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Title: Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire
Author: Monselet, Charles
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  CHARLES MONSELET.

  HISTOIRE ANECDOTIQUE
  DU
  TRIBUNAL
  RÉVOLUTIONNAIRE

  (17 août.-29 novembre 1792).

  AVIS. En raison de la nouvelle législation, relative à la propriété
  littéraire, l'auteur se réserve le droit de traduction de cet ouvrage.

  PARIS
  D. GIRAUD ET J. DAGNEAU, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
  7, RUE VIVIENNE, AU PREMIER, 7.

  1853



PARIS.--IMPRIMERIE CENTRALE DE NAPOLÉON CHAIX ET Cie, RUE BERGÈRE, 20.



HISTOIRE

DU

TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE



INTRODUCTION.


I.

Un poëte allemand a fait une ballade pleine d'aspects fantastiques et
terrifiants, sur la grande revue que l'empereur, mort, vient passer à
minuit dans les Champs-Elysées. C'est d'abord un tambour qui se lève de
terre et dont les baguettes, frappant sur une peau diaphane, vont
réveiller à la sourdine les soldats de la garde. Le _tractrac_ nocturne
retentit entre les arbres grêles et enveloppés de vapeur; il se
prolonge, s'éteint et revient plus impérieux, passant plusieurs fois par
les mêmes places. A cette voix de la guerre, des masses confuses
surgissent et s'ébranlent, des ombres se dégagent; on entrevoit, sous
les suaires déchirés, des épaulettes pâles, des galons d'argent terni,
des uniformes décolorés. Le vent passe avec effroi. Derrière lui, un
escadron vaguement éclairé par un rayon de la lune roule sa vague
blanchâtre; les plumets frissonnent, quelques épées reluisent comme un
courant d'eau aperçu par hasard; on entend un sourd piétinement de
chevaux; les crinières s'échevèlent et fouettent l'air glacé. Le tambour
bat toujours. Un son de trompette, clair et vibrant, traverse l'espace
et enlève quelques voiles à ce tableau étrange qui se meut dans le
brouillard du minuit d'automne. Sous les plis d'un glorieux haillon
tricolore, percé, frangé, surmonté d'un aigle d'or, s'avance une forêt
de bonnets d'ours, légion silencieuse, hommes graves et tristes, âmes
d'enfant auxquelles les turbulences d'une guerre continue ont épargné
les passions vulgaires. Ils s'avancent, ces géants aux yeux encore
endormis; ils ont cet air stoïque que donne seul le tête-à-tête
perpétuel avec le canon; sur la poitrine de quelques-uns étincelle
l'étoile de la Légion-d'Honneur. Devant eux marchent pesamment, la hache
à l'épaule, ces sapeurs en tablier de peau qui faisaient tomber les
portes des villes.

Le ciel jette une clarté avare sur ce pêle-mêle, qui bientôt se
développe, s'accroît à l'infini et remplit, inonde les Champs-Elysées.
Rien n'est bien précis, mais tout est indiqué. Le noir des canons
s'accuse dans un des côtés nuageux de cette grande toile; la canne à
pomme du tambour-major trace en l'air des lignes bizarres mais
triomphantes;--on dirait du magicien de la victoire;--les croupes des
chevaux cabrés s'étalent à deux pouces du sol. Peu à peu, un
tressaillement général, semblable à une menace de tempête, circule à
travers les rangs noyés de cette foule militaire; un commandement
retentit: _Portez armes!_ et l'on entend une vaste secousse métallique,
un bruit pareil à celui que ferait un énorme sac d'argent tombant de
très haut. Puis, la vision s'immobilise. On sent qu'il va se passer
quelque chose de grand; les yeux, les oreilles, les esprits sont dans
l'attente; personne n'ose respirer. Tout à coup, du fond des
Champs-Elysées, là-bas où le regard se perd, naît une clameur faite de
mille voix, qui se rapproche, s'étend, court et galope,--escortant un
tourbillon de généraux empanachés et de mamelucks mystérieux, à la tête
desquels apparaît le fantôme impérial. Il ne fait que passer, rapide et
muet; et cette grande figure, un moment sortie du tombeau, illumine
cette sombre armée qui, comme une traînée de poudre, n'attendait que le
contact de la mèche pour éclater en flammes soudaines!

Cette ballade célèbre, avec laquelle a lutté puissamment le crayon de
Raffet, ce ténébreux chef-d'oeuvre d'un étranger, cette page audacieuse
de l'histoire de la nuit et de la mort, suscite toujours en moi
inévitablement une autre ballade,--également fantastique, mais violente,
éplorée, terrible. Ce pendant de la grande revue des Champs-Elysées,
c'est la grande revue des trépassés de la place Louis XV, des victimes
du Tribunal révolutionnaire.

Cela commence également par un tambour,--le tambour de Santerre. Il bat
le rappel sur la place déserte, que décore une statue grossière et mal
façonnée comme les idoles des peuples barbares: c'est la statue de la
Liberté, qui demeura si longtemps spectatrice des crimes commis en son
nom. Autour d'elle, comme dans une vase obscure, rampe, s'agite une
multitude d'hommes et de femmes; ce sont les habitués de la tragédie
nationale qui se joue tous les jours à cet endroit. Des guinguettes
installées dans des fossés, des cabarets en planches, des bouquetières
en jupes blanches à raies rouges, des marchands de chansons hissés sur
des chaises et vendant leurs couplets, des enfants que leurs bonnes ont
amenés là par curiosité, rompent la hideuse physionomie de cette place.
Il n'est pas encore nuit, il est cette heure crépusculaire du dix
thermidor, heure solennelle qui vit le dénouement de la Terreur; une
bande rouge brille à l'horizon. Après la statue de la Liberté, l'autre
monument de la place c'est l'échafaud.--L'échafaud et la Liberté!
L'échafaud, cet abominable et honteux argument des révolutionnaires; la
Liberté, cette chimère sublime! Tous les deux se rencontrant, comme pour
se nier l'un par l'autre.

Sur la plate-forme de l'échafaud, attendent Sanson et ses aides.

Alors, on voit arriver--lentement--cette procession de charrettes
fatales dont les roues ont si longtemps et si impunément tracé parmi
nous leur sillon d'épouvante. Elles arrivent une à une, au bruit du
tambour de Santerre, persistant comme un remords. Ce sont de lourdes et
ignobles charrettes traînées par des chevaux de somme crottés jusqu'au
poitrail, et escortées par des gendarmes, le sabre nu. Elles contiennent
chacune dix à douze victimes, garrottées, debout, la tête découverte,
figures sublimes et pâles, vieillards dont la poitrine étale encore des
lambeaux de dentelle, jeunes gens échevelés dont le regard semble
invoquer Dieu, hommes calmes qui pensent à la France. Toutes ces
victimes descendent à quelques pas de l'arbre de la liberté, beau
peuplier bruissant et doux qui répand la fraîcheur sur la foule, et
elles s'acheminent vers l'escalier rouge. Devant elles, marche le roi.
Puis viennent les généraux, cicatrisés, imposants, Luckner, Broglie,
Beauharnais, d'Estaing, Dillon. Ensuite, voici le tour des noms augustes
et révérés: l'octogénaire Fénelon, digne petit neveu de l'archevêque de
Cambrai; le jeune fils de Buffon, qui crie vainement au peuple le nom de
son père; l'illustre Malesherbes, qui sourit à la mort et dont les
cheveux blancs feront reculer le bourreau. Voici Lavoisier qui
n'achèvera pas son problème, parce que le pays n'a plus besoin de
savants; Cazotte et Sombreuil, ces deux pères que leurs filles n'ont pu
sauver qu'une fois; d'Espréménil et Linguet, deux hommes de talent, deux
antagonistes que le trépas va réconcilier. Voici Adam Lux, l'amoureux
d'une morte, et André Chénier dont la voix harmonieuse laisse échapper
un poétique regret!

Ainsi se vident les charrettes. Il en vient par vingt, par cent. Le
défilé des femmes est ouvert par la reine; Madame Elisabeth l'accompagne
en priant. A leur suite, têtes charmantes ou fières, j'aperçois ces
créatures si dignes de pitié, dont le Tribunal révolutionnaire ne
respecta ni l'âge ni le sexe. Mme Lavergne qui, cachée dans l'auditoire
au moment de la condamnation de son mari, cria: _Vive le roi!_ pour
obtenir la permission de marcher avec lui au supplice; Mme de Gouges,
qui réclama pour les femmes le droit de monter à la tribune,
puisqu'elles avaient le droit de monter à l'échafaud; la jeune Cécile
Renault, qui n'était qu'une enfant et à qui l'on ne pardonna pas une
parole étourdie; les deux Sainte-Amaranthe, la mère et la fille,
coupables d'avoir vu, dans un souper, chanceler la raison du dictateur.
Celle-ci, dont les épaules blanches comme l'albâtre, se dégagent de la
chemise rouge des assassins dont on les a revêtues, c'est Mlle Corday
d'Armans, qui sent dans ses veines bouillonner le sang héroïque de
l'auteur du _Cid_;--cette femme si intéressante, c'est Lucile
Desmoulins; cette autre, si vénérable, c'est la maréchale de
Mouchy;--Mme Roland déploie une fermeté romaine que ne laissaient pas
soupçonner ses grâces un peu mignardes. Entendez-vous ces chants
religieux, presque célestes? Ce sont les carmélites de Royal-Lieu; elles
chantent le _Salve Regina_ avec la même tranquillité que si elles
étaient encore dans le couvent. En face de ce sublime concert, devant
ces têtes ascétiques et inspirées qui couronnent l'odieux tombereau, la
populace s'écarte avec un sentiment de respect...

Le cortége monte à l'échafaud. Mais l'escalier infâme s'est transformé
en échelle de lumière; vainement ses pieds plongent dans la boue, au
milieu des convulsions et des hurlements d'une foule en délire,--les
échelons supérieurs percent le firmament assombri et vont s'appuyer sur
le trône du Très-Haut. C'est l'Echelle de Jacob tendue aux martyrs d'une
époque de rage populaire et de représailles amoncelées. Longue,
magnifique, triomphale est cette ascension! Le ciel, sillonné de raies
flamboyantes, laisse tomber comme une pluie mystique, par ses abîmes
entr'ouverts, les mille soupirs d'allégresse et d'amour éclos sur les
harpes des anges, tandis que d'une voix divine s'exhale l'évangélique
appel:--Venez à moi, vous tous, les opprimés et les martyrs!


II.

On se souvient de ces mots d'un président au parlement, renouvelés de
Rabelais: «Si j'étais accusé d'avoir volé les tours de Notre-Dame, je ne
me fierais pas à la justice, et je prendrais la fuite.» Qu'eût-il dit et
pensé ce magistrat, s'il eût assisté aux débats du Tribunal
révolutionnaire?

Assez d'autres jusqu'à présent ont dit au peuple: Tu es grand, tu es
magnanime, tu es généreux, tu as tous les nobles et tous les sublimes
instincts; tu es la voix de Dieu! Peut-être convient-il aujourd'hui plus
qu'à toute autre heure, de dire au peuple: Tu es injuste, tu es cruel,
tu es égaré, tu n'écoutes que ta haine ou ta misère, l'esprit de Dieu
s'est retiré de toi!

Peut-être convient-il, surtout à cette époque où les révolutionnaires de
maintenant semblent vouloir imiter les révolutionnaires de jadis, de
remettre sous les yeux des fils le tableau des crimes de leurs pères, et
de tenir le langage suivant aux Pangloss démocratiques qui trouvent que
tout est pour le mieux dans la plus mauvaise des républiques
possibles:--Lorsque vous eûtes le pouvoir entre les mains, voici ce que
vous fîtes du pouvoir; voici les résultats de deux années de régime
populaire; voici par quels moyens vous prétendîtes faire refleurir
l'égalité et la fraternité, et comment, à la place de de ces deux fleurs
idéales, vous ne vîtes sortir de terre que l'ortie monstrueuse et
ensanglantée de l'anarchie!

Le Tribunal révolutionnaire--oeuvre du peuple de ce temps-là--n'a pas eu
encore son historien. Si pourtant une institution se détache du fond
sinistre de la Révolution et se dresse terrible, n'est-ce pas celle-ci,
à coup sûr? Parodie de la justice, masque de l'iniquité!--De cette
histoire, on connaît à peine quelques épisodes, les principaux, les
vulgaires; on croit que c'est assez et que le reste importe peu, ou bien
que c'est toujours la même chose. On se trompe: ce qui n'est pas connu
est le plus effrayant.

De bonnes âmes s'imaginent encore que le Tribunal n'a moissonné que des
nobles, des savants, des prêtres, c'est-à-dire le plus pur du sang
français. Qu'elles sont loin de la vérité! Le Tribunal, pour qui tout
était bon, a surtout répandu le sang du peuple, on ne saurait trop le
répéter. Des marchands, des boutiquiers, des ouvriers ont fourni leur
contingent énorme à cette immense hécatombe.--Au jour du 9 thermidor,
deux mille _paysans_ (deux mille!) attendaient dans les prisons leur
tour d'échafaud!

«Rien n'est plus beau qu'un tribunal révolutionnaire! s'écriait le
montagnard Forestier; rien n'est plus majestueux que cette foule
d'accusés qui y passent en revue avec une rapidité incroyable, et que
ces jurés qui font _feu de file_. Un tribunal révolutionnaire est une
puissance bien au-dessus de la Convention.»

Le montagnard Forestier avait raison,--car ce fut le Tribunal
révolutionnaire qui tua la Convention nationale; le Tribunal
révolutionnaire tua ceux-là mêmes qui l'avaient fondé; le Tribunal
révolutionnaire eût tué tout le monde, si on ne l'eût tué lui-même, à la
fin.

Ce que nous allons entreprendre, c'est quelque chose d'assez semblable
au voyage de Dante Alighieri dans la spirale larmoyante de l'Enfer. Les
mêmes émotions, sinon les mêmes drames, nous attendent dans les cercles
que nous allons parcourir. Ce sont presque aussi les mêmes
personnages,--depuis Ugolin rongeant le crâne de ses enfants jusqu'à
Paolo et Francesca, ces deux beaux visages penchés sur un poëme, et dont
la mort a confondu les souffrances comme l'amour avait confondu les
félicités. Tous les réprouvés se ressemblent, qu'ils soient de Florence
ou de Paris; et les jurés du Tribunal révolutionnaire valent les damnés
du poëte.

Le Tribunal représente les coulisses de la révolution. Nul héros de ce
théâtre ne peut sortir par un autre chemin: il faut inévitablement que,
sa tirade finie et ses crimes consommés, le traître rentre par ces
issues répugnantes et mystérieuses. Là, comme dans les coulisses
véritables, on assiste à ce dépouillement du prestige qui fait le
comédien, on voit le fard sur sa joue en sueur, on voit ses rides, on
voit ses faux cheveux,--et, comme il n'est plus sous les yeux du public,
on voit son ridicule, sa petitesse, sa colère, son égoïsme. Ainsi
verrons-nous successivement tous les tyrans découronnés et à bout de
leur rôle, venir étaler leur abattement et leur nullité sur les bancs
incessamment encombrés du Tribunal révolutionnaire.

«Ne vas pas en Afrique pour chercher des monstres; contente-toi de
voyager chez un peuple en révolution», disent les vers dorés de
Pythagore.--O poétique philosophe! Jamais vérité plus vraie ne s'envola
de tes lèvres rêveuses. O sublime poursuivant de l'idéal, jamais ton
regard dessillé n'a plongé plus avant dans les gouffres de la réalité!
Toi qui prétendais lire dans la nature comme dans un livre ouvert, et
qui, plus puissant créateur qu'Homère, nous révéla un monde entier,--le
monde de la métempsycose!--Souvent je suis tenté d'embrasser ton autel,
ô Pythagore! et de croire, en effet, qu'une seule et même âme, froide,
perfide, atroce, a animé les corps de Catilina, de Cromwell et de
Robespierre!

Pour voir des monstres--pour en voir beaucoup, et surtout pour les voir
bien en face,--il faut convenir que le Tribunal révolutionnaire est le
point de vue le plus favorable qu'on puisse adopter. De là, en effet,
nous découvrons tous les personnages actifs de cette ère
tragique--tous!--Nous assistons à leurs manoeuvres tortueuses, nous
pénétrons les rapports terribles qui lient les membres de la Convention
aux membres des comités, les membres des comités aux membres des clubs,
les membres des clubs aux juges et aux jurés du Tribunal. Nous tenons
les divers fils de cet écheveau, fait, comme le désirait Diderot, des
entrailles des prêtres et des grands. Nous voyons le doigt caché qui
ordonne et le bras public qui frappe, Néron et Narcisse, les volontés et
les instruments. Nous voyons les hypocrites de vertu et d'humanité
_broyer du rouge_, selon l'expression du peintre David; les prétendus
incorruptibles s'adoucir en présence de l'or, et les faux Scipions jeter
un regard de luxure--non de pitié--sur les jeunes femmes qui se roulent
à leurs genoux en demandant la grâce d'un père ou d'un mari. Devant nous
enfin se déroule le tableau de ce que les soi-disant sauveurs de la
patrie appelaient en soupirant des _nécessités_.

Car c'est un des traits principaux du caractère de ces hommes--de s'être
cru nécessaires, indispensables, providentiels presque!

Qu'étaient-ils donc sous Louis XVI, ces régénérateurs d'une société aux
abois, ces glorieux prédestinés, ces utopistes hautains, ces amants
fougueux de la liberté? Qu'étaient-ils, ces Catons cravatés de
mousseline, ces Brutus à la poitrine nue, ces révoltés sublimes, ces
assassins inspirés? Sans doute, alors que les bosquets de Trianon
s'emplissaient de musique et de danse, ils passaient dédaigneux et
fiers, n'osant regarder ce luxe en face, dans la crainte de sentir
arriver à leurs lèvres le charbon brûlant de la malédiction. Sans doute
qu'au milieu de tant de vices et de tant de sophismes, de tant d'amour
frivole et de tant d'esprit passionné, ils vivaient, ces philosophes
austères, à l'abri de quelque portique ignoré, tout entiers à l'étude et
à la réflexion. Ils ne pactisaient pas avec les gens de la cour et
portaient gravement sur leur front pâli le signe de leur domination
future?

Sans doute aussi que leur jeunesse, comme celle de presque tous les
héros et de presque tous les bienfaiteurs du genre humain, avait été
prophétiquement sillonnée par ces actions d'éclat, par ces traits de
vertu, par ces héroïsmes prématurés, par ces éclairs de raison ou de
génie, qui sont l'aube des intelligences supérieures, destinées à
rayonner sur le monde. Sans doute qu'ils étaient entrés dans la
Révolution promise, avec tout un passé sérieux, pur, éclatant, digne
d'admiration ou tout au moins digne d'estime?...

Erreur!--Voulez-vous les voir sous Louis XVI? voulez-vous connaître ce
qu'ils pensaient, ce qu'ils disaient, ce qu'ils faisaient sur le seuil
de cette Révolution, quelques jours seulement avant la prise de la
Bastille?

L'un, le premier, le plus grand, celui qui, pendant quelques heures, a
tenu la France dans sa main crispée, est enfermé dans une chambre du
donjon de Vincennes. Il écrit. Ne vous penchez pas sur son épaule, ne
regardez pas les feuilles qu'il salit de ses caprices infâmes, car à
cette vue votre front s'empourprerait de honte et de terreur. Croyez
plutôt que cet homme est un fou. Le livre qu'il compose est _dédié à
monsieur Satan_, voilà tout ce qu'il est possible d'en dire; et ce livre
n'est pas le premier:--deux ou trois romans innommables sont déjà sortis
de cette plume de satyre; il les a jetés, comme une vengeance, du fond
de sa prison, sur la société corrompue de Paris. Sa vie n'est qu'un
tissu de folies criminelles; et ses passions démuselées ont semé la
rage,--c'est-à-dire la démoralisation,--partout où elles se sont
abattues. Il résume en lui l'ignominie et l'audace. C'est Mirabeau.
Mirabeau! ce grand remueur d'idées et de verres, ce faux gentilhomme et
ce faux marchand de draps, cet orateur dont toute l'éloquence enflammée
n'a point purifié l'âme, cet homme enfin à qui la France eût rougi de
devoir son salut. Regardez-le bien, dans ce donjon qu'il souille de ses
poëmes impudiques; voilà celui qui sera le Titan de la Révolution!

Un autre, maigre, pâle, en lunettes vertes, cumule les fonctions de juge
au tribunal criminel de Saint-Vaast avec celles de membre de la société
poétique des _Rosati_. Il prononce des arrêts de mort et fait la cour à
Mlle Anaïs Deshorties, une riche héritière, qu'il chante sous le nom
d'Ophélie dans des madrigaux à l'eau de senteur. Il élève aussi des
oiseaux, car c'est un homme simple et sensible; on raconte dans le pays
mille traits touchants de son enfance, celui-ci, entre autres, que
j'extrais d'une brochure très-curieuse parue l'an dernier à Arras: «Ses
petites soeurs lui faisaient sans cesse la demande d'un de ses pigeons,
mais il ne voulait point entendre parler de cela, tant il craignait
qu'on les rendît malheureux, faute de soins nécessaires. Un jour
pourtant, un jour on redoubla d'instances, on supplia à mains jointes,
on alla même jusqu'aux larmes, et Maximilien, attendri, céda. Il leur
donna son pigeon favori, après toutefois leur avoir fait jurer
solennellement d'en avoir bien soin, de ne jamais le laisser manquer de
rien, surtout! Mais, hélas! ô douleur amère! Le pauvre pigeon, oublié
peu de temps après, dans un jardin, périt dans une nuit d'orage.
Maximilien apprend l'affreuse nouvelle; il court chez les petites
filles, les accable de ses reproches amers, et, le visage inondé de
pleurs, il fait serment de ne plus jamais rien leur confier, jamais!»
N'est-ce pas que cela est très-touchant? Cet enfant, ce poëte amoureux,
ce juge au tribunal criminel, (le seul révolutionnaire toutefois de qui
les antécédents soient à peu près irréprochables) vous l'avez déjà
deviné, c'est Robespierre.

Celui-ci, qui fera de la politique par amputation, comme il fait de la
chirurgie, c'est le médecin des écuries du comte d'Artois. Il est alors
partisan de la cour, et estime que ceux qui le font vivre méritent de
vivre. Barbouilleur de volumes illisibles et remplis de morgue, il
s'attire une verte critique de Voltaire, où se trouve cette phrase:
«Quand on n'a rien de nouveau à dire, on ne doit pas prodiguer le mépris
pour les autres et l'estime pour soi-même à un point qui révolte tous
les lecteurs.» Ce personnage hargneux, qui sera tour à tour le Thersite
et l'Ajax de la Révolution, et à qui ne manquera aucun genre
d'humiliation ni aucun genre de triomphe, ce pamphlétaire de souterrain,
que sa mort fera comparer à Sénèque, et dont le plus élégant comédien du
dix-huitième siècle, Molé, reproduira les traits sur le théâtre; ce
médecin des chevaux, grossier et malpropre, c'est Jean-Paul Marat.
Passons vite.

Cet autre est jeune et beau; il porte sa tête comme un Saint-Sacrement,
pour nous servir d'une célèbre et sacrilége expression. Son nom est fait
de deux mots significatifs: Saint-Just. En attendant que la Révolution
vienne le prendre et l'élever sur le beau pavois immonde, d'où il se
verra adoré, presque divinisé et comparé au Christ,--Saint-Just rime un
poëme impur, calqué sur la _Pucelle_, et dans lequel, à travers toutes
les obscénités du sujet, sont répandues mille insultes contre les
auteurs d'alors. Voilà à quelle oeuvre s'occupe l'adolescent candide
dont on a voulu faire un philosophe platonicien, l'ange de la rêverie et
de la mélancolie!

Entrons dans un de ces tripots du boulevard où se pressent des hommes
sans titre et des femmes sans nom, écume du peuple et de la basse
bourgeoisie. Deux individus viennent d'arriver, se tenant par le bras;
leur figure enflammée trahit l'intempérance; l'un a les cheveux
ébouriffés et la voix rauque, le geste emporté, la démarche d'un _croc_;
l'autre, plus sombre, a une physionomie moins intelligente, mais tout
aussi laide. Ce sont deux hommes de loi ruinés. Ils s'asseyent à une
table et causent, entre deux verres de liqueur, de leurs plaisirs
dissolus, de leurs amours obscurs, des parties gastronomiques où ils se
sont trouvés. Bruyant et riant de tout, surtout de ses dettes, le
premier remplit le tripot des éclats de sa voix, tandis que le second
roule entre ses doigts un papier et promène autour de lui un regard
hésitant.--Parbleu! se décide-t-il à dire, il faut que je te lise des
vers que je viens de composer.--Des vers? de toi, Fouquier?--De
moi-même.--Sans doute en l'honneur d'Adeline ou de la friponne
Forest?--Non, en l'honneur de Louis XVI.--Voyons, dit le gros homme à
tête ébouriffée.

Alors celui qui a nom Fouquier commence la lecture des très-authentiques
et très-médiocres vers que voici:

    D'une profonde paix nous goûtions les douceurs,
        Même au milieu des fureurs de la guerre:
    LOUIS sut en tout temps la donner à nos coeurs...
        En l'accordant à la fière Angleterre,
            LOUIS admet ses ennemis
            Au rang de ses enfants chéris.
            Sous l'autorité paternelle
            De ce prince, ami de la paix,
        _La France a pris une splendeur nouvelle
        Et notre amour égale ses bienfaits!_

--Bravo! s'écrie le gros homme; il faut envoyer cela à quelque journal.

--C'est ce que j'ai fait ce matin, répond Fouquier avec modestie; je les
ai adressés aux _Petites-Affiches_.

Puis les deux amis recommencent à boire. Avez-vous reconnu, dans ces
deux débauchés, Georges Danton, le dieu de la canaille, et
Fouquier-Tinville, l'accusateur public du Tribunal révolutionnaire?

Ouvrons maintenant les _Mémoires de Bachaumont_, au dix-septième volume,
et dans les quelques lignes suivantes cherchons les traits du
révolutionnaire fervent à qui l'on devra la proclamation improvisée de
la république: «Dimanche dernier, M. le prince de Condé et M. le duc de
Bourbon, escortés par la brigade de maréchaussée, arrivèrent à Rouen
vers le soir. Ils descendirent à l'archevêché où il y eut grand souper;
ensuite ils se rendirent à la Comédie, qui ne commença qu'à dix heures.
Une foule immense les attendait: on admira leur bonté, leur affabilité
et surtout leur patience d'entendre les plats éloges dont les régala le
sieur Collot-d'Herbois, premier acteur de ce spectacle. C'est un des
grands malheurs des princes que d'être obligés de faire bonne contenance
à toutes les fadeurs qu'on leur débite!»--Et n'est-ce pas aussi un des
grands malheurs des républiques que d'être gouvernées par ces histrions
vindicatifs qui rendent un coup de canon pour un coup de sifflet, et
dont le patriotisme n'est qu'une vengeance?

Un autre encore, qui sera surnommé l'_Anacréon de la guillotine_ et qui,
les deux mains dans un manchon, votera la mort du roi,--c'est ce jeune
homme qui sollicite la faveur d'être présenté à madame de Genlis; c'est
cet enthousiaste et pastoral admirateur des _Veillées du Château_, ce
doux et sensible Pyrénéen. Il est auteur d'un excellent ouvrage
intitulé: _Eloge de Louis XII, père du peuple_, suivi de l'_Eloge du
gouvernement monarchique_.--Pourtant, c'est ce même homme qui projettera
de faire construire une guillotine à sept fenêtres, et qui, dans sa
voluptueuse petite maison de Clichy, entre la belle Demahy et l'élégante
Bonnefoi, au pétillement du Champagne dans le cristal, proférera ces
mots d'une voix nonchalante: «Le vaisseau de la révolution ne peut
arriver au port que sur une mer de sang.» C'est Barère, à qui le ciel
fera de longs jours et de longs remords.

Voyez-vous, dans le jardin du Luxembourg, ce garçon à figure laide et
brune, qui se promène sentimentalement avec deux femmes, la mère et la
fille? Il est amoureux et ambitieux. On l'appelle Camille Desmoulins, il
se baptisera lui-même plus tard _procureur-général de la lanterne_.
«Camille Desmoulins venait me voir avant la révolution, a dit M. Beffroy
de Reigny; c'était alors un petit avocat traînant sa nullité dans les
ruisseaux de Paris. Il m'empruntait de l'argent qu'il ne me rendait
jamais, et me déchirait à belles dents quand je ne pouvais pas lui en
prêter.» Lui aussi, devant ses juges se comparera à Jésus; car tous ces
hommes de la Révolution ont la rage impie de s'assimiler à l'homme-Dieu!

Faut-il descendre plus bas encore? Faut-il poursuivre cette nomenclature
d'obscènes aventuriers, d'hypocrites, de libertins, de charlatans?
Faut-il tirer de leur fange ces domestiques voleurs, ces bouchers
stupides, ces prêtres défroqués, ces ivrognes--qui seront les généraux,
les représentants, les chefs de la RÉPUBLIQUE IMMORTELLE!--Non, restons
dans le milieu supportable, avec les hommes possibles et raisonnants,
même les plus sanguinaires; ne nous arrêtons pas aux brutes qui
remplissent les marécages de la Terreur.

Notre intention a été de faire connaître les antécédents des principaux
fondateurs de l'Etat populaire, le pire des Etats, selon l'expression du
grand Corneille. Eh bien! croit-on qu'il se trouvât alors un seul
républicain parmi tous ces gens, si bien occupés, les uns à flagorner le
roi ou la royauté, les autres à prendre leur part des dissipations de
l'époque? Nous ne le croyons pas; mais peut-être nous trompons-nous, car
rien n'est difficile à mettre en défaut comme un républicain; nous n'en
donnerons qu'un exemple. La Harpe, ainsi que tant d'autres, avait
adressé des vers à Louis XVI, lors de son avénement au trône; le crime
n'est pas grand sans doute, mais La Harpe avait compté sans la
République. Lorsque l'homme du _Cours de littérature_ fut devenu ce
triste sans-culotte que l'on sait, il chercha à expliquer dans le
_Mercure_ cette inadvertance poétique, et voici comment il s'y prit:
«Tout le bien que je demandais au roi était _évidemment_ la satire de
son prédécesseur.» La phrase est précieuse et mérite d'être conservée.

Mais revenons au Tribunal révolutionnaire.

Le Tribunal révolutionnaire fut le grand moyen des hommes de cette
époque. Il fut un instrument, même aux mains des plus petits,--car, à
partir de son installation, la dénonciation fut de toutes parts à
l'ordre du jour. Grâce à la dénonciation, les républicains les plus
infimes purent tremper dans la besogne générale et prendre, eux aussi,
leur part de vengeance et de crimes. L'échafaud eut ses pourvoyeurs
parmi les plus basses et les plus obscures créatures du royaume.--Ce
système de dénonciation, supérieurement organisé, et sur lequel était
basée la dépopulation presque totale de la France, nous a fourni un des
chapitres les plus importants de cet ouvrage.

Dans cette période funeste où le temps s'est passé à user les
institutions et les hommes, le Tribunal révolutionnaire ne pouvait
manquer de finir par être, à son tour, répudié de tous les partis. La
réprobation que s'étaient renvoyée mutuellement les ouvriers de cette
oeuvre rejaillit sur l'oeuvre elle-même.--«Je demande pardon à Dieu et
aux hommes d'avoir fait instituer cet infâme Tribunal!» Ainsi s'exprima
Danton, accusé par Fouquier-Tinville, son compagnon de débauche et son
ami.

Mais il n'y avait plus alors ni amitié, ni liens du sang. Il n'y avait
que la dénonciation à outrance. Marat dénonçait Barnave; la Convention
tout entière dénonçait Marat; Louvet dénonçait Robespierre; Robespierre
dénonçait Hébert; Saint-Just dénonçait Camille Desmoulins, Tallien
dénonçait Saint-Just. Ils se dénonçaient tous successivement, et chacun
d'eux portait sur les autres des jugements que la postérité ratifiera.
Mais comment s'arrangent donc avec la logique et avec leur conscience,
ceux qui les admirent en masse et qui les logent indistinctement dans le
même Panthéon? N'est-ce pas faire outrage à la mémoire de Robespierre,
par exemple, que de le placer à côté de Danton qu'il dévoua à la
mort,--et n'est-ce pas se moquer de Danton que de le vanter à l'égal de
Robespierre, qu'il regardait comme un coquin?

Le Tribunal, qui avait vécu par la dénonciation, mourut par la
dénonciation. On retourna l'arme contre ceux qui l'avaient forgée. Et
ainsi s'exauça le voeu manifesté à la tribune par le jeune
Boyer-Fonfrède, lors du décret de formation:--«Puisse votre épouvantable
Tribunal, comme le taureau de Phalaris, être le supplice de ceux-là
mêmes qui le destinent aux autres!»

Nous avons tâché d'écrire cette histoire d'un intérêt si douloureux;
nous l'avons écrite uniquement parce qu'elle ne l'avait pas encore été,
du moins sous la forme du livre. Toutefois, nous avons eu le soin d'en
retrancher ou d'en abréger considérablement les épisodes suffisamment
connus. Quant aux procès tout-à-fait célèbres, tels que ceux des
Girondins, nous avons cru devoir seulement les indiquer, la matière en
ayant été épuisée par tous les écrivains, nos prédécesseurs.

L'Histoire du Tribunal révolutionnaire se divise naturellement en trois
parties:

Le Tribunal criminel du 17 août 1792;

Le Tribunal criminel extraordinaire du 10 mars 1793, ou _Tribunal
révolutionnaire_ proprement dit;

Le Tribunal révolutionnaire, après le 9 thermidor.

A ces trois parties se rattache étroitement, tout un côté épisodique,
ordonné par la philosophie de l'histoire et indispensable à la
compréhension des événements si rapides d'alors. C'est le tableau de
Paris à ces diverses dates, c'est la physionomie des prisons, ce sont
les fêtes populaires, c'est tout ce qui explique et commente.



PREMIÈRE PARTIE.

TRIBUNAL CRIMINEL DU 17 AOUT.



CHAPITRE PREMIER.



I.

LE PEUPLE AUX TUILERIES.


«Le mode de décollation sera uniforme dans tout l'empire. Le corps du
criminel sera couché sur le ventre entre deux poteaux barrés par le haut
d'une traverse, d'où l'on fera tomber sur le col une hache convexe, au
moyen d'une déclique; le dos de l'instrument sera assez fort et assez
lourd pour agir efficacement, comme le mouton qui sert à enfoncer les
pilotis et dont la force augmente en raison de la hauteur d'où il
tombe.»

Cet arrêté fut rendu le 20 mars 1792, par l'Assemblée législative.

La machine inventée, il ne s'agissait plus que de la faire aller. Les
révolutionnaires se chargèrent de cette besogne. Deux fois la populace
des faubourgs, dans cette année lugubre, envahit la demeure de nos rois.
La première fois,--c'était le 20 juin; la seconde fois,--c'était le 10
août.--On sait que cette journée fut l'aurore de la République
française!

Plus de quatre mille hommes perdirent la vie; les Tuileries furent
envahies, et le roi n'échappa à la mort qu'en venant se réfugier au
milieu de l'Assemblée législative,--où il entendit prononcer sa propre
déchéance, préface d'un supplice qui devait coûter à la France tant de
jours de sang, de déshonneur, de famine, de guerre au dehors et
d'anarchie au dedans.

Les relations des faits généraux et particuliers qui se sont passés le
10 août ne manquent pas. Les organisateurs de cette journée, qui a été
appelée _sainte_, ont plusieurs fois déroulé eux-mêmes à la tribune le
plan de cette conjuration, destinée à abattre la monarchie. Comme
d'habitude, le peuple des faubourgs a été exalté pour son héroïsme et
pour sa grandeur;--c'est la règle, et il faudra s'accoutumer tout le
long de cet ouvrage à rencontrer un battement de mains derrière chaque
assassinat.--Quel était pourtant le courage du peuple en cette
circonstance? C'était le courage de cent mille brigands armés jusqu'aux
dents, organisés, commandés, instruits depuis plusieurs semaines,
traînant trente canons, contre une poignée de gardes-suisses, sans
munitions, sans ordres et sans chefs.

Louis XVI, voulant _épargner au peuple un grand crime_, abandonna les
Tuileries, avant qu'un seul coup de fusil eût été échangé. Une fois la
famille royale partie et le château rempli seulement de femmes et de
vieux gentilshommes,--que voulait le peuple? Pourquoi tenait-il tant à
entrer dans ce château où il n'y avait plus pour lui de rôle à jouer?
Ici ses intentions commencent à n'être plus du ressort de la politique,
et l'amour de la patrie, qui n'est plus servi par aucun prétexte, va
s'effacer insensiblement du coeur des patriotes pour y céder la place à
l'amour du pillage. Si quelque chose, en effet, déconcerta le peuple, ce
fut le départ du roi, qui enlevait tout motif à l'attaque du château et
rendait inutile ce vaste déploiement de forces. A ce moment, une
hésitation visible se manifesta parmi les assaillants. Fallait-il s'en
aller? Fallait-il rester?--Pendant une demi-heure, on crut dans le
palais que tout était terminé et que les faubourgs allaient opérer leur
retraite. Il n'y avait plus aucun ordre dans la grande galerie, raconte
Peltier; chacun quittait son rang, on se promenait dans les salles, on
allait déjeuner; et les Suisses restaient pêle-mêle dans les
appartements et sur les escaliers, ce qui faisait ressembler le château
plutôt à un foyer de spectacle qu'à un corps-de-garde.

Vint l'heure cependant où le peuple se décida. Il se décida à prendre le
château, sans prétexte, uniquement pour le prendre. Il enfonça d'abord
les portes de la cour royale. On le laissa faire. Mais lorsqu'il voulut
s'avancer au pied du grand escalier, il fut reçu par cette fameuse
décharge qui fait encore pousser des cris de douleur aux historiens
populaires. La place du Carrousel fut nettoyée en un clin d'oeil.

On sait le reste. On sait quelle héroïque défense opposèrent, durant
trois heures, les gardes-suisses cernés de toutes parts:--sept cents
contre cent mille. Mais ce qu'on ne sait pas assez peut-être, ce sont
les épouvantables traitements qu'ils eurent à subir de la population
parisienne. Les assaillants les harponnaient à travers les grilles;--la
hampe de leurs piques tenait au bois par une douille ayant deux crochets
de fer;--ils lançaient ces piques contre les Suisses, les tiraient hors
des rangs et les égorgeaient à l'aise. Ces cruautés lassèrent un
canonnier, dont le nom est resté inconnu, et à qui l'on avait ôté la
mèche allumée qu'il tenait à la main. Il venait d'esquiver le crochet
d'une pique, ou tout au moins en avait été quitte pour un pan de chair
et d'uniforme arrachés. Indigné, il se jette sur l'affût de son canon,
il tire un briquet de sa poche, il le bat sur la lumière. La pièce part.
Il sera tué!... mais son coup a porté et fait tomber une foule de
scélérats.

Le palais fut forcé entre midi et une heure; les insurgés,--ayant à leur
tête le bataillon des Marseillais, commandé par Fournier, dit
l'Américain,--se ruèrent sous le vestibule, où la première personne
qu'ils rencontrèrent fut le marquis de Chemetteau, qui reçut un coup de
maillet de fer dans la poitrine. En quelques instants, le grand
escalier, la chapelle, tous les corridors, la salle du trône, celle du
conseil furent inondés d'une multitude hurlante, qui assomma tous ceux
qu'elle trouva sur son passage: suisses, gentilshommes, domestiques.
«Des traits de générosité eussent été perdus pour _les âmes cadavéreuses
de la cour_, dit un historien du temps; il ne leur fallait que des
exemples de terreur; le peuple leur en donna: il ne fit grâce à aucun
des habitués du château.»

Ceux qui, à la révolution de 1848, ont pénétré dans les Tuileries,
peuvent se former une idée de l'invasion du 10 août, et des dévastations
déshonorantes qui furent commises par les _vainqueurs_. On trouve folle
la colère de Xerxès faisant battre de verges la mer qui vient
d'engloutir ses vaisseaux; mais n'est-elle pas aussi folle, la conduite
de la populace, s'en prenant à l'art des torts réels ou supposés de la
monarchie, et sacrifiant à sa fureur les marbres admirés, les peintures
précieuses, les grands vases ciselés avec splendeur? Ainsi se
venge-t-elle pourtant; et c'est pitié de la voir fracasser avec les
crosses de ses fusils les hautes glaces vénitiennes, mettre ses
baïonnettes dans les tapisseries des Gobelins, percer de ses piques les
tableaux d'Italie, défoncer les meubles sculptés et plonger dedans ses
mains rouges pour en retirer du linge miraculeux, aussitôt mis en
lambeaux. Telle fut l'_attitude_ du peuple, alors qu'il eut pénétré dans
ce palais, au fronton duquel il devait inscrire en se retirant le
quolibet infâme: _Magasin de sire à frotter_. Il ravagea tout, brisa
hommes et choses. Il vola aussi, car la fête fut complète. Un de ceux
que nous retrouverons juge au Tribunal révolutionnaire, Jean-Marie
Villain d'Aubigni, s'empara pour sa part de cent mille livres, et s'en
alla tranquillement après. La Providence se chargea de la punition de
quelques autres: un homme et deux femmes qui avaient avalé des diamants
pour mieux les soustraire aux recherches (car il faut dire que la moitié
des voleurs fouillait l'autre), expirèrent dans la nuit, les entrailles
coupées.

Théroigne de Méricourt, les mains teintes encore du sang du journaliste
Suleau, à l'assassinat duquel elle avait aidé le matin,--Théroigne de
Méricourt cette amazone étrange en qui semble se personnifier le génie
sanglant de la Révolution, exhortait le peuple au massacre des derniers
serviteurs de Louis XVI. Elle se cramponnait d'une main à la rampe de
l'escalier, et de l'autre brandissait au-dessus de sa tête un sabre d'où
pleuvaient des gouttes rouges. Une autre femme l'escortait: Angélique
Voyer, qui illustrera son nom dans les nuits de Septembre. Ces deux
furies mutilèrent plusieurs cadavres et ne cessèrent jusqu'au soir de
présider à ces scènes d'égorgement et de confusion.--Dans une autre
partie du château, une horde de poissardes dansait sur le corps des
Suisses, au son d'un violon que l'on avait trouvé et que raclait un
mauvais musicien de guinguette. Quelques-unes chantaient ce couplet
d'une dégoûtante chanson alors en vogue parmi la canaille:

    Nous te traiterons, gros Louis,
              Biribi,
      A la façon de Barbari,
            Mon ami!

Le vin que l'on avait découvert dans les corps-de-garde et dans les
caves du palais, ne fut pas épargné; il coula à l'égal du sang, ce qui
n'est pas peu dire. Puis, lorsqu'on eut bien tué et bien bu, on mit le
feu aux Tuileries, comme pour effacer toute trace de dégradations. On
mit le feu à la caserne des Suisses, le feu au logement de M. de
Choiseul, le feu à l'hôtel de M. de Laborde, le feu partout! Le
Carrousel entier était transformé en une fournaise ardente,--et c'est
miracle aujourd'hui si le palais de la monarchie, tant de fois menacé,
existe encore... Dieu ne veut pas qu'il disparaisse!

Je ne voulais pas raconter cette journée si connue, et voilà que je me
surprends à en rappeler quelques épisodes. C'est que l'histoire emporte
et ne s'arrête jamais, pareille à ces coursiers qui ne s'apercevant plus
du mors, insensibles à l'éperon qui déchire leurs flancs, galopent
toujours droit devant eux, et finissent par oublier complètement le
cavalier qui les monte.

Un trait cependant nous est indispensable pour achever ce récit et pour
y servir en même temps de moralité.--Un enfant naquit ce jour-là, au
milieu des balles, dans la nuée rouge du canon, alors que la mitraille,
ce balai sanglant, cherchait à repousser une tourbe criminelle. Cet
enfant, qui doit exister quelque part aujourd'hui, fut porté en triomphe
à la Commune de Paris, qui lui donna solennellement le nom de VICTOIRE
DU PEUPLE.



II.

LE PEUPLE A L'ASSEMBLÉE


Barère, dans ses _Mémoires_ patelins, publiés en 1842, un an après sa
mort, emploie un terme curieux pour désigner les massacres dont nous
venons de remettre sous les yeux du lecteur une rapide esquisse. Il dit
«Les _mélancoliques_ événements du 10 août.»

Le lendemain de ces _mélancoliques_ événements, qui était un samedi, un
membre de l'Assemblée législative, Lacroix, parut à la tribune. Ce
Lacroix était un homme de haute taille, large d'épaules et bien campé.
Lorsque, en 1793, sur la dénonciation de Saint-Just, il fut incarcéré au
Luxembourg avec Danton et Camille Desmoulins, il essuya une
mortification assez vive de la part d'un prisonnier, accouru comme les
autres pour voir quelle contenance sait garder un Montagnard abattu. Le
prisonnier en question était M. de Laroche du Maine.--Parbleu!
s'écria-t-il tout haut en désignant Lacroix, voilà de quoi faire un beau
cocher.

Inutile de dire que nous désapprouvons ce mot dédaigneux. Voici
comment--pour en revenir au lendemain du 10 août--Lacroix parla à la
tribune:

«Je demande, dit-il, qu'il soit formé dans le jour une Cour martiale
pour juger tous les Suisses encore vivants, quel que soit leur grade;
et, pour calmer les inquiétudes du peuple, en l'assurant que justice lui
sera faite, je demande que cette Cour martiale soit tenue de les juger
sans désemparer, et qu'elle soit nommée par le commandant-général
provisoire de la garde nationale.»

Cette proposition fut adoptée.

La journée du samedi se passa, puis celle du dimanche. Emportée dans le
tourbillon de cette séance permanente qui devait durer quarante jours,
l'Assemblée législative ne songeait déjà plus à la Cour martiale dont
elle avait autorisé la formation. Elle _décrétait, décrétait,
décrétait_. Mais la nouvelle Commune de Paris était là, derrière elle,
qui ramassait ses décrets et qui s'était chargée d'avoir de la mémoire
pour deux.

En conséquence, la Commune de Paris jugea à propos d'envoyer, le lundi,
deux de ses commissaires à la barre de l'Assemblée. Ils rappelèrent aux
députés qu'on avait institué l'avant-veille une Cour martiale pour juger
les officiers et les soldats suisses.--Les députés s'entre-regardèrent
et convinrent du fait, après quelque hésitation.--Alors, joignant le
conseil à l'avertissement, les deux commissaires, qui étaient pourvus
d'insidieuses instructions, firent observer qu'il serait possible de
donner à ce tribunal une telle organisation, qu'il jugerait «tous ceux
qui voudraient coopérer à la guerre civile.»

L'Assemblée fronça le sourcil.

«On pourrait, ajoutèrent-ils, prendre pour le jury d'accusation
quarante-huit jurés dans les quarante-huit sections de Paris, et
quarante-huit autres jurés parmi les fédérés des départements. Il serait
pris autant de jurés pour le jury de jugement. Cette haute-cour serait
présidée par quatre grands jurés, pris dans l'Assemblée nationale, et
deux grands procurateurs y seraient pareillement pris.»

La Commune de Paris avait, comme on le voit, son plan tracé à l'avance
et ses dispositions arrêtées. Elle voulait que le Tribunal fût son
oeuvre, elle le voulait fortement. C'était la pierre d'assise de son
édifice révolutionnaire.--L'Assemblée, qui se croyait encore
toute-puissante, n'eut pas l'air de comprendre; elle renvoya simplement
ce projet d'organisation à l'examen du Comité de sûreté générale, et
elle congédia sèchement les deux commissaires.

Ce n'était pas l'affaire de la Commune, qui tenait à jouer le rôle de
l'épée de Brennus dans la balance. Pourtant, en cette première occasion,
elle insista avant de violenter; elle se fit tenace avant de se faire
impérieuse. Le lendemain mardi, à six heures et demie du soir, elle
dépêcha une députation qui vint demander «le mode d'après lequel la Cour
martiale devait juger les Suisses ET AUTRES COUPABLES du 10 août.»

_Et autres coupables!_ C'était déjà un renchérissement sur le décret du
11, qui ne mettait en jugement que les Suisses.

_Et autres coupables!_ La Commune ajoutait cela comme une chose
naturelle, sous-entendue, convenue...

Pressée si vivement, l'Assemblée législative ordonna que la commission
extraordinaire présenterait,--séance tenante,--un projet de décret à cet
égard. On pouvait croire de la sorte que la Commune se tiendrait pour
satisfaite, du moins pendant quelques instants. Erreur! Tout était
soigneusement organisé, ce jour-là, pour déjouer les faux-fuyants et
empêcher les ambages.--A huit heures, plusieurs fédérés des
quatre-vingt-trois départements se présentèrent à leur tour et
«réclamèrent l'exécution du décret, ordonnant la formation d'une Cour
martiale pour venger le sang de leurs frères.»

