de Néa, et la fillette sera enchantée de coucher à
l'étable.

«Les larmes me montaient aux yeux. J'avais grande envie de tout avouer à
la vénérable Fanta, si affectueuse, si douce. Mais la honte me retint.
Malgré les objurgations de la vieille, je me mis en route. Dans une
lande au loin, je distinguai la gracieuse silhouette de Néa qui ramenait
les vaches. J'agitai mon chapeau en l'air, je criai:

«--A Dieu vat!

«C'est le cri des marins qui s'embarquent, _ôtrou_. Moins de trois
semaines après, j'étais engagé, inscrit, embarqué. Ni les menaces de mon
père, ni les supplications de ma mère ne m'avaient pu fléchir. Je leur
avais dit, dès le lendemain de ma rencontre avec Néa dans le pré des
Garandel:

«--Si vous ne donnez votre consentement à mon départ, vous le donnerez
donc à ma mort.

«Et ils avaient dû se résigner à me laisser partir.

«Mon premier voyage dura trois ans. C'était le temps des frégates à
voiles. Je parcourus des mers immenses. Je vis les atmosphères embrasées
et les glaces mystérieuses. Devant moi se déroulèrent les spectacles
d'une création inconnue et qui ne semblait pas sortie des mains du même
Dieu que le nôtre. Et cela ne m'intéressa point, tout cela me fut
indifférent. Une chose seule hantait mon esprit, et c'était l'image de
Néa. Sur les ciels de feu et sur les ciels de ténèbres, sous l'Équateur
comme au Cap Horn, elle emplissait pour moi l'horizon. Je rêvais d'elle
dans mon hamac, je m'enivrais de son souvenir, en haut des vergues, au
bercement des alizés comme aux brusques sursauts des tourmentes.
Parfois, je tremblais à la pensée qu'elle serait peut-être mariée à mon
retour. Je me disais pour me rassurer: «Il y a un sort pour l'amour: ce
qui doit être sera...»

«J'abrège, _ôtrou_, car je vous vole votre loisir.

«La campagne terminée, je pris à Brest la diligence, qui me déposa à
Belle-Isle-en-Terre, sur les six heures du soir, un 22 mai. J'avais mon
diplôme de gabier en poche, cinq mois de congé, et des économies qui se
montaient à près de sept vingts écus, presque une richesse. Je me
restaurai à l'auberge pour me donner du tempérament. J'avais résolu de
ne me rendre chez mes parents qu'après avoir fait un crochet par
Mantallot. Tout en cheminant au clair de la lune je songeais:

«--Laurik Cosquer, gabier de misaine, tu vas à ton destin. Vas-tu à la
vie? Vas-tu à la mort? Tu le sauras à la maison des Garandel. Si la
réponse est mauvaise, souviens-toi du pré vert où se balançaient les
petites taupes noires à la grosse branche du chêne et que le Jaudy est
tout près!

«La crainte et l'espérance se partageaient mon pauvre coeur.

«Il faisait une belle nuit d'étoiles, une nuit transparente et tiède,
qui sentait bon une odeur d'herbes déjà mûres pour la fenaison. La route
filait toute blanche sous la lune, entre les hauts talus où les feuilles
des arbres nains bruissaient doucement comme des voix, se demandant les
unes aux autres sans doute quel était ce passant si pressé. Un silence
vaste était sur les choses. Pour me tenir compagnie et me distraire un
peu de mes préoccupations, j'entonnai une chanson de bord apprise en mer
d'un marin de France et qu'on eût dite faite à mon sujet:

    Pour l'amour d'une blonde,
    Je me suis-t-engagé
    Marin sur l'eau profonde,
    Jour et nuit en danger...

                   *       *       *       *       *

    J'ai fait le tour du monde,
    Me voilà-t-en congé
    Vais savoir chez ma blonde
    Si son coeur a changé.

                   *       *       *       *       *

    Je lui dirai: Ma blonde,
    Si ton coeur a changé,
    Vais me périr dans l'onde,
    Quoique sachant nager!...

«J'en étais à ce couplet, quand tout à coup, sur mes talons, quelqu'un
s'exclama:

«--Par les saints de Bretagne, _gohéter_, que le coeur de ta douce ait
changé ou non, la voix, à toi, est du moins restée la même. J'ai eu tôt
fait de la reconnaître.

«Je me retournai interloqué... c'était un homme de Minihy ma paroisse
natale. Il cheminait pieds nus, et c'est pourquoi je ne l'avais pas
entendu venir. Pour marcher plus vite il avait tiré ses souliers.

«--D'où arrives-tu à cette heure et en cet équipage? lui demandai-je.

