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Title: La mort de Philæ
Author: Loti, Pierre
Language: French
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produced from images generously made available by The
Internet Archive)



  PIERRE LOTI
  DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

  LA
  MORT DE PHILÆ

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format grand in-18.

  AU MAROC                                                 1 vol.
  AZIYADÉ                                                  1 --
  LE CHATEAU DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT                   1 --
  LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN                              1 --
  LES DÉSENCHANTÉES                                        1 --
  LE DÉSERT                                                1 --
  L'EXILÉE                                                 1 --
  FANTÔME D'ORIENT                                         1 --
  FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT                          1 --
  FILLE DU CIEL                                            1 --
  FLEURS D'ENNUI                                           1 --
  LA GALILÉE                                               1 --
  L'HORREUR ALLEMANDE                                      1 --
  LA HYÈNE ENRAGÉE                                         1 --
  L'INDE (SANS LES ANGLAIS)                                1 --
  JAPONERIES D'AUTOMNE                                     1 --
  JÉRUSALEM                                                1 --
  LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT                       1 --
  MADAME CHRYSANTHÈME                                      1 --
  LE MARIAGE DE LOTI                                       1 --
  MATELOT                                                  1 --
  MON FRÈRE YVES                                           1 --
  LA MORT DE PHILÆ                                         1 --
  PAGES CHOISIES                                           1 --
  PÊCHEUR D'ISLANDE                                        1 --
  UN PÈLERIN d'ANGKOR                                      1 --
  PROPOS D'EXIL                                            1 --
  RAMUNTCHO                                                1 --
  RAMUNTCHO, pièce en cinq actes                           1 --
  REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE                              1 --
  LE ROMAN D'UN ENFANT                                     1 --
  LE ROMAN D'UN SPAHI                                      1 --
  LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE                    1 --
  LA TURQUIE AGONISANTE                                    1 --
  VERS ISPAHAN                                             1 --


Format in-8º cavalier.

  OEUVRES COMPLÈTES, tomes I à XI                         11 vol.


Éditions illustrées.

  PÊCHEUR D'ISLANDE, format in-8º jésus, nombreuses
    compositions de E. Rudaux                              1 vol.

  LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16 colombier,
    illustrations de Gervais-Courtellemont                 1 --

  LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations
    de l'auteur et de A. Robaudi                           1 --


Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.



Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.



  A LA MÉMOIRE
  DE
  MON NOBLE ET CHER AMI

  MOUSTAFA KAMEL PACHA

  qui succomba le 10 février 1908 à l'admirable tâche
  de relever en Égypte
  la dignité de la Patrie et de l'Islam.

  PIERRE LOTI



I

MINUIT D'HIVER EN FACE DU GRAND SPHINX


Une nuit trop limpide, et de couleur inconnue à nos climats, dans un
lieu d'aspect chimérique où le mystère plane. La lune, d'un argent qui
brille trop et qui éblouit, éclaire un monde qui sans doute n'est plus
le nôtre, car il ne ressemble à rien de ce que l'on a pu voir ailleurs
sur terre; un monde où tout est uniformément rose sous les étoiles de
minuit et où se dressent, dans une immobilité spectrale, des symboles
géants.

Est-ce une colline de sable qui monte devant nous? On ne sait, car cela
n'a pour ainsi dire pas de contours; plutôt cela donne l'impression
d'une grande nuée rose, d'une grande vague d'eau à peine consistante,
qui dans les temps se serait soulevée là, pour ensuite s'immobiliser à
jamais... Une colossale effigie humaine, rose aussi, d'un rose sans nom
et comme fuyant, émerge de cette sorte de houle momifiée, lève la tête,
regarde avec ses yeux fixes, et sourit; pour être si grande, elle est
irréelle probablement, projetée peut-être par quelque réflecteur caché
dans la lune... Et, derrière le visage monstre, beaucoup plus en recul,
au sommet de ces dunes imprécises et mollement ondulées, trois signes
apocalyptiques s'érigent dans le ciel, trois triangles roses, réguliers
comme les dessins de la géométrie, mais si énormes dans le lointain
qu'ils font peur; on les croirait lumineux par eux-mêmes, tant ils se
détachent en rose clair sur le bleu sombre du vide étoilé, et
l'invraisemblance de ce quasi-rayonnement intérieur les rend plus
terribles.

Alentour, le désert; un coin du morne royaume des sables. Rien d'autre
nulle part, que ces trois choses effarantes qui se tiennent là dressées,
l'effigie humaine démesurément agrandie et les trois montagnes
géométriques; choses vaporeuses au premier abord comme des visions, avec
cependant çà et là, dans les traits surtout de la grande figure muette,
des nettetés d'ombre indiquant que _cela existe_, rigide et
inébranlable, que c'est de la pierre éternelle.

Même si l'on n'était pas prévenu, aussitôt on devinerait, car c'est
unique au monde, et l'imagerie de toutes les époques en a vulgarisé la
connaissance: le Sphinx et les Pyramides! Mais on n'attendait pas que ce
fût si inquiétant... Et pourquoi est-ce rose, quand d'habitude la lune
bleuit ce qu'elle éclaire? On ne prévoyait pas non plus cette
couleur-là--qui est cependant celle de tous les sables et de tous les
granits de l'Égypte ou de l'Arabie. Et puis, des yeux de statue, on en
avait vu par milliers, on savait bien qu'ils ne peuvent jamais être que
des yeux fixes; alors, pourquoi est-on surpris et glacé par l'immobilité
de ce regard du Sphinx, en même temps que vous obsède le sourire de ses
lèvres fermées qui semblent garder le mot de l'énigme suprême?...

Il fait froid, mais froid comme dans nos pays par les belles nuits de
janvier, et une buée hivernale traîne au fond des vallons de sable. A
cela non plus, on ne s'attendait pas; les nouveaux envahisseurs de ce
pays ont apporté sans doute l'humidité de leur île brumeuse, en
changeant le régime des eaux du vieux Nil pour rendre la terre plus
mouillée et plus productive. Et ce froid inusité, ce brouillard, si
léger qu'il soit encore, paraissent un indice de la fin des temps, font
plus révolu et plus lointain tout ce passé, qui dort ici, en dessous,
dans le dédale des souterrains hantés par mille momies.

Mais la brume, qui s'épaissit dans les régions basses à mesure que
l'heure avance, hésite à monter jusqu'à la grande figure intimidante,
l'enveloppe à peine d'une gaze très diaphane,--qui est une gaze rose,
puisque ici tout est rose. Et le Sphinx, qui a vu se dérouler toute
l'histoire du monde, assiste impassible au changement du climat de
l'Égypte, reste abîmé dans une contemplation mystique de la lune, son
amie depuis cinq mille ans.

Sur la molle coulée des dunes, il y a par places des pygmées humains qui
s'agitent, ou se tiennent accroupis comme à l'affût; si petits, si
infimes ou si loin qu'ils soient, cette lune d'argent révèle leurs
moindres attitudes, parce qu'ils ont des robes blanches et des manteaux
noirs qui tranchent violemment avec la monotonie rose des sables;
parfois ils s'interpellent, en une langue aux aspirations dures, et puis
se mettent à courir, sans bruit, pieds nus, le burnous envolé, pareils à
des papillons de nuit. Ils guettent les groupes de visiteurs, qui
arrivent de temps à autre, et ils s'accrochent à eux. Les grands
symboles, depuis des siècles et des millénaires que l'on a cessé de les
vénérer, n'ont cependant presque jamais été seuls, surtout par les nuits
de pleine lune; des hommes de toutes les races, de tous les temps sont
venus rôder autour, vaguement attirés par leur énormité et leur mystère.
A l'époque des Romains, ils étaient déjà des symboles au sens perdu,
legs d'une antiquité fabuleuse, mais on venait curieusement les
contempler; des touristes en toge, en péplum, gravaient pour mémoire
leur nom sur le granit des bases.

Les touristes qui arrivent cette nuit, et sur lesquels s'abattent les
guides bédouins au noir manteau, portent casquette, ulster ou paletot
fourré; leur intrusion est ici comme une offense, mais hélas! de tels
visiteurs se multiplient chaque année davantage, car la grande ville
toute voisine--qui sue l'or depuis que l'on essaye de lui acheter sa
dignité et son âme--devient un lieu de rendez-vous et de fête pour les
désoeuvrés, les parvenus du monde entier. Et ce désert du Sphinx, le
modernisme commence à l'enserrer de toutes parts. Il est vrai, personne
jusqu'à présent n'a osé le profaner en bâtissant dans le voisinage
immédiat de la grande figure, dont la fixité et le dédain imposent
peut-être encore. Mais, à une demi-lieue à peine, aboutit une route où
circulent des fiacres, des tramways, où des automobiles de bonne marque
viennent pousser leurs gracieux cris de canard; et là, derrière la
pyramide de Chéops, un vaste hôtel s'est blotti, où fourmillent des
snobs, des élégantes follement emplumées comme des Peaux-Rouges pour la
danse du scalp; des malades en quête d'air pur: jeunes Anglaises
phtisiques, ou vieilles Anglaises simplement un peu gâteuses, traitant
leurs rhumatismes par les vents secs.

Cette route, cet hôtel, ces gens, en passant on vient de les voir, aux
feux des lampes électriques, et un orchestre qu'ils écoutaient vous a
jeté la phrase inepte de quelque rengaine de café-concert; mais, sitôt
que tout cela, dans un repli du sol, a disparu, on s'en est senti
tellement délivré, tellement loin! Dès que l'on a commencé de marcher
sur ce sable des siècles, où les pas tout à coup ne faisaient plus de
bruit, rien n'a existé, hors le calme et le religieux effroi émanés de
ce monde que l'on abordait, de ce monde si écrasant pour le nôtre, où
tout apparaissait silencieux, imprécis, gigantesque et rose.

D'abord la pyramide de Chéops, dont il a fallu contourner de près les
soubassements immuables; la lune détaillait tous les blocs énormes, les
blocs réguliers et pareils de ses assises qui se superposent à l'infini,
toujours diminuant de largeur, et qui montent, montent en perspectives
fuyantes, pour former là-haut la pointe du vertigineux triangle; on
l'eût dite éclairée, cette pyramide, par quelque triste aurore de fin de
monde, qui ne rosirait que les sables et les granits terrestres, en
laissant plus effroyablement noir le ciel ponctué d'étoiles.--Combien
inconcevable pour nous, la mentalité de ce roi qui pendant un
demi-siècle usa la vie de milliers et de milliers d'esclaves à
construire ce tombeau, dans l'obsédant et fol espoir de prolonger sans
fin la durée de sa momie!...

La pyramide une fois dépassée, un peu de chemin restait à faire encore
pour aller affronter le Sphinx, au milieu de ce que nos contemporains
lui ont laissé de son désert; il y avait à descendre la pente de cette
dune aux aspects de nuage, qui semblait feutrée comme à dessein pour
maintenir en un tel lieu plus de silence. Et çà et là s'ouvrait quelque
trou noir: soupirail du profond et inextricable royaume des momies, très
peuplé encore, malgré l'acharnement des déterreurs.

Descendant toujours sur la coulée de sable, on n'a pas tardé à
l'apercevoir, lui, le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée,
vous tournant le dos, dans la pose d'un chien géant qui voudrait aboyer
à la lune; sa tête se dressait en silhouette d'ombre, en écran contre la
lumière qu'il paraissait regarder, et les pans de son bonnet lui
faisaient des oreilles tombantes. Ensuite, à mesure que l'on cheminait,
peu à peu, il s'est présenté de profil, sans nez, tout camus comme la
mort, mais ayant déjà une expression, même vu de loin et par côté; déjà
dédaigneux avec son menton qui avance, et son sourire de grand mystère.
Et, quand enfin on s'est trouvé devant le colossal visage, là bien en
face--sans pourtant rencontrer son regard qui passe trop haut pour le
nôtre,--on a subi l'immédiate obsession de tout ce que les hommes de
jadis ont su emmagasiner et éterniser de secrète pensée derrière ce
masque mutilé!

En plein jour, non, il n'existe pour ainsi dire plus, leur grand Sphinx;
si détruit par le temps, par la main des iconoclastes, disloqué, tassé,
rapetissé, il est inexpressif comme ces momies que l'on retrouve en
miettes dans le sarcophage et qui ne font même plus grimace humaine.
Mais, à la manière de tous les fantômes, c'est la nuit qu'il revit, sous
les enchantements de la lune.

Pour les hommes de son temps, que représentait-il? Le roi Aménemeth? le
Dieu-Soleil? On ne sait trop. De toutes les images hiéroglyphiques, il
reste la moins bien déchiffrée. Les insondables penseurs de l'Égypte
symbolisaient tout en d'effrayantes figures de dieux, à l'usage du
peuple non initié; peut-être donc, après avoir tant médité dans l'ombre
des temples, tant cherché l'introuvable pourquoi de la vie et de la
mort, avaient-ils simplement voulu résumer par le sourire de ces lèvres
fermées l'inanité de nos plus profondes conjectures humaines... On dit
qu'il fut jadis d'une surprenante beauté, le Sphinx, alors que des
enduits, des peintures harmonisaient et avivaient son visage et qu'il
trônait de tout son haut sur une sorte d'esplanade dallée de longues
pierres. Mais était-il en ces temps-là plus souverain que cette nuit,
dans sa décrépitude finale? Presque enseveli par ces sables du désert
Libyque, sous lesquels sa base ne se définit plus, il surgit à cette
heure comme une apparition que rien de solide ne soutiendrait dans
l'air.

                                   *

                                 *   *

Passé minuit. Par petits groupes, les touristes de ce soir viennent de
disparaître pour regagner l'hôtel proche dont l'orchestre sans doute n'a
pas fini de sévir, ou bien pour remonter en auto et engager, dans
quelque cercle du Caire, une de ces parties de bridge où se complaisent
de nos jours les intelligences vraiment supérieures; les uns (esprits
forts) s'en sont allés le verbe haut et le cigare au bec; les autres,
intimidés pourtant, baissaient la voix comme on fait d'instinct dans les
temples. Les guides bédouins, qui tout à l'heure semblaient voltiger
autour de la grande effigie comme des phalènes noires, ont aussi vidé la
place, inquiets de ce froid qu'ils n'avaient jamais connu. La
représentation pour cette fois est finie, et partout s'établit le
silence.

Les tons roses commencent à pâlir sur le Sphinx et les Pyramides; tout
blêmit à vue d'oeil, dans le surnaturel décor, parce que la lune,
s'élevant toujours, se fait plus argentine au milieu de la nuit plus
glacée. Le brouillard d'hiver, qu'exhalent d'en bas les champs
artificiellement mouillés, continue de monter, s'enhardit à envelopper
le grand visage muet, lequel persiste à regarder cette lune morte et à
lui adresser son même déconcertant sourire. De moins en moins l'on
croirait avoir devant soi un colosse réel, mais décidément rien que le
reflet dilaté d'une chose qui serait _ailleurs_, dans un autre monde. Et
derrière lui, au loin, les trois triangles-montagnes, qui s'embrument
aussi, n'existent pas davantage, sont devenus pures visions
d'Apocalypse.

Or, peu à peu, voici qu'une tristesse insoutenable se dégage des trop
larges yeux aux orbites vides,--car, en ce moment, ce que le Sphinx a
l'air de savoir depuis tant de siècles, comme ultime secret, mais de
taire avec une mélancolique ironie, c'est que, dans la prodigieuse
nécropole, là en dessous, tout le peuple des morts aurait été leurré,
malgré la piété et les prières, le réveil n'ayant encore jamais sonné
pour personne; et c'est que la création d'une humanité pensante et
souffrante n'aurait eu aucune raison raisonnable, et que nos pauvres
espoirs seraient vains, mais vains à faire pitié!



II

LA MORT DU CAIRE


Janvier 1907.

Des nuages échevelés et mauvais, comme ceux de nos giboulées de mars,
courent dans un pâle ciel de soir, qui donne froid à regarder; un vent
âpre, humide, tout à fait hivernal, souffle sans trêve et fait passer
sur nous de temps à autre le furtif arrosage d'une pluie.

Une voiture m'emmène vers ce qui fut la résidence du grand Mehemet Ali;
par une pente rapide elle monte au milieu de rochers, de sables--qui
sentent déjà le désert, là tout de suite, au sortir à peine des
dernières maisons d'un quartier arabe où des gens en longue robe, l'air
gelé, s'enveloppent aujourd'hui jusqu'aux yeux... Y avait-il autrefois
des temps pareils, en ce pays réputé pour son climat d'inaltérable
tiédeur?

Cette résidence du grand souverain de l'Égypte, la citadelle, la mosquée
qu'il fit construire pour y reposer, sont perchées comme nids d'aigle
sur un contrefort de la chaîne d'Arabie, le Mokattam, qui s'avance en
promontoire vers les plaines du Nil, amenant tout près du Caire, et
jusqu'à le surplomber, un peu des solitudes désertiques. Du reste, on la
voit de loin et de partout, la mosquée de Mehemet Ali, inattendue
là-haut avec ses coupoles aplaties en demi-sphère, ses minarets aigus,
sa physionomie si purement turque, au-dessus de cette ville arabe
qu'elle domine; le prince qui s'y est endormi a voulu qu'elle ressemblât
à celles de sa première patrie, et on la croirait rapportée de Stamboul.

En un temps de trot, nous voici montés jusqu'à la porte inférieure de la
vieille forteresse--et, naturellement, tout le Caire, qui est là proche,
semble monter en même temps que nous; pas encore l'amas sans fin des
maisons, mais seulement, pour commencer, les milliers de minarets, qui,
en quelques secondes, pointent tous dans le ciel triste, donnant déjà
l'impression qu'une ville immense ne tardera pas à se déployer sous nos
yeux.

Double enceinte, doubles ou triples portes comme en ont toutes les
citadelles anciennes, et, par un chemin toujours ascendant, nous
pénétrons dans une grande cour fortifiée où des murs à créneaux nous
masquent soudain la vue. Un poste de soldats est là de garde,--et
combien imprévus, de tels soldats, dans ce lieu sacré pour l'Égypte! Des
uniformes rouges et des figures blanches du Nord: des Anglais, installés
à demeure chez le grand Mehemet Ali!...

La mosquée se présente d'abord, précède le palais. Dès qu'on s'en
approche, c'est bien Stamboul--pour moi, le cher Stamboul,--qui s'évoque
en la mémoire: rien, dans les lignes architecturales ni dans les détails
d'ornementation, rien de l'art arabe,--plus pur peut-être que celui-ci,
et dont les autres mosquées du Caire offrent des modèles admirables;
non, c'est un coin de la Turquie, où l'on vient d'arriver tout à coup.

Après une cour dallée de marbre, silencieuse et très enclose, qui sert
de vaste parvis, le sanctuaire rappelle, avec plus de magnificence
encore, ceux de Mehmet Fatih ou de Chah Zadé: même pénombre sainte, où
chaque étroite fenêtre jette par son vitrail un éclat de pierreries;
entre les énormes piliers, même écartement excessif laissant plus
d'espace libre que dans nos églises, sous des dômes qui ont l'air de
tenir un peu par enchantement.

Des parois en étrange marbre blanc zébré de jaune. A terre, des tapis
d'un rouge sombre, couvrant tout. Aux voûtes, très ouvragées, rien que
des noirs et des ors; sur le noir des fonds, un semis de rosaces d'or,
et puis des arabesques, comme des dentelles d'or posées en bordure. Et
d'en haut descendent des milliers de chaînettes dorées, soutenant les
innombrables veilleuses pour les prières des soirs. Çà et là, des gens
sont à genoux, petits groupes en robe et turban, dispersés au hasard sur
le rouge des tapis, et un peu perdus au milieu de cette solitude
somptueuse.

Dans un angle obscur, repose Mehemet Ali, le prince aventureux et
chevaleresque autant qu'un héros de légende, et l'un des plus grands
souverains de l'histoire contemporaine; il est là derrière de hautes
grilles d'or, d'un dessin compliqué, en ce style turc déjà décadent,
mais encore si joli, qui fut celui de son époque.

Entre les barreaux dorés, on aperçoit dans l'ombre le catafalque
d'apparat, à trois étages, que recouvrent des brocarts bleus, fanés
délicieusement, brodés et rebrodés d'or éteint. Devant la porte fermée
de cette sorte d'enclos funéraire, se croisent deux longues palmes
vertes, coupées fraîchement à quelque dattier du voisinage. Et il semble
que tout cela s'entoure d'une inviolable paix religieuse...

Mais tout à coup, tapage de conversations en langue teutonne,--et des
éclats de voix, et des rires!... Comment est-ce possible, si près du
grand mort?... Entrée d'une bande de touristes, habillés en «gens chics»
ou à peu près. Un guide à visage de drôle leur fait la nomenclature des
beautés du lieu, parlant à tue-tête, comme s'il était chargé du boniment
dans une ménagerie. Et l'une des voyageuses, à cause de sandales trop
larges qui la font trébucher, rit d'un petit rire bête et continu, comme
glousserait une dinde...

Alors, il n'y a pas de police, de gardien, dans cette mosquée sainte? Et
parmi les fervents prosternés en prière, pas un qui se lève et
s'indigne!... Qui donc, après cela, vient nous parler du fanatisme des
Égyptiens?... Trop débonnaires plutôt, ils me sont apparus partout. Dans
n'importe quelle église d'Europe, où des hommes prieraient agenouillés,
je voudrais voir comment seraient accueillis des touristes musulmans
qui, par impossible, se tiendraient aussi mal que ces sauvages-là.

                                   *

                                 *   *

Derrière la mosquée, une esplanade, et puis le palais.

Le palais, il n'existe pour ainsi dire plus, car on en a fait une
caserne pour les «troupes d'occupation». Et ils sont tous alentour, les
soldats anglais, fumant leurs grosses pipes pendant la flânerie du soir;
l'un d'eux qui ne fume pas, s'escrime à graver son nom au couteau sur
l'une des assises de marbre, à la base du sanctuaire.

Au bord de l'esplanade, une sorte de balcon s'avance, d'où l'on découvre
brusquement toute la ville, avec une étendue infinie de plaines vertes
ou de jaunes déserts. Un point de vue classique pour voyageurs des
agences; nous y retrouvons ceux de la mosquée, qui nous y ont précédés,
les messieurs au verbe haut, le guide qui hurle et la dame qui glousse.
Quelques soldats y ont pris place aussi, et contemplent, la pipe à la
bouche.--Malgré tout ce monde, et malgré ce ciel d'hiver, on est saisi
quand même, en arrivant, et c'est encore admirable.

Féerie bien différente de celle de Stamboul, qui s'érige, lui, en
amphithéâtre au-dessus du Bosphore et de la Marmara. Ici, la ville
immense est uniment déployée dans une plaine qu'environnent des
solitudes de sable et que dominent des rochers chaotiques. Les minarets
par milliers se lèvent de partout comme les épis de blé dans un champ;
jusqu'au fond des lointains, on voit se multiplier leurs pointes
fuselées;--mais, au lieu d'être simplement, comme à Stamboul, des
flèches blanches, ils se compliquent ici d'arabesques, de galeries, de
clochetons, de colonnettes, et semblent avoir emprunté la couleur fauve
des proches déserts.

Les toits en terrasses disent une région qui fut autrefois sans pluie,
et les innombrables palmiers des jardins, au-dessus de cet océan de
mosquées et de maisons, balancent au vent leurs plumets, qui étonnent
sous ces nuages chargés d'averses froides. Vers le sud et vers l'ouest,
aux dernières limites de la vue, des triangles géants apparaissent,
comme posés sur l'horizon brumeux des plaines: c'est Gizeh et c'est
Memphis, ce sont les Pyramides éternelles.

Et au nord de la ville, s'avance un coin très particulier du désert,
couleur de bistre et de momie, où toute une peuplade de hautes coupoles
à l'abandon se tient encore debout, au milieu des sables et des roches
désolées: l'orgueilleux cimetière de ces sultans mamelouks, qui finirent
ici avec le moyen âge.

Si l'on regarde bien, quel délabrement, quel amas de ruines dans cette
ville encore un peu féerique, battue ce soir par les rafales d'hiver!
Les dômes, les saints tombeaux, les minarets, les terrasses, tout est
croulant, tout va mourir. Mais là-bas, très au loin, près de cette
traînée d'argent qui passe dans les plaines et qui est le vieux Nil, les
temps nouveaux s'indiquent par des cheminées d'usines, effrontément
hautes, enlaidissant tout et lançant au milieu du crépuscule d'épaisses
fumées noires...

                                   *

                                 *   *

La nuit tombe, quand nous redescendons de cette esplanade pour rentrer
au logis.

D'abord l'ancien Caire, qu'il faut traverser, tout le dédale encore
charmant où les mille petites lampes des boutiques arabes allument déjà
leurs flammes discrètes. Dans des rues qui se contournent à leur
caprice, et sous tant de balcons qui débordent, grillagés de très fines
menuiseries, il faut ralentir notre course, au milieu de la foule serrée
des gens et des bêtes. Près de nous passent les fellahines voilées de
noir, gentiment mystérieuses comme aux vieux temps, et les hommes restés
graves, sous la longue robe et les blanches draperies; passent aussi les
petits ânes, très pompeusement parés de colliers en perles bleues, et
les files de lents chameaux, avec leurs charges de luzerne qui sentent
la bonne odeur des champs. Dans la demi-obscurité, qui masque les
décrépitudes, c'est parfois de l'Orient resté adorable, quand, au-dessus
des maisonnettes si agrémentées de moucharabiehs et d'arabesques, on
voit tout à coup quelques-uns des grands minarets aériens, qui
s'élancent prodigieusement haut dans le ciel crépusculaire.

Cependant, que de ruines, d'immondices, de décombres! Comme on sent que
tout cela se meurt!... Et puis quoi: des lacs maintenant, en pleine rue!
On sait bien qu'il pleut ici beaucoup plus que jadis, depuis que la
vallée du Nil est artificiellement inondée; mais c'est invraisemblable
quand même, toute cette eau noire où notre voiture s'enfonce jusqu'aux
essieux, car il y a _huit jours_ que n'est tombée une averse un peu
sérieuse. Alors les nouveaux maîtres n'ont pas songé au drainage, dans
ce pays dont le budget d'entretien annuel a été porté par leurs soins à
quinze millions de livres?--Et les bons Arabes, avec patience, sans
murmurer, retroussent leurs robes, jambes nues jusqu'aux genoux, pour
cheminer au milieu de cette eau déjà pestilentielle, qui doit couver
pour eux des fièvres et de la mort.

Plus loin, la voiture courant toujours, voici que peu à peu le décor
change, hélas! Les rues se banalisent; les maisons de «Mille et une
Nuits» font place à d'insipides bâtisses levantines; les lampes
électriques commencent à piquer l'obscurité de leurs fatigants éclats
blêmes; et, à un tournant brusque, le nouveau Caire nous apparaît.

Qu'est-ce que c'est que ça, et où sommes-nous tombés? En moins comme il
faut encore, on dirait Nice, ou La Riviera, ou Interlaken, l'une
quelconque de ces villes carnavalesques où le mauvais goût du monde
entier vient s'ébattre aux saisons dites élégantes.--Mais, dans ces
quartiers-ci par exemple, qui appartiennent aux étrangers ou aux
Égyptiens ralliés franchement, tout est asséché, soigné, bien tenu; plus
de cloaques ni d'ornières; les quinze millions de livres ont fait
consciencieusement leur office.

Partout de l'électricité aveuglante; des hôtels monstres, étalant le
faux luxe de leurs façades raccrocheuses; le long des rues, triomphe du
toc, badigeon sur plâtre en torchis; sarabande de tous les styles, le
rocaille, le roman, le gothique, l'art nouveau, le pharaonique et
surtout le prétentieux et le saugrenu. D'innombrables cabarets, qui
regorgent de bouteilles: tous nos alcools, tous nos poisons d'Occident,
déversés sur l'Égypte à bouche-que-veux-tu.

Des estaminets, des tripots, des maisons louches. Et, plein les
trottoirs, des filles levantines, qui visent à s'attifer comme celles de
Paris, mais qui, par erreur, sans doute, ont fait leurs commandes chez
quelque habilleuse pour chiens savants.

Alors ce serait le Caire de l'avenir, cette foire cosmopolite?... Mon
Dieu, quand donc se reprendront-ils, les Égyptiens, quand
comprendront-ils que les ancêtres leur avaient laissé un patrimoine
inaliénable d'art, d'architecture, de fine élégance, et que, par leur
abandon, l'une de ces villes qui furent les plus exquises sur terre
s'écroule et se meurt?

Parmi ces jeunes musulmans ou coptes, sortis des écoles, il est tant
d'esprits distingués cependant et d'intelligences supérieures! Tandis
que je vois encore les choses d'ici avec mes yeux tout neufs d'étranger
débarqué hier sur ce sol imprégné d'ancienne gloire, je voudrais pouvoir
leur crier, avec une franchise brutale peut-être, mais avec une si
profonde sympathie:

«Réagissez, avant qu'il soit trop tard. Contre l'invasion dissolvante,
défendez-vous,--non par la violence, bien entendu, non par
l'inhospitalité ni la mauvaise humeur,--mais en dédaignant cette
camelote occidentale dont on vous inonde quand elle est démodée chez
nous. Essayez de préserver non seulement vos traditions et votre
admirable langue arabe, mais aussi tout ce qui fut la grâce et le
mystère de votre ville, le luxe affiné de vos demeures. Il ne s'agit pas
là que de fantaisies d'artistes, il y va de votre dignité nationale.
Vous étiez des _Orientaux_ (je prononce avec respect ce mot qui implique
tout un passé de précoce civilisation, de pure grandeur), mais, encore
quelques années, si vous n'y prenez garde, et on aura fait de vous de
simples courtiers levantins, uniquement occupés de la plus-value des
terres et de la hausse des cotons.»



III

MOSQUÉES DU CAIRE


Elles sont presque innombrables, plus de trois mille, et cette ville si
grande, qui couvre quatre lieues de plaine, pourrait s'appeler une ville
de mosquées. (Bien entendu, je parle du Caire ancien, du Caire arabe, le
Caire nouveau, quelconque ou funambulesque, celui des élégances en toc
et des «Sémiramis-Hôtel» ne méritant d'être mentionné qu'avec un
sourire.)

Donc, une ville de mosquées, disais-je. Le long des rues, parfois elles
se suivent, deux, trois, quatre à la file, s'appuyant les unes aux
autres et s'enchevêtrant. Partout dans l'air s'élancent leurs minarets
brodés d'arabesques, ciselés, compliqués avec la plus changeante
fantaisie; ils ont des petits balcons, des colonnettes, ils sont si
découpés qu'on aperçoit le jour au travers; il y en a de lointains, il y
en a de tout proches qui pointent en plein ciel au-dessus de votre tête;
n'importe où l'on regarde on en découvre d'autres, à perte de vue; tous
de la même couleur bise et tournant au rose. Les plus archaïques, ceux
des vieux temps débonnaires, se hérissent de morceaux de bois qui sont
des perchoirs pour faire reposer les grands oiseaux libres et toujours
quelques milans, quelques corbeaux songeurs se tiennent là postés,
contemplant à l'horizon les sables, la ligne des jaunes solitudes.

Trois mille mosquées. Plus haut que les maisonnettes d'alentour, montent
leurs murailles droites, un peu sévères, percées à peine de minuscules
fenêtres en ogive; murailles couleur bise ainsi que les minarets, et
peintes de rayures horizontales en un vieux rouge qui s'est fané au
soleil; murailles couronnées toujours de séries de trèfles imitant des
créneaux, mais de trèfles d'un dessin chaque fois différent et imprévu.

Pour y accéder, toujours quelques marches et une rampe de marbre
blanc,--car elles sont surélevées comme des autels. Et dès la porte on
entrevoit de calmes profondeurs très en pénombre. D'abord des couloirs,
étonnamment hauts de plafond, sonores et demi-obscurs; sitôt qu'on y est
entré, on sent qu'il fait frais, qu'il fait paisible; ils vous
préparent, on commence à s'y imprégner de recueillement et déjà on y
parle bas. Dans la rue trop étroite que l'on vient de quitter, il y
avait foule orientale et tapage, cris de vendeurs, bruits d'humbles
métiers anciens; des gens, des bêtes vous frôlaient; on manquait d'air,
sous tant de moucharabiehs surplombants. Ici, soudain c'est le silence
avec de vagues murmures de prières et des chants flûtés d'oiseaux; c'est
le silence, et c'est l'espace libre, quand on arrive au saint jardin
enclos de grands murs, ou bien au sanctuaire qui resplendit d'une
discrète et reposante magnificence. Peu de monde en général, dans ces
mosquées,--si ce n'est, bien entendu, aux heures des cinq offices du
jour. En quelques coins d'élection, particulièrement ombreux et frais,
des vieillards s'isolent pour lire du matin au soir les saints livres et
regarder approcher la mort: sous des turbans blancs, barbes blanches et
visages tranquilles. Ou bien ce sont de pauvres hères sans gîte, qui
sont venus chercher l'hospitalité d'Allah, et qui dorment sans souci de
demain, étendus de tout leur long sur une natte.

Le charme rare de ces jardins de mosquée, souvent très vastes, est
d'être si jalousement enclos entre leurs grands murs--toujours couronnés
de trèfles de pierre--qui n'y laissent rien deviner des agitations du
dehors; des palmiers de cent ans y jaillissent du sol, séparément ou en
bouquets superbes, et y tamisent la lumière d'un toujours chaud soleil,
sur des rosiers, sur des hibiscus en fleur. Il ne s'y fait jamais de
bruit non plus que dans des cloîtres, car les gens y marchent d'une
allure lente, chaussés de babouches. Et ce sont aussi des édens pour les
oiseaux, qui y vivent et y chantent en toute sécurité, même pendant les
offices, attirés par de petites auges que les imans emplissent d'eau du
Nil, à leur intention, chaque matin.

Quant à la mosquée elle-même, rarement elle est un lieu fermé de tous
côtés, comme dans les pays de l'Islam plus sombre du Nord; en Égypte,
non; puisqu'il n'y a pas de véritable hiver et presque jamais de pluie,
on a pu laisser une des faces complètement ouverte sur le jardin, et le
sanctuaire n'est séparé de la verdure et des roses que par une simple
colonnade; cela permet aux fidèles, groupés sous les palmiers, de prier
là tout aussi bien qu'à l'intérieur, puisqu'ils aperçoivent, entre les
arceaux, le saint mihrab[1].

  [1] On sait que le mihrab est une sorte de portique indiquant la
    direction de la Mecque; il est placé au fond de chaque mosquée,
    comme dans nos églises l'autel, et on doit lui faire face lorsqu'on
    prie.

Oh! ce sanctuaire, vu du silencieux jardin, ce sanctuaire où des ors
pâlis brillent aux vieux plafonds de cèdre, où des mosaïques de nacre
brillent sur les parois et imitent des broderies d'argent qu'on y aurait
tendues!

Point de faïences, comme dans les mosquées de la Turquie ou de l'Iran.
Ici, c'est le triomphe des patientes mosaïques: les nacres de toutes les
couleurs, et tous les marbres, et tous les porphyres, découpés en
myriades de petits morceaux précis et pareils, assemblés ensuite pour
composer les dessins arabes qui jamais n'empruntent rien à la forme
humaine, non plus qu'à aucune forme animale, mais rappellent plutôt ces
cristallisations variées à l'infini que l'on découvre au microscope dans
les flocons de la neige. C'est toujours le mihrab qui est orné avec la
plus minutieuse richesse; en général des colonnettes de lapis,
intensément bleues, s'y détachent en relief, encadrant des mosaïques si
délicates qu'elles ressemblent à des brocarts ou à des dentelles. Aux
vieux plafonds de cèdre--où les oiseaux chanteurs d'alentour ont leurs
nids--les ors se mêlent à de précieuses enluminures, que les siècles ont
pris soin d'atténuer, de fondre ensemble; et çà et là de très fines et
longues consoles en bois sculpté ont l'air de retomber des maîtresses
poutres, de s'étaler sur les murailles comme des coulées de
stalactites--que l'on aurait aussi, dans les temps, soigneusement
peintes et dorées. Quant aux colonnes toujours disparates, les unes de
marbre amarante, les autres de vert antique, les autres de porphyre
rouge, avec des chapiteaux de tous les styles, elles viennent de loin,
de la nuit des âges, des tourmentes religieuses antérieures et attestent
les prodigieux passés que connut cette vallée du Nil, pourtant si
étroite et enserrée par les déserts; elles ont été jadis dans des
temples païens, où elles ont connu les étranges visages des dieux de
l'Égypte, de la Grèce et de Rome; elles ont été dans des églises
chrétiennes primitives, où elles ont vu des statues de martyrs
contorsionnés et des images de Christs en extase couronnés de l'auréole
byzantine; elles ont assisté à des batailles, des écroulements, des
hécatombes et des sacrilèges; à présent, réunies au hasard dans ces
mosquées, elles ne voient plus, sur les parois des sanctuaires, que les
mille petits dessins idéalement purs de cet Islam qui veut que les
hommes, lorsqu'ils prient, conçoivent Allah immatériel, Esprit sans
contours et sans visage.

Chacune de ces mosquées a son saint défunt, dont elle porte le nom, et
qui dort à côté, dans un kiosque mortuaire y attenant: c'est quelque
prêtre qui se fit admirer pour ses vertus, ou bien un khédive
d'autrefois, ou un guerrier, un martyr. Et le mausolée, qui communique
avec le sanctuaire par une baie tantôt ouverte tantôt garnie de
grillages, est surmonté toujours d'une coupole spéciale, une haute,
haute et étrange coupole qui monte vers le ciel comme un gigantesque
bonnet de derviche. Au-dessus de la ville arabe, et même dans les sables
du désert voisin, partout ces dômes funéraires s'élèvent auprès des
vieux minarets, donnant, le soir, ce sentiment que c'est le mort
lui-même, le mort agrandi, qui se dresse, sous un bonnet devenu
colossal.--On peut, si l'on veut, prier chez le saint tout comme dans la
mosquée; chez lui, c'est toujours plus enclos et plus en pénombre. C'est
plus simple aussi, au moins à hauteur d'homme: sur une estrade de marbre
blanc, plus ou moins usée et jaunie par le toucher des mains pieuses,
rien qu'un austère catafalque en marbre pareil, orné seulement d'une
inscription coufique. Mais, si on lève la tête pour regarder l'intérieur
du dôme--le dedans du bonnet de derviche, pourrait-on dire,--on voit
briller, entre des grappes de stalactites peintes et dorées, quantité de
petits vitraux exquis, de petites fenêtres qui ont l'air constellées
d'émeraudes, de rubis et de saphirs. Chez le saint, les oiseaux ont
aussi leurs entrées, bien entendu; ils salissent un peu les tapis, c'est
vrai, les nattes où l'on s'agenouille et leurs nids font des taches
là-haut parmi les dorures du cèdre ciselé; mais leur chanson, leur
symphonie de volière est si douce aux vivants qui prient et aux morts
qui rêvent...

                                   *

                                 *   *

Cependant, qu'est-ce donc qui manque à ces mosquées pour vous prendre
tout à fait?... C'est sans doute que l'accès en est trop facile, que
l'on s'y sent trop près des quartiers modernisés des hôtels bondés de
touristes--et que l'on y prévoit à tout instant l'intrusion bruyante
d'une bande Cook, le «Bædeker» à la main. Hélas! elles sont mosquées du
Caire, du pauvre Caire envahi et profané... Oh! celles du Maroc, fermées
si jalousement! Celles de la Perse, ou même celles du Vieux-Stamboul, où
le suaire de l'Islam vous enveloppe en silence et vous pèse doucement
aux épaules dès qu'on en franchit le seuil!...

                                   *

                                 *   *

Et pourtant, avec quels soins on s'efforce aujourd'hui de les faire
survivre, ces mosquées-là, qui ont dû être jadis des refuges adorables!
Pendant des siècles, jamais entretenues, jamais réparées, malgré la
vénération des insouciants fidèles, la plupart tombaient en ruine; les
fines boiseries s'en allaient de vermoulure, les coupoles étaient
crevées, les mosaïques jonchaient le sol comme d'une grêle de nacre, de
porphyre et de marbre. Et il semblait que réparer tout cela fût une
besogne absolument irréalisable; c'était même folie, disait-on, d'en
concevoir le projet.

