Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Jean de Thommeray; Le colonel Evrard
Author: Sandeau, Jules
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Jean de Thommeray; Le colonel Evrard" ***


    Au lecteur.

    L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été
    harmonisée, mais quelques erreurs clairement introduites
    par le typographe ou à l'impression ont été corrigées. La
    liste de ces corrections se trouve à la fin du texte.

    Également, à quelques endroits la ponctuation a été corrigée.



                                 JEAN
                                  DE
                               THOMMERAY

                                  LE
                            COLONEL EVRARD

                                  PAR
                             JULES SANDEAU
                        DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

                              [Logo: M L]

                                 PARIS

                     MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
                    RUE AUBER, 3, PLACE DE L’OPÉRA

                          LIBRAIRIE NOUVELLE
       BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT

                                 1873

           Droits de reproduction et de traduction réservés



                                 JEAN

                             DE THOMMERAY



A MADEMOISELLE FÉLICIE SANDEAU.


C’est à toi, sœur chérie, mon refuge et ma consolation, que je dédie ce
récit, commencé sous tes yeux. Étions-nous assez tristes et malheureux
alors! Tu m’as appris que les plus mauvais jours, lorsqu’ils sont
traversés près des êtres qu’on aime, laissent encore de bien doux
souvenirs.

    JULES SANDEAU.



                           JEAN DE THOMMERAY


C’est à la campagne, près des bois, non loin de la Seine, dans le
modeste enclos où je comptais achever de vieillir, que je le vis
pour la première fois. Il avait vingt-deux ans à peine. Quelques
pages signées de mon nom avaient suffi pour me gagner son cœur: il
se présentait sans autre recommandation que sa bonne mine et son
désir de me connaître. Les sympathies de la jeunesse ont un attrait
irrésistible; il est doux surtout de les inspirer lorsqu’on touche
soi-même à l’arrière-saison. Je l’accueillis le mieux que je pus sans
qu’il m’en coûtât grand effort, car en vérité il était charmant. Je le
vois encore m’abordant au pas de ma grille, svelte, élancé, la figure
au teint mat ombragée d’un duvet naissant, le nez fin, l’œil bleu, le
front pur, avec de beaux cheveux d’un blond cendré qui foisonnaient aux
tempes; sa tenue, ses manières et son langage, l’élégante simplicité
qui paraissait dans sa personne, tout chez lui témoignait en faveur
du foyer où il avait grandi. Il faisait une claire journée d’avril;
nous la passâmes ensemble dans les bois de Meudon, sur les coteaux de
Sèvres et de Bellevue. Malgré tant d’années qui nous séparaient, nous
causions bientôt comme deux amis. Fortune rare dans une époque où la
jeunesse du cœur et de l’esprit ne se retrouvait en général que chez
les vieillards, dans une époque où les souvenirs donnaient plus de
fleurs que les espérances, où les soirs jetaient plus de flamme que
les matins, fortune bien rare en effet et qui mérite d’être signalée,
ce jeune homme était jeune; il avait tous les entraînements généreux,
toutes les saintes illusions, toutes les heureuses passions de son
âge. Il croyait au bien, il admirait le beau, il rêvait l’amour et la
gloire. Je l’écoutais en souriant, et, par moments, avec une sorte de
stupeur. D’où venait-il? sous quelle latitude avait-il vu le jour?
quelle étoile avait lui sur son berceau? Qu’était-ce enfin que ce Jean
de Thommeray qui, au bout d’une heure d’entretien, n’avait encore
parlé ni de filles, ni de chevaux, ni même du cours de la rente?

Grâce aux confidences qu’il n’était pas besoin de provoquer, j’arrivai
promptement à me rendre compte du phénomène que j’avais sous les jeux.

M. de Thommeray, le père, d’une bonne maison de Bretagne, avait
commencé la vie dans un temps où l’ivresse du renouveau s’emparait de
tous les esprits. Étudiant à Paris, c’est là qu’il avait traversé les
dernières années de la Restauration et les premières qui suivirent la
révolution de 1830, belles années que le siècle n’a pas revues depuis,
qu’il ne reverra pas. Le culte des intérêts matériels n’avait pas
envahi les cœurs, la richesse ne s’imposait pas comme le but suprême
de la destinée; la patrie et la liberté avaient pris rang parmi les
muses, l’éclat des lettres et des arts passait pour le plus beau luxe
que pût convoiter une nation intelligente et fière. La jeune génération
qui fut témoin de cette aurore en a conservé jusqu’au déclin de l’âge
un lumineux reflet, et, si elle vaut encore aujourd’hui quelque chose,
c’est pour s’être baignée dans ses clartés. Henri de Thommeray faisait
partie d’un groupe de jeunes gens étroitement unis, tous possédés
des mêmes ardeurs, tous animés de nobles ambitions. Ses goûts et ses
instincts le portaient vers le monde des écrivains et des poëtes: il
avait pénétré dans leur intimité; sa nature prompte à l’enthousiasme et
à l’admiration lui avait aisément ouvert tous les sanctuaires. Entraîné
par des convictions raisonnées et par le mouvement général, il avait,
au contact des hommes et des choses, laissé tomber un à un, comme les
pièces d’une armure dévissée, ses préjugés de caste, et, sans abjurer
les traditions d’honneur de sa famille, il était entré à pleines voiles
dans le courant des idées modernes. L’amour vrai n’était pas rare
alors: sincère jusque dans ses écarts, loin d’abaisser les âmes, il
les élevait même en les égarant. Le gentilhomme breton avait ressenti
toutes les influences d’une époque de floraison et d’épanouissement
universel. Il avait aimé d’un amour pur, délicat, romanesque, une jeune
fille pauvre et bien née, d’origine irlandaise, qu’il devait épouser
plus tard. Voilà comment il avait fait son droit. Ses études terminées,
on n’était pas bien sûr qu’il les eût commencées, il s’était décidé,
après de longs atermoiements, à retourner dans sa province. Il se
retirait à propos, au moment où tant d’espoirs et de promesses, tant de
conquêtes déjà réalisées menaçaient de sombrer dans les excès et les
débordements. De la société qu’il quittait pour ne plus y rentrer, il
n’avait vu que les côtés éblouissants, il emportait avec lui une ample
provision de souvenirs enchantés et d’images ineffaçables. A quelque
temps de là, maître de son patrimoine et pouvant disposer de lui-même
à son gré, il épousait la jeune fille qu’il aimait. L’un et l’autre
n’avaient consulté que leur inclination mutuelle; ce qui ne semblera
pas moins surprenant, c’est que ni l’un ni l’autre n’eurent sujet de
s’en repentir.

Le domaine héréditaire où ils avaient abrité leur tendresse s’étendait
dans une des vallées les plus sauvages et les plus silencieuses de la
vieille Armorique. L’habitation s’élevait à mi-côte, et tenait de la
ferme autant que du château; un bois de chênes la protégeait contre
les vents qui soufflaient des grèves prochaines. M. de Thommeray
vivait, comme ses pères, en gentilhomme campagnard, chassant, montant
à cheval, visitant ses paysans, faisant valoir ses terres, pendant
que sa femme, la belle Irlandaise, ainsi qu’on l’appelait dans le
pays, s’appliquait aux soins domestiques et gouvernait la maison avec
grâce et autorité. Bien qu’il eût fini par s’acclimater et prendre
racine dans la réalité, cependant il demeurait fidèle aux goûts de sa
jeunesse; seulement il s’était cloîtré, pour ainsi dire, dans l’époque
de son séjour à Paris. Enfermé dans le cercle de ses souvenirs, il
n’en sortait jamais; rien, en dehors, n’existait pour lui; le temps,
qui ne s’arrête pas, l’avait oublié en chemin. J’ai connu un parfait
_gentleman_ qui ne voyageait point sans traîner avec lui l’ameublement
complet de l’appartement qu’il occupait à Londres. A peine arrivé dans
une ville où il comptait séjourner pendant quelques mois, que ce fût
Rome ou Naples, Cadix ou Madrid, Genève ou Lausanne, il s’installait à
l’hôtel avec son mobilier, et n’éprouvait de satisfaction sans mélange
que lorsque, après des miracles d’arrangement et de symétrie, il
était parvenu à s’établir exactement comme chez lui. Dès lors, l’âme
rassérénée, il reprenait ses habitudes britanniques, et ne mettait le
nez dehors qu’autant qu’il y était forcé. Je ne sais trop pourquoi M.
de Thommeray me rappelait ce fils d’Albion. Autour de lui tout portait
la date et la marque de la période du siècle dans laquelle il s’était
cantonné. Sa chambre renfermait un échantillon de l’art qui florissait
à la fin de la restauration: dessins d’Alfred et de Tony Johannot,
aquarelles de Devéria, eaux-fortes de Paul Huet, médaillons de David,
statuettes de Barre et de Pradier, esquisses de Scheffer et de
Delacroix, tout un petit musée qu’il n’eût pas troqué contre la tribune
des _offices_ ou la galerie du Louvre. Les portraits lithographiés de
ses illustres amis tapissaient les murs du salon. Ils étaient tous
là, romanciers et poëtes. La bibliothèque se composait uniquement de
leurs productions avec hommage de l’auteur. Les lettres qu’il avait
reçues de chacun d’eux étaient collectionnées dans un album richement
relié, et qui remplaçait à ses yeux les archives de sa maison. Pas une
de ces épîtres qui n’affirmât le dévouement le plus profond, pas une
qui ne respirât l’amitié la plus exaltée; quelques-uns même avaient
poussé la politesse jusqu’à l’assurer de leur admiration, bien que
pour la mériter il n’eût jamais fait autre chose que de leur prodiguer
la sienne. Grâce aux bahuts sculptés, aux crédences et aux dressoirs,
grâce aux vieilles ferrures dont la demeure était suffisamment pourvue,
il avait pu sans beaucoup de frais ajuster ses pénates au goût du
moyen âge, que la littérature nouvelle venait de remettre en honneur.
Le soir, à la veillée, il relisait avec sa femme les ouvrages qui
n’avaient pas cessé de les charmer, ou, mieux encore, il refeuilletait
avec elle le plus charmant de tous les livres, celui qu’ils avaient
fait ensemble, le poëme de leurs amours. La douce conformité de leurs
idées et de leurs sentiments, la tendre affection et le constant
respect qu’ils avaient l’un pour l’autre, donnaient un éclatant démenti
au moraliste qui prétend qu’il n’existe pas de ménage délicieux. C’est
par là seulement qu’ils se séparaient de l’esprit de leur temps; le
bonheur conjugal était le seul anachronisme qu’on eût trouvé à relever
dans cet intérieur où se perpétuaient les traditions de 1830.

Assurément c’étaient des gens heureux; ils faisaient du bien, voyaient
peu de monde et se suffisaient à eux-mêmes. Les revenus du domaine
n’étaient pas assez considérables pour leur permettre de longs
déplacements; leurs besoins et leurs désirs ne dépassaient point leur
avoir. Enfin les bénédictions du ciel s’étaient multipliées autour
d’eux. Ils avaient trois fils, tous les trois bien portants et bien
venus: le bruit, le mouvement, la fête du logis. En dépit du milieu
où ils étaient nés, les deux premiers n’avaient jamais montré un goût
bien vif pour les délices de l’étude et les plaisirs de l’intelligence.
Enfants, c’étaient de vrais petits bandits en insurrection permanente
contre l’alphabet, amoureux de l’air libre, impatients de tout frein,
coureurs de bois et batteurs de buissons, enfourchant à cru les
chevaux de ferme, galopant à travers la lande, et ne rentrant au gîte
qu’avec quelque avarie. La mère les grondait, puis les embrassait,
et ils recommençaient le lendemain; au demeurant, les meilleurs
diables du monde. Tout en modifiant leurs habitudes d’indépendance et
de vagabondage, l’éducation n’avait pu les apprivoiser aux choses de
l’esprit. Ils étaient pour leur père un continuel sujet d’étonnement
par la profonde indifférence qu’ils témoignaient en matière de
littérature. Quand celui-ci faisait en famille une des lectures qui
abrégeaient les soirées d’hiver, ils trouvaient toujours un prétexte
pour s’esquiver, à moins qu’ils ne prissent le parti plus commode de
s’endormir au coin de l’âtre. M. de Thommeray se demandait parfois de
qui tenaient ces jeunes drôles. En revanche, le dernier, c’était Jean,
avait manifesté dès l’âge le plus tendre des instincts tout contraires
et des penchants tout opposés. Moins robuste que ses aînés, nature
délicate, un peu frêle, il avait grandi sous l’aile de sa mère, qui,
sans préférence marquée, l’enveloppait pourtant d’une sollicitude
inquiète et raffinée dont se passaient volontiers les deux autres. Il
échappait à peine à l’enfance qu’il était déjà sensible aux beautés et
aux harmonies de la création. A vingt ans, il avait dévoré tous les
volumes qui composaient la bibliothèque du manoir. Romans, poésies,
pièces de théâtre, il avait tout lu et relu, tantôt le long des haies,
au versant des vallées, tantôt en présence de l’Océan, sur les plages
retentissantes. Il s’était enivré de ces récits ardents et passionnés,
de ces drames étranges où bouillonnaient la séve et la vie, de ces
beaux vers qui mêlaient leur musique au concert des vents et des
flots. Naturellement, sans efforts, il bégayait lui-même la langue des
poëtes. On se représente la joie du père, qui se sentait revivre dans
ce fils. M. de Thommeray ne se possédait plus. Ses souvenirs, vieillis,
un peu fanés, avaient recouvré leur éclat et leur vivacité matinale.
Les années écoulées, les mœurs transformées, la scène du monde occupée
par de nouveaux acteurs, les révolutions accomplies depuis qu’il avait
quitté Paris, tout cela ne comptait absolument pour rien: il était
revenu au lendemain de son départ, et dans ses entretiens avec Jean,
entretiens qui ne tarissaient pas, il retraçait en traits épiques
l’histoire des grands jours qu’il avait traversés, les foyers célèbres
où il s’était assis, les hautes amitiés qui avaient été le lustre
de sa jeunesse, les aspirations d’une époque de renouvellement et
de renaissance, tous les épisodes, tous les incidents de la société
brillante et lettrée à laquelle il s’était mêlé, et qu’embellissaient
encore les féeries de la perspective et les enchantements de la
mémoire. Le fils s’était de bonne heure imprégné des souvenirs du père:
il en avait nourri ses premiers rêves et ses premiers espoirs. Il faut
le dire, ces peintures, ces vives images n’étaient point faites pour
inspirer le goût et l’amour de la vie rustique. Ce qui ressortait bien
clairement des longues confidences que me faisait mon jeune compagnon,
c’est qu’il avait été de tout temps considéré dans sa famille comme
objet de luxe; il était le lis qui ne file pas. Pendant que ses aînés,
toujours levés dès l’aube, s’occupaient à la terre et dirigeaient
l’exploitation rurale, Jean lisait, songeait ou composait de petits
poëmes bretons que sa mère comparait avec orgueil aux _Mélodies
irlandaises_ de Thomas Moore, et qui arrachaient à M. de Thommeray
des cris d’admiration. Ses frères chérissaient en lui la grâce un peu
féminine qui semblait inviter leur protection, le charme et l’élégance,
tous les dons extérieurs, toutes les séductions dont ils étaient à
peu près dépourvus et que la nature lui avait départies d’une main
prodigue. On a remarqué que les cadets sont en général les plus beaux;
leur moulage est, dit-on, plus net et plus sûr. Frères, parents, amis,
ils reconnaissaient tous qu’une plante si rare appelait le soleil,
que cet enfant n’était pas né pour végéter à l’ombre, au fond de la
province. Un beau matin, Jean avait embrassé les êtres excellents qui
pleuraient en lui disant adieu, et vingt heures après il entrait dans
Paris avec toutes les illusions que son père en avait emportées.

Il arrivait sans parti pris. Dans la pensée de sa famille, il
s’agissait pour lui du choix d’une carrière, de s’y préparer
longuement par l’examen sérieux des divers états de la société. Il
n’eût pas déplu à M. de Thommeray,--c’était, semblait-il, sa secrète
ambition,--que ce fils s’illustrât sur le grand théâtre où il n’avait
joué, lui, qu’un rôle de comparse. Quant à Jean, il n’avait pas de
programme arrêté. Il était impatient de vivre, impatient d’aborder la
vie par tous ses côtés élevés. Le monde l’attirait; la fortune des
lettres le tentait; il aspirait par-dessus tout aux ivresses de la
passion: son cœur frémissant était plein d’amour sans objet. Chaque
époque a ses expressions familières et son accent qui lui est propre.
Je tressaillais parfois en l’écoutant; il avait certains tours de
phrase qu’il tenait de son père, certaines notes dans la voix qui me
reportaient brusquement en arrière et réveillaient en moi des mondes
ensevelis. Il me récita quelques-uns de ses petits poëmes bretons: j’y
pris un vif plaisir, et, plaisir non moins vif, je pus les louer avec
sincérité; le poëte de la Bretagne, Brizeux, ne les eût pas désavoués.
Ainsi nous cheminions tous deux par une tiède après-midi d’avril. Les
enclos, les vergers en fleur se réjouissaient au soleil; les villas,
désertées pendant l’hiver, commençaient à se repeupler, et, tout en
marchant, tout en causant, nous apercevions à travers les grilles de
jolis enfants qui s’ébattaient autour des pelouses, sur le sable fin
des allées. Jours tranquilles! heures fortunées! quelques années plus
tard, seul et la mort au fond de l’âme, je parcourais ces paysages d’où
l’invasion m’avait chassé, il n’y restait plus que des ruines: seuils
désolés, maisons béantes, intérieurs pillés, salis, déshonorés. Quels
hôtes, quels vainqueurs! Non moins maudite et non moins exécrable,
la guerre civile avait achevé l’œuvre de destruction. La nature
seule, quoique mutilée, elle aussi, souriait encore comme autrefois
et réparait déjà ses désastres: la bêtise et la férocité des hommes
n’avaient pas pu supprimer le printemps.

Des semaines, des mois s’écoulèrent, Jean ne revint qu’à la fin de
l’automne. Il me parut changé; ce n’était plus chez lui l’enthousiasme
et la foi qui m’avaient frappé lors de notre première entrevue,
mais le trouble, l’hésitation du voyageur qui cherche à s’orienter,
et qui ne reconnaît pas les sites décrits dans son itinéraire. Il
s’était présenté chez les illustres amis de son père, chez ceux que
la mort avait épargnés ou que la vie n’avait pas dispersés au loin.
M. de Thommeray lui avait répété maintes fois qu’il n’aurait qu’à
se nommer pour se voir adopté par tous et de prime saut introduit
dans l’intimité des cénacles; il avait même engagé son fils à n’user
qu’avec discrétion du crédit, du patronage, du zèle empressé de ces
grands amis. Jean, qui avait feuilleté souvent, toujours avec un pieux
respect, l’album où les précieuses lettres étaient conservées comme
des reliques, ne doutait pas qu’en effet les bras et les cœurs ne
s’ouvrissent pour lui faire accueil. Chacune de ces visites avait été
marquée par une déception. Les cénacles n’existaient plus. Les génies
qu’il aimait à se figurer avec une auréole au front s’éteignaient
pour la plupart dans l’abandon et la tristesse. Aucun d’eux ne se
souvenait de M. de Thommeray; ils avaient oublié jusqu’à son nom. Le
plus grand, le plus glorieux de tous, bien digne d’une fin meilleure,
se débattait misérablement sous l’étreinte des plus dures nécessités.
Il se rappelait qu’autrefois, à l’âge des chimères, il avait écrit
quelques vers: il n’en parlait qu’avec dédain. Il avait conseillé
à Jean de renoncer à la poésie et de se lancer dans les affaires.
Il regrettait de n’avoir pas suivi cette voie: il avait méconnu sa
vocation. Un autre, retiré dans sa tour, où il officiait encore de
loin en loin devant un petit groupe de fidèles, lui avait démontré
avec beaucoup de courtoisie qu’il n’y avait pas de place pour les
poëtes dans la société moderne, qu’ils naissaient hors la loi sous
tous les régimes et fatalement réservés au sort de Gilbert, d’André
Chénier ou de Chatterton: c’était sa thèse de prédilection, il y
revenait d’autant plus volontiers qu’elle lui permettait de s’étendre
sur quelques-uns de ses anciens ouvrages. Jean avait tourné le dos au
passé chagrin et morose, et s’était mis en relation avec la jeunesse
du jour et quelques-uns des beaux esprits qui lui donnaient le ton;
son caractère expansif et loyal, sa bonne grâce, sa générosité, ses
manières de grand seigneur, lui avaient créé promptement des liaisons
d’amitié légère dans un monde qui ne se montrait pas difficile. Une
génération avortée, des âmes sans souffle et sans essor, des cœurs
sans haine et sans amour, la littérature remplacée par le commérage,
une philosophie d’antichambre, qui consistait à rabaisser tout ce qui
relève la nature humaine, voilà ce qu’à l’entendre il avait rencontré
dans ce monde sceptique et railleur. Telle était sa candeur, qu’il
avait pu le fréquenter pendant plusieurs mois sans s’apercevoir ni même
se douter du personnage qu’il y jouait; il n’en était instruit que de
la veille.--Tenez, dit-il en dépliant un journal qu’il avait tiré de
sa poche, et m’indiquant du doigt l’article qu’il souhaitait que je
lusse, prenez connaissance de ce petit morceau: je suis curieux de
savoir ce que vous en pensez.

Ce petit morceau avait pour titre: _Le Huron de Quimper-Corentin_. Bien
que Jean de Thommeray n’y fût pas nommé, c’était évidemment lui qu’on
avait voulu peindre: cela sautait aux yeux de quiconque le connaissait.
Divisé en chapitres comme le conte de Voltaire qui en avait suggéré
l’idée, l’article n’était qu’une charge d’un bout à l’autre, mais une
charge faite avec _humour_, de celles qui sont œuvres d’art et qui, par
l’exagération même du trait, donnent plus de saillie à la réalité, et
la rendent, pour ainsi parler, plus visible et plus saisissante. Mon
ami Jean se trouvait là couché tout de son long. Dès l’âge de cinq
ans, il apprenait à lire dans les romans néo-chrétiens de M. Gustave
Drouineau. On lui taillait ses premières jaquettes dans une collection
de vieux journaux qui portaient la date des dernières années de la
Restauration. Le milieu dans lequel il avait été élevé, l’éducation
qu’il avait reçue, son départ de Quimper-Corentin, son arrivée à Paris,
ses pérégrinations à la recherche des cénacles, tout cela était raconté
à la diable, de la façon la plus fantasque et la plus hilare. Après
une série de déconvenues plus drolatiques les unes que les autres,
dégoûté à jamais d’une société dépravée, où les manches à gigot, les
grands sentiments et les robes courtes n’étaient plus de mise, le
nouvel Ingénu reprenait la route de Quimper-Corentin, emportant dans
sa valise le manuscrit de ses petits poëmes, roulé et ficelé comme un
saucisson d’Arles. Sa rentrée au pigeonnier paternel le vengeait de
tous les déboires qu’il avait essuyés à Paris. Il était complimenté
sous un dais de feuillage par une députation de jeunes Huronnes toutes
attifées à la mode de 1830. Le soir, sur la pelouse, deux troupes
d’indigènes simulaient un combat qui était censé représenter la
lutte des classiques et des romantiques; à travers la foule erraient
mélancoliquement quelques Hurons en costume de saint-simoniens. Tableau
final: pluie de fleurs, pétards et fusées, cris de _vive La Fayette_,
binious et bombardes exécutant l’air de _la Parisienne_, et, pour tout
couronner, au-dessus de la porte d’honneur, un magnifique transparent
sur lequel se détachaient en caractères de feu ces dates glorieuses:
27, 28, 29 _juillet_, et cette déclaration immortelle: _une charte sera
désormais une vérité_.

Je n’avais pu m’empêcher de sourire.--A votre aise! Monsieur, à votre
aise! s’écria Jean le prenant sur le ton d’Alceste, la pasquinade vous
paraît plaisante; riez-en, mais souffrez que, moi, je n’en rie point.
Que ces petits messieurs échangent entre eux de semblables aménités,
qu’à tour de rôle ils s’accommodent les uns les autres et s’offrent en
régal à l’appétit des méchants et des sots, cela les regarde, c’est
leur affaire; moi, je ne suis pas du bâtiment, je n’appartiens pas au
public! Il est possible que je ne sois qu’un niais, et même je commence
à comprendre que je ne suis pas autre chose; mais jusqu’ici je n’ai
donné à personne le droit de l’écrire dans les gazettes. Croyez-le
bien, Monsieur, c’est un acte de félonie, un indigne abus de confiance:
j’étais leur hôte, ils m’avaient accueilli. Qu’allais-je faire dans
cette galère? Que ne suis-je resté où j’étais!

Tout en reconnaissant ce qu’il y avait de légitime au fond de son
ressentiment, je ne laissai pas pourtant de lui parler en homme qui
n’est point étranger aux pratiques de la vie littéraire, et qui sait
de longue main la part d’importance qu’il convient d’accorder à ces
sortes de choses. De quoi s’agissait-il? Jean n’était pas nommé; son
honneur n’était pas atteint. Le procédé était plus que leste, l’article
en lui-même était inoffensif; l’aiguillon s’arrêtait à fleur de peau,
il n’entamait pas l’épiderme. L’esprit avait ses moments d’ivresse, ses
démangeaisons et ses entraînements, auxquels il n’était pas toujours
maître de résister; dans tous les temps, la presse légère avait commis
de ces petites iniquités. Qu’y faire? Empêchait-on le vin nouveau de
fermenter et de petiller dans les cuves? Défendait-on aux merles de
siffler? Le sage se bouchait les oreilles ou levait les épaules et
passait son chemin. Jean coupa court à l’apologie.

--Mais, Monsieur, vous n’y songez pas; qu’importe que mon nom ne se
trouve point au bas du portrait, si chacun peut l’y mettre? Qu’importe
que je ne sois pas nommé, si le masque est assez ressemblant pour que
tous ceux qui me connaissent me nomment en l’apercevant? Hier, au
saut du lit, j’ai reçu par la poste vingt numéros de la feuille que
vous tenez entre les mains; je les ai comptés, je ne me doutais pas
que j’eusse tant d’amis. Pour attirer mon attention, pour m’épargner
l’ennui d’une recherche, presque tous avaient eu le soin de marquer à
l’encre ou au fusain le morceau en question: raffinement de délicatesse
qu’en vrai Huron je ne soupçonnais pas. Mon honneur n’est pas atteint,
dites-vous? C’est bien ainsi que je l’entends. Il serait curieux que
l’honneur d’un galant homme fût à la merci de pareils drôles. S’il ne
s’agissait que de moi, leurs vilenies ne me toucheraient guère, la
distance qui nous sépare est telle que j’en conçois l’idée de l’infini;
mais ce n’est pas seulement ma personne qu’ils ont jetée en pâture à
la risée publique, c’est aussi l’intérieur où je suis né, c’est mon
berceau, c’est ma famille. Les illusions qu’on raille si agréablement
me venaient du cœur de mon père; même après les avoir perdues, je les
chéris, je les vénère comme la beauté de son âme, et qui s’amuse à les
outrager mérite mieux que mon dédain. Vous ignorez encore d’où le coup
est parti. J’ai vu de près la jeunesse de mon époque; si l’été répond
au printemps, le pays peut s’attendre à de riches moissons. Eh bien!
dans ce monde où je viens de vivre, je me flattais d’avoir rencontré
un ami. J’avais fait de lui le confident de mes rêves et de mes
mécomptes; je n’avais rien de caché pour lui. C’est lui, Monsieur, qui
m’a trahi! C’est lui qui m’a berné comme Sancho sur un drap d’auberge.
Que parlez-vous d’entraînements et de démangeaisons auxquels l’esprit
n’est pas toujours maître de résister! Où nous mèneraient ces lâches
complaisances? Le bandit qui me guette au coin d’un bois a ses
démangeaisons, lui aussi, et je n’admets pas, pour ma part, qu’il y
ait à l’usage des gens d’esprit un autre code de morale que celui des
honnêtes gens; mais voilà beaucoup de bruit pour un article de journal.