«--J'arrive de Bégard, répondit-il. On enterre demain Louis Prigent, de
Keranbesk; j'ai été, de la part de la famille, annoncer sa mort à des
parents qu'ils ont là-bas.

«Je ne pus me défendre d'un frisson. Ouïr parler de funérailles, en
rentrant au pays, n'est pas d'un bon présage... Mon compagnon était un
tailleur, par conséquent un bavard. Nous causâmes des maisons où, bien
souvent, nous avions travaillé ensemble, lui, de son aiguille, moi, de
mon hoyau. Et insensiblement j'amenai la conversation sur les
Garandel... Une joie vive m'inonda le coeur: Néa n'était point mariée!

«A Confort, nous nous séparâmes. Le tailleur avait à se rendre à
Quemperven, toujours en qualité de messager funèbre. Je lui serrai la
main avec une effusion dont il ne devait comprendre que plus tard le
vrai motif, et, quand il eut disparu dans sa direction, je m'élançai à
toutes jambes vers Mantallot... La vieille chaumine des Garandel,
blottie dans son courtil, fleurait une fine senteur de sureau. Chez
nous, les portes des étables ne sont jamais fermées à clef. Je pénétrai
sans bruit dans la crèche aux vaches et m'allongeai sur la couette de
paille où m'avaient visité naguère tant de beaux rêves. Les bêtes
dormaient accroupies dans la litière. J'étais harassé, mais je n'eusse
su clore l'oeil: j'avais trop hâte de voir Néa. A la pointe de l'aube,
les coqs chantèrent. J'entendis à travers le mur des allées et des
venues dans la maison. Alors je me levai et je sortis pour gagner le
seuil de la demeure où respirait ma _douce_. Et je la vis, cette
_douce_, je la vis debout près de l'âtre, en chemisette et en jupon du
matin, peignant devant un morceau de miroir cloué au manteau de la
cheminée sa longue chevelure blonde qui pendait. Je dis, du ton le plus
calme qu'il me fut possible:

«--Bonjour, Néa Garandel!

«Elle tressaillit, devint toute blanche, et, rassemblant ses cheveux
d'un geste rapide:

«--C'est donc vous, Laurik Cosquer! fit-elle.

«Nous n'échangeâmes point d'autres paroles. Le vieux Jozon, l'ancien
soldat de l'Empereur, me hélait joyeusement du fond de son lit clos.

«--Çà, matelot, viens que je te donne l'accolade!

«Et, derrière lui, contre la muraille, se montra la figure accueillante
et vénérable de Fanta, soulevée sur son séant et murmurant de sa voix
musicale:

«--Dieu te garde, Laurik!

«Avec un sourire, elle ajouta:

«--Nous sommes dans tes dettes, mon fils. Les taupes tuées le jour où tu
nous quittas si brusquement ne t'ont jamais été payées. Il y en avait
quatre; ce qui fait que nous te devons huit sous.

«Le mois d'après, on affichait aux mairies de Mantallot et du Minihy les
bans de mariage de Renée Garandel, filandière, avec Laurent Cosquer,
gabier de l'État, domicilié à bord du _Redoutable_, présentement en
congé et dûment autorisé par ses supérieurs.

«Je vous le disais en commençant, _ôtrou_, je le redis en finissant:
Voilà comme les choses se passaient de mon temps, au temps ancien dont
les jeunes d'aujourd'hui se moquent. Pour moi, je loue l'Éternel de
m'avoir fait vivre en cet âge si lointain de la candeur et de la
simplicité bretonnes... Néa Garandel a été l'herbe d'or du jardin de ma
jeunesse. Elle a embaumé et illuminé mes jours. J'ai eu trois autres
femmes. Toutes, je les ai pleurées avec des larmes sincères. Mais, Néa,
je n'eus même pas la force de la pleurer. Quand elle fut morte, je
demeurai comme absent de moi-même. Et depuis je ne me suis pas retrouvé.
C'est bizarre, mais c'est comme ça. Et tenez, ce tailleur du Minihy,
l'homme qui me rejoignit si étrangement sur la route de Belle-Isle à
Confort, je le rencontre quelquefois, car il est encore de ce monde,
mais je ne fais pas semblant de le reconnaître et je passe outre: je ne
puis pas prendre sur moi de lui pardonner. S'il ne m'avait frôlé de son
aile d'oiseau de mauvaise augure, Néa, j'en suis sûr, eût vieilli
heureuse à mes côtés et, après avoir dormi jusqu'au bout dans le même
lit, nous nous fussions couchés l'un près de l'autre dans la même tombe.
Cette grâce qui ne nous a pas été accordée, je vous la souhaite à vous
et à votre femme, _ôtrou_!...»