Eh bien! depuis vingt ans bientôt, une armée de travailleurs est à
l'oeuvre, sculpteurs, marbriers, mosaïstes. Déjà certains sanctuaires,
les plus vénérables, sont entièrement reconstitués; après avoir retenti
pendant quelques années du tapage des marteaux et des cisailles pour de
prodigieuses restaurations, ils viennent d'être rendus à la paix, à la
prière, et les oiseaux y recommencent des nids. Ce sera une gloire du
règne actuel d'avoir préservé, avant qu'il fût trop tard, tout ce legs
magnifique de l'art musulman. Quand la ville de _Mille et une Nuits_ qui
était ici autrefois aura fini de disparaître pour faire place à un banal
entrepôt de commerce et de plaisir, où la ploutocratie du monde entier
viendra s'ébattre chaque hiver,--il restera au moins cela, pour
témoigner combien fut magnifiquement rêveuse la vie arabe antérieure. Il
restera ces mosquées longtemps encore, même quand on n'y priera plus,
même quand les hôtes ailés en seront partis, faute des auges d'eau du
Nil,--emplies à leur intention par ces bons imans, dont ils payent
l'hospitalité en faisant entendre dans les cours, sous les plafonds de
cèdre, sous les voûtes, leur discrète petite musique d'oiseaux...



IV

LE CÉNACLE DES MOMIES


On dirait une ronde de nuit. Nous sommes deux, promenant une lanterne
dans l'obscurité de galeries immenses. Nous venons de refermer sur nous
à double tour la porte par laquelle nous étions entrés là, et nous avons
conscience d'être rigoureusement seuls, si vaste soit ce lieu, avec tant
et tant de salles _communicantes_, et de hauts vestibules, et de larges
escaliers,--mathématiquement seuls, pourrait-on presque dire, car c'est
ici un palais très spécial, où sur toutes les issues on avait mis les
scellés à la tombée du jour, comme on fait du reste chaque soir, à cause
des reliques sans prix qui y sont amassées; la rencontre d'aucun être
vivant n'est donc possible, malgré tant d'espace libre, et tant de
détours, et tant de grandes choses étranges que nous voyons se dresser
là-bas partout, projetant des ombres et formant des cachettes.

Notre ronde chemine d'abord au rez-de-chaussée, sur des dalles que font
sonner nos pas. Il est environ dix heures. Çà et là, par quelque vitre,
se glisse un peu de bleuâtre, grâce aux étoiles qui, pour les gens du
dehors, doivent donner des transparences à la nuit; mais c'est égal, il
fait solennellement sombre ici, et nous parlons bas, nous rappelant sans
doute que, dans les salles au-dessus, il y a des vitrines pleines de
morts.

Ces choses qui se dressent le long de notre parcours semblent aussi
presque toutes mortuaires. Pour la plupart ce sont des sarcophages en
granit, d'orgueilleux et indestructibles sarcophages: les uns, ayant
forme de gigantesque boîte, ont été alignés sur des socles,--et il en
est parmi ceux-là qui représentent les premières conceptions humaines,
des conceptions vieilles de cinq, six et sept mille ans; les autres
ayant forme de momie, debout contre les murailles, nous montrent
d'énormes visages, d'énormes coiffures, et se tiennent ramassés comme
des géants qui porteraient de trop grosses têtes sur des cous trop dans
les épaules. Il y a en outre beaucoup de colosses qui sont de simples
statues et n'ont jamais recelé de cadavre dans leurs flancs; tous
gardent aux lèvres le même imperceptible sourire; ils avoisinent le
plafond avec leur bonnet de sphinx, et leur regard fixe passe trop haut
pour nous voir. Il y a enfin, çà et là, des êtres pas plus grands que
nous, ou même des êtres tout petits, d'une taille de gnome. Et parfois
une paire d'yeux d'émail, grands ouverts et imprévus à quelque tournant,
plongent tout droit au fond des nôtres, ont l'air de nous suivre, nous
font frissonner en nous jetant soudain comme l'étincelle d'une pensée
qui viendrait de l'abîme des âges.

Cependant nous marchons vite et plutôt distraits, car ce n'est pas pour
ces simulacres du rez-de-chaussée que nous sommes venus, mais pour de
plus redoutables hôtes. Elle éclaire d'ailleurs si peu, notre lanterne,
dans les profondes salles, que tout ce monde en granit, en grès, en
marbre, tout ce monde n'apparaît bien qu'à l'instant précis de notre
passage, mais change aussitôt, déploie sur les murs des ombres
fantastiques, et puis se confond avec cette foule muette, toujours plus
nombreuse derrière nous.

De place en place, il y a des manches à incendie enroulées sur
elles-mêmes, chacune ayant sa lance qui brille d'un éclat de cuivre
rouge. Et je demande à mon compagnon de ronde: «Qu'est-ce qui pourrait
bien brûler ici, ce ne sont que bonshommes de pierre?--Ici, non, me
répondit-il; mais _ce qu'il y a là-haut_, représentez-vous comme cela
flamberait!»--Ah! c'est vrai, _ce qu'il y a là-haut_, et qui est
justement le but de ma visite... Je n'y songeais pas, moi, au feu
prenant dans une assemblée de momies: les vieilles chairs, les vieilles
chevelures, les vieilles carcasses de rois ou de reines, si imbibées de
natrum et d'huiles, crépitant comme paquets d'allumettes!... C'est
surtout à cause de ce danger-là, du reste, que les scellés sont mis aux
portes dès que le soir tombe, et qu'il faut une faveur particulière pour
être admis à pénétrer dans ce lieu, la nuit, avec une lanterne.

En plein jour, rien de banal comme ce «musée des Antiquités
égyptiennes», composé pourtant de souvenirs sans prix. C'est la plus
pompeuse et la plus outrageante de ces bâtisses dépourvues de style dont
s'enrichit chaque année le Caire nouveau; entre qui veut, pour y
dévisager de près, sous un trop brutal éclairage, des morts et des
mortes augustes, qui avaient si bien cru se cacher pour l'éternité.

Mais la nuit!... Oh! la nuit, toutes portes closes, c'est le palais du
cauchemar et de la peur. La nuit, au dire des gardiens arabes, qui
n'entreraient pas à prix d'or, même après avoir fait leur prière, des
Formes affreuses s'échappent, non seulement de tous les personnages
embaumés qui habitent là-haut dans les vitrines, mais aussi des statues
funéraires, des papyrus, de mille choses qui au fond des tombeaux se
sont longuement imprégnées d'essence humaine; les Formes ressemblent à
des cadavres, ou parfois à de vagues bêtes, même rampantes; après avoir
erré dans les salles, elles finissent par se réunir, pour des
conciliabules, sur les toits...

Nous montons maintenant un escalier monumental, qui est vide dans toute
sa largeur, et où nous voici délivrés pour un temps de l'obsession de
ces rigides figures, de ces regards, de ces sourires de personnages en
pierre blanche ou en granit noir qui se pressaient dans les galeries et
les vestibules du rez-de-chaussée. Aucun d'eux sans doute ne montera
derrière nous; mais c'est égal, ils gardent en foule et embrouillent de
leurs ombres les seuls chemins par lesquels nous pourrions battre en
retraite si les hôtes plus inquiétants de là-haut nous réservaient un
trop sinistre accueil...

Celui qui a bien voulu faire fléchir pour moi les consignes de nuit est
l'illustre savant auquel on a confié la direction des fouilles dans le
sol d'Égypte; il est aussi l'ordonnateur du prodigieux musée, et c'est
lui-même qui a la bonté de me guider ce soir dans ce labyrinthe.

A travers le silence des salles d'en haut, voici que nous nous dirigeons
maintenant tout droit vers ceux et celles à qui j'ai demandé audience
nocturne.

La nuit, cela paraît sans fin, l'enfilade de ces chambres à vitrines
dont le déploiement est de plus de quatre cents mètres sur les quatre
faces de l'édifice. Après avoir passé devant les papyrus, les émaux, les
vases canopes recéleurs d'entrailles humaines, nous arrivons chez les
momies de bêtes sacrées: des chats, des ibis, des chiens, des éperviers,
ayant bandelettes et sarcophage; même des singes, restés grotesques
jusque dans la mort. Ensuite commencent les masques humains, et, debout
dans les armoires, les «cartonnages de momie», qui moulaient le corps
par-dessus les bandelettes et reproduisaient, plus ou moins agrandie, la
figure défunte. Tout un lot de courtisanes de l'époque gréco-romaine,
ainsi moulées en pâte d'après cadavre, et couronnées de roses, nous font
des sourires d'appel derrière leurs vitres. Des masques couleur de chair
morte alternent avec des masques d'or que notre lanterne, en passant
vite, fait briller d'un éclair. Toujours des yeux trop larges, aux
paupières trop ouvertes, aux prunelles trop dilatées qui regardent comme
avec effarement. Parmi ces cartonnages ou ces couvercles de cercueil à
figure, il en est que l'on dirait taillés pour personnes géantes; la
tête surtout, sous la lourde coiffure, la tête rentrée comme par farce
dans des épaules de bossu, s'indique énorme, tout à fait
disproportionnée avec le corps, qui par le bas s'amincit en gaine.

Bien que notre petite lanterne cependant ne s'éteigne pas, il semble que
nous y voyons de moins en moins: trop d'obscurité autour de nous, dans
des chambres trop vastes,--et dans des chambres qui toutes communiquent,
facilitant la promenade de ces Formes qui, le soir, se dégagent et
rôdent...

Sur une table de milieu, une chose à donner le frisson brille dans une
boîte en verre, une frêle chose qui faillit vivre il y a quelque deux
mille ans. C'est la momie d'un embryon humain, dont on avait dans les
temps orné le visage d'une belle couche d'or pour apaiser sa malice de
mort-né,--car, d'après la croyance égyptienne, ces petits avortons
devenaient de mauvais génies dans les familles lorsqu'on négligeait de
leur rendre honneur. Au bout de son corps de rien du tout, sa tête
dorée, ses gros yeux de foetus restent inoubliables de laideur
souffrante, d'expression déçue et féroce.

Dans les salles où nous pénétrons après, ce sont des cadavres pour tout
de bon qui nous entourent de droite et de gauche; sur des étagères, les
cercueils s'étalent en rangs superposés; on respire l'odeur fade des
momies, et, par terre, lovés toujours comme de gros serpents, les tuyaux
de cuir se tiennent prêts, car c'est l'endroit dangereux pour le feu.

--Nous arrivons, me dit le maître de céans; tenez, là-bas, _les voilà!_

En effet, je reconnais la place, étant venu maintes fois en plein jour
comme tout le monde. Malgré ces demi-ténèbres, qui commencent à dix pas
de nous tant est petit le cercle lumineux que notre fanal dessine, je
puis distinguer déjà le double alignement des grands cercueils royaux,
ouverts sans pudeur sous des cages vitrées et dont les couvercles à
figure sont posés debout, en sentinelle, contre les murailles.

Nous y sommes enfin, admis à cette heure indue dans le cénacle des rois
et des reines, pour une audience vraiment privée.

D'abord la dame au bébé, sur laquelle nous projetons sans nous arrêter
la lueur de notre lanterne: une dame qui trépassa en mettant au monde un
petit prince mort. Depuis les antiques embaumeurs, personne encore n'a
revu son visage, à cette reine Makéri; dans le cercueil, ce n'est qu'une
longue forme féminine, dessinée sous l'emmaillotage serré des
bandelettes aux tons bis; contre ses pieds, repose le bébé fatal,
recroquevillé drôlement, voilé et mystérieux comme elle, sorte de poupée
mise là, dirait-on, pour lui tenir éternelle compagnie pendant que se
traîneraient les siècles et les millénaires.

Ensuite se déroule, plus intimidante à aborder, la série des momies
démaillotées. Ici, dans chaque cercueil sur lequel nous nous penchons,
il y a une tête qui nous regarde, ou qui ferme les yeux pour ne pas nous
voir, et il y a des épaules maigres, de maigres bras et des mains aux
ongles trop longs qui sortent de lugubres guenilles. Chaque nouvelle
momie royale que notre lanterne éclaire nous réserve une surprise et le
frisson d'un effroi différent; elles se ressemblent si peu! Les unes
rient en montrant des dents jaunes, les autres ont une expression de
tristesse ou de souffrance infinie. Tantôt les visages sont minces, très
fins, restés jolis malgré le pincement des narines. Tantôt ils sont
démesurément élargis de bouffissure putride, avec le bout du nez mangé:
les embaumeurs, comme on sait, n'étaient pas sûrs de leurs moyens; les
momies ne réussissaient pas toujours; chez quelques-unes il se
produisait des tuméfactions, des pourritures, même des éclosions
soudaines de larves, de «compagnons sans oreilles et sans yeux», qui
finissaient bien par mourir avec le temps, mais après avoir perforé
toutes les chairs.

A peu près par dynastie et par ordre chronologique, les orgueilleux
Pharaons sont là piteusement rangés, le père, le fils, le petit-fils,
l'arrière-petit-fils. Et de vulgaires étiquettes de papier disent seules
leurs noms écrasants: Sethos Ier, Ramsès II, Sethos II, Ramsès III,
Ramsès IV, etc. Il n'en manque bientôt plus à l'appel, tant on a fouillé
au coeur des rochers et du sol pour les avoir tous, et ces vitrines de
musée seront sans doute leur résidence dernière. Dans l'antiquité, ils
ont cependant pérégriné souvent depuis leur mort, car aux époques
troublées de l'histoire d'Égypte, c'était une des lourdes préoccupations
du souverain régnant: cacher, cacher ces momies d'ancêtres, dont la
terre s'emplissait de plus en plus et que les violateurs de sépultures
étaient si habiles à dépister; alors on les promenait clandestinement
d'un trou à un autre, les enlevant chacun de son fastueux souterrain
personnel, pour à la fin les murer de compagnie dans quelque humble
caveau plus discret. Mais c'est ici qu'elles vont achever bientôt leur
retour à la poussière, différé comme par miracle pendant tant de
siècles; aujourd'hui, dépouillées de leurs bandelettes, elles ne
dureront plus, et il faudrait se hâter de graver ces physionomies de
trois ou quatre mille ans qui vont s'évanouir.

Dans ce cercueil--l'avant-dernier de la rangée de gauche,--c'est le
grand Sésostris en personne qui nous attend. Nous connaissons d'ailleurs
de longue date son visage de nonagénaire, son nez en bec de faucon, les
brèches entre ses dents de vieillard, son cou décharné d'oiseau et sa
main qui se lève en geste de menace. Voici vingt ans qu'il a revu la
lumière, ce maître du monde. Il était enroulé, _des milliers de fois_,
dans un merveilleux linceul en fibres d'aloès, plus fin qu'une
mousseline des Indes, qui avait dû coûter des années de travail et
mesurait quatre cents mètres de long; le démaillotage, en présence du
khédive Tewfik et des grands personnages de l'Égypte, dura deux heures,
et après le dernier tour, quand la figure illustre apparut, l'émotion
fut telle parmi les assistants qu'ils se bousculèrent comme un troupeau,
et le pharaon fut renversé. Il a du reste beaucoup fait parler de lui,
le grand Sésostris, depuis son installation au musée. Un jour, tout à
coup, d'un geste brusque, au milieu des gardiens, qui fuyaient en
hurlant de peur, il a levé cette main[2], qui est encore en l'air et
qu'il n'a plus voulu baisser. Ensuite est survenue, dans ses vieux
cheveux d'un blanc jaunâtre et le long de tous ses membres l'éclosion
d'une faune cadavérique très fourmillante qui a nécessité un bain
complet, au mercure.--Lui aussi a son étiquette, en papier écolier,
collée sur le bord de sa boîte, et on y lit, tracé d'une écriture
négligée, ce nom formidable qui fit trembler tous les peuples de la
terre: «Ramsès II (Sésostris)»!... Il n'y a pas à dire, il a beaucoup
décliné et noirci depuis seulement une quinzaine d'années que je le
connais. C'est un fantôme qui s'en va; malgré les soins dont on
l'entoure, c'est un pauvre fantôme tout près de se désagréger, de
s'anéantir. Nous promenons devant son nez crochu notre lanterne, pour
mieux déchiffrer, par le jeu de l'ombre, son expression encore
autoritaire... Ainsi les destinées du monde se réglaient jadis, sans
appel, au fond de ce crâne, qui semble plutôt étroit sous la peau sèche
et les horribles cheveux blanchâtres! Et tout ce qui a dû tenir de
volonté là dedans, et de passion, et de colossal orgueil! Sans compter
ce souci, que nous ne concevons plus, mais qui primait tout à son
époque: celui d'assurer la magnificence et l'inviolabilité de la
sépulture... Ainsi cet épouvantail édenté et sénile, qui s'exhibe là
dans ses chiffons immondes, avec toujours sa main levée pour une
impuissante menace, a été autrefois l'étincelant Sésostris, qui connut
l'excès presque surhumain des triomphes et des splendeurs; le maître des
rois, et aussi, par sa force et sa beauté, le demi-dieu, dont maints
colosses de granit ou de marbre, à Memphis, à Thèbes, à Louxor,
reproduisent et essayent d'éterniser les jarrets musculeux, la poitrine
d'athlète...

  [2] On explique ce mouvement par un rayon de soleil qui, tombant sur
    son bras déshabillé, aurait fait dilater et jouer les os du coude.

Dans le cercueil tout proche est couché son père, Sethos Ier, qui régna
moins longtemps et mourut beaucoup plus jeune que lui.--Or cette
jeunesse se voit encore si bien sur les traits de la momie, empreints
d'ailleurs de beauté persistante. Vraiment ce roi Sethos, on dirait la
statue du Calme et de la Rêverie sereine; aucun effroi ne se dégage de
ce mort aux longs yeux fermés, aux lèvres délicates, au menton noble et
au profil pur; il est apaisant et agréable à regarder dormir, les mains
croisées sur la poitrine. Et on ne s'explique pas d'ailleurs, en le
voyant jeune, qu'il puisse avoir pour fils son voisin, le vieillard
presque centenaire.

En passant, nous avons dévisagé quantité d'autres momies royales,
tranquilles ou grimaçantes. Mais, pour finir, il en est une (troisième
cercueil, là, dans la rangée d'en face), une certaine reine
Nsitanébashrou, que j'aborde avec crainte, bien que, pour elle seule
peut-être, j'aie souhaité faire cette ronde macabre. Même en plein jour,
elle arrive au maximum d'horreur que puisse jeter une figure de spectre;
qu'est-ce que cela va être la nuit sous le vacillement de notre petite
lanterne?...

La voilà donc, la vampiresse échevelée, bien à son poste, étendue, mais
toujours comme prête à bondir, et du premier coup je croise le regard en
coulisse de ses prunelles d'émail, qui brillent sous les paupières
entr'ouvertes, aux cils à peine mangés. Oh! la terrifiante personne!...
Non qu'elle soit laide; au contraire, on voit qu'elle était plutôt jolie
et qu'elle fut momifiée jeune. Ce qu'elle a de particulier surtout,
c'est son air déçu et furieux d'être morte... Les embaumeurs l'avaient
du reste très pieusement fardée; mais le rose, sous l'action des sels de
la peau, s'est décomposé par places pour donner des macules vertes. Ses
épaules nues, le haut de ses bras hors des guenilles qui furent son
linceul magnifique, simulent encore des rondeurs grasses, mais se sont
tachés aussi de zébrures verdâtres ou noires comme on en voit sur les
serpents. Certes aucun cadavre, ni ici ni ailleurs, n'a jamais gardé
cette expression de vie intense, et d'ironique, d'implacable férocité;
sa bouche est tordue par un petit rire de défi, ses narines se pincent
comme feraient celles d'une goule pour flairer du sang, et ses yeux
disent à qui s'approche: «Je suis couchée dans ma boîte, oui; mais tu
verras tout à l'heure comme je saurai en sortir!»--Cela déroute de
songer que la menace de ce regard terrible et ce semblant de fureur mal
contenue duraient déjà depuis des siècles quand débuta notre ère, et
duraient pour rien, dans les ténèbres secrètes d'un cercueil fermé, au
fond d'un caveau sans porte.

                                   *

                                 *   *

Maintenant que nous allons nous retirer, qu'est-ce qu'il se passera ici,
avec la complicité du silence, aux heures plus profondes de la nuit?
Est-ce qu'ils vont rester inertes et rigides, une fois livrés à
eux-mêmes, tous ces embaumés qui faisaient mine d'être sages parce que
nous étions là? Quels échanges de vieux fluide humain vont se continuer,
comme sans doute chaque soir, d'un cercueil à un autre? Jadis, ces rois,
ces reines, dans leur obsédante inquiétude sur l'avenir de leur momie,
avaient pu imaginer des violations, des pillages, des émiettements parmi
le sable du désert, mais jamais cela: être réunis un jour, et presque
tous à visage dévoilé, si près les uns des autres, en rang sous des
glaces. Eux qui gouvernèrent l'Égypte à des siècles d'intervalle et ne
s'étaient jamais connus que par l'histoire, par les papyrus inscrits
d'hiéroglyphes, ainsi mis en présence, tant de choses ils ont à se dire,
tant de questions ardentes à se poser, sur des amours, sur des crimes!
Dès que nous serons presque loin, seulement dès que notre lanterne, au
bout des longues galeries, ne paraîtra plus que comme un feu follet qui
s'échappe, est-ce que les «Formes», dont les gardiens s'épouvantent, ne
vont pas commencer leur grouillement, et les voix creuses des momies
chuchoter des mots, avec effort?...

Mon Dieu, qu'il fait noir ici! Notre lanterne pourtant ne s'éteint pas,
non... Mais on dirait qu'il fait noir de plus en plus... Et, la nuit,
tout fermé, comme on sent l'odeur des huiles, dont sont imbibés les
linceuls, et, plus intolérablement, la demi-puanteur fade et sournoise
de tous ces morts!...

En m'en allant à travers cette obscurité des salles trop longues, un
vague instinct de conservation fait que je me retourne tout de même un
peu, pour regarder derrière moi. Il me semble que la dame au bébé lève
déjà lentement, avec mille précautions et ruses, sa tête encore tout
enveloppée... Tandis qu'au contraire, plus là-bas, les cheveux épars, je
la devine bien se dressant d'une saccade impatiente sur son séant, la
goule aux yeux d'émail, la dame Nsitanébashrou...



V

UN CENTRE D'ISLAM


        «S'instruire est le devoir de tout musulman.»

        (Un verset des _Hadices_ ou _Paroles du Prophète_.)

Dans une rue étroite, perdue au milieu des plus anciens quartiers arabes
du Caire, en plein dédale encore serré et mystérieusement ombreux, une
porte exquise s'ouvre sur de l'espace libre que le soleil inonde; elle
est à deux arceaux ouvragés; elle est surmontée d'un haut fronton où des
arabesques s'enchevêtrent pour former des rosaces inconnues, et où de
saintes écritures s'enroulent avec des complications très savantes.

C'est l'entrée d'Al-Azhar, un lieu vénérable en Islam, d'où sont
parties, pendant près de mille ans, les générations de prêtres et de
docteurs chargés de répandre la parole du Prophète sur les peuples,
depuis le Moghreb jusqu'à la mer d'Arabie, en passant par les grands
déserts. Vers la fin de notre Xe siècle, les glorieux khalifes Fatimides
avaient édifié cet immense assemblage d'arceaux et de colonnes, qui
devint le siège de l'université musulmane la plus renommée du monde, et
que, depuis lors, tous les souverains de l'Égypte ne cessèrent de
compléter, d'agrandir, ajoutant des salles nouvelles, des galeries, des
minarets, jusqu'à faire d'Al-Azhar presque une ville au milieu de la
ville.

                                   *

                                 *   *

        «Celui qui recherche l'instruction est plus aimé de Dieu que
        celui qui combat dans une guerre sainte.»

        (Un verset des _Hadices_.)

Onze heures, par une journée d'ardent soleil et de pure lumière;
Al-Azhar vibre encore d'un multiple bruissement de voix, bien que les
leçons du matin soient près de finir.

Une fois franchi le seuil de la double porte ouvragée, voici d'abord la
cour, en ce moment vide comme un désert, et éblouissante de soleil. Au
delà, tout ouverte, la mosquée déploie ses arcades sans fin, qui se
continuent, se répètent, se perdent très loin sous l'obscurité des
plafonds, et, dans ce lieu demi-obscur, aux profondeurs confuses,
d'innombrables personnages coiffés du turban, accroupis en foule
pressée, récitent ou psalmodient tout bas, avec un léger balancement des
reins comme pour scander leur déclamation chantante: ce sont les dix
mille étudiants venus de tous les points de la terre pour s'imprégner de
l'immuable doctrine d'Al-Azhar.

A première vue, on les aperçoit mal, car ils sont loin dans l'ombre, et
ici on est aveuglé de rayons; par petits groupes attentifs, de dix ou de
vingt, assis sur des nattes autour d'un grave professeur, ils répètent
docilement leurs leçons, qui depuis des siècles ont vieilli sans changer
comme l'Islam. Ceux qui tiennent cercle tout à fait là-bas, dans les
nefs du fond où le jour arrive à peine, comment donc y voient-ils pour
déchiffrer sur les feuillets de leurs vieux livres les si difficiles
écritures?

En tout cas, gardons-nous de les troubler,--comme tant de touristes, de
nos jours, ne craignent pas de le faire; nous entrerons un peu plus
tard, quand l'étude du matin sera terminée.

Cette cour, où le soleil de onze heures darde son feu blanc, est un
enclos sévèrement et magnifiquement arabe; il nous a isolés soudain du
temps et des choses; il doit porter à la prière musulmane, de même que
jadis nos cloîtres gothiques portaient à la prière chrétienne. Il est
vaste comme un carrousel. D'un côté, il confine à la mosquée même, et
partout ailleurs on l'a muré si haut que rien du dehors ne s'y devine
plus: des murailles de couleur fauve, où tant de siècles de soleil ont
mis des tons ardents, ont prodigué la terre de Sienne et la sanguine;
des murailles qui par le bas sont droites, simples, d'une austérité un
peu farouche, mais dont la crête, ornementée minutieusement et toute
couronnée de créneaux à jours, profile sur le ciel des séries de fines
découpures de pierre. Et, au-dessus de cette sorte de dentelle rougeâtre
du faîte, qui est là comme pour encadrer le vide si profond et si bleu
au-dessus de nous, on voit pointer éperdument tous les minarets
d'alentour, rouges aussi, plus rouges encore que la jalouse enceinte, et
brodés d'arabesques, ajourés, compliqués de galeries aériennes; les uns
presque lointains, les autres effrayants d'être si proches et
d'escalader le zénith; tous saisissants et étranges, avec leurs
croissants qui brillent et avec leurs bâtons tendus pour appeler les
grands oiseaux de l'espace. Malgré soi on lève la tête, fasciné par
toute cette beauté qui est en l'air: rien d'autre pourtant que ce carré
de ciel merveilleux, sorte de limpide saphir tout enchâssé dans les
crénelures d'Al-Azhar, et où montent se perdre les si audacieuses tours
fuselées. On est en plein Orient religieux d'autrefois, et on sent
combien, sur l'imagination des jeunes prêtres qui se forment ici, doit
influer le mystère de cette cour grandiose, où tout le luxe
architectural ne consiste qu'en de purs dessins géométriques répétés à
l'infini, et ne commence d'ailleurs que très haut, sur les couronnements
et les minarets en contact avec le bleu éternel.

                                   *

                                 *   *

        «Tel qui instruit les ignorants est comme un vivant parmi des
        morts.

        »Si un jour se passe sans que j'aie appris quelque chose qui
        m'approche de Dieu, que l'aube de ce jour ne soit pas bénie.»

        (Versets des _Hadices_.)

Celui qui m'amène aujourd'hui dans ce lieu est mon ami Moustafa Kamel
pacha[3], le tribun de l'Égypte, et je dois à sa présence de n'être pas
traité comme un visiteur quelconque: on s'empresse d'informer le grand
maître de l'université d'Al-Azhar, haut personnage en Islam, dont
Moustafa fut jadis l'élève, et qui, sans doute, voudra nous accueillir
lui-même.

  [3] Ceci se passait une année avant la mort du pacha auquel ce livre
    est dédié.

C'est dans une salle très arabe, meublée seulement de divans, que nous
reçoit ce grand maître aux simplicités d'ascète et aux élégantes
manières de prélat. Son regard et même tout son visage disent combien
doit être lourd le sacerdoce qu'il exerce: présider à l'instruction de
tant et tant de jeunes prêtres qui iront ensuite porter la foi, la paix
et l'immobilité à plus de trois cents millions d'hommes.

Et les voici bientôt, Moustafa pacha et lui, dissertant--comme s'il
s'agissait d'un fait d'intérêt actuel--sur un point controversé des
événements qui suivirent la mort du prophète, et sur le rôle d'Ali...
Oh! combien alors mon ami Moustafa, que j'ai vu si Français en France,
m'apparaît tout à coup musulman jusqu'au fond de l'âme! Du reste il en
est ainsi pour la plupart des Orientaux qui, rencontrés chez nous,
semblent les plus parisianisés: leur modernisme n'est qu'à la surface;
en eux-mêmes, tout au fond, l'Islam demeure intact. Et l'on s'explique
sans peine que le spectacle de nos troubles, de nos désespoirs, de nos
misères, dans ces voies nouvelles où le sort nous jette, les fasse
réfléchir et se replier plutôt vers le tranquille rêve des ancêtres...

En attendant que finissent les cours du matin, on nous promène dans les
dépendances d'Al-Azhar. Des salles de toutes les époques, annexées les
unes après les autres et formant un peu labyrinthe; plusieurs
contiennent des _mihrabs_, qui sont, comme on sait, des espèces de
portiques toujours festonnés et dentelés comme s'ils étaient ruisselants
de gouttes de givre. Des bibliothèques et des bibliothèques, dont les
plafonds de cèdre ont été sculptés aux temps où l'on avait le loisir et
la patience. Par milliers, de précieux manuscrits d'érudition, qui
datent bien de quelques siècles, mais qui, en ce pays, ne se démodent
point. Ouverts dans des vitrines, plusieurs Corans inestimables, qui
furent jadis calligraphiés et enluminés sur parchemin par de pieux
khédives. Et, à une place d'honneur, une grande lunette astronomique
pour observer le lever de la lune du Ramadan... Tout cela sent beaucoup
le passé. D'ailleurs ce que l'on enseigne aujourd'hui aux dix mille
étudiants d'Al-Azhar diffère à peine de ce qu'on leur enseignait sous le
règne glorieux des Fatimides,--et qui était alors transcendant ou même
nouveau: le Coran et tous ses commentaires; les subtilités de la syntaxe
et de la prononciation; la jurisprudence; la calligraphie, qui est
restée chère aux Orientaux; la versification; enfin ces mathématiques
dont les Arabes furent les inventeurs.

Oui, tout cela sent le passé, la poussière des âges révolus. Et certes
les prêtres formés dans cette université de mille ans pourront devenir
des esprits d'élite, de nobles et calmes rêveurs, mais ne seront jamais
que des retardataires, ancrés bien à l'abri du tourbillon qui nous
emporte.

                                   *

                                 *   *

        «C'est un sacrilège que de prohiber la science. Demander la
        science, c'est faire acte d'adoration envers Dieu; l'enseigner,
        c'est faire acte de charité.

        »La science est la vie de l'Islam, la colonne de la foi.»

        (Versets des _Hadices_.)

La leçon du matin est finie, nous pouvons, sans déranger personne,
visiter la mosquée.

Quand nous revenons dans la grande cour aux murs crénelés de dentelles,
c'est l'heure où s'y déverse le flot des jeunes hommes en robe et turban
qui sortent de la pénombre du sanctuaire. Après être restés depuis le
lever du jour accroupis sur des nattes pour étudier ou prier, au
bourdonnement confus de leurs milliers de voix, ils vont se répandre un
instant dans les proches quartiers arabes, en attendant que commencent
les leçons du soir. Par groupes, quelquefois se donnant la main comme
des enfants, ils marchent pour la plupart la tête haute et levant les
yeux, bien qu'un peu éblouis sous ce soleil qui les saisit dehors et les
crible de rayons. Innombrables, ils nous montrent en passant des visages
très divers; c'est qu'ils viennent des quatre vents du monde, les uns de
Bagdad, les autres de Bassorah, de Mossoul ou bien du fond du Hedjaz;
ceux du Nord ont des prunelles claires et pâles, et, parmi ceux du
Moghreb, du Maroc et du Sahara, plusieurs ont le teint presque noir.
Mais leur expression à tous se ressemble: quelque chose d'extatique et
de lointain, le même détachement, l'obstination dans le même rêve. En
l'air, où se portent leurs yeux levés, c'est--toujours dans ce cadre des
créneaux d'Al-Azhar--le ciel presque blanchi par excès de lumière, avec
l'élancement des grands minarets rougeâtres, que l'on dirait empourprés
par quelque reflet d'incendie. Et, en regardant passer là cette masse de
jeunes prêtres ou de jeunes légistes, à la fois si différents et si
semblables, on comprend mieux qu'ailleurs combien l'Islam, le plus vieil
Islam, garde encore de cohésion et de puissance.

La mosquée où ils font leurs études est maintenant presque vide. Nous y
trouvons, en même temps qu'un reposant demi-jour, du silence et des
musiques inattendues de petits oiseaux; c'est la saison des couvées et,
dans les plafonds de bois ciselé, il y a quantité de nids que personne
ne dérange.

Un monde, cette mosquée, où des milliers d'hommes peuvent trouver place
à l'aise. Environ cent cinquante colonnes de marbre, provenant de
temples antiques, soutiennent les séries d'arceaux des sept nefs
parallèles. La lumière ne pénètre que par l'arcade ouverte sur la cour
et, il fait si sombre dans les nefs du fond, comment donc les fidèles y
voient-ils pour lire, quand le soleil d'Égypte par hasard se voile?

Quelques étudiants sont là encore, restés pendant l'heure du repos, une
vingtaine, perdus au milieu de cette vaste solitude, et s'occupant à
faire la propreté par terre avec de longues palmes en guise de balai:
les étudiants pauvres, ceux-ci, qui n'ont à manger que du pain sec et
s'étendent la nuit pour dormir sur la même natte où ils s'étaient tenus
assis à travailler toute la journée.

Le séjour de cette université est gratuit pour tous les élèves; les
frais de leur nourriture et de leur entretien, assurés par des donations
pieuses. Mais, comme ces legs demeurent séparés par nation, il y a
inégalité dans les traitements: les jeunes hommes de telle contrée sont
presque riches, possèdent une chambre et un bon lit; ceux d'un pays
voisin couchent par terre, ont juste de quoi ne pas mourir. Mais aucun
d'eux ne se plaint, et ils savent s'entr'aider[4].

  [4] La durée des études à Al-Azhar varie entre trois et six ans.

Près de nous, un des étudiants pauvres mange sans fausse honte son pain
sec de midi, accueillant avec un sourire les moineaux et autres petits
voleurs ailés qui descendent des beaux plafonds de cèdre pour lui
disputer les miettes de son repas.

Plus loin, dans les nefs du fond peu éclairé, un autre qui dédaigne de
manger, ou qui n'a plus de pain, se rassied sur sa natte, une fois
terminé son petit service de balayage, et rouvre son Coran pour
s'exercer seul à le lire avec l'intonation consacrée. Sa voix facile et
chaude, qu'il modère par discrétion, est d'un charme irrésistible dans
la sonorité de cette mosquée immense, où l'on n'entendait plus à cette
heure que le gazouillis à peine saisissable des couvées, là-haut parmi
les poutres aux dorures éteintes. Tous ceux à qui les sanctuaires de
l'Islam ont été familiers savent comme moi qu'il n'est pas de livre plus
délicieusement rythmé que celui du Prophète; même si le sens des versets
vous échappe, la lecture chantante, qui se fait pendant certains
offices, agit sur vous par la seule magie des sons, à la manière de ces
oratorios qui, dans les églises du Christ, amènent les larmes. La
déclamation tristement berceuse de ce jeune prêtre au visage d'illuminé,
aux vêtements de décente misère, a beau être contenue, il semble que peu
à peu elle emplisse les sept nefs désertes d'Al-Azhar. On s'arrête
malgré soi et on se tait pour l'écouter, au milieu du silence de midi.
Et--dans ce lieu si vénérable, où le délabrement, l'usure des siècles
s'indiquent partout, même aux colonnes de marbre rongées par le
frottement des mains--cette voix d'or qui s'élève solitaire, on dirait
qu'elle entonne le lamento suprême sur l'agonie du vieil Islam et sur la
fin des temps, l'élégie sur l'universelle mort de la foi dans le coeur
des hommes...

                                   *

                                 *   *

        «La science est une religion, la prière en est une autre.
        L'étude est préférable à l'adoration.

        »Allez demander partout l'instruction, même, s'il le fallait,
        jusqu'en Chine.»

        (Versets des _Hadices_.)

Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que
l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme, amenant la stagnation des
peuples et les entravant dans cette course à l'inconnu que nous nommons
«le progrès». Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement
du Prophète, et de plus un stupéfiant oubli des témoignages de
l'histoire. L'Islam des premiers siècles évoluait et progressait avec
les races, et on sait quel rapide essor il a donné aux hommes sous le
règne des anciens khalifes; lui imputer la décadence actuelle du monde
musulman est par trop puéril. Non, les peuples tour à tour s'endorment,
par lassitude peut-être, après avoir jeté leur grand éclat: c'est une
loi. Et puis un jour quelque danger vient secouer leur torpeur, et ils
se réveillent.

Cette immobilité des pays du Croissant m'était chère. Si le but est de
passer dans la vie avec un minimum de souffrance, en dédaignant
l'agitation vaine, et de mourir anesthésié par de radieux espoirs, les
Orientaux étaient les seuls sages. Mais leur rêve n'est plus possible,
maintenant que des nations de proie les guettent de tous côtés. Donc,
hélas! il faut se réveiller.

Il faut se réveiller, et cela commence. Alors, en Égypte, où l'on sent
la nécessité de changer tant de choses, on songe à réformer aussi la
vieille université d'Al-Azhar, l'un des grands centres de l'Islam; on y
songe avec crainte, sachant le danger de porter la main sur des
institutions millénaires; la réforme, cependant, est en principe
décidée. Des connaissances nouvelles, venues d'Occident, vont pénétrer
dans ce tabernacle des Fatimides; le Prophète n'a-t-il pas dit: «Allez
partout demander l'instruction, au besoin jusqu'en Chine?» Qu'en
adviendra-t-il? Qui saurait le présager?... Mais ceci, en tous cas, est
certain: aux heures éblouissantes de midi, ou aux heures dorées du soir,
quand le flot des étudiants ainsi modernisés se répandra dans la grande
cour que tant de minarets surveillent, on ne verra plus dans tous ces
regards la mystique flamme d'aujourd'hui; et ce ne sera plus
l'inébranlable foi, ni la haute et sereine insouciance, ni la paix si
profonde qu'ils iront porter, ces messagers, à tous les bouts de la
terre musulmane...



VI

CHEZ LES APIS


Les demeures des Apis, dans l'obscurité lourde, en dessous du désert
Memphite, sont, comme chacun sait, de monstrueux cercueils en granit
noir rangés le long de catacombes toujours chaudes et étouffantes ainsi
que d'éternelles étuves.

Des berges du Nil, pour aller chez eux, il nous faut traverser d'abord
la région basse que les inondations du vieux fleuve, régulières depuis
le commencement des temps, ont fini par rendre propice à l'éclosion des
plantes et au développement des hommes: une ou deux heures de route, le
soir, à travers des futaies de dattiers dont les belles palmes tamisent
sur nos têtes la lumière d'un soleil de mars à demi voilé par des nuages
et déjà déclinant. De loin en loin des troupeaux paissent à cette ombre
légère. Et nous croisons des fellahs paisibles qui ramènent des champs,
vers les villages de la rive, leurs petits ânes chargés de gerbes. Il
fait doux et il fait salubre sous ces hauts bouquets de plumes vertes
indéfiniment répétés, qu'un vent tiède remue presque sans bruit. On a
l'impression d'être dans une zone heureuse, où la vie pastorale doit
être facile, même un peu paradisiaque.

