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Title: Les sentiers dans la montagne
Author: Maeterlinck, Maurice
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les sentiers dans la montagne" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



  MAURICE MAETERLINCK

  LES SENTIERS
  DANS LA MONTAGNE

  QUINZIÈME MILLE

  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1919
  Tous droits réservés.

  _Copyright in the United States of America by Dodd,
  Mead and Co, Inc., 1919. All rights reserved._



OUVRAGES DE MAURICE MAETERLINCK

EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur

DANS LA BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER A 3 FR. 50 LE VOLUME

  La Sagesse et la Destinée (69e mille)                           1 vol.
  La Vie des Abeilles (83e mille)                                 1 vol.
  Le Temple Enseveli (28e mille)                                  1 vol.
  Le Double Jardin (22e mille)                                    1 vol.
  L'Intelligence des Fleurs (36e mille)                           1 vol.
  La Mort (50e mille)                                             1 vol.
  Les Débris de la Guerre (17e mille)                             1 vol.
  L'Hôte Inconnu (23e mille)                                      1 vol.


THÉÂTRE

  Théâtre, Tome I.--_La Princesse Maleine_, _L'Intruse,
    Les Aveugles_                                               3 fr. 50
      Tome II.--_Pelléas et Mélisande_ (1892), _Alladine et
    Palomides_ (1894), _Intérieur_ (1894), _La Mort de
    Tintagiles_ (1894)                                          3 fr. 50
      Tome III.--_Aglavaine et Sélysette_ (1896), _Ariane
    et Barbe-bleue_ (1901), _Soeur Béatrice_ (1901)             3 fr. 50
  Joyzelle, pièce en 5 actes (13e mille)                        3 fr. 50
  Monna Vanna, pièce en 3 actes (12e mille)                     2 fr.  »
  Monna Vanna, drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux,
    livret (musique de Henry Février) (9e mille)                1 fr.  »
  L'Oiseau Bleu, féerie en 6 actes et 12 tableaux (40e Mille)   3 fr. 50
  La Tragédie de Macbeth, de W. Shakespeare.
    Traduction nouvelle avec une _Introduction_ et des
    _Notes_ (6e mille)                                          3 fr. 50
  Marie-Magdeleine, drame en 3 actes (6e mille)                 3 fr. 50


CHEZ DIVERS ÉDITEURS

  Le Trésor des Humbles (96e édition). (Mercure de France)      3 fr. 50
  Serres Chaudes (poésies). (Lacomblez, édit.)                  3 fr.  »
  L'Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbroeck l'Admirable,
    traduit du flamand et précédé d'une Introduction.
    (Lacomblez, édit.)                                          5 fr.  »
  Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, traduits
    de l'allemand et précédés d'une Introduction.
   (Lacomblez, édit.)                                           5 fr.  »
  Album de douze Chansons. (Stock, édit.)                      _Épuisé._



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

_20 exemplaires numérotés sur papier du Japon_;

_80 exemplaires numérotés sur papier de Hollande_



LES SENTIERS

DANS LA MONTAGNE



I

LA PUISSANCE DES MORTS


Dans un petit livre qui est une sorte d'étrange chef-d'oeuvre: _la Ville
enchantée_, une romancière anglaise, Mrs Oliphant, nous montre les morts
d'une ville de province qui tout à coup, indignés de la conduite et des
moeurs de ceux qui habitent la cité qu'ils fondèrent, se révoltent,
envahissent les maisons, les rues et les places publiques, et sous la
pression de leur multitude innombrable, toute-puissante quoique
invisible, refoulent les vivants, les poussent hors des portes, et
faisant bonne garde, ne leur permettent de rentrer dans leurs murs
qu'après qu'un traité de paix et de pénitence a purifié les coeurs,
réparé les scandales et assuré un avenir plus digne.

Il y a sans nul doute sous cette fiction, qui nous semble poussée un peu
loin, parce que nous ne voyons que les réalités matérielles et
éphémères, une grande vérité. Les morts vivent et se meuvent parmi nous
beaucoup plus réellement et plus efficacement que ne le saurait peindre
l'imagination la plus aventureuse. Il est fort douteux qu'ils restent
dans leurs tombes. Il paraît même de plus en plus certain qu'ils ne s'y
laissèrent jamais renfermer. Il n'y a sous les dalles où nous les
croyons prisonniers qu'un peu de cendres qui ne leur appartiennent plus
qu'ils ont abandonnées sans regrets et dont, probablement, ils ne
daignent plus se souvenir. Tout ce qui fut eux-mêmes demeure parmi nous.
Sous quelle forme, de quelle façon? après tant de milliers, peut-être de
millions d'années, nous ne le savons pas encore, et aucune religion n'a
pu nous le dire avec une certitude satisfaisante, bien que toutes s'y
soient évertuées; mais on peut, à de certains indices, espérer de
l'apprendre.

                                   *

                                 *   *

Sans considérer davantage une vérité puissante mais confuse qu'il est
pour l'instant impossible de préciser ou de rendre sensible, tenons-nous
à ce qui n'est pas contestable. Comme je l'ai dit ailleurs, quelle que
soit notre foi religieuse, il est en tout cas un lieu où nos morts ne
peuvent pas périr, où ils continuent d'exister aussi réellement et
parfois, plus activement que lorsqu'ils étaient dans la chair: c'est en
nous que se trouve cette vivante demeure et ce lieu consacré qui pour
ceux que nous avons perdus devient le paradis ou l'enfer selon que nous
nous rapprochons ou nous éloignons de leurs pensées et de leurs voeux.

Et leurs pensées et leurs voeux sont toujours plus hauts que les nôtres.
C'est donc en nous élevant que nous irons à eux. Nous devons faire les
premiers pas; ils ne peuvent plus descendre, tandis qu'il nous est
toujours possible de monter; car les morts, quels qu'ils aient été dans
leur vie, deviennent meilleurs que les meilleurs d'entre nous. Les moins
bons, en dépouillant leur corps, ont dépouillé ses vices, ses
petitesses, ses faiblesses qui abandonnent bientôt notre mémoire aussi;
et l'esprit seul demeure qui est pur en tout homme et ne peut vouloir
que le bien. Il n'y a pas de mauvais morts, parce qu'il n'y a pas de
mauvaises âmes. C'est pourquoi, à mesure que nous nous purifions, nous
redonnons la vie à ceux qui n'étaient plus et transformons en ciel notre
souvenir qu'ils habitent.

                                   *

                                 *   *

Et ce qui fut toujours vrai de tous les morts, l'est bien davantage
aujourd'hui que les meilleurs seuls sont choisis pour la tombe. Dans la
région que nous croyons souterraine, que nous appelons le royaume des
ombres et qui est en réalité la région éthérée et le royaume de la
lumière, il y a eu des perturbations aussi profondes que celles que nous
avons éprouvées à la surface de notre terre. Les jeunes morts l'ont
envahie de toutes parts; et, depuis l'origine de ce monde, ne furent
jamais aussi nombreux, aussi pleins de force et d'ardeur. Alors que dans
le cours habituel des années, le séjour de ceux qui nous quittent ne
recueille que des existences lasses et épuisées, il n'en est pas un seul
dans cette foule incomparable qui, pour reprendre l'expression de
Périclès, «ne soit sorti de la vie au plus fort de la gloire». Il n'en
est pas un seul qui ne soit, non pas descendu mais monté vers la mort,
tout couvert du plus grand sacrifice que l'homme puisse faire à une idée
qui ne peut pas mourir. Il faudrait que tout ce que nous avons cru
jusqu'à ce jour, tout ce que nous avons tenté d'atteindre par delà
nous-mêmes, tout ce qui nous a élevés au point où nous sommes, tout ce
qui a surmonté les mauvais jours et les mauvais instincts de la nature
humaine, n'eût été qu'illusions et mensonges, pour que de tels hommes,
un tel amas de mérite et de gloire, fussent réellement anéantis, à
jamais disparus, à jamais inutiles et sans voix, à jamais sans action,
sur un monde auquel ils ont donné la vie.

                                   *

                                 *   *

Il est à peine possible qu'il en soit ainsi au point de vue de la
survivance extérieure des morts; mais il est absolument certain qu'il en
est autrement au point de vue de leur survivance en nous-mêmes. Ici rien
ne se perd et personne ne périt. Nos souvenirs sont aujourd'hui peuplés
d'une multitude de héros frappés dans la fleur de leur âge et toute
différente de la pâle cohorte alanguie de naguère, presque uniquement
composée de malades et de vieillards qui déjà n'étaient plus avant que
de quitter la terre. Il faut nous dire que maintenant, dans chacune de
nos maisons, dans nos villes comme dans nos campagnes dans le palais
comme dans la plus sombre chaumière, vit et règne un jeune mort dans
l'éclat de sa force. Il emplit d'une gloire qu'elle n'eût jamais osé
rêver, la plus pauvre, la plus noire demeure. Sa présence constante,
impérieuse et inévitable, y répand et y entretient une religion et des
pensées qu'on n'y connaissait point, consacre tout ce qui l'environne,
force les yeux à regarder plus haut et l'esprit à ne plus redescendre,
purifie l'air qu'on y respire, les propos qu'on y tient et les idées
qu'on y rassemble; et de proche en proche, comme jamais on n'en avait eu
d'exemple aussi vaste, ennoblit, anoblit et relève tout un peuple.

                                   *

                                 *   *

De pareils morts ont une puissance aussi profonde, aussi féconde et
moins précaire que la vie. Il est terrible que cette expérience ait été
faite, car c'est la plus impitoyable et la première en masses aussi
énormes que l'humanité ait subie; mais à présent que l'épreuve est
passée, on en recueillera bientôt les fruits les plus inattendus. On ne
tardera pas à voir s'élargir les différences et diverger les destinées
entre les nations qui ont acquis tous ces morts et toute cette gloire et
celles qui en furent privées, et l'on constatera avec étonnement que
celles qui ont le plus perdu sont celles qui ont gardé leur richesse et
leurs hommes. Il est des pertes qui sont des gains inestimables et des
gains où se perd l'avenir. Il est des morts que les vivants ne sauraient
remplacer et dont la pensée fait des choses que les corps ne peuvent
accomplir. Il est des morts dont l'élan dépasse la mort et retrouve la
vie; et nous sommes presque tous à cette heure les mandataires d'un être
plus grand, plus noble, plus grave, plus sage et plus vivant que nous.
Avec tous ceux qui l'accompagnent, il sera notre juge, s'il est vrai que
les morts pèsent l'âme des vivants et que de leur sentence dépend notre
bonheur. Il sera notre guide et notre protecteur; car c'est la première
fois depuis que l'histoire nous révèle ses malheurs que l'homme sent
planer au-dessus de sa tête et parler dans son coeur une telle multitude
de tels morts.



II

MESSAGES D'OUTRE-TOMBE


Sir Oliver Lodge est un illustre physicien anglais, un des savants les
plus considérables de ce temps. Il est en outre l'un des chefs les plus
anciens et les plus actifs de la célèbre _Society for Psychical
Research_, fondée en 1882, qui depuis trente-sept ans s'applique à
étudier avec une rigueur scientifique irréprochable, tous les phénomènes
merveilleux, inexplicables, occultes et surnaturels qui ont toujours
troublé et troublent encore l'humanité. A côté de ses travaux
scientifiques, dont je ne parle pas, n'ayant pas qualité pour les juger,
il est l'auteur de livres extrêmement remarquables; entre autres:
_l'Homme et l'Univers_, _l'Éther de l'Espace_, _la Survivance humaine_,
où les spéculations métaphysiques les plus hautes et les plus hardies
sont sans cesse contrôlées par le bon sens le plus prudent, le plus
avisé, le plus inébranlable.

Sir Oliver Lodge, qui est donc ensemble un philosophe et un savant
positif et pratique, rompu aux méthodes scientifiques qui ne lui
permettent pas aisément de s'égarer, qui est en un mot l'un des cerveaux
les mieux équilibrés qu'on puisse rencontrer, est convaincu que les
morts ne meurent pas et peuvent communiquer avec nous. Il a essayé de
nous faire partager cette conviction dans son livre: _la Survivance
humaine_. Je ne crois pas qu'il y ait complètement réussi. Il nous
donne, il est vrai, un certain nombre de faits extraordinaires, mais qui
peuvent, à la rigueur, s'expliquer par l'intervention inconsciente
d'intelligences autres que celles des morts. Il ne nous apporte pas la
preuve irréfragable, comme le serait, par exemple, la révélation d'un
incident, d'un détail, d'une connaissance à tel point inconnue de tout
être vivant, qu'elle ne pourrait provenir que d'un esprit qui n'est plus
de ce monde. Accordons du reste qu'une telle preuve est, comme il le
dit, aussi difficile à concevoir qu'à fournir.

                   *       *       *       *       *

Le plus jeune des fils de Sir Oliver Lodge, nommé Raymond, né en 1889,
était ingénieur et s'engagea pour la durée de la guerre en septembre
1914. Il fut envoyé en Belgique au commencement du printemps de 1915, et
le 14 septembre de la même année, devant Ypres, tandis que la compagnie
qu'il commandait quittait une tranchée de première ligne, un éclat
d'obus le frappait au flanc gauche; et il mourait quelques heures après.

C'était, comme nous le montre une photographie, un de ces jeunes et
admirables soldats anglais, types parfaits d'une humanité vigoureuse,
fraîche, heureuse, innocente et splendide, dont la mort semble d'autant
plus cruelle et plus incroyable qu'elle anéantit plus de force,
d'espérances, de beauté.

Son père vient de lui consacrer un gros volume sous ce titre: _Raymond,
or Life and Death_; et chose d'abord assez déconcertante, ce n'est pas,
comme on s'y attendait, un livre de plaintes, de regrets, de sanglots;
mais le rapport précis, volontairement impassible, presque heureux par
moments, du savant qui refoule sa douleur pour voir clair devant lui,
lutte énergiquement contre l'idée de la mort et regarde se lever l'aube
d'un immense et très étrange espoir.

Je ne m'arrêterai pas à la première partie du volume qui s'attache à
nous faire connaître le jeune homme. On y trouve une quarantaine de
lettres écrites dans les tranchées, des témoignages de ses compagnons
d'armes qui l'adoraient, des détails sur sa mort, etc. Ces lettres, soit
dit en passant, sont charmantes, pittoresques et d'un enjouement délicat
et délicieux qui ne songe qu'à rassurer ceux qui sont en sûreté. Je n'ai
pas le temps de m'y attarder et ce n'est pas ce qui nous intéresse ici.

Mais la seconde partie que Sir Oliver Lodge intitule: _Supernormal
Portion_, abandonne la vie qui s'agite à la surface de notre terre, et
nous introduit dans un monde tout différent.

Dès les premières lignes, l'auteur nous rappelle sa conviction, à
savoir, et en ses propres termes: «que non seulement la personnalité
persiste après la mort, mais que son existence continuée s'enlace à la
vie quotidienne beaucoup plus étroitement qu'on ne se l'imagine; qu'il
n'y a pas de véritable solution de continuité entre le mort et le
vivant; qu'en réponse aux demandes urgentes de l'affection, des moyens
de communication peuvent être établis par-dessus ce qui semble être un
gouffre et qu'en fait, comme Diotime le disait à Socrate, dans le
_Symposium_, _l'amour jette un pont sur l'abîme_».

Sir Oliver Lodge est donc persuadé que son fils quoique mort n'a pas
cessé d'exister et ne s'est pas éloigné de ceux qui l'aiment. Raymond,
en effet, onze jours après son décès, cherche déjà à communiquer avec
son père. On sait que ces communications, ou soi-disant communications
d'outre-tombe,--ne préjugeons pas pour l'instant,--se font par
l'intermédiaire d'un médium qui est ou se croit inspiré ou possédé par
le mort ou par un esprit familier qui parle au nom du mort et rapporte
ce que ce dernier lui révèle, soit de vive voix, soit par l'écriture
automatique ou encore, bien que très rarement dans le cas qui nous
occupe, par les tables parlantes. Mais je passe sur ces préliminaires
qui nous entraîneraient trop loin, pour arriver tout de suite à la
communication qui est, je pense, la plus étonnante de toutes; et
peut-être la seule qui ne soit pas explicable, ou du moins qui soit le
plus difficilement explicable, par l'intervention des vivants.

Vers la fin du mois d'août 1915, c'est-à-dire peu de jours avant sa
mort, le jeune héros, qui se trouvait, comme nous l'avons vu, aux
environs d'Ypres, avait été photographié avec les officiers de son
bataillon, par un photographe ambulant. Le 27 septembre suivant, au
cours d'une séance avec le médium Peters, l'esprit qui parlait par la
bouche de celui-ci, dit tout à coup et textuellement: «Vous avez
plusieurs photographies de ce jeune homme. Avant son départ, on a fait
un bon portrait de lui, deux,--non, trois.--Deux où il est seul, et un
où il se trouve au milieu d'un groupe d'autres hommes. Il tient beaucoup
à ce que je vous dise cela. Sur l'une des épreuves vous verrez sa
canne.»

Or, à ce moment, dans l'entourage de Sir Oliver Lodge, on ignorait
absolument l'existence de ce groupe. On n'attacha du reste pas grande
importance à cette révélation; mais dans des séances subséquentes,
notamment le 3 décembre, avant l'arrivée des épreuves, avant que
personne les eût vues, les détails se précisent. D'après les
déclarations de l'esprit, il s'agit bien d'un groupe d'une douzaine
d'officiers, ou peut-être plus d'une douzaine, pris en plein air, devant
une sorte de hangar. (Le médium trace avec le doigt des lignes
verticales dans l'espace.) Les uns sont assis, les autres debout, dans
le fond. Raymond est assis, quelqu'un s'appuie sur lui. Plusieurs
épreuves ont été prises.

Le 7 décembre, les photographies arrivent à Mariemont, résidence de Sir
Oliver Lodge. Ce sont trois épreuves légèrement différentes du même
groupe de vingt et un officiers, sur trois rangs, le dernier rang
debout, les deux autres assis. Le groupe est pris devant une sorte de
hangar en planches, dont le toit présente des lignes verticales très
apparentes. Raymond est assis au premier rang; à ses pieds, se trouve la
canne dont on avait parlé dans la première révélation, et, détail
extrêmement frappant, _dans tout le groupe, il est le seul sur l'épaule
de qui, dans deux épreuves, quelqu'un appuie la main, et dans la
troisième, la jambe_.

Cette manifestation est une des plus remarquables qu'on ait obtenues
jusqu'ici, parce qu'elle exclut presque entièrement toute ingérence
télépathique, c'est-à-dire toute communication de subconscient à
subconscient, parmi les personnes présentes à la séance, qui toutes
ignoraient absolument l'existence des photographies. Si l'on se refuse à
admettre l'intervention du mort,--qui ne doit, j'en conviens, être
admise qu'à la dernière extrémité,--il faut, pour expliquer la
révélation, supposer que le subconscient du médium ou de l'un des
assistants, à travers les dédales et les déserts immenses de l'espace et
parmi des millions d'âmes étrangères, se soit mis en rapport avec le
subconscient d'un des officiers ou des personnes qui avaient vu ces
épreuves dont rien ne faisait soupçonner l'existence. C'est possible,
mais tellement hasardeux, tellement prodigieux, que la survivance et
l'intervention du défunt, sembleraient presque, en l'occurence, moins
surnaturelles et plus vraisemblables.

                   *       *       *       *       *

Je n'entrerai pas dans le détail de nombreuses séances qui précédèrent
ou suivirent celle-ci, et n'entreprendrai pas non plus de les résumer.
Il faut, pour en partager l'émotion, lire les procès-verbaux qui
reproduisent fidèlement ces étranges dialogues des vivants et des morts.
On a l'impression que l'enfant qui n'est plus se rapproche chaque jour
de la vie et s'entretient de plus en plus aisément, de plus en plus
familièrement avec tous ceux qui l'ont aimé avant les ténèbres de la
tombe. Il rappelle à chacun mille petits incidents oubliés. Il demeure
parmi les siens, comme s'il ne les avait jamais quittés. Il est toujours
présent et prêt à leur répondre. Il se mêle si bien à toute leur
existence que personne ne songe à le pleurer. On l'interroge sur sa
situation, on lui demande où il est, ce qu'il est, ce qu'il fait. Il ne
se fait pas prier; il se déclare d'abord étonné de l'invraisemblable
réalité de ce monde nouveau. Il y est très heureux, il se reforme, se
condense, pour ainsi dire, et se ressaisit peu à peu. L'existence de
l'intelligence et de la volonté, débarrassée du corps, est plus libre,
plus légère, plus étendue, plus diffuse, mais se continue à peu près
pareille à ce qu'elle était dans la chair. Le milieu n'est plus physique
mais spirituel; et c'est une transposition sur un autre plan plutôt que
la rupture, le bouleversement de fond en comble, les transformations
inouïes que nous nous plaisons à imaginer. Après tout, n'est-ce pas
assez plausible, et n'avons-nous pas tort de croire que la mort change
tout, du jour au lendemain, et qu'il y ait, entre l'heure qui précède le
décès et celle qui la suit, un abîme subit et inconcevable? Est-ce
conforme aux habitudes de la nature? Le principe de vie que nous portons
en nous, et qui sans doute ne peut s'éteindre, est-il à ce point modifié
et opprimé par notre corps, qu'au sortir de celui-ci, il devienne, en un
clin d'oeil, tout à fait différent et méconnaissable?

Mais il faut que j'abrège; il faut même, pour ne pas dépasser les bornes
de cette étude, que je néglige deux ou trois révélations moins
frappantes que celle de la photographie, mais qui n'en sont pas moins
assez étranges.

Évidemment, ce n'est pas la première fois que de telles manifestations
se produisent; mais celles-ci sont vraiment d'une qualité plus haute que
celles qui encombrent plusieurs volumes des _Proceedings_.
Apportent-elles la preuve que nous demandons? Je ne le crois pas; mais
cette preuve péremptoire sera-t-on jamais à même de nous la fournir? Que
peut faire l'esprit désincarné qui veut établir qu'il continue
d'exister? S'il nous parle des incidents les plus secrets, les plus
intimes d'un passé commun, nous lui répondons que c'est nous, en
nous-mêmes, qui retrouvons ces souvenirs. S'il entend nous convaincre
par la description de son monde d'outre-tombe, tous les tableaux les
plus sublimes, les plus inattendus qu'il en pourrait tracer, ne valent
rien comme preuve, n'étant pas contrôlables. Si nous lui demandons de
s'attester par une prédiction de l'avenir, il nous avoue qu'il ne le
connaît pas beaucoup mieux que nous; ce qui est assez vraisemblable,
attendu qu'une telle connaissance supposerait une sorte d'omniscience et
partant d'omnipotence qui ne doit pas pouvoir s'acquérir en un instant.
Il ne lui reste donc que les petites échappées, les précaires
commencements de preuve du genre de ceux que nous trouvons ici. Ce n'est
pas suffisant, j'en conviens, puisque la psychométrie, c'est-à-dire une
manifestation de clairvoyance analogue, entre subconsciences vivantes,
donne des résultats presque aussi étonnants. Mais ici comme là, ces
résultats montrent tout au moins qu'il y a autour de nous des
intelligences errantes, déjà affranchies des lois étroites et pesantes
de l'espace et de la matière, qui parfois savent des choses que nous ne
savons pas ou ne savons plus. Émanent-elles de nous, ne sont-elles que
des manifestations de facultés encore inconnues; ou sont-elles
extérieures, objectives et indépendantes de nous? Sont-elles seulement
vivantes au sens où nous l'entendons pour nos corps, ou
appartiennent-elles à des corps qui ne sont plus? C'est ce que nous ne
pouvons pas encore décider; mais il faut convenir que dès qu'on admet
leur existence, qui n'est plus guère contestable, il est bien moins
difficile d'accepter qu'elles appartiennent à des morts.

En tout cas, si de telles expériences ne démontrent pas, de façon
péremptoire, que les morts peuvent directement, manifestement et presque
matériellement se mêler à notre existence et rester en contact avec
nous, elles prouvent qu'ils continuent de vivre en nous beaucoup plus
ardemment, plus profondément, plus personnellement, plus passionnément
qu'on ne l'avait cru jusqu'ici; et c'est déjà bien plus qu'on n'osait
espérer.



III

LES MAUVAISES NOUVELLES


Durant plus de quatre ans, sur près de la moitié de la terre habitable,
ont cheminé nuit et jour les mauvaises nouvelles. Depuis qu'existe notre
monde, on ne les vit jamais se répandre en foules aussi denses, aussi
affairées, aussi impérieuses. Au temps heureux de la paix, on
rencontrait çà et là les sombres visiteuses, s'en allant par monts et
par vaux, presque toujours isolées, quelquefois deux par deux, rarement
trois par trois, discrètes, intimidées, s'efforçant de passer inaperçues
et se chargeant humblement des plus petits messages de douleur que leur
confiait le destin. Maintenant, elles marchent la tête haute, elles sont
presque arrogantes; et, enflées de leur importance, négligent tous les
malheurs qui ne sont pas mortels. Elles encombrent les routes,
franchissent les fleuves et les mers, envahissent les rues, n'oublient
pas les ruelles, gravissent les sentiers les plus âpres et les plus
rocailleux. Il n'est pas une masure tapie dans le faubourg le plus
obscur et le plus ignoré d'une grande ville, il n'est pas une cabane
dissimulée dans le repli du plus misérable village de la plus
inaccessible montagne qui échappe à leurs investigations et vers
laquelle l'une d'elles, détachée de la sinistre troupe, ne se hâte de
son petit pas pressé, assuré et impitoyable. Chacune a son but dont rien
ne peut la détourner. A travers le temps et l'espace, à travers les
rochers et les murs, elles progressent ainsi, obstinées et rapides,
aveugles et sourdes à tout ce qui voudrait les retarder, ne pensant qu'à
remplir leur devoir qui est d'annoncer au plus tôt au coeur le plus
sensible et le plus désarmé la plus grande douleur qui le puisse
frapper.

                                   *

                                 *   *

Nous les regardons passer comme les émissaires du destin. Elles nous
semblent aussi fatales que le malheur même dont elles ne sont que les
porte-voix, et nul ne songe à leur barrer la route. Dès que l'une
d'elles arrive inopinément parmi nous, nous quittons tout, nous nous
précipitons au-devant, nous nous rassemblons autour d'elle. Une sorte de
crainte religieuse l'environne, nous chuchotons respectueusement et nous
ne nous inclinerions pas plus bas en présence d'un envoyé de Dieu. Non
seulement personne n'oserait la contredire, lui donner un conseil, la
prier de prendre patience, d'accorder quelques heures de répit, de se
cacher dans l'ombre ou de faire un détour; c'est à qui, au contraire,
lui offrira son zèle et ses humbles services. Les plus compatissants,
les plus pitoyables sont les plus empressés, les plus obséquieux, comme
s'il n'y avait pas de devoir moins discutable ni d'acte de charité plus
méritoire que de conduire le plus directement et le plus promptement
possible, au coeur qu'elle doit atteindre, la noire messagère.

                                   *

                                 *   *

Une fois de plus, nous confondons ici ce qui appartient au destin avec
ce qui nous appartient en propre. Le malheur était peut-être inévitable;
mais une bonne partie des douleurs qui le suivent reste en notre
pouvoir. C'est à nous de les ménager, de les diriger, de les asservir,
de les désarmer, de les retarder, de les détourner et parfois même de
les arrêter net.

En vérité, nous en sommes encore à ignorer presque complètement la
psychologie de la douleur, aussi profonde, aussi complexe, aussi digne
d'intérêt que celle des passions auxquelles nous avons consacré tant de
loisirs. Dans la vie ordinaire, il est vrai, les grandes détresses, si
elles n'étaient pas aussi rares qu'on l'eût souhaité, étaient néanmoins
trop espacées pour qu'il fût facile de les étudier avec suite.
Aujourd'hui, hélas! elles forment tout le fond de nos méditations; et
nous apprenons enfin qu'autant que l'amour, le bonheur ou la vanité,
elles ont leurs secrets, leurs habitudes, leurs illusions, leur
casuistique, leurs recoins obscurs, leurs labyrinthes et leurs abîmes;
car l'homme, qu'il aime, qu'il se réjouisse ou qu'il pleure, est
toujours semblable à lui-même.

Il n'est pas vrai, comme nous l'acceptons trop volontiers, que le
malheur devant être connu tôt ou tard, le seul devoir soit de le
divulguer au plus tôt; car il y a une grande différence entre un malheur
encore flagrant et celui que le temps a déjà amorti. Il n'est pas vrai,
comme nous l'admettons sans conteste, que tout vaille mieux que
l'ignorance ou l'incertitude et qu'il y ait une sorte de lâcheté à ne
pas annoncer aussitôt, à ceux qu'elle doit atterrer, la mauvaise
nouvelle que l'on connaît. Il y a lâcheté, tout au contraire, à s'en
débarrasser au plus vite et à n'en point porter seul et secrètement tout
le poids aussi longtemps que possible. Quand survient la mauvaise
nouvelle, le premier devoir est de l'isoler, de l'empêcher de se
répandre, de s'en rendre maître, comme d'un malfaiteur ou d'une maladie
contagieuse, de fermer toutes les issues, de monter la garde autour
d'elle et de la mettre dans l'impossibilité de sortir et de nuire. Il ne
s'agit pas seulement, comme le croient les meilleurs et les plus
prudents d'entre nous, de l'introduire, avec mille précautions, à petits
pas feutrés, obliques et mesurés, par la porte de derrière, dans la
demeure qu'elle doit dévaster; il s'agit de lui en interdire
formellement l'entrée et d'avoir le courage de l'enchaîner dans notre
propre demeure qu'elle remplira de reproches et de récriminations
injustes et insupportables. Au lieu de nous faire l'écho complaisant de
ses cris, ne pensons plus qu'à étouffer sa voix. Chaque heure que nous
passons ainsi dans un tête-à-tête impatient et pénible avec l'odieuse
prisonnière est une heure de larmes que nous prenons à notre compte et
que nous épargnons à la victime du destin. Il est presque certain que la
malfaisante recluse finira par échapper à notre vigilance; mais ici les
minutes mêmes ont leur importance et il n'est pas de gain, si minime
soit-il, que nous ayons le droit de négliger. L'horloge qui mesure les
phases de la douleur est bien plus exacte et plus scrupuleuse que celle
qui marque les étapes du plaisir. Le temps qui passe entre la mort d'un
être aimé et le moment qu'on apprend cette mort, emporte autant de peine
que de jours. Ce qui est à craindre par-dessus tout, c'est le premier
coup du malheur; c'est alors que le coeur se déchire et reçoit une
blessure qui ne guérira plus. Mais ce coup n'a sa force éclatante et
quelquefois mortelle que s'il frappe à l'instant sa victime et pour
ainsi dire au sortir même de l'événement. Toute heure qui s'interpose en
émousse l'aiguillon, en brise l'efficace. Une mort qui remonte à
quelques semaines n'a plus le même aspect que celle qu'on annonce le
jour même qu'elle eut lieu; et si quelques mois la recouvrent, ce n'est
plus une mort et déjà c'est un souvenir. Qu'ils s'écoulent avant qu'on
l'apprenne ou après qu'on la connaît, les jours qui nous en séparent
agissent presque pareillement. Ils éloignent d'avance des regards et du
coeur l'aveuglante horreur de la perte, ils la reculent préventivement,
hors de portée de la folie, dans un lointain semblable à celui
qu'adoucit le regret. Ils forment une sorte de souvenir rétroactif qui
opère dans le passé comme le véritable opérera dans l'avenir et apporte
d'emblée tout ce que ce dernier eût donné peu à peu, heure par heure,
durant les longs mois qui séparent du premier désespoir, la douleur qui
s'assagit, se résigne et se reprend à espérer.



IV

L'AME DES PEUPLES


Dans l'admirable et touchant écrit où Octave Mirbeau nous lègue sa
dernière pensée, le grand ami que viennent de perdre tous ceux qui en ce
monde ont faim et soif de la justice, s'émerveille de découvrir aux
suprêmes moments de sa vie combien l'âme collective du peuple français
diffère de l'âme de chacun des individus qui la composent.