                   *       *       *       *       *

Son histoire terminée de la sorte en fin de sermon, conformément, du
reste, à la tradition des vieux conteurs de Basse-Bretagne, Laurik s'en
est allé, appuyé sur son bâton de houx, en marmonnant une vague prière.
Je l'ai suivi longtemps des yeux, et longtemps après son départ je suis
demeuré triste. Je ne sais rien qui dise mieux, avec une ironie plus
puissante, l'inanité des rêves de l'homme qu'un mélancolique récit
d'amour entendu des lèvres d'un vieillard.



TABLE DES MATIÈRES


      I.--VIEILLES HISTOIRES DU PAYS BRETON.

  1. La Charlézenn                           7
  2. Le Bâtard du roi                       30
  3. Histoire pascale                       84
  4. La légende de Margéot                 101

      II.--AUX VEILLÉES DE NOËL.

  1. Nédélek                               133
  2. Noël de Chouans                       146
  3. La Noël de Jean Rumengol              167
  4. A bord de la _Jeanne-Augustine_       194
  5. La Chouette                           202
  6. Le Puits de saint Kadô                212
  7. Le Forgeron de Plouzélambre           223
  8. En «Alger d'Afrique»                  246

      III.--RÉCITS DE PASSANTS.

  1. Les Deux amis                         257
  2. La Hache                              284
  3. Le Péché d'Ervoanic Prigent           310
  4. Humble amour                          324


ANGERS, IMP. A BURDIN ET Cie, 4, RUE GARNIER, ANGERS



  CATALOGUE
  DE QUELQUES ÉDITIONS ET D'OUVRAGES DE FONDS
  SUR LA BRETAGNE
  DE LA LIBRAIRIE
  HONORÉ CHAMPION
  9, QUAI VOLTAIRE
  SPÉCIALE POUR L'HISTOIRE DE LA FRANCE ET DE SES ANCIENNES PROVINCES


  Annales de Bretagne (les) publiées par la Faculté des Lettres de
  Rennes avec la collaboration de MM. les archivistes des cinq
  départements de Bretagne. (Histoire, histoire littéraire, folklore,
  etc.) Un an: France, 10 fr. Étranger, 12 fr. 50.

    A chaque fascicule des Annales sont jointes des feuilles des volumes
    en cours de la Bibliothèque bretonne armoricaine. Ont déjà paru
    ainsi et se vendent à part:

    _Fascicule I._--Dictionnaire breton-français du dialecte de Vannes,
    de Pierre de Châlons, réédité et augmenté par J. LOTH, in-8, de 115
    pp.                                                            5 fr.

    _Fascicule II._--La très ancienne Coutume de Bretagne, avec les
    assises, constitutions de parlement et ordonnances ducales, suivie
    d'un recueil de textes divers antérieurs à 1491. Édition critique,
    accompagnée de notices historiques et bibliographiques, par Marcel
    PLANIOL, in-8 de 566 pp.                                      10 fr.

    _Fascicule III._--Lexique étymologique des termes les plus usités du
    breton moderne, par V. HENRY, in-8 de XXIX et 350 pp.         10 fr.

    _Fascicule IV._--Cartulaire de l'abbaye de Sainte-Croix de
    Quimperlé, par Léon MAÎTRE et Paul DE BERTHOU. 2e édition revue,
    corrigée et augmentée, in-8 de XI-408 p.                      12 fr.

  Étude historique et biographique sur la Bretagne à la veille de la
  Révolution, à propos d'une correspondance inédite (1782-1790), par J.
  BAUDRY. 2 vol. in-8, 346 et 482 p.                              12 fr.

    Livre qui est une véritable publication d'archives inédites. Il
    intéresse presque toutes les familles bretonnes; l'auteur a rédigé
    sur chaque personnage nommé des notes biographiques copieuses. C'est
    un véritable tableau de la société bretonne à la fin de l'ancien
    Régime. Tables abondantes (70 pages).

  L'Année 1817, par Edmond BIRÉ. In-8                           7 fr. 50

    V. Hugo, dans ses _Misérables_, trace un tableau d'ensemble de
    l'année 1817. M. Biré le vérifie à l'aide de nombreux documents et
    c'est pour lui motif à autant d'études intéressantes sur la
    magistrature, la Chambre des députés, la presse, l'Académie
    française, les lycées, les théâtres, les salons de peinture de cette
    époque, etc. Artistes, poètes, romanciers, politiciens romantiques
    les plus fameux défilent donc dans ce livre sous leur véritable
    aspect.