Cette âpreté de langage ne me déplaisait pas; j’aimais la saveur de ce
fruit encore vert. J’avais craint un instant que l’affaire ne tournât
au tragique et ne se terminât sur le pré; heureusement il n’en fut pas
question. Jean s’était apaisé; son regard s’était adouci. Je profitai
du tour qu’avait pris l’entretien pour toucher à quelques vérités que
m’avaient enseignées l’expérience et la réflexion. Je n’étais ni le
détracteur ni le courtisan du temps où nous vivions; je savais que
le fond de l’humanité varie peu, que les passions ne changent guère,
qu’en dehors des grandes commotions qui renouvellent de loin en loin
les conditions de l’atmosphère, le bien et le mal, le bon grain et
l’ivraie, les rayons et les ombres se retrouvent à toutes les périodes
presque dans la même mesure et dans les mêmes proportions. Les époques
les plus fécondes avaient leurs tares et leurs plaies cachées, les plus
déshéritées leurs perfections et leurs vertus secrètes; il y avait
place dans toutes pour le travail et le talent, pour le dévouement
et le sacrifice, pour les bonnes actions et pour les belles œuvres.
Jean écoutait d’un air résigné, répliquait sans trop d’amertume,
mais paraissait peu désireux de pousser plus avant ses excursions à
travers le monde. Il en avait assez, et se tenait pour satisfait. Déjà
la gloire ne le tentait plus; déjà la poésie se mourait en lui. La
muse qu’il avait rencontrée un matin dans la lande embaumée refusait
désormais de le suivre; ses pieds délicats étaient en sang, les
premiers grêlons de la réalité avaient meurtri son sein et brisé ses
deux ailes. Il avait cherché l’amour, et n’en avait pas même trouvé les
apparences. Il me parlait de sa famille avec une tendresse émue, et
je me sentais porté vers ce jeune homme que je voyais pour la seconde
fois par quelque chose de semblable à l’affection que j’avais pour mon
fils. La journée était avancée. Je le retins à dîner, et l’accompagnai
le soir jusqu’à la gare de Bellevue. J’étais avec lui, sur le quai. Au
moment de nous séparer:--Il peut se faire, me dit Jean, que je reste
longtemps sans vous voir, il est même possible que je ne vous revoie
jamais. Je compte voyager, et, de retour en France, me retirer chez mes
parents. Conservez de moi un bon souvenir: je n’oublierai pas l’accueil
que j’ai reçu de vous.

Là-dessus, il m’embrassa et se jeta dans un wagon. La vapeur siffla, et
le train partit.

Ce brusque adieu, cet élan de tendresse, m’avaient donné à réfléchir:
je m’en allai pensif et fort troublé. La nuit me sembla longue.
Dès le grand matin j’accourais chez Jean: il était déjà sorti. Le
domestique n’était instruit de rien: son maître ne pouvait tarder
à rentrer, et il m’engageait à l’attendre; je me laissai mener au
salon. L’aspect seul de cette pièce aurait suffi pour justifier mes
appréhensions. Tout y dénonçait les préoccupations de l’homme qui se
dispose à jouer sa vie dans une partie sérieuse. Un monceau de papiers
récemment brûlés obstruait l’âtre. Les bougies consumées jusqu’au
ras du cristal témoignaient d’une veille obstinée. Sur le marbre de
la cheminée, plusieurs lettres sous pli fermé, destinées à la poste;
des factures acquittées, quelques autres qui ne l’étaient pas: à
chacune de celles-ci était jointe la somme due. On devinait que Jean
ne s’était pas déshabillé, le divan avait servi de lit de repos; un
médaillon où s’encadrait un portrait en miniature, celui de sa mère
qu’il avait eue présente jusqu’au dernier moment, était resté sur un
des coussins. Le doute n’était plus permis, Jean était sorti pour aller
se battre. J’attendis longtemps. Les heures se traînaient; je comptais
les minutes. Je m’asseyais, je me levais, je ne tenais pas à la même
place; tantôt j’errais de chambre en chambre, prêtant l’oreille aux
bruits du dehors; tantôt, penché sur le balcon, je plongeais dans la
rue un regard avide. Il faisait une brume épaisse, je ne distinguais
que des ombres. De temps en temps, le domestique, un plumeau à la
main, traversait la pièce où j’étais; sa figure souriante, bêtement
épanouie, m’inspirait un désir immodéré de lui sauter à la gorge et de
le jeter par la fenêtre. Je venais d’ouvrir un livre, je m’efforçais
d’en lire une page, lorsque je crus entendre le roulement d’une
voiture sous le vestibule. Quelques instants après une sourde rumeur
montait dans l’escalier. J’étais déjà sur le palier, et j’aperçus Jean
qui gravissait péniblement les dernières marches, soutenu par ses deux
témoins et la pâleur de la mort sur la face. Un troisième personnage
dirigeait avec autorité les mouvements de l’ascension funèbre: c’était
un élève interne du Val-de-Grâce qui avait assisté au combat et fait
sur le terrain le premier pansement.--Ce n’est rien, dit Jean d’une
voix éteinte en faisant un effort pour me tendre sa main blanche comme
l’ivoire: une piqûre d’aiguille.--A peine achevait-il ces mots qu’une
mousse rosée teignit ses lèvres, et il s’affaissa sans connaissance
entre les bras qui le soutenaient.

La blessure était grave: l’épée avait atteint le poumon. Toutes les
mesures à prendre, je les pris. J’adressai sur l’heure une dépêche
au fils aîné de M. de Thommeray, et ne quittai Jean qu’après avoir
vu sa mère et son frère installés tous deux à son chevet. L’affaire
avait fait du bruit, j’en ignorais certains détails; je les appris
par un journal du monde élégant. Dans la soirée du jour où le fatal
article avait paru, Jean s’était rendu au théâtre des Variétés, où
l’on représentait une pièce nouvelle; il comptait y trouver ce qu’il
cherchait. En effet, pendant un entr’acte, il avait aperçu au foyer le
seigneur qui l’habillait si galamment; il était allé droit à lui, et,
de son gant qu’il tenait à la main, l’avait touché par deux fois au
visage. Je savais la suite. Le plaisant de l’aventure fut qu’il sortit
de là avec une réputation de noblereau et un sobriquet ridicule; on
a dit longtemps Thommeray le Huron, de même que Scipion l’Africain.
Durant une semaine ou deux, il côtoya les sombres bords: la jeunesse,
la science, l’amour et les soins maternels le ramenèrent à la vie. La
guérison fut prompte, et vers le milieu de novembre il partait avec sa
mère pour aller passer l’hiver à Pise.

Jean avait promis de m’écrire: il tint sa promesse. Rien de plus
aimable que l’accent de ses lettres. Comme chez tous les convalescents,
un mystérieux travail d’apaisement s’était accompli dans son cœur. Il
plaisantait avec enjouement sur la campagne qu’il venait de faire et ne
s’autorisait pas de ses espérances trahies pour insulter à l’humanité
tout entière. Il ne prétendait point connaître à fond le monde; il
ne le jugeait pas sur l’échantillon qui avait passé sous ses yeux.
Toutefois ce qu’il en avait vu l’effrayait, et il persistait dans sa
résolution de n’y rentrer jamais. La santé de l’âme n’était pas plus
assurée que la santé du corps; plus d’une fois, dans le milieu malsain
qu’il n’avait fait pourtant que traverser, il avait senti des fumées
grossières monter à son cerveau. Qui pouvait se croire à l’épreuve de
la contagion? De plus forts que lui avaient succombé; il s’arrêtait à
temps sur la pente qui mène aux abîmes. Revenu de toute ambition, il
se rappelait les bruyères natales et n’aspirait qu’à retourner dans
le domaine de son père: des idylles sans fin! Il aimait aussi à me
parler de Pise. Je revoyais la ville aux ponts de marbre, aux palais
silencieux, aux larges quais déserts. Il jouissait avec délices du
ciel clément, des chaudes après-midi, de l’air gras et pur qu’il buvait
à longs traits comme le lait fumant des vaches de Bretagne. Il vivait
et se laissait vivre.

Cependant, au bout d’un mois à peine, un intérêt nouveau se glissait
dans sa vie. Il y avait à Pise une jeune femme venue, comme lui,
pour y passer l’hiver et rétablir sa santé chancelante. Elle était
d’une beauté rare, et paraissait appartenir à l’élite de la société
parisienne: elle en avait les élégances, et son air languissant, la
tristesse de son regard, une teinte de mélancolie répandue sur ses
traits, ajoutaient encore au charme de sa personne. Elle habitait un
petit palais sur le bord de l’Arno, et ne sortait que suivie d’un
domestique ou accompagnée d’une femme de chambre. On ne savait rien de
son rang; mais sa présence seule en disait assez, et nul ne songeait,
en la voyant, à s’enquérir de son origine. Il ne s’écoulait pas de
jour où Jean et sa mère ne la rencontrassent, soit aux Cascines,
soit au Campo Santo, autour du Dôme ou du Baptistère. C’est sur le
sol de l’étranger que la patrie est le lien des âmes. Ils étaient
arrivés promptement à échanger un salut silencieux, puis un sourire
d’intelligence, puis quelques mots de politesse; des relations s’en
étaient suivies, et ils se réunissaient fréquemment. Cette jeune femme
en effet appartenait à la fleur de la société parisienne: c’était la
comtesse de R... L’imagination de Jean s’égarait déjà dans le bleu;
ses lettres, qui avaient passé presque sans transition du ton de
l’églogue au style flamboyant, et dans lesquelles je retrouvais toute
la phraséologie sentimentale qui avait cours en 1830, n’étaient plus
remplies que des perfections de la belle comtesse; il n’hésitait point
à voir en elle une des poétiques héroïnes que ses lectures lui avaient
révélées. J’eus comme un pressentiment qu’il courait à de nouveaux
mécomptes. Sans connaître madame de R..., je connaissais assez mon
temps pour savoir que la passion n’en était pas la note dominante,
et que jamais l’amour n’avait causé moins de dégâts ni fait si peu
de victimes, surtout parmi les femmes du monde. Bientôt les lettres
de Jean devinrent de moins en moins fréquentes, et bref, il cessa de
m’écrire. Que d’amitiés j’ai vu finir ainsi! Je parle des meilleures
et des plus anciennes, de celles qui, ayant commencé avec la vie,
promettaient de ne s’éteindre qu’avec elle.

Deux ou trois ans s’étaient passés. J’ignorais ce que Jean était
devenu; je supposais qu’il avait donné suite à ses projets de retraite,
et qu’il vivait en paix chez son père. Il m’avait oublié, et je
trouvais cela tout simple: dans la saison des longs espoirs, on fait
généralement bon marché de ce qu’on laisse derrière soi. De mon côté,
il faut le dire, je ne pensais à lui que de loin en loin. Le courant
des choses humaines, les préoccupations, les soucis dont aucun âge
n’est exempt et qui semblent se multiplier avec le nombre des années,
l’avaient presque effacé de ma mémoire: une tournée que je fis en
Bretagne raviva dans mon cœur le souvenir de ce jeune ami. Un jour,
dans une bourgade du Finistère, j’appris par aventure que je n’étais
qu’à quelques lieues du domaine de Thommeray. Je cédai à la tentation
de voir de près un ménage heureux, une famille unie. J’affrétai le jour
même une carriole du pays, et sur le soir, un peu avant la tombée de la
nuit, j’arrivais au manoir que j’aimais à me représenter comme l’asile
du bonheur. Ma bienvenue ne faisait pas question; j’arrivais joyeux et
le cœur en fête.

L’antique demeure, de construction bizarre, était à peu près telle que
je me la figurais: une vaste ferme entre cour et jardin, avec tours et
donjon, et qui respirait à la fois la mélancolie du passé et l’activité
de la vie moderne. Il restait encore des vestiges de fossés et de
pont-levis. La porte d’honneur, chargée de trophées cynégétiques,
têtes de loups, de renards, de sangliers, était surmontée d’un écusson
rongé par le temps et dont les armoiries se distinguaient à peine.
Quand je me présentai la famille était réunie au salon. Le valet de
ferme qui m’avait introduit s’étant dispensé du soin de m’annoncer, je
poussai la porte qu’il avait entr’ouverte, et d’un regard aussi prompt
que l’éclair, avant que ma présence eût été signalée, j’embrassai dans
son ensemble le tableau qui s’offrait à mes yeux: M. de Thommeray,
en veste de chasse, droit comme un peuplier, robuste comme un chêne,
debout et adossé à la cheminée, la taille haute, l’attitude sévère,
ses bras croisés sur sa large poitrine; madame de Thommeray, affaissée
plutôt qu’assise dans un fauteuil, et vieillie de vingt ans depuis
que je ne l’avais vue; enfin les deux fils aînés penchés sur le
fauteuil, et observant leur mère. Il régnait dans la salle un silence
lugubre; la figure de Jean manquait seule au tableau. Certes ce n’était
point l’image du bonheur que j’avais devant moi. J’arrivais à point,
le moment était bien choisi! J’admirais une fois de plus l’esprit
d’à-propos qui me suit partout. Je songeais à me dérober quand madame
de Thommeray, en levant la tête, m’aperçut et me reconnut aussitôt.
Elle passa précipitamment son mouchoir sur ses joues flétries, fit
vers moi quelques pas rapides, et saisit ma main, qu’elle étreignit
par un mouvement convulsif, tandis que son regard m’interrogeait avec
avidité et semblait vouloir me fouiller les entrailles. J’étais au
supplice. Cette scène muette n’avait duré qu’une seconde. J’expliquai
en peu de mots le hasard qui m’avait amené. Dès qu’elle eut compris
qu’il s’agissait seulement d’une visite de passage, ses traits, qui
s’étaient animés un instant, reprirent tout à coup leur expression
désespérée. Elle eut cependant le courage d’ébaucher un pâle sourire,
et, sans quitter ma main qu’elle tenait encore, elle me conduisit à
son mari. J’envisageai M. de Thommeray: avec sa crinière de lion toute
blanche, ses sourcils noirs, sa prunelle sombre et sa barbe grisonnante
par places, qu’il portait tout entière, il avait grand air et me parut
admirablement beau.

--Monsieur, dit-il en me saluant avec une grave politesse, vous n’êtes
pas un étranger chez moi; madame de Thommeray m’a souvent parlé de
vous. Je sais que vous avez été excellent pour elle pendant son séjour
à Paris, et c’est ajouter encore à ma reconnaissance que de m’offrir
ici l’occasion de vous l’exprimer.

Cet accueil un peu magistral acheva de me démonter. Je n’étais pas venu
quêter des compliments; mais, puisque M. de Thommeray avait cru devoir
tout d’abord m’entretenir de sa gratitude, je m’étonnais qu’il n’eût
pas même fait allusion à celui de ses fils que j’avais soigné et veillé
comme s’il eût été le mien. J’hésitais moi-même, sans m’expliquer
pourquoi, à prononcer son nom. J’étais dans la position d’un homme qui
sent le terrain miné sous ses pieds, et qui n’ose plus faire un pas.
Enfin je m’informai de Jean, mais à peine l’eus-je nommé que M. de
Thommeray me ferma la bouche.

--Monsieur, me dit-il d’un ton bref, il ne nous reste plus que deux
fils, ils sont tous les deux devant vous. Nous ne parlons jamais de
celui que nous avons perdu.

Je demeurai un instant comme anéanti. Jean était mort... mais non!
L’attitude de M. de Thommeray, sa voix, son geste, son langage,
n’étaient pas d’un père qui a eu l’affreux malheur d’ensevelir un de
ses enfants. S’il était vrai que Jean fût mort, ma présence inattendue
aurait provoqué chez la mère une explosion de désespoir ou une crise
d’attendrissement plutôt qu’un mouvement d’ardente curiosité. Je
l’avais assistée au chevet de son fils, j’avais partagé ses angoisses;
elle n’eût pas été maîtresse de son émotion, elle se serait jetée
dans mes bras, nous aurions pleuré ensemble. J’avais fait toutes ces
réflexions en moins de temps qu’il ne m’en faut pour les écrire. Jean
vivait, et pourtant il n’avait plus sa place au foyer dont il était
naguère la parure et la joie. Je ne savais que m’imaginer ni que dire.
Mon regard allait de l’un à l’autre et ne rencontrait que des visages
consternés. M. de Thommeray seul se tenait impassible; mais ses lèvres,
violemment crispées, trahissaient l’effort d’une douleur hautaine qui
se contraint pour ne pas éclater. Je me disposais à prendre congé,
lorsqu’une porte du fond s’ouvrit à deux battants, et une servante
parut sur le seuil: les plus dures afflictions de l’âme ne changent
ni les habitudes ni les conditions de la vie, et tous les jours, aux
mêmes heures, on se met à table, si malheureux qu’on soit.--Vous dînez
avec nous? dit madame de Thommeray qui s’était emparée de mon bras. Et,
comme je cherchais à m’excuser:--Par pitié, ajouta-t-elle à mi-voix, ne
partez pas avant que j’aie pu vous parler.--Je ne résistai plus et me
laissai conduire.

Malgré ces préliminaires, les choses se passèrent moins tristement
que je n’aurais pu l’espérer: à défaut d’entrain, le dîner ne manqua
pas de cordialité. Les cœurs et les esprits s’étaient détendus peu à
peu. Remis de la gêne que leur avait causée ma visite inopportune,
mes hôtes n’avaient pas tardé à comprendre que je n’étais pas, moi
non plus, sur un lit de roses, et, avec un tact dont je leur sus gré,
tous à l’envi s’efforçaient de me faire oublier ce qu’il y avait dans
ma position de pénible et d’embarrassé. Chacun y mit du sien. Tous
me traitaient comme un ami qui eût été attendu. Madame de Thommeray
n’était plus la belle Irlandaise, telle encore que je l’avais vue à
Paris. Les dernières années qui venaient de s’écouler avaient éteint
ce qui restait en elle d’éclat et de beauté; mais elle était toujours
la belle âme que j’avais été à même d’apprécier. L’honneur de sa vie
pouvait se résumer en quelques mots: elle avait été l’unique amour
d’un honnête homme qu’elle avait uniquement aimé. Cela dit tout, et
n’est point banal. Les deux fils, deux colosses, sans avoir aucune
des grâces de leur jeune frère, n’étaient pas cependant dépourvus de
tout charme: ils avaient celui de la douceur unie à la force. J’étais
frappé surtout de la déférence et du respect qu’ils témoignaient à
leurs parents jusque dans les plus petites choses: ces habitudes de
soumission, qui tendent de plus en plus à se perdre dans les familles,
avaient un caractère particulièrement touchant chez de jeunes hommes
qui semblaient faits pour commander. Leur esprit était sans apprêt,
je dirais presque sans culture, mais l’élévation de leurs sentiments
n’en ressortait que mieux, et ils parlaient avec un grand sens de tout
ce qui se rattachait à leurs occupations journalières. Quant à M. de
Thommeray, il y avait un terrain sur lequel nous devions nécessairement
nous entendre. Nous étions du même âge. Étudiant à Paris en même temps
que lui, j’avais assisté comme lui à la résurrection des lettres, aux
fêtes de la renaissance; nos deux jeunesses s’étaient épanouies à la
même heure, dans les mêmes clartés. En rapprochant nos souvenirs, il
se trouvait que nous avions vécu côte à côte, et que plus d’une fois
nous avions dû nous coudoyer. C’était pour lui, comme pour moi, un
sujet d’étonnement que nous fussions restés étrangers l’un à l’autre,
que sa main et la mienne ne se fussent point rencontrées. Nous avions
bu aux mêmes sources, ressenti les mêmes ivresses; mais le passé dont
il faisait jadis ses plus chères délices, dans lequel il s’était si
longtemps confiné, ne lui disait plus rien: il n’en parlait qu’avec
tristesse. Il avait vieilli doucement en présence d’un splendide décor
qu’il prenait pour la réalité, et voilà qu’un orage venu sur le tard
avait tout emporté; comme le laboureur qui retrouve sa ferme brûlée et
son champ dévasté, il contemplait d’un œil morne l’édifice de toute sa
vie foudroyé et réduit en poudre. Il y avait des moments où, en dépit
des efforts communs, la conversation tombait tout à coup et s’éteignait
comme un feu de chaume. Il se faisait alors un long silence, plus
lourd, plus accablant que le vent du Sahara. Chacun de nous pensait
à Jean, les yeux de la mère le cherchaient à sa place vide, et le
nom qu’il était interdit de prononcer, que nul ne prononçait, ce nom
proscrit remplissait tous les cœurs, oppressait toutes les poitrines.

A l’issue du dîner, pendant que le gentilhomme campagnard allait avec
ses fils surveiller la rentrée des récoltes, madame de Thommeray,
restée seule avec moi, m’entraînait au jardin. L’après-midi avait été
brûlante. La soirée était chaude encore; derniers souffles embrasés du
jour, de pâles éclairs blanchissaient l’horizon. A peine avions-nous
fait quelques pas le long des charmilles, qu’elle se laissait tomber
sur un banc, et là, brisée par la contrainte qu’elle venait de
s’imposer, elle donna un libre cours aux larmes qui l’étouffaient. Je
m’étais assis auprès d’elle, et je tenais ses mains dans les miennes.
Je me taisais: il y a des douleurs qu’on n’ose pas interroger.--Ainsi,
dit-elle enfin, vous ne l’avez pas vu? Vous ne savez rien de sa vie?
Vous ne savez rien, vous n’êtes au courant de rien? Quand vous êtes
entré, je me suis imaginée, en vous apercevant, que vous veniez me
parler de lui, j’ai cru que vous m’apportiez de ses nouvelles.

--Je venais en chercher, Madame. Je me réjouissais à la pensée de le
trouver ici, heureux dans sa famille heureuse. Je ne sais rien, je ne
suis au courant de rien. La dernière lettre que j’ai reçue de lui était
datée de Pise, et depuis...

--Ah! fatal séjour! ville à jamais maudite! s’écria-t-elle avec un
geste de désespoir; c’est là qu’on me l’a pris, c’est là qu’on m’a
ravi mon enfant.--Et d’une voix fiévreuse elle se mit à raconter
ce que je savais déjà, tout ce que j’ignorais encore, la rencontre
qu’elle avait faite à Pise, ses relations avec madame de R..., la
passion de Jean qu’elle n’avait pas su prévoir, le trouble et le
remords dont elle avait été saisie en voyant clair dans le cœur de son
fils.--J’étais sans défiance, rien ne m’avait avertie du danger. Cette
jeune femme semblait aussi peu faite pour inspirer la passion que pour
la ressentir. Nulle exaltation dans les idées, l’imagination la plus
calme, un cœur parfaitement rassis, avec cela un esprit ingénu, une
âme vide et sans détours, étalant naïvement sa nudité, trop satisfaite
d’elle-même pour recourir à des vertus d’emprunt, enfin beaucoup
d’assurance, et pas l’ombre de coquetterie: elle ne se donnait pas même
la peine de chercher à plaire. Il n’était pas jusqu’au caractère de sa
jolie figure qui ne contribuât à ma sécurité: il y manquait l’étincelle
divine, la flamme de l’intelligence. Je ne voyais ses traits s’animer,
ses beaux yeux prendre feu que lorsqu’elle entamait le récit des fêtes
mondaines qui avaient été jusque-là l’unique occupation de sa vie,
et qui représentaient pour elle le seul côté sérieux de la destinée.
Elle n’avait pas d’enfants, s’applaudissait de n’en point avoir, et
parlait de son mari juste assez pour rappeler de temps en temps qu’elle
était mariée. Les arts et la nature l’intéressaient médiocrement;
quelques journaux de mode, qu’elle se faisait adresser de Paris,
composaient toutes ses lectures. Je l’observais avec curiosité; elle
était pour moi un sujet d’étude. Ce qui me frappait surtout chez elle,
c’était l’amour de la toilette et le génie de l’ajustement. Elle avait
fait de la parure une espèce de culte qu’elle rendait à sa beauté.
Peu lui importait le public; elle se parait pour se parer, pour sa
propre satisfaction et son agrément personnel. Quoique souffrante et
résignée à passer dans la retraite le temps de son exil, elle était
arrivée avec toute une cargaison de caisses à chiffons, absolument
comme s’il s’agissait de passer l’hiver à la cour. Je me souviens
qu’un soir je la trouvai chez elle en toilette de bal. Toutes les
bougies étaient allumées; elle était seule et n’attendait personne.
Parfois, à la veillée, dans le petit appartement que j’occupais à
la _locanda_, tandis que je travaillais sous le bec d’une lampe de
cuivre, elle entrait tout à coup comme un tourbillon, habillée tantôt
en espagnole, tantôt en bohémienne, tantôt en marquise de Pompadour,
éblouissante dans tous ces costumes, qui étaient autant de souvenirs
des derniers bals auxquels elle avait assisté et qu’elle me décrivait
dans leurs plus minutieux détails. Elle n’était pas futile, elle était
la futilité. Eh bien! Monsieur, Jean l’adorait. Il avait découvert
dans ce joli néant une victime de la société, un cœur dépareillé, une
âme incomprise. Il devinait des trésors de mélancolie dans le mortel
ennui qui la consumait. Ces apparences de frivolité n’étaient que le
déguisement d’une douleur qui cherche à s’étourdir; il pressentait sous
la grâce de ces mensonges des abîmes sans fond de passion contenue, de
tendresse et de poésie. Que sais-je encore? C’était la femme de ses
rêves! Vous jugez cependant quel effroi fut le mien dès que j’ouvris
les yeux. Madame de R... eût été libre que je n’aurais pas vu sans
frémir mon fils se jeter tête baissée dans une semblable aventure.
De toute façon, ma place n’était plus à Pise. A force de prières et
de remontrances, j’avais amené Jean à partir avec moi. Nous partîmes
ensemble, et même à présent je veux croire qu’il était sincère dans sa
résolution de me suivre. Je m’en allais triomphante et heureuse de le
sauver encore une fois; mais à Livourne, au moment de quitter l’hôtel
pour nous rendre au bateau, il ne se contint plus, sa passion éclata
en cris de révolte. Était-ce lui, Jean, mon dernier-né, que j’avais en
secret préféré aux deux autres, était-ce lui qui me sacrifiait, moi, sa
mère, à qui et à quoi, juste Dieu! Tout ce que je pus dire fut inutile:
il résista même à mes larmes. Je continuai seule mon voyage, je rentrai
seule dans la maison qui ne devait plus le revoir.