Il avait consacré la meilleure partie de son oeuvre à rechercher, à
disséquer, à mettre en aveuglante et parfois insupportable lumière et à
stigmatiser avec une éloquence et une virulence qu'on n'a pas égalées,
les faiblesses, l'égoïsme, les mesquineries, la sottise, la vanité, les
bas instincts de lucre, le manque de conscience, de probité, de charité,
de dignité, les tares honteuses de ses compatriotes; et voici qu'à
l'heure urgente du devoir, de ce bourbier qu'il avait si longtemps remué
avec un âpre et généreux dégoût, s'élève tout à coup, comme dans une
féerie, le plus pur, le plus noble, le plus patient, le plus fraternel,
le plus total esprit d'héroïsme et de sacrifice que la terre ait connu,
non seulement aux jours les plus glorieux de son histoire, mais aux
temps même de ses plus invraisemblables légendes qui n'étaient que de
magnifiques rêves qu'elle n'avait jamais espéré de réaliser.

J'en pourrais dire autant d'un autre peuple que je connais bien,
puisqu'il habite le sol où je suis né. Les Belges non plus, tels que
nous les montrait la vie de tous les jours, ne semblaient pas nous
promettre une grande âme. Ils nous paraissaient bornés, étroits, assez
vulgaires, mesquinement honnêtes, sans idéal, sans pensées généreuses,
uniquement préoccupés de leur petit bien-être matériel, de leurs petites
querelles sans horizon; et pourtant, lorsque sonna pour eux la même
heure du devoir, plus menaçante, plus formidable que celles des autres
peuples, parce qu'elle les précédait toutes dans un effroyable mystère;
ayant tout à gagner et rien à perdre, fors l'honneur, s'ils se
montraient infidèles à la parole donnée, dès le premier appel de leur
conscience réveillée dans un coup de foudre, sans hésitation, sans un
regard sur ce qu'ils allaient affronter et subir, d'un élan unanime et
irrésistible, ils étonnèrent l'univers par un choix qu'aucun peuple
n'avait fait et sauvèrent le monde tout en sachant qu'eux-mêmes ne
pouvaient pas être sauvés; ce qui est bien le plus beau sacrifice que
les héros et les martyrs qui semblaient jusqu'à ce jour les
professionnels du sublime puissent accomplir sur cette terre.

D'autre part, à ceux d'entre nous qui avaient eu l'occasion de
fréquenter des Allemands, avaient séjourné en Allemagne et croyaient en
connaître les moeurs et la littérature, il paraissait incontestable que
le Bavarois, le Saxon, le Hanovrien, l'habitant des bords du Rhin,
malgré certaines fautes d'éducation plutôt que de caractère, qui nous
choquaient un peu, possédait des qualités, notamment une bonhomie, un
sérieux, une application au travail, une constance, une résignation, une
simplicité familiale, un sentiment du devoir, une façon d'accepter
consciencieusement la vie, que nous avions toujours ignorés ou que nous
achevions de perdre. Aussi, en dépit des avertissements de l'histoire,
fûmes-nous frappés de stupeur et d'abord incrédules au récit des
premières atrocités, non pas accidentelles, comme en toute guerre, mais
voulues, préméditées, systématiques et allégrement perpétrées par tout
un peuple qui se mettait délibérément, avec une sorte d'orgueil sadique,
au ban de l'humanité et se transformait tout à coup en une horde de
démons plus redoutable et plus dévastatrice que toutes celles que
l'enfer avait jusqu'à présent vomies sur notre planète.

                   *       *       *       *       *

Nous savions déjà, et le docteur Gustave Le Bon nous l'avait
curieusement démontré, que l'âme d'une foule ne ressemble en rien aux
âmes qui la constituent. Selon les chefs et les circonstances qui la
mènent, elle est parfois plus haute, plus juste, plus généreuse, le plus
souvent plus instinctive, plus crédule, plus cruelle, plus barbare, plus
aveugle. Mais une foule n'a qu'une âme provisoire et momentanée qui ne
survit pas à l'événement presque toujours violent et bref qui la fit
naître, et sa psychologie aléatoire et fugitive ne peut guère éclairer
la façon dont se forme l'âme profonde, séculaire et pour ainsi dire
immortelle d'un peuple.

                   *       *       *       *       *

Il est assez naturel qu'un peuple ne se connaisse point et que ses actes
le plongent dans un étonnement dont il ne revient qu'après que
l'histoire les lui a plus ou moins expliqués. Chacun des hommes qui le
composent ne se connaît pas soi-même et connaît moins encore les autres
hommes. Aucun de nous ne sait au juste ce qu'il est et ne peut répondre
de ce qu'il fera dans une conjoncture inattendue et un peu plus grave
que celles qui forment le tissu habituel de l'existence. Nous passons
notre vie à nous interroger et à nous explorer; nos actes nous révèlent
à nous-mêmes autant qu'aux autres; et plus nous approchons de notre fin,
plus s'allonge l'étendue de ce qui nous reste à découvrir. Nous ne
possédons que la plus petite partie de nous-mêmes; le surplus, qui est
presque tout, ne nous appartient point et baigne dans le passé et
l'avenir et dans d'autres mystères plus inconnus que le passé et
l'avenir.

Ce qui est vrai de chacun de nous, l'est à bien plus forte raison d'un
grand peuple composé de millions d'hommes. Il représente un avenir et un
passé incomparablement plus étendus que ceux d'une simple vie humaine.
On admet et répète à satiété que ses morts le conduisent. Il est certain
que les morts continuent de vivre en lui beaucoup plus activement qu'on
ne croit et le mènent à son insu; de même qu'à l'autre bout des siècles,
l'avenir, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas encore nés et qu'il
porte en soi comme ses morts, prennent à ses résolutions une part aussi
importante que ces derniers. Mais dans son présent même, dans la minute
où il vit et agit sur cette terre, outre la puissance de ceux qui ne
sont plus et de ceux qui ne sont pas encore, il y a hors de lui, hors de
l'ensemble des corps et des intelligences qui le constituent, une foule
de forces et de facultés qui n'y ont pas trouvé ou n'y ont pas voulu
prendre place, ou qui n'y séjournent pas constamment, et néanmoins lui
appartiennent aussi essentiellement et le dirigent aussi efficacement
que celles qui s'y trouvent contenues. Ce que renferme notre corps où
nous nous croyons circonscrits, est peu de chose au regard de ce qu'il
ne renferme pas; et c'est dans ce qu'il ne renferme pas que paraît
résider la partie la plus haute et la plus puissante de notre être.
N'oublions pas qu'il se confirme chaque jour davantage que nous ne
mourons ni ne naissons tout entiers, qu'en un mot nous ne sommes pas
intégralement incarnés et que, d'autre part, il y a dans notre chair
beaucoup plus que nous-mêmes. Or, ce sont toutes ces forces flottantes,
bien plus profondes et plus nombreuses que celles qui semblent fixées
dans le corps et l'esprit, qui composent l'âme réelle d'un peuple. Elles
ne se montrent pas dans les petits incidents de la vie quotidienne qui
n'intéressent que l'étroite et chétive enveloppe qui le couvre; mais
elles se réunissent, se concertent, se passionnent aux heures graves et
tragiques où le sort éternel est en jeu. Elles imposent alors des
décisions qu'enregistre l'histoire et dont la grandeur, la générosité et
l'héroïsme étonnent ceux-là mêmes qui les ont prises plus ou moins à
leur insu et souvent malgré eux et qui se manifestent à leurs yeux comme
une révélation d'eux-mêmes, inattendue, magnifique et incompréhensible.



V

LES MÈRES


Elles ont porté la grande douleur de cette guerre.

Dans nos rues, sur nos places, par les routes, dans nos églises, dans
nos villes et nos villages, dans toutes nos maisons, nous coudoyons des
mères qui ont perdu leur fils ou vivent dans une angoisse plus cruelle
que la certitude de la mort.

Essayons de comprendre leur perte. Elles savent ce qu'elle est, mais ne
le disent pas aux hommes.

On leur prend leur fils au moment le plus beau de la vie, au déclin de
la leur. Quand ils meurent en bas âge, il semble que l'âme des enfants
ne s'éloigne guère et attende, autour de celle qui la mit au monde,
l'heure de revenir sous une forme nouvelle. La mort qui visite les
berceaux n'est pas la même que celle qui répand l'épouvante sur la
terre. Mais un fils qui meurt à vingt ans ne revient point et ne laisse
plus d'espoir. Il emporte avec lui tout ce qui restait d'avenir à sa
mère, tout ce qu'elle lui donna, tout ce qu'il promettait: les peines,
les angoisses et les sourires de la naissance et de l'enfance, les joies
de la jeunesse, la récompense et les moissons de l'âge mûr, l'aide et la
paix de la vieillesse.

Il emporte bien plus que lui-même: ce n'est pas sa vie seule qui finit,
ce sont des jours sans nombre qui se terminent brusquement, toute une
lignée qui s'éteint, une foule de visages, de petites mains caressantes,
de rires et de jeux qui tombent du même coup sur le champ de bataille,
disent adieu au soleil et rentrent dans la terre qu'ils n'auront pas
connue. Tout cela, les yeux de nos mères l'aperçoivent sans qu'elles
s'en rendent compte, et c'est ce qui fait que nul d'entre nous ne peut,
à certaines heures, soutenir le poids et la tristesse de leurs regards.

Pourtant, elles ne pleurent pas comme celles des autres guerres. Tous
leurs fils disparaissent un à un, et on ne les entend pas se plaindre et
gémir comme jadis, où les grandes douleurs, les grands massacres et les
grandes catastrophes s'enveloppaient des clameurs et des lamentations
des femmes.

Elles ne s'assemblent pas sur les places publiques, ne récriminent pas,
n'accusent personne, ne se révoltent point. Elles ravalent leurs
sanglots et écrasent leurs larmes, comme si elles obéissaient à un mot
d'ordre qu'entre elles elles se sont transmis, sans que les hommes en
aient eu connaissance.

On ne sait ce qui les soutient et leur donne la force de supporter les
restes de leur vie. Quelques-unes ont d'autres enfants; et l'on comprend
qu'elles reportent sur eux l'amour et l'avenir que la mort a rompus.
Beaucoup n'ont pas perdu ou tâchent à retrouver la foi aux promesses
éternelles; et l'on comprend encore qu'elles ne désespèrent pas, car les
mères des martyrs ne désespéraient pas non plus. Mais tant d'autres,
dont la demeure est à jamais déserte et dont le ciel n'est peuplé que de
pâles fantômes, gardent le même espoir que celles qui espèrent toujours.
Qu'est-ce donc qui maintient ce courage qui étonne nos regards?

Quand les meilleurs, les plus pitoyables, les plus sages d'entre nous
rencontrent une de ces mères qui vient furtivement de s'essuyer les
yeux, afin que son malheur n'offense pas ceux qui sont heureux, et
tandis qu'ils cherchent les mots qui, dans l'aveuglante vérité de la
plus effroyable douleur qui puisse atteindre un coeur, ne sonnent pas
comme des mensonges odieux ou dérisoires, ils ne trouvent presque rien à
lui dire. Ils lui parlent de la justice et de la beauté de la cause pour
laquelle est tombé le héros, du sacrifice immense et nécessaire, de la
mémoire et de la reconnaissance des hommes, du néant de la vie qui ne se
mesure pas à l'étendue des jours, mais à la hauteur du devoir et de la
gloire. Ils ajoutent peut-être que les morts ne meurent point, qu'il n'y
a pas de morts, que ceux qui ne sont plus vivent plus près de nos âmes
que lorsqu'ils étaient dans la chair; et que tout ce que nous aimions en
eux subsiste dans nos coeurs, tant que notre souvenir l'y visite et que
le ranime notre amour...

Mais à mesure qu'ils parlent, ils sentent le vide de ce qu'ils disent.
Ils comprennent que tout cela n'est vrai que pour ceux que la mort n'a
pas précipités dans l'abîme où les mots ne sont plus que des bruits
puérils, que le plus ardent souvenir ne remplace pas une chère réalité
que l'on touche des mains ou des lèvres, que la pensée la plus haute ne
vaut pas les allées et venues familières, la présence aux repas, le
baiser du matin et du soir, les embrassements du départ et l'ivresse du
retour. Elles le savent et le sentent mieux que nous; et c'est pourquoi
elles ne répondent pas à nos consolations, elles les écoutent en silence
et trouvent en elles-mêmes d'autres raisons de vivre et d'espérer que
celles que nous cherchons à leur apporter du dehors en fouillant
vainement tout l'horizon des certitudes et des pensées humaines. Elles
reprennent le fardeau de leurs jours sans nous dire où elles puisent
leurs forces, sans nous apprendre le secret de leur sacrifice, de leur
résignation et de leur héroïsme.



VI

TROIS HÉROS INCONNUS


Le gouvernement belge a publié l'année dernière une _Réponse au Livre
Blanc allemand_ du 10 mai 1915.

Cette «_Réponse_» réfute de façon péremptoire et une à une, toutes les
allégations du _Livre Blanc_, au sujet des francs-tireurs, des
agressions de la population civile et de la cruauté des femmes belges
envers les prisonniers et les blessés allemands. Elle a recueilli sur
les sacs et les massacres d'Andenne, de Dinant, de Louvain et
d'Aerschot, un ensemble de témoignages authentiques et accablants, qui
d'ores et déjà permettent à l'histoire de prononcer son verdict, avec
plus de certitude que ne le ferait le plus scrupuleux jury de cours
d'assises.

Des effroyables épisodes que rapportent ces récits de témoins oculaires,
je ne veux retenir aujourd'hui que deux de ceux qui marquèrent le sac
d'Aerschot; non qu'ils soient plus odieux ou plus cruels que les
autres;--au contraire, à côté des assassinats sans excuse et des
exécutions en masse d'Andenne, de Dinant, de Louvain, dont rien ne
saurait dépasser l'horreur, ils semblent presque bénins;--mais je les
choisis justement parce qu'ils montrent mieux qu'en ses plus grands
excès la psychologie pour ainsi dire normale de l'armée allemande et ce
qu'elle fait d'abominable quand elle se croit juste, modérée et humaine.
Je les choisis surtout, parce qu'ils nous font voir, dans une terrible
épreuve, l'admirable et touchant état d'âme d'une petite cité belge,
innocente entre toutes les victimes de cette guerre, et offrent à nos
méditations des traits d'héroïque et simple sacrifice, dont on n'a pas
parlé et qu'il est bon de mettre en lumière, car ils sont aussi beaux
que les plus beaux exemples des plus belles pages de Plutarque.

                                   *

                                 *   *

Aerschot (prononcez: Arschot) était une humble et heureuse petite ville
du Brabant flamand, une de ces modestes agglomérations inconnues que,
comme Dixmude, à jamais regrettable et ensevelie dans le passé, personne
ne visitait, parce qu'elles ne renfermaient aucun monument remarquable,
mais qui n'en conservaient et n'en représentaient que mieux, du fond de
leur silence et de leur isolement sans tristesse, la vie flamande dans
ce qu'elle a de plus spécial, de plus intime, de plus calme, de plus
recueilli, de plus amène et de plus traditionnel. Dans ces petites
villes à demi campagnardes, il n'y a guère d'industrie: une ou deux
malteries, une minoterie, une huilerie, une fabrique de chicorée. La vie
y est presque agricole; et les gens aisés vivent du produit ou du revenu
de leurs champs, de leurs prés et de leurs bois. Toute la semaine, la
grand'place, dont les maisons sont cossues, plus ou moins cubiques, et
virginalement blanches, à portes cochères ornées de cuivres étincelants,
toute la semaine la grand'place est presque déserte et ne s'anime que le
jour du marché et le dimanche matin, à l'heure de la grand'messe. En un
mot, c'est la paix, l'attente des repas et du repos dans le repos,
l'existence lente et facile; et peut-être le bonheur, si le bonheur
consiste à être heureux dans un demi-sommeil sans ambitions qui
dépassent le clocher, sans passions trop vives et sans rêves trop
ardents.

C'est dans ce paisible séjour d'une tranquillité immémoriale, que la
guerre même n'avait jusqu'ici troublé qu'à la surface, que le 19 août
1914, à 9 heures du matin, après la retraite des derniers soldats
belges, la grand'place est soudain envahie par le flot dense et
intarissable des troupes allemandes. Le fils du bourgmestre, un enfant
de quinze ans, se hâte de fermer les persiennes de la maison paternelle
et est blessé à la jambe par une des balles que les vainqueurs envoient
à tort et à travers dans les fenêtres,

A 10 heures, le commandant allemand fait appeler à l'hôtel de ville le
bourgmestre, M. Tielemans. On l'y reçoit grossièrement, on le brutalise,
on le traite de «Schweinhund», c'est-à-dire de chien mâtiné de cochon,
espèce d'animal qui, apparemment, ne se trouve qu'en Allemagne.

Puis, le colonel Stenger, commandant la 8e brigade d'infanterie, et ses
deux aides de camp s'installent dans la maison du bourgmestre, sur la
grand'place; et, soit dit en passant, cambriolent immédiatement tous les
tiroirs de leurs appartements; après quoi, du haut du balcon, ils
assistent au défilé de leurs troupes.

Vers quatre heures de l'après-midi, hantés par l'idée fixe d'imaginaires
francs-tireurs, des soldats pris de panique se mettent à tirailler dans
les rues. Le colonel, au balcon, est atteint par une balle allemande et
tombe. Un des aides de camp descend quatre à quatre en hurlant: «Le
colonel est mort, il me faut le bourgmestre!» Celui-ci se sent perdu et
dit à sa femme: «Ceci est grave pour moi.» Elle lui serre la main en lui
disant: «Du courage!» Le bourgmestre est arrêté, maltraité par les
soldats. Sa femme fait vainement remarquer au capitaine que son mari et
son fils ne peuvent avoir tiré puisqu'ils ne possèdent aucune arme. «Ça
ne fait rien, répond le soudard, il est responsable.» «En outre,
ajoute-t-il, il me faut votre fils.» Ce fils est l'enfant de quinze ans
qui vient d'être blessé à la jambe. Comme il marche difficilement, à
cause de sa blessure, il est brutalisé sous les yeux de sa mère et
conduit, à coups de pied, à l'hôtel de ville, près de son père.

Cependant, le même capitaine, soutenant toujours qu'on a tiré sur ses
hommes, exige que Mme Tielemans visite avec lui la maison de la cave aux
greniers. Il est obligé de constater que toutes les chambres sont vides
et toutes les fenêtres fermées. Durant cette perquisition, il tient
constamment la malheureuse femme sous la menace de son revolver. La
fille de celle-ci se met entre sa mère et le sinistre personnage. Il ne
comprend pas. Arrivés dans le vestibule, la mère lui dit:
«Qu'allons-nous devenir?»--Froidement, il répond: «Vous serez fusillée
ainsi que votre fille et vos domestiques.»

Maintenant, commencent le pillage et l'incendie méthodiques de la ville.
Toutes les maisons du côté droit de la place sont en feu. De temps en
temps, les soldats interpellent les femmes en s'écriant: «On va vous
fusiller, on va vous fusiller!»--«A ce moment, dit textuellement Mme
Tielemans dans sa déposition, les soldats sortaient de chez nous, les
bras chargés de bouteilles de vin. On ouvrait les fenêtres de nos
appartements et tout ce qui s'y trouvait était enlevé. Je me détournai
pour ne pas voir ce pillage. A la lueur sinistre des incendies, mes yeux
rencontrèrent mon mari, mon fils et mon beau-frère, accompagnés d'autres
messieurs que l'on conduisait au supplice. Jamais je n'oublierai ce
spectacle et le regard de mon mari cherchant une dernière fois sa maison
et se demandant où étaient sa femme et sa fille; et moi, pour ne pas lui
enlever son courage, je ne pouvais pas lui crier: je suis ici!»

Les heures passent. Les femmes sont chassées de la ville et, par une
route jonchée de cadavres, menées comme un troupeau, dans une prairie
lointaine où on les parque jusqu'au matin. Les hommes sont arrêtés. On
leur lie les poignets derrière le dos, à l'aide de fils de cuivre si
cruellement serrés que le sang gicle. On les groupe et on les force de
se coucher sur le sol, de façon que la tête touche terre et qu'ils ne
puissent faire aucun mouvement. La nuit s'écoule ainsi, tandis que la
ville se consume et que le pillage et l'orgie continuent.

Entre cinq et six heures du matin, l'autorité militaire décide de
commencer les exécutions, et que l'un des principaux groupes de
prisonniers, composé d'une centaine de civils, assistera à la mise à
mort du bourgmestre, ainsi qu'à celle du fils et du frère de celui-ci.
Un officier annonce au bourgmestre que son heure est venue. En entendant
ces mots, un citoyen d'Aerschot, nommé Claes van Nuffel, s'avance vers
l'officier et le supplie d'épargner la vie du chef de la cité, il offre
de mourir à sa place, ajoutant qu'il est l'adversaire politique du
bourgmestre, mais qu'il estime qu'en ce moment celui-ci est nécessaire à
la ville. L'officier répond sèchement: «Non, c'est le bourgmestre qu'il
nous faut.»--Le bourgmestre se lève, remercie M. van Nuffel, ajoute
qu'il mourra tranquille, qu'il a passé son existence à faire tout le
bien qu'il pouvait, qu'il n'implore pas sa grâce, mais demande celle de
ses concitoyens et de son fils, un enfant de quinze ans, dernière
consolation de sa mère.--L'officier ricane et ne répond pas. A son tour,
le frère du bourgmestre demande grâce, non pour soi, mais pour son frère
et son neveu. On ne l'écoute pas. L'enfant se lève alors et va se placer
entre son père et son oncle. A dix mètres, six soldats les couchent en
joue; l'officier fait un geste du sabre, et, comme le dit la veuve de
l'héroïque magistrat, «ce qu'il y avait de meilleur en ce monde avait
vécu».

                                   *

                                 *   *

«On plaça ensuite les autres civils par rangs de trois, nous dit dans sa
déposition M. Gustave Nys, témoin oculaire de l'horrible drame dont il
faillit être l'une des victimes. Celui qui avait le numéro 3 devait
sortir du rang et s'aligner derrière les cadavres, pour être fusillé.
Tous les civils avaient les mains liées derrière le dos. Mon frère et
moi étions voisins; j'eus le nº 2, mon frère Omer, âgé de vingt ans, eut
le nº 3. Je demandai alors à l'officier: «Puis-je remplacer mon frère?
Pour vous, peu importe qui tombe sous vos balles; pour ma mère qui est
veuve, mon frère, qui a terminé ses études, est plus utile que moi.»
Encore une fois, il reste insensible à cette prière.--«Que le nº 3 sorte
du rang!»--Nous nous embrassons, et mon frère Omer se joint aux autres.
Ils sont une trentaine, alignés. Alors se passe une scène horrible: les
soldats allemands avancent le long du rang, et lentement, en tuent trois
à chaque décharge commandée chaque fois par l'officier.»

                                   *

                                 *   *

De pareils traits passeraient inaperçus si l'on ne prenait la peine de
les rechercher et de les recueillir pieusement dans l'énorme amas de
drames qui durant plus de quatre ans a bouleversé et ravagé les
malheureux pays que torturait l'envahisseur. S'ils se fussent rencontrés
dans l'histoire de la Grèce ou de Rome, ils auraient pris place parmi
les grandes actions qui honorent notre terre et méritent de vivre à
jamais dans la mémoire des hommes. Il est de notre devoir de les mettre
un instant en lumière et de graver dans notre souvenir les noms de ceux
qui en furent les héros. Résumés ainsi, simplement, sèchement, comme il
convient à la vérité historique, d'après des dépositions faites sous
serment et qu'un greffier anonyme dépouilla de tout ornement littéraire
ou sentimental, ils ne donnent d'abord qu'une bien pâle idée de
l'intensité de la tragédie et de la valeur du sacrifice. Il ne s'agit
pas ici d'une glorieuse mort affrontée dans l'ivresse de la lutte, sur
un vaste champ de bataille. Il ne s'agit pas non plus d'une menace
imprécise ou à longue échéance ou d'un danger incertain, éloigné et
peut-être évitable. Il s'agit d'une mort obscure, solitaire, affreuse et
imminente, au fond d'un fossé; et les six canons de fusil sont là,
braqués presque à bout portant, qui, sur un signe du chef qui accepte
votre offre, feront de vous, en un clin d'oeil, un tas de chairs
sanglantes et vous enverront dans la région inconnue et terrible que
l'homme redoute d'autant plus qu'il est encore plus plein de forces et
de jours. Il n'y a pas une seconde d'intervalle ni d'espoir entre la
question et la réponse, entre la vie et son bonheur et le néant et son
horreur. Il n'y a pas d'encouragements, pas de paroles ou de gestes qui
soulèvent ou entraînent, pas de récompense; en un instant tout est donné
pour rien; et c'est le sacrifice dans sa nudité, sa pureté si pure qu'on
s'étonne que même des Allemands n'aient pas été vaincus par sa beauté.

Il n'y avait pour eux qu'une façon de s'en tirer sans se déshonorer;
c'était de faire grâce aux deux victimes: ou bien,--à supposer ce qui
n'était pas, ce qui n'est jamais le cas,--qu'une mort fût absolument
nécessaire, il y avait une deuxième solution qui était d'accepter
l'offre et d'exécuter le martyr qu'ils eussent dû adorer à genoux. De
cette manière ils n'eussent agi que comme les pires des barbares. Mais
ils en ont trouvé une troisième que seuls, avant eux, les Carthaginois
eussent sans doute inventée et adoptée. Ils ont du reste dépassé les
plus barbares des barbares et égalé l'abominable morale punique, dans un
autre cas qui rappelle celui de Régulus et qui sera le troisième trait
d'héroïsme civil que je veux rappeler ici.

                                   *

                                 *   *

Quelques jours après les scènes que je viens de rapporter, le 23 août de
la même année, avaient lieu à Dinant des massacres en masse qui firent
exactement six cent six victimes, parmi lesquelles onze enfants
au-dessous de cinq ans, vingt-huit âgés de dix à quinze ans et soixante
et onze femmes.

Rien ne saurait donner une idée de l'horreur et de l'infamie de ces
massacres; et dans la longue et monstrueuse histoire des hontes de la
Germanie, c'est une des pages les plus honteuses et les plus terribles.
Mais je n'ai pas, pour l'instant, l'intention d'en parler. Il y aurait
trop à dire. Je n'en veux aujourd'hui détacher qu'un épisode dont le
héros de Dinant la Wallonne est digne de prendre place à côté de ses
deux frères d'Aerschot la Flamande.

A l'entrée de Dinant, près du fameux Rocher Bayard, gloire légendaire de
la jolie et riante petite cité, les Allemands occupent la rive droite de
la Meuse et commencent la construction d'un pont. Les Français,
dissimulés dans les broussailles et les replis de la rive gauche tirent
sur les pontonniers. Leur feu est assez peu nourri; et les Allemands en
infèrent, sans aucune raison, qu'il provient de francs-tireurs qui du
reste n'ont jamais, dans toute cette campagne de Belgique, existé que
dans leur imagination. Quatre-vingts otages, pris parmi la population de
Dinant, sont à ce moment rassemblés et gardés à vue, au pied du rocher.
L'officier allemand envoie l'un d'eux, M. Bourdon, greffier adjoint au
tribunal, sur la rive gauche, pour annoncer à l'ennemi que si le feu
continue, tous les otages seront à l'instant fusillés. M. Bourdon
traverse la Meuse, accomplit sa mission, puis, repassant le fleuve,
revient magnanimement se reconstituer prisonnier et déclare à l'officier
qu'il a pu se convaincre qu'il n'y a pas de francs-tireurs, et que seuls
les soldats français de l'armée régulière prennent part à la défense de
l'autre rive. Quelques balles tombent encore, et, sur-le-champ,
l'officier fait passer par les armes les quatre-vingts otages et
d'abord, pour le punir comme il sied de son héroïque fidélité à la
parole donnée, le malheureux greffier, sa femme, sa fille et ses deux
fils, dont l'un est un enfant de quinze ans.



VII

BEAUTÉS PERDUES


I

Sous les ciels gris et les pluies décourageantes de ce juillet d'automne
je songe à la lumière abandonnée. Je l'ai laissée là-bas aux rives
maintenant désertes de la Méditerranée et me demande en vain pourquoi je
m'en suis séparé. Pourtant je fus l'un des derniers à lui rester fidèle.
Tous les autres la quittent vers les premières journées d'avril,
rappelés par les légendaires souvenirs des fallacieux printemps du Nord,
sans se douter qu'ils perdent un grand bonheur.

Il est bon, il est sage de fuir parmi l'azur les mois glacés de nos
hivers, noirs comme des châtiments; mais ces mois, s'ils sont là-bas
plus tièdes, et surtout plus lumineux que les nôtres, ne nous vengent
pas assez des ténèbres et des frimas du lieu natal. Les heures les plus
claires, les plus chaudes, y garderont malgré tout un arrière-goût de
neige et de nuage; elles sont belles mais timides, et promptes et
effarées, se hâtent vers la nuit. Or, il faut à l'homme né du soleil,
comme toutes choses, sa part héréditaire de chaleur primitive et de
clarté totale. Il y a en lui d'innombrables et profondes cellules qui
gardent la mémoire des jours éblouissants de l'origine et deviennent
malheureuses quand elles ne peuvent faire leur moisson de rayons.
L'homme peut vivre dans l'ombre mais y perd à la longue le sourire et la
confiance nécessaires. En présence de nos étés crépusculaires, il
devient indispensable de rétablir l'équilibre entre l'obscurité et la
lumière, et de chasser parfois les froids et les ténèbres qui nous
envahissent jusqu'à l'âme par de magnifiques excès de soleil.


II

Il règne là, à quelques heures de nous, l'incomparable soleil fixe que
nous ne voyons plus. Ceux qui s'en vont avant la mi-juin ne savent pas
ce qui se passe quand ils ne sont plus là. Comme s'ils avaient attendu
le départ de témoins importuns et railleurs, voici que surgissent de
tous côtés les véritables acteurs de l'admirable féerie. Durant l'hiver,
devant les hôtes officiels, on ne joue qu'un prologue du genre tempéré,
un peu pâle, un peu lent, un peu craintif et compassé. Mais maintenant
éclatent tout à coup sur la terre enivrée les grands actes lyriques.

Le ciel ouvre ses perspectives jusqu'aux dernières limites de l'azur,
jusqu'aux extrêmes altitudes où s'éploient la gloire et le bonheur de
Dieu, et toutes les fleurs déchirent les jardins, les rochers et les
plaines pour s'élever et se précipiter vers l'abîme de joie qui les
aspire dans l'espace. Les anthémis, devenus fous, tendent durant six
semaines, à d'invisibles fiancées, d'énormes bouquets ronds comme des
boucliers de neige ardente. L'écarlate et tumultueux manteau des
bougainvillées aveugle les maisons dont les fenêtres éblouies clignent
parmi les flammes. Les roses jaunes revêtent les collines de voiles
safranés, les roses roses, du beau rose innocent des premières pudeurs,
inondent les vallées, comme si les divins réservoirs de l'aurore où
s'élabore la chair idéale des femmes et des anges avaient débordé sur le
monde. D'autres grimpent aux arbres, escaladent les piliers, les
colonnes, les façades, les portiques, s'élancent et retombent, se
relèvent et se multiplient, se bousculent et se superposent, grappes
d'ivresses qui fermentent, silencieux essaims de pétales passionnés. Et
les parfums innombrables, divers et impérieux qui coulent parmi cette
mer d'allégresse, comme des fleuves qui ne se confondent pas et dont on
reconnaît la source à chaque inspiration! Voici le torrent vert et froid
du géranium-rosa, le ruissellement de clous de girofle de l'oeillet, la
claire et loyale rivière de la lavande, le résineux bouillonnement de la
pinède et la grande nappe étale et sucrée aux douceurs presque
vertigineuses de la fleur d'oranger, qui, sous l'odeur immense,
illimitée et enfin reconnue de l'azur, submerge la campagne.