Mais là-bas, devant nous, il y a un monde tout autre qui de plus en plus
se révèle; son aspect prend l'importance d'une menace de l'Inconnu; il
terrifie comme une apparition du chaos, de l'universelle mort... Ce
monde, c'est le désert, le désert dominateur, au milieu duquel l'Égypte
habitée, les verdures du Nil tracent à peine un étroit ruban, et, ici
plus qu'autre part, il est saisissant à regarder surgir, ce désert
souverain, tant il se tient surélevé et nous laisse en contre-bas de
lui, dans la vallée édénique où les palmiers nous ombragent. Avec ses
tons jaunes, ses marbrures livides, avec ses sables qui lui donnent des
aspects d'inconsistance, il se dresse sur tout l'horizon comme une
espèce de muraille molle ou de grande nuée à faire peur,--plutôt comme
une longue vague de cataclysme, qui ne bouge pas, c'est vrai, mais qui
pourrait bien se déverser et engloutir. De plus, il est le _désert
Memphite_, c'est-à-dire un lieu tel qu'il n'en existe point d'autre sur
terre, une nécropole fabuleuse où les hommes d'autrefois ont durant
trois mille ans amoncelé des morts embaumés, exagérant de siècle en
siècle l'orgueil fou de leurs tombeaux; donc, au-dessus de ces sables
qui font l'effet d'une lame de quelque mascaret mondial arrêté dans sa
marche, nous voyons se lever de tous côtés, jusqu'au fond des lointains,
des triangles aux proportions surhumaines, qui étaient en leur temps des
couvercles à momie: les pyramides, encore debout là toutes, sur le
sinistre piédestal que leur fait le désert; les unes assez proches, les
autres plus perdues dans l'arrière-plan des solitudes,--et peut-être
plus terribles pour n'être ainsi qu'esquissées en grisailles, trop haut
devant les nuages.

                                   *

                                 *   *

Ces petites voitures qui nous ont amenés à la nécropole de Memphis à
travers l'interminable bois de palmiers avaient les roues garnies de
larges patins pour affronter les sables.

Et maintenant, arrivés au pied de la région effrayante, nous commençons
de gravir une côte où tout à coup le trot de nos chevaux ne s'entend
plus; le feutrage mouvant du sol établit autour de nous un silence
soudain, comme chaque fois qu'on aborde ces déserts-là, et on dirait un
silence de respect qui de lui-même s'imposerait.

La vallée de la vie s'abaisse et fuit derrière nous, achève bientôt de
disparaître, cachée par une ligne de dunes--par une première volute de
la «mer sans eau», pourrait-on dire,--et nous voici montés au royaume
des morts où souffle un vent desséchant et presque glacé que d'en bas
nous n'avions pas prévu.

On n'a pas profané encore ce désert Memphite par des hôtels et des
routes à autos, comme on a déjà fait au «petit désert» du Sphinx,--dont
nous apercevons du reste, aux extrêmes limites de la vue, les trois
pyramides, prolongeant presque à l'infini pour nos yeux ce domaine des
momies. Nous ne voyons donc personne, ni aucun indice des temps actuels,
parmi ces mornes ondulations jaunes ou pâlement grises où nous semblons
perdus comme dans la houle d'un océan. Un ciel sombre, tel que l'on
n'imagine guère le ciel d'Égypte. Et, dans cet immense néant des sables
et des pierrailles dont le cercle d'horizon se détache en plus clair sur
les nuages, rien nulle part, rien que les silhouettes de ces triangles
éternels: les pyramides, choses géantes qui se lèvent de place en place,
au hasard, en différents points de l'étendue, celles-ci à moitié
éboulées, celles-là presque intactes et gardant leur pointe vive.
Aujourd'hui elles jalonnent seules cette nécropole qui a plus de deux
lieues de long et qui fut couverte de temples d'une magnificence, d'une
énormité inimaginables pour des esprits de nos jours. A part une, là
tout près (l'aïeule fantastique des autres, celle de ce roi Zoser qui
mourut il y aura bientôt cinq mille ans), à part une qui est faite de
six colossales terrasses superposées, toutes ont été bâties d'après
cette même conception du _triangle_, qui est à la fois la figure la plus
mystérieusement simple de la géométrie et la forme la plus assise, la
plus indéfiniment stable de l'architecture. Et, à présent qu'il ne reste
aucune trace de leurs fresques à personnages, de leurs enduits
multicolores, à présent qu'elles ont pris la même couleur morte que le
désert, elles sont là comme de grands ossements, comme de grands
fossiles n'ayant d'ailleurs plus de contemporains sur la terre. En
dessous par exemple, c'est autre chose; en dessous demeurent encore des
hommes, et même beaucoup de chats et beaucoup d'oiseaux qui, de leurs
yeux, les ont vu bâtir, et qui dorment intacts, emmaillotés de
bandelettes, dans l'obscurité des syringes; _nous savons_, pour y avoir
pénétré jadis, ce que cachent les entrailles de ce vieux désert sur
lequel s'épaissit de siècle en siècle le linceul jaune des sables: tout
le roc profond a été perforé patiemment, pour des hypogées, pour de
grandes ou de petites chambres sépulcrales, ou pour de vrais palais
mortuaires aux multiples figures peintes. Et, depuis deux mille ans déjà
que les déterreurs s'acharnent à exhumer d'ici des sarcophages et des
trésors, on n'a pas épuisé les réserves souterraines; il y reste sans
nul doute des pléiades de dormeurs non dérangés que l'on ne découvrira
jamais.

A mesure que nous avançons, le vent plus fort et plus froid souffle sous
un ciel plus nuageux, et le sable vole partout. Le sable est le
souverain incontesté de cette nécropole; s'il ne roule point en volute
énorme de mascaret, comme il donnait l'illusion de le faire lorsqu'on le
regardait d'en bas, de la vallée verte, du moins il s'amasse sur toutes
choses avec une persistance obstinée depuis les plus vieux âges, et il a
déjà enseveli à Memphis tant de statues, de colosses, de temples et
d'allées de sphinx! Il arrive sans cesse, il arrive de la Libye, du
grand Sahara, qui en contiennent de quoi poudrer l'univers. Il
s'harmonise bien avec ces hautes ossatures des pyramides qui forment
d'immuables écueils sur son étendue toujours en mouvement, et, si l'on y
songe, il donne encore plus l'effroi des éternités antérieures que ne le
font toutes ces ruines égyptiennes, nées d'hier en comparaison de lui:
le _Sable_,--le sable des mers primitives qui représente un travail
d'émiettement d'une durée impossible à concevoir, qui témoigne d'une
continuité de destruction n'ayant pour ainsi dire jamais commencé...

Voici, au milieu des solitudes, une humble maison, vieille et à moitié
ensablée, où nous devons nous arrêter. Ce fut la maison de l'égyptologue
Mariette, et elle abrite encore le directeur des fouilles, qui nous
donnera la permission de descendre chez les Apis. La chambre blanchie à
la chaux où il nous reçoit est encombrée des débris millénaires qu'il ne
cesse d'exhumer. Par l'une des fenêtres ouvertes sur les désolations
d'alentour plongent les rayons du soleil, qui vient d'apparaître, déjà
bas, entre deux nuages, et qui est tristement jauni par les envolées du
sable et par le soir.

Le maître du logis, pendant que ses bédouins vont ouvrir et illuminer
pour nous les souterrains des Apis, nous montre sa dernière étonnante
trouvaille, faite ce matin dans un hypogée des dynasties les plus
anciennes: sur un socle, un groupe de personnages en bois, de la taille
à peu près de nos marionnettes à guignol. Puisque c'était l'usage de ne
mettre dans un tombeau que les figures ou les objets les plus agréables
à celui qui l'habitait, sans doute il devait aimer beaucoup les
danseuses, l'homme momifié auquel on avait offert ce joujou, en des
temps antérieurs à toute précise chronologie. Au milieu du groupe, il
est représenté lui-même dans un fauteuil, tenant sur les genoux sa
danseuse favorite, et d'autres femmes devant lui esquissent un pas de
leur époque, tandis que des musiciennes accroupies touchent des
tambourins et des harpes étranges; toutes sont coiffées de cette longue
tresse tombant sur les épaules comme la queue des Chinois, qui était la
marque distinctive de ces sortes d'hétaïres.--Or il y avait déjà trois
mille ans que ces petites personnes «gardaient la pose» dans les
ténèbres quand débuta l'ère chrétienne!... Pour mieux nous les montrer
on apporte le groupe près de la fenêtre, dans le triste rayon qui entre
ici après avoir glissé sur l'infini du désert, et qui se met à les
éclairer jaune, à détailler pour nous leurs attitudes de petites poupées
cocasses et effarantes, effarantes d'être si vieilles et de sortir d'une
telle nuit.--Or ce déclin du soleil, qu'elles regardent ce soir avec
leurs drôles d'yeux trop grands et trop ouverts, elles ne l'avaient plus
vu depuis cinq mille ans!...

L'habitation des Apis, seigneurs de la nécropole, est à peine à deux
cents mètres d'ici. On nous annonce que c'est éclairé chez eux et que
nous pouvons nous y rendre.

Descente par un étroit couloir en pente rapide, creusé dans le sol,
entre des talus de pierrailles et de sable. Tout de suite nous sommes
abrités, là dedans, contre le vent si âpre qui souffle sur le désert, et
même, de la porte d'ombre, béante devant nous, vient comme une haleine
de four: il fait toujours sec et chaud dans les souterrains funéraires
de l'Égypte, qui sont de merveilleuses étuves à momies. Le seuil
franchi, c'est l'obscurité d'abord. Précédés d'une lanterne, tours et
détours, marchant sur de larges dalles, rencontrant des stèles, des
blocs éboulés, de gigantesques débris, dans une chaleur toujours
croissante.

Enfin nous apparaît la principale artère de l'hypogée, l'artère de cent
cinquante mètres de long, taillée dans le roc, où les bédouins ont
préparé pour nous leur grêle illumination d'usage.

Et c'est un lieu d'aspect terrible, où vous saisit dès l'entrée le
sentiment du trop lugubre, l'oppression du trop lourd, du trop écrasant,
du surhumain. Les petites flammes impuissantes d'une cinquantaine de
pauvres chandelles, que l'on vient de planter sur des trépieds de bois,
en enfilade d'un bout à l'autre du parcours, nous montrent, à droite et
à gauche de l'immense avenue, des cavernes sépulcrales carrées contenant
chacune un cercueil noir, mais un cercueil comme pour un mastodonte. Ils
sont carrés aussi, tous les cercueils si sombres et pareils, sortes de
caisses sévèrement simples, mais faites d'un seul bloc de granit rare,
aussi luisant que du marbre. Aucun ornement; il faut y regarder de près
pour distinguer, sur ces parois lisses, les inscriptions
hiéroglyphiques, les rangées de petits personnages, de petits hiboux, de
petits chacals qui racontent en une langue perdue l'histoire des
antiques humanités; ici, la signature du roi Amasis; là, celle du roi
Cambyse... Quels Titans ont pu les tailler, de siècle en siècle, ces
cercueils (ils ont au moins douze pieds de long sur dix de haut), et
ensuite les amener sous terre (ils pèsent de soixante à soixante-dix
mille kilogrammes en moyenne) et enfin les mettre en rang dans ces
espèces de chambres, où ils sont là tous comme embusqués sur notre
passage?... Chacun, en son temps, a contenu très à l'aise sa momie de
boeuf Apis, cuirassée de plaques d'or; mais malgré leur pesanteur,
malgré leur solidité à défier toute destruction, ils ont été spoliés[5]
à des époques mal définies, sans doute par des soldats du roi de Perse.
Rien que les avoir ouverts représente déjà un travail étonnant de
patience et de force; pour certains, les voleurs ont réussi, avec des
leviers, à faire glisser de quelques centimètres le formidable
couvercle; pour d'autres, en s'obstinant à coups de pioche, ils ont
percé dans l'épaisseur du granit un trou par lequel un homme a pu se
faufiler comme un rat, comme un ver, et fourrager à tâtons autour de la
momie sacrée.

  [5] L'un pourtant était resté intact dans sa caverne murée, nous
    conservant ainsi le seul Apis qui soit venu jusqu'à nos jours. Et on
    se rappelle l'émotion de Mariette lorsque en entrant là il vit par
    terre sur le sable l'empreinte des pieds nus du dernier Égyptien qui
    en était sorti trente-sept siècles auparavant.

Dans l'hypogée colossal, ce qui encore vous saisit le plus, c'est la
rencontre que l'on y fait, au milieu du couloir de sortie, d'un autre
cercueil noir resté là en travers du chemin comme pour le barrer. Il est
aussi monstrueux et aussi simple que les autres, ses aînés, qui,
plusieurs siècles avant sa venue, avaient commencé de s'aligner le long
de la grande voie droite, à mesure que mouraient les taureaux déifiés;
mais il n'est jamais arrivé jusqu'à sa place, lui, et n'a jamais reçu sa
momie. Il a été le _dernier_. Pendant la période où on le roulait avec
lenteur, à grand renfort de muscles tendus et de cris haletants, vers sa
chambre quasi-éternelle, d'autres dieux étaient nés et le culte des Apis
avait pris fin,--là tout à coup, ainsi qu'il peut arriver pour les
religions ou les institutions des hommes, même les plus solidement
enracinées dans leurs âmes et dans leur passé ancestral... C'est
peut-être cela, du reste, qui est la plus terrifiante de toutes nos
notions positives: savoir qu'il y aura un _dernier_ de tout; non
seulement un dernier temple, un dernier prêtre, mais aussi une dernière
naissance d'enfant humain, un dernier lever de soleil, un dernier
jour...

                                   *

                                 *   *

Dans ces catacombes si chaudes, nous avions oublié le vent froid qui
soufflait dehors, et perdu de vue la physionomie du désert Memphite, les
aspects d'horreur qui nous attendaient là-haut. Déjà sinistre sous le
ciel bleu, ce désert vraiment devient intolérable à regarder si par
hasard le ciel y est sombre à l'heure où le jour s'en va. Quand nous le
retrouvons, au sortir de l'obscurité souterraine, tout commence à bleuir
pour la nuit dans son immensité morte. Sur la crête des dunes, dont le
jaune a beaucoup blêmi pendant que nous étions en bas, le vent s'amuse à
soulever des tourbillons de sable qui imitent les embruns d'une mer
mauvaise. De tous côtés traînent les nuages obscurs, les mêmes qu'au
moment de notre descente. L'horizon continue de s'y détacher en clair,
et de plus vers l'est on dirait qu'il _penche_; une des plus hautes
vagues de la «mer sans eau», un amoncellement de sable dont les contours
flous trompent sur la distance, le fait paraître incliné, cet
horizon-là, et c'est presque à donner le vertige. Quant au soleil, il a
voulu rester en scène pour quelques secondes, maintenu après l'heure par
le mirage, mais si changé derrière d'épais voiles que l'on préférerait
qu'il n'y fût pas; couleur de braise qui s'éteint, il semble beaucoup
trop près et trop gros; il n'éclaire plus rien, il n'est qu'un globe
tristement rose qui se déforme et s'ovalise; non plus dans l'espace,
mais échoué là-bas sur le bord extrême du désert, il regarde les choses
comme un grand oeil terne qui va se fermer dans la mort. Et les
mystérieux triangles surhumains, ils sont là aussi, bien entendu, qui
nous guettaient à notre sortie de dessous terre, les uns près, les
autres loin, toujours postés à leurs mêmes places d'éternité; mais
certainement ils viennent encore de grandir, dans le crépuscule de plus
en plus bleuissant...

Un tel soir, en un tel lieu, on dirait le _dernier_ soir.



VII

BANLIEUES DU CAIRE, LA NUIT


La nuit. Une longue rue droite, artère de quelque capitale, où notre
voiture file au grand trot, avec un fracas assourdissant sur des pavés.
Lumière électrique partout. Magasins qui se ferment; il doit être tard.

C'est une rue levantine; encore un peu arabe; n'aurions-nous même pas la
notion certaine du lieu, que nous percevrions cela comme au vol, dans
notre course très bruyante: les gens portent la longue robe et le
tarbouch; quelques maisons, au-dessus de leurs boutiques à l'européenne,
nous montrent au passage des moucharabiehs. Mais cette électricité
aveuglante fausse la note; au fond, sommes-nous bien sûrs d'être en
Orient?

La rue finit, béante sur des ténèbres. Tout à coup, là, sans crier gare,
elle aboutit à du vide où l'on n'y voit plus, et nous roulons sur un sol
mou, feutré, qui brusquement fait cesser tout bruit.--Ah! oui, le
_désert_!... Non pas un terrain vague quelconque, comme dans des
banlieues de chez nous; non pas une de nos solitudes d'Europe, mais le
seuil des grandes désolations d'Arabie: le _désert_, et, même si nous
n'avions point su qu'il nous guettait là, nous l'aurions reconnu à un je
ne sais quoi d'âpre et de spécial qui, malgré l'obscurité, ne trompe
pas.

Mais d'ailleurs, non, la nuit n'est pas si noire. Il nous l'avait
semblé, au premier instant, par contraste avec l'allumage brutal de la
rue.

Au contraire, elle est transparente et bleue, la nuit; une demi-lune,
là-haut, dans le ciel voilé d'un brouillard diaphane, éclaire
discrètement, et, comme c'est une lune égyptienne plus subtile que la
nôtre, elle laisse aux choses un peu de leur couleur; nous pouvons
maintenant le reconnaître avec nos yeux, ce désert qui vient de s'ouvrir
et de nous imposer son silence. Donc saluons la pâleur de ses sables et
le brun fauve de ses rochers morts. Vraiment il n'y a d'autre pays que
l'Égypte, pour de si rapides surprises: au sortir d'une rue bordée de
magasins et d'étalages, sans transition, trouver cela!...

Nos chevaux, inévitablement, ont ralenti l'allure, à cause de ce terrain
où les roues s'enfoncent. Encore autour de nous quelques rôdeurs, qui
prennent aussitôt des airs de revenants, avec leurs longues draperies
blanches ou noires, et leur marche qui ne s'entend pas. Et puis, plus
personne, fini; rien que les sables et la lune.

Mais voici presque tout de suite, après le court intermède de néant, une
ville nouvelle où nous nous engageons, des rues aux maisonnettes basses,
des petits carrefours, des petites places; le tout, blanc sur les sables
blanchâtres et sous la lune blanche... Oh! pas d'électricité, par
exemple, dans cette ville-là, pas de lumières et pas de promeneurs;
portes et fenêtres sont closes; nulle part rien ne bouge, et le silence
est, de premier abord, pareil à celui du désert alentour. Ville où le
demi-éclairage lunaire, parmi tant de vagues blancheurs, se diffuse
tellement qu'il a l'air de venir de partout à la fois, et que les choses
ne projettent plus, les unes sur les autres, aucune ombre qui les
précise. Ville au sol trop ouaté, où la marche est amollie et retardée,
comme dans les rêves. Elle n'a pas l'air véritable; à y pénétrer plus
avant, une timidité vous vient, que l'on ne peut ni chasser ni définir.

Pour sûr, on n'est pas ici dans une ville ordinaire... Ces maisons
cependant, avec leurs fenêtres grillagées comme celles des harems, n'ont
rien de particulier,--rien que d'être closes, et d'être muettes... C'est
toute cette blancheur probablement qui vous glace... Et puis, en vérité,
ce silence, non, il n'est plus comme celui du désert, qui au moins
paraissait un silence naturel puisque là il n'y avait rien; ici, par
contre, on prend comme la notion de présences innombrables, qui se
figeraient quand on passe, mais continueraient d'épier attentivement...
Nous rencontrons des mosquées, qui n'ont point de lumières, et sont,
elles aussi, muettes et blanches, avec un peu de bleuâtre que leur jette
la lune; entre les maisonnettes, il y a parfois des enclos, comme
seraient d'étroits jardins sans verdure possible, et où quantité de
petites stèles se lèvent de compagnie dans le sable, stèles blanches, il
va sans dire, puisque nous sommes ici, cette nuit, dans le royaume
absolu du blanc... Qu'est-ce que ça peut être, ces jardinets-là?... Et
le sable, qui en couches épaisses envahit les rues, continue de mettre
une sourdine à notre marche, sans doute pour complaire à toutes ces
choses attentives qui autour de nous ne font aucun bruit.

Aux carrefours maintenant et sur les places les stèles se multiplient,
toujours érigées par paires, aux deux extrémités d'une dalle qui est de
longueur humaine. Leurs groupes immobiles, postés comme au guet,
paraissent si peu réels, dans leur imprécision blanche, qu'on voudrait
les vérifier en touchant,--et du reste on ne s'étonnerait pas trop que
la main passât au travers comme il arrive pour les fantômes. Et enfin
voici une vaste étendue sans maisons, où elles foisonnent sur le sable
comme les épis d'un champ, ces stèles obsédantes; il n'y a plus à
s'illusionner: ça, c'est un cimetière--et nous venons de passer au
milieu de maisons de morts, de mosquées de morts, dans une ville de
morts!...

Plus loin, une fois franchi ce cimetière-là, qui au moins s'indiquait
sans équivoque, nous retrouvons la suite de la ville ambiguë, elle nous
reprend dans ses réseaux: maisonnettes comme celles d'ailleurs, mais
ayant, en guise de jardinets, leurs petits enclos pour sépultures,--tout
cela plus que jamais indécis, sous cette lumière si douce, qui par
degrés se voile davantage, comme si l'on avait mis à la lune des globes
dépolis, qui bientôt ne serait même plus de la lumière, sans les
transparences de l'air d'Égypte et sans la blancheur générale des
choses. Une fois, à une fenêtre, paraît une lueur de lampe, et c'est
quelque veillée de fossoyeurs. Une autre fois, nous entendons en passant
des voix d'hommes chanter une prière, et c'est la prière pour les
défunts.

Ces maisons vides, on ne les a point bâties pour les habiter, mais
seulement pour s'y assembler à certains jours de souvenir; chaque
famille musulmane un peu notable possède ainsi son pied-à-terre, tout
près de ses morts, afin de venir là prier pour eux. Or, il y en a tant
et tant que cela finit par faire une ville,--et une ville dans le
désert, c'est-à-dire dans un lieu inutilisable pour tout autre usage,
dans un lieu sûr, où l'on sait bien que jamais, même quand surgiront les
temps impies de l'avenir, la place des pauvres tombes ne risquera pas
d'être convoitée.--Non, c'est de l'autre côté du Caire, sur l'autre rive
du Nil, parmi la verdure des palmiers, qu'est la banlieue en voie de
transformation, avec les villas des étrangers envahisseurs et les flots
d'électricité épandus sur leurs routes à autos. De ce côté-ci, rien à
craindre, paix et désuétude éternelles, et le linceul des sables
arabiques toujours prêt à s'avancer pour ensevelir.

Au sortir de la ville des morts, le désert s'ouvre de nouveau devant
nous, le morne déploiement blanchâtre, qui ferait songer à un steppe
sous la neige, par une nuit comme celle-ci, quand le vent souffle froid
et quand la lune embrumée se met à ressembler à une triste opale.

Mais c'est un désert planté de ruines, planté de spectres de mosquées:
toute une peuplade de grands dômes croulants y est disséminée au hasard
et à l'abandon, sur l'étendue inconsistante des sables. Oh! de si
étranges dômes, d'une forme si vieille! L'archaïsme de leurs silhouettes
frappe dès l'abord, autant que leur isolement dans un tel lieu; ils
ressemblent à des cloches, ou à de gigantesques bonnets de derviche
posés sur des estrades, et les plus lointains donnent l'impression de
personnages trapus, à grosse tête, en sentinelle avancée, surveillant
là-bas le vague horizon d'Arabie.

Ce sont d'orgueilleux tombeaux du XIVe et du XVe siècle, où dorment dans
un délaissement suprême ces sultans mameluks qui opprimèrent l'Égypte
pendant près de trois cents ans. De nos jours, il est vrai, quelques
visites recommencent à leur venir, par les nuits de pleine lune d'hiver,
alors qu'ils dessinent, bien nettes sur les sables, leurs grandes
ombres; par ces éclairages-là, jugés favorables, ils sont au rang des
curiosités qu'exploitent les agences, et nombre de touristes (qui
s'obstinent à les appeler les «tombeaux des khalifes») s'y rendent le
soir, en bruyante caravane, sur des bourricots. Mais, cette fois, la
lune est trop incertaine et pâle; sans doute nous serons seuls à les
troubler dans leur mystérieux concert.

La lumière de cette nuit est vraiment inusitée; comme tout à l'heure
dans la ville des morts, elle est partout diffuse et donne, même aux
choses les plus massives, des transparences d'irréalité; mais aussi elle
les détaille, et leur laisse un peu des nuances du plein jour. Ainsi,
tous ces dômes funéraires, sur toutes ces ruines de mosquées qui leur
servent de piédestal, ont gardé leurs tons fauves ou bruns; tandis
qu'ils restent blêmes, les sables qui les séparent, les sables
souverains qui font entre les demeures de ces différents sultans de
petites solitudes mortes, et sur lesquels notre voiture, toujours sans
bruit, trace de légers sillons que le vent effacera demain. Point de
routes ici; elles seraient d'ailleurs inutiles autant qu'infaisables; on
passe où l'on a envie de passer; on peut se croire très loin de tout
lieu habité par les vivants, et c'est à peine si la grande ville, que
l'on sait cependant proche, laisse voir de temps à autre sur l'horizon,
au gré des ondulations molles du terrain, comme une phosphorescence, un
reflet de ses milliers de lampes électriques. On est bien dans le désert
des morts, en la seule société de la lune, qui, par la fantaisie de
l'étonnant ciel d'Égypte, est ce soir une lune gris-perle, on dirait
presque une lune de nacre.

Chacune de ces mosquées funéraires se révèle magnifique, si l'on va de
près la regarder dans sa solitude. Ces étranges dômes surélevés, qui de
loin imitent des coiffures de derviches ou de mages, sont tout brodés
d'arabesques, et des trèfles aux dentelures exquises couronnent toutes
les murailles.

Personne cependant ne les vénère ni ne les entretient, les tombeaux des
oppresseurs mameluks; là dedans, plus jamais de chants, ni de cris vers
Allah; chaque nuit, un infini de silence. La piété se borne à ne pas les
détruire, les laissant aux prises avec les siècles, avec le soleil, avec
le vent d'ici qui dessèche et émiette. Et l'écroulement est commencé de
toutes parts. Des coupoles qui ont chancelé nous montrent d'irréparables
lézardes; des moitiés d'arceaux brisés se profilent ce soir en ombre sur
la lueur nacrée du ciel, et des éboulis de pierres sculptées jonchent
les entours. Mais comme ils savent encore jeter le vague effroi, ces
tombeaux presque maudits!--surtout ceux des lointains, qui se dressent
en silhouettes de géants difformes à trop grands bonnets, sombres sur la
nappe claire des sables, et qui se tiennent groupés, ou épars comme en
déroute, à cette entrée des si profondes régions vides...

                                   *

                                 *   *

Nous avions choisi un temps d'éclairage douteux, pour ne point
rencontrer de touristes. Mais comme nous approchions de la grande
demeure mortuaire du sultan Barkouk l'assassin, nous en voyons sortir
toute une bande, une vingtaine à la file, qui émergent de la pénombre
des murs abandonnés,--chacun trottinant sur son petit âne, et chacun
suivi de l'inévitable ânier bédouin qui tapote avec un bâton la croupe
de la bête. Ils rentrent au Caire, leur tournée finie, et échangent à
haute voix, d'un bourricot à un autre, des impressions plutôt ineptes,
en différentes langues occidentales... Tiens! Il y a même dans la troupe
la presque traditionnelle dame attardée, qui, pour des motifs d'ordre
privé, ne suit qu'à bonne distance; elle est un peu mûre celle-ci,
autant que la lune permet d'en juger, mais encore sympathique à son
ânier, qui, des deux mains, la soutient par derrière sur sa selle avec
une sollicitude touchante et localisée... Oh! ces petits ânes d'Égypte,
si observateurs, si philosophes et narquois, que ne peuvent-ils écrire
leurs mémoires! Tant et tant de drôles de choses ils ont vues, dans les
banlieues du Caire, la nuit!

Cette dame évidemment appartient à la catégorie si répandue des hardies
exploratrices qui, malgré une haute _respectability at home_, ne
craignent pas, une fois lancées sur les rives du Nil, de compléter leur
cure de soleil et de vent sec par un peu de «bédouinothérapie».



VIII

CHRÉTIENS ARCHAÏQUES


A peine éclairé aux flammes de quelques pauvres cierges minces qui
tremblotent contre les murailles dans des niches de pierre, un
grouillement compact de formes humaines voilées de noir, en un lieu
écrasé, étouffant--quelque souterrain sans doute--qu'emplit l'odeur de
l'encens d'Arabie. Et un vacarme de presque méchante allure qui
inquiète: plaintes de nouveau-nés, cris de détresse de tout petits
enfants dont les voix sont couvertes comme à dessein par un cliquetis de
cymbales...

Qu'est-ce que c'est que ça? Pourquoi les avoir descendus dans ce trou
sombre, ces petits qui hurlent au milieu de la fumée, tenus par ces
fantômes en deuil? En entrant, si l'on n'était prévenu, ne dirait-on pas
un repaire de mauvaise sorcellerie, un souterrain pour messe noire?

Non. C'est la crypte de la basilique de Saint-Sergius pendant la messe
copte d'un matin de Pâques!--En effet, après la surprise d'arrivée, si
l'on regarde ces fantômes, ce sont pour la plupart de jeunes mères au
fin et doux visage de madone, qui tiennent tendrement dans leurs voiles
les bébés pleureurs et s'efforcent de les consoler. Quant au sorcier qui
joue des cymbales, c'est un bon vieux prêtre, ou sacristain, qui sourit
paternellement; s'il fait tout ce tapage, sur un rythme d'ailleurs très
gai, c'est pour bien marquer la joie pascale, fêter la résurrection du
Christ,--un peu aussi pour distraire ces petits, car il y en a qui se
désolent vraiment trop. Ils ont peur, ces innocents, de l'obscurité, des
parfums qui fument; mais les mamans ne prolongent pas l'épreuve: le
temps seulement d'une apparition dans ce lieu vénérable, qui leur
portera bonheur, pendant que la messe se dit à l'église au-dessus, et on
les emmène,--et on en apporte d'autres, par l'étroit escalier obscur où
l'on se cogne la tête aux pierres de voûte; la crypte ne désemplit pas.

Mais que de monde, que de voiles noirs dans ce réduit où l'air est
irrespirable, et où vous assourdit cette barbare musique mêlée de ces
vagissements et de ces cris! Et quels aspects de vétusté extrême ont ici
les choses! Les murs frustes, la voûte si basse que l'on pourrait la
toucher, les quelques piliers de granit qui soutiennent les arceaux
informes, tout cela est crassé par la fumée des cires, et patiné, rongé
par le frottement des mains humaines.

Au fond de la crypte il y a le recoin très sacré, devant lequel on se
presse: une niche grossière, un peu plus grande que celles creusées dans
le mur pour recevoir les cierges, une niche qui recouvre l'antique dalle
où, d'après la tradition, la vierge Marie se serait assise avec l'enfant
Jésus, lors de la fuite en Égypte. Oh! elle est bien usée aujourd'hui,
cette sainte dalle, bien luisante, pour avoir subi tant de pieux
attouchements, et la croix byzantine qui y fut gravée jadis achève de
s'effacer.

Si la Vierge ne s'est point assise là, l'humble crypte de Saint-Sergius
n'en demeure pas moins l'un des sanctuaires chrétiens les plus vieux du
monde. Et ces Coptes, qui s'y assemblent encore avec vénération, ont
précédé de beaucoup d'années la plupart de nos races occidentales dans
la religion évangélique.

Bien que l'histoire de l'Égypte s'enveloppe tout à coup d'une sorte de
nuit au moment de l'apparition du christianisme, on sait que l'essor de
la foi nouvelle y fut rapide et impétueux, comme la germination des
plantes sous la crue du Nil. Les vieux cultes pharaoniques, amalgamés en
ce temps-là avec ceux de la Grèce, s'obscurcissaient tellement sous
l'amas des rites et des formules qu'ils n'avaient plus de sens. Et
pourtant, ici comme dans la Rome impériale, couvaient les ferments d'un
mysticisme passionné. D'ailleurs ce peuple égyptien était plus qu'aucun
autre hanté par la terreur de la mort, ainsi que le prouve sa folie des
embaumements; il devait donc avec avidité recevoir la Parole de
fraternel amour et d'immédiate résurrection.

En tout cas, le christianisme s'implanta si fortement dans cette Égypte
que les siècles de persécution n'arrivèrent pas à le détruire; lorsqu'on
remonte le vieux fleuve, on voit plusieurs de ces petits groupements
humains, aux maisons de boue séchée, où le dôme blanchi de la modeste
maison de prière est surmonté d'une croix et non d'un croissant:
villages de ces Coptes, de ces Égyptiens qui de père en fils ont gardé
la foi chrétienne depuis les temps nébuleux des premiers martyrs.

                                   *

                                 *   *

La naïve église de Saint-Sergius est une relique très cachée, presque
enfouie au milieu d'un dédale de ruines; sans un guide, rien n'est plus
difficile que de s'orienter pour la découvrir. Le quartier qui la
contient s'enferme dans les murs de ce qui fut jadis une citadelle
romaine, et cette citadelle à son tour s'enveloppe des tranquilles
désuétudes du «Vieux-Caire»,--qui est au Caire des mameluks et des
khédives un peu ce que Versailles est à Paris.

Ce matin de Pâques, partis en voiture du Caire actuel pour nous rendre à
cette messe, nous avons à traverser d'abord une banlieue en voie de
transformation, où du sol antique vont bientôt sortir quantité de ces
modernes horreurs en fonte et torchis, usines ou grands hôtels, qui
pullulent dans ce pauvre pays avec une stupéfiante vitesse. Puis
viennent un ou deux kilomètres de terrains vagues, mêlés à des sables et
déjà presque un peu désertiques. Puis enfin les murs du Vieux-Caire,
après lesquels commence la paix des maisonnettes à l'abandon, des
jardinets et des vergers parmi des ruines. Le vent et la poussière font
rage contre nous pendant toute la route, le presque éternel vent et
l'éternelle poussière d'ici, par lesquels, depuis le commencement des
âges, tant d'yeux humains ont été brûlés sans recours; ils nous
maintiennent dans d'aveuglants tourbillons où foisonnent des mouches. La
«saison» du reste est déjà finie, les étrangers envahisseurs ont fui
jusqu'au prochain automne, et l'Égypte se retrouve plus égyptienne, sous
un ciel plus ardent. Ce soleil d'un dimanche de Pâques chauffe comme
notre soleil de juillet, et on dirait que la terre va mourir de
sécheresse. Mais c'est toujours ainsi, le printemps de ce pays sans
pluie; les arbres, qui avaient gardé leurs feuilles pendant l'hiver, se
dépouillent en avril comme chez nous en novembre; plus d'ombre nulle
part et tout souffre, tout jaunit sur les sables jaunes.--Il n'y a pas à
s'inquiéter cependant, car l'inondation va venir, immanquable depuis que
notre période géologique a commencé d'être; encore quelques semaines et
le prodigieux fleuve, comme au temps du dieu Amon, va épandre le long de
ses rives une vie hâtive et fougueuse.--En attendant, les orangers, les
jasmins, les chèvrefeuilles, ceux que les hommes prennent soin d'arroser
d'eau du Nil, ont follement fleuri; lorsque nous passons devant les
jardins du Vieux-Caire, qui alternent avec les maisons croulantes, ce
continuel nuage de poussière blanche où nous étouffons s'emplit tout à
coup de leur suave odeur; malgré cette sécheresse, malgré cet
effeuillement des arbres, les parfums d'un renouveau brusque et enfiévré
sont déjà dans l'air.

Arrivés aux murailles de ce qui fut la citadelle romaine, il faut
descendre de voiture, franchir une porte basse et pénétrer à pied dans
le labyrinthe d'un quartier copte qui se meurt de poussière et de
vétusté. Maisons délaissées, servant de refuge à des miséreux;
moucharabiehs qui tombent de vermoulure; ruelles en souricière, qui
parfois nous font passer sous quelque arceau du moyen âge, ou bien qui
se referment au-dessus de nos têtes par la fantaisie des vieilles
masures penchées... Et c'est cela, le chemin qui conduit à une basilique
fameuse? Nous croirions nous être égarés, n'étaient ces groupes de
Coptes en tenue du dimanche qui se rendent comme nous à la messe pascale
à travers les ruines.

Et qu'il y en a de jolies, de ces femmes drapées en fantômes dans des
soies noires! Leur long voile ne les cache point comme celui des
musulmanes; il est seulement posé sur leurs cheveux et découvre leur fin
visage, leur collier d'or, leurs bras un peu nus qui portent au poignet
de grosses torsades en or vierge. Pures Égyptiennes, elles ont gardé ce
même profil délicat et ces mêmes yeux si allongés qu'avaient les déesses
de jadis inscrites en bas-relief sur les murs pharaoniques. Mais déjà
quelques-unes, hélas! parmi les jeunes, ont renié le traditionnel
costume pour s'habiller _à la franque_, porter robe et chapeau.--Et
quelles robes! quels chapeaux, quelles fleurs, dont ne voudraient plus
les paysannes de nos derniers villages!--Hélas! hélas! ces pauvres
petites, qui pourraient être adorables, comment les avertir que les
beaux plis des voiles noirs leur laisseraient une exquise distinction de
race, tandis qu'elles font pitié sous leurs oripeaux qui rappellent la
mi-carême?...

Dans l'un quelconque de ces vieux murs qui depuis un instant nous
enserrent, voici la percée d'une porte basse et comme craintive: cela,
l'entrée de la basilique? Non, c'est invraisemblable!... Pourtant
quelques-unes de ces jolies créatures, aux voiles noirs et aux bracelets
d'or, qui nous précédaient viennent de s'y engouffrer, et déjà le parfum
des encensoirs flotte pour nous avertir. Une sorte de corridor, étonnant
de pauvreté et de vieillesse, se contourne avec des airs de méfiance,
puis nous mène à une cour étroite, qui a bien mille ans, et où des
loqueteux, assis sur des banquettes à l'orientale, réclament nos
aumônes. L'odeur de l'encens d'Arabie s'accentue, et une dernière porte,
au fond de ce réduit, cachée en pleine ombre, nous donne accès enfin
dans la vénérable église.

L'église! Elle tient de la basilique byzantine, de la mosquée et du
gourbi de désert. En entrant on a l'impression d'être initié d'une façon
soudaine à l'enfance naïve du christianisme, de le surprendre, si l'on
peut dire, dans son berceau--qui fut en réalité tout oriental. La triple
nef est pleine de petits enfants (c'est aussi là ce qui frappe dès
l'abord), de tout petits enfants qui pleurent ou qui rient et s'amusent,
et beaucoup de mères allaitent leurs nouveau-nés--pendant l'invisible
messe, qui doit se célébrer là-bas, derrière l'_iconostase_. Par terre,
des nattes, où des familles sont assises en cercle et semblent chez
elles. Sur les murailles frustes et déjetées, une épaisseur de chaux
blanche attestant des années sans nombre. Et au-dessus de tout cela un
étrange vieux plafond en bois de cèdre, avec de grosses poutres
barbares.

Dans cette nef que soutiennent des colonnes de marbre enlevées jadis à
des temples païens, il y a, comme dans toutes les antiques églises
coptes, de hautes boiseries transversales, minutieusement travaillées à
la façon arabe, la divisant en trois sections: la première, par où l'on
arrive, est celle où doivent s'asseoir les femmes; la seconde est pour
le baptistère; la troisième, plus au fond et confinant à l'_iconostase_,
appartient aux hommes.

Elles portent presque toutes les longs voiles de soie noire d'autrefois,
ces femmes qui encombrent ce matin, si familièrement et avec tant de
petits nourrissons, la zone à elles réservée; dans leurs groupes
harmonieux et sans cesse mouvementés, les robes _à la franque_, les
pauvres chapeaux de mardi gras sont encore l'exception; l'ensemble
conserve, à peu près intactes, sa grâce d'archaïsme et sa candeur.

Plus loin, on s'agite aussi beaucoup, dans le compartiment des hommes,
limité au fond par l'_iconostase_ (un mur millénaire que décorent des
marqueteries en cèdre et en ivoire d'un précieux travail ancien, et où
sont accrochées d'étranges vieilles icones noircies par les ans). C'est
derrière ce mur, percé de portes, que se dit la messe. On entend
vaguement chanter, dans l'ultime sanctuaire qui est là, fermé au peuple;
de temps à autre, un prêtre fait mine d'en sortir, en soulevant une
portière de soie fanée, et sur le seuil esquisse un geste bénisseur; il
a une robe d'or, une couronne d'or, mais d'humbles fidèles lui parlent
librement et touchent même ses beaux atours de roi mage; il sourit, et
puis, laissant retomber la draperie qui masque l'entrée du tabernacle,
il redisparaît dans son innocent mystère.