Elle s’interrompit un instant, et ses pleurs recommencèrent de
couler.--Ce qu’est devenue cette liaison, comment elle a vécu, comment
elle a fini, je ne puis vous l’apprendre. Je sais seulement que mon
fils y a laissé jusqu’à la fierté de son âme. Il n’existe plus, le
jeune homme que vous avez connu. Ah! malheureux enfant, combien
sa chute fut rapide! Il quittait Pise vers la fin de l’hiver et
rentrait dans Paris. Il devait n’y séjourner qu’une semaine; des mois
s’écoulèrent, et nous l’attendions encore. J’avais tout dit à mon mari.
L’un et l’autre nous avons vieilli dans la foi de notre jeunesse; nous
nous étions toujours figuré que l’amour, le premier des biens, était
assez riche de ses joies et de ses douleurs pour pouvoir se suffire à
lui même: Jean se chargea du soin de nous désabuser. Madame de R...
l’entraînait dans un courant où notre avoir ne lui permettait pas de
la suivre. Nous l’avions trop aimé; à la première résistance un peu
sérieuse, il se cabra et mordit le frein. Aux objurgations de son père,
il répondait avec aigreur; les remontrances de ses frères ne faisaient
que l’irriter; mes plaintes le touchaient à peine. Je lui envoyais en
secret tout ce dont je pouvais disposer; nous étions épuisés, à bout de
sacrifices. Un jour enfin il poussa vers nous tous un cri d’effarement,
le cri d’une âme où la vie se brise: il renonçait à reprendre sa place
au milieu de nous, et, dans un adieu suprême, il demandait qu’on lui
pardonnât. Reviens, reviens! s’écria la famille éplorée. Oui, nous
te pardonnons. Reviens, mon fils! Reviens, mon frère! La maison qui
te pleure s’ouvrira pour te recevoir, et nous fêterons, nous aussi,
le retour de l’enfant prodigue. Ainsi nous le rappelions tous, et
pourtant il ne revint pas. Le lien fatal semblait rompu; quel autre
charme pouvait le retenir? Il avait mis fin à ses exigences et parlait
vaguement d’un long travail qu’il avait entrepris; il remettait de
mois en mois, et nous l’attendions toujours. C’est là, Monsieur, qu’en
étaient les choses. Il n’écrivait qu’à longs intervalles; il y avait
dans le ton de ses lettres je ne sais quoi de sec et de banal qui me
glaçait le cœur. Nous ne vivions plus; une sourde inquiétude nous
minait lentement. Nos deux aînés allaient partir pour s’enquérir de
sa situation et tenter auprès de lui un dernier effort, quand tout à
coup de sinistres rumeurs, qui depuis quelque temps couraient dans le
pays, pénétrèrent jusque sous notre toit. Ce fut le curé du village
qui, le premier, nous donna l’alarme. Il avait vu grandir nos enfants;
il était le confident, le consolateur de nos peines. On disait, on
affirmait tout haut que Jean de Thommeray, notre fils, traînait son nom
dans un monde où ne se fourvoient ni les esprits droits ni les cœurs
honnêtes, qu’il passait à Paris pour un des princes de la jeunesse
désœuvrée, qu’il avait un hôtel, qu’il avait des chevaux, que le jeu
fournissait à ce luxe éhonté. Le ciel s’écroulait sur nos têtes. Ce
n’était plus aux frères de partir, mais au père. Il revint au bout de
quelques jours: ses cheveux avaient achevé de blanchir. Je le vois
encore rentrant dans sa demeure, où dix générations successives avaient
conservé intact le culte de l’antique vertu, où pas un n’avait failli,
où de tout temps la bonne renommée avait tenu lieu de richesse. Il vint
à moi et me dit: Femme, il ne nous reste plus que deux fils. Ce fut
tout. Je n’appris que plus tard ce qui s’était passé. Comme il allait
franchir le seuil de l’hôtel où Jean nous avait laissé croire qu’il
s’était logé modestement, un break attelé de quatre chevaux, sortait à
grand fracas de la cour. Deux laquais poudrés et galonnés occupaient le
siége de derrière; Jean conduisait lui-même l’attelage: assise auprès
de lui, une créature insolemment parée répandait jusque sur les roues
les vastes plis de sa robe flottante. Après avoir vu l’étalage de notre
honte s’éloigner et se perdre dans l’avenue des Champs-Élysées, M. de
Thommeray avait remis sa carte à un valet de pied, et il était reparti
le jour même. Vous savez le reste. Toutes relations ont cessé entre
nous et le fils indigne; nos serviteurs ont ordre de ne plus prononcer
son nom. Eh bien! tout indigne qu’il est, je ne puis pas l’arracher de
mon cœur; je suis sa mère, il est mon enfant. On a été trop dur, on ne
s’est pas souvenu des paroles du Christ, on a manqué de charité. Pour
le relever, il ne fallait peut-être que lui tendre la main: le farouche
honneur, l’implacable orgueil ne l’ont pas voulu. Vous irez le trouver,
Monsieur. Vous me le promettez? poursuivit-elle d’une voix suppliante.
Ne le heurtez point, cherchez plutôt à l’attendrir. Vous connaissez la
vie qu’il nous a faite: elle était hier, elle sera demain ce qu’elle
est aujourd’hui. Racontez-lui ce que vous avez vu, mettez sous ses
yeux le tableau de notre intérieur désolé. Il n’est pas méchant;
dites-lui que je l’aime encore, et, si déchu qu’il vous paraisse, ne
l’abandonnez pas, allez à lui sans vous lasser. Le mal, comme le bien,
a ses heures de défaillance; pour sauver une âme en détresse, pour la
ramener au rivage, il suffit parfois du brin d’herbe que la colombe
jette à la fourmi qui se noie. Enfin, Monsieur, vous m’écrirez; ne me
cachez rien, mais parlez-moi de lui; que je sache qu’il vit, que je le
sente vivre, dussé-je achever d’en mourir!

Je m’attendais à des révélations douloureuses, et pourtant, je l’avoue,
ces confidences dépassaient toutes mes prévisions. Était-ce bien de
Jean qu’il s’agissait? Par quelle pente, par quels degrés ce jeune
homme était-il descendu des hauteurs où je l’avais laissé? Quel choc
imprévu avait pu le jeter dans les bas-fonds d’un monde dont le contact
seul eût révolté jadis tous ses instincts? Sans avoir là-dessus aucune
donnée certaine, madame de Thommeray, avertie par l’instinct maternel,
le plus sûr des instincts, attribuait à madame de R... la chute de son
fils. Que la jolie comtesse y fût pour quelque chose, je n’étais pas
moi-même éloigné de le croire; mais que cette bulle de savon eût pesé
d’un tel poids sur une destinée, que cette folle brise eût déraciné
l’espoir d’une famille, démantelé l’honneur d’une maison, voilà ce
qui ne s’expliquait pas. Ma raison s’y perdait. Il se faisait tard.
Nous avions rejoint M. de Thommeray au salon; je serrai la main de
mes hôtes, trop généreux pour chercher à me retenir, et je m’éloignai
pénétré de tristesse, en repassant dans mon esprit tout ce que je
venais de voir et d’entendre.

De retour à Paris, je pensai à m’acquitter sans retard de la mission
qui m’était confiée; mais, avant d’agir, je désirais savoir au juste
quelles étaient les habitudes de Jean et quelle existence il menait.
Malgré tout ce qui avait frappé mes yeux et mes oreilles, j’hésitais
à croire le mal aussi profond que je l’avais jugé d’abord sous
l’influence du milieu austère où je venais de passer quelques heures:
je tenais à m’assurer si M. et Madame de Thommeray ne s’exagéraient
pas involontairement la portée des écarts de leur fils. Quoique
étranger au monde des affaires, j’y comptais pourtant des amis: les
renseignements que j’obtins ne me laissèrent malheureusement aucun
doute. Tout était vrai et au grand jour: Jean ne cachait rien de sa
vie. Il ne faudrait pas pourtant s’imaginer qu’on ne parlât de lui
qu’avec mépris; nous avons des trésors d’indulgence pour la corruption
élégante et prospère. Ses coups de bourse, son bonheur au jeu, lui
valaient sur la place moins de contempteurs que d’envieux, et, tandis
que sa famille le rejetait, il y en avait plus d’une qui l’eût adopté
volontiers. Du reste, l’opinion de ses contemporains lui était fort
indifférente; le vice avait rarement affiché de si vertes allures.
Il vivait publiquement avec une sorte de créature que ses aptitudes
et sa dextérité à dévorer les fils de famille avaient rendue célèbre
sur le turf parisien. Fiametta était son nom de guerre; son nom de
paix, nul ne l’a jamais su. L’histoire de leur rencontre ne mériterait
pas d’être rapportée, si l’on ne pouvait y voir un trait des mœurs du
temps. Un dimanche, en plein soleil d’été, la Fiametta traversait seule
le jardin du Palais-Royal. La hardiesse de sa démarche, le carmin de
ses lèvres, le caractère de sa beauté, qu’accentuait encore l’éclat de
sa toilette, auraient suffi pour attirer tous les regards; mais ce qui
la signalait surtout à la curiosité des promeneurs, c’était la masse
énorme de cheveux roulés dans un filet de soie qui tombait du sommet
de la tête jusqu’au milieu du dos, et qu’elle portait littéralement
comme une hotte. Jamais la folie du cheveu n’avait été poussée si
loin. L’extravagance de ce luxe d’emprunt avait mis le public en
gaieté, et, la donzelle n’ayant dans sa personne rien qui commandât le
respect, un instant vint où elle se trouva enfermée dans un cercle de
quolibets. Chacun disait son mot, les femmes s’en mêlaient. D’honnêtes
bourgeoises, à qui les appointements de leurs maris ne permettaient
qu’un modeste chignon plat comme une galette, criaient au scandale,
et se vengeaient ainsi des rigueurs de la destinée. Elle cependant,
l’air hautain et superbe, demeurait impassible au milieu de la foule
qui grossissait. L’arrogance de son attitude ne faisait qu’exciter
la verve des assistants, quand tout à coup, sous le feu croisé des
rires gouailleurs et des malins propos, elle enleva d’un tour de
main le filet où la masse de cheveux était emprisonnée, et toute
sa chevelure, entraînée par son propre poids, se déroula en larges
nappes et l’enveloppa comme un manteau. Les rires avaient cessé, un
cri d’étonnement sortit de toutes les poitrines. Jean, qui passait
par là, avait été témoin de cette scène. Il s’approcha gracieusement
de la belle qu’il voyait pour la première fois, et que son triomphe
échevelé ne laissait pas d’embarrasser un peu.--Madame, lui dit-il du
ton le plus courtois, ma voiture est à deux pas d’ici, et, si vous
le permettez, j’aurai l’honneur de vous y conduire.--Sans hésiter,
elle avait accepté le bras de Jean, et, à partir de ce jour, ils ne
s’étaient plus quittés.

Attractions du ruisseau! éternelle puissance de la putréfaction morale!
cette fille, d’une beauté douteuse et d’un âge incertain, aussi
dénuée de cœur que pourvue de cheveux, exerçait sur Jean un empire
absolu. Il se montrait partout avec elle, au bois, aux courses, au
théâtre; c’est elle qui tenait sa maison, elle y était maîtresse et
souveraine. On peut d’après cela se former une idée de la société qu’il
recevait chez lui: femmes déclassées, gens de bourse, auteurs peu
considérables, journalistes peu considérés, petits gentilshommes à bout
de patrimoine, et qui, sans emploi ni ressources avouables, faisaient
grande chère et beau feu, tels étaient les commensaux habituels de la
place où je me préparais à pénétrer. La démarche était scabreuse, je
n’en espérais aucun résultat. Je n’avais rien de ce qu’il faut pour
travailler fructueusement à la conversion des pécheurs; mais, outre
que j’obéissais à madame de Thommeray, je ne pouvais me défendre d’un
mouvement de compassion pour ce jeune homme qui m’avait été cher et
que j’avais connu si aimable. Il y avait dans le déraillement de sa
destinée un mystère qui m’attirait. J’éprouvais l’impérieux besoin
d’interroger le gouffre qui l’avait englouti: je voulais lui donner
jusque dans son abaissement, à défaut d’estime, un témoignage d’intérêt.

Donc, un matin, je me rendais chez Jean. Son hôtel était situé
dans une des rues encore assez désertes qui aboutissent à l’avenue
des Champs-Élysées. L’habitation se composait d’un seul étage; le
boulingrin qui s’étendait devant le perron, les massifs de verdure
qui masquaient les écuries et les remises, lui donnaient un air de
cottage. Un domestique en culotte courte et en habit à la française
avait pris mon nom: quelques instants après, j’étais introduit dans
un salon d’attente qui n’eût point déparé l’intérieur d’un palais.
Œuvres d’art et tableaux de maîtres, tentures de damas de soie, tapis
de Smyrne, émaux de la renaissance, vieilles faïences italiennes; une
bougie brûlait à l’intention des fumeurs sur une table de marqueterie
couverte de journaux, de brochures et de bulletins portant les derniers
cours de la Bourse. Jean me suivait de près, je n’eus pas l’ennui de
l’attendre longtemps; une porte s’ouvrit, et je le vis paraître.

Il vint à moi la main tendue, avec beaucoup d’aisance et de
désinvolture, sans le moindre trouble apparent, comme si le luxe au
milieu duquel je le surprenais eût été le prix avéré d’un travail
glorieux ou honnête. Il commença par s’excuser de m’avoir si longtemps
négligé.--Vous êtes tout excusé, lui dis-je. J’arrive de Bretagne, j’ai
eu l’occasion d’y voir votre famille, et, comme vous ne m’avez jamais
parlé de vos parents qu’avec amour et respect, je crois remplir un
devoir en venant vous entretenir de l’état d’affliction où je les ai
trouvés.

Je partis de là pour lui rendre compte du spectacle navrant dont
j’avais été le témoin; mais lui, m’interrompant presque aussitôt:--De
grâce, Monsieur, n’allez pas plus avant, me dit-il avec un grand calme
et d’un ton d’urbanité parfaite. Je rends justice à vos intentions,
mais je sais depuis longtemps tout ce que vous pensez avoir à
m’apprendre, vous ne m’apprendriez absolument rien. C’est entendu,
ma façon de vivre est pour tous les miens un sujet de trouble et de
scandale. Mes frères me renient, ma mère pleure en secret sur moi, mon
père ne me connaît plus. Parlons à cœur ouvert, je suis le désespoir
et la honte de ma famille. Eh bien! Monsieur, soyez mon juge. Qu’ai-je
fait pour provoquer cet appareil de deuil et ce déploiement de
rigueurs, pour mériter de perdre l’affection des êtres qui m’aimaient
et pour tomber si bas dans leur estime? J’aurais commis quelque grand
crime que je ne serais pas traité plus durement. Est-ce ma faute,
à moi, si mes parents, enfermés et murés dans le souvenir de leur
jeunesse, ont vieilli sans s’apercevoir du travail qui s’accomplissait
autour d’eux? Est-ce ma faute si, après avoir été élevé comme dans un
cloître, bercé d’illusions, nourri de contes bleus et gorgé d’idéal,
je me suis éveillé un beau matin en présence d’une société où il n’y
avait de vrai que l’argent, et qui démentait par la fureur de ses
convoitises toutes les croyances, toutes les rêveries dont on m’avait
farci la cervelle? Est-ce ma faute enfin si, dans cette terre promise
où j’arrivais la lèvre en feu et le cœur plein de flamme, je n’ai
trouvé que des sources taries et des brasiers éteints? Je n’étais
pas un saint. Las de courir après les chimères, de n’embrasser que
des fantômes et de laisser un lambeau de ma chair dans chacun de ces
embrassements, je me suis accoutumé peu à peu aux réalités. Ne pouvant
prétendre à réformer le siècle, j’ai fini par me faire à ses mœurs et
par endosser sa livrée; il m’a paru que, dans une société où l’argent
était dieu, ne pas être riche serait une impiété. Le temps n’est plus
du bien longuement et laborieusement amassé. Tout va vite aujourd’hui.
On ne conquiert plus la fortune, on la surprend ou on la force. J’ai
joué, je ne m’en défends pas: si c’est un cas pendable, voilà beaucoup
de gens en l’air. J’avais l’audace et le sang-froid, le coup d’œil
prompt et sûr, la décision rapide, tout m’a réussi: où est le mal?
Je soutiens par le jeu l’état de maison que le jeu m’a donné: parmi
les fortunes du jour, combien en comptez-vous qui puissent invoquer
une autre origine et qui se maintiennent par une autre industrie? Si
vous consultiez le carnet de mon agent de change, vous m’y verriez
en nombreuse et bonne compagnie. Mes parents ont vécu des passions de
leur époque: je vis des passions de la mienne. Quelle action cependant
peut-on me reprocher? Me suis-je enrichi au détriment de l’honneur? Mon
nom a-t-il servi d’enseigne à quelque entreprise douteuse? M’a-t-on
surpris me glissant le soir dans quelque tripot clandestin? Je
travaille en pleine lumière et vais partout tête levée. Si ma richesse
est fille du hasard, je la légitime et l’anoblis par l’usage que je
sais en faire. Je dépense en grand seigneur, et l’or qui passe par mes
mains n’a pas le temps de les salir. Quant au monde dont je m’entoure,
croyez-moi, de quelque nom qu’il vous plaise de l’appeler, il ne vaut
ni plus ni moins que celui qui s’intitule modestement le meilleur
monde. On peut sans risque ni péril se laisser choir de celui-ci dans
celui-là: on ne tombe pas de bien haut. Que ma famille se rassure,
les petites dames ne coûtent pas plus cher que les grandes: elles
offrent cet avantage, qu’on sait tout de suite à quoi s’en tenir sur
leur désintéressement. Avouons-le, ces diverses catégories de monde
ne sont que nominales: au fond, elles n’existent pas. Plus ou moins
grossiers, plus ou moins hypocrites, plus ou moins effrontés, les
appétits sont partout les mêmes. Il n’y a plus d’âmes; c’est la matière
qui nous mène. La société n’est plus qu’une immense bohème: d’un côté,
la bohème crottée, haineuse, envieuse, qui aiguise ses dents et qui
guette son heure; de l’autre, la bohème dorée, qui se dépêche de vivre
et de jouir comme si elle se sentait emportée fatalement vers le cap
des tempêtes, comme si chaque jour qui s’écoule n’était pas sûr du
lendemain. Voilà, Monsieur, la vérité vraie: le reste n’est que songe
et mensonge.

C’était une grande pitié d’entendre ce jeune homme exalter sa chute et
glorifier sa déchéance. Je ne le quittais pas des yeux, et l’examen de
sa personne ne démentait point son langage. Tout chez lui trahissait
les habitudes de sa vie nouvelle. Les veilles, les excès, les émotions
du jeu, avaient fané son teint, flétri ses tempes et dépouillé son
front. Le regard, autrefois si doux et si limpide, prenait par instant
le reflet bleuâtre et le dur éclat de l’acier. La précision du geste,
le son métallique de la voix, le ton sec et cassant, l’assurance et
l’aplomb que donne la richesse, faisaient de lui un des types accomplis
du monde qu’il venait de peindre. Lorsqu’il était parti pour Pise,
j’avais dit adieu à un poëte, je retrouvais un homme d’affaires.--Vous
vous êtes complétement mépris, répliquai-je, sur la pensée qui m’a
conduit auprès de vous. Je n’apportais ici ni plaintes ni sermons:
vous n’aviez pas à vous défendre. Vous vivez comme il vous convient,
je n’ai point qualité pour apprécier vos actes. Je crois seulement que
vous ne vous faites pas une idée nette et claire de l’état d’affliction
où votre famille est plongée: c’est mon devoir de vous en instruire.
Souffrez donc que je reprenne les choses où je les ai laissées quand
vous m’avez interrompu, car il faut que vous m’écoutiez. Je serai bref,
et, ma tâche remplie, vous n’aurez d’autre juge que vous-même, je vous
livrerai à vos réflexions.--Et, sans m’arrêter au geste d’impatience
dont il n’avait pas été maître, j’entamai à nouveau le récit de ma
visite chez ses parents. Je m’adressais, hélas! à une âme déjà bien
endurcie. Tandis que je parlais, il allait et venait dans la chambre,
tordant et mordant sa moustache, et je lisais dans sa pensée qu’il
n’eût pas été fâché de voir surgir un incident qui m’aurait obligé de
quitter la place. Quand j’en vins cependant à parler de sa mère, quand
je la lui montrai usée par le chagrin, quand je lui rappelai qu’il
avait été son enfant de prédilection, quand je lui affirmai qu’il
l’était encore malgré ses fautes et ses égarements, je le vis par degré
changer de maintien, ses traits se contractèrent, il se jeta sur le
divan où j’étais assis, et prit sa tête entre ses mains. J’avais touché
le point vulnérable, mais, pour y arriver, il m’avait fallu fouiller
en plein roc, et dans son attendrissement même je sentais encore je ne
sais quoi de farouche et de résistant.

Je le regardai quelque temps en silence, puis je l’attirai doucement
vers moi.--Est-ce vous, Jean, que je retrouve ainsi, vous qui m’aviez
laissé voir une âme si haute et si fière? Vous n’êtes point la dupe des
sophismes et des paradoxes que vous mettiez tout à l’heure en avant.
Un groupe d’individus vivant aux crochets du hasard ne représente
pas toute la société: vous vous noyez dans une mare et vous accusez
l’océan. C’est ce que vous-même appeliez jadis une philosophie
d’antichambre. Pour que vous en soyez venu là, il a dû se passer dans
votre vie quelque chose d’affreux, quelque chose d’irréparable. Eh
bien! mon enfant, un poëte l’a dit, on se console en se plaignant, et
parfois une parole nous a délivrés d’un remords. Au nom de la sympathie
qui vous avait entraîné vers moi, au nom du sérieux intérêt que vous
n’avez pas cessé de m’inspirer, confiez-moi le secret du mal que vous
avez souffert. J’en connais déjà l’origine. Vos dernières lettres
m’avaient appris ce que peut-être vous ignoriez alors. Vous aimiez
madame de R... Vous êtes resté seul avec elle à Pise, vous l’avez
suivie à Paris. Dites, Jean, que s’est-il passé? On vous a fait au cœur
une blessure bien profonde, plus profonde que celle dont vous aviez
failli mourir. S’il est trop tard pour la fermer, s’il ne m’est pas
donné de pouvoir la guérir, ne puis-je du moins, cette fois encore, y
porter une main amie?

Au nom de madame de R..., il avait tressailli: un sourire étrange
effleura ses lèvres. Ce fut l’affaire d’un instant. Il se leva, roula
entre ses doigts une cigarette, l’alluma à la flamme de la bougie,
puis, avec la familiarité du parvenu, il se mit à cheval sur une chaise
en point de Beauvais, et les bras appuyés sur le dossier, d’un air
aussi dégagé que s’il débitait la nouvelle du jour ou l’anecdote de la
veille:--Mon Dieu, Monsieur, s’il peut vous être agréable d’entendre
raconter cette petite drôlerie, je veux bien vous la dire. Je doute,
à ne vous rien celer, qu’elle réponde à votre attente. C’est une
histoire toute simple, et qui n’a pas, au temps où nous sommes, le
mérite de l’originalité; vous la prendrez pour ce qu’elle vaut. Voici
la chose dans sa grâce naïve. J’aimais madame de R...; je l’aimais
d’un amour craintif et discret. Je ne m’arrêtais pas, ainsi que le
faisait ma mère, à l’apparente frivolité de ses goûts; quelques soupirs
mal étouffés, quelques réflexions inspirées par l’instabilité des
affections humaines, m’avaient ouvert sur le passé de cette jeune
femme des perspectives désolées. J’étais tout pénétré des premières
lectures dont ma jeunesse avait été nourrie: je voyais en elle un cœur
brisé et qui n’aspire plus qu’au repos. Mon amour n’avait pas encore
osé se déclarer, lorsque ma mère en surprit le secret. Elle n’eut plus
dès lors qu’une pensée, m’arracher au danger qu’elle pressentait, et
quitter Pise en m’entraînant avec elle. Je résistai à ses remontrances,
je finis par céder à ses prières. J’étais de bonne foi. Madame de
R... n’avait rien dit, rien fait pour encourager ma passion ni pour en
provoquer l’aveu. En avait-elle seulement le soupçon? Je n’aurais pas
voulu l’affirmer, tant elle semblait morte au sentiment qui remplissait
ma vie. L’annonce de mon prochain départ ne l’avait émue ni troublée;
elle ne songeait pas plus à s’en étonner qu’à s’en plaindre. Il ne
me déplaisait point d’aller ensevelir dans la retraite l’éternelle
tristesse d’un amour malheureux: je partis sans esprit de retour.
Cependant, à mesure que je m’éloignais, un flot de pensées tumultueuses
montait à mon cerveau. Je m’indignais contre moi-même: je m’accusais
d’imbécillité. Une voix intérieure me criait que je laissais le bonheur
derrière moi: qu’avais-je fait pour le saisir? En me reportant à
l’heure des adieux, je me figurais que son dernier regard renfermait un
reproche, que la dernière étreinte de sa main essayait de me retenir.
A Livourne, au moment d’abandonner le pays où fleurit l’oranger, la
terre où je l’avais connue, où je l’avais aimée, je sentis que le
sacrifice était au-dessus de mes forces: je m’échappai des bras de ma
mère et repris la route de Pise. A peine arrivé, je courus au palais
qu’habitait madame de R..., je me jetai à ses genoux, je couvris ses
mains de baisers et de larmes, et il faut bien qu’elle ait été touchée
d’une passion si méritante, car je lui dois cette justice qu’elle ne
tarda pas à m’en octroyer le prix.

Je ne le nie point, je connus d’heureux jours. En amour, aussi bien
qu’en matière de foi, il n’est rien que de croire, l’objet du culte
importe peu; tout ce que l’on croit est vrai, il n’y a de vrai que ce
que l’on croit. J’aimais, j’étais aimé: mon rêve s’était fait chair,
il palpitait sous mes caresses. Jamais lune de miel ne brilla d’un
si doux éclat. Je vivais dans l’extase, je marchais sur les nuées,
je goûtais dans leur plénitude les joies et les ivresses qui mettent
l’homme au rang des dieux. L’heure était proche où j’allais reprendre
ma place parmi les mortels. Le printemps s’annonçait à peine que déjà
Valentine, c’était son nom d’ange, se montrait impatiente de retourner
en France. Je me disposais à l’accompagner; elle me fit entendre
qu’elle avait vis-à-vis du monde des ménagements à garder. En même
temps elle me conseillait, avec toute la tendresse imaginable, d’aller
passer deux ou trois mois chez mes parents: nous devions tous les
deux cette réparation à ma mère, elle insistait beaucoup là-dessus.
J’étais inquiet sans savoir pourquoi; j’éprouvais le sourd malaise qui
précède la fin du bonheur. La veille du départ, comme elle achevait
ses préparatifs avec l’ardeur d’une pensionnaire qui s’apprête à
quitter le couvent:--Vous partez sans moi, vous partez! lui dis-je.
Que vais-je devenir loin de vous? Je ne le comprends que de trop, nous
ne nous verrons plus qu’à travers mille obstacles. Si vous le vouliez
bien, nous ne nous séparerions pas. Je sais qu’il y a dans la Sabine
ou dans les gorges du Mont-Cassin des solitudes enchantées faites
pour servir de refuge aux âmes que la société opprime ou méconnaît:
c’est là que nous irions vivre tous deux, libres, ignorés, oubliés du
monde qui n’est pas digne de vous posséder.--Toute séduisante qu’elle
était, cette proposition n’obtint pas le succès que j’en espérais.--La
Sabine! le Mont-Cassin! je n’y avais jamais pensé; nous en reparlerons,
me dit-elle.--Cette réponse, à laquelle j’étais loin de m’attendre,
aurait dû m’éclairer: l’impression douloureuse se dissipa dans
l’attendrissement des adieux. Je rentrais en France quelques jours
après elle; mais au lieu de me rendre en Bretagne, comme j’en avais
l’intention, j’allai fatalement la rejoindre à Paris.

Ici, Monsieur, changement de décor! J’étais de retour depuis près d’un
mois, et il ne m’avait encore été permis de contempler ma divinité
qu’à ses heures de réception, quand la cour et la ville faisaient
cercle autour d’elle et défilaient dans ses salons. Un mot, un
regard, un sourire, pour toute allusion au passé une pression de main
furtive, tel était le régime frugal auquel je me trouvais soumis après
tant de jours d’abondance. J’avais loué, dans un des quartiers les
plus retirés et les plus solitaires, un pavillon isolé au fond d’un
jardin, où vainement j’attendais l’heure du berger: comme l’ours qui,
pendant l’hiver, se nourrit de sa propre graisse, mon bonheur en était
réduit à subsister de ses souvenirs. Dernière ressource, consolation
suprême des amants en retrait d’emploi, j’écrivais des lettres que
j’oserai qualifier de brûlantes, et qui, pour la plupart, demeuraient
sans réponse. Disons-le en passant, nous avons perdu l’habitude
des entretiens épistolaires qui furent longtemps les délices d’une
société aujourd’hui disparue. En général, les hommes n’écrivent plus
que des lettres d’affaires, la furie du luxe a tué chez les femmes le
goût et le génie de la correspondance. Valentine occupait avec son
mari un hôtel de la rue de Courcelles. Cette âme opprimée n’obéissait
qu’à ses caprices, ce cœur brisé n’offrait pas trace de fêlure, cette
destinée flétrie dans sa fleur et que je m’étais donné pour tâche de
réconcilier avec la vie, s’épanouissait au sein de l’opulence comme
dans son élément naturel. Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître que,
si madame de R... était en effet une victime de la société, la société
traitait assez doucement ses victimes. Quant au mari, je n’avais fait
que l’entrevoir: c’était un homme de trente ans à peine, fatigué
avant l’âge, d’un aspect élégant et froid, et qui laissait volontiers
à sa femme toutes les libertés dont il usait largement pour lui-même.
Ils menaient grand train chacun de son côté, et vivaient sous le même
toit à peu près étrangers l’un à l’autre. Voilà l’intérieur que je me
plaisais à remplir de tragédies bourgeoises, d’épopées domestiques.
Toutes mes idées étaient renversées. L’ange de Pise se dérobait et
m’échappait par tous les bouts, et chaque fois que j’essayais de le
ressaisir, les plumes de ses ailes me restaient dans la main. La
résignation n’était pas mon fait. Irrité par les obstacles et les
difficultés qu’il rencontrait à chaque pas, mon amour prenait de jour
en jour un caractère plus tenace et plus âpre. Cet amour, né dans
mon cerveau, avait envahi tout mon être; l’image des voluptés perdues
obsédait mon cœur et mes sens. Bien que déchu de son prestige, l’objet
était encore d’assez haut prix pour mériter d’être disputé; comme Henri
IV, je me mis en campagne pour reconquérir mon royaume. Tous les jours,
aux mêmes heures, je battais à cheval les allées du bois, et j’avais
parfois la satisfaction d’apercevoir mon inhumaine nonchalamment assise
sur les coussins de sa voiture et distribuant autour du lac sourires
et saluts familiers. Je me reportais aux longues promenades que nous
faisions ensemble, par les après-midi silencieuses, sur les bords
de l’Arno ou sous les chênes verts des _Cascines_; mes réflexions
étaient amères. J’avais noué des relations qui m’ouvraient la société
parisienne. Les plaisirs de l’hiver promettaient de se prolonger
jusqu’à l’été; c’est au milieu du bruit et de l’éclat des fêtes que je
la retrouvais le soir, et qu’il m’était accordé d’échanger quelques
paroles avec elle. Je la suivais à travers la foule, et lorsqu’enfin
je pouvais l’aborder, lorsque dans un tête-à-tête enlevé d’assaut et
dont les instants étaient comptés, j’osais me plaindre à mots voilés
et lui rappeler discrètement ce qu’elle semblait avoir oublié, elle
avait avec moi des ingénuités d’enfant ou des étonnements de vierge qui
coupaient court à tout et me désarçonnaient. J’étais bientôt obligé
de céder la place, et je m’éloignais la rage dans le cœur, ne sachant
ce que je devais admirer le plus, de ma bêtise ou de ma lâcheté. La
splendeur de ses toilettes toujours nouvelles, l’inaltérable sérénité
de ses traits, sa beauté de statue et ses airs de vestale achevaient
de m’exaspérer; il y avait des moments où je sentais s’allumer en moi
des appétits de fauve prêt à se jeter sur sa proie. J’étais jaloux,
et je n’aurais pu dire ni de qui ni de quoi. Également indifférente à
tous les hommages, elle avait la froideur du marbre, de même qu’elle
en avait la blancheur; ma jalousie s’agitait et se consumait dans le
vide. J’avais été vingt fois sur le point de me retirer: l’orgueil m’y
poussait et me retenait tour à tour. Il me restait un espoir auquel je
m’accrochais comme à une dernière branche. Le monde élégant allait se
disperser: rendue à elle-même, Valentine me reviendrait peut-être, et
j’entrevoyais d’heureux jours.