III

Je ne crois pas qu'il y ait au monde chose plus belle que ces jardins et
ces vallées de la Provence maritime durant les six ou sept semaines où
le printemps qui s'éloigne mêle encore ses verdures aux premières
ardeurs de l'été qui s'installe. Mais ce qui donne à cette miraculeuse
joie de la nature une mélancolie qu'on ne retrouverait en nul autre
lieu, c'est la solitude inhumaine et presque douloureuse où elle
s'épanouit. Il y a là, dans le désert, dans le silence et pour ainsi
dire dans le vide, des treilles aux terrasses, des terrasses aux
portiques de mille villas abandonnées, une émulation de beauté qui va
jusqu'à la souffrance aiguë de l'ardeur, jusqu'à l'épuisement de toutes
forces, de toutes formes, de toutes couleurs. Il y a là une sorte de
prodigieux mot d'ordre, comme si toutes les puissances de grâce et de
splendeur que recèle la nature s'étaient coalisées pour donner à la même
minute, à un témoin que ne connaissent pas les hommes, une preuve unique
et décisive de la béatitude et des magnificences de la terre. Il y a là
une sorte d'attente inouïe, solennelle et insupportable qui, par-dessus
les haies, les grilles et les murs, guette l'approche d'un grand dieu;
un silence d'extase qui exige une présence surnaturelle, une impatience
exaspérée et insensée qui de toutes parts s'extravase sur les routes où
ne passe plus que le cortège muet et transparent des heures.


IV

Hélas! que de beautés se perdent en ce monde! Voici de quoi nourrir nos
yeux jusqu'à la mort! Voici de quoi cueillir des souvenirs qui
soutiendraient nos âmes jusqu'au tombeau! Voici de quoi fournir à des
milliers de coeurs le suprême aliment de la vie!

Au fond, lorsqu'on y songe, tout ce qu'il y a de meilleur en nous-même,
tout ce qu'il y a de pur, d'heureux et de limpide dans notre
intelligence et dans nos sentiments, prend sa source en quelques beaux
spectacles. Si nous n'avions jamais vu de belles choses, nous n'aurions
que de pauvres et sinistres images pour vêtir nos idées et nos émotions
qui périraient de froid et de misère comme celles des aveugles. La
grande route qui s'élève des plaines de l'existence aux sommets clairs
de la conscience humaine, serait si morne, si nue et si déserte, que nos
pensées perdraient bientôt la force et le courage d'y passer; et là où
ne passent plus les pensées ne tardent point à reparaître les ronces et
l'horreur de la forêt barbare. Un beau spectacle que nous aurions pu
voir, qui nous appartenait, qui semblait nous appeler et que nous avons
fui, ne se remplace point. Rien ne croît plus aux lieux où il nous
attendait. Il laisse dans notre âme un grand cercle stérile où nous ne
trouverons que des épines, le jour où nous aurons besoin de roses. Nos
pensées et nos actions puisent leur énergie et leur forme dans ce que
nous avons contemplé. Entre le geste héroïque, le devoir accompli, le
sacrifice noblement accepté et le beau paysage autrefois contemplé, il y
a bien souvent des liens plus étroits et plus vivants que ceux qu'a
retenus notre mémoire. Plus nous voyons de belles choses, plus nous
devenons aptes à en faire de bonnes. Il faut, pour que prospère notre
vie intérieure, un magnifique amas d'admirables dépouilles.



VIII

LE MONDE DES INSECTES


I

J.-H. Fabre, tout le monde le sait aujourd'hui, est l'auteur d'une
dizaine de volumes bien nourris où, sous le titre de _Souvenirs
entomologiques_, il a consigné les résultats de cinquante ans
d'observations, d'études et d'expériences sur les insectes qui nous
semblent le plus connus et le plus familiers: diverses espèces de guêpes
et d'abeilles sauvages, quelques cousins, mouches, scarabées et
chenilles; en un mot, toutes ces petites vies vagues, inconscientes,
rudimentaires et presque anonymes qui nous entourent de toutes parts et
sur lesquelles nous jetons un regard amusé, mais qui déjà pense à autre
chose, quand nous ouvrons notre fenêtre pour accueillir les premières
heures du printemps, ou lorsque, dans les jardins et les plaines, nous
allons nous baigner aux jours bleus de l'été.

                                   *

                                 *   *

On prend au hasard l'un des copieux volumes, et l'on s'attend
naturellement à y trouver d'abord les très savantes et assez arides
nomenclatures, les très méticuleuses et fort bizarres spécifications de
ces vastes et poudreuses nécropoles que forment presque exclusivement
tous les traités d'entomologie jusqu'ici parcourus. On ouvre donc le
livre, sans ardeur et sans exigence; et voici qu'immédiatement, d'entre
les feuillets dépliés, s'élève et se déroule, sans hésitation, sans
interruption et presque sans fléchissement jusqu'au bout des quatre
mille pages, la plus extraordinaire des féeries tragiques qu'il soit
possible à l'imagination humaine, non point de créer ou de concevoir,
mais d'admettre et d'acclimater en elle.

En effet, il ne s'agit pas ici d'imagination humaine. L'insecte
n'appartient pas à notre monde. Les autres animaux, les plantes même, en
dépit de leur vie muette et des grands secrets qu'ils nourrissent, ne
nous semblent pas totalement étrangers. Malgré tout, nous sentons en eux
une certaine fraternité terrestre. Ils surprennent, émerveillent
souvent, mais ne bouleversent point de fond en comble notre pensée.
L'insecte, lui, apporte quelque chose qui n'a pas l'air d'appartenir aux
habitudes, à la morale et à la psychologie de notre globe. On dirait
qu'il vient d'une autre planète, plus monstrueuse, plus énergique, plus
insensée, plus atroce, plus infernale que la nôtre. On le croirait né de
quelque comète désorbitée et morte folle dans l'espace. Il a beau
s'emparer de la vie avec une autorité, une fécondité que rien n'égale
ici-bas, nous ne pouvons nous faire à l'idée qu'il est une pensée de
cette nature dont nous nous flattons d'être les enfants privilégiés et
probablement l'idéal où tendent tous les efforts de la terre. Seul
l'infiniment petit nous déconcerte davantage; mais l'infiniment petit,
qu'est-ce au fond qu'un insecte que nos yeux ne voient point? Il y a
sans doute dans cet étonnement et cette incompréhension je ne sais
quelle instinctive et profonde inquiétude que nous inspirent ces
existences incomparablement mieux armées, mieux outillées que la nôtre,
ces sortes de comprimés d'énergie et d'activité en qui nous pressentons
nos plus mystérieux adversaires, nos rivaux des dernières heures et
peut-être nos successeurs.


II

Mais il est temps de pénétrer, sous la conduite d'un admirable guide,
dans les coulisses de notre féerie, afin d'en voir de près les acteurs
et les figurants, immondes ou magnifiques, grotesques ou sinistres,
héroïques ou épouvantables, géniaux ou stupides, et toujours
invraisemblables et inintelligibles.

Et voici tout d'abord, au hasard des premières rencontres, l'un de ces
personnages, fréquents dans le Midi, où l'on peut le voir rôder autour
de l'abondante manne que le mulet répand avec indifférence le long des
chemins blancs et des sentes pierreuses: c'est le Scarabée Sacré des
Égyptiens, ou plus simplement le Bousier, frère de nos Géotrupes du
Nord, et gros Coléoptère tout de noir habillé, qui a pour mission en ce
monde de façonner les parties les plus savoureuses de la trouvaille en
une énorme boule qu'il s'agit ensuite de rouler jusqu'à la salle à
manger souterraine où doit s'épanouir l'incroyable aventure. Mais le
destin jaloux de tout bonheur trop pur, avant de lui céder l'accès de ce
lieu de délices, impose au grave et probablement sententieux scarabée,
des tribulations sans nombre, que complique toujours l'arrivée d'un
malencontreux parasite.

A peine donc a-t-il, à grands efforts du chaperon et des pattes
bancales, commencé de rouler à reculons la délicieuse sphère, qu'un
collègue indélicat, qui guettait la fin du travail, se présente en
offrant hypocritement ses services. L'autre, sachant fort bien que, ici,
aide et services, au demeurant fort inutiles, seront bientôt partage et
expropriation, accepte sans entrain la collaboration qui s'impose. Mais
invariablement, pour bien marquer les droits respectifs, le légitime
propriétaire garde sa place primitive, c'est-à-dire qu'il pousse du
front la boule, tandis que l'inévitable invité, de l'autre côté, la tire
à soi. Et ainsi elle chemine entre les deux compères, parmi
d'interminables péripéties, des chutes ahuries, des culbutes grotesques,
jusqu'au lieu choisi pour devenir le réceptacle du trésor et la salle du
festin. Arrivés là, le propriétaire se met à creuser le réfectoire,
pendant que le pique-assiette a l'air de s'endormir innocemment au
sommet de la pilule. L'excavation s'élargit et s'approfondit à vue
d'oeil; et bientôt le premier bousier y plonge tout entier. C'est
l'instant que guettait le sournois auxiliaire. Il descend prestement de
la bienheureuse éminence, et la poussant avec toute l'énergie que donne
une mauvaise conscience, s'efforce de gagner le large. Mais l'autre,
assez méfiant, interrompt un moment ses laborieuses fouilles, regarde
par-dessus bord, voit le rapt sacrilège et bondit hors du trou. Pris sur
le fait, l'effronté et malhonnête associé s'évertue à donner le change,
contourne l'orbe inestimable, et l'embrassant et s'arcboutant en des
efforts fallacieusement héroïques, feint de la retenir éperdument sur
une pente qui n'existe point. On s'explique en silence, on gesticule
abondamment des tarses et des mandibules; puis d'un commun accord, on
ramène la pelote au terrier.

Il est jugé suffisamment spacieux et confortable. On introduit le
trésor, on ferme l'entrée du corridor; et maintenant, parmi les ténèbres
propices et la tiède moiteur où trône seul le magnifique globe
stercoral, s'attablent enfin face à face, les deux convives réconciliés.
Alors, loin des clartés et des soucis du jour, et dans le grand silence
de l'ombre hypogéenne, commence solennellement le plus fabuleux des
festins dont l'imagination du ventre ait jamais évoqué les absolues
béatitudes.

Durant deux mois entiers ils demeurent cloîtrés, et la panse échancrant
à mesure l'inépuisable sphère, archétypes définitifs et souverains
symboles des délices de la table et des liesses de la bedaine, ils
mangent sans discontinuer, sans s'interrompre une seconde ni de jour ni
de nuit; et tandis qu'ils se gorgent, derrière eux, posément, d'un
mouvement d'horloge saisissable et constant, à raison de trois
millimètres par minute, se déroule et s'allonge un interminable cordon
sans rupture qui fixe le souvenir et compute les heures, les jours et
les semaines de la prodigieuse bombance.


III

Après le Bousier, ce pitre de la bande, saluons encore dans l'ordre des
Coléoptères, le ménage modèle du Minotaure Typhée, assez connu et
extrêmement débonnaire malgré son nom terrible. La femelle creuse un
immense terrier qui a souvent plus d'un mètre cinquante de profondeur et
qui se compose d'escaliers en spirales, de paliers, de couloirs et de
nombreuses chambres. Le mâle charge les déblais sur la fourche à trois
dents qui surmonte sa tête, et les porte à l'entrée de la demeure
conjugale. Ensuite, il va quérir dans la campagne les innocents vestiges
qu'y laissent les brebis, les descend au premier étage de la crypte et,
à l'aide de son trident, se met en devoir de les moudre; cependant que
la mère, tout au fond, recueille la farine et la pétrit en énormes pains
cylindriques qui deviendront plus tard la nourriture des petits. Trois
mois durant, jusqu'à ce que les provisions soient jugées suffisantes,
sans aucun aliment, le malheureux époux s'épuise à cette besogne de
géant. Enfin, sa mission accomplie, sentant sa fin prochaine, pour ne
pas encombrer la maison d'un débris misérable, il use ses dernières
forces à sortir du terrier, se traîne péniblement et, solitaire et
résigné, se sachant désormais inutile, s'en va mourir au loin parmi les
pierres.

Voici, d'autre part, d'assez étranges chenilles, les Processionnaires,
qui ne sont pas rares, et dont précisément un monôme long de cinq ou six
mètres, descendu de mes pins parasols, se déroule en ce moment dans les
allées de mon jardin, tapissant de soie transparente, selon les coutumes
de la race, le chemin parcouru. Sans parler des appareils
météorologiques d'une sensibilité inouïe qu'elles portent sur l'échine,
ces chenilles, on le sait, ont ceci de remarquable qu'elles ne voyagent
qu'en bande; à la queue leu leu, comme les aveugles de Breughel ou de la
parabole, chacune d'elles suivant obstinément, indissolublement, celle
qui la précède; si bien que notre auteur ayant un matin rangé la file
sur le rebord d'un grand vase de pierre, le circuit se trouvant fermé,
durant huit jours entiers, durant une atroce semaine, par le froid, par
la faim, et la lassitude sans nom, la malheureuse troupe, de sa ronde
tragique, sans relâche, sans repos, sans merci, parcourut jusqu'à
l'arrivée de la mort le cercle impitoyable.


IV

Mais je m'aperçois que nos héros sont infiniment trop nombreux et qu'il
est impossible de s'attarder à les décrire. Tout au plus, dans
l'énumération des plus considérables et des plus familiers, sera-t-il
permis d'accorder à chacun d'eux une épithète hâtive, à la façon du
vieil Homère. Citerai-je, par exemple, le Leucospis, parasite de
l'Abeille Maçonne, qui, afin de massacrer dans leurs berceaux ses frères
et ses soeurs, s'arme d'un casque de corne et d'une cuirasse barbelée,
quittés aussitôt après l'extermination, sauvegarde d'un affreux droit
d'aînesse? Dirai-je la merveilleuse science anatomique du Tachyte, du
Cerceris, de l'Ammophile, du Sphex Languedocien et de tant d'autres,
qui, selon qu'il s'agit de paralyser ou de tuer la proie ou
l'adversaire, savent exactement, sans se tromper jamais, quels ganglions
doivent atteindre le dard ou les mandibules? Parlerai-je de l'art de
l'Eumène qui transforme sa forteresse en un véritable musée orné de
grains de quartz translucide et de coquillages; de la magnifique mue du
Criquet Cendré, de l'instrument de musique du Grillon dont l'archet
compte cent cinquante prismes triangulaires qui ébranlent à la fois les
quatre tympanons de l'élytre? Faut-il célébrer la féerique naissance de
la nymphe de l'Onthophage, monstre transparent, à mufle de taureau et
qui semble sculpté dans un bloc de cristal? Voulez-vous assister à la
sortie de terre de la Mouche bleue, la vulgaire mouche à viande, fille
de l'asticot?

Écoutez notre auteur: «Elle se disloque la tête en deux moitiés mobiles
qui, boursouflées de leur gros oeil rouge, tour à tour s'éloignent et se
rapprochent. Dans l'intervalle surgit et disparaît, disparaît et surgit,
une volumineuse hernie hyaline. Lorsque les deux moitiés s'écartent, un
oeil refoulé vers la droite et l'autre vers la gauche, on dirait que
l'insecte se fend la boîte cranienne pour en expulser le contenu. Alors
la hernie surgit, obtuse au bout et renflée en grosse tête de clou. Puis
le front se renferme, la hernie rentre, ne laissant visible qu'une sorte
de vague mufle. En somme, une sorte de poche frontale, à palpitations
profondes d'instant en instant renouvelées, est l'outil de délivrance,
le pilon à l'aide duquel le diptère nouvellement éclos choque le sable
et le fait crouler. A mesure, les pattes refoulent en arrière les
éboulis et l'insecte progresse d'autant vers la surface.»


V

Et les monstres qui passent, tels que Bosch et Callot n'en conçurent
jamais! La larve de la Cétoine qui, bien qu'elle ait des pattes sous le
ventre, marche toujours sur le dos, le Criquet à ailes bleues, plus
malheureux encore que la mouche à viande et ne possédant, pour perforer
le sol, s'évader de la tombe et gagner la lumière, qu'une vessie
cervicale, une ampoule de glaire, et l'Empuse qui, avec son ventre en
volute, ses gros yeux saillants, ses pattes à genouillères armées de
couperets, sa hallebarde, sa mitre interminable, serait bien le plus
diabolique fantôme qu'ait porté la terre, si à côté d'elle la Mante
Religieuse n'était si effroyable que son seul aspect immobilise ses
victimes quand devant celles-ci elle prend ce que les entomologistes ont
appelé «la pose spectrale».

                   *       *       *       *       *

On ne peut mentionner, même en passant, les industries sans nombre et
presque toutes passionnantes qui s'exercent dans le roc, sous terre,
dans les murs, sur les branches, les herbes, les fleurs, les fruits et
jusque dans le corps des sujets étudiés; car on trouve parfois, comme
chez les Méloès, une triple superposition de parasites; et l'on voit
l'Asticot lui-même, le sinistre convive des suprêmes festins, nourrir de
sa substance une trentaine de brigands.

Parmi les Hyménoptères qui, dans le monde que nous étudions,
représentent la classe la plus intellectuelle, le génie bâtisseur de
notre merveilleuse abeille domestique est certainement égalé, en
d'autres ordres d'architectures, par celui de plus d'une abeille sauvage
et solitaire; notamment par le Mégachile Tailleur, petite mouche qui ne
paie pas de mine, et qui fabrique, pour y loger ses oeufs, des pots à
miel formés d'une multitude de disques et d'ellipses taillés avec une
précision mathématique dans les feuilles de certains arbres. L'espace
faisant défaut, je ne puis, à mon grand regret, citer les belles et
claires pages que J.-H. Fabre, avec sa conscience habituelle, consacre à
l'étude approfondie de cet admirable travail; néanmoins, puisque
l'occasion s'en présente, écoutons-le lui-même ne fût-ce qu'un instant
et sur un seul détail:

«Avec les pièces ovales, la question change d'aspect. Quel guide a le
Mégachile pour tailler en belles ellipses la fine étoffe du robinier?
quel modèle idéal conduit ses ciseaux? quel métrique lui dicte les
dimensions? Volontiers, on se figurerait que l'insecte est un compas
vivant, apte à tracer la courbe elliptique par certaine flexion du
corps, de même que notre bras trace le cercle en pivotant sur l'appui de
l'épaule. Un aveugle mécanisme, simple résultat de l'organisation,
serait seul en cause dans sa géométrie. Cette explication me tenterait
si les pièces ovales de grandes dimensions n'étaient accompagnées, pour
en combler les vides, d'autres pièces bien moindres, mais pareillement
ovales. Un compas qui de lui-même change de rayon et modifie le degré de
courbure d'après les exigences d'un plan me paraît mécanisme sujet à
bien des doutes. Il doit y avoir mieux que cela. Les pièces rondes du
couvercle nous le disent.

«Si par la seule flexion inhérente à sa structure, la tailleuse de
feuilles arrive à découper des ovales, comment parvient-elle à découper
des ronds? Pour le nouveau tracé, si différent de configuration et
d'ampleur, admettons-nous d'autres rouages à la machine? Du reste, le
vrai noeud de la difficulté n'est pas là. Ces ronds s'adaptent, pour la
plupart, à l'embouchure de l'outre avec une précision presque
rigoureuse. La cellule terminée, l'abeille s'envole à des centaines de
pas plus loin, elle va façonner le couvercle. Elle arrive sur la feuille
où doit se découper la rondelle. Quelle image, quel souvenir a-t-elle du
pot qu'il s'agit de couvrir? Mais aucun, elle ne l'a jamais vu; elle
travaille sous terre, dans une profonde obscurité. Tout au plus
peut-elle avoir les renseignements du toucher, non actuels, bien
entendu, le pot n'étant plus là, mais passés et sans efficacité dans une
oeuvre de précision. Cependant la rondelle à découper doit être d'un
diamètre déterminé: trop grande, elle ne pourrait entrer; trop étroite,
elle fermerait mal, elle étoufferait l'oeuf en descendant jusqu'au miel.
Comment lui donner, sans modèle, les justes dimensions? L'abeille
n'hésite pas un instant. Avec la même célérité qu'elle mettrait à
détacher un lobe informe bon pour la clôture, elle découpe son disque,
et ce disque, sans autres soins, se trouve de la grandeur du pot.
Explique qui voudra cette géométrie, inexplicable à mon avis, même en
admettant des souvenirs fournis par le tact et la vue.»

Ajoutons que l'auteur a compté qu'il fallait, pour former les cellules
d'un Mégachile congénère, le Mégachile Soyeux, exactement mille
soixante-quatre de ces ellipses et de ces disques, qui doivent être
recueillis et façonnés au cours d'une existence qui dure quelques
semaines.

Qui donc imaginerait que le Pentatome, d'autre part, la pauvre et
malodorante Punaise des bois, a inventé pour sortir de l'oeuf un
appareil vraiment extraordinaire? Et tout d'abord, constatons que cet
oeuf est une merveilleuse petite boîte d'albâtre que notre auteur décrit
ainsi: «Le microscope y reconnaît une surface burinée de fossettes
semblables à celles d'un dé à coudre et disposées avec une délicieuse
régularité. En haut et en bas du cylindre, large ceinture d'un noir mat;
sur les flancs, ample zone blanche avec quatre gros points noirs
symétriquement distribués. Le couvercle, entouré de cils neigeux et
cerclé de blanc au bord, se tuméfie en calotte noire avec cocarde
centrale blanche. En somme, urne de grand deuil par l'opposition brusque
du noir charbon et du blanc de l'ouate. La vaisselle des funérailles
étrusques aurait trouvé là superbe modèle.»

La petite punaise dont le front est trop mou, se coiffe, pour soulever
le couvercle de la boîte, d'une mitre formée de trois tringles en
trièdre qui se trouve toujours au fond de l'oeuf, au moment de la
délivrance. Ses membres étant engainés comme ceux d'une momie, elle n'a,
pour actionner ses tringles, que les pulsations que produit l'afflux
rythmique de son sang dans son crâne et qui agissent à la manière d'un
piston. Les rivets du couvercle cèdent peu à peu, et, aussitôt libre,
l'insecte se débarrasse de son casque mécanique.

Une autre espèce de punaise, le Réduve Masqué, qui vit surtout dans les
cabinets de débarras où il se tient à l'affût enveloppé d'un flocon de
poussière, a inventé un système d'éclosion plus étonnant encore. Ici, le
couvercle de l'oeuf n'est pas rivé, comme chez les Pentatomes, mais
simplement collé. Au moment de la libération, ce couvercle se soulève et
l'on voit «émerger de la coquille une vésicule sphérique, qui petit à
petit s'amplifie, pareille à la bulle de savon soufflée au bout d'une
paille. De plus en plus refoulé par l'extension de cette vessie, le
couvercle tombe.

«Alors la bombe éclate, c'est-à-dire que, gonflée au delà des limites de
sa résistance, l'ampoule se déchire au sommet. Cette enveloppe, membrane
d'extrême ténuité, reste ordinairement adhérente au bord de l'orifice,
où elle forme une haute et blanche margelle. D'autres fois l'explosion
la détache et la projette hors de la coquille. Dans ces conditions c'est
une subtile coupe, demi-sphérique, à bords déchirés, qui se prolonge
dans le bas en un délicat pédicule tortueux.»

Maintenant, comment se produit cette explosion miraculeuse? J.-H. Fabre
suppose que «très lentement, à mesure que l'animalcule prend forme et
grossit, ce réservoir ampullaire reçoit les produits du travail
respiratoire accompli sous le couvert de la tunique générale. Au lieu de
se dissiper au dehors à travers la coque de l'oeuf, le gaz carbonique,
incessant résultat de l'oxydation vitale, s'accumule dans cette espèce
de gazomètre, le gonfle, le distend et fait pression sur l'opercule.
Lorsque la bestiole est mûre, sur le point d'éclore, un surcroît
d'activité dans la respiration achève le gonflement, qui se prépare
peut-être dès la première évolution du germe. Enfin, cédant à la poussée
croissante de l'ampoule gazeuse, l'opercule se descelle. Le poulet dans
sa coque a sa chambre à air; le jeune Réduve a sa bombe de gaz
carbonique; il se libère en respirant.»


VI

On ne se lasserait pas de puiser à pleines mains à ces inépuisables
trésors. Pour avoir vu si fréquemment leurs toiles s'étaler en tous
lieux, nous croyons, par exemple, posséder des notions suffisantes sur
le génie et les méthodes de nos araignées familières. Il n'en est rien;
les réalités d'une observation scientifique exigent un volume entier où
s'accumulent des révélations dont nous n'avions aucune idée. Je citerai
simplement, au hasard, l'harmonieuse demeure à arcades de l'araignée
Clotho, l'étonnante envolée funiculaire des petits de notre araignée des
jardins, la cloche à plongeur de l'Argyronète, le véritable fil
téléphonique qui relie à la toile la patte de l'Épeire cachée dans sa
cabane et l'avertit que l'agitation de ses pièges provient de la capture
d'une proie ou d'un caprice de la brise.

Il est donc impossible, à moins de disposer de pages illimitées,
d'effleurer autrement que du bout des phrases, les miracles de
l'instinct maternel, qui d'ailleurs se confondent avec ceux de la haute
industrie et forment le centre lumineux de la psychologie de l'insecte.
Il faudrait de même disposer de plusieurs chapitres pour donner une idée
sommaire des rites nuptiaux qui constituent les plus bizarres et les
plus fabuleux épisodes de ces mille et une nuits inconnues.

Le mâle de la Cantharide, entre autres, à l'aide de son abdomen et de
ses poings, commence par battre frénétiquement son épouse, après quoi,
les bras en croix et frémissants, il se tient longtemps en extase. Les
Osmies fiancées claquent effroyablement des mandibules, comme s'il
s'agissait plutôt de s'entre-dévorer; par contre, le plus gigantesque de
nos papillons, le Grand Paon qui a la taille d'une chauve-souris, ivre
d'amour, voit sa bouche si complètement s'atrophier qu'elle n'est plus
qu'un vague simulacre. Mais rien n'égale le mariage de la sauterelle
verte dont je ne peux parler ici, car il est douteux que le latin même
possède les mots nécessaires pour le décrire comme il faudrait.

Au résumé, les moeurs conjugales sont épouvantables, et, au rebours de
ce qui se passe dans tous les autres mondes, c'est ici la femelle qui
dans le couple représente la force et l'intelligence en même temps que
la cruauté et la tyrannie qui en sont, paraît-il, l'inévitable
conséquence. Presque toutes les noces se terminent par la mort violente
et immédiate de l'époux. Fréquemment, la fiancée mange d'abord un
certain nombre de prétendants. Le type de ces unions bizarres pourrait
nous être fourni par les Scorpions languedociens, qui portent, comme on
sait, des pinces de homard et une longue queue munie d'un aiguillon dont
la piqûre est extrêmement dangereuse. Ils préludent à la fête par une
promenade sentimentale, les pinces dans les pinces; puis, immobiles, les
doigts toujours saisis, se contemplent avec béatitude, interminablement,
et le jour passe sur leur extase, puis la nuit, tandis qu'ils demeurent
face à face, pétrifiés d'admiration. Ensuite, les fronts se rapprochent,
se touchent, les bouches--si l'on peut appeler bouche l'orifice
monstrueux qui s'ouvre entre les pinces--se joignent dans une sorte de
baiser; après quoi, l'union s'accomplit, le mâle est transpercé d'un
aiguillon mortel et la terrible épouse le croque et le déguste avec
satisfaction.

Mais la Mante, l'insecte extatique aux bras toujours levés en attitude
d'invocation suprême, l'horrible Mante religieuse ou Prie-Dieu, fait
bien mieux: elle mange ses époux (car insatiable elle en consomme
parfois sept ou huit d'affilée), pendant que ceux-ci la serrent
passionnément contre leur coeur. Ses inconcevables baisers dévorent, non
pas métaphoriquement, mais d'une façon épouvantablement réelle, le
malheureux élu de son âme ou de son estomac. Elle commence par la tête,
descend au thorax et ne s'arrête qu'arrivée aux pattes postérieures
jugées trop coriaces. Elle repousse alors les restes infortunés, tandis
qu'un nouvel amoureux, qui attendait tranquillement la fin du monstrueux
festin, s'avance héroïquement pour subir le même sort.


VII

J.-H. Fabre est vraiment le révélateur de ce monde nouveau, car, si
étrange que paraisse l'aveu à une époque où nous croyons connaître tout
ce qui nous entoure, la plupart de ces insectes minutieusement décrits
dans les nomenclatures, savamment classifiés et barbarement baptisés, on
ne les avait presque jamais observés sur le vif, ni interrogés jusqu'au
bout dans toutes les phases de leurs apparitions évasives et brèves. Il
a consacré à surprendre leurs petits secrets qui sont le revers des plus
grands mystères, cinquante années d'une existence solitaire, méconnue,
pauvre, souvent voisine de la misère, mais illuminée chaque jour de la
joie qu'apporte une vérité, qui est la joie humaine par excellence.
Petites vérités, dira-t-on, que celles que nous offrent les moeurs d'une
araignée ou d'une sauterelle. Il n'y a plus de petites vérités; il n'en
existe qu'une dont le miroir, à nos yeux incertains, semble brisé, mais
dont chaque fragment, qu'il reflète l'évolution d'un astre ou le vol
d'une abeille, recèle la loi suprême.

Et ces vérités ainsi découvertes avaient le bonheur de tomber dans une
pensée qui savait comprendre ce qu'elles ne peuvent dire qu'à mots
couverts, interpréter ce qu'elles sont obligées de taire et saisir en
même temps la tremblante beauté, presque invisible à la plupart des
hommes, qui rayonne un instant autour de tout ce qui existe, surtout
autour de tout ce qui demeure encore très près de la nature et sort à
peine du sanctuaire des origines.

Pour faire de ces longues annales l'abondant et délicieux chef-d'oeuvre
qu'elles sont et non point le monotone et glacial répertoire de
minuscules descriptions et d'actes insignifiants qu'elles menaçaient
d'être, il fallait bien des dons divers et pour ainsi dire ennemis. A la
patience, à la précision, à la minutie scientifique, à l'ingéniosité
multiforme et pratique, à l'énergie d'un Darwin en face de l'inconnu; à
la faculté d'exprimer ce qu'il faut, avec ordre, clarté et certitude, le
vénérable solitaire de Sérignan joint plusieurs de ces qualités qui ne
s'acquièrent point, certaines de ces vertus innées de bon poète qui font
de sa prose souple, sûre, bien qu'un peu provinciale, un peu vieillotte,
un peu primaire, une des bonnes proses de ce temps, une de ces proses
qui ont leur atmosphère propre, où l'on respire avec reconnaissance,
avec tranquillité et qu'on ne trouve qu'autour des grandes oeuvres.

Il fallait enfin--et ce n'était pas la moindre exigence de ce
travail--une pensée toujours prête à tenir tête à toutes les énigmes
qui, parmi ces petits objets, se dressent à chaque pas, aussi démesurées
que celles qui peuplent les cieux et peut-être plus impérieuses, plus
nombreuses, plus étranges, comme si la nature avait donné ici plus libre
cours à ses dernières volontés et plus facile issue à ses pensées
secrètes. Il n'est inégal à aucune de ces interrogations sans bornes que
nous posent obstinément tous les habitants de ce monde minime où les
mystères se superposent plus compacts, plus déconcertants qu'en nul
autre. Il rencontre et affronte ainsi, tour à tour, les redoutables
questions de l'instinct et de l'intelligence, de l'origine des espèces,
de l'harmonie ou des hasards de l'univers, de la vie prodiguée aux
abîmes de la mort; sans compter les problèmes non moins vastes, mais
plus humains, si l'on peut dire, et qui, dans l'infini des autres,
s'inscrivent à la portée, sinon à la disposition, de notre intelligence:
la parthénogénèse, la prodigieuse géométrie des guêpes et des abeilles,
la spirale logarithmique de l'escargot, le sens antennal, la force
miraculeuse qui, dans l'isolement absolu, sans que rien du dehors s'y
puisse introduire, décuple sur place le volume de l'oeuf du minotaure et
nourrit, durant sept à neuf mois, d'un aliment invisible et spirituel,
non point la léthargie, mais la vie active du scorpion et des petits de
la lycose et de l'araignée Clotho. Il ne tente pas de les expliquer à
l'aide d'un de ces systèmes à tout faire, comme le transformisme par
exemple, qui d'ailleurs se borne à déplacer le plan des ténèbres, et
qui, pour le dire en passant, sort assez mutilé de ces confrontations
sévères avec d'incontestables faits.