La Commune n'avait fait que _demander_; les fédérés _réclamaient_!

La menace n'était pas loin. Elle arriva. Une heure ne s'était pas
écoulée qu'une seconde députation de la Commune était introduite à la
barre, et s'exprimait en ces termes arrogants et précis:

«Le conseil-général de la Commune nous députe vers vous pour vous
demander le décret sur la Cour martiale; S'IL N'EST PAS RENDU, NOTRE
MISSION EST DE L'ATTENDRE.»

Un murmure général couvrit ces paroles. Les députés ne purent contenir
l'expression de leur mécontentement.

«--Les commissaires de la Commune, répondit M. Gaston, ignorent sans
doute les mesures que l'Assemblée a prises relativement à la formation
de cette Cour martiale. Les mots: _Notre mission est de l'attendre_ sont
une espèce d'ordre indirect. Les commissaires devraient mieux mesurer
leurs termes et se souvenir qu'ils parlent aux représentants d'une
grande nation.»

Ce blâme infligé, l'Assemblée interrogea, au nom de la commission
extraordinaire, Hérault de Séchelles, chargé du rapport.

Hérault de Séchelles, rappelons-le en quelques mots, était le neveu de
Mme la duchesse Jules de Polignac, par qui il avait été présenté peu
d'années auparavant à la reine Marie-Antoinette. C'était un fort bel
homme, connu par ses bonnes fortunes et par son luxe tout
aristocratique; c'était aussi un lettré: ses ennemis répétaient tout bas
de petits vers anti-républicains tombés jadis de sa poche dans les
allées de Versailles.--A l'époque dont nous parlons, il passait pour
être dans les bonnes grâces de Mme de Sainte-Amaranthe.

Se conformant au ton de l'Assemblée législative, fort indisposée par les
tyrannies de la nouvelle Commune, Hérault de Séchelles répondit
évasivement que des difficultés nombreuses s'étaient élevées sur la
formation de cette Cour, et que, dans tous les cas, le rapport de la
commission ne pourrait être présenté avant le lendemain midi.

Thuriot, prenant ensuite la parole, crut qu'il n'était pas nécessaire de
biaiser plus longtemps, et, profitant du mécontentement unanime, il
s'expliqua avec franchise:

«--Cet objet, dit-il, ne regarde point une Cour martiale; c'est aux
tribunaux ordinaires qu'il faut le renvoyer; car, d'après le silence du
code pénal, la Cour martiale serait obligée ou d'absoudre ou de se
déclarer incompétente. _Je demande que vous rapportiez le décret pour la
formation d'une Cour martiale_, que vous renvoyiez l'affaire aux
tribunaux ordinaires; et, comme il y a plusieurs jurés qui n'ont pas la
confiance des citoyens, que vous autorisiez les sections à nommer
chacune deux jurés d'accusation et deux jurés de jugement.»

Ces propositions furent adoptées.

La Commune comprit qu'elle avait été trop loin, mais elle ne regarda pas
cependant la partie comme perdue. Elle se retira pour aviser de nouveau
aux moyens de forcer le vouloir de l'Assemblée législative.



III.

ROBESPIERRE.


Il y avait alors au sein de la Commune un homme qui ne possédait ni
l'éloquence de Barnave, ni l'audace de Danton, ni l'esprit de Camille
Desmoulins, ni l'inflexibilité de Marat; «un homme d'un air commun,
d'une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé
comme le régisseur d'une bonne maison ou comme un notaire de village
soigneux de sa personne[1].» C'était Robespierre. Il imposait, par une
sorte de raison calculée et par une effronterie calme. On lui croyait
des idées, et il laissait croire: Cet homme, que ses qualités négatives
firent toujours porter en avant par ses collègues, et que son ambition
fit rester au premier poste, fut précisément celui sur lequel la Commune
jeta ses vues pour aller ébranler l'Assemblée législative.

  [1] _Mémoires d'Outre-Tombe_, par Châteaubriand.

Robespierre, qui n'avait que la bravoure des serpents et qui s'était
prudemment tenu à l'écart pendant le combat du 10 août, consentit à
aller arracher une sentence de mort contre ces royalistes qu'il n'avait
pas osé coucher en joue.

Le mercredi soir, il se mit en route, à la tête d'une députation de la
Commune. L'Assemblée venait d'être merveilleusement disposée à
l'entendre par une étrange motion de Duquesnoy, dont les dernières
paroles retentissaient encore:

«--Je demande, avait dit ce représentant, que tous les particuliers
connus par leur incivisme soient mis en état d'arrestation et gardés
jusqu'à la fin de la guerre!»

Robespierre entra au moment où l'Assemblée passait à l'ordre du jour.

On devina tout de suite ce qui l'amenait.

Il s'exprima ainsi:

«--Si la tranquillité publique et surtout la liberté tiennent à la
punition des coupables, vous devez en désirer la promptitude, vous devez
en assurer les moyens. Depuis le 10, la juste vengeance du peuple n'a
pas encore été satisfaite. Je ne sais quels obstacles invincibles
semblent s'y opposer. Le décret que vous avez rendu nous semble
insuffisant; et m'arrêtant au préambule, je trouve qu'il ne contient
point, qu'il n'explique point la nature, l'étendue des crimes que le
peuple doit punir. Il n'y est parlé encore que des crimes commis dans la
journée du 10 août, et c'est trop restreindre la vengeance du peuple;
car ces crimes remontent bien au-delà. Les plus coupables des
conspirateurs n'ont point paru dans la journée du 10, et d'après la loi,
il serait impossible de les punir. Ces hommes qui se sont couverts du
masque du patriotisme pour tuer le patriotisme; ces hommes qui
affectaient le langage des lois pour renverser toutes les lois; ce
Lafayette, qui n'était peut-être pas à Paris, mais qui pouvait y être;
ils échapperaient donc à la vengeance nationale! Ne confondons plus les
temps. Voyons les principes, voyons la nécessité publique; voyons les
efforts que le peuple a faits pour être libre. Il faut au peuple un
gouvernement digne de lui; il lui faut de nouveaux juges, créés pour les
circonstances; car si vous redonniez les juges anciens, vous rétabliriez
des juges prévaricateurs, et nous rentrerions dans ce chaos qui a failli
perdre la nation. Le peuple vous environne de sa confiance. Conservez-la
cette confiance, et ne repoussez point la gloire de sauver la liberté
pour prolonger, sans fruit pour vous-mêmes, aux dépens de l'égalité, au
mépris de la justice, un état d'orgueil et d'iniquité. Le peuple se
repose, mais il ne dort pas. Il veut la punition des coupables, il a
raison. Vous ne devez pas lui donner des lois contraires à son voeu
unanime. Nous vous prions de nous débarrasser des autorités constituées
en qui nous n'avons point de confiance, d'effacer ce double degré de
juridiction, qui, en établissant des lenteurs, assure l'impunité; nous
demandons que les coupables soient jugés par des commissaires pris dans
chaque section, souverainement et en dernier ressort.»

Il y eut quelques applaudissements à la fin de ce discours hardi; on ne
s'arrêta pas à ce que deux ou trois phrases pouvaient avoir
d'agressif;--surtout en passant par l'organe désagréable de
Robespierre;--et l'on admit la députation aux honneurs de la séance.

Ensuite, sur la proposition de l'ex-capucin Chabot,--qui, en abjurant sa
religion, avait abjuré également toute humanité,--l'Assemblée décréta en
principe qu'une Cour populaire jugerait les coupables, et elle renvoya
pour le mode d'exécution à la Commission extraordinaire, en l'obligeant
à faire son rapport séance tenante.

La Commune crut triompher cette fois.

Il était une heure du matin lorsque Brissot parut à la tribune, tenant
en main le rapport attendu avec tant d'impatience.

Robespierre souriait.

Les représentants, subissant l'influence de l'heure avancée, ne
prêtaient plus qu'une attention confuse aux débats expirants.

Mais quel ne fut pas l'étonnement universel lorsque Brissot,
méconnaissant le voeu de la députation et le décret de l'Assemblée
elle-même, exposa les inconvénients qui résulteraient de la création du
nouveau tribunal suprême demandé par les commissaires de la Commune.
Selon lui, le tribunal criminel ordinaire, à qui l'Assemblée nationale
avait renvoyé la connaissance du complot du 10 août, offrait toutes les
garanties désirables «et toute la célérité que des hommes justes peuvent
désirer.» Brissot résuma les motifs de ce rapport dans un projet
d'adresse aux citoyens de Paris qui devait contrebalancer les influences
des membres exaltés de la Commune, et dont la rédaction fait autant
d'honneur à son coeur qu'à son jugement.

On y remarque ce passage, plein de modération et de bon sens:

«Citoyens, vos ennemis sont vaincus: les uns ont expié leurs crimes,
d'autres sont dans les fers. Sans doute, il faut pour ceux-ci donner un
grand exemple de sévérité, mais encore le donner avec fruit. Il faut
bien se garder de les frapper avec le glaive du despotisme... Sans
doute, on aurait pu trouver des formes encore plus rapides, mais elles
appartiennent au despotisme seul; lui seul peut les employer, parce
qu'il ne craint pas de se déshonorer par des cruautés; mais un peuple
libre veut et doit être juste jusque dans ses vengeances. On vous dit
que les tyrans érigent des commissions et des chambres ardentes; et
c'est précisément parce qu'ils se conduisent ainsi que vous devez
abhorrer ces formes arbitraires.»

Soit lassitude, soit conviction, l'Assemblée adopta unanimement ce
projet d'adresse,--au grand désappointement de Robespierre et de sa
cohorte, qui durent s'en tenir aux honneurs de la séance. Toutefois,
comme elle ne voulait pas les mécontenter absolument et qu'elle
reconnaissait d'ailleurs que plusieurs membres du tribunal criminel
ordinaire étaient suspects au peuple, elle décréta, avant de se séparer,
la formation d'un nouveau jury et ordonna que les sections nommeraient
chacune quatre jurés.

Ainsi se termina, à deux heures du matin, cette séance haletante où
l'opiniâtreté de la Commune dut céder encore une fois devant les
scrupules réveillés de la partie honnête de l'Assemblée législative.



IV.

THÉOPHILE MANDAR.--INTIMIDATION.--JOURNÉE DU 17.--LA COMMUNE L'EMPORTE.


L'adresse rédigée par Brissot fut imprimée le lendemain jeudi et
affichée immédiatement dans toutes les sections. Elle ne fit qu'irriter
ceux qui désiraient faire croire à l'effervescence du peuple, au
courroux du peuple, à sa soif de vengeance! Des émissaires de la Commune
se répandirent dans les principaux quartiers et firent courir le bruit
qu'on voulait acquitter les Suisses; ils déterminèrent de la sorte
quelques rumeurs isolées, dont on se promit de tirer parti.--Au nombre
de ces orateurs de carrefour, qui joignaient une exaltation brutale à
une grande vigueur de poumons, on remarquait Théophile Mandar, petit
homme de bizarre tournure, de bizarre figure et de bizarre esprit. A
ceux qui le plaisantaient sur l'exiguité de sa taille, il avait
l'habitude de répondre fièrement, et en se redressant: «Il n'y a rien de
si petit que l'étincelle!» Théophile Mandar exerçait beaucoup
d'influence sur les Jacobins des faubourgs par son énergique et
originale faconde; il était en outre vice-président de la section du
Temple. Toutes ces considérations le firent distinguer de la Commune; et
Robespierre ayant, par suite de son insuccès de la veille, refusé
nettement de se représenter à la barre, on décida de lui substituer
Théophile Mandar. C'était substituer la flamme à la fumée, le coup à la
menace. L'orateur populaire n'était ni un homme de demi-mesure, ni un
homme de demi-langage. Le vendredi, 17, à dix heures du matin, il
pénétra seul dans l'enceinte de l'Assemblée, vêtu plus pittoresquement
que proprement; et, de sa voix de tonnerre qu'on s'étonnait d'entendre
sortir d'un si faible corps, il proféra les paroles suivantes:

«--Je viens vous annoncer que ce soir, à minuit, le tocsin sonnera, la
générale battra! Le peuple est las de n'être pas vengé. Craignez qu'il
ne se fasse justice lui-même! _Je demande_ que, sans désemparer, vous
décrétiez qu'il soit nommé un citoyen par chaque section pour former un
tribunal criminel. _Je demande_ qu'au château des Tuileries soit établi
ce tribunal.»

Chacune de ces phrases, courte et hautaine, avait retenti comme un coup
de feu. Les représentants en demeurèrent troublés. Quand il eut fini, il
distribua gravement plusieurs copies de son discours; car j'ai oublié de
dire que Théophile Mandar était une manière d'homme de lettres;--et,
comme tous les hommes de lettres, il tenait beaucoup à ses phrases.

Par exemple, il n'obtint pas les honneurs de la séance.

Choudieu le réprimanda même très-dédaigneusement et
très-catégoriquement:

«--Il y a une proclamation faite, dit-il; elle est suffisante. Tous ceux
qui viennent CRIER ici ne sont pas les amis du peuple. Si l'on ne veut
pas obéir aux décrets de l'Assemblée nationale, elle n'a pas besoin d'en
faire. _On veut établir un tribunal inquisitorial_; je m'y oppose de
toutes mes forces; je m'opposerai toujours à un tribunal qui disposerait
arbitrairement de la vie des citoyens!»

La question se posait ouvertement. L'antagonisme entre l'Assemblée et la
Commune apparaissait à nu. Celle-ci voulait peser sur celle-là; elle
avait commencé par dire: _Je demande_; elle finissait par dire: _Je
veux!_ L'Assemblée laissa éclater sa colère et le ressentiment de son
amour-propre froissé grossièrement, et ce fut sur la tête de Théophile
Mandar que l'orale fondit tout entier.

Thuriot monta à la tribune après Choudieu, et se montra plus explicite
encore:

«--Il ne faut pas que quelques hommes viennent substituer ici leur
volonté particulière à la volonté générale. Puisque dans ce moment on
cherche à vous persuader qu'il se prépare un mouvement, une nouvelle
insurrection; puisque dans ce moment où l'on devrait sentir que le
besoin le plus pressant est celui de la réunion, on essaie encore
d'agiter le peuple, je demande que le corps législatif se montre décidé
à mourir plutôt qu'à souffrir la moindre atteinte à la loi, et décrète
qu'il sera envoyé des commissaires dans les sections pour les rappeler
au respect. Il ne faut pas de magistrats qui cèdent à la première
impulsion du peuple lorsqu'on le trompe. J'aime la liberté, j'aime la
Révolution; _mais s'il fallait un crime pour l'assurer, j'aimerais mieux
me poignarder!_ La Révolution n'est pas seulement pour la France, nous
en sommes comptables à l'humanité. Il faut qu'un jour tous les peuples
puissent bénir la Révolution française!»

Ah! c'étaient là de belles dispositions! c'étaient là de nobles
principes! Les derniers efforts de ces hommes pour résister au courant
de sang qui va bientôt les entraîner, l'accent généreux et sincère de
quelques-uns, leur lutte désespérée, patiente, contre les Jacobins
grondants et croissants, leur répugnance et leur lenteur à punir, enfin
les sentiments d'ordre moral qui les animent encore, ont un caractère de
dignité qu'on ne peut pas méconnaître. On les excuse quelquefois, on les
plaint presque toujours.

Aussi désappointé que Robespierre, et chargé plus que lui de
l'indignation des représentants, Théophile Mandar, le bouc émissaire, se
retira, ne rapportant qu'un échec de plus à ceux qui l'avaient envoyé.

Pourtant, ses paroles germaient dans l'Assemblée; elles étaient la
preuve désolante des résolutions implacables de la Commune; et, aux
manifestations obstinées de ce nouveau pouvoir, d'autant plus despotique
qu'il s'autorisait du peuple, il était facile de prévoir qu'on ne
pourrait pas résister toujours. Ces réflexions absorbèrent une partie de
la séance et réagirent sur les travaux de la Commission extraordinaire.
Aussi lorsque, le même jour, une députation des citoyens nommés pour
former les jurys d'accusation et de jugement parut à la barre,
trouva-t-elle l'Assemblée fatalement disposée à l'écouter, comme de
guerre lasse.

Voici en quels termes s'exprima le chef de cette nouvelle députation:

«--Je suis envoyé par le jury d'accusation, dont je suis membre, pour
venir éclairer votre religion, car _vous paraissez être dans les
ténèbres_ sur ce qui se passe à Paris. Un très-petit nombre des juges du
tribunal criminel jouit de la confiance du peuple, et ceux-là ne sont
presque pas connus. Si _avant deux ou trois heures_ le directeur du jury
n'est pas nommé, si les jurés ne sont pas en état d'agir, _de grands
malheurs se promèneront dans Paris_. Nous vous invitons à ne pas vous
traîner sur les traces de l'ancienne jurisprudence. C'est à force de
ménagements que vous avez mis le peuple dans la nécessité de se lever,
car, législateurs, C'EST PAR SA SEULE ÉNERGIE que le peuple s'est sauvé.
Levez-vous, représentants, soyez grands comme le peuple pour mériter sa
confiance!»

Il y a une variante de ce discours dans le _Patriote français_; nous la
donnons ici, pour montrer combien, dans ces temps de troubles, les
comptes-rendus des séances variaient selon l'esprit des journaux et la
conscience des rédacteurs: «Si le tyran eût été vainqueur, déjà DOUZE
CENTS échafauds auraient été dressés dans la capitale, et plus de trois
mille citoyens auraient payé de leurs têtes le crime énorme, aux yeux
des despotes, d'avoir osé devenir libres; et le peuple français,
victorieux de la plus horrible conspiration, vainqueur de la plus noire
trahison, n'est pas encore vengé! Les principes de la justice sont-ils
donc différents pour un peuple souverain et pour un peuple esclave? Nous
n'avons posé les armes que parce que vous nous avez promis justice; vous
nous la rendrez!»

La progression était régulièrement observée, rigoureusement suivie.
Maintenant ce n'étaient plus les jurés qui étaient suspects, c'étaient
les juges qui gênaient. Ruse aisée à concevoir! prétexte insidieux! Sous
mille détours et mille déguisements, revenait sans cesse l'inexorable
question de l'établissement d'un tribunal spécial, extraordinaire,
suprême!

A la fin, l'Assemblée se sentit au bout de son courage et de sa
volonté...

Elle ne put tenir plus longtemps contre le flot envahissant de ces
pétitionnaires féroces.

Elle annonça, en soupirant, que la députation allait être satisfaite; et
bientôt, en effet, la Commission extraordinaire,--poussée, elle aussi,
jusque dans ses derniers retranchements,--proposa, par l'organe
d'Hérault de Séchelles, un projet de décret dont voici les principales
bases:

«Il sera procédé à la formation d'un corps électoral pour nommer les
membres d'un Tribunal criminel destiné à juger les crimes commis dans la
journée du 10 août courant, et autres crimes y relatifs, circonstances
et dépendances.

»Ce tribunal, qui prononcera en dernier ressort, sans recours au
tribunal de cassation, sera divisé en deux sections composées chacune de
quatre juges, quatre suppléants, un accusateur public, deux greffiers,
quatre commis-greffiers et d'un commissaire national, nommé par le
pouvoir exécutif provisoire.

»Les deux juges qui auront été élus les premiers, présideront chacun une
des sections.

«Le costume et le traitement des membres composant le tribunal créé par
le présent décret seront les mêmes que ceux attribués aux membres du
Tribunal criminel du département de Paris, etc., etc.»

Il n'y avait plus moyen d'éluder.

L'Assemblée législative adopta ce projet de décret, sans discussion.
Thuriot lui-même, Thuriot qui s'en était montré l'adversaire le plus
chaleureux, demeura muet. Toute protestation eût été stérile en ce
moment; son silence confessa l'ascendant de la Commune.

Quoi qu'il en soit, Robespierre ne lui pardonna jamais son opposition
d'un instant; et, après le 9 thermidor, on trouva dans ses papiers la
note suivante, écrite de sa main: «Thuriot ne fut jamais qu'un partisan
d'Orléans; son silence depuis la chute de Danton et depuis son expulsion
des Jacobins, contraste avec son bavardage éternel avant cette époque.
Il se borne à intriguer sourdement et à s'agiter beaucoup à la Montagne,
lorsque le Comité de salut public propose une mesure fatale aux
factions. C'est lui qui, le premier, fit une tentative pour arrêter le
mouvement révolutionnaire, en prêchant l'indulgence sous le nom de
morale, lorsqu'on porta les premiers coups à l'aristocratie.»



CHAPITRE II.



I.

NUIT DU 17 AU 18.--ON NOMME LES MEMBRES DU TRIBUNAL.--ROBESPIERRE REFUSE
LA PRÉSIDENCE.


Il nous a paru nécessaire de débrouiller, un peu minutieusement
peut-être, l'origine de ce tribunal, de bien faire connaître ses
fondateurs, de porter la lumière dans les causes secrètes qui ont amené
sa création, de n'omettre aucune des instances barbares qui l'ont
déterminée. Les Suisses n'étaient qu'un prétexte, l'attentat du 10 août
n'était qu'un moyen.--Livrez-nous l'échafaud, donnez-nous la clef des
prisons! voilà ce que demandait la Commune en demandant l'établissement
d'un tribunal populaire. Les députés le savaient bien; aussi firent-ils
la sourde oreille autant que cela leur fut possible; puis à bout de
résistance, ils se lavèrent les mains, à la manière politique de Ponce
Pilate.

A dater de ce jour vont commencer ces fatales proscriptions, ces
aveugles représailles, ces assouvissements populaires dont le récit
attend toujours et attendra longtemps un Tacite. De ce pouvoir tombé
dans la rue et cassé en miettes, les ignorants, les criminels, les
ambitieux, les sages et les fous, tout le monde enfin va se partager les
morceaux. Une moitié de Paris va dénoncer l'autre, enfermer l'autre,
tuer l'autre!

La Commune ne perdit pas une seconde. A peine le décret de l'Assemblée
eut-il été rendu, que les quarante-huit sections désignèrent des
électeurs pour procéder au choix des membres du nouveau tribunal. Dans
la nuit du 17 au 18, ces électeurs se rassemblèrent à l'Hôtel-de-Ville
et nommèrent les juges et les quatre-vingt-seize jurés (deux par
section.)

Le premier nom qui sortit fut celui de Robespierre.

C'était justice!

Voici les autres noms, dont le _Moniteur_ publia le lendemain la liste
incomplète et mal orthographiée:

JUGES.--MM. Robespierre, Osselin, Mathieu, Pepin-Dégrouhette, Laveaux,
d'Aubigni, Coffinhal-Dubail. (Il manque un juge.)

ACCUSATEURS PUBLICS.--Lullier, Réal.

MEMBRES DU JURY D'ACCUSATION.--Leroi, Blandin, Bottot (et non Bolleaux),
Lohier, Loyseau, Caillère de l'Etang, Perdrix.

SUPPLÉANTS.--Desvieux, Boucher-René, Jaillant, Maire, Dumouchel, Jurie,
Mulot (et non Multot), Andrieux.

GREFFIERS.--Bruslé, Hardy (et non Gardy), Bourdon, Mollard.

C'étaient tous des membres de la Commune, ou des gens dévoués corps et
âme au parti anarchiste. La plupart, tels que Lullier, Desvieux, Pépin,
Bourdon, etc., avaient même fait partie des députations envoyées à
l'Assemblée. On pouvait donc compter sur eux, à bon droit.

Cette liste fut accueillie avec faveur par les sections, presque
entièrement jacobinisées.

Ensuite le conseil-général de la Commune qui, depuis le 10 août, s'était
lui aussi déclaré en permanence, déclara que, la place du Carrousel
étant le lieu où _le crime_ avait été commis, la place du Carrousel
serait le théâtre de l'expiation.

Sur la proposition de la section de Montreuil, une garde composée de
citoyens et de gendarmes fut affectée au nouveau tribunal[2].

  [2] Voir les _Procès-Verbaux de la Commune de Paris_.

On prit encore d'autres dispositions, et l'on se sépara, après avoir
décidé que l'installation aurait lieu le lendemain, 18 août, au
Palais-de-Justice.

Dans cet intervalle, Robespierre se sentit atteint de scrupules
singuliers; il refusa l'honneur de la présidence auquel l'appelait cet
article du décret: «Les deux juges qui auront été élus les premiers
présideront chacun une des sections.» Ce rôle lui parut sans doute trop
subalterne; celui d'instigateur lui convenait mieux, quant à présent. Il
n'en voulait pas d'autre.

Ce refus ayant été diversement interprété, il se vit obligé de publier
une lettre explicative. Nous la reproduisons:

«Certaines personnes ont voulu jeter des nuages sur le refus que j'ai
fait de la place de président du tribunal destiné à juger les
conspirateurs. Je dois compte au public de mes motifs.

»J'ai combattu, depuis l'origine de la Révolution, la plus grande partie
de ces criminels de lèse-nation; j'ai dénoncé la plupart d'entre eux;
j'ai prédit tous leurs attentats, lorsqu'on croyait encore à leur
civisme; je ne pouvais être le juge de ceux dont j'ai été l'adversaire,
et j'ai dû me souvenir que s'ils étaient les ennemis de la patrie, ils
s'étaient aussi déclarés les miens. Cette maxime, bonne dans toutes les
circonstances, est surtout applicable à celle-ci. La justice du peuple
doit porter un caractère digne de lui; il faut qu'elle soit imposante
autant que PROMPTE et TERRIBLE.»

«L'exercice de ces nouvelles fonctions était incompatible avec celui de
représentant de la Commune, qui m'avait été confié; il fallait opter: je
suis resté au poste où j'étais, convaincu que c'était là où je devais
actuellement servir ma patrie.

»Signé ROBESPIERRE.»

La liste du _Moniteur_ se trouva dès lors modifiée. Cette liste, envoyée
à la hâte et où les noms sont presque tous estropiés (nous leur avons
restitué leur orthographe), est d'ailleurs, comme nous l'avons dit,
très-incomplète; entre autres, un nom des plus importants y est omis,
celui du directeur du jury d'accusation:--Fouquier-Tinville.



II.

INSTALLATION AU PALAIS-DE-JUSTICE.


L'installation du _Tribunal criminel du dix-sept août_--ainsi fut-il
nommé du jour de sa création--se fit au Palais-de-Justice, dans la
grand'chambre du parlement, au milieu d'une foule assez considérable,
que l'on avait, la veille, prévenue et convoquée. Le grand escalier
était principalement couvert de ces agitateurs à gages, que nous
retrouverons partout dans le courant de cette histoire, au pied de
l'échafaud comme sur les degrés de l'autel de l'Etre-Suprême, dans
les tribunes de la Convention et dans la nef souillée de
Notre-Dame,--éternel ramas de ces hommes _perdus de dettes et de
crimes_, dont parle Corneille, qui poussent au char de toute révolution.
Dans l'affreuse langue d'alors, on appelait cette multitude: la
_huaille_. Son patriotisme ne se manifestait, en effet, que par des
huées; son enthousiasme procédait par vociférations. Elle se croyait le
peuple, comme se croit l'eau la vase qui monte des étangs battus.

On voulait donner et l'on donna une certaine pompe à cette cérémonie; on
emprunta même des formes antiques. Chaque membre du Tribunal fut tenu de
monter sur une espèce d'estrade, et là, de proférer ces mots, en
s'adressant à la foule:--Peuple! je suis un tel, de telle section,
demeurant dans telle section, exerçant telle profession; avez-vous
quelque reproche à me faire? Jugez-moi avant que j'aie le droit de juger
les autres.

Après une minute d'attente, si personne n'élevait la voix, il descendait
et faisait place à un autre.

Il n'y eut de réclamation contre aucun membre.

Etait-ce donc à dire que tous ces hommes fussent également purs,
également honorables? Leur passé était-il si complétement à l'abri de
tout reproche? Quoi! pas une objection, pas une observation partie du
sein de cet auditoire? Qui le stupéfiait de la sorte? Ah! c'était sans
doute l'impudence de quelques-uns de ces jurés, qui, banqueroutiers,
voleurs, intrigants, osaient faire retentir dans l'enceinte de la
justice leur nom flétri par la loi et dire en face au peuple:--Jugez-moi
avant que je juge les autres!

Eh bien! ce que le peuple égaré ou tremblant n'eut pas le courage de
faire, nous le ferons, nous, et nous arracherons leur masque à ces
magistrats de hasard; nous dirons leurs titres à l'estime et au respect;
nous les ferons descendre, couverts de honte, de l'estrade où l'audace
les a hissés!

Cette première formalité accomplie, les juges, les jurés, les
accusateurs publics prêtèrent, en présence des représentants de la
Commune, le serment d'être fidèles à la nation et de maintenir
l'exécution des lois ou de mourir à leur poste.

A leur tour, les juges reçurent le même serment des commissaires
nationaux et des greffiers.

Puis, on se mit à l'oeuvre.

Les accusés ne manquaient pas, il n'y avait qu'à choisir. Les cachots
regorgeaient, grâce aux visites domiciliaires, aux mandats d'arrêt du
Comité de surveillance et aux dénonciations particulières. Des princes,
des princesses, des journalistes, des ouvriers, des prêtres, des
militaires! La moisson promettait d'être grasse, elle le fut.

Lorsqu'on eut employé la plus grande partie de la journée à des
dispositions générales[3] indispensables, on convint d'instruire
l'affaire de M. Collenot d'Angremont, convaincu d'embauchage pour le
compte de Louis XVI.

  [3] «Le jury spécial d'accusation désirant apporter à ses opérations
    toute la célérité dont ses fonctions se trouvent susceptibles, a
    nommé pour demander en son nom dans les bureaux de la mairie et dans
    ceux de la maison-commune tous les papiers et pièces dont il a
    besoin pour accélérer l'importante mission dont il est chargé, MM.
    Petit fils et Garnier. FAIT AU TRIBUNAL, SÉANCE TENANTE, l'an IVe de
    la liberté et Ier de l'égalité.» (_Procès-verbaux de la Commune._)

Mais avant de suivre le Tribunal du 17 août dans ses premiers travaux,
examinons, ainsi que nous l'avons promis, les antécédents des membres
qui le composent;--et, avant qu'ils ne la rendent aux autres,
rendons-leur à eux-mêmes la justice qui leur est due.



III.

UN SYBARITE DE LA DÉMOCRATIE.--NICOLAS OSSELIN.


«Les augures, en s'envisageant les uns les autres, se riaient au nez. Il
devrait en être de même des hommes de loi; on peut m'en croire, car je
l'ai été longtemps.» Ainsi s'exprimait effrontément à la tribune, le 22
septembre 1792, cet Osselin qui avait abandonné la place de président de
la première section du Tribunal pour celle de député à la Convention.

Pourtant ce n'était pas un souvenir à venir évoquer. Nicolas Osselin
avait été un triste et honteux homme de loi avant la Révolution. Les
scandales de sa jeunesse l'avaient empêché, en 1783, d'être admis dans
la compagnie des notaires de Paris. Comme il avait traité d'une charge,
il plaida lui-même contre eux et perdit. C'était le fils d'un bourgeois
aisé; il possédait le ton de la bonne compagnie et joignait à un visage
agréable une grande élégance de costume et de manières. Il composait des
vers galants, et l'une de ses romances: _Te bien aimer, ô ma tendre
Zélie!_ qui fit longtemps les délices des boudoirs, est peut-être encore
vivante dans le souvenir de quelques octogénaires. On peut donc supposer
qu'il ne tenait pas extraordinairement à être notaire; cependant il
tenait à être quelque chose, et son ambition ne se trouvait pas
satisfaite par des succès de salon ou par des triomphes de coulisses.

En 1789, il figura parmi les électeurs de Paris; puis devint membre de
la municipalité, dont Bailly était le maire. Osselin se conduisit avec
mesure dans les premières luttes de ce pouvoir nouveau contre les
exigences d'un peuple naissant à la liberté. Mais les événements, à
cette époque, emportaient les hommes ou les brisaient. Jeune, ardent,
Osselin bondit avec les flots du torrent et adopta sans réserve les
théories démocratiques; ennemi furieux de la cour, il combattit
néanmoins les excès populaires. Le propre de ces organisations extrêmes
est de se brouiller avec tous les partis. C'est ainsi que, lorsque La
Fayette voulut donner sa démission de commandant des gardes nationales,
Osselin, dans un élan d'enthousiasme, alla jusqu'à prier à genoux le
général de conserver son commandement,--démarche peu digne, que censura
Bailly lui-même, et dont Marat se servit plus tard pour dominer Osselin
et pour le pousser dans les exagérations déjà trop naturelles à ce
caractère faible et mobile[4].

  [4] _Histoire des Prisons de l'Europe._

Bailleul, dans son _Almanach des Bizarreries humaines_ ou recueil
d'anecdotes sur la Révolution, dépeint Osselin comme «un pauvre homme,
un brouillon avec une activité de singe et toute l'intrigue d'un
révolutionnaire. Il avait néanmoins un peu de cette faculté qu'on
appelle de l'esprit à Paris, et qui consiste à donner à des riens une
tournure plaisante. Quand il avait attrapé un bon mot, ou ce qu'il
croyait en être un, il en riait le premier à gorge déployée et sans
fin.»

Osselin était administrateur des domaines lorsque le voeu des électeurs
l'appela au nouveau tribunal criminel. Il avait activement figuré parmi
les moteurs de l'insurrection du 10 août et, précédemment, en juillet,
il avait pris la défense de Manuel et de Pétion, lors de leur
destitution successive. Tous ces services méritaient une récompense; le
refus de Robespierre le laissa président de la première section du
Tribunal,--poste qu'il ne conserva que pendant plusieurs semaines,
c'est-à-dire jusqu'au jour où il alla siéger à la Convention nationale.
Il avait alors trente-neuf ans, et il habitait un coquet appartement
dans une ancienne maison de la rue de Bourbon, au faubourg
Saint-Germain.

Pendant son court passage au Tribunal du 17 août, Osselin,--tout le
monde s'accorde à le reconnaître,--fit preuve de modération et
s'acquitta de ses fonctions de président avec une conscience qui
mécontenta plusieurs fois la Commune et le peuple. C'est que ce n'était
pas au fond un méchant homme. Hélas! c'était pis, peut-être. Sous une
aveugle impétuosité, il cachait une faiblesse de caractère des plus
dangereuses...



IV.

MATHIEU.--PEPIN-DÉGROUHETTE.--LAVEAUX.--D'AUBIGNI.--COFFINHAL-DUBAIL.


Ce Mathieu ne fit que passer à travers le Tribunal du 17 août, comme
Osselin. Au bout de quelques séances, on ne retrouve plus son nom.

«Pierre-Athanase Pepin-Dégrouhette, espèce de cul-de-jatte, avait été
renfermé à Bicêtre pendant quatorze ans, puis valet à l'Hôtel-Dieu, puis
postulant aux justices subalternes de Montmartre et de La Villette. La
fille d'un portier l'avait recueilli; il l'avait épousée et associée à
sa misère.» Ces quelques lignes de biographie, dues à la plume bien
informée d'un contemporain (l'avocat Maton de La Varenne, qui refusa
d'être le défenseur de Fouquier-Tinville, après avoir été celui de tous
les voleurs du royaume), ne contiennent rien de chargé.
Pepin-Dégrouhette était un homme méprisable de tous points; il joignait
la corruption de l'âme à la bassesse du visage. _Son immoralité n'était
un problème pour personne_, selon l'expression d'un témoin dans le
procès des prisons. Après la cassation du Tribunal, où il avait remplacé
Osselin à la présidence de la première section, il fut arrêté comme
prévenu de s'être enrichi dans ses fonctions par des voies illicites; et
il n'échappa aux charges terribles qui pesaient sur lui qu'en
remplissant à Saint-Lazare le rôle odieux de _mouton_ ou
délateur,--ainsi que nous le verrons plus tard.

A côté de cet être abject, nous sommes heureux de pouvoir reposer notre
vue sur un homme intelligent, le plus instruit du parti jacobin, un des
collaborateurs de Mirabeau dans son travail de la _Monarchie
prussienne_, le célèbre lexicographe Laveaux. Celui-là au moins n'a pas
de taches avilissantes sur son passé; c'est un révolutionnaire ardent,
mais agissant par conviction, rarement par intrigue. Ami de
Frédéric-le-Grand, qui lui avait donné une chaire de littérature
française à Berlin, Laveaux avait écrit une trentaine de volumes de
toute sorte, lorsque la Révolution française fit explosion. Il crut
qu'il devait ses lumières à son pays et il revint en France, où jusqu'au
mois de mai 1792 il rédigea le _Courrier de Strasbourg_, pour lequel il
essuya quelques persécutions. Il était à Paris lors de la journée du 10
août; lié avec les principaux chefs de la démocratie, il ne fut pas
oublié par eux lors de la formation du nouveau Tribunal criminel. Il fut
nommé président de la deuxième section, et la sagesse de sa conduite
répondit à ce qu'on était en droit d'attendre de son savoir et de son
expérience. Laveaux avait quarante-trois ans; il avait pris, à Bâle, les
ordres dans l'église réformée. C'est l'auteur du grand dictionnaire qui
porte son nom.

Nous retombons maintenant dans l'ignorance et dans la fange. D'Aubigni,
fils d'un ancien notaire de Blérancourt, dans le département de l'Aisne,
est un portrait qui répugne au pinceau autant que le portrait de
Pepin-Dégrouhette.

Il n'appert pas, en effet, que Jean-Louis-Marie Vilain d'Aubigni fut un
homme d'une probité exacte, d'une réputation immaculée. Sa mémoire nous
arrive toute noircie à travers les nuages de la Révolution. Ancien
procureur au parlement de Paris, puis agent d'affaires, on le voit
poindre après la prise de la Bastille et aux événements des 5 et 6
octobre, où il figure comme simple garde national. Un an plus tard, il
se fait recevoir membre de la société des _Amis de la Constitution_,
séant aux Jacobins de la rue Saint-Honoré. A partir de cette époque il
_joue un rôle_, selon une expression d'alors, et il apparaît comme un
des plus fougueux champions de la démocratie.

La journée du 10 août le vit se multiplier aux alentours du château et
dans le château même. Il sentait l'or et le convoitait. Peltier veut
qu'il ait été un des instigateurs de la mort du journaliste Suleau, ce
jeune homme que sa belle mine, l'éclat de ses armes et la fraîcheur de
son uniforme avaient fait arrêter à huit heures et demie du matin sur la
terrasse des Feuillants. «Un factieux, nommé d'Aubigni, chassé depuis de
la municipalité nouvelle pour ses vols, accabla Suleau de reproches et
d'invectives; il le fit dépouiller de son bonnet de grenadier, de son
sabre et de sa giberne. Suleau protesta contre cette violence de la
manière la plus énergique. Sur ces entrefaites arrive Théroigne de
Méricourt; elle lui saute au collet et aide à l'entraîner; il se débat
comme un lion contre vingt furieux, mais vainement! Mis hors d'état de
défense, on le saisit, on le taille en pièces[5].»

  [5] _Dernier tableau de Paris ou Récit de la révolution du 10 août_,
    par J. Peltier.

Dans un mémoire justificatif qu'il répandit lors de sa déportation,
Vilain d'Aubigni a prétendu avoir sauvé la vie à une foule de personnes
dans la journée du 10 août, notamment à la compagnie colonnelle des
Suisses tout entière, ainsi qu'à l'état-major de ce régiment. Cette
assertion, qui ne repose sur aucune espèce de témoignage, me paraît
combattue par un passage d'un autre de ses mémoires, publié, celui-là,
en l'an II, et dans lequel Vilain d'Aubigni s'exprime d'une manière bien
différente: «Roland et ses complices, dit-il, ne peuvent me pardonner
d'avoir, dans la nuit et la matinée de l'immortelle journée du 10 août,
détruit leur espoir, en livrant à une MORT PROMPTE ET TERRIBLE les
principaux chefs qu'ils avaient chargés de l'exécution de leur
conjuration.»

Quoiqu'il en soit, ce fut d'Aubigni qui, en sa qualité de commissaire de
la section des Tuileries, inventoria, après l'invasion du château, les
objets précieux qui s'y trouvaient. Cet inventaire fut long. Il fit
main-basse sur quelques sacs;--on a prétendu, on a même imprimé que sa
femme, craignant les perquisitions, avait, à son insu, rapporté à la
Commune cent mille livres dont il s'était emparé. D'Aubigni eut à subir
divers interrogatoires à cet égard, il se défendit mal; mais comme il
était l'ami de Danton et que Danton était tout-puissant à cette époque,
on ferma les yeux. Sur ces entrefaites, il fut appelé par les électeurs
à faire partie du Tribunal du 17 août.--Quel juge!

Le dernier qui se présente sous notre plume, ce n'est pas un voleur,
c'est un bourreau, c'est Coffinhal. Une haute stature, des yeux noirs,
d'épais sourcils, un teint jaune, la voix d'un butor, tel est le
portrait de cet Auvergnat, d'abord médecin, ensuite procureur au
Chatelet, puis révolutionnaire par tempérament. Il avait ajouté à son
nom celui de Dubail, pour se distinguer de ses deux frères, Coffinhal et
Coffinhal Dunoyer. Il avait trente-huit ans. Il figure assez sur les
premiers plans de cette histoire pour que nous soyons dispensé d'en
parler davantage en ce moment.



V.

LES DEUX ACCUSATEURS PUBLICS.--RÉAL, LULLIER.


«Il n'est personne qui ne se souvienne d'avoir remarqué dans le monde un
vieillard plus que septuagénaire, d'une taille moyenne, mais bien prise,
d'une toilette modeste, mais propre et soignée, d'une tournure encore
virile et quelque fois sémillante, qui ne rappelait en rien la caducité
de l'âge et les orages de la vie; d'une figure peu régulière, mais qui
avait été agréable, et qui l'était encore à force d'expression; coiffé
de beaux cheveux blancs qu'on envierait à vingt ans, et armé d'un regard
bleu, lucide et transparent où n'avait jamais cessé de briller le feu
d'une ardente jeunesse.

»Quand le dîner tirait à sa fin, et que la conversation devenait
tout-à-coup générale autour d'une table splendidement servie, dont j'ai
vu faire les honneurs par une des plus aimables et des plus jolies
femmes de Paris (Mme Coste), une voix souple et ferme, sonore et bien
accentuée, s'élevait d'ordinaire, dominait toutes les autres, et
finissait par captiver l'attention des plus distraits. C'est ce que
n'était plus une causerie vague et souvent insipide pour ceux mêmes qui
en font les frais; c'était une narration spirituelle, animée, riche sans
digression, pleine sans verbiage, érudite sans pédantisme, et polie sans
afféterie, dont l'attrait paraissait d'autant plus piquant aux écouteurs
que l'historien avait presque toujours été un des principaux personnages
des scènes qu'il racontait. Or, ce n'était pas là de ces scènes
vulgaires auxquelles la vanité seule d'un homme prévenu de son
importance peut supposer quelque intérêt, parce qu'il imagine sottement
que le reflet de son nom couvrira la pauvreté de son récit. C'était du
grave, du grandiose, du terrible. Tous les acteurs imposants de la
Révolution y jouaient leur rôle, depuis les despotes sanguinaires
qu'avait faits la populace, jusqu'au grand homme que ses soldats avaient
fait empereur; et voilà pourquoi, lorsque cet homme avait fini de
parler, on gardait quelque temps le silence, comme pour l'entendre
encore.

»Cet homme, ce vieillard, c'était le comte Réal.»

En puisant dans ses souvenirs, Charles Nodier en a rapporté cette vive
peinture, que nos lecteurs nous remercieront sans doute d'avoir mise
sous leurs yeux. Nous ajouterons peu de chose à ces traits fermement et
spirituellement arrêtés. Réal, pour qui l'on devait créer un jour le
titre d'_Historiographe de la République française_, est, comme Laveaux,
un de ces hommes qu'on aime à rencontrer (justement parce qu'ils ne sont
pas à leur place) parmi les brutes et les scélérats qui débordent en
temps de révolution. Ils font un vilain métier, mais au moins ils ont
les mains nettes; et en dehors de la politique ce sont des gens
distingués, érudits, à demi-passionnés et à demi-habiles, de ceux-là qui
se sauvent toujours en suivant simplement le courant des affaires. Aussi
la fortune rapide de ce Pierre-François Réal, fils d'un garde-chasse,
ensuite petit procureur au Chatelet, puis accusateur public au Tribunal
du 17 août, et successivement substitut de Chaumette, commissaire du
gouvernement au département de Paris, conseiller d'Etat, préfet de
police sous l'Empire et comte par-dessus tout, cette fortune-là,
disons-nous, ne doit pas étonner.

Son collègue Lullier, avec moins d'importance réelle, s'agita davantage,
mais il ne réussit qu'à être odieux. Favori de la Commune, il fut, en
décembre, le compétiteur de Chambon pour la place de maire de Paris.
Nous le verrons, dans les hideuses journées de septembre, continuer à la
Force le rôle qui lui avait été confié au Tribunal du 17 août et
désigner aux sabres des égorgeurs la tête blonde et charmante de la
princesse de Lamballe.



VI.

LEROI.--BOTTOT.--LOHIER.--LOYSEAU.--CAILLÈRE DE
L'ÉTANG.--BOUCHER-RENÉ.--MAIRE, ETC.


Ceux-ci représentent le jury d'accusation et quelques suppléants. Le
premier est un ci-devant marquis,--le marquis de Montflabert,--maire de
Coulommiers. Il a renoncé à son titre et même à son nom pour s'affubler
du sobriquet de _Dix-Août_. On a trouvé d'autant plus piquant d'en faire
un juré qu'il est sourd, et par conséquent moins susceptible qu'un autre
de se laisser influencer par les dépositions des témoins.--Il mourra sur
l'échafaud.

Bottot est jeune; il essaiera de provoquer l'acquittement de quelques
prévenus;--il sera destitué.

L'épicier Lohier est un des serviles comparses de la Commune. On sera
content de lui au Tribunal du 17 août, on le conservera au Tribunal
révolutionnaire.

Loyseau était chirurgien-barbier dans un village de la Beauce avant la
Révolution. Dans ses nouvelles attributions, il se montrera tellement
sévère qu'on le croira digne d'aller siéger parmi les juges de Louis
XVI, et qu'il se trouvera un département pour l'envoyer à la Convention
nationale.

Caillère de l'Etang, avocat, homme instruit.

Boucher-René exercera les fonctions de maire de Paris, par intérim,
après la démission de Pétion.

Maire, de la section des Arcis, passera au tribunal du 10 mars et n'y
sera pas suivi par une réputation de clémence.

Je laisse de côté plusieurs noms, tout-à-fait enfouis dans l'ombre, tels
que Jaillant, Jurie, Dumouchel (ne pas confondre avec l'ex-recteur de
l'Université, évêque constitutionnel, etc.), Blandin, Andrieux (non pas
le littérateur), et d'autres encore, pour qui l'oubli est un bienfait et
le dédain une grâce.

Cette brigade d'accusation était commandée par l'homme oublié dans le
_Moniteur_, par Fouquier-Tinville, ancien procureur au Chatelet et
_assassin en première instance_.



VII.

FOUQUIER-TINVILLE.


Mais alors Fouquier-Tinville n'en était qu'à ses premières armes. Il
débutait au Tribunal du 17 août. Que dis-je? C'était un nouvel époux; il
venait tout récemment de convoler en secondes noces avec une jeune fille
NOBLE, de petite taille, mais de très-jolie figure,--car l'accusateur
public était sensible aux charmes de la physionomie. Il aimait aussi la
bonne chère et il avait le mot pour rire à l'occasion. «Il avait
surtout, dit Desessarts, un goût de prédilection pour les danseuses de
spectacles, auxquelles il sacrifia sans réserve sa fortune.»--C'était du
temps de sa première femme que ce _goût de prédilection_ lui était venu;
cette femme se plaignait quelquefois de lui voir dissiper ainsi son
patrimoine. Cela donna du mécontentement à Fouquier-Tinville. Mais, par
bonheur, cette femme mourut bientôt, lui laissant sa liberté et trois
enfants.

Ce fut alors que Fouquier-Tinville s'éprit de la petite aristocrate en
question. J'ignore si elle lui apporta de la fortune; il en avait
besoin; car, après avoir vendu sa charge, il ne lui était resté que des
dettes.--C'était la mode, chez quelques sans-culottes, d'épouser des
filles de famille noble; on ne sait pas pourquoi. Le plus fétide d'entre
tous, le capucin Chabot, ne se maria-t-il pas, en plein 93, avec une
Autrichienne riche de 700,000 livres? Déclamez donc contre les titres et
contre l'argent!

Toutes les réhabilitations ont été tentées,--même celle de
Fouquier-Tinville. Empressons-nous toutefois de déclarer que ce n'est
pas parmi ses contemporains qu'il s'est trouvé un écrivain pour une
pareille tâche. Quelques-uns ont pu lui accorder l'habileté, la
connaissance profonde des affaires, le courage même,--mais aucun, aucun
entendez-vous, ne lui a accordé le coeur d'un homme. Ses complices se
reculaient souvent d'auprès de lui et le regardaient avec une admiration
effrayée. Le _dépopulateur_! ainsi l'appelait-on au Comité de salut
public; et Collot-d'Herbois,--Collot-d'Herbois que le sang ne devait pas
épouvanter, cependant!--l'a flétri par une monstrueuse et éloquente
parole, en disant de lui: IL A DÉMORALISÉ LE SUPPLICE!