Un soir, à l’ambassade d’Autriche, dans une de ces fêtes présidées
avec tant de grâce, et qui réunissaient toutes les étoiles de première
grandeur, je profitai d’un moment où le vide s’était fait autour
d’elle, je la saisis, pour ainsi dire, au vol; je l’attirai dans une
embrasure, et tout d’abord je m’informai de ses projets.--Voici l’été,
vous ne le passerez pas à Paris: où irez-vous? que pensez-vous faire?

--Ce que je fais tous les ans, dit-elle. Les bains de mer me sont
ordonnés...

--Et vous les prendrez?...

--A Trouville.

--A Trouville! m’écriai-je: c’est à Trouville que vous comptez aller!

--Sans doute. Où voulez-vous que j’aille! Dans la Sabine ou dans les
défilés du Mont-Cassin? Et elle se mit à énumérer et à décrire les
_amours_ de costumes qu’elle emporterait avec elle. Le grand artiste
s’était surpassé. Costumes du matin, costumes de l’après-midi, costumes
du soir: il y en avait pour toutes les heures de la journée.

--Ainsi, lui dis-je, vous retrouverez au bord de la mer l’existence que
vous menez ici?

--Au bord de la mer comme ici, je mène l’existence d’une femme de mon
rang: quel mal y voyez-vous?

Poussé à bout par l’imperturbable assurance de son attitude et de
ses réponses, je laissai se répandre en reproches amers toutes les
humiliations qui depuis six semaines s’amassaient dans mon cœur. Se
jouait-elle de moi? Pour qui me prenait-elle? Avais-je rêvé ce qui
s’était passé à Pise? Était-ce la comtesse de R... que j’avais tenue
dans mes bras? N’avais-je possédé que son ombre? Tout cela était dit à
voix basse, d’un ton agressif, avec le sourire sur les lèvres: on ne
pouvait nous entendre, mais on pouvait nous observer.--Je ne sais pas
ce que vous avez, répliqua-t-elle sans paraître autrement émue d’une
si vive attaque. Je n’ai pas cessé d’avoir pour vous une affection
véritable. Je n’oublierai jamais que, si je ne suis pas morte d’ennui
à Pise, c’est à vous que je le dois. J’ai fait tous mes efforts pour
élever mes sentiments à la hauteur des vôtres. Malheureusement ce qui
était possible à Pise ne l’est plus à Paris. J’ai des devoirs envers
le monde, envers mes proches, envers ma maison. J’aurai toujours grand
plaisir à vous voir: de quoi vous plaignez-vous?

Nous étions enveloppés, pressés de toutes parts:--Madame, lui dis-je de
l’air le plus gracieux, vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais aimé
et n’aimerez jamais personne: vous n’avez ni cœur ni âme. Moi, je ne
suis ni d’âge ni d’humeur à m’accommoder plus longtemps du rôle d’amant
honoraire. Souffrez donc que je vous dise un éternel adieu: je ne vous
reverrai de ma vie.--Et je m’en allai.

Le croirez-vous? Au bout de quelques jours, j’étais la proie d’un
incommensurable ennui. L’amour ne meurt pas fatalement avec les
illusions qui l’ont fait naître; il vit encore par les racines
longtemps après qu’il s’est découronné. Je m’étais promis de partir;
je restai. Je m’étais juré de ne plus mettre le pied dans le monde,
j’y retournai avec l’espoir inavoué de retrouver madame de R... Le
monde était désert, Valentine avait cessé de s’y montrer. Je la
cherchai au bois, le bois s’était changé en une vaste solitude;
Valentine n’y venait plus. Je m’informai discrètement à son hôtel;
madame la comtesse vivait enfermée et ne recevait personne. Je me
demandais avec une secrète complaisance si je n’étais pour rien dans
ce brusque revirement. Un jour, je rôdais autour de sa demeure lorsque
je rencontrai la femme de chambre qu’elle avait emmenée avec elle à
Pise et qui avait été témoin de mon bonheur.--Ah! monsieur Jean, je
ne sais pas ce qu’a madame la comtesse; depuis quelques jours elle ne
fait que gémir et pleurer.--Bonne créature, que je l’aurais embrassée
volontiers! Je n’en doutais pas, j’étais la cause de ces larmes. Je
m’élançai sur les pas de la chambrière, et j’arrivai éperdu jusque dans
le boudoir où se tenait ma chère désolée.

Moment plein de promesses! je ne puis y penser sans un frisson de
volupté. Uniquement parée de sa beauté et n’ayant pour tout vêtement
qu’un peignoir qui l’enveloppait comme un nuage de mousseline, elle
était à demi couchée sur un divan de soie capitonnée, la tête renversée
sur une pile de coussins, les cheveux en désordre, les paupières
brûlées de larmes, la poitrine gonflée de soupirs. En m’apercevant,
elle se souleva d’un air languissant et me regarda sans colère: de
longs pleurs coulaient de ses yeux. J’embrassais ses genoux, je
laissais déborder mon cœur.--Pardonnez-moi, disais-je d’une voix
suppliante. J’ai été dur et cruel envers vous; mais fallait-il en
croire un malheureux égaré par le désespoir et qui n’avait plus sa
raison? J’étais fou. Ne pleurez pas. Vous savez bien que je vous aime!
Dites que vous me pardonnez.--Je continuai quelque temps sur ce ton
avec l’éloquence qui manque rarement à l’expression des sentiments
sincères, et, sans me flatter, je doute que l’amour ait trouvé souvent
des accents plus soumis et des notes plus tendres. Valentine pourtant
se taisait, ses larmes ne tarissaient pas, et la situation commençait
à devenir embarrassante, lorsque je m’en tirai par une explosion de
lyrisme endiablé:--Mais puisque je t’aime, mais puisque je t’adore,
puisque tu es mon âme, mon unique trésor, mon seul bien, ma vie
tout entière, pourquoi donc pleures-tu? m’écriai-je en la saisissant
violemment dans mes bras. Oublie ce que j’ai pu te dire, vis dans le
monde, puisqu’il te plaît d’y vivre; sois la reine de toutes les fêtes,
reine par l’élégance aussi bien que par la beauté; tu n’entendras plus
une plainte sortir de ma bouche, tu ne surprendras plus un reproche
dans mon regard. J’applaudirai à tes triomphes, et lorsque, fatiguée
de vains hommages, tu éprouveras le besoin de te reposer sur un cœur
aimant et fidèle, tu n’auras qu’à faire un signe et tu me verras à tes
pieds.

Tout en exécutant ces variations brillantes sur un thème vieux comme
le monde, je pressais dans mes bras son corps souple et charmant. Je
baisais tour à tour son front et ses cheveux, je séchais sous le feu
de mes lèvres la céleste rosée qui baignait son visage, je m’enivrais
du parfum sans nom qui s’exhale de la femme aimée, et qu’il suffit de
respirer une fois pour en être à jamais imprégné. J’entendais le chant
des séraphins, le paradis s’entr’ouvrait devant moi, quand Valentine,
se dégageant d’assez mauvaise grâce:--Laissez-moi, dit-elle, ces propos
sont hors de saison. Vous m’avez fait beaucoup de chagrin l’autre
soir, je vous ai trouvé fort méchant; mais plût à Dieu que je n’eusse
pas d’autres sujets de peine!--Cet aveu si touchant, parti du fond
de l’âme, m’avait subitement dégrisé.--Ainsi, lui dis-je avec un peu
d’amertume et de confusion, je n’étais pour rien dans votre désespoir?
Ces larmes, que je recueillais précieusement comme des perles dans mon
cœur, ce n’était pas pour moi que vous les répandiez?--Puis, oubliant
ma déconvenue pour ne penser qu’à sa détresse:--Eh bien, Valentine,
quels autres sujets de peine avez-vous? Quels qu’ils soient, je veux
les connaître.

--A quoi bon? répliqua-t-elle; je suis perdue, et vous n’y pouvez rien.

--Perdue! m’écriai-je, et je n’y puis rien! Quelle idée vous
faites-vous donc de l’amour, et n’est-il pas étrange que, aimée comme
vous l’êtes, vous désespériez de la sorte? L’amour peut tout; ma
vie vous appartient. Parlez, expliquez-vous. Le monde est rempli de
lâchetés et de trahisons. De quoi s’agit-il? Quel danger vous menace?
Que vous a-t-on fait?

Les questions se pressaient et se succédaient coup sur coup. Je
fouillais jusque dans son passé pour tâcher d’y saisir le secret
douloureux qu’elle s’obstinait à me taire.--Vous n’y pouvez rien! vous
n’y pouvez rien! disait-elle.--Je priais, je suppliais; mon imagination
s’enflammait à la pensée du rôle que j’étais appelé à remplir.
J’échappais aux affadissements de la vie mondaine. Je respirais l’air
des hautes régions pour lesquelles je me sentais né. J’abordais les
entreprises chevaleresques, je me préparais aux grands sacrifices,
aux poétiques dévouements que j’avais tant de fois rêvés. Valentine
m’était rendue; malheureuse, elle se relevait à mes yeux et recouvrait
tout son prestige. Elle n’était plus l’ombre légère que je poursuivais
de salons en salons; c’était une âme atteinte et souffrante, l’âme
que j’avais devinée, l’héroïne que j’avais pressentie lors de nos
premières rencontres. La sauver à tout prix, lui servir d’appui, de
refuge, mourir pour elle s’il en était besoin, telle était désormais
mon ambition. Elle parut enfin touchée de ma tendresse; à bout de
résistance, son cœur éclata, et voici, Monsieur, les confidences
qui s’en échappèrent... Madame de R..., avant qu’il fût question de
son voyage à Pise, devait à ses fournisseurs, _couturier_, modiste,
parfumeur et lingère, quelques menues sommes dont l’addition donnait au
total une bagatelle de cent soixante-quinze mille francs. Pour sortir
de presse, elle avait, à l’insu de son mari, contracté un emprunt,
et, pleine de confiance en la Providence, dont la bonté s’étend sur
toute la nature, s’était reposée sur elle du soin de faire honneur
à ses engagements. Or les engagements arrivaient à terme, le juif
repoussait tout accommodement. Valentine se trouvait au dépourvu en
présence de deux cent mille livres à rembourser, intérêts compris, et
il ne semblait pas que la Providence témoignât beaucoup d’empressement
à se déranger pour lui venir en aide. Le comte avait lui-même des
affaires assez embarrassées, et je démêlais sans peine que cette maison
si fastueuse ne se soutenait qu’à force d’expédients. Valentine, avec
une candeur adorable, m’en dévoilait les plaies et les misères dans un
réquisitoire où l’égoïsme et les déréglements de son mari m’étaient
présentés sous un jour peu clément. Lui seul était coupable; quant
à l’insanité de ses propres dépenses, elle n’en avait pas conscience
et n’y faisait pas même allusion. Je l’écoutais, bouche béante et
complétement ahuri. J’avais offert ma vie, et en l’offrant j’étais
sincère; mais deux cent mille francs, où les prendre?

--Je sens pour la première fois, lui dis-je enfin avec tristesse,
toutes les amertumes de la pauvreté.

--Pensez-vous donc que, si vous étiez riche, je vous aurais choisi pour
confident? répliqua-t-elle d’un air hautain.

L’heure n’était pas aux harangues. Après avoir réfléchi un
instant:--Voyons, lui demandai-je, vous n’êtes pas au pied du mur? Vous
avez devant vous quelques jours de répit?

--Huit jours, ni plus ni moins, dit-elle.

--Huit jours! m’écriai-je; il n’en a fallu qu’un pour sauver la France
à Denain.

Je la quittai sur ces admirables paroles qui durent lui mettre martel
en tête, car la pauvre enfant connaissait plus à fond les modes de son
temps que l’histoire de son pays.

J’employai le reste de la journée à faire, comme on dit, flèche de tout
bois. Il m’avait suffi de pénétrer dans le milieu où vivait madame de
R... pour comprendre que je ne pouvais plus, sous peine de déchéance,
mener l’existence de bachelier dont je m’étais contenté jusque-là.
Dans une société où tout repose sur l’argent, l’amour ne saurait se
passer de luxe, pas plus que les fleurs de soleil. Je m’étais donné un
cheval et un coupé; je les vendis. Je vendis les objets d’art et tous
les jolis riens qui embellissaient ma retraite. Je vendis d’anciennes
armes qui provenaient de ma famille, quelques bijoux, quelques émaux
que je tenais d’une vieille tante, des gravures, des dessins de prix
que j’avais rapportés d’Italie. Je vendis jusqu’à ma montre. Sans être
considérable, le produit de ces ventes, visiblement faites sous le coup
de la nécessité, me permettait pourtant de jeter le gant à la fortune
et d’entrer en lice avec elle. Le soir même je partais pour Bade, et le
lendemain je me présentais à la _Conversation_... Vous ne jouez pas,
Monsieur? vous n’avez jamais joué?

--Si fait, pardieu! lui répondis-je; j’ai beaucoup joué dans ma
jeunesse. Ma mère aimait à faire sa partie de bésigue, et je me
prêtais filialement à cette innocente récréation. Encore aujourd’hui
il ne me déplaît pas, le soir, à la campagne, de faire avec un vieil
ami une partie de dominos.

--Je vous plains, reprit-il; vous mourrez sans avoir connu les plus
grandes émotions qu’il soit donné à l’homme d’éprouver. Le jeu est
la passion souveraine. Qu’est-ce auprès que l’amour? La distraction
d’une heure, le passe-temps des faibles âmes. Le jeu est la passion
des forts. Rien ne la dompte, rien ne l’entame; la perte l’aiguillonne
et le gain ne l’assouvit pas. J’étais comme vous; je n’avais jamais
joué qu’à des jeux enfantins. Je pénétrais pour la première fois dans
une salle de roulette. Je sentis d’abord mon cœur défaillir et mes
jambes se dérober sous moi, comme si je commettais quelque chose
d’énorme. Valentine à racheter me soutint et me releva. Je m’étais
ouvert un passage à travers la foule; il y avait autour du tapis un
siége inoccupé, je le pris, et j’étudiai d’un œil ardent le champ de
bataille où j’allais manœuvrer. J’hésitai longtemps; je tourmentais
d’une main fiévreuse l’or et les billets que j’avais tirés de ma poche.
Maître enfin de moi-même, je me jetai dans la mêlée, et, pour me rendre
les dieux favorables, je débutai par une offrande à ma jeunesse. Ce
jour-là, j’avais vingt-cinq ans: c’était le jour anniversaire de
ma naissance. Je plaçai cinq pièces de vingt francs sur le numéro
vingt-cinq. Presque aussitôt la machine tourna; il me sembla que toute
la salle tournait avec elle. Involontairement j’avais fermé les yeux.
Le bruit sec de la bille d’ivoire s’arrêta tout à coup, et la voix
du croupier proclama l’arrêt du destin. J’avais gagné; on me compta
trente-six fois ma mise: les dieux étaient pour moi! Vous n’exigez pas
que je vous raconte une à une les péripéties par lesquelles je passai
durant mon séjour à Bade. Je déjeunais à la _Restauration_. Sur le coup
de onze heures, je m’installais à la roulette, et n’en bougeais jusqu’à
onze heures de la nuit. Je ne dînais pas, je soupais à peine, je ne
dormais plus; la fièvre me brûlait les os; j’avais parfois au jeu des
hallucinations étranges. Le tapis vert me faisait l’effet d’un océan où
je me débattais, tantôt soulevé, tantôt englouti par la vague. Quand je
pensais toucher au but, un flot contraire me rejetait loin du rivage
et me replongeait dans l’abîme. Le terme fatal approchait: il ne me
restait plus qu’un jour. J’étais en gain de quatre-vingt mille francs;
pour compléter la rançon de Valentine, il me fallait encore en gagner
cent vingt mille. Je me sentais porté par la fortune. Je montai d’un
pas léger les degrés du temple, et, le cœur gonflé par les résolutions
suprêmes, j’entrai fièrement dans la salle où j’allais livrer mon
dernier combat. A peine assis, pareil au capitaine qui s’apprête à
frapper un coup décisif, je massai devant moi tout mon corps d’armée
et ne réservai pas même de quoi assurer ma retraite. La galerie était
frémissante. Je lançai au chef de partie un regard de défi, et je
précipitai mes bataillons dans la fournaise. Ce fut une grande journée;
les habitués de Bade en conservent le souvenir. Je fis sauter deux
fois la banque. Valentine était sauvée, je n’en demandai pas davantage.
La foule me porta en triomphe comme si je venais d’accomplir une action
d’éclat, et moi-même, dois-je l’avouer? je n’étais pas éloigné de me
prendre pour un personnage. Quelques heures après, je partais pour
Paris: on ne m’eût pas beaucoup surpris en m’annonçant que ma rentrée y
serait saluée par le canon des Invalides.

Je ne vous peindrai point les enchantements du retour. Il me semblait
que j’avais des ailes, et qu’au lieu d’être emporté par la vapeur, je
volais à travers l’espace. Le trajet fut une longue suite de rêves
enivrés. Je me représentai la joie de Valentine, et aussi le doux
prix qui m’attendait sans doute. En le méritant, j’avais perdu le
droit de le solliciter; mais il ne m’était pas défendu d’en caresser
secrètement l’espoir. J’avais d’autres pensées. Je me disais qu’il y
a des orages féconds, des douleurs salutaires. Instruite et corrigée
par les épreuves qu’elle venait de traverser, Valentine renoncerait
aux vanités qui l’avaient conduite à deux doigts de sa perte. Elle
comprendrait que la vie n’est pas une exhibition de toilettes. Déjà
Trouville ne l’attirait plus, et je me voyais passant avec elle la
saison d’été sur quelque plage solitaire de Bretagne ou de Normandie.
Nous vivions comme deux pêcheurs. J’en étais là lorsque j’arrivai
dans Paris. Encore tout couvert de la poussière du voyage, les traits
défaits, les cheveux en broussailles, je courus droit à son hôtel.
Je forçai la consigne, et, sans donner au valet de chambre le temps
de m’annoncer, je me précipitai chez elle comme un ouragan. Elle
était seule. A ma vue, elle poussa un cri d’étonnement qui touchait à
l’effroi.--A qui en avez-vous? dit-elle; qu’est-ce qui vous amène dans
un si bel état?

--Vous allez le savoir, m’écriai-je.--Et me voilà entassant sur une
table à ouvrage en laque du Japon des liasses de billets de banque
au fur et à mesure que je les tirais de mes poches. J’en tirais de
partout; ma poitrine en était bardée. J’entassais, j’empilais, et
encore, et toujours! Je ressemblais à la mère Gigogne: je ne tarissais
pas.

Après que j’eus vidé mes coffres:--Vous étiez perdue, vous êtes sauvée,
lui dis-je.

Et en peu de mots je racontai ce que j’avais fait. Elle demeura quelque
temps interdite:--Vous avez fait cela! s’écria-t-elle enfin.

--Le beau miracle! repartis-je en riant; j’ai joué pour vous, et vous
avez gagné. Je me suis fort diverti là-bas.

--Vous avez fait cela! vous avez fait cela! répétait-elle de plus en
plus troublée. En vérité, je ne sais si je dois...

Elle n’acheva pas. La porte du salon s’ouvrit, on annonça le marquis
de S... Par un bond de panthère, Valentine se jeta sur les billets
amoncelés, et, les saisissant à poignées, les enfouit pêle-mêle dans
le tiroir à fond de sac qu’elle avait ouvert et qu’elle referma sans
négliger d’en ôter la clé.--Demain, chez vous... chez toi! me dit-elle
à mi-voix.--En ce moment le marquis entrait.

Je le connaissais pour l’avoir vu aux réceptions de madame de R...
et dans quelques salons où j’avais remarqué, sans m’en préoccuper,
ses assiduités auprès d’elle. C’était un homme de belles manières,
qui en avait fini depuis longtemps avec le matin de la vie, mais qui
se défendait vaillamment contre les approches du soir. Possesseur
de grands biens, il s’était fait une réputation d’habileté dans le
monde diplomatique auquel il appartenait. Il avait l’air indolent et
narquois, la lèvre sensuelle et l’œil fin avec ce clignotement de
paupière particulier aux hommes habitués à cacher leur pensée et qui
se défient même de leurs regards. Il boitait légèrement, non sans
une certaine grâce, et on assurait qu’il en tirait vanité comme d’un
point de ressemblance avec M. de Talleyrand, qu’il s’était donné pour
modèle. J’avais lu dans un journal que le marquis de S... était appelé
à un poste important. Je pensai qu’il venait pour prendre congé, et
je me retirai. J’avais hâte d’ailleurs de réparer mes avaries. A la
lettre, j’étais rompu. J’allai au bain, je dînai au Café anglais, et,
rentré chez moi, je me roulai dans mes draps, où je ne tardai pas à
m’endormir d’un profond sommeil: je l’avais bien gagné.

Il faisait grand jour quand je me réveillai. Demain, chez vous...
chez toi! avait-elle dit. Demain, c’est aujourd’hui! m’écriai-je. Et
je préparai tout pour la recevoir et fêter sa présence. Je remplaçais
par des massifs de plantes rares les objets de luxe dont je m’étais
dépouillé pour elle. Je disposais sur un guéridon les fruits, les
vins dorés et les friandises qu’elle aimait. Pour un peu, j’aurais
jonché de lis, de jasmins et de roses le sable de l’avenue qui devait
la conduire à ma porte; mais c’était dans mon cœur que se donnait la
véritable fête. J’allais rentrer en possession de ma jeune et belle
maîtresse; j’allais retrouver les joies que j’avais goûtées sous le
ciel d’Italie. Tous mes sens étaient ravis. Les oiseaux chantaient
dans mon petit jardin, le soleil inondait ma chambre, et avec l’air
frais du matin, chargé des senteurs de l’héliotrope et du réséda, je
humais à pleine poitrine l’amour, le bonheur et la vie. Cependant
les heures s’écoulaient, la journée touchait à sa fin, et Valentine
n’avait point paru. La nuit tomba, je vis les étoiles s’allumer une
à une, j’entendis les bruits de la ville décroître et se perdre
au loin: j’attendais encore Valentine. J’eus le pressentiment de
quelque catastrophe. Je ne me couchai pas. J’attendis encore toute la
matinée. Dévoré d’inquiétude, je sortis pour me rendre chez elle. A
mesure que je m’enfonçais dans la rue de Courcelles, mes appréhensions
redoublaient. J’arrive enfin: toutes les portes, toutes les persiennes,
tous les volets étaient fermés. J’avais collé mon front aux barreaux
de la grille: la cour était silencieuse et déserte. On eût dit que
la vie s’était tout à coup retirée de cette demeure habituellement
si bruyante. Je sonnai: rien ne bougea, pas une âme ne répondit. Je
restais immobile, me demandant si je rêvais, quand je sentis une main
familière qui s’appuyait sur mon épaule: je me retournai et reconnus
un de nos auteurs comiques les plus en renom que j’avais rencontré
maintes fois dans le monde.--Veniez-vous faire vos adieux? me dit-il.
Dans ce cas, mon bon, vous n’êtes guère en retard que de vingt-quatre
heures: ils sont partis hier au matin.

--Partis! m’écriai-je; de qui parlez-vous?

--Du comte et de la comtesse, parbleu!

--Et vous dites qu’ils sont partis?

--En compagnie du marquis de S..., qui les emmène avec lui dans sa
nouvelle résidence; mais, mon cher, d’où sortez-vous? Il n’est bruit
que de cela, on ne parle pas d’autre chose.

--Si l’on ne parle pas d’autre chose et s’il n’est bruit que de cela,
je crois pouvoir sans indiscrétion vous prier de me mettre dans la
confidence.

--Comment donc! reprit-il, deux mots y suffiront. Tout là-dedans allait
à la diable. On y brûlait depuis longtemps la chandelle par les deux
bouts, si bien que les deux bouts avaient fini par se rejoindre. La
petite comtesse était aux abois: deux cent mille francs d’arriéré, sans
compter le courant, c’est dur! De quoi s’est avisé le satané marquis?
Il connaissait la place, il en avait surpris les côtés faibles. Le
vieux renard attendait son heure: il l’a saisie. Il a payé la dette
de madame, et s’est fait attacher monsieur en qualité de premier
secrétaire. Si vous aviez besoin de quelques explications...

--Grand merci! lui dis-je; j’ai compris de reste. Voilà, Monsieur, une
comédie toute faite.

--Vieux habits, vieux galons! Le sujet n’est pas précisément nouveau.

--Si pourtant, ajoutai-je, vous vous décidez un jour à le traiter, je
pourrai vous fournir un dénoûment qui le rajeunirait peut-être.

Nous nous quittâmes là-dessus. Je marchai longtemps au hasard dans
un état d’hébétement complet. Quand je repris mes sens, ma jeunesse
était morte, un homme nouveau venait de naître en moi. C’est tout. Que
pensez-vous de ma petite histoire?

--Voilà, m’écriai-je, une abominable aventure; mais franchement je n’y
vois rien qui justifie votre métamorphose. Parce qu’on a eu le malheur
de rencontrer sur son chemin une créature perverse ou pervertie...

--Eh! non, Monsieur, eh! non, reprit-il avec l’accent d’une douce
insistance, vous êtes dans l’erreur, madame de R... n’était pas une
créature perverse ou pervertie; c’était tout simplement un produit
naturel, quoiqu’un peu raffiné peut-être, de notre civilisation.
Pourquoi lui jeter la pierre? Inoffensive autant que nulle, ni fausse,
ni rusée, ni perfide, aussi incapable d’un sentiment profond que d’une
pensée sérieuse, sans notion exacte du bien et du mal, elle était
naïvement et sincèrement ce que la société l’avait faite. Vous auriez
tort de voir en elle une exception. Le règne des femmes est fini. Au
lieu de pousser l’homme aux grandes choses, elles ne lui demandent plus
que l’entretien de leurs vanités. Les besoins d’argent ont étouffé les
besoins du cœur. L’amour qui autrefois enfantait des prodiges acquitte
aujourd’hui des factures. Il n’y a plus de femmes.

--Vous vous trompez, lui répliquai-je. Il y a chez nous des mères, des
sœurs, des amies, des épouses, qui, tous les jours et à toute heure,
accomplissent dans l’ombre des miracles de bonté, de dévouement et de
charité. Il y en a dans tous les rangs, depuis le plus humble jusqu’au
plus élevé. Quoi! parce que vous avez eu la simplicité de prendre une
poupée pour une femme, il faut que toutes les femmes servent d’excuse
à votre aveuglement! Vous insultez à tous nos respects, à toutes nos
vénérations! La société est moins malade que vous ne voulez bien
le dire, mais vous, Monsieur, vous l’êtes encore plus que je ne le
craignais. Pourquoi n’êtes-vous pas retourné dans votre famille? Vous
aviez jeté vers elle un cri de détresse et de désespoir, elle vous
rappelait, elle vous attendait.