Combien ici les moindres choses disent la décrépitude! Les dalles sont
dénivelées par le tassement du sol, usées par les pas de quelques
milliers de générations mortes. Tout est de travers, penché, poussiéreux
et finissant. Le jour tombe d'en haut par d'étroites fenêtres
grillagées. On manque d'air, on étouffe un peu; mais, bien que le soleil
ne pénètre point, je ne sais quelle réverbération indécise de la chaux
sur les murs vient vous rappeler qu'au dehors il y a un printemps
oriental qui resplendit et brûle.

Dans cette église, aïeule des églises, au milieu du nuage de fumée
odorante, ce que l'on entend, plus encore que le chant de la messe,
c'est le va-et-vient, la pieuse agitation des fidèles; et plus encore,
c'est l'étonnant tapage qui se fait en dessous et qui monte par le trou
de la sainte crypte: l'alerte batterie de cymbales, et tous ces
vagissements, comme des plaintes de jeunes chats...

Mais loin de moi les pensées d'ironie, oh! non. Si, dans notre Occident,
certains offices me semblent antichrétiens--comme, par exemple, en la
trop fastueuse cathédrale de Cologne, une de ces messes à grand
spectacle où des hallebardiers maintiennent la foule avec morgue,--ici,
par contre, elle est tellement touchante et respectable, la bonhomie de
ce culte primitif! Ces Coptes, qui s'installent dans leur église comme
chez eux, qui en font leur maison et l'encombrent de leurs bébés
pleureurs, ont, à leur manière, bien entendu la parole de Celui qui a
dit: «Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez point,
car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent.»



IX

LA RACE DE BRONZE


Un chant monotone sur trois notes, qui doit dater des premiers pharaons,
de nos jours se chante encore aux rives du Nil, depuis le Delta jusqu'à
la Nubie; des hommes demi-nus, au torse de bronze, en commençant leur
éternel travail, l'entonnent dès le matin, de proche en proche, avec des
voix pareilles, et le continuent jusqu'au repos du soir.

Tous ceux qui ont vécu en dahabieh sur l'antique fleuve le connaissent
bien, ce chant de l'arrosage, que toujours les mêmes grincements de bois
mouillé accompagnent en cadence lente.

C'est la mélopée du «châdouf». Et le châdouf est un primitif agrès,
resté immuable depuis des temps qui ne se comptent plus; il se compose
d'une longue antenne, comme une vergue de tartane, qui s'appuie en
bascule sur une traverse et porte à sa pointe un seau en bois; un homme,
avec de beaux gestes, fait jouer cela en chantant, abaisse l'antenne,
puise l'eau dans le fleuve et remonte le seau rempli,--qu'un autre homme
attrape au vol pour le déverser plus haut, dans un bassin creusé à même
la terre des berges. Quand le fleuve est bas, il y a trois bassins
superposés, comme seraient trois étapes pour la montée de l'eau
précieuse jusqu'aux champs de blé ou de luzerne, et alors trois châdoufs
les uns au-dessus des autres grincent ensemble, inclinant et relevant au
rythme de la même chanson leurs grandes cornes de scarabée.

Tout le long, tout le long du Nil, se propage ce mouvement des antennes
du châdouf, qui a commencé dans les plus vieux âges et qui est l'une des
manifestations essentielles de la vie humaine sur ces bords; il ne fait
trêve que l'été, quand le fleuve, grossi par les pluies de l'Afrique
équatoriale, vient inonder cette terre d'Égypte qu'il a créée lui-même
au milieu des sables sahariens. Mais il bat son plein pendant nos mois
d'hiver, qui sont là-bas une période de lumineuse sécheresse, sous un
ciel inaltérablement bleu; en cette saison-là, tous les jours, depuis
l'aube jusqu'à la prière du soir, les hommes sont à l'arrosage,
transformés en machines inlassables, dont les muscles jouent comme des
lames de métal; le geste ne change jamais, non plus que la chanson, et
sans doute l'esprit doit s'abstraire de l'automatique travail, pour se
perdre en quelque rêve, voisin de celui que faisaient les ancêtres,
attelés aux mêmes agrès il y a quatre ou cinq mille ans. Les torses,
inondés à chaque montée du seau qui déborde, ruissellent constamment
d'eau froide; quelquefois le vent est glacé en même temps que le soleil
brûle; mais, puisqu'ils sont en bronze, ces perpétuels travailleurs de
plein air, rien n'a prise sur leur corps endurci.

Ces hommes sont les fellahs, les paysans de la vallée du Nil, les purs
Égyptiens dont le type n'a pas changé au cours des siècles: dans les
plus antiques bas-reliefs de Thèbes ou de Memphis, on les retrouve tels,
avec leur profil noble aux lèvres un peu épaisses, leurs yeux allongés
aux paupières lourdes, leur taille mince et leurs épaules larges.

Leurs femmes, qui de temps à autre descendent au fleuve, près d'eux,
pour puiser aussi, mais dans des vases d'argile qu'elles
emportent--(toujours le puisage, le charroi de l'eau nourricière:
occupation primordiale, dans cette Égypte sans pluie ni source vive, qui
n'existe que par son fleuve),--leurs femmes, les fellahines, marchent ou
se posent avec une grâce inimitable, drapées de voiles noirs, que même
les plus pauvres laissent traîner sur la poussière ou le sable, à la
façon des robes de Cour. En ce pays de la clarté et des lointains roses,
elles sont étranges, toutes si sombrement vêtues, taches de deuil parmi
les champs ou le désert illuminés en fête; très machinales créatures, à
qui l'on n'a d'ailleurs rien appris, elles possèdent par instinct, comme
sans doute jadis les filles de l'Hellade, le sens de la noblesse dans
l'attitude; aucune de nos femmes ne saurait, avec une si majestueuse
harmonie, s'habiller de grossières étoffes noires, ni surtout lever des
bras nus pour poser sur la tête la lourde jarre emplie d'eau du Nil, et
s'en aller ensuite, fière et cambrée, ondulant malgré la charge. Les
tuniques de mousseline dont elles sont vêtues restent invariablement
noires comme les voiles, à peine rehaussées de quelques lisérés rouges
ou de quelques paillettes d'argent; rien ne les ferme sur la poitrine
et, par une étroite fente qui descend jusqu'à la ceinture, elles
laissent voir la chair ambrée, la naissance médiane des seins couleur de
bronze pâle, qui sont, au moins pendant l'éphémère jeunesse, d'un
contour impeccable. Les visages, il est vrai--lorsqu'on n'a pas eu le
temps de vous les cacher en ramenant un pli du voile,--le plus souvent
vous désenchantent, parce que des travaux rudes, des maternités hâtives,
des allaitements les ont déjà flétris; mais si l'on a la chance
d'apercevoir une jeune femme, c'est en général une apparition de beauté,
à la fois vigoureuse et fine.

Quant aux bébés fellahs, toujours nombreux et qui suivent demi-nus les
mamans ou les grandes soeurs, ils auraient pour la plupart d'adorables
figures, avec leurs yeux naïfs de cabri, sans la malpropreté qui est, en
ce pays, une chose presque voulue par la tradition ancestrale; au bord
de leurs paupières, de leurs lèvres humides, restent collées en grappes
ces mouches d'Égypte, que l'on considère ici comme bienfaisantes aux
enfants, et qu'ils n'ont même plus l'idée de chasser, tant ils sont
héréditairement résignés à les subir,--avec la même passivité du reste
que montrent leurs pères vis-à-vis des étrangers envahisseurs.

La passivité, la douce endurance semblent les caractéristiques de cette
race inoffensive, élégante d'allure sous ses haillons, mystérieuse dans
son immobilité millénaire, et capable d'accepter avec la même
indifférence tous les jougs qui passent. Pauvre belle race aux muscles
infatigables, où les hommes, qui remuèrent jadis les grandes pierres des
temples, ne connaissaient point de fardeaux trop lourds; où les femmes,
avec leurs bras graciles, pâlement basanés, avec leurs mains toutes
petites, dépassent de beaucoup en force nos plus massives paysannes.
Pauvre belle race de bronze! Sans doute elle fut trop précoce et donna
trop jeune son étonnante fleur, en des temps où, sur la terre, les
autres humanités végétaient obscurément encore; sans doute sa
résignation présente lui est venue comme une lassitude, après tant de
siècles d'effort et d'expansive puissance. Elle détenait jadis la
lumière du monde, et la voici tombée depuis plus de deux mille ans à
cette sorte de sommeil fatigué, qui a rendu la tâche facile aux
conquérants d'autrefois comme aux exploiteurs d'aujourd'hui...

Un autre trait qui, à côté de la patience, domine chez ces purs
Égyptiens de la campagne, est leur attachement à la terre, à la terre
qui nourrit et dans laquelle plus tard on va dormir. Posséder de la
terre, en accaparer à tout prix les moindres morceaux, en conquérir des
bribes sur le désert mouvant, tel est le seul but, ou à peu près, que
les fellahs poursuivent en ce monde; posséder un champ, si petit
soit-il,--un champ qu'on laboure du reste avec la charrue la plus
anciennement inventée par l'homme, celle dont le dessin exact se
retrouve inscrit aux murs des tombeaux de Memphis.

Et ce même peuple, qui fut le premier de tous à concevoir la
magnificence, qui eut jadis des dieux et des rois entourés d'une
écrasante splendeur, peut vivre aujourd'hui pêle-mêle avec ses moutons,
ses chèvres, dans d'humbles et basses cabanes faites de boue durcie au
soleil! Au milieu de ces villages d'Égypte, qui ont tous la couleur
neutre du sol, c'est à peine si un peu de chaux blanche vient égayer le
minaret ou la coupole de la mosquée; en dehors de ce petit refuge où
l'on prie gravement chaque soir--car nul ici ne s'endormirait sans
s'être prosterné devant la majesté d'Allah,--tout est en mornes
grisailles; les gens aussi ont des costumes de couleur terne,
d'apparence presque miséreuse. Et c'est comme de l'orient qui se serait
appauvri et éteint, sous un ciel pourtant resté merveilleux.

Mais tant de grandeur passée laisse encore aux fellahs son empreinte: un
affinement d'aspect et de manières bien inconnu chez la plupart des
bonnes gens de nos villages. Et ceux d'entre eux qui par hasard arrivent
à la fortune ont tout de suite la distinction, savent de naissance
pratiquer l'hospitalité comme des seigneurs.

Même l'hospitalité des plus humbles garde en ce pays quelque chose de
courtois et d'aisé qui sent la _race_. Je me souviens de ces limpides
soirs où j'arrêtais ma dahabieh contre la berge du fleuve, après la
navigation paisible du jour. (Je parle de ces recoins perdus, non
gangrenés encore par le tourisme, que je choisissais d'habitude.) Au
crépuscule, à l'heure où des étoiles s'allumaient dans le ciel d'or
vert, dès que j'avais mis le pied sur la rive, signalé par les
aboiements des chiens de garde, toujours le chef du plus prochain hameau
venait à ma rencontre; digne, dans sa longue robe de soie rayée ou de
modeste coton bleu, il m'abordait avec des formules de bienvenue tout à
fait grand siècle. Force m'était de le suivre jusque dans sa maison en
terre séchée, où d'autres compliments s'échangeaient encore, et
d'accepter la traditionnelle tasse de café arabe, après m'être assis à
la place d'honneur sur le divan, pauvre du logis.

                                   *

                                 *   *

Réveiller les fellahs de leur étrange sommeil, rouvrir enfin leurs yeux,
les transformer par l'éducation moderne, est la tâche que veut
entreprendre de nos jours une élite de patriotes égyptiens. Naguère,
cela m'eût semblé un crime, car ces paysans obstinés vivaient dans des
conditions de moindre souffrance, ayant beaucoup de foi et peu de
désirs. Mais aujourd'hui ils subissent une invasion plus dissolvante que
celles de tant de conquérants qui tuaient par les armes et par le feu:
les Occidentaux sont là, partout, chez eux, profitant de leur passivité
douce pour en faire des valets à l'usage de leurs trafics ou de leurs
plaisirs. L'oeuvre de dégradation est si facile sur ces simples sans
défense, à qui l'on apporte les convoitises, les besoins nouveaux, les
«apéritifs»,--et à qui on enlève la prière!...

Alors, oui, il serait peut-être temps de les réveiller, ces dormeurs
depuis plus de vingt siècles, de leur crier gare, et de voir ce qu'ils
pourraient donner encore, quelles surprises ils nous réserveraient après
cette longue léthargie, sans doute réparatrice. En tout cas, l'espèce
humaine, en voie de décliner par surmenage, trouverait, chez ces
chanteurs du châdouf et ces laboureurs avec la si vieille charrue, des
cerveaux à peine touchés par l'alcool, et toute une réserve de beauté
tranquille, de bon équilibre physique, de vigueur sans bestialité.



X

LE TOUT GRACIEUX LUNCHEON


Au grand resplendissement de onze heures du matin, nous traversons les
champs d'Abydos, venant des bords du Nil, comme jadis tant de pèlerins
antiques, pour nous rendre aux sanctuaires d'Osiris, qui sont au delà
des vertes plaines, à l'orée du désert.

Trois ou quatre lieues, sous le ciel limpide et le soleil de feu blanc,
parmi des blés ou des luzernes dont le vert admirable est piqué de
fleurettes pareilles à celles de nos climats. Des centaines de petits
oiseaux nous chantent éperdument la joie de vivre; ce soleil rayonne et
chauffe avec magnificence; ces blés fougueux ont déjà des épis; on
dirait la grande fête de nos jours de mai; on oublie que c'est février,
que c'est encore l'hiver,--l'hiver lumineux de l'Égypte. Çà et là, dans
le déploiement des champs tranquilles, apparaissent des villages enfouis
sous des arbres très feuillus, sous des acacias qui, de loin,
ressemblent aux nôtres; il y a bien là-bas, murant les fertiles
campagnes, la chaîne de Libye, trop rose peut-être et trop désolée; mais
c'est égal, comme ce sont des moineaux et des alouettes qui font ici la
gaie musique champêtre, on est à peine dépaysé; rien ne prépare l'esprit
à ces vieux temples osiriens qui, paraît-il, vont tout à l'heure surgir.

Tout ce qu'il évoque pourtant, ce nom seul d'Abydos!... Rien que se
dire: «Abydos est là tout près et j'y arriverai dans un moment», rien
que cela transforme les aspects de ces simples sillons verts, rend
presque imposante cette région d'herbages,--où le bourdonnement des
mouches va croissant dans l'air surchauffé, tandis que le chant des
oiseaux s'apaise et s'endort aux approches de midi.

Nous cheminions depuis un peu plus d'une heure parmi la verdure de ces
jeunes blés étendus en tapis, quand, après les maisonnettes et les
arbres d'un village, un monde tout autre se démasque soudain; toujours
ce monde d'éblouissement et de mort qui enveloppe si étroitement
l'Égypte habitée: le désert!

Il est là, le désert Libyque, et comme chaque fois que nous l'avons
abordé venant des rives du vieux fleuve, nous sommes en contre-bas de
lui. Il commence sans transition, absolu et terrible, aussitôt que finit
le velours touffu du dernier champ, l'ombre fraîche du dernier acacia;
ses sables ont l'air de dévaler jusqu'à nous, en une coulée immense,
depuis ces montagnes trop étranges que nous apercevions de la plaine
heureuse et qui trônent là-bas en souveraines sur tout ce néant.

La ville d'Abydos, aujourd'hui anéantie sans avoir laissé de vestiges,
s'élevait jadis où nous sommes, au seuil des solitudes; mais ses
nécropoles plus vénérées que celles de Memphis, ses temples trois fois
saints étaient un peu au-dessus, dans les sables merveilleusement
conservateurs qui les ont ensevelis sous leurs petites ondes patientes,
pour en garder de presque intacts jusqu'à nos jours.

Le désert! Dès qu'on a posé le pied sur ce sol un peu mouvant, qui
étouffe le bruit des pas, il semble que l'atmosphère aussi vient de
subitement changer; elle se fait brûlante et altérante, comme si des
brasiers s'étaient allumés dans les entours.

Et tout ce domaine de la clarté et de la sécheresse est, jusqu'en ses
lointains, nuancé, zébré de ses habituels tons bruns, fauves ou jaunes.
La morne réverbération des choses proches augmente jusqu'à l'excès la
chaleur et la lumière; l'horizon tremble sous de petites vapeurs de
mirage qui simulent de l'eau remuée par des souffles. Dans les
arrière-plans, qui montent par degrés jusqu'aux pieds de la chaîne
Libyenne, partout s'étagent des éboulis de pierres ou de briques; des
ruines, presque sans forme, émergent à peine des sables, mais indiquent
leurs présences sans nombre, suffisent à donner le sentiment que c'est
ici un très vieux sol, travaillé jadis par les hommes pendant des
siècles que l'on ne sait plus. Et, au premier coup d'oeil, on les devine
si bien là-dessous, les catacombes, les hypogées, les momies!

Ces nécropoles d'Abydos, quelle fascination jadis elles ont exercée, et
pendant des millénaires, sur ce peuple, précurseur des peuples, qui
habitait la vallée du Nil! C'est que, d'après l'une des plus antiques
traditions humaines, la tête d'Osiris, seigneur de l'_autre monde_,
reposait au fond d'un de ces temples, qui sont aujourd'hui écroulés sous
les sables. Or les hommes, dès que leur pensée a commencé de sortir de
la nuit originelle, ont été hantés par cette conception qu'il y a des
_voisinages_ secourables aux pauvres cadavres couchés sous terre, qu'il
y a des lieux sacrés où il est plus prudent de se faire enfouir si l'on
veut être prêt quand sonnera le réveil. Donc, en la vieille Égypte,
chacun à l'heure de la mort tournait ses regards vers ces pierres et ces
sables, dans un souhait ardent de pouvoir y dormir près du débris de son
Dieu. Ceux qui n'obtenaient point d'y prendre place, tant les entours
étaient déjà encombrés de dormeurs, imaginaient d'y faire au moins
planter une humble stèle rappelant leur nom, ou bien recommandaient
qu'on y déposât pour quelques semaines leur momie, sauf à la remporter
après,--et des cortèges funèbres d'aller et retour traversaient sans
cesse les blés qui séparent le Nil du désert. Abydos, dans le triste
rêve humain où domine l'attente de la destruction, Abydos a précédé de
beaucoup de siècles la vallée de Josaphat des Hébreux, les cimetières
autour de La Mecque des musulmans et les saints caveaux sous nos plus
vieilles cathédrales... Abydos! il n'y faudrait marcher qu'avec
mélancolie et en silence, à cause de tant de milliers d'âmes qui jadis
se sont orientées vers ce lieu, les mains tendues, à l'heure
d'Épouvante...

Il est tout près, le premier grand temple, celui que le roi Sethos éleva
pour cet inconnaissable prince de l'_autre monde_ qui en son temps
s'appelait Osiris. A peine quelque deux cents mètres, dans
l'éblouissement de ce désert, et on y arrive; on est saisi d'y être, car
rien n'en dénonçait l'approche, les sables d'où il a été exhumé, et qui
l'ensevelissaient depuis deux mille ans, s'élevant encore alentour
jusqu'aux frises. Une grille de fer, où veillent deux grands bédouins en
robe noire, et aussitôt après, l'ombre des pierres énormes: on est chez
le dieu, dans la forêt des lourdes colonnes osiriennes, au milieu d'un
monde de personnages à haute coiffure qui sont inscrits en bas-relief
sur tous les piliers, sur toutes les murailles et qui semblent s'appeler
de la main les uns les autres, échanger entre eux mille signes de
mystère, de silence et d'éternité...

Mais qu'est-ce que ce bruit dans le sanctuaire? On dirait que c'est
plein de monde là-bas... Derrière la seconde rangée de colonnes, des
gens parlent à tue-tête, avec l'accent britannique; je crois même qu'on
entend des verres se choquer, et des fourchettes tapoter de la
vaisselle...

Oh! pauvre, pauvre temple, ce qui s'y passe!... Non, c'est plus
insultant qu'être mis à sac par les barbares: subir cet excès de
grotesque dans la profanation! Il y a là joyeuse et gaillarde tablée
d'une trentaine de couverts, et les convives des deux sexes
appartiennent à cette humanité spéciale qui fréquente chez Thos Cook and
Son (Egypt limited). Des casques de liège et de classiques lunettes
vertes. On boit du soda, du whisky; on mange à longues dents des
viandes, qu'enveloppèrent des papiers graisseux dont les dalles restent
jonchées. Et les dames surtout, oh! les dames, quels épouvantails à
moineaux.--Or, c'est ainsi tous les jours, tant que dure la «season»,
nous apprennent les gardes bédouins en robe noire. Un luncheon chez
Osiris fait partie du programme _of pleasure trips_. Chaque midi, une
bande nouvelle arrive, sur d'irresponsables et infortunés bourricots;
quant aux tables, aux assiettes, elles se tiennent à demeure dans le
vieux temple!

Sauvons-nous vite et, si possible, avant que le spectacle ait marqué
dans notre mémoire.

Mais hélas! même quand nous sommes dehors, isolés de nouveau sur
l'étendue des sables étincelants, nous ne pouvons plus rien prendre au
sérieux: Abydos, le désert, tout a cessé d'exister; le visage de ces
dames nous hante, et leurs chapeaux, et des regards qu'elles nous ont
jetés par-dessus leurs lunettes solaires... La laideur Cook, on m'en
avait donné une fois cette raison, satisfaisante à première vue: «Le
Royaume-Uni, jaloux à juste titre de la beauté de ses filles, les
soumettrait à un jury lorsque leur vient l'âge de puberté; à celles qui
sont classées trop laides pour se transmettre, il accorderait une bourse
sans limite chez Thos Cook and Son, les vouant ainsi à un perpétuel
voyage qui ne leur laisserait pas le loisir de songer à certaines
bagatelles de la vie.» L'explication m'avait séduit d'abord. Mais un
examen plus attentif des bandes qui infestent la vallée du Nil m'a
permis de constater que toutes ces Anglaises y sont d'un âge notoirement
canonique; donc la catastrophe de la procréation, si tant est qu'elle
ait pu se produire chez elles, doit remonter à des époques bien
antérieures à leur enrôlement. Et je demeure perplexe...

Sans conviction maintenant, nous nous sommes acheminés vers un autre
temple, garanti solitaire. En effet, le soleil y darde, souverainement
seul, au milieu d'un hautain silence, et, ici, l'Égypte, le passé
commencent à nous ressaisir.

Toujours pour Osiris, dieu du céleste réveil dans les nécropoles
d'Abydos, Ramsès II avait érigé ce sanctuaire. Mais les sables ont eu
beau l'envelopper de leur linceul, ils n'ont pu nous en conserver que la
base plus enfouie, les hommes s'étant acharnés à le détruire par le
faîte[6]; ses ruines, aujourd'hui protégées pourtant et déblayées, ne
s'élèvent plus qu'à trois ou quatre mètres du sol. Dans les bas-reliefs,
la plupart des personnages n'ont que les jambes et la moitié du torse;
avec le haut des murailles s'en sont allées leurs têtes et leurs
épaules; mais il semble qu'ils aient gardé la vie: leurs gesticulements,
la mimique excessive de leurs attitudes de décapités sont plus étranges
et plus saisissants peut-être que s'ils avaient encore un visage. Ce
qu'ils ont gardé surtout de prodigieux, c'est l'éclat de leurs antiques
peintures, les teintes fraîches de leurs costumes, leurs robes d'un
bleu-turquoise ou lapis, ou d'un vert-émeraude, ou d'un jaune d'or; un
badigeon naïf, mais devant lequel on reste confondu parce qu'il n'a pas
bronché depuis trente-cinq siècles: tout ce que faisaient ces gens-là
risquait d'être éternel. Pourtant des nuances aussi vives ne se
retrouvent guère dans les autres monuments pharaoniques, et, ici, elles
frappent d'autant plus que les fonds sont demeurés blancs; malgré ses
portiques en granit bleuté, en granit noir, en granit rose, le temple a
toutes ses murailles en un fin calcaire d'une blancheur rare, et en pur
albâtre pour le saint des saints.

  [6] Naguère un industriel, établi aux environs pour fabriquer de la
    chaux, ayant jugé friables à point les calcaires si fins des
    murailles, usa de ce temple comme d'une carrière et, pendant des
    années, les bas-reliefs sans prix servirent d'aliment aux meules de
    son usine.

Par-dessus ces murs tronqués, aux si belles, si gaies et claires
couleurs, le désert apparaît, et il est tout bruni par le contraste;
par-dessus ces tableaux, où les personnages n'ont plus de tête, on voit
la grande montée fauve des sables et des pierrailles, qui s'en va, comme
d'un colossal balancement de houle, baigner là-bas les pieds de la
chaîne libyque. Vers le nord des solitudes et vers l'ouest, d'informes
éboulements de blocs couleur basane se succèdent dans les sables,
jusqu'où finit, d'une ligne nette sur le ciel, l'éblouissant lointain. A
part ce temple de Ramsès où nous sommes, et, dans notre voisinage, celui
de Sethos où sévit l'entreprise Cook, il n'y a plus alentour que des
ruines émiettées, pulvérisées sans recours possible; mais elles imposent
pourtant le recueillement, ces ruines finissantes, car elles sont les
débris du temple sans âge où dormait la tête du dieu, les débris des
sépultures du Moyen et de l'Ancien Empire; elles indiquent encore tout
le développement des nécropoles d'Abydos, si vieilles que l'on se sent
comme pris de vertige dès que l'on veut songer à leurs origines...

Ici, comme à Thèbes, comme à Memphis, on ne les rencontre que parmi le
sable et les roches desséchées, ces tombeaux des Égyptiens: le grand
peuple ancêtre, qui eût frémi de l'ombre de nos arbres noirs et de la
pourriture de nos humides caveaux, tenait à déposer magnifiquement ses
embaumés au milieu de cette lumineuse et immuable splendeur de mort qui
s'appelle le désert.

                                   *

                                 *   *

Ah! mon Dieu, qu'est-ce qui va se passer encore chez ce malheureux
Osiris? Voici que des bédouins amènent à coups de bâton, vers la demeure
voisine que lui dédia Sethos, une troupe de bourricots! Sans doute le
lunch est achevé, et la bande va repartir, à l'heure militaire du
programme. Observons, en gardant une distance prudente.

En effet, ils se remettent tous en selle, les cooks, les cookesses, et
déployant, non sans quelque intention de majesté, des parasols en coton
blanc, ils prennent la direction du Nil. Ils disparaissent; la place
nous appartient.

Quand nous osons rentrer enfin dans ce premier sanctuaire, où ils
avaient abondamment lunché à l'ombre, les gardiens sont là, qui
s'empressent à balayer les épluchures, les papiers sales. Et, pour le
luncheon de demain, ils serrent la douteuse vaisselle dans des coffres à
demeure, où se lisent en grosses lettres de gloire les noms des
véritables souverains de l'Égypte moderne: «Thos Cook and Son (Egypt
limited)».

Tout cela heureusement se remise dans le premier hypostyle. Rien ne
déshonore les salles profondes, où le silence vient de retomber, le
grand silence des midis du désert.

                                   *

                                 *   *

De ce temple, on s'émerveillait déjà, sous l'empereur Tibère, comme
d'une relique du passé le plus lointain et nébuleux. Le géographe
Strabon écrivait à cette époque: «C'est un palais admirable bâti à la
façon du Labyrinthe, sauf qu'il a moins de galeries.» Il en a pourtant
déjà beaucoup, de galeries, et on s'y promène en s'égarant comme dans un
dédale. Sept chapelles, consacrées à Osiris et à différents dieux ou
déesses de sa suite; sept travées, sept portes pour les processions des
rois et des foules; et, sur les côtés, tant d'autres salles, couloirs,
chapelles secondaires, chambres sombres, portes perdues! La très
primitive colonne, inspirée des roseaux, que l'on a nommée en
architecture la _colonne-plante_ et qui imite une monstrueuse tige de
papyrus, a poussé ici en futaie serrée, pour soutenir les pierres des
plafonds bleus, semés d'étoiles à l'image du ciel de ce pays. En
plusieurs places, elles manquent, ces pierres-là, et laissent des vides
largement ouverts sur le ciel véritable d'en haut; en vain elles étaient
massives comme pour des durées infinies, les soleils de tant de siècles
les ont patiemment fendues, et ensuite leur propre poids les a
précipitées; la lumière maintenant, par ces brèches, entre donc à flots
jusque dans les chapelles où les hommes de jadis avaient voulu de
saintes ténèbres.

Malgré ce désastre des plafonds, c'est ici un des sanctuaires les plus
intacts de la vieille Égypte; les sables, toujours si doucement
ensevelisseurs, y ont réussi à miracle leur oeuvre conservatrice. On
dirait sculptés d'hier les innombrables personnages qui, sur les murs,
autour des colonnes plantées en forêt, partout, gesticulent, continuent
avec animation leur causerie éternelle, à la muette, par signes de leurs
bras et de leurs longues mains. Le temple entier, avec ces trouées qui
l'éclairent, est plus beau peut-être qu'au temps des Pharaons. Au lieu
de l'obscurité d'autrefois, une transparente pénombre alterne à présent
avec de grands rayons en gerbes, qui inondent çà et là de lumière
frisante les sujets des bas-reliefs si longtemps enfouis, détaillent
leurs attitudes, leurs muscles, leurs couleurs à peine altérées, les
retrempent de vie et de jeunesse. Pas un pan de muraille, dans ce lieu
immense, qui ne soit couvert de divinités, surchargé d'hiéroglyphes et
d'emblèmes. Osiris à haute coiffure, la belle Isis casquée d'un oiseau,
Anubis à tête de loup-de-désert, Horus à tête d'épervier et Thoout
ibiocéphale sont là mille fois répétés, toujours accueillant avec des
gestes étranges les rois et les prêtres qui leur rendent hommage.

Les corps presque nus, à larges épaules et à fine taille, ont une
sveltesse, une grâce infiniment chastes, et les traits des visages sont
d'une pureté exquise. C'étaient déjà des artistes très préparés, ceux
qui ciselaient ces têtes charmantes aux longs yeux pleins de l'antique
rêve; mais par une lacune qui nous confond, ils ne savaient encore les
inscrire que de _profil_; de profil aussi, toutes les jambes, tous les
pieds, tandis que les torses par contre restent invariablement de face:
il a donc fallu aux hommes bien des siècles d'étude avant de comprendre
la perspective qui nous paraît si simple, le raccourci des figures, et
d'être capables d'en donner l'impression sur une surface plane!...

Plusieurs de ces tableaux représentent le roi Sethos, dessiné sans doute
d'après nature, car on retrouve là presque les traits de sa momie, si
calme et si belle, exhibée de nos jours au musée du Caire. A ses côtés
se tient dévotement son fils, le prince royal Ramsès (plus tard Ramsès
II, le grand Sésostris des Grecs); on lui a donné l'air tout candide, et
il porte cette boucle de cheveux sur le côté qui était la coiffure de
l'enfance;--lui aussi a sa momie sous les vitrines du musée, et quand on
a vu ce débris édenté, sinistre, qui atteignait déjà près de cent ans
d'âge lorsque la mort le livra aux embaumeurs de Thèbes, on n'arrive pas
à se persuader qu'il ait pu être jeune, coiffé d'une boucle noire, qu'il
ait pu jouer, être un enfant...

                                   *

                                 *   *

Nous pensions en avoir fini avec les cooks et les cookesses du luncheon.
Mais hélas! nos chevaux, plus rapides que leurs ânes, les rattrapent au
retour, parmi les blés verts d'Abydos, et un embarras dans le chemin
étroit, une rencontre de chameaux chargés de luzerne, nous immobilise un
instant, tous pêle-mêle. A me toucher, il y a un amour de petit âne
blanc qui me regarde, et d'emblée nous nous comprenons, la sympathie
jaillit réciproque. Une cookesse à lunettes le surmonte, oh! la plus
effroyable de toutes, osseuse et sévère; par-dessus son complet de
voyage, déjà rébarbatif, elle a mis un jersey pour tennis, qui accentue
les angles, et sa personne semble incarner la _respectability_ même du
Royaume-Uni. On trouverait d'ailleurs plus équitable--tant sont longues
ses jambes dénuées de tout intérêt pour le touriste--que ce fût elle qui
portât l'âne.

Il me regarde avec mélancolie, le pauvre petit blanc, dont les oreilles
sans cesse remuent, et ses jolis yeux si fins, si observateurs de toutes
choses, me disent à n'en pas douter:

--Elle est bien vilaine, n'est-ce pas?

--Mon Dieu, oui, mon pauvre petit bourricot. Mais songe un peu, fixée à
ton dos comme elle est là, tu as au moins sur moi l'avantage de ne plus
la voir.

Pourtant ma réflexion, bien que judicieuse, ne le console pas, et son
regard me répond qu'il se sentirait bien plus fier de porter, comme
beaucoup de ses camarades, un simple paquet de cannes à sucre.



XI

LA DÉCHÉANCE DU NIL


Au début de notre période géologique, il y a quelques milliers de
siècles, quand les continents eurent pris, dans la dernière tourmente
mondiale, à peu près les formes que nous leur connaissons, et quand les
fleuves se mirent à tracer leurs lignes hésitantes, il se trouva que les
pluies de tout un versant de l'Afrique furent précipitées, en une gerbe
d'eau formidable, à travers la région impropre à la vie qui s'étend
depuis l'Atlantique jusqu'à la mer des Indes, et que nous appelons la
région des Déserts. A la longue, elle régla son cours, cette énorme
coulée d'eau égarée dans les sables, elle devint _le Nil_, et, avec une
patience inlassable, elle se mit à son travail de fleuve, qui pourtant
ne semblait pas possible en cette zone maudite: d'abord arrondir tous
les blocs de granit épars sur son chemin dans les hautes plaines de
Nubie, et puis surtout déposer peu à peu, peu à peu du limon par
couches, former une artère vivante, créer comme un long ruban vert au
milieu de ce domaine infini de la mort.

Il y a combien de temps qu'il est commencé, ce travail du grand
fleuve?--Y penser fait peur... Depuis cinq mille ans que nous pouvons
contrôler, c'est à peine si l'apport incessant des limons a pu élargir
ce ruban de l'Égypte habitable qui, aux plus anciennes périodes de
l'histoire, était à peu près comme de nos jours. Quant aux blocs
granitiques des plaines de Nubie, combien de millénaires a-t-il fallu
pour les rouler ainsi et les polir? Au temps des Pharaons ils avaient
exactement déjà leurs formes de boules usées par le frottement de
l'eau,--et tant d'inscriptions hiéroglyphiques sur leurs faces rondes ne
sont même pas sensiblement estompées pour avoir subi le passage de
l'inondation périodique des étés durant quarante ou cinquante
siècles!...

Elle fut un pays d'exception, cette vallée du Nil; elle fut merveilleuse
et unique, fertile sans pluie, arrosée à souhait par son fleuve sans le
secours d'aucun nuage, ignorant les temps sombres, les humidités qui
nous oppressent, gardant le ciel inaltérable de ces immenses déserts
d'alentour qui jamais n'exhalent une vapeur d'eau pour embrumer
l'horizon. C'est sans doute cette éternelle splendeur de la lumière, et
cette facilité de la vie qui firent éclore ici les primeurs de la pensée
humaine. Ce même Nil, après avoir si patiemment créé le sol d'Égypte,
fut aussi le père de la race qui partit en avant de toutes les autres,
comme ces branches hâtives que l'on voit, au printemps, jaillir les
premières d'une souche, mais qui parfois meurent avant l'été. Il enfanta
ce peuple dont nous recueillons aujourd'hui les moindres vestiges avec
stupeur et admiration; un peuple qui, dès l'aube, au milieu des
originelles barbaries, conçut magnifiquement l'infini et le divin, posa
avec tant de sûreté et de grandeur les premières lignes architecturales
d'où devaient dériver ensuite nos architectures, jeta les bases de
l'art, ainsi que de toute science et de toute sagesse.

Plus tard, quand cette belle fleur d'humanité se fut fanée, le Nil,
coulant toujours au milieu de ses déserts, semble avoir eu pour mission,
pendant près de deux mille ans, de maintenir sur ses bords une sorte
d'immobilité et de désuétude qui étaient comme un hommage de respect à
ces écrasants souvenirs. A mesure que les sables ensevelissaient les
ruines des temples et les colosses au visage brisé, rien ne changeait
ici, sous le ciel immuablement bleu; les mêmes cultures le long des
rives se faisaient de la même manière qu'aux vieux âges, les mêmes
barques pareillement voilées suivaient ou remontaient le fil de l'eau,
les mêmes chansons rythmaient l'éternel travail humain; la race fellah,
gardienne inconsciente du prodigieux passé, somnolait sans désirs
nouveaux et à peu près sans souffrance; le temps coulait pour l'Égypte
dans une grande paix de soleil et de mort.

Mais des étrangers à présent sont maîtres, et viennent de réveiller le
vieux Nil pour l'asservir. En moins de vingt ans ils ont défiguré sa
vallée, qui jusque-là se gardait comme un sanctuaire; ils ont imposé
silence à ses cataractes, capté son eau précieuse par des barrages, pour
l'épandre au loin sur des plaines qui sont devenues des marais, et qui
déjà ternissent de leurs buées le cristal du ciel. Les anciens agrès ne
suffisant plus à arroser les cultures d'aujourd'hui, des machines à
vapeur, pour puiser plus vite, commencent de se dresser le long des
berges, à côté des usines nouvelles, et bientôt il n'y aura guère de
fleuve plus déshonoré que celui-là par des tuyaux de fer et des fumées
noires. Cela se fait du reste avec hâte, comme à la curée, cette mise en
exploitation du Nil,--et ainsi s'en va toute sa beauté, car son cours
uniforme, à travers des régions indéfiniment pareilles, ne valait que
par le calme et l'antique mystère.

Pauvre Nil des prodiges! On subit parfois encore son charme finissant;
des coins sont restés intacts; il y a des jours de clarté, il y a
d'incomparables soirs où l'on peut s'abstraire des fumées et des
laideurs. Mais la classique expédition en dahabieh, la remontée du
fleuve depuis le Caire jusqu'à la Nubie, ne méritera bientôt plus d'être
faite.

D'habitude, c'est l'hiver qu'on entreprend ce voyage-là, afin de se
rapprocher toujours du soleil à mesure qu'il s'enfuit vers l'hémisphère
austral; l'hiver, la saison où les eaux baissent et où la vallée se
dessèche. Au sortir de la ville cosmopolite qu'est le Caire
d'aujourd'hui, après les ponts en ferraille, après les prétentieux
hôtels zébrés d'inscriptions raccrocheuses, on éprouve une paix soudaine
à s'éloigner sur le fleuve aux eaux larges et rapides, entre les rideaux
de palmiers des bords, emporté par la dahabieh où l'on est maître, et où
si l'on veut, l'on est seul.

D'abord vous suivent, pendant un jour ou deux, ces grands triangles
obsédants qui sont les pyramides: celles de Dachour, celle de Sakkarah
succédant à celles de Gizeh, l'horizon est inquiété longtemps par leurs
silhouettes géantes; ainsi qu'il arrive pour les montagnes, elles
semblent plus hautes à mesure que l'on s'en va et qu'elles se dégagent
mieux des choses proches. Et, quand elles ont enfin disparu, on a devant
soi, avant d'atteindre la première cataracte, environ deux cents lieues
de fleuve à remonter lentement par étapes, à travers de monotones
régions désertiques, où les heures et les jours seront marqués surtout
par le jeu de l'admirable lumière; en dehors de cette fantasmagorie des
matins et des soirs, rien de bien saillant sur les berges presque
toujours grises, où se manifeste, sans varier jamais, l'humble vie
pastorale des fellahs. Le soleil est brûlant, les nuits étoilées sont
claires et froides; un vent desséchant, qui souffle du nord à peu près
sans trêve, fait frissonner dès que le crépuscule tombe.