Le masque de Fouquier-Tinville est suffisamment connu par les gravures
qui en ont été faites, et mieux encore par le portrait _écrit_ de
Mercier, dans le _Nouveau Paris_ de l'an VI. Lorsqu'il fut nommé
directeur du jury d'accusation, Fouquier était âgé de quarante-cinq ans
à peu près. Il avait la tête ronde, les cheveux très-noirs et unis, le
front étroit, le visage plein et grêlé, quelque chose de dur et
d'effronté dans l'expression. Son regard, quand il le rendait fixe,
faisait baisser tous les yeux; au moment de parler, il plissait le front
et fronçait les sourcils,--qu'il avait néanmoins plus ouverts que ne le
veulent les mélodrames;--sa voix était haute, impérieuse. Simplement
retors et bourru au commencement de ses terribles fonctions, il devint
dans la suite expéditif et insolent. L'odeur du sang le grisa, comme
grise l'odeur de la poudre. Mais son ivresse était farouche, sans pitié;
il avait l'air de poursuivre une vengeance personnelle. Ainsi devait
être Tristan, le sinistre _compère_ de Louis XI.

Fouquier-Tinville était grand et robuste.

J'ai vu souvent son écriture;--elle est ferme, assurée, lisible, droite,
ni trop grasse ni trop maigre,--une écriture de procureur.

Appartenant, ainsi que Coffinhal, à une famille nombreuse, il prit le
nom de Tinville, pour se distinguer aussi, lui, de ses frères, dont l'un
était fermier et l'autre avocat. Il était né à Hérouel, près
de Saint-Quentin. Un des parents de Fouquier-Tinville, M.
Fouquier-d'Hérouel, a fait partie dans ces derniers temps de l'Assemblée
législative.--Ajoutons, pour en terminer avec ces renseignements de
famille, que l'accusateur public était un peu parent de Camille
Desmoulins.



VIII.

DISPOSITIONS.


A peine installé, le Tribunal se trouva arrêté par quelques difficultés
de détail. Il nomma une députation chargée d'aller solliciter auprès de
l'Assemblée la suppression d'une partie de ces formes «qui ne tendent
qu'à entraver la procédure sans la rendre plus lumineuse.»--Le 19 au
matin, cette députation ayant été admise à la barre, sa demande fut
immédiatement renvoyée à la commission extraordinaire et convertie en
décret.

Dès lors, la justice put avoir son cours.

Dans cet intervalle, le jury d'accusation avait commencé son oeuvre. On
avait bien songé, en premier lieu, à instruire le procès du prince de
Poix; mais toutes les pièces nécessaires n'étant pas recueillies, on se
rejeta sur un plus mince particulier, sur Collenot d'Angremont. Après
avoir reçu les dépositions écrites des témoins et rédigé l'acte
d'accusation, Fouquier-Tinville fit rassembler les huit citoyens formant
le tableau du jury d'accusation, et en présence du commissaire national,
il s'exprima dans les termes usités:

--Citoyens, vous jurez et promettez d'examiner avec attention les pièces
et les témoins qui vous seront présentés et d'en garder le secret. Deux
motifs principaux rendent ici le secret nécessaire: nous ne sommes point
encore arrivés à cette partie publique de la procédure qui doit faire
juger si l'accusé est coupable ou non; il ne s'agit, quant à présent,
que de découvrir s'il y a lieu ou non à l'accusation. Le secret est donc
nécessaire pour ne point avertir les complices de prendre la fuite, et
pour que les parents et amis de l'accusé ne soient point informés des
noms des témoins, qu'ils auraient intérêt à écarter ou à séduire avant
qu'ils ne déposent par-devant le jury de jugement. Vous vous expliquerez
avec loyauté sur l'acte d'accusation qui va vous être remis; vous ne
suivrez ni les mouvements de la haine et de la méchanceté, ni ceux de la
crainte et de l'affection.

--Je le jure! répondit chaque juré.

Ces déclarations faites, les témoins furent introduits et déposèrent de
nouveau, mais cette fois verbalement; puis les jurés, ayant en mains
toutes les pièces, se retirèrent dans une chambre particulière, pour
examiner l'acte d'accusation.

Après une assez longue délibération, ils conclurent, à la majorité des
voix, qu'il y avait lieu à accusation contre Collenot d'Angremont.

Ces formalités,--qui constituent la tâche du jury d'accusation,--se
répétèrent pour tous les procès instruits par le Tribunal du 17 août.
Nous avons cru devoir les indiquer rapidement; nous n'y reviendrons
plus.

Mais avant de faire pénétrer le lecteur dans la salle de jugement, il
convient de rétablir la liste du _Moniteur_, afin qu'elle ne fasse plus
autorité dans l'histoire. Pendant les trois jours écoulés depuis
l'installation du Tribunal jusqu'à sa première séance, c'est-à-dire
depuis le 18 août jusqu'au 21, il y avait eu des démissions, des
mutations, des nominations nouvelles. Tel membre du jury d'accusation
était devenu juge; tel autre avait été institué commissaire national.
C'était une physionomie toute différente.

Enfin, au 20 août, le Tribunal était organisé de la manière suivante:

PRÉSIDENT DE LA PREMIÈRE SECTION.--Charles-Nicolas Osselin.

PRÉSIDENT DE LA SECONDE SECTION.--Jean-Charles-Thiébaut Laveaux.

JUGES.--Mathieu, Pepin-Dégrouhette, Vilain-d'Aubigni, Coffinhal-Dubail,
Desvieux, Maire.

COMMISSAIRE NATIONAL DE LA PREMIÈRE SECTION.--Bottot.

COMMISSAIRE NATIONAL DE LA SECONDE SECTION.--Legagneur.

ACCUSATEUR PUBLIC DE LA PREMIÈRE SECTION.--Lullier.

ACCUSATEUR PUBLIC DE LA SECONDE SECTION.--Réal.

MEMBRES DU JURY D'ACCUSATION.--Fouquier-Tinville, Leroi, Loyseau,
Caillère de l'Etang, Perdrix, Dobsen, Crevel, Lebois.

GREFFIERS.--Bruslé, Hardy, Méchin, Georges.

COMMIS GREFFIERS.--Vivier, Montessuit, Masson, Binet, Bocquené, Laisné,
Laplace, Neirot.

HUISSIERS.--Trippier, Nicol, Doré, Heurtin, Tavernier l'aîné, Tavernier
le jeune, Nappier, Bissonnet.



CHAPITRE III.

ÉPISODES DE LA VIE PRIVÉE D'ALORS.



I.

LES ROSES DE FRAGONARD.--LA FILLE DE CAZOTTE.


En ce temps-là il y avait, dans un des appartements les plus tristes de
Paris,--rue Gît-le-Coeur, s'il m'en souvient,--un bonhomme de soixante
ans qui s'appelait Nicolas Fragonard et qui avait été jadis un peintre à
la mode, comme Boucher son maître. Il avait vu poser devant lui, et dans
le jour qui lui séyait le mieux, c'est-à-dire aux bougies, toute la
France galante, depuis la France de l'Opéra jusqu'à la France de
Trianon, les deux confins de la galanterie suprême. Il avait été peintre
de sourires exclusivement,--peintre de S. M. la Grâce, _plus belle
encore que la beauté_, selon le dire du poëte; et il avait fait courir
tout le long, le long, le long des boudoirs ces guirlandes de petits
amours vêtus à la mode de l'Olympe, qui gèlent et s'écaillent
aujourd'hui dans les vitrines du quai Voltaire. Il est vrai qu'alors
Nicolas Fragonard était jeune et joyeux; c'était surtout un garçon de
bonne mine, portant le taffetas rose comme les Léandre de la
Comédie-Italienne, plus galant que le dernier numéro des _Veillées
d'Apollon_, baisant le bout des doigts à la façon des abbés poupins et
pirouettant comme un militaire de paravent.

Pendant trente ans et plus, Fragonard vécut de cette vie brillante et
douce que le règne de Louis XV faisait à tous les artistes mondains. Il
fut un grand peintre aussi lui, dans le sens que le dix-huitième siècle
attachait à ce mot, grand peintre à la manière de Baudouin, de Lancret,
de Watteau, enchanteurs de ruelles, qui ne regardaient ni aux rubans ni
aux fleurs lorsqu'il s'agissait de costumer la Vérité,--pléiade
ravissante, que l'on pourrait appeler les _mignons de l'Art_. Que
n'a-t-il pas dépensé de charme et d'esprit dans ce chemin de la faveur
qu'il parcourut d'un pied si léger! Combien de chefs-d'oeuvre naquirent
sous ce pinceau, fait sans doute de quelques brins arrachés aux ailes de
Cupidon! Tous les amateurs connaissent le _Chiffre d'amour_, le
_Sacrifice de la rose_, la _Fontaine_, sujets tendres, qui font à peine
rêver, qui font toujours sourire. Fragonard inventait cela, j'imagine,
dans les soupers galants où on le conviait; et les allégories lui
étaient fournies par ces Claudines d'hier, métamorphosées en Eliantes du
jour par un coup de la baguette dorée de quelques fermiers-généraux.

Fragonard vit de la sorte arriver chez lui la gloire et la richesse, ces
deux courtisanes qui s'éprennent si rarement du même homme. Il vécut
avec elles en bonne intelligence jusqu'au jour néfaste où la Révolution
vint faire la part mauvaise à tous ceux qui vivaient de poésie peinte ou
écrite, sculptée ou chantée. La Révolution les fit remonter, ceux-là,
dans les mansardes d'où ils étaient descendus, en leur disant:--On n'a
que faire de vous maintenant; voici venir le temps des choses
politiques; restez là. Imprudent comme tous les beaux-fils prodigues, le
peintre n'écouta pas la Révolution. Il crut que les Nymphes et les Jeux
étaient éternels en France, à Paris, sous ce ciel d'un blanc de poudre
en été, dans ces hôtels gardés par de si beaux suisses à galons, dans
ces cercles où le tournebroche de l'esprit était incessamment monté,
dans ces bosquets toujours remplis d'amants, dans ces théâtres toujours
remplis d'oisifs. Il crut à l'immortalité du luxe et de l'art, son
compère. Que dire enfin? Il crut aussi un peu à lui-même et à son
talent; c'était une faiblesse bien pardonnable chez un homme qui avait
été aussi longtemps à la mode que Fragonard. Il continua donc à jeter de
tous les côtés ces petits tableaux coquets, ces dessins lavés au bistre,
ces scènes d'enchanteresse perdition où l'amour joue le principal
rôle;--amour qui badine et par qui on se laisse badiner, flamme d'un
quart d'heure qui s'éteindra au bout de cette svelte allée de peupliers,
soupirs qui voltigent sur les lèvres à la façon des papillons, jeux de
l'esprit et du coeur. O Fragonard! cette fois on passa auprès de vos
petits chefs-d'oeuvre, non-seulement sans les voir, mais même sans
vouloir les voir.

Il s'obstina pourtant. Lorsque le peuple tirait le canon contre les
invalides de la Bastille, Fragonard encadrait un _aveu_ dans un boudoir
lilas, le dernier boudoir de ce temps. Lorsque le peuple massacrait les
gardes-du-corps de Versailles, aux journées des 5 et 6 octobre,
Fragonard chiffonnait la houppelande azurée d'un Tircis, dansant sur
l'herbe au son d'un fluet tambourin. Lutte courageuse, mais désespérée!
car nul ne pensait plus à Fragonard. Son monde de marquises et de
petits-maîtres, à présent tremblant et retiré, n'avait plus le coeur aux
fantaisies galantes de son pinceau. Les danseuses? Elles étaient passées
des bras de la noblesse aux bras du tiers-état, qui n'entendait que bien
peu de chose aux élégances. Fragonard avait donc l'air de revenir du
déluge avec ses tableaux d'un autre âge; peu s'en fallut même qu'on ne
le traitât de contre-révolutionnaire.

Il se résigna, à la fin; et quand il se vit bien et dûment oublié, il
laissa de côté sa palette, comme font toutes les renommées chagrines qui
ne peuvent travailler qu'aux lueurs du triomphe. Là-dessus, la
Révolution,--qui n'a rien fait à demi,--lui prit sa fortune, comme elle
lui avait pris sa gloire! Au lieu de résister et de se faire emprisonner
pour la peine, il se retira, désolé et bourru, au milieu de quelques-uns
de ses tableaux, dont il se créa une compagnie, la seule qu'il pût
supporter. Ce fut ainsi que l'année 1792 surprit le vieux Fragonard dans
une maison refrognée de la rue Gît-le-Coeur, où il se laissait aller
solitairement à la mort et à l'oubli.

--S'ils savaient seulement s'habiller! disait-il quelquefois, les jours
qu'il se hasardait à mettre les yeux à sa fenêtre; mais ils ont perdu le
grand secret de l'ajustement. Plus de soie, plus de brocart. Ils ont des
chapeaux américains, des lévites de drap sombre, des souliers sans rouge
au talon. A peine si quelques-uns se font poudrer encore. Les autres
vont les cheveux plats et sales. Et le peuple? Ah! le peuple! qui me
rendra mes petites grisettes montées sur des mules hautes de six pouces,
et le corsage fleuri comme une corbeille? Qu'elles étaient jolies, et
comme cela valait la peine alors d'être peintre!

Fragonard se lamentait de la sorte ou à peu près, lorsque le 16 août, au
matin, comme il contemplait avec tristesse une très-jolie gravure faite
d'après son tableau du _Serment d'amour_, il entendit frapper à sa porte
d'un doigt timide. Il y avait bien longtemps que l'on n'avait frappé
ainsi à la porte de Fragonard. Le vieux peintre sentit aux battements de
son coeur que tout n'était pas complètement mort en lui. Il alla ouvrir
et vit entrer une jeune personne de seize à dix-sept ans environ; une
ample jupe en mousseline blanche, un mantelet noir attaché par un noeud
de rubans bleus, un autre noeud semblable dans ses cheveux, composaient
toute sa parure. Elle était suivie d'une négresse coiffée d'un
madras.--Monsieur Fragonard? demanda la jeune fille, qui parut un peu
surprise de l'aspect mélancolique de cette chambre.--C'est moi,
répondit-il, ébloui de cette apparition charmante; ou plutôt c'était
moi... Que voulez-vous à Fragonard, mon enfant, et qui êtes-vous pour
vous être souvenue de ce nom, au temps où nous sommes?

La jeune fille détacha le mantelet qui couvrait ses épaules. Ainsi
dégagée, sa taille parut dans toute son idéale perfection. Son teint
jetait de la lumière, et sa figure, d'un bel ovale, avait une expression
ardente et douce à la fois.--Je suis la fille de Cazotte, dit-elle, et
je désire que vous fassiez mon portrait.

Fragonard se ressouvint. Dans les spirituelles compagnies d'autrefois,
il lui était arrivé souvent de rencontrer le fantasque auteur du _Diable
amoureux_, cet enjoué Cazotte, dont le mérite n'est pas apprécié
suffisamment. Il avait causé plusieurs fois avec lui, sur le coin de la
cheminée, à l'heure où le poétique rêveur se plaisait à écarter de la
meilleure foi du monde un pan du voile de l'avenir. Cela avait suffi
pour établir entre eux une liaison, frivole sans doute, mais toutefois
durable dans sa frivolité. Fragonard ne pensait jamais à Cazotte sans
ressentir un petit frisson; cela venait de quelques prédictions
singulières que l'illuminé des salons avait faites au peintre des
boudoirs--tout en le regardant de ce grand oeil, bleu et ouvert, qui
était bien l'oeil d'un illuminé, en effet.

Mais Fragonard ne connaissait pas la fille de Cazotte. En la voyant
entrer dans sa pauvre cellule, il avait été tenté de la prendre tout
d'abord pour le spectre adoré de Mme de Pompadour à quinze ans. Il la
fit asseoir, et lui dit d'un accent ému:

--Soyez bien venue, vous, la fête de mes pauvres yeux; soyez bien venue,
vous qui me rapportez l'éclat et la suavité d'un temps que je pleure
tous les jours avec égoïsme. Ah! mademoiselle Cazotte, je ne vous
attendais pas! Je croyais toute espérance ensevelie pour moi. Savez-vous
que voilà deux années que je vis dans cette solitude de la rue
Gît-le-Coeur, la rue bien nommée! Soyez bénie, vous qui me revenez avec
mes rubans bleus sur votre tête, avec mes roses sur vos joues, avec mes
paillettes dans votre regard, avec tout mon bonheur et toute ma
renommée! Vous êtes la muse de Fragonard autant que la fille de Cazotte!

Il pleurait de joie en disant cela; et, comme elle lui rappela qu'elle
était venue pour son portrait:--Votre portrait? ajouta-t-il, mais ne
l'ai-je pas déjà fait cent fois! Ne le voilà-t-il pas là et là, puis
encore là (il montrait ses toiles accrochées au mur): ici Colinette et
plus loin Cydalise; ici Hébé et à côté Léda? N'êtes-vous pas l'idéal que
j'ai toujours poursuivi et quelquefois atteint? Pourquoi voulez-vous que
je fasse votre portrait? le voilà tout fait, emportez-le, jamais je n'ai
fait mieux.

Et Fragonard, monté sur une chaise, atteignait un merveilleux petit
tableau où une jeune fille était représentée attachant un billet doux au
cou d'un _chien fidèle_.

Mlle Cazotte, souriant de son délire, essaya de lui faire comprendre
qu'elle désirait être peinte dans une attitude plus conforme à ses
projets, car c'était à son père qu'elle destinait ce portrait, à son
père de qui les événements politiques pouvaient un jour la séparer.
Fragonard comprit enfin. Mais alors son front s'assombrit et il secoua
douloureusement la tête.

--Hélas! je ne sais plus peindre, murmura-t-il; c'est une mauvaise vie
pour un homme d'inspiration gracieuse et légère que cette vie de guerre
civile, allez! Toujours la fusillade qui vient ébranler les vitres de
vos fenêtres! toujours les fureurs de la multitude! Encore ces jours-ci,
n'ai-je pas eu la tête brisée par l'écho des mitraillades de la place du
Carrousel? Il y a bien longtemps, ma chère demoiselle, que j'ai oublié
mon métier; avec l'âge et avec la révolution, ma main est devenue
tremblante comme mon coeur. Je ne suis plus un peintre.

--Monsieur Fragonard... dit la jeune fille, en insistant avec un
sourire.

--Vous le voulez donc bien?

--C'est pour mon père.

--Eh bien! répondit-il avec effort, revenez demain; nous essaierons.

Le lendemain, la fille de Cazotte revint dans l'atelier de Fragonard. Il
avait acheté une toile de petite dimension sur laquelle il commença à
tracer ses premières lignes. Mais tout en jetant les yeux sur son
adorable modèle, il s'aperçut que peu à peu ce visage, d'une expression
si brillante, s'obscurcissait sous l'empire d'une inquiétude secrète,
que ce front limpide s'altérait graduellement, que ce regard radieux se
couvrait d'un voile humide. Fragonard, surpris, lui demanda avec une
sollicitude que son âge autorisait, d'où venait cette préoccupation
chagrine. Mlle Cazotte lui apprit que son père était compromis dans les
événements du 10 août et que sa correspondance tout entière avait été
découverte dans les papiers du secrétaire de l'intendant de la
liste-civile. Heureusement que Cazotte était en ce moment éloigné de
Paris: il habitait auprès d'Epernay un petit village dont il était le
maire; peut-être y demeurerait-il inaperçu et à l'abri des
perquisitions.

--Aussitôt mon portrait achevé, dit-elle, ma mère et moi, ainsi que
cette bonne négresse qui nous a accompagnées, nous retournerons le
rejoindre, car il doit être bien inquiet!

Fragonard l'avait écoutée avec attention, et en frémissant. Il savait
que l'orage révolutionnaire franchirait les provinces et il craignait
que la justice du peuple ne regardât pas aux cheveux blancs avant de
s'abattre sur une tête proscrite. Néanmoins, il se garda bien de
communiquer ses craintes à la jeune fille; il essaya, au contraire, de
la rassurer.--Mais le portrait n'avança guère ce jour-là.

Il n'avança guère non plus le 18. Mlle Cazotte, instruite du décret qui
ordonnait la formation d'un tribunal criminel, accourut épouvantée dans
la maison de la rue Gît-le-Coeur. Des pleurs coulaient sur ses joues;
elle essaya de poser cependant. La même désolation opprimait Fragonard.

--Mademoiselle, disait-il, je n'ai jamais peint que la joie et le
plaisir; je ne sais pas, je n'ai jamais su peindre les pleurs. De grâce,
faites trève à votre chagrin. Voulez-vous encore des roses autour de
vous? j'en sèmerai autant qu'il vous plaira. Mais, par pitié! ne me
faites pas peindre ces pleurs!

A travers ces souffrances partagées, le portrait s'acheva cependant.
Mlle Cazotte était représentée assise sous un berceau de roses. Les
roses avaient toujours enivré Fragonard. Lors de la dernière séance,
Mlle Cazotte vint chez lui, accompagnée de sa mère, une créole qui avait
été parfaitement jolie et qui l'était encore quoiqu'elle eût de grands
enfants. Elle avait cette grâce négligée des femmes de la Martinique, et
cet accent nonchalant d'enfance et de caresse. Quelque chose d'étranger
se remarquait aussi dans ses vêtements; sa tête était entourée d'une
mousseline des Indes, disposée avec un goût infini. La mère et la fille
remercièrent avec effusion le vieux peintre, qui ne s'était jamais senti
si ému; et, le soir même, elles reprenaient la route de la Champagne.

--Pourvu qu'elles arrivent à temps! soupira Fragonard.

Et serrant avec soin ses pinceaux dans la grande armoire, il ajouta d'un
ton de voix singulier:

--Elles étaient bien rouges, les roses que j'ai amoncelées autour de
cette enfant!



II.

LA MAISON DE CAZOTTE, A PIERRY.--CORRESPONDANCE.--ARRESTATIONS.


Jacques Cazotte était maire de Pierry, petit village de vignobles à une
demi-lieue d'Epernay. Il habitait une grande maison, composée d'un
rez-de-chaussée et de mansardes, et flanquée de deux ailes qui
n'existent plus. On entrait par une vaste cour entourée d'arbres et
coupée par de nombreuses plate-bandes toutes couvertes de plantes de la
Martinique apportées et multipliées par Mme Cazotte. En haut d'un perron
très élevé, un magnifique perroquet blanc se pavanait sur un
juchoir.--Tel était l'aspect extérieur de cette maison, devenue
aujourd'hui, après plusieurs possesseurs intermédiaires, la propriété de
M. Aubryet, père d'un de nos littérateurs les plus spirituels. Les
jardins et le parc qui en dépendent, quoique encore très beaux
assurément, n'ont plus l'énorme étendue d'autrefois.

La maison de Cazotte donnait et donne toujours sur la rue principale de
Pierry.

En attendant le retour de sa femme et de sa fille qu'il avait envoyées à
Paris pour s'enquérir de la réalité des périls qu'il courait, Jacques
Cazotte, resté seul avec son fils Scévole,--qui, je crois, existe encore
et est retiré à Versailles,--passait les jours dans la lecture des
livres saints. C'était alors un vieillard de soixante-douze ans, haut de
taille, le regard vif et bienveillant, les dents belles. Profondément
religieux, il savait, quand il le voulait, redevenir un homme du monde;
et son langage, trempé aux plus pures sources de l'esprit français,
charmait les gens de qualité et les gens de science qui le fréquentaient
d'habitude. Célèbre par ses visions, plus célèbre par ses romans, et
entre autres par le _Diable amoureux_, qui est vraiment un
chef-d'oeuvre, il ralliait autour de lui l'estime, la curiosité, la
tendresse, l'admiration, c'est-à-dire tout ce qu'un homme peut envier
pour couronner le déclin de ses ans. C'eût été un heureux vieillard, si,
en face des désastres de son pays, il eût pu conserver ce rare et
précieux sang-froid, ce calme souverain, qui, dans tous les cas, n'est
que le partage de l'égoïsme ou de la philosophie,--deux termes synonymes
en temps de révolution. Par malheur, ou plutôt par bonheur (c'est comme
on veut l'entendre), Cazotte avait une âme impressionnable, généralement
imbue de l'amour de la patrie, vibrant à toutes ses gloires et à toutes
ses douleurs. Quoique sur le bord de la tombe, il n'avait pu voir
s'avancer les faucheurs révolutionnaires sans essayer de les combattre;
et de sa plume colorée, toujours jeune, emportée et brillante, il avait
aidé au succès du journal de son ami Pouteau, intitulé: _les Folies du
mois, journal à deux liards_. Pouteau était secrétaire de M. Arnaud de
Laporte, intendant de la Liste-civile. Il recevait les articles que
Cazotte lui envoyait de Pierry.

Cette collaboration, anonyme du reste, comme toutes les collaborations à
cette époque, n'aurait pas suffi à compromettre le maire de Pierry, si,
après la journée du 10 août, les papiers de la Liste-civile n'eussent
été inventoriés, et si la correspondance tout entière de Cazotte ne fût
tombée, comme nous l'avons dit plus haut, entre les mains de ses ennemis
politiques. Ces lettres, qu'il avait l'habitude de dicter à sa fille
Elisabeth,--lettres d'ailleurs excessivement remarquables par la forme
et dont quelques-unes ont été publiées dans les journaux
d'alors,--contenaient l'expression sans voile de ses sentiments
royalistes. «O Paris! s'écriait-il, Paris! vaux-tu bien la peine qu'on
pleure sur toi! On voit quelquefois, dans le marais le plus infect, des
portions de gaz fixé que le soleil dore des plus brillantes couleurs du
prisme. Voilà ton image.» Il appelait les Jacobins les _Jacoquins_ et
disait: «Nous ne serons malheureusement délivrés de cette vermine que
par la vapeur de la poudre à canon.»

Cazotte ignorait cette importante et funeste découverte. Sa fille et sa
femme, lorsqu'elles furent de retour à Pierry, tâchèrent de la lui
cacher; mais à leurs embrassements mêlés de larmes, à leurs transes
continuelles, surtout à leurs instances pour l'engager à fuir, à
s'expatrier, comme faisaient désespérément les derniers serviteurs de la
royauté, il devina une partie du danger qui le menaçait.

Mais lui, mû par cette obstination douce des vieillards, il résista à
toutes les prières, disant que s'il devait mourir, il voulait mourir en
France, à son poste comme un soldat, à son autel comme un prêtre.

Un jour cependant que son fils Scévole s'était joint à sa fille et à sa
femme pour le supplier de se rendre à leurs voeux, il parut un instant
ébranlé. Ses yeux se promenèrent avec attendrissement sur ces trois
fronts baignés de larmes; ses bras entourèrent ces trois têtes levées
vers lui; son coeur se prit à battre comme à l'heure des grandes
décisions. Il allait céder peut-être, lorsque, tout à coup, s'arrachant
à leurs embrassements, il ouvrit le livre des Machabées, et, comme saisi
d'une inspiration sainte, il lut d'une voix assurée et haute ce passage
où le vieil Eléazar repousse les propositions de ceux de ses amis qui
veulent le soustraire à la mort:--«Mais lui, considérant ce que
demandaient de lui un âge et une vieillesse si vénérables, et ces
cheveux blancs qui accompagnaient la grandeur de coeur qui lui était si
naturelle, et la vie innocente et sans tache qu'il avait menée depuis sa
jeunesse, il répondit: En mourant avec courage, je paraîtrai plus digne
de la vieillesse où je suis, et je laisserai aux jeunes gens un exemple
de courage et de patience, au lieu de chercher à conserver un petit
nombre de jours qui ne valent plus la peine d'être préservés.»--La
famille de Cazotte baissa la tête, car il lui semblait être en présence
du vieil Eléazar lui-même; et à partir de ce jour, il ne fut plus
question de fuite entre ces quatre croyants, qui tiraient leur règle de
conduite des exemples de l'Ecriture.

Mais la vie n'était pas heureuse à Pierry. Si petit que fût ce village,
si peu d'importance que lui accordassent les dictionnaires
géographiques, il renfermait néanmoins assez de mécontents et d'exaltés
pour fournir un contingent à la révolte populaire. Cazotte était
bienfaisant, mais il était riche ou du moins aisé; il était honnête
homme, mais il aimait le roi et il allait à la messe; ces torts
prévalurent aux yeux de ses administrés, on ne considéra ni son âge ni
les services qu'il avait rendus dans ce coin de terre, on ne considéra
que l'INTÉRÊT GÉNÉRAL, un des cinq ou six grands mots élastiques avec
lesquels se justifient toutes les ingratitudes et tous les forfaits.
Dénoncé à Paris, dénoncé à Pierry, Cazotte ne pouvait éviter son sort.
Il attendait le malheur, le malheur ne se fit pas attendre.

Un agent de la Commune, gros homme dont le nom est resté inconnu, fut
envoyé à Pierry. Il arriva le matin, suivi de quelques gendarmes et d'un
commissaire d'Epernay. Il trouva une maison calme, en fleurs; le
perroquet était sur son bâton; la négresse travaillait auprès d'une
fenêtre;--un petit chien bichon était couché auprès d'elle. L'agent
pénétra jusque dans le salon où étaient réunis Jacques Cazotte, sa
femme, son fils et sa fille.

--Reconnaissez-vous ces lettres? demanda-t-il au vieillard.

--Oui, monsieur, répondit celui-ci.

Et apercevant le commissaire d'Epernay, qui cherchait à dissimuler sa
présence derrière les gendarmes, il le salua d'un sourire.

--C'est bien; vous allez nous suivre, voici le mandat d'arrêt.

--Monsieur s'écria Elisabeth, c'était moi qui écrivais pour mon père!

--Eh bien! repartit l'agent étonné, je vous arrête avec lui.

C'était là tout ce que demandait la noble fille. La mère sollicita la
même faveur, elle lui fut refusée; l'agent de la Commune n'était pas
venu pour faire tant d'heureux!

On parcourut la maison, on saisit tous les papiers. La cour était
encombrée de gens du village qui venaient avec une curiosité bête chez
les uns, cruelle chez les autres, assister à l'arrestation de leur
maire.

Après que les scellés eurent été mis partout, Cazotte, qui avait réuni
Elisabeth, Scévole et sa femme dans une suprême et douloureuse étreinte,
ordonna à Jacques, son cocher, d'atteler tout de suite les chevaux à la
voiture. On partit de Pierry à midi environ, et l'on arriva le lendemain
à Paris par la barrière Saint-Martin. Conduits immédiatement à
l'Hôtel-de-Ville, où se tenaient les séances permanentes du comité de
surveillance, le père et la fille, après avoir subi un interrogatoire
préalable, furent envoyés à la prison de l'Abbaye-Saint-Germain, pour y
attendre que leur procès fût instruit.

Ce n'était pas seulement à Pierry, dans la Champagne, que s'exerçaient
ces arrestations; c'était sur tous les points de la France. Nous avons
voulu, par cette scène détachée du livre de la vie intime, montrer
comment cela se passait ordinairement. Le comité de surveillance s'était
hâté d'envelopper Paris et la province dans un vaste réseau de
proscription. C'est ainsi que Beaumarchais avait été arraché à ses
filles, l'abbé Sicard à ses élèves; c'est ainsi que des émissaires
nombreux parcouraient les campagnes et _recrutaient_ pour le compte du
nouveau Tribunal.



CHAPITRE IV.



I.

PREMIÈRE AUDIENCE.--PREMIÈRE CONDAMNATION A MORT.--PREMIÈRE EXÉCUTION.


L'affaire Collenot fut portée le 20 août au jury de jugement.
L'assemblée était nombreuse et impatiente. Osselin présidait; de ses
cheveux arrangés avec art, de son linge aristocratique, de toute sa
personne enfin s'exhalaient des parfums que les sans-culottes ne
sentaient pas d'un bon nez.

L'entrée de Collenot d'Angremont fut signalée par les murmures de
l'auditoire. On s'attendait à ce qu'il serait condamné, quoiqu'on ne sût
pas bien au juste quel était son crime; on voulait sa mort quoiqu'on
ignorât ce qu'il avait fait pour la mériter. Mais il fallait au peuple
une victime, n'importe laquelle,--et il aurait fait beau voir que
d'Angremont n'eût pas été coupable!

En résumé, voici ce dont on l'accusait: il avait obéi aux ordres et aux
instructions du ministre Terrier-Monciel, en levant une sorte d'escouade
de police, destinée à surveiller les réunions politiques et à prévenir
les mouvements révolutionnaires. Cette bande d'espions avait des marques
distinctives: tous portaient une cocarde à flocons de rubans pâles,
qu'ils avaient une manière convenue de placer sur leur chapeau ou à leur
bras; ils étaient armés d'un bâton de forme particulière, appelé entre
eux _constitution_.

L'imbécile rédacteur des _Révolutions de Paris_, Prudhomme, dans ce
style emphatique et atroce qu'on lui connaît, s'exprime de la manière
suivante sur d'Angremont et sur ses affidés: «Collenot, dit d'Angremont,
était petit-fils d'un geôlier de Dijon; il devint l'ami, le confident de
Médicis (Médicis, c'est le surnom que Prudhomme a inventé pour
Marie-Antoinette); son ministère consistait à enrôler des scélérats
exercés au métier de _brigands_, D'ASSASSINS, D'INCENDIAIRES. On en a
trouvé une liste énorme dans ses papiers; ce fait a été constaté par le
jury d'accusation: cette bande de sicaires était distribuée en brigades,
et disséminée dans tous les quartiers de la capitale. Le jour, leur
consigne était d'assister, soit aux séances de l'Assemblée nationale,
soit à celles des Jacobins, soit à ces séances populaires qui se
trouvaient au milieu des places publiques, et qu'on qualifiait du nom de
groupes. Ils y prêchaient le royalisme et l'_idolâtrie_, ils y
déclamaient contre les patriotes; et lorsque quelqu'un émettait
librement son opinion, l'ordre était de lui susciter une querelle,
d'appeler la force publique, de le faire conduire au corps-de-garde,
d'où il était transféré au bureau central des juges de paix: là, les
soldats de d'Angremont se faisaient reconnaître à certains signaux; le
juge-de-paix les relâchait et le patriote _était précipité dans les
cachots_...--La nuit, ces mêmes scélérats avaient la permission _de
voler et d'assassiner_ en détail; la plupart des vols et des meurtres
qui ont été commis pendant l'hiver ne proviennent que d'eux; et s'ils
n'ont pas été punis, c'est que les juges de paix étaient payés pour les
soustraire à la loi.»

Ces exagérations, bien qu'elles portent en elles-mêmes leur ridicule,
furent cependant produites au Tribunal;--mais de ces vols, de ces
meurtres, on ne fournit aucune preuve.

D'Angremont ne chercha pas d'ailleurs à atténuer ce que sa situation
avait de fâcheux et de contre-révolutionnaire. Il convint qu'il était un
excellent et fidèle royaliste, et qu'il avait de bons motifs de l'être,
ayant toujours reçu des bienfaits de la cour. Il avait été maître de
langues de Marie-Antoinette lorsqu'elle n'était que dauphine[6]. Plus
tard, il fut employé dans les bureaux de l'Hôtel-de-Ville par Joly,
ex-ministre de la justice, alors administrateur; et ce fut sur ces
entrefaites que Terrier-Monciel le chargea d'organiser l'escouade en
question.

  [6] Il avait aussi composé une _Grammaire française_, dont l'Assemblée
    constituante avait agréé l'hommage.

J'avoue que je cherche en vain là-dedans matière à culpabilité. Si
toutefois la reconnaissance et le dévouement sont des crimes, certes,
Collenot d'Angremont était criminel, bien criminel!

Les papiers trouvés chez lui prouvèrent qu'il se faisait rendre compte
tous les soirs, par ses agents, des événements de la journée, et qu'il
en rédigeait ensuite trois notes: une pour Louis XVI, une pour
Terrier-Monciel et la dernière pour M. de Lieutaud, lieutenant de la
garde du roi. Collenot d'Angremont était, sinon le chef, du moins
l'instituteur et le payeur de cette bande, divisée en dix brigades;--les
brigadiers recevaient 10 livres par jour; les sous-brigadiers, 5 livres;
chaque homme, 2 livres 10 sols.

Un grand nombre de témoins furent entendus: ils déposèrent de faits
insignifiants. En somme, c'était une affaire de police particulière, à
laquelle on donnait l'importance d'un complot.

La mauvaise foi de Prudhomme est insigne dans son exposé que nous avons
transcrit. Il attribue à la bande de d'Angremont «la plupart des vols et
des assassinats qui ont eu lieu pendant l'hiver.» Or, la bande de
d'Angremont n'existait pas pendant l'hiver, non, plus que pendant le
printemps; elle comptait à peine UNE SEMAINE D'EXISTENCE au 10 août.
Voici les termes précis de l'acte d'accusation: «Louis-David Collenot,
dit d'Angremont, ci-devant secrétaire de l'administration de la garde
nationale, à la maison commune, convaincu d'embauchage et d'avoir fait
une levée d'hommes soldés et formés par brigades, _depuis le premier
août jusqu'au huit_, sans ordre d'aucune autorité constituée; et d'avoir
eu l'intention de former un complot tendant à troubler l'Etat dans une
guerre civile, en armant les citoyens les uns contre les autres.»

Il est difficile, on en conviendra, de croire à une grande quantité de
vols et de meurtres de la part de ces brigades, surtout dans le court
espace _du premier au huit août_.

Mais le Tribunal avait son siége fait.

La liste des témoins étant épuisée, le défenseur officieux de Collenot
d'Angremont eut la parole. Ce défenseur (M. Julienne), dont le journal
de Gorsas lui-même constata les efforts et «les grands talents,» se
retrancha judicieusement dans l'incompétence du Tribunal pour juger le
délit de son client, lequel, ayant été arrêté le 8 août, ne devait pas
et ne pouvait pas, dit-il, être jugé par un jury désigné pour se
prononcer sur les attentats du 10. On ne l'écouta pas.

Après une séance de trente-deux heures, sans désemparer, le jury déclara
que Collenot d'Angremont était coupable de conspiration contre l'Etat.
Le commissaire appliqua la loi, et le Tribunal prononça la peine de
mort, conformément aux art. 2 et 3 de la sect. 2 du tit. 1er de la
seconde partie du Code pénal.

--Victime de la loi, dit Osselin, après le prononcé du jugement, que ne
peux-tu scruter les coeurs de tes juges, tu les trouverais pénétrés.
Marche à la mort avec courage; un sincère repentir est tout ce que la
nation réclame.

D'Angremont ne fit qu'un pas du tribunal à l'échafaud. Pendant le
trajet, le peuple le força d'ôter la redingote nationale dont il était
revêtu. L'exécution eut lieu le soir de l'arrêt, le 21 août à dix
heures, aux flambeaux sur la place du Carrousel, récemment baptisée
place de la Réunion. Ce spectacle fut sinistre et menaçant. La foule
était immense, mais muette. C'était la première fois qu'elle voyait
appliquer la guillotine aux châtiments politiques; à partir de cette
nuit-là, le couperet allait avoir une opinion. Le règne du bourreau
était inauguré.

Afin de ne pas égarer notre reconnaissance, empressons-nous de dire que
c'est à Manuel que nous devons une partie de ces dispositions
sanguinaires. Après avoir installé le Tribunal criminel, il s'était
empressé, le jour même, d'aller installer la guillotine en face des
Tuileries.

Pendant trois jours, le peuple avait pu voir l'effrayante machine,
debout, et attendant une victime. Lorsque la tête du pauvre Collenot
d'Angremont fut tombée, le bourreau,--Charles-Henri Sanson, un homme de
cinquante ans, grand, avec une physionomie souriante,--fit mine de
vouloir démolir et remporter son échafaud. Mais ce n'était pas le compte
de la Commune de Paris. Manuel, qui avait assisté à l'exécution,
congédia le bourreau d'un signe; la guillotine fut déclarée _en
permanence_, comme l'Assemblée nationale.

Manuel trouvait sans doute qu'elle remplaçait avec avantage,--en tant
que monument,--les statues dont il avait, quelques jours auparavant,
ordonné la destruction.

Cet acte avait, par malheur, une autre signification, plus atroce, plus
calculée. La guillotine en permanence, cela voulait dire aux membres du
Tribunal:--On compte sur vous!

  Ce Collenot est sans doute le même dont il est parlé dans le tome
  XXIII des _Mémoires secrets_: «27 juin 1783. Tout devient ressource et
  moyen de fortune entre les mains d'un intrigant. C'est ainsi qu'un
  aventurier, nommé Collenot, fils d'un bourreau, après avoir été
  recruteur, s'est transformé en homme de lettres, en instituteur de la
  jeunesse, et, profitant de l'engouement général pour les _Musées_, a
  tenté d'en établir un; puis, ne pouvant réussir, a voulu s'associer à
  celui de Paris, dans l'espoir de s'y pousser au premier rang par ses
  cabales, et de faire plus facilement des dupes. Il a d'abord été
  soutenu dans ce projet par l'abbé Cordier de Saint-Firmin; mais cet
  honnête agent ayant reconnu l'indignité du candidat, bien loin de
  travailler à son admission, s'est efforcé de lui ôter toute envie de
  réussir en le démasquant aux yeux de ses confrères. Le sieur Collenot,
  furieux, a soutenu que c'était une diffamation, et a traduit en
  justice et au criminel l'abbé Cordier de Saint-Firmin, etc., etc.»
  (Voir pages 31, 32, 33.)



II.

ARNAUD DE LAPORTE.--UNE FEMME ASSOMMÉE.


Il y avait un brave homme dans le royaume, un homme que les pauvres
bénissaient et que les Jacobins eux-mêmes étaient forcés d'estimer; sa
vie privée offrait l'exemple de toutes les vertus; sa vie publique était
à l'abri de tout reproche; il était probe, franc, serviable, digne.
C'était M. de Laporte. Il n'avait qu'un tort,--tort irrémissible aux
yeux du Tribunal,--il était intendant de la Liste-civile. On trouva que
cela était assez pour l'envoyer à la mort.

Le 22, entre neuf et dix heures du matin, il fut amené devant les juges.
Interrogé par le président, il déclara se nommer Arnaud de Laporte et
demeurer au pavillon de l'Infante, dans le château des Tuileries.

Il entendit ensuite la lecture de l'acte d'accusation, par lequel il
était convaincu «d'avoir abusé des sommes immenses qui lui étaient
confiées en les employant pour fomenter un germe de guerre civile, et
amener par là le retour du despotisme.»

Ces _sommes immenses_ se résumèrent, dans l'instruction, à quelques
centaines de francs pour frais d'affiches; à la subvention des _Folies
du mois_, journal à deux liards, qui paraissait depuis six mois
seulement, et à l'impression de quelques pamphlets royalistes. Pas
davantage.

M. de Laporte embarrassa beaucoup le Tribunal par la netteté et la
justesse de ses réponses. Son procès dura près de quarante heures.
N'était l'échafaud qu'on n'osait faire chômer, on l'eût renvoyé
certainement des fins de l'accusation. Il s'attacha surtout à détruire
la force des preuves contenues dans différentes lettres surprises chez
lui, en faisant observer qu'elles étaient adressées à son secrétaire, et
qu'il ne pouvait pas répondre des faits particuliers. «Cependant, les
mémoires d'impressions de différents libelles et la reconnaissance de
l'imprimeur Valade, pour les sommes qui lui ont été délivrées, ne
laissant aucun doute sur l'existence des CRIMES dont M. Laporte est
accusé, le jury de jugement déclare qu'il croit à l'existence d'une
conjuration.»

Son défenseur officieux, M. Julienne, tenta vainement d'intéresser
l'auditoire en faveur d'une existence toute de vertus et de bienfaits.
L'auditoire resta inflexible, comme il l'était resté pour Collenot
d'Angremont.

M. de Laporte parut très-ému en entendant prononcer l'arrêt qui le
condamnait à avoir la tête tranchée. Il avait espéré jusque là dans
l'équité de ces hommes. Lorsqu'il fut revenu un peu à lui, il se tourna
vers le peuple, et prononça, d'un accent pénétré, les paroles suivantes:

--Citoyens, puisse ma mort ramener le calme dans ma patrie et mettre un
terme aux dissensions intestines! Puisse l'arrêt qui m'ôte la vie être
le dernier jugement de ce tribunal!

Un murmure unanime et désapprobateur couvrit cette dernière phrase.

--Monsieur Laporte, dit Osselin, le tribunal pardonne à votre situation;
il respecte le malheur; mais il croit devoir vous observer que votre
jugement est prononcé par des hommes justes, qui auraient voulu vous
absoudre.

Des hommes justes, Pepin-Dégrouhette, d'Aubigni et Coffinhal!...

De l'aveu de tous les journaux, M. de Laporte montra ensuite beaucoup de
fermeté jusqu'au moment de son supplice, qui eut lieu le 24, dans la
soirée. Il eut la douleur de voir _assommer_ une femme qui, comblée de
ses bienfaits, suivait la charrette en s'écriant:--Voilà le plus honnête
homme du monde! Il ne put contenir ses larmes. Ameuté contre lui, le
peuple criait, en le menaçant:--Toutes tes créatures périront de même!

Arrivé au pied de la guillotine, où il avait été accompagné par le curé
de Saint-Eustache, il recueillit ses forces et monta, sans être soutenu,
le fatal escalier. Ses derniers regards se dirigèrent vers les
Tuileries.

La nouvelle de cette mort affecta vivement Louis XVI et la Reine, qui
s'étaient habitués à considérer Laporte plutôt comme un ami que comme un
serviteur. Condorcet eut, dans son journal, quelques paroles de pitié
pour cette tête vénérable, et il essaya à cette occasion de tourner les
esprits vers la clémence.--Stériles efforts!



III.

TROISIÈME EXÉCUTION.--LE JOURNALISTE DE ROZOY.


De Rozoy est le premier homme de lettres que l'on ait condamné à mort
pour ses écrits. Il ouvre la marche des nombreux journalistes bâillonnés
par un gouvernement soi-disant libre et qui voulait toutes les
libertés,--excepté cependant la liberté de la presse, la liberté de la
parole, la liberté de l'opinion et quelques autres libertés.

De Rozoy, tour à tour rédacteur de l'_Ami du Roi_ et de la _Gazette de
Paris_, avait mérité le surnom de _Stentor de la royauté_. La véhémence
de son style, l'éclat ardent de sa conviction, la témérité de sa
polémique, avaient fait de lui le premier champion de la cour. Les
Jacobins le haïssaient et le redoutaient d'autant plus qu'il leur avait
dérobé leurs propres armes afin de mieux les combattre, c'est-à-dire
leurs formes acerbes, leurs propos violents et leur tactique de
déconsidération personnelle. Il attaquait corps à corps ses adversaires,
et, après une lutte sanglante, il ne leur laissait pas même un haillon
d'honneur ou de probité pour se couvrir. C'était un maître journaliste,
d'ailleurs, qui regardait la dignité comme frivole en ce temps de guerre
civile, et qui ne voulait pas laisser aux feuilles des sans-culottes le
privilége de l'impertinence. Il jugeait que l'heure des civilités de
Fontenoy était passée, et que, dans l'étroit défilé où s'était placée la
monarchie, le meilleur parti pour elle était de chercher à se frayer un
passage, l'épée à la main!

Aussi la _Gazette de Paris_, surtout vers les derniers temps, était-elle
devenue d'une lecture très-irritante pour les _patriotes_, qui ne se
faisaient pas faute d'imputer au roi lui-même les paroles souvent
imprudentes--il faut en convenir--de De Rozoy. La verte façon avec
laquelle il traitait le peuple occasionnait des soubresauts au parti
révolutionnaire. «Oh! la vile race, s'écriait-il en parlant de la
population parisienne, que celle dont on peut tout faire en la
nourrissant de papier, en l'amusant avec une cocarde, en lui donnant des
fêtes où l'on crie: _Vivent les brigands!_»

De Rozoy ne traitait guère mieux l'Assemblée; on en jugera par cette
fable d'un très-bel et d'un très-fier accent, où il parle des _scélérats
du Manége_:


L'AIGLE ET LES CHARBONS DE FEU.

        Un aigle, un jour, du haut des cieux,
    Aperçoit sur l'autel du plus puissant des dieux
        Maintes victimes Immolées;
    Il s'élance, et de chairs déjà demi-brûlées,
      Pour régaler ses petits jouvenceaux,
    L'imprudent en son nid emporte des morceaux.
      Mais, par hasard, une braise enflammée
    Tient à l'un des débris, et son feu dévorant
      Brûle le nid et la race emplumée:
    Aigle et petits, tout meurt, et tous en expirant
    Maudissent, mais trop tard, le larcin sacrilége.