VIII

En attendant qu'un hasard ou un dieu nous éclaire, il sait garder en
présence de l'inconnu le grand silence religieux et attentif qui règne
seul dans les meilleures âmes d'aujourd'hui. A ceux qui lui disent:
«Maintenant que vous avez cueilli ample moisson de détails, vous devriez
à l'analyse faire succéder la synthèse, et généraliser, en une vue
d'ensemble, la genèse des instincts.» Il répond, avec l'humble et
magnifique loyauté qui illumine toute son oeuvre: «Parce que j'ai remué
quelques grains de sable sur le rivage, suis-je en état de connaître les
abîmes océaniques? La vie a des secrets insondables. Le savoir humain
sera rayé des archives du monde avant que nous ayons le dernier mot d'un
moucheron.»

«Le succès est aux bruyants, aux affirmatifs imperturbables; tout est
admis à la condition de faire un peu de bruit. Dépouillons ce travers et
reconnaissons qu'en réalité nous ne savons rien de rien, s'il faut
creuser à fond les choses. Scientifiquement, la nature est une énigme
sans solution définitive pour la curiosité de l'homme. A l'hypothèse
succède l'hypothèse, les décombres des théories s'amoncellent et la
vérité fuit toujours. Savoir ignorer pourrait bien être le dernier mot
de la sagesse.»

Évidemment, c'est espérer trop peu. Dans l'effroyable gouffre, dans
l'entonnoir sans fond où tourbillonnent tous ces faits contradictoires
qui se résolvent en obscurité, nous en savons tout juste autant que
notre ancêtre des cavernes; mais du moins nous savons que nous ne savons
pas. Nous parcourons toute la face noire des énigmes, nous essayons de
calculer leur nombre, d'ordonner leurs ténèbres, d'acquérir une idée de
leur situation et de leur étendue. C'est déjà quelque chose en attendant
le jour des premières lueurs. En tout cas, c'est faire en présence des
mystères tout ce qu'y peut faire aujourd'hui l'intelligence de bonne foi
et c'est aussi ce qu'y fait, avec plus de confiance qu'il n'en avoue,
l'auteur de cette incomparable Iliade. Il les regarde attentivement. Il
épuise sa vie à surprendre leurs secrets les plus minutieux: il leur
prépare dans ses pensées et dans les nôtres l'espace nécessaire à leurs
évolutions. Il grandit à leur taille la conscience de son ignorance et
apprend à comprendre plus profondément qu'ils sont incompréhensibles.



IX

LA MÉDISANCE


«Ne vois pas, n'entends pas, ne dis pas le mal», enseignent les trois
singes sacrés sculptés au-dessus de la porte du temple bouddhique de
Jysyasu à Nikko.

Nous disons tous du mal les uns des autres. «Personne, remarque Pascal,
ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence.
L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle
tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que dit
son ami lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et
sans passion.»

«Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les
uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.»

Supprimez la médisance, vous supprimerez les trois quarts de la
conversation, et un silence insupportable planera sur toutes les
réunions. La médisance ou la calomnie,--il est bien difficile de séparer
les deux soeurs, et, au fond, toute médisance est à moitié calomnie,
attendu que nous connaissons autrui encore moins que nous-mêmes,--la
médisance qui alimente tout ce qui désunit les hommes et empoisonne
leurs relations, est néanmoins le principal motif qui les rassemble et
leur fait goûter les joies de la société.

Mais les ravages qu'elle exerce autour de nous sont trop connus et ont
été trop souvent signalés, pour qu'il soit nécessaire d'en retracer la
peinture. N'envisageons ici que le mal qu'elle fait à celui qui s'y
adonne. Elle l'habitue à ne voir que les petits côtés des êtres et des
choses; elle lui masque peu à peu les grandes lignes, les grands
ensembles, les hauteurs et les profondeurs où sont les seules vérités
qui comptent et qui demeurent.

En réalité, le mal que nous trouvons aux autres et que nous en disons,
c'est en nous qu'il se tient, de nous que nous le tirons et sur nous
qu'il retombe. Nous n'apercevons bien que les défauts que nous possédons
ou que nous sommes sur le point d'acquérir. C'est en nous que s'allume
la mauvaise flamme dont nous découvrons le reflet sur autrui. Chacun
dépiste dans son entourage le vice ou la faute qui révèle aux
clairvoyants le vice ou la faute qui l'asservit lui-même. Il n'y a pas
de confession plus intime et plus ingénue; comme il n'y a pas de
meilleur examen de conscience que de se demander: quel est le mal que
j'impute de préférence à mon prochain?--Soyez assuré que c'est celui que
vous penchez le plus à commettre et que vous voyez d'abord ce qui se
passe dans les bas-fonds vers lesquels vous descendez vous-même. Qui
parle mal des autres ne médit en somme que de soi; et la médisance
n'est, au fond, que l'histoire transposée ou anticipée de nos propres
chutes.

                   *       *       *       *       *

Nous nous entourons de tout le mal que nous attribuons aux victimes de
nos bavardages. Il prend corps aux dépens de nous-mêmes, il vit et se
nourrit du meilleur de notre substance; il s'accumule autour de nous, il
peuple et encombre notre atmosphère de fantômes d'abord falots,
inconsistants, dociles, timides et éphémères, qui peu à peu s'affirment,
se raffermissent, grandissent, haussent la voix, deviennent des entités
très réelles et bientôt impérieuses qui ne tardent pas à donner des
ordres et à s'emparer de la direction de la plupart de nos pensées et de
nos actes. Nous sommes de moins en moins maîtres chez nous, nous sentons
notre caractère s'effriter et nous nous trouvons un beau jour enfermés
dans une sorte de cercle enchanté qu'il est presque impossible de
rompre, où nous ne savons plus si nous diffamons nos frères parce que
nous devenons aussi mauvais qu'eux, ou si nous devenons mauvais parce
que nous les diffamons.

                   *       *       *       *       *

Nous devrions nous accoutumer à juger tous les hommes comme nous jugeons
les héros de cette guerre. Il est certain que si quelqu'un avait le
triste courage de dénigrer ceux-ci, il trouverait dans un de leurs
groupes presque autant de vices, de petitesses, ou de tares qu'en
n'importe quel groupe humain pris au hasard dans n'importe quelle ville
ou village. Il vous dirait qu'il s'y rencontrait des alcooliques
incorrigibles, des débauchés sans scrupules, des paysans grossiers,
bornés et avides, de petits boutiquiers mesquins et rapaces, des
ouvriers flemmards, bousilleurs et carottiers, des employés étriqués et
envieux, des fils de famille paresseux, injustes, égoïstes et vaniteux.
Il ajouterait que beaucoup ne firent leur devoir que parce qu'il n'y
avait pas moyen de faire autrement, qu'ils allèrent malgré eux braver
une mort à laquelle ils espéraient d'échapper, parce qu'ils savaient
bien qu'ils n'échapperaient pas à celle qui les menaçait s'ils
refusaient d'affronter la première. Il pourrait dire tout cela et bien
d'autres choses qui paraîtraient plus ou moins vraies; mais ce qui est
bien plus vrai, ce qui est la grande et magnifique vérité qui enveloppe
et soulève tout le reste, c'est ce qu'ils ont réellement fait, c'est
qu'ils se sont tout de même offerts à la mort pour accomplir ce qu'ils
considéraient comme un devoir. Il n'y a pas à le nier; si tous ceux qui
avaient des vices, des tares et la volonté de se soustraire au danger,
avaient refusé d'accepter le sacrifice, aucune force au monde n'eût pu
les y obliger; car ils représentaient une force au moins égale à celle
qui eût tenté de les contraindre. Il faut donc croire que ces tares, ces
vices et ces volontés basses étaient bien superficiels et, en tout cas,
incomparablement moins profonds et puissants que le grand sentiment qui
a tout emporté. Et c'est pourquoi, à juste raison, quand nous pensons à
ces morts ou à ces héros mutilés, les petites pensées que j'ai dites ne
nous viennent même pas à l'esprit. Elles ne comptent pas plus, dans
l'ensemble héroïque, que les gouttes d'une averse ne comptent dans
l'océan. Tout a été transporté et égalisé par le sacrifice, la douleur
et la mort dans la même beauté sans souillure. Mais n'oublions pas qu'il
en va à peu près de même de tous les hommes; et que ces héros n'étaient
pas d'une autre nature que ce prochain que nous vilipendons sans cesse.
La mort les a purifiés et consacrés; mais nous sommes tous, tous les
jours en présence du sacrifice, de la douleur et surtout de la mort qui
nous purifiera et nous consacrera à notre tour. Nous sommes à peu près
tous soumis aux mêmes épreuves qui pour être moins ramassées et moins
éclatantes, n'en font pas moins appel aux mêmes vertus profondes; et si
tant d'hommes pris au hasard parmi nous se sont montrés dignes de notre
admiration, c'est qu'après tout nous sommes sans doute meilleurs que
nous ne paraissons, car tandis qu'ils se trouvaient encore mêlés à notre
vie, ils ne paraissaient pas meilleurs que nous.



X

LE JEU


_Paulo minora._--On ne trouvera ici, bien entendu, que des notes prises
avant la guerre et mises en ordre au moment où la victoire permet
d'oublier un instant le grand drame où se jouèrent les destinées du
genre humain. Le sujet, du reste, pour frivole qu'il semble d'abord,
touche parfois, ou paraît toucher, à des problèmes qu'il n'est pas
indécent d'examiner, ne fût-ce que pour reconnaître qu'ils sont
peut-être illusoires. En outre, il est malheureusement probable que la
paix rétablie, nos alliés visiteront en foules trop nombreuses et trop
confiantes les paradis suspects où nous allons pénétrer. Je n'ai pas la
prétention de leur servir de guide ou de leur apprendre à lutter contre
les fantaisies du sort; mais il est possible que quelques-uns d'entre
eux trouvent en ces lignes, sinon d'utiles renseignements ou des
conseils avantageux, du moins une demi-douzaine d'observations ou de
réflexions qui précéderont ou faciliteront leurs propres expériences.

                   *       *       *       *       *

Approchons-nous donc une dernière fois d'une de ces tables vertes qui
s'étalent en ce lieu assez mal famé qu'ailleurs j'ai appelé «le Temple
du Hasard». Aujourd'hui, je dirais plutôt «l'Usine du Hasard», car voici
plus d'un demi-siècle que chaque jour, sans répit, sans connaître de
vacances, de dimanches ni de fêtes, de dix heures du matin à minuit, les
croupiers se relayant sans cesse, on y fabrique obstinément de l'aléa,
on y interroge opiniâtrément le dieu sans forme et sans visage qui
recèle dans son ombre la chance et la malchance.

                   *       *       *       *       *

On ne sait pas encore ce qu'il est ni ce qu'il veut; on n'est même pas
sûr qu'il existe, mais ne serait-il pas étonnant que cet immense effort,
le plus gigantesque, le plus dispendieux, le plus méthodique qu'on ait
jamais tenté aux bords de cet abîme de ténèbres, ne serait-il pas
surprenant que tout ce travail forcené, si peu sérieux, si malsain et
inutile qu'il paraisse, n'eût pas produit un résultat quelconque et ne
nous eût rien appris sur l'énigme irritante à laquelle il s'attache?

                   *       *       *       *       *

En tout cas, comme partout où se rencontrent des passions exaspérées, on
peut faire autour de ces tables d'intéressantes remarques et, entre
autres spectacles, y saisir sur le vif et en raccourcis violents et
brutalement éclairés, certains aspects de la lutte que l'homme, durant
toute sa vie, mène contre l'inconnu. Le drame qui d'habitude est diffus,
qui se prolonge dans l'espace et le temps et se dissout parmi des
circonstances qui échappent aux regards, ici se ramasse, se met en boule
et tient, pour ainsi dire, dans le creux de la main; mais pour être
prompt, saccadé et réduit à l'extrême, demeure aussi complexe, aussi
mystérieux que ceux qui s'étendent à l'infini. Tant que la bille
d'ivoire, qui roule et sautille autour de la cuvette, n'est pas tombée
dans sa case rouge ou noire, l'inconnu qui voile son choix ou son destin
est aussi impénétrable que celui qui nous dérobe le choix ou le destin
des astres. Il l'est même davantage. On calcule à une seconde près la
marche des planètes; mais nulle opération mathématique ne peut mesurer
ni prédire la course de la petite boule blanche.

Aussi bien, les plus savants joueurs y ont-ils renoncé. Aucun d'eux ne
compte plus sérieusement sur l'intuition, les pressentiments, la double
vue, la télépathie, les forces psychiques ou le calcul des probabilités
pour tenter de prévoir ou de déterminer la chute d'un destin qui n'est
pas plus gros qu'une noisette. Toute la partie scientifique du savoir
humain y a échoué; et tout le côté occulte et magique de ce même savoir
y a pareillement failli. Les mathématiciens, les prophètes, les devins,
les sorciers, les sensitifs, les médiums, les psychomètres, les spirites
qui appellent à leur aide les morts, demeurent aveugles, interdits et
impuissants devant le cylindre aux trente-sept cases fatidiques. Ici, le
hasard règne en maître, et jusqu'à présent, bien que tout se passe sous
nos yeux, se reproduise à satiété et tienne, je le répète, dans le creux
de la main, on n'a pu fixer une seule de ses lois.

Pourtant, il semble qu'il y en ait, et des milliers de joueurs se sont
ruinés à suivre leurs apparitions ou leurs traces évasives et
décevantes. Prenons une liasse de ces «permanences» qui se publient à
Monte-Carlo et donnent chaque jour la liste de tous les numéros sortis à
l'une des tables de la roulette ou du trente-et-quarante. On sait que
ces numéros y sont alignés en longues colonnes parallèles, les noirs à
gauche, les rouges à droite. Quand on considère une de ces feuilles qui
comptent en général une dizaine de colonnes dont chacune se compose de
soixante-cinq chiffres,--chiffres morts à présent et inoffensifs, mais
qui furent si dangereux, ont emporté tant d'espoirs et peut-être
provoqué plus d'un malheur,--on remarque qu'un équilibre assez sensible
tend à se maintenir entre la rouge et la noire. Le plus souvent les deux
chances s'affrontent, isolées ou par petits groupes: une rouge, une
noire; deux noires, trois rouges; trois noires, deux rouges, etc.
Lorsqu'on rencontre une série de cinq, six, sept, huit, parfois, neuf,
dix, onze, douze noires consécutives, on est presque assuré de trouver
non loin d'elle une série compensatrice de cinq, six, sept, huit ou dix
rouges. Il y a là un rythme très réel, une sorte de respiration ou de
va-et-vient cadencé de la bête énigmatique que nous appelons le hasard.
Ce rythme ou cet équilibre est du reste confirmé par les statistiques
finales de la journée, où nous voyons que sur un total de six cents et
quelques boules, l'écart de la noire à la rouge dépasse assez rarement
deux ou trois dizaines; cet écart est encore moindre sur le total de la
semaine, c'est-à-dire sur près de cinq mille boules, et se réduit, en
général, à quelques unités.

                   *       *       *       *       *

La bête monstrueuse a d'autres habitudes étranges. On remarque par
exemple qu'il n'est pas rare qu'un numéro sorte deux fois de suite, et
il est incontestable que dans chaque séance, deux ou trois numéros sont
manifestement favorisés, en sorte qu'au contraire de ce qui serait
logique, on peut affirmer qu'un numéro a d'autant plus de chances de
reparaître qu'il est plus fréquemment sorti. Ceci semble aller contre la
loi de l'équilibre que nous avons constatée; mais il faut observer que
cet équilibre se retrouvera plus tard, qu'à la fin de la semaine les
écarts ne seront plus très grands et deviendront presque nuls à
l'expiration du mois. L'équilibre est plus lent parce qu'il faut
multiplier par dix-huit et demi le nombre des séries pour atteindre les
proportions des chances simples.

Les joueurs notent encore une loi qui du reste n'est qu'un corollaire de
l'habitude précédente mais a je ne sais quoi d'humain, c'est que les
chances retardataires mettent un plus grand empressement à regagner le
terrain perdu, dans le moment qui suit plus ou moins immédiatement une
halte, comme si elles avaient repris leur souffle après un instant de
repos sur un palier.

Ajoutons tout de suite qu'il est prudent de se méfier de ces habitudes
flottantes et de ces ébauches de lois. On a vu, par exemple, la rouge,
au cours d'une journée, l'emporter de soixante-dix pour cent sur la
noire. La noire, d'autre part, on s'en souvient encore à Monte-Carlo,
est un jour sortie vingt-neuf fois de suite, et la deuxième douzaine
vingt-huit fois sans interruption. Le hasard n'a pas nos nerfs; il n'a
pas hâte comme nous de réparer sa perte ou d'emporter son gain. Il prend
son temps, attend son heure et ne marche point du pas de notre vie
humaine.

                   *       *       *       *       *

Les joueurs, d'ordinaire, attribuent ces habitudes ou ces fantaisies au
tour de main du croupier. Ce n'est guère défendable. On sait, au
demeurant, comment se passent les choses. La bille tombée dans sa case,
le croupier annonce, par exemple: «13, noir, impair et manque.» On
ratisse les pertes, on paie les gains, les joueurs regarnissent le
tableau, on discute parfois, on échange la monnaie, etc.; la durée de
ces opérations est fort inégale, et pendant tout ce temps, le disque qui
porte la bille fait des centaines de tours. Le croupier l'arrête enfin,
saisit la bille, imprime au disque un mouvement contraire à celui qui
l'animait et lance la bille en sens inverse. Il est impossible que dans
de telles conditions son tour de main particulier puisse avoir une
influence quelconque. D'ailleurs, on remarque facilement sur le
graphique des permanences que le changement de croupier n'altère pas
sensiblement le rythme des chances simples. Ce rythme domine réellement
l'homme auquel on l'attribue.

Ces ébauches de lois dans ce qui semble la négation de toute loi, ces
efforts du hasard pour sortir de son propre domaine et organiser son
chaos, ce dieu qui se nie et cherche à se détruire de ses mains, ces
balbutiements incompréhensibles, ces efforts maladroits pour prendre la
parole et pour prendre conscience, sont, il faut en convenir, assez
curieux. C'est du reste ces efforts, ces velléités d'équilibre, ce
rythme embryonnaire qui font l'heur et le malheur des joueurs. Si le
hasard était simplement le hasard tel que nous le concevons _a priori_,
on jouerait n'importe quoi, n'importe quand et n'importe comment. Je
sais bien que d'après les plus savants théoriciens de la roulette,
chaque coup est indépendant de tous les autres, commence comme si rien
ne s'était passé avant, comme si rien ne devait se passer après, comme
si la table sortait de la boutique de l'ébéniste, le cylindre de
l'atelier du mécanicien et le croupier des mains de Dieu. En théorie,
c'est parfaitement juste; mais nous venons de voir qu'en fait il ne
semble pas qu'il en soit ainsi. Il paraît d'ailleurs impossible
d'expliquer pourquoi; les joueurs se contentent de le constater, avec
une tendance dangereuse mais très humaine à exagérer la portée et la
certitude de leurs constatations.

Ils prennent trop volontiers pour des lois ce qui n'est qu'un amas de
coïncidences aussi mobiles que les nuages. Il faut bien que les rouges
et les noires, successivement sorties du néant, se placent quelque part
et se groupent d'une certaine façon; et s'il est assez surprenant qu'à
la fin du mois leur nombre s'égale à peu près, il serait non moins
surprenant que l'une des couleurs l'emportât de beaucoup sur l'autre. Il
est parfaitement vrai qu'au premier coup d'oeil, la rouge et la noire
semblent s'équilibrer sur les feuilles des «permanences»; mais il est
également vrai qu'à y regarder de plus près, il n'est pas rare qu'une
série de cinq ou six rouges, par exemple, interrompue par une ou deux
noires, recommence une nouvelle carrière; et le malheur voudra que, à ce
moment, le joueur, à la recherche de l'équilibre, pontera sur la noire
et verra disparaître en quelques coups tout le gain lentement et
péniblement arraché au hasard, avare quand on gagne, et très généreux,
pour la banque, quand on perd. Il aura du reste les mêmes déceptions
s'il joue sur l'écart, c'est-à-dire contre l'équilibre et éprouvera trop
souvent que ces lois, lorsqu'il y met sa confiance, sont écrites sur
l'eau, et semblent gravées dans l'airain dès qu'elles le trahissent.

                   *       *       *       *       *

Afin de profiter de ces lois sans doute fallacieuses et en tout cas
perfides, et pour se prémunir contre leurs trahisons, il a imaginé une
foule de systèmes ingénieux qui parfois lui permettent de gagner, mais
le plus souvent ne font que retarder sa ruine.

Mais avant de parler de ces systèmes, disons d'abord que nous ne nous
occuperons ici que des chances simples, rouge ou noire, pair ou impair,
passe ou manque. Elles sont déjà assez compliquées et posent des
problèmes qui suffiraient à épuiser toute la sagacité d'une existence
humaine. Quant aux chances multiples: en plein, à cheval, transversales,
carrés, douzaines, etc., en théorie et en pratique, elles échappent à
tout contrôle, à tout calcul, à toute explication.

Quel que soit le système adopté, le joueur joue toujours à pile ou face
contre la banque. Il a une chance pour lui, elle a une chance pour elle;
mais il a contre lui l'impôt du zéro qui, très bénin en
apparence,--puisque pour la rouge et la noire, sur trente-six chances,
la banque n'a qu'une demi-chance de plus que le joueur,--finit par
devenir fatalement ruineux. Afin d'échapper à la brutalité d'une
décision qui, s'il plaçait tout son avoir sur la rouge ou la noire,
terminerait la partie d'un seul coup, il subdivise son enjeu, de manière
à pouvoir affronter un grand nombre de chances, espérant que grâce à une
progression savamment graduée, il finira par rencontrer une série
favorable où le gain l'emportera sur la perte. C'est le principe de tous
les systèmes qui ne sont jamais que des martingales plus ou moins
ingénieuses, prudentes et compliquées. Il n'y en a pas, il n'y en aura
jamais d'autres, à moins d'un miracle qui ne s'est pas encore produit,
d'une intuition qui voie d'avance ce que décidera la bille ou d'une
force inconnue qui l'oblige de faire ce qu'on désire.

                   *       *       *       *       *

Je n'ai pas l'intention de passer en revue tous ces systèmes qui sont
innombrables et de valeur inégale, depuis le paroli pur et simple, naïf
et violent, qui mène droit au désastre, en passant par la d'Alembert et
toutes ses variantes, les progressions descendantes, les méthodes
différentielles, la montante belge, les parolis intermittents, la boule
de neige, la photographie, le jeu à masse égale sur certains groupes de
chances simples, qui est un casse-tête chinois et demande, avant
l'attaque, plusieurs jours d'observations patientes; et tant d'autres
que j'oublie, depuis les plus classiques jusqu'aux plus mystérieux,
qu'aux joueurs novices et crédules on vend très cher, sous enveloppes
cachetées qui ne renferment que le secret de polichinelle, et que
l'obligeance d'un joueur érudit m'a permis de connaître tous, ou peu
s'en faut. On trouvera le détail des plus usités dans le traité
d'Albigny (les _Martingales modernes_), la _Théorie des systèmes
géométriques_ de Gaston Vessillier, le _Traité des jeux dits de hasard_
d'Hulmann, la _Théorie scientifique nouvelle des jeux de la roulette,
trente-et-quarante_, etc., de Théo d'Alost, et surtout dans la _Revue de
Monte-Carlo_, qui depuis sa fondation, c'est-à-dire depuis une quinzaine
d'années, donne une méthode par numéro.

Occultes ou patents, ces systèmes offrent à peu près les mêmes dangers,
étant tous fondés sur les sables mouvants de l'équilibre et de l'écart.
S'ils sont très prudents, la perte est minime, mais le gain est encore
plus petit; s'ils sont téméraires, le gain est gros, mais la perte est
dix ou vingt fois plus grosse. Les meilleurs entraînent, pour continuer
de défendre une mise modique et ce qu'on lui a déjà sacrifié, à risquer
sur le tapis, à un moment donné, tous les gains antérieurs, que suivent
bientôt les sommes qu'on tenait en réserve. C'est l'inévitable revanche
de la banque, qu'on croyait impunément grignoter, qui soudain ouvre ses
larges mâchoires, et comme un crocodile aveugle et somnolent, engloutit
d'un seul coup bénéfices et capital.

                   *       *       *       *       *

Les joueurs, pour se donner du coeur, se disent qu'ils ont sur la banque
un avantage incontestable. Ils entrent dans le jeu, ils «attaquent»,
comme ils veulent, quand ils veulent et se retirent quand il leur plaît;
au lieu que la banque est forcée de jouer sans arrêt, d'accepter toutes
les mises, de tenir tous les coups jusqu'à la limite du maximum, qui
est, comme on sait, de six mille francs pour les chances simples. Cet
avantage est réel si le joueur, après un gain considérable, s'en va et
ne reparaît plus. Mais le ponte heureux, plus nécessairement encore que
celui qui n'a pas de chance, viendra se rasseoir à la table enchantée,
et perd ainsi la seule arme efficace qu'il avait contre son ennemie.
Attaquer quand on veut n'est qu'un privilège illusoire, puisque tout, à
n'importe quel moment, est également mobile et incertain et qu'on ne
sait jamais d'avance quand reparaîtra la loi précaire et décevante de
l'équilibre. Après une longue séquence de noires, on mise sur une belle
série de rouges qui s'annonce solide, mais à peine a-t-on attaqué, que
la série rend l'âme et que l'implacable noire reprend son cours
dévastateur; ou l'on fait le contraire, on s'attache à la noire, et
c'est la rouge qui s'installe. Quel que soit l'instant de l'attaque,
c'est toujours rouge contre noire, c'est-à-dire un contre un qu'on
lutte. Encore une fois, le seul avantage bien réel, c'est qu'on peut
s'en aller quand on veut; mais quel est le joueur, qu'il perde ou qu'il
gagne, qui sache s'en aller et ne plus revenir?

                   *       *       *       *       *

Tous ces systèmes, en dernière analyse, ne font donc que couper en
petits morceaux le bloc écrasant et brutal de la chance. Ils matelassent
le hasard, ils atténuent la gravité de ses coups. Ils prolongent la vie
ou l'agonie du joueur. Ils permettent aux bourses modestes de ponter
aussi souvent que le milliardaire qui se bornerait à doubler
indéfiniment ses mises, s'il n'était arrêté par la barrière mortelle du
maximum. Mais toutes les opérations mathématiques, toutes les
combinaisons de chiffres, s'agitent et s'évertuent comme des captifs
aveugles entre des murs de bronze. Ils ont beau faire, la paroi rouge,
la paroi noire demeure inattaquable, inébranlable, et tout se passe à
l'intérieur de la prison.

                   *       *       *       *       *

Est-ce à dire qu'il n'existe pas de méthode qui soit défendable et que
les plus savants calculs n'aient pas trouvé moyen de vaincre le hasard?
Je ne crois pas que, en théorie, les calculs, qui n'ont ici aucun point
d'appui, puissent faire quelque jour ce qu'ils ne firent pas jusqu'à
présent. Il n'en est pas moins vrai que, en pratique, on en rencontre
qui luttent assez avantageusement contre la malchance. Un de mes amis,
un officier anglais, par exemple, en possède une qu'il emploie depuis
longtemps et qui donne des résultats surprenants. C'est, naturellement,
une progression, dont toute la vertu réside en une clef ingénieuse et
très simple qui semble agir comme une sorte de talisman. Je n'ai trouvé
cette méthode dans aucun des traités classiques ou marrons. Elle a ses
dangers comme les autres, elle a ses moments difficiles, où, pour sauver
le bénéfice escompté et les mises antérieures, il faut risquer une assez
forte somme. Mais en arrêtant prudemment le jeu dans les séquences trop
obstinément hostiles, en laissant passer l'orage, comme elle s'étend sur
un grand nombre de chances, on finit par obtenir le redressement
nécessaire. En tout cas, elle ne l'a jamais sérieusement trahi
jusqu'ici.

Néanmoins, il ne faudrait pas croire qu'il n'y ait qu'à en user
aveuglément, automatiquement. Comme avec les autres systèmes, une
certaine science, une certaine expérience, un certain doigté sont
indispensables. Bien que la science et l'expérience soient ici
aléatoires, fugitives et évasives, elles ne sont nullement illusoires.
Le joueur exercé et prudent sait solliciter et seconder la chance ou du
moins ne pas la contrarier. Il devine l'approche et la fin d'une série
favorable. Il pressent les alternances et les intermittences, et s'il ne
parvient pas à saisir leur rythme, aime mieux s'abstenir que de les
prendre à contre-temps. Il se trompe plus d'une fois, mais bien moins
souvent que ceux qui, fidèles à la très scientifique théorie de
l'indépendance absolue des coups, pontent sur n'importe quelle couleur à
n'importe quel moment. Il ne se roidit pas dans sa logique, il ne se
bande pas contre le sort, il ne brave pas l'acharnement de la fortune.
Il ne s'obstine jamais. Il ne lutte point, hargneusement, jusqu'à sa
dernière pièce contre une séquence inique, afin d'acquérir l'amère
satisfaction de connaître le fond de sa malchance et de l'injustice du
destin. Il n'a pas d'amour-propre, il n'a pas d'idée fixe ni de pensée
inflexible. Il est docile, souple, complaisant. Sans fausse honte et en
souriant, il abandonne ses prétentions et courtise la veine. Il revient
sur ses pas et se rétracte quand il sied. Il s'arrête, il repart, il
obéit, il louvoie, il se laisse porter par le flot et arrive à bon port;
alors que le pilote arrogant, téméraire et têtu, s'effondre dans
l'abîme.

                   *       *       *       *       *

Avant tout, il étudie le caractère et l'humeur de la table où il
s'asseoit; car chaque table a sa psychologie, ses habitudes, son
histoire, qui varie de jour à jour, et cependant forme au bout de
l'année un ensemble homogène où toutes les erreurs passagères, les
anomalies et les injustices se trouvent réparées. Il s'agit de savoir à
quelle page de cette histoire il se dispose à prendre part. Il ne le
saura pas tout de suite. Il aura beau consulter du coin de l'oeil les
notes et les «permanences» des joueurs qui l'ont précédé. Il faut le
contact immédiat et le souffle du dieu qui se dissimule. Mais déjà
celui-ci tressaille, s'anime, prend forme et visage, murmure, indique
ses intentions, parle, approuve ou condamne, et la lutte tragique
s'engage, entre le joueur très petit et le hasard énorme et
tout-puissant.

Maintenant que le combat est commencé, qu'il a fait ce qu'il a pu pour
appeler et accueillir la chance, il ne lui reste plus qu'à l'attendre,
car, en fin de compte, elle demeure la suprême puissance qui juge en
dernier ressort, l'inconnue redoutable et inévitable de toute
combinaison. Le meilleur système ne peut vaincre une déveine anormale et
impitoyable qui sans rémission vous fait ponter sur la couleur perdante.
Une telle déveine, sans intermittences favorables, est fort rare, mais
toujours possible. Elle répond du reste aux coups de veine
extraordinaires qui ne semblent plus fréquents que parce qu'ils attirent
davantage l'attention. On voit, en effet, de temps en temps, un joueur,
ou plutôt une joueuse,--car ce sont presque toujours les femmes qui ont
ces inspirations,--s'approcher de la table et miser sans hésitation et
d'autorité, en plein ou à cheval, ou sur une transversale, ou sur un
carré et gagner coup sur coup, comme si elle voyait d'avance le point où
tombera la bille. Ces instants d'intuition sont toujours très brefs, et
si la joueuse insiste et s'obstine, elle reperd bientôt ce qu'elle a
gagné. Il n'en est pas moins vrai qu'en observant ce phénomène si net et
si frappant, on se demande s'il n'y a pas là quelque chose de plus que
de simples coïncidences. La chance, à tout prendre, peut-elle être autre
chose qu'une intuition passagère et fulgurante de ce qui aura lieu et
éclatera à tous les yeux, une seconde plus tard? La case qui n'a pas
encore la petite bille, mais qui, dans un instant va la happer et la
retenir, n'est-elle pas déjà du présent et même du passé quelque part?
Mais ce sont là des questions qui nous entraîneraient trop loin dans
l'espace et le temps.