On a beau cheminer des lieues et des lieues sur cette eau limoneuse, on
a beau refouler pendant des jours et des semaines ce courant, qui glisse
le long de la dahabieh en petites ondes pressées, on ne voit décroître
ni en abondance ni en vitesse ce fleuve aux tiédeurs fécondantes, près
duquel nos fleuves de France sembleraient de négligeables ruisseaux. Et
indéfiniment se déroulent, à droite et à gauche, les deux parallèles
chaînes de calcaire dénudé qui emprisonnent si étroitement l'Égypte des
moissons: à l'ouest, celle des déserts libyques où chaque matin les
premiers rayons viennent se poser pour la teindre en un rose de corail
toujours aussi frais; à l'est, celle des déserts de l'Arabie qui ne
manque jamais le soir de retenir toute la lumière du couchant pour
ressembler à une triste ceinture de braise rouge. Tantôt elles
s'éloignent, les deux murailles parallèles, et donnent plus d'espace aux
champs verts, aux bois de palmiers, aux petites oasis séparées par des
marbrures de sable d'or. Tantôt elles se rapprochent tellement du Nil
que l'Égypte habitable n'a plus que la largeur de deux ou trois pauvres
sillons de blé, tout au bord de l'eau, après quoi tout de suite
commencent les pierres mortes et les sables morts. Quelquefois même
c'est jusqu'à surplomber le fleuve que s'avance la chaîne désertique,
sorte de falaise calcinée, d'un blanc rougeâtre, qu'aucune pluie ne
vient jamais rafraîchir, et où l'on voit, à différentes hauteurs,
bâiller les trous carrés qui mènent chez les momies. Pendant cinq mille
ans, on les a perforées pour y introduire des sarcophages, et elles
fourmillent intérieurement de vieux cadavres, ces montagnes qui de loin
sont d'un si joli rose et qui servent d'interminables toiles de fond à
tout ce qui se passe le long de ces rives.

Et ce n'est pas plus divers que les lointains, tout ce qui se passe là.
D'abord il y a ce geste souple et superbe, mais toujours le même, des
femmes aux longs vêtements noirs, qui viennent sans cesse emplir leur
jarre à long col, et l'emportent en équilibre sur leur tête voilée.
Ensuite les troupeaux, que des pastoures drapées de deuil mènent se
désaltérer, chèvres, brebis et ânons pêle-mêle. Aussi les buffles
lourds, couleur de vase, qui descendent se baigner avec nonchalance.
Enfin il y a le grand labeur de l'arrosage: la traditionnelle noria, que
fait tourner un petit boeuf les yeux bandés, et surtout le châdouf à
bascule, actionné par des hommes dont le torse nu ruisselle.

Ils se succèdent, les châdoufs, parfois jusqu'à perte de vue, et c'est
étrange à regarder, l'agitation, confuse dans le lointain, de toutes ces
longues perches qui pompent l'eau sans trêve, avec un balancement
d'antenne vivante.--Or il en allait de même le long de ce fleuve au
temps des Ramsès.--Mais soudain, à quelque tournant de la rive, le vieil
agrès pharaonique disparaît pour faire place à des séries de machines à
vapeur, qui, plus encore que les muscles des fellahs, sont actives au
puisage, et qui bientôt feront au Nil domestiqué une bordure de leurs
tuyaux noirâtres.

Les grandes ruines de cette Égypte, si on ignorait leur gisement, on
passerait sans les voir. A de rares exceptions près, elles sont au delà
des vertes plaines, au seuil des solitudes. Donc, sur l'immuable fond
rose de ces falaises du désert, qui vous suivent pendant toute cette
tranquille navigation de deux cents lieues, on ne voit défiler que les
humbles villes ou villages d'aujourd'hui, qui ont la couleur neutre de
la terre. Quelques minarets ajourés les dominent, bien blancs au-dessus
de leurs grisailles. Des nuées de pigeons tourbillonnent alentour. Et,
parmi les maisonnettes, qui ne sont que des cubes de boue recuits au
soleil, les palmiers d'Afrique ont jailli superbes, isolés ou en touffes
puissantes, laissant tomber de haut sur ces petits gîtes humains l'ombre
de leurs plumets que le vent balance. Naguère, bien que tout cela fût
stagnant et morne, on devait avoir en passant la tentation de s'arrêter,
attiré par cette paix sans nom qui était celle de l'Orient lointain et
de l'Islam. Mais à présent, devant la moindre bourgade--parmi les belles
barques primitives qui sont encore là nombreuses et pointant vers le
ciel bleu leurs vergues comme de très longs roseaux,--il y a toujours,
pour l'accostage des bateaux touristes, un énorme ponton noir qui
défigure tout par sa présence et par son inscription-réclame: «Thos Cook
and Son, (Egypt limited)». De plus, on entend siffler le chemin de fer
qui sans merci longe le fleuve, pour promener depuis le Delta jusqu'au
Soudan des hordes d'Européens envahisseurs. Et enfin, aux abords des
gares, inévitablement quelque moderne usine trône avec ironie, dominant
de ses tuyaux les pauvres choses croulantes qui essayent de dire encore
l'Égypte et le mystère.

Alors, non, les villes, les villages, à moins qu'ils ne mènent à des
ruines célèbres, on ne s'y arrête plus; il faut passer outre et, pour
l'étape du soir, chercher un hameau perdu, un recoin de silence, où
amarrer sa dahabieh contre la vénérable terre grise de la berge.

Ainsi l'on s'en va, pendant des jours, pendant des semaines, entre ces
deux interminables falaises de calcaire rose pleines d'hypogées et de
momies, qui sont les murailles de la vallée du Nil et doivent vous
suivre jusqu'à la première cataracte, jusqu'à l'entrée de la Nubie. Là
seulement changeront enfin d'apparence et de nature les rochers des
déserts, pour devenir ces granits plus sombres dans lesquels les
Pharaons faisaient tailler leurs grands dieux et leurs obélisques.

On s'en va, on s'en va, remontant le fil de ce courant éternel, et, pour
faire perdre la notion des heures et des dates qui fuient, il y a la
régularité du vent, la persistance d'un ciel limpide, la monotonie du
grand fleuve qui serpente et ne finit jamais. Si déçu que l'on soit de
voir tout profané sur les bords, on n'échappe point à cette paix d'être
nomade et isolé sur l'eau, étranger parmi un équipage d'Arabes
silencieux, qui chaque soir se prosternent pour de confiantes prières.

D'ailleurs, on marche vers le sud, vers le soleil, et chaque jour la
clarté se fait plus belle, la chaleur plus caressante, en même temps que
brunit davantage le bronze des figures perçues en route.

Et puis on est intimement mêlé à cette vie fluviale, restée si intense,
et qui, à certaines heures, quand aucune fumée de houille ne salit
l'horizon, vous ramène aux époques du travail naïf et de la saine
beauté. Dans les barques qui vous croisent, des hommes demi-nus, grisés
de mouvement, de soleil et d'air, rament en donnant de la voix pour ces
chansons du Nil qui sont vieilles comme Thèbes ou Memphis. Lorsque le
grand vent se lève, alors c'est le déploiement fou des voilures,
enverguées sur des cornes si longues que toutes ces dahabiehs
ressemblent à des oiseaux de haut vol. Très penchées aussitôt, elles
entraînent d'un élan plus vif leurs cargaisons de gens, de bêtes ou de
primitives choses: femmes encore drapées à l'antique, moutons et
chèvres, ou bien piles de fruits, de courges et sacs de graines.
Beaucoup sont chargées à couler bas de ces jarres en terre, invariables
depuis trois mille ans, que les fellahines savent poser sur leur tête
avec tant de grâce,--et on voit ces entassements de poteries fragiles
prendre la course au-dessus de l'eau, comme soulevés par des ailes
gigantesques de mouette. Or, dans des temps reculés et presque fabuleux,
cette vie des mariniers du Nil avait les mêmes aspects, ainsi qu'en
témoignent les bas-reliefs des plus vieux tombeaux; elle exigeait le
même jeu des muscles et des voiles, réglé sans doute par les mêmes
chansons, et c'était sous la caresse desséchante de ce même vent des
déserts, tandis que le même rose inchangeable colorait au loin ces
continuels rideaux de montagnes...

Mais tout à coup, bruits de machines, sifflets, et, dans l'air qui était
si pur, infectes spirales noires: ce sont les modernes steamers qui
viennent jeter le désarroi dans ces flottilles du passé; avec de grands
remous, s'avancent des charbonniers, ou bien une kyrielle de ces bateaux
à trois étages, pour touristes, qui font tant de vacarme en sillonnant
le fleuve, et sont bondés en majeure partie de laiderons, de snobs ou
d'imbéciles.

Pauvre, pauvre Nil, qui refléta jadis sur ses chauds miroirs le summum
des magnificences terrestres, qui porta tant de barques de dieux et de
déesses en cortège derrière la grand nef d'or d'Amon, et qui ne connut à
l'aube des âges que d'impeccables puretés, aussi bien dans les formes
humaines que dans les conceptions architecturales!... Pour lui quelle
déchéance! Après son dédaigneux sommeil de vingt siècles, promener
aujourd'hui les casernes flottantes de l'agence Cook, alimenter des
usines à sucre, et s'épuiser à nourrir avec son limon de la matière
première pour cotonnades anglaises!...



XII

CHEZ LA DÉESSE DE L'AMOUR ET DE LA JOIE


On est au mois de mars, et tout resplendit comme chez nous en juin. On
est parmi les sillons des blés verts, les luzernes, les fèves en
fleur,--tout cela plein d'oiseaux qui s'agitent, qui chantent, qui
délirent de joie, dans le voluptueux affairement des nids et des
couvées. On chemine sur une terre grasse, saturée de substances vitales.
Sans doute on traverse quelque éden pour les bêtes, car elles pullulent
de tous côtés: des troupeaux de chèvres avec mille chevreaux bêlants;
des ânesses avec leurs jeunes ânons qui bondissent; des vaches et des
vaches-buffles allaitant leurs petits; et tout cela laissé libre au
milieu des récoltes, avec loisir de les brouter, comme s'il y en avait
surabondance...

Quel est ce pays que ne précise aucune habitation, aucun village, ni
clocher en vue? Cultures de chez nous, ces blés, ces luzernes, ces fèves
qui embaument l'air de leurs fleurs blanches; mais il y a excès de
lumière au ciel, et, dans les lointains, excès de limpidité profonde. Et
puis, ces plaines fertiles autant que celles de quelque «Terre promise»,
sont comme encloses au loin, de droite et de gauche, par deux parallèles
murailles de pierre, par deux chaînes de montagnes roses, d'un aspect
notoirement désertique. D'ailleurs, voici, parmi tant de bêtes de nos
climats, des chamelles, allaitant aussi leurs étranges nourrissons
pareils à des autruches qui auraient quatre pattes. Et enfin des
paysannes apparaissent là-bas dans les blés; elles sont voilées de
longues draperies noires: alors c'est l'Orient, c'est quelque contrée
africaine ou quelque oasis d'Arabie?

Le soleil en ce moment reste amorti pour nous par une bande de nuages,
qui est seule dans le vide bleu, juste au-dessus de nos têtes, comme si,
d'un bout à l'autre du ciel, un long écheveau de laine blanche se fût
déployé; cela fait plus calme et presque un peu mystérieux le grand
éclairage de ces champs où nous cheminons, de ces plaines ivres de vie
et toutes vibrantes de musiques d'oiseaux, tandis que par contraste les
lointains, que rien ne voile, resplendissent avec une netteté plus
incisive, et que les montagnes des déserts là-bas semblent plus inondées
de rayons.

Le sentier que nous continuons de suivre, mal défini dans les sillons et
les herbes, va nous faire passer sous un grand portique en
ruine,--quelque débris d'on ne sait quel vieux temps, qui se dresse
encore là, bien isolé, bien imprévu au milieu de l'étendue si verte des
pâturages ou des labours. On le voyait de très loin, ce portique, tant
l'air est pur; en s'approchant, on s'aperçoit qu'il est colossal. Et, en
relief sur le linteau, un globe se dessine, un globe qui a deux longues
ailes symétriquement éployées...

Alors, il faut saluer, avec un respect quasi-religieux, car ce disque
ailé est enfin un symbole qui donne une indication immédiate et absolue;
ce pays, c'est donc l'Égypte, l'Égypte notre antique mère. Un temple
vénéré des peuples devait être par là, ou une grande ville disparue, car
maintenant, devant nous, des tronçons de colonnes, des chapiteaux
sculptés gisent dans les luzernes comme une jonchée... Combien c'est
inexplicable, qu'elle soit depuis des siècles redescendue à l'humble vie
pastorale, cette terre des anciennes splendeurs, qui pourtant n'a jamais
cessé d'être nourricière et prodigieusement féconde!

A travers les moissons vertes et les rassemblements de troupeaux, notre
sentier paraît conduire à une sorte de colline, posée seule au milieu
des plaines, et qui n'est ni de même couleur ni de même nature que les
montagnes des déserts alentour. Derrière nous, le portique recule peu à
peu dans le lointain; sa haute silhouette imposante, si morne et
solitaire, jette une tristesse infinie sur cette mer d'herbages qui
étend son calme là où fut jadis un centre de magnificence.

Et à présent le vent se lève en coup de fouet, ce vent presque sans
trêve de l'Égypte, qui est âpre et rappelle l'hiver malgré le soleil de
feu; alors tous les blés s'inclinent, montrent les luisants de leurs
jeunes feuilles agitées, et toutes les bêtes des troupeaux, se serrant
les unes aux autres, se tournent à contre de la rafale.

De plus près, la colline singulière que nous allons atteindre se révèle
un amas de décombres. Toujours les pareils décombres, d'un brun rouge,
laissés de place en place par ces villes coloniales romaines, qui
vécurent ici deux ou trois siècles (un rien de temps presque négligeable
dans l'histoire si longue d'Égypte) et puis qui s'émiettèrent, pour
n'être plus que des tas informes sur les limons gras du Nil ou bien sous
les sables ensevelisseurs.

Amoncellement de petites briques rougeâtres, qui jadis s'érigeaient en
maisons; amoncellement de ces débris de jarres ou d'amphores, par
myriades, qui servirent à transporter l'eau du vieux fleuve nourricier.
Et des restes de murs, remaniés à toutes les époques, où des pierres
inscrites d'hiéroglyphes voisinent la tête en bas avec des fragments de
stèles grecques, ou de sculptures coptes, ou de chapiteaux romains. Dans
nos pays, dont le passé est d'hier, nous n'avons rien qui ressemble à de
tels chaos de choses mortes.

De nos jours, on arrive au sanctuaire de la déesse par une large
tranchée dans cette colline de décombres; les incroyables monceaux de
briques et de poteries en déroute l'enferment de tous côtés comme un
rempart jaloux, et dernièrement encore il était enfoui là dedans
jusqu'aux toits. Il déconcerte dès qu'il apparaît, tant il est
grandiose, austère, sombre: comment, ce fut ici sa demeure, à
l'Aphrodite égyptienne, déesse de l'Amour et de la Joie! Plutôt ne
dirait-on pas arriver chez quelque dieu redoutable, prince des Ténèbres
et de la Mort?... Un portique sévère, bâti en pierres géantes et
surmonté du disque à grandes ailes, laisse entrevoir un asile de
religieux effroi, des profondeurs où de massives colonnades vont se
perdre en pleine nuit.

On entre, et dès les premiers pas, c'est une fraîcheur et une sonorité
de sépulcre. D'abord le pronaos, où l'on y voit encore à peu près clair,
entre des piliers chargés d'hiéroglyphes. N'étaient les grandes figures
humaines, qui servent de chapiteaux pour les colonnes et qui sont
l'image de la belle Hathor, déesse du lieu, ce temple d'époque décadente
différerait à peine de ceux que l'on bâtissait en ce pays deux
millénaires auparavant. Même rectitude et même lourdeur.

Aux plafonds bleu sombre, mêmes fresques représentant des astres, des
génies du ciel et des séries de disques ailés. En bas-reliefs sur toutes
les parois, mêmes peuplades obsédantes de personnages qui gesticulent,
qui se font les uns aux autres des signes avec les mains,--éternellement
ces mêmes signes mystérieux, répétés à l'infini partout, dans les
palais, les hypogées, les syringes, sur les sarcophages, et les papyrus
des momies.

Les temples memphites ou thébains, qui précédèrent celui-ci de tant de
siècles et furent tellement plus grandioses encore, ont tous perdu, par
suite de l'écroulement des énormes granits des toitures, leur obscurité
voulue, autant dire leur sainte horreur. Chez la belle Hathor, au
contraire, à part quelques figures mutilées jadis à coups de marteau par
les chrétiens ou les musulmans, tout est demeuré intact, et les hauts
plafonds n'ont pas cessé de jeter sur les choses leur ombre propice aux
frayeurs.

Cette ombre augmente dans l'hypostyle qui fait suite au pronaos. Puis
viennent l'une après l'autre deux salles de plus en plus saintes, où un
peu de jour tombe à regret par d'étroites meurtrières, éclairant à peine
les rangs superposés des innombrables figures qui gesticulent sur les
murailles. Et, après de majestueux couloirs encore, voici enfin le coeur
de cet entassement de terribles pierres, le saint des saints, enveloppé
d'épaisses ténèbres; les inscriptions hiéroglyphiques dénomment ce lieu
la «salle occulte», et jadis le grand prêtre avait _seul et une seule
fois chaque année_ le droit d'y pénétrer pour l'accomplissement de rites
que l'on ne sait plus.

Elle est vide aujourd'hui, la «salle occulte» depuis longtemps spoliée
des emblèmes d'or ou de pierre précieuse qui l'emplissaient jadis. Les
grêles petites flammes des bougies que nous venons d'y allumer
n'arrivent pas à percer l'obscurité qui, au-dessus de nos têtes, se
condense vers les plafonds de granit; tout au plus elles nous permettent
de distinguer, dans cette sorte de vaste caveau rectangulaire, les
phalanges de personnages qui, sur les murs, échangent entre eux, par
signes, leurs intimidantes causeries muettes.

Vers la fin de l'ère antique et au début de l'ère chrétienne, l'Égypte,
on le sait, exerçait encore sur le monde une telle fascination, par son
prestige d'aïeule, par le souvenir de son passé dominateur et par
l'immuabilité souveraine de ses ruines, qu'elle imposait ses dieux aux
conquérants, son écriture, son art architectural, et jusqu'à ses rites
et à ses momies. Les Ptolémées y bâtirent des temples qui reproduisaient
ceux de Thèbes ou d'Abydos. De même les Romains, qui pourtant
connaissaient déjà la _voûte_, suivirent ici les modèles primitifs et
continuèrent ces plafonds en granit, faits de monstrueuses dalles posées
à plat, comme nos poutres. Donc, ce temple d'Hathor, construit aux temps
de Cléopâtre et d'Auguste, sur un emplacement vénéré de toute antiquité,
rappelle à première vue quelque conception des Ramsès.

Cependant, si l'on regarde mieux, c'est dans le détail surtout des
milliers de figures en bas-relief que l'écart se montre considérable.
Mêmes poses, mêmes gestes traditionnels; mais la grâce exquise des
lignes est perdue, ainsi que le calme hiératique des regards et des
sourires. Dans l'art égyptien des belles époques, les personnages à fine
taille restent purs comme les grandes fleurs qu'ils tiennent à la main;
leurs muscles peuvent être indiqués d'une façon précise et savante,
n'importe, ils demeurent quand même immatériels. Le dieu Amon en
personne, le procréateur dessiné souvent avec une crudité absolue,
paraîtrait chaste à côté des hôtes de ce temple. Ici, au contraire, on
dirait des êtres vivants, palpitants et lascifs, qui auraient posé par
jeu dans ces attitudes consacrées. La gorge de la belle déesse, ses
hanches, ses nudités intimes sont traitées avec un réalisme chercheur et
caressant; c'est de la chair qui frissonne. Elle et son époux, le bel
Horus, fils d'Isis, se contemplent, nus, l'un devant l'autre, et leurs
yeux rieurs sont ivres d'amour.

Autour du saint des saints, quantité de salles pleines d'ombre, massives
comme des forteresses. Elles servaient jadis pour des rites compliqués,
pour des mystères. Là, comme partout, pas un coin de mur qui ne soit
surchargé de personnages et d'hiéroglyphes. Aux plafonds bleus, où les
disques ailés sont peints en fresque et simulent des envolées d'oiseaux,
il y a des chauves-souris qui dorment, et les frelons des champs
d'alentour ont accroché par centaines leurs nids qui pendent comme des
stalactites.

Plusieurs escaliers conduisent aux vastes terrasses que forment les
toits plats du temple; escaliers étroits, étouffants, mal éclairés par
des meurtrières qui révèlent l'angoissante épaisseur des murailles. Là
encore, d'inévitables séries de personnages, inscrits sur toutes les
parois dans les toujours mêmes poses vous suivent, montent en votre
compagnie, et ne cessent pas de se faire entre eux les toujours pareils
signes.

A l'arrivée sur ces hautes toitures, en même temps que vous ressaisit le
soleil d'Égypte et l'âpre vent froid, on est accueilli par un tapage de
volière: c'est le royaume des moineaux, qui ont des nids par milliers
chez la complaisante déesse, et crient tous ensemble, à plein gosier,
dans la joie de vivre. Une esplanade, ce faîte de temple; une solitude
pavée de gigantesques dalles. On découvre de là, par-dessus les monceaux
de décombres, ces plaines qui s'étendent avec une si parfaite sérénité
là même où fut jadis la grande ville de Dendéra, aimée d'Hathor, l'une
des plus fameuses de la Haute-Égypte.

Des plaines qui, à l'infini, sont vertes de la poussée nouvelle des
blés, des luzernes et des fèves. Les troupeaux, çà et là massés,
semblent des taches sombres sur cette verdure si fraîche des nappes
d'herbage que le vent agite et fait onduler. Et les deux chaînes de
montagnes en pierres roses, qui courent parallèlement--à l'est celle du
désert d'Arabie, à l'ouest celle du désert Libyque,--ferment dans le
lointain cette vallée du Nil, cette terre d'abondance qui fut depuis
l'antiquité jusqu'à nos jours un objet de convoitise pour tous les
peuples de proie...

Le temple a aussi des dépendances souterraines, des cryptes où l'on
descend par des escaliers d'oubliettes, ou bien où l'on se faufile par
des trous. Longues galeries superposées, qui devaient servir à cacher
des trésors; longs couloirs rappelant ceux qui, dans les mauvais rêves,
pourraient bien se resserrer pour vous ensevelir. Il y fait une lourde
chaleur. Et les innombrables personnages, bien entendu, sont là aussi,
gesticulant sur toutes les parois; les mille représentations de la belle
déesse, bombant ses seins que l'on est obligé de frôler quand on passe,
et qui ont gardé presque intactes les couleurs de chair appliquées du
temps des Ptolémées.

                                   *

                                 *   *

Dans l'un des vestibules que nous retraversons pour sortir enfin du
sanctuaire, parmi tant de bas-reliefs qui représentent là des souverains
rendant hommage à la voluptueuse Hathor, un jeune homme, coiffé de la
tiare royale à tête d'uræus, est assis dans la pose pharaonique:
l'empereur Néron!...

Les hiéroglyphes du cartouche sont là pour affirmer son identité, bien
que le sculpteur, ignorant son vrai visage, lui ait donné des traits
conventionnels, réguliers comme ceux du dieu Horus. Durant les siècles
de la domination romaine, les empereurs d'Occident envoyaient de là-bas
des ordres pour qu'ici leur image fût placée sur les murs des temples et
pour que l'on fît en leur nom des offrandes aux divinités de cette
Égypte--qui était cependant, à leurs yeux, un pays si lointain, une
colonie presque au bout du monde. (Or une telle déesse, de rang
secondaire au temps des Pharaons, se trouvait tout indiquée comme
favorite des Romains de la décadence.)

L'empereur Néron!... En effet, lorsque s'inscrivaient ces presque
derniers bas-reliefs et ces hiéroglyphes agonisants, les inextricables
théogonies primitives touchaient à leur fin, et les déesses de joie
avaient bientôt fait leur temps. On venait de concevoir en Judée de plus
hauts et plus purs symboles, qui devaient régir la moitié du monde
pendant deux millénaires,--pour ensuite, hélas! décliner à leur tour;
les peuples allaient donc essayer de se jeter à coeur perdu dans le
renoncement, l'ascétisme, la fraternelle pitié.

Combien c'est étrange à se dire! pendant qu'on ciselait ici même cet
archaïque bas-relief d'empereur et que l'on se servait encore, pour
graver son nom, de cette écriture remontant à la nuit des âges, il y
avait déjà des chrétiens qui s'assemblaient à Rome dans les catacombes
et mouraient en extase dans le cirque!...



XIII

LOUXOR MODERNISÉ


Les eaux du Nil étant déjà basses, ma dahabieh, retardée par des
échouages, n'avait pu atteindre Louxor, et nous l'avions amarrée en un
point quelconque de la berge, dès que l'obscurité avait commencé de nous
prendre.

--Nous sommes tout près, m'avait dit le pilote avant d'aller faire sa
prière du soir; en une heure, demain, nous arriverons.

Et la nuit douce était tombée sur nous, en ce lieu que rien ne semblait
distinguer de tant d'autres où, depuis un mois, nous nous étions de même
amarrés un peu au hasard, pour attendre le lever du jour. Des verdures
confuses groupées en masses sombres au-dessus desquelles, çà et là, un
plus haut palmier dessinait ses plumes noires. Une grande musique de
grillons, de ces heureux grillons de la Haute-Égypte, qui peuvent
chanter presque toute l'année dans la tiédeur odorante des herbes. Et
puis bientôt, au milieu du silence, ces cris d'oiseaux de nuit, comme de
lugubres miaulements de chat. Rien d'autre,--si ce n'est toujours,
dominant tout, bien que deviné à peine et comme latent, le calme infini
des déserts.

                                   *

                                 *   *

Et ce matin, au lever du soleil, pureté et splendeur ainsi que chaque
matin. Nuance de corail rose, s'avivant peu à peu là-bas au sommet de la
chaîne libyque, en avant des dernières ombres gris-de-lin qui dans le
ciel étaient les restes de la nuit.

Cependant mes yeux, habitués depuis des semaines à ce toujours pareil
grand spectacle de l'aube, se tournèrent d'eux-mêmes, comme si on les
eût appelés par là, vers quelque chose d'inusité qui, à un quart de
lieue du fleuve, sur la rive d'Arabie, se tenait debout au milieu de la
plaine morne. Un amas de hauts rochers, semblait-il d'abord; à cette
heure de discrète magie, ils affectaient d'être pâlement violets,
presque transparents, et le soleil, à peine émergé des déserts, les
éclairait de biais, s'amusait à border leurs contours d'un frais liséré
rose... Des rochers, non, car à mieux regarder, leurs lignes aussitôt
s'indiquaient symétriques et droites... Pas des rochers, mais bien des
masses architecturales, trop grandes et surhumaines, assises dans des
attitudes de stabilité quasi-éternelles et d'où sortaient deux pointes
d'obélisque aiguës comme des fers de lance... Ah! oui, j'avais compris à
présent: Thèbes!

Thèbes!... Hier au soir, elle était restée perdue dans la pénombre, je
ne m'en croyais pas si près. Mais évidemment c'était cela, car rien
d'autre au monde ne saurait produire une telle apparition. Et je saluai
avec un frisson de respect la ruine unique et souveraine qui me hantait
depuis nombre d'années, sans que la vie m'eût jamais laissé le temps d'y
venir...

En route maintenant pour ce Louxor, qui était, à l'époque des Pharaons,
un faubourg de la ville royale et qui en est resté le port aujourd'hui;
c'est là, paraît-il, que l'on doit arrêter sa dahabieh, pour se rendre
aux palais fabuleux que vient d'éclairer le soleil levant.

Et pendant que mon équipage de bronze--entonnant cette toujours même
chanson, vieille comme l'Égypte, qui aide aux manoeuvres de
force--s'empresse à rentrer les chaînes qui nous tenaient à la rive, je
continue de regarder l'apparition lointaine. Elle se dégage des légères
buées matinales, qui peut-être me l'avaient encore magnifiée; le soleil
qui monte la détaille maintenant sous sa précise lumière; elle se révèle
ainsi toute meurtrie, déjetée, croulante, au milieu de sa plaine
silencieuse, sur le tapis jaune de son désert. Et ce soleil qui s'élève
dans une si pure splendeur, comme il l'écrase de sa jeunesse et de sa
terrifiante durée! Lui, depuis déjà d'incalculables siècles de siècles,
il avait pris sa même forme ronde, acquis la netteté de son disque et
commencé sa promenade de chaque jour au-dessus du pays des sables,
lorsqu'il vit hier surgir cette Thèbes, une tentative de magnificence
qui semblait présager pour les pygmées humains un assez curieux essor,
mais que nous n'avons même pas su égaler dans la suite,--et qui était du
reste une chose bien frêle et dérisoire, puisque la voilà qui tombe,
pour avoir duré à peine quatre négligeables millénaires.

                                   *

                                 *   *

Une heure après, l'arrivée à Louxor. Et là, quelle mystification!

Ce que l'on aperçoit de deux lieues, ce qui domine tout, c'est Winter
Palace, un hâtif produit du modernisme qui a germé au bord du Nil depuis
l'année dernière, un colossal hôtel, visiblement construit en toc,
plâtre et torchis, sur carcasse de fer. Deux ou trois fois plus haut que
l'admirable temple pharaonique, son impudente façade se dresse,
badigeonnée d'un jaune sale. Et il suffit d'une telle chose, bien
entendu, pour défigurer pitoyablement tous les entours; la vieille
petite ville arabe a beau être encore debout, avec ses maisonnettes
blanches, son minaret et ses palmiers; le célèbre temple, la forêt des
lourdes colonnes osiriennes, a beau se mirer comme autrefois dans les
eaux de son fleuve, c'est fini de Louxor!

Et quelle affluence de monde ici! quand au contraire la rive d'en face
semble restée si absolument désertique, avec ses étendues en sable d'or
et, à l'horizon, ses montagnes couleur de cendre rose que l'on sait
pleines de momies.

Pauvre Louxor! tout le long des berges il y a une rangée de ces bateaux
touristes, espèces de casernes à deux ou trois étages, qui de nos jours
infestent le Nil depuis le Caire jusqu'aux cataractes,--et ils sifflent,
et leurs dynamos font un intolérable vacarme trépidant... Où trouver
pour ma dahabieh une place un peu silencieuse, que les fonctionnaires de
l'agence Cook ne viennent pas me disputer?

On n'aperçoit du reste plus rien des palais de Thèbes, où je me rendrai
au déclin du jour. Nous en sommes moins près que cette nuit;
l'apparition, pendant notre trajet matinal, a peu à peu reculé dans les
plaines dévorées de lumière. Et puis Winter Palace et toutes les
bâtisses neuves du quai sont là, qui bornent la vue.

                                   *

                                 *   *

Il est tout de même amusant, il n'y a pas à dire, ce quai modernisé de
Louxor, où je débarque, à dix heures du matin, sous le clair et flambant
soleil!

Dans l'alignement pompeux du Winter Palace, des boutiques se succèdent.
On y vend tout ce dont s'affublent les touristes: éventails,
chasse-mouches, casques et lunettes bleues. Et, par milliers, les
photographies des ruines. En plus, la bimbeloterie du Soudan: vieux
couteaux de nègre, peaux de panthère et cornes de gazelle. Même des
Indiens sont venus en foule à cette foire improvisée, apporter les
étoffes du Radjpoute ou du Cachemire. Et surtout il y a les marchands de
momies, exhibant des cercueils à mystérieuse figure, des bandelettes,
des mains de mort, des dieux, des scarabées,--les mille choses
inquiétantes que ce vieux sol sacré fournit depuis des siècles comme une
mine inépuisable.

Le long des étalages, cherchant l'ombre des maisons ou des rares
palmiers, circulent des spécimens de la ploutocratie du monde entier:
habillées par les mêmes couturiers, coiffées des mêmes plumets, ayant
sur le nez les mêmes coups de soleil, les filles richissimes des
marchands de Chicago coudoient les Altesses. Brochant sur le tout, de
jeunes bédouins effrontés proposent aux belles voyageuses leurs
bourricots sellés pour dames. Et, chargés de jeter au milieu de cette
Babel la note de la grâce, des bataillons Cook de l'un et l'autre sexe,
éternellement empressés, défilent à longues enjambées.

Après les boutiques, continuant le quai, de grands hôtels encore, moins
agressifs toutefois que Winter Palace, ayant eu la discrétion de ne pas
s'ériger trop haut et de se badigeonner de chaux blanche à la mode
arabe, même de se dissimuler dans des fouillis de palmiers.

Et enfin, voici ce colossal temple de Louxor, l'air aussi dépaysé
maintenant que peut l'être, au milieu de la place de la Concorde, le
pauvre obélisque dont l'Égypte nous fit cadeau.

Bordant le Nil, c'est, sur une longueur d'environ trois cents mètres, un
prodigieux bocage de pierre. Aux époques d'inconcevable magnificence,
cette futaie de colonnes a poussé haute et serrée, a jailli du sol avec
fougue, de par la volonté d'Aménophis et du grand Ramsès. Et comme cela
devait être beau, hier encore, dominant de son désarroi superbe les
lointains de ce pays voué depuis des siècles à l'abandon et au silence!

Mais aujourd'hui, avec tout ce qu'on a bâti alentour, autant dire que
cela n'existe plus.

Il y a une grille et des gardiens; pour entrer, il faut présenter son
permis. Si encore, une fois dans l'immense sanctuaire, on trouvait la
solitude! Mais non, sous les colonnades profanées un tas de gens
circulent, le Bædeker en main, de ces gens qu'on a déjà vus partout, le
même monde que celui de Nice ou de la Riviera. Et, comble de dérision,
le tapage des dynamos vous y poursuit, car les bateaux de l'agence Cook
sont là, amarrés aux berges proches.

Des colonnes par centaines, des colonnes qui sont antérieures de
plusieurs siècles à celles de la Grèce et qui représentent, dans leur
énormité naïve, les premières conceptions du cerveau humain; les unes,
cannelées, donnent l'impression d'une gerbe de monstrueux roseaux; les
autres, toutes unies et simples, imitent les tiges du papyrus et portent
en guise de chapiteau son étrange fleur.--Les touristes, comme les
mouches, rentrent à certains moments de la journée qu'il suffit de
connaître; bientôt les clochettes des hôtels vont m'en débarrasser et
l'heure méridienne me trouvera seul ici. Mais le bruit de ces dynamos,
mon Dieu, qui m'en délivrera?--Oh! là-bas au fond des sanctuaires, dans
la partie qui devait être le saint des saints, cette grande fresque à
demi éteinte, encore à peu près visible sur le mur, combien elle est
imprévue et saisissante: un Christ! un Christ nimbé de l'auréole
byzantine. Il a été peint sur un grossier enduit, qui semble ajouté par
des mains barbares, et qui s'effrite, laissant reparaître les
hiéroglyphes d'en dessous... C'est qu'en effet ce temple, presque
indestructible à force de lourdeur, a vu passer différents maîtres; il
était déjà d'une antiquité légendaire à l'époque d'Alexandre le Grand,
pour qui on ajouta une chapelle, et plus tard, aux premiers âges du
christianisme, on utilisa un coin des ruines pour en faire une
cathédrale.--Les touristes commencent à fuir, car la sonnette du lunch
les appelle aux tables d'hôte d'alentour.--En attendant qu'ils aient
vidé la place, je m'occupe à suivre des bas-reliefs qui se déroulent sur
une longueur de plus de cent mètres, à la base des murailles; c'est une
série de petits personnages défilant tous dans le même sens, et par
milliers: la procession rituelle du dieu Amon. Avec ce soin qu'avaient
les Égyptiens d'inscrire toutes les choses de la vie, pour les
éterniser, on retrouve ici les moindres détails d'une journée de liesse
il y a trois ou quatre mille ans. Et comme cela ressemblait déjà aux
réjouissances du peuple de nos jours! Sur le trajet du cortège, des
bateleurs étaient rangés, des marchands de boissons, des marchands de
fruits, des rôtisseurs d'oies ou de canards, et des nègres acrobates
marchaient sur les mains ou se disloquaient. Quant au défilé lui-même,
il était évidemment d'une magnificence que nous ne connaissons plus; oh!
tout ce qu'il y avait là de musiciens et de prêtres, de corporations,
d'emblèmes et de bannières! Et le dieu Amon arrivait par eau, sur le
fleuve, dans sa grande nef d'or à proue relevée, que suivaient les
barques de tous les autres dieux ou déesses de son ciel. La pierre
rougeâtre, ciselée avec minutie, me conte tout cela comme elle l'a déjà
conté à tant de générations mortes, et je crois le voir.

Plus personne bientôt, sous les colonnades, et le bruit obsédant des
dynamos vient de faire silence; midi s'approche avec sa torpeur. Tout le
temple est comme brûlé de rayons, et je regarde s'accourcir sur le sol
les ombres nettes projetées par cette forêt de pierres. Mais le soleil,
qui tout à l'heure épandait de la gaieté et du sourire le long du quai
de la ville nouvelle, au milieu du tapage des boutiquiers, des âniers et
des passants cosmopolites, ici darde un feu triste, impassiblement
dévorateur... Elles s'accourcissent, les ombres,--et de même tous les
jours, tous les jours, puisque le ciel de ce pays ne se voile jamais,
tous les jours depuis trente-cinq siècles, ces colonnes, ces frises, ce
temple entier, comme un mystérieux et solennel cadran, dessine avec
patience sur la terre la progression lente des heures... Vraiment, pour
nous les éphémères de la pensée, cette continuité inaltérable du soleil
d'Égypte a plus de mélancolie encore que les éclairages changeants et
obscurcis de nos climats...

                                   *

                                 *   *

Voici enfin le temple rendu à sa solitude, et tout bruit a cessé aux
alentours.

Une avenue bordée de plus hautes colonnes, dont les chapiteaux dessinent
dans l'air des fleurs épanouies de papyrus, m'a conduit à un lieu fermé,
presque un lieu d'épouvante, où se tient une assemblée de colosses.
Deux, qui auraient bien dix mètres de haut s'ils se levaient, sont de
chaque côté de l'entrée, assis sur des trônes. Les autres, rangés aux
trois faces de cette cour, sont debout dans les entre-colonnements, mais
font mine de vouloir en sortir d'un pas rapide et de marcher vers moi.
Il en est de meurtris, qui n'ont plus de visage et ne gardent que
l'attitude. Ceux qui sont restés intacts--figure blanche sous le large
bonnet de sphinx--ouvrent grands les yeux et sourient.

C'était par ici jadis l'entrée principale, et ces colosses avaient
mission d'accueillir les foules. Mais des décombres, d'énormes éboulis
ont obstrué les grandes portes d'honneur, flanquées d'obélisques en
granit rose. Et cette cour est devenue comme un lieu volontairement
clos, où l'on ne voit plus rien des choses du dehors; aux instants de
silence, on peut s'y abstraire de tout le modernisme environnant, et
oublier la date, l'année, le siècle au milieu de ces figures géantes
dont le sourire dédaigne la fuite des âges. Les granits entre lesquels
on est emmuré ici--et en terrible compagnie--ne laissent paraître sur le
bleu du ciel que la pointe d'un vieux minaret tout voisin: une humble
greffe d'Islam, qui a poussé il y a quelques siècles parmi ces ruines,
alors qu'elles dépassaient déjà leurs trois mille ans; une petite
mosquée bâtie sur des amas de débris et les protégeant de son
inviolabilité. Oh! que de trésors, sans doute, de reliques, de documents
elle recouvre et garde, cette mosquée du péristyle!--car nul n'oserait
fouiller la terre sous ses saintes murailles...

De plus en plus le silence envahit le temple. Et, si les ombres courtes
indiquent l'heure de midi, rien ne vient dire à quel millénaire
rattacher cette heure-là: les silences et les midis pareils qu'ont vus
passer les géants embusqués sous ces colonnades, qui donc les
compterait?

Tout en haut, perdus dans l'incandescence bleue, il y a des oiseaux de
proie qui planent.--Or il y avait les mêmes à l'époque des Pharaons,
étalant dans l'air d'identiques plumages et jetant les mêmes cris; les
bêtes et les plantes, au cours du temps, se reproduisent plus exactement
que les hommes et restent inchangeables jusqu'en leurs moindres détails.

Chacun des colosses autour de moi, le port altier, une jambe en avant
comme pour une marche pesante et sûre que rien n'arrêtera plus, serre
avec passion dans l'un de ses poings crispés, au bout du bras musculeux,
cette sorte de croix bouclée qui était en Égypte l'emblème de la vie
éternelle. Et voici ce que symbolise la décision de leur allure:
confiants tous dans ce pauvre hochet qu'ils tiennent en main, ils
franchissent d'un pas triomphal le seuil de la mort... La «vie
éternelle», le rêve de ne jamais s'anéantir, combien l'âme humaine,
depuis ses origines, en aura été obsédée, surtout aux périodes où son
essor eut de la grandeur! La soumission sans révolte à l'attente d'une
simple pourriture finale est la caractéristique des phases de décadence
et de médiocrité.