      Tremblez, tremblez, scélérats du Manége!
        Des biens dérobés au clergé
    Je vois sortir un feu qui ne pourra s'éteindre;
      Monstres, le ciel enfin sera vengé:
        Sa foudre est prête à vous atteindre!

Les premiers Paris de De Rozoy portent fréquemment ce titre: _Honneur
français_; il y règne un souffle chevaleresque très-élevé. On sent que
le publiciste tient haut la tête et qu'il est dévoué à sa cause corps et
âme. Il est franc jusqu'aux extrêmes limites. Il appelle ouvertement
l'étranger au secours de Louis XVI,--comme dans son numéro du 6 juin, où
il adresse à ses abonnés l'avis suivant: «Un nouvel ordre de choses va
bientôt commencer: des souverains quittent leur capitale pour venir
délivrer le monarque, réduit à se voir prisonnier dans la sienne. Vers
la fin de ce mois, les nouvelles vont donc être du plus grand intérêt.
Je suis autorisé à annoncer que, dès que l'armée des princes sera entrée
en campagne, je recevrai très-exactement le bulletin de toutes ses
opérations; quand elles seront d'un intérêt pressant, ce bulletin _sera
écrit sur culasse d'un canon_, plutôt que de faire languir mon
impatience, qui n'est que celle de mes lecteurs réfléchie sur moi.»

La _Gazette de Paris_, en effet, _réfléchissait_ fidèlement les
espérances et les inquiétudes du parti royaliste. C'est pourquoi le
numéro du 9 août,--qui fut le dernier,--renfermait l'expression la plus
complète du désespoir et du découragement.

Voici comment s'exprimait De Rozoy:

«Au moment où j'écris, toutes les hordes, soit celles qui délibèrent,
soit celles qui égorgent, écrivent, discutent, calomnient, aiguisent des
poignards, distribuent des cartouches, donnent des consignes, se
heurtent, se croisent, augmentent le tarif des délations, des crimes,
des libelles et des poisons. J'entends quelques êtres, tourmentés par
cette petite curiosité qui s'alimente par des récits, me demander des
_nouvelles_. Hommes trop futiles, ne sentez-vous pas que les dangers du
roi doivent vous faire oublier toute autre chose!

»Au moment où j'écris, le jacobite et fanatique Condorcet fait le
rapport sur la question de la déchéance. Si les factieux osent prononcer
la déchéance, ils oseront juger le roi, et s'ils le jugent, il est
mort!--Mort!--Hélas! qui me répond de mon roi?... Lâches et insouciants
Parisiens, c'était pour vous que le vainqueur de Coutras et d'Ivry
disait: Si nous gagnons, vous serez des nôtres.»

Les dernières lignes du dernier numéro de la _Gazette de Paris_ étaient
celles-ci: «Quels forfaits nouveaux le jour qui va suivre doit-il
éclairer?»

Ces forfaits, nous les connaissons; ce sont ces _mélancoliques
événements_ dont parle Barère.

Aussitôt le triomphe du peuple assuré, une bande de garnements, conduits
par Gorsas et quelques autres journalistes démagogues, se rua vers les
bureaux de la _Gazette de Paris_. On brisa les presses, on saccagea la
maison. On eût tué le journaliste comme on venait de tuer le journal;
mais de Rozoy s'était réfugié à Auteuil. Gorsas et ses autres confrères,
mus par un esprit de concurrence bien plutôt que par un sentiment de
patriotisme, durent se contenter d'écraser la plume, n'ayant pu broyer
le bras.

Mais de Rozoy ne devait pas leur échapper longtemps. Il fut arrêté peu
de jours après à Auteuil, dans la maison de campagne où il s'était
réfugié, et on l'envoya grossir le nombre des prisonniers de
l'Abbaye-Saint-Germain.--Jourgniac de Saint-Méard, dans son _Agonie de
trente-huit heures_, a donné quelques détails sur l'arrivée et le séjour
de De Rozoy dans cette prison:

«Le 23 août, dit-il, vers cinq heures du soir, on nous donna pour
compagnon d'infortune M. de Rozoy, rédacteur de la _Gazette de Paris_.
Aussitôt qu'il m'entendit nommer, il me dit, après les compliments
d'usage:--Ah! monsieur, que je suis heureux de vous trouver!... je vous
connais de réputation depuis longtemps... Permettez à un malheureux,
dont la dernière heure s'avance, d'épancher son coeur dans le vôtre.--Je
l'embrassai. Il me fit ensuite lire une lettre qu'il venait de recevoir
et par laquelle une de ses amies lui mandait: «Mon ami, préparez-vous à
la mort; vous êtes condamné à l'avance... Je m'arrache l'âme, mais vous
savez ce que je vous ai promis. Adieu.»

«Pendant la lecture de cette lettre, continue Saint-Méard, je vis couler
des larmes de ses yeux; il la baisa plusieurs fois et je lui entendis
dire à demi-voix:--Hélas! elle en souffrira bien plus que moi!--Il se
coucha ensuite sur son lit; et, dégoûtés de parler des moyens qu'on
avait employés pour nous accuser et pour nous arrêter, nous nous
endormîmes. Dès la pointe du jour, de Rozoy composa un mémoire pour sa
justification, qui, quoiqu'écrit avec énergie et fort de choses, ne
produisit cependant aucun effet favorable.»

La _Chronique de Paris_ insinue que lorsqu'on vint le chercher pour le
conduire au tribunal, de Rozoy manifesta une frayeur qu'il ne put céler,
et, que pour ne pas être entendu des gendarmes, il fit en latin cette
question aux prisonniers qu'il quittait:--_Credis ne de morte agere?_
(Croyez-vous que cette affaire pourra me mener à la mort?) «La réponse
ambiguë qu'il reçut, ajoute la _Chronique_, lui fit percer le nuage de
l'avenir. Laporte était mort avec fermeté; il voulut, sinon l'imiter, au
moins _singer ses derniers moments_.»

Les principaux chefs d'accusation portés contre lui étaient--qu'il avait
tenu un registre sur lequel les personnes qui désiraient, comme lui, le
rétablissement de l'ancien régime pouvaient se faire inscrire à toute
heure;--qu'il avait provoqué une convocation armée tendant à immoler les
patriotes,--et qu'il avait publié la _Gazette de Paris_, journal connu
par ses opinions _liberticides_.

Selon Gorsas, les débats furent longs, embarrassés et fastidieux: «Ne
pouvant éluder la loi qui lui avait été lue, de Rozoy chercha à y
échapper par ses réponses métaphysiques qui firent faire d'étranges
voyages au président, qui, par complaisance, paraissait disposé à le
suivre d'un pôle à l'autre, si l'un des juges ne l'eût circonscrit dans
une sphère plus étroite, et ne l'eût ramené au point des questions en
l'interpelant de répondre catégoriquement et sans détours par
l'affirmative ou la négative.»

On fit ensuite lecture à de Rozoy de plusieurs lettres à lui adressées
et prouvant suffisamment ses relations avec les émigrés et les
contre-révolutionnaires; une entr'autres, signée par quelques habitants
de Rennes, le félicitait de son rare courage à défendre la bonne cause:
«--Continuez, y était-il dit, à tenir une liste exacte des factieux qui
bouleversent l'empire; il n'est pas loin ce jour où le soleil de la
justice doit luire sur la France; tenez aussi registre des opprimés qui
marchent toujours, guidés par le panache du bon Henri.»

Interpelé par le président de s'expliquer sur l'existence de ces
registres:--Je ne suis point responsable, répondit de Rozoy, des
diverses présomptions dont se sont investis à mon égard tels ou tels
individus. Etant sur le point de perdre la vie, je n'ai rien à
dissimuler; et, si j'avais eu jamais une liste de proscription, je le
déclarerais avec franchise, ne voulant pas emporter en mourant la haine
de mes concitoyens.

Convaincu toutefois qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui, il
interrompit la lecture des pièces et demanda à prononcer un discours
qu'il avait tracé sur le papier. Sa voix était calme et haute. Il
s'adressa tout-à-tour au peuple, au tribunal et aux jurés. Après avoir
combattu les principaux chefs d'accusation, il termina ainsi:

--Les uns veulent une monarchie, les autres la constitution anglaise,
d'autres la république. Il ne me convient pas, en ce moment que je
n'appartiens plus à la terre, de juger les opinions des différents
partis. Il me suffira de dire que, connaissant les dangers qui
pourraient résulter d'une autre forme de gouvernement, j'ai pris
l'olivier à la main afin de prévenir autant que possible l'effusion du
sang français... On m'accuse d'avoir provoqué une convocation armée pour
venir interposer son autorité conciliatrice. C'est vrai. Mais je l'ai
fait dans l'intention d'arrêter le cours de l'anarchie et d'étouffer les
haines.

Après une courte et insultante réplique de l'accusateur, le défenseur de
De Rozoy fut entendu.

Par une coïncidence singulière, ce défenseur s'appelait Leroi.

Il parla avec beaucoup d'éloquence; mais à quoi sert l'éloquence contre
la conviction? Le moment terrible approcha. Le jury était aux
opinions... De Rozoy, malgré les divers sentiments qui l'agitaient,
conserva tout son sang-froid. Il entendit sans émotion l'arrêt qui le
condamnait à la peine de mort. Après avoir prononcé cet arrêt, le
président lui témoigna ses regrets qu'il n'eût pas employé ses talents
pour la cause de la liberté. Le commissaire national lui tint un langage
à peu près semblable. De Rozoy ne répondit rien. Seulement, en se
retirant, il salua le Tribunal.

Lorsque le greffier se rendit à la Conciergerie pour lui lire sa
sentence, il l'écouta tranquillement. Ensuite, il écrivit deux lettres,
l'une au Tribunal où il s'offrait pour l'expérience de la transfusion du
sang, et demandait qu'on fît passer le sien dans les veines d'un
vieillard. «De cette façon, disait-il, mon trépas pourra être utile au
genre humain.» On comprend que cette proposition fut repoussée par les
juges. L'autre lettre, adressée à madame ***, celle qui l'avait averti
de la condamnation probable, se terminait par ces mots: «--Il eût été
beau, pour un royaliste comme moi, de mourir hier, le jour de la
Saint-Louis[7]!»

  [7] Cette dame ne survécut pas au trépas de De Rozoy; elle mourut de
    douleur quelques jours après.

Il fut conduit au supplice le 26 vers neuf heures du soir. Un journal a
prétendu qu'il était à demi-mort lorsqu'il reçut l'accolade de l'acier.
C'est une erreur. La vérité est qu'en sortant de prison, il trébucha et
se donna un coup si violent à la tête qu'il tomba en faiblesse. On fut
obligé de le monter dans la charrette. Mais, pendant le trajet, il
reprit ses sens, et, étant arrivé au pied de l'échafaud, il s'y élança
avec la plus grande rapidité.

Les gazettes, contre lesquelles il s'était déchaîné pendant sa vie, se
déchaînèrent contre lui après sa mort. Mille outrages furent vomis sur
son tombeau. On fouilla son passé, sa jeunesse, même son enfance; on
l'accusa d'avoir volé une montre, de s'être fait le proxénète de quelque
hauts ecclésiastiques, et d'avoir emprunté jusqu'à son nom et son titre.
On railla même sa mort et on essaya sans pudeur de diminuer son
courage:--«_Courage factice, sans doute_, dit le _Moniteur_;»--«_fermeté
feinte_,» ajoute Gorsas. Tout ce qu'il y avait de rage et de basse
rancune contenues dans l'âme des journalistes s'exhala au pied de cet
échafaud, pour se mêler aux malédictions stupides d'un peuple égaré.

Déjà trois victimes, mortes au nom de la liberté!

Ah! qu'il avait bien raison, de Rozoy, de s'écrier quelques jours avant
sa mise en accusation: «Quoi! vous annoncez une liberté qui doit faire
le bonheur du monde, et, pour forcer d'y croire, vous êtes réduits à
forger des chaînes, à multiplier des cachots pour ceux à qui la
conscience, ce premier bienfait de la divinité, dit malgré vous que
cette liberté n'est qu'une illusion et peut-être qu'un poison funeste!
Vous m'annoncez _avant tout_ la liberté; et ce que je vois déjà, moi,
_avant tout_, ce sont des milliers de victimes entassées dans des
prisons, au nom de ce que vous nommez liberté. Ah! tigres, n'espérez pas
me séduire! Vous avez changé ma patrie, mais vous ne changerez pas mon
coeur; il est comme la nature: elle saura survivre aux ruines dont vous
l'avez couverte, comme survivront dans mon coeur tant d'objets ou sacrés
ou chéris, dont votre orgueil ou votre lâcheté ne pouvait pardonner,
soit au génie, soit à la bienfaisance, l'ensemble aussi durable que
glorieux!»

De Rozoy était petit et marqué de la petite vérole.



IV.

PREMIER ACQUITTEMENT.


Un juge avait manqué au procès de De Rozoy. Vilain d'Aubigni, qu'une
dénonciation récente venait de signaler comme un des dilapidateurs du
Garde-Meuble, s'était dérobé par la fuite à la clameur publique. Il fut
remplacé par le nommé Jaillant.

Après avoir fait tomber trois têtes, le Tribunal crut avoir acquis le
droit de déployer un peu d'humanité. Le premier coquin qui lui fut
amené, il l'acquitta.

Ce coquin était le sieur d'Ossonville, qui cumulait les fonctions de
limonadier avec celles d'officier de paix de la section de
Bonne-Nouvelle. Accusé de complicité avec Collenot d'Angremont, sur les
listes duquel son nom se trouvait inscrit en première ligne, et prévenu
d'enrôlements contre-révolutionnaires, il comparut le 26. Sa défense fut
marquée au sceau de la bassesse et de la duplicité. Il convint
qu'effectivement il avait eu communication verbale du plan de
d'Angremont, et qu'il l'avait cru d'abord utile au bien public, parce
qu'il pensait que ce plan émanait du maire et de la municipalité; mais
que, détrompé plus tard, il avait feint, en sa qualité d'officier de
paix, d'être tout entier à d'Angremont pour mieux pénétrer ses projets.

--Mon intention, dit-il, n'était point de le servir réellement, mais
bien d'obtenir sa confiance par des services apparents, _afin de me
rendre son dénonciateur_.

En présence d'un pareil drôle, les juges se trouvèrent à leur aise; ils
commençaient à se lasser de ne voir, depuis quelques jours, que des
hommes ouverts, distingués et justes. Ils se montrèrent remplis de
prévenance pour cet espion de bas étage, ils l'écoutèrent avec bonté,
l'approuvèrent en de certains moments, et l'excusèrent dans d'autres.
Evidemment il y avait eu méprise dans son arrestation; sa place n'était
pas parmi ceux dont on voulait se débarrasser,--l'erreur était
grossière, palpable!

On l'acquitta avec empressement.

Ce fut, à cette occasion, une fête dans l'auditoire et sur les bancs des
jurés. Le peuple se livra à d'enthousiastes démonstrations, et si ce
n'eût été l'heure avancée,--il était trois heures du matin,--on aurait
certainement promené d'Ossonville en triomphe dans les rues de Paris.

La République utilisa plus tard les petits talents de cet honnête
citoyen; il devint agent _secret_ du comité de sûreté générale, et se
fit remarquer par d'importantes captures; il arrêta un peu tout le
monde, ses protecteurs comme ses ennemis: il mit la main sur le collet
d'Henriot, de Villate, de Babeuf, d'Amar, etc., jusqu'au jour où il fut
lui-même arrêté et incarcéré dans la prison qui lui convenait le
mieux--à la Bourbe.

D'Ossonville s'est toujours montré fier du lustre éclatant répandu sur
son _innocence_ par le Tribunal criminel. Dans un mémoire justificatif,
adressé à _ses concitoyens_ et publié dans l'an IV, il évoque avec
orgueil ce souvenir: «Comme officier de paix au 10 août, écrit-il, j'ai
été traduit devant le tribunal institué à cette époque pour juger les
faits relatifs à cette journée; j'ai été acquitté _aux acclamations du
peuple_, et certes ce TRIBUNAL EN VALANT BIEN UN AUTRE![8]»

  [8] _D'Ossonville à ses concitoyens, en réponse aux mille et une
    calomnies débitées et imprimées contre lui._ Imprimerie de Laurent
    aîné, rue d'Argenteuil, 211.

On nous permettra de ne pas être entièrement de l'avis de M. l'agent
secret.

Du reste, d'Ossonville n'avait guère de motifs de se vanter de son
acquittement. Le premier enthousiasme évaporé, il y eut une sorte de
réaction contre lui, ce qui ne surprendra personne. Il avait semé la
délation, il ne récolta que le mépris. Deux mois après son procès,
quelques honnêtes gens--il y en avait encore--demandèrent son renvoi de
la section Bonne-Nouvelle, alléguant qu'il _affectait de se montrer dans
son café pour braver les patriotes_. Après une longue et mûre discussion
en assemblée générale, on arrêta à l'unanimité que d'Ossonville et sa
famille seraient tenus sous huit jours de sortir de la section, «afin
d'éviter les malheurs qui pourraient résulter de son odieuse conduite.»
Tels sont les termes du procès-verbal.

Sénart, autre agent secret du Comité de sûreté générale, a consacré dans
ses _Mémoires_ posthumes un long panégyrique à Jean-Baptiste
d'Ossonville. Ce petit service de confrère à confrère paraîtra tout
naturel lorsqu'on saura que d'Ossonville avait été investi, par
testament, de la propriété des _Mémoires_ de Sénart. Il les vendit, en
1823, à M. Alexis Dumesnil, qui les publia l'année suivante.



V.

ÉPISODE.--POMPE FUNÈBRE EN L'HONNEUR DES CITOYENS MORTS LE 10 AOUT.


Nous avons dit que le procès de d'Ossonville s'était terminé vers les
trois heures du matin. On était alors au dimanche 27, jour fixé pour la
pompe funèbre ordonnée en l'honneur des citoyens tués au château des
Tuileries. Le Tribunal criminel avait été convoqué pour cette solennité,
où il devait occuper la première place; en conséquence, il suspendit ses
travaux et se rendit à la Maison commune, d'où le cortége se mit en
route.

Une gravure des _Révolutions de Paris_ (nº 164) a conservé la
physionomie de cette fête nationale, qui ne produisit pas l'impression
de terreur qu'on en attendait. Le sarcophage des victimes était traîné
lentement par des boeufs, à la manière antique, et suivi d'un groupe de
fédérés, tenant leurs sabres nus, entrelacés de branches de chêne.
Venait ensuite la statue de la loi, armée d'un glaive;--puis le Tribunal
du 17 août, en tête de tous les tribunaux, dont la bannière portait
cette inscription: _Si les tyrans ont des assassins, le peuple a des
lois vengeresses._

Une pyramide revêtue de serge noire couvrait le grand bassin des
Tuileries; des parfums brûlaient sur des trépieds. Une tribune aux
harangues était placée entre l'amphithéâtre, occupé par les députés et
les magistrats, et l'orchestre, rempli d'un grand nombre de musiciens
sous le commandement de Gossec. Après une marche funèbre, composition
belle et savante, Chénier monta à cette tribune et y prononça un
discours très-applaudi, dont le peuple lui-même vota immédiatement
l'impression.

Néanmoins, les journaux ne furent pas contents de cette fête; ils ne
furent pas contents surtout de l'attitude du peuple: «Cette cérémonie
lugubre, et dont le sujet devait tour à tour inspirer le recueillement
de la tristesse et une sainte indignation contre les auteurs du massacre
dont on célébrait la commémoration, ne produisit pas généralement cet
effet sur la foule des spectateurs. Dans le cortége, le crêpe était à
tous les bras, mais le deuil n'était point sur tous les visages. Un air
de dissipation, et même une joie bruyante, contrastaient d'une manière
beaucoup trop marquée avec les symboles de la douleur et en détruisaient
l'illusion.»

Pour compléter les documents relatifs à cette Pompe funèbre, nous devons
citer une pièce très-singulière, extraite des registres de la section
Poissonnière. Le curé de Saint-Laurent avait écrit à la section, en
l'invitant à un service qui devait être célébré pour le repos des âmes
des malheureux morts à la journée du 10 août. Voici la réponse que la
section fit au curé, par l'organe de son président:

«Il a été fait lecture d'une lettre de M. le curé de Saint-Laurent, qui
invite l'assemblée à assister à un service pour nos frères morts le 10
août dernier. L'assemblée, persuadée qu'il est temps enfin de parler le
langage de la raison, a arrêté qu'il lui serait fait la réponse
suivante:

«Les martyrs de la liberté, nos braves frères morts pour la patrie le 10
août, n'ont pas besoin, monsieur, d'être excusés ni recommandés auprès
d'un Dieu juste, bon et clément. Le sang qu'ils ont versé pour la patrie
efface toutes leurs fautes et leur donne _des droits_ aux bienfaits de
la Divinité.

»Quoi! nous! nous irions prier Dieu de ne point condamner nos frères au
supplice du feu? Ce serait l'outrager, le calomnier; ce serait lui dire
qu'il est le plus féroce, le plus absurde, le plus ridicule de tous les
êtres.

»Dieu est juste, monsieur; par conséquent, nos frères jouissent d'un
bonheur parfait, que rien ne pourra troubler. Les mauvais citoyens
peuvent seuls en douter.

»Montrez-nous sur vos autels les glorieuses victimes de la liberté,
couronnées de fleurs, occupant la place de saint Crépin et de saint
Cucufin. Substituez les chants de la liberté aux _absurdes_ cantiques
attribués à ce féroce David, à ce monstre couronné, le Néron des
Hébreux, alors nous nous réunirons à vous, et nous célébrerons ensemble
le Dieu qui grava dans le coeur de l'homme l'instinct et l'amour de la
liberté.

»DEV..., _président_.

»TAB..., _secrétaire_.»

L'abandon du culte suit toujours la dépravation du peuple. Ce que la
liberté a de plus pressé à faire, c'est de détruire la religion et de
mettre l'homme en demeure de n'obéir qu'à sa seule raison,--la raison
humaine! Cette lettre, écrite à côté d'un exemplaire du _Dictionnaire
philosophique_, n'est que le prélude des profanations de Notre-Dame et
de Saint-Etienne-du-Mont, des danses à l'église Saint-Eustache et des
dîners dans le choeur de St-Gervais.



VI.

ENCORE VILAIN D'AUBIGNI.--PROCÈS DE M. DE MONTMORIN.--MURMURES DU
PEUPLE.


Rentrés au Palais-de-Justice, les membres du Tribunal apprirent que
Vilain d'Aubigni, ayant eu l'impudence de se montrer à Paris, en plein
jour, avait été arrêté et conduit immédiatement à la Force. Nous
reverrons plusieurs fois ce misérable, et toujours il se présentera à
nous chargé du poids de quelque nouvelle inculpation de vol.

L'instruction du procès de M. de Montmorin, parent du ministre de ce
nom, commença le 28 et se termina le 31. M. de Montmorin, comme les
autres, était accusé d'avoir coopéré à la conjuration du 10 août; on
avait trouvé dans ses papiers un plan écrit entièrement de sa main. Il
parut devant la première section du Tribunal, présidée par Osselin, et
détourna avec une habileté extrême la plupart des charges qui pesaient
sur lui. C'était un homme de cour et un homme d'esprit. Il avait aussi
beaucoup de fortune, ce qui, d'après les bruits qui coururent, ne fut
pas tout-à-fait indifférent à quelques juges.

Il importe, en effet, que l'on sache que la corruption ne resta pas
étrangère à ce procès, afin d'expliquer l'étrange indulgence dont se
sentit soudainement atteint le Tribunal pour un _ci-devant_ aussi
prononcé que M. de Montmorin. On a parlé de dix mille livres en or
comptées à Pepin-Dégrouhette. Le commissaire national Bottot,--ceci est
plus évident,--fut arrêté quelques jours après «sous la prévention
d'avoir influencé et provoqué le jugement qui a acquitté le sieur
Montmorin.»

Les termes de ce jugement sont dérisoires et trahissent l'embarras des
fripons qui le rédigèrent: «Louis-Victoire-Hippolyte-Luce de Montmorin,
natif de Fontainebleau, âgé d'environ trente ans, prévenu d'avoir écrit
un projet de contre-révolution dont l'effet a éclaté le 10 août,
convaincu d'en être l'auteur, _mais de ne pas l'avoir fait méchamment et
à dessein de nuire_, est acquitté de l'accusation portée contre lui,
avec ordre d'être mis sur-le-champ en liberté, et son écrou rayé de tous
les registres où il se trouverait.»

Pouvait-on montrer plus d'effronterie et de sottise! Convaincu d'avoir
conspiré, _mais de ne pas l'avoir fait méchamment et à dessein de
nuire_!...

Cet arrêt fut rendu dans la nuit du 31 août.

Le peuple, qui n'avait pas reçu d'argent, lui, ne comprit pas la
conduite du Tribunal, et fit entendre de violents murmures.

--Vous l'acquittez aujourd'hui, s'écria un citoyen, et dans quinze jours
il nous fera égorger!

--Oui! oui!

--A mort le Montmorin! à mort!

L'indignation était à son comble, et il en fût résulté de funestes
effets, si Osselin, prenant la parole, n'eût fait valoir l'empire des
lois. Il rétablit à peu près le calme en déclarant qu'il se chargeait de
conduire lui-même M. de Montmorin dans les prisons de la Conciergerie et
de le faire écrouer de nouveau, _au nom du peuple_, en attendant qu'on
vérifiât son procès.

A cette condition seulement, le peuple consentait à se retirer.

Mais le coup était frappé, et, à partir de ce jour, le tribunal du 17
août ne fit plus que déchoir dans l'opinion publique.

Un motif qui avait contribué puissamment à l'irritation du peuple, c'est
qu'au moment où l'on déchargeait M. de Montmorin de toute inculpation,
le bruit se répandait dans l'auditoire de l'évasion du prince de Poix,
évasion favorisée, disait-on, moyennant une forte somme, par les soins
de Marat et de Sergent.

Pareillement, à la même heure, Manuel recevait de Beaumarchais une
rançon de trente mille livres, et celui-ci sortait de l'Abbaye, où il
avait été enfermé depuis quelques jours.

Ainsi, de tous côtés, l'or domptait les républicains, relâchait leurs
principes, suspendait leurs haines. Quelques millions de plus, et l'on
aurait eu raison de la Terreur! Mais la France n'était pas assez riche
pour se racheter du fer des assassins.



VII.

LE CHARRETIER DE VAUGIRARD.


Ce même Manuel, ouvrant une croisée de l'Hôtel-de-Ville, aperçut sur
l'échafaud dressé place de Grève un malheureux qui subissait la peine de
l'exposition. Cet homme que la foule invectivait, comme c'est
l'habitude, était condamné à douze ans de gêne, pour je ne sais quel
délit. Il était mal embouché: c'était un charretier de Vaugirard.
Exaspéré par les cris de la multitude, il répondit par des injures aux
injures qu'on lui adressait; il cria:--Vive le roi! vive la reine! vive
Lafayette! au diable la nation!

Pierre Manuel vit un contre-révolutionnaire dans ce charretier. Il
accourut avec colère et en appela à la vindicte de la loi; il présenta
cet homme comme un émissaire du despotisme qui cherchait à fomenter une
sédition et à rallumer la guerre civile. Il le fit délier et il obtint
de le conduire lui-même à la Conciergerie; puis il fit prévenir le
Tribunal qu'il reviendrait à cinq heures pour lui dénoncer un _grand
attentat_.

A cinq heures, en effet,--et pendant qu'on jugeait Backmann, le
major-général des Suisses,--Manuel arriva, suivi d'un grand concours de
peuple et assisté de plusieurs témoins. Il remit le charretier de
Vaugirard entre les mains des juges, en leur confiant le soin de le
punir.

L'affaire ne fut pas longue. Le Tribunal, enchanté de pouvoir prendre
une revanche de sa mansuétude des jours précédents, condamna à mort,
séance tenante, le charretier Jean Julien.--Vous étiez condamné à un
esclavage de dix ans, lui dit Osselin; un esclavage de dix ans, pour un
Français, est une mort continuelle. Et le lendemain matin, 2 septembre,
le pauvre diable fut envoyé sur la place du Carrousel, où il expia son
prétendu crime.

Un homme pour lequel je n'ai pas assez de boue quand je rencontre son
nom sous ma plume,--Prudhomme,--a essayé de rattacher cette exécution
aux massacres de septembre. Il _inventa_ une révélation de ce Jean
Julien, et expliqua de la sorte, à sa manière, les actes horribles de
souveraineté populaire qui ensanglantèrent pendant trois jours les
prisons. Nous donnons ce monument de folie stupide, qui fait lever les
épaules quand il ne soulève pas le coeur d'indignation.

«Voici, dit Prudhomme, la conspiration que ce criminel, prêt à être
supplicié, révéla, comme pour se venger par des menaces qui n'étaient
que trop fondées. Vers le milieu de la nuit, à un signal convenu, toutes
les prisons de Paris _devaient s'ouvrir_ à la fois; les prévenus étaient
armés, en sortant, avec les fusils et autres instruments meurtriers que
nous avons laissé le temps aux aristocrates de cacher; les cachots de la
Force étaient garnis de munitions à cet effet. Le château de Bicêtre,
_aussi malfaisant que celui des Tuileries_, vomissait à la même heure
tout ce qu'il renferme dans ses galbanums de plus déterminés brigands.
On n'oubliait pas non plus de relaxer les prêtres, _presque tous chargés
d'or_, et déposés à Saint-Lazare, au séminaire de Saint-Firmin, à celui
de Saint-Sulpice, au couvent des Carmes-Déchaussés et ailleurs.

»Ces _hordes de démons_ en liberté, grossies de tous les aristocrates
tapis au fond de leurs hôtels, commençaient par s'emparer des postes
principaux et de leurs canons, faisaient main-basse sur les sentinelles
et les patrouilles, et _mettaient le feu dans cinq à six quartiers à la
fois_, pour faire une diversion nécessaire au grand projet de délivrer
Louis XVI et sa famille. La Lamballe, la Tourzel, et autres femmes
incarcérées eussent été rendues aussitôt à leur bonne maîtresse. Une
armée de royalistes _qu'on aurait vus sortir de dessous les pavés_ eût
protégé l'évasion rapide du prince et sa jonction, à Verdun ou Longwy,
avec Brunswick, Frédéric et François.»

L'esprit reste confondu en présence de telles énormités!

L'ignoble pamphlétaire part ensuite de là pour expliquer et justifier la
conduite du peuple en ces circonstances; il le fait en lignes
blasphématrices que nous devons transcrire, malgré la juste répugnance
que nous en avons: «Le peuple, qui, comme Dieu, voit tout, est présent
partout, et _sans la permission duquel rien n'arrive ici-bas_, n'eut pas
plutôt connaissance de cette conspiration, qu'il prit le parti extrême,
MAIS SEUL CONVENABLE, de prévenir les horreurs qu'on lui préparait et de
se montrer sans miséricorde envers des gens qui n'en eussent point eu
pour lui.»

Jean Julien condamné,--on revint au procès de Backmann, qui
s'instruisait devant la deuxième section du Tribunal.



VIII.

BACKMANN, MAJOR-GÉNÉRAL DES SUISSES.--ON VOIT COMMENCER LES MASSACRES DE
SEPTEMBRE.


Il est à remarquer que ce Tribunal populaire, institué _surtout_ pour
juger les Suisses, n'en avait encore jugé aucun depuis son installation;
Backmann fut le premier qui vint s'asseoir sur ses bancs; ce fut aussi
le dernier; on trouva plus commode et plus expéditif d'égorger ceux qui
restaient,--dans ces épouvantables journées des 2, 3, 4 et 5 septembre
où nous allons entrer.

Interrogé sur ses nom, prénoms, âge et lieu de domicile, il
répondit:--Je m'appelle Jacques-Joseph-Antoine Léger-Backmann; je suis
né en Suisse, dans le canton de Glaris; je suis âgé de cinquante-neuf
ans; je sers depuis mon jeune âge, et je demeure ordinairement à Paris,
rue Verte, faubourg Saint-Honoré.

LE PRÉSIDENT.--Vous allez entendre la lecture de l'acte d'accusation
dressé contre vous.

Réal se leva alors, et de cette voix un peu aigre qu'on lui connaissait,
il accusa Backmann d'avoir usé de son influence auprès de ses soldats
pour les engager à tirer sur le peuple, et particulièrement sur les
citoyens armés de piques. Il le représenta comme un homme ayant toujours
manifesté des principes contraires à la Révolution, et il ajouta,--car
l'accusation d'avoir repoussé la force par la force eût été
ridicule,--qu'on le _soupçonnait violemment_ (textuel) d'avoir ordonné
le feu qui avait été exécuté dans les escaliers du château.

En terminant, Réal annonça que Backmann et les autres Suisses qui
étaient entre les mains de la justice, avaient fait une protestation par
laquelle ils déclinaient la juridiction du Tribunal, prétendant qu'ils
ne devaient être jugés que par leur nation.--Cette difficulté occupa les
juges pendant quelques instants.--Le commissaire national était d'avis
de passer outre; mais Julienne, défenseur officieux, fit observer avec
raison qu'il était de la loyauté du peuple français d'en référer à
l'Assemblée nationale, «attendu, dit-il, qu'en ce moment les Français
qui voyagent en Suisse sont peut-être retenus comme otages et le seront
sans doute jusqu'au moment où l'on aura appris le résultat de ce qui se
passe à Paris.»

Le Tribunal se fût probablement rendu à cette excellente observation,
sans une lettre de Danton qui arriva sur ces entrefaites,--lettre
autocratique et portant en substance: «Qu'il y avait lieu de croire que
le peuple, dont les droits avaient été si longtemps méconnus, ne serait
plus dans le cas de se faire justice lui-même, devant l'attendre de ses
représentants et de ses juges.» C'était de la menace et de la
compression; cela voulait dire: Hâtez-vous, sinon nous ferons faire
votre besogne par le peuple! cela annonçait enfin les massacres de
septembre.

Cette lettre décida le Tribunal, qui, pour la forme seulement, se retira
en la chambre du conseil pour délibérer, et conclut en se déclarant
compétent.

L'interrogatoire fut insignifiant, et il ne fut pas difficile à Backmann
d'y répondre d'une manière précise et sensée.

--Depuis quelque temps, dit le président, les Suisses, accoutumés
autrefois à une discipline exacte, paraissaient abandonnés à eux-mêmes;
ils fréquentaient les cabarets de la rue St-Nicaise et de la rue de
Rohan, se tenant ordinairement sous le bras et pris de boisson, au grand
scandale des citoyens voisins.

--J'ai fait, répondit Backmann, tout ce qui dépendait de moi pour
maintenir l'ordre; il y avait des têtes qui n'étaient pas saines, ce
n'est pas ma faute.

LE PRÉSIDENT.--N'avez-vous pas, dans la nuit du 9 au 10, fait verser de
la poudre à canon dans l'eau-de-vie qui fut distribuée à vos soldats?

BACKMANN.--C'est une calomnie et une absurdité.

Depuis quelques heures, un bruit inusité se faisait entendre autour du
Tribunal. Les juges n'en paraissaient pas émus. Ce bruit croissait à
chaque instant et laissait deviner une foule furieuse. Les juges
demeuraient assis sur leurs siéges; seul, l'auditoire avait vidé la
salle dès les premières rumeurs. Bientôt des cris déchirants partirent
de la cour et des prisons de la Conciergerie. Les juges devinrent un peu
plus pâles, mais l'interrogatoire continua; il continua pendant une
heure de cet horrible tumulte fait de supplications, de blasphêmes, de
portes enfoncées, de sanglots et de râles. Une telle scène ne manquait
pas de majesté sinistre. Tout-à-coup, un grand nombre de gens armés se
précipitent dans l'enceinte du Tribunal.--C'est le jour des vengeances
du peuple! s'écrient-ils; livrez-nous l'accusé! livrez-nous Backmann!

C'était le jour des vengeances du peuple, en effet. Le peuple venait de
massacrer une vingtaine de détenus, dont les cadavres gisaient dans la
cour du Palais-de-Justice; maintenant, c'était dans la salle même du
tribunal qu'il venait réclamer sa proie. On a toujours supposé avec
raison que cette démarche avait été conseillée par les ordonnateurs de
Septembre, qui craignaient sans doute que les juges n'eussent pas le
courage de condamner Backmann.

L'apparition de ces hommes inondés de sang jeta l'effroi dans l'âme des
soldats suisses, qu'on avait fait sortir de la Conciergerie pour déposer
dans le procès de leur major. Ils se tapirent dans tous les coins, se
blottirent sous les bancs, derrière les juges et les jurés. Backmann
seul conserva le plus grand sang-froid: aucune altération ne parut sur
son visage; il devait cependant être fatigué, car depuis trente-six
heures que durait l'audience il n'avait pris aucun repos. Il descendit
avec calme de son fauteuil et s'avança jusqu'à la barre, comme pour dire
aux assassins qui le réclamaient:--Me voilà! vous pouvez me frapper. Ce
courage les impressionna. Le président profita de ce moment d'hésitation
pour les exhorter à respecter la loi et l'accusé placé sous son glaive.
La foule l'écouta en silence, et lorsqu'il eut fini, elle sortit sans
insister[9].

  [9] Voir à la fin du volume le récit de l'accusation Réal.

Backmann remonta sur son fauteuil, les Suisses relevèrent la tête et
puis le corps, l'ordre se rétablit autant qu'il pouvait se rétablir.
Mais le major s'aperçut bientôt que cet incident avait eu l'effet qu'on
avait désiré, celui d'accélérer la procédure et de forcer par la terreur
le jury à sacrifier une nouvelle victime. Déclaré coupable sur tous les
points, Backmann entendit prononcer sa sentence au bruit des massacres
qui recommençaient au dehors. La charrette de l'exécuteur l'attendait à
la porte. Il ne sortit du Tribunal que pour aller à l'échafaud.--Ma mort
sera vengée! dit-il en s'adressant au peuple. Backmann était enveloppé
de son grand manteau rouge, brodé d'or.

Cette hâtive besogne terminée, les membres du Tribunal se séparèrent en
désordre; leur office devenait tout à fait inutile, du moins pour le
moment. Il était petit jour, et c'était l'aurore du 3 septembre qui
venait de luire. D'ailleurs, aux guichets des principales prisons,
d'autres tribunaux venaient de s'installer, et ceux-ci s'appelaient les
_Tribunaux souverains du peuple_!



CHAPITRE V.



I.

TRIBUNAUX SOUVERAINS DU PEUPLE.


Il est, dans notre histoire, cinq ou six dates effrayantes qui se
dressent, semblables à des poteaux, comme pour indiquer les
trébuchements de la civilisation et qui justifient presque les omissions
du père Loriquet. Les 2, 3 et 4 septembre 1792 appartiennent à ces dates
particulières devant lesquelles la peinture, le roman et le théâtre
reculent épouvantés. Tragédie ignoble, dont les actes ne se passent que
dans des cachots à peine éclairés par la torche et par l'acier,
l'_expédition des prisons_, comme on l'a appelée honnêtement, est, avec
la Saint-Barthélemy, une de nos plus grandes hontes nationales.
Vainement ceux qui placent la loi politique au-dessus de la loi morale
(et de ceux-là il n'en est que trop, par malheur!) ont plusieurs fois
tenté de présenter ces massacres sous un côté supportable,
compréhensible; il y a quelque chose en nous qui repousse jusqu'à la
simple atténuation de tels crimes. Là où l'humanité disparaît, le
patriotisme n'est plus qu'un exécrable mot.

Nous avons moins à nous occuper de ces massacres que des tribunaux qui
les ordonnèrent et qui les sanctionnèrent. On sait que la prison de
l'Abbaye-Saint-Germain, située encore aujourd'hui rue Sainte-Marguerite,
fut la première par laquelle on commença. Après avoir égorgé--sans
jugement--dans la cour dite abbatiale une vingtaine de prêtres, la
multitude, prise d'un singulier scrupule, imagina d'établir au greffe de
l'Abbaye un _Tribunal du Peuple_, chargé de donner une apparence de
justice à ces sinistres représailles. L'ancien huissier Maillard fut élu
président par acclamation; il s'adjoignit douze individus pris au hasard
autour de lui. Deux d'entre eux étaient en tablier et en veste.
Quelques-uns des noms de ces juges ont été conservés: le fruitier
Rativeau, Bernier, l'aubergiste, Bouvier, compagnon chapelier, Poirier.
Ils s'assirent à une table sur laquelle on fit apporter, en outre du
registre d'écrou, quelques pipes, quelques bouteilles et un seul verre
pour tout le monde. C'était le 2 septembre au soir.

Cent trente victimes environ furent livrées aux massacreurs par ce
tribunal dérisoire; quelques détenus furent réclamés par leur section;
d'autres surent exciter la compassion des juges ou réveiller en eux
quelques sentiments d'humanité. C'est à ces ressuscités que nous devons
de connaître la physionomie caverneuse du tribunal de l'Abbaye et les
semblants de formes judiciaires qui furent employées à l'égard de
quelques-uns.--M. Jourgniac de Saint-Méard, particulièrement, a tracé un
vif tableau de l'interrogatoire qu'il eut à subir; son _Agonie de
trente-huit heures_, qui a eu un nombre incalculable d'éditions, est
trop connue pour que nous en détachions quelques passages; il faut
d'ailleurs la lire tout entière en songeant qu'elle fut publiée peu de
temps après les journées de septembre, et qu'elle reçut l'approbation de
Marat. La relation de l'abbé Sicard et celle de la marquise de
Fausse-Lendry jettent également d'horribles lueurs sur ces événements.
Nous n'indiquons là et nous ne voulons indiquer que les récits des
témoins oculaires, car ce n'est qu'aux témoins oculaires qu'il convient
de se fier en ces monstrueuses circonstances.

Pour ces motifs, nous donnerons accueil dans ces pages à une narration
très émouvante de Mme d'Hautefeuille (Anna-Marie) rédigée sur les
lettres de Mlle Cazotte elle-même. On se rappelle les détails de
l'arrestation de l'honnête et aimable vieillard. Sa fille avait obtenu
la permission d'être enfermée, non avec lui, mais dans la même prison;
elle le voyait plusieurs fois par jour. Lorsqu'arriva l'heure des
massacres et que le tribunal populaire se fut installé au greffe, elle
se mit aux aguets, écoutant avec anxiété retentir un à un les noms des
détenus.

«Maillard venait de lire sur le registre d'écrou le nom de Jacques
Cazotte.

»--Jacques Cazotte!

»A ce cri répété deux fois par une voix de stentor, un cri terrible a
retenti dans les cloîtres supérieurs.

»Une jeune fille descend précipitamment les marches de l'escalier, elle
traverse la foule comme un nageur intrépide fend les flots; elle pousse
les uns, elle glisse à travers les autres, se fraie un passage de gré,
de force ou d'adresse; elle arrive, pâle, échevelée, palpitante, au
moment où Maillard, après avoir rapidement parcouru l'écrou, venait de
dire froidement:

»--A la Force!

»On sait que c'était l'expression convenue pour désigner les victimes
aux assommeurs.

»La porte s'ouvrait déjà. Deux assassins ont saisi Cazotte et vont
l'entraîner au dehors.

»--Mon père! mon père! s'écria la jeune fille; c'est mon père! Vous
n'arriverez à lui qu'après m'avoir percé le coeur.

»Et, se précipitant vers lui, de ses bras Elisabeth étreint le vieillard
et le tient embrassé, tandis que, sa belle tête tournée vers les
bourreaux, elle semble défier leur férocité par un élan sublime.

»Ce mouvement imprévu avait rendu les bourreaux immobiles; ils
écoutaient avec surprise et curiosité.

»--Voici du nouveau, dit une voix; et du dehors on s'approcha.

»Le vieillard regardait sa fille avec un indicible amour, la serrait
dans ses bras, baisait ses longs cheveux répandus autour d'elle, et puis
levait ses yeux au ciel comme pour le remercier de lui avoir encore
permis d'embrasser sa noble fille.

»--Ange, lui disait-il, charme de ma vieillesse, ange de mes derniers
jours, adieu! Vis pour consoler ta mère; va, va, _Zabeth_, laisse-moi.

»--Non, non, je ne te quitte point, et je mourrai là, sur ton sein, si
je ne puis te sauver!

»Et la jeune fille s'attachait plus étroitement encore à lui, cherchant
à le couvrir de son corps.

»--C'est un aristocrate! cria Maillard d'une voix enrouée; emmenez-le.

»--C'est un vieillard sans force et sans défense, reprit la jeune fille;
voyez ses cheveux blancs, vous ne pouvez pas lui faire du mal! Non, non,
c'est impossible, épargnez mon père, mon bon père!

»Ici un homme au bonnet rouge baissa son sabre et s'appuya sur la
poignée en faisant ployer la lame; il semblait incertain.

»Au dehors, les bourreaux s'étaient arrêtés, plusieurs même s'étaient
approchés de la porte; ils écoutaient cette enfant. Les accents de sa
voix remuaient leurs coeurs farouches; son appel à des sentiments qui
vivaient encore en eux à leur insu, les subjuguait. Quand elle eut fini
de parler, haletante, épuisée, l'un dit:

»--Mais ça m'a l'air de braves gens, ça; pourquoi leur faire du mal?

»Ces mots opérèrent une réaction.

»--Le peuple français n'en veut qu'aux méchants et aux traîtres; il
respecte les braves gens! dit l'homme au bonnet rouge; citoyen Maillard,
un sauf-conduit pour ce bon vieux et pour sa fille.

»--Mais j'ai lu l'écrou, criait toujours Maillard; ce sont des
aristocrates endiablés, vous dis-je! ce sont des conspirateurs!

»--Allons donc! cette jeunesse, ça ne s'occupe pas des affaires; c'est
une brave fille qui aime bien son vieux père.

»--Eh! non, s'écria Maillard; si on les écoutait tous, on n'en finirait
pas; faites-la remonter et conduisez son père _à la Force_.

»--Non! non!

»--Si!

»Elisabeth se sentait mourir en voyant renouveler cette sanglante
discussion; elle se pressa de nouveau sur son père, qui lui disait:

»--Va, va, laisse-moi mourir, retire-toi.

»--Jamais! répondit-elle.»

(Les lettres de Mlle Cazotte nous apprennent qu'il s'écoula plus de DEUX
HEURES dans ces terribles débats...)

«Alors l'homme au bonnet rouge, qui désirait accorder les différents
avis:

»--Ecoutez-moi, petite citoyenne; pour convaincre le citoyen Maillard du
civisme de vos sentiments, venez trinquer au salut de la nation et criez
avec moi: Vive la liberté! l'égalité ou la mort!

»De sa main sanglante, il lui tendit un verre dans lequel les égorgeurs
se désaltéraient chacun à leur tour.

»Elisabeth prit le verre:

»--Oui, je vais boire, dit-elle en détournant les yeux.

»Elle tendit sa main pour qu'on lui versât du vin, mais sans cesser
d'entourer son père avec son autre bras, car elle craignait que cette
proposition ne fût une ruse pour l'éloigner de lui.

»--Allons, reprit l'homme, après avoir versé; vive la liberté, l'égalité
ou la mort!

»--Vive la liberté, l'égalité ou la mort! répéta la pauvre enfant; et
portant le verre à ses lèvres, elle le vida d'un seul trait.

»Il y eut une acclamation générale; les hommes qui l'environnaient
s'écrièrent:

»--Il faut les porter en triomphe! Ils méritent les honneurs du
triomphe!

»Alors tous les spectateurs, hommes et femmes, se mirent sur deux haies;
on apporta deux escabeaux sur lesquels on fit asseoir le père et la
fille, et l'on choisit quatre hommes pour les porter. Ceux-ci, les
élevant à la hauteur de leurs épaules, les emportèrent hors de la cour
de l'Abbaye, aux applaudissements unanimes.

»--Place à la vieillesse et à la vertu! s'écriait l'un.

»--Honneur à l'innocence et la beauté!

»Un fiacre venait d'amener de nouveaux prisonniers; on y fait monter
Cazotte et sa fille; deux hommes montent avec eux et le cortége se met
en marche au trot de deux chevaux, suivi d'une foule qui criait sans
relâche:

«--Vive la nation! à bas les aristocrates, les prêtres et les
conspirateurs!»

Ce fut ainsi qu'on arriva rue Thévenot, où était venue loger Mme
Cazotte. Elisabeth, jusque là si courageuse et si forte, tomba évanouie
dans les bras de sa mère.

D'affreuses convulsions succédèrent à cet évanouissement, et l'on dut
craindre pendant plusieurs jours pour sa vie...

M. Michelet, dans l'étrange patois de son _Histoire de la Révolution
française_ (t. IV), a raconté différemment cette touchante aventure: «Il
y avait, dit-il, à l'Abbaye, une fille charmante, Mlle Cazotte, qui s'y
était enfermée avec son père. Cazotte, le spirituel visionnaire, auteur
d'opéras-comiques, _n'en était pas moins_ très-aristocrate, et il y
avait contre lui et ses fils des preuves écrites très-graves. Il n'y
avait pas beaucoup de chances qu'on pût le sauver. Maillard accorda à la
jeune demoiselle _la faveur d'assister au jugement et au massacre_ (la
faveur d'assister au massacre!), de circuler librement. Cette fille
courageuse en profita pour capter la faveur des meurtriers; elle les
gagna, les charma, _conquit leur coeur_, et quand son père parut, il ne
trouva plus personne qui voulût le tuer.»