Jean secoua la tête.--Il était trop tard, Monsieur. Je vous dois un
dernier aveu. Depuis mon séjour à Bade, la fièvre du jeu ne m’avait pas
quitté: à mon insu, pour racheter madame de R..., j’avais vendu mon âme
au diable. Qu’aurais-je fait parmi les miens? Je n’avais plus le goût
des émotions paisibles: je serais bientôt mort de chagrin. Vivons et
jouissons, après nous le déluge! Voici l’heure de la bourse, et à mon
grand regret je suis forcé de vous laisser.

--Encore un mot, lui dis-je en me levant, et vous irez à vos affaires.
Jusqu’à présent, tout vous a réussi, mais vous ne vous flattez pas
d’avoir enchaîné la fortune. Autrement vous joueriez à coup sûr, et où
seraient l’honneur, la probité? Vivons et jouissons, c’est très-joli,
cela. Que ferez-vous le jour où la fortune vous trahira? Car il
viendra, ce jour, n’en doutez pas.

--Qu’il vienne, je suis prêt.

--Vous vous tuerez, lui dis-je.

Il ne répondit pas.--Et Dieu?... Et votre mère?

Après un moment d’hésitation, Jean me tendit sa main: je la pris.--Vous
êtes bien déchu, mon enfant! Je m’explique la douleur de votre famille;
je la comprends et je la partage. Eh bien! même à cette heure je ne
veux pas désespérer de vous.--Il sourit tristement, et je le quittai.

A quelques jours de là, j’écrivais à madame de Thommeray, et, tout
en m’appliquant à ménager son cœur, je lui rendais compte de mon
entrevue avec Jean. Je ne cherchai pas à le revoir; d’autres pensées me
préoccupaient. La guerre venait d’éclater. Déjà l’ennemi marchait sur
Paris: le monde était rempli du bruit de nos désastres.

       *       *       *       *       *

Qui n’a pas vu Paris pendant les derniers jours qui précédèrent
l’investissement ne saurait se faire une idée de la physionomie qu’il
présentait alors. A la confusion, au désarroi, à l’effarement qu’avait
jetés dans les esprits la nouvelle de nos défaites, succédaient les
mâles pensées et les fermes résolutions. On se tenait prêt pour les
grands sacrifices; un courant d’héroïsme avait traversé tous les
cœurs. Déjà les hommes veillaient sur les remparts. Les squares, les
jardins publics étaient transformés en parcs d’artillerie, les places
en champs de manœuvres où les citoyens devenus soldats s’exerçaient au
maniement du fusil, toutes les classes mêlées et confondues ne formant
qu’une âme, l’âme de la patrie. Les tambours battaient et les clairons
sonnaient sur les berges du fleuve. Canons et mitrailleuses, traînés
sur leurs affûts, ébranlaient les quais et les boulevards. Armées de
leur tonnerre, les canonnières sillonnaient la Seine. Les débris de nos
régiments mutilés apportaient au service de la défense le dernier sang
de la France guerrière. Des bataillons de marins traversaient la ville
pour aller occuper les forts; les gardes mobiles des départements,
accourus du fond de leurs provinces, bivouaquaient çà et là sous des
tentes improvisées. A côté de ces spectacles fortifiants, il y en avait
d’autres d’une réalité navrante et qui marquaient à toute heure les
progrès de l’invasion. Refoulées sur la capitale par l’approche des
armées ennemies, les campagnes environnantes se réfugiaient dans son
enceinte. Ce n’était partout que longues files de voitures chargées de
meubles et d’ustensiles de ménage enlevés précipitamment. J’ai vu de
pauvres gens attelés eux-mêmes à la charrette qui portait toute leur
richesse et ne sachant pas où ils iraient coucher le soir; d’autres
poussaient devant eux les troupeaux de leurs étables. Par un des
contrastes où la nature semble se complaire, un ciel resplendissant, un
gai soleil d’automne éclairaient ces scènes désolées.

J’étais rentré depuis une semaine. En ces jours de fiévreuse attente où
personne ne tenait chez soi, je vivais dans la rue, attiré par tous les
bruits, me mêlant à tous les groupes, recueillant toutes les nouvelles.
Un matin, sur le quai Voltaire, entre le Pont-Royal et le pont des
Saints-Pères, je me trouvai face à face avec Jean.--A la bonne heure!
lui dis-je en l’abordant, vous êtes resté, c’est bien.

--Oui, je suis resté, répliqua-t-il; j’avais à liquider ma fortune.
Aujourd’hui, c’est chose faite. Toutes mes mesures sont prises: je pars
ce soir pour aller vivre à l’étranger.

--Vous partez? m’écriai-je; c’est quand votre patrie agonise que vous
songez a la quitter!

--La patrie, Monsieur! L’homme sage l’emporte partout avec lui.
Vous-même, que faites-vous ici?

--Je n’y suis pas rentré pour en sortir. Je ne vaux plus grand’chose;
mais c’est ici que j’ai connu les bons et les mauvais jours. Paris a
fait de moi le peu que je suis. Je veux m’associer à ses périls, ne
fût-ce que par ma présence. Je vivrai de ses émotions, je partagerai
ses angoisses, et, s’il doit souffrir de la faim, j’aurai l’honneur
d’en souffrir avec lui; mais vous, Jean de Thommeray, mais vous! Je
vous savais bien malade, mais je ne pensais pas que vous fussiez tombé
si bas. Le pays est envahi,--et vous, jeune homme, au lieu de sauter
sur un fusil, vous vous jetez sur votre portefeuille! La fortune
de la France est près de sombrer, et vous n’avez d’autre souci que
de réaliser votre avoir! Demain l’ennemi sera à nos portes, et vous
bouclez votre valise, vous vous enfuyez lâchement! Ce n’était pas assez
d’avoir plongé votre famille dans le deuil et le désespoir: vous lui
infligez cette honte!

Une vive rougeur lui monta au front, un éclair brilla dans ses
yeux.--Pardon, Monsieur, pardon! Voilà de bien grands mots, ce me
semble. Vous êtes trop jeune, et moi trop vieux, pour que nous
puissions nous entendre. Je ne m’enfuis pas, je m’en vais. Ce qui se
passe n’est pas fait pour me retenir. Paris ne m’intéresse point. Qu’il
soit châtié, ce n’est que justice. Quant à ma famille, elle est à
l’abri des tracas de la guerre, et je ne vois pas pourquoi il me serait
interdit d’aller chercher pour mon propre compte, soit à Bruxelles,
soit à Londres, soit à Florence, la paix et la sécurité dont ils
continueront de jouir en Bretagne.

Je sentais mon cœur submergé de dégoût. J’allais m’éloigner quand tout
à coup Jean tressaillit.--Écoutez! dit-il.--Je prêtai l’oreille et
j’entendis une musique étrange, dont les accents, vagues d’abord et
presque indistincts, grandissaient et semblaient se diriger vers nous.
Je regardais en même temps que j’écoutais: j’aperçus à la hauteur du
pont de Solférino une masse confuse et qui s’avançait en chantant.
C’était un chant lent et grave, d’un caractère presque religieux, et
qui n’avait rien de commun avec les éclats de voix auxquels nous
étions habitués. Jean s’était accoudé sur le parapet. Je l’observais,
il était très-pâle. Cependant la masse de moins en moins confuse se
rapprochait de plus en plus. Je reconnus enfin un chant de la Bretagne
et le son du biniou: les gardes mobiles du Finistère faisaient leur
entrée dans Paris. L’hermine au képi, vêtus de toile grise, le bissac
de toile grise au dos, ils s’avançaient d’un pas net et ferme,
marchant par pelotons et occupant le quai dans toute sa largeur. En
tête, à cheval, le chef de bataillon; derrière lui, l’aumônier et
deux capitaines. La tête de colonne n’était plus qu’à quelques pas
de nous. A mon tour, j’avais tressailli. Je regardai Jean: sa main
s’abattit sur la mienne.--Mon père!... mes deux frères! dit-il d’une
voix sourde.--Et Jean vit passer devant lui, sous leurs formes les
plus saisissantes, les éternelles vérités qu’il avait si longtemps
méconnues: Dieu, la patrie, le devoir, la famille. Tout le cortége de
ses années honnêtes défilait sous ses yeux en chantant. Je portai le
dernier coup. A l’un des balcons du quai, je venais d’apercevoir sa
mère.--Malheureux! m’écriai-je, vous disiez qu’il n’y avait plus de
femmes. Tenez, en voici une, la reconnaissez-vous?--Madame de Thommeray
agitait son mouchoir, le chant breton redoublait de ferveur, et le chef
de bataillon, avec la courtoisie d’un vieux gentilhomme, s’inclinait
sur son cheval et la saluait de son épée. Muet, immobile, l’œil morne
et la paupière aride, Jean paraissait changé en pierre: je le laissai à
la merci de Dieu.

Le lendemain, dans la cour du Louvre, le commandant de Thommeray
assistait à l’appel de son bataillon. L’appel terminé, il passait
devant les rangs, lorsqu’un mobile en sortit et lui dit:--Commandant,
on a oublié d’appeler un de vos hommes.

--Comment vous nommez-vous?

--Je m’appelle Jean, répondit le mobile en baissant les yeux.

--Qui êtes-vous?

--Un homme qui a mal vécu.

--Que voulez-vous?

--Bien mourir.

--Êtes-vous riche ou pauvre?

--Hier encore je possédais une richesse mal acquise: je m’en suis
dépouillé volontairement. Il ne me reste que mon fusil et mon bissac.

--C’est bon!--Et d’un geste il le fit rentrer dans les rangs.

Il y eut un long silence. Le commandant était venu se placer devant le
front du bataillon.--Jean de Thommeray! cria-t-il.

Une voix mâle répondit:--Présent!

    1873.



                                  LE

                            COLONEL EVRARD



A. M. AUGUSTE BRUN


Mon ami,

C’est chez vous, au Grand-Saconnex, que m’est venue la pensée d’écrire
ces quelques pages. Permettez-moi de vous les adresser en souvenir des
jours heureux que j’ai passés sous votre toit.

    JULES SANDEAU.



                           LE COLONEL EVRARD


C’était un homme doux, silencieux, un peu triste, intrépide au feu,
rêveur sous la tente. Bien que la nature et l’éducation ne l’eussent
pas préparé à la vie des armes, il s’était engagé à vingt-cinq ans dans
un des corps permanents de l’armée d’Afrique. Il avait vu se briser en
un jour l’espoir de sa jeunesse, s’évanouir à jamais tout un avenir
de félicité, et, se sentant seul pour la première fois, s’était jeté
dans l’armée comme dans un cloître. Il y avait vingt ans de cela.
Durant ces vingt années, il avait gagné pied à pied tous ses grades,
sans autre protection que celle du devoir accompli. L’armée offre en
effet plus d’un rapport avec le cloître. Elle bride les passions, elle
règle les âmes; c’est un refuge ouvert à bien des douleurs et à bien
des mécomptes qui n’ont plus celui de la foi. Il n’avait pas tardé
à se retremper dans ce milieu âpre et salubre; un prompt apaisement
s’était fait en lui. Toutefois il demeurait fidèle à ses regrets, et
le souvenir du bonheur perdu lui semblait préférable au bonheur qu’il
aurait pu trouver, qu’il n’avait pas cherché. Tel était le colonel
Evrard. On s’étonnera peut-être que des sentiments si romanesques
aillent se loger dans les camps: je serais encore plus surpris de les
rencontrer dans le monde. Il n’avait pas revu la France depuis qu’il
l’avait quittée. Avant de la quitter, il avait vendu son petit champ,
réalisé son modeste avoir. Toute son ambition désormais était qu’on le
laissât vieillir sous le beau ciel dont la sérénité était descendue peu
à peu dans son cœur. Il aimait le métier qui l’avait sauvé de lui-même.
Enfin il s’était pris d’une affection presque filiale pour cette terre
qui devient si vite la patrie de ses hôtes: de loin, elle paraissait un
exil, et l’exil commence le jour où l’on est forcé de s’en arracher.
L’an dernier cependant, au début de l’été, il s’embarquait pour se
rendre à Marseille. Un de ses frères d’armes, celui de tous qu’il
chérissait le plus, un de ces héros inconnus qui disparaissent dans
la fumée des champs de bataille sans avoir dit leur nom à la gloire,
était tombé, mortellement atteint, en poursuivant les tribus révoltées,
et, près d’expirer, l’avait institué son légataire universel. Il lui
léguait sa mère et sa sœur, qui vivaient étroitement à Paris, et que
sa mort devait plonger dans un état voisin de la détresse. C’était
le testament d’Eudamidas: le colonel l’avait accepté purement et
simplement. Son régiment n’était pas en expédition: il prit un congé et
partit sur-le-champ pour aller recueillir une succession que personne
ne songeait à lui disputer.

En moins d’un mois, grâce à l’activité de ses démarches, grâce
aussi, car il faut bien dire ce qu’il ne disait pas, à sa propre
libéralité, il eut assuré aux deux pauvres femmes une destinée à peu
près convenable, à l’abri du besoin. Sa tâche terminée, il avait
encore devant lui quelques semaines de loisir et d’indépendance; il ne
sut plus que faire. Paris embelli, transfiguré comme par la baguette
des fées, le touchait à peine. En présence des merveilles d’une
civilisation dont une longue absence l’avait presque déshabitué, il
éprouvait déjà les atteintes de la nostalgie. Il regrettait sa vie
large et simple au sein des grands espaces, ses nuits resplendissantes,
ses soleils brûlants, ses steppes embrasés. Il résolut d’abréger le
temps de son congé; mais, avant de retourner en Afrique, cédant au
besoin d’émotions qui ne meurt jamais dans le cœur de l’homme, il
voulut revoir le coin de terre où il était né, dire un dernier adieu
aux lieux qu’il avait tant aimés.

Un pèlerinage au pays d’où l’on est sorti jeune encore, et qu’on
n’a pas revu depuis, est en général une des plus aigres déceptions
auxquelles on puisse s’exposer. Il semble qu’on va retrouver dans
leur fraîcheur les impressions du matin de la vie. On arrive: tout
est morne et décoloré. Les fantômes souriants se sont transformés en
spectres désolés. On ne remue, on ne soulève que des cendres. La nature
elle-même a perdu les grâces qui la décoraient. Est-ce là le sentier
si cher autrefois à nos rêveries? Est-ce là le coteau parcouru dans le
trouble des premiers espoirs? Est-ce là le bois qui nous prêtait son
ombre et son mystère? Hélas! il n’y a que nous de changés, et ce retour
sur lequel nous avions compté pour ressaisir un instant la jeunesse
n’aura servi qu’à nous convaincre de l’appauvrissement de notre être.
Il n’en fut pas ainsi pour Evrard. Ce soldat était resté jeune. Rien
n’est bon pour la santé de l’âme comme une douleur qui se respecte;
rien n’est sain comme de s’ensevelir de bonne heure dans le regret
d’un unique amour. En touchant la terre natale, il lui fut donné de
ressentir dans leur ivresse amère les émotions qu’il venait y chercher.
C’était un assez pauvre endroit, un des coins les plus ignorés du
centre de la France. Il revit, il reconnut tout avec des transports
attendris, la place où il jouait tout enfant, le jardin où plus tard il
lisait la Bible et Homère, les rues dont il avait été si longtemps le
bruit et la fête, l’église dont sa mère dès ses premiers pas lui avait
appris le chemin. Il y avait au bas de la côte, à l’entrée du vallon,
un sentier qu’il évitait pendant le jour, où il se glissait furtivement
après la tombée de la nuit. Qui l’eût suivi aurait pu le voir rôdant
comme un malfaiteur autour d’un enclos, tantôt le front collé contre
la grille, tantôt assis près du seuil la tête entre ses mains. Tant
d’années écoulées avaient fait de lui un étranger dans la contrée:
il ne frappa à aucune porte, et ne renoua de relations qu’avec les
haies et les vieux murs. Il vécut seul et tout entier dans l’évocation
du passé. Au bout de quelques jours il se disposait à partir: une
rencontre imprévue le retint et fut cause qu’il demeura bien au delà de
son congé.

Il errait à travers champs et parcourait les solitudes qu’il n’avait
pas encore explorées depuis son retour, quand il s’arrêta devant une
habitation qui rappelait par certains aspects les fermes de Normandie.
Ouverte à deux battants, la porte d’une vaste cour plantée comme un
verger laissait voir au fond le principal corps de logis, et de chaque
côté les bâtiments d’exploitation rurale, à demi cachés par des massifs
de fleurs et de verdure. Tout cela, sous un soleil clair, au milieu
d’un site riant, respirait une vie occupée, abondante et facile, avec
une recherche dans l’aisance que n’ont pas les plus riches fermes
normandes. Quoique cette demeure ne ressemblât guère à ce qu’elle était
autrefois, Evrard cependant la reconnut presque aussitôt: c’était la
ferme des Aubiers, et en même temps il retrouva dans sa mémoire un des
épisodes les plus gais, les plus charmants de sa jeunesse. Après toute
une semaine donnée à l’élégie, ce souvenir éclata dans son cœur comme
une vive sérénade.

Il avait vingt ans. Il était en chasse et battait la lande et le
chaume par un de ces jolis matins qui semblent faits pour la vingtième
année. Il allait tête haute, humant l’air, fier et léger sous son
carnier déjà gonflé de poil et de plume. Comme il passait devant
les Aubiers, la ferme était toute rustique alors, il s’était arrêté
pour jouir du coup d’œil qu’offrait en ce moment l’intérieur de la
cour. Il y avait là, rangés sur deux files, une douzaine de couples
villageois, les hommes en habits de fête, les femmes dans tous leurs
atours. Evrard avait pensé d’abord qu’il s’agissait d’une noce; mais,
en y regardant de plus près, il comprit que la noce remontait au moins
à neuf mois: en effet, il était question d’un baptême. Le cortége,
pour se mettre en marche, n’attendait plus que le parrain. Or, ce
n’était pas un parrain de peu que le parrain qu’on attendait: c’était
le baron Tancrède-Achille-Hector-Landry de Champignolles, la fleur
des hobereaux du pays. Oui, le baron de Champignolles lui-même, avec
la bonté familière dont ses ancêtres avaient usé de tout temps avec
leurs vassaux, consentait à tenir sur les fonts baptismaux le fils de
Sylvain Cordöan, son fermier, et, afin que l’honneur fût complet, il
avait daigné accepter pour commère une simple pâquerette des prés,
la tante du nouveau-né. Cependant il y avait bien deux heures qu’on
attendait sur pied; le curé avait déjà dépêché par trois fois son
bedeau à la ferme, et une sourde inquiétude commençait à s’emparer de
l’assistance, lorsqu’une estafette se précipita dans la cour, au milieu
d’un désarroi général que sa face effarée ne justifiait que trop. La
nouvelle qu’elle apportait n’était pas faite pour calmer les esprits:
la veille au soir, on avait ramené de la ville M. le baron ivre-mort,
et quand on était entré le matin dans sa chambre, M. le baron n’était
plus ivre, mais il était tout à fait mort. Plus de baron! les rangs
s’étaient rompus, la commère trempait de ses larmes les longs rubans
de son corsage, maître Cordöan s’arrachait les cheveux; la nourrice,
qui avait compté sur la magnificence d’un parrain si huppé, jetait des
cris perçants, et, réveillé par ce vacarme, le poupon, comme s’il eût
compris qu’il était condamné à ne s’appeler ni Tancrède, ni Achille,
ni Hector, ni même Landry, poussait sous ses langes des vagissements
lamentables. Et que faire? Où chercher, où prendre un parrain de
rechange? Le temps pressait, il n’y avait plus une minute à perdre.
M. le curé, qui n’avait pas déjeuné, se fâchait tout rouge; le bedeau
courroucé parlait des foudres de l’Église. Les choses en étaient là
quand le jeune homme qui, du pas de la porte, avait assisté à toute
cette scène, s’avança comme un dieu sauveur, comme un parrain tombé du
ciel.--Je ne suis pas baron, dit-il au fermier; mon père s’appelait
Evrard, saint Paul est mon patron. Sans être un saint comme lui, je
passe pour un assez bon diable, et je réponds qu’en grandissant mon
filleul aurait en moi un parrain dévoué et un brave ami. Si je vous
agrée, touchez-là.--Et il tendait sa main à Cordöan qui, on peut le
croire, ne se fit pas prier pour la serrer entre les siennes. Il avait
si bon air dans son vêtement de velours, sous son chapeau de feutre
gris, avec sa cravate nouée négligemment, toute sa personne respirait
tant de franchise et de loyauté, tant de belle humeur et de bonne
grâce, qu’avant même qu’il eût parlé il avait gagné tous les cœurs. On
devine sans peine quel succès obtint son petit discours. Les rangs se
reformèrent aux cris de vive M. Paul! et, quelques instants après, le
cortége, nourrice et poupon en tête, s’acheminait enfin le longs des
haies vers l’église de la commune. On songeait au baron tout autant que
s’il n’eût jamais existé; la commère ne se sentait pas d’aise en se
voyant au bras de ce jeune et gentil cavalier. La cérémonie achevée,
on revint aux Aubiers, d’où s’exhalaient des odeurs de gala qui ne
gâtaient rien aux senteurs de l’automne. Evrard avait pensé à tout; il
avait vidé son carnier dans le tablier de la servante, envoyé quérir
à la ville dragées, friandises et vieux vins. Le gai repas sous les
ormeaux! Et, comme on se levait de table, alors qu’on devait supposer
la fête terminée, voici toute la jeunesse du village qui fait irruption
dans la cour, aux sons des vielles et des cornemuses, au bruit des
détonations qui retentissent en signes de réjouissance, et bourrées de
se mettre en branle: c’était encore une surprise ménagée par le jeune
parrain. La lune était haut dans le ciel quand Paul prit congé de ses
hôtes: il s’en alla comblé de bénédictions, rentra chez lui le cœur
content, et put se dire, en s’endormant, qu’il n’avait pas perdu sa
journée.

Cinq ans après, il partait pour l’Afrique. Pendant ces cinq années,
il était retourné souvent à la ferme, où on l’adorait, c’est le mot.
Le fait est que tout avait prospéré dans cette demeure depuis le jour
où il y était entré pour la première fois; il semble que la jeunesse
porte partout le bonheur avec elle. Intelligent, actif, entreprenant,
maître Cordöan était en passe de devenir un des riches cultivateurs de
la contrée. Il avait un moulin au bord de la rivière; déjà les Aubiers
lui appartenaient. Le petit Paul poussait à vue d’œil, et, comme son
parrain n’arrivait jamais que les poches bourrées de gimblettes, il
s’était pris pour lui d’une tendresse passionnée. Lorsque Evrard,
à la veille de son départ, était venu pour dire adieu, le fermier
et sa femme l’avaient embrassé en pleurant, et le petit s’était si
bien cramponné à ses jambes, qu’on avait eu beaucoup de peine à l’en
détacher.

Il en est des premières impressions de la jeunesse comme des
enchantements de l’aube: elles sont de courte durée. Evrard n’avait
pas complétement oublié les Cordöan, mais ces souvenirs, refroidis
peu à peu, s’étaient engourdis au fond de sa mémoire; l’air natal
ne les avait pas ranimés, et ce fut seulement à la vue d’une ferme
isolée au bord du chemin qu’il les sentit se réveiller et revivre
dans leur grâce et dans leur fraîcheur. Ainsi parfois il suffit du
parfum d’une fleur, d’un jeu de la lumière, d’un accent de la brise,
pour évoquer en nous tout un monde enseveli. Certes un filleul qu’on
a laissé presque au berceau, et qu’on n’a pas revu depuis vingt ans
ne saurait vous tenir aux entrailles par des racines bien profondes.
Toutefois, en se rappelant les témoignages d’affection et de gratitude
qu’il avait reçus sous ce toit, Evrard n’avait pu se défendre d’un
mouvement de confusion. Que s’était-il passé là pendant son absence?
Qu’étaient devenus les hôtes qui l’avaient si tendrement aimé? Bien
que ce fût s’y prendre un peu tard, il voulut en avoir le cœur net.
Il traversa la cour déserte et entra dans le corps de logis. Après
avoir frappé inutilement à deux ou trois portes, il en ouvrit une,
et ne fut pas médiocrement surpris en pénétrant dans une vaste
pièce dont l’ameublement et la décoration n’auraient pas déparé le
salon d’un château. C’était bien aussi un salon, mais qui servait
en même temps d’atelier et de cabinet de travail. Ici un chevalet
supportant un paysage ébauché, là une table chargée d’esquisses et
de dessins, de brochures et de journaux; sur les meubles, dans les
encoignures, des bronzes et des objets d’art; aux lambris, des tableaux
et des panoplies; partout des livres richement reliés. Évidemment
l’habitation avait changé de maîtres. Il allait se retirer lorsque
soudain l’étonnement chez lui fit place à la stupeur: son regard
venait de s’arrêter sur un portrait représentant un officier en tenue
de campagne, et il se reconnaissait dans cette peinture, c’était son
portrait. Evrard pensait rêver: il n’avait de sa vie posé devant un
peintre. Et pourtant c’étaient bien ses traits, c’était sa mâle figure
bronzée par le hâle africain, c’était l’uniforme de son régiment,
c’était lui enfin, c’était lui tout entier. L’entrée d’un grand et
beau jeune homme en costume de chasse le tira brusquement de la
contemplation où il était plongé. Le colonel fit vers lui quelques pas;
mais, comme il ouvrait la bouche pour s’excuser et pour expliquer sa
présence, le jeune homme lui sauta au cou en s’écriant: Vous voici, mon
parrain! et il le serrait dans ses bras.

Quelques instants après, Evrard était au courant des révolutions
accomplies à la ferme depuis son départ. Sylvain Cordöan, quoique
honnête homme, avait réussi dans toutes ses entreprises: à force
de s’arrondir, il était devenu naturellement un gros personnage.
Paul avait été élevé en fils de famille; ses études achevées, il
avait fait son droit. Maître à vingt et un ans de sa destinée et de
son patrimoine, que représentaient vingt mille livres de rente en
biens-fonds, il avait continué de vivre à Paris, voyant un peu le
monde, passant en revue toutes les carrières et n’en trouvant aucune
à son gré; tour à tour attiré par les lettres et par les arts, et ne
sachant à quoi se résoudre. Il s’était dit enfin que sa place était
dans son domaine, et depuis plus d’un an il vivait aux Aubiers,
cultivant ses champs et rendant à la terre ce qu’elle lui donnait. Les
lettres et les arts, qui l’avaient suivi dans sa retraite, étaient le
délassement de ses travaux et le plus doux de ses loisirs.

--Et maintenant, dit le colonel, chez qui la curiosité n’était pas
encore pleinement satisfaite, comment se fait-il qu’en me voyant tu
aies deviné que j’étais ton parrain?

--Je vous ai reconnu, répondit Paul; grâce à la ressemblance du
portrait que voici, ce n’était pas bien difficile.

--Mais ce portrait, puisque décidément c’est le mien, qui l’a fait?
d’où vient-il?

--Après l’affaire où vous aviez gagné vos épaulettes de capitaine, tous
les journaux illustrés de Paris ont publié votre portrait encadré dans
le récit de votre beau fait d’armes. Je les avais recueillis, je les
gardais comme des reliques: dès que j’ai su manier la brosse, je m’en
suis inspiré pour peindre votre image, et il me semble que je n’ai pas
trop mal réussi.

--Je n’étais donc pas oublié ici? On t’avait donc parlé de moi?

--Oublié, vous, oublié aux Aubiers! J’ai été élevé dans le culte de
votre souvenir. Ma mère ne me parlait de vous qu’avec amour, vous étiez
resté son idole. Mon père ne se lassait pas de répéter que le bonheur
était entré en même temps que vous dans sa maison; c’est à vous qu’il
rapportait toutes nos prospérités. Oublié, mon parrain! Vous n’avez pas
été un seul jour absent de nos cœurs. Le soir, à la veillée, votre nom
revenait dans tous les entretiens. Nous avions pour voisin de campagne
un ancien officier en retraite qui recevait _le Moniteur de l’armée_;
nous vous avons suivi pas à pas; il n’est aucune de vos promotions que
nous n’ayons fêtée en famille. Au collége, vous étiez mon héros. Que
de fois j’ai voulu vous écrire! Combien de lettres commencées et que je
n’achevais pas! Vous n’aviez jamais donné de vos nouvelles. Je n’étais
qu’un enfant quand vous m’aviez quitté, et je me disais que quelques
mois avaient suffi pour m’effacer de votre vie. Je me trompais donc,
puisque après tant d’années vous avez retrouvé le chemin de la ferme;
je me trompais, puisque vous voici, puisque je tiens vos mains dans les
miennes.