Les trois géants pareils, à peine meurtris, qui s'alignent sur le côté
Est de cette cour jonchée de blocs, représentent, comme tous les autres,
le grand Ramsès II, dont l'effigie fut multipliée follement à Thèbes et
à Memphis. Mais ils ont gardé, ces trois-là, une vie puissante et
fougueuse. Figures aussi jeunes que si on eût achevé hier de les ciseler
et de les polir, apparitions blanches entre les monstrueux piliers
rougeâtres aux assises trapues, chacun sortant de son embrasure de
colonnes, ils s'avancent de pair, comme des soldats aux manoeuvres. Et
le soleil en ce moment tombe d'aplomb sur leur tête et leur bonnet
étrange, détaille leur immobile sourire, puis rejaillit sur leurs
épaules et leur torse nu, exagérant leurs musculatures d'athlète. Chacun
serrant en main sa croix symbolique, ils s'élancent d'un pas formidable,
les trois Ramsès, tête levée, souriants, en marche radieuse vers
l'éternité.

Oh! le rayon méridien, qui effleure ces fronts blancs, et déplace
lentement, lentement sur les poitrines l'ombre du menton et de la
barbiche osirienne!... Songer depuis combien de temps, au milieu du même
silence, il tombe ainsi, ce même rayon, il tombe du même immuable ciel,
pour se livrer au même jeu tranquille!... Oui, je crois que les brumes,
les pluies de nos hivers, sur ces grandes ruines, seraient moins tristes
et moins terrifiantes que le calme d'un si éternel soleil.

                                   *

                                 *   *

Tout à coup un bruit stupide recommence de faire tressauter l'air: les
dynamos des agences ont été remises en marche. Et des dames à lunettes
vertes arrivent, en un lot gracieux, portant des guide-books et des
appareils à «films»: les touristes sont ressortis des hôtels, à l'heure
où se réveillent aussi les mouches. La paix de midi vient de prendre fin
à Louxor.



XIV

SOIR DE VINGTIÈME SIÈCLE A THÈBES


Dans un ciel où ne passent presque jamais de nuages, flotte une
poussière si impalpable qu'elle lui laisse d'infinies transparences,
tout en le poudrant d'or: poussière des âges révolus, poussière des
choses détruites; ici, continuelle poussière,--dont l'or en ce moment
verdit au zénith, mais flambloie du côté de l'ouest, car c'est l'heure
magnifique où le jour va finir, et le globe encore brûlant du soleil,
déjà descendu très bas, commence d'allumer partout l'incendie des soirs.

Il illumine en splendeur, ce soleil, un silencieux chaos de granit, qui
n'est pas celui des éboulements de montagnes, mais celui des ruines. Et
de telles ruines paraissent surhumaines pour nos yeux héréditairement
déshabitués de proportions aussi gigantesques. Par places, des amas de
blocs taillés--des pylônes--restent encore debout, s'élèvent comme des
collines; d'autres ont croulé de tous côtés, en stupéfiantes cataractes
de pierres, et on ne s'explique pas la déroute de ces choses, à ce point
massives qu'elles auraient dû être éternelles. Tronçons de colonnes,
tronçons d'obélisques brisés par des chutes effroyables, têtes ou
coiffures de divinités géantes, tout gît pêle-mêle en un désarroi sans
recours. Nulle part, sur notre terre, le soleil, dans sa promenade
tournante, ne rencontre de pareils débris à éclairer, une pareille
jonchée de palais évanouis, de colosses morts.

C'est qu'ici même, il y a sept ou huit mille ans, sous ce ciel pur comme
le cristal, commença le premier éveil de la pensée humaine, tandis que
notre Europe sommeillait encore, et pour des millénaires, enveloppée du
manteau de ses humides forêts. Ici, une précoce humanité, encore presque
fraîchement évadée de la pierre, forme antérieure de tout, une humanité
enfant qui voyait lourd au sortir des lourdeurs de la matière
originelle, imagina de bâtir des sanctuaires terribles, pour des dieux
d'abord effrayants et vagues, tels que sa raison naissante pouvait les
concevoir; alors les premiers blocs mégalithiques s'érigèrent, alors
débuta cette folie d'amoncellement qui devait durer près de cinquante
siècles, et les temples s'élevèrent au-dessus des temples, les palais
au-dessus des palais, chaque génération voulant surpasser la précédente
par une plus titanesque grandeur.

Ensuite, il y a quatre mille ans, ce fut Thèbes en pleine gloire, Thèbes
encombrée de dieux et de magnificence, foyer de lumière du monde aux
plus anciennes périodes historiques, tandis que notre Occident
septentrional dormait toujours, que la Grèce et l'Assyrie à peine
s'éveillaient, et que seule, là-bas vers l'Orient extrême, une humanité
d'autre espèce, la Jaune, appelée à suivre en tout des voies
différentes, venait de fixer pour jusqu'à nos jours les lignes obliques
de ses toits cornus et le rictus de ses monstres.

Eux, les hommes de Thèbes, s'ils voyaient encore trop lourd et trop
colossal, au moins ils voyaient droit, ils voyaient calme, en même temps
qu'ils voyaient éternel; leurs conceptions, qui avaient commencé
d'inspirer celles de la Grèce, devaient ensuite inspirer un peu les
nôtres; en religion, en art, en beauté sous tous ses aspects, ils furent
autant que les Ariens nos grands ancêtres.

Plus tard encore, seize cents ans avant Jésus-Christ, à l'une des
apogées de cette ville qui connut tant de fluctuations au cours de son
interminable durée, des rois fastueux voulurent faire surgir du sol,
déjà chargé de temples, ce qui est encore aujourd'hui la plus
saisissante merveille de ces ruines: la salle hypostyle, dédiée au dieu
Amon, avec sa forêt de colonnes, monstrueuses comme des troncs de baobab
et hautes comme des tours, auprès desquelles les piliers de nos
cathédrales semblent ne plus compter. En ces temps-là, les mêmes dieux
régnaient à Thèbes depuis trois mille ans, mais se transformaient peu à
peu suivant l'essor progressif de la pensée humaine, et Amon, l'hôte de
cette salle prodigieuse, s'affirmait de plus en plus comme maître
souverain de la Vie et de l'Éternité. L'Égypte pharaonique s'acheminait
vraiment, malgré les révoltes, vers la notion de l'unité divine, on
pourrait même dire vers la notion d'une pitié suprême, puisqu'elle avait
déjà son Apis, émané du Tout-Puissant, né d'une mère vierge et venu
humblement ici-bas pour connaître la souffrance.

Après que Séthos Ier et les Ramsès, en l'honneur d'Amon, eurent achevé
ce temple, le plus grand sans doute et le plus durable du monde, on
continua encore pendant une quinzaine de siècles, avec une persistance
qui ne se lassait point, à entasser alentour ces blocs de granit, de
marbre, de calcaire dont l'énormité nous confond. Même pour les
envahisseurs de l'Égypte, Grecs ou Romains, la ville aïeule des villes
demeurait imposante et unique; ils réparaient ses ruines, ils y
bâtissaient toujours des temples et des temples en un style presque
immuable; jusqu'en ces époques de décadence, tout ce qui surgissait de
ce vieux sol sacré s'imprégnait un peu, semblait-il, de l'antique
grandeur.

Et c'est seulement quand dominèrent ici les premiers chrétiens, puis
après eux les musulmans iconoclastes, que la destruction fut décidée.
Pour ces croyants nouveaux qui, dans leur naïveté, se figuraient
posséder l'ultime formule religieuse et connaître par son vrai nom le
grand Inconnaissable, Thèbes devint le repaire des «faux dieux»,
l'abomination des abominations, qu'il fallait anéantir.

On se mit donc à l'oeuvre, pénétrant avec crainte toutefois dans les
sanctuaires trop profonds et trop sombres, mutilant d'abord les milliers
de visages dont le sourire faisait peur et s'épuisant à déraciner des
colosses qui sous l'effort des leviers ne bougeaient même pas. Il y
avait fort à faire, car tout cela était aussi solide que les amas
géologiques, rochers ou promontoires; mais durant cinq ou six cents ans
la ville resta livrée à la fantaisie des profanateurs.

Ensuite vinrent des siècles de silence et d'oubli, sous ce linceul des
sables du désert qui s'épaississait chaque année pour ensevelir, et
comme pour nous conserver, ce reliquaire sans égal.

Et c'est maintenant, enfin, l'exhumation de Thèbes, son retour à un
semblant de vie,--maintenant que notre humanité occidentale, après un
cycle de sept ou huit millénaires, partie des dieux primitifs d'ici pour
aboutir à la conception chrétienne qui, hier encore, la faisait vivre,
est en voie de tout renier, et se débat, devant l'énigme de la mort,
dans une obscurité plus lugubre et plus effarante qu'au commencement des
âges, avec la jeunesse en moins. De tous les points de l'Europe, des
inquiets, des curieux, ou de simples oisifs reviennent à Thèbes, la
ville mère; on déblaye pieusement ses restes, on s'ingénie à retarder
ses écroulements énormes, on fouille son vieux sol recéleur de trésors.

Et ce soir, sur une de ces portes où je viens de monter,--celle qui
s'ouvre au nord-ouest et termine la plus colossale artère de temples et
de palais,--plusieurs groupes très divers ont déjà choisi leur place,
après le pèlerinage du jour dans les ruines. D'autres encore se hâtent
vers l'escalier que nous venons de prendre, pour ne pas manquer le grand
spectacle du soleil, se couchant toujours avec sa même sérénité, sa
magnificence inaltérable, sur la ville qui lui fut jadis consacrée.

Des Français, des Allemands, des Anglais; on les voit en bas sortir
comme des pygmées de la salle hypostyle et s'acheminer vers nous, bien
mesquins et pitoyables sous leurs costumes de voyageurs XXe siècle, dans
l'avenue où défilèrent tant de cortèges de dieux et de déesses. C'est
pourtant la seule fois peut-être où l'un de ces attroupements de
touristes, dont l'Égypte s'encombre de plus en plus, ne me semble pas
trop ridicule: parmi ces groupes d'inconnus, personne qui ne soit
recueilli ou ne fasse mine de l'être, et il y a quelque bonne grâce,
même quelque grandeur d'humilité dans le sentiment qui les a conduits
vers la ville d'Amon, et dans l'hommage de leur silence.

Nous sommes si haut sur cette porte, que l'on se croirait plutôt sur une
tour, et les pierres frustes dont elle fut bâtie sont démesurément
grandes. D'instinct, chacun s'est assis face au soleil rouge,--par
conséquent face aux lointains des champs et du désert.

Devant nous, sous nos pieds, une avenue s'en va, prolongeant vers la
campagne le faste de la ville morte, une avenue bordée de béliers
monstres, plus gros que des buffles, tous accroupis en deux rangées
parallèles, dans la même pose hiératique sur leur socle; elle finit
là-bas, l'avenue, à une sorte d'embarcadère qui jadis donnait sur le
Nil, et où le dieu Amon, porté et suivi par de longues théories de
prêtres, venait chaque année prendre sa barque d'or pour une solennelle
promenade; mais elle ne mène plus aujourd'hui qu'à des champs de blé,
car le fleuve a fui peu à peu, depuis des siècles et des siècles, pour
aller passer à mille mètres plus loin, vers la Libye.

On l'aperçoit là-bas, le vieux Nil sacré, entre les bouquets de palmiers
de ses bords, serpentant comme une coulée de vermeil, qui reste
étonnamment pâle, avec même des luisants bleuâtres, à cette heure
d'universelle incandescence. Et, sur l'autre rive, d'un bout à l'autre
de l'horizon occidental, s'étend la chaîne Libyque, derrière laquelle
est près de plonger le soleil: chaîne de calcaire rose, desséchée depuis
les origines du monde,--sans rivale pour la conservation à perpétuité
des morts, et que les Thébains perforèrent jusqu'en ses extrêmes
profondeurs pour l'emplir de sarcophages.

On regarde le soleil descendre. Mais on se retourne aussi pour voir,
derrière soi, les ruines, à cet instant traditionnel de leur apothéose.
Thèbes, l'immense ville-momie, on dirait qu'elle vient d'être tout à
coup incendiée,--comme si ses vieilles pierres pouvaient encore brûler;
tous ses blocs, effondrés ou debout, ont l'air d'avoir été soudain
rougis au feu...

De ce côté, la vue embrasse aussi de grands lointains paisibles; au delà
des derniers pylônes, en dehors des remparts croulants, la campagne,
là-bas derrière la ville, se déploie pareille à celle d'en face; les
mêmes champs de blé, les mêmes bois de dattiers faisant aux ruines une
ceinture de palmes vertes; et tout au fond, une chaîne de montagnes
s'illumine, devient d'une vive couleur de corail; la chaîne du désert
arabique, orientée parallèlement à celle du désert de Libye tout le long
de la vallée du Nil,--qui se trouve ainsi, de droite et de gauche, sous
la garde des pierres et du sable étendus en solitudes profondes.

Dans tous les entours que l'on domine d'ici, rien ne précise nos temps
modernes. Çà et là, parmi les palmiers, seulement quelques villages de
laboureurs, dont les maisons en terre séchée doivent être les mêmes
qu'aux temps pharaoniques. Les profanateurs contemporains ont jusqu'ici
respecté la désuétude infinie de ce lieu; pour les touristes qui
commencent à le hanter, on n'a pas osé encore bâtir d'hôtel.

Le soleil descend, descend, et derrière nous les granits de la
ville-momie semblent de plus en plus brûlants; il est vrai, un peu
d'ombre d'une nuance chaude, d'un violet d'amarante, envahit les bases,
s'épand le long des avenues et sur les places; mais tout ce qui monte
dans le ciel, frises des temples, chapiteaux des colonnes, pointes
aiguës des obélisques, demeure rouge comme braise; tout cela s'imbibe de
lumière, pour continuer de resplendir encore et d'_éclairer rose_
jusqu'à la fin du crépuscule.

C'est l'heure glorieuse même pour cette vieille poussière d'Égypte, qui
imprègne éternellement l'air tout en le gardant limpide,--et qui sent
l'aromate, le bédouin, le bitume de sarcophage; voici qu'elle va jouer
le rôle de ces poudres en différentes couleurs d'or, dont les Japonais
se servent pour les fonds de leurs paysages sur laque; elle se révèle
partout, auprès et sur l'horizon, modifiant à son gré et métallisant la
teinte des choses; la fantaisie de ses changements est inimaginable;
jusque dans les lointains de la campagne, elle s'amuse à indiquer, par
de petits nuages d'or en traînée, les moindres sentiers où cheminent des
troupeaux.

Et maintenant le disque du Dieu de Thèbes achève de disparaître sous les
montagnes de Libye, après avoir passé du rouge au jaune et du jaune au
vert des phosphorescences.

Les touristes alors, jugeant que la féerie a pris fin pour cette fois,
redescendent, s'apprêtent à partir; les uns en voiture, les autres à
âne, ils vont aller se retremper d'électricité et d'élégance dans les
hôtels de Louxor, la ville proche. (_Wines and spirits are paid for as
extras_, et l'on dîne en habit.) Et la poussière daigne aussi marquer
leur exode par une dernière envolée d'or sous les palmiers du chemin.

Un recueillement immédiat succède à leur départ. Au-dessus des villages
fellahs aux maisons de terre, on voit s'élever de minces fumées, qui
sont d'un bleu-pervenche au milieu de l'air encore jaune; elles disent
l'humble vie de ces foyers, là même où, dans le recul des âges, furent
tant de palais et de splendeurs.

Et les premiers aboiements des chiens de garde annoncent déjà
l'imprécise inquiétude des soirs autour des ruines. Donc, plus personne
dans la ville-momie, qui, semble-t-il, vient tout à coup de grandir
encore sous le silence; très vite elle se drape de son ombre violette,
bien que l'extrême pointe de ses obélisques conserve encore un peu de
rose incandescent. On a l'impression que le souverain mystère l'envahit,
comme si de vagues choses-fantômes allaient essayer de s'y passer...



XV

A THÈBES, LA NUIT


Presque le sentiment d'avoir été soudain rapetissé pour entrer là, mais
rapetissé au-dessous de la taille humaine,--tant les proportions de ces
ruines vous écrasent,--et l'illusion aussi que la lumière, au lieu de
s'éteindre avec le soir, a seulement changé de couleur pour devenir
bleue: c'est ce que l'on éprouve, par une claire nuit d'Égypte, en se
promenant à Thèbes entre les colonnades du grand Temple.

Le lieu est d'ailleurs si particulier et si terrible, que son nom
s'imposerait tout de suite à l'esprit, même si l'on ne savait pas:
l'hypostyle chez le dieu Amon, cela ne pourrait être autre chose. Elle
reste unique au monde, cette salle, comme sont uniques la grotte de
Fingal ou l'Himalaya.

                                   *

                                 *   *

Errer absolument seul, la nuit, dans Thèbes, nécessite, durant la saison
d'hiver, un peu de ruse et la connaissance de la routine des touristes.
Il faut d'abord choisir un soir qui ait des heures sans lune, et puis
entrer avant la tombée du jour et se faire oublier des gardes bédouins
qui ferment les portes au crépuscule. Ainsi ai-je manoeuvré aujourd'hui,
et tranquille, observant de haut, dans une cachette, j'ai attendu, avec
la patience d'un Osiris de pierre, que la grande féerie des couchers de
soleil ait été jouée une fois de plus sur les ruines. Thèbes, presque
animée dans le jour par ses visiteurs, par ses escouades de fellahs qui
travaillent avec des chansons aux déblayements et aux fouilles, s'est
vidée peu à peu, à mesure que ses monstrueux sanctuaires bleuissaient
par la base. On apercevait les gens, à la file comme des traînées de
fourmis, s'en allant tous par la porte Occidentale, entre les pylônes
des Ptolémées, et les derniers avaient disparu avant que les lueurs
rouges eussent fini de mourir à l'extrême pointe des obélisques.

Il semblait voir le silence et la nuit arriver ensemble, du fond du
désert arabique, s'avancer de pair dans la plaine, s'étaler comme une
rapide tache d'huile, gagner la ville de l'est à l'ouest, pour l'envahir
très vite depuis le sol jusqu'au faîte des temples. Et cette marche de
l'ombre était infiniment solennelle.

Aux premiers moments, oui, on pouvait croire que ce serait de la vraie
nuit comme dans nos climats, et on se sentait inquiet au milieu de ce
fouillis de trop grandes pierres, qui aurait pu devenir inextricable
dans l'obscurité. Oh! l'horreur de ces éboulements de Thèbes, si l'on
s'y égarait, n'y voyant plus!... Mais non, l'air conservait de telles
transparences et les étoiles bientôt scintillaient si vives que l'on
continuait de distinguer presque aussi bien toutes choses.

Et même, à présent qu'est passée la transition entre le jour et la nuit,
les yeux s'habituent à l'étrange clarté bleue qui persiste, à tel point
que l'on croirait tout à coup avoir acquis les prunelles d'un chat; il
semble seulement que l'on regarde à travers une vitre fumée qui
changerait en un bleuâtre uniforme toutes les nuances de ce pays fauve.

Donc, me voici seul chez les Pharaons pour deux ou trois heures, car les
touristes, que des voitures ou des bourricots ramènent en ce moment vers
les hôtels de Louxor, ne reviendront que très tard, quand la pleine lune
sera levée et donnera son grand éclairage sur les ruines. Mon poste pour
attendre était en haut des éboulis, au bord de ce lac sacré d'Osiris
dont l'eau morte et si enclose est étonnante de rester toujours là
depuis tant de siècles,--et continue sans doute de receler des trésors
qu'on lui a confiés les jours de tueries et de pillages, quand les
armées des rois perses ou nubiens forçaient les épaisses murailles
alentour.

En quelques minutes, au fond de cette eau, des semblants d'étoiles
viennent de s'allumer par milliers, symétriquement aux véritables qui
palpitent déjà partout dans le ciel. Un froid subit se répand sur la
ville-momie, dont les pierres restent encore chaudes, à force de s'être
imprégnées de soleil, mais vont se refroidir aussi très vite dans tout
ce bleu nocturne qui les enveloppe comme un linceul. Je suis maintenant
libre d'errer où je veux, sans risquer de rencontres, et je vais
descendre, par ces marches que me font les granits, éboulés de toutes
parts en escaliers comme pour géants. Sur les surfaces chavirées, mes
mains rencontrent les creux profonds et nets des hiéroglyphes, ou bien
ces inévitables personnages inscrits de profil, qui tous lèvent les bras
pour se faire entre eux des signes; en arrivant en bas, je suis
accueilli par une rangée de statues au visage brisé, assises sur des
trônes, et, sans encombre, reconnaissant tout à travers les
transparences bleutées qui tiennent lieu de jour, je parviens à la
grande avenue des palais d'Amon.

Nous n'avons rien sur terre d'un peu comparable à cette avenue-là, que
des multitudes passives ont mis près de trois mille ans à construire,
épuisant de siècle en siècle leurs forces innombrables pour charrier des
pierres que nos machines ne remueraient plus, et toujours, toujours
allongeant ces perspectives de pylônes, de colosses, d'obélisques;
toujours, toujours continuant cette même artère de temples et de palais
dans la direction du vieux Nil,--qui, lui, par contre, reculait
lentement de siècle en siècle vers la Libye. C'est ici, et la nuit
surtout, que l'on subit cette impression d'avoir été rapetissé à une
taille de pygmée: de tous côtés se dressent des monolithes, puissants
comme des roches, et il faut faire vingt pas pour longer une seule
pierre de base. Et puis ces blocs sont vraiment trop resserrés pour
l'énormité de leur masse, ils ne laissent pas entre eux assez d'air, ils
vous troublent par leur rapprochement, peut-être plus encore que par
leur lourdeur.

L'avenue, que j'ai suivie vers l'est, aboutit à l'un des chaos de granit
les plus déconcertants qui soient à Thèbes: la salle des fêtes de
Thoutmosis III. Comment étaient les fêtes qu'il donnait là, ce roi, dans
cette forêt de piliers trapus, sous ces plafonds dont la moindre pierre
si elle tombait, écraserait vingt hommes! Par places, des frises, des
colonnades, qui semblent presque diaphanes dans l'air, se dessinent
encore en haute magnificence, bien alignées sur le ciel plein d'étoiles.
Ailleurs la destruction est stupéfiante: pêle-mêle gisent les tronçons,
les entablements, les bas-reliefs, comme un semis d'épaves après la
fureur de quelque tempête mondiale. C'est qu'il n'a pas suffi de la main
des hommes pour culbuter ces choses; les tremblements de terre, à
plusieurs reprises, ont aussi secoué ce palais de cyclope qui menaçait
d'être éternel. Et tout cela--qui représente une telle débauche de
force, de mouvement, d'impulsion, pour avoir été érigé et pour avoir été
détruit,--tout cela reste tranquille ce soir, oh! si tranquille, bien
que déjeté comme pour des chutes imminentes, tranquille à jamais,
dirait-on, figé dans le froid et dans la nuit.

Le silence d'un tel lieu, je l'avais prévu, mais pas les bruits que je
commence d'y entendre... C'est d'abord une orfraie qui prélude au-dessus
de ma tête, si près de moi qu'elle me tient frémissant toute la durée de
son long cri. Ensuite d'autres voix répondent du fond des ruines, voix
très variées, mais toutes sinistres; les unes ne savent que miauler sur
deux notes traînantes; il y en a qui glapissent comme font les chacals
autour des cimetières, et d'autres enfin imitent le bruit d'un ressort
d'acier qui lentement se détendrait. C'est d'en haut toujours que vient
le concert; hiboux, orfraies ou chouettes, toutes les espèces d'oiseaux
qui ont le bec crochu, l'oeil rond, l'aile de soie pour voler sans
bruit, habitent parmi les granits lourdement soutenus en l'air, et
célèbrent, chacun à sa guise, la fête nocturne: appels intermittents,
longues plaintes si tristes, qui s'enflent ou bien qui s'étranglent et
frissonnent... Et puis, malgré la sonorité des grandes parois droites,
malgré les échos qui prolongent, le silence s'obstine à revenir, et
c'est décidément lui, le silence, qui reste le vrai maître, à cette
heure, dans ce royaume du colossal, de l'immobile et du bleuâtre,--un
silence que l'on sent infini, parce qu'on sait qu'il n'y a rien autour
de ces ruines, rien que le déploiement des sables morts, le seuil des
déserts.

                                   *

                                 *   *

Je retourne sur mes pas vers l'ouest, vers l'hypostyle, toujours par
l'avenue des monstrueuses splendeurs, prisonnier et comme amoindri entre
les rangées des souveraines pierres. Des obélisques sont là, renversés
ou debout; l'un pareil à ceux de Louxor, mais de beaucoup plus haute
taille, est demeuré intact et dresse vers le ciel sa pointe vive;
d'autres, plus inconnus dans leur simplicité exquise, sont tout unis et
droits de la base au sommet, avec seulement, en relief, des fleurs
gigantesques de lotus qui montent au bout de longues tiges pour aller en
haut s'épanouir dans la demi-lueur versée par les étoiles. Quand le
passage se resserre et devient plus obscur, parfois il faut marcher à
tâtons; alors mes mains rencontrent à nouveau les éternels hiéroglyphes
partout inscrits, ou bien les jambes de quelque colosse assis sur un
trône. Elles sont encore presque chaudes, les pierres, tant le soleil a
dardé ici tout le jour. Et certains granits, tellement durs que nos
ciseaux en acier ne les tailleraient plus, ont gardé leur poli malgré
les siècles, à ce point que les doigts glissent en les touchant.

On n'entend plus rien; finie, la musique des oiseaux de nuit. En vain on
écoute, attentif jusqu'à pouvoir compter les pulsations de ses propres
artères: rien, pas même un bruissement d'insecte. Tout est muet, tout
est spectral, et, malgré cette tiédeur persistante des pierres, l'air de
plus en plus froid donne l'impression que tout se glace définitivement
comme dans la mort.

Tant de silence, ici, tant de silence depuis des siècles, après tant de
bruit que les hommes y ont fait jadis, sans aucune cesse, durant trois
ou quatre millénaires, tant de clameurs que les multitudes y ont jetées,
tant de cris de triomphe ou d'angoisse, tant de râles d'agonie...
D'abord le halètement de ces travailleurs attelés par milliers,
s'épuisant de génération en génération, sous les ardents soleils, à
traîner et à superposer ces pierres dont l'énormité nous confond. Et
puis les prodigieuses fêtes, le chant des longues harpes, la sonnerie
des trompettes d'airain. Ou encore les égorgements, les batailles, quand
Thèbes était la grande et unique capitale du monde, objet d'épouvante et
de convoitise pour les rois des peuples barbares qui commençaient de
s'éveiller alentour; les symphonies des sièges et des pillages, en ces
jours où les primitifs soldats hurlaient comme avec des gosiers de
bêtes... Se rappeler cela ici même, et par une si calme nuit bleue!...
Les parois en granit de Syène, sur lesquelles se posent mes mains d'un
jour, songer à tous les êtres qui en passant les ont touchées, s'y sont
meurtris dans les luttes suprêmes, sans érailler seulement le poli de
ces surfaces immuables!...

                                   *

                                 *   *

Maintenant j'arrive à l'hypostyle du temple d'Amon, et un peu de terreur
m'arrête d'abord au seuil. En pleine nuit, trouver cela devant soi, il y
a de quoi reculer... Sans doute c'est quelque salle pour Titans, restée
depuis les âges fabuleux, maintenue debout à travers les durées par sa
lourdeur même, comme les montagnes. Rien d'humain n'est aussi grand.
Nulle part sur terre les hommes n'ont conçu des demeures pareilles. Des
colonnes, des colonnes, plus hautes et plus grosses que des tours, par
trop accumulées, sont voisines les unes des autres jusqu'à
l'étouffement, et montent pour soutenir en plein ciel des traverses de
pierre que l'on n'ose pas regarder. Avancer là dedans, on hésite; on se
croit devenu infime et facile à écraser comme un insecte. Le silence
tout à coup est trop solennel. Les étoiles, par toutes les trouées des
effroyables plafonds, semblent vous envoyer leurs scintillements dans un
abîme. Il fait froid, il fait clair et il fait bleu...

La travée centrale de cette hypostyle est dans l'axe même de la voie que
je suivais depuis les quartiers de Thoutmosis; elle prolonge, elle
magnifie comme en apothéose cette toujours même avenue, pour les dieux
et les rois, qui fut la gloire de Thèbes et qui n'a pu être égalée dans
la suite des âges; les colonnes qui la bordent sont tellement géantes[7]
que leurs têtes, formées de mystérieux pétales épanouis, si loin
au-dessus du sol où l'on va rampant, baignent en plein dans la diffuse
clarté de là-haut. Et, entourant comme une forêt terrible cette sorte de
nef, un amas de colonnes encore s'enchevêtre des deux côtés; des
colonnes monstres, d'un style plus perdu, dont les chapiteaux se ferment
au lieu de s'ouvrir, imitant les boutons de quelque fleur qui ne
s'épanouira jamais; soixante à droite, soixante à gauche, trop
rapprochées pour leur grosseur, elles se serrent comme une futaie de
baobabs qui manquerait d'espace, elles donnent un sentiment d'oppression
sans possible délivrance, de lourde et morne éternité.

  [7] Dix mètres de tour et environ vingt-cinq mètres de hauteur
    chapiteau compris.

Et c'était dans ce lieu surtout que j'avais souhaité me promener seul,
sans même le garde bédouin qui la nuit se croit obligé de suivre les
visiteurs.--Mais voici que de plus en plus il y fait clair. Trop clair,
car des phosphorescences bleues, venues de l'horizon oriental,
commencent de se glisser à travers les opacités des colonnades de
droite, contournant les fûts massifs et les détaillant par de vagues
luisances des bords: donc, c'est déjà la pleine lune qui se lève, hélas!
et mes heures de solitude vont finir...

                                   *

                                 *   *

La lune! Soudain les pierres du faîte, les couronnements, les
formidables frises s'éclairent de rayons bien nets, et çà et là, sur les
bas-reliefs circulaires des piliers, apparaissent des traînées
lumineuses qui révèlent les dieux et les déesses inscrits en creux dans
la pierre. Ils veillaient par myriades autour de moi, ces personnages,
et je le savais.--Coiffés tous de disques ou de grandes cornes, ils se
regardent les uns les autres, tenant les bras levés, éployant leurs
longs doigts, en appel de causerie. Ils sont sans nombre, ces dieux aux
gesticulations éternelles; on est obsédé d'en voir se dessiner tant et
tant, qui voudraient se dire des mots secrets mais qui gardent le
silence, et dont les mains ont des attitudes si agitées mais ne remuent
pas. Et des hiéroglyphes répétés à l'infini vous enveloppent de tous
côtés comme d'une multiple trame de mystère.

De minute en minute, tout se précise dans des rigidités plus mortes. Les
rayons froids et durs pénètrent maintenant de part en part l'immense
ruine, séparant d'un trait incisif les lumières et les ombres. Moins que
tout à l'heure, bien moins que pendant l'incertaine fantasmagorie bleue,
on sent que ces pierres, lasses des durées, peuvent être pensives encore
et se souvenir. Sous cet éclairage précis et pâle, Thèbes, de même que
le jour sous le feu du soleil, a perdu momentanément ce qui lui restait
d'âme, elle vient de reculer davantage au fond des temps et ne vous
apparaît plus que comme un trop gigantesque fossile qui seulement étonne
et épouvante.

                                   *

                                 *   *

Du reste, des gens vont venir, attirés par cette lune. A une lieue
d'ici, à Louxor, dans les hôtels, je devine bien qu'ils ont quitté les
tables en hâte, de peur de manquer le spectacle célèbre. Pour moi donc,
c'est le temps de battre en retraite, et par la grande avenue toujours,
je me dirige vers les pylônes des Ptolémées, où les gardiens de nuit se
tiennent.

Ils sont déjà occupés, ces bédouins, à ouvrir les grilles pour des
touristes qui ont montré leurs permis et qui apportent des kodaks, du
magnésium pour faire des éclairs dans les temples, tout un attirail.

Plus loin, quand j'ai repris le chemin de Louxor, je ne tarde pas à
croiser, sous des palmiers qui sont là et sur des sables, la foule, le
gros des arrivants; une suite de voitures, du monde à cheval, du monde à
bourricot; des éclats de voix en toutes sortes de langues non
égyptiennes. C'est à se demander: Que se passe-t-il? Un bal, une fête,
un grand mariage?--Non. Tout simplement il y a pleine lune cette nuit, à
Thèbes, sur les ruines.



XVI

THÈBES AU SOLEIL


Deux heures de l'après-midi. Un feu blanc, un feu mauvais tombe du ciel
que pâlit un excès de lumière. Un soleil hostile aux hommes de nos
climats surchauffe l'énorme ossature rougeâtre, émiettée par places, qui
reste de Thèbes,--et qui gît là comme la carcasse d'une bête géante,
morte sur le sable du désert depuis déjà des milliers d'années, mais
trop massive pour jamais complètement s'anéantir.

Dans l'hypostyle, un peu d'ombre bleuit derrière les monstrueux piliers,
mais de l'ombre poussiéreuse, de l'ombre chaude. Elles sont chaudes, les
colonnes; tous les blocs sont chauds,--et cependant c'est l'hiver, avec
des nuits froides qui devraient tout glacer. Chaleur et poussière;
poussière rousse, qui sur les ruines de la Haute-Égypte pèse en nuage
éternel, exhalant une odeur d'aromate et de momie.

Avoir si chaud, cela augmente la sensation rétrospective de fatigue, qui
vous prend à regarder ces pierres trop lourdes pour les forces humaines
et accumulées en montagnes; presque il semble que l'on soit de part dans
les efforts, les épuisements, les sueurs de ce peuple aux muscles
d'acier tout neuf, qui pour charrier et entasser de telles masses dut
s'asservir durant trente siècles.

Ces pierres, elles aussi, disent la fatigue; la fatigue de s'accabler
les unes sous le poids des autres depuis des millénaires; la souffrance
d'avoir été taillées trop exactement, et trop bien juxtaposées, au point
d'être comme rivées ensemble par leur seule lourdeur. Oh! celles d'en
bas, qui soutiennent la charge des empilements formidables!...

Et l'ardente couleur de ces choses vous surprend; elle a persisté. Sur
les grès rouges de l'hypostyle, les peinturlures d'il y a plus de trois
mille ans se voient encore; en haut surtout de la travée milieu, presque
dans le ciel, les chapiteaux en forme de grandes fleurs ont gardé les
bleus de lapis, les verts, les jaunes dont furent bariolés jadis leurs
étranges pétales.

Décrépitude, émiettement, poussière... Au plein soleil, sous le
magnifique éclairage de la vie, on voit bien que tout cela est mort,
mais mort depuis des temps que l'imagination ne peut pas se représenter.
Et le délabrement apparaît plus irrémédiable; çà et là des réparations
impuissantes et comme enfantines, faites aux époques anciennes de
l'histoire, par les Grecs, par les Romains; des colonnes rapiécées, des
trous bouchés avec du ciment; mais les grands blocs sont en désarroi, et
on sent, jusqu'à en être obsédé, l'impossibilité à jamais de remettre en
ordre ce chaos d'écrasantes choses éboulées, eût-on même à son service
des légions de travailleurs, et des machines,--et des siècles devant soi
pour accomplir la besogne.

Et puis, ce qui surprend et oppresse, c'est le peu d'espace libre, le
peu de place qui restait pour les foules, dans des salles pourtant
immenses: entre les murailles, tout était encombré par les piliers; les
temples étaient à moitié remplis par leurs colossales futaies de
pierres. C'est que les hommes qui bâtirent Thèbes vivaient au
commencement des temps et n'avaient pas encore trouvé cette chose qui
nous paraît aujourd'hui si simple: la voûte. Ils étaient cependant de
merveilleux précurseurs, ces architectes; déjà ils avaient su dégager de
la nuit quantité de conceptions qui sans doute, depuis les origines,
sommeillaient en germe inexplicable dans le cerveau humain: la
rectitude, la ligne droite, l'angle droit, la verticale, dont la nature
ne fournit nul exemple; même la symétrie, qui à bien réfléchir
s'explique moins encore, la symétrie, qu'ils employaient avec maîtrise,
sachant aussi bien que nous tout l'effet qu'on peut obtenir par la
répétition d'objets semblables placés en _pendant_ de chaque côté d'un
portique ou d'une avenue. Mais la voûte, non, ils n'avaient pas inventé
cela; alors, comme il y avait pourtant une limite à la grandeur des
dalles qu'ils pouvaient poser à plat comme des poutres, il leur fallait
ces profusions de colonnes pour soutenir là-haut leurs plafonds
effroyables;--c'est pourquoi il semble que l'air manque, il semble que
l'on étouffe au milieu de leurs temples, dominés, obstrués par la rigide
présence de tant de pierres. Et encore, on y voit clair aujourd'hui là
dedans; depuis que sont tombées les roches suspendues qui servaient de
toiture, la lumière descend à flots partout. Mais jadis, quand une
demi-nuit régnait à demeure dans les salles profondes, sous les
immobiles carapaces de grès ou de granit, tout cela devait paraître si
lourdement sépulcral, définitif et sans merci comme un gigantesque
palais de la Mort!--Un jour par année cependant, ici à Thèbes, un
éclairage d'incendie pénétrait de part en part les sanctuaires d'Amon,
car l'artère milieu est ouverte au nord-ouest, orientée de telle façon
qu'une fois l'an, une seule fois, le soir du solstice d'été, le soleil à
son coucher y peut plonger ses rayons rouges; au moment où il élargit
son disque sanglant pour descendre là-bas derrière les désolations du
désert de Libye, il arrive dans l'axe même de cette avenue, de cette
suite de nefs, qui a huit cents mètres de longueur. Jadis donc, ces
soirs-là, il glissait horizontalement sous les plafonds terribles--entre
ces piliers alignés qui sont hauts comme notre colonne Vendôme,--puis
venait jeter pour quelques secondes ses teintes de cuivre en fusion
jusque dans l'obscurité du saint des saints. Et alors tout le temple
retentissait d'un fracas de musique; au fond des salles interdites, on
célébrait la gloire du dieu de Thèbes...

                                   *

                                 *   *

Comme un nuage, comme un voile, la continuelle poussière rousse flotte
partout sur les ruines, et, au travers, le soleil çà et là dessine de
longues rayures blanches. La poussière d'Égypte, on dirait même qu'en un
point de la grande avenue, derrière les obélisques, elle se lève en
tourbillons, comme ferait une fumée.--C'est que là sont assemblés
aujourd'hui les travailleurs de bronze qui chaque jour, sans trêve,
fouillent ce vieux sol sacré; bien infimes, presque négligeables auprès
de tels monolithes, ils creusent, ils creusent; patiemment ils
déblayent, et la terre s'en va par petits paquets, dans des séries de
paniers que des enfants emportent en formant la chaîne. Les alluvions
périodiques du Nil et les sables charriés par le vent du désert avaient
élevé le sol d'environ six mètres depuis les temps où Thèbes a cessé de
vivre; mais de nos jours on a entrepris la tâche de rétablir l'antique
niveau. A première vue, cela semblait infaisable, et cependant ils en
viendront à bout, même avec leurs moyens naïfs, ces travailleurs fellahs
qui accomplissent en chantant leur incessante besogne de fourmis. Voici
bientôt le grand hypostyle déblayé--et ses colonnes, qui paraissaient
déjà effrayantes, découvertes à présent jusqu'à la base, ont gagné
encore vingt pieds de hauteur; quantité de colosses, qui gisaient
endormis sous ce linceul de terre et de sable, ont été retrouvés, remis
debout, et viennent de reprendre, pour une nouvelle période de
quasi-éternité, leur faction aux intimidants carrefours; d'année en
année, la ville-momie s'exhume un peu plus, à grand effort, se repeuple
de dieux et de rois longtemps cachés[8]... On creuse toujours,--et à
peine sait-on à quelle profondeur descendent les débris et les ruines:
Thèbes avait duré tant de siècles, la terre ici est tellement pénétrée
de passé humain que, sous les plus vieux temples connus, on constate
qu'il y en avait d'autres, plus vieux encore et plus massifs, que l'on
ne soupçonnait pas et dont l'âge dépasserait huit mille ans...

  [8] On sait que l'entretien des monuments antiques de l'Égypte et leur
    restauration dans la mesure du possible restent confiés aux soins
    des Français. M. Maspero a délégué à Thèbes un artiste et un érudit,
    M. Legrain, qui y consacre passionnément sa vie.