Cette manière lâchée de raconter un des plus beaux traits de notre
histoire, et cette mauvaise grâce à reconnaître l'héroïsme chez les
royalistes, se retrouvent à chaque ligne dans l'historien des écoles.

Une autre jeune demoiselle, non moins dévouée et non moins courageuse
qu'Elisabeth Cazotte, obtint également la grâce de son père. C'était
Mlle de Sombreuil, fille du gouverneur des Invalides. On a prétendu que
les bourreaux avaient mis à leur clémence une abominable condition, en
la forçant de boire un verre de sang humain; on a même ajouté qu'il en
était resté à Mlle de Sombreuil un tremblement convulsif jusqu'à la fin
de ses jours. J'avoue que j'hésite à adopter cette fable monstrueuse,
que rien,--du moins à ma connaissance,--ne paraît justifier; et je
préfère à tous égards m'en rapporter à la version d'un contemporain
habituellement bien renseigné, qui a raconté dans ses plus grands
détails le dramatique épisode de Mlle de Sombreuil. Selon lui, c'est
autant au zèle d'un simple particulier qu'aux supplications de sa fille
que le gouverneur des Invalides dut d'avoir la vie sauve. Ce particulier
s'appelait Grappin; «et ce nom, dit Roussel, mérite de passer à la
postérité.» Ce n'était qu'un simple agriculteur de Bourgogne, marié et
père d'une nombreuse famille; une spéculation sur les vins l'avait
conduit à Paris, où il résidait depuis quelques mois seulement.

M. Granier de Cassagnac, dans sa récente _Histoire du Directoire_, croit
devoir ranger Grappin parmi les juges du tribunal de l'Abbaye. «Grappin,
dit-il, domicilié dans la section des Postes, fut envoyé avec un homme
de coeur nommé Bachelard, à l'Abbaye, pendant les massacres, pour
réclamer deux prisonniers au nom de sa section. Arrivé à l'Abbaye,
Grappin s'installa auprès de Maillard et jugea avec lui les prisonniers,
ainsi que le constate un certificat délivré à Grappin par Maillard et
portant que Grappin l'avait aidé pendant soixante-trois heures à faire
justice au nom du peuple.» Ces lignes, empruntées par M. Granier de
Cassagnac à l'ouvrage de Maton de la Varenne, intitulé: _Histoire
particulière des événements qui se sont passés en France dans l'année
1792_, etc., ne me semblent pas porter le cachet de la vérité. Ainsi, il
me paraît évident que Maton de la Varenne a confondu Grappin avec les
scélérats de la horde de Maillard, tandis qu'au contraire il est prouvé
que ce brave homme a sauvé, à l'Abbaye, soixante à soixante-dix
personnes, parmi lesquelles M. Valroland, maréchal-de-camp, deux juges
de paix et douze femmes. Ensuite, il n'est pas du tout démontré que
Grappin ait siégé au Tribunal souverain du peuple; les douze juges
étaient installés et avaient déjà prononcé sur le sort de plusieurs
détenus lorsqu'il arriva à la prison. Laissons raconter le fait par
Alexis Roussel: «La section du _Contrat social_ avait nommé huit de ses
sectionnaires pour se transporter à l'Abbaye et réclamer deux
prisonniers. Grappin était un des huit députés. Arrivés à la prison, on
demande les deux détenus; on ne les connaît pas; on parcourt toutes les
chambres, tous les cachots; recherches inutiles! On les appelle par
leurs noms, personne ne répond. Cependant on est certain qu'ils ont été
conduits à l'Abbaye et qu'ils n'en ont pas été retirés. Grappin allait
partir avec la députation, lorsque le concierge lui dit de ne pas se
désespérer et le conduit dans une salle échappée à ses perquisitions.
Là, le concierge fait mettre tous les prisonniers en rang, et il
commençait l'appel, lorsqu'un jeune homme qui essayait de se sauver par
une cheminée tombe criblé de coups de fusil. Le bruit de cette fusillade
met tout en rumeur et fait fuir le concierge, qui ferme la porte sur lui
et laisse Grappin confondu avec les nombreux prisonniers voués à la
mort.»

Ce jeune homme qui essayait de se sauver par une cheminée, c'était M. de
Maussabré, que l'on avait arrêté quelques jours auparavant chez Mme
Dubarry, où il s'était caché derrière un lit. En apprenant cette
tentative d'évasion, Maillard avait ordonné, comme une chose toute
naturelle, que l'on tirât sur lui quelques coups de pistolet ou que l'on
allumât de la paille. Cet incident était survenu pendant
l'interrogatoire de Jourgniac de Saint-Méard.--Voilà donc l'alibi de
Grappin parfaitement posé jusque-là.

Bientôt son uniforme de garde national, sur lequel pendait son sabre, le
fit reconnaître du guichetier. Dès qu'il se vit libre, il s'inquiéta de
ses collègues de la section; mais ils étaient partis, emmenant avec eux
les deux individus qu'ils étaient enfin parvenus à retrouver. Grappin,
n'ayant plus rien à faire, allait quitter l'Abbaye lorsqu'il rencontra
les assommeurs qui conduisaient devant le tribunal M. le comte de
Sombreuil et sa fille. Il s'arrêta. L'aspect de cette jeune personne,
tenant son père enlacé et ne le quittant que pour s'humilier devant les
juges; la contenance digne du vieux militaire, tout cela l'émut
profondément. Il voulut rester spectateur de ce débat.

L'interrogatoire fut court. Convaincu de conspiration, M. de Sombreuil
lut son arrêt dans les yeux de Rativeau, Bernier, Poirier et consorts.
Sur un signe de Maillard, on se disposa à l'entraîner hors de la _salle
d'audience_.--Prenez ma vie! s'écriait mademoiselle de Sombreuil, mais
sauvez mon père!--Les assommeurs faisaient la sourde oreille, et leurs
mains tachées de sang continuaient de s'imprimer sur le collet du
vieillard, lorsque Grappin s'avance près du tribunal et demande à
adresser une question à M. de Sombreuil; les juges s'étonnent, mais son
double caractère de garde national et de délégué de section leur impose;
ils accèdent à sa proposition.--Avez-vous quitté votre poste dans
la journée du 10 août? demande Grappin au gouverneur des
Invalides.--Pourquoi aurais-je déserté l'hôtel confié à ma garde? répond
celui-ci en relevant la tête; hélas! je n'ai contre moi que des
dénonciations surprises par mes ennemis à la crédulité d'un petit nombre
d'invalides.

Mlle de Sombreuil joignait ses mains vers Grappin comme vers un ange
apparu soudainement.

--Il importe, dit-il en s'adressant au tribunal, que ces faits soient
éclaircis; en conséquence, je demande que l'exécution soit suspendue et
que des commissaires soient envoyés à l'hôtel des Invalides pour
s'assurer de la vérité. Les juges consultent du regard le président.
Maillard murmure; une quarantaine d'accusés ont déjà trouvé grâce devant
lui pour divers motifs; les tueurs s'impatientent. Néanmoins, intimidé
sans doute par le ferme accent de Grappin, il expédie l'ordre; on part.
Pendant ce temps, M. de Sombreuil est enfermé avec sa fille dans un
cabinet, sous la garde de quelques hommes du peuple. Les commissaires
rapportent une lettre du major des invalides, qui confirme les
déclarations du gouverneur; pourtant Maillard ne la trouve pas
suffisante et déclare qu'il passe outre; déjà le mot fatal: _A la
Force!_ a couru sur ses lèvres et sur celles des juges.--Non! s'écrie
Grappin, vous ne prononcerez pas un jugement inique; les vieux
défenseurs de la patrie sont incapables de trahir la vérité! Ordonnez,
je pars avec quatre nouveaux commissaires que vous nommerez; nous irons
aux Invalides et nous en rapporterons des témoignages dignes de
croyance.

Cette fois encore, le tribunal dut se rendre aux suggestions
chaleureuses de ce brave citoyen. Grappin se met en route à trois heures
et demie du matin; il arrive avec les quatre commissaires chez le major,
qui était couché; il le réveille, il le force à se lever, il lui dit
qu'une minute de retard peut compromettre les jours de M. de Sombreuil.
Le major descend et fait battre le tambour; huit cents invalides sont
sous les armes. C'est encore Grappin qui va les haranguer:--Amis! leur
crie-t-il, que ceux qui ont des dénonciations à faire contre leur
gouverneur passent de ce côté; que ceux qui n'ont rien à dire passent de
l'autre. Dix à douze dénonciateurs s'ébranlent et en entraînent jusqu'à
cent cinquante. Grappin frémit. Heureusement une dispute vient à
s'élever entre les deux camps: ceux qui tiennent pour M. de Sombreuil
conspuent les autres; Grappin rappelle avec vivacité les services rendus
par le gouverneur, sa bravoure, sa loyauté, son attachement pour ses
frères d'armes. Après avoir convaincu les bourreaux de l'Abbaye, il
était impossible que Grappin échouât auprès de quelques vieux militaires
abusés. Bientôt il a la satisfaction de voir le nombre des dénonciateurs
diminuer à chaque minute:--résiste-t-on jamais à l'éloquence d'un
honnête homme exalté par l'amour de la justice!--ceux qui restent
n'articulent que des accusations vagues, des ouï-dire qui ne peuvent
être d'aucun poids dans la balance du tribunal. Grappin remercie le
major et retourne à la prison avec les quatre commissaires, dont le
témoignage lui est acquis.

Forcé dans ses derniers retranchements, Maillard ne put refuser plus
longtemps l'acquittement de M. de Sombreuil. Ce fut Grappin lui-même qui
alla annoncer sa délivrance au vieillard, que les plus anxieuses
incertitudes dévoraient depuis plusieurs heures, et qui confondait ses
larmes avec celles de sa fille. Il les prit tous les deux par la main et
leur fit franchir le guichet funèbre.--C'est un brave officier! C'est un
bon père de famille! dit-il en les présentant à la populace.

On pourrait croire qu'après cet acte de dévouement, Grappin se tint pour
satisfait. Point du tout. Pendant le court espace de temps qu'il avait
été par mégarde enfermé avec les prisonniers, il avait promis à huit
d'entre eux d'aller engager leurs sections à les faire réclamer; il
rentra à l'Abbaye pour prendre leurs lettres et, montant en voiture, il
se rendit dans les sections indiquées. Partout il eut le bonheur de
réussir; des commissaires furent immédiatement envoyés auprès de
Maillard pour réclamer leurs sectionnaires. Il était temps: l'un d'eux,
M. Cahier, se trouvait en présence du tribunal; il était si certain de
sa mort qu'il avait donné déjà sa montre à l'un des juges, et qu'il
s'écriait avec des sanglots:--Adieu, ma femme! Adieu, mes enfants!

Nous ne voulons tenir compte que des faits principaux appartenant à
l'histoire et appuyés du nom et du témoignage des personnes qui ont
figuré dans ces lugubres scènes. Nougaret et Roussel citent beaucoup
d'autres traits en faveur de Grappin; mais comme ces traits ne nous
semblent pas revêtus d'un égal sceau d'authenticité, nous nous
abstiendrons de les mettre sous les yeux de nos lecteurs. Nous estimons
d'ailleurs sa part assez belle, et nous le tenons d'autant mieux pour un
brave homme, qu'il ne connaissait aucun des individus qui lui durent la
vie; l'humanité fut son unique mobile.--Il est assez difficile, après
cela, de concilier toutes ces allées et venues avec les fonctions de
juge que lui attribuent Maton de la Varenne et l'auteur de l'_Histoire
du Directoire_. Venu à l'Abbaye bien après que Maillard eut fait choix
de ses douze acolytes, pourquoi lui eût-on offert une place au tribunal;
et d'un autre côté, de quel besoin eût été ce juge volant, toujours par
monts et par vaux, tout à l'heure aux Invalides et maintenant dans les
sections? De _ce qu'il a aidé Maillard à faire la justice_, selon les
termes du certificat délivré par celui-ci, faut-il conclure qu'il s'est
assis à ses côtés et a rendu des arrêts de mort? Le contraire a été
démontré d'une façon victorieuse. Ranger Grappin parmi les juges de
l'Abbaye, c'est donc commettre une erreur doublement criante.

Il faut croire plutôt que, comme tant d'autres, il se fit délivrer cette
attestation afin d'avoir entre les mains une preuve de civisme à opposer
à ses ennemis. Les massacres de septembre avaient donné une grande
importance à Maillard, et pendant longtemps, un grand nombre de
personnes recherchèrent sa protection. Même il est permis de croire que
le remords était entré dans l'âme de l'ex-huissier, car jusqu'à l'heure
de sa fin, arrivée après la chute des chefs terroristes, il ne cessa
d'entourer de sa sollicitude une des personnes échappées malgré lui aux
mailles sanglantes de son tribunal, M. de Saint-Méard, dont le nom s'est
déjà trouvé sous notre plume.--Quoi qu'il en soit, le certificat de
Maillard n'empêcha pas Grappin, après la loi des suspects, d'être
incarcéré à la Bourbe. La fatalité républicaine voulut qu'il y
rencontrât Mlle de Sombreuil et son père; ils l'accueillirent avec les
plus grandes marques de reconnaissance. M. de Sombreuil avait l'habitude
de dire à sa fille en le désignant:--Si cet honnête homme n'était pas
marié, je ne voudrais pas que tu eusses d'autre époux.

Quittons le tribunal souverain de l'Abbaye pour le tribunal souverain de
la Force. L'un valut l'autre. Dans la soirée du 2 septembre, Germain
Truchon, surnommé dans les rues de Paris la _Grande-Barbe_, se présenta
chez le concierge et organisa, avec quelques officiers municipaux,
Michonis, Dangers, Monneuse, un tribunal en tout pareil à celui de
l'Abbaye-Saint-Germain. Les mêmes formalités y furent suivies: on y
employa les mêmes semblants d'humanité: à l'Abbaye on envoyait les gens
_à la Force_; à la Force on les envoya _à l'Abbaye_, ce qui signifiait à
la mort. Plus de cent cinquante personnes furent condamnées et
massacrées; le sang coulait jusque dans la rue des Ballets. Au seuil de
la grande porte de la prison, le pied sur la borne, le pinceau en main,
on affirme que le célèbre David retraçait le dernier moment des victimes
et s'applaudissait d'une occasion si précieuse de _surprendre à la
nature son secret_.--Pétion essaya, dit-on, de faire cesser ce carnage:
s'étant rendu à la Force, il arracha de leur siége deux membres de la
Commune en écharpe; mais à peine fut-il sorti que ces scélérats
rentrèrent et continuèrent leurs fonctions.

Le 3, Hébert et Lullier vinrent se joindre aux complices de Truchon.
Lullier, l'accusateur, n'avait plus rien à faire au tribunal du 17 août,
il cherchait de l'occupation. Ce fut devant ces deux scélérats que
comparut Mme de Lamballe. On sait à quels supplices ils dévouèrent cette
femme courageuse, qui pouvait se sauver en faisant le serment de haïr le
roi et la royauté, et qui aima mieux périr en criant: Vive Louis XVI!
«Sur cette parole, raconte Rétif de la Bretonne, elle reçut d'un faux
Marseillais (un Piémontais soldé par l'Autriche pour augmenter le
désordre parmi nous) le premier coup de sabre dans le ventre, montée
qu'elle était sur un _açervas_ de mourants et de morts; elle fut
déchirée, _ex-viscérée_; sa tête fut sciée, lavée, frisée et portée,
dit-on, au bout d'une pique, sous les fenêtres du Temple.»

On se tromperait toutefois en supposant que personne n'échappa à cette
boucherie. Naturellement, le voleur d'Aubigni fut un de ceux qui eurent
la vie sauve. Le contraire eut étonné trop de monde. «J'étais à la Force
lors de cette affreuse journée, dit-il dans le mémoire que nous avons
cité déjà, et je devais être égorgé. Des ordres avaient été donnés _ad
hoc_, et je ne dus mon salut qu'à l'adresse et à la prévoyance d'un
gendarme. Les satellites qui devaient me massacrer tinrent le sabre
levé, pendant huit heures, sur le sein de la dame Bauls, femme du
concierge de cette prison.» Quelques jours auparavant, Marat était venu
visiter d'Aubigni dans sa chambre et lui avait promis de s'intéresser à
son sort.

A Bicêtre, on se rendit avec sept canons traînés à bras qui furent
rangés en batterie devant le château. Le libraire Louis-Ange Pitou, qui
s'est trouvé mêlé à presque tous les événements de la révolution, et qui
a laissé des notes souvent précieuses, donne les détails suivants sur
cette expédition: «Le chef des égorgeurs, qui conduisit la troupe à
Bicêtre, était un parricide natif d'Angers, nommé Musquinet de la Pagne;
il avait été enfermé pendant plusieurs années dans les cachots
souterrains de cette prison. Le concierge, qui l'avait connu, voulant
faire une barrière de son corps aux prisonniers, fut la première victime
de ce monstre.»

Nous retrouverons plusieurs fois ce Musquinet, que l'on fera maire du
Havre en récompense de ses exploits, et que le Tribunal révolutionnaire
condamnera à mort en avril 1794.--A Bicêtre, comme à la Force et à
l'Abbaye, le registre des écrous fut apporté, et un tribunal s'installa,
au nom du peuple, dans la salle du greffe. Il y eut peu de graciés; on
poussa la barbarie jusqu'à égorger une trentaine de petits malheureux
enfermés par correction: des enfants! Tous les corps amoncelés dans un
coin de la cour furent portés au cimetière par les exécuteurs eux-mêmes,
et brûlés dans des lits de chaux vive.

La Conciergerie eut également ses juges, parmi lesquels il faut ranger
le journaliste Gorsas. On tua M. de Montmorin, qui en fut pour l'argent
jeté à ses premiers juges; on tua aussi tout ce qui restait des Suisses,
ce qui diminua considérablement la future besogne du Tribunal du 17
août, et ce qui aurait dû même la rendre complétement inutile.

On se contenta de l'appel nominal au couvent des Carmes de la rue de
Vaugirard, où la boucherie fut dirigée par Maillard (pendant un
entr'acte de l'Abbaye) et par un de ses affidés, Mamain. Il ne paraît
point non plus qu'il y ait eu de juges au couvent Saint-Firmin, aux
Bernardins du quai Saint-Bernard, à la Salpêtrière, etc.

Que ceux qui désirent avoir une idée des horreurs commises dans ces
derniers endroits, consultent l'édition originale de la _Semaine
nocturne_, par Rétif de la Bretonne, appendice aux _Nuits de Paris_;
plus tard, Rétif dut mettre des cartons à la _Semaine_, par ordre de
l'autorité supérieure. Ce fut lors de l'expédition des Bernardins que
cet auteur fut témoin auditif d'un trait «que j'ai sans doute seul
remarqué,» écrit-il. La bande des massacreurs passait tumultueusement
sous ses fenêtres en criant: Vive la nation! Un des tueurs, poussant
l'enthousiasme du crime jusqu'au vertige, s'écria: _Vive la
mort!_--Mieux que beaucoup de pages, ce mot affreux peint l'état des
esprits dans les journées de septembre 1792.

Les massacres durèrent quatre jours, au milieu de la première cité de
l'Europe, «sans que ses autorités eussent cherché à y mettre le moindre
obstacle, fait remarquer un écrivain. Pendant que des monstres à figures
repoussantes, gorgés de vin et couverts de sang, faisaient une hécatombe
d'une portion du genre humain, l'Assemblée Nationale rendait quelques
lois insignifiantes, le corps électoral élisait ses députés à la
Convention, les assemblées de sections enrôlaient pour l'armée, les
tribunaux dictaient leurs jugements, les employés travaillaient dans
leurs bureaux, les agioteurs étaient au Perron, les oisifs au café, les
promeneurs aux Tuileries, les curieux partout. A la Chaussée-d'Antin, on
parlait des scènes horribles qui se passaient dans les prisons, comme
d'un événement qui aurait eu lieu à Constantinople ou à Moscou. Voilà
Paris.»

On a plusieurs fois, à la Convention nationale, agité cette question, à
savoir si l'on ferait le procès aux septembriseurs ou si l'on passerait
l'éponge sur leurs crimes. Il y eut des décrets pour et contre, selon
que chaque faction était en force. «En 1793, raconte Ange Pitou, la
Gironde ayant ordonné une enquête, un fédéré de Marseille, nommé Nevoc,
pâle et tremblant la fièvre, monta à la tribune des Jacobins et tint ce
discours, que j'ai copié dans le temps, sous la dictée de l'orateur:--On
nous menace aujourd'hui pour avoir obéi aux ordres du peuple; _oui, j'en
ai tué vingt, je ne le cache pas!_ Mais on m'a dit que je faisais bien;
vous me l'avez ordonné et je réclame votre appui.--Il s'adressait en ce
moment à Robespierre, à Billaud-Varenne, à Marat et à tous les
administrateurs. La société se leva en masse et leur jura de les sauver
tous ou de périr.» Ce ne fut pas tout; le 8 février, la société dite des
_Défenseurs de la République_, composée en majeure partie des assassins
des prisons, osa se présenter à la barre de la Convention, et par
l'organe d'un de ses membres, eut l'impudence de faire l'apologie de ces
meurtres. Après une faible opposition, on rapporta le décret qui
ordonnait les poursuites.--L'enquête recommença en 1796, mais presque
tous les inculpés furent absous.

Une seule anecdote servira de conclusion à ce chapitre des _Tribunaux
souverains du peuple_. On sait que la Convention tenait des séances le
soir, qui se prolongeaient parfois très-avant dans la nuit. Dans une de
ces séances, il advint que Danton fut interpellé et monta à la tribune.
Il était deux heures du matin. Une partie de la salle se trouvait à peu
près plongée dans les ténèbres, la lumière étant venue à manquer. Seul,
éclairé par une lueur terne, Danton se démenait à la tribune, et les
éclats de sa parole parvenaient à peine à secouer la somnolence qui
s'était emparée de la majeure partie des députés. Il rappelait avec
emphase les services qu'il avait rendus à la patrie, il énumérait
longuement ses actes de justice et d'humanité; lorsque soudain, du point
le plus obscur de la salle, une voix articula sourdement et lentement
cet unique mot:--_Septembre!_ A la faveur de la clarté qui le frappait
au visage, on vit Danton pâlir et se troubler. Un silence de mort se fit
dans cette assemblée aux aspects si étranges et si lugubres; chacun,
réveillé subitement, semblait se demander d'où sortait cette voix,
funeste comme le remords. Danton essaya de balbutier encore quelques
paroles, mais bientôt, attéré, il descendit de la tribune et regagna sa
place en chancelant.



II.

LE TRIBUNAL DU 17 AOUT REPARAIT.


Le Tribunal du 17 août reçut une telle secousse de ces événements, que,
pendant quelque temps, il parut considérer son oeuvre comme achevée.

Il ne recommença guère à donner signe de vie que le 11 septembre. Il
paraît qu'on ne regardait pas alors les massacres des prisons comme tout
à fait terminés, si du moins l'on en juge par cette note insérée au
_Moniteur_ dans le bulletin du 19 septembre: «Les prisonniers de
Sainte-Pélagie adressent à l'Assemblée une pétition pour la supplier, en
attendant leur jugement, de veiller à leur sûreté. _Ils craignent à
chaque moment d'être égorgés._»

Néanmoins, le 11 septembre, le Tribunal se présenta à la barre de
l'Assemblée, annonçant qu'un rassemblement considérable demandait le
jugement prompt de deux particuliers prévenus d'avoir enlevé la caisse
de leur régiment. Il offrit un projet qui, en garantissant la justice
aux accusés, devait calmer l'irritation du peuple. Cette proposition du
Tribunal fut convertie en motion et décrétée en ces termes:

«L'Assemblée nationale, après avoir décrété l'urgence, décrète ce qui
suit:

»Le Tribunal criminel établi par la loi du 17 août dernier connaîtra
provisoirement, jusqu'à ce qu'il ait été autrement ordonné, et dans les
formes prescrites par la loi du 19 du même mois, de tous les crimes
commis dans l'étendue du département de Paris.

»Il sera nommé par chaque canton des districts du Bourg-de-l'Egalité et
de Saint-Denis, deux jurés d'accusation et deux jurés de jugement, dont
il sera formé une liste séparée, et ils ne seront convoqués que pour le
jugement des délits commis dans l'étendue desdits districts.»

De ce jour, les pouvoirs du Tribunal se trouvèrent considérablement
agrandis, et il put parcourir, en dehors de la politique, tous les
cercles de la criminalité. C'était ce qu'il désirait.

Les deux voleurs qui lui avaient servi de prétexte furent acquittés le
lendemain.

Le 13, il jugea un culottier.

Le 17, un garçon parfumeur qui avait soustrait des cuillers d'argent.

Le 18 septembre, le Tribunal eut en pâture l'importante affaire des
_Diamants de la couronne_; il s'en occupa si bien et si longtemps, qu'il
en eut pour jusqu'au moment où on vint le supprimer, c'est-à-dire
jusqu'au mois de décembre. Pendant près de trois mois, la première
section ne s'occupa exclusivement que de ce procès scintillant, auquel
nous allons consacrer un chapitre détaillé.

L'autre section du Tribunal continua à instruire les _crimes_ politiques
et civils, et aussi les délits correctionnels.



CHAPITRE VI.



I.

LES DIAMANTS DE LA COURONNE.


Les massacreurs de septembre, en exerçant leur fureur dans les prisons
de Paris, avaient épargné toute la tourbe entraînée par la misère ou par
la perversité. Les nobles et les prêtres ayant eu le terrible privilége
d'assouvir la soif sanguinaire de ces bourreaux, on avait laissé passer
entre les réseaux de l'accusation politique un grand nombre de détenus
ordinaires, considérés par les patriotes comme du menu fretin. D'aucuns
ont prétendu qu'ils avaient leur raison pour en agir de la sorte, car
les aristocrates seuls possédaient, sous le satin de leurs doublures,
des louis ou des montres.

N'ayant plus le pain de la prison, et jouissant d'une liberté complète,
tant la police était occupée alors à déjouer exclusivement les attentats
contre-révolutionnaires, ces fils adoptifs de la potence cherchaient
quelque grande occasion de signaler leur adresse et d'asseoir leur
fortune. Sous le calme des verrous, plusieurs hommes d'un vrai mérite en
ce genre s'étaient rencontrés et liés d'amitié. Rendus à des loisirs
dangereux, ils discutèrent ensemble l'opportunité de diverses
tentatives; ce groupe de malfaiteurs, protégé par le désordre politique,
comptait parmi ses fortes têtes deux meneurs inventifs et résolus: l'un
Joseph Douligny, originaire de Brescia (Italie), âgé de vingt-trois ans;
l'autre Jean-Jacques Chambon, né à Saint-Germain-en-Laye, âgé de
vingt-six ans et ancien valet de la maison Rohan-Rochefort.

Un jour, ces deux amis bien dignes l'un de l'autre entendirent dans un
café du faubourg Saint-Honoré une conversation qui leur fit naître la
pensée d'un vol gigantesque.

--Je vous le répète, moi, disait un petit vieillard à deux habitués qui
méditaient avec lui chaque ligne d'une gazette; ce ministre Roland est
un pauvre homme, qui cache sous des dehors d'austérité un coeur
accessible aux plus sottes faiblesses; il tolère dans sa maison de
véritables scandales, et sous prétexte qu'il aime sa femme, il se croit
forcé de protéger les gens dont elle s'entoure. Il n'y a pas un poste
qui ne soit occupé par un des favoris de la citoyenne Roland; jusqu'à
cette place de conservateur du Garde-Meuble qui vient d'être donnée à
l'un de ces mendiants!

--Oh! oh! quelle colère! répondit l'un des causeurs en souriant; on voit
bien que tu avais songé à demander pour toi-même cette petite position.

--Pour moi! reprit le vieillard mécontent; je n'ai jamais demandé aucune
faveur, c'est pour cela que je suis indigné contre le conservateur du
Garde-Meuble, un homme qui monte à cheval et qui apprend à danser! qui
n'est jamais, ni jour ni nuit, occupé des devoirs de sa charge. Les
trésors qui lui sont confiés peuvent devenir la proie de quelque filou
entreprenant; on n'aurait qu'à escalader une fenêtre, et tout serait
dit.

--Tout beau! mais les surveillants?

--Ils imitent leur chef, et vont s'enivrer aux barrières...

Chambon et Douligny avaient écouté;--et simultanément la même cause
avait produit chez eux le même effet; ils échangèrent un regard furtif,
et ce regard contenait à lui seul tout un projet d'une audace extrême.
Ils se levèrent tranquilles comme des bourgeois qui vont porter le reste
de leur sucre à leurs enfants; mais à peine furent-ils dans la rue,
qu'ils se frottèrent le nez. Les diplomates habiles entendent avant
qu'on leur ait parlé, il en est de même des voleurs émérites: ils se
dirigèrent immédiatement vers la place de la Révolution, afin de
reconnaître le monument contre lequel ils méditaient une attaque.

Particulièrement réservé aux richesses inhérentes à la couronne de
France, telles que joyaux du vieux temps, cadeaux des nations
étrangères, présents des seigneurs du royaume, le Garde-Meuble contenait
des objets d'une valeur inappréciable; on les avait rangés dans trois
salles et symétriquement enfermés dans des armoires; le public était
admis à les visiter tous les mardis. On y voyait les armures des anciens
rois et paladins, notamment celles de Henri II, de Henri IV, de Louis
XIII, de Louis XIV, de Philippe de Valois, de Casimir de Pologne; et la
plus admirable par le fini du travail, celle que François Ier portait à
la bataille de Pavie.

A côté de ces souvenirs presque vivants de l'ancienne splendeur royale,
on remarquait, sombre et menaçant, l'espadon que le pape Paul V portait
lorsqu'il fit la guerre aux Vénitiens; cette arme, longue de cinq pieds,
se montrait, orgueilleuse, à côté de deux bonnes petites épées du grand
Henri. Ainsi la fragile et grosse branche de sureau dépasse par la
taille et le poids les solides pousses d'aubépine. Deux canons
damasquinés en argent, montés sur leur affût, représentaient la vanité
du roi de Siam.--Dépôt plus précieux encore, les diamants de la
couronne, contenus dans différentes caisses, étaient placés dans les
armoires du Garde-Meuble. _Le Régent_, _le Sanci_ et _le Hochet du
Dauphin_, formaient les trois astres principaux de ce groupe d'étoiles.
Des tapisseries, des chefs-d'oeuvre d'art en or et en argent disposés
dans les salles représentaient également une valeur de plusieurs
millions.

Douligny et Chambon n'ignoraient pas ces détails: aussi furent-ils pris
de fièvre en voyant qu'un tel vol n'était pas impossible. Les poteaux
des lanternes s'élevaient assez près du mur et assez haut pour faciliter
l'escalade par l'une des fenêtres; il n'y avait pas le moindre
corps-de-garde duquel on eût à se méfier; seulement cette équipée
nécessitait le concours de quelques amis. Le premier auquel ils firent
part de leur audacieux projet fut un nommé Claude-Melchior Cottet, dit
le _Petit-Chasseur_, qui les exhorta à réunir l'élite de la bande,
c'est-à-dire neuf de leurs camarades connus pour leur adresse et leur
courage.

D'après l'interrogatoire de cet homme et d'après la déposition de
plusieurs témoins au procès, il paraît démontré que le premier assaut
tenté contre le Garde-Meuble, dans la nuit du 15 au 16 septembre, ne
rapporta aux douze associés qu'une parfaite connaissance des lieux. Ils
ne purent, vu leur petit nombre et le manque absolu de pinces et de
lanternes, pénétrer par la voie qui leur avait semblé praticable; à
peine leur fut-il permis de s'introduire dans un pauvre petit cabinet où
ils dérobèrent des pierreries de faible valeur. La partie fut remise à
la nuit suivante; mais cette fois Douligny et Chambon décidèrent qu'il
fallait convoquer le ban et l'arrière-ban de leurs troupes. Afin de
procéder par des ruses de haute école, quelques fausses patrouilles de
gardes nationaux circulant autour du Garde-Meuble pendant que les
assaillants se glisseraient vers le trésor, ne leur parurent pas d'une
invention trop mesquine.

Il fut en outre convenu entre les douze coquins qu'on s'adjoindrait
vingt-cinq à trente filous du second ordre, auxquels on promettrait une
part du butin; mais afin de ne pas être trahis, on convint de ne les
instruire que lorsqu'on serait sur le terrain. On leur ordonna de
s'habiller en gardes nationaux et de se pourvoir de fusils ou de sabres.
Le rendez-vous était à l'entrée des Champs-Elysées; l'heure était celle
de minuit; chacun fut exact.

Chambon et Douligny arrivèrent sur la place, formèrent de ceux qui
étaient revêtus de l'uniforme une patrouille, chargée de rôder le long
des colonnades pour donner à croire aux passants que la police se
faisait exactement. Ils placèrent ensuite à toutes les issues des
surveillants qui devaient donner l'alarme au moindre danger. Comme les
deux chefs traversaient la place après avoir pris toutes leurs
dispositions, ils trouvèrent, près du piédestal sur lequel avait été la
statue de Louis XV, un jeune homme de douze à quatorze ans, qui leur
inspira de l'inquiétude. Ils l'abordèrent, l'interrogèrent, et le firent
consentir à rester en sentinelle à cet endroit et à pousser des cris
pour attirer vers lui les personnes qui lui paraîtraient suspectes. On
lui promit une récompense, sans le mettre au fait de l'expédition.

Après toutes ces précautions, Chambon grimpe le long des colonnades, en
s'aidant de la corde du réverbère; Douligny le suit, ainsi que plusieurs
autres. Avec un diamant, on coupe un carreau que l'on enlève et qui
donne la facilité d'ouvrir la croisée par laquelle les voleurs
s'introduisent dans les appartements du Garde-Meuble. Une lanterne
sourde sert à les guider vers les armoires, que l'on ouvre avec les
fausses clefs et les rossignols. On s'empare des boîtes, des coffres, on
se les passe de main en main; ceux qui sont au pied de la colonnade
reçoivent de ceux qui sont en haut. Tout-à-coup, le signal d'alerte se
fait entendre. Les voleurs qui sont sur la place s'enfuient; ceux qui
sont en haut se laissent glisser le long de la corde du réverbère.
Douligny manque la corde, tombe lourdement sur le pavé et y reste
étendu. Une véritable patrouille, qui avait aperçu la lumière que la
lanterne sourde répandait dans les appartements, avait conçu des
soupçons. En s'approchant, elle entend tomber quelque chose, elle court,
trouve Douligny, le relève et s'assure de lui. Le commandant de la
patrouille, après avoir laissé la moitié de son monde en dehors, frappe
à la porte du Garde-Meuble, se fait ouvrir, et monte aux appartements
avec ce qu'il a de soldats. Chambon est saisi au moment où il va
s'esquiver; on le joint à son compagnon et l'on envoie chercher le
commissaire.

L'officier public interroge les voleurs, qui, se trouvant pris en
flagrant délit et les poches pleines, avouent avec franchise, mais ne
dénoncent aucun de leurs compagnons. Au même instant on ramasse sous la
colonnade le beau vase d'or appelé _Présent de la ville de Paris_.

La fausse patrouille, à laquelle la véritable cria _Qui vive?_ n'ayant
pas le mot d'ordre, crut prudent d'y répondre par la fuite. Elle se
dispersa dans les Champs-Elysées et dans les rues qui y aboutissent. Du
nombre des voleurs qui avaient reçu des boîtes de diamants, deux se
retirèrent dans l'allée des Veuves, firent une excavation au fond d'un
fossé, y enfouirent leur larcin, le recouvrirent de terre et de
feuilles, et se retirèrent tranquillement chez eux. Plusieurs autres
allèrent déposer leur part chez des recéleurs. Le plus grand nombre se
réunit sous le pont Louis XVI, et, après avoir posé un des leurs en
sentinelle au dessus du pont, ils s'assirent en rond. Le plus important
de la bande fit déposer au centre les coffres volés; il en ouvrit un, y
prit un diamant qu'il donna à son voisin de droite, en prit un autre
pour le suivant, et ainsi de suite. Il avait soin d'en mettre d'abord un
dans sa poche pour lui, et, après avoir fait le tour du cercle, d'en
déposer un autre pour le camarade qui était en sentinelle. Lorsqu'un
coffre était vidé, on passait à un autre. Il était en train de faire la
distribution du dernier, lorsque la sentinelle donna le signal de sauve
qui peut. Le distributeur jeta dans la Seine le reste des diamants à
distribuer, et chacun s'échappa. Plusieurs répandirent, en fuyant, des
brillants qui furent trouvés et ramassés le lendemain par des
particuliers.

Averti des graves événements de la nuit, et comprenant quelles
insinuations perfides ses ennemis en tireraient contre lui, le ministre
Roland se rendit à l'Assemblée vers dix heures du matin et demanda la
parole pour une communication urgente.--«Il a été commis, dit-il, cette
nuit, un grand attentat. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'en occupe.
On a volé au Garde-Meuble les diamants et d'autres effets précieux. Deux
personnes ont été arrêtées; leurs réponses dénotent des gens qui ont
reçu de l'éducation et qui tenaient à ce qu'on appelait autrefois des
personnes au-dessus du commun. J'ai donné des ordres relativement à ce
vol.»

Les députés frémirent d'indignation; la Montagne fit entendre les
grondements de sa colère. Le ministre, en montrant derrière les
brouillards de Coblentz l'armée royaliste attendant les trésors du
Garde-Meuble pour s'habiller et se nourrir, évitait parfaitement qu'on
songeât au défaut de précautions qui devait retomber sur lui. Quatre
députés, Merlin, Thuriot, Laporte et Lapleigne, furent nommés pour être
présents à l'information.

La nouvelle de cet attentat remua tous les quartiers de Paris: le rappel
fut battu; le ministre de l'intérieur, le maire et le commandant général
se réunirent et prirent des mesures pour garder les barrières; jamais on
n'avait fait tant d'honneur à de simples bandits; il est vrai que jamais
on n'avait vu un vol si considérable. Certaines rues étaient
littéralement semées de pierreries, de saphirs, d'émeraudes, de topazes,
de perles fines. Quelques citoyens honnêtes rapportèrent leurs
précieuses trouvailles; mais d'autres patriotes fougueux, qui avaient
horreur de tout ce qui provenait de l'ancien tyran, enfouirent leur
épave dans leur paillasse ou au fond de leur commode, afin que leurs
yeux ne fussent pas souillés par la vue d'un métal impur.

Un pauvre homme, passant dans le faubourg St-Martin pour se rendre à son
travail, trouva un de ces diamants et se hâta d'aller le restituer aux
employés du Garde-Meuble. Trois jeunes enfants furent admis à la barre
de l'Assemblée pour y déposer des bijoux que le hasard avait
pareillement mis entre leurs mains. L'Assemblée ordonna que leurs noms
seraient inscrits au procès-verbal. Des cassettes furent encore
retrouvées au Gros-Caillou, rue Nationale et rue Florentin. Mais de ces
différents traits de probité le plus éclatant est évidemment celui-ci:
un commissaire monte chez la maîtresse d'un des voleurs; sur sa cheminée
se trouvait un gobelet rempli d'eau-forte, dans lequel elle avait mis un
objet volé, afin d'en séparer l'alliage. Informée de l'arrivée du
commissaire, n'ayant plus le temps de cacher le gobelet, elle le lance
par la fenêtre. Une vieille mendiante passe quelques minutes après; ses
yeux collés sur le pavé rencontrent de petites étoiles qui brillent dans
la boue; elle ramasse par curiosité ces étincelles inexplicables pour
elle, et, à quelques centaines de pas, elle entre chez un orfèvre, qui
lui apprend que ce sont des diamants. Aussitôt elle se rend au comité de
sa section, dépose sa trouvaille, demande un reçu et va mendier son
pain.

Joseph Douligny et Chambon, pris en flagrant délit et surabondamment
nantis de pièces de conviction, n'essayèrent pas, comme nous l'avons
dit, de nier leur culpabilité; les premiers interrogatoires que leur
firent subir les juges sous l'inspiration des immenses conjectures du
ministre Roland, durent singulièrement flatter ces coquins (un d'eux,
Douligny, était marqué de la lettre V, voleur); pendant quelques jours
ils espérèrent pouvoir se dire martyrs d'une opinion et victimes de leur
courage. Il y a lieu de croire qu'ils eussent immédiatement nommé leurs
complices s'ils n'avaient tenu à prolonger l'erreur de la justice. Le
jugement rendu contre eux prouve jusqu'à quel point on avait admis les
idées de connivence avec les royalistes; nous citons textuellement cet
arrêt, qui fut rendu le 23 septembre, après une audience continue de
quarante-cinq heures:

«Vu la déclaration du jury de jugement, portant: 1º qu'il a existé un
complot formé par les ennemis de la patrie, tendant à enlever de vive
force et à main armée les bijoux, diamants et autres objets de prix
déposés au Garde-Meuble, pour les faire servir à l'entretien et au
secours des ennemis intérieurs et extérieurs conjurés contre elle; 2º
que ce complot a été exécuté dans les journées et nuits des 15, 16 et 17
septembre présent mois, et particulièrement dans la nuit du dimanche 16
au lundi 17, par des hommes armés qui ont escaladé le balcon du
rez-de-chaussée et premier étage du Garde-Meuble, en ont forcé les
croisées, enfoncé les portes des appartements et fracturé les armoires,
d'où ils ont enlevé et emporté tous les diamants, pierres fines et
bijoux de prix qui y étaient déposés, tandis qu'une troupe de trente à
quarante hommes, armés de sabres, poignards et pistolets, faisaient de
fausses patrouilles autour dudit Garde-Meuble, pour protéger et
faciliter lesdits vols et enlèvements, lesquels ne se sont dispersés,
ainsi que ceux introduits dans l'intérieur, que lorsqu'ils ont aperçu
une force publique considérable et que deux d'entre eux étaient arrêtés;
3º que les nommés Joseph Douligny et J.-J. Chambon sont convaincus
d'avoir été auteurs, fauteurs, complices, adhérents desdits complots et
vols à main armée, et notamment d'avoir, dans la nuit du 16 au 17 de ce
mois, sous la protection desdites fausses patrouilles, escaladé le
balcon dudit Garde-Meuble, d'en avoir brisé et fracturé les croisées,
portes et armoires, à l'aide de limes, marteaux, vilebrequins et autres
outils, de s'être introduits dans les appartements et d'y avoir pris une
grande quantité de bijoux d'or, de diamants et pierres précieuses dont
ils ont été trouvés nantis au moment de l'arrestation; 4º et enfin que,
méchamment et à dessein de nuire à la nation, lesdits J. Douligny et
J.-J. Chambon se sont rendus coupables de tous lesdits délits, le
Tribunal, après avoir entendu le commissaire national, condamne lesdits
Douligny et Chambon à la peine de mort.»

Sous le coup de cette sentence, leur caractère se produisit à nu:
troublés, pales, ils déclarèrent qu'ils feraient des révélations
complètes, si on voulait leur accorder la vie sauve pour récompense. Le
Tribunal ne sut comment répondre à cette proposition; le président leur
dit que la Convention seule pouvait statuer sur leur demande.

Pendant ce temps, la police, aux aguets, était parvenue à retrouver,
très-incomplètes encore, quelques traces des coupables qu'elle
cherchait. Un citoyen du nom de Duplain avait déposé au comité de sa
section que, le 16 septembre au soir, dans un café de la rue de Rohan,
il avait entendu deux hommes se quereller au sujet d'un vol de diamants:
l'un reprochait à l'autre sa pusillanimité qui les avait privés d'une
capture importante; il se consolait néanmoins, espérant, la nuit
suivante, réitérer leur prouesse de manière à n'avoir plus rien à
désirer. A cette déclaration, le citoyen Duplain ajouta le signalement
de l'un des deux hommes, celui qu'il avait pu le mieux voir. On mit des
agents en embuscade dans la rue de Rohan, et, le quatrième jour, on y
arrêta un personnage dont l'extérieur et la physionomie se rapportaient
au signalement donné. Amené au comité de surveillance, cet homme déclara
se nommer Badarel et être natif de Turin; il nia les propos qu'on lui
imputait, se récriant sur des doutes aussi injurieux; mais ayant été
fouillé, il fut trouvé détenteur de plusieurs pierres. Alors il avoua
que le 15 septembre, deux individus, qu'il ne connaissait pas, l'avaient
engagé à se rendre la nuit avec eux sur la place Louis XV, lui disant
qu'il y allait de sa fortune; ils exigèrent simplement qu'il fît le guet
pendant un quart d'heure. Ces messieurs étaient si honnêtes qu'il avait
cru servir des amoureux et non des voleurs. Ils étaient bientôt revenus
auprès de lui, et l'avaient accompagné jusque dans sa chambre, rue de la
Mortellerie, près l'hôtel de Sens. Là, que s'était-il passé tandis qu'il
avait été chercher des rafraîchissements, il l'ignorait; mais le
lendemain quand il fut seul chez lui, il aperçut des diamants sur la
cheminée, et il fut porté à croire qu'il avait été pendant quelques
heures le compagnon de deux nababs déguisés.

Cette histoire, richement brodée comme on voit, n'abusa pas un instant
les juges instructeurs. Ils mirent Badarel en présence de Douligny et de
Chambon; ceux-ci, désireux d'appuyer leur demande en grâce sur des
faits, ne firent aucune difficulté de reconnaître Badarel.

--Mon pauvre vieux, dit Douligny, devant le président du Tribunal
criminel il n'y a plus à vouloir rester blanc comme un agneau; nous
sommes pris, nous n'avons d'espoir qu'en la clémence des magistrats, et
cette clémence est subordonnée à nos aveux, à notre sincérité. Tu es
dans un très-mauvais cas; veux-tu obtenir ta grâce d'avance? tu n'as
qu'à te rendre avec le citoyen président sous cet arbre des
Champs-Elysées au pied duquel tu as enfoui cette grande cassette. Dès
que tu l'auras restituée, tu seras sûr de ne plus avoir affaire à des
juges, mais à de vrais amis.

Badarel essaya bien d'envoyer Douligny à tous les diables et de prouver
qu'il ne le connaissait pas, mais sa résistance ne put être de longue
durée. Douligny l'exhorta si bien, lui fit de telles promesses, qu'enfin
ce malheureux consentit à se rendre aux Champs-Elysées avec le
président.

Ce transport de justice eut des résultats considérables; les fouilles
opérées d'après les indications de Badarel firent découvrir 1,200,000
francs de diamants. La procédure recommença avec plus d'acharnement; les
dépositions de Douligny et de Chambon furent jugées si utiles pour
éclairer les recherches et confondre les accusés, que le président du
Tribunal criminel se rendit en personne à la barre de la Convention et y
parla en ces termes:--Je crois de mon devoir de prévenir la Convention
que, depuis vendredi, 21, la première section du Tribunal s'est occupée
sans désemparer de l'interrogatoire de deux voleurs du Garde-Meuble.
Pendant quarante-huit heures ils n'ont voulu donner aucun renseignement;
mais hier, lorsque la peine de mort a été prononcée contre eux, ils
m'ont fait dire qu'ils avaient à faire des déclarations importantes; ils
m'ont demandé ma parole d'honneur que, pour prix de ces aveux, leur
grâce leur serait accordée. Je n'ai pas cru devoir prendre sur moi une
pareille promesse; mais je leur ai dit que s'ils me disaient la vérité,
je porterais leur demande auprès de la Convention nationale; alors le
nommé Douligny m'a révélé toute la trame du complot; il a été confronté
avec un de ses co-accusés non jugé; il l'a forcé de déclarer l'endroit
où étaient cachés plusieurs des effets volés. Je me suis transporté aux
Champs-Elysées, dans l'allée des Veuves; là le co-accusé m'a découvert
les endroits où il y avait des objets très précieux. N'est-il pas
important de garder ces deux condamnés pour les confronter encore avec
les autres complices? Mais le peuple demande leurs têtes. Que la
Convention rende un décret, qu'elle le rende tout de suite; le peuple la
respecte, il se tiendra toujours dans la plus complète soumission aux
ordres de l'assemblée.»

Ordonner la mort de Douligny et de Chambon, c'eût été tuer deux poules
aux oeufs d'or; chacune de leurs déclarations ou plutôt de leurs
dénonciations produisait quelques nouvelles découvertes. La Convention
décida qu'il fallait garder ces deux voleurs pour traquer les autres.