  Légendes révolutionnaires, par Edmond BIRÉ. in-8              7 fr. 50

    Ce livre détruit quelques-unes des légendes révolutionnaires les
    plus répandues. M. Biré, connu par son érudition et sa critique, a
    traité dans ce volume les sujets suivants: _Le pacte de
    famine._--_La Bastille sous Louis XVI._--_La vérité sur
    les Girondins._--_Le brigadier Musca._--_La légende
    Leperdit._--_L'Institut de France._--_La congrégation._--_Les
    bourgeois d'autrefois._--_L'enseignement avant 1789 et pendant la
    Révolution._

  Honoré de Balzac, par Edmond BIRÉ. Fort vol. in-8, br.           6 fr.

    Dans ce livre d'une documentation minutieuse, l'auteur s'est surtout
    attaché au côté dramatique de l'oeuvre de Balzac: propres pièces de
    notre grand romancier, pièces tirées de ses romans ou de ses
    nouvelles, parodies, etc. tout ce qui touche chez lui au théâtre est
    ici étudié pour la première fois; et du premier coup, toutefois, M.
    Biré a fait oeuvre définitive.

  Les vieux papiers d'une vieille maison à Quimperlé, 1575-1875, par A.
  DE BRÉMOND D'ARS, in-8 de 19 p.                               1 fr. 50

  Les marins français dans les derniers combats livrés aux Anglais sur
  les côtes de Bretagne, janvier 1761. Épisode de la guerre de sept-ans,
  par le même, 33 p.                                            1 fr. 50

  Catalogue des gentilshommes qui ont pris part ou envoyé leur
  procuration aux Assemblées de la Noblesse, en 1789, pour la nomination
  des députés des États-Généraux. Publié d'après les documents
  officiels, par MM. L. DE LA ROQUE et DE BARTHÉLEMY. Prix du catalogue,
  2 fr.; par poste, 2 fr. 25.

    _Bretagne._--Composition des États-Généraux de la noblesse de
    Bretagne en 1746, 1764, 1789. État militaire, Parlement, Chambre des
    Comptes en 1789.

  Itinéraire de Paris à Jérusalem, par JULIEN, _domestique de M. de
  Chateaubriand_. Publié d'après le manuscrit original avec une
  introduction et des notes, par Edouard CHAMPION. Élégant vol. in-16
  carré, accompagné de fac-similés                              3 fr. 50

    On connaissait des fragments de cet itinéraire par les _Mémoires
    d'outre-tombe_ où Chateaubriand en cite quelques passages, peu
    compromettants pour lui-même, et avec des retouches. M. Edouard
    Champion, après une introduction qui prépare bien aux surprises du
    texte, publie le manuscrit de Julien d'après l'original et l'annote
    de comparaisons malicieuses. Cet ouvrage devient donc, en même temps
    qu'un contrôle du fameux _Itinéraire_ de Chateaubriand, aujourd'hui
    classique, un document intéressant pour l'histoire de ce grand
    esprit, qui prenait souvent des fictions pour des réalités.

  Lettres de Chateaubriand à Sainte-Beuve, publiées et annotées par
  Louis THOMAS, in-8                                               1 fr.

    On ne connaissait de Chateaubriand à Sainte-Beuve, que quatre
    lettres: le nombre en est maintenant doublé par la publication de
    ces curieux billets inédits qui sont un document d'histoire
    littéraire du plus haut intérêt.

  Contes irlandais, traduits du gaélique, par G. DOTTIN, in-8      5 fr.

  La Condition des paysans dans la sénéchaussée de Rennes, par DUPONT,
  in-8 br.                                                         4 fr.

  La Révolution en Bretagne.--Notes et Documents. Audrein (Yves Marie),
  _Député du Morbihan à l'Assemblée Législative et à la Convention
  nationale, Évêque constitutionnel du Finistère_ (1741-1800), par P.
  HÉMON. Fort vol. in-8                                            5 fr.

    M. P. Hémon s'est attaché à faire revivre d'après les documents
    tirés des archives la sympathique figure de Audrein. Imitateur de
    Grégoire, par ses opuscules apologétiques, ses pamphlets acerbes, il
    réclame la restauration du culte et la tolérance. Il tomba victime
    d'un guet-apens des Chouans et des Anglais en 1800. Et ce n'est pas
    la partie la moins curieuse du livre de M. Hémon que la
    reconstitution authentique de cette scène tragique.

  Les Chouans dans les Côtes-du-Nord, par le même, in-8:        0 fr. 50

  Le comte du Trévou, par le même, in-8                            2 fr.