Malgré l'ardent soleil, malgré les tourbillons de poussière soulevés par
les coups de pioche, on s'attarderait des heures, parmi les fellahs
poudreux et maigres, à suivre des yeux les fouilles dans ce sol unique
au monde, où tout ce que l'on voit reparaître est surprise et
trouvaille, où la moindre pierre taillée eut un passé de gloire, fit
partie des premières splendeurs architecturales, fut _une pierre de
Thèbes_! Au fond des tranchées qui s'élargissent, à chaque instant
quelque chose brille: c'est le flanc poli d'un colosse en granit de
Syène, ou bien un petit Osiris de cuivre, les débris d'un vase, un bijou
d'or sans prix, ou même une simple perle bleue qui tomba du collier de
quelque suivante des reines.

Cette activité de fossoyeurs, qui seule ranime certains quartiers
pendant le jour, finit au coucher du soleil; chaque soir, les fellahs
maigres reçoivent la solde de leur travail, s'en vont gîter aux
silencieux environs, dans des huttes en terre, et on referme derrière
eux les grilles des portes. La nuit, à part les gardiens de l'entrée,
personne n'habite les ruines.

                                   *

                                 *   *

Émiettement, poussière... Autour de ces palais et de ces temples de
l'artère centrale, qui sont les plus conservés et se tiennent
orgueilleusement debout, très loin de tous côtés des espaces mornes
s'étendent, où, du matin au soir, darde une lumière implacable. Là,
parmi les grêles plantes désertiques, des blocs gisent au hasard, restes
de sanctuaires dont jamais plus on ne démêlera le plan ni la forme; mais
sur ces pierres, des fragments de l'histoire du monde se lisent encore,
en hiéroglyphes précis.

Dans l'ouest de la salle hypostyle, une région est semée de disques tous
égaux et pareils; on dirait, sur un damier pour Titans, des pions qui
auraient dix mètres de tour,--et ce sont les morceaux épars, les
tranches d'une colonnade des Ramsès. Plus loin, la terre semble avoir
été passée au feu; on marche sur des scories noirâtres où restent
incrustés des boulons d'airain, des parcelles de verre fondu,--et c'est
le quartier qu'incendièrent les soldats de Cambyse. Ils furent du reste
grands destructeurs de la ville-reine, ces soldats perses; pour anéantir
les obélisques et les immuables colosses, ils avaient imaginé de les
flamber en allumant des bûchers alentour, et puis, quand ils les
voyaient brûlants, ils les inondaient d'eau froide: alors du haut en bas
les granits se fendaient.

On sait combien Thèbes s'étendait largement, ici sur cette rive droite
du Nil où résidaient les Pharaons, et en face, sur la rive libyque
consacrée aux faiseurs de momies et aux temples funéraires. Aujourd'hui,
à part ces grands palais du centre, ce n'est plus guère qu'une jonchée
de débris, et les longues avenues, que bordent des suites infinies de
sphinx ou de béliers, vont se perdre on ne sait où, ensevelies sous les
sables.

De loin en loin cependant, au milieu de ces cimetières de choses, un
temple reste debout, conservant même ses saintes ténèbres sous
l'épaisseur de sa carapace de caverne. L'un, où se rendaient de célèbres
oracles, est, plus encore que les autres, emprisonnant et sépulcral dans
son éternelle pénombre; en haut d'une muraille, s'ouvre le trou noir
d'une espèce de grotte, à laquelle conduisait un couloir secret venant
des profondeurs; c'est par là qu'apparaissait le visage du prêtre chargé
de prononcer les paroles sibylliques--et le plafond de sa niche est tout
enfumé encore par la flamme de sa lampe, éteinte depuis plus de deux
mille ans!...

                                   *

                                 *   *

Tant de ruines qui émergent à peine des sables de ce désert, et, dans ce
vieux sol desséché, tant d'étranges trésors qui dorment! Quand le soleil
éclaire ainsi les tristes lointains, quand on aperçoit jusqu'aux
horizons le déploiement de ces champs de la mort que les siècles ne
parviennent pas à niveler, c'est l'heure où l'on imagine un peu mieux,
par la vue d'ensemble, ce que fut Thèbes: reconstituée en songe, elle
apparaît excessive, fougueuse et multiple, comme ces floraisons du monde
antédiluvien que des fossiles nous révèlent. A côté de cela, combien
s'amoindrissent nos villes modernes, nos hâtifs petits palais, nos stucs
et nos ferrailles!

Et si mystique, cette ville d'Amon, avec les ténèbres de ses sanctuaires
qu'habitaient les dieux et les symboles! Tout le sublime élan
primesautier de l'âme humaine vers l'Inconnaissable s'est comme pétrifié
dans ces ruines, en des formes démesurées et diverses, pour venir
jusqu'à nous et nous confondre. Comparés à ce peuple, qui ne rêvait que
d'éternité, nous sommes, nous, les vieillis et les mesquins, ceux que
bientôt n'inquiétera même plus le pourquoi de la vie, de la pensée et de
la mort. De tels débuts présageaient quelque chose de plus grand certes
que nos humanités d'aujourd'hui, vouées aux désespérances, aux alcools
et aux explosifs.

                                   *

                                 *   *

Émiettement, poussière... Ce même soleil sur Thèbes est là chaque jour,
qui dessèche, effrite, fendille et pulvérise.

A la place de tant de magnificences, il y a quelques champs de blé, en
nappes vertes, disant la reprise de l'humble vie du labour. Surtout il y
a les sables, qui viennent à présent jusqu'au seuil des Pharaons, il y a
le jaune désert, il y a le monde des miroitements et du silence qui
s'approche comme une lente marée pour engloutir. Dans ces lointains, où
du matin au soir tremblent des mirages, là-bas vers la chaîne d'Arabie,
l'ensevelissement est déjà presque achevé; les pauvres pierres
croulantes que l'on voit encore un peu partout, émergeant à peine des
dunes en marche, sont les restes de ce que les hommes, dans leurs
révoltes superbes d'autrefois contre la mort, avaient su faire le plus
lourdement indestructible.

Et ce soleil, toujours ce soleil, qui promène sur Thèbes l'ironie de sa
durée,--pour nous si impossible à calculer et à concevoir!... Nulle part
autant qu'ici on ne souffre de l'épouvante de connaître que toute notre
misérable petite effervescence humaine n'est qu'une sorte de moisissure
autour d'un atome émané de cette sinistre boule de feu, et que lui-même,
ce soleil, n'aura été qu'un météore éphémère, qu'une furtive étincelle
jaillie pendant l'une des innombrables transformations cosmiques, au
cours des temps sans fin ni commencement.



XVII

UNE AUDIENCE D'AMÉNOPHIS II


Le roi Aménophis II vient de reprendre ses audiences, qu'il s'était vu
obligé de suspendre depuis trois mille trois cents et quelques années
pour cause de décès. Elles sont très suivies; le costume de cour n'y est
pas exigé et le Grand Maître des Cérémonies accepte volontiers le
pourboire. Il les donne tous les matins d'hiver à partir de huit heures,
aux entrailles d'une montagne du désert de Libye, et, s'il se repose
ensuite dans la journée, c'est uniquement parce qu'on lui supprime, dès
midi sonnant, sa lumière électrique.

Heureux Aménophis II! De tant de rois qui s'étaient évertués à cacher
pour jamais leur momie au fond d'impénétrables retraites, il est le seul
que l'on ait laissé dans son tombeau; aussi «fait-il le maximum» chaque
fois qu'il ouvre ses salons funéraires.

                                   *

                                 *   *

Comme il s'agit d'arriver avant midi chez ce Pharaon, dès huit heures,
un clair matin de février, je pars de Louxor où depuis quelques jours ma
dahabieh sommeille contre la berge du Nil. Il faut d'abord traverser le
fleuve, car c'est sur l'autre bord que les rois thébains du Moyen Empire
avaient tous établi leurs demeures d'éternité; bien au delà des plaines
du rivage, c'est là-bas, dans ces montagnes qui ferment l'horizon comme
un mur adorablement rose. D'autres canots, qui traversent aussi,
glissent à côté du mien sur l'eau tranquille; leurs passagers paraissent
appartenir à cette variété d'Anglo-Saxons qui s'équipe chez Thos Cook
and Son (Egypt limited) et, comme moi sans nul doute, ils se rendent à
l'audience royale.

Nous abordons aux sables de l'autre rive, aujourd'hui presque déserte,
mais où s'étendait jadis tout un quartier de Thèbes, celui des faiseurs
de momies, avec les fours par milliers pour chauffer le natrum et les
huiles qui empêchent les pourritures. Dans cette Thèbes où, durant une
quarantaine de siècles, tout ce qui mourut, hommes ou bêtes, fut
minutieusement préparé sous des bandelettes, on se représente
l'importance que pouvait prendre le faubourg des embaumeurs. Et c'est
dans la proche montagne qu'allaient s'enfouir les produits de tant de
soigneux paquetages, tandis que le Nil emportait le sang des cadavres et
les immondices de leurs viscères; devant nous, cette chaîne de roches
vives, colorée chaque matin de ce même rose de fleur tendre, est
intérieurement toute farcie de morts.

Nous avons une large plaine à franchir avant d'atteindre ces
montagnes-là, et ce sont des champs de blé, alternant avec des sables
déjà désertiques. Derrière nous s'éloignent le vieux Nil et son autre
rive que nous venons de quitter, la rive de Louxor dont les gigantesques
colonnades pharaoniques sont comme allongées en dessous par leur propre
reflet sur le miroir du fleuve,--et, dans ce matin rayonnant, dans cette
pure lumière, ce serait admirable, ce temple éternel avec son image
renversée au fond de l'eau bleue, si tout à côté et deux fois plus haut
ne surgissait impudemment Winter Palace, l'hôtel monstre construit
l'année dernière pour les touristes au goût subtil... Qui sait pourtant,
les cynocéphales, qui sur le sol sacré d'Égypte ont déposé cette ordure,
s'imaginent peut-être égaler le mérite de l'artiste qui restaure en ce
moment les sanctuaires de Thèbes, ou même la gloire des Pharaons qui les
bâtirent.

Pour nous rapprocher toujours de la chaîne Libyque, où nous attend ce
roi, nous traversons maintenant des blés encore en herbe,--et les
moineaux, les alouettes chantent autour de nous le hâtif printemps de la
Thébaïde.

Voici là-bas deux sortes de grands menhirs qui commencent de se
préciser; de même taille et de mêmes contours, ils se lèvent tout
pareils à côté l'un de l'autre, dans le lointain limpide, au milieu de
ces nappes vertes qui rappellent si bien nos champs de France... Ah! ils
ont des bonnets de sphinx, et ce sont de gigantesques formes humaines,
pesamment assises sur des trônes: les colosses de Memnon! Aussitôt on
les reconnaît, car l'imagerie de tous les temps en a vulgarisé l'aspect,
comme pour les pyramides. Mais on ne prévoyait pas qu'ils apparaîtraient
comme cela, posés si simplement au milieu de ces jeunes blés qui
poussent à toucher leurs pieds, et entourés de ces humbles oiseaux de
chez nous qui chantent sans façon sur leurs épaules.

Ils n'ont même pas eu l'air scandalisés de voir à l'instant passer près
d'eux une kyrielle de choses enfumées, les wagons d'un aimable petit
chemin de fer d'«intérêt local», charroyant des cannes à sucre et des
courges.

La chaîne de Libye, depuis une heure, n'a cessé de grandir pour nous
dans le profond ciel trop bleu. A présent qu'elle se dresse là tout
près, surchauffée par le soleil de dix heures et comme incandescente,
nous apercevons un peu partout, devant les premiers contreforts rocheux,
des débris de palais, colonnades, escaliers, pylônes; et des géants sans
visage, emmaillotés comme des Pharaons morts, se tiennent debout, les
mains croisées sous leur suaire de grès: temples et statues pour les
mânes de tant de rois ou reines qui eurent pendant trois ou quatre mille
ans leur momie embusquée là tout près, au coeur de ces montagnes, au
plus profond des galeries murées et secrètes.

Maintenant, plus de champs de blé, plus d'herbages, plus rien; nous
venons de franchir le seuil désolé, nous sommes dans le désert. Tout de
suite un sol inquiétant, funèbre, moitié sable, moitié cendres, où
bâillent partout des fosses. On dirait une région que des bêtes
fouisseuses auraient longtemps minée; mais ce sont les hommes qui ont
durant plus de cinquante siècles tourmenté ce terrain, d'abord pour y
cacher des momies, ensuite et jusqu'à nos jours pour en exhumer. Chaque
trou a recélé son cadavre et, si l'on regarde au fond, des guenilles
jaunâtres y traînent encore, des bandelettes, ou des jambes, des
vertèbres millénaires. Quelques bédouins maigres, qui exercent le métier
de déterreur et qui gîtent par là dans des creux comme des chacals,
s'avancent pour nous vendre des scarabées, des verroteries bleues à demi
fossiles, des pieds ou des mains de mort.

C'est fini du frais matin; on sent de minute en minute la chaleur
s'alourdir. Le sentier, que marquent seulement des pierres semées en
chapelet, tourne enfin et pénètre au milieu de la montagne par un
couloir tragique: nous entrons dans cette «Vallée des Rois» qui fut le
lieu du suprême rendez-vous pour les plus augustes momies. Entre ces
roches, tout à coup les souffles sont devenus brûlants, et le site
semble appartenir, non plus à la Terre, mais à quelque planète calcinée
qui aurait à jamais perdu ses nuages et ses voiles. Cette chaîne
Libyque, de loin si délicatement rose, se révèle effroyable maintenant
qu'elle nous surplombe; elle a bien l'air de ce qu'elle est: un énorme
et fantastique tombeau, une nécropole naturelle dont rien d'humain n'eût
égalé le faste ni l'horreur, une étuve rêvée pour cadavres qui veulent
s'éterniser. Les calcaires, sur lesquels du reste aucune pluie ne tombe
de ce ciel immuable, semblent d'une seule pièce du haut en bas, sans une
lézarde qui amènerait un suintement dans les sépulcres; on peut donc
dormir, au coeur de ces monstrueux blocs, à l'abri comme sous des voûtes
de plomb. Et pour ce qui est de la magnificence, les siècles en ont pris
soin; le continuel passage des vents chargés de sable a dépouillé, usé
tout cela, au point de ne laisser à la pierre extérieure que ses filons
les plus denses, et ainsi ont reparu d'étranges fantaisies
architecturales, telles que la Matière, aux origines, les avait
obscurément conçues. Plus tard, le soleil d'Égypte a prodigué sur
l'ensemble ses ardentes patines rougeâtres. Et les montagnes imitent par
places de grands tuyaux d'orgue badigeonnés de jaune et de carmin, ou
ailleurs des ossatures encore sanguinolentes et des amas de chairs
mortes.

Devant le ciel follement bleu, les cimes éclairées jusqu'à éblouir
s'enlèvent en lumière: rouges cendrés d'incendie qui couve, éclats de
braise, sur de l'indigo trop pur qui presque tourne au sombre. On
croirait cheminer dans quelque vallée d'Apocalypse, aux parois
brûlantes. Du silence et de la mort, sous un excès de clarté, dans le
rayonnement continu d'une sorte de morne apothéose: c'est ainsi
d'ailleurs que les Égyptiens entendaient le décor de toutes leurs
nécropoles.

Toujours le sentier s'enfonce dans les gorges étouffantes,--et au bout
de cette «Vallée des Rois» nous n'attendions qu'un silence plus
épeurant, sous ce soleil bientôt méridien, qui se fait de minute en
minute plus tristement terrible... Mais qu'est-ce que c'est que ça?...

A un détour, là-bas, au fond d'un repli sinistre, tout ce monde, tout ce
tapage?... Un meeting, une foire?... Sous des tendelets, pour les
protéger de l'insolation, une cinquantaine de bourricots stationnent,
sellés à l'anglaise. Dans un coin, une petite usine à électricité, en
briques neuves, lance sa fumée noire. Et un peu partout, entre les hauts
rochers sanglants, vont et viennent, s'agitent, bavardent des touristes
Cook des deux sexes, d'autres même qui semblent vraiment n'en plus avoir
aucun. C'est pour l'audience royale. Il en est venu à âne, ou dans des
carrioles, et les grosses dames trop poussives se sont fait apporter en
chaise par des bédouins. Des quatre points de l'Europe, ils se sont
réunis dans ce ravin de désert, pour voir un pauvre cadavre qui se
dessèche au fond d'un trou.

Les palais cachés montrent çà et là leur entrée d'ombre, qui est creusée
en carré dans la roche massive, et sur laquelle un écriteau indique le
nom d'une souveraine momie: Ramsès IV, Sethos Ier, Thoutmosis III,
Ramsès IX, etc. Bien que tous ces rois, sauf Aménophis II, aient
déménagé récemment pour aller dans la basse Égypte peupler les vitrines
du musée du Caire, leurs suprêmes demeures n'ont pas cessé d'attirer les
foules. De chaque souterrain émergent en ce moment des Cooks et des
Cookesses en sueur; mais c'est surtout de chez Aménophis que l'on sort à
pleine porte: pourvu que nous n'arrivions pas trop tard, et que
l'audience ne soit pas close!

Et songer que ces entrées-là avaient été murées, dissimulées avec tant
de soin, et perdues pendant des siècles! Tout ce qu'il a fallu ensuite
de persévérance pour les retrouver, d'observation, de tâtonnements, de
sondages et d'heureux hasards!

En effet, on ferme, on ferme. Nous avions trop flâné ce matin autour des
colosses de Memnon ou des palais de la plaine. Voici presque midi, un
midi dévorant et funèbre, qui tombe d'aplomb sur les cimes rouges, et
vient brûler jusqu'en ses derniers replis la vallée de pierre.

A la porte d'Aménophis, il faut parlementer, prier. Moyennant pourboire,
le bédouin Grand Maître des Cérémonies se laisse fléchir. Descendons
avec lui, mais vite, vite, car l'électricité va s'éteindre. Ce sera une
audience courte, mais au moins ce sera une audience privée; nous serons
seuls avec le Roi.

Dans ces ténèbres, où d'abord, après tant de soleil, les petites lampes
électriques nous semblent à peine des vers luisants, nous attendions un
peu de froid comme dans les souterrains de nos climats; non, c'est une
pire chaleur, enfermée, desséchante, et on voudrait retourner au grand
air, qui brûlait aussi, mais qui au moins était l'air de la vie.

En hâte nous descendons: des escaliers raides, des couloirs en pente si
rapide qu'ils vous entraînent d'eux-mêmes comme des glissières, et il
semble que l'on ne remontera jamais, pas plus que la grande momie qui y
passa jadis, se rendant à sa «chambre éternelle». Tout cela d'abord vous
entraîne à un puits profond, creusé pour happer les profanateurs au
passage,--et c'est sur l'un des côtés de cette oubliette, derrière un
bloc quelconque soigneusement scellé, que fut découverte la continuation
des galeries funéraires. Donc, le puits franchi, sur une passerelle
qu'on y a jetée, les escaliers recommencent devant nous, et les
corridors inclinés qui presque font courir; seulement, par un coude
brusque, ils ont changé de direction. Encore descendre, descendre! Mon
Dieu, il habite bien bas, ce roi-là, et à chaque marche descendue on se
sent pris davantage sous la masse souveraine de la pierre, au centre de
toute cette épaisseur compacte et muette.

Les petits globes électriques espacés en guirlande suffisent maintenant
à nos yeux qui ont oublié le soleil. Et, depuis que nous y voyons clair,
autour de nous mille figures nous invitent au recueillement et au
silence; elles sont partout inscrites sur les murs lisses, immaculés,
d'un ton de vieil ivoire; elles se suivent en bon ordre, se répètent
obstinément en rangées pareilles comme pour mieux imposer à notre
esprit, par les toujours mêmes gestes, les toujours mêmes choses. Les
dieux et les démons, les Anubis à tête noire de chacal et à grandes
oreilles dressées, ont l'air avec leurs longs bras et leurs longs
doigts, de nous faire signe: «Pas de bruit! Attention, il y a des
momies!» La conservation de tout cela, les couleurs vives, la netteté
des coups de pinceau commencent de causer une stupeur et un trouble;
vraiment, on croirait qu'ils ont à peine quitté l'hypogée, les peintres
de ces figures des Ténèbres. Tout ce passé vous attire à lui comme un
abîme que l'on serait venu regarder de trop près; il vous cerne et peu à
peu vous maîtrise; ici, il est encore tellement chez lui, qu'il _est
resté le présent_; en plus de cette descente aux entrailles sourdes de
la pierre, il y a eu aussi comme un glissement avec vertige, que l'on
n'avait pas prévu et qui vous a replongé très loin au fond des âges...

Ils aboutissent enfin à quelque chose de vaste, ces couloirs
d'interminable oppression par lesquels nous nous étions faufilés
jusqu'aux dessous les plus secrets de la montagne; les parois se
desserrent, la voûte s'élève, et voici la grande salle funéraire dont le
plafond bleu, tout semé d'étoiles comme un ciel, est soutenu par six
piliers taillés à même le roc; sur les côtés s'ouvrent d'autres chambres
où l'électricité permet de bien voir, et au fond s'indique en contre-bas
une large crypte à demi obscure, où l'on devine que le Pharaon doit se
tenir. Oh! le prodigieux travail de perforation dans la pierre vive! Et
cet hypogée n'est pas unique; tout le long de la «Vallée des Rois», des
petites portes--qui n'ont l'air de rien, mais que dénonce aux initiés le
«Signe de l'Ombre» inscrit sur le linteau--conduisent à d'autres
souterrains aussi somptueux et perfidement profonds, avec leurs
embûches, leurs puits perdus, leurs oubliettes, et l'affolante
multiplicité de leurs figures murales.--Or, tous ces tombeaux ce matin
étaient pleins de monde, et, si nous n'avions eu la chance d'arriver
après l'heure, nous rencontrions ici même, chez Aménophis, un bataillon
Cook!

Dans cette salle au plafond bleu, les fresques multiplient leurs
énigmes: des scènes du Livre de l'Hadès; tout le rituel funéraire mis en
images. Sur les piliers, sur les murailles se pressent les différents
démons qu'une âme égyptienne risquait de rencontrer en cheminant à
travers le Pays de l'Ombre, et, en dessous de chacun, les mots de passe,
qu'il convenait de lui dire, sont résumés en mémento.

Car elle s'en allait, l'âme, sous les deux formes simultanées d'une
flamme[9] et d'un épervier[10]. Et ce Pays de l'Ombre, aussi appelé
Occident, où elle devait se rendre, était celui où va tomber la lune, où
chaque soir le soleil lui-même s'abîme et s'éteint; pays que les vivants
n'atteignent jamais, parce qu'il fuit devant eux, si loin qu'ils
s'avancent par les sables ou par les mers. Arrivée là, dans les
ténèbres, l'âme effarée avait donc à parlementer successivement avec ces
formes affreuses aux aguets sur sa route. Si enfin elle était jugée
digne d'approcher Osiris, le grand Soleil-Mort, elle se fondait en lui
pour réapparaître brillante sur le monde, le matin suivant et les autres
matins jusqu'à la consommation des âges: vague survivance dans la
splendeur solaire, continuation sans personnalité, dont on ne saurait
trop dire si elle était plus désirable que le non-être éternel.

  [9] Le Khou, qui s'enfuyait à jamais de notre monde.

  [10] Le Baï, qui pouvait à son gré revenir dans le tombeau.

Ce que, par exemple, il fallait faire durer coûte que coûte, c'était le
cadavre, car un certain _double_ du mort continuait d'habiter dans sa
chair sèche, et retenait ainsi une sorte de demi-vie, péniblement
consciente. Couché au fond du sarcophage, il pouvait regarder, par ces
deux yeux qui étaient peints sur le couvercle, toujours dans l'axe même
des yeux vides. Parfois aussi, dégagé de la momie et de sa boîte, il
errait comme fantôme dans l'hypogée; pour qu'il pût se nourrir alors,
des amas de viandes momifiées sous bandelettes étaient au nombre des
mille choses ensevelies à ses côtés; on lui laissait aussi du natrum et
des huiles, afin qu'il essayât de se réembaumer si des vers naissaient
dans ses membres. Oh! la persistance de ce _double_, qui était scellé
dans le tombeau, qui avait à s'inquiéter de la pourriture, et subissait
sa durée, là, dans l'étouffement, l'obscurité et l'absolu silence, sans
rien qui marquât les jours et les nuits, ni les saisons, ni les siècles,
ni les dizaines de siècles indéfiniment! Avec une si horrible conception
de la mort, chacun donc en ce temps-là s'absorbait dans la préparation
de sa «chambre éternelle».

Or, pour cet Aménophis II, voici à peu près ce qui advint à son
_double_. Déshabitué de tout bruit, après trois ou quatre cents ans de
silence passés là en compagnie de quelques familiers endormis du même
pesant sommeil, il entendit des coups sourds, là-bas, du côté du puits
perdu: on avait découvert l'entrée clandestine, on la démurait! Des
vivants allaient paraître, sans doute des pillards de sépultures, venus
pour les démailloter tous!--Non, mais des prêtres d'Osiris, s'avançant
craintifs, en cortège de funérailles. Ils apportaient neuf grands
cercueils contenant les momies de neuf rois ses fils, petit-fils, et
autres successeurs inconnus, jusqu'à ce roi Setnakht qui gouverna
l'Égypte deux siècles et demi après lui. Et c'était pour les mieux
cacher, là, tous ensemble, dans une chambre qui fut aussitôt murée.
Ensuite ils repartirent; les pierres de la porte furent scellées de
nouveau et tout retomba dans les mornes et chaudes ténèbres.

Des siècles encore coulèrent goutte à goutte,--peut-être dix, peut-être
vingt,--avec un silence que ne troublait même plus le petit grattement
des vers depuis longtemps desséchés. Et un jour vint où, du côté de
l'entrée, les mêmes coups retentirent.--Les voleurs, cette fois! Tenant
des torches, ils se précipitèrent avec des cris, et, sauf dans la bonne
cachette aux neuf cercueils, tout fut saccagé, les bandelettes
déchirées, les bijoux d'or arrachés du cou des momies. Puis, quand ils
eurent trié leur butin, ils murèrent l'entrée comme avant, et
repartirent, laissant un inextricable fouillis de linceuls, de corps
humains, d'entrailles sorties de vastes canopes, de dieux et d'emblèmes
brisés.

Encore le silence pendant de longs siècles. Et, de nos jours enfin, le
_double_ plus affaibli, presque inexistant, perçut le même bruit de
pierres descellées à coups de pioche. Cette troisième fois, les vivants
qui entrèrent étaient d'une race jamais vue. D'abord ils semblaient des
hommes pieux, ne touchant les choses que doucement. Mais c'était pour
tout dérober, tout, même les neuf cercueils royaux de la cachette
jusqu'alors inviolée. Les moindres cassons, ils les recueillaient avec
une sollicitude quasi-religieuse; pour ne rien perdre, ils allaient
jusqu'à tamiser les balayures et la poussière. Pourtant lui, Aménophis,
qui n'était déjà plus qu'une lamentable momie sans joyaux ni
bandelettes, on le laissa au fond du sarcophage de grès. Et depuis ce
jour, condamné à recevoir chaque matin des personnages d'un aspect
étrange, il habite seul dans l'hypogée vidé, où ne reste plus un être ni
une chose de son temps.

Ah! cependant si! Nous n'avions pas regardé partout. Là, dans une des
chambres latérales, des gens couchés, des morts!... Trois cadavres
(momies démaillotées lors du pillage) gisent côte à côte sur des
guenilles. D'abord une femme--la Reine probablement--dont la chevelure
est dénouée; son profil a gardé une ligne exquise; combien elle est
encore jolie! Ensuite, un jeune garçon, au tout petit visage de poupée
grisâtre; il est tondu ras, lui, sauf, du côté droit, cette longue mèche
qui dénote un prince royal. Et enfin un homme; oh! bien horrible,
celui-là, avec son air de trouver que la mort est une chose
irrésistiblement drôle... Même il en rit à se tordre, en mordant un coin
de son linceul, sans doute pour ne pas pouffer trop fort.

Oh!... soudain, nuit noire!--et nous restons figés sur place.
L'électricité partout à la fois vient de s'éteindre: en haut, sur terre,
midi a dû sonner pour ceux qui connaissent encore le soleil et les
heures.

Afin que l'on rallume bien vite, le garde qui nous a amenés pousse des
cris, en son fausset de bédouin; mais les matités infinies des parois,
au lieu d'en prolonger les vibrations, les éteignent, et d'ailleurs qui
donc pourrait les entendre, des profondeurs où nous sommes? Alors à
tâtons, dans cette obscurité absolue il prend sa course, par le couloir
qui remonte. Bruit précipité de ses sandales, flottement de son burnous,
tout s'éloigne, et la clameur d'appel qu'il continue de jeter, nous la
percevons bientôt aussi étouffée que si nous étions nous-mêmes des
ensevelis. Nous ne bougeons toujours pas... Mais comment se peut-il
qu'il fasse si chaud, chez ces momies? on croirait qu'il y a des feux
allumés tout près dans quelque four. Surtout c'est l'air qui manque; les
couloirs, après notre passage, peut-être se sont-ils contractés, comme
il arrive pendant l'angoisse des rêves; la longue fissure par laquelle
nous nous sommes glissés jusqu'ici, peut-être s'est-elle refermée sur
nous...

Enfin on a compris les appels d'alarme, et la lumière a jailli. Eux, les
trois cadavres n'ont pas profité de ces minutes non surveillées pour
tenter un mouvement agressif: mêmes poses et mêmes expressions; la
Reine, toujours calme et jolie; l'homme toujours mordant son bout de
guenille, pour comprimer son fou rire de trente-trois siècles.

Maintenant le bédouin est redescendu; haletant de sa course, il nous
presse d'aller voir le Roi avant que la lumière s'éteigne encore, et
cette fois pour tout de bon. Au fond de la salle et au bord de la crypte
en pénombre, nous voici donc accoudés à regarder. C'est un lieu de forme
ovale, avec une voûte d'un noir mortuaire sur laquelle se détachent des
fresques blanches ou couleur de cendre représentant tout un nouveau
registre de dieux et de démons, les uns sveltes et gainés étroitement
comme des momies, les autres ayant de grosses têtes et de gros ventres
d'hippopotame. Posé sur le sol, et veillé de haut par tant de figures,
un énorme sarcophage de pierre est là, tout ouvert, et vaguement on y
distingue un corps humain: le Pharaon!

Au moins nous aurions voulu mieux le voir.--Qu'à cela ne tienne: le
bédouin Grand Maître des Cérémonies fait jouer un bouton électrique, et
une forte lampe s'allume au-dessus du front d'Aménophis, détaillant avec
une netteté à faire peur les yeux fermés, la grimace du visage et toute
la triste momie. Cet effet de théâtre, nous ne nous y attendions pas.

On l'avait enseveli dans la magnificence, mais ces pillards lui ayant
tout pris, même sa belle cuirasse à écailles qui lui venait d'un
lointain pays oriental, depuis déjà beaucoup de siècles il dort demi-nu
sur des loques. Cependant son pauvre bouquet lui est resté,--du mimosa,
reconnaissable encore... Et qui dira jamais quelle main pieuse, ou
amoureuse peut-être, les avait cueillies pour lui, ces fleurs d'il y a
plus de trois mille ans...

On suffoque de chaleur; il semble que sur la poitrine pèse toute la
masse écrasante de cette montagne, de ce bloc de calcaire où l'on s'est
faufilé par des trous relativement imperceptibles, à la façon des
termites ou des larves. Ces figures aussi, ces figures inscrites
partout, et ce mystère des hiéroglyphes et des symboles, vous causent
une gêne croissante. On en est trop près et ils sont trop les maîtres
des issues, ces dieux à tête d'épervier, à tête d'ibis ou de
loup-de-désert qui, sur les murailles, conversent en une continuelle
mimique exaltée. Et puis on prend conscience d'être sacrilège devant ce
cercueil sans couvercle, éclairé si insolemment; le douloureux visage
noirâtre, à moitié rongé, a l'air de demander grâce: «Eh bien! oui, là,
ma sépulture a été violée et je tombe en poussière. Mais, à présent que
vous m'avez vu, laissez-moi, éteignez cette lampe, ayez pitié de mon
néant.»

En effet, quelle dérision! Avoir mis tant de soins, tant de ruses à
cacher son cadavre, avoir épuisé des milliers d'hommes au creusement de
ce dédale souterrain, et finir ainsi, la tête sous une lampe électrique,
pour amuser qui passe!

La pitié, je crois que c'est le pauvre bouquet de mimosa qui l'a presque
éveillée, et je dis au bédouin: «Va, tourne le bouton là-bas, éteins,
c'est assez!» Alors l'ombre revient au-dessus du front royal, qui
brusquement s'efface de nouveau dans le sarcophage; le fantôme du
Pharaon s'évanouit, comme replongé aux passés insondables: l'audience
est close.

Et nous, qui pouvons échapper à l'horreur des hypogées, vite remontons
vers le soleil des vivants, allons respirer de l'air, de l'air puisque
nous y avons encore droit, pour quelques jours comptés!



XVIII

A THÈBES CHEZ L'OGRESSE


Ce soir, dans le vaste chaos des ruines, à l'heure où le soleil
commençait d'éclairer rose, je suivais l'une des voies magnifiques de la
ville-momie, celle qui part à angle droit de la ligne des temples
d'Amon, se perd plus ou moins dans les sables, et aboutit enfin à un lac
sacré, au bord duquel des déesses à tête de chatte sont assises en
cénacle, regardant l'eau morte et les lointains du désert. Elle fut
commencée il y a trois mille quatre cents ans, cette voie-là, par une
belle reine appelée Makéri[11], et nombre de rois en continuèrent la
construction pendant une suite de siècles. Des pylônes--qui sont, comme
on sait, les monumentales murailles, en forme de trapèze à large base et
toutes couvertes d'hiéroglyphes, que les Égyptiens plaçaient de chaque
côté de leurs portiques ou de leurs avenues--des pylônes la décoraient
avec une lourdeur superbe, ainsi que des colosses et d'interminables
files de béliers, plus gros que des buffles, accroupis sur des socles.

  [11] Aujourd'hui, la momie du bébé, du musée du Caire.

Premiers pylônes, qui m'obligent à faire un détour; ils sont tellement
en ruine que leurs blocs, éboulés de toutes parts, ont fermé le passage.
Ici veillaient debout, à droite et à gauche, deux géants en granit rouge
de Syène. Jadis, dans des temps que l'histoire ne précise plus, on les a
brisés l'un et l'autre à hauteur des reins; mais leurs jambes
musculeuses ont gardé fièrement l'attitude de la marche, et chacun, dans
une de ses mains sans bras qui descend le long du pagne, serre avec
passion l'emblème de la vie éternelle. Ce granit de Syène est d'ailleurs
si dur que les siècles ne l'altèrent point, et, au milieu de cette
déroute des pierres, les jarrets des colosses mutilés luisent encore
comme si on venait de les polir.

Plus loin, deuxièmes pylônes, effondrés aussi, et devant lesquels se
tient une rangée de pharaons.

De tous côtés les blocs chavirés pêle-mêle étalent leur désordre de
choses gigantesques, parmi ces sables qui s'obstinent avec patience à
les ensevelir. Maintenant voici les troisièmes pylônes, flanqués de
leurs deux géants en marche, qui n'ont plus ni tête ni épaules. Et la
voie, jalonnée majestueusement encore par les débris, continue de s'en
aller vers le désert.

Quatrièmes et derniers pylônes, qui semblent à première vue marquer
l'extrémité des ruines, l'orée du néant désertique; effrités,
découronnés, mais raides et debout, ils ont l'air d'être posés là si
solidement que rien ne saurait plus les faire broncher jamais. Les deux
colosses qui les gardaient de droite et de gauche siègent sur des
trônes. L'un, celui de l'est, est presque anéanti. Mais l'autre, au
contraire, se détache tout entier, tout blanc, d'une blancheur de
marbre, sur le fond couleur bise de l'énorme pan de mur criblé
d'hiéroglyphes; on ne lui a meurtri que le masque du visage; il conserve
encore son menton impérieux, ses oreilles, son bonnet de sphinx, on
pourrait presque dire son _expression_ méditative devant ce déploiement
de la grande solitude qui paraît commencer juste à ses pieds.

Ici pourtant n'était que la limite des quartiers du dieu Amon; les
enceintes de Thèbes passaient infiniment plus loin, et l'avenue qui me
conduira tout à l'heure chez les déesses à tête de chatte se prolonge
beaucoup encore au sortir de ces portes, bien qu'on la distingue à peine
entre sa double rangée de béliers-sphinx, tout brisés et presque
enfouis.

Le jour tombe, et la poussière d'Égypte, comme invariablement chaque
soir, commence à ressembler dans les lointains à de la poudre d'or. Je
regarde derrière moi de temps à autre le géant qui m'observe, assis au
pied de son pylône où l'histoire d'un pharaon est gravée en un immense
tableau. Au-dessus de lui et de son mur qui devient de minute en minute
plus rose, je vois monter davantage, à mesure que je m'éloigne, tout
l'amas des palais du centre, l'hypostyle d'Amon, les salles de
Thoutmosis et les obélisques, tout le groupement enchevêtré de ces
choses si grandes et si mortes, qui n'ont plus jamais été égalées sur
terre.

Les voilà qui resplendissent une fois de plus dans la rouge apothéose du
soir, ces restes bientôt aussi désagrégés que de vieux ossements, et on
dirait qu'ils demandent grâce à la fin, qu'ils sont las d'être ainsi
sans trêve, sans trêve, à chaque couchant, colorés en fête, comme par
une dérision de cet éternel soleil.

C'est déjà presque loin derrière moi tout cela; mais l'air est si
limpide, les contours restent si nets qu'on a l'illusion plutôt, en
s'éloignant, que les temples et les pylônes diminuent, s'abaissent,
rentrent dans la terre. Quant au géant blanc, qui me suit toujours de
son regard sans yeux, le voilà réduit aux proportions d'un simple rêveur
humain; il n'a du reste pas l'aspect rigidement hiératique des autres
statues thébaines: les mains sur les genoux, il est là comme un homme
ordinaire qui se serait arrêté pour réfléchir[12]. Je le connais depuis
des jours,--des jours et des nuits, car, avec sa blancheur et la
transparence de ces nuits d'Égypte, je l'ai vu tant de fois se dessiner
de loin sous la vague lumière des étoiles, grand fantôme, dans sa pose
contemplative! Et je me sens déjà obsédé par la continuité de son
attitude à cette entrée des ruines, moi qui, à Thèbes et même sur la
terre, aurai passé sans lendemain comme nous passons tous; or, avant que
la vie consciente m'eût été donnée, il était là depuis des temps qui
font frémir; pendant trente-trois siècles environ, les yeux des myriades
d'inconnus qui m'ont précédé le voyaient tout comme le voient mes yeux,
tranquille et blanc à cette même place, assis devant ce même seuil, avec
sa tête un peu inclinée, et son air de penser.

  [12] Statue d'Aménophis III.

Je chemine sans hâte, ayant toujours une tendance à m'attarder pour
regarder derrière moi, regarder l'entassement silencieux des palais et
le rêveur blanc, qui s'illuminent ensemble d'un dernier feu de Bengale,
à la mort quotidienne du soleil.

Et l'heure est déjà crépusculaire quand j'arrive chez les déesses.

Leur domaine est d'ailleurs tellement détruit que les sables avaient pu
le recouvrir et le cacher durant vingt siècles; mais on vient de
l'exhumer.

Il n'en reste que des tronçons de colonnes, alignés en rangs multiples
sur une vaste étendue de désert[13]. Pierrailles, éboulements et débris;
je traverse sans m'arrêter, et enfin voici le lac sacré, au bord duquel
les grandes chattes sont assises en conciliabule éternel, chacune sur
son trône. Le lac, creusé par ordre des Pharaons, se déploie en forme
arquée, comme une sorte de croissant; des oiseaux de marais, qui vont se
coucher, traversent en ce moment son eau triste et dormante; ses bords,
qui ont connu toutes les magnificences, ne sont plus que des tertres de
décombres où rien ne verdit, et ce qu'on aperçoit au delà, ce que les
déesses attentives regardent, c'est la plaine vide et désolée, où
quelques champs de blé se fondent, à cette heure de crépuscule, avec le
morne infini des sables; le tout fermé à l'horizon par la chaîne encore
un peu rose des calcaires d'Arabie.

  [13] Le temple de la déesse Mout.