L'un des premiers complices dont ils révélèrent le nom fut le malheureux
juif Louis Lyre; il n'avait pas aidé à commettre le vol, mais il avait
acheté à vil prix une grande quantité de bijoux. Ce malheureux parlait
un français mêlé d'italien qui fit beaucoup rire les juges. Ayant
intégralement payé ses petites acquisitions, disait-il, il ne comprenait
pas qu'on lui réclamât encore quelque chose. Après s'être égayé de son
galimatias, le Tribunal le condamna à la peine de mort. On le conduisit
au supplice le 13 octobre, à dix heures. Ne concevant pas qu'une
spéculation heureuse fût considérée comme un crime, il marcha à la mort
avec le courage que donne la paix de la conscience. Monté dans la
voiture, seul avec l'exécuteur, il criait d'une voix très haute et très
libre:--Fife la nazion! Il voulut parler au peuple; la cavalerie essaya
de s'y opposer, mais alors la canaille qui accompagnait les victimes à
l'échafaud était souveraine; elle accorda la parole au juif.

--Messious, dit-il, ze mours innozent, ze ne zouis point volour, ze
pardonne à la loi et à mes zouzes.

Mais vu qu'il se faisait tard, le bourreau le pria de se hâter.

En mesurant leurs dénonciations, et en ne les faisant que peu à peu,
Douligny et Chambon espérèrent échapper à la mort, protégés qu'ils
étaient maintenant par la Convention. Conformément à ces calculs, ils
jetèrent quelques jours après une nouvelle proie à la justice. Ce fut
cette fois leur ami Claude-Melchior Cottet, dit le _Petit-Chasseur_.
Arrêté et conduit à la Conciergerie, ce dernier fut convaincu d'avoir
été le sergent recruteur des fausses patrouilles. Dans la nuit du 15 au
16 septembre, il s'était rendu en costume de garde national chez le
nommé Retour, chez Gallois, dit _Matelot_, et chez Meyran; il leur avait
remis des pistolets destinés à protéger l'entreprise. On lui prouva, en
outre, qu'il avait vendu pour 30,000 livres de perles fines. Un témoin,
un nommé Joseph Picard, lequel ne tarda pas à changer son rôle de témoin
contre celui d'accusé, vint déposer qu'étant encore au lit, un matin, le
personnage connu sous le nom de _Petit-Chasseur_ s'était rendu chez lui,
afin d'acheter une paire de bottes. Le marché conclu avec la femme
Picard, l'acheteur l'avait engagée à aller chercher du vin et à lui
rapporter en même temps pour six sous d'eau-forte. Cette commission
faite, Picard avait vu le _Petit-Chasseur_ glisser quelque chose dans
cette eau-forte; mais les commissaires venant au même instant pour
l'arrêter, il jeta le tout dans la rue. Alors il fut facile de
reconnaître que c'étaient des diamants.

Ecrasé par les preuves et par les dépositions, Melchior Cottet fut
condamné à la peine de mort. Voyant par quels moyens Douligny et Chambon
avaient obtenu un sursis illimité, il imagina d'avoir recours aux mêmes
ruses, et, en effet, il livra le nom de quelques complices. Mais on
reconnut bientôt qu'il n'avait qu'un but: retarder le jour de son
exécution. On refusa de prêter davantage l'oreille à ses déclarations
interminables. Arrivé au lieu du supplice, il gagna encore deux heures
par une dernière supercherie. Il demanda à se rendre au Garde-Meuble
avec un magistrat, disant qu'il y allait de la fortune de la nation.
Monté dans les salles, il y resta plus d'une heure et demie à parler de
complots imaginaires dont il connaissait, disait-il, tous les secrets.
Mais à la fin la foule impatientée refusa d'attendre plus longtemps le
spectacle qui avait été promis à sa curiosité sanguinaire. En descendant
du Garde-Meuble, le _Petit-Chasseur_ eut beau crier: «--Citoyens, je ne
suis pas coupable; intercédez pour moi, intercédez pour moi!»--nul ne
fut accessible à la pitié, et la loi reçut son application.

Grâce aux renseignements fournis par Douligny et Chambon, on arrêta
successivement leurs principaux complices, qui furent condamnés à la
peine capitale; des femmes et même un enfant, Alexandre, dit le
_Petit-Cardinal_, se virent impliqués dans cette affaire, qui prit peu à
peu une telle dimension, que le député Thuriot, l'un des membres de la
commission de surveillance, proposa à la Convention d'autoriser le
déplacement du chef du jury afin que ce dernier allât dans les endroits
de la France qu'il croirait nécessaires, décernât des mandats d'amener
et fît des visites domiciliaires. Cette proposition fut rejetée, parce
qu'elle n'assurait pas au procès une marche assez rapide.

S'il faut en croire les révélations de Sergent, consignées dans une
lettre datée de Nice-en-Piémont, du 5 juin 1834, et adressée à la _Revue
rétrospective_, ce serait à lui qu'on devrait la découverte des
principaux diamants de la couronne. Il raconte que pendant les débats du
Tribunal criminel, alors qu'il était administrateur de la police, une
mulâtresse, habituée de la tribune publique des Jacobins, vint le
trouver dans son cabinet.--Que direz-vous, si je vous fais trouver les
diamants? Je le puis, en amenant un homme qui a une révélation à vous
faire. Je voulais le conduire au comité des recherches de l'assemblée
législative, mais il ne veut faire qu'à vous sa déposition; car il vous
a, dit-il, une grande obligation, et c'est par reconnaissance qu'il veut
que ce soit à vous que la patrie doive d'être rentrée dans la possession
de ces richesses.--Amenez-le très-promptement.

Une heure après, on introduisit dans un des salons du maire, où Sergent
se trouvait seul, un quidam vêtu proprement en garde national; il était
conduit par la mulâtresse.--Voilà celui dont je vous ai parlé, dit-elle,
et elle s'éloigna.--Monsieur l'administrateur, dit cet homme d'une voix
basse, je puis vous faire reprendre tous les diamants de la couronne;
mais il me faut votre parole que vous ne me perdrez pas.--Quoi! lorsque
vous allez rendre un service aussi important, que devez-vous craindre?
ne méritez-vous pas au contraire une récompense?--Je ne puis en avoir
d'autre que celle de ma vie. Dans cette affaire, mon nom ne peut être
prononcé sans risquer de la perdre.--Parlez, dit Sergent surpris, je
vous promets toute ma discrétion.--Vous ne me reconnaissez pas,
monsieur?--Non, je ne vous ai pas vu, je crois, avant cet
entretien.--Ah! monsieur l'administrateur, donnez-moi votre parole de
magistrat que vous ne me livrerez point!--Quel mystère! Révélez, si vous
savez quelque chose de ce vol; seriez-vous complice? Je vous
sauverai...--Non, monsieur, reprit cet homme, je suis ***, le prisonnier
que vous avez visité à la Conciergerie vers la fin du mois d'août, et
que vous avez eu la bonté de faire raser sur sa demande; vous savez que
j'étais condamné à mort pour fabrication de faux assignats, et que
j'attendais alors, quoique sans espoir, l'issue de mon pourvoi en
cassation. Les juges populaires de septembre m'ont mis en liberté, mais
le Tribunal peut me faire reprendre.--Eh bien! soyez tranquille, dit
Sergent; voyons, que savez-vous des diamants?

Le quidam entra dans les détails les plus étendus. Une nuit qu'il
feignait de dormir, il avait entendu auprès de lui des gens s'entretenir
en argot du vol fameux. Il ignorait leurs noms, mais il avait appris que
les diamants étaient cachés dans deux mortaises d'une grosse poutre de
la charpente du grenier d'une maison de la rue de ...--Envoyez-y
promptement, ajouta-t-il; ils ne doivent pas être encore enlevés; mais,
je vous supplie, ne parlez pas de moi dans vos bureaux.

Le récit contenu dans la lettre de Sergent est plein de trouble et de
confusion, surtout à l'endroit des dates; nous avons dû souvent
l'élucider. A cette époque de 1834, Sergent, très-avancé en âge, ne
commandait plus à sa mémoire; et d'ailleurs il n'était préoccupé, comme
Barère, que du soin de sa réhabilitation. Cependant sa version coïncide
tout-à-fait avec le rapport de Vouland, consigné dans le _Moniteur_ du
11 décembre: «--Votre comité de sûreté générale, dit Vouland, ne cesse
de faire des recherches sur les auteurs et complices du vol du
Garde-Meuble; il a découvert hier le plus précieux des effets volés:
c'est le diamant connu sous le nom de _Pitt_ ou _Régent_, qui, dans le
dernier inventaire de 1791, fut apprécié douze millions. Pour le cacher,
on avait pratiqué, dans une pièce de charpente d'un grenier, un trou
d'un pouce et demi de diamètre. Le voleur et le réceleur sont arrêtés;
le diamant, porté au Comité de sûreté générale, doit servir de pièce de
conviction contre les voleurs. Je vous propose, au nom du comité, de
décréter que ce diamant sera transporté à la trésorerie nationale, et
que les commissaires de cet établissement seront tenus de le venir
recevoir séance tenante.» Ces propositions furent décrétées. Quant à
l'homme dont parle Sergent, il fut seulement présenté à Pétion, qui le
fit partir pour l'armée, où, sur la recommandation du ministre de la
guerre, il entra avec un grade dans un régiment de la ligne. Que
devint-il? Nous l'ignorons. Seulement, plus tard, dans un compte-rendu
du Tribunal en date du 26 mars 1795, ayant trait à un procès de faux
assignats, on trouve parmi les accusés un nommé Durand, désigné comme
étant celui aux indications duquel on doit la découverte du _Régent_.
Est-ce l'homme de Sergent? On peut le supposer.

Le sort de ce _Régent_ fut assez singulier: au mois d'avril 1796, on
l'envoya en Prusse pour servir de cautionnement à un prêt de cinq
millions. Retiré ensuite des mains des banquiers, il orna la garde de
l'épée consulaire de Bonaparte.

Mais retournons à la procédure du Tribunal criminel. Le ministre de
l'intérieur s'occupa, lui aussi, avec une grande énergie de ce prétendu
complot; il dut bientôt s'apercevoir que l'esprit politique y était
complétement étranger, car il devenait de plus en plus évident que les
acteurs de ce drame nocturne étaient presque tous des malfaiteurs
d'antécédents connus, et qu'ils avaient immédiatement cherché à réaliser
à leur profit leur part du vol. Le ministre recevait lui-même les
citoyens qui avaient des communications à lui faire à ce sujet. Un
joaillier du nom de Gervais vint lui apprendre qu'un homme d'allure
suspecte lui avait offert de lui vendre une bonne partie de diamants. On
comprend avec quel empressement M. Roland pria Gervais de ne pas
effaroucher ce mystérieux client; une somme de 15,000 livres, prise sur
les fonds secrets, fut remise au joaillier, afin qu'il alléchât par
quelques avances le vendeur. Les prévisions se réalisèrent. Moyennant
quelques centaines de louis, le voleur apporta pour plus de deux cent
mille livres de joyaux. Le marchand se montra de plus en plus satisfait,
jusqu'à l'heure où il n'eut plus rien à attendre de ce superbe filou;
alors la comédie fut terminée et notre homme mis entre les mains de la
justice. Grâce à l'habileté avec laquelle M. Roland avait dirigé cette
opération par l'intermédiaire de Gervais, cette seule capture valut au
trésor un remboursement qu'on évalua à 500,000 livres. Le jour que l'on
vint dissoudre le Tribunal, c'est-à-dire le 29 novembre 1792, il
s'occupait encore de juger un voleur du Garde-Meuble. On ne permit pas
d'achever l'instruction. Le président fit venir les deux principaux
coupables, Chambon et Douligny; et il leur annonça que le Tribunal
cessant ses fonctions, il était à craindre pour eux que le sursis qu'ils
avaient obtenu ne fût plus d'aucune force. Il leur conseilla de se
pouvoir en cassation ou de s'adresser à la Convention nationale.
Singulière preuve de la vérité de cet axiome: _Qui a terme ne doit
rien!_ Joseph Douligny et Jean-Jacques Chambon, traduits devant de
nouveaux juges, en furent quittes pour quelques années de fers. Encore
a-t-on prétendu que dans un des mouvements de la révolution, ces
misérables trouvèrent le moyen de s'échapper des prisons.

Quelques jours avant la dissolution du Tribunal du 17 août, Thomas
Payne, comparant Louis XVI à Chambon et à Douligny, s'était exprimé de
la sorte au sein de la Convention:--«Il s'est formé entre les brigands
couronnés de l'Europe une conspiration qui menace non-seulement la
liberté française, mais encore celle de toutes les nations: tout porte à
croire que Louis XVI fait partie de cette conspiration; vous avez cet
homme en votre pouvoir, et c'est jusqu'à présent le _seul de sa bande_
dont on se soit assuré. _Je considère Louis XVI sous le même point de
vue que les deux premiers voleurs arrêtés dans l'affaire du
Garde-Meuble_: leur procès vous a fait découvrir la troupe à laquelle
ils appartenaient.»--Quelle impudence et quelle folie!

Pendant longtemps on s'obstina encore à voir dans le vol des diamants un
complot politique, à en juger par la teneur d'une sentence du Tribunal
révolutionnaire, prononcée le 12 prairial, an II, qui condamne à mort le
sieur Duvivier, âgé de soixante ans, ancien commis au bureau de
l'extraordinaire, «pour avoir aidé ou facilité le vol fait, en 1792, au
Garde-Meuble, afin de fournir des secours aux ennemis coalisés de la
France[10].» Ce ne fut guère qu'en l'an V qu'on revint un peu de cette
prévention. Par décision du conseil des Anciens, prise dans la séance du
29 pluviôse, six mille livres d'indemnité furent accordées à la
citoyenne Corbin, première dénonciatrice des voleurs du Garde-Meuble. Il
y a tout lieu de supposer que cette femme Corbin est la mulâtresse dont
il est question dans le récit de Sergent. «Les recherches de la
commission, ajoute le _Moniteur_, ont mis à même de juger que, quoi
qu'en ait dit autrefois le ministre Roland, le vol du Garde-Meuble
n'était lié à aucune combinaison politique, et qu'il fut le résultat des
méditations criminelles des scélérats à qui le 2 septembre rendit la
liberté.» C'est ce que nous avons posé en commençant.

  [10] Cette procédure s'éternisa pendant tout le cours de la
    Révolution. La veille du jour où l'on arrêta Baboeuf, on avait
    condamné aux fers quatre voleurs du Garde-Meuble.

Quoi qu'il en soit, à cette date, l'affaire de ce vol homérique était
loin d'être terminée. Même aujourd'hui elle ne l'est pas encore. La
soustraction des diamants a été évaluée à TRENTE-SIX MILLIONS. En 1814,
il en fut restitué pour 5 millions; l'histoire de cette restitution est
même des plus intéressantes. Il y avait autrefois au Garde-Meuble un
employé subalterne du nom de Charlot, qui était chargé de nettoyer les
bijoux. Après le vol de la nuit du 16 septembre, un de ses amis, un
sans-culotte, vint lui remettre une boîte en le priant de la garder
jusqu'à ce qu'il vînt la reprendre lui-même. Peu de temps après, Charlot
fut renvoyé, ainsi que toutes les personnes qui faisaient partie de
l'administration du Garde-Meuble sous l'ancienne cour. Il emporta le
dépôt du sans-culotte, qui ne reparut plus. Lassé de l'attendre et
finissant par concevoir des soupçons, il finit un jour par forcer la
serrure du petit coffre. Un flot de lumière lui sauta aux yeux, et il
reconnut plusieurs diamants de la couronne. L'embarras de ce pauvre
diable fut aussi grand qu'on peut le concevoir; les rapporter,
n'était-ce pas s'exposer à être pris lui-même pour le voleur, ou tout au
moins n'était-ce pas risquer plusieurs mois, plusieurs années de prison
préventive? Dans cette conjoncture, il ne décida rien, ou plutôt il
décida qu'il attendrait les événements; il cacha les diamants et les
garda.

Charlot se retira à Abbeville, sa ville natale; ses moyens d'existence
étaient si bornés, que Mme Cordonnier, sa soeur, marchande orfèvre près
le marché au blé, lui donna asile; mais le déréglement de Charlot et son
penchant à l'ivrognerie obligèrent sa soeur à le renvoyer. Il alla alors
occuper une très petite chambre dans un grenier, où il vécut, pour ainsi
dire, des secours que lui accordaient plusieurs personnes de sa
connaissance. Parmi celles qui l'obligeaient le plus fréquemment était
un M. Delattre-Dumontville, qui, quoique fort peu aisé lui-même, lui
prêtait souvent de petites sommes. Charlot se trouvait donc dans le plus
complet dénûment, bien qu'il fût riche comme pas un négociant
d'Abbeville; et il souffrait les horreurs de la faim et du froid à côté
d'une cassette renfermant cinq millions de diamants. Il est vrai que ces
diamants, Charlot ne pouvait en trafiquer sans s'exposer à être reconnu
comme un des spoliateurs du Garde-Meuble; d'un autre côté, les
communications avec l'Angleterre étaient interdites.

La profonde misère de ce millionnaire s'accrut au point qu'il en tomba
mortellement malade. Sentant sa fin très-prochaine, il dit un jour à
Dumontville, qui n'avait pas cessé de lui témoigner beaucoup
d'intérêt:--Ouvre le tiroir de cette table; il y a dedans une petite
boîte qui me fut confiée il y a bien longtemps; prends-la, et si je
meurs fais-en l'usage que tu voudras. Dumontville s'en alla avec la
boîte qui était fermée par un papier cacheté; le lendemain, lorsqu'il
voulut monter au grenier de Charlot pour savoir de ses nouvelles, on lui
apprit qu'il venait d'expirer. Rien n'empêchait plus Dumontville de
briser le papier cacheté: il fut ébloui, aveuglé. Mais, aussi embarrassé
que Charlot, il n'osa pendant longtemps parler à personne de son trésor;
son seul plaisir était, dans un beau jour, après avoir verrouillé sa
porte, de prendre les diamants dans sa main et de les mouvoir au soleil
pour jouir de leur éclat. Il finit cependant, après bien des hésitations
et des réticences, par s'ouvrir à un de ses parents, M. Delattre, ancien
membre de l'Assemblée législative et qui avait été chargé autrefois de
faire le recensement des objets volés au Garde-Meuble; il apprit de lui
que les susdits diamants étaient la propriété de l'Etat. Effrayé de sa
découverte, Dumontville jugea opportun de garder le silence, comme avait
fait autrefois Charlot.

Ce ne fut que lors de la Restauration qu'il se hasarda à solliciter une
audience de M. le comte de Blacas, ministre de Louis XVIII, et à lui
remettre la précieuse cassette. M. le comte de Blacas exalta vivement sa
loyauté, sa fidélité et le patriotisme pur qui l'avait guidé à conserver
intact ce trésor national pour ne le déposer qu'entre les mains de ses
légitimes possesseurs. Quelques mois après cette entrevue, Dumontville
(il n'était alors qu'un modeste employé des droits-réunis) reçut le
titre de chevalier de la Légion-d'Honneur et le brevet d'une pension de
six mille francs.

Cette aventure, qui est racontée longuement par l'abbé de Montgaillard,
représente, jusqu'à présent du moins, le dernier chapitre de cette
procédure romanesque des Diamants de la Couronne. Je dis _jusqu'à
présent_, car de nos jours plusieurs gens se bercent encore (le
croirait-on?) de l'espoir de retrouver quelques-uns de ces cailloux
miraculeux; bien des plongeons ont été faits dans la Seine sous le pont
Louis XVI, à l'endroit où l'on assure que les voleurs ont jeté une
partie de leur éblouissant butin; bien des poutres ont été dérangées
dans les greniers des faubourgs. Mais ne peut-on pas comparer ces
obstinés chercheurs d'or à ces pauvres croyants sans cesse préoccupés
des millions de Nicolas Flamel, enterrés on ne sait où, ou bien encore à
ces maniaques qui décousent les vieux fauteuils pour découvrir les
trésors des émigrés?



II.

JUGEMENTS RENDUS PAR LA SECONDE SECTION.--NICOLAS ROUSSEL.


Il faut maintenant revenir sur nos pas, c'est-à-dire nous reporter au
lendemain du vol du Garde-Meuble, au 18 septembre. Ce jour-là, la
seconde section du Tribunal criminel commença à instruire le procès de
Nicolas Roussel, ancien contrôleur ambulant des barrières. Mais, avant
l'ouverture de l'audience, le commissaire national donna lecture au
peuple de la loi relative à la sûreté des prisonniers; cette lecture fut
suivie d'un discours du président Laveaux, dans lequel il rappela les
devoirs de l'humanité et invoqua éloquemment le respect dû à
l'infortune. Le public, saisi d'un bon et beau mouvement, cria tout
d'une voix:--Nous jurons de respecter les accusés!

Après les désordres qui avaient signalé les procès de Montmorin et de
Backmann, ce n'était pas une précaution inutile.

Nicolas Roussel, un malheureux demeurant rue Mouffetard, comparut
ensuite devant les jurés; il avoua qu'il avait fait partie
pendant quelques jours des brigades contre-révolutionnaires de
Collenot-d'Angremont et qu'il recevait cinquante sous par jour pour
aller prêcher le royalisme dans les cafés et dans les groupes. Cela
méritait bien la mort. Le 19 septembre, cet _apôtre du machiavélisme et
de la tyrannie_, comme l'appelle un journal, fut conduit à la guillotine
à deux heures de l'après-midi.

Dans la même journée, l'Assemblée décréta que la Commune serait tenue de
choisir pour les exécutions une autre place que celle qui allait devenir
la place du palais de la Convention.

Pour ne laisser échapper aucun des documents qui se rattachent à
l'histoire du Tribunal du 17 août, citons un fait qui concerne
directement un des ex-membres de ce tribunal. Voici ce qu'on lit dans le
_Moniteur_ du 20 septembre: «Le ministre de l'intérieur adresse un
reproche à l'Assemblée touchant le peu de force et le peu d'exactitude
que l'on met à la préservation des biens nationaux; il se plaint qu'on
répète avec scandale que le _voleur d'Aubigni_ aspire à être employé
dans une commission; il assure qu'à l'avenir il ne signera aucune
commission sans en connaître à fond le sujet.»



CHAPITRE VII.

CAZOTTE.--SON DERNIER MARTYRE.


Encore Cazotte! Encore ce vieillard de soixante-quatorze ans, traqué
pour un paquet de lettres confidentielles!--Eh quoi! la Commune cherche
à détourner d'elle tout soupçon de participation aux crimes de
Septembre, et voilà qu'elle se montre plus féroce cent fois que les
égorgeurs eux-mêmes: elle fait arrêter de nouveau et emprisonner un
septuagénaire devant lequel leurs haches rougies s'étaient abaissées. Le
peuple avait acquitté Cazotte; la Commune le reprit, et le Tribunal du
17 août le reçut des mains de la Commune, donnant ainsi
l'exemple de la violation d'un principe respecté de tous les
jurisconsultes.--Croyaient-ils donc, ces juges sans pitié, que les deux
heures d'angoisse suprême subies par Jacques Cazotte devant l'abject
tribunal de Maillard n'étaient pas suffisantes pour expier ses fautes
réelles ou prétendues? Il y a dans cet acharnement après un homme en
cheveux blancs quelque chose de honteusement cruel qui s'explique à
peine; ces raffinements inutiles ne peuvent appartenir qu'à une nation
débordée ayant totalement perdu le sens humain.

--Respect à la vieillesse et à l'innocence! s'étaient écriés, en
présence de Cazotte et de sa fille, les tueurs de l'Abbaye. On pouvait
croire que c'était aussi la devise de la Commune; lorsqu'un ordre signé
Pétion, Panis et Sergent, expédié le 13 septembre, vint arrêter pour la
seconde fois Jacques Cazotte, «mis hors de l'Abbaye, sans avoir subi son
jugement.»

Cazotte n'en montra point de surprise. Malgré sa récente délivrance
(délivrance presque triomphale, on s'en souvient), il avait gardé un
pressentiment de sa fin prochaine; témoin le trait suivant:

Après sa sortie de l'Abbaye, ses amis vinrent le féliciter en foule; M.
de Saint-Charles fut du nombre.

--Eh bien! vous voilà sauvé, dit-il en l'abordant.

--Je ne crois pas, répondit Cazotte.

--Comment cela?

--Je serai guillotiné sous très-peu de jours.

--Vous plaisantez, dit M. de Saint-Charles, surpris de l'air
profondément affecté du vieillard.

--Non, mon ami; sous peu de jours, je mourrai sur l'échafaud.

Et comme on le pressait de questions, il ajouta:

--Un moment avant votre arrivée, il m'a semblé voir un gendarme qui est
venu me chercher de la part de Pétion; j'ai été obligé de le suivre.
J'ai paru devant le maire, qui m'a fait conduire à la Conciergerie et de
là au Tribunal. Mon heure est venue, mon ami, et j'en suis si convaincu,
que j'ai mis ordre à mes affaires: voici des papiers importants pour ma
femme; je vous charge de les lui faire tenir et de la consoler.

Naturellement M. de Saint-Charles traita ces pressentiments de rêveries
et ne voulut rien entendre. Il quitta Cazotte, persuadé que sa raison
avait souffert par suite de l'impression des massacres. Mais lorsqu'il
revint, quelques jours après, ce fut pour apprendre son arrestation.

Cette fois encore, mais non sans peine, Elisabeth obtint de suivre son
père jusqu'au Tribunal, qui commença son audience le matin du 24 pour ne
la terminer que le lendemain au soir. Une multitude immense, composée en
partie de femmes, remplissait l'espace réservé au public; on remarquait
aussi quelques-uns des hommes du 2 septembre qui avaient appuyé auprès
de Maillard et de ses acolytes la mise en liberté de Jacques Cazotte.
Celui-ci avait pour défenseur le célèbre Julienne, que nous avons vu et
que nous verrons figurer plusieurs fois dans nos récits. Julienne s'est
fait beaucoup connaître sous la Révolution; d'importantes causes lui ont
été confiées. «Ce n'est, dit l'auteur anonyme d'un petit dictionnaire
biographique publié en 1807, ni le talent de Démosthènes, ni celui de
Cicéron, ni même celui de Linguet, de Chauveau, de Belard: c'est le
sien. Son style est quelquefois obscur, amphigourique, gigantesque, un
peu _ivre_, si nous pouvons hasarder l'expression; son imagination le
grise. N'importe; malgré ses défauts, qu'il fasse imprimer ce qu'il a
dit pour arracher à la mort Kolli, Beauvoir et beaucoup d'autres, il
obtiendra un rang distingué parmi les gens de lettres.»

--Du courage! dit Julienne à Cazotte au moment de l'ouverture de
l'audience.

Cazotte hocha la tête et répondit, mais de façon qu'Elisabeth ne pût
l'entendre:

--Je m'attends à la mort, et je me suis confessé il y a trois jours. Je
ne regrette pas la vie, je ne regrette que ma fille.

On l'interrogea sur son nom, sur son âge et sur ses qualités. Après
quoi, son défenseur déposa sur le bureau une protestation contre la
compétence du Tribunal. Cette protestation était fondée sur ce que
Jacques Cazotte ayant été acquitté et mis en liberté le 2 septembre par
le peuple souverain, on ne pouvait sans porter atteinte à la
souveraineté de ce même peuple procéder contre Jacques Cazotte à un
jugement sur des faits pour lesquels il avait été arrêté et ensuite
élargi. C'était de toute évidence. Il fallait respecter les arrêts des
juges populaires ou poursuivre ces mêmes juges, si on ne voulait pas
reconnaître leur autorité. «Peuple, tu fais ton devoir!» Ces paroles
fameuses de Billaud-Varennes et la présence de tant de membres de la
Commune dans les prisons au moment des massacres ne consacraient-elles
pas les Tribunaux souverains? Cependant la Commune était la première
aujourd'hui à infirmer les actes de ses représentants; et quels actes
encore: les actes de clémence! Elle ne blâmait pas les bourreaux pour
avoir tué, elle les blâmait pour avoir fait grâce.

Le Tribunal crut devoir ne pas s'arrêter à cette protestation et ordonna
qu'il serait passé à la lecture de l'acte d'accusation, daté du 1er
septembre, dressé par Fouquier-Tinville et signé par Perdrix,
commissaire national. Après l'acte d'accusation, il fut donné
connaissance à haute voix de la correspondance intime de Cazotte. Chaque
lettre était suivie d'un interrogatoire par le président Laveaux.

Cazotte répondait avec simplicité et avec précision.

La faiblesse de son organe ayant excité les réclamations des jurés et de
l'accusateur public, le Tribunal ordonna que l'inspecteur de la salle
ferait disposer un siége, afin que Cazotte pût être mieux entendu. Au
bout d'un quart d'heure environ, il fut placé tout auprès des jurés,
ayant à sa droite sa fille, et à sa gauche son défenseur.

On le questionna beaucoup sur la secte des Illuminés, à laquelle il
avait appartenu; ce fut pourquoi il demanda _si c'était comme
visionnaire qu'on lui faisait son procès_. Quelques auteurs ont insinué
que Laveaux, qui l'interrogeait, était lui-même un Illuminé de la secte
des Martinistes, et que des signes d'intelligence avaient été échangés
entre eux dès les premiers mots de l'interrogatoire. Cela ne paraît
guère fondé; car Laveaux posa à Cazotte des questions tellement
indiscrètes, qu'on ne comprend pas qu'elles puissent venir d'un frère
d'ordre,--à moins toutefois qu'elles ne tendissent à dérouter les
profanes. Mais encore une fois, cela me semble étrange. C'est ainsi
qu'il lui demanda les noms de ceux qui l'avaient initié dans la secte
des Martinistes.

--Ceux qui m'ont initié, répondit Cazotte, ne sont plus en France; ce
sont des gens qui séjournent peu, étant continuellement en voyage pour
faire les réceptions. Je sais seulement qu'un de ceux qui m'ont reçu
était il y a cinq ans en Angleterre.

Lorsqu'on arriva à la question religieuse, Cazotte établit qu'il allait
régulièrement à la messe du curé constitutionnel de Pierry.

--Il est singulier, dit le président, que vous alliez à la messe d'un
prêtre auquel vous ne croyez pas.

--Je le fais pour l'exemple, répondit Cazotte, et en ma qualité de maire
de Pierry. Il est vrai que je ne reconnais pas le curé constitutionnel;
mais Judas était à la suite de Jésus-Christ et faisait bien des miracles
comme les autres apôtres.

Un autre mot qui causa diverses sensations chez les auditeurs, ce fut
celui-ci:

--Qu'entendez-vous, demanda le président, par ces mots: _fanatisme_ et
_brigandages_, souvent répétés dans vos lettres?

--J'entends par fanatisme l'exaltation qui règne dans tous les partis.
Il y a fanatisme dans la liberté quand on passe par-dessus toute
considération humaine.

Ces paroles valent un code.

On lui demanda encore des choses singulières; par exemple, _ce qu'il
pensait de Louis XVI pendant les travaux de la constitution?_

--Je le regarde, répondit-il, comme ayant été forcé dans tout ce qu'il a
fait; mais je ne peux dire s'il a fait bien ou mal, attendu que je ne
suis pas juge du roi.

--Il est bien évident, dit le président, que vous étiez en
correspondance avec les ennemis du dehors, puisque vous assuriez que
dans trente-quatre jours juste la France serait envahie. Pourriez vous
dire quel était le nom de cet officier-général qui, entre autres, vous
avait si bien instruit?

--Me croyez-vous assez lâche pour être le dénonciateur de quelqu'un?
Dussé-je obtenir le prolongement de mes vieux jours, jamais je ne
consentirai à une pareille infamie!

Après quelques autres interrogations, Laveaux, qu'embarrassaient
quelquefois les réponses du vieillard et qu'attendrissaient aussi les
regards suppliants de la jeune fille, dit à Cazotte:

--Vous êtes peut-être fatigué; le Tribunal est prêt à vous accorder le
temps nécessaire pour prendre du repos ou quelque rafraîchissement.

--Merci, répliqua Cazotte; je suis très-sensible à l'attention du
Tribunal, mais je suis dans le cas de soutenir les débats, grâce à la
fièvre qui me tient en ce moment. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant,
plus tôt le procès sera terminé, plus tôt j'en serai quitte... ainsi que
messieurs les jurés et les juges.

Le procès continua donc.

Une de ses parentes se trouvait désignée dans la correspondance avec
Pouteau; le président l'interpella de déclarer le nom de cette parente.

--Dans l'état où je me trouve, répondit le vieillard, je serais bien
fâché d'y entraîner ma famille.

--Dites-nous du moins ce que vous avez entendu par ces mots d'une de vos
lettres: «Voilà une occasion que le roi doit saisir: il faut qu'il serre
les pouces au maire Pétion et le force à découvrir les fabricants de
piques et ceux qui les soldent»?

--Les lettres que je recevais m'informaient alors qu'il se fabriquait à
Paris cent mille piques. Je ne vis là-dedans qu'un projet de tourner ces
armes contre la garde nationale, qui suffisait pour le service et le
maintien de la tranquillité publique; ces craintes m'étaient transmises
par un ami dont les intentions ne m'étaient pas suspectes. Il se peut
que j'aie été mal informé, mais ce n'est pas ma faute.

Lorsque la liste des lettres fut épuisée,--il y en avait une
trentaine,--et que les débats furent clos, l'accusateur Real se leva. Il
parla longuement de la bonté, de la franchise et de l'énergie du peuple
depuis la Révolution, des trahisons et des crimes de la cour, de la
perfidie des grands. Il analysa les charges qui pesaient sur l'accusé,
et, s'adressant à lui:--Pourquoi faut-il que j'aie à vous trouver
coupable après soixante-douze années de loyauté et de vertu? Pourquoi
faut-il que les deux années qui les ont suivies aient été employées à
méditer des projets d'autant plus criminels qu'ils tendaient à rétablir
le despotisme et la tyrannie, en renversant la liberté de votre pays? La
vie que vous meniez à Pierry (il y avait trente-deux ans que Cazotte s'y
était retiré) retraçait les moeurs patriarcales; chéri des habitants que
vous aviez vus naître, vous vous occupiez de leur bonheur. Pourquoi
faut-il que vous ayez conspiré contre la liberté de votre pays? Il ne
suffit pas d'avoir été bon fils, bon époux et bon père, il faut surtout
être bon citoyen.

«Pendant ce discours, qui dura une heure entière, raconte Desessarts,
les yeux de Cazotte ne cessèrent pas un instant d'être fixés sur
l'accusateur public; mais on y cherchait en vain quelques signes
d'agitation et de trouble: l'impassibilité la plus profonde y était
peinte. Il n'en était pas ainsi de sa fille, dont les alarmes semblaient
recevoir toutes les impressions du discours de Réal, et s'aggraver ou
s'adoucir en proportion des sentiments qu'il exprimait; lorsqu'elle
entendit ses conclusions terribles, des larmes abondantes coulèrent de
ses yeux. Son père lui adressa quelques mots à voix basse qui parurent
la calmer.»

Ce fut alors que Julienne commença sa défense; il fut éloquent et
sensible, il émut l'auditoire par l'exposé touchant de la vie privée de
l'accusé; il retraça l'affreuse nuit du 2 septembre,--et il demanda si
un homme à qui il ne restait plus que quelques jours à exister auprès de
ses semblables, n'était pas digne de trouver grâce aux yeux de la
justice après avoir passé par des épreuves si cruelles; si celui dont
les cheveux blancs avaient pu fléchir des assassins ne devait pas
trouver quelque indulgence auprès des magistrats qu'inspirait
l'humanité?

Cette plaidoirie tira des pleurs de toute l'assemblée; Jacques Cazotte
fut peut-être le seul dont elle ne put réussir à entamer le sang-froid
presque divin. Sa fille reprit quelque courage en s'apercevant de
l'effet produit par les paroles de Julienne. Avant la délibération des
jurés, le président demanda à Cazotte s'il n'avait rien à ajouter.
Cazotte argua en peu de mots des mêmes moyens présentés par la
défense:--_Non bis in idem!_ dit-il; on ne peut être jugé deux fois pour
le même fait; j'ai été acquitté par jugement du peuple.

C'était l'heure où le sort du malheureux vieillard allait être décidé.
On fit retirer Elisabeth de la salle d'audience et on la conduisit dans
une des chambres de la Conciergerie, en l'assurant que son père
viendrait bientôt l'y rejoindre. Hélas! elle l'avait vu pour la dernière
fois. Reconnu coupable sur la déclaration des jurés, après vingt-sept
heures d'audience, Jacques Cazotte fut condamné à la peine de mort. En
entendant cet arrêt qui prenait sa tête et confisquait ses biens
(d'après la loi du 30 août), il se retourna machinalement comme pour
bien s'assurer que sa fille n'était pas là;--ce fut le seul moment où
l'on remarqua en lui quelque inquiétude;--mais ne la voyant point, la
sérénité reparut sur son front.

--Je sais, murmura-t-il, que dans l'état des choses, je mérite la mort.
La loi est sévère, mais je la trouve juste.

La parole appartenait au président Laveaux; il en usa pour prononcer la
plus étrange et la plus emphatique des exhortations. Jean-Jacques
Rousseau, dans ses mauvaises heures, ne se fût pas exprimé autrement.

--Faible jouet de la vieillesse! s'écria-t-il, victime infortunée des
préjugés, d'une vie passée dans l'esclavage! Toi dont le coeur ne fut
pas assez grand pour sentir le prix d'une liberté sainte, mais qui as
prouvé, par ta sécurité dans les débats, que tu savais sacrifier jusqu'à
ton existence pour le soutien de ton opinion, écoute les dernières
paroles de tes juges! puissent-elles verser dans ton âme le baume
précieux des consolations; puissent-elles, en te déterminant à plaindre
le sort de ceux qui viennent de te condamner, t'inspirer cette stoïcité
qui doit présider à tes derniers instants, et te pénétrer du respect que
la loi nous impose à nous-mêmes!... Tes pairs t'ont entendu, tes pairs
t'ont condamné; mais au moins leur jugement fut pur comme leur
conscience; au moins aucun intérêt personnel ne vint troubler leur
décision par le souvenir déchirant du remords; va, reprends ton courage,
rassemble tes forces; envisage sans crainte le trépas; songe qu'il n'a
pas droit de t'étonner; ce n'est pas un instant qui doit effrayer un
homme tel que toi.

A ces mots: _Envisage sans crainte le trépas_, Cazotte, sur qui ce
discours n'avait paru produire aucune impression, leva les mains vers le
ciel et sourit avec béatitude.

Laveaux continua:

--Mais, avant de te séparer de la vie, avant de payer à la loi le tribut
de tes conspirations, regarde l'attitude imposante de la France, dans le
sein de laquelle tu ne craignais pas d'appeler à grands cris l'ennemi...
que dis-je?... l'esclave salarié. Vois ton ancienne patrie opposer aux
attaques de ses vils détracteurs autant de courage que tu lui as supposé
de lâcheté. Si la loi eût pu prévoir qu'elle aurait à prononcer contre
un coupable tel que toi, par considération pour tes vieux ans, elle ne
t'eût pas imposé d'autre peine; mais rassure-toi si elle est sévère
quand elle poursuit, quand elle a prononcé le glaive tombe bientôt de
ses mains. Elle gémit même sur la perte de ceux qui voulaient la
déchirer. Ce qu'elle a fait pour les coupables en général, elle le fait
particulièrement pour toi. Regarde-la verser des larmes sur ces cheveux
blancs, qu'elle a cru devoir respecter jusqu'au moment de ta
condamnation; que ce spectacle porte en toi le repentir; qu'il t'engage,
vieillard malheureux, à profiter du moment qui te sépare encore de la
mort, pour effacer jusqu'aux moindres traces de tes complots par un
regret justement senti! Encore un mot: tu fus homme, chrétien,
philosophe, _initié_; sache mourir en homme, sache mourir en chrétien;
c'est tout ce que ton pays peut encore attendre de toi.»

Cette allocution amphigourique et empreinte jusqu'à l'exagération du
faux esprit sentimental du temps, laissa le public frappé de stupeur.

On était dans la soirée du 25 septembre.

Cazotte fut reconduit à la Conciergerie, où bientôt l'exécuteur se
présenta pour lui couper les cheveux, qu'il avait abondants et
flottants.--Je vous recommande, dit Cazotte, de les couper le plus près
de la tête qu'il vous sera possible et de les remettre à ma fille.

Ensuite il passa une heure avec un prêtre.

Puis il demanda une plume et de l'encre, et il écrivit ces mots: «Ma
femme, mes enfants, ne me pleurez pas, ne m'oubliez pas; mais
souvenez-vous de ne jamais offenser Dieu.»

Le _Moniteur_, qui rendit compte dans les plus grands détails (numéro du
30 septembre) de l'exécution, commence son récit en ces termes
officiellement indignés: «Le glaive vient encore d'abattre une tête
conspiratrice. Un vieillard de soixante-quatorze ans tramait sur le bord
de sa tombe la perte et l'asservissement de sa patrie. Le ciel était
aussi du complot, si on veut l'en croire; c'est au nom du ciel et pour
la cause du despotisme que Jacques Cazotte entretenait une
correspondance avec les émigrés et des relations avec le secrétaire
d'Arnaud de Laporte, intendant de la Liste civile!» Après cette froide
raillerie, le journal-girouette est forcé d'ajouter que «l'inaltérable
sang-froid qu'il a conservé jusque sur l'échafaud, ses cheveux blancs,
et plus encore les larmes de sa fille qui ne l'a point quitté, ont
intéressé la sensibilité de ceux qui les ont vus.»

Il paraît que la voiture qui conduisait Cazotte s'arrêta deux fois avant
de sortir du Palais; on raconte qu'il tournait ses regards vers le
peuple dont elle était remplie, et qu'il semblait vouloir lui parler.
Même à un certain moment, il se fit un grand silence, qui fut rompu tout
à coup par ce seul cri unanime:--Vive la nation! «On ne peut guère que
deviner les motifs de cette circonstance, écrit le _Moniteur_; peut-être
que M. Cazotte, qui avait éprouvé combien la vieillesse et le respect
qu'elle inspire ont de pouvoir sur la pitié du peuple, nourrissait
l'espoir de l'intéresser de nouveau en sa faveur et de pouvoir échapper
à la mort. Mais cette fois, le peuple partagea l'impassibilité de la loi
et ne fit aucun mouvement pour arrêter l'exécution de l'arrêt qu'elle
venait de prononcer.

»Ajoutons qu'en marchant au supplice, Cazotte tint presque constamment
ses yeux levés vers le ciel; toutefois on le vit sourire en apercevant
l'échafaud, et c'est là sans doute ce qui fit penser à quelques
personnes qu'il était tombé en enfance. Cette erreur n'a pas besoin
d'être combattue: Cazotte conserva jusqu'au dernier moment son
habituelle sérénité. Avant de livrer sa tête à l'exécuteur, il s'adressa
à la foule de la place du Carrousel, et d'un ton de voix qu'il s'efforça
d'élever: «--Je meurs comme j'ai vécu, cria-t-il, fidèle à Dieu et à mon
roi!»

Ainsi fut guillotiné, à sept heures du soir, celui que le _Patriote
français_ devait appeler le _Marat du royalisme_,--horrible injure à
laquelle ne s'attendait pas ce juste et ce martyr!

Quelques mots sur sa fille sont devenus indispensables au complément de
cette douloureuse trilogie dont nous avons déroulé les actes en
Champagne, au fond des cachots et devant le Tribunal du 17 août, que
cette seule condamnation suffirait pour flétrir éternellement. Elisabeth
Cazotte, entraînée hors de la Conciergerie par des amis de son père,
vécut longtemps dans les larmes et dans l'isolement.

En 1800, elle épousa M. de Plas qu'elle avait autrefois connu à Epernay.
Mais le bonheur ne devait pas longtemps couronner de son auréole le
front de cette noble femme. Un an après ce mariage, elle mourut dans les
douleurs de l'enfantement, laissant une mémoire bénie.



CHAPITRE VIII.

PIERRE BARDOL.


La minute du jugement de Cazotte avait été signée par Coffinhal,
Jaillant et Naulin. Ce Naulin, tout nouvellement entré dans le cadre des
juges, était un des affidés de Robespierre.

Du 26 septembre au 10 octobre, la seconde section du Tribunal
n'instruisit que des procès insignifiants: vols d'effets, rixes de
cabarets. Une seule condamnation à mort fut prononcée contre un tailleur
convaincu d'assassinat. Trois inculpés politiques furent acquittés: le
premier était le commissaire national Bottot, suspecté d'humanité dans
l'affaire de M. de Montmorin[11]. Le second était M. Guérin de Sercilly,
ci-devant lieutenant-criminel du bailliage de Melun, accusé d'avoir
accompagné le roi à l'Assemblée législative, dans la journée du 10 août.
Enfin, le troisième était M. de Louvatière, que l'on prétendait avoir vu
ceint de l'écharpe municipale.--Echappé à la sévérité du Tribunal du 17
août, Louvatière succomba plus tard sous la barbarie du Tribunal
révolutionnaire.

  [11] A propos de cette affaire, il parut quelque temps après un décret
    qui supprima les commissaires nationaux, et un second qui attribua
    leurs fonctions aux accusateurs publics.

Le 10 octobre, une dramatique affaire criminelle se produisit. Une
semaine environ après les massacres de septembre, le cadavre d'un homme
assassiné avait été trouvé au Cours-la-Reine. Ce cadavre était celui de
l'abbé Baduel.

L'abbé Antoine Baduel, ex-supérieur de la maison et communauté de
Sainte-Barbe, brave prêtre, simple de caractère, n'ayant pas adopté la
schismatique _constitution du clergé_, se trouvait exposé aux fureurs
des révolutionnaires. Les crimes commis contre les nobles et les
ecclésiastiques restés fidèles au roi ou au pape, mirent le comble à son
dégoût. Il résolut de quitter Paris et de se réfugier auprès de Pie VI.

Mais pour faire les premiers pas hors de la ville, il fallait un
passeport, les routes étant infestées de commissaires et de gardes
nationaux qui arrêtaient les diligences et fouillaient les voyageurs,
comme s'ils eussent reçu des leçons de Cartouche ou de Mandrin, ces
célèbres inspecteurs.

Des amitiés puissantes, par exemple celles de sans-culottes connus de
leur section pour avoir donné des preuves de patriotisme, soit en
massacrant des royalistes, soit en dénonçant leurs complots, pouvaient
seules obtenir le précieux sauf-conduit; mais Antoine Baduel n'avait
aucune relation avec ces lugubres favoris de la Commune. Ses intimes
étaient dispersés au souffle de l'ouragan politique ou déjà moissonnés
par la faucille de Sanson. Il ne devait plus fonder d'espoir que sur
deux personnages: son neveu Baduel, et son cousin par alliance Pierre
Bardol.

Le premier était clerc d'avoué. Il avait à peine vingt-cinq ans et
tremblait sans cesse comme un octogénaire, car la peur de la guillotine
lui faisait appréhender une mort très-prochaine. Quand un de ses
camarades lui frappait sur l'épaule dans la rue, où il marchait les yeux
collés sur le pavé, il poussait un hoquet en levant la tête et
tressaillait de tout son corps. Cet inquiet personnage était arrivé de
son pays juste au moment où éclatait la Révolution. Il n'osait pas s'en
retourner, car sa fuite aurait pu le signaler comme indifférent, sinon
comme hostile.

Le second, roué campagnard dégrossi à Paris (on verra en quel sens), se
disait marchand de grains; mais en réalité son commerce n'était qu'un
prétexte à emprunts et à piperies. Cependant on le voyait affilié à des
patriotes si redoutables que personne n'osait divulguer ses déloyautés.
L'abbé Baduel n'ignorait pas sa jactance politique, et il n'avait pour
lui qu'une médiocre estime: aussi fut-ce au clerc d'avoué qu'il
s'adressa d'abord.

Un soir, par une pluie battante, comme celui-ci lisait dans sa chambre
les terribles nouvelles du jour, composées de quelques détails sur la
marche de l'armée aux frontières et surtout d'une liste de gens arrêtés
par le comité de surveillance, deux petits coups mystérieusement frappés
à sa porte lui firent tomber sa feuille des mains. Il prit une cocarde
aux couleurs nationales et se mit à la frotter pieusement, occupation à
laquelle il se livrait toujours dès que quelqu'un venait le voir.

                   *       *       *       *       *

Un homme recouvert d'un manteau entra. C'était l'abbé Baduel. Le clerc
faillit s'évanouir en le reconnaissant. Un prêtre non assermenté, mis
hors la loi, se présenter à pareille heure chez un paisible citoyen,
c'était vouer à l'échafaud deux victimes au lieu d'une! Le pauvre oncle
attribua l'émotion du jeune Baduel à un tout autre sentiment.

--Tu me croyais mort, s'écria-t-il; non, mon cher enfant, les monstres
n'ont pas encore bu mon sang! me voici, j'ai pu enfin parvenir jusqu'à
toi.

--Plus bas, mon Dieu plus bas! je vous en supplie, ou nous sommes
perdus!