Tout cela était bien doux sans doute; mais Evrard ne laissait pas d’en
être un peu troublé. Qu’avait-il fait pour mériter un souvenir si
constant, un attachement si fidèle? Il avait dit, le jour du baptême,
que son filleul, en grandissant, aurait en lui un ami, et c’était le
filleul qui avait pris le rôle du parrain et tenu ses engagements.
Les dons heureux, les qualités aimables ou sérieuses qu’il découvrait
chez ce jeune homme ajoutaient encore à ses regrets, je dirais presque
à ses remords: il s’accusait d’ingratitude et ne prévoyait pas qu’il
s’acquitterait en un jour. Il devait partir le lendemain, et n’avait
que quelques heures à passer aux Aubiers: il les employa à visiter
l’habitation et le domaine, où tout était nouveau pour lui. Du côté de
la cour, avec son toit de tuiles moussues et ses palissades de rosiers
grimpants, l’habitation avait encore quelque chose d’agreste qui
rappelait son origine. Vue du jardin, avec les deux pavillons en retour
élevés récemment, elle avait l’air d’un petit castel. A l’intérieur,
il ne restait plus trace de la ferme, sinon quelques vieux meubles
conservés par piété filiale. Tout s’y ressentait d’un goût délicat,
tout y témoignait d’une existence élégante et simple à la fois. Le
domaine était florissant, la terre en plein rapport, le paysan bien
traité, sainement abrité, car Paul tenait à grand honneur d’améliorer
autour de lui la condition d’où il était sorti. A l’exemple de presque
tous les hommes supérieurs qui ont fait la guerre en Afrique, Evrard
réunissait en lui un soldat et un agriculteur: il ouvrit plus d’un
bon avis. L’agriculture n’était pas d’ailleurs l’unique sujet de leur
conversation. Ils s’entretenaient de mille choses, ainsi qu’il arrive
entre amis qui, n’ayant que peu de temps à demeurer ensemble, se hâtent
d’épancher leurs sentiments et de se communiquer leurs pensées. Paul
reconnaissait dans son parrain l’homme qu’il avait appris à chérir,
tandis qu’Evrard retrouvait dans son filleul l’image de sa jeunesse.

Le soir était venu. Ils avaient dîné, et ils étaient encore à table,
assis en face l’un de l’autre et causant. Le soleil avait disparu, le
couchant s’éteignait; la lune, ronde et resplendissante, montait dans
le ciel à l’autre bout de l’horizon. Le moment des adieux approchait.
Paul était triste, Evrard lui-même paraissait ému. Ce n’est pas le
temps qui crée les amitiés; les plus soudaines sont souvent les
meilleures et les plus durables.

--Voilà une bonne journée que je n’oublierai pas, dit Evrard. Je pars
avec le regret de te quitter si tôt, mais content de toi, mon cher
Paul. Tes parents étaient d’excellentes âmes, et je te tiens pour leur
digne fils. En te décidant à vivre sur ton domaine, tu as montré
un bon sens bien rare, une modestie bien touchante; c’est ainsi que
devraient en user tous ceux que la terre a comblés de ses dons. La
terre ne demande pas seulement des bras pour la servir; elle a besoin
aussi, elle a besoin surtout de cœurs fidèles et reconnaissants.
Laisse-moi maintenant te donner un dernier conseil. L’homme n’est
pas fait pour vivre seul, le bonheur n’a de prix qu’à la condition
d’être partagé. Puisque tu te sens les passions assez modérées pour
t’accommoder d’une existence égale, simple et laborieuse, il faut
te marier, il faut, sans trop attendre, chercher dans la famille le
complément de ta destinée. Dieu bénit rarement une maison sans femme
et sans enfants, et le travail même, sans l’amour et le dévouement,
compte à ses yeux pour peu de chose. Marie-toi, mon ami; cherche une
brave créature qui soit la joie de ton foyer, une fille honnête et
modeste, unissant la grâce et la bonté, une compagne enfin...

Il n’acheva pas. Paul avait caché sa figure dans ses mains, et des
sanglots à grand’peine étouffés gonflaient et soulevaient sa poitrine.
Jusque-là, maître de lui-même, il avait offert à son hôte un visage
heureux et souriant; mais Evrard, sans s’en douter, venait d’appuyer
sur une blessure encore saignante, et le pauvre enfant, vaincu par
la douleur, épuisé déjà par toute une journée de contrainte, s’était
oublié et trahi. A ce spectacle inattendu, le colonel s’était levé. Il
avait pris Paul entre ses bras, et il l’interrogeait avec la tendresse
d’un père.

--Qu’as-tu? J’aurai touché, sans le savoir, à quelque point douloureux
de ton cœur. Tu as donc du chagrin?... Pourquoi ne m’en as-tu rien dit?
Parle, que dois-je faire? Je peux disposer de quelques jours encore;
veux-tu que je les passe avec toi? Ma présence ne te guérira pas; elle
te soulagera peut-être.

--Non, non, partez! s’écria Paul ne se contenant plus. Partez, mais
emmenez-moi avec vous! Arrachez-moi d’ici, ne m’abandonnez pas à
moi-même, ne me laissez pas mourir de tristesse et de désespoir!

--Calme-toi, dit Evrard, qui lui tenait la tête dans ses mains et
la pressait contre sa poitrine. Ce que tu souffres, d’autres l’ont
souffert avant toi. Commence par me confier ta peine, et nous
déciderons après si tu dois partir ou rester.

--Oui, mon ami, oui, je vous dirai tout.

Et, après s’être apaisé et recueilli, Paul commença le récit suivant:

       *       *       *       *       *

J’avais quitté Paris et j’étais rentré chez moi sans me douter qu’il y
eût à cela de la philosophie. Jamais sacrifice ne coûta moins d’efforts
et ne fut accompli plus simplement que celui-là. On a dit, parmi mes
amis et mes connaissances, que le dépit, la vanité blessée, peut-être
aussi une passion déçue, m’avaient jeté dans la retraite; il n’en était
absolument rien. Je comprenais que la médiocrité dans les lettres ou
dans les arts est la pire des conditions. Je m’étais bien examiné
moi-même, et j’avais congédié mes chimères avant qu’elles ne prissent
congé de moi. Aucune expérience précoce n’avait attristé ma jeunesse,
le peu que je savais du monde me permettait de m’en retirer sans
amertume ni regret, mon cœur était libre, et je me sentais l’esprit
sain. Si le bonheur consiste dans la paix et la sérénité de l’âme, je
pouvais m’estimer heureux. J’étais arrivé ici sur la fin d’un long
et maussade hiver; j’arrivais à peine que le printemps éclatait tout
à coup comme pour fêter mon retour et me souhaiter la bienvenue. Nos
paysages manquent en général de grandeur et de caractère, mais ils ont
au renouveau une incomparable douceur. La joie de me retrouver dans
ces campagnes au milieu des travaux et des occupations pour lesquels
j’étais né, la satisfaction de vivre selon mes goûts, l’amour du
bien, les intentions ferventes dont j’étais animé, que vous dirai-je
encore? la splendeur du ciel, la pureté de l’air, l’odeur de la terre
fraîchement parée, tout me plongeait dans une ivresse sans cesse
renaissante, et je ne désirais, je ne rêvais rien au delà.

Cependant, au bout de quelques semaines, un intérêt inattendu, et que
j’aurais été fort embarrassé de définir, s’était glissé peu à peu dans
ma vie. Tous les matins, à la même heure, je voyais passer, dans le
chemin qui côtoie les Aubiers, une jeune amazone, accompagnée d’un
vieux serviteur. Je la vois encore s’avançant entre les haies et les
vergers en fleur, avec son petit chapeau de paille d’Italie rehaussé
d’un bouquet de plumes, son corsage de cachemire bleu serré à la
taille par une ceinture de cuir, et sa jupe flottante de piqué blanc.
Elle avait dix-neuf ans au plus, et, malgré le nuage de tristesse
répandu sur son frais visage, tel était l’éclat de sa jeunesse,
qu’au milieu de la nature en fête elle semblait être elle-même un
des enchantements du printemps. Elle revenait le soir par le même
sentier, et il était rare que je ne fusse point sur le pas de ma porte
à l’heure de son passage. Je la saluais avec respect, elle inclinait
gracieusement la tête, et les choses en demeuraient là. J’étais presque
un étranger dans le pays. J’en étais sorti dès l’âge de douze ans,
et n’y étais revenu qu’à longs intervalles; j’avais oublié jusqu’au
nom de mes voisins. Sans arrière-pensée, sans y attacher la moindre
importance, uniquement par curiosité, je voulus savoir qui était
cette belle personne, et j’appris que c’était mademoiselle Marthe de
Champlieu; sa famille habitait à peu de distance de mon domaine. Elle
se rendait ainsi chaque jour au petit château des Granges, près de
mademoiselle Thérèse de La Varenne, son amie, jeune fille charmante
elle aussi, disait-on, et dont la santé, fatalement atteinte, donnait
les plus sérieuses inquiétudes. Elle restait jusqu’au soir au chevet
de sa chère malade et rentrait chez ses parents à la nuit. Je m’étais
fait, à mon insu, une habitude de la voir: j’avais fini par m’associer
aux préoccupations de son cœur. Du plus loin que je l’apercevais,
j’interrogeais avec anxiété son attitude et sa physionomie, je
m’attristais ou me réjouissais selon qu’elle paraissait plus ou moins
triste que la veille. A la longue, une espèce d’entente silencieuse
s’était établie entre nous. Elle avait deviné sans doute que j’étais
instruit de ses angoisses, que je les partageais, et en passant elle
me jetait dans un demi-sourire ou dans un regard de détresse le
bulletin de la journée. Il n’y avait dans tout cela rien qui ressemblât
à une aventure; eh bien! le croirez-vous? ces incidents si simples
s’étaient emparés de mon existence et la remplissaient tout entière. Je
m’intéressais à mademoiselle de la Varenne comme si je la connaissais:
je l’aurais connue que je n’eusse pas ressenti pour elle une pitié plus
tendre, une sympathie plus ardente. Je ne pensais qu’aux deux amies, je
les retrouvais jusque dans mes rêves, et, chose étrange, dans mes rêves
comme dans ma pensée, je n’arrivais jamais à les séparer l’une de
l’autre, elles étaient toujours ensemble; quand l’image de mademoiselle
de Champlieu m’apparaissait éblouissante de grâce et de fraîcheur,
presque aussitôt une figure pâle et languissante venait se placer
auprès d’elle.

Vers la fin de mai, par une tiède après-midi, je travaillais à
l’atelier pour essayer de me distraire. Depuis quelques jours,
mademoiselle Marthe n’était pas revenue des Granges, de sinistres
pressentiments m’agitaient. Tout à coup j’entendis un bruit sec,
argentin, qui éclatait à intervalles rapprochés, réguliers, et semblait
cheminer à travers les campagnes. Il y avait bien longtemps que ce
bruit n’avait frappé mon oreille, et pourtant je le reconnus: mon cœur
se serra. J’étais déjà sur la lisière du chemin, et, pendant que les
oiseaux chantaient à plein gosier dans les buissons, je voyais défiler
une longue procession d’hommes, de femmes et de jeunes filles, précédée
de deux enfants de chœur, l’un portant la croix, l’autre la sonnette,
et d’un prêtre en surplis qui marchait sous un dais, les saintes huiles
entre ses mains.

--Où donc allez-vous? demandai-je à une pauvre infirme qui venait la
dernière.

--Aux Granges, me répondit-elle.

Je m’étais joint machinalement au cortége, et après deux heures de
marche, sans que j’eusse songé à me rendre compte du sentiment qui
m’entraînait, je traversais la cour d’un manoir, je montais un escalier
de pierre, je pénétrais avec la foule dans une vaste chambre imprégnée
de vapeurs d’éther, et qu’un demi-jour éclairait à peine. Toutes les
persiennes étaient fermées, toutes les fenêtres ouvertes. La foule, en
entrant, s’était agenouillée. J’étais debout près de la porte, et à la
lueur de deux flambeaux qui brûlaient au fond de la salle, j’apercevais
un lit étroit et sans rideaux, d’une simplicité claustrale. L’oreiller
affaissé servait comme de nid à une figure d’un blanc mat. Les
paupières étaient mi-closes, les lèvres presque souriantes, les traits
d’une pureté que n’avait point altérée la souffrance, et d’une suavité,
d’une délicatesse enfantines. Les cheveux, séparés de chaque côté de
la tête, descendaient sur les couvertures en deux tresses brunes et
lourdes; les bras hors du lit, les mains jointes. Une femme, la mère,
se tenait au chevet, muette, morne, les yeux taris. Mademoiselle de
Champlieu était auprès d’elle, le visage défait et noyé de larmes.
J’assistais à cette scène comme dans un rêve, et je ne fus saisi par la
réalité qu’à la vue du prêtre qui se penchait sur la mourante. Quoi!
cette enfant allait mourir! Dieu juste, pourquoi cette rigueur? Que
vous avait-elle fait, et que pouvait avoir à réparer l’onction suprême
qu’elle allait recevoir? Quelles paroles mauvaises avaient pu sortir de
sa bouche? Quelles pensées coupables avaient pu soulever sa poitrine?
Où donc ses pauvres petits pieds avaient-ils pu la conduire? J’étais
tombé à genoux, et, dans l’élancement d’une foi soudaine, je demandais
à Dieu de laisser vivre cet être inoffensif et doux. J’offrais pour sa
rançon tous les biens que je possédais, toutes les joies et tous les
bonheurs que je pouvais me promettre ici-bas. Je priai longtemps avec
ferveur. Quand je me relevai, le prêtre avait déjà quitté la chambre,
et l’assistance s’écoulait silencieusement sur ses pas.

La nuit tombait, j’errais encore autour des Granges. Que faisais-je là?
qu’attendais-je? Un charme invincible me retenait au seuil de cette
habitation désolée. Je prêtais l’oreille à tous les bruits; je suivais
d’un œil éperdu les allées et venues des domestiques; chaque évolution
de lumière dans les appartements m’apportait un redoublement de terreur
ou une espérance. Il y avait des instants où il me semblait que ma
prière était montée jusqu’à Dieu, que le pacte offert était accepté,
des instants où je me disais que cette enfant ne pouvait pas, ne
devait pas mourir.

J’avais repris le chemin des Aubiers. Tout près de ma demeure,
mademoiselle de Champlieu, qui venait derrière moi, arrêta sa monture
en me reconnaissant dans l’ombre.

--Eh bien? Mademoiselle, eh bien?... m’écriai-je d’une voix tremblante.

--Eh bien! Monsieur, répliqua-t-elle avec calme, tout espoir n’est pas
perdu, la crise si longtemps attendue et qui peut la sauver est enfin
arrivée. Le ciel fera le reste. Vous êtes venu joindre vos prières aux
nôtres, je vous en remercie.

En achevant ces mots, elle me tendait sa main, que je saisis et que je
pressai sur mes lèvres. Elle s’éloigna, et le bruit des pas s’effaçait
dans le lointain, que j’étais encore à la même place.

J’apprenais, à quelques jours de là, que mademoiselle de La Varenne
était hors de danger. Mademoiselle Marthe, installée aux Granges pour
tout le temps de la convalescence, ne passait plus dans le chemin.
Je tombai dès lors dans un mortel ennui. Je n’avais goût à rien, je
sortais sans but, je rentrais sans motif, je pleurais sans savoir
pourquoi. Je ne pouvais attribuer qu’à mademoiselle de Champlieu cet
étrange état de mon cœur, et pourtant ce que je ressentais était si
vague, si confus, que je n’aurais su dire si véritablement je l’aimais.
Qu’elle était déjà loin de moi l’ivresse du retour dont je vous parlais
il n’y a qu’un instant! Les biens, les joies faciles que j’avais sous
la main ne m’inspiraient plus qu’un sentiment de pitié dédaigneuse.
Je découvrais que j’avais pris pour le bonheur ce qui n’en est que
l’accompagnement. Ma maison était vide, les champs étaient déserts, la
solitude m’écrasait.

Je vivais ainsi depuis quelques mois. Je savais que mademoiselle
Thérèse était entièrement rétablie; je n’avais pas revu mademoiselle
Marthe, et je songeais à voyager. Un jour, si cher qu’il m’ait coûté,
que ce jour reste à jamais béni, à jamais consacré dans ma mémoire!
j’étais à l’atelier. L’été touchait à sa fin, mais la saison était
chaude encore, et d’une magnificence, qui achevait de m’accabler. Je
m’étais assoupi sur un divan; je fus réveillé par le grondement du
tonnerre. Un orage qui s’était formé en moins d’une heure allait
fondre sur la vallée. Déjà la pluie tombait à larges gouttes, quand
j’entendis comme un vol de colombes effarouchées qui se seraient
abattues sur les marches de mon logis. C’étaient elles, c’étaient les
deux amies! Entraînées par les hasards de la promenade ou conduites
plutôt par une pensée charitable, car leur domestique portait un
paquet de hardes sous son bras, elles s’étaient éloignées des Granges,
avaient poussé jusqu’en mes parages, et, surprises par le grain en
rase campagne, elles venaient, bon gré, mal gré, chercher un refuge
aux Aubiers. Vous vous doutez bien que je ne les laissai pas à la
porte. Ce que j’éprouvai en recevant chez moi ces deux charmantes
filles, l’une dans tout l’éclat de sa blonde et blanche beauté, l’autre
délicate, très-frêle, d’une grâce timide et voilée, tâchez de vous
l’imaginer. Elles étaient mises exactement l’une comme l’autre: une
robe de foulard gris relevée sur une jupe bleue de même étoffe, le
corsage semblable à la jupe, un petit chapeau de feutre gris autour
duquel une plume bleue s’enroulait, et cette conformité d’ajustements
ajoutait je ne sais quoi à l’attrait de chacune d’elles. Je n’eus pas
grand’peine à les apprivoiser; elles avaient toutes deux le chaste
abandon de l’innocence que rien n’embarrasse, et Marthe de Champlieu
y joignait la vive gaieté qui s’accommode à tout. De deux ou trois
ans plus jeune qu’elle, mademoiselle de La Varenne avait pourtant
quelque chose de plus posé et de plus recueilli, soit que cela tînt à
son caractère, soit que le souffle de la mort l’eût rendue sérieuse
avant l’âge. Elle était, en arrivant, toute pâle et toute transie.
J’avais allumé un feu de sarments, je l’avais fait asseoir au coin
de l’âtre, et, pendant qu’elle se ranimait peu à peu, je ne pouvais
détacher mon regard de cette enfant que j’avais contemplée au milieu
du funèbre appareil de la dernière heure, et qui était là, sous mon
toit, vivante, ressuscitée. J’épiais avec curiosité ses moindres
mouvements, j’avais des attendrissements, des étonnements voisins de
l’extase, en la voyant ôter ses gants, porter la main à ses cheveux,
présenter ses pieds à la flamme, et lorsqu’elle levait sur moi ses yeux
d’un clair azur, ces yeux que j’avais vus éteints sous leurs paupières
à demi fermées, j’étais remué jusqu’au fond de l’âme. Quant à
mademoiselle de Champlieu, aussi parfaitement à l’aise que si elle eût
été chez son frère, elle avait, de prime saut, pris possession de tout
l’appartement. Elle allait, venait, examinait tout, mettait tout sens
dessus dessous, retouchait mes croquis, ou, s’emparant de ma palette,
jetait dans un paysage que j’avais ébauché la veille des oiseaux, des
moutons et des arbres de l’autre monde. Je me demandais si elle était
chez moi ou si j’étais chez elle. Je me persuadais par moment que nous
étions tous trois chez nous et que nous ne devions plus nous quitter.
Ah! la bonne journée! ah! les aimables créatures! Hélas! l’orage
s’apaisait déjà; déjà l’odieux soleil montrait sa face entre les nuées.
Mademoiselle Marthe, qui ne tenait pas en place, avait profité d’une
éclaircie pour descendre au jardin. Je restai seul un instant avec sa
compagne, et cet instant décida de ma vie.

Elle était assise, penchée sur un album qu’elle feuilletait d’une main
distraite; j’étais assis près d’elle, et je la regardais en silence.
Je la regardais, et il me semblait qu’elle était mon bien, que sa
destinée m’appartenait, que c’était à moi que Dieu l’avait rendue,
qu’en la laissant vivre il me l’avait donnée. J’ignore comment cela se
fit: je fermai l’album qu’elle avait sous les yeux, je l’ôtai doucement
d’entre ses mains, et je me mis à raconter tout ce qui s’était passé
en moi depuis le jour où j’avais appris que sa vie était en danger,
l’intérêt soudain qu’elle m’avait inspiré, l’ardente sympathie que
j’avais ressentie pour elle sans la connaître, mes craintes, mes
angoisses, la station que j’avais faite aux Granges, les prières que
j’avais adressées au ciel, et, à mesure que je parlais, mes perceptions
devenaient plus nettes, je démêlais, je discernais enfin les sentiments
qui m’avaient troublé jusque-là. Calme, les yeux baissés, elle avait
écouté sans m’interrompre une seule fois.

--Je savais tout. Merci! répondit-elle simplement.

En prononçant ces mots, elle avait relevé la tête; je vis une larme au
bord de sa paupière, et je sentis que je l’aimais. Ainsi l’amour qu’une
beauté radieuse avait éveillé dans mon cœur s’était à mon insu reporté
sur ce cher petit être, et c’était mademoiselle de Champlieu qui se
trouvait avoir servi de lien mystérieux entre Thérèse de La Varenne et
moi. Oui, je l’aimais, et, l’avouerai-je? je sentais qu’elle m’aimait
aussi, je sentais venir à moi sa tendresse irrésistiblement attirée.
Nous nous taisions, et je ne sais pas bien ce que j’allais lui dire
quand mademoiselle Marthe rentra.

Elle rentrait avec une brassée de fleurs qu’elle jeta sur le divan.
S’il n’y en avait pas davantage, ce n’était point sa faute; elle avait
passé comme un ouragan dans les corbeilles et les plates-bandes,
dévastant, saccageant et faisant main basse sur tout, enchantée
d’ailleurs de son expédition et ne regrettant pas sa toilette à moitié
perdue. Il s’agissait de débrouiller ce chaos et de donner à ces
dépouilles la forme d’un bouquet qu’elles voulaient emporter comme
un souvenir des Aubiers. Nous nous mîmes tous trois à l’œuvre, et
ce petit travail fut si lestement conduit qu’au bout d’une heure il
n’était pas encore terminé. Qui donc a dit que le bonheur est triste,
moins près du rire que des larmes? J’étais tout à la fois ivre de
bonheur et fou de gaieté. L’enjouement de Marthe avait gagné Thérèse,
et la maison retentissait des frais éclats de leurs jolies voix.
Elles me passaient les fleurs une à une; ma tâche consistait à les
classer et à les réunir en faisceau. Thérèse était d’avis qu’on fît
un choix, Marthe était de l’avis contraire, et c’étaient, à propos
d’une gueule-de-loup, d’un œillet d’Inde ou d’un pied-d’alouette,
des querelles et des rires qui ne finissaient pas. Quel bouquet! il
aurait pu servir de pendant à la tapisserie de Pénélope. A mesure
que je l’édifiais d’un côté, je le laissais s’écrouler de l’autre,
et, au milieu de ces enfantillages qui me valaient tous les menus
profits d’une longue familiarité, elles ne s’apercevaient pas que
le ciel s’était éclairci. Tout à coup le soleil qui descendait à
l’horizon lança dans l’atelier une traînée de feu, ce fut le signal
d’une véritable déroute.--Adieu, monsieur Paul! au revoir! au prochain
orage!--Et, pour que rien ne manquât à cette journée, au moment de nous
séparer, il fut question de vous entre les deux amies et moi, de vous,
oui, colonel. Elles s’étaient arrêtées devant votre portrait.

--C’est mon parrain, c’est un héros d’Afrique, leur dis-je avec orgueil.

--Héros ou non, dit Marthe, si le portrait est ressemblant, votre
parrain doit être un brave homme.

--Et l’on serait heureuse de l’avoir pour ami, ajouta mademoiselle de
La Varenne.

Là-dessus elles s’échappèrent ainsi que deux oiseaux qui prennent
ensemble leur volée. J’avais fait atteler, je les mis en voiture.
Elles partirent, je les suivis des yeux, et elles étaient déjà loin
que je voyais encore, à travers les arbres, leurs mouchoirs, qu’elles
agitaient en signe de dernier adieu.

Quelques semaines après, j’étais l’hôte assidu, le familier des
Granges. La mère de Thérèse m’avait écrit pour me remercier. Elle
exprimait en même temps le désir de me voir et de me connaître: je ne
m’étais pas fait prier. J’avais été bien accueilli, je ne déplaisais
pas, et dès mes premières visites j’étais établi dans la place.
Madame de La Varenne était veuve. Mariée fort jeune à un gentilhomme
du pays, elle avait tenu pendant quelques années un assez grand état
à Paris. Après la mort de M. de La Varenne, qui laissait une fortune
singulièrement réduite par la vie de luxe qu’ils avaient menée, elle
s’était retirée forcément du monde, où elle avait brillé d’un vif
éclat. Elle aurait pu facilement se remarier; l’expérience qu’elle
avait faite l’avait assurée contre la tentation d’une seconde épreuve.
Voilà ce qu’on disait autour de moi. Elle vivait à l’aise dans son
petit domaine, qu’elle ne quittait qu’à la fin de l’automne pour aller
passer les plus durs mois de l’hiver à la ville voisine. C’était une
femme encore belle, avec beaucoup d’agrément dans l’esprit et de
grâce dans les manières. Les rêves d’ambition qu’elle nourrissait
ne me furent révélés que plus tard, et comme par un coup de foudre.
J’avais bien deviné chez elle un fonds de scepticisme railleur,
la sourde impatience d’une vie silencieuse et bornée; mais je ne
songeais guère à faire des études de caractère. Elle me recevait
avec bienveillance, et tel était mon aveuglement, telle était ma
simplicité, que je me figurais parfois qu’elle était dans le secret
de mes sentiments, qu’elle les approuvait et les encourageait. Les
serviteurs eux-mêmes m’avaient pris à gré; je lisais ma bienvenue sur
tous les visages. Enfin, sans avoir échangé aucune confidence, nous
étions d’intelligence, mademoiselle de Champlieu et moi; nos regards
s’entendaient, mon bonheur me riait dans ses yeux. Ce qui montre dans
tout son jour le bon naturel de ces aimables filles, c’est que ma
prédilection pour l’une d’elles, loin de les désunir, comme il serait
arrivé fatalement avec deux âmes moins choisies, semblait ajouter
encore à leur mutuelle affection. A qui fut-il accordé d’abriter sa
jeunesse dans un intérieur plus aimable? Tout m’était prétexte pour
courir au manoir, une brochure, un livre, une plante, des graines que
j’apportais. Si les occasions m’avaient manqué, Marthe m’en eût fourni
de reste. Enfant gâté des Granges, elle en était la vie. Promenades
sur l’eau, excursions en voiture, pêches dans les ruisseaux, pipées
au fond des bois, tout se faisait par elle, et rien ne se faisait
sans moi. Il y avait au fond du parc une porte qui s’ouvrait sur une
pêcherie. C’est là, au bord d’un étang, que nous allions souvent
nous asseoir par les après-midi sereines. Je venais avec mes crayons,
elles apportaient leur ouvrage, et nous causions tout en travaillant.
Quand le temps était mauvais, je décorais des panneaux, je peignais
des dessus de porte, et c’est encore l’adorable Marthe qui avait su me
ménager cette occupation pour les jours de pluie, tant son amitié était
ingénieuse, fertile en inventions qui avaient pour but de m’attirer
et de me retenir! Ainsi je voyais Thérèse fréquemment, et chaque fois
que je la voyais, elle me devenait plus chère. Ce petit être poétique
et charmant pratiquait déjà le culte du devoir. Elle avait pour la
beauté de sa mère une admiration passionnée; elle en était plus
fière, elle s’en trouvait plus ornée qu’aucune fille de sa propre
beauté, et, comme s’il se fût agi d’une déesse, elle s’appliquait à
lui épargner les soins du ménage. Madame de La Varenne se laissait
admirer, et Thérèse gouvernait la maison. Elle s’en acquittait sans
bruit, et, quoique vigilante, se rendait agréable à tous. Ces soins
d’administration domestique n’avaient pas plus amoindri son âme qu’ils
n’avaient terni sa jeunesse. Elle en avait retiré une raison précoce,
sans y rien laisser de sa grâce et de sa distinction native. Moins
enjouée que son amie, elle avait cependant cette sérénité d’humeur
qui est l’indice d’une nature bien venue. La modestie de ses désirs
répondait à la simplicité de ses mœurs. Elle se plaisait aux champs,
où elle avait grandi, et ne souhaitait pas d’en sortir. Elle n’en
goûtait pas seulement la poésie contemplative, elle en aimait aussi les
travaux. Je l’avais rencontrée, la compagne dont vous me parliez tout
à l’heure, et qui eût été la joie de mon foyer! Nous nous aimions sans
nous le dire: nos cœurs n’avaient rien à s’apprendre. Il n’était besoin
entre nous ni de serments ni de promesses, et il me semble encore
aujourd’hui que nous étions fiancés l’un à l’autre.