                   *       *       *       *       *

Quoi qu'il en soit, et pour en revenir au système dont nous parlions, il
me serait permis d'en divulguer le secret que je ne le ferais point.
Sans être un moraliste bien austère, et tout en considérant le jeu comme
un de ces maux profondément humains qu'on ne pourra jamais déraciner et
qui, malgré tous les efforts, reparaîtra toujours sous une forme
nouvelle, le moins qu'on puisse faire, c'est de ne pas l'encourager. Le
joueur, j'entends le joueur invétéré, presque professionnel, n'est pas
intéressant. C'est d'abord un désoeuvré et presque toujours une épave
sans excuse. S'il est riche, il fait de son argent l'emploi le plus sot,
le plus morne qu'on puisse imaginer. S'il est pauvre, il est moins
pardonnable encore; il aurait mieux à faire qu'à sacrifier à une chimère
son existence et trop souvent le bien-être et la tranquillité des siens.
Au fond du joueur, il y a d'habitude un paresseux, un impuissant, un
égoïste sans énergie, avide de jouissances vulgaires et imméritées, un
mécontent et un raté. Le jeu est l'aventure sédentaire, abstraite,
mesquine, sèche, schématique et sans beauté de ceux qui ne surent point
rencontrer ou faire naître les aventures réelles, nécessaires et
bienfaisantes de la vie. Il est l'activité fébrile et malsaine de
l'oisif. Il est l'effort inutile et désespéré des énervés qui n'ont plus
ou n'eurent jamais le courage et la patience de faire l'effort honnête,
persévérant, sans à coups, sans éclat qu'exige toute existence humaine.

Il y a aussi beaucoup de vanité puérile dans le cas du joueur. En somme,
c'est un enfant qui cherche encore sa place dans l'univers. Il ne s'est
pas encore rendu compte de sa situation. Il se croit hors de pair en
face du destin. Infatué de soi, il attend que l'inconnu ou
l'inconnaissable fasse pour lui ce qu'il ne fait pas pour n'importe qui.
Il l'attend d'ailleurs sans raison, uniquement parce qu'il est soi et
que les autres n'ont pas ce privilège. Il est poussé à interroger sans
cesse, rapidement, anxieusement le sort, dans je ne sais quel vain et
prétentieux espoir d'apprendre à se connaître ailleurs qu'en lui-même.
Quelle que soit la décision de la fortune, il y trouvera matière à se
faire valoir. S'il n'a pas de chance, il sera flatté d'être spécialement
persécuté par elle; s'il est heureux, il s'estimera davantage à raison
des dons exceptionnels que le hasard lui octroie. Du reste, il n'a nul
besoin de croire qu'il mérite ces dons; au contraire, moins il y aura
droit, plus il en sera fier et leur injuste et manifeste gratuité fera
le meilleur de la satisfaction vaniteuse qu'il en saura tirer.

                   *       *       *       *       *

Il serait bien surprenant, disais-je, en commençant, que cette
infatigable et gigantesque enquête sur le hasard, poursuivie depuis plus
de cinquante ans, n'eût pas donné un résultat quelconque. Je me demande,
à la fin de cette étude, quel est ce résultat. Au prix d'un gaspillage
insensé d'argent, de temps, de forces physiques, nerveuses et morales et
de fluides peut-être plus précieux, elle nous a appris que le hasard est
en somme le hasard, c'est-à-dire un ensemble d'effets dont nous ignorons
les causes. Nous le savions déjà et l'acquisition est assez dérisoire.
Nous avons entrevu certains fantômes de lois ou d'habitudes, dont
quelques joueurs semblent tirer un avantage d'ailleurs toujours
précaire. Mais ces fantômes de lois qui ont l'obscure et inconstante
velléité de mettre un peu d'ordre dans le hasard, ne sont, comme le
hasard lui-même, que d'inconsistantes et éphémères condensations de
causes inconnues. Au total, nous n'avons rien appris, sinon, peut-être,
que nous avons tort d'attacher à ces manifestations du destin plus
d'importance qu'elles n'en ont. Il n'y a, à y regarder de plus près, au
fond de tous ces drames et de tous ces mystères de la chance, que les
drames et les mystères que nous y mettons. Nous lions notre sort au sort
d'une petite bille qui n'en est pas responsable; et parce que nous la
chargeons un instant de notre fortune, nous nous imaginons avec fatuité
que des puissances morales et mystérieuses vont diriger et terminer sa
course au bon ou au mauvais moment. Elle n'en sait rien, et la vie de
milliers d'hommes dépendrait de sa chute à droite ou à gauche de son
point d'arrêt qu'elle n'en aurait cure. Elle a ses lois à elle,
auxquelles il faut qu'elle obéisse et qui sont si complexes que nous
n'essayons même pas de les débrouiller. Elle n'est qu'une petite boule
qui cherche honnêtement le petit trou rouge ou noir où elle ira dormir
et qui n'a pas grand'chose à nous apprendre sur les secrets d'une chance
ou d'un destin qui ne se trouve qu'en nous-mêmes.



MÉDITATIONS



XI

L'ÉNIGME DU PROGRÈS


I

Cette guerre, qui est une guerre telle qu'on n'en avait pas encore fait
sur notre terre, nous ramène à la grande question de l'avenir de
l'humanité.

Est-il permis d'espérer que celle-ci renonce un jour à d'aussi
monstrueuses folies et qu'elles deviennent tout à fait impossibles? Je
ne vois à cette interrogation, si l'on veut l'atteindre à sa source,
d'autre réponse que celle que j'y ai faite ailleurs et que je résume et
complète ici: à savoir que nous sommes engloutis dans un univers qui n'a
pas plus de limites dans le temps que dans l'espace, qui n'a pas plus
commencé qu'il ne finira, et qui a derrière lui autant de myriades de
myriades d'années qu'il en découvre devant lui. L'étendue de l'éternité
d'hier et celle de l'éternité de demain sont identiques. Tout ce que
fera cet univers, il doit déjà l'avoir fait, attendu qu'il a eu autant
d'occasions de le faire qu'il en aura jamais. Tout ce qu'il n'a pas
fait, c'est qu'il ne le pourra jamais faire, puisque rien dans l'espace
et le temps ne viendra s'ajouter à ce qu'il y possédait. Il a
nécessairement tenté dans le passé tous les efforts et toutes les
expériences qu'il tentera dans l'avenir; et tout ce qui a précédé, ayant
eu les mêmes chances, est forcément égal à tout ce qui suivra.

                   *       *       *       *       *

Il est donc probable qu'il y eut autrefois une infinité de mondes
semblables au nôtre, comme il est vraisemblable qu'il y a présentement,
l'infini de l'espace étant comparable à celui du temps, une infinité de
mondes pareillement semblables. Ces coïncidences, quelque peine que nous
ayons à les envisager, doivent fatalement avoir lieu et se reproduire
sans cesse dans l'innombrable et le sans bornes où nous sommes plongés;
à moins que l'infini des combinaisons possibles ne soit aussi illimité
que ceux de l'espace et du temps.

Ici s'arrête ce que nous sommes capables d'imaginer; car il nous est
plus facile de nous représenter l'infini de l'espace et du temps que
celui des combinaisons. Pour nous faire quelque idée de ce dernier, il
nous faudrait connaître la substance, les lois, les forces, et, en un
mot, toute l'énigme de tout. Il n'en reste pas moins que cet infini
possible des combinaisons est notre seul espoir; sinon, il n'y aurait
plus rien à attendre d'un univers qui aurait évidemment tout tenté et
tout épuisé avant notre venue.

Mais si le nombre des combinaisons est réellement infini, on peut se
dire que la terre est une expérience qui n'avait pas encore été faite;
et une expérience manquée, puisque le mal et la douleur l'emportent sur
le bien et le bonheur. Si l'expérience est manquée, nous en sommes
victimes; mais il n'est pas interdit d'espérer que nos efforts
changeront quelque chose à des combinaisons qui seront meilleures en
d'autres lieux ou dans un autre temps. Si l'expérience est manquée, il
n'en découle pas que d'autres n'aient point réussi et, en ce moment
même, ne soient pas plus heureuses en des mondes différents. Il est même
permis de supposer que dans l'infini de ces combinaisons et de ces
expériences, les plus heureuses tendent à se fixer, à se cristalliser et
que, vu l'infinité de leur nombre, elles réussiront dans l'avenir ce
qu'elles n'ont pu réussir dans le passé. C'est une lueur hasardeuse;
mais je doute qu'il s'en découvre d'autres qui nous puissent maintenir
au-dessus du désespoir.


II

Supposons un instant que l'expérience de la terre ne soit pas manquée
comme elle l'est, que notre esprit, qui, depuis l'origine, lutte
péniblement contre la matière et ne remporte que quelques victoires
incertaines, brèves et précaires, soit un million de fois plus puissant
et mieux armé. Il aurait sans doute triomphé de tout ce qui nous accable
et nous retient ici et se serait débarrassé des chaînes apparemment
illusoires de l'espace et du temps. Il n'est pas déraisonnable
d'admettre que parmi les myriades de mondes qui peuplent l'infini, il en
est où se trouvent réalisées ces conditions meilleures. Peut-être, au
demeurant, serait-il impossible d'imaginer quelque chose qui ne soit pas
quelque part en réalité, car on peut fort bien soutenir que nos
imaginations ne sauraient être que des reflets égarés de ce qui existe.
Or, si nous habitions un de ces mondes et que nous vissions, comme il
nous serait peut-être loisible de le faire, ce qui se passe en ce moment
sur celui que nous occupons et sur d'autres qui sont peut-être pires et
plus malheureux, il nous semble que nous n'aurions ni repos ni cesse que
nous ne fussions intervenus et n'eussions aidé à le rendre meilleur,
plus sage et plus habitable.

                   *       *       *       *       *

Il n'est d'ailleurs pas dit qu'il n'en soit pas ainsi; et que toutes nos
conquêtes spirituelles, tout ce qui paraît à certaines heures nous
acheminer vers un avenir moins affreux que le passé, tous les bons
courants mystérieux qui parcourent parfois notre terre, tout ce qui nous
attend après la mort, ne soit pas dû à l'intervention d'un de ces
mondes. Il est vrai que nous ne voyons pas et ne ressentons guère ces
interventions; mais il est également vrai que ces êtres d'un monde
supérieur, étant nécessairement plus dépouillés de matière, plus
spiritualisés que nous, nous demeurent forcément invisibles. Dans
l'infini du firmament, nous découvrons des myriades de mondes qui sont
des mondes matériels comme le nôtre; et nous ne pouvons découvrir que
ceux-là, attendu que tout ce qui ne ressemble pas plus ou moins à notre
terre, nous échappe inévitablement. Mais l'espace qui nous paraît vide
entre les étoiles est infiniment plus vaste que celui qu'elles occupent;
et il serait assez étrange qu'il ne fût pas peuplé de mondes que nous
n'apercevons point; ou plutôt ne fût pas lui-même tout un monde que nos
yeux sont incapables de saisir.

Il est au surplus vraisemblable que si nous ne voyons pas ces autres
mondes, ceux-ci, n'étant plus matériels, ne voient plus la matière, et,
par conséquent, nous ignorent autant que nous les ignorons; car nous
pensons, sans doute à tort, qu'étant visibles les uns aux autres, nous
le sommes nécessairement à tous les autres êtres. Il est, au contraire,
à présumer que ces êtres spirituels passent à travers nous sans se
douter de notre présence et que n'étant sensibles et attentifs qu'à ce
qui émane de l'esprit, ils ne soupçonnent et ne découvrent notre
existence qu'à proportion que nous nous rapprochons de l'état où ils
sont.


III

Considérez la terre à son origine: d'abord nébuleuse informe qui se
condense peu à peu, ensuite globe de feu, rocs en fusion qui
tourbillonnent dans l'espace durant des millions d'années, sans autre
but que de se ramasser et de se refroidir; incandescence inimaginable,
dont aucune de nos sources de chaleur ne peut nous donner une idée,
stérilité essentielle, scientifique, absolue et qui s'annonçait
irrémédiable et éternelle. Qui eût dit que de ces torrents de matière en
ébullition qui semblaient avoir à jamais détruit toute vie et tout germe
de vie, allaient sortir toutes les formes de la vie, depuis les plus
énormes, les plus robustes, les plus résistantes, les plus fougueuses et
les plus abondantes, jusqu'aux plus ténues, aux plus invisibles, aux
plus précaires, aux plus éphémères, aux plus subtiles? Qui surtout eût
osé prévoir qu'allait en naître ce qui paraît le plus étranger aux rocs
et métaux liquéfiés ou pâteux qui formaient seuls la surface, le noyau
et le tout de notre globe, je veux dire l'intelligence et la conscience
humaine?

                   *       *       *       *       *

Est-il possible de concevoir évolution et aboutissement plus inattendus?
Qu'est-ce qui pourrait nous étonner après un tel étonnement et que ne
sommes-nous en droit d'espérer d'un monde qui a produit ce que nous
voyons et ce que nous sommes après avoir été ce qu'il fut? S'il est
parti d'une sorte de négation de la vie, de la stérilité intégrale et de
pire que le néant pour aboutir à nous, où n'aboutira-t-il pas en partant
de nous? Si sa naissance et sa formation élaborèrent de tels prodiges,
quels prodiges ne nous réservent pas son existence, sa prolongation
indéterminée et sa dissolution? Il y a une distance incommensurable et
des transformations inconcevables de l'effroyable et unique matière des
premiers jours, à la pensée humaine de ce moment; il y aura sans doute
une pareille distance et des transformations aussi peu concevables de la
pensée de ce moment à ce qui lui succédera dans l'infini des temps.

Il semble qu'au commencement, notre terre ne savait que faire de sa
matière et de ses forces qui s'entre-dévoraient. Dans l'immense vide
enflammé où elle se consumait, elle n'avait pas encore l'ombre d'un but
ou d'une idée; aujourd'hui, elle en a tant que nos savants usent en vain
leur existence à les rechercher et sont débordés par le nombre de ses
combinaisons mystérieuses et inépuisables.

Elle ne disposait alors que d'une seule force, la plus destructrice que
nous connaissions: le feu. Si tout est né du feu, qui lui-même ne
paraissait né que pour détruire, que ne naîtra-t-il pas de ce qui ne
paraît né que pour produire, engendrer et se multiplier? Si elle a su
tirer un tel parti des laves et des cendres ignées qui étaient les seuls
éléments qu'elle possédât, quel parti ne tirera-t-elle pas de tout ce
qu'elle possède enfin?


IV

Il est bon de nous dire parfois que nous habitons, sinon un univers,
tout au moins une terre qui n'a pas encore épuisé son avenir et ses
surprises et qui est bien plus près de son commencement que de sa fin.
Elle est née d'hier et vient à peine de débrouiller son chaos. Elle est
au début de ses espoirs et de ses expériences. Nous croyons qu'elle va
vers la mort; au contraire, tout son passé nous démontre qu'il est
beaucoup plus vraisemblable qu'elle s'avance vers la vie. En tout cas, à
mesure que s'écoulent ses années, la quantité et surtout la qualité de
la vie qu'elle engendre et entretient augmente et s'améliore. Elle ne
nous a donné que les prémices de ses miracles; et il n'y a probablement
pas plus de rapport de ce qu'elle est à ce qu'elle fut qu'il n'y en a de
ce qu'elle est à ce qu'elle sera. Sans doute, quand éclateront ses plus
grandes merveilles, n'aurons-nous plus notre vie d'aujourd'hui; mais
sous une autre forme, nous serons toujours là, nous existerons toujours
quelque part, à sa surface ou dans ses profondeurs, et il n'est pas tout
à fait invraisemblable qu'un de ses derniers prodiges ne nous atteigne
dans notre poussière, ne nous réveille et ne nous ressuscite pour nous
attribuer enfin la part de bonheur que nous n'avions pas eue et nous
apprendre que nous avions eu tort de ne plus nous intéresser, par delà
nos tombes, aux destinées de cette terre dont nous n'avions pas cessé
d'être les fils immortels.



XII

LES DEUX LOBES


Un soldat m'écrit, du front, la lettre que voici:

  «Il y a des fondrières et des squelettes dans la forêt. J'y ai
  découvert et admiré des dieux en ruines sous la végétation toujours
  vivante et admirable: leur âme s'est évaporée. L'odeur du Christ ne me
  séduit guère; j'aime mieux celle du Bouddha. Ce que j'adore en lui,
  c'est la contradiction fondamentale qui cherche à nous assurer notre
  immortalité en nous démontrant notre fatal anéantissement. Il
  enseignait dans le même souffle l'illusion du Moi et sa réincarnation
  périodique; absurdité apparente qui implique la connaissance de la
  vérité la plus profonde, de la nature même de l'être, à la fois et
  alternativement collective et individuelle. Cette découverte, qu'il
  n'a pas formulée, aurait dû le conduire ailleurs qu'au Nirvâna, ce
  paradis des fruits trop verts...

  «L'homme est membré de façon à n'apercevoir qu'une moitié de
  l'univers, et l'esprit de structure ordinaire ne perçoit guère qu'un
  hémisphère de vérité. Affligée d'une «migraine» congénitale,
  l'humanité ne pense qu'avec une moitié de son cerveau, avec le lobe
  oriental ou occidental, antique ou moderne; son esprit se mord la
  queue; les antinomies s'y poursuivent en un cercle sans fin, que Kant
  crut découvrir, mais que le Bouddha avait tenté d'ouvrir. Il possédait
  les vertus complémentaires; il fut religieux et rationnel; en même
  temps qu'il résumait le mysticisme oriental, il fut le plus
  scientifique des esprits anciens, à une époque où la science
  n'existait pas mais se fondait dans la sagesse. Les modernes qui ont
  voulu condenser en philosophie l'effort collectif et à peine commencé
  de la science, ont piteusement échoué, parce qu'ils pensaient
  seulement en occidentaux, empêtrés dans la contradiction d'aspirations
  idéalistes et de raisonnements matérialistes; tandis que la formule du
  Bouddha pourrait encore, et presque sans craquer, contenir sans
  l'entraver cet effort gigantesque. Depuis la mort du prince-penseur,
  jusqu'à l'essor de la science contemporaine, la véritable philosophie
  n'a pas fait un pas en avant; le spiritualisme arabe ou chrétien, et
  son réactif le matérialisme positiviste ou scientifique, sont des
  reculs en directions contraires, de faux monismes qui, prenant
  l'extrême pour le suprême, veulent fixer le centre de gravité sur la
  circonférence de la roue. Les explorateurs d'au-delà devront partir du
  carrefour de la synthèse religieuse et de l'analyse scientifique, et
  entraîner par la main ces soeurs rivales.

  «La vérité brille au centre d'un cercle de spectateurs, et il faut
  franchir sa flamme pour reconnaître un frère dans l'adversaire d'en
  face. Il faut s'étendre au centre de l'espace pour percevoir
  l'identité de ses points cardinaux: _Totum_ et _Nihil_, _Alter_ et
  _Ego_. Le souci de convertir autrui doit céder au besoin de compléter
  et d'équilibrer notre propre point de vue. Dans la forêt sacrée où des
  pionniers ont pénétré de toutes parts et en tous temps, les plus
  hardis doivent nécessairement se rapprocher les uns des autres. Même
  s'ils ne peuvent se joindre, ils peuvent s'entendre et s'encourager
  mutuellement. L'aboi le plus modeste peut être bienvenu dans la
  solitude et le silence où mûrit la vérité de l'avenir...»

J'ai tenu à recueillir cette page. Elle pose, en un raccourci
remarquable, mais peut-être trop prompt, deux ou trois des grands
problèmes, qui au fond n'en sont qu'un, auxquels, à moins de renoncer à
tout, nous devons essayer de répondre: immortalité ou anéantissement,
flux et reflux, existence alternativement collective et individuelle,
extériorisation et intériorisation, qui forment le grand rythme
cosmique, dont notre vie et notre mort ne sont que d'infimes pulsations.

                   *       *       *       *       *

Mais remarquons d'abord que la contradiction fondamentale qui cherche à
assurer notre immortalité en nous démontrant notre fatal anéantissement,
ne se trouve pas dans le Bouddha, et qu'il n'est pas exact de dire qu'il
enseigne dans le même souffle l'illusion du moi et sa réincarnation
périodique. La doctrine de la réincarnation n'est point du Bouddha. Il
l'avait trouvée toute faite, elle existait avant lui, si profondément
enracinée dans son peuple qu'il ne songe même pas à la contester. Au
point de vue exotérique, il veut seulement la désarmer, lui enlever son
aiguillon, la rendre inoffensive. Il veut réduire la vie à tel point
qu'elle ne trouve plus de quoi se réincarner. Selon la doctrine
exotérique, qui n'est qu'une préparation à la vérité ésotérique, la vie
n'est que souffrances et son seul but est la rédemption ou l'extinction
de la souffrance. Cette extinction se trouve dans le Nirvâna, qui n'est
pas l'annihilation mais l'absorption de l'individu dans le Tout. La mort
ordinaire, à cause de la réincarnation perpétuelle du même individu, ne
peut pas supprimer la souffrance. Il faut donc trouver une sorte de
«surmort», qui rende impossible toute réincarnation, et cette surmort ne
peut être obtenue que par l'homme qui se sera efforcé de mourir durant
toute sa vie et aura volontairement coupé tous les liens qui le
rattachent à l'existence: tout amour, tout espoir, tout désir, toute
possession. Lorsqu'au terme de cette surmort systématique et volontaire,
viendra la mort réelle, elle ne trouvera plus un germe vivant qui puisse
se réincarner. Cette surmort, ainsi obtenue, devancera de plusieurs
siècles ou millénaires la purification, la rédemption finale et
l'absorption en l'unique absolu.

On a dit que c'était exactement le contre-pied de la doctrine du Christ.
Chez le Bouddha la vie ne serait que l'entrée dans la mort; tandis que
chez le Christ, la mort est l'entrée dans la vie. Au fond, c'est la même
chose et tout se termine par l'absorption en la divinité, car la
doctrine du Christ n'est qu'une branche mutilée du grand tronc de la
religion mère.

Voilà la solution que nous propose le cerveau le plus prodigieux, le
plus grand sage de l'humanité et qui savait des choses que nous ne
savons plus et ne retrouverons peut-être jamais. Voilà le fond de la
religion d'un demi-milliard d'hommes. Il n'est peut-être rien qui soit
plus près de la dernière vérité.

                   *       *       *       *       *

Remarquons cependant que le problème: immortalité ou anéantissement, ne
devrait pas être posé en ces termes, le mot anéantissement ne pouvant
s'employer que métaphoriquement pour désigner une vie que nous ne
comprenons plus, attendu que le néant est la seule chose dont
l'existence soit absolument impossible et l'inexistence absolument
certaine.

Quant à l'immortalité, ici encore il y a équivoque, puisque le néant ne
pouvant exister, l'immortalité est inévitable, et la seule question qui
reste à résoudre est de savoir si cette immortalité sera ou non
accompagnée d'une prolongation quelconque de notre conscience actuelle.

Mais s'il est probable que le problème de l'immortalité plus ou moins
accompagné de conscience restera longtemps en suspens, la réponse à la
question de la «migraine», ou plutôt de l'hémiplégie congénitale, est
sans doute plus facile à trouver. En tout cas, elle demeure dans un
domaine que nos investigations immédiates sont à même d'explorer. C'est,
somme toute, une question historique et géographique. Il semble, en
effet, qu'il y ait, dans le cerveau humain, un lobe oriental et un lobe
occidental, qui n'ont jamais fonctionné en même temps. L'un produit ici
la raison, la science et la conscience; l'autre sécrète là-bas
l'intuition, la religion, la subconscience. L'un ne reflète que l'infini
et l'inconnaissable; l'autre ne s'intéresse qu'à ce qu'il peut limiter,
à ce qu'il peut espérer de comprendre. Ils représentent, par une image
peut-être illusoire, la lutte entre l'idéal matériel et l'idéal moral de
l'humanité. Ils ont plus d'une fois essayé de se pénétrer, de se mêler
et de travailler de concert; mais le lobe occidental, tout au moins sur
l'étendue la plus active de notre globe, a jusqu'ici paralysé et presque
annihilé les efforts de l'autre. Nous lui devons d'extraordinaires
progrès dans toutes les sciences matérielles, mais aussi des
catastrophes telles que celles que nous subissons aujourd'hui et qui, si
nous n'y prenons garde, ne seront pas les dernières ni les pires. Il est
temps, semble-t-il, de réveiller le lobe paralysé, mais nous l'avons
tellement négligé que nous ne savons plus au juste ce qu'il peut faire.



XIII

ESPOIR ET DÉSESPOIR


I

Le même soldat, devenu mon filleul de guerre, m'écrit encore:

  «J'éprouve une joie ineffable à rester l'homme moyen et à professer le
  vide. J'ai senti la grande paix descendre en moi, le jour où je me
  suis résigné au sort commun, c'est-à-dire à l'ignorance et à la mort.
  J'ai trouvé la vie en y renonçant, et me sens très riche depuis que je
  ne suis plus rien. Ne me tentez pas vers cette subtile vanité
  spirituelle qui constitue l'un des plus formidables obstacles à la
  dernière libération du moi. Orgueilleux, certes, je le fus, et ne le
  suis que trop encore, mais nous ne pouvons extraire des vertus que de
  nos vices. Avec plus d'ardeur que je n'ai embrassé le fantôme d'une
  supériorité individuelle, je tends les bras vers l'égalité dans
  l'homogène, vers la plénitude du vide...»

Il a raison, mais il pense ici avec le lobe oriental de son cerveau, le
lobe asiatique, et la pensée de ce lobe ne conseille que l'inaction, le
renoncement, «l'enchantement du désenchanté», comme disait Renan, ou
plutôt la satisfaction du désespoir. Il est certain que tout ce que nous
voyons, tout ce que nous sentons, tout ce que nous savons, nous engage
dans ce désespoir, que nos méditations--surtout celles de ce même lobe
asiatique--peuvent du reste rendre très vaste, aussi beau et presque
aussi habitable que l'espoir. Mais que savons-nous, au regard de ce que
nous ne savons pas? Nous ignorons tout ce qui nous précède et tout ce
qui nous suit, et, en un mot, le tout de l'univers. Notre désespoir, qui
paraît d'abord le dernier mot et le dernier effort de la sagesse est
donc fondé sur ce que nous savons, qui n'est rien, tandis que l'espoir
de ceux que nous croyons moins sages peut se fonder sur ce que nous
ignorons, qui est tout.

Encore qu'il s'y mêle, si nous voulons être tout à fait justes, plus
d'une raison d'espérer que nous ne rappellerons pas ici; admettons donc
qu'en ce rien que nous savons ne se trouve que le désespoir, et que
l'espoir ne soit qu'en ce tout que nous ignorons. Mais au lieu de
n'écouter que notre lobe oriental qui nous conseille d'accepter cette
ignorance inactive et d'y ensevelir notre existence, n'est-il pas plus
raisonnable de faire travailler en même temps notre lobe occidental qui
cherche à découvrir ce tout? Il est possible qu'il y trouve aussi, en
fin de compte, le désespoir, mais c'est peu probable, car on ne saurait
imaginer un univers qui ne serait qu'un acte de désespoir. Or, si
l'univers n'est pas un acte de désespoir, rien de ce qui s'y trouve n'a
de raisons de désespérer. En tout cas et en attendant, cette recherche
nous permettra sans doute d'espérer aussi longtemps qu'existera cet
univers.


II

Une des plus dangereuses tentations qui assaillent celui qui se penche
sur la nature et qui voit, à mesure qu'il avance, les mystères se
multiplier et s'étendre en tous sens, à l'infini, c'est le découragement
devant la tâche impossible et le renoncement. Il laisse tomber les
armes. Surtout au dernier versant de la vie, il est trop enclin à se
résigner, à ne pas aller plus avant, à ne plus faire d'effort, à
s'endormir dans l'«à quoi bon?», à ne plus rien apprendre, puisqu'il a
appris qu'il ne saura jamais rien.

Il éprouve déjà ce désir de se rendre à merci, quand il envisage la plus
humble, la plus petite des sciences. Que sera-ce quand il tentera de les
embrasser toutes? L'esprit se perd, a le vertige et demande à fermer les
yeux. Il ne faut pas les fermer. C'est la plus basse trahison que puisse
commettre l'homme. Nous n'avons pas autre chose à faire en cette vie
qu'à chercher à savoir où nous sommes. Nous ne nous trouvons pas d'autre
raison d'être, nous n'avons pas d'autre devoir. Ne pas savoir n'est
qu'un désagrément; ne plus chercher à savoir est le malheur suprême et
sans remède, la désertion inexcusable.

Pourtant, sans renoncer, il est bon de ne pas se nourrir de trop petites
illusions. Ayons toujours devant les yeux certaines vérités qui nous
remettent à notre place. Il est certain que nous ne saurons jamais tout,
et tant que nous ne saurons pas tout, nous serons comme si nous ne
savions rien. Il est fort possible, comme l'insinue le Rig-Véda, que
Dieu lui-même, ou la cause première ne sache pas tout. Il est également
possible que l'univers n'ait encore, en aucune de ses parties, pris
conscience de soi, ignore d'où il vient et où il va, ce qu'il fut et ce
qu'il sera, ce qu'il a fait comme ce qu'il veut faire; et, d'autre part,
il est probable que s'il ne l'a pas appris, il ne l'apprendra jamais,
attendu, ainsi que je l'ai déjà dit, qu'il n'y a aucune raison pour
qu'il puisse faire dans l'infini des temps qui nous suivra ce qu'il n'a
pu faire dans l'infini des temps qui nous précéda.

S'il y a une conscience de l'univers ou un Dieu, il sait tout ce qu'il
doit savoir ou ne le saura jamais. Et s'il le sait, pourquoi a-t-il fait
ce qu'il a fait, qui ne peut mener à rien; attendu qu'il nous aurait
déjà menés où il faudrait aller? Pourquoi n'a-t-il pas préféré le néant
ou du moins ce que nous appelons le néant, seule forme du bonheur
stable, immuable, incontestable et compréhensible?

Nous comprendrions peut-être, et encore serait-ce bien difficile, un
univers immobile, immuable, éternel, un univers arrivé; nous ne pouvons
comprendre un univers en mouvement ou dont, tout au moins, toutes les
parties que nous voyons sont sans cesse en mouvement et en évolution à
travers l'espace et le temps, un univers se précipitant à des vitesses
vertigineuses vers un but qu'il n'atteindra jamais puisqu'il ne l'a pas
encore atteint.

On peut dire, pour se consoler, que tout désespoir ne vient que de
l'étroitesse de notre vue, mais il convient d'ajouter qu'il en est de
même de tout espoir.



XIV

MACROCOSME ET MICROCOSME


Les biologistes constatent que l'embryon humain récapitule--très
rapidement durant les premiers mois de son évolution, plus lentement
dans les derniers--toutes les formes de vie qui ont précédé l'homme sur
cette terre.

La tache arrondie qu'est le germe devient une sphère creuse, une sorte
de sac à paroi double, qu'on appelle _Gastrula_ et dont l'orifice
d'invagination resserré prend le nom de _Blastopore_. C'est la vie
protozoaire, le début, encore gélatineux, de la vie animale, à laquelle
succède, à la suite de transformations qu'il serait trop long
d'énumérer, la vie polypéenne.

Puis, de chaque côté de la tête, apparaissent les «arcs branchiaux», qui
correspondent aux branchies des poissons. A la fin du premier mois, les
membres ne sont encore que de simples bourgeons; par contre, l'embryon
est pourvu d'une queue qui, repliée, lui touche presque le front. Il a
alors l'aspect d'un têtard et vit d'une vie toute aquatique, baigné dans
le liquide amniotique qui représente pour lui l'eau dans laquelle
évoluent librement les embryons des poissons et des batraciens.