  Hermine (L'), Revue mensuelle, littéraire et artistique de Bretagne.
  Directeur: Louis TIERCELIN. France, 12 fr.; Étranger            15 fr.

  La Bretagne à l'Académie française au XVIIIe siècle. Études sur les
  Académiciens bretons ou d'origine bretonne, par KERVILER. in-8 br.
                                                                  10 fr.

  Essai d'une bio-bibliographie de Chateaubriand et de sa famille, in-8
  (presque épuisé)                                              3 fr. 50

  Armorique et Bretagne. Recueil d'études sur l'archéologie, l'histoire
  et la biographie bretonnes, publiées de 1873 à 1892, revues et
  complètement transformées, 3 vol. in-8 br.                      18 fr.

  Correspondance historique des bénédictins bretons et autres documents
  inédits relatifs à leurs travaux sur l'histoire de Bretagne, publiés
  avec notes et introduction, par A. DE LA BORDERIE, in-8 de XLII-286
  pages                                                            8 fr.

    C'est pour ainsi dire un chapitre préliminaire à sa vaste _Histoire
    de Bretagne_, si recherchée aujourd'hui, que ce travail du savant La
    Borderie sur les bénédictins bretons. Il a voulu bien se pénétrer de
    leur méthode avant de rien entreprendre et il s'est plu à rendre
    hommage à ses aînés. Il trace l'historique des travaux sur la
    Bretagne exécutés par les bénédictins, indique les circonstances
    dans lesquelles se produisit la pensée première de l'entreprise, les
    noms et les qualités des religieux qui y prirent part. Leur
    correspondance, qui suit, doit être désormais classée parmi les
    documents les plus importants de l'histoire de Bretagne.

  Notions élémentaires de l'histoire de Bretagne, vol. in-12       4 fr.

  Chronologie du cartulaire de Redon, vol. in-8                    5 fr.

  Jean Meschinot. Sa vie, ses oeuvres, ses satires contre Louis XI, vol.
  in-8                                                             4 fr.

  Une prétendue campagne de Jeanne d'Arc, Perrone et Perrinaie, in-8
                                                                1 fr. 50

  Cours d'histoire de Bretagne, professé à la Faculté des Lettres de
  Rennes, 4 vol. in-12                                            14 fr.

    I.--Les Origines bretonnes, jusqu'à l'an 938.
    II.--La Bretagne aux grands siècles du moyen-âge (938-1364).
    III.--La Bretagne aux derniers siècles du moyen-âge (1364-1491).
    IV.--La Bretagne aux temps modernes (1491-1789).

    (La place nous manque pour énumérer tous les travaux que nous
    possédons de ce grand travailleur breton que fut M. de La Borderie.
    Prière de nous faire connaître les désiderata).

  La noblesse bretonne aux XVe et XVIe siècles. Réformations et montres,
  par le Cte de LAIGUE, in-4.

    Évêché de Vannes, 2 vol.                                      24 fr.
    Souscription à l'ouvrage complet, le volume                   10 fr.
    (_A paraître successivement les autres évêchés bretons._)

  La course et les corsaires du port de Nantes. Armements, combats,
  prises, pirateries, etc, par LA NICOLLIÈRE-TEIJEIRO              7 fr.

    Ce livre, fait d'après les archives de Nantes, est l'un des plus
    curieux et surtout des plus nouveaux sur l'histoire de la marine
    française. Le port de Nantes, dont le commerce fut si important au
    XVIIIe siècle, avait une flotte très nombreuse qui parcourait les
    mers, elle était la propriété de ses armateurs, et le droit lui
    avait été concédé d'arborer un drapeau particulier. L'Angleterre la
    pourchassait avec une ténacité qui devait arriver à son
    anéantissement, elle succomba avec nos plus belles colonies.

  La Légende de la mort chez les Bretons armoricains, par Anatole LE
  BRAZ. Nouvelle édition avec des notes sur les croyances analogues chez
  les autres peuples celtiques, par Georges DOTTIN, professeur adjoint à
  l'université de Rennes. Deux forts volumes, in-12. LXX-347-456 p.
                                                                  10 fr.

  Vieilles histoires du Pays breton. I. Vieilles histoires bretonnes.
  II. Aux veillées de Noël. III. Récits des passants par le même. Fort
  volume in-12, 3e édition                                      3 fr. 50

  --Au pays des Pardons, in-8 br.                               3 fr. 50

  Tryphina Kéranglaz, par le même. Poème, in-12.

  Cognomerus et sainte Tréfine. Mystère breton en deux journées. Texte
  et traduction par le même, XLIV-183 pages                        4 fr.