L'abbé raconta comment, depuis quinze jours, il couchait à la grâce de
Dieu, tantôt dans une écurie, tantôt dans une église... Mais ce qui
l'avait tourmenté le plus, c'était le désir de tranquilliser son neveu,
dont il connaissait le caractère sensible et dévoué. Enfin, s'étant
procuré à prix d'or des habits bourgeois, il s'aventurait ce soir-là
dans les rues avant l'heure des patrouilles, et il accourait chez ce
cher enfant, afin de le prier de lui rendre plusieurs services de la
plus haute importance. D'abord il lui demandait asile.

Le clerc d'avoué montra sa couchette, étroite comme un cercueil. Il
l'avait ainsi achetée en prévision d'une telle importunité. Tenace dans
ses idées, l'abbé déclara se contenter d'une chaise. Aux objections de
rhume, de courbature et d'insomnie, il répondit que ces maux étaient des
douceurs comparativement à ceux qu'il avait endurés depuis un mois.

Du reste, Antoine Baduel ne comptait pas prolonger longtemps son séjour
à Paris. Son départ dépendait de son neveu, car il le chargeait de lui
avoir un passeport. A ce mot, il s'en fallut de peu que le jeune homme
ne crût à une inconcevable raillerie. Lui qui n'osait pas approcher d'un
bureau de diligences pour voir seulement arriver et partir les voitures
de sa province, lui qui ne levait pas les yeux sur les passants afin de
ne pas éprouver les glaciales sensations que lui causait un regard
douteux, il irait solliciter un exploit de la municipalité, appeler sur
lui l'attention de la police; autant valait se placer de suite dans la
charrette du bourreau!

--Mon oncle, dit-il, je préfère vous avouer la vérité: moi aussi je suis
enrayé par la vue du sang qui inonde les rues; moi aussi je désirerais
abandonner cette ville, et j'accepterais un passeport avec joie, si je
ne craignais que ce papier ne devînt une preuve de mon manque de
confiance en ce gouvernement paternel!

L'abbé était loin de s'attendre à un pareil langage, car son neveu
n'avait aucun motif de crainte. Sa fortune, plus que modeste, ne pouvait
tenter un dénonciateur, et sa profession n'était pas de celles qui
soulevaient les haines du peuple. Reconnaissant une poltronnerie dont le
raisonnement n'eût pas triomphé, il se tut, et, ouvrant sa valise, il en
retira ses rasoirs et sa savonnette, afin de se faire la barbe.

Mais des pas retentirent dans l'escalier. Baduel, sur un signe de son
neveu, n'eut que le temps de se glisser derrière un rideau.--Bardol se
présenta aux yeux égarés du jeune clerc.

Mieux valait que ce fût lui qu'un étranger, mais cependant il était sage
de lui cacher autant que possible la présence d'un prêtre banni sous ce
toit déjà suspect.

Bardol salua à peine son cousin, aveuglé qu'il fut par le scintillement
d'un nécessaire en écaille, monté en or. Ce bijou dépendant du bagage de
l'oncle, excita chez Bardol une admiration inquiétante. Il ne revenait
pas de ce qu'un clerc d'avoué possédât un objet si merveilleusement
travaillé. Il vit au fond une bourse assez ronde, pleine de louis, plus
un portefeuille en satin blanc brodé d'or, passablement enflé
d'assignats. L'examen minutieux de ces richesses lui inspira un soupçon
qui prouvait jusqu'à un certain point sa mauvaise nature: il demanda à
Baduel s'il n'était pas redevable de ce butin à quelque équipée contre
un château. Puis, sur sa réponse tremblante et négative, remarquant la
valise sous la table:

--Oh! fit-il, ça sent bien l'aristocrate ici!

Sans songer qu'il s'exposait à compromettre son neveu, l'abbé Baduel
laissa tomber le rideau et s'avança, disant d'une voix calme:

--Bonsoir, Bardol.

Ce dernier sourit et tendit la main au prêtre, déclarant qu'il n'était
nullement ce qu'on paraissait croire, et qu'on avait tort de se méfier
de lui. Il n'allait au club de la section et ne se ménageait des
connivences avec les plus forcenés patriotes qu'afin de mieux être à
même de protéger ses amis et surtout ses parents. On s'était trop hâté
de le juger; il demandait au moins qu'on lui donnât occasion d'agir: et
pour commencer, si l'abbé, son cousin, avait besoin d'un homme de coeur,
il se mettait entièrement à sa disposition.

Dans la situation où il se trouvait, Baduel ne pouvait guère choisir ses
protecteurs. Bardol était d'un caractère entreprenant; il ne paraissait
pas épouvanté par la tourmente révolutionnaire; ses relations avec
l'élite des sans-culottes laissaient présumer qu'il lui serait facile
d'obtenir un passeport. Le bon prêtre accepta ces offres, et même il lui
fit entendre que s'il avait un logement moins exigu que celui de son
neveu, il en prendrait volontiers sa part. Bardol se montra comblé de
joie par cette dernière preuve de confiance, et, après avoir vanté la
largeur de son lit et le bon air de sa table, il pria Baduel d'achever
promptement sa barbe.

La tournure que prenait cette affaire rassura un peu le clerc d'avoué.
Il commença à trembler moins fortement, et même enhardi par l'exemple de
Bardol qui d'un seul coup gagnait dans l'esprit de l'oncle tout ce qu'il
perdait, lui, il essaya de lutter de prévenance et d'audace, rappelant
que c'était à lui d'abord que l'hospitalité avait été demandée et disant
que quant au passeport, s'il ne pouvait rien tenter par son crédit
personnel, il n'était pas impossible que son patron l'avoué ne hasardât
une démarche.

L'abbé se hâta de répondre qu'il ne repoussait pas la main de l'un parce
qu'il prenait le bras de l'autre. Le neveu n'en demandait pas davantage;
il tenait à n'être pas effacé complétement; car il songeait à une petite
fortune qu'Antoine Baduel, un jour ou l'autre, ne saurait à qui laisser.

Bardol emmena son hôte, toujours caché sous les plis du manteau et
chargé de la valise. Il lui servit à souper et lui facilita un sommeil
si tranquille que le bonhomme remercia Dieu d'avoir mis une oasis dans
le désert de sa vie proscrite.

Mais manger et dormir n'avançaient pas d'une ligne ses projets. Il fit
voir à Bardol les louis groupés dans la bourse en soie verte et les
assignats du portefeuille blanc, lui expliquant qu'il n'avait consenti à
se charger de ces biens terrestres que pour se rendre à Rome, où il
comptait servir la messe de sa sainteté Pie VI.

Cet obligeant Bardol regardait la bourse et le portefeuille avec des
yeux effrayants; peut-être était-il tellement imbu de principes
républicains que l'or, ce fumier des aristocraties, soulevait de sourdes
rumeurs en son âme austère.

Enfin, après huit jours d'attente, il dit à l'abbé que le soir même il
aurait sûrement un passeport; donc, Antoine Baduel partirait le
lendemain. Le clerc d'avoué se trouvait là quand cette bonne nouvelle
fut apportée. Ils sortirent tous trois afin d'aller arrêter une place
aux voitures de Rouen; mais sur les sages objections de Bardol, ils le
laissèrent entrer seul au bureau des messageries. Il revint en disant:

--Vous partez demain, à cinq heures du matin.

Et il prit congé d'eux sous prétexte que ses affaires l'appelaient.

L'abbé fit ses préparatifs avec bonheur. Son neveu, voulant reconquérir
une amitié, compromise peut-être par des craintes égoïstes, se signala
en ce moment décisif par des soins touchants. Il remplit auprès de lui
l'office de perruquier et lui mit les cheveux en queue afin de
dissimuler davantage sa qualité de prêtre. Après quoi il lui dit de
dormir en parfaite tranquillité, se chargeant de revenir à quatre heures
le réveiller, ainsi que Bardol, qui n'était pas encore de retour,
quoique la soirée fût fort avancée.

En effet, à l'heure dite, le neveu arriva, mais Bardol n'était pas
rentré. Ils l'attendirent en proie à une impatience cruelle. Son
insistance à demander un passeport l'avait-elle compromis? Etait-il
arrêté et écroué déjà dans l'une de ces prisons d'où l'on ne sortait que
pour aller à la mort? Le jour parut verdâtre aux fenêtres de la chambre.
L'abbé priait, le clerc réfléchissait aux terribles conséquences que
pouvait avoir l'arrestation de Bardol; on ne manquerait pas de le mêler
à cette affaire, et il était fort possible qu'il payât de sa tête les
faibles preuves de dévouement données à un prêtre.

A dix heures, le cousin si anxieusement attendu se montra. Il avait,
disait-il, passé la nuit en pourparlers et en démarches pour obtenir le
passeport. Il était certain de l'avoir le lendemain, à trois heures du
matin. Ce contretemps ne retardait que d'un jour le départ de l'abbé.
Bardol s'engagea à obtenir des contrôleurs des messageries un transport
au lendemain de la place arrêtée.

Personne ne suspecta la véracité de ces détours. Seulement le clerc
d'avoué se promit bien de se dégager le plus tôt possible de sa
dangereuse situation. Cependant la physionomie de Bardol n'était pas
celle d'un homme qui a couru toute la nuit: il s'en fallait de beaucoup.

Il fut convenu que l'abbé et lui partiraient à pied, avant le jour, car
il était prudent, disait-il, d'éviter les patrouilles et d'aller
attendre la voiture en dehors de la ville. En traversant le quartier
Montmartre, il devait frapper chez un de ses amis, grand citoyen, trop
soucieux des affaires publiques pour dormir après deux heures du matin,
et cependant assez complaisant pour aventurer un passeport moyennant une
faible indemnité.

Ces ruses et ces mensonges n'avaient qu'un but; décider l'abbé à se
rendre de nuit dans les Champs-Elysées, où Bardol préméditait de
l'assassiner. Il conseilla au neveu de renoncer au plaisir de les
accompagner, sous prétexte qu'à pareille heure, par ces temps de
méfiance extraordinaire, il fallait le moins possible troubler le
silence des rues. Ce dernier ne demandait qu'un semblant de raison pour
s'abstenir de cette sombre promenade; il embrassa l'abbé,--lequel
l'engagea aussi à se résigner et lui donna naïvement deux assignats de
cinq livres afin de le consoler d'une peine qu'il n'éprouvait certes
pas.

La nuit était noire, et les réverbères balancés au vent trouaient à
peine la masse des ténèbres en répandant leur rougeâtre lueur. On ne
rencontrait plus, comme autrefois, ces viveurs attardés qui, au sortir
de chez les danseuses, s'en allaient cassant les vitres et rossant le
guet. Les héros de ces joyeux scandales étaient la plupart couchés
maintenant sur un grabat d'exil ou sur la paille des prisons. S'il s'en
trouvait un seul dans ces mêmes rues, il se faufilait, pâle et déguisé
en savetier peut-être, il cherchait la barrière, et ce n'était pas pour
y surprendre Tonton ou Joujou endormie dans sa délicieuse folie de
Boulogne; c'était afin d'échapper aux brigands philanthropes qui ne
voulaient plus qu'on portât le rouge au talon, mais au cou.

Bardol et l'abbé Baduel disparurent au sein de cet océan de ténèbres...

Le lendemain, dès les premières clartés du jour, des ouvriers de la
pompe à feu de Chaillot, se rendant à leur travail, aperçurent une masse
noire étendue sur le bord d'un fossé, sous une contre-allée des
Champs-Elysées, vis-à-vis le bac des Invalides.

Ils s'approchèrent et reconnurent le cadavre d'un homme de cinquante
ans, frappé de trois coups de couteau à la poitrine et, sans doute afin
qu'il ne fût pas reconnu, la tête écrasée avec un marteau qu'on retrouva
à quelque distance. Le meurtrier avait dû songer à enfouir son crime
dans la Seine, ainsi que le prouvait une corde attachée aux pieds de la
victime; mais troublé probablement par les voitures des maraîchers, il
s'était enfui sans avoir pu prendre toutes ses précautions.

Les commissaires de la section des Champs-Elysées ayant examiné cette
tête meurtrie, déclarèrent que c'était celle d'un abbé, ainsi que
l'attestaient des vestiges de tonsure. Bientôt des échos bavards
s'emparèrent de la nouvelle et la promenèrent par les rues de Paris.

Pierre Bardol sucrait son café au lait sur une charmante petite table
d'acajou, dans la chambre de la citoyenne Eléonore, qui, en déshabillé
blanc, donnait des gimblettes à son carlin. Il devisait joyeusement sur
l'inconstance des femmes et sur la versatilité de toutes choses
humaines. De la poche de son habit tomba un petit portefeuille en satin
blanc brodé d'or, et ce petit portefeuille s'entr'ouvrant, il en sortit
des assignats qui s'éparpillèrent comme un jeu de cartes sur le parquet.

--Oh! dit Eléonore, je ne vous connaissais pas un portefeuille si riche!

--Vous l'avez vu en ma possession il y a plus d'un an, ma chère.
Seulement je ne m'en sers pas tous les jours, craignant de l'user. Il
m'a été donné par une religieuse de mon pays, qui l'avait brodé à mon
intention.

--Mais ce n'est pas elle qui l'a si abondamment garni d'assignats?

--Me prenez-vous pour un gueux? dit Bardol en retirant de sa poche une
bourse en soie verte au fond de laquelle sonnèrent des louis; ne
m'avez-vous jamais vu non plus sans ma belle bourse?

En ce moment le jockey de Mlle Eléonore--cette demoiselle avait un
jockey--entra pour demander s'il ne fallait pas promener le carlin.

--Dieu! s'écria le Crésus-Bardol, votre jockey est pitoyablement
habillé! Qu'il vienne donc chez moi, je lui donnerai des nippes, à
passer pour un ci-devant...

Mlle Eléonore accepta pour son valet et son valet accepta pour lui-même
avec empressement. Bardol acheva de savourer son café au lait, après
quoi s'étant miré dans une glace afin d'arranger le noeud de sa cravate,
il se récria sur le négligé de sa barbe. Cela ne l'empêcha point de
baiser la main de la citoyenne, quand il sortit de chez elle avec le
jockey, maigre personnage qui avait nom Louis Charmet.

Passant rue Bourbon-Villeneuve devant la boutique d'un perruquier, il
dit au jeune drôle d'y entrer avec lui.--Le barbier et son aide
prodiguaient les grâces de leur savonnette à deux clients, tandis que
d'autres attendaient leur tour en s'entretenant des nouvelles. C'étaient
de bons commerçants du quartier, très-effrayés au fond de l'âme, car les
affaires languissaient horriblement depuis que l'esprit révolutionnaire
tourmentait la nation; mais ils s'efforçaient tous de paraître fort
gais, afin que leur tristesse ne fût pas interprétée comme l'expression
de leur pensée politique. On devenait si bien suspect alors pour s'être
montré sans un sourire sur ses lèvres ou sans une parole de colère,
suivant que les ennemis du peuple étaient écrasés ou épargnés! Ceux qui
ne pouvaient s'adonner à une gaîté factice, en étaient réduits à une
fausse fureur, continuellement excitée par les prétendues menées de la
réaction. Annonçait-on que deux ou trois royalistes venaient d'être
exécutés, ils juraient et levaient le poing en demandant pourquoi on
n'en avait pas guillotiné soixante-douze; racontait-on les détails d'une
victoire remportée par l'armée des frontières, les généraux étaient des
scélérats qui trouvaient moyen de trahir, même en accomplissant tous
leurs devoirs. Parmi ces pauvres bourgeois obligés de jouer le rôle de
furieux, il y en avait chez qui l'habitude devenait si bien une seconde
nature, que leur femme et leurs enfants étaient tout surpris de voir un
beau jour cette comédie transformée en réalité. L'honnête homme, à force
de hurler avec les loups, devenait loup lui-même, et il dévorait aussi
férocement que les autres.

De ces fausses fureurs opposées à de faux contentements naissaient
souvent des querelles qui ensanglantaient les rues et les boutiques. En
ce moment, c'étaient des rieurs qui bavardaient chez le perruquier.

--Avez-vous entendu raconter, disait un grand benêt à tête de veau, la
pénurie de la famille Capet au Temple?

--Elle est dans la pénurie; oh! c'est très-bien! c'est très-drôle!
firent deux ou trois voix.

--Ces gens-là, n'ayant pas eu le temps de faire leurs paquets aux
Tuileries, ne possèdent ni linge ni souliers; et, d'après ce qu'on dit,
le tyran a la même chemise depuis quinze jours, encore n'est-ce pas à
lui.

--Ah! ah! hi! hi!

On eût juré un troupeau de dindons se mettant à glousser en choeur.
Bardol et le diaphane Louis Charmet ne manquaient point de faire leur
partie dans ce concert.

Puis, comme cela devenait fade, on se mit à parler des mines piteuses
des derniers condamnés à mort. Tandis que cette agréable causerie
égayait la boutique, les barbes à faire succédaient aux barbes faites.
Le tour de Bardol étant arrivé, il se plaça sur le fauteuil et livra son
menton à l'inondation préalable d'une mousse blanche.

Un nouveau bavard ayant pris rang dans le cercle, se frotta les mains en
disant d'un air guilleret:

--On a assassiné un abbé cette nuit, un abbé déguisé; bien certainement
c'était un _insermenté_.

--Oh! qu'on a bien fait d'éviter cette besogne à Sanson, dit un boucher
au tablier sanglant.

--Mais on l'a assassiné pour le voler, on a reconnu qu'il avait été
fouillé; ses poches étaient retournées à l'envers, et sur le sable se
trouvait l'empreinte d'une valise.

Le boucher n'osa pas dire ce qu'il pensait peut-être: que tuer un
conspirateur pour le voler ensuite, c'était agir selon les bons
principes.

Bardol, qui avait entendu des deux oreilles, fit un mouvement sur son
fauteuil et pria le barbier de ne pas appuyer la main sur sa gorge, car
il suffoquait.

--En quel endroit a-t-on commis ce meurtre? demanda le garçon de
boutique.

Aux Champs-Elysées, répondit le colporteur de nouvelles en se frottant
toujours les mains.

--Et aucune patrouille n'est accourue aux cris de l'abbé?

--Les patrouilles ont à surveiller l'intérieur de la ville; elles ne
vont pas jusqu'aux promenades désertes. Néanmoins, on est sur les traces
de l'assassin.

Ces derniers mots firent tressaillir Bardol comme si on lui eût mis de
la glace dans le dos.

--Qu'as-tu donc, citoyen? lui demanda le barbier, impatienté.

--Ta serviette m'étrangle, tu l'as trop serrée autour de mon cou.

--Allons... tiens... ça va-t-il mieux? respire donc! on dirait que tu
t'évanouis!

--Ta serviette me gêne moins; rase-moi.

Le perruquier poursuivit son oeuvre, mais arrêté à tout moment par
l'agitation de Bardol, il s'écria en ricanant:

--Ah! comme on te coupera le cou avant qu'il soit peu!

--A moi! fit celui-ci, devenant livide.

--Oui, à toi.

--Mais pourquoi?

--Dam! parce que, quand on te rase, tu remues sans cesse. Oh! oh! voyez
donc comme je lui ai fait peur au moyen de ma petite allusion! ajouta le
barbier en riant aux éclats.

--Apprends que je n'ai jamais eu peur, dit Bardol.

--C'est pour cela que tu trembles; enfin, laisse-moi au moins achever ta
joue gauche.

Ce ne fut pas sans attaquer légèrement l'épiderme qu'il put terminer son
opération.

Les clients parlaient toujours de l'abbé assassiné, et, si cette
conversation mettait Bardol à la torture, elle intéressait le jeune
jockey Louis Charmet. En ce temps-là, on était tellement accoutumé à
entendre raconter des crimes politiques, qu'un assassinat commis la nuit
sur la personne d'un abbé déguisé offrait une diversion d'un puissant
intérêt. Enfin, Bardol s'élança hors de cette maudite boutique, et Louis
Charmet le suivit.

Le grand air dissipa son émotion si complétement, qu'il se prit à rire
de ses frayeurs, se disant que, malgré les bavardages qu'il venait
d'entendre, personne ne savait ni le nom du prêtre, ni celui de son
meurtrier. Il lui avait écrasé le visage de façon à le défigurer, et, du
reste, un très-petit nombre de citoyens de Paris connaissaient
l'ex-supérieur de la communauté de Sainte-Barbe. La police n'avait aucun
intérêt à rechercher l'identité de la victime; un prêtre non assermenté
(le déguisement de celui-ci indiquait sa situation vis-à-vis de la loi)
était voué naturellement au massacre. Bardol se rassura donc, subissant
à son insu cette loi providentielle qui veut que le criminel se confie à
une fausse sécurité, comme le serpent repu s'endort sur le bord du
chemin. Mais sa sérénité ne fut pas de longue durée.

Rentrant chez lui avec le jockey de Mlle Eléonore, il dit à ce jeune
homme de s'asseoir, tandis qu'il faisait un paquet de vieilles hardes.
Ce Louis Charmet, curieux comme un chien de race, examinait tout dans la
chambre. Il aperçut une valise sous un rideau; il s'en approcha.

--Vous avez une valise, vous, comme l'abbé assassiné, fit-il observer.

Bardol, troublé, feignit de n'avoir pas entendu. Louis Charmet regarda
cet objet, le tourna et le retourna, jusqu'à ce que Bardol lui dît
enfin:

--Ne te gêne pas, mon garçon, tu es sans doute chez toi, ici?

--C'est que je remarquais des grains de sable sur votre valise.

--Tu es un bélître, tu ne sais ce que tu dis, murmura Bardol en se
détournant.

Louis Charmet n'avait encore aucun soupçon; mais il se formait dans son
intelligence de vagues conjectures, qu'un rien pouvait changer en
certitudes.

En ce moment le cousin, clerc d'avoué, entra discrètement et sans voir
le jockey, qui avait fini par s'asseoir humblement dans un coin obscur:

--Eh bien! Bardol, dit-il à voix basse, avez-vous trouvé la voiture à la
barrière, cette nuit?

Le diable se plaisait à inquiéter ce coquin. Etait-ce le feu infernal
qui le brûlait déjà? A chaque instant on lui causait des sensations de
damné. Il ne put imposer silence au clerc, car le regard du jockey
pesait sur lui.

--Tout s'est fort bien passé, hasarda-t-il, espérant en finir par ce
mot.

--La valise pesait beaucoup, n'est-ce pas? elle a dû te fatiguer
énormément?

--Pas tant... que tu crois... balbutia-t-il.

--Il est vrai qu'en passant dans les Champs-Elysées, vous avez pu vous
reposer tous deux. Il ne s'y trouvait personne à pareille heure?

Le clerc remarqua enfin le bouleversement de Bardol, dont les yeux
demeuraient fixés sur le coin de la chambre où stationnaient deux
oreilles étrangères. Machinalement il dirigea son regard timide vers le
point indiqué. En apercevant le jockey, il eut un frémissement, comme
s'il eût vu la guillotine tendant vers lui ses bras rouges. Ce
frémissement fut interprété par Louis Charmet dans le sens des faits et
des paroles qui venaient de le frapper. Il crut, à compter de ce moment,
que Bardol était l'assassin de l'abbé, d'autant qu'il était certain que
la valise découverte sous un rideau avait été portée aux Champs-Elysées
pendant la nuit.

Le jeune Baduel attribua à sa légèreté l'effroi de Bardol. Il crut avoir
dénoncé son oncle, son cousin, s'être livré lui-même. La terre lui
manquait sous les pieds.

--Tiens! Voici tes hardes, va-t'en; dit Bardol à Louis Charmet en lui
jetant un paquet.

Le jockey, après l'avoir remercié, mit les objets sous son bras et
partit. Mais afin de s'acquitter immédiatement, sans doute, il parla au
concierge et lui adressa plusieurs questions très-précises, auxquelles
ce dernier répondit, d'une manière satisfaisante, il faut croire, car
Louis Charmet s'esquiva promptement pour aller raconter ses grandes
découvertes à la citoyenne Eléonore...

--Ah! Seigneur, qu'ai-je fait? Je suis donc sourd et aveugle! Quoi, je
ne m'apercevais pas de tes signes, mon cher Bardol! nous sommes perdus,
n'est-ce pas? ce petit scélérat va nous dénoncer comme ayant protégé une
évasion nocturne; mon oncle, toi et moi, nous allons être condamnés à
mort. Oh! je savais bien que mes jours finiraient ainsi!

Telles étaient les lamentations de Baduel neveu, resté seul avec Bardol.

--Tu es une brute! Il lui répondit ce dernier.

--Je serai cause de votre malheur et du mien. J'en suis au désespoir.
Mais aussi, pourquoi introduire chez toi des gens de cette espèce, sans
me prévenir, sans me les montrer? Je suis myope, tu sais bien que je
suis myope!--Tiens! Bardol, notre oncle a donc oublié sa tabatière en
or!... la voici sur cette table.

--Oh! fit Bardol, c'est vrai; ce pauvre homme, comment a-t-il pu
l'oublier?

--Et ces ciseaux? Ce sont ceux avec lesquels il se faisait les ongles.
Il les a laissés sur la cheminée.

--C'est bien extraordinaire, dit Bardol, ramassant ces objets et se
mordant les lèvres.

--Encore ses lunettes? s'écria le clerc, étonné... Mais que signifie?...

--Il était si inquiet... Il n'avait pas la tête à lui quand nous avons
quitté cette chambre.

--Cette valise n'est-elle pas la sienne? dit le clerc d'avoué,
continuant ses perquisitions. Bardol, explique-moi ce mystère. Notre
oncle est-il parti, oui ou non?

--Il est parti, certainement; mais il m'a prié de lui garder ses
bagages, que je dois lui expédier par une prochaine occasion.

Ces étranges explications, faites d'une voix mal assurée, plongèrent
Baduel dans un océan de doutes. Réduit à des suppositions, il s'y perdit
complétement; et son épouvante, déjà grande, atteignit bientôt une force
incommensurable. Il demeura muet pendant un instant; puis, sans dire un
mot d'adieu à son cousin, il partit, espérant par une fuite prompte
échapper aux vertiges qui s'emparaient de lui.--Dans la rue, il entendit
crier les nouvelles; des gosiers fêlés, avinés, rauques, hurlaient à
assourdir les passant: «Voici les détails d'un assassinat commis cette
nuit aux Champs-Elysées sur la personne d'un abbé!» Ces paroles
répétées, commentées par des groupes d'oisifs et de beaux parleurs, lui
laissèrent entrevoir la vérité sanglante. Il courait ahuri, chancelant,
comme s'il eût été coupable de ce crime.

Cependant Louis Charmet ayant communiqué ses impressions à la citoyenne
Eléonore, celle-ci en fit part à un des agents de police avec lesquels
elle était en relation. Aussitôt on se transporta au domicile de Pierre
Bardol et on l'arrêta. Il eut beau dire aux commissaires qu'ils étaient
les instruments innocents d'une trame royaliste dirigée contre lui; il
eut beau invoquer sa vie de commerçant irréprochable et l'amitié des
patriotes les plus ardents de sa section, on l'écroua à la Conciergerie.

La justice eut bientôt instruit son affaire; il s'assit sur le terrible
banc le 10 octobre.

Le Tribunal, sans se l'avouer, était heureux d'avoir à juger un
véritable criminel. L'accusateur public et le président avaient déjeuné
avec plus d'appétit ce jour-là. Et ils marmottaient certain bon discours
qu'ils brûlaient de prononcer depuis un mois, et qu'ils avaient retenu
captif au fond de leur mémoire, faute d'une occasion. Enfin on pouvait
le hasarder en cette circonstance.

Bardol parut vert et jaune, tant il ressentait vivement la puissance de
ses ennemis politiques en ce moment. Son cousin Baduel,--cité en qualité
de témoin, ainsi que la citoyenne Eléonore, Louis Charmet et
d'autres,--avait une mine tout aussi pendable, car la peur rongeait son
âme innocente, et nul ne ressemble autant à un coupable que l'homme qui
craint d'être interrogé.

L'acte d'accusation, formulé absolument comme notre récit, sauf nos
observations personnelles, souleva à la fois le mépris et l'indignation
de Bardol. Il demanda la parole, afin que les juges connussent bien
l'homme qu'on avait l'audace de traîner devant eux. Nous citons
textuellement:--«Je suis un citoyen des plus irréprochables,
s'écria-t-il avec animation, et l'un des plus chauds partisans de la
Révolution. Mes antécédents sont dignes d'éloges; j'ai pour amis et pour
protecteurs des sommités politiques prêtes à répondre de ma vie et de
mes opinions. Plusieurs fois M. de Lafayette, pendant son séjour à
Saint-Flour, où je demeurais alors, m'a fait l'honneur de s'asseoir à ma
table. En 1790, j'ai été délégué par mes concitoyens à la fête de la
fédération. A Paris, comme en Auvergne, M. de Lafayette m'invita à
manger sa soupe très-souvent. Et savez-vous comment il me recevait, ce
ci-devant général? Il quittait tout le monde, il interrompait sa
conversation avec des ministres, afin de venir me prendre la main. Et il
n'y avait pas que lui qui m'estimât, à sa table. Je fis connaissance de
M. l'abbé Fauchet et de M. l'abbé Verron, le député. Le premier, quand
il fut nommé évêque du Calvados, n'ayant pas un rouge liard pour se
rendre à son poste, m'emprunta deux mille écus; le second me doit six
cents livres, et encore je ne compte ni à l'un ni à l'autre les
intérêts! Voilà qui je suis, citoyens. Et c'est moi qu'on a chargé d'un
crime abominable. Cette odieuse imputation ne vous prouvera que l'audace
de mes ennemis, qui me persécutent parce que je ne transige pas avec le
royalisme et la contre-révolution. Qu'ils se présentent, les scélérats;
ce sont eux que vous condamnerez!...»

Le commissaire national interrompit ce discours en disant qu'il fallait
écouter l'accusation avant la défense. Bardol, essoufflé, reprit place
sur son banc.

L'infortuné clerc, Baduel, fut interrogé le premier. Il s'évanouit deux
fois. On attribua sa faiblesse à son attachement pour son oncle et à
l'horreur que lui inspirait le crime. Le président en prit occasion de
lui dire en langage à fleurs: «Continue, jeune homme, à fermer ton âme
aux mauvais penchants et à frémir de terreur dès que le génie du mal
accomplit ses forfaits, même loin de toi!» Les deux assignats de cinq
livres que lui avait donnés son oncle furent confrontés avec ceux que
contenait le portefeuille en satin blanc saisi sur Bardol. On reconnut
par leur numéro et leur lettre qu'ils étaient de la même série. Quant à
la tabatière en or et aux autres objets, Pierre Bardol persista à dire
que l'abbé les avait oubliés chez lui.

Louis Charmet et la citoyenne Eléonore n'éclairèrent pas moins la
religion des juges. Mais ce furent les témoins à décharge, cités à la
requête de Bardol, qui finirent de l'accabler très-involontairement.

Un certain Goutier, homme de loi,--le bourreau se disait homme de loi,
alors,--éleva la voix afin de vanter les vertus et le civisme de son ami
Bardol. Le commissaire national, convaincu de la mauvaise foi de ce
panégyriste, requit qu'il fût transféré en la chambre du conseil, afin
d'y être fouillé en présence du citoyen Dubail-Coffinhal, l'un des juges
du tribunal, et du citoyen Gobert, le défenseur.

Cette inspection, minutieusement opérée, procura la saisie de diverses
lettres écrites de la main de l'accusé; et adressées à ses témoins, afin
de leur apprendre en quels termes ils devaient déposer.

Une dernière circonstance asséna le dernier coup sur la tête encore
audacieuse de ce malheureux. Une montre en or, portant le nom de
Sauvage, horloger, avait été trouvée sur lui; on supposa qu'elle
appartenait à l'abbé Baduel. Il jura l'avoir achetée depuis deux ans à
un juif étranger. Mais le registre de Sauvage ayant été vérifié, on y
lut, à une date peu reculée, la mention de vente de cette montre au
directeur de Sainte-Barbe.

Il n'eut plus la force de parler; ses lèvres n'articulaient pas; une
pâleur livide lui couvrait le visage.

L'accusateur public se leva, et de sa voix la plus retentissante, il
résuma tous les témoignages, toutes les preuves. Il termina son
réquisitoire par ces mots:

«--S'il est des hommes qui ne veulent pas croire à une Providence,
qu'ils viennent à la terrible école qui s'ouvre ici sous nos yeux,
qu'ils étudient tous les faits de cette affaire, qu'ils voient tous les
ressorts de l'esprit humain tendus pour consommer le crime, le coupable
réussir, et se déclarer ensuite par les indices les plus grossiers. A
peine l'assassinat est-il commis, en effet, que l'assassin agité,
poursuivi par les remords, sentant pour ainsi dire son supplice
commencer, l'oeil inquiet, l'esprit bourrelé, ne fait plus qu'enfanter
mille projets qui se croisent, qui se détruisent (ô faconde insipide!);
il ne peut obtenir de repos; ce signe de réprobation qui marqua le
premier coupable semble empreint sur son front, comme l'agitation et
l'égarement sont dans son coeur. Ce bruit qui se répand dans la ville,
cette nouvelle du meurtre qui le poursuit partout, qui retentit sans
cesse à ses oreilles, lui donne un esprit de vertige; un enfant
l'accompagne, il ne fait que lui parler de cet homme assassiné qui a les
pieds liés d'une corde; il en parle sans cesse, la consternation est
peinte sur son visage, etc., etc.»

Les questions ayant été posées, et les jurés ayant déclaré Bardol
convaincu d'avoir assassiné Baduel, le Tribunal le condamna à la peine
de mort.

En proie à un affaissement horrible, haletant comme un moribond, il
n'échappa point au pathos du président.

«--Homme (_homme_ est superbe!) désormais effacé par la loi du nombre
des vivants, chez un peuple libre, dont la loyauté fut toujours le
partage, même avant qu'il eût brisé ses fers, tu as oublié les douceurs
de l'hospitalité, tu as méprisé les liens du sang, tu as méconnu les
droits sacrés de l'amitié; que dis-je?... tu as donné la mort à ton
allié, à l'être faible qui s'était mis sous ta protection. Ecoute sans
pâlir la peine de ton crime; veux-tu mériter _les regrets_ de tes pairs
qui t'ont jugé, de la loi qui t'a condamné? Veux-tu exciter la
compassion dans l'âme de tes juges? _Couronne ton trépas_ par une action
noble et généreuse. Tu ne penses pas, sans doute, que l'opinion publique
te croie seul l'auteur et l'instrument de la mort du sieur Baduel; eh
bien! _élève-toi à la hauteur du républicain_: rends avant de mourir un
dernier service à ta patrie, fais-lui connaître tes complices. En
emportant leurs noms au tombeau, tu laisses à ton pays des monstres
qu'il doit vomir; en faisant une dénonciation salutaire, tu marqueras ta
mort par un acte de patriotisme; ton âme, dégagée d'un poids qui doit
l'accabler, s'élèvera à sa véritable hauteur; elle ne s'occupera plus, à
l'instant de se séparer de ton corps, de l'appareil du supplice, mais
elle se confondra _dans les douces jouissances du bonheur qui suit
toujours un acte de vertu_!»

Ses complices?... Bardol ne sut ce qu'on voulait lui dire; il regarda
stupidement ses juges et ne répondit rien. Quelques heures après, revêtu
de la chemise rouge des assassins, on le conduisit à l'échafaud, et là,
_un vent d'acier lui sépara l'âme du corps_, selon l'énergique
expression d'un vieux chroniqueur.



CHAPITRE IX.

ÉPISODE DES TREIZE ÉMIGRÉS.

UNE COMMISSION MILITAIRE.--LA TRIPLE ALLIANCE.--COSTUME DU BOURREAU.


L'épisode des treize émigrés offre des côtés tout-à-fait touchants, et
l'on se demande le motif d'un tel déploiement de barbarie envers des
jeunes gens dont quelques-uns avaient à peine vingt années. Ce motif, il
faut le chercher dans la nécessité où l'on se croyait être de frapper
l'esprit public par des images de répression nationale. Les treize
émigrés dont nous parlons avaient été pris sur les frontières, les armes
à la main; la loi était formelle: ils auraient dû être fusillés à
l'endroit même de leur arrestation.--Néanmoins on les dirigea sur Paris,
où ils arrivèrent le 19 octobre, un vendredi. On affecta de les
transférer en plein jour à la Conciergerie, au milieu d'un nombreux et
inutile cortége d'écharpes municipales. Voulait-on renouveler la scène
des fiacres du Pont-Neuf, qui avait commencé les massacres des prisons?
Nous serions tenté de le croire. Une certaine agitation se manifesta, en
effet, parmi le peuple qui, pendant toute la journée et même pendant une
partie de la nuit, ne cessa d'entourer la Conciergerie, en réclamant la
prompte mise en jugement des prisonniers, au nombre desquels on faisait
perfidement circuler le nom du prince de Lambesc. Ces ruses n'eurent pas
toutefois les résultats qu'on en attendait. Un décret de la Convention
nationale du lendemain nomma une commission chargée de prononcer
immédiatement à l'égard des treize prévenus d'émigration.

Cette commission militaire, composée de cinq membres et présidée par le
général Berruyer, commandant de toutes les troupes du département de
Paris, s'assembla en audience publique au Palais-de-justice, dans la
salle du jury d'accusation. Il n'y eut aucun murmure de la part des
spectateurs lorsque furent amenés les treize émigrés.--C'étaient comme
nous l'avons dit, de très-jeunes gens, d'heureuse physionomie, presque
tous gentilshommes et revêtus encore de l'uniforme sous lequel ils
avaient été arrêtés. L'instruction a révélé qu'ils s'étaient rendus sans
résistance, et que quelques-uns d'entre eux s'étaient même jetés
volontairement dans les postes français. Le premier que l'on interrogea,
Dammartin-Fontenoy, répondit avec une grande douceur aux questions
souvent bizarres qui lui furent posées par le général Berruyer:

--Quel âge avez-vous?

--Près de vingt-cinq ans.

--Où serviez-vous avant de quitter la France?

--Dans un régiment provincial que j'ai quitté en 1783; puis dans un
régiment d'infanterie que j'ai quitté en 1785.

--Pourquoi avez-vous abandonné votre patrie dans un moment où vous
pouviez la servir utilement?

--Je n'étais plus dans le service depuis sept ans; il y en avait trois
que je voyageais: j'étais allé en Allemagne, où je comptais m'établir,
et j'y étais effectivement fixé depuis deux ans.

--Vous saviez qu'il y avait eu une révolution en France?

--Je le savais, mais je ne la connaissais pas; _d'ailleurs, il y en a eu
quatre_.

Ce mot ne parut pas produire une impression favorable sur les cinq
commissaires, parmi lesquels figuraient un gendarme et un canonnier,
Antoine Marly et Claude Sableau.

Le président continua avec humeur:

--Quelles armes aviez-vous lorsque vous avez été arrêté?

--Aucune, répondit Dammartin; quand j'ai vu la vedette à dix pas de moi,
j'ai jeté mon sabre.

--Quel grade aviez-vous?

--Je n'en avais aucun; j'étais simple hussard. Notre corps marchait sans
hostilité parce que tout Français sous les ordres des princes ne devait
pas agir.

L'interrogatoire se poursuivit de la sorte, sans d'autre particularité
qu'une apostrophe au moins singulière du commandant Berruyer. Impatienté
de l'air calme du jeune Dammartin et de la précision de ses réponses, le
général-président s'écria tout à coup:

--Parlez haut! vous êtes ici devant la République, _car le peuple de
Paris forme TOUTE la république_!

Dammartin ne répliqua pas. Après une courte délibération, les cinq
commissaires prononcèrent contre lui la peine de mort. Il écouta sa
sentence avec cette attention d'un homme qui écoute une chose qui le
concerne peu ou point.

Celui qui lui succéda, un ci-devant capitaine au régiment d'Esterhazy,
âgé de vingt-sept ans, ne fit pas moins bonne contenance. Il convint
qu'il était sorti de France au mois de juin dernier, mais il ajouta pour
sa justification qu'il y avait été provoqué par son père, lequel l'avait
appelé sur la terre autrichienne sous prétexte de lui rendre compte des
biens de sa mère. «--Là, dit-il, mon père qui occupe un haut rang dans
l'armée étrangère, me força, le pistolet sur la gorge, à quitter la
cocarde. Je résistai; il me fit transférer à Luxembourg et jeter dans
une prison, d'où je ne sortis qu'après avoir donné ma parole de
m'attacher au régiment de Berchiny. Je n'ai jamais servi que comme
volontaire, et je n'ai assisté ni à la prise de Longwy, ni à celle de
Verdun. J'ai continuellement cherché tous les moyens de m'échapper,
jusqu'au jour où, de mon propre mouvement, je me suis rendu, avec un
domestique et un camarade, à un brigadier de chasseurs.»

Bien que raconté avec un accent de sincérité qui ne pouvait être
suspect, ce drame de famille, dont les guerres politiques ont offert de
nombreux exemples, laissa froide la Commission militaire.

--Citoyens, dit le général Berruyer, d'après les moyens de défense et
les réponses aux interrogatoires faits à Joseph-Alexandre Dumesnil,
accusé d'émigration; et aussi d'après l'art. 3 du titre Ier de la
seconde partie du Code pénal; et l'art. 1er du décret de la Convention
nationale en date du 9 de ce mois, mon opinion est que ledit Dumesnil
soit puni de mort.

Alexandre Dumesnil fit place à un tout jeune homme, presque un enfant,
doux, résigné, qui déclara s'appeler Miranbel de Saint-Remy, et être âgé
de dix-neuf ans seulement. Il avait quitté son pays par suite des
menaces de ses voisins, qui voulaient incendier sa maison,--mais la
Commission ne regarda pas cela comme une excuse,--et depuis deux mois il
était garde du corps de MONSIEUR. Remarquons à ce sujet une facétie que
crut devoir se permettre le président:

--Vous avez, dit-il à l'accusé, gardé MONSIEUR; il aurait bien mieux
valu nous l'amener.

On conviendra que le moment était mal choisi pour se permettre un jeu de
mots, quelque soldatesque qu'il fût. Le jeune Miranbel crut un instant
que c'était là un pronostic de clémence; il se trompait: lorsque le
général et les quatre commissaires eurent suffisamment ri de leur
spirituel à-propos, ils le condamnèrent à la mort d'une voix unanime.
L'enfant, comme ses deux prédécesseurs, entendit son arrêt avec
courage.--Un autre de vingt-un ans, Maurice Santon; un autre encore de
vingt ans et demi, Jean Béon; les deux frères Godefroy, l'un
garde-du-corps, et l'autre officier de marine; le sieur Gauthier de la
Touche, conseiller au parlement de Bordeaux, et enfin le sieur
Saint-Hillier subirent le même sort. Ils montrèrent tous une assurance
digne des serviteurs du roi.

L'interrogatoire de Saint-Hillier fut signalé par un quiproquo qui
aurait été plaisant en toute autre circonstance, et que l'adresse de
l'accusé fit ressortir. On avait trouvé sur lui un mémoire portant ce
titre: _Compte payé par la triple alliance_, et dans lequel on avait
naturellement vu une pièce de conviction. La triple alliance! cela était
évident, ce ne pouvait être que l'alliance du duc de Brunswick, de
Frédéric et de François. Les juges triomphaient. Mais Saint-Hillier, qui
avait souri pendant cette explication, essaya de les désabuser par un
récit que le tour aisé de son langage sut rendre intéressant:

--J'étais à Versailles, dit-il, lors des événements du 6 octobre 1789,
quand le peuple, conduit par une bande de femmes, vint y chercher son
roi, pour le ramener en triomphe à Paris. Je me trouvais à l'infirmerie
des gardes-du-corps, lorsqu'on m'avertit des dangers qui nous
menaçaient; quoique souffrant, je m'évadai par dessus les murs, en
compagnie de deux de mes camarades, malades comme moi; nous courûmes les
plus grands périls et nous risquâmes de perdre vingt fois la vie dans le
hasardeux chemin que nous avions adopté. Enfin, nous descendîmes dans un
couvent de religieuses; ces courageuses filles s'empressèrent de nous
offrir une hospitalité dont nous avions doublement besoin, à titre de
fuyards d'abord et à titre de malades ensuite. Nous demeurâmes deux
jours dans cette sainte maison, au bout desquels nous résolûmes de
gagner Paris. Mes deux compagnons de voyage n'avaient point d'argent,
mais on conçoit que l'aventure dont nous venions d'être les héros avait
resserré les liens de notre connaissance. Conséquemment je m'instituai
le banquier de la compagnie, et ce fut moi qui subvins aux dépenses de
la route ainsi qu'au séjour dans la capitale. Toutefois, par un
sentiment de délicatesse, mes deux amis exigèrent que je tinsse une note
exacte de ces dépenses; voilà l'origine et l'histoire de ce papier
trouvé sur moi, et intitulé: _Compte payé par la triple alliance_,--la
triple alliance était un sobriquet dont, en badinant, nous avions
affublé notre association.

Les membres de la Commission militaire avaient écouté Saint-Hillier avec
une incrédulité visible. Si ingénieuse que fût cette narration, rien ne
leur en garantissait la véracité. Ils tournèrent et retournèrent encore
entre leurs mains le mémoire soupçonné, puis ils finirent par condamner
Saint-Hillier comme ils avaient condamné les autres.--Sur ces treize
émigrés, on en acquitta cependant quatre. Il est vrai que c'étaient
quatre domestiques. Ces pauvres diables avouèrent qu'ils n'avaient suivi
leurs maîtres à Coblentz que dans l'espoir d'être payés des gages qui
leur étaient dus. Ces domestiques devaient être de la famille de
Sganarelle qui s'écriait en voyant l'enfer engloutir Don Juan:--Ah! mes
gages! mes gages! Ainsi durent-ils s'écrier à leur tour, en voyant les
neuf émigrés monter à l'échafaud.

L'exécution se fit sur la place de Grève, le mardi de bon matin, en face
de la grande porte de l'Hôtel-de-Ville, au-dessus de laquelle flottait
l'immense drapeau orné de cette inscription: _Citoyens, la patrie est en
danger_. Les neuf jeunes gens montèrent et se rangèrent à la fois sur
l'échafaud; ils conservèrent le même calme que pendant les débats et
leurs regards se portèrent avec curiosité sur les croisées d'alentour.
Neuf fois, le panier-cercueil disparut dans la trappe pratiquée sur un
des côtés de la plate-forme.--Une gravure, qui retrace cette scène, nous
montre le costume de l'exécuteur et de ses aides, costume encore décent:
chapeau rond, habit et culotte courte. Bientôt, on les verra adopter les
modes du peuple: le bonnet rouge à large cocarde, la carmagnole et le
pantalon rayé.



CHAPITRE X.



I.

ÉMEUTE DE LA PLACE DE GRÈVE.--DÉLIVRANCE D'UN CONDAMNÉ.


Sur cette même place de Grève, deux jours après l'exécution des neuf
émigrés, le Tribunal du 17 août envoyait un jeune gendarme de vingt-huit
ans, condamné à dix années de fers et à quatre heures de carcan. Dotel
avait été convaincu de meurtre sur un soldat caserné à la Courtille,
mais Dotel avait été provoqué, injurié; la fureur seule arma son bras,
et il fut homicide sans être assassin. Une foule nombreuse assistait à
son exposition; c'était pour la plupart les habitués de la salle
d'audience, en qui s'était éveillée quelque compassion. On trouvait
généralement l'arrêt du Tribunal trop rigoureux; on s'empressait autour
de Dotel et on le plaignait d'autant plus que sa figure contractée
exprimait une vive douleur. Au bout de trois heures, il appela un
gendarme et lui demanda à être détaché pour quelques besoins (texte du
_Moniteur_). Le gendarme fit la sourde oreille, ce qui excita les
murmures de plusieurs hommes du peuple. Dotel insista.

--Bah! lui répondit le gendarme, vous n'avez pas plus de trois quarts
d'heures à rester exposé.

Cependant le motif de ses supplications se répandait parmi les
assistants, qui s'apitoyaient sur ce pauvre diable et s'irritaient de la
dureté des gendarmes. Il était évident que Dotel se trouvait en proie
aux plus atroces souffrances.

--Détachez-le! détachez-le! disait-on de toutes parts.

Les gardes ne bougèrent pas.

Alors, il se fit un mouvement dans la foule. Un gros d'hommes, les uns
en bourgeois et les autres en uniforme, se dirigea vers l'échafaud, en
criant:

--Sa liberté! sa liberté! Nous l'aurons de force!

Au milieu du tumulte, un gendarme lança son cheval au galop pour aller
requérir du renfort au corps-de-garde de la réserve. Pendant ce
temps-là, on était monté sur l'échafaud.

--Des couteaux pour couper les cordes! nous n'avons pas le temps de les
dénouer, disait un dragon d'environ cinq pieds six pouces, couvert de
son casque et vêtu d'un habit vert à boutons à la hussarde.

Un autre militaire, qui est resté inconnu, s'exprimait chaleureusement
en ces termes:

--Si Dotel était un voleur, je ne m'opposerais pas à son châtiment; mais
c'est un brave garçon, je le connais, et il faut qu'il soit délivré!

La présence de ces soldats a fait croire à un coup de main prémédité.
C'est possible; toutefois on n'en a jamais eu d'autres preuves.