Il s'agit maintenant de prendre une résolution et de savoir ce qu'on en
fera. Il se trouve à peu près dans la situation où se trouvait la vie à
l'origine des espèces; et la nature, comme pour humilier l'homme ou
s'humilier elle-même en se remémorant ses erreurs et ses hésitations,
recommence ses tâtonnements, ses impairs, ses repentirs et ses
expériences ratées. Des formes ébauchées, comme la corde dorsale, se
résorbent, les reins primitifs disparaissent pour faire place aux reins
définitifs qui sont gigantesques et remplissent la plus grande partie de
la cavité péritonéale. Gigantesque est aussi le foie qui envahit presque
toute la cavité viscérale, gigantesque la tête presque aussi grosse que
le reste du corps; et dans cette gigantesque tête se forment les
vésicules oculaires primitives qui sont également énormes, comme est
énorme la vésicule ombilicale. C'est la période incohérente et
monstrueuse qui correspond à l'époque de démence et de gigantisme où la
nature, encore inexpérimentée, ébauchait aveuglément des êtres
incertains, formidables, hétéroclites, déséquilibrés, à la fois oiseaux,
crocodiles, éléphants et poissons, comme si elle n'avait pas encore pris
son parti, opéré ses classifications, dégagé ses lois et acquis le sens
des proportions, de la mesure et des conditions essentielles au maintien
de la vie qu'elle créait.

                   *       *       *       *       *

Voilà, en gros, la récapitulation qui se passe sous nos yeux; mais dont,
sans doute, beaucoup d'incidents nous échappent ou ne fixent pas assez
notre attention, car il est possible qu'ils reproduisent des formes que
nous ne connaissons pas, qui n'ont même pas laissé de traces
géologiques, attendu que le nombre des espèces disparues est infiniment
plus grand que celui des espèces que nous connaissons.

Le docteur Hélan Jaworski peut donc très justement affirmer que la
période embryonnaire correspond à la période géologique. Et de même que
dans la grande évolution terrestre, nous voyons disparaître peu à peu
les poissons cuirassés, les monstrueux reptiles, les gigantesques
mammifères, dans la petite évolution embryonnaire, nous voyons se
dissoudre le rein primitif, la corde dorsale, la vésicule ombilicale, le
foie diminuer, la disproportion de la tête au reste du corps
s'amoindrir, en un mot la nature s'assagir, reconnaître ses torts,
profiter de son expérience, réparer de son mieux ses erreurs et, peu à
peu, acquérir le sens de l'équilibre, de l'économie et de la mesure.

Entre la période géologique qui correspond à l'apparition de l'homme sur
la terre et la naissance de l'enfant, le docteur Jaworski trouve
d'autres analogies ingénieuses mais un peu plus risquées. L'accouchement
est, en effet, précédé d'un déluge en miniature causé par le déchirement
des enveloppes foetales qui laissent échapper le liquide amniotique.
Puis, l'enfant, au moment où il entre dans la vie, connaît brusquement
une sorte de période glaciaire. Il passe, en effet, d'un milieu où règne
une température de plus de trente-sept degrés, à l'air extérieur qui en
compte à peine seize ou dix-huit. L'impression de froid est si terrible
qu'elle arrache au nouveau-né son premier cri de douleur.

                   *       *       *       *       *

Quelle est la signification de cette étrange récapitulation?

Le docteur Jaworski est d'avis que si la petite évolution embryonnaire
qui prépare la naissance de l'homme, répète la grande évolution
terrestre, cette dernière ne serait de son côté qu'une vaste période
embryonnaire qui préparerait une naissance qu'on ne peut pas encore
imaginer. Je ne sais s'il réussira à étayer suffisamment cette
gigantesque hypothèse. S'il y parvient, il nous aura réellement fait
faire, ainsi qu'il le promet, «un pas dans l'essence des choses». En
attendant, par ses travaux préparatoires, il nous aura toujours fait
faire un autre pas très utile, vers une vérité, incontestable, cette
fois, qui, pour être moins inattendue n'a jamais été mise en lumière
avec autant de patience et n'est pas moins grosse de conséquences.

                   *       *       *       *       *

Le docteur Jaworski entreprend donc de démontrer que le corps de l'homme
réunit en lui, nettement reconnaissables, tous les êtres vivants qui
existent actuellement sur cette terre et qui y ont existé depuis
l'origine de la vie. En d'autres termes, chaque être résume en lui tous
ceux qui l'ont précédé; et l'homme, le dernier venu, renferme l'Arbre
biologique tout entier, à tel point que si l'on dissociait son corps, si
l'on pouvait séparer chacun de ses organes et les maintenir isolément en
vie, on parviendrait à reconstituer toutes les formes existantes, à
repeupler la terre de toutes les espèces qu'elle a portées, depuis le
protoplasme primitif jusqu'à cette synthèse, cet aboutissement que nous
sommes.

On pourrait aller plus loin et affirmer, comme le font les occultistes
orientaux, que nous renfermons également en nous, en germe ou à l'état
d'ébauche, tous les êtres, toutes les formes qui viendront après nous.
Mais ici nous quitterions la science proprement dite pour nous égarer
dans une hypothèse naturellement invérifiable.

                   *       *       *       *       *

Ainsi donc, ce n'est pas seulement au figuré, comme le pressentait le
langage courant quand il parle de l'arbre vasculaire, des rameaux
nerveux, de la grappe ovarienne, ce n'est pas seulement par analogie
mais au pied de la lettre et dans toute la rigueur scientifique que
notre coeur n'est au fond qu'une méduse, que nos reins sont des éponges,
que nos intestins représentent les polypes et notre squelette les
polypiers, que nos organes reproducteurs sont des vers ou des
mollusques, que la colonne vertébrale et la moelle épinière remplacent
les échinodermes, tandis que les brachiopodes et les cténophores
renaîtraient de notre oeil, que les reptiles se retrouveraient dans
notre appareil digestif et les oiseaux dans notre appareil respiratoire;
et ainsi de suite.

Je le répète, il ne s'agit pas ici de métaphores et de correspondances
plus ou moins approximatives, élastiques et plausibles, mais de
constatations rigoureusement et méticuleusement établies.

Je ne puis naturellement vous mettre sous les yeux les détails de la
démonstration du docteur Jaworski. Elle ne saurait admettre la moindre
solution de continuité, et, à travers les trois volumes publiés
jusqu'ici, nous mène à des conclusions qu'il est bien difficile de
contester. On affirmait sans trop y croire et sans y regarder de trop
près que l'homme est un microcosme. Il semble bien prouvé aujourd'hui
que ce n'est pas seulement littérairement défendable, mais
scientifiquement exact. Nous sommes une colonie préhistorique, immense
et innombrable, une agglomération vivante de tout ce qui vit, a vécu et
probablement vivra sur la terre. Nous ne sommes pas seulement les fils
ou les frères des vers, des reptiles, des poissons, des batraciens, des
oiseaux, des mammifères ou de n'importe quel monstre qui a souillé ou
épouvanté la surface du globe; nous les portons en nous, nos organes ne
sont qu'eux, nous en nourrissons tous les types, ils n'attendent qu'une
occasion pour s'évader de nous, reparaître, se reconstituer, se
développer et nous replonger dans la terreur. A leur propos, aussi
justement qu'à propos des pensées secrètes, des vices et des fantômes
qui nous peuplent, on pourrait répéter le mot que le vieillard d'Emerson
disait à ses enfants affolés par une étrange figure dans la sombre
entrée: «Mes enfants, vous ne verrez jamais rien de pire que
vous-mêmes!» Si toutes les espèces disparaissaient et que seul l'homme
subsistât, aucune ne serait perdue et toutes pourraient renaître de son
corps, comme si elles sortaient de l'Arche de Noé, depuis le protozoaire
presque invisible, jusqu'aux formidables colosses d'avant le déluge qui
lècheraient les toits de nos maisons.

Il est donc assez probable que toutes ces espèces prennent part à notre
existence, à nos instincts, à tous nos sentiments, à toutes nos pensées;
et nous voici une fois de plus ramenés aux grandes religions de l'Inde
qui avaient pressenti toutes les vérités que nous découvrons peu à peu
et, il y a des milliers d'années, nous affirmaient déjà que l'homme est
tout et doit reconnaître son essence en tout être vivant.



XV

L'HÉRÉDITÉ ET LA PRÉEXISTENCE


Il y a dans la loi de l'hérédité qui veut que les descendants souffrent
des fautes et profitent des vertus de leurs ancêtres des vérités qui ne
sont plus contestées. Elles éclatent à tous les yeux. Le fils d'un
alcoolique portera toute sa vie, de sa naissance à sa mort, dans sa
chair et dans son esprit, le poids du vice paternel. On dirait que par
cet exemple irrécusable, la nature a voulu affirmer et manifester avec
ostentation le caractère implacable de sa loi; comme pour nous faire
entendre qu'elle ne tient aucun compte de nos notions du juste et de
l'injuste et agit selon le même principe dans toutes les ténébreuses
circonstances où nous ne pouvons suivre les inextricables détours de sa
volonté.

Il n'y aurait que cet exemple, qu'il suffirait à marquer d'infamie cette
volonté inhumaine. Il n'y a pas de loi qui répugne davantage à notre
raison, à notre sens des responsabilités, qui altère plus profondément
notre confiance à l'univers et à l'esprit inconnu qui le dirige. De
toutes les injustices de la vie, voici la plus criante, la moins
compréhensible. Nous trouvons des excuses ou des explications à la
plupart des autres; mais qu'un enfant qui vient de naître, qui n'a pas
demandé à naître, soit, dès la première gorgée d'air qu'il aspire,
frappé d'une déchéance irrémédiable, d'une condamnation féroce,
irrévocable et de maux qu'il traînera jusqu'au tombeau, il nous semble
qu'aucun des tyrans les plus odieux que l'histoire ait maudits n'aurait
osé faire ce que la nature fait paisiblement chaque jour.

Mais portons-nous vraiment le poids de la faute des morts? D'abord,
est-il bien sûr que les morts soient réellement morts et ne demeurent
plus en nous? Il est certain que nous les prolongeons, que nous sommes
la partie durable de ce qu'ils furent. Nous ne saurions nier que nous
subissons encore leur influence, que nous reproduisons leurs traits et
leur caractère, que nous les représentons presque tout entiers, qu'ils
continuent de vivre et d'agir en nous; il est donc assez naturel qu'ils
continuent également de supporter les conséquences d'une action ou d'une
façon de vivre que leur départ n'a pas interrompue.

Mais, dira-t-on, je n'ai pas participé à cette action, à cette habitude,
à ce vice que je paie aujourd'hui. Je n'ai pas été consulté, je n'ai pas
eu l'occasion d'élever la voix, de retenir sur la pente fatale mon père
ou mon aïeul qui se perdait. Je n'étais pas né, je n'existais pas
encore.--Qu'en savons-nous?--N'y aurait-il pas, dans l'idée que nous
nous faisons de l'hérédité, une erreur fondamentale? A l'un des bouts du
fléau de la balance que nous accusons d'injustice, pend l'hérédité; mais
à l'autre bout pèse autre chose dont on n'a jamais tenu compte, car elle
n'a pas encore de nom, qui est le contraire de l'hérédité, qui plonge
dans l'avenir au lieu de sortir du passé et qu'on pourrait appeler la
préexistence ou la prénatalité.

De même que nos morts vivent toujours en nous, nous vivons déjà dans nos
morts. Il n'y a aucune raison de croire que l'avenir, qui est plein de
vie, soit moins actif et moins puissant que le passé qui est plein de
morts. Au lieu de le descendre, ne faudrait-il pas remonter le cours des
ans pour retrouver la source de nos actes? Nous ignorons de quelle façon
ceux qui, jusqu'aux dernières générations, naîtront de nous, vivent déjà
en nous; mais il est certain qu'ils y vivent. Quel que soit, dans la
suite des âges, le nombre de nos descendants, quelles que soient les
transformations que leur fassent subir les éléments, les climats, les
terroirs et les siècles, ils garderont intacts, à travers toutes les
vicissitudes, le principe de vie qu'ils ont tiré de nous. Ils ne l'ont
pas pris ailleurs ou ne seraient pas ce qu'ils sont. Ils sont réellement
sortis de nous; et s'ils en sont sortis, c'est que d'abord ils s'y
trouvaient. Que faisaient donc en nous ces innombrables vies accumulées?
Est-il permis de prétendre qu'elles y demeuraient absolument inactives?
Quelles étaient leurs fonctions, leur puissance? Qu'est-ce qui les
séparait de nous? Où commencions-nous, où finissaient-elles? A quel
point se mêlaient aux nôtres leurs pensées et leur volonté?

Elles n'avaient pas encore de cerveau, direz-vous, comment
pouvaient-elles penser et agir en nous? Il est vrai, mais elles avaient
le nôtre. Les morts sont également privés de cerveau; néanmoins personne
ne conteste qu'ils continuent de penser et d'agir en nous. Ce cerveau
dont nous sommes si fiers, n'est pas la source, mais le condensateur de
la pensée et de la volonté. Comme la bouteille de Leyde ou la bobine de
Rhumkorff, il n'existe et ne s'anime que durant le temps qu'y passe ou
qu'y réside le fluide électrique de la vie. Il ne produit pas ce fluide,
il le recueille; ce qui importe, ce n'est point ses circonvolutions,
comparables aux fils d'une bobine d'induction, mais la vie qui le
parcourt; et que peut être cette vie, sinon le total de toutes les
existences que nous accumulons en nous, qui ne s'éteignent pas à notre
mort, commencent avant notre naissance et nous prolongent, en avant et
en arrière, dans l'infini du temps?

On a parfois, dans des études ou des romans, essayé de mettre en scène
ces vies diverses que nous hébergeons; et chacun de nous, s'il
s'interroge sincèrement et profondément, découvrira en soi deux ou trois
types très nets, qui n'ont de commun que le corps où ils séjournent, ne
s'entendent guère entre eux, luttent sans cesse pour avoir le dessus et
s'arrangent comme ils peuvent afin d'aller jusqu'au bout d'une existence
dont l'ensemble forme notre moi. Ce moi sera bon ou mauvais, remarquable
ou insignifiant, plus ou moins égoïste ou généreux, inquiet ou
tranquille, pacifique ou belliqueux, héroïque ou pusillanime, hésitant
ou décidé et entreprenant, sauvage ou raffiné, fourbe ou loyal, actif ou
paresseux, chaste ou lubrique, modeste ou vaniteux, fier ou obséquieux,
inégal ou constant, selon l'autorité que saura prendre sur les autres le
type qui s'emparera des meilleures positions du coeur ou du cerveau.
Mais même dans l'existence en apparence la plus stable, la plus une, la
mieux équilibrée, cette autorité ne sera jamais incontestée ni
définitive. Le type dominant se verra toujours discuté, attaqué,
inquiété, circonvenu, harcelé, contrarié, sollicité, trompé, trahi et
parfois sournoisement détrôné par un des types rivaux ou subalternes,
dont il ne se méfiait pas ou qu'il ne surveillait plus assez
étroitement. Il y a des coalitions inattendues, des compromis bizarres,
des défections regrettables, des compétitions, des intrigues
incessantes, de véritables coups d'état, notamment aux âges critiques et
à chaque événement important; et toute cette tragédie intime et
prodigieuse ne s'arrête un moment qu'à l'instant de la mort.

Mais encore une fois, pourquoi chercher uniquement dans le passé et
parmi les ancêtres, les acteurs de ce drame qui est le drame humain par
excellence? Qu'est-ce qui nous permet de supposer que les morts seuls y
tiennent tous les rôles? Pourquoi ceux dont nous sommes sortis
auraient-ils plus d'influence que ceux qui sortiront de nous? Les
premiers sont loin de notre corps, d'insondables mystères les en
séparent, et leur survivance peut être mise en doute; les autres
habitent notre chair et leur existence ne saurait être contestée. Nous
venons de voir que l'argument que l'on tire de l'absence de tout cerveau
n'est pas invincible. Mais, ajoutera-t-on peut-être, comment voulez-vous
que, n'ayant pas encore vécu, ils puissent avoir des habitudes, des
vertus et des vices, des préférences et une expérience, en un mot, tout
ce qui constitue un caractère et ne s'acquiert qu'au contact de la vie?
Mais la même objection, dans la plupart des cas, pourrait être faite au
sujet des ancêtres. En général, quand nous sommes sortis d'eux, ils
étaient encore jeunes, ils n'étaient pas encore ce qu'ils sont devenus
et ce que nous devenons d'après eux. Ils n'avaient pas encore pris les
habitudes, la manière de penser ou de sentir, cultivé les vertus ou les
vices que nous reproduisons. Le petit bourgeois maniaque, économe,
circonspect et mesquin que nous sentons en nous, était peut-être encore
un jeune homme prodigue, ardent et inconsidéré; le débauché était
peut-être chaste, le voleur n'avait jamais volé et l'assassin pouvait
avoir horreur du sang. Tout est à peu près également immatériel, et
virtuel dans les deux cas; il ne s'agit ici que de tendances et de
forces amorphes auxquelles le cerveau que nous tenons des uns, que nous
passons aux autres, donne une forme.

Il est donc fort possible que le petit bourgeois, le débauché, le voleur
ou l'assassin, loin d'être morts, ne soient pas encore nés et prennent
une part aussi active que nos ancêtres aux agitations et parfois à la
direction de notre vie. C'est ce qu'ont toujours pressenti ou révélé, le
tenant peut-être d'une source inconnue et plus haute, les religions les
plus anciennes et les plus vénérables de l'humanité, dont le
christianisme et son dogme du péché originel ne sont qu'une réplique
incomplète. Aujourd'hui encore, plus de six cents millions d'hommes
croient à la préexistence des âmes, aux vies successives et à la
réincarnation. Aux yeux de ces religions, le petit bourgeois qui nous
procréa, il y a plusieurs siècles, est le même qui, un peu moins
mesquin, un peu moins borné, amélioré par sa vie antérieure et le
passage à travers les mystères de la mort, attend en nous le moment de
renaître et, en l'attendant, se mêle à nos instincts, à nos sentiments,
à nos pensées. Il n'y attend pas seul; il n'est qu'une vie dans la foule
des vies qui nous ont précédés et viennent revivre en nous; et toutes
ces vies passées et futures forment l'ensemble de la nôtre.

Nous ne discuterons pas ici cette doctrine des existences successives et
de la réincarnation expiatrice et purificatrice, qui est l'explication
la plus haute et, jusqu'à ce jour, la seule acceptable qu'on ait trouvée
aux injustices de la nature. En l'état présent de nos connaissances,
elle ne peut être qu'une hypothèse magnifique ou une affirmation qu'il
est impossible de prouver. Ne quittons pas le terrain incontestable où
se trouvent l'hérédité et la préexistence. L'hérédité est un fait
acquis, une vérité expérimentale, la préexistence est une nécessité
logique. On ne saurait, en effet, concevoir que ce qui naîtra de nous,
déjà n'existe pas en nous, en fait, en principe, en germe, en essence ou
en puissance; et, dès lors qu'il existe d'une façon probablement plus
spirituelle que matérielle, il est bien moins surprenant qu'il porte
plus ou moins la responsabilité de pensées et d'actes auxquels il ne
saurait être entièrement étranger.

En tout cas, l'hérédité incontestable et la préexistence nécessaire nous
rappellent une fois de plus que chacun de nous n'est pas un être unique,
isolé, permanent, hermétiquement clos, indépendant des autres et séparé
de tout dans l'espace et le temps, mais un vase poreux plongé dans
l'infini, une sorte de carrefour où se croisent toutes les routes du
passé, du présent et de l'avenir, une auberge au bord des chemins
éternels, où se réunissent, pour y passer quelques jours, toutes les
vies qui forment notre vie. Nous nous croyons morts quand elles quittent
l'auberge, et nous nous imaginons qu'elles périssent aussi. Il est plus
vraisemblable qu'il n'en est rien. Elles abandonnent simplement
l'hôtellerie délabrée pour s'installer dans une maison nouvelle et plus
habitable. Elles y emportent leurs créances et leurs dettes, y
emménagent leurs habitudes, leurs instincts, leurs idées, leurs
passions, leurs mérites, leurs fautes, leurs acquisitions et leurs
souvenirs. La maison est changée, mais les hôtes sont les mêmes et
l'existence d'autrefois reprendra son cours dans la demeure nouvelle,
peut-être un peu plus haute, peut-être un peu plus belle, peut-être un
peu plus claire...



XVI

LA GRANDE RÉVÉLATION


I

Nous désespérons de connaître jamais l'origine de l'univers, son but,
ses lois, ses intentions, et nous finissons par douter qu'il en ait. Il
serait plus sage de très humblement nous dire que nous ne sommes pas à
même de les concevoir. Il est probable que s'il nous livrait demain la
clef de son énigme, nous serions, autant qu'un chien à qui l'on montre
la clef d'une horloge, incapable d'en comprendre l'usage. En nous
révélant son grand secret, il ne nous apprendrait presque rien, ou du
moins cette révélation n'aurait qu'une influence insignifiante sur notre
vie, notre bonheur, notre morale, nos efforts et nos espérances. Elle
planerait à de telles hauteurs que personne ne l'apercevrait; tout au
plus débarrasserait-elle le ciel de nos illusions religieuses, ne
laissant, à la place qu'elles y occupaient, que le vide infini de
l'éther.

                   *       *       *       *       *

Il n'est pas dit, du reste, que nous ne possédions pas cette révélation.
Il est fort possible que les religions de peuples disparus, Lémures,
Atlantes et beaucoup d'autres, l'aient connue; et que nous en
retrouvions les débris dans les traditions ésotériques parvenues jusqu'à
nous. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'à côté de l'histoire
extérieure et scientifique, existe une histoire secrète de l'humanité
qui tire sa substance de légendes, de mythes, d'hiéroglyphes, de
monuments étranges, d'écrits mystérieux, du sens caché des livres
primitifs. Il est certain que si l'imagination des interprètes de cette
histoire occulte est souvent hasardeuse, tout ce qu'ils affirment n'est
pas à dédaigner et mériterait d'être un jour examiné plus sérieusement
qu'on ne l'a fait jusqu'ici.

L'essentiel de cette révélation ésotérique est fort bien résumé par M.
Marc Saunier, disciple de Fabre d'Olivet et de Saint-Yves d'Alveydre,
dans son livre: _la Légende des Symboles_. «Les Initiés, dit-il, ont
toujours considéré chaque continent comme un être soumis aux mêmes lois
que l'homme. Pour eux, les minéraux en constituent l'ossature, la flore,
la chair, la faune, les cellules nerveuses, et les races humaines, la
substance grise du cerveau. Ce continent ne serait lui-même qu'un organe
de la terre dont chaque homme serait une cellule pensante, et dont la
totalisation des pensées humaines exprimerait la pensée. La terre
elle-même ne serait qu'un organe du système solaire considéré à son tour
comme individu, et notre système solaire ne serait lui aussi qu'un
organe d'un autre être de l'infini, dont l'étoile Alpha du Bélier
manifesterait le coeur. Et enfin, par une dernière synthèse, on arrive
au Cosmos qui exprime la totalisation générale de tout, en un être dont
le corps est le monde, et la pensée, l'intelligence universelle,
divinisée par les religions.»

                   *       *       *       *       *

Le fond de leur doctrine est nettement évolutionniste. Chaque continent
n'a fait que transformer à son heure, et selon son idéal, les germes
issus des terres hyperboréennes, et l'homme n'est que le résultat d'une
évolution animale. Ils l'empruntent d'ailleurs presque totalement aux
Hindous et précèdent ainsi de plusieurs milliers d'années les dernières
hypothèses de notre science actuelle.

Mais, sans nous attarder dans ces sables mouvants, allons directement
aux sources claires et sûres. Nous possédons, en effet, dans les livres
sacrés et secrets de l'Inde, dont nous ne connaissons d'ailleurs qu'une
infime partie, une cosmogonie qu'aucune pensée européenne n'a jamais
dépassée. Il ne serait pas juste de dire que du premier coup elle
atteignit les dernières limites où l'intelligence de l'homme puisse se
hasarder sans se dissoudre dans l'infini, car elle est l'oeuvre de
siècles dont nous ne savons pas le nombre; mais il est incontestable
qu'elle précède toutes les autres, que sa naissance est antérieure à
tout ce que nous connaissons, et qu'à l'origine de tout, elle est allée
au delà de tout ce que nous avons appris et de tout ce que nous pouvons
imaginer de plus grand.

                   *       *       *       *       *

La première, par exemple, bien avant nos temps historiques, elle a su
nous donner une idée concrète et vertigineuse de l'infini du temps. Le
livre de Manou nous apprend que douze mille années des mortels ne
représentent pour les dieux qu'un jour et une nuit; leur année composée
de trois cent soixante jours compte donc quatre millions trois cent
mille ans. Mille années des dieux ne forment à leur tour qu'un seul jour
de Brahma, c'est-à-dire quatre milliards trois cent vingt millions
d'années humaines, représentant la vie totale de notre globe; et la nuit
de Brahma est d'égale durée. Trois cent soixante de ces jours et nuits
font une année de ce dieu, et cent de ces années constituent une de ses
vies, c'est-à-dire la durée de l'univers représentée par le chiffre
formidable de trois cent onze mille et quarante milliards d'années.
Après quoi, il recommence une autre vie. En ce moment, nous n'avons pas
encore atteint le midi du jour actuel de Brahma, ni la moitié de la vie
de notre globe terrestre.

Pour compléter cette esquisse de l'immense chronologie védique, je
continue de me servir des notes que veut bien me confier mon filleul de
guerre qui possède à fond cette science trop négligée. On verra du reste
que chronologie et cosmogonie sont ici intimement liées.

«La journée de Brahma (quatre milliards trois cent vingt millions
d'années) se décompose en quatorze vies de Manou, dont sept
_Manvantaras_ et sept _Pralayas_ alternatifs. Le mot _Manvantara_ veut
dire intervalle entre deux Manous: l'un de ceux-ci apparaît à l'aurore
et l'autre au crépuscule de cette période d'activité terrestre. Le Manou
matinal donne son nom au _Manvantara_, et le Manou vespéral préside au
_Pralaya_, c'est-à-dire à la période de dissolution, ou de _statu quo_
négatif, mort, sommeil ou inertie selon le cas, qui sépare deux vagues
de vie.

«L'évolution universelle est une chaîne sans commencement ni fin dont
chaque anneau apparaît et disparaît tour à tour dans notre champ de
conscience. Brahma lui-même ne meurt que pour renaître. Mais pour le
souverain des mondes comme pour un astre quelconque ou pour le dernier
des êtres organiques, il n'y a de mort et de dissolution qu'au point de
vue individuel. L'obscurité est la rançon de la lumière, le soir
compense le matin, la vieillesse est le prix de la jeunesse et la mort
le revers de la vie. En réalité cependant, toute évolution est
continuelle en même temps que discontinue; les _Manvantaras_ et
_Pralayas_ sont à la fois simultanés et successifs; chaque vie
individuelle est engendrée par son double élémental et engendre son
double résidual. Tout déclin de vie dans un lieu donné coïncide avec une
croissance d'être dans un lieu correspondant et se poursuit par une
renaissance en un lieu nouveau. Au fond, il n'y a pas de vie
individuelle. Nous sommes à la fois nous-même et un autre, nous-même et
plusieurs autres, nous-même et tous les autres, nous-même et l'univers,
nous-même et l'infini.

«L'évolution de notre globe terrestre est un cycle infinitésimal de
cette évolution universelle, correspondant seulement à un jour et une
nuit de Brahma et se divise en quatorze cycles composés chacun d'un
_Manvantara_ et d'un _Pralaya_. Le cycle de l'évolution organique sur
notre globe solidifié représente une seule de ces subdivisions,
c'est-à-dire que le rayon de la sphère organique n'est qu'un quatorzième
du rayon de la sphère minérale. L'évolution minérale est évidemment
continue, de la formation à la dissolution du globe. Si, entre les
périodes d'activité géologiques, il existe un _Pralaya_ quelconque,
celui-ci, en dépit de l'étymologie du mot, doit être, non pas une
dissolution parfaitement inconcevable au point de vue logique et
scientifique, mais une période d'inertie ou de ralentissement, dont
l'hypothèse est très admissible, et dont les périodes glaciaires
survenues au cours même du _Manvantara_ actuel nous offrent un exemple.
Dans les cycles antérieurs de Manou, la terre a passé successivement par
les divers états de condensation que la science considère comme ignés et
qui correspondent à l'évolution élémentaire, éthérée, gazeuse et
liquide. Pendant ces longues périodes, la vie actuelle existait en
potentialité dans l'âme de la terre et en réalité sur d'autres globes
que le nôtre.»

Mais ne poussons pas plus loin cette esquisse dont la complication
deviendrait inextricable. Rappelons simplement cette magnifique doctrine
de la réincarnation qui, à toutes les questions du juste et de
l'injuste, immortelle torture des mortels, est la réponse la plus
ancienne, la seule décisive et sans doute la plus plausible; et son
corollaire, cette loi du Karma comme le dit si bien mon filleul, «la
plus admirable des découvertes morales: elle représente la liberté
abstraite, et suffit à affranchir la volonté humaine de tout être
supérieur ou même infini. Nous sommes nos propres créateurs et les seuls
maîtres de notre destin; nul autre que nous-même ne nous récompense ou
ne nous punit; il n'y a pas de péché, mais seulement des conséquences;
il n'y a pas de morale, mais seulement des responsabilités. Or, le
Bouddha enseignait qu'en vertu même de cette loi souveraine, l'individu
doit renaître pour moissonner ce qu'il a semé: cette certitude de
renaissance suffisait à neutraliser l'horreur de la mort.»

                   *       *       *       *       *

Tout cela n'est-il qu'imaginaire, rêves de cerveaux plus ardents que les
nôtres, hallucinations d'ascètes qu'étourdissent le jeûne et
l'immobilité ou échos de traditions immémoriales laissées par d'autres
races ou des êtres antérieurs à l'homme et plus spirituels? Il est
impossible de s'en rendre compte, mais quelle qu'en soit l'origine, il
est certain que le monument, dont nous n'avons entrevu qu'un angle de la
base, est prodigieux et n'a pas l'air humain. Tout ce qu'on peut dire,
c'est que nos sciences modernes, notamment l'archéologie, la géologie et
la biologie, confirment plus qu'elles n'infirment l'une ou l'autre de
ces révélations.

                   *       *       *       *       *

Mais là n'est pas, pour l'instant, la question. Admettons que l'une
d'elles, celle des livres sacrés de l'Inde, par exemple, soit vraie,
incontestable et scientifiquement établie par nos recherches, ou qu'une
communication interplanétaire ou une déclaration d'un être surhumain ne
permette plus de douter de son authenticité: quelle influence une telle
révélation aura-t-elle sur notre vie? Qu'y transformera-t-elle, quel
élément nouveau apportera-t-elle à notre morale, à notre bonheur? Sans
doute fort peu de chose. Elle passera trop haut, elle ne descendra pas
jusqu'à nous, elle ne nous touchera point, nous nous perdrons en son
immensité, et, au fond, sachant tout, nous ne serons ni plus heureux ni
plus savants que lorsque nous ne savions rien.

Ne pas savoir ce qu'il est venu faire sur cette terre, voilà le grand et
l'éternel tourment de l'homme. Or, il faut bien se dire que la vérité
vraie de l'univers, si nous l'apprenons quelque jour, sera probablement
assez semblable à l'une ou l'autre de ces révélations qui, ayant l'air
de nous apprendre tout, ne nous apprennent rien. Elle aura du moins le
même caractère inhumain. Il faudra bien qu'elle soit aussi illimitée
dans l'espace et le temps, aussi abyssale, aussi étrangère à nos sens et
à notre cerveau. Plus la révélation sera immense et haute, plus elle
aura chance d'être vraie; mais plus aussi elle s'éloignera de nous,
moins elle nous intéressera. Nous ne pouvons guère espérer de sortir de
ce dilemme décourageant: les révélations, les explications ou les
interprétations trop petites ne nous satisferont point parce que nous
les pressentirons insuffisantes, et celles qui seront trop grandes
passeront trop loin de nous pour nous atteindre.