  Textes bretons pour servir à l'histoire du théâtre celtique, par le
  même, in-8                                                       1 fr.

    L'éloge de tous ces ouvrages de M. Le Braz n'est plus à faire. Ils
    lui ont vite acquis une réputation de grand écrivain dans les
    lettres françaises où il est le digne successeur des Souvestre et
    des Brizeux. Ses _Légendes de la mort_ surtout resteront classiques.

  La Bretagne et les pays celtiques.--L'Ame bretonne, par Charles LE
  GOFFIC, nouvelle édition revue et augmentée, in-12 de 405 p.  3 fr. 50

    _L'Ame bretonne_, de Charles Le Goffic, est le livre qu'on attendait
    sur la Bretagne. Moeurs, traditions, croyances, littérature, etc., y
    sont présentées dans une synthèse puissante. L'art breton si
    original, y a sa place près de l'art dramatique, d'un archaïsme si
    savoureux. Le prêtre, le barde, le soldat, sont étudiés dans des
    monographies spéciales. De fins et délicats portraits (Henriette
    Renan, Jules Simon, N. Quellien, Emile Souvestre, l'amiral
    Réveillère, Jean-Louis Hamon, etc.), achèvent de nous renseigner sur
    les caractères essentiels de l'âme _bretonne_.

    Le nouveau livre de Le Goffic ne fait pas seulement aimer la
    Bretagne: il l'explique.

  La révolte dite du papier timbré ou les Bonnets rouges en Bretagne, en
  1675, par Jean LEMOINE. Fort vol. in-8                        7 fr. 50

  Contes du Pays Gallo, par Adolphe ORAIN. Fort vol. in-12      3 fr. 50

    Cycle mythologique. Les Fées, les Géants, les Magiciens, les animaux
    parlants, les métamorphoses, les Aventures merveilleuses.--Cycle
    chrétien. Dieu, la Vierge, les Anges, les Saints, les
    Miracles.--Contes facétieux.--Contes de voleurs.--Le monde
    fantastique. Le Diable, les Sorciers, les Lutins, les Revenants. Ces
    titres, qui, cependant, ne sont que le simple énoncé des divisions
    de ce travail, suffisent presque à montrer toute la variété des
    _Contes du Pays Gallo_: on y retrouve la simplicité forte et
    charmante des meilleures légendes bretonnes. A. ORAIN, connu par le
    sérieux de ses travaux, aborde ici, avec un rare bonheur, un genre
    qui a été quelque peu exploité. Telle est la perfection de ces
    contes que certains sont appelés à devenir classiques. Ils ne se
    rapprochent pas seulement de Perrault par des origines
    historiques--qu'il est d'ailleurs intéressant de retrouver aussi
    nettes en Bretagne,--mais aussi par leur manière simple, pure et
    vivante. C'est dire que ce livre est digne d'être mis dans toutes
    les mains.

  Les dépenses de Pierre Botherel, vicomte d'Apigné, 1647-48, par P.
  PARFOURU, avec 2 planches, in-8 de 112 p.                        2 fr.

    Très curieux détails de moeurs de vie domestique.

  Inventaire des archives de la paroisse Saint-Sauveur de Rennes, par le
  même, in-8 de 82 p.                                           1 fr. 50

  Lettres du peintre L.-J. de Launay (1724-1726), par le même, in-8, 38
  p.                                                            1 fr. 50

  Les délégués de l'archevêque de Tours en Bretagne (1570-1790), par le
  même, in-8, 70 p.                                                2 fr.

  Une mutinerie d'écoliers au collège de Rennes en 1629, par le même,
  in-8, 12 p.                                                      1 fr.

  Une révolte d'écoliers au collège de Vannes (XVIIIe siècle), par le
  même, in-8                                                       1 fr.

  Un procès de sorcellerie au parlement de Bretagne: la condamnation de
  l'abbé Poussinière (1642-1643), par le même, in-8                1 fr.

  Anciens livres de raison de familles bretonnes, par le même, in-8, de
  78 p.                                                            3 fr.

    Très importants documents pour l'histoire économique.

  Les comptes d'un évêque et les anciens manoirs épiscopaux de Rennes et
  de Bruz au XVIIIe siècle, par le même, in-8, 47 p. et pl.        2 fr.

  La torture et les exécutions en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles,
  par le même, in-8, 38 p.                                         2 fr.

  Les anciennes tapisseries du palais de justice de Rennes, par le même,
  in-8, 32 p. et pl.                                               1 fr.

  Une rixe à Locronan pendant la procession de la Troménie (14 juillet
  1737), par le même, in-8, de 14 p.                               1 fr.