Elles sont là, les chattes,--ou, pour plus exactement dire, les lionnes,
car des chattes n'auraient pas ces oreilles courtes et ce menton cruel
épaissi par une barbiche. Toutes en granit noir, images de Sekhmet (qui
fut déesse de la guerre et à ses heures déesse de la luxure), elles ont
des corps sveltes de femme qui rendent plus terribles ces grosses têtes
félines coiffées d'un haut bonnet. Huit ou dix, ou davantage peut-être,
elles sont plus inquiétantes d'être ainsi nombreuses et d'être
pareilles. Elles ne sont pas géantes, comme on aurait pu s'y attendre,
mais de grandeur humaine, faciles donc à emporter ou à détruire, et cela
encore, si l'on réfléchit, augmente l'impression spéciale qu'elles
causent: alors que tant de colosses gisent en morceaux sur le sol,
comment ont-elles pu rester là, elles, petites personnes si
tranquillement assises sur leurs chaises, pendant que coulaient ces
trente-trois siècles de l'histoire du monde?...

Fini, le passage des oiseaux de marais qui pendant un instant avaient
troublé le terne miroir de leur lac; autour d'elles, rien ne bouge plus
et l'infini silence coutumier les enveloppe comme à la tombée de chaque
nuit. D'ailleurs elles habitent un coin des ruines si délaissé! Qui
donc, même en plein jour, songe à venir les voir?

Là-bas, dans l'ouest, une envolée de poussière, comme un long nuage qui
traînerait, indique le départ des touristes qui étaient accourus en
foule au temple d'Amon, mais qui se hâtent de rentrer à Louxor pour
dîner en smoking autour des tables d'hôte. On n'entend même pas dans le
lointain rouler leurs voitures, tant la terre d'ici est feutrée de
sable. De les savoir partis, cela rend plus intime l'entrevue avec ces
déesses nombreuses et pareilles, qui peu à peu se sont drapées d'ombre.
Leurs sièges tournent le dos aux palais de Thèbes, qui commencent d'être
comme baignés dans des ondes violettes, et qui semblent s'abaisser
encore plus à l'horizon, de minute en minute perdre de l'importance
devant la souveraineté de la nuit.

Elles, les déesses noires à tête de lionne et à haute coiffure, toujours
assises les mains sur les genoux, avec des yeux fixes depuis le
commencement des âges et un gênant sourire aux coins de leurs grosses
lèvres de fauves, continuent de regarder, au delà du petit lac mort, ce
désert, qui n'est plus à présent que de l'immensité confuse, d'un bleu
gris, d'un gris de cendre. Et on croit sentir qu'elles ont une âme, qui
leur serait venue à la longue, à force d'avoir eu si longtemps, si
longtemps, une _expression_ sur le visage...

                                   *

                                 *   *

Il y a là-bas, à l'autre extrémité des ruines, une de leurs soeurs de
plus haute taille, une grande Sekhmet que, dans le pays, on appelle
l'ogresse et qui habite seule, embusquée debout dans un temple étroit.
Parmi les fellahs ou bédouins d'alentour, elle est très mal famée, ayant
l'habitude de sortir la nuit pour manger le monde, et aucun d'eux ne se
risquerait volontiers chez elle à cette heure tardive. Au lieu de
rentrer à Louxor, comme ces gens dont les voitures viennent de partir,
j'irai plutôt lui faire visite.

C'est un peu loin, et j'arriverai à nuit close.

D'abord, il faut revenir sur mes pas, remonter toute l'avenue des
béliers, de nouveau passer aux pieds du géant blanc, qui a pris déjà son
air de fantôme, tandis que les ondes violettes qui baignaient la
ville-momie s'épaississent et tournent au bleu grisâtre; puis, franchir
les pylônes que gardent les colosses brisés, et pénétrer dans les palais
du centre.

C'est là, dans ces palais, que je trouve pour tout de bon la nuit, avec
les premiers cris des hiboux et des orfraies. Il y fait tiède encore, à
cause de la chaleur emmagasinée dans le jour par les pierres, mais on
sent que l'air se glace.

A un carrefour, surgit une grande forme humaine drapée de noir et armée
d'un bâton: un bédouin qui rôde, un des gardes. Et voici à peu près le
dialogue échangé (traduction libre et concentrée):

--Montre-moi ton permis, monsieur.

--Voilà!

(Ici nous combinons nos efforts pour éclairer le dit permis à la flamme
d'une allumette.)

--C'est bien, je vais t'accompagner.

--Non, je t'en prie.

--Si, ce sera mieux. Où vas-tu?

--Là-bas, chez cette dame, tu sais, qui est grande, grande, et qui a une
figure de lionne.

--Ah!... Tiens, je crois comprendre que tu préfères te promener seul.
(Ici l'intonation devient enfantine.) Mais, comme tu es un homme bon, tu
me donneras bien une petite pièce quand même.

Il s'en va. Au sortir des palais, me reste à traverser une étendue de
terrains vagues, où du vrai froid me saisit. Au-dessus de ma tête, plus
de lourdes pierres suspendues, mais le déploiement si lointain d'un ciel
bleu-nuit--où s'allument ce soir par trop de milliers de milliers
d'étoiles... Pour les Thébains d'autrefois, cette belle voûte, toujours
scintillante de poudre de diamant, n'épandait sans doute que de la
sérénité dans les âmes. Et pour nous, _qui savons, hélas!_ c'est au
contraire le champ de la grande épouvante, c'est ce que, par pitié, il
eût mieux valu ne pas laisser à portée de nos yeux: l'incommensurable
vide noir où les univers, en frénésie de tourbillonnement, tombent comme
une pluie, se heurtent, s'anéantissent, et se recommencent pour les
éternités nouvelles. Tout cela, on le voit trop, l'horreur n'en est plus
tolérable, par une claire nuit comme celle-ci, et dans un lieu de
silence tout jonché de ruines... De plus en plus le froid vous
pénètre,--ce lugubre froid des étendues sidérales dont rien, dirait-on,
ne vous garantit plus, tant cette atmosphère limpide semble raréfiée,
presque inexistante. Et par terre, des graviers, de maigres herbes
desséchées qui craquent sous les pas donnent l'illusion de ce bruit
crépitant que fait chez nous le sol un peu gelé pendant les nuits
d'hiver.

J'approche enfin de chez l'ogresse. Ces pierres qui s'indiquent,
blanchâtres dans la nuit, cette demeure d'aspect clandestin près de
l'enceinte de Thèbes, c'est là, et vraiment, à une heure pareille, on a
l'air d'aller dans un mauvais lieu. Des colonnes ptolémaïques, de petits
vestibules, de petites cours, où une vague lueur bleue permet de se
conduire. Rien ne bouge; pas même l'envolée d'un oiseau de nuit; un
absolu silence, amplifié terriblement par la présence du désert que l'on
sent tout autour de ces murs. Au fond, trois chambres en pierres
massives, ayant chacune son entrée à part; je sais que les deux
premières sont vides. C'est dans la troisième que l'ogresse habite;
pourvu qu'elle ne soit pas déjà partie pour ses chasses nocturnes à la
chair humaine!... Nuit noire chez elle, où j'entre à tâtons. Vite, la
flamme d'une allumette de cire. Oui, elle est bien là, seule, et debout,
presque plaquée contre la paroi du fond, où la petite lueur fait danser
l'ombre affreuse de sa tête. L'allumette éteinte, je lui en brûle
irrévérencieusement plusieurs autres sous le menton, sous sa lourde
mâchoire mangeuse de monde. Il n'y a pas à dire, elle est terrifiante.
En granit noir, comme ses soeurs assises au bord du triste lac, mais
bien plus grande, six ou huit pieds de haut, elle a un corps de femme
délicieusement svelte et jeune, avec les seins d'une vierge. Très chaste
d'attitude, elle tient en main une fleur de lotus à longue tige, mais
par un contre sens qui déroute et qui glace, ses épaules délicates
supportent la monstruosité d'une grosse tête de lionne. Les pans de son
bonnet retombent de chaque côté de ses oreilles jusque sur sa gorge, et
un large disque de lune le surmonte, pour surcroît de mystérieux
apparat. Son regard mort donne à la férocité de son visage quelque chose
d'inconscient et de fatal: ogresse irresponsable, sans pitié comme sans
plaisir, dévorante à la manière de la Nature et à la manière du Temps;
ainsi peut-être l'entendaient ces initiés de l'antique Égypte qui, pour
le peuple, symbolisaient tout en des figures de dieux.

Dans le réduit sombre, clos de pierres frustes, dans le si petit temple
isolé où elle se tient seule, raide, debout et grande, avec sa tête trop
énorme, son menton qui avance et sa haute coiffure de déesse,--on est
forcément tout près d'elle. En la touchant, la nuit, on s'étonne de la
trouver moins froide que l'air, elle devient quelqu'un, on sent peser
sur soi l'insoutenable regard mort.

Pendant le tête-à-tête, involontairement, on songe aussi aux alentours,
à ces ruines dans ce désert, à ce néant partout, à ce froid sous ces
étoiles... Or, ce summum du doute, de la désespérance et de la terreur,
que dégage pour vous un tel ensemble de choses, voici qu'on le trouve
confirmé, si l'on peut dire ainsi, par la rencontre de cette
divinité-symbole qui vous attend au bout de la course comme pour
recevoir ironiquement toute humaine prière: un rigide épouvantail de
granit au sourire implacable, au masque dévorateur.



XIX

LA VILLE PROMPTEMENT EMBELLIE


Huit années et une ligne de chemin de fer ont suffi à accomplir sa
métamorphose.

C'était, dans la Haute-Égypte, aux confins de la Nubie, une humble
petite ville où l'on fréquentait peu, et qui manquait, il faut l'avouer,
d'élégance, même de confort.

Non qu'elle fût dénuée de pittoresque ou d'intérêt historique, bien au
contraire. Le Nil, apportant les eaux de l'Afrique équatoriale, se
déversait auprès, du haut d'un amas de granit noir, en une majestueuse
cataracte et puis, devant les maisonnettes arabes, se calmait soudain,
pour se diviser entre des îlots de fraîche verdure où des bois de
palmiers balançaient leurs plumets au vent.

Il y avait alentour quantité de temples antiques, d'hypogées, de ruines
romaines, de ruines d'églises des premiers siècles chrétiens; la terre
était pleine de souvenirs des grandes civilisations primitives, car ce
lieu--délaissé depuis des âges et endormi en Islam sous la garde de sa
mosquée blanche--fut jadis l'un des centres de la vie du monde.

Et enfin, dans le désert tout proche, l'histoire ancienne avait été
écrite, il y a trois ou quatre mille ans, par les Pharaons, en
hiéroglyphes immortels, un peu partout, sur les flancs polis d'étranges
blocs de granit bleu, de granit rose, épars au milieu des sables et
affectant des formes de monstres antédiluviens.

                                   *

                                 *   *

Oui, mais il fallait que tout cela fût coordonné, mis au point, et
surtout rendu accessible aux délicats voyageurs des Agences. Aujourd'hui
donc nous avons le plaisir d'annoncer que, de décembre à mars, Assouan
(c'est le nom de l'heureuse localité dont il s'agit) a une «season»
presque aussi courue que celles d'Ostende ou de Spa.

Dès que l'on approche, les grands hôtels érigés de tous côtés, même dans
les îlots du vieux fleuve, charment les yeux du voyageur, le saluent de
leurs enseignes accueillantes qui se lisent d'une lieue; constructions
un peu rapides, il est vrai, plâtre et torchis, mais rappelant toutefois
ces gracieux «palaces» dont la Compagnie des Wagons-Lits a doté
l'univers. Et combien négligeable maintenant, combien écrasée par la
hauteur de leurs façades, la pauvre petite ville d'autrefois, avec ses
maisonnettes blanchies à la chaux et son minaret enfantin.

De cataracte, par exemple, on sait qu'il n'y en a plus à Assouan; la
tutélaire Albion a sainement jugé qu'il valait mieux faire le sacrifice
de ce futile spectacle et, pour augmenter le rendement du sol, arrêter
les eaux du Nil par un barrage artificiel: oeuvre de solide maçonnerie
qui (au dire du _Programme of pleasure trips_) _affords an interest of
very different nature and degree_ (_sic_).

De cette cataracte cependant, Cook and Son--industriels frottés de
poésie, comme chacun sait--ont désiré perpétuer le souvenir en donnant
son nom à un hôtel de cinq cents chambres établi par leurs soins en face
de ces rochers, aujourd'hui rendus au silence, sur lesquels le vieux Nil
a bouillonné durant tant de siècles. «Cataract Hotel», cela fait encore
illusion, n'est-ce pas? Et puis cela s'arrange bien comme en-tête de
papier à lettres.

Cook and Son (Egypt Limited) ont même compris qu'il serait original de
donner à leur établissement un certain cachet d'Islam, et la salle à
manger reproduit (en toc, bien entendu, mais il ne faut pas demander
l'impossible) l'intérieur d'une des mosquées de Stamboul; à l'heure du
«luncheon» rien n'est plus galant que l'aspect, sous ces simili-saintes
coupoles, de toutes ces petites tables se peuplant de touristes Cook des
deux sexes, tandis qu'un orchestre dissimulé entonne la «Mattchiche».

Le barrage, il est vrai, en supprimant la cataracte, a élevé d'une
dizaine de mètres le niveau des eaux en amont, et noyé du même coup une
certaine île de Philæ qui passait à tort pour une des merveilles du
monde, à cause de son grand temple d'Isis parmi les palmiers. Entre
nous, on peut dire que la Bonne Déesse était bien un peu surannée de nos
jours; elle et ses mystères avaient fait leur temps. Du reste, pour les
personnages au caractère chagrin qui regretteraient la disparition de ce
lieu, on a songé à en perpétuer le souvenir comme celui de la cataracte:
de charmantes cartes postales en couleurs, prises avant la noyade de
l'île et du sanctuaire, se vendent dans toutes les librairies du quai.

Oh! ce quai d'Assouan, déjà si britannique par le bon ordre, par la
correction, rien de plus soigné ni de plus aimable! Il y a d'abord le
chemin de fer qui, passant entre des balustrades peintes en
vert-feuillage, y jette son bruit entraînant et sa joyeuse fumée.
D'un côté s'alignent les hôtels; les boutiques, toutes à
l'européenne,--coiffeurs, parfumeurs et nombreuses «dark rooms» à
l'usage de tant d'amateurs photographes qui tiennent à emporter d'ici
les portraits de leurs compagnons de voyage groupés avec esprit devant
quelque célèbre hypogée.

Et puis beaucoup de cafés, où le whisky est d'excellente marque; je dois
dire, pour rendre justice au résultat de _l'entente cordiale_, que l'on
y voit aussi, alignés en quantités notables sur les étagères, les
produits de ces grands philanthropes français auxquels notre génération
ne rend vraiment pas assez d'hommages pour tout le bien qu'ils auront
fait à son estomac et à son cerveau: le lecteur le devine sans doute,
j'ai nommé Pernod, Picon et Cusenier.

Peut-être les braves fellahs ou Nubiens d'alentour, si sobres naguère,
en abusent-ils un peu, de ces toniques; mais c'est l'effet de la
nouveauté, cela passera. Nous pouvons bien d'ailleurs nous l'avouer,
entre nous peuples d'Europe, puisque nous en usons involontairement
tous, l'alcoolisme est un puissant auxiliaire à la propagation de nos
idées, et le mastroquet constitue, pour notre civilisation occidentale,
un précieux pionnier d'avant-garde: toute race légèrement déprimée par
l'abus de nos apéritifs devient plus souple, plus facile à pousser
ensuite dans la véritable voie du progrès et des libertés...

Sur ce quai d'Assouan, si soigneusement aplani au rouleau, défilent avec
animation de continuelles théories de voyageuses, habillées à ravir,
comme on ne sait vraiment le faire qu'après un stage chez Cook and Son
(Egypt Limited). Et, le long du Nil, à l'ombre de jeunes arbres plantés
en bon ordre, des plates-bandes de fleurs, des gazons tirés au cordeau
se défendent efficacement par des fils de fer contre certains oublis
dont les chiens, hélas! ne sont que trop coutumiers.

Là, du reste, tout est numéroté, étiqueté, les ânes, les âniers, les
stations où ils ont le droit de se tenir: «_Stand for six
donkeys._--_Stand for ten_, etc.» De très avenants chameaux, munis de
selles d'amazone, attendent aussi à leurs places respectives, et nombre
de dames Cook, méticuleuses sur la question couleur locale même
lorsqu'il ne s'agit que d'aller faire des emplettes en ville, se
superposent volontiers quelques instants à l'un de ces «vaisseaux du
désert».

Et, tous les cinquante mètres, un agent de police, resté Égyptien par le
visage, bien que déjà Anglais par la rectitude et le costume, ouvre son
oeil vigilant sur toutes choses,--ne souffrirait jamais, par exemple,
qu'un onzième bourricot osât prendre place dans un stand pour dix qui
serait déjà au complet.

Certains esprits enclins à la critique pourraient les juger un peu
prompts à malmener leurs compatriotes, ces policiers, si respectueux au
contraire et si prêts à se dépenser en indications obligeantes dès que
s'adresse à eux quelque voyageur coiffé d'un casque de liège; mais c'est
en vertu de ce principe logique, équitable, descendu tacitement jusqu'à
eux des hauteurs de l'administration nouvelle, à savoir que l'Égypte
d'aujourd'hui est bien moins aux Égyptiens qu'aux nobles étrangers venus
pour y brandir le flambeau de la civilisation.

Le soir, après la nuit tombée, les voyageurs de véritable
«respectability» ne quittent pas les brillants «dining-saloons» des
hôtels, et le quai se retrouve plus solitaire sous les étoiles. C'est à
ce moment que l'on peut apprécier combien sont devenus hospitaliers
certains indigènes: si, dans une minute de mélancolie, on se promène
seul au bord du Nil en fumant sa cigarette, on est toujours accosté par
quelqu'un d'entre eux qui, se méprenant sur la cause de ce vague à
l'âme, s'empresse à vous offrir, avec une touchante ingénuité, de vous
présenter aux jeunes personnes les plus gaies du pays.

Dans les autres villes, restées purement égyptiennes, les gens ne
pratiqueraient jamais cet excès d'affabilité et de belles manières, dû
sans nul doute à notre bienfaisant contact.

Assouan possède aussi son petit bazar oriental, un peu improvisé, un peu
neuf; mais il en fallait bien un, au plus vite, pour que rien ne manquât
aux touristes.

Les marchands ont su s'approvisionner (dans les maisons mères, sous les
arcades de la rue de Rivoli) avec autant de tact que de bon goût, et les
dames Cook ont l'inoffensive illusion d'y faire journellement des
trouvailles. On y vend aussi, pendus par la queue, empaillés et
naturalisés avec art, les derniers crocodiles d'Égypte qui, surtout en
fin de saison, restent à des prix avantageux.

                                   *

                                 *   *

Il n'est pas jusqu'au vieux Nil, qui ne se laisse taquiner gentiment par
l'évolution.

D'abord les fellahines, drapées de voiles noirs, qui tout le jour
viennent y puiser l'eau précieuse, renonçant à ces fragiles amphores de
terre cuite en usage depuis les temps barbares et dont les orientalistes
avaient fort abusé dans leurs tableaux, les remplacent aujourd'hui par
d'ex-bidons à pétrole en fer-blanc, mis à leur disposition par la
bienveillance des grands hôtels; elles les portent d'ailleurs sur la
tête avec désinvolture, comme autrefois ces poteries démodées, et sans
perdre en rien leur galbe de tanagra.

Et puis ce sont les grands bateaux touristes des Agences, qui abondent
ici, car Assouan a le privilège d'être tête de ligne, et leurs sifflets,
leurs moteurs à roue, leurs dynamos pour l'électricité mènent du matin
au soir une captivante symphonie. On pourrait reprocher à ces bâtiments
de ressembler un peu aux lavoirs de la Seine; mais les Agences, jalouses
de leur restituer une certaine couleur locale, leur ont donné des
appellations si notoirement égyptiennes, qu'il n'y a plus rien à dire:
ils se nomment _Sesostris_, _Aménophis_, ou _Ramsès The Great_.

Ce sont enfin les barques à l'aviron qui promènent sans trêve les
voyageurs de l'une à l'autre rive. Tant que la «season» bat son plein,
on les pavoise d'une quantité de petits drapeaux en cotonnade rouge ou
même en simple papier. Les rameurs ont en outre la consigne de chanter
tout le temps des chansons indigènes, que rythme un joueur de derboucca
assis à la proue; de plus ils ont appris à pousser ce cri, d'une si
noble envolée, par lequel les Anglo-Saxons manifestent d'habitude leur
enthousiasme ou leur joie: _Hip! hip! hurrah!_--et l'on n'imagine pas ce
que cela fait bien, pour couper ces mélopées arabes qui risqueraient
sans cela de verser dans la monotonie.

                                   *

                                 *   *

Mais le triomphe d'Assouan, c'est son désert, qui commence là tout de
suite, dès que finit le gazon bien ratissé de son dernier square; un
désert qui, à part les voies ferrées et les poteaux télégraphiques, a
tous les charmes du vrai, les sables, les pierres bouleversées en chaos,
les horizons vides,--tout, moins l'immensité et l'infinie solitude,
moins l'horreur, en un mot, qui le rendait jadis si peu désirable. On
s'étonne en arrivant, par exemple, d'y voir les roches soigneusement
numérotées à la peinture blanche, en chiffres de deux pieds de haut, ou
bien marquées de grandes croix qui tirent l'oeil de plus loin encore
(_sic_); mais j'accorde que l'effet d'ensemble n'y a rien perdu.

Le matin donc, avant l'ardeur du soleil, entre le _breakfast_ et le
_luncheon_, toutes les dames en casque de liège et lunettes bleues
(_dark-coloured spectacles are recommended on account of the glare_)
s'égrènent dans ces solitudes apprivoisées à leur usage, avec autant de
sécurité qu'à Trafalgar Square ou à Kensington Garden. Et il n'est pas
rare de voir l'une d'elles se diriger isolément, un livre à la main,
vers l'un de ces pittoresques rochers--le 363 par exemple, ou bien le
grand 364 si l'on préfère--qui semblait lui faire signe avec son
étiquette blanche, d'une façon presque malséante même, dirait un
observateur non initié...

Que les familles se rassurent toutefois: malgré ces gros numéros d'un
premier aspect un peu équivoque, rien de répréhensible ne saurait se
passer dans ces granits; ils sont du reste d'une seule pièce, sans la
moindre lézarde par où l'inconduite trouverait à se faufiler. Non, tout
simplement les chiffres et les croix désignent les blocs décorés
d'hiéroglyphes et correspondent à un chaste catalogue où chaque
inscription pharaonique se trouve traduite en termes des plus décents.

Cet ingénieux étiquetage des cailloux du désert est dû à l'initiative
d'un égyptologue anglais.



XX

LA MORT DE PHILÆ


Au sortir d'Assouan, la dernière maison tournée, voici tout de suite le
désert. Et le soir tombe, un soir de février qui s'annonce très froid
sous un étrange ciel couleur de cuivre.

C'est incontestablement le désert, oui, avec son chaos de granit et de
sable, avec ses tons roux, sa couleur de bête fauve. Mais il y a les
poteaux d'un télégraphe et les rails d'une ligne ferrée qui le
traversent de compagnie, pour aller se perdre à l'horizon vide. Et puis,
combien cela semble paradoxal et ridicule de se promener là en toute
sécurité, et dans une voiture! (Le plus vulgaire des fiacres, que j'ai
pris à l'heure, sur le quai d'Assouan.)--Désert qui garde encore les
aspects du vrai, mais qui est maintenant domestiqué, apprivoisé à
l'usage des touristes et des dames.

D'abord d'immenses cimetières, en plein sable, à l'orée de ces
quasi-solitudes. Oh! de si vieux cimetières, de toutes les époques de
l'histoire; les mille petites coupoles des saints de l'Islam et les
stèles chrétiennes des premiers siècles s'y émiettent côte à côte,
au-dessus des hypogées pharaoniques. Le crépuscule aidant, toutes ces
ruines des morts et tous les blocs des granits épars se mêlent en
groupements tristes, détachant de fantastiques silhouettes brunes sur le
cuivre pâle du ciel: arceaux brisés, dômes qui penchent, rochers qui se
dressent comme de hauts fantômes...

Ensuite, cette région des tombes une fois franchie, les granits seuls
jonchent l'étendue, des granits auxquels l'usure des siècles a donné des
formes de grosses bêtes rondes; par places, ils ont été jetés les uns
sur les autres et figurent des entassements de monstres; ailleurs ils
gisent isolés parmi les sables, comme perdus au milieu de l'infini de
quelque plage morte. On cesse de voir les rails et le télégraphe; par la
magie du crépuscule, tout redevient grandiose, sous un de ces ciels des
soirs d'Égypte, qui, l'hiver, ressemblent à de froides coupoles de
métal; voici que l'on a conscience enfin d'être vraiment au seuil de ces
profondes désolations arabiques dont aucune barrière, après tout, ne
vous sépare; n'était toujours l'invraisemblance de cette voiture qui
vous emmène, on prendrait maintenant au sérieux ce désert-là, car en
somme il n'a point de limites.

Trois quarts d'heure de route environ, et, devant nous là-bas,
apparaissent des feux, qui déjà s'allument dans le jour mourant. Bien
éclatantes, ces lumières pour être celles de quelque campement
d'Arabes... Et le cocher se retourne, me les montrant du doigt:
«Chélal!» dit-il.

Chélal, le nom de ce village, au bord de l'eau, où l'on prend une barque
pour aller à Philæ.--Horreur! ce sont des lampes électriques!... Et
Chélal se compose d'une gare, d'une usine au long tuyau qui fume, puis
d'une douzaine de ces louches cabarets empestant d'alcool, sans
lesquels, paraît-il, la civilisation européenne ne saurait décemment
s'implanter dans un pays neuf.

L'embarcadère pour Philæ. Quantité de barques sont là prêtes, car les
touristes, alléchés par maintes réclames, affluent maintenant chaque
hiver en dociles troupeaux. Toutes, sans en excepter une, agrémentées à
profusion de petits drapeaux anglais, comme pour quelque régate sur la
Tamise; il faut donc subir ces pavois de fête foraine,--et nous partons
avec une nostalgique chanson de Nubie que les bateliers entonnent à la
cadence des rames.

On y voit encore, tant ce ciel en cuivre reste imprégné de froide
lumière. Nous sommes dans un grand décor tragique, sur un lac environné
d'une sorte d'amphithéâtre terrible que dessinent de tous côtés les
montagnes du désert.

C'était au fond de cet immense cirque de granit que le Nil serpentait
jadis, formant des îlots frais, où l'éternelle verdure des palmiers
contrastait avec ces hautes désolations érigées alentour comme une
muraille. Aujourd'hui, à cause du «barrage» établi par les Anglais,
l'eau a monté, monté, ainsi qu'une marée qui ne redescendrait plus; ce
lac, presque une petite mer, remplace les méandres du fleuve et achève
d'engloutir les îlots sacrés. Le sanctuaire d'Isis,--qui trônait là
depuis des millénaires au sommet d'une colline chargée de temples, de
colonnades et de statues--émerge encore à demi, seul et bientôt noyé
lui-même; c'est lui qui apparaît là-bas, pareil à un grand écueil, à
cette heure où la nuit commence de confondre toutes choses.

Nulle part ailleurs que dans la Haute-Égypte les soirs d'hiver n'ont ces
transparences de vide absolu, ni ces teintes sinistres; à mesure que la
lumière s'en va, le ciel passe du cuivre au bronze, mais en restant
métallique; le zénith devient brun comme un gigantesque bouclier
d'airain, tandis que le couchant seul persiste à rester jaune, en
pâlissant jusqu'à une presque blancheur de laiton, et là-dessus les
montagnes du désert aiguisent partout leurs silhouettes coupantes, d'une
nuance de sienne brûlée. Ce soir, un vent glacial souffle avec furie
contre nous. Toujours au chant des rameurs, nous avançons péniblement
sur ce lac artificiel,--que soutient comme en l'air une maçonnerie
anglaise, invisible au lointain, mais devinée et révoltante; lac
sacrilège, pourrait-on dire, puisqu'il ensevelit dans ses eaux troubles
des ruines sans prix: temples des dieux de l'Égypte, églises des
premiers siècles chrétiens, stèles, inscriptions et emblèmes. C'est
au-dessus de ces choses que nous passons, fouettés au visage par des
embruns, par l'écume de mille petites lames méchantes.

Nous approchons de ce qui fut l'île sainte. Par places, des palmiers,
dont la longue tige est aujourd'hui sous l'eau et qui vont mourir,
montrent encore leur tête, leurs plumets mouillés, donnant des aspects
d'inondation, presque de cataclysme.

Avant d'aborder au sanctuaire d'Isis, nous touchons à ce kiosque de
Philæ, reproduit par les images de tous les temps, célèbre à l'égal du
Sphinx ou des Pyramides. Il s'élevait jadis sur un piédestal de hauts
rochers, et les dattiers balançaient alentour leurs bouquets de palmes
aériennes. Aujourd'hui, il n'a plus de base, ses colonnes surgissent
isolément de cette sorte de lac suspendu et on le dirait construit dans
l'eau à l'intention de quelque royale naumachie. Nous y entrons avec
notre barque,--et c'est un port bien étrange, dans sa somptuosité
antique; un port d'une mélancolie sans nom, surtout à cette heure jaune
du crépuscule extrême, et sous ces rafales glacées que nous envoient
sans merci les proches déserts. Mais combien il est adorable ainsi, le
kiosque de Philæ, dans ce désarroi précurseur de son éboulement! Ses
colonnes, comme posées sur de l'instable, en deviennent plus sveltes,
semblent porter plus haut encore leurs chapiteaux en feuillage de
pierre: tout à fait kiosque de rêve maintenant, et que l'on sent si près
de disparaître à jamais sous ces eaux qui ne baissent plus...

Voici que de nouveau, pour quelques secondes encore, il fait presque
jour, et que des teintes de cuivre moins pâles se rallument au ciel.
Après le coucher des soleils d'Égypte, quand on croit que c'est fini,
souvent elle vient ainsi vous surprendre, cette recoloration furtive de
l'air, avant que tout s'éteigne. Près de nous, sur ces fûts élancés qui
nous environnent, les nuances rougeâtres font semblant de revenir, et de
même là-bas, sur ce temple de la déesse, dressé en écueil au milieu de
la petite mer que le vent couvre d'écume.

Au sortir du kiosque, notre barque, sur cette eau profonde et
envahissante, parmi les palmiers noyés, fait un détour, afin de nous
conduire au temple par le chemin que prenaient à pied les pèlerins du
vieux temps, par la voie naguère encore magnifique, bordée de colonnades
et de statues. Entièrement engloutie aujourd'hui, cette voie-là, que
l'on ne reverra jamais plus; entre ses doubles rangées de colonnes,
l'eau nous porte à la hauteur des chapiteaux, qui émergent seuls et que
nous pourrions toucher de la main.--Promenade de la fin des temps,
semble-t-il, dans cette sorte de Venise déserte, qui va s'écrouler,
plonger et être oubliée.

Le temple. Nous sommes arrivés. Au-dessus de nos têtes se dressent les
énormes pylônes, ornés de personnages en bas-relief: une Isis géante qui
tend le bras comme pour nous faire signe, et d'autres divinités au geste
de mystère. La porte, qui s'ouvre dans l'épaisseur de ces murailles, est
basse, d'ailleurs à demi noyée, et donne sur des profondeurs déjà très
en pénombre. Nous entrons à l'aviron dans le sanctuaire. Et, dès que
notre barque a passé au-dessus du seuil sacré, les bateliers
interrompant leur chanson, poussent en surprise le cri nouveau qu'on
leur a appris à l'usage des touristes: _Hip! hip! hip! hurrah!_... Oh!
l'effet de profanation grossière et imbécile que cause ce hurlement de
la joie anglaise, à l'instant où nous pénétrions là, le coeur serré par
tant de vandalisme utilitaire!... Ils comprennent d'ailleurs qu'ils ont
été déplacés et ne recommenceront pas; peut-être même, au fond de leur
âme nubienne, nous savent-ils gré de leur avoir imposé silence. Il fait
plus sombre là dedans bien que ce soit à ciel ouvert, et le vent glacé
siffle plus lugubrement qu'au dehors; on est transi par une humidité
pénétrante,--humidité d'importation, bien inconnue autrefois dans ce
pays avant qu'on l'eût inondé. Nous sommes dans la partie du temple non
couverte, celle où venaient s'agenouiller les fidèles. La sonorité des
granits alentour exagère le bruit des avirons sur cette eau enclose,--et
c'est si déroutant de ramer et de flotter entre ces deux murs où jadis
pendant des siècles les hommes se sont prosternés le front contre les
dalles!...

L'obscurité décidément nous envahit, l'heure est trop tardive; il faut
pousser la barque à toucher les murailles pour distinguer encore les
hiéroglyphes et les dieux rigides, qui y sont gravés finement comme au
burin. Tout cela, miné depuis quatre ans bientôt par l'inondation, a
déjà pris à la base cette triste teinte noirâtre que l'on voit aux vieux
palais vénitiens.

Halte et silence; il fait sombre, il fait froid; les avirons ne remuant
plus, on n'entend que la plainte du vent et le clapotis de l'eau sur les
colonnes, sur les bas-reliefs,--et puis tout à coup le bruit d'une chute
pesante, suivie de remous sans fin: quelque grande pierre sculptée qui
vient de plonger à son heure, pour rejoindre dans le chaos noir d'en
dessous celles déjà disparues, et les temples déjà engloutis, et les
vieilles églises coptes, et la ville des premiers siècles
chrétiens,--tout ce qui fut jadis l'île de Philæ, la «perle de
l'Égypte», l'une des merveilles du monde.

On n'y voit plus. Allons nous abriter n'importe où pour attendre la
lune. Au fond de cette première salle à air libre, s'ouvre une porte qui
donne dans de la nuit épaisse: c'est le saint des saints, lourdement
plafonné de granit, la partie la plus haute du temple, la seule que
l'eau n'ait pas atteinte, et là nous pouvons mettre pied à terre. Nos
pas semblent trop bruyants sur les larges dalles sonores, et des hiboux
s'envolent. Profondes ténèbres; le vent et l'humidité nous glacent.
Trois heures à passer avant le lever de la lune; attendre dans ce lieu
serait mortel; plutôt retournons à Chélal, nous mettre à l'abri dans un
bouge quelconque.

                                   *

                                 *   *

Un cabaret de l'horrible village, à la lueur d'une lampe électrique. Il
empeste l'absinthe, ce cabaret du désert. On s'y chauffe à un brasero
fumeux. Il a été bâti hâtivement avec du zinc de boîtes à conserves,
avec des débris de caisses à whisky, et, pour orner les murs, le patron,
qui est un vague Maltais, a collé partout des images découpées dans nos
journaux européens pornographiques. Pendant nos heures d'attente, des
Nubiens, des Arabes s'y succèdent sans trêve, demandant à boire, et on
leur vend nos alcools à pleines verrées: ouvriers des usines nouvelles,
qui étaient jadis des êtres de santé et de plein air, mais qui ont déjà
la figure flétrie sous un poudrage de charbon, les yeux hagards, avec
une expression malheureuse et mauvaise.

                                   *

                                 *   *

Le lever de la lune heureusement ne tardera plus, et, de nouveau dans
notre barque, nous cheminons d'une allure lente vers ce triste écueil
qu'est aujourd'hui Philæ. Le vent est tombé avec la nuit, comme il
arrive presque toujours en ce pays l'hiver, et le lac s'apaise. Au
lugubre ciel jaune a succédé un ciel bleu-noir, infiniment lointain, où
scintillent par myriades les étoiles d'Égypte.

Une grande lueur à l'orient, et la pleine lune enfin surgit, non pas
sanglante comme dans nos climats, mais tout de suite très lumineuse, au
milieu de cette sorte de buée en auréole que lui fait ici l'éternelle
poussière des sables.

Bercés toujours par la chanson nubienne des bateliers, quand nous sommes
revenus dans le kiosque sans base, un grand disque éclaire déjà toutes
choses, en discrète splendeur; au gré des allées et venues de notre
barque, nous le voyons passer et repasser, le grand disque de vermeil,
entre ces hautes colonnes, si frappantes d'archaïsme, dont l'image se
dédouble dans l'eau maintenant calmée.--Plus que jamais, kiosque de
rêve, kiosque d'antique magie...

Pour retourner chez la déesse, nous suivons une seconde fois la voie
noyée entre les chapiteaux et les frises de la colonnade qui émergent
comme une série de petits récifs. Dans la salle à ciel ouvert qui est
l'avant-temple, l'obscurité persiste encore entre les granits
souverains; attachons la barque contre l'un des murs et attendons le bon
plaisir de la lune; sitôt qu'elle sera assez haute pour plonger ici,
nous y verrons clair.

Cela débute par une lueur rose, au sommet des pylônes. Et puis cela
devient comme un triangle lumineux, très nettement coupé, qui grandit
peu à peu sur l'immense paroi et tend à descendre vers la base du
temple, nous révélant par degrés la présence intimidante des
bas-reliefs, les dieux, les déesses, les hiéroglyphes, les cénacles de
personnages qui se font entre eux des signes. Nous ne sommes plus seuls;
tout un monde de fantômes vient d'être évoqué autour de nous par la
lune, fantômes petits ou très grands, qui se dissimulaient là dans
l'ombre, et qui tout à coup se sont mis à causer à la muette, sans
troubler le profond silence, rien qu'à l'aide de mains expressives et de
doigts levés. Maintenant commence à paraître aussi l'Isis
colossale,--celle qui est inscrite à gauche du portique par où l'on
entre: d'abord sa tête fine, casquée d'un oiseau et surmontée d'un
disque solaire; puis, la lueur descendant toujours, sa gorge, son bras
qui se lève pour faire on ne sait quel mystérieux geste indicateur;
enfin la nudité svelte de son torse, et ses hanches serrées dans une
gaine... La voilà bientôt tout entière sortie de l'ombre, la déesse...
Mais il semble qu'elle s'étonne et s'inquiète de voir à ses pieds--au
lieu des dalles qu'elle connaissait depuis deux mille ans--sa propre
image, un reflet d'elle-même qui s'allonge, qui s'allonge, renversé dans
de l'eau...

Et soudain, au milieu de tout le calme nocturne de ce temple isolé dans
un lac, encore la surprise d'une sorte de grondement funèbre, encore des
choses qui s'éboulent, de précieuses pierres qui se désagrègent, qui
tombent,--et alors, à la surface de l'eau, mille cernes concentriques se
forment et se déforment, jouent à se poursuivre, ne finissent plus de
troubler ce miroir, encaissé dans les granits terribles, où l'Isis se
regardait tristement...

                   *       *       *       *       *

_P.S._--La noyade de Philæ vient, comme on sait, d'augmenter de
soixante-quinze millions de livres le rendement annuel des terres
environnantes. Encouragés par ce succès, les Anglais vont, l'année
prochaine, élever encore de six mètres le barrage du Nil; du coup, le
sanctuaire d'Isis aura complètement plongé, la plupart des temples
antiques de la Nubie seront aussi dans l'eau, et des fièvres infecteront
le pays. Mais cela permettra de faire de si productives plantations de
coton!...



TABLE


                                                    Pages
      I.--MINUIT D'HIVER EN FACE DU GRAND SPHINX        1
     II.--LA MORT DU CAIRE                             15
    III.--MOSQUÉES DU CAIRE                            31
     IV.--LE CÉNACLE DES MOMIES                        45
      V.--UN CENTRE D'ISLAM                            67
     VI.--CHEZ LES APIS                                85
    VII.--BANLIEUES DU CAIRE, LA NUIT                 103
   VIII.--CHRÉTIENS ARCHAÏQUES                        119
     IX.--LA RACE DE BRONZE                           135
      X.--LE TOUT GRACIEUX LUNCHEON                   149
     XI.--LA DÉCHÉANCE DU NIL                         171
    XII.--CHEZ LA DÉESSE DE L'AMOUR ET DE LA JOIE     189
   XIII.--LOUXOR MODERNISÉ                            207
    XIV.--SOIR DE VINGTIÈME SIÈCLE A THÈBES           227
     XV.--A THÈBES, LA NUIT                           243
    XVI.--THÈBES AU SOLEIL                            261
   XVII.--UNE AUDIENCE D'AMÉNOPHIS II                 277
  XVIII.--A THÈBES CHEZ L'OGRESSE                     305
    XIX.--LA VILLE PROMPTEMENT EMBELLIE               323
     XX.--LA MORT DE PHILÆ                            339



IMP. HENRY MAILLET, 3, RUE DE CHATILLON, PARIS.

10734-1-21





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