On ne résiste pas à la foule. Après avoir reçu quelques horions, les
gendarmes comprirent que ce qu'ils avaient de mieux à faire, c'était de
se retirer au secrétariat de la Maison Commune et d'y dresser leur
déclaration. Immédiatement après leur départ, la potence fut ébranlée,
le tabouret jeté à bas, l'écriteau déchiré, et Dotel emmené par le
peuple au bruit des cris accoutumés de: Vive la nation!

Cette audacieuse infraction aux lois fit quelque sensation dans Paris.
Le corps municipal chargea le procureur de la commune de poursuivre
devant les tribunaux la réparation de ce délit, et arrêta que la
Convention nationale serait tenue au courant des démarches opérées à ce
sujet.

Je ne sache pas cependant que Dotel soit jamais retombé sous les serres
de la justice; il est supposable qu'il aura réussi à gagner la
frontière. On n'a jamais pareillement entendu reparler de ses prétendus
complices.



II.

LE VALET DE CHAMBRE DU ROI ET LA SENTINELLE DU TEMPLE.--DOUBLE
ARRESTATION.


Personne n'ignore le dévouement du valet de chambre Cléry et les soins
affectueux dont il environna Louis XVI pendant sa détention dans
l'ignoble prison du Temple. Son _Journal_, publié à Londres et répandu à
un nombre infini d'éditions, figure au premier rang dans toutes les
bibliothèques révolutionnaires.

Un soir, vers les six heures,--c'était le 5 octobre,--Cléry, après avoir
accompagné la reine dans son appartement, remontait chez le roi avec
deux officiers municipaux, lorsque la sentinelle placée à la porte du
grand corps-de-garde, l'arrêta tout-à-coup par le bras.

--Comment vous portez-vous, monsieur Cléry? lui demanda-t-elle.

Cléry, un peu surpris, s'inclina poliment et fit mine de passer outre.

--J'aurais bien désiré vous entretenir quelques minutes, ajouta
mystérieusement la sentinelle.

--Monsieur, parlez haut, dit Cléry effrayé; il ne m'est pas permis de
parler bas à personne.

--On m'a assuré qu'on avait mis le roi au cachot depuis quelques jours
et que vous étiez avec lui.

--Vous voyez bien le contraire, répliqua Cléry.

Et il s'empressa de quitter l'importune sentinelle, car chaque jour de
nouveaux imprudents semblaient prendre à tâche de compromettre la sûreté
de la famille royale par une indiscrète sollicitude. En outre de cette
considération, Cléry se tenait perpétuellement sur ses gardes, craignant
avec raison qu'on ne lui tendît des piéges.

Un des municipaux qui l'escortaient prêta l'oreille à ces quelques mots,
mais il n'y trouva rien qui dût éveiller ses inquiétudes. Le second, au
contraire, soutint qu'il avait entendu le froissement d'un billet. Cléry
et le factionnaire, confrontés le lendemain, nièrent le fait, et l'on se
contenta pour le moment de condamner ce dernier à vingt-quatre heures de
prison.

Cependant cet épisode, rapporté à la municipalité, y produisit quelque
agitation; on y voulut voir les traces d'un complot, et l'on déféra
Alexandre-François Breton,--qui était le factionnaire en question,--au
Tribunal du 17 août, afin que son procès y fût instruit. C'était un
jeune homme de vingt-six ans, qui fut reconnu pour avoir appartenu à la
reine, alors qu'elle habitait Versailles, ce qui parut de bon augure aux
dénicheurs de conspirations.

Quant à Cléry, il ignorait tous ces détails, et il croyait cet incident
vidé depuis longtemps, lorsque, le 26 octobre, pendant le dîner de la
famille royale, on vint l'arrêter au Temple, en grand appareil, pour le
conduire devant le Tribunal. Il sortit entre six gendarmes qui avaient
le sabre à la main, et suivi d'un municipal, d'un greffier et d'un
huissier, tous trois en costume. «Je passai, raconte Cléry, à côté du
roi et de sa famille, qui étaient debout et consternés de la manière
dont on m'enlevait. La populace rassemblée dans la cour du Temple
m'accabla d'injures, en demandant ma tête. Un officier de la garde
nationale dit qu'il était nécessaire de me conserver la vie, jusqu'à ce
que j'eusse révélé les secrets dont j'étais seul dépositaire; et les
mêmes vociférations se firent entendre pendant ma route.»

Arrivé au palais de justice, Cléry fut mis au secret, et il y resta
plusieurs heures occupé, mais en vain, à rechercher quels pouvaient être
les motifs de son arrestation. Enfin, à huit heures, il parut devant ses
juges. Tout lui fut expliqué lorsqu'il aperçut sur le fauteuil des
accusés le jeune factionnaire soupçonné de lui avoir remis une lettre
trois semaines auparavant. Les débats furent assez obscurs. Cléry
objecta avec justesse que, puisqu'on avait cru entendre le froissement
d'un papier, il était tout naturel de le fouiller sur-le-champ, au lieu
d'attendre dix-huit heures pour le dénoncer au conseil du Temple.
Alexandre Breton abonda dans ce sens. Vu le manque de preuves, ils
furent tous les deux acquittés.

Le président chargea quatre municipaux, présents au jugement, de
reconduire Cléry au Temple. Il était minuit. On arriva au moment où
Louis XVI venait de se coucher. Néanmoins, il fut permis au zélé valet
de chambre de lui annoncer cet heureux retour.



III.

DÉCADENCE DU TRIBUNAL.--IL CHERCHE A SE JUSTIFIER.


Vers cette époque, le tribunal commença à baisser ostensiblement dans
l'opinion publique. Il avait été trouvé trop doux avant les journées de
septembre; il fut trouvé trop cruel après. Dans la séance du 26 octobre,
un membre de la Convention nationale, dont le nom est en blanc au
_Moniteur_, demanda hardiment la suppression du Tribunal du 17 août,
qu'il qualifia de _tribunal de sang_, en se fondant sur ce que les juges
avaient récemment condamné à mort une femme prévenue de complicité dans
l'affaire du Garde-Meuble, bien que le Code pénal ne portât pas cette
peine pour les vols et les recels. La proposition fut ajournée au
lendemain; mais le lendemain, le Tribunal criminel se rendit en corps à
la barre de la Convention, où il s'exprima de la sorte, par la bouche de
son président Mathieu:

--Le Tribunal criminel a eu connaissance de la proposition qui a été
faite hier à son égard; ce n'est point la suppression qui l'affecte, car
_il sait que les causes qui ont déterminé sa création n'existant plus_,
la Convention pourrait l'ordonner; mais ce sont les motifs qui ont
appuyé cette demande.

On interrompit M. Mathieu, et plusieurs membres réclamèrent l'ordre du
jour, qui fut adopté. M. Mathieu ne se découragea pas; il revint le 28
et réitéra ses plaintes, auxquelles le président de la Convention
répondit par ces mots:

--Le plus grand malheur dont puissent être accablés les hommes chargés
de prononcer sur la vie de leurs semblables, est sans doute le soupçon
d'arbitraire et de prévarication. La Convention examinera votre
pétition. En attendant, elle vous accorde les honneurs de la séance.

Les honneurs de la séance étaient devenus chose bien banale et bien
insignifiante.

--Cependant, objecta Lanjuinais, il ne me paraît pas que le Tribunal ait
répondu à l'inculpation qui lui a été faite par un de nos collègues
d'avoir condamné à mort pour recèlement.

Ces insinuations ébranlèrent beaucoup le crédit du Tribunal. Mal écouté
à la Convention, il porta ses récriminations au club des Jacobins.
Lullier fut l'orateur.

--Citoyens, dit-il, depuis longtemps le zèle du Tribunal criminel
déplaît à une espèce d'hommes ennemis de la république; depuis longtemps
on le calomnie; on l'a traité de _tribunal de sang_. Ce matin, nous nous
sommes encore présentés à la Convention; je ne sais par quelle fatalité
le président a pu se méprendre, _mais il est aussi scélérat que celui
qui nous a calomniés hier_! Il a dit à la Convention:--«Le Tribunal
criminel, inquiet sur sa position et craignant d'être destitué, propose
d'être entendu.» On voit toute la perfidie de ces expressions. Le
Tribunal ne sollicite pas sa conservation; mais il veut, en descendant
du siége, rester et paraître aussi pur que lorsqu'il y est monté par le
voeu du peuple» (Applaudissements).

Néanmoins, les hommes du 17 août avaient reçu un coup dont ils ne
devaient pas se relever. Après avoir inutilement fatigué la Convention,
ils publièrent des mémoires qu'ils répandirent à foison dans le public.
Les membres du jury d'accusation se justifièrent, en particulier, dans
une brochure de seize pages, devenue excessivement rare, et que nous
avons pu nous procurer. «Le Tribunal du 17 août, disent-ils dans cette
brochure, n'a calculé ni ses dangers, ni la courte durée de son
existence; il n'a vu que les droits du peuple et les moyens de maintenir
sa liberté par des exemples de juste sévérité. Il a fait ce qu'il a pu,
il l'a fait avec un zèle aussi infatigable que désintéressé. Quoi qu'on
puisse dire contre le Tribunal du 17 août, on ne lui enlèvera pas le
mérite d'avoir CALMÉ PARIS (c'est une prétention singulière!), vengé les
atteintes portées à la liberté, et d'y avoir employé tous les moments de
chaque jour et une grande partie des nuits. Il s'est tellement livré à
cette partie du service public, qu'il serait impossible aux plus fortes
santés de soutenir plus d'un petit nombre d'années le pénible effort
d'un pareil travail.»

Une des autres objections dont on se servait pour attaquer le Tribunal,
c'était, ainsi que nous l'avons vu, d'avoir prononcé la peine de mort
contre les principaux voleurs du Garde-Meuble. La réponse est
insuffisante et embarrassée: «On se plaint de ce que le Tribunal a
condamné à la mort des hommes contre lesquels la loi ne prononce que
vingt ans de fers; le tribunal _a dû regarder_ les voleurs du
Garde-Meuble comme des instruments de conspiration; il _a dû penser_ que
les ennemis de notre Révolution avaient convoité cette ressource pour
les soulager dans leur détresse. Ils ont vu, en outre, dans
l'attroupement de ces voleurs et de leurs complices, réunis en forme de
patrouille armée et en uniforme, avec le mot d'ordre de la garde
nationale, une circonstance tellement aggravante, qu'elle a
nécessairement changé la nature du délit. Ces caractères de conspiration
et d'usurpation de la force publique ont dû déterminer l'application
d'une peine au-dessus de celle du vol fait avec effraction. Nous étions
au centre des mouvements de la plus grande révolution que nous ayons
faite; il fallait proportionner les peines aux circonstances dont nous
étions environnés, et au besoin que nous avions de remonter aux causes
de ce vol, si extraordinaire, que l'on disait qu'il devait être suivi du
vol du Trésor national et de l'enlèvement des bijoux, vases et effets
précieux des églises de Reims et Saint-Denis.»

                   *       *       *       *       *

Au fond, le Tribunal a été dans ce procès plus sévère qu'il ne fallait
l'être. Il se disculpe mal et cherche à s'appuyer sur la raison
politique, qui ne le regardait pas. Il n'est pas mieux inspiré lorsqu'il
s'excuse de s'être attribué la police correctionnelle. «Personne ne s'en
occupait, dit-il; où donc est la prévarication à avoir fait ce dont
personne ne voulait se charger, et à l'avoir fait non-seulement d'une
manière irréprochable, mais encore avec un esprit de justice et
d'intérêt public digne d'un meilleur traitement?» Voilà des arguments au
moins bizarres.

Cette brochure est signée: Loyseau, Fouquier-Tinville, Dobsen, Caillère
de Létang, Crevel, Lebois, Guillaume Sermaize, _ci-devant Leroi_[12] et
Perdrix.

  [12] Leroi,--le marquis de Montflabert,--Dix août--et Guillaume
    Sermaize ne sont qu'une même personne et qu'un seul coquin. Après la
    suppression du Tribunal, et le 2 décembre, lorsque la Municipalité
    du 10 août fut remplacée par une autre sous le nom de Municipalité
    provisoire, Sermaize fit partie des nouveaux commissaires chargés de
    surveiller ou plutôt de tyranniser les augustes prisonniers du
    Temple. Il s'acquitta de cet emploi à la satisfaction des
    sans-culottes. Entre autres devoirs, il mit scrupuleusement à
    exécution l'arrêté de la Commune qui ordonnait d'enlever à Louis XVI
    tous les instruments tranchants qui se trouveraient en sa
    possession. Après une première perquisition opérée par ses
    collègues, Sermaize voulut en opérer lui-même une seconde, plus
    minutieuse: il se fit conduire dans l'appartement de Sa Majesté. Le
    roi était assis près de la cheminée, les pincettes à la main;
    Sermaize lui demanda, de la part du Conseil, à voir ce qui restait
    dans son nécessaire; le roi le tira de sa poche et l'ouvrit: il y
    avait un tournevis, un tire-bourre et un petit briquet. Sermaize se
    les fit remettre.--«Et ces pincettes que je tiens en main, ne
    sont-elles pas aussi un instrument tranchant?» lui dit le roi en lui
    tournant le dos.



IV.

LE TRIBUNAL REDOUTABLE.


Il y avait alors, dans la rue Culture-Sainte-Catherine, un théâtre
obscur ayant nom: Théâtre du Marais, et dans l'entreprise duquel
Beaumarchais était, dit-on, fortement intéressé. Le théâtre du Marais,
bien que le fond de son répertoire reposât sur les pièces de
Beaumarchais lui-même, faisait cependant quelquefois des excursions dans
le domaine de l'actualité politique: il avait déjà donné une tragédie de
Souriguière, intitulée: _Artémidor ou le roi citoyen_, tragédie
franchement monarchique, où Louis XVI était peint sous les plus
favorables couleurs. Il crut pouvoir persévérer dans cette voie et,
quelque temps après, il représenta, sous le titre du _Tribunal
redoutable_, ou _suite de Robert, chef de brigands_, un drame qui eut le
pouvoir de mettre en rumeur le ban et l'arrière-ban des sans-culottes.

«On attribue cette pièce à Lamartellière, mais les principes n'en
peuvent appartenir qu'à Beaumarchais,» disent les _Révolutions de
Paris_.

Au premier acte, le rideau se levait sur une séance du tribunal, présidé
par le brigand Robert; premier grief, allusion irritante, sinon mal
fondée. Au troisième acte, on voyait une tour dessinée sur le modèle de
celle du Temple, et dans laquelle gémissait une intéressante princesse.
Du reste, la contexture de la pièce n'avait pas d'autre rapport que cela
avec les événements à l'ordre du jour; ce qui n'empêcha pas Prudhomme de
dénoncer le _Tribunal redoutable_ comme anti-révolutionnaire et
constitutionnel dans toute la force du terme. Les expressions dont il se
sert sont trop réjouissantes pour que je veuille en priver mes lecteurs:
«Cet ouvrage, dit-il, est bardé de maximes sur les vertus d'un bon roi;
il n'est pas de sentences sur le bonheur de posséder un monarque
vertueux qui ne soient pillées dans le ci-devant beau livre de
_Télémaque_; aujourd'hui si vieilli, depuis que la journée du 10 août a
prouvé que tous les rois, indistinctement, sont des fléaux sur la
terre.» Je ne sais quelle rancune garde le citoyen Prudhomme à l'auteur
du _Mariage de Figaro_, mais son nom seul le fait entrer en convulsions;
il est furieux de ses succès, il est particulièrement jaloux de sa
fortune; _sangsue gorgée_, _spéculateur vorace_, _vampire_, telles sont
les moindres épithètes dont il l'accable. Plus tard, quand il apprend
que Beaumarchais est décrété d'accusation, il laisse exhaler des cris de
joie et ne regrette qu'une chose, c'est que la Convention ait peut-être
manqué de prudence en n'envoyant pas sur-le-champ un gendarme s'assurer
de sa personne. Enfin, il pousse l'odieux jusque dans ses dernières
limites, lorsqu'après avoir annoncé qu'il ne s'en était fallu que de six
heures que Beaumarchais ne subît à l'Abbaye le sort de tant de victimes,
il s'écrie: «Que de gens se réconcilieraient avec une providence
présidant aux choses de ce bas monde, s'ils voyaient Caron de
Beaumarchais n'échapper à la justice du peuple que pour tomber sous le
glaive de la loi!»

Vous êtes trop libraire, monsieur Prudhomme.

Mais revenons au _Tribunal redoutable_. A la troisième représentation de
cette pièce, Gonchon, cet excentrique orateur du faubourg Saint-Antoine,
se leva du milieu du parterre et interpella vivement les acteurs, selon
ses habitudes. Hué par les spectateurs en masse, il s'écria en homme du
10 août:--Le premier qui m'attaque trouvera la mort! Il se rendit
ensuite auprès du directeur et lui signifia, dans des termes qui jamais
ne souillèrent la bouche des Gracques, que s'il redonnait ce drame, il
se faisait fort, lui, Gonchon, d'amener le _faubourg de Gloire_ tout
entier, pour briser les banquettes du théâtre. L'affaire alla jusqu'au
club des Jacobins; et le comité de surveillance fit à son tour mander le
directeur pour l'avertir qu'il aurait à répondre des événements s'il se
hasardait à rejouer le _Tribunal redoutable_,--ce qui équivalait à une
interdiction absolue.

Ce n'était pas chose aisée que de faire plier Beaumarchais, l'homme qui
avait le mieux tenu tête à la noblesse et au Parlement. Placé devant
l'ultimatum du peuple, il ne se soumit qu'à moitié. Le _Tribunal
redoutable_ disparut bien, mais ce fut pour faire place, trois ou quatre
jours ensuite, à _Robert le républicain_, qui était absolument la même
pièce, à quelques changements près. La rage de Prudhomme s'exhala sur
tous les tons. «Le théâtre du Marais, dit-il, vient de donner un exemple
de ce que la cupidité et l'opiniâtreté ont de plus frappant. Le lecteur
se rappelle sans doute ce que nous avons dit sur le _Tribunal
redoutable_; eh bien! malgré nos réclamations et celles d'un parterre
intègre, ce théâtre n'a pas voulu perdre ses frais de costumes et de
décorations. Renonçant au système liberticide qui avait présidé à la
conception de cet ouvrage, il a fait refaire à neuf tout l'édifice, ou
pour mieux dire l'a replâtré. L'auteur, pour justifier le titre de
républicain donné à son Robert, lui fait fonder une république dont il
est le chef; comme si pour changer de titre, l'Etat n'en était pas moins
régi par le pouvoir toujours arbitraire d'un seul.»

Quoi qu'il en soit, chef de brigand ou républicain, _Robert_, malgré les
fureurs des journaux, n'en attira pas moins le public;--et le courroux
de Gonchon, satisfait par cette concession apparente, s'apaisa, comme
sous une tiède brise du Midi s'apaise une mer agitée.



V.

M. DE SAINTE-FOY.--BARÈRE, TÉMOIN.


Un procès sur lequel les papiers du temps restent muets et qui ne se
trouve pas consigné dans le _Bulletin_ de R. J. B. Clément, non plus que
dans son _Répertoire_ (abrégé du _Bulletin_), c'est le procès de M. de
Sainte-Foy, vieillard accusé d'avoir trempé dans les conspirations de la
cour. M. de Sainte-Foy comparut devant le Tribunal criminel dans la
dernière quinzaine de novembre et ne sauva sa vie qu'avec beaucoup de
peine; sa correspondance avec le général Dumouriez le justifiait de
point en point, mais cette correspondance n'était point entre les mains
des jurés: elle avait été envoyée par Dumouriez lui-même au président de
la Convention,--c'était alors Barère,--qui l'avait égarée. M. de
Sainte-Foy, à bout de protestations et de moyens de défense, dut
invoquer le témoignage de Barère, qui reçut une assignation pour aller
déposer devant les juges.

«Je me fis remplacer, raconte-t-il, au fauteuil de président, en
annonçant à la Convention le motif légitime de mon absence; elle y
applaudit et j'arrivai au Palais-de-Justice à midi. Le jugement de M. de
Sainte-Foy était déjà commencé; chaque jour on appelait et on entendait
des témoins. Je fus interrogé par le président, M. Paré; après les
premières formules usitées, il me demanda si je connaissais l'accusé. Je
me retourne et je le vois pour la première fois. C'était un vieillard
d'une belle figure; sa physionomie fine et grave était imposante, son
front chauve; l'assurance de l'homme innocent était dans sa pose. Je
répondis:--Je viens de le voir pour la première fois.--Que savez-vous
relativement à la part que l'accusé a pu prendre aux événements du 10
août?--Tout ce que je sais se réduit à la connaissance que mes fonctions
de président de la Convention nationale m'ont donnée de quelques
lettres.»

Barère rapporta, autant que sa mémoire très-bonne put le servir, le
contenu de ces lettres, lesquelles prouvaient péremptoirement la
parfaite innocence de M. de Sainte-Foy.

«Quand j'eus établi, ajoute-t-il, l'existence et le contenu de cette
correspondance, je fus interrogé de nouveau par deux jurés qui
semblaient faire naître des doutes et des présomptions sur ce que
j'avais pu lire et que je venais de leur rapporter. Il paraît cependant
que mes réponses parurent les satisfaire, et je sortis de l'audience.
L'accusé, reconnaissant, me remercia d'une manière si sensible et si
noble, que je ne l'oublierai jamais. «_Oh! que la sensibilité d'un
innocent accusé qui se voit appuyé et défendu est touchante!_»--C'est un
spectacle que Barère aurait pu se procurer plus souvent.

M. de Sainte-Foy fut acquitté.

Paré, dont le nom vient d'être écrit, était avant la Révolution, premier
clerc de Danton; il suivit son maître dans sa fortune. D'abord employé
comme commissaire dans le département de la Seine, il devint ensuite
secrétaire du conseil exécutif provisoire; puis, lorsque Danton fut
appelé au ministère de la justice, Paré se trouva porté tout
naturellement au nouveau Tribunal criminel.--Un an plus tard, il devait
remplacer pendant quelque temps Garat à l'intérieur.--C'était un bel
homme, doux, et dont la physionomie annonçait l'honnêteté.



VI.

SUPPRESSION DU TRIBUNAL CRIMINEL DU 17 AOUT.


Une fois la perte du Tribunal résolue, on lança un décret qui déclara
ses jugements sujets à cassation. De plus, le ministre de la justice
demanda que ledit Tribunal fût tenu de laisser dans le libre exercice de
ses fonctions le Tribunal de police correctionnelle, des pouvoirs duquel
il s'était momentanément emparé. Les juges firent la sourde oreille et
continuèrent à instruire des procès de toute espèce.

Un de leurs derniers jugements condamna à douze ans de fer et à six
heures d'exposition un ex-commissaire de la butte des Moulins, Stévenot,
convaincu d'avoir procédé à d'illégales visites domiciliaires dans le
but de s'approprier des valeurs d'argent. Cet adroit fripon, arguant
d'ordres prétendus, requérait la force armée pour commettre des
arrestations arbitraires.

Il importe peu de signaler les autres arrêts qui n'atteignirent que des
voleurs ordinaires ou des individus coupables d'avoir tenu
d'_incendiaires_ propos. De vrais criminels politiques, il n'en est
aucune trace; et je me demande ce que sont devenus, après la dissolution
de ce Tribunal, les détenus _sérieux_, tels que ce brigand dont le
journal de Gorsas fait mention à la date du 9 novembre: «P. Laroche,
natif de Saint-Flour, détenu avant le 10 août, vient d'être arrêté comme
prévenu de s'être transporté il y a deux jours à la Force. Là, après
avoir mis en évidence un gros bâton qui lui avait servi, dit-il, les 2,
3, 4, et 5 septembre, il ajouta qu'il lui servirait encore, car il
fallait recommencer de plus belle. Il prévint ensuite un guichetier,
nommé P. Sciffron, de se méfier, qu'on devait assassiner sous peu tous
les concierges des prisons et les prisonniers; mais qu'il pouvait être
tranquille, et qu'il se chargeait de lui et même de l'installer
concierge. Le directeur du jury d'accusation est chargé, d'après les
pièces, de poursuivre cette affaire.»

C'eût été embarrasser singulièrement Lullier que de le forcer à charger
un semblable bandit, son collègue dans les nuits de massacre. Et le
Tribunal du 17 août s'occupait des délits de police correctionnelle afin
de n'avoir pas à s'occuper des assassinats de septembre. Là-dedans aussi
faut-il peut-être chercher une autre cause à sa suppression.

Toutefois est-il que, malgré le voeu presque unanime des députés, son
agonie se prolongea encore une semaine; en voici le bulletin:

Le 23, décret qui ajourne la proposition de supprimer le Tribunal
criminel;

Le 24, décret qui ajourne au lendemain le rapport sur le Tribunal
criminel;

Enfin, rapport par Garan de Coulon, suivi d'un décret à la date du 29,
portant suppression du Tribunal pour le lendemain 1er décembre.

Immédiatement, c'est-à-dire le 29, vers onze heures du matin, le
ministre envoya au Tribunal une expédition de ce décret. On essaya bien
de demander une prorogation, sous le prétexte d'une cause intéressante
dont les débats devaient commencer le 30 et qui était susceptible de
durer peut-être quarante-huit ou cinquante heures. A cet effet,
Desvieux, accompagné de plusieurs gendarmes, «jaloux, dit le _Bulletin_
de Clément, de témoigner leur gratitude et leur civisme,» fut député
vers la Convention. Mais la Convention, impatientée, passa à l'ordre du
jour. Desvieux revint au Palais-de-Justice avec ses gendarmes
consternés. Il était huit heures du soir. Sur-le-champ, le Tribunal
criminel du 17 août déclara que ses fonctions étaient finies. Toutefois,
il ne voulut pas se séparer sans protester un peu amèrement contre le
décret de suppression; et Lullier, demandant la parole, prononça le
discours suivant:

«Citoyens, nommé par le peuple, ce Tribunal en a eu la force et
l'énergie.

»Toutes les autorités ont paru devant nous, sans aucune acception
particulière, parce que nous n'avons connu que l'égalité. Mais un
caractère de justice aussi prononcé, en nous faisant redouter de cette
classe d'hommes farouches qui tendent sans cesse à la suprématie et qui
n'usent de la puissance du peuple que pour l'asservir; ce caractère,
dis-je, devait faire de tous ces hommes des ennemis cruels pour le
Tribunal. En effet, vous avez vu la calomnie verser sur nous ses poisons
subtils et dangereux; mais vous étiez là; vous avez applaudi à nos
travaux, et, fiers de vos suffrages, nous avons méprisé la calomnie.

»Aujourd'hui, citoyens, le Tribunal est supprimé; mais, toujours dignes
de vous, toujours dignes de nous-mêmes, nous dédaignons de regarder en
arrière la main qui nous a frappés. La loi a parlé, nous suspendons nos
fonctions; c'est à vous de juger de quelle manière nous les avons
remplies[13].»

  [13] Voici un portrait de Lullier, qui fut publié au moment de sa
    candidature à la mairie: «Lullier a été cordonnier, établi rue du
    Petit-Lion. Sa qualité ne serait pas à considérer, mais elle indique
    l'habitude du travail des mains et l'éloignement de celui de
    l'esprit; il est sans éducation, il n'a fait aucune étude; il est
    ignorant, vindicatif, violent, emporté à l'excès. Après des
    égarements de jeunesse, il s'est fait homme de loi en 1789. Dans les
    mois de juillet et d'août, il s'est donné de grands mouvements dans
    la section du Bon-Conseil, et il a été nommé accusateur public d'une
    section du Tribunal du 17 août; il suffit de l'entendre parler pour
    juger de son ignorance. Il paraît s'abandonner au vin... Voilà le
    maire proposé par Robespierre aux Jacobins; ce sera Robespierre qui
    sera maire pour Lullier.»

    (_Patriote français._)

                   *       *       *       *       *

Ainsi tomba, après un exercice de trois mois, ce Tribunal érigé par
Robespierre et par la Commune; il servit à préparer le véritable
Tribunal révolutionnaire, le Tribunal du 10 mars; il servit à essayer
les hommes sur lesquels pouvaient compter les terroristes; et ses actes,
encore masqués d'un semblant de justice, furent le prélude du grand
système de représailles révolutionnaires qui devait, quatre mois plus
tard, commencer à embrasser la France tout entière.


FIN.



NOTES

DOCUMENTS JUSTIFICATIFS ET ERRATA.


INTRODUCTION. Page 6. _Cazotte et Sombreuil, ces deux pères que leurs
filles n'ont pu sauver qu'une fois._ Ce n'est pas sur la place de la
Révolution, c'est sur la place de la Réunion (du Carrousel) que Cazotte
a été exécuté. Le désir de grouper les victimes les plus fameuses dans
ce tableau-vision m'a fait commettre volontairement cette erreur, qui
n'existe pas du reste dans le récit circonstancié que j'ai fait de la
mort de Cazotte. Voir page 236 et suivantes.


Page 10. _Les Révolutionnaires de maintenant semblent vouloir imiter les
Révolutionnaires de jadis._ Cette introduction et une partie de
l'_Histoire du Tribunal révolutionnaire_ ont été écrites et imprimées
avant le 2 décembre 1851. Destiné à se produire dans des circonstances
difficiles, ce livre se ressent peut-être, en de certains passages, de
la passion alors courageuse qui l'a inspiré.


Page 16. _Une brochure très curieuse parue l'an dernier à Arras._ C'est
une Notice sur la vie et les écrits de Robespierre, par M. J. Lodieu,
ancien sous-commissaire national en 1848.


Page 52. Théophile Mandar est mort à Paris, le 2 mai 1823. Il avait été
revêtu, en 1793, du titre de commissaire national du Conseil exécutif de
la République française. La Convention lui accorda une gratification de
1,500 francs. Malgré son exaltation, cet homme n'était pas entièrement
dépourvu de bon sens et d'humanité. On trouve à la suite de son poëme en
prose intitulé _le Génie des siècles_, un discours prononcé en septembre
1792 contre les journées des 2, 3 et 4.

Théophile Mandar a laissé en manuscrit deux ouvrages: _la Gloire et son
Frère_, et _le Phare des Rois_, poëme en seize chants; c'est dans _le
Phare des Rois_ que se trouve le chant du _Crime_, qui en fit défendre
l'impression en 1809. M. A. Maliol parle ainsi de cet ouvrage:
«Quelqu'un qui en a entendu lire des fragments, assure qu'on y remarque
parfois des pensées fortes, exprimées avec concision, mais qu'on y
trouve aussi de l'incohérence et des incorrections fréquentes. On
prétend que Napoléon, ayant lu des passages de ce poëme, désira voir
l'auteur et finit par lui témoigner qu'il ne reconnaissait pas en lui
l'_homme du manuscrit_.» Cela n'aurait guère été poli de la part de
Napoléon.

En 1814, l'empereur Alexandre, qui alors accueillait volontiers les
hommes que leurs opinions libérales avait rendus ennemis du gouvernement
napoléonien, permit que l'auteur du _Phare des Rois_ lui fût présenté.

Sur la fin de ses jours, Théophile Mandar était tombé dans l'indigence.

Je trouve dans un pamphlet, publié en l'an VIII et attribué à Rosny (de
Versailles) ce portrait assez dur: «Voilà un de ces hommes qui ont le
plus à se plaindre de l'ingratitude de leur siècle; de ces aigles qui,
tandis qu'ils planent dans les nues, ne songent pas que leur pourpoint
est troué, que leurs souliers sont déchirés, leur chemise sale, que leur
femme souffre et que leurs enfants meurent de faim. Théophile Mandar fut
un des trois premiers membres du Comité religieux, un des trois
fondateurs de la secte théo-philanthropique, avec les citoyens Haüy et
Chemin le libraire. Ce fervent apôtre d'une religion naturelle et
tolérante a donné la _Théorie des insurrections_, ouvrage qui, dans les
circonstances où il a paru (1793), eût pu faire beaucoup de mal, s'il
eût été aperçu et si les insurrecteurs savaient lire. Joignons à cet
ouvrage _le Lendemain des Conquêtes_ et _de la Souveraineté du Peuple_.»
Ce dernier ouvrage n'est qu'une traduction de l'anglais.


Page 57. _Vous nous avez promis justice, vous nous la rendrez._ Une
autre version vient s'ajouter à celle du _Patriote Français_ et à celle
du _Moniteur_. Suivant l'_Auditeur national_ (numéro du samedi, 18 août,
page 4), l'orateur aurait dit, en s'adressant à l'_Assemblée_: «Vous
étiez assis quand le peuple était debout, et il semble que vous vous
soyez bornés à considérer son attitude. Ressouvenez-vous de cette
vérité: quand l'écolier est plus grand que le maître, tant pis pour le
maître!»


Page 58. _Les costumes des membres du Tribunal seront les mêmes_ que
ceux des autres membres des Tribunaux. C'est ce costume _à la général_
sur lequel s'égaie Fournel dans son _Histoire du Barreau de Paris
pendant la Révolution_, et dont s'étaient tant moqués les _Actes des
Apôtres_, deux ans auparavant. Les juges avaient un grand chapeau à
panache, ce qui donna lieu aux vers suivants:

    Du mot panache, chenapan
      Est l'exact anagramme.
    Tout vieux qu'est ce mot gallican,
      Comme il fait épigramme!
    Que les panaches de ce temps
    Ressemblent bien aux chenapans!

(_Actes des Apôtres_, t. 16, p. 81, édit. in-12.)


Page 73. _Ce Mathieu ne fit que passer à travers le Tribunal; au bout de
quelques séances on ne retrouve plus son nom._ Il y a ici une erreur.
Nous reverrons M. Mathieu plusieurs fois, et surtout dans les dernières
séances de novembre.


Page 74. Quelques extraits de l'_Histoire du Tribunal révolutionnaire_
ayant paru dans les journaux, il m'est arrivé une réclamation de M.
Maton de la Varenne, fils de l'historien de ce nom. M. Maton de la
Varenne redoutant pour la mémoire de son père les interprétations que
l'on pouvait faire de cette qualification d'_avocat des voleurs_, je me
suis empressé de déclarer à M. de la Varenne, dont je comprenais les
justes susceptibilités, que j'avais voulu simplement désigner par cette
expression un de nos plus excellents criminalistes, honnête homme au
premier degré et auteur d'écrits anti-révolutionnaires fort estimés,
fort consultés surtout.

Cette circonstance m'a mis à même d'apprendre que M. Maton de la Varenne
père a laissé de précieux et volumineux manuscrits. L'_Histoire
particulière des événements qui se sont passés dans l'année 1792_, etc.,
ne serait qu'un fragment échappé à cette collection. La Bibliothèque
royale est impardonnable de ne pas avoir acquis depuis longtemps ces
pièces importantes, amassées par le courageux avocat au péril de ses
jours, et dont la plupart comblent bien des lacunes indiquées par
Deschiens.


Page 78. Des deux frères de Coffinhal, l'un devint procureur du roi;
l'autre fut fait baron de l'Empire, maître des requêtes et conseiller à
la Cour de cassation. Louis XVIII l'autorisa à ne porter que le nom de
M. le baron Dunoyer.


Page 89. Il faut remarquer, en passant, que les mots les plus
caractéristiques de la Révolution partent tous de Collot-d'Herbois. Je
m'occupe depuis longtemps d'une étude assez vaste sur ce personnage.


Page 92. _La demande fut renvoyée à la Commission et convertie en
décret._ Voici la teneur de ce décret, proposé par Hérault et adopté
immédiatement:

«1º L'accusé aura pendant douze heures seulement en communication la
liste des témoins.

»2º L'interrogatoire secret est supprimé; l'accusé paraîtra seulement
devant le président, ou le juge commis par lui, en présence de
l'accusateur public et du greffier, pour déclarer s'il a fait choix d'un
conseil ou en recevoir un d'office.

»3º L'accusé conférera avec son conseil à l'instant même où il aura été
entendu.

»4º La loi relative aux récusations motivées ou non motivées aura lieu
dans son intégrité; mais les récusations ne pourront avoir lieu que dans
le délai de trois heures.

»5º Les membres du jury qui ont fait leur service dans une affaire, ne
pourront être employés dans la suivante; leurs noms ne seront placés
dans l'urne que pour le tirage subséquent.

»6º Le délai de trois jours entre le jugement et l'exécution n'étant
accordé que pour donner le temps au condamné de se pourvoir en
cassation, et cette faculté étant supprimée par la loi du 17 août, le
délai entre le jugement et l'exécution n'aura pas lieu.»

En outre, le surlendemain, et sur la demande du Tribunal, le Conseil
général de la Commune décida que les défenseurs officieux des criminels
de lèse-nation ne pourraient être admis qu'avec un certificat de probité
délivré par leur section, et que les conférences entre l'accusé et le
défenseur seraient publiques.--De quoi se mêlait le Conseil général de
la Commune?

Cet arrêté fut affiché et envoyé aux prisonniers.


Page 121. _La guillotine fut déclarée en permanence._ Cependant on
retirait le couteau tous les soirs.


Page 150. A l'Assemblée nationale, des citoyens vinrent réclamer contre
le jugement qui acquittait M. de Montmorin. Ils furent renvoyés au
ministre de la justice. «Ils se rendirent chez lui, raconte le _Courrier
des 85 départements_; M. Danton leur remit un ordre provisoire pour ne
point relaxer M. de Montmorin; munis de cette pièce, ils revinrent au
greffe. Enfin, un d'eux, dont on ne peut faire trop l'éloge, est monté
sur un banc dans le couloir du Tribunal; il a rendu compte à ses
concitoyens de ce qui avait été fait, et après avoir lu la note du
ministre de la justice dont ils connaissaient le patriotisme, il les a
invités, au milieu des plus vifs applaudissements, à attendre dans le
calme une décision légale. Son voeu a obtenu le succès qu'il méritait.»
(Tome XII, page 8.)

Quoi qu'il en soit, le lendemain encore, le peuple n'était pas bien
remis de son émotion: il se porta à la Conciergerie, et parut croire à
une évasion de M. de Montmorin. Il fallut que des commissaires,
autorisés par le Tribunal, vinssent rassurer la foule, pour qu'elle se
retirât paisiblement. C'était le 1er septembre.


Page 160. _Voir à la fin du volume le récit de l'accusation Réal._ (Note
au bas de la page.) D'abord, c'est _l'accusateur_ et non _l'accusation_
qu'il faut lire.

En 1795, Réal fit paraître un journal qu'il intitula: _Journal de
l'opposition_; le deuxième numéro contient un long article à propos de
l'organisation du Tribunal révolutionnaire. Sur la question des
délibérations à haute voix, il cite les faits relatifs au procès de
Backmann:

«J'étais accusateur public au Tribunal du 17 août; c'est le premier
Tribunal révolutionnaire qui ait été établi. Le 2 septembre 1792,
_excidat!_ j'étais sur le siége; Mathieu présidait. Le Tribunal jugeait
Backmann, major des Suisses. L'instruction durait depuis trois jours et
deux nuits. Un coup de canon fait tressaillir tout l'auditoire: c'était
le canon d'alarme. Nous continuons tranquillement l'instruction. Elle
était terminée; les jurés se rendaient dans la chambre des
délibérations, lorsque des cris affreux, etc., etc.

»Backmann se réfugie au fond de la salle; nous le couvrons de nos corps.
Nous voulons parler à ces furieux; c'est en vain que nous approchons
d'eux; les cris: «A bas!» nous empêchent d'entendre. _Nous remontons_
avec précipitation sur nos siéges; là, debout, couverts, la main tendue,
nous renouvelons le serment de mourir à notre poste. Ce mouvement, cette
action nous obtiennent le silence de l'étonnement; nous en profitons
pour faire entendre à ces furieux que les jurés délibèrent dans ce
moment sur le sort de l'accusé, qu'ils doivent attendre avec respect
leur décision, et que dans tous les cas, nous périrons plutôt que de
souffrir qu'il soit fait la moindre violence à l'accusé. Chose étrange!
on nous écoute...

»Les jurés disent qu'ils sont prêts à donner leur déclaration. Ils sont
obligés d'aller aux voix en présence les uns des autres, dans la salle
des délibérations qui restait libre. Déjà une boule blanche était en
faveur de l'accusé; trois sur douze pouvaient l'acquitter. Un autre juré
se présente, et, après avoir déclaré le fait constant, saisit une boule
blanche pour prononcer sur la question intentionnelle. Quelques-uns des
jures frémissent.--Que faites-vous? lui dit-on; quand même un troisième
juré serait de votre avis, vous ne sauveriez pas l'accusé; il serait mis
en pièces, et vous feriez égorger avec lui les juges et les jurés!

«Les réflexions, les bruits affreux qu'on répandait, les hurlements
qu'on entendait, le firent hésiter un instant; mais bientôt:--Je n'ai
qu'une conscience, dit-il, et je sais mourir. Puis, après avoir mis la
boule blanche:--S'il s'en trouve un troisième, ajouta-t-il avec émotion,
soyez tranquilles, j'irai déclarer au peuple que c'est moi qui ai sauvé
l'accusé!

»J'aurais bien quelque envie de dire ici comment le Tribunal empêcha les
septembriseurs de sabrer le condamné; comment Backmann remerciait bien
naïvement, bien sincèrement le Tribunal de ce qu'il le faisait
guillotiner; mais tout cela me mènerait trop loin.»


Page 179. Le lendemain des massacres de Septembre, on écrivit sur la
porte de l'Abbaye la strophe suivante:

    Toi que l'avenir fera naître,
    Fille du Temps, Postérité,
    Toi qui seule un jour dois connaître
    L'impartiale vérité;
    A ton tribunal redoutable
    Tu démasqueras le coupable,
    Tu feras briller la vertu.
    Mais quand tu verras tant de crimes,
    Tant de bourreaux, tant de victimes,
    Postérité, que diras-tu?

L'auteur de ces vers était un pauvre cordonnier, nommé François.

(_Arabesques populaires._ Paris, 1832.)


Page 171. _J'avoue que j'hésite à adopter cette version monstrueuse._
Une lettre, datée de Saint-Germain et signée de M. le baron de
Saint-Pregnan, insiste sur la triste épisode du verre de sang bu par
Mlle de Sombreuil, épisode que pour l'honneur de l'humanité j'avais
essayé de révoquer en doute. M. de Saint-Pregnan a eu l'obligeance de me
transmettre sur cette horrible scène des détails qui devront faire
autorité. «Vous semblez douter, écrit M. de Saint-Pregnan, que Mlle de
Sombreuil ait bu du sang, au 2 septembre, pour racheter la vie de son
digne père des mains des bourreaux. J'ai beaucoup connu Mlle de
Sombreuil, alors qu'elle était mariée à M. le comte de Villelume. Après
le baptême du duc de Bordeaux où j'étais député, je partis avec elle
pour Avignon, où M. de Villelume commandait l'Hôtel des Invalides; au
moment où nous changions de chevaux dans une petite ville de Bourgogne,
le sous-préfet du lieu se présente à notre voiture, et, après le
compliment d'usage, il offre à Mme de Villelume, qu'il connaissait,
trois ou quatre bouteilles de vin blanc. A peine en route, je lui fais
cette demande:--Pourquoi ne vous a-t-on offert que du vin blanc dans un
pays où le vin rouge est si bon?--C'est, me répondit-elle, parce que
quand je fus forcée de boire du sang pour sauver mon père, il était mêlé
avec du vin rouge, et que depuis lors je ne puis en boire.--Cette
réponse me parut si simple qu'il ne fut plus question de ce fait le
reste du voyage, ni dans aucune occasion pendant que j'ai été de la
société habituelle de Mme la comtesse de Villelume-Sombreuil.»

Le respectable signataire de cette lettre, qui fixe un point historique
jusqu'à présent incertain, a été maire d'Avignon sous l'Empire, sous la
Restauration et sous Louis-Philippe. Il en remplissait encore les
fonctions en 1835.

La poésie a célébré sous plusieurs formes le dévouement de Mlle de
Sombreuil.--Citons un beau vers de Legouvé:

    Faut-il qu'au meurtre, en vain, son père ait échappé?
    _Des brigands l'ont absous, des juges l'ont frappé!_

Mais soit qu'il ne crût point au verre de sang, soit qu'il désespérât de
rendre une pareille image en termes supportables, Legouvé se tait sur
cette circonstance.--Dans ses premières odes, M. Victor Hugo n'a pas
reculé devant cette difficulté:

    S'élançant au travers des armes:
    Mes amis, respectez ses jours!
    --Crois-tu nous fléchir par tes larmes?
    --Oh! je vous bénirai toujours!
    C'est sa fille qui vous implore;
    Rendez-le moi qu'il vive encore!
    --Vois-tu le fer déjà levé?
    Crains d'irriter notre colère;
    Et, si tu veux sauver ton père,
    Bois ce sang...--Mon père est sauvé!

Rendue à la liberté après le 9 thermidor, Mlle de Sombreuil reçut de la
Convention nationale un faible secours de mille francs. Plus tard, elle
quitta la France et épousa à l'étranger M. le comte de Villelume à qui
sa main avait été promise par son père. Mme de Villelume-Sombreuil a
terminé ses jours à Avignon, en 1823, laissant un fils capitaine dans
les chasseurs de la garde.


Page 238. Au nombre des lettres que j'ai reçues et qui me sont
précieuses à plusieurs titres, j'en dois mentionner une de M. Cazotte
fils. Cette lettre se termine par ces mots:

«En conservant au vénérable Cazotte et à son héroïque fille leur
touchant caractère, M. Monselet s'est acquis des droits à la gratitude
du fils aîné de Jacques et des enfants dont sa vieillesse est entourée.
_Signé_: Jacques-Scévole Cazotte, rue du Cherche-Midi, 44.»

De tels témoignages sont la meilleure récompense de l'écrivain, auquel
ils apportent la confirmation d'un travail accompli avec conscience; et
c'est pour lui un grand bonheur que de se voir rendre par les fils la
sympathie qu'il a vouée aux pères.


IMPRIMERIE CENTRALE DE NAPOLÉON CHAIX ET Cie, RUE BERGÈRE, 20.



TABLE.


                                                                  PAGES.
  INTRODUCTION                                                         1

  Chap. 1er.
    I. Le peuple aux Tuileries                                        29
    II. Le peuple à l'Assemblée                                       37
    III. Robespierre                                                  45
    IV. Théophile Mandar.--Intimidation. Journée du 17.--La
      Commune l'emporte                                               51

  Chap. 2.
    I. Nuit du 17 au 18.--On nomme les membres du
      Tribunal.--Robespierre refuse la présidence                     59
    II. Installation au Palais de justice                             65
    III. Un sybarite de la démocratie.--Nicolas Osselin               69
    IV. Mathieu.--Pepin Dégrouhette.--Laveaux.--D'Aubigni.
      --Coffinhal.--Dubail                                            73
    V. Les deux accusateurs publics.--Réal, Lullier                   79
    VI. Leroi.--Bottot.--Lohier.--Loyseau.--Caillère de
      l'Etang.--Boucher-René.--Maire, etc.                            83
    VII. Fouquier-Tinville                                            87
    VIII. Dispositions                                                91

  Chap. 3. Episodes de la vie privée d'alors
    I. Les roses de Fragonard.--La fille de Cazotte                   95
    II. La maison de Cazotte, à Pierry.--Correspondance.
      --Arrestations                                                 107

  Chap. 4.
    I. Première audience.--Première condamnation à mort.
      --Première exécution                                           115
    II. Arnaud de Laporte.--Une femme assommée                       123
    III. Troisième exécution.--Le journaliste de Rozoy               127
    IV. Premier acquittement                                         139
    V. Episode.--Pompe funèbre en l'honneur des citoyens morts
      le 10 août                                                     144
    VI. Encore Vilain d'Aubigni.--Procès de M. de Montmorin.
      --Murmures du peuple                                           148
    VII. Le charretier de Vaugirard                                  152
    VIII. Backmann, major général des Suisses.--On voit commencer
      les massacres de Septembre                                     156

  Chap. 5.
    I. Tribunaux souverains du peuple                                162
    II. Le Tribunal du 17 août reparaît                              186

  Chap. 6.
    I. Les diamants de la couronne                                   189
    II. Jugements rendus par la seconde section.--Nicolas Roussel    219

  Chap. 7. Cazotte.--Son dernier martyre                             223

  Chap. 8. Pierre Bardol                                             239

  Chap. 9. Episode des treize émigrés.--Une commission
    militaire.--La triple alliance.--Costume du bourreau             269

  Chap. 10.
    I. Emeute de la place de Grève.--Délivrance d'un condamné        279
    II.--Le valet de chambre du roi et la sentinelle du Temple.
      --Double arrestation                                           283
    III. Décadence du Tribunal.--Il cherche à se justifier           286
    IV.--Le _Tribunal redoutable_                                    293
    V. M. de Sainte-Foy.--Barère, témoin                             299
    VI. Suppression du Tribunal criminel du 17 août                  303

  NOTES, DOCUMENTS JUSTIFICATIFS ET ERRATA                           309


FIN.





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