II

Il serait cependant souhaitable que cette révélation des livres sacrés
de l'Inde fût authentique et que notre science encore si étroite, si
petite, si timide et si incohérente, confirmât peu à peu, comme du reste
elle le fait chaque jour à son insu, certains points épars dans
l'immensité sans bornes de cette immémoriale vérité.

Elle aurait en tout cas, même si elle ne parvenait pas à nous atteindre
directement, l'avantage d'élargir à l'infini notre horizon plus borné
qu'on ne croit; de jalonner cet infini de repères magnifiques, de
l'animer, de le peupler, de lui donner d'admirables visages, de le
rendre vivant, sensible et presque compréhensible.

Nous savons tous que nous vivons dans l'infini; mais cet infini pour
nous n'est qu'un mot sec et nu, un vide noir et inhabitable, une
abstraction sans forme, une expression morte que notre imagination ne
ranime un moment qu'au prix d'un effort fatigant, solitaire, inhabile,
inassisté, ingrat et infructueux. En fait, nous nous tenons cantonnés
dans notre monde terrestre et dans nos petits temps historiques, et tout
au plus levons-nous parfois les yeux vers les planètes de notre système
solaire et poussons-nous notre pensée, d'avance découragée, jusqu'aux
époques nébuleuses qui précédèrent l'arrivée de l'homme sur notre globe.
De plus en plus, délibérément, nous tournons sur nous-mêmes toute
l'activité de notre intelligence et, par une regrettable illusion
d'optique, plus elle rétrécit son champ d'action, plus nous croyons
qu'elle l'approfondit. Nos penseurs et nos philosophes, de crainte de
s'égarer comme leurs prédécesseurs, ne s'intéressent plus qu'aux
aspects, aux problèmes, aux secrets les moins contestables; mais s'ils
sont les moins contestables, ils sont aussi les moins hauts, et l'homme,
en tant qu'animal terrestre, devient le seul objet de leurs études. Les
savants, d'autre part, accumulent de petits faits, de petites
observations sous lesquelles ils étouffent et qu'ils n'osent plus
soulever ou entr'ouvrir pour y faire circuler l'air d'une loi générale
ou d'une hypothèse salutaire, tant celles qu'ils hasardèrent jusqu'à ce
jour furent successivement et pitoyablement démenties ou bafouées par
l'expérience.

Néanmoins, ils ont raison d'agir comme ils font et de continuer leurs
investigations, selon leurs étroites et sévères méthodes; mais il est
permis de constater que plus ils croient s'approcher d'une vérité qui
fuit, plus augmentent leurs incertitudes et leur désarroi, plus les
assises sur lesquelles ils fondaient leur confiance leur semblent
précaires, imaginaires et insuffisantes, et mieux ils se rendent compte
de l'incommensurable distance qui les sépare encore du moindre secret de
la vie. «Il semble, comme l'a prophétisé l'un des plus illustres d'entre
eux, le physicien anglais sir William Grove, que le jour approche
rapidement où l'on confessera que les forces que nous connaissons ne
sont que les manifestations phénoménales de réalités au sujet desquelles
nous ne savons rien, mais que les anciens connaissaient et auxquelles
ils vouaient un culte.»


III

Voilà, en effet, ce qu'on ne peut s'empêcher de penser quand on étudie
quelque peu cette révélation primitive, la sagesse d'autrefois et ce qui
en a découlé. L'homme a su plus qu'il ne sait. Il ignorait peut-être
l'énorme masse de petits détails que nous avons observés et classés et
qui nous ont permis de domestiquer certaines forces dont il ne songeait
pas à tirer parti; mais il est probable qu'il en connaissait mieux que
nous la nature, l'essence et l'origine.

La haute civilisation de l'humanité que l'histoire, en tâtonnant,
reporte à cinq ou six mille ans avant Jésus-Christ, est peut-être
beaucoup plus ancienne, et sans admettre, comme on l'a affirmé, que les
Égyptiens aient conservé des archives astronomiques durant une période
de six cent trente mille ans, on peut considérer comme établi que leurs
observations embrassaient deux cycles de précession, deux années
sidérales, soit cinquante et un mille sept cent trente-six ans. Or,
eux-mêmes n'étaient pas des initiateurs, mais des initiés, et tiraient
tout ce qu'ils savaient d'une source plus ancienne. Il en est de même
des Juifs, en ce qui concerne leurs livres primitifs et leur Kabbale; et
des Grecs, parmi lesquels tous ceux qui réellement nous apprirent
quelque chose sur l'origine, et la constitution de l'univers et de ses
éléments, sur la nature de la divinité, de la matière et de l'esprit,
tels qu'Orphée, Hésiode, Pythagore, Anaxagore, Platon et les
Néo-Platoniciens, étaient également des initiés, c'est-à-dire des hommes
qui, ayant passé par l'Égypte ou par l'Inde, avaient puisé à la même
source unique et immémoriale. Nos religions préhistoriques, scandinaves
ou germaniques et le druidisme celte, celles de la Chine et du Japon, du
Mexique et du Pérou, malgré de nombreuses déformations, en dérivaient
pareillement; de même que notre grande métaphysique occidentale, d'avant
le matérialisme actuel, dont la vue est un peu basse, notamment les
métaphysiques de Leibnitz, de Kant, de Schelling, de Fichte, de Hegel,
s'en rapprochent et s'y abreuvent plus ou moins à leur insu.

                   *       *       *       *       *

Il est donc certain que par les Grecs, par la Bible, par le
Christianisme qui en est un dernier écho, car l'auteur de l'_Apocalypse_
et saint Paul étaient des initiés, nous sommes tout imprégnés de cette
révélation, qu'il n'y en a pas, qu'il n'y en eut jamais d'autre, qu'elle
est la grande révélation humaine ou surhumaine, et que par conséquent il
serait juste et salutaire de l'étudier plus attentivement et plus
profondément qu'on ne l'a fait jusqu'à ce jour.


IV

Où est la source de cette révélation? Nous la situons en Orient parce
que c'est dans les livres sacrés de l'Inde que se trouve presque tout ce
que nous en connaissons. Mais il est à peu près certain qu'elle est
d'origine occidentale ou plutôt hyperboréenne et remonte à ces
merveilleux peuples disparus, les Atlantes, dont les dernières colonies
Protosythes florissaient il y a plus de onze mille ans et dont
l'existence n'est plus niable.

On n'a pas oublié la page célèbre de Platon: Un jour que Solon
s'entretenait avec les prêtres de Saïs sur l'histoire des temps reculés,
l'un d'eux lui dit: «O Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours
enfants. Il n'en est pas un seul parmi vous qui ne soit novice dans la
science de l'antiquité. Vous ignorez ce que fit la génération de héros
dont vous êtes la faible postérité... Ce que je vais vous raconter
remonte à neuf mille ans.

«Nos fastes rapportent que votre pays a résisté aux efforts d'une
puissance formidable qui, sortie de la mer Atlantique, avait envahi une
grande partie de l'Europe; car, pour lors, cette mer était navigable.
Près de ses bords était une île, vis-à-vis de l'embouchure que vous
nommez les colonnes d'Hercule. On dit que de cette île, plus étendue que
la Lydie et que l'Asie, il était facile de se rendre sur le continent.

«Dans cette Atlantide, il y avait des rois célèbres par leur puissance
qui s'étendait sur les îles adjacentes et sur une partie du continent.
Ils régnaient, outre cela, d'un côté sur la Lydie jusqu'à l'Égypte, et
du côté de l'Europe jusqu'à la Tyrrhénie... Mais il survint des
tremblements de terre et des inondations; et dans l'espace de
vingt-quatre heures, l'Atlantide disparut.»

Ce passage du _Timée_ est la première lueur que l'histoire proprement
dite ait projetée sur l'immense chaos des temps antédiluviens. Les
recherches et les découvertes modernes l'ont confirmé point par point.
Comme le dit Roisel, qui a consacré aux Atlantes un livre remarquable,
moins connu que ceux de Scott Elliot et de Rudolf Steiner, et qui ne
permet plus le moindre doute, «il est prouvé que bien avant les siècles
historiques, les Atlantes avaient acquis une science merveilleuse dont
l'humanité commence à peine à reconstituer les éléments et dont les
puissantes épaves se retrouvent dans les Gaules, l'Égypte, la Perse, les
Indes et la partie centrale du continent américain. Plus de dix mille
ans avant notre ère, ils connaissaient la précession des équinoxes, les
modifications si lentes que plusieurs astres éprouvent dans leur cours
et les mille secrets de la nature. Ils avaient des procédés dont
l'industrie moderne n'a pas encore pénétré les mystères».

Il ressort de ces études que l'humanité n'éprouva jamais désastre
comparable à la disparition de l'Atlantide. Il lui faudra peut-être des
milliers d'années pour réparer cette perte et remonter au niveau d'une
civilisation qui avait sur l'origine et les mouvements de l'univers, sur
l'énergie de la matière, sur les forces inconnues de ce monde et des
autres, sur la vie d'outre-tombe, sur l'organisation sociale et
l'économie politique, comparables à celle des abeilles, des certitudes
dont nous glanons péniblement les débris dispersés. Rien ne prouverait
mieux l'inutilité de l'effort de l'homme que cette perte inégalée, si
l'on ne s'efforçait d'espérer malgré tout.

Peuple de métallurgistes prodigieux qui avaient découvert la trempe du
cuivre que nous cherchons encore, peuple d'ingénieurs fabuleux dont la
géométrie, au dire du professeur Smyth, commençait là où finit celle
d'Euclide, ils soulevaient et transportaient à d'énormes distances, par
des moyens mystérieux, des rochers de quinze cents tonnes et semaient
par le monde ces fantastiques pierres mouvantes, appelées «pierres
folles», «pierres de vérité», blocs de cinq cent mille kilos, si
habilement couchées sur un de leurs angles qu'un enfant peut les mouvoir
du doigt, tandis que la poussée de deux cents hommes serait incapable de
les renverser et qui, géologiquement, n'appartiennent jamais au sol sur
lequel elles se trouvent. Peuple d'explorateurs qui avaient parcouru et
colonisé toute la surface de la terre, peuple de savants, de
calculateurs, d'astronomes; ils semblent avoir été avant tout des
rationalistes et des logiciens implacables, au cerveau pour ainsi dire
métallique, dont les lobes latéraux étaient beaucoup plus développés que
les nôtres. Ils n'appliquaient leurs aptitudes incomparables qu'à
l'étude des sciences exactes; et le seul but de leurs efforts était la
conquête du vrai. Mais l'étude de l'invisible, et de l'infini, sous
leurs puissants regards devient elle-même une science exacte; et l'idée
mère de leur cosmogonie, en vertu de laquelle tout sort de l'océan de la
matière cosmique ou des flots sans limites de l'éternel éther pour y
rentrer bientôt et pour en ressortir, défigurée et surchargée de mythes
innombrables par l'imagination de leurs descendants ou de leurs colons
dégénérés, est à la base de toutes les religions; et il est peu probable
que l'homme en découvre jamais une qui la vaille et la puisse remplacer.


V

C'est dans les livres sacrés de l'Inde que nous trouvons les traces les
plus sûres et les plus abondantes de cette cosmogonie ou de cette
révélation.

Il y a moins d'un siècle, on ignorait à peu près totalement l'existence
de ces livres. Leurs interprètes ont pris deux routes différentes. D'un
côté, des savants, qu'on pourrait appeler officiels, ont donné la
traduction d'un certain nombre de textes qu'on pourrait également
qualifier d'officiels, textes qu'ils ne comprennent pas toujours et que
leurs lecteurs comprennent encore moins. De l'autre, des initiés ou
soi-disant tels, avec le concours d'adeptes d'une fraternité occulte,
ont proposé, de ces mêmes textes ou d'autres plus secrets, une
interprétation nouvelle et plus impressionnante. Ils inspirent encore, à
tort ou à raison, quelque méfiance. On doit admettre l'authenticité et
l'antiquité de certaines traditions, de certains écrits primitifs et
essentiels, bien qu'il soit impossible de leur assigner une date
approximative, tant ils se perdent dans les brumes de la préhistoire.
Mais ils sont à peu près incompréhensibles sans clefs et sans
commentaires, et c'est ici que commencent les doutes et les hésitations.
Un grand nombre de ces commentaires sont également très anciens et, à
leur tour, ont besoin de clefs, d'autres paraissent plus récents,
d'autres enfin semblent contemporains et le départ est souvent malaisé
entre ce qui se trouve en puissance dans l'original et ce que les
interprètes croient y trouver ou y ajoutent plus ou moins
volontairement. Or, le plus frappant, le plus grandiose et, en tout cas,
le plus clair de la doctrine réside souvent dans les commentaires.

Il y a ensuite, comme je viens de le dire, la question des clefs,
intimement liée à la précédente. Ces clefs sont plus ou moins maniables,
s'imposent plus ou moins, paraissent parfois chimériques ou arbitraires,
ne sont livrées qu'avec d'étranges précautions, une à une et
parcimonieusement, et peuvent ouvrir plusieurs sens superposés. Et tout
cela s'accompagne de réticences bizarres, de secrets soi-disant
dangereux ou terribles, retenus au moment décisif, de révélations qu'on
prétend incommunicables avant bien des siècles. Des portes qu'on allait
franchir se referment brusquement à l'instant qu'on entrevoyait enfin un
horizon longtemps promis, et derrière chacune d'elles se cache un initié
suprême, un Maître encore vivant, gardien sacré des derniers arcanes,
qui sait tout mais ne veut ou ne peut rien dire.

Notez, en outre, qu'une foule d'illuminés plus ou moins intelligents, de
jeunes filles et de vieilles dames déséquilibrées, de naïfs qui adoptent
d'emblée et aveuglément ce qu'ils ne comprennent pas, de mécontents, de
ratés, de vaniteux, de roublards qui pèchent en eau trouble, en un mot
la tourbe habituelle et suspecte qui s'agglomère autour de toute
doctrine, de toute science, de tout phénomène un peu mystérieux, a
discrédité ces premières interprétations ésotériques, dont la source
même n'est pas très claire. Ajoutez enfin que l'incendie de la fameuse
bibliothèque d'Alexandrie, où s'était entassée toute la science de
l'Orient, l'anéantissement, au XVIe siècle, sous le règne mongol
d'Akbar, de milliers d'oeuvres sanscrites, la destruction systématique
et impitoyable, surtout aux premiers siècles de l'Église et durant le
Moyen Age, de tout ce qui se rapportait ou faisait allusion à cette
révélation gênante et redoutée, nous ont enlevé nos meilleurs moyens de
contrôle. Les adeptes, il est vrai, affirment, d'autre part, que les
textes véritables, ainsi que les vieux commentaires qui seuls les
rendent compréhensibles, existent encore dans des cryptes secrètes, dans
des bibliothèques souterraines du Thibet ou de l'Himalaya, aux livres
plus innombrables que tous ceux que nous possédons en Occident, et
qu'ils reparaîtront dans un âge plus éclairé. C'est possible, mais en
attendant ils ne nous sont d'aucun secours.


VI

Quoi qu'il en soit, ce que nous avons suffit à troubler profondément, et
le contrôle que permettent les fragments sauvés de l'antiquité
historique écarte absolument, quant aux éléments essentiels, tout
soupçon de fraude ou de mystification plus ou moins récente. Au surplus,
une fraude ou une mystification de ce genre ne paraît guère possible et
serait tellement géniale qu'il faudrait l'admirer comme un phénomène
presque égal à celui dont elle voudrait donner l'illusion, et convenir
que jamais l'esprit de l'homme ne plongea plus avant dans l'infini du
temps et de l'espace, dans l'origine des choses et ne s'éleva à de
pareilles hauteurs. Elle aurait profité, cette révélation, de tout
l'acquis de la science et de la pensée d'aujourd'hui, qu'elle n'aurait
pu, sur le rythme des éternités, sur le va-et-vient du toujours devenir,
sur le cycle sans fin et les existences périodiques du moi, sur la
naissance, le mouvement et l'évolution des mondes, sur les souffles
divins de l'intelligence qui les animent, sur Maya, l'éternelle illusion
de l'ignorance, sur la lutte pour la vie, la sélection naturelle, le
développement graduel et la transformation des astres et des hommes, sur
les fonctions et les énergies de l'éther, sur la justice immortelle et
infaillible, sur l'activité intermoléculaire et fantastique de la
matière, sur la nature de l'âme et sur l'existence de l'immense
puissance innommable qui gouverne l'univers, en un mot sur toutes les
énigmes qui nous assaillent et tous les mystères qui nous accablent,
nous donner des hypothèses plus satisfaisantes, plus logiques, plus
cohérentes, plus plausibles, plus synthétiques, plus dignes de l'infini
qu'elles cherchent à embrasser et que bien souvent elles semblent
étreindre.

                   *       *       *       *       *

Mais, hâtons-nous de le répéter, il ne saurait être sérieusement
question de fraude, puisque les textes ou les traditions qu'on pourrait
suspecter se trouvent corroborés par d'autres textes, les inscriptions
sacrées de l'Égypte, par exemple, que nul ne songe à contester. Tout au
plus, rencontrera-t-on quelques passages antidatés par le zèle imprudent
d'adeptes ou de commentateurs, quelques interpolations qui ne font
qu'enguirlander les grandes lignes. Il s'agit bien, dans l'ensemble,
d'une révélation qui remonte infiniment plus haut que tout ce que nous
avons appelé la préhistoire, et dès lors il est légitime que notre
étonnement n'ait plus de bornes.


VII

Fort bien, dira-t-on, cette interprétation de l'univers, cette
anthropo-cosmogénèse est la plus haute, la plus vaste, la plus
admirable, la plus inattaquable qu'on ait jamais conçue; elle déborde de
toutes parts l'imagination et la pensée de l'homme; mais sur quoi tout
cela repose-t-il? Il n'y a là, en fin de compte, que de magnifiques
hypothèses audacieusement travesties en affirmations magistrales,
péremptoires et dogmatiques, mais qui sont toutes invérifiables. C'est
l'objection que j'ai faite moi-même, un peu hâtivement, dans un des
premiers chapitres de la _Mort_.

Il est, en effet, incontestable que nous ne connaîtrons pas de si tôt,
que nous ne connaîtrons peut-être jamais la vérité sur l'origine et la
fin de l'univers ni sur tous les autres problèmes que ces affirmations
résolvent. Seulement, il est curieux de constater que la science, chaque
jour, se rapproche, malgré elle, de l'une ou l'autre de ces
affirmations, et qu'elle ne peut en écarter ou démentir aucune. Il y a
telle étude du chimiste Crookes, par exemple, sur la genèse des éléments
qui, à son insu, devient nettement occultiste, tandis que la découverte
de la radio-activité de la matière reproduit exactement la théorie des
tourbillons de l'initié Anaxagore. Il en est de même, _mutatis
mutandis_, du rôle attribué à l'éther, dernier et indispensable postulat
de nos savants. Il en est de même des fonctions souveraines et
essentielles de certaines glandes minuscules dont la médecine moderne
commence à peine à retrouver l'importance et qui recèlent probablement
les secrets primordiaux de la vie: la glande thyroïde qui préside à la
croissance et à l'intelligence, la glande surrénale qui régente ce
muscle inconscient qu'est le coeur et la glande pinéale, la plus
mystérieuse de toutes, qui nous met en rapport avec les mondes inconnus.
Il en est encore de même en astronomie où l'insuffisance manifeste de
nos soi-disant lois cosmiques, notamment celle de la gravitation et de
la formation des nébuleuses, pose une foule de questions auxquelles
répond seule la cosmogonie orientale. Mais ceci demanderait une longue
étude que je n'ai pas qualité pour entreprendre.

Au demeurant, rien ne nous oblige à accepter ces affirmations comme des
dogmes. Il ne s'agit pas ici d'une religion qui nous impose sa foi
aveugle, son _Credo quia absurdum_. Il nous est parfaitement loisible de
les considérer comme de simples hypothèses, d'immenses, d'incomparables
poèmes antédiluviens, dont la genèse de Moïse n'est qu'un fragment
défiguré. Mais, en tant qu'hypothèses ou poèmes, il faut convenir
qu'elles sont prodigieuses, que nous n'avons rien de meilleur, rien de
plus vraisemblable à leur opposer et, qu'étant donnée leur antiquité
indiscutable, leur origine préhistorique, elles semblent réellement
surhumaines.

Faut-il admettre, comme le prétendent les occultistes, qu'elles nous
viennent d'êtres supérieurs à l'homme, d'entités plus spirituelles
vivant dans des conditions inconnues, qui occupaient notre terre ou les
planètes voisines, avant notre venue; d'une civilisation
lémuro-atlantéenne qui a laissé en la mémoire des peuples et sur le sol
de notre globe, dans ses monuments mégalithiques, des traces
indélébiles? C'est fort possible, mais ici encore nous sommes libres
d'attendre les confirmations de l'archéologie hindoue, égyptienne,
chaldéenne, assyrienne et persane, qui, sur ce point, comme sur tant
d'autres, n'a pas dit son dernier mot.


VIII

Je sais bien que cette révélation, comme apparemment toutes celles qu'on
pourra faire dans la suite des temps, remonte et aboutit à
l'inconnaissable, à l'insoluble mystère de la divinité, de l'être ou de
l'existence, et forcément s'arrête net devant cet inconnaissable aussi
impénétrable, aussi inattaquable qu'une falaise de toutes parts infinie
et formée d'un seul bloc de diamant noir. Il n'y a rien à faire, il n'y
a qu'à s'arrêter; il n'y a pas à essayer de la tourner, de la prendre à
revers; le revers, si l'on pouvait l'atteindre, étant nécessairement
pareil à l'avers, attendu que l'inexistence de tout serait exactement
aussi inexplicable, aussi incompréhensible que son existence. Il est
vrai que dans les replis secrets de la doctrine, l'Univers et tout ce
qu'il renferme est appelé Maya, c'est-à-dire l'illusion éternelle, et
qu'ainsi, les deux mystères inconciliables s'unissent en un mystère plus
haut dont l'intelligence de l'homme ne peut plus approcher.

Au fond, l'énigme primitive, le mystère primordial n'étant pas éclairci,
tout le reste n'éclaire que des degrés qui mènent de la connaissance
relative à l'ignorance absolue. Il est probable qu'il en sera de même
pour toutes les révélations qui s'adressent à l'intelligence de l'homme
tant qu'il vivra sur cette planète; car cette intelligence a des limites
qu'aucun effort ne pourra reculer. Mais en attendant, il est certain que
ces degrés, qui ne mènent à rien, l'ont néanmoins, d'emblée et dès les
premiers jours, conduite au plus haut point qu'elle ait atteint, qu'elle
puisse espérer d'atteindre. L'explication la plus ancienne embrasse du
premier coup tous les essais d'explications proposés jusqu'ici. Elle
concilie le positivisme scientifique avec l'idéalisme le plus
transcendantal, elle admet la matière et l'esprit, elle accorde
l'impulsion mécanique des atomes et des mondes avec leur direction
intelligente. Elle nous donne une divinité inconditionnée, «cause sans
cause de toutes les causes», digne de l'univers qu'elle est elle-même et
dont celles qui lui ont succédé dans toutes nos religions ne sont que
des membres épars, mutilés et méconnaissables. Elle nous offre enfin,
par sa loi de Karma, en vertu de laquelle chaque être porte dans ses
vies successives les conséquences de ses actes et se purifie peu à peu,
le principe moral le plus haut, le plus juste, le plus inattaquable, le
plus fécond, le plus consolant, le plus chargé d'espoirs qu'il soit
possible de proposer à l'homme. Il semble que tout cela mérite qu'on
l'examine, qu'on la respecte et qu'on l'admire.


IX

Cette admiration et ce respect n'empêchent pas d'ailleurs que nous ne
soyons libres de choisir, de rejeter beaucoup de choses ou de les
réserver en attendant d'autres clartés. Quand on nous dit, par exemple,
que le Cosmos est guidé par une série infinie de hiérarchies d'êtres
sensibles, ayant chacun une mission à remplir et qui sont les agents des
lois karmiques et cosmiques; quand on ajoute que chacun de ces êtres a
été un homme dans un Manvantara précédent ou se prépare à le devenir
dans le Manvantara actuel ou dans un Manvantara futur, qu'ils sont des
hommes perfectionnés ou des hommes naissants et que dans leurs sphères
supérieures et moins matérielles, ils ne diffèrent moralement des êtres
humains terrestres qu'en ce qu'ils ne possèdent pas le sentiment de la
personnalité et de la nature émotionnelle humaine; quand on affirme
enfin que ce que nous appelons la Nature inconsciente est, en réalité,
un ensemble de forces manipulées par des êtres semi-intelligents
(Élémentals), dirigés par les hauts esprits planétaires (Dhyan-Chohans),
dont le total forme le Verbe manifesté du Logos non manifesté et
constitue, en même temps, l'intelligence de l'univers et sa loi
immuable; nous pouvons rendre hommage à l'ingéniosité de ces
spéculations comme à celles de milliers d'autres qui peut-être serrent
la vérité de plus près que nos meilleures et nos plus récentes
hypothèses scientifiques; nous sommes libres d'en prendre et d'en
laisser ce qui nous plaît. Tout cela, je l'accorde, n'est nullement
prouvé, n'est vérifié ou ne sera vérifiable qu'en certains détails,
tandis que les grandes lignes fondamentales échapperont probablement
toujours au contrôle de notre intelligence désarmée. Mais ce que nous
devons, je le répète, admirer sans réserve, c'est le prodigieux édifice
spirituel qu'offre l'ensemble de cette révélation, l'immense effort
intellectuel qui, dès l'aube de l'humanité, tenta de débrouiller
l'insondable chaos de l'origine, de la structure, de la marche, de la
direction et de la fin de l'univers, et semble y avoir réussi de façon
telle que jusqu'ici on n'a rien trouvé qui l'égale, ne s'en inspire ou,
souvent à son insu, n'y retourne.


X

Je disais, dans la première partie de cette étude, qu'une révélation
trop haute, fût-elle incontestable, n'aurait guère d'influence sur notre
vie, y transformerait peu de chose, passerait trop loin de nous dans
l'immensité de l'espace et ne descendrait pas dans notre pensée et notre
coeur. En alla-t-il ainsi de celle dont nous parlons, qui est la seule
vraiment surhumaine et encore acceptable et presque inattaquable que
nous ayons eue? Oui et non, selon le point de vue où l'on se place. Tout
ce qu'il y a en elle de trop grand, excepté sa notion de l'éternité, n'a
pas réellement modifié nos idées, n'a pas imprégné nos moeurs. Elle n'a
même pas atteint profondément les peuples qui nous l'ont transmise et
qui, renonçant à la comprendre, l'ont transformée en un polythéisme
anthropomorphe, barbare et monstrueux. Il en est à peu près de même
partout ailleurs. Toutes les religions, du paganisme, en passant par la
Chine et le Japon, la Gaule et la Germanie, le Mexique et le Pérou,
jusqu'au christianisme avec ses variantes et ses surgeons, en sont
issues; mais toutes n'ont pu vivre et régner sur les hommes, qu'en la
défigurant, en la mutilant, en la rapetissant à la plus petite taille
des âmes de leur temps, en la rendant méconnaissable. Il est donc assez
probable qu'il en irait pareillement de toute autre plus grande, s'il
était possible, eût-elle tous les caractères d'une révélation divine,
directe, authentique, indubitable, irréfutable, irrécusable; en un mot,
de celle que nous attendons encore sans oser l'espérer.



XVII

LE SILENCE NÉCESSAIRE


Les occultistes orientaux nous affirment que dans les solitudes de
l'Himalaya et du Thibet, vivent certains Initiés, certains Maîtres,
héritiers de la sagesse des «Fils de la Lumière» ou des «Sept
Primordiaux», qui possèdent les sept clefs qui permettent de comprendre
les textes sacrés préhistoriques. Ils seraient les silencieux
dépositaires du secret de forces intermoléculaires ou interéthériques, à
l'aide desquelles des races d'êtres qui précédèrent l'homme sur cette
terre transportèrent à d'énormes distances des monolithes de plus de
cinq cent mille kilos, qui n'ont aucun rapport avec les pierres qui les
entourent, et dont la disposition, l'orientation, astronomiquement
réglée, trahit évidemment une intervention intelligente et même très
savante.

Ces monolithes sont parfois sculptés, comme les fameux colosses de
Bamian, dans l'Asie centrale, dont l'un a 60 mètres de haut; ou comme
les cinq cent cinquante monstres de l'Ile de Pâques, dans la Polynésie,
qui, pour le dire en passant, demeurent une des plus insolubles, des
plus troublantes énigmes de ce monde. Taillées dans le basalte, couchées
ou debout sur des plates-formes, ces sculptures, dont l'une a 29 mètres,
sont incontestablement les plus antiques effigies humaines qu'on puisse
trouver sur notre globe. Les savants officiels leur reconnaissent une
origine antédiluvienne, tandis que les traditions ésotériques y voient
les portraits de géants de la dernière race atlantéenne, dégénérée et
sombrée dans la sorcellerie, peu avant la disparition du mystérieux
continent dont l'Ile de Pâques ne serait que l'un des plus hauts sommets
qui émergent aujourd'hui des solitudes du Pacifique.

J'ai en ce moment sous les yeux les photographies de quelques-uns de ces
hallucinants colosses, et je ne crois pas que dans nos plus lourds
cauchemars il soit possible d'imaginer figures plus redoutables, plus
insensibles, plus impassibles, plus éternellement féroces, plus
froidement hautaines, plus impitoyablement dédaigneuses, plus
glacialement toutes-puissantes. Sont-ils Sélénites ou Martiens, avec
leur bouche serrée et implacable, leurs yeux creux comme des abîmes de
malédictions, ou protubérants et cerclés de lunettes d'aviateur?
Nullement simiesques, comme on le pourrait croire, ils représentent
plutôt des entités démoniaques et abstraites, tels que le Mal,
l'Inéluctable et la Fatalité. Ils semblent moins inhumains que pré- ou
posthumains et répondent effroyablement à certains souvenirs ancestraux
endormis au fond de nos moelles, qui nous avertissent que de pareils
visages ont irrécusablement existé.

                   *       *       *       *       *

Mais revenons à nos grands Initiés. Ils seraient, paraît-il, détenteurs
de l'irrésistible et incommensurable force sidérale, qui est celle qui
soutient et dirige les mondes, capable, s'il en était fait mauvais
usage, de détruire en un instant toute l'espèce humaine, tout ce qui vit
sur cette terre et la terre même; mais susceptible aussi, si elle était
sagement domestiquée, d'assurer à l'homme une royauté définitive,
peut-être l'accès d'autres étoiles et, en tout cas, une puissance telle
que l'Age d'Or qui exista jadis, grâce à l'asservissement de cette
force, refleurirait sur notre planète.

Il est possible, et, pour l'instant, nous n'avons pas à l'examiner. Mais
que possédant, transmis d'Hiérophante à Candidat, ou, comme ils disent,
«de bouche à oreille», le secret de cette force et de beaucoup d'autres,
ils ne la livrent pas et ne la mettent point au service de l'humanité,
c'est le grand reproche que l'on fait aux occultistes; et pour tous ceux
qui ne savent pas que le but de l'Initiation n'est pas la puissance et
le bonheur matériels, mais la sagesse, l'évolution et l'ascension de
l'être intérieur, c'est la meilleure preuve qu'ils sont des
mystificateurs et des imposteurs. Il se peut que, mis au pied du mur,
ils se taisent parce qu'ils n'ont rien à dire; mais l'argument n'est pas
aussi péremptoire que le croient ceux qui s'en prévalent. On le verra
peut-être avant peu. Il n'est, en effet, pas impossible que, un jour, un
hasard de la science ne mette l'un ou l'autre de nos savants dans une
situation analogue à celle de ces Maîtres ou de ces Initiés. Pour lui
aussi se posera alors la terrible question du silence nécessaire. Nous
venons de constater dans cette guerre l'usage insensé et démoniaque que
l'homme a fait de certaines inventions. Qu'adviendra-t-il si on lui met
entre les mains d'autres énergies bien plus formidables, qu'on semble
sur le point de découvrir et de libérer?