Novembre nous avait dispersés. Madame de La Varenne était rentrée en
ville, Marthe chez ses parents. Dussiez-vous me prendre en pitié,
il faut que vous sachiez jusqu’où pouvaient aller ma candeur et mes
illusions. Quand je voyais Thérèse tous les jours, satisfait de vivre
auprès d’elle, trop heureux pour me hâter de l’être davantage, je
laissais mes projets flotter entre le rêve et l’espérance. Ce fut
seulement après son départ que je les arrêtai et les fixai dans mon
esprit. Je n’entrevoyais pas d’obstacles, je n’admettais pas qu’il pût
en survenir. Je ne doutais de rien, j’avais la foi. Le bonheur était
pour moi comme un hôte sur qui je devais compter: j’employai l’hiver
à mettre ma maison en état de le recevoir. La ferme était encore à
peu près telle que mon père me l’avait transmise. Je m’occupai à
l’embellir, je l’accommodai d’après les goûts de l’enfant que j’aimais,
avec un peu plus de recherche qu’elle n’en eût désiré peut-être.
C’était un nid que j’édifiais: j’y amassai la mousse et le duvet. Ce
matin, je vous ai vu sourire devant certaines élégances que vous ne
vous attendiez pas à rencontrer sous le toit d’un garçon qui cultive
ses terres. Mon ami, vous étiez dans l’appartement de ma femme. Ma
femme! je la voyais déjà en possession de son petit royaume. Que de
soins, d’amour, de respect autour de cette jeune reine! Déjà les
Aubiers fêtaient le premier-né, déjà de blondes têtes couraient dans
le verger ou s’ébattaient aux clartés de l’âtre. Ah! quel printemps
que cet hiver! Tout chantait dans mon cœur. Après avoir transformé
le logis, je refis le jardin, je plantai des massifs, je construisis
des serres. En même temps je me rendais un compte exact de mon avoir,
j’introduisais l’ordre dans mes finances. J’étais Mansart, Le Nôtre
et Colbert. J’avais beau grouper ou aligner des chiffres, il s’en
fallait de beaucoup que j’arrivasse à l’opulence; mais mon bien, si
modeste qu’il fût, assurait l’aisance à ma famille, et me permettait
même d’offrir à madame de La Varenne une existence plus large, plus
variée que celle qu’elle menait aux Granges. Ma confiance, en réalité,
n’avait rien de déraisonnable. Vers la fin du mois de mars, toutes mes
dispositions étaient prises, tous mes arrangements terminés. Je n’étais
allé à la ville que rarement, deux ou trois fois au plus. J’avais connu
Thérèse, nous nous étions aimés sous le ciel des prairies, et tout
bonheur veut rester dans son cadre. J’attendais son retour pour la
demander à sa mère. Une semaine encore, et j’allais la revoir, lorsque
je reçus un mot de madame de La Varenne qui m’annonçait que ses plans
étaient changés; elle partait pour Paris avec sa fille, et me donnait
rendez-vous aux Granges pour les premiers jours de l’été.

Ce départ subit, auquel, il est vrai, j’étais loin de m’attendre,
n’avait pas cependant entamé ma sécurité. Je savais que Thérèse avait
à Paris des parents qui depuis longtemps désiraient la voir. La
résolution de sa mère ne devait donc pas me surprendre. Je laissai,
sans trop d’impatience, s’écouler le printemps; mais, au retour de
l’été, quand le délai fixé par madame de La Varenne fut expiré, quand
les jours, quand les semaines se succédèrent sans la ramener, un
grand trouble s’empara de moi. Que se passait-il? Thérèse était-elle
malade? Pourquoi ne revenait-elle pas? Je m’informai au manoir: on
était sans nouvelles. Je pris le parti de m’adresser à mademoiselle de
Champlieu. Orpheline dès son bas âge, elle vivait avec de vieux parents
qui l’avaient élevée et qui s’étaient chargés de l’administration de
ses biens. Ces biens étaient considérables: la terre de Champlieu lui
appartenait. Je ne dirai pas qu’elle m’accueillit froidement, mais
pendant tout le temps que dura ma visite je crus démêler dans son
attitude quelque chose de gêné, de contraint. Il me sembla que ses
regards évitaient de rencontrer les miens, et, lorsqu’ils s’attachaient
sur moi, c’était avec une expression à laquelle ils ne m’avaient
point habitué. Nous n’étions pas seuls, notre entretien dut se borner
à un échange de questions et de réponse également banales. Madame
de La Varenne et sa fille se portaient à merveille. Il n’était pas
vraisemblable que leur absence se prolongeât encore longtemps. Il y
avait tout lieu de penser qu’elles seraient bientôt de retour. Pas un
mot d’ailleurs qui eût trait à notre intimité, pas une allusion à notre
réunion prochaine. Bref, je me retirai pleinement rassuré sur la santé
de Thérèse et plus oppressé pourtant que je ne l’étais en arrivant chez
Marthe. Quelques semaines encore s’écoulèrent, je les passai le cœur
en proie à une inquiétude dévorante. L’amour qui naguère remplissait
ma vie sans l’agiter avait pris insensiblement tous les caractères
d’une passion farouche. Ah! malheureux, le bonheur était là, sous ta
main! Pourquoi l’avais-tu laissé s’échapper? Que ne t’étais-tu hâté de
le saisir? Il y avait des heures où le pressentiment de ma destinée
pesait sur moi comme un cauchemar. Parfois je riais de mes terreurs, le
plus souvent je les subissais sans essayer de m’y soustraire. J’allais
errer du côté des Granges, j’apercevais, aux lueurs du couchant, le
perron désert, la façade morne, les persiennes toutes fermées, et je
revenais consumé de tristesse.

Un jour enfin, dans la matinée, je vis entrer à l’atelier le jardinier
de madame de de La Varenne. Il venait m’annoncer que sa maîtresse
était de retour depuis la veille au soir, et qu’elle m’attendait le
jour même. Vous avez vu quelquefois les nuées du ciel balayées en un
clin d’œil par un coup de vent; il se fit quelque chose d’approchant
en moi. Toutes les chimères que je m’étais créées, tous les monstres
qu’avait enfantés dans mon cerveau la fièvre de l’attente s’évanouirent
en un instant, et je me retrouvai, calme et souriant, en présence de la
réalité. Thérèse m’était rendue! l’empressement de madame de La Varenne
à m’appeler, témoignait assez que leurs sentiments m’étaient restés
fidèles. Je me souvenais encore des impressions que m’avait laissées
ma visite à Champlieu, mais c’était pour me reprocher d’avoir pu leur
donner accès dans mon esprit. Toutefois j’avais appris à mes dépens
qu’atermoyer le bonheur n’est pas sage, et je partis pour le manoir,
bien décidé à profiter de la leçon.

La belle matinée! que le ciel était pur! que l’air était frais et
léger! J’allais tantôt pressant le pas, et tantôt le ralentissant
pour savourer à loisir les joies dont mon âme était pleine. Je ne
rencontrais sur mon passage que des visages heureux, je ne recueillais
que de bonnes paroles. Les haies m’envoyaient leurs plus doux parfums,
les oiseaux leurs plus gais concerts, les brises leurs haleines les
plus caressantes, et au milieu de ces enchantements je sentais mon
amour plus sérieux, plus profond qu’autrefois, alors qu’il n’avait
point souffert. S’il m’était resté dans la pensée quelque trouble,
quelque appréhension, mon arrivée aux Granges aurait suffi pour les
dissiper. Je recevais au seuil de cette demeure le même accueil que
par le passé. Les serviteurs s’empressaient; les chiens accouraient et
me léchaient les mains. Je reconnaissais, je respirais avec délices
des senteurs enivrantes, et que je n’avais respirées que là. Ouverte
à deux battants, la porte du vestibule semblait me dire: Entrez, on
vous attend. Je montai les degrés du perron, et, sans être annoncé, je
pénétrai dans le salon.

Madame de La Varenne s’y trouvait seule. Au bruit que je fis en
entrant, elle retourna la tête, se leva vivement, et s’avança vers moi
les mains tendues. J’aurais pu croire qu’elle allait m’offrir ce que je
venais lui demander.

--Arrivez, arrivez! s’écria-t-elle avec effusion. J’ai une grande
nouvelle à vous annoncer, et j’ai voulu que vous fussiez le premier à
l’apprendre, tant votre affection pour nous m’est connue, tant je sais
l’intérêt que vous nous portez.

Et à brûle-pourpoint, comme si, en se jouant avec une arme à feu, elle
me l’eût déchargée en pleine poitrine, elle me fit part du prochain
mariage de sa fille. Un mariage inespéré! Trois cent mille livres de
rente! Un splendide hôtel à Paris! un magnifique château sur les bords
de la Loire! Aux champs comme à la ville, un train de maison princier!
Et en perspective les fêtes du monde officiel, un siége au sénat pour
son gendre! Tout cela avait été débité coup sur coup, avec l’animation
de la fièvre et la volubilité du délire. Elle ne se possédait pas.
J’étais debout, appuyé contre un meuble. La sueur s’amassait à mes
tempes; ma face devait avoir la pâleur de la mort.

--Asseyez-vous donc, me dit-elle.

Et, sans remarquer ma stupeur, sans s’étonner de mon silence, elle
se mit à raconter avec une éloquence amère tout ce qu’elle avait
dévoré de tristesse et d’ennui au fond de ces campagnes. Toutes ses
révoltes, toutes ses vanités, toutes ses convoitises, qui n’avaient eu
jusque-là d’autre confident qu’elle-même, toutes les plaies secrètes
d’une âme ambitieuse et qui se sent étouffer dans une destinée fermée,
elle les mit à nu et les étala sous mes yeux. Elle allait revivre
enfin! L’espace se rouvrait devant elle, le monde lui appartenait.
Et, s’exaltant de plus en plus, elle dessinait à grands traits le
programme de l’existence qu’elle comptait mener désormais. Quant aux
qualités morales de son gendre, quant aux chances de félicité que cette
union pouvait offrir à sa fille, elle se taisait là-dessus. Elle seule
était en scène, c’est d’elle seule qu’il s’agissait. J’étais anéanti,
tout s’écroulait autour de moi. Elle ne savait rien, ne se doutait de
rien; je n’avais été pour elle qu’une distraction, une relation de bon
voisinage.

--Eh bien! demanda-t-elle en se tournant vers moi, à quoi donc
pensez-vous? Qu’attendez-vous pour me féliciter?

--Madame, lui répondis-je, j’attends que vous m’ayez dit si ce mariage,
qui vous comble de joie, fait également le bonheur de mademoiselle de
La Varenne.

--Oh! tranquillisez-vous, répliqua-t-elle en souriant. Thérèse, de
prime abord, a bien montré quelque résistance. Elle ne s’est pas faite
en un jour à l’idée d’un si brusque changement dans sa destinée;
mais cette chère enfant a fini par comprendre que son bonheur est
inséparable du mien.

Tout m’était expliqué: Thérèse n’était pas libre, elle cédait à
l’obsession, elle s’immolait pour sa mère. J’étais saisi d’indignation
autant que de douleur, et je n’aurais pu dire ce qui me bouleversait le
plus, de la ruine de mes espérances ou du naïf et monstrueux égoïsme
qui se déroulait devant moi.

--Recevez mon compliment, Madame, lui dis-je en me levant, et soyez
persuadée que la fortune qui vous arrive me touche encore plus
profondément que vous ne pouviez le supposer.

En achevant ces mots, je m’étais dirigé vers la porte.

--Comment! s’écria-t-elle, vous ne nous donnez pas cette journée?
Êtes-vous si pressé? Thérèse est à la ville avec Marthe: elles vont
rentrer; restez donc!

--Mon Dieu, Madame, je ne puis, répondis-je. Quand j’ai reçu la
nouvelle de votre arrivée, je me disposais à partir pour un voyage qui
doit me tenir éloigné du pays pendant quelque temps. Pardonnez-moi de
vous quitter si tôt.

Tel était son enivrement qu’elle n’avait rien deviné. Elle ne s’était
aperçue ni de l’altération de mes traits, ni de la pâleur de mon front,
ni du trouble de mon maintien, et ma retraite précipitée, la sécheresse
de mon adieu ne la frappaient pas davantage.

--Je compte bien, dit-elle, que vous serez revenu pour le mariage de ma
fille.

Je m’inclinai sans rien ajouter, et je sortis.

Quel retour par ces mêmes chemins qui m’avaient vu passer quelques
heures auparavant si confiant, si jeune, si heureux! La colère et
le désespoir, toutes les pensées, tous les sentiments tumultueux que
soulevait en moi la perte de mes rêves, m’avaient pour ainsi dire
porté jusqu’aux Aubiers. Je m’accusais de n’avoir pas su défendre mon
bonheur: je m’indignais contre ma lâcheté. Je voulais retourner aux
Granges, revoir madame de La Varenne, lui déclarer que j’aimais sa
fille, que sa fille m’aimait, que Dieu m’avait donné des droits sur
elle et qu’on ne me l’arracherait qu’avec la vie; mais, quand j’eus
franchi le pas de ma porte, quand je me retrouvai chez moi,... ô ma
petite ferme que j’avais embellie avec tant d’amour, dont j’avais cru
faire un palais, et qui, le matin encore, étais ma joie et ma richesse,
qu’étais-tu devenue? Je ne la reconnaissais plus. Que tout m’y semblait
misérable! que je me sentais moi-même pauvre et déshérité! Quelle
chute soudaine! quel abaissement de fortune! Après avoir erré comme
une ombre de chambre en chambre, j’étais passé dans l’appartement que
je destinais à ma chère Thérèse; je la vis dans son hôtel à Paris,
dans son château sur les bords de la Loire, et je fondis en larmes,
j’éclatai en sanglots.....

       *       *       *       *       *

--Je te plains, dit Evrard quand Paul eut terminé ce récit; je plains
surtout mademoiselle de La Varenne. Toi, tu n’es lié qu’à ta douleur;
mais cette enfant! c’est sur elle qu’il faut pleurer. Quand ce mariage
doit-il se faire?

--Prochainement. On en parle dans le pays.

--Eh bien! mon ami, je t’emmène avec moi. Tu ne seras pas le premier
qui auras retrouvé là-bas la paix et la santé de l’âme. L’épreuve que
tu subis est cruelle; elle n’est pas de celles qui flétrissent une
destinée. On ne s’est pas joué de ta tendresse; madame de La Varenne ne
t’avait rien promis, ce n’est pas sciemment qu’elle a déchiré ton cœur.
Ta blessure est saine, le temps la fermera. En route, mon cher Paul!
Fais tes préparatifs, nous partirons demain.

--Non, pas demain! s’écria Paul. Je ne vous ai pas tout dit. Quinze
jours se sont écoulés depuis mon entrevue avec madame de La Varenne.
Je devais partir, et je suis resté. Perdre Thérèse sans la revoir
était au-dessus de mes forces. Je n’avais d’espoir qu’en mademoiselle
de Champlieu. J’ai pu lui parler ce matin. Nous étions seuls. Elle
avait pris mes mains; elle était bien émue.--Allez, m’a-t-elle dit,
nous sommes aussi malheureuses, aussi désespérées que vous. Il n’a
pas dépendu de moi que madame de La Varenne ne sût tout. Thérèse m’a
scellé les lèvres; elle s’immole tout entière, et n’admet pas que son
sacrifice coûte même un regret à sa mère. Que faites-vous ici? a-t-elle
ajouté d’un ton de douceur et d’autorité. Je vous croyais parti. Il
faut que vous vous éloigniez. Il le faut pour vous et pour elle.--Je
ne partirai pas avant de l’avoir revue, me suis-je écrié. Il y a des
choses que je ne lui ai jamais dites, et qu’il est impossible que je ne
lui dise pas au moins une fois. Je veux lui dire que je l’aime, que je
perds tout en la perdant, qu’elle était mon âme et ma vie. Vous êtes
bonne. Ne rejetez pas ma prière, ayez pitié de ma détresse! Demain, à
la chute du jour, je serai au bord de la pêcherie. Venez avec elle,
conduisez-la vers moi, et je vous devrai mon dernier bonheur, je m’en
irai en vous bénissant.--Et, sans attendre sa réponse, je l’ai laissée,
je me suis enfui.

--Et tu crois que ces deux jeunes filles?...

--Je le crois, je l’espère.

--Moi, dit Evrard, je ne le crois pas, j’en suis sûr. Ainsi,
ajouta-t-il à mi-voix et se parlant à lui-même, c’est à la pêcherie
qu’ils vont se dire adieu, se voir pour la dernière fois,... à la
pêcherie, au soleil couchant, sous les saules!

Et il tomba dans une profonde rêverie que son hôte n’osa pas troubler.
Ils se quittaient quelques minutes après en se donnant rendez-vous
pour le surlendemain, et, malgré l’heure avancée, malgré les instances
de Paul, qui le pressait de rester aux Aubiers, le colonel reprenait
tout pensif le chemin de la ville.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, dans l’après-midi, il se passait au manoir une scène
dont un peintre de genre aurait pu s’inspirer. Le trousseau de Thérèse
venait d’arriver, et madame de La Varenne s’occupait avec Marthe à
vider les caisses apportées au salon. La châtelaine s’était piquée
d’honneur, c’était un trousseau de princesse. Thérèse regardait d’un
air résigné les fins tissus et les dentelles que sa mère étalait sous
ses yeux, et de temps en temps sa figure s’éclairait d’un pâle sourire,
grâce à Marthe, qui, par ses propos et ses gentillesses, réussissait
parfois à l’égayer un peu. Madame de La Varenne était ce jour-là plus
radieuse encore que la veille. Elle avait reçu dans la matinée une
lettre par laquelle le phénix des gendres s’annonçait pour la fin de la
semaine, et, bien qu’elle le considérât comme une prise qui ne pouvait
lui échapper, elle n’était pas fâchée de toucher au moment qui devait
mettre en cage un oiseau si précieux. Dans sa joie, elle n’avait plus
que vingt ans. Thérèse se sentait payée de son sacrifice en la voyant
si jeune, si triomphante, si belle, et c’est à peine si la pauvre
petite se permettait une plainte au fond de son cœur. Les caisses, les
cartons n’avaient encore livré qu’une partie de leurs trésors, quand la
porte du salon s’entr’ouvrit et laissa se glisser la tête du jardinier.

--Entrez, Léonard, entrez, qu’y a-t-il?

--Il y a, madame, répondit Léonard entrant à pas de loup, il y a que,
vu l’état de goutte du garde champêtre, qui ne peut plus remuer ni pied
ni patte, je viens nonobstant demander à Madame s’il convient à Madame
d’envoyer chercher la gendarmerie.

--C’est une idée, dit Marthe, envoyons chercher la gendarmerie.

--Et pourquoi faire, bonté divine?

--Pour empoigner, sauf le respect que je dois à Madame et à toute la
compagnie pareillement, un malfaiteur qui rôde depuis plus de deux
heures dans le parc, et qui n’a pas la mine de vouloir s’en aller sans
avoir fait quelque mauvais coup.

--Quels ragots nous faites-vous là? un malfaiteur ici, dans ce pays?

--Pardon, excuse, ce n’est pas un physique appartenant à la localité.

--Eh bien! d’où vient-il? que veut-il? Vous lui avez parlé?

--Pas absolument, mais je l’ai suivi... de loin, en me cachant derrière
les arbres.

--Enfin, dit Marthe, vous l’avez vu, comment est-il fait?

--Mon Dieu, Mademoiselle, ce n’est point que, de sa personne, il soit
ostensiblement mal fait. D’aucuns même pourraient trouver que c’est
un grand bel homme proprement vêtu; mais il vous a une figure! avec
ses moustaches et sa peau enfumée, c’est comme qui dirait une tête
de mahométan. Ce n’est pas, mon Dieu, que, de sa figure, il soit
finalement repoussant; mais des airs! mais des façons! Il va de ci, il
vient de là, il marche sur les pelouses, il flanque des coups de canne
aux branches, il s’approche sournoisement de la maison, il la regarde,
et après qu’il l’a regardée, il rentre dans le parc vivement comme une
couleuvre... Je demande à Madame si c’est là les allures d’un chrétien
bien intentionné. Sans compter que personne ne l’a vu passer par la
grille, et qu’il n’a pu s’introduire chez nous que par escalade. Et
par-dessus tout, ajouta Léonard en baissant la voix, le petit Pierrot
qui était avec moi pour me soutenir en cas d’attaque... Je n’oserai
jamais dire ça à Madame.

--Osez, mon garçon, osez.

--Eh bien! madame, le petit Pierrot, qui n’est pas un âne comme chacun
sait, assure que c’est le même qu’une espèce de loup-garou qu’il voit
depuis quelque temps tourner le soir autour de l’enclos. Faut-il que
j’aille chercher les gendarmes?

--Non, dit Marthe, ce malfaiteur me plaît. S’il rôde depuis plus de
deux heures dans le parc, il doit être un peu fatigué: allons l’arrêter
nous-mêmes et lui offrir de se reposer ici.

--Ce n’est pas la peine de vous déranger, s’écria Léonard: le voici.

A ce moment, un étranger débouchait du parc sur la terrasse et
se dirigeait vers l’habitation. Les trois femmes, pour le voir
venir, s’étaient mises à la fenêtre, tandis que le vaillant Léonard
s’esquivait discrètement, et, pour plus de sûreté, retournait à ses
plates-bandes.

--C’est qu’en vérité il a tout à fait bon air, ce malfaiteur, dit
mademoiselle de Champlieu. Regarde donc, Thérèse! Ne te semble-t-il pas
que nous avons déjà vu cette figure-là quelque part?

--En effet, dit Thérèse.

--C’est singulier, dit à son tour madame de La Varenne: où donc ai-je
déjà vu cette figure?

Il avait franchi les marches du perron. Après avoir attendu vainement
quelqu’un qui l’annonçât, il entra au salon, dont la porte était restée
entr’ouverte, et s’avança gravement vers madame de La Varenne, qui
avait fait vers lui quelques pas. Rien que sa façon de se présenter
aurait suffi pour dissiper toute espèce de préventions.

--Vous ne me reconnaissez pas, Madame?

A ce timbre de voix que les années n’avaient point altéré, madame de
La Varenne avait tressailli: elle attachait sur l’étranger un regard
curieux, hésitant.

--Vous ne me reconnaissez pas, reprit-il, et peut-être avez-vous oublié
jusqu’à mon nom.

Il allait se nommer.--Evrard! s’écria-t-elle avec une explosion de
joyeuse surprise. Comment, c’est vous! c’est vous, mon cher Paul! Mais
embrassez-moi donc, appelez-moi Julie comme autrefois. Ne suis-je plus
votre amie d’enfance, votre compagne de jeunesse? Et moi qui ne vous
ai pas reconnu tout de suite! C’est que vous êtes changé, savez-vous?
Aussi quelle idée d’aller faire la guerre aux Arabes! Je n’espérais
plus vous revoir. Combien y a-t-il de temps que vous avez quitté le
pays?

--Vingt années aujourd’hui, Julie.

--Vingt années! déjà! Vous en êtes sûr?

--Oh! très-sûr, je les ai comptées.

Pendant qu’ils causaient, pendant qu’Evrard racontait en peu de mots
qu’un devoir impérieux l’ayant obligé de venir en France, il n’avait
pu résister au désir de revoir un instant son lieu natal et les amis
qu’il y avait laissés, Thérèse et Marthe, retirées toutes deux dans
une embrasure de fenêtre, reconnaissaient le parrain de Paul, le héros
d’Afrique dont elles avaient vu le portrait aux Aubiers. Chacune
d’elles se demandait si la présence de cet hôte inattendu n’allait pas
changer le cours des événements, s’il n’y avait pas dans son arrivée
quelque chose de providentiel, et, sans se communiquer leurs pensées,
toutes deux contemplaient en silence ce mâle et beau visage comme s’il
leur promettait un sauveur.

--Ma fille, dit madame de La Varenne en présentant Thérèse.

--Voulez-vous que je sois votre ami, Mademoiselle? demanda Evrard avec
une expression de tendresse infinie.

--Oh! oui, Monsieur, oh! oui, je le veux bien! répondit Thérèse, émue
jusqu’aux larmes sans savoir pourquoi.

--Allons, embrassez-la, dit madame de La Varenne.

Il l’entoura d’un de ses bras et la pressa doucement sur son cœur.

--Une autre fille à moi, Mademoiselle de Champlieu. Vous vous souvenez
de sa mère?

--Oui, Mademoiselle, je me souviens de votre mère, et il me semble
qu’elle revit en vous.

--Embrassez-la donc, elle aussi, dit Marthe en lui donnant ses joues à
baiser.

Une intimité qui débutait ainsi pouvait se passer de plus amples
préliminaires. Evrard n’avait pas eu le temps de s’asseoir, qu’il était
déjà l’ami des jeunes filles autant que l’ami de la mère. Les heures
s’écoulèrent en propos familiers. On laisse à penser si madame de La
Varenne fit sonner les millions de son gendre! Marthe heureusement
avait fini par s’emparer du colonel, qu’elle pressait de questions sur
sa carrière militaire, sur l’Afrique, sur les Bédouins, sur les douars
et sur les gourbis, sur les lions et sur les panthères. Evrard parla
de son métier simplement. Il raconta ses expéditions sans se mettre en
scène une seule fois, et mêla même à ses récits quelques histoires de
panthères qui ravirent en admiration mademoiselle de Champlieu. Marthe
ne comprenait plus l’existence que sous une tente, au pied de l’Atlas.
Thérèse se taisait, mais elle ne se lassait pas de regarder le parrain
de Paul. Qu’attendait-elle de lui? Que pouvait-il pour elle? Elle n’en
savait rien, et pourtant, depuis qu’il était là, elle croyait sentir
qu’elle avait un appui. Une voix secrète lui disait d’espérer, et la
pauvre enfant espérait. Frêle espoir qu’un mot d’Evrard allait briser!

Après le dîner, on était rentré au salon. A mesure que le jour
baissait, Marthe était devenue silencieuse, et Thérèse paraissait
inquiète, agitée, comme si une même pensée les eût en même temps
assaillies toutes deux. Elles se tenaient à l’écart et pressées
l’une contre l’autre. Le colonel, tout en causant avec madame de La
Varenne, ne les quittait pas des yeux. La journée tirait à sa fin.
Thérèse demeurait immobile; son visage trahissait les angoisses, les
hésitations d’un cœur aux abois. Marthe regardait d’un air préoccupé la
cime des arbres qu’embrasaient les feux du couchant.

--Eh quoi! s’écria madame de La Varenne, vous arrivez à peine, et vous
parlez déjà de partir! Ce n’est pas sérieux, j’imagine.

--C’est malheureusement très-sérieux, répondit Evrard. Je ne suis plus
libre, j’ai donné rendez-vous à un jeune ami que j’emmène avec moi, et
nous partons demain...

En prononçant ces mots, il s’était rapproché du groupe des jeunes
filles, et il abaissait sur Thérèse un regard empreint d’une tendre
pitié. Thérèse avait compris. Elle resta d’abord comme abîmée sous le
coup des paroles qu’elle venait d’entendre, puis, se levant résolûment,
elle saisit le bras de Marthe et l’entraîna hors du salon.

--Voici une belle soirée, dit Evrard après qu’il les eut vues
s’enfoncer dans la profondeur d’une allée. Voulez-vous que nous
fassions ensemble un tour de parc?

--Bien volontiers, répondit madame de La Varenne.