  Capture d'un corsaire espagnol près de Perros Guirec, par des
  habitants de Lannion, 28 août 1648, par le même, in-8, 8 p.      1 fr.

  Les Irlandais en Bretagne (XVIe et XVIIIe siècles), par le même, in-8,
  de 12 p.                                                         1 fr.

  Une Course de quintaine d'Availles en 1507, par le même, in-8, 14 p.
                                                                   1 fr.

  Une saisie de navires marchands anglais à Nantes en 1587, par le même,
  in-8, de 47 p.                                                1 fr. 50

  Un chouan. Le général du Boisguy. Fougères, Vitré, Basse-Normandie et
  frontière du Maine 1793-1800, par le Vte DU BREIL DE PONTBRIAND.
  Volume in-8 de 476 p. avec carte                              7 fr. 50

    Cet ouvrage sera pour beaucoup de lecteurs une révélation. Combien
    connaissent à peine le nom de du Boisguy. Combien savent que, dans
    la geste héroïque de la Chouannerie, il égala, ou peu s'en faut, les
    Cadoudal et les Frotté? Qu'il livra près de trois cents
    combats,--pour plusieurs on peut dire des batailles,--et presque
    toujours victorieusement?

    L'auteur s'est attaché à faire revivre cette figure d'autant plus
    intéressante qu'il s'agit d'un général de moins de vingt ans, nature
    éminemment chevaleresque à qui cependant les détracteurs n'ont pas
    manqué. Une discussion serrée suit les allégations de ceux-ci et les
    redresse avec preuves qui ne paraissent laisser place à aucun
    doute.--Identification de nombreux personnages du roman de Balzac.

  Nobiliaire et armorial de Bretagne; 3e et dernière édition, par POL
  POTIER DE COURCY, 4 vol. in-4 y compris les planches contenant 6750
  blasons                                                        125 fr.

  L'Église et les campagnes au moyen âge, par Gustave A. PREVOST, in-8
  de VIII-292 p.                                                   5 fr.

    L'auteur, après avoir dit tout l'empire exercé par l'Église au moyen
    âge sur les campagnes, recherche quelles étaient ses idées au sujet
    du respect de la personne et des biens du paysan, et en ce qui
    touche l'assistance due aux faibles et aux pauvres. Il montre
    l'Église dispersant aux campagnes ses principaux bienfaits, y
    répandant l'instruction, y distribuant la justice; s'employant pour
    les faibles auprès du pouvoir central; servant aussi le pouvoir par
    son action dans les campagnes, procurant, par le droit d'aide et par
    la Trêve de Dieu, un refuge, la paix, et le repos matériel; rendant,
    enfin, dans la vie de chaque jour, et comme pouvoir local, des
    services nombreux et de tout ordre. Il examine son action sur
    l'individu en particulier et dans la vie privée du paysan. Il
    retrace, de façon documentée et touchante, la figure si intéressante
    du prêtre de campagne. Il termine par une curieuse étude sur les
    saints paysans ou cultivateurs.

  Revue de Bretagne (La), exclusivement bretonne, historique et
  littéraire, dirigée par le Cte DE LAIGUE. Mensuelle. France     12 fr.
  Étranger                                                        15 fr.

  La Bretagne et les pays celtiques. II. Bretons de lettres, par Louis
  TIERCELIN. Fort vol. in-12 de 317 p. avec fac-similés d'autographes
                                                                3 fr. 50

    C'est en tant que Bretons et au point de vue de leurs séjours en
    Bretagne, que _Leconte de Lisle_, _Villiers de l'Isle-Adam_,
    _Hippolyte Lucas et Brizeux_ sont étudiés. Les archives de la
    Faculté de Droit et les journaux de Rennes ont été compulsés par
    l'auteur, qui, le premier, a pu donner des détails curieux et
    inédits sur la vie d'étudiant et les années de formation
    intellectuelle de Leconte de Lisle. Des recherches patientes dans la
    paroisse de Scaër et dans les papiers confiés au poète Lacaussade,
    ont permis de suivre pas à pas l'existence familière de Brizeux
    parmi les paysans bretons. Des lettres de famille et des documents
    inconnus, pour Leconte de Lisle et Brizeux, comme pour Villiers et
    H. Lucas, ont été une source très sûre d'information; leur vie
    provinciale a été ainsi authentiquement reconstituée.

  Les Poèmes de Taldir, par BARZAZ TALDIR. Préface de LE GOFFIC et de LE
  BRAZ, in-12 portrait                                          3 fr. 50

  La marine militaire de la France sous le règne de Louis XVI, par
  LACOUR-GAYET, docteur ès-lettres, professeur à l'École supérieure de
  la marine. Fort vol. in-8 orné du portait de Suffren, sur papier vélin
  de VIII-719 p.                                                  15 fr.