Il n'est pas prêt pour en savoir plus qu'il n'en sait. Il y va du salut
de l'espèce. L'humanité qui sort à peine de l'enfance ou vient tout
juste d'atteindre l'âge dangereux de l'adolescence (elle aurait à peu
près seize ou dix-sept ans d'après le parallélisme historique très
documenté et très impressionnant du docteur Jaworski), l'humanité a déjà
dépassé la limite des inventions qu'elle peut s'assimiler ou supporter
sans péril de mort. Presque toutes, à partir de la domestication de la
vapeur et de l'apprivoisement encore suspect de l'électricité, lui ont
fait incomparablement plus de mal que de bien. Les explosifs, par
exemple, qui l'ont aidée à construire quelques routes,--ce que les
Romains d'ailleurs faisaient aussi bien que nous,--à exploiter quelques
mines, à percer quelques tunnels, lui ont coûté des millions de jeunes
vies.

Peut-être est-il temps, non pas d'arrêter les recherches de la science,
mais de contrôler ses découvertes et de réserver, comme le firent
sagement les occultistes, à une élite d'Initiés rigoureusement éprouvés
et liés par des serments inviolables, le secret d'énergies trop
dangereuses autour desquelles nous tournons, qui vont se manifester et
tomber dans le domaine public. Notre évolution morale retarde de
plusieurs siècles sur notre évolution scientifique; et il est plus que
probable que celle-ci, trop hâtive et trop intensive, entrave
regrettablement la première. Il ne servira de rien d'aller en trois
heures de Paris à Péking, de Péking à New-York et de New-York à
Calcutta, si ces voyages réitérés et miraculeux laissent à l'arrivée
ceux qui les effectuent dans le même état d'âme qu'au départ. Nous nous
trouvons tous plus ou moins dans la situation de la Russie, qui n'a pas
eu l'esprit et le coeur assez solides et assez fermes pour porter ce que
la tête avait trop rapidement et trop artificiellement emmagasiné. Rien
ne se répand plus vite, ne s'assimile plus facilement que les résultats
de la science; rien, au contraire, n'est plus lent, plus pénible, plus
précaire que l'évolution morale; et cependant, on s'en rend de mieux en
mieux compte, c'est uniquement de celle-ci que dépendent le bonheur et
l'avenir de l'homme.



XVIII

KARMA


I

Dépouillé de ses innombrables et inextricables complications orientales,
qui répondent peut-être à des réalités mais sont invérifiables, Karma,
l'infaillible Loi de Rétribution, est en somme ce que nous appelons plus
vaguement, et sans trop y croire, la Justice immanente. Notre Justice
immanente est une ombre assez vaine. Elle se manifeste fréquemment, il
est vrai, à la suite d'actes monstrueux, de grands vices, de grands
forfaits, de grandes iniquités; mais nous avons rarement l'occasion de
constater qu'elle agit dans les mille petites injustices, cruautés,
défaillances, malhonnêtetés, infamies de l'existence habituelle, quoique
le poids total de ces méfaits mesquins, mais incessants, puisse être
plus lourd que celui du crime le plus retentissant. En tout cas, son
action étant plus éparse, plus diffuse, plus lente et plus souvent
morale que matérielle, échappe presque toujours à notre observation; et
comme, d'autre part, elle semble s'arrêter à l'instant de la mort, elle
n'a presque jamais le temps d'exiger ce qui lui est dû, et,
généralement, arrive trop tard au chevet d'un malade ou d'un agonisant
qui a perdu conscience ou n'a plus le loisir d'expier.

Karma est donc, si l'on veut, la Justice immanente; seulement, ce n'est
plus une déesse inconstante, inconsistante, incohérente, impuissante,
erratique, capricieuse, inexacte, oublieuse, timide, inattentive,
endormie, évasive, insaisissable et bornée par la tombe, mais un Dieu
énorme et inévitable comme le Destin, un Dieu qui bouche toutes les
issues, tous les horizons, tous les interstices de toutes les
existences, omniprésent, omniscient, omnipotent, infaillible, impassible
et incorruptible. Il est en nous comme nous sommes en lui. Il est
nous-mêmes. Il est plus que nous: il est ce que nous sommes, tout en
étant encore ce que nous fûmes et déjà ce que nous deviendrons. Nous
sommes petits, évanescents et éphémères; il est grand, imperturbable,
inébranlable, éternel. Rien ne lui échappe de ce qui nous échappe et
sans doute nous échappera toujours par delà la tombe. Pas une action,
pas une velléité, pas une pensée, pas l'ombre d'une intention, qui ne
soit pesée plus rigoureusement qu'elle ne l'était par les quarante-deux
juges posthumes qui attendaient l'âme sur l'autre rivage dont parle l'un
des plus anciens textes de ce monde: le _Livre des Morts_ égyptien. Tout
est enregistré, daté, estimé, vérifié, classé, mis au compte du doit ou
de l'avoir, de la récompense ou de l'expiation, au répertoire immense et
éternel des clichés astraux. Il ne peut rien ignorer puisqu'il a pris
part à tout ce qu'il juge; et il ne nous juge point du fond de notre
ignorance présente, mais du haut de tout ce que nous apprendrons
beaucoup plus tard. Il n'est pas seulement notre intelligence et notre
conscience d'aujourd'hui qui s'éveillent à peine et ne comptent plus
leurs erreurs; il est dès maintenant, déjà vivantes en nous quoique
inactives, impuissantes, muettes et aveugles, notre intelligence et
notre conscience à venir, alors qu'elles auront atteint, dans la suite
des siècles, des évolutions, des expiations et des ascensions
innombrables, les derniers sommets de la Sagesse et de la Clairvoyance.

A l'heure de notre mort, le compte semble clos; mais il dort simplement
et nous ressaisira. Nous sommeillerons peut-être des centaines, voire
des milliers d'années en «Dévachan», c'est-à-dire en l'état
d'inconscience qui prépare à une incarnation nouvelle; mais au réveil,
nous retrouverons, irrévocablement totalisés, l'actif et le passif; et
notre Karma prolongera simplement la vie que nous avons quittée. Il
continuera d'y être nous-mêmes et d'y assister à l'épanouissement des
conséquences de nos fautes et de nos mérites et d'y voir ensuite
fructifier d'autres causes en d'autres effets, jusqu'à la consommation
des temps où toute pensée née sur cette terre finit par le perdre de
vue.


II

Karma, on le voit, est, en somme, l'entité immortelle que l'homme forme
par ses actes et ses pensées et qui le suit ou plutôt l'enveloppe et
l'absorbe à travers ses vies successives et se modifie comme il se
modifie sans cesse, mais en conservant toutes les empreintes
antérieures. Les pensées, dit très justement la doctrine, construisent
le caractère, les actions font l'entourage. Ce que l'homme a pensé, il
l'est devenu; ses qualités, ses dons naturels s'attachent à lui comme
les résultats de ses idées. Il est, en toute vérité, créé par lui-même.
Il est, dans le sens le plus complet du mot, responsable de tout ce
qu'il est. Il se trouve enveloppé dans le filet de tout ce qu'il a fait.
Il ne peut ni défaire ni détruire le passé; mais, autant que les effets
en sont encore à venir, il lui est possible de modifier ceux-ci ou de
les retourner par des forces nouvelles. Rien ne peut le toucher qu'il
n'ait mis en mouvement, aucun mal ne peut lui être fait qu'il ne l'ait
mérité. Dans le déroulement infini des éternités, il ne rencontrera
jamais d'autre juge que lui-même.


III

Il est certain que l'idée de ce juge suprême qui est la conscience sans
rupture à travers les siècles et les millénaires, qui est chacun de nous
de plus en plus éclairé, de plus en plus incorruptible et infaillible,
mène à la morale la plus élevée, la plus sincère et la plus pure qu'il
soit possible de concevoir et de sanctionner ici-bas. Le juge et
l'accusé ne se trouvent pas face à face, ils sont l'un dans l'autre et
ne forment qu'une seule et même personne. Ils ne peuvent rien se cacher
et ont tous deux le même intérêt urgent à découvrir la moindre faute,
l'ombre la plus légère et à se purifier le plus promptement, le plus
complètement possible pour mettre un terme aux réincarnations et vivre
enfin dans l'Être unique. Les meilleurs, les plus saints sont près d'y
parvenir dès cette existence; mais détachés de tout, il ne cessent
d'agir pour le bien de tous, car déjà ils se sentent tout. Ils vont plus
loin que le mystique chrétien qui attend une récompense du dehors; ils
sont leur propre récompense. Ils vont plus loin que Marc-Aurèle, le
grand désenchanté, qui continue d'agir sans espérer que son action
puisse profiter aux autres; ils savent que rien n'est inutile, que rien
ne peut se perdre; c'est quand ils n'ont plus aucun besoin qu'ils
travaillent avec la plus sereine ardeur.

Au rebours de ce qu'on croit trop généralement, cette morale, qui
conduit au repos absolu, préconise l'activité. Écoutez à ce sujet les
grands enseignements du _Bhagavad Gita_, le _Chant du Seigneur_, qui est
peut-être, comme le pensent, non sans raison, ses traducteurs, le plus
beau, c'est-à-dire le plus haut livre qui soit actuellement connu:
«Notre affaire n'est que l'action, et jamais son fruit. Ceux-là sont à
plaindre qui travaillent pour le fruit. Il faut accomplir l'action en
communion avec le divin, c'est-à-dire en visant le Soi partout, en
renonçant à tout attachement aux choses, également balancé entre le
succès et le revers. Ce n'est pas en s'abstenant d'agir qu'on se libère
de l'activité nécessaire, ni en renonçant simplement à l'action qu'on
s'élève à la perfection. Il faut accomplir l'action qui convient, parce
que l'action est supérieure à l'inaction et qu'en restant inactif on ne
maintiendrait même pas l'existence du corps. Le monde est soutenu par
toute action qui n'a que le sacrifice, c'est-à-dire le don volontaire de
soi, pour objet; c'est dans ce don volontaire, sans attachement aux
formes que l'homme doit accomplir l'action. Il faut accomplir l'action à
seule fin de servir les autres. Celui qui voit l'inaction dans l'action
et l'action dans l'inaction, est un sage parmi les hommes; il est
harmonisé aux vrais principes, quelque action qu'il fasse. Un tel homme,
ayant abandonné tout attachement au fruit de l'action, toujours content,
ne dépendant de personne, bien que faisant des actions, est comme s'il
n'en faisait pas. Le Sage, donc, heureux de tout ce qui lui advient,
libéré des contraires, sans envie, égal dans le plaisir et dans la
peine, dans le succès et l'insuccès, peut agir sans être lié; parce que
n'étant plus attaché à quoi que ce soit, toutes ses pensées empreintes
de sagesse et tous ses actes faits de sacrifices sont comme évaporés...»

N'oublions pas que ceci, qui fait partie du _Mahabharata_, le plus
gigantesque poème de la terre, fut écrit il y a quatre ou cinq mille
ans.


IV

Quelle que soit la plausibilité de la doctrine ou de la révélation, il
est incontestable que cette morale et cette justification de la justice
est la plus antique en même temps que la plus belle et la plus
rassurante que l'homme ait imaginée. Mais elle est fondée sur un
postulat que nous sommes peut-être trop enclins à refuser aveuglément.
Elle demande, en effet, qu'on admette avant tout que notre existence ne
finisse pas à l'heure de notre mort et que l'esprit ou le souffle vital,
qui ne périt point, cherche un asile et reparaisse en d'autres corps. Au
premier moment, le postulat semble énorme, inacceptable; mais, à
l'examiner de plus près, son aspect devient beaucoup moins étrange,
moins arbitraire et moins déraisonnable. Il est d'abord certain que si
tout se transforme, rien ne périt ou n'est anéanti dans un univers qui
n'a pas de néant et où le néant seul demeure absolument inconcevable. Ce
que nous appelons néant ne saurait donc être qu'un autre mode
d'existence, de persistance et de vie; et si l'on ne peut admettre que
le corps qui n'est que matière, soit anéanti dans sa substance, il est
non moins difficile d'accepter que, s'il était animé par un esprit,--ce
qu'il n'est guère possible de contester,--cet esprit disparaisse sans
laisser aucune trace.

Voilà le premier point du postulat, et le plus important, nécessairement
accordé. Reste le second: les réincarnations successives. Ici, il est
vrai, nous n'avons que des hypothèses et des probabilités. Il faut bien
que cet esprit, cette âme, ce principe ou ce souffle de vie, cette
pensée, cette substance immatérielle, peu importe le nom qu'on lui
donne, s'en aille ou réside quelque part, fasse ou devienne quelque
chose. Il peut errer dans l'infini de l'espace et du temps, s'y
dissoudre, s'y perdre et y disparaître, ou du moins s'y mêler, s'y
confondre avec ce qu'il y rencontre et finalement être absorbé dans
l'immense énergie spirituelle ou vitale qui paraît animer l'univers.
Mais de toutes les hypothèses, la moins vraisemblable n'est pas celle
qui nous dit qu'au sortir d'un corps devenu inhabitable, au lieu de
s'évader et s'égarer dans l'illimité qui l'épouvante, il cherche autour
de soi un séjour analogue à celui qu'il vient de quitter. Évidemment, ce
n'est qu'une hypothèse; mais, dans notre ignorance totale et terrible,
elle se présente avant toute autre. Nous n'avons pour l'appuyer que la
plus ancienne tradition de l'humanité, une tradition peut-être
préhumaine et en tout cas tout à fait générale; et l'expérience tend à
démontrer qu'au fond de ces traditions et de ces consentements
universels, il y a presque toujours une grande vérité et qu'il convient
de leur accorder plus d'importance et de valeur qu'on ne l'a fait
jusqu'ici.


V

Quant aux preuves, ou plutôt aux prodromes de commencements de preuve,
on n'a guère que les expériences du colonel de Rochas qui, au moyen de
passes magnétiques, est parvenu à faire remonter à quelques médiums
exceptionnels, non seulement tout le cours de leur existence actuelle,
jusqu'à leur petite enfance, mais encore celui d'un certain nombre
d'existences antérieures. Il est incontestable que ces expériences très
sérieuses, très scientifiquement conduites, sont fort troublantes; mais
le danger de la suggestion inconsciente ou de la télépathie n'en est pas
et sans doute n'en sera jamais suffisamment écarté pour qu'elles
deviennent réellement probantes.

On trouve encore, dans le même ordre d'idées, certains cas de
réincarnation, comme celui d'une des fillettes du docteur Samona, relaté
dans le numéro de juillet 1913 des _Annales des Sciences psychiques_. Ce
cas, presque indubitable, est très curieux; mais s'il n'est pas unique,
ceux qui s'en rapprochent sont trop rares pour qu'on en puisse faire
état.

Restent enfin ce qu'on appelle les réminiscences prénatales. Il arrive
assez souvent qu'un homme transporté dans un pays inconnu, dans une
ville, un palais, une église, une maison, un jardin qu'il n'avait jamais
visités, y éprouve l'étrange et très nette impression du «déjà vu». Il
lui semble tout à coup que ces paysages, ces voûtes, ces salles,
jusqu'aux meubles, aux tableaux qu'il y rencontre, lui sont familiers et
qu'il en reconnaît tous les aîtres, tous les recoins, tous les détails.
Qui de nous, ne fût-ce qu'une fois dans sa vie, n'a vaguement éprouvé
une impression analogue? Mais souvent les réminiscences sont si nettes
que celui, en qui elles se réveillent, peut servir de guide dans la
maison ou le parc qu'il n'avait jamais parcouru et décrire d'avance ce
qu'on trouvera dans telle pièce ou au détour de telle allée. Est-ce
réellement souvenir d'existences antérieures, phénomène télépathique ou
mémoire ancestrale et héréditaire? La même question se pose au sujet de
certaines aptitudes ou facultés innées, en vertu desquelles on voit des
enfants de génie, musiciens, peintres, mathématiciens ou simples
artisans, connaître d'emblée presque tous les secrets de leur art ou de
leur métier avant de les avoir appris. Qui oserait en décider?

Voilà à peu près tout ce qu'on peut invoquer en faveur de la
réincarnation. Ce n'est pas suffisant pour emporter la balance. Mais
toutes les autres suppositions, théories ou religions, hors le
spiritisme, qui du reste s'accorde parfaitement avec les existences
successives, ont de moins solides étais et même, à dire le vrai, n'en
possèdent point du tout. Ils auraient donc mauvaise grâce de reprocher à
celle que nous examinons la fragilité de ses arguments.

Encore une fois, qu'il serait souhaitable que tout cela fût vrai! Il n'y
aurait plus d'incertitudes morales, plus d'inquiétude de la justice. Et
c'est si beau, si parfait, que c'est peut-être réel. Un tel rêve, fait
depuis si longtemps, depuis l'origine du monde, par tant de milliards
d'hommes et qui, malgré des déformations nombreuses et profondes, fut en
somme l'unique rêve de l'humanité, il est bien difficile d'admettre que
d'un bout à l'autre il soit faux. Il n'est pas possible d'établir qu'il
est fondé; mais au rebours de la plupart des religions qui en dérivent,
il n'est pas possible non plus de démontrer qu'il est imaginaire et
fabriqué de toutes pièces; et, dans le doute, pourquoi ne serait-il pas
permis à la raison qu'il ne froisse jamais, de l'accepter, et au coeur
d'espérer et d'agir comme s'il était vrai, en attendant que la science
le confirme ou l'infirme ou nous en donne un autre qu'elle ne sera
peut-être jamais à même d'élaborer?

Ce qui rebute d'abord beaucoup de ceux qui l'étudient, c'est
l'affirmation trop assurée et arbitraire de mille petits détails,
interpolations probables, comme en toutes religions, d'esprits
inférieurs animés d'un zèle étroit et maladroit. Mais ces détails,
regardés d'un peu haut, n'altèrent en rien les grandes lignes qui
demeurent incommensurables, admirables et pures.


VI

Du reste, que la réincarnation soit admise ou rejetée, il y a sûrement
survivance, puisque la mort et le néant ne se peuvent concevoir: et tout
se réduit une fois de plus au problème de l'identité continuée. Même
dans la réincarnation, cette identité, à notre point de vue actuel et
borné, n'aurait qu'un intérêt relatif, attendu que toute mémoire des
existences antérieures étant abolie, elle nous échapperait forcément.
Demandons-nous, au surplus, si cette question de la personnalité sans
solution de continuité a réellement l'importance que nous y attachons;
et si cette importance n'est pas une erreur, un aveuglement passagers de
notre égoïsme, de notre intelligence terrestres. Toujours est-il que
nous l'interrompons et la perdons chaque nuit sans nous en inquiéter. Il
nous suffit d'être assuré que nous la retrouverons au réveil pour nous
tranquilliser. Mais supposons que ce ne soit pas le cas et qu'un soir on
nous avertisse que nous ne la récupérerons point, qu'au matin suivant
nous aurons oublié toute notre existence passée et recommencerons une
vie nouvelle sans aucun souvenir qui nous rattache à l'ancienne.
Aurions-nous la même épouvante, le même désespoir que si nous avions été
prévenu que nous ne nous réveillerions point et serions précipité dans
la mort? Je ne le crois pas, je pense même que nous en prendrions assez
allègrement notre parti. Peu nous chaudrait que nous eussions à perdre
la mémoire d'un passé, mêlé comme tous les passés, de plus de maux que
de biens, pourvu que la vie continuât. Ce ne serait plus notre vie, elle
n'aurait plus rien de commun avec celle de la veille; néanmoins nous ne
croirions pas la perdre et nous garderions je ne sais quel espoir de
retrouver ou de reconnaître quelque chose de nous-même dans l'existence
à venir. Nous aurions soin de préparer celle-ci, de la mettre à l'abri
du malheur et de la misère, de la rendre d'avance aussi agréable, aussi
heureuse que possible. Il pourrait, il devrait en être de même, non
seulement si nous croyons à la réincarnation, parce que le cas serait à
peu près identique, mais encore si nous n'y croyons pas, puisqu'une
survivance quelconque est presque certaine et que l'anéantissement total
est réellement inconcevable.


VII

Peut-être, avec un peu de courage et de bonne volonté, nous serait-il
possible, dès cette existence, de regarder plus haut et plus loin, de
dépouiller un instant cet étroit et morne égoïsme qui ramène tout à soi,
de nous dire que l'intelligence ou le bien que nos pensées et nos
efforts répandent dans des sphères spirituelles n'est pas entièrement
perdu, même quand il n'est pas certain que le petit noyau de mesquines
habitudes et de médiocres souvenirs que nous sommes en jouisse
exclusivement. Si les bonnes actions que nous avons faites, les
intentions ou les pensées hautes ou simplement honnêtes que nous avons
eues, s'attachent et profitent à une existence où nous ne reconnaîtrons
pas la nôtre, ce n'est pas une raison suffisante pour les estimer
inutiles et leur dénier toute valeur. Il est bon de nous rappeler
parfois que nous ne sommes rien si nous ne sommes tout, et d'apprendre
dès maintenant à nous intéresser à quelque chose qui ne soit pas
uniquement nous-même et à vivre déjà de la vie plus vaste, moins
personnelle, moins égoïste qui bientôt, et sans aucun doute, quelle que
soit notre foi, sera notre vie éternelle, la seule qui compte et la
seule à laquelle il soit sage de nous préparer.


VIII

Si l'on n'admet pas la réincarnation, Karma n'en subsiste pas moins; un
Karma mutilé, il est vrai, écourté, sans ampleur, dont l'horizon est
borné par la mort, qui commence sa besogne et fait de son mieux dans le
peu de temps qu'il a devant soi; mais moins négligeable, moins
impuissant, inactif et désarmé qu'on ne croit. En agissant dans son
étroite sphère, il nous donne une idée assez exacte, bien que fort
incomplète de ce qu'il ferait dans la grande que nous lui refusons. Mais
ceci nous ramènerait à la question très discutable de la justice en ce
monde. Elle est à peu près insoluble, parce que ses opérations
décisives, étant intérieures et secrètes, échappent à l'observation.
Après bien d'autres qui du reste l'avaient fait mieux que moi, j'en ai
parlé ailleurs, notamment dans _Sagesse et Destinée_ et dans le _Mystère
de la Justice_; mais, comme dirait la sultane Schéhérazade, il n'y a pas
d'utilité à le répéter.


IX

Revenons donc au Karma proprement dit, au Karma idéal. Il récompense le
bien et punit le mal dans la suite infinie de nos vies. Mais d'abord, se
demandera-t-on, qu'est-ce que ce bien, qu'est-ce que ce mal, qu'est-ce
que la pire ou la meilleure de nos petites pensées, de nos petites
intentions, de nos petites actions éphémères, au regard de l'immensité
sans bornes du temps et de l'espace? N'y a-t-il point disproportion
absurde entre l'énormité du salaire ou du châtiment et l'exiguïté de la
faute ou du mérite? Pourquoi mêler les mondes, les éternités et les
dieux à des choses qui, monstrueuses ou admirables d'abord, ne tardent
pas, même dans les dérisoires limites de notre vie, à perdre peu à peu
toute l'importance que nous leur accordions, à s'effacer, à disparaître
dans l'oubli? Il est vrai, mais il faut bien parler des choses humaines
en êtres humains et à l'échelle humaine. Ce que nous appelons mal ou
bien, est ce qui nous fait du mal ou du bien, ce qui nuit ou profite à
nous-même ou aux autres; et tant que nous vivrons sur cette terre, à
peine de disparaître, il nous faudra bien y attacher une importance
qu'en eux-mêmes ils n'ont point. Les plus hautes religions, les plus
altières spéculations métaphysiques, dès qu'il s'agit de morale,
d'évolution et d'avenir humains, furent toujours obligées de se réduire
aux proportions humaines, de devenir anthropomorphes. Il y a là une
nécessité irréductible, en vertu de laquelle, malgré les horizons qui
tentent de toutes parts, il convient de borner ses pensées et ses
regards.


X

Bornons-les donc et demandons-nous encore, en demeurant cette fois dans
notre sphère, ce qu'est en somme ce mal que punit Karma? Si l'on va tout
au fond des choses, le mal provient toujours d'un défaut d'intelligence,
d'un jugement erroné, incomplet, obscurci ou borné de notre égoïsme qui
ne nous fait voir que les avantages prochains ou immédiats d'un acte
nuisible à nous-même ou aux autres, en nous cachant les conséquences
lointaines mais inévitables qu'un tel acte finit toujours par engendrer.
Toute l'éthique, en dernière analyse, ne repose que sur l'intelligence;
et ce que nous appelons coeur, sentiments, caractère, n'est en fait que
de l'intelligence accumulée, cristallisée, acquise ou héritée, devenue
plus ou moins inconsciente et transformée en habitudes ou en instincts.
Le mal que nous faisons, nous ne le faisons que par un égoïsme qui se
trompe, qui voit trop près de soi les limites de son être. Dès que
l'intelligence élève le point de vue de cet égoïsme, les limites
s'étendent, s'élargissent, finissent par disparaître. Le terrible,
l'insatiable moi qui nous cache la face de l'abîme perd son centre
d'attraction et d'avidité, se reconnaît, se retrouve et s'aime en toutes
choses. Ne croyons pas aveuglément à l'intelligence des méchants qui
réussissent, au bonheur dans le crime. Il faudrait voir l'envers,
c'est-à-dire la réalité souvent affreuse de ces succès; et puis, cette
intelligence, sous forme d'habileté, de ruse, de déloyauté, est de
l'intelligence spécialisée, canalisée dans un étroit circuit et, comme
un jet d'eau étranglé, très puissante sur un point; mais non pas de
l'intelligence véritable et générale, large et généreuse. Dès que
s'ouvre celle-ci, il y a nécessairement honnêteté, justice, indulgence,
amour et bonté, parce qu'il y a horizon, altitude, expansion, plénitude;
parce qu'il y a connaissance instinctive ou consciente des proportions
humaines, de l'éternité de l'existence et de la brièveté de la vie, de
la situation de l'homme dans l'univers, des mystères qui l'enveloppent
et des liens secrets qui le rattachent à tout ce qu'on voit comme à tout
ce qu'on ne voit pas sur la terre et dans les cieux.


XI

Karma punirait donc le défaut d'intelligence? Et d'abord pourquoi pas?
C'est le seul mal réel sur cette terre; et si tous les hommes étaient
souverainement intelligents, il n'y aurait plus de malheureux. Mais où
serait la justice? Nous possédons l'intelligence que la nature nous a
donnée; c'est elle et non point nous qui devrait être responsable.
Entendons-nous. Karma ne punit pas à proprement parler; il nous met
simplement, après nos existences et nos sommeils successifs, au plan où
notre intelligence nous avait laissés, entourés de nos actes et de nos
pensées. Il constate et enregistre. Il nous prend tels que nous nous
sommes faits, nous donne l'occasion de nous refaire, d'acquérir ce qui
nous manque et de nous élever aussi haut que les plus hauts. Nous nous
éléverons forcément, mais la lenteur ou la rapidité de notre ascension
ne dépend que de nous. En fin de compte, l'injustice apparente qui
accorde aux uns plus d'intelligence qu'aux autres, n'est qu'une question
de date, une loi de croissance, d'évolution, qui est la loi fondamentale
de toutes les vies que nous connaissons, depuis l'infusoire jusqu'aux
astres. Nous ne pourrions nous plaindre que d'être venus plus tard que
les autres; mais les autres à leur tour, avec plus de raison, pourraient
se plaindre d'avoir été appelés trop tôt, de n'avoir pu profiter tout de
suite de tout ce qui depuis leur naissance fut acquis. Il eût donc
fallu, pour éviter nos récriminations, que d'emblée nous fussions tous
sur le même plan, que nous fussions tous nés en même temps. Mais alors,
l'univers eût été parfait, complet, immuable; immobile depuis le premier
moment de son existence et de la nôtre. C'eût peut-être été préférable,
mais il n'en est pas, il n'est sans doute pas possible qu'il en soit
ainsi; en tout cas, aucune métaphysique, aucune religion, pas même la
première, la plus grande, la plus haute, mère de toutes les autres, n'a
eu l'idée d'écarter l'indiscutable, l'indubitable loi du mouvement
infini, de l'éternel devenir; et il faut convenir que tout semble lui
donner raison. Il est probable que rien ne serait s'il en était
autrement; et que quelque chose ne peut être qu'à condition de devenir
meilleur ou pire, de monter ou de descendre, de se composer pour se
décomposer et se recomposer, et que le mouvement est plus essentiel que
l'être ou la substance. Il en est ainsi parce qu'il en est ainsi. Il n'y
a rien à faire, rien à dire, il n'y a qu'à constater. Nous sommes dans
un monde où la matière périrait et disparaîtrait plutôt que le
mouvement; ou plutôt où matière, espace, durée, existence et mouvement
ne sont qu'une seule et même chose.


XII

Mais nous vivons aussi dans un monde où notre raison ne rencontre que
l'impossible, l'insoluble et l'incompréhensible. Les interprétations
suprêmes ne font que déplacer l'énigme, pour nous permettre d'entrevoir
de plus haut l'immensité sans bornes où nous nous débattons. Donc, à
côté des explications puériles, qu'à la suite de déformations
successives toutes les religions ont tirées de la religion source, trois
hypothèses finales s'offrent à notre choix: d'une part, le néant,
l'inertie et la mort absolus qui sont inconcevables; d'une autre, le
hasard et ses éternels recommencements sans modifications, sans espoir,
sans but et sans fin, ou qui, s'ils mènent à quelque chose, mèneraient
soit à l'anéantissement inconcevable, soit à la troisième hypothèse; le
meilleur devenir infini, jusqu'à l'absorption totale dans
l'imperfectible, l'immuable, l'immobile qui, comme je l'ai dit ailleurs,
devrait déjà avoir eu lieu dans l'éternité qui nous précède, attendu
qu'il n'y a aucune raison pour que ce qui n'a pu se faire dans cette
éternité se puisse faire dans l'éternité à venir, laquelle n'est pas
plus infinie, n'a pas plus d'étendue, n'offre pas plus de chances et
n'est pas d'une autre nature que l'éternité passée.

                   *       *       *       *       *

La religion mère elle-même, la seule qui soit encore acceptable, rende
compte de tout et qui ait tout prévu, ne sort pas de cette dernière
impasse en étendant à des milliards d'années la durée d'un jour de
Brahma, c'est-à-dire la période d'évolution, d'expiration,
d'extériorisation et d'activité, et à un nombre égal de milliards
d'années la durée d'une nuit de ce dieu, c'est-à-dire la période
d'involution, d'inspiration, d'intériorisation, de sommeil ou d'inertie,
pendant laquelle tout est réabsorbé dans la divinité ou l'unique absolu.
Elle n'en sort pas davantage en multipliant ensuite ces jours et ces
nuits par cent années qui forment une vie et cette vie par cent vies qui
mènent à des chiffres qui ne sont plus exprimables; après quoi, un autre
univers recommence.

Il y aurait donc également ici ou recommencement éternel sans espoir et
sans but, ou, si progression il y a, perfection finale et immobilité qui
devraient déjà être atteintes. Que chacun tire de tout ceci les
conclusions qu'il voudra, qu'il pourra, ou s'incline, une fois de plus,
en silence, devant l'Inconnaissable.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                        Pages.
      I.--La puissance des morts             1
     II.--Messages d'outre-tombe            11
    III.--Les mauvaises nouvelles           27
     IV.--L'âme des peuples                 37
      V.--Les mères                         47
     VI.--Trois héros inconnus              53
    VII.--Beautés perdues                   71
   VIII.--Le monde des insectes             81
     IX.--La médisance                     117
      X.--Le jeu                           125


  MÉDITATIONS

     XI.--L'énigme du progrès              159
    XII.--Les deux lobes                   173
   XIII.--Espoir et désespoir              183
    XIV.--Macrocosme et microcosme         191
     XV.--L'hérédité et la préexistence    203
    XVI.--La grande révélation             217
   XVII.--Le silence nécessaire            263
  XVIII.--Karma                            271


B--1144.--L.-Imp. réun., 7, rue St-Benoît, Paris.





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