Elle s’enveloppa d’un châle, le colonel offrit son bras, et ils
descendirent les degrés du perron. La soirée était belle en effet. Le
soleil, près de disparaître, lançait ses flèches d’or à travers le
feuillage. Il y avait des parties du parc encore inondées de clartés,
et d’autres qui déjà se remplissaient d’ombre et de mystère. Les
pinsons, les fauvettes, avant de regagner leurs nids, renforçaient leur
ramage et faisaient en concert leurs adieux au jour qui finissait,
tandis que les merles, habitués à siffler la diane et la retraite,
traversaient les allées d’un vol effaré. On entendait au loin le
mugissement des troupeaux qui rentraient aux étables, le chant des
rainettes du côté de la pêcherie, tous les bruits, toutes les rumeurs
qui s’élèvent le soir du fond des vallées. Ils marchaient à pas lents,
en silence, et qui les eût vus cheminant ainsi côte à côte sous ces
beaux ombrages aurait pu croire que leurs pensées suivaient le même
cours, que c’étaient là deux âmes unies et confondues dans une commune
émotion.

--Savez-vous bien, dit enfin madame de La Varenne, que vous m’avez fait
à peine compliment sur le mariage de ma fille? Vous ne pouvez nier
pourtant que ce ne soit un mariage magnifique!

--J’en conviens, repartit Evrard arraché brusquement à sa rêverie.
Trois cent mille livres de rente! Palais à la ville, palais à la
campagne! Votre gendre est fils de ses œuvres, m’avez-vous dit. Pour
peu qu’il soit jeune encore, il n’a pas perdu son temps. Dans quelle
carrière s’est-il enrichi?

--Dans l’industrie, dans la banque, dans les affaires.

--Dans les affaires?

--Honorablement, au grand jour.

--Je veux le croire, et bien qu’en général je me défie de ces fortunes
si rapides, bien que la probité, le travail et l’intelligence ne
suffisent pas toujours à les élever, je le tiens pour galant homme du
moment que vous l’avez choisi. Votre fille aime le mari que vous lui
destinez?

--Comment l’entendez-vous?

--Je ne pense pas, ma chère, qu’il y ait deux façons de l’entendre.
Tantôt, en vous écoutant pendant que vous énumériez avec complaisance
tous les avantages attachés à la grande alliance que vous allez faire,
j’observais mademoiselle de La Varenne, et il m’a semblé que son
attitude et sa physionomie ne répondaient pas à la joie qui éclatait
dans vos discours. Je vous demande, au nom d’une ancienne amitié, si
le gendre de votre choix a su gagner les sympathies de votre fille, si
elle se sent entraînée vers lui, si elle l’aime, en un mot... Est-ce
clair?

--Oh! je ne dis pas que Thérèse soit follement éprise de son fiancé.
Comment l’aimerait-elle? C’est à peine si elle le connaît. Le mariage
n’est point affaire de passion et d’entraînement. On se marie, l’amour
vient ensuite.

--Et s’il ne vient pas?

--On s’en passe.

--Ce n’est pas vous, Julie, qui voudriez marier votre fille contre son
gré?

--Contre son gré!... Qui parle de cela?

--Vous ne voudriez pas la marier sans avoir consulté ses goûts?

--J’ai mieux fait que de consulter ses goûts, répliqua d’un ton sec
madame de La Varenne, j’ai cherché son bonheur, dont je crois être
meilleur juge que vous, mon cher ami. Quoi que Thérèse puisse penser,
je suis tranquille, elle me remerciera plus tard.

--A merveille, Madame, à merveille! Je ne suis qu’un soldat, et vous
vous entendez sans doute mieux que moi à la conduite de la vie. D’où
vient donc cependant l’accablement profond que cette jeune fille
s’efforce en vain de dissimuler? Qu’à la veille de faire un mariage
d’argent, elle restât froide, indifférente, je le comprendrais, j’y
verrais la marque d’une âme délicate et fière; mais comment expliquer
son front chargé d’ennui, sa poitrine oppressée, son regard abattu, ses
paupières brûlées de larmes? Vous vivez avec elle, rien de tout cela
ne vous frappe. Je vous affirme, moi, que cette enfant est malheureuse.

--Malheureuse, ma fille?

--Oui, Julie, malheureuse. Si cette enfant n’était pas condamnée
seulement au supplice d’épouser sans amour un homme qu’elle connaît à
peine! Êtes-vous descendue au fond de son cœur? Êtes-vous bien sûre au
moins qu’elle n’a d’amour pour personne?

--Vous n’avez que romans en tête! Parce que Thérèse n’a pas l’entrain
et la gaieté de cette évaporée de Champlieu, il vous plaît de voir en
elle une victime. Ma fille a grandi sous mes yeux, qui voulez-vous
qu’elle aime? L’Oiseau bleu? le prince Charmant?

--L’an passé, au dernier automne, n’avez-vous pas reçu dans votre
intimité un de vos voisins de campagne?

--Le petit Cordöan, des Aubiers? Sans doute. Eh bien! après?

--Il ne vous est jamais venu à la pensée qu’il pût aimer votre fille?

--Ma foi, non!

--Ni que votre fille pût l’aimer?

--Ce jeune homme?

--Oui, ce jeune homme.

--Qui m’apportait des graines, pêchait aux écrevisses et barbouillait
mes dessus de portes?

--Si Thérèse l’aimait pourtant?

--Vous êtes fou!

--Enfin si elle l’aimait?

--Eh bien! mon cher, si elle l’aimait, elle en serait quitte pour
l’oublier, car tenez pour certain que, ma parole ne fût-elle point
engagée, je ne consentirais jamais à donner ma fille au fils d’un
paysan.

--Parmi vos gentillâtres de province, en voyez-vous beaucoup qui le
vaillent, ce fils de paysan? Affirmeriez-vous que votre gendre ait une
aussi bonne origine?

--Un garçon qui n’est propre à rien, qui ne fait rien, qui ne veut rien
faire!

--Il a le goût des arts. Il cultive ses terres. Si la route qu’il suit
ne mène ni aux honneurs ni à l’opulence, on est sûr du moins qu’elle ne
peut aboutir ni à la ruine ni à la honte.

--Ses terres! ses terres!... Il n’a pas le sou.

--Il a vingt mille livres de rente au soleil, honnêtement amassées par
son père.

--En vérité! ce jeune nabab a vingt mille livres de rente? Et vous
croyez, candide habitant du désert, que c’est avec vingt mille livres
de rente qu’un jeune ménage peut aujourd’hui faire figure dans le monde?

--Je crois sincèrement que c’est autant qu’il en faut pour vivre
heureux chez soi. Quelle nécessité pour un jeune ménage de faire figure
dans le monde? Il en est du monde comme du jeu: on ne lui appartient
pas à demi. On ne veut lui donner d’abord qu’une parcelle de sa vie.
On laisse le bonheur à la maison, mais seulement pour quelques heures.
On rentre, il rit et vous fait fête. On le néglige bientôt de plus en
plus, on passe loin de lui des journées et des nuits entières, jusqu’à
ce qu’enfin, las d’attendre au coin d’un foyer abandonné, il prend le
parti de déloger par la porte ou par la fenêtre. J’ajouterai...

--N’allons pas plus loin, nous arrivons aux plaisirs des champs, aux
délices de la médiocrité, à la poésie des joies domestiques. Ces
plaisirs, je les connais; ces délices, je viens de m’en abreuver; cette
poésie, il m’a été donné de la goûter tout à loisir. Laissons cela,
nous ne pourrions pas nous entendre. Il s’est fait dans nos mœurs et
dans nos habitudes une révolution dont vous ne paraissez pas vous
douter. Toutes les conditions de la vie sont changées.

--Le cœur est-il changé, lui aussi? Avez-vous supprimé du même coup
l’amour et la jeunesse?

--L’amour n’a qu’un matin, la jeunesse n’a qu’un jour, et la vie est
longue, Evrard. Encore une fois, brisons là. Si le seigneur des
Aubiers a élevé ses vues jusqu’à ma fille, s’il a conçu le ridicule
espoir de l’épouser, j’en suis fâchée pour lui. Quant à Thérèse,
rassurez-vous, elle ne pense pas et n’a jamais pensé à ce jeune homme.

--Vous vous trompez, elle l’aime, dit froidement le colonel, et d’un
accent si ferme que madame de La Varenne resta un instant interdite.
Elle l’aime. J’en ai la preuve!

--Prenez garde, Evrard, prenez garde!

--Votre fille a écrit à Paul.

--Cela n’est pas vrai!

--Elle a écrit. J’ai lu sa lettre.

--Non!

--Je l’ai lue, elle est là! dit Evrard, frappant de la main sa
poitrine.

--Montrez-moi cette lettre... donnez-la-moi! Je le veux, je l’exige.

--Je ne puis pas vous la donner, mais je vais vous la lire.

L’homme de guerre avait reparu tout entier, avec l’attitude, le geste
et la voix du commandement. Madame de La Varenne subissait malgré elle
l’autorité de sa parole et de son regard. Ils étaient arrivés dans une
clairière, le crépuscule continuait le jour.

--Asseyez-vous, dit-il en lui montrant un banc au pied d’un hêtre.

Elle obéit, il prit place auprès d’elle, tira d’un portefeuille une
lettre qu’il déplia, et il en commença ainsi la lecture:

  «Paul, mon cher Paul, je t’aime et je te perds. Je t’aime...»

--Ah! malheureuse, ah! malheureuse enfant!... Devais-je m’attendre?...
Donnez-moi cette lettre. Et, par un mouvement rapide, elle étendit le
bras pour la saisir.

--Calmez-vous, dit Evrard, lui arrêtant la main.

--Vous prenez donc plaisir à me torturer! s’écria-t-elle avec désespoir.

--Non, calmez-vous. Cette lettre est l’expression des sentiments les
plus honnêtes. Elle n’a pu sortir que d’une belle âme, il ne s’y trouve
pas un seul mot dont puisse avoir jamais à rougir la personne qui l’a
écrite.

Et il reprit:

  «Paul, mon cher Paul, je t’aime et je te perds. Je t’aime et
  je te dis adieu. Pardonne-moi. Que pouvais-je, hélas! contre
  la volonté de ma mère? Je n’avais, pour résister, que mes
  larmes et mes prières; ma résistance est épuisée. Est-ce donc
  vrai, mon Paul? On nous sépare. Je ne sais pas ce que j’écris.
  Je suis brisée, j’ai la tête perdue. Ah! ma mère, que vous
  êtes cruelle! Rien n’a pu la fléchir, ni mes supplications, ni
  les révoltes de mon cœur, ni ma soumission désespérée. Elle
  jouit de mon sacrifice comme s’il ne me coûtait rien, elle
  triomphe, et moi je me meurs! Il paraît, mon ami, que la raison
  et la sagesse nous défendaient de nous aimer. Il paraît que
  nos projets d’union n’étaient qu’enfantillage et folie. Tu es
  trop pauvre, d’une naissance trop obscure. Voilà pourtant ce
  qu’on me dit! Trop pauvre, toi, d’une naissance trop obscure!
  Crois-tu du moins que ta pauvreté eût été ma richesse? Crois-tu
  que j’aurais été fière d’être ta femme, de porter ton nom?
  Crois-tu que c’eût été ma joie et mon orgueil de partager ta
  destinée, de m’appuyer sur toi, de tout devoir à ton travail?
  C’était mon espoir, et cet espoir dont se nourrissait ma
  jeunesse, il faut que je l’immole à des vanités que je ne
  comprends pas, il faut que je renonce au bonheur, parce que
  ma mère ne saurait accepter pour gendre qu’un gentilhomme.
  Quelle pitié!--Que vas-tu faire? Tu ne peux pas rester ici.
  Épargne-moi la honte de me marier près de toi, sous tes yeux.
  Va-t’en, va-t’en bien loin! Emporte avec toi toute mon âme.
  Je ne te reverrai plus, ami de mon enfance. Je ne te reverrai
  plus, cher compagnon de mes jeunes années. Adieu donc, pour
  toujours adieu! Ma pensée te suivra partout, tu ne cesseras
  jamais de l’occuper. Quoique absent de ma vie, c’est toi qui
  la protégeras. Ton souvenir sera ma sauvegarde, et si je vaux
  quelque chose, c’est à toi que je le devrai.»

A mesure que le colonel avançait dans cette lecture, madame de La
Varenne avait passé de l’agitation la plus violente à une sorte
d’apaisement farouche et qui touchait presque à la stupeur. On eût
dit que chaque phrase lui apportait une révélation inattendue.
L’étonnement, la confusion avaient éteint peu à peu la fièvre de son
regard. Ses yeux s’étaient détachés du papier que lisait Evrard, et
elle avait écouté jusqu’au bout, immobile, la tête basse.

--S’il restait quelques doutes dans votre esprit, la lettre est
signée, dit le colonel après qu’il eut achevé de lire.

Madame de La Varenne, sans se retourner, prit silencieusement la lettre
qu’il lui tendait, et elle la froissa dans sa main avec une sourde
colère.

--Où voulez-vous en venir? demanda-t-elle enfin d’une voix frémissante.
Je vous ai écrit cette lettre; que prétendez-vous en conclure? Me
faites-vous un crime de ne plus penser ni sentir comme je pensais et
sentais il y a vingt ans? L’autorité de ma mère me semblait tyrannique
alors. Je trouve aujourd’hui qu’elle était légitime; à mon tour je
suis mère. Est-ce ma faute si j’ai vécu? Ne tenez-vous aucun compte de
l’expérience?

--L’expérience!... C’est vous qui l’invoquez! repartit Evrard avec
brusquerie. Eh bien! parlez, que vous a-t-elle appris? Vous êtes mère,
et vous avez vécu, dites-vous; quelles leçons avez-vous retirées de la
vie? La route où vous avez marché vous a-t-elle conduite au bonheur?
Le mariage que vous avez fait a-t-il réussi à ce point que vous deviez
pousser votre fille dans la même voie, la livrer aux mêmes hasards?

--Le mariage que j’ai fait a eu du moins cet avantage qu’il n’a été
pour moi la source d’aucune déception. Connaissez-vous beaucoup de
mariages d’inclination dont vous pourriez en dire autant?

--Et c’est vous!... Ah! misère! s’écria le soldat en se frappant le
front. Il vient donc fatalement une heure où l’on ne se souvient plus
de sa jeunesse que pour la renier et pour l’outrager! Jeune, on se
brise contre l’obstacle, et plus tard on devient soi-même l’écueil où
se brise à son tour la génération qui nous suit. Elle ne finira donc
jamais cette éternelle et lamentable histoire! Ce sera donc toujours et
toujours à recommencer!

--Vous préféreriez qu’on abandonnât la jeunesse à ses entraînements?
Vous voudriez que la raison et l’expérience ne fussent plus que les
humbles servantes de toutes ses fantaisies?

--Je voudrais que la raison se montrât clémente aux passions
généreuses, et qu’au lieu de les opprimer, elle se contentât de les
gouverner. Je voudrais que l’expérience eût une âme, qu’elle se souvînt
des larmes qu’elle a coûtées, et qu’il fût permis à ceux qui viennent
après nous d’achever le rêve que nous n’avons pu qu’ébaucher. Je
voudrais que le soir n’insultât pas au milieu du jour, que le milieu
du jour ne blasphémât pas le matin. Je voudrais enfin que la foi,
l’enthousiasme, le désintéressement, tous les sentiments élevés, toutes
les nobles aspirations, véritables présents du ciel, ne fussent pas
condamnés à s’appeler éternellement les illusions de jeunesse.

--Qu’est-ce qui vous prend? A qui en avez-vous? s’écria madame de La
Varenne avec un mouvement d’épaules. On jurerait, à vous entendre,
qu’il s’agit ici du sort des empires. Pour quelques églogues qui se
terminent en élégies, est-ce la peine de crier si haut? Parce que
toutes les amourettes n’aboutissent pas nécessairement au mariage,
faut-il désespérer de l’humanité et lui jeter un linceul sur la face?
Eh bien! oui, nous nous sommes aimés, nous avons eu tous deux notre
petit roman. Nous n’en sommes morts ni l’un ni l’autre, et je vous
retrouve en fin de compte colonel, officier de la Légion d’honneur et
assez bien portant, il me semble.

--Si je n’en suis pas mort, dit Evrard, c’est que j’en ai vécu, c’est
que ce petit roman a été la grande histoire de ma vie, c’est que j’ai
respecté ma douleur, c’est que j’en ai fait un refuge. Voilà pourquoi
je ne suis pas mort, voilà comment j’ai pu sauver mon cœur! Mais vous
qui avez cherché dans le monde l’oubli de ce que vous aviez souffert,
vous qui, pour tromper le vide et le désœuvrement de votre âme, l’avez
ouverte à toutes les vanités vulgaires, vous êtes morte, oui, morte,
entendez-vous? Il ne reste plus rien de vous, il ne reste plus rien de
la Julie que j’ai tant aimée. Que faisiez-vous tandis que je demeurais
fidèle à votre souvenir? Que faisiez-vous tandis qu’au bivac, sous
la tente, à travers les balles, vous étiez la compagne invisible de
ma destinée? Quand vous êtes devenue libre, votre pensée, que je
devais toujours occuper, s’est-elle tournée un seul instant vers moi?
Vous êtes-vous jamais souciée de savoir si j’existais encore? Tout à
l’heure, en me revoyant, avez-vous senti quelque chose du passé remuer
et tressaillir en vous? En vous retrouvant avec moi dans ce parc,
avez-vous eu un moment d’émotion? Cette lettre qui ne m’avait jamais
quitté a-t-elle éveillé en vous un autre sentiment que le dépit ou
la colère? Et vous raillez maintenant! Le poëme de votre jeunesse,
l’amour, ses joies, ses désespoirs, tout cela n’est plus à vos yeux
qu’un roman banal et sur lequel il sied de s’égayer un peu! C’en est
trop à la fin! Il y a vingt ans aujourd’hui, je vous obéissais, je
partais, nous nous disions un dernier adieu. C’était là, tout près, par
une soirée pareille à celle-ci. Vous ne vous en souvenez pas? Vous avez
oublié vos sanglots et vos larmes?... Eh bien, venez! s’écria-t-il avec
emportement, je vais vous rendre la mémoire.

Et, lui saisissant violemment le bras, il l’entraîna vers la pêcherie.
Quelques instants après, ils s’arrêtaient à la petite porte du parc.
La porte était toute grande ouverte, et aux dernières lueurs du
crépuscule ils pouvaient voir encore distinctement ce qui se passait à
vingt pas de là, de l’autre côté de l’enclos. Paul et Thérèse étaient
assis l’un près de l’autre sur un banc de pierre au bord de l’étang.
Ployée par la douleur, Thérèse avait laissé tomber sa tête sur l’épaule
de Paul, qui lui tenait les mains, et ils pleuraient. Marthe, debout,
versait aussi des larmes.

--Regarde-les, Julie! dit Evrard d’une voix attendrie. Ils sont jeunes,
ils sont charmants tous deux. La vie s’ouvrait devant eux pleine
d’espoir et de promesses. Ils s’aimaient comme nous nous aimions, et
voilà pourtant qu’ils se disent adieu, ils vont se séparer comme nous!
Regarde, Julie, c’est ta fille, c’est ton unique enfant, l’enfant que
tu as failli perdre. Vois qu’elle est encore délicate et frêle! Ne
crains-tu pas que le chagrin ne la tue?

Elle était sans mouvement, sans voix. Evrard, d’un œil avide, épiait
sur ses traits le réveil de son cœur; mais rien ne trahissait ce qui
se passait en elle. Paul venait de se lever. Thérèse restait assise et
affaissée sur elle-même. Marthe l’entourait de ses bras. On entendait
dans le silence du soir un bruit de sanglots étouffés.

--Venez, mon ami, dit enfin madame de La Varenne.

Et ils se dirigèrent vers le bord de l’étang, aussi calmes en
apparence que s’ils avaient été attendus. Thérèse s’était levée en les
apercevant. Pleins de trouble et de confusion, les enfants, comme trois
coupables, se taisaient et baissaient les yeux.

--Ma Thérèse, il est trop tard pour rester au bord de l’eau, dit madame
de La Varenne. Tes mains sont brûlantes, tu as un peu de fièvre. La
soirée est fraîche, il faut rentrer, chère petite.

Et, retirant son châle, elle en couvrit sa fille avec la plus tendre
sollicitude.

--Je sais que vous partez demain, monsieur Paul. Vous allez en Afrique,
le colonel vous emmène avec lui. C’est bien à vous d’être venu dire
adieu à vos amies. Je n’oublierai jamais les témoignages de sympathie
que j’ai reçus de vous avant même de vous connaître; je me rappellerai
toujours avec émotion l’intérêt si touchant que vous avait inspiré la
maladie de ma chère fille. Thérèse, je veux que notre voisin emporte
un petit souvenir de toi. Donne-lui la bague que j’ai mise à ton doigt
quand tu étais encore enfant.

Thérèse toute tremblante essaya d’ôter la bague de son doigt; mais, si
mince que fût le doigt, il eût fallu le couper pour avoir la bague.

--Ma mère, je ne puis pas, dit-elle d’un air découragé.

--Essaye encore.

Thérèse fit un nouvel effort qui ne réussit pas davantage.

--Ma mère, c’est impossible.

--Allons, je ne vois qu’un moyen, dit madame de La Varenne, et notre
voisin est si bon qu’il s’en accommodera peut-être. Puisque nous
voulons lui donner ta bague et que tu ne peux pas l’ôter de ton doigt,
eh bien! ma fille, donne-lui ta main.

Elle avait pris la main de Thérèse, elle la mit dans celle de Paul, et
pendant quelques instants ils se tinrent tous trois embrassés.

--Ah! je l’avais bien dit que vous deviez être un brave homme! s’écria
Marthe en sautant au cou d’Evrard.

--Eh bien! lui dit à son tour madame de La Varenne, est-elle morte,
cette Julie?

--Non, répondit Evrard: elle n’était qu’endormie, et je l’ai
réveillée.--Puis, réunissant Paul et Thérèse dans une même étreinte, il
leur dit: J’étais seul; sans famille, vous serez mes deux enfants.

Ils avaient repris tous ensemble le chemin du manoir. La jeunesse
marchait devant; Evrard et Julie les suivaient de près.

--Ah! mon Dieu, s’écria tout à coup madame de La Varenne, et mon autre
gendre qui s’est annoncé pour la fin de la semaine!

--Vous allez lui écrire, dit Evrard.

--Sans doute, mais que lui dirai-je?

--La vérité, tout simplement. S’il est un galant homme, il vous
remerciera. S’il se fâche, qu’il aille au diable! Il ne vaut pas
l’honneur d’un regret.

--Et ce trousseau?

--Il ne pouvait venir plus à propos; vous en serez quitte pour changer
les marques.

--Je m’en charge, s’écria Marthe en se retournant, et je vous promets
que ce ne sera pas long.

       *       *       *       *       *

Trois semaines après, on signait le contrat aux Granges. Madame de La
Varenne ne regrettait pas précisément le bon mouvement auquel elle
avait cédé; toutefois elle pensait déjà à user de sa liberté pour
reprendre à Paris ses relations, ses amitiés mondaines. On se résigne
aisément à ne pas vivre dans le monde; on ne se console pas de n’y
vivre plus. Paul et Thérèse étaient heureux. Près de se lever, la lune
de miel éclairait déjà de ses premières lueurs le bord de l’horizon.
Evrard jouissait du bonheur qui était son ouvrage, mais ce bonheur lui
coûtait cher: il l’avait payé de l’illusion qui remplissait autrefois
sa vie. Les trois semaines qui venaient de s’écouler avaient achevé
de creuser un abîme entre madame de La Varenne et lui. Ils n’étaient
l’un pour l’autre qu’un perpétuel sujet d’étonnement. Le colonel
ne retrouvait plus en lui le sentiment dont il s’était nourri si
longtemps, et, pour prix du bien qu’il avait fait, il allait partir
plus seul encore qu’il n’était venu. Il y avait foule au manoir.
Tous les hobereaux des environs, tous les beaux esprits de la ville
avaient été conviés à la fête. On aurait pu croire Marthe absente.
Elle était là pourtant, mais retirée dans un coin du salon. Elle avait
l’air triste et pensif. Marthe, en ces derniers jours, avait perdu son
enjouement. Tout entiers à leurs tendresses mutuelles, Paul et Thérèse
s’étaient à peine aperçus du changement qui se faisait chez leur
compagne. Evrard seul s’en préoccupait; il alla s’asseoir auprès d’elle.

--Qu’avez-vous, mon enfant? lui dit-il. Qu’est devenue cette gaieté
qui était la vie de la maison? Depuis quelque temps, vous paraissez
soucieuse, inquiète, agitée.

--Vous l’avez remarqué... Vous avez donc un peu d’amitié pour moi?

--J’en ai beaucoup. Dès que je vous ai vue, vous avez gagné mon
affection. Il me semble que j’ai toujours été votre ami, et il me
serait douloureux de partir avec la pensée que vous souffrez peut-être
d’une peine secrète. Dites, mon enfant, qu’avez-vous?

--Je ne puis, je n’oserai jamais vous le dire.

--Vous n’avez donc pas confiance en moi? Je ne saurais donc vous être
d’aucun secours?

--Il n’est personne au monde qui m’inspire autant de confiance que vous.

--Eh bien, parlez, ouvrez-moi votre cœur.

Elle resta quelque temps silencieuse, puis d’une voix tremblante:

--Si, comme Thérèse, j’aimais quelqu’un, moi aussi?

--Vous vous consoleriez comme Thérèse, dit Evrard en souriant.

--Thérèse est aimée, reprit-elle tristement, et moi, je ne sais pas si
le seul homme à qui je voulusse donner ma vie est disposé à l’accepter.

--C’est donc l’empereur de la Chine?

--Ne raillez pas, répondez franchement. Pensez-vous qu’un homme
sérieux, très-sérieux, pourrait s’attacher à une écervelée comme moi,
qu’il consentirait à devenir mon guide, mon appui?

--Je pense que vous êtes une adorable créature, et qu’il n’est pas un
galant homme qui ne fût heureux de vous donner son nom.

--C’est vrai, ce que vous me dites-là?

--Oui, certes, très-vrai.

--Je suis riche, orpheline, et mes vieux parents m’estiment assez pour
ne vouloir contrarier ni mes goûts ni ma liberté. Voyez jusqu’où va
ma confiance, je compte sur vous pour offrir ma main à celui qu’entre
tous j’ai choisi. Vous lui direz que, s’il la refuse, mademoiselle de
Champlieu ne se mariera jamais.

--Mais, demanda Evrard très-ému, je le connais donc?

--Oui, vous le connaissez. C’est un soldat d’Afrique, l’honneur et la
loyauté même.

--Qui donc enfin?

--C’est, dit Marthe en levant sur lui ses beaux yeux pleins de larmes,
c’est le colonel de votre régiment.

Que répondit Evrard? Toi-même, ami lecteur, à sa place qu’aurais-tu
répondu? Il ne retourna pas seul en Afrique; il emportait avec lui le
plus rare de tous les trésors, une femme d’un esprit gai, d’une âme
droite et d’un cœur sincère.

    1865.


                                 FIN



TABLE


    JEAN DE THOMMERAY                   1

    LE COLONEL EVRARD                 157


IMPRIMERIE EUGÈNE HEUTTE ET Cᵉ, A SAINT-GERMAIN.


       *       *       *       *       *


    Corrections.

    Page 153: «es» remplacé par «les» (rien de commun avec les
              éclats de voix).
    Page 159: «Grand-Sacconex» remplacé par «Grand-Saconnex» (C’est
              chez vous, au Grand-Saconnex).
    Page 187: «meilleurs» remplacé par «meilleures» (les meilleures
              et les plus durables).
    Page 201: «intants» remplacé par «instants» (Il y avait des
              instants où il me semblait).
    Page 222: «Mansard» remplacé par «Mansart» (J’étais Mansart, Le
              Nôtre et Colbert).
    Page 233: «demanda-telle» remplacé par «demanda-t-elle» (Eh
              bien! demanda-t-elle en se tournant).
    Page 247: «gavement» remplacé par «gravement» (et s’avança
              gravement vers madame).
    Page 254: «d» remplacé par «de» (Bien volontiers, répondit
              madame de La Varenne).
    Page 266: «ommandement» remplacé par «commandement» (le geste
              et la voix du commandement).
    Page 288: «solda» remplacé par «soldat» (C’est un soldat
              d’Afrique).





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Jean de Thommeray; Le colonel Evrard" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home