    Les trente chapitres de cet ouvrage documenté embrassent l'histoire
    de la marine de guerre française de 1774 à 1789, à tous les points
    de vue, administratif, politique, militaire, biographique.

    Les dossiers des officiers ont fourni mille renseignements nouveaux,
    et l'auteur leur a donné la parole le plus souvent qu'il a pu.

    De nombreuses familles trouveront, dans les états de service des
    appendices, des renseignements précieux sur leurs anciens membres
    qui se sont fait un nom dans la marine à la fin de l'ancien régime
    (en tout 2037 noms).

  La marine militaire de la France sous le règne de Louis XV, du même
  auteur. Fort in-8                                               12 fr.

                   *       *       *       *       *

  D'HOZIER
  L'IMPOT DU SANG
  OU LA NOBLESSE DE FRANCE SUR LES CHAMPS DE BATAILLE

  Publié sur le manuscrit unique de la bibliothèque du Louvre
  brûlée le 23 mai 1871, avec notes, éclaircissements
  historiques et généalogiques, 1874-1881, 6 vol. in-8, brochés
  Prix: 30 fr.

  Biographie succincte des représentants de l'ancienne noblesse
  militaire française. Les noms, prénoms, indication des blessures,
  champs de bataille, forment le fond de ces notices. Ajoutons que la
  plupart de ces détails manquent dans les autres généalogies.
  Importante contribution pour l'histoire militaire et généalogique.

                   *       *       *       *       *

  RÉIMPRESSION
  DE
  L'HISTOIRE DE BRETAGNE
  Par Arthur DE LA BORDERIE
  de l'Institut

  Le tome I paraîtra en 1905.--Les tomes II et III en 1906.--Le tome IV,
  aux deux tiers composé à la mort de M. de la Borderie, sera terminé en
  1905 par M. BARTHÉLEMY POCQUET.--Le tome V et dernier, par le même
  continuateur, ne tardera pas à suivre.

  Les anciens souscripteurs vont donc recevoir satisfaction, et une
  nouvelle souscription est ouverte, à partir de janvier 1905. Son
  succès, nous n'en doutons pas, répondra à celui de la première.

  Le prix du volume, de format grand in-8 d'environ 600 pages, avec
  cartes, plans et vues, est fixé à 16 fr. pour les nouveaux
  souscripteurs.

  Les prix de l'ancienne souscription sont maintenus.

                   *       *       *       *       *

  BELLEVUE (comte de). L'hôpital Saint Yves de Rennes et les religieuses
  augustines de la Miséricorde de Jésus, in-8, br. pap. vergé      6 fr.

    Curieuses notes sur ce fameux hôpital depuis sa fondation (1358).

  Le comte de la Touraille. Soldat, philosophe et poète au XVIIIe
  siècle, in-8, br.                                                1 fr.

  Le comte Desgrées du Loû, président de la noblesse aux États de
  Bretagne de 1768 et de 1772 et généalogie de la famille Desgrées,
  in-8. br., _portraits_                                           4 fr.

    Mêlé depuis 1750 aux luttes pour la revendication des droits
    constitutifs de la Bretagne, le comte Desgrées du Loû fut élu
    président de la noblesse aux États, ce qui lui valut des partisans
    de la cour l'accusation d'avoir reçu une somme d'argent de Duras.
    Son histoire permet à l'auteur, descendant du comte, de retracer la
    vie de parlementaire breton à la veille de la Révolution. Le fameux
    procès entre Duras et le comte est ici reconstitué par la
    consultation de nombreux documents. L'ouvrage se termine par une
    généalogie.

  Les Bretons otages de Louis XVI et de la famille royale en 1791, in-8,
  br.                                                           1 fr. 30

    Nomenclature détaillée des gentilshommes bretons qui s'offrirent
    comme «otages du Roi martyr».

  Les Guillery. Célèbres brigands bretons (1601-1608), in-8, br.   1 fr.

  Paimpont. La forêt druidique. La forêt enchantée et les romans de la
  Table ronde, in-8, br.                                           2 fr.

  Un héros malouin. Nicolas Beaugeard. Épisode de la Révolution, in-8º,
  _portrait_                                                    1 fr. 50

    Secrétaire des commandements de la reine Marie Antoinette, Nicolas
    Beaugeard tenta de sauver le roi à sa sortie du Temple.


ANGERS.--IMPRIMERIE BURDIN ET Cie, 4, RUE GARNIER





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Vieilles Histoires du Pays Breton" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home